Dix-huitième au Vingtième siècle
ARCHIMANDRITE SPIRIDON
Instants ou révélations
ETTY HILLESUM
UN MOINE DE L’ÉGLISE D’ORIENT
LILIAN SILBURN
Série « Mystiques du Monde »
I. Antiquité judéo-chrétienne et grecque
Des origines au troisième siècle
II. Antiquité chrétienne
Du cinquième au dixième siècle
III. Moyen Âge chrétien
Du douzième au quatorzième siècle
IV. Chrétiens à la Renaissance
Quinzième et seizièmes siècles
V. Chrétiens à l’âge classique
Dix-septième siècle
VI. Figures européennes
Du dix-huitième au vingtième siècle
VII. Sufis en terres d’Islam
Du neuvième au treizième siècle
VIII. Sufis en terres d’Islam
Du quatorzième au vingtième siècle
IX. Figures de l’Inde traditionnelle
X. Mystiques bouddhistes de l’Inde et du Tibet
XI. Mystiques bouddhistes de la Chine et du Japon
XII. Mystiques taoïstes et confucianistes de Chine
XIII. Poèmes de Chine, Corée, Japon
XIV-XVI Poèmes d’Occident
Après des florilèges chronologiques, je propose dans cette série une dizaine de figures mystiques par tome en livrant des textes majeurs non coupés.
Il était indispensable de ne pas terminer peu après l’an 1700 la présentation chronologique entreprise depuis l’antiquité (deux tomes) puis chez un occident marqué par le christianisme (trois tomes). Cela laisserait croire que tous mystiques ont disparu d’Europe.
Ils ne sont plus portés par des Traditions mises en difficulté. Certes l’’« étoilement » rend la recherche difficile (abondance textuelle, critères indéfinis).
En défense et en concurrence avec des scientifiques et d’autres Traditions, les religieux serrent les coudes et s’attachent à leurs identités dogmatiques. Or la mystique ne peut être circonscrite…
Pour ne pas terminer par des figures proposées comme exemplaires par les Traditions, mais n’ayant guère pu aider des dirigé(e)s, car disparues jeunes — la « petite » Thérèse parmi d’autres — et laisser ainsi des traces écrites, comme pouvait le faire en son temps la « grande Dame » Hadewijch au sein de sa communauté, je choisis des figures dont la variété rend compte de la bigarrure des vêtements qui recouvrent un même corps d’expérience.
Si l’on s’intéresse en premier lieu et à tort à l’extérieur bigarré, on lira Roger Bastide, Les problèmes de la vie mystique, 1931, 1948, pour son libre regard d’ethnologue. Il bénéficia de nombreux prédécesseurs témoins de la richesse des années d’entre deux guerres pour constater justement l’impossibilité d’une saisie de l’intérieur vécu c’est-à-dire par le corps commun à tous les humains. J’en ai repris des extraits en ouverture du premier tome.
Je commence ce huitième et dernier tome « occidental » par un long texte issu du hassidisme. Il est livré intégralement, incluant sa présentation et ses notes. Si parfois sa présentation et ses notes s’écartent de la pure expérience, voire « coupent les cheveux en quatre », s’ils ne sont pas nécessaires à l’appréciation directe de témoignage, ils établissent les frontières entre enthousiasme et intériorité, entre sentiment naturel et vie proprement mystique.
La présente Lettre sur l’extase ouvre donc sur la pensée mystique juive. Pour témoigner d’une diversité (et d’une complexité) récemment acceptées : juifs, orthodoxes, témoin non religieux représentent un « étoilement » mystique qui a débuté au siècle des Lumières.
LETTRE AUX HASSIDIM SUR L’EXTASE
Introduction et notes par Louis Jacob, traduit par Georges Levitte avec la collaboration de Édith Ochs, Fayard, 1975.
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Omettre des parties de cet ouvrage requiert un travail d’évaluation pièce par pièce pour lequel je n’ai aucune compétence. Et il vaut mieux travailler en profondeur de rares textes choisis comme de remarquables représentants de leurs traditions — en les livrant complets avec leurs clefs ! Cela assure une relative objectivité (hors celui de leur choix).
Ici la clef provient de l’introduction et des notes reprises de Louis Jacob. J’avais opéré de même pour Job qui ouvrait le premier volume antique en le livrant en alternance aux notes de son traducteur Étienne Dhorme.
Les notes sont ici tout autant indispensables pour rendre compte de « l’étrangeté » du contexte. Elles livrent de précieuses citations d’auteurs compagnons (se détache infra la longue note n° 18 suivant l’Introduction).
Je replace les notes au fil du texte alternant texte principal en corps gras et notes en petit corps maigre (comme je l’ai fait pour Job). Ces « notes » sont souvent de petites études qui illuminent le texte de Dov Baer.
Je n’ai pas pensé nécessaire de faire de même pour le texte de ce dernier puisque ses notes sont réparties par chapitres et sont plus brèves.
Dov Baer de Loubavitch (1773-1827) 1. *, auteur de la Lettre sur l’Extase 2, a dirigé la tendance habad du mouvement hassidique à la mort de son père, Schnéour Zalman de Liady, qui en avait été le fondateur.
1. Schnéour Zalman (1747-1813), père de Dov Baer, est né à Lozno. Il tint sa « cour » à Liady, d’où lui vient le titre par lequel il est connu dans l’histoire juive. Dov Baer, lorsqu’il prit la succession de son père à la tête du groupe habad, avait l’intention de s’établir lui aussi à Liady ; mais il fut invité à Loubavitch par les autorités russes de cette ville qui voyaient la source de revenus que représentait l’installation d’une « cour » hassidique. Lozno, Liady et Loubavitch se trouvent à la limite des provinces de Vitebsk et de Moghilev, en Russie Blanche. Dov Baer (1773-1827) prit pour nom de famille Schnéouri, d’après le prénom de son père. Son gendre, Menahem Mendel, le transforma en Schnéersohn, qui est demeuré le nom de famille des chefs du mouvement habad jusqu’à aujourd’hui.
2. Qounteros ha-Hithpa'alouth : le terme hébreu qounteros est généralement utilisé au Moyen Âge pour désigner des gloses marginales ; on a émis l’hypothèse que c’est une forme hébraïsée du latin commentarius. En hébreu tardif, le mot prend le sens de « court ouvrage », « opuscule », « traité ». Hithpa'alouth est la forme réfléchie et intensive de la racine pa'al, qui signifie « faire » ; le mot prend la signification de « être mû », « être fortement ému ». Dans diverses sources médiévales, on le trouve dans le sens d’« extase », notamment dans un texte du philosophe « rationaliste » juif, Lévi ben Ghershon, le « Gersonide » (1288-1344), qui semble d’ailleurs avoir exercé une certaine influence sur les penseurs du habad.
La Lettre se présente sous la forme d’un texte adressé par Dov Baer à ses fidèles, pour leur préciser le rôle de l’extase dans la vie religieuse.
Fondé par Israël ben Eliézer, de Medzibozh, le Ba'al Shem Tov (le « Maître du Nom »), en abrégé : le BeSHT (mort en 1760), le mouvement hassidique insistait plus particulièrement sur la valeur de la joie et de la ferveur dans le service de Dieu 3.
3. Sur la Kabbale, on peut consulter, parmi les ouvrages parus en français : GERSHOM G. SCHOLEM, Les Grands Courants de la mystique juive (trad. franç. chez Payot, rééd. 1968, 432 pp.) ; Alexandre SAFRAN, La Cabale (Payot, rééd. 1972, 410 pp.) ; — Guy CASARIL, Rabbi Siméon bar Yohai et la Kabbale (Éd. Le Seuil, coll. « Les Maîtres spirituels », ill.) (N. du T.).
Le Maggid (prédicateur, conteur) de Mezeritch (1710-1772), prénommé Dov Baer, disciple du Besht et organisateur du mouvement, rassembla autour de lui un groupe de fidèles qui, à la mort du Maggid, apportèrent l’enseignement du hassidisme dans plusieurs provinces de Russie et de Pologne. Certes, bon nombre d’entre eux étaient, comme leur Maître, d’excellents talmudistes et n’auraient pu être accusés de négligence envers les exigences intellectuelles de la vie religieuse ; il n’en est pas moins vrai que pour la plupart d’entre eux, le hassidisme faisait principalement appel aux sentiments.
* Les notes sont rapportées à la fin de l’Introduction. Il en est de même pour chaque chapitre du texte de la Lettre.
Il était bon que le hassid cultive l’extase religieuse, en particulier dans la prière. On accordait une valeur à la contemplation, mais surtout à cause de l’extase qu’elle pouvait entraîner.
L’approche de Schnéour Zalman était différente, et il affirmait, non sans raison, qu’elle est l’interprétation la plus authentique de l’enseignement du Maggid. Dans le système de Schnéour Zalman, la contemplation était un bien en soi. Le mental doit se plonger dans le service de Dieu, s’engager dans une méditation profonde sur Sa nature, Son omniprésence, Ses rapports avec le monde — et l’extase du cœur suivra tout naturellement. La légende hassidique relate la réunion des plus célèbres disciples du Maggid lorsqu’ils apprirent sa mort. On tira au sort pour désigner ceux qui se verraient confier la mission de baigner les membres du Maître défunt, comme le veulent les derniers rites. Le haut privilège de baigner la tête échut à Schnéour Zalman : on comprit par là que le habad 4, la tendance du hassidisme développée par Schnéour Zalman, est une forme intellectuelle d’un mouvement émotionnellement très chargé.
4. Le nom de Habad est constitué des initiales de Hokhmah, Binah, Da'ath (cf. infra, note 10).
Schnéour Zalman était issu d’une famille non hassidique. Il fut très précoce, à tous points de vue ; on raconte que, dès l’âge de dix-huit ans, il avait une connaissance approfondie de l’immense littérature talmudique. Même en tenant compte des inévitables exagérations de toute hagiographie, il est certain que Schnéour Zalman était dans sa jeunesse un remarquable talmudiste, dans ce milieu intensément intellectuel qu’était le monde rabbinique de Lituanie. Mais il ressentait aussi le besoin ardent d’une direction spirituelle pour la prière. La réputation du Maggid avait atteint les cercles où évoluait le jeune homme, quoiqu’on y soupçonnât son enseignement d’être teinté d’hérésie. Schnéour Zalman n’hésita cependant pas à prendre le chemin de la maison du Maggid, où furent reconnues ses qualités de cœur et d’esprit ; on le reçut à bras ouverts. Le Maggid, raconte-t-on, lui confia l’enseignement de son fils, celui qu’on appelait « l’Ange » à cause de sa sainteté qui « n’était pas de ce monde ». En retour, le Maggid et son fils initièrent Schnéour Zalman aux mystères de la Kabbale 5 et aux enseignements fondamentaux du hassidisme.
5. Sur le hassidisme, s’il n’existe pas en français d’ouvrage récent et de qualité qui retrace l’arrière-plan historique du mouvement et qui analyse l’ensemble de sa pensée, on lira cependant avec intérêt : Arnold MANDEL, La Voie du Hassidisme (Calmann-Lévy, 1963, 276 pp.) ; — Élie WIESEL, Célébration hassidique (Le Seuil, 1972, 287 pp.) restitue la vie intérieure des principaux maîtres du hassidisme. Arnold MANDEL, La Vie quotidienne des juifs hassidiques du XVIlle siècle à nos jours (Hachette Littérature, 1974, 185 pp.) plonge dans la réalité vécue. Jacques GUTWIRTH, Vie juive traditionnelle (Éd. de Minuit, 1970, 488 pp.) est une étude ethnologique d’une communauté hassidique vivant actuellement à Anvers. Divers romans ont pour arrière-plan et pour sujet la vie des hassidim, notamment : Chaïm Potok, L’Élu (trad. franç. chez Calmann-Lévy, 1969, 312 pp.) ; Chaïm POTOK, Je m’appelle Asher Lev (trad. franç. chez Buchet-Chastel, 1973, 410 pp.) ; Martin BUBER, Gog et Magog (trad. franç. chez Gallimard, 1964) (N. du T.).
Il n’y a aucune raison de douter de l’authenticité de ce récit et de ce qu’il implique ; les idées de Schnéour Zalman, pour nouvelles qu’elles fussent, sont redevables, au moins en partie, aux doctrines enseignées par le Maggid et son fils. Hillel ben Méir de Poritch (mort en 1864), qui jouissait d’une grande autorité pour la compréhension de la nouvelle doctrine habad, écrit : « Au nom du saint Rabbi Abraham fils du Rabbi le Maggid — son âme est en Eden —, j’ai entendu qu’une nouvelle méthode du service divin lui fut suggérée par les batailles du Frédéric (le Grand). C’est l’idée d’attackieren. Il semble qu’on ne se range plus, comme autrefois, pour s’attaquer l’un l’autre ; au contraire, on esquive l’ennemi pour l’encercler ensuite et le contraindre ainsi à se rendre. De même, naguère, le service divin comportait une guerre qu’on livrait contre le mal. Par ce type de contemplation qui conduit à l’extase, l’homme réprimait ses traits de caractère. Mais il (“l’Ange”) a découvert une nouvelle méthode par laquelle l’homme se rattache à la catégorie même du divin. On y parvient par le moyen de la contemplation sur les profonds mystères des “Faces” supérieures 6 ou du sens des commandements divins.
6. Partzouphim, les “Faces de Dieu”, terme qui désigne aussi dans la Kabbale les combinaisons entre les Sephiroth (cf. infra).
Ceux-ci n’ont absolument aucun rapport avec l’extase de l’amour, et pourtant la lumière divine est, d’En Haut, tirée vers le bas pour investir le mal jusqu’à ce qu’il se trouve vaincu. Il (“l’Ange”) ajoutait qu’il y a une autre différence. Selon les anciennes méthodes du service divin, la bataille s’engageait en un point à la fois. Ainsi, un homme plongé dans la contemplation de ces sujets qui concernent l’extase de l’amour, parvenait à l’extase de l’amour et, par là, transmuait les amours mauvaises. De même, plongé dans la contemplation de ces sujets qui concernent la crainte, il atteignait à l’extase de la crainte, et transmuait les craintes mauvaises. Mais, selon la méthode nouvelle, l’homme est attaché au divin même, globalement, en sorte que la conquête du mal et sa transmutation sont effectuées dans tous les détails à la fois. Cette voie est certes très élevée, et cependant elle convient tout particulièrement aux âmes humbles de cette génération qui ne peuvent nullement l’emporter sur le mal au-dedans, et qui sombrent dans un état de mélancolie lorsqu’ils désirent rechercher le “pourquoi” et le “comment” au plus profond de leur cœur ; et lorsque même ils ne recherchent pas au-dedans, mais simplement s’attachent à cette forme de contemplation qui concerne l’amour et la crainte divins, il ne s’ensuit ni amour ni crainte, comme il est amplement expliqué dans le Tanya (de Schnéour Zalman). C’est pourquoi notre Maître et guide — son âme est en Eden — recommandait que l’homme ne s’engage en nulle autre forme de contemplation que celle de l’attachement au divin même, en une méditation profonde ; alors, tout naturellement, tous les fauteurs de mal seront dispersés (Ps. XCII, 10) et terrassés. » Hillel ben Méir conclut que telle est la base de habad et du Tanya, l’œuvre classique de Schnéour Zalman, appelée aussi Liqqouté Amarim.
Schnéour Zalman mena cette idée jusqu’à sa conclusion logique. Il faut combattre le mal en l’homme par la méthode indirecte de la contemplation, et non par une confrontation directe. En outre, le sujet de la contemplation ne doit pas porter sur le caractère malfaisant du mal et la valeur du bien. Il faut que l’homme médite sur les mystères divins, sur Dieu et Ses rapports avec le monde créé, ce qui insufflera à l’âme la divine lumière, et le mal en l’homme sera vaincu de lui-même. Comme dans l’ensemble de l’enseignement hassidique, le ravissement du cœur a une grande valeur dans le habad, mais doit être le fruit de la contemplation dans le sens que nous avons indiqué.
Certains maîtres hassidiques critiquèrent violemment les méthodes du habad. On peut citer, en particulier, Abraham de Kalisk qui, en compagnie de Menahem Mendel de Vitebsk et d’autres hassidim, partit s’établir en Terre sainte. En 1797, Abraham de Kalisk écrivit une lettre où il affirme que malgré son affection aussi vive que jamais pour Schnéour Zalman, il ne peut s’empêcher de désapprouver l’accent que le habad met sur l’intelligence ; il critique plus particulièrement le fait que le habad admette que les mystères divins puissent être divulgués dans des discours prononcés en présence de milliers de hassidim. Les « secrets de la Torah », insiste-t-il, doivent être réservés au petit nombre. Quant aux masses, il suffit de leur demander une foi simple, sans complication, et l’aveu de leur infériorité spirituelle 7.
7. Dans une autre lettre, adressée aux hassidim de Russie, Abraham de Kalisk écrit : « La foi et la crainte de Dieu, telles sont la source de bénédiction et le bien caché. Mais tous les exercices intellectuels, ainsi que leur source, sont les sources du jugement, Dieu nous en garde ! C’est pourquoi celui qui accorde de la valeur à son âme devrait s’en préserver. » Dans la même lettre, Abraham de Kalisk fait remarquer qu’avant de commettre une faute, Adam avait une foi simple, « plus haute » que l’intellect. Ce n’est qu’après la faute que ses « yeux se dessillèrent » (Gen. III, 7), et il commença à rechercher Dieu avec l’intellect, source de tout mal. Abraham de Kalisk cite le verset (Lév. XXI, 9) : « Et si la fille de quelque pontife se souille par la prostitution… » Par un jeu de mots, il en tire l’idée que celui qui cherche Dieu au moyen de l’intelligence abstraite (sekhel) se souille (tehel) comme une prostituée, en ce qui concerne la vérité ultime. Attaquant sans détour la méthode du habad, il rappelle le récit que donne l’Écriture de la « génération du désert » (Dt. I, 15) : « Et j’ai désigné les chefs de vos tribus, hommes sages et de connaissance, et je vous les ai donnés pour chefs… » Dans la tradition juive, la « génération du désert » est connue comme la « génération de la connaissance » (da'ath), et non comme celle de l’« intelligence » (binah) qui n’est pas essentielle, et peut même s’avérer néfaste pour la vie de la foi. « La génération du désert était une génération d’hommes sages et remplis de la connaissance, car ils étaient effrayés d’avoir à se lancer dans des spéculations excessives. En un instant ils prenaient leur décision avec un esprit droit […] Leurs pieds étaient plantés fermement dans cette grande foi plus haute que la raison. Car telle est la voie de la foi. Le croyant ne se soucie de rien [d’autre], car il n’a nul besoin autre que la foi, parce qu’il croit que Dieu est le Créateur et que la Torah vient de lui. Et la loi de l’âme de l’homme est qu’il ne doit pas se détourner de Dieu et que son âme doit adhérer à Lui. C’est seulement à cause du monde matériel qui l’environne et qui l’attire d’un côté et de l’autre, que l’homme virevolte dans toutes les directions pour réfléchir à tout propos encore et encore. Or, pour que sa foi reste ferme, il devrait savoir que le facteur décisif de la foi est plus haut que la raison. C’est pourquoi on les appelait la “génération de connaissance” : ils n’aspiraient pas à perdre leur temps dans la réflexion ; ils accueillaient l’appel de la foi. »
Schnéour Zalman a en outre tort d’autoriser son fils, Dov Baer, à révéler aux hassidim, malgré son jeune âge, les mystères profonds qu’il aurait été préférable de garder secrets.
Après les provocations d’Abraham de Kalisk et de ses partisans, Schnéour Zalman fut amené à défendre ses idées et ses méthodes. En 1806, il adressa à Abraham de Kalisk une longue lettre 8 où il explique que si la foi est superficielle, elle ne vient pas d’une contemplation rigoureuse.
8. Cette lettre débute par des arguments apologétiques : « Je n’ai jamais recherché ton approbation pour les doctrines hassidiques que j’expose ; elles sont les paroles venues de la bouche de notre grand Maître — sa mémoire est bénédiction pour la vie du monde à venir — et de son fils — en Eden est son âme — de Mezeritch. » Puis, Schnéour Zalman rappelle qu’en 1772 il vint chez le Maggid en compagnie d’Abraham de Kalisk et que celui-ci redoutait le moment où il se trouverait en présence du Maggid. Le Maggid reprocha à Abraham de Kalisk la mauvaise influence qu’il exerçait sur les hassidim : sous sa direction, ils se seraient conduits de manière tout à fait frivole, perdant leur temps à de stupides plaisanteries, se moquant des étudiants hassidiques et discréditant ainsi tout le mouvement hassidique. Tels étaient en fait certains des chefs d’accusation invoqués par le Gaon de Vilna, le farouche adversaire des hassidim. Comment donc Abraham de Kalisk ose-t-il soutenir qu’il est le vrai représentant des enseignements du Maggid et que Zalman les déforme ?
Seule la foi acquise par la méditation et la contemplation a le pouvoir de transformer le caractère et de l’améliorer. Il faut cependant remarquer que Schnéour Zalman ne s’intéresse pas ici à la pensée spéculative, à la réflexion discursive, à l’examen mental circonstancié sur des sujets tels que les preuves de l’existence de Dieu. Ce genre de philosophie est totalement étranger à l’esprit hassidique. Schnéour Zalman pense plutôt à la contemplation intérieure où le mental s’adosse aux vérités qu’il possède déjà : Dieu est omniprésent et omnipotent. Et l’on médite alors sur ces vérités jusqu’à ce qu’on les ait droitement perçues. La contemplation, pour le habad, implique une synthèse vécue des enseignements sur Dieu dans le hassidisme et la Kabbale, que le fidèle a étudiés par lui-même et selon ce qu’il a entendu expliquer par son Maître.
Dans la polémique qui l’oppose à Abraham de Kalisk, Schnéour Zalman ajoute : « Tous ceux qui ont goûté aux suaves doctrines du Besht et de ses disciples savent bien qu’Intelligence est Mère des Enfants. Ces Enfants sont l’amour et la crainte ; ce qui les engendre, c’est la contemplation profonde sur la grandeur de Dieu, dans les profondeurs de la connaissance, chacun selon sa capacité. Tout autant qu’il est impossible à l’enfant de naître sans mère, il est impossible à l’homme d’être craignant-Dieu sans contemplation 9. »
9. Rabbi Lévi Yitzhaq de Berditchev, l’un des « grands » de la troisième génération des hassidim, a exprimé dans une lettre à Abraham de Kalisk sa surprise face aux doutes que certains manifestent à l’égard de Schnéour Zalman. II affirme notamment qu’il faut suivre Schnéour Zalman lorsqu’il accorde une si grande importance à l’intellect ; ainsi seulement peut-on être un vrai disciple du Maggid, « car son service de Dieu et ses saintes pratiques allaient en ce sens ».
Cette citation caractérise bien la pensée de l’école habad, mais il y faut des nuances. C’est le but de cette introduction.
D’après les enseignements de la Kabbale sur les dix Sephiroth 10
10. Le terme sephirah (pluriel : sephiroth), « nombre », « numération », désigne, dans la pensée cabaliste, les dix « attributs » divins et leurs zones d’« émanation » ; par les sephiroth, le monde fut amené à l’existence. En Soph (sans fin) désigne Dieu tel qu’Il est en Lui-même ; En Soph dépasse la compréhension humaine au point qu’on ne peut rien en concevoir. D’après de nombreux cabalistes, toutes les références faites à Dieu dans la Bible concernent Dieu tel qu’Il se manifeste par les sephiroth, et non Dieu tel qu’en Lui-même. Mais les cabalistes évitent toujours toute implication de dualisme : En Soph et les sephiroth constituent une unité. On peut rappeler l’exemple courant de l’âme dans le corps, qui se manifeste par la volonté, la pensée, les sentiments et les actes tout en conservant son unité ; cet exemple n’est cependant qu’une traduction imparfaite, car le corps est séparé de l’âme alors que En Soph et les sephiroth sont conçus comme formant une unité. Les noms des sephiroth sont :
Kéther = Couronne
2. Hokhmah = Sagesse
3. Binah = Intelligence
4. Hessed = Miséricorde
5. Ghevourah = Rigueur
6. Tiphéreth = Beauté
7. Netzah = Triomphe
8. Hod = Majesté
9. ressod = Fondement
I0. Malkhouth = Royauté
Kéther est le vouloir transcendant, en quelque sorte l’émergence d’un vouloir en ce qui est par-delà le vouloir, vouloir plus haut que la pensée, car il faut une volonté de penser avant qu’on puisse penser. Cela engendre une volonté de créer, Hokhmah, la potentialité divine de toute création. Binah, la sephirah suivante, est la réalisation dans la pensée divine de tout ce qui est potentiellement en Hokhmah. Binah se rapporte aux détails de toutes les choses créées telles qu’elles qu’elles sont dans l’Esprit divin. (Nous verrons que Hokhmah et Binah se combinent fréquemment dans Da'ath, « connaissance » ou « attachement de l’esprit ». Pour certains cabalistes, Da'ath est l’un des sephiroth, et Kéther est alors considéré comme n’appartenant pas à l’« arbre sephirothique ». Pour le habad, Da'ath est le « fruit » de Hokhmah et Binah.)
Le stade suivant est l’« émanation » de Hessed, l’amour divin, trop fort en soi pour que les choses créées puissent exister dans la pleine splendeur de son abondante lumière ; Ghevourah, puissance et jugement divins, doit maîtriser la surabondance de Hessed qui, à son tour, atténue les rigueurs de Ghevourah. Il en résulte Tiphéreth, qui harmonise les exigences opposées de Hessed et Ghevourah. Hessed et Ghevourah doivent en outre s’« appuyer » sur Netzah et Hod. Toutes ces sephiroth déversent leur lumière dans Tessod, d’où elle se répand en Malkhouth qui désigne conjointement la Shekhinah, la « divine Présence » immanente, source dans le monde « d’En Haut » du processus créateur dans l’univers fini.
L’homme peut influer sur le monde des sephiroth par ses actes. S’il agit le bien, il aide en quelque sorte à maintenir l’harmonie du monde sephirothique ; lorsqu’il pèche, il perturbe cette harmonie. La sephirah Tiphéreth, le principe harmonisateur au centre du monde sephirotique, est « le Saint béni est-Il », ou, en d’autres termes, la lumière de En Soph telle qu’elle se révèle en Tiphéreth. Tel est le sens de la formule d’intention (à laquelle s’opposaient fermement leurs adversaires) que récitaient les hassidim avant d’accomplir un devoir religieux : « Pour unir le Saint béni est-Il à Sa Shekhinah », ce qui signifie que l’acte religieux aide à conserver l’équilibre entre les sephiroth et à unir de ce fait Tiphéreth à Malkhouth, la sephirah centrale à la sephirah « inférieure ».
(les « émanations » par l’intermédiaire desquelles En Soph — « le Ce qui n’a pas de limite », Dieu tel qu’en Lui-même, infini et par-delà toute connaissance humaine — a amené le monde à l’existence), les qualités de Hokhmah, Binah et Da'ath (Sagesse, Intelligence et Connaissance) appartiennent, pourrait-on dire, à la démarche de la pensée divine lorsqu’elle contemple la création. L’homme étant créé « à l’image de Dieu » (Gen. I, 26-27), ce « déroulement de pensée » se reflète dans l’âme humaine. Le terme habad 11 — formé des initiales des trois mots : Hokhmah, Binah et Da'ath — met bien en évidence que le mouvement habad porte une attention toute particulière aux processus de la connaissance dans le service divin.
11. Il existe de nombreuses définitions du habad ; l’une des meilleures est celle de Hillel ben Méir de Poritch, dans ses Liqqouté Bi’ourim. Il présente Hokhmah comme « l’apparition du sujet lui-même avant qu’il ne soit revêtu de lettres », jaillissant de l’intellect seul au-delà des lettres. Binah est « le vêtement de l’apparence du sujet dans son exposition, révélé au niveau des lettres ». Par exemple, dit-il, quelqu’un peut admirer un bel édifice et être impressionné par sa beauté sans se rendre compte que le bâtiment est beau ; c’est Hohkmah. Mais s’il a quelques notions d’architecture et des dispositions esthétiques, il peut énoncer les raisons pour lesquelles il est ému par sa beauté ; il peut disserter avec éloquence sur ses proportions harmonieuses, l’équilibre des lignes, les combinaisons de couleurs, etc. En ce cas, il sait non seulement ce qu’il aime, mais il sait aussi pourquoi il l’aime ; c’est Binah. De même, on peut sentir intuitivement que telle opinion est juste, sans savoir traduire ses raisons dans des mots ; c’est Hokhmah. Si l’on peut donner les raisons de l’opinion qu’on défend, si l’on peut en discuter, on est au stade de Binah. Da'ath n’est ni la connaissance intuitive (Hokhmah), ni la connaissance discursive (Binah), mais un attachement de l’esprit à l’idée ; il faut que l’homme soit profondément engagé dans le sujet pour que Da'ath soit possible. Par exemple, un homme qui a une tendance naturelle à la bonté sera à la fois capable d’expliquer les vertus de la bonté et de découvrir les moyens de la mettre en pratique.
Pour le habad, Hokhmah est le savoir potentiel, le savoir à un stade où toutes ses implications n’ont pas encore été dévoilées, le savoir intuitif, l’éclair d’inspiration avant sa réalisation dans la pensée. Binah, c’est l’usage que l’on fait de l’intellect et de l’imagination pour extraire les implications de Hokhmah ; c’est le stade de la réalisation, où l’éclair de l’intuition est réfracté dans les détails de la pensée. Da'ath est l’attachement du mental au sujet que Hokhmah introduit dans l’esprit et que Binah y développe. Ainsi, si je sais que le soleil est à plus de cent cinquante millions de kilomètres de la terre, j’ai à l’esprit une idée nue ; c’est Hokhmah. Lorsque je laisse mon esprit s’étendre sur ce fait et que, utilisant mes connaissances antérieures, je saisis la signification des immensités exprimées par les mots « cent cinquante millions de kilomètres », je suis parvenu à Binah. Et lorsque, à la suite de cela, je suis si impressionné par l’immensité que je suis transporté d’émerveillement, j’ai atteint Da'ath. De même, lorsque je lis dans mon journal que trois cents personnes ont péri dans un tremblement de terre, j’ai à l’esprit une facette de Hokhmah. Lorsque je réfléchis à l’impuissance des victimes, à leurs souffrances, à ce que chacun a subi en tant qu’être humain et non comme un numéro sur une liste de victimes, lorsque l’horreur s’insinue en moi et que je comprends toute l’étendue du désastre, j’atteins au stade de Binah. Lorsqu’à la suite de cela je suis emporté par la pitié, la compassion et l’angoisse, lorsque ma douleur s’ajoute à celle des victimes, je suis parvenu à Da'ath. Da'ath est l’attachement, l’union de l’esprit et du cœur à l’objet apporté dans le mental par Hokhmah et perçu dans ces détails par Binah.
Dans le royaume divin, comme dans le monde humain, les émotions de la peur et de l’amour (qui représentent, dans le royaume divin, la puissance de Dieu et Son amour) naissent en quelque sorte des processus de la pensée symbolisés par Hokhmah, Binah et Da'ath. Il en ressort que dans le symbolisme de la Kabbale, Hokhmah est le « Père », Binah la « Mère », qui donnent le jour aux « Enfants » qui sont l’amour et la puissance de Dieu dans le royaume divin, l’amour de l’homme pour Dieu et sa crainte de Dieu dans le monde humain. La vie de l’homme reflète les mondes supérieurs, car il est merveilleusement façonné sur leur modèle. C’est pourquoi, dans la vie de l’âme de l’homme, la crainte et l’amour ne peuvent résulter que de la contemplation. Selon les termes de Schnéour Zalman : « Intelligence » est la « Mère des Enfants ». La seule méthode authentique pour parvenir à l’extase est la contemplation des mystères divins. À ceux qui voudraient tenter de parvenir à l’extase sans passer par la contemplation, le habad réplique qu’une telle extase, si même on y accède, ne peut être qu’extérieure et superficielle. Ce qui ne veut pas dire, cependant, que le habad n’accorde aucune valeur à la simple extase religieuse ; au contraire, la vraie contemplation doit nécessairement déboucher sur l’extase, ce qui sert d’ailleurs à jauger la profondeur de la contemplation. Pour le habad, l’ordre de la démarche n’en demeure pas moins : d’abord la contemplation — Hokhmah, Binah et Da'ath — et ensuite, l’extase qui en découle.
Quels sont les sujets sur lesquels, d’après le habad, doit porter la contemplation ? En tout premier lieu, l’interprétation acosmique de l’omnipotence de Dieu, particulière au habad, selon laquelle tout est dans Dieu. Cette idée tzimtzoum, se fonde sur la théorie du tzimtzoum, qui fut la pierre angulaire du système d’Isaac Louria, cabaliste du XVIe siècle. La Kabbale accorde une grande importance au problème de l’émergence du monde fini à partir de Dieu, l’Infini. Comment ce monde imparfait et rempli d’erreurs, comment le mal qui est dans le monde peuvent-ils venir de Dieu qui est bon et parfait ? Si Dieu est omnipotent, comment peut-il même y avoir un monde ? S’il n’y a pas de « lieu » hors de Dieu, comment comprendre un monde fini dans l’espace et le temps ? Louria et son école expliquent que Dieu Se retira de Lui-même en Lui-même (tzimtzoum = retrait, contraction), afin de laisser une place pour le monde. Dans l’« espace » laissé vide après le retrait de Dieu, émergèrent l’espace et le temps, et le monde fini tel que nous le connaissons.
Dans la pensée postlourianique, l’idée du tzimtzoum a été interprétée de diverses façons. Certains cabalistes semblent parfois croire en une sorte d’espace qui serait comme vidé de la présence de Dieu ; d’autres pencheraient pour une interprétation plus subtile. Mais le paradoxe demeure : s’il y a réellement tzimtzoum, cela suggère une limitation en Dieu ; et s’il n’y a pas de limitation réelle, subsiste la difficulté d’expliquer l’émergence du monde fini. Dans le habad, la doctrine reçoit une interprétation nouvelle et ingénieuse, qui peut rappeler certaines idées indiennes sur la nature illusoire de l’univers. Le habad considère que le tzimtzoum ne s’opère pas réellement en Dieu ; ce n’est qu’une apparence. Pour le bien de Ses créatures, Dieu, qui est tout bien, doit les mener à l’existence, car il appartient à la nature du bien d’avoir des « récipients » pour sa bonté. Mais les créatures finies ne peuvent exister que dans un univers fini. Par un « estompage » progressif de la divine lumière, par une oblitération de la Puissance qui sustente et maintient toutes choses, le monde prend l’apparence de la réalité. Mais, du point de vue de Dieu, en quelque sorte le monde n’est pas « là » 12 ;
12. On a parfois tenté de rapprocher cette idée habad des conceptions de certains philosophes (comme Berkeley) qui envisagent l’univers comme une idée dans l’esprit de Dieu. Schnéour Zalman ne s’intéresse pas au problème de la nature illusoire des perceptions sensorielles. Chez Berkeley, le monde est, partiellement au moins, illusoire pour nous, et réel pour Dieu. Mais chez Schnéour Zalman ; le monde est réel en ce qui nous concerne, mais, du point de vue de Dieu, il n’a pas d’existence indépendante.
ce n’est que du point de vue de ses créatures que le monde semble jouir d’une existence indépendante, comme dissociée de Dieu. Mais cela ne tient qu’à ce qu’Il a voilé à leurs yeux la divine lumière, afin que puissent durer les créatures et le monde qu’elles habitent.
Le vrai hassid cherche à faire pénétrer son regard par-delà l’apparence jusqu’à la réalité, et à ne plus voir le monde, mais seulement la puissance divine par laquelle et en laquelle il est porté. Tel est le sens de la contemplation pour le habad : fixer le regard au-delà de la forme extérieure, pressentir la lumière au-delà de l’obscurité, saisir le divin là où il se dissimule, arracher les vêtements et voir l’esprit qu’ils recouvrent, constater que « la terre est gorgée de ciel ». « Tu sauras en ce jour, et tu le graveras en ton cœur, que le Seigneur Lui est Dieu dans les cieux en haut et sur la terre ici-bas, nul autre » (Deut. IV, 39) est un verset auquel le habad se réfère tout particulièrement. « Nul autre » n’est pas seulement compris au sens de « il n’y a pas d’autres dieux », mais également dans celui de « il n’y a rien à part Dieu puisque tout est en Dieu ». De même, le verset : “Toute la terre est emplie de Sa gloire” (Is. VI, 3) est compris au sens de : toutes choses sont maintenues par la lumière divine et elles ne durent que parce qu’elle est atténuée à la vue 13.
13. Cf. l’interprétation que Schnéour Zalman donne des prières du Nouvel An où l’on demande que Dieu « Se souvienne » de nous (Liqqouté Torah, Deut. Deroushim le-Rosh ha-Shanah). L’expression « se souvenir » ne peut s’appliquer qu’à quelque chose qui n’est pas présent. Par exemple, je peux me souvenir des jours de ma jeunesse puisqu’ils se sont enfuis, mais je ne peux pas dire que je me souviens de la table à laquelle je suis assis en ce moment, car la table est présente hic et nunc. Mais, pour Dieu tel qu’en Lui-même, il n’y a pas de monde ; on peut dire que le monde n’est pas « présent ». C’est pourquoi nous prions Dieu qu’Il « Se souvienne » du monde, autrement dit, qu’Il « Se rappelle » en somme de ce « moment » primordial où Il décida d’amener le monde à l’existence. Dieu « Se souvient » donc de ce qui n’est pas vraiment « présent », de ce qui n’est pas vraiment existant. Au début des Liqqouté Torah, la contemplation (Binah) est expliquée : comprendre la transcendance divine par la méditation sur Son immanence. Si Dieu se trouve en toute chose (« emplit tous les mondes »), il s’ensuit qu’en réalité il n’est pas de « mondes » hors de Dieu, et qu’Il « enveloppe tous les mondes ». À partir de cette idée, Schnéour Zalman interprète le verset (Gen. II, 18) : « Et le Seigneur-Dieu dit : Il n’est pas bon que l’homme soit seul ; Je lui ferai une aide semblable à lui. » Le terme « Seigneur » (le Tétragramme) désigne le flux divin par lequel le monde est amené à l’existence et par lequel il est maintenu ; le mot « Dieu » (Elohim) désigne la maîtrise divine sur ce flux, sans laquelle son abondance absorberait le monde. C’est grâce à l’association de l’amour divin et de la maîtrise divine (« Et le Seigneur-Dieu dit… ») que le monde est capable de durer. Le monde fut amené à l’existence parce que « il n’est pas bon que l’homme soit seul », ce qui signifie : que l’Homme originel (dans la Kabbale : le royaume sephirothique) soit sans créatures. Car ses créatures l’« aident » en transformant la ténèbre en clarté. Cette « aide » est rendue possible par le tzimtzoum, par ce qui donne l’apparence de choses distinctes et qui est donc « semblable à lui » (en hébreu : kenegdo signifie littéralement « comme son vis-à-vis » ; autrement dit, Dieu amène le monde à l’existence et donne ainsi l’apparence du réel à ce qui « Lui est vis-à-vis », ce qui est non-Dieu).
Menahem Mendel de Loubavitch, petit-fils et disciple de Schnéour Zalman, gendre et successeur de Dov Baer, revient fréquemment sur ce sujet. Pour lui, l’unité de Dieu ne signifie pas seulement qu’Il est un et unique, mais qu’Il est tout ce qui est : « Il n’y a pas de réalité dans les choses créées. Cela signifie qu’en vérité les créatures ne sont pas de la catégorie du “quelque-chose” (yesh, “il y a”) ou d’une “chose” (davar), ainsi que nous les voyons de nos yeux. Car cela n’est que de notre point de vue, puisque nous ne pouvons percevoir la “vitalité” divine. Mais du point de vue de la vitalité divine qui nous nourrit, nous n’avons aucune existence et nous sommes de la catégorie du “rien” intégral (éphess) comme les rayons du soleil dans le soleil lui-même […] D’où il s’ensuit qu’il n’est nulle existence hors de Son existence, béni est-Il. C’est là l’unification vraie. C’est ainsi que l’on dit : “Tu es avant que le monde fût créé et maintenant qu’il est créé.” De même qu’il n’y avait pas d’existence hors de Lui avant que le monde fût créé, ainsi en est-il à présent. »
On a souvent dit que le habad est une doctrine panthéiste. Des adversaires du hassidisme, comme le Gaon de Vilna (1720-1797), ne tardèrent pas à relever l’« hérésie » (Schnéour Zalman ne cessa de proclamer, très justement d’ailleurs, que cette idée remonte au Maggid, et même au Besht.) Des anathèmes furent lancés contre les hassidim, proclamant que ceux qui tiennent à de telles idées sont coupables de « répandre de faux enseignements sur la Torah », et devront être poursuivis jusqu’à ce qu’ils se repentent de leurs erreurs 14.
14. Plus nuancée est la position de Hayyim de Volozhyn (1749-1821), disciple du Gaon de Vilna qui fut le grand adversaire des hassidim ; il semble avoir — accepté, au moins partiellement, les idées de Schnéour Zalman, et c’est ainsi qu’il écrit : « Hors Lui, béni est-Il, il n’y a rien d’autre, en réalité, dans tous les mondes, du plus haut d’En Haut au plus bas des profondeurs de la terre. En sorte qu’on peut dire qu’il n’y a pas de créature ni de monde, mais que tout est empli de l’essence de Sa pure unité, béni est-Il […] De Son point de vue, béni est-Il, ils sont tous comme s’ils n’avaient aucune existence, aujourd’hui même comme avant la création. » Mais d’autre part, il s’oppose à Schnéour Zalman lorsqu’il rejette l’idée que cela doit être un thème de contemplation. « Ce formidable sujet ne s’adresse qu’au sage qui peut comprendre par lui-même le sens intérieur de ce qui est en question, en permettant à son cœur d’aller et venir à la seule fin d’enflammer la pureté de son cœur pour le service de Dieu dans la prière. Mais il y a un très grand danger à trop se livrer à la contemplation sur ce thème […] En fait, je me serais abstenu de parler de cela, car les maîtres anciens, de bien-aimée mémoire, taisaient ce sujet […] Mais, d’un autre côté, j’ai constaté que, si cela était conforme à leur génération, de nos jours nous restons sans guide depuis de longs jours. La voie de chaque homme est droite à ses propres yeux ; suivre l’attirance de la raison et toute l’inclination des pensées de l’homme est seulement une fuite avec sa pensée vers où entraîne la raison. Plus que tout, cela est devenu une doctrine populaire au point que même les fous parlent par paraboles, disant que la vraie divinité est en tous lieux et en toutes choses. Et tous les jours de leur vie, leurs yeux et leurs cœurs sont plongés dans une profonde contemplation sur cette question, à tel point que même le cœur des jeunes gens creux les pousse à se conduire selon ce raisonnement qu’ils tiennent. Avec combien de soin l’homme devrait-il se garder en ce domaine, ajoutant des haies aux haies ! »
En fait, l’enseignement du habad en ce domaine est à l’opposé d’un panthéisme comme celui de Spinoza, par exemple. Pour le panthéisme, Dieu et l’univers sont identiques ; on rejette la transcendance de la Divinité. Pour le habad, Dieu est transcendant par rapport à l’univers, bien qu’il n’y ait pas d’univers sans Dieu. En fait, pour la pensée habad, Dieu est la seule réalité suprême 15.
15. Dans son ouvrage classique sur la vie et la pensée de Schnéour Zalman (Ha-Rav mi-Ladi ou — Miphlégheth Habad, Varsovie, 1913), M. Teitelbaum souligne les différences suivantes entre Schnéour Zalman et Spinoza :
(a) Pour Spinoza, Dieu et la Nature ne font qu’un. Pour Schnéour Zalman, Dieu est « en dehors » de l’univers ;
(b) Pour Spinoza, la Nature est éternelle. Pour Schnéour Zalman, l’univers a été créé par Dieu ;
(c) Pour Spinoza, Dieu est seulement immanent. Pour Schnéour Zalman, Il est à la fois immanent et transcendant ;
(d) Pour Spinoza, Dieu = Nature n’a pas de but. Pour Schnéour Zalman, Dieu a créé le monde pour remplir Son Projet ;
(e) Spinoza a une conception déterministe. Schnéour Zalman soutient que Dieu peut suspendre les lois de la nature ;
(f) Pour Spinoza, l’homme n’est pas vraiment libre. Pour Schnéour Zalman, l’homme possède la liberté du vouloir et du choix.
Pour peu conventionnelle qu’elle soit, la pensée habad n’est pas vraiment en rupture avec la tradition juive.
Deux mots reviennent fréquemment dans le vocabulaire habad — et se retrouvent dans la Lettre sur l’Extase : « ce qui est » (yësh, « il y a ») et « ce qui n’est pas » (ayin). Ils demandent quelques éclaircissements. En Soph (En = « ce qui est sans », Soph = « limite ») est le terme par lequel la Kabbale désigne Dieu tel qu’en Lui-même, insondable et au-delà de toute compréhension humaine. En Soph, l’« Illimité », l’« Infini », est parfois appelé « Rien » (ayin), car rien ne peut être déduit de cet aspect de la Divinité. Le monde fini devient « ce qui est » (yësh) parce qu’il est amené à l’existence par une réduction de la lumière divine. Ayin, le « Rien » divin, est la vraie réalité devant laquelle toutes les choses créées sont comme rien. Ainsi, d’un certain point de vue, le monde est rien, ayin, et Dieu est yësh, le vrai « quelque chose », la seule réalité ultime. Mais, par ailleurs (le habad y insiste particulièrement), Dieu est ayin, le « Rien » divin qui maintient toutes choses, et le monde créé est yësh, « ce qui est », parce qu’il possède l’apparence d’une existence indépendante de Dieu. En hébreu, creatio ex nihilo se dit yësh më-ayin (« ce qui est de ce qui n’est pas »), et cette expression était employée par les philosophes juifs du Moyen Âge pour parler, par exemple, de la création « spontanée », par Dieu, de toutes les choses existantes. Cela prit une forme assez subtile dans la pensée habad — et, dans une certaine mesure, dans toute la pensée cabaliste en général. Yësh est le monde fini ; mais il tire son origine de ayin, c’est-à-dire de Dieu tel qu’en Lui-même, au-delà de toute compréhension 16.
16. Au début des Liqqouté Torah, Schnéour Zalman spécifie que dans la contemplation « extérieure », la pensée de l’esprit est que Dieu a créé le monde à partir de rien — le monde est yiësh et est créé de ayin. Cela mène à une contemplation « intérieure » où la pensée est inversée : Dieu est le vrai yësh et Il a créé le monde qui est réellement ayin. Ailleurs, il écrit : « Du point de vue du “récipient” — d’ » en-bas « vers » en haut « — ce qui est en bas est appelé yësh et ce qui est en-haut est appelé ayin parce que cela ne peut être compris. Il en est autrement du point de vue de » Celui qui sustente — « d’en haut » vers « en bas » : ce qui est en haut est appelé yësh et ce qui est en bas est appelé ayin, parce que tout est comme rien devant Lui. »
Nous pouvons aborder à présent les implications plus profondes de la théorie du habad sur la contemplation. La lumière divine doit être voilée ou réduite, faute de quoi il ne pourrait y avoir que Dieu tel qu’en Lui-même. Il appartient au « projet de Dieu » que Sa divine lumière soit voilée, afin que puissent exister les créatures finies auxquelles Il peut ainsi dispenser Sa grâce. Sans cette réduction, il n’y aurait pas de monde fini, car tout serait absorbé dans la plénitude et la splendeur divines. Mais le vrai hassid s’efforce de pénétrer en pensée par-delà les voiles jusque dans le « Rien » divin par lequel et dans lequel toutes choses durent et ont leur existence. L’art de la contemplation implique la réflexion sur ce mystère jusqu’à ce que l’esprit soit ancré dans l’idée qu’il n’y a rien d’autre que Dieu. Dès que cette idée s’intègre au fidèle, son cœur bondit dans l’extase en réponse au divin, comme, pour reprendre une image courante dans le habad, l’étincelle attirée par la flamme 17.
17. « Lorsque l’étincelle est très éloignée du feu, sa lumière s’affaiblit graduellement, mais plus elle s’en rapproche et plus elle brille, sa lumière s’amplifiant en profondeur et en hauteur jusqu’à toucher le feu et s’y fondre […] Il y a en cela deux aspects. Le premier, lorsque la flamme ou la lumière s’approche de l’étincelle en sorte que celle-ci s’embrase naturellement et brûle jusqu’à faire partie du feu. Le second, lorsque l’étincelle s’élève d’en bas et se rapproche graduellement du feu » (Dov Baer, Dérekh Hayyim). Par cette image, Dov Baer illustre les deux voies du repentir : le repentir « supérieur », lorsque Dieu s’approche de l’âme ; le repentir « inférieur », lorsque l’âme s’approche de Dieu. Schnéour Zalman emploie la même image dans ses Liqqouté Torah : « Les eaux nombreuses de l’inquiétude pour sa subsistance et autres pensées profanes ne peuvent éteindre l’amour qui est la catégorie de l’amour caché par nature dans l’âme de tout fils d’Israël. C’est la catégorie de l’âme divine dont la nature est de s’élever et d’être consumée en haut comme la flamme s’élance vers le haut de son plein gré. »
Dans la terminologie du habad, le premier pas dans la contemplation est Hokhmah, l’émergence dans l’esprit de l’idée que tout est en Dieu. Vient ensuite Binah, méditation profonde sur toutes les implications de cette idée. Et, finalement, on arrive à Da'ath, attachement complet du cœur et de l’esprit à leur source en Dieu. (Il faut toutefois noter que le habad considère Hokhmah comme un échelon plus élevé que Binah, et Binah plus élevé que Da'ath. Nous verrons que Dov Baer parle d’une sorte de rapport de réciprocité entre Hokhmah et Binah, de sorte que si Binah suit généralement Hokhmah, le fidèle, par Binah, revient à Hokhmah et la voit alors dans toute sa plénitude.)
C’est pourquoi, lorsqu’il y a conscience de soi dans la contemplation, il ne peut y avoir d’extase authentique, car la conscience de soi implique la présence du yësh, d’un « quelque chose » qui agit comme un écran devant la lumière divine. L’extase vraie implique que le divin dans l’âme humaine soit entré en contact avec la lumière divine qui est voilée à la vue dans la vie courante. La contemplation est un élargissement de la perception, en sorte que la lumière divine peut être « vue ». Le hassid conscient d’être en extase n’est pas encore parvenu au degré de l’extase vraie, car le moi constitue une barrière, un yësh (un « quelque chose ») qui fait échouer le but de la contemplation, à savoir la perte du moi dans ayin, le « Rien » divin. D’un certain point de vue, l’extase dont on est conscient est une contradiction dans les termes, puisque l’extase signifie le contact avec le divin ; or, la conscience du moi est la conscience de quelque chose d’autre que le divin. La conscience ne peut donc qu’empêcher le divin, dans l’homme, de rencontrer le divin « hors » de lui.
Lorsqu’il prit la direction du groupe habad à la mort de son père, Dov Baer constata une grande confusion au sujet de l’extase. Abraham de Kalisk et d’autres avaient mis tout l’accent sur le côté émotionnel de la religion et sur la foi simple. On n’ignorait pas que Schnéour Zalman accordait la préférence à une vie de contemplation, et que, pour lui, l’intellect devait être engagé ; mais les émotions devaient-elles intervenir ou non, voilà qui n’était pas très clair. Certains fidèles soutenaient que Schnéour Zalman tenait toute extase pour suspecte ; seule la perception intellectuelle n’était pas souillée par la conscience de soi. Si le hassid éprouve, dans la contemplation, l’ivresse d’une émotion, il se rend coupable de s’abandonner ou de ressentir le yësh, il a pris conscience du « ce qui est », et l’a placé avant le « Rien » divin. D’autres fidèles du habad préféraient souligner les besoins d’émotion du fidèle, et minimisaient les différences entre le habad et l’école d’Abraham de Kalisk ; pour eux, la contemplation n’a de valeur que pour l’extase qu’elle procure. La Lettre sur l’Extase fut d’ailleurs conçue comme un « Guide des égarés ». Dov Baer affirme que ceux qui dénigrent l’extase sont dans l’erreur : il ne peut exister d’état de contemplation dépersonnalisé dans lequel le moi n’éprouverait rien. Au contraire, on peut constater la puissance et la valeur de la contemplation d’après le degré de l’extase qu’elle entraîne. Plus la contemplation est authentique, plus l’extase qu’elle procure est grande. À ceux qui taxent l’extase de complaisance dans la conscience de soi et de trahison à l’égard de l’enseignement du habad, Dov Baer répond qu’il faut distinguer entre l’authentique et l’inauthentique : lorsque l’extase est authentique, c’est bien le moi qui en fait l’expérience, mais il n’y a que peu, ou plus du tout, de conscience de soi. Lorsqu’elle n’est que contrefaçon, le degré de conscience est abusif. La Lettre entreprend alors de dénoncer la nature de la fausse extase, et de montrer comment on peut la détecter. Elle constitue avant tout une pénétrante analyse psychologique des degrés de l’extase vraie. G. Scholem, dans Les Grands Courants de la mystique juive (pp. 136 sqq.), note que les mystiques juifs se tiennent sur la réserve à propos de leurs expériences. Rares sont les ouvrages traitant des étapes avancées de la pratique et de la technique mystiques. « À cet égard, écrit Scholem, la Lettre sur l’Extase fait exception. »
L’interprétation que donne Dov Baer des idées de son père ne recueillit pas une adhésion universelle. Aaron ben Moshé Ha-Lévi de Starossélyé (1766-1829), son ancien ami, refusa de reconnaître l’autorité de Dov Baer. Il écrivit un exposé détaillé sur l’enseignement de Schnéour Zalman, où, dès l’introduction, il s’évertue à rejeter, tout comme Dov Baer, l’approche purement émotionnelle ; mais Aaron se montre bien moins strict que Dov Baer à l’égard de l’extase simulée ; pour lui, l’extase tient un rôle si important que le hassid est en droit de courir le risque de ne pas dépasser un semblant d’extase. De plus, dans son système, même l’extase la moins authentique n’est pas dénuée de valeur 18.
18. Aaron de Starossélyé écrit notamment : « Vous comprendrez quelle est l’étendue de l’erreur et de la stupidité de ceux qui refusent de ressentir l’extase en leur cœur. Ils prétendent que s’il y a une sensation dans le cœur en prière, c’est la sensation du yësh. Mais c’est le contraire qui est vrai. Lorsque le cœur n’est pas transporté d’extase, les qualités de l’âme animale sont en pleine vigueur, avec une sensation du yësh qui provient du mal, et l’âme divine ne peut jamais être dévoilée… Mais lorsque le cœur est transporté d’extase dans l’amour de Dieu, même si le yësh est également ressenti dans cet amour, Da'ath fait une différence en sorte que la sensation provient du désir d’être anéanti, de s’intégrer à Son Unité, et Da'ath efface la conscience de soi. Leur erreur tient au fait qu’ils ont entendu dire que dans l’extase des qualités [du cœur], il ne devrait y avoir aucun mélange de conscience de soi, mais que la sensation doit être celle du divin, et que c’est grâce à Da'ath que s’établit cette différence. À savoir que sa sainte intention [de Schnéour Zalman] était qu’on adoptât la méthode suivante dans le service divin. La fin à laquelle devrait tendre principalement la contemplation dans le service divin devrait être seulement que le cœur fût transporté dans une extase d’amour et de crainte. Dès qu’on est parvenu à l’extase, le service divin devrait consister à faire disparaître ce type de conscience de soi qui est engendré par le fait que l’on se perçoit soi-même dans l’acte d’aimer ; il ne devrait y avoir que le sens d’un vrai anéantissement. Tel est le principal combat dans le service divin, à propos duquel il est dit : « Le moment de la prière est le moment de la bataille. »
« Dans cette guerre, les hommes ordinaires sont engagés tous les jours de leur vie ; quant à l’homme juste, il réussit, en anéantissant le sens du yësh, à faire partir le mélange de mal, chacun selon le niveau de son service. Il y a en cela différents degrés. Plus on réussit à anéantir son yësh, en sorte que s’intensifient l’amour et l’attachement, plus haut est le degré auquel on parvient. Mais chaque homme juste doit livrer sa propre guerre. Comme je l’ai écrit dans cet ouvrage, au nom de notre saint Maître — en Eden est son âme —, sur le verset (Ex. XXIII, 25) : « Et J’écarterai le mal du milieu de toi » : nul ne peut effacer entièrement le sens du yësh ; seul le Saint béni est-Il peut l’effacer. C’est pour cette raison que l’homme doit mourir pour que le yësh puisse être totalement écarté. C’est à ce sujet qu’il est dit (Eccl. VII, 20) : « Il n’est pas d’homme juste sur terre qui fasse le bien sans jamais faillir » — tout cela à cause de cette sensation. Nul homme n’atteignit jamais cet état, sauf Moïse notre maître — qu’il repose en paix ! — et ces âmes sublimes qui sont parvenues au stade de l’anéantissement total… Tout ce service et cette lutte ne peuvent provenir que de l’extase. Mais comment l’homme peut-il livrer cette guerre s’il n’est jamais transporté d’extase et reste entièrement enfermé dans la cachette de son âme animale, la catégorie du mal ? De cela, affligez-vous, ô Cieux ! Dans tous les sujets profanes et dans la satisfaction de ses désirs et de ses appétits, il est — en pleine sensation de la catégorie du yësh — dans la complète séparation, loin de Dieu… et pourtant, la sensation dans le service divin est interdite !
« Ce sont ces gens qui occultent la lumière du service divin. En toute vérité, au contraire, du vivant de cet homme de bien, tout son enseignement ne tendait qu’à exposer l’extase […]. Il avait coutume de dire que si le cœur n’est pas éveillé, tout ce qu’il disait est vain. Car tout le sens de la contemplation ne peut qu’être du point de vue des divers mondes et de leur attachement à Dieu, afin qu’ils s’anéantissent en Lui. Mais du point de vue de Son essence, — c’est-à-dire, non dans la catégorie de l’unification et de l’anéantissement des mondes — veillez à ce qu’il n’y ait aucune association entre Lui et quelque compréhension ou connaissance.
« Mais le fidèle ne devrait avoir nul autre dessein que de contempler la grandeur de Dieu à seule fin de devenir comme rien devant Lui. S’il médite d’abord sur l’unité de Dieu, sur le fait qu’Il est dans tous les mondes, en sorte qu’il désire adhérer à Dieu, il peut en arriver à se considérer comme possédant quelque rapport avec Lui, quelque chose de comparable ; et c’est à cause de ce rapport qu’il désirerait Lui être associé… S’il doit y avoir contemplation de Son unité — béni est-Il — et de Son attachement aux mondes (afin que l’âme éprouve la nostalgie d’adhérer à Lui et afin d’attirer la lumière de Dieu en son âme, d’être intégré en Son unité, de devenir comme rien devant Lui et d’accomplir Sa volonté), il faut qu’il y ait tout d’abord ce type de contemplation qui consiste seulement à méditer sur la majesté du roi. On ne devrait aspirer à rien d’autre qu’à la révélation de Sa grandeur, béni est-Il, afin d’anéantir le yësh révélé et de le dépouiller du matérialisme du yësh. Ensuite, devrait venir la contemplation de Son unité, pour éveiller l’amour et s’attacher à Lui, béni est-Il, pour pénétrer en Ses parvis, être comme rien devant Son vouloir, béni est-Il, et accomplir Ses commandements, car tel est le principe essentiel. Tout cela, je le tiens de la sainte bouche de notre Maître, en Eden est son âme.
“Je me suis quelque peu étendu sur ce sujet, car nombreux sont ceux qui se sont détournés de la voie raisonnable, et qui ont tiré de cet enseignement l’idée que seule compte la contemplation. sans aucun éveil du cœur… Comme nous l’avons expliqué, d’après la Torah. le cœur est d’une suprême importance, et la connaissance a pour seule fin de purifier le cœur. C’est pourquoi, lorsque vous trouvez dans l’Écriture une référence à la connaissance, vous trouvez dans le même contexte une référence à l’éveil du cœur…
“J’ai écrit ci-dessus, au nom de notre Maître, en Eden est son âme, que les efforts de l’homme dans la prière doivent viser à se purifier de la conscience de soi, mais toutes ses saintes paroles tendaient toujours à encourager le cœur à rendre valide chaque type d’extase selon la capacité de chacun. […] Il est certes nécessaire que l’homme affine ses sensations, mais la connaissance de soi est ici essentielle. Chacun doit nécessairement se connaître et évaluer sa faculté de se débarrasser de ce mélange. Tout cela est impliqué dans le service divin et l’on se lance dans le combat à l’heure de la prière. À la guerre, tantôt l’un est vainqueur, et tantôt l’autre ; devrait-on pour cela ne jamais livrer bataille et laisser l’ennemi l’emporter complètement ? Et l’homme resterait entièrement aux mains de l’’Autre Côté », son âme animale. Il faudrait rappeler aussi que cette victoire est à la mesure des capacités de chacun, et qu’il existe un nombre infini d’échelons. »
Dov Baer et Aaron de Starossélyé affirment cependant tous deux qu’ils transmettent les idées du fondateur du habad, Schnéour Zalman 19.
19. Schnéour Zalman s’est naturellement penché sur le problème de l’extase, mais on ne peut guère trouver dans ses ouvrages un appui décisif à l’une ou l’autre thèse. Jusqu’où Schnéour Zalman aurait-il toléré l’extase non authentique ? Pour Dov Baer, cela est absolument interdit. Pour Aaron de Starossélyé — il y insiste — Schnéour Zalman reconnaissait une valeur même à l’extase contrefaite. On peut, sur ce sujet, relever dans les écrits de Schnéour Zalman les passages résumés ci-dessous.
Le cœur de l’homme ne peut être influencé que par la raison et non par la seule foi. Ainsi, le voleur invoque l’aide de Dieu quand il pratique une brèche dans le mur de la maison où il veut s’introduire ; il a foi en Dieu, mais cette foi n’a pas le pouvoir d’influer sur son comportement. Sans contemplation, il ne peut y avoir de vraie extase du cœur (Liqqouté Torah, Deut.). Il y a deux sortes d’amour : 1) L’amour de Dieu, qui vient de lui-même comme conséquence de la contemplation ; il est “comme une flamme qui s’élève d’elle-même, et brûle avec des étincelles de feu” ; — 2) Le désir d’être attaché, uni à Dieu ; cette nostalgie existe en tout fils d’Israël (ibid.). Même si la vraie intention dans l’accomplissement des préceptes divins inclut le désir de l’amour de Dieu seul, et non celui d’étancher simplement sa soif de Dieu (“comme le fils qui prend soin de ses parents parce qu’il les aime plus que lui-même”), il faut persister, si même l’amour de Dieu n’est pas vraiment authentique. Même s’il ne désire pas vraiment Dieu de tout son cœur, toutefois, dans une certaine mesure, cet amour est présent en chaque fils d’Israël, comme un don de nature (Tanya). À la suite d’une contemplation profonde sur l’idée que tout est Dieu, l’amour de l’homme pour Dieu s’éveille au point qu’il ne veut rien d’autre que Dieu. Tel est le sens du verset (Ps. LXXIII, 25) : “Qui donc aurais-je au ciel, sinon Toi ? Et sauf Toi, je n’ai rien désiré sur la terre”, c’est-à-dire que ni les délices spirituelles (ciel) ni les délices matérielles (terre) n’ont aucune importance comparée à l’amour de Dieu. C’est pourquoi “ma chair et mon cœur se consument” (ibid., 26) du désir de s’anéantir devant Lui et d’adhérer à Lui (Liqqouté Torah, Nb.).”
Dans une lettre adressée à Alexander Sender de Sklov, Schnéour Zalman écrit, vers 1787 : “Voyez, quoique je ne vous connaisse pas et ne vous aie encore jamais rencontré, j’ai entendu dire que l’esprit du Seigneur est en vous et que vous n’êtes pas de ceux qui raillent ceux qui désirent servir le Seigneur en vérité, dans le service du cœur, le service de la prière. Dans la Torah et les actes de bien, ils ont accompli de grandes choses, mais ils vont trop loin en menant campagne contre moi jusqu’à prononcer un arrêt d’apostasie contre nos prières, affirmant que l’on ne devrait prier qu’à leur manière, sans bouger ni élever la voix. C’est là le plus haut degré des anges célestes, comme il est écrit (Ezéch. I, 24) : “Quand ils s’arrêtaient, leurs ailes pendaient, immobiles”. Et même, cela ne s’applique qu’au groupe le plus haut, appelé les Seraphim, et non aux groupes des autres anges, comme il est dit (Rituel ; cf. Ezéch. III, i3) : “Et les Ophanim et les saints Hayyoth, dans un bruit de grand fracas…” Et même, des Seraphim il est écrit (Ezéch. I, 24) : un bruit tumultueux” et l’on parle aussi d’étranges mouvements. C’est pourquoi il n’est aucune preuve donnée par les saints du passé qui étaient aussi grands que les hôtes célestes. Mais pouvons-nous, orphelins d’orphelins, nous comparer à eux ? La cause en est rien d’autre que le cœur mauvais et la main droite de la fausseté. Et ceux qui prétendent que la prière n’est que d’origine rabbinique n’ont jamais vu la lumière. Car — bien qu’il soit vrai que les formes des prières et le devoir de les prononcer trois fois par jour aient été instaurés par les Rabbins — l’idée essentielle de la prière est la base de la Torah tout entière : connaître le Seigneur, discerner Sa grandeur et Sa gloire avec un esprit parfait et serein et avec l’intelligence du cœur. »
On dit de Schnéour Zalman que son extase dans la prière était surprenante. Son petit-fils, Menahem Mendel, disait de lui qu’il éprouvait une grande soif d’être absorbé dans l’essence de Dieu, et qu’il disait : « Je n’aspire pas à Ton Paradis, je n’aspire pas à Ton Ciel, je n’aspire qu’à Toi seul. » Lorsque Schnéour Zalman prononçait ses prières dans l’intimité, il le faisait en silence ; dans la prière publique, il criait pour que tous les mondes l’entendent. Ses prières publiques duraient des heures, jusque une ou deux heures après midi. Il avait coutume de frapper le mur en priant, au point que ses mains étaient en sang. Les hassidim essayaient de le protéger en fixant des revêtements sur le mur près de la place où il se tenait.
Dans une lettre adressée à un disciple, Schnéour Zalman écrit : « Il me faut exprimer mon opinion concernant le jeûne et l’exil de chez soi [pour faire pénitence]. Dieu ne veut pas cela, et telle n’est pas la tradition que j’ai héritée de mes Maîtres. Le vrai conseil est de prier avec une joie sans borne ; alors, toutes les pensées mauvaises s’évanouiront d’elles-mêmes. Car même si elles s’élevaient, elles retomberaient aussitôt comme chaume au vent, un ange de Dieu les écartant. Le sens de la joie, comme le dit l’Écriture, est qu’Israël se réjouit en le Seigneur, se délectant à l’extrême dans la grandeur du Créateur par les louanges inscrites' dans le Rituel. Lorsqu’un roi de chair et de sang est vu dans la splendeur de sa grandeur et la gloire sans borne de sa royauté, tous se réjouissent et se délectent en courant pour le voir. C’est ainsi qu’il devrait en être véritablement à l’heure de la prière, lorsqu’on proclame (Gant. III, i 1) : “Sortez et voyez le roi Salomon.” C’est le moment de bienveillance où l’homme peut voir la gloire du Roi et se délecter dans la splendeur de Sa gloire et de Sa majesté. Et pourtant, l’on devrait se revêtir des frissons de l’effroi ; tel est le sens de (Ezéch. I, 14) : “Et les créatures vivantes (Hayyoth) allaient et venaient” (c’est-à-dire qu’elles ne s’attardaient pas trop longtemps dans la joie). Et que cela suffise à qui comprend. Mais il faut d’abord retirer du cœur toute peine, et tout soupir, et toute trace de tristesse. Le vrai conseil en ce domaine est de laisser la peine et les soupirs pénétrer dans le cœur avant la prière, d’avoir le cœur brisé par la pensée des péchés de sa jeunesse, de pleurer abondamment, de demander pardon à Dieu dans le deuil, et de réciter le Psaume cinquante et un. Ces pleurs purgeront le cœur de sa peine, et il se réjouira et exultera, confiant que Dieu pardonnera, sans doute aucun, les péchés en ce moment même… »
La tradition habad relate aussi les différends qui séparent les deux adversaires dans leur vie religieuse personnelle. Aaron, dit-on, avait coutume de prier en criant fort, de sorte que tous ceux qui le regardaient prier étaient eux-mêmes transportés d’extase. De Dov Baer, on raconte qu’il restait immobile dans la prière, trois heures durant ; à la fin de la prière, son chapeau et sa chemise étaient trempés de sueur 20.
20. Schnéour Zalman aurait dit à son fils, Dov Baer « Pour nous deux, l’intellect contrôle le cœur, mais chez moi il ne gouverne que le cœur extérieur ; chez toi, il gouverne même le cœur intérieur. » Un témoin assure avoir assisté à la prière prolongée de Dov Baer au Nouvel An : trois heures durant, Dov Baer n’avait pas fait le moindre geste. À une autre occasion, Lévi Yitzhaq de Berditchev demanda à Dov Baer de dire les bénédictions après le repas, afin de voir cette puissante extase dont il avait tant entendu parler. Mais Dov Baer récita les bénédictions comme s’il ne comprenait que le sens courant des mots. Lévi Yitzhaq ayant exprimé sa surprise, Schnéour Zalman répondit que la prière de Dov Baer était d’un niveau très élevé, dont lui-même, Schnéour Zalman, était jaloux. Dov Baer, dit Schnéour Zalman, était empli d’un amour et d’une crainte de Dieu si élevés qu’il ne pouvait les vivre extérieurement ; seule une âme haute, du « monde du voilement », peut connaître ce type de prière tout en restant dans le corps.
Dans une lettre adressée par Dov Baer aux hassidim, du vivant encore de son père et à sa demande, il tance les jeunes hassidim qui sont entretenus par leurs beaux-pères ou par leurs parents, et qui pourraient donc consacrer à la contemplation dans la prière davantage de temps qu’ils ne le font. Quand tout le cœur et tout l’esprit de l’homme sont engagés dans la contemplation, le cœur est illuminé et s’attache à Dieu. Il est nécessaire de demeurer dans la contemplation non seulement du thème général qui est le sujet de la méditation, mais de tous ses détails. Cela nécessite au moins une heure ou une heure et demie.
Par une lettre adressée par Dov Baer à ses fidèles (et qui fut, plus tard, imprimée comme Introduction à la première édition de la Lettre sur l’Extase — on en trouvera la traduction en annexe I au présent volume), on apprend que la confusion parmi les hassidim est accrue par les darshanim (les « prédicateurs », ou « commentateurs ») qui rendaient visite au Rabbi, écoutaient son enseignement et le déformaient ensuite, consciemment ou inconsciemment. Parmi les nombreux hassidim de Russie Blanche, un sur dix à peine pouvait se permettre de quitter son domicile pour passer un certain temps à Loubavitch. Ceux qui pouvaient entreprendre le voyage résistaient difficilement à la tentation de proclamer qu’ils possédaient une vérité ésotérique transmise aux initiés par les Rabbis, et très différente des enseignements écrits du habad. Ces hommes proclamaient que le habad accorde en fait peu d’importance à l’extase, et que toute forte expérience émotionnelle dans la prière trahissait l’idéal contemplatif ; les références à la valeur de l’extase dans les écrits habad, manuscrits ou imprimés, ne s’adressaient qu’aux masses auxquelles on ne pouvait demander de s’élever au-dessus des émotions. Mais, déclare Dov Baer, la vérité est tout autre. Il n’y a pas d’enseignements ésotériques. L’extase est un idéal pour tous, et c’est elle la véritable épreuve de la validité de la contemplation. Les darshanim ont raison lorsqu’ils soutiennent que le habad rejette certaines formes d’extase, mais cette opposition n’est dirigée que contre les expériences des simulateurs. Crier fort dans la prière, ce qui est, dit-on, formellement interdit, n’est proscrit que si le cri est une affectation. Une effusion spontanée dans la contemplation, ou un gémissement du cœur à cause de l’éloignement de Dieu, sont de grande valeur.
La distinction entre l’extase authentique et l’inauthentique a été tracée bien des fois. Au début du XVIIIe siècle, un Français, Malaval, use de termes proches de ceux de Dov Baer : « Les grands docteurs de la vie mystique enseignent qu’il est deux sortes de ravissements qu’il faut distinguer soigneusement. La première sorte se produit chez les personnes assez peu avancées sur la voie, qui sont encore pleines d’elles-mêmes ; soit par la force d’une imagination échauffée qui appréhende vivement l’objet sensible, soit par l’artifice du démon… L’autre état de ravissement est, au contraire, l’effet d’une vision intellectuelle pure chez ceux qui ont un amour de Dieu grand et généreux. Aux âmes généreuses qui ont renoncé absolument à elles-mêmes, Dieu ne manque jamais de communiquer des choses élevées dans ces ravissements 21. »
21. Malaval, La Pratique de la vraye théologie mystique, Paris, 1709 — cité d’après l’article « Extasy » de la Hastings' Encyclopedia of Religion and Ethics, t. V, où l’on trouve également ce texte de Ruysbroek : « Lorsque l’amour nous a élevés au-dessus de toute chose, au-dessus de la lumière dans la divine ténèbre, nous sommes transformés… Quelle est cette lumière, sinon la contemplation de l’infini et l’intuition de l’éternité ? Nous voyons ce que nous sommes, et nous sommes ce que nous voyons, parce que notre être — sans rien perdre de sa propre personnalité — est uni à la divine vérité qui comprend toute divinité. »
Signalons cependant que le terme hébreu hithpa'alouth, employé par Dov Baer, et que nous traduisons ici par « extase », n’implique aucun phénomène paranormal. Aux plus hauts degrés décrits par Dov Baer, la hithpa'alouth semble correspondre à la sorte d’état supérieur connu dans le catholicisme comme « vision béatifique ». Dov Baer emploie aussi l’expression hazazah mi-meqomo (« un mouvement hors de sa place »), qui correspondrait plus précisément au terme « ex-tase ». Mais hithpa'alouth est un mot bien plus expressif qui marque une forte émotion : « être touché », « être intensément ému ». Dov Baer l’emploie, par exemple, pour décrire
un état humain fortement ressenti : l’homme en proie à la joie pour avoir découvert un trésor est en état de hithpa'alouth, comme l’homme qui éclate d’une violente colère.
Dans son exposé sur l’extase simulée, Dov Baer traite de deux types d’émotion contrefaite. La première n’est pas une véritable extase ; on peut l’observer chez ceux qui crient dans leurs prières, avec une spontanéité apparente, mais qui n’ont pas du tout été émus par la contemplation du divin. Ce n’est rien plus qu’un fantasme. On peut appeler cela hithlahavouth, « embrasement », « enthousiasme » ou même « extase », mais ce serait là un abus de langage.
Il y a là une excessive conscience de soi qui se dresse comme une barrière entre l’homme et Dieu. Dov Baer sait bien qu’en toute forme d’extase, le moi a un rôle à tenir ; n’est-ce pas le moi qui connaît en fait l’extase ? Mais il faut distinguer entre « vivre l’expérience » et « faire l’expérience qu’on est en train de vivre une expérience ». Si le premier état est authentique, le second possède nécessairement une certaine dose de non-authenticité, puisque l’esprit, conscient de vivre une expérience, n’est pas totalement absorbé dans ce qu’il vit : une partie de l’esprit reste suffisamment détachée pour observer sa propre démarche. (Nous ne sommes pas très loin ici de la distinction établie par Buber entre le « Je » et le « Tu » d’une part, et le « Je » et le « Il » d’autre part ; mais, chez Dov Baer, rien n’est négligé pour permettre au « Je » d’être absorbé dans le « Tu ».) Par exemple, la belle musique émeut souvent ; mais pour autant que l’on est conscient de cette émotion, subsiste un élément d’artificialité ; il y a même une certaine affectation dans la jouissance — alors qu’on peut, évidemment, réfléchir ensuite sur l’émotion que l’on a éprouvée sans que cela n’entraîne aucun doute sur l’authenticité de l’expérience. Dov Baer donne comme exemple l’homme qui bat des mains à l’annonce d’une bonne nouvelle qui le transporte de joie ; pour que l’acte soit authentique, il doit être une réaction spontanée, un réflexe. Si l’on bat des mains parce que c’est la réaction attendue, cela prouve bien que la nouvelle ne provoque pas réellement une joie si intense qu’elle ne laisserait plus place dans l’esprit à des considérations sur le « ce qui se fait » en ce cas. Dov Baer prend aussi l’exemple de l’« extase de la colère » : l’homme qui peut « compter jusqu’à dix » avant d’être emporté par la colère n’est pas véritablement furieux.
Le second type de fausse extase est l’extase « provoquée ». Elle est décrite comme un effort conscient pour parvenir à un état extatique à des fins personnelles : on ne se livre à la contemplation que pour provoquer l’extase ; ce qui aurait dû être un effet second devient le but principal. On prend d’assaut la citadelle de l’extase. L’authenticité est plus grande ici que dans le premier type ; en effet, lorsque vient l’extase, la conscience de soi peut être abolie ; l’extase est réelle, mais souillée d’avoir été forcée, elle n’a guère de valeur religieuse. C’est en fait une tentative pour connaître une nouvelle sorte de « choc émotif » ; on essaie de connaître un émoustillement spirituel, ce qui ne vaut donc guère mieux — et est peut-être pire — que de viser à connaître de moins nobles frissons. Dov Baer fait remarquer qu’en ce cas on ne désire pas la présence du divin en son âme, mais seulement l’expérience d’un sentiment d’« animation », de « vitalité » (hiyyouth). On se sert du divin pour atteindre un but égoïste ; on est dans la catégorie du yësh, du « ce qui est », pour reprendre les termes de Dov Baer. L’extase vraie, par contre, implique l’oubli de soi. Le « Rien » divin (ayin) ne peut être abordé que si l’homme est lui-même en état de ayin.
Il faut ouvrir ici une parenthèse sur l’attitude du habad à l’égard de l’extase provoquée par des moyens artificiels. La Lettre sur l’Extase n’envisage pas l’hypothèse d’un hassid qui userait de stimulants pour accroître sa perception. Nous savons cependant que les hassidim, y compris ceux de l’école habad, accordaient une grande importance au chant et à la danse pour provoquer l’extase ; ils n’hésitaient pas, à l’occasion, devant la stimulation de l’alcool. Schnéour Zalman parle explicitement de l’usage légitime de la bonne chère et de bons vins « pour élargir l’esprit afin qu’il soit plus réceptif à Dieu et à Sa Torah » (Tanya, Liqqouté Amarim, chap. VII). On raconte de Menahem Mendel de Loubavitch, gendre et successeur de Dov Baer, qu’il buvait de l’alcool en grande quantité lorsque ses fidèles étaient rassemblés autour de sa table, et qu’il expliquait et commentait ensuite les sujets les plus profonds du habad. Peut-on déduire de tout cela que, à la condition que ce soit pour le bien et pour Dieu, le habad ne s’opposerait pas à l’extase artificiellement provoquée ? Et dans quelles limites ?
L’analyse de Dov Baer sur les degrés de l’extase authentique repose sur la doctrine habad des deux âmes — l’« âme divine » et l’« âme animale ». Dov Baer parle en outre de cinq degrés de l’âme. Il y a donc pour lui dix échelons ascendants dans l’extase, cinq de l’« âme animale » et cinq de l’« âme divine ». Esquissons à ce sujet les thèmes fondamentaux de la psychologie dans le habad.
On trouve dans l’Écriture cinq expressions pour désigner l’âme : néphesh, rouah, neshamah, hayyah et yehidah 22.
22. Pour néphesh (qui apparaît 756 fois dans le texte biblique), cf. notamment Gen. I, 20, 21, 24, 30 ; II, t g ; etc. Pour rouah (« vent », « souffle », d’où : « esprit »), cf. notamment Gen. VI, r 7 ; VII, 15, 22 ; XLV, 27 ; etc. Pour neshamah, cf. notamment Is. II, 22 ; XLII, 5 ; Ps. CL, 6 ; etc. Pour hayyah (« vivace », « de vie ») lié à néphesh, cf. Gen. I, 20, 24 ; II, 7. Pour yehidah (« une », « unique », « unifiante »), cf. Ps. XXII, 21 ; XXKV : 17. De nombreux cabalistes les comprennent comme les noms des « cinq degrés de l’âme ».
Il faudrait tout un volume pour dégager les multiples nuances que prennent ces termes dans la Bible, dans la littérature rabbinique, les écrits des philosophes médiévaux et dans la Kabbale. Qu’il nous suffise ici d’indiquer qu’à l’époque où s’affirma l’importance du habad, ces cinq termes n’étaient pas pris pour des synonymes, mais correspondaient à des degrés de l’âme bien distincts et en ordre ascendant. Néphesh, rouah et neshamah appartiennent aux manifestations normales du psychisme humain. Hayyah et yehidah sont des stades plus élevés et moins courants. On tient en particulier yehidah pour l’état le plus élevé.
Tout cela se complique du fait que le Zohar, et surtout les écrits de Hayyim Vital (1543-1620), le plus grand disciple de Louria, distinguent en outre deux « catégories » d’âme : l’une est liée au bien ; l’autre contient, à la suite de la faute d’Adam, un mélange de bien et de mal 23.
23. Au début de son Sha'aré Qedoushah, Hayyim Vital écrit : « L’homme n’est pas son corps ; son corps est appelé “la chair de l’homme”… C’est sa nature interne qui est l’homme, et le corps n’est rien de plus qu’un vêtement par lequel, tant qu’il est en ce monde, est revêtue l’âme intelligente qui est l’homme lui-même. Après la mort de l’homme, il est dépouillé de ce vêtement, et il est revêtu d’un vêtement affiné, purement spirituel… Sachez que lorsque Adam pécha en mangeant de l’arbre où était la connaissance du bien et du mal, ceux-ci s’attachèrent à son âme et à son corps… descendit en l’homme une âme mauvaise que l’on appelle l’“inclination au mal”. »
Cette idée des deux âmes a été reprise dans le habad, et devient même la pierre angulaire de sa psychologie.
L’âme inférieure, celle qui contient un mélange de bien et de mal, est appelée « âme animale » ; on l’appelle aussi « âme vitale », « âme naturelle » ou « âme intellectuelle ». Cette âme est le siège de la force vitale élémentaire. Elle est le pouvoir par lequel les êtres humains existent et par lequel ils expriment leur volonté, leurs pensées, leurs émotions et leurs actions. Elle se situe dans le ventricule gauche du cœur, d’où elle se diffuse par le sang pour nourrir et maintenir le corps. Selon la Kabbale, le mal entoure le bien, comme son enveloppe couvre la graine. Dans le monde spirituel, les forces du mal s’appellent donc qelippoth, « enveloppes », « écorces », « coquilles ». L’une de ces « écorces » n’est pas entièrement mauvaise, mais contient une certaine dose de bien. C’est l’écorce de nogah (= « clarté », « rayonnement », d’après le texte de la « vision du Chariot céleste » dans le Livre d’Ezéchiel, I, 4 : « Je vois, et voici le vent et la tempête venu du Nord, une grande nuée et un feu tournoyant avec un rayonnement tout à l’entour… »). C’est la source spirituelle de l’« âme naturelle ». (Il faut souligner ici que, dans la pensée habad, cela ne s’applique qu’aux seuls fils d’Israël. Les non-israélites reçoivent en effet leur « âme naturelle » des écorces mauvaises, et non de l’écorce de nogah. Ainsi, même le bien qu’ils commettent a le mal pour source 24.
24. Cf. « Tanya », Liqqouté Amarim : « Chaque homme en Israël, qu’il soit juste ou méchant, a deux âmes… L’une de ces âmes provient de l’“écorce” de nogah et de l’“Autre Côté”, et cela se trouve dans le sang de l’homme pour garder corps en vie… Tous les traits mauvais [du caractère] proviennent des quatre éléments mauvais de cette âme, à savoir : la colère et l’orgueil viennent de l’élément du feu, qui s’élève vers le haut ; l’appétit du plaisir vient de l’élément de l’eau, car c’est l’eau qui fait pousser toutes les sortes de délices ; le mépris, la frivolité, la vanité et les paroles vaines proviennent de l’élément du vent ; et l’indolence et la mélancolie de l’élément de la terre. De cette âme aussi proviennent les bonnes qualités naturelles dont les fils d’Israël sont gratifiés à la naissance, telles que la compassion et la miséricorde. Car, dans les fils d’Israël, cette âme de l’“écorce” est de l’“écorce” de nogah qui contient le bien comme le mal, selon le secret de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Il en est autrement des âmes des nations du monde qui sont issues des autres “écorces” impures et qui ne contiennent aucun bien… et le bien que font les nations, elles le font dans leur propre intérêt… La seconde âme que possèdent les fils d’Israël est en vérité une part de Dieu d’En Haut… »
Ces idées, bien évidemment, ne manquèrent pas d’offusquer. Lorsque Schnéour Zalman fut arrêté par le gouvernement russe, et accusé de trahison, on dit que sa théorie des deux âmes fut l’une des charges retenues contre lui.) Dans le monde des Sephiroth (le « monde » supérieur où débute le « travail » divin) se trouvent le vouloir divin, la sagesse divine, les « émotions » divines et l’action divine. La vie de l’homme les reflète ; l’homme veut, pense, sent et agit d’après le schéma divin. Il est alimenté en cela par l’« âme naturelle ». Dans la terminologie habad, l’« âme naturelle » est revêtue de volonté, pensées, sentiments et actions. Il s’ensuit que dans toute volonté humaine, toute pensée, toute émotion ou action humaine, il y a une trace de mal. Telle est la version habad du « péché originel ».
Outre l’« âme naturelle », tout fils d’Israël possède une « âme divine » qui vient directement des sphères du divin. L’« âme naturelle » est le don des parents à leur enfant ; l’« âme divine » est tirée d’En Haut au moment de la conception : c’est le don de Dieu à Israël, l’héritage de leurs ancêtres, les justes que furent Abraham, Isaac et Jacob qui aimaient Dieu et marchaient dans Ses voies.
Dans la pensée des cabalistes, le Royaume divin comprend quatre « mondes » : le « monde d’Émanation » (« olam ha-atzilouth), le « monde de Création » (« olam ha-beriyah), le monde de Formation » (« olam ha-yetzirah), et le « monde d’Action » (« olam ha — » assiyah). L’âme naturelle comme l’âme divine de l’homme peuvent être issues de l’un ou l’autre de ces quatre « mondes ». Celui dont l’âme vient du « monde d’Émanation » est doté de pouvoirs spirituels plus grands que celui dont l’âme vient du « monde de Création » et ainsi de suite 25.
25. En simplifiant les choses, on pourrait dire que, dans la conception de la Kabbale, la majorité des âmes viennent du « monde de la Création », mais les âmes particulièrement élevées viennent du « monde de l’Émanation », et les âmes modestes des deux autres « mondes ».
Mais au fond de toute âme il y a, pourrait-on dire, une part de Dieu tel qu’Il est en Lui-même, une part de En Soph, l’Infini. Cette idée d’une part de divinité en chaque homme est une des théories les plus fondamentales du habad. Dans la terminologie habad, on décrit cela comme une part de En Soph non occultée, profondément enfouie dans l’âme humaine où il y a occultation. « La part du Seigneur c’est Son peuple » (Deut. XXXII, 9) est audacieusement interprété par le habad : en l’âme de tout fils d’Israël, il y a une part de Dieu, une concrète étincelle divine. Retracer les sources de cette idée dans la pensée mystique juive dépasserait notre cadre. Il serait inexact de prétendre qu’elle est entièrement originale, mais on peut dire que l’accent particulier que lui donne le habad est tout à fait nouveau dans le judaïsme. Ajoutons que, pour le habad, l’« âme divine » a son siège dans le cerveau d’où elle est diffusée à travers tout le reste du corps 26.
26. Cf. « Tanya », Liqqouté Amarim, chap. IX : « Or, le lieu où demeure l’âme animale d’Israël provenant de l’“écorce “de nogah, est dans le ventricule gauche du cœur, qui est plein de sang. Il est écrit (Dt. XII, 23) : “Car le sang c’est l’âme.” C’est pourquoi toute concupiscence, vanité et colère et ce qui leur ressemble sont dans le cœur et, du cœur, gagnent le corps tout entier et montent aussi dans le cerveau, en sorte qu’on y pense et qu’on y réfléchit et qu’on s’y accoutume, tout comme le sang a son siège dans le cœur et est diffusé du cœur à tous les membres et gagne le cerveau. Mais l’âme divine siège dans le cerveau. De là, elle s’étend à tous les membres et au cœur aussi, dans le ventricule droit où il n’y a pas de sang, ainsi qu’il est écrit (Eccl. X, 2) : “Le cœur du sage est à sa droite.” Cela se rapporte à l’amour de Dieu qui brûle comme les étincelles ou comme une flamme dans le cœur de ceux qui comprennent et emploient leur intellect à méditer sur les sujets qui suscitent l’amour. Cela se rapporte aussi à la joie du cœur dans la splendeur de Dieu et la majesté de Sa grandeur, lorsque l’œil de l’intelligence de l’âme se fixe sur la gloire du Roi et Sa splendeur très haute, insondable, illimitée et sans borne, comme nous l’avons expliqué ailleurs.”
On ne considère pas l’âme divine et l’âme naturelle comme entièrement séparées l’une de l’autre. L’âme divine est « revêtue » de l’âme naturelle à travers laquelle elle s’exprime, tout comme l’âme naturelle est « revêtue » de volonté, pensée, émotions et actes. En chaque acte humain, se trouve le pouvoir de l’âme naturelle et, profondément « dissimulée », la force intérieure de l’âme divine. Cette dernière peut être puissante ou faible selon la proximité de l’homme par rapport à Dieu dans la vie quotidienne, et à la mesure de la grâce divine qui lui est donnée. Dans la Lettre sur l’Extase, Dov Baer explique la différence entre les manifestations des deux âmes comme une différence entre l’« essentiel » et le « séparé ». Cela signifie qu’une expérience de l’âme divine, quoiqu’exprimée par la volonté, la pensée, les émotions et les actes de l’homme, est, dans sa réalité, une expérience du divin par le divin : c’est une expérience « essentielle » — l’essence divine répondant à l’essence divine, l’étincelle s’approchant de la flamme. Une expérience de l’âme naturelle, par contre — exprimée par la volonté, les pensées, les émotions et les actes humains — est une expérience « séparée » : elle implique une rencontre du divin par quelque chose qui n’est pas lui-même divin.
Des cinq degrés de l’âme, yehidah est le plus élevé. Cela correspond au vouloir qui est « supérieur » à l’intellect : pour connaître, il faut la volonté de connaître. (Ainsi, dans le domaine des Sephiroth, la première sephirah est Kéther : Couronne, l’émergence, pourrait-on dire, d’un vouloir en En Soph (l’Infini), en ce dont on ne peut affirmer pas même le vouloir ; elle est supérieure à la seconde sephirah, Hokhmah : Sagesse. Vient ensuite la sagesse, représentée par Hayyah. Neshamah correspond à la sephirah Binah, Intelligence, que l’on dit être l’intelligence du cœur. Le niveau rouah représente les émotions [dans le domaine des sephiroth, ce sont les six sephiroth inférieures à Sagesse et Intelligence, et qui représentent la source de ce que l’on pourrait appeler les « émotions divines »]. Au stade le plus bas, se trouve néphesh (qui correspond à la sephirah Royauté) ; à ce niveau, l’âme est à peine engagée. Quand l’homme, par exemple, contemple le divin, sa méditation comporte cinq degrés. Le plus bas est celui de néphesh ; c’est un simple désir, pas davantage, d’être proche de Dieu ; l’homme réfléchit sur son indignité et son grand éloignement du divin ; il souhaite ressentir le divin, mais ne trouve aucune réponse en son âme. [C’est ce que Dov Baer exprime par l’« entendre-du-lointain ».] Mais, comme il a reconnu qu’il est loin de Dieu, il décide de mener une vie meilleure. Le degré de néphesh a donc des implications dans l’action, mais sans chaleur spirituelle, même pas dans l’action. Vient ensuite le degré de rouah qui engage les émotions. Dieu est suffisamment proche pour que soit pris l’engagement de mener une vie selon le bien, et la chaleur spirituelle est assez grande pour être transmise à l’acte. Celui qui parvient à ce stade se comporte suivant l’importance du bien qu’il accorde à la proximité de Dieu. Mais la véritable expérience du divin est encore très faible ici. Vient ensuite le degré de neshamah : le cœur est vraiment impliqué. Il ne s’agit plus seulement de désirer Dieu ou de vouloir accomplir Sa volonté. L’homme jouit véritablement de Dieu. Plus haut est le degré de hayyah où le mental, autant que le cœur, est transporté d’extase. À ce degré, l’homme est si proche de Dieu que le divin est perçu avec une grande plénitude. Aussi le ravissement peut-il se prolonger. Enfin, supérieur à tous, est le degré de yehidah où il y a « simple vouloir », volonté pure de connaître Dieu, plus haute que tout intellect et toute émotion. À ce stade, l’homme a virtuellement accompli le dépassement de soi, et il aborde le divin par-delà toutes les limites normales imposées par sa nature physique.
On peut donc dire que l’« âme naturelle » se manifeste dans les cinq stades de néphesh, rouah, neshamah, hayyah et yehidah ; ces manifestations sont de la catégorie de la « séparation », pour reprendre les termes de Dov Baer. Mais l’« âme divine » peut, elle aussi, faire l’expérience du divin, mais dans la « catégorie de l’essence », par les manifestations de néphesh, rouah, neshamah, hayyah et yehidah. [De l’exposé de Dov Baer, il ressort que les degrés de l’« âme divine » ne sont pas le fruit de l’effort humain ; ils ne peuvent être atteints que par une grâce particulière venue d’En-Haut.] Il y a donc pour Dov Baer dix stades de l’expérience de l’âme dans la vie contemplative — cinq pour l’« âme naturelle » et cinq pour l’« âme divine ». Il faut bien reconnaître que cette division en deux séries de cinq est quelque peu arbitraire et qu’elle est établie en fonction de la doctrine des cinq degrés de l’âme ; mais l’analyse que fait Dov Baer des différents états de l’esprit est en fait indépendante de cette classification. Dov Baer admet les deux stades d’extase simulée dont nous avons parlé, mais refuse de les compter parmi les « cinq degrés » ; il est clair qu’il ne s’y refuse que pour pouvoir faire entrer son analyse dans le cadre des cinq degrés de l’âme.
Il faut enfin préciser que le stade le plus bas de l’« âme divine » est supérieur au stade le plus élevé de l’« âme naturelle » — autrement dit, la néphesh de l’« âme divine » est plus élevée que la yehidah de l’« âme naturelle ».
Il ne serait pas inutile de rappeler ici que dans la pensée habad (Dov Baer n’en fait pas explicitement mention dans la Lettre sur l’Extase), l’amour et la crainte engendrés par les expériences de l’« âme naturelle » sont de plus grande valeur que ceux qui résultent des expériences de l’« âme divine ». Car, lorsque l’âme naturelle fait l’expérience du divin, c’est le fruit d’un effort de l’homme et la lumière jaillit au cœur même des ténèbres. Lorsqu’un homme doit combattre pour les choses qu’il aime, son affection à leur endroit est décuplée par la lutte. De même, lorsque l’âme divine en l’homme lutte avec son âme naturelle, la purifiant ainsi du mal qu’elle contient, l’amour pour le divin, qui en découle, est bien plus puissant qu’il n’aurait pu l’être sans combat. C’est sur cette idée que repose l’interprétation de Schnéour Zalman (dans le Tanya) sur le texte (Deut. XXI, 15-17) : « Si un homme a deux femmes, l’une aimée et l’autre haïe, et qu’elles lui enfantent toutes deux des fils, si le fils premier-né est de celle qui est haïe… il reconnaît pour aîné le fils de la haïe et lui donne double part... » Les deux femmes sont les deux âmes ; la « divine » et la « naturelle » ; elles sont rivales et luttent l’une contre l’autre, surtout au moment de la prière lorsque l’âme divine désire la proximité de Dieu et que l’âme naturelle la distrait par les pensées qui dissipent son attention. Si l’homme sort victorieux de la lutte, l’« enfant premier-né » est celui de la « femme haïe » : l’amour et la crainte issus de la lutte contre le mal intérieur sont plus grands qu’ils n’eussent pu l’être si l’âme naturelle n’avait pas fait obstruction. Lorsque l’âme naturelle, elle aussi, est amenée par la lutte jusqu’à l’amour de Dieu, l’amour et la crainte sont d’autant plus grands.
II
Après cette brève esquisse de quelques-unes des idées fondamentales qui sont à l’arrière-plan de la Lettre sur l’Extase, nous allons retracer les grandes lignes de la vie de l’auteur.
Dov Baer est né en 1773, un an après la mort du Maggid de Mézéritch qui fut le Maître de son père ; Schnéour Zalman appela son premier-né Dov Baer, du nom du Maggid. À la mort de Schnéour Zalman, en 1813, la majorité des hassidim invita Dov Baer à assumer la direction du habad. Son gendre, Menahem Mendel — qui était le fils de sa sœur, donc le petit-fils de Schnéour Zalman, lui succéda à son tour, en 1827. Schnéour Zalman est souvent appelé le « Vieux Rabbi » (der alter Rebbé), c’est-à-dire le fondateur du habad ; quant à Menahem Mendel, on l’a surnommé Tzémah Tzédek, le « Bourgeon de Justice », d’après le titre de son principal ouvrage. On appelle Dov Baer le « Rabbi du milieu » (der mittler Rebbé), c’est-à-dire le chef qui vient entre le fameux Schnéour Zalman et le non moins fameux Menahem Mendel.
Disciple zélé de son père, Dov Baer prenait soigneusement note de chaque parole de son Maître. Menahem Mendel disait de Dov Baer qu’il avait si bien assimilé la doctrine hassidique que si on lui ouvrait les veines, au lieu de sang, il en coulerait les enseignements du habad.
Durant la guerre de Napoléon contre la Russie, Schnéour Zalman prit le parti du tsar. Dans une lettre à un ami, il affirmait que si les Français remportaient la victoire, les conditions matérielles des Juifs de Russie seraient améliorées, mais leur condition spirituelle en souffrirait ; par contre, si le tsar était vainqueur, leurs conditions matérielles se détérioreraient sans doute, mais leur état spirituel progresserait 27.
27. Dans une lettre adressée à Moshé Meisel, qui avait été le disciple du Gaon de Vilna puis se rallia au habad, Schnéour Zalman écrit : « Au cours du moussaph (prière supplémentaire) de Rosh-Hashanah, ils me montrèrent (c’est-à-dire : les cieux) que si B. P. (Bonaparte) remportait la victoire, la corne (c’est-à-dire : la gloire) d’Israël serait relevée et l’abondance affluerait en Israël, mais le cœur d’Israël serait séparé et écarté de son Père dans les Cieux. Mais si A. A. [Adonénou Alexander, « notre seigneur Alexandre », le tsar] remportait la victoire, la corne d’Israël serait diminuée et la pauvreté s’accroîtrait en Israël, mais le cœur d’Israël serait uni et attaché à son Père dans les Cieux. » À la suite de quoi, Moshé Meisel rompit les contacts qu’il avait noués avec les représentants de Napoléon.
La haine et la peur de Schnéour Zalman à l’égard de Napoléon, qui représentait à ses yeux le grand ennemi du spirituel, étaient à la limite du pathologique. Juste avant la Retraite de Russie, Schnéour Zalman, terrorisé, s’enfuit avec sa famille jusqu’au cœur de la Russie. Épuisé par l’angoisse et les rigueurs du voyage, il mourut tandis que Dov Baer était parti à la recherche d’un refuge où la famille puisse passer l’hiver. Lorsqu’il apprit la mort de son père, raconte-t-on, il en fut d’abord totalement effondré, mais il se reprit finalement et déclara : « Mon père est désormais au Paradis ; là aussi, il enseigne. Nous devons instaurer un “système de communication” entre ici et là-bas. » Si la majorité des disciples de son père reconnut Dov Baer comme le nouveau chef du habad, ce ne fut pas le cas des disciples d’Aaron ben Mosché ha-Lévi de Starossélyé. Dov Baer s’installa dans la ville de Loubavitch, qui devint le centre spirituel du habad. Aujourd’hui encore, les disciples du habad — qui sont plusieurs centaines de mille à travers le monde, et dont le centre est à New York — sont appelés les « hassidim de Loubavitch » les Loubavitcher, pour les distinguer des autres groupes de hassidim. Leur chef actuel est un gendre de l’arrière-petit-fils de Menahem Mendel.
De tous les coins de la Russie, les hassidim venaient rendre visite à Dov Baer, à Loubavitch où il commentait les doctrines du habad, des heures durant. Ses disciples aimaient à déclarer que l’ambition de leur Maître était de répandre la doctrine du habad en sorte que lorsque deux Juifs se rencontrent leur conversation tourne autour des idées du habad. Cependant, Dov Baer, comme de nombreux mystiques, avait un esprit tourné vers le pratique, comme en témoignent la plupart de ses lettres.
La vie d’un Maître hassidique ne se limitait pas à prêcher et commenter les doctrines hassidiques. Il lui fallait conseiller, secourir, et encourager ses nombreux disciples qui venaient de loin pour profiter de sa sagesse. Tel hassid s’inquiétait de voir ses fils négliger leurs devoirs religieux ; tel autre était trop pauvre pour donner une dot à sa fille ; le hassid fortuné faisait grand cas de l’avis impartial du Rabbi dans la conduite de ses affaires. Le frère de tel autre avait désespérément besoin de quelque secours financier. Celui qui souffrait dans son corps ou dans son âme venait au Rabbi fermement convaincu du pouvoir de ses prières. Quant au hassid qui avait quelque démêlé avec un voisin, où trouverait-il justice sinon à la « cour » du Rebbé ? Qui, sinon le Rebbé, pouvait aider les pécheurs repentants dans leur lutte pour se ressaisir ? Sans parler de ces hassidim, déjà avancés sur la voie spirituelle, qui attendaient que le Rabbi leur montre les échelons supérieurs de l’échelle.
Au début, semble-t-il, Dov Baer suivit la voie habituelle, aidant, exhortant, conseillant, et priant pour ses disciples. Mais il était loin de jouir d’une santé robuste, et il dut finalement partager ces tâches avec son frère, Hayyim Abraham, et son gendre, Menahem Mendel. Pour présenter le nouveau dispositif, Dov Baer envoya à ses hassidim une lettre les informant des changements envisagés : le hassid, s’il se trouvait avoir quelque problème, devait d’abord s’adresser aux Maîtres locaux de son groupe ; s’ils ne se sentaient pas capables de résoudre eux-mêmes son problème, ils devraient lui remettre une lettre d’introduction, et c’est alors seulement qu’il devait prendre le chemin de Loubavitch où il exposerait ses difficultés à Hayyim Abraham ou à Menahem Mendel. Et si ceux-ci estimaient qu’il fallait faire intervenir le Rabbi, l’affaire serait portée à l’attention personnelle de Dov Baer. Si ce système était adopté, conclut Dov Baer, il pourrait consacrer davantage de temps au grand amour de sa vie : exposer la doctrine habad. Mais ce projet eut beau être mis en application, le Rabbi n’en continua pas moins à souffrir d’ennuis de santé. Nous le trouvons en 1825 prenant les eaux à Karlsbad, sur la recommandation de son médecin. Il mourut deux ans plus tard à Nyezhin, dans la province de Chernigov, âgé de cinquante-quatre ans.
La tradition hassidique relate la méthode de Dov Baer pour exposer l’enseignement du habad. Des heures durant, il leur expliquait les idées de son père en y ajoutant ses propres commentaires. On disait que c’était la plus grande joie dans sa vie. Le Shabbath ou les jours de fête, la plus grande partie de la journée se déroulait à Loubavitch en prières et en exposés sur la doctrine habad. Un témoin, Abraham Abélé de Kherson, raconte : « Il enseignait la Torah en public pour montrer aux hommes la voie du Seigneur, mais selon la sagesse de la Kabbale. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur la Kabbale, qui se sont répandus dans de nombreuses communautés en Israël. Lorsqu’il enseignait la Torah en public, il était comme le Père du Sanhédrin. Tous ses disciples l’entouraient de tous côtés, et ils s’unissaient tous en un seul cœur pour entendre les paroles du Dieu vivant qui jaillissaient de ses lèvres, comme des étincelles de feu. » On dit que Dov Baer, encore jeune, se vit demander par son père de commenter les enseignements du habad en présence du saint Rabbi Lévi Yitzhaq de Berditchev. Celui-ci fut si impressionné par la profondeur et la clarté des idées du jeune homme qu’il posa son propre châle de prière sur la tête de Dov Baer pour le préserver du « mauvais œil » que les anges et les séraphins auraient pu lui jeter, jaloux de son art à pénétrer les mystères de la Kabbale 28.
28. Les biographes de Dov Baer se donnent grand mal pour le défendre contre l’accusation de relative ignorance des aspects normatifs (halakhah) du Talmud et de la littérature rabbinique. Ils affirment que Dov Baer, dans sa grande humilité, gardait le silence sur son érudition en ce vaste domaine. L’argument laisserait sceptique si l’on n’avait récemment publié un petit ouvrage de Dov Baer sur le « code » classique de la vie juive, le Shoulkhan « Aroukh (Pisqé Dinim, New York, 1958) ; ce texte témoigne que Dov Baer était familiarisé avec la halakhah.
Vers la fin de sa vie, Dov Baer fut jeté en prison par les autorités russes, et inculpé de trahison. À Vitebsk, en effet, vivait un parent de Dov Baer du côté de sa mère, qui était un adversaire farouche du hassidisme et un ennemi acharné du Rabbi. Cet homme se trouva en possession d’une lettre de Dov Baer où celui-ci faisait allusion à une somme d’argent réunie par les hassidim pour aider le Rabbi et sa famille l’année qui suivit la mort de son père. La lettre fut falsifiée de manière que la somme devînt de “deux ou trois cent mille roubles” au lieu de “deux ou trois mille roubles” (opération très simple en hébreu où les chiffres sont représentés par des lettres). Munis de ce faux, les ennemis du Rabbi informèrent les autorités russes que cette somme considérable avait été réunie par les hassidim, à la demande du Rabbi, dans l’intention d’aider les révolutionnaires et de soutenir le sultan de Turquie (la lettre faisait en effet allusion à l’envoi d’une partie de la somme aux hassidim de Palestine). Le Rabbi fut arrêté et transféré à Vitebsk pour y être jugé.
Dans un document remarquable — que l’on a longtemps attribué à Schnéour Zalman, mais qui est bien de Dov Baer le Rabbi proteste de son innocence. Adressé au gouverneur de Vitebsk, ce texte décrit sous une forme simple la doctrine cabaliste des sephiroth, et explique comment, au royaume des sephiroth, les contradictions entre l’amour et la puissance s’harmonisent, en sorte que toutes les sephiroth déversent leur lumière dans la sephirah Royauté (Malkhouth), source de la providence divine ici-bas. Le Rabbi en tire la conclusion que, de la même manière, les souverains terrestres agissent comme force stabilisatrice dans la société ; ils reflètent dans leurs actes la lumière de Malkhouth et règnent de droit divin. Il s’ensuit qu’un cabaliste authentique doit honorer le souverain, et que pour lui la trahison serait un péché impardonnable. On raconte qu’au cours du procès, le principal témoin de l’accusation se référa à Dov Baer en l’appelant “Rabbi”. Dov Baer se saisit aussitôt de cette occasion inespérée : “S’il croit vraiment que je suis un traître, comment peut-il m’appeler ‘Rabbi’ ?” Là-dessus, le dénonciateur se troubla, et un examen plus minutieux fit apparaître la falsification. Dov Baer fut relâché au mois de Kislev, le même mois où son père, bien des années auparavant, avait lui-même été acquitté d’une inculpation similaire. Les hassidim virent là l’intervention de la main divine, et les Loubavitchers, aujourd’hui encore, célèbrent au mois de Kislev l’anniversaire de la délivrance et de la justification de leurs deux grands Maîtres.
Les hassidim racontent avec tendresse les détails des derniers moments de Dov Baer. Il expira en enseignant. Après une grave maladie, alors qu’il semblait avoir perdu toute sa conscience, Dov Baer se redressa et demanda à ses disciples de le revêtir des habits blancs qu’il ne portait habituellement que le jour du Shabbath. Le Rabbi se lança alors dans un discours sur la fidélité d’Israël envers Dieu : il y a parfois, bien sûr, d’âpres rivalités entre Juifs, mais ils respectent cependant les préceptes de la Torah et se montrent généreux, abandonnant leurs biens pour venir en aide aux autres. Puis, s’adressant à un de ses fidèles disciples, le Rabbi dit : “Secoue-moi si tu remarques que je commence à m’endormir”, et il entreprit, avec sa fougue coutumière, de commenter le verset (Ps. XXXVI, 10) : “Car auprès de Toi est la source de vie.” Au point du jour, le Rabbi répéta ce verset et rendit son âme à son Créateur en prononçant le mot “Vie”. Il mourut le jour de l’anniversaire de sa naissance, le neuvième jour du mois de Kislev. Après sa mort, Menahem Mendel de Loubavitch devint le chef du mouvement habad pour près de quarante ans.
Dov Baer laissait deux fils, Menahem Nahoum et Baroukh, et six filles. Aucun de ses fils ne s’est révélé particulièrement remarquable. Son successeur (Menahem Mendel), son neveu, épousa sa fille aînée 29.
29. Les informations sur sa femme sont si restreintes que je n’ai pu trouver ni son nom ni celui de sa famille. On sait par contre que sa mère s’appelait Sterna ; on raconte qu’un jour, Dov Baer, s’étant disputé avec elle, vint lui demander pardon ; elle le réprimanda vertement, lui rappelant qu’elle avait été mariée pendant cinquante ans à Schnéour Zalman et qu’elle avait donc bénéficié de l’enseignement spirituel du Maître plus que son fils. Dov Baer avait deux frères et trois sœurs. L’un de ses frères, Hayyim Abraham, l’aida à assurer la direction du habad, et mourut en 1848 à Loubavitch. Un certain mystère entoure la vie de l’autre frère, Mosché ; le bruit courait qu’il se serait converti au christianisme, par dépit, dit-on, de voir Dov Baer choisi comme chef du habad. Dans sa série de biographies apologétiques sur les Maîtres du habad (Beth Rabbi, Varsovie, 1903 et 1904), H. M. Hielmann y fait une allusion plutôt obscure : “Ce qui lui arriva est connu, et cela provoqua une grande douleur chez nos Maîtres et chez tous nos amis. Avec l’aide de Dieu, ils parvinrent à le sauver à force de travail, et, depuis lors, nul ne sait ce qu’il advint de lui.” Hielmann ajoute que Mosché envoya sa famille en Palestine, et qu’il vécut lui-même en ermite, mendiant sa nourriture. Il serait mort dans une petite ville près de Jitomir ; il avait demandé à la société funéraire locale d’inscrire sur sa tombe : “Ici gît Mosché”. Quand on lui demanda le nom de son père pour l’ajouter à l’inscription, selon l’usage, il leur répondit de noter que le nom du père du défunt était inconnu. Quant à Dov Baer, il eut six filles qui se marièrent toutes à des membres éminents du mouvement habad.
III
[Je réduis le corps de cette suite érudite]
Dov Baer a écrit quatorze ouvrages qui portent presque tous sur les divers aspects doctrinaux du habad. La Lettre sur l’Extase fut imprimée pour la première fois à Königsberg (?) en 1831, donc après la mort de Dov Baer. Cette édition contient tant d’erreurs, elle est si mal imprimée et comporte des lacunes si importantes qu’elle est pratiquement inutilisable. La seconde édition (Varsovie, 1868) est la meilleure ; elle comporte en outre le Commentaire remarquable d’un des meilleurs disciples de Dov Baer, Hillel ben Méir de Poritch. L’ensemble de ce travail parut sous le titre : Liqqouté Bi'ourim (Recueil de commentaires). Il existe une édition plus tardive, qui ne comprend pas le Commentaire de Hillel ben Méir, et qui parut en 1876 à Varsovie ; elle présente quelques variantes par rapport à la précédente, ainsi que de légères différences dans l’ordonnance du texte.
J’ai pu avoir accès au manuscrit de la Lettre sur l’Extase, que l’on dit être de la main même du Rabbi ; c’est probablement inexact, mais le manuscrit est incontestablement très ancien. La comparaison avec d’autres manuscrits semble suggérer que ce texte fut écrit par Samuel, principal scribe et copiste de Dov Baer. Le frontispice porte ces mots : “Lettre sur la Contemplation et Lettre sur l’Extase, du Rabbi, notre Maître et Guide, le Rabbi de Loubavitch, puisse-t-il vivre !” Ce texte est manifestement d’une autre main et fut ajouté ultérieurement, mais ce fut fait, de toute évidence, du vivant du Rabbi. Le manuscrit contient deux ouvrages, le Traité sur la Contemplation et le Traité sur l’Extase ; le Traité sur la Contemplation est transcrit en premier, mais sa première phrase fait allusion au Traité sur l’Extase qui avait donc déjà été rédigé. En fait, le Traité sur la Contemplation est un supplément au Traité sur l’Extase. Dov Baer souligne d’ailleurs qu’après avoir expliqué la nature de l’extase née de la contemplation, il se sent le devoir d’expliquer la technique de la contemplation. La date indiquée sur le frontispice est celle de 1813 ; elle ne peut être exacte. Dov Baer ne devint le chef du mouvement habad qu’en 1813 ; or, avant de rédiger le Traité sur l’Extase, il avait déjà écrit et diffusé la lettre à ses disciples que nous publions ici en Annexe I. Il ne fait aucun doute que le Traité et la lettre ont été rédigés alors que Dov Baer était déjà à la tête du habad depuis un certain temps. Les deux textes font allusion à la mort de son père et à ses propres responsabilités. De plus, il lui a fallu encore le temps de rédiger le Traité sur la Contemplation, qui figure sur le manuscrit. Il est donc impossible que tout cela remonte à la première année de sa direction du mouvement habad ; d’autant que ces Lettres ont été rédigées pour l’orientation de ses disciples, qu’elles ont donc dû être recopiées à de fort nombreux exemplaires, et qu’il fallait, après chaque lettre, attendre des réponses. D’autre part, le frontispice n’aurait certainement pas affirmé le Rabbi vivant s’il ne l’avait été. On peut donc conclure que le manuscrit a été exécuté après 1813, mais avant 1827.
Nous pouvons évaluer avec plus de précision la date de sa rédaction. Le Traité sur la Contemplation a été publié du vivant de Dov Baer, à la suite de son Mér Mitzwah we-Torah » Or (« Le Flambeau des Commandements et la Lumière de la Torah »), à Kapoust, en 1820. Nous venons de le voir, ce texte est postérieur au Traité sur l’Extase qui a donc été composé entre 1813 et 1819. Une analyse interne du texte le situe relativement peu de temps après que Dov Baer eût été placé à la tête du mouvement. On pourrait donc en conclure que, compte tenu du facteur temps dont nous avons parlé, notre Traité doit dater des environs de l’année 1814, et qu’il s’agit probablement du premier texte d’une certaine longueur qu’ait écrit Dov Baer. Quant à savoir pourquoi le Traité sur l’Extase n’a pas été imprimé du vivant de l’auteur, alors que le Traité sur la Contemplation a été édité, toute théorie sur la question ne dépasserait pas le domaine de l’hypothèse.
Nous avons utilisé pour le présent ouvrage le manuscrit comme base, et l’avons confronté aux versions imprimées.
Dov Baer a certaines particularités de style qui posent de graves problèmes au traducteur. Il cite des textes de mémoire et parfois approximativement ; nous avons rétabli les citations exactes, lorsque cela est utile. Il emploie volontiers l’équivalent hébreu de etc. ; cela signifie tantôt qu’il reste au lecteur à compléter la citation ou à ajouter une conclusion évidente ; plus souvent, ce n’est rien de plus qu’un artifice par lequel Dov Baer paraît dire : « Ce thème pourrait être plus amplement développé. » Dov Baer emploie aussi très volontiers l’expression hébraïque we-day le-mévin : « et que cela suffise à qui comprend » ; ce n’est généralement qu’une clause de style par lequel Dov Baer semble signifier que pour comprendre le sujet dans toute sa complexité, il faut avoir déjà une bonne connaissance de l’enseigneinent habad. De nombreux renvois sont suggérés par des expressions comme « ainsi que nous l’avons dit », ou « le sus mentionné » ; nous précisons en note les pages auxquelles se réfère l’auteur.
[…]
[après l’omission d’un plan détaillé de l’ouvrage, je reprends en gros corps ce qui termine cette introduction :]
Il nous faut ajouter quelques mots sur les hommes à qui s’adressait la Lettre sur l’Extase. Nous savons par l’ensemble des sources, que les hassidim formaient leurs propres congrégations là où ils habitaient. Comme tous les Juifs de cette époque, ils se mariaient très jeunes ; le jeune couple était à la charge des parents pendant les premières années du mariage et n’en venait que progressivement à subvenir à ses besoins. Entre-temps, le marié se consacrait aux études sacrées. En Russie Blanche, une forte proportion de Juifs assurait leur subsistance par quelque petit commerce. C’est là un phénomène remarquable dans l’histoire des religions : une société d’hommes à la fois non célibataires, contemplatifs et gagnant leur vie individuellement et à l’extérieur du groupe. Un tel mode de vie ne pouvait manquer de créer des problèmes spécifiques. Il n’est donc pas étonnant que Schnéour Zalman et Dov Baer doivent mettre en garde, maintes et maintes fois, contre la distraction qu’engendraient chez leurs fidèles les soucis et les soins exigés par les affaires, qui les détournaient de la vie contemplative.
Terminons en disant que la Lettre sur l’Extase constitue un témoignage important d’une expérience religieuse vécue. Ceux qui s’intéressent au fait religieux, comme le psychologue, y trouveront un document dont ils rechercheront et expliqueront, chacun à sa manière, le sens profond et les motivations. Le lecteur y trouvera-t-il quelque chose de plus précieux encore, une approche de la vie spirituelle ? Voilà qui dépend de sa quête personnelle de vie religieuse et du monde de la prière ; et, plus encore, de sa capacité à extraire le noyau de vérité permanente qui se cache dans l’« écorce » du langage du début du xixe siècle et des idées médiévales. Mais je crois qu’on ne peut manquer d’entendre, au travers de ces pages, la voix d’un homme qui, selon sa propre terminologie, écoutait « les paroles du Dieu vivant ». LOUIS JACOBS.
30. N. d. T. : Pour la version française, le nombre de ces formules et renvois a été sensiblement réduit, lorsque les formules semblaient venir quasi automatiquement sous la plume de l’auteur, et lorsque les renvois n’étaient pas utiles à la compréhension du texte ou en appelaient à des notions générales amplement développées dans le présent volume. De même, quelques notes de Louis Jacobs ont été omises, principalement celles qui concernent l’établissement du texte ou qui, sur des points mineurs, font référence à des ouvrages en anglais ou en hébreu. Dans certains cas, des citations extraites des œuvres de Schnéour Zalman ont été écourtées afin de ne pas alourdir les notes.
Par contre, les références bibliques et talmudiques ont été restituées dans le corps de l’ouvrage. D’autre part, quelques mots ont parfois été ajoutés ; ils sont placés entre crochets.
Pour les expressions yiddish, n’ont été maintenues, dans le texte ou en note, que celles qui ajoutent au texte une nuance ou une précision.
J’ai déjà exposé dans ma lettre précédente 1 que bon nombre de nos amis 2 sont égarés et dans l’erreur. Ils se trompent de bien des façons, gravement et parfois totalement, quant aux voies pour recevoir les paroles du Dieu vivant 3 dans la lumière de la Torah et de la prière dans l’esprit et dans le cœur. Ils appellent lumière l’obscurité, et obscurité la lumière ; cela provient d’un effort insuffisant, d’une pratique et d’une formation insuffisantes, et surtout du mal croissant causé par les nombreux darshanim 4 qui veulent étaler leur prétendue sagesse en disant « j’ai un secret » et proclamant qu’il existe des secrets pour le vrai service divin 5. Ils s’abusent eux-mêmes et égarent les autres jusqu’à commettre la plus extrême erreur. Cela me rend très triste, car ils m’attribuent toutes leurs idées. En outre, ils me posent une multitude de questions à ce sujet, et il devient finalement impossible de supporter et endurer la confusion de leurs paroles qui finissent à force par se figer en un semblant de doctrine. Cela est dû au nombre croissant des disciples qui n’ont pas suivi suffisamment l’enseignement de leur Maître, et qui boivent ces « eaux mauvaises » 6 qui étouffent et détruisent l’âme, l’entraînant hors de la lumière jusqu’à la ténèbre.
C’est pourquoi je dis qu’il m’est un devoir et une obligation en vérité que d’exposer et expliquer en détail et minutieusement tout ce qui concerne les méthodes du service divin dans l’esprit et le cœur, chaque chose à sa place selon les étapes et les voies, de sorte que celui qui a perdu son chemin ne s’égare pas davantage et n’égare pas les autres. De sorte aussi que la lumière de la Torah élève dans l’âme qui la reçoit un édifice permanent, fermement planté et dont les racines s’enfouiront profondément, étroitement fixé par un lien solide qui jamais ne pourra être rompu.
On peut comparer cela à un mets délicieux qui ravit l’âme, mais que l’on ne peut porter à la bouche faute d’avoir une cuiller. L’âme se consume de nostalgie pour la simple raison de n’avoir pas de cuiller qui permette de goûter au mets délicieux. Ainsi en est-il de toute la doctrine de vérité sur la contemplation et la connaissance du divin dont notre honoré Maître et père [Schnéour Zalman] qui nous a enseignés et guidés — bénie est sa mémoire et en Eden soit son âme — nous a fait les héritiers, chacun selon ses moyens. La langue est déliée, mais on ne sait comment l’âme devrait recevoir ce bienfait. Voyez : ils ont soif et faim, mais en leur âme il n’est ni vie ni lumière ; et celui qui a étudié et approfondi le sujet s’interroge sur les bienfaits que son âme peut tirer de la contemplation 7. À l’opposé, il y a celui pour qui l’essentiel du hassidisme est dans « l’entendre du lointain » 8. Mais quant à le recevoir dans l’extase de l’âme, l’extase de l’esprit, ou, à plus forte raison, celle du cœur, cela lui est véritablement interdit jusqu’à ce qu’il recherche et demande conseil sur la façon dont il pourra se défaire de l’extase qui vient spontanément 9 et sans notre vouloir. On appelle cela le « s’écouter soi-même » qui est pour lui l’un de ces péchés majeurs qui détruisent l’âme, selon les voies des anciens 10.
Considérez, je vous prie, ces deux conceptions contradictoires — entre lesquelles d’ailleurs on peut trouver un grand nombre des degrés et types intermédiaires — et qui comportent également une multitude d’erreurs allant de la lumière à la totale ténèbre. Cela s’applique aussi aux plus âgés parmi nous, qui, quoique bien informés et éclairés en d’autres matières, quoique sages à leurs propres yeux dans tout le sens de la doctrine hassidique, n’en sont pas moins tout à fait égarés. C’est pourquoi il est essentiel d’exposer et expliquer chaque chose afin qu’« ils n’accrochent pas sur moi des
cruches vides » 11. Il est de première importance d’établir et assurer l’intention fondamentale de notre Maître et père qui nous a enseigné et guidé — bénie est sa mémoire et en Eden soit son âme — à la lumière de la doctrine qu’il nous a révélée au long de trente années. Au nom de mes amis bien-aimés qui recherchent les paroles du Dieu vivant dans la vérité, j’ai toujours recherché depuis ma jeunesse que la lumière de la vie éternelle soit fermement et pleinement ancrée dans leur âme. Tel est le sujet de la révélation du divin en leur âme, à chacun selon sa capacité, comme on le sait.
1. Le texte de cette « lettre précédente » figure en Appendice I.
2. Littéralement : « les hommes qui sont en paix avec nous » (Gen. XXXIV, 21). Expression courante pour désigner les membres d’une « école » hassidique ; ici, celle du habad.
3. Expression habad courante pour désigner les doctrines sur Dieu enseignées par les Maîtres du Habad.
4. Darshanim, proprement « les commentateurs », désigne ici ceux qui ont entendu la doctrine professée à la « Cour » du Rabbi, et qui la rapportent dans les réunions des membres de la secte. Ils prétendent évidemment la communiquer dans toute son authenticité. En fait, d’après Dov Baer, ses propres darshanim transmettent un faux enseignement aux hassidim abusés.
5. Dov Baer nie le sens ésotérique que les darshanim attribuent à son enseignement. D’après eux, l’importance attribuée par Dov Baer et son père à l’extase religieuse ne serait destinée qu’aux non-initiés, mais elle serait par contre interdite aux initiés.
La traduction de razi ly (Isaïe XXIV, 16 : « la misère est mon lot ») reprend ici celle du Zohar III, 284 b, qui comprend raz comme « le secret ».
6. Traité talmudique Abboth (I, il) : « Abtalion disait : Que les sages prennent garde à leurs paroles afin de n’être pas exilés en un lieu d’eaux mauvaises, et leurs disciples qui les suivent en boiraient et mourraient… »
7. La contemplation sans âme et sans vie ne peut procurer l’extase ; certains en viennent donc à douter de la valeur de la contemplation. D’autres hassidim prétendent que seule la contemplation a une valeur en soi ; ils regardent avec méfiance toute extase née de la contemplation, car l’extase impliquerait une certaine conscience de soi.
8. Expression de Dov Baer pour désigner la contemplation du divin et l’étude de la doctrine hassidique sans engagement véritable, par pur jeu intellectuel. On « entend » — on saisit cérébralement — mais comme un écho lointain qui n’affecte pas la vie du disciple.
9. L’« extase spontanée » n’est pas la fausse extase contre laquelle s’élève le habad ; malgré ses limites elle n’est pas une erreur.
10. Ici, « les anciens » désigne les hassidim antérieurs au habad, auxquels s’opposait R. Schnéour Zalman ; ils croyaient que le vrai but du hassidisme était l’extase, et se méfiaient de la contemplation.
11. Expression talmudique (Avodah Zarah, 37 b) : attribuer à tort des opinions absurdes à quelqu’un.
Voyez : « le début de mes paroles projette une lumière » (Ps. CXIX, 130) sur la différence entre les anciennes voies du hassidisme et celles que notre Maître et père qui nous a enseignés et guidés — bénie est sa mémoire et en Eden soit son âme — nous a léguées, et qu’il a éclairée pour nous de la lumière de sa doctrine. Je lui ai bien des fois entendu dire que le propos et le but principal de ses efforts, dans un véritable esprit de sacrifice pour le bien de notre confrérie, — et cela depuis qu’il avait commencé à se dévouer à son saint service — avaient toujours été de fixer bien fermement dans notre âme le dévoilement du divin. Cela veut dire que l’extase de notre âme doit être une extase divine et non une extase de la vie charnelle 1, car celle-ci n’est en rien une extase divine. C’est là un principe fondamental dans lequel se trouve l’essence de notre sujet, car telle est la distinction entre ceux qui servent le Seigneur avec leur âme et ceux qui servent le Seigneur avec leur corps. Ce principe général entraîne une variété infinie de détails ; mais il faut tout d’abord en expliquer soigneusement la racine, car, s’il est bien connu de tous, tous n’en comprennent pas la pleine profondeur.
Cela sera plus clair si nous rappelons le commentaire bien connu sur le verset (Dt. IV, 4) : « Et vous qui êtes attachés (devéqim) au Seigneur votre Dieu, vous êtes tous vivants aujourd’hui. » D’où il ressort que sans devéqouth 2, on n’est pas appelé « vivant », mais « mort ». Il est aussi écrit (Dt. XXX, 20) « Aimer le Seigneur, car Il est ta vie. » Or, il est impossible d’expliquer les mots « car Il est ta vie » comme se rapportant à l’idée d’« aimer le Seigneur », ce qui impliquerait que cet amour est ta vie ; car, si tel était le sens, l’Écriture aurait dit : « car cela est ta vie ». Pourquoi donc l’Écriture dit-elle : « car Il est ta vie » ? Il est évident que « car Il est ta vie » est la raison que donne l’Écriture à l’amour. Pourquoi aimeriez-vous ? Parce qu’Il est ta vie. S’il en est ainsi, il faut comprendre à quoi tend l’extase de l’amour, puisqu’Il est déjà ta vie en réalité 3. Mais voyez : il y a une distinction bien connue entre « aimer » et « adhérer ». L’« adhésion » signifie la vitalité et l’attachement de l’âme à la Vie des vies, l’essence de la lumière de En Soph 4, qui est appelée la Source de Vie de toutes les âmes. C’est pourquoi il est dit : « car Il est ta vie » — littéralement. À propos de l’« adhésion », devéqouth, il est dit : « Et vous qui êtes attachés (devéqim) au Seigneur, êtes tous vivants aujourd’hui », ce qui signifie : vous qui, par la racine de votre âme, êtes unis tout naturellement d’un attachement permanent et essentiel et non pas dans la catégorie de l’extase occasionnelle 5. Comme le dit Rabbi Siméon bar Yohaï 8 « J’étais lié à Lui par un seul nœud, j’étais uni à Lui… » Cela est présent en chaque étincelle issue d’Israël, même en celui dont la racine n’appartient qu’à la catégorie de l’âme de l’« Action » 7. C’est pourquoi l’Écriture dit : « Écoute Israël » (Dt. VI, 4) à Israël seulement ; cela veut dire qu’il faut être prêt à présenter son âme 8 lorsque le mot « Un » est prononcé dans ce même verset. Suit immédiatement (ibid. VI, 5) le commandement : « Tu aimeras… » qui est de la catégorie de l’extase de l’âme ; pour cela, un commandement est nécessaire, car l’âme doit faire effort, et c’est ce qu’on appelle : « le labeur de l’amour » 9.
Mais le fond de notre sujet est le principe général que nous avons rappelé : l’extase devrait être, avant toute chose, la seule extase divine. Elle comprend deux degrés : « adhérer » et « aimer ». Voici comment cela s’explique : on sait qu’il y a cinq degrés dans l’âme divine 10, à savoir : néphesh, rouah, neshamah, hayyah, et yehidah. Le degré le plus élevé est yehidah ; c’est la catégorie du lien essentiel et de l’attachement permanent 11 — comme il est dit : « uni à Lui et m’embrasant pour Lui ». Cela est présent en chacun des enfants d’Israël, chacun selon ses moyens. Il est nécessaire d’exposer et expliquer cela plus amplement.
Nous voyons clairement que chaque homme (fût-il d’un « stade inférieur, et son âme médiocre dans l’entendement et le sentiment), lorsqu’il entend une idée sur la contemplation divine — par exemple sur l’idée du « contenir » et « emplir » 12, ou quelque autre — son âme entend plus fort, [jusqu’à l’extase]. Ce sens 13 prend sa source à la racine de son âme ; il est donc, en son âme, de la catégorie du divin : c’est la catégorie de la yehidah en lui, qui est plus élevée que le pouvoir dè la sagesse en son âme 14, et cela appartient à la catégorie du lien de son « essence », appelée devéqouth, où l’âme adhère et est entraînée directement (sans l’intermédiaire de la contemplation), par le seul fait de la présence de l’« essence » divine, comme l’étincelle est attirée par la flamme. C’est cela qui est la véritable extase divine.
Cependant, on risque ici de se tromper du tout au tout : il peut en effet apparaître au premier abord qu’une vraie « adhésion » se trouve ainsi en chacun ; or, c’est en fait tout le contraire. Nous voyons des masses de gens transportés dans leurs prières par une extase extérieure qui provient du vain égarement de l’âme et du cœur ; cri extérieur, cela pénètre dans le cœur charnel, sans vie ni lumière : cela n’est en rien « pour le Seigneur ». Il n’y a dans ce cas, en effet, aucune extase dans l’esprit qui vienne de la contemplation du divin — sauf d’une manière très vague — ni de cet « entendre du lointain » dont nous avons parlé, ni de cette attirance de l’âme vers le fond d’elle-même. Rien, dans cette sorte de contemplation, qui soit de l’ordre de l’« entendre ». Les gens ont beau appeler cela « adhésion » ou « embrasement » 15, c’est en fait une adhésion entièrement fausse, à l’opposé même de cette vraie devéqouth qui est, comme nous l’avons dit, appelée extase divine. Cela peut ressembler à la devéqouth vraie, mais ce n’est pas une « adhésion au Seigneur », et une adhésion qui n’est pas au Seigneur n’est rien. Comme il est écrit (Dt. IV, 4) : « Et vous qui êtes attachés au Seigneur, vous êtes tous vivants, etc. », c’est-à-dire : vous seuls êtes vivants ; quant à l’adhésion extérieure, qui n’est pas « au Seigneur », elle est morte, puisque l’âme n’en est en rien revivifiée à sa Source dans le divin dont elle fut tranchée. Cela n’est que « culte du soi » et certainement pas Service de Dieu. Ce n’est pas même un « service de Dieu avec le corps », car celui qui prie Dieu avec son corps est au moins au service de Dieu ; pour lui en effet, l’extase de l’amour pour le Seigneur seul est celle de l’amour naturel, physique, car l’âme naturelle, animale, elle aussi aime Dieu. Tel est aussi le sens obvie du verset (Dt. VI, 5) « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur », dont les Rabbis — bénédiction est leur mémoire — disent : tu aimeras avec tes « deux inclinations » 16. Cela n’appartient certes pas à la catégorie de l’attachement essentiel de l’âme divine, mais cela est tout au moins « prière du Seigneur avec le corps », car alors l’extase de Dieu seul, la Vie des vies, transporte le cœur matériel et la chair. Comme il est dit (Ps. LXXXIV, 3) : « Mon cœur et ma chair tressaillent devant le Dieu vivant. » Le cœur de chair réellement. Tout comme le cœur de chair s’extasie lorsqu’il connaît l’expérience des plaisirs matériels, ainsi, celui qui sert Dieu avec son corps se réjouit en le Seigneur dans son cœur physique. Ce degré, quoiqu’inférieur, appartient déjà à la perfection la plus haute, à ce degré où l’on atteint à « l’amour au milieu des délices » (Gant. VII, 7), à la catégorie de l’essence de la yehidah dont nous avons parlé, et ainsi que nous l’expliquerons plus loin.
À l’opposé, on trouve l’extase externe du cœur charnel, avec l’ardeur enthousiaste d’un feu étrange qui ne vient que de l’échauffement du sang, et qui n’a rien à voir avec le feu divin. Ce n’est qu’une mise à nu du cœur et de la chair, avec des étincelles brûlantes auxquelles l’homme se réchauffe pour tenter de ressentir l’extase. Mais cet égarement entraîne l’homme vers de fausses et vaines illusions. On peut à ce propos rappeler le commentaire sur le verset (Lév. XIX, 26) : « Vous ne mangerez rien avec du sang », compris comme : il ne faut pas prier avec le sang seul, mais avec l’âme du sang 17. À ce propos encore, il est dit (Prov. XVIII, 2) : « L’insensé n’a nul plaisir à comprendre, mais seulement à mettre son cœur à nu », comme chacun le sait.
Celui qui a, une seule fois, goûté en son âme la saveur vraie des paroles du Dieu vivant, comprendra et n’aura que mépris pour cette voie fausse et trompeuse, refusant de la subir, car cette fausse « adhésion » entraîne fatuité et orgueil jusqu’à faire dire à celui qui en souffre : “Moi, et rien que moi” (Is. XLVII, 8 et 10). C’est bien là une conscience de soi excessive, et elle aboutit à un bas orgueil en tous points semblable à ceux dont font montre ceux qui se vantent physiquement des choses matérielles. C’est ainsi que l’on sombre aussi dans la concupiscence égoïste, entraîné tout entier vers un feu étranger. Il est bien connu que les voies sont nombreuses qui mènent bien des gens vers la chute. Mais plus l’on est attaché et lié à l’extase divine dont nous parlons, d’autant plus l’on rejette ce feu étranger qui est son contraire même. C’est là un sujet fort délicat, aux nuances nombreuses. Ceux même qui en comprennent l’idée ne saisissent pas pleinement cette distinction dans ses moindres détails ; ils n’appréhendent que la différence globale entre ce qui est ressenti dans le cœur de chair et cette extase divine dont il est dit : « Mon cœur et ma chair tressaillent, etc. » Le cœur physique, nous l’avons dit, éprouve une sensation lorsque le divin est contemplé, et lui aussi est porté vers l’extase. Mais cette extase est accompagnée d’une forte conscience-de-soi, comme dans l’extase extérieure du cœur charnel : c’est l’« extase-de-soi » et nullement l’extase du divin. Ces deux contraires peuvent coexister cependant. Cela est clair pour celui qui connaît la saveur et le sens des paroles du Dieu vivant, mais cela reste caché à la majorité, même parmi ceux qui ont des connaissances, et même aux plus grands d’entre eux. En fait, ils transforment la lumière en obscurité et l’obscurité en lumière ; bien des gens se font des illusions, s’imaginent qu’ils sont parvenus, ressentant le divin, à l’extase du cœur charnel. Mais ce n’est en vérité qu’une sensation corporelle ; il s’y cache, il est vrai, une infime fraction de la lumière divine, mais si bien enfouie qu’ils ne la connaissent pas. Il est bien connu que cela s’appelle « résidu » 18 de la contemplation.
Je vais maintenant expliquer ce que j’entends par là. Je ne veux en effet pas me contenter d’un simple exposé théorique ; mon but est d’éclairer, autant que faire se peut, la vraie révélation du divin en nos âmes.
Il me faut d’abord citer un manuscrit qui renferme quelques-unes des paroles de notre Maître et père qui nous a enseignés et guidés — bénie est sa mémoire et en Eden soit son âme. Nous y trouvons notamment un commentaire sur le passage du Zohar (Peqoudé 233a) qui s’appuie sur le verset (Ezéch. XL, 3) : « Et voici, il y avait un homme dont l’aspect était comme l’aspect de l’airain, et qui tenait dans sa main un cordeau de lin et une mesure de jonc 19. » Si l’on fait le total des nombres cités pour le premier ensemble de tentures aux couleurs sacrées [représentant les Sephiroth], on compte trente-deux (vingt-huit pour la longueur et quatre pour la largeur). Et le second ensemble de tentures, celui de l’extérieur, se dénombre trente-quatre (puisque les tentures de caprins font trente de longueur, etc.). Ainsi, l’un est moindre, mais plus élevé, et l’autre est plus élevé, mais moindre. Ce commentaire dans notre manuscrit peut aider à comprendre l’ensemble du sujet dans tous ses détails et nuances.
Pour saisir ce qui est au cœur de tout cela, il faut connaître la différence entre le côté du sacré et le côté de nogah 20. Pour ce qui est du sacré, le « vase » 21 (le « quelque chose » de la lumière) est de la catégorie de l’anéantissement 22. Mais pour le vase de nogah, on ressent le « quelque chose » à un point tel que l’addition est plus grande que ce à quoi elle a été ajoutée, et cette addition est une diminution.
… La lumière du bien et de la grâce appartient là à la catégorie de la « séparation » 23 ; son « vase » (son « quelque chose ») prend une ampleur plus grande que la lumière. C’est une diminution. Comme disent les Rabbins (Talmud, Baba Bathra 87b) : « Le juste parle peu, mais fait beaucoup ; le méchant parle beaucoup et fait peu. » Cela signifie : « le juste parle (catégorie du “vase” qui révèle la pensée) peu (catégorie de l’anéantissement dans le divin), mais fait beaucoup (avec la moindre conscience de soi) ». Du méchant, l’inverse est vrai : « il parle beaucoup (catégorie grossière et extension du “quelque-chose” du “vase”) et il fait peu » (à cause de la diminution de la lumière, comme nous venons de le dire).
De la même manière exactement, nous remarquons beaucoup d’exagération dans l’extase extérieure de ceux qui sont égarés dans le cœur charnel extérieur ; cela provient de l’extension du « quelque-chose » du nogah, qui est aussi l’entière diminution de la lumière intérieure au point qu’elle est changée de bien en mal, comme nous l’avons déjà dit. À l’inverse, lorsqu’il s’agit du côté du sacré, même le « quelque-chose » ressenti dans le cœur charnel pénètre tout entier dans la catégorie de l’anéantissement, sans la moindre conscience de soi. Cette diminution de la conscience de soi est due à la puissance de la lumière et de la vie intérieure. Celui qui a goûté à la saveur et à la connaissance des paroles du Dieu vivant voit clairement cette différence. Et c’est là la racine de la distinction (entre l’extase vraie et l’extase inauthentique).
En fonction de cela et afin de connaître dans les détails tous les signes des diverses étapes, — sans s’abuser soi-même — il faut d’abord bien considérer la racine de cette totale absence de conscience-de-soi lorsque l’extase divine est ressentie dans le cœur charnel. Au premier abord, il est impossible en effet de croire en une expérience dont on n’aurait absolument pas conscience ; cela semble être une contradiction dans les termes.
Prenons, avant d’aller plus loin, l’exemple de la mélodie. Quelle est la nature de la mélodie ? On dit, cela est bien connu, que le Berger Fidèle (Moïse) avait coutume de chanter toutes les mélodies dans ses prières, car il incluait toutes les six cent mille âmes d’Israël, et chaque âme ne peut que monter vers la racine de la Source dont elle fut tranchée. Telle est la catégorie de l’extase essentielle avec l’« amour parmi les délices », chacun selon la façon dont son âme plonge ses racines dans les délices d’En Haut. Celui qui incluait toutes les âmes était le Berger Fidèle qui, de ce fait, incluait chacune des mélodies en son chant.
Il faut d’abord comprendre la nature de l’extase produite par la musique ; elle appartient uniquement à la catégorie de l’extase spontanée, sans qu’intervienne aucun choix ni aucune volonté de l’intellect. On ressent cette extase, et cependant l’on n’en a pas conscience ; elle ne résulte pas d’une intention, mais vient automatiquement, d’elle-même et sans même qu’on le sache. Au moment où elle apparaît, elle est comme non ressentie ni connue, on peut donc dire qu’il y a là une totale absence de conscience de soi. Et cependant, c’est bien une extase vécue 24.
On peut comprendre cela par une analogie. Nous voyons que quelqu’un est transporté d’extase par une grande joie soudaine, lorsqu’il reçoit de bonnes nouvelles par exemple ; son cœur est sans doute aucun en extase, au point qu’il fait des mouvements brusques et involontaires, comme frapper des mains. Chacun le sait. Mais il n’y a en cela aucune intervention de volonté ou de choix. Involontairement, mais de son plein gré, il frappe des mains ; il n’est donc pas conscient lui-même d’être en extase. Son cœur en fait l’expérience, et il est comme s’il n’en savait rien. L’extase est authentique, mais elle ne provient que de cette chose heureuse à laquelle s’attache son cœur. Il ne se rend pas compte qu’il est en extase, car il n’avait aucune intention de parvenir à l’extase. L’extase est née automatiquement, et il lui est possible d’en être tout à fait ignorant. Nous voyons aussi, à l’opposé, que celui qui est emporté dans une extase de fureur, ne reconnaît ni n’éprouve l’extase 25. Il en va tout autrement du type d’extase que l’on obtient en la suscitant, celle par exemple de tel qui s’épuise à une contemplation intense jusqu’à être entraîné dans l’extase. Dans ce cas, toute sa volonté ne tend que vers la seule extase ; il la désire ardemment, il attend sa venue. Lorsqu’il l’atteint, il s’en réjouit s’il ressent toute l’ardeur et l’enthousiasme qu’il désirait ; et sinon, il souffre.
Bon nombre de nos amis sont, à ce propos, dans une confusion totale. L’un dit ceci, l’autre cela. Tel l’interdit absolument, et tel autre l’autorise, tandis que certains s’en tiennent à une opinion médiane. C’est pourquoi il faut exposer et expliquer la doctrine, car elle est la base et le fondement pour recevoir les paroles du Dieu vivant dans la prière.
Quoi qu’il en soit, il appert ici qu’il y a cinq degrés, l’un plus haut que l’autre. Chacun sera expliqué à son rang : ainsi ne s’égarera pas celui qui est enclin à l’erreur.
1. La véritable extase est l’expérience de la proximité de Dieu. L’extase de la vie charnelle n’est qu’un aiguillon du moi qui pousse à une passion et n’utilise la contemplation qu’à cette seule fin.
2. Devéqouth, terme employé dans la littérature juive médiévale pour exprimer l’idée d’« adhésion », le fait d’« être uni » à Dieu, l’unio mystica. G. Scholem (Les Grands courants…, p. 138 de l’édition française) la définit ainsi : « Un perpétuel être-avec-Dieu, une union intime et une étroite conformité de la volonté humaine et de la volonté divine. » Ce concept prend des formes diverses selon les mystiques juifs ; ainsi, Nahmanide (Espagne, Xme s.), commentant le verset : « Soyez saints, car Je suis saint, Moi le Seigneur votre Dieu » (Lév. XIX, 2), explique : « cela signifie que, si nous sommes saints, nous aurons le mérite de la devéqouth à Lui ». Dov Baer entend devéqouth principalement comme l’attachement de l’« âme divine » à sa source en Dieu, comme l’« adhésion » du semblable au semblable, de l’essence à l’essence.
3. Aimer Dieu, c’est être transporté d’extase en Sa présence. Cela signifie-t-il que l’homme est éloigné de Dieu et serait obligé de s’élever dans l’amour pour se rapprocher de Lui ? Or, dans l’interprétation de Dov Baer, Dieu est déjà présent dans l’âme puisqu’« Il est ta vie » ; il apparaît donc difficile de voir le but de l’« extase de l’amour ». Dov Baer suggère que l’âme divine est attachée en permanence à Dieu, en qui elle prend sa source, et, à ce degré, l’amour de Dieu n’a pas de sens. Mais l’âme divine est cachée par l’âme naturelle qui ne peut s’en rapprocher que par l’extase de l’amour. Ainsi, la devéqouth se réfère à l’état de l’âme divine, et « aimer » à l’état de l’âme naturelle. « Aimer le Seigneur ton Dieu » signifierait donc : être transporté d’extase par la contemplation ; et « car Il est ta vie » signifierait : car ton âme divine Lui est déjà attachée, et il t’est possible donc de connaître l’expérience de Sa proximité. L’âme divine est « la part de Dieu », mais le commandement d’aimer s’adresse à l’âme naturelle, ou, tout au moins, à l’âme divine cachée dans l’âme naturelle.
Pour Dov Baer, devéqouth est une proximité au moins aussi grande que l’extase ; c’est l’adhésion essentielle de l’âme à sa source en Dieu, « plus intime que la respiration, plus proche que les mains et les pieds ». Pour Aaron de Starosselyé (qui fut un contemporain et un rival de Dov Baer), la devéqouth maintient une distance qu’abolit l’extase. Le « Commentaire » de Hillel ben Méir sur notre texte définit la devéqouth comme l’attachement de la yehidah de l’âme divine (cf. infra p. 104) à Dieu, de même que l’homme est attaché à la vie physique d’une manière « plus haute que la raison » : l’homme possède un « instinct de conservation » tout comme l’âme divine adhère à Dieu comme « instinctivement » — et non par l’intermédiaire de la contemplation.
4. L’âme divine fait partie de En Soph, où elle prend sa racine (cf. p. 20).
5. L’« extase occasionnelle » entraîne l’âme à s’approcher de Dieu, ce qui implique qu’elle en est éloignée, alors qu’en sa racine l’âme divine Lui est en permanence attachée.
6. En fait, ici comme un peu plus loin (où la citation est complétée par « … et m’embrasant pour Lui »), Dov Baer réunit deux passages du Zohar (III 288 a et 292 a).
7. La pensée cabaliste se réfère souvent à quatre « mondes » ou « royaumes » : le monde de Atzilouth = Émanation ; le monde de Beryiah = Création ; le monde de retzirah = Formation ; le monde de « Assyiah = Action. Le monde de l’Émanation est le Royaume des Sephiroth (cf. Introduction n. 10). Le monde de la Création est le « royaume » dans lequel s’actualisent en quelque sorte les idées créatrices du monde sephirothique. Le monde de la Formation est le « royaume » où les idées en gestation commencent à prendre forme. Le « royaume » inférieur est celui de l’Action, source d’en haut de la matière créatrice d’ici-bas, ou, autrement dit, le lieu où l’idée créatrice du monde matériel finit par prendre forme. L’âme de l’homme vient de l’un ou l’autre de ces quatre mondes. Un petit nombre d’âmes, à chaque génération — les plus hautes seulement —, viennent du monde de l’Émanation ; les âmes les plus « basses » proviennent du monde de l’Action. Mais chaque fils d’Israël a reçu une âme divine qui est une « parcelle de Dieu », plus élevée que les quatre « mondes ». L’homme même, qui a une âme venue du monde de l’Action, n’en possède pas moins en son âme une étincelle du divin.
8. C’est-à-dire : être prêt à sacrifier sa vie pour l’Unité de Dieu. Dt. VI, 5 : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et… » est interprété dans le Talmud (Mischna Berakhoth IX, 5) : « “de toute ton âme' signifie : ‘si même Il te retire l’âme' ». En d’autres termes, un homme doit, en cas de nécessité, sacrifier sa vie pour l’amour de l’Un.
9. « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu… » est un commandement et ne peut donc se référer à un état permanent de l’âme. L’amour de l’extase ne peut être obtenu que par un effort de contemplation. Rabbi Yossé (Zohar, II, 55b) dit : “Combien grand devrait être l’amour de l’homme pour Dieu, car l’amour est la seule prière qui puisse aller à Lui. Celui qui aime Dieu et qui persévère laborieusement dans l’amour appelle Dieu « Bien-Aimé »”
10. De même qu’il y a cinq stades de l’âme naturelle (cf. p. 87 et p. 18). Les noms hébraïques des cinq degrés de l’âme sont tirés de citations bibliques, cf. Introd. p. 18 et note ad loc.
11. Le divin en l’âme (yehidah) s’attache à Dieu comme une parcelle de Lui. Le terme de yehidah est proche du mot yahad, l’être-ensemble, comme un.
12. Thème courant dans le habad : tout est en Dieu ; Dieu « emplit » tous les mondes (« immanence ») et « enveloppe » (contient) tous les mondes (« transcendance »). Les termes se retrouvent dans Zohar, III, 225a.
13. Dov Baer, qui utilise le mot qui sert à désigner les « cinq sens », semble affirmer que le Juif possède une sorte de « sixième sens », un don particulier pour appréhender le divin.
14. La « sagesse de l’âme » est sa réponse dans la perception intellectuelle ; mais, au niveau de la yehidah, la réponse est involontaire, im-médiate. Elle ne résulte pas de la contemplation ; elle est « plus haute que la raison ».
15. Hithlahavouth, terme courant dans le hassidisme : ardeur, « brûler pour Dieu », « s’embraser dans la prière ». Dov Baer souligne que l’on abuse souvent de ce mot, et qu’il convient d’établir clairement la distinction entre les pulsions (ou les appels) fausses et les authentiques. D’autres Maîtres hassidiques y ont également insisté : “Le Tzantzé Rebbé était, dans sa jeunesse, parmi les disciples du Ropshitzer. Un jour qu’il priait avec enthousiasme en tapant du pied par terre, la femme du Ropshitzer Rebbé dit à son mari : « Pourquoi ne conseilles-tu pas à ce jeune homme de ne taper que de son pied sain, et non de celui qui boite » Et le Ropshitzer répondit : “Si je savais qu’il est conscient du pied qui frappe, je le lui aurais certainement dit.””
16. « Avec tout ton cœur » est écrit en hébreu avec la lettre beth redoublée (lebhabh). Le Talmud (Mishna Berakhoth IX, 5) comprend que l’homme doit prier Dieu avec ses « deux cœurs », ses deux « inclinations », l’inclination au bien en même temps que l’inclination au mal. Dans la pensée habad, l’« inclination au mal » a son siège dans l’âme naturelle.
7. Cf. Talmud (Berakhoth 10 b) : “Rabbi Yossé ben Rabbi Hanina dit au nom de Rabbi Eliézer ben Jacob : Quel est le sens du verset « Vous ne mangerez pas avec le sang » ? Ne mangez pas avant d’avoir prié pour votre sang”. Dov Baer rappelle l’interprétation de son père, Schnéour Zalman : « Ne priez pas dans la chaleur de votre sang. »
18. Reshimou, « résidu », « trace ». Selon Louria (cf. Introd. p. 9), lorsque Dieu s’est « retiré de Lui-même » afin de laisser place au monde fini, un résidu de la lumière divine put encore pénétrer dans l’« espace vide » laissé par le retrait, faute de quoi le monde n’aurait pu subsister. L’homme, reflétant dans sa vie intérieure le modèle de la Création divine, il y a dans la vie de l’âme humaine un « résidu » correspondant. Dans l’extase vraie, la lumière divine abonde, à cause de la contemplation du divin ; dans cet état, il n’y a pas de conscience de soi, tout comme il n’y avait pas de monde fini avant le « retrait de Dieu ». Mais, dans l’état dont parle ici Dov Baer, on ne trouve que le « résidu » de la contemplation : la lumière divine s’est rétractée, il reste une grande conscience de soi, mais une infime parcelle de la lumière divine n’en demeure pas moins.
19. Le texte du Zohar qui commence par cette citation d’Ezéchiel est un commentaire sur les dimensions des tentures du Tabernacle. Dans le Livre de l’Exode (XXXVI, 8-9), il est dit que les tentures étaient « de fin lin retors, bleu, pourpre et écarlate » et avaient vingt-huit coudées de long et quatre coudées de large. Ces tentures furent recouvertes d’autres tentures (ibid. 14-15) en poils de caprins, qui avaient quatre coudées de large et trente coudées de long. Les couleurs du premier ensemble de tentures sont dites « sacrées », car, dans le symbolisme du Zohar, elles représentent les sephiroth chaque sephirah a en effet sa couleur, par exemple le blanc pour Hessed, ou le rouge pour Ghevourah (cf. Introd. note 10). Les dimensions additionnées d’une tenture de lin fin (28 +4) font un total de trente-deux, nombre qui représente les trente-deux sentiers de Sagesse (la sephirah Hokhmah) ; ce sont les trente-deux forces mises en œuvre par la Sagesse divine pour « projeter » la Création. (La Kabbale attache une grande importance au fait que le Nom divin est mentionné trente-deux fois dans le récit de la Création au début de la Genèse, indiquant les trente-deux « sentiers » par lesquels s’est manifestée Hokhmah.) Les nombres trente et quatre sont ceux des dimensions des tentures en poils de caprin. Chaque lettre hébraïque est en même temps un nombre ; trente-quatre est la valeur numérique du mot hébreu dal, le pauvre, le miséreux. Dans le symbolisme du Zohar, le bouc, le caprin mâle, représente le « côté du mal ». Le nombre tiré des dimensions des tentures « sacrées » (32) est inférieur à celui (34 = miséreux) des tentures en poils de caprin (« du côté du mal »), mais il signifie les « trente-deux sentiers de la Sagesse ». Dov Baer, comme son père, comprend par là que le « nombre du sacré » est plus petit parce que l’on a une moindre conscience de soi dans l’expérience du sacré, et qu’ainsi précisément sa signification est plus grande. À l’inverse, le nombre de l’« autre côté » est plus grand, parce que, si le profane se mêle à l’expérience du divin, apparaît une excessive conscience ; et le nombre plus grand a donc une signification moindre.
20. Luisance, clarté. Cf. Introduction p. 18 et note ad loc. Nogah, où se mêlent bien et mal, est la source de l’âme naturelle.
21. Le « vase » contient la lumière divine : la lumière divine est trop puissante pour que quelque chose puisse exister sans être « caché » en sa présence, de sorte que toutes choses « en dehors de Dieu » sont des « vases » de la lumière divine. Ils ont pour fonction à la fois de « cacher » et de révéler la lumière divine. Plus le degré de sainteté est élevé, moins la lumière divine est cachée et moindre est la catégorie du « vase ».
22. Le divin qui n’est pas « caché » est appelé « Rien », car on ne peut rien en déduire puisqu’Il est infiniment au-delà de toute appréhension humaine. Pour qu’il se manifeste, le sacré doit apparaître en quelque sorte comme « en dehors de Dieu » : partie du Rien divin, il doit devenir un « quelque-chose ». Mais ce semblant de « quelque-chose » est, pour le sacré, si faible — son existence indépendante est si fragile — qu’il est déjà comme anéanti dans le divin. Lorsque l’extase de l’homme est vraiment divine, demeure néanmoins un élément du « quelque-chose », puisque c’est un être humain qui vit cette expérience ; mais c’est un « quelque-chose » ténu, tout juste selon le degré nécessaire pour subsister « en dehors de Dieu ». Ce quelque-chose d’une expérience est donc ce qui lui permet de durer ; mais, dans l’expérience du nogah (où l’homme est mû vers l’extase par son âme naturelle), l’« état de quelque chose » agit comme un écran devant la lumière divine. Ainsi, dans un état d’extase comportant une grande conscience de soi, il y a forcément une barrière entre le « quelque-chose » de l’expérience et le « Rien » divin. La vraie extase dans le divin, elle, doit comprendre l’« état-de-Rien » et non l’« état-de-quelque-chose » qui est à l’opposé du divin. Une expérience extatique dont l'on serait conscient est donc, au moins partiellement, inauthentique.
23. Le « quelque-chose » voile la lumière divine ; il n’y a donc pas « annihilation » dans le divin, mais seulement « séparation ».
24. Il est donc possible de vivre l’extase sans être conscient qu’on en fait l’expérience. L’analogie de la mélodie est ici particulièrement pertinente, l’extase étant décrite, à propos du « Berger Fidèle », comme une ascension vers le divin par le canal du chant.
25. Celui qui dit : « en ce moment, je fais l’expérience de la fureur » montre, par ce détachement qui lui permet de s’observer dans sa colère, que tout son être n’est pas engagé. Sa fureur ne le brûle pas jusqu’au tréfonds ; elle comporte donc un élément d’inauthenticité.
1. Le premier degré est de tous le plus bas. Ici, l’homme ne cherche qu’à être emporté dans l’extase dont il espère tirer une vitalité accrue. Comparativement c’est le stade le plus bas de tous, pas très éloigné du stade de l’extase dans le seul cœur charnel 1, qui n’est en rien une extase divine. Il n’éprouve en effet ni inclination ni désir pour le divin. Il ne désire ni n’espère que son âme soit habitée par le divin, ou qu’elle soit attachée au divin. Il n’a pour seul désir que d’atteindre une certaine excitation afin de se trouver dans un « quelque-chose ». Il s’y mêle cependant un certain bien — dont on n’a pas conscience — et qui appartient à la catégorie de l’amour caché [pour le divin], comme dissimulé dans un vêtement étranger. L’homme en effet désire surtout connaître l’extase pour le Seigneur, fût-ce sans le savoir, et si ce n’était pour le Seigneur, il n’aurait pas éprouvé le moindre désir pour tout cela. Voilà ce qu’il en est, même si cela n’apparaît pas ouvertement, parce que son cœur n’envisage pas l’essentiel du sujet. Cela veut dire que tout ce qui touche à la révélation du divin dans son âme n’est pas seulement en vue de son propre plaisir, mais tient aussi à son désir du divin. Ainsi qu’il est dit (Ps. LXXIII, 28) : « Mais pour moi, l’approche de Dieu est mon bonheur. »
2. Voici le second degré, plus élevé que le précédent. Il s’agit du stade de l’« entendre-du-lointain » dont j’ai parlé plus haut. Il n’« entend » et ne contemple que le divin, comprenant bien cela jusqu’à ce que cela lui devienne véritable et acceptable, ou tout au moins à son esprit, comme une chose parfaitement vraie. La chose lui demeure cependant confuse et il s’interroge sur le bénéfice qu’il en pourra tirer pour son âme.
En d’autres termes, le sujet de la contemplation du divin lui est en soi très précieux et il en reconnaît le bien-fondé ; ce qui touche au divin est grand jusqu’à l’exaltation dans son esprit et aussi dans son cœur. Mais il ne peut qu’aspirer à ce que le divin sujet soit fermement fixé dans son âme par une expérience réelle et ne reste pas caché dans le lointain (comme ne lui appartenant pas, ne le concernant pas personnellement). C’est un degré supérieur, car au moins il est sur le point de parvenir à l’extase divine ; parce que, aussi, la contemplation du divin importe à son âme et il en éprouve vivement le désir. Il souhaite et désire avant tout se rapprocher de Dieu, mais il s’épuise sans accéder à l’extase par la contemplation, ni dans le cœur ni dans l’esprit. Il ne place pas son but en lui-même, mais dans le divin seul. Son seul désir est la proximité de Dieu. Il veut que cela soit fixé fermement dans son âme. Tel est principalement le premier pas que doivent faire ceux qui aspirent à Dieu et Le cherchent en vérité et sincérité, et dans la seule intention du divin.
3. Le troisième degré, plus élevé que le précédent, est celui où « la pensée du bien est jointe à l’acte 2 ». Cela veut dire que l’amour et la crainte concernent seulement l’acte [et, quoique présents, ne sont pas encore ressentis dans le cœur].
Si l’on compare ce degré au précédent, le dessein est cette fois acceptable, car il ne concerne que le divin : l’homme veut être proche du divin et ne pas en rester éloigné. Ce désir découle de la valeur que prend en son esprit la grandeur de Dieu ; mais il n’a pas encore été transporté d’extase ; jusqu’à présent, le sujet lui est en effet encore distant à l’extrême. Il n’a encore que le désir d’être proche ; mais il n’est pas encore proche. Ce n’est rien plus qu’un acquiescement du mental seulement. Aussi, cela ne peut-il être appelé une « pensée du bien », mais tout juste une « pensée inapte » [à se traduire en conduite].
On peut illustrer cela par une comparaison tirée des affaires de ce monde. Une personne se laisse emporter par quelque chose qui, à ses yeux, est bon, précieux et de grande importance, — un trésor qui appartient à quelque autre, ou encore, la gloire et la grandeur, etc. ; c’est une « pensée frigide » [purement cérébrale], car ce sur quoi elle s’attarde ne l’engage pas, n’est pas proprement sien et ne le sera jamais, gloire ou richesse. On n’y pense qu’à cause de la valeur et du prix qu’on lui accorde, et parce qu’on désire fortement se l’approprier. Quelqu’un d’autre est absorbé par quelque affaire qui le touche personnellement, une transaction, par exemple, dont il tirera profit, ou sa propre gloire et grandeur, ou encore un trésor qu’il peut acquérir pour lui-même. L’extase imprègne une telle pensée, avec une certaine attraction de l’âme connue comme « mouvement hors de soi ». Si quelqu’un reçoit de bonnes nouvelles au sujet d’une affaire qui le concerne personnellement, toute la force de son esprit est aussitôt entraînée, et sa pensée est comme enchaînée en une extase connue comme « adhésion de la pensée ». C’est l’« entendre en pensée ». On peut en voir la preuve dans la concentration qui l’absorbe et qui, dans ce cas, s’accompagne de mouvement. On peut par là comprendre qu’il est possible de contempler le divin par ce type de pensée où il y a une entière adhésion comme dans l’exemple où une affaire concernait personnellement quelqu’un. Cela au moins est « la pensée du bien jointe à l’acte », car ce type de pensée produit amour et crainte, du moins au niveau de l’acte.
Dans la « pensée frigide », celui même qui veut s’approcher et être transporté d’extase, n’a en fait pas encore connu l’extase, pas même celle de l’« entendre en pensée » ; il la reconnaît cependant dans le lointain, d’où il tire la honte qu’il éprouve (de son insuffisance). Il a honte de lui-même en son cœur lorsque, se rendant compte qu’il est bien loin, il réfléchit sur la nature de son indignité. Cela s’accompagne aussi d’un mépris d’ensemble à l’égard de ce monde matériel, du fait que la contemplation du divin lui est devenue acceptable, de sorte qu’il soupire, etc., perdant beaucoup d’importance à ses propres yeux, et le monde aussi. Tout cela n’aboutit qu’à la résolution de se détourner du mal ; il lui apparaît juste et très normal de se détourner du mal, et d’agir le bien. C’est certes le stade le plus bas, mais il peut au moins entrer au Jardin d’Eden d’en bas 3 ; il y a au moins là en effet quelque chose de la catégorie du divin, qui résulte de la contemplation du divin, mais cela ne peut être appelé véritablement amour et crainte dans l’extase. Il n’en est pas du tout de même en ce qui concerne le premier degré, le plus bas, où rien n’est de la catégorie du divin, et où l’homme ne désire que l’extase et non le divin, sinon en grand secret.
Par contre, du troisième degré, celui de la « pensée du bien », il est écrit (Dt. VI, 4) : « Entends Israël », qui est suivi de « et tu aimeras » (ibid., 5). Ici, ce qui compte surtout n’est rien autre que l’extase de cet « entendre en pensée » dont est issu l’amour. Mais l’on n’est entraîné encore que vers l’extase-en-pensée, et pas encore vers l’extase du cœur. Cet amour ne concerne que l’acte et n’appartient en rien au domaine de l’intériorité, contrairement au degré de l’extase du cœur. Cette catégorie est cependant plus élevée que celle issue de la « pensée frigide », puisqu’elle influe sur l’action et que l’on se détourne du mal, etc. 4. L’amour n’y intervient que parce qu’il est juste, et il n’y a rien qui appartienne au niveau de l’extase de la pensée. Dans l’autre cas, l’amour parvient à l’extase de la pensée. Par exemple, on désire ardemment, en pensée au moins, que le divin Se révèle en l’acte de bien, et que l’on soit éloigné aussi loin que possible de ce qui est opposé au divin. Cela est « amour et crainte », ne concernant certes que l’acte, mais en cet amour et crainte, il y a déjà de la lumière et une forte vitalité dans la pensée. Il en est de même, par exemple, de la pensée d’un homme absorbé par ce qui le touche personnellement dans les affaires de ce monde ; il éprouve alors de l’amour en pensée — une extase de la pensée pour le moins — et de la crainte pour l’éventualité contraire telle que perte et dommage, etc. 5. Et que cela suffise à celui qui comprend.
4. Le quatrième degré est plus élevé que le précédent. Ici, la contemplation du divin aboutit, immédiatement après l’extase en pensée, à l’extase du cœur ; nous sommes ici dans la catégorie d’une extase ressentie avec lumière et une intense vitalité, et cela est d’une nature interne bien plus profonde que l’extase de la pensée. Mais ce n’est pas la véritable extase divine qui appartient à l’âme divine (et non, comme ici, à l’âme naturelle), qui se déploie jusque dans le corps 6, et qui est bien plus élevée même que le cinquième degré que nous expliquerons plus loin.
À propos du quatrième degré, il est dit (Dt. VI, 5) « Et tu aimeras de tout ton cœur. » Tel est le devoir premier dans le service du cœur : s’acharner dans la pensée jusqu’à ce que le cœur soit transporté d’extase ; c’est cela le « labeur de l’amour » — véritable labeur et rigoureux effort 7. Ainsi, dans les affaires de ce monde, à peine vient-il à l’esprit quelque bonne pensée qui transporte l’âme en extase, que le cœur est lui aussi rempli d’extase, et qu’il est aussitôt entraîné par les étincelles de feu jusqu’à la nostalgie ; ou, au contraire, il sombre dans l’amertume à cause de quelque chose mauvaise que hait l’esprit. Mais dans le service du Seigneur, l’extase du cœur ne suit pas facilement l’extase de l’esprit. Il en est ainsi parce que la catégorie du divin dans cette contemplation n’est pas ouvertement 8 amenée dans le cœur, mais appartient à l’« environnant » 9 dans l’esprit.
Multiples et divers sont les stades dans l’extase du cœur. Certains hommes sont poussés vers une plus grande extase du cœur que de l’esprit ; d’autres sont entraînés vers l’extase à grande joie, etc. Quoi qu’il en soit, ce degré est celui des vrais crainte-et-amour. On le connaît généralement comme « la crainte et l’amour naturels » — comme nous l’expliquerons plus loin, il ne s’agit pas là de l’extase divine de l’âme seule. À propos de ce degré il est dit (Ps. LXXIII, 28) : « La proximité de Dieu est mon bien » — et c’est une réalité. Et aussi (Dt. XXXI, 17) : « Mon Dieu au milieu de moi ». Ou encore (Dt. XXX, 20) : « Aime le Seigneur ton Dieu », — avec le cœur en particulier —, « car Il est ta vie » (ibid.) à cause de l’âme divine, comme nous l’avons déjà indiqué. La catégorie d’amour-et-crainte, née de la dénudation du cœur, est celle de la lumière intérieure et de la vitalité dans l’accomplissement de l’acte ou dans le rejet du mal pour agir le bien ; on accomplit les préceptes positifs dans l’amour et avec un grand désir, de sorte que l’acte est animé de lumière intérieure et de vitalité. Réciproquement, on proteste par une extase de colère contre ce qui s’oppose au bien, c’est-à-dire que l’on reste à très grande distance du mal et que l’on se garde du mal avec extase. Ainsi, quelqu’un s’engagera dans des affaires avec une véritable extase du cœur, de sorte qu’il tirera les bénéfices de son projet avec énergie et grand désir, par amour pour le gain financier. De même, dans la catégorie de l’extase du cœur, il se gardera de tout ce qui peut contrarier son projet 10. C’est là la racine fondamentale — qui vient du seul amour — de l’accomplissement des deux cent quarante-huit préceptes positifs 11. Car l’amour est la racine des deux cent quarante-huit préceptes positifs, et la crainte la racine des trois cent soixante-cinq préceptes négatifs — sephiroth Clémence et Rigueur dans le cœur 12.
5. Le cinquième degré, plus élevé encore que le précédent, est le sujet et la catégorie de la concentration du cœur, qui est plus haute même que l’extase du cœur. En voici le sens. Une personne peut sentir son cœur transporté, à la suite d’une contemplation, vers une extase véritable avec désir et joie ou amertume, etc. ; il n’en demeure pas moins que, au moment où son cœur est transporté d’extase, toute l’étendue du divin qui l’emporte s’amenuise et il n’en reste que cette part qui concerne le seul cœur. Cela veut dire que la substance de la contemplation sur le « remplir et envelopper » 13, qui est le point central et la racine de la concentration dont nous venons de parler — tout cela n’est rien devant Lui. Le fait que cette réduction à l’essentiel porte le cœur à l’extase est un signe que ce stade est tenu comme inférieur à celui de la concentration dans le cœur sur l’étendue du divin sujet, car là, l’esprit et le cœur sont concentrés dans toute leur longueur et toute leur largeur : trop haut, là encore, pour entraîner l’extase du cœur.
On peut prendre un exemple dans les affaires du monde. Une personne se concentre à la pointe de son cœur, de toute la profondeur de son esprit, sur quelque bonne affaire qu’il projette et qui retient toute son âme ; il est alors incapable d’introduire ce sujet en son cœur dans la catégorie de l’extase. Tout son cœur et tout son esprit sont en effet absorbés par la nature de cette affaire, et rien d’autre. C’est cela « les esprits de grandeur de Sagesse, Intelligence et Connaissance 14 ». On trouve ici aussi amour et crainte cachés, mais ils ne sont que « crainte-et-amour intellectuels », ce qui est plus élevé cependant que la « crainte et l’amour naturels » du cœur.
La distinction entre « crainte-et-amour naturels » et « crainte-et-amour intellectuels » est la suivante : dans la catégorie « naturelle », « crainte-et-amour » sont distincts de l’acte de contemplation 18. Mais la crainte et l’amour intellectuels ne sont en rien séparés de l’acte de contemplation. Ils naissent en effet involontairement, d’une impulsion, sans qu’intervienne ni choix ni libre arbitre. Cette crainte et cet amour pénètrent dans le cœur, comme d’eux-mêmes, ainsi que lorsque, dans la joie, on frappe automatiquement des mains, comme je l’ai dit plus haut. Cela est prouvé par la permanence de l’extase dans ce type de contemplation, de sorte qu’elle ne s’interrompt jamais comme « crainte et amour naturels » qui suivent un flux et un reflux. Le terme « labeur » n’est pas, en conséquence, approprié dans le cas de « crainte et amour intellectuels ». Comme je l’ai écrit ailleurs sur le verset (Ps. LXXXIII, 2) : « O Dieu ! ne garde pas le silence », « la lumière d’en bas appelle sans relâche la lumière d’En Haut 16 ». Et que cela suffise à celui qui comprend.
Plus haut encore (que ce cinquième degré), est le vouloir pur (de connaître Dieu) de loin plus élevé que toute catégorie de contemplation. C’est le vouloir simple et fondamental d’où naît l’intellect et d’où il jaillit, comme cela est bien connu.
De tout ce qui a été dit, on peut clairement comprendre ce principe général dans tous ses détails, depuis l’extase incitée de l’esprit et du cœur, qui vient par la contemplation, jusqu’au cinquième degré qui est la concentration même de Sagesse et Intelligence qui illuminent le cœur.
Le premier degré dont nous avons parlé (celui où l’on ne désire que l’extase sans nulle contemplation du divin) est proche de ce feu étrange dont nous avons parlé. Ce n’est pas « le feu du Seigneur », et cela ne fait pas partie des cinq degrés 17. Car, on le sait, les cinq degrés correspondent à néphesh, rouah, neshamah, hayyah et yehidah 18. La catégorie de néphesh est celle de l’action, c’est-à-dire que l’on y décide d’agir, et pas plus ; c’est la catégorie de la « pensée inapte » dont nous avons parlé. On l’appelle la catégorie de néphesh. La catégorie de rouah, où il y a une plus grande vitalité, correspond à l’extase de la « pensée du bien », comme il est dit (Prov. XVI, 2) « Le Seigneur pèse les esprits » (rouhoth) ; c’est, nous l’avons dit, la catégorie du bon « entendre » dans la pensée, comme il est dit (Job XXXII, 8) : « Il y a un rouah en l’homme… » Quant à la catégorie de neshamah, elle est celle de l’illumination des « esprits » de Sagesse et Intelligence dans le cœur ; le cœur y est transporté d’extase avec une plus grande lumière et une vitalité intérieure. À ce propos, il est dit (ibid.) : « … et la neshamah (haleine) du Tout-Pouvant donne l’Intelligence ». Il s’agit là en particulier de l’intelligence du cœur, et c’est le « Il pèse le cœur ». La catégorie de hayyah est celle de Sagesse et Intelligence, telles qu’elles sont en elles-mêmes et sans aucune extension, dans l’extase du cœur. C’est cela la concentration. Quant à la catégorie de yehidah, elle est en vérité le cinquième degré, celui du vouloir pur, fondamental, plus haut que la raison et l’intellect. Car, comme on le sait, le vouloir ne connaît aucune raison 19. Et que cela suffise à celui qui comprend.
1. Dans l’« extase du cœur charnel », il n’y a en fait qu’imagination ; ici, par contre, l’extase est authentique, si même elle ne tend qu’au bénéfice de celui qui l’éprouve. Car, inconsciemment, Dieu en est le véritable but, et l’« excitation » recherchée n’est pas simplement charnelle. Les deux stades sont proches cependant par l’intérêt personnel et la forte conscience de soi qui les caractérisent tous deux.
2. Dans le Talmud (Qiddoushin 4oa), cette phrase signifie : Dieu joint à la récompense de l’acte celle de l’intention qui l’a précédé. Dov Baer reprend la formule pour exprimer que la « pensée du bien », le « bien-pensé » — l’acte de contemplation — entraîne à accomplir des actes de bien. Au degré précédent, la contemplation n’a aucun effet sur le comportement de la personne, alors qu’ici, le sujet contemplé s’est fait plus « réel » ; il a maintenant le pouvoir d’influer sur la conduite. L’homme dit par sa prière : « Si cela est vrai, il faut que je me comporte différemment. » Ainsi, la « pensée du bien » est « rejointe par l’acte ».
3. Dans la pensée cabaliste, le monde de l’Action est symbolisé par le « Jardin d’Eden d’en bas », et le monde de la Création par le : « Jardin d’Eden d’En Haut ». Si quelqu’un ne parvient pas à l’extase, mais décide d’y remédier de quelque façon (comme dans le second degré), il a en quelque sorte contact avec le royaume spirituel du monde de l’Action : il est entré au « Jardin d’Eden d’en bas ». Hillel ben Méir écrit dans son « Commentaire » « Ce degré n’est pas amour et crainte, car il ne contient pas d’extase. Mais puisque l’homme désir la proximité de Dieu, et qu’il y a donc là quelque chose du divin, la Torah qu’il étudie et les actes de bien qu’il accomplit peuvent s’élever au moins jusqu’au Jardin d’Eden d’en bas, qui est du monde de l’action. »
4. Dans le premier degré, la motivation était l’intérêt personnel, la recherche de l’« excitation par l’extase » ; donc, peu de divin. Au second degré — celui de la « pensée frigide », de l’« entendre du lointain » — la motivation est louable, mais la personnalité n’est pas engagée ; on reconnaît la valeur de la contemplation, mais sans que cela influe directement sur la conduite ; cependant, l’impossibilité d’atteindre à l’extase pousse à la décision d’améliorer ses voies ; quant à l’amour, il n’est pas dans l’acte lui-même, qui n’est accompli que par devoir, parce qu’on le reconnaît « juste ». Dans le troisième degré, la conduite subit une influence directe ; on n’en est pas encore à l’extase du cœur dans la contemplation, mais l’engagement est déjà suffisant pour pousser l’homme à se détourner du mal et à accomplir le bien, car a lui est comme une affaire personnelle ; le divin est perçu par la force de la contemplation, et l’acte de bien est accompli par amour, le mal est évité par crainte d’être éloigné de Dieu. En d’autres termes, le second degré ne permet pas une réelle appréciation de la valeur de l’acte, et l’on n’éprouve aucun plaisir vrai à son accomplissement ; on n’agit que pour lever la barrière entre l’homme et Dieu. Dans le troisième degré, la valeur de l’acte est perçue comme un bien en soi ; l’accomplissement de l’acte est joie, car il est service de Dieu ; la contemplation entraîne le désir du service divin.
5. Dans cette analogie des « affaires du monde », l’extase du cœur est atteinte lorsque le trésor désiré devient effectivement sien. Mais dans la pensée même à l’existence du trésor, il y a déjà quelque mesure d’extase, en pensée du moins. Ce n’est pas le cas de la « pensée frigide », c’est-à-dire celle qui se fixe sur un bien qui ne sera jamais sien, quoique l’on puisse dans ce cas aboutir, à l’avenir, à une ambition plus haute. Lorsque l’on pense à un trésor qui pourrait être sien et que l’on accomplit les premiers pas vers la réalisation de son ambition, il y a « extase dans la pensée », mais non « extase du cœur » ; celle-ci n’est atteinte que lorsque l’on atteint au trésor. Ce sera le quatrième degré.
6. L’âme divine « ressent » Dieu au travers de cet « instrument » qu’est le corps, grâce aux « vêtements » que fournit l’âme naturelle.
7. Dov Baer paraissait mettre en doute précédemment la valeur du « labeur » pour mener à l’extase ; il se référait alors à ceux qui ne recherchaient que l’« excitation » que procurerait l’extase. Ici, il s’agit de celui qui voit la valeur de la contemplation pour le service de Dieu : il désire connaître l’extase afin d’approcher de Dieu ; le « labeur en pensée » est une étape nécessaire sur le chemin de l’extase, mais n’en demeure pas moins labeur réel, c’est à dire grand effort intellectuel — contrairement au cinquième degré où l’extase est obtenue sans « labeur ».
8. « Ouvert » et « caché », dans la terminologie habad, correspondent à l’esprit conscient et à l’inconscient.
9. Dans la terminologie habad, la lumière divine révélée à l’homme est dite « lumière vêtue », c’est-à-dire qu’elle a pu pénétrer le monde matériel pour le maintenir. La lumière divine cachée à l’homme est la « lumière enveloppante ». Pour Dov Baer, la lumière divine, à ce quatrième degré, n’est qu’à l’état de potentialité ; pour qu’elle devienne réalité — pour qu’elle passe de la catégorie de l’« enveloppant » à celle de « vêtement » — il faut un rigoureux effort intellectuel.
10. Au quatrième degré, l’extase du cœur est si puissante dans la contemplation, qu’elle se transmet à l’acte — et l’acte est accompli en amour. Dans l’exemple des « affaires de ce monde », l’homme, au troisième degré, « planifiait » son projet avec enthousiasme ; mais, lorsqu’il est au quatrième degré, qu’il est au cœur même de l’accomplissement de son projet, l’intensité de son attention et de son action est bien plus forte, il s’engage tout entier dans la réussite.
11. « Rabbi Simlaï disait : Six cent treize préceptes (mitzvoth) ont été donnés à Moïse : trois cent soixante-cinq préceptes négatifs (“tu ne feras pas…”), correspondant aux jours de l’année solaire, et deux cent quarante-huit préceptes positifs (“tu feras…”), correspondant au nombre des organes du corps humain. » (Talmud, Makkoth 23 b), L’accomplissement des préceptes positifs est un témoignage de l’amour de Dieu, et l’abstention du mal-agir témoigne de la crainte de Dieu.
12. La sephirah (cf. Introd. n. 10) Clémence se reflète dans l’amour de l’homme pour Dieu ; la Rigueur, dans sa crainte de Dieu. À ce stade, où le cœur est plein d’amour et de crainte traduits en actes « positifs » et « négatifs », le cœur a répondu aux sephiroth Clémence et Rigueur, et elles se sont acquis, si l’on peut ainsi s’exprimer, une « demeure » dans le cœur.
13. La contemplation sur l’idée que Dieu contient le monde à la fois qu’Il emplit (cf. supra) inclut tous les détails du sujet. mais dans l’extase, l’idée d’ensemble seule demeure dans l’esprit. Le discursif s’est concentré jusqu’à n’être qu’un point.
14. L’état de la grandeur de l’âme s’oppose à l’état de la petitesse de l’âme ; distinction courante chez les mystiques.
Hokhmah, Binah et Da'ath sont les termes clefs de l’enseignement habad (voir Introd. pp. 7-8). Dov Baer souligne ici que Hokhmah, Binah et Da'ath sont présentes dans la « crainte-et-amour intellectuels », sous leur forme la plus haute, alors qu’au stade de la crainte et de l’amour naturels, on n’en trouve qu’un aspect réduit.
15. Ce type d’extase découle de la contemplation, mais ne coïncide pas avec elle. Dans « crainte-et-amour intellectuels », extase et contemplation sont virtuellement identiques : le mental est en extase tandis qu’il contemple.
Dov Baer ajoute ici une phrase en yiddish : « Le c’est pourquoi de la question, etc. » Il semble entendre par là que l’amour et la crainte sont une conséquence de la contemplation ; l’homme dit : puisque ceci (ma conviction atteinte dans la contemplation) est vrai, donc cela (amour et crainte à mettre en acte) est vrai. Le Commentaire de Hillel ben Méir parle à ce sujet de la différence de compréhension chez le Maître et son disciple : le Maître comprend l’ensemble du sujet en chacun de ses détails (comme au cinquième degré) ; le disciple ne saisit que l’idée générale, son « c’est pourquoi ».
16. Zohar, III, 219a. La lumière dans l’âme humaine est constamment attirée vers sa source en Dieu, l’appel est incessant, il n’y a pas de « silence ». Cela se réfère au stade de l’« amour et crainte intellectuels sans flux et reflux ». Schnéour Zalman écrivait à ce propos (Liqqouti Torah, Deut.) :
« Lorsque l’homme prie, il devrait être assuré en son cœur que ce n’est pas le corps (c’est-à-dire l’âme animale concupiscente) qui prie, mais l’âme parcelle de Dieu d’En Haut, et qu’il prononce les paroles de la prière grâce à l’âme divine… et il lui appartient seulement d’en écouter les chants et les prières…
« Il faut souvent, dans la prière, un grand effort de contemplation avant que le cœur soit mû vers l’extase ; mais à d’autres moments, aucun effort n’est requis. Dès que monte à l’esprit l’idée de l’unité et de la grandeur de Dieu, le cœur est aussitôt transporté d’extase sans que l’homme sache qui est Celui qui l’attire par les liens de l’amour. Cela lui paraît merveilleux. D’où lui vient cette concentration à laquelle son cœur adhère spontanément ? Voici comment cela se passe : Il est écrit (Ps. XXX, 13) : “Afin que mon âme Te chante et ne se taise pas”, et aussi (Ps. LXXXIII, 2) : “O Dieu ! ne garde pas le silence.” Le Zohar explique que cela se rapporte à la sephirah Royauté qui chante continuellement pour les sephiroth supérieures ; il règne entre les sephiroth une harmonie constante ; la lumière d’en bas appelle sans relâche la lumière d’En Haut, et jamais n’a de cesse… Il en est de même pour l’homme ici-bas. Lorsqu’il prie dans l’acceptation du cœur, révélant la nostalgie de son cœur, les mots jaillissent du plus profond du cœur avec des étincelles de feu. Les paroles qui viennent du cœur pénètrent le cœur de celui qui écoute, et le transportent d’extase à son tour. Il en est tout autrement des paroles froides… »
Schnéour Zalman poursuit, expliquant que si la lumière divine n’est pas cachée, l’homme est transporté d’extase sans qu’intervienne sa volonté. Mais s’il n’est pas capable d’accueillir cette lumière non-cachée, l’effort est indispensable. L’homme peut donc se préparer, grâce à l’acceptation en son cœur, à recevoir ce qui est en réalité un état de grâce divine. Il semble bien que ce soit également le point de vue exprimé ici par Dov Baer : lorsque l’on atteint au cinquième degré, celui de l’« amour-et-crainte intellectuels », le « labeur » n’est plus requis puisque la lumière divine a émergé et que l’on entend son « appel » vers la lumière d’En Haut.
17. Dov Baer supprime donc ici ce qui était le premier degré de sa classification, l’estimant indigne de figurer parmi les stades de l’ascension spirituelle. Le second degré devient le premier, et celui du « vouloir pur », le cinquième. Les cinq degrés sont donc maintenant les suivants : 1. la « pensée frigide », ou « écouter-du-lointain » ; 2. la « pensée du bien », ou « bien-pensé » ; 3. l’extase du cœur, ou « amour-et-crainte naturels » ; 4. l’extase de l’esprit, ou « amour-et-crainte intellectuels » ; 5. le « pur vouloir ».
18. Dans la pensée cabaliste, les sephiroth sont parfois divisées en cinq groupes au lieu de dix, par regroupement en un seul ensemble des six sephiroth (appelées « six coins ») de la quatrième à la neuvième (cf. Introd. n.10). Si Dov Baer ne se réfère pas explicitement ici à cette classification, il l’a manifestement présente à l’esprit.
Voici comment se présentent maintenant les différents degrés et leurs correspondances avec les « degrés de l’âme » et les sephiroth :
I. néphesh = « pensée frigide » = Royauté
II. rouah = « pensée du bien » « Six Coins »
III. neshamah = extase du cœur = Intelligence
IV. hayyah = extase de l’esprit = Sagesse
V. yehidah = « pur vouloir » = Couronne
Chaque degré reflète donc une des sephiroth, puisque la vie de l’âme reflète les phases de la manifestation divine au royaume des sephiroth.
19. Le vouloir est « plus haut » que la raison, car, chaque fois que l’on tente d’expliquer les phénomènes mentaux, on en est en fin de compte réduit au postulat d’un vouloir-connaître, sans que nous puissions expliquer cette volonté élémentaire. Dans le monde des sephiroth, Couronne (le Vouloir divin) précède Sagesse et Intelligence, et leur est supérieur.
Cependant, toutes ces catégories et les cinq degrés dont nous venons de parler appartiennent à l’âme intellectuelle — dite aussi âme naturelle, vitale — de sorte qu’elle aussi accepte et reconnaisse, et soit transportée vers l’extase de l’esprit et l’extase du cœur, jusque même la catégorie de la concentration du pur vouloir 1. Mais tout cela n’est que « servir le Seigneur avec le corps », et non « servir le Seigneur avec l’âme » (par l’expérience de l’âme divine). Car l’âme-en-elle-même est une réelle force divine, et ses cinq stades (néphesh, rouah, neshamah, hayyah et yehidah) entrent intégralement dans la catégorie d’une véritable extase divine et pas du tout dans celle de l’extase du corps 2. Mais elle est revêtue d’un cœur et d’un esprit physiques, de sorte qu’aux cinq degrés, sa lumière et son rayonnement pénètrent jusque dans le cœur et l’esprit physiques. Le degré le plus bas est celui où le cœur ressent l’extase divine de l’âme.
Il est nécessaire de bien comprendre le sujet de l’extase divine qui prend naissance dans l’âme (divine), car c’est là le principe essentiel et le vrai fondement de la révélation authentique du divin, le véritable but de la contemplation des paroles du Dieu vivant ; et c’est la catégorie de devéqouth dont nous avons parlé, et que l’on nomme « vie essentielle » 3. Comme il est écrit (Dt. IV, 4) « Et vous qui êtes attachés au Seigneur êtes tous vivants », et il est écrit plus loin (Dt. XXX, 20) : « Car Il est ta vie », — comme règle générale.
Nous voyons une chose remarquable en ce qui concerne la manière dont l’intelligence humaine est saisie par les paroles du Dieu vivant : l’intellect est transporté en une grande extase. Cela ne peut s’expliquer par une profondeur plus grande de cette quête intellectuelle 4, car il est de nombreux sujets de recherche intellectuelle qui sont plus profonds et plus étendus. En outre, nous remarquons qu’une personne peut être transportée d’extase par l’« entendre », et qu’une autre ne sera pas du tout transportée d’extase. Nous avons expliqué cela à propos de l’« entendre-du-lointain », lorsque le sujet ne le concerne en rien personnellement, mais qu’il l’accepte pour vrai (lorsque l’on n’entend pas et ne comprend pas). On pourrait attribuer cela, au premier abord, au talent du cœur au service de Dieu que telle personne remplit de meilleure façon. Mais tel n’est point le cas : il se peut bien qu’une personne possède la crainte de Dieu dans son cœur, qu’elle serve Dieu avec sincérité, et qu’elle n’ait pourtant aucun sens de l’« entendre », comme on le sait par l’expérience. Par conséquent, il n’est d’autre possibilité que de dire que cela prend racine dans l’âme elle-même, que l’âme possède un pouvoir divin, et que son extase ne peut que s’appeler extase divine n’étant issue que du seul divin 5. C’est pourquoi, lorsque l’homme « entend » dans la catégorie du divin, l’âme divine est transportée de divine extase, uniquement à cause de la Source d’où elle a jailli. Et il y a différents degrés en cela. Certains hommes n’appartiennent qu’à la catégorie de néphesh, ce qui fait qu’ils ne sont pas transportés en grande extase. D’autres appartiennent à la catégorie de rouah, et ils sont, pour cela, emportés vers une extase plus grande 6, etc.
L’extase de l’âme divine — si même elle provient de la compréhension, etc. — est tout entière dans la catégorie du véritablement divin, même du point de vue de la compréhension elle-même 7. Car cela est véritable compréhension divine, et n’est en rien comparable à la compréhension par l’intellect de l’âme naturelle. En effet, si le point important dans la compréhension par l’intellect de l’âme naturelle est également le résultat du divin dans cette compréhension (car on n’y est pas transporté d’extase par la compréhension de quelque sujet intellectuel non divin), cette compréhension n’en fait pas moins partie du domaine des vêtements de nogah 8 qui cachent l’essence de la divine lumière. Toute la formation de cette âme naturelle avec ses dix pouvoirs de volonté, intelligence, qualités, pensée et discours, etc. 6, est en effet tout entière dans la catégorie du vêtement de nogah, qui est un mélange de bien et de mal. Comme le dit la célèbre parole des Rabbins (Talmud, Qiddoushin 30 b) : « Il y a trois associés dans la formation de l’homme : le père et la mère lui donnent son âme naturelle avec ses qualités et son intelligence humaines et naturelles, etc. ; et le Saint, béni est-Il, le dote de l’âme divine. » Comme il est dit (dans le rituel de l’Office de l’Aurore) : « (L’âme pure) Tu me l’as insufflée. » Et il est écrit, dans « L’Arbre de vie » 10, qu’il n’est pas besoin de rendre l’âme plus parfaite puisqu’elle vient du monde de la perfection, du monde d’Émanation. (Même dans la catégorie de l’âme d’Action, il y a une illumination issue des parties externes des vases du Petit Visage d’Émanation. Car, on le sait, les trente vases du Petit Visage deviennent néphesh, rouah, neshamah, hayyah et yehidah dans Création, Formation et Action. Il s’ensuit que même chez l’homme ignorant et fruste, dont l’âme ne vient que du monde d’Action, il y a une illumination qui appartient au domaine d’Émanation ; cela s’appelle : « L’Émanation d’Action »). L’âme (divine) ne descend que pour purifier les vêtements que son père et sa mère donnent à l’homme. Tel est le fondement de la prière en ce monde 11, grâce à la Torah, aux préceptes, à l’amour et à la crainte. Tout cela devrait être dans l’extase de l’âme naturelle, suivant les cinq stades de néphesh, rouah, neshamah, hayyah et yehidah ; mais l’âme en elle-même, dans la source dont elle fut tranchée, dans la catégorie d’Émanation en Création, Formation et Action, n’a nul besoin d’être rendue plus parfaite.
Il faut que cela soit bien compris. À première vue, en effet, l’âme aussi est transportée d’extase par la volonté, l’intelligence et les qualités 12. Alors ? Quelle est la différence entre l’extase de l’âme (divine) dans la compréhension du divin, et l’extase de l’âme naturelle dans la compréhension du divin ? Il est en effet assuré que pour les deux, l’expérience est le fruit du divin dans ce qui est compris, et qu’il en est de même en ce qui concerne les qualités.
On peut comprendre cela, jusqu’à un certain point, par ce que nous enseignent nos traditions : les âmes au Jardin d’Eden jouissent du rayonnement de la Shekhina 13. L’âme y est certes revêtue des vêtements de nogah, mais comme la purification a déjà eu lieu, on les appelle « vêtements purs » 14 qui viennent du nogah de hashmal de Création ou Formation, etc. 15.
Même alors, l’âme est composée des dix pouvoirs de volonté, intelligence, qualités, etc., mais la lumière que comprend l’âme divine et les délices que lui donne le rayonnement du divin au Jardin d’Eden, viennent de la révélation de la lumière divine en cette âme, sans aucun voile ni retrait 16. En conséquence, cela est de la catégorie du véritablement divin, mais ne resplendit que par la compréhension du divin 17. Cette divine compréhension est telle, qu’y a été niée toute notion du « quelque-chose », et elle est donc dans la catégorie du « rien » divin 18. Cela s’appelle néanmoins « compréhension », sur le modèle de la compréhension de l’âme ici-bas, encore revêtue de la compréhension de l’âme naturelle. Ses délices aussi sont délices divines d’où toute notion du « quelque-chose » a été niée, et c’est donc bien délices de l’esprit, véritablement divines. Il s’ensuit que la catégorie d’extase dans cette compréhension du divin est aussi appelée extase de la catégorie du véritablement divin, et aussi l’extase des délices [est l’extase des délices divines]. Il y a à cela une analogie dans la distinction entre un plaisir physique — tel que nourriture ou fortune — et le plaisir du renom, qui est plus spirituel et pour lequel l’homme est prêt à renoncer à tous les plaisirs matériels. Mais les plaisirs de la renommée sont jugés comme matériels lorsqu’on les compare aux délices divines de la compréhension du divin par l’âme dans le corps. Et pareillement, ces délices mêmes sont tenues pour physiques lorsqu’on les compare aux délices de l’âme dans le Jardin d’Eden. Cette analogie peut s’appliquer aussi à la compréhension du divin 19. De la même manière, il y a dix pouvoirs dans l’âme lorsqu’elle bénéficie du divin rayonnement au Jardin d’Eden (volonté divine, intelligence divine et « qualités » divines, etc.), qui sont tous dans la catégorie du divin « Rien ». Comme elle tire son existence du « Rien » divin, ainsi que l’étincelle de la flamme, et comme elle est une parcelle véritable de Dieu, elle jouit bien du rayonnement divin. Ainsi, l’on peut comprendre que lorsque la neshamah (issue) de Création — ou le rouah (issu) de Formation, etc. — descend pour être revêtue des vêtements de l’âme naturelle dans le corps physique, son pouvoir ne s’achève pas, non plus que la Source dont elle fut tranchée. C’est ce qui est connu comme tzélem ou mazala 20, c’est le sens de : « Oui, l’homme marche dans un tzélem » (Ps. XXXIX, 7). Celui qui possède un rouah (issu) de Formation, ce rouah resplendit dans le corps depuis sa source dans le rouah de Formation, tout comme au Jardin d’Eden de Formation. Il en est de même de la neshamah de Création, ou du néphesh d’Action.
Lorsque donc l’âme divine est revêtue de l’âme naturelle, il s’y trouve en miniature cette sorte de divine extase dans la volonté, l’intelligence et les qualités ; et cela aussi est une « parcelle » de Dieu, si même l’âme est descendue aussi bas. La lumière divine de l’âme n’est pas cachée ou déformée au point de faire l’obscurité dans l’âme de nogah qui est, en essence, un vêtement « séparé » 21. On peut comparer cela à la clarté fournie par une lumière qui brille au travers d’un voile ; cela aussi est de la lumière, ce n’est pas la lumière elle-même, mais une lumière tamisée. Et c’est ainsi qu’il en est En Haut 22. Il en va autrement de l’âme divine à sa Source où elle reçoit la divine lumière elle-même sans dissimulation ni vêtement. (Si chaque âme au Jardin d’Eden possède un vêtement de nogah, ce n’est que pour qu’elle puisse ne pas perdre son identité.) Et lorsque même elle est revêtue du vêtement de l’âme naturelle, elle ne subit ni l’obscurité ni la dissimulation (de la lumière). C’est pourquoi la manière dont ses pouvoirs sont transportés d’extase ne change pas, car ils appartiennent tous à l’extase du véritablement divin, et il n’est aucune comparaison, comme nous l’expliquerons, avec l’extase des pouvoirs de l’âme naturelle.
Il nous est maintenant possible de comprendre la qualité particulière de l’âme divine dans cette même compréhension que celle de l’âme naturelle. Nous avons déjà expliqué que, lorsque l’intelligence de l’âme naturelle comprend quelque sujet divin qu’un homme a entendu d’un autre, il n’est pas encore transporté d’extase pour l’avoir entendu ; mais plus tard, par suite d’un effort, il est transporté d’extase par l’idée générale. Puisqu’il se passe un instant ou deux sans qu’il soit transporté d’extase par le sujet lui-même (mais encore sous sa forme globale), il est évident que la catégorie du divin dans cette compréhension est en grande partie cachée. Par conséquent, il n’a que ce que son intellect « entend » de son propre gré, et cela ne le touche pas parce qu’il est loin du divin dans sa compréhension. Grâce à l’effort seulement, une infime fraction de la lumière peut donner une clarté. Et même cela est distancié de la lumière essentielle, puisque l’extase vient avec le « c’est pourquoi », dont nous avons parlé 23. Lorsque même un homme est transporté d’extase par la compréhension elle-même, dans le « bien-pensé », et même lorsqu’il a accédé à l’amour-et-crainte intellectuels de l’âme naturelle, qui est le stade où l’on est mû vers l’extase par l’essence de la lumière divine — et cela, sans le « c’est pourquoi » où l’acte de compréhension n’est pas accompagné d’extase, — l’extase n’est en rien séparée de l’essence de ce qui est compris ; le divin n’est donc pas si profondément caché dans cette compréhension. Tout cela se trouve néanmoins dans le domaine du divin caché dans le vêtement de nogah. Particulièrement, la compréhension par l’« Intelligence » de cette âme de nogah ne peut en rien se comparer avec la lumière divine qui irradie la sephirah Intelligence, ni à la compréhension par l’âme divine revêtue dans cette même compréhension par l’âme naturelle 24. Car la compréhension par l’âme divine possède en miniature cette lumière divine, lorsqu’elle jouit du bénéfice du rayonnement divin essentiel au Jardin d’Eden, sans aucun voile ni masque. Cette extase est véritable extase divine, et, contrairement à ce qui se passe lorsque la compréhension vient de l’âme naturelle, elle ne ressemble pas à l’extase de quelque chose qui serait séparé du divin. Telle est la principale distinction qu’il convient d’établir au sein de cette compréhension — qui est cependant une même compréhension — que comprend l’âme naturelle.
Nous observons des manières différentes dont l’âme divine est transportée dans l’extase là où l’âme naturelle comprend quelque divin sujet. De deux hommes qui entendent parler de ce sujet, l’un a un talent particulier pour « entendre » dans l’extase, mais seulement à la suite d’un exposé sur le sujet en question ; autrement dit, s’il est transporté, cela résulte de longs commentaires : il lui faut des termes apprêtés et un raisonnement humain pour qu’il saisisse et apprécie le sujet. L’extase de cet homme est due principalement à l’exposé. Une autre personne peut être immédiatement transportée d’extase par le divin qu’il reconnaît instinctivement dans le sujet. Il possède en cela un talent plus grand que le premier, car tous les commentaires sont ici inclus en sorte qu’il pourrait pratiquement les exposer lui-même. Il est transporté d’extase par le cœur de la question dans toute sa longueur et largeur, sans limites et en grande profondeur ; tout long exposé est, pour lui, création involontaire. Mais il peut y avoir ici un stade très inférieur : celui d’un homme transporté d’extase uniquement par la nature spirituelle du sujet qu’il comprend 25. Ce n’est là que vaine illusion, née du pouvoir de l’imagination, grandement inférieure à la compréhension, et c’est le résultat d’une confusion dans la démarche mentale, ou d’une excessive chaleur du sang. Cela peut entraîner à une telle hallucination que l’on change la lumière en obscurité et l’obscurité en lumière, dénaturant les choses et les brouillant, confondant le vrai et le faux. Telle est l’erreur très fréquente des fidèles qui comparent cela à l’extase du divin ; mais en fait, la différence entre les deux est aussi grande qu’entre la lumière et la ténèbre.
(Quant à celui dont nous parlions), il est capable de saisir avec grand discernement, d’entre tous les détails de l’exposé, ce qui est le cœur et le plus intime du sujet (que d’autres ne comprennent que) par analogie. À partir de là, il peut embrasser longueur, largeur et profondeur, et comprendre une chose à partir d’une autre avec une ampleur plus grande que les explications qu’il a entendues ou vues écrites. Il en va autrement de celui qui n’a que ce qu’il a saisi par la compréhension intellectuelle du sujet qu’il a entendu ou vu : il ne lui reste rien que les mots nus, et ceux-ci ne lui sont que du matériau brut qui n’a pas encore été mis en forme ; ils s’oblitèrent et deviennent de plus en plus lointains, jusqu’à n’être que des squelettes, ne laissant rien qu’une vague idée d’ensemble qui a perdu le cœur du sujet. Si même il se rappelle l’idée générale par la pratique et une constante familiarité, il n’y a rien là de la vitalité de la lumière divine pour éclairer dans son âme le sujet qu’il a compris.
Il y a ici une autre grave erreur parmi les fidèles. Il s’agit de ceux qui sont transportés d’extase immédiate, et qui imaginent que cela est dans le domaine du divin et sur le sujet même qu’ils ont compris. En conséquence de quoi, ces personnes ne peuvent supporter l’exposé et n’en éprouvent aucune envie. En cela, bien des gens tombent dans l’erreur ou le fantasme. Car en vérité, ce n’est nullement là la compréhension divine, mais seulement le résultat d’une catégorie naturelle ; en effet, il tient à la nature des âmes divines d’Israël qu’elles devraient être transportées d’extase par le divin, sans aucune raison ni connaissance 26. C’est la catégorie inférieure de l’âme, l’échelon le plus bas, la « piété innée » que nous expliquerons plus tard. Mais l’aptitude à ressentir le divin dans le sujet compris est le talent du hassid (formé dès sa jeunesse) ; c’est le domaine de sa hulè 27, de son essence, comme un liquide obtenu par la distillation de nombreux éléments et que l’on peut mélanger à un grand nombre de boissons. On appelle cela « matière élémentaire », ou encore « matière hylique ».
Nous sommes maintenant en mesure de comprendre que, tout comme l’extase dans l’interprétation est grandement éloignée de l’extase divine de l’exposé, à plus forte raison l’extase du divin dans la compréhension par l’âme naturelle est très éloignée de l’extase du divin dans la compréhension par l’âme divine.
L’extase de la compréhension par l’âme naturelle n’est qu’une sorte de vêtement pour l’extase de la compréhension par l’âme divine, un vêtement qui cache et dissimule. De même, la volonté et les délices de l’âme naturelle sont des vêtements pour la volonté et les délices de l’âme divine. Mais même la dernière catégorie de l’âme divine, la plus basse, qui suit le divin sans aucune raison, comme de l’Exode il est écrit (Jér. II, 2) : « tu Me suivais dans le désert » comme un petit enfant suit son père 28 — est bien plus grande que la catégorie la plus élevée de l’âme naturelle ; et pourtant, les dix pouvoirs de l’âme divine sont revêtus des dix pouvoirs de l’âme naturelle — délices vêtues de délices, volonté vêtue de volonté, intelligence vêtue d’intelligence, qualités vêtues de qualités, etc. Il s’ensuit que dans cette même compréhension par l’âme naturelle, — qui est son intelligence — l’intelligence de l’âme divine est revêtue ; et l’extase divine de compréhension et intelligence par l’âme divine est revêtue de compréhension et intelligence par l’âme naturelle, et cela jusqu’à sa racine quand elle bénéficie du rayonnement au Jardin d’Eden. La différence entre la compréhension par l’âme divine et la compréhension par l’âme naturelle est la différence entre la lumière essentielle et la lumière voilée, et semblable à l’extase dans le domaine de la hulè qui est cachée et dissimulée dans l’extase de l’interprétation.
Quant à la nature de l’extase de l’âme (divine), il faut d’abord dire que l’âme étant réellement une parcelle de Dieu, son extase est radicalement différente de la nature de l’extase de l’âme naturelle. Son extase est de la catégorie de l’extase divine essentielle, et n’est pas une « extase séparée » 29. Son être fondamental venant du divin, le divin pour elle appartient à la catégorie de l’essence et de l’innéité (extase divine et non humaine ; c’est la neshamah qui est mue et non le corps — c’est la neshamah-qui-entend). Il en est de même de l’expérience d’extase que connaissent les anges qui sont appelés « fils de Dieu » (Job, I, 6) ; il est évident que l’extase qu’ils connaissent est exclusivement divine. Tout comme l’âme naturelle est transportée d’extase dans la catégorie de l’essence et du naturel par des choses du corps — car elle vient de là — de même en vérité, l’âme divine est mue vers l’extase par des choses divines selon toutes leurs particularités d’essence et innéité.
Il est tout à fait contraire à la raison de suggérer que l’âme divine pourrait être transportée en extase par des désirs physiques tels que l’appétit pour la nourriture, etc., puisqu’elle est entièrement dépourvue de désir physique. Pareillement, l’âme naturelle, physique, est loin de connaître l’extase par son contact avec des sujets divins. Elle peut néanmoins être transportée d’extase par un grand effort, comme nous l’avons dit, parce que le domaine de nogah possède aussi sa racine et sa source de nourriture dans le pouvoir divin par lequel toutes choses sont amenées à l’être. Mais ici, le pouvoir vient en l’âme naturelle avec une dissimulation extrêmement grande. C’est pourquoi il est évident que, dans toute la nature de l’extase de l’âme divine, il y a absence de tout ce qui est du type physique de l’extase de l’âme naturelle ; cependant, la première est revêtue et dissimulée par la dernière, mais seulement comme par un vêtement. Nous voyons certes l’extase de l’âme divine dans l’instant où l’âme naturelle est transportée d’extase par des sujets divins (par la pensée, ou la connaissance et la fortitude, ou par l’amour, la crainte, l’intention, la volonté et le ravissement), mais telle est bien la principale différence entre les deux. Pour l’âme naturelle, tout cela est du domaine d’une extase séparée de l’essence divine, alors que l’extase de l’âme divine est une extase essentielle, provenant du divin Lui-même qui est enraciné et implanté en elle, comme si telle était sa véritable nature.
Or, l’âme divine comporte aussi les degrés de néphesh, roual neshamah, hayyah et yehidah 30 et elle est revêtue des mêmes catégories de l’âme naturelle. Cela veut dire, en termes généraux, qu’elle possède volonté, intelligence et qualités, et les trois vêtements : pensée, paroles, action. En conséquence, il est évident que, si même l’extase de l’âme divine est une véritable extase divine, elle n’en comporte pas moins plusieurs degrés, tout comme l’âme naturelle lorsqu’elle aspire à la proximité de Dieu.
Cependant, en général, chaque catégorie d’extase issue des pouvoirs de l’âme divine est appelée « Servir le Seigneur avec l’âme » et non « Servir le Seigneur avec le corps ». À propos de tout cela, il est dit (Dt. IV, 4) « Et vous qui êtes attachés au Seigneur… » — qui adhérez involontairement, dans la catégorie d’essence et naturel. Même dans la néphesh d’« Action » est contenue la catégorie de yehidah de l’âme individuelle, catégorie d’attachement essentiel. « J’étais lié à Lui par un seul nœud… » C’est là un degré fort élevé, mais il comprend bien des échelons, car l’âme divine est vêtue des vêtements divers que lui fournit l’âme naturelle.
1. Rappelons ces cinq degrés : reconnaissance par la « pensée frigide », extase de l’esprit de la « pensée du bien », extase du cœur, « concentration » et « pur vouloir ».
2. L’expérience de l’âme naturelle participe de la nature physique de l’homme. Dov Baer, expliquant la différence entre l’expérience de l’âme naturelle et celle de l’âme divine, indique qu’elles ont l’une et l’autre cinq degrés.
3. L’âme divine s’attachant au divin, l’essence à l’essence.
4. La profondeur du sujet ne peut provoquer un tel degré d’extase ; s’il en était ainsi, les hommes seraient entraînés à un degré d’extase encore plus grand en abordant des sujets encore plus profonds. Dov Baer admet qu’il existe des sujets de recherche intellectuelle plus profonds que la nature de Dieu et Sa relation au monde, sujets qui pourtant, dit-il, ne sont pas capables au même degré de mouvoir l’homme vers l’extase. La contemplation du divin doit donc posséder quelque qualité particulière qui transporte l’homme en grande extase.
5. Le divin dans l’âme répond au divin, comme l’essence appelle l’essence.
6. De même pour chacun des cinq degrés, l’extase venant de la contemplation du divin est plus grande que celle procurée par toute autre recherche intellectuelle : l’extase issue de la contemplation du divin vient du divin dans l’âme qui rencontre le divin. Mais l’âme divine étant revêtue des « vêtements » de néphesh, rouah, neshamah, hayyah et yehidah, il s’ensuit que l’intensité de l’extase (même celle de l’âme divine) dépend de la qualité du « vêtement ».
7. Puisque, si l’on peut dire, le sujet divin se rencontre lui-même, et n’est pas saisi « de l’extérieur ».
8. Dans une certaine mesure, même dans la compréhension de l’âme naturelle, le divin retrouve le divin. Mais en ce cas, le divin est « caché », « masqué » dans le vêtement de nogah, source de l’âme naturelle, ce qui restreint l’expérience à n’être que d’« altérité » : l’âme comprend le divin comme quelque chose d’autre qu’elle-même. Au stade de la compréhension par l’âme divine, il n’y a par contre aucun « masque » ; l’âme divine, nue et non dissimulée, peut donc s’attacher au divin comme le semblable au semblable.
9. Les différentes voies d’expression de l’âme pendant qu’elle séjourne dans le corps (cf. Introduction, p. 18).
10. Etz Hayyim, œuvre du cabaliste Hayyim Vital (1543-1620) (cf. Introd. et Scholem, op. cit., pp. 271 sqq.).
Dans la pensée cabaliste, l’âme descend afin d’être « perfectionnée » par les actions de l’homme ; mais cela ne concerne que l’âme naturelle. L’âme divine descend pour aider l’âme naturelle dans sa quête de perfection, et n’a elle-même pas besoin d’être perfectionnée, venant du monde d’Émanation où il n’est nulle imperfection. Mais seules les âmes les plus hautes viennent du monde d’Émanation. La plupart des âmes (même des âmes divines) viennent des autres Mondes, et certaines viennent même du Monde le plus bas, celui d’Action (cf. note 8 chap. 1). Mais même ces âmes inférieures, selon Dov Baer ici, contiennent une fraction de la lumière divine issue du monde d’Émanation. Dans le symbolisme de la Kabbale, le sephirah Kether (Couronne) appartient au « Grand Visage », et la sephirah Tiphéreth (Beauté) au « Petit Visage ». Les âmes issues des Mondes inférieurs proviennent en dernière analyse du monde d’Émanation, car les « vases » du Petit Visage ne sont, dans le Monde supérieur, qu’en quelque sorte le matériau dont sont façonnées ces âmes (cf. Casaril, op. cit., p. 101).
1. Le but de la Torah, la finalité de la vie juive spécifique, c’est la purification de l’âme naturelle où se mêlent le bien et le mal. En accomplissant les préceptes de la Torah dans le monde matériel, l’homme introduit la pureté dans le monde, perfectionnant ainsi son âme naturelle. Il est soutenu en cela par l’âme divine qui, en elle-même, n’a pas à être perfectionnée.
12. L’âme divine, elle aussi, tant qu’elle est dans le corps, ne peut être transportée d’extase — comme l’est l’âme naturelle — que par les qualités corporelles du vouloir, de l’intelligence et des qualités.
13. La « Divine Présence ». « Rav aimait à répéter : Dans le monde futur, il n’y a ni manger ni boire ni procréation, ni jalousie ni haine, mais les justes sont assis, la tête couronnée, et jouissent du rayonnement de la Shekhinah » (Talmud, Berakhoth i7a). En cette vie, il est difficile d’apprécier la différence entre les divers types d’expériences, parce que l’âme divine est revêtue de l’âme naturelle ; mais l’âme divine, au Paradis, est dépouillée des vêtements de nogah et resplendit dans sa pureté primitive.
14. Les vêtements qui ne font plus écran à la lumière divine. Ils ne contiennent pas le mal, contrairement aux vêtements impurs de nogah en cette vie, qui contiennent un mélange de bien et de mal.
15. Dans la vision du « Chariot Céleste », le mot nogah (Ezéch. I, 4) est lié au mot hashmal (ibid., 27) (la signification de ce mot est controversée : ambre, « electrum », galène, vermeil ?) Dans la pensée cabaliste, le hashmal de nogah est un vêtement particulièrement fin que revêt l’âme au Paradis.
16. La lumière de Dieu ne se « retire » pas comme en ce monde (cf. Introd. p. 9) pour la doctrine de tzimtzoum, « retrait » ou « contraction »). Cependant, l’âme, pour être perçue comme telle et distincte du divin, a besoin, au Paradis comme en ce monde, des « dix pouvoirs ».
17. Il s’agit bien du divin qui, si l’on peut dire, se comprend soi-même. Mais pour que l’idée de compréhension ait ici quelque « fiabilité » il faut qu’il y ait apparence de séparation, faute de quoi il n’y aurait pas d’âme en tant qu’entité indépendante.
18. Cf. Introd. : le « ce qui existe » et le « non-existant ».
19. La compréhension du divin par l’âme divine durant son séjour dans le corps est comme une compréhension physique par comparaison avec la pure compréhension spirituelle de l’âme divine au Paradis.
20. On considère l’âme comme ayant une « racine » ou une « source » aux cieux, et elle y reste attachée même après sa descente sur terre. Dans le Zohar, cette « racine » est appelée tzélem, « image » « ombre ». Le terme mazala, « planète », « constellation », est fréquemment employé dans la Kabbale pour exprimer la même idée que tzélem. Dov Baer affirme donc que, même ici-bas sur terre, l’âme reste attachée aux royaumes des cieux par son tzélem, comme « une longue corde dont une extrémité s’agite lorsque l’on tord l’autre ». La source de l’âme en haut influence l’état de l’âme ici-bas (cf. Zohar, I, 220; III, 104 a-b). Schnéour Zalman écrit (Liqqouté Torah, Deut.) : « Voyez, ce n’est pas le tout de l’âme qui est revêtu dans le corps de l’homme ici-bas. Car même un ange n’occupe qu’un tiers du monde, et l’âme est encore plus élevée. Aussi, comment peut-elle être contenue dans les limites du corps de l’homme ici-bas ? Ce n’est rien plus qu’une brève illumination de l’âme qui est revêtue par le corps, et la principale partie de l’âme reste au-delà, dans la catégorie de l’“enveloppant” ; on la nomme mazal. »
Dov Baer interprète le verset généralement traduit par : « Oui, l’homme passe comme une ombre » selon le strict mot-à-mot que la Kabbale comprend : l’âme de l’homme sur terre a un cordon ombilical spirituel qui le relie à la source de son âme aux cieux.
2 I. Dans le vêtement de nogah, l’âme est en quelque sorte séparée du divin, et son expérience du divin est différente de Dieu « faisant l’expérience » de Soi-même.
22. Au Paradis, où l’âme fait l’expérience de Dieu au travers des vêtements de « pureté », il y a néanmoins un élément de séparation. L’âme, en effet, a besoin de ce « vêtement » pour ne pas perdre son identité en étant absorbée dans la splendeur de la lumière divine.
23. Cf. note 15 du chap. 2.
24. L’« Intelligence » est du niveau de la neshamah ; comprendre, à ce stade de l’âme naturelle, ne peut se comparer à ce stade lui-même atteint par l’âme divine.
25. Dov Baer semble dire ici qu’un homme peut être ému par le seul fait de penser à un sujet d’ordre spirituel ; c’est l’étrangeté du sujet qui l’émeut, de sorte que son expérience contient un fort élément de fantaisie et d’artifice. Hillel ben Méir explique qu’une telle personne ne se soucie pas de saisir le sens du sujet, et se contente d’avoir appris quelque chose dans le domaine spirituel.
26. L’état élevé dont parle ici Dov Baer est celui de la compréhension du divin par le divin en l’âme ; c’est la compréhension vraie qui permet de saisir l’ensemble du sujet et de créer sa propre exposition et ses interprétations. Celui qui ne désire pas réellement l’exposé du sujet et n’est mû que vers l’extase spontanée ne possède pas la compréhension vraie ; son extase résulte simplement de la part de divin implantée dans l’âme des fils d’Israël.
27. Le terme grec hulè est employé par les philosophes juifs du Moyen Âge pour désigner la substance fondamentale d’où est tirée toute matière.
28. La nostalgie de l’âme divine pour Dieu est l’attraction du semblable, contrairement à l’aspiration de l’âme naturelle qui est de la catégorie de « séparation ». L’une est « essentielle », l’autre « externe » ; l’une est la lumière elle-même, l’autre est la lumière vue au travers d’un voile.
29. L’expérience de l’extase passe par la divine attraction du divin pour Lui-même : le divin dans l’âme est transporté par Dieu comme l’étincelle est attirée par la flamme. L’attirance de l’âme naturelle pour Dieu est l’attirance de quelque-chose-d’autre que Dieu pour Lui.
3 o. Quoique l’âme divine appartienne à l’essence du divin et ne puisse donc être soumise au changement, elle contient néanmoins les différents degrés de l’âme du fait qu’elle est « couverte » des vêtements de l’âme naturelle.
Il existe donc cinq degrés de l’âme naturelle, en dehors du stade où il n’y a pas de catégorie du divin, à savoir celui où quelqu’un n’a d’autre désir que d’être transporté d’extase, sans aucune claire intention vers Dieu, sinon enfouie 1. Cela également s’applique à l’âme divine ; elle aussi possède le stade le plus bas, la catégorie du tout-dissimulé.
Il est nécessaire d’expliquer d’abord la nature de cette catégorie de l’âme, la plus basse 2. Faire le bien en accomplissant les préceptes positifs et se détourner du mal en obéissant aux trois cent soixante-cinq préceptes négatifs 3 — pour autant que cela concerne chaque fils d’Israël, grand et petit — cela dépend assurément dé la liberté de choix : choisir le bien et abhorrer le mal, selon le stade de l’approfondissement en amour, et selon la constance de prière de chacun en Israël. (Cela est connu comme piété, et s’oppose à relâchement, irresponsabilité, « rejet du joug ».) Cela appartient au service divin selon les préceptes d’amour et de crainte, avec un grand effort et en se soumettant au joug du Service dans l’étude de la Torah et l’accomplissement des préceptes 4. Mais d’autre part, chacun en Israël possède, pourrait-on dire, un réel penchant naturel, même dans la pratique, à se détourner du mal et à agir le bien ; cela provient uniquement de la racine de l’âme divine, est dans la catégorie de l’essence et du naturel, et ne résulte en rien du libre-choix ou de l’effort. En ce domaine (du « penchant naturel »), celui qui se fatigue au service divin et garde la crainte de Dieu est l’égal de l’homme négligent et qui « rejette le joug ».
Par exemple, en ce qui concerne la profanation du Shabbath, ou l’idolâtrie, ou tous les péchés graves comme les transgressions sexuelles, le meurtre, etc., et aussi en ce qui concerne les multiples préceptes positifs comme ceux sur le pain azyme de la Pâque, sur la fête des Tabernacles, sur les franges [aux « coins des vêtements » (cf. Dt. XV, 37-41)], les phylactères, etc., tous ces préceptes sont respectés tout naturellement, même par l’ignorant et par ceux qui ont peu de mérite, sans raison ni connaissance. Et ils ne sont pas respectés simplement par la force de l’habitude, mais cela vient de l’être-juif essentiel, tout comme les femmes et les ignorants gardent très soigneusement leur âme contre tout ce qui est interdit ou impur, même en des matières vénielles que seule interdit la loi rabbinique. Nombreux sont ceux qui sont bien peu exigeants à l’égard d’eux-mêmes, véritablement négligents, transgressent les préceptes sur des choses interdites, et ne se montrent pas très zélés dans l’accomplissement des préceptes positifs ; mais la raison en est que l’âme naturelle, dans la catégorie du mal qui est en elle, l’emporte en ce domaine sur l’âme divine. La nature essentielle de l’âme divine est à l’exact opposé, car en elle-même et par sa nature elle aspire grandement au bien divin des préceptes positifs et elle abhorre le mal.
Comme ce stade ne se rapporte qu’à l’action seulement, c’est donc le stade le plus bas de l’âme divine 5, degré de néphesh, mais dans la catégorie de l’action seulement. Il en est ici comme de l’âme naturelle, mais non plus sous la forme d’une séparation, puisque l’âme divine est dans la catégorie d’essence et innéité qui pousse chaque fils d’Israël à se détourner du mal et à agir le bien ; sans cela, rien ne durerait bien longtemps, pas même, tout simplement, la prière et la crainte de Dieu qui sont la « piété » 6. Et d’autre part, par la prière et la crainte de Dieu, chacun selon ses capacités, ce pouvoir essentiel de l’âme divine est renforcé à tous les échelons de chaque degré, en sorte qu’il devient fort, permanent et immuable, ne permettant aucune indulgence envers les transgressions ni envers les tentatives trompeuses pour s’inventer des dispenses. Sur ce point (du renforcement du pouvoir de l’âme) il existe des différences entre tel homme et tel autre, au point que l’un peut être un vrai juste et l’autre un méchant avéré, au moins en ce qui concerne les actes. Pour le méchant, le pouvoir ultime de l’âme divine dans l’acte est retiré à cause de la force du mal total dans son âme naturelle, comme il est dit (Prov. XXIV, 20) : « La lampe des méchants s’éteindra » entièrement, jusque dans le domaine de l’acte. Il n’en reste pas moins qu’en Israël les pécheurs mêmes sont aussi pleins d’actes de bien que de pépins une grenade. C’est pourquoi tout Israël a sa part dans le monde qui vient (Mishna, Sanhédrin, X, 1).
Il est évident que l’action et l’engagement, issus de l’essence de l’âme divine, comportent une préméditation : il doit y avoir une volonté réfléchie vers le divin, une décision de Lui obéir dans l’action concrète. Mais cette pensée est dépourvue de lumière ou de vie intérieure ; comme pour la contemplation du divin par l’âme naturelle dans la « pensée frigide », elle comporte une grande froideur. Le divin apparaît certes grand et exalté, mais du lointain et sans aucun rapport personnel avec l’homme ; on Le désire intensément, et rien de plus. Il en est de même pour l’âme divine. La cause de l’assentiment essentiel 8 de l’âme divine à se détourner effectivement du mal dans la pratique et à agir le bien tient à la résolution en pensée qui appartient à la catégorie de la foi ; mais cela n’en demeure pas moins dans un grand éloignement. Car le fait même de la résolution — il est nécessaire d’accomplir la volonté de Dieu — n’entre certainement pas dans la catégorie de la poussée vitale, intérieure, intime ; la catégorie du divin pénètre ici dans la catégorie du profondément-caché.
Nous constatons par exemple que le mot « Cieux » est courant dans toutes les bouches, y compris celles des femmes et des ignorants. Ils évoquent le Nom de Dieu à tout propos : Il est béni, Il sauve et secourt, etc. — le tout sans aucune intériorité. On peut aussi bien, au même instant, agir en contradiction avec Dieu ; tout comme le voleur, qui a percé un mur et, au moment de s’introduire dans le trou, demande à Dieu de lui venir en aide 9. S’il croît que Dieu peut lui venir en aide, pourquoi vole-t-il et transgresse-t-il Sa volonté ? Mais les deux choses restent séparées pour lui : il a la certitude fermement fixée en son âme divine, en essence et innéité, que Dieu vient au secours de tous, car Il est le Créateur de tout et qu’Il est l’Un ; mais le désir de voler vient des appétits de l’âme naturelle. On sait que le mot « foi » vient du mot « ouman » 1°. La foi est un héritage des Patriarches, et vient naturellement, comme innée, à leurs fils. C’est le domaine de la résolution essentielle et naturelle de l’âme divine. De là coulent les actions particulières que l’on accomplit pour se détourner du mal et agir le bien, du fait que l’on a une très grande foi en l’Unique et qu’il devient en quelque sorte naturel de ne pas transgresser la volonté de Dieu. Pour le martyr, la foi resplendit d’une intériorité si grande qu’il offre véritablement et réellement sa vie.
Il peut certes y avoir là un mélange de bien et de mal dans l’accomplissement d’un acte de bien, par exemple lorsqu’on ne donne la charité que par orgueil ou pour quelque autre raison égoïste ; et pourtant il est dit (Talmud, Pessahim 8a-b) : « Celui qui dit : Que la charité de cette pièce de monnaie soit offerte pour que vive mon fils, — est un homme parfaitement juste. » Du point de vue de l’âme divine en effet, il veut faire la charité parce que cela est inné en lui 11, et la raison — il ne donne qu’à la condition que vive son fils — vient seulement de l’âme naturelle qui revêt et cache. Il en est de même pour le don de charité par orgueil ou autre raison.
Bref, il y a un stade plus bas 12 que la catégorie essentielle de l’acte lorsque l’on se détourne du mal et que l’on agit le bien par l’âme divine qui éclaire dans la catégorie du divin sans masque, par la simple foi, en sorte qu’il y a au moins une résolution en pensée et volonté. Nous trouvons ce degré inférieur dans la « tourbe nombreuse » 13. L’intention de ces gens n’était pas droite en soi par la vertu de leur âme ; elle résultait seulement des miracles dont ils avaient été témoins ; et c’est pourquoi, à peine eurent-ils constaté qu’ils étaient tenus à l’écart des fils d’Israël, ils firent le Veau d’or (Ex. XXXII). Nombreux aussi sont les fils d’Israël qui n’accomplissent des actes de bien que par seul désir d’acquérir la gloire pour eux-mêmes, etc., comme il est dit dans le « Berger Fidèle » (Zohar III, 17 613), à propos du verset (Nb. XVI, 2) « … gens de renom ». Mais ces hommes s’abusent grandement eux-mêmes, et ne se trouvent justes parfaits qu’à leurs propres yeux. En fait, pour eux, tout ce qui compte est de dire : « Qu’en faveur de mon nom seul on glorifie le Seigneur » ; ce sont eux « vos frères qui vous haïssent et vous repoussent » 14, comme chacun le sait. Il y a encore ceux qui sont connus comme hypocrites, flatteurs et menteurs, etc. et qui n’ont pas d’intention droite et non dissimulée provenant de l’essence de l’âme divine. Et il y a cependant quelque chose de la catégorie du divin dans toute âme divine : lorsqu’une telle personne ressent la souffrance et la douleur d’une remontrance, la lumière de son âme se remet à briller, et il pleure. Lorsque Moïse fait des remontrances au peuple et dit (Dt. I, 7) : « Faites volte-face et partez », ils se repentent et disent : « Nous avons péché » (Nb. XIV, 40). Une autre preuve en est dans le fait qu’un acte de divorce délivré sous la contrainte est valide si la contrainte a été exercée par une autorité d’Israël 15. Autre preuve encore : des gens peuvent être contraints à faire la charité, et des gages peuvent être saisis de force dans ce but, etc. 16. Il en est de même du précepte sur le Tabernacle dans les Temps futurs 17. Israël et les nations du monde seront mis à l’épreuve sur ce point : les nations du monde renverseront leurs cabanes, mais Israël ne les renversera pas, car le désir premier de l’âme divine est, par son essence même comme nous l’avons dit, d’accomplir la volonté de Dieu. En conséquence, un Israélite qui souffre et se trouve donc exempté du précepte du tabernacle ne le détruira pas, car ce n’est pas la volonté divine qu’il accomplisse son devoir. Il en est autrement des nations du monde : leur intention ne concerne que leur propre intérêt : « Qu’en faveur de mon nom seul on glorifie le Seigneur. »
Le second degré, plus élevé que le précédent, est d’une catégorie plus intérieure (plus élevée que la catégorie des actes de bien dans la seule pratique) que la catégorie de néphesh. C’est la catégorie de rouah. Prenons un exemple tiré du Livre de l’Exode. Le peuple tout entier sortit d’Égypte, y compris les femmes et les enfants, parce qu’ils avaient simplement la foi et croyaient en Dieu. Au début, ils refusaient d’écouter Moïse, et ils avaient l’esprit oppressé 18 ; mais lorsqu’ils retrouvèrent leurs esprits, ils crurent en pleine lumière et grande ardeur intérieure (résultant de l’esprit divin essentiel planté et enraciné en leur âme grâce à leur âme divine), — et ils sortirent d’Égypte. Tels sont la véritable extase en pensée et le vouloir intérieur ; c’est ce qui, comme nous l’avons dit à propos du « bien-pensé », est appelé : « mouvement hors de soi », de même qu’un homme par exemple peut se déplacer pour quelque raison qui le touche fortement et personnellement.
Il en résulte ceci : l’effet concerne l’acte — la sortie d’Égypte, dans notre exemple — et cela entre dans la catégorie d’une extase qui possède bien plus de lumière et de vitalité interne que la « pensée frigide », dissimulée dans l’acte de se détourner du mal et agir le bien sans vitalité.
À ce propos, il est dit (Jér. II, 2) : « Je te garde le souvenir de l’affection de ta jeunesse. » Cette expression : « l’affection de ta jeunesse » signifie : Tu M’as suivi hors d’Égypte, et quoique ce fût dans l’« immaturité » (simplement sortir de la ténèbre d’Égypte vers une pleine lumière, etc.), tu M’as suivi cependant, même sans aucune raison ni connaissance, comme le petit enfant suit son père en grande extase et sans que rien ne puisse le séparer de son père. Cela ne tient à rien d’autre qu’à l’esprit divin dans la Communauté d’Israël dont les membres sont constamment attirés, comme par nature véritable, vers la divine Source d’où ils ont été tranchés…
Cela deviendra plus intelligible encore si nous prenons le cas du pécheur qui se repent. Nous savons par expérience que l’esprit de ceux-mêmes qui étaient immergés dans la luxure la plus extraordinaire et dans les péchés les plus graves, peuvent s’éveiller et aller vers le repentir. Il arrive qu’un pécheur se repente à un point tel qu’il ressente le remords dans les profondeurs de son cœur, si fortement que son âme se consume en larmes, comme Rabbi Eléazar ben Dordia 19 qui exhala son âme en pleurant ; Rabbi l’enviait, disant : « On peut acquérir la vie éternelle en une heure. » Et des pécheurs qui ne se repentent pas du plus profond du cœur au point d’exhaler leur âme, versent des larmes abondantes dans l’amertume de leur âme, particulièrement durant les Dix Jours de Pénitence 20 et surtout le Jour de Kippour ; on sait bien que même les plus négligents, et les hérétiques eux-mêmes qui violent la Torah tout entière, se secouent et s’éveillent en ce Jour de Kippour jusqu’à pleurer véritablement. Cela ne vient pas de quelque libre choix, puisque durant toute l’année ils ne suivent que « l’inclination des pensées de leur cœur, le mal seulement, tout au long du jour » (Gen. VI, 5). Mais le Jour de Kippour, l’étincelle divine s’embrase, Dieu Se révèle à tous ceux qui cherchent le Seigneur, comme il est dit (Is. LV, 6) : « Cherchez le Seigneur pendant qu’on peut Le trouver » 21 ; l’étincelle est alors attirée involontairement et s’éveille en pleurant de son propre gré, en essence et innéité, alors qu’elle était auparavant dissimulée par le péché. Lorsque l’on dit : « Nous avons commis l’abomination », dans la « Prière de Confession », ils sont frappés de remords, se repentant du mal qu’ils ont fait et se tournant vers le bien. Cela est la « pensée du bien jointe à l’acte », tout au moins dans le domaine de l’extase par amour-et-crainte intellectuels. Quant aux méchants, aux hérétiques et aux négligents qui ne se repentent pas du tout, cela vient de ce que la yehidah dans leur âme ne brille que temporairement durant la période de dévoilement au Jour de Kippour, et ne brille en aucune manière de tous ses pouvoirs. Comme il est écrit (Prov. XXIV, 20) : « La lampe des méchants s’éteindra » — complètement, jusque dans la catégorie de l’acte. Mais pour celui qui n’est pas si négligent ni si méchant, il y a une illumination plus grande dans son âme divine en rapport avec l’acte, et pour lui, aussi, il y a une plus grande intériorisation. Et ainsi, c’est chaque jour qu’une voix céleste proclame (Jér. III, 14) : « Revenez, fils infidèles », — comme chacun le sait.
L’état le plus haut de ce degré, (où il y a une clarté dans la qualité de l’« acte par opposition » 22, se rencontre dans le martyre, où la vie elle-même est sacrifiée. À ce propos, Rabbi Akiba disait : « Quand donc me sera-t-il donné la possibilité de l’accomplir ? » 23, dans la réalité vraie. C’est la lumière la plus profonde de Pâme divine, le « pouvoir du quoi » dans l’âme 24. C’est la yehidah qui resplendit ici-bas dans la qualité de l’acte. Lorsqu’un homme n’est pas contraint à changer sa foi dans la pratique de fait, il lui arrive de commettre bon nombre de fautes mineures ; mais lorsqu’on tente de l’entraîner à se séparer complètement de l’Unique, un pouvoir essentiel et très profond s’éveille en lui, et il est véritablement capable de se sacrifier. Cela ne peut en aucune manière être dû à l’effort ou au labeur, mais uniquement à l’attachement essentiel de l’âme divine à la Source d’où elle fut tranchée, mais dont elle ne peut finalement être séparée, quoi qu’il arrive. Au moment du martyre, cette force resplendit ouvertement hors de sa cachette. Si elle brillait continûment, l’homme ne pécherait jamais, même par des infractions mineures. Comme il est écrit (Ex. XX, 20) : « Pour que Sa crainte vous soit toujours présente, afin que vous ne péchiez point ».
De tous ces exemples, on peut comprendre le sujet général de l’extase essentielle de l’âme divine, dans le domaine de l’intériorité. C’est la catégorie de rouah, plus élevée que celle de néphesh. Car cette dernière ne concerne que l’acte lui-même comme nous l’avons dit. Et il suffit pour celui qui comprend.
Le troisième degré, plus élevé que le précédent, est de la catégorie de l’extase essentielle, au niveau de neshamah. Comme il est écrit (Ps. CL, 6) : « Que toute neshamah loue le Seigneur ». Et il est écrit (Job. XXXIV, 14) « S’il plaçait son cœur en Lui, s’il rassemblait en Lui son esprit et sa neshamah… » Le sujet doit être compris par rapport à l’extase séparée de l’âme naturelle dans l’extase du « bien-pensé » dont nous avons parlé et qui entre dans le cœur charnel avec une extase ressentie, avec les étincelles du feu du désir, etc. Pour l’âme divine, c’est là la catégorie de l’extase essentielle dans le cœur charnel, qui vient de la véritable compréhension du divin par l’âme divine revêtue de la compréhension de l’âme naturelle. Comme le dit le verset (Ps. LXXXIV, 3) : « Mon cœur et ma chair célèbrent le Dieu vivant » — tout mon cœur charnel chante de joie avec le Dieu vivant. On peut comparer cela à l’extase provoquée par la mélodie, et qui irradie le cœur charnel. Une telle extase vient de son propre chef, involontairement, sans nul choix, décision ou effort d’aucune sorte. Elle est causée uniquement par l’essence de l’âme divine transportée d’extase, comme nous l’avons dit à propos du « Berger Fidèle » dont le chant dans la prière embrassait chaque type de mélodie. C’est l’extase de neshamah par l’entremise du chant ou du son de notes musicales essentielles, joignant la joie, l’amertume et leurs états intermédiaires 25.
Véritablement, cette extase provoque une grande sensation dans le cœur, et le cœur l’éprouve intensément. Les notes et la mélodie naissent concrètement du souffle du cœur en extase ; et cependant l’on en reste totalement inconscient. Comme il est écrit (ibid.) : « Mon cœur et ma chair célèbrent le Dieu vivant », littéralement, c’est-à-dire dans le domaine de l’extase essentielle dans le divin. Telle est la différence principale entre cette extase et l’extase du cœur profondément ressentie qui naît de l’âme naturelle. Dans cette dernière, il y a conscience de soi ; l’homme sent qu’il est transporté d’extase, le divin est très éloigné et grandement dissimulé. On peut en effet être transporté d’extase et cependant continuer à se considérer comme un important « quelque-chose », dans la mesure où l’on considère encore que ce qui importe est l’état même d’extase sans aucune intention vers le divin et que l’on n’aspire pas à Dieu, mais au seul plaisir de l’homme.
Il en va autrement de l’extase essentielle de l’âme divine. Si même elle pénètre dans le cœur avec une forte sensation, elle n’est en rien une extase consciente. Elle est en effet si peu ressentie par celui qui l’éprouve, que, au moment de l’extase, il ne se rend absolument pas compte qu’il est transporté d’extase. C’est comme un fils dont le cœur, par nostalgie de son père, est transporté d’extase ; il ne sent pas qu’il est transporté d’extase, et l’étendue de son sentiment, il l’ignore, car il est au plus haut degré d’essence et naturel. Il en est de même de l’extase du père pour son fils. Telle est la nature de toute extase essentielle ; par exemple, de l’extase essentielle de l’âme naturelle dans le désir physique. Nous voyons bien que lorsqu’on est transporté d’extase à cause de quelque chose d’agréable, on est totalement inconscient de cet état : l’extase est vécue dans le cœur, mais sans conscience de soi.
Plus l’extase essentielle est profonde (par exemple, l’amour ou la volonté, et le ravissement d’une très grande profondeur), moins on la sent. On rencontre ce stade chez la plupart des hommes dont l’âme divine n’est pas devenue impure et n’a pas été fortement souillée par la contamination du corps dans le désir étranger du cœur charnel extérieur. Comme il est écrit (Ps. XXIV, 4) : « Celui dont les mains sont sans tache et le cœur pur… » L’intention de son esprit irradiant son cœur, il est dit de lui (Ps. CXIX, o) : « De tout mon cœur je Te cherche » — littéralement — et il est dit encore (Ps. LXXIII, 26) : « Ma chair et mon cœur se consument ; le Roc de mon cœur… » De même il est dit (Ps. LXXXIV, 3) : « Mon cœur et ma chair célèbrent… » Tel est le véritable commencement en ce qui concerne la révélation du divin dans le cœur de chacun en Israël. C’est à ce propos qu’il est dit (Dt. XXXI, 17) : « Parce que mon Dieu n’est plus au milieu de moi » — « au milieu de moi » concrètement. À ce propos, il est dit encore (Ps. CL, 6) : « Et toute neshamah louera… » C’est la catégorie de neshamah, le niveau où les « Esprits » de Sagesse et Intelligence sont mus jusqu’à l’extase du cœur. Et que cela suffise à qui comprend.
Le quatrième degré est la catégorie du point de concentration dans l’esprit, plus haut que celle de l’extase encore ressentie dans le cœur de la façon mentionnée précédemment à propos du quatrième degré de l’âme naturelle, où toute la profondeur du cœur et de l’esprit est immergée dans le bien. L’âme en son entier est attirée de telle sorte que l’extase ne pénètre pas encore le cœur. On appelle cela « crainte-et-amour de l’intellect ». Ici, la perception intellectuelle est extase, et l’extase ne provient pas d’un rétrécissement de la perception intellectuelle du « c’est-pourquoi » 26.
Alors, même l’extase essentielle du cœur (dont on n’est pas vraiment conscient) doit, par la force des choses, venir spontanément et sans artifice. Exactement comme survient spontanément, par exemple, une soudaine extase de l’âme qui vous fait frapper des mains, etc., de même ce chant pénètre de lui-même et involontairement le cœur charnel à la manière de toute extase essentielle. Et ce spontané est la principale caractéristique du divin. Il y a encore d’autres stades d’intériorité 27, en particulier lorsque cette extase vient de l’attirance exercée par le point central de la concentration dans l’esprit. C’est la notion de la fondation du Père dans la fondation du « Petit Visage », ce que l’on appelle « concentration du cœur » 28. Cela provient du pouvoir de concentration de la lumière du « Père » dans l’esprit, et s’appelle « amour dans les délices ». Ce sont les délices cachées dans les profondeurs de ce qui est compris 29. Cependant, l’extase du cœur n’est en rien comparable à l’extase essentielle de la concentration interne de l’esprit, où le point de compréhension est lui-même transporté d’extase, et c’est ce qu’on appelle « concentration » 30. C’est là, la « voix de Moïse », plus haute que les chants des Lévites 31 dont le chant est conforme à la compréhension dans ses conséquences ; il est ajusté conformément au déroulement du discours de la contemplation sous ses nombreux aspects, et conformément aux notes de la mélodie 32. Il en va autrement avec le son de la note musicale qui se forme du point hylique interne de ce qui a été de soi-même compris ; cela ne peut indiquer que le centre même de ce qui est compris et les délices cachées. C’est pourquoi un tel son ne peut venir par formules et agencement, mais en une seule note, « une » et tout à fait spontanée. C’est cela « le son qui n’est pas entendu » 33, c’est-à-dire un son qui n’est pas perçu et jamais ne finit. À ce propos, il est dit (Ps. XXX, 13) : « Pour que ma gloire Te chante et ne se taise… ». Et tel est le sens du texte sur le « Berger Fidèle », qui avait coutume de chanter etc. 34.
Cette concentration donc n’est autre que celle de la véritable lumière divine en elle-même, et ne provient pas de la compréhension ou de l’intelligence de la lumière divine. Elle est plus haute que les dimensions de longueur et largeur de la compréhension dans l’intelligence ; elle s’étend ensuite à la compréhension 35. Le Zohar appelle cela « le double chant de Sagesse et Intelligence » 36, dans l’élévation de l’âme dans l’esprit, lorsque l’âme se réjouit en Dieu dans les profondeurs de ce qui est compris dans tous les détails de son évolution.
Cette concentration contient les « délices », le ravissement simple et essentiel de l’essence et de la simplicité de l’âme divine. C’est la racine de la prière du Shabbath, comme il est écrit (Is. LVIII, 14) : « Alors tu trouveras tes délices dans le Seigneur », prière plus élevée que celle des jours de la semaine. Car dans la prière, le plus important est de laver et purifier l’âme naturelle, et c’est cela qui s’appelle « service divin » et « purification ». Cependant, il n’en est ainsi que lorsque la clarté de l’âme divine pénètre le cœur charnel, car c’est là que réside l’esprit principal de l’âme naturelle, dans le ventricule gauche du cœur charnel 37. Mais lorsque la clarté de l’âme divine est encore dans l’esprit (où demeure l’âme), elle est de la catégorie du service divin de l’âme elle-même s’élevant vers la Source d’où elle fut tranchée. Cela s’accompagne du chant et des délices simples et essentielles de sa Sagesse et de son Intelligence, appelées « double chant ». De même, le rayonnement du Shabbath irradie les jours de la semaine lorsque l’on récite le Shema' Israël, comme on le sait. C’est pourquoi l’extase d’amour, lorsqu’on récite le Shema, diffère de l’extase d’amour lorsqu’on récite les « versets de cantiques » 38. En effet, lorsqu’on les dit, l’extase vient avec la sensation, de l’esprit au cœur, « à grand tumulte » comme dans l’extase des anges (Ezéch. III, 12). On y dit notamment (Ps. CXLIX, 6), : « Les louanges de Dieu sont dans leur gorge », littéralement, car c’est dans la gorge que se rejoignent l’esprit et le cœur dans l’extase ressentie. Mais pour la récitation du Shema', on dit à l’âme : « Entend Israël », afin qu’elle s’offre en sacrifice lorsqu’on arrive au mot : « Un ». Puis, on dit : « Et tu aimeras… », qui est un verbe actif, signifiant que l’amour doit être amené jusque dans l’âme naturelle 39 comme il est dit : « avec tes deux inclinations… » Mais ici, c’est dans la catégorie de l’extase essentielle, à la pointe de la concentration de l’esprit, et elle inclut aussi l’extase du cœur dans l’amour éprouvé. C’est ce que l’on appelle le « Temple de l’amour », car l’amour est comme un temple ou un instrument 40, dans le domaine de l’anéantissement et en rapport avec l’extase essentielle à la pointe de la concentration, où l’on est totalement absorbé en longueur et en largeur — comme nous l’avons dit à propos de l’âme naturelle. Comme cela est tellement intérieur et essentiel, cela vient sans que l’on s’en rende compte et sans conscience de soi, comme le savent d’expérience vraie tous ceux qui ont goûté à la saveur essentielle et aux délices de la compréhension profonde du divin dans la prière. C’est là la révélation du divin au niveau le plus intime. C’est la catégorie du « contenir » de hayyah 41, où repose l’âme supplémentaire du Shabbath qui, elle, est de la catégorie du « contenir » de yehidah, la plus élevée de toutes 42. Elle s’étend au « Petit Visage » 43, et ne brille pas dans le dévoilement, mais seulement du lointain et caché. Tel est le cinquième degré du « chant simple » que nous allons expliquer avec l’aide de Dieu.
Le cinquième degré est la catégorie de la véritable yehidah essentielle 44. C’est cela le « chant simple », l’essence véritable qui s’élève dans le chant, chant simple essentiel, et non « chant double » 46. Car le « chant double » dont nous avons parlé est le ravissement essentiel qui se produit de manière détaillée ; on peut le comparer aux âmes jouissant du rayonnement divin, dans la catégorie du rayonnement céleste qui trouve son origine dans Royauté dans le monde d’« Emanation » 46. Chaque âme jouit des délices divines selon son degré de profondeur dans la compréhension, et là, toutes les âmes ne sont pas égales. Mais le « chant simple » vient de la catégorie des délices hyliques, source de toute espèce de délice détaillé. De là vient toute la généralité de l’essence dans le particulier 47. C’est là le « seul nœud » par lequel l’essence est attachée à l’essence ; cela s’appelle aussi simple vouloir essentiel, qui n’est pas ressenti et ne se morcelle pas en mille volontés contradictoires, comme Clémence et Rigueur dans la raison qui est cachée dans la volonté 48. Dans ce dernier cas, c’est l’« amour avec des délices » — deux sortes de délices ; les délices de la joie et celles de son contraire 49. Mais le vouloir essentiel est un. Il comprend toutes les volontés, et celles-ci lui sont secondes.
On peut en donner une illustration. Lorsqu’un homme lutte contre une mort toute proche, toute la pointe de la volonté essentielle de l’âme s’éveille en lui, car ce qui est en jeu est de la plus haute importance pour son essence véritable. Toutes ses autres volontés à propos d’autres sujets qui ne concernent pas son essence véritable, comme l’amour de la nourriture ou l’amour pour sa femme et ses enfants, sont toutes considérées comme rien, car elles sont toutes incluses dans sa volonté essentielle qui concerne son essence tout entière. C’est cela « l’extase de l’essence tout entière ». En d’autres termes, tout son être est si totalement absorbé que rien ne subsiste et qu’il n’a aucune conscience de soi 50.
Tel est l’amour sans limite du « de tout ton pouvoir » (Dt. VI, 5), plus élevé que néphesh, rouah et neshamah, plus élevé même que la catégorie du « pouvoir du quoi » de l’âme revêtue dans la concentration de l’âme (dans le quatrième degré). Ce stade est radicalement plus élevé que la raison et la connaissance. Car il n’est pas de raison pour cette simple volonté hylique et pour son délice, pas même une raison cachée dans la source de l’intelligence hylique.
On ne trouve pas trace de cet échelon chez la plupart des hommes, et il est donc superflu de s’y attarder. Cependant, masquée, il en est une trace en chaque étincelle d’Israël le jour du Shabbath, dans l’âme appelée « âme supplémentaire ». À l’heure du martyre aussi, cela flamboie dans la catégorie du « retrait » 51. Dévoilé, cela resplendit chez le juste parfait et le pécheur vraiment repentant. Chez le juste, cela resplendit à cause du grand pouvoir de ce ravissement très suave et essentiel qu’est la catégorie de yehidah. Comme il est écrit (Dt. IV, 4) « Et vous qui êtes attachés… » — véritablement ; et comme il est dit : « Lié à Lui par un seul nœud », comme nous venons de le rappeler. Quant au pécheur qui se repent, cela entre dans la catégorie du « retrait » et de la nostalgie de l’âme qui vient de l’opposition 52 ; Rabbi Eléazar ben Dordia en est un exemple, qui mourut en pleurant ainsi que nous l’avons expliqué. Mais cela brille dans le secret en chacun en Israël. C’est pourquoi nous remarquons que l’âme divine de chaque fils d’Israël est attachée et attirée, involontairement et de son propre gré, lorsqu’il entend un exposé sur un sujet divin même s’il n’en comprend rien. Il n’en est ainsi que parce que brille en lui — au moins enfouie — la catégorie de yehidah. Elle est plus haute que la raison, et c’est pourquoi, en ce domaine, l’ignorant et le savant sont vraiment égaux, comme on le sait. Ainsi, lorsque fut donnée la Torah, les âmes de tous ceux qui étaient présents s’enfuirent également 53. Et aussi, il est dit (Ex. XIX, 8) « Tout ce qu’a dit le Seigneur, nous le ferons » — ils le dirent tous également pour la raison que nous avons mentionnée. Et que cela suffise à qui comprend.
1. L’intention vers le divin, dans ce stade, est inconsciente, tandis que le conscient reste égoïste. Cf. p. 67.
2. Dov Baer va, avant de répondre directement à la question, envisager le stade du néphesh de l’âme divine ; de cette analyse émergera la réponse.
3. Cf. pp. 71-72 et note 11 du chap. 2.
4. Le libre arbitre intervient dans les domaines où l’effort est nécessaire. Le respect des nombreux préceptes de la Torah n’est pas facile, ni automatique. Le bien est un choix, et il y faut consacrer un véritable labeur. Mais, d’après Dov Baer, les juifs observent certains préceptes comme par une seconde nature ; en ce cas, n’intervient aucun effort et on peut difficilement parler de liberté de choix.
5. Ce degré peut seulement inciter l’homme à agir le bien et à se détourner du mal ; il n’a pas pouvoir sur la vie intérieure comme c’est le cas des degrés supérieurs. Il est donc le plus bas des cinq degrés. Par contre, le stade correspondant dans l’âme naturelle — dont il va être fait mention — n’appartient pas à cette échelle.
6. Le « service de Dieu » ne durerait pas par lui-même, si le divin n’aidait l’homme par l’inclination au divin. Mais en même temps, le « service de Dieu » renforce l’inclination latente pour le divin dont l’homme est doué.
7. La réponse de l’âme divine dans l’extase est involontaire, mais la conduite de l’homme ne peut avoir d’influence que s’il oriente sa pensée.
8. Et non plus, comme ci-dessus — en ce qui concernait l’âme naturelle --- dans la « séparation ».
9. Apologue talmudique (Berakhoth, 63a). Le voleur n’est pas hypocrite ; il croit sincèrement que Dieu peut l’aider. Mais sa foi en Dieu n’influe pas sur sa conduite puisqu’il désobéit à un commandement divin au moment même où il l’invoque. Sa foi et son désir sont radicalement distincts ; son esprit est divisé : sa foi sourd de son âme divine, son désir de voler sourd de son âme naturelle.
10. Dov Baer établit un lien entre les mots hébraïques « emounah », foi (ou, plus précisément : confiance), et « ouman », artisan. Il semble affirmer par là que, tout comme l’artisan a été formé à son art, les fils d’Israël ont été formés à leur foi au cours des générations ; ainsi, la foi vient aussi naturellement au Juif que sa technique au bon artisan. Le Juif a une « compétence » particulière pour les sujets divins, il possède une sorte d’« art du divin ». L’apprentissage donne l’indépendance aux mains de l’artisan.
11. La réaction « innée » du Juif est de faire la charité sans motivation autre que l’acte de charité.
12. Dov Baer revient ici à l’idée amorcée plus haut : de même qu’il y a un stade de l’âme naturelle que l’on ne peut compter parmi les « cinq degrés », il existe un stade de l’âme divine indigne de figurer parmi les cinq degrés supérieurs.
13. L’exégèse rabbinique voit dans la « mêlée multiple » de Ex. XII, 38, la multitude de gens de toutes sortes qui sortirent d’Égypte en même temps que les Hébreux ; ils ne possédaient pas d’âme divine qui pût être attirée par le divin, mais furent simplement impressionnés par les miracles qui précédèrent l’Exode.
14. Interprétation de Dov Baer sur Is. LXVI, 5 : « Vos frères qui vous haïssent et vous repoussent à cause de Mon nom disent : Que le Seigneur montre Sa gloire. »
15. Mischna, Ghittin IX, 8. En effet, l’âme divine désire obéir à la volonté de Dieu ; d’où, si la loi exige que soit donné un acte de divorce, le mari, même récalcitrant, peut être contraint à le délivrer ; son acquiescement sous contrainte suffit, car en raison de son âme divine, il veut obéir à la loi.
16. Talmud, Baba Bathra 8b. L’âme divine désire faire la charité, car telle est la volonté de Dieu ; c’est pourquoi, même si la contrainte s’avère parfois nécessaire, la personne sur qui elle s’exerce donne en fin de compte de son propre vouloir réel.
17. Il s’agit des « cabanes » que l’on doit édifier à la Fête des Tabernacles (Dt. XVI, i3). Talmud, Avodah Zarah 2 a : « Dans le Temps-qui-vient (c’est-à-dire à l’ère messianique), le Très-Saint, béni est-Il, dira : “J’ai un commandement facile à accomplir, celui du Tabernacle ; allez et accomplissez-le…” Aussitôt, chacune des nations du monde ira et se mettra à faire une cabane sur le haut de son toit ; mais le Très-Saint, béni est-Il, fera flamboyer sur eux le soleil comme un solstice d’été, et chacun démolira sa hutte à coups de pied et partira… Mais Rabha ne dit-il pas : “Celui qui souffre à cause de la Cabane est dégagé du devoir de séjourner dans la cabane” ? D’accord ! Eux, ils en seraient dégagés, mais les israélites auraient-ils avec mépris détruit leurs cabanes ? »
Le seul but de l’Israélite étant d’obéir à la volonté divine, il ne change pas d’attitude fondamentale si la loi le dispense d’accomplir tel précepte, car cette exemption elle-même appartient à la volonté divine. Il ne démolira pas sa cabane parce qu’il accepte l’exemption si telle est la volonté de Dieu. Les nations du monde, par contre, ne veulent pas être dispensées, car elles n’accomplissent les actes de bien que pour en acquérir mérite et renom ; frustrées, elles renversent leurs cabanes.
18. Ex. VI, 9 : « Ils n’écoutèrent pas Moïse par raccourcissement du rouah à cause de l’esclavage trop dur. » Rouah, souffle, esprit ; l’expression, qui signifie littéralement : « insuffisance de rouah » est généralement comprise comme « angoisse » ou « impatience ».
Pour Dov Baer, les israélites manquaient des qualités de rouah : mais lorsqu’ils retrouvèrent leur rouah — lorsqu’il fut renforcé — ils suivirent Moïse dans le désert.
19. « On disait de Rabbi Eléazar ben Dordia qu’il n’y avait aucune prostituée au monde vers laquelle il ne fût allé… Il alla un jour, s’assit entre deux collines, et s’écria : “Ô ! vous, collines et montagnes, demandez grâce pour moi…” Et il dit : “Cela ne dépend donc que de moi !” Ayant mis la tête entre ses genoux, il pleura et sanglota jusqu’à ce que son âme quittât ce monde… Rabbi pleura et dit : “On peut donc acquérir la vie éternelle en une heure !” » (Talmud, Avodah Zarah 17 a) Rabbi Judah « le Prince » (vers l’an 200 de l’ère chrétienne) était connu comme le Rabbi.
20. Les « Journées Redoutables » qui se situent entre la Fête du Nouvel-An et le Jour du « Grand Pardon », Yom-Kippour, où « se scelle le Jugement ».
2 I. Cf. Talmud, Rosh Hashanah 18 a : « Quand un homme peut-il trouver Dieu ? Pendant les Dix Jours entre le Nouvel An et le Jour du Grand-Pardon ».
22. La lumière divine brille d’un éclat plus grand encore lorsqu’elle doit surmonter une opposition : lorsqu’un Juif est contraint d’enfreindre la Torah, la lumière en son âme le presse de résister à ceux qui cherchent à le forcer.
23. Talmud, Berakhoth 61 b : « Lorsqu’on fit sortir Rabbi Akiba pour le mener à la mort, c’était l’heure de réciter le Shema', et, tandis qu’on brossait sa chair avec des peignes de fer, il prenait sur lui la Royauté des Cieux. Ses disciples lui dirent : « Notre Maître, jusqu’à ce point ? » Il leur dit : “Tous les jours de ma vie, j’ai été troublé par les mots (du texte du Shema' Israël) : “Tu aimeras le Seigneur de toute ton âme” — même s’Il prend ton âme”, — et je me disais : “Quand donc aurais-je la possibilité d’accomplir cela ? « Maintenant que j’en ai la possibilité, ne l’accomplirai-je pas ? »
24. Le Pouvoir plus élevé que la raison, dont on ne peut que demander « Quoi » ? Dans le habad, le jeu de mot est courant sur Hokhmah, Sagesse, entendue comme : koah mah, la puissance de « quoi ». L’enseignement habad étend cela jusqu’à l’idée qu’on peut dire « quoi » de toute chose créée, qu’on peut si bien reconnaître l’esprit divin répandu en toute chose que l’on demande de chaque chose créée : que sont-elles ? quoi ? quelle est donc leur signification ? Le « pouvoir du quoi » est la capacité de se rendre compte que tout est comme rien devant Dieu.
25. Tout comme il existe de nombreux types de mélodies, il y a de nombreux types d’extase. Un homme est transporté au degré de l’extase de neshamah par la réflexion sur la joie que lui procure la proximité de Dieu ; un autre pourra être transporté d’extase par la réflexion sur sa propre petitesse comparée au divin.
26. À ce stade, la perception de l’intellect et l’extase sont devenues identiques ; l’extase n’est plus, comme au degré inférieur, une conséquence de la contemplation.
27. Dov Baer, qui parle ici principalement de l’extase du cœur, rappelle qu’il ne faut pas oublier l’extase du mental par pénétration immédiate jusqu’au centre même du sujet de la concentration.
28. Dans la terminologie cabaliste à laquelle se réfère Dov Baer, « Père » est le nom que l’on donne à la sephirah Sagesse ; la sephirah Beauté est du « Petit Visage » (tandis que la sephirah Couronne est du « Grand Visage »). Sagesse, telle qu’elle se manifeste dans Beauté, est « Père » dans le « Petit Visage ». Au niveau de l’homme, correspond la sagesse qui se manifeste dans le cœur — la « concentration du cœur ».
29. La sephirah Sagesse est reflétée en l’homme par sa perception intellectuelle. Mais Sagesse possède des « délices cachées » plus hautes que la raison. L’extase du cœur par contemplation et « concentration » est provoquée, pourrait-on dire, par une sorte de pacte avec ces délices cachées.
3 o. Comme dans le quatrième degré, l’extase ne découle pas de la perception intellectuelle, mais lui est identique.
31. Les Lévites, qui chantaient des Psaumes au Temple, s’exprimaient donc en paroles ; leur chant appartient donc au niveau de la sephirah Intelligence, et correspond au troisième degré de l’« extase du cœur » : les paroles de la mélodie sont saisies dans le cœur. Mais Moïse « n’est pas un homme à paroles », il a « la bouche pesante et la langue embarrassée » (Ex. IV, 10), car il est au degré de Sagesse dans l’esprit, ce qui ne peut s’exprimer que par un chant sans paroles. Le quatrième degré de l’extase de l’esprit est donc celui de Moïse, et son « chant » est plus élevé que l’« extase du cœur » représentée par le chant des Lévites. Hillel ben Méir donne un exemple pour illustrer cela : un homme peut aimer l’argent pour ce qu’il permet d’acquérir ; ou il peut aimer l’argent en soi, s’il lui appartient ; il peut encore éprouver une sorte de « pur » amour de l’argent, l’aimant même s’il n’est pas le sien. Le premier amour est celui du « second degré », stade du « c’est pourquoi » où l’extase est la conséquence de la contemplation. Le second correspond au « troisième degré », où le cœur est ému parce qu’il a pu apprécier le divin. Le troisième est du « quatrième degré » de l’« extase de l’esprit » où le divin est aimé pour Lui-même, et sans même tenir compte de ce que cela peut apporter à la vie du fidèle. Ce stade est celui du pur amour du divin. Cf. Zohar III, 284b-285a, et II, 221 b.
32. Il n’est pas l’« essence » du chant, mais l’expression de sa mélodie à travers des paroles. Le sujet compris est appréhendé dans toute son ampleur par le cœur et l’esprit, comme une mélodie globale est sertie en notes et harmonies. Dans le « Tanya », Schnéour Zalman décrit le stade appelé « Chant des Lévites » : ‘Par suite de la contemplation de la grandeur de En Soph — béni est-Il et que toute chose soit comme rien devant Lui — l’âme brûle et s’enflamme à la splendeur de Sa majesté, et désire fixer le regard sur la gloire du Roi, de même que les étincelles ardentes d’une flamme vive s’élèvent et tendent à se séparer de la mèche et du combustible qui les retenaient. C’est ce qui se produit lorsque s’enforce l’élément du feu divin dans l’âme divine. De là vient la soif, comme il est écrit (Ps. LXIII, 2) : “Mon âme a soif de Toi.” Il s’ensuit un mal d’amour, puis une véritable nostalgie de l’âme qui veut se séparer du corps. Il appartenait au service des Lévites d’élever leurs voix en chants et actions de grâces, par la mélodie et l’harmonie, en puissant amour, comme la flamme qui naît de l’éclair (cf. Ezéch. I, 14). Il est impossible d’expliquer tout cela par écrit, mais chaque homme de cœur et de bon entendement qui creuse profond en attachant son esprit à Dieu, découvrira dans la clairvoyance de l’âme la lumière cachée du bien, chacun selon sa capacité…’
33. La pure mélodie « sans flux ni reflux », avant qu’elle ne s’exprime en paroles.
34. Cf. p. 59. Dov Baer établit une distinction entre le troisième degré où le cœur est transporté d’extase dans la compréhension, et le degré quatre, celui de l’extase de l’esprit. Au degré trois, l’homme est en quelque sorte en contact avec le divin après qu’il soit traduit en actes ; son « chant » prend donc les formes discursives d’une mélodie et d’une harmonie. Mais au degré quatre, il est en contact avec le divin avant tout acte ; c’est pourquoi son chant est « pur », essence de la mélodie qui ne s’est pas encore traduite dans une composition circonstanciée. Tel est le chant de Moïse, qui jamais ne cesse. Or, Moïse est le « Berger Fidèle », et il inclut chaque type de chant dans ses prières, car il est parvenu au stade de la pure mélodie à partir de laquelle est composé chaque chant individuel.
35. Ce « pur contact du divin par le divin » peut, dans un processus ultérieur et second, se traduire dans la compréhension.
36. Le « chant double » est la note de pure mélodie exprimée dans Sagesse, c’est-à-dire le ravissement — les « délices » — procuré par le stade de l’« extase de l’esprit ». Ce n’est pourtant pas le stade le plus élevé, qui sera celui du « chant simple » dont il sera question ultérieurement. Les enseignements du habad sur les différents types de chants portent sur le fait que ce « chant » représente les délices divines, selon des modes et à des stades divers :
« Chant simple » = pures délices
« Chant double » = délices telles que manifestées dans Sagesse
« Chant triple » = délices telles que manifestées dans les « qualités », dans les émotions.
« Chant quadruple » = délices telles que manifestées dans le discours.
37. Cf. Introduction.
38. Le Shema' Israël appartient à l’office proprement dit ; il débute par les versets 4 et 5 du chap. VI du Deutéronome, déjà rappelés p. 54. Les « versets de cantiques » sont des préparations, des introductions au cœur de l’« Office de l’Aurore ».
39. Le début du Shema' devrait donc se comprendre : « Écoute, âme divine : le Seigneur est Un, et fais que L’aime l’âme naturelle. » L’âme divine, par la contemplation, s’attache tant à sa Source qu’elle influe sur l’âme naturelle. Pour l’interprétation de « de tout ton cœur » comme « avec tes deux inclinations », — ici avec l’âme naturelle aussi bien qu’avec l’âme divine — voir note 16 du chap. I.
40. Le « Temple » est le lieu de la « Présence » divine, où « séjourne » la lumière divine. À ce degré, même l’amour du divin est en quelque sorte annihilé, ne subsistant que comme « vase » du divin. Toute conscience de soi a disparu, même la conscience d’« aimer ».
41. La doctrine habad appelle « lumière qui enveloppe » la lumière divine en soi, celle qui resplendit dans toute sa pureté avant qu’elle ne soit « cachée ». La lumière divine cachée dans ce qui est créé est la « lumière vêtue » des vêtements du fini. La lumière « enveloppante » de hayyah est la source divine de ce degré. Il s’agit, en d’autres termes, de la lumière de l’Infini avant qu’elle ne soit revêtue des vêtements de hayyah.
42. D’après le Talmud (Betzah 16 a), chaque Juif est doté d’une âme supplémentaire le jour du Shabbath. Pour Dov Baer, la lumière « enveloppante » de hayyah contient, le Shabbath, une lumière plus élevée encore qui vient de l’« enveloppement » de yehidah. Il y a donc, le Shabbath, un peu du degré de yehidah dans le degré de hayyah. L’homme gravit les échelons de l’âme divine plus par une sorte de « grâce divine » que par son propre effort ; il s’ensuit que le degré le plus élevé ne peut généralement être atteint que le Shabbath, jour d’une grâce particulière.
43. Cf. p. 81. Venue de la source la plus élevée — la sephirah « Couronne » — elle illumine la sephirah « Beauté ».
44. Il s’agit donc ici de la yehidah de l’âme divine, le degré le plus élevé de tous, telle qu’elle est, non-cachée. Le divin dans l’âme tend vers le divin, comme le semblable au semblable.
45. Le « chant simple » est l’essence du chant, la mélodie avant qu’elle ne soit traduite dans la suite des notes d’une composition. Dov Baer a donc décrit trois types de mélodies : I) le chant des Lévites = mélodie accompagnée de paroles = extase du cœur ; 2) le chant de Moïse = la mélodie même, sans paroles = extase de l’esprit ; 3) le chant simple = l’« essence » de la mélodie = extase plus haute que la raison.
46. La sephirah Royauté est la dernière ; elle est la Source de toutes choses créées ici-bas. Dans le monde d’Émanation, cette sephirah contient la lumière divine de Couronne, la plus haute des sephiroth. Dov Baer en déduit que lorsqu’il y a extase de l’esprit (quatrième degré), la sephirah Royauté répand une clarté qui vient du monde d’Émanation. Cela implique qu’au cinquième degré, la clarté vient d’une source plus élevée encore, qui est Couronne elle-même. La clarté ne venant pas ici de Couronne directement, mais de la sephirah Royauté où sont réalisés les détails des choses créées, la compréhension de chaque individu variera selon ses talents spirituels et son don de contemplation. Les âmes n’y sont donc pas « égales », contrairement au cinquième degré qui ne connaît pas de divisions.
47. Citons à ce propos, ce texte de Schnéour Zalman : « Le son du Shofar (corne de bélier dans laquelle on souffle notamment au Nouvel An) est un son simple qui provient du souffle du cœur. Cela n’est pas comme la catégorie du discours qui est celle des lettres ; les lettres que l’on emploie dans le langage viennent en effet des lettres formées dans le cerveau, qui, elles, dérivent de l’intellect, etc. Il en va autrement du son simple issu du souffle du cœur, et qui est plus élevé que la raison. Il y a à la fois extériorisation et intériorisation dans le cœur. L’extériorisation du cœur est plus basse que la raison et est le “récipient” de la raison ; comme il est écrit (Prov. XII ; 8) : “En proportion de son intelligence, l’homme mérite des éloges”, car l’extase des qualités du cœur (= les qualités d’émotion) est à la mesure de la raison. Mais cette extase des qualités n’appartient qu’à la catégorie de l’extériorisation du cœur ; c’est “le vouloir inférieur” qui est la volonté du cœur issue de la contemplation avec l’intelligence. Mais l’intériorité du cœur s’appelle “le vouloir supérieur” et n’est en aucune façon issue de la raison, mais elle est plus haute même que la raison… C’est à cela que se réfère le verset (Lam. II, 18) : “Leur cœur crie vers le Seigneur”, car le cri dans le cœur jaillit de l’intériorité du cœur ; il résulte de la “dissimulation” et de l’“opposition” que rencontre l’âme dans sa descente ici-bas où elle se trouve très éloignée de la lumière de la Face du Roi vivant, En Soph, béni est-Il. »
48. Les sephiroth Clémence et Rigueur représentent la Miséricorde et la Justice de Dieu. L’homme possède, lui aussi, des « volontés » contradictoires de pitié et de justice, qui peuvent l’une et l’autre servir Dieu. Il existe aussi une « raison cachée dans la volonté », en d’autres termes une motivation inconsciente aux actions que l’homme veut accomplir. Dov Baer souligne ici que le « simple vouloir » n’est pas seulement plus élevé que la raison consciente, mais plus élevé aussi que la raison inconsciente, car il est en quelque sorte l’essence pure de la volonté.
49. Il y a deux sortes de délices : la joie directe éprouvée pour Dieu, et la joie qui vient par la contemplation de la distance entre l’homme et Dieu, ce qui provoque le désir de la proximité de Dieu. Mais au stade du « simple vouloir », il n’y a que pur délice, l’« essence » du délice avant qu’il ne soit fractionné en différentes formes.
5 o. Le « simple vouloir » est en quelque sorte un instinct du divin, instinct si fondamental — comme l’instinct de conservation l’est pour le corps — qu’il inclut toutes les autres formes d’attraction du divin, qu’il absorbe toute autre expérience, au point que l’homme « émerge des bases de l’esprit et du cœur », qu’il n’a plus conscience d’une expérience de l’intellect ou de l’émotion.
51. L’homme possède alors le pouvoir de se « retirer » de la vie elle-même dans la nostalgie de Dieu.
52. L’âme se dresse pour échapper aux péchés qui lui font obstacle au divin.
53. Cf. Talmud (Shabbath 88 b) : « Rabbi Yoshoua ben Lévi a dit : “A chaque parole sortie de la bouche du Très-Saint, béni est-Il, les âmes d’Israël s’en allaient, car mon âme s’était pâmée pendant qu’Il parlait” (Cant. V, 6). »
Chacun peut donc reconnaître son niveau et la place à laquelle il est parvenu, selon son intelligence, sa connaissance et son cœur, et selon l’étendue de la formation au service du cœur qu’il a reçue dans sa jeunesse, et il peut discerner en son âme chacune des erreurs dans lesquelles il est tombé. Et s’il s’en trouve dont l’âme est parfaite et le cœur vraiment fidèle au Seigneur, qu’ils prennent bien soin de se connaître à tous moments, de peur qu’ils ne s’égarent. En effet, la principale confusion — entraînant, même parmi ceux qui recherchent et désirent la proximité de Dieu, une diminution de la lumière de la Torah et du service du cœur — n’est rien autre que l’illusion sur soi-même. La cause en est une faiblesse de l’effort dans la recherche de Dieu de tout le pouvoir du cœur tout entier. L’homme désire être proche, mais ce désir est distant et son cœur absent. C’est à ce propos qu’il est dit (Prov. XVII, 16) : « Acquérir la sagesse ? Mais le cœur est absent. » Car l’important est d’accorder une totale attention à une juste compréhension de la vérité des paroles du Dieu vivant. À cela, l’homme devrait consacrer son âme et son cœur tous les jours de sa vie de vanité. Pourquoi devrait-il laisser la fausseté et la vanité entrer dans son âme en sorte que tout devienne distant et non plus proche, Dieu l’en préserve ? Il est bien connu et communément admis que le plus grand emmêlement de bien et de mal, on le trouve chez celui qui se dupe lui-même.
Cependant, tout cela concerne ceux qui sont en quête du Seigneur, qui recherchent et désirent en vérité la proximité de Dieu ; mais on ne le trouve pas chez la plupart de nos frères. C’est pourquoi il est nécessaire de blâmer ouvertement, par amour secret aussi bien que déclaré, et de dévoiler et faire connaître à chacun son mal. Si même son âme pleure en secret et s’il est vraiment affligé, l’orgueil et les chaînes de l’égoïsme recouvrent tout, au point qu’il ne voit en lui aucune faute, et qu’à ses propres yeux la voie de chacun est pure. À cela, il n’est point de remède.
S’abuser soi-même par ignorance n’est pourtant pas la principale cause d’erreur en vérité. Elle est plutôt provoquée par une pusillanimité généralisée de la volonté et de l’intérêt pour toutes les paroles du Dieu vivant. Car la plupart des hommes sont totalement absorbés par leurs affaires. Même s’il y a un réveil de l’esprit, de temps en temps, ou au moment de la prière, l’homme ne peut pas encore supporter le joug de l’effort dans son esprit, ni scruter en profondeur un sujet comme le « contenir et emplir », pas même d’une manière générale et certes moins encore de cette manière détaillée qui aboutirait à la catégorie du « bien-pensé » dont nous avons parlé. Cela ne dépasse jamais la catégorie de la « pensée frigide », comme le savent bien ceux qui reconnaissent la vérité sans souhaiter s’abuser eux-mêmes, Dieu les en préserve. Il en ressort une résolution d’une grande froideur ; elle n’a qu’un effet temporaire : on est encouragé à étudier un peu l’Écriture pendant quelques instants après la prière, — et une ou deux heures plus tard, cette résolution a fondu et il n’en reste pas plus que si elle n’avait jamais existé. L’homme engage dans des questions d’affaires jusqu’à la yehidah de son âme naturelle, et il s’occupe de ses besoins corporels comme s’il s’agissait de la prunelle de ses yeux, comme le fait pour le service du Seigneur celui qui est au stade dont nous avons parlé 1, et auquel s’applique le verset (Ps. XXXV, I o) « Tous mes os diront… » Même lorsqu’il entend ou voit les paroles du Dieu vivant, ce n’est qu’à grande distance ; et si même les paroles sont proprement évaluées, c’est tout juste s’il les reconnaît. « Tes regards se sont à peine posés dessus, et cela s’est évanoui » (Prov. XXIII, 5), l’oubliant si totalement qu’il semblera qu’il n’en a jamais rien été. Ce n’est en aucune façon une « oreille qui écoute ». Mais, en vérité, demeure cependant la catégorie de la nature juive essentielle, la catégorie du néphesh de l’âme divine qui se détourne du mal et agit le bien, revêtue d’une résolution, dans la catégorie du « résidu » pour le moins 2.
Mais il y a là aussi un grand relâchement. Des prétextes sont bien vite invoqués pour les obstacles dus à la matérialité du corps, au soin des affaires, à l’attirance de l’essence de l’âme pour ce monde, jusqu’à ce que l’on sombre dans la catégorie des choses inanimées 3. On appelle cela « arrêt du cerveau » 4 : on n’entend plus que « du lointain », sans aucune possibilité pour l’intelligence de comprendre ou d’accepter. Cela est bien connu de ceux qui reconnaissent la vérité, en sorte que ne se pose pas la question « Quel intérêt ? », car on n’« entend » rien 5.
Cependant, même parmi ces deux groupes 6, on peut trouver beaucoup de choses qui sont bonnes et dignes d’éloges d’un point de vue entièrement différent. Lorsqu’un homme remarque qu’il n’« entend » pas ou qu’il ne parvient pas à l’extase, ni dans l’esprit par la connaissance, ni, moins encore, dans le cœur, il est transporté au niveau du simple repentir dans le cœur, au domaine de l’amertume et de l’humilité ; il se souvient des péchés de sa jeunesse, et il pousse un grand cri soudain, sans réflexion sur le divin autre que général. C’est ainsi qu’il est dit (Lam. II, 18) : « Leur cœur crie vers le Seigneur », littéralement, en repentir venu des profondeurs du cœur et en grande amertume ou en grande humilité.
Le Seigneur voit dans le cœur de ceux qui se repentent en pleurant à grande voix, que le cri soit authentique ou ne le soit pas, et même s’il vient sans aucune réflexion. Car le cri vient de l’éveil de l’âme divine. Il est possible au pécheur de se repentir dans la yehidah de l’âme divine au point que l’âme expire ; il existe au moins la catégorie de rouah ou neshamah qui éveille au repentir. Cela provoque le cri dans la prière, comme il est écrit (Ps. CVII, 6) : « Ils crièrent vers le Seigneur dans leur détresse. » Cette extase est contenue dans l’extase divine de l’âme divine, mais on y atteint par (la conscience de) l’opposition. L’âme divine étant dans la proximité et l’attachement, elle est transportée, avec un cri soudain, dans le cœur charnel. Comme il est écrit (Ps. LXXXIV, 3) : « Mon cœur, et ma chair chantent vers le Dieu vivant. » Cela revient au même, mais ici cela provient de l’opposition 7.
Nombreux sont ceux qui s’égarent à ce propos. Ils raillent ce cri dans la prière, mais en vérité ils sont trop aveugles pour voir que c’est cela précisément que les « Liqqouté Amarim » 8 désignent comme des « pleurs ancrés dans mon cœur d’un côté, et la joie de l’autre », etc. Car la joie est le délice divin dans l’esprit, qui pénètre dans le cœur avec la sensation. Tel est le lot de la proximité de l’âme divine. Et pourtant, à ce degré-là, l’âme divine est amère, et pleure sur son éloignement de l’Un. Tel est le sens de : « Les pleurs d’un côté » ; mais en ce même instant, il devrait y avoir « la joie de l’autre côté ». Et pourtant, dans les deux groupes dont nous avons parlé, on ne trouve que les pleurs. C’est l’âme divine dans sa profondeur que le Seigneur cherche et recherche très intensément. Comme il est écrit (Ps. XXXIV, 19) « Le Seigneur est proche du cœur brisé », le cœur brisé par le sentiment d’être peu digne et éloigné de Dieu, comme on le sait.
Le troisième groupe est celui de ces hommes qui sont parvenus à l’extase en pensée 9, ceux qui « entendent profond dans la pensée », comme nous l’avons dit. Cela aboutit à une grande nostalgie, au désir que le divin se révèle dans le bien-agir, même si cela n’est pas encore ressenti dans le cœur.
Il faut ici un blâme grand et puissant. Nous remarquons clairement que la majorité des hommes — même parmi ceux qui sont bien formés et bien instruits, et qui désirent en vérité les paroles du Dieu vivant — bien qu’ils possèdent ce talent pour « entendre », qui est « une oreille qui entend », ils en font fi réellement et le transforment en son exact opposé ! Car une telle personne est transportée d’extase lorsqu’elle entend et s’absorbe entièrement en pensée dans les détails d’un sujet divin, et s’exclame (Is. XLIV, 16) : « Ah, la bonne chaleur ! J’ai vu la flamme » — et puis s’arrête là. Si même cet homme fait cette expérience deux ou trois fois, cela ne dépasse pas la durée d’un éclair ou d’une lueur dans l’esprit ou le cœur. Tout cela reste caché et bien dissimulé dans son âme, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien ; car il retourne immédiatement aux intérêts de son corps, et ne veille pas assidûment et avec constance (sur ce qui importe en vérité) pour l’ancrer fermement dans l’âme dans toute sa longueur, largeur et profondeur, et ainsi ravive sa pauvre âme — car cela est sa vie même, mais il l’éloigne de lui. Il croit qu’en étudiant le sujet, et en le comprenant jusqu’à être transporté d’extase, il a rempli son devoir et est en droit d’être appelé hassid, et qu’il peut maintenant s’occuper de ses affaires avec tout le soin qu’elles réclament. Il est en outre imbu de la sainteté qu’il s’accorde à ses propres yeux, au point que tout est dans la confusion et qu’il s’abuse grandement. Lorsqu’arrive le moment de la prière, tout cela reste du domaine de la dissimulation et de l’« enveloppement », et si même il s’épuise à parvenir à l’extase de l’esprit, il ne saurait en reconnaître ni la nature ni les bons fruits, comme le savent bien ceux qui s’interrogent à ce sujet.
Tout cela n’est dû qu’à la maladie de l’âme naturelle. Elle s’est en effet accoutumée en grande mesure au matérialisme du corps ; comment pourrait-elle alors supporter de recevoir la sensation vraie des paroles du Dieu vivant dans l’« entendre » dont nous parlons ? Cela est dû également au relâchement et à l’absence de travail et d’effort, sauf d’une manière superficielle, et simplement pour remplir son devoir, comme un chant ou une mélodie que l’on entend 10. Car le talent d’« entendre » comprend une grande variété de degrés. Certains « entendent » avec une grande profondeur ; d’autres « entendent » et sont transportés d’extase, mais hâtivement et superficiellement : l’extase de l’esprit même n’est pour eux qu’externe et pas du tout intérieure. En conséquence, lorsque l’on tombe, on descend complètement depuis le degré auquel on avait atteint, en très peu de temps et à cause d’à peine quelques obstacles tels que ses préoccupations d’affaires. On tombe dans la concupiscence égoïste, on devient tout bouffi d’orgueil, etc., jusqu’à en perdre son talent pour « entendre », comme le savent bien les hommes d’expérience. Et cela est suffisant pour celui qui comprend.
Cependant, une réflexion plus serrée et plus nuancée sur la cause de ce mal dont souffrent la plupart des gens fait apparaître que la cause en est différente. Il semble en effet que ces hommes ne possèdent pas dans leur vraie nature un cœur véritablement brisé, car ils n’ont pas reçu dès leur jeunesse les premières paroles du Dieu vivant par un repentir vrai venu des profondeurs du cœur, mais seulement d’une façon superficielle et fugitive. Même la notion de « résidu » s’est perdue depuis longtemps, en sorte qu’on se trouve parfait, à ses propres yeux, sans brisure ni manque. En conséquence de quoi, les paroles du Dieu vivant concernant cette perfection ne sont pas appréciées à leur valeur ni saisies dans la profondeur du cœur et de l’esprit, mais comme quelque chose d’extérieur. Si même on savoure le sujet et si l’on est véritablement transporté d’extase sur l’instant, tout redevient aussitôt caché, comme si cela n’avait jamais été.
Qui possède un cœur brisé dans sa vraie nature doit être reconnaissant à son âme divine, car elle est pleine de mélancolie dans la prison du matérialisme du corps. Cette mélancolie semble être le propre de la nature humaine, à cause des vêtements de l’âme naturelle ; on l’appelle : « mélancolie naturelle » 11. Mais en vérité, cela n’est pas dû le moins du monde à l’âme naturelle, car la nature de cette âme n’est mélancolique qu’à cause d’un manque ou d’une perte physique, et non parce qu’elle est privée de la lumière divine. C’est pourquoi les Rabbins disaient de ceux qui reçoivent les secrets de la Torah que leur cœur doit être agité d’une constante inquiétude en eux 12. Cela se rapporte au stade de la mélancolie naturelle essentielle issue de l’essence de l’âme divine, sans laquelle la lumière qui vient des secrets de la Torah ne peut illuminer l’âme et ne peut durer en aucune façon ; sans elle, l’homme pénètre dans les ténèbres, et il n’en ressort qu’orgueil et « rejet du joug », comme on le sait par expérience vraie.
Un homme ne peut en aucune manière recevoir les vrais secrets de la Torah et la compréhension la plus profonde de la lumière de En Soph au point que cela devienne vraiment et fermement ancré en son âme, à moins de posséder une mélancolie naturelle, essentielle, implantée en lui depuis sa jeunesse, au sens propre des termes. Et encore, seulement si cela est de la catégorie de l’essence, et vraiment profond. Cela se rapporte à une véritable brisure de la nature, au point que l’on exècre sa vie, véritablement et constamment, heure après heure 13. Alors habitera en lui la Source de toute vie, la Source de tout, pour « faire vivre l’esprit de ceux qui sont brisés » (Is. LVII, i5). Comme il est écrit (Is. LXVI, 2) : « (J’aime habiter) avec les humbles et ceux qui ont l’esprit contrit… » Alors, par tout ce qu’il accomplit dans la contemplation sur les secrets de la Torah, ceux-ci sont livrés à son cœur avec une bénédiction vraie, si son cœur est humble en lui. Sinon, ils ne sont pas du tout livrés à son cœur, même s’il connaît et comprend leur sens obvie 14. Alors aussi, ce qui concerne toutes les voies du service divin, le Seigneur l’acceptera. Et alors, ses soupirs et sa mélancolie naturelle seront transformés en joie et délices, par le simple fait du divin qui repose véritablement sur son âme. Mais sans cela (et particulièrement si sa nature est au contraire sanguine et l’incline à une exubérance naturelle), à supposer même qu’il soit un vase prêt à recevoir tous les secrets, cela ne durera pas longtemps dans son âme, et il traversera tous les jours de sa vie dans les ténèbres et dans l’illusion sur son propre compte. Car en aucune façon le Seigneur n’est avec lui.
On peut tirer de cela une leçon qui convient aussi à l’« homme moyen » 15, en fonction du stade spirituel où il se trouve : (l’absence de mélancolie naturelle) est la principale cause de cette maladie de l’âme dont nous venons de parler — puissent-ils ouvrir les yeux par pitié pour leur âme, et ne pas se détruire en s’aimant eux-mêmes et en refusant de considérer leurs fautes. Et cela suffit à qui comprend. Combien cela n’est-il pas plus vrai encore en notre génération où des nouveaux disciples ont récemment apparu sans avoir même commencé à cultiver, depuis leur jeune âge, le cœur brisé dont nous parlons, mais ont ouvert leurs yeux immédiatement sur la sagesse divine pour comprendre tout et tout connaître d’un coup, comme s’ils étaient l’un des plus grands. Ils sont parfaits dans tout leur être, ces enfants sans défaut, et ne discernent en eux-mêmes aucun mal ; ils sont indulgents envers eux-mêmes, car ils se réjouissent de leur compréhension et de leur grand savoir, surtout par amour de soi. Le peu même de cœur brisé qu’ils possèdent par nature, ils en font bien peu cas : cela appartient — c’est ce qu’ils s’imaginent — à l’échelon le plus bas, qu’ils appellent « la piété naturelle », naïve. Mais c’est là une erreur extrêmement grave. Sur mon âme, en cette erreur tombent la majorité des nouveaux venus de valeur, à part un petit nombre de nos amis plus mûrs qui connaissent la vérité. Eux aussi se sont égarés parce qu’ils sont tombés dans des intérêts profanes. Si même ils ont entendu de nombreux sermons consacrés à ce sujet 16, ils proclament que cela ne s’adresse qu’aux pécheurs qui se repentent. Mais, sur mon âme, les hommes de grande valeur en ont davantage besoin que les petits. Telle est la cause principale de leur chute, petit à petit, sans qu’ils la décèlent jamais en eux-mêmes.
Il existe une autre raison importante à ce mal grave dont nous venons de parler : c’est l’effort et le travail trop restreints que l’on fournit pour insérer dans l’âme, en pratique, les paroles du Dieu vivant, concrètement. Ils sont en effet nombreux ceux qui travaillent dur et à grand effort pour comprendre et pratiquer le sujet, encore et encore jusqu’à ce qu’il leur devienne tout à fait familier et que leur langue réponde avec aisance aux questions qu’on leur pose — mais cela ne dépasse pas le niveau de la simple étude superficielle qui vient des lèvres, extérieurement, sans que le cœur ou l’âme soient en rien engagés. En effet, ces gens ne se donnent pas au service divin qui est d’ancrer fermement le sujet dans leur âme d’un attachement (devéqouth) solide et puissant, et véritablement de vivre par lui : à ceux qui les recherchent, les paroles du Dieu vivant sont véritablement la vie, comme il est écrit (Dt. IV, 4) : « Vous qui êtes attachés au Seigneur votre Dieu, vous êtes tous vivants », etc. Et le contraire est considéré comme la mort. Même dans les affaires mondaines, il y a une grande différence entre celui pour qui le sujet est vivant, bien vivant, et celui pour qui le sujet manque de vie. La vitalité de l’âme dans les paroles du Dieu vivant ne découle et résulte que du labeur au service de Dieu et d’un grand effort dans la prière, ainsi que de l’étude de la doctrine (habad), du saint Zohar et des livres de la Tradition (Kabbale), les scrutant profondément, liant à eux son cœur et son âme, d’un attachement puissant et véridique, au point que l’âme revive d’une vitalité nouvelle, vraie. Cela doit être constant et d’une grande assiduité ; c’est alors que les paroles du Dieu vivant seront fermement ancrées en son âme, à jamais, et la lumière percera comme l’aurore, emplissant son âme d’un bonheur tangible, accroissant et étendant amplement la lumière divine et l’enracinant en son fondement éternel. Alors, l’homme est comme « l’arbre planté au bord des eaux » (Jér. XVII, 8), et tous les vents du mal qui sont au monde ne sauraient l’ébranler (Mischna, Abboth, III, 22).
Le quatrième groupe est celui de ces hommes, hommes de cœur, dont le talent pour « entendre » — appelé l’« oreille qui entend » — permet de pénétrer dans le cœur en sorte que celui-ci est transporté d’extase et que l’oreille n’est plus seule à « entendre » 17. Il existe parmi eux bien des types différents. Il y a celui dont le talent pour « entendre » — qui lui permet d’« entendre » un sujet de bout en bout — est aussitôt comme « réduit » lorsqu’il est transporté par l’extase du cœur 18. Il ne scrute pas profondément toute la vraie ampleur et profondeur du sujet, mais le réduit entièrement à une idée très brève qui lui est appropriée et acceptable. C’est un mal détestable qui détruit toute chose ; car rien ne lui reste. Non seulement il perd la part principale, mais sa perte annule ce qu’il a pu gagner ; il perd en effet cela même qui lui restait. Cela ne dure pas parce que sans l’intellect il n’y a pas de vitalité dans le cœur 19, comme on le sait ; cela reste dans le cœur, mais sans perception intellectuelle. Par conséquent, celui qui aspire vraiment à la proximité de Dieu dans son âme devrait veiller à ne point se laisser impressionner par l’extase du cœur, à ne point en avoir conscience le moins du monde 20. Au contraire, cette extase devrait accroître de sa puissance la force de son intellection, en sorte qu’il creuse toujours plus profond, pénétrant le sujet dans toute son étendue. Il ne faudrait pas commettre l’erreur d’interdire ou de condamner cette extase — Dieu nous en préserve ! mais il faut veiller à ce qu’elle ne cause pas une réduction de la profondeur ni de la longueur, etc. C’est ce qu’on appelle : « Le cœur entraîné par l’intellect », de même qu’un homme est porté à l’extase du cœur par quelque affaire réussie, et son cœur s’élève jusqu’à son intelligence, et il ne le sent pas 21 ; au contraire, cela lui procure une énergie supplémentaire pour creuser toujours plus profond. Ce n’est pas encore le quatrième degré, celui de la concentration dans l’esprit lui-même dont nous avons parlé, mais l’extase du cœur est, ici, déjà incluse dans l’esprit et unie à lui.
Toutefois, cela ne s’applique qu’à ceux dont l’extase du cœur suit de très près la contemplation ou le fait d’« entendre » un sujet qui trouve grâce à leurs yeux 22. Cela peut aller jusqu’à une extase qui prend le pas sur la contemplation, en sorte qu’ils ne se rendent pas compte de la cause de l’extase. Il est facile à de telles personnes de faire passer totalement l’extase du cœur à l’esprit. Mais il existe parmi eux un type de personnes différent pour qui l’extase de l’esprit reste un certain temps dans l’esprit sans être attirée dans le cœur immédiatement, et pour qui l’extase vient dans le cœur par étapes et avec la sérénité correspondante. Pour de telles personnes, le cœur et l’esprit sont légèrement décalés, ils ne cohabitent pas à l’unisson. Au moment où l’extase pénètre dans le cœur, toute l’extase de l’esprit a virtuellement cessé ; ne subsiste alors que l’extase du cœur, qui cependant est née dans l’esprit. On l’appelle le « c’est-pourquoi » 23. Et à l’inverse, aussi longtemps que l’esprit connaît l’extase, il n’y a nulle extase dans le cœur. Il arrive donc fréquemment qu’il y ait une plus grande extase dans le cœur que dans l’esprit, ou, inversement, qu’il y ait une plus grande extase dans l’esprit que dans le cœur. Cependant, ces personnes ont un avantage, car elles savent ce qui les transporte d’extase 24, mais ce n’est que sous une forme brève. Il en va autrement des « cœurs rapides » dont nous venons de parler, et dont le cœur peut s’émouvoir d’une extase si ardente qu’ils ne savent ce que c’est. Quoi qu’il en soit, tout cela appartient à une forme d’extase excessive et superficielle, extase du cœur qui, pour l’un, n’entraîne pas une trop grande conscience de soi, car l’extase s’est élevée jusqu’à l’esprit, — et pour tel autre, la conscience de soi persiste 25. En vérité, les deux formes sont différentes l’une de l’autre.
Et voici un conseil de vérité sur la manière de faire durer en permanence la crainte et l’amour naturels qui viennent de l’esprit, à la façon du « c’est-pourquoi » dont nous avons parlé. Il y faut une seule chose : l’expérience doit être du domaine intérieur et atteindre le fond du cœur ; elle doit s’accompagner d’un grand désir et d’un amour vrai venus du milieu du cœur, ainsi que d’une forte attirance ou d’une grande extase de désir. Ou, au contraire, elle doit s’accompagner d’une grande amertume du cœur dans l’opposition à son contraire 26. Sinon, l’extase n’est que superficielle et illusoire ; elle s’évapore tout entière et guère plus qu’un instant.
Il y a encore une autre raison à ce mal : la faiblesse du cœur dépourvu de tout pouvoir — et l’extase s’évapore en un instant. La raison en est l’absence de l’acte qui devrait résulter de la crainte et de l’amour naturels 27. On sait bien en effet que la lumière divine ne peut être appréhendée que dans un récipient, et que, plus le récipient est vaste, plus forte est la lumière, comme l’étincelle dans une lampe ardente. Ce récipient est fourni par l’acte, et il y a une grande variété de récipients grâce auxquels sont préservés l’amour et la crainte dont nous venons de parler. Cela signifie qu’il faut accepter en amour le joug du royaume des Cieux, s’attacher à la Torah et aux préceptes de Dieu, et, au contraire, être éloigné du mal, etc. ; et il faut immédiatement exprimer l’amour et la crainte par une pratique concrète 28. Car, comme on le sait, il est bon de placer la lumière dans un récipient ; c’est alors seulement qu’elle peut durer. Mais sans récipient, la lumière ne peut en aucune façon se perpétuer. C’est une maladie qui en a fait tomber beaucoup qui, aussitôt après la prière ou l’étude de la Torah dans l’extase, se tournaient vers des actes contraires. Là-dessus, je ne suis pas autorisé à écrire. Leur gain est en outre annulé par leur perte à l’avenir 29. Un récipient vide ne peut en effet rien tenir 30. Lorsque brille la lumière de l’extase du cœur, c’est comme une étincelle qui flotte un instant dans l’air ; ou encore comme un feu de paille enflammée qui s’embrase d’abord à grand bruit, et s’affaisse aussitôt. Il en va autrement de l’extase qui vient des profondeurs du cœur. On peut la comparer à la cuisson de la viande qui devient tendre et bonne à manger à la fin de la cuisson — c’est cela le « cœur de chair » (Ezéch. XI, 19) 31. Il en va autrement quand elle n’a pas été bien cuite : elle reste coriace.
Outre l’éloignement de l’extase du cœur par rapport à l’intellect, il y a une autre cause à ce mal, plus fréquente : il y a trop peu de ce cœur brisé dont nous avons parlé. Pour l’homme qui possède un cœur brisé de nature, la vitalité de son âme et de son cœur dans la contemplation est plus puissante. Cela est vérifié et éprouvé. Plus brisé est le cœur, plus grande est l’humilité du cœur — l’« être-comme-rien à ses propres yeux » —, davantage durera l’extase du cœur en plus grande vérité. Cela procurera, tout au long du jour, la lumière et la vie nécessaires au service de Dieu dans la Torah et les préceptes. Plus on est indigne et méprisable à ses propres yeux, en son cœur authentiquement, plus le cœur devient un vase capable de retenir l’extase divine qui résulte de la contemplation. De cela il est dit (Prov. XII, 19) : « La parole de vérité reste à jamais », mais du contraire il est dit (ibid.) : « Mais la langue mensongère ne dure qu’un clin d’œil. » Telle est la mélancolie essentielle dont nous avons parlé, et qui s’étend à tous les détails du sujet, à la contemplation aussi bien qu’aux qualités du cœur, ou à la volonté ou aux délices, etc. Tout dépend de ce qui lie l’un à l’autre et le fait durer, à savoir la qualité du cœur brisé dont nous parlons — et cela vaut même pour les grands de la terre. C’est pourquoi la Mischna (Berakhoth V, 1) enseigne qu’on ne doit aborder la prière que dans une disposition sincère de l’esprit et uniquement avec un cœur humble. Car le Seigneur réside sur les hauteurs et Il ne voit que celui qui est humble (Ps. CXXVIII, 6).
Autre cause encore qui chasse, en à peine un instant, la lumière du cœur : l’atmosphère viciée à cause des concupiscences d’un cœur mauvais, de même qu’une lampe ne peut brûler convenablement dans l’air lorsqu’il est chargé de poussières. Mais le contraire est vrai lorsque l’atmosphère est pure. Cela vient de la pureté du cœur qui prend ses distances envers le matérialisme du monde et le divertissement, etc. Et le fondement en est ce cœur brisé dont nous parlons 32.
Le quatrième groupe est celui des hommes qui ont pénétré bien plus profondément dans les doctrines du hassidisme, avec une grande assiduité. Les enseignements se sont fermement ancrés dans leur âme, dans la catégorie de la concentration interne de l’esprit, comme nous l’avons dit à propos du quatrième degré de l’âme naturelle. L’extase essentielle de l’âme divine est ici revêtue, et a pour nom « chant double » 33. C’est la catégorie des délices essentielles, où l’on se délecte dans le Seigneur, dans la profondeur de la divine concentration 34. Toute l’âme en est tellement absorbée que cela empêche de parvenir à l’extase du cœur, comme nous l’avons dit. Délices très profondes dans l’esprit avec une forte concentration sur la profondeur même du sujet, et seulement à cause du sujet, jusqu’à se perdre complètement, en vérité, à cause de l’absence de conscience de soi — ce qui est « anéantissement de soi », catégorie du « quoi » de Sagesse 35, comme on le sait.
Voyez, il y a ici une grande variété d’échelons différents, distincts l’un de l’autre, l’un plus haut que l’autre, et ce que possède l’un l’autre ne l’a pas. Car il y a le groupe des nouveaux venus qui ne possèdent aucune mélancolie naturelle (cette « profonde brisure » dont nous avons parlé). C’est à ce propos que nos Rabbins disent (Mischna, Abboth, III, 21) : « Là où il n’est point de crainte, il n’est point de sagesse 36. » Car sur ce point ils s’abusent grandement, s’imaginant avoir immédiatement atteint l’extase de l’esprit qui provient du divin Lui-même, délices essentielles (les « grandes délices ») ; mais cela n’est que superficiel et illusoire. La preuve en est qu’aussitôt que se termine l’extase, on ne parvient qu’à une conscience essentielle de la chose elle-même seulement 37. Il tient réellement les autres pour des bêtes 38 ; ce n’est que vantardise intérieure et naïveté. À première vue, il paraît humble et méprisable à ses propres yeux et semble être parvenu à l’« anéantissement de soi », mais c’est en réalité le contraire : il a une haute idée de lui-même, c’est l’orgueil dans toute son ampleur. La preuve en est que lorsqu’on le réprimande vertement 39, il est grandement troublé jusqu’à tomber malade. Il désirait parvenir au stade de l’« anéantissement », comme si c’était bien la seule chose qui manquait en lui. De là surgissent, chez de nombreux jeunes, les divers appétits de domination, le besoin d’influencer les autres, et cela n’est dû qu’à l’illusion que leur but est désintéressé 40. Cette maladie se rencontre fréquemment chez la majorité des « enfants », ces hommes jeunes et fragiles qui n’ont jamais vraiment goûté la saveur de la vraie amertume de la mélancolie naturelle, de la « brisure », et qui aspirent à atteindre trop rapidement la divine sagesse dans toute son ampleur. Cela est dû principalement à l’enchevêtrement (du bien et du mal) dans l’âme naturelle qui lui a été transmise par ses parents, — et le résultat en est qu’il est conscient de soi, et cela, comme on le sait, est le mal de nogah 41. C’est pourquoi, dans tout ce qu’il entreprend, même à propos de sujets divins, il ne se débarrasse jamais (de la conscience de soi).
C’est là une des causes fondamentales. Tel homme possède peut-être une âme plus haute que d’autres, et pourtant l’âme naturelle, quant à elle, peut provenir d’un « lieu » très bas 42. C’est pourquoi il possède un plus haut degré d’extase divine essentielle, mais, dans les vêtements de nogah dans le corps, elle est d’une grande conscience de soi. Réciproquement, tel autre aura l’âme divine humble et éloignée de l’extase divine, par comparaison à d’autres, mais son âme naturelle peut être très affinée, au niveau de l’« anéantissement » et de l’absence de conscience de soi ; il n’a même pas le sens du bien qu’il fait, ignorant être parvenu à accomplir quelque chose. Et celui dont l’âme et le corps viennent tous deux d’un « lieu » élevé, le Seigneur est avec lui puisqu’il est un vase prêt à recevoir toute chose.
Ceux qui sont parvenus au degré le plus haut dans ce domaine, ce sont les plus anciens d’entre nous qui ont reçu en leur âme chaque goutte amère à l’âme même, et cela en rapport avec les paroles du Dieu vivant 43. Lorsque même ils parviennent à l’extase de l’esprit, ce n’est pas dans l’intention d’atteindre un « degré », ni dans leur propre intérêt, mais, au fond d’eux-mêmes, ils désirent seulement la proximité de Dieu.
Ce sont alors délices divines en intention droite. Là réside le Seigneur, en chacun selon le degré de pureté dans les profondeurs de la concentration divine. La preuve en est qu’ensuite, on parvient à l’humilité vraie, au « rien » ; on n’est rien, en essence et non de ce « rien » artificiel qui vient en considérant sa propre indignité 44. C’est pourquoi, il n’est nullement ému par une insulte (comme ce « chut ! ») et ne la sent même pas, car il est vraiment méprisable à ses propres yeux, puisqu’il ne possède rien en propre, et c’est là le contraire même de l’orgueil. (Toutefois, de simples insultes le troublent, car il possède un corps, mais il n’y a là aucune contradiction, comme on le sait 45). Là aussi, dans les profondeurs de l’humilité, il y a une grande variété de nuances. Nombreux sont ceux qui se laissent abuser en ce domaine, s’imaginant qu’ils sont parvenus à la vraie humilité. Chacun devrait se connaître et discerner s’il est dans l’erreur, s’il veut se voir lui-même tel qu’il est réellement, sans l’indulgence qui découle de l’amour de soi.
Autre critère d’authenticité dans l’« anéantissement » et les délices divines dans la concentration : l’attirance de l’âme pour la proximité de Dieu se maintient tout au long de la journée, et notamment dans les actes. On repousse avec dégoût la vanité mondaine de l’existence rétrécie, le cœur et l’esprit étant vides, en sorte qu’on est très chagriné par les bavardages et l’exubérance infantiles qui sont tellement en vogue de nos jours. On reste constamment attaché au divin, très attiré par Lui, avec une pensée très profonde, ou bien encore on étudie à voix haute 46 les sujets révélés et les sujets cachés, etc.
Une preuve encore d’authenticité : on se soucie bien peu des délices de ce monde, tels que le renom, les habits, la bonne chère, et autres appétits grossiers, — comportement de bêtes. Ce monde n’est pas k vrai fondement de la vie. (Dans le langage du Zohar : « Il jette les sujets mondains par-dessus son épaule. ») Le but de sa vie est d’être dans la proximité de Dieu, à la lumière de la Torah, intérieurement et extérieurement. Lorsque même il lui faut se plonger dans des questions d’affaires, « il n’a pas hâte de s’enrichir » (Prov. XXVIII, 20), n’en faisant que le nécessaire. Le vrai food de son cœur n’est pas engagé dans les tractations d’affaires jusqu’à s’y sacrifier. car « oui » et « non » sont pour lui la mime chose. Il « remet son fardeau aux mains du Seigneur… » (Ps. LV, 23). À l’inverse, celui dont la concentration n’est qu’en surface, à peine s’est-il engagé dans des questions d’affaires qu’il arrive au stade (de l’absorption, mais appliqué à l’) opposé, y impliquant tout le fond de sa volonté et toute son âme, et plus fortement encore lorsqu’il se plonge dans les affaires. Lorsqu’il retourne à la contemplation, le sujet lui est très distant, et il est obligé de peiner laborieusement avant de pouvoir s’en rapprocher.
Il n’est pas utile de s’attarder plus longuement là-dessus, car ce stade (élevé) est fort peu fréquent, et même le petit nombre de gens qui auraient été dignes d’y parvenir sont tombés pour diverses raisons. Cela peut être dû à ce qu’ils sont extrêmement absorbés à gagner leur vie, ce qui pénètre jusqu’au fond de leur âme, « pourrissant toute chose » (Talmud, Houllin 64 b) au point que « leur âme éprouve du dégoût pour toute nourriture » (Ps. CVII, 18). Cela signifie qu’ils sont si éloignés qu’ils ne possèdent même plus l’a oreille qui entend » dont nous avons parlé. Cela peut aussi provenir de la puissance de l’orgueil et du « rejet du joug » qui transforme la lumière en ténèbre ; la cause en est dans une excessive conscience de soi qui, elle, vient de l’amour pour la domination, si répandu parmi les darshanim qui étalent leur prétendue sagesse. Ou il se peut aussi que, depuis le commencement, il y avait un mélange de bien et de mal, en sorte que, au départ, le but n’était au fond que d’acquérir une réputation. Cette maladie mauvaise se cache de dissimulation en dissimulation, même chez celui qui se revêt aux yeux des hommes des beaux vêtements du labeur dans la doctrine hassidique. Mais le Seigneur voit le fond de son cœur. La fin dernière d’un tel homme prouve la nature de son commencement : lorsqu’il lui arrive de tomber, il revient à son être véritable.
Cette chute peut encore être due à une arrogance naturelle, l’opposé même de la vertu d’« anéantissement ». C’est pourquoi, dès le commencement, il n’avait pas été « mu hors de soi » 41 le moins du monde. Celui qui n’a pas connu la vertu du « mouvement » et du véritable « anéantissement » ne peut jamais espérer être proche de Dieu, en proximité authentique. Il demeure vide, s’en tenant impudemment à sa seule arrogance, « royauté sans couronne » 48, jusqu’à ce qu’il en vienne â se rebeller et à exécrer toute chose (spirituelle) et tout le monde. Tel est le sens du passage du Zohar (III, I 68a) sur le verset (Is. XXVIII, 16) : « Une pierre éprouvée… » : lorsque souffre le juste, sa lumière s’accroît, mais lorsque souffre le méchant, il blasphème, etc. Étudiez ce passage. C’est là un cas très répandu, et il faut surveiller attentivement de tels hommes, dès le commencement, afin qu’ils ne nuisent pas aux autres — et celui qui veille sur son âme sera hors de leur atteinte.
Le cinquième groupe est celui des hommes dont l’âme resplendit dans la catégorie de yehidah. C’est la catégorie du vouloir simple essentiel et des délices simples, essentielles, plus hautes que la concentration et que la raison de l’esprit, comme nous l’avons dit à propos du cinquième degré de l’âme naturelle dont l’extase revêt l’extase essentielle de la yehidah de l’âme divine. C’est à ce propos qu’il est dit (Zohar III, 288a) : « Attaché à Lui… », et aussi (Deut. IV, 4) : « Vous qui êtes attachés, devéqim… », sans effort, comme nous l’avons dit en détail.
On ne peut certes trouver cela en « un homme par ville… » (Jér. III, 14) ; mais cela est possible à la clarté cachée de yehidah dans l’étincelle de tout fils d’Israël, — à certains moments, et même dans un certain dévoilement, lorsqu’un homme est transporté d’extase par les délices divines dont nous venons de parler, « les grandes délices de l’esprit ». Il peut alors parvenir au degré du délice simple, essentiel, plus élevé, absolument, que la raison. Mais cela ne demeure fermement ancré dans son âme que pour un instant, et en l’absence de récipient, s’évapore immédiatement. Ainsi en est-il à cause de la matérialité du corps.
Nombreux sont ceux qui s’abusent eux-mêmes en ce domaine, s’imaginant être déjà parvenus à ce délice simple, bien trop facilement. Il n’est pas utile d’en parler, car c’est là une illusion tout à fait mensongère, qui vient d’un sang surchauffé et d’imperfections essentielles dans le mécanisme de l’esprit 42 ; c’est un « défaut essentiel » auquel il n’existe jamais aucun remède. Une telle erreur, une telle vaine illusion, vient de ce que l’on s’imagine que son âme est sur le point de s’exhaler, que l’on expire de nostalgie, et qu’on ne peut plus demeurer dans son corps ; on voit des hallucinations monstrueuses et terrifiantes. Il n’est pas utile de parler de tels insensés.
Mais quelque chose du même genre arrive même à ceux qui comprennent l’enseignement ; qu’ils y fassent attention s’ils ne veulent pas s’abuser eux-mêmes. Cela vient de ce que s’y mélange l’extase du cœur 50. Lorsqu’un homme est transporté d’extase à la pointe même de son cœur, plus haut encore que la raison, cela se mêle à la catégorie des délices de yehidah qui l’illumine dans une certaine mesure ; cela lui semble alors être cette extase simple, authentique, du délice, et il pense que c’est cela qui est ressenti dans le cœur charnel. Il s’imagine que c’est là l’état dont parle le verset (Ps. LXXIII, 26) : « Ma chair et mon cœur se consument… » Et cependant, c’est la confusion d’une très grave erreur. Car, si ce cœur charnel contient un mélange de bien et de mal, dans la catégorie de nogah, comment peut-il être un récipient pour les délices divines essentielles, à moins d’avoir été soigneusement épuré de sa matérialité 51 ? Et cela, on ne le trouve pratiquement jamais ! C’est pourquoi il est certain que ce n’est pas vraiment authentique, mais qu’il y a là une certaine dose d’erreur.
Cependant, d’un point de vue, cette expérience peut être vraiment et complètement authentique. Car, on le sait bien, il existe un état d’extase, même dans le cœur charnel, qui vient de la pointe du cœur, et connu comme catégorie de l’« être brut » 52 ; cela est inférieur à la connaissance, mais sa racine est plus élevée que la connaissance. Comme il est écrit (Ps. LXXIII, 22) : « J’étais comme une bête devant Toi. » Ceux qui comprennent l’enseignement rejettent cet état, mais c’est que leurs yeux sont trop aveugles pour voir que se trouve là une racine des délices essentielles dont nous venons de parler, sans mélange aucun. Il en est ainsi parce que cela vient de la vertu de vraie simplicité du cœur, comme il est écrit (Gen. XVII, 1) : « Sois simple, parfait. » Cette simplicité est la catégorie de yehidah qui illumine le cœur jusqu’à sa pointe la plus intime. Voici l’épreuve de l’authenticité et sa condition principale : l’extase du cœur charnel s’étend aussi à la seule simplicité, sans aucune conscience de soi.
Par exemple, lorsqu’un homme est durement torturé, son cœur pousse un cri soudain, cri dans le cœur charnel, de la pointe de son âme et de son cœur, qui atteint l’âme même. Il n’y a ici aucun mélange, mais l’authentique seul, comme on le trouve dans l’essence véritable. À l’opposé, cela est vrai aussi d’une chose merveilleuse et très délicieuse : un homme, par exemple, qui a été condamné à mort, apprend qu’on lui laisse la vie sauve ; son cœur charnel sera véritablement vivifié à sa source essentielle, comme il est écrit (Gen. XLV, 27) : « Et l’esprit de Jacob leur père fut ranimé » lorsqu’il reçut des nouvelles de Joseph qu’il aimait comme lui-même. Cela est possible aussi pour un pécheur qui se repent authentiquement et pleure dans l’extrême amertume de son âme, laissant déborder son cœur charnel, tant et tant qu’il parvient à la catégorie deyehidah, de même que l’âme de Rabbi Eléasar ben Dordia s’exhala dans les pleurs 53. C’est pourquoi, celui qui se délecte dans le Seigneur en très grandes délices, la vitalité de ces délices charnelles atteignent à la catégorie du délice essentiel de yehidah. Alors, la matérialité du corps ne ternira pas la lumière en son cœur de chair, comme on le sait clairement à propos de ceux qui sont vraiment simples et fidèles dans leur cœur et leur âme, au point qu’ils expirent de nostalgie divine sans en rien savoir ou en rien ressentir en eux-mêmes.
Ce type d’hommes se rencontre plus fréquemment parmi les gens du peuple que parmi les hommes d’intelligence et les sages ; mais il y a une division dans la grande variété des stades de la vérité de ce sujet. Celui qui est sage en ce domaine trouvera cela aussi clair que le soleil. Et que cela suffise à qui comprend.
Après toutes ces paroles de vérité consacrées aux stades variés qui se rencontrent parmi nos amis, chacun peut reconnaître sa propre place et son degré. Il devrait veiller sur lui-même afin de ne pas s’abuser en s’acharnant après quelque chose de trop grand pour lui. Comme il est écrit (Ps. XXIV, 3) : « Qui s’élèvera… », et s’il ne s’élève pas, on peut conclure qu’il descendra. Un homme ne devrait jamais critiquer le mal qu’il voit chez son voisin, ni être jaloux de la supériorité et des bonnes qualités de son voisin, car chacun a sa place propre, et l’envie n’entraîne que la confusion dans toutes nos voies. Chacun devrait se comporter selon ce qu’il est par essence, naturellement, sans singer les autres.
Il y a bien des choses à dire en réprimande ouverte contre les habitudes mauvaises et grossières que l’on trouve fréquemment parmi nos amis, et qui viennent de telle ou telle erreur. Mais « c’est par inadvertance que tout le peuple a péché » (Nb. XV, 26) — puisse le Seigneur pardonner à ce reste qui cherche encore la proximité de Dieu. Il y aurait beaucoup à dire aussi sur ce devoir majeur qu’est l’étude de la Torah par seul amour de la Torah, car ce devoir reste lettre morte même pour la majorité de ceux qui comprennent l’enseignement, et certainement pour les jeunes gens et les nouveaux venus. Et beaucoup à dire aussi sur la nature des préceptes dans tous leurs détails, et sur la charité et les principes généraux de la compassion. Je veux également mentionner cette indulgence que l’on s’accorde en engageant tout son cœur dans la recherche de sa subsistance au point que tous les jours de l’homme sont gaspillés en vain. Car telle est la cause principale de l’effondrement pour la majorité de nos amis, grands et petits, anciens et nouveaux, jusqu’à ce que le Seigneur répande des Hauts-Lieux Son esprit sur eux, et qu’ils s’éveillent de leur torpeur. Tel est le sens principal de l’« Exil », qui est comparé au sommeil 54, comme il est écrit (Ps. CXXVI, 1) : « Quand le Seigneur ramena les captifs… nous étions comme des gens qui rêvent. »
Mais, ô mes frères bien-aimés ! vous dont l’âme est attachée à la mienne, qui cherchez les paroles du Dieu vivant et les entendez en foi et vérité, dont le cœur ne porte pas de « racine qui produit le poison et l’absinthe » (Dt. XXIX, i7), vous me croirez lorsque je dis que toutes les paroles de ma bouche sortent en vérité de la pointe de mon cœur, telles qu’elles sont dans mon cœur et mon âme, en ma nature et mon être essentiels, telles que j’y ai été formé depuis ma jeunesse sous la direction de mon Maître et père, qui m’a enseigné et instruit — bénie est sa mémoire, jour après jour. On ne doit pas dire — Dieu nous en garde — qu’il y a ici des secrets à ne révéler qu’au « modeste » (c’est-à-dire : aux « initiés »), ou au contraire des choses qui ne s’adressent qu’à ceux qui n’ont pas encore été formés à la vérité. Ce sont là les prétextes qu’invoquent ceux qui sont bouffis d’orgueil et qui veulent acquérir la gloire pour leur propre compte en disant : « J’ai un secret, etc. » inconnu des autres…, et puis tout cela, ils me l’attribuent. Mais, en vérité et foi, je jure, par ma vie, que pas même la moitié d’un mot, dans tous les sujets que je vous ai expliqués, ne vient d’ailleurs que de la pointe de mon cœur, et tous sont destinés à être découverts et compris par chacun de ceux qui ont goûté la saveur de l’engagement depuis sa jeunesse dans les paroles du Dieu vivant. Car toutes ces paroles que j’ai prononcées sont bâties sur l’expérience que j’ai acquise depuis ma jeunesse, depuis vingt années et plus, dans le saint temple de mon Maître et père qui m’a enseigné et guidé, — bénie est sa
Mémoire —. De lui, j’ai connu dans tous leurs détails les souffrances de nos amis, et j’ai examiné par moi-même le cœur de chacun et l’erreur de chacun, autant que l’a permis ma compréhension. C’est pourquoi, que celui qui le désire, obéisse. J’attends votre réponse de la main de notre distingué ami, le messager du Rabbi qui vous remettra cette lettre. Et cela consolera mon âme. Paroles de leur ami qui recherche le bien vrai de leur âme, de toute mon âme et de tout mon cœur, tous les jours de ma vie de vanité, Dov Baer,
fils du Rabbi
notre Maître et père, qui nous
a enseignés et guidés,
le vrai Gaon,
le pieux,
la couronne d’Israël et sa gloire,
son nom honoré,
notre Maître, Rabbi Schnéour Zalman,
bénie est sa mémoire,
et en Eden est son âme,
que son mérite soit notre bouclier.
Amen.
1. Cf. p. 72. C’est le stade de l’absorption complète qui devrait être réservée exclusivement au service de Dieu.
2. Cf. p. 63, note i8. Schnéour Zalman commente le verset (Cant. VIII, 7) : « Des torrents d’eau se sauraient éteindre l’amour, des fleuves ne sauraient le noyer » comme : les « torrents d’eau » des affaires et des préoccupations profanes ne peuvent éteindre l’amour de l’âme divine pour En Soph.
3. On finit par dégénérer jusqu’à la plus basse catégorie des choses créées, l’état minéral. Tout l’humain, et même toute vitalité et tout sentiment disparaissent : le cœur devient comme une pierre.
4. Cf. Talmud (Tomah 39 a) : « Voici ce qu’enseignait l’école de Rabbi Ishmaël : le péché engourdit le cœur de l’homme. » Dans la littérature juive, on trouve indifféremment l’expression « arrêt du cœur » ou « arrêt du cerveau » pour désigner l’engourdissement du cœur et de l’esprit, l’émoussement de l’intérêt pour le domaine spirituel.
5. Ceux qui « entendent » peuvent mettre en doute la valeur de la contemplation, mais pour ceux qui n’« entendent » pas, la question ne se pose même pas.
6. Le groupe de ceux qui « entendent du lointain », et celui de ceux qui « entendent » et en tirent au moins des résolutions ; ces deux groupes correspondent aux deux premiers degrés de Dov Baer.
7. Ce n’est pas une joie directe, mais la nostalgie de Dieu résulte du sentiment aigu d’une opposition au divin dans l’âme de l’homme.
8. Cf. le Tanya, de Schnéour Zalman : le fidèle peut et doit baigner à la fois dans un état d’allégresse et d’amertume. On éprouve de l’amertume en songeant que l’âme naturelle voile la lumière divine, et de l’allégresse puisqu’on possède l’âme divine. Les « pleurs ancrés dans mon cœur » sont le cri authentique et spontané dans la prière et proviennent de l’« opposition » ; l’âme divine pleure dans son éloignement de Dieu.
9. Dov Baer avait subdivisé les hommes de son premier degré en deux sous-groupes — ceux qui « entendent du lointain » et ceux pour qui « entendre » a pour effet de prendre une résolution. Ce « troisième » groupe correspond donc en fait au second degré.
10. Une musique peut ravir, et ne modifier en rien le comportement ; elle peut rester du domaine de l’agrément.
11. Elle paraît un phénomène naturel, car l’âme divine est revêtue des vêtements de l’âme naturelle.
12. Les Maîtres du Talmud considéraient que l’inquiétude constante du cœur était l’une des qualifications nécessaires pour être digne de recevoir la transmission des enseignements « mystiques » (cf. Haghiga 13a).
13. Cet état de mélancolie ne provient donc pas de quelque événement fortuit qui l’aurait indisposé.
14. Si même il comprend le sens des doctrines, il n’en saisit pas la plénitude : l’enseignement ne peut être « transmis » à quelqu’un qui ne possède pas la mélancolie naturelle, car il ne pénétrerait pas jusqu’au cœur et resterait superficiel.
15. L’« homme moyen » est une expression courante dans la littérature du habad. Le tzaddik, le « juste », est celui qui ne commet aucun péché et gui, en outre, a supprimé ses mauvaises inclinations par la mortification et le jeûne ; le bénani, l’« homme moyen », celui qui est entre le juste et le méchant, ne commet aucun péché, mais doit livrer une lutte constante contre ses mauvaises inclinations.
16. Les plus anciens fidèles du habad, contrairement aux darshanim et aux très jeunes fidèles, connaissaient déjà la doctrine sur la « mélancolie naturelle », exposée par Dov Baer et Schénour Zalman.
17. Le « premier groupe » ayant été subdivisé en deux, le troisième degré de la nomenclature de Dov Baer correspondrait en fait à ce quatrième groupe. Mais Dov Baer se référera à un autre « type » du quatrième groupe, qui reviendra finalement au quatrième degré.
18. Dès qu’il a atteint l’extase du cœur, il ne comprend plus le sujet dans toute son étendue et n’en retient qu’une forme resserrée.
19. On ne peut garder en permanence ne fût-ce qu’une partie d’un sujet sans une perception approfondie par l’intelligence.
20. L’extase du cœur ne doit pas devenir un but en soi. Celui qui y parvient ne devrait pas être impressionné par la sensation que peut produire l’extase du cœur, au point de considérer cette sensation comme le but de la contemplation ; l’extase (cœur) n’est pas un obstacle à la compréhension par l’intellect (contemplation), mais devrait au contraire l’encourager. Le contentement que peut apporter l’extase ne doit pas empêcher le mental de rester fixé sur le sujet de la contemplation. Il ne faut pas faire de l’extase du cœur un « quelque-chose », ni essayer de s’en défaire sous le prétexte que c’est un « quelque-chose » : l’extase n’est certes pas une fin en soi, mais elle n’en est pas moins de très grande importance.
21 . Son esprit est si absorbé que son cœur ne peut s’abandonner à, pourrait-on dire, une extase distincte. L’intellect contrôle les émotions.
22. Ceux dont l’émotivité est telle qu’ils sont très facilement emportés par le sujet qu’ils contemplent. L’extase du cœur devient alors si forte qu’on oublie la cause de l’extase qui est dans la contemplation. Leur cœur est si facilement ému qu’ils pourraient, dans une certaine mesure, le diriger à volonté.
23. L’extase du cœur ne coexiste pas avec celle de l’esprit qui est son « pourquoi ». Comme il y a « décalage » entre perception intellectuelle et émotion ressentie, la perception intellectuelle — la source dans l’esprit — est oubliée lorsqu’elle parvient, graduellement, jusqu’au cœur.
24. Le cœur et l’esprit étant « décalés », l’esprit a le temps de réfléchir sur la cause de l’extase avant que celle-ci soit effectivement vécue. Par contre, ceux dont l’extase est très intense et suit immédiatement la contemplation ne peuvent connaître la cause de leur extase : l’expérience intellectuelle est absorbée, perdue, dans l’expérience émotionnelle.
25. Il s’agit d’une part de ceux dont l’extase du cœur suit la contemplation sans un temps de réflexion qui laisserait place à une forte conscience de soi — et d’autre part de ceux dont le cœur et l’esprit sont « décalés ».
26. Dov Baer fait allusion aux deux « délices » dont il a parlé : joie directe que procure la proximité de Dieu ; joie qui découle d’une extase d’amertume lorsque l’on médite sur la distance entre l’âme et Dieu.
27. Pour que l’extase ait un effet permanent, il — faut que l’expérience se traduise en actes : l’homme doit se comporter différemment, faute de quoi, son expérience, sans expression dans le monde physique, reste vague et vide, comme « en l’air ».
28. Il faut reporter quelque chose de l’extase (dont on a fait l’expérience dans la contemplation) dans les actes, de sorte qu’elle trouve une expression concrète dans le monde physique. Dov Baer fait un jeu de mot sur Gen. I, 4 : Dieu dit de la lumière qu’elle est bonne après l’avoir créée, placée dans un « vase ».
29. Ils ne parviennent pas à assurer la permanence de l’extase, et en outre ils ne pourront plus y parvenir à l’avenir.
3 o. Dov Baer rejoint un paradoxe typiquement cabaliste : seul le « vase » déjà plein de la lumière divine peut recevoir davantage de lumière. Hillel ben Méir compare l’extase qui ne s’exprime pas dans l’action à un vain feu d’artifice.
31. Le cœur s’harmonise à la contemplation, comme la viande bien cuite a été en contact étroit avec le feu. Un tel « cœur de chair », dans le texte d’Ezéchiel, permet de « suivre les préceptes et de pratiquer les lois » ; c’est alors seulement qu’« ils seront Mon peuple et Je serai leur Dieu » — alors que l’extase non suivie d’actes montre que l’on est aussi éloigné de Dieu que l’étincelle qui a perdu le contact de la flamme.
32. L’« atmosphère spirituelle » et la nécessité d’un « cœur brisé » sont deux choses à la fois différentes et semblables. En effet, si l’homme possède un « cœur brisé », il sera amené à rejeter les plaisirs matériels. Dov Baer vient de fournir quatre préceptes pour assurer la durée de l’amour et de la crainte dont on fait l’expérience dans l’extase :
1. La réflexion profonde, non superficielle.
2. La traduction dans l’acte.
3. Le « cœur brisé ».
4. Le maintien d’une « atmosphère spirituelle ».
33. Ce quatrième groupe correspond au quatrième degré de l’extase (p. roi) ; c’est celui des hommes qui « entendent ».
34. La concentration est dans l’esprit ; elle est plus élevée qu’au troisième stade, celui de l’extase du cœur.
35. À ce stade de Sagesse, le moi est perdu dans l’émerveillement et la complète absorption ; on ne peut que demander : « quoi ? » (cf. p. 99).
36. Il faut une « brisure », la crainte de Dieu, pour que puisse être atteint le stade de Sagesse.
37. On aime l’expérience en elle-même, et non le divin dans l’expérience. Dov Baer ajoute en yiddish : « Il est, jusqu’au ras bord, plein de la chose elle-même ».
38. Il est si imbu de sa supériorité en matière d’extase qu’il n’éprouve que mépris pour les autres. Ce n’est plus simple vanité, mais une forme extrême de l’orgueil qui lui fait croire naïvement qu’il est vraiment parvenu à l’« anéantissement de soi ». Son extase vient bien du divin, mais il s’illusionne en croyant qu’il a, de ce fait, réellement oublié le moi.
39. Dov Baer ajoute en yiddish : « On lui dit Shah ! » c’est-à-dire : « chut ! », « silence ! » Il veut probablement dire par là que ses compagnons, voyant cet homme pousser des cris d’extase dans ses prières, l’invitent sèchement à plus de discrétion. Il est alors troublé d’avoir été pris en flagrant délit de fraude ; c’est bien la preuve que son apparente extase ne l’a pas amené à l’oubli de soi.
40. Ils se croyaient soucieux seulement d’enseigner les vraies voies, sans considération pour eux-mêmes, mais en fait, leur but n’est que de dominer les autres, d’agir en supérieurs.
41. Certaines personnes sont donc, de naissance, affligées d’un excès de conscience de soi auquel il leur sera difficile de se soustraire. Sur nogah, cf. Introd.
42. L’âme divine, « parcelle de Dieu », peut lui venir d’un « lieu » très élevé, mais l’âme naturelle qui la revêt lui est tirée vers le bas par ses parents et peut donc venir d’un lieu inférieur. Pourtant, ajoute Dov Baer, l’âme naturelle peut être très affinée, si ses parents l’ont fait venir d’un « lieu » élevé ; on est alors, par nature, apte à l’effacement de soi, si même l’âme divine provient d’un « lieu » relativement modeste.
43. Les plus anciens fidèles du habad ont été formés dès leur jeunesse à cultiver le « cœur brisé ». Ils ne cherchent pas à « acquérir » quelque chose, fût-ce un degré élevé du service divin ; ils ne désirent rien pour eux-mêmes, pas même un plaisir spirituel.
44. Réfléchir à son néant serait attirer l’attention sur son moi. Or celui-ci doit être « néantisé » au point qu’on ne puisse même plus considérer sa propre indignité. On peut dire qu’il n’y a virtuellement plus de moi.
45. Le « chut ! », qui troublait l’orgueilleux, ne le touche pas parce que son désir de Dieu n’est pas une question personnelle, mais le désir désintéressé que le divin habite son âme. Mais, même en état d’« annihilation » dans le service divin, on ne devient pas un surhomme ; la nature humaine demeure sensible aux insultes grossières.
46. Selon la tradition rabbinique, on doit étudier la Torah en en prononçant effectivement les paroles à haute voix. Les « sujets révélés » désignent le Talmud et les Codes ; les « sujets cachés » sont les enseignements de la Kabbale et du hassidisme.
47. Il n’a pas « bougé » à cause de son auto-satisfaction. Sa fatuité le pousse à se croire « en état de totalité », selon l’expression yiddish qu’ajoute Dov Baer. Il estime donc n’avoir pas à progresser ni à perdre « la conscience de soi ».
48. Expression talmudique : « Rabbi Shesheth disait : « L’arrogance est une royauté sans couronne » (Sanhedrin 105 a).
49. Un tel fantasme est pathologique ; il contient un élément de folie, provient d’une imperfection fondamentale dans le processus mental.
5 o. À l’attachement de la yehidah au divin, s’ajoute l’extase dont le cœur fait l’expérience, une émotion profondément ressentie.
51. La sensation implique un état physique, une expérience de l’âme naturelle. Pour que cette expérience puisse devenir le véhicule de l’expérience de l’âme divine sans que s’y ajoute un mélange de mal, il faut que l’âme naturelle soit elle-même entièrement purgée de sa matérialité. Mais bien peu d’hommes peuvent atteindre un tel état de pureté.
52. Une sensation dans le cœur charnel peut être une extase du divin vraiment authentique ; cette sorte d’intuition instinctive du divin est inférieure à la raison — c’est-à-dire à ce qui distingue l’homme de la bête. Ce désir instinctif de Dieu provient d’une source très haute.
53. Cf. p. 98.
54. Dans la Kabbale, l’« Exil » est lié au relâchement de l’observance religieuse et au manque de sainteté dans la vie, le sacré étant lui aussi parti en exil à la destruction du Temple.
Mes chers frères et amis, bien-aimés confrères, fidèles compagnons, vous dont le cœur et l’esprit ont été touchés par les paroles du Dieu vivant et qui aspirez à la proximité de Dieu, — mais seulement à de rares moments lorsque l’esprit renaît des tempêtes et des confusions qu’entraînent les difficultés à assurer la subsistance. De nos jours, ces soucis se sont multipliés, grand est l’esprit du pénible labeur, par le cœur et l’esprit. Le verset (Is. LI, 21) : « Ivres, mais non de vin » s’est littéralement accompli, et aussi le verset (Ps. CVII, 27) : « Et toute leur sagesse était réduite à néant » et encore (ibid., 18) : « Leur âme avait en horreur toute nourriture ». D’où vient-il que « les pierres sacrées ont été éparpillées à tous les coins de rue » (Lam. IV, i) ? Et, plus encore : l’habitude leur est devenue une seconde nature, en sorte qu’ils ne soupirent même plus sur leur façon de prier, car elle est parfaite à leurs yeux.
En conséquence, tout homme au cœur sensible, qui craint Dieu, dont le cœur quoi qu’il arrive est pénétré depuis sa jeunesse par la crainte de Dieu, et qui aspire à la proximité de Dieu et hait que son âme soit repoussée — devrait réfléchir et prendre conseil de son âme, l’éveillant de temps à autre afin de libérer le cœur et l’esprit en sorte qu’ils reçoivent les paroles du Dieu vivant.
En vérité, quiconque pèse soigneusement la règle générale et les cas particuliers, peut constater que bien des gens sont retombés par rapport à naguère de dix échelons dans leur zèle à recevoir les doctrines du hassidisme. Le danger est constant de voir celui qui est tombé désespérer complètement de lui-même. La vérité éclatera et chacun peut se connaître vraiment. Car, si même l’on a pris un clair regard sur son éloignement de l’enseignement hassidique, à cause de soucis d’affaires etc., le cœur et l’esprit ont été asséchés et l’éclat de la lumière divine s’est atténué, parce que le cœur et l’esprit tout entiers sont dans un état d’inquiétude. Cet état est réellement comme le sommeil. Dans le sommeil il n’y a pas un retrait total de l’esprit et du cœur ; le dormeur est incontestablement vivant, car, à peine s’est-il éveillé, il retrouve toute sa vitalité antérieure. Seulement, dans le sommeil, toute la vitalité est dissimulée dans l’intellect et le cœur, l’âme et l’esprit, et il n’est guère surprenant que, lorsque le dormeur s’éveille, se révèle ce qui était auparavant caché. Il en est ainsi des soucis d’affaires, que l’on appeler « l’exil de la Présence Divine », et l’état dans leq peut font sombrer l’homme est « sommeil », comme il est écrit CXXXVI, 1) : « Nous étions comme en un rêve ». J’ai longuement écrit à ce propos dans un commentaire sur le verset (Cant. V, 2) : « Je dors » — en exil — « mais mon cœur veille… »
Si Dieu m’en accorde le temps, je vous enverrai plus tard — si Dieu veut — des précisions sur les enseignements fondamentaux du hassidisme concernant la manière dont on devrait gagner sa vie — question qu’il est nécessaire à tous, grands et petits, de connaître. Mais l’on a admis d’étranges façons de prier, et nul ne prend garde au fait que si la terre est ravagée, matériellement et spirituellement, c’est pour l’unique raison que l’on a délaissé la Torah du Seigneur plantée au milieu de chacun selon sa capacité. L’homme suit ses propres voies dans tout ce qu’il entreprend, sans accorder la moindre pensée à la Torah ni au service divin implantés dans son âme. On se disperse : le temps de la Torah, consacré à entendre l’enseignement hassidique, est une chose, et le temps du travail, où l’on œuvre uniquement en vue des besoins matériels du corps, en est une autre. L’une est sans rapport aucun avec l’autre ; on les désunit complètement. Ce mal entraîne aussi l’erreur à l’heure de la prière et de l’étude de la Torah. Car l’ennemi l’emporte, ses pieds foulent un domaine qui n’est pas le sien. Il s’ensuit que le cœur et l’esprit sont scellés même au moment propre à la prière, et il n’y a dans l’âme aucune lumière provenant des paroles du Dieu vivant que l’on entend ou comprend, pas même au temps de la prière. Cela devient rien plus qu’une simple articulation des lèvres avec un cœur et un esprit lointains, submergés par d’autres problèmes qui les préoccupent, comme il est écrit (Osée, VIII, 8) : « Israël est englouti… »
Et pourtant, il ne faut pas désespérer, car l’être et la nature essentiels de l’âme et de l’esprit divins doivent être emportés d’extase, sans répit et sans aucune défaillance, chacun selon ses aptitudes. Personne ne tombera pour toujours, car Israël n’est pas veuve du Dieu vivant. Je sais cela en toute confiance, car je le tiens de mon père et Maître bien-aimé qui m’a enseigné et guidé — bénie est sa mémoire, en Eden est son âme. Ses propos aimants m’ont été accordés presque chaque jour, des années durant, lorsqu’il exposait la réponse toute naturelle que tous ceux de notre confrérie doivent donner, aux paroles du Dieu vivant. Il m’a dit tous les moindres détails à ce sujet et m’a transmis le conseil qu’il convient de donner à chacun afin qu’il ne soit pas dans l’erreur ou ne s’abuse lui-même, et que réussisse chacune de ses voies, sans qu’il se détourne ni à droite ni à gauche.
Le moment est venu où il est de mon clair devoir d’expliquer exactement à tous nos amis les principes fondamentaux du hassidisme. Car nombreux — en fait, presque tous — sont ceux qui s’égarent, grands et petits, dans des voies où jamais ne peut briller la lumière de Dieu.
Il y a deux raisons à cette confusion. La première est que l’on pratique trop peu les enseignements hassidiques. Il est certes vrai qu’on les entend souvent exposés, mais l’on ne s’efforce pas à les mettre en pratique, et, en outre, il y a tous les soucis de ce monde qui empêchent de les bien accueillir dans l’âme et dans le cœur, en toute vérité. Il en résulte que même celui qui a entendu les doctrines ne sait comment les mettre en pratique. Très nombreux sont les hommes sages et les hommes d’entendement qui demandent encore comment ils doivent traduire dans la prière tout ce qu’ils ont entendu et compris des paroles du Dieu vivant. Il s’ensuit qu’il n’y a pas de rapport réel entre ce qui a été entendu et compris, et l’application qu’on en peut faire. Même ceux qui savent comment agir selon la doctrine sont dans l’erreur, ils s’illusionnent par toutes sortes d’erreurs et déraisons jusqu’à perdre tout à fait le sentier de vérité.
Il y a, par exemple, ce type d’égarement dont est coupable l’ensemble de nos amis, et qui porte sur la contemplation dans la prière. Lorsqu’un homme s’efforce de comprendre un sujet et voit les efforts de son esprit couronnés de succès, il se garde de l’extase du cœur qui lui paraît interdite pour des raisons de toutes sortes. Le bruit court que l’extase gêne la compréhension. Il s’interdit aussi l’extase de l’esprit, jusqu’à tomber dans des pensées extérieures, ou à s’assoupir et s’endormir. Ceux qui reconnaissent la vérité savent tout cela. Alors, pourquoi devrions-nous nier ce qui est l’évidence ? Cela s’applique à nous aujourd’hui tout particulièrement, car nous n’avons plus ni père ni Maître. S’il devait être permis à tout homme de faire ce qui est juste à ses propres yeux, il irait vers sa chute en un rien de temps sans plus jamais se relever, Dieu l’en préserve !
C’est pourquoi la paix m’est amère, puisqu’il me faut voir de mes yeux et entendre de mes oreilles tant d’erreurs et de folie à l’exact opposé de la vérité. Le but premier de l’enseignement hassidique, plus précieux que l’or fin, est que cet enseignement soit fermement ancré dans l’âme, l’esprit et le cœur, par l’extase en particulier. Cela s’applique aussi bien à l’extase de l’esprit, appelée « bien-entendre », qu’à l’extase du cœur qui s’ensuit, comme il est écrit (Dt. IV, 39) : « Grave-le dans ton cœur ». Tel est le sens de « mon Dieu au milieu de moi » (Dt. XXXI, i 7) — littéralement, et chacun selon sa capacité.
Qu’il m’est donc amer de voir des gens qui, durant leurs prières, font les cent pas d’un coin à l’autre, l’esprit absorbé par d’autres sujets, vide et sec de toute extase. À mon avis, la lumière de Dieu n’a jamais brillé sur eux. Ce n’est même pas « une pensée du bien jointe à l’acte », cette vérité dans l’esprit dont découle une extase dans laquelle le moi est anéanti ; cela ne s’applique pas à la « simple pensée », mais à la seule compréhension du sujet. Ainsi en va-t-il des sujets profanes, lorsque la contemplation signifie que l’âme est attirée en pensée vers le sujet et qu’il y a un attachement de la pensée si complet que rien d’autre n’est ressenti. On connaît cela comme l’attachement en pensée jusqu’à ce qu’il s’étende à l’être tout entier et ne laisse de place à aucune pensée sur aucun autre sujet. Cet état ne se rencontre que chez un très petit nombre de personnes dont l’âme est en vérité liée aux doctrines hassidiques qui, en leur âme, sont la vie.
Et l’on a interdit aussi l’extase du cœur comme si c’était un animal mort sur pied [et dont la viande est interdite aux Juifs]. On s’imagine que la folie s’est emparée d’Israël, là où il y a tant d’extase et de nostalgie dans le cœur de l’homme qu’il pousse un cri soudain, d’amertume ou de joie. Ils entendent le cri et sont étonnés, et les jeunes gens se moquent de lui au point qu’il est intimidé, et qu’il prend la résolution, en repentir sincère, de se maîtriser et de ne pas laisser entendre sa voix, mais de rester assis, rêveur et somnolent jusqu’à ce qu’il s’endorme. Alors, mes amis chers, qui donc est coupable ici ? On en a repoussé beaucoup loin de l’éveil du cœur au Dieu Un par le repentir qui est du domaine de l’amertume, et certainement par cette extase divine du cœur qui résulte de tout type de contemplation, chacun selon sa capacité. Les coupables sont, sans doute aucun, les chefs de chaque communauté qui se croient grands experts en enseignement hassidique et qui pensent que tout type d’extase est interdit. C’est pourquoi le cœur de notre père et Maître qui nous a guidés et enseignés — bénie est sa mémoire, en Eden est son âme — était affligé tous les jours de sa vie. Car grand est le nombre de ceux qui furent abattus, et puissants étaient ceux qui ont péri ou qui sont tombés dans leur chute jusqu’aux abîmes profonds, désespérant d’eux-mêmes, complètement.
C’est pourquoi, mes frères bien-aimés, que tous ceux qui tremblent à ces paroles de vérité songent, je les en prie, à se détourner de la voie mauvaise qui entraîne petit à petit la chute de l’homme, car vous marchez dans la ténèbre, ayant dévié des chemins de vérité, que Dieu vous garde ! Tous ceux qui me connaissent depuis ma jeunesse, tous ceux chez qui l’enseignement hassidique a été implanté dans l’âme comme par nature, tous savent que je suis bien au fait de vos besoins et que je connais bien toutes les voies de notre confrérie. Toute ma vie, et depuis ma jeunesse, les paroles d’amour n’ont jamais tari entre moi et mes amis bien-aimés, en chaque ville et communauté, qui me sont aussi chers que moi-même. Tout le dessein de mon cœur a toujours été d’ancrer fermement les paroles du Dieu vivant dans l’extase du cœur, car c’est là la catégorie première de la révélation divine à la Communauté d’Israël. Telle est la fondation et la racine qui mène à cette perfection absolue des jours du Messie, — puisse-t-il en être ainsi promptement et de nos jours ! Chacun sait que c’est le cœur à quoi aspire le Très-Miséricordieux et qu’Il recherche le tout de tous les cœurs, comme il est écrit (Ps. CXIX, ro) : « De tout mon cœur, je T’ai recherché » ; et il est écrit aussi : (Ps. LXXIII, 26) : « Ma chair et mon cœur se consument ».
Cette erreur provient de ceux qui n’ont pas d’esprit et sont des sots en matière de doctrine hassidique, et par manque de connaissance. Car le bruit a couru de l’un à l’autre qu’une question de principe est ici en jeu : l’extase physique, ressentie dans le cœur, appartient aux anciennes voies du hassidisme et nous est tout à fait interdite comme une abomination intolérable. Il est vrai qu’à propos de ce type d’extase ressentie dans le cœur avec un cri physique — avec un simple éclat de la voix, mais sans aucune concentration, il est dit (Jér. XII, 8) : « Il a élevé la voix contre Moi, aussi l’ai-Je pris en haine ». Car le cœur de l’homme n’est pas avec lui dans ce genre de cri et ce n’est pas à ce propos qu’il est dit (Lam. II, r8) : « Que leur cœur crie vers le Seigneur », et (Ps. CVII, 6) : « Alors ils crièrent… » Car ce ri, est pas vers le Seigneur qu’il crie, mais seulement pour faire entendre sa voix ou pour repousser des pensées étrangères. Si même il parvient à une réelle extase du cœur, à cause de la chaleur du cœur, ce n’est pas pour le Seigneur, mais seulement au niveau de la mise à nu du cœur.
Comment ont-ils transformé la lumière en ténèbre, comparant cela à l’extase divine du cœur ? Cette extase divine est un cri vrai vers le Seigneur, comme il est écrit (ibid. 6) : « Alors ils crièrent vers le Seigneur ». Il provient de la contemplation sur l’éloignement où se trouve l’âme par rapport au Dieu Un, ce qui entraîne aussitôt le sentiment d’une amertume de cœur dans le repentir et les pleurs, jusqu’à provoquer un cri soudain, spontané. C’est là le vrai repentir venu des profondeurs du cœur, et le fondement premier de la prière et du repentir, un épanchement de l’âme. Ou bien encore, cela peut provenir de la contemplation ; car, même à la suite d’une contemplation éphémère sur le « contenir » et l’« emplir », le cœur de l’homme est aussitôt emporté vers l’extase avec un amour ressenti jusque dans le cœur charnel, vers la nostalgie de s’unir au Dieu Un dans l’allégresse et la joie. Voyez ! c’est là le commandement premier : aimer le Seigneur, et c’est ce que signifie la révélation du divin dans le cœur de la Communauté d’Israël, et c’est, en vérité, le but principal. Comme il est écrit (Dt. IV, 39) : « Grave-le dans ton cœur » — dans le cœur qui entend très profond — par l’extase de l’esprit, comme le sait celui qui cherche et recherche la proximité de Dieu et y aspire de tout son cœur. Plus est ressentie cette extase avec un cri physique, plus il est certain que la lumière divine a été vraiment reçue, pénétrant le cœur au point qu’un cri jaillisse. C’est : « crainte et amour intellectuels dans l’esprit et le cœur », et cela s’appelle aussi : « amour et crainte naturels ». Tel est le sens du verset (Ps. LXXIII, 22) : « J’étais stupide… j’étais comme une brute devant Toi », qui fait allusion à un stade inférieur à celui de la connaissance, mais qui est cependant « devant Toi », avec un attachement merveilleux pour le Seigneur et non avec cette extase d’un cœur surchauffé qui n’est en aucune façon « pour le Seigneur ».
Il existe en ce domaine de nombreux aspects d’une grande diversité. C’est pourquoi une grande responsabilité et un devoir se sont appesantis sur moi depuis longtemps : m’appliquer à m’entretenir avec chacun en audience privée, et à parler à son cœur, chacun selon sa capacité. Cela est aussi rendu nécessaire par le nombre de ceux qui comprennent et connaissent à fond chaque sujet, mais se montrent trop indulgents vis-à-vis d’eux-mêmes par suite de leur relâchement et de leur réelle irresponsabilité. Il y a aussi ces hommes parfaits et craignant-Dieu, mais qui ont, eux aussi, des soucis d’affaires et de nombreux défauts, des traits de caractère méchants et laids, qui font obstacle au bien. Dès ma jeunesse, j’ai été formé à voir clairement de mes yeux en moi-même tout ce qui concerne ces questions, et je sais comment saisir la pointe même de l’âme de chacun, du plus petit d’entre les petits jusqu’aux grands. Il est donc de mon devoir de parler de ces sujets à chacun en privé, et ainsi d’accueillir son âme de la manière vraie et droite, selon son niveau spirituel, ce qui a un effet bien plus grand qu’une centaine de sermons qu’il entendrait sans qu’ils aient nulle influence. Cela vaut même pour ceux qui sont grands par leur savoir et pour ceux qui étudient à grand effort l’enseignement hassidique. Combien davantage cela s’applique-t-il donc à ceux qui ont peu de savoir et aux irresponsables, qu’ils le soient involontairement ou à dessein et de propos délibéré.
Mais, ô mes amis bien-aimés !, que cette tâche est lourde pour mon corps ! Si je disposais de plus de temps et n’étais assailli d’autres affaires, si le Seigneur accorde du répit à mon âme et fortifie mon cœur et mon esprit au milieu des afflictions du temps qui déferlent sur moi, et s’Il m’accorde le mérite de l’esprit saint, qui était celui de notre père et Maître qui nous a enseignés et guidés — bénie est sa mémoire, en Eden est son âme — et qui me fut révélé pour m’aider et m’encourager (car, que suis-je ?) — alors, je prendrai sur moi d’accomplir cette tâche de perfection, particulièrement en ces temps où chacun erre, irresponsable, sur son propre chemin. Grands et petits savent la grave détérioration subie par le hassidisme par suite de la disparition de la lumière d’Israël, le souffle de nos narines, de notre père et Maître qui nous a guidés et enseignés — bénie est sa mémoire, en Eden est son âme —, car il n’est plus de crainte de Dieu devant nos yeux, pas même selon la capacité de chacun. Cela vient aussi des multiples soucis, mais la pitié de Dieu pour Son peuple accordera Sa triple bénédiction. Ne laissez pas le cœur s’exalter en disant (Dt. VIII, 17) : « C’est ma force, c’est le pouvoir de mon bras… », et que le cœur ne s’enorgueillisse pas de tout ce bien, au point que soit oublié le service du cœur, Dieu nous en garde ! À ce propos il est dit (Prov. XXX, 8) : « Ne me donne ni pauvreté ni richesse »…
Je ne parle que parce que je ne puis faire autrement. Mon but n’est pas de devenir grand ni de m’acquérir le titre de « Rabbi », car je ne connais que trop bien ma place et jamais je ne me draperai, Dieu m’en garde, dans un vêtement qui ne me convienne pas. Je parle par seul amour pour les âmes qui ont été liées à l’âme et à l’esprit saint de notre » père et Maître qui nous a enseignés et guidés — bénie est sa mémoire, en Eden est son âme —, afin que les fibres de leur cœur ne se détachent pas des voies du Seigneur auxquelles il les a formés.
Comment pourrais-je cacher à ceux qu’aiment mon âme et mon cœur le projet que j’ai conçu pour leur bien-être qui est ma responsabilité et mon devoir — même si cela m’est très difficile, car je suis loin d’être en bonne santé au moment présent à cause de l’acharnement de l’oppresseur, à cause d’épreuves nombreuses et pénibles, et à cause de l’amertume de l’âme qui est plus grande que tout. La principale appréhension dont j’ai parlé concerne ceux qui vivent au loin ; de chaque ville ou communauté, quatre ou cinq personnes seulement voyagent, et deux ou trois communautés au plus sont parvenues au stade d’un engagement sincère dans l’enseignement hassidique, avec l’esprit et le cœur. Ceux-ci ont faim et soif, leur âme se consume en eux en grande nostalgie pour les paroles du Dieu vivant. Ils m’étonnent : ils prétendent qu’il est impossible au pauvre d’abandonner la source de sa maigre subsistance pour entreprendre un voyage impliquant de grandes dépenses. Et ceux-là même qui ont des revenus moyens se montrent réticents à s’éloigner un mois entier de leurs préoccupations d’affaires. Même les riches et ceux qui sont à l’aise agissent pareillement… Et, entre-temps, tout est complètement oublié dans le cœur. Un sur dix seulement fait le voyage, et les neuf autres restent chez eux, le cœur vide. Ceux-là pourtant sont des hommes de vérité dont le cœur est pénétré de la crainte de Dieu, davantage encore que ceux qui entreprennent le voyage, qui s’enorgueillissent d’entendre les paroles de la prédication et qui prêchent eux-mêmes lorsqu’ils sont de retour à la maison, engendrant des dissensions. Ces deux ou trois hommes qui entreprennent le voyage, ne prennent aucune disposition pour que la communauté tout entière l’accomplisse ensemble. Il s’ensuit que les cœurs sont divisés, que des hommes prédominent sur d’autres hommes, etc.
En outre, et cela est fondamental, la seule façon par laquelle la doctrine hassidique peut être ancrée définitivement dans l’âme est la pratique constante : prononcer les paroles et les mettre en pratique avec un compagnon, en sorte que l’un encourage l’autre. Ce n’est que de cette façon que l’unité complète peut être atteinte, et l’encouragement mutuel de la communauté dans son ensemble afin d’empêcher que les paroles soient oubliées au milieu des préoccupations d’affaires et autres obstacles. Mais cela ne peut exister que parmi ceux qui sont unis comme un seul homme… Prenez donc la ferme résolution que la majorité des membres de chaque communauté voyagent ensemble. Ils seront alors en mesure de discuter ensemble les sujets qui importent, et de les pratiquer en commun. Chaque homme apportera alors des encouragements à son voisin, et tous seront stimulés à réserver le temps libre qui convienne à tous…
Ceux qui vivent au loin devraient faire en sorte qu’un endroit soit aménagé dans une ville centrale pour tous les districts d’alentour, et chaque année ils se réserveraient du temps libre. Ils m’en informeraient alors, et je prends sur moi de me rendre dans cette ville et d’y passer un mois pour répondre, au mieux de mes facultés, à toutes leurs aspirations à l’enseignement hassidique, pour autant que mes forces me le permettront et bien qu’une telle tâche me soit fort difficile. Mais je me vois poussé à faire cela par la compassion que je ressens à leur égard. De même, tous les membres éloignés de notre confrérie, disséminés à travers ce pays, devraient aménager un endroit, et que chaque district connaisse bien le temps, le lieu et l’heure (des réunions) afin qu’il n’y ait pas de malentendu, comme l’expliquera le messager porteur de la présente lettre. Je m’en remets à lui pour qu’il le fasse savoir. Et s’il est connu de tous nos amis que deux ou trois locaux sont préparés, au temps opportun tous ceux qui sont éloignés dans notre pays pourront, en paix de l’âme et de l’esprit, venir au lieu et à la date prévus, et ainsi nul ne sera rejeté ni trop distant, Dieu nous en garde ! Et que cela suffise à qui comprend…
De la pointe de mon cœur, j’attends votre réponse, de ce cœur qui vous est fidèle à jamais. Paroles de celui qui parle en charité : clémence du Seigneur et Sa grâce à chacun d’entre vous, grand et petit ! Amen ! Sélah !
Douver *, fils de notre père et Maître qui nous a enseignés et guidés, le pieux Gaon notre Maître qui nous a enseignés, Schnéour Zalman, bénie est sa mémoire et en Eden est son âme.
* Forme abrégée de Dov Baer.
La technique de la contemplation chez Dov Baer par Louis Jacobs
Après le « Traité de l’Extase », Dov Baer a écrit un « Traité sur la contemplation », ouvrage trop détaillé pour qu’on en donne ici un résumé complet. Nous nous efforcerons simplement d’en dégager les idées qui sont en rapport direct avec les thèmes abordés dans le « Traité de l’Extase ».
Dov Baer définit la contemplation (hithbonenouth) comme « une réflexion puissante sur la profondeur d’un sujet, le méditant jusqu’à ce qu’il soit parfaitement compris dans tous les détails de ses diverses parties ». C’est le contraire d’un simple regard superficiel sur un sujet. Chaque idée a sa « profondeur », sa « longueur » et sa « largeur », et la contemplation entraîne une réflexion sur les trois dimensions. Réfléchir sur la « largeur » d’une idée signifie que l’on en dévoile toutes les implications ; c’est la « largeur » d’une rivière, bien plus grande que le filet d’un simple ruisseau. Réfléchir sur la « longueur » d’une idée signifie qu’on essaie de saisir le sujet de façon à être capable de le transmettre, par divers exemples et comparaisons, à quelqu’un qui ne serait pas capable de le saisir autrement ; c’est la « longueur » de la rivière qui coule loin de sa source. Réfléchir sur la « profondeur » d’une idée signifie qu’on essaie de saisir le point essentiel du sujet : c’est la « profondeur » de la rivière à sa source souterraine. La forme intensive du mot hébreu hithbonenouth indique qu’une méditation rigoureuse et prolongée est nécessaire.
Il y a deux types de contemplation, désignés par les termes hébraïques « binah » et « tevounah ». L’homme qui a saisi une idée dans ses moindres détails, est parvenu au niveau de binah, mais il n’arrive à celui, plus élevé, de tevounah que lorsqu’il est en mesure d’employer ses capacités de déduction pour saisir les questions qui ne sont qu’implicites dans l’idée de base sur laquelle on médite. Par exemple, un homme qui a une vision globale d’un subtil principe juridique est parvenu au niveau de binah, mais seulement en ce qui concerne ce principe ; il ne parvient au stade de tevounah que lorsqu’il est en mesure de se prononcer avec une entière conviction, sur la foi de cette théorie, si A ou B sont coupables au regard de la loi. La vraie contemplation a pour but d’accéder à la tevounah. Il y a également deux degrés de la contemplation dans la prière. Le premier, celui de binah, est une réflexion d’une profonde concentration sur le thème de Dieu qui « emplit tous les mondes » : tout ce qui est (yësh) a été créé par Dieu à partir de rien (ayin), et Son pouvoir seul maintient toutes choses. Il ne suffit pas de méditer sur l’idée dans sa nudité, mais il faut la saisir dans toutes ses implications, par diverses illustrations et analogies, comme celle de l’âme donnant vie au corps, ou celle de l’étincelle jaillissant de la flamme. Mais un homme peut parvenir à une entière compréhension de cette idée tout en restant incapable de « s’en servir » dans la prière. Le niveau de tevounah est atteint lorsque l’idée est si bien intégrée qu’on peut « s’en servir » dans la prière pour susciter l’amour et la crainte de Dieu.
Il y a deux méthodes de contemplation : a) la méthode « générale », « globale », et, b) la méthode « détaillée », « discursive ». La méthode « générale » consiste à se fixer sur l’immanence de Dieu comme un fait général, global. La méthode « détaillée » consiste à réfléchir sur l’immanence de Dieu en chaque créature, à méditer sur l’impulsion divine qui maintient toute créature individuelle et en laquelle chaque créature a son être, ainsi qu’à tous les détails complexes du schéma de l’émanation tel qu’on le trouve dans la Kabbale, depuis le point le plus haut du monde des séphiroth jusqu’à la créature la plus humble du monde physique. La méthode « détaillée » est plus « méritoire » à la condition que les détails soient toujours liés en pensée à l’idée générale de l’Unité de Dieu. La pleine compréhension de chaque détail ne devrait servir qu’à étayer l’immensurable idée générale que tout est en Dieu. S’il faut donc préférer la méthode « détaillée », Dov Baer n’en conseille pas moins aux débutants de commencer par la méthode « générale » jusqu’à ce qu’ils soient bien exercés.
Lorsque l’homme s’engage dans la méditation sur des sujets divins, il réfléchit au fait que le « quelque-chose » (yësh) de toutes les créatures a été créé à partir du « Rien » divin (ayin) ; il fixe sa pensée à la fois sur le « quelque-chose » des créatures et le « Rien » d’où elles proviennent. Il y a donc deux sortes de méditation : a) ce « quelque-chose » vient du « Rien » ; b) ce « quelque-chose » vient du « Rien » ; en d’autres termes, dans la méditation du type (a), l’accent est mis sur les choses créées ; dans le type (b), l’accent est mis sur la façon prodigieuse dont le « Rien » divin les a amenées à l’être. Plus l’on s’engage dans la méditation de type (a), plus grande est la joie de la compréhension, la réflexion sur les choses finies n’étant pas trop difficile pour l’homme. Mais la réflexion de type (b) est une méditation qui porte sur ce qui est absolument au-delà de toute compréhension humaine ; ici, l’âme ne peut jamais être satisfaite, et plus la contemplation est profonde, plus fort est le sentiment d’éloignement et d’affliction. Ainsi, lorsque l’homme réfléchit, par exemple, sur les myriades d’étoiles dans leur course, sur l’immensité des espaces où elles évoluent et sur leurs dimensions par rapport à celles de la Terre, il y a un « délice » à la pensée que tout cela a été amené à l’être par le « Rien » divin. Plus l’homme comprend l’immensité de la merveille qu’est leur existence, plus intense est son sentiment du prodige devant toutes ces choses qui ne viennent de « nulle part », plus grand est le délice qu’il éprouve à comprendre la majesté de Dieu. Mais lorsque, à partir de là, il progresse et aborde la signification de ce « Rien » divin, son esprit ne peut que trembler de révérence devant ce redoutable mystère. De même, lorsque l’homme réfléchit sur le « quelque-chose » des créatures, il ressent qu’il est, lui aussi, un « quelque-chose » ; mais lorsqu’il commence à réfléchir au « Rien » divin, sa totale inaptitude à comprendre le réduit à l’état de « rien » : il y a alors, selon la terminologie habad, « effacement du moi » — bittoul ha yësh, « anéantissement du ce-qui-est ». Ces deux types de méditation sont en réalité inséparables. En effet, à moins qu’il n’y ait joie et émerveillement dans la contemplation de ce « quelque-chose », il y a peu de sens dans l’idée que la multitude des choses créées vient du « Rien » divin. Mais la contemplation a bien peu de valeur si le mental reste emprisonné dans sa réflexion sur le « quelque-chose » des créatures, sans regarder, au-delà d’elles, le « Rien » divin par lequel elles existent.
Il y a à la fois de la joie et de la douleur dans la séparation momentanée de deux amants. Conflictuelles, ces émotions sont les deux faces d’une même pièce. L’acuité même de la douleur est le fruit de l’amour, et l’amour est plus intense qu’il ne l’a jamais été parce que la douleur de la séparation amène les deux amants à concevoir pleinement ce que signifie leur amour. De même, plus est profond le délice de l’homme dans sa compréhension du divin, plus grande est sa peine d’être éloigné du divin. Car il n’y a pas de limite à la compréhension par l’homme du Sans-limite, il n’y a pas de borne à l’ambition spirituelle de l’homme. Plus l’homme se rapproche de Dieu, plus grand est son sentiment d’éloignement, plus intense son délice, plus puissante sa nostalgie. Tel est le sens du passage cité dans le « Traité de l’Extase » qui affirme qu’il devrait y avoir « de la joie dans le cœur d’un côté, et de la peine de l’autre ». La véritable épreuve d’authenticité dans la contemplation est la présence ou l’absence d’une souffrance de l’âme du fait de son éloignement de Dieu. Lorsqu’il n’y a que seule joie, que l’homme se réjouit de Dieu sans aucun sentiment d’éloignement, l’acte de contemplation n’est que superficiel. C’est pourquoi Dov Baer conseille à ses fidèles de se lever à minuit pour pleurer sur leurs péchés qui forment une barrière entre Dieu et l’âme. Et c’est pourquoi aussi, comme le rappelle le « Traité de l’Extase », le Maggid enseignait que les « secrets de la Torah » ne peuvent être compris que par ceux dont « le cœur est continûment inquiet en eux ».
Dov Baer entreprend ensuite de décrire la méthode « détaillée » de la contemplation. Cette méthode vise à unir dans le mental tous les détails de la création sous le principe général de la simple Unité divine ; à déceler que, sous toute la complexité des différences et des contradictions, il y a une Force unificatrice dans laquelle elles se résolvent ; à constater qu’en fait la diversité de l’existence n’est qu’une « apparence » et que la réalité ultime est indivisible et Une. Mais, bien entendu, la réflexion sur les détails ne doit pas se limiter à ceux du monde physique ; elle doit intégrer la méditation sur l’ensemble du plan des sephiroth et sur l’ordonnance de tous les mondes supérieurs. Dov Baer est donc amené à donner une description complète du schéma cabaliste sur lequel peut méditer le hassid. (Dans cette description, Dov Baer suit la Kabbale orthodoxe post-lourianique.) Avant le tzimtzoum (le « retrait » de Dieu « de Lui-même en Lui-même » afin de laisser sa « place » au monde), il n’y avait que Dieu tel qu’en Lui-même, et tout était empli de la lumière divine de En Soph. Après le tzimtzoum, une « trace », un « résidu » (reshimou) de lumière divine a pénétré dans l’« espace vide » laissé par le tzimtzoum afin de maintenir le monde fini. Cette « ligne » de la lumière divine est en quelque sorte l’étage le plus bas de En Soph qui devient alors la « Couronne », le degré le plus haut de Adam qadmon, « l’Homme Originel », prototype céleste de la création humaine. Ce niveau « le plus bas » de En Soph est la « Royauté de En Soph » (Malkhouth de En Soph). De même, l’« enchaînement de l’émanation » suit son cours en descendant un échelon après l’autre. Ainsi, le niveau « le plus bas » dans le royaume sephirothique — « Royaume d’Émanation » (Malkhouth de-Atzilouth) — devient, à son tour, la « Couronne du monde “inférieur” de “Création” » (Beri'ah) ; et de même en va-t-il de « Création » à « Formation » (Tetzirah), et de « Formation » à « Action » (« Assiyah). Le niveau le plus bas de tous les mondes supérieurs — « Royaume d’Action » (Malkhouth Assiyah) — rejoint et s’unit au niveau « le plus haut » de tous — « Royauté de En Soph », et celui-ci est à son tour uni à En Soph. Tel est le sens « mystique » du verset (Is. XLIV, 6) : « Je suis le premier et Je suis le dernier » C’est-à-dire : du niveau le plus haut de tous — de l’impulsion première en En Soph, pourrait-on dire — à la manifestation la plus basse, la « dernière » du pouvoir créateur dans les mondes supérieurs, tout est intégré dans la simple Unité de Dieu. Dov Baer conseille à ses fidèles de se familiariser avec tout cela jusqu’à ce que, dans leurs méditations sur les détails du monde physique, il y ait une concentration comme spontanée de tous les détails dans le seul principe général de l’Unité, C’est pourquoi, ajoute-t-il, le Livre des Psaumes ne contient aucune allusion aux royaumes « supérieurs », mais seulement à la grandeur de Dieu telle qu’elle se manifeste ici, séparation entre monde physique. Car, dans la réalité, il n’y a pas de « séparation » entre les processus des « royaumes supérieurs » et ceux du monde physique. Ils participent tous du même mouvement, et tous sont inclus dans l’Unité divine. Du début à la fin de tous les processus créateurs, il n’y a, en fin de compte, que la seule Unité divine dont la lumière illumine toutes les choses particulières et dont elles reçoivent leur apparence de réalité.
L. J.
L’Orient et l’Occident chrétiens se sont trop longtemps mutuellement ignorés. Ayant pour tâche de favoriser chez nous une meilleure connaissance de la vie profonde de nos frères chrétiens de Russie, nous ne pouvons mieux faire que d’offrir au lecteur ces récits, dont la fraîcheur et la simplicité le charmeront, comme la lecture des Fioretti franciscaines charment nos amis orthodoxes.
Ces récits n’ont pas de prétention théologique, et si quelque expression — voire quelque attitude — ne cadrait pas entièrement avec l’enseignement qu’il a reçu, le lecteur catholique n’aurait point de peine à faire lui-même la mise au point.
En janvier 1916, parut à Kiev le premier numéro d’une revue mensuelle intitulée en russe La pensée chrétienne. Sous la direction d’un professeur de l’Académie ecclésiastique, V. Exempliarski, elle était l’organe d’un cercle de prêtres et de laïcs qui se proposait de rénover l’Église russe en rapprochant son enseignement des besoins de la vie moderne. Courageuse, ouverte à toutes les recherches religieuses valables, rappelant toujours la nécessité actuelle des préceptes de l’Évangile, groupant les meilleurs théologiens, philosophes, historiens de ce temps, la jeune revue vécut jusqu’en octobre 1917.
Au début de 1917, elle commença la publication d’un récit qui m’enchanta : « Choses vues et vécues. Souvenirs d’un prédicateur des missions de Sibérie ». C’était bien autre chose que ce qu’annonçait le titre : je trouvais là l’éveil religieux d’un enfant russe, son passage éphémère dans un monastère rural, ses pèlerinages, son ministère dans l’Altaï, en Sibérie, parmi les indigènes, parmi les forçats, et dans tout cela les notes si particulières de la religion populaire russe.
Le numéro de septembre-octobre 1917 apporta la dernière partie de ces précieux Souvenirs, avec le nom de leur auteur : « archimandrite Spiridon », et j’en entrepris la traduction. C’est cette traduction que j’ai décidé de présenter maintenant au public.
Qui est l’archimandrite Spiridon ? Nous ne savons de lui que ce qu’il veut bien nous dire lui-même. Nous apprenons ainsi qu’il est né en 1875, dans un village, à quatre jours de marche de la petite ville de Zadonsk, province de Voronèj, donc dans la zone centrale agricole, et dans une région de foi ardente : les « fols en Christ » de Voronèj étaient célèbres, et Zadonsk renfermait le tombeau du saint évêque Tykhon, où les pèlerins affluaient. Le jeune Georges deviendra prêtre sans avoir reçu aucune instruction théologique spéciale : il s’est formé auprès de modèles vivants, au cours de ses pérégrinations : Kiev, Odessa, le mont Athos, Constantinople, Saint-Pétersbourg.
Quand il part pour la Sibérie, le Transsibérien n’est encore construit que jusqu’à Omsk : ce doit donc être peu avant 1896. En Sibérie, nous dit une Préface de l’éditeur, le P. Spiridon passe « plus de dix ans », ce qui nous mène jusqu’en 1906.
Ces quelques dates suffisent pour localiser dans le temps les expériences religieuses du missionnaire. Il s’agit du début de ce siècle, d’une période qui a précédé de peu la première guerre mondiale.
En tout cas, si le texte n’a pas été écrit par l’auteur de sa main, mais a été noté d’après son récit par le rédacteur de la revue, ainsi qu’en témoigne la Préface de l’éditeur, il n’y a aucun doute à avoir sur la réalité du personnage : un des anciens collaborateurs de la Pensée chrétienne, qui habite Paris, m’a affirmé que le P. Spiridon demeurait à Kiev encore après la révolution et qu’il y est mort.
La traduction est fidèle : on n’a pas cherché à rendre plus littéraire la langue de l’archimandrite. On a seulement pratiqué des paragraphes, et ajouté des titres et sous-titres.
PRÉFACE DE L’ÉDITEUR [de l’original russe]
Je me décide à présenter aux rédacteurs de la « Pensée Chrétienne » les notes que j’ai prises en entendant un religieux de nos missions de Sibérie raconter ce qu’il avait vu et vécu dans ces régions lointaines de notre patrie. Ces notes ont été prises avec toute l’exactitude possible et en conservant cette simplicité qui fait, selon moi, le charme de la narration de notre Père missionnaire. Il était certes bien loin de songer à publier ses souvenirs et de leur accorder en général l’importance qui leur appartient, à mon avis, incontestablement.
Ce ne fut que sur mes instantes prières que mon ami se laissa fléchir et consentit à me faire part de ses souvenirs, dans leur ordre chronologique, et m’autorisa à les publier, au cas où je serais persuadé que cette publication pourrait servir en quelque chose à l’édification de notre vie religieuse. De cela je suis quant à moi entièrement persuadé et je suppose que, si la « Pensée Chrétienne » ouvre ses pages aux Souvenirs du Père Missionnaire, elle fera beaucoup pour l’œuvre de toutes nos missions, qu’elles travaillent parmi les infidèles ou dans notre propre Église, mais surtout pour ces dernières. Notre époque a vu s’éveiller presque subitement l’intérêt du public pour l’expérience religieuse et pour toutes les questions touchant l’appréhension de la vérité religieuse par le cœur de l’homme, l’influence des convictions religieuses sur sa volonté, les hauts et les bas de l’enthousiasme religieux dans notre vie.
Pour étudier cette expérience, on s’adresse d’ordinaire aux époques lointaines du passé, on se tourne à droite et à gauche, on analyse attentivement tous les récits possibles mêmes les plus fantastiques, et l’on tire de cela des conclusions aussi tranchantes que peu fondées. Les récits du Père missionnaire nous introduisent dans une existence toute proche de la nôtre, l’âme d’un Russe de notre temps, avec toute la complexité de sa vie religieuse. Il me suffira de dire que le narrateur a servi plus de Io ans comme missionnaire et aumônier dans nos bagnes, les a parcourus, a causé avec les détenus politiques ou de droit commun, a su comprendre la richesse de leur vie spirituelle, concevoir lui-même une ardente affection pour ces déshérités et, chose plus rare et plus précieuse, s’attacher leurs cœurs et mériter leur amour et leur confiance. La plupart de ces récits tendent précisément à nous faire connaître ce drame de la conscience religieuse, vécu par nos forçats. Et si les Mémoires de la maison des Morts de Dostoïevski ont soulevé un coin du voile qui cache leur vie intérieure, les souvenirs de notre saint missionnaire sont la preuve éclatante que toujours dans l’âme de l’homme se conserve cette lumière qui brille même au milieu des ténèbres. J’attache aussi un grand prix aux observations du Père missionnaire sur la vie et les croyances de nos indigènes sibériens, sur nos « innocents » de Russie, etc.
C’est, dans ces souvenirs, la vie même de notre patrie qui s’offre à nous prise sur le vif et souvent, qui plus est, sous des aspects qui peuvent n’être pas accessibles à notre observation immédiate. Peut-être une tournure plus littéraire eût-elle rendu ces matériaux plus attrayants et plus intéressants pour le lecteur ; mais je suis profondément persuadé que l’exactitude absolue de la transcription est davantage en rapport avec l’importance et la valeur de semblables observations sur la vie intérieure de l’homme et ses expériences religieuses. Ainsi me permettrai-je de parler à la première personne, comme le narrateur lui-même l’a fait.
Je ne sais qui j’étais, ni ce que j’étais avant ma naissance sur la terre. J’y suis venu en l’an 1875. Mes parents étaient de pauvres paysans. De mes trois premières années, je n’ai aucun souvenir, mais de ma quatrième année jusqu’à ce jour je me rappelle tout.
Très tôt je me suis senti un penchant à la contemplation solitaire de Dieu et de la nature. Autant qu’il m’en souvient, déjà dans mon plus jeune âge les voisins me considéraient comme un enfant un peu bizarre. J’avais à peine cinq ans que je me mis à fuir mes camarades et les enfants de mon âge pour m’en aller dans la forêt, errer par la campagne, m’asseoir sur les tertres des champs, où je passais des heures à méditer : y a-t-il un Dieu ? Dieu a-t-il une femme, des enfants ? que mange-t-il ? que boit-il ? d’où vient-il ? Quels sont ses parents ? pourquoi est-il Dieu, lui et non pas un autre ? Pourquoi moi ne suis-je pas Dieu ? que suis-je, pourquoi voilà-t-il que je marche, je hoche la tête, je parle, je mange, je bois, je suis assis, couché, etc., tandis que les arbres, les plantes et les fleurs ne peuvent en faire autant ? Le phénomène qui continua le plus longtemps à faire sur moi une forte impression, c’est le soleil et, la nuit, les étoiles ! Je n’arrivais pas à comprendre comment le soleil se déplaçait.
Il y avait des jours où j’étais tellement captivé par le soleil que le soir en me couchant je songeais : demain matin, sitôt levé, il faut absolument que j’aille là-bas d’où il vient ; seulement il faudra prendre un morceau de pain et que maman ne me voie pas. Les étoiles ne m’occupaient pas moins que le soleil. Je n’arrivais pas à m’expliquer pourquoi elles ne se montraient que la nuit. Que sont-elles ? Vivent-elles comme les hommes, ou ne sont-elles que des lampes allumées ? La Voie lactée me séduisait tout particulièrement. Une fois, j’entendis dire à un de mes camarades qu’un maître d’école qui logeait chez lui avait conté à ses parents que le soleil était bien des fois plus grand que la terre, et les étoiles aussi grosses que notre terre et même parfois plus grosses que le soleil, mais qu’elles nous paraissaient si petites parce qu’elles étaient très, très haut et très loin de nous. Cet enfant m’intéressa tellement par son récit que j’en fus violemment impressionné et ne dormis pas de la nuit. De bon matin, sitôt le soleil levé, j’allai trouver ce maître. Il me reçut et, quand je lui eus dit le but de ma visite, il se mit à me parler de la terre, du soleil, des étoiles, etc.
Je me rappelle comme si c’était à l’instant comme je retenais ma respiration pour mieux l’écouter. Par moments je sanglotais d’enthousiasme et de joie. Il me semblait voir se dérouler devant moi je ne sais quel tableau effrayant et inconnu !
Je l’écoutai longtemps. Quand il eut fini de me parler de la nature, et qu’il m’eut demandé d’où j’étais et quel âge j’avais, encore sous l’impression de ses récits je retournai à notre jardin, là où poussait le chanvre, j’allai tout au bout de cette chenevière, et là, tombant à genoux, je me mis à prier Dieu. Je ne me rappelle plus ce que je lui demandai à ce moment, mais il me semble que je lui demandai quelque chose. Je priai ainsi avec tant de zèle et avec tant de larmes que j’en avais le visage enflé et les yeux injectés de sang. Quelques jours après, je tombai malade et je fus plusieurs jours au lit. Ma mère, depuis cette maladie, me regardait avec une espèce d’inquiétude.
Je ne sais plus combien de temps après cela, je commençai à apprendre mes prières. La première fut le Notre Père, puis Je vous salue, Marie, et les autres.
Il faut dire la vérité : dès mon enfance, j’ai aimé à prier sans suivre les formules, et ce goût ne m’a pas quitté. Dans le village où je suis né, il y avait des paysans très religieux : ma mère me conduisait souvent chez eux. Ces paysans firent beaucoup, beaucoup de bien à mon âme d’enfant. Mais ce qui la développait le plus, c’étaient les bois, les champs, le soleil et les étoiles du ciel. Je n’oublierai jamais le sentiment d’extase et de joie avec lequel je fixais le soleil ou la Voie lactée !
À partir de sept ans, je quittai encore plus souvent la maison pour aller dans les champs. Souvent, avec mon père ou mon oncle ou des travailleurs j’allais dans, la campagne. Alors la nature me séduisit encore plus fortement.
Il y avait des nuits où tout dormait profondément autour de moi, et moi seul je veillais, m’abreuvant jusqu’à pleurer de la beauté et de l’harmonie des corps célestes. Mais ce qui m’étonnait le plus, c’est que (depuis ma plus tendre enfance) je sentais toujours en moi-même un fort penchant à la prière. La nature avait beau me charmer par sa beauté, elle avait beau emplir mon cœur et mon esprit de dévotion à son égard, je sentais toujours que cela ne me suffisait pas, qu’il y avait encore un coin dans mon âme que la prière seule pouvait combler…, la prière non pas des églises, non pas des formules apprises par cœur, mais la prière solitaire, la prière enfantine, qui apparente le fidèle à Dieu.
Une fois j’entendis dire, je ne sais plus à qui, qu’à la Pentecôte à Jérusalem les apôtres reçurent du ciel des langues de feu et, sans n’avoir jamais appris les langues étrangères, se mirent, sitôt reçues ces langues de feu, à parler en diverses langues. Ce récit me bouleversa tellement que, dès avant le lever du soleil, j’étais parti pour chercher Jérusalem.
J’étais déjà à quelque cinq verstes de mon village, quand je rencontrai une femme portant un enfant dans les bras, qui me demanda : « Où cours-tu, gamin ? ». Je m’arrêtai et, au lieu de répondre à sa question, je lui demandai à elle-même où se trouvait Jérusalem, où, dans quelle direction je devais aller pour trouver cette Jérusalem. La femme me regarde et sourit. Je reste là à la regarder et à attendre ce qu’elle va me dire de Jérusalem et de la route pour y aller et y arriver le plus vite possible. La femme me dit : « J’ai ouï dire que Jérusalem, c’est du côté où le soleil se couche. » Je la saluai et m’en allai de ce côté. Je marchais la plupart du temps en pleine campagne. J’arrivai à un bois ; le soir du même jour, il plut fortement, le tonnerre se mit à gronder : je quittai la route et m’assis sous un buisson. La nuit tomba. Je n’avais pas de pain. Je mourais de faim. Le lendemain matin, je me mis debout et repris la même route à la recherche de Jérusalem.
J’avais à peine traversé le bois, que j’entendis crier après moi : « Arrête, arrête, que diable ! où cours-tu ? » Je me retournai et restai cloué sur place. C’était mon père. Il était monté sur le cheval blanc et, le fouet à la main, fonçait sur moi au galop. Une fois à ma hauteur, il mit pied à terre, alluma une cigarette, m’assit sur le cheval, y remonta lui aussi, et nous rentrâmes au pas à la maison. Sur le soir nous étions rendus. Maman tout en larmes vint à notre rencontre. Mon père attacha le cheval à la haie, entra le fouet à la main dans l’izba et de ce fouet dessina sur tout mon corps de telles langues que je ne pus de deux semaines me tourner d’un côté sur l’autre.
Cette année-là je commençai à apprendre à lire. Mon premier maître fut un voisin, le paysan Serge Timoféevitch Timochkin, très pieux. J’apprenais mal. La faute en était, je pense, à cette même nature, dans laquelle j’étais tout entier plongé. Je lus le Psautier, l’Évangile et les autres livres.
Dans ma huitième année, je commençai d’aller à l’école. L’école était pour moi une véritable prison. Moi, petit sauvage, on m’asseyait avec des gamins comme moi et j’entendais des voix, des hurlements, je ne sais quelle langue incompréhensible, tout un monde criant, s’agitant, si bien qu’au milieu de mes camarades je me sentais très, très malheureux.
Pendant deux ans j’allai à l’école. Ce qui me plaisait beaucoup, c’était les Vies des Saints. Entre tous les saints, ceux qui produisaient sur moi la plus grande impression étaient les martyrs et les solitaires ; mais parmi eux, je ne sais pourquoi, je pensais beaucoup à Origène. Je ne me rappelle plus pour quelle raison Origène s’était si profondément gravé dans ma mémoire enfantine. À ce moment, je le voyais même parfois en songe. Une besace sur le dos, avec un long visage imberbe, nu-pied, le bâton dans la main, tel il m’apparaissait.
Dans ce temps-là, il venait souvent à la maison des moines et des religieuses de divers monastères, pour quêter. Avec ces moines, quoique moins souvent, venait nous voir un paysan de notre village. Il y avait des périodes où il faisait l’insensé pour l’amour du Christ, mais dans les intervalles il redevenait pour quelques semaines comme tout le monde. Ce paysan commença à exercer sur moi, par sa personne éminemment sympathique, une forte influence.
Un soir d’été, je rentrais avec mes brebis à la maison. J’ouvre la porte. Je vois, assis dans notre i'zba, ce paysan. Je le salue. Il s’approche de moi et dit : « Allons ensemble au monastère prier ». J’y consens. Le lendemain matin, nous voilà partis pour le monastère. Le soir nous étions déjà dans la chapelle. À dire vrai, ce monastère ne produisit sur moi aucune impression particulière ; mais ce qui me fit beaucoup d’effet, ce fut le bois qui l’entourait de tous les côtés. Le supérieur insista beaucoup pour que je reste. J’y consentis. La première obédience qu’il me donna fut de servir de sacristain. Je l’accomplis avec beaucoup de zèle. Bien que je fusse chaque jour à la chapelle, j’allais, pour trouver le calme de mon âme, dans le bois pour prier. Je passai ainsi dans ce monastère deux ans.
L’un des derniers jours de ma vie monastique, comme j’étais au réfectoire un soir, j’entendis lire la vie de saint Étienne de Perm. Quand le lecteur en vint à parler de ses missions, je sentis s’éveiller dans mon âme le désir d’être missionnaire. Le repas terminé, je regagnai ma cellule. Je ne pus m’endormir : le sommeil ne venait pas. Je sortis et allai au jardin. Là je m’abandonnai à une ardente prière. Je ne sais si je fis à Dieu quelque demande ou si je déversai simplement devant Lui mes sentiments, Le matin, au lieu de regagner ma cellule, j’allai à la chapelle. Ce qui m’arriva, je ne saurais plus le dire, mais je quittai le couvent nu-pied, sans chapeau, en simple soutane et accouru à la maison.
Chez moi, mes parents m’accueillirent avec une espèce d’effroi. Ils ne pouvaient arriver à comprendre pourquoi j’avais quitté le couvent nu-pied et nu-tête pour revenir à la maison. Deux jours après ma fuite, mes supérieurs apprirent que j’étais chez mes parents. Plusieurs fois ils m’envoyèrent chercher, mais je refusai toujours, et restai à la maison.
Une fois rentré chez moi, je continuai à m’échapper, comme avant, du village dans la campagne.., surtout à l’époque où les blés commençaient à fleurir. Mon Dieu ! comme à ce moment-là je me sentais heureux ! Il me semblait que chaque herbe, chaque fleur, chaque épi de seigle me chuchotait de mystérieuses paroles sur une essence divine toute proche, toute proche de l’homme, de chaque animal, de toute chose : herbes, fleurs, arbres, terre, soleil, étoiles, et de tout l’univers !
Dans ce sentiment enivrant, je m’enfonçais dans les blés et je m’abandonnais à quelque étrange prière : je me livrais aux pleurs, à la joie, ou à des cris sauvages poussés vers le ciel, ou bien je me couchais sur le dos et attendais, en retenant ma respiration, le dernier moment de ma vie. Quand je devais labourer ou herser, là encore, surtout le matin au lever du soleil et au chant des alouettes, j’entrais en une ivresse singulière de l’âme.
À cette époque habitait notre village un paysan nommé Siméon Samsonovitch. Il saluait toujours tout le monde le premier ; en enlevant son bonnet et en s’inclinant très bas, il vous souhaitait : « Serviteur du bon Dieu, que le royaume du ciel te soit donné ! » Ce Siméon vivait très pauvrement. Quand il maria sa fille, il n’offrit à ses hôtes que du pain avec de l’eau bénite du Jourdain à la place d’eau-de-vie. Jamais il ne disait à personne une parole blessante ; si on l’injuriait, ou si on l’appelait de quelque vilain nom, à tout il répondait : « Serviteur du bon Dieu, que le royaume du ciel te soit donné ! » Voilà donc que je fis sa connaissance, et nous nous prîmes l’un pour l’autre d’une ardente affection. Un jour, il vint chez nous dans notre chaumière : nous parlâmes de bien des sujets, et enfin le voilà qui se tourne vers moi en disant : « Allons, serviteur du bon Dieu, chez Tykhon de Zadonsk, allons le prier, il te montrera ta voie ». Mes parents consentirent à me laisser partir avec lui, et deux jours après nous nous mîmes en route tous deux pour aller trouver Tykhon de Zadonsk. C’était le temps du carême. Nous marchâmes quatre jours. Au monastère de saint Tykhon, nous nous confessâmes et reçûmes la sainte communion : Il y avait dans ce couvent un moine Joseph, favorisé du don de clairvoyance. J’allai le voir. Il reçut très bien Siméon ; quant à moi, il me dit que d’ici un an je serais au Mont Athos.
Une fois revenu à la maison, une semaine ne s’était pas écoulée que Siméon partait de nouveau, en secret, sans rien dire à sa femme, en pèlerinage : à Kiev. C’était la onzième fois dans son existence qu’il accomplissait ce pèlerinage. Il lui était même arrivé des histoires comme celles-ci : quelqu’un lui prête, supposons, son cheval et sa charrue pour qu’il puisse labourer ses quelques arpents de terre. Il voit des bonnes femmes cheminant en troupe en pèlerinage : il les arrête, leur demande où elles vont, et quand il apprend qu’elles vont à Kiev auprès du P. Jonas, le voilà qui abandonne tout d’un coup au milieu du champ le cheval du voisin, et s’en va avec elles à Kiev sans même prendre sa besace.
Quel admirable et rare chrétien était ce Siméon Samsonovitch. Cette fois-là, quand il revint de Kiev, le surlendemain de son arrivée il me rendit visite. Nous passâmes toute la journée en entretiens religieux. Siméon me conta une foule de traits excellents et instructifs de sa vie passée. Il aimait à parler de l’apôtre Paul. Il l’estimait par-dessus tous les saints. Il disait que Paul aima le Christ plus que les autres apôtres. Souvent nous partions à travers champs, Siméon et moi, et nous passions le temps à causer religion. Siméon m’aimait d’une affection particulière. Mais ce qui me séduisait le plus chez lui, c’est qu’il conservait dans sa vie spirituelle un parfait équilibre, et ce trait m’attirait singulièrement.
Outre ce Siméon, j’avais encore un ami, Ignace Jakimotchkin. Celui-là aussi était un homme pieux, mais d’une tout autre espèce que Siméon. J’en avais encore un troisième, mais lui aussi, comme vie intérieure, était bien loin de Siméon. Je les voyais souvent, et eux aussi venaient me voir, mais mon âme était fermée pour eux.
Chose bizarre, je ressentis cette année-là un fort attrait pour une jeune fille, mais cet attrait était chaste, quelque chose de nouveau et d’inconnu. J’avais alors 13 ans. Outre cet attrait, j’étais tenté par des pensées blasphématoires : tout cela dans la même année de ma vie. Mon amour pour cette jeune fille ne put pas durer longtemps dans mon âme, il s’éteignit bientôt ; mais les pensées sacrilèges me tourmentaient littéralement. J’en perdais l’appétit, le sommeil, je maigrissais à vue d’œil, enfin je tombai malade. Vint le temps du carême. À cause de ces pensées, je n’osai communier, et ainsi je ne fis pas mes Pâques.
Vint la fête de Pâques. Le lundi de Pâques, ce même Siméon vient me voir, et me dit : « Serviteur du bon Dieu, Georges, Christ est ressuscité ! Le royaume des cieux te soit donné ! » Je lui répondis : « En vérité il est ressuscité » — « Eh bien, continue Siméon, te voilà malade : allons donc à Kiev baiser les reliques des saints, ils attendent notre visite ». — « Allons, répondis-je. »
Maman se mit à pleurer. Mon père n’était pas à la maison ce jour-là. « Servante du bon Dieu, Pélagie, dit en se tournant vers ma mère Siméon Samsonovitch, laisseras-tu ton fils aller à Kiev baiser les saints du Christ, ou bien non ? Pourquoi pleures-tu ? Il faut te réjouir de ce que ton fils ira à Kiev en pèlerinage ».
« Je n’ai rien contre, mais il est si original ! que va-t-il lui arriver ? Il s’enfuira encore je ne sais où, loin de nous, et alors nous n’aurons plus qu’à le pleurer toujours. Quand son père va rentrer, nous y réfléchirons ». — « Servante du bon Dieu, Pélagie, recommença Siméon, nous n’avons tous qu’un père qui est Dieu, c’est lui seul que nous devons servir, et servir sans réflexions. »
Une heure ou deux après, mon père rentre à la maison, un peu pris de boisson. Ma mère lui apprend que je veux aller avec Siméon à Kiev en pèlerinage, et que pour cela il faut m’avoir un passeport. Mon père se met à réfléchir et puis il dit en se tournant vers moi : « Je ne sais pas ce qu’il adviendra de toi. Il y en a qui te vantent beaucoup, et d’autres qui te tiennent pour un insensé et un fou. Je ne sais comment faire avec toi. Combien de fois je t’ai battu, privé de dîner, puni, mais tu n’en fais toujours qu’à ta tête. Je ne sais vraiment comment agir avec toi. Si tu veux aller à Kiev, vas-y donc. » Je me réjouis fort.
Deux jours après, nous partîmes, Siméon et moi, pour Kiev. Il faut encore ajouter que Siméon Samsonovitch allait avec moi à Kiev sans besace et sans canne. Il avait alors environ 6 o ans.
Le premier jour, nous ne parlâmes pas beaucoup. Je remarquai qu’il avait ce jour-là quelque chose qui pesait sur son âme. Le lendemain, il fut tout différent, tout joyeux. « Serviteur du bon Dieu, dit-il le premier, quel âge as-tu maintenant ? » — « Quatorze ans ! lui répondis-je ». « Ça passe vite ! fit Siméon Samsonovitch. Notre vie diminue sans cesse jour après jour, et nous ne voyons pas s’approcher le terme de notre existence terrestre, et le jugement dernier qui nous attend. Je l’ai appris de paysans instruits qui lisaient l’Évangile : il est dit là que les saints brilleront dans le royaume de Dieu comme le soleil. Ah, mon cher, comme c’est beau, rien qu’à se le figurer, la gloire qu’ils auront ! Je serais prêt en ce monde à ronger la terre, à me donner en pâture aux vers, à mener l’existence d’une bête de somme ou d’un chien infâme, pour être admis au nombre de ces justes. Les gens ne comprennent pas cela. Ensuite, j’ai entendu dire aussi que les pécheurs seront tourmentés éternellement par le feu. Mais, si terribles que soient de pareilles souffrances, ce n’est pas là le dernier châtiment. Le plus grand châtiment, c’est que Dieu se détournera à jamais des pécheurs. » Et Siméon se mit à pleurer. « Pour moi, les souffrances ne me font pas peur ; ce qui me fait peur, c’est que Dieu privera les pécheurs de sa grâce. Quand j’y pense, j’ai grand-peur. Je suis prêt à prier Dieu non seulement pour tous les chrétiens, mais aussi pour ceux qui ne sont pas baptisés. J’ai tant pitié d’eux tous ! J’ai pitié des Juifs, des Tatars, des pendus, des suicidés. J’ai pitié des enfants sans baptême. De tous les morts j’ai pitié, et même du diable j’ai pitié. Voilà, serviteur du bon Dieu, ce que je ressens dans mon cœur. Est-ce bien ou pas bien, mais mon cœur est comme cela. »
Les paroles de Siméon bouleversaient tout mon être. Je sentais mon âme comme allégée et illuminée ; par moments je pleurais ; mon cœur s’emplissait d’une joie merveilleuse et indicible. « Siméon Samsonovitch, lui demandai-je enfin, comment faut-il vivre pour être agréable à Dieu ? » « Mais, je pense, comme tu vis le pèlerinage à Kiev maintenant… Si tu continues ainsi, tu seras sauvé », me répondit-il.
« Tu sais, grand-père Siméon, je ne demande rien à Dieu. Je ne demande même pas d’être un saint, pour resplendir comme le soleil. Mais je voudrais de tout mon être l’aimer de telle sorte que personne ne puisse l’aimer plus que moi. Je voudrais tout, tout oublier, oublier mes parents, oublier ma maison, oublier tout le monde, m’oublier moi-même aussi, et me changer tout entier en amour pour Lui. Que je n’hérite pas le royaume de Dieu, que je ne voie jamais Notre-Seigneur dans l’autre monde, mais je voudrais n’être plus un homme, mais être tout amour pour Lui. Siméon Samsonovitch, un jour dans le pré je priais Dieu, et de cette prière je faillis mourir. Mon cœur se brisa, la sueur me coula, je m’affaissai sur la terre, et à ce moment je n’étais plus moi, je n’étais plus qu’amour ardent comme le feu. Voilà, c’est cet amour que je voudrais être ! Et maintenant je ne demande rien à Dieu, rien que l’amour de Dieu. Je voudrais aimer Dieu assez pour me fondre tout entier dans cet amour, pour m’y consumer et ne plus être que l’amour éternel de Dieu. »
Siméon Samsonovitch m’écoutait. Enfin le soleil s’abaissa sur l’horizon, le soir tomba, et nous demandâmes à un paysan, je ne sais plus en quel village, à passer la nuit. Le paysan nous reçut avec affection, nous fit manger et, encore sous l’impression de notre conversation de la journée, nous restâmes longtemps sans dormir ; enfin le sommeil l’emporta quand même et nous nous endormîmes profondément.
Grand-père Siméon se leva de bonne heure et me réveilla. Notre hôte nous régala avec du lait et des œufs, et nous nous remîmes en route. Siméon se souvint de notre conversation de la veille, et la poursuivit dans le même esprit :
— « Serviteur du bon Dieu, Georges, tu parlais hier de l’amour de Dieu, et cela me plaisait fort ; eh bien ! si tu demandes à Dieu cet amour, il est tout-puissant, il peut te le donner. Seulement il faut le lui demander. As-tu eu quelquefois des visions ? »
– « Non, répondis-je.
— « C’est que beaucoup de saints ont eu des visions, dit Siméon. »
— « Grand-père, je n’ai besoin de rien, je voudrais tant me changer tout entier en amour, en pur amour de Dieu. Ce qui m’attire le plus à cet amour, c’est que Dieu, il me semble, aime plus sa créature que lui-même. Quand je songe qu’il y a tant d’étoiles au ciel, et que dans ces étoiles aussi il y a des êtres qui vivent, et que je regarde la terre, où tout verdoie, tout fleurit, les oiseaux se réjouissent et chantent, les grillons murmurent, ah ! comment ne pas L’aimer ? Voilà pourquoi je voudrais me changer tout entier en amour de Dieu ! »
— « Oui, mon enfant, pour aimer Dieu il faut se renoncer soi-même. On dit qu’il y a de grands saints sur le mont Athos. Oh ! si Dieu nous y conduisait une fois, après nous pourrions mourir ! »
Ces paroles me frappèrent tout d’un coup. J’aurais bien voulu savoir où se trouvait ce mont Athos, mais je ne pouvais le lui demander (je ne le pouvais pas, parce que je ne pénétrais pas bien le sens de ses paroles). Je pensais surtout à l’amour de Dieu. Mon cœur d’enfant à ce moment, après d’aussi doux entretiens, brûlait d’un amour toujours plus ardent de Notre-Seigneur.
Il était environ midi. Siméon était songeur. Nous traversions un bois. Siméon me regarda, soupira et dit : « Quittons le chemin et asseyons-nous un instant. Je suis fatigué. » Nous obliquâmes tous deux et nous assîmes sous un chêne. « Georges, si nous priions le bon Dieu ! Il est notre Père », me dit Siméon.
Siméon priait debout, moi à genoux. Quand de sa voix cassée il entonna le Pater, et qu’ensuite il se mit à genoux, je sentis tout d’un coup mon cœur s’enflammer d’un amour extraordinaire, tout comme la première fois dans le pré. Les larmes se pressaient dans mes yeux, une sueur abondante m’inonda, et je ne pus m’empêcher de cacher à Siméon l’état où j’étais. Plus se prolongeait le chant de Siméon, plus mon âme s’emplissait d’un amour ardent, indicible, de Dieu. J’aurais voulu alors m’embraser et me changer en cette flamme d’amour délicieuse de Dieu ; j’aurais voulu n’être plus qu’amour de mon Créateur. Quand Siméon eut fini le Pater, j’étais déjà couché sur la terre, complètement épuisé, anéanti par ce feu qui brûlait dans mon âme. Une heure après, nous nous levâmes et partîmes plus loin.
Nous marchions en silence, mais nos âmes étaient tranquilles. Déjà le soleil descendait, et il y avait encore loin jusqu’au prochain village. « Siméon, demandai-je, tu parlais hier de l’Athos. Si tu en sais quelque chose, parle-m’en. » — « Sur l’Athos n’habitent que des saints, serviteurs élus du Christ, commença Siméon. Quelques-uns d’entre eux ont vu là-bas la sainte Mère de Dieu, et d’autres avant leur mort la voient et s’entretiennent avec elle. Ceux qui ont été sur la sainte montagne me l’ont raconté. Voilà, mon cher, où il te faudrait aller ! Je pense que tu iras. » — « Mais, grand-père, mon passeport est seulement pour 3 mois, et je n’ai qu’un rouble pour toute fortune », répondis-je. — « Mon cher, s’il plaît à Dieu, il te donnera tout, et tu iras sur l’Athos. Te souviens-tu de ce que t’a dit le P. Joseph à Zadonsk ? Il t’a prédit que tu irais sur l’Athos. L’Athos est le domaine de la Mère de Dieu. Tu iras sur l’Athos, et tu y seras bientôt, c’est mon cœur qui me le dit. »
Je ne pus en entendre plus long : je tombai à ses pieds et le suppliai ardemment de prier pour moi la Reine du Ciel. Siméon, me voyant couché à ses pieds, se mit à pleurer comme un enfant et me releva en disant : « Je crois que cette année tu verras l’Athos, mais de là tu reviendras ensuite en Russie. »
Nous entrâmes dans un village pour y passer la nuit. De bon matin nous poursuivîmes notre route. Chose étonnante, plus nous allions, plus j’étais rempli d’enthousiasme pour la Création du Dieu vivant. Tout homme, tout animal, les scarabées, les grillons, les fleurs, les herbes m’étaient si chers et si proches que je les embrassais comme des frères ou des sœurs. Quelle joie je ressentais alors !
Au cours de ce voyage, Siméon tomba malade. J’avais grand-pitié de lui. Je lui procurai du lait, et je demandai à un paysan de lui faire un bain. Le paysan m’écouta, nous donna un bain, que je préparai moi-même, portant l’eau et la faisant chauffer, et j’y conduisis Siméon. Je le baignai, le fis suer comme il fallait, et le lendemain mon Siméon était guéri.
Nous fûmes ainsi tous deux jusqu’à Kiev. Tous les jours, en pleins champs, nous priions Dieu, tous les jours nous conversions de Dieu et du royaume des cieux. Notre âme était heureuse. Nous nous sentions les maîtres et les rois de la terre. Toute la nature était en liesse avec nous. Je me trouvais particulièrement heureux, quand nous avions à traverser des champs et des bois. Mon âme était éveillée par les alouettes, les rossignols, les merles, les chardonnerets, les grues, en général tous les oiseaux, les animaux, les arbres et les herbes, et la nuit les étoiles du ciel. Nous marchâmes ainsi vingt jours.
Le vingt et unième jour, nous entrions dans Kiev. Ici je fus frappé surtout par le chant de la Laure. Il me semblait que, si le diable une fois seulement jetait un regard sur l’église de l’Assomption, en entendant ce chant il se repentirait certainement.
Je ne passai à la Laure que quelques jours. Mon Siméon, après avoir visité tous les lieux saints, me fit ses adieux, et retourna chez lui. Je restai à Kiev. Après avoir passé encore quelques jours à la Laure, je priai ardemment Notre-Seigneur et décidai d’aller à pied à Odessa, et ensuite à la Sainte montagne.
C’était comme cela au commencement de juin. Je suivais la plupart du temps la voie du chemin de fer, craignant de m’égarer. J’étais seul. Il faut dire que, de Kiev jusqu’à Odessa, je me sentais de plus en plus profondément noyé dans l’océan sans bords de l’amour de Dieu pour moi. Il faut dire encore que l’amour divin ne se sent que par l’amour de notre cœur pour Dieu. Oh, comme c’est bon d’aimer Dieu ! Je n’oublierai jamais ces jours dorés de mon existence ! De grand matin, avant même le lever du soleil, je me mettais en route. Que cela était doux ! Le froment, l’avoine, le seigle, comme une mer, se balançaient d’un côté ou de l’autre, les alouettes chantaient, les hirondelles, comme un feu d’artifice, volaient autour et près de vous, et vous alliez comme un seigneur posant ses pas l’un après l’autre sur le merveilleux tapis multicolore, déroulé devant lui, des herbes odorantes et molles.
Ah ! les œuvres du Seigneur sont belles ! Il y avait des jours et des nuits où je mourais littéralement d’amour pour Dieu. Toutes les parcelles de mon âme et de mon corps étaient saisies par la flamme de l’amour de mon Dieu. Le seul nom de Jésus-Christ ou de Dieu me rendait tout d’un coup une autre créature. Je possédais alors un Évangile en russe. Tous les jours, au milieu des champs et des blés, je m’asseyais quelque part sur du sable ou sur quelque tertre couvert de verdure, et je me mettais avec ardeur à lire ce livre divin.
À cette lecture, j’entrais en un état d’enthousiasme tel, que j’écartais l’Évangile et m’abandonnais à la prière. Oh, comme le Christ à ce moment était près de moi ! Je le sentais en moi, je le sentais dans toutes les formes de la nature. Tout semblait me dire : « Le Christ est en moi ! » Ainsi disaient les champs, les bois, les herbes, les fleurs, les pierres, les rivières, les montagnes, les vallées et toute la création ! Tout devenait son temple, sa demeure. Il n’était pas d’objet petit ou grand, pur ou impur, où je ne sentisse mon Dieu. Il me semblait qu’il n’y avait que le péché où Jésus-Christ ne fût pas, et que toute la création et tout l’univers étaient le temple et l’habitacle de Dieu. Il y avait des jours où ce violent amour de Dieu m’enlevait l’appétit, et je ne voulais rien boire ni manger. Une fois, comme je traversais un bois, je vis tout à coup une chèvre sauvage avec un petit chevreau, et je ne pus continuer ma route, j’avais les jambes brisées : je pus à peine quitter le chemin, je tombai à genoux, et exhalai de nouveau ma prière vers Dieu, et je restai là plusieurs heures sans changer de place.
Ces journées de mon voyage à Odessa furent les plus solennelles de ma vie. J’eus aussi à cette époque des nuits lumineuses. Plus d’une fois, je passai des nuits entières dans l’extase. Je couchais la plupart du temps en pleine campagne. Voici qu’un beau jour, dans je ne sais plus quel petit endroit, je rencontre la police et le commissaire me demande qui je suis et d’où je viens, et me réclame mon passeport. Quand il apprit que j’allais à pied au mont Athos, il éclata de rire. Ensuite il me conduisit chez lui. Là il m’interrogea de nouveau. Je lui fis la même réponse. Il ne riait déjà plus. Il m’offrit le thé, me donna 20 kopeks, et je me remis en route. Je me souviens que, depuis ce jour jusqu’à Odessa, je ne passai plus une nuit sous un toit : toujours dans les champs. Il faut dire que, sans savoir pourquoi, je me mis alors à éviter les gens. Des deux et trois jours de suite je ne prenais rien, mais je me sentais en parfaite santé et plein de force.
Au bout de quinze jours enfin j’arrivai à Odessa. Dès que j’approchai de la ville et que je vis la mer (je ne l’avais jamais vue), mon âme fut encore inondée d’une source jaillissante de joie. Tout en larmes, je regardais cette mer et tout le temps je chuchotais : « Seigneur, tu peux tout, conduis-moi sur l’Athos. » Quand j’eus pénétré dans la ville même, je demandai avant toute chose : où est le couvent Saint-Pantaleimon ? On me l’indiqua.
Quand j’arrivai dans la rue où se trouve ce couvent, un pauvre vit que j’étais un enfant de la campagne ; il m’arracha mon manteau et s’enfuit. Je ne lui dis rien, et pourtant je le regrettais, mon manteau. J’arrive au couvent. Les moines, en me voyant si jeune, s’intéressèrent à moi et me firent parler. En apprenant que je voulais aller sur l’Athos, les uns se moquèrent de moi, les autres me regardèrent comme un gamin anormal. Un seul me caressa et me dit sérieusement que, petit comme j’étais et puis fugitif de chez mes parents, quand bien même j’aurais de l’argent et des papiers, je ne pourrais quand même pas être reçu à l’Athos. Ces paroles du moine me terrassèrent comme un coup de foudre. Je me mis à pleurer. La nuit arriva. De désespoir, je ne pouvais ni boire ni manger. Lorsque tous les pèlerins allèrent se coucher, je sortis de la pièce et commençai à déverser dans une prière tout mon désespoir. À l’aube je regagnai la chambre, où une place m’avait été réservée au milieu des autres pèlerins. Je me couchai. Je vis en songe l’image du saint martyr Pantaleimon.
Le matin je me levai et partis en ville pour me chercher une occupation. Tous ceux à qui je m’adressais se moquaient de moi, et les larmes se pressaient sur mes joues. Je ne sais plus dans quelle rue, s’approche de moi un monsieur assez bien vêtu, qui me demande en me voyant pleurer si fort : « Petit, pourquoi pleures-tu tellement ? » Je lui racontai tout par le détail, comment j’avais quitté mes parents, comment j’étais venu ici Pèlerinage à Constantinople et voulais aller à l’Athos. Après avoir tout écouté, il me conduisit chez lui, s’assit à son bureau, écrivit pour moi une supplique au gouverneur Zeleny, me dit de prendre mes papiers et de les mettre dans cette requête et d’aller trouver tout de suite le gouverneur. Ce que je fis.
J’arrive chez le gouverneur. Quand le gouverneur Zeleny me vit, il se mit à rire, prit de mes mains la supplique et commença à la lire. Ensuite il manda par téléphone l’abbé du couvent de Saint-Pantaleimon. Quand celui-ci arriva, le gouverneur me montra à lui, lui dit de m’expédier aux frais du monastère à la Sainte Montagne. Mon Dieu ! quelle joie emplit alors mon cœur ! Je ne savais comment remercier le Seigneur mon Dieu pour la grâce insigne qu’il me faisait. Les pèlerins les uns après les autres se dépêchaient de m’interroger, et presque tous admiraient la Divine Providence réalisée sur moi.
Le lendemain, je m’embarquai avec les pèlerins sur le bateau de Constantinople. La mer fit sur moi peu d’effet. Mais le troisième jour de grand matin j’aperçus une ville d’une extraordinaire beauté : Constantinople ! Je fus surtout frappé du site et de la multitude infinie des minarets. Nous passâmes là cinq jours et visitâmes pendant ce temps tous les saints Lieux. Le temple de Sainte-Sophie fit sur moi une impression profonde, ineffaçable. J’y pleurai, mais mes larmes venaient d’un sentiment de crainte plus fort que moi devant la majesté de ce sanctuaire du Seigneur. Je ne regrettais pas, comme les autres, que ce temple fût une mosquée ; je l’acceptais dans mon cœur, sachant qu’une mosquée est aussi un temple de Dieu. Je visitai les monastères turcs, où les derviches mènent leur danse bizarre.
Enfin arriva le jour de notre départ de Constantinople pour la sainte Montagne. Nous fûmes en route quelques jours. En approchant de l’Athos, je ne pus regarder avec indifférence ce saint lieu : mes jambes tremblaient, mon cœur battait… « Mon Dieu, me disais-je, voici donc où vivent les saints ! Voici où la Reine des Cieux se montre à ses justes, voici où repose la grâce de Dieu ! »
Les moines de l’Athos montèrent sur le bateau, nous invitèrent chez eux, tandis qu’avec les autres pèlerins j’allais au monastère de Saint-Pantaleimon. Ce couvent ne me plut pas : les moines restaient froids dans leurs rapports entre eux, et ce trait m’éloignait d’eux. Je quittai ce monastère pour celui de Saint-André, et là je me plus beaucoup.
Les moines de Saint-André, je ne sais pourquoi, firent attention à moi, surtout le moine ascète Martinien, et ensuite Ezéchiel, Barnabé, et l’abbé lui-même, le grand Théoctiste. Celui-là était un très grand moine dans sa sainte demeure. Il était extraordinairement doux et humble de cœur. Avant lui ni après lui, il n’y a jamais eu d’abbé aussi humble dans ce saint monastère. C’est lui qui me reçut dans son couvent.
On m’appelait le Japonais : je suppose que c’est parce que j’avais les lèvres un peu proéminentes qu’ils me donnèrent cet original surnom. Une fois que j’eus été admis comme novice dans ce saint monastère, et quand je remplis mes fonctions dans le chœur, mon âme s’emplit de je ne sais quoi de lumineux, de bon et de saint. Chaque jour j’allais voir le P. Martinien et lui découvrais mes pensées et mes sentiments. La prière restait alors très forte en moi. Chaque jour, je me développais, je grandissais, je me perfectionnais et m’élargissais. Bientôt je tombai malade d’une angine, et l’abbé lui-même, le P. Théoctiste, vint me voir dans mon lit. Au bout de quinze jours, je fus remis. Peu après, on m’envoya à Constantinople. J’y restai quelque temps comme cuisinier, et en même temps j’appris le grec.
À Constantinople, les moines m’aimaient aussi et m’aimaient ardemment. Je visitais souvent les divers lieux saints. Une fois j’allai à Sainte-Sophie et y rencontrai un groupe de mullahs. Ces mullahs m’entourèrent, deux d’entre eux parlaient bien le russe. J’entrai en conversation affectueuse avec eux. Ils me dirent que dans ce temple avaient jadis retenti les discours de saint Jean Chrysostome. Ces paroles d’un mullah turc me firent un tel effet que depuis ce jour je sentis en moi un penchant nouveau pour la prédication. Je suppliai ardemment Notre-Seigneur et la Reine du Ciel de faire que je devienne prédicateur. Depuis lors je me mis à lire la Sainte Écriture, les Saints Pères et les œuvres des pères de l’Église. Entre tous les Pères, j’aimais Origène et saint Basile.
Je passai à Constantinople plusieurs années. Ensuite je revins au mont Athos, et je m’y adonnai de nouveau à la vie ascétique.
Une fois, le jour de la vigile de la Trinité, après être resté debout pendant le long office du jour, je m’endormis et vis un véritable songe. Devant mes yeux s’étend un jardin admirable, orné de plates-bandes, et ces plates-bandes semblables à des vagues se succèdent par rangées les unes aux autres. Elles sont couvertes de fleurs merveilleuses, et dans leurs intervalles passent un homme avec une femme, qui s’approchent de chaque fleur, se penchent sur elle et chantent « Mon paradis, mon paradis ! » Je m’éveillai et sentis que j’avais été quelque part en un lieu mystérieux. Depuis cet instant je ne mangeai ni ne bus de trois jours, et pleurai sans cesse de joie, une joie immense et intérieure. Le P. Martinien, en me voyant en cet état, se réjouit.
Mon existence sur l’Athos, malgré toutes mes aspirations à la vie ascétique, se heurtait extérieurement à de grands scandales. Ils m’apparaissaient surtout en ce que les moines craignaient plus que tout l’oubli des différences nationales. Pour le Petit-Russien, le Grand-Russien était satan, et pour le Grand-Russien le Petit-Russien un démon. En outre, pis encore, ils se divisaient tous en confréries par provinces et par districts. Autre scandale : les succursales construites dans les grandes villes, où les moines se perdent absolument. Troisième scandale, le plus grave : l’argent, l’argent, toujours l’argent ! Combien de fois j’ai essayé de causer à cœur ouvert avec quelques moines, mais toujours je leur cédais, parce qu’ils se mettaient en colère. Je n’ai pas vu là-bas de grands saints. Si j’entrais dans l’intimité de quelques saints personnages, j’étais vite désenchanté, parce que, avec tous leurs exploits spirituels, il leur manquait le côté moral de la vie, et cela se voyait surtout dans leurs rapports avec leurs proches.
Je vécus ainsi quelque temps sur l’Athos. Après ce séjour, l’abbé décida de m’envoyer à Petrograd dans sa succursale.
Je fis par hasard connaissance à Petrograd du principal frère servant du métropolite Palladios. Il me présenta au métropolite, et celui-ci m’expédia à ses frais à Tomsk en Sibérie auprès de l’évêque Macaire, et l’évêque Macaire au chef de la mission de l’Altaï.
En quittant Petrograd, je n’allai pas tout de suite en Sibérie, mais j’allai d’abord « voir mes parents, puis je revins à Petrograd, et je ne partis qu’ensuite pour Tomsk.
Mes parents eurent une très grande joie de me voir arriver. Ils ne savaient plus que penser de moi. Quand ils avaient reçu la première lettre que je leur avais écrite du mont Athos, ils n’avaient pas voulu croire, me dirent-ils, que j’étais au mont Athos. Le curé de notre village ne voulait pas non plus le croire. Et maintenant grâce à Dieu ! on se revoyait.
Maman aurait bien voulu que j’allasse voir « l’oncle Maxime » : c’est ainsi qu’on nommait un paysan révéré dans les environs pour sa vie sainte et sa clairvoyance. Une foule de peuple se rendait en voiture ou à pied à P. pour le voir, et il ne demandait d’argent à personne. J’écoutai la proposition de ma mère avec quelque incrédulité, mais ma curiosité était mise en éveil, et le jour suivant j’allais trouver avec un paysan le fameux oncle Maxime.
Dès que j’eus mis le pied dans sa chaumière, je vis quelque chose d’extraordinaire. Maxime était à genoux et, les bras levés au ciel, criait : « Qui m’envoie ce missionnaire de Sibérie ? Mon Dieu, un missionnaire pour la Sibérie ? Admirables sont les œuvres de Dieu ! Étienne, Étienne de Perm est venu me voir ! mon Dieu, mon Dieu, oui c’est bien Étienne de Perm qui est venu à moi ! »
Maxime se releva, s’élança vers moi et se mit à m’embrasser. Puis, comme hors de lui, d’un bond il sortit de l’izba et grimpa comme un chat dans son grenier. Là, il saisit tout un faix de pieux, de bois équarris, de branches, de souches, et les rapporta dans l’intérieur. Il décora tout cela, je ne sais pourquoi, du nom de « lettres » : « Voilà, ce sont des lettres ! répétait-il très vite, en m’expliquant sa science. Ces lettres sont aussi de la science, oui, de la science. » Il prit un pieu dont un bout était recourbé et avait la forme d’une faucille, et dont l’autre bout avait la forme d’un couteau ou d’un sabre. Et cela n’était pas fait par la main de l’homme : c’était l’œuvre de la nature. Il saisit donc ce pieu et se mit à me donner des explications :
“Voilà, disait-il, les lettres avec lesquelles je lis la sagesse du Seigneur. Regarde, d’un côté c’est une serpe. Cela signifie, mon cher, qu’il viendra un jour où le glaive sera changé en serpe. Oh ! admirables sont les œuvres de Dieu ! Bientôt viendra le temps où la guerre n’existera pas, entends-tu, n’existera plus. O Seigneur mon Dieu, admirables sont vos œuvres ! Je suis un moineau, ma mère est une petite mésange, et mon travail n’est pas vain. Admirables sont les œuvres de Dieu, la guerre doit disparaître de la face de la terre. (Maxime pleure). Il viendra un jour où personne ne fera plus la guerre. (Il cite en entier le passage d’Isaïe).”
Il prit ensuite un autre pieu, puis un troisième, tous différents les uns des autres, et, profitant de ces différences, il commentait à leur aide l’Écriture, ou prédisait de graves événements.
Pour moi, à force de le regarder et de l’entendre, je tombai en un tel état d’attendrissement, que je me mis à pleurer, comme un enfant, des larmes inconsolables. Et en même temps je ressentais une grande joie.
“Écoute, mon cher ! me dit Maxime. Quand le Seigneur te fera faire ces œuvres admirables, alors souviens-toi de moi, pauvre pécheur. Tu sais, ici sera glorifié le nom de Notre-Seigneur, ici sera son saint lieu. Hélas, mon Dieu, mon Dieu ! quel malheur, il n’y a plus maintenant de chrétiens ; malheur ! presque tous sont devenus ennemis du Christ (il pleure). L’Évangile est outragé, oui, outragé. Mais toi, mon chéri, tu seras missionnaire et tu iras en Sibérie. Tu emmèneras là-bas tes parents. Oh, qu’admirables sont les œuvres du bon Dieu ! On dit que je suis fou, mais, mon chéri, sans folie on n’entre pas dans le royaume de Dieu. Mon chéri (il tombe à genoux et prie), j’ai vu dans le bois la Sainte-Trinité sous la forme de trois guerriers lumineux, semblables au soleil et ceints de rayons de soleil. Admirables sont tes œuvres, Seigneur ! (Maxime sanglote). Hier j’ai vu Pierre et Paul, les apôtres de Notre-Seigneur. Ils m’ont découvert ta vie, mon chéri, et tu vas accomplir leur œuvre. Seigneur, Seigneur, Seigneur ! L’œuvre du bon Dieu est confiée à un homme !”
Maxime se mit à genoux devant moi, et moi je tombai à ses pieds, comme devant le Seigneur lui-même, et tous deux nous poussâmes de tels sanglots qu’on eût dit que nous pleurions un ami très cher qui venait de mourir. La foule venue auprès de Maxime, en nous voyant pleurer, se mit aussi à sangloter fortement.
“J’ai prié Dieu et les saints apôtres de te protéger, oui, de te protéger. Contre toi, mon chéri, Satan rassemble toute son armée, et il veut te perdre, te perdre à jamais, mais j’ai prié, et ta mère aussi prie Notre-Seigneur. Et ensuite, mon chéri, à ce que j’ai entendu, le diable te poursuivra toute ta vie. Il viendra un jour, mon chéri, où il y aura une guerre terrible, tout l’univers sera en guerre, et toi tu viendras de Sibérie ici et tu iras à la guerre. La guerre, c’est le jugement de Dieu. Ce n’est pas encore le jugement dernier de Dieu. Il accomplit ce jugement sur les chrétiens parce qu’ils ont foulé aux pieds le saint Évangile. Les chrétiens d’aujourd’hui ont renié le saint Évangile (Maxime sanglote). Qu’arrivera-t-il après la guerre, ô mon cher, je ne te le dirai pas encore…”
Après ce discours, Maxime s’assombrit tout d’un coup et rentra en lui-même. Pendant vingt minutes, il resta sans dire un mot, et je ne le quittais pas du regard. Après ce silence, Maxime se tourna vers la foule et lui parla par aphorismes sans grande suite. Ensuite il se mit à parler de nouveau de l’Évangile foulé aux pieds par les chrétiens. « Pour vivre selon l’Évangile, disait-il, il faut être fou. Tant que les hommes seront raisonnables et de sens rassis, le royaume de Dieu ne viendra pas sur terre. »
Le même soir je repris le chemin de la maison. Maxime avait produit sur moi une si forte et ineffaçable impression qu’en le quittant j’étais tout à fait un autre homme. Une fois rentré, quand je racontai tout ce que j’avais vu et entendu, ma mère me dit tout net que Maxime « prédisait la vérité pure. »
Huit jours après, j’allai seul dans un bois que nous appelions Hautain. Dans ce bois, vers l’endroit où il finit au couchant, je m’assis pour me reposer. Tout à coup j’entends des pas, je regarde, et… effroi ! Maxime s’approche de moi : « Mon ami, je cherchais par ici des ânesses, et c’est toi que j’ai trouvé. Tu sais, je t’aime de tout mon cœur, oui je t’aime. Allons dans l’autre bois. »
Nous y allâmes :
« Regarde, mon ami. Toutes les œuvres du bon Dieu sont admirables, oh ! admirables. Regarde le bois ; les ruisseaux coulent, les fleurs s’épanouissent, les herbes verdissent, les oiseaux du bon Dieu chantent, et tout cela, ce sont les œuvres du bon Dieu ! »
Quand nous fûmes au plus profond du bois, Maxime tomba à terre, leva les bras au ciel et chanta : « Dieu saint, Dieu puissant, Dieu immortel, aie pitié de nous ! » Quand il chanta pour la troisième fois, je m’effondrai à terre et perdis connaissance. Je ne sais si je restai longtemps dans cet état, mais quand je revins à moi je vis Maxime debout au même endroit, les bras levés au ciel. Il chuchotait quelque chose, mais je ne pus distinguer quoi. Je commençai aussi à prier avec lui. Oh ces instants-là ne s’effaceront jamais de ma mémoire !
Quand notre prière fut terminée, Maxime me regarda et fit de nouveau plusieurs génuflexions, après quoi nous nous assîmes et, après un moment de silence, Maxime recommença à parler :
« Sans la prière, toutes les vertus sont comme des arbres sans terre. Maintenant il n’y a plus de prière dans la vie des chrétiens, ou bien c’est une prière sans vie. Notre-Seigneur priait lui-même, il priait surtout sur les montagnes, sur les sommets des montagnes, là où il était seul sans personne. Le chrétien, mon ami, est un homme de prière. Son père, sa mère, sa femme, ses enfants, sa vie, tout cela, pour lui, c’est le Christ. Le disciple du Christ doit vivre uniquement par le Christ.
Quand il aimera à ce point le Christ, il aimera forcément aussi toutes les créatures du bon Dieu. Les hommes
croient qu’il faut d’abord aimer les hommes, et ensuite aimer Dieu. Moi aussi j’ai fait comme cela, mais cela ne sert à rien. Quand au contraire j’ai commencé d’aimer Dieu avant tout, dans cet amour de Dieu j’ai trouvé mon prochain, et dans ce même amour de Dieu mes ennemis aussi sont devenus mes amis et des créatures divines.
La première forme de l’amour de Dieu est la prière. Actuellement, les chrétiens ont construit partout une multitude de temples, ils sont devenus instruits et savants, mais de prière vivante point. Voilà le grand malheur. La prière rend l’homme digne de l’Évangile, digne du Christ. Si les chrétiens savaient la puissance de la prière, ils seraient revivifiés. Je n’ai pas beaucoup d’instruction, mais c’est la prière qui m’enseigne comment penser, parler et agir. Mon ami, tu as connu Siméon Samsonovitch. Eh bien, la prière lui donnait une nouvelle vie, et quel homme, quel grand homme c’était ! Nous avons prié souvent ensemble dans la forêt.
Mais ce n’est pas encore assez, de prier. Il faut mourir pour le Christ chaque jour, et cette mort est la vie du chrétien. C’est l’Esprit qui parle en moi de cette façon : il faut mourir pour le Christ. Nous vivons encore, et cette vie n’est qu’une sorte d’enfance de notre âme. L’adolescence, c’est la mort et la mort pour le Christ. Quand les martyrs mouraient pour le Christ, c’est alors qu’ils goûtaient la véritable vie, et cette vie leur était si douce qu’ils oubliaient leurs souffrances et la mort même. Je suis le fou Maxime et je dis que sans cette folie on ne peut recevoir l’héritage du royaume de Dieu. »
— « Oncle Maxime, prie pour moi le bon Dieu, afin que je l’aime plus que moi-même. Je voudrais n’être tout entier qu’amour pour le Christ mon Dieu. Je ne demande rien à Dieu, qu’une seule chose : l’aimer sans relâche jusqu’à m’oublier moi-même complètement. »
Je fis cette demande à Maxime, et il me répondit :
« Sans la prière, on ne peut pas aimer le Christ. Prie plus souvent, et de la prière naîtra en toi l’amour de Dieu. Prie dans la forêt, prie en poussant la charrue, prie aux champs, prie au fond des fossés,… mais prie de telle sorte que nul ne te voie.
Il faut encore que je te dise ce que l’Esprit me suggère : depuis l’instant de la Résurrection du Christ, toute la terre est devenue le trône du Dieu Sauveur. Le trône lui-même, là où le Ressuscité se montre, ce sont nos cœurs. Oh, admirables sont les œuvres de Dieu ! Quand je prononce le nom du Christ Ressuscité, je deviens comme ivre de joie. Alors il me semble voir le Christ non pas tant dans le ciel, que vivant parmi nous sur la terre, vivant, véritable Roi de Gloire reposant dans nos cœurs. Si nous avions un cœur pur, nous le verrions même avec les yeux de notre corps, comme le Fils Ressuscité de Dieu, vivant sur la terre avec nous, avec ses frères et ses disciples. O qu’il est admirable, le Christ, le Seigneur Ressuscité, notre frère en humanité et Dieu par Sa nature divine ! »
Maxime entonna « Le Christ est ressuscité ! » La joie et la lumière entrèrent dans mon âme. Mon cœur fut embrasé d’une flamme divine, je fléchis les genoux et priai Notre-Seigneur. Maxime posa sur ma tête sa main gauche et chanta plus haut « Le Christ est ressuscité ! » Quand il se tut, mon âme était remplie d’une telle douceur que j’étais prêt à fondre de cette douceur.
Le soir tombait. Les yeux fixés sur le soleil, Maxime proclama solennellement qu’un jour viendrait où « les justes resplendiraient comme le soleil dans le royaume des cieux. Cela, c’est l’Esprit de Dieu. O, que le Christ est admirable ! Il nous a créés du néant, il nous a appelés à la vie, il nous assure tout ce dont nous avons besoin et, dans un temps relativement court en face de l’éternité, il nous revêtira de sa gloire, si bien que nous serons semblables au soleil ! Je pense qu’un jour viendra où toute créature sentira le Christ ressuscité. »
Après quoi, Maxime tomba sur l’herbe et s’écria à haute voix :
« Seigneur, si cela est possible, aie miséricorde et sauve aussi le diable et toutes ses légions. Georges ! prie et aime le bon Dieu et tout son univers et toute sa création. Ce que tu ne voudrais pas pour toi, ne le veuille pas non plus même pour le diable. Car il a encore la conscience de Dieu, et peut-être cette conscience lui donne-t-elle encore le moyen de se repentir. Voilà comme j’ai pitié pour la créature du bon Dieu ! »
Il faisait déjà sombre, il fallait rentrer à la maison. « Dis-moi, oncle Maxime, lui dis-je en le quittant, que me faut-il faire pour être pur amour de Notre-Seigneur ? »
— « Je te l’ai déjà dit, et je vais te le redire encore, un jour viendra où Dieu te montrera lui-même ce qu’il te faut faire. L’Esprit me parle ainsi en moi-même : pour l’amour du Christ, sois toujours prêt à tout. Celui qui est dans le Christ ne connaît ni les souffrances ni la mort. »
Après quoi Maxime me dit adieu et s’enfonça encore davantage dans la forêt, et moi je rentrai à la maison.
À la maison, je ne pus ni boire ni manger. Toute la nuit mon cœur brûla du feu divin de l’amour de Dieu et des hommes. Je ne dormis pas. Il me semblait que j’étais dans un autre monde, complètement différent du nôtre. À plusieurs reprises je me mis à pleurer. C’est depuis ce moment que je commençai à avoir pitié de tous et de tout : pitié des morts, pitié des vivants, pitié de tous les hommes sans distinction de nationalité, de religion, d’âge ou de sexe. Pitié de tous les animaux, les oiseaux, les insectes, pitié des plantes, de la terre, du soleil, de l’air. « Admirable Maxime ! Merveilleux Siméon ! pensais-je, le Seigneur vous a récompensés de sa plus grande grâce. Et moi qu’est-ce qui m’attend ? puis-je même rêver d’une hauteur spirituelle comme celle à laquelle se tiennent ces fils du royaume de Dieu ? » Demain, me disais-je, j’irai de nouveau dans la forêt. Mais Dieu en avait décidé autrement : je tombai malade, et restai quelques jours au lit.
Or le temps de mon départ approchait. Je partis pour la gare voisine. À peine étais-je sorti de mon village, que je vis Maxime qui m’attendait. Il était déjà littéralement possédé de la folie divine. Ni dans ses gestes ni dans ses paroles, il n’était plus le même homme que j’avais rencontré quelques semaines auparavant dans la forêt. Il parlait par saccades, il entrecoupait son discours de vers, il était très difficile à comprendre. Toute la route je pleurai. Ses paroles avaient beau m’être incompréhensibles, elles avaient une acuité extraordinaire et pénétraient avec une force inouïe dans mon âme. Comme nous approchions de la gare, Maxime, sans me dire adieu, s’enfuit à travers champs dans la forêt et je ne le vis plus ce jour-là. Je fis mes adieux à mes parents, et partis une seconde fois pour Petrograd.
À Petrograd, je m’installai à la succursale de saint-André au quartier de Grève. La vie m’y fut très pénible à cause des tracasseries des chantres ; mais je supportais. Je fis par hasard la connaissance du frère servant du métropolite Palladios, et il me demanda, je ne sais pourquoi, si je ne voudrais pas aller en Sibérie comme missionnaire. Le 30 novembre, jour de saint André Premier Apôtre, à la première heure on m’appelle donc auprès du métropolite. J’y vais. Le métropolite me posa quelques questions et m’offrit d’aller en Sibérie auprès de l’évêque de Tomsk, Macaire. J’y consentis. Alors il me donna une lettre pour l’évêque et de l’argent pour la route. Je poussai un cri : voilà ce que signifiait la prophétie de Maxime !
J’allai en chemin de fer jusqu’à Omsk, et de là en voiture, le transsibérien étant encore en construction. L’évêque Macaire me reçut avec une bonté inouïe. Je passai chez lui une quinzaine de jours et en remportai la meilleure impression.
Le lendemain de la Noël, je partis pour Biisk auprès de l’évêque Méthode. Le chemin, pendant 700 kilomètres, fût très pénible, moins à cause des difficultés de la route qu’à cause des tentations morales, mais Dieu me protégea, et aussi, je pense, les prières de l’évêque Macaire. L’évêque Méthode m’accueillit avec beaucoup de joie. Je vécus chez lui sans occupation définie jusqu’au 17 mai, jour où on m’envoya, en qualité de lecteur, accompagner la procession qui se rendait chaque année avec l’image du martyr Pantaleimon dans les villages voisins et les villes du district. Il y avait cette fois-là comme prêtre un admirable et pieux curé de campagne, le P. Jean Tamarkin, d’origine moravine. C’est avec lui que je me mis en route.
La veille de la Trinité, j’eus un songe qui produisit sur mon âme la plus vive impression. J’étais dans la cathédrale saint-Isaac à Petrograd. Du côté gauche du chœur, l’apôtre Pierre s’avance vers moi et me chuchote à l’oreille : « Dès aujourd’hui tu n’annonceras plus que la parole divine. » Et Paul, en bonnet de moine, avec un doux sourire, me bénit, mais ne me dit rien. Quand je me levai le matin, je me sentis rempli d’une joie extraordinaire.
Et depuis ce jour je prêchai. Mes sermons parurent tellement efficaces à ceux qui les avaient entendus, que les prêtres des environs et les hérétiques venaient les écouter. Je leur semblais une énigme. Beaucoup me demandaient où j’avais appris. Dieu m’est témoin que, depuis ce jour, des milliers de fidèles suivirent nos traces. Il arrivait encore ceci, que le matin le peuple couvrait déjà le versant de quelque colline, attendant de ma bouche la parole de Dieu. Il y avait des fois où sur le soir le peuple en foule attendait mon apparition, et après trois ou quatre sermons en venait à pousser de tels sanglots que j’en étais moi-même honteux. Beaucoup de femmes confessèrent leurs péchés en public, et tout le peuple suivit leur exemple. Un prêtre de l’endroit donnait sur-le-champ l’absolution, et le lendemain la sainte communion. Il arriva que, dans ces endroits, on construisît des chapelles et même des églises.
Trois années, du mois de mai jusqu’au ler octobre, je prêchai tous les jours la parole de Dieu dans la province de Tomsk. Certains prêtres en étaient mécontents, mais la plupart d’entre eux m’aimaient. L’évêque Méthode était alors mon guide, mon maître et mon bienfaiteur. Je lui dois beaucoup…
Sans compter la procession, j’allai encore avec le P. Michel dans l’Altaï. L’Altaï produisit sur moi une forte impression. C’est là que j’eus le bonheur d’entendre plusieurs fois un célèbre missionnaire et d’apprendre beaucoup de lui.
La troisième année, les évêques m’avaient donné des pouvoirs pour prêcher en tous lieux. Mais il arriva que je fus pour un temps complètement privé du don de la parole. Nous étions arrêtés dans un grand village, on m’avait donné un logement dans la maison d’un marchand, qui avait une fille, une jeune fille, belle comme un ange. Le diable me fit tomber à ses pieds : je commis le péché avec cette jeune fille. Je ne sais comment cela arriva. Elle pleura beaucoup son innocence, et moi je faillis mourir. Il me semblait que tout était perdu, que je l’avais perdu et que j’étais moi-même perdu. Les parents apprirent la chose, mais ne nous dirent rien. Et, si fort que fût mon repentir, la passion était encore plus forte. Et maintenant, peut-être est-ce encore un péché, je songe que tout cela était peut-être arrangé par les parents. Je décidai de me marier avec elle. Mais Dieu en jugea autrement : elle prit froid et mourut d’une fluxion de poitrine. À partir de ce moment, la force de mes sermons disparut, et je perdis même la prière et l’amour de Dieu pour un temps. J’en étais grandement affligé, désespéré ; je priais, mais je n’avais plus la même vigueur spirituelle. Et je décidai d’aller en pèlerinage en Terre sainte.
En cheminant vers Jérusalem, je m’arrêtai pour voir mes parents, qui se préparaient déjà à émigrer en Sibérie, dans le district de Barnaoul.
Je rendis aussi visite, en passant, à mes amis de Constantinople et de l’Athos, et allai saluer saint Spiridon de Trimythonte dans la ville de Cernero. Je priai ardemment sur les reliques du serviteur de Dieu. Le curé me montra le visage du saint, je tins sa main dans la mienne. Sa main était molle et souple, sa barbe était presque entièrement tombée, sa bouche entr’ouverte, son visage couleur de terre. Je passai là une quinzaine, au milieu d’une nature d’une divine beauté.
Enfin j’arrivai en Palestine. Je passai juste deux mois à Jérusalem, visitai plusieurs fois le tombeau de Notre-Seigneur et celui de la Sainte Vierge, et parcourus dans les environs les lieux sanctifiés par Notre-Seigneur.
Auprès du tombeau du Christ, je me sentis saisi d’un très grand déplaisir. Je n’avais jamais vu de ma vie un aussi horrible trafic des choses saintes. À chaque pas, de l’argent, de l’argent, toujours de l’argent. Les pèlerins vont voir d’abord le patriarche. Il leur nettoie les pieds en même temps que les poches. Les Grecs font entendre aux pèlerins que, s’ils ont eu un enfant mort sans baptême ou quelque parent grand pécheur ou assassin, il faut pour le rachat de leurs âmes faire célébrer là, sur le tombeau du Christ, la sainte Liturgie, la messe d’absolution, comme on dit. « Cette messe absout de tous les péchés », enseignent les moines grecs à nos pèlerins russes. Ceux-ci les croient, et payent 25 roubles par âme. Dans ce cas, la messe est dite par un évêque, pendant l’Offertoire on fait mémoire de ces âmes, et on dit l’absoute. Cela produisit sur moi la plus pénible impression. Ce qui me peina encore, ce fut le commerce effrayant d’objets d’église : des cuves entières remplies de petits flacons d’« huile sainte de saint Nicolas », des croix et des images en bois du chêne de Mambré, etc., etc. Les monastères avec toutes leurs reliques sont donnés en fermage. Les Grecs font commerce de tout ce qu’ils peuvent. Ils font commerce du tombeau de Notre-Seigneur, des sacrements de l’Église, des saintes reliques, ils font commerce du Christ lui-même…
Mais si auprès du tombeau de Notre-Seigneur je ressentis un violent dégoût pour ce commerce de choses sacrées et pour la vie immorale des moines, je trouvai une grande joie et une consolation dans l’adoration des Lieux saints marqués par l’Évangile. Je montai sur le mont des Oliviers, je fus à Bethléem, je vis le Jourdain, la mer Morte, le lac de Génésareth ; j’allai à Nazareth, je vis le Thabor, je fus sur la colline où, selon la tradition, le Christ prononça son Sermon sur la montagne. Entre tous ces Saints Lieux, y compris même le Golgotha, celui qui me donna la plus forte impression, une véritable secousse, ce fut l’endroit, où, selon la tradition, le Christ pria à Gethsémani. Là je pleurai violemment ! Grâce à Dieu, du moins je priai là comme il faut. Sans cela mon âme était pleine de douleur et attristée ; j’étais désolé de ce qu’on foulait aux pieds consciemment les choses saintes, de ce qu’on en faisait commerce, de ce qu’on vendait le ciel pour un gain terrestre, de ce qu’on vendait les saints qui estimaient un péché de toucher seulement de l’argent. J’étais offensé, je souffrais jusqu’aux larmes, pour nos pèlerins russes, et surtout les femmes, que les Grecs trompaient partout et outrageaient de toutes façons…
Je rencontrai en Palestine un Juif converti au christianisme. Nous nous parlâmes beaucoup, l’un à l’autre, du Christ. Sa joie après son baptême n’avait pas connu de bornes. Il était originaire de Russie et était venu là adorer le tombeau de Notre-Seigneur. C’était un ouvrier. Ce Juif me toucha jusqu’aux larmes par son amour du Christ. Il ne pouvait jamais passer devant des Juifs de Palestine sans s’arrêter pour leur prêcher le Christ. Les Juifs lui lançaient des injures, lui crachaient au visage, le repoussaient violemment ; comme un doux agneau, il s’essuyait le visage avec sa manche et continuait de leur annoncer le Sauveur. Sa foi était vive, elle embrassait tout ; il ne respirait que le Christ ; le Christ pour lui était tout. Cependant son Christ avait l’air de n’être pas le Christ universel, mais le Dieu d’Israël. Je dois dire que je devais disputer, avec quelque jalousie, le Christ à ce Juif. Il aimait tant Notre-Seigneur qu’il baisait la terre qui était à proximité de tel ou tel lieu consacré. Les derniers jours que je passai à Jérusalem, je ne le quittai pour ainsi dire pas.
« Vous savez, Monsieur, me dit-il, j’ai trouvé Dieu, et maintenant je n’ai plus besoin de rien. J’ai grand-pitié des miens, qui ne connaissent pas le Christ, et pourtant Il est le véritable Messie ! O aveuglement d’Israël ! (Il pleure). Il vaudrait mieux pour eux disparaître tout à fait de la surface de la terre, que d’être privés du salut dans le Christ. Dès lors que je crois, je n’ai plus besoin de rien d’autre. Je rentrerai chez moi, et sûrement amènerai au Christ les parents de ma femme. Vous savez, continuait-il, je me sens maintenant devenu un autre homme. Je ne crains plus la mort, et mon cœur appartient tout entier au Christ. Hélas ! pourquoi les Juifs ne croient-ils point au Christ ? On nous apprend, quand nous sommes encore à la mamelle, à détester le Christ comme le pire ennemi de notre nation. »
Ce Juif était un chrétien comme on en voit peu. Je remarquai en lui le mélange de deux sentiments envers le Christ, un sentiment religieux d’amour pour Lui comme Seigneur et Sauveur, et un sentiment national d’amour pour Lui comme Juif. Ce Juif exerça beaucoup d’influence sur mon âme, en Palestine. Mon cœur s’enflamma de nouveau d’une soif d’amour du Christ, je voulais l’aimer, moi aussi, et l’aimer sans bornes…
De Palestine, je revins à Kiev. Puis je décidai de partir pour Khiva et Boukhara. Je rêvais de prêcher le christianisme dans ces pays mahométans. Mais je ne restai que quelques jours en tout à Khiva et environ un mois à Boukhara. J’y fis la connaissance d’un missionnaire anglais qui y était installé depuis plusieurs années déjà. Ce missionnaire se plaignit à moi de trouver parmi les musulmans un sol très ingrat pour la prédication de l’Évangile. Je résolus de retourner en Sibérie, et peu après l’évêque Méthode m’accueillait à Tchita comme un frère, les bras ouverts.
Je restai à Tchita quelques semaines ; l’évêque me désigna comme lecteur au centre de missions d’Irguen ; un an après, il m’envoya de nouveau prendre part à la procession, où je repris mes fonctions de prédicateur. Cette procession nous conduisit pour la première fois chez les forçats. Depuis lors j’ai rendu visite aux forçats tous les ans, même sans procession, et non seulement à ceux du bagne, mais à tous les prisonniers des geôles de Transbaikalie. Toute mon année était partagée en trois périodes : la mission, la prédication et la visite des prisons.
Bien que, cette année aussi, mes sermons attirassent des foules de peuple, pourtant j’avais conscience que ces prédications de Transbaikalie n’étaient en rien comparables à celles de Tomsk. Je ne sentais plus en moi la puissance d’autrefois… En Transbaikalie je travaillai plus que jamais à me perfectionner moi-même, avec le secours et sous la direction de l’évêque Méthode. Je dois presque tout à cet homme.
Mais c’est à Irguen même, où je vécus d’abord, que j’eus la vive conscience du péril qu’il y avait pour moi à me détacher de Dieu et à me plonger dans les vanités du monde. La nature très sauvage ajoutait encore à mon état d’âme chagrin, et m’emplissait de pénibles pensées. Souvent mon âme défaillait de désespoir et sanglotait pitoyablement. Une fois que j’étais en prière au bord du lac Irguen, je m’endormis sur place. Je vis en songe le P. Jean de Cronstadt, et il me confessa. Après cela il me sembla que mon âme était soulagée. Mais malgré tout je ne connaissais pas la paix véritable. Ce qui me tourmentait le plus, intérieurement, c’était ma participation à cette procession. Sans parler des nombreuses tentations que comportait le voyage, et qui n’étaient pas faciles à surmonter, le pis était que ma conscience n’était pas tranquille.
Il y avait eu vers cette époque je ne sais quelle fuite dans la caisse du magasin des cierges, et il fallait couvrir le déficit par les collectes faites pendant la procession. Je suivis cette procession pendant quatre années, deux comme laïc, et deux comme prêtre régulier, et pendant tout ce temps mon âme demeura épuisée et souffrante. Dans presque tous les sermons que j’adressais au peuple, je lui disais que cette image était miraculeuse, qu’il fallait prier devant elle : « Le regard de cette image, leur disais-je, plonge jusqu’au fond de votre conscience, vous ne sauriez échapper à ce regard, ces saintes prunelles sont tournées vers vous pour éveiller en vous l’esprit de prière. » Je parlais comme cela, et puis je sentais mon âme gémir et crier : « Mon Dieu, que fais-je ? Moi aussi, je trafique des choses saintes. Je ne songe ni à votre salut, ni à vos prières, mais à récolter le plus d’argent possible pour mon évêque. Est-ce lui qui me défendra devant Dieu au jour du jugement, pour ce sacrilège ? » J’allais au peuple assoiffé d’amour pour Dieu, et à ce peuple bon et confiant je vendais les dons de la grâce divine. O., comme j’étais loin de mon clair devoir évangélique ! Et je n’étais pas seul dans mon cas, puisque je n’enseignais pas de moi-même, mais j’étais envoyé par mon évêque, et je faisais ce que les autres avaient fait par tradition avant moi et feraient après moi.
Pendant deux ans, je suivis ainsi la procession comme laïc, et mon âme n’en pouvait plus. Vers la fin de la deuxième année, je décidai de nouveau de me marier avec une lycéenne de dix-huit ans. Je dois avouer que je n’avais pour elle qu’un amour modéré, mais elle me plaisait. Je fis part de cette intention à l’évêque, et il l’approuva. Mais l’évêque avait pour mère une vieille merveilleuse, qui supplia son fils de ne pas permettre mon mariage. Ainsi arriva-t-il. Le matin, l’évêque Méthode avait permis mon mariage, et le même soir il me dit qu’il ne me destinait pas au mariage, mais à l’Église du Christ : « Sache et rappelle-toi, me dit-il, que jamais je ne donnerai mon consentement à ton mariage. »
Je me soumis, mais je tombai en un chagrin encore plus noir qu’avant. Pendant vingt jours pleins, je restai dans le désespoir et l’épuisement. Et Dieu m’est témoin, je ne sais pour quelle cause je vis en songe, pendant ce temps, Léon Tolstoï, et nous parlâmes beaucoup en songe de l’Évangile. Maintenant, en me rappelant les souffrances que je supportais alors, j’ai conscience de tout mon cœur du peu qui me séparait de l’abîme du désespoir absolu… Le vingtième jour de mon désespoir, je m’empoisonnai.
Grâce à Dieu, le poison n’était pas mortel. Quand je revins à moi, quand la connaissance me revint, quand je compris toute l’horreur de mon péché, ma conscience me tourmenta effroyablement, et je décidai d’accomplir la volonté de mon évêque. Peu après, Mgr Méthode me fit prononcer mes vœux monastiques en son palais épiscopal de Tchita. Et il arriva que l’évêque me fît prononcer non pas les vœux simples, mais les grands vœux définitifs, et cela en dehors de sa volonté, tout bonnement par erreur : le diacre avait ouvert le Rituel devant lui à cette page, et l’évêque lut ainsi les prières prescrites pour les vœux monastiques solennels. Peu après, il m’ordonna diacre, et quelques jours ensuite prêtre.
Après mon ordination, une nouvelle et dure épreuve m’attendait encore : je fus de nouveau envoyé à la procession de Transbaikalie. Si ce voyage ne tua pas en moi la foi, définitivement, je le dois à une grâce de Dieu. Même aujourd’hui, après tant d’années, je ne peux sans un frémissement intérieur évoquer le souvenir de toutes les douleurs que me fit souffrir cette effroyable et sacrilège exploitation des poches du peuple, confiant et bon. Grâce à Dieu, la procession, comme je l’ai dit, avait lieu l’été. Le reste du temps, je me consacrai aux missions parmi les indigènes et aux prédications dans les prisons. Je parlerai d’abord, en quelques mots, de mes missions.
J’avais fait la connaissance des indigènes au moment où j’étais lecteur au centre missionnaire d’Irguen. Je parcourais à pied les villages les plus proches. Quand j’avais à me rendre dans ceux qui étaient plus éloignés, je prenais, comme font d’ordinaire les missionnaires, cinquante ou soixante kilos de biscuits que je mettais sur le dos du cheval, je montais par-dessus, et je partais pour les « oulous ». Je visitai de cette façon les Bouriates, les Toungouz, les Orotchènes. J’emmenais d’habitude un interprète avec moi. Au début de mon existence de missionnaire, je voulais avant tout baptiser le plus de gens possible, et je me chagrinais fort si dans un village je n’avais personne à baptiser. Mais dans la suite il se fit en moi un grand changement. Voici comment.
J’étais allé une fois chez un Bouriate pour coucher dans sa hutte. Que vois-je dans cette hutte ? Entre de nombreuses idoles était pendue une image de la Sainte Vierge avec l’Enfant-Jésus sur les bras. « Tu es baptisé ? » lui demandai-je. — « Oui, répondit-il ». — « Toui nyre khymda ? » lui demandai-je encore. — « Jean, » me répond le Bouriate. — « Pourquoi alors as-tu dans ta hutte des idoles ? Tu ne devrais avoir que des images chrétiennes, tu devrais prier le vrai Dieu Jésus-Christ. »
— « Mon père, c’est ainsi que je faisais avant, et je priais seulement votre Dieu russe. Mais ensuite ma femme est morte, puis mon fils. J’ai perdu beaucoup de chevaux. On m’a dit que c’était notre vieux Dieu bouriate qui était grandement courroucé contre moi, et qui avait fait mourir ma femme et mon fils et chassé mes chevaux. Alors j’adresse maintenant mes prières à lui et à votre Dieu russe… Tu sais, père, cela m’est bien pénible et bien douloureux maintenant, d’avoir changé mon Dieu contre le vôtre, un nouveau Dieu. »
À ces mots, le Bouriate se mit à pleurer. J’eus grand-pitié de lui, jusqu’à en souffrir moi-même, et en même temps de tous ceux qui lui ressemblaient. Je compris alors tout d’un coup ce que c’est que de voler à quelqu’un son âme, de le priver de son bien le plus précieux, de lui arracher et de lui ravir son saint des saints, sa religion et sa philosophie naturelles, pour ne rien lui donner en échange qu’un nouveau nom et une croix sur la poitrine. Le Bouriate dont je parle m’apparut comme l’homme du monde le plus pitoyable et le plus malheureux, privé de son ancienne religion et jeté au hasard de la destinée. Depuis lors, je me promis de ne pas baptiser les indigènes, mais de leur prêcher seulement le Christ et l’Évangile. C’est ma conviction que convertir les gens au Christ, comme ont fait nos missionnaires avec ce Bouriate, ce serait agir avant tout en vrai bourreau des âmes, et non en apôtre du Christ. Je ne sais si j’ai eu raison ou tort, mais depuis ce moment je n’ai fait que prêcher la parole de Dieu, laissant à d’autres le soin de baptiser.
Je rencontrai aussi de grandes difficultés quand il s’agit de prêcher l’Évangile aux bouddhistes. Un jour par exemple, j’allai dans un de leurs monastères. Le « chéré-toui » me reçut très aimablement. Mais, comme il était déjà tard, il remit notre entretien au lendemain matin. Le jour suivant, accompagné de ce même « chérétoui », je me rendis dans leur pagode. Les moines-lamas étaient déjà assis à leurs places. Le « chérétoui » s’assit à mon côté. Je commençai ma prédication en racontant comment Dieu créa le monde, comment il envoya son Fils unique sur la terre pour le salut des hommes, comment Notre-Seigneur s’humilia, obéissant à la volonté de son Père céleste, comment il souffrit, ressuscita, monta au ciel, d’où il viendra de nouveau juger les vivants et les morts. Ensuite je passai à sa sainte doctrine, m’arrêtant surtout au Sermon sur la Montagne. Il me sembla que les lamas retenaient leur souffle pour mieux m’écouter.
Quand j’eus terminé, après une courte pause, je pensais m’en aller, quand je vis se lever un de ces lamas qui me fit un salut, se plaça au milieu de ses coreligionnaires et se mit à prononcer tout un discours, dénotant des connaissances beaucoup plus étendues que je ne pouvais supposer. Je ne puis rapporter en toute exactitude ses paroles, car il parla longtemps, et moi j’étais très ému et troublé. Mais voici à peu près ce qu’il dit :
« Monsieur le missionnaire, vous nous avez exposé votre religion chrétienne, et c’est avec beaucoup d’affection que nous vous avons écouté et avons entendu chacune de vos paroles. Maintenant, nous vous prions de nous entendre à notre tour, quoique païens et sans culture. Oui, monsieur le missionnaire, la religion chrétienne est certainement la plus haute, la plus universelle. S’il y avait dans les autres planètes des créatures raisonnables semblables à nous, elles ne pourraient pas avoir de meilleure religion que la religion chrétienne. C’est qu’elle ne vient pas des hommes, mais de la révélation divine. La religion chrétienne n’a rien d’humain ni de créé ; elle est pure comme une larme ou comme un cristal, pure comme la pensée de Dieu. Cette pensée est le Logos dont Jean l’évangéliste dit qu’Il s’est fait chair, qu’il est devenu le Dieu fait homme. Le Christ est le Logos incarné. Sa doctrine a montré au monde de nouvelles voies d’existence pour l’homme, elle lui a révélé la volonté divine. Or cette volonté consiste en ce que les chrétiens vivent comme a vécu le Christ. Et la doctrine du Christ était un écho de sa vie.
Mais voyez vous-même, Monsieur le missionnaire, regardez sans parti-pris : le monde vit-il comme l’a enseigné le Christ ? Le Christ prêchait l’amour de Dieu et du prochain, la paix, la douceur, l’humilité, le pardon universel. Il a ordonné de rendre le bien pour le mal, de ne pas amasser de richesses, non seulement de ne pas tuer, mais de ne pas se mettre en colère, de garder la sainteté du mariage, d’aimer Dieu plus que son père, sa mère, son fils, sa fille, sa femme, et même plus que soi-même. Tel était le Christ, mais tels vous n’êtes pas, vous chrétiens. Vous vivez entre vous comme des bêtes féroces. Vous devriez avoir honte de parler du Christ, quand votre bouche dégoutte de sang. Parmi nous, je ne vois personne qui vive plus méchamment que les chrétiens. Qui donc vole, débauche, pille, ment, guerroie et tue le plus ? Les chrétiens sont les premiers renégats de leur Dieu. Vous venez nous prêcher le Christ, et vous nous apportez l’horreur et le chagrin. Je ne rappellerai pas l’inquisition, je ne dirai pas ce que les chrétiens ont fait subir aux sauvages. Je ne rappellerai que des événements récents.
C’était au moment où on entreprenait la construction du Transsibérien. Comme vous le savez, il passe près de nous. Et nous nous réjouissions, nous pensions que les Russes introduiraient dans notre existence barbare la lumière et l’amour de la doctrine chrétienne. Nous attendions avec impatience que la voie ferrée approchât de nous. Et ce moment arriva enfin,… pour notre effroi et notre malheur. Vos ouvriers entraient dans nos huttes déjà ivres, enivraient les Bouriates, débauchaient nos femmes, et nous vîmes naître chez nous l’ivrognerie, les pillages, les meurtres, les querelles, les rixes, les maladies. Jusqu’alors nous ne connaissions pas l’usage de la serrure, nous n’avions pas de voleurs, encore moins d’assassins. Et maintenant que nos Bouriates ont goûté à votre civilisation et connaissent ce qu’est, à votre idée, la vraie vie, nous ne savons plus comment en venir à bout. Que Abbida et Moidari nous gardent de pareils chrétiens !
Vos missionnaires sont comme les autres. Ils ne croient pas eux-mêmes ce qu’ils enseignent. S’ils y croyaient, s’ils vivaient comme le Christ le veut, ils n’auraient pas besoin de prêcher ; nous nous ferions chrétiens de nous-mêmes. Car l’exemple est plus puissant que la parole. Comment en effet resterions-nous dans les ténèbres, si nous voyions près de nous la lumière ? Vous avez tort de croire, Monsieur le missionnaire, que nous sommes ignorants au point de ne pas savoir distinguer le bien et le mal. Mais nous craignons que votre christianisme ne nous rende encore plus mauvais, et ne nous fasse complètement sauvages. Nous en avons vu, de vos missionnaires, qui aiment l’argent, fument, boivent, et se débauchent comme les pires de nos Bouriates. Mais des missionnaires qui aiment réellement le Christ plus qu’eux-mêmes, nous n’en avons point vu.
Vos prêtres disent qu’ils ont reçu de Dieu même le pouvoir de pardonner les péchés et de purifier les âmes, de chasser les démons, de guérir toute maladie parmi les hommes. Et vous, chrétiens, non seulement vous ne nous montrez pas ce pouvoir de supprimer, de purifier et de guérir tout ce qui est mal, impur, difforme, mais vous ne faites que contaminer par votre exemple les païens. Non, Monsieur le missionnaire, que les chrétiens commencent de croire en leur Dieu, et qu’ils nous montrent de quelle façon ils l’aiment. Alors peut-être vous accueillerons-nous, vous autres missionnaires, comme les anges de Dieu, et recevrons-nous le christianisme ».
Sur ce, le lama s’assit, et moi je restai à ma place, comme étranger à tout, comme frappé de la foudre. Si le « chérétoui » ne m’avait invité à me lever, il me semble que je n’aurais pas bougé. Je n’ai jamais de ma vie ressenti de honte ni d’outrage aussi cuisant pour le christianisme que pendant cet entretien et après lui. Je pris congé, montai à cheval et m’en fus droit devant moi. J’étais encore laïc à cette époque. Je remportai de cette tournée la plus triste opinion de moi, de mon existence, et des chrétiens de notre temps en général. Malgré ma douleur et mon dépit, je convenais que sur beaucoup de points le lama avait raison, et je ne pouvais lui en vouloir personnellement. « Que signifie cela, pensais-je ? Les vrais ennemis de la prédication chrétienne ne seraient-ils en effet autres que nous-mêmes, les chrétiens ? Est-il possible que notre vie couvre de honte le christianisme dans le monde ? » Et je sentais avec acuité que c’était bien cela, que ma vie allait à l’encontre de l’Évangile. J’avais fait environ 8 kilomètres, et un terrible mal de tête m’empêchait d’aller plus loin. Je m’arrêtai, entravai mon cheval, étendis ma couverture de feutre, et me couchai face contre terre : les larmes jaillirent à flots de mes yeux. Je m’endormis là. Sur le soir je me réveillai ; le mal de tête avait passé, mais je me sentais toujours sur le cœur un poids mortellement pesant. J’avais envie de pleurer, de sangloter. « Mon Dieu, mon Dieu ! répétais-je. Les païens nous craignent, nous chrétiens, comme une peste. Ils craignent pour eux la contagion de notre vie méchante, immorale. » Et, comme un égaré, je criai : « Seigneur, Seigneur ! Faites de moi ce que vous voulez, permettez seulement que je vous aime de tout mon être. Que je devienne n’importe quel animal, chien, loup, serpent, tout ce que vous voudrez, pourvu que je vous aune de tout mon être ! Ce n’est pas assez de croire en vous. Je veux vous aimer tellement, que je sois tout entier Amour pour vous ! Entendez-vous, Seigneur, mon ardente prière, que je vous adresse ? » Et je poussais de toutes mes forces ces cris déchirants…
J’allai voir les villages bouriates des environs. Dans l’un d’eux, proche du monastère, j’arrivai le lendemain matin. J’entrai dans une hutte. On me reçut aimablement. Le maître de céans était un homme fort sympathique. A peine avais-je eu le temps de boire un verre de thé, que la hutte était pleine de Bouriates, hommes et femmes. Ils me regardaient tous avec affabilité, et je songeais que ces simples sauvages avaient plus de bonté humaine native que nous, chrétiens civilisés. Je causai avec eux, de choses et d’autres, les interrogeai et leur proposai finalement de leur parler de Dieu. Pendant cet entretien, quelques-uns fumaient, d’autres chiquaient, mais tous m’écoutaient avec attention. Quand j’eus terminé, un vieux Bouriate nommé Zaskhoi me regarda d’un air aimable, sourit d’un sourire discret et presque enfantin, et me dit : « Les religions sont multiples, mais il n’y a qu’un Dieu » — « Zaskhoi, lui dis-je, si vous vous faisiez baptiser ! » — « Je n’ai pas encore volé de cheval, me répondit-il, pourquoi me faire baptiser ? » Je reçus de nouveau un choc violent, et de nouveau justifié. Le vieux avait raison à sa façon, car sous l’évêque Mélèce on baptisait tous les coquins, larrons et voleurs de chevaux. Ils demandaient le baptême afin d’échapper, comme chrétiens, au châtiment de leurs crimes…
Je passai la nuit chez le bon Zaskhoi, et partis plus avant. J’allais de village en village, prêchant le Christ et recueillant partout des marques de bonté des Bouriates à mon égard. Une fois, je m’étais rendu sur les bords du Vitim, où je trouvai, outre les Bouriates, des Orotchènes. Les Orotchènes sont encore moins civilisés que les Bouriates. En dehors de la chasse, ils ont l’air de ne connaître aucun autre moyen d’existence. Ils mènent la vie nomade. Auparavant ils avaient encore des rennes, mais de mon temps les rennes avaient déjà disparu. Les Orotchènes n’ont pas même de huttes, mais des espèces de sacs de peaux de bêtes cousues ensemble, le poil en dehors, et cousues non pas avec du fil, mais avec les veines de ces mêmes bêtes. Autrefois, ils n’avaient que des fusils à pierre, maintenant ils possèdent le plus souvent des carabines. On dit qu’ils les ont obtenues après avoir abandonné leur vieille foi chamanique pour passer au christianisme. Tous ceux que j’ai pu rencontrer étaient baptisés, et la plupart l’avaient été sous l’évêque Mélèce. Je me suis laissé dire que la prédication n’avait pas été, tant s’en fallait, le seul moyen d’attirer ces enfants de la nature à l’Église, et que les tentations terrestres y avaient aussi contribué.
Quand je fis personnellement la connaissance des Orotchènes, je pus me convaincre que païens ils étaient avant leur baptême, et païens ils étaient demeurés jusqu’à ce jour. La faute, à mon avis, retombe avant tout sur nos missionnaires. Leur but principal n’est pas d’éclairer ces pauvres gens privés de la lumière du Christ, ni de les confirmer dans la vie chrétienne par l’exemple de leurs vertus, mais de baptiser le plus grand nombre possible d’individus, et de se faire un mérite du nombre des baptêmes auprès des autorités diocésaines, pour s’attirer leur faveur.
J’étais très curieux de connaître les docteurs du bouddhisme dans nos provinces du Nord. Après l’incident que j’ai raconté, j’eus plusieurs fois l’occasion de rencontrer des lamas, et ils m’étonnaient souvent par l’originalité de leurs conceptions religieuses et l’étendue de leurs connaissances. Quelques-uns avaient étudié dans nos universités. Je me souviens d’une conversation que j’eus ainsi avec un savant lama. Nous avions lié connaissance dans la troisième année de mon sacerdoce. Une fois, il me demanda : « Pourquoi tous les génies de l’humanité sont-ils panthéistes, et partant, plus près de nous autres bouddhistes que de la religion chrétienne, théiste ? Ainsi les philosophes de l’antiquité grecque, et les modernes philosophes allemands. »
Je répondis à cette question que, selon moi, l’homme ne peut vivre sans religion : s’il ne connaît pas le vrai Dieu, il ne lui reste plus qu’à diviniser la nature. L’homme de génie est tout spécialement tenté de se faire une religion de lui-même et de s’opposer à Dieu au lieu de s’incliner devant Lui : « Mais vous, mon cher lama, que pensez-vous du Christ ? »
« Je crois, répondit-il, que le Christ et Bouddha sont deux frères ; seulement le Christ est plus lumineux et plus large que Bouddha. Si tous les hommes étaient de purs bouddhistes, ils dormiraient en paix ; mais si tous les hommes étaient de purs chrétiens, ils ne dormiraient point du tout, ils veilleraient perpétuellement dans une joie ineffable, et alors la terre serait le ciel. »
— « Oh, m’écriai-je, comme vous avez raison, mon ami ! Que ne recevez-vous le baptême ? »
— « Il ne s’agit pas du baptême, répondit-il, mais de la régénération de la vie. À quoi vous sert, à vous Russes, de vous dire chrétiens ? Excusez ma franchise, mais vous, Russes, vous ne connaissez pas le Christ et vous ne croyez pas en Lui. Vous menez une vie telle que nous, les sauvages, nous vous fuyons, nous vous craignons comme la peste. »
Je passerai maintenant à mes discours dans les prisons du bagne de Nertchinsk et dans les autres geôles du district de Transbaikalie.
J’ai passé rapidement sur mon apostolat de Sibérie, et maintenant j’entreprends la description rapide aussi, mais véridique de ma vie dans les prisons du bagne de Nertchinsk et autres lieux de déportation situés par delà le Baïkal. J’ai déjà dit comment il m’était arrivé, étant encore dans le monde, de suivre une procession jusque dans certaines prisons de Nertchinsk et d’y prononcer des sermons devant les malheureux forçats. Une fois moine et prêtre, je me mis plus librement qu’auparavant à travailler dans ces prisons. Je commencerai par la prison de Tchita. C’est là qu’après mon ordination je fus envoyé comme aumônier. Cette prison était le dernier point de passage des condamnés avant leur envoi au bagne.
Aussitôt entré en rapport avec les condamnés, je compris tout de suite que, pour agir sur un pareil milieu, il me faudrait absolument une charité exceptionnelle. Cette charité doit être sincère et agissante. Sinon il vaut mieux ne pas faire connaissance avec ces hommes. Ils sont trop offensés par la destinée, trop aigris contre tout et contre tous : pour les sortir de cet état, il faut que le prêtre se tienne solidement campé des deux jambes sur le terrain d’une charité active. Malheur à l’aumônier des prisons qui préférera l’administration aux détenus !
Et alors, une fois entré dans ce monde, quand je l’eus aimé jusqu’au sacrifice de moi-même, oh alors je vis que pour moi ce monde ouvrait largement son âme. Il me donnait toute liberté de regarder en tout temps dans les recoins les plus cachés de sa vie intime ! Il faut le reconnaître, d’après l’expérience personnelle que j’ai retirée de mon ministère, ce monde du crime a infiniment plus d’idéal, de moralité, et même de religion, que nous n’en avons, nous les libres citoyens de la société libre. J’en ai vu passer par mes mains environ 25 000, que j’ai bien des fois confessés, communiés et persuadés par mes exhortations de changer de vie, de devenir de vrais fils de l’Évangile. J’ai trouvé parmi eux des individus, des types remarquables. C’est de ceux-là que je compte parler. Ceux qui s’intéresseraient à la psychologie du criminel y trouveront aussi leur compte.
À la prison de Tchita, je fis un jour la rencontre d’un homme condamné à dix ans de travaux publics.
« Je suis sorti du séminaire, me dit-il. Je voulais entrer dans une faculté, mais mes parents (c’était un fils de prêtre) y étaient absolument opposés : ils voulaient que je me marie et que je prenne vite une paroisse, attendu que mon père avait encore d’autres enfants et qu’il fallait les élever. Longtemps je résistai, et puis je résolus de me soumettre à leur volonté.
J’épousai la fille d’un archiprêtre. Ma femme était une vraie colombe d’innocence. Je l’aimais beaucoup. Un jour elle me dit en manière de plaisanterie : “Je ne t’aime pas et je ne sais pas comment j’ai pu t’épouser.” Je pris cela pour une plaisanterie aussi, et nous nous mîmes à rire tous deux, sans concevoir l’un sur l’autre le moindre soupçon. Par hasard, nous avions alors à la maison une petite d’une huitaine d’années, la fille du secrétaire de mairie du canton. Elle entendit tout ce que nous disions ainsi pour rire et, une fois rentrée chez elle, le rapporta à sa mère. Celle-ci le dit à son mari, le secrétaire de mairie. Le lendemain, je rendais visite à mon évêque pour lui demander une paroisse et faire fixer le jour où il m’ordonnerait diacre. Je rentre chez moi : ma femme n’est pas à la maison. Je vais au jardin : elle n’y est pas non plus. Je m’en vais à l’église, où je comptais la rencontrer. En effet je la trouve près de l’église, dans le clos, assise sur un banc avec le frère de ce même secrétaire. Quand je m’approchai d’eux, elle parut se troubler ; elle me tendit la main, mais ne se leva pas pour m’accueillir. Mon cœur en fut bouleversé. Les paroles qu’elle m’avait adressées l’avant-veille sous forme de plaisanterie me traversèrent le cerveau et se dressèrent devant moi dans toute leur horreur. Au bout de cinq minutes, je l’invitai à rentrer à la maison. Il me sembla qu’elle me suivait à contrecœur.
J’attendais qu’elle montrât quelque intérêt à ma visite à l’évêque : pas un mot. Voilà, me disais-je, je suis allé chez Monseigneur pour organiser un peu notre nid, pour nous assurer un morceau de pain à tous deux, et puis pour les enfants, pour les nourrir et les élever, et pendant ce temps il se passe ici des choses qui ruinent complètement toute mon existence. Je restai sombre tout le jour. Le soir je me couchai. Elle ne se coucha pas avec moi. Une idée me passa par la tête : regardons son linge. Comme un voleur, je m’approche doucement de son lit, et terreur ! Je me convaincs de la justesse de mes soupçons. Vous pouvez vous représenter à quel point j’étais hors de moi ! Je m’en fus aussitôt chez ce secrétaire, j’égorgeai son frère, je le mutilai, je pris une hache, je coupai la tête de ma femme et je la hachai jusqu’à ce qu’elle ne fût plus qu’une horrible boue sanglante. Mais avec quel plaisir je faisais tout cela ! Je n’ai jamais encore ressenti une joie semblable à celle que j’éprouvais au moment où je tuais ma femme aimée.
Quand j’eus fini de hacher ma femme et que je me retournai, alors je la vis à mon côté, à genoux et dans l’attitude de la prière sur le plancher ensanglanté de notre chambre. Alors je me précipitai comme un fou dans la rue en criant que j’étais un assassin, que j’avais tué deux personnes. On m’arrêta, on me condamna, et me voilà en route pour les travaux publics pour 12 ans. Vous savez, mon père, je suis dans un état insupportable. La vie n’est plus pour moi qu’une torture. Je suis estropié moralement. Par moments je ne peux plus croire que ce soit moi qui ai commis tout cela. J’ai essayé de prier, mais la prière ne sort pas d’une âme criminelle. Je suis saisi d’un dégoût effrayant. Ah ! Mon père, si vous pouviez m’aider ! »
— « Mon fils bien-aimé, je t’en prie en pleurant, confesse-toi, confesse-toi de façon qu’après cette confession il ne reste plus sur ton âme aucun péché depuis ton enfance. Sur les péchés les plus terribles, les plus honteux que tu as commis, arrête-toi exprès, et dis-les plus en détail au prêtre. Ensuite, transporte sur toi-même les causes de chaque péché et transporte-les comme sur la cause créée consciemment par toi de ce péché. Alors, mon ami, tout d’un coup, après une telle confession, tu sentiras un immense soulagement. Enfin, en plus de la confession, je te demande instamment de te livrer à une inlassable prière du cœur. Fais comme cela deux semaines, et tu verras ce qui t’arrivera. »
Il me donna sa parole de mettre en pratique pendant quinze jours mon conseil. Au bout de cinq jours, je voulus le voir. Il était parti pour le bagne. Plus tard je le rencontre : « Eh bien, mon ami, que ressens-tu ? » lui demandai-je. — « Que c’est bon, que c’est doux ! Mais il est bien difficile et bien pénible à accomplir, votre conseil ! » je l’embrassai, le priai, le suppliai de continuer ce dur exercice : il y consentit. Le dimanche suivant, pendant mon sermon, je remarquai qu’il sanglotait plus fort que les autres. J’avais pitié de lui. Après la messe, je le fis venir dans le chœur. D’abord il ne voulait pas y entrer, conscient qu’il était d’être un très grand pécheur ; enfin je le persuadai de venir auprès de moi. Quand il monta les marches du chœur, je vis qu’il faisait de profondes génuflexions et sanglotait violemment. Je l’embrassai sur le lieu même, je le couvris de baisers et lui parlai, pour le consoler, de la miséricorde de Dieu. Le forçat se jeta à mon cou, et me mouillant de larmes me dit : « Ah ! mon père, comme je me sens bien, comme mon âme est devenue légère ! Permettez-moi, dimanche prochain, de me confesser et de communier. Je vous demanderai encore le Saint Évangile ».
Le dimanche d’après, ce forçat vint me trouver, si gai et si heureux de vivre que je ne le reconnaissais plus. Il me dit en confession, au milieu de ses pleurs, que cette nuit il avait vu en songe sa femme, qui lui avait dit : « Je te pardonne ! Je ne te demande qu’une chose : crois en Notre-Seigneur-Jésus-Christ et aime-le. » Au nom de l’amour de Dieu pour les pécheurs repentants, je lui donnai la communion dans le chœur, et pendant deux jours il ne cessa de pleurer de joie extrême et d’enthousiasme spirituel. Ensuite il s’acquit une si grande vénération parmi les forçats, qu’ils l’estimèrent comme un camarade d’une haute valeur morale. Moi aussi, je me réjouis d’une joie sincère, en voyant un homme rendu au Seigneur.
Voici un autre type. Celui-là était un vieux-croyant. Auparavant il riait de moi, et raillait les autres prisonniers parce qu’ils m’aimaient et allaient écouter les sermons que je prononçais tous les jours de fête et en plus deux fois par semaine. Il leur disait souvent : « Voilà votre sauveur qui vient, allez l’écouter ! » Une fois, par hasard je le rencontrai et lui posai je ne sais plus quelle question : il cracha, se détourna de moi et prononça à mon adresse un de ces petits mots d’amitié tel que j’en eus terriblement honte. Mais il m’intéressait, et je me dis : nous verrons bien qui sera le plus fort, le mal ou le bien, la haine ou l’amour.
Quinze jours plus tard, il tombait malade. Je lui rendis visite. Il s’étonna de ce que j’allais voir un prisonnier hérétique : « Pourquoi, mon Père, venez-vous me voir ? voudriez-vous me convertir à la foi de Nicon ? » — « Non pas, mon ami, ce n’est pas là mon but. Ce qui Le vieux-croyant criminel endurci m’importe seulement, c’est que tu es le fils de Dieu et l’image et la ressemblance de Dieu. » — « Dites-vous bien la vérité, mon Père ? » — « Oui, mon ami, c’est la pure vérité, ce que je dis là » — « O mon Dieu, je suis un prisonnier, un homme perdu, de colère j’ai été jusqu’à injurier Dieu,… et voilà que vous me dites, mon Père, que je suis le fils de Dieu ! » À ces mots, le prisonnier enfonça la tête dans son oreiller et pleura comme un enfant. Je lui pris la tête, et l’embrassai en pleurant avec lui, comme lui.
« Mon cher Père, l’entendis-je me dire, pardonnez-moi pour l’amour du Christ. Je vous ai tant maudit tout le temps, que vous ne pouvez vous en faire une idée. Mon père, quand je serai guéri, j’irai à vos sermons et je parlerai de vous aux autres. O mon Dieu, je suis le fils de Dieu ! Oui, cela est possible. Un jour je me repentirai, mais maintenant je suis un effroyable pécheur. Vous savez, mon père, j’ai tué huit personnes, j’ai vécu avec ma mère, je me suis accouplé avec des animaux, j’ai incendié deux églises, j’ai vécu avec ma sœur, dans une de vos églises j’ai pris les saintes Espèces et les ai jetées aux chiens, j’ai volé des chevaux, j’ai violé des femmes et des enfants, voilà le pécheur que je suis !... Et tout cela je vous le dis presque malgré moi.
Vous avez fait sur moi une grande impression parce que, dans un si grand pécheur et dans le dernier des forçats, vous avez découvert un homme, et quel homme, le fils de Dieu ! Voilà ce qui m’a touché, et m’a touché jusqu’au fond de l’âme ! Tous nous méprisent, tous nous regardent comme des ordures, et nous nous haïssons nous-mêmes… mais vous, vous nous trouvez tout à fait différents. Vous savez, mon père, comme cela nous est doux, quand on voit en nous des hommes ! Et de fait serions-nous des bêtes, nous sommes quand même des hommes. Pourquoi nous méprise-t-on ? Hélas ! mon père, si tout le monde nous traitait comme vous, si on avait autant d’affection pour le monde des criminels que vous en avez pour nous, croyez-moi, il n’y aurait plus de criminels sur cette terre. Le mal n’est jamais vaincu que par le bien. Je prendrai mon exemple, Depuis mon enfance, je n’ai pour ainsi dire jamais entendu de personne une bonne parole. Mon père était un ivrogne entre les ivrognes. Ma mère menait une vie de débauche, et moi, par pitié pour elle, après la mort de mon père, je me mis à le remplacer auprès d’elle… et je me suis perdu au point de faire le mal avec les animaux. Une fois, j’étais tellement désespéré, que j’avais déjà la corde en mains pour m’étrangler, mais un camarade me sauva de cette mort effrayante.
Je rencontrai un jour par hasard une personne pieuse et savante de chez nous, qui causa avec moi, et je lui parlai entre autres choses de mes péchés, du repentir, et elle me dit : si nous avions un sacerdoce le repentir pourrait avoir une valeur de sacrement. Alors une idée me traversa le cerveau : j’irai, me disais-je, dans un des monastères orthodoxes du voisinage, j’y ferai pénitence, et peut-être Dieu me pardonnera-t-il.
Huit jours après, je partais pour l’Ermitage saint-Serge. Je me mis en pénitence auprès d’un prêtre, et lui dis dans ma confession que j’étais un raskolnik. À peine eut-il entendu ces mots, que j’étais hérétique, qu’il se mit à me couvrir de boue en pleine église, à m’injurier, à m’appeler ennemi du Christ, homme perdu, etc. Je serrais les dents, et puis finalement je l’arrangeai de belle manière. Dans quelle fureur j’étais alors ! Depuis ce jour je fus, comme on dit, décidé à tout, et depuis lors, c’est-à-dire pendant quinze ans, j’ai passé tout ce temps à me baigner dans le sang. Que voulez-vous, je resterai ici quelque temps, peut-être qu’un jour je retrouverai ma liberté, et alors il me faudra reprendre mon ancienne occupation. »
Le prisonnier se tut. Je me taisais aussi. Après un long silence, il fixa son regard sur moi et demanda : « Mon père, vous pouvez me confesser et me donner la sainte communion, mais comme cela, sans m’obliger à abjurer ? » — « Si tu le veux, mon fils, répondis-je, je serai toujours prêt à faire cela pour toi. » Il enfonça son visage dans l’oreiller et fut tout secoué de sanglots. Quelques jours après, je le confessai et lui donnai la sainte communion. Vous pouvez vous figurer dans quelle allégresse fut plongée l’âme de ce pauvre forçat ! Quinze jours plus tard, il désira se confesser de nouveau et recevoir la sainte communion. Quelle joie j’avais à le voir toujours en prière à l’église, en prière et pleurant !
Un troisième type : c’était un homme d’environ cinquante-cinq ans, de grande taille, maigre d’apparence, mais d’une solide constitution et très énergique. Il était originaire de Moscou, et ingénieur-technicien de son métier. Il n’allait presque jamais à l’église, mais venait très souvent à mes petites réunions. Une fois il exprima le désir de causer en particulier avec moi. J’y consentis.
« Père Spiridon, depuis longtemps je brûle d’envie de vous parler entre quatre yeux d’une certaine chose, mais mon amour-propre m’empêche toujours de me décider. Enfin je me suis surmonté et je suis décidé à vous parler franchement. Voici de quoi il s’agit : j’ai une habitude invétérée du vol, et quels vols ! Je souffre de cette habitude tout le premier. Si pénible que ce soit à avouer, je vous l’avoue, à vous seul : j’ai une passion insurmontable d’arracher les robes précieuses et les pierres des saintes images. Vous ne pouvez vous le figurer, mais cette habitude ne me laisse de repos ni jour ni nuit. Je me sens attiré dans les églises riches. Étant encore au lycée, en sixième, je fixais mes regards, comme malgré moi, sur tous les trésors d’église, je voulais en tirer profit pour moi-même. Étant étudiant, tantôt par intérêt, tantôt par amusement, je brisais les troncs des églises, les coffres des églises, pour m’en approprier le contenu.
Une fois, je pénétrai dans une église où se trouvait une image miraculeuse. Je m’approchais déjà de cette image, pour faire mon profit de cette proie facile, quand je jetai un regard sur l’Enfant Jésus, et je restai sur place, pétrifié. Quelques instants plus tard, je voulus encore étendre le bras vers l’image, mais pour la seconde fois l’Enfant Jésus paralysa ma volonté par son regard. Voilà, pensai-je, une affaire ratée. Je me retirai dans un coin de cette église et me mis à prier ardemment la Sainte Vierge, pour qu’elle me pardonne mon péché et m’aide à sortir sans encombre. Le matin était venu. À 6 heures on ouvrit les portes.
Je sortis sans être remarqué. Le lendemain j’étais couché à me reposer et je sommeillais, quand je vis en songe, qui croyez-vous, père Spiridon ? La Sainte Vierge, avec le même Enfant Jésus que j’avais vu la veille dans l’église. Elle s’approcha tout près de moi et me dit : “Ne recommence pas, ou tu iras en prison, et pis encore”. À ces mots, comme piqué par une pointe de feu, je me dressai instantanément, tout éperdu de peur.
Il se passa ensuite environ dix-huit mois, pendant lesquels je fis connaissance avec une jeune lycéenne, et pour elle je tâchai par tous les moyens de me procurer quelques ressources matérielles. Hélas ! rien ne rapportait assez et j’étais bien pauvre. En désespoir de cause, je résolus de dévaliser à Moscou une église : je fus pris et envoyé en Sibérie. Je m’enfuis. On me déporta de nouveau.
Quelque temps après, je m’enfuis de nouveau, et pendant mon évasion j’assassinai un marchand de village, pris ses papiers, et vécus dix ans avec ces papiers à Tiflis. Je ne vivais pas trop mal, mais toujours sans épargner les églises du bon Dieu. Je tuais les gardiens, pillais les sanctuaires, les couvents. Un beau jour, le doigt de Dieu tomba sur moi. On m’envoya aux travaux forcés à perpétuité. Comment pensez-vous ? Si je fais pénitence, et si j’abandonne définitivement mes pratiques d’autrefois, Dieu me pardonnera-t-il ? »
— « Mon fils, répondis-je, c’est pour ceux qui sont comme toi que le Christ est venu sur la terre. Il n’y a pas un seul saint qui n’ait péché devant Dieu, et pas un seul pécheur qui n’ait accompli quelque bonne œuvre. La sainteté de l’homme devant Dieu ne consiste pas dans la quantité des vertus, mais dans la qualité de ses rapports avec Dieu et sa sainte volonté ».
— « Ah ! mon père, que je vois bien l’abîme profond qui est en moi ! Il ressemble à une fosse glacée. Que faire maintenant ? Il y a vingt ans que je n’ai pas communié, et j’ai peur de recevoir la communion, car j’ai conscience d’être un très grand pécheur. »
Je lui donnai l’Évangile en russe. Quinze jours plus tard, il voulut se confesser à moi, à deux reprises, et reçut enfin la sainte Communion. Un mois après, avant de partir pour les travaux forcés, mon prisonnier tout en larmes me conta qu’il avait de nouveau vu en songe la Sainte Vierge avec l’Enfant Jésus, qui lui disait en l’encourageant — : « Si tu continues de mener cette vie que tu as commencé de mener, tu seras sauvé ! » Après ce songe qu’il avait vu, il se confessa encore et communia.
Au cours de mes entretiens spirituels, je m’efforçais toujours de prouver aux prisonniers que nous ne faisons aucune différence entre les hommes, qu’ils sont tous enfants d’un même Père, le bon Dieu, qui aime et comble également de ses grâces le pécheur ou le criminel le plus endurci, et le plus grand saint ; et même l’amour de Dieu, par pitié pour le pécheur, se fait sentir à lui de plus près qu’au saint. Dieu, par le ministère de son Fils unique, a déversé sur nous son amour infini et sa miséricorde. Nous n’avons qu’à ouvrir notre cœur à cet amour et, sous l’excès de l’amour du Seigneur jaillissant en nous, nous nous écrierons aussitôt, dans un élan d’enthousiasme : « Seigneur, est-ce bien vous qui avez visité la chaumière de mon cœur, sale et sanglante du sang des miens ? »
C’est ainsi que, m’entretenant avec les criminels, je cherchais en eux l’image de Dieu, pour les amener à répondre à l’appel de la voix de Dieu. O que les œuvres du Christ sont admirables ! De quelle façon et avec quel amour quelques-uns d’entre eux avalaient et dévoraient les paroles d’amour du Christ pour eux ! Un prisonnier tout en pleurs s’approche de moi avec ses chaînes : « Mon père ? Regardez-moi, sauvez-moi, je veux Dieu, c’est Dieu qu’il me faut, mon âme a été ressuscitée par vos sermons, elle a la nostalgie de Dieu. Oh je le veux, Dieu ! — « Mon fils ! Tu es ressuscité à la vie ? » — « Oui, je suis revenu à la vie, mon père, je vis. Je vous en prie, donnez-moi Dieu, c’est Dieu que je veux. » Tous les prisonniers étaient sortis de l’église ; celui-là seul restait avec ses chaînes, et son gardien auprès de lui.
Je le conduisis dans le chœur ; comme un enfant soumis, il suivait derrière moi. « Avant tout, mon ami, veux-tu que nous priions tous deux ? » — « Prions, mon père », répondit le prisonnier. Nous restâmes une dizaine de minutes à prier. Il priait avec ardeur. Ensuite je lui demandai de s’asseoir sur une chaise. Il s’assit. « Mon ami, ma joie, comme je suis heureux que tu cherches Dieu avec tant de zèle ! Mais Dieu n’entre dans l’âme du pécheur que par la porte de la pénitence ; ouvre-lui cette porte, cela est en ton pouvoir. » — « Je vous raconterai auparavant qui je suis, commença le prisonnier, et puis je vous ferai ma confession. Je suis originaire d’Odessa. J’ai été à 1 Université. Mais bientôt la boisson m’a perdu. Je quittai l’Université, trois ans durant je frappai aux seuils des asiles de nuit. D’Odessa, la destinée me conduisit à Rostov. Là je continuai à mener la même existence de vagabondage et d’ivrognerie. J’eus l’idée d’améliorer mon sort, c’est-à-dire de m’assurer des moyens d’existence : j’avais 26 ans quand je partis de Rostov pour le Caucase.
Là-bas, je me précipitai à corps perdu dans les combats et le sang. J’organisai jusqu’à six bandes. de brigands. Nous n’épargnions personne. Au bout de peu de temps, cinq de ces bandes étaient saisies par la police, et la mienne seule se cachait dans les montagnes, les forêts et les gorges sauvages. Nous n’étions presque jamais sans verser le sang. De mes propres mains, je tuais même des femmes enceintes et, leur ouvrant le ventre, j’en extrayais les enfants et les mettais en pièces. Parfois encore il m’est arrivé de violer des enfants et de les voir mourir sur place. Je m’adonnais particulièrement à cette cruauté inhumaine. Nous avions de l’argent en abondance, et de l’or à ne savoir qu’en faire. Oh que ne fis-je pas ? J’égorgeai de ma main deux prêtres. Et je ne parle pas des femmes que j’ai violées ! »
— « Qu’est-ce qui vous poussait à de tels crimes ? »
— “Mon père, les passions font de nous les bêtes fauves que vous voyez. Mais ce qui les nourrit et les exaspère, c’est le monde et le milieu où nous sommes nés, où nous avons grandi et vécu. Si nous voyions, nous les criminels, et si nous sentions que les gens nous traitent non pas comme des bêtes féroces, mais comme leurs semblables, alors, croyez-moi, mon père, on ne verrait pas se déchaîner en nous des fauves si sanguinaires.
Prenons si vous voulez, les cabarets d’autrefois, ou nos débits d’alcool officiels d’aujourd’hui. Vous savez ce que c’est que ces boutiques ? C’est le meurtre et le brigandage, seulement sous un autre pavillon ! N’est-ce pas l’ivrognerie qui a fait de moi ce que je suis ? En assassinant les gens, je me disais : « Tais-toi, ma conscience, le monde fait exactement la même chose que moi, seulement il se cache sous la loi des conventions officielles. » Prenez tous les dieux et les déesses de ce monde, n’est-ce pas juchés sur des vagues de sang humain qu’ils se sentent plus haut que les autres ? Prenez encore, si vous voulez, les femmes publiques ; n’est-ce pas le milieu qui les fabrique ? Et, non contente que, pour un morceau de pain, elles vendent leur corps et leur âme aux passions d’autrui, la société les écrase, les méprise et fait d’elles l’opprobre non seulement de la chrétienté, mais de l’humanité tout entière !
Quand on voit que tout l’univers vit de violence, quand toutes les lois et toutes les puissances de la vie sociale ne constituent qu’une machine inhumaine à l’aide de laquelle les bras sanglants d’une petite poignée de gens violentent et pressurent l’humanité, on sent comme malgré soi se déchaîner les passions, et l’on devient capable de tout. Finalement, on s’exaspère et on devient comme cela une bête féroce. Croyez-moi, mon père, par moments on voudrait détruire tout l’univers, on voudrait le consumer dans les flammes, l’étrangler, n’en faire qu’une mare de sang, enfin dessécher cette mare, la réduire en poussière et la disperser dans l’espace infini ! Quel univers est-ce là ? Il faut le détruire. Si ce n’est hypocrisie, violence, lâcheté, je n’y vois rien d’autre. On nous fuit, on nous enferme dans des prisons, on nous enferre, on nous pend, on nous applique la peine de mort, et cela, loin de diminuer notre nombre, ne fait au contraire que l’augmenter de plus en plus. Pourquoi donc notre vie ici-bas mène-t-elle à de tels résultats ?
C’est parce que, à l’époque actuelle, mon père, tous les hommes sont devenus des ouvriers de l’usine où se fabriquent les criminels, et cette usine c’est la vie, la vie humaine. Lorsque je rencontre des prêtres, des prélats, toutes sortes de supérieurs, je me dis oh ! hommes, hommes ! comme vous êtes pitoyables dans vos hypocrisies, dans vos instincts de violence ! N’est-ce pas vous les bourreaux, nos bourreaux, les bourreaux de l’âme humaine ? Vous vous croyez les pasteurs de l’Église du Christ, les gardiens des lois et de la justice, les illuminateurs de la masse ignorante, et en réalité vous n’êtes tous que des bourreaux, et quels bourreaux ! Je frémis même quand je vois ce spectacle : un prêtre, avant le supplice du criminel, lui donne la communion ; deux minutes après la communion, on le hisse sur la potence ; à ce moment le prêtre doit se demander fatalement : qui donc ont-ils pendu, le criminel ou le Christ ? Voilà ce que font les représentants de l’Église du Christ.
Ou bien encore ceci : le directeur de la prison vit en grand seigneur à nos dépens ; avec un traitement de 120 roubles par mois, il envoie ses enfants au lycée et à l’Université, entretient une meute de chiens de chasse, et après six ou sept ans de service emporte un capital de trente à quarante mille roubles !
Et voilà, mon cher père, ce qui nous rend criminels. Quand tout à l’heure j’ai entendu de votre bouche cet appel à Dieu, je me suis convaincu que vous nous aimiez sincèrement et que vous vouliez notre salut. Ah ! devant un rayon d’amour sincère, pas un criminel ne tiendra. Ainsi, moi qui en suis un, j’en suis venu au point de répondre à votre amour pour nous par un amour égal. Oh, si le monde nous aimait comme vous nous aimez, croyez-le, nous serions de saintes gens ! Si grande est la puissance de l’amour ! Contre l’amour, pas de loi, pas de force, pas de mal qui tient. Mais maintenant, voilà la question : est-ce que Dieu me pardonnera mes péchés ?”
— « Mon enfant chéri, les péchés qui te seront pardonné, qu’ils t’appartiennent ! et ceux qui ne te seront pas pardonnés, ceux-là, devant Dieu, je les prends sur moi », répondis-je. Le prisonnier, à ces mots, se jeta à mes pieds et fit retentir toute l’église de ses sanglots : « O notre ange céleste, c’est toi qui es descendu du ciel pour nous consoler, malheureux prisonniers ! » Ainsi parlait-il, en embrassant mes pieds. Je pleurais avec lui. Trois jours après, je le confessai et lui donnai la sainte communion. Trois semaines plus tard, on le pendit dans la prison de Tchita. Deux jours avant sa mort, j’allai le voir dans sa cellule, et je le trouvai pleurant à chaudes larmes et priant. Il sentait que ses jours étaient comptés. Je crois fermement qu’il aura trouvé Dieu.
Encore à Tchita, je rencontrai un prisonnier schismatique, qui, presque chaque fois qu’il me rencontrait, souriait et, tirant de sa poche un Évangile slavon tout usé, me demandait comment vivre selon l’Évangile, et ce qu’il devait faire pour hériter le royaume de Dieu. Je lui disais toujours : « C’est par Dieu et le prochain, par l’amour vivant que tu auras pour eux, que tu incarneras en toi tout le Saint Évangile. » — « Parlez-moi plus simplement, mon père, je ne comprends pas bien cela. » — « Mon fils chéri, aime Dieu et les hommes de telle sorte que ce ne soit pas toi qui vives, mais Dieu et ton prochain en toi. »
— « Mon père, voilà déjà dix-sept ans que je suis en prison, et bientôt on m’enverra aux travaux forcés. Je voudrais beaucoup, mon père, m’entretenir un peu avec vous. Je vous demanderai de venir chez moi. »
Quinze jours après, mon prisonnier schismatique, l’Évangile en main, venait me trouver, me demandait ma bénédiction, et m’annonçait qu’un de ces jours il demanderait au directeur de la prison de le mettre en cellule. En effet l’administration exauça sa prière. Comme j’arrivais quelques jours après à la prison, le directeur me fit dire que le prisonnier de la cellule numéro tant désirait me voir. J’y allai. Le prisonnier schismatique me reçut avec une grande joie. Nous nous assîmes tous deux par terre.
— “Mon père, j’ai comme un pressentiment qu’il me reste peu de temps à vivre. Je veux m’ouvrir à vous, et vous seul, vous seul saurez ce que je suis.
Je suis de Moscou, mon père, et j’étais un homme riche. Je me mariai, nous n’eûmes pas d’enfants. Je fis la connaissance de l’évêque vieux-croyant Méthode, le saint homme, que le gouvernement a déporté quelque part en Sibérie. Quoique je sois de la secte des sans-prêtres, cet évêque exerça sur moi une très forte influence. En le quittant, je décidai en moi-même de réciter constamment le Pater. Cela me fut d’abord très difficile ; mais au bout de deux mois j’y étais si bien fait que même en dormant je chuchotais cette divine prière. Mon exemple convertit aussi ma femme à cette pratique. Cela nous procurait beaucoup de douceur et de joie.
La renommée commençait alors de parler de Léon Tolstoï ; j’allai le voir. Il me reçut. Je lui racontai mon existence et il me dit en souriant : « Ne reconnais aucun maître sur la terre ; que le Christ soit ton maître ; achète l’Évangile et prends-le comme guide. » Je le quittai dans d’excellentes dispositions.
Deux mois après cette visite, je pars de bon matin pour Toula, pour voir une de mes connaissances. Je rentre chez moi : tout va bien. Trois jours après, je m’absente encore chez un de mes camarades, mais quand je reviens, j’entends des cris dans la chambre de ma femme, j’accours, je regarde : ma femme était étendue à terre, le cœur transpercé, et près d’elle un de mes amis, qui lui faisait tout le temps la cour Il avait voulu se marier avec elle, mais elle ne l’aimait pas et l’avait repoussé. Lui, bien qu’il fût déjà marié, avec quatre enfants, continuait à faire la cour à ma femme. Après ma visite à l’évêque, ma femme avait cessé d’aller au théâtre et en général elle ne sortait plus du tout. À la vue de ce drame sanglant, je fus frappé d’horreur. L’assassin se jeta à mes pieds, implorant mon pardon. Je voulais d’abord le tuer. Mais je me souvins du Christ, et lui dis : “Va, et n’agis plus ainsi.” Ensuite j’allai à la police et déclarai que j’avais tué ma femme.
On me jugea, on me tint en prison. Je restai relativement peu de temps à la prison de Moscou. On me transféra ensuite à Tioumen. J’y demeurai quatre années. De Tioumen, je fus transféré à Krasnoïarsk. Là un meurtre fut commis dans la prison : je le pris sur moi. Maintenant je traverse votre centrale de Tchita pour aller au bagne.
Vous savez, mon père, Dieu m’en est témoin, combien j’aime mes frères les prisonniers ! Ils sont tous pareils à des anges du bon Dieu, et le Christ sûrement les sauvera. Lorsque viendra le jugement dernier, le Christ dira à tous les détenus : mes prisonniers, mes souffrants, mes petits frères, venez auprès de moi ! Je vous ai préparé chez mon Père une demeure spéciale, elle est faite de vos souffrances et de vos larmes brûlantes, et vous resplendirez comme le soleil dans le royaume du Père céleste ! Et tous les prisonniers se réjouiront alors et triompheront éternellement dans le Royaume de l’Agneau de Dieu.”
Le détenu se cacha le visage derrière son Évangile et se mit à pleurer.
– « Quel est d’ordinaire l’état de ton âme ? » — « Mon père, je voudrais aimer tous les hommes, je voudrais tout leur pardonner, à tous, et souffrir éternellement pour tous les hommes. Je crois, mon père, que c’est la prière qui m’a régénéré, car lorsque j’étais libre je n’étais pas ainsi. » — « As-tu quelquefois du chagrin ? » — « Non, jamais. Quand la conscience est pure devant Dieu, le rayon de la joie ne s’éteint pas dans le cœur. Maintenant, outre le Pater, je récite mentalement, le mardi de chaque semaine : “Mon Dieu, vous êtes à moi, et je suis à vous, sauvez-moi !” Mon père, je ne me serais jamais découvert à vous, si vous ne m’aviez touché au cœur par vos sermons. Ils ont beaucoup d’action sur nos âmes. Ce n’est pas sans raison que tous les détenus vous aiment. Ils se proposent de vous offrir une adresse et une image. Ils vous suivront où vous voudrez, même au milieu des flammes. Moi aussi, je vous aime, mon père. J’ai encore une prière à vous faire : confessez-moi et communiez-moi. Je n’ai encore jamais communié de ma vie. » — « Peut-être voulez-vous aussi, mon fils, que je vous donne la confirmation. » — « C’est bien, je vous en serai très reconnaissant. »
Dans cette même cellule, je lui donnai la confirmation, le lendemain je le confessai et lui donnai la sainte communion. La semaine suivante, j’allai de nouveau le voir. Il me supplia en pleurant de lui donner encore la communion. Je le satisfis. Après quoi, je le perdis de vue.
Un an après, en visitant le bagne de Nertchinsk, je le trouvai malade dans l’arrondissement pénitentiaire d’Algatchi. J’eus avec lui un entretien de deux heures. Il était heureux de ma visite. Six mois plus tard, je revins dans cette même prison et, le surlendemain de mon arrivée, les détenus m’appelèrent au lit de mort de ce saint prisonnier. Lorsque je m’approchai de lui, il se souleva de joie et dit en se signant : « Eh bien, mon père, dans une heure je quitterai la terre. » Cinq minutes après, il ne pouvait déjà plus rester assis, et se coucha. Il chuchotait quelque chose. Ensuite il leva ses yeux vers le haut en disant : « Les cieux se sont ouverts. La Mère de Dieu descend sur moi, et avec elle une grande multitude de saints. Voyez-vous, mon père ? » — « Non, mon enfant, » lui dis-je. — « Et voici le Christ, le Roi de Gloire, qui paraît sur les nuages et descend vers nous. »
À ces mots, toutes les parties de son corps furent agitées d’un mouvement rapide. Il ne détournait plus ses yeux du côté droit. Cette vue commençait à me peser terriblement. « Seigneur, s’écria le mourant, je voudrais encore souffrir pour les autres sur terre. Mais qu’il en soit comme vous le voulez, Seigneur ! Sauvez ce prêtre. »
Un instant encore, et il n’était plus de ce monde. Oh ! comme on le pleura parmi les prisonniers ! Je ne puis jamais l’oublier. Il avait eu encore, auparavant, trois visions qu’il me découvrit en confession. Que Dieu lui donne, après sa mort aussi, le don dont il jouissait déjà sur terre, afin qu’il puisse encore nous aider, pauvres pécheurs, à porter notre lourde croix sur cette terre !
Dans la pratique de mon ministère pastoral dans les prisons, je n’ai pas souvent rencontré des chrétiens aussi exemplaires, mais il y en a. Ces hommes sont véritablement élus tout spécialement par Dieu. Toute leur vie consiste dans le Christ. Combien ils ont supporté de tourments, de souffrances, de vexations de toutes sortes ! et dans tout cela ils n’ont vu que consolation, joie et jouissance spirituelle.
Une détenue me dit : « Mon père, je voudrais m’entretenir avec vous ». — « Bien, si vous le voulez, nous pouvons causer tout de suite dans l’église ». — « Non, mon père, maintenant je ne peux pas, pour certaines raisons, mais, si vous veniez pour moi demain, comme cela après-midi, je vous en serais extrêmement reconnaissante ».
J’acquiesçai à sa prière et le lendemain après le déjeuner j’arrivai à la prison. Elle m’attendait déjà. Je fis ouvrir l’église. Nous y entrâmes. La surveillante resta sur le seuil.
« Mon père, je suis tourmentée à en devenir folle. C’est mon âme qui souffre. Toute ma vie est bouleversée. Je vous ai accablé d’injures et de malédictions, pour tout ce que vous m’avez fait souffrir avec vos sermons. Pourquoi avez-vous mis toute mon âme sens dessus dessous ? Oh, je suis une grande pécheresse ! Que le Seigneur vienne à mon secours, et allège mes souffrances ! Ma mort, où es-tu ? O Seigneur, sauvez-moi, pauvre pécheresse ».
Je la priai de se calmer. Une fois revenue à elle, elle commença à me raconter sa vie.
« Mes parents, ainsi commença-t-elle, avaient cinq enfants, trois fils et deux filles. J’étais la dernière. Dieu m’avait dotée d’esprit et de beauté. Un an avant de sortir du lycée, j’étais déjà promise à un étudiant en médecine. Nous vécûmes heureux deux années, puis nous nous séparâmes. Il était très jaloux, et d’ailleurs il n’avait qu’à moitié tort. La flatterie des hommes me fit sortir bientôt du sentier de l’honneur. Après mon divorce, je ne me livrai pas ouvertement à la prostitution, mais je résolus de m’abandonner à mes passions sous une autre forme. Je bâtis à Moscou un hôtel, où je recrutais des jeunes filles d’âge nubile et faisais le trafic des corps humains. D’abord, j’avais pitié d’elles, j’étais tourmentée de remords. Mais avec le temps je méprisai tout cela et me jetai tranquillement tête baissée dans cet horrible métier. O mon père, combien d’yeux infortunés me regardent maintenant, tous les yeux de ces jeunes filles qui me regardent d’un regard suppliant et terrible ! Ils me transpercent de mille tourments.
Voici les yeux de Catherine, qui est morte, et ceux de la chère Jenny, et ceux de Viéra, de Liouba, de Sacha… Oh ! tous me regardent, et tous ces regards me demandent avec reproches : « Pourquoi nous as-tu fait souffrir ? » (Elle pleure).
Une fois calmée, elle continua ainsi :
« Oui, mon père, comment Dieu supporte-t-il encore mes péchés ? J’ai pourri plus de deux cents innocentes jeunes filles. Je les ai jetées par-dessus le bord de la vie, j’ai rompu trente mariages, j’ai empoisonné deux jeunes filles, et fait souffrir une autre jusqu’à la mort. Que n’ai-je point fait ? Hélas ! le souvenir seul m’en accable.
Enfin je résolus un crime encore plus affreux : tuer mon amant, pour qu’il ne puisse plus appartenir à personne. Mon amant était un lycéen de dix-sept ans. C’est à cause de lui que j’ai été envoyée aux travaux forcés. Jusqu’à cette prison de Tchita, j’ai été tranquille. Mais maintenant que j’ai entendu vos sermons, je ne peux plus trouver de refuge, ma conscience s’est réveillée, toutes les jeunes filles que j’ai tourmentées se sont levées comme des ombres, elles me regardent, leurs yeux sont empreints de tant de souffrance et de tristesse qu’ils me transpercent de part en part d’une douleur insupportable : comme un fil aigu et ténu rougi au feu. Mon père, que dois-je faire maintenant, pour alléger un peu mon mal ? »
– “Voici ; ma chère enfant. Repentez-vous sincèrement, et repentez-vous de telle sorte que vous vous souveniez de tout ce qui pèse sur votre âme depuis votre enfance. Ensuite, exprimez-le devant Dieu, jusqu’au dernier péché. Quelque honte et quelque peine que vous en ayez, vous devez cependant le faire. Plus certains péchés vous paraîtront exceptionnels par leur malice, plus graves, plus honteux et plus vils que les autres, plus vous devrez vous arrêter sur eux, afin que votre confesseur les connaisse parfaitement. Ce sera là votre première médecine spirituelle. Comme second remède : lisez tout le saint Évangile deux fois. Et enfin, matin et soir, dites cette prière : « Seigneur, ayez pitié aussi de moi pécheresse. » « Priez peu, mais avec ardeur, et ensuite nous verrons ».
Quinze jours après, j’allai la voir. Elle se sentait déjà mieux. Elle avait résolu de suivre mes conseils. Elle voulait se confesser, mais je l’en empêchai encore. Je l’en empêchai non pas que je la trouvasse indigne, mais afin d’affermir ses bonnes dispositions. L’âme de la femme est loin d’être aussi profonde que celle de l’homme, et c’est pourquoi je voulus consolider dans son âme la conscience qu’elle avait de son péché ! Après quoi, je lui achetai un Évangile et la suppliai de le lire deux fois et de prier Dieu. La semaine suivante, j’allai encore la voir : les résultats étaient évidents. Elle était gaie, calme, mais on devinait encore un je ne sais quoi dans son âme.
Le dimanche venu, je cherchai exprès, à son intention, l’Évangile du jour, sur la pécheresse qui lave les pieds du Christ. Je la fis appeler, pour qu’elle assistât ce jour-là à la messe. Elle vint. Je lus l’Évangile. À la fin de la messe, Dieu me prêta son aide pour prononcer sur le thème de l’amour et de la miséricorde infinie du Christ un sermon touchant. Les détenus pleuraient ; elle pleurait aussi. En terminant, j’invitai les détenus à se mettre à genoux, je me mis moi-même à genoux et, me tournant vers l’image du Sauveur à l’autel, je m’écriai : « O. Seigneur ! voyez ces prisonniers, il en est parmi eux qui, semblables à la femme adultère qui jusqu’à ton arrivée devant elle avait commis le péché, ont vendu leur corps et leur âme au monde, se sont abandonnés à la débauche…, mais cela avant de te connaître et de te voir, toi le Sauveur miséricordieux des pécheurs tombés. Tu t’es à peine montré à elle, et la voilà à tes pieds, qui implore à chaudes larmes son pardon. Seigneur, considère aussi ces prisonniers : eux aussi répandent leurs larmes sur tes pieds invisibles. Sois miséricordieux, ouvre tes lèvres qui pardonnent, dis-leur à tous : Mes enfants, vos péchés vous sont pardonnés à cause de votre amour pour moi ! »
Toute l’église sanglotait, et la pauvre détenue restait étendue sans connaissance, comme morte. L’office était terminé. Elle ne voulait toujours pas se calmer. Trois jours après ce dimanche, je fus de nouveau chez elle. Elle me reçut en pleurant, et me confia qu’en lisant l’Évangile elle se sentait attirée vers Dieu, et voulait se répandre devant lui en pleurs de repentir.
Ensuite je fus envoyé en mission au bagne. Quand le mois suivant je revins à Tchita, je trouvai ma pénitente complètement abattue : elle croyait que je ne reviendrais plus jamais. Le dimanche suivant, je la confessai de nouveau, et lui donnai ensuite la sainte communion.
Ce jour fut pour elle le premier jour de sa vie. Elle ressentit une telle joie que dans la suite elle me disait souvent : Je n’ai jamais eu une journée pareille dans mon existence.
Pendant un de mes sermons j’entendis tout à coup dans la foule des détenus : « Cela vous est facile à vous, bien nourri, bien vêtu d’une pelisse de raton, de nous prêcher la morale : vous devriez bien la prêcher à nos chefs, pour qu’ils nous nourrissent un peu mieux. » Je continuai, sans faire attention. Je venais de terminer, quand je vis les prisonniers entourer le malheureux qui avait ainsi parlé et lever déjà le poing sur lui. — ‘Que faites-vous, mes amis ? m’écriai-je. — « Il s’est permis de vous offenser, mon père, dirent des voix, nous allons lui apprendre ! » — ‘Mes amis, même s ’il m’avait dit quelque parole outrageante, vous savez qu’il vient seulement d’arriver ici, il me connaît mal, et peut-être a-t-il eu dans sa vie maille à partir avec des prêtres.’. — « C’est à cause d’eux que j’ai été condamné aux travaux forcés ! » répondit en pleurant le prisonnier qui m’avait lancé ce reproche pendant le sermon. Je m’approchai de lui et l’embrassai devant tout le monde en le remerciant de sa franchise.
En me voyant agir ainsi avec celui qui, à leur idée, m’avait offensé, les prisonniers furent complètement désarmés. Quant à moi, je leur parus un sot. Ils se dispersèrent dans leurs chambres, tandis que je rentrai chez moi. Mais ce détenu avait éveillé ma curiosité. La fois suivante, je voulus le voir ; mais il n’assista ce jour-là ni au sermon ni aux vêpres. Ma curiosité s’en accrut d’autant. Ce ne fut que trois semaines après cela que je le rencontrai par hasard dans la cour de la prison. Je l’arrêtai : « Comment allez-vous, mon ami ? » — « Pas mal » me répondit-il d’un air contraint. — « Je voudrais vous parler, causer un peu avec vous à cœur ouvert. » « Mais moi aussi, mon père, je voudrais causer avec vous. Plus d’une fois, j’en ai eu envie, mais quelque chose me retenait. » Nous convînmes de nous rencontrer à l’église. Il y eut alors un jour de fête, je leur célébrai la messe, et je fis venir ce détenu dans le chœur. Quand les autres furent sortis, nous engageâmes la conversation.
— « Dis-moi, mon ami, pourquoi es-tu en prison ? »
— ‘Hélas, mon père, il m’en coûte trop de le dire seulement, commença-t-il. J’étais instituteur. J’ai été élevé dans l’Église orthodoxe et, dans mon enfance, j’étais religieux. Je m’engouai pour les idées socialistes. Je fis connaissance avec quelques socialistes allemands. Il faut avouer que le socialisme actuel manque de quelque chose d’essentiel : il lui manque, si l’on peut dire, une âme chrétienne. Je fus extrêmement frappé de ce que ce socialisme d’aujourd’hui tendait à remplacer le christianisme. Cela contribuait à m’éloigner de lui. Vous le savez, tous les chefs et les hérauts du socialisme sont des ennemis farouches du christianisme. Une fois en Allemagne, et après y avoir passé quelque temps, je sentis se réveiller en moi un souvenir très amer de notre organisation gouvernementale et ecclésiastique. La semaine sainte, je fréquentai l’église et le Vendredi saint je voulus me confesser et communier. Nous avions deux prêtres. Je m’approchai de l’archiprêtre. Sans rien soupçonner, je commençai à me confesser. Je lui dis en confession que je ne croyais pas à la sainteté d’Alexandre Nevski, de Vladimir le Grand, du tsarévitch Dmitri, des princes Boris et Glieb, ces derniers ayant péri par le glaive pour des considérations politiques, et les premiers n’ayant aucunement montré leur sainteté dans leur vie. — Mais ne pas croire à leur sainteté, c’est le comble de l’impiété ! me répondit l’archiprêtre. — Non, mon père, vraiment je n’y crois pas, et je n’y crois pas encore pour cette raison que d’eux sont provenues des guerres et toutes sortes de violences. Il me donna l’absolution, et la communion le samedi saint, et le jour suivant sur sa dénonciation j’étais arrêté, puis condamné, privé des droits civils et déporté comme criminel d’État. Eh bien vous savez, mon père, après ma condamnation, j’ai renié l’Église et toute espèce de christianisme. (Le prisonnier versa quelques larmes). Cela me faisait de la peine, je regrettais beaucoup le christianisme, mais un christianisme où les ministres de l’autel se servent de la confession pour ôter tous leurs droits et leurs biens à leurs pénitents, un pareil christianisme je le maudis et je ne veux pas même y penser. À quoi ressemble-t-il ? Ah, qu’est-ce que les prêtres ont fait du mystère de l’Église du Christ ?
Le Christ aurait-il établi le sacrement de pénitence pour servir à la sauvegarde des empereurs et des rois, pour livrer à d’horribles souffrances et à la vie de la prison ou du bagne les hommes qui pensaient trouver dans ce sacrement l’effacement de leurs péchés et leur paix avec Dieu ? Hélas, mon Dieu, c’est terrible à penser ! Qu’est-ce qu’un christianisme qui se fait le serviteur de tous les bourreaux les plus méchants et les plus inhumains de ce monde et de leurs séides ? Maintenant je ne puis plus, je ne puis plus, mon père, entrer dans une église ni entendre seulement une fois les prières pour le Tsar très pieux, le très-saint synode, l’armée très chrétienne, pour la soumission de tous leurs ennemis et adversaires, etc. J’aimerais mieux voir dans le sanctuaire un chien crevé, que d’entendre ces vilenies ainsi sanctifiées.’
Le prisonnier se tut. Il n’en pouvait plus. Il soupira et reprit ensuite
« Je ne me crois pas anarchiste, j’admets l’existence du pouvoir et du gouvernement, je n’ai absolument rien contre cela. Mais pourquoi, pourquoi donc rabaisser le Christ au rang d’un misérable valet, obligé de servir ces bourreaux, ces vampires et ces tyrans de l’humanité ? Et les évêques, donnez-leur seulement de l’argent, des décorations, donnez-leur le pouvoir, et alors adieu Christ, adieu christianisme, utopie idéaliste, sottise et ignorance des pécheurs galiléens ! Et pourtant ma conscience me tourmente, d’avoir renié le christianisme. »
— « Mon très cher fils, il ne faut pas désespérer. Prends patience. Rappelle-toi le Christ : il n’a pas maudit le monde qui le crucifiait, il a prié pour lui. Nos malédictions d’hommes sont le signe de notre impuissance et de la faiblesse de nos forces dans nos rapports entre nous. Le Christ aurait pu, d’une seule de ses pensées, non seulement anéantir ses ennemis, mais changer tout l’univers en un néant absolu : eh bien, il prie pour ses ennemis et ne répond point au mal par le mal. Voilà ce qui fait sa force invincible. »
— « Oui, j’en conviens, mais mon âme est toute rompue, toute estropiée… Pourtant je reconnais ma faute devant le Christ. »
— « Ensuite, mon ami, vous souffrez non pas pour vos opinions politiques, mais pour votre foi dans le sacrement de pénitence. Il s’ensuit, mon ami, que vous souffrez pour la liberté, qui nous a été donnée à tous par le Christ. » — « Est-ce possible ? Je souffrirais indirectement pour le Christ ? »
Le prisonnier pencha la tête et j’eus la joie de voir des larmes couler les unes après les autres de ses yeux et tomber par terre.
— « Je ressens je ne sais quel soulagement, une clarté pénètre dans mon âme : est-il bien vrai que je souffre réellement pour la religion ? » — « Oui mon ami, tu souffres pour elle. »
Cinq jours après cet entretien, il venait lui-même me trouver pour me montrer une lettre qu’il avait écrite à ce même archiprêtre, son ennemi et le fidèle gardien des intérêts du gouvernement. Cette lettre témoignait de sentiments très élevés. Le prisonnier y remerciait de la façon la plus instante l’archiprêtre de son affection pour lui. Je la lus, elle était d’une force extraordinaire. Le prisonnier me la confia pour la faire parvenir à son adresse. Juste une semaine après, il demanda à se confesser et à recevoir la sainte communion. Dans la suite j’eus beaucoup de joie à voir son visage devenir de jour en jour plus lumineux. Il ne pouvait plus manquer une conférence ni un sermon. Tous les jours de fête, il venait à l’église.
En dehors de la prière publique, il s’exerçait à la prière particulière. Je me souviens que pendant le carême il communia trois fois. Il devint très réservé dans ses discours. Je lui achetai un Évangile russe, et il lisait surtout, je ne sais pourquoi, les paroles d’adieu du Christ. Beaucoup de détenus conçurent pour lui une espèce de vénération. Un jour, il se tourna vers moi et me demanda comment je comprenais Léon Tolstoï. Je lui répondis que, si le monde comprenait l’Évangile de cette façon, il serait déjà à moitié chrétien. Le prisonnier sourit, me salua sans rien répliquer, et s’en fut dîner. Cette figure s’est gravée profondément dans ma mémoire. Je l’estimais et l’aimais comme mon propre frère.
Celui-là était un mahométan. Pas une fois il n’a manqué une conférence ou un office religieux. À l’église, il commença à prier à sa façon ; ensuite il adopta peu à peu nos façons chrétiennes de prier. Sa prière était toujours sincère et ardente. Un jour il demanda à me voir, pour causer à cœur ouvert, comme il disait. On l’appelait Ali.
Ali se mit à me raconter combien il aimait m’entendre dire, dans mes entretiens avec les prisonniers, qu’en dehors de notre misérable petit monde terrestre, il existait une multitude innombrable de mondes pourvus de leurs soleils en nombre infini, avec une infinie multitude de nuances de toutes les couleurs. “Si l’on pouvait, leur disais-je, organiser une expédition qui se transporterait d’une planète à l’autre avec la vitesse d’un rayon de soleil (le rayon de soleil parcourt 280 000 km à la seconde), et si cette expédition cheminait à travers ces mondes pendant 100 millions d’années, elle ne ferait pourtant que piétiner, car il se découvrirait toujours devant elle des parties de l’univers encore inexplorées ! Eh bien, si tous ces mondes étaient peuplés comme le nôtre d’êtres raisonnables, ces habitants d’une infinité de mondes ne pourraient avoir une religion supérieure en sainteté ou en perfection morale à la religion chrétienne”.
Ali se sentait séduit par ces paroles, et une fois il me demanda : « Si le christianisme est une religion à ce point sainte qu’il n’en est pas d’aussi sainte ni d’aussi parfaite au monde, quand nous mourrons, croirons-nous à la foi chrétienne ? Et alors, où sera-t-il, notre prophète Mahomet ? » — « Mon bon Ali, votre Mahomet sera récompensé lui aussi selon ses œuvres et je ne crois pas, mon cher ami, qu’il soit définitivement réprouvé par Dieu. Dieu, comme le véritable Père des hommes et comme le créateur de l’univers, aime tous les hommes ; sa grâce, sa providence et sa sollicitude s’étendent sur tous ; il leur donne à tous la vie, la nourriture, la croissance, et enfin la récompense due à leurs œuvres. »
— « Mais, mon père, notre mullah dit que seuls les mahométans seront sauvés et trouveront Dieu après la mort, tandis que tous les autres, les chrétiens, les juifs, les chinois, iront auprès de Satan. » — « Cher Ali, tu es marié ? » — « Oui. J’ai trois femmes. » — « Dis-moi, Ali, si chacune de tes femmes te donnait un enfant, et que parmi eux deux ou trois fussent aveugles, comment crois-tu, les reconnaîtrais-tu tous comme tes enfants, ou non ? » — « Certainement, tous seraient mes enfants, et comme leur père j e les aimerais tous, et ceux qui seraient aveugles encore plus. » — « Eh bien, Ali, Dieu aussi nous aime, tous, sans distinction de nationalité ou de religion, d’un amour tellement infini que notre amour le plus fort, en comparaison de l’amour de Dieu, est comme un bloc de glace à côté du soleil. »
À ces mots, Ali leva les bras au ciel dans un geste de prière ; puis, les ramenant sur sa tête, il prononça lentement : « Allah ! Est-ce bien là l’enseignement du christianisme ? » — « Oui, lui répondis-je. »
— « Attendez, attendez, mon père, je veux encore vous poser une question. Pourquoi vous autres chrétiens, n’êtes-vous pas meilleurs que nous ? Nous ne buvons pas d’eau-de-vie, tandis que chez vous presque tout le monde, et même vos femmes, est perdu de boisson. Nous sommes plus justes et plus fidèles que vous, tandis que vous êtes presque tous cruels, déloyaux, menteurs et trompeurs. Nos femmes ne mènent pas une vie honteuse comme les vôtres. Presque toutes les vôtres, surtout à la ville, ont des maris, et se livrent aux autres hommes et font le mal sans vergogne. Nos mullahs ne s’enivrent pas, ne jurent pas, tandis que vos popes, excusez l’expression, mon père, se saoûlent comme des porcs. Pourquoi vous conduisez-vous ainsi ? Pourquoi ne suivez-vous pas votre foi chrétienne ? »
Je n’avais pas grand-chose à répondre.
« Tu sais, Ali, tout homme a son libre arbitre et son indépendance, aussi chacun se conduit comme il lui plaît. » — « Non, mon père, il n’y a que des bêtes, des animaux ou des volatiles, qui puissent vivre de cette façon-là. Pour un homme, il faut qu’il y ait Dieu avant tout. Je pense, ajoutait-il, que Dieu a plus de libre arbitre et d’indépendance que l’homme, et pourtant il ne pèche pas, il sait qu’il est Dieu. Le chrétien non plus ne doit pas pécher, dès lors qu’il sait qu’il est chrétien. Donnez-moi donc, mon père, votre Évangile en tatar ou en turc. En avez-vous comme cela ? » — « Oui, répondis-je. »
Je pris congé du musulman, et lui achetai à la ville, à la Société biblique, un Évangile en tatar, que je lui fis porter le même jour par un élève de l’école des missions.
Je retournai une autre fois à la prison organiser des conférences avec les détenus. Je regarde : point d’Ali. Deux jours après, je célèbre la messe ; je regarde : là encore, toujours point d’Ali. Cela me fit rêver, mais je ne voulus pas encore interroger le surveillant. La semaine d’après, je vins encore à la prison avec le P. Jean, un prêtre indigène bouriate. Je regarde dans l’église de tous les côtés, et ne trouve toujours point d’Ali. Un mois seulement après, Ali revient à l’église, il prie à la mode musulmane. Après la messe, il vient me trouver et me demande : « Mon père, pourrai-je vous confesser mes péchés ? » — « Bien sûr, dis-je. » — « Eh bien alors, je voudrais me confesser. » Le prisonnier, pleurant à chaudes larmes, me confia ses péchés. Finalement, il soupira et dit : « La doctrine du Christ me plaît fort. Je crois que bientôt je serai chrétien. » — « Non, Ali, mon cher, attend encore pour recevoir le baptême, et tâche de vivre seulement un mois au milieu des prisonniers comme l’enseigne l’Évangile. » — « Bien, répondit-il. Je vivrai donc en chrétien. Si les gens m’injurient, et me cherchent querelle, je prierai pour eux. Je leur donnerai tout ce que j’ai. Je les servirai. Je ne me mettrai pas en colère. J’aimerai tout le monde et j’irai faire ma paix avec mes compagnons de détention. Voilà déjà deux mois que je me dispute avec eux : bien sûr, il ne faut pas me baptiser maintenant ? » — « Oui, attends encore un peu, mon cher Ali. »
Il sortit de l’église pour se rendre dans sa chambrée. Un mois se passe, puis deux : je ne vois plus Ali. Une fois, célébrant les vêpres, je vois mon Ali debout dans l’église. Après l’office, il m’attend :
– « Mon père, dit-il gravement, je voudrais encore me confesser. » — « Bien, répondis-je. » Ali me fit cette fois-là une confession générale de tous ses péchés depuis son enfance. Quand il eut terminé, il se leva et me déclara : « Je serai bientôt chrétien. Dès que j’ai commencé à vivre selon l’Évangile, toutes mes peines et mes chagrins ont disparu. Je ne veux plus qu’une chose : aimer tous les hommes et ne leur faire à tous que du bien. » Le mois suivant, je le baptisai.
Mon neuvième détenu était un homme fort beau, et très cultivé. Son vice, son désespoir était la cleptomanie. — « Je ne puis, je ne puis vivre, disait-il, sans voler. Il y avait des jours où je m’abandonnais, comme un enfant, à des sanglots de désespoir. Que faire ? J’avais beau m’adresser à tous les médecins, appliquer tous les conseils qu’on me donnait : rien n’y faisait. Que faire maintenant ? » — « Priez-vous le bon Dieu ? » lui demandai-je. — « Non, voilà bien dix ans que je ne suis pas entré dans une église, que je ne me suis pas confessé et que je n’ai pas communié, et pendant tout ce temps je n’ai jamais prié. » — « Mon ami, demandez au directeur de la prison qu’il vous mette quelque temps dans une cellule isolée. Je viendrai vous voir tous les jours, et nous prierons ensemble tous les deux. » — « Mais j’ai honte de demander cela au directeur. Il ne me comprendra pas et se moquera de moi. » — « Pourquoi se moquer ? La prison n’est-elle pas, par sa destination même, un établissement de pénitence ? » — « Oui, c’est bien cela, mais… ».
Je compris que la fausse honte l’empêchait, lui, un intellectuel, d’oser parler de prière au directeur de la prison, et de lui demander de le mettre en cellule pour cela. Alors je lui proposai un autre moyen :
« C’est bon ! lui dis-je. Alors, venez pendant l’office dans le chœur, mettez-vous quelque part dans un coin, et obligez-vous à prier. »
Il accepta. Après avoir ainsi assisté à trois offices, il vint se confesser et communier. Cinq jours après, je le revis dans la prison. En me voyant entrer dans l’église, il m’y suivit. Je venais de pénétrer dans le chœur et j’étais en train de découvrir l’autel, quand tout à coup je sentis quelque chose s’effondrer à mes pieds. Je regardai, et vis étendu à terre mon jeune Adonis, qui me remerciait, tout en larmes : il se sentait tout à fait soulagé depuis ce jour, on eût dit que son âme était débarrassée d’un poids énorme. Je me jetai à son cou et l’embrassai. J’étais heureux pour lui. Quand il se releva, le sang avait afflué à son visage et les larmes y avaient laissé une trace délicate. Qu’il était joli à ce moment-là ! On eût dit un ange descendu du ciel. C’est du moins l’effet qu’il me produisit.
Cet autre détenu était un hérétique russe. Tout le temps de mon dernier séjour dans cette prison, il assista à mes conférences spirituelles et ne manqua pas un seul des offices. Il aimait beaucoup quand je disais aux prisonniers de conformer leur vie à la doctrine de l’Évangile. Il s’attachait à l’idée que j’avais exprimée dans un sermon en ces termes : « Voyez, mes chers prisonniers, comment le Christ, pour notre salut, s’est soumis à toutes les lois de la vie humaine, à l’exception du péché, afin de nous prouver plus clairement son amour pour nous. Si notre maître s’est humilié un moment pendant sa vie terrestre, à ce point que, Dieu incarné dans notre nature humaine et complètement soumise à ses lois, je le répète, sauf le péché, il a été un des fils les plus pauvres de l’humanité, ne sommes-nous pas obligés, en considérant cet amour sans bornes qu’il a eu pour nous, de mépriser pour lui non seulement parents, femmes, enfants, richesses de ce monde, mais encore notre propre vie, afin d’être avec Lui ? Mes chers prisonniers ! Je vous y invite, noyez vos chagrins, vos souffrances, vos tourments dans les flots de votre amour pour le Christ ! Pour le Christ, on peut renoncer à tout et même se renoncer soi-même. Il est notre consolation, notre résurrection, il est le milieu où nous nous retrouvons nous-mêmes. »
Ces paroles touchèrent le détenu hérétique, et il m’invita à aller le voir dans sa cellule. Quand j’y fus, il se réjouit fort de ma visite. Il me fit asseoir à côté de lui sur le plancher. J’obéis. Il tira d’une poche graisseuse un Évangile et, l’ouvrant au chapitre IV de saint Jean, il me montra le verset 24. Je le lus : — « Mon père, pour l’amour de Dieu, expliquez-moi ce verset. Que signifie : Dieu est esprit, et ceux qui l’adorent doivent l’adorer en esprit et en vérité. Que veut dire : adorer en esprit et en vérité ? » — « Mon fils chéri, répondis-je, cela signifie que toute l’existence d’un chrétien croyant doit être pénétrée par l’esprit, comme celle du Christ notre Dieu, et que cette existence du chrétien doit être tellement pure et pieuse qu’aucune fausseté, aucun mensonge, aucune tromperie ou tentation ne puissent la séduire. Elle doit être, en tant que chrétienne, la vie même du Fils de Dieu, être à l’image du Christ, Fils unique de Dieu, qui est la seule Vérité au sens plein du mot. Le jour où nous incarnerons dans notre vie cette vie divine du Christ, alors nous adorerons en vérité, c’est-à-dire que nous nous perfectionnerons dans notre adoption d’enfants de Dieu. Notre vérité consiste à devenir toujours davantage les fils adoptifs de Dieu. »
En parlant ainsi, je regardais l’hérétique, et je vis que ses larmes coulaient à grosses gouttes sur la page de son Évangile.
« Mon père, dit-il à travers ses larmes, pourquoi les prêtres ne nous disent-ils pas tout cela ? S’ils nous apprenaient à bien entendre l’Évangile, notre vie en serait changée. Je vous ai entendu plus d’une fois, et j’ai vu plus d’une fois comment vous traitiez les détenus, et cela m’a toujours extrêmement frappé. C’est que vous, mon père, vous ne faites pas de différence entre les hommes, qu’ils soient prisonniers, ou directeur de prison : vous les traitez tous de même. Nous sommes touchés jusqu’aux larmes, quand nous voyons vous écouter et causer et converser librement avec vous le prisonnier russe, le bouriate, le chinois, le musulman, l’hérétique, l’orthodoxe, le luthérien, le juif, le catholique ; pour vous ils sont tous les mêmes, et vous êtes pour nous tous comme un vrai frère, un frère commun. Voilà ce qui nous plaît. Mais maintenant je vous poserai quelques questions, et vous me répondrez. »
– « Bien » répondis-je. – « Dites-moi, au nom du Christ : la guerre est-elle un péché ? » — « Oui, je pense que c’est un péché. » — « Si on intente un procès, est-ce un péché ? » — « Oui, selon l’enseignement du Christ, la guerre et les procès doivent être bannis de la vie des chrétiens. » — « Et le divorce ? » me demanda-t-il. – « Le divorce non plus, selon la doctrine du Sauveur, ne doit pas exister dans la vie d’un chrétien. » — « Et le gouvernement ? » — « Pour l’homme naturel, c’est-à-dire pour celui qui n’est pas chrétien, c’est la règle suprême de la vie sociale ; pour le chrétien, c’est une matière brute avec laquelle les disciples du Christ doivent créer, par la prédication et par leur exemple personnel, les éléments du royaume de Dieu sur la terre. »
— « C’est que voilà, mon père, dit le détenu hérétique, depuis ma plus tendre enfance je cherche Dieu, et j’ai beau regarder, regarder, je ne le trouve nulle part ».
Je lui dis : « Mon cher ami, si tu ne le trouves pas en toi-même, tu ne le trouveras nulle part. C’est avant tout en soi-même qu’il faut le chercher. S’il n’y est pas, alors il faut détruire en soi cette vie ancienne et en commencer une autre, où Dieu ait sa place. Dieu existe en dehors de nous, mais il ne se fait connaître qu’en dedans de nous-mêmes. Il n’y a pas d’autre moyen de connaître Dieu ».
L’hérétique : « Comme cela est bien ! En effet, on ne peut connaître et savoir Dieu qu’en vivant de la vie du Christ ». — « Oui », fis-je. — « Mais pourquoi, mon père, personne ou presque personne ne vit-il de la vie du Christ ? Est-ce vraiment si difficile, ou peut-être même est-ce presque impossible, de vivre de cette vie ? » — « Notre vie doit de toutes les façons être pénétrée du Christ, et pour cela il faut avant tout, de la part de l’homme, une décision libre, mais aussi définitive, de suivre le Christ. De quelques vexations que le monde vous menace, ô hommes, vous devez une fois pour toutes, sans hésitation et sans regret, vous décider à suivre sans retour la doctrine du Christ. Si pour cette doctrine l’exil, le bagne, la potence, la mort, nous menacent, tout cela ce ne sont que des étapes, des Synedrions, des Pilate, des Anne, des Caïphe postés à la garde de leurs intérêts terrestres, qui guettent les disciples du Christ ; ils ne doivent pas être pour vous des causes de peur ou d’effroi, mais bien plutôt des occasions de joie et de glorification de Votre Seigneur. »
Le prisonnier s’était mis à pleurer de joie :
« Savez-vous, mon père ; mon âme se remplit de joie à vos paroles. Maintenant, permettez-moi d’être sincère avec vous. Jadis j’étais orthodoxe, et puis j’ai quitté l’orthodoxie. Je vivais dans ma petite ville non pas comme un richard, mais avec une petite aisance. J’ai fait partie pendant sept ans du conseil de fabrique de ma paroisse. Notre église avait deux prêtres, un diacre et deux lecteurs. Le curé était très avare et aimait les sous. Le second prêtre s’adonnait à la boisson et se permettait, en qualité de veuf, de courir de temps en temps les femmes. Le diacre, très fier de sa voix, vidait exprès avant chaque messe une grande bouteille. Pour les lecteurs, il n’y avait rien à dire : tous les deux étaient sobres, et menaient une vie pieuse. Presque chaque jour de fête, ils se querellaient dans l’église et à propos de l’église, se lançaient des reproches et des injures, et il leur arrivait même de se colleter chez eux. Le diacre avait une nombreuse famille. Parfois sa femme venait chez nous pleurer à chaudes larmes. J’ai pour ainsi dire nourri ses six enfants. Bois, pain, sel, presque tout le nécessaire c’était moi qui le leur donnais : eh bien, le diacre me rendit le mal pour le bien, et les prêtres, eux, ont enraciné ce mal dans mon cœur : savez-vous, mon père, ce qu’ils ont fait ? Ils ont endoctriné le diacre pour qu’il me tuât. Et pourquoi donc ? Sous prétexte que je lui rendais ces services parce que je vivais avec sa femme. Or vous savez, mon père, j’avais ma femme à moi, je n’avais même aucune idée mauvaise, mais le diacre avait été si habilement monté par les autres que j’en vins à avoir peur de lui. Une fois qu’il s’était enivré, la nuit, il se mit à cogner à mes fenêtres ; je sortis, et le frappai d’un coup qui le fit s’effondrer et l’envoya tout droit dans le puits. Quand on l’en retira, il était déjà mort. Je fus condamné aux travaux forcés pour huit ans. Les prêtres, au lieu de prendre ma défense, témoignèrent contre moi. C’est alors que je reniai la foi orthodoxe. Je continue mon récit ?
« Continuez » lui demandai-je.
— « Je dois dire, mon père, qu’à mon avis les hérétiques sont les plus actifs chercheurs de Dieu. Ils veulent vivre, de leur expérience personnelle, tous les sentiments religieux, et pénétrer de tout leur cœur la vie chrétienne. Il est vrai qu’ils n’ont ni eucharistie ni sacerdoce…
Mais, la main sur le cœur, n’est-il pas vrai que les orthodoxes, malgré l’Eucharistie et la légitimité de leur sacerdoce, ont une vie religieuse incomparablement inférieure à celle des hérétiques ? L’orthodoxie n’a ni vie ni progrès.
Les hérétiques ont beau s’écarter de l’Église orthodoxe, du moins ne s’égarent-ils pas dans le paganisme, ne sortent-ils pas de la zone chrétienne. Les orthodoxes par contre sont tombés presque tous, qui dans le spiritisme, qui dans la théosophie, qui dans le matérialisme vulgaire ou scientifique, et le christianisme les ennuie à ce point que la seule lecture, la lecture de l’Évangile par un prêtre à l’église les fait bâiller, et qu’au moment du sermon ils sortent tous. Où que vous regardiez, mon père, vous ne pouvez que hausser les épaules de désespoir. S’il en est quelqu’un qui soit bien résolu à faire son salut, à vivre selon la doctrine du Christ, on le laisse faire, mais l’Église lui est d’un faible secours, car elle ne lui offre plus d’exemples vivants.
Il y a trois ans on a fait l’ouverture des reliques de saint Séraphin. Tous écrivent, tous parlent, tous crient : Voyez, dans l’Église orthodoxe, et seulement dans l’Église orthodoxe il y a des reliques sacrées, seule elle a possédé un saint Séraphin de Sarov, etc. Tous les pieux orthodoxes se sont réjouis, et les pèlerins ont afflué par milliers à l’ermitage de Sarov. J’étais encore en liberté, à ce moment, et je me souviens de tout ce qu’on écrivait de ses miracles, de ses guérisons, et le reste. Mais pas un prélat, pas un prédicateur, pas un écrivain religieux n’a dit que les reliques de saint Séraphin n’avaient pas du tout été révélées pour guérir nos maladies et nos infirmités corporelles, mais pour que nous vivions, que nous aimions le Christ, et le prisonnier, que nous aimions notre prochain et nos ennemis, comme saint Séraphin a vécu, comme il a aimé le Christ et ses ennemis : cela, personne ne l’a dit. Ensuite il serait mieux que la châsse de ce saint ne soit pas tellement en contact avec l’or, l’or maudit. Que ces reliques restent des reliques. Pourquoi, auprès des saints et autour d’eux, organiser le trafic de leur sainteté ?
Ce saint a passé toute sa vie dans un amour extrême de la pauvreté, dans le jeûne, la miséricorde, etc. Une fois qu’il est mort, et qu’il a reposé quelques années en terre, le voilà qui devient une source de richesses matérielles, un objet de commerce entre les mains du clergé, un emplacement de choix pour des couvents, pour des hôtels si grandioses qu’ils égalent en splendeur les palais impériaux ! Pouvons-nous, dans ces palais à croix et à clochers, trouver et vivre la vie spirituelle et retirée ? Partout il en est de même, dans vos offices religieux et dans votre Église orthodoxe. Voilà le tableau que je me fais de la vie des orthodoxes de notre temps. »
Il faut avouer que sur bien des points le prisonnier hérétique avait raison et qu’il n’y avait rien à lui répondre. Nous continuâmes à causer, et à déplorer d’un commun accord qu’il n’y eût plus sur terre de vrai christianisme. Alors nous décidâmes l’un et l’autre de commencer par notre propre existence et de la transférer de la voie large sur la voie étroite, la voie du Christ. Malgré tout le scepticisme que montrait cet hérétique vis-à-vis de l’Église orthodoxe, il voulut néanmoins se confesser à moi et communier. Il m’avoua plusieurs fois dans la suite que, sans ce sacrement, on ne peut pas être chrétien. Je dois dire que ce détenu était dans toute la prison de Tchita un des plus religieux.
J’ai beaucoup travaillé parmi les prisonniers. J’en ai vu passer beaucoup devant moi, et plus qu’aucun autre aumônier des prisons j’ai eu le bonheur de mériter de leur part une grande affection. Je dois ajouter encore qu’en général il est peu de personnes à qui les détenus découvrent leur cœur. Pour moi ils m’aimaient, et m’aimant ils me parlaient et me découvraient leurs secrets.
LE PRÊTRE PRÉVARICATEUR
Mon onzième est le prêtre Pierre G. Il avait été curé à la ville et son évêque l’avait en affection. Il était veuf. Il avait suivi les cours missionnaires de Kazan. Comme missionnaire il était, à vrai dire, assez faible ; mais, comme simple curé, il était passable. Cette fonction lui allait. Il assistait souvent aux processions ; on l’envoyait souvent en mission de-ci de-là. Il aimait la vie large, était très hospitalier, et ne détestait pas de faire de l’embarras. Si par hasard il allait en voiture par la ville, il ne manquait jamais de donner un rouble ou deux au lieu de 3 o kopeks ; il logeait toujours chez des Juifs, jamais chez des Russes ; il aimait les distinctions.
Au moment de la guerre russo-japonaise, il s’était embusqué dans quelque Croix rouge comme secrétaire. Te l’ai souvent rencontré chez des membres du consistoire diocésain, ou à l’hôpital. Il n’avait pas grand esprit, mais ne se laissait jamais prendre de court ; il rusait, flattait, se faisait insinuant, offrait à boire à qui il fallait. Pendant notre révolution, il tâcha de s’adapter aux circonstances de la manière la plus avantageuse pour lui : aujourd’hui acharné droitier, demain de l’extrême-gauche, après-demain pieux curé en dehors des partis…
Il fut élu par l’administration diocésaine comme secrétaire de l’Assistance aux orphelins. Quand vint le moment de la vérification des comptes, il sut offrir à dîner aux vérificateurs et tout alla bien.
Environ huit mois plus tard, le président de l’Assistance vient à passer devant la Trésorerie et rencontre le trésorier. Ce dernier lui dit qu’il a été informé que le Synode a déjà envoyé, à l’adresse du président, le reliquat du dernier crédit, quelques milliers de roubles. Le président est stupéfait d’une pareille nouvelle : il ne sait rien. « Comment, s’écrie le trésorier effrayé ? Mais vous avez déjà reçu plusieurs dizaines de mille. » Le président demande : « Qui a reçu ces sommes ? » — « Votre secrétaire muni d’une délégation de vous, revêtue de votre signature. » — « Pas du tout, je ne sais rien, Monsieur le Trésorier, de ce que vous me dites là !, » fit aussitôt le président absolument épouvanté. Le trésorier le conduisit dans son bureau, lui montra les procurations pour recevoir l’argent en son nom, les pièces justificatives avec les noms de tous les membres du comité et la signature personnelle du président et celles des autres membres. Lorsque le président eut tout vu et se fut convaincu du faux commis par son secrétaire ou chargé d’affaires, il poussa un ah ! s’en fut en hâte prévenir l’évêque ; celui-ci prévint le procureur, et l’affaire suivit son cours.
Quand on arrêta ce prêtre, soit poussé par la crainte, soit pour se concilier par son repentir l’indulgence du tribunal, il adressa au procureur une lettre de regrets, dans laquelle, à côté de son crime actuel, il en avouait un autre : il reconnaissait avoir volé 12 000 roubles à l’hôpital où il avait servi comme secrétaire ou administrateur. Virtuosité extraordinaire, que manifestait ce prêtre en pareille matière ? Une fois en prison, ses codétenus apprirent sa faute et décidèrent de lui faire quelque crasse : j’ai entendu dire qu’ils auraient déversé sur lui un plein baquet d’ordures. Il fut condamné à sept ans de résidence forcée dans la province de l’Enisseï.
Il se trouva qu’à l’endroit où il s’installa il s’éprit d’une jeune juive et voulut partir avec elle pour l’Amérique. Pour moi, je ne puis le juger. Le fait est qu’une semblable passion était une suite du veuvage, chez un jeune prêtre comme lui, et il faut plutôt le plaindre. Jeune, beau, vigoureux, pourquoi lui défendre de contracter mariage une seconde fois ? Il eût peut-être été un curé exemplaire. Nous le savons bien nous-mêmes. Qui de nous est sans péché, même parmi les moines ? Moi, j’avais pitié du P. Pierre.
Vania Botcharov était un superbe lycéen, qui avait dix-sept ans. Son père était un déporté, mais pieux et religieux. Il avait beaucoup d’enfants et, grâce à son habileté extraordinaire dans toutes sortes de spécialités techniques, il possédait un atelier et des ouvriers à lui ; mais son occupation favorite était de travailler l’or. Le héros de notre histoire, si j’ose ainsi parler, était son fils aîné.
En 1905, quand éclata la révolution, elle gagna jusqu’à la Sibérie Orientale, où dans presque toutes les villes poussèrent tout d’un coup, comme des champignons, des comités social-démocrates, s’organisèrent des manifestations, se tinrent des meetings politiques… Vania était un enfant extrêmement impressionnable, nerveux et assez emporté ! Une fois, je le rencontre dans la rue, il me dit bonjour et me demande : « Père Spiridon, à votre avis, y a-t-il quelque intérêt à ce que j’entre dans le parti révolutionnaire » ? — « Je ne sais pas, mon cher Vania. Mais je t’en prie, ne fais pas cela ». — « Pourquoi ? » — « Mais simplement parce que je sens que cela tournera mal ». Longtemps et plus d’une fois, nous revînmes sur ce sujet.
Après cette conversation, trois mois s’écoulèrent. Tout à coup j’apprends que ce même Vania a tué raide, d’un coup de révolver, le maître de la police de Tchita. Lorsque les soldats s’élancèrent à sa poursuite, il se réfugia dans l’atelier de son père, et de là leur lança une bombe. Un éclat de cette bombe lui enleva, je crois, la main gauche, et il resta plusieurs mois à l’hôpital. Une fois guéri, on le mit en prison. Il y resta quelque temps, et puis le tribunal le condamna à la peine de mort par la pendaison. Un matin sur les 4 heures, on invita son père, sa mère, ses sœurs, ses petits frères, à lui faire leurs adieux. Le père Jacques, moine de la maison épiscopale de Tchita, était aussi présent. Les parents pleuraient à chaudes larmes. Lui, embrassa ses parents et ses frères et leur fit ses adieux en ces termes : « Chers parents, chers frères et chères sœurs ! Vous voyez que je ne verse pas une larme. Je crois que nous quitterons cette vie terrestre pour une autre vie. Si on me condamne dans l’autre monde comme assassin je me justifierai hardiment, je le prouverai, je dirai que j’ai tué un homme qui était un provocateur entre les provocateurs. Combien il aurait encore expédié de gens au bagne ! Maintenant, c’est moi le dernier qui souffre de sa main. Je l’ai tué, et c’est lui qui me pend ; mais à ce prix combien ont été sauvés ! Je vous en prie, ne pleurez pas. »
Le P. Jacques lui proposa de se confesser et de communier. Mais il refusa tout net et dit, en regardant le prêtre avec colère : « Ne troublez pas mes derniers instants ». Ensuite il monta sur la chaise, se passa autour du cou la corde, repoussa d’un coup de pied la chaise, se balança plusieurs fois d’un côté, puis de l’autre, et quelques minutes après son corps était jeté dans le tombereau. Il était sévèrement interdit de célébrer pour lui tout service ; cependant un prêtre se trouva pour dire une messe de nuit.
Il y avait dans la prison de Nertchinsk un détenu qui mérite une particulière attention. Ce détenu était un saint homme. Voici ce qu’il me raconta :
« Mon père, j’étais un homme riche. Bientôt je perdis mes parents, et restai seul avec ma sœur. Ma sœur mourut à 14 ans du typhus exanthématique. Je me trouvai tout à fait seul. Ma tutrice fut ma tante, la sœur de ma mère. J’étais par nature pitoyable aux souffrances d’autrui et ne pouvais regarder avec indifférence les privations et les larmes des hommes. Un beau matin je me réveille, et j’entends ma tante qui cause avec quelqu’un, et ses paroles étaient fréquemment interrompues par des sanglots. J’étais terriblement intrigué. Dix minutes après, tout se taisait. Je me levai, me débarbouillai, m’habillai et allai trouver ma tante. Elle me dit bonjour. Je ne pus me tenir de lui demander : “Avec qui, ma tante, et de quoi parliez-vous tout à l’heure ?” — “Tu sais, Vania, la petite avec laquelle tu voulais faire connaissance, elle s’est noyée, et ce matin même de bonne heure on l’a retirée de l’étang de la ville.” — “Comment, que dis-tu, tante ? Cette petite qui voulait venir me voir ?” — “Oui, celle-là même.”
J’allai aussitôt à l’endroit où on l’avait retirée de l’eau, et où elle était encore allongée. Le commissaire était là. Je lui dis bonjour, car je le connaissais. Je ne pouvais pas regarder cette malheureuse enfant, elle me faisait trop de peine. Le commissaire me dit : “Savez-vous, Ivan Ivanovitch, je viens de trouver dans sa poche un papier où elle maudit tout l’univers, qui l’a obligée à se jeter dans l’étang parce qu’elle n’avait pas de quoi manger. Elle était femme publique, et, autant que je sache, il y a à peu près un an qu’elle s’est perdue.”
Je n’y pus tenir : les larmes me coulaient dans la gorge, et je me mis à sangloter. J’avais grand-pitié. De ce jour, je décidai de venir en aide à ces malheureuses créatures. Je visitais les hôtels, je leur distribuais de l’argent, j’en rachetais quelques-unes de ce marécage qui les engloutissait ; j’en habillais, nourrissais et soignais quelques autres. Bientôt elles me connurent et affluèrent chez moi par dizaines. Dieu m’est témoin que je ne me laissais aucunement séduire par elles, mais j’avais grand-pitié d’elles. Je donnai à 92 de ces malheureuses femmes une petite dot pour se marier, j’en soignai environ 300, je fis les funérailles de plusieurs dizaines, et cela toujours à mes frais. J’aurais voulu construire à mes frais un hôpital pour elles, un refuge et un asile pour les vieilles femmes malades. Mais un malheur m’arriva. Qui en fut la cause ? Je n’ai pas pu encore le savoir. (Le prisonnier se mit à pleurer).
Sur les 10 heures du soir, je reviens du théâtre, et que vois-je ? Sur mon lit, une de ces malheureuses femmes, les entrailles ouvertes ! Je fus pris d’une telle épouvante que je ne pouvais faire un mouvement. Enfin, je fis ma déclaration à la police. La police me connaissait bien, à cause de mon affection pour ces malheureuses. Mais beaucoup de tenanciers de ces maisons se réjouirent terriblement de mon malheur. On me jugea et je fus reconnu coupable de cet assassinat, et condamné à douze ans de travaux forcés.
Vous savez, mon cher père, il n’y a pas de créatures plus pitoyables, plus dignes de la commisération de Dieu et des hommes, que ces malheureuses femmes. Si j’ai eu à souffrir pour elles, j’en remercie Notre-Seigneur, précisément d’avoir souffert pour elles. À ma joie, il s’en ajoute encore une autre : ma tante a vendu mon bien et en a employé tout l’argent au rachat de ces infortunées créatures. Cher père, il n’y a rien de plus malheureux, il n’est pas d’être qui ait plus besoin d’une active charité chrétienne, que ces femmes tombées. Je suis plus que convaincu qu’elles sont des martyres souffrantes, et que le Christ les pardonnera plus tôt que les autres. Vous ne savez pas combien de jours elles passent quelquefois à souffrir la faim ; elles n’ont ni chemise ni jupe ; la plupart sont des orphe3ines, jetées à la rue par le dénuement ou bien par leur marâtre, et pour un morceau de pain elles vendent leur corps, et vendent aussi leur âme. Si vous en rencontrez qui soient grossières, méchantes, impudentes, d’un cynisme épouvantable, c’est qu’elles regardent les hommes comme des tyrans, comme des brigands, comme des bêtes sanguinaires qui les déchirent avec leurs passions. Souvent, une fois satisfait, l’homme se met à les battre, à les maltraiter de mille façons et le reste. Mais si vous saviez combien il y en a de douces, d’humbles, de soumises à leur destinée, et qui vont docilement à l’abattoir comme de pauvres brebis ! à un abattoir où c’est leur vie même qui se change en un couteau émoussé pour arracher à leur existence des dizaines d’années ! Voilà, mon père, ce que c’est que les prostituées. »
Le détenu avait terminé son récit. Je me taisais, et lui aussi restait silencieux. Quelques minutes après, je poussai un soupir et levai les yeux sur lui : je vis que son visage brillait de je ne sais quelle joie intérieure. Je l’embrassai et lui dit : « Mon cher ami, porte jusqu’au bout ta lourde croix. Un jour viendra où cette fille te justifiera devant le Juge équitable, et non seulement te justifiera, mais posera sur ta tête resplendissante la couronne d’immortalité. » Il me salua, et je le quittai, chargé par son récit d’une impression à la fois pénible et douce.
Comme je commençais dans la prison l’office du soir, le détenu qui remplissait les fonctions de sacristain s’approcha de moi et m’annonça qu’un des prisonniers voulait me voir après l’office : que fallait-il lui répondre ? Je fis dire que je le recevrais. L’office terminé, ce détenu resta dans l’église à m’attendre. Je l’invitai à entrer dans le chœur.
Le prisonnier : « Voici, mon père, je vous ai entendu hier, et ce matin je suis venu vous demander, pouvez-vous m’admettre à me confesser, je suis luthérien, et je veux me confesser devant Dieu de tous mes péchés, de sorte qu’il ne reste pas un seul péché sur moi, et que je n’aie rien de caché devant Dieu. » — « Bien, mon ami, répondis-je. Seulement, pendant ces trois jours qui viennent, va à l’église, prie le Seigneur notre Dieu, et alors tu te confesseras à moi. »
Le prisonnier : « Tout luthérien que je suis, je crois au Christ et je l’adore comme Dieu. » — Moi : « Cela est bien, mon ami : la foi au Christ est notre vie. »
Le prisonnier : « Je voudrais vous demander, mon père, de vous parler franchement. » — Moi : « Certainement, j’en serai très content. »
Le prisonnier : « Vous venez de dire que la foi au Christ est notre vie ; mais si on transporte cela dans notre vie pratique de tous les jours, elle dit tout le contraire : elle dit que la foi au Christ est la mort, et voilà pourquoi ce n’est pas de cette vie que vivent les hommes. Si le monde se mettait aujourd’hui à vivre de la vie du Christ, cette vie-là condamnerait notre vie actuelle, avec toutes ses richesses et sa culture, à une mort éternelle ; aussi, au regard de notre vie, le Christ apporte la mort, et il n’y a rien d’étonnant à ce qu’aujourd’hui tout l’univers crucifie le Christ.
Pour ne rien dire des autres, je ne vous parlerai que de moi. J’appartenais à la classe moyenne ; j’ai reçu une instruction secondaire ; je n’avais, semble-t-il, qu’à me laisser vivre et à bénir le Seigneur, mais je choisis la voie large. Bien que je fusse marié et que j’eusse une excellente femme, je me livrai à la débauche. Au début, je cachais ma conduite à ma femme et je tâchais par tous les moyens d’en effacer les traces ; mais ensuite je ne pus plus me cacher d’elle, et finalement elle apprit tout, et non seulement l’apprit, mais me surprit en flagrant délit. Elle commença par s’emporter et me dire des injures ; ensuite, elle se fit à moi et à ma vie débauchée. Seulement, à partir du jour où elle m’avait surpris, elle ne vécut plus avec moi. Je fis si bien, mon père, qu’un jour tout cela me dégoûta et je détestai les femmes.
Une fois, je rencontrai une de mes amies, qui me déclara qu’elle était grosse, et grosse de moi. Je pris peur. Voilà, me disais-je, maintenant je suis pris, c’est bien le moment de crier à la garde ! Quatre jours après cette annonce, je la rencontrai sur le bord de la rivière : nous nous promenâmes, sans doute jusque sur les 2 heures du matin. Là je fis le mal avec elle, et après cela je me mis à la détester tellement que je la pris et la lançai dans la rivière. Le matin, j’entends partout raconter qu’une fille s’est tuée. Je n’avais pas fini de prendre le thé que la police m’arrêtait et me mettait en prison. Oh, malheureux que je suis ! Je passai en prison deux mois, puis je comparus devant le tribunal et fus condamné à huit ans de travaux publics. Voilà où mène la débauche !
Quand je songe maintenant à ma vie passée, elle m’apparaît comme un marais si fangeux qu’en vérité je ne puis croire que j’aie ainsi vécu. Je ne puis croire que ma vie ait été d’un bout à l’autre une telle horreur. Se peut-il que par sa nature notre vie, et la mienne en particulier, soit chose si vilaine, si repoussante, qu’on ait honte à considérer, même par la pensée, son passé ? »
Moi : « Mais, mon ami, n’avez-vous jamais remarqué vous-même dans vos désirs une espèce de contradiction ? » — « Plus d’une fois ! » me répondit le prisonnier. — « Si donc vous aviez donné au côté idéaliste de vos penchants la prédominance sur vos penchants ordinaires qui les contredisaient, pour sûr votre vie aurait acquis une valeur. »
— « Mon père, c’est quand on m’a mis aux fers que je suis rentré en moi-même, et j’ai vu alors que toute ma vie jusqu’à ce jour non seulement m’avait déformé, arraché à ma femme et à mes enfants, privé de la liberté, mais même m’avait complètement défiguré. C’est alors que j’ai élevé mes cris vers Dieu ! Alors j’ai compris que la vie sans Dieu est une pure folie, une danse d’ivrognes, un cauchemar de fiévreux, une poursuite de mirages, une course à l’aveuglette… Depuis ce jour, j’ai commencé à prier avec ferveur, j’ai lu le saint Évangile, et, vous le savez, depuis ce jour ma vie est devenue plus réelle, plus précieuse qu’avant. Si Dieu le permet, lorsque j’aurai fait mon temps de prison, je prendrai la décision de vivre réellement et pratiquement la doctrine du Christ. »
Ainsi parla le prisonnier. Vint le jour de la pénitence. Elle dura une heure et demie. Oh, quelle joie j’avais à le regarder ! La place où il était agenouillé était toute humide de larmes brûlantes. Les sanglots lui secouaient le corps. S’il avait vu couchés morts devant lui son père et son fils préféré, il n’aurait pas pleuré aussi chaudement qu’il faisait, le malheureux, pendant sa confession. Deux heures après, il recevait la sainte communion. Mon âme en était tout illuminée de joie pour lui.
J’étais content de ce que ces prisonniers, dans leurs fers, allaient au-devant de nous, prêtres ministres de Dieu ou laïcs en liberté, allaient vers le Christ, allaient par la voie du repentir se joindre à. la troupe de ses Saints. Au royaume de Dieu, on peut marcher même dans les fers, et personne ne dira là-haut : pourquoi est venu ici ce criminel avec ses fers ? Personne ne te dira là-haut : tu es un prisonnier, tu es privé de tous les droits civils. Le royaume de Dieu est ouvert à tous, mais on y peut entrer par la voie du repentir et non par celle des distinctions sociales ou de classes. Quand je quittai cette prison, ce détenu me dit adieu de sa fenêtre en pleurant, en hochant la tête.
J’ai fait la rencontre de celui-là dans les circonstances suivantes. Il y avait eu, dans une des prisons du bagne de Nertchinsk, une révolte parmi les prisonniers. Ils s’étaient divisés en deux camps, et chacun était violemment soulevé contre l’autre. Je reçus l’ordre de me rendre d’urgence dans cette prison : ce que je fis aussitôt. La prison était entourée par les soldats. Les détenus, scindés en deux partis, se tenaient dans la cour. Dès que je fus entré dans la prison, et que je m’adressai aux détenus, un des deux camps m’entoura et prêta l’oreille à mon sermon. Voyant que les prisonniers étaient touchés, je tournai mon appel vers l’autre parti, hostile au premier, en le suppliant d’écouter aussi la parole de Dieu, de cesser toute hostilité et de faire la paix. À ce moment, le chef du second parti, un forçat de Sakhaline, me répondit d’un gros mot ordurier, en levant le poing et en me menaçant. Alors je quittai ma place, j’allai droit vers lui, tombai, dans mes ornements sacerdotaux, à ses pieds, et à genoux devant lui je dis : « Mon fils bien — aimé ! Je suis à genoux devant toi, je t’en supplie, écoute-moi, exauce ma prière et mes larmes, change de vie, deviens un autre homme ! 0, si à cet instant, en ce moment, ta propre mère te voyait, et me voyait à genoux devant toi, elle ne tiendrait plus sur ses jambes ; et si elle était déjà morte, rien que de chagrin pour ton âme, elle s’agiterait et se retournerait dans sa tombe. »
À force de le prier et supplier ainsi, j’atteignis mon but : le prisonnier me releva, et nous revînmes, avec beaucoup d’autres prisonniers qui étaient autour de lui, à la place où j’étais d’abord et d’où je me mis à leur faire à tous mon exhortation. Après ce sermon, ce forçat, en présence de tous ses camarades, me donna sa parole d’honneur de prisonnier qu’il renonçait à ses anciens errements. Enfin, après tout cela, le même soir, nous fîmes un service pour les âmes d’un certain nombre de prisonniers et célébrâmes aussitôt après l’office de la nuit. Pendant l’office, je prononçai encore deux sermons. À la fin, les détenus m’exprimèrent le désir de se confesser à moi et de recevoir la communion le lendemain. Parmi eux, se trouva mon premier prisonnier, qui voulut suivre leur exemple.
Le lendemain, à 9 heures du matin, j’entre dans l’église et j’y rencontre mon homme. A peine m’a-t-il aperçu qu’il s’approche de moi et me chuchote : « Mon père, je ne peux pas me confesser et communier. J’ai honte devant mes camarades. » — « Mon ami, écoute-moi aujourd’hui comme tu m’as écouté hier. Pourquoi renoncer au Christ, pour une fausse crainte ? Écoute-moi, mon fils bien-aimé, confesse-toi et communie. » Le prisonnier baissa les yeux et répondit comme à regret : « J’accomplirai votre volonté. Il y a plus de 37 ans que je n’ai pas été à confesse. C’est seulement quand j’étais au lycée que je communiais encore. »
Je le menai aussitôt dans le chœur et le confessai. Sa confession fut touchante. Il faut dire que ce prisonnier avait reçu une instruction supérieure ; la première fois, il avait été arrêté absolument sans raison, et, après avoir séjourné trois mois en prison, il en était sorti tellement aigri qu’il ne reconnaissait plus rien de sacré. Il fut déporté à Sakhaline pour meurtre. Au bout de quelque temps, il s’était enfui. En tout, il s’était sauvé de prison sept ou huit fois, et toutes ces évasions avaient été arrosées de sang humain. Vieux ou jeunes, il n’épargnait personne. Dans beaucoup de prisons, on ne l’appelait que « le grand Ivan », c’est-à-dire qu’on le traitait comme un petit roi. Tous les détenus lui obéissaient au doigt et à l’œil. À Sakhaline il avait de sa propre main étranglé plus d’un prisonnier, comme on tue des mouches. Là aussi où j’étais, tout le monde le craignait et le respectait comme un chef absolu. Dans une seule prison de Sakhaline, il avait de sa propre autorité porté contre des prisonniers six condamnations à mort, et ceux-ci à l’heure fixée s’étaient suicidés.
Après avoir donné, quand il se fut confessé, une absolution générale à un certain nombre de prisonniers qui n’étaient pas venus la veille au soir et que je connaissais par leurs multiples confessions, je commençai à célébrer la messe. Après la lecture de l’Évangile, je prononçai un sermon sur le pardon infini et l’amour du Christ pour les pécheurs repentants. Après les prières de la communion, au moment de m’avancer avec le Saint Calice devant les communiants, je prononçai encore une exhortation d’une dizaine de minutes. Puis je donnai la communion aux détenus, et le tour arriva de notre prisonnier. Quand il ouvrit la bouche et que j’y enfonçai la cuiller avec les Saintes Espèces, il se mit tout à coup à osciller, ses yeux se remplirent de larmes et il trembla de tout son être. Il s’éloigna de la Sainte Table, leva les yeux sur l’Image du Sauveur, et, tendant vers le ciel ses bras de géant, s’écria à haute voix pour que tout le monde l’entende : « Christ ! Christ ! Est-ce toi qui m’as pardonné ? O mon Dieu ! Se peut-il que tu m’aies pardonné, effroyable brigand, assassin que je suis ? O Seigneur ! Je suis comme une éponge toute imbibée, toute saturée de sang humain. J’ai fait périr une centaine de vies innocentes, sans raison. Combien de fois j’ai pillé des églises ! O Seigneur ! Et tu m’as pardonné ? O Seigneur miséricordieux ! J’ai violé ma mère, mes sœurs, mes enfants, et je me suis livré à la bestialité, hélas, qui peut s’égaler à moi en péchés : et vous, vous Seigneur, vous me pardonnez ! Avez-vous entendu, Seigneur, comme toute ma vie je vous ai blasphémé, je vous ai maudit : et toi, Christ, tu m’as tout pardonné ? Son amour pour moi est si grand que je ne peux pas le supporter. Non, je ne pourrai pas le supporter, je ne survivrai pas à ce jour, je mourrai, il me fera mourir, ô Seigneur ! »
À la vue d’une scène aussi extraordinaire, je ne pus continuer à distribuer la communion aux prisonniers : je me retirai dans le chœur, et là, penchant la tête sur l’autel, me mis à pleurer nerveusement. Les détenus, dans l’église, poussèrent de tels sanglots, de tels hurlements, que tout le temple me sembla changé en une rumeur effroyable, déchirant les entrailles. Il y avait là quelques fidèles, venus du dehors, et parmi eux plusieurs femmes, qui eurent des attaques de nerfs.
L’office terminé, j’entends dans la cour un bruit singulier. Je vais regarder à la fenêtre, et que vois-je ? Mon prisonnier, se traînant à genoux devant ses camarades, les priant et les suppliant de lui pardonner tout. Autour de lui s’était rassemblée une telle multitude de prisonniers que la cour n’était plus qu’une masse vivante d’hommes, et tous, comme des hirondelles autour de leur nid, tournaient autour de mon pénitent. Les uns l’embrassaient ; d’autres, entraînés par la contagion de sa pénitence, avouaient leurs péchés et maudissaient leur existence criminelle ; d’autres encore, levant les yeux au ciel, priaient Dieu de leur pardonner.
Puis, pendant que je prenais mon repas chez le directeur de la prison, voilà que mon homme se présente à lui, et lui demande la grâce d’être mis quelque temps en cellule… Ensuite il m’écrivit beaucoup de lettres, et la dernière disait qu’ayant fini son temps de prison, il partait pour le couvent de Saint-Balaam.
Ce mullah, comme il me le raconta, avait été condamné à la déportation pour je ne sais quelle révolte dans le territoire du Fergana. C’était un homme étonnant que ce mullah ! Combien de bonté, de spiritualité, quelle extraordinaire douceur j’ai trouvé en lui ! Il vint se présenter à moi : « Mon père, je voudrais vous parler. » — « C’est bien, cher mullah, en quoi puis-je vous servir ? » — « C’est que moi falloir aller à la maison, y en a femme, enfants, kichmich, je veux aller à la maison. »
En parlant ainsi, le mullah pleurait, et jusqu’au fond du cœur j’avais pitié de lui, surtout quand les larmes coulèrent sur son visage blanchi par l’âge.
« J’ai eu, continua le mullah, sept ans de bagne. Je vivais dans notre pays de Fergana. Je priais Dieu comme mullah. Il y a eu une révolte chez nous : on m’a condamné aux travaux forcés. »
Il y avait avec lui encore un autre Tatar, qui me raconta comment et pourquoi il avait été condamné. J’avais grand-pitié de lui. Il y avait en vérité en lui je ne sais quelle spiritualité intérieure, qui m’attirait comme un aimant. J’étais ravi jusqu’au fond du cœur. Je m’enhardis jusqu’à lui demander pourquoi il était si sympathique, si bon. Il me répondit :
« Ce matin, j’ai prié Dieu ; à déjeuner, j’ai prié Dieu ; ce soir j’ai prié Dieu ; la nuit, j’ai prié. Dieu, y a être devenu moi. Deux fois y en a moi voir Allah ! »
À ces mots, en se cachant les yeux avec les mains, il se mit à pleurer. Je compris que c’était la prière qui l’avait rendu si bon, et que deux fois dans son existence il avait mérité la grâce de voir une sainte apparition. Je l’embrassai. Quand il quitta le bagne, et vint me rendre visite à Tchita avec le mullah de cette ville, je l’accueillis, Dieu m’en est témoin, comme mon propre père, et nous nous jetâmes en même temps au cou l’un de l’autre, en nous arrosant l’un l’autre à chaudes larmes. Il revint à plusieurs reprises. Une fois rentré dans sa patrie, il m’envoyait chaque année trois ou quatre lettres, et dans chacune il ne manquait jamais de glisser quelque mouchoir de fine soie. Dans ses lettres, il me remerciait, puis m’invitait chez lui. Il m’écrivit même à Kamenets-Podolsk. Voilà déjà trois ans que je ne reçois plus rien de lui ; selon toute vraisemblance, il a dû remettre son âme entre les mains d’Allah.
Admirable était ce mullah ! Son visage, ses gestes, son regard, attestaient en vérité qu’il était un grand homme de prière devant Dieu. Il y avait des jours où il venait me voir seul chez moi : nous nous regardions, et aussitôt nous pleurions ensemble. Son visage était tellement transfiguré par l’esprit que je le fixais de tous mes yeux et que je voulais toujours et toujours le regarder. Que le Seigneur notre Dieu ne le prive pas de sa grâce infinie ! Ce mullah était un second Corneille le Centurion ; seulement l’autre était un militaire, un officier païen et celui-ci un prêtre, un mullah mahométan.
Celui-là était un homme profondément pénétré de la conscience de sa culpabilité. Chaque fois que j’apparaissais dans la prison, il ne savait me parler que de ses péchés. Il craignait que ses péchés ne missent obstacle à la miséricorde de Dieu à son égard. La tête déjà blanche, il était comme un enfant pour le caractère. Selon toute vraisemblance, c’est la vie des prisons qui l’avait amené à un pareil état. Voici ce qu’il me raconta :
« Vous savez, mon père, Dieu m’a châtié pour la sale existence débauchée que j’ai menée. Je suis un assassin d’âmes, oui, un meurtrier d’âmes ! Pendant vingt-sept ans, avec un docteur, j’ai fait des avortements. Avant, je craignais Dieu, et ma conscience me reprochait d’exercer ce métier ; plus d’une fois, j’en ai parlé à ma femme : ne devrais-je pas laisser là cette spécialité ? Mais ma femme ne voulait même pas m’entendre. À peine ouvrais-je la bouche qu’elle se mettait à me parler de nos enfants, de leur éducation, de notre logement ; elle se trouvait mal où nous étions, l’appartement était devenu trop petit, il fallait nous acheter un hôtel, ouvrir un cabinet quelque part dans la ville. Elle se mettait à me débiter toutes sortes de doléances, si bien que je l’écoutais, je l’écoutais, et puis je haussais les épaules et continuais de plus belle. Je recueillis, à faire ce métier, une trentaine de mille roubles ; le docteur mon associé en gagna 200 000. Nous avions fort bien arrangé notre affaire : il y avait des patientes qui nous payaient des 500 roubles, quelques-unes davantage encore.
Une fois, je dus m’aliter, et je faillis mourir du typhus ; ce fut un choc qui réveilla ma conscience. Tout en larmes, je priai Dieu de me rendre la santé et jurai, si je guérissais, de quitter ce métier. Trois mois après, j’étais remis, guéri. Ma femme et le docteur m’obligèrent à reprendre le même travail. Une fois, nous délivrâmes une dame riche d’un avorton de six mois ; quand le docteur le mit dans le bassin, je fus tout saisi de frissons, et je fus pris d’une telle pitié pour cet enfant encore en vie, que les larmes m’en vinrent aux yeux.
Quand le docteur se fut entièrement retiré, de même que moi, de cette honteuse profession, je ne pus me tenir de lui demander : “K. V., dites-moi une chose, je vous prie : pourquoi ma conscience n’est-elle pas en paix à cause de ces avortements ? Savez-vous combien nous en avons, vous et moi, expédié dans l’autre monde, de ces petits bouts d’hommes ?” Le docteur éclata de rire, à l’aveu d’une telle faiblesse, à ses yeux : “Mais demandez donc à votre femme, elle vous dira la même chose que moi. Vous vous dites instruit, et vous ne comprenez pas cette vérité tout à fait élémentaire. Prenez seulement mon microscope, et regardez cette masse de spermes que la nature elle-même, sans que nous y soyons pour rien, rejette en liberté, c’est-à-dire à une mort définitive. Combien en avez-vous rejeté, vous-même, de ces âmes et de ces hommes en germe ? Qu’est-ce que la conscience a à voir à cela ? L’homme est une boule de forces brutes qui se sont rencontrées et ont composé telle ou telle forme extérieure, selon leurs éléments constitutifs, et voilà tout”.
Le docteur avait beau essayer de me persuader que faire des avortements et recevoir pour cela de grosses sommes d’argent était une bonne action, au fond de mon âme je ne l’en croyais pas. Je ne le croyais pas, parce que tous nos intellectuels, et en particulier les médecins, ont renié absolument toute foi en Dieu comme Créateur du monde. Je restai environ deux heures chez le docteur, et puis j’allai trouver une de nos patientes. De là, je revins chez moi.
Je n’avais pas encore mis le pied dans mon appartement, que ma femme, furieuse contre moi, saisit un vase de nuit et me le lança à la figure en m’injuriant de belle manière. La colère m’emporta, je pris sous la table une bouteille, et je l’en frappai. Le coup porta juste sur la tempe. Dix minutes après, elle n’était plus qu’un cadavre. Je réfléchis, je réfléchis bien, et puis je tuai notre enfant, un garçon de cinq ans. Voici comment j’avais calculé : on m’enverra aux travaux forcés, plus de mère, il restera seul…, et je décidai de le tuer.
On me condamna, je ne sais pourquoi, à dix-huit ans de travaux forcés. Vous savez, mon père, quand je m’étends pour dormir, il me semble voir une grande marmite qui ressemble à un lac, et de cette marmite on voit monter peu à peu le fond, et ce fond est composé uniquement d’enfants. L’un d’eux vient d’être conçu ; d’autres ont déjà un semblant de forme ; certains sont déjà formés. Parmi eux se trouvent ma femme et mon garçon de cinq ans. Tous tantôt me tirent la langue, tantôt me menacent avec leurs petites mains. Ah ! quel cauchemar je vois là, toutes les nuits ! mon âme est perdue, bien perdue ! »
Le prisonnier fondit en larmes. Je le persuadai de se confesser et de communier, et lui dis de prier Dieu le plus souvent qu’il pourrait. Il le voulut bien. Six mois plus tard, il mourut. Je suis convaincu que son repentir aura été agréé.
Ce prisonnier était un homme d’âge mûr, d’une forte constitution. Tout à coup, pendant la confession des prisonniers, j’entends un bruit de chaînes. Je me retourne, et que vois-je ? La garde avec un prisonnier. Je n’avais pas encore deviné pour quelle raison on l’amenait jusque dans l’église, que j’entendis : « Mon père, oh mon père ! Je veux me confesser. Je suis musulman. Je veux raconter mes péchés ». Il était Persan. — « C’est bien, mon ami, je vais te confesser ». — « Mais tout de suite ! Le cœur me fait mal, je ne puis plus supporter ! » Je le conduisis vers le pupitre, et j’allais le confesser sans lui faire l’imposition de l’étole ; mais il s’en aperçut et me dit : « Mets là ton étoffe sur moi ! » Je lui imposai donc l’étole. Mon Persan tomba à genoux et se confessa avec tant de ferveur, que je voudrais à l’heure de ma mort me confesser comme il a fait. Quand j’eus fini, il se releva, baisa la croix et le saint Évangile, et me dit : « Maintenant, je me sens l’âme plus légère. Mon père, venez me voir aujourd’hui ou demain, j’ai une cellule à moi où je vis ».
Le lendemain, j’allai en effet lui rendre visite : il me fit asseoir sur une chaise, resta lui-même debout et me parla ainsi : « Bien des fois, mon père, j’ai lu le Coran, et j’ai lu aussi votre Évangile. Notre Coran ordonne de battre les giaours, ceux qui ne sont pas mahométans, tandis que votre Évangile défend de battre les gens d’une autre religion ou d’un autre peuple. J’ai réfléchi, bien réfléchi, et puis je me suis dit : Non, le Christ est plus saint et il aime les hommes plus que Mahomet notre prophète. La paix soit avec lui ! Et j’ai pensé ainsi : si mes enfants se conduisent mal, je me mets en colère, et si ensuite ils se conduisent bien et m’aiment et font ce que je leur dis, je les aime de nouveau et je leur pardonne. De même le Christ dit : il faut faire pénitence et Dieu pardonnera. J’ai compris là que l’Évangile est plus vrai que le Coran. Maintenant j’ai dit tous mes péchés au Christ : il m’a entendu sans doute ? » — « Oui, dis-je, Il sait tout et Il entend tout. » « Cela vaut encore mieux pour moi, dit le mahométan. Qu’il sache donc tout ce que je lui ai dit, et maintenant, je le crois, il me pardonnera. Il dit lui-même qu’il est le Fils de Dieu : cela est essentiel pour moi, c’est devant le Fils de Dieu que je me suis confessé. Désormais je ne recommencerai plus tout ce que j’ai fait. Cela pesait trop sur mon âme, je voulais me couper la gorge, tant cela me pesait. »
— « Et si tu te faisais chrétien ? » lui demandai-je.
— « Maintenant, je ne suis guère chrétien. Mais je vais voir, je vais maintenant prier Dieu et, si tout va bien, si tout est clair dans mon cœur, je ne recevrai pas le baptême, mais je vivrai comme cela selon la doctrine du Christ ; si cela ne va pas encore, alors je me ferai baptiser. Je ne comprends pas comment les chrétiens ont une pareille religion, et mènent une si vilaine vie. Notre religion musulmane est moins bonne, et nous vivons mieux que vous. Ah ! si tous les Persans étaient chrétiens ! Alors il ne mèneraient pas la vie que vous menez. Vous autres Russes, vous avez un grand Dieu comme le Christ, et vous vivez comme si vous n’aviez pas du tout de Dieu. Chez vous on se saoûle, on se vole, on se bat, les femmes s’enfuient, les maris prennent les femmes des autres, on jette à la rue les nouveau-nés, les enfants n’écoutent pas leurs parents, les parents maudissent leurs enfants. Chez vous, on ne prie guère, les prêtres se disputent avec les paysans… Qu’est-ce que tout cela ? Ce ne sont pas là des chrétiens ! Pourquoi cela ?... J’ai entendu dire, mon père, que bientôt tous ceux qui ne sont pas chrétiens deviendraient chrétiens, et que le Christ chasserait loin de lui les chrétiens. Est-ce vrai, cela ? »
— « Je ne sais pas, mon ami » répondis-je.
Ayant pris congé de lui, je regagnai mon logement. De fait, j’avais je ne sais quel chagrin sur le cœur. Voilà jusqu’aux païens qui nous accusent de ne pas mener une vie digne de chrétiens. N’est-ce pas là le comble ? Non, on ne peut rien imaginer au delà. Vous avez beau méditer, méditer, cela vous pèse singulièrement sur le cœur. De fait, à quoi ressemble maintenant notre façon de vivre ? Notre terre russe est toute semée d’églises, de monastères, de chapelles de toutes sortes, et quand vous jetez les yeux sur notre vie elle-même, vous avez beau chercher mille excuses, vous êtes obligé d’avouer que non seulement nous ne sommes pas chrétiens, mais que nous ne l’avons jamais été, et que nous ne savons pas en réalité ce que c’est que le christianisme. Mais malgré tout, ne nous désespérons pas : un temps viendra où le grain du Seigneur germera et grandira sur-le-champ de la vie russe. Je suis convaincu que Dieu aime la Russie et qu’il ne la laissera pas périr à jamais.
LE SACRILÈGE
En entendant mon appel à la pénitence, les détenus fondirent en larmes. Quand j’eus terminé, l’un d’eux s’arrêta et resta immobile tant que ses camarades ne furent pas tous sortis de l’église ; mais sitôt qu’il vit qu’il ne restait plus personne que moi et un des surveillants, il vint à moi, demanda ma bénédiction, et me posa cette question : « Pouvez-vous m’accorder demain une petite heure ? » J’y consentis. Le lendemain, après l’office, je le fis appeler. Le directeur de cette prison était humain, il lui permit de venir dans son cabinet, où je m’installai pour la circonstance. Là, le détenu se trouva tout à fait à l’aise pour s’entretenir à cœur ouvert avec moi, et commença ainsi :
— « Après vos conférences et vos sermons, je me suis senti la conscience tourmentée… J’ai maintenant le cœur tout bouleversé. Jusqu’ici au contraire, je me sentais parfaitement tranquille. Vous savez, mon père, depuis ma jeunesse je me suis mis à la poursuite des images miraculeuses : je voulais devenir tout de suite riche. Dans cette intention, j’ai vécu dans divers monastères, en qualité de frère lai. J’ai été à la Laure de Kiev, à celle de Potchaev, à Odessa à la succursale de l’Athos, au monastère de Koursk et dans d’autres encore, où se trouvent des images miraculeuses. Plusieurs fois j’ai porté la main sur l’image miraculeuse de Koursk ; deux fois sur la Vierge de Kazan. Dans les Laures, il n’y avait pas moyen ; dans celle de Kiev, je voulais me faufiler dans le Trésor, où sont gardés les objets les plus précieux. Je savais qu’il y avait là les dons en or des princes russes, mais c’était difficile et même impossible. J’estimais que m’emparer de ces choses n’était pas un grand mal. En effet, quel péché y avait-il là ? Ces richesses n’étaient aucunement nécessaires à Dieu. Si vous voulez faire quelque offrande de votre bien pour une bonne œuvre, donnez aux pauvres qui ont besoin d’un morceau de pain. Cela sera plus agréable à Dieu que si vous ornez d’or et de brillants des images renommées. Et demandez-leur, mon père, pourquoi ils le font. Cette image, avec tous ces ornements précieux, n’en deviendra ni plus sainte ni plus miraculeuse ; elle ne fera qu’induire les riches en erreur par son éclat, et les pauvres en tentation. »
– « Et pourquoi, dis-je, pensez-vous ainsi ? »
— « C’est que les riches, par leurs riches offrandes, désirent corrompre la Sainte Vierge : ils lui rendent service et, en retour de la faveur signalée que je lui ai marquée, pensent-ils, elle sera obligée de faire pour moi, telle et telle chose, puisque je lui ai fait tant de présents. Quant aux pauvres, qui ont besoin d’un morceau de pain rassis, ils sont tentés par ces riches ornements, et ils ne se contentent pas de penser, ils disent à haute voix : à quoi bon ces images miraculeuses, ces Vierges, pourquoi sont-elles parées d’or et de pierres précieuses ? Elles ne nous connaissent pas, nous autres les pauvres, et elles ne peuvent pas comprendre notre amère destinée. Voilà bien le double péché. C’est là, mon père, pensais-je, de l’idolâtrie pure. L’Évangile demande que nous ornions notre âme, et non des images. Ensuite, mon père, il y aurait en Russie moins d’images miraculeuses, si notre clergé ne s’enrichissait grâce à elles. Dans cet état d’esprit, je décidai plusieurs fois de m’emparer de tous ces ornements précieux qui sont sur les images : on pourrait, me disais-je, en donner une part aux pauvres. »
Je souris. Le détenu comprit ma pensée et se corrigea sur-le-champ :
« Ce n’est pas seulement une petite partie de ces trésors que j’aurais donnée aux pauvres, mais peut-être leur aurais-je donné le tout. Les apôtres du Christ n’avaient pas d’images miraculeuses ni de somptueuses églises ; ils s’assemblaient pour prier n’importe où, dans une simple chaumière où à la belle étoile, tandis que chez nous on ne voit partout qu’or, argent, riches brocarts, mitres semées de brillants. Et c’est avec toute cette richesse et ce luxe qu’on pense plaire à Dieu et s’ouvrir le royaume du ciel ! Vous savez, mon père, on peut bien prendre aux moines tout ce qu’on veut, car ils n’ont rien en propre. Ayant renoncé à tout bien terrestre, ils ne doivent rien posséder. Je ne sais plus quel saint avait même vendu son Évangile unique, et en avait distribué le prix aux pauvres… »
Le prisonnier se tut.
« Hélas ! pécheurs que nous sommes ! reprit-il. Réellement, je suis un pécheur et un grand pécheur. Mais pour ce qui est de ces images, je n’arrive pas à me trouver pécheur. Peut-être est-ce parce que je n’ai pas pu arriver à voler aucun de leurs ornements. Quant aux autres objets d’église, comme calices, troncs, j’en ai volé beaucoup. J’ai d’ailleurs été condamné pour avoir pillé deux églises. Mais qu’est-ce que cela ? Ah ! si j’avais eu quelque brillant d’une image miraculeuse, voilà qui aurait été sérieux ! Mais je voudrais malgré tout me confesser et communier. »
Je consentis. À dire vrai, ce détenu a besoin d’être beaucoup travaillé, jusqu’à ce que son cœur soit disposé à un sincère repentir. Je m’étonne seulement de voir combien peu un prisonnier prêtre ou moine, ou même novice, en général ecclésiastique, est capable d’un repentir sincère.
J’ai rencontré celui-là aussi au bagne. Il avait 67 ans. Il était déjà presque libéré et vivait en dehors de la prison. C’est vers le mois de juin que j’arrivai là où il se trouvait. J’allai visiter les abris des prisonniers : j’entrai entre autres dans le sien. Comme les autres, il me reçut avec beaucoup d’affabilité. Nous sortîmes et pûmes nous asseoir à quelques pas de là sur l’herbe fraîche, à l’air libre. Il se mit à me parler de son existence à Kara, et du gouverneur de Kara, Razguildiéev, qui lançait ses chiens à ses trousses. D’autres prisonniers se joignirent à nous, des prisonnières vinrent aussi, leurs compagnes ou leurs épouses, et s’assirent autour de nous. On écouta d’abord le vieux, et puis chacun et chacune à tour de rôle conta quelque chose de sa propre existence. Le vieux fit le récit suivant.
« J’avais 25 ans, je n’étais pas encore marié. Nous fîmes donc la noce à un mariage, puis étant ivres nous nous battîmes et sans le vouloir je frappai mon marieur à la tête et le tuai du coup. Voilà donc qu’on m’envoie pour cela à Kara. Jusqu’à Kara je fis toute la route, pendant près d’une année, dans les fers. Bien rarement nous pouvions utiliser des voitures. Une fois arrivé au bagne, juste à ce moment on nous nomma un nouveau chef, ce fameux Razguildiéev. C’était une bête fauve, ce n’était pas un homme. Je lui servais de cocher. Mon père, j’étais son plus grand favori, eh bien vous savez, trois fois il m’a fait fouetter, et une fois il a mis ses chiens à mes trousses. »
Le prisonnier fondit en larmes.
– « Pourquoi te faisait-il cela ? » demandai-je.
— « Une fois je n’avais pas donné à manger à temps à ses chiens ; une autre fois je l’avais mené à la Fabrique de Nertchinsk, et j’avais négligé de ferrer un cheval. Voilà la raison. Je vous le jure, plus d’une fois nous avons été tout prêts à le tuer ou à mettre le feu à son pavillon. Voyons, mon père, songez un peu à ce qu’il nous faisait subir ! Un jour, il oblige les prisonniers à creuser un fossé. Tout d’un coup il donne un ordre : jeter vivant tel ou tel dans ce fossé, et nous enterrions vivant notre frère. (Les détenus sanglotent). Tous les jours, il pendait quelqu’un de nous, ou il le faisait déchirer par ses chiens, ou tuer à coups de hache, ou enfouir vivant dans la terre. Vous savez, mon père, à Kara toutes les colonies reposent sur des tombes et sur les fosses des malheureux prisonniers mis à mort par cette bête fauve. Nous avons loué un prêtre pour que chaque jour il célèbre pour lui la messe des morts : quelqu’un nous avait dit que, si on dit la messe des morts pour un vivant, il ne reste pas longtemps en vie. D’autres fois il nous donnait un travail à faire, et nous devions l’accomplir obligatoirement de telle heure à telle heure, et si pour une raison quelconque il n’était pas terminé, s’en manquât-il très peu, aussitôt il vous faisait fouetter,… et là-bas on fouette de telle sorte qu’on vous sort bientôt du hangar les pieds devant pour vous mettre en terre.
Il construisait une route à travers une forêt, et vous pouvez vous figurer comme cette route a été arrosée du sang des prisonniers et semée de leurs os ! Ce n’était pas un homme, mais une bête fauve, et quelle bête ! Kara, c’est un vrai pays de martyrs. Oh ! il ne se gênait pas avec nous. Quelquefois, un surveillant ou bien sa bonne lui chuchotait à l’oreille je ne sais quoi contre l’un de nous, et aussitôt voilà le malheureux livré au fouet, aux chiens qui le déchiraient. Vous voyiez ici dix ou douze prisonniers enterrés vivants dans un trou, là cinq, huit hommes emportés sur des brancards. Mon Dieu ! où a pu naître cette bête, et qui l’a mise au monde, et comment notre mère la terre humide le porte-t-elle à la lumière du jour ? Il a fait mourir nos frères par dizaines de mille. Certainement il y en avait qu’il fallait punir, mais seulement punir et non pas faire mourir. Or lui nous écrasait tous, coupables et non coupables, comme de simples vipères. Vous savez, mon père, combien d’âmes innocentes il y a parmi nous ; les malheureux périssaient de sa main tout comme les coupables. Je pense comme cela, mon père : cette Kara est une seconde Kiev ; à Kiev sont les saintes reliques, à Kara reposent les reliques des innocents forçats martyrisés. »
Le forçat fondit en pleurs, et les autres pleuraient avec lui. Il y avait là, à côté de moi, un jeune et robuste prisonnier, qui dit après avoir essuyé ses larmes « Pour de tels fauves, il n’existe pas de loi. Si un prisonnier fait n’importe quoi, aussitôt on le punit ; si un chef commet des crimes cent fois plus graves, on ne l’en salue que plus bas. Ah ! je pense souvent à Fedor Kouzmitch, j’ai lu dans le temps son histoire. En voilà un qui a renoncé de lui-même à son trône de tsar, et puis il a quitté Taganrog la besace à l’épaule pour faire l’errant. Si tous agissaient un peu comme cela, s’ils voyaient de leurs propres yeux comment vit la Russie et pourquoi elle est dans le malheur, ils ne nous puniraient pas comme cela. »
— « Non, camarades, dit un troisième, n’attendez rien de bon de cette vie. Dès lors que le pouvoir terrestre a crucifié le Fils de Dieu, nous n’avons aucune espèce de soulagement à attendre de ce monde. Le monde gît dans le mal. On me traite d’anarchiste, et je ne suis pas le moins du monde anarchiste. Toute mon existence j’ai souffert parce que j’estime tous les hommes égaux entre eux. C’est que maintenant, mon père, nous vivons sans connaître le Christ. Moi, voilà cinq ans que j’ai commencé de suivre l’Évangile, et je m’en trouve fort bien. »
Une femme : « Oui, mais, André, vivre comme tu vis, c’est difficile. Toi, tu es seul et tu distribues aux pauvres tout ce que tu gagnes, tu vis avec une chemise et une culotte. Mais celui qui a de la famille ne peut pas faire comme cela. »
Une autre femme forçat : « On peut bien, à la rigueur, mener la vie que mène André. Seulement, bien sûr, il faut tout se refuser soi-même et aimer tout le monde : autrement, quand on regarde un peu, partout ce n’est qu’injustice, et même quelle injustice ! Prenez, si vous voulez, la vie de nos frères au bagne. J’ai été une fois dans une prison d’étape, et tous disaient que le directeur faisait mourir de faim les prisonniers, tandis qu’il faisait sa fortune. Et il l’a faite si bien qu’après sept années passées là, il en a remporté dans les cent mille. Voyez un peu ça ! »
André : « Non, camarades, nous ne devons pas chercher la justice en dehors de nous ; nous n’avons qu’un moyen, c’est de nous attacher à la justice nous-mêmes, et une fois que nous l’incarnerons dans notre vie, alors ce sera bien. »
Les prisonniers se turent. « Dites-moi, les enfants, fis-je, y a-t-il dans votre existence des instants de bonheur ? » — Le vieux : « Très peu : l’un a le mal du pays, et alors sa pauvre tête ne pense plus qu’à cela ; l’autre maudit sa destinée et se trouve horriblement malheureux ; l’autre a pris femme ici, alors il s’inquiète pour sa famille ; bien peu parmi nous s’estiment heureux. »
André : « Si, mon père, il y a dans la vie des instants de bonheur pour celui dont la conscience est pure ; mais celui qui ne l’a pas pure ne connaîtra jamais un instant de bonheur. »
Une jeune femme : « Pour moi, j’ai en Russie un fils et une fille de mon mari légitime, et ici j’ai aussi un garçon. C’est à cause d’eux, mon père, que les idées de bonheur cela ne me concerne pas ; c’est pour eux que me voilà presque toute finie, tant je les regrette ».
Vasili : « Moi aussi, j’ai femme et enfants en Russie, et puis ici j’ai rencontré une autre femme : quel bonheur voulez-vous que j’aie ? Quelquefois on n’en peut plus de désespoir. Vous pleurez, vous pleurez, et toujours pour la même raison. »
Moi : « Dites-moi bien vrai, est-ce que vous priez le bon Dieu ? »
Le vieux : « Oui, mon père, il y en a parmi nous qui font leur prière. Il y en a qui ont tout à fait oublié le bon Dieu. Il y en a encore qui injurient tout net le bon Dieu, que c’est effrayant même à penser. On s’est mis quand même à injurier un peu moins le bon Dieu depuis que vous êtes chez nous. »
André : « Mon père, ainsi, vous nous apportez beaucoup de secours et de consolations dans notre existence de forçats. Par exemple, il y a quatre jours nous avons tous admiré une espèce de miracle : là-bas dans nos abris, deux prisonniers se sont querellés si fort que nous étions tous persuadés qu’ils s’égorgeraient l’un l’autre le soir même. Nous regardons : en voilà un des deux (c’était jusque là un si grand écorcheur qu’il servait de bourreau dans notre prison) qui frappe à la porte de l’autre ; l’autre prend une barre de fer et va à sa rencontre ; au moment de frapper, le bras lui tombe. Ce bourreau était tombé à ses pieds en disant : Le père nous a recommandé de tout pardonner, et voilà, avant le coucher du soleil, je te pardonne. Pardonne-moi aussi ! Nos femmes et nous aussi, nous avons pleuré tout notre saoûl, en voyant un pareil tableau. Voilà ce que font vos leçons, mon père. Non, nous vous en supplions, ne nous abandonnez pas, misérables que nous sommes. »
J’étais tout bouleversé par le récit d’André. Enfin, nous nous levâmes et, avant de les quitter, je les remerciai de cet entretien ; le vieux voulut m’accompagner : « Oui, mon cher vieux, lui dis-je, tu as souffert beaucoup de tourments et de maux. » — « Oui, ce Razguildiéev en a expédié beaucoup dans l’autre monde, et cela sans raison. Il n’a mérité que malédiction : pas une chanson de forçat, pas une poésie de forçat, où on ne le maudisse. »
Ayant ainsi pris congé du vieux, je m’en retournai chez moi.
Ce forçat-là était un Moldave. Un individu féroce et rapace, mais qui s’était repenti par la suite. Il était d’un âge moyen, trapu d’épaules, robuste, pas très grand. Voici ce qu’il me raconta : « Tout jeune, je détestais le travail, j’aimais à vivre sans rien faire. Le désœuvrement m’apprit à courir les jardins, les vignes, les ruchers des autres. Souvent j’allais en soirée, presque tous les jours je fréquentais les cabarets. Mon père parfois, au début, se mettait à m’injurier, à jurer contre moi ; moi, en entendant ses jurons, je ne faisais que l’exciter : je baissais devant lui ma culotte et je lui disais : “Voilà pour toi, vieux chien ! Vas-y, mords-le… Voilà pour toi, vipère ! Tu n’auras pas longtemps à m’injurier, vieux démon ! Je te ferai bientôt disparaître de ce monde.” Au commencement, il me faisait honte, il me menaçait de Dieu, et alors je lui criais en face : Je m’en fous, de la croix et du bon Dieu ! Ou bien je lui disais tout net : “Ton bon Dieu, voilà où je le mets…” et je l’injuriais moi-même de tout mon répertoire.
Notre existence suivait son train-train quotidien, les jours suivaient les jours, et je devenais de plus en plus méchant, de plus en plus mauvais, de plus en plus débauché. Je commençai à me livrer à la bestialité. Je me mis à voler, à m’enivrer. La vie me rejetait d’un vice dans l’autre, et elle me ballottait si bien que j’en arrivai à me sentir moi-même mal à l’aise.
Une fois, je rassemblai tout mon courage et j’allai trouver un beau soir notre curé pour me confesser à lui, et puis changer de vie. J’allais le trouver avec les meilleures intentions : voilà qu’en arrivant à sa porte, je vois ramener ce même curé complètement saoûl. En le voyant dans un pareil état, je me traite moi-même d’imbécile, je hausse les épaules et m’en vais de la cure tout droit au cabaret. De désespoir, je me mis à boire ; du soir au matin je ne faisais plus que boire. Cette nuit-là, j’avais été pris d’une grande pitié pour moi-même, je voulais me corriger. J’allais trouver le curé avec la conscience de ma vie gâchée, et je me disais tout le long du chemin : non, c’est mal de vivre ainsi, il n’est pas possible de continuer ainsi, il faut faire pénitence, il faut changer, changer du tout au tout. Et voilà ce qui est arrivé ! Non, maintenant, je suis perdu à jamais et sans retour, mon âme est perdue, me dis-je, et je me mis à avaler verre sur verre.
Le matin, tenant à peine sur mes jambes, je revins à la maison. Le vieux, mon père, me dit je ne sais plus quoi, je le saisis à la gorge et le serrai à l’étrangler. Cinq minutes après, mon père rendait son âme à Dieu. Je m’enfuis à toutes jambes. Deux jours après, j’arrivais à Kichinev. J’y passai trois jours, couchant dans les asiles de nuit. Sur le conseil d’un va-nu-pieds quelconque, je passai la frontière d’Autriche. Je ne pus pas rester longtemps en Autriche : je ne sais quelle nostalgie me torturait, et je revins en Russie. Je n’étais pas arrivé à cinq verstes de Soroki, qu’on m’arrêtait. Naturellement, je fus jugé et envoyé aux travaux forcés.
Vous savez, mon père, je suis tout torturé de désirs pervers. Mais quand tout cela se calme et que je suis complètement débarrassé de cette affreuse tempête, alors c’est dans mon âme comme une éruption de volcan, une explosion épouvantable de désespoir, de haine contre moi-même, un désir désespéré de m’affranchir de cet état affreux. Que faire ? Je souffre le martyre, je suis épuisé de souffrances. »
– « Mon cher, lui dis-je, il faut te détester à ce point, et t’humilier à ce point que tu te trouves le plus grand pécheur de l’univers, et que, dans cette disposition d’humilité, tu te repentes, et te repentes de telle sorte que rien, pas un péché, n’échappe. Si cela ne te fait pas de bien, alors voici quel sera le remède le plus rapide et le plus radical : si tu veux te débarrasser complètement de tes habitudes chroniques de péché, il faut absolument faire une pénitence publique de tous tes péchés devant tous tes camarades. Voilà quel sera le moyen le plus radical et le plus sûr. »
Le prisonnier se prit à réfléchir : « C’est bien pénible, c’est impossible », dit-il. — « Il n’y a pas d’autre moyen contre les péchés invétérés. » — « Croyez-moi, mon père, c’est trop dur. » — « Il n’y a pas sur terre d’autre remède contre de pareilles habitudes. Ces habitudes ne s’arrachent du fond du cœur de l’homme que par la pioche d’un profond repentir devant Dieu. » — « Non, je ne peux pas. » — « Moi non plus, je ne veux pas vous forcer, mais je dois vous dire une chose, c’est que pour se libérer complètement de ce mal chronique il n’existe aucun autre remède. Songez seulement à ce que vous deviendrez ensuite. Tôt ou tard, vous serez bien obligé de boire jusqu’à la lie les dernières gouttes de votre vie empoisonnée comme elle est. » — « Je le comprends, mais je n’ai pas le courage de me décider. » — « Voici comme il faut faire : demain, uniquement pour vous, pour vous personnellement, je donnerai une absolution générale, et à ce moment-là vous pourrez vous décider à ce grand acte. »
Le lendemain matin avant la messe, je donnai une absolution générale. Je fus extrêmement ému de n’y pas apercevoir mon prisonnier. Je commençai de célébrer la messe. Au moment de la communion, je prononce mon exhortation, et sur la fin je remarque que les prisonniers écoutent avec une grande attention la parole de Dieu. Quand j’eus terminé, j’invitai les assistants à se mettre à genoux, j’en fis moi-même autant, et prononçai sous forme de prière, selon mon habitude, la conclusion de mon instruction : « 0 Christ, notre Roi ! Jette les yeux sur ces malheureux prisonniers et ouvre-leur en ce moment les portes d’une fervente pénitence. Ouvre-leur, Seigneur miséricordieux, les portes de ton pardon infini et de ton amour pour eux. Quel mortel, ô Seigneur, est pur devant toi ? Mais toi, toi le Seigneur du ciel et de la terre, remplace pour eux ta justice rigoureuse par la flamme de ton saint amour pour eux, qui fait fondre l’âme et le cœur du pécheur. »
Je ne m’étais pas encore remis debout, que mon prisonnier apparaissait au milieu de l’église et, montant sur les marches, commençait en public et à haute voix la confession de ses péchés. En l’entendant ainsi raconter ses péchés, tous ses camarades pleuraient. Quand il eut terminé, je me tournai vers lui en disant : « Mon fils, mon fils bien-aimé ! Au même moment où tu faisais ta confession, où par ta pénitence publique tu faisais avancer les autres prisonniers dans les sentiers du repentir, le Christ, ami et Sauveur des pécheurs qui se repentent, effaçait de sa main tous tes péchés et toutes tes iniquités sur le livre de sa Justice divine. Selon le pouvoir qui m’a été donné, Il met sur mes lèvres indignes les paroles qu’il a lui-même prononcées un jour, dans un instant solennel de sa vie terrestre :
« Tes péchés te sont pardonnés, encore qu’ils soient beaucoup, parce que tout à l’heure tu m’as aimé beaucoup ».
Le prisonnier sanglotait. Quand il se fut calmé, il s’approcha de la sainte Table. Le lendemain, il me déclara qu’il était comme re-né à une nouvelle vie. Il se sentait l’âme en joie, et cette journée fut pour lui une nouvelle entrée dans le monde, dans un monde tout différent de celui qu’il avait connu encore la veille, un monde renouvelé et transfiguré. Je remerciai Notre-Seigneur de la protection si efficace qu’il accorde aux pécheurs.
Celui-là était considéré comme un condamné politique, mais moi je le considère comme un criminel de droit commun. C’était un officier du corps d’État-Major. Il avait vendu les plans de la place de Varsovie à l’État-Major allemand. Voici ce qu’il me raconta :
« J’ai une femme très belle. Il n’y a pas à dire, c’est une femme rangée, et une bonne épouse. Quand j’étais garçon, j’aimais faire la cour au beau sexe, mais pas de la même façon que les autres. Une fois marié, je vécus plusieurs années avec ma femme en toute fidélité et loyauté. Mais quand j’entrai, quelque temps après, à l’État-Major général, je commençai à mener la vie large. Et alors, pour mon malheur, les femmes commencèrent à se coller à moi.
Je me liai avec une jeune demoiselle d’origine ecclésiastique. Vous savez, je contentais tous ses caprices et toutes ses envies, entièrement et sans réplique. Tout ce que j’avais d’argent, tout passait à cette gentille idole. Cependant elle me déclara qu’elle ne m’aimerait plus, si je lui refusais quoi que ce soit, et un beau soir je remarquai qu’elle me traitait avec beaucoup de froideur, tandis qu’elle regardait avec un intérêt particulier, ce soir-là, comme elle ne l’avait jamais fait, un jeune lieutenant encore garçon. Cette constatation m’enragea tout le soir. Enfin j’obtins d’elle qu’elle allât avec moi dans un cabinet particulier. Là, je passai la nuit avec elle et je parvins à la persuader qu’avant un mois elle aurait une grosse somme d’argent, que selon toute vraisemblance je réclamerais ensuite à ma femme le divorce et me marierais avec elle. Je lui dis tout cela, et elle accepta.
Maintenant, comment me procurai-je cette somme ? Voici : je décidai de vendre à l’Allemagne les plans de la place de Varsovie. Et je les vendis en effet pour plusieurs milliers de roubles. Pour tout dire, j’ajoutai de moi-même à ces plans un croquis dans lequel, pour intéresser l’État-Major allemand, j’avais indiqué de nouveaux tracés de cette forteresse, complètement inconnus. Je fus stupéfait de l’exactitude avec laquelle l’Allemagne était documentée sur tous nos secrets militaires. Je dus employer deux jours entiers à convaincre en personne l’État-Major de l’existence de ces nouveaux forts qui en réalité n’existaient point. Quand ils déployèrent devant moi le plan qu’ils avaient de ces fortifications et qu’ils commencèrent à me montrer les ouvrages, leurs emplacements, leur nature, leur valeur, la date de leur construction ou de leur réfection, je poussai malgré moi un soupir : ils savent tout mieux que nous, ces Allemands, tout ce que nous cachons dans le plus profond mystère, tous nos secrets militaires ! »
L’officier termina son récit, et après un long silence reprit ainsi la parole :
« Elle me dénonça. Voilà ce que c’est que la femme. La femme a besoin de trois choses : l’argent, le mâle, et la toilette. C’est sa félicité, son Dieu, sa vie. On dit qu’il existe quelque part dans l’espace des diables, et c’est peut-être vrai ; mais que la femme soit un diable sur terre, cela est une vérité certaine. Les femmes sont les forgerons qui forgent de leurs mains délicates des fers pour les hommes. Voyez seulement mon exemple. Combien de fois elle m’a tenu dans son étreinte brûlante, combien de serments elle m’a faits pour m’assurer de son amour, combien de fois elle m’a arrosé le visage de ses larmes amoureuses, de quels baisers elle me prouvait son attachement : et finalement voilà à quoi aboutit son amour pour moi ! Les chaînes de glace, le bagne, la mort solitaire et désespérée. »
Ce condamné avait auprès de lui sa femme et sa nièce. Cette femme se conduisait envers lui avec tant de grandeur d’âme qu’elle fit plusieurs fois le voyage de Petrograd afin de solliciter en sa faveur. En 1906, il mourut à Tchita. Je le confessai et lui donnai la communion par trois fois. Sa noble femme Praxède Matviéevna quitta Tchita après sa mort pour vivre à Saratov.
Samedi 30 Août 56. (11 h 1/4 heures soir.)2
Journée merveilleusement belle de limpidité, d’éclat et de fraîcheur. Matinée, lac, montagnes, couchant, nuit, tout a été à souhait, resplendissant de grâce, ravissant de pureté. — Vécu à l’aventure, en flâneur et admirateur. Cela m’a servi. Le voile de mélancolie qui entourait mon cœur s’est peu à peu éclairci et je finis par rentrer assez gai chez moi, à 11 heures du soir, treize heures après être sorti de la maison. La nature avait commencé, les enfants et les amis avaient continué, la femme seule a pu achever cette guérison quotidienne dont j’ai actuellement besoin. J’ai beau me le dissimuler, me le masquer ou le nier, c’est l’amour qu’il me faut ou son ombre. Tout le reste me distrait sans m’apaiser et endort ma souffrance sans me réjouir. /Ainsi mes yeux se sont nourris du spectacle inépuisable des eaux, du ciel, de la lumière et du paysage, pendant des heures. […]
Dimanche 31 Août 56.
(11 heures matin.) Je ne trouve aucune voix pour ce que j’éprouve. La rue est silencieuse, un rayon de soleil tombe dans ma chambre, un recueillement profond se fait en moi ; j’entends battre mon cœur et passer ma vie. Je ne sais quoi de solennel, la paix des tombes sur lesquelles chantent les oiseaux, l’immensité tranquille, le calme infini du repos m’envahit, me pénètre, me subjugue. Il me semble que je suis devenu une statue sur les bords du fleuve du temps, que j’assiste à quelque mystère, d’où je vais sortir vieux ou sans âge. Je ne sens ni désir, ni crainte, ni mouvement, ni élan particuliers ; je me sens anonyme, impersonnel, l’œil fixe comme un mort, l’esprit vague et universel comme le néant ou l’absolu ; je suis en suspens, je suis comme n’étant pas. — Dans ce moment, il me semble que ma conscience se retire dans son éternité ; elle regarde circuler en dedans d’elle ses astres et sa nature avec ses saisons et ses myriades de choses individuelles, elle s’aperçoit dans sa substance même, supérieure à toute forme, contenant son passé, son présent et son avenir, vide qui renferme tout, milieu invisible et fécond, virtualité d’un monde, qui se dégage de sa propre existence pour se ressaisir dans son intimité pure. En ces instants sublimes, le corps a disparu, l’esprit s’est simplifié, unifié ; passions, souffrances, volontés, idées se sont résorbées dans l’être, comme les gouttes de pluie dans l’océan (lui les a engendrées. L’âme est rentrée en soi, retournée à l’indétermination, elle s’est réimpliquée au-delà de sa propre vie ; elle remonte dans le sein de sa mère, redevient embryon divin. Jours vécus, habitudes formées, plis marqués, individualité façonnée, tout s’efface, se détend, se dissout, reprend l’état primitif, se replonge dans la fluidité originelle, sans figure, sans angle, sans dessin arrêté. C’est l’état sphéroïdal, l’indivise et homogène unité, l’état de l’œuf où la vie va germer. Ce retour à la semence est un phénomène connu des druides et des brahmanes, des néoplatoniciens et des hiérophantes. Il est contemplation et non stupeur ; il n’est ni douloureux, ni joyeux, ni triste ; il est en dehors de tout sentiment spécial, comme de toute pensée finie. Il est la conscience de l’être, et la conscience de l’omni-possibilité latente au fond de cet être. C’est la sensation de l’infini spirituel. C’est le fond de la liberté. — À quoi sert-il ? à dominer tout le fini, à se dominer soi-même, à donner la clé de toutes les métamorphoses, à guérir de toutes les courbatures morales, à maîtriser le temps et l’espace, à reconquérir sa propre totalité en se dépouillant de tout ce qui nous est adventice, artificiel, meurtri, altéré. Ce retour à la semence est un rajeunissement momentané, et de plus il est un moyen de mesurer le chemin parcouru par la vie, puisqu’il ramène jusqu’au point de départ. […]
Militante3.
« [Lettre] À Sonia LIEBKNECHT Breslau, avant le 24 décembre 1917 :
« … Hier, je suis restée longtemps éveillée sur mon lit ces temps-ci, je n’arrive jamais à m’endormir avant 1 heure, mais comme je suis forcée d’aller me coucher à 10 h parce qu’on éteint la lumière, je songe à bien des choses dans l’obscurité. Hier donc, je me disais : comme c’est étrange, je vis perpétuellement dans une ivresse joyeuse sans aucune raison. Par ex., je suis allongée ici dans ma cellule sombre, sur un matelas dur comme une pierre, autour de moi dans le bâtiment règne l’habituel silence des cimetières, on a l’impression d’être dans un tombeau ; au plafond se projette par la fenêtre la lumière du réverbère qui brûle toute la nuit devant la prison. De temps à autre seulement, on entend le roulement sourd d’un train qui passe au loin, ou, tout près, sous les fenêtres, le raclement de gorge de la sentinelle qui fait lentement quelques pas dans ses lourdes bottes pour se dégourdir les jambes. Le crissement du sable sous ses pas est si désespéré qu’il fait résonner, dans la nuit noire et humide, toute la désolation de nos vies sans issue. Et je suis là, seule, immobile, silencieuse, enveloppée dans les draps noirs des ténèbres, de l’ennui, de la détention, de l’hiver — et pourtant, mon cœur bat d’une joie intérieure inconnue, incompréhensible, comme si je marchais sur une prairie en fleurs, sous la lumière éclatante du soleil. Et dans le noir, je souris à la vie, comme si je connaissais un secret magique, capable de confondre tout le mal et la tristesse pour les changer en clarté et bonheur. Je cherche une raison à cette joie, et je ne trouve rien, alors je ne peux m’empêcher de sourire à nouveau-sourire de moi. Je crois que le secret de cette joie n’est autre que la vie elle-même ; si on sait bien la regarder, l’obscurité profonde de la nuit est belle et douce comme du velours ; et dans le crissement du sable humide, sous les pas lents et lourds de la sentinelle, chante aussi une petite chanson, la chanson de la vie — si et seulement si on sait l’entendre. Dans ses moments, je pense à vous, et je voudrais tellement vous transmettre cette clef magique, qui permet de sentir toujours et dans n’importe quelle situation ce que la vie a de beau et gai, pour que vous aussi vous viviez dans l’ivresse et marchiez dans une prairie de toutes les couleurs. Ne croyez pas que je cherche à vous abreuver d’ascétisme ou de joie inventée. Je vous accorde tous les plaisirs des sens, toutes les joies réelles que vous désirez. Je voudrais seulement vous offrir, en plus, mon inépuisable sérénité intérieure, pour que je ne m’inquiète plus à votre sujet, et pour être sûre que vous alliez dans la vie couverte d’un manteau brodé d’étoiles, qui vous protégerait de tout ce qui est de petit, trivial et angoissant. … Ah, Sonitchka, j’ai éprouvé ici une douleur affreuse. Souvent, dans la cour où je fais la promenade, arrivent des véhicules de l’armée, chargés de sacs, ou de vieilles vestes d’uniforme et de chemises de soldats, souvent tachées de sang… ; elles sont déchargées ici, on les répartir dans des cellules, on les raccommode, puis on les charge à nouveau pour les livrer à l’armée. Il y a quelques jours donc est arrivé un de ces attelages, tiré non par des chevaux, mais par des buffles. C’était la première fois que je voyais ces animaux de près. Ils sont plus puissants et d’une carrure plus large que nos bœufs, ils ont le crâne aplati et des cornes recourbées et basses, leurs têtes ressemblent plus aux moutons de chez nous, sauf qu’ils sont tout noirs, avec des yeux noirs très doux. Ils viennent de Roumanie, et sont des trophées de guerre… Les soldats qui conduisaient l’attelage racontent qu’il est très difficile de capturer ces bêtes qui vivaient à l’état sauvage, et plus dur encore de s’en servir pour tire des fardeaux, elles qui ne connaissaient que la liberté. On les a affreusement battues, jusqu’à ce qu’elles admettent qu’elles avaient perdu la guerre, et que l’expression : “Vae victis” valait aussi pour elles. Il y aurait en ce moment une centaine de ces bêtes rien qu’à Breslau. En plus du reste elles ne reçoivent qu’un peu de fourrage de mauvaise qualité, elles qui n’avaient l’habitude que des pâturages gras de Roumanie. On les exploite sans répit, on les fait tirer toutes sortes de charges, et à ce rythme elles ont vite fait de mourir. — Il y a quelques jours donc, un véhicule chargé de sacs est entré dans la cour. Le chargement était si lourd, et montait si haut que les buffles n’arrivaient pas à passer le seuil de la porte cochère. Le soldat qui le conduisait, un type brutal, se mit à les frapper si violemment avec le manche de son fouet que la surveillante, indignée, lui demanda s’il n’avait pas pitié pour les bêtes. “Et nous les hommes, personne n’a pitié de nous”, répondit-il, avec un sourire mauvais, et il se mit à frapper encore plus fort… À la fin, les bêtes donnèrent un coup de collier et réussirent à franchir l’obstacle, mais l’une d’elles saignait… Sonitchka, la peau du buffle est si épaisse, si résistante que c’est devenu un proverbe, et là, elle avait éclaté. Pendant qu’on déchargeait le véhicule, les buffles restaient totalement immobiles, épuisés, et celui qui saignait regardait droit devant lui, avec un air d’enfant en pleurs dans un visage noir, et ses yeux noirs si doux. C’était exactement l’expression d’un enfant qu’on a puni durement, et qui ne sait pas pourquoi ni comment échapper à la torture et la violence brutale… J’étais devant lui, l’animal me regardait, et des larmes coulaient de mes yeux — c’étaient ses larmes ; il n’est pas possible, même pour un frère chéri, d’être secoué par une douleur plus grande que celle que j’ai éprouvée là dans mon impuissance devant cette souffrance muette… Qu’ils étaient loin maintenant, inaccessibles, et perdus à jamais, les beaux pâturages verts et libres de Roumanie ! Comme le soleil éclairait autrement là-bas, et comme étaient différents le vent, le chant des oiseaux ou les appels mélodieux du pâtre. Et maintenant — la ville, inconnue, atroce, l’étable suffocante, et les hommes, inconnus, terribles — les coups, le sang qui coule de la blessure fraîche… Oh mon pauvre buffle, mon pauvre frère bien-aimé, nous sommes là tous les deux, aussi impuissants et muets l’un que l’autre, et notre douleur, et notre impuissance, notre nostalgie font de nous un seul être. Pendant ce temps, les prisonniers s’activaient autour du véhicule, déchargeant les lourds sacs et les traînant jusque dans le bâtiment ; quant au soldat, il enfonça les mains dans les poches de son pantalon, se mit à arpenter la cour à grandes enjambées, un sourire aux lèvres, en sifflotant une rengaine qui traîne les rues. Et la guerre passa devant moi dans toute sa splendeur. Écrivez vite. Je vous serre dans mes bras Sonitchka. Votre R. Sonioucha ma chérie, soyez calme et sereine malgré tout. La vie est ainsi faite, il faut la prendre comme elle est, bravement, la tête haute, et avec le sourire — envers et contre tout. Joyeux Noël !... R. »
« C’était une péritonite avec perforation 4; le malade était désormais à l’agonie […] Il ne me restait plus qu’à calmer ses douleurs avec quelques piqûres de morphine et à attendre. […] De la porte me parvenait la plainte continue du mourant : “Jésus, aide-moi ; docteur, aide-moi” […] comme une litanie d’angoisse […] La mort était dans la maison ; j’aimais ces paysans, je sentais la douleur et l’humiliation de mon impuissance. Alors pourquoi une si grande paix descendait-elle en moi ?
Il me semblait être détaché de toute chose, de tout lieu, éloigné de toute détermination, perdu hors du temps, en un ailleurs infini. Je me sentais caché, ignoré des hommes, comme une pousse sous l’écorce de l’arbre. Je tendais l’oreille à la nuit et il me semblait être entré, d’un coup, dans le cœur même du monde. Un bonheur immense, jamais éprouvé, était en moi, me remplissait tout entier, avec le sentiment fluide d’une plénitude infinie. Vers l’aube, le malade approcha de la fin. […] J’étais libre dans ces étendues silencieuses : je sentais encore en moi le bonheur de la nuit. Je devais pourtant rentrer au village, mais en attendant j’errais dans ces champs, faisant tourner allègrement mon bâton et sifflant mon chien… »
Esther Hillesum est née le 15 janvier 1914 à Middelbourg dans une famille juive libérale. Son père, Louis Hillesum, est docteur en lettres classiques et proviseur du lycée de Deventer. Sa mère, Rebecca Bernstein, a fui les pogroms russes en 1907. Etty Hillesum a deux frères, Jaap qui étudiera la médecine et Mischa qui étudiera le piano. Elle obtient une maîtrise de droit en 1939 tout en poursuivant des études de russe. Le 10 mai 1940, les troupes nazies envahissent les Pays-Bas. Après une scolarité aboutie au lycée de Deventer en 1929, elle entame — sans passion — des études de droit public à Amsterdam et obtient une maitrise en 1939. Durant ces études, elle emménage chez l'expert comptable retraité Hans Wegerif qui héberge plusieurs étudiants et avec lequel elle entretient une relation jusqu'en 1942. Gravitant dans un milieu de gauche et contestataire, Hetty, qui est douée pour les langues, gagne sa vie en donnant des cours particuliers de russe.
Le 3 février 1941, Etty Hillesum entreprend une thérapie avec Julius Spier que lui a présenté son logeur. Réfugié aux Pays-Bas en 1937 pour fuir les lois antisémites nazies, ce dernier pratique la « psycho-chirologie », une forme de thérapie que Carl Gustav Jung — dont il a été l'élève puis le collègue — lui a recommandé de développer. Il devient son maître spirituel, elle l'appelle « l’accoucheur de mon âme » sans qu'elle exprime clairement les motivations de cette thérapie.
Sur les recommandations de Spier, elle entame la rédaction d'un journal à partir du 9 mars 1941, au fil duquel on apprend qu'elle estime qu'il n'y a pas de personne plus malheureuse qu'elle sur Terre, qu'elle manque de confiance en elle et — « éprouv[ant la] pénible sensation d'un désir insatiable devant la beauté des êtres et du monde » — qu'elle connaît des moments dépressifs. Des relations complexes se tissent entre la jeune femme et le psychologue quinquagénaire : elle est à la fois sa cliente, son élève, sa secrétaire et son amie de cœur, et ils ne cessent de se défier pour se faire grandir mutuellement. Douze mois plus tard, elle écrit : « je pense que désormais je fêterai mon anniversaire le 3 février » et célèbre sa première année, la « plus belle année » de sa vie.
Persécutions nazies et mystique chrétienne
Dans son journal intime, elle relate la spirale inexorable des restrictions des droits et des persécutions qui amènent en masse les juifs néerlandais vers les camps de transit, puis vers la mort en déportation. D'innombrables notations font de ce texte, et de ses lettres de Westerbork, camp de transit situé au nord-est des Pays-Bas, où elle séjourna à plusieurs reprises, des documents historiques de premier plan pour l'étude de l'histoire des Juifs aux Pays-Bas pendant la guerre. Dans son journal, elle évoque aussi son évolution spirituelle qui, à travers la lecture, l'écriture et la prière, la rapproche du christianisme, jusqu'au don absolu de soi, jusqu'à l'abnégation la plus totale, tout en gardant, avec une admirable constance, son indéfectible amour de la vie, et sa foi inébranlable en l'humain, alors même qu'elle le voit journellement accomplir des crimes parmi les plus odieux. Au camp de Westerbork, elle est chargée d'enregistrer les noms des personnes qui partent en déportation. Elle y notera notamment celui de la carmélite juive Edith Stein.
Etty a deux frères, Jaap, interne en médecine au moment de sa déportation, et Mischa, pianiste dont les dons exceptionnels firent un moment espérer à la famille Hillesum qu'il échapperait au sort des Juifs. Mischa et les parents d'Etty succomberont comme cette dernière à Auschwitz en 1943. Jaap ne survivra pas à l'évacuation de Bergen-Belsen en 1945. Ce sont les écrits d'Etty qui donneront une postérité à cette famille, par leur grande valeur historique, spirituelle mais aussi littéraire.
SOURCE
Etty Hillesum UNE VIE BOULEVERSÉE
Journal 1941-1943 Traduit du néerlandais par Philippe Noble
suivi des LETTRES DE WESTERBORK
Traduites du néerlandais et annotées par Philippe Noble
Éditions du Seuil
[…]
Vendredi 3 juillet 1942, 9 heures et demie du soir. C’est vrai, je suis toujours assise au même bureau, mais j’ai l’impression de devoir tirer un trait au bas de tout ce que j’ai écrit jusqu’ici pour continuer sur un ton nouveau. Quand on a une certitude nouvelle dans sa vie il faut lui donner un abri, lui trouver une place : ce qui est en jeu, c’est notre perte et notre extermination, aucune illusion à se faire là-dessus. « On » veut notre extermination totale, il faut accepter cette vérité, et cela ira déjà mieux. Aujourd’hui, j’ai ressenti pour la première fois un immense découragement, et je dois lui régler son compte. S’il nous faut crever, qu’au moins ce soit avec grâce — mais je ne voulais pas m’exprimer aussi crûment. Pourquoi ce découragement m’atteint-il seulement maintenant ? Parce que j’ai des ampoules aux pieds d’avoir marché en ville par cette chaleur ; parce que tant de gens ont les pieds meurtris depuis qu’ils n’ont plus le droit de prendre le tram ; à cause du petit visage blême de Renate, obligée d’aller en classe à pied, une heure de marche à chaque trajet ? Parce que Liesl fait des heures de queue pour s’entendre refuser des légumes verts ? Pour infiniment de choses qui, prises séparément, sont des détails, mais constituent autant d’opérations de la grande guerre d’extermination qu’on nous a déclarée. Pour l’instant, tout le reste paraît encore grotesque et inimaginable : S. qui ne peut plus entrer dans cette maison pour rendre visite à son piano, à ses livres ; et moi qui ne peux plus aller chez Tide, etc.*
Bon, on veut notre extermination complète : cette certitude nouvelle, je l’accepte. Je le sais maintenant. Je n’imposerai pas aux autres mes angoisses et je me garderai de toute rancœur s’ils ne comprennent pas ce qui nous arrive à nous, les Juifs. Mais une certitude acquise ne doit pas être rongée ou affaiblie par une autre. Je travaille et je vis avec la même conviction et je trouve la vie pleine de sens, oui, pleine de sens malgré tout, même si j’ose à peine le dire en société.
La vie et la mort, la souffrance et la joie, les ampoules des pieds meurtris, le jasmin derrière la maison, les persécutions, les atrocités sans nombre, tout, tout est en moi et forme un ensemble puissant, je l’accepte comme une totalité indivisible et je commence à comprendre de mieux en mieux — pour mon propre usage, sans pouvoir encore l’expliquer à d’autres — la logique de cette totalité. Je voudrais vivre longtemps pour être un jour en mesure de l’expliquer ; mais si cela ne m’est pas donné, eh bien, un autre le fera à ma place, un autre reprendra le fil de ma vie là où il se sera rompu, et c’est pourquoi je dois vivre cette vie jusqu’à mon dernier souffle avec toute la conscience et la conviction possibles, de sorte que mon successeur n’ait pas à recommencer à zéro et rencontre
*. En vertu de l’interdiction faite aux Juifs d’entrer dans une maison « non juive ». Etty vivait d’ailleurs en constante infraction à cette règle, et se rendait même coupable de « Rassenschande » (relations amoureuses avec un non-Juif), « crime » passible de déportation immédiate.
moins de difficultés. N’est-ce pas une façon de travailler pour la postérité ? […]
3 juillet 1942. […]
Autrefois je croyais devoir produire un certain nombre de pensées profondes par jour ; aujourd’hui il m’arrive d’être une friche infertile, mais étendue sous un ciel vaste, haut et paisible. C’est mieux. Je me défie aujourd’hui de cette profusion de pensées jaillissantes, j’aime mieux être de temps en temps en friche et en attente. Il s’est passé énormément de choses en moi ces derniers jours, mais elles ont fini par se cristalliser autour d’une idée. Notre fin, notre fin probablement lamentable, qui se dessine d’ores et déjà dans les petites choses de la vie courante, je l’ai regardée en face et lui ai fait une place dans mon sentiment de la vie, sans qu’il s’en trouve amoindri pour autant. Je ne suis ni amère ni révoltée, j’ai triomphé de mon abattement, et j’ignore la résignation. Je continue à progresser de jour en jour sans plus d’entraves qu’autrefois, même en envisageant la perspective de notre anéantissement. Je ne me parerai plus de belles formules qui prêtent toujours à malentendu : « J’ai réglé mes comptes avec la vie, il ne peut plus rien m’arriver, d’ailleurs il ne s’agit pas de moi personnellement, peu importe qui meurt, moi ou un autre, l’important c’est que l’on meurt. »
Voilà ce que je dis souvent autour de moi, mais cela n’a pas beaucoup de sens et ne rend pas clairement ce que je veux dire — et au fond cela ne fait rien.
En disant : « J’ai réglé mes comptes avec la vie », je veux dire : l’éventualité de la mort est intégrée à ma vie ; regarder la mort en face et l’accepter comme partie intégrante de la vie, c’est élargir cette vie. À l’inverse, sacrifier dès maintenant à la mort un morceau de cette vie, par peur de la mort et refus de l’accepter, c’est le meilleur moyen de ne garder qu’un pauvre petit bout de vie mutilée, méritant à peine le nom de vie. Cela semble un paradoxe : en excluant la mort de sa vie on se prive d’une vie complète, et en l’y accueillant on élargit et on enrichit sa vie. C’est ma première confrontation avec la mort. Je n’ai jamais très bien su comment appréhender la mort. À son égard je suis d’une virginité totale. Je n’ai encore jamais vu un mort. C’est incroyable : dans ce monde semé de millions de cadavres, à vingt-huit ans je n’ai encore jamais vu un mort !
[…]
Un peu plus tard. Si cette journée ne m’avait rien apporté (s’il n’y avait eu au dernier moment cette bonne et pleine confrontation avec la mort et l’anéantissement), je n’aurais eu garde d’oublier ce brave soldat allemand qui attendait au kiosque avec son sac de carottes et de choux-fleurs. Il avait commencé par glisser un billet dans la main de la jeune femme, dans le tramway ; puis il y eut cette lettre qu’il faut absolument que je lise un jour. Il lui disait qu’elle lui rappelait la fille d’un rabbin qu’il avait soignée et veillée sur son lit de mort. Et ce soir, il est venu lui rendre visite*.
Quand Liesl m’a raconté cette histoire, je me suis dit tout de suite : « Ce soir il faudra prier aussi pour ce soldat allemand. » L’un des innombrables uniformes qui nous entourent a pris soudain un visage. Il est probable qu’il est parmi eux d’autres visages où nous pourrions lire un langage compréhensible pour nous. Il souffre lui aussi. Il
*. Cette histoire racontée de façon très allusive concerne Liesl Levie ; le soldat s’était apparemment offert à la ravitailler. Etty revient un peu plus loin sur cette anecdote.
n’y a pas de frontière entre ceux qui souffrent, on souffre des deux côtés de toutes les frontières et il faut prier pour tous. Bonne nuit.
Depuis hier j’ai encore vieilli, j’ai pris plusieurs années d’un coup et sens ma fin plus proche. Le découragement m’a quittée, me laissant plus forte qu’avant. En apprenant à connaître ses forces et ses faiblesses et à les accepter, on accroît sa force. Tout cela est très simple et s’impose à moi avec une clarté grandissante, et je voudrais vivre longtemps pour le faire partager avec la même évidence. Bonne nuit encore, pour de bon cette fois.
Samedi matin, 9 heures. De grands changements semblent s’opérer en moi, et je ne crois pas qu’il s’agisse simplement d’états d’âme.
La soirée d’hier a vu émerger une intuition nouvelle (si du moins l’on peut parler d’intuition à ce propos) et ce matin je ressentais une paix, une sérénité, une certitude que je n’avais plus connues depuis longtemps. Et tout cela m’est venu d’une petite ampoule au pied gauche.
[…]
C’est une expérience de plus en plus forte chez moi ces derniers temps : dans mes actions et mes sensations quotidiennes les plus infimes se glisse un soupçon d’éternité. Je ne suis pas seule à être fatiguée, malade, triste ou angoissée, je le suis à l’unisson de millions d’autres à travers les siècles, tout cela c’est la vie ; la vie est belle et pleine de sens dans son absurdité, pour peu que l’on sache y ménager une place pour tout et la porter tout entière en soi dans son unité ; alors la vie, d’une manière ou d’une autre, forme un ensemble parfait. Dès qu’on refuse ou veut éliminer certains éléments, dès que l’on suit son bon plaisir et son caprice pour admettre tel aspect de la vie et en rejeter tel autre, alors la vie devient en effet absurde : dès lors que l’ensemble est perdu, tout devient arbitraire.
À la fin de notre longue marche, une pièce accueillante nous attendait, nous offrant sa sécurité et un divan confortable où nous jeter après nous être débarrassés de nos chaussures ; et un accueil chaleureux, et un panier de cerises que des amis avaient envoyé du Betuwe*. Avant, un bon déjeuner était la chose la plus naturelle du monde, aujourd’hui c’est une aubaine inespérée, et si la vie s’est faite plus rude et plus menaçante, elle est aussi plus riche dans la mesure où l’on a renoncé à ses exigences et où l’on accueille avec gratitude, et comme un don, du ciel, tout ce qui reste de bon. Du moins telle est ma réaction, et c’est aussi la sienne ; nous nous étonnons parfois ensemble de n’éprouver ni haine, ni indignation, ni amertume — c’est une chose qu’on ne peut plus dire ouvertement en société, nous sommes probablement très seuls à penser ainsi. Tout en marchant, je savais qu’une maison
*. Région située à l’ouest de Nimègue, entre Rhin et Meuse.
amie nous attendait au bout du chemin, et je pensais au jour où ce serait fini, où l’on marcherait sur les chemins pour aboutir à la salle commune d’un baraquement. Je savais que c’était mon destin, non seulement le mien, mais celui de tous les autres, et je l’ai accepté.
[…]
Je sais que dans un camp de travail je mourrai en trois jours, je me coucherai pour mourir, et pourtant je ne trouverai pas la vie injuste.
Fin de la matinée. Enfiler une chemise propre est une sorte de fête. Et faire sa toilette au savon parfumé dans une salle de bains qui vous appartient pour une demi-heure. Je passe mon temps à prendre congé de tous les bienfaits de la civilisation, dirait-on. Et si bientôt je n’en jouis plus, je n’en saurai pas moins qu’ils existent et peuvent embellir la vie, et je les louerai comme un de ses bons côtés, même s’il ne m’est pas donné d’en profiter. Que j’en profite ou non, ce n’est tout de même pas cela qui importe !
Il faut assumer tout ce qui vous assaille à l’improviste, même si un quidam revêtant traîtreusement la forme d’un de vos frères humains fond droit sur vous au sortir d’une pharmacie où vous avez acheté un tube de dentifrice, vous tapote d’un index accusateur et vous demande avec un air d’inquisition : « Vous avez le droit d’acheter dans ce magasin ? » Et moi de répondre, un peu timidement, mais avec fermeté et avec mon amabilité habituelle : « Oui, monsieur, puisque c’est une pharmacie. » — « Ah bon », fit-il, sec et méfiant, avant de passer son chemin. Je ne suis pas douée pour les répliques cinglantes. Je n’en suis capable que dans une discussion intellectuelle d’égal à égal. Devant la racaille des rues, pour appeler ces gens par leur nom, je suis totalement désarmée, livrée pieds et poings liés. Je suis confondue, attristée et étonnée que des êtres humains puissent se traiter ainsi, mais répliquer sèchement, clouer le bec à l’adversaire (même dans les limites de la bonne éducation) ne me viendra pas à l’esprit. Cet homme n’avait certainement aucun droit à me soumettre à cet interrogatoire. Encore un de ces idéalistes prêts à aider l’occupant à purger la société de ses éléments juifs. À chacun ses plaisirs dans la vie. Mais le choc de ces petites rencontres avec le monde extérieur est un peu dur à encaisser. Intérieurement, je n’ai pas le moindre intérêt à tenir tête crânement à tel ou tel persécuteur, et je ne m’y forcerai donc jamais. Ils ont bien le droit de voir ma tristesse et ma vulnérabilité de victime désarmée. Je n’ai nul besoin de faire bonne figure aux yeux du monde extérieur, j’ai ma force intérieure et cela suffit, le reste est sans importance.
(Dimanche) 8 heures et demie du matin. […]
Il y a du soleil sur le toit en terrasse et une orgie de cris d’oiseaux, et cette chambre m’entoure déjà si bien que je pourrais y prier. Nous avons tous les deux une vie agitée derrière nous, pleine de succès amoureux de part et d’autre, et il est resté là en pyjama bleu clair, assis au bord de mon lit, il a posé un moment sa tête sur mon bras nu, nous avons parlé et il est ressorti. C’est très touchant. Ni lui ni moi n’avons le mauvais goût d’exploiter une situation facile. Nous avons derrière nous une vie passionnée et débridée, nous avons visité toutes sortes de lits, mais à chacune de nos rencontres nous retrouvons la timidité de la première fois. Je trouve cela très beau et j’en suis heureuse. Maintenant je mets mon peignoir multicolore et je descends lire la Bible avec lui. Toute la journée je vais me tenir dans un coin de cette grande salle de silence qui est en moi. Je mène encore une vie très privilégiée. Je ne travaille pas aujourd’hui : ni ménage à faire ni leçons à donner. Mon petit déjeuner est tout prêt dans un sac en papier et Adri va nous apporter notre déjeuner. Je reste immobile, un peu lasse, dans un coin de mon silence, assise en tailleur comme un Bouddha et avec le même sourire, un sourire intérieur, s’entend.
[…]
10 heures du soir. Encore un mot, un seul : chaque minute de cette journée a été engrangée en moi en un clin d’œil, la journée est conservée en moi comme une totalité parfaite, un souvenir réconfortant où l’on viendra puiser un jour, une réalité que l’on portera en soi, constamment présente. Chaque phase de cette journée était suivie d’une nouvelle phase qui faisait pâlir tout le reste. On ne doit se fixer psychologiquement ni dans l’espoir de la survie, ni dans l’attente de la mort. Toutes deux sont présentes comme éventualités extrêmes, mais ni l’une ni l’autre ne doit nous requérir totalement. Ce qui importe, ce sont les urgences du quotidien. Nous parlions hier soir des camps de travail. Je disais : « Je n’ai pas d’illusion à me faire, je sais que je mourrai au bout de trois jours, parce que mon corps ne vaut rien. » Werner pensait la même chose de lui-même. Mais Liesl a dit : « Je ne sais pas, mais j’ai le sentiment que je m’en sortirais quand même. » Je comprends très bien ce sentiment, je l’avais moi-même avant. Un sentiment de force, de ressort indestructible. Je ne l’ai d’ailleurs pas perdu, dans son principe il est toujours là. Mais il ne faut pas le prendre non plus en un sens trop matérialiste. Il ne s’agit pas de savoir si ce corps privé d’entraînement tiendra le choc, c’est relativement peu important ; même si l’on doit connaître une mort affreuse, la force essentielle consiste à sentir au fond de soi, jusqu’à la fin, que la vie a un sens, qu’elle est belle, que l’on a réalisé toutes ses virtualités au cours d’une existence qui était bonne. — Non, je ne peux pas l’exprimer ainsi, je retombe toujours dans les mêmes mots.
[…]
Lundi matin, 11 heures. […]
… je me blottissais doucement, légèrement contre lui, rien en apparence ne distinguait ce moment d’innombrables autres moments de ma vie, mais j’ai eu tout à coup l’impression qu’un grand ciel se déployait autour de nous comme dans une tragédie grecque : un instant tous mes sens se sont brouillés, j’étais avec lui au milieu d’un espace infini traversé de menaces, mais aussi d’éternité. Peut-être était-ce hier le moment où un grand changement s’était accompli en nous pour de bon. Il restait adossé au mur et dit d’un ton presque plaintif : « Ce soir je dois écrire à mon amie, ce sera bientôt son anniversaire, mais que lui dire ? L’envie et l’inspiration me manquent également. » Je lui ai dit : « Tu devrais commencer à essayer de lui faire accepter l’idée qu’elle ne te reverra plus, tu devrais lui donner des points de repère pour sa vie sans toi. Tu devrais lui montrer comment vous avez continué à vivre ensemble toutes ces années malgré la séparation physique, et lui rappeler qu’elle a le devoir de continuer à vivre dans l’esprit que tu as défini — ainsi elle conservera au monde un peu de ton esprit, et c’est cela qui importe en fin de compte. » Voilà le genre de propos qu’on se tient en ce moment, et ils ne paraissent même plus irréels : nous sommes entrés dans une nouvelle réalité et tout a pris d’autres couleurs, d’autres accents.
[…]
On envoie même des filles de seize ans dans les camps de travail. Nous autres, leurs aînées, nous devrons les prendre sous notre garde quand le tour des filles de Hollande sera venu. Hier soir, j’ai eu brusquement envie de dire à Han : « Sais-tu qu’on prend même des filles de seize ans ? » Mais je me suis retenue en pensant : pourquoi ne pas être bonne pour lui aussi, pourquoi l’accabler encore un peu plus ? N’ai-je pas la force d’assumer seule la situation ? Tout le monde doit savoir ce qui se passe, c’est vrai, mais ne faut-il pas aussi avoir des égards pour les autres, et se retenir de leur imposer un fardeau qu’on peut très bien porter tout seul ?
Il y a quelques jours encore, je pensais : le pire, pour moi, sera d’être privée de papier et de crayon pour faire le point de temps à autre — pour moi c’est une absolue nécessité, sinon à la longue, quelque chose éclatera en moi et m’anéantira de l’intérieur.
Aujourd’hui j’ai une certitude : quand on commence à renoncer à ses exigences et à ses désirs, on peut aussi renoncer à tout. Je l’ai appris en l’espace de quelques jours. Je pourrai peut-être rester ici encore un mois, avant que cette entorse à la réglementation ne soit découverte*. Je vais mettre de l’ordre dans mes papiers ; chaque jour je dis adieu. Le véritable adieu ne sera plus alors qu’une
*. Etty fait allusion au fait qu’elle partage la maison d’une famille non juive et envisage soit son déménagement forcé pour le quartier juif (qui n’eut jamais lieu), soit sa déportation.
petite confirmation extérieure de ce qui se sera accompli en moi de jour en jour.
Je suis dans des dispositions singulières. Est-ce bien moi qui écris ici avec autant de paix et de maturité ? Et saura-t-on me comprendre si je dis que je me sens étonnamment heureuse, non pas d’un bonheur exalté ou forcé, mais tout simplement heureuse, parce que je sens douceur et confiance croître en moi de jour en jour ? Parce que les faits troublants, menaçants, accablants qui m’assaillent ne produisent chez moi aucun effet de stupeur ? Parce que je persiste à envisager et à vivre ma vie dans toute la clarté et la netteté de ses contours. Parce que rien ne vient troubler ma façon de penser et de sentir. Parce que je suis capable de tout supporter et de tout assumer et que la conscience de tout le bien qui a existé dans la vie, dans ma vie, loin d’être refoulée par tout le reste, m’imprègne chaque jour un peu plus. J’ose à peine continuer à écrire ; c’est étrange, on dirait que je vais presque trop loin dans mon détachement de tout ce qui, chez la plupart, produit un véritable abrutissement. Si je sais, si je sais avec certitude que je vais mourir la semaine prochaine, je suis capable de passer mes derniers jours à mon bureau à étudier en toute tranquillité ; mais ce ne serait pas une fuite : je sais maintenant que vie et mort sont unies l’une à l’autre d’un lien profondément significatif. Ce sera un simple glissement, même si la fin, dans sa forme extérieure, doit être lugubre ou atroce.
[…]
Mardi 7 juillet, 9 heures et demie du matin. […]
Quant à moi, je sais qu’on doit se défaire même de l’inquiétude qu’on éprouve pour les êtres aimés. Je veux dire ceci : toute la force, tout l’amour, toute la confiance en Dieu que l’on possède (et qui croissent si étonnamment en moi ces derniers temps), on doit les tenir en réserve pour tous ceux que l’on croise sur son chemin et qui en ont besoin. « Je me suis dangereusement accoutumé à votre présence », disait-il hier. Dieu sait si moi aussi, je me suis « dangereusement accoutumée » à la sienne ! Et pourtant je devrai me détacher de lui aussi. Je veux dire : mon amour pour lui doit être un réservoir de force et d’amour à donner à tous ceux qui en ont besoin ; à l’inverse, l’amour et la sollicitude qu’il m’inspire ne doivent pas me ronger au point de me priver de toutes mes forces. Car même cela, ce serait de l’égoïsme. Et même dans la souffrance on peut puiser de la force. Et mon amour pour lui peut suffire à me nourrir toute une vie, et d’autres avec moi. Il faut aller jusqu’au bout de sa logique. On pourrait dire : je puis tout supporter jusqu’à un certain point, mais s’il devait lui arriver quelque chose ou que je doive le quitter, ce serait trop, je n’en supporterai pas plus. Or on doit toujours pouvoir continuer. Aujourd’hui c’est tout l’un ou tout l’autre : ou bien on en est réduit à penser uniquement à soi-même et à sa survie en éliminant toute autre considération, ou bien l’on doit renoncer à tout désir personnel et s’abandonner. Pour moi cet abandon n’équivaut pas à la résignation, à une mort lente, il consiste à continuer à apporter tout le soutien que je pourrai là où il plaira à Dieu de me placer, au lieu de sombrer dans le chagrin et l’amertume. Je me sens toujours dans des dispositions étranges. Je pourrais presque dire : il me semble que je plane au lieu de marcher, et pourtant je suis en pleine réalité et je sais parfaitement ce qui est en jeu.
[...)
Je partage la souffrance de ceux que je vois en ce moment tous les soirs et qui, la semaine prochaine, travailleront dans l’un des endroits les plus menacés de la terre, dans une usine d’armement ou Dieu sait où — si du moins on les laisse encore travailler. Mais j’enregistre le plus petit geste, la moindre phrase prononcée, la plus fugitive expression de leur visage, et je le fais avec distance, avec objectivité et presque avec froideur. J’adopte instinctivement le point de vue de l’artiste et je crois qu’un jour, quand il me paraîtra nécessaire de tout raconter, j’en aurai aussi le talent.
[…]
Ce qui me préoccupe le plus, ce sont mes pieds qui refusent tout service. Et j’espère que le moment venu, ma vessie sera retapée, sinon je serai une rude gêneuse pour les entassements humains qui sont ma société future. Et je devrais me décider enfin à aller chez le dentiste, toutes ces petites corvées que l’on a repoussées une vie durant, il est temps de s’en débarrasser, je crois. Et je ferais bien de cesser de fureter dans la grammaire russe, j’en sais assez pour mes élèves, du moins pour les mois qui viennent, il vaut mieux terminer l’Idiot.
Je ne prends plus de notes de lecture, c’est beaucoup trop long et on ne me laissera certainement pas traîner avec moi tout ce papier. Désormais il faudra savoir extraire mentalement l’essence de tout ce que je lis et l’engranger pour les temps de pénurie. Et je me ferai beaucoup mieux à l’idée de mon départ si je concrétise cet adieu dans une série de petits actes, de manière à ne pas recevoir « l’échéance fatidique » comme un coup mortel : liquider des lettres, des papiers, tout le fouillis de mon bureau. Je pense tout de même que Mischa ne sera pas retenu pour les camps.
Je dois me coucher plus tôt, sinon je suis trop somnolente dans la journée et je ne puis me le permettre. Il faut que je mette la main sur la lettre de notre brave soldat allemand avant le départ de Liesl : je veux la conserver à titre de « document humain ». Après un désespoir immense et accablant, cette histoire a connu divers rebondissements des plus singuliers. La vie est si curieuse, si surprenante, si nuancée, et chaque tournant du chemin nous découvre une vue entièrement nouvelle. La plupart des gens ont une vision conventionnelle de la vie, or il faut s’affranchir intérieurement de tout, de toutes les représentations convenues, de tous les slogans, de toutes les idées sécurisantes, il faut avoir le courage de se détacher de tout, de toute norme et de tout critère conventionnel, il faut oser faire le grand bond dans le cosmos : alors la vie devient infiniment riche, elle déborde de dons, même au fond de la détresse.
[…]
De minute en minute, de plus en plus de souhaits, de désirs, de liens
affectifs se détachent de moi ; je suis prête à tout accepter, tout lieu de la terre où il plaira à Dieu de m’envoyer, prête aussi à témoigner à travers toutes les situations et jusqu’à la mort, de la beauté et du sens de cette vie : si elle est devenue ce qu’elle est, ce n’est pas le fait de Dieu, mais le nôtre. Nous avons reçu en partage toutes les possibilités d’épanouissement, mais n’avons pas encore appris à exploiter ces possibilités. On dirait qu’à chaque instant des fardeaux de plus en plus nombreux tombent de mes épaules, que toutes les frontières séparant aujourd’hui hommes et peuples s’effacent devant moi, on dirait parfois que la vie m’est devenue transparente, et le cœur humain aussi ; je vois, je vois et je comprends sans cesse plus de choses, je sens une paix intérieure grandissante et j’ai une confiance en Dieu dont l’approfondissement rapide, au début, m’effrayait presque, mais qui fait de plus en plus partie de moi-même. Et maintenant, au travail.
Jeudi matin, 9 heures et demie. Il faut oublier des mots comme Dieu, la Mort, la Souffrance, l’Éternité. Il faut devenir aussi simple et aussi muet que le blé qui pousse ou la pluie qui tombe. Il faut se contenter d’être.
[…]
Ces derniers jours, je traverse la vie comme si j’avais en moi une plaque photographique enregistrant sans faillir tout ce qui m’entoure, sans omettre le moindre détail. J’en ai conscience, tout s’engouffre en moi avec des contours bien découpés.
Un jour — lointain peut-être — je développerai et tirerai tous ces clichés. Pour trouver le ton nouveau qui conviendra à un sens nouveau de la vie. Tant qu’on n’a pas trouvé ce ton, on devrait s’imposer le silence. Mais c’est en parlant qu’on doit tâcher de le trouver, on ne peut pas se taire, ce serait aussi une fuite. On doit aussi suivre la transition du ton ancien au ton nouveau jusque dans ses articulations les plus fines.
Dure, très dure journée. Il faut apprendre à porter avec les autres le poids d’un « destin de masse » en éliminant toutes les futilités personnelles. Chacun veut encore tenter de se sauver, tout en sachant très bien que s’il ne part pas, c’est un autre qui le remplacera. Est-ce bien important que ce soit moi ou un autre, tel ou tel autre ? C’est devenu un destin de masse, commun à tous, et on doit le savoir. Journée très dure. Mais je me retrouve toujours dans la prière. Et prier, je pourrai toujours le faire, même dans le lieu le plus exigu. Et ce petit fragment du destin de masse que je suis à même de porter, je le fixe sur mon dos comme un baluchon avec des nœuds toujours plus forts et toujours plus serrés, je fais corps avec lui et l’emporte déjà par les rues.
Je devrais brandir ce frêle stylo comme un marteau et les mots devraient être autant de coups de maillet pour parler de notre destinée et pour raconter un épisode de l’histoire comme il n’y en a encore jamais eu. On n’avait jamais vu de persécution sous cette forme totalitaire, organisée à l’échelle des masses, englobant toute l’Europe. Il faudra bien tout de même quelques survivants pour se faire un jour les chroniqueurs de cette époque. J’aimerais être, modestement, l’un d’entre eux. […]
Samedi 11 juillet 1942, 11 heures du matin. On ne peut parler des choses ultimes, des choses les plus graves de cette vie que lorsque les mots jaillissent de vous aussi simplement et naturellement que l’eau d’une source.
Et si Dieu cesse de m’aider, ce sera à moi d’aider Dieu. Peu à peu toute la surface de la terre ne sera plus qu’un immense camp et personne ou presque ne pourra demeurer en dehors. C’est une phase à traverser. Ici, les Juifs se racontent des choses réjouissantes : en Allemagne, les Juifs sont emmurés vivants ou exterminés aux gaz asphyxiants. Ce n’est pas très malin de colporter ce genre d’histoires et de surcroît, à supposer que ces atrocités se passent vraiment sous une forme ou une autre, ce n’est pas nous qui avons à en répondre ?
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Que se passe-t-il donc en moi en ce moment ? D’où vient cette gaieté légère, presque folâtre ? La journée d’hier a été dure, très dure, et j’ai eu beaucoup à endurer et à assumer. Mais c’est fait, j’ai absorbé encore une fois tout ce qui m’assaillait et je suis capable d’affronter un peu plus de choses qu’hier. C’est probablement ce qui me donne cette allégresse et cette paix intérieures : je suis capable de venir à bout de tout, seule et sans que mon cœur se dessèche d’amertume, et mes pires moments de tristesse, de désespoir même, laissent en moi des sillons fertiles et me rendent plus forte. Je ne me fais pas beaucoup d’illusions sur la réalité de la situation et je renonce même à prétendre aider les autres ; je prendrai pour principe d’« aider Dieu » autant que possible et si j’y réussis, eh bien je serai là pour les autres aussi. Mais n’entretenons pas d’illusions héroïques sur ce point.
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Dans ce monde saccagé, les chemins les plus courts d’un être à un autre sont des chemins intérieurs. Dans le monde extérieur, on est arraché l’un à l’autre et les chemins qui pouvaient vous réunir sont si profondément ensevelis sous les ruines que, dans bien des cas, on n’en retrouvera jamais la trace. Maintenir le contact, poursuivre une vie à deux, cela ne peut se faire qu’intérieurement. Et ne conserve-t-on pas toujours l’espoir de se retrouver un jour sur cette terre ?
Je ne sais évidemment pas comment je réagirai lorsque je serai vraiment placée devant l’obligation de le quitter. J’entends encore sa voix, lorsqu’il m’a téléphoné ce matin ; ce soir je dînerai à sa table, demain matin nous nous promènerons, nous déjeunerons chez Lies] et Werner puis, l’après-midi, nous ferons de la musique. Il est toujours là. Et au fond de moi, je ne crois peut-être pas encore vraiment qu’il me faudra me séparer de lui, et des autres. Un être humain est peu de chose.
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Il n’est pas vrai que je veuille aller au-devant de mon anéantissement, un sourire de soumission aux lèvres. Ce n’est pas cela non plus. C’est le sentiment de l’inéluctable, son acceptation et en même temps la conviction qu’en fait, rien ne peut plus nous être ravi. Ce n’est pas une sorte de masochisme qui me pousserait à vouloir partir absolument, à désirer être arrachée aux fondements de mon existence, mais serais-je vraiment très heureuse de pouvoir me soustraire au sort imposé à tant d’autres ? On me dit : « Quelqu’un comme toi a le devoir de se mettre en sûreté, tu as encore tant de choses à faire dans la vie, tant à donner. » Mais ce que j’ai ou non à donner, ne pourrai-je pas le donner où que je sois, ici dans un petit cercle d’amis ou ailleurs dans un camp de concentration ? Et c’est singulièrement se surestimer que de se croire trop de valeur pour partager avec les autres une « fatalité de masse ».
Et si Dieu estime que j’ai encore beaucoup à faire, je le ferai tout aussi bien après avoir traversé les mêmes épreuves que les autres. La valeur humaine présente ou non en moi ressortira de mon comportement dans cette situation entièrement nouvelle. Même si je n’y survis pas, ma façon de mourir apportera une réponse au « qui suis-je ? ». Il n’est plus temps de se maintenir coûte que coûte en dehors d’une situation donnée, il s’agit plutôt de savoir comment on réagit à toute nouvelle situation, comment on continue à vivre. Ce qu’il est juste que je fasse, je le ferai. Mes reins continuent à suppurer et ma vessie à faire des siennes, je vais me faire établir un certificat, si possible. On me recommande en effet de prendre un petit emploi de « couverture » au Conseil juif. Le Conseil n’a pas engagé moins de cent quatre-vingts personnes la semaine dernière, et maintenant les désespérés s’y pressent en grappes humaines. On dirait, après un naufrage, un morceau de bois flottant sur l’immensité de l’océan, où le plus de gens possible cherchent à se raccrocher. Mais il me paraît absurde et illogique de tenter cette démarche. Et il n’est pas non plus dans ma nature de faire jouer des relations haut placées. Il semble d’ailleurs que le Conseil soit le théâtre de toutes sortes de trafics louches et l’hostilité publique contre cet étrange organe-tampon croît d’heure en heure. Et d’ailleurs : les membres du Conseil auront leur tour, après les autres. Mais, dira-t-on, à ce moment-là les Anglais auront peut-être débarqué. C’est l’avis de ceux qui portent encore en eux un espoir politique. Je crois qu’on doit se départir de tout espoir fondé sur le monde extérieur ; inutile de se livrer à de savants calculs de durée. Et maintenant, mettons la table.
Prière du dimanche matin. Ce sont des temps d’effroi, mon Dieu. Cette nuit pour la première fois, je suis restée éveillée dans le noir, les yeux brûlants, des images de souffrance humaine défilant sans arrêt devant moi. Je vais te promettre une chose, mon Dieu, oh, une broutille : je me garderai de suspendre au jour présent, comme autant de poids, les angoisses que m’inspire l’avenir ; mais cela demande un certain entraînement. Pour l’instant, à chaque jour suffit sa peine. Je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d’avance. Une chose cependant m’apparaît de plus en plus claire : ce n’est pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons t’aider — et ce faisant nous nous aidons nous-mêmes. C’est tout ce qu’il nous est possible de sauver en cette époque et c’est aussi la seule chose qui compte : un peu de toi en nous, mon Dieu. Peut-être pourrons-nous aussi contribuer à te mettre au jour dans les cœurs martyrisés des autres. Oui, mon Dieu, tu sembles assez peu capable de modifier une situation finalement indissociable de cette vie. Je ne t’en demande pas compte, c’est à toi au contraire de nous appeler à rendre des comptes, un jour. Il m’apparaît de plus en plus clairement à chaque pulsation de mon cœur que tu ne peux pas nous aider, mais que c’est à nous de t’aider et de défendre jusqu’au bout la demeure qui t’abrite en nous. Il y a des gens — le croirait-on ? — qui au dernier moment tâchent à mettre en lieu sûr des aspirateurs, des fourchettes et des cuillers en argent, au lieu de te protéger toi, mon Dieu. Et il y a des gens qui cherchent à protéger leur propre corps, qui pourtant n’est plus que le réceptacle de mille angoisses et de mille haines. Ils disent : « Moi, je ne tomberai pas sous leurs griffes ! » Ils oublient qu’on n’est jamais sous les griffes de personne tant qu’on est dans tes bras.
[…]
Mardi 14 juillet au soir. Chacun est bien forcé de vivre selon le style qui est le sien. Je suis incapable d’intervenir activement pour me « sauver », cela me paraît absurde, m’agite et me rend malheureuse. La lettre de candidature que j’ai adressée au Conseil juif sur la recommandation pressante de Jaap m’a fait perdre ce bel équilibre de sérénité et de gravité qui était le mien aujourd’hui. Comme s’il s’agissait d’un acte indigne. Cette foule qui se presse autour de l’unique épave flottant encore après le naufrage. Et de sauver ce qui reste à sauver, et de se repousser l’un l’autre en se condamnant à la noyade : c’est si indigne, et cette mêlée me répugne. Je suis probablement de ceux qui préfèrent continuer à se laisser flotter un peu sur le dos, les yeux tournés vers le ciel, et qui, avec un geste résigné et pieux, finissent par se laisser couler. Je ne puis faire autrement. Mes combats se déroulent sur un théâtre intérieur et contre mes démons personnels ; lutter au milieu de milliers de gens effrayés, contre les fanatiques qui veulent notre mort et allient la fureur à une froideur glacée, non, ce n’est pas pour moi. Je n’ai pas peur non plus ; c’est étrange, je suis si paisible, j’ai parfois l’impression de me tenir sur les créneaux du palais de l’Histoire et d’embrasser du regard de vastes étendues. Je suis capable de porter sans succomber ce fragment d’histoire que nous sommes en train de vivre. Je sais tout ce qui se passe et je garde la tête froide. Parfois c’est comme si une couche de cendre était répandue sur mon cœur. Et parfois il me semble que, sous mes propres yeux, mon visage se fane et se consume et que mes traits effacés sont la ligne de fuite des siècles qui se précipitent — tout se désagrège alors sous mes yeux et mon cœur se détache de tout. Ce sont des instants fugitifs, ensuite tout se recompose, mes idées redeviennent claires et je me sens capable de porter ce bloc d’histoire sans succomber sous le poids. Et quand on a commencé à faire route avec Dieu, on poursuit tout simplement son chemin, la vie n’est plus qu’une longue marche — sentiment étrange.
[…]
Mercredi matin. Je crois que, la nuit dernière, je n’ai pas encore assez bien prié. Ce matin, après avoir lu son petit mot, j’ai senti l’émotion rompre les digues et me submerger. J’étais en train de mettre la table du petit déjeuner et tout à coup il m’a fallu m’arrêter, joindre les mains, m’incliner là au milieu de la pièce et les larmes longtemps enfermées en moi ont soudain submergé mon cœur ; il y avait en moi tant d’amour, tant de pitié, tant de douceur, mais aussi tant de force, qu’il est impensable que ma prière ne soit d’aucun secours. Après avoir lu sa lettre, j’ai senti en moi un recueillement grave et profond.
Si étrange que cela semble, ces quelques lignes pâles, hâtivement griffonnées au crayon, sont ma première lettre d’amour. Oh, j’en ai de pleines malles, de ces fameuses « lettres d’amour », tant les hommes m’ont écrit de mots de passion, de tendresse, de promesse et de désir, tant de mots pour tenter de se réchauffer et de me réchauffer à ce qui n’était souvent qu’un feu de paille.
Mais ses mots à lui, hier : « Tu sais, j’ai le cœur lourd », et ce matin : « Amour, je veux continuer à prier », sont les cadeaux les plus précieux qu’ait jamais reçus mon cœur pourtant comblé.
Le soir. Non, je ne crois pas que je succomberai. Cet après-midi, court moment de désespoir et de chagrin, moins à cause des événements que par apitoiement sur moi-même, à l’idée de devoir le laisser seul, et en craignant la douleur d