Figures et témoignages proposés par Dominique Tronc
Femmes mystiques des temps anciens
JULIENNE DE NORWICH ~1343 ~1410
la Bhakti et LALLA ~XIVe siècle
Mon inventaire sur trente années de textes jugés majeurs par leur contenu intérieur a constitué une vaste base de données 1.
L’outil progressivement construit permit de mener à terme une centaine d’ouvrages qui restituent témoignages, dits et écrits de figures dites mystiques. J’ai été orienté par lectures de Ruusbroec (-1370), de Jean de la Croix (-1591), de madame Guyon (-1717), d’autres mystiques sobres, de quelques historiens intérieurement aimantés 2.
La recension vise à couvrir sans oubli majeur les mystiques de la Tradition chrétienne depuis le douzième siècle jusqu’à nos jours 3. Elle est affinée sur le dix-septième siècle 4.
Les textes retenus - accessibles sur le site cheminsmystiques.fr - sont formatés pour impression en format classique ou in-folio 5. En complément d’éditeurs traditionnels, ils sont rendus disponibles en édition en ligne 6.
L’ensemble – dernier regroupement révisé 7 - couvre recherches, recensions, présentations et transcriptions opérés de 2000 à 2024 par Dominique Tronc.
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Je découvre – tardivement, sans l’avoir recherché ni évité - que les femmes sont trop souvent absentes, là comme en d’autres domaines.
Deux femmes sont relevées en terres d’Islam pour dix-sept figures recensées comme des ‘Auteurs du monde’ : Rab’ia ~ 800 et Lalla ~ 1400 sauvent l’honneur. Aucune femme en extrême orient qu’il soit bouddhiste ou non !
La situation « occidentale » est meilleure : rien dans l’Antiquité mais sept femmes à partir du douzième siècle ...sur une cinquantaine de figures chrétiennes majeures. Situation qui souligne une reconnaissance permise par le fondateur Jésus mais ne pouvant s’exprimer que plus tardivement au sein d’un milieu social favorable : là où se développa une classe moyenne cultivée urbaine, en Flandres et au nord de l’Italie. Des béguines et des religieuses ont pu alors conquérir culture et liberté – et parfois leurs écrits nous sont parvenus.
Pour regrouper le précieux legs intérieur offert par ‘la moitié du genre humain’, je propose quatre dossiers chronologiques assemblant des témoignages féminins issus de l’inventaire mystique global.
J’ai appliqué la règle mise en exercice pour « Mystiques du monde » : livrer par figure un extrait long ou même une œuvre choisie, sans ou avec peu de coupures (exceptions admises pour des entrées collectives).
Je respecte l’ordre chronologique 8.
J’évite toute glose en reprenant seulement les mises en situation historiques par des érudits sensibles voire amoureux de nos Dames. Ils éclairent parfois les contraintes qui s’exerçaient sur des femmes souvent mises en cause 9.
Au total une vingtaine de figures féminines entrent sous leur nom en premier niveau ou « chapitre ». S’y joignent une trentaine de noms regroupés en des entrées collectives 10.
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Nous n’avons plus le temps de survoler l’abondance aujourd’hui offerte : des millions d’ouvrages aujourd’hui succèdent à quelques centaines de milliers de livres imprimés disponibles peu après Gutemberg. Remontant plus loin dans le passé, quelques centaines de manuscrits dépendaient de rares textes « sacrés » en mémoire orale. Vertigineuse expansion !
Faire son choix conduit à s’effacer devant quelques chefs d’oeuvres. Reste à les retrouver pour chaque domaine. Ouvrir quelques dossiers sans écrire comme auteur.
Rabi'à, « Les Chants de la recluse »11. Les parenthèses à la fin de chaque fragment indiquent la source à laquelle il est emprunté : (1) Abu Bakr al-Hosni ; (2) Al-Makki ; (3) Ibn Tamiyya ; (4) Aflaki ; (5) Al-Zabidi ; (6) Al-Qushayri ; (7) Ibn al-Gawzi ; (8) Manawi ; (9) Attar ; (10) Hurrayfish ; (11) Al-Amili ; (12) Al-Garni ; (13) Ibn Ganim al-Maqdisi ; (14) Abu Bakr al-Hosni.
Rabi'a al-Adawiyya, issue des Al-Atik, une tribu des Kaïs, serait née en l’an 95 de l’Hégire (713 après J.-C.). Quatrième fille (d’où son nom de Rabi'a : quatrième) d’une famille très pauvre, s’il faut en croire Attar, elle se serait très tôt retrouvée orpheline. Vendue comme esclave, elle fut remise en liberté, rapporte la tradition, par son maître qui la découvrit un jour absorbée dans la prière et enveloppée de lumière. D’autres sources affirment qu’elle aurait été joueuse de flûte et prostituée.
Au sortir de cette période trouble de sa vie, Rabi'a se serait retirée dans le désert, puis à Basra dans l’actuel Irak. Là, un petit cercle de disciples commence à se former autour d’elle, recueillant ses enseignements et ses conseils. Il faut citer parmi eux Malik b. Dinar, Rabah al-Kais, Sufyan al-Thawri et Shakik al-Balai. Peu à peu, la renommée de Rabi'a s’étend et les plus grands savants et politiques de son temps s’honorent de lui rendre visite dans sa misérable habitation.
Sa vie d’extrême ascétisme et de réclusion attire le respect de tous. Son enseignement suscite l’étonnement et l’admiration. L’amour mystique et la communion avec la Divinité en constituent les thèmes centraux. Pour qui aime d’un tel amour, la recherche du Paradis, la crainte de l’Enfer, la vénération du Prophète perdent toute signification.
Bien avant Hallaj et les grands soufis, Rabi'a est ainsi l’une des premières à dépasser une démarche ascétique traditionnelle pour appeler à l’union parfaite avec Dieu et la célébrer dans des poèmes d’une brûlante ferveur. En cela son influence fut déterminante etainsi une femme peut être tenue pour l’un des maîtres fondateurs de la mystique musulmane.
Rabi'a mourut à Basra, âgée de près de quatre-vingt dix ans, en l’an 185 de l’Hégire (801 après J.-C.). Une tradition, plus vraisemblablement relative à Rabi'a al-Shamiyya, rapporte que Rabi'a aurait été enterrée à Jérusalem, sur le Mont des Oliviers, et que sa tombe devint un lieu de pèlerinage.
1 13
On raconte que Rabi'a — le Très-Haut l’ait en sa miséricorde — lorsqu’elle faisait la prière du soir, se tenait debout sur le toit de sa maison, serrait son voile et sa chemise et disait :
« Mon Dieu, les étoiles resplendissent, les yeux dorment, les rois ferment leurs portes, chaque amant se retire avec son aimée. Me voici : je demeure entre tes mains. »
Puis elle s’abîmait dans la prière.
À l’aurore, quand se levait la lumière, elle disait :
« Mon Dieu, la nuit s’en est allée, le jour resplendit Oh, je voudrais savoir si Tu as accepté ma nuit — et quelle serait alors ma joie ! — ou si Tu l’as rejetée — et je saurais alors me résigner.
« Par ta gloire, tel sera mon perpétuel souci, aussi longtemps que Tu me feras vivre et me soutiendras.
« Oui, par ta gloire, si Tu me chassais de ta porte je ne m’éloignerais pas. Car dans mon cœur est tombé l’amour de Toi. »
Puis elle chantait :
Ô ma joie, mon désir, ô mon appui,
Mon compagnon, ma provision, ô mon but,
Tu es l’esprit du cœur, Tu es mon espoir,
Tu es mon confident, mon désir de Toi est mon viatique.
Sans toi, ô ma vie, ô ma confiance,
Je ne me serais jamais lancée dans l’immensité du pays.
Combien de grâce s’est montrée,
Combien de dons et de faveurs Tu as pour moi !
Désormais ton amour est mon but et mon délice
Et la splendeur de l’œil de mon cœur assoiffé.
Tant que je vivrai, je ne m’éloignerai pas de Toi.
Tu es seul maître de l’obscurité de mon cœur.
Si Tu trouves plaisir en moi,
Alors, ô désir du cœur, ma joie débordera ! » (10)14
2
On demanda à Rabi'a :
« Comment as-tu atteint cet état suprême de la vie spirituelle ?
— En répétant ces mots, répondit-elle :
« Mon Dieu, je prends refuge en Toi contre tout ce qui me détourne de Toi.
Contre tout ce qui s’interpose entre Toi et moi » (1)
« Je T’aime de deux amours : l’un, tout entier d’aimer,
L’autre, pour ce que Tu es digne d’être aimé.
Le premier, c’est le souci de me souvenir de Toi,
De me dépouiller de tout ce qui est autre que Toi.
Le second, c’est l’enlèvement de tes voiles
Afin que je Te voie.
De l’un ni de l’autre, je ne veux être louée,
Mais pour l’un et pour l’autre, louange à Toi ! »(2)
*
On rapporte que Rabi'a fit un pèlerinage à La Mecque. Lorsqu’elle vit la kaaba, elle s’exclama :
« Ceci est l’idole adorée sur la terre.
« Dieu n’y est jamais entré. Mais jamais il ne l’a quittée. » (3)
*
« Qui nous fera voir notre Aimé ?, soupirait un jour Rabi'a.
— Notre Aimé est avec nous, lui répondit sa servante. Mais le monde nous a coupés de Lui. »(5)
*
Un jour qu’il était assis devant Rabi'a, Al-Thawri lui fit cette demande :
« Apprends-nous les merveilles de la sagesse que Dieu t’a révélées !
— Heureux serais-tu, s’exclama-t-elle, si tu n’aimais pas le monde ! »
Et pourtant Al-Thawri était un ascète et un sage. Mais elle considérait que scruter les paroles du Prophète et rechercher les hommes était déjà le premier pas vers le monde. (5)
*
Un jour, un groupe de jeunes gens vit Rabi'a qui courait en grande hâte, du feu dans une main et dans l’autre de l’eau.
Ils lui demandèrent : “Où vas-tu ainsi, Maîtresse ? Que cherches-tu ?
— Je vais au ciel, répondit-elle. Je vais porter le feu au Paradis et verser l’eau dans l’Enfer.
« Ainsi le Paradis disparaîtra, et l’Enfer disparaîtra, et seul apparaîtra Celui qui est le but.
« Alors les hommes considéreront Dieu sans espoir et sans crainte, et ainsi ils L’adoreront.
« Car s’il n’y avait plus l’espoir du Paradis ni la crainte de l’Enfer, est-ce qu’ils n’adoreraient plus le Véridique ? Est-ce qu’ils ne Lui obéiraient plus ? » (4)
*
Al-Thawri dit un jour à Rabi'a :
« Tout contrat a sa condition, toute foi sa vérité. Quelle est la vérité de ta foi ?
— Je ne L’ai adoré, répondit-elle, ni par crainte de son Enfer ni par espoir de son Paradis.
« Car, alors, j’aurais été comme un mauvais serviteur qui travaille lorsqu’il a peur ou lorsqu’il veut être récompensé.
« Je ne L’ai adoré que par amour et par pure passion de Lui. » (5)
*
Un homme demanda un jour à Rabi'a :
« J’ai commis de nombreux péchés et j’ai multiplié les désobéissances. Si j’en éprouve du repentir, Dieu me pardonnera-t-Il ?
— Non, répondit-elle : c’est seulement s’Il te pardonne que tu te repentiras. » (6)
*
Sahf ben Manzur nous a rapporté ceci :
Un jour, j’entrai chez Rabi'a alors qu’elle était abîmée dans l’adoration.
Quand elle s’aperçut de ma présence, elle leva la tête. Et voici que le lieu où elle se tenait fut comme inondé de l’eau de ses larmes.
Je la saluai. Elle vint vers moi et me dit ces mots : « Mon enfant, que cherches-tu ?
— Je suis venu pour te saluer », répondis-je.
Alors, éclatant en sanglots : « Cache-moi en Toi, mon Dieu ! s’écria-t-elle. Cache-moi en Toi ! »
Elle murmura quelques invocations, puis à nouveau s’enferma dans la prière. (7)
*
Rabi'a dit un jour à Sufyan :
« Tu n’es qu’une somme de jours. Quand un jour s’en va, avec lui s’en va une part de toi-même.
« Et quand s’en va une partie, le tout est bien près de s’en aller.
« Tu sais tout cela. Hé bien, agis ! » (7)
*
« La terre pourrait bien appartenir à un homme, disait-elle : il n’en serait pas plus riche pour autant.
— Et pourquoi ? lui demanda-t-on.
— Parce que, répondit-elle, la terre périra. » (8)
*
« Lorsque nous demandons pardon, disait-elle, il faut d’abord nous faire pardonner le manque de sincérité de notre demande. » (8)
*
Certains passaient leur temps à maudire ce monde.
Mais elle leur rappelait : « Le Prophète a dit : « Celui qui aime une chose s’en souvient continuellement. »
« Que vous vous souveniez tant et tant du monde, montre bien comme vos cœurs sont vains.
« Car si vous étiez vraiment noyés dans ce qui n’est pas le monde, vous n’en auriez pas même le souvenir ! » (8)
*
On raconte que Rabi'a était malade. Quand on lui demanda quelle en était la cause, elle répondit :
« Cette nuit, peu de temps avant l’aurore, mon cœur s’est pris à désirer le Paradis. Et Dieu m’a frappée de cette épreuve pour m’amener à Le craindre. » (9)
*
Sufyan lui dit encore : ‘Rabi'a, quelle est la chose que désire ton cœur ?
— « Sufyan, répondit-elle, comment un homme aussi savant que toi peut-il s’exprimer de cette manière ?
« Dieu sait si, depuis douze ans, je désire des dattes mûres ! Et ici, à Basra, elles ne manquent pas… Pourtant, jusqu’à aujourd’hui, je suis restée sans en manger.
« Je ne suis qu’une servante, et il ne m’est pas donné de suivre les penchants de mon cœur. Si j’avais voulu contre sa volonté, j’aurais été une ingrate. » (9)
3
Un spirituel nous a rapporté ceci.
Alors que j’avais invoqué Rabi'a, elle m’apparut dans mon sommeil. Et elle disait :
« Tes dons nous parviennent sur des plateaux de lumière, couverts de voiles de lumière. » (8)
*
Un jour qu’elle était en chemin vers la kaaba, dit-on, elle demeura seule dans le désert et s’écria :
« Mon Dieu, mon cœur est tout bouleversé parmi tant de merveilles !
“Mais je suis argile et la kaaba est une pierre. Mon désir, c’est de voir ton visage ! »
Alors une voix l’appela d’auprès du Très-Haut :
« Ô Rabi'a ! Comment pourrais-tu accomplir à toi seule ce qui demande le sang du monde entier ?
« Quand Moïse a voulu voir notre visage, Nous n’avons jeté sur la montagne qu’un seul atome de lumière, et il est tombé à terre foudroyé. » (9)
*
Une nuit, alors que Rabi'a veillait en prière, une écharde de roseau se planta dans son œil.
Mais elle ne s’en aperçut même pas, tant l’amour de Dieu était enraciné dans la profondeur de son cœur. (9)
*
Un jour, dit-on, Rabi'a gravit une montagne. Les gazelles qui l’habitaient vinrent l’entourer et restèrent à ses côtés sans aucune crainte.
Mais lorsque Hasan al-Basri la rejoignit, toutes s’enfuirent.
« Pourquoi les gazelles se sont-elles enfuies en me voyant, lui demanda-t-il, alors qu’elles restaient tranquillement auprès de toi ?
— « Hasan, lui dit-elle, qu’as-tu mangé aujourd’hui ?
— Un plat cuisiné à l’huile.
— Toi qui manges leur graisse, comment veux-tu qu’elles ne te fuient pas ? » (9)
*
Un jour Rabi'a était assise sur les bords de l’Euphrate quand Hasan al-Basri l’aperçut.
Il jeta son tapis sur l’eau et y monta
‘Rab’ia, lui cria-t-il-t-il, viens avec moi ! Prions ensemble et prosternons-nous sur l’eau !
Maître, lui répondit Rabi'a, est-ce que ce sont les choses de ce monde que tu souhaites montrer à ceux du monde prochain ?
« Montre-nous plutôt ce que le commun des hommes ne peut pas faire ! »
Ayant ainsi parlé, elle jeta son tapis dans les airs et y monta.
« Hasan, viens ! l’appela-t-elle. Ici nous serons en lieu sûr, loin des yeux de la foule. »
Puis, pour le consoler
« Maître, lui dit-elle, ce que tu as fait, les poissons aussi peuvent le faire. Ce que j’ai fait, les mouches aussi savent le faire.
« Mais ce qui seul importe, c’est d’atteindre un degré plus élevé que celui auquel nous sommes à présent. » (9)
*
On rapporte que Hasan al-Basri fit un jour ce récit.
Je restai une fois une nuit et un jour entiers auprès de Rabi'a et nous parlâmes avec une telle ardeur de la voie spirituelle et des mystères du Vrai que nous en avions oublié que j’étais un homme et elle une femme.
Mais, quand nous eûmes terminé cette conversation, je sentis que je n’étais qu’un pauvre homme et combien elle, au contraire, était riche de dévotion. (9)
*
« Te marieras-tu un jour ? demanda Hasan al-Basri à Rabi'a.
— Le mariage, lui répondit-elle, est utile à qui peut choisir. Quant à moi, je n’ai pas le choix de ma vie. Je suis à mon Seigneur et vis dans l’ombre de ses commandements. Ma personne n’a aucune valeur.
— Comment en es-tu arrivée là ? lui demanda-t-il encore.
— Par mon abandon au Tout. » (9)
*
« Toi, tu sais le pourquoi des choses, lui dit Hasan, mais nous, il ne nous est pas donné de le connaître. »
Puis il ajouta : ‘Rabi'a, parle-moi de ce qui t’a été révélé.
— Aujourd’hui, lui répondit-elle, je suis allée au marché avec deux rouleaux de corde.
« Je les ai vendus deux pièces d’or pour acheter à manger.
“Alors j’ai pris l’une des pièces et je l’ai tenue entre mes mains de peur que, si je les avais prises toutes les deux ensemble, elle ne me fassent perdre le droit chemin. » (9)
*
« D’où es-tu venue ? lui demanda-t-on.
— De l’autre monde.
— Et où vas-tu ?
— Vers l’autre monde.
— Et que fais-tu en ce monde-ci ?
— Je m’en moque.
— Et de quelle façon t’en moques-tu ?
— Je mange son pain et je fais les œuvres de l’autre monde. »(9)
*
‘Toi qui es si douée pour la parole, lui demanda-t-on encore, sais-tu aussi garder le lieu où l’on attache les chevaux ?
— Oui, en vérité, répondit-elle : ce lieu-là, j’en suis la gardienne.
« Car je n’ai rien laissé s’échapper de ce qui est au-dedans de moi et je n’ai rien laissé entrer de ce qui est au-dehors. » (9)
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Rabi'a disait encore ceci :
« Il est impossible au regard de distinguer les différentes stations de la voie qui mène à Dieu. Il est impossible à la langue de parvenir jusqu’à Lui.
« Aussi éveille ton cœur ! Si ton cœur s’éveille, tes yeux verront le chemin et tu parviendras sans peine à la Station. » (9)
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On raconte que Rabi'a se retirait l’été dans une maison isolée dont jamais elle ne sortait.
« Maîtresse, lui dit un jour sa servante, sors un peu de cette maison ! Viens ici contempler les signes de la puissance du Très-Haut.
— Non, toi plutôt, lui répondit Rabi'a, entre ! Viens contempler ici en Elle-même la Puissance. »
Et elle ajouta : « Ma tâche est de méditer la Puissance. » (9)
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On raconte qu’elle disait avec beaucoup de tristesse : « Mon Dieu, au Jour de la Résurrection, si Tu décidais de m’envoyer dans les flammes, je révélerais un secret qui pourrait éloigner de moi le feu pour mille ans ! » (9)
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Elle disait :
‘Tout le bien que Tu m’as destiné dans ce monde, donne-le à tes ennemis.
“Tout le bien que Tu m’as destiné au Paradis, donne-le à tes amis.
« Moi, je n’aspire à rien d’autre que Toi. » (9)
4
Sufyan al-Thawri nous a rapporté ceci.
Une nuit, j’étais chez Rabi'a. Elle pria jusqu’à l’aube, et je priai moi aussi.
Lorsque vint le matin : « À présent, me dit-elle, jeûnons ! Il nous faut rendre grâce pour les prières que nous avons faites cette nuit. » (9)
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Rabi'a apparut dans un rêve. On lui demanda ce qu’elle avait répondu à Munkar et à Nakir, les gardiens de l’autre monde, lorsqu’elle s’était trouvée devant eux.
‘Munkar et Nakir, dit-elle, sont venus chez moi et m’ont interrogée : « Qui est ton Seigneur ? »
‘Voici ce que je leur ai répondu : ‘Anges, allez dire ceci à Sa Majesté Dieu le Très-Haut :
“Comment ! parmi tous tes serviteurs, c’est moi que Tu ordonnes d’interroger, moi, une vieille femme ?
« le suis celle qui n’a connu personne d’autre queToi. T’ai-je oublié une seule fois pour qu’ainsi Tu envoies Munkar et Nakir me poser des questions ? » (9)
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Said ben Uthman nous a rapporté ceci.
J’étais avec Dhu-l-Nun al-Misri — que Dieu l’ait en sa miséricorde — dans la terre de perdition des fils d’Israël. Et voici que quelqu’un s’approcha.
Je dis à mon compagnon : « Maître, il y a ici quelqu’un.
— Regarde qui c’est, me répondit-il. Seul un ami de Dieu peut poser les pieds en ce lieu. »
J’allai voir et constatai que c’était une femme. « C’est une femme, lui dis-je, une amie de Dieu, par le Seigneur de la kaaba ! »
Il se dirigea vers elle et la salua. Elle lui dit : « Convient-il aux hommes de parler avec les femmes ?
— Je suis ton frère, Dhu-l-Nun, lui répondit-il. Je ne suis pas de ceux envers qui l’on peut avoir de tels soupçons.
— Sois le bienvenu ! lui dit-elle alors. Dieu te fasse vivre en paix ! »
Il lui demanda ce qui l’avait poussée à venir jusqu’en ce lieu :
‘C’est, dit elle, un verset du Livre de Dieu — gloire et puissance a Lui — de sa Parole — qu’Il soit exalté : « Mais la terre n’est-elle pas assez vaste devant vous ? Qu’avez-vous à ne pas émigrer ? »
Il lui demanda de lui décrire l’amour :
« Mon Dieu, dit-elle, tu le connais ! Car tu parles avec la langue du savoir. Est-ce à moi que tu demandes cela ?
À qui demande, il faut répondre ! », insista-t-il.
Alors elle chanta :
Ô aimé de mon cœur, je n’ai que Toi.
Aie pitié d’un pécheur qui vient à Toi.
O mon espoir, mon repos, ô ma joie,
Le cœur ne veut aimer d’autre que Toi. (10)
Mon repos, ô frères, est dans ma solitude,
Mon Aimé est toujours en ma présence.
Rien ne peut remplacer l’amour que j’ai pour Lui,
Mon amour est mon supplice parmi les créatures.
Partout où j’ai contemplé sa beauté,
Il a été mon mihrab et ma qibla.
Si je meurs de cet amour ardent et s’Il n’est satisfait,
Oh, cette peine aura été mon malheur en ce monde !
Ô médecin du cœur, Toi qui es tout mon désir,
Unis-moi à Toi d’un lien qui guérisse mon âme.
Ô ma joie, ô ma vie pour toujours !
En Toi mon origine, en Toi mon ivresse.
J’ai abandonné entièrement les créatures dans l’espoir
Que Tu me lies à Toi. Car tel est mon ultime désir. (10)
*
Parmi les paroles de Rabi'a — que Dieu, grâce à elle, nous ait en sa protection —, en voici une :
« Ce qui a paru de mes actions, je le compte pour rien. » (11)
Rabi'a disait :
« Toute chose porte son fruit.
« Le fruit du savoir et de la connaissance, c’est de s’approcher de Dieu. » (12)
*
Sufyan l’interrogea un jour :
« Quel est pour le serviteur le meilleur moyen de s’approcher de Dieu ?
— En ce monde comme dans l’autre, ne rien chercher que Lui. » (12)
*
On demanda à Rabi'a à quel moment le serviteur de Dieu se trouve dans un état d’abandon :
« Quand le malheur le réjouit aussi bien que le bonheur. » (6)
*
Azhar b. Haroun a rapporté ceci.
Rabah al-Qaysi, Salih b. ‘Abd al-Galil et Kilab se rendirent chez Rabi'a et commencèrent à parler des choses du monde en les blâmant.
Rabi'a observa alors :
« Dans vos cœurs je vois le monde, avec ses plus beaux herbages de printemps 1
— Qu’est-ce qui peut te faire supposer de nous une telle chose ? s’étonnèrent-ils.
— Vous avez posé le regard sur ce qui était le plus près de vos cœurs, et c’est de cela qu’ensemble vous avez parlé. » (7)
*
Ga'far b. Suleyman nous a rapporté ceci.
Sufyan al-Thawri me prit par la main et me dit : « Viens voir celle qui me guide. Si je la laissais, je ne trouverais personne d’autre à quoi me fier. »
Quand nous entrâmes chez elle, Sufyan leva la main et s’exclama : « Mon Dieu, je te demande le salut ! »
Alors Rabi'a se mit à pleurer.
« Qu’est-ce donc qui te fait pleurer ? lui demanda-t-il.
— C’est toi qui me fais pleurer.
— Et pourquoi ?
— Ne sais-tu pas que le salut consiste dans l’abandon des choses du monde ? Et comment le pourrais-tu, toi qui en es tout souillé ? »
*
Devant Rabi'a, Al-Thawri soupira un jour : ‘Hélas, quelle tristesse !
— Non, s’exclama Rabi'a, ne mens pas ! Dis plutôt : « Quel manque de tristesse ! »
« Si vraiment tu étais triste, tu ne te réjouirais pas autant de la vie. » (7)
*
Alors qu’elle était occupée à recoudre sa tunique à la lumière d’un brasier, elle laissa son cœur s’égarer durant un certain temps.
Puis elle se reprit.
Alors elle déchira la tunique, et son cœur revint à lui. (8)
5
On demanda à Rabi'a comment elle voyait l’amour :
« Entre l’amant et l’aimé, dit-elle, il n’y a pas de distance.
« Il y a seulement ce que dit la nostalgie, ce que décrit le goût.
« Qui a goûté a connu. Mais qui a décrit ne s’est pas décrit.
« En vérité, comment peux-tu décrire une chose quand, en sa présence tu es absent, en son existence tu es dissous, en sa contemplation tu es défait ?
« Quand, guéri d’elle, tu es ivre, abandonné à elle tu es comblé, joyeux à cause d’elle, tu brûles d’amour ?
« La grandeur rend la langue muette. La perplexité empêche le lâche de s’exprimer. La jalousie dérobe les regards aux créatures. L’étonnement interdit à l’esprit toute certitude.
« Alors, il n’y a que continuel étonnement, perplexité incessante, cœurs errants, secrets cachés, corps épuisés. Et l’amour, avec son inflexible pouvoir, gouverneur des cœurs.
Oh, aie pitié des amoureux !
Leurs cœurs sont égarés dans le dédale de l’amour,
Le jour de la résurrection de leur amour est arrivé.
Leurs âmes se tiennent debout, comblées de faveurs,
En vue du Paradis d’une perpétuelle union
Ou de l’Enfer d’un éternel éloignement des cœurs” (13).
*
« Ô Rabi'a, lui demanda-t-on, toi qui excelles dans les choses de l’amour, pourquoi t’a-t-on donné ce nom15 ? Le lieu du repos est unique : d’où vient alors cette multiplicité et cet assemblage ?
— Ô hommes, répondit-elle, l’harmonie est la condition de l’amitié.
« J’ai regardé le Prophète du désir et de la crainte jusqu’à ce qu’il boive l’océan de l’amour.
« Alors je l’ai vu dans la caverne dire à son ami : « Ne t’attriste pas ! Dieu est avec nous ! »
« Que penses-tu de ces deux-là si, avec eux, le troisième est Dieu ?
« Je me suis approchée de la solitude de la caverne dans une attitude de totale allégeance. Mais, de l’intérieur du rocher, la jalousie m’a crié : ‘Quelle est cette amoureuse craintive qui a ôté le masque et, hors de nous, n’a pas trouvé la joie » (13)
*
Ma coupe, mon vin, mon hôte sont Trois.
Et moi qui vais quêtant l’amour : Quatre.
Celui qui verse le vin remplit sans cesse
La coupe de la joie et de la grâce.
Quand je suis regard, je ne me vois que pour Lui,
Quand je suis présence, je ne me vois qu’avec Lui.
Ô toi qui me blâmes, j’aime sa beauté !
Par Dieu, mes oreilles n’écoutent pas ton reproche.
Combien de nuits avec mes passion et mes peines,
Laissant couler de mes yeux des ruisseaux de larmes !
Aucune de mes larmes n’est remontée.
Et mon union avec Lui n’a pas duré.
Mon œil blessé ne dort jamais. (13)
Alors que Rabi'a se trouvait dans l’amitié de Dieu, Ahmed l’entendit parler ainsi :
Je T’ai placé dans mon cœur comme mon confident.
J’ai offert mon corps à qui veut s’asseoir près de moi.
À celui-là, mon corps prête sa compagnie.
Mais Celui que j’aime est le compagnon de mon cœur. (14)
*
Alors que Rabi'a se trouvait dans la crainte de Dieu, Ahmed l’entendit parler ainsi :
Faible est ma provision, incapable de me mener au terme.
Sont-ils à cause d’elle, mes pleurs ; ou du trop long chemin ?
Ô but de mon désir, me brûleras-tu de ton feu ?
Où donc est mon espoir en Toi, où donc ma crainte ? (14)
*
On demanda un jour à Rabi'a : « De quelle manière aimes-tu le Prophète — que soit sur lui la bénédiction et la paix ?
— je l’aime, dit-elle, d’un grand amour, mais mon amour du Créateur m’a détournée de l’amour pour les créatures. » (5)
*
On dit qu’elle resta quarante ans sans lever la tête, tant elle avait de honte à se montrer face à Dieu. (8)
*
Rabi'a se heurta la tête contre un angle et commença à perdre du sang. Mais elle n’y prêta pas attention.
« Tu ne sens donc pas la douleur ? lui demanda-t-on.
— Le souci de me conformer à la volonté de Dieu, dit-elle, dans tout ce qui arrive m’empêche de sentir ce que vous voyez. » (8)
*
Elle entendit un lecteur du Coran proclamer : « Ce jour-là, les habitants du Paradis auront en toutes choses leurs délices.
— Malheureux les habitants du Paradis, soupira-t-elle alors, eux et leurs femmes ! » (8)
*
Un des savants de Basra vint rendre visite à Rabi'a et commença à lui parler des joies de ce monde.
« Hélas, lui dit Rabi'a, il est évident que tu aimes ce monde. Car celui qui aime une chose s’y réfère souvent. Celui qui veut acheter des vêtements, il en parle beaucoup.
« Si vraiment tu as renoncé à ce monde, pourquoi te préoccupes-tu tant de ses bonheurs et de ses malheurs ? » (9)
*
Au cours d’un de ses entretiens intimes avec Dieu, Rabi'a lui fit un jour cette demande :
« Mon Dieu, pourrais-tu vraiment brûler dans le feu un cœur qui T’aime ? »
Et au fond d’elle-même une voix s’éleva :
« Non, Nous serions incapables de le faire !
“Ne conçois donc pas contre Nous de pensées si mauvaises ! » (46)
6
Elle dit un jour à Sufyan :
« Quel homme extraordinaire tu serais si seulement tu ne désirais pas le monde !
— En quoi peut-on dire que je le désire ? demanda-t-il.
— Dans les dits et les faits du Prophète, répondit-elle. Dans les hadith, c’est là qu’est ton désir du monde ! » (8)
*
Elle sema. Mais sur ses semis s’abattirent les sauterelles.
Alors elle pria :
« Mon Dieu, charge-Toi de mon pain quotidien.
« Selon ta volonté, nourris-en tes ennemis comme tes saints. »
Et à ces mots les sauterelles s’en allèrent comme si jamais elles n’étaient venues. (8)
*
« Je n’ai jamais écouté l’appel à la prière, disait-elle, sans me souvenir de Celui qui annoncera le Jour de la Résurrection.
« Je n’ai jamais regardé la neige sans me souvenir de ce jour où seront déployés les rouleaux.
« Je n’ai jamais regardé les sauterelles sans me souvenir du Rassemblement. » (8)
*
Elle demanda à Sufyan al-Thawri :
« Pour toi, qu’est-ce que la générosité ?
— Pour les fils de ce monde, répondit-il, c’est de donner largement leurs propres biens. Pour les fils de l’autre monde, c’est de se donner largement eux-mêmes.
— Non, tu te trompes.
— Qu’est-ce donc alors pour toi ?
— C’est de le servir par amour, sans en chercher aucun avantage ni aucune récompense. » (8)
*
On raconte que la servante de Rabi'a était en train de préparer pour sa maîtresse un plat à l’huile, mais elle n’avait pas d’oignon : « Je vais, dit-elle, en demander à notre voisine et je reviens tout de suite. »
Mais Rabi'a lui déclara alors : « Voici quarante ans que je me suis engagée auprès de Dieu à ne rien demander à personne d’autre qu’à Lui. Si l’oignon manque, hé bien, tant pis ! »
Aussitôt apparut un oiseau qui portait un oignon. La servante le pela, le coupa en morceaux et le jeta dans la poêle.
Mais Rabi'a ne mangea pas de ce plat et se contenta de pain.
« Les hommes, dit-elle, ne doivent pas se laisser séduire par les ruses de Satan. » (9)
*
On raconte que Rabi'a envoya à Hasan al-Basri ces trois choses : de la cire, une aiguille et un cheveu.
Elle ordonna au messager de lui dire ceci :
« Hasan, brûle-toi comme cette cire, et éclaire les hommes !
« Commence par être nu comme cette aiguille. Et, alors seulement, livre-toi à l’action !
« Lorsque tu auras fait ces deux choses-là, fais-toi aussi fin que ce cheveu si tu veux que ton effort n’ait pas été en vain. » (9)
*
On demanda à Rabi'a : « Celui que tu adores, Le vois-tu ?
— Si je ne Le voyais pas, répondit-elle, je ne pourrais pas L’adorer. » (9)
*
On dit qu’elle pleurait sans cesse. Un jour, on lui demanda la raison de toutes ces larmes :
« Je crains toujours qu’à la dernière minute une Voix ne s’exclame : « Non, Rabi'a n’est pas digne d’être en notre Présence » (9)
*
Elle disait encore :
« Le fruit de la science spirituelle est de détourner ton visage du créé pour le tourner vers le Créateur.
« Car il n’est de connaissance que la connaissance de Dieu. »(9)
*
On raconte qu’un groupe de personnes pieuses se rendit chez Rabi'a.
Elle interrogea l’une d’elles : « Dis-moi, pourquoi adores-tu Dieu ?
— Par peur des flammes, répondit celle-ci.
— Par crainte du feu et par désir du Paradis, répondit une autre. »
Rabi'a dit alors : « Quel mauvais adorateur, celui qui adore Dieu dans l’espoir d’entrer au Paradis ou par peur des flammes !
« S’il n’y avait pas de Paradis ni d’Enfer, ajouta-t-elle, est-ce qu’alors vous ne L’adoreriez pas ? »
À leur tour, ils lui demandèrent : « Et toi, pourquoi adores-tu Dieu ?
— Je l’adore pour Lui-même. Ne me suffit-il pas que, dans sa grâce, Il m’ordonne de L’adorer ? » (9)
*
On raconte encore que des hommes pieux vinrent rendre visite à Rabi'a.
La voyant couverte de vêtements déchirés, ils lui firent remarquer :
« Beaucoup de gens t’aideraient volontiers si tu leur demandais leur aide. »
Mais elle leur répondit :
« J’aurais honte de demander aussi peu que ce soit des biens du monde.
« Car les choses de ce monde n’appartiennent à personne. Celui qui les a en main n’en dispose qu’à titre de prêt. »
Alors les visiteurs se dirent entre eux : « Vraiment cette femme a des sentiments pleins de noblesse ! » (9)
*
Ils lui demandèrent ensuite :
« Dieu a couronné la tête de ses Amis et les a entourés de la grâce des miracles. Aucune femme, cependant, n’a jamais atteint ses demeures. Toi, comment as-tu donc obtenu ce rang ?
— Ce que vous avez dit est vrai, répondit-elle.
« Mais l’orgueil, le mensonge et la fausse prétention à la divinité n’ont jamais eu leur origine chez une femme.
« Ce n’est pas une femme qui a été corrompue par une autre femme. » (9)
7
Souveraine du lieu de sa réclusion, voilée du voile de la sincérité, brûlée du feu de l’amour et du désir, assoiffée de la Proximité et du Respect, abandonnée dans l’Union, regardée par les hommes comme une autre Marie, pure comme la pureté même, telle fut Rabi'a — que Dieu l’ait en sa miséricorde.
Si l’on me demandait : « Pourquoi l’avoir rangée au nombre des hommes ? », je répondrais ceci :
Les saints prophètes — que la paix soit avec eux — ont dit : « Dieu ne regarde pas à vos formes… »
Ce qui compte n’est pas l’image, mais l’intention. Ainsi que l’a enseigné le Prophète : « Au Dernier Jour les hommes seront rassemblés et jugés selon leur intention. »
Puisque nous avons appris le tiers de notre religion de la fidèle A'isha — que Dieu la garde en son amour —, il nous paraît possible de tirer un profit spirituel de l’une de ses servantes.
Celle qui s’avance vers Dieu sur le même chemin que les hommes, on ne peut l’appeler femme.
De même Abbasa al-Tusi a dit :
‘Quand, au Jour de la Résurrection, nous serons appelés : « Hommes, venez ! » le premier à s’avancer dans le rang des hommes sera Marie — que la paix soit avec elle.
‘Si, ce Jour-là, Hasan ne la voyait pas parmi les hommes, alors il quitterait l’assemblée.’
La signification de cette vérité est que, là où sont les mystiques, il n’y a pas entre eux de différence au regard de l’Unité de l’être.
Dans cette Unité, que reste-t-il de l’existence du moi et du toi ? Et donc comment peut-il y avoir encore homme et femme ?
Ainsi que l’a dit aussi Abu Ali al-Farmidhi — que Dieu le garde en son amour — :
« La Prophétie est la gloire et la noblesse même. Elle ne connaît ni grandeur ni décadence.
“Et il n’y a pas de doute que l’Amitié soit de même sorte. » (9)
« L’au-delà est plus proche de l’homme que ce bas monde. Dans sa course aux biens terrestres, l’homme peut être appelé à voyager, à consumer ses forces et à dilapider sa richesse, et risque fort de n’être point satisfait. Dans sa quête de l’autre monde, nul besoin pour lui de voyager, de fatiguer son corps, ni de dépenser son argent ; seule lui est demandée une intention droite, où qu’il se trouve ; il lui suffit pour cela d’obéir à Dieu en toute chose. 16 »
« Muwaffaqa tomba un jour et se mutila l’orteil : la voyant sourire, les gens, surpris, lui en demandèrent la raison : [elle répondit :] La douceur de Son invocation a banni de mon cœur toute douleur. »
`Abd al Wâhid ibn Zayd raconte : “Trois nuits durant, j’implorai Dieu afin qu’Il me montrât mon compagnon au paradis ; j’eus alors une vision où il me fut dit : « Ton compagnon au paradis sera Maymûna al Sawdâ ».”
« Où se trouve-t-elle ? » demandai-je.
« À Kûfa », me répondit-on ;
Je m’y rendis aussitôt et me mis à sa recherche. J’appris qu’elle faisait paître des moutons ; je la suivis et la surpris en train de prier, vêtue d’une jibba [robe longue] en laine sur laquelle on pouvait lire : « N’est ni à vendre ni à acheter » [comme esclave appartenant à son maître et gardant son troupeau] ; non loin d’elle, les moutons paissaient tranquillement et sans crainte au milieu des loups sans que ceux-ci ne dévorent ceux-là. S’étant aperçue de ma présence, Maymûna me dit :
– « Retourne-t’en, ô Ibn Zayd, notre rendez-vous n’est pas en ce monde, mais dans l’autre ! »
Surpris, je lui demandai :
– « Comment sais-tu que je suis Ibn Zayd ? »
- « Ne sais-tu pas, me répondit-elle, que les esprits sont semblables à des soldats enrôlés dans le même régiment, il suffit qu’ils se reconnaissent pour devenir familiers ? »
« Le chemin pour l’acquisition des biens éternels est plus court que celui qui conduit aux biens terrestres. Celui qui se met à la recherche de ces derniers se dépense en d’incessants déplacements, fatigue son corps et perd ses richesses. En déployant tous ses efforts, très souvent il manque le but qu’il poursuit. Tandis que celui qui cherche les biens de l’autre monde, le succès de ses démarches est lié à son intention droite, en quelque lieu où il se trouve, sans qu’il soit obligé de se déplacer, de dépenser sa fortune, de fatiguer son corps et de s’exposer à des alarmes continuelles. Il amasse les fruits de l’obéissance à la Loi divine, et le voici qui atteint son but ! »17.
« Cherche un accès auprès de Dieu par tous les moyens qu’il te sera possible d’employer. Tu trouveras bientôt que cette conduite te permet d’accroître en intensité tous les états spirituels élevés qui te sont accordés d’En-Haut. Compte sur Dieu pour te munir du nécessaire : cela te sera donné sans aucune fatigue de ta part, sans aucune peine. »
« L’homme juste et l’homme qui bénéficie de l’approche divine se trouvent tous les deux au milieu d’un océan secoué par la tempête, où les vagues déferlent sur eux de toutes leurs forces. Ils ne peuvent échapper à la fureur des flots qu’en invoquant le secours du Seigneur qui commande à l’Océan, et en lui adressant les supplications du naufragé sur le point de périr, afin d’obtenir de Lui le salut et la délivrance. »
Fondés dès le début du XIIe siècle, les monastères abritant des femmes cherchent « à s’agréger aux ordres naissants, cisterciens et chartreux, puis aux congrégations bénédictines ; mais l’incorporation ne se fait pas sans résistance des moines qui hésitent à prendre en charge des maisons féminines ; une certaine autonomie leur est d’ailleurs laissée sous l’autorité de l’abbesse ou de la prieure. » Ces monastères abritent des écoles de filles et sont les foyers de la culture féminine du Moyen Âge 18.
Parmi leurs nombreuses moniales, la plus célèbre de nos jours, grâce à ses dons musicaux et littéraires, est Hildegarde de Bingen (1098-1179), bénédictine allemande. Elle eut été fort surprise de l’écho qu’elle suscite aujourd’hui ! Elle « n’est pas à proprement parler une mystique » car « ses écrits majeurs s’inscrivent dans le genre prophétique » 19. D’autres figures de moniales appartiennent au genre visionnaire...
Du point de vue mystique se détachent
-- Ida de Nivelle (-1231) amie de Béatrice de Nazareth, Ida de Louvain, Ida de Leeuw (~ -1260). Elles n’ont pas laissé d’écrits mais leurs Vitae, rédigées par des cisterciens proches, exposent leur vécu et leur relation avec le monde « dans un climat d’humilité et de charité. » 20.
-- Mechtilde de Magdebourg (~1212-1282/94) 21 fut béguine puis moniale :
[l’âme] s’est écoulée une première fois du cœur de Dieu et doit à nouveau retourner en ce lieu.
C’est la nature de l’amour de s’épancher d’abord en douceur ; ensuite il devient riche par la connaissance, et en troisième lieu, il devient avide et désireux de déréliction.
-- Mechtilde de Hackeborn (1241-1299) 22 était la supérieure du couvent d’Helfta et l’amie de la « grande Gertrude » :
Simple moniale dans le monastère « noble » d’Helfta, sainte Gertrude (1256-1301) travailla à la copie de manuscrits du scriptorium. Elle est à peu près étrangère aux tendances abstraites des mouvements spirituels rhénans.23.
Au bout de quelques jours, recueillie en elle-même, elle constata que son âme brillait encore de cette même blancheur dont elle avait eu alors conscience et se prit à redouter que cette vue d'une telle intégrité intérieure fût l'effet d'une illusion ; car elle pensait à part soi que cette grande pureté précédemment révélée, même si elle était réelle alors, devait maintenant ne plus paraître tout à fait sans ombre, du fait de ces constantes fautes de négligence et de légèreté où la faiblesse humaine ne laisse pas de glisser. Le Seigneur consola avec bonté sa peine par ces mots : « Ne me suis-je pas réservé une puissance plus grande que celle que j'ai accordée à mes créatures? Or, le soleil créé a reçu un tel pouvoir que, si un linge blanc se souille de quelque tache, aussitôt, sous l'effet des chauds rayons, cette tache faite à sa pureté disparaît et sa blancheur première lui est rendue, même plus éclatante. À plus forte raison, moi qui suis le créateur du soleil, puis-je conserver pure de toute marque du péché et des imperfections l'âme sur laquelle je dirige le regard de ma miséricorde, effaçant en elle toute tache par l'ardente vertu de mon amour. »24.
Elle dit au Seigneur : « Alors que votre généreuse tendresse, Seigneur, me favorise de cette grâce si incroyablement douce, que donnerez-vous aussi à ceux qui, se trouvant appliqués actuellement aux travaux extérieurs, ne jouissent guère de grâces semblables? » -- Et le Seigneur : « Je les oins de baume bien qu'ils soient comme endormis. » Réfléchissant à la vertu du baume, elle admira grandement que le fruit en soit le même, que les âmes s'adonnent à la vie spirituelle ou non, puisque l'effet du baume est de préserver de la corruption les corps qui en sont oints, important peu que cette onction soit faite pendant le sommeil ou en état de veille. En outre, il lui vint en exemple une analogie plus éclairante encore, à savoir que, lorsque l'homme mange, c'est tout son corps dans chacun de ses membres qui en est réconforté, bien que la bouche seule jouisse de la saveur de la nourriture ; ainsi lorsque certaines âmes reçoivent des grâces spéciales, la tendresse infinie de Dieu accorde à tous les membres, spécialement à l'intérieur d'une même communauté, un accroissement de mérite, à l'exception de ceux qui s'en privent par jalousie et mauvaise volonté. 25.
Un jour, sa méditation lui fit prendre conscience de sa misère un tel mépris d'elle-même que, anxieuse et troublée, elle se demandait comment il lui serait possible de plaire à Dieu à qui voyait en elle toutes ses souillures, car là où elle ne découvrait qu'une tache, le divin et pénétrant regard en apercevait une infinité. La consolation lui fut donnée de cette réponse divine : « L'amour rend l'aimé aimable. » Elle comprit par là que, si sur terre, parmi les hommes, l'amour a tant de force que la laideur elle-même plaît à l'amant à cause de l'amour qu'il lui porte, et parfois jusqu'à lui faire désirer, par amour, de ressembler à l'aimé, comment douter que celui qui est Dieu-Charité, ne puisse, par la vertu de son amour, rendre aimables ceux qu'il aime? 26.
Citons Ivette de Huy (1157-1228) qui se retira dans une pauvre léproserie avant de se faire emmurer dans une cellule attenante à sa chapelle ; Marie d’Oignies ; Marguerite d’ Oingt 27; la belle et profonde « idylle mystique » entre le dominicain suédois Pierre de Dacie et la simple paysanne westphalienne Christine :
… serviable et contemplative, tu es semblable à Marthe et Marie.
Même nature, jeunesse, condition égale,
Parole bienveillante, consolation vraie.
Merveilleux mystère : avec les tourments vient la guérison.
Attachée à ceux qui te révèrent, par eux tu es aimée, même si te flétrissent
Les ignorants qui ne veulent croire qu’à ce qu’ils connaissent.
Union, confession, mœurs et communion l’enrichissent :
L’union la consume, la confession la purifie, ses mœurs
Font son ornement, et elle communie dans la joie.28.
[Une brève présentation synthétique précède les trois sections longues consacrées à des œuvres complètes des « premières » béguiens Hadewijch I & II ainsi que de Marguerite Porete.]
Tant d’abbayes de moniales cisterciennes ont été fondées au XIIIe siècle dans les Flandres que l’on a comparé cet exode de femmes fuyant le monde au mouvement qui a attiré les hommes dans les croisades. On construit dix abbayes dans la première génération suivant 1201, date de la fondation de l’abbaye de la Cambre. Tandis que beaucoup de cisterciens subissent l’attirance de l’érudition universitaire et perdent souvent leur vocation contemplative, les moniales restent fidèles à la spiritualité de Cîteaux. Aussi cinquante abbayes de cisterciennes fondées durant la première moitié du siècle en Flandres ne peuvent accueillir l’afflux toujours croissant de nouvelles vocations, ce qui encourage une forme mitigée de vie cloîtrée.
De nombreuses femmes s’installent à l’intérieur ou à proximité d’un hôpital ou d’une léproserie pour y travailler et prier dans la solitude, telle la première Hadewijch dont on suppose qu’elle acheva ses jours au service d’un hôpital. Naissent ainsi les « béguines », du terme néerlandais begijn dérivé du français beige, couleur de la laine naturelle de leurs vêtements non teints. La solution est originale et s’harmonise au développement d’une bourgeoisie urbaine : ces femmes contribuent par le tissage ou la broderie à la richesse des cités. Les béguines resteront cependant étroitement liées aux moniales cisterciennes : ainsi la béguine Ide de Nivelle était amie de Béatrice de Nazareth (1200-1268)30.
Pour Paul Verdeyen, biographe moderne de Ruusbroec : « Les premières béguines ont été des femmes indépendantes, habitant seules, qui eurent l’audace de se jeter dans l’aventure d’une consécration personnelle et exclusive à l’amour divin et qui choisirent pour cela la vocation du célibat chrétien, sans émettre des vœux ni habiter des béguinages clôturés, ni entretenir des liens spéciaux avec la hiérarchie. Elles ont vécu comme des femmes pieuses, “religieuses” dans le contexte normal de la vie en société. Les évêques et les curés ont alors mis en œuvre tous les moyens en leur pouvoir pour réunir ces indépendantes à l’intérieur d’enceintes bien murées et pour les soumettre à leur autorité et à leur juridiction. Et à l’aide de décrets, comme ceux du concile de Vienne (1312), ils y ont parfaitement réussi. »31.
Le mouvement des béguines dura cependant jusqu’au XVIIe siècle, non sans avoir une histoire marquée par les résistances de la « Dame » (élue qui représentait leurs intérêts) à plusieurs pressions : celle de l’Église, qui tente de régulariser ce corps « informe » en le convertissant en ordre religieux soumis à des règles et contrôlé par des confesseurs ; celle de la bourgeoisie dont les béguines sont issues et qui souhaite une symbiose et une soumission étroite ; celle d’artisans auxquels elles font concurrence en filant et en brodant (outre les béguinages célèbres de Bruges et d’Amsterdam, on peut toujours visiter leur paisible quartier enclos de Louvain, délimité par deux rivières, car l’eau est nécessaire au travail du lin).
Certaines de ces femmes se laissaient emmurer à proximité d’une église ou d’un couvent pour y mener la vie érémitique. Un tel ermitage avait le plus souvent trois fenêtres : la première donnait sur le chœur d’un sanctuaire et rendait ainsi possible l’assistance aux offices, la seconde permettait d’avoir sur le monde extérieur des contacts assez fréquents, dont des entretiens spirituels, la troisième avait vue sur un petit jardin. En Italie, sainte Claire avait une cellule semblable près de San Damiano. La vie de ces recluses sera précisée au début d’une section consacrée à l’Angleterre.
Une abondante littérature spirituelle et mystique se prolonge jusqu’au XVIIe siècle, dont on a seulement exploré les textes primitifs.
La première Hadewijch (la critique a établi l’existence de deux béguines du même nom), active vers 1230, femme de grande culture, a lu Guillaume de Saint-Thierry et Richard de Saint-Victor. Elle connaît les troubadours et la littérature courtoise.
L’amour (minne), thème central de ses poèmes, est une source vivante :
« C’est là que nous recevons la douce Vie vivante que la Vie donne à la vivante vie. On l’appelle Source vive, parce qu’elle nourrit et garde en l’homme l’âme vivante. »
L’intuition qui chez Guillaume de Saint-Thierry prenait le relais de la raison, et dont nous avons rapporté la réponse au problème de la prédestination, laisse place à la célébration sans réserve du « noble amour » dont dérive l’amour courtois.
L’emploi du moyen néerlandais succède ici à la prose latine utilisée jusque là par Bernard et Guillaume de Saint-Thierry, Richard de Saint-Victor, comme tous les clercs qui s’adressaient à leurs semblables. Bel exemple du rôle linguistique éminent de mystiques qui, confrontés à la difficulté d’exprimer leur vécu auprès de tous, et donc souvent dans des dialectes dédaignés des savants, les font accéder à l’expression littéraire, les deux Hadewijch, suivies bientôt par Ruusbroec, établissent le moyen néerlandais ; le Rhénan Eckhart contribue à la même époque à forger la langue allemande ; Jean de la Croix apportera sa contribution à l’espagnol par ses poèmes.
Les poèmes du noble amour des deux Hadewijch bénéficient d’une belle traduction française, œuvre du chartreux Dom Porion. Ils expriment l’amour donné à celui qui se donne :
« Ce que vraiment nous devons faire,
nous le savons dans un éclair
lorsque Vérité nous révèle
combien nous manquons à l’amour :
la douleur comme une tempête
assaille alors un noble cœur....
Qui donne tout à l’amour
en éprouve grande merveille ;
l’âme adhère dans l’unité
au clair Objet qu’elle contemple,
puisant par l’artère secrète
à cette fontaine où l’Amour
enivre les cœurs étonnés
de Sa divine violence32. »
« Ce que l’Amour a de plus doux, ce sont Ses violences ;
Son abîme insondable est sa forme la plus belle ;
se perdre en Lui, c’est atteindre le but ;
être affamé de Lui c’est se nourrir et se délecter ;
l’inquiétude d’amour est un état sûr ; […]
s’Il nous prend tout, quel bénéfice ! […]
ne rien avoir, c’est Sa richesse inépuisable. […]
Voilà le témoignage que moi-même et bien d’autres
nous pouvons porter à toute heure,
à qui l’amour a souvent montré
des merveilles, dont nous reçûmes dérision,
ayant cru tenir ce qu’Il gardait pour Lui.
Depuis qu’Il m’a joué ces tours
et que j’ai appris à connaître ses façons,
je me comporte tout autrement avec Lui :
Ses menaces, Ses promesses,
tout cela ne me trompe plus :
je le veux tel qu’Il est, peu importe
qu’Il soit doux ou cruel, ce m’est tout un33. »
Hadewich est l’auteure d’admirables Lettres spirituelles34
« Les âmes englouties et perdues en Dieu de la sorte reçoivent dans l’amour la moitié de leur être comme la lune reçoit la lumière du soleil. La connaissance unifiante qu’elles reçoivent de cette lumière nouvelle, d’où elles procèdent et où elles demeurent — cette lumière simple absorbe l’autre et les deux moitiés de l’âme se rejoignent… (156)
« Dieu est au-dessus de tout, mais égal en tout ; i lest suprême et n’est pas élevé. /L’homme qui a dépouillé l’humanité terrestre, Dieu l’exalte avec lui-même et l’attire en Soi : Il a fruition de cette âme dans la non-élévation. Ah Dieu ! quelle merveille survient alors, lorsque si grande dissemblance atteint l’égalité, atteint l’unité sans élévation. (170)
« Dans la fruition, nous sommes oisifs (ledegh) : c’est l’œuvre de Dieu seul, là où il dépouille d’eux-mêmes tous les esprits aimants, les transforme et les consomme dans l’unité de son Esprit. Là nous sommes tous un seul feu d’amour… (260)35
« … l’âme en son essence n’opère pas, car les facultés par quoi elle agit émanent du fond de l’essence, mais dans le fond même les moyens sont réduits au silence ; il n’y a plus là que repos : c’est le lieu de la naissance divine… (274)36.
A retrouver infra avec l’introduction et les amples notes des son traducteur Porion, la Lettre XVIII « La nature de l’âme et son repos divin » est reprise en première lecture. Lilian Silburn y renvoie ainsi qu’aux quatre citations que nous venons de lire :
§
Ah ! douce et chère enfant, que je vous souhaite la sagesse ! C’est de sagesse avant tout que vous avez besoin, comme tout homme qui veut être divinisé. La sagesse en effet conduit bien avant dans la profondeur divine. Mais nous vivons des jours où plus personne ne veut, ne peut reconnaître ce qui vraiment lui faut, dans le service dû à Dieu et dans son amour. Ah ! vous avez bien à faire si vous voulez vivre l’Humanité et la Divinité, atteignant cette plénitude qui sied à votre noblesse, selon que Dieu vous aime et vous réclame. Établissez-vous sagement et fortement, comme (un chevalier) sans peur, en tout ce qui vous appartient, en ce mode de vie qui vous sied, selon votre noblesse et votre liberté.
Celui qui est puissant au-dessus de toute richesse, donne à tous pleine suffisance, selon son pouvoir et sa grâce. Non point qu’il œuvre ou apporte ses dons ou les confère de sa main, mais sa riche puissance et ses hauts messagers sont les vertus parfaites qui le servent et gouvernent son royaume, et donnent à toutes les âmes ce dont elles ont besoin, selon l’honneur et la puissance de celui qui en est le maître. Elles confèrent à chacun ce qui sied à sa nature et à sa place la Miséricorde soutient de ses présents les pauvres les plus nus, qui sont prisonniers des vices, privés d’honneur et de tout bien. L’Amour du prochain défend le commun peuple contre les riches et pourvoit chacun de ce qui lui fait défaut. La Sagesse arme les nobles chevaliers, dont le désir brûlant livre pour le noble Amour de puissants combats. La Perfection donne aux compagnons d’armes son riche domaine, apanage souverain de l’âme dont je vous parle — cette âme qui, d’une volonté parfaite et sans faiblesse, en ses œuvres parfaites, demeure noblement fidèle à toute volonté de l’Amour. La dispensatrice de ces quatre vertus est la Justice, qui condamne ou approuve. Ainsi l’Empereur demeure libre et tranquille, parce qu’il ordonne à ses ministres de garantir l’équité, conférant aux rois, aux ducs, aux comtes et aux princes les nobles fiefs de son domaine et les droits précieux de son amour — de cet amour qui est la couronne de l’âme comblée, fidèle à secourir chacun selon sa requête, sans avoir cependant pour elle nulle œuvre ou entreprise que le pur amour de l’Aimé. C’est là ce que récemment j’ai voulu vous signifier, lorsque je vous ai parlé des trois vertus :
Soyez bonne et pitoyable à tous,
— et ne prenez soin de personne,
et le reste que je vous écrivais (dans la lettre précédente).
Veillez donc avec grand soin à la perfection de votre âme, (par nature) noble et parfaite. Mais entendez bien ce que cela veut dire : tenez-vous dans l’unité, ne vous mêlez d’aucune œuvre bonne ou mauvaise, haute ou basse ; laissez les choses suivre leur cours et restez libre pour le seul exercice de (l’union avec) votre Bien-Aimé, et pour satisfaire aux âmes que vous aimez dans l’Amour. Telle est votre dette, ce que vous devez à Dieu en toute justice selon la vérité de votre nature, comme aux âmes envers lesquelles vous partagez son amour : aimer Dieu seul d’une intention parfaitement simple, et n’avoir occupation que de cet amour unique, qui nous a choisis pour lui seul. — Comprenez aussi la nature profonde de votre âme et le sens même de ce mot. L’âme est un être qu’atteint le regard de Dieu, et pour qui Dieu en retour est visible. Qu’elle veuille satisfaire Dieu et garder son domaine sur toute chose étrangère, dont la nature inférieure la ferait déchoir, l’âme est un abîme sans fond en qui Dieu se suffit à Lui-même, trouvant en elle à tout instant sa plénitude, tandis que pareillement elle se suffit en Lui. L’âme est pour Dieu une voie libre, où s’élancer depuis Ses ultimes profondeurs ; et Dieu pour l’âme en retour est la voie de la liberté, vers ce fond de l’Être divin que rien ne peut toucher, sinon le fond de l’âme. Et si Dieu n’était à elle tout entier, il ne saurait lui suffire.
La vue dont l’âme est pourvue par nature est la charité. Cette vue a deux yeux, l’amour et la raison. La raison voit Dieu seulement en ce qu’il n’est pas ; l’amour ne s’arrête à rien qu’à Dieu même. La raison a des voies certaines où cheminer, l’amour éprouve son impuissance, mais sa défaillance le fait avancer davantage que la raison. La raison procède vers ce que Dieu est, par ce que Dieu n’est pas ; l’amour rejette ce que Dieu n’est pas, et trouve sa béatitude là même où il défaille, en ce que Dieu est. La raison est plus sobre que l’amour, mais c’est à celui-ci que sont données la suavité et la béatitude. L’une et l’autre au demeurant, l’amour et la raison, ne laissent pas de se prêter la plus grande assistance, car la raison instruit l’amour, et celui-ci illumine celle-là. Que la raison se laisse emporter par le désir de l’amour, et que l’amour se laisse contraindre par la raison en ses justes termes, ils seront capables ensemble d’une œuvre inouïe, mais c’est chose qui ne peut être enseignée, si elle n’est pas éprouvée. Car la sagesse ne se mêle pas de cette passion admirable, ni de scruter cet abîme caché à tout être, réservé à la seule fruition d’amour. Rien d’étranger et nulle âme étrangère n’a part à cette béatitude, mais celle-là seule qui est nourrie maternellement dans ce bonheur même, dans les délices du grand amour, brisée par la discipline de la miséricorde paternelle, attachée inséparablement à son Dieu et lisant dans sa Face les jugements qui la dirigent, en sorte qu’elle demeure dans Sa paix.
Lorsque cette âme retourne parmi les hommes et les choses humaines, elle y porte un visage si plein de joie et de douceur sous l’huile embaumée de la charité, qu’en tout ce qu’elle fait, sa bonté apparaît. Mais par la vérité et la justice des jugements qu’elle a lus dans la Face divine, elle semble étrange et terrible aux hommes impurs. Et lorsque ceux-ci voient que tout en elle est conforme à la vérité, ils voudraient fuir devant la puissance de l’amour, tant elle leur semble dangereuse et redoutable. — Quant à ceux qui sont prédestinés à cet état, à l’union, d’amour, sans en avoir atteint la plénitude, ils ont en main la puissance de l’éternité, mais elle n’est pas manifestée encore, ni à eux-mêmes ni aux autres.
Telle est de l’amour l’illumination secrète. Cette vue de l’âme l’éclaire constamment sur la véritable volonté divine ; car un être qui dans la Face de Dieu lit ses propres jugements, opère en toute chose selon les vraies lois de l’amour. Or c’est loi et coutume de l’amour que parfaite obéissance, et ceci est contraire bien souvent aux mœurs étrangères de ce monde profane. Qui de l’amour veut en vérité observer les préceptes, que son œuvre demeure séparée de celle de tout autre, selon la vérité du puissant amour. Il ne sera soumis à personne qu’à la seule charité, dont il est par amour prisonnier. Pour discours que tiennent les autres, il parle seulement selon la volonté de l’amour. Il demeure au service de l’amour et il accomplit ses œuvres, jour et nuit en toute liberté, sans rien épargner, sans crainte ni délai, selon les jugements qu’il a lus dans la Face de l’Amour. Ceux-ci restent cachés à ceux qui abandonnent les œuvres de l’amour par souci de choses et de personnes étrangères, craignant de n’avoir pas l’approbation de ces profanes, — qui trouvent leur volonté propre plus juste et meilleure que celle de l’amour. C’est qu’ils ne sont pas venus et ne demeurent pas devant cette Face très haute du puissant Amour, qui nous fait mener une vie libre au sein de toute peine.
Il vous faut connaître cette liberté, et ceux qui servent pour elle. Les gens parlent et s’affairent beaucoup contre les œuvres de l’amour, ils méprisent ses travaux pour une apparente liberté, et souvent dans ce qu’ils croient l’intention la plus sage. Ils émettent ainsi des ordres ou des interdictions, pour que soient abandonnés les commandements de l’amour. Mais l’âme noble, qui veut être fidèle à sa loi, selon ce que lui enseigne la raison illuminée, ne craint ni les conseils ni les ordres étrangers, quelque tourment qu’elle puisse en souffrir, par les calomnies, la honte, les plaintes ou les injures, par l’abandon et l’isolement, le refus de tout abri, la nudité et la privation de toute nécessité. Elle ne craint nulle de ces choses : pour être appelée bonne ou mauvaise, elle ne veut manquer un seul instant à l’obéissance de l’amour, quelle que soit la volonté de cet amour : elle s’applique à lui en toute chose selon la vérité, avec toute la puissance de l’amour même, — et parmi les peines, elle ne perd jamais la joie de son cœur.
Il vous faut donc, vivant sans partage, plonger en Dieu votre vue immobile, un doux regard simplifié par l’amour qui s’applique librement au seul Bien-Aimé ; il vous faut fixer Dieu passionnément et plus que passionnément, en sorte que vos regards simples demeurent suspendus et cloués à la Face de l’Aimé par les désirs brûlants et toujours renouvelés. Alors seulement vous pourrez vous reposer avec saint Jean, qui dormit sur la poitrine de Jésus. Ainsi doivent faire tous ceux qui servent dans la liberté de l’amour : ils reposent sur cette sage et douce poitrine, où ils voient et entendent les paroles secrètes que l’Esprit-Saint murmure et que la foule ne peut ouïr ni percevoir aucunement.
Fixez donc fermement le Bien-Aimé de vos désirs, car celui qui regarde ce qu’il désire est sans cesse enflammé de nouveau, et son cœur bientôt cède au poids délicieux de l’amour. Il est attiré à l’intérieur de l’Aimé par cette vie constante du regard, cette contemplation jamais interrompue ; et l’Amour se fait sentir à lui de façon si douce qu’il oublie tout ce qui est de la terre. Et pour chose que pourraient lui faire les étrangers, lui semble-t-il, il renoncerait plut & cent fois à lui-même que de laisser un seul point des œuvres prescrites par le noble amour, dont il est le serviteur et dont le Christ est le fondement.
§
Quatorze Visions37 nous sont parvenues de la première Hadewich. cCtons seulement l’image d’un verger spirituel dont le dernier arbre illustre
« … la fruition sensible de l’amour. Pour tous ceux, Bien-aimée, que te font du bien ou du mal, viens en aide à leurs nécessités, sans distinction. L’amour te rendra forte. Donne tout, car tout est à toi. »
§
La seconde Hadewijch a vécu probablement près de Bruges. Active vers 1280, elle décrit la nudité d’esprit. L’âme doit se vider et s’abîmer dans un non-savoir sans fond :
« Si je désire quelque chose, je l’ignore, - car dans une ignorance sans fond — je me suis perdue moi-même. »
Ruusbroec reprend cette citation et s’en inspire lorsqu’il décrit la vision sans intermédiaire, consistant à être absorbé dans un simple regard. Ruusbroec et le « bon cuisinier » Jan van Leeuwen, ont tenu cette Hadewijch en très grande estime : « Les livres de Ruusbroec ne comportent pour ainsi dire aucune citation d’auteurs ; seules l’Écriture et Hadewijch sont citées fort souvent et littéralement38. »
Ah mon Dieu quelle aventure
de ne plus entendre, de ne plus voir
ce que nous suivons, ce que nous fuyons,
ce que nous aimons, ce que nous craignons.
Nous avons cru jadis posséder quelque chose,
mais c’est du tout au rien que nous chasse l’amour39
L’unité de la vérité nue,
abolissant toutes les raisons,
me tient en cette vacuité
et m’adapte à la nature simple
de l’Éternité de l’éternelle Essence.
Ici de toutes raisons je suis dépouillée ;
Ceux qui n’ont jamais compris l’Écriture
ne sauraient en raisonnant expliquer
ce que j’ai trouvé en moi-même — sans milieu, sans voile — au-dessus des paroles40.
Marguerite Porete (~1250-1310) naît peut-être à Valenciennes. Son Miroir des simples âmes anéanties apparaît en ~1290 avec trois approbations qui figurent en tête de versions latines et anglaises. L’évêque de Cambrai condamne cependant l’ouvrage en 1300, le faisant brûler publiquement à Valenciennes. En 1306-1307, Marguerite Porete adresse des exemplaires à différents notables, notamment à l’évêque de Châlons-sur-Marne. De nouvelles dénonciations provoquent un nouveau procès diocésain.
L’évêque de Cambrai n’est autre que Philippe de Marigny, l’âme damnée de Philippe le Bel. Marguerite est conduite devant l’Inquisition de Haute-Lorraine, et de là devant l’Inquisition de Paris, aux mains de Guillaume de Paris, parfaitement compromis lui aussi par Philippe le Bel dans la lutte contre les Templiers. C’est face à ces bourreaux qu’il faut évaluer l’attitude de la prisonnière : refus de prêter un serment de loyauté préalable à l’instruction du procès, puis refus de recevoir l’absolution pour des fautes qu’elle soutenait ne point avoir commises.
Excommuniée, elle est déclarée relapse le 30 mai 1310 et consignée le lendemain au bras séculier pour être publiquement brûlée avec son ouvrage : l’exécution intervient dès le premier juin 1310 sur la place de Grève ; son compte-rendu évoque la dignité de la victime tandis que le grand succès du Miroir explique la mise en scène impressionnante de son procès auquel toutes les autorités de la Sorbonne participèrent.
Le texte du Miroir se présente comme un dialogue [repris plus largement infra] entre Raison, Amour, l’âme…41. Il vaut la peine de surmonter une forme littéraire étrangère aux habitudes du lecteur moderne42. Nous donnons un extrait du cinquième chapitre qui propose un plan en neuf points. Nous éclairons ce beau programme, d’expression très dense, par quelques extraits de l’auto-commentaire placés entre crochets à la suite de chaque point abordé 43 :
Amour : Mais il y a une autre vie, que nous appelons « paix de charité en vie anéantie » […] demandant que l’on puisse trouver
I une âme,
[Elle ne veut plus rien qui vienne par un intermédiaire,… elle ne cherche pas la science divine parmi les maîtres de ce siècle mais en mépris véritable du monde et d’elle-même.]
II qui se sauve par la foi et sans œuvres,
[C’est-à-dire que cette âme anéantie a en elle-même si grande connaissance par la vertu de foi, et qu’elle est en elle-même si occupée à entretenir ce que Foi lui administre… que rien de créé ne peut demeurer en sa mémoire sans passer brièvement du fait de cette autre occupation qui a investi son entendement. Cette âme ne peut plus faire d’œuvres ; aussi est-elle certainement assez excusée et justifiée, en croyant sans œuvrer que Dieu est bon sans mesure].
III qui soit seulement en Amour,
[Une telle âme ne mendie ni ne demande rien aux créatures.]
IV qui ne fasse rien à cause de Dieu,
[C’est-à-dire que Dieu n’a que faire de son œuvre, et que cette âme n’a que faire de rien, sinon de ce dont Dieu a à faire. Elle ne se soucie pas d’elle-même ; que Dieu s’en soucie, lui qui l’aime plus qu’elle ne s’aime elle-même !]
V qui ne délaisse rien à cause de Dieu,
VI à qui l’on ne puisse rien apprendre,
VII à qui l’on ne puisse rien enlever,
VIII ni donner,
IX et qui n’ait point de volonté,
[Tout ce que cette âme veut en y consentant, c’est ce que Dieu veut qu’elle veuille, et elle le veut pour accomplir la volonté de Dieu et non la sienne].
Marguerite, flamande, utilise une belle image marine pour indiquer comment l’esprit limité ne peut décrire l’infini divin :
Je sais en vérité que, pas plus que l’on pourrait compter les vagues de la mer par grand vent, personne ne peut décrire ou dire ce que saisit l’esprit, si peu et si petitement qu’il saisisse quelque chose de Dieu.44.
La « bonté de Dieu », c’est-à-dire l’Amour, peut opérer simultanément — car il ne saurait être un simple moyen — l’anéantissement de la volonté humaine et l’envahissement libérateur par la vie divine :
Je me repose en paix complètement, seule, réduite à rien, toute à la courtoisie de la seule bonté de Dieu, sans qu’un seul vouloir me fasse bouger, quelle qu’en soit la richesse. L’accomplissement de mon œuvre, c’est de toujours ne rien vouloir. Car pour autant que je ne veux rien, je suis seule en Lui, sans moi, et toute libérée ; alors qu’en voulant quelque chose, je suis avec moi, et je perds ainsi ma liberté.45.
La « perte en Dieu » s’ensuit :
Le sixième état, c’est que l’âme ne se voie point elle-même, quelque abîme d’humilité qu’elle ait en elle, ni ne voie Dieu, quelque bonté très haute qui soit la sienne. Mais Dieu se voit alors en elle, par sa majesté divine qui illumine cette âme de Lui-même, si bien qu’elle ne voit rien qui puisse être hors de Dieu même…46.
L’influence cachée de Marguerite Porete s’étendrait jusqu’à Catherine de Gênes, malgré la destruction de nombreux manuscrits.47
La Vie de Christine de Stommeln et les Lettres de Pierre et de Christine (1267-1289) reflètent une « idylle mystique » d’une belle « musique intérieure » rendue par Pierre de Dacie, « premier authentique écrivain de la littérature suédoise » en dialogue avec la fille d’un paysan allemand. Elle nous offre un regard attachant sur « le pur amour et l’amour de l’autre ». A la frontière de la vie mystique le récit souligne combien notre perception n’est pas celle du moyen âge, telle celle propre à la Légende Dorée ou à d’autres vies de saintes martyres49.
µ établir un choix
[Avant d’aborder cette première béguine de la première moitié du treizième siècle, voici une courte présentation 50. Elle est commune à la première Hadewijch, à Hadewijch II, à Marguerite Porete ...à d’autres femmes mystiques (deux cent mille béguines auraient vécues dans la vallée du Rhin).
« Un nouveau mode de vie » est suivi de brèves « cartes d’identité » :]
Les Lettres d’HADEWIJCH I sont suivies d’un court traité par une autre béguine et de comparaisons avec d’autres spirituelles. Cet ouvrage comporte d’admirables traductions et des présentations érudites par Fr. dom Porion.
LETTRES SPIRITUELLES
Béatrice de Nazareth
SEPT DEGRÉS D’AMOUR
Traduction du moyen-néerlandais par
Fr. J.-B. M. P. [Jean-Baptiste Porion]
Claude Martingay, Genève, 1972
IMPRIMI POTEST
Grande-Chartreuse, en la fête de la Bse Béatrice d’Ornacieux, le 13 février 1971. fr. André, Prieur de Chartreuse
Ces lettres de direction spirituelle livrent le cœur d’une mystique qui vivait au treizième siècle et fut influente sur Ruusbroec et d’autres. Je ne l’ai pas retrouvé disponible neuf ou d’occasion sur le Net, ce qui m’a conduit à l’éditer en ligne hors commerce pour usage par des amis.
La belle traduction de Poèmes d’Hadewich réalisée antérieurement par le même dom Porion s’impose en complément. Elle est accessible à faible coût dans la collection « Sagesses », mais se prête moins aisément à un usage spirituel.
On trouvera aujourd’hui de nombreux ouvrages consacrés à Hadewijch. Ils sont de moindre intérêt spirituel. En anglais on aura recours à Hadewijch, The complete works, « The Classics of Western spirituality », Mother Columba Hart, préface by Paul Mommaers, Paulist press, 1980.
§
Pour abréger le travail opéré sur la reconnaissance de caractères des photos d’ouvrage devenu rare, je limite sa mise en forme. En gardant parfois ! — dont pour la préface du traducteur dom Porion a fin de rendre possible une référence érudite — l’en-tête et le pied de page (le titre de section et la pagination). Ensuite, pour les lettres, j’améliore la mise en forme puisqu’une lecture directe d’Hadewich est très recommandée. En gardant — toujours ! — les notes au fil du texte principal. Elles sont formatées en corps indenté normal ce qui permet au lecteur de les « sauter » facilement lorsqu’il aborde directement – ce qui est fortement recommandé – les textes mystiques exclusivement en corps gras.
Les études de dom Porion son remarquables d’un point de vue érudit mais parfois décevantes du seul point de vue intérieur, car tel n’était pas leur objet. On y reviendra avec fruit en seconde lecture. Parfois j’ajoute entre crochets au fil du texte des Lettres, un « résumé de note » lorsqu’il permet de mieux apprécier le texte (c’est le cas de quelques « mots à mots » donnés par le traducteur). Enfin la mise en forme des Études de dom Porion et de ses notes est moins affinée — mises en italiques parfois incomplètes — puisque le but de cette réédition hors commerce est de faire lire… Hadewijch.
La bienheureuse Hadewijch — ainsi fut-elle nommée aussi longtemps qu’on eut souvenir d’elle — a déjà été présentée au public de langue française/1 ; nous voulons cependant reprendre à grands traits l’exposé de ce qu’on en sait. Les données certaines sont en petit nombre : nous ne connaîtrions guère cette femme que par ses propres écrits, sans le témoignage de Jan van Leeuwen, ce cuisinier de Groenendael qui, sous la direction de Ruusbroec, se révéla à son tour maître des voies intérieures. Encore n’est-il pas certain que lui-même eût sur notre auteur des informations personnelles. Nous savons grâce à lui du moins que dans le milieu religieux où vécut Ruusbroec,
/1 J. van MIERLO Jun. Hadewijch, une mystique flamande du Xille siècle. R.A.M. 1924, p. 269 sq. — Hadewijch d’Anvers, HA (v. p. 311 la liste des sigles). J. LECLERCQ, Fr. VANDEN-BROUCKE, L. BOUYER, Histoire de la spiritualité du M. A. Paris 1961 (Hadewijch : pp. 430-438).
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au XIVe siècle, on tenait Hadewijch pour une autorité/2. Antérieure à Ruusbroec d’un bon siècle, elle paraît avoir été à la tête d’un groupe de femmes ferventes, probablement d’une communauté de béguines. À en juger par ses lettres, elle dut jouir d’un prestige et exercer une influence, qui ne saurait surprendre d’ailleurs pour peu qu’on fréquente ses écrits. Elle eut à souffrir de contradictions et même de persécutions. Celles-ci ne sont pas indiquées de façon précise, mais ce que nous savons de la réaction suscitée chez les clercs par le mouvement extatique des
/2 Jan van Leeuwen, le Bon Cuisinier, était entré à Groenendael sans culture : il y apprit â lire, et fit de tels progrès à tous égards, qu’il se gagna une haute estime dans ce même milieu. Le P. Axters a publié en 1943 une Anthologie de ses œuvres, conservées en manuscrit au couvent des dominicains de Lierre. À la p. 41, on y lit le naïf témoignage qu’il ne sera pas inutile de traduire en entier, pour la connaissance de Hadewijch et de son influence. Il est tiré du traité des Sept signes du Zodiaque, chap. 13 : L’amour est donc de telle nature qu’il est plus large et plus vaste, plus haut, plus profond et plus étendu que tout ce qu’embrassent ou peuvent embrasser la terre et le ciel, car l’amour de Dieu lui-même dépasse toute chose. Ainsi s’exprime une sainte et glorieuse femme nommée Hadewijch, authentique maîtresse (de spiritualité). Car ses livres sont de bonne et droite doctrine, venant de Dieu et révélée par lui : ils ont été éprouvés par la vertu de Dieu, examinés en Notre-Seigneur Jésus-Christ et dans l’Esprit-Saint, en qui ils ont été trouvés bons et véritables, en concordance et consentement avec la Sainte Écriture. Je tiens pour sûre la doctrine de Hadewijch comme celle de monseigneur saint Paul : mais elle n’est pas d’un égal profit pour tous, du fait que beaucoup de gens ne peuvent comprendre cet enseignement, parce qu’ils ont l’œil intérieur obnubilé, celui-ci n’ayant pas été ouvert chez eux par l’amour silencieux et nu, fruitif et adhérent à Dieu. — Nul doute que l’approbation des écrits hadewigiens, dont parle ainsi le Bon Cuisinier, ne remonte à Ruusbroec lui-même.
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Pays-Bas, et de façon générale, par l’avènement d’une piété laïque, toujours exigeante et parfois imprudente, ne nous permet pas non plus d’en être étonnés.
Des recherches récentes conduisent à situer son activité littéraire entre 1220 et 1240 (au lieu de 1240-1260, comme on le supposait auparavant)/3. Sur sa famille, nulle information : on peut seulement induire de sa désignation dans les manuscrits qu’elle était originaire d’Anvers ; et de son style, qu’elle appartenait à un milieu cultivé, sans doute aristocratique. Ce dernier point même est discutable. Hadewijch ne prend figure pour nous que dans son œuvre.
Celle-ci pourtant a failli disparaître, elle aussi. Elle se trouvait certainement aux mains des chanoines de Groenendael, où peut-être Ruusbroec l’aura apportée, car le bienheureux prieur s’était familiarisé déjà avec elle lorsqu’il composait à Bruxelles, chapelain de Sainte-Gudule, ses premiers ouvrages : tout ce qu’il a écrit porte la trace de son intérêt et de son admiration pour cet auteur, que cependant il n’a jamais nommé. C’est un cas parmi d’autres de la pratique ancienne et médiévale pour les écrivains de ne pas indiquer les auteurs récents dont ils s’inspirent : nous verrons plus loin que Hadewijch
/3 P. C. BOEREN, Hadewijch en Heer Hendrick van Breda, Leyde 1962. Compte-rendu dans OGE 1962, p. 233 par le R. P. AMPE S. J., qui en accueille favorablement la principale conclusion — celle qui concerne les dates de Hadewijch. Cf. ci-après, Lettre XII, note initiale.
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en use de même pour certains maîtres, dont l’influence chez elle est reconnaissable. Quelques manuscrits de ses écrits sont signalés dans d’autres communautés de chanoines réguliers et chez les chartreux de Zeelhem, près de Diest, encore au XV° siècle. Au XVII°, les Bollandistes, ayant entre les mains une de ces copies qui nous est parvenue, s’interrogèrent sur l’auteur (et sur l’auréole que lui attribue le document), mais n’en trouvèrent nulle trace. Ensuite vint l’oubli complet. C’est de façon accidentelle que la curiosité des chercheurs modernes retrouva la piste perdue : en 1838, des érudits qui s’intéressaient à la poésie médiévale de langue germanique, remarquèrent à la Bibliothèque Royale de Bruxelles un recueil de poèmes strophiques, dont la publication fut même entreprise quinze ans plus tard, sans le nom de l’auteur : inscrit dans une marge, il avait échappé aux éditeurs. D’autres découvertes dans les bibliothèques permirent en 1857 l’attribution des poèmes, des lettres et des visions à la bienheureuse Hadewijch, que mentionnait un catalogue de manuscrits, rédigé au XV° siècle au monastère de Val-Saint-Martin près de Louvain. La première édition complète parut lentement dans le dernier quart du XIX° siècle, à l’usage des philologues. Il fallut attendre la veille de la première guerre mondiale pour que ces textes, revus et munis de l’appareil nécessaire, vinssent figurer parmi les sources de l’histoire de la spiritualité que l’on ne peut plus ignorer. Le mérite d’avoir préparé cette publication revient au R. P. J. van Mierlo, S. J.,
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qui la compléta dans la suite : ayant voué aux écrits de notre auteur un intérêt passionné, et conçu pour elle-même une religieuse vénération, il consacra une somme considérable de temps et d’études à mettre en lumière son œuvre, sa doctrine et son talent. Un article de la Revue d’Ascétique et de Mystique la présenta aux lecteurs français en 1924 ; notre premier recueil de traductions, paru en 1954/4, n’avait pu inclure les textes en prose, plus importants cependant pour la connaissance de la contemplative et de la directrice. Il est temps que cette omission soit réparée.
Les manuscrits attribuent à Hadewijch, outre deux séries de poèmes (les uns en strophes, les autres à rimes plates), quatorze visions et trente et une lettres. Nous avons parlé ailleurs des poèmes, nous dirons quelque chose des visions, mais c’est aux lettres surtout que nous allons vouer notre attention : le présent volume en offre pour la première fois une traduction française intégrale. Elles constituent la partie la plus riche, la plus accessible aussi du recueil hadewigien, témoignage d’une expérience intérieure ardente et profonde, qui peut nourrir les âmes et les orienter vers le sommet que notre contemplative semble avoir atteint.
Certaines au moins de ces lettres ont dû être envoyées dans une circonstance particulière, et gardées par le desti —
/4 V. plus haut, note 1, et p. 311 : Liste des principaux ouvrages, avec indication des sigles.
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nataire en raison de l’estime dans laquelle on tenait l’auteur ; d’autres sont proprement des traités de vie spirituelle ; certaines paraissent fragmentaires. L’ensemble relève de la littérature parénétique des milieux voués à l’ascèse et à la contemplation : parmi les moines depuis longtemps, de tels échanges étaient pratiqués ; ils l’étaient parfois entre religieux du même monastère. Et pour les béguines, nous savons que leur protecteur Jacques de Vitry (+ 1240), plus tard Cardinal évêque de Saint-Jean-d’Acre, leur avait obtenu d’Honorius III en 1216 l’autorisation « d’habiter en des maisons communes, aussi bien dans le Royaume que dans l’Empire, et de s’exhorter au bien mutuellement »/5. Il faut en fait considérer ce recueil comme la somme théorique et pratique d’une femme religieuse, jouissant dans son milieu d’une autorité certaine, en raison de ses dons naturels et surnaturels, de ses épreuves et de ses vertus ; sans doute aussi de ses miracles, s’il faut retenir quelques allusions éparses dans ses écrits.
Cette doctrine ne saurait être nouvelle quant à la substance ; elle plonge ses racines dans la tradition déjà riche de la théologie et de la piété occidentales, avec l’accent cistercien, qui marque l’époque et l’ambiance. L’influence de saint Bernard est aussi manifeste chez Hadewijch que chez Béatrice, bien que la première le
/5 Briefe des Jacobus de Vitriaco, éd. R. ROEHRICHT, in Zeitschrift fur Kirchengeschichte 1894, p. 103.
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nomme seulement en passant/6 et que la seconde (qui en dépend plus encore) ne le mentionne pas dans le bref traité que nous avons d’elle. On trouve dans les lettres de Hadewijch des citations muettes de Guillaume de Saint-Thierry, disciple (liégeois, peut-être flamand) de l’Abbé de Clairvaux, qui continue la pensée mystique de son maître et ami, avec une certaine accentuation de l’élément ontologique et spéculatif. On y trouve aussi des traces précises de l’influence des Victorins, également répandue à cette époque. Le grand nom qui domine cet héritage doctrinal est celui de saint Augustin : c’est à la fois pour le docteur de l’exemplarisme, le théologien de la Trinité et le saint, que la béguine semble nourrir une dévotion fervente, comme en témoigne notamment sa XIe Vision.
La mystique de notre auteur et de son milieu est d’abord une mystique du Verbe incarné. Lorsque Hadewijch parle de Jésus, elle parle de Dieu et inversement : son langage ne comporte pas les distinctions que demanderait une christologie plus soucieuse de précision conceptuelle. Une lecture un peu attentive permet cependant de discerner dans sa doctrine les divers aspects qu’elle prend en considération, et de les situer correctement. À l’égard de l’humanité du Christ, sa piété rappelle celle de saint Bernard. Cette dévotion est teintée de sentiment courtois et s’inspire de la poésie des trouvères, non seule —
/6 Lettre XV, p. 132.
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ment dans l’expression, mais dans l’attitude même à l’égard du Bien-Aimé. On ne peut se méprendre sur les témoignages que donne la béguine d’un culte ardent, extérieur et intérieur, pour l’Homme-Dieu et les sacrements qui maintiennent sa présence parmi nous. Elle est sœur en cela des saintes et des bienheureuses qui constellent à cette époque l’histoire des Pays-Bas : la prédominance de l’élément féminin dans ce mouvement explique peut-être en partie l’attention portée à la personne humaine du Christ, mais la piété bernardine et franciscaine manifestaient une évolution dans le même sens du sentiment religieux. Le R. P. St Axters, dans son bel ouvrage sur la dévotion dans les Pays-Bas/7, n’a pas de peine à réfuter Mlle van der Zeyde. Cette érudite, qui a donné en 1934-36 une traduction partielle des Lettres en néerlandais moderne et une étude sur notre auteur/8, voudrait que la dévotion envers l’Humanité, pour autant qu’elle paraît dans les écrits, n’y fût que symbole ou prétexte. La vérité est que la bienheureuse assigne à cet élément la place d’un moyen, qui lui-même est divin, objet de culte et d’amour, — moyen cependant qui doit conduire à l’union immédiate, dans laquelle toutes les grâces se retrouvent parfaites et consommées, qui ont accompagné
/7 AXTERS, t. I, p. 365 sq.
/8 M. H. VAN DER ZEYDE, Hadewijch, een studie over de mens en de schrijfstcr, Groningue 1934. — Brieven van Hadewijch in de oorspronkelijke tekst en in nieuw-nederlandse overzetting uitg. door Dr. M. H. VAN DER ZEYDE, Anvers 1936.
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l’âme sur la voie nuptiale. Le savant dominicain mentionne notamment, parmi les épisodes de la vie du Christ ici-bas, que Hadewijch a retenus des Évangiles et qu’elle énumère dans la Vision XIII, la fuite en Égypte et la présentation au temple. Le passage est significatif de l’orientation de notre auteur, car les actions et les passions de la Mère du Christ y sont présentées à l’âme comme ce qu’elle doit vivre : l’histoire sacrée est intériorisée, selon cette tendance générale de la mystique, qui sera poussée très avant chez les contemplatifs brabançons et rhénans de la génération suivante. Hadewijch déclare en effet que le ciel suprême est interdit aux âmes qui n’ont pas été mères de Dieu et ne l’ont pas porté jusqu’au terme ; qui n’ont pas erré avec lui en exil et sur tous les chemins, qui ne l’ont pas présenté dans le sanctuaire, où l’épée a traversé l’âme de Marie, qui ne l’ont pas allaité jusqu’à l’âge adulte, qui n’ont pas pleuré près de sa tombe.
Mais dans les lettres mêmes que l’on va lire, Hadewijch intime avec beaucoup de force la nécessité de passer par le Christ en tant qu’homme pour atteindre sa divinité, pour pénétrer par sa grâce au sein de la vie trinitaire : c’est à cette fin que le Verbe s’est fait chair. « Il y a connexion et continuité parfaite entre les étapes de l’ascension qu’elle conçoit ; sa doctrine des vertus n’est que l’application de sa christologie à la vie quotidienne, comme sa christologie est le prolongement de sa théologie
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Trinitaire/9. » La vie chrétienne consistera donc à vivre le Christ. Elle met en garde contre la prétention de vouloir d’emblée être Dieu avec Dieu, de ne retenir du Christ que sa nature divine. Il nous faut d’abord être hommes avec l’Homme-Dieu, et non pas seulement comme Simon de Cyrène, qui porta bien la croix quelques instants, mais n’en mourut point. Il nous faut au contraire suivre Jésus jusqu’à la mort du détachement parfait. Détachement qui se réalise d’abord par la pratique des trois vertus d’humilité, de charité fraternelle et de patience dans les persécutions. L’humilité est la demeure de l’amour. La charité fraternelle est la vertu à laquelle Dieu ne peut résister : par amour pour nous, il a laissé son Fils devenir homme, et c’est à la charité qu’il demeure le plus sensible. Mais celui qui, par grâce divine, est orné de ces vertus, sera souvent l’objet, de la part des chrétiens infidèles, de méfiance et d’aversion ; le support, sans murmure ni vengeance, des mauvais traitements, est le signe de l’âme identifiée au Christ ; c’est en de telles épreuves que l’union se parfait.
L’amour du Verbe incarné se traduit également chez Hadewijch par la dévotion à l’Eucharistie, par quoi elle participe aussi à la ferveur du mouvement extatique, sous l’un des aspects qui ont laissé trace dans l’histoire,
/9 AXTERS, t. I, p. 370. Nous suivons également l’auteur dans l’analyse qui suit : elle met en relief le caractère anti-quiétiste de la doctrine hadewigienne.
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notamment dans notre liturgie/10. Parmi ses Visions, il y en a deux qui surviennent à l’occasion de la sainte Communion : l’une dans l’octave de la Pentecôte (Vis. I), l’autre à Pâques (Vis. III) : le saint Sacrement est le moyen de la grâce et la source de la lumière dont elle est inondée. Il est remarquable cependant que dans une autre vision, la VIIe, Hadewijch reçoit l’Eucharistie directement de la main du Christ, avec lequel se consomme alors l’union sans différence/11 : c’est le langage et l’expérience de la mystique nuptiale/12. La communion immédiate, donnée sans le ministère du prêtre, se rencontre dans les confidences de beaucoup de saintes, notam —
/10 Le P. AXTERS fait remonter à Ide Louvain (+ vers 1300) le culte moderne de l’Eucharistie (culte de la Sainte Réserve). Il lui associe Ide Nivelles, à cause de certaine vision sur le Saint Sacrement. Mais c’est Julienne de Cornillon (1193-1258) — d’abord membre d’une communauté de béguines, à laquelle Robert de Torote, évêque de Liège, donna ensuite la règle augustinienne, — qui obtint de cet évêque en 1246 la permission de célébrer une solennité spéciale du Saint-Sacrement. Son amie et biographe, Eve de Saint-Martin (recluse) la seconda dans cette entreprise, à laquelle elles étaient encouragées par des visions. La fête fut étendue à toute l’Église par le pontife Urbain IV en 1261 : il avait connu personnellement Eve de Saint-Martin à l’époque où il était archidiacre à Liège.
/11 « Il me sembla alors que nous étions un sans différence (sonder differencie) » : expression reprise, comme tant d’autres, par Ruusbroec.
/12 Cette Vision VII est la seule qui soit extérieure et sensible, — les autres, même figurées, sont situées dans le champ intérieur.
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ment de celles qui se rattachent au mouvement dont nous parlons/13.
Il faut ranger aussi sous la rubrique de la dévotion hadewigienne à l’Humanité du Sauveur le sens de la souffrance, de sa valeur, de sa nécessité et de son efficacité pour nous assimiler à Jésus. Ces sentiments sont exprimés par Hadewijch avec un réalisme lucide, exempt d’ailleurs de complaisance dans la rumination et l’illustration des tourments éprouvés.
Les traits que nous venons de marquer se rencontrent en substance chez toutes les âmes qui suivent la vocation chrétienne jusqu’à ce que Dieu règne parfaitement en elles : ils suffiraient pour tracer une épure de la voie spirituelle. Il nous importait de relever leur présence et leur équilibre dans la vie intérieure dont notre auteur donne la description et l’exemple. Mais la spiritualité de Hadewijch se prête à notre admiration sous d’autres aspects. Sans doute même, à première lecture des écrits hadewigiens, serait-on frappé par la place qu’y tient une notion plus abstraite, celle de l’Amour subsistant et de son empire absolu. Pour bien entendre ceci chez Hadewijch, il faut se rappeler que la théologie pré-thomiste ne distinguait pas la grâce incréée (l’Esprit-Saint) de la grâce en nous-mêmes : en ce sens, la charité (l’Amour) qui nous inspire et nous sanctifie, se trouve identifiée la troisième Personne de la Trinité sainte. On sait par ailleurs que dans le milieu où vivait notre béguine, l’Amour personnifié par les poètes courtois — La Minne — est célébré pour sa puissance et ses vertus divines : Hadewijch utilise ces conventions poétiques pour exprimer l’amour qu’elle éprouve/14. Elle se plaît aux rapprochements, paradoxaux quelquefois, que permettent les divers sens de ce terme privilégié. Minne, pour elle, est tour à tour, ou simultanément : l’Essence divine — le Verbe incarné — la flamme qui brûle dans notre âme et l’élève à Dieu — et le prochain que nous aimons dans le Christ (elle appelle « douce Minne » une de ses correspondantes). On peut reconnaître en ceci un jeu, analogue à celui que M. Huizinga a caractérisé de façon très pertinente chez d’autres mystiques, et notamment chez saint François d’Assise, courtisan de la Pauvreté. Celle-ci est personnifiée de façon ludique, et défie pourtant le sérieux du monde. Pareillement chez notre béguine : Hadewijch joue sans nul doute, mais dans la partie avec l’Amour, elle engage sa vision de Dieu, son honneur éternel. C’est une erreur assurément de comprendre la personnification
/13 Une anonyme citée par Jacques de Vitry ; la bienheureuse Yvette de Huy, 0. Cist. (+ 1228) ; la bienheureuse Marguerite d’Ypres, laïque (+ 1237) ; Mechtilde de Magdebourg, béguine (+ 1281). La même grâce est mentionnée d’ailleurs dans les écrits de sainte Mechtilde (+ 1298) et de sainte Gertrude (+ 1302).
/14 Minne (féminin), mot commun au néerlandais médiéval et à l’allemand, se rattache étymologiquement au latin memini, mens, à l’anglais mind, etc. : c’est originairement la pensée (vivante en nous) de la personne aimée. Les Minnesinger en avaient emprunté la notion déjà personnifiée aux troubadours.
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de la Minne comme une théologie aberrante chez elle, mais on se tromperait beaucoup aussi en ne voyant dans son audace qu’un procédé littéraire, lorsque songeant à l’Incarnation, elle salue dans l’Amour une puissance souveraine, « qui vainc Dieu dans sa nature même »/15.
Chez Hadewijch, comme nous devrons le marquer aussi chez Béatrice, tout est donc vu dans la lumière de l’amour, qui est à la fois le moyen et la fin ; tout est ramené à ce mystère limpide, tout est traduit en amour. Et c’est ici, sur cette ligne même de la tradition dont elle relève (cistercienne, courtoise, béguinale), que nous voyons s’amorcer chez notre auteur une évolution très remarquable dans l’expérience et dans l’expression : le passage du registre de la Minnemystik à celui de la mystique spéculative, — de l’Amour cherché dans toute sa pureté, à la contemplation de la divine Essence.
On notera d’abord la place prise par l’exemplarisme dans les textes qu’on va lire. Hadewijch a pu en emprunter la notion aux enseignements théologiques les plus accessibles pour elle/16 ; mais elle lui donne une importance nouvelle et l’exploite dans une ligne à la fois doctrinale et contemplative, où le lecteur de Ruusbroec reconnaîtra l’un des motifs majeurs de son œuvre. Ce que nous voulons souligner est la continuité que cette conception présente chez Hadewijch avec les aspirations et les révéla —
15 Lettre XX, p. 162. 16 V. Annexe B, p. 289.
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tions de la Minnemystik : si nous n’avions connaissance des antécédents littéraires, nous pourrions y voir un fruit tout spontané de sa pensée fervente. En effet, la spiritualité de l’amour remet en valeur chez elle — plus nettement encore, chez Béatrice et chez Mechtilde — la notion de nature ; l’amour est redécouverte et restitution de la nature, au sens profond et pur que ce mot garde pour elles. Une lumière, liée à l’expérience de la Minne, leur fait concevoir la purification de l’âme comme le dégagement de son être véritable, celui que Dieu a pensé éternellement (qu’il a été éternellement). « Avoir ce qui est à nous », « devenir ce que nous sommes » : on trouvera ces expressions dans les Lettres II et IV ; on a pu les lire dans le poème XVIII de notre premier recueil : nous y avons joint en ce lieu une note explicative/17.
Si le thème se présente chez nos béguines et nos moniales avec une autre saveur, une efficacité que dans les exposés scolastiques, c’est en raison de la vie intérieure qui l’anime ; il apparaît chez elles comme expression de
/17 Cf. HA, p. 122. — Retrouver notre nature, revenir à la racine de notre vie : on reconnaît à cet élan du mouvement extatique que l’exemplarisme de nos auteurs manifeste un trait commun en profondeur à tous les réveils religieux : le recours aux sources. Mais le jaillissement que cherchent nos contemplatives est le tout premier : ce point au fond de l’âme où Dieu la prononce et se prononce en elle. Mises en parallèle, la réévaluation du naturel que tente actuellement la pensée religieuse, et celle que nous relevons dans le mouvement du XIIIe siècle, montrent que le mot nature, l’un des plus beaux de notre héritage linguistique, peut sonner à des niveaux très différents.
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ce qu’elles éprouvent. Ce caractère de théologie vécue se trouve pareillement dans une autre conception hadewigienne, sur laquelle nous devons appeler l’attention, car elle est de grande importance pour entendre la spiritualité de notre auteur et pour la situer dans l’histoire de la mystique. Nous voulons parler de la doctrine trinitaire, où l’accent est mis sur la rencontre des Personnes divines (et de l’âme) au-delà des distinctions, dans la simplicité de l’Essence. Elle est encore, chez Hadewijch, à un premier stade de son expression, tandis que Ruusbroec l’exposera de façon systématique. (Les poèmes de Hadewijch II appartiennent à une étape intermédiaire). Dans les Lettres qu’on va lire, elle est présente en maint passage, et n’est pas même expliquée comme une nouveauté : si les destinataires ne l’avaient pas connue de quelque façon, elles n’auraient pu comprendre les allusions qu’y fait l’auteur à diverses reprises pour illustrer les relations de l’âme avec Dieu. Cela est remarquable, pour autant que cette conception offre un aspect particulier dans la tradition théologique occidentale. Pour la mieux faire entendre dans ce qui suit, nous suivrons la voie que l’auteur semble avoir suivie : nous partirons de ses expériences intérieures pour remonter aux perspectives théoriques qui les prolongent.
Malgré la libre composition du recueil, les Lettres de Hadewijch contiennent des indications assez complètes pour former un traité de vie intérieure et nous faire connaître la sienne : elle en rappelle les principes dans un
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langage personnel, qui se réfère à son propre cheminement. Comme en toute description justement conçue des voies de l’esprit, une sagesse délicate y concilie des exigences, au premier regard divergentes. Hadewijch insiste en effet d’une part sur l’impératif de l’action et du témoignage : l’amour se traduit en œuvres bonnes, il se dévoue au service du prochain en toute miséricorde, abnégation et patience ; la moindre négligence dans l’accomplissement du devoir nous éloigne de Dieu. L’âme cependant étoufferait si elle était enfermée dans la sphère des conditions : son centre le plus pur doit reposer en Dieu dans une liberté et une solitude parfaites, au-dessus des œuvres et des préoccupations, si légitimes et si saintes qu’elles puissent être. Ce repos est fruition, contemplation unitive sans « raisons » et sans mesure : l’amour seul en connaît la valeur infinie, mais sa gratuité ne fait nul tort à l’activité que Dieu veut de nous, elle en assure au contraire la perfection : c’est cette nécessité et cette vertu de la vraie quiétude que notre auteur a tant souci de rappeler. La doctrine revêt chez elle une forme originale, mais ne saurait étonner chez une maîtresse de vie contemplative : elle se trouve implicitement en tout exposé bien équilibré de la spiritualité chrétienne. L’âme qui se confie à l’amour et qui essaie d’en vivre, éprouve jour après jour le double aspect dont nous parlons comme une grâce indivisible : les énoncés paradoxaux de notre auteur et de ses pairs dans l’histoire de la mystique, sont des énigmes transparentes, qui s’éclairent dans la mesure où l’esprit devient docile au rayon divin.
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Ce qui est nouveau chez Hadewijch, si on la compare aux écrivains spirituels dont elle a pu se nourrir, saint Augustin, les Victorins, les Cisterciens, n’est pas le rapport qu’elle conçoit ainsi entre les deux faces complémentaires de l’amour, mais le mystérieux parallèle qu’elle admet, avant Ruusbroec, entre cette structure de notre vie spirituelle et la vie trinitaire au sein même de l’Être divin. On le trouve exposé de façon relativement claire/18 dans la Lettre XVII, mais il apparaît à une lecture attentive en bien d’autres passages, comme aussi dans les Visions/18. Il est évident qu’il joue un rôle important dans la vie intérieure de notre auteur, comme il le jouera chez le contemplatif brabançon.
Selon cette conception, la sphère de l’activité est mise en relation avec la Trinité des Personnes en tant que distinctes ; tandis que le repos dans la simplicité de l’amour, qui dépasse tout concept, est rapporté à l’Essence, à la quiescence de Dieu dans sa propre Unité. Ces Personnes, aspect actif de Dieu, et cette Essence qui les « engloutit » dans la fruition abyssale : le lecteur de Ruusbroec a
/18 Relativement : Hadewijch en effet ne dispose pas du vocabulaire de Ruusbroec, qui lui-même n’est pas toujours d’une interprétation facile sur ce point. Chez les deux auteurs, la théologie trinitaire a une allure grecque-orientale, le Verbe et l’Esprit-Saint étant conçus dans la ligne de l’action divine (création et manifestation), et le Père, origine de la Trinité, étant pris tantôt comme Personne, tantôt assimilé à l’Essence-Unité.
/19 V. pareillement les Mengeldichten XVII-XXIX, qui sont sans doute d’une autre béguine un peu plus récente, et que nous avons publiés en traduction dans HA.
reconnu déjà un langage familier ; c’est sa doctrine constante depuis le Royaume des Amants jusqu’aux derniers écrits. Ce parallèle est plus qu’une comparaison : le passage d’un aspect à l’autre marque en réalité, pour Hadewijch comme pour Ruusbroec, l’insertion de l’âme dans la vie divine. Nous ne saurions entreprendre ici une défense théologique de nos auteurs sur ce point : puisque la doctrine a paru admissible aux censeurs de Ruusbroec, on voudra bien l’interpréter de façon acceptable aussi chez la béguine qui l’a précédé. Il faut y voir, en tout état de cause, la traduction d’une expérience contemplative qui va en se simplifiant à mesure que l’amour se purifie, et qui, lorsque Dieu s’unit à l’âme, débouche sur un silence plus clair que toute expression. Si l’on fait crédit aux mystiques de cette famille, on admettra qu’ils jouissent dans le recueillement suprême de cela même que le dogme énonce, mais à un niveau de connaissance qui n’est plus conceptuel. La Trinité ne cesse pas assurément d’être trine : elle est seulement contemplée d’un regard simple comme son Objet. Ce qui surprend n’est pas l’exposé d’une théologie nouvelle ou aberrante, mais le passage à la limite des puissances. Si on écarte cette dimension de l’expérience des saints, il est évident que ni Hadewijch, ni Ruusbroec, ni Catherine de Gênes ne peuvent être écoutés comme ils parlent ; et ce qu’on devra éliminer ou ignorer en les lisant, est ce qui marque précisément le sommet de leur intention.
De quelque façon qu’on veuille l’entendre, l’apparition
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de ce thème chez Hadewijch est remarquable pour l’historien qui s’intéresse aux voies de l’esprit. Il faut insister sur ce fait, qu’il ne se présente nullement, dans les exposés et les confidences de Hadewijch, comme un élément étranger, mais comme le prolongement naturel de la Minnemystik : l’amour purifié conduit l’âme, par la grâce de Dieu, à ce point où l’Amour divin « vaque à lui-même » — c’est-à-dire à l’Essence qui se suffit éternellement/20 et « n’a rien de commun avec autre chose », comme le diront les auteurs plus récents de la mystique spéculative. Le registre de notre auteur prépare directement celui des maîtres du siècle suivant, et le passage de l’un à l’autre est insensible. De l’application à l’unique nécessaire à la révélation de l’Unité, de la recherche de l’essentiel à la contemplation de l’Essence, c’est un droit chemin que l’âme parcourt. S’il est plus articulé chez Ruusbroec, qui dispose pour le décrire de moyens plus riches (hérités pour une part de Hadewijch II), ce mouvement a bien chez lui la même orientation et le même terme. À lire attentivement ses écrits, on voit que partout la Minnemystik reste sous-jacent à la Wesensmystik/21 : il en garde les expressions, il en rappelle constamment les exigences, il ne s’en détache pas. Hadewijch et Ruus —
/20 Cf. Lettre 1, note 2 ; II, note 3 ; XX, note initiale, et XXI, note 1.
/21 Sur ces expressions, Minnernystik ou Brautmystik (mystique d’amour, mystique nuptiale) et Wesensmystik (mystique de l’Essence), cf. HA, pp. 18-20.
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broec chantent la même mélodie sur deux organes différents, et la perfection de celui dont usera le bienheureux prieur, laisse au mode plus fruste de l’initiatrice sa fraîcheur et son charme singulier.
La doctrine spirituelle de Hadewijch est d’une maternelle prudence : on reconnaît la directrice expérimentée à la façon dont elle a soin de compenser toujours un précepte d’abandon par un rappel à la vigilance, et l’invitation au repos contemplatif par de pressantes exhortations à la charité qui ne se lasse pas de servir. Cette synthèse n’a rien de schématique, c’est la recherche, au jour le jour, d’un juste accord. Rudolf Otto/22, concernant la mystique de Maître Eckhart, où il signale une certaine tension entre l’élément spéculatif (métaphysique) et la piété chrétienne, a fait remarquer qu’on se tromperait beaucoup si on tenait le second élément pour une concession, faite par nécessité à un ordre de choses que le contemplatif eût volontiers négligé : ce sont en vérité deux pôles de sa vie spirituelle, qui s’appellent réciproquement et s’exigent dans une dialectique vécue. Éliminer ou dévaluer l’un des deux, c’est s’interdire toute pénétration dans le domaine qu’éclaire ce témoignage. Ce qui est juste de Maître Eckhart l’est naturellement de Ruusbroec et de Hadewijch, chez qui l’aspect métaphysique de la pensée religieuse, dans son contexte affectif et pratique,
/22 R. OTTO, Mystique d’Orient et mystique d’Occident, trad. française, p. 109. — Cf. HA, p. 18, note 19.
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prête moins à la méprise contre laquelle met en garde si pertinemment l’auteur de Das Heilige. Son observation appelle pourtant de notre part une remarque encore, qui vaut pour Maître Eckhart comme pour Hadewijch : l’équilibre que maintiennent ces mystiques entre l’aspect contemplatif et l’aspect actif (relatif), n’est pas celui d’un compromis dont les parties s’accommoderaient, mais celui d’une flamme entre la terre et le ciel, qui vit de ce qu’elle consume et brûle de le quitter.
Parmi les traits saillants de sa vie intérieure et de son style que nous voulons relever maintenant chez notre auteur, il en est de communs naturellement à toute âme inspirée par l’amour : sa passion de tout réduire au service du Bien-Aimé, son zèle pour communiquer la grâce, l’intérêt psychologique et pratique qu’elle porte aux vertus, comme témoignages de l’amour, ses plaintes concernant le retard des hommes, et surtout le sien propre, à l’égard des exigences divines, le sentiment d’être isolée dans un monde incompréhensif et hostile, tout cela est exprimé chez elle dans une langue vigoureuse et vive, mais se rencontre en substance chez bien d’autres écrivains favorisés des mêmes dons, dociles au même appel. Plus personnelle est son attitude à l’égard de la raison. Redene désigne chez elle l’intelligence discursive — l’une des trois facultés, avec la mémoire et la volonté, que la tradition augustinienne lui a appris à connaître —, mais aussi le jugement droit, le discours intérieur, ou simple -
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ment la parole. Nous voyons de nouveau par cet exemple la relative insuffisance de son vocabulaire : la langue se risque alors depuis peu dans l’ordre abstrait ; mais fut-il mieux défini par l’usage, le terme serait ambivalent chez notre auteur, du fait que sa vie intérieure la conduit au franchissement d’une frontière, et donc à deux éclairages différents. Sur la voie du progrès ascétique et moral, elle estime au plus haut point la raison ; elle parle même de telle sorte dans la Lettre XIII, que l’on croit entendre un écho de la sagesse antique (stoïcienne) : si l’homme veut que tout lui soit soumis, il doit être soumis à la raison (p. 123). La raison est nécessaire à la perfection de l’amour : elle nous fait aimer Dieu parce qu’il est aimable, et les hommes parce que Dieu les aime. Hadewijch tient beaucoup à cet aspect raisonnable, à cet appui mutuel que se prêtent la passion sainte et le jugement lucide : elle y insiste assez pour que nous y reconnaissions une ligne bien tracée de sa physionomie spirituelle. Mais dans la Lettre XX, la sentence de la sixième heure nous apprend que sous un autre aspect, révélé par l’expérience intérieure, l’amour méprise la raison et tout ce qui s’y rattache, comme contraire « à sa droite nature ». L’apparente contradiction est résolue quelques lignes plus loin : l’amour peut être dans la prudence et la mesure, dans la crainte, dans l’humilité, dans la compassion, dans l’activité, mais rien de tout cela ne peut être dans l’amour, dont l’essence est libre et simple. (Pareillement pour la Marguerite du Miroir des simples âmes, l’âme simplifiée
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est désormais sans les vertus, mais les vertus sont toujours avec elle/23). Ce traitement critique de la raison, non point comme faculté du vrai (fiancée de l’être), mais pour autant qu’elle suppute humainement l’avantage personnel est lui-même raisonnable chez notre béguine, si on fait crédit à sa connaissance vécue de l’amour. La charité, que révèle la sixième heure, informe et ordonne les vertus, mais n’en reçoit pas d’ordres : la pureté de sa nature — nature divine dans la pensée de Hadewijch — est son unique loi.
Un autre trait de la personnalité de Hadewijch qui colore sa piété, son comportement et son style, est la fierté. Il est marqué à tel point qu’il a été relevé par tous les auteurs qui se sont penchés sur ses écrits ; il a même fait en 1959 l’objet d’une thèse/24. Une fois de plus, nous sommes en présence d’une attitude dialectique : Hadewijch a un sens profond du rôle spirituel de l’humilité, elle y insiste en plusieurs endroits. La vraie humilité est intérieure et spontanée, fille de la grandeur de Dieu et de la conscience de ce que nous sommes (Lettre XXX, p. 224), elle est « le lieu le plus pur et la plus digne salle où recevoir l’amour » (Lettre XII, p. 117) ; elle lui reconnaît le mystérieux pouvoir de faire descendre Dieu en nous-mêmes (Lettre XII, p. 114), comme la Vierge l’a fait
/23 V. HA, p. 12, note 5. /24 Marcel BRAUN, S. J. Fierheid in de religieuze beleving, Bruges 1961.
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pour notre salut/25. C’est par l’humilité que nous devons commencer notre assimilation au Christ (Lettre XXX, p. 220). Elle souligne d’ailleurs, dans un beau passage de la Lettre VI, qu’en se jetant dans l’abîme de l’humilité — en s’élevant par là même au-dessus de tout ce qui n’est pas Dieu, l’homme devient ce que Dieu veut qu’il soit : il retrouve l’intégrité de sa nature (Lettre VI, p. 89, note 9). Comme nous l’avons vu, l’amour entre dans l’humilité, mais dans l’amour n’habite que l’amour. Elle réprouve une sorte d’abaissement de soi où le jugement abdique : notre sottise ne doit pas défigurer cette vertu, qui dans sa forme authentique est vérité et sagesse. Ces avertissements révèlent une maîtresse expérimentée dans la conduite des âmes, en même temps qu’ils manifestent le sentiment de dignité spirituelle dont nous voulons marquer la présence chez notre auteur. « Les fiers désirs et la pureté du cœur » : ce sont les biens qu’il faut préserver avant tout (Lettre XII, p. 117), en se gardant de la haine et de la « colère étrangère » (c’est-à-dire de la colère profane : Hadewijch et Béatrice connaissent, à l’opposé, une « ire d’amour » qui nous emporte vers Dieu). En un passage, l’adjectif est pris substantivement, les « fières » sont les âmes prêtes à écouter Dieu lorsqu’il les invite à tout quitter pour s’unir à lui (Lettre XVI, p. 134 n. 2). Ce qui fonde cette revendication de noblesse est
/25 Échos sans doute de saint Bernard, Homélie I Super « Missus est », — qui lui-même suit saint Augustin.
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l’intuition, déjà signalée, que nature et grâce sont sœurs, issues de la même Essence, vers laquelle l’âme appelée s’élance sans détour. La Lettre VI (p. 89) éclaire ce rapport : « si vous voulez rejoindre l’être dans lequel Dieu vous a créée, vous devez en toute noblesse ne refuser aucune peine ; en toute hardiesse et fierté, vous devez ne rien négliger que vous n’emportiez vaillamment la meilleure part ; je veux dire votre bien propre, qui est le Tout de Dieu. » Ailleurs (Lettre XXII, p. 180), elle nous parle d’un « fier accueil » de la surabondance divine, qui veut se communiquer à l’âme.
Cette faveur accordée à la fierté relève littérairement de l’influence courtoise, que nous avons signalée chez notre mystique/26 ; mais Hadewijch présente à un degré singulier le don de fondre et d’assimiler les influences qu’elle accepte de subir ; la fierté dont elle parle est à la fois un trait de son caractère, un idéal de la culture dont elle dépend et une vertu nécessaire à l’élan spirituel. Presque synonyme est le terme tout à l’heure rencontré de hardiesse. À la fin de la Vision XIV/27 la voix divine qui lui explique les symboles, la loue en termes étonnants, mais explicite : « O forte entre les forts dans la lutte, toi qui
/26 V. plus haut, p. 13. Un autre motif de même origine est la querelle Raison-Amour. — Pour l’influence courtoise, y. aussi plus bas, Lettre X1I, note 8 ; et HA, pp. 11 et 41-44.
/27 HADEWIJCH, Visioenen, opnieuw uitg. door Dr. J. VAN MIERLO S. J. 1924, I, p. 167.
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as surmonté toutes choses et qui as découvert le Tout scellé (que nulle créature n’a jamais découvert, si elle n’a compris, dans les conquêtes laborieuses et angoissées de l’amour, comment je suis Homme et Dieu), ô hardie ! puisque tu es telle et ne te plies pas, je te nomme hardie entre toutes, et c’est pourquoi il est juste que tu me connaisses totalement. »
Notons encore que fierté et hardiesse, pour être inégalement présentes dans la figure des saints, se rencontrent dans une mesure très proche de celle que nous venons d’apprécier, chez une autre béguine, Mechtilde de Magdebourg — apparentée à la nôtre à plus d’un égard. Mechtilde réclame notamment les droits de sa nature — celui de voler et de nager dans la Déité comme le poisson ou l’oiseau dans son élément natif/28. Il faut citer aussi dans
/28 Née vers 1210, d’abord béguine sous une direction dominicaine à Magdebourg, Mechtilde se retire à soixante ans au monastère cistercien de Helfta, où elle meurt en 1282. (Ne point la confondre avec sainte Mechtilde de Hackeborn + 1299). Ses écrits, exhortations et récits d’expériences spirituelles qui comprennent des visions, ont dormi, eux aussi, dans un oubli de plusieurs siècles ; et le texte publié en 1869 par Dom Morel à Ratisbonne (Offenbarungen der Schwester Mechtild) est une transposition tardive dans un autre dialecte allemand, faite au milieu du XIVe siècle : l’original est perdu. Nous citons d’après cette édition, en utilisant la thèse de Mme J. Ancelet-Hustache, Mechtilde de Magdebourg, Paris 1926. On ne nous en voudra pas de retranscrire plus complètement le passage de la Lumière débordante que nous avons cité en note HA, p. 95, car il est de grande importance pour l’intelligence de nos auteurs. — Après l’image du poisson et de l’oiseau dans leur élément, et de l’or qui ne craint pas le feu, mais en reçoit sa gloire, elle poursuit : « Dieu a donné à toutes les créatures de vivre selon leur nature comment pourrais-je résister à la mienne ? » Et peu après, Dieu même dit à l’âme (qu’il appelle Madame) : « Vous êtes si unie à ma nature, que rien ne peut s’interposer entre vous et moi. Ce qui vous est donné éternellement ne l’a pas été, fût-ce une heure, au plus noble des anges. Dépouillez donc la crainte et la pudeur, et toutes les vertus extérieures : celles-là seulement doivent demeurer que vous avez en vous-même par nature, c’est-à-dire votre noble avidité et votre désir abyssal. » (Gall Morel, I, 44. J. Ancelet-Hustache, p. 119).
Quelques chapitres plus loin (G. M. VI, 31. A.-H. p. 121), Mechtilde s’explique : ce qui est grâce pour nous, se révèle aussi nature dans les profondeurs divines. — Relevons encore les passages suivants pour l’intérêt que présente leur comparaison avec les textes de ce recueil. L’âme qui voit, selon Mechtilde, ne peut plus rien demander : elle joue seule avec Dieu (G. M. I, 2. A.-H. p. 124). — Dieu infini attire l’âme sans fond (sans limite, abyssale). Le Dieu surabondant s’épanche dans l’âme avide, « chaque fois avec nouvelle connaissance, nouvelle contemplation, fruition singulière et nouvelle présence » (G. M. ibid. A.-H. p. 125). « Élevée au-dessus d’elle-même, anéantie, elle meurt vivante. Voilà ce que les dévots aveugles ne peuvent lui enlever, ceux qui aiment et ne connaissent pas » (G. M. ibid.) — Il y a cependant pour Mechtilde, semble-t-il, dans l’état le plus haut un dépassement de la connaissance (G. M. II, 19. A.-H. pp. 123-124), et même de la fruition (G. M. I, 44. A.-H. p. 117). Chez elle, comme chez Maître Eckhart et d’autres mystiques, tous les sommets désignés sont ensuite donnés comme relatifs à l’égard d’une transcendance ineffable.
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cette ligne Béatrice de Nazareth, que nous allons présenter tout à l’heure, et la mystérieuse Marguerite du Miroir. Ces femmes sont à peu près de même époque, et ce que leur physionomie offre de pareil est dû pour une part à leurs affinités culturelles.
Assurément, les écrits de Hadewijch I, comme ceux de Hadewich II et de Ruusbroec, visent l’âme au centre secret où Dieu l’attend ; ils procèdent aussi de ce foyer,
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et on en déplacerait l’accent si on insistait sur leur aspect littéraire. Il se trouve pourtant que ces mystiques de même famille, créateurs en collaboration successive d’un mode d’expression adéquat à leur expérience, ont en commun un style dont l’étude relève de l’histoire des formes : pour autant qu’on en peut situer le registre en ce domaine, nous dirons que le trait nordique est sensible dans leur façon de sentir et de s’exprimer. La remarque a été faite souvent, que peintres et poètes du midi aiment à se reposer sur la limite et le fini d’une figure parfaite, tandis que pour leurs émules du nord, des Pays-Bas notamment, l’expression même est un dépassement, une dimension qui se découvre, une révélation du signe comme énigme. Toute proportion gardée, une différence analogue se fait sentir entre les spirituels des deux cultures, qui ont eu le don de traduire efficacement leur sage aventure entre la terre et le ciel/29.
Nous en sommes venus avec ces caractéristiques aux traits mineurs de la figure que nous voulons dessiner. En connexion avec la dernière remarque, soulignons encore, pour achever le portrait de la femme, de l’écrivain et de la sainte, le sens esthétique, très vif chez Hadewijch dans
/29 La tendance au dépassement, l’overvaren (Ueberfahrt) contemplatif, avec ses perpectives insondables, ses jeux sur les frontières, son penchant vers l’abîme d’en-haut, se manifeste chez les mystiques du Nord plusieurs siècles avant que des traits analogues s’affirment chez les artistes. L’expérience spirituelle anticipe les mutations du sentiment esthétique, qui en paraissent les reflets extérieurs et matérialisés.
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l’ordre naturel et surnaturel. Le R. P. van Mierlo, qui avant de l’éditer s’était consacré à l’histoire de la littérature flamande médiévale/30, non seulement loue sa prose comme la plus riche et la plus heureusement rythmée de toute la période, mais joint son nom à ceux de Vondel et de Gezelle, pour former le trio des meilleurs poètes de la langue. Ce n’est pas par hasard non plus, si le premier à faire entendre au public de langue française le nom de notre auteur se trouve avoir été un artiste, moins remarquable d’ailleurs comme poète que pour sa sensibilité dans la découverte des valeurs et des talents. Maurice Maeterlinck, ayant lu les écrits de Hadewijch dans l’original dès leur parution en 1895, parla dans un article de cet auteur « curieux et puissant »/31. On doit reconnaître en tous cas chez Hadewijch une tendance significative à qualifier les réalités morales et spirituelles en termes qui évoquent la joie de regard : les mots fijn et scone/32 reviennent souvent chez elle. Le second, dans la Vision I,
/30 Cf. J. VAN MIERLO S. J., Beknopte geschiedenis van de ouden middelnederlandse letterkunde. Anvers, 6e éd. 1954.
/31 Numéro spécial sur la Belgique de la Revue encyclopédique de Paris, juillet 1897, article de M. Maeterlinck sur « La mystique en Flandre ». Cf. Reypens-Album, Anvers 1964, p. 289, sq. Maeterlinck avait traduit notamment ce vers, très caractéristique de Hadewijch, sur l’amour : Son plus profond abîme est sa plus haute forme, qu’il citera de nouveau dans Sagesse et destinée (1895), p. 62.
/32 Fijn est passé du français médiéval dans les langues germaniques, pour dénoter la qualité esthétique ; le mot scone (all. schijn), d’un usage plus ancien en ce domaine, ne s’en distingue pour le sens que par une nuance (fijn : beauté exquise ; scone : beauté éclatante).
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est l’épithète de la figure humaine dans sa poignante fragilité/33 ; mais les deux termes sont employés maintes fois pour les choses de l’esprit : le beau service d’amour, auquel nous sommes conviés (Lettre VI, p. 85, n. 3 et p. 95) ; la belle raison que Dieu nous a donnée pour nous conduire (Lettre XIV, p. 127) ; les belles lumières qu’elle a reçues dès l’enfance (Lettre XI, p. 110) ; l’exemple du Christ qui a vécu et œuvré bellement (en toute beauté : Lettre XVII, p. 140, n. 3) ; « la toute belle unité d’amour de la Déité », en qui le Père (l’Essence) absorbe le Fils (ibid. p. 140). « Vivez bellement ! » cette exhortation termine la Lettre XXIV et en résume l’enseignement.
Le trait esthétisant n’est pas sans relation chez Hadewijch avec le sens de la nature (humaine et divine) que nous avons déjà relevé ; et la noblesse de l’esprit virginal se fait sentir aussi dans l’expression d’un goût naïf et pur. On peut noter dans la Lettre IX avec quelle liberté elle use du symbole nuptial, comme le fera bientôt sa sœur spirituelle, Mechtilde de Magdebourg, dont les audaces ont embarrassé parfois les traducteurs/34.
Il n’est pas hors de propos de rappeler à ce sujet les critiques récemment formulées envers la tradition ascétique, dont on a relevé et déploré les expressions mépri —
/33 Vision I, début : description de l’arbre cosmique, dont une gracieuse » fleur représente « la belle forme humaine, qui si tôt se flétrit.
/34 V. ci-dessus, p. 33, note 28. L’exigence nuptiale se trouve dans le texte de Gall Morel I, 44 et II, 19.
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santes sur la valeur du créé, et de l’amour humain en particulier : on a pu nourrir assez facilement de la sorte l’indignation des lecteurs contemporains. Il se peut, comme les critiques et leur audience paraissent le penser, que la vocation spirituelle de notre siècle soit une conciliation nouvelle de la nature et de la grâce, — plus justement : une nouvelle intelligence de leur constant rapport. Une telle prise de conscience se manifeste à vrai dire d’âge en âge : le catholicisme romantique, l’humanisme chrétien baroque, la Renaissance en ce qu’elle a de meilleur, ont vu des esprits enthousiastes refaire, après Paul, la découverte de l’unique intention divine qui embrasse tout le réel et travaille mystérieusement à le transfigurer. Les contemplatifs n’en ont jamais perdu l’évidence. Mais leur voie n’est suivie que par le petit nombre, et il en est de la littérature religieuse comme de toute expression : la justesse et la netteté y sont exceptionnelles. L’incroyable pléthore de sa production laisserait à elle seule deviner que la médiocrité y règne comme ailleurs. Mais qui sait lire et discerner la saveur de la source, reconnaîtra parmi ces témoignages un courant limpide : il se gardera de juger en termes généraux un tel ensemble de choses inégales. Les écrits de Hadewijch sont un exemple privilégié : de la familiarité avec le divin, résulte chez elle une attitude gracieuse envers les réalités humaines, et cette grande liberté dans les symboles qu’elle y puise. Non pas que ces béguines et moniales ignorent l’urgence pour l’âme de s’arracher au sensible, ni combien la fuite du monde est sage ; mais en raison même de leur élan, elles sont sans regret ni ressentiment à l’égard de ce qu’elles laissent. Il semble au contraire que pour les âmes contemplatives, le départ du monde soit aussi la révélation de ce monde : les créatures montrent leur vrai visage à celui qui les quitte, elles nous disent leur secret en nous disant adieu.
Si Béatrice de Nazareth n’a pas sombré dans la nuit de l’oubli où se cache pour nous la destinée de Hadewijch, c’est en raison de son appartenance à l’Ordre cistercien. Toutes deux sont extatiques et visionnaires, douées pour la conduite des âmes et pour l’expression littéraire de la vie intérieure ; mais la moniale devait trouver plus facilement dans sa famille religieuse un biographe et un culte (comme bienheureuse), que la béguine contemporaine. De fait, la vie de Béatrice que nous possédons en latin est due à l’aumônier cistercien du monastère où elle était prieure : il se donne d’ailleurs pour un simple traducteur, le document de base étant un récit de sa propre vie que la moniale avait laissé avec d’autres écrits. Mais tandis que sa figure exemplaire était encore vénérée, et les traits édifiants de sa vie enregistrés au XVIIe siècle dans l’ouvrage hagiographique de Dom Christophe Henriquez/35, son œuvre avait disparu, tout
/35 Chr. HENRIQUEZ, O. Cist. Quinque prudentes virgines, Anvers 1630.
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comme celle de Hadewijch, de la mémoire des hommes. Henriquez en effet, en publiant le premier un texte presque complet de la Vita de Béatrice, en avait écarté le prologue, d’où résulte que les chapitres du livre II de cette biographie sont en réalité de petits traités, composés par la bienheureuse et mis en latin par le rédacteur. Ce prologue fut imprimé en 1870 dans les Analectes pour servir à l’Histoire ecclésiastique de la Belgique, mais l’indication qu’il contenait ne retint pas tout de suite l’attention des historiens de la littérature néerlandaise. En 1895, une collection de textes édifiants en néerlandais médiéval, les Sermons du Limbourg, vit le jour à Leyde ; mais il fallut attendre 1925 pour que le R.P. Reypens S. J. reconnût dans l’un d’eux la rédaction originale du traité de Béatrice De septem gradibus caritatis, inclus en latin dans la Vita/36. Enfin la biographie et le traité — le seul qui survive de la plume même de Béatrice — ont été publiés avec tous les soins d’une piété savante par le même auteur/37.
Béatrice est née vers 1200 à Tirlemont dans une famille aisée de la classe moyenne, qui donnera quatre filles à l’Ordre de Cîteaux et un fils aux Prémontrés. Son père
/36 Seven manieren van minne, littéralement : Sept façons d’amour ; mais la traduction par sept degrés est déjà celle du biographe contemporain de l’auteur.
/37 BEATRI JS VAN NAZARETH, Seven manieren van minne, cd. L. REYPENS S. J. et J. VAN MIERLO, S. J. Louvain 1926. — Vita Beatricis, ed. L. REYPENS S. J. Anvers 1964.
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également béatifié, Barthélemy de Tirlemont, se dévouait aux abbayes cisterciennes : il avait aidé au relèvement de celle de Florival, où Béatrice entrerait en 1218. Il fit bâtir ensuite deux autres monastères de Cisterciennes, Val-des-Vierges en 1222 et Nazareth en 1235. Barthélemy meurt à Florival en 1250, où il s’était retiré avec un autre fils, laissant à ses filles présentes, Christine et Béatrice, les derniers encouragements. Béatrice, orpheline de sa mère à l’âge de sept ans, et saisie dès l’enfance par l’enthousiasme religieux, avait été d’abord confiée pour son éducation aux béguines de Léau. Au bout d’une année cependant, elle fut envoyée par son père comme oblate à Florival, où elle prit l’habit à l’âge de quinze ans. Professe l’année suivante, elle est envoyée ensuite à La Ramée, autre monastère cistercien, où elle apprend, entre autres disciplines, le latin ; plus tard encore, elle passe au Val-des-Vierges et finalement, en 1236, à Nazareth près de Lierre en Brabant, où elle meurt en 1268, après y avoir été maîtresse des novices et Prieure. À La Ramée, Béatrice avait eu pour amie et maîtresse de vie intérieure une autre extatique, la bienheureuse Ide de Nivelles (+ 1232), qui avant d’être cistercienne avait été recluse. Une autre bienheureuse encore, qui se trouvait alors à La Ramée, Ide de Léau (+ 1260 ?), avait été comme Béatrice l’élève des béguines. Cette dernière Ide, malgré qu’elle vécût dans une extase presque continuelle, manifestait un sens pratique exceptionnel : elle avait développé à La Ramée l’art de copier les livres liturgiques et l’enseigna à notre moniale.
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Il nous convient de caractériser Béatrice en la comparant à Hadewijch, en raison des similitudes que présentent leurs expériences et de leur étroite parenté littéraire. La biographie que nous possédons de la première est un document stylisé, où la convention réclame sans doute une certaine part ; nous pouvons tenir cependant pour assuré que Béatrice a eu très tôt la passion des choses divines, qu’elle s’est livrée au cloître à d’impitoyables mortifications, et qu’elle a traversé des purifications passives plus impitoyables encore. Elle n’a pas connu seulement de longues sécheresses, mais les tentations contre la foi, les impulsions au blasphème. Ses états de jubilation sont décrits comme des excès qui lui font perdre les sens et la privent de ses forces. À la suite d’une « tempête intérieure » (tempête d’amour), un jour de saint Étienne, elle dut rester coucher une demi-année et ne se remit jamais complètement. Les savants jésuites qui ont édité sa vie supposent une diathèse pathologique à laquelle se rattacheraient, pour une part, ces accidents, fréquents d’ailleurs chez les mystiques. Le rapport des deux sphères intéressées en pareil cas reste objet d’étude et de conjecture.
Béatrice était douce : les animaux venaient à elle, les oiseaux se réfugiaient dans son sein/38 ; elle ne disait aucun mal de personne, excusait de son mieux les pé —
/38 La même chose est rapportée des bienheureuses cisterciennes Yvette de Huy (+ 1228) et Ide de Louvain (+ 1300). Cf. MENS, pp. 107-108.
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cheurs. Un scrupule d’humilité lui fit commettre une erreur, dont elle revint dans la suite : elle s’accuse en effet d’avoir, durant six mois à La Ramée, négligé ses exercices par crainte d’attirer sur elle la vénération de ses sœurs ; mais à part cette période, le biographe nous la présente comme ayant donné toute sa vie l’exemple de l’observance la plus zélée. Nous apprenons qu’elle récitait fidèlement aussi l’office de la Vierge. Le souci d’une pureté parfaite lui valut des angoisses prolongées. À plusieurs égards, elle manifeste une délicatesse vulnérable : son tempérament semble moins fort, moins viril que celui de Hadewijch. Elle fut délivrée cependant de la pusillanimité, dont elle avait conscience comme d’un défaut, à la suite d’une vision de l’Essence divine, où elle apprit qu’elle était inscrite dans le Livre de Vie. (Elle y voit aussi le destin des autres : Béatrice aurait pu faire, comme Hadewijch, une liste des élus)/39. Admise à la fréquentation des anges, elle devient leur amie et leur sœur (« faite esprit séraphique »). Elle perd le jugement et la volonté propre ; elle arrive à cette heureuse liberté d’esprit dont parle la sixième manière d’amour : “si hardie, si libre… qu’elle ne craint plus ni démon ni ange,
/39 Ruusbroec n’a pas affirmé de lui-même qu’il eût ce don de clairvoyance, mais il est bien remarquable qu’il en reconnaisse l’existence chez certains spirituels. Selon un passage du Livre de la plus haute vérité, l’âme élevée à l’amour essentiel « est capable de connaître en vision — si Dieu le lui donne —, toutes les créatures au ciel et sur la terre avec la distinction de leur vie et de leur récompense. » (R. G. III, p. 287).
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ni jugement divin”. Au terme de cette voie, engloutie dans la présence de la Déité, elle éprouve deux fois une fruition qu’elle tient certainement pour vision immédiate. Un autre jour à Noël, elle contemple le Père comme source de la Trinité ; le Fils en découle comme un flot puissant, où tous les courants de la charité s’abreuvent. Elle est conduite alors à la Source même et ne peut rien dire, par défense divine, de ce qu’elle a contemplé : elle doit suivre le Fils dans son incarnation.
Elle ne quitte pas, en effet, l’humanité du Christ. En d’autres visions, le Précieux Sang l’inonde pour la purifier ; elle repose sur le cœur de Jésus et elle éprouve elle-même la blessure du cœur. Sa dévotion à l’Eucharistie est si vive que la sainte Communion d’abord la rend malade, avant qu’elle sache en tirer de nouvelles forces. Dans la dernière vision du récit de sa vie, elle joue avec l’Enfant Jésus après la Circoncision.
Les mystères de la Foi conspirent donc pour la diviniser, chacun ayant son rôle et sa place dans une vivante économie. Bien qu’elle ait tu, selon la coutume de l’époque, les sources particulières de sa pensée religieuse, nous apprenons de son biographe qu’elle avait « une quantité de livres sur la Trinité » : nul doute, d’après ce que nous venons de dire, qu’elle n’ait en effet conçu le sommet de l’expérience intérieure comme une participation directe au mystère trinitaire, à laquelle l’âme est conduite par le Christ. « Ayant embrassé l’Essence divine d’une étreinte indissoluble, devenue avec Dieu un seul
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et même esprit, elle connut qu’elle avait retrouvé la pureté première, la liberté et l’amour dans lesquels elle avait été créée. »
Ces notes suffiront au lecteur, avec la lecture des Sept degrés d’amour, pour se faire une idée de la spiritualité de cette bienheureuse et constater son étroite parenté avec celle de Hadewijch. Les affinités concernent aussi bien les expériences que la doctrine et l’expression.
Pour les conceptions théologiques dont sa vie intérieure est en quelque sorte l’épreuve immédiate et personnelle, elle se situe bien entre les auteurs d’une part, que nous avons indiqués comme inspirateurs de Hadewijch — saint Bernard, les Victorins, Guillaume de Saint-Thierry — et notre béguine. La Minnemystik chez Béatrice est à l’état pur ; elle laisse pourtant paraître une amorce de la mystique essentielle, qui pour être moins nette que chez Hadewijch, est déjà perceptible. Si le biographe se fait l’interprète fidèle de ses pensées, Béatrice avait en haute estime la nature/40 : naturalis illa superbia, cette naturelle et noble fierté ; subtilitas et acumen ingenii, cette finesse et cette acuité de l’esprit ; cette simplicité et cette sévérité qui sont innées dans l’âme. Nous voyons dans le premier des sept degrés que Béatrice espère la restitution de l’intégrité dans laquelle nous avons été créés à la ressemblance de Dieu : elle y tend seulement
/40 Sur l’estime de la nature dans l’ordre spirituel, y. encore Guillaume de Saint-Thierry, De natura corporis et animae, passim, et ce qu’en dit L. Boyer dans La spiritualité de Cîteaux, 1954, p. 124.
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dans ce texte, elle y atteint selon la Vita. Elle ne peut ni ne veut s’arrêter à aucune créature, ni ange ni saint, et nous venons de voir que son élan la mène au Père, conçu comme source de la Déité. La tension entre l’aspect trine et l’aspect un (qui n’exclut pas le premier, mais le comprend), mise en parallèle avec la dialectique de l’action charitable et du repos contemplatif, qui s’exprimera chez Hadewijch I, se précisera chez Hadewijch II, et sera traitée amplement par Ruusbroec, est donc présente, de façon moins explicite cependant, chez Béatrice. Le développement progressif et continu de ce thème chez nos auteurs est très remarquable : on y saisit sur le vif le passage de la Minnemystik à la mystique de l’Essence. Il s’agit bien d’une expérience vécue et approfondie par ces âmes saintes, que relie une évidente filiation.
Quant aux moyens d’expression, nous constatons entre Béatrice et Hadewijch la même parenté, et le même enrichissement de l’héritage en passant de l’une à l’autre. Quelques termes caractéristiques de la vie intérieure, telle qu’elle est conçue dans cette tradition, se trouvent chez Béatrice pour la première fois : s’ils ont été employés avant elle en d’autres écrits, ceux-ci ne sont point parvenus jusqu’à nous. Ainsi de l’orewoet/41, cette mystérieuse « fureur d’amour » qui remet au creuset notre nature ; sans pourquoi, locution adverbiale marquant la gratuité
41 Terme d’étymologie discutée, qui ne se trouve que chez Béatrice et Hadewijch, à qui Ruusbroec sans doute l’aura emprunté (Cf. HA, p. 102).
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de l’amour en Dieu et en nous-mêmes ; la touche divine/43 ; l’engloutissement/44 dans l’abîme divin. Béatrice emploie aussi le mot fruition (ghebruken) pour désigner l’union d’amour, terme dont le sens se précisera chez Hadewijch et qui deviendra familier à Ruusbroec. Avec Hadewijch II, on voit apparaître une nouvelle série d’expressions : registre d’allure métaphysique, qui passera intégralement chez Ruusbroec et formera avec les précédents, la trame de son style : vacance, étincelle de l’âme, dépouillement de l’accidentel, transformation essentielle, union sans moyen et sans mode. Mais le développement est graduel et comme naturel : les nouveaux éléments ne trouvent faveur qu’en raison de leur aptitude à marquer plus nettement ce qu’on avait déclaré au stade précédent dans un langage moins technique.
Parmi les moyens d’expression communs à nos deux auteurs, il faut ranger sans doute aussi les extases et les visions. La similitude frappante de ces phénomènes et des révélations dont ils sont l’occasion pour Béatrice et Hadewijch, les rapports étroits que le contenu des visions présente dans une aire historique et géographique déterminée, ne permettent pas de les tenir pour indépendants des facteurs sociaux : ces grâces ne sont pas reçues de
/42 Employée en ce sens par Béatrice, Hadewijch II, le Miroir des simples âmes, Eckhart, Ruusbroec, Harphius, Catherine de Gênes, Cf. HA, p. 147, n. 6.
/43 Gherinen : Béatrice, Hadewijch, Ruusbroec.
/44 Verswolghen : Béatrice, Hadewijch I et II, Ruusbroec.
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façon purement passive par les personnes en question. Ce n’est pas à dire que les extases, si fréquentes dans les vies des béguines et moniales du XIIIe siècle (et dans toute l’hagiographie), fussent provoquées intentionnellement, encore moins simulées ; ni que les visions se réduisent toutes à des exercices littéraires : la part subjective de l’homme dans ce qu’il éprouve se mêle plus subtilement à la part objective qu’une telle critique ne le supposerait. Il s’agit d’un procédé psychologique très général : l’âme n’utilise pas seulement la voix, les gestes, les jeux du visage pour traduire ses propres mouvements intérieurs — elle ne s’empare pas seulement des phénomènes cataleptiques mineurs, le rire et les larmes (qu’elle pourvoit de significations variables suivant les situations et les coutumes), mais elle fait flèche de tout bois pour s’exprimer. L’extase se produit en effet de façon plus facile et plus fréquente dans un milieu où elle est acceptée et reconnue comme manifestation d’une grâce insigne : l’homme est ainsi fait — et la femme plus encore — que ses attitudes les plus spontanées subissent inconsciemment de telles conditions. Ceci vaut pareillement pour les visions, même lorsqu’elles sont « reçues », et non pas conçues ou composées : on ne s’expliquerait guère autrement l’uniformité du matériel d’images qu’on y retrouve dans une période et un milieu donnés. Les visions de Hadewijch et de Béatrice se ressemblent de très près ; le tempérament de la béguine y tranche cependant, comme nous l’avons relevé, sur celui de la moniale
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cistercienne ; et toutes deux traduisent, dans ces récits d’expériences intérieures, une orientation spéculative dont nous avons indiqué le développement progressif. Ces caractères apparaissent avec plus de relief si on compare les visions de nos deux mystiques avec des récits du même genre, mais d’une autre provenance. Pour nous borner à un exemple, signalons les écrits de la bienheureuse Marguerite d’Oingt/45 (+1310) : on possède de cette moniale chartreuse, née dans le Lyonnais, quelques lettres et une biographie rédigée par elle de sa consœur Béatrice d’Ornacieux (+ 1305 ?). Nous avons de l’une et de l’autre aussi des visions (Marguerite rapportant celles de Béatrice), rédigées dans des circonstances analogues à celles où Hadewijch et Béatrice de Nazareth ont écrit les leurs : elles leur ressemblent matériellement, mais le registre ascétique et affectif auquel se tiennent les vierges chartreuses, fait ressortir par contraste l’élan spéculatif, qui mène les extatiques brabançonnes à scruter du regard le mystère divin. La sobriété classique des visions de Marguerite d’Oingt n’est pas dépourvue cependant de grâce : le fait qu’elles furent présentées en 1294, du vivant de la
/45 Les œuvres de Marguerite d’Oingt, publ. par A. DURAFFOUR, P. GARDETTE et P. DURDILLY, Paris 1965. — Ces écrits rédigés en franco-provençal constituent le premier document littéraire, sinon le seul, d’un dialecte qui n’a point survécu, la langue lyonnaise : ils intéressent à cet égard les philologues. Le cas de cette Marguerite offre donc un curieux parallèle avec celui de nos Brabançonnes, mais plus fortunées qu’elle en ceci, Hadewijch et Béatrice de Nazareth ont laissé leur nom attaché à la naissance d’une langue et d’une littérature qui a fleuri jusqu’à nos jours.
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moniale, au Chapitre Général des chartreux, montre que ce moyen d’expression était admis et reconnu comme l’un de ceux dont userait une âme religieuse, favorisée de grâces exceptionnelles et digne de foi.
Il reste, en toute objectivité croyons-nous, que les écrits composés par Béatrice et Hadewijch sous forme de lettres et de traités, sont supérieurs à tous égards à leurs visions — plus clairs, plus précis et plus efficaces. Nous présentons au lecteur les Sept degrés d’amour comme un aliment spirituel susceptible d’éveiller l’âme et de l’encourager à accueillir les dons les plus hauts. L’homme les reçoit en effet avec une ouverture et une gratitude inégales, mais la divine abondance est la même, qui nous les offre toujours.
On aura remarqué dans l’exposé ci-dessus que nos auteurs ont rédigé leurs écrits dans les mêmes limites chronologiques : l’activité littéraire de Béatrice de Nazareth, comme celle de Hadewijch, doit se situer entre 1220 et 1240. Nous ne savons rien des relations qu’elles ont pu avoir. Le R. P. Axters cependant, dans son Histoire, déjà citée, de la piété dans les Pays-Bas/46, admet sans autre démonstration une influence de la première sur la seconde : c’est l’impression en effet qui se dégage de la comparaison que nous venons de faire et de l’ordre dans lequel nous avons rangé les témoins de la spiritualité des Pays-Bas, chez qui l’élément spéculatif est de plus en plus
/46 AXTERS I, p. 237.
prononcé. Cette influence néanmoins reste hypothétique : le R. P. van Mierlo tenait les écrits de Hadewijch pour plus anciens que ceux de la cistercienne.
Le lecteur complétera, en se familiarisant avec les textes présentés, notre relevé sommaire des traits communs et des différences caractéristiques de nos deux contemplatives. Il convient encore cependant de mentionner deux thèmes, en qui Mlle Guarnieri a reconnu à bon droit un signe de parenté avec les mouvements spirituels de l’époque, les uns orthodoxes, les autres aberrants. Mais tandis que les termes employés provoquent chez elle une grave méfiance, ils ont trouvé chez le R. P. Spaapen S. J. un défenseur autorisé. Il s’agit, pour Béatrice de Nazareth, de l’emploi spécial du mot liberté : « Arrivée à une telle liberté d’esprit… », « si hardie et si libre… », « libre (affranchie) d’elle-même… » ; et pour Hadewijch du mot nouveau : ces deux vocables se trouvent dans le nom que portent les sectes du libre esprit, de novo spiritu, quiconque veut suivre les recherches entreprises sur cette trace devra lire l’étude, extrêmement documentée et consciencieuse, que Mlle Guarnieri a jointe à son édition du Miroir des simples âmes/47. Plus expé —
/47 R. GUARNIERI, Il movimento dello libelo spirito. Testi e documenti. Roma 1965, pp. 352-708. Ouvrage malheureusement d’un format énorme et d’un prix élevé. Le Miroir des simples âmes devra figurer certainement parmi les textes spirituels importants de notre littérature : s’il n’a pas pris cette place encore, c’est faute d’être connu.
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ditif est l’article du R. P. Spaapen/48, qui a pris la défense de ses bienheureuses compatriotes. Le savant jésuite montre en tous cas sans peine que l’idéal de liberté chez Béatrice est d’origine scripturaire/49, et qu’elle le propose à l’âme avec les plus sages précautions : la liberté pour elle est mesurée par le détachement de la volonté propre, dont elle intime l’exigence en toute rigueur. Pour Hadewijch, le R. P. Spaapen marque aussi justement combien saine et profondément chrétienne est cette façon d’exposer la vie intérieure, qui n’accentue pas la nudité ou le néant comme terme des purifications, mais le renouvellement quotidien sous l’influx vivifiant de l’Esprit, — doctrine paulinienne, qui fait écho directement à la parole inspirée/50. Il reste d’ailleurs, le Révérend Père le note bien, que ces termes sont riches de connotations : outre l’intimation morale qu’on vient de relever, on peut y discerner un écho du mouvement multiple qui soulève à cette époque l’Europe du Nord, dans l’ordre social, intellectuel et spirituel : affranchissement des communes, pro-
/48 B. SPAAPEN, S. J. Le Mouvement des « Frères du libre esprit » et les mystiques flamandes du XIIIe siècle. R. A. M. 1966 (t. XLII) pp. 423-439, et du même : Hebben onze 13de-eeuwse mystieken sets gemeen met de Broeders en Zusters van de vrije geest ? OGE 1966 (t. XL), pp. 369-391.
/49 Veritas liberabit vos (Jean, 8, 32). Ubi spiritus, ibi libertas (II.Cor. 3, 17). In libertatem gloriae filiorum Dei (Rom, 8, 21). Qua libertate Christus nos liberavit (Gal. 4, 31).
/50 Facta sunt omnia nova (II Cor. 5, 17). Renovarnini spiritu mentis vestrae (Eph. 4, 23). Induite novum hominem (Ibid. 4, 24). Ecce nova facio omnia (Apoc. 21, 5).
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motion féminine, renouveau théologique/51 et « mouvement extatique ». Mais le sens profond, nous semble-t-il, de la notion de nouveauté chez Hadewijch (et chez Mechtilde), se réfère à l’expérience même du divin : cet amour est toujours le premier amour, qui nous restitue au matin de l’Être ; la joie nuptiale est toujours unique ; et toujours neuf l’éclair qui jaillit entre l’âme et Dieu.
Sur le plan historique, nous devons situer nos auteurs dans une période d’enthousiasme qui affranchit et renouvelle de quelque façon la vie spirituelle en Pays-Bas au XIIIe siècle. On en trouve une première description dans le prologue que Jacques de Vitry écrivit pour la vie de sainte Marie d’Oignies ; les témoignages subséquents ont été recueillis et coordonnés depuis quelques années par des érudits de valeur, sans que le champ soit épuisé. Les connexions de ce phénomène sont très étendues ; c’est de siècle en siècle qu’on suit ses résonances historiques sur la ligne qui relie Béatrice et Hadewijch à Ruusbroec, et par lui aux manifestations ultérieures du sentiment religieux.
/51 Le R. P. Spaapen renvoie au P. CHENU : La théologie au XIIe siècle, Paris 1957, pp. 289 sq. et 295. Plus récemment, le même jésuite, membre de la Ruusbroec-Genootschap d’Anvers, a commencé dans OGE (1970-1971) une étude approfondie sur Hadewijch et la Ve Vision, qui éclaire bien des points de la doctrine hadewigienne, et en montre incidemment le rapport avec celle de Béatrice. Il relève notamment (OGE 1971, p. 138 sq.) la parenté entre les écrits de ces mystiques et ceux de Grégoire de Nysse, concernant le désir jamais satisfait de l’âme contemplative. — Dans la même revue (juin 1971), un article de P. Wackers défend très pertinemment l’intégrité et l’authenticité du traité de Béatrice.
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À lire les hagiographes et les recueils d’anecdotes, c’est un tableau coloré et très divers au premier abord, qui se présente au regard dans cette région nord-ouest de l’Europe, sous l’angle religieux. Un esprit souffle, de ferveur et de rajeunissement, qui brise les conventions et cherche l’immédiat, le réel en plusieurs domaines. Béguins et Béguines se dévouent aux pauvres et aux malades, on trouve la trace jusqu’à nos jours de leurs initiatives charitables à cet égard ; ils suscitent et répandent la dévotion au Saint-Sacrement ; certaines des pieuses femmes illustrent dans leur personne même, par des stigmates visibles, l’union qu’elles réalisent avec l’Humanité du Christ. Outre les extases et les visions, il n’est pas sans intérêt de noter les comportements, que les biographes ont relevés chez des femmes privées de leur contrôle par l’intensité du goût spirituel ; rires, battements de mains, voltes et danses : ces expressions d’une joie irrésistible figurent dans la vie de sainte Lutgarde, de Béatrice, de Christine l’Admirable et d’autres encore. Une sympathie avec la nature inférieure est attestée pour Béatrice, Yvette, Ide de Louvain. La flamme de la Minnemystik veut embrasser tout l’horizon de l’être, comprendre les extrêmes et ne point négliger les étapes. Nous avons mentionné la dévotion à l’Eucharistie, et aussi l’expérience d’une communion donnée à la personne favorisée par le Christ lui-même. La fuite du monde, la recherche de la solitude orante et pénitente, traits classiques de la vocation à la sainteté, ne manquent nullement chez nos béguines et
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nos moniales, qui cependant font éclater aussi leur ferveur en signes insolites, écrivent et prêchent de l’abondance de leur cœur. Mais le trait le plus digne d’attention reste celui que nous avons souligné chez nos auteurs : l’orientation intérieure, l’élan qui pousse l’âme à se dépasser pour se perdre dans la simplicité de l’Etre divin/52, distingue celles de nos saintes dont la figure est le mieux dessinée par les documents et les témoignages. Marie d’Oignies, Lutgarde de Tongres, Yvette de Huy, Béatrice
/52 Cette expérience, comme nous l’avons marqué plus haut, sera celle de Ruusbroec, qui lui donnera un cadre doctrinal et contribuera, par la diffusion de ses écrits, à la susciter. Il n’y a pas lieu de penser cependant que l’influence du mouvement extatique sur la littérature religieuse de l’âge suivant se confonde totalement avec celle de Ruusbroec, mais on ne peut distinguer ce qui, dans le milieu béguinal notamment, relève directement de la tradition dont nous avons indiqué l’origine. Nous en avons peut-être une trace dans les écrits de Marie Van Hout (+ 1547) et de ses compagnes. Cette béguine belge, invitée par les chartreux de Cologne à venir habiter aux portes du monastère, en raison de l’estime dans laquelle les moines tenaient sa direction spirituelle, a laissé plusieurs traités, où les échos de l’inspiration extatique ou ruusbroeckienne sont reconnaissables.
La Perle évangélique est l’œuvre d’un autre auteur, anonyme, qui était en relations suivies avec le même milieu béguinal, et dont l’influence, grâce aux chartreux de Cologne, puis aux chartreux de Paris, qui l’ont éditée et traduite, fut considérable sur la spiritualité française du XVIIe siècle. Cf. Jean DAGENS, Bérulle et les origines de la restauration catholique, Paris 1952). La Perle présente des éléments familiers pour le lecteur de Béatrice et de Hadewijch. Ce vers quoi elle dirige l’effort intérieur, est le retour de l’âme unie au Christ à la Source divine : que notre « néant » (le fond ineffable de notre être) rejoigne le « néant » de Dieu et « s’anéantisse avec le Verbe dans la Déité ». On sait que Marie van Hout et l’auteur de la Perle ont été liés à saint Pierre Canisius par une intime communion d’esprits.
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et Hadewijch plongent le regard dans l’Essence divine, attestant qu’elle est visible à l’œil intérieur s’il retrouve sa nudité originelle. C’est à cause de ce témoignage que leur nom doit être conservé et leur voix transmise : audacieuses bienheureuses qui nous rappellent pourquoi nous sommes nés.
Nous ne pouvions tracer qu’une sommaire esquisse du mouvement auquel appartiennent les auteurs publiés par nos soins : pour qui s’intéresse aux rapports historiques signalés dans ces pages, la lecture des ouvrages indiqués en référence fournira complément et illustration.
Qu’il soit permis cependant de signaler en finissant les points communs entre cet éveil religieux et les initiatives actuelles, qui remettent en question divers aspects du sentiment et de la pensée catholiques. Le mouvement extatique peut être appelé laïque, malgré la profession monastique d’une partie de ses représentants : il est laïque par l’importance du courant béguinal et par la prédominance de l’élément féminin. Il l’est aussi par l’emploi tout nouveau en ce domaine de la langue vulgaire : l’expression plus spontanée va de pair avec une libération du sentiment et de l’intuition. La hiérarchie n’est pas critiquée par les porte-parole de ce courant ; il se trouve pourtant que les clercs ressentent parfois comme un reproche implicite le zèle exigeant des âmes naïves : ils ont quelque peine à comprendre ce mépris des conventions et des compromis, ces manifestations origi -
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nales de l’amour divin. L’aventure personnelle de l’âme avec Dieu et le mode d’expression qu’elle se crée, leur semblent échapper au contrôle qu’ils ont mission d’exercer. L’accent mis sur certains conseils évangéliques peut réellement troubler le peuple fidèle et ses pasteurs, qui ne respirent pas à ce niveau dépouillé. Tout cela explique d’une part les persécutions, parfois injustes, dont les béguines ont été l’objet, et d’autre part une indépendance plus ou moins marquée à l’égard de la hiérarchie, que l’on sent chez Hadewijch elle-même à l’omission de certaines références/53. Le mouvement béguinal à cet égard est apparenté à d’autres réveils religieux-laïques de la même époque, les uns orthodoxes, les autres hérétiques ou glissant vers l’hérésie sans l’avoir voulu : Vaudois, Humiliates, Patarins, Fraticelles, Apostoliques : les mêmes requêtes des âmes ferventes se manifestent de façon analogue dans ces divers groupes envers le formalisme théorique et pratique du clergé : on veut des vertus efficaces, des sacrifices réels, des vues simples ; on ne veut plus être payé de mots, on veut revenir à l’Évangile même, à ce qui est essentiel et premier.
Le parallèle n’a pas besoin d’être précisé davantage : les intentions et les motifs du mouvement conciliaire actuel, qui en font la valeur spirituelle et justifient de nobles espérances, sont reconnaissables dans ces traits. Il
/53 On s’attend évidemment à ce qu’une dévote de ce genre s’appuie davantage sur les autorités et sur l’approbation d’un directeur. La remarque a été faite par le R. P. Axters.
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faut souligner cependant la différence qui oppose, d’une part, un élan vers l’intérieur, une exploration enthousiaste des vierges profondeurs de l’esprit où Dieu se révèle à notre amour, — d’autre part, la poussée impatiente d’un haut (et d’un clergé) conditionné à l’extrême par la culture extravertie de l’Occident moderne, sa confiance dans les solutions techniques et son hédonisme impérieux. Le mouvement extatique doit beaucoup, nous l’avons dit, à la culture de l’âge où il apparaît, mais il se sert des éléments qu’il lui emprunte pour exprimer une soif et une découverte étrangères au monde, pour lancer à celui-ci un nouveau défi. Le propos actuel de réforme et de renoncement, qui anime la pensée et le comportement religieux, ne sera vraiment tel que s’il reprend pour son compte cette manœuvre inspirée : l’aggiornamento ne sera ouverture au jour éternel que s’il est redécouverte de la vie contemplative — de ce loisir, plus précieux que toute œuvre, que la fière Hadewijch a loué magnifiquement.
Exhortation adressée à une sœur. Hadewijch énonce d’abord le commandement de l’amour : accepter les peines sans les distinguer des faveurs et regarder Dieu. Un dialogue s’engage pourtant (dans l’esprit de Job, qui sera cité dans la lettre suivante) : l’âme désire participer à cette jouissance que Dieu a de lui-même, et lui reproche de nous en laisser privés présentement : les amantes sont en un sens trompées par l’Époux divin. La notion de clarté court à travers cette lettre comme une note dominante : Hadewijch ne craint pas de répéter le mot et joue sur ses diverses acceptions (sincérité, vérité, pureté, gloire).
Comme Notre-Seigneur a manifesté le clair amour, inconnu avant lui, illuminant toutes les vertus par son éclatante charité, qu’il daigne vous illuminer et vous éclairer dans la pure clarté dont il brille pour lui-même, pour ses amis et ses amants intimes !
La plus haute clarté que l’on puisse avoir sur la terre, c’est d’être vrai en toute œuvre de justice actuelle, de pratiquer la vérité en toute chose pour la gloire du noble amour, qui est Dieu même. Ah ! la grande clarté que ceci : de laisser Dieu seul être et agir dans sa clarté propre ! C’est en elle que Dieu œuvre pour lui-même et pour toutes les créatures, donnant à chacune selon ses droits et selon ce que Sa bonté l’invite à répartir en toute justice dans la lumière.
C’est pourquoi je vous en prie, comme une amie prie l’amie qu’elle aime ; je vous y exhorte, comme une sœur exhorte sa sœur très chère ; je vous le commande comme une mère à son enfant chéri ; je vous l’ordonne de la part de votre Amant, comme l’époux à sa fiancée bien-aimée : ouvrez les yeux de votre cœur à la clarté et voyez-vous en Dieu, dans la vérité sainte !
Apprenez à contempler ce que Dieu est : Vérité en qui toute chose est manifeste, Bonté par qui toute richesse déborde, Intégrité de la toute-puissance. C’est pour ces noms mystérieux que l’on chante trois fois Sanctus dans le ciel, car ils comprennent dans leur Unité toutes les vertus, quelles que soient leurs œuvres particulières en tant que Personnes distinctes/1.
Voyez comme Dieu vous a gardée paternellement, ce qu’il vous a donné et ce qu’il vous a promis. Voyez comme l’amour est sublime que les amants se portent l’un à l’autre, et manifestez votre reconnaissance par l’amour. Faites-le, si vous voulez contempler ce que Dieu est et
/1 Première allusion au dépassement vers l’Unité : y. Introduction, p. 22 sq.
agir dans sa lumière, par la fruition glorieuse comme par la claire manifestation, illuminant les choses ou les cachant dans la ténèbre, selon ce qui leur sied.
C’est pour Ce que Dieu est qu’il convient de le laisser jouir de lui-même/2 en toutes les œuvres de sa clarté, sicut in coelo et in terra, ne cessant de dire, en actes comme en paroles : fiat voluntas tua !
Ah ! chère enfant, à mesure que son irrésistible pouvoir se manifeste en vous, que sa volonté sainte en vous-même se parfait, et qu’apparaît en vous sa claire vérité, consentez à la privation du doux repos pour que règne ce Tout sublime et divin : illuminez votre être, ornez-le de vertus et de justes œuvres, dilatez votre esprit par les hauts désirs vers le Tout de Dieu, et disposez votre âme pour la fruition de l’Amour tout-puissant dans l’excessive douceur de notre Dieu !
Hélas ! chère enfant, je parle de douceur, mais c’est chose en vérité que j’ignore, sauf dans le vœu de mon
/2 Contempler ce que Dieu EST, (paragraphe précédent) et le laisser jouir de lui-même, en son Être et en toutes choses, sur la terre comme au ciel. Cet abandon contemplatif se retrouve chez les mystiques de l’école française, mais ils peuvent bien le devoir à la grâce : il n’est pas prouvé qu’ils dépendent, pour ce thème, de la tradition littéraire. Ainsi le P. Coton S.J., cité par H. Brémond : « (Mon Dieu), je vous remercie de ce que vous êtes en vous-même, comme du plus grand bien que j’aie et qui me puisse arriver » (Hist. du Sentiment religieux, t. II. p. 123). — La nostalgie de la fruition et le pur abandon sont deux attitudes qui alternent constamment chez Hadewijch ; elles s’appellent plus qu’elles ne s’opposent : c’est la violence du désir qui fait la sublimité de l’abandon, et l’âme fait sienne par celui-ci la joie propre de Dieu.
cœur, qui m’a rendu suave la souffrance endurée pour Son amour. Il m’a été plus cruel que jamais démons ne furent, car ceux-ci ne pouvaient me priver de L’aimer ni d’aimer les âmes que Dieu me confiait ; or, c’est bien ce qu’il m’a ravi lui-même. Car ce qu’il est, il en vit seul dans sa douce fruition et me laisse errer loin de cette jouissance divine, sous le poids constant de la privation, dans la ténèbre où nulle joie n’est mienne de celles qui devraient être ma part.
Ah ! malheureuse ! Cela même qu’il m’avait offert comme gage de la jouissance du pur amour, il l’a maintenant retiré — vous n’êtes pas sans le savoir. Hélas ! Dieu m’est témoin que je respectais son droit souverain et ne lui demandais guère plus que ce qu’il voulait me donner, mais ce qu’il m’offrait, je l’eus accepté volontiers dans la fruition, s’il eût daigné m’y élever. Au début même, je me défendais contre ses dons et me fis prier beaucoup avant de tendre la main. Mais il m’en advient maintenant comme à celui qui, par jeu, se voit offrir quelque chose, et dès qu’il veut le saisir, se sent frapper sur les doigts : « Vite puni qui tôt se fie ! » lui dit-on, et l’on reprend ce qu’il pensait tenir.
Conseils et encouragements à une personne encore jeune, qui soigne les malades, distribue des aumônes et vit en communauté, semble-t-il : elle récite les Heures et doit garder une règle. Hadewijch insiste sur la simplicité de l’intention : il faut ne rien vouloir gagner, que l’amour même ; et pour cela, rester dans l’unité de l’esprit, au-dessus de toute créature. Garder confiance dans l’épreuve : nécessité de celle-ci et de l’obscurité où Dieu nous laisse. L’âme ne repose que sur lui-même, elle n’en doit croire ni homme, ni saint, ni ange (solitude avec Dieu). Se laisser éprouver à fond, accueillir la douleur. — Comment le contemplatif est amené à prendre soin des égarés : a) par initiative de l’âme, qui veut renoncer à ses grâces en leur faveur ; b) par initiative de Dieu qui, voulant sauver un pécheur, le confie à notre âme.
Notez maintenant, je vous prie, toutes les choses où vous avez manqué, soit par attachement à votre sens propre, soit par consentement à la vaine tristesse.
Il est vrai : Dieu attriste souvent l’âme qui se sent privée de lui, et ne sait même si elle s’en approche ou s’en éloigne. Mais le vrai fidèle n’ignore pas que la bonté du Bien-Aimé est toujours plus grande que nos fautes. On ne doit ni s’attrister d’avoir à souffrir, ni soupirer après le soulagement, mais donner le tout pour le tout et faire le sacrifice de son repos. Réjouissez-vous à toute heure dans le seul espoir de gagner l’amour même ; car si vous désirez la charité parfaite, il ne faut accepter aucune consolation en retour de votre peine, que le seul amour.
Soyez donc sur vos gardes et ne laissez point troubler votre paix. Faites le bien en toute circonstance, mais sans nul souci de profit, ni de la béatitude, ni de la damnation, ni du salut ni des peines infernales ; ne faites rien, ne laissez rien que pour l’honneur de l’amour. Si telle est votre conduite, vous guérirez bientôt. Souffrez volontiers de sembler stupide aux hommes : on s’approche beaucoup de la vérité en acceptant de le paraître. Mais soyez docile et prompte au service de tous, et contentez les autres chaque fois que vous le pouvez sans vous avilir. Soyez joyeuse avec ceux qui se réjouissent, pleurez avec ceux qui pleurent, soyez bonne envers ceux qui ont besoin de vous, dévouée envers les malades, généreuse avec les pauvres et recueillie intérieurement au-dessus de toute créature/1.
Mais voulant agir en toute chose de votre mieux, vous verrez que souvent la nature humaine vous fera faillir : remettez-vous en à la bonté de Dieu, qui dépasse infi-
/1 Recueillie intérieurement : mot-à-mot, « une en esprit au-dehors de toute créature ».
niment votre faiblesse. Pratiquez dans cette confiance les vertus véritables : suivez fidèlement, sans rien épargner, la voie de Notre-Seigneur et sa très chère volonté, partout où vous pouvez la discerner. Et ne manquez pas d’examiner avec soin vos pensées, pour vous connaître en toute chose.
Vivez pour Dieu, je vous en conjure, de façon à ne pas manquer aux grandes œuvres qui sont votre vocation. Ne donnez jamais le pas sur elles à des travaux de moindre importance, écoutez ma prière et mon conseil. Car les grandes occasions ne vous feront jamais défaut de prendre peine au service de Dieu. De toute occasion mauvaise, il vous a gardée, pour peu que vous-même veuillez être attentive : avouez que votre voie, par sa grâce, est facile. Tout bien pesé, vous avez à peine souffert assez pour vous conduire à la maturité, où vous êtes tenue de parvenir si vous voulez rendre justice à Dieu, comme vous ne laissez point, je crois, de le vouloir.
Parfois cependant vous sentez telle angoisse en votre cœur qu’il vous semble être abandonnée de Dieu, mais gardez-vous pour cela de perdre confiance. Car je vous le dis en vérité : toute misère, tout exil que l’on supporte avec bonne volonté et pour son amour, est agréable à Dieu/2 et nous rapproche de sa pure Essence. Mais il ne sied point que nous sachions si cela lui plaît, car nos peines prendraient fin avant le temps. Un homme voyant
/2 Agréable à Dieu : mot-à-mot, « est convenable au Tout de Dieu ».
à découvert la volonté de Dieu et la complaisance qu’il prend en nos peines, volontiers pour lui irait au fond de l’enfer, mais tout progrès, toute croissance intérieure lui serait interdite, faute de souffrance. Si nous savions en effet que nos œuvres plaisent à Dieu, plus rien ne nous toucherait.
Vous êtes jeune encore, et vous devez grandir : il vous est bien meilleur de supporter les peines, si vous voulez suivre sa voie, et de souffrir pour l’honneur de l’amour, que de chercher à le sentir. Prenez ses intérêts, comme étant vouée pour toujours à son noble service. N’ayez souci ni d’honneur ni de honte, ne craignez ni les tourments de la terre ni ceux de l’enfer, dussiez-vous les affronter pour servir dignement cet amour. Son noble service est dans la peine que vous prenez pour réciter vos Heures, pour suivre votre règle, pour faire sa volonté en toute chose, sans chercher ni recevoir satisfaction. Et si vous trouvez plaisir en chose quelconque qui n’est point ce Dieu même promis à votre jouissance, ne vous y arrêtez point, jusqu’à ce qu’il vous illumine par son Être et vous permette de goûter l’amour fruitif dans l’essence de l’Amour, — là où l’Amour est tout entier à lui-même et se suffit à jamais/3.
Servez en toute beauté, ne veuillez rien, ne craignez rien : laissez l’amour librement prendre soin de lui-même ! Sachez qu’il paye toute sa dette, fût-ce tard bien sou —
/3 Le terme vers lequel se dirige la pensée de Hadewijch est ce point où l’amour « vaque à lui-même » (Cf. Introduction, p. 23 sq.)
vent. Que nul doute, nulle déconvenue ne vous détourne de faire le bien, que nul échec ne vous fasse perdre espoir dans le secours divin. Il ne faut ni douter de la promesse de Dieu, ni en croire aucun autre : ni homme, ni saint, ni ange, quelque preuve qu’ils donnent. Vous avez été appelée très jeune et votre cœur sent, parfois du moins, qu’il est élu, que Dieu a commencé à le soutenir dans son abandon.
Reposez-vous donc si totalement sur cet appui divin qu’il vous rende parfaite. Et ne désirez l’appui d’aucun homme, si puissant qu’il soit sur la terre ou dans le ciel. Comme je vous l’ai dit, c’est Dieu même qui vous soutient : il faut vous abandonner de toute votre âme à sa puissance et le laisser faire sans plus douter.
En une seule chose pourtant il sied de garder la crainte : on doit redouter sans cesse de ne pas servir l’amour comme il en est digne. Cette crainte même nous emplit d’amour et suscite en nous une tempête de désirs. Par moments à vrai dire il nous semble que nous avons fait ce que nous pouvions faire pour l’amour et qu’il ne nous aide pas, ne nous aime pas selon nos mérites : tant que nous l’accusons de la sorte, nous ne pouvons ressentir la crainte dont je parle. C’est elle seule pourtant qu’il convient d’admettre : laissez-lui libre jeu dans votre cœur et qu’elle le visite à son gré.
Souffrez volontiers en toute son étendue la douleur que Dieu vous envoie : c’est ainsi que vous entendrez ses mystérieux conseils, comme Job le dit de lui-même : Une parole secrète a été dite â mon oreille/4.
Il est deux façons pour les hommes de se porter secours. Dans le premier cas, l’initiative vient de l’âme, c’est elle qui tend la main aux pécheurs par pitié pour eux. Elle est saisie de telle sorte par la compassion qu’elle veut renoncer à la fruition et aux délices de Dieu à cause de ceux qui vivent dans le péché, choisissant d’être privée du Bien-Aimé jusqu’à ce qu’elle ait l’assurance, pour ces pécheurs, qu’ils ne désespéreront point de la grâce divine. Ainsi la compassion fait qu’un homme en aide un autre.
L’autre cas dont je parle est celui-ci : lorsque Dieu sait qu’une âme est confirmée dans les vertus et dans l’amour, il ne l’épargne pas ; la voyant bien pourvue de forces et de lumière, il ne permet point qu’elle s’endorme ni qu’elle défaille sous l’excès de douceurs, comme il arriverait si elle ne préférait laisser tous les dons de Dieu pour le salut des pécheurs. Or parmi ces pécheurs, il en est d’une nature élevée et fière, mais qui se sont gâtés et corrompus à tel point qu’ils ne peuvent plus, de leurs propres forces, faire retour à Dieu : ce sont de tels pécheurs que Dieu, dans sa grâce singulière, confie à ces âmes fortes, jugées par lui en état de les aider, afin qu’elles les reconduisent en son nom sur les voies de l’amour parfait.
Vous n’avez pas besoin, quant à vous, d’un tel secours.
/4 Job 4, 12.
Car vous avez commencé de bonne heure et n’avez rien refusé à Dieu de votre être, en sorte qu’il vous mènera sans nul doute à son Être, pourvu que vous vous abandonniez à lui. Mais je vous dirai l’aide qui vous sied : suivez l’exigence de votre cœur, qui ne veut vivre que de Dieu. Nul étranger ne pénètre là. Celui que vous y trouvez, que vous croyez, que vous sentez habiter merveilleusement au plus profond de vous-même, vous assurant de son pouvoir et de sa présence intime, de son Être indéfectible, celui-là est vraiment au-dessus de vous, c’est lui qu’il vous faut suivre et c’est à lui que vous vous soumettrez sans vous avilir.
Si vous voulez avoir enfin ce qui est à vous/5 donnez-vous à Dieu et devenez ce qu’il est. Pour l’honneur de l’amour, renoncez à vous-même autant que vous le pouvez, ne faites plus qu’obéir en toute votre conduite au commandement d’être parfaite. À cette fin, demeurez humble, ne tirant aucune élévation de ce que vous aurez pu faire, mais soyez prête sagement à nourrir tous les êtres au ciel et sur la terre selon l’ordre de la vraie charité. Ainsi vous pourrez devenir parfaite et posséder ce qui est à vous — si vous le voulez.
/5 Si vous voulez avoir enfin tout ce qui est à vous : ce passage a été cité parmi ceux où la pensée exemplariste se fait jour chez notre auteur. On peut y voir d’ailleurs un écho de saint Paul, I Cor. 3, 12 : Omnia vestra sunt…
Missive à une amie : « Ah ! doux amour ! » dans le premier paragraphe, est un terme d’affection pour la destinataire. — Suivre Dieu incarné : l’amour nous oblige à servir. Le but néanmoins, dont une prélibation nous est donnée ici-bas, est de connaître l’essentielle merveille (fin du second et du quatrième paragraphe). — Gagner Dieu avec ses propres armes : il ne peut se défendre.
Que Dieu soit avec vous ! Je vous en prie, par la véritable vertu et fidélité qui est Dieu même, ne cessez point de songer à ces vertus saintes qui appartiennent à son être divin et qui parurent dans ses actes, lorsqu’il fut ici-bas sous la forme humaine. Ah ! doux amour, c’est comme hommes que nous vivons présentement. Pensez donc d’abord aux nobles vertus dont il fit bénéficier tous les hommes selon leurs besoins, et ensuite à la douce nature de l’Amour qui est son être éternel — si terrible et si merveilleux au regard !
La sagesse fait pénétrer bien avant dans la Divinité. Aussi ne faut-il attendre sur terre nulle sécurité, sinon en cette profonde sagesse qui cherche à l’atteindre. Hélas ! ce Dieu toujours inaccessible et qui se fait chercher à de telles profondeurs, il doit souffrir compassion de voir si peu d’hommes brûlés d’une juste soif dans l’impatience d’amour et les œuvres ardentes, si peu d’âmes désireuses de connaître, fût-ce un peu, la merveille qu’il est, et comme il en use avec l’amour.
Dès à présent nous pourrions comprendre les mœurs du ciel et les faire nôtres en grande partie, si le lien d’amour nous arrachait aux mœurs de cette terre, si nous désirions Dieu avec une passion céleste assez ardente, si nous aimions nos frères comme nous le devons en toutes leurs nécessités.
Ce que la charité requiert d’abord et ce qu’elle demande avant le reste, je m’applique d’abord à le faire. Car l’amour fraternel suit l’ordre intimé dans la charité de Jésus : il porte secours au frère bien-aimé dans l’hilarité ou dans la tristesse, dans la sévérité ou la douceur, par les services et les conseils, les avertissements ou les consolations, selon les besoins. Tenez donc vos puissances toujours prêtes et suivez pas à pas l’amour divin, en sorte qu’il ne trouve rien à reprendre en vous.
C’est ainsi qu’on atteint Dieu en vérité par le côté où il ne peut se défendre, car on le fait avec son œuvre même, avec la volonté de son Père dont il accomplit le commandement. Tel est le message de l’Esprit-Saint. Et c’est alors que l’Amour dévoile mainte merveille à notre connaissance, mainte vérité céleste à notre admiration.
Hadewijch louera ailleurs la raison objective, faculté précieuse que Dieu nous a donnée pour éclairer notre voie ici-bas ; son souci dans la présente lettre est de rappeler comme la raison chez nous est faillible. Elle énumère une série de points sur lesquels il importe de rester vigilant, pour n’être pas séduit par les apparences. Elle met en garde, avec un sobre bon sens, contre les larmes, qui peuvent être sans valeur ; et dans un autre paragraphe, contre les règles de communauté (ou celles de certaines recluses), qui peuvent paralyser l’âme au lieu de l’aider. Cette dernière critique fait penser que l’auteur a reconnu à son état laïque des avantages spirituels. Mais la remarque est d’une portée générale : toute vie religieuse cherche son équilibre entre la loi dont elle a besoin (qu’elle s’impose au besoin elle-même), et les inconvénients d’une réglementation indiscrète.
Je vous conseille de faire un examen complet des points sur lesquels vous êtes en faute, pour en tenter la correction de tout votre pouvoir. Car nous péchons en bien des choses que nous tenons pour bonnes, et qui le sont vraiment : mais la raison s’y trompe ; lorsqu’elles ne sont pas appréhendées ou appliquées comme elles devraient l’être, c’est un égarement de notre raison. Et quand la raison est obscurcie, la volonté s’affaiblit et se trouve impuissante, tout labeur lui pèse parce que la raison ne l’éclaire plus. La mémoire à son tour perd ses notions profondes, la joyeuse confiance et cette promptitude de l’esprit fervent qui lui rendait plus légère l’attente du Bien-Aimé dans l’exil. Tout cela oppresse l’âme ; mais quand elle succombe sous le poids, l’espoir en la bonté de Dieu la console de nouveau. Il faut errer et souffrir néanmoins avant que vienne cette heure libératrice.
Notez maintenant les choses que je vais énumérer, dans lesquelles raison se laisse séduire, et mettez tout votre zèle à vous réformer, si besoin en est. Ne vous laissez pas accabler par les fautes que vous reconnaissez. Car le chevalier vraiment humble n’aura pas souci de ses plaies s’il regarde les blessures de son divin Seigneur. Lorsque Dieu jugera le temps venu, tout sera vite guéri : souffrez donc avec patience. À la raison Dieu donnera lumière, constance et vérité ; la volonté entendra raison et de nouvelles forces lui viendront. Et la mémoire à son tour se trouvera vaillante, car le Tout-Puissant chassera d’elle toute angoisse et toute peur.
En bref, la raison s’égare dans la crainte, dans l’espérance, dans une règle de vie que l’on veut garder, dans la charité envers le prochain, dans les larmes, dans le désir des goûts spirituels, dans la jouissance des suavités, dans la terreur des menaces divines, dans la division d’intention, dans la façon de recevoir et de donner, en maintes choses que l’on juge bonnes, raison peut errer.
La raison sait que Dieu doit être craint, qu’il est grand et que l’homme est petit. Mais si elle a peur de la grandeur divine à cause de sa petitesse, si elle n’ose pas l’affronter et doute d’en être l’enfant préférée, ne pouvant concevoir que l’Être immense lui convienne — il en résulte pour beaucoup d’âmes qu’elle ne tentent plus rien de grand. Voilà donc une des choses où la raison s’égare.
Beaucoup d’hommes se trompent dans l’espérance, en s’assurant du pardon de toutes leurs fautes. Mais si vraiment elles leur étaient pardonnées, ils aimeraient Dieu et le manifesteraient en œuvres d’amour. L’espérance les fait compter sur des choses qu’ils n’atteindront jamais, car ils sont trop paresseux et ne payent pas leur dette envers Dieu ni envers l’amour, à qui nous devons notre peine jusqu’à la mort. La raison erre donc dans l’espérance et ceux qui sont ainsi disposés s’égarent de mainte façon. Mais sur ce point, vous avez moins besoin d’être avertie que sur d’autres.
Dans la charité envers le prochain, on manque de discernement, on donne par faveur et non pas selon les besoins, on rend service, mais suivant son penchant, on se tourmente aussi hors de propos. Ce qu’on nomme charité envers les autres procède bien souvent du penchant naturel.
En voulant maintenir une règle de vie, on s’embarrasse de maintes choses dont il faudrait être libre. C’est encore un point où la raison s’égare. Un esprit de bonne volonté assure intérieurement plus de beauté à notre vie que nulle règle n’en saurait prescrire.
Dans les larmes, on s’égare aussi : la raison prétend que l’âme déplore l’absence de son vrai bien, mais c’est souvent la volonté propre qui se désole et nous trompe. Quant au désir de la dévotion sensible, toutes les âmes sont égarées qui cherchent de telles faveurs, car c’est Dieu qu’il faut chercher et rien d’autre. Seulement s’il donne quelque chose par-dessus le compte, prenons-le simplement.
Dans la jouissance des suavités, on est séduit facilement, car le penchant propre y domine souvent, soit envers Dieu, soit envers les hommes. Les menaces divines, les tourments qu’on redoute égarent pareillement la raison, dès que la crainte supplante l’amour dans ce qu’on fait ou ce qu’on laisse.
De même encore, la division (de l’intention) en œuvres ou décisions multiples fait tort à la liberté de l’amour.
Prendre ce dont on pourrait se passer, au-dehors ou au-dedans, est erreur de la raison. Et dans les attachements de toute sorte, dans le repos qu’on veut garder, dans la paix qu’on défend anxieusement avec Dieu et avec les hommes, on peut aussi se laisser séduire.
Quant au don de nous-mêmes, nous nous égarons si nous voulons le faire avant l’heure, ou nous adonner à des choses étrangères, auxquelles nous ne sommes pas destinés par l’Amour.
Dans les peines dont on s’afflige, dans le travail et le repos, dans l’indignation qui s’allume ou s’apaise, dans ce qui nous plaît et nous déplaît : en toutes ces choses la raison se trompe, si elle n’observe pas le temps qui sied. Obéissance indiscrète aux divers appels : voilà donc l’erreur de l’esprit, toutes les autres se ramènent à celle-là. Obéir à la crainte sans contrôle, et aux autres penchants, obéir à la colère, à l’espérance, aux préférences naturelles, à toute impulsion qui n’est pas du parfait amour : c’est l’égarement de la raison.
Si je vous signale ainsi les erreurs du jugement en maintes choses qu’on présente souvent sous leur meilleur jour, c’est qu’il importe en effet d’y veiller : la tâche de la raison est de les estimer selon leur nature, à leur juste valeur.
Cette lettre a tous les caractères d’une missive personnelle, avec ses expressions de tendresse envers une amie plus jeune et ses exclamations librement semées. Hadewijch passe sans motif apparent de la deuxième personne du pluriel à celle du singulier : nous avons respecté l’irrégularité de l’original. — Quelques indications biographiques, mais très vagues : on peut comprendre que l’auteur est une fondatrice, ou du moins la tête d’un groupe, et que son influence est discutée : on veut éloigner d’elle ses compagnes d’élection. Les expressions de joie spirituelle se mêlent aux plaintes, arrachées à l’auteur par les contradictions dont elle est victime. Elle rappelle finalement la grande loi des vraies amantes : ne pas avoir de peines (ni de joies) étrangères à l’amour.
Que Dieu soit avec vous, amie de mon cœur, qu’il vous donne réconfort et paix en lui-même ! Je souhaite par-dessus toute chose que sa paix vous assiste, que sa bonté vous console, que la noblesse de son Esprit vous illumine, — et soyez sûre qu’il vous traitera volontiers de la sorte, dès que vous serez avec lui assez confiante, assez abandonnée.
Ah ! chère enfant, jette-toi en lui de toute ton âme et sans réserve, loin de toutes ces choses qui ne sont pas l’amour, quoi qu’il nous arrive. Car les coups qui nous sont portés sont nombreux, mais à les recevoir sans faiblir, nous gagnerons la plénitude de notre maturité.
C’est grande perfection que de tout supporter de toutes sortes de gens ; mais Dieu le sait, la plus haute vertu est dans le support des maux que nous infligent les faux frères, en apparence compagnons de notre foi. Hélas ! ne vous étonnez pas si je souffre : ceux mêmes dont nous avions fait choix pour jubiler avec nous dans l’amour, se mettent maintenant à semer le trouble, cherchant à détruire notre société ou à nous diviser, et veulent surtout que nul ne reste avec moi.
Ah ! que l’amour me fait sentir la douceur inexprimable de son essence et de ses dons ! Ah ! je ne puis rien lui refuser, et vous-même, comment pouvez-vous lui tenir tête, résister à ce pouvoir dont on assure qu’il l’emporte sur toute chose ?
Hélas ! très chère, que le violent amour ne t’ait pas encore vaincue et engloutie en son abîme ! Il est si doux, qu’est-ce donc qui te retient d’y tomber plus avant ? Pourquoi ne pénètres-tu pas assez dans ses profondeurs ? /1 Mon amour, donnez-vous dans l’amour et par amour sans réserve à Dieu même : c’est de cela seul qu’il est be —
/1 L’insistance de Hadewijch, ici et ailleurs, sur le caractère abyssal de la pénétration contemplative, annonce Ruusbroec : c’est un trait bien marqué de l’orientation de ces mystiques.
soin. Car nous avons bien à souffrir l’une et l’autre, — beaucoup pour vous, et trop pour moi.
Cher amour, n’ayez garde de négliger la vertu, quelque peine qu’il vous en coûte. Vous vous occupez de trop de choses qui ne devraient pas importer pour vous. Vous perdez beaucoup de temps par l’empressement que vous mettez en toute affaire : je n’ai jamais réussi à vous faire tenir en ceci la juste mesure. Dès qu’une chose vous sollicite, on dirait que plus rien par ailleurs ne mérite votre attention. Que vous vouliez consoler ou aider tous vos amis, je l’approuve et m’en réjouis : faites-le de votre mieux, mais de façon à garder la paix pour eux et pour vous-même/2.
Je vous prie et je vous exhorte, amie, par la vraie fidélité d’amour, suivez mes avis en tout ce que vous faites, et pour l’honneur de notre peine inconsolée, consolez toute peine selon votre pouvoir ! Par-dessus tout, je vous l’ordonne, obéissez de toute votre âme au commandement éternel, sans que souci étranger ni tristesse aucune vous arrête un instant au service d’amour.
/2 La réprimande s’adresse évidemment à une personne connue, dont le caractère est défini en quelques mots : la psychologie et la sagesse des conseils donnés sont également remarquables. — Dans le dernier paragraphe, l’envoi de la lettre, brille singulièrement cette noblesse du sentiment et du style que nous avons signalée chez notre auteur.
Cette belle et importante exhortation semble être un sermon : elle est pourtant adressée à une personne déterminée (p. 89 : « Car vous êtes jeune et mainte chose doit vous éprouver encore »…) — Le thème est la conception fondamentale de la doctrine hadewigienne (et ruusbroeckienne) : la jouissance contemplative où l’âme s’abîme dans l’Essence doit être jointe à la vie du Christ (action et passion de Jésus), pour que l’une et l’autre soient vraies. — Les conseils pratiques pour l’âme qui cherche sincèrement l’abnégation, révèlent chez l’auteur un coup d’œil très lucide.
Je veux vous mettre en garde cette fois contre une faute d’où résulte grand dommage. C’est l’un des maux les plus pernicieux qu’on trouve parmi les âmes, de tous ceux qui les affligent malheureusement : chacune veut maintenant qu’on lui soit fidèle au lieu de songer à l’être, chacune veut éprouver l’ami et se plaindre ensuite de son infidélité. C’est à cela que s’occupent les âmes qui devraient aimer de bel amour le Dieu de toute grandeur !
Celui qui veut le bien, qui désire élever sa vie dans la vie de Dieu, quelle inquiétude aurait-il pour la foi qu’on lui garde ou qu’on lui refuse, comment songerait-il à mesurer sa gratitude aux faveurs et aux torts qu’on lui fait ? Si un homme manque de loyauté ou de justice envers un autre, c’est à lui-même qu’en échoit tout le dommage, et le pire est justement qu’il n’a plus le bonheur d’être fidèle.
Si quelqu’un se montre fidèle et bon envers vous dans les choses dont vous avez besoin, ne manquez pas de vous montrer reconnaissante et de rendre service en retour, mais servez Dieu d’abord et remerciez-le, par un plus grand amour, de cette foi même qu’on vous témoigne : pour la gratitude ou l’ingratitude, sachez vous en remettre à lui. Car il est la justice même et sait prendre comme il sait donner : il est au sommet de la fruition et nous sommes dans l’abîme de la privation/1. Je veux dire vous et moi, qui ne sommes pas encore devenues ce que nous sommes, qui n’avons pas saisi ce que nous avons, et qui tardons si loin encore de ce qui est à nous. Il nous faut, sans rien épargner, supporter que tout nous manque pour tout avoir, apprendre uniquement, insatiablement la vie parfaite de l’amour qui nous a appelées toutes deux à son œuvre.
Ah ! chère enfant, d’abord et par-dessus tout, je vous en prie, gardez-vous de l’instabilité, car nul défaut ne saurait si facilement vous séparer de Notre-Seigneur.
/1 Jeu de mots entre zhebruken (jouissance) et ghebreken (privation). Les lignes qui suivent sont l’un des passages où paraît l’exemplarisme hadewigien.
Mais ne soyez pas non plus attachée à votre vouloir propre, et si vous avez à souffrir des contrariétés, ne doutez jamais que le Grand Dieu tout entier dans la vie d’amour ne soit votre unique bien : ne prenez en échange aucune chose inférieure. Que ni la timidité ni l’obstination ne vous fassent négliger une action bonne. Si vous vous abandonnez à l’amour, vous atteindrez bientôt la plénitude de l’âge intérieur, tandis que le doute vous rendrait paresseuse et sans courage devant des devoirs désormais trop lourds. Ne vous inquiétez point, et parmi les taches qui mènent à votre but, ne croyez pas qu’il y ait rien de si fort ou de si haut, que vous ne puissiez le surmonter ou l’accomplir ; mais que votre zèle et votre vertu, renouvelés à chaque étape, franchissent toute chose !
Si vous voyez un homme pauvre d’amour, qui volontiers sortirait de sa détresse et que cela tourmente, soyez bonne envers lui en tout ce qui dépend de vous, répandez-vous à son secours ; prodiguez votre cœur en miséricorde, vos paroles en consolations, vos membres à son service. Envers les pécheurs, soyez compatissante en priant beaucoup pour eux ; mais pour exiger dans vos prières que Dieu les tire de cet état, c’est chose que je vous déconseille : vous y perdriez votre temps, et ces pratiques en elles-mêmes portent peu de fruit/2.
Ceux qui aiment Dieu déjà, vous pouvez les soutenir avec l’amour, en sorte qu’ils se fortifient et que le Bien-Aimé soit aimé davantage : voilà ce qui est profitable en vérité, rien d’autre. Ni efforts ni prières ne profitent aux âmes pécheresses, étrangères à Dieu, mais bien l’amour que nous-mêmes donnons à Dieu. Et plus l’amour sera fort, plus nombreux seront les pécheurs tirés de leur état, plus ferme l’assurance donnée à ceux qui aiment.
Vivre droitement selon la charité, c’est être si parfaitement simple dans la volonté du juste amour, si uniquement soucieux de le satisfaire, que hors cette volonté, on ne veuille ni ne préfère aucune chose, lui soumettant tout désir qu’on aurait par ailleurs, concernant le salut ou la damnation de quiconque. Rien ne doit nous priver du repos et de la joie d’aimer, sinon la conscience que nous ne suffisons pas à l’amour.
Il ne faut jamais oublier que le beau service et la souffrance d’exil ici-bas sont la condition de l’homme : telle fut la part de Jésus tant qu’il vécut sur la terre/3. On ne trouve écrit nulle part en toute sa vie qu’il ait eu recours au Père ni à la Nature toute-puissante pour jouir et se reposer. Il ne s’est rien accordé, de la naissance à la mort, affrontant des labeurs toujours nouveaux.
/2 Mise en garde contre la présomption spirituelle, qui voudrait forcer Dieu à la manifestation de sa grâce : mystérieuse tentation, à laquelle Hadewijch nous apprend qu’elle a succombé dans sa jeunesse.
/3 Avertissement anti-quiétiste : la souffrance et l’exil avec Jésus sont notre part ici-bas. — La personne « qui vit encore », quelques lignes plus loin, est sans doute Hadewijch elle-même.
Il l’a dit lui-même à telle personne qui vit encore et à qui il a ordonné de suivre son exemple, lui montrant que c’est la vraie justice de l’amour : où est l’amour sont aussi labeurs et lourdes peines. Toute souffrance a sa douceur cependant : qui amat non laborat/4, c’est-à-dire que lorsqu’on aime, la peine ne coûte pas.
Dans la vie de Notre-Seigneur ici-bas, tout fut accompli au temps opportun. Il agit à son heure, en paroles, en actions, en prédication, en doctrine, en correction, en consolation, en miracles, en pénitence, dans les douleurs endurées, supportant la honte et la calomnie, l’angoisse et la détresse jusqu’à la passion et jusqu’à la mort. En toutes ces choses, il attendit patiemment que le temps fût venu. Et quand l’heure advint où il lui appartenait d’opérer, intrépide et puissant il réalisa son œuvre, acquittant par haut et féal service la dette de la nature humaine envers la divine vérité du Père. C’est alors que la miséricorde rencontra la vérité, que la justice et la paix s’embrassèrent/5.
Et c’est ainsi que vous devez vivre ici-bas dans les travaux et les douleurs de l’exil, en même temps que vous aimerez et jubilerez à l’intérieur avec le Dieu éternel et tout puissant dans le doux abandon.
Car le véritable accomplissement de ces deux aspects
/4 Citation de saint Bernard.
/5 Ps. 84, 11.
(de l’imitation de Dieu) est dans leur union intime/6. Et de même que l’Humanité (du Christ) obéit sur la terre à la Majesté (paternelle), vous devez obéir à l’une et à l’autre, accomplissant leur volonté dans l’unité de l’amour. Servez humblement sous leur puissance unique, tenez-vous toujours devant elles, prête à suivre leur ordre, et laissez-les opérer ce qu’elles veulent en vous-même.
Encore une fois, n’entreprenez rien d’autre. Servez l’Humanité avec des mains toujours promptes et fidèles, avec une volonté courageuse en toutes vertus ; aimez la Divinité non seulement avec dévotion, mais avec des désirs indicibles, toujours debout devant la Face terrible et merveilleuse, dans laquelle l’Amour se révèle et où il engloutit toutes les œuvres/7. Lisez sur cette Face très sainte tous vos jugements et jugez selon elle la conduite de votre vie. Laissez toute la tristesse que vous portiez jusqu’ici et la pusillanimité qui est en vous ; préférez la détresse loin du Bien-Aimé à tout repos en quelque bien inférieur à Lui-même. C’est de cela que dépend votre perfection : fuir toute jouissance étrangère, qui est au-des —
/6 La réalisation authentique des deux aspects de la vie spirituelle est dans leur union : qui veut l’un sans l’autre, se leurre fatalement. Les deux aspects sont ceux dont Hadewijch recommande constamment l’harmonie, et qu’elle met en relation avec les deux aspects de la vie trinitaire.
/7 L’amour qui engloutit les œuvres, la Face de Dieu où l’âme lit ses jugements : motifs récurrents chez notre auteur. V. Lettres XVII et XVIII pour le premier point, et Lette XX (note 7) pour le second.
sous de l’Être divin ; fuir toute souffrance étrangère, qui n’est pas soufferte uniquement pour Lui/8.
Ah ! en toute chose soyez compatissante : c’est pour moi-même un urgent devoir. Et tournez-vous avec volonté droite vers la Vérité suprême. La droite volonté, c’est que l’homme ne veuille ni chose ni jouissance, dans le ciel ni sur la terre, ni dans l’âme ni dans le corps, que cela seul à quoi nous voue l’amour et le dessein de Dieu.
Voilà ce que vous devez tenir au-dessus de tout, sans rien demander à personne ; toujours prête au bon plaisir de Dieu, n’épargnant nulle peine, sans nul souci du jugement d’autrui, qu’il soit moquerie ou reproche, qu’il naisse de la colère ou du zèle.
Pour bonne ou mauvaise impression que vous puissiez faire, ne renoncez pas à la vérité dans votre conduite. Nous pouvons supporter la dérision lorsqu’elle vise des actions où notre conscience reconnaît la volonté de Dieu ; nous pouvons admettre aussi la louange lorsqu’elle s’adresse à des vertus en qui ce Dieu de toute noblesse est honoré. La souffrance que notre doux Sauveur endura sur la terre est bien digne que l’on supporte pour lui toute souffrance et toute dérision — digne en vérité qu’on désire toute espèce de souffrance ; et la nature éternelle de son doux amour est bien digne aussi que chacun de nous
/8 Fuir toute jouissance qui n’est pas divine et toute souffrance qui n’est pas d’amour, ce commandement donne le vrai sens de la fuite du monde, si constamment prêchée par les saints et si peu comprise dans le climat actuel.
s’exerce avec une bonne volonté parfaite dans les vertus qui font honneur à son Bien-Aimé.
Et comme vous êtes jeune et que mainte chose doit vous éprouver encore, soyez impatiente de croître à partir de ce rien que vous êtes, sachant que vous n’avez rien et que rien ne peut vous être donné si vous ne souffrez pour l’avoir, au plus intime du cœur. Quelque bonne œuvre qu’il vous soit donné d’accomplir, retombez toujours dans l’abîme de l’humilité. C’est ce que Dieu veut de vous : une conduite toujours plus humble avec ceux qui vous accompagnent sur la route. Et maintenez votre cœur au-dessus de toute chose qui est moins que Dieu même, si vous voulez devenir ce à quoi il vous destine : il veut pour vous la paix parfaite dans l’intégrité de votre nature/9.
Si vous voulez rejoindre l’être dans lequel Dieu vous a créée, il vous faut en toute noblesse ne refuser aucune peine ; en toute hardiesse et fierté, vous devez ne rien négliger, que vous n’emportiez vaillamment la meilleure part, je veux dire votre bien propre, qui est le Tout de Dieu. Et vous donnerez aussi généreusement selon votre richesse pour enrichir tous les pauvres : car la véritable charité guide toujours les fières âmes qui se livrent à sa puissance : elle donne vraiment par ces âmes ce qu’elle veut donner, gagne ce qu’elle veut gagner et garde ce qu’elle veut garder.
/9 Retour à l’intégrité de notre nature : v. Introduction, pp. 21 et 45 (Béatrice). Cf. aussi le paragraphe suivant de la présente lettre.
Ah ! je vous en prie chère enfant, travaillez toujours sans murmures, avec une sobre volonté accompagnée de toutes les vertus parfaites, dans les bonnes œuvres petites ou grandes. Et n’exigez, ne désirez nulle faveur de Dieu, ni pour vous ni pour vos amis, ne lui demandez jouissance d’aucune sorte, ni soulagement ni réconfort si ce n’est comme il le veut : allez et venez selon sa sainte volonté, qu’elle s’accomplisse entièrement selon qu’il en est digne, pour vous-même et pour tous ceux que vous désirez instruire en son amour.
C’est pour eux comme pour vous en effet qu’il vous faut aimer cette volonté, et si vous priez pour eux, ne demandez point ce qu’eux-mêmes choisiraient selon leur esprit propre. Sous le couvert des saints désirs, la plupart des âmes aujourd’hui s’égarent et cherchent leur consolation dans les biens inférieurs qu’elles peuvent saisir. Ceci est une grande pitié.
Ayez donc soin de suivre et d’aimer la volonté de Dieu en toute chose, en ce qui vous concerne ou concerne vos amis, et dans votre amitié aussi avec Lui-même, alors que si volontiers vous en recevriez ces douceurs qui nous font passer le temps de cette vie dans la consolation et le repos.
C’est ainsi qu’aujourd’hui chacun s’aime lui-même, c’est dans les consolations et le repos, la richesse et la puissance que l’on veut vivre avec Dieu, et partager la fruition de sa gloire. Nous voulons bien être Dieu avec Dieu/10, mais Dieu le sait, peu d’entre nous veulent être hommes avec son Humanité, porter sa croix, être crucifiés avec lui et payer jusqu’au bout la dette de l’humanité. Chacun peut s’en rendre compte en lui-même : nous savons si peu souffrir et supporter à tous égards ! Un petit ennui soudain qui nous pique, une médisance, un mensonge qu’on nous rapporte, tout ce qui nous dérobe un peu d’honneur, de repos ou de liberté : que cela nous blesse vite et profondément ! Et nous savons si bien ce que nous voulons ou ne voulons pas, il est tant de choses et d’espèces de choses où nous avons un désir propre : tantôt ceci, tantôt cela, contents ou mécontents, voulant un lieu puis un autre, aller ou venir, toujours prêts à nous rechercher dès que c’est possible. C’est pourquoi nous restons aveugles dans notre jugement, inconstants dans notre conduite, insincères dans nos paroles et nos pensées. Nous
/10 « Nous voulons bien être Dieu avec Dieu » : l’expression, employée ici pour la première fois dans le recueil, s’oppose à « être hommes avec l’Humanité du Christ ». On la retrouvera dans la Lettre XIX, p. 156 (« L’âme est avec Dieu cela même qu’il est »), et dans la Lettre XXII, p. 171. — Dans la Lettre XXVIII, où on lit : « regarder Dieu avec Dieu », l’avec peut avoir le sens instrumental que M. Bizet voudrait lui donner partout (J. A. BIZET, Ruysbroeck, Œuvres choisies, Paris 1946, p. 118, n. 1 et p. 350, n. 1), mais dans la même lettre, p. 205, l’expression reprend toute sa force : « Entre Dieu et l’âme bienheureuse, qui est devenue Dieu avec Dieu, règne une charité spirituelle ». On la rencontre aussi dans la Vision VIII (Grandir dans les souffrances pour être enfin Dieu avec Dieu). C’est l’une des expressions qui ont passé dans Ruusbroec (Ornement des Noces, W. III, 209). Elle se trouve aussi dans les traités eckhartiens.
errons, pauvres et misérables, exilés et privés de tout sur les voies laborieuses d’une terre étrangère, ce qui ne serait point si le mensonge n’occupait nos puissances : nous ne vivons pas avec le Christ comme il a vécu, ni ne quittons les créatures comme il les a quittées, ni ne sommes quittés par elles comme il le fut. Observons-nous : soigneux de nous-mêmes en toute occasion, soucieux de notre honneur en toute circonstance, prompts à manifester notre volonté, conscients de nos besoins, amants de notre personne en tout ce qui lui plaît, avides d’avantages extérieurs et intérieurs. Car tout avantage nous délecte et nous fait croire que nous sommes quelque chose, alors que justement se révèle notre néant. Voilà comment nous nous perdons de toute manière ; nous ne vivons pas avec le Christ ni ne portons la croix avec le Fils de Dieu, mais avec Simon, qui reçut un salaire pour la porter.
C’est ainsi seulement que nous travaillons et que nous souffrons : nous voulons Dieu et sa présence sensible dès cette vie comme gage de nos bonnes œuvres, croyant l’avoir bien mérité et trouvant juste qu’il fasse notre volonté à son tour. Nous tenons en grande estime ce que nous faisons ou endurons pour lui, et ne nous résignons pas à rester sans récompense, ni sans témoignage sensible que cela lui plaît : nous prenons bien vite notre salaire de lui sous forme de satisfaction et de repos ; nous en prenons un autre en nous complaisant en nous-mêmes, et un troisième encore dans la satisfaction de plaire aux autres, d’en recevoir honneur et louange.
C’est bien là porter la croix avec Simon, qui ne l’eut sur les épaules que peu de temps et n’en mourut pas. Les personnes qui vivent comme je viens de le dire, même si leur conduite paraît élevée aux yeux du prochain, leurs œuvres manifestes et glorieuses, leur vie loyale et sainte, ordonnée et ornée de toutes vertus, ne plaisent guère à Dieu, car elles ne restent pas debout jusqu’au terme ni ne cheminent jusqu’au but. Dans le souci de paraître, elles manquent d’être : le moindre obstacle qu’elles rencontrent manifeste le défaut de leur fond. Elles sont vite exaltées dans la faveur, vite abattues dans l’épreuve, parce qu’elles ne s’appuient pas sur la vérité : leur base reste incertaine et changeante. Quoi qu’elles bâtissent sur de tels fondements, leurs œuvres et leur conduite seront sans foi ni fermeté. Elles ne restent point debout ni ne vont jusqu’au but : elles ne meurent pas avec le Christ. Car dans les vertus mêmes qu’elles déploient, leur intention n’est ni pure ni sincère ; ceci fausse les vertus de telle sorte qu’elles n’ont point pour effet de justifier l’homme, ni de l’éclairer ni de le maintenir solidement dans la vérité, en laquelle il doit posséder sa vie éternelle.
Il faut pratiquer les vertus en effet sans égard pour la considération ni pour le bonheur, ni pour la richesse ni pour le rang, ni pour aucune jouissance dans le ciel ni sur la terre, mais parce que cela convient à l’honneur de Dieu, qui a créé à cette fin notre nature, qui l’a faite pour sa gloire et sa louange et pour notre béatitude dans la lumière éternelle.
Telle est la voie que le Fils de Dieu a parcourue, dont il nous a donné l’intelligence et l’exemple alors que lui-même vivait ici-bas ; car toute la durée de son existence terrestre, du commencement à la fin, il accomplit et réalisa la volonté du Père en toute chose, selon l’heure et le lieu, de tout son être et de toutes ses forces, en paroles et en œuvres, dans la consolation et la désolation, dans la grandeur et l’abaissement, dans les miracles, dans le mépris des hommes, la douleur, les travaux, l’angoisse et la détresse et l’amer trépas. De tout son cœur et de toute son âme, de toutes ses facultés, en chacune de ses pensées il s’appliqua à parfaire ce qui manquait de notre part. C’est ainsi qu’il nous a élevés et attirés par sa vertu divine et ses droits humains à la dignité première, nous rendant la liberté dans laquelle nous avions été créés d’abord et aimés de Dieu, confirmant son appel et consommant notre élection selon qu’il avait pourvu de toute éternité à notre bien.
Le gage de la grâce est la vie sainte, le gage de la prédestination est le pur élan du cœur, qui le porte dans la confiance vivante et les désirs indicibles vers l’honneur et le plaisir de l’incompréhensible noblesse de Dieu. La croix que nous devons porter avec le Fils du Dieu vivant, c’est le doux exil qui nous est imposé à cause du juste amour, dans lequel nous devons attendre avec un pur abandon et de saints désirs le temps nuptial où l’amour se révélera lui-même, faisant éclater sa noble vertu et sa puissance sur la terre comme au ciel. Et dès maintenant, il se manifeste si hardiment à l’âme éprise qu’elle en est jetée hors d’elle-même : il lui ravit le cœur et le sens, il la fait vivre et mourir du véritable amour.
Mais avant que l’amour ainsi, rompant ses digues, ne ravisse l’homme à lui-même pour en faire un seul esprit, un seul être avec l’Amour, il faut que l’âme serve noblement dans l’exil. Beau service en toute action vertueuse et vie souffrante en toute obéissance, c’est en ceci qu’elle doit persévérer avec un zèle inlassable : que nos mains soient prêtes en tout temps aux œuvres de vertu, notre volonté toujours prompte à ce qui honore la charité divine, sans autre intention que de rendre à l’amour sa place légitime dans l’homme et en toute créature. Voilà ce que j’appelle être crucifié avec le Christ, mourir avec lui et ressusciter avec lui. Qu’il veuille nous y aider toujours : je l’en prie par sa vertu suprême !
Vaincre Dieu par ses propres armes, c’est la stratégie de l’esprit. Cf. Lettre III, p. 73 et Lettre XII, note 8.
Je vous salue très chère, avec l’amour qui est Dieu même, et ce que je suis, qui l’est aussi pour une part. Et je vous loue pour autant que vous l’êtes, je vous reprends pour autant que vous ne l’êtes pas/1. Ah ! bien-aimée, c’est avec elle-mêmes qu’il nous faut gagner toutes choses : la force avec la force, l’intelligence avec l’intelligence, la richesse avec la richesse, l’amour avec l’amour,
/1 Notre substance a sa racine en Dieu, Amour subsistant
le tout avec le tout ; le semblable avec le pareil : c’est ainsi seulement qu’on y satisfait. L’amour nous suffit et rien d’autre : à nous de l’affronter en tout temps, de lui renouveler notre assaut avec toute force, toute intelligence, toute richesse, tout amour, avec toute chose et avec une seule. C’est ainsi qu’on en use avec le Bien-Aimé.
Ah ! mon amie, mon amour, ne laissez pas de cultiver notre amour en œuvres toujours nouvelles, et laissez-le opérer lui-même, pour insuffisante que soit la jouissance par quoi nous pouvons le goûter. S’il nous fait défaut hors de lui-même, sachez-le, il se suffit en soi/2. Et l’amour paie toujours, bien que souvent en retard. Qui lui donne tout, le possède enfin tout entier — plaise ou déplaise à qui ne sait aimer !
/2 L’idée que l’Amour jouit de lui-même, en lui-même, tandis que nous en sommes privés, qui ailleurs est exprimée comme une plainte, est ici consolation. Cf. Lettre I, note 2 et Lettre II, note 3.
On dirait, d’après le début, un fragment : la fin montre pourtant qu’il s’agit bien d’une lettre. Hadewijch souffre, elle est accablée et renvoie à un meilleur moment la suite de son discours. — Paradoxal usage du mot ontrouwe (méfiance, défi, défiance) qui, parallèlement au mot trouve (foi, confiance), désigne une vertu : il faut désirer Dieu, lui lancer un défi d’amour, vouloir qu’il nous aime. (On pense à Job et à certaines âmes qui se plaignent à Dieu, à l’encontre des principes classiques, et qui pourtant paraissent plus proches de lui dans cette familrité et cette exigence que d’autres plus dociles aux règles données par les spirituels).
À mesure que la dilection grandit entre ces deux êtres (Dieu et l’âme), une crainte aussi dans l’amour ne cesse de croître. Ou pour mieux dire, une double crainte. Ce que l’on redoute d’abord, c’est de n’être pas digne d’un si grand amour, de ne jamais donner assez pour le devenir, et cette crainte est parfaitement noble. Elle nous fait avancer plus que toute chose, car elle nous soumet totalement à l’amour, nous tenant toujours prêts à suivre ses ordres. Elle garde l’âme dans la charité et dans les sentiments dont elle a le plus grand besoin. Elle nous humilie justement lorsqu’il nous est bon d’être éveillés et effrayés. Car la peur de ne pas mériter si grand amour suscite en notre humanité la tempête d’un désir sans merci. Rien ne donne si parfait discours que de souffrir par amour, car l’amour craint toujours que ses paroles ne soient pas jugées dignes d’être entendues par son amour. Cette crainte est libératrice, car l’âme oublie tout et ne sent plus rien dans son désir de plaire à celui qu’elle aime. Elle se trouve ainsi parée d’une beauté nouvelle. C’est une noble passion qui éclaire l’esprit, instruit le cœur, purifie la conscience, confère sagesse à l’intelligence, unité à la mémoire, maintient la vérité dans les œuvres et les paroles et nous donne de ne redouter aucune mort. Voilà ce que fait en nous la crainte de ne pas aimer assez le bel Amour.
La seconde crainte est que l’Amour ne nous aime pas assez, car il nous lie et nous angoisse de telle sorte que nous sommes accablés sous la charge, et que son secours vraiment semble nous manquer : nous pensons être seuls à aimer. Cette défiance est au-dessus d’une foi trop facile/1, d’une confiance qui se résigne avant d’avoir atteint
/1 Cette défiance est au-dessus d’une foi trop facile, mot-à-mot : « Cette défiance est au-dessus du fond de la confiance ». Le R. P. Van Mierlo comprend : d’une confiance superficielle, — et la suite semble lui donner raison.
la pure connaissance et que l’instant satisfait. Le haut défi donne à la conscience une Ouverture nouvelle ; l’esprit a beau s’égarer par excès d’amour et le cœur soupirer, tandis que les artères se tendent et se déchirent et que l’âme fond comme au creuset, malgré qu’on aime ainsi l’Amour, la noble méfiance ne sent ni amour ni sécurité, tant la soif dilate la défiance. La défiance ne laisse pas de repos au désir, elle se méfie toujours de n’être pas assez aimée. Le haut défi est donc tel qu’il entretient constamment la crainte, soit celle de n’aimer pas assez, soit celle de n’être pas aimé.
Celui qui veut remédier à ses défauts devra veiller constamment et de grand cœur à demeurer en toutes choses d’une fidélité parfaite. Il acceptera toute peine pour l’amour avec contentement ; il taira mainte bonne réponse qu’il n’eût guère manqué de faire, si ce n’était pour l’amour. Il observera le silence, lorsque bien volontiers il eût parlé, et parlera lorsque volontiers il eût livré sa pensée à la jouissance divine, afin que l’amour n’encoure aucun blâme à cause de son amour. Il devra plutôt souffrir au-dessus de ses forces que de manquer sur un seul point à l’honneur de l’amour.
Ne nous fâchons jamais si nous aimons la paix du véritable amour, la personne que nous aimons fût-elle le diable en personne. Car si vous aimez, vous devez renoncer à toute chose et vous mépriser comme le dernier de tous afin de rendre parfaitement à l’amour ce qui lui est dû. Qui aime se laisse volontiers condamner sans se défendre pour être plus libre dans l’amour ; et pour aimer davantage, il est prêt à beaucoup endurer. Qui aime se laisse volontiers frapper pour apprendre. Qui aime se voit volontiers rejeté, parce qu’il trouve une liberté nouvelle. Qui aime demeure volontiers seul/2, pour aimer l’amour et le posséder.
Je ne vous en dirai guère davantage à présent, car bien des choses m’accablent, certaines que vous savez, d’autres que vous ne connaissez point et ne pouvez connaître. Je vous parlerais volontiers cependant, s’il se pouvait. Mon cœur est malade et souffrant ; la foi imparfaite dont je parlais tout à l’heure est pour une part la cause de mon mal. Quand l’amour y jaillira de nouveau, je vous en dirai sur ces choses davantage que je n’ai fait jusqu’ici.
/2 Qui aime demeure volontiers seul : in enicheiden peut désigner la solitude ou la concentration, l’union avec Dieu.
C’est la plus courte lettre, peut-être fragment, seul conservé, d’une missive plus longue. Promesse nuptiale de l’amour divin, ardente et libre. — Les deux dernières lignes ont été interprétées différemment par le R. P. Van Mierlo (les RR. PP. Van Bladel et Spaapen le suivent dans leur texte en hollandais moderne) ; J.O. Plassmann par contre les comprend comme nous. La divergence porte sur le sens de l’expression « al eens », qui veut dire proprement « tout à fait de même », « sans différence », mais peut s’entendre aussi : « en même temps ». En adoptant ce dernier sens, le R. P. Van Mierlo comprend que les amants restent cependant (al eens) deux. Il obéit peut-être au souci d’épargner à Hadewijch tout reproche de panthéisme. Mais un épithalame qui se terminerait par une telle constatation, serait contraire aux lois du genre, depuis que les amants, spirituels ou non, expriment leurs aspirations en prose ou en vers. En outre, quelques lignes plus haut, Hadewijch dit en termes bien clairs que Dieu et l’âme « se pénètrent mutuellement et de telle façon, que chacun ne sait plus se distinguer » : elle ne fait que le confirmer dans la phrase terminale.
Que Dieu vous fasse savoir, chère enfant, qui il est, et comment il en use avec ses serviteurs, surtout avec ses petites servantes — et qu’il vous absorbe en lui-même, dans les profondeurs de sa sagesse ! Là en effet il vous enseignera ce qu’il est, et combien douce est l’habitation de l’aimé dans l’aimé, et comme ils se pénètrent de telle sorte que chacun ne sait plus se distinguer. C’est fruition commune et réciproque, bouche à bouche, cœur à cœur, corps à corps, âme à âme ; une même suave Essence divine les traverse, les inonde tous deux, en sorte qu’ils sont une même chose l’un par l’autre et le demeurent sans différence — le demeurent (à jamais).
Ce texte est un sermon. On y a reconnu une refonte assez libre d’un chapitre de l’Explicatio in Cantica Canticorum de Richard de Saint-Victor (PL 196, 422 D — 423 D). Nécessité d’une grâce pour bien user de la grâce ; rappel à la vigilance aussi dans la possession, selon l’exemple de l’Epouse du Cantique : ces pensées sont de Richard. Mais les éléments qui font la vigueur et la beauté de ces pages, sont de Hadewijch. Les grâces sensibles sont critiquées de façon pénétrante et sage. L’accent est mis sur les vertus comme œuvres de Dieu, et non pas sur les douceurs ressenties, qui sont accidentelles, qui peuvent même être la preuve d’un amour moins élevé, ou ruses du démon. Conclusion : faire fructifier la grâce en œuvrant sagement (opposé à begherlike : selon nos désirs).
Qui aime Dieu, aime ses œuvres. Ses œuvres sont les nobles vertus, qui aime Dieu aime donc les vertus. Cet amour est véritable et plein de consolations. Ce sont les vertus qui prouvent l’amour et non point les douces faveurs, car il arrive parfois que le moins aimant ait davantage de ces douceurs. L’amour n’est pas en nous selon que nous avons tel sentiment, mais selon que nous sommes fondés dans les vertus, enracinés dans la charité. Le désir de Dieu est parfois accompagné de douceur sensible, mais alors il n’est pas entièrement divin : il peut venir des sens plutôt que de la grâce, de la nature plutôt que de l’esprit. Cette douceur entraîne l’âme vers les biens inférieurs et l’excite moins à ceux qui lui seraient du plus haut avantage ; elle donne plus de suavité que d’utilité, car elle conserve la nature de la cause dont elle procède.
L’âme imparfaite peut goûter ce plaisir autant que la parfaite, et s’imaginera avoir plus grand amour parce qu’elle savoure une douceur, qui n’est point pure cependant, mais encore mêlée. Et la douceur fût-elle pure et toute divine/1 — ce qui requiert discernement subtil — ce n’est point par elle encore qu’il faudrait mesurer l’amour, mais par la possession des vertus et de la charité, comme je vous l’ai dit. Nous en faisons l’expérience avec de telles âmes : tant que dure chez elles la suavité, elles sont douces et grasses ; dès qu’elle s’en va, leur amour disparaît aussi et leur fond reste rude et maigre. C’est parce qu’elles ne sont pas encore pourvues de vertus. Car si les vertus sont plantées de bonne heure dans l’âme et fermement enracinées en elle par une longue pratique, la
/1 Même si la douceur est divine : mot-à-mot : « même si la douceur est Dieu ».
suavité vient-elle à diminuer, les vertus ne laisseront point d’agir selon leur essence et de faire l’œuvre de Dieu. Ce ne sont point des douceurs que de telles âmes attendent, mais toute occasion de servir fidèlement l’Amour. Elles ne cherchent point l’agréable, mais l’utile. Elles regardent leurs mains et non la récompense. Elles abandonnent tout à l’Amour et ne s’en trouvent que mieux. L’Amour est si noble et si libéral que nul avec lui n’est privé du fruit de ses œuvres. Ne réclamons point notre salaire, faisons ce qui dépend de nous et l’Amour fera ce qui dépend de lui. Les prudents ne l’ignorent pas, qui s’appliquent assidûment aux vertus. Ils ne cherchent que la volonté de l’Amour, ils ne lui demandent nulle douceur, sinon celle-ci : qu’il leur donne en toute chose de reconnaître sa très chère volonté. Sont-ils en haut : comme l’Amour veut ; sont-ils en bas : comme il lui plaît !
D’autres âmes sont pauvres en vertus ; pour autant qu’elles ressentent la douceur, elles aiment ; et si la douceur s’en va, leur amour fait de même. Dans les jours de grâce, elles sont braves, dans les jours de tribulation, elles tournent les talons. Ce sont gens pusillanimes, que la suavité exalte facilement et que facilement déprime l’aigreur ; une petite grâce rend leur cœur joyeux, une petite contrariété le rend tout triste. Ainsi arrive-t-il que les cœurs légers soient émus plus facilement que les graves, et les âmes pauvres en grâce plus facilement que les riches. Car si Dieu survient avec ses grâces pour donner confiance à leur pusillanimité, soutenir leur faiblesse et stimuler leur volonté, elles ressentent un vif désir de Dieu et de ses faveurs, et reçoivent une motion plus forte que les âmes habituellement pénétrées de Ses dons. Et l’on s’imaginera peut-être qu’elles ont des grâces singulières, un grand amour, tandis qu’elles sont encore fort indigentes du divin. En sorte que parfois c’est la privation de la grâce divine qui cause les faveurs, plutôt que son abondance.
Parfois même c’est de l’esprit malin que viennent les douceurs. Car l’homme qui les ressent peut y trouver telle jouissance et s’abandonner de telle sorte à ces délectations qu’il tombe en grande faiblesse et néglige les choses utiles. Voyant qu’il est comblé de suavité, il se fie peu à peu à ses propres perfections, et se montre pour autant moins soucieux d’élever sa vie.
Il faut donc que chacun considère sa grâce et exploite sagement le don de Notre-Seigneur. Car les présents divins ne justifient pas l’homme, mais l’obligent : s’il œuvre avec eux, il plaît à Dieu, s’il ne le fait pas, il sera trouvé coupable. Puisse-t-il donc avoir la sagesse nécessaire pour en bien user. De même en effet que les vertus deviennent défauts si on les exerce hors de saison, ainsi les grâces ne demeurent telles que sous la conduite de la grâce.
Celui donc qui a reçu un talent de Dieu pour le négocier, doit être prudent et veiller sur le présent divin afin qu’il lui demeure. Comme celui qui n’a point de grâce doit prier Dieu pour la recevoir, ainsi celui qui l’a, pour la garder. Un homme qui laisse diminuer en lui ce bien de Notre-Seigneur, au lieu de l’augmenter, le perd autant qu’il dépend de lui et n’aurait plus rien, si Dieu n’y suppléait. Aussi lisons nous dans le Cantique de la Bien-Aimée qu’elle cherchait son fiancé non seulement avec désir, mais avec sagesse, et que l’ayant trouvé, elle n’en avait pas moins délicat souci de le garder/2. C’est ce que doit faire toute âme sage sous l’impulsion de l’amour. Elle doit sans cesse augmenter sa grâce par le désir et la prudence, et cultiver son champ avec sollicitude, arrachant l’ivraie stérile et semant les vertus, préparant enfin la maison d’une pure conscience pour y recevoir dignement l’Aimé.
/2 Cant. 3, 4. 108
Confidence adressée à une personne plus jeune. L’âme éprise de Dieu ne peut croire que son amour est chose relative. Y a-t-il une heure où l’exigence infinie de l’amour est satisfaite ? Hadewijch répond oui, mais c’est chose qui ne peut être dite qu’à Dieu même. Cette lettre traite donc de l’opposition, qui revient constamment chez Hadewijch, entre l’expérience d’un absolu divin et les limites nécessaires de l’expression. — La lettre offre par ailleurs une indication biographique : c’est depuis l’âge de dix ans que Hadewijch éprouve les avances de l’amour divin.
Ah ! chère enfant, que Dieu vous donne ce que mon cœur désire pour vous — qu’il soit aimé de vous dignement ! Jamais pourtant je n’ai pu admettre en cela qu’on me devance ou me dépasse ; je crois bien que d’autres l’ont aimé autant, aussi ardemment, et ne puis cependant supporter la pensée qu’il existe ailleurs envers lui connaissance et amour comme le mien.
/2 Cant. 3, 4. 108
Depuis l’âge de dix ans, j’ai été pressée de telle sorte par l’amour en sa ferveur extrême, que je serais morte avant la fin de la seconde année si Dieu ne m’avait donné d’autres forces que celles dont les hommes disposent communément, et s’il n’avait recréé ma nature selon la sienne. Car il m’impartit bientôt l’intelligence et l’orna de belles lumières, il me fit des présents nombreux, me donnant de Le sentir et se révélant Lui-même. Il le fit par tout ce que je découvrais entre lui et moi dans le rapport intime de l’amour, car les amants n’ont point coutume de se cacher, mais de se manifester au contraire l’un à l’autre dans le sentiment réciproque, lorsqu’ils se savourent jusqu’au fond, se dévorent, se boivent et s’engloutissent sans réserve aucune.
Par les signes nombreux que mon Aimé divin m’a donnés au début de ma vie d’amour, il m’a donc inspiré telle confiance en lui que j’ai souvent cru sentir envers lui un amour sans exemple. La raison entre-temps me faisait bien comprendre que je n’étais pas, de toutes les créatures, la plus proche de lui, mais le lien de l’amour même, ressenti au plus intime, ne me permettait pas d’éprouver et de croire ce qu’elle voulait me faire entendre. Il en est donc ainsi avec moi : je ne crois pas, au fond, que mon amour est le plus parfait qui soit, mais je ne puis d’autre part admettre qu’un seul homme vive dont Dieu est aimé plus que de moi. À certaines heures, l’Amour m’éclaire et je vois bien ce qui me manque pour aimer Dieu selon qu’il en est digne ; à d’autres moments, la suave nature de cet Amour m’aveugle à tel point que dans le goût et le sentiment de lui-même, je suis comblée — je me trouve si riche, que je dois en silence lui confesser qu’il me suffit.
Le R. P. Van Mierlo, dans son édition de 1947, et les traducteurs des Lettres en flamand moderne, le RR. PP. Van Bladel et Spaapen en 1954, ont admis que la personne destinataire de cette épître était à la tête d’une communauté religieuse. Les termes employés ne permettent pas de savoir si c’est un homme ou une femme : le français devant distinguer les genres, nous avons employé le second, quitte à avertir le lecteur de notre incertitude. Le R. P. Stracke par ailleurs a publié en 1959 dans OGE une étude, où il met en relief les raisons d’estimer que le destinataire est un homme : la lettre ne contient aucun des termes de tendresse que Hadewijch emploie volontiers ; et les modèles donnés, Jacob et Joseph, sont des saints, non des saintes. Il relève que le destinataire a demandé à Hadewijch des conseils, alors que lui-même possède, selon sa correspondante, assez de lumières pour se guider (fin du premier paragraphe). La communauté où il exerce une grande autorité ne serait pas une communauté religieuse : les défauts que Hadewijch y signale ne sont pas ceux qui se rencontrent dans les cloîtres. La première phrase du dernier paragraphe de la page 117 (qui fait difficulté de toute façon), devrait se traduire : « — Tous ces penchants empêchent ou ruinent la perfection de l’amour chez les gens signalés (i. e. de haut rang) ». Enfin, la citation en latin p. 121 indiquerait un clerc peut-être, mais vivant dans le siècle. Groupant ces indices, le R. P. Stracke essaie d’identifier le prélat : il serait nommé ailleurs, dans la Liste des Parfaits, où il est question d’une recluse en Saxe, à qui Hadewijch a envoyé Monseigneur Henri de Breda. On connaît un Henri de Breda qui revêtait en effet des charges ecclésiastiques importantes, prévôt de Celles et de Deventer, doyen du Chapitre d’Utrecht. Mais l’hypothèse du savant jésuite a été naturellement discutée. En 1962, P. C. Boeren a publié dans les Bijdragen tot de Nederl. Taal — en Letterkunde une étude, où il propose un autre destinataire, présentant les traits que le R. P. Stracke avait discernés dans le prélat de la Lettre XII : un certain Gilbet, prévôt de la Maison Saint-Jacques à Bruxelles. M. Boeren constate par ailleurs l’absence de preuves pour la parenté de Hadewijch avec la famille des ducs de Breda, que le P. Stracke et d’autres avaient admise comme probable ; mais il distingue, sur la foi de recherches nouvelles, deux membres de cette famille qui ont porté au XIlle siècle le nom d’Henri : un duc et son oncle, le prêtre probablement désigné dans la Liste des Parfaits. Le fruit de Hadewijch se trouve ainsi reculé d’une génération (entre 1220 et 1240). — En ce qui concerne le sexe du destinataire de la lettre, ces auteurs peuvent bien avoir raison ; pour ses fonctions, les arguments donnés sont d’une valeur relative : le milieu où Hadewijch relève des défauts qui offensent l’amour, semble bien celui de personnes vouées à la perfection, si éloignées qu’elles en soient de fait. Hadewijch par ailleurs, dans sa perspective de contemplative et de moraliste, passe volontiers du particulier au général. — La lettre en tous cas est une exhortation ardente, avec mise en garde lucide contre les ruses de l’amour-propre. Le tout est illustré dans la seconde partie (pp. 118-121) par les préceptes de Moïse et l’application d’un passage d’Abdias. Ce dernier développement est d’une grande beauté. On ne lui a pas trouvé de modèle dans la littérature patristique ou scolastique : il semble avoir été conçu originalement par notre auteur.
Que Dieu vous soit Dieu et que vous lui soyez amour ! Qu’il vous donne de vivre et d’œuvrer pour lui en tout ce que la divine charité demande. Et d’abord dans la sincère humilité ; c’est par elle que la (Vierge) bien-aimée a commencé, qu’elle a fait descendre Dieu en elle-même/1 : ainsi doit faire toute âme qui veut l’attirer et jouir de lui dans l’amour. Que nul succès n’élève cette âme, que nul service ne l’accable ; qu’elle soit toujours d’égale vaillance à l’assaut, d’égale ferveur à la poursuite, de même ardeur à la rencontre ! Vous me demandez de vous écrire sur ces choses, mais vous-même savez bien ce qui est requis pour être parfait devant Dieu.
Ceux qui s’y appliquent et désirent satisfaire Dieu en amour, commencent dès ici-bas la vie qui est celle de Dieu même dans l’éternité. Car le ciel et la terre se vouent dans un hommage toujours nouveau à lui rendre le juste amour que sa noble nature exige, sans le pouvoir jamais parfaitement. La charité sublime, en effet, et la grandeur qui est Dieu même ne sauraient être satisfaites ni connues par aucune œuvre accomplie à son service, et toutes les âmes du ciel brûlent éternellement sans que diminue la dette de leur amour. Aussi l’homme qui ne prend nul repos et n’accepte nulle consolation étrangère, mais s’efforce à toute heure de satisfaire à l’amour, commence sur terre la vie éternelle — celle des bienheureux avec Dieu dans l’amour fruitif.
Tout ce que nous pouvons penser de Dieu, ou comprendre ou nous figurer de quelque façon, n’est point Dieu. Car si les hommes pouvaient le saisir et le concevoir
/1 L’humilité de Marie lui donne un rôle causal dans l’Incarnation. Cf. saint Bernard (qui suit saint Augustin) : Super Missus est, hom. 1, n. 5.
avec leurs facultés, Dieu serait moins que l’homme et nous aurions vite fini de l’aimer : ainsi en est-il des hommes sans profondeur, chez qui l’amour est si vite épuisé.
Je veux parler de ceux qui ne sont pas attachés à l’amour éternel et ne veillent pas constamment dans leur cœur à le satisfaire. Ceux que brûle au contraire le souci de lui plaire, ceux-là sont comme lui éternels et sans fond/2. Car leur conversation est dans le ciel et leur âme suit partout le Bien-Aimé, qui est d’une profondeur infinie. Aussi les aima-t-on d’un amour éternel, jamais le fond de l’amour n’est atteint, de même qu’ils ne peuvent atteindre celui qu’ils aiment ni payer toute leur dette, alors pourtant qu’ils ont pour unique volonté de le satisfaire ou de mourir en chemin.
Je vous prie instamment et je vous conjure par la vraie Fidélité, qui est Dieu même, de vous hâter d’aimer et de nous aider à faire aimer Dieu : voilà ce que je vous demande d’abord et par-dessus tout. Pensez à toute heure à la bonté de Dieu et souffrez de savoir qu’elle reste hors de nos atteintes, tandis qu’il en a fruition parfaite, — que nous sommes exilés loin d’elle tandis que lui-même et ses amis, dans une mutuelle pénétration, jouissent de la surabondance de cette bonté, s’écoulent en elle et
/2 Les âmes, dans l’amour de Dieu, se trouvent en quelque sorte éternelles et sans fond comme lui. Thème de la mystique béguinale qui annonce Maître Eckhart : adopté par celui-ci, il prend une allure métaphysique, mais la transition est déjà amorcée chez Hadewijch. Cf. Lettre XVIII, note initiale.
refluent en toute plénitude/3. Ah ! ce Dieu en vérité qu’on ne peut connaître par nulle sorte de labeurs, si le juste amour ne le révèle ! C’est l’amour seul qui l’attire à nous et nous fait sentir intimement qui est notre Dieu : nous ne saurions autrement le savoir. Délices indicibles, mais délices encore, Dieu le sait ! dans les douleurs ! L’amant courtois cependant y reconnaît sa loi : le seul repos pour lui est de souffrir pour le Bien-Aimé, de lui rendre amour et honneur selon qu’il en est digne, pour la joie de donner, de servir noblement 4) et non pour un salaire, car l’amour est à lui-même satisfaction plénière et parfaite récompense.
Mais trop souvent aujourd’hui on fait obstacle à l’amour et c’est par mainte injustice que ses droits sont blessés. Car nul ne veut renoncer à ses penchants pour l’honneur de l’Amour : on veut aimer et haïr à son gré, s’indigner et pardonner selon ses goûts et non point comme l’exige la charité fraternelle. On trahit aussi l’équité par fausse honte, et c’est encore un penchant propre. Ou de nouveau par colère : cette passion fait maints dommages. Le premier est la perte de la sagesse ; le second, le désordre dans la vie en commun ; le troisième, éloignement du Saint-Esprit ; le quatrième, renfort au démon ; le cinquième, trouble de l’amitié, qui faute d’exercice
/3 Le flux et le reflux de l’amour entre Dieu et l’âme (et d’abord au sein de la Trinité même) est une image commune à notre auteur et Ruusbroec, qui lui en est sans doute redevable.
/4 Servir noblement : scone, y. Introduction, pp. 36-37.
tombe dans l’oubli ; le sixième, la négligence des vertus ; et le septième, ruine de la justice.
Le penchant propre de la haine, de la colère selon le monde — je ne parle pas de la colère sainte — nous prive de l’amour, éloigne de nous les fiers désirs/5 et la pureté du cœur, nous rend soupçonneux en toute chose, nous ravit la douceur de l’amour fraternel. Colère et jalousie sont contraires à toute conduite divine : elles marquent la conduite de l’enfer.
En suivant le penchant au plaisir, on oublie la voie étroite qui est celle de l’amour, la belle conduite, la gracieuse tenue et le doux visage, et le service ordonné qui lui siéent.
En suivant l’amour facile, on oublie l’humilité, qui est le lieu le plus pur et la plus digne salle où recevoir l’Amour. Ce penchant fait perdre aussi la raison illuminée, la règle qui nous montre justement ce que nous devons rendre à l’amour lorsque nous voulons lui plaire. La raison illuminée éclaire toutes les voies où nous suivrons la chère volonté de l’Amour, elle nous manifeste toute conduite à tenir pour le contenter. Ah ! pauvres âmes ! la perte de ces deux vertus, humilité et raison illuminée, par faiblesse envers l’amour facile, voilà bien le pire dommage que je connaisse et qui puisse advenir à l’âme.
Tous les penchants que j’ai signalés empêchent et ruinent la perfection de l’amour. Sous les points mention —
/5 Fiers désirs : v. Introduction, pp. 29-30.
nés, il s’en glisse d’autres moins importants ; petits, mais innombrables, ils privent pourtant l’amour de sa clarté. Ni vous ni les autres (vos proches) n’en recevez dommage ; beaucoup cependant se faufilent parmi vos gens sous des vêtements flatteurs, en sorte qu’on ne prend pas la peine de les chasser. Le respect humain se déguise en humilité, la colère en juste zèle, la haine est fidélité et abonde en bonnes raisons ; le plaisir passe pour consolation et abandon, l’amour facile se masque de prudence et de patience, simule grande élévation et s’exprime en belles paroles, dont Dieu pourtant est absent. Contre ces dangers, nulle âme n’est gardée, si le lien de l’amour véritable ne la garde.
Je ne dis pas ces choses à cause de vous, sachez-le, mais à cause du tort qu’on nous fait ici et ailleurs, et dont nous ne savons pas nous défendre. C’est grande pitié pour nous de voir les hommes s’égarer mutuellement, et nous charger avec cela des conséquences de leurs erreurs, au lieu de nous aider à aimer notre Amour. Mais comme vous êtes dans la communauté l’une de celles à présent qui peuvent favoriser ou retarder ce progrès, je vous avertis d’être attentive et de vous dévouer en toute chose au règne du juste amour : que par vous les enseignes de l’Amour véritable soient constamment et partout présentées !
Je ne vois précepte en l’Écriture aussi grave que celui de la charité intimé à Moïse : Tu aimeras ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toutes tes forces.
À quoi le Seigneur ajoute aussitôt : Tu n’oublieras jamais ces paroles, ni dans la veille ni dans le sommeil : sur ta couche que le songe te les rappelle, durant le jour que ta pensée, ta parole et tes actions leur soient consacrées. Transcris-les sur le seuil et le linteau de ta porte et sur la muraille dans le lieu où tu te tiens, afin de n’oublier jamais ton devoir/6.
Il nous est ordonné de vaquer jour et nuit à l’amour, aimant Dieu comme il le veut de tout ce que nous sommes, lui vouant sans réserve notre cœur et notre âme, nos sens, nos facultés, nos pensées.
Si tel est le commandement que Dieu donne à Moïse et qu’il répète dans son Évangile, comment oserions-nous lui mesurer le don de nous-mêmes ? N’est-ce pas un larcin horrible que d’épargner ou de refuser quelque chose à cette Charité divine ? Ah ! pensez-y constamment, je vous en prie, et travaillez sans rien négliger à servir l’Amour.
Rappelez-vous aussi ce que dit Abdias le prophète : Que la maison de Jacob soit un feu, celle de Joseph une flamme, celle d’Ésaü un champ d’éteules ! 7 Jacob, c’est tout amant victorieux : par la vertu de l’amour, il l’emporte sur Dieu et obtint de Lui qu’Il soit son vainqueur. Ayant gagné d’être vaincu 8 et reçu la bénédiction,
/6 Deutér. 6, 5 sq.
/7 Abdias, 18.
/8 L’avantage en amour d’être vaincu : thème de la dialectique amoureuse qui passe la frontière du profane et du sacré (Cf. HA, p. 90, note 3). H. Brinkmann (Der Minnesang, Bad Homburg 1961, p. 115 sq.) le signale comme l’une des principales découvertes de l’amour courtois, de celles qui ont approfondi le sens de la vie pour la culture européenne tout entière. De façon plus générale, l’amour courtois est une passion qui se trouve (ou se met) devant un obstacle insurmontable — mariage, rang, éloignement — et fait en conséquence l’épreuve de l’échec, qui oblige à l’intériorité, au dépassement de tout l’ordre extérieur. De cette première spiritualisation, encore littéraire, à celle de la vie mystique, un grand pas reste à franchir : celui dont notre béguine et notre moniale sont précisément les témoins. La collaboration de la culture profane avec le sentiment religieux trouve ici une illustration de grand intérêt.
il peut aider d’autres âmes à se laisser gagner : celles qui ne sont pas assez vaincues, qui cheminent encore sur deux pieds, et non point comme Jacob. Car Jacob fut blessé dans le combat et resta boiteux : par cette défaite qui le rend infirme, il contraint l’Ange à le bénir. Quiconque veut lutter avec Dieu doit obtenir d’être vaincu par Lui, et devenir infirme d’un côté — de ce côté où il préfère à Dieu quelque chose et demeure attaché à ce qui n’est pas Dieu même. Quiconque n’aime pas Dieu par-dessus tout et n’est pas uni à lui dans l’unique Bénédiction, celui-là chemine encore sur deux pieds, il n’est pas vaincu et ne peut goûter cette grâce. Il vous faut si totalement et si simplement vous renoncer que vous brûliez d’un feu pur au plus simple de vous-même, — que le feu occupe tellement votre être et votre agir, que rien ne vous soit plus rien, sinon Dieu seul : ni plaisir ni peine, ni faveur ni labeur. Lorsque vous serez constamment ainsi, la Maison de Jacob sera le feu dont Abdias a parlé.
Que la Maison de Joseph soit une flamme. Comme Joseph fut sauveur et juge de son peuple et de ses frères, ainsi vous-même et toute âme identifiée à Joseph doit être protectrice et guide des autres, qui n’ont pas atteint cet état, qui souffrent encore famine parmi les douleurs étrangères à l’amour. Par le feu de la vie unifiée, vous les allumerez à leur tour, et par la flamme de la charité brûlante, vous les illuminerez.
Les étrangers du commun peuple sont désignés par Ésaü : leur maison est d’éteules [chaume qui reste en place], qui prennent feu en un clin d’œil : ainsi l’incendie chez les autres éclatera dès que vous-même serez de flamme. C’est ce qui sied à votre charge : incendiez les éteules arides par votre exemple, par votre façon d’être, par vos ordres, vos conseils et vos défenses. Dirigez aussi les pas de vos frères par le fervent amour et soyez leur en aide : qu’ils aiment Dieu en Dieu, en bonnes œuvres et en vraies vertus rapportées à Dieu seul. Songez à ce que dit saint Paul : Sobrie, pie et iuste vivamus in hoc saeculo 9 il appartient en effet à votre charge de vivre ainsi.
Ah ! vraiment aidez-nous, par un amour pur et sans partage à faire aimer notre Bien-Aimé. Pour me résumer d’une seule parole, ce que je veux de vous est une vraie charité envers Dieu — voilà ce que je vous prie et vous conjure de faire : donnez-lui ce que nous manquons encore à lui donner !
Qu’il soit avec vous. Hâtez-vous d’aimer !
9 Tit. 2, 12.
Ce texte commence comme un traité, mais les lignes finales sont une exhortation personnelle. Hadewijch est anti-quiétiste spécialement en ce sens, qu’elle s’oppose constamment, comme dans la présente lettre, à tout relâchement de la tension morale et spirituelle. « On ne saurait plaire à l’Amour qu’en étant privé de tout repos… » (p. 123). Mais le souci dominant est celui de la pureté de l’amour : ne connaître ni joies ni peines que les siennes.
L’homme doit se garder toujours exempt de péché sous les choses adverses, en sorte qu’il croisse en toutes choses, et agisse selon la droite raison par-dessus toute chose. Ainsi Dieu agira sans cesse pour lui et avec lui, et lui-même avec Dieu accomplira toute justice, et désirera que Dieu accomplisse les justes œuvres de sa Nature en lui-même et en nous tous.
Voilà ce que le cœur aimant doit vouloir par-dessus toute chose, par-dessus les condamnations et les bénédictions. Il ne désire, il ne demande rien, sinon l’intime union que loue le Cantique : Dilectus mihi et ego illi/1 — l’union parfaite dans la volonté une de l’amour unique.
Qui veut se soumettre le monde doit se soumettre à sa raison, au-dessus de tout ce qu’il désire ou que les autres hommes veulent de lui. Nul ne peut devenir parfait en amour qui n’obéit d’abord à sa raison. Car celle-ci aime Dieu selon sa dignité, et les hommes nobles selon que Dieu les aime, et les pécheurs selon leurs besoins. C’est ainsi que l’âme doit tendre de toutes ses forces à la perfection de l’amour — de l’amour inapaisable à jamais. Car on a beau faire : un homme peut satisfaire Dieu aux yeux de ceux qui le voient, il s’en faut bien qu’il satisfasse l’amour ; il ne cessera point de ressentir ses exigences et ses violents désirs au-delà de tous les biens acquis ou possédés.
On ne saurait plaire à l’amour qu’en étant privé de tout repos, que ce soit dans les amis ou les étrangers, ou dans l’amour lui-même. C’est une exigence terrible de notre vie, en vérité, qu’il faille renoncer même à l’apaisement de l’amour pour apaiser l’amour !/2, Mais ceux qui se sentent attirés dans l’amour et captivés par lui, connaissent bien leur dette immense : ils doivent l’affronter et satisfaire à chaque instant aux ordres de sa puissante nature. Oui, leur vie est misérable, et plus que le cœur humain ne saurait supporter, car rien ne leur suffit
/1 Cant. 2, 16.
/2 Il faut renoncer à la satisfaction que l’amour donne, pour le satisfaire lui-même. Formulation paradoxale, mais classique, thème commun, de nouveau, à la poésie courtoise et à la spiritualité qui lui fait écho à un niveau plus profond.
jamais, ni les dons, ni les services, ni les consolations, ni chose aucune qu’ils peuvent accomplir. Si grande est la violence de l’amour qui les attire de l’intérieur, et l’épreuve qu’ils font de son mystère insaisissable ! Comme ils se sentent petits et incapables de justice, devant cette Essence qui est amour ! Aussi la conscience de leur dette envers lui rend-elle ces âmes indifférentes à ce qui peut leur échoir de bon ou de mauvais, ou échoir à d’autres, si cela ne touche pas l’amour même. Car quant à l’amour elles savent distinguer : bonheur est tout ce qui favorise l’amour et le fait croître en elles-mêmes ou dans le prochain, malheur tout ce qui le blesse ou le fait souffrir dans la personne des amants. Elles connaissent en effet les souffrances que les étrangers volontiers leur infligent ou infligent à d’autres.
Souffrez et travaillez pour le progrès de l’amour et pour l’exercice envers le prochain de la haute charité. Car la charité comprend sans erreur tous les ordres divins et les suit sans peine. Qui aime en effet ne peine point, ou ne sent point sa peine. Et qui aime d’un amour plus ardent court plus vite, arrive plus tôt à la sainteté divine, qui est Dieu même, à l’Intégrité divine, à Ce qu’il est. En l’honneur de son Unité, servez-le parfaitement, que votre zèle corresponde à cette Nature vierge, qui est un seul acte d’amour. Qu’il vous fasse connaître toute votre dette envers lui et le labeur qu’il attend de vous, mais surtout l’amour pur dont il nous a donné le commandement lui-même, pour être aimé par-dessus tout !
Exhortation dont on ne saurait dire si c’est une lettre missive. Du fait qu’elle parle de « jeune cœur », le R. P. Van Mierlo croit qu’elle s’adresse à une ou plusieurs jeunes femmes consacrées à Dieu. C’est au plus une conjecture.
Que Dieu vous soit éternellement amour ! Qu’il vous donne vie sage et nobles vertus pour que vous puissiez répondre justement à sa charité sainte. Travaillez-y à toute heure sans rien épargner : soyez toujours zélée dans l’humilité, sagement dévouée. Que Dieu soit votre recours et votre consolation en toute chose, qu’il vous enseigne les vraies vertus par quoi nous rendons le mieux honneur et justice à l’Amour : la douce unité que le Christ offrit à son Père, vivant pour lui sa vie une et pure, et la sainte unité qu’il a enseignée à ses amis, aux saints dont le cœur a rejeté pour lui toute consolation étrangère. Et qu’il vous fasse comprendre aussi, en vérité et en fait, la gracieuse unité/1 dont jouissent présentement les bien-aimés qui s’adonnent à son saint et suave amour par-dessus toute chose.
Ayez soin de vous renouveler, soyez fraîche toujours sans lassitude aucune, songez à la noble nature de la charité éternelle, dont saint Paul décrit les voies et les pouvoirs/2, et fondez en elle votre vie. C’est le premier point, si vous voulez vivre pour Dieu, car toute chose faite sans charité est néant. Hâtez-vous donc à la suite de cette charité divine, avec la puissance des désirs enflammés dans le juste amour. Aimez avec zèle et courage durant votre pèlerinage ici-bas, obéissant à l’amour pour atteindre la fruition dans le pays qui est le sien, où la charité perdure à jamais !
La charité se doit d’être humble, car celui qui sait n’avoir pas réalisé dans ses œuvres le royaume de l’amour divin, s’humilie volontiers sous la puissance divine. Il est juste en vérité, si la bien-aimée dans le secret est toute au bien-aimé, que le bien-aimé soit tout à elle dans une intimité parfaite, comme le dit l’épouse du Cantique : Il est à moi et je suis à lui/3. Ah ! comment peut-on n’être pas à lui seul ? Tout ce qu’on fait aux autres, qui n’est pas du bien-aimé au bien-aimé, est chose étrangère : seul ce qui lui appartient est doux et juste de toute façon.
Si vous voulez atteindre cette perfection, il vous faut d’abord apprendre à vous connaître bien réellement : dans votre volonté bonne ou mauvaise, dans vos goûts et vos aversions, dans votre façon d’agir, de vous fier et de vous méfier, en toute chose qui vous advient. Faites l’épreuve de votre patience devant les contrariétés, et de votre détachement lorsque vous devez renoncer à ce qui vous plaît — car être frustré de son désir est bien la pire peine pour un jeune cœur. Éprouvez-vous aussi en ce qui vous arrive d’agréable, voyez si vous savez le prendre de façon sage et mesurée. En toute rencontre, demeurez égale, dans le repos comme dans la peine ; gardez prudemment devant les yeux l’exemple de Notre-Seigneur, qui de toute vertu est pour nous le modèle/4.
Il sied à tout homme en effet de contempler la grâce et la bonté de Dieu avec une sagesse vigilante ; car il nous a donné la belle Raison, qui nous instruit en toutes voies et nous éclaire en toutes nos œuvres ; si l’homme voulait la suivre, il ne serait jamais trompé/5.
/1 Son vocabulaire polyvalent permet à Hadewijch d’user d’un même mot pour recommander l’unité (la simplicité d’intention et de conduite), comme vraie vertu — et de louer l’unité (l’union) comme joie éternelle accordée aux vrais amants.
/2 I. Cor. 13.
/3 Cant. 2, 16 (déjà cité dans la lettre précédente).
/4 Avoir Notre-Seigneur toujours présent devant les yeux.
/5 Nouvel éloge de la raison (v. Lettre XIII, troisième paragraphe). Toute cette page de conseils, sereine, exacte et lucide, est de grande portée pratique. Le défaut de connaissance de soi est en effet l’obstacle qui de toute évidence arrête le plus souvent les âmes soucieuses de noblesse.
Petit traité sur le canevas d’un exemple tiré de la vie quotidienne, mais faisant écho sans doute à saint Paul (II Cor. 5, 6) — Il y est question de nouveau (v. Lettre XII) d’un ordre : religieuses, béguines ? Les avantages qu’assure l’appartenance à une telle société sont reconnus, mais dans le même paragraphe se trouve aussi une certaine mise en garde : choisir avec soin les gens avec lesquels on vivra. Conseil également prudent d’éviter une voie singulière, à moins qu’elle ne soit approuvée par des personnes spirituelles.
Il y a neuf points à retenir pour le pèlerin qui doit faire longue route. D’abord, demander son chemin ; ensuite, bien choisir sa compagnie ; troisièmement, se méfier des voleurs ; quatrièmement, qu’il se garde de la trop bonne chère ; cinquièmement, qu’il se vête court et se ceigne ferme ; sixièmement, qu’il se penche en avant sur les montées ; septièmement, qu’il se tienne droit sur les descentes ; huitièmement, qu’il demande les prières des bonnes gens ; neuvièmement, qu’il parle volontiers de Dieu.
Il en est de même pour le pèlerinage intérieur où nous cherchons le royaume de Dieu et sa justice en parfaites œuvres d’amour.
D’abord il faut demander sa route : c’est lui-même qui nous l’indique Je suis la Voie. Et puisqu’il est la voie, il vous faut suivre sa trace : comme il a travaillé, comme il a brûlé intérieurement de charité et comme il l’a traduite à l’extérieur en œuvres de vertus envers les étrangers et les amis. Comme il a ordonné aux hommes d’aimer Dieu de tout leur cœur, de toute leur âme, de toutes leurs forces, de ne l’oublier ni dans la veille ni dans le sommeil. Et voyez comme il a fait ceci lui-même, encore qu’il fût Dieu : comme il a tout donné et tout laissé pour l’amour vrai, l’amour du Père, et par compassion envers les hommes. Il a vécu dans une charité toujours en éveil, donnant à l’amour tout son cœur, toute son âme et toutes ses forces. Telle est la voie que Jésus nous montre et qu’il est lui-même : la voie qu’il a suivie et où se trouve la vie éternelle, la fruition dans la gloire et la vérité de son Père.
Demandez ensuite la voie à ses saints : ceux qu’il a déjà appelés près de lui et ceux qui sont encore sur la terre, qui le suivent dans les parfaites vertus, qui sont montés après lui de la profonde vallée de l’humilité à la montagne de noble vie, qui ont gravi cette haute montagne avec foi puissante et noble confiance dans la contemplation de l’Amour/1, si doux à notre cœur.
Demandez aussi votre route à ceux qui sont près de vous et que vous voyez suivre fidèlement le même chemin, dans l’obéissance à Jésus et en toute œuvre de vertu. Ainsi prendrez-vous pour guide celui qui est la voie même, et ceux qui ont cheminé par elle ou la suivent encore.
Le second point est le choix d’une bonne compagnie : l’ordre religieux où vous avez part à de grands biens, et surtout les amis de Dieu : ceux qui l’aiment et l’honorent le plus, dont vous sentez que vous recevrez l’aide la plus efficace, ceux qui vous aident le plus à retrouver la simplicité du cœur et à l’élever vers Dieu, dont la présence ou les paroles vous attirent à Dieu et vous approchent de lui. Mais évitez avec soin dans le choix d’une compagnie toute complaisance pour votre repos et toute partialité. Regardez bien en ces personnes, qu’il s’agisse de moi-même ou d’autres à qui vous pensez vous confier, si vraiment elles vous aideront â devenir meilleure, et voyez d’abord comme elles vivent. Car il y a bien peu de gens sur la terre aujourd’hui en qui trouver une vraie fidélité : presque tous veulent de Dieu et des hommes seulement ce qui leur plaît, la satisfaction de leurs désirs et de leurs besoins.
1 Toeverlate der contemplacien : le mot contemplation, emprunté au latin, se trouve deux fois dans ces lettres. Cf. Lettre XV/H, p. 151.
Le troisième point vous conseille de vous garder des voleurs, c’est-à-dire des subtiles tentations du dehors et du dedans. On ne peut apprendre aucun métier sans maître : n’ayez donc point la témérité d’adopter une voie singulière sans le conseil de personnes prudentes et spirituelles.
Le quatrième point vous invite à éviter la gourmandise, c’est-à-dire toute satisfaction profane ; que nulle chose hors de Dieu ne vous suffise, que nulle chose ne vous retienne avant d’avoir goûté comme il est doux ! Sachez-le et songez-y sans cesse : tout plaisir en ce qui n’est pas Dieu même, est gourmandise.
Le cinquième point vous ordonne de vous trousser court et de vous ceindre ferme, pour vous garder de toute souillure terrestre et de toute lâcheté, vous serrant si bien avec le lien de l’amour, c’est-à-dire avec Dieu, que vous ne tombiez jamais plus en chose inférieure.
Le sixième point vous rappelle dans les montées qu’il faut vous pencher bien fort, c’est-à-dire remercier en toute souffrance que vous endurez à cause de l’amour, et vous humilier de tout cœur, quand bien même vous exerceriez toutes les vertus qu’homme ici-bas peut exercer : qu’elles vous paraissent petites et nulles devant la grandeur de Dieu, au regard de la dette que vous avez envers lui dans le service d’amour.
Le septième point vous ordonne, dans la descente, de vous tenir bien droite. S’il vous faut descendre en effet quelquefois, en prenant ce dont vous avez besoin, en éprouvant les nécessités physiques, vous devez toujours tenir vos désir élevés vers Dieu, avec les saints qui ont mené noble vie et qui ont dit : Notre conversation est dans le ciel/2.
Le huitième point est de requérir les prières des gens de bien : il vous faut demander l’aide des saints et des autres hommes pour accomplir la suprême volonté de Dieu, renonçant à toute chose pour être unie à cette volonté sainte en Dieu même.
Le neuvième point vous recommande de parler volontiers de Dieu, car c’est un signe d’amour que de trouver suave le nom de l’aimé. Saint Bernard l’a dit : Jésus est miel à notre bouche. Oui, c’est chose très douce que de parler du Bien-Aimé, cela émeut le cœur bien vivement et enflamme le zèle pour les œuvres.
Enfin je vous conjure par le saint amour de Dieu de faire en toute beauté et pureté votre pèlerinage, sans que les vouloirs propres vous blessent ou vous appesantissent, dans un doux esprit de joie, de paix et de bonheur. Traversez cet exil d’un amour si droit, si pur et si brûlant que vous trouviez Dieu, votre Bien-Aimé, à son terme : puisse-t-il vous y aider, Lui-même et son saint amour !
/2 Phil. 3, 20.
Exhortation qui pourrait être adressée à plusieurs personnes (le pronom employé est « vous »), mais les défauts signalés font penser qu’il s’agit plutôt d’une seule dirigée (un peu puérile, instable, s’occupe de trop de choses). Hadewijch exhorte au travail, mais y comprend la prière et l’acte même d’aimer.
Que Dieu soit avec vous et vous enseigne les voies du noble amour ! Soyez courageuse et attentive à votre tâche, zélée à l’intérieur comme en toute recherche du bien, ferme dans votre foi, en sorte que votre quête soit véritable et qu’elle ne suive pas vos penchants propres, mais la volonté de Dieu. Ainsi vous recevrez sans faute ce que vous destine son amour.
Vivez noblement dans l’espérance et la confiance intangible que Dieu vous donnera de l’aimer avec ce grand amour dont il s’aime lui-même, trine et un, l’amour par lequel il s’est suffi éternellement et se suffit à jamais. C’est avec cet amour aussi que tous les esprits célestes s’efforcent de le satisfaire ; telle est leur tâche qui ne sera jamais accomplie : et la défaillance de cette fruition est leur suprême fruition/1 [ghebreken (manquer) et ghebruken (jouir)] : Les âmes d’ici-bas doivent donc y tendre avec grande humilité de cœur, et bien savoir, devant si grande dilection et si haute charité, devant cet Amant inapaisable, qu’elles sont trop petites pour satisfaire l’Amour.
Ah cette œuvre à jamais inaccomplie, c’est elle qui passionne toute âme noble/2 et lui fait rejeter tout superflu — tout ce qui est inégal ou inférieur à l’exigence de l’amour !
Pour que deux choses en fassent une seule, rien ne doit plus se trouver entre elles que le ciment qui les joint. Ce ciment est l’amour même par quoi Dieu et l’âme bienheureuse se rencontrent dans l’unité. La sainte dilection conjure l’âme à toute heure de se fier sans réserve à l’amour — l’âme noble et fière qui est prête à l’entendre, à rejeter tout le reste pour gagner le seul amour, comme l’Amant a tout rejeté lorsqu’il a reçu mission de son
1 Jeu de mots entre ghebreken (manquer) et ghebruken (jouir) : v. Lettre VI, note 1. — Pour le thème de l’échec comme consommation, v. les poèmes traduits dans HA, pp. 117 et 133, et plus haut Lettre XII, note 8.
2 Toute âme noble : mot-à-mot : les nobles (âmes) fières — l’adjectif est pris substantivement.
Père pour accomplir l’œuvre d’amour, ainsi qu’il le dit lui-même en son Évangile : Père, voici l’heure ; j’ai accompli l’œuvre que vous m’avez donnée/3.
Considérez sa vie et celle des saints qui l’ont suivi, celle des hommes bons chargés ici-bas des œuvres de ce grand amour, qui est Dieu même ; voyez comme ils gardent l’humilité du cœur et le zèle dans les bonnes œuvres, sans s’épargner en aucun point. Vivez pour la justice et non pour votre satisfaction ni selon vos goûts, ne faites nulle chose dont vous ne sachiez qu’elle convient à l’honneur de Dieu et à ses droits divins. Abandonnez-vous filialement à son noble pouvoir. Soyez prête à suivre tout avis salutaire qui vous est donné par des amis désireux de vous voir avancer. Quelle que soit même la personne qui vous donne un conseil, écoutez-le volontiers. Et souffrez aussi volontiers toute souffrance pour l’amour.
Votre cœur est trop faible encore et votre humeur trop enfantine ; vous êtes vite abattue et vous manquez de mesure en tout ce que vous faites. Qu’allez-vous prendre à cœur tant de choses ? Dominez-vous pour rendre gloire à Dieu et appliquez-vous au travail : l’âme qui veut vivre saintement se méfie de l’oisiveté, mère de tous les vices. Ne cessez donc point de prier ou d’aimer, ou d’agir vertueusement ou de servir les malades ; supportez pour l’honneur de l’amour les personnes chagrines ou ignorantes. Et dans l’esprit de Dieu, soyez heureuse qu’il
/3 Jean, 17, 1 et 4.
se suffise, que Dieu soit à lui-même parfait amour/4. Soyez heureuse aussi parmi vos compagnes, sans laisser de partager leurs peines, comme le dit saint Paul : Qui est faible sans que je défaille aussi ? /5 En toutes vos paroles, gardez la stricte vérité, comme parlant devant le Christ, qui est la Vérité même.
Je vous ennuie sans doute à vous prêcher des devoirs que vous n’ignorez pas et dont vous avez déjà la pratique. Mais je devais vous rappeler cette vérité : qui veut aimer doit commencer par les vertus sur lesquelles Notre-Seigneur et ses saints ont édifié tout le reste, comme on lit des martyrs que « par leur foi ils ont conquis des royaumes »/6. Il n’est pas dit, « par leur amour ». C’est qu’en effet la foi d’abord fonde l’amour, dont elle reçoit la flamme. Aussi les œuvres faites avec foi doivent-elles précéder l’amour, dont le feu les ennoblira. Veuillez donc agréer ces lignes : c’est dans le seul désir du bien que je les ai tracées.
/4 La traduction littérale serait : « Soyez heureuse dans l’Esprit de Dieu de ce qu’il est à lui seul suffisant et amour ». Trouver son bien en cela même que Dieu est : suprême pureté et suprême joie de la mystique hadewigienne. Cf. Lettre I, note 2.
/5 II Cor. 11, 29.
/6 Hébr. 11, 33.
Texte important pour l’intelligence de la doctrine de Hadewijch et pour l’étude de la relation de Ruusbroec avec notre auteur. Il est remarquable qu’elle donne cette doctrine, p. 142 [à retrouver], comme une révélation, intimée à elle personnellement le jour de l’Ascension (où le Christ retourne à son Père). Comme il y a une Réalité divine au-dessus de tout nom et de toute distinction de Personnes, il y a un royaume au fond de l’âme qui doit demeurer libre de tout penchant et de toute activité : telle est la thèse exposée. On notera un passage important de la même page sur le dépassement de la parole et du concept, qui fait partie de la thèse : le fond de l’âme est protégé par le silence. — La fin de la lettre met en garde contre tout laisser-aller dans la ligne morale : il faut attendre — longtemps, si Dieu le veut, et en travaillant de tout cœur — l’invitation divine à cet état de repos. Hadewijch atteste que chez elle-même, le repos fruitif est associé en toute harmonie avec une vie de dévouement charitable (« vie commune »). — Pour les deux acceptions du mot Père, v. la note 18 de l’Introduction. Cette ambivalence risquant de rendre la lecture laborieuse, nous avons pris la liberté d’insérer dans le texte de cette lettre quelques parenthèses explicatives51.
Soyez prompte et zélée en toute vertu,
— et n’ayez garde de vous appliquer à aucune.
Ne négligez aucune œuvre,
— et ne faites rien de particulier.
Soyez bonne et pitoyable à toute misère,
— et ne prenez soin de personne.
Je voulais depuis longtemps vous donner ces avis, car c’est chose qui me tient grandement à cœur.
Que Dieu même vous fasse comprendre ce que je veux dire, dans l’essence une et simple de l’Amour/1.
/1 L’exposé commence par un poème, comme la Lettre XIX et comme certains textes en prose de Ruusbroec. Les trois premiers distiques sont des paradoxes, le second vers paraissant à chaque fois interdire ce qu’ordonne le premier. Dans le cours de la dissertation, Hadewijch explique qu’elle veut illustrer ainsi les deux aspects de la vie trinitaire et de notre vie spirituelle. L’aspect actif et manifesté, indiqué dans le premier vers de chaque distique, est mis en relation avec les Personnes (avec le Saint-Esprit pour le premier, avec le Père pour le second, avec le Fils pour le troisième) — tandis que le second vers se réfère « à la pure unité de la Déité » (p. 139) — « l’Unité belle par-dessus toute chose » (p. 140), en qui l’Amour est « pure fruition de soi » (p. 141). La sainteté ici-bas consiste à vivre les deux aspects, qui s’exigent réciproquement ; mais la fruition dans l’Unité, qui anticipe la consommation éternelle, garde son primat.
Ces défenses que je vous fais sont celles mêmes que Dieu m’a faites. Je désire vous les intimer à mon tour, parce qu’elles appartiennent en toute vérité à la perfection de l’amour — parce qu’elles conviennent de façon juste et parfaite à la Déité. Les modes que j’ai mentionnés désignent en effet (les aspects de) l’Être divin. « Être prompt et zélé », c’est le caractère de l’Esprit Saint, par quoi il est Personne subsistante ; mais ne s’appliquer à nulle chose singulière, c’est la nature du Père (i.e. de l’Essence considérée comme origine des Personnes) : c’est par là qu’il est Père (Essence) sans distinctions. Donner ainsi et garder ainsi, c’est la Déité même et toute la nature de l’Amour.
Ne négligez aucune œuvre,
— et ne faites rien de particulier.
Le premier vers désigne la vertu du Père (comme Personne), par quoi il est Dieu tout-puissant ; et le second désigne sa volonté juste (en tant qu’Essence unique), par quoi il accomplit ses œuvres souveraines et secrètes au sein de la profonde ténèbre, inconnues et cachées à tous ceux qui sont au-dessous de cette pure unité de la Déité. Ils se tiennent au-dessous de l’Unité, tout en servant les Personnes selon qu’il sied à chacune, en toute fidélité, comme je le dis dans le premier vers (de chaque distique) : « Prompte et zélée en toute vertu » — « Ne négligeant aucune œuvre » — « Compatissant à toute misère ». Cela semble en vérité la plus belle vie qui se puisse mener ici-bas : je n’ai cessé de vous la conseiller avant tout, vous le savez, je l’ai vécue d’abord dans le dévouement et dans les œuvres, en toute noblesse, jusqu’au jour où elle me fut interdite.
Les trois autres vers (le second de chaque distique) expriment la perfection de l’union et de l’amour : l’amour en toute justice vaque à lui-même et à nulle autre chose/2, — un seul Être, une seule Charité. Ah ! quelle Essence terrible que celle qui engloutit dans l’unité de sa nature tant de haine et tant d’amour !
Soyez bonne et pitoyable à toute misère, correspond au fils en tant que Personne distincte : tel il fut et telle fut son œuvre, en toute beauté/3 ;
— et ne prenez soin de personne,
c’est de nouveau le Père (l’Essence unique), qui engloutit le Fils/4 : telle est toujours son œuvre, dont l’immensité nous effraye. Ceci est l’Unité, belle par-dessus toute chose, de l’amour de la Déité ; elle est si juste, des justices de l’amour, qu’elle absorbe le zèle et l’humanité, et la vertu qui ne voudrait manquer à nul besoin (de ses frères). Elle absorbe la charité et la pitié que l’on avait envers ceux de l’enfer et du purgatoire, envers ceux qui sont
/2 L’amour qui ne vaque qu’à lui-même : expression reprise par Ruusbroec. V. Annexe A, citation 6, p. 258.
/3 En toute beauté : mot-à-mot : « Tel il fut bellement et œuvra bellement ».
/4 L’image de l’engloutissement, pour marquer le reflux des Personnes dans l’unité de l’Essence, sera reprise par Ruusbroec et souvent employée par lui.
inconnus de Dieu, ou qui connus de lui, s’égarent loin de sa chère volonté ; envers les amants qui souffrent plus que tous ceux-là, car ils sont privés de ce qu’ils aiment. La justice absorbe tout ceci en elle-même. Chaque Personne cependant ne laisse pas de donner en particulier ce qui lui est propre, comme je l’ai dit. Mais la juste nature de l’Unité/5, en qui l’amour n’appartient qu’à lui-même et n’est que pure fruition de soi, ne se livre à aucun exercice de vertu ou de bonté, ni à aucune œuvre particulière, si belle et si recommandée qu’elle puisse être — l’Unité ne prend pitié d’aucune misère, pour capable qu’elle soit de la soulager. Car en cette jouissance de l’amour, il ne peut y avoir d’œuvre que la fruition simple, par quoi la puissante et simple Déité est amour.
Cette défense que j’ai reçue et que je vous ai dite, c’est donc celle de toute injustice en amour ici-bas. C’est l’ordre de ne rien épargner de ce qui n’est point l’amour, de me vouer à lui si intimement que tout ce qui lui est extérieur me soit en haine ; passer par-dessus tout ce qui n’est pas l’amour, sans penchant ni vertu ni œuvre particulière pour venir en aide aux autres, ni compassion pour les protéger, mais rester à toute heure dans la fruition d’amour.
— Lorsque pourtant celle-ci s’affaiblit et défaille, on fait bien de s’adonner aux œuvres naguère
/5 La juste nature de l’Unité. Paradoxe eckhartien avant la lettre : Hadewijch met la justice au-dessus de la miséricorde (des œuvres particulières). La justice dont il est question est l’intégrité ineffable de la Nature divine.
interdites, c’est alors justice et devoir. Tant que l’on cherche l’amour et que l’on est à son service, on doit tout faire à son honneur, car durant tout ce temps on est homme, et on demeure dans le besoin : nous devons agir généreusement en toute chose, aimer personnellement le prochain, le servir et compatir à ses peines, car nous sentons partout le manque et le besoin. Mais dans la fruition d’amour, on est devenu Dieu puissant et juste/6. Alors la volonté, l’œuvre et la puissance sont également justes. Ces trois sont (comme) les trois Personnes en un seul Dieu.
Ces défenses me furent intimées il y a quatre ans à l’Ascension, par le Père, à l’instant que son Fils descendait sur l’autel. Dans cette venue, Celui-ci m’embrassa et par ce signe, je fus désignée. Et unie à Lui, je parus devant son Père, qui me reçut en Lui et Le reçut en moi. Me trouvant accueillie et illuminée dans l’Unité, je compris cette Essence et la connus plus clairement qu’on ne peut le faire ici-bas d’aucune chose connaissable, par paroles, raisons ou visions.
Ce semble merveille, mais pour merveilleux que je le nomme, vous ne sauriez, j’en suis sûre, vous en étonner.
Car les paroles divines sont chose que la terre ne peut comprendre : pour tout ce qui se rencontre ici-bas, on peut trouver assez de paroles en flamand, mais pour ce que je veux dire, il n’y a ni flamand ni paroles. J’ai pourtant connaissance de la langue autant qu’homme peut l’avoir ; mais pour ceci, je le répète, il n’est point de langage, et nulle expression que je sache n’y convient.
Je vous défends ainsi certaines choses et vous en ordonne d’autres, mais vous devez servir longtemps encore. Je vous interdis cette application particulière comme elle m’est à moi-même interdite par Dieu, mais vous devrez longtemps travailler dans les œuvres de l’amour, comme je l’ai fait moi-même, comme ses amis l’ont fait et le feront encore. Je m’y suis vouée pour ma part à mon heure et n’ai point cessé de m’y tenir (suivant cette règle divine :) n’avoir d’affaire que l’amour, n’avoir d’œuvre que lui-même, ne protéger que lui et ne demeurer qu’en lui. — Pour ce que vous avez à faire et à laisser en chaque chose, que Dieu lui-même, notre Amant, veuille vous le montrer !
6 On est devenu Dieu puissant et juste. Notre traduction est littérale. Inutile sans doute de relever que le verbe être est pris, ici et ailleurs, par Hadewijch, dans un sens analogique : l’ordre ontologique et l’ordre intentionnel n’ont pas, dans son langage, de registre distinct. La remarque vaut aussi pour la dernière phrase du paragraphe.
Suite de la Lettre XVII, qui complète l’explication du poème énigmatique. — La première partie développe, sur l’image de la société féodale, une conception que l’on trouve chez une autre béguine, l’auteur du Miroir des simples âmes. Dans l’état de perfection spirituelle, comme le décrivent ces contemplatives, les vertus sont toujours avec l’âme [à son service], mais l’âme est toujours sans elles, c’est-à-dire toujours libre et livrée au seul amour. — Vient ensuite un passage digne d’attention : c’est un bref traité de psychologie mystique, où l’âme et Dieu sont conçus comme deux réalités également mystérieuses, qui se voient, s’accueillent et se suffisent dans une liberté insondable. Le mot fond de l’âme n’est pas employé ici, mais un équivalent [diepheit]. [L’expression gront der zielen se trouve ailleurs chez Hadewijch, sans avoir encore le sens précis qu’il aura dans la spiritualité d’introversion, chez Ruusbroec et Maître Eckhart]. — Les deux paragraphes suivants, depuis : « la vue dont l’âme est pourvue », p. 147, jusqu’à : « mais elle n’est pas manifestée encore, ni à elle-même ni aux autres », p. 149, sont empruntés à Guillaume de Saint-Thierry, De natura et dignitate amoris. L’amour dépasse la raison, mais l’une prête à l’autre une précieuse et réciproque assistance. Cet amour revêt pour les hommes un aspect terrible, lorsque l’âme illuminée par lui retourne parmi eux. Les deux paragraphes s’insèrent à merveille dans le texte hadewigien et semblent porter sa marque, de telle sorte qu’on ne soupçonnerait pas l’emprunt. — À lire attentivement ces deux lettres, XVII et XVIII, on voit qu’il ne s’agit nullement pour Hadewijch d’abandonner les œuvres, au contraire, mais bien de n’œuvrer que par ordre de l’Amour, unique, intérieur et intangible. Dans cette obéissance, l’action et la contemplation ne sont en aucune façon obstacle l’une à l’autre.
Ah ! douce et chère enfant, que je vous souhaite la sagesse ! C’est de sagesse avant tout que vous avez besoin, comme tout homme qui veut être divinisé. La sagesse en effet conduit bien avant dans la profondeur divine. Mais nous vivons des jours où plus personne ne veut, ne peut reconnaître ce qui vraiment lui faut, dans le service dû à Dieu et dans son amour. Ah ! vous avez bien à faire si vous voulez vivre l’Humanité et la Divinité, atteignant cette plénitude qui sied à votre noblesse, selon que Dieu vous aime et vous réclame. Établissez-vous sagement et fortement, comme [un chevalier] sans peur, en tout ce qui vous appartient, en ce mode de vie qui vous sied, selon votre noblesse et votre liberté.
Celui qui est puissant au-dessus de toute richesse, donne à tous pleine suffisance, selon son pouvoir et sa grâce. Non point qu’il œuvre ou apporte ses dons ou les confère de sa main, mais sa riche puissance et ses hauts messagers sont les vertus parfaites qui le servent et gouvernent son royaume, et donnent à toutes les âmes ce dont elles ont besoin, selon l’honneur et la puissance de celui qui en est le maître. Elles confèrent à chacun ce qui sied à sa nature et à sa place : la Miséricorde soutient de ses présents les pauvres les plus nus, qui sont prisonniers des vices, privés d’honneur et de tout bien. L’Amour du prochain défend le commun peuple contre les riches et pourvoit chacun de ce qui lui fait défaut. La Sagesse arme les nobles chevaliers, dont le désir brûlant livre pour le noble Amour de puissants combats. La Perfection donne aux compagnons d’armes son riche domaine, apanage souverain de l’âme dont je vous parle — cette âme qui, d’une volonté parfaite et sans faiblesse, en ses œuvres parfaites, demeure noblement fidèle à toute volonté de l’Amour. La dispensatrice de ces quatre vertus est la Justice, qui condamne ou approuve. Ainsi l’Empereur demeure libre et tranquille, parce qu’il ordonne à ses ministres de garantir l’équité, conférant aux rois, aux ducs, aux comtes et aux princes les nobles fiefs de son domaine et les droits précieux de son amour — de cet amour qui est la couronne de l’âme comblée, fidèle à secourir chacun selon sa requête, sans avoir cependant pour elle nulle œuvre ou entreprise que le pur amour de l’Aimé. C’est là ce que récemment j’ai voulu vous signifier, lorsque je vous ai parlé des trois vertus :
Soyez bonne et pitoyable à tous,
— et ne prenez soin de personne,
et le reste que je vous écrivais [dans la lettre précédente].
Veillez donc avec grand soin à la perfection de votre âme, [par nature] noble et parfaite. Mais entendez bien ce que cela veut dire : tenez-vous dans l’unité, ne vous mêlez d’aucune œuvre bonne ou mauvaise, haute ou basse ; laissez les choses suivre leur cours et restez libre pour le seul exercice de [l’union avec] votre Bien-Aimé, et pour satisfaire aux âmes que vous aimez dans l’Amour. Telle est votre dette, ce que vous devez à Dieu en toute justice selon la vérité de votre nature, comme aux âmes envers lesquelles vous partagez son amour : aimer Dieu seul d’une intention parfaitement simple, et n’avoir occupation que de cet amour unique, qui nous a choisis pour lui seul. — Comprenez aussi la nature profonde de votre âme et le sens même de ce mot. L’âme est un être qu’atteint le regard de Dieu, et pour qui Dieu en retour est visible/1 [sienleec [visible, transparent] et siele [âme]]. Qu’elle veuille satisfaire Dieu et garder son domaine sur toute chose étrangère, dont la nature inférieure la ferait déchoir, l’âme est un abîme sans fond en qui Dieu se suffit à Lui-même, trouvant en elle à tout instant sa plénitude, tandis que pareillement elle se suffit en Lui. L’âme est pour Dieu une voie libre, où s’élancer depuis Ses ultimes profondeurs ; et Dieu pour l’âme en retour est la voie de la liberté, vers ce fond de l’Être divin que rien ne peut toucher, sinon le fond de l’âme. Et si Dieu n’était à elle tout entier, il ne saurait lui suffire.
La vue dont l’âme est pourvue par nature est la charité/2. Cette vue a deux yeux, l’amour et la raison. La
/1 Cette belle définition comporte un jeu de mots entre sienleec [visible, transparent] et siele [âme].
/2 La vue naturelle de l’âme est la charité : le naturel chez nos auteurs n’est pas encore opposé à l’ordre de la grâce, comme il le sera dans une théologie plus récente.
raison voit Dieu seulement en ce qu’il n’est pas ; l’amour ne s’arrête à rien qu’à Dieu même. La raison a des voies certaines où cheminer, l’amour éprouve son impuissance, mais sa défaillance le fait avancer davantage que la raison. La raison procède vers ce que Dieu est, par ce que Dieu n’est pas ; l’amour rejette ce que Dieu n’est pas, et trouve sa béatitude là même où il défaille, en ce que Dieu est52. La raison est plus sobre que l’amour, mais c’est à celui-ci que sont données la suavité et la béatitude. L’une et l’autre au demeurant, l’amour et la raison, ne laissent pas de se prêter la plus grande assistance, car la raison instruit l’amour, et celui-ci illumine celle-là. Que la raison se laisse emporter par le désir de l’amour, et que l’amour se laisse contraindre par la raison en ses justes termes, ils seront capables ensemble d’une œuvre inouïe, mais c’est chose qui ne peut être enseignée, si elle n’est pas éprouvée. Car la sagesse ne se mêle pas de cette passion admirable, ni de scruter cet abîme caché à tout être, réservé à la seule fruition d’amour 3. Rien d’étranger et
/3 La phrase : « Car la sagesse ne se mêle pas.. » ne se trouve pas dans Guillaume de Saint-Thierry : c’est une addition de Hadewijch. L’insistance sur le caractère secret de la fruition d’amour, abîme inaccessible aux mesures et aux pensées des hommes, où l’âme reste cachée, introuvable, est caractéristique de la mystique béguinale, de celle de Ruusbroec et de Maître Eckhart. Cf. Ruusbroec, Les XII Béguines, R. G. IV, 68 ; W. VI, 78. — Id. Ornement des Noces, R. G. I. 249 ; W. III, 219. — Écrits eckhartiens Pf. Traité III, p. 398 ; Tr. XI, p. 508 ; Tr. XV, pp. 536 et 537. — Miroir des simples âmes, p. 19).
nulle âme étrangère n’a part à cette béatitude/4, mais celle-là seule qui est nourrie maternellement dans ce bonheur même, dans les délices du grand amour, brisée par la discipline de la miséricorde paternelle, attachée inséparablement à son Dieu et lisant dans sa Face les jugements qui la dirigent, en sorte qu’elle demeure dans Sa paix.
Lorsque cette âme retourne parmi les hommes et les choses humaines, elle y porte un visage si plein de joie et de douceur sous l’huile embaumée de la charité, qu’en tout ce qu’elle fait, sa bonté apparaît. Mais par la vérité et la justice des jugements qu’elle a lus dans la Face divine, elle semble étrange et terrible aux hommes impurs. Et lorsque ceux-ci voient que tout en elle est conforme à la vérité, ils voudraient fuir devant la puissance de l’amour, tant elle leur semble dangereuse et redoutable. — Quant à ceux qui sont prédestinés à cet état, à l’union, d’amour, sans en avoir atteint la plénitude, ils ont en main la puissance de l’éternité, mais elle n’est pas manifestée encore, ni à eux-mêmes ni aux autres.
Telle est de l’amour l’illumination secrète. Cette vue de l’âme l’éclaire constamment sur la véritable volonté divine ; car un être qui dans la Face de Dieu lit ses propres jugements, opère en toute chose selon les vraies lois de l’amour. Or c’est loi et coutume de l’amour que parfaite obéissance, et ceci est contraire bien souvent aux
/4 Cf. Prov. 14, 10 : In gaudio eius non miscebitur extraneus, cité par Guillaume de Saint-Thierry.
mœurs étrangères de ce monde profane. Qui de l’amour veut en vérité observer les préceptes, que son œuvre demeure séparée de celle de tout autre, selon la vérité du puissant amour. Il ne sera soumis à personne qu’à la seule charité, dont il est par amour prisonnier. Pour discours que tiennent les autres, il parle seulement selon la volonté de l’amour. Il demeure au service de l’amour et il accomplit ses œuvres, jour et nuit en toute liberté, sans rien épargner, sans crainte ni délai, selon les jugements qu’il a lus dans la Face de l’Amour. Ceux-ci restent cachés à ceux qui abandonnent les œuvres de l’amour par souci de choses et de personnes étrangères, craignant de n’avoir pas l’approbation de ces profanes, — qui trouvent leur volonté propre plus juste et meilleure que celle de l’amour. C’est qu’ils ne sont pas venus et ne demeurent pas devant cette Face très haute du puissant Amour, qui nous fait mener une vie libre au sein de toute peine.
Il vous faut connaître cette liberté, et ceux qui servent pour elle. Les gens parlent et s’affairent beaucoup contre les œuvres de l’amour, ils méprisent ses travaux pour une apparente liberté, et souvent dans ce qu’ils croient l’intention la plus sage. Ils émettent ainsi des ordres ou des interdictions, pour que soient abandonnés les commandements de l’amour. Mais l’âme noble, qui veut être fidèle à sa loi, selon ce que lui enseigne la raison illuminée, ne craint ni les conseils ni les ordres étrangers, quelque tourment qu’elle puisse en souffrir, par les calomnies, la honte, les plaintes ou les injures, par l’abandon et l’isolement, le refus de tout abri, la nudité et la privation de toute nécessité. Elle ne craint nulle de ces choses : pour être appelée bonne ou mauvaise, elle ne veut manquer un seul instant à l’obéissance de l’amour, quelle que soit la volonté de cet amour : elle s’applique à lui en toute chose selon la vérité, avec toute la puissance de l’amour même, — et parmi les peines, elle ne perd jamais la joie de son cœur.
Il vous faut donc, vivant sans partage, plonger en Dieu votre vue immobile, un doux regard simplifié par l’amour qui s’applique librement au seul Bien-Aimé ; il vous faut fixer Dieu passionnément et plus que passionnément, en sorte que vos regards simples demeurent suspendus et cloués à la Face de l’Aimé par les désirs brûlants et toujours renouvelés. Alors seulement vous pourrez vous reposer avec saint Jean, qui dormit sur la poitrine de Jésus. Ainsi doivent faire tous ceux qui servent dans la liberté de l’amour : ils reposent sur cette sage et douce poitrine, où ils voient et entendent les paroles secrètes que l’Esprit-Saint murmure et que la foule ne peut ouïr ni percevoir aucunement.
Fixez donc fermement le Bien-Aimé de vos désirs, car celui qui regarde ce qu’il désire est sans cesse enflammé de nouveau, et son cœur bientôt cède au poids délicieux de l’amour. Il est attiré à l’intérieur de l’Aimé par cette vie constante du regard, cette contemplation jamais interrompue ; et l’Amour se fait sentir à lui de façon si douce qu’il oublie tout ce qui est de la terre. Et pour chose que pourraient lui faire les étrangers, lui semble-t-il, il renoncerait plutôt cent fois à lui-même que de laisser un seul point des œuvres prescrites par le noble amour, dont il est le serviteur et dont le Christ est le fondement.
Le poème initial est très beau. Thèmes hadewigiens : Se laisser conquérir pour gagner (notion courtoise, y. Lettre XII, note 8). L’amour mène l’âme hors de tout sentier et au-delà des concepts. Il pénètre du regard son Objet divin (« voit au fond de l’Aimé ») et nous assure la liberté. — L’image du coursier qui emporte l’âme (style chevaleresque) se trouve ailleurs, notamment dans l’Imitation : satis suaviter equitat, quem gratia Dei portat.
Que Dieu soit avec vous et vous donne
vraie connaissance des mœurs de l’Amour !
Qu’il vous fasse éprouver ce que signifie
la parole de l’Epouse du Cantique :
« Je suis à mon Bien-Aimé et il est à moi ». /1
Qui céderait comme il sied à l’Amour,
ferait de l’Amour parfaite conquête.
J’espère que ceci vous adviendra,
et bien que le temps nous dure,
remercions de toute chose l’Amour !
Qui veut goûter cet Amour véritable,
dans la quête ou la découverte
ne doit suivre ni voie ni sentier.
Errant à la recherche de la victoire d’Amour,
par monts et par vaux, au-delà
des vaines consolations, des peines, des tourments,
hors des chemins de la pensée humaine,
le puissant cheval d’Amour l’emporte.
Car la raison ne peut comprendre
comment l’amour par l’Amour voit au fond de l’Aimé,
et comme il vit libre en toute chose.
Ah ! lorsque l’âme arrive
à cette liberté que donne l’Amour,
elle n’épargne ni vie ni mort,
elle veut l’Amour, elle ne veut rien de moins.
Mais je laisse ici la rime et la Raison.
/1 Cant. 2, 16.
On ne saurait en effet par raison ou raisonnement faire entendre les choses de l’amour, que je désire et que je veux pour vous. Que dirais-je de plus : il faudrait parler avec son âme ! La matière d’un tel discours est trop vaste, puisque c’est l’amour et qu’Amour est Dieu même. Le vrai amour n’a nulle matière : point de substance que la pure liberté de Dieu, donnant sans compter et toujours aussi riche53, agissant fièrement et croissant en toute noblesse.
Ah ! puissiez-vous croître selon cette dignité qui est vôtre et qui vous fut destinée avant le temps ! /2 Comment pouvez-vous supporter que Dieu jouisse de vous en son Essence et que vous ne jouissiez pas de lui ? Mais ce que j’en éprouve, je dois le taire : lisez ce que je vous écris et permettez-moi d’en rester là. Que Dieu me traite selon son bon plaisir ! Je dirai comme Jérémie : « Mon Dieu, vous m’avez trompé, et c’est volontiers que je me laisse jouer par vous ». /3
L’âme la plus intacte est la plus semblable à Dieu. /4 Gardez-vous intacte de tout homme, dans le ciel et sur la terre, jusqu’au jour où le Christ sera élevé au-dessus de celle-ci et vous emportera avec lui ainsi que toute créature. Selon certains, il faut entendre par là la croix sur laquelle il fut élevé. Mais lorsque le Christ et l’âme bienheureuse sont unis, c’est alors que l’un et l’autre sont exaltés en toute perfection et beauté. Quand l’âme n’a plus rien que Dieu, quand elle n’a plus de vouloir que Sa volonté simple, qu’elle est anéantie et veut tout ce que Dieu veut avec Sa volonté, quand elle est engloutie et réduite à rien — alors il est élevé de terre et attire tout à lui : l’âme devient avec lui totalement cela même qu’Il est/5.
Les âmes englouties et perdues en Dieu de la sorte reçoivent dans l’amour la moitié de leur être comme la lune reçoit la lumière du soleil. La connaissance unifiante qu’elles reçoivent de cette lumière nouvelle, d’où elles procèdent et où elles demeurent — cette lumière simple absorbe l’autre et les deux moitiés de l’âme se rejoignent : ainsi l’heure s’accomplit54. Si vous aviez obéi à cette lumière dans l’élection de votre bien-aimé, vous seriez libre, car ces âmes sont réunies et vêtues de la lumière même dont Dieu se vêt.
Comment s’unissent les deux moitiés de l’âme : il y aurait beaucoup à dire sur ce point. Mais je ne veux pas en parler davantage, car je suis trop malheureuse en amour, et je crains par ailleurs que les étrangers ne sèment des orties dans la roseraie.
Il nous faut donc en rester là : que Dieu soit avec vous !
/2 Mot-à-mot : « cette dignité qui est vôtre et à laquelle Dieu vous a appelée sans commencement ». La phrase suivante confirme qu’il s’agit ici, comme ailleurs chez Hadewijch, de notre existence en Dieu, de notre noblesse, de notre vocation éternelle.
/3 Cf. Jer. 20, 7. Mais le verset du prophète est assez différent de ce que lui fait dire Hadewijch.
/4 La ressemblance avec Dieu est assurée à l’âme qui reste intacte : thème des béguines et de Maître Eckhart. Cette notion d’une virginité essentielle, à garder ou à retrouver, se rattache à l’exemplarisme.
/5 L’âme engloutie et anéantie est divinisée (« elle devient avec Lui totalement cela même qu’Il est ») : soulignons de nouveau ces expressions caractéristiques de la mystique hadewigienne, et plus encore des contemplatifs qui hériteront de sa flamme au siècle suivant. — L’image astronomique de la fin est d’une curieuse précision : la lumière de la lune, empruntée au soleil, se fond dans celle du soleil même lorsque celui-ci se lève. Notre être en Dieu est la meilleure part de nous-mêmes, notre vrai être, en qui nous sommes appelés à nous perdre — à nous retrouver.
Ce petit traité n’a rien d’une lettre missive : c’est une parabole spirituelle, brodée sur un canevas physique : la succession des heures. On peut la rapprocher de l’interprétation des signes du zodiaque, développée par Ruusbroec dans l’Ornement des Noces, et que le Bon Cuisinier avait imitée. — Les caractères attribués aux douze heures ne forment pas une suite logique, mais chaque description d’état intérieur a sa beauté. Bien claire est cependant l’attribution à la douzième et dernière heure de la « chute » de l’amour en lui-même, où il n’œuvre plus que lui-même et « se suffit dans sa pure essence ». L’amour de l’âme, au plus haut degré de dépouillement et d’intensité, rejoint ainsi « la suprême nature de l’Amour », c’est-à-dire la Déité sous l’aspect simple et un (V. Introduction, p. 26). — Cette description d’une suite de « demeures » a divers parallèles dans la littérature mystique : le R. P. Van Mierlo la compare au traité de Béatrice, que nous avons traduit ci-après. Mais ce dernier, pour être imparfaitement systématique, offre néanmoins une succession moins arbitraire des états ou étapes de la vie spirituelle.
La nature d’où procède le véritable Amour a douze heures à travers lesquelles nous le voyons sortir, puis retourner à lui-même. Et lorsque l’Amour revient ainsi, il réintègre en soi ce qu’il a rapporté de ce périple : l’esprit chercheur, le cœur assoiffé, l’âme aimante. L’Amour les jette dans l’abîme de sa puissante nature/1, d’où il est né et dont il se nourrit. C’est ainsi que les heures innommées reviennent à la nature inconnue. L’Amour est revenu à lui-même et jouit de sa nature au-dessus de lui-même, au-dessous de lui-même et autour de lui-même. Et tous ceux alors qui n’ont pas atteint cette expérience, ont pitié des âmes tombées dans l’abîme (de l’Amour), qui doivent œuvrer, vivre et mourir selon l’ordre de l’Amour et de sa nature terrible.
La première heure innommée, parmi les douze qui entraînent l’âme dans la nature de l’Amour, est celle de sa manifestation : l’Amour se révèle et nous touche à l’improviste, sans qu’on l’ait demandé — alors même qu’on est le plus loin de soupçonner sa noblesse, et comme sa nature en elle-même est puissante. C’est pourquoi une telle heure à bon droit s’appelle « innommée »./2
/1 La nature de l’Amour (l’Essence divine) conçue comme un abîme où tout est jeté : consonance, plusieurs fois signalée déjà, avec Ruusbroec (y. aussi les premières lignes de l’avant dernier paragraphe, p. 163).
/2 L’épithète que Hadewijch donne à ces heures de la journée de l’esprit — Heures « innommées » — est justifiée de façon explicite dans le texte quant à la première, la quatrième et la cinquième. Mais à y regarder de prés, les autres descriptions illustrent aussi, chacune à sa façon, le caractère transcendant de l’expérience intérieure, que le langage et le concept n’atteignent pas. Néanmoins l’adjectif appliqué aux heures cst à première vue étonnant : il s’éclaire si on admet qu’employé d’abord en d’autres descriptions d’états spirituels, où il sonnait plus naturellement, il est devenu dans le milieu où vécut Hadewijch un de ces termes conventionnels, dont elle use volontiers en raison de leur puissance évocatrice. Dans le recueil de textes eckhartiens de Pfeiffer, le sermon 38 (qui n’est pas considéré comme authentique), présente un passage, où le terme est employé dans le même sens, mais expliqué par une référence scripturaire : « Jacob repose en un lieu innommé (Gen. 28, 11). Ce lieu est nommé par cela même qu’il n’a point de nom. Lorsque l’âme arrive au lieu innommé, elle prend son repos, là où tous les êtres ont été (de toute éternité) Dieu en Dieu. Le lieu de l’âme, qui est Dieu même, est innommé.. » (Pf. 130). Ce texte allemand, plus récent que ceux de notre auteur, appartient évidemment au même climat spéculatif.
La deuxième heure innommée est celle où l’Amour fait goûter la mort violente à notre cœur — le fait mourir sans expirer, malgré que l’âme ait connu l’amour peu de temps jusque là et soit à peine passée de la première à la deuxième heure.
Dans la troisième heure innommée, l’Amour apprend à l’âme comment on peut vivre et mourir avec lui, et lui fait comprendre qu’on ne saurait aimer sans beaucoup souffrir.
Dans la quatrième heure innommée, l’Amour fait goûter à l’âme ses jugements secrets, plus profonds et plus ténébreux que l’abîme/3. Il lui fait comprendre comme on est malheureux sans amour. Et pourtant l’âme ne connaît pas encore l’essence de l’Amour. Cette heure est bien dite innommée, où l’on apprend les jugements de l’Amour sans le connaître encore.
La cinquième heure innommée est celle où l’Amour enlève à eux-mêmes l’âme et le cœur. L’âme sort de soi, elle se quitte et quitte l’Amour, pour entrer dans l’essence de l’Amour. Elle perd alors son étonnement/4, sa crainte devant l’obscurité des jugements divins, elle oublie les peines de l’amour. À ce stade, elle ne connaît plus rien de l’Amour, sinon l’acte d’aimer. Ce semble un abaissement et ne l’est point. Mais cette heure de nouveau est bien dite innommée : alors qu’on est le plus près de la connaissance, on connaît moins que jamais.
La sixième heure innommée se trouve en ceci, que l’amour méprise la raison, tout ce qui est en elle et tout ce qui s’y rattache. Car ce qui appartient à la raison (commune) est opposé à la nature de l’amour, elle ne peut rien lui donner et rien lui prendre. La noble raison de l’amour est un flot montant sans trêve et sans relâche/5. La septième heure innommée, c’est que nulle chose ne puisse demeurer dans l’amour et que rien ne puisse le toucher, sinon le désir. Cette touche est le secret de l’amour, elle naît de l’amour même. Car l’amour est
/3 Les jugements de l’amour sont secrets, interdits aux regards humains : thème récurrent.
/4 Ce stade de la vie contemplative où cesse l’étonnement, est signalé plusieurs fois par Ruusbroec : Royaume des Amants, R. G. I, 9 ; W. II, 72. — Ornement des Noces, R. G. I. 248 ; W. III, 218.
/5 Distinction des deux raisons : l’une que l’amour méprise, l’autre qui lui appartient de façon essentielle et inséparable.
toujours désir et se dévore lui-même, sans cesser pourtant d’être en lui-même parfait. L’amour peut demeurer en toute chose. Il peut demeurer dans le soin charitable du prochain, mais ce soin ne peut demeurer dans l’amour. Dans l’amour rien ne peut demeurer, ni compassion, ni bonté, ni humilité, ni raison ni crainte, ni discrétion ni mesure, ni aucune autre chose. L’amour habite en toutes ces vertus ou activités, il les alimente, mais ne reçoit lui-même aucun aliment que de sa propre essence/6.
Dans la huitième heure innommée, la nature de l’Amour se fait connaître en son visage/7, comme la suprême merveille. Mais alors qu’en d’autres êtres le visage est ce qui se révèle le mieux, il est dans l’Amour
/6 L’amour est dans les vertus, les actions, les œuvres ; rien de tout cela n’est dans l’amour : l’âme ne fait rien qu’aimer. V. ci-dessous, Lettre XVIII, note initiale.
/7 Les VIIIe et IXe Heures insistent sur le visage (aanschijn) de l’Amour ; en néerlandais comme en français, le mot désigne étymologiquement l’objet de la vision. Cf. Lettre VI, note 7, et Lettre XXI1, note 13. — C’est l’un des mots de Hadewijch qui ont été repris par Ruusbroec, celui-ci leur donnant un sens plus précis et leur assignant une place déterminée dans sa conception systématique de l’ascension intérieure.
Dans le Livre des XlI Béguines, chap. 11 (deuxième mode de la vraie contemplation), l’esprit, arrivé à la nudité, voit « la Face de Dieu, c’est-à-dire la substance et nature de Dieu, d’un simple regard, au-dessus de la raison et sans considération » (R. G. III, 19 ; W. VI, 307). Le chapitre 12 du même ouvrage présente de nouveau ce thème — parmi d’autres réminiscences bade-wigiennes. Le R. P. Ampe S. J., dans son étude sur la conception trinitaire de Ruusbroec (De grondlijnen van Ruusbroec's Drieëen-heidsleer, 1950, p. 38) donne un tableau où il situe exactement la notion ruusbroeckienne d’aanschijn. Cf. aussi HA, pp. 68, 78 et 103.
au plus haut point secret, car il n’est autre chose que l’Amour en lui-même. Ses autres parties, ses œuvres sont plus faciles à connaître ou à concevoir.
La neuvième heure innommée est celle où l’Amour se manifeste en sa pire violence, dans l’assaut le plus dur et l’invasion la plus profonde, tandis que son visage atteint la plus grande douceur, la suavité et l’amabilité suprêmes : il s’offre sous son aspect le plus charmant. Et plus il blesse profondément celui qu’il assaille, plus doucement il ravit et absorbe en lui-même, par la noblesse de son visage, celui qu’il aime.
La dixième heure innommée consiste en ceci, que l’amour ne rend de comptes à personne, tandis que tous les êtres lui doivent raison. L’amour enlève à Dieu la puissance de juger ceux qu’il aime. L’amour ne cède ni aux saints, ni aux hommes, ni aux anges, ni au ciel, ni à la terre ; il vainc la Déité dans sa nature propre. Il clame en tous les cœurs d’amants, à voix haute, sans apaisement et sans trêve : « Aimez l’Amour ! » Cette voix est si puissante, si terriblement inouïe, qu’elle passe le bruit du tonnerre. Et cette parole est le lien par quoi l’amour tient ses prisonniers, c’est l’épée par quoi il blesse ceux qu’il touche, c’est la verge dont il châtie ses enfants, c’est la doctrine dont il instruit ses disciples/8.
La onzième heure innommée, c’est que l’Amour possède avec violence celui qu’il aime en sorte que notre esprit ne peut s’écarter de l’Amour un seul instant, notre cœur ne peut désirer, notre âme ne peut aimer nulle chose hors de lui. L’Amour rend la pensée de l’homme si simple, qu’il ne peut songer ni aux saints, ni aux hommes, ni au ciel, ni à la terre, ni aux anges, ni à lui-même, ni à Dieu, mais au seul Amour qui le possède, toujours présent, toujours nouveau.
Enfin la douzième heure est pareille à la suprême nature de l’Amour : là où l’Amour jaillissant de lui-même et œuvrant en lui-même s’abîme de telle sorte en lui-même qu’il se suffit en sa pure essence. Il se suffit en vérité, et si personne n’aimait l’Amour, son Nom resterait purement aimable en sa noble nature/9. Ce Nom est son être intérieur et son opération extérieure, sa couronne au-dessus de lui et son fondement au-dessous de lui.
Telles sont les douze heures innommées de l’Amour — innommées, car en aucune d’elles l’amour de l’Amour ne peut être compris, sinon des âmes dont j’ai parlé, qui ont été jetées dans l’abîme de la haute essence de l’Amour ou qui lui appartiennent. Et leur foi y pénètre plus avant que leur intelligence.
/8 Ruusbroec a développé le thème de cette dixième Heure dans son livre des Sept degrés de l’Échelle d’Amour, chap. 14. (V. Annexe A, cit. 1). Plus important et plus frappant est l’emprunt que nous avons signalé dans HA, pp. 55-56, fait par le maître de Groenendael à la onzième Heure, dans ses XII Béguines : il y a reproduit, sans le signaler au lecteur, le passage le plus hardi de cette Lettre XX.
/9 Le Nom de Dieu désigne chez notre auteur l’action de Dieu, qui répand sa gloire et la révèle à nous. Cf. Lettre XXII, note 12.
Lettre adressée à une personne bien-aimée (« cher cœur »). Les deux premiers paragraphes décrivent avec une force singulière l’urgence de servir le prochain, telle que l’amour divin l’intime à l’âme fervente. Les paragraphes suivants sont une nouvelle confirmation de la doctrine des Lettres XVII et XVIII : l’application aux œuvres extérieures est nécessaire jusqu’à l’heure où l’Amour invite l’âme à lui faire face directement : alors tout souci de l’action doit être « banni au-dehors et oublié au-dedans ». Les deux dernières lignes décrivent un baiser spirituel : « que le regard demeure plongé (dans son Objet), que les flots de l’amour mutuel s’écoulent suavement l’un dans l’autre et se mêlent (à jamais) ».
Que Dieu soit votre amour, mon cher cœur ! Gardez-lui votre zèle et que rien ne vous attriste de ce qui peut vous advenir, car le temps est court et nous avons beaucoup â faire ici-bas, et la récompense est grande. Je ne me suis guère plainte, je ne veux pas non plus que vous faiblissiez ni que vous vous plaigniez : livrez-vous à notre Amour, et laissez-le jouir de lui-même/1. Soyez prudente : efforcez-vous de comprendre quelles sont les vertus avec lesquelles on poursuit le véritable amour ; soyez compatissante aussi et n’abandonnez personne dans le besoin. Les hommes craignent en ceci de compromettre leurs biens et leur tranquillité, ce qu’ils ont et ce qu’ils espèrent gagner ; ils préfèrent leur paix à celle des autres. Mais pour vous, demeurez nue devant Dieu et dépouillée de tout repos qui n’est point le sien/2 : que nulle chose vraiment ne vous satisfasse sinon lui-même. Et tant que ceci n’est pas atteint, vous devez le désirer comme femme arrêtée en travail.
Il en est ainsi de ceux qui aiment : ils ne peuvent jouir de l’amour ni s’en passer, c’est pourquoi ils se consument et dépérissent. Avant qu’on ne possède le Bien-Aimé, il faut faire sa cour pour l’obtenir, agissant de façon toujours belle et généreuse, en toute affaire, avec toute personne connue ou inconnue, selon la dignité du Bien-Aimé, pour la bonne et haute renommée qu’on aura près de lui. Car il entend courtoisie : lors donc qu’il voit les grandes peines et le dur exil que sa Bien-Aimée a souffert pour lui, et ses nobles dépenses, il ne peut laisser d’y répondre par l’amour et le don sans réserve de lui-même.
Voilà comment on travaille à gagner le Bien-Aimé : c’est au service de toutes les vertus qu’on s’applique alors. Mais lorsque nous avons affaire au Bien-Aimé lui-même, il faut laisser toutes choses pour lesquelles nous servions naguère, les bannir au-dehors et les oublier au-dedans.
Quand on sert pour gagner l’Amour, on s’occupe à ce service ; quand on aime l’Amour avec l’Amour, on exclut tout le reste pour vaquer à la jouissance avec tout son cœur et tout son être, pour saisir le fruit unique que l’âme bien-aimée obtient du seul Amour. Que toutes nos puissances, que toutes nos fibres s’y consacrent alors, que notre regard y demeure plongé, que les flots de l’amour mutuel s’écoulent suavement l’un dans l’autre et se mêlent à jamais ! C’est ainsi que l’amour doit vivre dans l’Amour !
/1 De nouveau, ce conseil qui définit l’attitude contemplative : ne pas se plaindre, se livrer à l’Amour et le laisser jouir de lui-même.
/2 « Nue devant Dieu et dépouillée de tout repos qui n’est point le sien » : le mot nu (bloet), qui prendra un sens plus précis chez les auteurs plus récents de la même école, se rencontre donc chez Hadewijch pour désigner la disposition de l’âme prête à recevoir la grâce.
Ce traité, d’une lecture peut-être moins facile, est cependant digne d’attention et d’étude. C’est proprement le commentaire d’une hymne au Père, qui peut être d’Hildebert de Lavardin (+ 1134) ou d’Abélard (D 1142) : Cf. P. L. 171, 1411 et P. L. 178, 1816. Mais le thème des « dimensions » paradoxales de Dieu avait été traité antérieurement en prose dans les mêmes termes, notamment par Isidore de Séville (P. L. 83, 541).
Hadewijch s’étend sur cette pensée dans un langage d’allure philosophique, mais où la précision scolastique fait défaut. Le thème lui sert de canevas pour des descriptions d’états spirituels, qui ne sont pas classés dans un ordre hiérarchique, malgré que certaines expressions puissent le faire penser. (Cf. Lettre XX, note initiale). Le lecteur peut trouver qu’on le mène par les voies sinueuses d’un symbolisme arbitraire, mais s’il fait crédit à l’auteur, il reconnaîtra dans ces pages l’expression d’un émerveillement de l’âme, certainement vécu, sincère et profond. — Ruusbroec s’est souvenu de cette lettre, dont il reprend les termes — ceux de l’hymne — dans les XII Béguines, R. G. rH, pp. 219-220 ; W. VI, 255-256. (Cf. aussi Ibid. R. G. III, 97-98 ; W. VI, 113-114).
Celui qui veut comprendre Dieu, savoir ce qu’Il est en son Nom, en son Essence, doit être tout à Dieu, si totalement en vérité qu’il soit privé de soi. Car la charité ne requiert pas ce qui est sien/1, et l’amour ne veut rien d’étranger à lui-même. Qu’il se perde donc, celui qui veut trouver Dieu et connaître ce qu’Il est en soi.
Qui sait peu de choses a peu de choses à dire, remarque saint Augustin. Tel est mon cas, Dieu le sait. Je crois pourtant et j’espère beaucoup en Dieu, mais la connaissance que j’en ai est très faible : à peine je devine un peu du Divin, car les concepts humains ne le signifient pas. Pourtant celui qui dans l’âme serait touché par Dieu pourrait en signifier quelque chose à ceux qui l’écouteraient aussi avec leur âme/2.
La raison illuminée intime quelque notion de Dieu aux sens intérieurs, leur apprenant qu’il est admirable et par là même redoutable, terriblement suave en son Essence, qu’il est tout à tout être et tout en chacun. Il est au-dessus de toute chose et n’est pas élevé ; il est au-dessous d’elles
/1 I. Cor. 13, 5 : Caritas non quaerit quæ sua sont. Hadewijch ajoute une antithèse à l’assertion de saint Paul : la charité ne réclame pas ce qui est à elle — l’amour ne veut que lui-même ; mais les deux affirmations, en apparence opposées, expriment le même désintéressement. — Charité chez Hadewijch, qui emploie le terme latin, désigne généralement le dévouement au prochain, tandis que l’amour (Minne) est la passion spirituelle tournée vers Dieu même.
/2 On rapprochera « écouter avec son âme » (p. 168), — parler avec son âme et à l’âme elle-même (p. 172, — et l’expression analogue p. 154).
et n’est pas abaissé ; il est en elles et n’est pas circonscrit ; il est hors d’elles et cependant compris.
Il est au-dessus de toute chose et n’est pas élevé, c’est-à-dire qu’il exalte et ne cessera d’exalter sa Nature sans mesure. Étant cela même qu’il exalte, il est sublime sans être élevé.
Et comme l’éternité de son Être s’exerce sans début ni fin dans la jouissance de l’amour possessif, la profondeur sans commencement fait que la hauteur sans terme de la même Essence n’élève pas celle-ci. Sa nature, terriblement douce, la satisfait pleinement : la sublimité divine s’abîme dans le fond divin, et Dieu n’est pas élevé.
En outre, il invite constamment l’homme à l’unité dans la fruition de Lui-même. Et tous sont mus par la force de l’intimation terrible ; en certains, l’esprit s’épouvante de la juste sommation, en sorte qu’ils s’égarent ; mais d’autres, les âmes fières, sont éveillées par elle, et les voici debout, avec une volonté nouvelle et enflammée : elles s’élèvent alors vers sa sublimité non élevée, qui nous échappe et nous dépasse à jamais dans la hauteur de la hauteur.
Nous prions que son règne arrive, nous sommons à notre tour l’Unité en trois Personnes : nous exigeons sa vertu et sa riche Essence dans la confiance envers le Père. Nous exigeons sa dilection et sa doctrine de sagesse, nous voulons aimer fraternellement le Père avec le Fils, être avec lui ce Fils même qu’Il est dans l’Amour et le droit d’hériter. Nous l’exigeons (en tant qu’Esprit) dans sa bonté, dans sa gloire, dans sa fruition et son mystère admirable. C’est ainsi que nous adhérons à Lui par un ciment très fort, faisant un seul esprit avec Lui, parce que nous sommons le Père avec le Fils et l’Esprit-Saint — oui, les trois Personnes avec tout ce qu’elles sont.
En tout ceci, Dieu demeure non-élevé, car en exigeant pour nous son règne, nous ne saurions l’exalter ; rien ne le meut que lui-même, et c’est ainsi qu’il meut toutes les créatures. Dieu est au-dessus de tout, mais égal en tout ; il est suprême et n’est pas élevé.
L’homme qui a dépouillé l’humanité terrestre, Dieu l’exalte avec Lui-même et l’attire en Soi : Il a fruition de cette âme dans la non-élévation. Ah Dieu ! quelle merveille survient alors, lorsque si grande dissemblance atteint l’égalité, atteint l’unité sans élévation. Hélas ! je n’en puis écrire davantage : c’est sur le plus haut secret que je dois garder le plus profond silence ; ma misère en est la cause, et personne d’ailleurs ne peut se reprocher d’ignorer ce qu’est Dieu. Mais les gens croient que le mystère est facile, et s’ils ne comprennent pas, ils doutent aussitôt. Tel est mon tourment, que je n’ose dire aux hommes ni écrire ce qui en vaut la peine, ni parole aucune selon le fond de mon âme/3.
Le second point, que Dieu est sous toute chose et que rien ne l’abaisse, signifie que le fond de sa nature éternelle soutient tous les êtres et les nourrit et les enrichit de
/3 Fond de l’âme : cf. plus bas, note 12.
la richesse divine. Mais comme le fond divin le plus profond et la hauteur divine la plus sublime sont au même niveau, Dieu est au-dessous de toute chose sans que nulle soit au-dessus de lui.
Toutes les âmes aussi l’aiment selon sa hauteur suprême, qui est l’amour, et n’aiment en lui rien de moins ; elles L’aiment ainsi sans commencement dans sa nature éternelle, où il satisfera éternellement toutes celles qui doivent devenir Dieu avec Dieu en sorte qu’elles seront avec lui sous toutes choses, les soutenant et les nourrissant. Rien ne l’abaisse, car ces âmes l’exaltent en tout temps et à toute heure avec de nouveaux désirs d’amour attirant et enflammé. Mais ici de nouveau, je n’ose en dire davantage, car nul ne sait comment Dieu est tout en tous.
Le troisième point, que Dieu est en toute chose et n’est pas inclus, il faut l’entendre dans la fruition éternelle de lui-même, dans la puissance ténébreuse du Père, dans la merveille de son amour de soi, dans le flot clair et jaillissant du Saint-Esprit. Dieu est aussi la tempête unitive (intratrinitaire) 5) qui condamne ou bénit chaque chose selon qu’il lui sied. Il est fruitivement dans cette profondeur, selon la gloire de l’Etre qu’il est en lui-même.
/4 Etre Dieu avec Dieu : cf Lettre VI, note 10.
/5 Dans ce passage, le Fond de Dieu, obscur, est opposé au jaillissement clair des Personnes (manifestation). La « tempête unitive » est le retour où les Personnes, selon nos auteurs (Hadewijch et Ruusbroec) « s’abîment » dans l’Unité.
Et tous ceux qui ont été et seront, ou même qui peuvent être, il jouit en eux de sa merveille aux richesses infinies en toute plénitude de gloire/6. Ah ! cette réalité intérieure ne peut être mise en paroles : les voies des étrangers n’y pénètrent point.
Et pour être en toute chose, il n’est pas inclus cependant, car Dieu exprime son Unité en trois Personnes et les incline vers nous sur quatre voies.
Il prodigue le temps éternel ? qu’il est en lui-même, dans l’amour que nul esprit ne peut atteindre ni comprendre s’il n’est un esprit avec lui : Il le prodigue si totalement qu’il spire les âmes avec son Esprit, il leur donne tout ce qu’il a, il (leur) est tout ce qu’il est. Celui que Dieu conduit dans cette voie, nul ne peut le suivre, ni par force, ni par habileté, sinon ceux que son sublime Esprit y spire en union avec lui. Ceux-là sont avec lui en dehors de toutes les voies communes. Telle est la première des quatre voies et la plus haute, dont on ne peut rien dire : il faudrait en parler avec l’âme, en parler à l’âme, l’une et l’autre inspirées. Cette voie passe là où Dieu dépasse les chemins de l’être.
Les trois autres voies par lesquelles il s’est penché
/6 « Dieu jouit en lui-même des êtres qui sont, ou qui seront ou peuvent être » : nouvelle allusion à la préexistence des créatures en Dieu.
/7 « Prodiguer le temps éternel », et plus loin : « incliner l’éternité », expressions originales pour marquer l’élan vers nous de l’Esprit-Saint, et la condescendance de l’amour du Christ.
vers nous sont les suivantes : la première, qu’il nous a communiqué sa nature, la seconde, qu’il a livré sa substance (la Personne du Fils) à la mort/8, la troisième, qu’il a incliné l’éternité.
Il nous a donné sa nature dans l’âme, avec trois puissances pour aimer les trois Personnes : le Père avec la raison illuminée, le Fils ou divine Sagesse avec la mémoire, et l’Esprit-Saint avec la haute volonté enflammée/9. Tel
/8 « Il a livré sa substance à la mort » : le néerlandais porte simplement : « Il a abattu sa substance » (comme on abat un arbre) ; la voie correspondante, comme il est expliqué dans la suite, est un anéantissement terrible pour l’âme, à l’imitation du seipsum exinanivit.
/9 Ces lignes sur la relation des trois puissances de l’âme avec la Trinité divine demandent quelque attention. Depuis saint Augustin (De Trin. lib. X, cap. 1 et 2), le parallélisme était classique entre mémoire-intelligence-volonté et Père-Fils-Esprit. Après lui, parmi les auteurs que Hadewijch a dû connaître, saint Bernard et Guillaume de Saint-Thierry ont adopté le thème. Un passage en particulier de ce dernier annonce directement Hadewijch (De natura et dignitate amoris PL 184, 382). C’est Guillaume, semble-t-il, qui a donné un caractère dynamique au parallèle augustinien : le ternaire de l’âme est, en germe, une participation à la vie trinitaire (P. DECHANET, Aux sources de Guillaume de Saint-Thierry, Bruges 1940, pp. 14-15). On trouve la même conception chez Ruusbroec et chez Maître Eckhart (Cf. Annexe A, cit. 16, p. 274 et note 5).
Chez Hadewijch, elle n’est pas exposée théoriquement, mais supposée dans ce passage de la Lettre XXII. Nous devons aimer le Père avec la raison illuminée, c’est-à-dire avec la faculté en nous qui correspond au Fils ; aimer le Fils avec la mémoire, qui correspond au Père : les deux premières Personnes de la Trinité sont conçues comme se faisant face ; la troisième est l’ardeur d’amour qui jaillit entre elles, nous y adhérons simplement par la volonté enflammée. Par contre dans la Lettre XXX (p. 221, note 1), les vertus des facultés sont rapportées directement aux Personnes dont elles sont respectivement l’image : par les œuvres de la raison, on vit (selon) le Fils ; par le zèle charitable, (selon) l’Esprit ; et par la fidélité à l’union toujours plus intime, on se rapporte au Père.
— Ce développement, dans la Lettre XXX, est précédé par un paragraphe qui indique un dépassement vers l’Unité, lequel domine et oriente dès ici-bas la participation à la vie trinitaire (« Il faut vivre pour l’Amour selon la Trinité ici-bas, et selon l’Unité là-haut », p. 221) ; il se termine aussi (p. 223) par un rappel de la dette à payer, non seulement par l’Unité, mais à l’Unité, cette satisfaction de la dette étant l’union essentielle, au-dessus des dons. — Tout cela se retrouve chez Ruusbroec, notamment dans le Miroir du Salut éternel (R. G. III, 167 ; W. I, 88) et dans les Sept Clôtures, chap. 19 (R. G. III, 114-115 ; W. I, 191). Ruusbroec, en ce dernier lieu, décrit les trois modes de la grâce attribuables aux trois Personnes. Le troisième mode, rapporté au Père, dépouille la mémoire et lui confère union stable avec l’origine, i.e. avec le Père lui-même. On trouvera à l’Annexe A d’autres rapprochements, qui font apparaître la constance et la cohérence, chez nos auteurs, de ces conceptions.
/10 On a, de Dieu, autant qu’on en prend. Cf. Lettre XXIV, p. 191, note 3.
est le don que sa Nature a fait à la nôtre pour que nous puissions L’aimer.
Il a livré sa substance à la mort, c’est-à-dire son Corps très saint, livré aux mains de ses ennemis pour l’amour de ses amis, et il s’est donné lui-même en nourriture et en breuvage, autant qu’on le veut recevoir et comme on le veut/10. Mais ce que l’on en prend de fait est moins qu’un atome par rapport au monde entier ; ce qu’on a de Dieu est infime, en comparaison de ce que l’on pourrait avoir si on se fiait à lui et qu’on le voulait en vérité. Hélas, que d’hommes demeurent ainsi affamés, combien peu d’âmes, parmi celles qui ont droit à ces trésors, prennent la nourriture et le breuvage divins !
Il a incliné l’éternité, c’est-à-dire qu’il se montre patient à l’extrême pour attendre la conversion de notre vie, le changement de notre vouloir. Nous voyons sa bouche penchée vers nous pour le baiser à qui veut le recevoir, et ses bras étendus pour accueillir celui qui veut courir à son embrassement. En bref, Dieu s’est incliné vers nous dans la durée en tout ce que nous pouvons et voulons recevoir de lui, en tout ce qu’on peut connaître, selon la mesure et le mode même de nos désirs, afin d’être avec nous dans la fruition et dans l’amour.
Ceux qui suivent la première voie, selon laquelle il nous a donné sa nature, vivent ici-bas comme dans le ciel : ils s’appliquent à l’amour sans peine, avec dévotion, jouissance et délices, car ils peuvent avoir celles-ci sans beaucoup d’effort.
Les autres, qui suivent la voie selon laquelle il a livré sa substance, vivent au contraire en enfer, et ceci vient de la redoutable sommation divine. Ce qu’ils ressentent est terrible : leur esprit conçoit la grandeur de cet abaissement (avec le Fils), mais la raison ne peut la comprendre. C’est pourquoi ils se condamnent eux-mêmes à toute heure ; tout ce qu’ils disent, tout ce qu’ils font leur semble insuffisant et leur esprit ne croit pas qu’il puisse atteindre la grandeur admirée. Ainsi leur cœur demeure privé d’espérance et cette voie les conduit en Dieu très avant : c’est le grand désespoir qui les mène au-delà de tous les remparts et de tous les passages gardés, dans la ferme vérité.
Enfin ceux qui suivent la troisième voie, celle où s’incline l’éternité, vivent comme en purgatoire/11. Ils brûlent incessamment de désirs intérieurs, parce que tout (l’Être divin) est incliné vers eux : la bouche est ouverte, les bras sont étendus et le riche cœur est prêt. L’expansion terrible rend le fond de leur âme si profond et si vaste que rien ne peut la combler/12. Et Dieu, en s’ouvrant ainsi pour eux sans mesure, les sommes à toute heure de dépasser leurs facultés. Car de son bras droit, il embrasse tous ses amis, ceux du ciel et de la terre, dans une richesse débordante. Du gauche il embrasse tous les étrangers, qui doivent venir à lui à cause de ses amis, avec leur foi pauvre et nue, afin que s’accomplisse à jamais la pleine et unitive béatitude qui ne leur a jamais (de sa part) manqué 13. À cause de sa bonté et de ses bien-aimés, il
/11 Hadewijch mêle plusieurs séries d’images. Le Ciel, l’Enfer et le Purgatoire sont pris ici comme un nouveau schéma, sur lequel elle brode la description de ses expériences intérieures.
/12 On a déjà rencontré plus haut dans cette lettre l’expression fond de l’âme. Le terme, connotant ici notre désir et capacité infinie de Dieu, n’a pas le sens technique qu’il prendra chez Hadewijch II, chez Eckhart et Ruusbroec : racine des facultés, nue et ineffablement apparentée à l’Essence divine ; mais la première intuition prépare la seconde. Elle est encore précisée, comme nous l’avons signalé, dans la Lettre XVIII, p. 147 et note initiale.
/13 Cet immense accueil de la miséricorde de Jésus crucifié complète la vision, en apparence étroite, de la Liste des Parfaits (Cf. HA, p. 40).
donne sa gloire aussi aux étrangers et les rend tous amis de la divine Maison.
Ah ! sa douce sommation et son cœur ouvert les fait sommer Dieu à leur tour, qu’il leur accorde fruition. Les riches merveilles qui s’écoulent pour eux de son cœur inépuisable, leur inspirent des désirs au-dessus de toute raison et les fait brûler d’un feu inextinguible. Ceci est bien le purgatoire. S’ils brûlent en effet de ne pas brûler assez — l’amour parfait est un brasier — ils brûlent néanmoins pour le satisfaire et la vérité de son cœur ouvert, aux richesses infinies, assure leur esprit qu’ils le posséderont totalement. Avec cette confiance ils traversent au vol toutes les hauteurs de l’amour. Ils mangent et ne sont pas rassasiés.
Puisque Dieu nous a donné ces voies, afin que nous l’aimions de toute notre âme selon qu’Il est en lui-même, il est en soi et n’est pas enfermé : nous pouvons, selon ces chemins, pénétrer son secret le plus intime.
Il est une cinquième voie où cheminent les hommes ordinaires avec leur simple foi, qui marchent vers Dieu en le servant extérieurement en toutes leurs œuvres.
Ceux qui suivent l’éternité, la première voie, c’est-à-dire Dieu lui-même dans sa vertu insondable et son amour incompréhensible pénètrent en lui de profondeur en profondeur. Ils marchent hors de tous les sentiers accessibles à la pensée.
Ceux qui vont à Dieu par la voie du ciel, mangent et sont rassasiés. Comme il donne sa nature, ainsi la prennent-ils librement. Ils habitent dès ici-bas dans la terre de la paix.
Ceux qui vont à Dieu par la voie de l’enfer, mangent sans être rassasiés. Car ils ne peuvent croire, ils ne peuvent espérer satisfaire l’Amour, selon la Personne incarnée. Ils habitent dans la terre de la dette : la raison pénètre toutes leurs artères et leur ordonne d’exalter en eux-mêmes cet abaissement divin avec celui de tous les bien-aimés. Ils ne peuvent croire ce qu’ils ressentent, tant Dieu les anime intérieurement d’une ire sans espoir.
Ceux qui vont aux profondeurs divines par la voie du purgatoire, habitent la terre de la sainte colère. Car ce qui leur est donné ou confié est vite dévoré par le désir toujours béant. Ce qui fait croître constamment la colère de l’âme, c’est de connaître par l’esprit intérieur ce qui reste de Dieu, ce qu’elle n’a pas encore de lui, en sorte qu’elle n’est pas rassasiée. Voilà la colère de l’âme. Mais il est une colère plus intime encore en certaines âmes, dont je ne veux pas parler.
Puisqu’on pénètre en lui par lui-même, par le ciel, par l’enfer et le purgatoire, Dieu n’est pas enclos — et demeure pourtant intérieur à tout ce qui est.
Le quatrième point, c’est que Dieu est en dehors des êtres et cependant compris. Il est en dehors, puisqu’il ne repose en rien que dans le flux inépuisable de son flot impétueux qui entoure et dépasse toute chose. C’est pourquoi il est dit dans le Cantique : Oleum effusum, etc. « Votre nom est une huile répandue, il attire les jeunes filles »/14. Ah ! qu’elle dit vrai, cette fiancée, comme elle entend bien sa Nature en disant que son Nom se répand en toutes les voies, irriguant chaque esprit selon ses besoins, selon qu’il en est digne et selon le service que Dieu attend de lui.
L’écoulement de son nom nous a donné de connaître le Nom unique dans les propriétés des Personnes. Le flot du Nom unique et éternel a jailli avec un rejaillissement terrible de sommations et d’appels entre les Personnes dans l’Unité-Trinité. Le Père a répandu son nom en œuvres puissantes, dans la richesse de ses dons et sa juste justice. Le Fils a répandu le sien en manifestations de brûlante dilection, en doctrine véritable, en témoignage de son tendre amour. La troisième Personne a répandu son nom dans la grande clarté de son esprit et de sa lumière, dans la plénitude de sa volonté débordante, dans la jubilation du suave abandon et la fruition d’amour.
Le Père a répandu son nom en nous donnant le Fils, et l’a retiré en lui-même de nouveau. Le Père a répandu son nom en nous envoyant le Saint-Esprit, et il a rappelé cet Esprit, qu’il revint à lui avec tout ce qu’il avait inspiré.
Le Fils a répandu son nom lorsqu’il est né Jésus — lorsque par ce nom il a voulu engraisser notre aridité et sauver tous ceux qui voulaient l’être. Le Fils a répandu
/14 Cant. 1, 12. Pour le Nom de Dieu, v. Lettre XX, note 9 ; pour la Face de Dieu, ibid., note 7.
son nom lorsqu’il a été baptisé Jésus-Christ, donnant à nos âmes d’être nourries de la vérité chrétienne — à celles qui sont nommées d’après lui et nourries de son corps, qui peuvent le dévorer selon leur désir, aussi abondamment, aussi délicieusement qu’elles le veulent. Mais il y a là disproportion plus grande qu’entre la pointe d’une aiguille et le monde entier, terre et mer : car on devrait le recevoir, goûter infiniment plus de ce flot divin — comme on en ferait justement l’épreuve, si on le cherchait en Lui avec une confiance pleine d’amour et de brûlants désirs. Qui veut fièrement accueillir la surabondance divine, doit appartenir aux adolescentes du Cantique et l’aimer avec elles. Le Fils a répandu son nom en merveilles, lorsque par son trépas il a porté la vie et la lumière dans les enfers, qui sont mort et ténèbres. Il a porté la lumière où nulle clarté ne brille, et son nom a tiré ses bien-aimés au jour serein, pour les nourrir avec abondance. Et ce même nom a brûlé au contraire ceux qui sont demeurés là-bas dans la nuit de la mort. Ah ! que la mort est sombre, là où son nom n’est point connu ! Le Fils a répandu son nom lorsqu’il a dit : Père, glorifiez-moi de cette clarté que j’eus auprès de vous avant que le monde ne fût/16 Non pas que la clarté à nul moment lui manquât, mais lorsqu’il eut attiré à lui tous les êtres, il voulut les glorifier avec lui-même, comme
/15 Sur la sommation (manen) intratrinitaire, v. Lettre XXX, note initiale.
/16 Jean 17, 5.
il le dit alors : Père, je veux qu’ils soient un en nous, comme vous et moi, nous sommes un »./17. Ceci est la suprême parole d’amour entre toutes celles que nous lisons dans l’Écriture. Ensuite il fit retour à l’intérieur avec ce nom qu’il avait répandu au dehors et qu’il ramenait maintenant à Lui (le Père-Unité) multiplié/18. Je dis multiplié, bien que rien n’y fût ajouté, car pour avoir été répandue et multipliée dans l’huile nourrissante de son nom sublime, toute chose néanmoins est en Lui depuis le commencement, aussi grande qu’elle sera dans la durée sans fin/19.
Le Saint-Esprit a répandu son nom, puisque tous les esprits, saints et anges qui règnent là-haut dans la gloire viennent de lui. Les noms sous lesquels ils sont rangés sont les chœurs : ils ont été répandus par le sien. Et les esprits saints du ciel et de la terre, et les bons esprits qui ne sont pas encore sanctifiés, ceux mêmes qui ne le seront pas, tous les esprits ensemble et séparés, ont été spirés par son nom, chacun selon le degré dont il est aimé. Son nom a spirée tous les esprits sages et tous les esprits rapides, tous les esprits de force et de douceur : tous procèdent de son souffle/20. Son nom est répandu sur toute la terre et sur
/17 Jean 17, 21. Il est remarquable que Hadewijch, entre toutes les paroles du texte sacré, voie en celle-ci le sommet de la Révélation55.
/18 La sortie des Personnes et leur retour à l’Unité.
/19 Existence éternelle des êtres en Dieu.
/20 Dans ce jeu de concepts (Esprit, inspirer, spirer), les termes sont employés sans souci de précision scolastique. Cf. note initiale de la présente lettre.
tous les hommes, pour soutenir et nourrir chacun selon qu’il est aimé.
Ainsi Dieu est hors de tout (et pourtant compris), car quelque chose de Dieu est Dieu tout entier. Et chacun l’ayant selon ce qui lui sied, chacun le comprend totalement en ce qu’il a de Lui : Dieu est compris tout entier.
Et comme la puissance du Père (l’Essence une) exige à chaque instant d’une exigence terrible l’Unité en qui il se suffit à lui-même, il se comprend toujours lui-même totalement, — oui, et ensemble tous les êtres : quel que soit leur nom, il les inclut dans son Unité et les appelle tous à la fruition de son Être. Et ils le comprennent aussi, ces esprits intérieurs des quatre premières voies, qui pénètrent en lui, qui veulent être ce qu’il est en toute chose et ne lui céder aucun avantage, mais l’obtenir tout entier dans la confiance et dans l’amour, — être ce qu’il est, rien de moins/21. En vérité, ces esprits aimants et intérieurs le comprennent tout entier.
/21 « Qui veulent être ce qu’il est en toute chose,… être ce qu’il est, rien de moins ». Cette expression semble ici un emprunt de Hadewijch à Guillaume de Saint-Thierry, dans sa Lettre aux Chartreux du Mont-Dieu : Fieri meretur homo non Deus, sed tamen quod Deus est, homo ex gratia quod Deus ex natura. (PL 184, 349). Mais Guillaume lui-même fait écho, ici comme ailleurs, à Jean Scot Erigène, qui dit de l’âme bienheureuse : Ultra omnem naturam, et suam, glorificata, inque ipsum Deum conversa, Deusque non natura, sed gratia facta. (PL 122, 666). Les mots quod Deus est sont néanmoins de Guillaume : ils ont fourni un aliment ailleurs aussi, avec d’autres nuances, à la méditation de Hadewijch, puis de Ruusbroec. V. plus bas, Annexe A, p. 261, et texte 8 de Ruusbroec. — L’expression se trouvait déjà dans le poème de Lamprecht de Regensburg, cf. HA, p. 49.
Et par-dessus tout, la jubilation dans la merveille divine comprend en toute plénitude l’opulence de Dieu. Le Père comprend (la Déité) dans sa justice unitive : c’est pourquoi ses jugements sont mystérieux et profonds comme les abîmes, — mystérieuse par-dessus tout est la justice du Père et la jubilation de l’Esprit.
Le Père comprend aussi la justice du Fils et celle de l’Esprit-Saint, il comprend (la justice) en tous les esprits qu’il a spirés dans la jubilation et la pleine fruition de l’amour. Et c’est merveille qu’en cela même Dieu est pleinement compris.
Dieu déborde donc avec tous les flots de son Nom, en tout, autour de tout, au-dessous et au-dessus de toute chose, et se trouve pourtant compris dans la fruition de l’amour.
Les quatre modes de l’Être divin sont maintenant ramenés à la fruition totale. Cette totalité est représentée gracieusement assise au milieu d’un cercle où veillent quatre animaux/22. L’aigle vole sans cesse de ses vives ailes vers la hauteur : Dieu est au-dessus de tout et n’est pas élevé ; le bœuf occupe la place où Dieu siège : Dieu est au-dessous de tout et n’est pas surmonté ; le lion garde cette place : Dieu est en toute chose et n’est pas enclos ; l’homme regarde vers elle : Dieu est hors de tout et n’est pas exclu.
L’âme intérieure qui est un aigle doit voler au-dessus d’elle-même en Dieu, comme il est écrit à propos des quatre animaux, que le quatrième volait le plus haut. C’est ce qu’a fait saint Jean lorsqu’il a écrit : In principio, etc. /23. L’aigle fixe le soleil sans se détourner, ainsi de l’âme : elle ne détourne pas le regard de Dieu. L’âme sage sera donc Jean dans ce chœur divin, dans ce commerce d’amour avec Dieu. Là on ne pense plus aux saints ni à aucun homme, on vole simplement dans la hauteur de Dieu/24.
Quand son aiglon ne peut fixer le soleil ; l’aigle le jette hors du nid/25. Ainsi fera l’âme sage, rejetant d’elle tout ce qui pourrait obscurcir la clarté de l’esprit ; car tant qu’elle est aigle, il ne lui sied pas de se reposer, elle doit voler sans cesse vers la hauteur sublime.
Les animaux allaient et venaient, puis allaient et ne revenaient plus. Qu’ils ne revinssent plus signifie que la hauteur divine n’est jamais sondée ; la course suivie de retour, c’est la vision et la vie de l’âme dans la latitude, la profondeur et l’égalité de l’Essence.
/22 Les quatre animaux : cf. Ezechiel 1, 5 sq.
/23 Jean 1, 1.
/24 Cf. Lettre XX, p. 163.
/25 Il y a un jeu de mots en néerlandais entre voir et être (sien et sine). L’image de l’aiglon qui doit pouvoir fixer le soleil, se trouve plusieurs fois dans Ruusbroec : XII Béguines, R. G. III, 20 ; W. VI, 31 ; Tabernacle spirituel, R. G. II, 336 ; W. V, 196. Ce dernier passage de Ruusbroec est très remarquable par sa description de la contemplation naturelle : de ce qu’elle suppose, du sommet qu’elle atteint, des privilèges qu’elle confère (vaincre le Dragon) et des périls qu’elle offre pour l’âme, non pas dans la montée, mais dans la redescente.
Cette lettre peut être adressée à une ou plusieurs personnes (l’usage du vous laisse la chose incertaine), qui vit ou qui vivent dans une société dont on veut écarter Hadewijch : indication biographique, mais bien fragmentaire. — Eviter les pratiques singulières. Être humble, mais sans fausse naïveté. — « Et quoique Dieu vous donne, si beau que ce puisse être, ne donnez point votre baiser avant le jour où vous saurez qu’il est éternel ». Expression typique de la fierté hadewigienne.
Que Dieu vous soit Dieu dans la vérité, par quoi il est Dieu et Amour en une seule essence : puisqu’il est à vous dans l’amour, il vous faut vivre pour lui, étant vous-même amour. En cette assurance, donnez-vous à la vérité qu’il est lui-même. Vivez donc dans l’unité, vouée à l’amour divin par un pur amour non point pour vous satisfaire de son amour en vos pratiques, mais pour vaquer à Dieu même dans les œuvres qui le satisfont. Et quoique Dieu vous donne, si beau que ce puisse être, ne donnez point votre baiser avant le jour où vous saurez qu’il est éternel. Soyez prudente maintenant, là où vous êtes, vous en avez assurément besoin. Surtout je vous le commande, gardez-vous sagement des singularités auxquelles on s’adonne là-bas de tant de façons. Ne vous y mêlez point, qu’elles vous plaisent ou non. Soyez humble à toute heure et en toute rencontre, mais non pas humble en devenant sotte : justice et vérité doivent en ceci garder leur autorité. Car je vous le dis en vérité, celui qui ment par humilité est digne de blâmes. Vous êtes d’ailleurs bien instruite à cet égard. Ayez soin de vous-même et ménagez votre temps, soyez fidèle et croissez avec nous. Les autres volontiers vous attireraient à eux pour nous séparer : c’est notre fidélité même qu’ils ne peuvent souffrir. Que rien ne vous occupe plus qu’il ne sied, mais faites tout par amour. Et vivez avec nous, — vivons dans le doux Amour !
Soyez à Dieu, — et Lui à vous, — et vous à nous.
Ce texte est une exhortation, il n’a pas la forme d’une lettre. Nous devons à la Passion de Notre-Seigneur d’être délicats et zélés. Conseils de charité envers les malades, de patience, de détachement, de promptitude à s’accuser, d’application intérieure. — Au début, précisions sur le rôle de la raison : point notable de la doctrine de Hadewijch. — Le deuxième paragraphe et le troisième rappellent la nécessité d’apprendre humblement des hommes ; tandis que l’avant-dernier suggère l’approche immédiate de la voie contemplative : « Trouvez Dieu en toute chose, mais ne le recevez de personne, sinon de la pure plénitude de sa simple Essence » : aspects contrastants en apparence, mais qui ne s’excluent pas en réalité, de l’exigence morale et spirituelle.
Je vous le dis sans ambages : rien ne doit vous suffire que l’Amour. Écoutez la Raison, et voyez si vous manquez envers elle ou lui faites justice. Ne vous attardez à aucune jouissance qui mette Raison en péril. Cette raison dont je parle doit maintenir la connaissance en vous-même et le discernement toujours en éveil. Que jamais ne vous pèse le service du prochain, petit ou grand, sain ou malade ; et plus il est infirme, moins il a d’amis, plus prompte vous devez être à le secourir. Supportez de même volontiers les personnes étrangères à notre amour. Et si vous êtes calomniée, ne dites mot contre celui qui vous accuse. Si quelqu’un vous méprise, cherchez son commerce, car il vous ouvre la voie de l’amour.
Que l’impatience jamais ne vous fasse manquer envers personne ni négliger de questionner autrui lorsque vous avez besoin de science et de sagesse, que jamais la honte d’ignorer ne vous retienne en ceci. Car vous avez cette dette envers Dieu, d’acquérir la science des vertus, de vous y faire instruire par les questions, l’étude et le zèle.
Et si par votre faute il advient au prochain quelque tort, n’attendez pas, réparez sur-le-champ le dommage ou l’injure. Vous devez à la Passion de Notre-Seigneur de satisfaire la personne lésée. Ce qui vous semble de nature à la remettre en paix, le plus simplement, le plus promptement possible, faites-le sans tarder ; tomber à ses pieds et lui dire paroles d’apaisement, sceller une réconciliation, c’est chose que ni la colère en vous-même, ni le dommage subi, ni la honte ressentie ne doivent vous faire retarder, si vraiment vous voulez que Dieu soit votre amant et votre époux. Et de le négliger suivant la suggestion de l’orgueil, vous ferait gravement tort.
Ne vous attachez à nul objet de telle façon, que Dieu vous en doive retirer sa grâce. N’ayez garde, par orgueil, de vous soustraire à aucun service. Ne laissez point, par orgueil, d’offrir vos dons, fussent-ils pauvres et petits. Ne manquez point, par orgueil, de demander les choses dont vous avez besoin et dont vous ne pourriez sans dommage vous passer. Ne concevez, par orgueil, nulle honte d’avoir faim ou soif, ou sommeil ou froid, ou telle maladie déplaisante, ou d’avoir dit quelque sottise, ou fait quelque chose qui ne sied pas. C’est grand honneur au contraire, et parfaite courtoisie que de confesser franchement les choses qui font rougir/1 ; c’est vil orgueil de les taire. Il est honteux et ridicule de laisser les autres nous accuser au lieu de le faire nous-mêmes/2 : c’est fausseté envers Dieu notre amour, conduite basse et déloyale. Car telle est la règle de la haute loyauté, le droit du pur amour, que l’Amant se découvre à l’Aimé en tout ce qu’il peut avoir d’humble ou d’élevé, sans réserve aucune.
Je vous dirai ceci encore : de toute faute que vous avez commise devant Dieu seul, rougissez aussitôt devant lui ; confessez-lui la vérité avec tant d’amour et si franche conscience qu’il entende votre plainte, vous pardonne le méfait et vous rende la grâce, avant même que vous alliez trouver le prêtre et lui fassiez votre aveu. Ce que vous avez fait de mal devant les hommes, avouez-le ouvertement, pour confuse que vous en soyez, et ce que vous avez fait dans le secret du cœur seulement, confessez-le, comme je viens de vous le dire, à Dieu même.
Que vos regards soient fixés sur Dieu en toute simplicité, en toute pureté, de façon à n’avoir en vue que lui-même, à ne recevoir consolation que de lui. Par la mémoire, portez-le dans votre cœur, embrassez-le amoureusement d’un cœur ouvert et dilaté par l’espérance. Aspirez toujours à la douceur de son cœur, à l’intimité de sa douce nature intérieure.
Choisissez ce qu’il faut faire ou laisser pour mener une vie vraiment belle, selon la loi (d’Amour), dans une parfaite fidélité à ce que vous devez être. Si vous pouvez vous passer de quelque chose, laissez-le, et ne prenez dans le besoin que le strict nécessaire. Soyez humble dans votre conduite extérieure, que Dieu n’y trouve rien à reprendre, et dégagée dans votre vie intérieure, que votre cœur blessé, exilé, ne tende que vers lui seul. Demandez instamment à son Cœur aimant et doux, à son puissant amour, qu’il se livre au vôtre et qu’il reconnaisse l’angoisse d’un jeune cœur privé d’amour : car il est le Dieu de l’amour et ne saurait en ignorer les peines.
S’il connaît bien les voies de l’amour, ayez soin quant à vous de vous tenir pure, comme je vous l’ai dit : comment pourrait-il se refuser à vous, ce Dieu si doux qui s’abîme en nous si profondément, et nous pénètre autant que nous sommes ouverts à son avènement ?/3. Ne cessez de l’appeler intérieurement, sans distraction aucune, ce Bien-Aimé de notre cœur : « O grand Dieu, riche de tout présent et de toute puissance, ne me laissez pas si pauvre de vous-même ! » De toutes vos œuvres ou entreprises, dites-lui bien que vous n’entendez pas vous retirer sans fruit. N’acceptez ni reconnaissance ni récompense de vos services, mais de toute chose, en toute chose, ne recevez humblement que Dieu même.
Trouvez Dieu en toute créature, mais ne le recevez de personne, sinon de la pure plénitude de sa simple Essence, à laquelle votre amour doit s’appliquer sans cesse. Car son doux Nom plaît à tous les hommes et charme l’oreille de l’esprit. Toutes les paroles que vous trouverez de lui dans l’Écriture, que vous-même lirez ou que je vous ai transmises, que l’on vous dise en flamand ou en latin, accueillez-les dans votre cœur. Soyez attentive et ardente pour vivre selon qu’il en est digne. — Exercez-vous en ce que je vous ai dit, car on ne peut enseigner l’amour à personne, mais qui pratique ses vertus ne peut manquer de l’apprendre.
Que Dieu vous donne d’être parfaite en ceci ! Amen.
/1 Etre humble par fierté.
/2 « Il est honteux et ridicule de laisser les autres nous accuser, au lieu de le faire nous-mêmes » : sens douteux, la phrase est comprise de diverses façons par les interprètes.
/3 V. Lettre XXII, p. 174, note 10.
Lettre personnelle, dont le commencement paraît manquer. Le R. P. Van Mierlo pense que c’est la suite, indûment séparée, de la Lettre XXIV (pourtant privée, elle aussi, d’introduction épistolaire). — Plusieurs compagnes de vie spirituelle sont nommées (Sara, Marguerite, Emma) : on remarquera la vive tendresse envers elles qui s’exprime conjointement à l’élan intérieur, avec la certitude consolatrice de l’union des âmes dans la fruition divine.
Saluez Sara aussi de ma part, avec tout ce qui est mien, — avec ce rien que je suis.
Si je pouvais être pour elle tout ce que souhaite mon amour, j’en serais heureuse, et ce vœu sans doute un jour s’accomplira, malgré la façon dont elle me traite à présent. Elle oublie bien ma misère et mon exil, mais je ne veux pas la gronder ni lui en faire de reproche, puisque l’amour apparemment ne le lui reproche pas, qui devrait la presser constamment et la tenir appliquée à son Bien-Aimé. Puisqu’elle a d’autres tâches et qu’elle peut supporter avec tant de patience les peines de mon cœur, qu’elle me laisse à mon exil ! Elle sait bien cependant qu’elle doit être ma consolation dans le bannissement d’ici-bas et là-haut dans la fruition. Elle ne peut manquer de l’être enfin, malgré qu’elle m’abandonne ainsi présentement.
Et vous qui pouvez obtenir de moi plus que toute autre personne au monde, sauf Sara, je vous embrasse, Emma et vous-même, dans une seule affection. Mais toutes deux encore vous avez trop peu souci de l’amour qui me possède, dont j’éprouve si terriblement l’étreinte et la violence. Ni mon cœur, ni mon âme, ni mes sens ne reposent, ni le jour ni la nuit, pas une heure : cette flamme ne cesse de brûler dans la moelle de mon être.
Dites à Marguerite qu’elle se garde bien de l’orgueil, qu’elle soit sage et prudente et s’applique à Dieu quotidiennement ; qu’elle tende à la perfection et se prépare à vivre avec nous là où nous serons réunies un jour ; qu’elle ne demeure donc pas avec les étrangers. Ce serait grande honte si elle nous manquait, elle qui désire tant nous satisfaire, qui nous est proche dès maintenant, — si proche ! et que nous désirons tant être des nôtres.
L’autre jour j’ai entendu un sermon où l’on parlait de saint Augustin/2. À l’ouïr sur l’instant, je fus si enflammée de l’intérieur que la terre entière avec ce qu’elle contient me semblait devoir se consumer dans cette flamme.
L’Amour est tout.
/1 Le R. P. Van Mierlo comprend cette phrase comme une invitation adressée à Marguerite (et sans doute aux autres béguines ou religieuses qui sont près d’elle) à venir rejoindre Hadewijch dans une autre demeure. Mais le séjour en question peut très bien être le ciel, dont il est question à la fin du premier paragraphe de cette page.
/2 L’ardente dévotion de notre auteur à saint Augustin paraît en plusieurs endroits de ses écrits. Elle se reproche même, dans la Vision XI, le préjudice que l’union de son âme avec celle d’Augustin pourrait faire à l’union avec Dieu même dans une pure solitude. Cette dévotion personnelle peut être due à certaines grâces reçues intérieurement du saint ; dans la doctrine de ce Père de l’Église par ailleurs, l’exemplarisme et la spiritualité trinitaire ne pouvaient manquer d’intéresser Hadewijch.
Adressée à la même personne sans doute que la lettre précédente, peut-être à la même occasion et dans le même but, si l’on admet la conjecture du R. P. Van Mierlo. On voit que Hadewijch et la destinataire ont vécu jadis ensemble, et que la séparation est une des causes de l’état de souffrance où se trouve l’auteur : « Notre exil et notre éloignement de l’Amour nous affligent d’autant plus que nous ne pouvons jouir l’une de l’autre non plus que de lui ». La lettre finit sur la même plainte encore : on est séparé et on ne jouit pas de Dieu. — Si virile que soit Hadewijch — c’est une qualité dont elle se trouve félicitée par un témoin céleste dans les Visions — les tendresses et les soupirs tiennent assez de place dans ses lettres pour trahir une plume féminine.
Recevez en Dieu le salut de mon amour fidèle : je vous l’envoie de tout mon cœur ! Et souffrez que je vous exhorte dans la vraie charité à vivre pour la vérité et la perfection, afin de satisfaire Dieu, de lui rendre amour, honneur et justice, — en lui-même d’abord, et dans les hommes bons qui sont aimés de lui, de qui il est aimé ; et que vous leur donniez ce dont ils ont besoin en toutes voies où ils peuvent cheminer.
Voilà ce que je vous prie de faire et que je n’ai point laissé de faire moi-même, depuis le temps que je demeurai chez vous. Car c’est l’œuvre la meilleure et la plus belle que je sache. L’Écriture nous l’enseigne, vous le savez ; mais par-dessus tout, songez à l’Amour unique, que j’aime et que je désire, bien que je ne puisse le servir dignement. Ah ! sentez comme je voudrais voir ceci réalisé en vous comme en moi-même, sentez et partagez ma peine de le savoir encore imparfait ! Notre exil et notre éloignement de l’Amour nous affligent d’autant plus que nous ne pouvons jouir l’une de l’autre non plus que de lui. Je veux donc que vous viviez seulement pour croître en perfection.
Mais moi, malheureuse, qui vous demande ceci dans l’amour, — à vous toutes qui devez être ma récréation dans la peine, ma consolation dans le triste exil, ma paix et ma douceur, — je suis seule, errante, loin de lui, — loin de celui à qui j’appartiens au-dessus de moi-même et pour qui je voudrais être un parfait amour. Dieu le sait, il jouit de tout, et moi je suis affamée de tous les biens qui feraient en lui le repos de mon âme.
Hélas ! pourquoi me laisse-t-il le servir ainsi pour jouir de lui et des siens, — et me tient-il ainsi loin de lui et des siens ?56
Je vous salue encore, amie : menez belle vie !
Brève exhortation, qui ne semble pas proprement une lettre. Le pronom est tantôt « tu », tantôt « vous ». Le rappel à l’humilité est en même temps exhortation au désir de l’union la plus intime. À celui qui l’aime, Dieu se révèle : qu’il ne l’ait pas fait pour vous doit vous humilier, et vous ne devez pas vous y résigner. On reconnaît dans cette audace du désir d’amour, conçue comme une vertu, un trait de la vie spirituelle commune à nos deux auteurs. — Ici, comme dans la Lettre IX, les termes de l’amour naturel sont appliqués librement à l’amour divin.
Que Dieu soit avec vous et vous fasse connaître les voies secrètes que vous devez suivre et vivre dans le fidèle amour, en sorte qu’il vous révèle la douceur indicible de sa nature ardente et suave, si vaste, si insondable, émerveillement infini et mystère plus ténébreux que tout abîme ! Qu’il vous donne de savoir en toute chose ce qui vous convient, et puissiez-vous ainsi arriver à connaître l’Amour sublime, qui est Dieu même, notre Grand Dieu.
Soumettez-vous à toute créature en toute humilité et ne trouvez point lieu de vous enorgueillir. Considérez votre petitesse et sa grandeur, votre bassesse et sa sublimité, votre cécité et son regard qui pénètre à l’infini — comme il voit tout, le ciel et la terre, l’abîme insondable et les profondeurs cachées. Et si vous songez à la perfection de son Être qui se suffit parfaitement dans l’amour et dans la gloire, si vous voyez d’ailleurs comme vous êtes exilée, privée de tout ce que les amants reçoivent l’un de l’autre en amour, dans l’embrassement, le baiser, l’union, dans la connaissance, le don et l’acceptation — si vous songez à l’humilité de chaque amant devant l’autre, dans le salut mutuel et le gracieux accueil ; et comme l’amant est incapable de rien cacher à l’aimée, alors que vous ne savez en vérité s’il est à vous, car il se cache encore — ah ! tout cela peut bien vous tenir dans l’humilité parfaite. Vous ne sauriez de quoi vous enorgueillir si vous connaissiez la profonde misère et les ténèbres de votre exil — qui sont trois fois plus graves que je ne puis vous le dire. C’est vrai, je le déclare : je devrais vous dire bien plus que je n’ai fait jusqu’ici. Mais vous sentez si peu l’absence de ce qui vous manque, vous ignorez tant l’importance de ces biens, et ce qui vous fait défaut, et quelles délices l’amante reçoit de l’Aimé.
J’ai parlé du baiser de l’Amant : c’est être unie à lui hors de toutes choses et n’avoir nulle satisfaction sinon la joie unitive que l’on goûte en Lui. Et pour l’embrassement, c’est le réconfort qu’il nous donne lorsque l’abandon loyal nous livre à Lui dans la pure charité. Voilà l’embrassement et le baiser selon qu’il est exprimable. Mais pour l’expérience intérieure et la fruition de l’Aimé, nul homme ne pourra jamais vous le décrire. On essayerait de vous en dire plus cependant, si cela servait à quelque chose, mais j’en resterai là.
Songez donc maintenant à ce qui vous manque : ce Dieu d’amour, vous n’en avez point ce que vous devriez en avoir si vous l’aimiez par-dessus tout, comme il doit être aimé. Vraiment, si vous l’aimiez ainsi et que vous étiez son Amante, vous recevriez de lui en abondance les merveilles indicibles dont je vous ai parlé. Sachant donc ce que vous êtes et ce qu’il est, et vous voyant dans l’état où vous demeurez : c’est assez pour vous interdire toute suffisance. Il n’est pas de raison plus profonde qui nous tienne dans l’humilité.
Cette lettre, description lyrique de l’ascension intérieure, est sans doute la plus difficile : Mlle Van der Zeyde a renoncé à la traduire. On y reconnaît cependant le thème spéculatif des Lettres XVII et XVIII : le Père, Source de la Trinité, se prononce dans le Fils et se répand dans l’Esprit ; l’âme unie aux Personnes remonte avec elles à l’Unité ineffable et s’y perd en silence. Mais l’exposé n’est pas systématique, et comme en d’autres de ses lettres, Hadewijch en traçant ce schéma théorique y insère des descriptions d’états (« L’âme dit.. »), qui lui tiennent évidemment â cœur, parce qu’elles rendent ses expériences en termes qu’elle se répète à elle-même et dont elle éprouve l’efficacité. La valeur qu’elle leur attribue reste, pour une part, subjective. Il serait difficile de classer ces stations sur la voie d’amour, mais le terme vers lequel elles tendent, est nettement discernable.
C’est dans la gloire plénière de l’Esprit-Saint que l’âme comblée connaît la fête délicieuse. Cette fête se célèbre en paroles saintes, échangées avec la Sainteté divine dans le ravissement sacré. Et les mêmes paroles, à toute âme qui les écoute et les comprend essentiellement, donnent quatre choses saintes : plaisir, douceur, béatitude, excès délicieux, en esprit et en vérité/4
Lors donc que Dieu accorde à l’âme bienheureuse la clarté qui lui permet de le contempler en sa divinité, elle le voit dans son éternité, dans sa grandeur, dans sa sagesse, dans sa noblesse, — dans son Affirmation, dans son Épanchement et dans sa Totalité. Elle voit Dieu comme il est dans son éternité : Dieu par sa propre divinité. Elle le voit comme il est dans sa grandeur : puissant de son essentiel pouvoir ; et comme il est dans sa sagesse : suave d’essentielle suavité. Elle le voit comme il est en sa noblesse : éclatant d’essentielle clarté. Elle le voit comme il est en son Affirmation/2 : doux d’essentielle douceur ; comme il est en son Effusion : abondant d’es —
/1 « Plaisir, douceur, béatitude, excès délicieux » : cette énumération est un crescendo. La dernière expression, verweentheit, que nous traduisons par « excès délicieux », est familière à Hadewijch, d’où elle a passé dans la langue de Ruusbroec. On la trouve aussi dans le Traité XIII du recueil de Pfeiffer (Pf. p. 253). Le sens ordinaire de verweent (all. verwiihnt) serait « choyé à l’excès », et celui de verweentheit : « état ou sentiment de la personne ainsi traitée ». Mais Hadewijch lui donne une valeur singulière, puisqu’elle l’applique à la suprême fruition.
/2 Nous traduisons ici par « affirmation », ailleurs par « présence » le mot jeghenwordicheit, autre terme doué d’une signification particulière par notre auteur, qui l’applique à la Personne du Fils (en qui Dieu se prononce et se rend présent à nous). Dans la suite de la phrase, l’effusion (plus loin, « surabondance », « épanchement ») s’applique à l’Esprit-Saint, et la « Totalité » au Père (identifié à l’Essence).
sentielle abondance ; comme il est dans sa Totalité : riche d’essentielle richesse.
En tout ceci, elle voit Dieu comme un être simple, et sous chaque aspect cependant, elle le voit dans la multiplicité de la divine abondance. Lorsqu’elle est en cette contemplation, elle doit garder la paix du cœur, quelle que soit son occupation au-dehors. Voilà ce que dit la douce âme qui, pleine d’amour et souffrant de grandes peines, a longtemps attendu avec confiance le Seigneur ; et le Seigneur a maintenant illuminé son cœur, en sorte que cette lumière soit pour elle la plénitude de la manifestation, — et elle parle maintenant dans sa joie, elle dit dans ses délices : « Qu’ai-je donc si ce n’est Dieu ? Dieu m’est Présence, Dieu m’est Surabondance. Dieu m’est Totalité ; Dieu m’est présent avec le Fils dans la douceur, il s’écoule pour moi avec le Saint-Esprit dans l’abondance, il m’est totalité avec le Père dans l’excès délicieux. Ainsi Dieu m’est un seul Seigneur en trois Personnes, et trois Personnes en un seul Seigneur. Et par ces trois Personnes, il est à mon âme dans la multiple richesse divine. »57
Elle dit encore : « L’âme qui chemine avec Dieu dans sa Présence parle volontiers de sa tendresse délicieuse, de sa douceur et de sa grandeur. L’âme qui marche plus avant avec Dieu dans son Épanchement parle volontiers de son amour, de son excès et de sa noblesse. L’âme qui va plus outre encore avec Dieu dans sa Totalité parle volontiers de la richesse céleste et des splendeurs du Ciel.
L’âme bienheureuse qui chemine en Dieu avec tout ceci et en tout ceci avec Dieu, connais toute espèce de grâces : elle est maîtresse, elle est comblée de la même opulence délicieuse que Dieu même en sa richesse divine, qui est maître de tout ce qui est bon, qui est Dieu et qui a tout créé.
Dieu est grandeur, Dieu est puissance et sagesse. Dieu est bonté, présence et douceur. Dieu est subtilité, noblesse et suavité. Dieu est sublime dans sa grandeur, parfait dans sa puissance, opulant dans sa sagesse. Dieu est merveille dans sa bonté, totalité dans sa présence, béatitude dans sa douceur. Dieu est vrai dans sa subtilité, suave dans sa noblesse, surabondant en son excès délicieux. Il est présent à lui-même en trois Personnes dans la multiple richesse divine : c’est ainsi qu’il subsiste, unique Béatitude, par la plénitude de sa puissance infinie au plus haut des Cieux.
Telles sont les paroles qui jaillissent délicieusement dans l’âme, de la beauté de Dieu. Qu’est-ce donc que la beauté de Dieu ? C’est l’être de la Déité dans l’Unité, et l’Unité dans la Totalité, et la Totalité dans la Manifestation, la Manifestation dans la Gloire, la Gloire dans la Fruition, la Fruition dans l’Éternité. Toutes les grâces de Dieu sont belles, mais celui qui comprend ceci, comme c’est en Dieu même et dans le Trône des Trônes et dans la richesse du Ciel, celui-là possède la beauté de toutes les grâces divines. Qui veut parler de ceci devra parler avec son âme.
Dieu est présent dans l’excès ravissant au milieu de sa gloire. Et là, il est en lui-même inexprimable par l’excès de sa bonté, de sa richesse et de sa merveille essentielle ; il est exprimé (cependant) en lui-même et par lui-même dans la joie infinie, pour la plénitude de ses créatures, comblées de ce qu’il est. C’est pourquoi le ciel et la terre sont pleins de Dieu, quand l’homme est assez spirituel pour le reconnaître.
Une âme bienheureuse regarda Dieu avec Dieu : elle le vit dans sa totalité et dans son épanchement. Elle le vit se répandre dans son intégrité et demeurer vierge dans son émanation. Elle parla dans son intégrité et s’écria : “Dieu est un grand et unique Seigneur dans l’éternité, et dans sa Divinité il subsiste en trois Personnes. Il est Père en sa puissance ; il est Fils en tant que connaissable ; il est Esprit dans sa gloire. Dieu donne dans le Père, il manifeste dans le Fils, il fait savourer dans l’Esprit. Il œuvre puissamment avec le Père, intelligiblement avec le Fils, subtilement avec l’Esprit. C’est ainsi que Dieu opère avec trois Personnes en seul Seigneur et avec un seul Seigneur en trois Personnes ; avec Trois Personnes dans une multiple richesse divine et avec cette innombrable richesse dans les âmes ravies à l’excès, qu’il a conduit dans le secret de son Père et qu’il comble toutes de la même joie.
Entre Dieu et l’âme bienheureuse qui est devenue Dieu avec Dieu, règne une charité spirituelle. Et lorsque Dieu révèle cette charité à l’âme, une tendre amitié se fait jour en elle, c’est-à-dire qu’elle sent en elle-même comme Dieu est son ami avant toute peine, en toute peine et par-dessus toute peine, oui, au-delà de toute peine, dans la foi envers le Père. Et cette tendre amitié fait naître la haute confiance ; dans la haute confiance une juste suavité ; dans la juste suavité la vraie béatitude ; dans la vraie béatitude une clarté divine. Alors elle voit et ne voit pas. Elle voit une vérité subsistante, effluente et totale, qui est Dieu même dans l’éternité. Elle se tient prête, Dieu donne, elle reçoit. Et ce qu’elle reçoit est certitude, esprit, tendresse, merveille au-delà de toute communication. Elle doit rester immobile en silence dans la liberté de cet excès/3. Ce que Dieu lui dit alors de hautes merveilles spirituelles, nul ne le sait sinon le Dieu qui le lui donne, et l’âme qui est spirituelle comme Dieu au-dessus de tout esprit.
Voici ce que disait un homme en Dieu : « Mon âme est toute déchirée par la violence de l’Éternité, et toute fondue par l’amitié de la Paternité, et toute répandue avec la grandeur de Dieu. La grandeur est sans mesure et le cœur de mon cœur est cette riche richesse, que Dieu mon Seigneur est dans l’éternité. »
Voici ce que disait une âme dans l’amitié de Dieu : ‘J’ai entendu la voix de l’excès délicieux, j’ai vu la
/3 “Elle doit rester immobile en silence dans la liberté de cet excès (verweentheit)” : cette phrase et celle qui suit marquent l’entrée dans l’ineffable, où l’âme échappe à toute mesure, à tout regard humain. Cf. la note suivante.
terre de la clarté et goûté le fruit de béatitude. Depuis lors tous les sens de mon âme guettent la haute merveille de l’esprit et mes instantes prières sont comprises dans une douce confiance, qui est Dieu même dans la pure vérité. À cause de cela je suis comblée sans mesure du même excès bienheureux que Dieu même en sa divinité./4’
Dieu s’écoule de lui-même en sainteté par-dessus tous les saints dans la Paternité, et de là il confère à tous ses enfants bien-aimés des richesses nouvelles, pleines de gloire. C’est parce qu’il en est ainsi que Dieu peut aujourd’hui et demain et toujours donner richesses nouvelles, inouïes et inconnues de tous, sinon des trois Personnes qui les tiennent de lui-même dans l’éternité.
Dieu est dans ses Personnes et dans ses Vertus. Dans ses Vertus, il est au-dessus de tout infiniment, au-dessous de toute chose infiniment et autour de tout infiniment/5. Et au milieu de ses Personnes, il exerce ses pouvoirs dans une plénitude de richesse divine. Ainsi Dieu est dans ses Personnes présent à lui-même dans la multiple richesse éternelle. Quelque chose de Dieu est Dieu : c’est pourquoi Dieu dans le moindre de ses dons met en œuvre tous ses Pouvoirs. Oui, quelque chose de Dieu est Dieu même (car) il est tout en lui-même. Les richesses de Dieu sont multiples, Dieu est innombrable dans l’unité et simple
/4 ‘Comblée (verweent) sans mesure du même excès (verweent-heit) que Dieu même en sa Divinité’ : Cf. Lettre XIX, p. 156, note 5.
/5 V. Lettre XXII, note initiale.
dans l’innombrable. Parce que Dieu est ainsi, tous ses enfants connaissent l’excès bienheureux, et l’un plus que l’autre, et tous sans mesure.
L’âme bienheureuse parle avec amour de sagesse spirituelle, elle énonce avec vérité le bien sublime, et déclare avec autorité les divines richesses. Dieu donne l’amour, la vérité et la richesse dans la plénitude de sa Déité. Dieu donne l’amour avec l’intelligence, la vérité avec l’évidence, la richesse avec la fruition.
Voici ce que disait une âme dans la présence de Dieu : « Il est un seul Dieu de la terre et du ciel, et les cieux sont ouverts et les vertus de ce grand Dieu brillent dans le cœur de ses intimes avec tendresse, avec douceur, avec béatitude. C’est ainsi que l’âme bienheureuse connaît l’ivresse spirituelle, où elle doit jouer/6 et s’abandonner selon la pure douceur qu’elle ressent en elle-même. Nul ne la reprend, car elle est fille de Dieu et comblée par l’excès délicieux. »
Il est une autre âme que mon âme déclare encore plus comblée. C’est celle qui par la vérité et la noblesse, par la clarté et la sublimité, est conduite au silence qui la comble/7. Dans cet excès délicieux de tranquillité, elle
/6 La notion de jeu, jointe ici à celle d’ivresse spirituelle, revient trois fois dans cette lettre : la troisième fois pour décrire l’état le plus élevé. On la trouve également chez Mechtilde de Magdebourg. V. Introduction, p. 19.
/7 « Silence qui la comble », « excès délicieux de tranquillité » : par ces deux expressions, nous avons rendu, autant que possible, verweende stilheit, qui se trouve deux fois en ce passage. V. note 1.
entend résonner hautement la merveille qu’est Dieu même dans l’éternité.
Ces deux âmes sont filles de Dieu, et en cette vie déjà comblées à l’excès.
Celui qui est arrivé en Dieu à ce point qu’il possède l’amour et opère la sagesse dans la vérité divine goûte souvent l’excès bienheureux comme le fait Dieu même. Autant qu’il peut voir avec la Sagesse, il aime avec l’Amour, et autant peut-il aimer avec l’Amour il voit avec la Sagesse ; et souvent il opère avec l’une et l’autre dans la richesse de Dieu. Et ceci est un sublime excès.
Celui qui est resté en Dieu si longtemps qu’il a compris la merveille que Dieu est en sa Divinité, paraît souvent, aux yeux mêmes des hommes de Dieu qui n’ont pas cette connaissance : sans Dieu par excès de Dieu, instable par excès de constance et ignorant par excès de savoir/8.58
Je vis Dieu comme Dieu et l’homme comme homme, et je ne m’étonnais pas que Dieu fût Dieu ni que l’homme fût homme. Ensuite je vis Dieu homme et l’homme divinisé, et je ne m’étonnais pas que cet homme connût l’excès divin.
Je vis comment Dieu, par la douleur qui éprouve
/8 Une qualité positive, poussée à l’extrême, revêt l’apparence du défaut opposé (ou fait place à ce défaut) : ce thème, bien avant de faire la fortune de la philosophie dialectique, avait été énoncé par divers spirituels et contemplatifs, explorateurs de l’être. Sous la forme que lui donne ici notre auteur, elle se retrouve dans plusieurs traités eckhartiens du recueil de Pfeiffer, dont l’un, Von der Abegescheidenheit, est authentique (Pf. p. 491). V. Annexe A, cit. 18.
l’homme noble, lui donne l’intelligence, et par la douleur de nouveau la lui ôte. Et l’ayant ainsi privé de sens, il lui donne une intelligence nouvelle, la plus pénétrante de toutes. Ayant vu cela, je me suis consolée avec Dieu en toute douleur.
Voici comment parlait une âme dans la richesse de Dieu : ‘Divine sagesse et parfaite humilité constituent le pur excès divin dans la clarté du Père, haute perfection dans la vérité du Fils, libre jeu dans la suavité de l’Esprit-Saint. Depuis que la sainteté de Dieu m’a rendue silencieuse, j’ai entendu maintes choses, pourquoi les ai-je gardées ? Je n’ai pas gardé sans raison ce que j’ai gardé. J’ai observé la discrétion qui précède et qui suit (la connaissance) : je me suis tue et j’ai reposé en Dieu jusqu’à ce qu’il me dît de parler. — J’ai intégré tout ce qui était divisé en moi-même et je me suis approprié mon tout, et j’ai fait que mon propre fût gardé en Dieu jusqu’au jour où quelqu’un viendra qui puis me demander et comprendre ce que j’entends. Et comme je sens à cette heure, en Dieu, que parler a pour seul effet de m’écarter de lui, je garde le silence.’
Ainsi parlait encore une âme dans la liberté de Dieu : ‘J’ai compris toute division dans l’Unité pure. Depuis lors, je suis restée à jouer dans le palais du Seigneur et j’ai laissé les vassaux prendre soin du royaume/9. Ah ! depuis cette heure tous les domaines (des autres pays) confluent en ce pays (qui est le mien). — C’est ainsi que j’ai nommé l’éternité de l’excès bienheureux. Ainsi je suis restée, au-dessus de toute chose et pourtant au milieu de toute chose, et mon regard a pénétré par-dessus toute chose dans la gloire sans fin.’
/9 Le dernier état décrit (liberté, jeu, activité laissée aux vassaux) est le terme du dépassement suggéré par les Lettres XVII et XVIII.
Lettre de consolation à une jeune destinataire, — la même apparemment que celle des Lettres XXV et XXVI (celle qui est, avec Sara, la meilleure amie de Hadewijch). La lettre a pour thème principal le devoir de fuir les douleurs et les chagrins « étrangers » (vreemt) i.e. profanes : bannir tout souci qui n’est pas celui de l’amour. Hadewijch ne veut pas que son amie souffre des tribulations qu’elle-même, Hadewijch, doit endurer : ce serait encore une souffrance profane. Elle rappelle incidemment ce qu’elle a fait au service du prochain, et regrette que cela soit connu. Elle raconte que sa raison illuminée, dès le début de sa vie, l’a fait adhérer aux jugements de Dieu, — eérience importante chez elle : adhésion à une justice qui transcende nos jugements naturels, soit pour nous-mêmes, soit pour les autres. Le dernier paragraphe, p. 215, rappelle que notre substance est double, ayant en Dieu son être profond et propre, auquel l’amour nous reconduit.
Que Dieu soit avec vous et vous comble de la vraie consolation qu’il est lui-même, dans laquelle il se suffit et suffit à toutes les créatures selon leur être et leur besoin. Ah ! douce enfant, comme ce chagrin me fait peine qui vous afflige et vous oppresse ! Je vous prie instamment, je vous conseille, je vous adjure, je vous ordonne comme une mère à son cher enfant, qu’elle aime pour le suprême honneur et la douce dignité de l’Amour, de laisser tout chagrin profane et de souffrir le moins possible de ce qui me concerne. Ne vous souciez pas de ce qui peut m’advenir, que je sois errante par le pays ou jetée en prison, — car tout sera l’œuvre de l’Amour/1. Je sais bien que je ne suis pas pour vous un souci étranger : je vous suis proche de tout cœur, nous nous connaissons intimement et c’est vous qui m’êtes la plus chère, après Sara, de tous les êtres vivants. Je comprends donc aisément que vous souffriez de mes disgrâces ; et pourtant sachez-le chère enfant, c’est encore une souffrance profane. Songez-y vous-même : si vous croyez de tout votre cœur que je suis aimée de Dieu et qu’il accomplit son œuvre en moi, secrète ou manifeste, et qu’il y renouvelle les merveilles d’autrefois, vous devez reconnaître en toute chose son opération, sans vous étonner que je sois pour les étrangers sujet d’étonnement et d’épouvante59. Ils ne peuvent vivre en effet dans le domaine de l’amour, car ils ne connaissent ni sa venue ni son départ. J’ai d’ailleurs pris très peu de part aux mœurs des hommes, dans le manger, le boire ou le sommeil, je ne me
/1 Hadewijch semble errante, et menacée même de prison ; la phrase ne permet pas de savoir cependant si la chose est actuelle ou seulement possible.
suis pourvue ni d’habits, ni de couleurs, ni de parures à leur façon. Et de tout ce qui peut réjouir un cœur humain, de ce qu’il peut recevoir ou prendre, jamais je n’eus plaisir, mais seulement par brefs instants, de l’Amour qui vainc toute chose.
Ma raison illuminée, qui dès la première révélation de Dieu en elle-même a été mon guide, m’a montré ce qui manquait à ma perfection comme à celle des autres ; cette raison illuminée depuis son éveil m’a désigné ma place, m’a conduite vers le lieu où je dois jouir de mon Bien-Aimé, selon la noblesse de mon dépassement, dans l’unité.
Ce lieu de l’amour, que la raison illuminée m’a montré, est tellement au-dessus de toute pensée humaine que j’ai compris ne plus devoir jamais goûter bonheur ni peine en chose grande ou petite, sinon seulement en ceci : que j’étais créature humaine et que j’éprouvais l’Amour — que je l’éprouvais dans mon cœur en aimant, mais sans pouvoir l’atteindre en sa Déité, sinon dans la privation de toute fruition.
Ce désir sans jouissance de la jouissance d’amour, que l’Amour m’a inspiré sans cesse, a été mon tourment et ma blessure, dans la poitrine et dans le cœur, in armariolo et in antisma/2. Armariolo désigne l’artère du cœur la plus intérieure, avec laquelle on aime, et l’antisma est
/2 Ces deux mots latins ont défié jusqu’ici les interprètes : le premier voudrait dire « petite armoire » ; le second n’a aucun sens que l’on sache : est-ce une forme corrompue ?
le plus intérieur des esprits par lesquels nous vivons, celui qui éprouve les plus profondes passions.
J’ai pourtant vécu avec les hommes en toutes les œuvres que je pouvais accomplir à leur service. Ils m’ont trouvée toujours prête en leurs nécessités, mais je regrette qu’on ait rendu ceci public. Vraiment je fus avec eux en toute chose, depuis que Dieu m’a fait goûter le tout de l’Amour, j’ai ressenti aussi les besoins de chaque créature humaine, selon son état. Avec sa Charité, j’ai senti et voué à chacun l’affection dont il avait besoin. Avec sa Sagesse, j’ai éprouvé sa miséricorde et j’ai compris combien il faut pardonner aux hommes, comme ils tombent et se relèvent, comme Dieu donne et reprend, comme il frappe et guérit et se donne lui-même en tout cela gratuitement. Avec sa Sublimité, j’ai ressenti les fautes de tous ceux que j’ai entendu nommer ou que j’ai vus. Et c’est pourquoi j’ai toujours porté depuis lors avec Dieu les justes jugements, selon le fond de sa vérité, sur nous tous. Avec son Unité dans l’Amour enfin, j’ai toujours éprouvé depuis lors la perte bienheureuse (de moi-même) dans la fruition d’amour, ou la souffrance d’en être privée, et j’ai connu les voies du juste amour, les œuvres qu’il accomplit en Dieu et dans les hommes.
J’ai donc vécu selon tous ces états dans l’amour et j’ai agi avec justice envers les hommes, si gravement qu’ils me fissent tort. Mais si je possède tout ceci dans l’amour par mon être éternel, je ne le possède pas encore dans la fruition en mon être propre. Et je reste créature humaine, qui doit souffrir en aimant avec le Christ jusqu’à la mort. Car celui qui vit dans l’amour éprouvera le mépris des étrangers, jusqu’à ce que la Charité, croissant en nous dans la plénitude de ses vertus, entre en la pure possession d’elle-même, et que l’homme enfin soit un avec l’Amour.
Ardente méditation sur l’exigence (ou appel, sommation : manen, mot repris et employé souvent dans le même sens par Ruusbroec), que Dieu et l’âme, les Personnes divines et l’Unité essentielle s’intiment réciproquement, ici-bas comme dans l’éternité, — et dont la satisfaction est l’Unité même (Cf. Lettre XXII, p. 180, note 15). L’intimation qui s’échange entre l’âme et Dieu et celle qui sonne mystérieusement en Dieu même (rappelant les Personnes à l’Unité ineffable), sont mises en relation et vues dans une même perspective. Cette continuité fait la force de l’exposé hadewigien, comme elle fera la beauté et la profondeur de l’œuvre de Ruusbroec, dont elle est le thème fondamental. Dans cette Lettre XXX, Hadewijch insiste aussi sur l’imitation du Christ : vivre le Christ, dans l’humilité d’abord, puis dans les autres vertus. Critique sévère de la lâcheté : il n’y a pas d’amour sans souffrance.
Dieu est le fondement éternel du juste amour et de la foi parfaite : il nous est garant de la charité suprême par laquelle il s’aime lui-même et en lui-même, afin que ses amis et bien-aimés l’aiment à leur tour dans une pure perfection. C’est pour cette perfection que doivent vivre tous ceux qu’il a appelés et choisis, qu’il a marqués pour son service. Ils feraient de grandes œuvres et progresseraient rapidement, s’ils étaient ce qu’on les croit, ce qu’ils doivent être selon la juste dette de la foi parfaite et du juste amour. L’âme trouve si grandes les délices ressenties qu’elle en oublie la grandeur (objective) de l’Amour et son Être parfait. Lorsque le cœur et les sens, que peu de chose satisfait, sont émus vivement, il lui semble déjà qu’elle est un ciel dans les cieux ; et dans cette complaisance, elle ne songe plus à la grande dette qui est réclamée à toute heure — la dette que l’Amour exige de l’amour.
Celui qui aime en vérité fait de grandes œuvres, il n’épargne rien, il ne se laisse point décourager par la détresse qu’il éprouve ni par les tourments qu’il doit affronter : au sein de la douleur, il se renouvelle et rafraîchit son âme. De même en toute chose, petite ou grande, légère ou grave, il trouve occasion de croître dans les vertus qui conviennent à l’Amour. Entendez par là ce que le Père requiert du Fils et de l’Esprit dans la fruition éternelle de l’Unité, et la dette en retour que le Fils et l’Esprit exigent du Père en fruition de la Trinité. Cette exigence est éternellement nouvelle, éternellement une dans l’avoir et dans l’être, et c’est en réponse à cet appel de l’Unité paternelle que toute justice s’accomplit.
Hélas ! il en est peu maintenant qui veuillent vivre au gré du noble Amour, mais bien selon leurs aises. On veut recevoir beaucoup de lui et faire peu de choses pour s’en rendre digne. Car nous sommes négligents dans la vertu, mais zélés dans le plaisir. Une petite contrariété nous fait oublier l’amour et cesser de l’exercer : c’est grande lâcheté. Il faut s’efforcer en tout temps de satisfaire l’amour ; être abîmé sans cesse dans sa douceur ou souffrir pour lui, s’il le veut, les plus cruels tourments, dans le seul dessein de lui rendre justice et de le satisfaire.
La vie la plus haute et la croissance la plus prompte sont inséparables de langueur et de douleur d’amour. La douceur sensible est inférieure, car nous nous laissons vaincre facilement par elle et notre désir s’affaiblit.
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L’âme trouve si grandes les délices ressenties qu’elle en oublie la grandeur (objective) de l’Amour et son Être parfait. Lorsque le cœur et les sens, que peu de chose satisfait, sont émus vivement, il lui semble déjà qu’elle est un ciel dans les cieux ; et dans cette complaisance, elle ne songe plus à la grande dette qui est réclamée à toute heure — la dette que l’Amour exige de l’amour.
Entendez par là ce que le Père requiert du Fils et de l’Esprit dans la fruition éternelle de l’Unité, et la dette en retour que le Fils et l’Esprit exigent du Père en fruition de la Trinité. Cette exigence est éternellement nouvelle, éternellement une dans l’avoir et dans l’être, et c’est en réponse à cet appel de l’Unité paternelle que toute justice s’accomplit.
En effet, c’est la sagesse du Fils et la bonté de l’Esprit, faisant appel à la puissance du Père, qui ont provoqué la création de l’homme. Et si l’homme est tombé, c’est parce qu’il n’a point satisfait à l’exigence de l’Unité. C’est par l’exigence de la Trinité que le Fils de Dieu s’est incarné, et pour satisfaire à la dette envers l’Unité qu’il est mort. C’est par l’exigence de la Trinité qu’il est ressuscité parmi les hommes, et pour satisfaire à la dette de l’Unité qu’il est remonté à son Père.
Et de même pour nous : lorsque la Trinité exige de nous sa dette, nous recevons la grâce de vivre divinement, selon qu’il lui convient. Si nous manquons à cet ordre par la volonté profane, et que laissant l’unité, nous retombons à notre complaisance propre, nous ne croissons plus, nous n’approchons plus de cette perfection à laquelle nous sommes appelés depuis l’origine par l’Unité et la Trinité. Mais que la noble raison de l’homme reconnaisse loyalement sa dette et se laisse guider par l’amour en son domaine — qu’il suive l’amour comme il sied à l’amour : l’homme alors est capable d’atteindre le grand bien dont je parle, et de posséder en Dieu toute richesse divine.
Celui qui veut se vêtir et être riche, être uni avec la Déité, doit s’orner de toutes les vertus dont s’est revêtu et orné Dieu lui-même lorsqu’il s’est fait homme : et ceci doit commencer par l’humilité que Notre-Seigneur a montrée d’abord. Car il fut privé de toute consolation étrangère, ne recevant aucune exaltation ni de sa noblesse, ni de ses vertus, ni de ses œuvres, ni de sa puissance, qui pourtant le mettaient au-dessus de toute créature : il ne s’est pas élevé jusqu’au moment où Dieu l’a élevé au ciel dans l’appel terrible et admirable de l’Unité. Nous vivons ici-bas sous le règne de cet appel, qui nous intime de vivre selon la Trinité. À nous donc de nous rappeler à nous-mêmes la requête de l’amour et de l’accomplir de tout notre zèle pour atteindre l’Unité, seul terme de notre exigence et de l’amour divin.
Il nous faut vivre selon le bon plaisir de l’amour qui a toujours réclamé cette unité et qui a orné l’humilité de justes œuvres — vivre selon l’appel de la Trinité Sainte qui exige constamment la vertu qui lui sied, condition de notre croissance ici-bas et de toute perfection. Telle est notre vie, trine et une.
Il est trois choses selon lesquelles on vit pour l’Amour, selon la Trinité ici-bas et selon l’Unité là-haut/1.
Premièrement la raison fait désirer l’amour et la satisfaction de cet amour par les justes œuvres de charité parfaite ; on veut être sans faute et digne de toute perfection. C’est ainsi que vit le Fils de Dieu.
Ensuite épouser à toute heure la volonté de l’Amour avec un zèle nouveau, œuvrer en toute vertu avec un désir débordant, illuminer toutes les créatures selon leur nature et la noblesse qu’on leur reconnaît, petite ou grande, en sorte qu’on accomplisse, dans l’amour et pour son honneur, la pure volonté de Dieu : c’est ainsi qu’on vit le Saint-Esprit.
En troisième lieu, on se trouve contraint par une douce violence à la constante pratique de l’amour, on reçoit le courage, heureux et invincible désormais, d’affronter cet état où la passion fait croître la Bien-Aimée dans l’être de l’Aimé et s’en pénétrer en toute chose : travailler avec Ses mains, cheminer avec Ses pieds, entendre avec Ses oreilles où la voix divine ne cesse de résonner, parler aussi par la bouche du Bien-Aimé, selon toute vérité de conseil, de justice, de pure douceur, de consolation impartiale, d’avertissement contre le mal, — paraître comme le Bien-Aimé sans parure d’aucune sorte,
/1 V. Lettre XXII, p. 173, note 9.
ne vivre de rien ni pour personne, sinon d’amour et pour le Bien-Aimé, vivre seulement comme l’Aimé dans l’Aimé avec une seule conduite, une seule pensée, un seul cœur, goûter en Lui, comme Lui en nous-mêmes, la suavité indicible qui est le fruit de ses douleurs, — ah ! oui, ne rien sentir que cœur à cœur, avec un seul cœur, un seul amour suave, avoir fruition l’un en l’autre de la plénitude d’amour, — savoir sans nul doute, d’une certitude toujours plus parfaite, que l’on est intégré dans l’Unité de l’Amour : c’est ainsi que l’on vit le Père.
On paye donc de la sorte ici-bas la dette de la Trinité Sainte, qu’elle réclame de nous et qu’elle exige depuis toujours de l’Unité. Il est bien vrai, ceux qui vivent selon l’amour font mainte belle ascension avec l’Aimé dans l’Aimé ; mais ce sont les âmes qui, ayant grandi en tout ceci jusqu’à la plénitude, sont réunies au sommet et y restent sans retour, là où le pur éclair d’abord a jailli et la foudre ensuite a tonné !
L’éclair est la lumière de l’amour qui se manifeste en un clin d’œil insaisissable et nous comble de mille grâces, nous révélant ce qu’il est, nous montrant comme il sait donner et prendre, dans la suave étreinte, dans le tendre embrassement et le très doux baiser, quand l’Amour lui-même dit à l’âme : « C’est moi qui t’ai prise. C’est moi. Je te suis tout. Je te donne tout ». Mais alors vient le tonnerre. Le tonnerre est la voix terrible de la menace, de l’amour qui retient ses dons et de la raison illuminée qui proclame en toute vérité notre dette, notre progrès insuffisant, notre petitesse devant le grand Amour/2.
Lors donc que l’on est recueilli au-dessus de la multiplicité des dons, on devient l’Unité même en qui tout est contenu/3. Et c’est alors que l’Unité obtient ce qu’elle exigeait, et que l’exigence se fait vraiment sentir, et que la fruition est accordée sans réserve par la Trinité sainte. Alors, dans un seul acte, doit s’intimer l’exigence éternelle et satisfaction lui être donnée éternellement, formant une seule réalité dans l’unique volonté, l’unique possession et l’unique fruition.
C’est chose d’ailleurs que je ne puis vous décrire, car je suis trop loin de la maturité et mon amour n’y suffit point.
Si cette vie d’union fait défaut, à moi et à d’autres âmes également dépourvues, c’est que nous fûmes infidèles à la vérité : nous avons I. commencé, mais nos œuvres sont encore petites et déjà nous voulons goûter l’abondance et l’abandon. Dispensés de la patience, honorés pour nos bonnes actions : voilà comme il nous plairait de servir, oublieux de la dette d’amour. Nous estimons nos œuvres, et c’est pour cela qu’elles sont vaines. Nous sommes conscients de notre pauvreté, c’est pour —
/2 L’image de l’éclair et du tonnerre se trouve aussi chez Ruusbroec (VII Clôtures, chap. XVII), avec une interprétation un peu différente.
/3 La traduction littérale serait : « Lors donc qu’on est recueilli hors de la multiplicité des dons, on devient tout cela que Cela est. Et c’est alors que l’Unité a ce qu’elle exigeait ».
quoi nous n’y trouvons pas le Bien-Aimé. Nous faisons cas de nos labeurs, c’est pourquoi nous y cherchons en vain la riche auberge de la consolation et du repos, que le Bien-Aimé ouvre à sa Bien-Aimée lorsqu’elle vient à lui de loin et par grande aventure. Nous voulons que notre vertu soit connue, aussi n’est-elle point pour nous la robe nuptiale. Nous sommes charitables envers le prochain quand notre penchant nous y porte, et non pas selon ses besoins, aussi la charité en nous ne peut-elle déployer son immense vertu. Notre humilité est dans la voix, sur le visage, dans l’apparence et non point comme elle devrait être : fille de la grandeur de Dieu et de la conscience de notre petitesse.
Aussi ne savons nous point porter en nous le Fils de Dieu ni l’allaiter maternellement/4 de la substance du véritable amour, nous avons trop de volonté propre, nous aimons trop notre quiétude, notre confort et notre paix. Nous sommes trop vite las, trop vite abattus et troublés, nous cherchons trop les consolations de Dieu et des hommes. Nous ne tolérons nul désagrément, toujours conscients de ce qui nous manque, toujours soucieux de l’obtenir aussitôt, au lieu de souffrir avec patience. Nous sommes blessés dès qu’on nous méprise, qu’on met en doute nos grâces et nos divines faveurs, fâchés dès qu’on
/4 La conception hadewigienne de notre participation à la maternité de Marie, fondée sur la présence du Verbe en nous par la grâce, a été étudiée par le R. P. Van Cranenburgh dans OGE 1959, pp. 377-405.
nous prend notre repos, notre honneur, nos amitiés. Nous voulons être saints à l’église, mais ne rien ignorer à la maison et ailleurs des choses du monde qui nous plaisent où nous font défaut : nous y trouvons tout le temps de nous entretenir avec nos amis, de nous fâcher et de nous réconcilier. Nous voulons avoir bonne réputation sans faire grand frais pour servir l’amour, préoccupés de beaux vêtements, de nourriture choisie, de jolis objets et de plaisirs extérieurs qui ne sont nécessaires à personne. On ne devrait jamais se distraire pour éviter Dieu, qui nous cherche sans cesse avec de nouvelles forces. Et si nous défaillons, faibles que nous sommes, moquons-nous de notre mal : c’est le plus sage et le plus utile pour nous-mêmes/5. Toujours empressés de nous soulager, de nous consoler, de nous tromper avec des biens inférieurs, nous oublions la sagesse d’en haut ; c’est pourquoi nous ne rejoignons pas les chevaliers de Dieu et ne recevons de lui ni soutien, ni consolation, ni aliment. Nous manquons à Dieu, ce n’est pas lui qui nous manque. Et parce que nous voulons nous réserver quelque chose dans le service d’Amour, nous ne portons pas sa couronne, nous ne sommes ni élevés ni honorés par lui.
Voilà pourquoi nous sommes arrêtés de tous côtés, privés de foi et d’amour. Et la présence en nous de tant de défauts nous empêche de croître dans la vie spirituelle,
/5 La note d’ironie de l’âme envers elle-même, comme élément de santé spirituelle, est digne d’attention.
nous maintient dans l’imperfection de toutes les vertus, dans un état où nul ne peut aider les autres.
Ah ! pauvres de nous, que cela est désolant ! Que Dieu daigne suppléer à ce qui nous manque et nous rende parfaites, que nous puissions satisfaire enfin à la Trinité sainte et être unies à l’Unité de la Déité. Amen !
La destinataire est appelée de nouveau « chère enfant », mais rien ne relie cette lettre à d’autres du même recueil. Hadewijch y fait état de paroles que Notre-Seigneur lui a dites, et d’un rêve (ce semble) concernant la destinataire, qui « se rallierait à son signe ». Le thème de cette brève exhortation personnelle est l’intériorité : jeûnes, veilles, œuvres ne valent pas « le parfait abandon de la noble confiance ». — Le R. P. Van Mierlo a relevé l’influence de ce texte sur le Livre des XII Vertus de Godefroid de Wevel, chanoine de Groenendael qui, à côté des influences de Hadewijch et de Ruusbroec (celle-ci dominante) se laisse inspirer aussi par les Reden der Unterscheidung de Maître Eckhart.
Ah ! chère enfant, la meilleure vie qui soit est bien celle-ci : s’appliquer à satisfaire Dieu dans l’amour et se fier à lui par-dessus toute chose. Rien n’approche de Dieu comme la confiance, lui-même l’a dit à une âme : prier vraiment n’est autre chose qu’avoir pure confiance en lui, s’en remettre à lui dans un total abandon60, croire à ce Tout qu’il est. « Les hommes, dit-il (à cette âme), ne me connaissent pas comme je suis dans ma Divinité : ils me servent par le jeûne, les veilles et toutes sortes d’œuvres ; et c’est après avoir fondé sur cela leur espoir qu’ils s’abandonnent à moi. Mais rien ne me gagne comme le parfait abandon de la noble confiance. C’est la soif de ton âme qui me livre à toi tel que je suis. En voulant satisfaire à cette soif, tu grandiras en grâce et me deviendras pareille : nous aurons la même mort et donc la même vie, un seul amour étanchera notre soif commune. »
Je vous fait part de ces paroles bienheureuses, que le Seigneur a prononcées afin de fortifier votre foi, pour que vous y pensiez et compreniez que l’abandon de la confiance est la perfection suprême, par quoi l’homme donne à Dieu la plus haute satisfaction.
Je veux vous éveiller ainsi à la suprême liberté de l’amour, car j’ai rêvé naguère que vous vous rallieriez à mon signe, et je vous en conjure maintenant, j’y tiens plus qu’à toute chose. Hâtez-vous dans la vertu et le juste amour, veillez à ce que Dieu soit honoré par vous et par tous ceux que vous pouvez aider, par votre zèle, votre peine, votre conseil et tout ce que vous saurez généreusement donner.
[Voici la suite du volume de Fr. J.-B. M.P. [Jean-Baptiste Porion] qui présente « en parallèle » une autre béguine contemporaine de Hadewijch I. Voir la précédente « Introduction [dom Porion] », pages 39 et suivantes :
VOICI SEPT MANIÈRES D’AMOUR
L’amour prend sept formes, qui viennent de la cime de l’être et font retour au sommet.
I
La première manière est un désir actif de l’amour, qui doit régner dans le cœur longtemps avant de vaincre tout obstacle, œuvrer avec force et vigilance et croître vaillamment tant que dure cet état.
Ce désir vient évidemment de l’amour même : l’âme bonne, qui veut servir fidèlement Notre-Seigneur, le suivre sans crainte et l’aimer en toute vérité, est mue par ce désir de vivre dans la pureté, dans la noblesse et la liberté/1 où Dieu l’a créée à son image et à sa ressemblance, — ressemblance qu’il nous faut aimer et garder par-dessus tout.
C’est dans cette voie qu’elle veut cheminer, agir et grandir, monter vers un amour plus haut, vers une con-
/1 Pureté, noblesse, liberté : trois mots-clés de la mystique de nos auteurs. Béatrice veut revenir à l’état caractérisé par ces termes, où Dieu l’a créée : thème voisin, mais distinct de celui que nous avons signalé chez Hadewijch sous le nom d’exemplarisme (retour à ce que nous étions en Dieu avant notre création).
naissance de Dieu plus intime, jusqu’à la perfection pour quoi elle est faite, où elle se sent appelée par son Créateur. C’est à cela que matin et soir elle s’applique, à cela qu’elle se livre tout entière. C’est toute sa question, toute son étude, toute son instance devant Dieu, toute sa pensée : comment arriver à gagner l’intimité de l’Amour et à lui ressembler en toute parure de vertus, en toute pureté de constante noblesse, en tout ce qui lui sied ?
Cette âme examine souvent ce qu’elle est et ce qu’elle doit être, ce qu’elle a et ce qui lui manque : pleine de zèle et de grands désirs, avec toute la sagacité dont elle est capable, elle tâche de se garder et d’éviter tout ce qui pourrait lui faire obstacle en ces œuvres d’amour ; son cœur ne se repose point, sa volonté ne se lasse pas de chercher, de réclamer, d’apprendre, de saisir et de garder tout ce qui peut l’aider, la faire avancer en amour.
Tel est le souci de l’âme en cet état, son œuvre et son labeur, jusqu’à ce qu’elle obtienne enfin de Dieu, par son zèle et sa foi, de pouvoir servir l’amour sans que les fautes passées l’arrêtent, avec une conscience libre, un esprit purifié, une claire intelligence.
Le désir d’une telle pureté et d’une telle noblesse vient assurément de l’amour et non de la crainte. Celle-ci nous fait bien agir ou pâtir, prendre ou laisser les choses pour éviter la terrible colère divine, les jugements de ce juste juge, les châtiments éternels et les maux temporels. Mais l’amour seul nous dirige vers la pureté, vers la haute et suprême noblesse qu’il est par essence, dont il a possession et fruition, qu’il enseigne naturellement aux âmes dès qu’elles se livrent à lui.
II
Une autre manière d’amour est en ceci parfois que l’âme veut aimer de façon toute gratuite. Elle veut servir Notre-Seigneur pour rien : l’aimer simplement, sans pourquoi/2, sans récompense de grâce ou de gloire ; comme une jeune fille qui vaque au service de son seigneur par pur amour, sans salaire aucun, satisfaite de le servir et qu’il la laisse servir. C’est ainsi qu’elle voudrait fidèlement rendre amour à l’Amour, le servir en aimant sans mesure, par-dessus toute raison et tout ce que l’homme peut entendre.
En cet état, elle est si brûlante de désirs, si prête à servir, si prompte à la peine, si douce dans la gêne, si joyeuse dans le chagrin : de tout son être, elle ne veut que plaire à l’amour. Faire ou souffrir quelque chose à son service, voilà ce qui lui plaît et lui suffit.
/2 Sans pourquoi : v. HA, p. 147, note 6, et ci-dessous Annexe B.
III
Pour la troisième manière d’aimer, l’âme de bonne volonté y passe par de grandes peines, car elle veut à tout prix contenter l’Amour et le satisfaire en tout honneur, en tout service, en toute obéissance d’amour.
Ce désir parfois s’élève en elle violemment, elle se prend avec passion à vouloir tout faire : il n’est vertu dont elle ne cherche la perfection, rien qu’elle ne veuille souffrir ou supporter, nulle épargne, nulle mesure qu’elle admette en son effort. Elle est disposée à tous les dévouements, prompte et intrépide dans la peine ou le labeur. Mais quoi qu’elle fasse, elle demeure insatisfaite.
Telle est bien sa pire douleur, de ne pouvoir rendre justice à l’amour selon ses désirs, de se trouver toujours avec lui en dette insolvable. Elle sait pourtant que cela dépasse les forces humaines, et de beaucoup ses propres pouvoirs : ce qu’elle désire en vérité est irréalisable pour toute créature. Car elle voudrait, à elle seule, faire autant que tous les hommes sur la terre et tous les esprits dans le ciel, que tous les êtres d’en haut et d’en bas, et infiniment plus encore, pour servir, honorer et aimer l’amour selon qu’il en est digne. Tout ce qui manque dans ses œuvres, elle veut y suppléer par l’intention parfaite et les puissants désirs. Mais cela même ne la console pas. Elle sait bien que l’accomplissement de tels vœux est au-dessus de ses atteintes, au-dessus de tout sens et de toute raison humaine, mais elle n’arrive pas à se modérer, à se dominer, à se tranquilliser. Elle fait cependant tout ce qu’elle peut : elle rend à l’amour grâces et louanges, elle œuvre et travaille pour lui, elle s’offre tout entière à l’amour et n’agit qu’en lui.
En tout cela donc, point de repos pour elle : elle doit souffrir toujours de ne point saisir ce qu’elle convoite. Elle reste plongée dans le crève-cœur, dans la langueur insatiable : il lui semble qu’elle meurt sans mourir, et que dans cette mort elle souffre l’enfer. Sa vie est infernale en vérité, elle n’est que déception et disgrâce, les désirs anxieux la martyrisent, nul accomplissement, nulle satisfaction, nul apaisement ne se laisse entrevoir.
Il lui faut rester en cet état jusqu’à ce que Notre-Seigneur la console dans un autre mode d’amour, par une connaissance plus intime de lui-même : alors elle pourra mettre en œuvre le don nouveau reçu de lui.
IV
Dans la quatrième manière d’amour, Notre-Seigneur fait goûter à l’âme tour à tour de grandes délices et de grandes peines, dont nous allons parler maintenant.
À certaines heures, il semble que l’amour s’éveille doucement en elle et se lève radieux pour émouvoir le cœur sans nulle action de la nature humaine. Le cœur alors est excité si tendrement, attiré si vivement, si fortement saisi et si passionnément embrasé par lui, que l’âme est totalement conquise. Elle éprouve une nouvelle intimité avec Dieu, une illumination de l’esprit, un merveilleux excès de délices 3, une noble liberté et une étroite nécessité d’obéir à l’amour ; elle connaît la plénitude et la surabondance. Elle sent que toutes ses facultés sont à l’amour, que sa volonté est amour, elle se trouve plongée et engloutie dans l’amour 4, elle-même n’est plus qu’amour. La beauté de l’amour l’a rendue belle, sa force l’a dévorée, sa douceur l’absorbe, sa justice la submerge, sa noblesse l’étreint ; la pureté de l’amour l’a parée, sa hauteur l’a élevée et l’a comprise en lui-même : elle est toute à l’amour et ne peut s’occuper que de lui.
Lorsqu’elle ressent cette surabondance de délices et cette plénitude, son esprit s’abîme tout entier dans l’amour, son corps défaille, son cœur se liquéfie et ses forces l’abandonnent. Elle est tellement dominée par l’amour qu’elle peut à peine se tenir : souvent elle perd
/3 Nous rencontrons de nouveau le terme verweentheit, que nous avons relevé chez Hadewijch (Lettre XVIII). Il revient plusieurs fois dans les VII Degrés d’Amour.
/4 « Engloutie dans l’amour, elle n’est plus qu’amour » : ces expressions, au jugement de Mens (Oorsprong, p. 123, note 64), n’appartiennent plus à la mystique bernardine, mais caractérisent la tendance propre de nos auteurs. — « Être amour » se trouve aussi chez Hadewijch, Lettre XII, première ligne ; Vision I, 1. 162 ; Vision III, 1. 19.
l’usage de ses membres et de ses sens. Elle est comme un vase comble dont le contenu se répand au moindre mouvement : la plénitude de son cœur l’accable, et sans qu’elle y prenne garde, pour un rien l’amour déborde.
V
Dans la cinquième manière, il arrive parfois que l’amour s’élève dans l’âme en tempête, avec grand bruit et excès délicieux en sorte que le cœur semble devoir se briser et l’âme sortir d’elle-même dans l’acte de l’amour et de la fruition. Elle est entraînée dans le désir d’amour à l’accomplissement de ses grandes œuvres, aux œuvres pures de l’amour : elle veut satisfaire l’amour en ses multiples exigences. Ou bien elle veut se reposer dans le doux embrassement de l’amour, dans la richesse délicieuse et la suffisance de tout bien : son cœur et tous ses sens le désirent avec ardeur, le cherchent avec zèle et le réclament avec passion. Lorsqu’elle est en cet état, elle se trouve si forte en esprit, elle embrasse tant de choses en son cœur, elle ressent un tel surcroît de vertu physique, de promptitude et d’énergie en son opération, au-dehors et au-dedans, que tout en elle, lui semble-t-il, est activité et travail, alors même que son corps est tranquille. Elle se sent néanmoins attirée de l’intérieur, fortement saisie par l’amour, pressée par l’impatience et les peines multiples d’un cœur insatisfait. Tantôt c’est le sentiment de l’amour même qui, sans raison aucune, la fait souffrir, tantôt l’absence de ces biens dont l’amour a soif, et la fruition refusée à son désir. Par instant, l’amour perd à ce point toute mesure en elle, il jaillit avec une telle effraction, agite le cœur si fort et si furieusement, que ce cœur semble de toutes parts blessé, et ses blessures ne cessent de se renouveler, chaque jour plus brûlantes et plus douloureuses. Il lui paraît que ses veines se rompent, que son sang l’abandonne, que sa moelle dépérit : ses os défaillent, sa poitrine éclate, sa gorge se dessèche ; son visage et tous ses membres ressentent la brûlure intérieure et l’ire souveraine de l’amour/5. Parfois aussi c’est comme une flèche qui traverse son cœur jusqu’à la gorge et lui fait perdre le sens, ou comme un feu qui attire tout ce qu’il peut consumer : telle est la violence que cette âme éprouve, l’action en elle de l’amour sans mesure et sans pitié, qui exige et dévore toute chose.
La Fiancée est ainsi tourmentée, écrasée, épuisée intérieurement, que ses énergies n’y suffisent point, mais son âme est nourrie, son amour est allaité et son esprit maintenu au-dessus de lui-même.
L’amour en vérité dépasse tellement ses puissances qu’elle voudrait parfois briser le lien de son pouvoir et de tant de souffrances (s’il se pouvait) sans troubler l’u —
/5 « Ire souveraine », orewoet. Sur ce mot, v. HA, p. 102, et ci-dessous, Annexe B.
nion d’amour ; mais le lien d’amour la serre de si près, son immensité l’assujettit de telle sorte, qu’elle ne peut garder ni mesure ni raison, elle ne peut ni écouter le bon sens ni se modérer, ni attendre sagement.
Car plus elle reçoit d’en haut, plus elle réclame, plus on lui révèle de vérité, plus le désir la presse d’approcher cette lumière : la vérité, la pureté, la noblesse et la fruition de l’amour. Elle est donc entraînée et stimulée plus fort chaque jour, nullement satisfaite ni calmée. Ce qui la dévore et la tourmente le plus, est cela même qui la guérit et la console ; ce qui la blesse le plus profondément lui assure mieux que tout la santé.
VI
En la sixième manière, lorsque la Fiancée de Notre-Seigneur est plus haut et plus avant dans la piété, elle éprouve encore une autre forme de l’amour avec connaissance plus intime et plus élevée.
Elle sent que l’amour a triomphé de ses défauts, qu’il domine ses sens, qu’il orne sa nature, qu’il dilate et exalte son être. Elle est maîtresse d’elle-même à présent et ne trouve plus de résistance, elle possède son cœur en toute sécurité pour agir librement ou reposer dans la fruition. Rien en cet état qui lui paraisse petit : tout est facile à faire ou à laisser, à souffrir ou à porter, de ce qui sied à l’amour, l’exercice de la charité ne lui coûte plus.
Elle éprouve alors une dévotion divine, une pureté limpide, une suavité spirituelle, une liberté fervente, un sage discernement, une douce égalité avec Notre-Seigneur et une science intime de Dieu.
Voyez : elle est pareille maintenant à une ménagère qui a réglé comme il sied sa maison, qui l’a sagement arrangée et bellement ordonnée, et bien garantie et prudemment gardée, qui prend et laisse ce qui lui convient, ouvre et ferme à son gré. Ainsi en est-il de cette âme : elle est amour/6 et l’amour règne en elle, puissant et souverain, dans l’action ou le repos, dans ce qu’elle entreprend ou évite de faire, dans les choses extérieures ou intérieures selon sa volonté.
Et comme le poisson qui nage dans la largeur du fleuve ou se repose dans sa profondeur, comme l’oiseau qui vole hardiment dans les hauteurs, ainsi sent-elle que son esprit erre librement dans l’altitude et la profondeur et l’abondance délicieuse de l’amour.
La puissance de l’amour a requis et conduit cette âme, l’a gardée et protégée, lui a donné la prudence et la sagesse, la douceur et la force de la charité. Cette puissance pourtant, l’amour l’a tenue cachée jusqu’au moment où, par une ascension nouvelle, elle est devenue maîtresse d’elle-même, en sorte que le domaine de l’amour en elle fût incontesté. Il la rend alors si hardie qu’elle ne craint ni homme ni démon, ni ange ni saint, ni Dieu même, en
/6 « Etre amour » de nouveau : v. note 4.
ce qu’elle fait ou ne fait point, dans son agir et son repos. Et elle sent bien d’ailleurs que l’amour est en elle aussi éveillé, aussi actif lorsque son corps est en repos qu’en des labeurs multiples. Elle sait et sent que ni travail ni souffrance n’importe à l’amour lorsqu’il règne dans une âme.
Mais tous ceux qui veulent venir à lui doivent le chercher en tremblant, le suivre avec foi, s’y exercer avec ardeur et ne s’épargner eux-mêmes ni dans l’effort ni dans les douleurs, ni dans le support patient de la gêne ou du mépris. Il n’est chose petite que ces âmes ne doivent tenir pour grande, jusqu’à ce que l’amour vainqueur opère en elles ses œuvres souveraines, rende petites les grandes choses, facilite tout labeur, adoucisse toute peine, et de tout débit les acquitte.
Ceci est liberté de la conscience, douceur du cœur, sagesse des sens, noblesse de l’âme, élévation de l’esprit et commencement de la vie éternelle. C’est une vie angélique déjà dans cette chair, dont l’autre vie sera la suite. Que Dieu daigne à tous nous l’accorder ! Ainsi soit-il.
VII
L’âme bienheureuse connaît encore une septième sorte d’amour sublime/7, qui opère en elle intérieurement un
/7 Cette septième « manière d’amour » semble une récapitulation : les six degrés précédents forment un tout et la description du sixième avait bien l’allure d’une conclusion.
singulier travail. Elle est attirée dans l’amour au-dessus d’elle-même, au-dessus des sens, de l’humaine raison et de toute opération de son propre cœur ; elle est attirée par le seul amour divin dans l’éternité, dans l’immensité inconcevable, dans la latitude, la hauteur inattingible et l’abîme profond de la Déité, — qui est en toute chose et demeure incomprise, immuable dans la plénitude de l’être, toute-puissante, comprenant tout et opérant tout par son acte souverain.
La Fiancée est alors si tendrement abîmée dans l’amour, emportée par une aspiration si forte que son cœur affolé ne peut plus contenir l’élan intérieur, son âme dans l’excès d’amour s’écoule et s’évanouit, son esprit cède tout entier à la fureur des puissants désirs. Elle veut s’établir dans la fruition : tout en elle y tend. C’est cela qu’elle exige de Dieu, elle le cherche ardemment et passionnément en lui, elle ne peut cesser de le vouloir, car l’amour ne lui laisse ni répit, ni repos, ni paix d’aucune sorte. L’amour l’exalte et l’abaisse, lui fait goûter mort et vie, la guérit et la blesse derechef, la rend folle et de nouveau sage, et par ces voies l’attire à l’état le plus haut.
C’est ainsi qu’elle est élevée en esprit au-dessus de la durée, au-dessus des dons de l’amour dans l’éternité de l’amour, qui n’a point de temps, qui transcende tous les modes humains d’aimer ; elle est élevée au-dessus de sa propre nature par le désir qui veut la dépasser.
Tout son être alors et toute sa volonté, son aspiration et son amour sont établis dans la vérité et dans la clarté pure, dans la haute noblesse et dans la beauté délicieuse, — dans la douce société de ces esprits supérieurs qui s’écoulent tous en flots d’amour tandis qu’ils contemplent leur Amour et le connaissent clairement dans la fruition/8. Sa volonté reste là-haut parmi les esprits, c’est là qu’elle erre par le désir, surtout dans le chœur des Séraphins brûlants ; mais c’est la Divinité, la très-haute Trinité qui est son habitation et son repos bienheureux.
Elle cherche le Bien-Aimé dans sa majesté, elle le suit et le contemple avec le cœur et l’esprit. Elle connaît, elle l’aime, elle le désire de telle sorte qu’elle ne regarde ni saint ni ange, ni homme ni créature aucune, sinon dans cet amour commun, en Dieu même, par quoi elle aime tous les êtres avec lui. C’est lui seul qu’elle a choisi dans
/8 Le P. Mens voit dans ce passage des Sept Degrés d’Amour une allusion à peine voilée à la vision béatifique transitoire que les auteurs mystiques du Nord attribuent dès ici-bas aux contemplatifs (Oorsprong, p. 13, n. 64 et p. 136, sixième caractéristique de la mystique du Nord). Elle est affirmée de façon explicite dans la Vita Beatricis (pp. 110, 115, 127-128, 137-140, 144-146 et 150-152).
Le P. Reypens croit reconnaître la même doctrine chez Hadewijch (Vision V « Alors j’eus la fruition de Dieu que j’aurai éternellement »), chez la bienheureuse Yvette de Huy (recluse t 1227) et chez sainte Lutgarde (O. Cist. t 1246), mais surtout chez Ruusbroec en plusieurs passages — c’est l’objet de l’étude du P. Reypens — et chez quelques-uns de ses disciples (L. Reypens S. J. R. A. M. 1922-1924, Le sommet de la contemplation chez le bienheureux Ruusbroec). Il cite un petit nombre de théologiens qui ont admis la possibilité ou le don effectif de cette grâce chez certains saints. On peut nommer comme témoin antérieur de cette interprétation de l’expérience mystique, Richard de Saint-Victor (PL. 196, col. 337 C).
l’amour au-dessus de tout, au-dessous de tout et en tout : la passion de son cœur et les forces de son esprit ne veulent rien que le voir, le posséder, avoir fruition de lui.
La terre est donc pour elle un grand exil, une dure prison, un tourment cruel. Elle ne ressent pour le monde que dégoût et mépris, rien de ce qui est terrestre ne peut la flatter ni la satisfaire : c’est grande peine pour l’âme d’être ainsi, de devoir vivre au loin et partout étrangère. Elle ne peut oublier son exil ni apaiser sa langueur, le désir la tourmente à faire pitié. Ce qu’elle éprouve est passion et martyre, sans comparaison ni mesure.
Elle a donc grande soif d’être libérée de ce ban et déchargée des liens de ce corps ; elle soupire souvent d’un cœur brûlant avec l’Apôtre : Cupio dissolvi et esse cum Christo, c’est-à-dire, je voudrais être détachée et rester avec le Christ. Telle est bien l’ardente langueur, la douloureuse impatience qu’elle ressent d’être affranchie et de demeurer avec le Christ, non par ennui de cette vie ni par crainte des peines à venir, mais en vertu d’un amour saint et éternel : le désir la mine, la consume et la dévore d’atteindre le pays de l’éternité, la gloire et la fruition.
Sous l’empire immense de ce désir, sa condition est dure et pesante : la peine que lui fait endurer la soif est indicible. Il lui faut pourtant vivre dans l’espoir, et cet espoir même la fait haleter et souffrir. Ah ! saints désirs de l’amour, que vous avez de force dans une âme éprise ! C’est un mal aigu et une vie mourante ! L’âme ne peut ni monter là-haut ni se sentir en paix ici-bas. Elle ne peut supporter la pensée de l’Ami, tant elle le désire, et la pensée d’en être privée la torture incessamment. Il lui faut vivre tous les tourments.
Aussi ne peut-elle et ne veut-elle nullement être consolée, comme dit le Prophète : Renuit consolari anima mea 9, c’est-à-dire, Mon âme refuse la consolation. Oui, elle la refuse et souvent de la part de Dieu comme de celle des créatures, car toute consolation qu’elle reçoit, en faisant croître son amour, l’attire vers un état plus haut, renouvelle son désir de la fruition et lui rend plus intolérable cet exil. Elle reste donc inapaisée, inconsolée malgré tous les dons qu’elle peut recevoir, tant qu’elle est privée de la présence du Bien-Aimé.
C’est une vie de grands labeurs que celle-ci, où l’âme repousse toute consolation et n’admet nulle trêve en sa recherche. L’amour l’a appelée et conduite, lui a montré ses voies qu’elle a tenues fidèlement en de lourdes peines, en de pesants travaux, avec ardente langueur et puissants désirs, grande patience et grande impatience, dans les douceurs et les douleurs et maintes meurtrissures, dans la quête et la prière, dans la disette et la possession, dans la montée et le suspens et la poursuite et l’étreinte,
/9 Ps. 76, 3.
dans le besoin et l’inquiétude, dans l’angoisse et le souci, dans la fièvre mortelle, dans la foi pure et dans le doute aussi bien souvent. Joie ou douleur, elle est prête à tout porter ; morte ou vive, elle veut se livrer à l’amour, elle endure en son cœur d’immenses souffrances et c’est pour l’amour seul qu’elle veut gagner la Terre Promise. Lors qu’elle s’est bien éprouvée en tout ceci, la gloire est son unique refuge. Car telle est par-dessus tout l’œuvre de l’amour : il veut l’union la plus étroite et l’état le plus haut, où l’âme se livre à l’union la plus intime.
La Bien-Aimée ne cesse donc point de chercher l’amour, elle voudrait le connaître et en jouir toujours, mais c’est chose qui ne peut être en cet exil : elle veut donc migrer vers ce pays où elle a fondé sa demeure et fixé son cœur, où déjà elle repose avec l’amour. Car elle le sait bien, c’est là que tout obstacle cessera et que l’Aimé tendrement l’embrassera.
Elle y contemplera passionnément ce qu’elle a si tendrement aimé ; elle possédera pour son salut éternel celui qu’elle a si fidèlement servi ; elle jouira en toute plénitude de celui que par l’amour elle a si souvent embrassé dans son âme.
Ainsi elle entrera dans la joie de son Seigneur, comme le dit saint Augustin : Qui in te intrat, intrat in gaudium Domini sui, etc. Celui qui entre en vous, entre dans la joie de son Seigneur et n’aura plus de crainte, mais sera bienheureux dans le Bien souverain.
C’est alors que l’âme est unie à son Époux et devient un seul esprit avec lui, dans un amour indissoluble et une foi éternelle. Ceux qui dans le temps de la grâce se sont appliqués à l’amour jouiront de lui dans la gloire éternelle, où rien ne nous occupera que louange et amour.
Dieu veuille nous y conduire tous ! Amen.
I
Les passages suivants de Ruusbroec ont été choisis parmi ceux où les thèmes fondamentaux, hérités de Hadewijch ou de la tradition spirituelle qu’elle incarne historiquement, se trouvent groupés et rapportés à l’intuition essentielle qui domine les deux œuvres. Ces textes, malgré leur brièveté, contiennent des répétitions, d’autant plus inévitables que Ruusbroec a pour habitude de reprendre le schéma de la vie mystique en termes presque identiques, non seulement dans chacun de ses traités, mais pour chacun des degrés ou l’âme approfondit son expérience du Divin.
(Les sept Degrés, R. G. III, 268 - W. I, 262)/1.
Le Christ Jésus vit en nous et nous en lui ; par sa vie nous sommes vainqueurs du monde et du péché, avec lui nous sommes dirigés par l’amour vers notre Père céleste. Le Saint-Esprit opère en nous et nous opérons avec lui toutes nos bonnes œuvres. Il clame en nous à voix haute, sans paroles : Aimez l’Amour qui vous a aimés éternellement ! Son appel est une touche intérieure que ressent notre esprit. Cette voix est plus terrible que le tonnerre. Les éclairs qui en jaillissent nous ouvrent le ciel, nous manifestent la lumière et la vérité éternelle. L’ardeur de son toucher et de son amour est si grande, qu’elle veut nous consumer totalement. Ce toucher en notre esprit clame sans cesse : Payez votre dette, aimez l’Amour qui vous a éternellement aimés ! De là naissent dans l’âme une grande impatience et un comportement étrange au-dehors : car plus nous aimons, plus nous désirons aimer ; et plus nous payons la dette que l’amour réclame, plus nous sommes endettés. L’amour ne se tait pas, il crie éternellement et sans cesse : Aimez l’Amour ! Cette lutte est inconnue aux esprits étrangers.
/1 V. Lettre XX, p. 162, note 8.
(L’Ornement des Noces, R.G.I, 200-201. — W.I1I, 159).
(Dans la troisième venue), l’homme est tellement possédé par l’amour qu’il doit oublier et lui-même et Dieu même, et ne plus rien savoir que l’amour. L’esprit est donc brûlé dans le feu de l’amour et s’enfonce si profondément dans la touche divine, qu’il est vaincu en tout son effort et anéanti en toute son activité ; il arrive au terme de celle-ci et devient lui-même amour, au-dessus de tout adjectif ou accident ; il possède la substance la plus intime de sa nature créée, au-dessus de toutes les vertus, en ce point où toutes les opérations créées commencent et finissent : je veux dire l’amour en lui-même, fondement et fond de toutes les vertus.
(Ibid. R. G., 246-247. — W. 216).
Les hommes intérieurs et contemplatifs doivent donc sortir (Exite obviam ei, Mat. 25,6) selon le mode de la contemplation, au-dessus de la raison et de toute distinction : au-dessus de leur être créé dans un regard éternel, immobile, grâce à la lumière innée (du Verbe), ils sont transformés et deviennent une seule chose avec cette lumière même par laquelle ils voient et qu’ils contemplent. C’est ainsi que les voyants rejoignent leur image éternelle, d’après laquelle ils ont été créés, contemplant Dieu en toutes choses sans distinction, en une vue simple dans la divine clarté. C’est la contemplation la plus noble et la plus utile qu’on puisse atteindre en cette vie. Car l’homme y demeure parfaitement maître de lui-même et libre61 ; et il peut croître en vie spirituelle à chaque retour amoureux qu’il accomplit, au-dessus de tout ce que l’homme peut entendre. Il demeure libre et maître de soi, à la fois dans l’intériorité et dans les vertus. Car ce regard fixé dans la lumière divine le tient au-dessus de tout exercice intérieur, au-dessus de toute vertu et de tout mérite ; c’est bien la couronne et la récompense à laquelle nous aspirons, que nous possédons dès maintenant de cette façon. Ainsi la vie contemplative est une vie céleste.
L’équilibre ainsi décrit entre la contemplation et l’action est ce que Ruusbroec appelle la vie commune. Cet accord néanmoins n’exclut pas une tension, qu’il fait sentir comme Hadewijch en bien des pages, notamment dans la suivante :
(Les sept Degrés, R.G.III, 260 - W.I, 253-254).
Nous demeurons donc unis à Dieu sans intermédiaire, là où nous portons son image à la cime même de notre nature créée ; néanmoins nous restons toujours, en nous-mêmes, semblables à Dieu et unis à lui par moyen de la grâce et d’une vie vertueuse… L’unité vivante avec Dieu est dans notre être même : nous ne pouvons cependant ni la comprendre, ni l’atteindre ni la saisir. Elle se joue de toutes nos puissances, en exigeant que nous soyons un avec Dieu au-dessus de tout intermédiaire, ce que nous ne pouvons pas accomplir. Aussi la suivons-nous dans la vacance de notre être (ledeghen sine) : c’est là qu’habite et repose l’Esprit du Seigneur avec tous ses dons. Il aspire sa grâce et ses dons en toutes nos puissances, il exige notre amour, notre gratitude et nos louanges. Mais lui-même habite en notre essence, et exige que nous soyons libres et oisifs, que nous soyons une seule chose avec lui au-dessus de toute vertu. C’est pourquoi nous ne pouvons trouver stabilité ni en nous-mêmes, ni au-dessus de nous dans le suspens de l’agir, avec Dieu. Tel est le jeu intime de l’amour.
(Les douze Béguines, R. G.IV, 25-25 - W.VI, 37-38).
Selon cette manière d’aimer, les esprits sont oisifs et nus, élevés au-dessus de toute opération en une pure intellection, un pur amour. Ils n’agissent point, mais ils sont façonnés et agis par l’Esprit du Seigneur (Rom. 8,4) ; ils sont eux-mêmes grâce et amour, et ils sont appelés Fils de Dieu. Tous ceux qui sont morts à eux-mêmes en Dieu et qui ont dépouillé toute propriété dans la chère volonté de Dieu, leur vie est cachée avec le Christ en Dieu (Col. 3,3), et ils sont engendrés de nouveau sans cesse de l’Esprit-Saint, Fils élus de l’amour divin, au-dessus de la grâce et de toute œuvre.
Ruusbroec emploie des expressions identiques pour décrire le degré d’amour qui suit immédiatement :
C’est un état de repos où l’esprit est uni à Dieu dans l’amour nu et dans la clarté divine : il y est dégagé et libre (los ende ledich) de tout exercice d’amour, au-dessus de l’agir, éprouvant l’amour un et simple qui dévore et anéantit l’esprit de l’homme en lui-même, en sorte qu’il s’oublie…
(Suite de la citation dans HA, p. 55 et 56 : c’est un écho de la Lettre XX de Hadewijch).
(Ibid. R. G.IV, 57-58. — W.VI, 69-70).
Dieu est un dans sa nature, et cette nature est féconde dans la Trinité des Personnes ; sans cesse il s’épanche, vit et œuvre avec distinctions personnelles, il connaît et il aime, il crée et façonne le ciel et la terre et toutes les créatures. Mais éternellement et sans trêve aussi, il reflue en son Essence, libre de toute œuvre, dans l’unité du Saint-Esprit. C’est là qu’au-dessus de nous-mêmes nous sommes un seul amour et une seule jouissance avec lui. Dans l’épanchement extérieur, par la grâce, il nous rend semblables à lui ; et dans le reflux en lui-même, il nous recueille avec lui dans l’unité de son amour… Nul ne peut découvrir ni garder cette unité, sinon ceux qui déploient toutes leurs puissances jusqu’à cet amour tranquille, pareil à celui des séraphins ; car il s’élève au-dessus de toute la hiérarchie des pratiques d’amour et il constitue la plénitude de toutes les grâces, où commencent et s’achèvent tous les exercices de vertus. — L’amour tranquille est au-dessus de tout : il vaque seulement à lui-même et n’a pas d’autre opération/3.
Ce thème est bien le sommet vers lequel s’orientent chez Ruusbroec toutes les voies de la vie spirituelle, c’est par lui que s’achève dans son œuvre la description des états les plus élevés. On le trouve notamment à la fin de l’Ornement des Noces (R.G.I, 248-249. — W.2181-219, que nous avons citée dans HA, p. 137) ; au chap. XII du Livre de la plus haute Vérité (R.G.III, 294 — W.II, 221) et au chap. XIV des Sept Degrés (R.G.III, 270. — W. 264-265) :
/3 Cf. Lettre XVII, p. 140, note 2 ; et HA, p. 179, note 5.
Dans la fruition, nous sommes oisifs (ledegh) : c’est l’œuvre de Dieu seul, là où il dépouille d’eux-mêmes tous les esprits aimants, les transforme et les consomme dans l’unité de son Esprit. Là nous sommes tous un seul feu d’amour, qui est plus que tout ce que Dieu a jamais fait. Chaque esprit est une braise ardente que Dieu allume au feu de son amour abyssal. Et tous unis, nous sommes une seule ardeur brûlante, inextinguible, avec le Père et avec le Fils dans l’unité de l’Esprit-Saint, là où les divines Personnes trépassent dans l’unité de leur commune Essence, dans cet abîme sans fond de la simple béatitude. La', il n’y a plus ni Père ni Fils ni Esprit-Saint/4, ni aucune
/4 Là il n’y a ni Père ni Fils ni Esprit-Saint. Les traducteurs bénédictins donnent à l’affirmation un caractère subjectif : « Là, on ne nomme ni le Père ni le Fils… » Nous ne les avons pas suivis, ni en ce passage ni en d’autres, où ils prennent d’analogues libertés dans le dessein légitime d’éviter une méprise du lecteur : ils songent à l’usage pratique auquel est destinée leur traduction. En fait, les expressions de ce genre n’ont pas valu de censures à Ruusbroec ; mais on doit admettre qu’elles demandent, pour être comprises, une exégèse basée sur toute l’œuvre du contemplatif.
Nous renvoyons aux études du R. P. Ampe S. J., qui a dégagé avec une grande précision les arêtes de la spéculation ruusbroeckienne. En français, un examen rapide, mais remarquable par sa pénétration et son exactitude a été donné par le R. P. de Lubac (Le Surnaturel, Paris 1946, p. 402 sq). Les deux articles du R. P. Paul Henry S. J. sur la Mystique trinitaire du Bienheureux Jean de Ruusbroec (Recherches de Sc. religieuse 1950 et 1953) sont aussi le fruit d’une étude approfondie. Ces théologiens n’ont pu se pencher sur l’œuvre de Ruusbroec sans admirer la vigueur et la justesse de son intuition.
créature, mais une seule Essence, substance de ces divines Personnes. Là, nous sommes tous un et incréés en notre sur-être (notre être en Dieu de toute éternité). Là toute fruition est accomplie et parfaite en essentielle béatitude. Là, Dieu en son être simple est sans opération, éternel repos (ledegheit), ténèbre sans mode, EST innommé, sur-essence de toutes les créatures, béatitude simple et sans fond de lui-même et de tous les saints.
Le saint Prieur de Groenendael reprend maintes expressions de Hadewijch, mais les transpose dans un registre plus intellectuel ; il les ordonne en outre dans la gradation des états intérieurs. L’exposé ci-dessous offre un exemple de ce procédé, appliqué à la double désignation de l’Objet divin que nous avons soulignée dans la Lettre IX : Ce que Dieu est et Qui il est. La distinction de l’aspect personnel (Qui Dieu est) et essentiel (Ce qu’il est), est dépassée dans l’absolue simplicité de l’amour unitif. D’autres termes font écho dans cette page à Hadewijch : la Face du Père que l’œil intérieur doit fixer, la raison éclairée qui nous guide jusqu’au seuil, et sa défaillance bienheureuse devant la Réalité divine.
(Les Douze Béguines, R.G.IV, 20-22. — W.VI, 31-32).
L’œil simple de l’âme qui, au-dessus de la raison et en dehors d’elle, est élevé à une vue simple et nue, contemple toujours la Face du Père comme le font les anges qui le servent ; car l’œil simple de l’âme n’a rien d’autre devant soi que cette Image, qui est Dieu même. Là, il voit Dieu et toutes choses en tant qu’elles sont Lui-même en Lui, d’un simple regard, qui lui suffit. Ceci s’appelle contemplation, c’est-à-dire simple regard en Dieu. (…) L’homme doué d’intelligence, qui a reçu de Dieu l’Esprit de vérité, doit marcher devant la Face du Seigneur, ordonner sa vie intérieure et l’orner de vertus selon la chère volonté de Dieu ; ainsi pourra-t-il entendre la douce voix du Père qui parle en son esprit : « Regarde-moi et connais-moi comme je te connais : contemple Ce que je suis et Qui je suis. » (…) C’est pourquoi l’âme contemplative dit : « Seigneur, montrez-moi votre Face au-dessus des images et des similitudes, nue et découverte ; alors nous serons sauvés et elle nous suffira » (Jean 14, 8). À cela, l’Esprit du Seigneur répond encore : « Regarde-moi, vois Qui je suis et Ce que je suis ». L’œil de l’intelligence (inférieur à l’œil simple) s’ouvre alors pour voir ce qu’il désire et que Dieu l’invite à regarder, mais c’est l’œil simple qui voit simplement d’une simple vue tout ce que Dieu est. L’œil de l’intelligence cherche à le suivre, voulant voir et éprouver dans la même lumière Ce que Dieu est et Qui il est ; mais devant la Face du Seigneur la raison défaille ainsi que toute considération distincte ; et la puissance intellectuelle se trouve élevée au-dessus de tout mode, c’est-à-dire sans manière, ni ceci ni cela, ni ici ni là.
Parmi les nombreux rapprochements que les écrits de Ruusbroec suggéreraient au lecteur familiarisé avec ceux de Hadewijch, citons encore le passage suivant du Tabernacle spirituel. Il y reprend une expression négative, étonnante au premier abord, que nous avons relevée chez Hadewijch/5 et que nous retrouverons chez Maître Eckhart. L’équivalent qu’en donne Ruusbroec montre bien qu’elle désigne pour lui l’Amen à Dieu même, au fond pur de notre être où son amour nous attend.
(R. G.II, 65. — W.IV, 95-96).
Sachez qu’il y a grande différence entre notre désir ou aspiration sensible, qui reste dans la raison, et l’amour de notre esprit, qui nous porte au-dessus d’elle et nous unit à Dieu. Car cet amour tout intérieur est un amour sans mode, qui s’accomplit sans cesse et rend l’esprit sans amour (minnelos), c’est-à-dire anéanti dans l’amour/6.
Dans le trépas de cet accomplissement, l’esprit devient en effet l’amour même, amour essentiel au fond de sa propre unité.
/5 V. Lettre XXVIII, p. 209, note 8 ; et la strophe de HA, poème XV, p. 111, où se trouvent les expressions : Être anéantie dans l’amour, et Etre sans cœur et sans pensée. Cf. plus bas, la citation 18 de Maître Eckhart.
/6 Les Bénédictins de Wisques ont de nouveau traduit en atténuant l’expression : « Car cet amour spirituel tout intime est un amour sans mode, dont l’activité s’épanche sans cesse et rend l’esprit inconscient de l’amour, c’est-à-dire tout absorbé dans l’amour. » C’est une explication raisonnable, mais une explication ajoutée au texte sans avertissement.
Il convient de terminer ces courts extraits par une nouvelle description de ce que Ruusbroec et Hadewijch, pareillement d’accord en ceci, considèrent comme l’accomplissement de la sainteté : l’état d’une âme qui sait unir la contemplation fruitive de l’Unité avec la générosité des Personnes divines, en pourvoyant aux besoins du prochain, réellement aimé.
(Le Royaume des Amants de Dieu, R.G.I, 99-100 - W.II, 195-196).
L’homme élevé à cet état mènera la vie commune : il possédera son âme comme un roi possède son royaume. Son esprit s’inclinera sans cesse vers toute vertu, en sorte qu’il porte ressemblance parfaite de l’Unité féconde de Dieu, qui sans cesse s’épanche au-dehors selon la distinction des Personnes, avec tous les dons que nécessitent les créatures. Et sans trêve aussi, il adhère à Dieu essentiellement par ce même esprit, pour être transformé et transfiguré dans la clarté abyssale, comme les Personnes divines elles-mêmes, qui à chaque instant sont engouffrées dans l’Essence insondable et s’y écoulent en fruition ; tandis que par ailleurs elles s’épanchent et agissent selon les distinctions de la nature féconde. Ainsi l’homme de vie commune se tiendra au sommet de son esprit entre l’essence et les facultés, entre la jouissance et l’action, toujours adhérant de façon essentielle dans la fruition qui l’engloutit et sombrant dans son néant, c’est-à-dire dans la Ténèbre de la Déité. Telle est la béatitude de Dieu et de tous les esprits élevés ; c’est ainsi que l’homme est transformé de clarté en clarté grâce à son Image éternelle, qui est la Sagesse du Fils.
Le terme vie commune désigne à la fois chez Ruusbroec, comme dans la page ci-dessus, une pleine participation aux deux aspects de la vie divine, et comme dans les lignes ci-dessous, tirées de l’Ornement des Noces (R.G.I, 189 — W.III, 144), une charité impartiale et parfaite envers le prochain : ces deux sens ne sont pas séparables dans la vie sainte, telle que la conçoit le bienheureux Prieur :
Pour posséder le mode commun et y tenir au-dessus de tous les modes dont nous avons parlé, puisqu’il est le plus élevé, il nous faut prendre le Christ comme exemple, car il s’est donné sans réserve pour tous en commun, il le fait encore et le fera éternellement. C’est pour tous en commun qu’il été envoyé sur la terre, au bénéfice de tous les hommes qui consentent à se tourner vers lui. (…) Voyez comme le Christ s’est donné lui-même en commun, avec une fidélité sans reproche. Sa haute et fervente prière se répandait devant son Père au bénéfice commun de tous ceux qui veulent être sauvés. Il se donnait à tous en commun par son amour, ses enseignements, ses réprimandes, quand il consolait avec douceur, quand il donnait avec libéralité, quand il pardonnait avec bonté et miséricorde. Son âme et son corps, sa vie et sa mort, tous ses services furent offerts pour tous en commun et le sont encore. Ses sacrements et ses dons sont un bien commun. (…) Ses tourments, sa passion, sa détresse, cela seul lui fut propre en vérité, mais le profit et l’utilité qui en résultent sont à tous, et la gloire de ses mérites sera commune éternellement.
Il n’était pas question de comprendre dans ces paragraphes toute la doctrine de Ruusbroec. En signalant seulement comme nous l’avons fait quelques points originaux et hardis, nous avons pu mettre en lumière ses affinités avec nos contemplatives, mais le lecteur qui s’en tiendrait à ces extraits, serait naturellement amené à méconnaître la richesse de son œuvre, son économie et sa discrétion. Dans la composition de ses traités, non seulement Ruusbroec a soin de situer les plus hautes intuitions, véritables anticipations de la béatitude, dans un contexte ascétique et dévotionnel qui en détermine le niveau, mais il s’applique en plus d’une page à distinguer son intention de celle des quiétistes panthéistes, dont il avait dû combattre l’influence à Bruxelles.
On doit reconnaître cependant que son effort pour caractériser la différence ne réussit qu’imparfaitement : les expressions qu’il adopte sont si proches de celles qu’il rejette, qu’on cherche souvent en vain la ligne de démarcation. On ne saurait s’en étonner beaucoup : Ruusbroec et les écrivains de sa race jouent nécessairement sur les frontières de l’ineffable, et nous proposent des énigmes qu’il ne nous appartient de déchiffrer qu’en les suivant dans leur vie. Il reste que ces énigmes, au sentiment de certaines âmes, sont d’une efficacité singulière pour éveiller l’esprit à sa vocation éternelle.
II
On peut caractériser la pensée de Hadewijch et de Béatrice, nous l’avons noté en son lieu, comme une théologie de l’Amour subsistant, sur quoi se fonde une spiritualité dont le sommet et le foyer est l’intériorité de l’amour pur, dégagé de toute occupation étrangère — « amour vacant au seul amour ». On accordera que la définition convient également à la mystique de Ruusbroec ; elle en marque tout au moins un aspect important. Il faut plus d’attention pour reconnaître que cet aspect est présent aussi chez Maître Eckhart.
Il est vrai que dans sa conception de la vie de l’âme, le trait intellectuel prend un relief extrême : l’accent est si déplacé que le discours semble au premier abord différent. À y regarder de près, l’intention est pourtant la même. Il est plus d’un passage où la doctrine que nous venons de rappeler réapparaît : ils ne détonnent nullement dans son œuvre ; ils s’y trouvent parallèlement à d’autres passages, où la consommation en Dieu est décrite comme connaissance de la connaissance, ou comme dépassement de toute activité. Nous ne ferions pas état, pour la comparaison avec les mystiques flamandes, de la simple formule « Dieu est amour »/1 : citation de l’Écriture (I Jean 4,16) qui avait été commentée maintes fois, notamment par saint Bernard ; mais le développement que lui donne Maître Eckhart dans le texte suivant, tiré d’un sermon authentique, ne permet pas de se méprendre sur l’affinité mentionnée.
/1 V.g. Das Buch der giittlichen Triistung, DW, V, p. 44, ligne 10. Cf. ibid, p. 93, note 155.
(Pf. Pr. XII, p. 61 — QH.Pr. 50, p. 387).
Les meilleurs maîtres disent que l’amour (minne) avec lequel nous aimons, est l’Esprit-Saint. Beaucoup les contredisent, mais ce n’en est pas moins vrai : toute impulsion par laquelle nous sommes portés à l’amour, ne peut être que de l’Esprit-Saint. L’amour dans sa suprême pureté, séparé de toute chose et demeurant en lui-même, n’est rien d’autre que Dieu. Selon les docteurs, le terme de l’amour, ce pourquoi il opère toutes ses œuvres, est la bonté, et la bonté est Dieu. Pas plus que mon œil ne peut parler, ni ma langue apercevoir la couleur, l’amour ne peut tendre à nulle chose qui ne soit la bonté, qui ne soit Dieu. — Mais faites attention maintenant ! Que signifie le Sauveur en insistant de la sorte pour que nous aimions ? Il veut dire ceci : l’amour avec lequel nous aimons doit être si pur, si nu, si détaché qu’il ne s’incline ni vers moi ni vers mon ami, ni vers (nulle chose) autre que lui-même.
Comme nous l’avons vu en lisant Hadewijch, cette purification de l’amour qui se termine au-dessus des opérations, là où il repose en lui-même dans une fruition immobile, répond au mouvement mystérieux des Personnes divines qui s’engloutissent dans l’Unité. La correspondance (coïncidence) des deux exigences d’unité est aussi un thème capital de la mystique eckhartienne, il n’y a guère de sermon qui n’en traite ou n’y fasse allusion. Nous nous bornerons à quelques citations brèves. Dans la première, la considération porte d’abord sur le mouvement en Dieu même ; dans la seconde, Eckhart part de l’exigence de l’âme, comme si Dieu obéissait à celle-ci.
Et sic in Sion firmata sum et in civitate sancta similiter requievi. (DW.I. 301-302). — Le texte commenté est en vérité Eccl. 24,15 :
J’ai parlé récemment de la porte par laquelle Dieu s’écoule, à savoir la Bonté. Mais l’Essence est ce qui demeure en soi-même et ne s’écoule pas (au-dehors) : c’est vers l’intérieur que la fusion a lieu. Je veux dire l’Unité qui demeure en elle-même, une, sans admixtion d’aucune chose ni partage avec aucune au-dehors ; tandis que par la Bonté, Dieu se communique à toutes les créatures. L’Essence est le Père/2, l’Unité est le Fils avec le Père, la Bonté est l’Esprit-Saint. Or, le Saint-Esprit prend l’âme, la Cité sanctifiée en ce qu’elle a de plus haut et de plus pur, et l’élève jusqu’à sa propre origine, qui est le Père, dans le fond premier où le Fils a son Essence : c’est là que la Sagesse éternelle repose également (similiter re-quievi) dans la Cité sanctifiée, au plus secret de l’Être.
/2 On remarquera une certaine assimilation du Pére à l’Essence : ce trait, commun à Hadewijch et à Ruusbroec, paraît en plusieurs lieux de l’œuvre d’Eckhart : le Père est considéré tout à tour (ou à la fois) comme une Personne divine et comme le Fond de la Divinité. Ainsi dans le sermon Pf. 102, p. 332 (Haec dicit Dominos, honora patrem tuum ; QH. Pr. 25, p. 264) « Dieu n’est ni ceci, ni cela. C’est pourquoi le Père ne peut être satisfait qu’il ne rentre dans le (point) premier et le plus intérieur, dans le Fond et le Cœur de la Paternité, où il a subsisté éternellement en lui-même, et où il jouit de lui-même… C’est là ce qui l’emporte sur tout, c’est de cela que je suis épris. » — Pour une étude de cette conception chez Ruusbroec, y. R. P. A. Ampe S. J. De grondlijnen van Ruusbroec's Drieëenheidsleer als onderbouw van den zieleopgang, Anvers 1950, p. 151 sq. V. aussi plus bas, citation 16.
(DW.I. 42-44). La Citadelle dont parle ici Maître Eckhart est l’étincelle de l’âme, le centre où elle se recueille lorsque l’amour retrouve sa pureté.
Maintenant voyez et soyez attentifs ! Cette Citadelle est si une et si simple, si élevée au-dessus de tout mode, que la noble puissance dont j’ai parlé tout à l’heure (la volonté) n’est jamais digne d’y jeter, fût-ce un instant, un seul coup d’œil ; et l’autre faculté (la raison supérieure), dont j’ai dit que Dieu brille en elle avec toute sa richesse et sa joie, jamais non plus ne saurait y regarder — si une, si simple, si élevée au-dessus de tous modes et puissances est cette simple unité, que ni puissance ni mode d’aucune sorte ne peut y avoir accès, ni Dieu lui-même. En toute vérité, aussi vrai que Dieu vit ! Dieu même n’y a jamais jeté le regard un seul instant pour autant qu’il est avec modes et propriétés de Personnes. Cela est certain, car cette unité simple est en elle-même sans mode et sans propriété. Et dès lors, si Dieu jamais doit y regarder, il doit lui en coûter tous les noms divins et toutes les propriétés personnelles ; il faut qu’il s’en dépouille totalement pour pénétrer ici du regard. Il le peut seulement en tant qu’il est un et simple, sans mode ni propriété : là il n’y a plus de Père ni de Fils ni de Saint-Esprit ; il ne reste qu’une (Essence) qui n’est ni ceci ni cela/3.
La notion du fond de l’âme, intangible sauf à Dieu seul, est une de celles par lesquelles Hadewijch anticipe les développements de la mystique spéculative : on se rappelle la définition de la Lettre XVIII (p. 147). Plusieurs autres textes de Maître Eckhart rappellent de près ces lignes remarquables. Dans le sermon Qui odit animam suam (DW.I. p. 283), après avoir rapporté les définitions des philosophes, il énonce le parallèle : « Comme Dieu est sans nom, et donc ineffable, ainsi l’âme dans son fond est ineffable et sans nom ». L’éditeur J. Quint cite à ce propos de nombreuses formules à peu près identiques, tirées des écrits du maître/4. Les deux passages suivants traitent le même thème.
/3 A partir de « En toute vérité », ce texte est l’un de ceux qui ont été incriminés et que Maître Eckhart a dû défendre devant les inquisiteurs. La thèse sous cette forme est d’ailleurs fréquente chez lui : y. notamment Pf. Pr. 42 (QH. Pr. 40) Modicum quid et non videbitis me, et Pf. Pr. 60 (QH. Pr. 34) Alle glîchiu dinc, qui se terminent par un exposé identique en substance. — V. plus haut, la citation 7 et la note.
/4 V. aussi DW, I. Pr. 7, pp. 123-124.
(Pf. Pr. 1, p. 4).
Tout ce que l’âme opère à l’extérieur, elle le fait par moyens. Mais dans l’essence, il n’y a pas d’opération : l’âme en son essence n’opère pas, car les facultés par quoi elle agit émanent du fond de l’essence, mais dans le fond même les moyens sont réduits au silence ; il n’y a plus là que repos : c’est le lieu de la naissance divine où Dieu prononce son Verbe. — Ce fond par nature ne peut rien recevoir, en effet, que le seul Être divin, sans aucun moyen. Dieu est là dans l’âme comme tout et non comme partie : il pénètre l’âme dans le fond : nul ne touche le fond de l’âme sinon Dieu même.
Hier, on a lu ceci â l’école : Il y a un fond dans l’âme qui est comme la Paternité/5. De même que le Père
/5 Le fond ineffable de l’âme est conçu comme la source essentielle d’où procèdent les facultés : dans le parallélisme entre la structure de l’âme et celle de la Divinité, ce trait même est commun. Il se trouve déjà chez Scot Erigène (De divisione naturae, PL. 122, col. 566 sq.), qui s’inspire des Pères grecs, mais donne à leurs vues un tour plus systématique. L’intellect est identifié par lui à l’essence de l’âme, qui est la première puissance et la racine des autres puissances (appelées l’une raison ou verbe, l’autre sens), comme le Père l’est de toute la Trinité. Cet intellect a pour objet la Déité au-delà de tout concept (Essentia itaque animae nostrae est intellectus, qui universitati humanae naturae praesidet, quia circa Deum supra omnem naturam incognite circumvehitur. Col. 570). Scot Erigène, bien qu’il adopte aussi le ternaire psychologique de saint Augustin, suit ici Maxime le Confesseur, selon lequel il y a trois « mouvements substantiels » dans l’âme (non aliud est animae substantialiter esse et substantialiter moveri) : le premier, qui appartient à l’intellect-essence, vise Dieu absolutum ab omnibus quæ dici et intelligi possunt (col. 574) ; les deux autres appartiennent au monde de la création et de la manifestation, comme le Verbe et l’Esprit-Saint dans la conception des premiers Pères grecs. Guillaume de Saint-Thierry, en ceci comme en d’autres choses, est intermédiaire entre Scot Erigène et les mystiques du Nord. Si proches cependant que soient Scot et Guillaume des spéculatifs germaniques, la notion d’un dépassement de l’aspect personnel (concepts distincts) vers l’Unité essentielle, conçu comme une tension au sein de la vie intérieure (et, de quelque façon, au sein de la sphère divine), ne s’y trouve pas : Scot en fournit comme l’amorce, mais n’entre pas dans cette perspective, du fait que pour lui comme pour Denys, la Trinité même est l’Abîme suprême, au sein duquel la spéculation ne pénètre pas.
engendre le Fils dans le Saint-Esprit, les trois étant un seul Dieu, de même ce fond produit l’entendement et la volonté, et c’est pourtant une faculté, comme Dieu est un Verbe. Ce fond est si pur qu’il ne peut souffrir dommage d’aucune créature. Tout ce qu’on peut dire de l’âme est accessoire à son égard : en ce fond même Dieu regarde l’âme et l’âme regarde Dieu.
Un autre point de doctrine qui dans la pensée de Maître Eckhart, plus systématique naturellement que celle des béguines et moniales, prend aussi plus de relief, est l’exemplarisme. En explorant le miroir de son âme, l’homme découvre son visage éternel : ce qu’il est en Dieu. Cette intuition est connexe à l’attitude contemplative et à l’orientation vers l’intérieur, à laquelle la grâce et la nature même, selon ces auteurs, nous invitent. L’aventure de l’âme est conçue par Eckhart et Ruusbroec comme un cycle : la grâce nous fait revenir à la source intacte où les êtres subsistent dans une vierge unité. Cette perspective est le cadre de leur spéculation, alors même qu’elle n’est pas explicitement rappelée. Les créatures, pour le regard purifié, se trouvent plus réelles en Dieu qu’en elles-mêmes. Dans le passage suivant, l’emploi du mot nouveau retiendra aussi l’attention du lecteur.
(Pf. Pr. 98, p. 316. — QH. p. 412-413).
Le prophète a dit : « Dieu veut mener ses brebis dans un vert pâturage » (Ezech. 13, 14). La brebis est simple ; ces hommes seulement sont simples, qui sont recueillis dans l’unité (intérieure). Les créatures tombent lorsqu’elles sont créées, elles tombent de Dieu à travers les anges. Ce qui, étant simple, n’a aucune nature propre, possède l’idée de toutes les créatures : ainsi de l’ange. Ce qu’il reçoit, il l’avait depuis toujours dans sa nature : ce que Dieu crée était dans l’ange (comme idée innée), parce qu’il n’a pas perdu sa perfection naturelle. D’où lui vient ceci ? de la proximité de Dieu. Saint Augustin dit donc : Ce que Dieu crée passe par les anges. Au plus haut de l’Être, les créatures verdoient. Au sommet de la montagne, toutes choses sont neuves et verdoient : lorsqu’elles tombent dans la temporalité, elles pâlissent et commencent à se faner. Mais dans la verdeur et verdure toujours nouvelle de toutes les créatures, c’est là que Notre-Seigneur veut paître ses brebis. Toutes les créatures qui subsistent dans cette verdure et cette hauteur, comme dans les anges, plaisent davantage à l’âme que tout ce qui est en ce monde. Autant le soleil diffère de la nuit, autant la plus infime créature, telle qu’elle est là-haut, l’emporte sur le monde entier.
La vertu consolatrice du regard fixé sur les êtres en Dieu, est une notion eckhartienne qui a été relevée par son éditeur. J. Quint et Ed. Schäfer insistent sur l’importance du thème exemplariste chez Maître Eckhart et indiquent avec raison, comme texte authentique où il est le plus développé, le sermon Beati pauperes spiritu (QH, Pr. 32). L’homme « pauvre », selon ce sermon, redevient proprement ce qu’il était en Dieu, il se trouve auteur du ciel et de la terre, son propre créateur, de la volonté duquel a dépendu l’action divine. Maître Eckhart ici de nouveau pousse le développement d’un thème — traditionnel dans sa lignée spirituelle — à une outrance telle, qu’il semble vouloir susciter le scandale, dont il eut à souffrir en effet.
On ne saurait s’étonner cependant que le trait paradoxal se rencontre, à des degrés divers, chez les auteurs contemplatifs, appliqués à dénoncer le monde des apparences comme un reflet inverti et décevant de la réalité. Éditeurs et commentateurs de Maître Eckhart ont étudié à plusieurs reprises la signification de ce procédé de style dans les exposés du maître. M. J. Quint y reconnaît « la forme de pensée et d’expression la plus adéquate pour le mystique. (…) en raison de l’élan qu’elle implique, par la juxtaposition abrupte de la position et de la négation, vers la coincidentia oppositorum. » M. Schäfer, qui cite ce jugement de son collègue, note bien « la tension extraordinairement féconde » du paradoxe dans l’usage qu’en fait Maître Eckhart, tension « qui joue un rôle essentiel dans le dynamisme de sa langue »/6. Dans le traité même qu’il édite, M. Schäfer relève un de ces paradoxes, si prégnant d’ailleurs et de forme si générale, qu’on peut y reconnaître la synthèse de tout ce que le terme implique.
/6 Ed. Schiffer, Meister Eckharts Traktat Von abegescheiden-heit, Bonn 1956, p. 142-143.
ed : Schâfer, p. 183 (ou DW. V. p. 248).
Lorsque le détachement atteint le degré suprême, l’âme devient par (perfection de) connaissance, sans connaissance ; par (pureté d’) amour, sans amour (minnelos) ; et par (excès de) clarté, obscure. Là, nous devons convenir de ce que dit un maître : Bienheureux les pauvres d’esprit, qui ont laissé à Dieu toutes choses comme il les avait en lui avant que nous ne fussions. C’est ce que nul en vérité ne peut réaliser, sinon un cœur purement détaché. Que Dieu se plaise davantage en un tel cœur qu’en tout autre, nous le voyons en ceci : à la question, Que cherche Dieu en toute chose ? lui-même répond dans le Livre de la Sagesse : En toute chose, j’ai cherché le repos. (Eccli. 24, 11).
À la première phrase que nous avons soulignée, les éditeurs attachent une note (DW. V. p. 456) : la formule ne se trouve que cette fois dans un texte certainement authentique de Maître Eckhart, mais plusieurs fois dans les traités eckhartiens édités par Pfeiffer ; ensuite chez Tauler et chez Suso. Mais nos lecteurs savent que la surprenante tournure avait été employée, dans une intention analogue, par Hadewijch (Lettre XXVIII, p. 209) bien avant la naissance du génial prédicateur. (V. aussi plus haut citation 9, notes 5 et 6).
Cette rencontre n’est sans doute pas fortuite. Encore une fois, tout se passe comme si les docteurs mystiques du XIVe siècle, en accueillant certains éléments caractéristiques du langage des béguines et moniales, en avaient précisé et développé le sens, de façon à situer les concepts dans un ensemble plus cohérent et plus complet. C’est le cas notamment de l’expression « sans pourquoi », que l’on ne rencontre pas avant le passage où Béatrice l’introduit (ci-dessus, p. 235, note 2), mais qui, reprise par Hadewich II et par Ruusbroec, devient aussi un thème important chez Maître Eckhart. Il en varie l’application, lui faisant désigner la spontanéité de toute vie (D W. I, p. 91-92) ; puis le caractère de l’agir divin, modèle du nôtre (Pf. Pr. 43, p. 146 ; QH. Pr. 46, p. 371) ; et l’attitude de l’âme dépouillée (Pf. Pr. 59, p. 189 ; QH. Pr. 25, p. 267). Elle est « sans pourquoi » lorsqu’elle est revenue à la simplicité, au pur équilibre de son être éternel. Mais nous avons déjà signalé le curieux itinéraire de ce thème (de Béatrice à Catherine de Gênes, en passant par Hadewijch II et le Miroir) dans notre précédent ouvrage (HA, p. 49 sq. ; p. 146, n. 6 et p. 159) : qu’on nous permette d’y renvoyer, ainsi qu’à la note de J. Quint sur le sujet (DW. I, p. 80-81).
L’évidente affinité de la spiritualité eckhartienne avec celle du mouvement extatique — avec les écrits de Béatrice, de Hadewijch, de Mechtilde et de Marguerite, éveille naturellement la curiosité de l’historien à la recherche de filiations déterminées. Bien des éléments communs ont des sources connues/10, mais ni pour Hadewijch, ni pour Maître Eckhart, nous ne sommes en mesure de tracer la généalogie de certains thèmes, de ceux justement qui les apparentent le plus profondément. Pour comprendre en quelque mesure la relation entre ces auteurs, on retiendra les vues de M. H. Grundmann. Le souci dont il voit Maître Eckhart animé, ainsi que ses confrères à cette époque, est celui de formuler en termes théologiques les
/10 V. ci-dessous, Annexe B.
intuitions dont vivaient les âmes auxquelles ils s’adressaient, femmes religieuses notamment, dans le siècle ou sous le voile, dont ils assumaient la direction. Il était inévitable que l’héritage spirituel conservé dans ces milieux fût connu des prédicateurs et confesseurs voués à cette tâche, et Maître Eckhart se trouva doué entre tous pour en exploiter le trésor.
D’autres savants cependant écartent l’hypothèse d’emprunts faits par lui à la tradition des béguines, en raison des condamnations dont elles étaient l’objet dès cette époque : un dominicain surtout a dû, pensent-ils, les tenir en méfiance, et se garder en tous cas de se faire consciemment leur débiteur. En réalité, Maître Eckhart, comme Suso, comme Tauler et Ruusbroec — comme Hadewijch même, combat le quiétisme en situant à son niveau pur et sublime le repos de l’amour. Les contemplatifs de diverses tendances n’étaient pas séparés en fait comme ils le sont dans nos livres. Maître Eckhart a bien parlé comme directeur conscient de son autorité, mais les relations entre les âmes ne sont jamais unilatérales, et qui pense donner est parfois celui qui reçoit le plus. On peut s’enrichir même des dépouilles de ceux que l’on poursuit ; bien plus, il semble que tous les auteurs qui ont un nom historique comme représentants de la spiritualité du Nord, aient pris la plume dans le dessein de combattre les faux spirituels et, ce faisant, de racheter les valeurs que la mystique « sauvage » (comme l’appellera Suso) ne laissait pas de véhiculer.
Chacun des éléments analogues que l’on peut signaler, s’il était isolé, aurait peu de force probante c’est leur ensemble et leur cohésion qui permet de reconnaître une tradition spirituelle. Si la plupart ont des antécédents chez les scolastiques, on ne rencontre nulle part avant Hadewijch leur synthèse autour d’un thème, pareillement central chez les auteurs que nous étudions. La consommation de l’amour, conçue et présentée comme une aventure au sein même de l’are divin, ne se trouve sous cette forme bien définie que dans la lignée qui va de la béguine flamande à Ruusbroec d’une part, à Maître Eckhart de l’autre, et aux disciples immédiats de ces contemplatifs. Une telle relation ne s’explique que par des échanges entre esprits, qu’une expérience identique préparait à l’adoption d’un langage commun/11.
/11 [début de note] Ces rapports s’éclaireraient notablement si l’on admettait que Ruusbroec doit beaucoup à Eckhart, et que les poèmes de Hadewijch II peuvent être considérés comme l’un des textes inspirés par lui, qui ont inspiré à leur tour le maître de Groenendael. Mais la date de ces pièces restant un problème, ils ne peuvent fournir la clé de l’énigme. En tout état de cause, les savants des Pays-Bas — ceux de la Ruusbroec-Genootschap, auxquels s’est joint résolument le P. Mens — repoussent énergiquement l’hypothèse d’une influence eckhartienne sur Ruusbroec : le saint Prieur n’ayant connu que tard les écrits d’Eckhart et les ayant jugés sévèrement (ce dernier point est un fait), ne leur devrait rien. On trouve un avis complètement différent chez d’autres historiens : pour M. Wautier d’Aygalliers (Ruysbroeck l’Admirable, Paris 1923) et pour Mme Melline d’Asbeck (La mystique de Ruysbroeck l’Admirable, Paris 1930) notamment, la thèse contraire ne fait aucun doute : les nombreuses coïncidences de pensée et de style relevées chez les deux auteurs emportent pour eux la conviction. Le jugement de M. d’Aygalliers et de Mme d’Asbeck est en partie disqualifié par le fait que tous deux ont négligé l’étude de la tradition à laquelle les deux mystiques peuvent être redevables indépendamment l’un de l’autre.
Nos études confirment en tous cas que la pensée mystique de Ruusbroec plonge des racines directes dans l’œuvre de Hadewijch, dont elle fait sienne la substance et l’orientation, lui empruntant des moyens d’expression caractéristiques, et y ajoutant ceux de Hadewijch II. Mais outre cela (même si Hadewijch H ne fait pas écho, en réalité, à Maître Eckhart), il nous semble très probable que Ruusbroec a utilisé les intuitions et les créations expressives du maître allemand — lui-même héritier pour une part notable de la spiritualité des moniales, béguines et laïques d’Allemagne et des Pays-Bas.
Ces échanges ne surprendraient nullement, si on tenait présentes à l’esprit deux choses bien certaines. D’abord que les personnes de vie intérieure intense et exceptionnelle, comme celles dont nous parlons, s’informent à merveille de tout ce qui ressemble à leur expérience — qu’il s’agisse d’écrits ou de prédications, ou de manifestations spontanées de la vie de l’âme. En second lieu que nos auteurs, outre la pratique, constante à l’époque, de ne pas citer les auteurs récents, ont certainement passé sous silence une partie des textes qui les ont intéressés. Non seulement on a dû lire Maître Eckhart en Pays-Bas, comme Eckhart a dû avoir connaissance des mystiques de ces contrées, mais par des moyens que nous ignorons, on a continué de subir l’influence d’Erigène et des Pères grecs dont lui-même s’était inspiré. C’est chose obvie pour Denys, mais le R. P. Déchanet a montré que Grégoire de Nysse à tout le moins doit lui être associé ; il croit même avoir prouvé que des traductions non seulement de Proclus, mais de certains textes de Plotin circulaient dès le XIIe siècle en Occident (Revue du Moyen Âge Latin, 1946, p. 241 sq.). On lisait dans ces milieux plus de choses qu’on n’en mentionnait, on dépouillait librement les Egyptes proches ou lointaines. La tranquille conscience de nos auteurs en ceci n’étonnera pas non plus si l’on croit à la réalité, à l’unité de la vie intérieure — qu’elle est due enfin à la seule grâce, et que l’âme dans son édénique solitude boit en vérité à la Source divine. [fin de note]
Qu’elles vinssent de Maître Eckhart ou d’autres sources, les assertions relatives à l’anéantissement, à la perte de la volonté et de la conscience, ne pouvaient circuler comme maximes de dévotion sans que l’autorité ecclésiastique ne se crût en devoir d’intervenir. Pour apprécier des formules comme celles que nous avons citées de Ruusbroec, d’Eckhart et du traité du Trépas dans la Divinité, il faut naturellement tenir compte de l’ensemble doctrinal où elles se situent, et le contexte explicatif fût-il satisfaisant, mesurer encore leur effet sur les âmes qui les goûtent. Les considérations de ce dernier ordre ont sans doute prévalu pour provoquer les sentences de Vienne et d’Avignon. Les motifs occasionnels ayant disparu, les doctrines et les hommes ont bénéficié d’un jugement plus objectif. En ce qui concerne Maître Eckhart, on ne conteste plus sa foi chrétienne, ni la valeur de ce verbe, qui vise avec une précision admirable le sommet de la contemplation et marque vers lui un chemin sans détour. Nous sommes prêts à convenir cependant que la mise en garde dont sa parole fut l’objet paraît providentielle : l’abus d’un tel enseignement eût été facile, et sa vulgarisation fa tale aux valeurs mêmes dont il est porteur. On peut l’interpréter — à tort, mais trop aisément — de sorte qu’il mette en péril l’équilibre et la tension morale de l’homme. Alors même qu’il est bien compris, on se demandera si celui qui revendique son autorité mesure bien ses forces. L’absolu détachement que le maître intime est de réalisation si rare, il devrait se manifester par de si exceptionnelles vertus, qu’il jette à l’âme un défi redoutable. C’est entre elle et Dieu que la réponse doit jaillir, illuminant la conduite et la vie.
On peut autoriser généralement, en renvoyant à la littérature patristique et scolastique, les thèmes et les expressions qui caractérisent la mystique du Nord. Maître Eckhart l’a fait lui-même pour certaines de celles dont il use ; Jean de Schoonhoven s’y est appliqué dans sa défense de Ruusbroec, et les éditeurs de Maître Eckhart ont aussi relevé pour leur compte plusieurs antécédents de ce genre. Nous grouperons ci-dessous les plus dignes d’être signalés.
L’exemplarisme peut être d’origine augustinienne ou remonter à la source grecque, par les écrits et les traductions de Scot Erigène, les deux platonismes interférant, comme l’a marqué E. Gilson. Saint Anselme de Cantorbery (t 1109) relève du premier, il fournit à la doctrine une expression particulièrement nette : « Les créatures sont en elles-mêmes d’essence mobile, faites à l’image d’une raison immuable ; mais en Dieu elles sont Dieu même, Essence première et première vérité de l’être, et la vérité comme l’excellence de la chose créée se mesure à sa ressemblance avec celle-là » (Monologion, PL. 158 col. 189). « Les créatures sont plus vraiment dans le Verbe qu’en elles-mêmes, pour autant que l’Essence créatriceexiste plus vraiment que l’essence créée » (Omnis creata substantia tanto verius est in Verbo, id est in intelligentia Creatoris, quam in se ipsa, quanto verius extitit creatrix quam creata substantia (Ibid, 190 a/b).
Hadewijch fait écho plus directement peut-être à Guillaume de Saint-Thierry (+ 1149), chez qui l’influence d’Erigène vient renforcer celle d’Augustin. En fait, Erigène lui-même entend s’appuyer sur ce dernier — il le cite — dans le passage suivant, sur les deux substances de l’homme, « l’une constituée dans la Sagesse de Dieu (le Verbe), éternelle et immuable, tandis que l’autre est temporelle et soumise au changement ; l’une antérieure, l’autre qui suit (…), la seconde produite par la première et devant en elle faire retour » (De divisione naturae, PL, 122, col. 770-771). Scot Erigène, malgré les auteurs sur lesquels il s’appuie, avait conscience d’être en un sens pionnier dans ce domaine. Il fait dire à l’un des interlocuteurs de son dialogue : « Sur le retour de la nature humaine — et en elle, et grâce à elle de toutes les créatures dans les idées éternelles d’oit elle a procédé, sur son retour et sa restitution à sa dignité première, je ne sache pas que l’on ait écrit jusqu’ici, malgré que je trouve souvent avec joie les linéaments de cette doctrine épars dans les Livres saints et dans les œuvres des Pères ». (Ibid. 862 A).
Nous avons vu que la notion de ternaire dans l’âme, naturellement préparée pour l’union avec le Ternaire divin, remonte aussi à saint Augustin ; qu’il a été conçu par Scot Erigène, puis par Guillaume de Saint-Thierry, de façon qui annonce la spéculation de nos auteurs (ci-dessus, note 5, p. 274). — À l’Être divin comme être de toute chose (et objet de contemplation), se réfèrent deux passages isolés, mais remarquables de saint Bernard dans le De consideratione (PL. 182, col. 746 : lpse sibi, ipse omnibus est. Ac per hoc quodammodo solus; ipse est, qui suum est et omnium esse) ; et ibid. col. 796 (sur le Nom révélé à Moïse).
Saint Augustin avait parlé de l’abditum mentis, fond secret où l’homme conçoit la vérité, où les puissances sont toujours en acte ; il avait dit que Dieu seul entre dans l’âme : Deus solus illabitur animae (De eccl. dogmatibus, PL. 42, col. 1221) : ses paroles s’insérent de façon très naturelle dans un texte de Maître Eckhart (Commentaire du livre de la Sagesse).
L’union spirituelle où l’âme s’écoule et se perd en Dieu, est bien décrite par saint Bernard (De diligendo Deo, cap. X) : Te enim quodammodo perdere tanquam qui non sis, et omnino non sentire te ipsum, et a te ipso exinaniri et pene annullari, coelestis est conversationis. — Que l’union avec Dieu, pour être divine en vérité, doive être immédiate, est chose qu’Hugues de Saint-Victor avait affirmée avant que la locution « sans moyen » devint courante chez les contemplatifs germaniques : Tollantur igitur qui ponunt media theophaniarum suarum inter nos et Deum, quia non stabit cor nostrum, nisi ad Deum immediate perveniat (PL. 175, col. 955). — La distinction chez Hadewijch d’une extase « en esprit » et d’une autre « hors de l’esprit » (dans les Visions), de même que la notion d’ex-spiration (Ruusbroec) et de perte du sujet dans l’Objet spirituel (esprit sans esprit) se trouvent dans le Beniamin maior de Richard de Saint-Victor (PL. 196, col. 182). Ces expressions paradoxales procèdent en dernière analyse de la théologie apophatique de Denys, dont l’influence est souvent difficile à distinguer de celle de son premier traducteur.
Les auteurs cisterciens ont reconnu certainement par expérience la nécessité du loisir, de la vacance intérieure pour l’accueil du Verbe divin, mais ils en ont pris l’expression au grand Docteur d’Hippone. Lisant le psaume 45 (Vacate et videte quoniam ego sum Deus), saint Augustin en effet traduit dans le registre intérieur qui est le sien : Agite otium, et agnoscetis quia ego sum Dominus (De vexa religione, PL. 34, col. 151). Cet agite otium est cité aussi par Maître Eckhart dans son Commentaire du livre de la Sagesse, et répond en latin à l’intimation de la ledicheit, centrale dans son éthique. — Le repos de l’amour au-dessus des vertus est recommandé par Guillaume de Saint-Thierry (Lettre aux Chartreux du Mont-Dieu, PL. 184, col. 148-149) : sa leçon n’a pas été perdue pour nos béguines et moniales des Pays-Bas. La quiescence de l’esprit comme acte éminent d’oraison était connue au demeurant de Cassien, contemporain de saint Augustin (Colla — tiones, 1,7 et 9,2) ; plus tôt encore, en climat grec, on la trouve chez Clément d’Alexandrie (PG. 9, col. 296 et 495).
L’expression sans mode, appliquée aussi bien à l’amour pur qu’à l’Essence divine, peut venir de saint Bernard (modus diligendi Deum est sine modo diligere), mais le sens métaphysique qu’elle revêt chez nos auteurs fait penser plutôt au De Trinitate de saint Augustin, où il oppose le bien divin, universel et absolu, omnis boni bonum, à tout bien particulier, hoc bonum. (Tolle hoc et hoc. Hoc enim et hoc, laqueus est, quo quis iam non liber est, sed raptus. Non enim agit bonum sui gratia, sed prop-ter hoc aut hoc, servit huic aut huic. PL. 42, col. 940). Le même texte pourrait fonder l’expression sans pourquoi et ses profondes implications ; elle fait écho néanmoins de façon plus directe à un passage de saint Bernard : Amor praeter se non requirit causam, non fructum. Fructus eius usus eius. Amo quia amo, amo ut amem. (Serm. 83,4).
Même l’orewoet, la curieuse « colère d’amour » de Béatrice a pu être rattachée à des antécédents latins : Guillaume de Saint-Thierry parle d’une insania amoris (Cf. Mens, op. cit. p. 133-134, note 97), et Richard de Saint-Victor a écrit un petit traité De quatuor gradibus violentae charitatis (PL. 196, col. 1207).
La notion de fruition s’exprime chez les mystiques du Nord par le verbe ghebruken, étymologiquement apparenté à frui : il apparaît pour la première fois à notre connaissance chez Hadewijch, pour désigner l’appréhension du Divin au-delà des opérations des facultés. Fréquent chez Ruusbroec, il se rencontre aussi, bien que rarement, dans les écrits eckhartiens (traités XIV et XV de Pfeiffer, p. 533). C’est sans doute chez saint Augustin de nouveau qu’il faut en chercher l’origine : il avait formulé la distinction, devenue classique, entre ce dont l’homme doit se servir (uti : les créatures) et ce dont il doit jouir (frui : Dieu seul). Le mot latin est employé dans un passage bien remarquable de la lettre déjà citée de Guillaume de Saint-Thierry aux Chartreux du Mont-Dieu : Aliorum est Deo service, vestrum adhaerere. Aliorum est Deum credere, scire, amare, revereri ; vestrum est sapere, intelligere, cognoscere, frui. Magnum est hoc, arduum est hoc. (PL. 184, col. 311).
Les passages indiqués peuvent être la source des expressions devenues usuelles chez les mystiques du Nord : le choix même et l’usage étendu qu’ils en ont fait, constituent de leur part une création significative. Certaines, qui sont des audaces isolées dans les textes originaux, seront employées désormais couramment pour décrire une forme de vie intérieure, dont ce vocabulaire permet de reconnaître les aspects et les étapes : les auteurs ont conscience de parler un langage intelligible pour les esprits de leur famille. Que leur apport fut génial en vérité est manifesté par ses effets historiques : les philologues savent quel enrichissement durable pour les idiomes germaniques résulta de cette plongée de quelques âmes audacieuses dans les profondeurs.
Parallèlement à la tradition chrétienne, il en est une autre susceptible d’offrir des points de comparaison avec la phase du développement qu’illustrent nos auteurs. Dans un secteur voisin de l’Europe, en Allemagne, et surtout en Rhénanie, on voit apparaître vers la même époque un mouvement spirituel dans les communautés juives, qui frappe d’un côté par son originalité dans le judaïsme, et d’autre côté par ses ressemblances avec les réveils religieux dans la chrétienté du XIIe et du XIIIe siècle. Nous voulons parler de ce que G. G. Scholem/1 appelle le
/1 Gershom G. SCHOLEM, Major Trends in Jewish Mysticism, 3d Ed. revised, Schocken Books New York 1961. Trad. de Mlle Davy (sur la 2e ed.) Les grands courants de la mystique juive, Paris 1950. Nous traduisons d’après le premier texte, mais pour la commodité du lecteur, nous indiquons entre parenthèses, après la page de l’original, celle de la version française. — Il y a peu de littérature aisément accessible sur la question. Nous avons consulté, parmi ceux que M. Scholem indique, les quelques ouvrages rédigés ou traduits en langues européennes, mais ils ne nous ont presque rien appris qui ne fût intégré ou dépassé dans son étude. On ne saurait attendre une comparaison plus poussée et plus complète que d’un érudit introduit dans les deux domaines, comme le professeur de Jérusalem l’est dans le sien et les savants de la Ruusbroec-Genootschap dans le leur.
Hassidisme médiéval — pour le distinguer du mouvement de même nom, analogue à certains égards, mais sans connexion directe, qui a fleuri en Europe orientale au XVIIIe siècle.
M. Scholem, à la suite des savants du XIXe siècle qui ont étudié ce phénomène, relève bien la parenté avec les courants contemporains de dévotion chrétienne, mais faute sans doute d’avoir assez présents à l’esprit les caractères propres de la mystique chrétienne en cette région et à cette époque, il n’a pas donné aux rapprochements le relief précis que nous apercevons pour notre part. Nos brèves indications voudraient susciter l’intérêt d’autres chercheurs, mieux équipés que nous pour aborder les textes originaux en hébreu médiéval.
Dans le chapitre qu’il consacre donc au premier Hassidisme, M. Scholem commence par noter que la discussion philosophique (sur la place à donner dans la théologie biblique et talmudique aux vues systématiques de Platon et d’Aristote), très animée alors dans les milieux juifs de l’Orient, de l’Italie et de l’Espagne, n’avait guère intéressé les communautés de l’Allemagne et du nord de la France. On y constate par contre un élan spirituel, un enthousiasme pour la sainteté avec un renouvellement correspondant des attitudes et des concepts religieux, provoqué en partie par des exemples chrétiens, mais sans doute aussi par les persécutions qui accompagnèrent les croisades et firent parmi les fidèles juifs de nombreux martyrs. (M. Scholem insiste sur cette cause). Le premier trait notable du mouvement est qu’à la différence des épisodes antérieurs dans l’histoire religieuse de la diaspora juive, il ne reste pas confiné dans le cercle des clercs héritiers de la tradition, mais revêt un caractère populaire. Il présente, en ceci déjà, une analogie de base avec le mouvement extatique chrétien, comme d’ailleurs avec le courant franciscain et les réveils laïques analogues qui ont précédé et suivi cette explosion de ferveur.
L’accent mis sur le rôle du saint, indépendamment de sa science ou de son ignorance, est en fait à l’écart de la tradition juive, alors qu’il est conforme à la chrétienne. Aussi les historiens juifs ont-ils eu quelque peine à comprendre — M. Scholem le note p. 91/105 — « cette nouvelle conception du dévot, le Hassid, comme idéal religieux dépassant toutes les valeurs dérivées de la sphère intellectuelle, et dont la réalisation était considérée désormais comme plus désirable que tout succès d’un autre ordre. »
Le Hassidisme médiéval a pourtant des maîtres, auxquels sont dûs les textes dont nous tirons notre connaissance de ses aspects théoriques et pratiques. Trois figures dominent parmi ces spirituels, qui appartiennent toutes trois à la même famille. Samuel le Hassid ben Kalonymus de Spire, qui vécut au milieu du XIIe siècle ; son fils Jéhoudah le Hassid de Worms, mort en 1217 ; enfin le disciple de ce dernier, Eléazar ben Jéhoudah de Worms, mort entre 1223 et 1232. Le spirituel le plus influent est Jéhoudah, l’écrivain le plus important comme tel, est Éléazar. On puise les principaux renseignements concernant la doctrine et la dévotion dans le Sépher Hassidim, testament littéraire des trois Kalonymides compilé par leurs disciples.
Ce qui n’a pas manqué d’apparaître d’abord aux historiens qui ont exhumé ces textes au XIXe siècle, comme une assimilation à la piété chrétienne de l’époque, est l’apparition chez ces Juifs rhénans médiévaux d’un idéal de charité ardente envers le prochain, poussé aux formes extrêmes de service et de désintéressement (la Loi est tenue pour insuffisante). Il s’y joint un impératif de renoncement et de rigueur envers soi-même, qui proscrit toute satisfaction dans les choses créées. Les formes de pénitence paraissent empruntées à l’ascèse chrétienne, peut-être aux pénitentiels encore en usage à cette époque.
Il est frappant de trouver la pénitence liée à l’amour du Messie souffrant. On voit dans le Sépher Hassidim un dévot qui s’impose de dures mortifications, et qui répond à l’objection du moraliste traditionnel : « Il est vrai que je n’ai peut-être pas péché mortellement ; mais il est dit dans un Midrash que le Messie souffre pour nos péchés (Isaïe 53, 5) : “Il a été blessé à cause de nos transgressions”, et ceux qui sont vraiment justes prennent sur eux-mêmes de souffrir pour leur génération. » (p. 106/120). On a comparé Jéhoudah le Hassid à son contemporain saint François d’Assise : on aurait pu évoquer d’autres courants populaires italiens et français. Mais le nouveau comportement s’accompagne chez les Juifs d’un changement d’horizon théologique, qui nous fait songer de plus près au mouvement extatique des Pays-Bas.
Durant toute la période précédente, Israël dispersé avait nourri une intense piété et s’était « occupé de Dieu » plus peut-être qu’aucun peuple de l’histoire, mais dans une attitude d’adoration envers la Majesté divine, où le sentiment de la distance et de la transcendance est presque exclusif. Les extatiques juifs, historiques ou légendaires, du premier millénaire de notre ère, où domine la « mystique de la Merkabah » (le char décrit dans le chapitre I d’Ezéchiel), sont des visionnaires, rapportant un message gnostique et apocalyptique de leur ascension dans les cieux successifs, arrêtée cependant devant le Trône de Dieu, comme par une réverbération de la gloire : ni l’élan affectif ni le regard ne plongent dans la nature divine/2.
/2 Le plus ancien de ceux que l’on nomme, parmi ces explorateurs du ciel, est Hénoch, tout d’abord dans les apocryphes qui portent son nom. Il est appelé aussi Métatron (Ange du Trône) et Sar-ha-panim : Prince de la Divine Face. — Cette mystique qui insiste sur la royauté de Dieu, au sommet des hiérarchies longuement décrites, est de type cosmocratique. « Non seulement, écrit M. Scholem, la notion d’immanence y fait défaut, mais on n’y rencontre presque pas l’amour de Dieu (there is almost no love of God). Ce qu’on peut trouver de tel appartient à une période ultérieure du développement de la spiritualité juive. L’extase par contre y est bien connue, et cette expérience fondamentale a clCi être source d’inspiration, mais nous n’y découvrons aucune trace d’union mystique entre l’âme et Dieu (no trace of a mystical union between the soul and God) » (55/69).
Les aventures spirituelles des saints juifs de la période immédiatement antérieure à l’apparition du Hassidisme allemand sont encore de ce type. Elles ne manquent pas dans l’aire géographique qui nous intéresse : un Ezra de Moncontour, surnommé le Prophète, rabbin du nord de la France au XIIIe siècle, figure parmi ceux que l’extase a conduits jusqu’au seuil infranchissable de la Splendeur : ses dons, attestés par des témoins immédiats, furent confirmés par une révélation faite à Éléazar de Worms : la mystique de la Merkabah et le Hassidisme se tiennent historiquement la main/3.
Mais dans le climat de piété, nouveau à plus d’un égard, qui paraît en Rhénanie à la fin du Xlle siècle, le sentiment de la transcendance divine s’accompagne d’une découverte émouvante de son immanence, de sa présence en toute chose et en nous-mêmes. « Dieu dans cette conception, écrit M. Scholem, est plus proche de l’univers que l’âme ne l’est du corps. Proposée par Éléazar de Worms et acceptée par les Hassidim, elle s’apparente
/3 Ezra de Moncontour est connu comme disciple d’un autre rabbin extatique, Isaac de Dampierre (t 1195 ?), talmudiste de réputation durable, arrière-petit-fils du célèbre Rashi de Troyes, et par là cousin de la femme d’Éléazar de Worms. Rashi lui-même a d’ailleurs habité Worms : les Juifs français du nord et du centre étaient en relations continues avec ceux de Rhénanie.
étroitement à la thèse de saint Augustin, si fréquemment rappelée par les mystiques chrétiens du XIIIe et duXIVe siècle, — que Dieu est plus proche de toute créature qu’elle ne l’est d’elle-même — Sous sa forme la plus absolue, la doctrine est exposée dans le Chant de l’Unité, hymne composée dans le cercle le plus intime de Jéhoudah le Hassid, et commentée par lui semble-t-il. » (p. 108/123)/4.
Cette mutation a paru assez singulière aux historiens, pour qu’ils lui cherchent une cause — après avoir paru assez dangereuse aux défenseurs de l’orthodoxie, pour qu’ils mettent en garde contre elle. M. Scholem prononce, à tort croyons-nous, le mot de panthéisme — et nomme Scot Erigène comme une source probable ou possible de cette conception. Les rabbins du XIe siècle, en Provence notamment, lisaient des écrivains scolastiques chrétiens 5, et le niveau littéraire exceptionnel du De divi-sione naturae, le génie métaphysique de son auteur, ont pu laisser une trace durable dans leurs spéculations. Le livre de Jean Scot néanmoins n’est pas le seul véhicule des
/4 Ces vers du Chant de l’Unité auront pour nos lecteurs un accent familier :
Tout est en Toi et Tu es en tout,
Tu emplis chaque chose et tu l’embrasses,
Quand toute chose fut créée, tu étais en elle,
Avant qu’elle ne fût créée, tu étais toute chose.
(108-123.)
/5 It is well known that writers from these circles (Jewish scholars in Provence) drew heavily upon early sources of Latin scholasticism (109/123).
intuitions néo-platoniciennes — M. Scholem le relève aussi — qui a pu les introduire dans la pensée juive médiévale et les mettre finalement à la disposition des mystiques dont nous parlons. La théologie nouvelle qui s’exprime dans les textes hassidiques, marque à la fois, de façon paradoxale (mais familière à nos auteurs chrétiens) la transcendance divine, le fait que Dieu est tout autre, ineffable, inconnaissable — et sa présence comme fond essentiel de toute réalité, comme vie de notre vie/6. Cette intuition, au-delà du raisonnement, dénote un climat contemplatif. Aussi bien son apparition est-elle liée au changement déjà signalé de l’attitude envers les biens du monde et ses valeurs : la vertu de détachement, d’indifférence au plaisir et à la peine, est recommandée avec insistance par les textes, et illustrée par des exemples qui pourraient se trouver dans les recueils chrétiens contemporains. M. Scholem dénonce l’origine stoïcienne
/6 Le lecteur se souviendra, pour comprendre la citation suivante de G. Scholem, que le Hassidisme médiéval de Rhénanie est antérieur à la Kabbale savante d’Espagne — la rédaction du Zohar se situe après 1275 — a fortiori antérieure à la Kabbale populaire d’origine palestinienne, qui est l’héritière de celle-ci : « Parmi les Hassidim, la doctrine de l’immanence divine persista après qu’ils furent venus en contact avec les Kabbalistes espagnols — chose assez naturelle, du fait que ce Kabbalisme n’était nullement exempt de tendances similaires, poussées jusqu’au panthéisme. L’un de ces traités où le Hassidisme se mêle au Kabbalisme, contient une très éclairante description de Dieu comme âme de l’âme, où son habitation dans l’âme est donnée comme le vrai sens du verset du Deutéronome (7, 21) “Car Dieu est en votre milieu” » (110/124).
(et cynique, dit-il) de cette estime de l’ataraxie chez les ascètes et les saints de l’Église comme chez les Hassidim ; mais l’égalité d’âme est une disposition nécessaire en tout temps au contemplatif, elle a été cultivée partout où les hommes ont cherché à purifier l’œil intérieur. Il cite pertinemment à ce propos Maître Eckhart, l’un de ceux qui ont marqué avec le plus de force le rôle de l’égalité (Gleichheit) comme condition de la vision/7.
Dans le Dieu à la fois transcendant et présent à l’âme, objet de leur dévotion, les Kalonymides et leurs disciples se plaisent à considérer les archétypes subsistants de toute créature. La notion de la préexistence des êtres en Dieu n’est pas entrée en Israël avec le Hassidisme médiéval, mais elle occupe une place très spéciale dans la spéculation mystique de ce mouvement, comme chez les mystiques chrétiens, rhénans et néerlandais, de la même époque/8.
/7 Un passage du Sepher Hassidim étend ce détachement, dans un style familier pour nous, aux compensations de l’au-delà : « Si le malheur frappe lourdement un homme, qu’il pense aux chevaliers à la guerre qui ne fuient pas devant l’épée, car ce serait grande honte pour eux — et plutôt que de s’exposer au déshonneur, se laissent tuer ou blesser, ne recevant aucune récompense de leur seigneur. Qu’il répète donc avec l’Écriture : « Même s’il me tue, je croirai en lui et je le servirai sans espoir de récompense » (891 103).
/8 Elle est dominante dans le livre d’Éléazar de Worms sur La science de l’âme, et se trouve aussi dans le Sepher Hassidim (§ 1514). Allusion est faite dans ce dernier à un livre perdu, qui était consacré à ce thème, le Livre des Archétypes. Le mot hébreu pour « archétype » est demuth.
La découverte des contemplatifs est celle d’une parenté intime entre l’âme et Dieu : ils reconnaissent leur intuition vécue dans la doctrine exemplariste, connue chez les Juifs comme chez les Chrétiens grâce aux éléments platoniciens de la tradition religieuse antérieure. Dans les deux théologies, ces conceptions ont été accueillies très anciennement et par plusieurs voies. À la différence des théologiens scolastiques contemporains, les auteurs juifs ne spécifient pas le caractère idéal de notre existence pré-natale en Dieu : ils la conçoivent apparemment comme réelle : mais le langage de Hadewijch, on l’a vu, manque aussi de précision à cet égard.
Les thèmes d’allure néo-platonicienne qu’on trouve dans la littérature du mouvement, celui que nous venons de noter en particulier, ont pu venir, au moins pour une part, de Philon, qu’on trouve cité par les auteurs juifs de Perse et de Babylone jusqu’au Xe siècle. On songera au même penseur en constatant la réapparition chez les spéculatifs dont nous parlons, d’une doctrine du Logos divin : ils distinguent en Dieu même une entité active, l’Ange du Trône, intermédiaire entre l’Unité ineffable et le monde créé (p. 114-129). Mais un trait également notable pour la comparaison que nous traçons, est la volonté de dépassement des intermédiaires. L’âme ne s’arrête plus, comme chez les spirituels de la MerkabalI, au parvis de la Splendeur, il s’agit maintenant d’atteindre Dieu même. Le maniement des concepts n’est pas toujours facile à suivre, dans cette théologie où se mêlent des fragments de gnose juive et des intuitions personnelles ; certaines assertions plus précises révèlent néanmoins une parenté non douteuse avec le langage volontairement hardi de nos auteurs des Pays-Bas. “Le dévot dans sa prière, selon Éléazar de Worms, s’adresse à Dieu comme Roi, dans la théophanie visible de sa gloire. Mais sa véritable intention (kawana) n’est pas dirigée vers l’apparence sur le Trône (…) : le vrai objet de la contemplation mystique, son but propre est la sainteté cachée de Dieu, sa gloire infinie et sans forme, d’où procède sa voix et sa parole.” (p. 116/130. C’est nous qui soulignons.)
La fréquence des états cataleptiques, extases, ravissements, songes inspirés, et le fait qu’ils soient considérés comme l’occasion privilégiée de communications surnaturelles, se rencontrent en d’autres milieux fervents : ils sont à relever néanmoins parmi les éléments communs aux deux mouvements, dont nous signalons les similitudes. On a toute une collection de « réponses » de ce genre du rabbin Jacob Halévy de Marvège, qui semble avoir appartenu à un cercle hassidique (vers 1200). L’autorité attribuée de la sorte à la révélation directe s’écarte de la tradition talmudique (p. 103/107), et confirme l’impression traduite par M. Scholem, qu’on se trouve avec le Hassidisme médiéval devant un ordre de valeurs nouveau et différent (p. 91/105).
Un dernier trait, le plus important sans doute, doit compléter notre parallèle : l’insistance des auteurs sur l’amour comme substance et plénitude de la sainteté. C’est encore Éléazar de Worms qui s’exprime ainsi : “L’âme (du Hassid) est pleine d’amour de Dieu, liée avec les cordes de l’amour, dans la joie et l’allégresse du cœur. Il n’est pas semblable à qui sert son maître de mauvais gré ; bien au contraire, alors même qu’on veut l’en empêcher, l’amour du service de Dieu brûle dans son cœur et il est joyeux d’accomplir sa volonté. (…) L’amant ne pense pas à son avantage en ce monde (…), dans toute la contemplation de ses pensées, le feu de l’amour brûle en lui.” (p. 95/109). M. Scholem poursuit : « Il est caractéristique qu’à ce stade, l’accomplissement de la volonté divine devient un pur acte d’amour. Comme dans la mystique chrétienne de même époque, exprimée en poèmes d’amour, la relation du mystique avec Dieu est traduite en termes de passion érotique, et plus d’une fois au point de blesser notre sensibilité. » (P. 96/110. Pour le dernier jugement, v. notre note plus haut, pp. 37 et 38.) La chose est nouvelle, il le note bien, dans la tradition spirituelle d’Israël dispersé.
Les ressemblances signalées ne peuvent pas dans leur ensemble être fortuites ; mais l’influence de l’ambiance chrétienne sur le milieu ne les explique que partiellement. Le Hassidisme apparaît en Rhénanie antérieurement à la floraison du mouvement extatique, et l’adoption d’éléments chrétiens devait être limitée de toute façon par la méfiance et l’hostilité qui régnaient entre les deux communautés : il ne pouvait pas s’agir d’une imitation directe et volontaire 9. L’aveu de notre ignorance et le respect du mystère définissent, ici de nouveau sans doute, l’attitude la plus sage. Un même appel a été entendu dans les deux communautés voisines et séparées, il a trouvé une réponse à maints égards pareille : la raison ultime de ce qui nous étonne en de telles rencontres doit être cherchée dans l’unité de l’intention divine et dans sa souveraine liberté/10.
/9 L’un des historiens qui ont étudié ce rapport avant M. Scholem conclut ainsi : « Il n’est pas nécessaire d’admettre une dérivation : les mêmes causes produisent les mêmes effets. Le mysticisme était dans l’air et ses semences sont tombées en sol fertile, chez les Juifs comme chez les Chrétiens. » (M. Güdemann, Geschichte des Erziehungswesens in der Cultur der Juden im Mittelalter, vol. I, 1880, p. 158). — Plus récemment, M. I. Baer dans son livre sur Les tendances religieuses et sociales du Sepher Hassidim (en hébreu : Zion, vol. III [1938], p. 1-50), tout en reconnaissant une influence des milieux religieux chrétiens, y voit « des stimulants, qui ont seulement hâté un développement autonome ». M. Scholem est celui des trois savants qui attribue aux exemples chrétiens la part la plus importante. Mais il voit par ailleurs un facteur décisif dans la flamme de ferveur suscitée en Israël par les cruelles persécutions chrétiennes, et les deux assertions ne paraissent pas facilement s’accorder.
/10 Les contemplatifs chrétiens ne semblent pas avoir soupçonné l’existence dans leur voisinage d’une expérience du Divin si manifestement apparentée à la leur. L’hagiographie fait état de conversions qui aboutissent à la sainteté : Hadewijch mentionne dans sa Liste des Parfaits une certaine Sara, juive venue au Christ à l’âge de seize ans après avoir « entendu parler de Lui », ensuite extatique et favorisée de « très belles révélations », éclairée en toutes choses (« ayant toutes les raisons et toute la science »), douée aussi de l’esprit prophétique. Il semblerait même qu’elle ait été baptisée directement par le Christ (« on voulut la baptiser, elle dit qu’elle l’était déjà »). Mais rien ne fait penser que Sara eût une vie spirituelle développée avant sa conversion. Si une jeune fille juive se sentait appelée dans cette voie, elle devait d’ailleurs assez naturellement songer à quitter la communauté israélite, où les femmes, pratiquement exclues des études sacrées, ne sont jamais citées non plus parmi les mystiques : nulle attention n’est donnée à leur vie intérieure. Ce qu’une Rabia (t 801) et plusieurs autres représentent pour la mystique islamique, les Hadewijch, les Mechtilde, les Catherine pour la spiritualité chrétienne, fait totalement défaut dans la tradition juive, et le Hassidisme médiéval, si hardiment qu’il innove en d’autres choses, ne fait pas exception à cet égard (37/50).
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[ouvrage] Achevé d’imprimer en mars 1972 sur les presses de l’Imprimerie Ganguin et Laubscher S. A., à Montreux. Imprimé en Suisse
[suite de l’introduction du volume commun aux deux Hadewijch, pages [45] et suivantes62 :]
[…] Les pièces que nous publions sous le titre de Nouveaux Poèmes (Mengeldichten XVII-XXIX) ne pouvaient se ranger sous la même rubrique que les précédents (Str. Ged. et Mgd. I-XVI), puisque les médiévistes qui s’en sont occupés (C. G. N. de Vooys, J. Snellen et le R. P. Van Mierlo) s’accordent à y reconnaître une plume différente. Leur conclusion s’appuie sur le style, le vocabulaire et les thèmes. On y trouve un bon nombre de mots et d’expressions caractéristiques de la tendance spéculative allemande et néerlandaise du XIVe siècle. Leur doctrine se rattache à la mystique de l’Essence : on peut même considérer ce mince recueil, dont nous donnons la traduction intégrale, comme une des expressions les plus pures du courant spirituel dont Maître Eckhart est avec Ruusbroec le représentant le plus connu, mais non pas l’initiateur. En lisant ces poèmes, le lecteur en effet s’il a quelque familiarité avec les mystiques du Nord, retrouvera d’emblée l’atmosphère qui leur est propre, celle que l’on respire dans les écrits des dominicains allemands et du Docteur Admirable. Il y reconnaîtra, formulée au nom de l’Amour, l’exigence du dépouillement absolu et de la vacance intérieure (ledicheit), qui doit conduire l’âme à la nudité (bloetheit), à la perte de toute propriété, de toute image, de toute forme (pareillement, la Déité est « sans forme de Personnes », Nouveaux Poèmes IV), — et même, à prendre les expressions au pied de la lettre, jusqu’à la quiescence de toute opération. L’âme, miroir essentiel de l’Être divin, réduite à ce calme pur, se trouve unie à Dieu sans moyen et sans mode (sonder middel, in onwise), satisfaite non de ce qu’elle a, mais de ce qu’il est en lui-même, — de son Unité. Le trésor de termes qui permet l’exposé précis de cette doctrine est commun en grande partie aux deux Maîtres souvent nommés : il est déjà représenté dans notre recueil par les mots que nous venons d’indiquer et par d’autres, plus caractéristiques peut-être encore [46] sous leur forme abstraite, dont nous parlerons tout à l’heure. Un enrichissement de la langue, une certaine évolution de l’attitude intérieure les sépare donc à première vue des autres textes hadewigiens. Les manuscrits nous fournissent d’ailleurs une certaine base pour cette distinction : les Nouveaux Poèmes manquent dans l’un d’eux (nous n’avons que trois manuscrits de l’ensemble des écrits de Hadewijch, du XIVe siècle)/54, et dans les deux autres, une division est marquée par la disposition des textes. Il convenait cependant de laisser le second recueil uni au premier, et nous pouvons le nommer hadewigien dans le sens suivant : Tout d’abord les manuscrits, s’ils les séparent comme nous venons de le dire, ne nous suggèrent pas néanmoins le nom d’un autre auteur. Tout porte à croire qu’ils ont une origine commune, non de personne sans doute, mais de milieu et de tradition. C’est chose pour notre part dont nous avons acquis la certitude par l’étude des Lettres et des Visions de la première Hadewijch : toute la doctrine de la seconde est inscrite, en lignes parfois ténues, mais précises, dans les pages de la plus ancienne. Il sied en outre de ne point les disjoindre parce qu’ils figuraient ensemble, selon toute apparence, dans la bibliothèque de Groenendael, et qu’ils ont été certainement familiers tous deux au bienheureux Prieur. Un fait en particulier mérite de retenir l’attention : lorsque Ruusbroec, au début du traité des XII Béguines, fait parler ces dévotes, il met dans leur bouche des vers de Hadewijch I et de Hadewijch II. S’il doit beaucoup à la première, au point que le R. P. Van Mierlo reconnaisse dans la spiritualité de Ruusbroec l’épanouissement direct de celle de Hadewijch, il n’est pas moins redevable à la seconde. Nous n'avons pu citer en note tous les passages de Ruusbroec qui reproduisent ou rappellent les strophes de Mengeldichten XVII-XXIX,
/54. Les recueils d’ensembles sont contenus en effet dans trois manuscrits que l’on désigne par les sigles A, B et C. La série que nous appelons Nouveaux Poèmes manque dans le manuscrit A. Par contre le manuscrit C, qui seul a des titres, inclut les Nouveaux Poèmes sous le titre Ritmata bewigis. Le manuscrit de Groenendael, qui servit à Ruusbroec et au Bon Cuisinier, est perdu. En nous tenant aux données que nous possédons sur l’origine des manuscrits (conservés ou perdus), nous devons compter parmi les lecteurs de Hadewijch (et sans doute des deux recueils) les chanoines réguliers (trois manuscrits sont signalés dans leurs maisons, et les chartreux (un manuscrit se trouvait à la chartreuse de Diest).
mais ceux que nous avons indiqués suffiraient à établir l’influence considérable de ces textes sur le Prieur, dont tout nous porte à penser qu’il les estimait hautement et les tenait en mémoire. Il est vrai que Ruusbroec n’a pas nommé Hadewijch, mais Jean de Leeuwen, le Bon Cuisinier, l’a fait pour lui. Or ce disciple fidèle qui ne fut, sans nul doute, que le porte-parole du maître, ne parle que d’une sainte personne, auteur d’écrits admirables/55. Il se peut que dès le temps de Ruusbroec les deux figures se soient fondues en une seule : nous ne les trouvons point séparées, en tous cas, dans le goût que manifestent les spirituels de Groenendael pour la profondeur et la beauté de ces témoignages. Nous nous rallions cependant à l’opinion des médiévistes cités, mais nous partageons leur embarras lorsqu’il s’agit d’assigner une date, fût-ce relative, aux Nouveaux Poèmes. Le R. P. Van Mierlo est enclin à les croire pré-eckhartiennes ; le R. P. Ampe, le R. P. Mens, sans se défaire d’un doute, ne repousseraient pas cette hypothèse. Pour notre part nous avons cru d’abord, comme fera tout lecteur sans doute, dont le premier contact avec la mystique spéculative a été l’étude des spirituels allemands, reconnaître dans les Nouveaux Poèmes un écho direct de l’enseignement d’Eckhart : ils eussent dès lors constitué le missing link des études ruusbroeckiennes, le chaînon mystérieux qui doit relier de quelque façon l’œuvre du Prieur de Groenendael à la prédication du génial dominicain (Ruusbroec ne semble pas avoir connu directement les sermons d’Eckhart et n’a fait allusion à celui-ci, sans le nommer, qu’en des pages de critique)/56. Notre impression se faisait particulièrement vive lorsque nous comparions Nouveaux Poèmes I (ie : XVII) avec le traité XII de Pfeiffer (Von dem überschalle), et Nouveaux Poèmes X (Mgd. XXVI) avec le sermon Beati pauperes spirita (Pf. LXXXVII). En fait, le traité XII est le commentaire d’un poème moyen-allemand — Preger le croyait encore de Maître Eckhart — si nettement apparenté à Nouveaux Poèmes I (Mgd. XVII), qu’un emprunt dans un sens ou dans l’autre apparaît comme très probable. Or si la critique actuelle ne peut dater
/55. Hadewijch est pour Jean de Leeuwea « une très sainte femme, d’une doctrine divine ». V. l’article du R. P. Van Mierlo dans Rev. d’Ascétique et de Mystique, juillet 1924, p. 270 et AXTERS, Geschiedenis, t. I, p. 379.
/56. Ces passages où Ruusbroec réprouve certaines propositions de Maitre Eckhart sont les suivants : Ornement, ch. LXXVIII (R. G. I., p. 232 sqq.), XII Béguines, ch. xix et xx (R. G., IV, p. 41 et 42).
[48] exactement les traités eckhartiens, elle les considère presque tous comme des compilations faites d’après les sermons du Maître. On possède d’ailleurs un certain nombre de poèmes allemands post-eckhartiens/57, analogues aux Nouveaux Poèmes pour la doctrine, encore qu’ils n’en aient point la spontanéité et la fraîcheur. Le sermon Beati pauperes spiritu (Pf. LXXXVII) traite le même thème que Nouveaux Poèmes X, dans le même esprit, avec les mêmes termes : or ce sermon est considéré comme l’un des plus caractéristiques du Maître de Cologne, et le meilleur texte que nous en ayons est justement une traduction néerlandaise du XIXe siècle. Le vocabulaire même des Nouveaux Poèmes présente des termes abstraits, décalques du latin, qui ont dû être employés d’abord non par des béguines, mais par des théologiens de formation scolastique63 : nous y voyons l’accident (toeval) tenir l’âme en cet état où elle n’est pas encore essentialisée (onghewesent)/58 ; l’extériorité (uitterstheit) est l’obstacle à notre transformation (overforminghe). Le dépassement de l’aspect personnel (persoenlicheit)/59 nous mène à l’Unité (enicheit), à ce point où l’Être divin [« Amour » chez notre béguine] vaque à sa pure Ipséité (selvesheit)/60. Or nous ne connaissons qu’une école de théologiens qui aient manié de tels concepts en langue germanique et, semble-t-il, forgé de tels mots : l’école dominicaine allemande, dominée par les noms de Dietrich de Freiberg et d’Eckhart. Tels sont les arguments qui se présentent à l’esprit pour refuser aux Nouveaux Poèmes une date pré-eckhartienne. Ils ont été près de nous convaincre et nous ne perdons point de vue leur valeur, mais le progrès de nos études et de nos réflexions nous a obligés à reconnaître qu’ils ne sont pas concluants.
57. Poèmes allemands post-eckhartiens. Voir notamment Franz Jostes, Meister Eckhart und seine Pinger (Collectanea Friburgensia, fasc. IV), 1895, p. 53. - Preger, t. II, p. 137 sqq. — A. SPAMER, Texte ans der dentschen Mysiik des 14. und 15. Jahrhunderts, Jena, 1915, p. 188.
58. Pas encore essentialisée (onghewesent). Nouveaux Poèmes XI (Mgd. XXVII), str. 5.
59. Dépassement de l’aspect personnel (persoenlicheit). Nouveaux Poèmes IV (Mgd. XX), str. 1.
60. Ipséité (selvesheit). Nouveaux Poèmes XI (Mgd. XXVII), str. 7. — Ce que les théologiens spéculatifs de tendance néoplatonicienne affirment de l’Essence divine, les béguines le répètent, dans les mêmes termes, de l’Amour. Voir note 2, p. 175.
Nous avons dû constater en effet que les assertions, surprenantes [49] au premier abord, des historiens de la spiritualité — Preger et Grundmann, notamment — qui ont tendu à limiter le rôle d’Eckhart dans le développement de la mystique spéculative, ne cessent d’être confirmées par les éléments d’information plus récemment découverts. À mesure que l’on avançait dans l’examen des courants spirituels du XIIIe siècle, on s’est rendu compte que la plupart des thèmes « eckhartiens » étaient représentés chez les spirituels une ou plusieurs générations avant que le dominicain ne les intégrât dans son œuvre. Il était contemporain de Hadewijch I, ce Lamprecht von Regensburg, qui dans son long poème Die Tochter Sione, nous parle des dévotes répandues en Brabant et en Bavière (avant 1250), que l’oraison dans ses états les plus élevés rendait « libres d’elles-mêmes et de toute chose », et conduisait à « voir sans milieu ce que Dieu est »/61. Nous citerons en note un passage de l’Hymne Trinitaire qui dès la même époque invite l’âme à se perdre au désert, à s’abîmer dans l’Être nu (bloz) et silencieux, à s’anéantir pour trouver le Bien suressentiel (überwesenleich)/62. La fruition (gebrikhen) au-dessus de tout sentiment et de toute distinction est d’ailleurs le terme des ascensions spirituelles de Mechtilde de Magdebourg. L’affirmation que l’esprit uni à Dieu se retrouve en quelque sorte incréé, qu’il est Dieu même dans la pensée de Dieu, est une intuition exemplariste que l’on peut rattacher à Scot Erigène par les Amauriciens, mais qui sous une forme bien voisine oriente la vie spirituelle selon le De adhaerendo Deo d’Albert le Grand/63. Le conseil d’agir sans pourquoi, où l’on pense —
/61. PREGER, t. I, p. 287. Ces deux vers de Lamprecht, qui définissent la spiritualité des béguines bavaroises et flamandes dans la première moitié du XIIIe siècle, méritent la plus grande attention. Sein selbst und aller Dinge frei, - Obn Mittel sehen, was Gott sei : il n’est guère possible de caractériser plus exactement et plus complètement, en quelques mots, la mystique spéculative. Voir (élément noétique, si constant chez les spirituels du Nord) ; ce que Dieu est (mystique de l’Être) ; le voir sans milieu, sans moyen : le mouvement extatique, en effet, est avant tout découverte et revendication de l’immédiat. Lorsque le P. Rodriguez voudra caractériser, avec une prudente ironie, la tendance spéculative, il reprendra l’expression qu’avait choisie trois cent cinquante ans auparavant Lamprecht von Regensburg : « aquel silencio, aquel aniquilarse, aquel unirse SIN MEDIOS, auquel hondo de Taulero... » « Ce silence, cet anéantissement, cette union avec Dieu SANS MOYENS, ce fond dont parle Tauler » (v. note 3, p. 153). (Exercicio de perfecion y virtudes christianas, Barcelone, 1613, p. 260).
/62. Sur l’Hymne trinitaire (Dreifaltigkeitslied) v. notes 20, p. 20 et 2, p. 137.
/63. Pour l’exemplarisme des Amauriciens, on trouvera le passage de Gerson, souvent cité, qui le mentionne, avec le passage de Martin d’Oppau sur lequel s’appuie le chancelier (et d’autres indications de grand intérêt pour le domaine qui nous occupe), dans l’ouvrage admirable à tous égards de M. l’abbé COMBES, Essai sur la critique de Ruysbroec par Gerson, Paris, 1945, t. I, p. 855. — Pour Albert le Grand, c’est le De adhaerendo Deo qui manifeste cette attitude assez proche de la mystique spéculative : l’attention du spirituel est fixée d’abord sur ce que nous sommes en Dieu, notre « raison » éternelle est la forme de notre devenir intérieur. Hugues de Saint-Victor a des formules presque identiques. — Nous avons signalé dans notre note 25 la place exceptionnelle qui doit être faite à Guillaume de Saint-Thierry, parmi les docteurs latins qui ont préparé et annoncé la mystique spéculative. Mais le texte thiois qui semblerait le plus proche comme langue et comme esprit des Nouveaux Poèmes, est la Glose du Pater, de Gérard Appelmans (y. note 1, p. 158).
Nous avons dû nous borner à une esquisse extrêmement sommaire des arguments qui s’opposent, quant à la date relative des Nouveaux Poèmes et quant aux origines, néerlandaises ou allemandes, de la mystique de l’Essence. Nous serons satisfaits si le lecteur a quelque aperçu des allées qu’il aurait à suivre pour reprendre l’examen de ces problèmes.
[50] rait voir une pointe d’outrance eckhartienne (exigence de désintéressement absolu, de pure détermination ab intrinseco), est une trouvaille de Béatrice de Nazareth, qui traduisait à sa façon saint Bernard, et cette expression avait déjà passé deux frontières linguistiques aux environs de l’an 1300/64. Elle se rencontre en particulier dans le Miroir des simples Âmes, avec un bon nombre de thèses spéculatives : l’élan vers Dieu au-delà des images, l’union sans moyen, la nudité d’intention, la perte de la volonté… À ces jalons, nous croyons pouvoir ajouter celui que constitue la Lauda LX, parmi les poèmes dont Jacopone da Todi/65 est supposé être l’auteur. Si le lecteur se [51] rend aux arguments brièvement exposés en note, il conviendra que la ressemblance de la dixième pièce de notre recueil (Mgd. XXVI) avec un sermon d’Eckhart (Pf. LXXXVII) ne suffit nullement à prouver une filiation : il apparaît en effet que le thème de la pauvreté d’esprit, traité dans les termes caractéristiques de la mystique spéculative, était un lieu commun des spirituels de cette tendance, et l’était déjà des deux côtés des Alpes au déclin du XIIIe siècle. [suite du texte principal après la longue note/65 commençant par : « le problème de la situation… » — la note est importante par sa « défense quiétiste » ! Cette longue note met en évidence le recul italien devant la « mystique du nord » — différence de tempéraments et proximité romaine — v. Guarnieri, etc. — N’oublions pas que le traducteur Porien édite dans les années cinquante dus siècle dernier avant la reconnaissance accordée à « la Guyon » par Cognet, Gondal, moi-même.]
/64. Avait déjà passé deux frontières aux environs de l’an 1300. L’expression se trouve en effet, dès cette époque, dans un texte français, le Miroir, et un texte italien, la Lauda LX. Voir note 6, p. 147.
/65. [début de note] La Lauda LX de Jacopone da Todi. Le numéro LX est celui que porte dans l’édition Ferri-Caramella (Bari, 1930) la pièce de Jacopone da Todi (1230-1306) qui commence par ces mots : O amor de povertate. (Trad. P. Barbet, Paris, 1935, p. 293, — mais cette adaptation ne peut nullement servir à une étude scientifique). Dans un article de la revue Convivium, 1952, n. 4, Mme Franca Ageno, qui préparait son édition critique des Laudes (Florence, 1953), a expliqué pourquoi elle croyait devoir exclure cette pièce des poèmes authentiques. Elle a complété ces raisons dans une lettre qu’elle a eu la bonté de nous adresser. — Il semble acquis que plusieurs des poèmes du recueil traditionnel ne sont pas de Jacopone (Laude LXV, XC, XCI, CII et CIV). Cette discrimination se base sur les idées, la métrique et le style. Pour la Lauda LX néanmoins, la métrique et le style sont parfaitement jacoponiens, Mme Ageno en est d’accord. Bien plus, les premières strophes ont certains traits d’humour qui portent, à notre avis, la marque la plus [51] personnelle.
Mais c’est la doctrine qui paraît inconciliable à Mme Ageno avec les tendances morales et ascétiques parfaitement saines de Jacopone : la Lauda LX serait d’un quiétisme franchement hétérodoxe. Nous osons penser qu’un tel jugement s’appuie sur plusieurs considérations erronées. Toute d’abord l’éminente philologue ne tient pas compte d’un fait, que l’exemple de Ruusbroec, s’il ne fallait citer qu’un maître, suffirait à illustrer : c’est la nécessité où se trouvent les auteurs spirituels de présenter, avec des accentuations différentes selon les pages de leur exposé, les divers aspects de la doctrine. En isolant un passage, il n’est guère d’écrivain à qui l’on ne puisse trouver des tendances condamnables, et ceci est plus vrai des auteurs plus profonds, parce qu’ils ont un sens plus élevé de la dialectique des attitudes intérieures. Une direction unilatérale, qui ne sait pas s’adapter aux antithèses de la recherche et de la lutte, conduit les âmes à des impasses : c’est chose plus frappante encore dans la direction orale que dans la direction écrite. Il n’est aucunement surprenant que Jacopone ait parlé un jour de la pauvreté d’esprit comme le fait cette Lauda, et qu’il ait prêché ailleurs la pratique des vertus actives. Les deux autres arguments de Mme Ageno sont d’ailleurs plus précis. Au vers 34 du poème, qu’elle examine à la page 569 de son article, on lit, aussitôt après le conseil de ne désirer aucune récompense : « La virtu non è perchéne ca'l perchêne é for de tene ». Mme Ageno comprend que la vertu n’est pas un (bon) motif pour l’homme (quiétiste), et que son (juste) motif est (doit être) une chose extérieure (laquelle ne serait pas exprimée ici : il faudrait l’entendre sans doute d’une inspiration). Pour nous, en nous appuyant sur le contexte et sur certains passages parallèles des mystiques du Nord, il nous a été facile de reconnaître ici l’expression « sans pourquoi », sur laquelle nous prions le lecteur de voir notre note 6, p. 147. M. Gianfranco Contini a bien voulu confirmer notre inter-[52] prétation. Le sens est le suivant : « La (vraie) vertu n’est pas pour quelque chose (virtus non est propter quid : elle ne doit pas se pratiquer en vue d’une récompense), car le pourquoi (le propter quid) cst extérieur (et seules les déterminations intérieures sont spirituelles). Il est probable que l’expression est venue du Nord, elle est employée à la même époque, dans un même courant de pensées, par le Miroir des simples Âmes.
Notons en outre que sainte Catherine de Gênes, qui appréciait et citait cette Lauda (entre toutes !) parle d’aimer Dieu senza perchè (elle cite Lauda LX au ch. xiv de la Vita, emploie senza perchè à la fin du ch. xxxii et traite le thème de la pauvreté d’esprit au ch. xxxv). Le passage n’est donc pas une attaque contre la vertu, mais contre la vertu intéressée, et ne saurait surprendre chez Jacopone. — Enfin Mme Ageno croît reconnaître une sorte de signature bégarde dans le dernier vers du poème : « Onne cosa possedere — en spirito de libertate ». Il est vrai que l’expression esprit de liberté, ou plutôt liberté d’esprit, a servi à désigner plusieurs sectes, mais elle ne saurait leur être propre, puisqu’elle est d’abord scripturaire (II Cor. 3, 19). Loin d’y voir une signature de l’hérésie, le R. P. Alcantara Mens (p. 133 et 134), fait de la libertas spiritus un des motifs caractéristiques de la mystique des Pays-Bas. Il la signale entre autres chez Guillaume d’Afflighem, dans la vie (en latin) de la douce Béatrice, et chez Guillaume de Saint-Thierry dans la fameuse Lettre aux Chartreux du Mont-Dieu. (L. II, cap. iii, n. 22. - v. aussi Hadewijch, Br. XVIII, p. 158).
La conclusion pour nous de cette note est qu’il n’y a aucune raison de refuser à Jacopone la paternité de la Lauda en question, mais que celle-ci par le thème (identique à celui de Nouveaux Poèmes X et du Sermon LXXXVII de Maître Eckhart), comme par les expressions, trahit une influence des premiers spéculatifs du Nord (influence bégarde au sens large) sur les milieux spirituels que fréquentait, aux environs de l’an 1300, le trouvère franciscain. [fin de note].
[reprise du texte principal]
Le problème de la situation chronologique des Nouveaux Poèmes par rapport à la prédication des dominicains d’Allemagne ne nous semble d’ailleurs présenter, au terme de l’examen, qu’une importance secondaire. Ce qui se dégage en effet des études dont nous venons de parler (aussi brièvement que possible), c’est l’ancienneté et la continuité du dialogue entre les théologiens et les spirituels qui leur demandaient d’interpréter ou de diriger leurs expériences. Dans cette conversation historique, il est impossible de préciser ce que chaque partie a reçu et donné, mais nous pouvons être assurés que la source a jailli souvent dans les milieux les moins chargés de science [52] théorique, chez des béguines ou des moniales à l’intelligence vierge, au cœur généreux ; ce que les prédicateurs présentaient à leur auditoire sous une forme plus ordonnée et plus systématique, fut en plus d’un cas cela même dont ils avaient été naguère les confidents émerveillés. Il n’y a point de place ici pour la notion de propriété intellectuelle : c’est chose que Grundmann avait très justement notée/66. Il est certain en outre que ce dialogue ne s’est pas arrêté aux frontières : on s’étonne que les savants néerlandais, pour défendre la priorité nationale dans le domaine spirituel, suppposent que la ligne de démarcation entre deux peuples de langue presque identique formait un obstacle difficile à franchir — dans l’une des directions — alors que tout indique au contraire des échanges continus, très étendus et d’une promptitude étonnante entre les amis de Dieu épars en divers pays. C’est la communauté d’aspirations, en effet, qui permettait à ces groupes de se chercher et de se trouver, comme des flammes qui se rejoignent en un clin d’œil à travers les pierres aveugles d’un monde inanimé. Avant que Maître Eckhart fût [53] illustre, avant même peut-être qu’il eût prêché, sitôt que les audaces intérieures des âmes contemplatives commencèrent d’être justifiées par les théologiens d’Allemagne, cette approbation ne put manquer de trouver un écho dans les cercles spirituels du Brabant et des Flandres. Et réciproquement, s’ils ne les ont pas nommément désignées (ce que Ruusbroec ne fera pas non plus), les dominicains spéculatifs ne peuvent laisser d’avoir lu les écrits des moniales et des béguines, d’avoir prêté l’oreille à ces clairs aveux. C’est la vie des contemplatives — l’exemple de l’amour — qui fournissait la pure illustration de la théologie au point de perfection où l’Ordre l’avait poussée, et c’est l’invention naïve d’une expression adaptée à l’expérience intérieure, fixée plus tard par quelques maîtres, qui devait constituer le baptême nuptial, d’où sortiraient baignées d’une spiritualité nouvelle les langues germaniques/67.
/66. Grundmann, p. 467, note.
/67. « Die Eckhartische spekulative Mystik ist das erste grosse Bad, dem der deutsche Sprachsasz vergeistigt entsteigt ». Josef Quint.
Depuis que le R. P. Van Mierlo a livré au public les Nouveaux Poèmes (Mengeldichten XVII-XXIX), se bornant à signaler dans l’un d’eux, dont nous parlerons ci-après, une nuance bégarde, nous ne croyons pas que le magistère théologique se soit aucunement inquiété de leurs audaces. En vérité, ce recueil très court offre une esquisse doctrinale nécessairement succincte et incomplète, mais il ne contient nulle expression qui ne soit susceptible d’une saine interprétation, — aucune d’ailleurs qui ne se retrouve dans Ruusbroec. C’est précisément l’attitude à leur égard du Prieur de Groenendael qu’il importe d’examiner, avant de se prononcer sur l’esprit de ces textes. Les chanoines de la Vallée Verte et de Windesheim, à la suite de Ruusbroec, étaient fort soucieux d’écarter tout ce qui eût pu donner prise au soupçon d’hérésie ; une partie de l’œuvre même du saint Prieur avait été consacrée à la polémique contre les quiétistes contemporains, et quelques-unes de ses pages avaient visé Maître Eckhart. Or les citations de Hadewijch II, dans les exposés limpides du mys — [54] tique brabançon, sont assez fréquentes pour justifier l’affirmation que non seulement il a connu les Nouveaux Poèmes dès le début deson activité littéraire, mais que ces textes lui étaient chers et familiers, plus encore peut-être que ceux de Hadewijch I. La chose est d’autant plus remarquable que le Prieur de la Vallée Verte ne semble pas avoir une lecture étendue, et que son œuvre ne contient guère de citations. Sans exagérer le poids d’un tel argument, il tend certainement à nous confirmer dans l’hypothèse que l’ambiance où les Nouveaux Poèmes ont vu le jour était un milieu de béguines orthodoxes : dès l’origine, en tous les cas, leur grâce a touché des esprits fraternels, dont la fidélité et l’intégrité dogmati que ne comporte aucun doute. Il est une pièce cependant, celle dont nous avons parlé tout à l’heure, sur laquelle peut-être il sied de revenir à cet égard. Nouveaux Poèmes X (Mengeldichten XXVI) est un éloge de la pauvreté absolue, qui ne comporte pas seulement le dépouillement des biens matériels, mais celui des images et des formes, de tout « accident », de toute opinion et de toute pensée. Nous éviterions aujourd’hui cet excès de langage, mieux avertis, après les querelles mémorables du XVIIe siècle, de ce qu’une saine théologie (et une saine psychologie) permettent d’affirmer. Il est intéressant pourtant de signaler que le thème a été traité ailleurs, et il l’a été trois fois, à notre connaissance, précisément dans le même sens et sous la même forme que dans ce texte de la béguine. Outre le Sermon Beati pauperes spiritu de Maître Eckhart et la Lauda « O amor de povertate », de Jacopone, que nous avons rapprochés plus haut, nous le retrouvons au chapitre xxxv de la Vita de sainte Catherine de Gênes. Il s’appuie, comme dans le sermon, sur le verset de Matthieu, V, 3, et si le lecteur veut se reporter au texte de Dame Catherine, il verra que l’invitation au dépouillement de toute opération, de toute fonction des facultés y est développé avec une précision, une force, une netteté impérative qui ne le cède en rien aux termes de notre poème. Le passage de Catherine peut être considéré comme un écho de Jacopone ; mais il reste probable par ailleurs que la sainte a reçu des apports directs du courant spéculatif germanique, auquel un certain nombre d’expressions la montrent apparentée/68.
/68. Ce développement remarquable forme la seconde partie du
ch. xxxv de la Vie de sainte Catherine de Gènes (p. 234
et suivantes de la traduction des chartreux de Bourgfontaine). Le
thème de la pauvreté d’esprit n’est pas présent [55] sous
cette forme dans le Miroir des simples Âmes ; il est
probable néanmoins que ce traité (dans sa vieille traduction
italienne) est avec le poème de Jacopone l’un des textes
« bégards » que Catherine a connus : ainsi
s’expliqueraient les éléments assez nombreux qui, dans les textes
de cette sainte, rappellent si nettement le langage des spirituels du
Nord de tendance spéculative. — Le R. P. Van Mierlo a
fait remarquer très justement d’ailleurs que le thème de la
vacance (ledicheit) et de la nudité (bloetheit) est
celui autour duquel se cristallise l’expression de la mystique
essentielle : sous des formes moins étroitement apparentées
que les commentaires de la Première Béatitude, dont nous venons de
signaler le parallélisme, l’invitation au dépouillement de
l’esprit se trouve chez tous les auteurs de cette tendance. Mais
son expression ne peut être pesée et jugée que dans un ensemble ;
nous nous excusons d’y insister une page ne permet pas de qualifier
théologiquement un auteur spirituel, et ceci d’autant moins que
les écrivains dont nous parlons se font en toute liberté de
fréquents emprunts. Nous lisons Par exemple dans Ruusbroec (R. G,,
IV, p. z6, 1. 17-2.5).
“Le quatrième mode est un état de vacance (ledich), (où l’on est) uni à Dieu dans l’amour nu (bloet) dans la divine clarté, libre et vacant (ledich) de tout exercice d’amour, au-dessus de l’agir et des œuvres, au pouvoir du seul amour simple qni [56] dévore et anéantit en lui-même l’esprit de l’homme, — en sorte qu’il s’oublie et ne connaît plus ni lui-même ni Dieu, ni créature aucune, mais seulement l’amour qu’il ressent et savoure, et qui a pris possession de lui dans la pure vacance.” (V. trad. des RP. PP. Bénédictins, t. VI, p. 38, — mais elle est faible et présente un contresens ; y. aussi p. 78 du même tome, un texte analogue et non moins singulier).
Nul doute que ce paragraphe isolé ne puisse être appelé quiétiste : en particulier l’expression « ne plus connaître ni créature, ni soi-même, ni Dieu » a une saveur eckhartienne, — elle se trouve en effet dans le sermon Beati pauperes (Pf. LXXXVII, p. 282, 1. 32-34). Voici donc un passage, penserait-on, où le Maître de Groenendael, malgré le registre plus affectif qui est le sien, a subi l’influence de la spiritualité allemande et de ses outrances paradoxales. Mais en vérité les lignes même qui surprennent (en sorte qu’il s’oublie, etc.) sont une citation littérale de Hadewijcb I (Br. XX, p. 174, 1. 118-122). Ruusbroec admirait apparemment et approuvait l’audace de la béguine, puisqu’il s’en est souvenu une autre fois dans l’Ornement (R. G. I, p. 200, 1. 28 sqq.). Il est regrettable que les éditeurs de la Ruusbroec-Genootschap aient négligé de signaler presque tous les passages de ce genre, qui marquent, dans les écrits de Ruusbroec, le souvenir des textes hadewigiens.
[55] L’usage n’est point de résumer un texte aussi bref que cette dissertation liminaire, mais pour soucieux que nous ayons été de borner nos considérations au strict nécessaire — nous avons dû en rejeter quelques-unes dans les notes — elles risquent de dérouter le lecteur, s’il n’est pas initié à cet ordre d’études. Nous le prions donc de nous excuser si nous remettons sous ses yeux les points suivants, comme introduction immédiate aux poèmes qu’il va lire : Les Poèmes Spirituels sont l’œuvre d’une béguine des Pays-Bas, composée vers 1250 (rappelons que Maître Eckhart est mort en 1327, Ruusbroec écrit l’Ornement vers 1350). C’est l’un des tout premiers monuments de la poésie lyrique en langue flamande, et c’est déjà la transposition (ou la restitution) de la poésie courtoise au domaine de l’amour divin. Ces textes appartiennent à la mystique nuptiale : l’auteur, Hadewijch I, offre d’ailleurs des traces de la tendance spéculative, mais elle n’apparaît guère ici. Le second recueil, que nous avons appelé Nouveaux Poèmes, semble bien d’une autre béguine flamande, plus récente. Nous ne pouvons fixer ses dates et nous ignorons, en particulier, si elle a déjà connu de quelque façon la prédication d’Eckhart. Mais si l’on prend en considération l’ensemble de la littérature spirituelle allemande et flamande de cette époque, avec les rapports intimes et réciproques qui apparaissent entre elles dès le début, on doit convenir que la donnée qui nous manque est secondaire : ce qui fait l’impor — [56] tance des Nouveaux Poèmes est la pureté et la netteté avec laquelle ils représentent la mystique spéculative des béguines (et de leurs conseillers spirituels) dans la génération gui a précédé celle de Ruusbroec, et dans un document dont s’est inspiré maintes fois le maître incomparable.
Je ne suis ni chagrinée ni troublée qu’il me faille écrire, puisque Celui qui vit prodigue ses dons parmi nous, et que nous informant de nouvelle clarté, il veut nous instruire. Qu’il soit béni en tout temps et en toute chose ! Ce que l’homme appréhende dans la connaissance nue de haute contemplation, cela est grand assurément, — et n’est rien si je compare ce qui est saisi à ce qui fait défaut. C’est dans cette déficience que doit plonger notre désir : tout le reste est par essence misérable. Ceux dont le désir pénètre toujours plus avant dans la haute connaissance sans parole de l’amour pur, trouvent aussi la déficience toujours plus grande, à mesure que leur connaissance se renouvelle sans mode dans la claire ténèbre, dans la présence d’absence/1. Elle est isolée dans l’éternité sans rivages, dilatée, sauvée par l’Unité qui l’absorbe, l’intelligence aux calmes désirs, vouée à la perte totale dans la totalité de l’immense : et là, chose simple lui est révélée, qui ne peut l’être : le Rien pur et nu/2. C’est en cette nudité que se tiennent les forts, à la fois riches de leur intuition et défaillants dans l’insaisissable. Entre ce qui est saisi et ce qui fait défaut, il n’y a point de mesure, et nulle comparaison n’est possible : c’est pourquoi ils se hâtent, ceux qui ont entrevu cette vérité, sur le chemin obscur, non tracé, non indiqué, tout intérieur/3. À cette déficience, ils trouvent un prix suprême, elle est leur joie la plus haute. Et sachez que l’on n’en peut rien dire, sinon qu’il faut écarter le tumulte des raisons, des formes et des images, si l’on veut de l’intérieur, non pas comprendre, mais connaître ceci. Ceux qui ne se dispersent point en d’autres œuvres que celle ici décrite, reviennent à l’unité dans leur Principe, et cette unité qu’ils possèdent est telle, que rien de tel ici-bas ne peut se faire de deux êtres. Dans l’intimité de l’Un, ces âmes sont pures et nues intérieurement, sans images, sans figures, comme libérées du temps, incréées/4, dégagées de leurs limites dans la silencieuse latitude. Et ici je m’arrête, ne trouvant plus ni fin ni commencement, ni comparaison qui puisse justifier les paroles. J’abandonne le thème à ceux qui le vivent : si pure pensée blesserait la langue de qui voulut en parler. (Mgd. XVII)
[Texte en petit corps qui précède les notes :]
Pour autant que nous atteignions Dieu dans la contemplation, quelque chose de Lui continue de nous manquer : mais c’est justement en cela, qui nous fait à jamais défaut — en cet ontbliven — qu’est notre joie la plus haute. Tel est le thème du remarquable poème qui inaugure la seconde série des Mengeldichten. Ontbliven que nous traduisons par faire défaut, désigne étymologiquement ce qui reste hors de nos atteintes. L’excellence de ce Reste est l’une des pensées maîtresses du Miroir des simples Âmes, dont nous avons dit l’importance comme témoin pré-eckhartien de la mystique spéculative des béguines. Voici comment le thème y est traité :
(Mirror, p. 33) « Cette âme eût-elle toute la connaissance (de Dieu) que jamais posséda ou possèdera une créature, elle l’estimerait néant auprès de ce qu’elle aime, qui jamais ne fut connu et jamais ne le sera. Elle aime davantage ce qui est en Dieu et qui jamais ne fut donné, que ce qu’elle a, ou pourra jamais avoir. Car la connaissance dont la créature est capable, « Ce n’est rien », s’écrie cette âme, « auprès de ce qui est et ne peut être dit. » — (Ibid., p. 37) « Oh ! que dis-je », poursuit cette âme, « tout n’est rien, même si j’avais tout, auprès de ce que j’aime en Lui, qu’il ne donne à personne qu’à lui-même, qu’il doit garder en toute justice divine. Je dis donc la vérité : on ne peut rien me donner, quelque présent que l’on me fasse. — Or cette plainte, Dame Raison », dit encore cette âme, « que vous m’entendez proférer, c’est mon tout et le bien suprême de mon intelligence, Oh ! la douce pensée : pour l’amour de Dieu entendez-là ! Car le Paradis n’est autre chose que de l’entendre ».
La pensée se complète, et l’expression est plus vigoureuse encore dans le passage qui suit :
(Mirror, p. 68) « L’âme n’est pas ivre », dit l’Amour, « de ce qu’elle a bu, mais bien ivre, et plus qu’enivrée, de ce quelle n’a pas bu et ne boira jamais ». - “C’est le Plus (ce que Dieu est en plus de toute communication) qui l’a enivrée, non qu’elle ait bu de ce reste, mais elle le possède pour autant que son Bien-Aimé le possède. — Le vin le meilleur et le plus délectable, comme aussi le plus enivrant, est celui dont ne boit que la Trinité [136] même. Et c’est de lui que, sans y boire, l’âme anéantie est enivrée, âme libre et ivre oublieuse, oubliée, ivre de ce qu’elle ne boit pas et ne boira jamais !”
Mais notre poème, quant au concept de la déficience divine, trouve un parallèle plus étroit encore et plus littéral dans une pièce versifiée, suivie d’un commentaire, qui constitue le traité XII du recueil de Pfeiffer (Von dem überschalle). Wilh. Preger le croyait de Maître Eckhart lui-même. On y lit ces vers :
Ce qui existe est tiré du Néant (niht), l’Eant (iht) est la nudité de l’Essence, où l’esprit dépouillé de lui-même plane dans l’éternité. …. Dans la non-appréhension de l’Unité sublime, toute chose s’anéantit quant à son être propre ; où l’Esprit divin se perd, règne la ténèbre de l’Unité, connue-inconnue. Ceci nous est caché en votre Silence profond, les créatures n’atteignent pas l’Eant : qu’Il nous fasse défaut (entblîben), c’est notre bonheur ne chercher nulle autre chose, enfants, hâtez-vous vers ce qui dépasse entendement et paroles.
Nous traduisons d’après le texte, meilleur, publié par Mone en 1834 dans l’Anzeiger fur Kunde des d. Mittelalters. — La même pensée est exprimée encore avec splendeur dans les deux traités suivants du recueil de Pfeiffer : « Je me réjouis que mes puissances n’aient pas accès devant Ta Face » (Traité XIII, p. 526). — “Ne pouvoir l’atteindre (daz entblîben), c’est notre découverte ; l’échec même, notre succès”. (Traité XIV, p. 532, milieu).
/1. [v. deux pages précédentes, début du poème :]
Sans mode, dans la claire ténèbre, dans la présence d’absence (Sonder wise — In verre bi). — Les trois derniers mots ont paru obscurs au R. P. Van Mierlo, qui se demande s’ils ne sont pas pure cheville verbale, Mais la même expression se trouve dans le Miroir des Âmes simples, à plusieurs reprises et dans un contexte qui la rend claire. Verre bi (Loin-près) est d’ailleurs parallèle, dans cette strophe, à doncker clare : Dieu nous est proche dans son absence, comme Il nous est clair dans sa ténèbre. Dans le texte original du Miroir, le Loing-près est une sorte de nom divin (Miss Kirchberger, malheureusement, a lu partout Far-night, pour Far-nigh). — Il semble s’agir de nouveau d’une expression technique de la mystique spéculative : elle se trouve en tout cas dans un poème strasbourgeois d’inspiration spéculative (eckhartienne ?), traduit par Preger au t. II de l’ouvrage plusieurs fois cité, p. 140 ; texte dans Ph. Wackernagel, Das deutsche Kirchenlied, t. II, Leipzig, 1867, n. 468, p. 308. (Der die nacheit minnet, — dem ist ein ferre bi…).
Dans notre traduction de cette même strophe sixième, nous avons omis trois mots (Van hoghen prise : de haut prix), qui précèdent sonder wise, et ne servent évidemment qu’à la rime. Quant à cette dernière expression (sonder wise : sans mode), elle revient trop fréquemment chez Eckhart et chez Ruusbroec pour qu’il soit nécessaire d’attirer sur elle l’attention du lecteur. C’est sans doute chez ce dernier qu’elle a le sens le plus précis et le plus explicite : elle s’applique aussi bien à l’âme purifiée qu’à son Objet divin, ou encore à l’amour qui les unit. — Voici, entre cent, un passage de l’Ornement des Noces (Livre III) : “Cette rencontre active et cet embrassement amoureux sont en leur fond de nature fruitive et sans mode (sonder wise). Car ce néant-de-modes (onwise) abyssal de la Déité est si ténébreux si pur, qu’il comprend en lui-même tous les aspects divins, les œuvres et les propriétés des Personnes dans le riche embrassement de l’Unité essentielle, fruition divine dans l’Abîme innommé.” (R. G. t. I, p. 248-249).
/2. Nous avons renoncé à rendre en français le jeu de mots entre iet et niet (een simpel iet : quelque chose de simple) ; een bloet niet, le Rien pur et nu. Il est très fréquent chez les mystiques de cette époque, et change d’ailleurs de sens : tantôt le Néant niht, niet est l’être créé (comme dans le poème cité tout à l’heure), et l’Eant est l’Être divin ; tantôt c’est l’inverse, comme ici, où l’ineffable secret de l’Essence est appelé Néant.
Niht a ce dernier sens dans le Dreifaltigkeitslied, hymne trinitaire du XIIIe siècle, déjà cité par Preger comme témoin du développement atteint, avant Eckhart, par la mystique essentielle :
Deviens enfant, deviens aveugle et sourd, que le mien se fasse rien ; écarte l’être et le non-être, le site, l’heure, l’image ; suis la voie étroite, non tracée : ainsi tu pénètres au désert. Renais de Dieu, mon âme, et fais retour en Lui ! Que ma substance, dans le Néant divin sombre et s’écoule, dans le flot abyssal ! Si je vous fuis, Vous m’atteignez, si je me laisse, je Vous trouve, ô Bien qui passez toute essence !
(Le deuxième vers de la seconde strophe est : Sinck all menin ich in gotes niht).
/3. Le chemin obscur, non tracé… Je traduis par non tracé, non indiqué, l’expression buten rade, qui constitue le cinquième vers de cette strophe, et signifie littéralement : pour lequel il n’est aucunement pourvu, imprévu, auquel nul ne pense. Cf. ci-dessus la strophe du Dreifalligkeitslied, et le poème de Hallaj cité par M. MASSIGNON, Passion d’Al Hallaj, Paris, 1922, p. 548-549 :
Voici que mon Unique m’a unifié, en (m’inspirant) un tawhid véridique :
Pour aller à Lui, aucune des routes tracées n’est la voie !
4. Incréés (ongbescepen) : cette expression peut surprendre mais elle se trouve aussi bien chez Ruusbroec que chez Eckhart, et s’explique par la doctrine exemplariste, qui est fondamentale en ces auteurs : nous revenons, par une vie pure et contemplative, à cet être que nous avons de toute éternité dans la pensée divine. Cf. la citation de Ruusbroec à la fin de la note 1, p. 152.
On trouve chez Ruusbroec mainte trace de ce poème, sous forme de citations ou de réminiscences. V. R. G. I (Royaume des Amants), p. 72, L 12-14 (str. 13), (V. aussi p, 8 o, 1. 27-29) ; même tome (Ornement des Noces), p. 199, L IO str. 18) et 1. 13-14 (str. 4) ; p. 222, 1. II—12 ; de même encore R. G. I. I (Pierre brillante), p. 25, 1. 15 et p. 31, 1. 23-3o (important passage hadewigien) ; même tome (Sept clôtures), p. I 11, 1. 21-22 ; p. 114, 1. 5-7. Les pp. 115 et 116 du même traité présentent de nombreuses réminiscences hadewigiennes, notamment des str. 5, 17 et 19 de notre poème.
Cette pièce et les sept poèmes suivants (Mgd. XVII-XXIV) se présentent dans l’original en strophes où l’on distingue six petits vers de deux pieds. Pour éviter de désarticuler le texte, nous ne l’avons pas coupé avec cette fréquence (ce que les manuscrits ne font pas non plus) : nous l’avons divisé au sein des strophes selon le rythme et le sens. — Pour les autres poèmes des deux recueils, nous avons traduit, autant que possible, vers par vers.
Or donc, oyez le précepte que Dieu même nous intime : comment de toutes nos forces et de toute notre âme nous devons l’aimer. Cette âme, il faut qu’elle soit arrachée par l’amour à son être propre et lancée dans l’abîme d’en haut/1, agrandie, libérée de ses limites, élevée par le sentier ténébreux à l’être de la grâce/2. De grand cœur il nous faut affronter l’épreuve, et suivre sans nous épargner l’ordre suprême d’aimer Dieu. Le cercle des choses doit se restreindre et s’anéantir, pour que celui de la nudité, élargi, dilaté, embrasse l’infini. L’esprit demeure en Dieu : c’est la clôture ou l’amour est prisonnier de l’unité/3, où l’amour conduit l’âme agrandie, sans frontières dans la clarté. C’est le privilège des âmes pures et nobles de persévérer en ceci, de n’admettre nulle dissemblance. La noble clarté se manifeste selon qu’il lui plaît : rien ne sert ici recherche, intention ni raison : ce sont choses qu’il faut bannir pour demeurer à l’intérieur dans un silence nu, pur et sans vouloir : c’est ainsi que l’on reçoit la noblesse que langue humaine ne saurait exprimer, et cette connaissance qui jaillit toujours nouvelle de sa source intacte. Oui ! toujours nouvellement, ô noble intelligence, cette Source est vôtre en qui vous êtes anéantie et captive de votre désir. Demeurez-y sans crainte aucune, car telle est votre part : soyez heureuse éternellement dans votre Principe. Cette immensité où vous êtes menée sans fin et sans retour, ni la haute intelligence ni la profonde intuition n’y peuvent jeter l’ancre. C’est ce qu’en Ezéchiel nous enseignent les animaux, qui s’avançaient dans la nudité et ne revenaient point/4. Aller et venir s’entend de l’amour qui mène à la connaissance des raisons/5, mais lorsque dans leur marche ils s’avancent sans retour, c’est qu’ils pénètrent dans la nudité de l’Un, au-dessus de l’intelligence, où nous fait défaut tout secours de lumière, où le désir ne trouve que la ténèbre : un noble je ne sais quoi, ni ceci ni cela, qui nous conduit, nous introduit et nous absorbe en notre Origine. Que ce qui va et vient, ce qui est précepte ou doctrine, pour le cœur ou pour l’esprit, me laisse dans le seul Principe trouver ma joie ! Ah Dieu, comme ils s’enrichissent, ceux qui chassent les créatures, vertes ou mûres, et tout le périssable, pour n’accueillir que votre amour ! Car n’avoir communion qu’avec vous est délice, et tout ce qui n’est point vous, n’est que chagrin. On ne peut sans votre charité savoir qui vous êtes, ni s’approfondir en cet amour sans contradictions. Il faut combattre et souffrir mainte peine pour cheminer dans votre sentier. Mais il n’a point regret des longs déplaisirs, celui qui gagne enfin, et de l’amour goûte avec vous l’unité. Ce que l’on savoure n’est que pressentiment ou désir, jusqu’à l’heure où le bien espéré se révèle : et la multitude innombrable des raisons qui me font vous préférer à toute chose, m’échappent, Seigneur, quand je me tourne dans la nudité vers vous seul, vous aimant sans pourquoi, vous-même pour vous-même/6. Que ton âme en silence m’écoute : mes paroles ne sont claires qu’au silence/7. Si vous entendez le secret, rendez-en grâce au seul Amour et de lui prenez conseil ; si vous ne le pouvez encore, croissez en esprit pour l’entendre un jour. En toute cour, mesure d’amour est tenue pour gracieuse et précieuse ; si pourtant vous gardez la mesure, votre prison ne s’ouvrira jamais. Ecouter et se taire est chose souvent dont j’entends faire éloge : mais clameur de sourd assure la faveur divine. Il faut devenir aveugle pour n’être plus en péril/8 ; mais qui reste aveugle cherche en vain le chemin de la fête. Qui se montre curieux d’écouter beaucoup, y perd le sens, et mainte pensée le distrait, mais c’est un noble zèle qui nous fait écouter à chaque instant la voix intérieure. De quelque don que vous soyez ornée, tenez-vous pour rien : orgueil est ruine de toute vertu ; si pourtant vous n’avez de vous-même grande estime, c’est l’honneur divin que vous blessez. Le juste milieu assure le bonheur, nous disent les sages : tout milieu cependant doit être banni, pour qu’à son Amant l’âme soit unie. Soyez prévoyante et pesez vos actes, pour que l’on parle avec éloge de vos prudentes décisions ; mais voulez-vous trouver la vraie sagesse ? montrez-vous folle et que chacun vous tourne en dérision. Quel avantage avez-vous d’être riche au-dehors ? Si vous êtes pauvre d’amour intérieurement, il vous sied de gémir, pleurez, lamentez-vous comme un homme privé de tout avoir : qui souffre famine d’amour est déshérité, lui donnât-on le monde. Maint hypocrite se rencontre sous l’habit de l’homme de bien : mais beauté à l’extérieur et honte à l’intérieur ne profite en rien. La souffrance vous est bonne et de grand avantage, vous parût-elle amère : elle mortifie vos péchés, guérit vos blessures et vous rend la pureté ; mais si vous voulez croître en amour, n’ayez nulle souffrance : c’est pour ne pas ignorer ses peines que l’âme souvent se flétrit/9. Le Chef divin a connu la suprême angoisse : ses membres iront-ils, infidèles, se plaindre de souffrir ? Considérez les voies du Christ et sa vie divine, pour apprendre à le suivre d’un cœur tranquille en toutes vos œuvres. C’est dans les blessures du Christ que l’on trouve la noblesse et que l’on perd tout savoir. Acceptez ce qui vous échoit, le froid et la brûlure, le doux et le cruel, n’ayez ni colère après l’insulte, ni rancœur après la dérision. Restez douce comme une agnelle, alors même que vous advient ce dont se fâche tout cœur humain. Et si vous ressentez la colère, gardez avec soin le silence : une âme irritée, le voulût-elle, ne saurait avoir langue suave et douce. N’admettez nulle tache en votre âme, pour faiblesse que vous trouviez chez ceux qui vous entourent : craignez la misère des autres et ne prenez pour vous-même aucune liberté. Les âmes arides dans la foi demeurent en vérité privées de gages divins ; mais pour vous, dans la riche terre de la promesse, hâtez-vous de pénétrer : le vin et le miel y coulent en ruisseaux : ceux qui l’ont explorée en sont revenus portant des fruits de trois espèces. Tout Israël a vu ces hautes prémices : eux seuls y ont goûté/10. Seul qui va de l’avant goûte ces nobles dons, qui demeure à l’abri n’en connaît que le nom, Ne jugez aucune vie, dont vous ne connaissez, par de clairs indices, l’intime vérité : car mainte chose dans les œuvres des hommes semble devoir être blâmée, mauvaise en apparence et bonne en secret. Ne laissez point votre pensée errer de tous côtés, mais que dans la seule éternité, elle prenne sa joie. Demeurez cachée : ainsi vous serez franche de toute crainte des hommes. Tenez votre volonté ferme et calme, offrant une liberté toujours prête au moindre signe de la volonté divine/11. Dépouillez-vous des créatures, pour recevoir ce bien céleste que Dieu confère à la pure intelligence. Force de nature a longue endurance dans la quête des biens du dehors ; mais elle est vite consumée lorsque ce qu’on désire est éternité. Ne vous mettez en colère, de façon grave ni légère, ni par jeu ni pour de vrai, pour chose faite ou prononcée, dont l’âme souvent blessée volontiers se troublerait. Quoi que vos sens perçoivent, maintenez votre intérieur dans l’unité, pour pénible qu’il vous soit de vous sentir ainsi disputée par deux êtres. Et ne manquez pas, si vous êtes assaillie de tentations, de résister à leur premier conseil : il est grave déjà d’accueillir cette armée : elle a vite fait de prendre la haute main et de tuer l’homme intérieur. Il nous faut être menés au loin et dilatés au large par la force de l’amour, pour atteindre la connaissance et recevoir la lumière. Mais celui qui pénètre dans la connaissance du puissant amour, doit souffrir et cacher son mal : récompense de sa peine lui sera donnée, lorsque la claire sagesse illuminera son esprit. Aimez qui est à craindre : ainsi vous serez libre. Donnez amour pour amour et vous ne serez point jugée. Ceux qui ne désirent nulle consolation et ne nourrissent aucune crainte du dehors, jouissent de ce que nul au monde ne peut mériter. Lorsque la sagesse les console et rachète le temps de l’angoisse, ils connaissent la haute intimité dans l’amour de Notre-Seigneur. (Mgd. XVIII.)
Le R. P. Mierlo pense que ce poème continue le précédent, mais les thèmes de ces compositions se succèdent, s’enchaînent ou se croisent au gré d’une inspiration capricieuse : on pourrait les souder ensemble, ou les couper au contraire, en divers tronçons, sans bouleverser une ordonnance, dont l’auteur, évidemment, a eu très peu souci. Nous marquons cependant un arrêt après la str. 27, trouvant ici une interruption assez nette entre deux suites d’idées mieux marquées.
/1. Et lancée dans l’abîme d’en haut (ende verswonghen in overscheyt). — Ce passage offre un certain parallélisme d’expression avec divers textes eckhartiens. Dans le Traité de la Contemplation du manuscrit de Nuremberg, donné par Preger à la fin du premier volume de sa Geschichte der d. Mystik, l’auteur nous explique que lorsque l’âme se dépasse, se projette au-dessus d’elle-même (in einen uberswang ir selbes), elle est en grâce, mais qu’elle est elle-même grâce, lorsque ce dépassement (uberswang) est accompli. — V. ci-dessous la suite de la citation, à la note II, p. 149.
/2. Élargie, libérée de ses limites (ghewidet, ghebreidet) : les deux mots désignent littéralement l’acte de rendre plus large. Cette image se retrouve fréquemment dans toute une littérature mystique, plus ou moins directement apparentée à celle de ces poèmes, et notamment chez Ruusbroec. V. la strophe 7e du précédent poème, et la citation des Sept Clôtures ci-dessous à la note 3. — II y a certainement réminiscence de ce poème, en particulier de la présente strophe et des trois suivantes, dans le Tabernacle Spirituel de Ruusbroec, R. G. II, p. 37, 1. 1-5.
/3. L’esprit fixé en Dieu est la clôture de l’amour. Ruusbroec a écrit un traité des Sept Clôtures, dans lesquelles l’âme doit s’enfermer pour trouver sa liberté éternelle : Ce traité, nous l’avons signalé, fait plusieurs emprunts au poème précédent du présent recueil, et le prieur de Groenendael, en récrivant, s’est souvenu aussi du poème (Mgd. XVIII) que nous annotons. Voici l’énumération de ces clôtures selon Ruusbroec. La première est matérielle, c’est celle du couvent des Clarisses où vit la Religieuse à laquelle il s’adresse. La seconde est celle de la raison qui contient les sens. La troi [147] sième celle de la grâce et de l’amour du Christ. La quatrième est la ligature de la volonté, l’impossibilité de vouloir autre chose que ce que Dieu veut. La cinquième, la simplicité du regard « où l’intelligence nue est élevée et établie, tandis qu’elle contemple la lumière divine ». La sixième nous fait être amour dans l’Amour. « La septième clôture dépasse toutes les autres et consiste en un calme repos dans la pure vacance (in ledicheiden) par-dessus toutes nos œuvres…65 C’est une connaissance de vue intérieure sans modes, qui fait pénétrer jusqu’à la nature sans modes de Dieu…, (laquelle) ne peut être connue au moyen de paroles, ni d’actes, ni de signes, ni de similitudes quelconques. — Voyez : ainsi nous demeurons toujours ce que nous sommes dans notre essence créée, et nous trépassons toujours dans notre Superessence. Ainsi nous nous dépassons dans l’Abîme d’en haut et d’en bas, sans largeur ni longueur désormais qui nous mesure, par une perte éternelle, un égarement sans retour. — C’est de quoi le prophète Ezéchiel a rendu témoignage en disant, des quatre animaux, qu’ils allaient et ne revenaient pas en arrière. Ainsi là où tous les justes, unis aux saints, jouissent et se reposent au-dessus d’eux-mêmes, sans modes, il n’y a plus de regard en arrière ni de retour possible ». — Pour la notion de clôture spirituelle, y. aussi la dernière strophe du XVIe poème de ce recueil de traductions (Str. Ged. XLI).
/4. V. Ezéchiel, ch. 1, y. 9 et 17. — Cf. la Lettre XX de Hadewijch et la citation de Ruusbroec ci-dessus.
/5. L’amour qui mène à la connaissance des raisons. — Dans cette doctrine qui sera celle de Ruusbroec après avoir été celle d’Eckhart, mais dont les linéaments se trouvent déjà de façon très reconnaissable dans la Lettre XVII de Hadewijch, l’amour actif conduit à la connaissance de Dieu avec modes, raisons et notions distinctes, tandis que l’amour contemplatif, par le dépouillement et la nudité, mène à l’union sans intermédiaires dans le pur Silence.
« L’abîme sans modes de Dieu », nous dit Ruusbroec dans le dernier livre de l’Ornement, « ténébreux et vacant de tout aspect, inclut en lui-même tous les modes, œuvres et propriétés des Personnes dans le riche embrassement de l’Unité… Et c’est ici que nous trépassons fruitivement pour nous écouler dans la nudité essentielle, où tous les noms divins et toutes les raisons vivantes qui paraissaient dans le miroir de la vérité divine, s’abîment dans une Simplicité sans nom, sans modes, sans raisons (sonder redene) ».
/6. La multitude des raisons (mot à mot : des « pourquoi ») qui me font vous préférer, m’échappe quand je me tourne dans la nudité vers vous seul, vous aimant sans « pourquoi », vous-même pour vous-même. — Cette expression, sonder waeromme, sans pourquoi, a fait une curieuse carrière, dont nous ne pouvons indiquer ici que les jalons. Elle apparaît d’abord chez la cistercienne Beatrijs van Nazareth (†1268), où elle traduit sans doute la pensée connue de saint Bernard : amo quia amo, amo ut amem. Elle se trouve cinq fois dans le Miroir des simples Âmes (« se donner sans nul pourquoy », « parfaicte franchise est sans pourquoy », ch. xci, cxi et cxxxiii du manuscrit français ; « without any ‘for-why ' », pp. 182, 197, zoz et 239 du Mirror of simple Souls) ; nous rappelons que l’auteur présumé, la béguine Marguerite, est morte en 1310. Elle se trouve ensuite chez Maître Eckhart, où elle revêt un sens très caractéristique : elle désigne la pure spontanéité de la vie contemplative, libre, comme Dieu même, de tout motif extérieur. Pour les principales références, v. l’édit. des œuvres allemandes d’Eckhart par Jos. Quint, vol. I, pp. 80 et 81 (notes). — On trouve maintes fois sonder waeromme chez Ruusbroec : il a pu l’emprunter aux béguines, mais l’usage qu’il en fait est assez proche de celui d’Eckhart. L’expression reste familière aux disciples d’Eckhart et de Ruusbroec. — Par une autre piste, elle semble avoir suivi le courant bégard, avant que l’influence d’Eckhart s’y fît sentir, jusqu’en Italie : nous la reconnaissons dans la Laude LX de Jacopone da Todi (voir note 65, p. 50).
On la rencontre enfin au chapitre xxxiii de la Vie de sainte Catherine de Gênes, où elle désigne le mode qui sied à l’amour de Dieu. Il apparaît ainsi que les milieux qui sympathisaient avec les Franciscains spirituels et les Fraticelles, ou qui dans la pure orthodoxie (comme Catherine) furent les héritiers de leur idéal de dépouillement extatique, — ces milieux avaient reconnu leur tendance de très bonne heure en certains textes de la mystique du Nord et y avaient trouvé confirmées les intuitions de leur vie contemplative. Nous n’avons point découvert au « sans pourquoi » d’antécédent latin plus précis que la phrase de saint Bernard citée tout à l’heure ; mais se rencontrât-il, que l’emploi constant de cette expression par les spirituels d’une tendance bien déterminée ne laisserait pas d’en faire l’un des jalons dont l’ensemble révèle influence et parenté.
/7. Ici commence une discussion paradoxale des préceptes de l’amour, — amour spirituel et courtois, c’est à dessein qu’on laisse interférer les deux vocabulaires. La mesure (mezura) est un des termes consacrés de la scolastique amoureuse : c’est « la patience dans la poursuite du guerdon d’amour » (selon la définition qu’en donne M. Robert Briffault) ; elle est d’ailleurs nécessaire aux vertus morales, selon Aristote, mais doit être dépassée dans l’ordre théologique et mystique, puisque la juste mesure de l’amour de Dieu est de n’en avoir point (S. Bernard). — Se taire pour écouter est une règle de prudence, comme aussi de savoir-vivre ; mais notre désir doit s’élever vers Dieu en clameur incessante. — Il nous faut être aveugles selon les sens, mais cesser de l’être selon l’esprit ; fermer notre ouïe aux bruits du monde, mais l’ouvrir au Verbe qui se prononce en nous. — Se tenir pour peu de choses est nécessaire dans la vie spirituelle ; mais il ne l’est pas moins d’estimer infiniment ce que nous sommes dans l’amour et le dessein de Dieu ; etc.
/8. « Nous prions pour entrer dans la ténèbre translumineuse, pour voir et connaître par la cécité et l’ignorance ce qui est supérieur à toute connaissance, à toute vision. » (Denis l’Aréopagite, Théologie mystique, ch. 2).
Le traducteur doit s’excuser d’avoir pris, pour cette partie du poème II, d’exceptionnelles libertés : le balancement des antithèses, qui doit rester marqué pour être intelligible, ne suit pas exactement la division en strophes dans le texte original (on peut diviser ces strophes de diverses façons ; elles sont assez riches de rimes pour former six petits vers) ; il est en outre interrompu par deux parenthèses que nous avons omises. Il nous faut cependant restituer ici le mot à mot de l’une d’elles : « Si vous restez aveugle, — vous ne pouvez aller — sans demander — le sentier — qui mène au lieu — de la fête. — Mais sa perte (sijn verliesen : la perte du sujet ?) — et son choix (sijn verkiesen) — est ce qu’il y a de plus (haut). » — On devine avec effort la pensée : Se perdre et être trouvé, choisi par Dieu, est le plus beau destin. On pourrait hésiter cependant, si Ruusbroec n’avait fait écho à ce passage dans le Tabernacle Spirituel, et n’avait rendu la suite des idées parfaitement claire en fournissant le moyen terme omis par la béguine : « La présence essentielle de Dieu », dit-il, « nous attire, et nous fait errer hors de nous-mêmes dans la ténèbre abyssale. Nous nous perdons dans la solitude déserte : en nous perdant (verliesen), nous trouvons la béatitude ; en trouvant, nous choisissons (verkiesen), en choisissant, nous sommes choisis (R. G. II, p. 100). Il semblerait que l’on ait demandé au Maître, qui était l’oracle de son groupe, l’explication de ces vers obscurs : le fait qu’il éclaircisse de la sorte une expression hadewigienne nous semble en tous cas digne de remarque.
9. Fine et profonde remarque de psychologie spirituelle : si notre âme demeure en Jésus plus qu’en elle-même, si elle garde son attitude contemplative, sa vacance, sa virginité, la souffrance ne devient pas nôtre.
10. Cf. Nombres, 13, 28, et Deutéronome, I, 25.
11. Offrant une liberté toujours prête au moindre signe de la volonté divine. Mot à mot : toujours prête pour offrir au clin d’œil, au commandement de Dieu une libre vacance, — vrie ledicheit — : état de non-occupation, disponibilité, virginité, condition essentielle pour l’âme de sa réunion à l’Absolu divin. Eckhart et Ruusbroec font de ce mot un emploi fréquent. Voici une citation du premier : “L’âme est grâce lorsqu’elle a réalisé ce projet et ce dépassement d’elle-même (disen uberswang und disen ubergang ir selbes) et qu’elle se tient dans une pure vacance (in ir puren ledigheit), ne sachant plus rien que se donner selon le mode de Dieu”. (V. début de ce.te citation et référence ci-dessus, note 1, p. 146). — Sur l’origine de ledicheit, y. ci-dessous la note 3, p. 153.
Comme nous l’avons indiqué dans les notes 2 et 3, p. 146, Ruusbroec a des développements parallèles à ceux de ce poème dans le Livre des VII Clôtures ; on comparera notamment K. G. III, p. 116, 1. 23-33, avec les strophes 3, 6 et 13-16.
Au-dessus de tout ce qui est écrit, de tout ce qui est créé, l’esprit peut appréhender et voir clairement et suivre de près la voie de Notre-Seigneur. Si connaissance vous manque, cherchez à l’intérieur en votre simplicité/1 : là vous trouverez le clair miroir toujours prêt/2. Heureux qui possède la vision nue et sans milieu/3 : il peut, d’un seul regard, être vivifié, et s’élancer vers l’objet divin et chercher l’unique nécessaire, et laisser tout le reste pour Lui, jusqu’à ce qu’il Le tienne sans danger de Le perdre. Le cœur qui possède cette lumière souffre beaucoup s’il éprouve le poids du péché. Il reste dépouillé et misérable jusqu’à ce que, selon sa conscience, il ait satisfait, et ne retrouve sa liberté que par le témoignage intérieur lui montrant que sa dette dans l’amour est totalement acquittée. Il vous faut désirer et aimer sans l’aide des sens ; puis au-dehors et au-dedans, demeurer sans connaissance comme une morte. Écoutez ce qu’ordonne l’amour : n’ayez nul souci de l’affection des créatures. L’amour couvre et cache celui qu’il instruit, comme les ailes des séraphins. Après avoir goûté la prélibation divine il faut qu’il soit refondu et transformé celui qui sans retour veut jeter l’ancre dans la belle Déité. Offrir à Dieu dès ici-bas la jubilante louange, dans un élan fidèle et sans défaillance : que cette œuvre est fière ! Et c’est noble peine que l’on prend pour vous, désir intime ; en votre course vous n’épargnez nul effort et ne laissez perdre une heure. Louange ailée, pénétrez le ciel et embrassez le Bien-Aimé ! — Ses allées et venues m’ont désappris à la fois la consolation et le chagrin/4, la crainte, l’amour, le désir, la connaissance et l’intelligence, l’espoir, la jouissance, le goût, j’ai tout perdu. Plongée dans la nescience, au-delà de toute appréhension, de tout sentiment, je dois garder le silence et rester où je suis comme en un désert que ne décrivent, que n’atteignent ni paroles ni pensées. (Mgd. XIX.)
/1. Si cette connaissance vous manque, cherchez à l’intérieur en votre simplicité. — Que le lecteur veuille bien se rappeler, pour bien entendre ceci, la doctrine de la simplicité foncière, qui est commune à Maître Eckhart, à Ruusbroec et aux disciples de ces spirituels :
Il y a dans notre nature un fond simple, qui correspond à celui de Dieu. Car en Dieu même, les Personnes et les œuvres semblent considérées comme un aspect extérieur : ce que vise le contemplatif est la pure nudité de l’Essence. (Pour satisfaire aux exigences d’une saine théologie, il faut entendre ceci des Personnes telles que nous les voyons, dans notre connaissance imparfaite : objectivement, elles ne sont pas extérieures à l’Essence). De ces concepts métaphysiques — simplicité, nudité, désert de l’Être, — découle un impératif ascétique : se dépouiller de tout ce qui n’est pas essentiel (de tout accident, toeval), s’enfoncer dans le désert sans images, sans modes et sans formes, se recueillir dans la simplicité intérieure pour y prendre conscience de notre vie éternelle, — dans la Déité.
“(L’âme)… doit suivre la non-connaissance dans le désert de la Déité. En ce sens a parlé Denys : “Le désert de Dieu est la simplicité de son Essence.” De même le désert de la créature est la simplicité de sa nature. C’est en ce désert qu’elle doit être dépouillée de sa propre image, et le désert divin doit l’entraîner hors d’elle-même, l’absorbant en soi de sorte qu’elle perde son nom et ne s’appelle plus âme, mais Dieu avec Dieu”. (Eckhart, Pf. Traité XI, p. 502).
“Nous découvrons que le sein du Père est notre fond propre et notre [153] origine, où commencent notre vie et notre être. Et de notre fond propre, c’est-à-dire du Père même et de tout ce qui vit en Lui, brille une clarté éternelle qui est la naissance du Fils. — Tous les hommes qui sont élevés au-dessus de leur condition créée, en une vie contemplative, ne font qu’un avec cette clarté divine. Et ils sont la clarté même et ils voient, ils sentent, ils trouvent en eux-mêmes, par cette lumière de Dieu, qu’ils sont le Fond simple selon le mode de leur nature incréée où la clarté brille sans mesure”. (RUUSBROEC, Ornement, R. G. I, p. 245-246).
/2. La comparaison si naturelle de l’esprit avec le miroir est ancienne, dans toutes les écoles contemplatives : elle se rencontre chez les mystiques arabes, elle est centrale chez les taoistes. Elle se trouve aussi chez Eckhart, et plusieurs fois chez Rudsbroec, dont un traité, le Miroir du salut éternel, lui est en partie consacré.
/3. La vision nue et sans milieu (sonder middel, bloet te siene). Mot à mot : le fait de voir nu, sans moyen. Chacune de ces expressions est riche de sens et d’expériences, chacune revient avec une certaine fréquence chez les auteurs que nous citons, mais ces traditions verbales n’ont pas été étudiées jusqu’ici avec beaucoup de soin. Le R. P. Van Mierlo pense que bloet (all. bloss, nu) et bloetheit (la nudité, qui est à la fois caractéristique de l’Essence divine et du fond de l’âme, et désigne aussi ce que l’âme doit devenir pour réaliser sa destinée) — ce mot et ce concept trahiraient une origine néerlandaise, de même que ledicheit, aller bilder quite, abgeschiedenheit, etc. On voudrait que cet argument philologique en faveur du primat de la mystique des Pays-Bas sur les mouvements spirituels d’Allemagne fùt précisé et appuyé. — Quant à sonder middel, il faut noter que le mot immédiat, n’existait pas dans les langues médiévales : on disait en français, sans moyen, en allemand, sunder mitel, etc. Les spirituels français d’époque plus récente qui ont repris ce langage (Fénelon notamment), ont gardé la vieille forme : au lieu d’immédiat ou sans intermédiaire, ils disent sans moyen, sans milieu. Nous les imitons en ceci. — Pour n’être donc pas une création des mystiques du Nord, l’expression sonder middel est cependant remarquable chez eux par sa fréquence et par l’accent qu’elle porte.
L’évidence qui leur est commune est celle qu’indique ainsi le Sermon IX de Pfeiffer, p. 83 “Si nous devons connaître Dieu, ce ne saurait être que sans moyen (sunder mitel) : toute intervention étrangère est ici bannie”. Et Ruusbroec : “Car toutes les paroles et tout ce que l’on peut enseigner ou comprendre par mode de créature, est étranger à la vérité que j’entends. Mais celui qui est uni à Dieu et illuminé en cette vérité peut la comprendre par elle-même. Car saisir Dieu et le comprendre au-dessus de toute similitude, comme il est en Lui-même, c’est être Dieu sans nul intermédiaire (middel) ou altérité qui puisse constituer un empêchement ou un milieu (middel)… Qui veut comprendre ceci doit être mort à lui-même et vivre en Dieu, et tourner sa face vers la lumière éternelle dans le fond de son esprit, où la vérité cachée se révèle sans moyens (sonder middel)”. (Ornement, R. G. I, p. 240). — Il y a un délicat jeu de mots sur les divers sens de middel dans la strophe du poème précédent que nous avons traduit ainsi : “Le juste milieu (middel) assure le bonheur, nous disent les sages : [153] tout milieu cependant (middel) doit être banni, pour qu’a soit unie”.
/4. Les allées et venues de l’Amant divin purifient l’âme de toute passion et la conduisent au désert : cf. ci-après le poème X (Mgd.XXVI).
Dans la Déité, nulle apparence de personne/1 : les Trois dans l’Un sont nudité pure. Le premier apparu, le premier né, que la Trinité a choisi dans son sein, est le Prince de la Paix, qui pour nous a souffert la mort. Notre-Seigneur et créateur se conformant à nous, a revêtu notre nature et s’est fait créature pour notre honneur. Envoyé du Père, fini et infini, au-delà de toute intelligence, il naît de lui sans commencement et sans terme. C’est pour être éternellement à son image et ressemblance que la Trinité nous a créées, et c’est en Elle seule qu’est notre dignité. Amour est la faiblesse du fort : on le voit bien en cette gratuite, merveille de l’Œuvre divine. (Mgd. XX.)
Dans la Déité, nulle apparence de personne, — ou plus littéralement : nulle forme de personnalité. Pour entendre cette strophe il faut la rapprocher des str. 21 et 22 (c’est-à-dire quatrième et troisième avant-dernières) du poème VIII (Mgd. XXIV) ci-après : la doctrine est celle que nous avons résumée dans l’introduction, p. 35 sqq. et les notes 42, 43. Les noms et les formes cèdent à l’Unité, s’abîment dans l’union fruitive. La perte de l’esprit en cette nudité est ce que Ruusbroec a décrit maintes fois, et de façon toujours admirable.
La distinction de got (Dieu) et gotheit (Déité), le premier agissant et manifesté, tandis que le second est sans œuvres et sans modes, est traditionnelle dans la mystique spéculative ; elle est évidemment présente à l’auteur des strophes ici annotées ; elle est amorcée dans la Lettre XVII de Hadewijch.
Nous avons respecté les divisions de l’éditeur (suggérées par les manuscrits), mais il nous semble évident que ce Poème IV (Mgd., XX) ne forme pas un tout complet, et qu’il doit être soudé avec les deux suivants.
Avoir maint amour dans le cœur et l’esprit, c’est perdre l’unique Amour pour suivre une étincelle, troubler sa pureté. entraver la dilection et la briser. L’accident multiple se réduit à l’unité/1 dans la pure jouissance, pour l’esprit qui sait ne faire acception de chose ou de personne. Que tout m’est étroit : je me sens si vaste ! C’est une Réalité incréée que j’ai voulu saisir éternellement : je l’ai comprise, elle m’a déprise de toute limite ; toute chose m’est trop petite, vous le savez aussi, vous qui vivez là. L’âme est libre dans l’intimité sans différence : aussi Dieu veut-il qu’elle soit notre partage. Votre erreur est grave si vous préférez l’étroitesse à l’Immensité : dans l’espace infini, espérance et joie sont telles, qu’on semble n’avoir plus souci de l’angoisse éternelle. C’est grand dommage de prêter l’oreille à de lâches conseils, et d’ignorer le prix du pur amour. Mutuelle connaissance de l’amour se découvre à l’âme : c’est l’Esprit de Dieu dont la venue soudaine nous illumine et nous instruit. (Mgd. XXI.)
/1. L’accident multiple : le mot toeval, accident, se trouve quatre fois dans ce groupe de poèmes. Comme l’a noté le R. P. St Axters dans son Scholastiek Lexicon (Anvers, 1939, p. 24), ce mot calqué sur le latin semblerait une création d’Eckhart, ou de théologiens de même époque qui prêchaient en langue vulgaire. De fait, nous le trouvons d’abord chez le théologien mystique Dietrich de Freiberg (t 13Io). Dietrich était l’aîné d’Eckhart d’une trentaine d’années. Le mot se rencontre aussi dans le traité d’Appelmans sur le Pater, texte spéculatif assez bref, en thiois, publié par le R. P. Reypens dans la revue Ons seestelijk Erf, en 1927 ; mais la date de ce traité est de nouveau incertaine : il a pu être écrit dans le dernier quart du XIIIe siècle, ou dans le premier quart du XIVe ; et même s’il fallait retenir la première date, Appelmans aurait pu l’emprunter aux dominicains allemands. En tout état de cause, il est certain que le mot a le même sens chez [159] ceux-ci, dans les présents poèmes V, X, XI et XIII (Mengeldicbten XXI, XX VI, XX VII et XXIX) et chez Ruusbroec. Pour ne citer qu’un passage où ce sens apparaît limpide, on lit dans le Sermon LIX du recueil de Pfeiffer, p. 191, ligne 40 « Détourne-toi de toute chose et recueille-toi dans la nudité de ton être, car le reste est accident (zuoval), et de l’accident naît le “pourquoi” (warumbe) », (Sur ce dernier mot, v. note 6, p. 147).
Le lecteur familiarisé avec les distiques d’Angelus Silesius ne manquera pas de reconnaître dans les Mengeldicbten plus d’une expression dont Scheffler a tiré parti en quelques-unes de ses épigrammes. Il en est ainsi de « sans pour quoi » : cf. Voyageur Chérubinique, I, 289 : Die Ros' ist ohn' Varum, sie blühet weil sie blüht.... (La rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu’elle fleurit). — Le mot Zufall se rencontre dans le même recueil, distique 54, 102 et 274 du premier Livre ; 30 du second, — dans le sens que lui donnent nos mystiques :
Mensch werde wesentlich, denn wann die Veil vergeht,
So fällt der Zufall weg, das Wesen das besteht,
(Deviens essentiel, car ce monde a son heure :
L’Accident se dissout et l’Essence demeure).
Ces expressions n’ont pas passé directement d’Eckhart à Silésius, car l’œuvre du premier n’était pas exhumée alors ; mais nous savons depuis les travaux de M. Orcibal (Rev. de Lift. comparée, 1938, p. 494 sqq.) que Silesius a eu pour source principale de son Voyageur le volume des œuvres de Ruusbroec dans la traduction du Chartreux Surius et tout spécialement le Miroir du salut éternel. Certains éléments des présents poèmes, qui frappent le lecteur du Voyageur Chérubinique peuvent donc être des emprunts de seconde main. Cependant la forme germanique gardée dans les termes et les expressions dont Silesius fait usage, montre qu’il a dû voir, dans leur langue, quelques textes de la mystique du XIVe siècle. V. note 3, p. 179.
L’Infini engendre son Égal dans la béatitude éternelle, et la gloire de l’Esprit est le mutuel amour. Les Trois, pareillement éternels, Unité et Trinité, sont une même Toute-Puissance. L’âme établie dans une libre nudité, dans un pur trépas/1, engendre tout ce qui est et tout ce qui sera/2. C’est tâche bien ingrate que d’enseigner ceci en paroles profanes : ceux qui ne le conçoivent pas de l’intérieur, sans cesse attentifs à bannir les voix étrangères, ne peuvent connaître le don imparti à qui vit dans l’amour, là où la Charité même instruit l’âme, dans sa conversion intime à l’Unité : /3 aliment toujours prêt de sa flamme, fruition suave, charte ouverte aux yeux de l’esprit. Ce qu’on trouve au-dehors est peu de chose : l’école d’amour à l’intérieur de l’âme l’instruit mieux que ne ferait doctrine étrangère, et lui confère science toujours nouvelle dans la clarté nue/4. (Mgd. XXII.)
/1. Pour exprimer le dépassement de toute chose dans la nudité, la béguine emploie ici un autre mot digne qu’on le signale : over lidende al (litt. « [tré — ] passant toute chose »). Il se trouve en effet chez Ruusbroec, dans le sublime passage qui termine l’Ornement : « Car la profondeur divine, sans fond, sans aspect, est si ténébreuse et si simple qu’elle absorbe tous les modes divins ; les œuvres et les propriétés des Personnes dans le riche embrassement de l’Unité essentielle, pour former une seule jouissance divine dans l’abîme de l’innommé. C’est un dépassement, un trépas (overliden) fruitif et un écoulement dans la nudité, où tous les noms divins, les aspects, les raisons vivantes qui se reflètent dans le miroir de la vérité divine, tombent dans la simplicité sans nom, sans raisons et sans modes ». V. aussi R. G. III, p. 116, 1, 25, dans un passage très réminiscent de ces poèmes).
/2. Une âme qui se tient dans la libre nudité engendre toute chose. Cette affirmation de la toute-puissance de l’esprit converti à sa pureté essentielle est parallèle aux deux strophes précédentes, sur la génération du Verbe en Dieu même : l’âme contemplative participe à la génération du Fils, et ainsi à la création du monde. Ceci se rattache à la doctrine de la préexistence des créatures en Dieu, qui est toujours présente à la pensée théologique du moyen âge : c’est à saint Anselme que remonte cette formule : Creatura in Deo est creatrix essentia (Cf. A. COMBES, Essai sur la critique de Ruusbroec par Gerson, t. II, p. 237). — Elle avait passé, bien avant Eckhart, dans les spéculations d’une mystique parfois imprudente, puisque nous lisons dans la Compilatio de novo spiritu (suite de propositions que répandaient en Souabe vers 1260 des spirituels aberrants, dont Albert le Grand eut à s’occuper), sous le numéro 56 : Ad hoc pervenit homo, quod Deus per eum omnia operetur.
/3. Dans sa conversion intime à l’Unité (Ende hare keert — in die enecheit — der ghedachten inne) : nous rattachons inne à keert et nous y voyons de nouveau une expression bien connue de la mystique germanique ; il s’agit de l’introversion, die Einleebr, qui a d’ailleurs des origines lointaines, car elle correspond à l’épistrophe de Plotin. (In die enicheit aller ingekeerder ghedachte, dira Ruusbroec : dans l’unité de tout esprit introverti…) — Dans les vers suivants de cette strophe difficile, nous avons traduit materie par aliment, et l’emploi du mot nous semble analogue à celui qu’il reçoit dans le traité eckhartien Von der übervart der gotheit, à la page 501 du recueil de Pfeiffer, ligne 21 sqq.
/4. Les trois dernières strophes de ce poème, — de même que les strophes 5, 6 et 7 du poème XI (Mgd. XXVII) ci-après, insistent sur le primat de la source intérieure de connaissance. Le mouvement spéculatif en effet, est une prise de conscience de l’immédiateté de la présence divine, nécessairement accompagnée d’une critique de la valeur des paroles. — La dernière expression, que nous traduisons par la clarté nue (de bloete clare), est un nouvel exemple de l’emploi de bloet ; y. notre note 3, p. 153. Par contre, à la troisième strophe, la libre nudité est la ledicheit dont nous avons parlé dans la même note, et à la note II, p. 14966.
Soyez béni en tout temps, vous qui éveillez au bel amour et instruisez dans ses voies ceux dont la vie est d’aimer, vous qui donnez aux contemplatifs intelligence et lumière. Vous-même êtes lumière, qui nous enseignez la contemplation et le regard intime. — Leçon à laquelle nul n’assiste : L’âme y demeure avec vous libre et seule dans l’Unité. Elle perd image et figure, et toute distinction/1, quand vous lui donnez aliment de votre sagesse et science de votre plénitude, qu’elle ne saurait comprendre. Que prophètes parlent ou se taisent, amour a la paix de l’intelligence et fleurit dans le palais du Très-Haut. Quoi que trouve l’esprit, Dieu demeure incirconscrit dans l’amour nu, sans paroles ni raisons. Ô sainte Déité, c’est en vous que les pensées, partout ailleurs en conflit, s’unissent dans la paix ! Libre de toute chose, recueille-toi dans le pur amour sans distinction, dans l’Unité qui dépasse les concepts. Ceux qui vivent cette noblesse secrète par le regard de l’esprit unifié, la Déité dans la sagesse nue, les tient à l’abri de la mort. Quiconque touche à ces choses par curiosité, en sera pour sa peine : trop haute est la question, et science de clerc n’y atteint pas. Pour ignorant que l’on reste, il sied de plaider la cause du mystère contre les sots, en quelques paroles, afin que nul en sa folie ne lui fasse procès, — car ce que nous avons dit, la pure Vérité le déclare. (Mgd. XXIII.)
/1. L’abolition de l’image, de la figure et de la distinction (ondersceit) est la description, en termes techniques, du processus de purification nécessaire au contemplatif. À la neuvième strophe, nous aurons de nouveau « le pur amour sans distinction ». L’expression « sans distinction » est fréquente chez Eckhart et chez Ruusbroec : « Nous devons être aussi pauvres et aussi nus que lorsque nous n’étions pas. C’est à ce sujet que le Christ a dit : Bienheureux les pauvres d’esprit. À ces pauvres d’esprit sera donnée la fruition (gebrûchen) avec le Père sans distinction (âne underscheit) “. (Pfeiffer, Traité XIV, p. 533). — Ruusbroec semble avoir systématisé les concepts de la mystique essentielle : en plus d’un endroit de son œuvre, notamment dans le Livre de la plus haute Vérité, il étudie séparément l’union avec l’intermédiaire, sans intermédiaire, et sans distinction. La « distinction » doit être dépassée, au stade ultime, en même temps que les images, les raisons et les modes : « Les hommes intérieurs qui s’adonnent à la contemplation, doivent sortir selon le mode de cette contemplation au-dessus de la raison et au-dessus de toute distinction, au-dessus même de leur être créé, plongeant éternellement le regard dans la Lumière qui transforme et les identifie à Elle-même ». (Ornement, Livre III, R. G. I, p. 246, 1. 25-26). Ce poème et le précédent semblent avoir été présents à l’esprit de Ruusbroec lorsqu’il rédigeait le chap. xi du Tabernacle Spirituel, R. G. II, p. 56 : les expressions communes sont très nombreuses
Je vous ai goûté au lieu qui me convient, dans le secret de l’esprit. Il m’est doux que cette intimité bannisse toute dissemblance/1, tout intermédiaire de notre union/2, tout moyen de notre unité. Le cœur est attristé, à qui rien de périssable ne suffit, lorsqu’une pensée vient le distraire de sa demeure dans la nudité. Celui qui Est se complaît en toute âme chez qui il trouve cette ressemblance, et lui en révèle tous les secrets. Ceux qui font hautes études sans que la vérité soit dans leur être, qui savent seulement ce que l’écriture et la créature leur enseignent, rien de surprenant s’ils demeurent dans l’attente et les disputes : ils n’en croient personne qui les veuille détromper. L’intime attention fait oublier et ignorer toute chose du dehors : cette âme seule est satisfaite qui sait se tenir toute aux ordres de son créateur. Triste est la voie sur laquelle on cherche à contenter la créature : elle est si pleine de boue, qui s’y engage ne peut s’en purifier. Intention haute dans les œuvres de peu, est source d’amour. Haute union qui ne brille pas est solide bourg. Ceux qu’il a blessés et gagnés ont le cœur bien servile s’ils regrettent un jour l’entreprise de l’amour. Avant de connaître les ruses de l’amour, j’étais toute en sa faveur : je ne soupçonnais pas qu’il pût nous dérober ainsi et nous dépouiller de nos forces. Pour noble qu’il soit en effet, il est avide aussi : il ravit et engloutit sans compter tout ce qu’il trouve. Telles sont les mœurs de l’amour : plein de gentillesse, il verse à pleins bords ; mais si vous buvez avec lui, en un clin d’œil, il vous fait perdre la tête. Si cher au demeurant qu’il nous fasse payer ce dont il nous régale, dès qu’il nous invite, nous retournons à son auberge. Amour c’est pure liberté que votre esprit donne à vos compagnons : vous donnez nouvelle nature à ceux qui boivent à votre enseigne. Ils déposent le vieil homme, revêtent le nouveau : telle est votre volonté, — et notre fête. Pour goûter un jour la fruition, il ne faut point la chercher : elle est étrangère aux efforts de l’esprit, aux allées et venues de la pensée. Amour prétend nous payer de nos peines, mais comme il est inconstant ici-bas ! Il nous enrichit et nous réduit à la misère, nous exalte et nous précipite. Notre savoir doit s’élever dans le doute et monter dans l’incertitude, pour que vérité soit notre demeure. Si nous ne le tenons point caché, et si nous-mêmes ne savons mourir, ce savoir nous laissera déçus : un souffle de brise emporte le fruit qui trop tôt paraît. Toute-Puissance attire l’âme, Verbe l’instruit, Charité la mène : c’est ainsi que les Trois l’entraînent dans l’Unité, où les saints trouvent leur bien et leur plénitude, dans le premier Principe, la pure Déité. Ne tenez mes paroles pour jeu ou bagatelle : j’ai dit la vérité et rien de plus. Qui veut les entendre, qu’il suive l’amour sans se retourner. Louée toujours plus, la belle Déité ! (Mgd. XXIV.)
/1. Ressemblance (ghelike) et dissemblance (onghelike) : le lecteur familiarisé avec saint Bernard se rappellera ici la doctrine du Docteur Melliflue sur l’image et la similitude. D’origine grecque, elle est exposée longuement dans le Sermon LXXX sur le Cantique, dans le De gracia et libero arbitrio, IX, 28, et ailleurs. L’homme est fait ad imaginem et similitudinem Dei : c’est la liberté (inamissible) qui lui donne le premier privilège ; et les vertus qui lui donnent le second, toujours précaire ici-bas. Dans la vision béatifique, mais en elle seulement, toute dissemblance (dissimilitudo, onghelike) cessera (Sermo. in Cant. XXXI, 2. Cf. GILSON, Théol. myst. de S. Bernard, p. 115).
L’œuvre de saint Bernard était extrêmement goûtée dans les milieux spirituels du XIIe siècle : il est certain que ces expressions sont des réminiscences de son enseignement. — Dans les écrits eckhartiens, nous voyons d’abord toute dissemblance (ungeliche) bannie de l’esprit qui doit atteindre l’union (Pf. Serm. XXX, p. 108) ; puis le sens du mot s’élargit : c’est toute inégalité (autre acception de ungeliche), toute préférence, toute distinction, qui doit être dépassée par l’âme : enfin, dépouillée de l’accident, nue, simple, égale (gelîch), elle sera la verte lande où Dieu se précipite au galop comme cheval sauvage. (Pf. Serm. LXXXVI, p. 311).
Si l’on compare les str. 13 et 14 de ce poème (Mgd. XXIV) avec Ruusbroec, R. G. I. (Royaume des Amants), p. 51,1. 5-14, on reconnaît non seulement le thème (qui se trouve ailleurs), mais des termes identiques qui semblent bien réminiscence.
/2. Bannisse tout intermédiaire : v. ci-dessus notre note 3, p. 153.
S’il est chose que je désire, je l’ignore, prisonnière à jamais de la nescience abyssale. L’esprit de l’homme ne peut comprendre ni sa bouche traduire ce qu’il trouve dans la profondeur. Je ne me mêlerai pas aux serviteurs, qui attendent prix ou salaire. Si quelqu’un me demande où je suis, je lui répondrai n’en avoir soupçon : je ne saurais davantage l’exprimer que meule de moulin nager dans la rivière. Étrange histoire en vérité et qui me met en désarroi ; ce qui est caché aux autres, m’est évident. Comme je poursuivais l’amour, je suis demeurée en lui, absorbée dans un simple regard/1. Celui qui entend cette simplicité, est captif et bien lié dans la prison de l’amour : jamais plus il n’en pourra sortir. Mais ils sont peu, ceux qui soutiennent l’amour jusque là. Ah ! mon Dieu quelle aventure de ne plus entendre, de ne plus voir ce que nous suivons, ce que nous fuyons, ce que nous aimons, ce que nous craignons. Nous avons cru jadis posséder quelque chose, mais c’est du tout au rien que nous chasse l’amour. (Mgd. XXV.)
Le début de la première strophe se retrouve, presque mot pour mot, dans le chant de la XIe béguine de Ruusbroec :
« Si je désire quelque chose, je l’ignore, — car dans la nescience abyssale, — je me suis perdue moi-même. — Je suis engloutie en sa bouche — dans un abîme sans fond — et n’en saurai plus sortir ».
On sait que le livre des XII Béguines est un traité composite : la toute première partie, qui donne son nom au livre, est une gracieuse conversation entre des béguines. Les premières parlent le langage affectif des Poèmes Spirituels et les citent ; les dernières s’expriment dans les termes de la mystique spéculative : c’est Hadewijch II qui est leur source. La douzième expose la doctrine proprement ruusbroeckienne de la vie commune.
Cet emprunt est le plus précis et le plus important de ceux que Ruusbroec a faits aux Nouveaux Poèmes ; nous nous appuyons naturellement sur lui pour supposer que leur auteur était aussi une béguine. C’est par un pur oubli que le R. P. Axters, en étudiant les traces de Hadewijch H chez Ruusbroec (au tome II de sa Gescbiedenis, p. 202 et 275-276) a omis de le signaler. Il n’a pas indiqué non plus un certain nombre de passages réminiscents ou de citations, que nous avons relevées dans le Royaume des Amants, l’Ornement des Noces, le Tabernacle Spirituel : il s’est trouvé que, par son obligeance, nous échangions nos notes au cours de la préparation des deux ouvrages, et le sien a vu le jour avant que nos recherches fussent terminées.
Absorbée dans un simple regard (verslonden in enen eenvoldegben stare). L’expression est aussi familière à Eckhart qu’à Ruusbroec. Selon le livre (eckhartien) des Propositions (Pf., p. 652), le ravissement de saint Paul doit [171] n’avoir été « qu’un simple regard en Dieu, sans intermédiaire, en son Être simple. » (Ein einvaltic anstar gotes..) Et selon Ruusbroec, ‘en cette clarté rien ne subsiste qu’un regard (staren) et une contemplation sans fond. Ce que nous sommes, nous le voyons (aenstaren) alors, et ce que nous voyons, nous le sommes : car notre pensée, notre vie, notre essence est simplifiée, élevée et unie à la Vérité qui est Dieu… En ce regard simple (in desen eenvoldighen staren) nous sommes une vie et un esprit avec Dieu même’. (L’Anneau ou la Pierre brillante). — La douzième béguine de Ruusbroec s’exprime d’ailleurs ainsi :
‘Pratiquer la vertu en toute loyauté, — et pardessus les vertus, contempler Dieu : — Voilà ce qu’en vérité je prise. — Fixer le regard sur la belle Déité —
(staren in de godbeit fijn, v. note 1, p. 75)
se fondre devant la face de l’Amour, — être ivre d’amour en tout temps : — c’est une noble vie’.
Sur le jeu de mots du dernier vers entre jet et niet, voir notre note, p. 112 et cf. dans Rusbrocc le couplet de la neuvième béguine. — Ceux qui se sont oubliés eux-mêmes, qui ignorent complètement leur état, ayant coulé dans l’abîme du rien, sont les pauvres d’esprit du poème suivant.
Volontiers je m’approcherais de l’Amour, si de l’intérieur je pouvais l’atteindre. Mais nul ne saurait chanter ceci avec moi, qui se mêle beaucoup aux créatures. L’amour nu qui n’épargne rien dans son trépas sauvage/1, séparé de tout accident retrouve sa pureté essentielle/2. Dans le pur abandon de l’amour, nul bien créé ne subsiste : amour dépouille de toute forme ceux qu’il accueille dans sa simplicité. Libres de tout mode, étrangers à toute image : telle vie mènent ici-bas les pauvres d’esprit. Ce n’est point tout de s’exiler, de mendier son pain et le reste : les pauvres d’esprit doivent être sans idées dans la vaste simplicité, qui n’a ni fin ni commencement, ni forme, ni mode, ni raison, ni sens, ni opinion, ni pensée, ni intention, ni science : qui est sans orbe et sans limite. C’est cette simplicité déserte et sauvage qu’habitent dans l’unité les pauvres d’esprit : ils n’y trouvent rien, sinon le silence libre qui répond toujours à l’Éternité/3. Ceci est dit en un court poème, mais le chemin est long, je le sais bien, et mainte souffrance endure qui le veut parcourir entièrement. (Mgd. XX VI.)
/1. L’amour nu (bloet) qui n’épargne rien, — dans ce trépas (overvaert) sauvage. Le mot overvaert, en moyen allemand übervart, passage, trépas, au sens étymologique (c’est donc un équivalent d’overliden), est le titre et le sujet d’un traité eckhartien, le XIe du recueil de Pfeiffer, dont le vocabulaire est la pensée sont particulièrement proches de la présente série de poèmes. Le mot n’est pas répété dans le traité, mais le concept qu’il exprime est représenté par d’autres termes, dignes de retenir notre attention.
Il s’agit d’une admission ou introduction de l’âme dans la sphère divine, qui lui devient seulement possible par son anéantissement (ze nibte werden). Celui-ci consiste « à se détourner de toute image et de toute forme, à s’en dépouiller sans réserve, car la nature divine exclut l’un et l’autre. Lorsque l’âme est ainsi débarrassée, elle est assimilée à la nature sans mode de Dieu même. Ceci est l’entrée intime (înganc) de l’âme dans la nature divine ». (Pf., p. 505, 1. 26-31). La bien-aimée du Cantique dit qu’elle a gravi toutes les montagnes, « elle signifie par là un dépassement (übergane) de toutes les raisons, de tout ce que peuvent faire ou atteindre nos facultés, jusqu’à la vertu ténébreuse du Père, où cesse toute raison. — Là son cœur devient sans fond et son esprit sans forme, etc. (ibid., p. 507). Sa nature en ce [174] point est dépouillée de l’accident, elle s’abîme (entsinket), se perd, en sorte qu’il n’en reste qu’un simple EST ; et l’essence de cet EST est l’Unité. » (ibid., pp. 507-508). — Ces expressions à peu près synonymes : trépasser (übervarn), s’abîmer (entsinken), s’anéantir (ze nihte werden), traduisent une même expérience intérieure qui forme l’objet du XIe traité, et celui du présent poème.
V. de même RUUSBROEC, Royaume des Amants (Don d’intelligence, sixième béatitude : « Le contemplatif doit [tré-] passer dans la Sur-essence — Hi moet overvaren in die overweselijcheit » R. G. I, p. 80, I. 3-4).
/2. L’amour séparé de tout accident (toeval), retrouve sa pureté essentielle. Mot à mot : (re) vient à son espèce (aert) simple. Le retour de l’âme à sa nature simple, à son essence pure au-delà des accidents et des noms, est bien illustrée encore par ces lignes du XIe traité : « Toute les facultés de l’âme prennent part à la course vers la couronne, mais celle-ci n’est donnée qu’à l’essence nue, comme le dit Denys… Lorsque l’âme s’unit ainsi à son Créateur elle perd son nom, car Dieu l’absorbe en soi de telle sorte qu’elle n’est plus en elle-même, comme la lumière du soleil absorbe celle de l’aurore… C’est alors seulement que l’homme revient à sa nature propre ».
Si notables que soient ces rapprochements, si incontestable la parenté qu’ils manifestent entre les textes confrontés, il convient de noter la différence de registre. Les Mengeldichten sont plus près de Ruusbroec que d’Eckhart : ils continuent (ou reprennent ?) la tradition de Beatrijs et de Hadewijch, par un heureux équilibre entre le plan affectif et le plan théorique ; une sorte de bon sens pratique — féminin, sans doute — accompagne ici la spéculation la plus hardie. Par exemple, tandis que le XIe traité parle de l’âme, qui doit être nue, sans accidents, etc., le présent poème parle du dépouillement de l’amour, en se servant des mêmes termes. Ces déplacements d’accent sont importants, et l’on ne manquera pas d’y prêter attention si l’on en vient à qualifier les doctrines : la béguine ici traduite et le Prieur de Groenendael, qui s’est inspiré d’elle, pourraient n’être pas compris, malgré tant d’expressions et de thèmes communs, dans un jugement qui enlèverait Maître Eckhart à la mystique chrétienne. Mais nous ne pensons nullement, pour notre part, qu’une telle attitude à l’égard de ce dernier soit justifiée : tout au contraire, il nous paraît certain que les témoignages de ces trois contemplatifs reposent sur une même intuition, sur une seule certitude, dont la pureté ne peut faire doute pour qui l’a reconnue.
/3. Ils n’y trouvent rien, sinon le silence libre (ledicheit : vacance) — qui répond toujours à l’Éternité. Le dernier vers a été cité par Ruusbroec dans le Miroir du Salut éternel (R. G. III, p. 213) : « Le Père nous dépouille (maect ons bloet) de toute image et nous entraîne jusqu’à notre principe. Là nous ne trouvons qu’un désert nu et sauvage, qui répond toujours à l’Éternité (die altoes antwaerdt der Eewecheit) ». Dans le poème de notre béguine, le R. P. Van Mierlo lit antwerdet, et comprend « livrer, remettre à l’Eter-nité » (le complément direct ferait défaut). Mais l’idée que l’être nu de l’âme répond à l’Être nu de Dieu, se trouve plusieurs fois dans Eckhart [175] c’est un des thèmes de récole. V. par ex. Quint., Eckhart, Deutsche Werke, t. I, p. 246, ligne 9 : les hommes qui ont atteint la liberté et la nudité (ledige fripait, bloshait), die sine antwurtend got, répondent à Dieu selon son mystère le plus élevé ; et Pfeiffer, p. 250, ligne 35 : Dieu a trouvé dans l’intérieur de l’homme quelque chose de simple, qui répondait (antwurte) à Sa simplicité ; ibid., p. 622, dernière ligne : Diaz verborgen bilde, daz entwirt (lire antwirt) dem gotlichen wesen... (en nous l’image secrète répond à l’Essence divine). — On sait que les formes entwirt et antwirt sont équivalentes, ce qui provoque des confusions avec entwerden (s’anéantir), autre terme technique de la mystique germanique.
Nous avons fait dans l’Introduction les remarques qui nous paraissaient nécessaires sur le thème de ce poème, son histoire et les réserves qu’il semble devoir appeler.
Une noble clarté brille doucement en nous et veut être accueillie dans le loisir fidèle. La pure étincelle/1, vie de la vie de notre âme/2, qui reste unie à la Source divine, — où Dieu fait briller sa lumière éternelle. Révélation au plus secret de nous-mêmes, que ni raison ni sens ne peuvent comprendre, sinon dans l’amour nu : ils sont transformés/3, ceux qui la reçoivent, surnaturellement, de l’étincelle intime, en une connaissance divine simple. L’accidentel et le multiple nous enlèvent notre simplicité. Comme le dit saint Jean l’Évangéliste, cette lumière luit dans les ténèbres et sa clarté n’est point comprise par l’obscurité. Si nous étions venus à cette clarté devant sa face, vacants et libres de tout mode, de toute chose qui s’apprend, se conte ou se compose, au sein de l’abîme sans fond nous verrions la lumière dans sa lumière. Rougissez d’avoir tenu si longtemps votre âme en souci de l’accident, au ras de terre et privée de l’essence. Si la simplicité vous eût accoutumée à elle-même, cachée dans sa lumière/4, vous seriez franche de formes et d’images. Vous devez être en grande erreur de chercher au-dehors la lumière en parties, alors qu’elle est toute en vous et vous libère totalement. Si vous voulez devenir maître en cette philosophie, ne vous affirmez pas : laissez toute chose, avec vous-même. Ah ! Dieu, quelle noblesse que cette libre vacuité, où l’amour abandonne amoureusement tout le reste et ne cherche rien hors de Lui-même, puisque dans sa pure Unité, il enclôt l’éternité bienheureuse/5. (Mgd. XXVII.)
/1. La pure étincelle (Die puere vonk, dat ghensterkijn) : expression bien connue, qui, après avoir désigné pour les théologiens médiévaux le synderèse — faculté de distinguer le bien et le mal — en est venue chez nos mystiques à marquer ce point en nous-mêmes, au-delà des facultés et de leurs actes, où l’âme est si parfaitement l’image de Dieu, que la seule Déité (libre elle-même de tout nom, de tout mode) y peut pénétrer. « Nous serions guéris de toute infirmité si nous étions élevés et recueillis, nus et détachés. Car dans l’étincelle supérieure (gensterlin), où nous recevons la clarté divine, il n’y a jamais séparation de Dieu, ni intermédiaire aucun ». (Pf., Sermon XVIII, p. 79, 1. 6).
/2. Vie de la vie de notre âme : levelicheyt : le mot se trouve dans Mgd XVI (Poèmes Spirituels, XIX), chez Eckhart et chez Ruusbroec. Il désigne l’essence de la vie : cette vie vivante dont Hadewijch a repris le nom, semble-t-il, à Guillaume de Saint-Thierry. V. note 3. p. 129.
Le dernier vers de cette strophe est cité par Ruusbroec dans le Livre des XII Béguines, p. 13, l. 16. Outre cet emprunt littéral, il y a dans la même page, réminiscence du présent poème, — notamment de la str. 4.
/3. Transformés (overformet) : ce mot est l’un de ceux dont nous avons parlé dans l’Introduction, p. 48 : calqué sur le latin (transformatus), présent chez Dietrich de Freiberg et Eckhart (v. g. Pf., p. 15, l. 36) où il alterne avec son double überbildet, il a tout l’aspect d’une création savante, et non point d’une trouvaille de béguines. Il est familier aussi à Ruusbroec. — C’est un des termes de la mystique germanique du xive siècle dont Silesius a fait usage : v. Cherub. Wandersmann, II, 256 : Ach Mensch, werd' überformt : fürwahr du musst so fein, — Für Cottes Angesicht als Christi Seele sein (Homme : il faut que ton être se transforme : tu dois apparaître aussi pur devant la Face de Dieu que l’âme du Christ). C’est à Tauler sans doute, où le terme est fréquent, que Silesius aura fait cet emprunt.
Il y a certainement réminiscence de ce texte hadewigien, en particulier de la seconde strophe du présent poème, dans le Royaume des Amants de Dieu (R. G. I, p. 71, notamment 1. 22).
/4. Cachée dans sa lumière (met haret ; lichte... overscenen). V. la citation du traité Von der übervart donnée ci-dessus à la note z. p. 175) : « Dieu doit éclipser l’âme, la faire disparaître dans sa lumière (überscbeinen), comme le soleil fait de la lune. » (Pf., p. 509, ligne 19). — Comme on le voit par nos citations (et cette confrontation n’est pas exhaustive), c’est surtout aux traités du recueil de Pfeiffer (notamment au XIe, Von der übervart der gotheit, et au XIIe, Von dem überschalle) que ressemblent nos poèmes, tant pour les thèmes que pour le vocabulaire. Mais la béguine conserve dans son élan métaphysique un sens du réel, un humour délicat que nous ne trouvons guère dans les textes moyen-allemands, et qui donnent un caractère particulier à ce recueil.
/5. Il y a de nouveau une réminiscence bien nette de cette strophe dans le livre des Sept Clôtures de Ruusbroec (R. G. III, p. 105) « Cependant, c’est dans cet unique cellier (dans le cellier de l’unité) que demeure l’amour avec son Bien-Aimé, par-dessus la raison, les modes et la pratique des vertus. Il n’y vaque qu’à lui-même et se suffit en toute chose : il ne cherche et ne désire rien hors de lui-même. Et s’élevant vers Dieu, il entre dans une ivresse sans mesure ni forme. C’est pourquoi il nous fait nous perdre au-dessus de la raison, dans l’absence de modes et le non-savoir sans fond ».
Cf. aussi la fin du troisième paragraphe de la Lettre XVII, p. 142, où Hadewijch nous parle de « la juste nature de l’unité (ou de l’union), en qui l’amour n’est que lui-même dans la dilection et la fruition… » La tradition qui va de Hadewijch à l’auteur des Nouveaux Poèmes, et de ceux-ci à Ruusbroec, est continue et directe, quel que puisse être l’apport du courant spéculatif d’Allemagne.
Je lui laisserai volontiers abattre ma tête, s’il voulait croire à mes peines, Celui qui me ravit le sens et me trompe par l’éclat de sa face. Pourquoi me montrer ce visage et ne jamais m’achever ? Car lorsque je me crois perdue, vous recommencez votre jeu espiègle et trompeur. Ah ! bel Amour, vos tours sont trop rapides, quand vous dites une chose, vous en pensez une autre ; maintenant doux, puis cruel, puis de nouveau changé : vous feriez tout de même bien de vous décider ! Vous jouez trop fort pour ceux qui servent dans votre domaine, et veulent à chaque instant faire votre volonté. Les sages et les prudents, vous les rendez fous, vous leur en faites voir de toutes les couleurs, et lorsqu’ils sont au désespoir, vous les inondez sans crier gare de vos richesses. Vous êtes malicieux vilain, et plein de clémence, doux comme l’agneau et sans pitié comme animal farouche, en liberté dans le désert sans mode. (Mgd. XXVIII.)
Salut ! Source première en nous-mêmes, qui nous donne le noble savoir céleste et l’aliment d’amour toujours renouvelé, et nous dégages en ton intelligence de tout accident venu du dehors. L’unité de la vérité nue, abolissant toutes les raisons, me tient en cette vacuité et m’adapte à la nature simple de l’Éternité de l’éternelle Essence. Ici de toutes raisons je suis dépouillée. Ceux qui n’ont jamais compris l’Écriture, ne sauraient en raisonnant expliquer ce que j’ai trouvé en moi-même — sans milieu, sans voile — au-dessus des paroles. (Mgd. XXIX.)
Les deux derniers poèmes de notre recueil ne requièrent pas de nouvelles explications. Il faut noter cependant que le second est un envoi : il paraît terminer un ensemble. Le premier de la série marquait par ailleurs un départ, et dans ces deux faits on peut voir une raison pour considérer les Nouveaux Poèmes comme un tout, en leur reconnaissant un même auteur. Certaines raisons néanmoins peuvent être mises en avant pour diviser de nouveau ce recueil : les cinq dernières pièces seraient d’une autre plume. C’est la conjecture à laquelle s’arrête le R. P. Axters. Mlle Van der Zeyde fait, au demeurant, pour l’attribution des divers textes hadewigiens, d’autres réserves encore et d’autres suggestions basées sur les différences qu’elle croit saisir dans l’écriture ou l’inspiration. Il est peu d’écrivains cependant chez qui l’inspiration et l’écriture aient l’homogénéité que l’on paraît exiger ici.
Les ouvrages publiés sur l’histoire de la spiritualité durant le temps que nous achevions de préparer ce recueil, n’ont pas modifié les perspectives dans lesquelles nous avions rédigé l’introduction et les notes. L’antériorité des Nouveaux Poèmes par rapport à la prédication d’Eckhart demeure en question : le R. P. Axters, dans le tome II de son Histoire de la piété dans les Pays-Bas, n’est pas éloigné d’y être favorable (p. 204). Il signale cependant des faits propres à faire prévaloir l’opinion contraire : il montre notamment que la province dominicaine de langue thioise à cette époque n’a rien produit dans le domaine de la littérature spirituelle spéculative : elle paraît dépendre entièrement de la province allemande (p. 72) ; il se confirme d’autre part que la voix des Prêcheurs de Cologne atteignait les cercles spirituels des Pays-Bas (p. 80-84). Enfin, les arguments du R. P. Van Mierlo en faveur d’une origine néerlandaise du vocabulaire technique de la mystique germanique, se révèlent peu consistants sous l’analyse du R. P. Axters (pp. 211-213).
L’importance de Hadewijch II comme témoin thiois de la mystique de l’Essence avant Ruusbroec, reste incomparable, malgré la mise au jour de quelques travaux anciens de même tendance. Il s’agit surtout des deux petits traités du manuscrit biblique flamand-occidental de 1348 de la bibliothèque universitaire d’Amsterdam. Leur doctrine, pour être moins développée et moins approfondie, est celle des Nouveaux Poèmes ; mais leur date est de nouveau incertaine. Les philologues voudraient la maintenir aux environs de l’an 1300 (Geschiedenis, t. II, p. 152) : nous sommes surtout frappés, pour notre part, de l’étroite parenté de ces écrits avec le traité eckhartien Von der übervart der Gotheit, deuxième version (Pfeiffer, p. 502 sqq.) ; nous voudrions qu’une comparaison minutieuse s’efforçât d’établir le sens de l’emprunt. Les traités du Collegium Augustinianum de Gaesdonck, près de Goch, également étudiés par le savant Dominicain (t. II, p. 178 sqq.), [184] sont certainement post-eckhartiens. Aucun de ces textes n’a d’ailleurs laissé chez Ruusbroec de traces analogues à celles des écrits hadcwigiens : leur style moins caractéristique rendrait au demeurant l’influence, si elle était présente, plus difficile à déceler.
M. Hanon de Louvet, dans sa contribution aux Annales de la Sté archéol. et folklorique de Nivelles et du Brabant wallon (1952) sur l’Origine nivelloise de l’institution béguinale, apporte des précisions intéressantes sur le foyer béguinal que fut, tout au début du XIIIe siècle, la petite ville de Nivelles. C’est là que le prêtre Guidon, beau-frère de sainte Marie d’Oignies, attira de nombreuses femmes, donnant à toutes une direction spirituelle, et à certaines d’entre elles les règles d’une vie communautaire qui ne revêtait point la forme monastique. Mais l’auteur nous semble faire violence à l’usage, lorsqu’il veut restreindre absolument le terme de béguine aux pieuses femmes groupées dans les couvents béguinaux. Le chroniqueur Guillaume de Nangis aurait eu tort d’appeler béguine la bienheureuse Élisabeth de Spalbeek, parce qu’elle vivait dans sa famille à l’époque où l’abbé de Saint-Denis, le propre supérieur de Guillaume, fut envoyé en mission auprès d’elle par le roi de France. Marie d’Oignies ne serait ni béguine, car elle ne vivait pas en communauté, ni recluse, car elle se déplaçait : elle serait « hors classement ». Mlle Roisin, le R. P. Axters, le R. P. Mens auraient fait trop libre usage de ce terme, dont nous avons vu pourtant qu’il fut à l’origine un sobriquet, donné sans façon par le peuple à divers groupes de personnes spirituelles plus ou moins suspectes à ses yeux. Les corrections que M. Hanon de Louvet inflige ainsi aux auteurs anciens et modernes, montrent que le mot est susceptible d’une acception stricte et d’une autre plus large, que nous n’avons point scrupule d’avoir adoptée dans la brève étude du mouvement extatique qui devait accompagner nos traductions. Notons encore qu’Élisabeth de Spalbeek (Limbourg), qui devint finalement cistercienne de Kerkenrode et mourut en 1304, est une sœur puînée de Hadewijch à maints égards : sujette aux mêmes ravissements, et d’ailleurs stigmatisée, elle était en communication télépathique avec d’autres contemplatives (notamment avec une mystique de Lille), et fournissait des indications jusqu’en Allemagne, sur le sort des âmes récemment libérées de leur corps. C’est sur son autorité d’extatique que fut reconnue l’innocence de la reine amie des poètes, Marie de Brabant (v. Ch. Langlois, Le règne de Philippe III le Hardi, Paris, 1887, p. 13 sqq.), accusée d’avoir empoisonné son beau-fils.
Nous avons rencontré, en commentant Hadewijch II, le problème des sources de Catherine de Gênes (v. Introduction, p. 54, avec les notes 65, 68 et la note 6 de la page 147) : aucune étude récente n’a pris pour objet l’admirable sainte, tandis que son homonyme du XIVe siècle, sainte Catherine de Sienne, se voyait consacrer par le R. P. Grion O. P. un important travail (Santa Catarina da Siena, Brescia, 1953). Toutes deux sont, pour l’Italien de leur époque, des beghines — pieuses femmes vivant hors des cloîtres sous un habit religieux —, toutes deux extatiques et douées d’un singulier pouvoir d’expression, ont joué le rôle d’interprètes entre une famille de fidèles et Dieu. Mais la tertiaire dominicaine de Sienne est complètement étrangère au mouvement spéculatif (Grion, op. cit., p. 350) : on ne trouve chez elle aucun écho, même lointain, de la tendance bégarde, si manifeste au contraire chez sainte Catherine de Gênes. La source principale de sainte Catherine de Sienne, selon le P. Grion, serait l’Arbre de la Croix du « spirituel » joachimite et vagabond, Ubertin de Casale ; chez la sainte de Gênes, nous avons cru déceler pareillement une influence à première vue surprenante, celle du Miroir des simples Âmes, ou de textes prochement apparentés au traité de Marguerite Porete. On ne rangera pas sans doute sur la même ligne la béguine condamnée à Paris et le franciscain fugitif que poursuivit en vain le mandat d’arrêt de Jean XXII : par la façon dont leur œuvre, obscure et discutée, inspire deux saintes éblouissantes, ils se ressemblent pourtant. Et la même grâce, qui semble vouloir consoler leur mémoire, illustre pour nous la pure liberté de l’Esprit, dont le vol en effet passe bien au-dessus de nos frontières, et révèle maint passage inattendu entre les mondes que les fautes humaines ont séparés.
BIBLIOGRAPHIE
Les textes de Hadewijch qui sont à la base de notre traduction et de nos études sont les suivants :
Hadewijch (édit. J. Van Mierlo, S. J.),
Brieven, Anvers, 1947.
Visioenen, Louvain, 1924.
Strophische gedichten, Anvers, 1924
Mengeldichten, Bruxelles, 1912.
(La référence au premier ouvrage sera Br. suivi du numéro de la Lettre, — au second, Vis. suivi du numéro de la Vision, — au troisième, St. Ged. suivi du numéro du Poème : trophique, — au quatrième, Mgd. suivi du numéro de la pièce dans ce recueil. — Notre choix de Poèmes spirituels a une numérotation propre, mais nous indiquons dans les notes à quelle pièce des recueils originaux les nôtres correspondent. Notre série de Nouveaux Poèmes est constituée par les pièces XVII-XXIX de Mgd. : nous expliquons dans l'introduction pourquoi ils forment lin ensemble distinct et demandent un autre titre. Nous indiquons toujours en note leur numéro original).
Voici les ouvrages que nous avons dû citer souvent :
A. Trois, textes de la littérature des béguines, spécialement proches des nôtres :
Beatrijs van NAZARETH, Seven manieren van Minne, édit. L. Reypens et J. Van Mierlo, S. J., Louvain, 1926.
Mechtild von MAGDEBURG, Das fliessende Licht der Gottheit, édit. Gan Morel, OSB, Ratisbonne, 1859.
(Marguerite PORETE), The Mirror of simple Souls, édit. Clare Kirchberger, Londres, 1927. (Nous citerons Mirror : seule cette vieille traduction anglaise du Miroir des simples Âmes a été imprimée). [Depuis on dispose de l’édition Guarnieri]
B. Les deux docteurs principaux de la mystique spéculative :
Meister Eckhart von HOCHHEIM,
Predigten und Traktate, édit. Frans Pfeiffer, Göttingen, 1857.
Predigten, édit. Jos. Quint, Stuttgart, 1936 sqq.
(Nous citerons la première édition : Pf. avec la référence, — et la seconde Quint. — La seule traduction française actuellement utilisable est celle de M. F. Aubier, Paris, 1924 ; mais elle ne peut naturellement suffire pour une étude scientifique).
Jan van RUUSBROEC, Werken, édit. « Ruusbroec-Genootsch. », Malines, 1932 sqq. (Nous citerons R. G., tome I ou II, etc. — La traduction des R. P. Bénédictins de Saint-Paul d’Oosterhout, Bruxelles, 1912 sqq. et le choix de J. A. Bizet, Paris, 1946, sont les plus accessibles).
C. Quelques ouvrages de première importance sur le mouvement extatique et le milieu où il a pris naissance :
Wilh. PREGER, Geschichte der deutschen Mystik im Mittelalter, Leipzig, 1874 sqq. (Nous citerons Preger, tome I ou II).
Jos. GREVEN, Die Anfânge der Beginen, Ein Beitrag zur Geschichte der Volksfrdm-migkeit und des Ordenswesens im Hochmittelalter. Münster i. W., 1912.
Herb. GRUNDMANN, Religidse Bewegungen im Afittelalter, Untersuchungen liber die gesch. Zusammenhânge zwischen der Ketzerei, den Beitelorden und der religidsen Frauen-bewegungen im 12 . und im 13. Jahrh. und über die gesch. Grundlagen der deutschen Mystik. Berlin, 1935 (Nous citerons : Grundmann).
Alc. Mens O. F. M. Cap., Oorsprong en betekenis van de Nederlandse Beginen — en Begardenbeweging, vergelijkende studie : XIIde-XIIIde eeuv. Anvers, 1947. (Nous citerons : Mens).
St AXTERS O. P., Geschiedenis van de vroomheid in de Nederlanden, Anvers, 195o, sqq. (Nous citerons : Geschiedenis).
Pour une étude des rapports étroits qui unissent le courant béguinal à ses débuts avec le mouvement cistercien, on trouvera des indications utiles dans l’ouvrage de Mlle Simone ROISIN, L’hagiographie cistercienne dans le diocèse de Liège au XIIIe siècle, Louvain 1947.
Nous indiquons dans les notes, lorsqu’il est nécessaire, les autres ouvrages cités dans l’introduction ou dans les notes mêmes. — Il va de soi que notre bibliographie est réduite à l’essentiel, aux points de départ : ces quelques livres sont ceux dont le lecteur devrait d’abord faire une soigneuse étude, s’il voulait explorer le domaine auquel appartiennent les textes que nous publions. Il nous semble superflu d’étaler ici une longue liste de titres, que l’on trouvera sous une forme méthodique et complète dans l’ouvrage du R. P. Mens et dans celui du R. P. Axters. —
Si l’on se bornait au français, on ne saurait pousser ce genre d’études, mais voici du moins ce qu’on pourrait lire comme introduction : dans la Vie Spirituelle, les articles du R. P. Huijben sur les Origines de l’École flamande (année 1939, supplément) ; — dans la même revue, l’étude de J. Kerssemakers sur Béatrix de Nazareth (année 1929, supplément), à laquelle est jointe une traduction des Sept degrés d’amour ; — dans la Revue d’Ascétique et de Mystique, l’étude du R. P. Mierlo sur Hadewijch (numéros de juillet et d’octobre 1924) ; — enfin, comme ouvrage d’ensemble, extrêmement succinct à vrai dire, mais pourvu d’une précieuse bibliographie des traductions françaises de ces auteurs ; St AXTERS, O. P., La Spiritualité des Pays-Bas, Louvain et Paris, 1948.
Nous nous faisons un plaisir d’ajouter ici que le R. P. Axters a été le collaborateur le plus aimable et le plus dévoué dans la préparation de la présente publication : nous devons le premier hommage à son amitié. Il est deux autres érudits que nous avons dû consulter, et chez qui nous avons rencontré de même une exquise coutoisie : M. l’abbé André Combes, professeur à l’Institut Catholique de Paris, et M. Gianfranco Contini, professeur à Fribourg. Nous devons des remerciements aussi à Mlle Franca Ageno, pour les informations qu’elle a bien voulu nous communiquer sur Jacopone da Todi et sur les pièces qui lui sont attribuées.
Les traductions du présent recueil sont inédites, sauf pour quelques pièces que Mgr Charles Journet voulut bien publier dans la revue romande Nova et Vetera (n. 4 de 1938). Nous lui sommes également reconnaissants d’avoir accueilli dans la même revue la Vision XI et la Lettre XVIII de notre béguine (1949, n. et 1952, n. 4).
CUM PERMISSU SUPERIORUM IMPRIMATUR † L. Suenens Mechliniae, die 31 Octobris xer.
ACHEVÉ D’IMPRIMER EN 1954 PAR L’IMPRIMERIE F. PAILLART A ABBEVILLE D. L. Ter trim. 1954
Références dans l’édition d’origine.
p.274 Annexe II, 15. « … il n’y a plus là que repos… »
p.260 Annexe I, 7. « Dans la fruition, nous sommes oisifs… »
p.258 Annexe I, 5. « C’est un état de repos… »
p.170 Lettre XXII. « Le second point, que Dieu est sous toute chose… »
p.157 Lettre XX. Les douze heures mystérieuses.
p.144 Lettre XVIII. La nature de l’âme et son repos divin.
[Annexe II, 15. Dum medium silentium tenerent omnia. (Sap. 18, 14).]
Tout ce que l’âme opère à l’extérieur, elle le fait par moyens. Mais dans l’essence, il n’y a pas d’opération : l’âme en son essence n’opère pas, car les facultés par quoi elle agit émanent du fond de l’essence, mais dans le fond même les moyens sont réduits au silence ; il n’y a plus là que repos : c’est le lieu de la naissance divine où Dieu prononce son Verbe. — Ce fond par nature ne peut rien recevoir, en effet, que le seul Être divin, sans aucun moyen. Dieu est là dans l’âme comme tout et non comme partie : il pénètre l’âme dans le fond : nul ne touche le fond de l’âme sinon Dieu même.
[Annexe I, 7. LE LOISIR DIVIN.]
Dans la fruition, nous sommes oisifs (ledegh) : c’est l’œuvre de Dieu seul, là où il dépouille d’eux-mêmes tous les esprits aimants, les transforme et les consomme dans l’unité de son Esprit. Là nous sommes tous un seul feu d’amour, qui est plus que tout ce que Dieu a jamais fait. Chaque esprit est une braise ardente que Dieu allume au feu de son amour abyssal. Et tous unis, nous sommes une seule ardeur brûlante, inextinguible, avec le Père et avec le Fils dans l’unité de l’Esprit-Saint, là où les divines Personnes trépassent dans l’unité de leur commune Essence, dans cet abîme sans fond de la simple béatitude. Là, il n’y a plus ni Père ni Fils ni Esprit-Saint, ni aucune créature, mais une seule Essence, substance de ces divines Personnes. Là, nous sommes tous un et incréés en notre sur-être (notre être en Dieu de toute éternité). Là toute fruition est accomplie et parfaite en essentielle béatitude. Là, Dieu en son être simple est sans opération, éternel repos (ledegheit), ténèbre sans mode, EST innommé, suressence de toutes les créatures, béatitude simple et sans fond de lui-même et de tous les saints.
[Annexe I, 5. C’EST DANS LE REPOS QUE L’ÂME EST ENGENDRÉE ÉTERNELLEMENT]
(Les douze Béguines, R. G.IV, 25-25 — W.VI, 37-38).
Selon cette manière d’aimer, les esprits sont oisifs et nus, élevés au-dessus de toute opération en une pure intellection, un pur amour. Ils n’agissent point, mais ils sont façonnés et agis par l’Esprit du Seigneur (Rom. 8,4) ; ils sont eux-mêmes grâce et amour, et ils sont appelés Fils de Dieu. Tous ceux qui sont morts à eux-mêmes en Dieu et qui ont dépouillé toute propriété dans la chère volonté de Dieu, leur vie est cachée avec le Christ en Dieu (Col. 3,3), et ils sont engendrés de nouveau sans cesse de l’Esprit-Saint, Fils élus de l’amour divin, au-dessus de la grâce et de toute œuvre.
Ruusbroec emploie des expressions identiques pour décrire le degré d’amour qui suit immédiatement :
C’est un état de repos où l’esprit est uni à Dieu dans l’amour nu et dans la clarté divine : il y est dégagé et libre (los ende ledich) de tout exercice d’amour, au-dessus de l’agir, éprouvant l’amour un et simple qui dévore et anéantit l’esprit de l’homme en lui-même, en sorte qu’il s’oublie…
[Lettre XXI Les paradoxes de la nature divine]
Le second point, que Dieu est sous toute chose et que rien ne l’abaisse, signifie que le fond de sa nature éternelle soutient tous les êtres et les nourrit et les enrichit de la richesse divine. Mais comme le fond divin le plus profond et la hauteur divine la plus sublime sont au même niveau, Dieu est au-dessous de toute chose sans que nulle soit au-dessus de lui.
Toutes les âmes aussi l’aiment selon sa hauteur suprême, qui est l’amour, et n’aiment en lui rien de moins ; elles L’aiment ainsi sans commencement dans sa nature éternelle, où il satisfera éternellement toutes celles qui doivent devenir Dieu avec Dieu en sorte qu’elles seront avec lui sous toutes choses, les soutenant et les nourrissant. Rien ne l’abaisse, car ces âmes l’exaltent en tout temps et à toute heure avec de nouveaux désirs d’amour attirant et enflammé. Mais ici de nouveau, je n’ose en dire davantage, car nul ne sait comment Dieu est tout en tous.
La nature d’où procède le véritable Amour a douze heures à travers lesquelles nous le voyons sortir, puis retourner à lui-même. Et lorsque l’Amour revient ainsi, il réintègre en soi ce qu’il a rapporté de ce périple : l’esprit chercheur, le cœur assoiffé, l’âme aimante. L’Amour les jette dans l’abîme de sa puissante nature, d’où il est né et dont il se nourrit. C’est ainsi que les heures innommées reviennent à la nature inconnue. L’Amour est revenu à lui-même et jouit de sa nature au-dessus de lui-même, au-dessous de lui-même et autour de lui-même. Et tous ceux alors qui n’ont pas atteint cette expérience, ont pitié des âmes tombées dans l’abîme (de l’Amour), qui doivent œuvrer, vivre et mourir selon l’ordre de l’Amour et de sa nature terrible.
[….] [lettre à retrouver supra].
Ah ! douce et chère enfant, que je vous souhaite la sagesse ! C’est de sagesse avant tout que vous avez besoin, comme tout homme qui veut être divinisé. La sagesse en effet conduit bien avant dans la profondeur divine. Mais nous vivons des jours où plus personne ne veut, ne peut reconnaître ce qui vraiment lui faut, dans le service dû à Dieu et dans son amour. Ah ! vous avez bien à faire si vous voulez vivre l’Humanité et la Divinité, atteignant cette plénitude qui sied à votre noblesse, selon que Dieu vous aime et vous réclame. Établissez-vous sagement et fortement, comme [un chevalier] sans peur, en tout ce qui vous appartient, en ce mode de vie qui vous sied, selon votre noblesse et votre liberté.
Celui qui est puissant au-dessus de toute richesse, donne à tous pleine suffisance, selon son pouvoir et sa grâce.
[…..] [lettre à retrouver et lire supra].
[Voici un choix prélevé dans l’édition du manuscrit d’Assise67:]
Chronologie68
1248. Naissance d’Angèle.
1285. Conversion d’Angèle.
1285-1291. Ses 19 premiers pas et la mort des siens.
1291. Entrée dans le Tiers-Ordre.
Voyage d’Assise : 20° pas, ou Ier pas supplémentaire.
1291-1292. 21e pas, ou 2e pas supplémentaire.
22° pas, ou 3e pas supplémentaire.
23e pas, ou 4e pas supplémentaire.
1294. 24e pas, ou 5e pas supplémentaire.
25e pas, ou 6e pas supplémentaire.
1294-1296. 26e pas, ou 7e pas supplémentaire.
1296. Achèvement et approbation de l’écrit d’Arnaud.
1298. Visite d’Hubertin de Casai.
1298-1300. Les quatre premiers feuillets doctrinaux du ms. d’Assise.
1300. Pèlerinage d’Angèle à la Portioncule.
La dernière messe de frère Arnaud.
La fête des Anges de septembre.
Maladie d’Angèle et de sa compagne. Lettre Desidero multum.
1301 Deux visions.
Autre vision.
1301-1308 Les quinze derniers feuillets doctrinaux du ms. d’Assise.
1309 La Mort, précédée du Testament.
Approbation des œuvres d’Angèle par le cardinal J. Colonna.
[XII]
[…] c’est précisément à commencer par ce vingtième pas que sa mémoire lui fait défaut. Il ne se rappelle plus très exactement le caractère distinctif des onze derniers degrés qui lui restent à décrire ! Que faire ? Ces degrés représentent exactement les années où il a pénétré dans l’âme d’Angèle. Or, il se rappelle nettement avoir alors vu en elle sept pas ou états d’âme. Il nous les décrit avec son exactitude habituelle, et laisse de côté les quatre autres que l’éloignement ou le silence d’Angèle a pu soustraire à ses regards. C’est ainsi qu’il nous donne en tout vingt-six pas, au lieu des trente annoncés d’abord.
Chacun des sept pas supplémentaires résume et manifeste un genre spécial de relations entre Dieu et la voyante. Ce sont, par ordre : la familiarité, l’onction, l’enseignement, la réforme, l’union, les tourments, l’ineffable. Ces mots disent peu de choses par eux-mêmes, mais lorsque l’œil humain contemple les merveilles qu’Arnaud a disposées au-dessous, il est pris de vertige. Il y a là des visions qu’on ne trouve ni chez sainte Thérèse, ni chez aucun autre saint, et qui font d’Angèle un guide absolument unique dans le monde de l’au-delà. ...
[XLI]
À ceux qui nous demanderont pourquoi cette édition des œuvres de sainte Angèle, nous répondrons : « Parce qu’on n’en avait jusqu’ici que des extraits, et parce que nous les avons découvertes. » Même augmentés des extraits de Boccolini, les Bollandistes ne nous donnent encore d’Angèle qu’une édition incomplète, une mosaïque combinée dans un ordre doctrinal entièrement factice, aux dépens de l’ordre mystique dans lequel les faits rapportés furent vécus et écrits, et où seulement ils ont leur valeur.
… Une fois même, saint Jean me la donna tant et si bien que je ressentis une des plus grandes douleurs de ma vie. II m’était ainsi donné de comprendre que saint Jean avait enduré une telle souffrance de la passion et de la mort du Christ et de la douleur de la mère du Christ ; je le tenais et le tiens pour plus qu’un martyr.
De là il me vint un tel désir et une telle volonté de me défaire de mes biens que rien de tout ce qui me harcelait pour m’en empêcher, que ni de fréquentes tentations, ni tes défenses, ni celles des frères et de tous ceux à qui il convenait que je demandasse conseil, ne m’auraient détournée, eût-ce été pour tous les maux et pour tous les biens qui auraient pu m’advenir. Si j’avais été dans l’impossibilité de distribuer mes biens aux pauvres, je les aurais plutôt tous plantés là, car il me semblait que je ne pouvais rien me réserver sans gravement offenser Dieu. Cependant mon âme était encore dans l’amertume à cause de ses péchés ; j’ignorais si tout ce que je faisais plaisait à Dieu, mais je criais avec des larmes abondantes et amères : Seigneur, si je suis damnée, je n’en ferai pas moins pénitence, je me dépouillerai de tout et je vous servirai. » J’étais donc encore dans l’amertume à cause de mes péchés, je ne sentais pas encore la douceur divine, quand je fus tirée de cet état de la manière que voici.
19. Seizièmement. — Une fois, j’étais allée à l’église, et j’avais prié Dieu de me faire quelque grâce. Pendant que je priais, il mit dans mon cœur le Notre Père avec une intelligence très claire de la bonté divine et de mon indignité. Tous les mots de ce Notre Père m’étaient expliqués dans mon cœur. Je le disais de bouche si posément et avec une si grande connaissance de moi que, tout en pleurant amèrement à cause de mes fautes et de mon indignité que j’y apercevais, j’avais néanmoins une grande consolation ; je commençai à goûter quelque chose de la douceur divine, car je connaissais mieux la bonté divine dans ce Notre [21] Père qu’en aucune chose, et je l’y découvre mieux encore aujourd’hui. Cependant comme ce Notre Père me révélait aussi mon indignité et mes péchés, je fus accablée de honte au point d’oser à peine lever les yeux ; mais je demandai à la bienheureuse Vierge de m’obtenir le pardon. Et j’étais toujours dans l’amertume à cause de mes péchés.
Je demeurai un bon temps dans chacun des pas qui précèdent avant de pouvoir me traîner vers un autre ; mais je demeurai plus en l’un et dans l’autre moins. Aussi cette fidèle du Christ disait-elle avec étonnement : « Oh ! rien n’est écrit ici de la pesanteur avec laquelle l’âme s’avance, tant elle a aux pieds de solides entraves et tant lui font obstacle le monde et le démon. » Notez ce qui suit sur la foi.
20. Dix-septièmement. — Il me fut ensuite montré que la bienheureuse Vierge m’avait obtenu et donné la grâce d’une foi différente de celle que j’avais auparavant ; il me semblait, en effet, que, comparée à la nouvelle, mon ancienne foi avait été jusque-là comme morte et que je m’étais fait violence pour pleurer. Je souffris plus efficacement de la passion du Christ et de la douleur de sa mère. Quoi que je fisse, tout ce que je faisais me paraissait bien peu, je voulais faire une plus grande pénitence. Je m’ensevelis alors dans la passion du Christ et l’espérance me fut donnée qu’elle me délivrerait.
Notez ceci sur l’espérance. À ce moment je commençai à recevoir de la consolation par des songes ; mes songes étaient nombreux, ils étaient beaux, ils me donnaient de la consolation. Je commençai à recevoir continuellement de la douceur à l’égard de Dieu, et pendant la veille, et pendant le sommeil. Mais comme je n’avais pas encore la certitude, il se mêlait de l’amertume à cette douceur. Il me fallait avoir autre chose de Dieu.
Elle me raconta un de ces nombreux songes et visions en ces [23] termes : « je me trouvais une fois dans la prison où je m’étais enfermée pour le grand carême. Je goûtais, je méditais un mot de l’Évangile qui témoignait d’une très grande condescendance et d’une extrême dilection ; j’avais à côté de moi un livre, un missel ; j’eus soif de voir le mot écrit ; craignant d’agir par amour-propre, je me contins, je me fis violence pour empêcher mes mains d’ouvrir le volume sous l’effet de mon trop grand désir et amour ; sur ce je m’assoupis, je m’endormis dans mon désir. Aussitôt je fus induite en vision et il me fut dit : “L’intelligence de l’épître est chose si délectable que celui qui la comprendrait bien oublierait toutes les choses du monde.” Et celui qui me conduisait ajouta : “Veux-tu en faire l’expérience ?” Comme j’acquiesçais, il me mena de suite l’éprouver, et je comprenais les biens divins avec une si grande douceur qu’aussitôt j’oubliai toutes les choses du monde. Mon guide reprit : “L’intelligence de l’Évangile est tellement plus délectable encore que, si quelqu’un le comprenait, il n’oublierait pas seulement toutes les choses du monde ; il s’oublierait absolument lui-même”. Il me conduisit encore et m’en fit faire l’expérience. Sur-le-champ, je comprenais avec une si grande délectation les biens divins que non seulement j’avais oublié tout à fait toutes les choses du monde, mais que je m’étais oubliée moi-même ; j’étais dans une si grande délectation divine, que je demandai à celui qui me conduisait de ne jamais plus sortir de cet état. Il me répondit que ce que je demandais ne se pouvait pas encore ; sur quoi, il me ramena, et j’ouvris les yeux. Je sentais une joie immense des choses que j’avais vues ; mais je souffrais beaucoup de les avoir perdues. C’est avec une grande joie que je me les rappelle encore aujourd’hui. Il me resta une si grande certitude, une si grande lumière, un si ardent amour de Dieu, que j’affirme en toute certitude, qu’on ne prêche rien de la délectation de Dieu. Les prédicateurs ne peuvent pas la prêcher ; ils ne comprennent même pas ce qu’ils en [25] prêchent. Au reste, mon guide me l’avait dit pendant la vision. » Notez que, dans le pas précédent, trois choses : la foi, l’espérance et la charité lui furent données en même temps parfaitement.
21. Dix-huitièmement. — Après cela j’eus le sentiment de Dieu ; je me délectais si fort dans l’oraison que j’oubliais de manger ; j’aurais voulu ne pas éprouver le besoin de manger afin de pouvoir demeurer en prière. Ainsi se glissait alors la tentation de ne pas manger, ou si je mangeais, de manger en très petite quantité ; mais je connus que c’était une tentation. Il y avait un tel feu d’amour de Dieu dans mon cœur que je ne me fatiguais ni des génuflexions ni d’aucune pratique de pénitence. Ce feu devint si ardent que, si l’on me parlait de Dieu, je poussais des cris. On aurait eu beau lever une hache sur ma tête pour me tuer, je n’aurais pas pu me retenir de crier. Ceci m’arriva pour la première fois lorsque je vendis ma maison de campagne pour en donner le prix aux pauvres. C’était la meilleure de mes terres. Auparavant je me moquais de Petruccio, maintenant je ne pouvais du tout agir autrement. Bien plus, quand des personnes me disaient que j’étais possédée du diable, parce que je ne pouvais pas agir autrement, ce dont j’avais moi-même grand honte, je disais moi aussi que peut-être j’étais malade et possédée du démon et je ne pouvais donner satisfaction à ceux qui me disaient de méchantes paroles. Voyais-je une peinture de la passion du Christ, je la pouvais à peine supporter, la fièvre me prenait, je tombais malade. Aussi ma compagne cachait-elle et s’ingéniait-elle à cacher à ma vue les peintures de la passion. [27]
22. Dix-neuvièmement. — Durant cette époque des cris, après cette illumination que j’eus de façon merveilleuse dans le Notre Pare, je ressentis de la douceur de Dieu une première grande consolation de la manière que voici. Je fus une fois poussée et entraînée à considérer la délectation que l’on éprouve à contempler la divinité et l’humanité du Christ. J’en ressentis une joie supérieure à toutes celles que j’avais connues jusque-là, tellement que je restai une grande partie du jour debout dans la cellule où je venais de prier, oppressée et seule ; mon cœur était dans la jubilation. Puis je tombai à terre je perdis la parole. Alors, ma compagne vint à moi ; elle crut que j’allais mourir, que j’étais déjà saisie par la mort. Moi, j’avais grand ennui qu’elle m’empêchât de jouir de cette très grande consolation.
Une autre fois, avant qu’elle eût complètement achevé de distribuer tous ses biens, quoiqu’il s’en fallut de fort peu, la fidèle du Christ était en oraison. C’était le soir, elle disait qu’il lui semblait ne rien sentir de Dieu, elle priait et se lamentait en ces termes : « Seigneur, ce que je fais, je ne le fais que pour te trouver. Que je te trouve, quand je l’aurai achevé. » Elle disait bien d’autres choses encore dans cette oraison. Il lui fut, répondu : « Que veux-tu ? » Elle reprit : « Je ne veux ni or ni argent ; quand même tu me proposerais l’univers, je ne voudrais pas autre chose que toi ! » Et lui de répondre : « Hâte-toi, car, dès que ce que tu fais sera achevé, toute la Trinité viendra en toi. » Je reçus beaucoup d’autres promesses, je fus tirée de toute tribulation et laissée dans une grande douceur. À partir de ce moment, j’attendis la réalisation de cette promesse. Je racontai ce fait à ma compagne, doutant encore à cause de la grandeur des paroles que j’avais entendues et des promesses qui m’avaient été faites. Mais Dieu m’avait congédiée avec une grande suavité divine. [29]
Remarquons ici que Dieu accomplit les promesses qu’il lui avait faites avant qu’elle n’eût fini de réaliser son vœu de complète pauvreté.
23. Vingtièmement. — Après cela, je me rendis à Saint-François à Assise. C’est alors en cours de route que s’accomplit la promesse comme je te l’ai raconté. Je ne me souviens plus si j’avais achevé de distribuer tous mes biens. Mais non, je n’avais pas fini de tout donner aux pauvres. Il me restait encore un petit bien. Un homme m’avait prié de l’attendre pendant qu’il irait, en hâte, dans le royaume de Pouille séparer ses biens d’avec ceux de son frère qui s’y trouvait ; il reviendrait aussitôt, disait-il, donner toute sa part aux pauvres et se dépouiller avec moi. Comme il voulait se dépouiller absolument de tout, en même temps que moi, comme il avait été converti et animé de la grâce de Dieu sur mes exhortations, je l’avais attendu. Mais dans la suite le bruit courut très fermement qu’il était mort dans le voyage, que Dieu opérait des miracles par son entremise, et que son tombeau était devenu un objet de vénération.
24. Le pas décrit en vingtième lieu est le premier récit que moi frère, indigne copiste, j’ai recueilli et entendu de la bouche de la fidèle du Christ. Pour cette raison, je ne le complète pas, je ne le continue pas maintenant. Ce pas est tout à fait merveilleux, il est grandement révélateur des choses divines, beaucoup plus long, tout rempli de douceur et de familiarité divines, bien que le vingt et unième soit plus merveilleux encore. Je l’abandonne donc à peine commencé ou plutôt je le remets jusqu’à ce que j’aie brièvement raconté comment par l’action merveilleuse du Christ je vins à la connaissance de ces choses et fus contraint de les écrire.
25. — Il faut noter ici que, moi frère copiste, je me suis efforcé, avec la grâce de Dieu, de continuer ce sujet depuis le premier pas jusqu’à l’endroit du vingt et unième où, à la fin de la deuxième [31] révélation, il est dit que Dieu révéla à la fidèle du Christ que tout est véridique et sans nul mensonge dans cet écrit, bien que ses paroles fussent beaucoup plus pleines de sens et que je les aie abrégées et singulièrement affaiblies. À partir de cet endroit, je me suis vu dans l’impossibilité de continuer, car c’est rarement et à de lointains intervalles, que je pouvais m’entretenir avec la fidèle du Christ et écrire sous sa dictée. Comme, en outre, à partir du dix-neuvième, je n’ai point su énumérer et distinguer les autres pas avec certitude, j’ai rassemblé de mon mieux tout ce qui suit en sept pas ou révélations, tantôt me guidant sur la manière dont j’ai vu la fidèle du Christ dans les dons divins de la grâce et dont je l’ai vue et sue croître dans ses dons et dans ses charismes, tantôt m’arrêtant à ce qui me paraissait le plus convenable et le plus à propos.
[…]
Immédiatement après le récit qu’on va lire, vient un écrit que l’ordre eût exigé de placer dans le vingtième pas, s’il n’était la première chose que j’aie écrite et le principe de tout ce qui est écrit de ces divines paroles/1. Je commençai par écrire sur une petite feuille de papier, de façon moins complète et négligemment, pour me faire une sorte d’aide-mémoire ; je croyais avoir peu de chose à noter. Mais quelque temps après que je l’eus contrainte à parler, il fut dit et révélé à la fidèle du Christ que j’eusse à prendre, pour écrire, non pas une petite feuille, mais
1. Nouvelle preuve que le vingtième pas vécu et décrit par Angèle, est bien le même que le premier pas supplémentaire que va nous donner Arnaud au § 35, après le récit du voyage d’Assise.
[39] un grand cahier. Ne la croyant qu’à demi, j’écrivis sur deux ou trois feuilles que je pus trouver inutilisées dans mon livre. Enfin contraint par la nécessité, je fis un cahier de beau papier. Aussi ai-je cru qu’avant d’aller plus loin, je devais rapporter comment je suis parvenu à la connaissance de ces choses, et pour quelle cause Dieu, de son côté, me contraignit d’écrire.
Voici maintenant, en ce qui me concerne, la cause ou la raison pour laquelle j’ai commencé à écrire. Un jour la susdite fidèle du Christ était venue à Assise, à l’église de Saint-François ; j’y étais conventuel. Elle avait beaucoup crié, assise à la porte de l’église. J’en fus tout couvert de honte, parce que d’abord j’étais son confesseur, son parent, scn conseiller principal et particulier, parce que, ensuite et surtout, plusieurs religieux qui nous connaissaient l’un et l’autre venaient la voir crier, vociférer. Bien que le saint homme, maintenant défunt, dont il a été dit plus haut au vingtième pas qu’il voulait se défaire de toute propriété en même temps qu’elle et qui était alors son compagnon de voyage, se tînt non loin d’elle dans l’église, humblement assis sur le pavé, la regardant et la gardant avec beaucoup de respect et avec une certaine tristesse, bien que d’autres hommes et femmes d’une grande vertu, qui l’accompagnaient aussi, l’attendissent et veillassent respectueusement sur elle, tels furent cependant mon orgueil et ma honte que je n’allai point jusqu’à elle, mais indigné je me tins à quelque distance, attendant qu’elle eût fini de vociférer. Quand elle eut cessé de crier, quand elle se [41] leva de la porte et vint à moi, à peine pus-je lui parler avec calme. Je lui dis de n’oser jamais revenir à Assise puisque ce mal la prenait ; et à ses compagnons de ne jamais l’y conduire. Un peu plus tard, je revins d’Assise au pays dont nous étions elle et moi. Voulant savoir la cause de ses cris, je commençai à la prier de toute façon de me dire pourquoi elle avait tant crié, lors de sa venue à Assise. Après avoir préalablement reçu la ferme promesse que je ne dévoilerais rien à âme vivante qui pût la connaître, elle commença à me raconter une petite partie des événements notés après cette relation. Stupéfait, suspectant tout cela d’être l’œuvre de quelque mauvais esprit, je fis un grand effort pour le lui rendre suspect, puisque je le tenais alors moi-même en suspicion. Je lui conseillai de tout me dire, je l’y contraignis, lui représentant que je voulais absolument tout mettre par écrit afin de pouvoir consulter à ce sujet quelque homme sage et spirituel, qui jamais ne la connaîtrait. Je lui dis que je voulais agir ainsi, afin que nul mauvais esprit ne pût en aucune façon la tromper. Je m’efforçai de jeter en elle l’inquiétude en lui montrant par des exemples que beaucoup de personnes avaient été trompées et que par conséquent elle aussi pouvait l’être. Comme elle n’avait pas encore atteint ce degré de très claire et très parfaite certitude auquel on la verra, dans l’écrit suivant, parvenir, elle commença à me manifester les secrets divins. Je les écrivis, mais, en vérité, je les comprenais bien peu ; je me sentais pareil au crible, au tamis qui laisse passer la farine fine et précieuse et retient seulement la plus grosse. Ayant éprouvé en moi-même une grâce de Dieu spirituelle, sans exemple dans ma vie, j’écrivais tout rempli de crainte et de respect. Afin de ne pouvoir rien ajouter qui vint de moi, ne fût-ce qu’un seul mot, afin de noter exclusivement et du mieux que je pourrais les paroles tombées de sa bouche, je ne voulais rien écrire après l’avoir quittée. Bien plus, lorsque j’écrivais, [43] assis auprès d’elle, je me faisais répéter le mot que je devais écrire. Quant à ce que j’ai écrit à la troisième personne, elle le disait toujours en parlant d’elle à la première. Mais il m’arrivait d’écrire à la troisième personne pour aller plus vite ; je n’ai pas encore fait la correction. Voici qui montrera quelque peu comment
je n’arrivais à comprendre que le plus gros de ces paroles divines. Un jour, après avoir transcrit de mon mieux ce que j’avais pu saisir de son discours, je lui relus mes notes afin qu’elle continuât de me dicter ; elle me dit tout étonnée qu’elle ne reconnaissait pas cela. Une autre fois, comme je lui relisais pour qu’elle vît si j’avais bien écrit, elle répondit que je parlais avec beaucoup de sécheresse et sans aucune saveur et elle s’en étonnait. Une autre fois elle me fit cette remarque : « Tes paroles me rappellent celles que je t’ai dites ; mais elles sont bien obscures ; les paroles que tu me lis n’expliquent pas ce qu’elles contiennent : voilà pourquoi ton écrit est obscur. » Une autre fois encore elle me dit : « Ce qui est pire et ce qui est néant tu l’as écrit ; mais des merveilles que mon âme ressent, tu n’as rien dit. » Ceci venait certainement de mon incapacité ; certes je n’ajoutais rien, mais, en vérité, je n’arrivais pas à saisir tout ce qu’elle disait ; elle remarquait elle-même que j’écrivais toutes choses vraies, mais que j’élaguais, que j’abrégeais. Comme je ne savais écrire que très lentement et comme par crainte des religieux qui murmuraient beaucoup de me voir assis auprès d’elle dans l’église, je me pressais d’écrire, c’est vraiment miracle divin, à mon sens, que j’aie pu prendre correctement toutes mes notes. La preuve : Dieu le lui révéla dans le vingt et unième pas ou deuxième révélation dite de l’onction divine. Il lui dit et révéla que j’avais écrit toutes choses véridiques et sans nul mensonge, mais que je les avais écrites bien imparfaitement. Si par hasard au moment d’écrire j’avais la conscience troublée, le fil du discours se rompait et pour elle et pour moi ; je ne [45] pouvais rien prendre de complètement ordonné. C’est pourquoi je m’efforçais de tout mon pouvoir d’être en règle avec ma conscience, quand je voulais causer avec elle et écrire. Quelquefois, je pris soin de confesser auparavant mes péchés, convaincu que c’était un don de la grâce si, sur quelque sujet que Dieu m’inspirât de l’interroger, la réponse, par l’action merveilleuse de la grâce divine, arrivait dans un ordre qui dépassait mes espérances. Une douleur cependant et un grand tourment me restaient. Beaucoup de ses paroles me paraissaient mériter d’être écrites et je les omettais dans ma précipitation à cause de mon inhabileté de copiste et par crainte des religieux, car ceux-ci protestaient et à force de murmures me firent défendre d’écrire par le gardien, puis par le provincial/1, et même réprimander sévèrement par ce dernier. Ils ne savaient pas, il est vrai, ce que j’écrivais et quelles bonnes choses c’étaient.
Après que la fidèle du Christ eût crié et vociféré dans Saint-François, comme il a été dit dans le récit précédent, étant retourné dans mon pays/2 dont la fidèle du Christ était originaire elle aussi, je commençai à l’interroger et à la contraindre de toutes mes forces, et par tous les moyens que je savais de nature à la décider, de me dire entièrement la raison, la cause pour laquelle elle avait
1. Ce provincial était frère Ange de Pérouse, ministre de la province de Saint-François de 1274 à 1279 au moins, et de 1292 à 1295 ; car la défense en question sortait son effet pendant le carême de 1294.
2. Ce voyage d’Assise eut lieu en 1291.
[47] crié, vociféré dans Saint-François. Ai=nsi contrainte par moi, munie au préalable de ma promesse que je ne révélerais rien à personne qui pût la connaître, elle commença son récit en disant que pendant le voyage d’Assise à propos duquel je l’interrogeais elle avait fait route en priant.
Entre autres choses, elle avait prié le bienheureux François de demander pour elle à Dieu la faveur de sentir quelque chose du Christ, de lui obtenir aussi la grâce de bien observer la règle du Tiers-Ordre franciscain dont elle avait récemment fait vœu, et, par-dessus tout, la grâce de vivre et de mourir dans une vraie pauvreté. E. le désirait tellement pratiquer la pauvreté parfaite, qu’à seule fin de l’obtenir du Christ par l’entremise du bienheureux apôtre Pierre, elle était allée à Rome pour le prier. Comme je lui relisais pour en vérifier l’exactitude ce que je venais d’écrire ! a fidèle du Christ affirma que ce qui précède est vrai quoique fort incomplet, puis elle ajouta : « Quand j’approchai de Rome, j’eus le sentiment d’avoir obtenu de la grâce divine la pauvreté que j’avais demandée. » Or donc, pendant qu’elle se rendait à Saint-François, elle priait le bienheureux de lui obtenir du Seigneur Jésus-Christ cette même grâce. Elle énumérait encore beaucoup d’autres faveurs demandées par elle dans la prière qu’elle faisait sur la route. Comme elle arrivait entre Spello et l’étroit chemin qui est au-delà de Spello et monte vers Assise, à la jonction des trois routes, il lui fut dit : ((Tu as prié mon serviteur François, et moi je n’ai pas voulu t’envoyer d’autre messager que moi. Je suis l’Esprit Saint, et je viens vers toi, je t’apporte une consolation que tu n’as jamais goûtée ; j’irai avec toi, au dedans de toi, jusque dans Saint-François ; et, — [49] comme s’il méditait quelque chose — je veux aller en parlant avec toi par ce chemin. Je ne cesserai pas de parler. Et toi, tu ne pourras écouter d’autre parole, parce que je t’ai élevée ; et je ne m’éloignerai pas de toi que tu ne sois venue dans Saint-François pour la seconde fois. Alors je m’éloignerai de toi en ce sens que je ne te donnerai plus cette consolation ; mais je ne m’éloignerai jamais réellement de toi si tu m’aimes. » Et il commença à dire : « Ma douce fille, ma fille, mon aimée, mon temple ; ma fille, mon aimée, aime-moi : car je t’aime beaucoup plus que tu ne peux m’aimer. » Et très souvent il disait : « Ma fille et mon épouse, que tu m’es douce ! » Il disait encore : « Je t’aime beaucoup. Je me suis reposé en toi, repose-toi en moi maintenant. Tu as prié mon serviteur François. Mon serviteur François m’a beaucoup aimé, c’est pourquoi j’ai fait en lui de grandes choses ; s’il y avait quelque personne qui m’aimât plus que lui, je ferais plus en elle. »
À ces paroles, je commençai à avoir un grand doute, et mon âme lui dit : « Si tu étais le Saint-Esprit, tu ne me parlerais pas de la sorte, cela pourrait me nuire, je suis faible, je pourrais en tirer de la vaine gloire. » Et il répondit : « Vois maintenant si de tout cela tu peux tirer quelque vaine gloire et t’enorgueillir ; et sors de ces paroles si tu peux. » Je me mis à l’œuvre, je m’efforçai de vouloir en tirer de la vaine gloire, pour me rendre compte s’il disait la vérité, et s’il était le Saint-Esprit ; je commençai à regarder çà et là parmi les vignes pour sortir de cette parole. Mais où que je portasse mes regards, il me disait : « Ceci est ma créature » ; et je sentais une douceur divine ineffable. Alors tous mes péchés et mes vices me revenaient à l’esprit ; je ne voyais en moi que péchés et défauts. Et je ressentais une humilité comme je n’en avais jamais éprouvée. Cependant il me disait que le fils de la Vierge Marie s’était abaissé jusqu’à moi. Et il me disait encore : « Quand le monde entier viendrait à toi maintenant, tu ne pourrais maintenant lui parler ; car, c’est le monde [51] entier qui est venu avec toi. » Et pour faire sortir ja certitude de mon doute, il disait : « C’est moi qui ai été crucifié pour toi, qui ai eu faim et soif pour toi, qui ai répandu mon sang pour toi, tellement je t’ai aimée ! » Et il décrivait toute sa passion. Puis il disait : « Demande la grâce qui te plaira, pour toi, pour tes compagnons et pour tous ceux que tu voudras. Et prépare-toi à recevoir ; car je suis bien plus prêt à donner que tu ne l’es à recevoir. » Et moi je dis, et mon âme cria : « Je ne veux pas demander, parce que je ne suis pas digne. » Et tous mes péchés me revenaient encore à la mémoire. Mon âme ajouta : ((Si tu étais l’Esprit Saint, tu ne me dirais pas de si grandes paroles ; ou, si tu me les disais, j’en devrais avoir une joie si grande que mon âme ne devrait pas pouvoir la supporter. » Il répondit : « Rien ne peut être ou se faire que comme je veux ; voilà pourquoi je ne te donne pas une plus grande joie que celle-ci. Je n’en ai pas tant dit à Paul et il est tombé à terre, privé du sentiment et de la vue ; quant à toi, tu viens avec tes compagnons, nul d’entre eux ne sait rien ; voilà pourquoi je ne te donne pas un sentiment plus grand. Voici d’ailleurs un signe que je te donne : Essaye, efforce-toi de parler à tes compagnons, de penser à quelque autre chose bonne ou mauvaise ; tu ne pourras penser à autre chose qu’à Dieu. Et si je fais tout cela, ce n’est point à cause de tes mérites. » Alors je me remémorais tous mes méfaits, tous mes défauts, et je me voyais plus que jamais digne de l’enfer. « Je fais cela, reprenait-il, à cause de ma bonté ; si tu étais venue avec d’autres qui ne fussent pas semblables à ceux-ci, je ne te l’aurais pas fait. » Mes compagnons me jugeaient fatiguée ; c’est qu’en effet, comme chaque parole me causait une grande douceur, j’aurais voulu ne jamais arriver à Assise, j’aurais voulu que le voyage ne finît pas avant la fin du monde. Il me serait impossible d’évaluer la grandeur de la joie et la douceur de Dieu que je ressentis, surtout quand il me di :t « Je suis l’Esprit Saint, qui entre au dedans de [53] toi. » Lorsqu’il me disait tout le reste, je ressentais également une grande douceur. Et moi je disais par zèle : « On verra bien si tu es l’Esprit Saint, car tu viendras avec moi, comme tu me l’as dit. » Il m’avait dit en effet : « Je m’éloignerai de toi, quant à cette consolation, quand tu viendras pour la deuxième fois à Saint-François ; mais je ne m’éloignerai pas effectivement, si tu m’aimes. » Il m’accompagna jusque dans Saint-François comme il avait dit ; il ne s’éloigna point de moi quand j’y entrai ni pendant que j’y restai ; il demeura jusqu’après le repas, c’est-à-dire jusqu’à mon retour dans l’église. Alors, aussitôt que je me fus agenouillée à l’entrée, quand j’aperçus une peinture représentant saint François serré contre la poitrine du Christ, il me dit : « Voilà comme je te tiendrai serrée, et beaucoup plus qu’on ne peut le voir avec les yeux du corps. Et maintenant, ma douce fille, mon temple, voici l’heure où je vais accomplir ce que je t’ai dit ; car, quant à cette forme de consolation, je te quitte ; mais je ne te quitterai jamais, si tu m’aimes. » Si amère que fût cette parole, j’en éprouvai une douceur extrême. Et je regardai afin de voir aussi avec les yeux du corps et de l’esprit. Ici, moi frère, je l’interrogeai et je lui dis : « Que vis-tu ? » Elle répondit : « Je vis une chose pleine, une majesté immense, que je ne saurais exprimer ; mais il me sembla que c’était le souverain bien. Elle me dit beaucoup de douces paroles en s’éloignant ; elle s’éloigna lentement avec une suavité immense, sans secousse. Aussitôt après son départ, je commençai à pousser de hauts cris, à vociférer. Je criais sans aucune honte, disant et redisant : “Amour inconnu ! Pourquoi m’abandonnes-tu ?” Je ne disais et je ne pouvais que dire sans honte ces paroles : “Amour inconnu ! Pourquoi ? Et pourquoi ? Et pourquoi ?” Toutefois ce mot-là s’arrêtait tellement entrecoupé dans ma gorge qu’on ne le comprenait pas. Puis mon interlocuteur me laissa avec l’absolue certitude que sûrement il était Dieu [55] lui-même. Je criais voulant mourir. Et ce m’était une grande douleur de ne pas mourir et de survivre. Toutes mes articulations se brisaient.
Après cela, je revins d’Assise avec cette extrême douceur, et je rentrai chez moi par la route. Tout le long du chemin, je parlais de Dieu, j’avais grand-peine à me taire ; cependant je me contenais de mon mieux à cause de mes compagnons. Pendant que je m’en revenais par le chemin de Saint-François, Dieu me dit entre autres ces paroles : “Je te donne ce signe que c’est moi qui te parle et qui t’ai parlé, je te donne, dis-je, la croix et l’amour de Dieu au dedans de toi ; et je te donne ce signe pour l’éternité.” Immédiatement je sentis cette croix et cet amour au plus profond de mon âme ; je sentis cette croix corporellement ; en la sentant, mon âme se liquéfia dans l’amour de Dieu. Il m’avait dit, pendant que nous cheminions vers Assise : “Toute ta vie, ton boire, ton manger, ton dormir, toute ta façon de vivre me plaît.”
36. Rentrée dans ma maison, je sentis une douceur paisible, et cependant très grande, que je ne sais exprimer. Je désirais mourir. Ce m’était une si grande peine de vivre à cause de cette douceur paisible, tranquille, immense au-delà de tout ce que l’on peut dire, que, pour aller à cette douceur que je sentais et par crainte de la perdre, je désirais mourir à ce monde ; vivre m’était une peine plus dure que la douleur causée par la mort de ma mère et de mes fils et que toute douleur que je pouvais imaginer. Je demeurai chez moi couchée, jouissant de cette ineffable consolation, pendant huit jours. Et mon âme criait : “Seigneur, aie pitié de moi ; ne permets pas que je demeure plus longtemps en ce monde.” Il m’avait prédit sur la route d’Assise cette délectable et indicible consolation en ces termes : “Une fois rentrée chez toi, tu sentiras une autre douceur que tu n’as jamais éprouvée. Je ne te parlerai pas alors comme je l’ai fait jusqu’ici, mais tu [57] me sentiras.” Et je commençai d’expérimenter cette indicible, cette ineffable, cette paisible, cette tranquille consolation d’une inexprimable grandeur ; je restai couchée pendant huit jours, huit jours durant lesquels je pus à peine parler, pas même dire le Notre Père et guère me lever. La voix m’avait dit pendant que je faisais route vers Assise : “J’ai été avec les apôtres bien des fois, ils me voyaient des yeux du corps, ils ne sentaient pas ce que tu sens ; toi, tu ne me vois pas, mais tu me sens.”
Quand je me fus rendu compte que tout cela touchait à sa fin, mon interlocuteur se retira fort gracieusement. Et il dit ces paroles : “Ma fille, tu m’es plus douce que je ne te suis doux.” Il répéta ce qu’il avait déjà dit : “Mon temple, mes délices.” Il ne voulut pas que je fusse couchée à ce moment ; et à ces mots je me levai. Et il m’avait dit : “Tu as l’anneau de mon amour, je te tiens étroitement, tu ne me quitteras plus désormais. Recevez, toi et ta compagne, la bénédiction du Père et du Fils et du Saint-Esprit.” Il dit cela au moment de partir parce que je lui avais demandé une grâce pour ma compagne. Et il me répandit : “Je donne une autre grâce à ta compagne.”
Quand il eut dit : “Tu ne me quitteras plus désormais”, mon âme cria : “Oh ! je ne pécherai plus mortellement !” Il répondit : “Je ne te dis pas cela.” Dans la suite j’ai souvent senti des parfums indicibles. Ces choses et les autres furent si grandes que je ne les pourrais exprimer. Je puis rapporter un peu les paroles, mais la douceur et la délectation, je ne puis les traduire. Bien des fois il me fut parlé ainsi ; mais jamais aussi longuement, jamais si profondément ni avec tant de douceur.
[…]
… Ma fille, qui m’est beaucoup plus douce que je ne te [71] suis doux, mon temple, mes délices, le cœur du Dieu tout-puissant est maintenant sur ton cœur. » Et en même temps que ces paroles, il me vint un sentiment de Dieu d’une intensité que je ne connaissais pas encore ; tous mes membres eux-mêmes ressentaient le charme divin, je tombai sur le sol. La voix reprit : « Le Dieu tout-puissant a déposé en toi beaucoup d’amour, plus qu’en aucune femme de la ville ; il fait en toi ses délices. Dieu est plein de toi et de ta compagne ; que votre vie soit donc une lumière pour tous ceux qui veulent la regarder. Quant à ceux qui regardent et n’agissent point, un jugement sévère leur est réservé. » Et mon âme comprenait que ce jugement sévère concernait plus les clercs que les laïcs, parce qu’ils méprisent les choses de Dieu alors qu’ils les connaissent par les Écritures. L’amour que le Dieu tout-puissant a mis en nous est bien grand, mais il ne s’accommode pas de ces sentiments. — « Et maintenant ses yeux vous regardent. » Il me semblait en effet que je voyais ses yeux, des yeux de l’esprit ; ils me causaient une indicible joie. Il nie coûte de parler maintenant de ces visions d’une façon mensongère. Si grande que fût ma joie, mes péchés me revenaient néanmoins à la mémoire ; je ne voyais en moi aucun bien, je croyais n’avoir jamais rien fait qui fût agréable à Dieu. Me rappelant les déplaisirs que je lui avais causés, je me reprenais à douter que de si grandes paroles me fussent dites. « Si tu es le Fils du Dieu tout-puissant, commençai-je à dire, si mon âme sent ta présence, comment n’en reçoit-elle pas une joie qui la fasse défaillir ? Car je suis indigne. » Il répondit : « Je ne veux pas que ta joie soit plus grande, je te la mesure. » Et il m’avait répondu : « N’est-il pas vrai que le monde entier est plein de moi ? » Et je voyais que toute créature était pleine de lui. « Je puis tout faire, ajoutait-il, et que tu me voies sans me tenir comme je me suis comporté avec les apôtres, et que tu me sentes sans me voir comme tu me sens maintenant. » S’il ne disait pas toutes ces paroles, mon âme [73] comprenait qu’il disait l’équivalent, et même beaucoup plus ; et je sentais que tout était comme il disait. Comme moi, frère copiste, je lui demandais de quelle façon, elle me répondit : « Mon âme criait : Puisqu’il en est ainsi, puisque tu es le Dieu tout-puissant, puisque ces choses sont vraies et aussi grandes que tu le dis, donne-moi un signe afin que je sois sûre que c’est toi. Tire-moi de mon doute. » Je m’étonnais cependant d’avoir quelque doute, quoique ce doute fût tout petit.
44. Je lui demandais de me donner un signe matériel que je puisse voir, par exemple, de poser dans ma main une chandelle, ou une pierre taillée, ou tout autre signe qu’il voulut. « Je ne montrerai ce signe à personne, si tu l’exiges », lui disais-je. Et lui de répondre : « Le signe que tu demandes te donnerait toujours de la joie quand tu le verrais ou le toucherais ; mais il ne te tirerait pas du doute ; avec un signe de cette nature, tu pourrais être trompée. » Pendant qu’il me parlait ainsi, je comprenais tout ce que nous disons plus pleinement que je ne le puis raconter, je comprenais beaucoup plus de choses que nous n’en disons et avec une plénitude, une délectation, une affection dont nous n’exprimons absolument rien ; Dieu veuille que ce ne me soit pas un péché de les redire si mal et si faiblement ! Il me dit donc : « Je te donne un signe bien meilleur que celui que tu demandes, ce signe sera continuellement dans ton âme, tu sentiras toujours quelque chose de Dieu et seras toujours brûlante d’amour pour lui. Et tu reconnaîtras dans ton propre intérieur que nul autre ne le peut faire que moi. Voici donc le signe que j’imprime dans les profondeurs de ton âme, signe meilleur que celui que tu demandais. Je te laisse un amour tel que ton âme sera continuellement brûlante pour moi ; telle sera l’ardeur de ton amour que si l’on t’injurie, tu regarderas l’injure comme une grâce et te proclameras indigne d’une telle faveur.
[…]
“… Je te porte [81] un tel amour, que je ne me souviens plus de tes défaillances ; mes yeux ne les regardent plus.” Et : « J’ai déposé en toi un grand trésor. » Alors mon âme sentait que c’était certainement vrai, mon cœur n’en doutait plus. Elle sentait, elle voyait aussi, que les yeux de Dieu me regardaient ; et elle recevait de ces regards une telle délectation, qu’aucun homme, et même qu’aucun d’entre les Saints qui sont ici, s’il venait à descendre, ne pourrait la dire, l’exprimer. Quand il me dit : je te cache beaucoup de mon amour parce qu’autrement tu ne pourrais le porter, mon âme répondit : « Si tu es le Dieu tout-puissant, tu peux bien faire que je le porte. » Il répliqua : « Mais tu aurais sur terre tout ce que tu souhaites, tu n’aurais plus faim de moi, c’est justement pour cette raison que je ne veux pas. Je veux que dans ce monde tu me désires, tu languisses de moi. »
De même. Durant le premier entretien qui se produisit sur le chemin de Saint-François, comme à ses paroles : Ma douce fille, aime-moi, car je t’aime beaucoup plus que tu ne peux m’aimer, j’opposais mes péchés, mes défaillances et mon indignité de cet excès d’amour, il me dit : « Qu’il est grand l’amour que je porte à l’âme qui m’aime sans malice ! » Et il me semble qu’il voulait de l’âme, autant que ses forces le lui permettent, un peu de l’amour qu’il a lui-même pour nous et que, si elle en avait seulement le désir, il le lui accorderait. « Mais il y a si peu de justes et, ajoutait-il dans ce même entretien, il y a si peu de foi ! » II semblait se [83] plaindre. Et il disait : « Qu’il est grand l’amour que je porte à l’âme qui m’aime sans malice ; à une telle âme j’accorderais dès maintenant, — oui j’accorderais à tout homme qui m’aimerait d’un amour vrai, — beaucoup plus de grâces qu’aux saints des temps passés, dont on raconte que j’ai fait en eux de grandes choses. » Personne ne peut avoir d’excuse, car tout le monde peut l’aimer, or Dieu ne demande à l’âme que l’amour, car il aime, lui, il est l’amour de l’âme. — Et elle me disait pendant que j’écrivais : « Qu’elles sont profondes, ces paroles, à savoir que Dieu ne demande à l’âme rien sauf de l’aimer ! » Elle ajoutait en guise d’explication : « Qui donc pourrait se réserver quelque chose, s’il aimait ? »
Ici, moi frère copiste, j’ai, dans ma précipitation, bien diminué, tronqué ses très belles révélations sur le monde. J’ai recueilli, et encore en les abrégeant, seulement quelques-unes de ses paroles, non tout ce qu’elle disait.
Expliquant ensuite cette parole : que Dieu est l’amour de l’âme, elle me dit. Dieu aime l’âme, il est lui-même l’amour de l’âme. Il m’en a fait voir une preuve frappante dans sa venue en ce monde et dans sa croix (auxquelles il s’est abaissé) alors qu’il était si grand. Il m’expliquait tout ce qu’il a fait pour nous en dépit de sa souveraine grandeur : et sa venue et sa passion sur la croix. Il me donnait des raisons éclatantes ; puis me disait : « Regarde bien, trouves-tu en moi quelque chose qui ne soit pas amour » ? Et il me montrait qui l’avait envoyé, pourquoi il était venu et quelle est sa grandeur. Il me montrait en détail sa passion, sa croix, toutes ses souffrances, toutes ses grandeurs ; et mon âme voyait enfin, comprenait qu’il est très certainement tout amour. Et il me semble, disait-elle, qu’il se plaignait de trouver aujourd’hui si peu de personnes à qui donner sa grâce. Aussi disait-il, il y a un instant, que s’il trouvait aujourd’hui des âmes qui l’aiment, il leur conférerait beaucoup plus de grâces qu’aux saints du temps passé. [85]
Puis elle me dit tandis que j’écrivais : « J’aurais des scrupules de divulguer ces secrets si je n’avais entendu cette parole, que plus je parle et parlerai de ces mystères, plus il m’en restera. »
Et elle me dit à moi frère copiste : “Hier et aujourd’hui, j’ai refusé beaucoup de choses. Mais aujourd’hui comme j’avais des remords de t’avoir dit, à propos du signe qui m’a été donné, que je possède ce signe, que j’aime les tribulations, ainsi que tu l’as écrit, — comme j’avais des craintes que tout ne fût pas vrai dans mes paroles et dans ce que tu en as écrit, il me fut fait instantanément cette réponse : « Tout ce qui est écrit est véridique, et sans une ombre de mensonge ; mais les choses que j’ai dites étaient beaucoup plus pleines, je les ai dites beaucoup plus pleinement ; elles ont été bien mal reproduites. » En effet ce que moi copiste j’avais écrit, je l’avais écrit en abrégé et imparfaitement. Celui qui parlait me montra comment j’avais ce signe et il me dit : ((Le Seigneur est présent dans tout ce que vous écrivez, il se tient près de vous. » Et mon âme comprit et sentit que Dieu en avait de la joie. Ces paroles me furent dites à cause du remords que mes confidences me causaient, car je disais beaucoup de choses sur lesquelles il n’y avait point à demander conseil, étant donné leur clarté.
Lorsque moi copiste, j’eus écrit ce qui vient d’être rapporté, la fidèle du Christ me parla en ces termes : ‘Voici une vérité [87] qu’on vient de m’enseigner encore et de graver si profondément dans mon cœur que je ne puis m’empêcher de la proclamer et de la crier à tous, tant Dieu me l’a rendue évidente en me disant : “Il n’est personne qui puisse trouver excuse de n’être pas sauvé. Car il ne faut pas faire plus que ne fait à l’égard du médecin le malade qui déclare son mal et promet de suivre l’ordonnance. Ainsi l’âme ne doit pas faire davantage, ni se procurer d’autres remèdes que de se montrer au médecin et de se plier à tout ce qu’il presci it en se gardant d’y mêler rien de contraire.” Or mon âme comprenait que le remède est le sang du Christ, que le Christ distribue lui-même le remède, et qu’il suffit au malade de s’apprêter à le recevoir ; alors le médecin rend la santé, guérit la maladie. Mon âme obtempérait et voyait tous ses membres atteints d’une infirmité particulière. Elle commença à compter tous mes membres et leurs péchés. Elle énumérait les fautes de tous mes membres, elle les voyait, elle les énumérait avec une facilité étonnante. Il écouta tout avec patience. Puis il me répondit avec une grande bonté, en procédant par ordre, qu’il les guérissait immédiatement 1. “Marie-Madeleine, disait-il, a souffert comme toi, son âme aussi était malade, elle désirait être délivrée de son infirmité. Quiconque le désirera comme elle pourra comme elle retrouver la santé.”
[…]
[97] 51. Pendant que j’écrivais, la fidèle du Christ me dit qu’une fois elle priait Dieu de lui donner quelque chose de lui, et qu’elle fit le signe de la croix. Elle demandait aussi à Dieu de lui montrer quels sont ses enfants. Dieu lui donna entre autres cet exemple. Supposons un homme qui aurait beaucoup d’amis. Il les invite tous, il reçoit ceux qui viennent à sa table. Tous les invités ne viennent pas et cet homme en souffre à cause du grand festin qu’il a préparé. Il place tous ceux qui sont venus à la table du festin. Mais bien qu’il les aime tous et qu’à tous il fasse part de son banquet, cependant il place ceux qu’il aime davantage à ses côtés à une table spéciale. Il invite ceux qu’il aime d’amour plus intime à manger dans le même plat et boire à la même coupe que lui. Alors, l’âme toute remplie de bonheur, je demandai :
Quand as-tu, Seigneur, invité tout le monde ? Dis-le-moi.’ Il répondit : « J’ai appelé, invité tous les hommes à la vie éternelle. Que ceux qui veulent venir, viennent ; personne n’a l’excuse de ne pas être invité. Et si tu veux voir combien j’ai aimé les hommes et combien j’ai désiré de les avoir à ma table, regarde la croix. » Il poursuivit : ((Voici que les invités viennent et sont placés à table. » Et il donnait à entendre qu’il est lui-même et la table et la nourriture des convives. Je demandai : « Par quelle voie sont venus les invités ? » Il répondit : « Par la voie de la tribulation. Ce sont les vierges, les chastes, les pauvres, les infirmes, les souffreteux. »
[…]
[111] Elle me dit encore à moi, frère copiste, qu’une fois Dieu lui dit et lui montra péremptoirement et en détail qu’elle n’était rien, qu’elle était faite d’une matière vile, qu’il ne trouvait en elle aucune bonté, que cependant Dieu l’aimait, que ce Dieu qu’elle-même peut aimer est chose si grande et si parfaite que la pensée de l’amour qu’il lui porte ne peut lui causer aucun orgueil, ni mettre obstacle à sa perfection. Et, en effet, après que lui avaient été montrées la puissance de Dieu et sa propre bassesse, il lui avait été dit : ‘Vois ce que tu es, toi pour qui je suis venu.)) — Et quand je voyais ce que j’étais, et ce que j’étais devenue en offensant Dieu, je me sentais plus méprisable qu’aucune créature.
[…]
61. Une fois, elle entendit ces divines paroles : « Moi qui te parle, je suis la puissance divine qui t’apporte une grâce. Voici la grâce que je t’apporte : je veux que tu sois utile à tous ceux qui te verront ; plus que cela, je veux que tu aides et que tu sois utile aussi à ceux qui penseront à toi ou qui t’entendront nommer. Plus quelqu’un me possédera, plus tu lui seras utile. » Alors bien qu’elle sentît une joie extrême, mon âme dit : « Je ne veux pas de cette grâce, je crains qu’elle ne me nuise, qu’il n’en résulte pour moi de la vaine gloire. » Il me répondit aussitôt : « Tu ne peux rien à cela ; ce bien n’est pas à toi, tu n’en es que la gardienne. Conserve ce bien, et rends-le à qui il appartient. » Mon âme comprit que dès lors cette grâce ne pouvait me nuire. D’ailleurs il m’avait dit : « Il m’est agréable que tu aies cette crainte. »
Il dit aussi : « Fais les trois choses qu’on t’a dites. Essaie de les faire ; si tu les fais, ce que tu as demandé à ma mère te sera accordé autrement qu’il ne l’a été jusqu’ici. » Or, j’avais demandé à la bienheureuse Vierge de m’obtenir de son Fils, pour la fête prochaine, la grâce de connaître que je n’étais pas trompée dans les discours qui m’étaient adressés. Les paroles que je viens de rapporter me laissèrent une grande joie et une ferme espérance que, conformément à cette promesse, la bien — [123] heureuse Vierge m’obtiendrait la grâce que j’avais demandée.
Il m’avait dit aussi dans ce même entretien qu’il m’accorderait la grâce de ne plus agir autrement qu’avec sa permission. Après cela, je commençai à faire les trois choses en question. Voici en quoi elles consistaient : elles m’avaient été indiquées au cours d’un entretien, dans les termes suivants : « Dieu s’est manifesté à toi, il t’a parlé, il t’a donné de le sentir, afin que tu évites de ne rien voir, de ne rien dire, de ne rien entendre que d’après lui. » Je comprenais que ces paroles m’étaient dites avec beaucoup de discrétion. Dès que j’eus commencé à faire ces trois choses, mon cœur fut soulevé de la terre et posé en Dieu, de sorte que je ne pouvais penser et voir que Dieu. Si je parlais, si je mangeais, si je faisais n’importe quoi, cela n’empêchait pas mon cœur de rester toujours en Dieu. Quand j’étais en oraison et que je voulais aller manger, j’en demandais la permission. Dieu me la donnait : « Va, me disait-il, mange, avec la bénédiction de Dieu Père, et Fils, et Saint-Esprit. » La permission se faisait quelquefois attendre, quelquefois je l’obtenais immédiatement. Cela dura trois jours et trois nuits.
Quand cet état eut cessé, un jour j’étais assise à ne rien faire dans ma maison, j’entendis ces paroles : « Moi qui te parle, je suis saint Barthélemy qui fut écorché. » Il faisait un grand éloge de soi, il disait que c’était sa fête ce jour-là. Cette parole [125] emplit mon âme de tristesse et de vague ; je ne pouvais prier, je ne pouvais me recueillir. Mais je découvris ensuite qu’il m’avait menti ; car ce n’était pas alors la fête de saint Barthélemy, c’était celle de sainte Claire. Cette tristesse, ce trouble durèrent dix jours, jusqu’à l’octave de la Madone, octave de sainte Marie d’août, jour où je me rendis à Assise.
Alors elle se confessa de son mieux, afin de tranquilliser son âme, et elle se disposa à communier. Pendant qu’on chantait la messe, elle prit place auprès et en dedans de la grille de fer. Alors lui fut dite une parole divine très douce qui aussitôt la tranquillisa toute. II lui fut dit : ‘Ma fille qui m’es douce ou des mots beaucoup plus suaves. Toutefois quelques instants auparavant, Dieu, lui semblait-il, l’avait déjà tranquillisée par de divines paroles. Il lui avait dit entre autres choses : « Ma fille qui m’es douce, nulle créature ne peut te donner de consolation, mais moi seul. »
Il dit ensuite : « Je veux te montrer un peu de ma puissance. » Sur le champ les yeux de mon âme furent ouverts. Je vis une plénitude de Dieu dans laquelle j’embrassais l’univers tout entier, l’en deçà et l’au-delà des mers, et l’abîme, et l’océan, et toutes choses. En toutes ces choses, je ne voyais que la puissance divine, et je la voyais d’une vision impossible à décrire. Alors, mon âme ne pouvant contenir son admiration s’écria : « Ce monde est gros de Dieu ! » Et je compris le peu que sont le monde, l’en deçà et l’au-delà des mers et l’abîme et toutes choses, et comment la puissance de Dieu déborde et emplit tout.
Et il dit : « Je viens de te montrer un peu de ma puissance. » Je compris qu’après cela je pourrais mieux comprendre le reste. [127] Et il dit : « Vois maintenant mon humilité. » Et je vis la si profonde humilité de Dieu envers les hommes ; et comprenant cette puissance inénarrable, voyant cette si profonde humilité, mon âme remplie d’admiration, se réputait absolument néant, elle ne voyait en elle pour ainsi dire rien, excepté l’orgueil.
Alors je me mis à dire que je ne voulais pas communier, parce que je m’en trouvais complètement indigne ; et de fait j’en étais absolument indigne. Et il m’avait dit, après m’avoir montré sa puissance et son humilité : « Ma fille, nulle créature ne peut atteindre à une si haute vision, si ce n’est par grâce divine : et tu y es parvenue, toi. » Et comme on arrivait à l’élévation du corps du Christ, il dit : « La puissance divine est maintenant sur l’autel. Je suis en dedans de toi. Pourquoi ne pas me recevoir puisque tu m’as déjà reçu ? Communie donc avec la bénédiction de Dieu le Père, et du Fils et du Saint-Esprit. Moi qui suis digne, je te fais digne. » À partir de ce moment, j’éprouvai une indicible douceur, une joie immense qui, je le crois, ne me fera jamais défaut en cette vie. Il ne me resta aucun doute sur ce point. Ainsi me fut donnée, du moins je le suppose, la grâce que j’avais demandé à la mère de Dieu de m’obtenir de son Fils, et accompli la promesse qui m’avait été faite dans un divin entretien.
Une fois qu’elle était couchée et malade, il lui fut dit : ((Frère un tel est nommé gardien ; c’est chose sûre et certaine qu’il est renommé gardien. » J’entendais cette parole au sens spirituel, je pensais qu’il était établi gardien dans les choses divines. [129] Comme ensuite je pensais que cette parole était voilée pour moi, la voix reprit : « Dis au frère qu’il est certainement renommé gardien. » Elle me dit cela, parce que j’avais hésité à avertir le religieux.
Pendant que j’étais au lit, malade, il me fut dit : « Lève-toi, tiens-toi à genoux et mains jointes. » Je n’osais me lever à cause de ma maladie. Je me levai néanmoins près de mon lit ; mais au lieu de faire comme on m’avait dit, je m’assis près de mon lit. Plusieurs fois le même ordre me fut dit et répété, et pendant que j’étais couchée et après que je me fus ainsi levée auprès de mon lit. Il dit ensuite : « Lève-toi, frappe-toi la poitrine, et, sous les yeux de ta compagne, fais ta coulpe de n’avoir pas obéi. » Alors je me levai avec une grande joie, aussi légère et aussi joyeuse que si je n’avais pas auparavant souffert les douleurs et l’infirmité ; je ne sentais plus ni douleur ni faiblesse. Je fis ma coulpe sous les yeux de ma compagne. Et il dit : prononce ces paroles : Louée et bénie soit la Sainte-Trinité et Sainte Marie Vierge-Mère. » Je dis ces paroles plusieurs fois avec grande joie et délice.
Or à cette même époque, j’avais été dans la tribulation ; j’avais l’impression de ne plus rien sentir de Dieu et d’être comme abandonnée de lui. Je ne pouvais plus confesser mes péchés. D’une part, je pensais que cette épreuve m’était arrivée à cause de mon orgueil ; de l’autre, je voyais en moi mes péchés si profondément qu’il ne me semblait pas que je pusse les confesser dans les dispositions requises ni même les dire seulement de bouche. Il [131] me semblait que je ne pourrais les manifester. Je ne pouvais même plus louer Dieu ni demeurer en oraison. Je ne voyais plus en moi rien de divin, sauf la conviction de ne pas être éprouvée autant que je devais l’être et la volonté de ne pas m’éloigner de Dieu par le péché pour tous les biens ni pour tous les maux du monde. Je demeurai dans cette tribulation si forte, si horrible pendant quatre semaines et plus.
Après ce laps de temps, j’entendis la parole divine que voici : « Ma fille, aimée de Dieu et de tous les saints du paradis. » Et : « Dieu a mis en toi son amour, il a pour toi plus d’amour que pour aucune femme de la vallée de Spolète. » Mon âme répondit, disant et criant, parce qu’elle doutait : « Comment le croirais-je, attendu que je suis remplie de tribulations et que je me sens presque abandonnée de Dieu ? » Il répondit : « C’est quand tu te crois plus délaissée, que tu es plus aimée de Dieu, que Dieu se tient plus près de toi. » Comme je demandais encore une plus grande certitude et sécurité, il me fut dit : « Voici le signe que je te donne que tu es aimée de la sorte : si c’est tel frère, réjouis-toi, tu sauras que c’est vrai. »
Quand vint l’heure de manger, je priai le Christ de m’enlever tout péché, de me donner l’absolution par les mérites de sa très sainte passion, et de nous bénir, moi, ma compagne, et toi. — Alors il lui fut dit : ‘Tes péchés te sont enlevés ; je vous donne ma bénédiction avec la chair de cette main qui fut crucifiée sur la croix. Il me sembla voir cette main nous bénir, je compris qu’elle répandait sa bénédiction sur nous trois, et je me délectai à sa vue. Il dit : « Reçois la bénédiction du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit éternellement. » Je compris pour nous trois. II avait dit : « Dis à frère un tel de travailler à se faire petit. » Et encore : « Dis-lui qu’il est beaucoup aimé du Dieu tout-puissant et de s’appliquer lui-même à l’aimer. »
LES LAITUES 133
Après ce colloque, le même jour, comme je voulais laver des laitues, vint s’entremêler une parole de tromperie : « Est-il digne de toi de laver des laitues ? » Voyant clairement le piège, je répondis avec indignation et douleur ; je répondis avec indignation et tristesse parce que cette parole me faisait douter des autres ; et je dis : « Je suis digne que Dieu me jette immédiatement en enfer, je suis digne de ramasser du fumier. » Peu après cette tristesse et ce trouble, une parole me fut adressée dont je ressentis une grande joie : « Il est bon que le vin soit tempéré par l’eau. » Aussitôt ma tristesse s’atténua, disparut.
Tout ce qui vient d’être dit de cet entretien eut lieu un jour de vendredi, commença avant none et continua jusqu’après le repas ; et jusqu’à ce jour-là, j’eus toujours cette tristesse pendant quatre semaines et plus. Ce jour même, j’eus donc cette joie ; seulement elle ne fut pas assez grande pour m’enlever ma tristesse, elle ne fit que la tempérer. Je n’avais pas jusque-là une volonté ferme de me confesser. Mais à ce moment je commençai à désirer, à vouloir me confesser et communier. Et il me fut dit : ‘Il m’est bien agréable que tu communies ; car si tu me reçois, tu m’as déjà reçu, et si tu ne me reçois pas tu m’as déjà reçu.
[…]
[137] Quand elle m’eut dit ces choses, moi frère, je lui avais demandé de prier Dieu de nous éclairer sur le doute précité. Il lui fut dit :
Dis au frère : Que signifie ceci, que, pendant toute cette tribulation, elle n’a pas aimé moins, mais davantage, alors qu’elle se croyait abandonnée ? Et dis-lui : C’est moi qui la soutiens ; car si je ne la soutenais, elle serait submergée. Et dis-lui que la parole susdite était voilée pour toi.’ Et il emprunta un exemple aux choses d’ici-bas, celui d’un père qui aurait un fils très cher, et qui lui mesurerait les aliments. Il les lui mesure afin qu’ils lui soient plus utiles. Il ne lui permet ni de boire de vin pur ni de manger avec excès, de peur que cela ne nuise à sa santé ; il lui mesure tout afin qu’il grandisse davantage.
Et la fidèle du Christ me parla ainsi à moi frère. Dieu accomplit très souvent dans mon âme des opérations merveilleuses, qui, je le comprends, ne peuvent être faites par aucune créature, mais par Dieu seul. Tout d’un coup mon âme est élevée en Dieu en une joie telle que si cela durait, je crois que le corps perdrait sur le champ tout usage des sens et des membres. C’est souvent que Dieu se livre à ce jeu dans l’âme et avec l’âme
[…]
[147]… Après avoir ainsi contemplé la puissance et la volonté de Dieu, mon âme fut subitement attirée et élevée, encore beaucoup plus haut, me semble-t-il. Je cessai de voir la puissance et la volonté de Dieu ; le mode même de la vision fut changé, je vis une chose stable, inébranlable, inexprimable dont je ne puis rien dire sinon qu’elle était le souverain bien. Mon âme éprouvait une joie absolument indicible. Je ne voyais pas l’amour, je voyais l’inexprimable. J’avais été tirée de l’état précédent et élevée à cet état très noble, indescriptible. J’ignore si, dans cet état très élevé, je me tenais debout ; je ne sais pas non plus si j’étais dans mon corps ou hors de lui.
[…]
FIN DU QUATRIÈME PAS OU QUATRIÈME RÉVÉLATION.
[151]
69. Cette fidèle du Christ raconta ce qui suit : ‘Une fois, je méditais sur l’extrême pauvreté du Christ, autant du moins qu’il me la montrait dans mon cœur et voulait que je la visse. Je voyais pour qui il s’était fait pauvre. Alors j’eus et je sentis tant de douleur et de remords que mon corps défaillit presque. Dieu voulut me montrer davantage encore de cette pauvreté. Je le vis pauvre d’amis et de parents. Je le vis si pauvre qu’il me semblait incapable de se venir en aide à lui-même. On dit quelquefois que la puissance divine était alors cachée par humilité. Mais, Dieu même m’instruisit sur ce point et me montra qu’elle n’était pas cachée. Alors j’eus, je sentis une douleur plus grande que jamais ; je sentis tellement mon orgueil que depuis ce jour je ne puis plus avoir de joie.
70. Un jour encore que j’étais debout, que je méditais et que je méditais avec douleur la passion de ce fils de Dieu incarné, il daigna me montrer et me faire voir dans sa passion des choses qu’on ne m’avait jamais dites, et me montrer aussi qu’il voyait en moi une connaissance de sa passion supérieure à tout ce qu’on m’en avait appris. Le Christ voyait tous les cœurs obstinés dans leur impiété contre lui, tous ses membres s’ingéniant à abolir son nom, ses ennemis ne songeant à lui qu’afin de le détruire. Il voyait toutes les subtilités qu’ils dressaient contre lui, le Fils de Dieu ; il voyait tous leurs conciliabules, la multitude de leurs conciliabules. Il voyait leurs atroces colères. […]
[157]
75. Une fois, pendant le carême, disait encore la fidèle du Christ, se sentant très aride, elle priait Dieu de lui donner quelque chose de 1Li-même, qui est tout bien, à elle, pauvre desséchée. Alors les yeux de son âme furent ouverts. Elle vit l’amour qui venait doucement vers elle. Elle en vit le principe, elle n’en vit pas la fin ; c’était une chose continue. Seulement elle ne trouve aucune couleur à quoi la comparer. Dès qu’il vint à elle, il lui sembla le voir des yeux de l’âme plus clairement que les yeux du corps ne peuvent voir, prendre en la touchant la ressemblance d’une faux. Il ne faut pas entendre ici quelque apparence mesurable. L’amour prit la ressemblance d’une faux parce qu’à ce moment il se retira de l’esprit, ne se livrant pas autant qu’il se fit comprendre et qu’alors elle le comprit ; ce qui la fit languir davantage ; aussi n’y a-t-il point là une ressemblance mesurable ou sensible, c’est en l’intelligence selon l’opération ineffable de la grâce divine.
Aussitôt après la fidèle du Christ fut remplie d’amour et d’indicible satiété ; et bien que cette satiété la rassasiât, elle lui donnait cependant une telle faim que tous ses membres se disjoignaient, que son âme languissait et désirait aller à Dieu. Elle ne [159] voulait ni sentir ni voir aucune créature. Elle ne parlait pas, elle ne sait même plus si elle aurait pu prononcer des paroles, mais elle parlait intérieurement, criant à Dieu de ne pas la faire languir d’une si longue mort ; car elle estimait la vie une mort. Elle invoquait aussi d’abord la bienheureuse Vierge ; puis elle suppliait et appelait tous les apôtres pour qu’ils allassent avec elle se mettre à genoux devant le Très-Haut et le prier de ne pas la laisser souffrir cette mort qu’est la vie présente, mais de la faire parvenir à celui qu’elle sentait. Elle suppliait de même et appelait le bienheureux François et les évangélistes. La fidèle du Christ criait et disait beaucoup d’autres paroles dans cet état. Et elle me dit : J’entendis alors une parole divine ; comme je me croyais tout amour, à cause de l’amour que je sentais, j’entendis : Beaucoup se croient dans l’amour, qui sont dans la haine ; beaucoup par contre se croient dans la haine, qui sont dans l’amour. Mon âme répondit et dit : Est-ce que moi, qui suis tout amour, je suis dans la haine ? Dieu ne répondit point par des paroles, mais il me fit voir clairement, me fit sentir avec certitude ce que je cherchais. Je fus complètement satisfaite, je ne crois pas que je puisse jamais cesser de l’être ; le témoignage d’aucune créature ne me convaincra jamais du contraire. Quand même un ange me le dirait, je ne le croirais pas, mais je lui répondrais : « Non, non, c’est toi qui es tombé du ciel. » Et je voyais en moi deux parties, comme si on eût tracé en moi une route. D’un côté je ne voyais qu’amour et totË, bien, venant de Dieu et non de moi ; de l’autre, je me voyais aride, je voyais qu’il ne venait de moi aucun bien. Par là, je vis que ce n’était pas moi qui aimais, bien que je fusse toute transformée en amour, mais que cela ne venait que de Dieu. Puis les deux parties se réunirent, et leur union me donna un amour beaucoup plus grand, beaucoup plus ardent. J’avais le désir d’aller à cet amour. [161]
76. Entre cet amour, si grand que je pus à peine concevoir qu’il en existe un plus grand si ce n’est celui qui donne la m