Figures et témoignages proposés par Dominique Tronc
JEANNE DE CHANTAL 1572-1641
MARIE DES VALLéES 1590-1656
MARIE DE L’INCARNATION 1599-1672
Femmes mystiques au XVIIe siècle
Catharina Regina von GREIFFENBERG ~1662
Jeanne de Chantal n’a pas bénéficié d’un intérêt littéraire comparable à celui très justement accordé à son ami François de Sales. Elle n’a pas écrit d’« œuvre » tandis qu’elle remplissait au jour le jour la tâche harassante de fonder puis de visiter les nombreuses Visitations.
Nous bénéficions heureusement d’une récente et admirable édition critique de la vaste correspondance, 1 mais les autres écrits et les transcriptions de « dits » à ses sœurs n’ont jamais été réédité depuis la fin du XIXe siècle. Ce qui nous apparaît comme surprenant sans pour autant rester inexplicable.
Les Écrits de Jeanne couvrent les tomes II et III de l’édition en huit tomes publiée par les soins des religieuses du premier monastère de la Visitation Sainte-Marie d’Annecy2.
Mais l’ensemble s’ouvre sur la Vie de la sainte par la Mère de Chaugy puis se ferme sur cinq volumes de Correspondances (aujourd’hui rendus caducs par l’édition critique), ce qui rend moins évident l’accès aux beaux textes à découvrir en son sein. Cette série de forts volumes reliés a finalement été assez rarement visitée à cœur (sauf par les visitandines). Enfin on ne peut oublier un style elliptique et abrupt comparé à celui fleuri et attachant de François.
Les Écrits des tomes II et III recèlent les joyaux qui témoignent d’un accomplissement mystique mené à terme. Leurs diamants brillent brièvement au détour de telle conversation orale avec les sœurs. Comme celles-ci étaient souvent d’origine simple, leur Mère sait illustrer toute présentation mystique par de belles analogies. Les conditions d’exposition et l’usage thérapeutique poursuivi ne prêtent pas à des épanchements, mais tout lecteur sensible en recherche spirituelle devinera et appréciera les témoignages indirects caractérisant la vie mystique véritable donc sobre.
Il n’est cependant pas inutile de préparer le terrain en omettant ce qui est trop religieux pour notre goût de modernes. Jeanne-Françoise se révèle à ses proches par ses conseils parfois abrupts, toujours concrets. C’est le cas tout particulièrement dans ses Entretiens 3 mais aussi dans ses divers « papiers » retrouvés.
Nous proposons en un seul volume imprimé et maniable un choix 4 couvrant la moitié environ des écrits rassemblés dans les tomes II & III de l’édition de 18755.
Ce contact avec la Mère de Chantal nous a incités à consulter le fonds des sources préservées au couvent d’Annecy : elles nous furent très obligeamment ouvertes et nous avons partiellement photographié des manuscrits jugés essentiels.
En attendant un travail ample à conduire sur les sources, le choix présent d’orientation « mystique » est opéré sur une édition non critique, mais qui s’avère fidèle.
La documentation décrite infra provient des archives préservées à la Visitation d’Annecy. Elle a été constituée grâce à l’accueil du vendredi 2 octobre 2009 — confiance à laquelle nous avons été très sensible. Ses photographies sont réparties en une arborescence dont nous indiquons ci-dessous les titres de sous-répertoires, complétés par des « signatures » permettant d’identifier les sources. Certaines entrées resteraient à compléter dans le cadre de travaux à venir.
/MANUSCRITS Annecy
//J de Ch 4 autographes (chx) : « Autographes de Ste J.F. de Chantal », série D : « papiers intimes, documents historiques, ébauches du Coutumier : aperçu par quelques photos : 1 à 16.
//J de Ch 5 chapitres tenus en divers temps (complet) : Œuvres D n° 2, « … de Nice » : « Table des chapitres… » suivie de « Les chapitres tenus en divers temps… premièrement pour les solitudes… », 1 à 191 suivi de « Mes Cheres sœurs je vous demande très humblement pardon de la mauvaise édification que je vous donne, par mon peut de fidélité a remplir mon devoir… » : photos doubles pages1 à 102, ms. très lisible.
//J de Ch 6 chapitres tenus par notre digne mère (complet) : Œuvres D n° 2, relié peau, 15 : « Chapitres tenus par notre digne Mère sur l’explication de la règle et plusieur entretiens qu’elle a fait. Premièrement avant toutes choses… » : photos d. p. 1 à 141, ms. très lisible.
//J de Ch 7 déposition procès François (Meaux, complet) : cartonné bleu, « Teneur de la déposition de la ven Mere Jeanne Farnçoise Fremiot de Chantal, première religieuse, première supérieure et fondatreice… », photos 1-84, ms. très lisible.
//J de Ch 8 original des réponses (complet) : cartonné blanc, titré en tranche, « cet original des responses… corrigée de sa propre main a esté produict dans les procès juridiques… » “Recoeil de ce que notre très (unique et add.) chère Mère nous a dit aux récréations en ce monastère d’annessy…” : photos 1 à 126, assez lisible malgré des ratures.
//J de Ch 9 recueil des bonnes choses (ms de Verceil complet) : cartonné blanc D n° 6, photos d. p. 1 à 61, 1 à 111 simple p. éclairci redressé : source de notre transcription. « Comme il faut faire… je vous les souhaite ; Amen. » Suivi d’une autre main : lettre de 1834 reprise en petits caractères dans notre édition.
//J de Ch 10 recueil des chapitres (complet) : “cartonné gris, titre collé en couverture « Receüil des chapitres que notre B mère a tenus à nos chères sœurs d’annecy et qui nous a esté cordialement communiqué par notre très h. sœur la sup. de Dijon cette années 1734 », Œuvres D n° 1, page 1 : « Chapitre… Vous voyez mes sœurs… » annotation crayon avec renvoi au tome II de l’édition 1876 ; table en fin : « Ch. sur le premier de la reigle… Ch. du dernier samedy de l’année. » : photos d. p. 1 à 43.
//J de Ch 11 recueil des chapitres de notre digne mère (complet) : relié peau blanc, Œuvres D 101 Visitation de Meaux « Recueil… pour le premier dimanche de l’avent… » avec table des chapitres suivis de conférences écriture pas très ancienne, photos d. p. 1 à 85
//J de Ch 12 recueil des principales choses (1-264 incomplet) : cartonné rose tranche « 5 », collé : ‘n° 13/(c)/Recueil des principales choses que N. Ste Mère a dites dans des Entretiens, Chapitres, etc. /très précieux’, D n° 5 ‘Recueil… Un jour revenant de la seconde table… avec étiquette collée « 7 » correspondante aux numéros de l’édition (et de même « 38 » pages 7, etc. : photos d. p. 1-à 133 [malheureusement reste donc à compléter la saisie de ce « très précieux » ms.] + table (complète elle couvre 46 pièces dont la dernière indiquée page 451).
//J de Ch 13 répertoire mss Visitation Annecy : ordex : Autographes A puis D : photos 1 à 11 (incomplet)
/RESPONSES… éd.1631 1-709 table
Livre complet : photos doubles pages 1 à 365 ‘Responses… sur les Regles, Constitutions, & Coustumier… à Paris 1682 (imprimé 1-709 + table ms.)
/EPISTRES (1644) (début, demandes 686, 904)
Livre dont la saisie est très incomplète (il existe un ex. à Solesmes réf. MTc 24 : 2/2) : photos d. p. 1 à18.
/d’autres entrées dans notre base incluent divers ouvrages :
Histoire de la Galerie par Burns, photos du musée du couvent, de la session 2009 avec le P. de Longchamp ; Ravier Sainte Jeanne de Chantal 1984 ; Bremond Jeanne de Chantal, 1912 ; Chaugy, Vie de J de Ch et 7 religieuses […]
On trouvera de nombreuses sources imprimées disponibles sur le web (édition de 1875, œuvres de François de Sales dont sa correspondance, etc.)
[….]
L’autre papier est tout écrit de la main de notre Bienheureuse Mère. Les signatures sont écrites avec son sang.
[….] Je remets dès maintenant tout ce qui m’arrivera ci-après à votre soin, et dès maintenant comme alors, je vous mets les choses plus scabreuses et épouvantables, je les recommande au plus secret de votre Providence, ne les voulant nullement profonder, mais y faire doucement ce que je pourrai, vous laissant le soin du surplus et de toute chose en général qui me puisse toucher, soit au corps, à l’âme et à l’esprit, me réservant le seul soin de retourner mon esprit de toutes choses à vous, de suivre le bien que je connaîtrai et fuir le mal, tâchant de me tenir en Dieu, douce, patiente et paisible parmi les troubles, faiblesses, ténèbres, impuissance, et toutes sortes de peines, sécheresses, insensibilités, qu’il plaira à mon Dieu permettre m’arriver, tâchant de tout mon pouvoir de ne les point regarder, ni de m’en vouloir délivrer ni affliger, ni même faire semblant de les voir, nonobstant que je les sente vivement ; mais par-dessus toute vue et sentiment, quel qu’il puisse être, je tiendrai simplement mon esprit en Dieu, ou auprès de Dieu, en ce repos, abandonnement, et très-ferme confiance, sans le vouloir sentir, ni en faire des actes. Que s’il plaît à Dieu me donner des sentiments de sa présence, et de toute vertu, je demeurerai en lui seul, et en son bon plaisir, moyennant sa très sainte grâce ; et, fondée sur cette résolution et reconfirmation, je ne ferai plus aucun effort pour faire des actes de quoi que ce soit ; mais, simplement, en touchant cet écrit, mon intention est, et je la mets devant vous, ô mon Dieu ! ma souveraine miséricorde, en qui je mets mon espérance, mon intention, dis-je, est de reconfirmer, approuver et ratifier tout ce que j’ai dit en cet écrit : voilà mes désirs, mes résolutions et affections invariables. Mais, ô mon Dieu ! souveraine Vérité qui pénétrez les plus intimes replis de mon cœur, je confesse devant vous mon impuissance, ma misère, ma pauvreté, abjection, mon vrai néant, et qu’il m’est impossible d’accomplir toutes ces miennes résolutions et très-cordiales affections, sans l’assistance toute-puissante de votre divine grâce ; car vous savez le fond de ma misère et de ma faiblesse. C’est pourquoi établissant en vous, ô mon Dieu ! tout mon soin, toute mon espérance, et ma force par-dessus tous mes sentiments, prosternée aux pieds de votre miséricorde, ô mon Père très-saint ! je vous supplie très humblement, au nom de votre très-saint Fils, notre Rédempteur, d’avoir pour agréable ces miennes affections, prières, résignations et résolutions, et m’octroyer la grâce abondante qui m’est nécessaire pour les accomplir parfaitement, entièrement et fidèlement, jusqu’au dernier soupir de ma vie.
O doux Jésus, et Sauveur de mon âme ! qui êtes la vérité infaillible, vous nous avez promis que ce que nous demanderions à votre Père éternel, en votre nom, il nous le donnerait, faites-moi jouir de l’effet de vos divines et infaillibles promesses vous savez que tout mon désir est d’être tout à [60] vous, et que, par votre grâce, je n’ai rien excepté en mes renoncements, que vous seul et le bien d’incomparable bonheur de ne vous point offenser, d’être éternellement vôtre, et conjointe à votre douce et très-équitable volonté pour disposer de moi au temps et à l’éternité, selon votre saint bon plaisir. Que, s’il vous plaît, ô ma chère espérance ! que je vous demande la délivrance de mon affliction intérieure, je le fais de tout mon cœur ; oui, mon cher Rédempteur, s’il est possible, je vous prie, rendez-moi les sentiments, lumières, connaissances et goûts de votre amour, de la sainte foi et confiance dont votre grâce m’avait favorisée ; mais, toutefois, non ma volonté, mais la vôtre toute sainte soit faite, espérant que votre miséricorde n’abandonnera jamais ce qu’il lui a plu mettre en moi par sa seule bonté, puisqu’elle m’a fait la grâce que j’ai tout abandonné pour son saint amour, auquel je me suis toute consacrée et me sacrifie, derechef, de tout mon cœur. Or, puisqu’il vous plaît, mon Dieu, que je n’aie plus de bras pour me porter, ni plus de sein pour me reposer que le vôtre et votre Providence, conduisez-moi, mon cher Maître, vous-même en cette sainte voie ; veuillez pour moi tout ce qu’il vous plaira, et que je meure à moi-même et à toutes choses, pour ne plus vivre qu’en vous seul, mon unique vie et assuré refuge ; accomplissez en moi vos éternels desseins, sans que j’y donne aucun empêchement. Je confesse, derechef, que je suis tout à fait incapable de tout bien, et d’accomplir ce mien désir et résolution, sans l’aide de votre grâce extraordinaire et puissante ; je vous la demande donc en l’honneur de votre saint Jésus, et par la pureté de votre sainte Mère que je choisis pour ma protectrice, invoquant l’assistance de ses prières, celle de saint Joseph, de mes chers Patrons, saint Jean-Baptiste et Évangéliste, saint Pierre et saint Paul, de saint Augustin, mon saint Ange, mon Bienheureux Père, saint Claude, sainte Madeleine, et mes autres protecteurs, et tous les bienheureux Saints et Saintes, désirant [61] que tous louent et remercient Dieu pour moi. Mon Dieu, qu’ils nous soient tous favorables ; je vous en supplie par vous-même, mon Seigneur Jésus-Christ, que j’adore vrai Dieu, unique Trinité du Père, et du Saint-Esprit, un seul vrai Dieu unique.
Amen. Amen.
Sœur JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT, DE LA VISITATIONT SAINTE-MARIE.
Vous me demandez comme il faut faire pour bien commencer la vie spirituelle ?... Ma chère fille, il n’y a autre chose à faire qu’à se méfier de soi-même, se mépriser soi-même ; il se faut bien connaître, car enfin c’est l’unique moyen pour bien commencer et prendre un bon fondement en la vie spirituelle ; de sorte qu’il faut bien inculquer ce point aux novices, et à toutes celles qui veulent faire profession de la vertu. C’est le premier degré que cette connaissance de soi-même ; aussi la première chose qui m’est tombée, ce matin en l’esprit, en me réveillant, c’est ce que dit le Combat spirituel, « que ceux qui veulent tendre à la perfection doivent jeter le fondement d’une grande défiance d’eux-mêmes et entière confiance en Dieu. » Il me semble que les personnes spirituelles ne se fondent pas assez là-dessus ; c’est pourquoi l’on voit fort peu de solide vertu. L’on spécule tant, l’on fait tant d’états, et l’on se porte tant à ces hautes oraisons, aux ravissements et choses délicates et extraordinaires ; néanmoins, [232] la vraie sainteté et solide vertu consiste en cette défiance et mépris de soi-même et confiance en Dieu.
Mon Dieu ! que je désirerais qu’on inculquât ceci aux novices et qu’on les fondât bien en cette perfection, leur faisant connaître leur bassesse, leur néant, leur vileté, et qu’elles ne peuvent rien d’elles-mêmes, et que tout ce qui est de bon en elles vient de Dieu ! Elles doivent donc tout rapporter à Lui et n’attendre rien d’elles-mêmes, mais de Lui, de sa grâce et assistance.
Il est presque impossible, pour nous autres, que nous ne soyons pas humbles, tandis que nous conserverons cet esprit, d’ouvrir la porte de nos maisons, pour y recevoir toutes sortes de personnes que le monde méprise et rebute, comme les boiteuses, aveugles, contrefaites et autres, car cela nous tiendra en humilité devant les créatures ; et devant Dieu nous pratiquerons une charité extrême et la plus grande que l’on saurait pratiquer, car non seulement ces filles et ces femmes sont rebutées du monde, mais encore des personnes les plus saintes, car il n’y a point de religion, pour sainte qu’elle soit, où on les veuille recevoir. Voilà donc comme la divine Providence trouve cet expédient pour nous maintenir en l’esprit de notre Institut, qui est un esprit de bassesse, humilité, mépris, abjection et douce charité, recevant à bras ouverts tout ce que le monde rejette, pourvu que ces âmes aient le cœur bien sain et disposé à vivre en humilité, soumission et obéissance.
Or, mes chères filles, l’humilité n’est autre chose que le mépris et démission de soi-même et de sa volonté, et d’aimer son néant, misère et abjection, de souffrir et de vouloir doucement, gaiement et amoureusement qu’on nous tienne et traite pour ce que nous sommes. Certes, c’est aller bien avant que d’en venir là, car cette connaissance de nous-mêmes n’est que le premier degré de l’humilité : l’humilité produit aussi la générosité et confiance en Dieu. [233]
Mais, vous dites, comment une âme bien imparfaite et pleine de misères peut avoir cette générosité et confiance ? Ma chère fille, notre Bienheureux Père avait accoutumé de dire que « plus il se sentait faible, plus il avait de force et de confiance, d’autant qu’il n’attendait rien de lui-même et qu’il jetait toute sa confiance en Dieu. » Il était si aise quand on tombait en des fautes de fragilité, parce qu’il disait que cela était bon pour humilier l’âme, et pour lui faire voir qu’elle ne doit nullement se confier en elle-même, mais en la grâce et assistance de NotreSeigneur.
Enfin, ces âmes doivent avoir un grand courage pour mettre fidèlement la main à l’œuvre de leur perfection, sans s’étonner ni se mettre aucunement en peine de se voir sujettes à tant de fautes et imperfections.
Vous avez raison certainement de me dire que, lorsque vous lisez ces deux constitutions de la Modestie et de l’Humilité, vous y trouvez quelque chose de si parfait, qu’on appréhende de n’y pouvoir arriver. Non, ma fille, on ne saurait y ajouter une plus grande perfection que celle qu’elles nous enseignent. Que voudrions-nous de plus modeste et de mieux réglé, qu’une âme qui serait parfaitement moulée sur la première, et où trouver une plus intime et divine humilité, que celle qui est décrite clans la seconde de ces constitutions ? Je trouve ces deux points les meilleurs : Humilité profonde, et humilité qui ne consiste pas seulement en gestes et paroles, mais en vérité et en effet. Oui, mes Sœurs, ne parlons plus tant de l’humilité ; ne nous amu — [284] sons pas tant à la désirer ; mais venons à la pratique. Cette vertu veut des œuvres, et non des paroles. Voulez-vous être humble, ma fille, tâchez de vous bien connaître ; aimez que l’on vous connaisse imparfaite, aimez le mépris en toutes les manières, dans toutes les actions et de quelle part qu’il vienne. Ne cachez point vos défauts ; laissez-les connaître, en chérissant l’abjection qui vous en revient. Ne laissez jamais abbattre votre cœur pour quelque faute que vous puissiez commettre. Défiez-vous de vous-même, et vous confiez uniquement et incessamment en Dieu, vous persuadant fortement que, ne pouvant rien de vous-même, vous pouvez tout avec sa grâce et son puissant secours.
Ma fille, lorsqu’on vous traite rudement, que l’on vous rabat, qu’on vous néglige, qu’on vous humilie et qu’on vous emploie aux offices bas et pénibles, ne pensez pas que ce soit pour éprouver votre vertu ; mais faites confesser à votre cœur que vous méritez bien plus que cela. Ce sont là, à mon avis, les marques d’un esprit humble ; et, lorsque vous serez dans ces pratiques, dites, ma fille, que vous commencez d’aimer l’humilité. Voulez-vous connaître si un. esprit est humble ? Voyez s’il est sincère à découvrir ses imperfections sans fard et détours, mais de bonne foi ; quand on voit une fille qui aime avec joie son abjection et d’être avertie et corrigée, jugez que c’est une âme véritablement humble.
Lorsque je dis qu’il faut aimer le mépris, la correction, le rebut, l’abjection, j’entends qu’il faut l’aimer dans notre partie supérieure et dans la suprême pointe de l’esprit, malgré nos répugnances et nos difficultés ; parce que, pour aimer des choses si contraires à notre partie inférieure, d’un sentiment sensible, il ne serait presque pas possible. C’est une grâce que Dieu ne départ qu’à quelques âmes qu’il veut souverainement gratifier, ou pour récompense de leur fidélité, mais cette faveur n’est pas nécessaire. [285]
Vous me demandez si le cœur humble n’est point tenté d’orgueil, et s’il n’a point quelquefois des pensées de vanité? Oui, ma chère Sœur, il peut avoir des tentations d’orgueil, mais il ne fait pas les œuvres d’orgueil, et elles ne servent qu’à le faire mieux anéantir devant Dieu, et à le jeter plus profondément en sa bassesse et en Dieu. Mes Sœurs, que cette humilité est une grande vertu ! C’est la bien-aimée de Jésus-Christ et de notre divine maîtresse, sa glorieuse Mère. Son sacré Cantique n’est qu’une louange de cette admirable vertu. Il a regardé, dit-elle, l’humilité de sa Servante, et, pour ce, toutes les générations nie diront Bienheureuse. Il détruira les superbes et exaltera les humbles. Toute l’Écriture-Sainte est remplie des panégyriques des humbles : David, ce grand roi, fait selon le cœur de Dieu, dit : Le Seigneur est le protecteur du simple d’esprit. Enfin, l’humilité attire sur nous les yeux et le cœur du même Seigneur. Mais il faut que ce soit une humilité plus intérieure qu’extérieure. Il ne nous dit pas d’apprendre de lui celle-ci ; mais, oui bien, la première : Apprenez de moi, nous dit-il à tous, que je suis humble et doux de cœur. O Dieu ! mes Sœurs, que c’est une rare pièce qu’un cœur vraiment humble, parce qu’on le trouve toujours plus bas qu’on ne la saurait mettre. Croyez-moi, mes chères filles, c’est posséder un trésor et une monnaie propre à acheter le ciel et le Cœur de Dieu, que d’avoir la possession d’un grain de vraie humilité. [286]
Mes chères filles, je n’ai rien à vous dire, à moins que vous ne me fournissiez des sujets de vous entretenir par vos demandes.
[Ma Mère, demanda une sœur, notre Bienheureux Père me dit une fois, qu’il faut continuellement s’abaisser en humilité et s’élever en amour ; comme s’entend cela ?]
Mes chères filles, l’humilité est le fondement et la charité le sommet de la perfection, de sorte qu’autant on s’abaisse en humilité, on croît et s’élève-t-on en amour. Oh ! qu’il pratiquait bien ceci, le Bienheureux ! car, perpétuellement, il s’anéantissait et ravalait ; on le voyait, en toute occasion, sinon qu’elle regardât bien la gloire de Dieu, pour laquelle il fût expédient de faire autrement, il se démettait de son jugement et opinion, pour céder aux autres, et leur condescendre avec une débonnaireté nonpareille. Enfin, il tenait son esprit si nu et vide de toutes sortes de désirs, desseins, affections et prétentions, qu’il ne s’entremit jamais que de ce qui regardait sa charge. Oh ! que je désire que nous l’imitions en ceci ! que celle qui est robière, portière, dépensière, lingère, etc., n’ait point d’autre prétention que de faire humblement et soigneusement son office, sans s’entremêler nullement de celui des autres. Celle qui est sacristine de même, et ainsi toutes les autres officières, et celles qui n’ont point de charge aussi, et que toutes fassent ce que l’obéissance leur ordonne, sans penser ni se mêler d’autre chose. Il y a des esprits qui veulent tout gouverner et mettre ordre à tout, de sorte qu’ils tracassent fort une maison et y [295] apportent bien du désordre ; ceci regarde non seulement l’extérieur, mais aussi l’intérieur, car l’indifférence tient l’esprit vide, dénué, et détaché de tout, afin que nous soyons disposées pour être remplies de Dieu, et nous attacher à vivre à lui, faisant mourir nos désirs, desseins et prétentions, dans son bon plaisir et sa très adorable Providence. C’est dans son soin qu’il faut nous élever par amour, après nous être anéanties à tout ; ne voulant pas plus une chose que l’autre. Mes Sœurs, ces inclinations sont bien difficiles à être anéanties : l’une nous porte à aimer plus d’aller avec cette supérieure qu’avec celle-là ; quand l’obéissance se conforme à nos volontés, nous en sommes toutes en joie. « Je m’en vais de bon cœur à cette fondation », dit une sœur. Pourquoi, lui demandera-t-on ? Parce que la supérieure qu’on nous destine est si bonne ; je lui ai tant d’inclinations, que mon estime pour elle est tout entière ; je m’accommoderai si bien avec elle. » — Vous ne faites rien qui vaille, ma pauvre Sœur, lui faut-il dire, parce que vous n’allez pas à votre œuvre purement pour Dieu, et bien que vous quittiez, fort généreusement, cette maison où vous êtes si bien, et que vous laissiez sans répugnances vos commodités, votre obéissance ne vaut rien. Pourquoi?. Parce que vous faites tout cela pour aller avec cette supérieure et pour aller en cette ville. Après cela, vous me direz que vous allez faire votre fondation pour Dieu. Pardonnez-moi, ma fille, c’est parce que la supérieure, les Sœurs, vos compagnes, et la ville sont à votre gré ; ainsi, vous êtes bien éloignée de chercher Dieu nuement et simplement. Anéantissons tout cela, élevons nos esprits par amour, pour ne chercher que Dieu en notre obéissance, en notre pauvreté, en notre chasteté, en nos oraisons, en nos mortifications ; et, en tout généralement, ne cherchons que Dieu. Si l’on nous envoie avec des supérieures que nous aimions et en. un lieu qui nous agrée, bénissons Dieu qui nous donne cette consolation, et humilions-nous en voyant que la divine Providence s’accommode [296] à notre faiblesse, et dépouillons-nous devant Dieu de cette satisfaction, protestant qu’en ce qui nous plaît même, nous ne voulons chercher que Lui et l’accomplissement de ses saintes volontés ; si, au contraire, on nous mande avec une supérieure à laquelle nous avons de l’aversion, et en quelque lieu que nous n’aimions pas, bénissons Notre-Seigneur et nous jetons entre ses bras, nous assurant qu’il aura soin de nous, et que, moins nous aurons de contentement et appui extérieur, plus il nous fera abonder ses grâces ; et nous estimons bien heureuses d’avoir de si précieuses occasions pour lui montrer notre amour et notre fidélité, agrandissant notre courage pour les bien employer, avec son assistance, en laquelle il faut jeter notre confiance. Mais, surtout, rendons-nous soumises et maniables à son bon plaisir.
Si pourtant, par notre misère, nous faisons le contraire, nous laissant aller à l’imperfection, il ne nous abandonnera pas totalement ; il ne nous perdra pas et ne laissera pas de nous aimer et supporter, comme vous voyez que les pères et les mères qui ont beaucoup d’enfants ne laissent pas d’aimer et souffrir ceux qui sont chagrins, dépiteux et revêches. Ils en ont compassion, et ne laissent pas de leur donner ce qui est nécessaire et de faire leur part dans leur héritage. Souvent, « pourtant, ce sont des enfants qu’on laisse là comme n’étant propres à, rien, et dont on ne reçoit aucune satisfaction. S’il y en a qui soient doux, gracieux, obéissants, et dont l’esprit soit bien tourné, on jette incontinent les yeux sur eux pour les bien élever, pour les faire étudier, ou les exercer selon leur talent ; les destinant les uns à une dignité, les autres à remplir un beau poste à la cour, aux armées, et à tels autres emplois.
Notre-Seigneur, qui est un vrai père, en fait de même ; il aime tous ses enfants. Néanmoins, ceux qui lui sont plus fidèles gagnent mieux son Cœur ; il leur communique plus de grâces ; il en reçoit plus de contentement, et ils méritent plus son amour. Travaillons, mes chères filles, pour acquérir ce bonheur [297] incomparable de nous rendre plus agréables à Dieu, ce Père adorable de nos âmes, ne cherchant que lui en tout, nous rendant bien indifférentes et véritablement humbles. Je voudrais qu’on m’arrachât les yeux et rencontrer une vertu parfaite parmi nous. Mon Dieu, mes sœurs, ne vaut-il pas mieux se mortifier pour un peu de temps, et passer après notre vie sur un trône de paix, comme un vrai enfant de Dieu, que non pas d’être toujours en trouble, en chagrin, en inquiétude !
Vous me demandez, maintenant, comme les âmes religieuses peuvent manquer aux Commandements de Dieu ? Ma chère fille, nous pouvons manquer au plus grand de tous, qui est celui de la loi de grâce, l’amour de Dieu et du prochain : Tu aimeras Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toutes tes forces, et le prochain comme toi-même. Ô Dieu ! que la pratique de ce sacré précepte est délicate, et qu’il est facile d’y manquer ! Nous le pouvons faire en préférant notre volonté à celle de Dieu et de nos supérieurs, en engageant nos affections aux créatures, en voulant servir ce grand Dieu avec toutes nos aises et commodités, sans nous employer fortement à son service. Pour notre prochain, nous pouvons manquer en l’amour qu’on lui doit, plus que nous ne croyons, c’est-à-dire, ne l’estimant et ne l’aimant pas en notre cœur, quand nous sommes un peu marris de son bien et de son avancement, qu’on le loue et estime, que nous parlons mal de lui et à son désavantage ; et, quand on en dit du bien, nous n’y contribuons pas, nous ne le pouvons souffrir. O cela est bien contre la charité ! quand même nous aurions vu tout le contraire, il n’en faudrait rien témoigner ; par exemple : nous avons vu une personne qui, en cachette, boit un verre de vin pur, et qui, dans la compagnie, n’en boira qu’un d’eau toute pure aussi ; et, là-dessus, on loue fort sa sobriété. Il faudrait se taire, l’excuser en votre cœur, et penser qu’elle a bu cette eau pour pénitence de ce qu’elle a bu le vin. On peut encore penser que les jugements de Dieu sont bien différents de [298] ceux des hommes, et que cette personne s’est amendée, et qu’elle a maintenant la vertu contraire au vice que vous lui avez vu naguère. Il se faut grandement plaire à ouïr louer notre prochain, tant nos chères sœurs que les autres, et contribuer au bien qu’on en dit, autant que nous pouvons, regardant le bien que nous savons être véritablement en lui, nous gardant bien de louer les unes pour ravaler les autres.
Or, pour ce que vous dites, s’il n’y a pas de mal de n’être pas aise, et de dire quelque parole de murmure et de contrôlement, de ce que l’on sort de céans pour donner et accommoder les maisons que l’on établit ? Certes, ce sont là des imperfections lourdes et contre la charité. Je ne pense pas qu’elles se fassent parmi nous, grâces à Dieu, et il s’en faudrait aussi bien garder.
Cette première maison doit avoir une grande charité pour secourir, non seulement les fondations qu’elle a faites, mais encore les monastères de l’Ordre, s’ils étaient nécessiteux. Si notre prochain même était réduit dans une telle disette qu’il ne pût être secouru que de nous, pour étranger qu’il fût, nous serions obligées de lui donner ce qu’il aurait besoin ; et, quand nous n’aurions que ce qui nous serait nécessaire, nous serions obligées de retrancher tout ce que nous pourrions bonnement, nous contentant du seul vivre nécessaire, afin de mieux aider notre prochain. Et, pour nos pauvres sœurs qui ont accommodé la maison, qui nous ont laissé, en sortant, leur dot, leurs petites commodités, pour aller augmenter la gloire de l’Institut, nous leur refuserions de leur donner quelque chose ? À la vérité, céla serait bien cruel ! On décharge votre maison de cinq ou six filles qu’on envoie en un pauvre lieu, où elles ne trouveront presque rien, et l’on ne voudrait pas leur donner ce qu’on peut, soit pour les habits qui servent à leur personne, soit pour quelque meuble propre à accommoder leur église ou leur maison ? Même on leur doit donner de l’argent ou leur en [299] prêter, selon le moyen qu’on a ; mais cela de bon cœur et de bonne grâce, sans dire qu’on donne plus ici que là, sinon qu’on le dise simplement par forme (le discours, selon l’occasion qui se présente ; mais ne le dites jamais par plainte ou désapprouvement, parce qu’il faut laisser disposer de tout cela aux supérieurs. Au commencement de l’Église, les anciens chrétiens n’avaient qu’un cœur et qu’une âme, et mettaient tous leurs moyens en commun aux pieds des Apôtres, qui les distribuaient comme ils voulaient et à qui il leur plaisait ; voire même aux plus barbares et étrangers du monde s’ils en avaient besoin. Or, tous les religieux doivent représenter ces anciens chrétiens, et n’avoir, comme eux, qu’un cœur et qu’une âme, en mettant tout en commun pour en laisser l’entière disposition à leurs supérieurs, afin qu’ils en fassent ce qu’ils jugeront, sans que personne y trouve à redire.
Or sus, mes chères filles, emportons cette affection de notre entretien, de nous adonner, à bon escient, aux solides vertus, de ne chercher que Dieu, de nous laisser absolument conduire à sa divine Providence ; qu’elle nous mette ici ou là, il importe peu ; qu’elle nous envoie de ce côté ou de cet autre ; non, ne regardons point par quelle porte nous passerons, ni en quel lieu nous allons ; pourvu que nous portions nos règles avec nous, et que nous trouvions moyen de les observer, cela nous doit suffire. Oh ! que nous sommes obligées de faire purement nos actions pour Dieu ! Mettons hardiment la main à la conscience, et nous trouverons que nous mettons notre contentement en notre supérieure, au lieu de le mettre en Dieu ; que nous sommes venues en religion pour être hors des misères du m onde, pour avoir nos commodités, et non pas pour Dieu ; que nous allons en telle part, parce que nous sommes bien aises d’y aller. Enfin, si nous feuilletons bien, nous trouverons qu’en tout et partout nous nous cherchons nous-mêmes, notre propre intérêt et satisfaction. [300]
Oui, oui, mes chères filles, parlons seulement de l’oraison de quiétude et des autres ; et remettons, je vous prie, sur pied, notre bonne foi et innocence du temps passé ; car, au commencement de notre Institut, l’on parlait tant de ces oraisons, on y prenait tant de plaisir et de contentement que rien plus. C’était une belle affaire que de voir la ferveur qui était parmi nos sœurs ; il est vrai, cela encourage et anime grandement. Nous ne nous communiquons pas assez nos petits biens. Ce n’est pas qu’il se faille dire de grandes choses, comme des ravissements et grâces spéciales que l’on a à l’oraison de quiétude, mais quelque petite chose de ses bons désirs, sentiments et affections, selon les occasions et sujets. Mais cela tout cordialement et bonnement.
Nous ne parlons pas assez ensemble des solides vertus. Surtout parlons de la résignation et indifférence ; car c’est la vraie et excellente oraison. Et de l’éternité ! notre Bienheureux Père me dit une fois : « Nos filles ne parlent pas assez de l’éternité. » Enfin, il nous disait que nous en parlassions tout familièrement, comme nous parlons de notre maison de Paris et de Lyon. À quoi devons-nous prendre plus de plaisir, qu’à cela ? Ces discours-là sont bien utiles, et capables de délecter et satisfaire l’esprit des vraies religieuses comme nous devons être. Si, par la vie de mortification que nous menons, nous nous anéantissons, élevons-nous à Dieu, dans ce doux souvenir de son éternité glorieuse, qu’il destine à ceux qui quittent quelque chose pour son amour. [301]
La parfaite simplicité, mes filles, consiste à n’avoir qu’une très unique prétention en toutes nos actions, qui est de plaire à Dieu en toutes choses. La deuxième pratique de cette vertu qui suit celle-là, c’est de ne voir que la volonté de ce grand Dieu en toutes les choses qui nous arrivent de bien et de mal ; par ce moyen, aimant cette volonté adorable, notre âme sera toujours tranquille en tout événement, même dans le retardement de notre perfection, ne laissant pas d’y travailler fidèlement. La troisième pratique de simplicité consiste à découvrir ses défauts sincèrement, sans les ombrager. La quatrième, c’est d’être véritable en ses paroles, ne les multipliant guère, surtout lorsqu’il s’agit de nous justifier. La cinquième, c’est de vivre du jour à la journée, sans prévoyance ni soin de nous-même, mais faire bien à tout moment, ce qui nous est prescrit, selon notre vocation, nous confiant et remettant uniquement à la divine Providence. Si nous employons fidèlement les occasions présentes, soyons certaines qu’il nous en pourvoira de plus grandes de travailler à son divin service, à notre perfection et à sa gloire. Nous ne saurions être vraiment simples et avoir tant de soins de l’avenir. La bonne simplicité rend la personne sans fard et sans réflexion sur ses actions : si elles sont bonnes, vous n’avez que faire de les considérer ; si elles sont imparfaites, votre cœur vous les fera bien voir ; et, si vous vous découvrez bien à ceux qui vous dirigent, ils sauront bien faire ce discernement.
Je trouve que c’est un acte de grande perfection, de se conformer en toutes choses à la communauté, et de ne s’en départir jamais par notre choix, d’autant que c’est un très bon moyen de s’unir à notre prochain, et comme c’en est un bien excellent pour cacher à nous-mêmes notre perfection. Il se trouve même, dans cette pratique, une certaine simplicité de cœur si parfaite, qu’elle contient toute perfection. Cette sacrée simplicité fait que l’âme ne regarde que Dieu en tout ce qu’elle fait, et se tient toute resserrée dans elle-même pour s’appliquer à la seule fidélité de l’amour de son souverain Bien, par l’observance de sa règle, sans épancher ses désirs à chercher des moyens de faire plus que cela. Elle ne veut pas faire des choses extraordinaires, qui lui pourrait acquérir l’estime des créatures, mais elle se tient anéantie dans elle-même. Elle n’a pas de grandes satisfactions, parce qu’elle ne fait rien qui contente sa volonté, ni rien de plus que la communauté. Il lui semble qu’elle ne fait rien ; et, de cette manière, sa sainteté est cachée à ses yeux et à sa connaissance. Dieu la voit seule, qui se plaît dans cette divine simplicité par laquelle elle ravit son Cœur, en s’unissant à lui par un amour tout pur, tout simple, et tout fidèle. Elle n’a plus d’attention pour suivre les lumières de son amour-propre ; elle n’écoute plus ses persuasions et ne veut [322] plus voir ses inventions, qui voudraient chercher la propre estime par de grandes entreprises, et par des actions suréminentes qui nous fassent distinguer du commun.
Une telle âme jouit d’une paix toujours tranquille ; elle peut dire qu’elle est libre pour s’élever au-dessus de soi, par la possession de l’union divine. Ainsi, mes filles, ne croyez jamais de faire peu de chose lorsque vous ne faites que suivre le train commun.
AUTRE FRAGMENT SUR LE MÊME SUJET
Mes chères Sœurs, il est vrai, certes, que Dieu attire, quoique diversement, toutes les filles de la Visitation à lui, par une certaine sainte simplicité. Or, cet attrait est bon lorsqu’il apprend à l’âme à ne dépendre que de Dieu, à n’aimer que Dieu, à n’obéir qu’à Dieu, et en des choses de Dieu, et non à nos inclinations. Je dis et le dirai toujours que, lorsque Dieu favorise une âme de cette sacrée simplicité et familiarité avec lui, quand on voit que cela la rend plus humble et observante, on ne l’en doit jamais, ni elle ne s’en doit jamais divertir, pour bon que lui semble les autres voies ; car, quel bien plus désirable ni meilleur, que de se reposer tout en Dieu ? Je dis que c’est la vraie voie et la vraie sainteté de l’âme ; si elle s’en détourne, elle se met en danger de résister à Dieu et le faire retirer d’elle ; et, après, elle aura bien de la peine à retourner à sa place, encore ne sais-je si elle y retournera.
Je ne sais pourquoi le cœur de l’homme est si imbécile : Dieu n’est-il pas le Dieu des cœurs, n’est-ce donc pas à lui de donner l’attrait qu’il sait être le plus convenable ? Oui, mes Sœurs, nos cœurs sont créés pour Dieu et n’ont point de repos qu’ils ne [323] soient en Dieu. Faisons donc notre pouvoir pour les ranger absolument en ce divin centre ; et, quand une fois nous les y trouverons, ne les en détournons jamais, autrement nous serions coupables devant Dieu.
Dieu est le trésor de l’âme pure et fidèle ; quand donc elle a son trésor, qu’elle en jouisse sans désirer autre chose. La perfection des filles de la Visitation doit être fondée sur quatre pierres, autrement leur édifice tombera : la profonde humilité, la candide simplicité, la suave douceur et condescendance, et le total abandonnement d’elles-mêmes entre les bras de la divine Providence et de leur supérieure. Voilà le moyen efficace d’arriver à la perfection de notre sainte vocation.
Vous faites bien, mes chères filles, de vouloir être instruites sur la prière, et de me demander que je vous en dise un mot : elle est le canal qui unit le cœur d’une religieuse avec celui de Dieu ; la prière attire les eaux du ciel, qui descendent et montent de nous à Dieu, et de Dieu à nous. C’est le premier acte de notre foi ; et, par conséquent, ce que l’Apôtre dit de la foi, que sans elle il est impossible de plaire à Dieu, il faut le dire de la prière. Elle est la voie par laquelle nous demandons à Dieu et à Jésus-Christ, qui est notre unique libérateur, qu’il nous sauve, parce que nous ressentons en nous de si grands mouvements d’infirmité, que, s’il ne nous soutenait à tout moment par des grâces nouvelles, nous péririons.
On peut dire, en un certain sens, que tout ce que nous fai — [324] sons, dans la religion, le manger et le dormir, est une prière, quand nous le faisons simplement dans l’ordre qui nous est prescrit, sans y ajouter ni diminuer rien, par nos caprices et vaines élections ; c’est-à-dire, quand on obéit à toute la règle morte et vivante, aussi bien à la supérieure que nous voyons et qui nous gouverne par ses ordonnances, qu’au Bienheureux qui a fait la règle, et que nous ne voyons pas.
Lorsque le temps de nous mettre devant sa divine Bonté, pour lui parler seul à seul, est arrivé, ce qu’on appelle prière, la seule présence de notre esprit devant le sien, et du sien devant le nôtre, forme la prière, soit que nous y ayons de bonnes pensées et bons sentiments, ou que nous n’en ayons point. Il faut seulement, avec toute simplicité, sans faire aucun violent effort d’esprit, nous tenir devant lui, avec des mouvements d’amour et une attention de toute notre âme, sans nous distraire volontairement ; alors tout le temps que nous sommes à genoux sera tenu pour une prière devant Dieu ; car il aime autant la souffrance humble des pensées vaines et involontaires, qui nous attaquent alors, que les meilleures pensées que nous avons eues en d’autres temps ; car une des plus excellentes prières, c’est le désir amoureux de notre cœur envers Dieu, et la souffrance des choses qui nous déplaisent. Elle se rencontre alors avec la patience qui est la première des vertus, et l’âme qui s’élève ainsi humblement du milieu de ses distractions, doit croire qu’elle a autant prié que si elle n’en eût aucunement souffert. C’est une marque de simplicité et même d’amour de Dieu, que de lui faire nos demandes sans vouloir le contraindre de ne donner qu’autant, et en tant qu’il lui plaira. Il est ravi de l’oraison d’une telle âme si simple, si humble et si soumise à sa volonté, comme nous sommes ravies de voir un pauvre nous demander [l’aumône], sans se troubler du refus que nous lui faisons. En effet, quelque importunité qu’il y apporte, ou, pour mieux dire, quelque longue que soit sa présence devant nous, sans nous [325] regarder qu’avec les yeux baissés, ne sommes-nous pas touchées, lorsqu’il s’en va après le temps qu’il a mis à nous attendre ?
C’est de la simplicité de cette âme qui prie ainsi qu’il faut dire : Si ton œil est simple, tout ton corps sera lumineux, c’est-à-dire toutes les bonnes œuvres que tu feras dans la religion, le long de la journée, ensuite d’une telle oraison, seront agréables à celui que tu as prié, et remplies de sa lumière divine, invisible et insensible. Souvent il arrive que lorsque nous pensons avoir la lumière et les grâces, nous ne les avons point, et lorsque nous pensons ne les point avoir, nous les avons ; c’est pourquoi on se met vainement en peine de chercher des lumières dans l’oraison, puisqu’on ne les a pas : l’opération du Saint-Esprit dans l’âme étant toute intérieure et souvent inconnue à l’âme même. C’est assez, ce me semble, d’être ainsi présente devant Dieu et d’agir comme je vous ai dit.
Il n’y a pas longtemps que j’ai écrit à quelqu’un, qu’il faut être comme un vase ouvert et exposé devant Dieu, lorsqu’on le prie, afin qu’il y distille sa grâce peu à peu selon sa volonté, et demeurer presque aussi content de le rapporter chez nous, ce vase vide, que s’il avait été tout rempli. À la fin il arrivera que Dieu y distillera cette eau divine, si on se présente souvent avec cette foi vive, et un entier désintéressement de ce qu’on peut désirer de lui, car souvent on croit qu’on s’en retourne vide, lorsqu’on est rempli de l’Esprit de Dieu, bien qu’on l’ignore.
Le chemin que tient l’Esprit de Dieu, lorsqu’il entre dans nous, est inconnu, puisque l’Écriture dit : On ne sait d’où il vient ni où il va. C’est assez de savoir qu’on l’a reçu, par les effets qu’il produit tous les jours, et qu’on se sente plus forte qu’on n’était, sans savoir comment ni quand cette grâce est venue dans nous. Il est certain qu’elle ne peut être venue que dans l’oraison, et par suite des fréquentes oblations que nous avons faites de notre cœur à Dieu. On ne voit point croître les arbres ni les corps des hommes, quand bien même on les re-[326] garderait depuis le matin jusqu’au soir ; mais on est étonné de voir ensuite leur accroissement. Il en est de même des âmes : elles avancent dans la voie de Dieu, bien qu’elles ne s’en aperçoivent pas, pourvu qu’elles soient fidèles à correspondre aux lumières et attraits de la grâce.
Il eu est de l’Esprit de Dieu que nous demandons par la prière, comme du Corps de Dieu que le prêtre produit, par la consécration. L’un et l’autre nous est nécessaire et nous a été promis par Jésus-Christ Notre-Seigneur pour la nourriture de nos âmes ; et cependant ni le prêtre, ni nous, lorsque nous communions, et que la foi nous apprend que nous avons reçu le Corps de Jésus-Christ, nous n’en avons d’ordinaire aucun goût ni aucun sentiment ; mais nous le digérons (pour user de ce terme) par la foi, étant certaines sur la parole de Dieu, quoique nous ne l’ayons ni vu, ni senti, ni goûté, qu’il nourrit néanmoins nos âmes, et qu’il produira en elles des effets de lumières et de force, parmi les ténèbres et les sécheresses qu’il a laissées en nous, après l’avoir reçu.
La première de toutes les oraisons et qui est le modèle de toutes les autres, est celle que le prêtre fait à Dieu en lui offrant le sacrifice de la messe, et en changeant le pain matériel de la terre en son Corps glorieux qui est la viande des Anges. Il a plu à la Bonté infinie de nous nourrir de cette substance divine, sous les voiles du pain et du vin, parmi les obscurités et les aridités qui l’accompagnent dans l’Église de la terre, en attendant qu’il nous donne à contempler sa divinité dévoilée dans l’Église du ciel, où elle produira en nous toutes les lumières et les plaisirs qui en sont inséparables.
Après cela, on n’a pas sujet de se plaindre si dans les autres prières particulières, qui sont toutes moindres que celle qui change le pain et le vin au sacré Corps de Jésus-Christ, et produit le grand sacrifice de la messe, il n’y a nul goût, nulle saveur, ni aucune lumière sensible. Le prêtre, même le plus ex [327] cellent, n’est pas toujours exempt des distractions au moment qu’il consacre le Corps du Fils de Dieu ; et peut-être que nul ne pourrait dire qu’il a goûté sensiblement la substance de cette divine nourriture, en la prenant. Je sais qu’il y a des personnes fort unies à Dieu qui ont prié plusieurs années sans avoir aucune consolation sensible, et qui néanmoins ont toujours paru insensibles dans les plus grandes tentations. Elles étaient si résolues dans les occasions où il s’agissait de servir Dieu et de lui rendre des témoignages de leur obéissance et de leur amour, que rien ne les a pu ébranler, s’estimant heureuses de ne rien recevoir de sensible, et de sentir et souffrir toutes sortes de peines et de travaux pour Dieu
Ma chère Sœur, à ce que je vois, vous avez désir de vous perdre en Dieu. Être perdue en Dieu, n’est autre chose que [355] d’être absolument et entièrement résignée et remise entre les mains de Dieu, et abandonnée au soin de son adorable Providence. Ce mot de SE PERDRE EN DIEU, porte une certaine substance, que je ne crois pas pouvoir être bien entendu que par ceux qui se sont ainsi heureusement perdus. Le grand saint Paul l’entendait bien lorsqu’il disait avec tant d’assurance : « Je vis, mais je ne vis plus en moi, ains c’est Jésus-Christ qui vit en moi. » O Dieu ! mes Sœurs, que nous serions heureuses si nous pouvions véritablement dire : Ce n’est plus moi qui vis en moi, parce que toute ma vie est toute perdue en Dieu, et c’est lui qui vit par moi, et en moi. Ne vivre plus en nous-mêmes, mais perdue en Dieu, c’est la plus sublime perfection à laquelle une âme puisse arriver. Nous y devons pourtant toutes aspirer, nous perdant et reperdant mille fois dans l’Océan de cette grandeur infinie. Mais une âme ainsi perdue est toujours anéantie devant Dieu ; elle est toujours contente de ce que Dieu fait dans elle, et hors d’elle. Tout ce qui lui arrive la satisfait ; l’affliction lui plaît ; elle la regarde sans se troubler, parce qu’elle dira : J’ai perdu toute consolation dans celle d’être perdue en Dieu. Si on lui annonce la mort de ses proches ou de ses amis, elle n’en paraît point troublée, car elle les avait déjà perdus en Dieu. Si on l’humilie fortement, qu’on touche son point d’honneur, hélas ! elle ne tient point compte de cela, parce qu’elle s’est toute donnée et perdue dans Celui qui doit faire son honneur et sa gloire, et on ne saurait rien lui ôter qu’elle n’ait perdu et voulu perdre elle-même. J’admire ce grand Job : il est sur son fumier rongé des vers : Le Seigneur a fait cela, dit-il, son saint Nom soit béni.
II y a quelque temps qu’une personne m’écrivait sur de grandes peines qu’elle souffrait. Je lui mandai de perdre tout cela en Dieu. Cette parole fit un tel effet dans son âme, qu’il m’écrivait d’en être tout étonné, et tout ravi de contentement de ce que cette seule parole : perdre tout cela en Dieu, [356] avait produit en lui. Pour nous, mes chères Sœurs, nous voudrions bien nous perdre, mais nous voudrions aussi qu’il ne nous en coûtât guère. Nous disons bien à Notre-Seigneur que nous nous abandonnons entre ses bras divins, mais nous ne le faisons pas de la bonne sorte. Nous voulons toujours avoir quelques petits soins de nous-mêmes, non pas tant pour le temporel comme pour le spirituel, l’amour-propre par sa subtile finesse nous persuadant toujours que si nous ne nous en mêlons un peu, tout n’ira pas bien.
Non, ma sœur, une âme totalement perdue en Dieu ne veut avoir ni de vertu, ni de perfection que ce que Dieu veut qu’elle en ait. Elle travaille fidèlement, parce que Dieu le veut, mais elle lui laisse tout le soin de son travail, et ne se met pas en peine de chercher des moyens nouveaux de perfection, ains ne s’applique qu’à bien employer ceux que la Providence lui fournit et qu’elle lui présente à chaque occasion.
Il est vrai, mes très chères Sœurs, bien que l’on se soit parfaitement donné à Dieu, on peut se reprendre facilement. Mais que faire à cela, ma chère fille, sinon de s’en bien humilier, et reconnaître que notre perte en Dieu n’était pas entière, puisque nous avons été si promptes à nous retrouver, et après cet acte d’humilité profonde se reperdre de nouveau, se jeter en Dieu comme une petite goutte d’eau dans la mer, et se bien perdre dans cet océan de la divine bonté pour ne se plus retrouver. Toutes les fois qu’il vous arrivera de vous reprendre, ma fille, refaites la même chose constamment, et si vous persévérez fidèlement à vous redonner toujours, j’ose vous assurer que vous vous perdrez enfin d’une si heureuse perte que vous ne vous trouverez plus. Il est facile de perdre ce qu’on veut bien perdre, et qu’on perd souvent sans apporter du soin à le retrouver ; l’on ne pense plus à une chose perdue. Si nous voulons tout de bon nous perdre, ne pensons plus ni à nos cœurs, ni à nos corps, ni à nous-mêmes, ni à rien de tout ce qui n’est pas Dieu ou pour [357] Dieu. Ah ! que je voudrais bien voir mes chères filles ainsi perdues ! Ne voulez-vous pas bien entreprendre cette perle si désirable pour votre défi ? Je le désire bien, mes chères Sœurs. Ô Dieu ! que ces paroles sont fidèles : Mourons avec Jésus-Christ si nous voulons ressusciter avec Lui ! C’est notre grand saint Paul qui nous les dit, prêtons-lui foi, et vous verrez qu’il dit vrai, parce qu’il est impossible de trouver la vraie et solide vertu qu’en cette mort de nous-mêmes, de nos inclinations, et de nos humeurs pour ranger tout sous l’étendard de la croix de Notre-Seigneur. Malgré cette divine semonce, nous souffrons avec tant de répugnances. O mes sœurs ! mes chères sœurs ! si le grain du plus beau froment ne meurt, il ne fructifiera point. C’est la vérité éternelle qui nous en avertit, elle est bien digne d’être crue. Si le vieil Adam n’est ruiné, le nouveau ne vivra pas en nous.
Jeanne de Chantal (1572-1641) remplissait au jour le jour la tâche harassante de fonder des Visitations. Elle n’a laissé aucun écrit structuré pouvant justifier un intérêt littéraire.
Ses écrits recèlent pourtant des passages qui témoignent d’un accomplissement mené à terme par la mystique fondatrice. Il suffit d’extraire ces diamants de leur gangue.
Nous disposons d’une récente édition critique de sa correspondance, mais ce n’est pas le cas pour les autres écrits6. Un vaste fonds manuscrit reste disponible.
Le manuscrit de Turin-Verceil signalé par l’éditeur de 1875 comme la plus excellente des sources des Entretiens a été transcrit sur l’original par Béatrice Bernard au Centre Jean-de-la-Croix.
À cet ensemble de conversations où la Mère de Chantal livre une direction mystique autant qu’ascétique, nous adjoignons des extraits choisis dans la Correspondance. Il s’agit d’attirer le lecteur confronté aux milliers de pages de « lettres d’affaires » qui répondaient aux besoins de multiples fondations.
On regrette souvent la disparition voulue par la fondatrice de ses lettres à François de Sales sans pour autant lire la masse de celles qui suivirent la disparition de cet ami.
Nous perdons alors les diamants enchâssés dans les réponses à des problèmes journaliers. Il s’agit de tel paragraphe destiné à une sœur éloignée pour une nouvelle fondation où en trois mots la Mère de Chantal tient son rôle de conseillère et de directrice mystique. Il s’agit aussi parfois d’un aperçu intime livré à une confidente aimée.
Le lecteur trouvera donc un condensé en deux parties qui souligne l’esprit mystique de la fondatrice des Visitations : près de cinquante Entretiens et pièces diverses qui leur sont associés dans une source excellente, suivis de quatre-vingts extraits sélectionnés en florilège de la Correspondance.
Le fonds préservé à Annecy fait l’objet d’un bref aperçu7. Citons enfin la mise à disposition en un volume de la correspondance qui lia Jeanne et François8.
Présentons maintenant madame de Chantal qui va devenir la Mère veillant sur l’esprit nouveau des Visitations :
Jeanne Frémyot, née à Dijon en 1572 dans une famille de noblesse de robe, reçut une excellente éducation9. Elle fut mariée en 1592 à Christophe de Rabutin, baron de Chantal. La jeune femme fut heureuse en mariage et eut six enfants (mais deux mort-nés). En 1601, son mari, blessé au cours d’une partie de chasse, mourut neuf jours après en lu demandant de pardonner à son meurtrier involontaire. Un chagrin immense la submerge, elle songe au suicide, puis se sentant attirée vers l’intériorité, elle fait vœu de ne pas se remarier et de se consacrer à la charité.
Cherchant désespérément un bon guide, elle rencontre François de Sales à Dijon, le 5 mars 1604. Dans le récit qu’elle en fait, on notera la résistance de François qui attend un signe divin pour prendre la décision de la diriger, puis sa perplexité :
Dans mes perplexités et tourments, j’étais sans secours ni assistance spirituelle […] je suppliai son infinie Bonté avec abondance de larmes qu’il lui plaise me donner un homme qui fut vraiment saint et vraiment son serviteur, qu’il m’enseignasse tout ce qu’il désirait de moi et je lui promettais en sa Face que je ferais tout ce qu’il me dirait de sa part [… J
[Elle le rencontre :] Je le priais deux ou trois jours avant son départ de Dijon de m’ouïr en confession, ce qu’il me refusa d’abord croyant que ce fut par curiosité, et me l’accorda après. Or en cette petite confession, Dieu me logea dans son cœur d’une manière extraordinaire, ainsi qu’il me dit après, et de même, je me sentis portée à ses avis incroyablement, mais il me dit que je demeurasse sous la conduite de mon premier directeur et qu’il ne lairrait [continuerait] de m’assister. Je demeurais fort contente de cela.
Le jour qu’il partit, un peu auparavant, il me dit que, me parlant du mouvement intérieur qu’il ressentait pour mon bien, que dès lors qu’il avait le visage tourné du côté de l’autel qu’il n’avait plus de distractions, mais que, dès quelques jours, je lui revenais continuellement autour de l’imagination, non pas, dit-il, pour me distraire, car je n’en reçois point de divertissement […] et par d’autres paroles qu’il ajouta lui donnait à entendre qu’il regardait cela comme chose extraordinaire, par laquelle Dieu le mouvait et incitait à son bien, pour en prendre un soin spécial. Et lui dit pour conclusion, « Je ne sais ce que Dieu veut par là ». Ensuite de cela au partir de Dijon il lui écrivit un billet où il n’y avait rien plus que ces paroles : « Dieu ce me semble m’a donné à vous, je m’en assure toutes les heures plus fort, c’est tout ce que je vous puis dire maintenant »10.
Il devint donc son directeur. Dans leur correspondance des années 1608-1610, on les voit concevoir le projet d’un nouvel ordre religieux, mais il lui demanda de remplir d’abord ses obligations familiales. Après avoir établi ses enfants, elle le rejoignit pour créer le 6 juin 1610, à Annecy, une nouvelle forme de vie religieuse sans vœux solennels ni clôture : les filles de la Visitation, dont le modèle était Marie qui, visitant Élisabeth, lui apporta la joie qui était en elle par son Fils.
Le développement des fondations obligea la Mère de Chantal à une activité permanente : l’extension des Visitations fut très rapide dans toute la France. Elle déploya une énergie comparable à celle de Thérèse d’Avila. On suivra les péripéties de cette vie épuisante dans la chronologie commentée par l’éditrice de sa Correspondance en fin de chacun de ses six volumes11.
Des merveilles se découvrent au milieu de multiples affaires courantes que la fondatrice doit régler : on faisait appel à elle sur le comportement à avoir en temps de peste comme sur des points de direction spirituelle. On relève aussi, dans divers écrits non épistolaires, rassemblés dans ses Œuvres, des « dits » admirables dans leur concision et des aperçus profonds sur une vie mystique vécue dans la sobriété, au cœur même d’une intense activité.
Son influence fut très grande : certainement d’abord sur François de Sales, bien qu’il soit difficile de dire qui influença l’autre
12. Elle marqua tout le siècle, en particulier grâce au récit de sa vie rédigé par la mère de Chaugy13. La très jeune Jeanne-Marie Guyon témoignera ainsi du mimétisme exagéré qu’elle inspira chez ses lectrices :
Tout ce que je voyais écrit dans la vie de Madame de Chantal me charmait, et j’étais si enfant que je croyais devoir faire tout ce que j’y voyais. Tous les vœux qu’elle avait faits 14 je les faisais aussi, comme celui de tendre toujours au plus parfait et de faire la volonté de Dieu en toutes choses. Je n’avais pas encore douze ans, je prenais néanmoins la discipline selon ma force. Un jour que je lus qu’elle avait mis le nom de Jésus sur son cœur pour suivre le conseil de l’Époux : « Mets-moi comme un cachet sur ton cœur »15, et qu’elle avait pris un fer rouge où était gravé ce saint Nom, je restai fort affligée de ne pouvoir faire de même. Je m’avisai d’écrire ce nom sacré et adorable en gros caractères sur un morceau de papier et avec des rubans et une grosse aiguille je l’attachai à ma peau en quatre endroits, il resta longtemps attaché en cette manière16.
Par rapport au style prolixe et volontiers poétique de François de Sales, le dépouillement et la sobriété sont les caractéristiques de la Mère de Chantal. Elle a dépassé les expériences extraordinaires du début de la vie mystique et veut attirer ses correspondantes vers la nudité de l’union avec Dieu.
C’est l’aspect circonstanciel de ses écrits qui a empêché sa reconnaissance comme une des immenses figures intérieures du siècle. Il est aussi regrettable qu’elle ait détruit la plupart de ses lettres adressées à François de Sales. Nous ne pouvons donner que quelques extraits de son abondante correspondance par ailleurs et de ses opuscules.
Les papiers précieux retrouvés après sa mort livrent la transcription de paroles que François de Sales lui avait adressées après une retraite :
Notre Seigneur vous aime, ma chère Mère, il vous veut toute sienne […] Tenez votre volonté si simplement unie à la sienne en tout ce qui lui plaira faire, de vous, en vous, par vous, et pour vous, et en toutes choses qui seront hors de vous, que rien ne soit entre-deux. Ne pensez plus à chose quelconque de tout ce qui vous regarde, tant pour la vie que pour la mort, car vous vous êtes toute abandonnée et remise aux soins de l’amour éternel que la divine Providence a pour vous ; demeurez là en repos, en esprit de très simple et amoureuse confiance, et ceci se doit pratiquer non seulement à l’oraison, où il faut aller avec une grande douceur d’esprit, sans dessein d’y faire chose quelconque, ains [mais] seulement pour être à la vue de Dieu, dans cette simple remise et repos en lui, et comme il lui plaira, se contenter d’être à sa présence, encore que vous ne le voyiez, ni sentiez, ni sauriez représenter, et ne vous enquérez de lui, de chose quelconque, sinon à mesure qu’il vous excitera. Ne retournez nullement sur vous-même, ains soyez là près de lui ; non seulement, dis-je, il faut pratiquer cette simplicité et abandonnement en l’oraison, mais en la conduite de toute la vie, rejetant et délaissant toute votre âme, vos actions, vos succès, vos affaires au bon plaisir de Dieu et à la merci de son soin : il faut tenir l’âme ferme dans ce train. (II, p. 62-63)17.
Elle suivra ces instructions à la lettre, parfois avec difficulté comme elle l’écrit en 1637 à la mère Angélique Arnauld, se tourmentant de n’avoir pas accès à un état stable :
[…] nonobstant ce peu de calme, la croix est toujours là, si je la voulais regarder elle ne me donnerait guère de trêve. Depuis ma dernière lettre, j’en ai eu de rudes atteintes et des pensées qui sont autant de dards qui me transpercent le cœur, et suis si fort liée quelquefois que je regarde cela, que je ne puis aller ni avant ni arrière.
Cependant j’ai grande expérience et souvent une claire lumière que Dieu ne veut de moi que ce seul unique et très simple regard en Lui, mais sans aucun mélange d’aucun acte ni discours quelconques, sinon qu’Il m’y excite […] [Et pourtant] je ne vois ni ne peux rien voir ni regarder des choses de Dieu ni en avoir goût, sinon quelquefois en certaines lectures.
Dans la même lettre, elle dit son admiration envers la sœur Anne-Marie Rosset et son regret d’être engloutie par les occupations :
Nous avons une sœur céans qu’il y a bien vingt-quatre ans qu’elle chemine dans une voie de si grand dénuement que jamais elle n’a ni lumières ni pensées sur aucun mystère ni sur choses quelconques, et, s’il lui en venait, elle dit qu’elle pense qu’elle s’en détournerait pour tenir, comme elle fait, son esprit très simplement arrêté en Dieu. Et est si fidèle en cet exercice qu’elle est toujours là, ou du moins, rarement et courtement est-elle distraite, que sitôt qu’elle s’en aperçoit elle se remet là. Jamais non plus, elle n’est portée à rien demander à Notre Seigneur, ni rien désirer ni s’unir ni faire aucun acte de quoi que ce soit, ni ne pense à en faire ni si elle en doit faire, seulement, elle se prosterne le matin comme pour faire un acte d’adoration que notre Bienheureux Père lui a dit de faire, avec quelque oraison jaculatoire, pendant les octaves des grands mystères. Elle le fait sans goût ni se divertir de sa simple attention et, de même, entend les sermons et ses lectures sans autre attention que de retenir quelque chose pour l’entretien d’après vêpres. Au bout, c’est une âme totalement fidèle à la suite du bien et exacte à la moindre plus petite observance.
Feu notre bonne Mère supérieure [Péronne-Marie de Châtel] me disait que Notre Seigneur faisait cheminer cette fille devant moi pour me donner lumière à ce qu’il m’attirait et voulait de moi. Certes, il m’a toujours été impossible d’avoir cette continuelle attention parmi les occupations, j’en ai de tant de sortes et si continuelles, que je ne puis m’empêcher d’y mettre mon attention ; Notre Seigneur me laissant tout l’esprit fort libre pour m’y appliquer nonobstant toutes mes peines intérieures. Et vais toujours mon train pour l’extérieur, sans voir comment, pour ce qui est de mes exercices spirituels… (L. 2040)
Elle avoue pourtant être dans l’oraison passive depuis fort longtemps :
Vous m’avez donné un bon sujet de confusion de m’avoir demandé mon oraison. Hélas ! ma fille, ce n’est que distraction et un peu de souffrance pour l’ordinaire ; car que peut faire un pauvre chétif esprit rempli de mille sortes d’affaires, que cela ? Et je vous dis confidemment et simplement que, il y a environ vingt ans, Dieu m’ôta tout pouvoir de rien faire à l’oraison avec l’entendement et la considération ou méditation, et que tout mon faire est de souffrir et d’arrêter très simplement mon esprit en Dieu, adhérant à son opération par une entière remise, sans en faire les actes, sinon que j’y sois excitée par son mouvement, attendant là ce qu’il plaît à sa Bonté de me donner. Voilà comme je satisfais à votre désir, mais à vous seule ces trois dernières lignes ; quand nous nous verrons, nous dirons le reste, si Dieu le veut. (L. 2602)
J’ai eu cette vue que Dieu veut que j’aille à Lui de toutes choses, très simplement et droitement sans entremise de chose quelconque, et que je me contente de ce très simple regard en Lui, sans aucun acte, mais par un absolu et entier abandonnement de tout ce que je suis et de toutes choses à sa sainte volonté, demeurant dans un repos d’amoureuse confiance en son soin paternel pour tout ce qui me concerne, sans réserve, lui laissant vouloir pour moi, et faire tout ce qu’il lui plaira et de toutes choses, sans que jamais je me veuille arrêter volontairement à regarder ce qui se passe en moi, ni à chose quelconque. Mais je me tiendrai en lui, le regardant et le laissant faire, acquiesçant simplement à tout ce qu’il lui plaira, avec l’aide de sa grâce… (II, p. 24).
Elle ne se lassera pas d’appeler ses filles au dépouillement total, à la simplicité du regard en Dieu et à la passivité absolue devant l’action de la grâce :
Ma très chère fille, ne vous détournez jamais de cette très solide et très utile voie de la sainte simplicité en laquelle Dieu vous a mise. Et je remercie sa Bonté d’avoir voulu, avec sa divine lumière, confirmer ce que je vous en avais écrit. Demeurez donc invariable en cette résolution, quoique vous entendiez dire des merveilles des autres voies. Laissez-les suivre à qui Dieu les donne, et suivez toujours la vôtre. Car cette unique simplicité et très simple unité de présence et abandonnement en Dieu les comprend toutes et d’une manière très excellente […]
Dieu vous a soustrait les vues et sentiments de ses richesses pour un temps, à ce que je vois. J’en suis consolée, car c’est chose très utile et même nécessaire, de passer par cette étamine18. Vous en avez expérimenté les fruits qui sont la connaissance de votre impuissance et misère, une plus grande pureté et nudité d’esprit. Dieu, par un amour très grand, vous dépouillant des affections et sentiments plus désirables et spirituels, afin que Ses dons n’occupent pas nos cœurs, mais lui seul et son bon plaisir. […] Je crois donc que l’âme qui est réduite dans cette extrême impuissance, ténèbres et insensibilité, se doit contenter de se laisser très simplement à la merci de la miséricorde de Dieu par un très simple acquiescement à tout ce qu’il lui plaira faire d’elle, sans le vouloir même sentir, ni en faire l’acte ; mais par un simple regard en Dieu, de la suprême pointe de l’esprit, qui ne veut résister en rien à Dieu, mais consent à tout ce qu’il lui plaît. Et faut se contenter du même simple regard à la rencontre du mal, ne lui résistant qu’en lui déniant le consentement de l’acte. Or sus, ma très chère fille, il faut absolument retrancher toutes sortes de réflexions sur ce qui se passe en vous… (L. 1599)
Il ne s’agit pas d’ascétisme : ce serait tourner en soi-même. On ne livre pas bataille, ce serait rester dans l’horizontalité du moi. La solution est toujours d’appeler la grâce en préférant l’amour à tout :
Le remède que je vous donne pour toutes sortes de tentations, peines, afflictions, sécheresses et contradictions, c’est les actes d’amour, retournant promptement et simplement votre cœur à Dieu […] Ne vous efforcez point de vaincre les tentations, car cet effort les fortifierait… (L. 1421)
Loin d’une voie héroïque, c’est une voie de douceur, réaliste et modérée. Jeanne se sert d’une comparaison avec une tempête sur le lac d’Annecy pour expliquer comment on traverse les difficultés intérieures :
[…] il nous faut faire comme nos grangers ont fait aujourd’hui sur leur bateau qui conduisait notre blé sur le lac. Ils se sont trouvés subitement en un très grand péril ; dans un instant ils ont vu s’élever une violente tempête qui allait sans doute les submerger avec le bateau et tout ce qui était dessus. Hélas ! qu’ont-ils fait ? Ils ne se sont pas opiniâtrés de vouloir prendre le droit fil de l’eau en traversant ces grosses ondes ; non, ils se seraient perdus faisant de la sorte ; mais ils ont très sagement conduit leur barque, tout doucement, au rivage, et ont suivi les petites ondes ; par ce moyen ils sont arrivés, en évitant l’orage et non en le combattant. (II, p. 237, Entretien VI)
Demeurez en une très simple unité et unique simplicité de la présence de Dieu, par un entier abandonnement de vous-même en sa très sainte volonté ; et toutes les fois que vous trouverez votre esprit hors de là, ramenez-l’y doucement, sans faire pour cela des actes sensibles de l’entendement ni de la volonté. (I, p. 63)
Nue et sans vertu je suis venue au monde, et sans vertu quelconque je me remets, mon Dieu, entre vos mains. Dites cela, ma fille, et quand vous verrez que votre esprit se voudra revêtir de ce qu’il s’est dépouillé, ne faites autre chose que de le retourner simplement à son Dieu, ne voulant que lui seul… (L. 2615)
Il faut passer au-delà de tous les états et de la multiplicité des expériences, dans la simplicité sans « goût », s’oublier soi-même dans un abandon total à la « divine bonté » :
… il ne faut faire aucune réflexion sur ce qui se passe en vous, pour voir ou connaître ce que c’est. Soyez, mon cher enfant, comme un vaisseau vide devant Sa divine bonté, pour recevoir ce qu’il Lui plaira de vous donner, et ne permettez jamais à votre esprit aucun retour ni réflexion sur vous-même ni sur ce qui se passe en vous.
… cette véritable humilité […] ne veut aucune excellence que d’être sans excellence, que celle […] de dépendre totalement du bon plaisir de son Dieu, ne recherchant en toutes choses que sa seule gloire ; car c’est le caractère des filles de la Visitation. (L. 903)
Oh ! Que nous serons heureuses, ma vraie fille, quand nous nous serons entièrement oubliées. (L. 1255)
Jetez-vous et toutes vos misères et vos intérêts et affections, dans le sein de la bonté de Dieu, vous laissant gouverner à sa Providence et à l’obéissance, et cela à yeux clos, sans permettre à votre esprit de regarder où il va ; mais allez toujours, ne regardant que Dieu et la besogne qu’Il vous présente dans chaque occasion et moment, pour la faire fidèlement avec la pointe de l’esprit sans vous amuser à vos sentiments ou dissentiments et répugnances… (L.1271)
Ma très chère fille, vivez au-dessus de vous-même et toute en Dieu. (L. 2454)
En cela, elle suit le conseil donné par François de Sales :
Nous ne devons jamais vouloir autre chose, sinon ce qui nous advient de moment en moment, recevant tout de la pure ordonnance et disposition divine. (II, p. 47, Questions)
Tout converge sur l’amour, à bien distinguer d’un sentiment ou d’un « goût » humain :
Toujours en cette nudité et simplicité ; il n’y a rien au-delà… « Aime et fais tout ce que tu voudras », dit Saint Augustin. Aimons donc… toute la perfection est là. (L. 2565)
S’il était en mon pouvoir d’avoir des sentiments, je sais bien que je brûlerais toute de l’amour de Dieu et de l’amour du prochain ; or Notre Seigneur ne les a pas mis en notre pouvoir. Les sentiments ne sont pas nécessaires à la perfection et à notre salut ; sa divine Majesté les donne à qui il lui plaît. C’est le Maître qui fait ce qu’il veut. (II, p. 233, Entretien V).
Jamais nous ne savourerons les douceurs de la familiarité de l’âme avec son Dieu, que lorsque nous serons déterminées à suivre et que nous suivrons au péril de toutes nos inclinations, affections, habitudes et propensions, tout ce qui nous est marqué, qui n’est autre que l’amortissement de la nature, le mépris du monde et la vraie fidélité à Dieu. Ce ne sera pas sans peine, mais là où il y a de l’amour, il n’y a point de travail ; et d’ailleurs un moment de la jouissance intérieure de Dieu vaut plus que tous les plaisirs que la propre volonté nous ferait jamais goûter ensuite de nos inclinations. (II, p. 197-8, Exhortation XIV).
Le renoncement est total entre les mains de Dieu et elle est très radicale quand elle affirme ce chemin court et direct :
[…] ma très chère fille, il faut passer à la totale résignation et remise de nous-mêmes entre les mains de notre bon Dieu, rendant votre chère âme et celles que vous conduisez, en tant qu’il vous sera possible, indépendantes de tout ce qui n’est point Dieu, afin que les esprits aient une prétention si pure et si droite qu’ils ne s’amusent point à tracasser autour des créatures, de leurs amitiés, de leurs contenances, de leurs paroles, mais sans s’arrêter à rien de tout cela ni à chose quelconque que l’on puisse rencontrer en chemin, l’on passe outre en la voie de cette perfection dans l’exacte observance de l’Institut, ne regardant en toutes choses que le sacré visage de Dieu, c’est-à-dire son divin bon plaisir. Ce chemin est fort droit, ma très chère fille, mais il est solide, court, simple et assuré, et fait bientôt arriver l’âme à sa fin qui est l’union très unique avec son Dieu. Suivons cette voie fidèlement […] (L. 966)
Ayant tout laissé derrière elle, elle ne désirait plus depuis longtemps que s’abandonner à la Présence silencieuse. Voici un extrait des papiers intimes que l’on a retrouvés sur elle à sa mort et qu’elle ordonna de mettre dans son cercueil :
Dieu m’a fait voir, ce matin, en l’oraison, que je ne me dois plus du tout voir ni regarder, mais lui seul, cheminant à yeux clos, appuyée sur mon Bien-Aimé Jésus, sans vouloir voir ni savoir le chemin par où il me conduira, ni non plus avoir aucun soin de chose quelconque, non pas même de lui rien demander, mais demeurer simplement toute perdue et reposée en lui, en ce très pur regard, sans mélange d’autre chose. (II, p. 65, 6e papier).
Dans une enveloppe se trouvaient deux papiers, l’un écrit par François de Sales, l’autre par elle-même et dont nous tirons ce court passage :
N’exceptant ni réservant aucune chose, rien, rien, rien du tout, ains de toutes mesforces, de toutes mes affections, de toute mon âme et de tout mon cœur, je m’abandonne, je me consacre et sacrifie, absolument, entièrement, et irrévocablement à votre très sainte, très-adorable et très-aimable volonté, afin que tout ainsi qu’il lui plaira elle fasse de moi, pour moi, et en moi, son bon plaisir… (II, p. 51, Papiers intimes, 1er Papier de notre bienheureuse Mère).
La mère Françoise-Madeleine de Chaugy19 fut l’historienne de l’Ordre naissant et nous est fort précieuse pour décrire l’esprit qui animait Jeanne de Chantal et François de Sales dans la fondation de la Visitation. Elle raconte combien la nouvelle forme de vie instituée le 6 juin 1610 « est marquée par la simplicité. La clôture est modérée. Les sœurs peuvent sortir pour visiter des malades… les femmes peuvent entrer en clôture pour faire quelques jours de retraite… » Malheureusement, contre l’esprit des fondateurs, à partir de 1618, l’ordre devint cloîtré par ordre du Pape. Jeanne se battit lors de la transformation de ce premier projet, car « il fâchait à notre Bienheureux Père [François] de changer la simplicité de sa petite congrégation ». Elle veilla donc à consolider l’œuvre par des Constitutions et un Coutumier. Le problème était important, car à sa mort en 1641, 87 monastères avaient été fondés.
Y régnait, avant toute influence du dernier jansénisme, une vie mystique où « l’amour est le commencement, le moyen et la fin de la vie spirituelle », où « les vertus ne sont que des modalités de l’Amour »20, où les décisions ne sont prises qu’en écoutant les mouvements de la grâce :
L’esprit de sagesse et de prudence humaine doit être tout à fait banni de la Congrégation de la Visitation, car il la détruirait, et particulièrement en ce qui est de l’élection des Supérieures, et des Sœurs aux principales charges du Monastère21
L’abbé Boudon (1624-1702), lui-même mystique, résume bien la voie simple et directe, sans ascèse corporelle, recommandée par la Mère de Chantal :
L’attrait quasi universel des filles de la Visitation est d’une très simple présence de Dieu, avec un don et transport en lui de tout ce qu’elles sont, sans aucune exception, et un entier abandonnement d’elles-mêmes à sa sainte providence, et je pourrais bien dire sans quasi, car vraiment j’ai reconnu que toutes celles qui dès le commencement s’appliquent à l’oraison comme il faut sont attirées d’abord. Enfin je tiens que cette manière d’oraison est essentielle à notre petite congrégation, ce qui est un très grand don de Dieu, et qui requiert de nous comme une reconnaissance infinie. ». […] [elle] estimait que la contemplation […] était une chose fort ordinaire […] qu’on la devait conseiller presque généralement […] que l’attrait que Dieu en donne y est quasi universel22.
La direction de Jeanne, à la fois ferme et encourageante, s’appuyait sur l’amour :
Dieu vous a logée dans mon cœur, ma fille : rien ne vous en saurait déplacer. (L. 931)
Mon cœur est invariable en l’amour qu’il a pour le vôtre, duquel je connais très distinctement la voie où Dieu l’a mis depuis le commencement. Elle est si solide, et tellement de Dieu, que jamais il ne faut recevoir aucun avis contraire ; et vous faites bien de n’en guère parler. (L.2715)
Ses filles devenues mères supérieures des nouvelles fondations devaient agir dans ce même esprit :
Ayez un soin tout maternel de vos filles. En toutes leurs nécessités, penchez du côté de la douceur et du support ; tenez leurs esprits joyeux, et, pour cela, conservez-leur une sainte liberté aux récréations, ne les y reprenant ni leur disant rien qui les mortifie, sinon qu’il fût bien nécessaire. (L. 2518)
Les supérieures doivent veiller à ce que l’amour de charité lie les sœurs entre elles dans la communauté, et non une amitié d’origine humaine :
Vous devez par tous les moyens que vous pourrez tenir vos filles fort unies à vous, mais d’une union qui soit de pure charité […] Tenez-les fort unies par ensemble et avec estime l’une de l’autre, ce que vous ferez efficacement par l’amour et l’estime que vous témoignerez d’en avoir vous-même par vos paroles et actions ; mais amour général envers toutes, les aimant également, sans qu’il paraisse aucune particularité. (L.1247)
Dans ses Réponses23 à ses dirigées, le ton est fort pratique. Il s’agit
de remettre fréquemment notre esprit en Dieu ; et quand nous y manquerons, il s’en faut humilier, et de l’humilité aller à Dieu, et de Dieu à l’humilité ; et surtout nous devons toujours aller à Dieu et nous confier en lui, comme un enfant fait à sa mère. [37]
Il y en a qui ne peuvent souffrir qu’on dise que les tentations viennent d’elles-mêmes, et de leur amour-propre ; ains [mais] voudraient que l’on jetât la faute sur le diable, lequel bien souvent n’y pense pas. [128]
Oui, c’est contre cet article, de s’empresser à ce que l’on fait. Cela suffoque l’esprit d’oraison, empêche de retourner fréquemment son esprit à Dieu, et de nous tenir en sa présence… [177]
Non, je vous assure, ma très chère Fille, qu’il ne se faut point porter de soi-même à ces oraisons d’admiration, de complaisance et de bienveillance. Il faut attendre que Dieu nous excite à cela, et alors suivre son attrait avec humilité et fidélité. Nous pouvons bien faire fort simplement et doucement des actes de confiance, d’admiration, et d’union de notre âme avec Dieu ; mais d’en avoir l’oraison, c’est à Dieu seul de nous la donner. [480]
… plus je vais en avant, et plus clairement je reconnais que Notre Seigneur conduit quasi toutes les Filles de la Visitation à l’oraison d’une très simple unité, et unique simplicité de présence de Dieu, par un entier abandonnement d’elles-mêmes à sa sainte volonté, et au soin de sa divine providence. [517]
Marchez donc dorénavant, mes très chères sœurs, avec une très humble assurance, dans cette voie divine ; et n’y apportez aucune façon ni industrie, que de suivre très simplement et fidèlement l’attrait de Dieu […] retranchant toute réflexion sur le passé, sur le présent, et sur l’avenir […] unissant leur esprit à sa bonté, en tout ce qui arrive de moment en moment, et cela fort simplement. Il faut que je dise encore ceci.
C’est qu’il arrive souvent que les âmes qui sont en cette voie, sont travaillées [521] de beaucoup de distractions, et qu’elles demeurent sans appui sensible […] de sorte qu’elles demeurent dans une totale impuissance et insensibilité, bien que quelquefois moins. Cela étonne un peu les âmes qui ne sont pas encore bien expérimentées : mais elles doivent demeurer fermes et se reposer en Dieu par-dessus toute vue et sentiment […] sans voir ni vouloir voir ce qu’elles font ni doivent faire : mais par-dessus toute leur voie et propre connaissance, elles doivent avec la pointe suprême de leur esprit se joindre à Dieu, et se perdre toutes en lui, trouvant par ce moyen la paix au milieu de la guerre, et le repos dans le travail. Bref, il se faut tenir en l’état où Dieu nous met.
Dans une lettre, elle résume l’esprit de la Visitation :
L’esprit de sa24 petite Congrégation est un esprit de douceur, de petitesse, de simplicité et pauvreté, et ne s’en faut point départir, ains [mais] y assujettir tellement nos inclinations qu’elles nous portent même au mépris du monde et de nos propres intérêts, et que la douceur et l’humilité surnagent toujours en nos paroles et actions. (L.740 A une supérieure, Chambéry, 8 décembre 1624)
Premier feuillet recto du manuscrit « Recueil des bonnes choses… »
Les entretiens sont au nombre de 74 dans l’édition de 1875 contre une trentaine (auxquels s’ajoutent des pièces diversement intitulées) dans le manuscrit de Turin-Verceil (aujourd’hui Vercelli à environ 70 kilomètres de Turin).
Les deux ordres diffèrent. Pour cette raison les numéros d’Entretiens propres à l’édition de 1875 sont indiqués entre parenthèses : « (noté n°) » dans la Table des matières placée en tête du présent volume.
Rappelons ici l’information concernant notre source livrée par l’éditrice du tome II de 1875 :
« Nous avons dit plus haut comment ces Exhortations et ces Entretiens ont été recueillis ; comment il a été permis de combler les lacunes que présentent les rédactions qui en furent faites ; comment, au moyen de ces rédactions, diverses pour l’étendue, mais à peu près identiques dans la reproduction des passages parallèles, on a pu reconstituer les instructions données par la zélée Fondatrice aux premières religieuses de la Visitation. [il s’agit donc d’une édition “contaminée”].
Signalons, en passant, une pièce qui a été pour cela d’un grand secours : nous voulons parler d’un manuscrit provenant de l’ancien monastère de la Visitation de Verceil (Piémont). Ce manuscrit, beaucoup plus correct et complet que tous ceux qui circulent aujourd’hui dans les monastères, fut donné, paraît-il, aux Sœurs de cette ville par les fondatrices de la Visitation de Turin, qui l’avaient apporté d’Annecy, en 1638. »
L’édition de 1875 tire parti de plusieurs manuscrits, mais ne détaille pas les sources par pièce. Il restera à comparer le ms. 9 de Turin-Verceil au ms.12 d’Annecy, « “très précieux” Recueil des principales choses »… Enfin les titres sont parfois modifiés.
§
Pour les deux premiers Entretiens nous indiquons les variantes relevées entre le manuscrit et l’édition de 1875.
Sur le premier on observe des écarts sensibles et diverses variantes traduisent l’esprit de la fin du XIXe siècle. Le second Entretien est lui très fidèle à notre manuscrit.
Le premier Entretien n’a probablement pas eu le manuscrit Turin-Verceil pour première source (la variante « des oiseaux de proie s’abattirent sur les chairs des victimes » ne s’invente pas ; le dernier paragraphe est un ajout). Par contre le second Entretien lui est très fidèle.
Les transcriptions seraient faites par des mains différentes sur des sources distinctes. La première main s’adapte à une époque ascétisante, la seconde est respectueuse du manuscrit et n’introduit que des variantes mineures. Elles sont justifiées et ne défigurent pas l’esprit de la fondatrice. Des sondages confirment la bonne fidélité de l’édition 1875 même si les critères actuels d’édition ne sont pas respectés.
QUE NOTRE BIENHEUREUSE MÈRE NOUS A DIT À LA RÉCRÉATION SUR DES QUESTIONS QU’ON LUI A FAIT.
Comme25 il faut faire pour réformer l’âme, dites-vous, ma très chère fille ? Il faut se bien connaître soi-même, son néant, sa bassesse, sa vileté et son rien. Si notre entendement est rempli de cette vérité, nous verrons clairement qu’il y a beaucoup de défauts, d’imperfection, et beaucoup de choses à réformer en nous, que véritablement nous sommes remplies de misères et pauvreté ; car, si nous avons quelque chose qui soit à nous, c’est la misère et les manquements que nous commettons. Or donc, si cela est, comme il est très certain, avons-nous de quoi nous estimer et faire état de nous ? Non, véritablement ma fille, qu’étions-nous, il y a26 trente ans ? Vous n’étiez rien, Dieu vous a donné l’être, mais néanmoins, vous n’êtes et ne vous devez pourtant estimer rien, parce que si Dieu se retirait de vous, vous retourneriez dans le rien. Nous27 sommes comme un oiseau qui n’a point d’ailes pour voler, et qui n’a point de pied28 pour marcher. Nous ne pouvons pas seulement prononcer le nom de Jésus sans une assistance particulière de Notre Seigneur ; c’est l’Apôtre qui le dit, et non seulement pour les choses spirituelles, nous ne pouvons rien de nous-mêmes, mais encore pour les temporelles, car nous ne pouvons pas ni travailler, ni nous remuer, ni faire chose quelconque, sans le concours de Dieu. Si David29 s’estimait un chien mort et une puce, lui qui était Oint de notre Seigneur, qui était selon le Cœur de Dieu, hélas, que devons-nous dire, nous estimer nous autres ! À plus forte raison, devons-nous penser que nous ne sommes qu’un chien mort, qu’une puce, voire, moins que [2] cela. Or, tenons-nous donc fermes en cette connaissance de ce que nous sommes, et passons encore plus avant, en aimant et nous réjouissant de ce que l’on nous tient et traite comme cela. C’est ici l’importance de le faire, où il y va du bon. C’est la souveraine pratique que celle-ci, d’aimer30 notre abjection, de bien aimer qu’on ne tienne point de compte de nous, que l’on nous laisse là comme une personne inutile qui n’est propre à rien, et qui n’est digne d’aucune considération.
Mais voici encore d’autres pratiques qu’il nous faut tâcher de faire ; c’est que lorsqu’il se présente31 quelque occasion de faire quelque bien et32 pratiquer quelque vertu, il faut reconnaître notre impuissance et que nous ne pouvons rien de nous-mêmes, de sorte qu’il ne faut rien attendre de nous, mais oui bien de Dieu et de sa grâce, laquelle il nous donnera infailliblement, tellement, qu’il faut dire hardiment avec saint Paul : « Je puis tout en celui qui me conforte ». Et si nous faisons quelque chose de bien, il faut soigneusement tout rapporter à Dieu, car la gloire lui en appartient ; et quand nous serons tombés en fautes, et que nous aurons bronché en notre chemin, il ne faut en aucune façon nous en étonner, mais nous en humilier tout doucement devant Dieu, lui disant : « Hé ! Seigneur, voilà ce que je sais faire, voilà ma pauvreté et misère, voilà ce que je suis : qu’un néant, une faible et infirme créature. » Je ne dois pas attendre aucune chose de moi, qu’infirmité, imperfections et défauts. Enfin33, l’humilité est la réparatrice de tous nos maux. Il faut donc bien prendre garde qu’elle ne nous manque jamais, car si nous ne l’avons pas, nos affaires iront bien mal, et notre perfection demeurera en arrière.
Pendant que notre Bienheureux Père vivait, il y avait une sœur, laquelle s’affligeait grandement quand elle avait commis quelque manquement ; il lui semblait qu’elle ne pourrait jamais s’amender ni s’empêcher de faillir, de sorte que, quand elle lui parlait, elle pleurait fort sur ce sujet ; et un [3] jour, en me parlant d’elle, il me dit : « J’ai considéré les larmes de cette bonne Sœur ; je vis clairement qu’elles procédaient d’amour propre, et que toutes nos enfances et niaiseries, et tous les étonnements que nous avons de nous voir tomber en des imperfections, ne viennent que de ce que nous nous oublions des maximes34 des saints : qu’il nous faut tous les jours commencer ». Il dit à une autre personne, ce bienheureux, qu’elle regardât que c’est bien d’avoir des imperfections, afin de ne se pas étonner de ce qu’elle en avait ; que si elle regardait aussi que les autres faisaient des fautes, elle ne s’étonnerait pas d’en faire elle-même. Or sus, nous devons penser et croire que les autres sont meilleurs que nous, et néanmoins ils tombent bien en des défauts ; pourquoi penserions-nous d’être exemptes d’en commettre et de tomber ?
À la vérité, mes chères filles, c’est par faute35 de nous bien connaître, que nous nous étonnons de nous voir défaillantes, car nous présumons tant de nous, que nous en attendons quelque chose de bon, et nous nous trompons ; et Notre-Seigneur même permet que nous tombions quelquefois bien lourdement, afin que nous nous connaissions de nous-mêmes. Non, ma chère fille, cette connaissance de nous-mêmes ne consiste point au sentiment, ni à en faire des grandes considérations, mais à le croire comme étant une vérité de foi ; je veux dire que nous devons croire, en la pointe de notre esprit, avec une grande certitude de foi, que nous ne sommes rien, que nous ne pouvons rien, que nous sommes faibles, infirmes, fragiles et imparfaites, remplissant notre entendement de cette croyance, et affectionnant notre volonté à aimer notre pauvreté et misère. Or sus, voilà comme il faut, à mon avis, commencer la réformation de l’âme, par la connaissance de soi-même et par la confiance en Dieu : la connaissance de nous-mêmes nous fera voir beaucoup de choses en nous, pour nous en corriger et réformer, et que, néanmoins, nous n’en pourrons venir à bout de [4] nous-mêmes ; et la confiance en Dieu nous fera espérer que nous pouvons tout en Dieu, et qu’avec sa grâce, toutes choses nous seront possibles et faciles.
Après cela il se faut exercer36 en l’oraison et en la mortification, car ce sont les deux ailes pour voler à Dieu : l’une soutient l’autre ; j’en reviens toujours là, l’oraison et la mortification. Il faut donc que la directrice rende les novices fort affectionnées à ces deux maximes, qu’elle les rende amoureuses du recueillement, et que même elle leur lise quelquefois les chapitres du Chemin de perfection de sainte Thérèse, qui en parle ; et j’approuve37 fort que l’on fasse lire ce livre aux novices, car il est bien utile, et les peut bien aider et exciter à l’amour de ces deux vertus, de mortification et oraison. Il n’y a que cela à faire : se bien mortifier et se bien tenir proche de Dieu.
Il y a des âmes que Dieu élève en l’oraison avant qu’elles aient pris un bon fondement en la mortification ; c’est peut-être parce qu’il les reconnaît si faibles, que, s’il ne leur donnait ces suavités, elles ne feraient rien qui vaille, et n’auraient pas le courage de persévérer et s’exercer en la vertu. Quand l’oraison est fondée sur la mortification, c’est un beau bien assuré38 ; et certes, il lui faut toujours donner ce fondement, soit devant, ou après d’être élevé ; néanmoins, la voie ordinaire, c’est après que l’on s’est bien, à bon escient, exercé et adonné à la mortification que Notre Seigneur nous donne ces grâces39.
[Il] ne faudrait pas vous40
mettre en peine et penser qu’il y a de votre41
faute, et si votre oraison ne serait pas inutile et désagréable à
Dieu ; non42,
ma chère fille, pourvu que vous ayez été fidèle ; et je vous
vais donner un exemple qui vous le fera bien entendre, c’est du bon
Abraham ; je l’aime grandement, ce grand patriarche, et par
inclination. Donc Abraham présentait souvent à notre Seigneur des
sacrifices et holocaustes. Un jour, comme il lui en sacrifiait un, il
vint une grande quantité de mouches sur son sacrifice ; voyant43
cela, il prit une baguette et les chassa le mieux qu’il put,
sans se lasser. Cela dura tout au long de son sacrifice, lequel étant
achevé, il se plaignit à notre Seigneur, lui disant : « Hélas,
Seigneur, quel sacrifice vous ai-je offert, lequel a été [5] tout
plein de mouches ». Il pensait enfin que ces mouches eussent
empêché que son sacrifice n’eût pas été agréable à Dieu.
Mais notre Seigneur lui donna à entendre qu’il lui avait été
agréable, car il lui demanda si ces mouches ne lui avaient pas
déplu, si ce n’était pas contre son gré, et s’il n’avait pas
tâché de les chasser et fait ce qui était en son pouvoir ; il
lui répondit que oui. C’est pourquoi notre Seigneur l’assura que
son sacrifice n’avait laissé de lui être agréé et qu’il avait
été bon. De même, quand nous sommes en l’oraison44,
encore que nous y ayons quantité de distractions, qui sont comme des
mouches, si45
néanmoins elles nous déplaisent, et que nous fissions ce qui est en
notre pouvoir pour nous en distraire fidèlement, notre oraison ne
laisse d’être bonne et agréable à Dieu, nous n’en devons point
douter. Parce que c’est46
une chose certaine, lorsque vous êtes47
dans le sentiment de votre misère dans l’oraison, il n’est pas
besoin de faire des discours à Notre Seigneur pour la lui répéter48 ;
il est mieux de vous arrêter dans votre sentiment qui parle assez à
Dieu pour vous ; il est toujours mieux, assurément, de nous
arrêter paisiblement dans les sentiments et affections que Notre
Seigneur nous donne, que d’agir de nous-mêmes. Enfin, mes chères
filles, approchez-vous de Dieu avec le plus de simplicité qui vous
sera possible, et soyez certaines que l’oraison la plus simple est
la meilleure. Oui, mes chères filles, lorsque Dieu vous donne de
grandes affections et désirs de vous exercer dans l’humilité, il
est bon de le faire et de jeter un regard sur les occasions que vous
aurez de la pratiquer ce jour présent, parce que les vraies
servantes de Dieu ne doivent point avoir [de] lendemain, ni s’étendre
plus avant que sur les occasions présentes, et elles doivent avoir
un grand soin et une fidélité toute particulière de s’adonner à
toutes les heures que nous passons, à la vertu sur laquelle Notre
Seigneur nous a donné des affections particulières en l’oraison,
d’autant qu’il requiert cela de nous et nous le donne pour cette
seule fin de nous y voir fidèlement exercer. [6]49.
Je suis bien aise que vous me fassiez cette demande, mes chères Sœurs. Comme50 les Sœurs professes doivent être zélées à prendre l’esprit de leur vocation, et à servir de bon exemple ? J’y réponds en vous assurant que c’est une question bien importante, et que les Sœurs doivent très assurément nourrir dans leur cœur une grande jalousie et un zèle ardent de se bien édifier les unes les autres, et tous ceux qui les conversent51, et qu’elles aient un grand soin de prendre l’esprit de leur institut, pour procurer que celles qui nous suivront, le prennent aussi. Mais ce zèle ne doit pas être pointilleux, picoteux, impatient ; il ne faut même que celles qui sont en charge pressent trop les esprits. Le zèle de notre Bienheureux Père n’était point tel. C’était un zèle qui le faisait prier, donner bon exemple, exciter, encourager, et supporter les âmes. Il ne les pressait point, mais les attendait longuement avec une patience et débonnaireté admirable, les aidait de tout son pouvoir sans plaindre sa peine, ni sans épargner sa charité, puis laissait le reste à la Providence de Dieu. Il ne faut point aller chercher d’autre doctrine que celle de ce Bienheureux Père de nos âmes pour bien exercer notre zèle. Voici donc ce qu’il faut faire : recourir à l’oraison, aider, supporter, et donner bon exemple à nos sœurs, celles qui sont en charge par leur avis et enseignement, et les autres en se parlant et encourageant ensemble. Mon Dieu, mes sœurs, à quoi devons-nous prendre plaisir, sinon à parler de Dieu, de l’éternité, du bonheur de notre vocation, de l’amour et fidélité que nous devons avoir à bien prendre l’esprit de notre saint Institut, et pour le conserver soigneusement ; nos discours ne doivent être d’autre chose, lorsque nous avons [7] congé de nous entretenir en particulier. Surtout, soyons d’une grande observance. Tâchons de servir de bon exemple, parce qu’on ne saurait dire le bien que porte dans une maison religieuse, une fille de bonne édification ; mais que tout ce que nous faisons pour la donner, se fasse avec le seul désir de nous rendre toujours plus agréables à Dieu, et par le seul motif de son pur amour, et que ce soit cet amour seul qui anime notre zèle. Or sus, mes chères filles, il faut que je vous donne trois fondements pour établir, et votre zèle, et votre vertu, afin qu’elle soit solide : le premier est d’être entièrement dépendante du soin paternel de notre bon Dieu et de nos supérieurs, sans avoir aucun soin de nous-mêmes ; non, ne pensez point à ce que vous ferez et à ce qui vous arrivera ; abandonnez tout votre âme, votre esprit, et même votre corps dans le sein de la Divine Providence, et à celui de l’obéissance, et même le soin de votre perfection ; car Notre Seigneur en aura assez, ayant plus d’amour et de soin pour nous que la mère la plus passionnée n’a de nourrir et élever son enfant. Oui, certainement, mes chères Sœurs, Dieu pense plus par le menu à nos nécessités pour petites et minces qu’elles soient, en a plus de soin qu’une tendre mère et nourrice ne fait de son petit qu’elle aime tendrement. Sachez pourtant que la mesure de la Providence de Dieu sur nous, est la même que celle de52 la confiance que nous avons pour lui, et que son soin est d’autant plus achevé que notre abandonnement entre ses mains sacrées est plus parfait et plus entier. Je ne veux pas que vous laissiez53 de travailler fidèlement à votre perfection, mais je vous dis seulement que les voies et les moyens d’y parvenir vous doivent être indifférents ; laissez-vous donc tourner, manier, et façonner, tout au gré du bon plaisir éternel, par la voie de l’obéissance, sans permettre à votre esprit de discerner ce qui lui est propre ou non, comme de penser : « Pourais-je bien faire cette charge ? » ou bien : « Je ferais mieux l’autre ; je serais bien mieux avec cette sœur, qui a plus de rapport à mon humeur qu’avec celle-là ». Laissez tous ces discernements [8] pour vous laisser incessamment à la conduite de notre Seigneur.
Le deuxième point, c’est qu’il ne faut chercher que Dieu, ne vouloir que Dieu, ne prétendre que Dieu. Ah ! Si vous ne cherchez que Dieu, vous le trouverez partout. Par exemple, une fille va faire l’oraison, l’obéissance l’en retire tout incontinent, pour l’employer ailleurs : infailliblement, elle trouvera autant Dieu dans cette occupation qu’en l’oraison. Je vous avoue que ce sera possible avec moins de satisfaction et de doux repos, mais sachez que Dieu se trouve mieux aussi où il y a plus de l’abnégation que de plaisirs pour nous. Si vous ne cherchez encore que Dieu, mes Sœurs, vous serez indifférentes pour vos emplois, pour vos charges, pour votre séjour et pour tout ce qui vous concerne, d’autant que vous trouverez ce bon et grand Dieu de votre cœur, parce qu’il ne se trouve mieux54 qu’en l’obéissance. C’est en cette divine indifférence qu’on trouve enclos le document de notre Bienheureux Père : ne demandez rien et ne refusez rien ; c’est le dernier qu’il nous a donné, parce qu’il contient tous les autres ensemble, puisque nous trouvons dans sa pratique, celle de l’humilité, douceur, simplicité et mortification parfaitement comprise. Mais, plus que toutes vertus, ce document contient encore la parfaite dépendance du bon plaisir de Dieu, et l’entière perfection comprise dans nos saintes Règles et Constitution. Mon Bienheureux nous désirait fidèles à cette pratique ; c’est aussi mon unique désir sur vous mes chères filles ; et comme je sais qu’il n’y a rien de plus parfait que cette pratique même, je l’honore et je la prise infiniment, me souvenant du zèle avec lequel ce Bienheureux Père nous la recommandait spécialement, trois ans avant sa mort, qu’il avait si fréquemment ces paroles en la bouche : « Ne demandez rien et ne refusez rien, mes filles ». Ô Dieu ! Que celles qui pratiquent bien cet admirable document, possèdent une grande tranquillité, parce qu’il conduit promptement et fidèlement à la plus haute et sublime perfection. Vous me dîtes [9] qu’il ne faut donc pas demander ses nécessités ? Pardonnez-moi, mes Sœurs, il faut demander simplement et confidemment ce que vous avez besoin, la Constitution l’ordonne. Mais il faut prendre garde de ne demander que le nécessaire, et non ce qui plaît, que nous n’eussions pas même pu avoir dans le monde, et ne vouloir pas, si à point nommé, tout ce qui est de nos inclinations, ne voulant rien souffrir. Non, mes filles, il faut être plus mortifiées, une âme religieuse devant aimer souverainement les souffrances et la pratique de son vœu de pauvreté ; par exemple, nous commençons à avoir un peu froid ; nous voulons aussitôt des habits et couvertures. Le chaud vient, nous voulons soudain tout poser plus tôt que les autres. Cela marque une grande tendreté et trop d’attention sur nous-mêmes, qui me fait quelquefois un peu mal au cœur, ne voyant pas mes filles aussi parfaites que je les voudrais. Je vous dirais encore, que ce document de notre Bienheureux Père tendait surtout à ce dénuement du trop grand soin de nos corps, sachant que les femmes et les filles sont pour l’ordinaire fort tendres, trouvant que tout leur fait mal, que tout les incommode, que tout nuit à leur santé, que ceci leur est propre, et que cela ne le leur est pas ; je suis mieux ici que là ; cet air m’est bon, l’autre me nuit ; et mille autres petites faiblesses qu’une âme saintement généreuse et bien attentive à Dieu n’a pas. Mais, savez-vous à quoi tendait souverainement ce dernier avis de notre saint Père : ne demandez rien et ne refusez rien ? C’était pour délivrer et affranchir nos esprits de tant de pensées, de tant de réflexions et desseins que les âmes qui ne sont pas dénuées d’elles-mêmes, ont encore, ce qui leur cause des grands troubles et inquiétudes. Si l’on emploie telles personnes à des charges ou à des fondations, elles se tourmenteront dans le tracas et dans les petites contrariétés et difficultés, dans les défauts de leurs petites commodités qui les étonneront ; « Ô mon Dieu, diront-elles, je suis si distraite, si inquiète, je ne saurais me tenir [10] à la présence de Dieu ! Quand j’étais à Annecy, dans notre petite cellule, j’étais si contente, si recueillie, notre Mère m’était si douce, si gracieuse ! Nos sœurs m’étaient toutes si cordiales, bonnes et condescendantes ! Je m’accommodais si bien à leurs humeurs, elles m’aimaient si tendrement ! ». Tout cela n’est pas vertu, et ce n’est pas être vertueuse de n’être cordiale et douce, lorsque rien ne vous contrarie, et que vous êtes dans votre cellule sans être exercées, et hors des occasions de rien souffrir, que vous êtes avec une supérieure et avec des sœurs qui approuvent tout ce que vous faites ; l’égalité et sainte joie n’est pas merveilleuse en ces rencontres. Je crains bien, au contraire, que nos passions ne s’engraissent parmi ce repos et cette quiétude, et que vous ne soyez pleines de vous-mêmes, et immortifiées, et attachées à vos propres intérêts et satisfactions ; et, si vous vous regardez bien, vous trouverez que votre vertu prétendue n’est pas en vous, mais en votre supérieure, en votre sœur, en votre cellule et aux lieux où vous êtes. Si nous ne cherchons que Dieu, nous le trouverons ici, nous le trouverons là ; et parce qu’il est partout, en tous lieux et en toutes personnes, et si nous ne voulons que lui, nous serons contentes de tout et par tout.
Le troisième moyen de bien établir notre vertu, c’est de recevoir toute chose comme venant de la main de Dieu, qui nous envoie le tout pour notre bien, et pour nous faire mériter. Une sœur nous dira une parole piquante, une autre nous répondra malgracieusement ; regardons en cela la volonté de notre Seigneur, parce que, bien qu’il ne soit pas auteur du mal ni de l’imperfection de la sœur, il a néanmoins permis que cette parole vous fût dite, afin que vous en fissiez votre profit, en pratiquant la patience, la mortification, le doux support, et que votre sœur, de son côté, s’humiliât, et aimât son abjection. Nous voyons qu’on fait passer l’eau des plus belles sources par des canaux de fer, de plomb et de bois ; cette même eau, passant par ces canaux, vient toujours de sa source pour s’introduire [11] aux lieux où l’on la désire ; de même, toutes nos adversités et contradictions viennent de l’agréable et première source de la Divinité, bien qu’elles passent par les créatures, qu’elles nous viennent d’elles comme par des canaux. Il ne faut jamais regarder les moyens par lesquels ces eaux amères nous viennent, mais adorer la source d’où elles dérivent, jetant toujours les yeux en Dieu, dans nos peines et nos adversités, pour les recevoir de sa main adorable. Nous devons être extrêmement aises d’avoir des occasions de souffrir et de pratiquer la vertu, qui ne s’acquiert jamais mieux que lorsqu’elle est combattue de son contraire, bien que Dieu nous la puisse donner dans un instant ; mais il ne fait pas souvent de ces miracles, et veut, pour l’ordinaire, que nous passions par la voie obscure, nous tenant dans les lieux bas, jusqu’à ce que sa même main nous élève dans son cabinet pour nous communiquer ses secrets.
Nous nous trouvons, possible, bien éloignées des sentiments de cette demoiselle dont parle Philothée, et qui alla trouver St Ambroise pour le prier de lui donner une maîtresse rude et difficile à servir, afin qu’elle pût avoir sujet en la servant, d’endurer et de s’exercer à la vertu ; et, voyant qu’elle en avait rencontré une bonne, douce et vertueuse, qui ne la faisait point souffrir, parce que le Saint n’avait pas bien compris son intention, elle le retrouva de nouveau et le pria de si bonne manière, que son dessein fut accompli, parce que ce grand Saint lui donna une maîtresse chagrine, coléreuse et opiniâtre, laquelle l’exerça merveilleusement et la satisfit fort pleinement, lui donnant matière de profiter comme elle le désirait pour parvenir à la perfection. Ô mes chères Sœurs ! Nous ne ferions pas de même, car nous voulons que les Sœurs avec lesquelles nous demeurons, soient si douces, si cordiales à notre endroit, qu’elles ne nous disent pas [12] la moindre parole qui nous puisse toucher ou mortifier. Toutes les officières voudraient des assistantes maniables et condescendantes. À la vérité, il faut bien que celles-ci obéissent simplement, parce que la supérieure les leur a assujetties, comme ayant l’autorité sur toutes, comme chef de la Congrégation. Mais il ne faut pas que les officières aient de pouvoir sur les mêmes assistantes de leurs charges, mais elles les doivent prier cordialement et gracieusement, parce qu’elles n’ont sur elles qu’une autorité empruntée.
L’assistante55 de la Communauté ne doit pas aussi traiter avec un pouvoir absolu comme ferait la supérieure, car elle n’a que celui que la Mère lui commet, étant celle qui a été élue par-dessus toutes les autres ; ainsi les Sœurs lui doivent pourtant rendre le même honneur et obéissance qu’à la supérieure56, puisqu’elle lui a remis son pouvoir et son autorité.
Il ne faut donc point que les officières eussent de maîtrise sur leurs aides, mais qu’elles leur disent humblement et doucement ce qu’elles veulent qu’elles57 fassent, leur parlant avec un cordial respect : « Ma Sœur, vous plaît-il de faire un peu telle chose », ou bien, « Faites un peu cela s’il vous plaît ». Les aides peuvent donner leur avis simplement, disant : « Il me semble que ceci serait bien ainsi », ou bien, « Nous faisions telle chose comme cela », et semblables petites paroles selon les occasions, puis, faire comme l’officière voudra, sans contrôler ni témoigner des sentiments et aversions, si on ne fait pas état de ce qu’elles ont dit. Celles qui ont les charges ne doivent pas aussi tant faire les entendues, qu’elles ne demandent cordialement l’avis et sentiment de leurs assistantes58.
Enfin, mes chères filles, soyez douces, gracieuses, cordiales et unies ensemble, n’ayant qu’un cœur et qu’une âme ; supportez-vous, entre aimez-vous59 les unes les autres, et, en cela, l’on connaîtra que vous êtes vraies [12] servantes de Dieu et vraies filles de notre Bienheureux Père, duquel, par tous les actes que nous ferons des vertus et des saints documents qu’il nous a donnés à pratiquer, nous accroîtrons et augmenterons la gloire accidentelle. Rendons-nous-y fidèles, afin de ne lui dérober ce que nous lui devons, je vous en prie, mes chères filles.
Vous demandez mes chères sœurs ce que c’est que la tranquillité intérieure ? Je ne le sais pas bien moi-même ; toutefois mes chères filles, je pense que c’est la mortification intérieure de toutes nos passions et mouvements, pour ranger tout sous l’empire de la raison ; car il n’y a rien à mon avis, de si tranquille, qu’une âme qui a ses passions accoisées et soumises à la partie supérieure ; et lorsque les passions sont toutes vives et immortifiées, elles font un grand tintamarre et un terrible bruit, et partout où il y a du bruit et du tumulte, il ne saurait y avoir de la tranquillité. Il faut donc avoir un grand soin d’acquérir cette tranquillité tant profitable et désirable, par la mortification de nos passions. C’est une des vertus de notre Institut qui est tout fondé sur la vie intérieure.
L’on a bien des bons désirs, dites-vous, d’acquérir cette vie intérieure dans la partie supérieure, mais qu’ils sont quelquefois si minces en l’inférieure, qu’elle se rend plus forte pour surmonter la première par les mauvais efforts de notre nature dépravée, et qui entraîne tout après soi. Ma chère Sœur, nous n’avons aucune raison d’excuse, parce qu’avec la grâce de Dieu, qui ne nous manque jamais, nous pouvons éviter le mal et faire le bien. Si nous eussions voulu vivre selon nos inclinations et mauvais penchants qu’elle nous donne, il n’y avait qu’à demeurer au monde. Mais pourquoi sommes-nous venues en religion, sinon pour y vivre selon [13] l’esprit, pour nous vaincre et mortifier et pour suivre nos observances, et la manière de vie que nous avons embrassée ? Nous ne suivons pas assez, mes chères filles, à mon avis, nos premières intentions. Je veux être plus rigide que par le passé pour la première réception des filles, et je veux leur dire franchement que si elles pensent de vivre selon leurs humeurs, qu’elles demeurent dans le monde où elles les pourront suivre. Si vous voulez être traitées et vêtues, et encore employées à votre gré, demeurez chez vous et restez maîtresses de vous-mêmes ; mais si au contraire, vous êtes résolues de mourir à vous-mêmes, de vous faire violence et de vivre selon la raison, la règle et l’obéissance, venez et entrez, à la bonne heure, en la sainte maison de Dieu ! Que si celles qui ont encore le voile blanc ne sont pas bien résolues de vivre comme j’ai dit, il faut leur dire qu’on les renverra, parce que ce sera faire une grande charité de donner moyen à cette fille de mieux faire son salut ailleurs, et d’en débarrasser la maison. Il y a bien si peu d’entre nous qui ait la pureté de l’esprit de notre saint Institut, que c’est pitié ! Cet esprit, mes chères filles, est droit, pur et sincère, un esprit qui ne cherche que Dieu, qui tend perpétuellement à l’union divine, qui doit être indépendant de tout pour ne dépendre que de Dieu et de son bon plaisir, qui vit par-dessus soi-même pour ne vivre qu’en Dieu, qui aime Dieu et le prochain, ne fait aucun état de ces petites niaiseries de vouloir qu’on nous aime, qu’on nous préfère, qu’on nous estime, qu’on nous contente, et qu’on devine nos désirs. Tout cela doit être méprisé, comme indigne d’un cœur que Dieu gratifie de ses grâces, et d’une âme qui est appelée à son service et à une vocation si noble, qui nous oblige de tendre et aspirer à une perfection si éminente. Mes Sœurs, il faut travailler ; vous êtes assurément de bonnes filles, mais il faut devenir meilleures. Vous voulez bien mes chères filles, que je vous parle franchement ? Nous sommes [15] encore un peu trop terrestre et trop tendre, surtout sur nous-mêmes. Nous voulons un peu trop ce que nous voulons, et ne levons pas assez nos yeux et nos cœurs vers les choses célestes. Ô Dieu mes sœurs, qu’est-ce que cette vie, et de quoi faisons-nous tant d’état d’être aimées, estimées et considérées ! À quoi pensons-nous, si l’on nous emploie, si l’on nous méprise, ou si l’on nous traite comme les autres ou non, si l’on nous emploie à ceci ou à cela, et de quoi nous inquiétons-nous ? De quoi nous troublons-nous d’avoir fait une faute, surtout si elle a été remarquée ? Et si l’on nous contrarie, si l’on nous fâche, nous ferons mille réflexions là-dessus et autour de nous-mêmes, au lieu de nous relever généreusement, après nous être profondément et amoureusement humiliées, comme il nous est enseigné, devant Dieu, et, après, passer avant dans notre chemin. Tant que nous vivrons, nous ferons des fautes ; tout ce que nous pouvons faire, c’est d’en commettre tout le moins qu’il est possible. L’on voit plus clair que le jour, les manquements desquels l’on peut s’exempter, et ceux desquels l’on ne peut bonnement éviter : les premiers sont ceux qui se font avec vue, volontairement, et avec une totale négligence, que nous pouvons absolument éviter avec la grâce de notre Seigneur ; et tout l’enfer même ne peut nous les faire faire si nous ne voulons y consentir. Les autres, desquels nous ne pouvons nous exempter, ce sont les fautes de pure fragilité, parce que nous en ferons toujours, et Dieu le permet pour nous tenir en humilité, pour nous faire bien voir que nous ne sommes que des pauvres créatures, viles, fragiles et abjectes, et encore pour nous donner un exercice continuel.
Oui, mes Sœurs, Dieu donne de plus grandes grâces aux uns qu’aux autres, comme il donne aussi de plus grandes occasions de son assistance aux uns qu’aux autres ; mais il donne à tous une grâce suffisante, très assurément, pour faire tout ce qu’il veut de nous ; mais tous ne correspondent pas également, et ne se servent pas de cette grâce qui leur est donnée comme il est requis. [16]
Dites-moi, mes chères filles, si vous étiez mère de famille, enverriez-vous bien vos valets et vos enfants travailler à la campagne ou tailler les vignes, sans leur pourvoir [sic] des outils nécessaires pour faire ce que vous voulez qu’ils fassent ? Mon fils Celse-Bénigne me dirait, si je ne lui fournissais pas ce qu’il lui faut, lorsque je lui ordonne de faire quelque chose : « Ma mère, donnez-moi ceci ou cela, et je ferai ce que vous commandez ». Mes Sœurs, penserions-nous que Dieu nous demande de faire quelque chose, et qu’il ne nous donne pas en même temps l’assistance nécessaire pour exécuter son commandement ? Nous nous tromperions grandement d’avoir cette méfiance. Non, mes Sœurs, Dieu ne nous manque jamais.
Vous dites que la présence de Dieu nous aide fort à pratiquer la vertu. Il est vrai, tous les saints Pères sont d’accord que cet exercice de la présence divine est le plus excellent qui soit en la vie spirituelle, et ils l’ont eux-mêmes pratiqué. Il y a des âmes qui se tiennent bien à cette continuelle présence de Dieu, bien unies à sa bonté, bien recueillies, mais pourtant qui, étant touchées seulement du bout du doigt par une petite contradiction ou humiliation, font soudain voir ce qu’elles sont : vives et immortifiées. Cela nous fait voir que nous n’étions pas à cette sainte et adorable présence de Dieu pour lui plaire, mais pour nous plaire à nous-mêmes. Il y a bien de la différence entre que Dieu nous plaise, ou que nous plaisions à ses yeux divins ; à qui Dieu ne plaît-il pas, il est bien aisé étant ce qu’il est, la beauté et bonté souveraine ? Mais pour plaire à sa Majesté, qu’est-ce qu’il faut plus regarder et désirer ? Il faut faire sa volonté, il faut le contenter en tout et partout ; il faut vivre mortifiées, renoncer à nous-mêmes ; c’est ce qu’il veut de nous, et ce qu’il nous faut faire pourtant, qu’à cette fin de lui plaire, et parce que tel est son bon plaisir. Vous voyez donc, mes chères filles, qu’il faut accompagner la présence de Dieu qui nous vivifie, de la mort de nous-mêmes ; ces deux exercices ne doivent point aller l’un sans l’autre : présence de Dieu [17] et mortification ; ils se soutiennent tous deux, et une âme mortifiée n’est pas sujette à se distraire et divertir ; elle goûte Dieu et se tient bien mieux unie et proche de lui ; elle est plus susceptible à être pénétrée de cette divine présence qui, d’ailleurs, rend la mort facile, et qui fait tout faire et tout supporter, nous donnant la force de nous vaincre et adoucit si fort les difficultés, qu’elle ne les laisse presque pas ressentir à l’âme qui jouit de cette divine approche de Dieu.
Mes Sœurs, enfin, la présence de Dieu sans la mortification est presque inutile. Dieu nous plaît, mais nous ne lui plaisons pas, et il nous tient mieux de plaire à Dieu qu’à nous-mêmes. Et la mortification aussi, sans la divine présence, n’est qu’une présomption, d’autant que nous avons besoin d’une aide particulière de Dieu pour nous mortifier, et nous ne pouvons mieux trouver cette aide toute puissante, qu’en nous tenant proche de ce grand Dieu, par l’exercice de cette sainte présence. Mes Sœurs, travaillons tout de bon pour son amour à nous rendre parfaites. Ne nous amusons plus à tant de petites impertinences et niaiseries indignes de notre vocation. Ayons souvent ce proverbe en l’esprit : nul bien sans peine, parce que l’appréhension de cette peine fait tout notre mal ; nous voudrions bien la perfection, mais il nous fâche de souffrir pour l’acquérir ; il faut faire une continuelle guerre à nous-mêmes, et nous appréhendons qu’il nous en coûte trop. Il en faut pourtant venir là. L’on ne saurait apprendre aucun art, pour mécanique qu’il soit, sans peines et sans fatigues. L’on ne saurait donc apprendre le nôtre, qui est celui de la vertu, sans souffrances et sans nous donner du soin. Non, je ne m’étonne pas des envies, des jalousies et des inclinations propres ; mais je dis qu’il faut assujettir tout cela à la raison et au bon plaisir de Dieu. Une fois, notre Bienheureux Père eut un petit mouvement d’envie contre un certain Prélat qui était extrêmement suivi et applaudi en ses prédications. Incontinent, ce Bienheureux s’en alla se jeter au pied de la croix de Notre Seigneur [18] pour écraser la tête de cet ennemi, et portant dans son sein ce bon évêque, le supplia de le porter pour jamais dans son sein comme fils de son Cœur qui lui augmentât journellement ses grâces, qui l’exaltât au ciel et en la terre, et que pour lui, il tînt toujours bas comme un ciron et un comme petit vermisseau. O Dieu mes sœurs, si nous nous comportions de la sorte parmi les mouvements et pensées qui nous arrivent, que nous serions heureuses et que nous les rendrions faibles et impuissants à nous tourmenter ! Que nous connaîtrions bien à la mort que l’estime des créatures est vaine, et que vaines sont toutes choses que nous désirons présentement ! Nous savons bien que nous devrions mépriser tout ce que nous prisons le plus possible ; mais nous voulons pourtant toujours ce que nous voulons, qui sont nos commodités, qu’on fasse état de nous, et qu’on nous aime ; et, si l’on ne le fait pas, tout est perdu ; nous nous attendrissons, nous nous inquiétons et restons mélancoliques. C’est le grand défaut des femmes que la trop grande tendresse sur leur corps et sur leur esprit. La supérieure y doit prendre garde, et si elle en trouve qui soient ainsi trop tendres, elle les doit encourager à se relever de ce défaut, elle y est obligée. C’est aussi une grande charge que celle de la supérieure, parce qu’elle ne doit pas seulement rendre compte pour elle, à Dieu, mais encore de ses sœurs, si, par son défaut, elles n’avancent pas à la perfection comme elles doivent.
Mais, mes chères Sœurs, prenons bon courage ; faisons bien tout ce que nous venons de dire. Aimons bien Dieu, aimons bien notre prochain, aimons-nous les unes les autres ; élevons nos cœurs aux choses hautes, et aspirons aux choses célestes ; méprisons les terrestres, et souvenez-vous que cette vie est un perpétuel combat, que nous n’aurons nul bien sans peine. N’ayons rien si à cœur que de nous exercer à la pratique de l’oraison, de la présence de Dieu, et de la mortification ; et je vous assure que nous trouverons tout là, en nous disposant à recevoir de grandes grâces de Notre Seigneur, par ces moyens, en cette vie, et que nous acquerrons un grand degré de gloire en l’autre. Amen. [19]
L’esprit de nos règles, mes chères sœurs, est, comme vous avez souvent ouï-dire, un esprit de douceur et d’humilité et d’une totale dépendance de notre volonté dans la volonté de Dieu ; et voici en quoi en consiste la pratique. Il faut avoir une grande douceur dans la charité, et une humilité véritable dans sa simplicité, avec une totale dépendance de la Providence Divine. Nous pratiquons la douceur en nos conversations, en nous supportant en nos défauts et infirmités.
La charité s’exerce à ne point renvoyer les filles pour des infirmités corporelles, et à compatir aux maux et peines de nos sœurs, et à les excuser en nous-mêmes, quand nous leur voyons faire quelque manquement. La vraie marque de l’humilité, c’est quand elle produit la soumission et l’amour à son abjection, soit qu’elle vienne de notre côté ou de celui de nos sœurs, c’est-à-dire, soit qu’elle vienne de nos imperfections ou que l’on n’ait bonne opinion de nous. L’humilité nous rend simple à l’obéissance, et soumise à la volonté de Dieu en toutes sortes d’événements, et la simplicité entre nos sœurs bannit les détours dans nos actions, et ne nous fait point, comme dit le Proverbe, tirer le ver du nez les unes des autres par finesse ; mais quand nous voulons savoir quelque chose, nous dirons simplement et franchement à une sœur : j’ai envie de savoir telle chose de votre charité.
La simplicité envers Dieu consiste à ne chercher que lui en toutes nos actions, soit que nous allions à l’office, soit que l’on nous ordonne d’aller au réfectoire, et puis à la récréation ; allons partout pour chercher Dieu et pour obéir à Dieu. Dans toutes nos œuvres intérieures et extérieures, ne cherchons qu’à plaire à Dieu, et à nous avancer en son amour. Et dans cette simplicité d’esprit, tenez-vous à la présence de ce grand Dieu, soumise et attentive à son amour, et [20] cette attention est suffisante et efficace pour redresser toutes nos actions et intentions ; mais, aux œuvres de grande importance, il est bon de les redresser souvent. Il faut avoir une grande fidélité à bien pratiquer le Directoire des exercices spirituels, surtout celui qui regarde la droiture d’intention ; et pour ce que je dis, que la simplicité d’esprit à se tenir à la Divine présence est suffisante, c’est pour les âmes qui sont déjà fort avancées et que Dieu occupe et attire lui-même, par sa grâce, dans ce chemin de l’amoureuse simplicité.
La soumission à la volonté de Dieu gît en deux points, qui sont la volonté signifiée et la volonté du bon plaisir. La volonté signifiée sont les commandements de Dieu et de l’Église, nos Règles et Constitutions, avec les obéissances qui nous sont données par les Supérieurs. La volonté du bon plaisir se doit regarder en toutes sortes d’événements, soit que l’on nous mortifie, que l’on nous mésestime, qu’on nous afflige, ou que nous souffrons ; comme lorsqu’on nous aime, qu’on fait état de nous, qu’on nous console, et que tout seconde nos souhaits. Dans tous ces états, nous devons également aimer et adorer ce divin bon plaisir. Même en nos fautes, après avoir rejeté le péché commis, nous devons regarder la volonté de Dieu en l’abjection qui nous en revient.
Non, mes filles, vous ne ferez point de mal en commettant quelque manquement par ignorance, et avec bonne intention ; parce que, où il n’y a point de volonté et d’intention, il n’est point de péché, et Dieu même coopère à l’action, ce qu’il ne ferait pas en l’intention si elle était mauvaise. Tout de même qu’un exécuteur de justice ne fait point de mal de tuer un homme condamné à mort qu’il ne hait pas, mais qu’il ne fait mourir que parce que les juges le lui ordonnent ; aussi bien que les soldats qui combattent pour leur prince contre les infidèles, qui bien loin de commettre du péché en tuant, bien du moins méritent beaucoup, exposant leur vie pour la foi, et pour l’obéissance due à leur souverain.
Mes chères Sœurs Novices, vous me demandez quels sont les premiers fondements sur lesquels vous devez établir votre vertu ? Je veux bien volontiers vous le dire, et vous en donner trois seules. [21]
Le premier fondement qui doit être à la vertu des Novices, c’est la sainte et amoureuse crainte de Dieu, c’est-à-dire qu’elles doivent avoir une ferme résolution de ne jamais offenser la bonté divine, à escient, et volontairement.
Le deuxième, c’est l’amour à leur vocation qui doit procéder d’une grande reconnaissance de la grâce que Dieu nous a faite, de nous avoir retirées du monde et des occasions de l’offenser, y ayant laissé tant d’autres qui eussent mieux fait leur profit de ces grâces que nous.
Le troisième, en la reconnaissance de notre néant, et que si Dieu nous ôtait ses grâces, que ferions-nous ? Et s’il nous ôtait la vie qu’il nous a donnée, que deviendrions-nous ? Et cette humilité fera que nous ne nous troublerons point de voir que nous commettons souvent des fautes, mais que nous regagnerons par humilité ce que nous avons perdu par infidélité ; en sorte que, quand nous manquerions vingt-quatre fois le jour, pourvu que nous ne nous troublions point et fassions toujours résolution de nous amender, et nous en humilier devant Dieu, et de ne point fuir l’abjection qui nous en revient, et de ne point couvrir notre faute, c’est un moyen plus assuré pour arriver à la perfection que la fidélité constante. J’ai connu une âme qui a fait un avancement incroyable par cette voie-là.
Les deux ailes de la vie spirituelle, dites-vous encore, c’est un grand amour à l’oraison, et une grande affection à la mortification ; une fidélité grande à nous bien occuper à la première, et une constance inviolable à nous exercer en la seconde. L’oraison ne va point sans la mortification ; l’amour de l’oraison s’étend encore au recueillement, et à se rendre attentive aux prédications, aux lectures de table aux assemblées, et toutes les fois qu’on parle de Dieu. Pour la mortification, elle s’étend à ranger et dompter nos passions sous la domination de la raison, et à mortifier les affections de notre cœur et toutes nos inclinations, à retrancher toutes sortes de réflexions, et à penser qu’à l’imitation de Notre Seigneur, nous devons dire de n’être pas ici pour faire notre volonté, mais celle du Père céleste. Enfin c’est une bonne mortification que de bien pratiquer nos [22] Règles et Constitutions.
Mes chères filles, pour nous bien disposer à faire l’oraison, il nous faut faire souvent des retours de notre esprit à Dieu, considérant sa bonté, son amour, sa grandeur et majesté infinie, nous tenant dans un profond respect en sa Divine Présence. Il faut bien préparer ses points à méditer. Il y a trois façons de faire l’oraison :
La première se fait en nous servant de l’imagination, nous représentant le petit Jésus en la crèche, entre les bras de sa sainte mère et du grand saint Joseph, et que nous le voyons entre un bœuf et un âne ; puis voir comme sa divine mère l’expose dans la crèche, puis comme elle le reprend pour lui donner sa mamelle virginale, pour nourrir ce Fils qui est son Créateur et son Dieu. Mais il ne faut pas bander l’esprit à vouloir, sur tout ceci, faire des imaginations particulières, et nous voulant figurer comme ce sacré Poupon avait les yeux et comme sa bouche était faite, mais nous représenter tout simplement le mystère. Et cette façon de méditer est bonne pour celles qui ont encore l’esprit plein des pensées du monde, afin que l’imagination, étant remplie de ces objets, rechasse toute autre pensée.
La deuxième façon, c’est de nous servir de la considération, nous représentant les vertus que Notre Seigneur a pratiquées, son humilité, sa patience, sa douceur, sa charité à l’endroit de ses ennemis, et ainsi des autres. En ces considérations, notre volonté se sentira tout émue en Dieu et produira de fortes affections, desquelles nous devons tirer des résolutions pour la pratique de chaque jour, tâchant toujours de battre sur les passions et inclinations par lesquelles nous sommes le plus sujettes à faillir.
La troisième façon, c’est de nous entretenir simplement en la présence de Dieu, le regardant des yeux de la foi en quelque mystère, nous entretenant avec lui [23] par des paroles pleines de confiance, cœur à cœur, mais si secrètement, comme si nous ne voulions pas que notre bon ange le sût. Et lorsque vous vous trouverez sèche, qu’il vous semblera que vous ne pouvez pas dire une seule parole, ne laissez pas de lui parler, et dites : « Seigneur, je suis une pauvre terre sèche, sans eau ; donnez à ce pauvre cœur votre grâce ». Puis demeurez en respect en sa présence, sans jamais vous troubler ni inquiéter pour aucune sécheresse qui vous arrive. Cette manière d’oraison est plus sujette à distraction que celle de la considération, et si nous nous rendons bien fidèles, Notre Seigneur donnera celle de l’union de notre âme avec Lui. Que chacune suive son chemin auquel elle est attirée.
Ces trois sortes d’oraisons sont très bonnes ; que donc celles qui sont attirées à l’imagination la suivent, et de même celles qui le sont à la considération, et à la simplicité de la présence de Dieu ; mais, néanmoins, pour cette troisième sorte, il faut bien garder de s’y porter de soi-même, si Dieu ne nous y attire. Que si quelqu’une était attirée à quelque chose d’extraordinaire, elle le doit dire à la supérieure, et puis faire ce qu’elle lui dira.
Votre demande n’est pas hors de propos ; il peut bien arriver qu’une personne soit si contente, qu’elle ne pense pas à s’humilier, mais il arrivera que Dieu retirera la consolation, et alors il faudra que l’âme s’humilie. Mais de quoi faudra-t-il qu’elle s’humilie ? De ce qu’elle ne s’est pas humiliée, et Dieu permettra qu’elle commettra de grands manquements pour la faire rentrer en soi.
Il faut être grandement simple en toutes choses, et marcher à la bonne foi, sans jamais réfléchir en quoi on nous emploie, ni sur ce que l’on dira ou pensera si nous faisions telle chose ou en disions une telle ; mais, aller, dis-je simplement, et ne regarder que le bon plaisir de Dieu en tout et incessamment, soit qu’on nous emploie aux offices bas ou aux grands, à quelque chose qui nous mortifie, comme à quelque chose qui nous récrée, et penser que nous [24] devons être satisfaite de tout, en tout et partout, parce qu’en tout et partout nous pouvons avoir Dieu et trouver Dieu. J’ose vous promettre que si vous êtes bien fidèles à cette simplicité et à la pratiquer, en ne cherchant jamais que Dieu en quoi que vous fassiez ou que vous souffriez, vous acquerrez en six mois la paix du cœur, ce don si désirable, si aimable, et si fort profitable à nos âmes. Oui, mes filles, allez au réfectoire pour Dieu, comme vous allez à l’office pour son amour et pour le louer, dressant votre intention de vouloir le glorifier, autant dans une action comme dans l’autre, parce que vous allez à toutes deux par obéissance et pour accomplir son bon plaisir.
Voici ce qui m’est tombé en main, tenant nos constitutions, les ouvrant et serrant : « Qu’elles soient humbles, douces, cordiales et franches entre elles ». Il faut donc être grandement cordiales et franches, se communiquant nos petits avantages spirituels en la manière que j’ai dit ailleurs, avouer que nous sommes dans l’état d’une douce et sainte consolation, lorsqu’on nous le demande, ou bien dire tout simplement qu’on est en sécheresse, mais que vous faites comme l’on vous a appris ; que si l’on ne peut faire l’oraison de jouissance, vous avez fait celle de patience ; ou bien, confesser librement qu’un point de la prédication vous a bien touché le cœur, ou de la lecture de table, et ainsi être comme des petits enfants les unes avec les autres. Voyez-vous, les petits enfants, lorsqu’ils ont à faire quelque chose, comme ils s’appellent l’un après l’autre ? Oui, mes chères novices, il faut être ainsi, ne le ferez-vous pas, et toutes nos professes aussi ? Agissons avec la même simplicité et confiance avec Notre Seigneur. Il y avait un saint religieux qui cachait le saint Enfant Jésus lorsqu’il ne lui accordait pas ce qu’il désirait, et ne le sortait qu’il n’eût obtenu la grâce qu’il en désirait. [25]
Vous demandez en quoi consiste la perfection intérieure de laquelle nous devons faire profession. Mes très chères filles, elle consiste assurément dans l’exacte pratique du dernier document que notre Bienheureux Père m’a laissé, et qu’il nous a mille et mille fois inculqué par ses paroles et par ses écrits. Et comme un peu devant sa mort, ma Sœur Marie-Aimée de Blonay, Supérieure de notre monastère de Bellecourt de Lyon, lui dit : « Monseigneur, dîtes-nous qu’est-ce que vous souhaitez qui demeure plus engravé dans nos cœurs ? » Il lui répartit : « Je l’ai déjà tant dit : ne demandez rien, et ne refusez rien ». Ainsi, mes Sœurs, l’on peut dire que cette sainte ordonnance est son testament pour nous, il y a abrégé tous les avis qu’il nous a jamais donnés, et ses dernières intentions sur nous.
L’on peut dire, qu’à l’imitation de notre divin Sauveur Jésus, qui scella tous ses commandements par les doux préceptes de la charité : « Aimez-vous comme je vous ai aimés », qu’il donna à ses Apôtres dans sa dernière Cène, mon Bienheureux Père l’a fait, l’avant-veille de sa mort, scellant tout ce qu’il nous avait appris, par ce commandement : « Ne refusez rien et ne demandez rien ». Mais je ne vois pas, mes Sœurs, que nous portions assez de respect à ce saint document ; je n’en entends jamais parler, je ne le vois guère pratiquer. Ainsi, il y a bien trois mois que je fis dessein d’en faire le sujet du premier entretien, que je vous ferai, mes chères filles, pour vous en renouveler la mémoire. Dans les maisons où j’ai passé, de notre saint Institut, j’y vois une ardeur nonpareille dans cette sainte pratique ; l’on ne porte quasi d’autres choses, sinon ce que notre Bienheureux Père a dit : ne demandez rien et ne refusez rien ; et, céans, où son esprit doit régner tout particulièrement, l’on n’y pense presque pas ; et il n’y a pas une sœur qui, en me rendant compte, m’ait parlé là-dessus, et dit qu’elle faisait attention à pratiquer ce dernier précepte de son Bienheureux Fondateur.
Vous dites, s’il en faut rendre compte ? Oui, mes filles, il le faut faire, parce que nous y devons être extrêmement attentives à le pratiquer, [26] comme le plus parfait moyen d’acquérir la perfection qui nous est propre et la souveraine indifférence, parce qu’il ne regarde pas seulement l’extérieur, mais l’intérieur, qu’il tient soumis à Dieu pour ne rien désirer ni rien refuser, touchant les consolations et onctions divines, et touchant les peines, dans l’un état et l’autre également, contente d’être ici comme là, d’être employée à ceci comme à cela, d’être aimée ou non, d’être estimée ou méprisée ; tout est indifférent à l’âme qui vit soumise au bon plaisir divin, par cette pratique qu’elle fait de ne rien demander ni rien refuser, se tenant indifférente à tout.
Ce Bienheureux Père, qui a tout le premier pratiqué par excellence ce document qu’il nous a donné, se tenait de la sorte, aussi me disait-il : « Je ne demande point des travaux et afflictions ; je me contente de m’y tenir disposé à les recevoir lorsqu’ils arriveront ». De sorte que, s’il lui venait des traverses et persécutions, il les souffrait toujours patiemment ; s’il n’en avait pas, il bénissait Dieu, et se tenait prêt à les souffrir lorsqu’elles reviendraient. Il avait coutume, se promenant seul, de se dire à lui-même : « Si l’on venait maintenant te dire des injures, faire tels affronts et mépris, te conduire au gibet pour être exécuté, comment te comporterais-tu ? » Ainsi, il s’armait pour se tenir prêt aux occasions, faisant ce que le combat spirituel enseigne ; parce que, bien que son oraison fut fort simple, il se servait parmi la journée des considérations, et le conseillait aux âmes qu’il dirigeait. En effet, nos esprits veulent toujours agir, et si nous ne les occupons en Dieu, ils s’occuperont en des inutilités.
Je serais bien aise, mes sœurs, que nous fissions quelquefois comme ce Bienheureux, nous représentant les difficultés, humiliations et contradictions, qui nous peuvent arriver, et nous en recevrons du profit, parce qu’à l’occasion, nous serons plus fidèles et trouverons plus de force, nous souvenant de nos résolutions que nous avions faites et du dessein d’exterminer ; puis pour bien employer les rencontres, il ne suffit pas d’être vaillante dans l’imagination, mais il faut tâcher de l’être dans l’exécution, comme était ce Bienheureux Père, lequel a toujours paru si constant, si immobile, si égal à lui-même, et si invincible, que rien ne le pouvait [27] ébranler tant soit peu. Il ne négligeait aucune occasion de pratiquer la vertu, pour petite qu’elle fût, mais l’employait fidèlement. Faisons de la sorte, mes chères filles, soyons fidèles comme lui, et bonnes ménagères, je vous prie. Si Dieu nous donne une petite occasion de souffrir, souffrons ; si, de patience, patientons ; si, de nous humilier, humilions-nous ; si, de nous soumettre, soumettons-nous ; si, de pratiquer la douceur, soyons douces et débonnaires ; si, de nous mortifier, mortifions-nous ; si, de charité, soyons charitables ; si, de support, supportons-nous ; ainsi de toutes les vertus qui se rencontrent en notre chemin.
Vous me demandez si une supérieure disait ce que nous lui avons dit en rendant compte, nous le reprochant et l’apprenant aux autres, qu’est-ce qu’il faudrait faire ? Ô Dieu ! Si cela était, elle devrait être estimée indigne de cette charge et en pourrait être démise ; mais, premièrement, il faudrait la faire avertir par sa coadjutrice ou par le Père spirituel, parce qu’il est certain qu’elle est obligée de garder, comme un secret de conscience, tout ce qui lui est dit en cette action de la rendition de compte. L’on peut le lui dire soi-même avec respect, qu’il ne faut jamais rabattre pour aucune chose, et ne pas conserver contre elle de la froideur et sécheresse de cœur. Mais savez-vous, mes chères Sœurs, il ne faut pas prendre des soupçons légèrement et sans de bons fondements. La Supérieure peut quelquefois nous dire des choses pour nous mortifier et éprouver ; et, comme je vous ai dit autrefois, il ne faut pas obliger la Supérieure à nous garder la fidélité du secret qu’en choses qui le méritent, et non pas à tant de petites bagatelles que nous disons souvent à tant d’autres personnes nous-mêmes ; et, si l’on en parle, l’on se plaint de la Supérieure qui n’aura jamais pensé d’en parler, et ce ne sera que vous seule qui aurez publié votre secret prétendu. Il faut prendre bien garde à ceci pour ne pas former des plaintes injustes sur le procédé des pauvres Supérieures. Dieu merci, jusqu’à présent, je n’en ai trouvé que de très bonnes, et crois qu’il est impossible qu’elles soient autrement, puisqu’elles sont choisies et faites par élection qu’on ne fait pas [28] à la légère et sans mûre considération. Néanmoins, il s’en pourrait trouver qui commanderaient à baguette, qui seraient rudes, turbulentes et fâcheuses ; si cela était, il faudrait la supporter doucement, embrasser cette mortification et tâcher d’en profiter.
Le grand saint Pierre, mes chères filles, était rébarbatif, mal poli, rude et peu civilisé. Notre Seigneur ne laissa pas de le faire chef de son Église. Les Apôtres ne s’en plaignirent point, et ne laissèrent pas de l’honorer, et estimer, et de lui obéir. Enfin, si Dieu permet que nous ayons une telle Supérieure, c’est pour nous établir dans les vertus solides, pour que nous le servions plus purement et généreusement ; car, si bien nous sommes plus paisibles sous une qui sera bien douce et à notre gré, nous ne profiterons pas tant sous sa conduite que sous celle de l’autre, d’autant que sous la bonne, souvent tout s’en va en complaisances et vaines satisfactions. Il est bien facile d’être douce, bonne et soumise, lorsqu’on nous caresse, qu’on nous supporte, et qu’on s’accommode à nos humeurs, et condescendant à nos volontés ; mais il n’est pas si aisé d’être vertueuse lorsqu’on nous contredit, qu’on nous humilie et mortifie souvent. Mes chères filles, il faut aussi dire qu’il s’est trouvé parfois des inférieures si immortifiées, et si peu disposées à se laisser conduire, que la Supérieure en a plus de liberté sur elles, et est souvent contrainte de les employer à leur gré, à ce qu’elles veulent et désirent, et non à ce qu’elle jugerait et voudrait pour leur bien.
Vous dites que bien qu’on ait des inclinations, et qu’on les dise en rendant compte, ce n’est pas qu’on désire que la Supérieure les suivent, et fasse ni plus ni moins que si elle ne les savait pas.
Il est vrai, il s’en peut trouver de cette humeur, mais la Supérieure sait bien discerner celles qui se sont mises en tête certaines choses qui ne réussissant pas à leur satisfaction, se laissent troubler et inquiéter, et celles qui n’ont que de simples désirs qu’elles soumettent aussitôt à l’obéissance et au bon plaisir de Dieu.
Non, il ne faudrait pas, pour aucune prudence humaine, laisser de dire à la Supérieure tout ce qui regarde l’état de notre âme, crainte qu’ont suivis nos inclinations et nos génies, parce qu’il faut que la candeur, naïveté et simplicité à se découvrir, surnagent [29] toujours ; et lorsqu’une fille agit de la sorte, c’est une des meilleures marques pour faire connaître qu’elle prendra bien l’esprit de notre saint Institut, et qu’elle se rendra digne de sa vocation.
Le premier fondement pour bien rendre compte, n’est autre qu’une bonne volonté de se bien faire connaître à la Supérieure, de lui bien découvrir nos sentiments, en lui disant nettement, franchement, et cordialement, tout ce que nous lui devons dire de ce qui se passe en nous, avec le plus de vérité, simplicité et humilité qu’il nous est possible. Mais la crainte vous empêche de vous déclarer, dites-vous ? Il n’y a remède ; il faut avoir patience, puisqu’il n’y a là aucune malice. J’ai vu des grandes âmes, de nos premières sœurs, lesquelles avaient un désir insatiable de bien pratiquer ce point qu’elles reconnaissaient être des plus importants pour leur perfection. Elles venaient donc avec une ardeur et affection extrêmes, et, lorsqu’elles étaient devant moi, elles se mettaient à pleurer sans pouvoir me rien dire, parce qu’elles craignaient de n’avoir pas assez de temps, et me disaient qu’on m’appellerait pour d’autres choses, ou qu’on sonnerait aussitôt quelques exercices ; or, cela était une tentation qui leur donnait bien de la peine. Or sus, mes Sœurs, vous me dites encore que notre Bienheureux Père dit que c’est une grande grâce de Dieu d’avoir de bons Supérieurs. Il est vrai, mes chères filles, mais il ne faut pas les demander comme ceci ou comme cela, ni moins refuser les unes que les autres, ainsi, les recevoir telles que Dieu vous les donne, et regarder toujours ce grand Dieu en leur personne. Nous sommes certainement de bonnes filles, comme je vous dis souvent, mais il faut devenir meilleures, puisque nous en sommes capables, Dieu merci. Jusqu’à cette heure, vous vous êtes nourries de lait, et dans une vertu de coton, Dieu nous ayant traitées en faibles, ne permettant pas que nous ayons vécu sous des Supérieures qui nous aient beaucoup exercées ; mais, tenons-nous désormais bien disposées à tout ce que sa divine Bonté voudra faire de nous.
Vous voulez encore me dire que pour le document de notre Bienheureux Père de ne rien demander ni rien refuser, que l’on y pense bien, qu’on tâche [30] de le pratiquer aussi, mais qu’on ne pense pas d’en rendre compte lorsqu’on parle à la Supérieure. Il faut le faire, mes chères filles, car ce sont les principales affections, résolutions et dispositions que nous devons tâcher d’avoir, puisqu’enfin ce saint et dernier précepte de notre Saint Fondateur et Législateur doit faire toute notre attention, et que ce doit être notre pratique mignonne.
Mes chères filles, je n’ai rien à vous dire, à moins que vous ne me fournissiez des sujets de vous entretenir par vos demandes.
« Ma Mère, notre Bienheureux Père me dit une fois, qu’il fallait continuellement s’abaisser en humilité et s’élever devant Dieu en amour. Comme s’entend cela ? »
Mes chères filles, l’humilité est le fondement, et la charité le sommet, de sorte qu’autant qu’on s’abaisse en humilité, on croît et on s’élève en amour. Oh ! Que ce Bienheureux Père pratiquait bien cet enseignement qu’il vous a donné, s’anéantissant perpétuellement, et ravalant en toute occasion, sinon que la gloire de Dieu ne lui obligea pas précisément, il se démettait toujours de son jugement et de son opinion, pour céder aux autres, et pour leur condescendre avec une débonnaireté incomparable. Enfin, il tenait son esprit si nu et si vide de toutes sortes de désirs, desseins, affections et prétentions, qu’il ne s’entremettait jamais que de ce qui regardait sa charge. Ah ! Que je désirerais que nous l’imitions de près en cette pratique ! Que celle qui est lingère n’eût point d’autre prétention que de bien faire sa charge humblement et soigneusement, sans se mêler de celle des autres ; que la sacristine fit de même, bien doucement et amoureusement la sienne ; ainsi de toutes les autres officières, sans regarder sur les autres, et que celles qui n’ont aucun emploi, fassent seulement ce que l’obéissance leur ordonne, sans penser ni se mêler d’autre chose. Il y a des esprits qui voudraient tout gouverner et mettre ordre à tout, en sorte qu’ils tracassent fort une maison et y apportent du désordre ; ceci regarde [31] non seulement l’extérieur, mais aussi l’intérieur ; au nom de Dieu, mes Sœurs, ne nous chargeons point du souci des autres, mais tenons notre esprit vide et détaché de tout, pour le tenir toujours disposé à être rempli de Dieu, et à nous bien unir à ce bien souverain, faisant mourir tout ce qui est en nous, de nous-mêmes, pour ne vivre que conforme à son bon plaisir, et selon les ordres et dispositions de son adorable Providence. C’est dans son sein qu’il faut nous élever par amour, après nous être anéantie à tout, ne voulant plus une chose que l’autre. Mes Sœurs, ces inclinations sont bien difficiles à être anéanties : l’une nous porte à aimer plus d’aller avec cette Supérieure qu’avec celle-là ; quand l’obéissance se conforme à nos volontés, nous en sommes toutes en joie : « Je m’en vais de si bon cœur à cette fondation », dira une sœur. « Et pourquoi », lui répondra-t-on. - « Parce que la Supérieure qu’on nous destine est si bonne, que je lui ai tant d’inclinations, que mon estime pour elle est tout entière ; je m’accommoderai si bien avec elle ». Vous ne faites rien qui vaille, ma pauvre Sœur, lui faut-il dire, parce que vous n’allez pas à votre œuvre purement pour Dieu, et bien que vous quittiez cette maison où vous êtes si bien, si généreusement, et que vous laissiez sans répugnance vos commodités, votre obéissance ne vaut rien. Pourquoi ? Parce que vous ne faites tout cela que pour aller avec cette Supérieure et pour aller en cette ville. Après cela, vous me direz que vous allez faire votre fondation pour Dieu. Pardonnez-moi, ma fille, c’est parce que la Supérieure, les Sœurs, vos compagnes et la ville, sont à votre gré ; ainsi, vous êtes bien éloignée de chercher Dieu nûment et simplement. Anéantissons tout cela, élevons nos esprits par amour, pour ne chercher que Dieu en notre obéissance, en notre pauvreté et en notre chasteté, en nos oraisons, en nos mortifications ; et, en tout généralement, ne cherchons que Dieu. Et si l’on nous envoie avec des Supérieures que nous aimons et en un lieu qui nous agrée, bénissons Dieu qui nous donne cette consolation, en nous humiliant, voyant que la divine Providence s’accommode à notre faiblesse, nous dépouillant devant Dieu de cette satisfaction, protestant qu’en ce qui nous plaît même, nous ne voulons chercher que Lui et l’accomplissement de ses saintes volontés ; et si, au contraire [32] on nous mande avec une Supérieure à laquelle nous avons de l’aversion, et en quelque lieu que nous n’aimions, bénissons Notre Seigneur et jetons-nous entre ses bras, nous assurant qu’il aura soin de nous, et que, moins nous aurons de contentement et appui extérieur, plus il nous fera abonder ses grâces ; et estimons-nous bienheureuses d’avoir de si précieuses occasions pour lui montrer notre amour et notre fidélité, agrandissant notre courage pour les bien employer, avec son assistance, en laquelle il faut jeter notre confiance. Mais, surtout, rendons-nous soumises et maniables à son bon plaisir.
Si pourtant, par notre misère, nous faisons le contraire, nous laissant aller à l’imperfection, il ne nous abandonnera pas totalement ; il ne nous perdra pas et ne laissera pas de nous aimer et supporter, comme vous voyez que les pères et les mères qui ont beaucoup d’enfants ne laissent pas d’aimer et souffrir ceux qui sont chagrins, dépiteux et revêches. Ils en ont compassion, et ne laissent pas de leur donner ce qui leur est nécessaire et de leur faire leur part dans leur héritage. Souvent, pourtant, ce sont des enfants qu’on laisse là comme n’étant propres à rien, et dont on ne reçoit aucune satisfaction. S’il y en a qui soient doux, gracieux, obéissants, et dont l’esprit soit bien tourné, on jette incontinent les yeux sur eux pour les bien élever, pour les faire étudier, ou les exercer selon leur talent, les destinant les uns à une dignité, les autres à remplir un beau poste à la cour, aux armées, et à tels autres emplois.
Notre Seigneur, qui est notre vrai père, en fait de même ; il aime tous ses enfants. Néanmoins, ceux qui lui sont plus fidèles gagnent mieux son Cœur ; il leur communique plus de grâces ; il en reçoit plus de contentement, et ils méritent plus son amour. Travaillons, mes chères filles, pour acquérir ce bonheur incomparable de nous rendre plus agréables à Dieu, ce Père adorable de nos âmes, ne cherchant que lui en tout, nous rendant bien indifférentes et véritablement humbles. Je voudrais que l’on m’arrachât les yeux et rencontrer une vertu parfaite parmi nous. Mon Dieu, mes sœurs, ne vaut-il pas mieux se mortifier pour un peu de temps, et passer après notre vie dans un trône [33] de paix, comme un vrai enfant de Dieu, que non pas d’être toujours en trouble, chagrin, et inquiétude !
Vous me demandez, maintenant, comme les âmes religieuses peuvent manquer aux Commandements de Dieu ?
Ma chère fille, nous pouvons manquer au plus grand de tous, qui est celui de la loi de grâce, et de l’amour de Dieu et du prochain : tu aimeras Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toutes tes forces, et le prochain comme toi-même. Ô Dieu ! Que la pratique de ce sacré précepte est délicate, et qu’il est facile d’y manquer ! Nous le pouvons faire en préférant notre volonté à celle de Dieu et de nos supérieurs, en engageant nos affections aux créatures, en voulant servir ce grand Dieu avec toutes nos aises et commodités, sans nous employer fortement à son service. Pour notre prochain, nous pouvons manquer en l’amour qu’on lui doit, plus que nous ne croyons, c’est à dire, ne l’estimant et ne l’aimant pas en notre cœur, quand nous sommes un peu marries de son bien, de son avancement, de le voir plus estimé que nous, d’en dire quelques petits défauts lorsque les autres le louent, quand nous ne contribuons pas à en dire du bien, quand nous croyons qu’on exagère aux louanges qu’on lui donne, ce qui est fort contre la charité. Quand même nous eussions vu tout le contraire, il n’en faut rien dire ; par exemple, nous avons vu une personne qui, en cachette, boit un verre de vin pur, et qui, dans la compagnie, n’en boira qu’un d’eau toute pure aussi, et, que là-dessus, on loua fort sa sobriété. Il faudrait se taire, l’excuser en notre cœur, et penser qu’elle a bu cette eau pour pénitence de ce qu’elle a bu le vin. L’on peut encore penser que les jugements de Dieu sont bien différents de ceux des hommes, et que cette personne s’est amendée, et qu’elle a maintenant la vertu contraire au vice que vous lui avez vu naguère. Il se faut grandement plaire à ouïr louer notre prochain, tant à nos chères sœurs que les autres, et contribuer au bien qu’on en dit, autant que nous pouvons, regardant le bien que nous savons être véritablement en lui, nous gardant bien de louer pourtant les unes pour ravaler les autres. [34]
Vous me demandez s’il y aurait du mal de n’être pas bien aise, que l’on donne quelque chose aux maisons qui sont sorties de céans pour les accommoder, et d’en murmurer ?
C’est une imperfection bien lourde et contre la charité. Je ne pense pas qu’elle se commette parmi nous, grâce à Dieu, et il s’en faudrait bien garder. Cette première maison <qui> doit avoir une grande charité pour secourir, non seulement les fondations qu’elle a faites, mais encore tous les monastères de l’Ordre, s’ils étaient nécessiteux. Si notre prochain même était réduit dans une telle disette qu’il ne pût être secouru que de nous, pour étranger qu’il fût, nous serions obligées de lui donner ce qu’il aurait besoin ; et, quand nous n’aurions que ce qui nous serait nécessaire, nous serions obligées de retrancher tout ce que nous pourrions bonnement, en sorte que nous puissions vivre seulement, pour aider notre prochain. Et après, pour nos pauvres sœurs qui ont accommodé la maison, qui nous ont laissé leur dot, leurs petites commodités, en sortant, pour aller augmenter la gloire de l’Institut, nous leur refuserions de leur donner quelque chose ? À la vérité, cela serait bien cruel ! On décharge votre maison de cinq ou six filles qu’on envoie en un pauvre lieu, où elles ne trouveront presque rien, et l’on ne voudrait pas leur donner ce qu’on peut, soit pour les habits qui servent à leur personne, soit pour quelque meuble pour accommoder leur église ou leur maison ? Voire même, on leur doit donner de l’argent ou leur en prêter, selon le moyen qu’on a ; mais cela de bon cœur et de bonne grâce, sans dire qu’on donne plus ici que là, sinon qu’on le dise simplement par forme de discours, selon l’occasion qui se présente ; mais ne le dites jamais par plainte ou désapprouvement, parce qu’il faut laisser disposer de tout cela à la Supérieure. Au commencement de l’Église, les anciens chrétiens n’avaient qu’un cœur et qu’une âme, et mettaient tous leurs moyens en commun aux pieds des Apôtres, qui les distribuaient comme ils voulaient et à qui il leur plaisait ; voire même aux plus barbares et étrangers du monde s’ils en avaient besoin. Or, toutes les religieuses doivent représenter ces anciens chrétiens, et n’avoir, comme eux, qu’un cœur et qu’une âme, en mettant tout en commun pour en laisser l’entière [35] disposition à leurs supérieurs, afin qu’ils en fassent ce qu’ils jugeront, sans que nous y trouverions à redire.
Or sus, mes chères filles, emportons cette affection de notre entretien, de nous adonner, à bon escient, à la pratique des solides vertus, de ne chercher que Dieu, de nous laisser absolument conduire à la divine Providence ; qu’elle nous mette ici ou là importe peu ; si elle nous envoie de ce côté-ci ou de celui-là, n’y regardons point ni par quelle porte nous passerons, ni en quel lieu nous irons, ni avec qui, pourvu que nous portions avec nous nos Règles, et que nous trouvions moyen de les pratiquer, et de bien faire observer, cela nous doit suffire. Oh ! que nous sommes éloignées de faire nos actions pour Dieu ! Quand j’y pense, je ne sais quelle mine tenir, tant j’en suis honteuse. Mettons hardiment la main à notre conscience, et nous trouverons que nous mettons notre contentement à la Supérieure, au lieu de le mettre en Dieu, et qu’il semble que nous soyons venues à la religion pour être hors des misères du monde, pour avoir nos commodités, et non pas pour y servir Dieu, que nous allons en telle part, parce que nous sommes bien aises d’y aller, et non pour Dieu, que nous faisons promptement cette obéissance parce qu’elle nous agrée et non pas pour Dieu, que nous faisons de bon cœur la volonté de Dieu, pour autant qu’elle se trouve conforme à la nôtre, et non pas pour l’amour souverain que nous lui portons. Enfin, si nous feuilletons bien, nous trouverons que véritablement presque en tout et partout, nous nous cherchons nous-mêmes, notre propre intérêt et satisfaction.
Oui, oui, mes chères filles, parlons seulement de l’oraison de quiétude et des autres, et remettons voir, je vous prie, sur pied, notre bonne foi et innocence du temps passé ; car, au commencement, nous parlions bien tant et si souvent de toutes ces oraisons, que l’on y prenait tant de plaisir et de contentement que rien plus. Certes, c’était une belle gloire de voir les ferveurs et ardeurs de nos sœurs ; il est vrai, cela anime et encourage grandement. Nous ne nous communiquons pas assez nos petits biens. Ce n’est pas qu’il se faille dire de grandes choses, comme des ravissements et grâces spéciales que l’on a à l’oraison de quiétude, mais quelque petite chose de ses bons désirs, sentiments et affections, selon les occasions et sujets. Mais cela tout cordialement et bonnement. [36]
Nous ne parlons pas assez ensemble des vertus solides. Surtout, parlons de la résignation et indifférence, car c’est ici la vraie et excellente oraison. Entretenons-nous de l’éternité. Notre Bienheureux Père me dit une fois : « Nos filles ne parlent pas assez de l’éternité ». Certes, je voudrais que nous en parlions tout familièrement, comme nous parlons de notre maison de Paris et de Lyon, et des autres. À quoi, je vous prie, devons-nous prendre plus de plaisir et de récréation qu’à cela ? Certes, ces discours, mes sœurs, sont utiles, aimables et capables de délecter et satisfaire les esprits des vraies religieuses comme nous devons être. Que si, par la vie de la mortification que nous menons, nous nous anéantissons, élevons-nous à Dieu, dans ce doux souvenir de son éternité glorieuse, qu’il destine à ceux qui quittent quelque chose pour son amour.
La perfection de céans, mes chères Sœurs, n’est pas fondée sur les grâces extraordinaires en l’oraison, mais sur la solide vertu. Nos premières Mères et sœurs n’auraient jamais voulu parler d’autre que de l’oraison ; elles en faisaient de perpétuelles demandes à notre Bienheureux Père, et elles n’étaient pas bien satisfaites, parce qu’il leur répondait courtement, s’étendant sur les pratiques de la vertu véritable, auxquelles il portait tout à fait les âmes qu’il conduisait, plus que par toutes autres voies, et bien qu’il eût vu les âmes gratifiées des plus sublimes ravissements, s’il n’y trouvait un fond de véritable humilité, il n’en faisait point d’état. Il aimait fort une âme courageuse, laquelle il voyait absolument déterminée au bien, quoi qu’il lui pût arriver, et ne voulait pas qu’on regardât aux goûts et aux plaisirs, ni aux dégoûts et aux privations, mais il voulait que dans les douceurs comme dans l’amertume, on allât droit à Dieu par une remise humble et soumise aux divines dispositions sur nous, par l’exercice d’une sincère douceur de cœur et égalité d’esprit. Lorsqu’il rencontrait de telles âmes, il les chérissait fort, et pour mériter ses tendresses, je voyais qu’il ne fallait qu’aimer le bon plaisir de Dieu et sa sainte volonté sans se regarder soi-même, mais il ne laissait d’aimer les moins parfaites, et il travaillait patiemment et doucement autour de ces âmes moins fortes.
Mes chères Sœurs, il y a des âmes qui, comme les lys qui sont plantés profondément [37] en la terre, ne portent que fort tard ; et d’autres, qui comme ceux qui sont moins enfoncés, portent de meilleure heure. Oui, mes chères filles, nous sommes fort enterrées en nous-mêmes, c’est pitié de nous ! Nous ne portons guère de fruits, ni de fleurs, que bien tard. Mais si nous sommes généreuses, peu enracinées en notre propre terre, que nous ne prenions que par nécessité tout ce qui est de la nature, nous porterons des fruits beaux, bons et de bonne heure. Dieu ne cesse jamais, tant il est bon, d’être après le cœur de l’homme pour l’aider à sortir de lui-même, des choses vaines et périssables, afin qu’il puisse recevoir sa grâce et se donner tout à lui. Il appelle l’un par une prédication, l’autre par un exemple ; celui-ci par une sainte lecture, ou par sa seule inspiration ; d’autres par quelques afflictions. Enfin, il présente sa grâce à chacun suffisamment et très abondamment pour son salut, et pour avancement et progrès en la perfection.
Notre Mère la Sainte Église, détermine très assurément que jamais la grâce ne nous manque, ni ne nous quitte, que nous ne la quittions. Ce bon Dieu nous attend en patience dans nos délais, il nous demande incessamment, bien que nous ne lui répondions pas ; il frappe à la porte du même cœur qui lui est fermé. À l’heure que je vous parle, combien pensez-vous qu’il y ait des âmes que sa grâce gagne, et qui sont destinées au salut éternel, étant encore embourbées dans de grands péchés ? Notre Seigneur les voit dans leurs crimes, il les regarde, il les patiente, il les inspire, enfin, il les retire parce qu’elles coopèrent à sa grâce, bien qu’elles se soient mises en grand danger, différant leur coopération ; parce que l’Esprit de Dieu s’en va, se retire, quand nous ne le recevons pas, et que nous le refusons. L’Écriture le témoigne en plusieurs endroits : lorsque l’Époux eut fort prié son épouse de lui ouvrir la porte, et qu’elle continua ses excuses, cet Amant sacré passa, et elle ne le trouva plus lorsqu’elle se ravisa de lui ouvrir. Mes chères Sœurs, lorsque nous nous sentons pressées de sortir d’un péché, de quitter une imperfection, de nous relever d’une négligence, d’acquérir une vertu, de nous avancer fortement à la perfection du divin amour, alors, l’heure est venue pour nous, levons-nous promptement, accourons au divin Époux, acceptons sa grâce, profitons de son inspiration, c’est le temps de notre délivrance, ne différons point, ouvrons, ouvrons sans délai, autrement il se dépitera et s’en ira. [38]
Il me vient une similitude sur ce sujet, qui est un peu de récréation et qui nous divertira, mes chères filles. Je me souviens que Monsieur de Chantal aimait fort à dormir la grasse matinée ; moi qui avais toute l’économie de la maison à mon soin, j’étais forcée de me lever matin pour donner tous mes ordres. Lorsqu’il commençait d’être tard, et que j’étais revenue dans la chambre, y faisant assez de bruit pour l’éveiller, afin qu’on dit la messe à la chapelle, pour faire après les affaires qui restaient, l’impatience me venait ; j’allais tirer les rideaux du lit en lui criant qu’il était tard, qu’il se levât, que le chapelain était habillé, et qu’il allait commencer la messe ; enfin, je prenais une bougie allumée, et la lui mettais sur les yeux, et le tourmentais tant, qu’enfin je le faisais quitter son sommeil et sortir du lit. Je veux vous dire par ce petit conte, que Notre Seigneur fait de même avec nous, nous ayant attendues, et patienté longtemps, et voyant que par des moyens généreux, nous ne sortons point de nos imperfections, il s’approche de plus près de nous, il tire le rideau lui-même de quelques difficultés, il nous apporte sa lumière jusque sur les yeux, nous sollicite et nous presse si fort, que souvent il nous contraint, comme par une douce violence, de nous lever ; et lorsque nous sentons ses traits, que nous avons sa lumière, mes Sœurs, il faut lui obéir, nous lever promptement et sortir de nous-mêmes, autrement il s’irritera, s’en ira et nous quittera. C’est le malheur des malheurs lorsque Dieu retire ses inspirations. Hélas ! Il le fait pourtant après avoir bien attendu, il le dit lui-même : J’ai été de longues années après ce peuple, mais il ne m’a point voulu ouïr, et je jure pour cela qu’il n’entrera point en mon repos.
O Dieu, mes filles, lorsque par notre négligence nous laissons de profiter de ces précieuses et divines inspirations, craignons très justement de ne trouver plus le temps propice de les ravoir. Le même Seigneur a dit : « Un temps viendra que vous me chercherez et ne me trouverez ; vous m’appellerez et je ne vous répondrai point ». Et pourquoi, Seigneur ? Parce que, lorsque je vous ai cherchés et recherchés, demandés et redemandés, vous ne vous êtes pas laissé trouver, et que vous ne m’avez pas [39] voulu répondre. Je me suis montré à vous, et vous ne m’avez point voulu voir ; maintenant je vous rendrai la pareille. Correspondez, mes chères filles, à ces divins attraits, quoi qu’il nous en coûte. Le ciel souffre violence, et les forts le ravissent. Il se faut vaincre et surmonter fortement, et lorsque Dieu nous appelle, le suivre fidèlement et humblement, opérant l’œuvre de notre salut avec crainte et tremblement, puisque le chemin qui conduit à la vie est si étroit, que peu de personnes y entrent bien comme il faut. Pour y bien marcher, il faut agir, souffrir et soutenir, puisque nous ne sommes en cette vallée de larmes que pour fatiguer et endurer, pour souffrir, non pour jouir ; pour combattre et non pour nous tenir en repos. L’Église de Dieu, Épouse de son Fils Jésus-Christ, est appelée militante, c’est-à-dire souffrante, combattante, guerrière. Tous les fidèles sont les membres de cette Église, il faut donc que ces membres fidèles soient tous soldats combattants, forts et vaillants, pour vaincre les trois ennemis communs de tous.
Or, pour les deux premiers, le démon et le monde, ils ne nous font pas grande peine, ni d’ennui ; ce n’est que ce nous-mêmes qui nous tourmente et qui est notre grand ennemi, sur lequel les deux autres se reposent, parce qu’ils savent que le plus fier ennemi de l’homme est en lui-même. J’aime fort, mes Sœurs, ce mot de saint Bernard qui dit : « ce corps que tu vois, tu crois que c’est toi-même, et il n’en est rien, parce que ce n’est qu’un sac de corruption, une pâture pour les vers, et néanmoins le trop d’amour pour une chose si vile nous retarde bien souvent du chemin de la vraie vertu ». Ce corps est ce faux nous-mêmes, et tout rempli de rébellions, de passions mauvaises, habitudes vicieuses, de propres recherches, et comme il tend toujours au bas, il tire, s’il peut, l’âme après soi ; et, si l’on n’a bien l’œil à le mortifier, pour saint que l’on soit, l’on fait des faux pas en cet endroit, parce qu’on sent toujours quelques rébellions et contrariétés en la partie inférieure. Ces ermites hypocrites qui ont voulu soutenir le contraire, ont été condamnés par l’Église ; et, à la vérité, je ne sais aucun saint qui n’ait eu besoin de faire attention à mortifier le corps. En quelle manière notre saint Père avait-il acquis ce grand empire sur lui-même, pour ne craindre ni froid, ni chaud, ni aucune incommodité, sinon en ne laissant passer aucune occasion de se mortifier, ce qui parut si éminemment dans la patience [40] merveilleuse qu’il exerça dans sa dernière maladie.
Enfin, tant que nous serons vivantes, nous aurons besoin de bien combattre ce nous-mêmes. Je trouve que c’est une grande bassesse d’être attachées à nos corps, nous qui goûtons les plus doux et purs plaisirs d’esprit, et qui sommes destinées à vivre d’une vie toute d’esprit. Le corps n’est rien, nous le voyons bien, dès que l’âme en est sortie, ce n’est plus pour nous qu’un objet d’horreur ; et, néanmoins, ce n’est que la mort qui le réduit dans l’état où il devrait être. Parce qu’il ne devrait avoir de mouvement que par le commandement de la raison, puisqu’un cadavre ne se meut, comme disait le bon saint François d’Assise, que par autrui, et non de lui-même. Tâchons donc de nous bien mortifier, mes Sœurs, d’assujettir le corps à la raison, et non la raison à lui-même. À quel prix que ce soit, acquérons la vraie vertu ; mais ne nous appuyons pas, en cette entreprise, sur nos propres forces, mais jetons notre confiance en la bonté divine, qui nous soutient en tout.
Mes Sœurs, je vous ai déjà bien dit autrefois que je ne fais point profession ni de prêcher, ni de parler des choses spirituelles, étant aussi peu entendue que je me trouve ; choisissons donc seulement de nous entretenir de la sainte humilité de notre grand-père saint Augustin, qui était sa vertu plus excellente et éminemment particulière. Si l’on me demande, dit ce grand Augustin, le chemin du ciel, je vous répondrai que c’est l’humilité ; et si l’on me dit de nouveau, par quel chemin peut-on aller au ciel, je répondrai toujours : par l’humilité, par l’humilité.
Quelle plus parfaite humilité que d’avoir écrit tous ses péchés pour les publier à toute la terre ; afin que chacun sût, au siècle à venir, qu’Augustin avait été un grand pécheur : c’était bien être mort à l’estime de lui-même pour ne priser que ce qui est éternel. Mes Sœurs, je vous dis souvent : tous nos maux ne viennent, sinon que nous ne regardions pas assez l’éternité, c’est ce qui nous entraîne à n’aimer que [41] les choses basses et caduques.
Il y a trois choses desquelles nous ne nous défaisons que difficilement : la première, de l’honneur et à l’amour de l’estime de nous-mêmes ; la deuxième, l’amour de nos corps et de ses commodités ; et la troisième, c’est la haine que nous avons pour la soumission intérieure et extérieure.
Or, si nous considérons bien ce que c’est que cette vie si courte et si pleine de misères, encore quel état ferions-nous de nous-mêmes ? La vraie humilité tend au mépris de cette estime propre et nous fait aimer d’être tenues pauvres, ignorantes, petites et imparfaites, dans l’oubli de toutes les créatures ; et, en un mot, nous ne serons jamais humbles que lorsque nous nous tiendrons nous-mêmes pour des petits néants, et lorsque vous serez parvenues à ce degré d’aimer d’être tenues et de vous estimer vous-mêmes comme la souillure de la maison, vous serez très heureuses et très grandes devant les yeux de Dieu. Hélas ! Voyez, que sont devenues tant de créatures qui ont été si grandes et si honorées en ce monde ? L’enfer en a reçu beaucoup ; le purgatoire en a moins eu, et le paradis en a peu.
Pour le second sujet de nos attachements, qui est l’amour de nos corps et de nos petites commodités, hé, mon Dieu ! Mes chères Sœurs, considérons que tout ce que nous avons n’est pas à nous, que ce sont tous des biens empruntés. Nos vrais biens propres ne sont pas de si petits biens et si chétifs : ils sont là — haut, mais ce sont des biens incorruptibles ; nos habillements seront là, beaux à merveille, et celles qui porteront de bon cœur de plus chétifs haillons ici-bas en recevront des plus riches là ; ainsi, la plus pauvre ici-bas sera la plus heureuse là-haut. Pour notre nourriture, jamais, à Dieu ne plaise, qu’aucune de ces épouses ne voulût avoir plaisir aux viandes corrompues ; nous les devons prendre par obéissance, comme un bien qui nous est commun avec les plus lourds animaux, parce que la vraie vie de l’âme, épousée à Dieu, est Dieu même qui se fera notre nourriture éternelle, nous rassasiant, dans la gloire et durant une éternité, de sa vision béatifique.
Pour notre volonté, ne devrions-nous pas avoir honte, après que Jésus-Christ ait passé sa vie en obéissance, et qu’il n’a fait gloire que de faire et suivre la volonté de son Père ! C’est le grand avantage de l’âme que cette soumission au bon plaisir de Dieu, puisque c’est ce qui l’unit plus intimement à lui-même et à son amour. Soyons désormais plus solides à la vertu, pensant que [42] chaque pas que nous faisons dans icelle, ce sont autant d’échelons pour monter à l’heureuse et désirable éternité, à laquelle nous devons incessamment penser, pour mieux mépriser tout ce qui se passe. Je vous dis et redis mille et mille fois l’année, et je vous le redis encore : travaillons, mais solidement, à cette haute vertu que Dieu veut de nous. Nous avons des grands et bons sentiments de l’amour de ce bon Dieu ! Nous avons d’excellents désirs et nous faisons de bonnes résolutions ; mais quand il s’agit de venir à l’action, nous faisons les enfants, n’étant pas constantes et courageuses. Oh ! que j’ai un fort désir de nous voir fidèles à sortir de nos petites tendretés, et de nous voir des filles magnanimes, qui fassent tout pour Dieu, soit le doux, soit l’amer, soit le facile ou difficile ! Ce n’est pas manquer pourtant à cette magnanimité que de sentir des répugnances, pourvu qu’on les désavoue et qu’on ne fasse rien en sa faveur, parce que la nature combattra toujours la raison, la part inférieure contre la supérieure, la prudence humaine contre la simplicité et sagesse divine, et pour l’ordinaire la tentation n’est donnée aux bonnes âmes que pour mettre un grand affermissement à la solidité de leur vertu. Une sœur fera avec une grande répugnance une charge, toutes les actions qu’elle en fait lui sont autant de combat ; or, sachez qu’elle y gagne plus que celle qui en fait une avec un plaisir sensible, qu’elle sent de s’acquitter de son obéissance et de cette obligation.
Vous me demandez ce que c’est qu’une vertu solide, mes chères Sœurs ? C’est une vertu exercée parmi les difficultés et combattue par son contraire ; nous ne sommes religieuses que pour l’acquérir, mais Dieu nous fasse la grâce qu’à l’heure de la mort nous ayons la victoire de ce combat, et que nous trouvions d’avoir acquis une seule vertu véritable ; par exemple, vous voulez être comme notre père saint Augustin, une vraie humble ; il faut aimer le mépris ; il faut vous reconnaître vile et abjecte et vouloir être tenue pour telle, qu’en tout ce que vous faites vous cherchiez à vous anéantir et vous humilier. Notre doux Jésus dit : apprenez de moi à être doux et humble de cœur ; si nous apprenons à être humbles comme lui, nous ne le serons pas seulement en obéissant parfaitement, en nous soumettant à vivre sous l’obéissance, comme lui sous la direction de saint Joseph, en nous humiliant nous-mêmes comme il s’est humilié, mais nous le suivrons dans sa souveraine humiliation qui a été de s’être laissé humilier par ses créatures, d’avoir paru un homme simple, digne d’être méprisé, et d’avoir été fait le jouet et la risée de son peuple. [43] Agissez donc ainsi. Humiliez-vous fidèlement et fervemment, et lorsqu’on vous humiliera, souffrez-le courageusement, laissez-vous entre les mains de Dieu et de l’obéissance. Qu’il vous mette ici ou là, qu’on vous tourne d’un côté et d’autre, il faut laisser, en tout cela, faire de vous comme d’un peu de boue qu’on foule aux pieds, qu’on pétrit, qu’on défait et qu’on repétrit tout comme l’on veut : ceci est une vertu solide. Ma chère Sœur, commençons de marcher en ce chemin, sous la faveur du grand saint Augustin. Oui, mes Sœurs, les vraies vertus religieuses sont profonde humilité, humble soumission, entière remise de nous-mêmes entre les mains de Dieu, une abnégation forte de toutes les choses de ce monde, et une généreuse et magnanime résolution qui ne s’étonne point des difficultés, mais qui, connaissant sa faiblesse propre, s’appuie sur l’appui et sur la force de la grâce de son Bien-Aimé, persévérant toute sa vie au bien qu’elle a commencé.
Ma Sœur, la bonne oraison est celle qui produit la bonne mortification. J’aime mieux une fille qui n’a que l’attrait ordinaire de la considération et qui est fidèle à son obéissance, qu’une âme qui serait ravie vingt fois le jour qui ne s’adonnerait pas à la mortification par la voie de notre saint Institut. Mais il ne fait guère bon parler de cet exercice si saint de la sainte oraison en commun : comme chacun est conduit par sa voie, l’on ne peut pas donner des avis bien justes qui contentent toutes. Mais je vous dirais seulement qu’il ne faut pas beaucoup fier et amuser aux goûts et sentiments sensibles, si l’âme qui les reçoit n’en tire ces trois fruits : la mortification, la remise de soi-même entre les mains de Dieu, et la profonde humilité et obéissance. Avec cela, croyez votre chemin bon, mes chères filles, et que vous ne demeureriez pas dans ce premier des douceurs sensibles, mais que le Saint Époux vous fera passer jusqu’au plus haut degré de son union divine, si vous vous rendez fidèles à sa grâce.
Une telle fille voudrait toujours être en oraison, me dit-on, mais je demande, est-elle humble, patiente, indifférente, se laisse-t-elle employer comme l’on veut ; si cela est, bien ; si cela n’est pas, je la conseille de se désabuser et de croire que ses sentiments et consolations ne proviennent que de la nature, ou du malin esprit. Pour celles qu’on voit fort attirées à l’union avec Dieu et la simplicité divine, il faut au sortir de l’oraison, leur ordonner de faire quelque chose bien répugnante à leur inclination, les humilier fortement. Si elles se portent humblement et doucement sans rien [44] dire, dites qu’elles sont bien conduites, et laissez-les suivre leurs attraits. J’ai coutume de dire que l’on connaît l’ouvrier à la besogne. Lorsque Dieu agit dans une âme, l’on le connaît bien, il faut recevoir les goûts et sentiments quand Dieu les donne, en nous humiliant beaucoup, nous anéantissant en notre misère, en jouir en simplicité et en tirer les fruits très fidèlement pour les rendre au Seigneur qui ne nous donne ses précieux talents à point d’autre fin qu’à celle que nous les fassions fructifier et multiplier.
Ô ma fille, il est certain que si vous vous êtes bien distraite durant la journée, vous ne serez pas recueillie à l’oraison ; l’on recueille d’ordinaire ce qu’on sème. Vous n’avez point été soumise à la Supérieure et à l’obéissance, vous avez bien manqué à la douceur, au support, et à la condescendance de nos sœurs, et de votre prochain, et vous voulez chercher les douceurs à l’oraison, vous trouver unie à Dieu ? L’on trouve la porte fermée, puisque l’on ne se l’est pas ouverte ; ne vous troublez pourtant pas, mais humiliez-vous, et confessez que vous l’avez bien mérité.
Il n’est point de meilleure marque que l’on n’est pas digne d’une charge, que lorsqu’on la désire et qu’on s’en croit capable, parce que si cela était, vous vous en réputeriez indignes. C’est une pure folie que de désirer quelque chose hors de Dieu, parce que nous n’aurons ni la chose désirée, ni la possession de Dieu qui est la privation de tout bien. C’est aussi un orgueil secret que de ne point désirer d’emploi, et de nous voir déchargées de ceux que l’obéissance nous a donnés, puisque nous nous devons laisser absolument à la disposition de Dieu, croyant qu’on nous l’ôtera lorsque l’on verra que nous ne la faisons pas bien, mais c’est que nous ne sommes pas assez humbles, et que l’amour de notre abjection ne nous suit pas toujours, appréhendant qu’on ne dise : ma sœur a été ôtée de cet emploi parce qu’elle n’y faisait rien qui vaille.
Mes filles, ne demandez rien, ne désirez rien, et ne refusez rien ; soyez indifférentes en toutes choses, soyez prêtes à recevoir la charge, comme en être ôtée, comme à la recevoir, et vous aurez de la vraie vertu.
Mes sœurs, si nous savions le prix de l’obéissance, nous ne négligerions pas une occasion de la pratiquer. Oui, mes filles, un seul enclin de tête fait par le mouvement de l’obéissance, quoiqu’avec répugnance [45] de la partie inférieure, nous acquiert un plus grand bien que nous n’en posséderions si nous avions en nos mains l’empire du monde. Nous le connaissons bien dans le choix que la Sagesse incarnée a fait venant ici-bas, qui n’a pas été des richesses et grandeurs de ce monde, mais il a uniquement choisi l’obéissance, vivant soumis à saint Joseph et à Marie sa mère, et à son Père Éternel jusqu’à la mort de la croix.
Non, ma Sœur, nous n’avons jamais raison de nous excuser, mais nous l’avons bien de nous accuser. Il n’est rien qui répande une plus sainte et douce odeur dans une communauté, qu’une âme humble qui s’accuse franchement, et, au contraire, il n’est rien de si désagréable qu’une qui couvre ses défauts lorsqu’elle est avertie, disant seulement : « Je dis très humblement ma coulpe. » Hélas ! ma fille, je connais soudain l’orgueil caché sous cette petite parole ; dites tout simplement : ma Mère, j’en dis très humblement ma coulpe, afin que l’on connaisse que vous vous rendez coupable ; si vous ne l’avez — possible — pas fait cette fois, vous l’aurez fait une autre. Et l’on ne doit pas avertir, comme on ne le fait pas aussi, que de certaines fautes dont nous ne devons pas avoir honte de nous avouer coupables, et l’humilité se fait bien connaître en ces occasions, et nous trouverons toujours notre profit et notre avancement à la perfection, où nous trouverons des sujets de nous humilier. Enfin, l’âme humble s’accuse toujours, et l’orgueilleuse s’excuse incessamment. Prions notre grand-père saint Augustin de nous obtenir ce véritable trésor de la vraie humilité, qui l’a rendu plus grand dans le ciel que son éminente doctrine, et que toutes ses autres vertus.
Loués soient Dieu et son grand serviteur Augustin.
Ma chère Sœur, à ce que je vois, vous avez désir de vous perdre en Dieu. Être perdue en Dieu, n’est autre chose que d’être absolument et entièrement résignée et remise entre les mains de Dieu, et abandonnée au soin de son adorable Providence. Ce mot de se perdre en Dieu, porte une certaine [46] substance, que je ne crois pas pouvoir être bien entendue que de ceux qui se sont ainsi heureusement perdus. Le grand saint Paul l’entendait bien lorsqu’il disait avec tant d’assurance : « Je vis, mais je ne vis plus en moi, mais c’est Jésus-Christ qui vit en moi ». Ô Dieu, mes Sœurs, que nous serions heureuses si nous pouvions véritablement dire : « Ce n’est plus moi qui vis en moi, parce que toute ma vie est toute perdue en Dieu, et c’est lui qui vit par moi, et en moi. » Ne vivre plus en nous-mêmes, mais perdue en Dieu, c’est la plus sublime perfection à laquelle une âme puisse arriver. Nous y devons pourtant toutes aspirer, nous perdant et reperdant mille fois dans l’océan de cette grandeur infinie. Mais une âme ainsi perdue est toujours anéantie devant Dieu ; elle est toujours contente de ce que Dieu fait dans elle, et hors d’elle. Tout ce qui lui arrive la satisfait ; l’affliction lui plaît, elle la regarde sans se troubler, parce qu’elle dira : « J’ai perdu toute consolation dans celle d’être perdue en Dieu ». Si l’on lui annonce la mort de ses proches ou de ses amis, elle n’en paraît point troublée, car elle les avait déjà perdus en Dieu. Si on l’humilie fortement, qu’on touche son point d’honneur, hélas, elle ne tient point de compte de cela, parce qu’elle s’est toute donnée et perdue dans celui qui doit faire son honneur et sa gloire, et on ne lui saurait rien ôter qu’elle n’ait perdu et voulu perdre elle-même. J’admire ce grand Job, il est sur son fumier rongé des vers : « Le Seigneur a fait cela, dit-il, son saint Nom soit béni ».
Il y a quelque temps qu’une personne m’écrivait sur de grandes peines qu’elle souffrait. Je lui mandais de perdre tout cela en Dieu. Cette parole lui fit un tel effet dans son âme, qu’il m’écrivit d’en être tout étonné, et tout ravi de contentement de ce que cette seule parole, « perdre tout cela en Dieu », avait produit en lui. Pour nous, mes chères Sœurs, nous voudrions bien nous perdre, mais nous voudrions aussi qu’il ne nous en coûtât guère. Nous disons bien à Notre Seigneur que nous nous abandonnons entre ses bras divins, mais nous ne le faisons pas de la bonne sorte. Nous voulons toujours avoir quelques petits soins de nous-mêmes, non pourtant pour le temporel comme pour le spirituel, l’amour propre par sa subtile finesse nous persuadant toujours que si nous nous en mêlons un peu, que tout n’ira pas bien.
Non, ma sœur, une âme totalement perdue en Dieu ne veut avoir ni de vertu, ni de perfection que ce que Dieu veut qu’elle en ait. Elle travaille [47] fidèlement, parce que Dieu le veut, mais elle lui laisse tout le soin de son travail, et ne se met pas en peine de chercher des moyens nouveaux de perfection, mais ne s’applique qu’à bien employer ceux que la Providence lui fournit et qu’elle lui présente à chaque occasion.
Il est vrai, ma chère Sœur, que bien que l’on se soit parfaitement donné à Dieu, qu’on peut se reprendre facilement. Mais que faire à cela, ma chère fille, sinon de s’en bien humilier, et reconnaître que notre perte en Dieu n’était pas entière, puisque nous avons été si promptes à nous retrouver, et après cet acte d’humilité profonde se reperdre de nouveau, se jeter en Dieu comme une petite goutte d’eau dans la mer, et se bien perdre dans cet océan de la divine bonté pour ne se plus trouver. Et toutes les fois qu’il vous arrivera de vous reprendre, ma fille, refaites la même chose constamment, et si vous persévérez fidèlement à vous redonner toujours, j’ose vous assurer que vous vous perdrez enfin d’une si heureuse perte que vous ne vous trouverez plus. Il est facile de perdre ce qu’on veut bien perdre, et qu’on perd souvent sans apporter du soin à le retrouver, l’on ne pense plus à une chose perdue. Si nous voulons tout de bon nous perdre, ne pensons plus ni à nos cœurs, ni à nos corps, ni à nous-mêmes, ni à nos esprits, ni à rien de tout ce qui n’est pas Dieu ou pour Dieu. Ah ! que je voudrais bien voir mes chères filles ainsi perdues ! Ne voulez-vous pas bien entreprendre cette perte si désirable pour votre défi ? Je le désire bien, mes chères Sœurs. Ô Dieu ! Que ces paroles sont fidèles : « Mourons avec Jésus-Christ si nous voulons ressusciter avec Lui » ! C’est notre grand saint Paul qui nous les dit, prêtons-lui foi, et vous verrez qu’il dit vrai, parce qu’il est impossible de trouver la vraie et solide vertu qu’en cette mort de nous-mêmes, de nos inclinations et de nos humeurs, pour ranger tout sous l’étendard de la croix de Notre Seigneur. Et avec cela nous souffrons avec tant de répugnances. Ô mes Sœurs ! Mes chères sœurs ! si le grain du plus beau froment ne meurt, il ne fructifiera point. C’est la vérité éternelle qui nous en avertit, elle est bien digne d’être crue. Si le vieil Adam n’est ruiné, le nouveau ne vivra pas en nous. [48]
Ce bon père qui nous disait dernièrement que les trois compagnes de Jésus avaient été pauvretés, mépris et douleurs, avait bien raison. Choisissons-les pour les nôtres, et nous ferons un bon choix, ou du moins, aimons-les lorsqu’elles nous suivent. Vous dîtes que l’honneur est ce qui touche le plus ? Mes filles, quel honneur doit chercher une âme religieuse que celui qui se trouve dans la vraie humilité et même dans l’humiliation ? Il m’est insupportable de voir une fille de la Visitation attachée
[sur bandeau collé couvrant trois lignes, d’une main récente : « ce passage a été supprimé, parce qu’il s’en trouve un semblable ailleurs »60]
Dans le mépris et la calomnie, voudrions-nous faire comme les gens du monde qui font consister le leur à tant de folies. Il est vrai, une Supérieure a un grand honneur de servir les âmes des épouses de Dieu, mais hors de là, elle n’en trouve qu’à être la plus chargée ; vous n’avez que deux surveillantes et elle en a autant qu’elle a d’inférieures, cela est certain mes sœurs.
Vous voulez toujours que je vous prêche, mes Sœurs, et je ne sais point prêcher ; je viens parmi vous chercher l’aumône d’un peu de ferveur en répondant à vos demandes.
Vous voulez donc savoir si vous ne devez pas être bien fidèles au saint recueillement ?
Qui en doute, mes chères Sœurs ; vous savez bien que c’est l’ancienne et vieille leçon de la Visitation. Mais vous me voulez dire par votre demande que je vous explique la beauté et la nécessité de cette sainte et belle vertu du recueillement qui nous est sans doute la plus nécessaire. C’est la bonne odeur et la beauté d’une maison religieuse, et une âme bien recueillie répand une édification incomparable. C’est le grand moyen de nous beaucoup avancer en la perfection ; parce qu’on ne doit pas craindre qu’une âme bien recueillie tombe en de lourdes fautes, ni fréquentes ; je dis en de grandes fautes, d’autant qu’il n’est pas possible de nous [49] affranchir du tout des légères tandis que nous serons en cette vie ; et même il ne faudra pas s’étonner si une sœur déjà bien avancée dans la vertu, en fit quelqu’une un peu notable. C’est Notre Seigneur qui le permet pour nous tenir en humilité, mais comme une suffit pour l’humilier longtemps, elle n’en fera pas fréquemment.
Une fille bien recueillie fait bien et à propos toutes choses. Elle est prompte à l’obéissance, fidèle à tous ses exercices, soigneuse de ce qu’elle a en charge, modeste, et toujours grandement désireuse de la perfection. Mais, mes chères filles, le recueillement est un don de Dieu que sa divine libéralité départit à qui il lui plaît. Toutefois, j’ose vous promettre que l’acquisition en est en nos mains, et en celle d’une soigneuse fidélité. Il se faut parfois se donner de la peine pour mériter cette grâce que ce grand Dieu donnera à des autres en pur don, sans qu’elles aient encore travaillé pour l’acquérir. Il ne faut pas que toutes la prétende de la recevoir à si bon prix, mais employer toutes nos forces pour nous donner à cette admirable vertu ; et après l’avoir obtenue, confesser encore que Dieu nous l’a donnée par sa libéralité et miséricorde, et que notre peine a été bien petite pour la poursuite d’un si grand bien qui est pour nous le plus rare, le plus précieux et le plus utile, et qui doit être incessamment notre exercice plus ordinaire. Voilà, ma fille, votre question satisfaite, mais je vois bien que vous avez une extrême envie que je vous parle ensuite de l’attention que nous devons avoir à cette sacrée présence de Dieu, à laquelle nous sommes bien toujours. C’est un article de foi que Dieu est présent à tout, et que nous marchons incessamment devant lui, mais nous ne sommes pas bien souvent attentives à cette divine vérité qui est la cause bien des fois que nous tombons en nos défauts ordinaires. Notre Bienheureux Père disait : « Si un aveugle se trouve dans une salle où le roi se trouve aussi, ne le voyant pas, il fera ses gestes et ses grimaces ordinaires ; mais quelqu’un l’avertit que le roi est là, alors il entre en attention et en respect, parce que bien qu’il ne le voit pas, il sait qu’il est là, et cette présence le compose dans sa modestie ». Mes Sœurs, nous sommes tout de même que ce pauvre [50] aveugle. Dieu nous est toujours présent, mais nous n’y sommes pas attentives ; c’est pourquoi nous commettons des péchés en cette sainte présence. C’était une chose qui touchait le plus la Mère Thérèse, de voir que le pécheur commit ses abominations devant l’œil adorable de son Dieu. Nous ne voyons pas Notre Seigneur, mais la foi nous avertit qu’il est en toutes choses, et présent à toutes choses, même dans les plus cachées. Elle nous avertit aussi qu’il réside encore plus spécialement dans notre cœur, et d’une façon bien plus particulière et intime, mais à cause de notre aveuglement, nous en perdons facilement le souvenir et pour cette cause, nous avons besoin de vivifier souvent notre foi. Or comme c’est un article de foi que cette toute présence de Dieu, s’en est un encore que rien n’arrive que par l’ordonnance et le décret de sa divine Providence qui gouverne à son gré tout cet univers, et fait rouler toutes choses à son bon plaisir.
Une âme bien attentive à cette vérité, qui est à la présence de son Dieu, ne se laisse troubler d’aucun événement. Eh bien, dira-t-elle dans les plus fâcheux comme dans les plus heureux, je sais que Dieu m’est ici présent, qu’il est plus dans moi que moi-même, et qu’il ne m’arrive rien qu’il ne l’aie ainsi ordonné et qu’il ne le permette ; que les eaux donc s’enflent et soulèvent pour submerger le monastère, si cette âme est fidèle à ces deux attentions, que Dieu lui est présent et qu’il permet tout ce qui arrive, elle dira doucement, même sans beaucoup de peines : « Ah ! Seigneur ! Puisque c’est vous qui gouvernez et mouvez les ondes, comme vous faites rouler le ciel, voulez-vous m’abîmer et me noyer, j’en suis contente ; je me conforme de bon cœur à vos volontés toujours adorables également pour moi ; je vous laisse faire, et je m’abandonne à vous sans m’enquérir pourquoi vous faites ceci ou cela de moi, pour moi, en moi, et par moi ; mais j’adore avec une profonde soumission vos secrets jugements, je les révère avec toute l’humilité possible ». La peste viendra dans notre ville, dans notre maison même, et la mort ravage tout, cette âme attentive à Dieu dira lors : « Hé ! Seigneur ! [51] Je suis avec vous, vous êtes avec moi, je marcherais dans les ombres de la mort sans rien craindre, vous me saurez bien conduire ; si vous me destinez à mourir de ce mal, votre saint Nom soit béni, j’accepte en ceci comme en tout le reste, votre souveraine ordonnance ; je l’aime, je la suis, et je l’adore de toutes mes forces ». Une sœur meurt, que cette religieuse ainsi attentive à Dieu et qui est l’adoratrice de sa providence aimait fort, et qui était fort utile au monastère, elle en pleure un peu, cela ne veut rien dire, c’est la nature qui répand ses larmes, car pour l’âme, l’esprit et la partie supérieure, elle demeure paisible, contente, et parfaitement tranquille auprès de Dieu.
Qui donnait, je vous prie mes chères sœurs, cette grande douceur et égalité d’esprit à notre Bienheureux Père, sinon cette continuelle adoration à la divine présence qui lui faisait recevoir tout ce qui lui succédait et arrivait comme s’il eut vu réellement que Notre Seigneur le lui eût donné de sa puissante et paternelle main. Si on lui donnait quelques mauvaises nouvelles, il n’en était point ému ; pourquoi ? C’est parce que, étant bien attentif à Dieu, il ne pouvait lui rien refuser de ce que cette divine main lui offrait. S’il lui venait à apprendre la mort de ses amis, voyant soudain en cet événement la volonté de Dieu, il s’y conformait. Lui imposait-on des blâmes, lui faisait-on des torts, des injures, voyant parmi ces épines les roses du divin bon plaisir, il supportait le tout avec une patience aussi douce qu’admirable, et l’on le voyait aussi calme que si rien n’eut été. À la mort de madame sa Mère, qu’il aimait uniquement, il n’ouvrit jamais sa bouche pour se plaindre. Il m’écrivit ces mots : « Parce que le Seigneur l’a fait, je me suis tu et n’ai pas ouvert la bouche pour dire une seule parole, et que c’est la main de mon bon Dieu qui m’a donné ce coup ! ». Voilà, mes Sœurs, les fruits de cette divine présence de Dieu, et voilà encore par quel moyen s’acquiert la solide vertu.
Je pensais l’autre jour, que si je pouvais encore avoir un désir propre, j’aurais celui de voir nos chères sœurs travailler un peu fortement pour l’acquisition de la solide vertu, et à celle de ce saint recueillement. Puisque c’est le plus solide et le plus grand moyen d’acquérir la même vertu et [52] la plus haute perfection. Je ne dis seulement que c’est le plus grand moyen que le saint recueillement, mais je dis que c’est le seul et qu’il n’y en a point d’autre ; au moins, qui voudra avoir un peu de vraie vertu, car pour certaines vertus apparentes, nous n’en voulons point céans, et ce n’est pas de celles que je parle, mais de celles que notre saint fondateur nous a enseignées.
Or sus, je parle toujours, et nos sœurs ne disent mot. Dites-moi quelque chose, mes chères filles, que j’apprenne aussi un peu de vos bons sentiments que Dieu veuillent bénir.
Vous me demandez, mes chères filles, comme quoi il faut dire son sentiment et se comporter pour donner sa voix aux filles qu’on propose pour l’habit ou pour la profession, et aussi comme on doit les refuser.
Je lisais l’autre jour dans le Coutumier, que l’on dira en cette occasion son sentiment en la présence de Dieu, courtement et humblement.
Vous voyez donc, mes filles, comme vous vous devez conduire en cette rencontre, et qu’il ne faut pas faire de grandes harangues, ni à la louange, ni au désavantage des filles proposées, ne pas dire leurs défauts, ni leurs vertus, par le menu. Non, mes Sœurs, tant de paroles ne sont que perte de temps ; quand les défauts remarqués ne sont pas suffisants pour vous obliger à les refuser, à quoi bon de les publier ? De même il suffit de dire en peu de mots, ce que vous trouvez en elle, qui vous oblige de la recevoir, regardez donc bien devant Dieu, le bien et le mal de cette fille, dont il s’agit pour voir si elle a les dispositions pour être reçue, ou bien si elle ne les a pas, s’il faut possible lui donner du temps pour son amendement ; puis dire succinctement et doucement ce que nous connaissons devoir dire en cette sorte ou à peu près : « Ma Mère, il me semble que cette bonne Sœur est bien propre pour nous, qu’elle a les dispositions nécessaires ; je ne reconnais rien qui la puisse empêcher d’être reçue » ; ou bien : « Il me semble qu’elle n’est pas propre, d’autant [53] qu’elle est fort tendre sur elle-même, sujette à se plaindre, qu’elle est opiniâtre, ferme en son jugement, et qu’elle n’a point enfin les dispositions que la règle marque. D’autres fois elle est bien bonne fille, néanmoins, j’y ai reconnu tels ou tels défauts ; il me semble qu’il serait bon de les lui faire savoir, et de retarder un peu sa profession pour voir si elle s’amendera ». Et si vous ne pouvez former aucun jugement, il faut dire tout simplement qu’on ne sait qu’en dire, qu’on est entre-deux. Parce qu’il y a quatre choses : l’une si l’on trouve la fille propre, ou si l’on ne la juge pas propre pour être admise, ou si l’on croit qu’il faudrait lui donner du temps pour son amendement, ou d’autres se peuvent trouver en doute en sorte qu’on ne sait de quel côté la pousser.
Pour la première, il n’y a pas grande affaire : on voit clairement que la fille est bien disposée, on lui donne sa voix sans difficulté. La seconde, on voit aussi clairement qu’elle n’a pas l’esprit propre pour l’Institut : là-dessus on lui refuse sa voix très justement. La troisième, on n’y voit pas des obstacles de conséquence, mais, néanmoins, elle n’est pas encore disposée, on le dit tout de même. De la quatrième, l’on est en doute ; or, celle-ci, qui fait bien de la peine, et où se trouve la grande difficulté, il se faut pourtant résoudre, et bien recommander l’affaire à Notre Seigneur, la considérer devant lui, bien consulter la règle et l’intention de notre Bienheureux Père, marquées dans son entretien sur ce sujet. Il faut peser la charité de la maison, qu’il faut toujours préférer à la charité particulière. Mais aussi pour ne point blesser cette charité particulière, il faut bien prendre garde de la refuser si ce n’est point une fille tracassière et un esprit pour apporter du trouble ; il faut considérer qu’elle ne fera pas grand bien, mais qu’aussi elle ne fera pas grand mal ; et si elle retourne au monde, elle sera en danger de se perdre et damner, tout cela est fort considérable ; il faut entendre l’avis de la Supérieure, de l’Assistante, de la Directrice, et celui des Sœurs les plus judicieuses. Qu’il semble que Dieu vous en donne, pourvu qu’ils soient fondés sur la raison ; parce qu’il faut toujours avoir quelques fondements bien solides, pour recevoir ou rejeter une fille, car Notre Seigneur nous fera rendre compte de celles que nous aurons reçues, et de celles que nous aurons refusées. [54]
Oui, mes chères filles, la Supérieure et la Directrice peuvent dire nettement que les filles sont propres à être reçues, ou qu’elles ne le sont pas, et cela peut servir de fondement aux Sœurs et les doit consoler d’entendre parler franchement leur Supérieure, elles ne laissent pas d’être dans une entière liberté de faire ce qu’elles croiront que Dieu leur inspire. La Supérieure ne doit faire aucune chose pour attirer les Sœurs à suivre son sentiment propre en ces matières, ne point tracasser le Chapitre, mais elle doit vous dire simplement son sentiment sans aucune prétention que d’accomplir son devoir qui veut qu’elle aille droitement. Si vous connaissiez ce que Dieu ne veuille pas permettre d’arriver que quelqu’une agit par intérêt, ce qui se connaîtra aisément, il faut bien se garder de suivre son avis s’il n’était pas bon. Il ne faut pas aussi se laisser renverser l’esprit par les belles harangues que quelques sœurs pourraient faire au chapitre, pour porter les autres à la réception ou au renvoi, faisant de grands récits des vertus, ou des défauts des proposées. Surtout vous, mes jeunes Sœurs professes, gardez-vous bien de vous laisser aller à ces persuasions, mais suivez les lumières que Dieu vous donne, pourvu qu’elles soient bien fondées et appuyées sur la raison. Comme j’ai déjà dit, Dieu ne vous demandera pas compte, si votre Supérieure ou telle ou telle Sœur, ont bien ou mal donné leurs voix, mais seulement si vous avez justement donné la vôtre.
Vous demandez encore ce qu’il faudrait faire si vous voyez une fille qu’on aurait refusée se désespérer et faire de grandes plaintes, en sorte qu’on peut juger qu’elle fit de grands maux au monde, je réponds qu’il faudrait prier pour elle, tâcher de la consoler, et puis la laisser faire parce que l’ayant justement rejetée, comme n’étant pas propre pour notre manière de vie, vous ne répondrez pas du mal qu’elle fera au monde, mais vous auriez bien été punies de celui qu’elle aurait fait en religion.
Vous dites s’il ne serait pas bon que les jeunes professes qui sont encore douteuses et qui ne savent pas former un juste discernement comme il serait requis, ne donnassent point leurs voix. Je dis qu’après le temps destiné par le Coutumier, elles doivent la donner, mais que la Supérieure et la Directrice tâchent toutes deux de les instruire sur ce point [55] parce qu’elles seraient responsables des fautes qu’elles y feraient, et si on les a bien fidèlement enseignées, les manquements seront pour elles.
Pour retirer les voix, lorsqu’il n’en manque qu’une, de crainte que l’on se soit mépris, il faut laisser cela à la discrétion de la Supérieure, qui en doit faire ce qu’elle jugera.
Enfin il faut toujours s’en tenir là, d’approuver ce que le chapitre fait, et il ne faut nullement se mettre en peine ni avoir du scrupule de n’avoir pas donné sa voix à une fille qui serait reçue, ou de l’avoir donnée à une qui serait refusée. Quand l’on a procédé droitement, il faut vous bien dire, mes chères sœurs, de faire une grande attention à discerner comme il faut les esprits, parce qu’il y en a qui sont simples, ignorants, et qui n’ont pas grande capacité pour rendre de grands services à la religion, néanmoins, ils ne sont pas pour être rejetés ; ils feront bien pour eux et n’apporteront pas du préjudice à la maison. Il faut bien y regarder et surtout les beaucoup recommander à Notre Seigneur ; l’on a assez du temps entre celui qu’on les propose et qu’on les reçoit pour y bien penser. Elles nous doivent être d’ailleurs déjà fort connues, parce que les Sœurs professes peuvent et y sont même obligées de les observer tout le temps de leur noviciat, mais sérieusement ; il est bon pour cela de bien exercer les novices, et de les mettre aides à divers offices de la maison, comme de l’infirmière, lingère, robière, et semblables, afin que l’on connaisse si elles sont souples, maniables, et mortifiées. La maîtresse les doit encore les exercer dans les mortifications usitées et marquées, comme de porter les lunettes, baillons, détester leurs fautes, faire dire leurs coulpes par la lectrice. Mais les meilleures sont de les bien humilier, avilir, ne tenir aucun compte de ce qu’elles diront, désapprouver tout ce qu’elles font, et telles autres épreuves qui anéantissent les passions et les naturels.
Les Sœurs doivent être assurément fort secrètes, surtout en ce qui se passe en leur Chapitre, et s’il s’en trouve qui ne savent pas retenir leur langue, il faut le leur apprendre par l’imposition des [56] pénitences usitées et ordonnées. Il ne faut nullement souffrir un défaut si dangereux. Mais pour revenir aux novices, je vous dis que oui, qu’il faut les soigneusement avertir au chapitre et au réfectoire, c’est en cela qu’on reconnaît la vertu des filles, pour voir si elles reçoivent comme il faut les avertissements et si elles en font profit. L’on peut parler des défauts des novices à la Supérieure, hormis les professes qui sont encore au noviciat, qui en doivent avertir la Directrice ; mais pour les autres Sœurs, il ne faut pas qu’elles aient la liberté de lui parler sur ce sujet, parce que, sous ce prétexte, l’on peut dire autre chose, et manquer à la perfection de laquelle nous devons être si zélées les unes pour les autres. Pour les voix bien que vous fussiez seule à avoir donné ou refusé votre voix, il ne faut point en avoir de la peine pourvu que vous ayez agi droitement, et comme devant Dieu. Je vous dirais encore un mot sur ce sujet, c’est que je vois que nonobstant les manquements que j’ai connu en cette fille, qui me tiennent en doute si elle est propre ou non, la Supérieure, l’Assistante, et la Maîtresse ont de bons sentiments pour elle, elles disent qu’elles connaissent la bonté de son intérieur, cela est considérable mes sœurs. C’est pourquoi aux choses douteuses, il ne serait pas mal de pencher du côté des anciennes. Pour moi, si j’étais inférieure, je me tiendrais dans ces occasions, aux avis de la Supérieure. Je trouve que ce fondement est bon parce que Dieu leur donne toujours plus de lumières. Nos sœurs de Paris sont extrêmement délicates ; à la réception des filles, elles en voulaient mettre dehors une, au dernier voyage que j’y fis ; or, comme je la leur proposais au chapitre, je vis que c’en était fait, qu’il ne restait qu’à ouvrir la porte à cette pauvre sœur, moi qui connaissais son cœur, et qui avais de bons sentiments pour elle, je leur dis, mes Sœurs, vous vous arrêtez à quelques défauts extérieurs de cette fille, elle a l’intérieur bon, et j’espère qu’elle fera bien et qu’elle sera propre pour nous. Dieu permit qu’elle eût les voix et c’est une très bonne religieuse. La Directrice doit avoir un grand soin d’animer ses novices à l’oraison et à la mortification, parce que ce sont les deux principaux exercices [57] par lesquels elles se doivent perfectionner. Si une sœur novice pleurait, de crainte de n’être pas reçue, il faudrait la consoler, lui disant que Dieu ne manque point en sa grâce à ceux qui se confient en lui, et qui tâchent de lui être fidèles.
Non, mes chères [filles biffé] Sœurs, il est impossible de faire entièrement mourir toutes nos passions ; nous les pouvons bien amortir, mais nous les sentirons toujours. Il est vrai qu’elles peuvent être si endormies, que pour un peu de temps elles ne nous travailleront pas, et qu’à force de les mortifier elles cesseront de nous faire la guerre ; mais parce qu’elles ne sont pas mortes, lorsque nous y penserons le moins, elles se réveilleront si bien, qu’elles nous feront tomber en de bonnes grosses fautes. Vous direz alors : d’où vient ceci, je ne croyais plus avoir des passions, ou, pour le moins, je pensais de m’en être rendu la maîtresse ? Je vous répondrai que parce que vos passions n’étaient pas mortes, elles se font sentir, et qu’elles vous font connaître qu’elles n’étaient qu’un peu endormies, puisqu’un petit bruit les a réveillées. Il y a bien des personnes qui, par une longue habitude à la mortification, les ont endormies d’un sommeil si profond, qu’elles ne se réveillent pas ni si aisément ni si fréquemment. Ces sortes d’âmes ont acquis une certaine domination sur ces petites rebelles, que, dès qu’elles commencent à se révolter, elles ont le pouvoir de les retenir ; et, bien qu’elles fassent quelques échappées, elles sont soudainement en leur devoir et à l’obéissance de la raison.
Mais celles qui ne sont que légèrement ensommeillées et qui ne sont pas encore bien sujettes, elles se réveillent souvent et donnent bien de la besogne et de la peine, et requièrent de l’âme une grande attention sur elle-même, et beaucoup de fidélité à la mortification pour les mieux [58] ranger et dompter. Mes chères Sœurs, il y a une sorte d’âmes qui ont leurs passions accoisées parce que rien ne les contrarie ; car enfin la vertu solide ne s’acquiert qu’au milieu des contradictions. Une personne ne se peut pas dire patiente lorsqu’elle ne souffre rien. Il ne faut que mettre ces âmes ici dans l’occasion pour les connaître, et elles connaîtront elles-mêmes, par leurs faux pas, que leur vertu n’était qu’une vertu apparente et qui ne subsistait que dans leur imagination. Elles ressemblent à ces rivières qui coulent si doucement lorsque le temps est calme et que rien ne s’oppose à leur course ; mais, à la moindre bouffée de vent qui survient, ses ondes s’élèvent et font grand bruit ; leur calme ne procédait pas d’elles-mêmes, mais faute de vent qui ne battait pas sur elles. Je conseille à ces sortes de personnes de se bien humilier, parce que je les assure que leur vertu n’est qu’un fantôme ou un simulacre qui n’est rien moins que vertu. Et Notre Seigneur permet que leurs passions s’élèvent et qu’elles donnent du nez en terre, pour les tenir plus humbles et petites à leurs yeux, leur faisant connaître leur impuissance et ce qu’elles sont sans le secours de Dieu, qui permet pour nous tenir dans cette connaissance si utile à nos âmes, que nous fassions des plus grands manquements lorsque nous avons fait de meilleures résolutions et que nous nous persuadons de vouloir faire des merveilles. Ô Dieu, mes Sœurs, que la créature est peu de chose d’elle-même ! Elle ne doit rien attendre que de la grâce de son Dieu, car, je l’assure, qu’elle n’est rien du tout. Que serait-ce si nous ne faisions point de ces fautes qui nous font aimer notre abjection ? Nous croirions d’être saintes. Ô mes filles ! Bienheureuses seront celles qui font bien de ces grosses imperfections qui leur donnent bien de la confusion aux yeux des créatures ; je les assure que si elles savent bien en faire profit, et tel que Dieu désire, elles se rendront fort agréables aux yeux de Dieu.
Vous demandez si le démon nous peut donner des passions ? Non, ma Sœur, nos passions sont en nous-mêmes ; qui les a plus, qui les a moins fortes ; le diable les peut émouvoir, selon le pouvoir que Dieu lui donne, parce qu’il ne peut rien sans cette divine permission ; mais il ne peut [59] pas en donner, parce que les passions nous sont naturelles et nous les avons dans nous.
Ce qu’il faut faire, dites-vous encore, quand tout à coup l’on sent toutes ses passions émues ? Il ne faut pas se violenter à faire quantité d’actes pour les connaître et pour les ramener au devoir, parce que — possible — elles nous pourraient surmonter ; mais, dans la partie suprême de notre âme, il faut nous joindre seulement au bon plaisir de Dieu, nous humilier ; et, au partir de là, nous tenir en paix et le plus tranquillement que nous pourrons auprès de Dieu. Enfin, il nous faut faire comme nos grangers ont fait aujourd’hui sur leur bateau qui conduisait notre blé sur le lac, qui se sont trouvé subitement en un très grand péril, d’autant que en un instant ils ont vu une très grande tempête s’élever, qui allait sans doute les submerger avec le bateau et tout ce qui était dessus. Hélas ! qu’ont-ils fait ? Ils ne se sont pas opiniâtrés de vouloir prendre le droit fil de l’eau en traversant ces grosses ondes ; non, ils se seraient perdus faisant de la sorte ; mais ils ont très sagement conduit leur barque tout doucement au rivage, et ont suivi le petit jour [sic] des petites ondes, et par ce moyen sont arrivés au port, en évitant l’orage et non en le combattant.
Mes Sœurs, voilà un petit modèle de ce que nous devons faire, lorsque, voguant en grande paix dans notre petite navigation, nous sentons, sans y penser, toutes nos passions s’élever et causer en nous un grand orage, comme si elles nous devaient abîmer ou nous entraîner après elles ; il ne faut pas vouloir calmer nous-mêmes cette tempête, mais nous approcher doucement du rivage, tenant notre volonté ferme en Dieu, côtoyer les petites ondes, pour arriver, par l’humble connaissance de nous-mêmes, à Dieu qui est notre port assuré. Cheminons bellement sans effort, et sans rien accorder à nos passions de ce qu’elles désirent, et faisant ainsi, nous arriverons un peu plus tard à ce divin port, mais avec plus de gloire que si nous avions joui d’un calme parfait et que nous eussions vogué sans peine.
Mes chères filles, êtes-vous satisfaites sur vos demandes ? Je le souhaite bien fort, [60] et que nous fassions toujours notre profit de tout. Dieu nous en fasse la grâce.
Vous avez raison certainement de me dire que, lorsque vous lisez ces deux Constitutions de la modestie et de l’humilité, l’on y trouve quelque chose de si parfait, qu’on appréhende de n’y pouvoir arriver. Non, ma fille, l’on ne saurait y ajouter une plus grande perfection que celle qu’elles nous enseignent. Que voudriez-vous de plus modeste et de mieux réglée, qu’une âme qui serait parfaitement moulée sur la première, et où trouver une plus intime et divine humilité, que celle qui est décrite dans la seconde de ces Constitutions ? Je trouve ces deux points les meilleurs : humilité profonde, et humilité qui ne consiste pas seulement en nos gestes et paroles, mais en vérité et en nos faits. Oui, mes Sœurs, ne parlons plus tant de l’humilité ; ne nous amusons pas la tant désirer, mais venons à la pratique. Cette vertu veut des œuvres, et non des paroles. Voulez-vous être humble, ma fille ? Tâchez de vous bien connaître ; aimez que l’on vous connaisse imparfaite, aimez le mépris en toutes les manières, dans toutes les actions et de quelle part qu’il vienne. Ne cachez point vos défauts ; laissez-les connaître, en chérissant l’abjection qu’il vous en revient. Ne laissez jamais abattre votre cœur pour quelque faute que vous puissiez commettre. Défiez-vous de vous-même, et confiez-vous uniquement et incessamment en Dieu, vous persuadant fortement que, si ne pouvant rien de vous-même, vous pouvez tout avec sa grâce et son puissant secours.
Ma fille, lorsqu’on vous traite rudement, que l’on vous rabat, qu’on vous néglige et qu’on vous humilie, qu’on vous emploie aux offices bas et pénibles, ne pensez pas que ce soit pour éprouver votre vertu ; mais faites confesser à votre cœur que vous méritez bien plus que cela. Ce sont là, à mon avis, les marques d’un esprit humble ; et, lorsque vous serez dans ces pratiques, dites, ma fille, que vous commencez d’aimer l’humilité. Voulez-vous encore connaître si un esprit est humble ? Voyez s’il est sincère à découvrir ses imperfections sans fard et détours, mais de bonne foi ; quand on voit encore une fille qui aime avec joie son abjection et d’être avertie et corrigée, jugez que c’est une âme véritablement humble.
Lorsque je dis qu’il faut aimer le mépris, la correction, le rebut, l’abjection, j’entends qu’il faut l’aimer dans notre partie supérieure et dans la suprême [61] pointe de l’esprit, malgré nos répugnances et nos difficultés ; parce que pour aimer des choses si contraires à notre partie inférieure, d’un sentiment sensible, il ne serait presque pas possible. C’est une grâce que Dieu ne départit qu’à quelques âmes qu’il veut souverainement gratifier, ou pour récompense de notre fidélité, mais cette faveur n’est pas nécessaire.
Vous me demandez si le cœur humble n’est point tenté d’orgueil, et s’il n’a point quelquefois des pensées de vanité ? Oui, ma chère Sœur, il peut avoir des tentations d’orgueil, mais il ne fait pas les œuvres d’orgueil, et elles ne servent qu’à le faire mieux anéantir devant Dieu, et à le jeter plus profondément en sa bassesse et en Dieu. Mes Sœurs, que cette humilité est une grande vertu ! C’est la bien-aimée de Jésus-Christ et de notre divine maîtresse, sa glorieuse Mère. Son sacré Cantique n’est qu’une louange de cette admirable vertu. « Il a regardé, dit-elle, l’humilité de sa servante, et pour ce, toutes les générations me diront Bienheureuse. Il détruira les superbes et exaltera les humbles ». Toute l’Écriture Sainte est remplie des panégyriques des humbles : David, ce grand roi fait selon le cœur de Dieu, dit que le Seigneur est leur protecteur et du simple d’esprit. Enfin, l’humilité attire sur nous les yeux et le cœur du même Seigneur. Mais il faut que ce soit une humilité plus intérieure qu’extérieure. Il ne nous dit pas d’apprendre de lui celle-ci ; mais, oui, bien la première : apprenez de moi, nous dit-il à tous, que je suis humble et doux de cœur. Ô Dieu, mes sœurs, que c’est une rare pièce qu’un cœur véritablement humble ; l’on ne saurait humilier une âme vraiment humble, parce qu’on la trouve toujours plus bas qu’on ne la saurait mettre. Croyez — moi, mes chères filles, c’est posséder un trésor et une monnaie propre à acheter le ciel et le Cœur de Dieu, que d’avoir la possession d’un grain de vraie humilité.
La parfaite simplicité, mes filles, consiste à n’avoir qu’une très unique prétention en toutes nos actions, qui est de plaire à Dieu en toutes choses. La souveraine pratique de cette vertu qui suit celle-là, c’est de ne voir que la volonté de ce grand Dieu en toutes les choses qui nous arrivent de bien et de mal ; parce que par ce moyen, aimant cette volonté [62] adorable, notre âme sera toujours tranquille en tout événement, même dans le retardement de notre perfection, ne laissant pas d’y travailler fidèlement. La troisième pratique de simplicité consiste à découvrir ses défauts sincèrement, sans les ombrager. La quatrième, c’est d’être véritable dans ses paroles, ne les multipliant guère, surtout lorsqu’il s’agit de vous justifier. La cinquième, c’est de vivre de jour à la journée, sans prévoyance ni soin de nous-mêmes, mais faire bien à tout moment, ce qui nous est prescrit, selon notre vocation, nous confiant et remettant uniquement à la divine Providence. Si nous employons fidèlement les occasions présentes, soyons certaines qu’il nous en pourvoira de plus grandes de travailler à son divin service, à notre perfection et à sa gloire. Nous ne saurions assez être vraiment simples et avoir tant de soins de l’avenir. La bonne simplicité rend la personne sans fard et sans réflexion sur ses actions : si elles sont bonnes, vous n’avez que faire de les considérer ; si elles sont imparfaites, votre cœur vous les fera bien voir ; et, si vous vous découvrez bien à ceux qui vous dirigent, ils sauront bien faire ce discernement.
Je trouve que c’est un acte de grande Perfection, de se conformer en toutes choses à la Communauté, et de ne s’en départir jamais par notre choix, d’autant que c’est un très bon moyen de nous unir à notre prochain, et comme c’en est un bien excellent pour cacher en nous notre perfection. Il se trouve même dans cette pratique, une certaine simplicité de cœur si parfaite, qu’elle contient toute perfection. Cette sacrée simplicité fait que l’âme ne regarde que Dieu en tout ce qu’elle fait, et se tient toute resserrée dans elle-même pour s’appliquer à la seule fidélité de l’amour de son souverain Bien, par l’observance de sa règle, sans s’épancher ses désirs à chercher des moyens de faire plus que cela. Elle ne veut point faire des choses extraordinaires, qui lui pourrait acquérir l’estime des créatures, mais elle se tient anéantie dans elle-même. Elle n’a pas de grandes satisfactions, parce qu’elle ne fait rien qui contente sa volonté, ni rien de plus que la communauté. Il lui semble qu’elle ne fait rien ; et, de cette manière, sa sainteté est cachée à ses yeux et à sa connaissance. Dieu la voit seule, qui se plaît dans cette divine simplicité par laquelle elle ravit son Cœur, en s’unissant à lui par un amour tout pur, tout simple, et tout fidèle. Elle n’a plus d’attention pour suivre les lumières de son [63] amour propre ; elle n’écoute plus ses persuasions et ne veut plus voir ses inventions, qui voudraient chercher la propre estime par de grandes entreprises, et par des actions sur éminentes qui nous fassent distinguer du commun.
Une telle âme jouit d’une paix toujours tranquille et peut dire qu’elle est aisée pour s’élever au-dessus de soi, par la possession de l’union divine. Ainsi, mes filles, ne croyez jamais de faire peu de choses lorsque vous ne faites que suivre le train commun.
Oui, ma fille, il n’y a point de mal d’avoir un naturel complaisant ; c’est un don de Dieu fort précieux, mais il faut le diviniser. Une personne se plaît de complaire à chacun, parce qu’elle s’en fait un plaisir, cela est bon ; mais il faut rendre cette inclination complaisante encore meilleure, et, de naturelle, la rendre divine, et obliger chacun, non parce que c’est votre penchant de complaire à tout le monde, mais parce que Dieu veut que par cette douceur, qui vous est propre, vous serviez à sa gloire, vous faisant toute à tous, pour les lui gagner tous. Il veut que vous soyez condescendante et douce à votre prochain, pour suivre ce conseil de Notre Seigneur : « Donne encore ton manteau à qui te voudra enlever ta tunique » ; mais ce serait pervertir cet aimable et bon naturel, de complaire par prudence humaine, pour avoir de l’honneur, pour acquérir du bien, pour s’attirer l’estime des créatures et des vaines louanges. Ô Dieu ! Mes filles, qu’on connaît bien par les suites, les personnes qui se servent mal de ce bon et excellent naturel ! Une personne remplie de cette fausse prudence humaine dira : je veux condescendre à cette autre, afin qu’elle m’estime une fille bien démise de mon opinion ; je ferai cette action humiliante pour paraître bien humble ; je ferai ces détours d’amour propre, afin que l’on me croie capable d’une telle charge ; je me rendrai bien soumise à ma Supérieure, bien douce, bien complaisante pour l’obtenir ; et, cependant, je veux qu’elle croie que ma pensée en est fort éloignée et que je me crois bien incapable. Tout ce procédé ne vaut rien, et des actions faites de la sorte, marquent que vous [64] pervertissez toutes les inclinations si bonnes que votre naturel complaisant vous fournit. Il faut opposer à ce défaut un peu de vraie humilité, qui bannit les complaisances et ces prudences purement humaines, et nous fait tout simplement complaire à la créature, pour l’amour de Dieu et des motifs d’une douce charité, qui est bénigne et bienfaisante à tous, en les supportant tous. Je vous dirai à ce propos, ce que notre Bienheureux Père me dit une fois : « Toutes amitiés et complaisances qui trempent dans les amitiés et complaisances des sens, n’ont ni beauté ni bonté, mais sitôt qu’elles sont tirées en Dieu, en l’esprit, en la charité, elles acquièrent un grand éclat. Il faut caresser et complaire au prochain, parce que la douce charité a le bonheur de répandre une sainte édification ; il faut tenir le cœur complaisant au large, et quand il tombera, il lui faut pardonner et prendre le courage et la patience de le redresser amiablement, parce qu’en persévérant ainsi, l’on formera un cœur bien humble, gracieux, maniable, qui par après, rendra de grands services à notre Seigneur ». Dieu nous en fasse la grâce, mes très chères Sœurs ; je suis courte, parce que je veux encore vous dire un mot sur l’autre demande.
Mes chères sœurs, je ne saurais me soumettre à croire que rien de ce qui est ordonné par la sainte obéissance dans la religion, puisse être abject ni humiliant, puisque tout est d’un si grand prix qu’il peut mériter de plaire à Dieu et acquérir le ciel. Et si notre Bienheureux Père ne m’eût dit que le rang de sœur domestique est un office d’humiliation, je ne l’eus jamais pu me le persuader. Mais bien qu’il y ait des charges abjectes, nous serions trop heureuses qu’elles nous fussent données pour notre partage. Que les domestiques sont heureuses ; mais je dis qu’elles sont heureuses ! Elles sont destinées à servir les épouses de Notre Seigneur Jésus-Christ, sans avoir jamais d’autres prétentions. Tout les porte à Dieu, si elles sont fidèles, et Dieu répand de douces bénédictions en leurs cœurs lorsqu’elles font gaiement et pour son amour leurs offices.
L’on tient, dans les religions les mieux réformées, qu’il n’y a point d’emploi aussi qui fasse plus de saints que celui-là, parce qu’enfin elles n’ont aucune autre pensée que de plaire à Dieu, en travaillant soigneusement pour lui, étant [65] dans les occasions de servir incessamment le prochain, de faire des pratiques de patience, de soumission et de ces deux saintes vertus d’obéissance et d’humilité. Je ne puis m’empêcher de penser que le Bienheureux m’a fait un peu de tort, de ne pas m’accorder la demande que je lui ai si souvent faite, qu’il lui plût que je passasse, après que les premières fondations furent faites, le reste de mes jours en cet office, sans avoir d’autres soins que d’obéir, pour penser à réformer ma vie ; mais j’ai bien sujet d’aimer mon abjection, de n’avoir pas été trouvée digne de servir les épouses de mon Maître. J’aurais été plus qu’heureuse en cette désirable condition ; mais il me faut aimer celle où je suis, puisque c’est le divin bon plaisir de mon Sauveur, et vivre en crainte, afin que, conduisant les autres, je ne me perde pas moi-même. Mes Sœurs, ne mettez pas la tête en terre61, car je ne dis que la pure et vraie vérité, toutes celles qui ont charge d’âmes devraient vivre en crainte et en grande humilité, sous le pesant faix qu’elles soutiennent. Elles distribuent le pain spirituel aux autres ; mais elles le doivent manger elles-mêmes et prendre en Dieu la force qui leur est nécessaire. Elles ont besoin de constance, de charité et de diligence. Je vous ai donné un beau et bon défi, et je ne l’observe pas moi-même. Je fis hier une faute, et j’ai manqué aujourd’hui d’en faire une pratique ; dire et ne faire pas, c’est nourrir les autres et nous ôter à nous-mêmes le pain. Tous doivent vivre en crainte ; l’Écriture le dit : faites votre salut avec tremblement ; mais ceux qui gouvernent les âmes doivent craindre plus que les autres, car, si saint Paul dit : « Si je châtie mon corps, c’est de peur qu’en prêchant aux autres, je ne sois moi-même réprouvé ». Que devons-nous faire, nous autres, faibles femmelettes ? Nous devons faire le mieux que nous pouvons, et puis espérer en la miséricorde de Dieu. Oui, mes Sœurs, il fait bon espérer en Dieu, David le dit, en faisant le bien.
Oui, ma Sœur, c’est un vrai point de la plus haute et sublime perfection, que d’être entièrement remise, dépendante et soumise [66] aux événements de la divine Providence. Si nous nous y sommes bien remises, nous aimerons autant d’être à cent lieues d’ici, qu’ici même ; et possible mieux, pour y trouver plus du bon plaisir de Dieu et moins de notre propre satisfaction. Il nous serait indifférent d’être humiliée ou exaltée, que cette main ou cette autre nous conduise, d’être en sécheresse, aridité, tristesse et privation, ou d’être consolée par la divine onction et dans la jouissance de Dieu. Enfin, nous nous tiendrions entre les bonnes mains de ce grand Dieu comme l’étoffe en celles du tailleur, qui la coupe en cent façons pour l’usage qui lui plaît et auquel il l’a destinée, sans qu’elle y apporte de l’obstacle ; ainsi nous endurerions que cette puissante main de Dieu nous coupe, martèle et cisèle, tout comme elle veut que nous soyons faites une pierre propre pour son édifice, et les afflictions comme les délices ne seraient qu’une même chose, nous écriant, avec notre grand Père : « Coupez, tranchez, brûlez, mon Seigneur Jésus-Christ, pourvu que je sois avec vous et que je vous possède, je suis contente ! ». Mes Sœurs, ne parviendrons-nous jamais à la totale destruction de nos sentiments humains et à la ruine de la prudence humaine, pour voir d’un œil pur, d’une vraie foi, la beauté et bonté des afflictions, des souffrances, des pressures de cœur, des dérélictions et maladies ? Le monde ne s’attache qu’à l’écorce, et ne passe point à voir la moelle cachée sous la douceur de la croix ; il ne voit que l’écorce, qui paraît rude et fâcheuse ; mais il ne pénètre point jusqu’au-dedans, où l’on goûte plus de plaisir, si l’on aime bien Dieu, que l’on n’en trouvera jamais dans la jouissance des faux et vains contentements, que le même monde peut donner. L’esprit humain voit une personne délaissée, persécutée et mortifiée ; il la croit misérable et pleurerait volontiers de compassion sur elle, mais si il discernait et pénétrait la douceur que Dieu fait trouver à cette âme dans cette même humiliation, il aurait de l’envie pour le bonheur qu’elle possède d’être admise à l’honneur de la divine familiarité, en même temps que la créature l’a comme rejetée.
C’est un grand trait de la divine Providence, qui permet l’infidélité de la créature, qui fait que les affaires nous succèdent mal et contraires quelquefois à nos désirs, afin que notre cœur, que Dieu a créé libre et désengagé, se vienne reposer en lui ; parce que ce pauvre cœur est si faible, que, s’il rencontrait toujours dans les créatures du contentement, il irait avec peine au Créateur. Les yeux de la chair ne voient pas bien cela, mais Dieu le voit pour [67] nous, qui sait que la souffrance et l’humiliation nous rendent conformes à son Fils, Notre Seigneur Jésus-Christ.
Mais pour nous, mes chères sœurs, que la divine miséricorde a séparées du monde, qu’elle a retiré dans ce cloître pour nous distinguer par tant de grâces et de bienfaits du reste des créatures, soyons toujours prêtes à faire et souffrir tout ce que Dieu veut de nous, ne disant jamais : c’est assez de peines, de mépris et d’abnégation ; mais, me voici toute soumise et prête à faire votre bon plaisir. C’est vivre selon l’esprit, de parler de la sorte, et non selon les mouvements de la partie inférieure, qui n’entre point en partie dans cette façon d’agir si parfaite. C’est par cette voie que les vraies filles de la Visitation doivent vivre. Le bon Job s’écriait sur son fumier, que celui qui a commencé de m’affliger parachève seulement son œuvre en moi ; j’y trouve mon plaisir, parce que je vois le sien dans mon extrême souffrance, et je bénis son saint Nom au milieu de cette rude épreuve. La vraie résignation consiste toute dans le sentiment de cette miraculeuse patience, et à bénir Dieu de ce qu’il nous a ôté, comme de ce qu’il nous a donné. Il faut vous avouer la vérité, mes chères sœurs, que j’aurais bien de la sainte joie de vous voir toutes bien abandonnée au bon plaisir de ce grand Dieu, et soumises à sa divine Providence. Notre Bienheureux Père me disait un jour, que c’était là le rendez-vous unique de notre cœur, que nous n’en devions point avoir d’autre.
La grande besogne que nous trouvons en nos règles et la perfection angélique à laquelle cet Institut doit aspirer, ne consiste pas à une grande multiplicité d’actes et d’œuvres pénales, beaucoup estimés du vulgaire ; mais elle nous conduit à la perfection de l’esprit, toute cachée en Dieu. C’est là notre excellence, de voir la volonté de Dieu en toutes choses et la suivre. Cette vie cachée nous conduit à l’union divine, et à la séparation de toutes les choses créées et à une parfaite pureté de cœur, qui plaît infiniment à Dieu, qui nous a ainsi cachées pour ne vivre qu’en Lui. Faisons de notre douce clôture un paradis en terre, faisons de nos cellules le séjour de l’Époux ; et rendons tout notre monastère le lieu de ses délices, et le midi de son amour pour s’y venir reposer. Nous le pouvons par sa grâce ; ayons seulement un grand courage et nous obtiendrons cette grâce, en observant nos règles exactement, en faisant toutes nos actions dans une profonde, sincère et franche humilité, vivant dans la parfaite abnégation de nous-mêmes, dans une pauvreté dépouillée de tout, ne vivant, respirant ni aspirant que pour [68] ce céleste Époux de nos âmes, en aimant tendrement et également nos chères sœurs, et en louant et servant Notre Seigneur d’un esprit joyeux et content dans l’état de notre vocation, vivant enfin paisibles et tranquilles sous les ailes de sa divine Providence, qui prend tous soins de nous. Sa grâce ne nous manquera jamais, soyons-lui fidèles ; suivons ses attraits, et Dieu bénira de sa grande bénédiction, nous et nos desseins.
Je trouve votre raison bonne et véritable, ma chère fille, que si l’on n’est pas bien charitablement attentif lorsque nous parlons, qu’il est très facile d’y offenser Dieu et notre prochain par nos paroles ; aussi l’Écriture nous avertit que celui qui garde sa langue, garde son âme, et que celui qui ne pèche point par la même langue est homme parfait. Il est tout vrai, vrai aussi que comme nous pouvons offenser en parlant, nous pouvons offenser aussi en nous taisant. L’on me dit du bien d’une personne que je n’aime pas beaucoup, qui ne me revient pas, qui m’a fait du déplaisir, ou pour quelque autre motif ; je me tais, ou je réponds froidement ; je ne suis pas pour lors exempte de coulpe, parce que je fais connaître que je n’estime pas celle de qui l’on me parle si avantageusement, et par ma froideur ou pour mon silence, je diminue possible la bonne opinion que l’on avait de cette personne ; ainsi l’on peut offenser Dieu et le prochain en nous taisant, comme l’on le peut faire en répondant aux louanges données à ces personnes que nous n’aimons par sympathie ou contre qui nous avons quelques petites froideurs, par certaines paroles cachées et qui tomberont comme une huile bouillante sur le cœur de celle qui nous parle, qui fera une tache ineffaçable à l’estime de celle de laquelle elle nous disait la vertu ou la bonne qualité. Et cette mauvaise impression que nous aurons donnée retombera sur notre conscience et nous serons coupables devant Dieu. Dieu dit qu’il hait six choses, mais qu’une septième lui est en abomination ; à savoir ceux qui désunissent les cœurs et qui sèment la discorde entre les frères. Tâchez donc d’éviter, mes chères Sœurs, toutes les paroles de rapports et de désunion, mais je vous en conjure de tout mon cœur.
Vous me demandez ce qu’il faut faire, ma chère fille, quand l’on n’a pas des sentiments d’estime d’une sœur, et qu’on nous en vient parler. Il ne faut pas vivre, ma chère Sœur, selon notre sentiment, en la maison de Dieu ; si l’on voulait vivre selon iceux, l’on devrait demeurer au monde. Certainement, ma fille, je vous dis [69] qu’il ne faut pas agir selon nos aversions. Et soit que nous estimions une sœur ou non, nous en devons toujours parler en bonne part, et contribuer cordialement à ce que l’on nous en dit.
Ô Dieu, mes sœurs ! Que l’amour propre a de la finesse. Nous aurions mille vertus à dire d’une personne, pour laquelle nous aurons un peu d’inclination, de sympathie, ou quelques obligations, bien qu’elle ne soit pas si vertueuse qu’une autre de laquelle nous n’aurons rien à dire ; agir de la sorte ce n’est pas agir en fille de Dieu, mais en fille du monde, non pas selon la grâce, mais selon la nature, parce que Dieu désire que le bien qu’il a mis en ses créatures soit publié, et lorsque nous le cachons, le couvrons, ou que nous le taisons, nous ne lui faisons pas une petite offense. Si l’on nous dit qu’une personne ou sœur, est bien simple, et qu’elle agit avec grande droiture, et que nous l’ayons reconnue fort fine et extrêmement double, vous ne devez pas vous taire, mais répondre doucement et cordialement : oui cette bonne Sœur a un bon cœur, c’est une âme toute de Dieu qui le veut bien aimer, ou telle autre chose qui se trouve dans les plus imparfaites créatures du monde. Si vous craignez de mentir répondant sur la vertu qu’on vous raconte d’elle, bien que vous deviez croire comme dit notre Bienheureux Père que cette sœur est possible bien changée depuis les manquements que vous lui avez vu commettre, opposés à la vertu dont on la loue devant vous, puisqu’il ne faut qu’un moment pour rendre un grand pécheur, un grand saint. Enfin c’est une chose extrêmement délicate que le prochain ; on n’y faut guère toucher pour ne pas offenser Dieu. Je dis très souvent, et je trouve que j’ai raison de le dire, si nous avions la vue bien éclairée de ce côté-là, nous ne serions pas en peine de trouver matière d’absolution dans nos confessions. Mais, parce que nous ne regardons pas de bien près ce qui concerne cette douce charité du prochain, nous croyons avoir raison en tout ce que nous disons. Et je vous assure que nous sommes bien souvent déçues et trompées par l’inclination propre, qui est bien dangereuse dans un monastère et dans une communauté religieuse, ou par la subtilité de notre amour propre, et même par la bonne estime que nous avons de nous-mêmes, qui nous fait croire qu’il est impossible que nous puissions nous tromper. Demandez voir à ma sœur telle si je ne dis pas la vérité. Vous désirez ne point mentir. Ô Dieu ! Ma fille, c’est un grand secret pour attirer l’esprit de Dieu dans vos entrailles : « Seigneur, qui habitera dans vos tabernacles ? » dit David. Celui, répond-il, qui parle en vérité de tout son cœur. [70] J’approuve le parler peu, pourvu que lorsque vous parlerez vous le fassiez gracieusement et charitablement, non point avec mélancolie et avec artifice ; oui, parlez peu, mais parlez doucement ; peu et bon, peu et simple, peu et rond, peu, mais amiablement. Les actions qui de soi sont bonnes, si elles ne sont bien faites, elles ne nous rendront pas bonnes ; les œuvres justes ne nous rendent pas justes, si nous ne les faisons saintement. Plusieurs font beaucoup de bonnes actions, et des justes et des saintes, qui ne sont pas pourtant ni bonnes, ni justes, ni saintes. Or, mes filles, pour faire de vraies œuvres bonnes, justes et saintes, il faut les faire purement pour la gloire de Dieu, et parce qu’il est bon et juste de le servir saintement, faisant tout ce que nous faisons humblement, simplement et tranquillement, et surtout amoureusement pour Dieu, sans se rechercher soi-même, ni aucune satisfaction propre, mais arrêter nos yeux à l’éternité qui nous attend et que nous espérons. Rien n’est stable que Dieu ; tout passe, les travaux comme les consolations ; et tout le bien consiste, comme dit saint Paul, à faire des bonnes œuvres.
Mes Sœurs, il faut que je vous fasse part de quelques nouvelles que je viens de recevoir qui m’a fort consolée. C’est que ma sœur la supérieure de Lyon, en Bellecour, m’écrit que, comme elle pensait le moins à la fondation de notre monastère du Puy, croyant que le traité en était ou rompu ou fort retardé, elle vit arriver l’équipage, que la ville avait député, pour conduire les Sœurs et les venir quérir, avec ordre exprès de partir le lendemain de leur arrivée, de manière qu’elle fut contrainte de préparer toutes choses pour le départ de ses chères filles, le soir même. Elle ne les put toutes choisir, et elle fut contrainte d’attendre le matin à les nommer, ce qu’elle fit, trouvant tant de véritable soumission dans ces chères âmes, que, de toutes celles qui furent nommées, il n’y en eut pas une qui dit une parole ou qui fit une réplique, ni qui demandât à voir personne avant que de partir ; mais s’en allèrent toutes, soumises à la volonté de Dieu, joyeusement à travailler à sa gloire. Un acte d’obéissance si parfait, mes chères Sœurs, est d’un grand exemple, et j’en ai été plus consolée que si l’on m’avait avertie que l’Institut avait acquis un grand trésor d’un million d’or. Mes filles, seriez-vous bien prêtes de [71] faire la même pratique ? Si vous ne vous trouvez pas dans cette disposition, je vous prie de croire que vous n’êtes pas aussi des filles bien obéissantes, et que vous ne méritez pas le nom de filles de la Visitation, qui devriez être prêtes d’aller au bout du monde avec indifférence, pourvu que vous y trouviez une maison de la Visitation pour observer vos vœux et vos règles. Être attachée à ce monastère qu’à un autre, c’est marquer que notre cœur ne cherche pas Dieu en simplicité. Comme je vous ai dit plusieurs fois, qui ne cherche que Dieu est content partout où elle le trouve, et en tous les lieux où elle peut accomplir sa volonté et travailler à sa gloire. Hé ! Mon Dieu ! Si nos âmes ne cherchent, ne prétendent et ne veulent que votre amour, de quoi se fâcheront-elles lorsqu’on les change de maison, puisqu’elles vous emportent toujours avec elles, et qu’elles vous trouveront aux mêmes lieux qu’elles sont envoyées ? Je ne ferais nul état, je dis nulle estime d’une fille, pour sainte qu’elle fut, si je ne la voyais disposée à être envoyée au bout du monde, parce que s’aimer au lieu où elle sert Dieu, c’est signe qu’elle aime plus le lieu et la consolation qu’elle y trouve, que le Dieu qu’elle sert. Il y a trois ou quatre de nos maisons qui me demandent des filles de céans, mais avec une instance très grande. À la vérité, vous me tromperiez fort et je serais extrêmement fâchée de ne vous pas trouver prêtes à faire tout ce que je voudrais, et soumises aux ordres de l’obéissance. Mais il faut vous préparer, vous disposer à ces grands actes. Je ne vous avertirai que huit jours devant, et c’est bien trop pour des filles parfaites, qui veulent servir Dieu au gré de sa Majesté, et non au gré de leur amour propre. Lorsqu’il s’agit de partir pour une mission où l’on va sept ou huit ensemble, cela passe, me direz-vous, mais cela n’est pas si parfait que ce que je veux de vous présentement c’est qu’il s’agit d’obéir pour aller, une en un lieu, l’autre en un autre, deux ici et deux là, se séparant de la sorte pour s’unir mieux au bon plaisir de Celui pour la gloire duquel nous faisons tous nos petits sacrifices. Il faut une vertu solide, dans de pareilles occasions ; mais nous témoignerions de n’en point avoir du tout, d’avoir des égards sur nous-mêmes, lorsqu’elles ne sont présentes, et de refuser d’acquérir de si grands mérites que tels actes acquièrent sur nos âmes.
Mes chères filles, les bons Pères jésuites nous doivent beaucoup encourager par leurs exemples dans de pareilles rencontres, car, pour l’ordinaire, on ne les envoie pas plusieurs ensembles, mais un billet seul de leurs supérieurs en fait [72] partir un pour les Indes et deux pour le Japon. Hélas ! Où vont-ils ? Parmi des infidèles, où leur vie sera en des dangers perpétuels. Ils ne vont pas en des lieux où ils espèrent de trouver une maison de leur sainte Compagnie, mais ils partent pour vivre comme des personnes apostoliques, dispersées ici et là pour ramener des brebis errantes au bercail de l’Église. Ils n’attendent aucune satisfaction, aucune commodité, mais ils n’espèrent que l’unique et souveraine consolation de gagner des âmes à Dieu, en exposant tous les jours leurs corps à la mort et au martyre.
Ô Dieu ! Mes Sœurs, qu’ils sont heureux ! Mais pour quel Dieu font-ils de si grandes choses ? C’est pour le même que nous servons, mes filles ; le désir d’augmenter la gloire d’un si grand Roi les fait aller d’aussi bon cœur au Japon, en Éthiopie, qu’ils iraient dans un des plus grands, des plus fameux, et des meilleurs de leurs collèges d’Europe ; nous ne sommes, possible, pas si heureuses, pour être destinées à porter si loin la croix de Notre Seigneur et à faire de si grandes œuvres ; mais, au moins, soyons toujours prêtes pour aller, pour venir, pour demeurer et pour retourner où Dieu et nos supérieurs le voudront ; autrement, je vous déclare que vous n’êtes pas de vraies épouses de Dieu, et que votre vertu n’est que dans votre idée et non réelle et subsistante en Dieu.
Vous me dites, mes filles, que l’on est bien prête d’aller volontiers où l’obéissance vous destine, mais qu’il vous fâche de quitter le précieux dépôt du corps de notre Bienheureux Père et de vous éloigner de votre vieille Mère, son indigne fille ? Hélas ! Ce Bienheureux veut qu’on s’attache à son esprit et non pas à son corps ; nous trouverons son esprit et son assistance partout. Cette excuse n’est qu’une défaite d’amour propre, aussi bien que celle de se plus attacher à une Supérieure qu’à l’autre ; nous ne serons pas des vraies servantes de Dieu, qui est l’unique qualité que je vous souhaite le plus.
Mes filles, j’ai eu ce soir une distraction dans le chœur, je ne sais si c’est à Complies ou à l’oraison, de chercher une Supérieure pour cette maison, et de vous demander à toutes, si vous ne seriez pas bien prêtes d’obéir à une Supérieure bien fantasque et pour laquelle vous n’auriez guère d’estime, si Dieu vous la destinait ? Mes Sœurs, ne voudriez-vous pas avoir une obéissance si aveugle et aussi fidèle qu’à celle que vous aimez et que vous [73] estimez ? Je m’attends bien que vous me répondrez que oui, et j’espère fort de trouver cette sainte indifférence dans vos chères âmes, tant j’ai de la bonne opinion de votre vertu. En effet, mes chères Sœurs, si nous obéissons pour Dieu, que devons-nous regarder à la personne qui nous commande, pour voir si elle est à notre gré ou non ? Hélas ! si nous venions jamais à regarder à notre propre intérêt, dans notre obéissance, nous serions bien malheureuses d’en perdre de la sorte le mérite, qui est d’autant plus grand, que nous obéissons avec plus de répugnance et à des personnes moins parfaites, parce que nous avons lors plus d’égard d’obéir purement pour Dieu, où gît la perfection de la pratique de cette vertu ; et le vrai obéissant obéit avec autant de joie, de soumission et d’indifférence, au moindre, comme au plus relevé. Dieu, par sa sagesse souveraine, a disposé en cette manière l’ordre de l’univers ; il a rendu toutes les créatures soumises et dépendantes les unes des autres ; l’Église entière et universelle obéit au Souverain Pontife comme au vicaire de Notre Seigneur Jésus-Christ ; chaque partie de cette divine Épouse a un chef, un évêque, auquel elle obéit ; toutes les religions ont de plus un Supérieur duquel chaque particulier dépend ; toutes les familles particulières ont un père de famille pour la diriger et gouverner. Je ne parle pas des obéissances et sujétions politiques, des rois, des princes, des gouverneurs, des soldats à leur capitaine, de tout le corps de l’armée au général ; obéissance pourtant si exacte, qu’elle nous confondra possible devant Dieu ; mais je ne vous parle que pour vous faire connaître qu’étant toutes destinées à obéir, nous le devons justement faire pour suivre l’ordre de Dieu, qui doit être notre fin unique dans notre soumission ; aussi tient-il fait à lui-même ce que nous faisons à l’égard de la personne de nos supérieurs.
Venons à la conclusion, mes Sœurs : ne seriez-vous pas prêtes d’obéir à ma sœur N., si Dieu vous la donnait pour Supérieure, et à ma Sœur Françoise-Madeleine, qui est la dernière de toutes, ou à quelque autre de nos jeunes professes, si elle vous commandait des choses rudes ; et après, n’exécuteriez-vous pas exactement et à l’aveugle leurs ordres ainsi difficiles, puisque je sais qu’il n’est céans ni jeune, ni ancienne qui, pour rude qu’elle fût, ne voulut rien ordonner contraire à nos observances ? Mes filles, si vous vous trouvez en cette sainte et désirable détermination d’obéir à toutes les Supérieures [74] généralement, et que votre cœur l’assure, qu’en vérité il se trouve prêt d’agir dans cette perfection tout le temps de sa vie, dans une vraie humilité, sincérité et soumission, qu’elle dise hardiment : le Seigneur me gouverne, je n’ai besoin de rien, et qu’elle s’anéantisse devant Dieu dans une humble reconnaissance que c’est un don qui lui est départi de la bonne main de son divin Maître, de laquelle tout bien dérive, qu’elle lui rende d’humbles Actions de grâces, parce que je la peux assurer qu’elle a de la vertu. Mais que celles qui ne se trouvent pas dans cette disposition s’humilient profondément devant sa divine Majesté, confessant que leur vertu est bien faible et délicatement enracinée dans leurs cœurs.
Remarquez encore ce que je vais vous dire ; pensez que je ne vous le dis pas sans cause, et sans y avoir bien pensé avant que de vous en parler : c’est la vraie marque d’un esprit qui ne va pas droit à Dieu et qui n’a des égards que pour ses intérêts propres, sans savoir ce que c’est obéissance, d’aimer plus à obéir à une Supérieure pour laquelle nous sommes prévenues d’estime et d’amitié, qu’à une autre qui nous contredirait incessamment. Mes sœurs, qui désire de plaire à Dieu et d’obéir à ses volontés, si son désir est sincère, son cœur se trouve dans une totale dépendance à la divine Providence, pour obéir à quelle personne que ce soit, parce qu’il sait que tous ceux qui lui commandent lui représentent Jésus-Christ. La Communauté de céans a souvent changé de Supérieure ou de celles qui tiennent sa place, par mes fréquentes sorties et longues absences, à cause de la multitude des fondations que nous faisons, mais aussi, elle n’en vaut pas moins. Non, mes Sœurs, il n’en est aucune qui marche d’un meilleur pied que celle-ci, et elle ne saurait être mieux qu’elle n’est. C’est une grande bénédiction de vous voir si bonnes, mes très chères filles, c’est ce qui me fait souhaiter que Dieu vous donne une meilleure Supérieure que je ne suis. L’on me trouve trop indulgente, et je vois moi-même que je n’ai pas assez l’esprit de mortification pour vous bien exercer, pour vous contrarier, afin de vous mieux faire avancer dans la plus haute perfection, et pour vous rendre, de bonnes que vous êtes, excellentes et parfaites, parce qu’il faut monter toujours plus haut dans la voie de Dieu, et il n’est point de meilleur moyen, pour faire cet avancement, que d’avoir [75] des Supérieures bien opiniâtres, qui nous bouleversent toutes, qui aient une façon de commander rude et forte. Ce serait lors le temps de faire une copieuse et abondante moisson des bonnes vertus, parce que notre obéissance serait solide. Le vénérable père, Frère Jérôme de la Mère de Dieu, étant novice, se trouva sous un Supérieur qui était d’une humeur si étrange et si remplie de sévérité, qu’il fut prêt d’en perdre sa vocation ; mais Dieu, ayant béni sa fidélité, lui départit le don de persévérance, et il confessa lui-même qu’ayant été fidèle à se surmonter, il fit plus de profit, en cette année-là, qu’en plusieurs autres ensemble, sous des Supérieurs discrets, doux et raisonnables.
Pour moi, je ne puis comprendre que nous puissions appréhender d’avoir de ces sortes de Supérieures qui auraient la tête un peu verte. Si j’étais toujours comme je me trouve présentement, il m’est avis que je serais ravie d’en avoir une telle qui ne m’épargnerait point, moi toute la première, et assurément, je suis prête, par la grâce de Dieu, d’obéir, depuis la première ancienne de l’Institut jusqu’à la dernière novice, parce que je sais que, lorsqu’il y a moins de la créature, il y a plus de Dieu, et que je le glorifierai d’autant mieux, que je serai moins satisfaite dans ma partie inférieure, de celle qui me commande. Mes Sœurs, il faut vous tenir prêtes ; possible que ce temps viendra et que Notre Seigneur vous enverra une Supérieure faite de la sorte, sous la conduite de laquelle vos âmes feront beaucoup de profit, et vous connaîtrez pour lors que tout le bien d’une religion vient d’avoir des supérieures qui exercent bien leurs inférieures, puisque leur obéissance est alors assurée, n’étant accomplie et pratiquée que simplement et purement pour Dieu, pour sa gloire et son plaisir, puisqu’il ne s’en trouve ni de notre part, ni de celle des supérieures. C’est dans ces sortes de pratiques que la solide vertu se nourrit. Ô Dieu ! mes très chères Sœurs, tâchons d’en acquérir un peu, de ces grandes vertus solides, en nous appuyant tout à fait sur le secours de Dieu. Je voudrais pouvoir écrire tout ce que je vous ai dit ce soir, afin qu’il fût mieux gravé dans vos bons cœurs. C’est Dieu qui me l’a fait dire, puisque c’est lui seul d’où la moindre bonne pensée nous vient. Je me suis sentie extrêmement affectionnée à vous entretenir sur ce sujet, Dieu m’en a pressée ; [76] et soyez donc toutes pénétrées, mes filles, de ce désir unique de dépendre entièrement de l’ordre de la Providence. Laissons-nous entre les bras de la divine Bonté, et laissons-lui la liberté de nous porter à droite et à gauche ; qu’il nous suffise, je vous prie, d’être aux soins de ce grand Dieu, et laissons-nous conduire en quel lieu il nous voudra, puisque, partout où sa main nous posera, nous accomplirons son adorable volonté par le moyen de la sainte obéissance.
Il faut souvent user de cette pratique d’abnégation intérieure, de demander à Dieu, dans tous nos exercices, la parfaite nudité ; mais quand il nous arrivera quelque autre trait d’amour, d’union avec Dieu, de confiance en sa bonté, il faut s’y bien exercer, en user fidèlement, sans les troubler ou interrompre pour vouloir pratiquer l’abnégation. Tout ce que doivent prétendre celles qui commencent de s’adonner à l’oraison, doit être de travailler à se résoudre et disposer, par tous les efforts d’esprit et de cœur imaginables, de conformer leur volonté à celle de Dieu, parce qu’en ce point seul consiste la plus haute perfection que l’on puisse obtenir dans la vie spirituelle. Il faut vivre au jour de la journée présente, sans user de prévoyance ni de soin de nous, pour l’avenir ni pour le présent ; faire les choses ainsi qu’elles se présentent, profiter de tout de bonne foi et sans autre égard que de plaire uniquement à Dieu, par les seuls moyens que notre vocation nous en fournit, sans user de recherches étrangères.
Il faut que l’âme soit fidèle à donner lieu à la parole de Dieu, si nous voulons qu’elle opère en nous, et que Dieu puisse disposer de nos cœurs selon sa volonté, et afin d’obtenir la grâce que nous-mêmes puissions adhérer à cette volonté adorable. L’âme qui se trouve encore atteinte et remplie de mille imperfections est ridicule de prétendre déjà aux goûts divins, aux sacrées consolations ; elle n’a encore acquis les vertus qu’en désir, et voudrait déjà en avoir les plus douces récompenses, que Dieu a coutume de donner à celles qui les possèdent en effet, et par [77] une longue et constante pratique. Devant que de prétendre aux couronnes et à la gloire, mes filles, il faut embrasser la croix de Notre Seigneur dans les sécheresses qui nous arrivent dans l’oraison. Ce doit être notre premier exercice, et celle qui souffre le plus est la plus heureuse. Vous devez avoir l’âme constamment pénétrée de cette vérité, que le cœur qui a offensé la bonté de Dieu ne doit jamais demander ces plaisirs divins et ces jouissances adorables de douceurs ineffables dont les âmes innocentes ou purifiées par le saint amour jouissent.
Nous ne les devons point prétendre ni croire les mériter, quels que soient les services que nous puissions rendre à la divine Majesté. Il y a faute d’humilité, de faire tant de cas de servir Dieu par les sécheresses, de s’en tant plaindre ; Dieu nous les donne pour nous rendre humbles et non pour nous inquiéter. C’est le démon qui voudrait nous faire faire ce mauvais usage. Il faut pourtant bien compatir et consoler celles qui souffrent de grands et longs travaux intérieurs.
Une âme qui est humble vit aussi paisible, et aussi soumise à Dieu, parmi les désolations et stérilités intérieures que si elle nageait dans les goûts, consolations, et plaisirs intérieurs ; Dieu les départit souvent aux faibles. Mes filles, il faut avoir bon courage, vivre dans une profonde humilité. Il ne faut pas même craindre les tentations, car Dieu les permet pour purifier notre cœur ; et, bien qu’il arrive que nous y fassions quelques fautes, il faut s’en confesser, s’en humilier, puis demeurer en paix. Une âme qui est toute à Dieu agit ainsi ; faisons-le aussi et soyons bien tout à Dieu.
Il faut avoir le cœur doux et gracieux envers le prochain, l’esprit doux et soumis à Dieu, retournant à lui avec humilité et abaissement intérieur en toutes occasions, les acceptant comme venant de sa main.
Ce défi, mes chères filles, est fondé sur la doctrine de notre Bienheureux Père, qui nous a dit d’aller de Dieu à l’humilité, et de l’humilité à Dieu.
Vous voulez savoir comme cet avis se pratique, d’aller à Dieu avec abaissement en toutes les occasions ? Ma chère fille, lorsque vous êtes tombée en quelque faute considérable, au lieu de vous amuser à réfléchir sur votre [78] manquement, allez à Dieu en vous humiliant doucement ; si l’on vous voit, jetez votre cœur en Dieu, vous abaissant devant lui profondément ; si l’on vous blâme et méprise, allez à Dieu et anéantissez-vous, vous abaissant plus bas qu’on ne vous met en reconnaissant votre misère, et qu’on a bien sujet de vous traiter de la sorte. Si l’on vous contrarie, allez à Dieu, si l’on vous satisfait, allez à Dieu, et acceptez tout de sa main. Pour la douceur, je n’entre pas de vous en parler à cette heure, tout ce que je vous en dis, c’est que lorsque je vous prie d’avoir le cœur doux envers votre prochain, je n’entends pas parler du cœur de chair de la partie inférieure, mais de notre cœur d’esprit de la partie supérieure.
La première pratique est de faire toutes ses actions pour l’amour de Dieu, tant pour laisser le mal que pour faire le bien. La deuxième que toutes pensent à Dieu simplement selon leur attrait sans s’empresser ni se charger de multitudes de pensées et d’attentions. La troisième, c’est de penser par la vérité de la foi que Dieu est présent, par essence et puissance, et que nous devons être honteuses de faillir devant lui qui est la pureté même, et pratiquer les vertus parce qu’elles lui sont agréables, et qu’il aime les âmes vertueuses.
La quatrième est de regarder Dieu dans notre cœur comme dans son temple qu’il ne faut pas oser salir, ni rien faire qui déplaise à sa divine Majesté, ni laisser rien à faire de ce que nous savons qui lui plaît.
La cinquième, c’est de penser que Dieu nous voit de son trône céleste pour observer si nous sommes fidèles à sa grâce, à faire sa volonté, et ce que nous lui avons promis, et à nos observances.
La 6ème sera d’imiter notre Seigneur par la patience, les travaux tant intérieurs qu’extérieurs, et dans la douceur et l’humilité, les deux vertus de son cœur qu’il veut que nous apprenions de lui.
La septième est d’être attentif à ne pas être plus d’un quart d’heure sans faire quelque acte d’amour vers la divine Majesté toujours présente, ou quelque autre acte conforme à l’attrait de chacune, et selon l’attention particulière pour nous unir à sa bonté.
La huitième, pour être plus fidèle à ce défit, l’on rendra compte des vertus que l’on aura pratiquées en suite de l’attention qu’on aura fait à cette adorable présence, et des fautes qu’elle nous aura fait éviter. [79]
Vous me demandez si l’on doit dire aux Sœurs Tourières ce qui se fait en la maison, en leur parlant ?
Je réponds que non, il vaut bien mieux les entretenir de bonnes choses et utilement sans parler ni du tiers, ni du quart. Mes filles, ne parlez point si librement. Tout le mal des religieuses ne vient que de trop parler. Notre Bienheureux Père qui était si tardif, si posé, si discret, et si sagement retenu en ses paroles, néanmoins sur la fin de ses jours, il disait qu’il aurait désiré d’avoir une boutonnière à ses lèvres, pour avoir le temps de mieux considérer ce qu’il devait dire. [tirets de séparation].
[Vous me demandez] Si en des nécessités publiques, la Supérieure peut faire faire des pénitences ?
Oui, mes filles, vous savez qu’aux temps des grandes guerres, l’on jeûna céans plusieurs jours durant. Tous les trois jours elle dînait à la deux [ième] table62, faisait une demi-heure d’oraison après prime et une après la lecture, prenant le soir la discipline ; nous sommes assemblées pour cela pour aider tout le monde par prières. [tirets de séparation].
Les Sœurs qui se sont confessées le matin peuvent sans congé se confesser l’après-dîner, les jours que les confessions extraordinaires viennent, mais si l’on n’avait rien à dire l’on s’en peut dispenser de soi-même. [tirets].
Les Sœurs ne peuvent pas dire à la réfectorière de leurs donner pour toujours de la mie, ou de la croûte, sans congé, et la réfectorière ne le peut pas faire sans permission de la maîtresse pour les novices, et de la supérieure pour les professes. [tirets].
Notre digne Mère dit qu’une sœur ne satisfait pas à sa règle quand elle ne lit pas en son livre, pour contribuer par sa retenue à l’assemblée, et ne doit pas se fier à ce qu’elle a lu autrefois, ou à ce qu’elle retiendra de la prédication, si elle sait qu’on prêche ce jour-là. [tirets].
Encore que l’Assistante soit la plus ancienne, elle ne doit pas aller faire l’office pour les Sœurs absentes du chœur, mais c’est à celle qui est la plus ancienne, après sa charité. [tirets].
Vous me demandez mes sœurs, dit une fois cette digne Mère, comment l’on manque à la présence de Dieu ? [80]
C’est mes filles lorsque vous êtes plus d’un quart d’heure sans retourner votre esprit en Dieu. C’est sur quoi je vous interroge lorsque vous me rendez compte. Croyez mes filles, soyez attentives à cette divine et continuelle présence de Dieu ; c’est une parole de l’Écriture, que c’est à sa faveur que nous avançons sur le chemin, lorsqu’elle nous dit, approchez-vous de Dieu et vous serez mumine [sic]. Ah ! que je me plais à dire cette belle parole ; il faut que nous la pratiquions. [tirets].
Lorsque les Sœurs ne font pas profit des avertissements, dites-vous mes filles ?
C’est mon sentiment qu’il ne faut pas se presser de leur en faire et de les rejeter, mais il faut doucement attendre qu’elles soient un peu plus fortes pour les supporter. [tirets].
Non, mes filles, ne dîtes jamais parmi vous autres, « celle-ci est bonne pour cette charge, celle-là n’est propre pour exercer cet autre », surtout pour celle de Supérieure, n’en parlez point au temps de l’élection et des dépositions. Particulièrement, ne prenez l’avis de personne pour celle que vous devez élire, non pas même à la Mère déposée. Si l’on me demandait mon avis là-dessus, je ne le donnerais pas. Il ne faut dans ces occasions, prendre le conseil que de Dieu parce que j’assure que celles qui agiront selon la lumière et l’instinct du Saint-Esprit, que notre Seigneur les bénira et qu’il ne permettra pas que leur bonne intention soit trompée par une mauvaise élection, et je dis même, que s’il n’y eut que moi toute seule qui donna la voix à une sœur, je ne voudrais pas m’inquiéter. Et pourvu que vous ayez suivi la lumière de Dieu et les avis de nos Règles, Constitution et Coutumier, dans votre choix, soyez certaines qu’il est bon.
Les Sœurs qui ne sont ni conseillères ni assistantes ne doivent user d’aucune prévoyance, pour voir s’il se trouve dans la maison des sujets propres pour être élu. Il suffit des cinq jours députés, la Déposition jusqu’à l’élection pour y penser. Les esprits des femmes sont pour l’ordinaire si brouillons, qu’elles font mieux les choses lorsqu’elles y pensent le moins, bien qu’elles soient fort inclinées à penser longtemps à ce qu’elles doivent faire. Mais la Supérieure qui se dépose et les Sœurs conseillères doivent prévoir soigneusement pour leur catalogue, parce qu’elles en ont le soin, et voir s’il faudra demander des sujets à d’autres maisons de l’Institut. [tirets].
Notre Mère nous dit souvent que la Supérieure doit montrer une confiance toute particulière à la Sœur Assistante, et qu’il faut que les Sœurs s’en rendent capable, et que la Communauté lui doit porter un honneur particulier comme à la seconde personne du Monastère, et que lorsqu’on la rencontre par la maison, on doit la saluer par [81] un petit enclin de la moitié du corps, et la discerner en tout par un cordial respect, et que même la Supérieure en doit avoir pour elle. [tirets].
L’infirmière ne peut pas faire communier une de ses malades sans le congé de la Supérieure. Les malades doivent demander congé aussi à la Supérieure pour ne point lire les Règles et Constitutions, et ne s’en pas dispenser d’elles-mêmes. [tirets].
Si une fille dites-vous était bien adonnée aux austérités, que faudrait-il faire ?
Il faudrait bien mortifier son inclination, en lui refusant le congé de les faire, lui faisant comprendre qu’il y a plus de mérite à suivre la Communauté que vouloir rien faire de plus. [tirets].
Lorsque que les Sœurs malades ont des maux abjects, il faut que les infirmières les apprennent au médecin, pour épargner aux Sœurs, la honte de les dire elles-mêmes. [tirets].
Il faut prendre tout simplement ses soulagements, et il est mieux de déclarer ses besoins à la Supérieure que de vouloir attendre qu’elle les devine, sous prétexte de vous laisser à la Providence. Une pauvre Supérieure ne peut pas toujours prendre garde à vos visages, et à vos mines, pour deviner si vous êtes bien ou mal.
J’approuve fort, pour le jeûne, que personne ne s’en dispense de soi-même, et qu’on ne cherche point de ne le pas observer, par propre élection ; mais qu’on se laisse, pour cela, avec toute sorte de soumission, à la discrétion de la Supérieure et de ceux qui vous conduisent. Si l’on s’en remet à votre choix, choisissez le jeûne, parce qu’il est toujours bon de pencher du côté de la rigueur pour nous. Mais si vous vous sentez un véritable besoin de ne point observer le saint jeûne, et qu’on vous dise « ne jeûnez point », ou qu’on s’en remette à votre jugement, usez tout simplement de cette obéissance ou de cette liberté, surtout pour les nécessités suivantes.
Si vous sentez que le jeûne vous rende extrêmement chagrine.
Si vous êtes sujette à de fréquents étourdissements de tête, ou si vous souffrez souvent de douleurs de ventre et d’entrailles, parce que le jeûne est extrêmement contraire à ces infirmités-là, et la sainte Église n’ordonne le jeûne que pour mortifier la sensualité et non pour ruiner la santé des infirmes et des faibles, et donner de grandes incommodités à l’esprit.
Si, en prenant quelque petite chose le matin, vous supportez mieux le jeûne le reste du jour, il faut le faire sans scrupule, mais toujours avec l’avis de ceux qui vous conduisent. [82] [tirets].
Mes filles, dit cette Bienheureuse Mère, hormis que Dieu ne vous attire par des voies secrètes et intimes au recueillement et à une profonde occupation en lui, il est toujours mieux de se rendre attentives aux exercices du Directoire qu’à toute autre pensée, soit pour l’Office, où l’on doit surtout faire une grande attention de bien prononcer et de bien faire toutes les cérémonies, soit aux récréations et aux assemblées, écoutant avec attention le rapport des lectures. Mais si Dieu vous occupe, laissez-le faire, et ne faites rien autre que d’être bien attentive à nos observances. [tirets].
S’il se trouvait des Évêques qui donnassent la permission à quelque Père des Sœurs de les venir voir étant malades sans de grandes occasions, il faudrait prier sa grandeur de ne plus donner de pareilles licences, parce que sous ce prétexte, on pourrait faire bien d’entrées inutiles, mais il faut représenter cela avec une profonde humilité. [tirets].
Mes filles, pour la visite annuelle lorsque le Prélat ne la fait pas, et que le Père spirituel, bien que bon ecclésiastique, ne se trouvât pas entendu aux choses spirituelles et aux affaires de religion, comme il peut souvent arriver, il faut tout simplement et humblement demander quelque autres en de pareilles occasions. J’ai fait demander des Pères Jésuites et je m’en suis bien trouvée, et les Communautés aussi, et le Père spirituel ne s’en doit pas offenser. [tirets].
Non ma sœur, l’on ne manque pas à l’obéissance prompte, lorsqu’on achève le matin de faire son lit ou de se laver les mains, bien que l’on commence de piquer l’oraison, parce que tout ce qu’on fait est aussi une obéissance, c’est pour cette cause qu’on la sonne durant trois Pater. [tirets].
Ô Dieu ma chère fille, je vous conjure, et vous mes sœurs, ne cherchons point tant de moyens nouveaux de nous mortifier. Soyons fidèles seulement à bien employer ceux que nous avons. Ce n’est point agir selon l’esprit de l’Institut que de faire toutes ces façons ; notre esprit est un esprit d’une parfaite rondeur, et d’une franche et sincère simplicité, et je n’aime du tout point ces pratiques qui lui sont si fort opposées. [tirets].
Non ma sœur, l’on n’affecte pas de mettre dans la charge d’Assistante les Sœurs les plus vertueuses ; aussi, celles qui le sont ne doivent pas se glorifier. Hélas, il n’est qu’une âme bien humble qui mérite d’être exaltée et qui puisse se glorifier. Pour le reste, nous ne sommes que poudre et cendre ; il n’est point, comme j’ai dis d’autres fois, d’offices bas en la maison de Dieu, où servir est régner, où [83] l’abjection est glorieuse au dire de ce grand Roi, fait selon le cœur de Dieu. Ne vous fâchez donc jamais si après avoir exercé les grandes charges, on vous met dans l’exercice de celles qui sont par forme nommée petites et plus basses, puisque tout est honorable dans le service de Dieu, et que l’on reçoit plus d’honneur, s’il faut user de ce mot si suspect et si horrible parmi les enfants de Dieu de ce qu’on pense qui nous honore et nous humilie, puisque jamais une âme religieuse ne mérite et ne reçoit plus de louange que lorsqu’elle se met plus bas devant les yeux des créatures qui l’élèvent à mesure qu’elle se relève aussi devant l’œil de son Dieu. [tirets].
Notre digne Mère dit une fois à la récréation, qu’elle avait été consolée et édifiée de ce qu’on lui écrivait au sujet de l’indifférence d’une Supérieure de ce qu’elle ne faisait rien pour être aimée, et qu’elle ne cherchait point les occasions de gagner l’amour des créatures, et qui ne témoignait aucune peine aussi d’ailleurs, d’être fort aimée, disant toujours : pourtant mes sœurs, il faut bien aimer Dieu. On lui écrivit qu’une autre Supérieure avait refusé de prêter de nos voiles et barbettes à d’autres Religieuses, de crainte qu’elles ne s’habillassent comme nous, elle dit : « Ô Dieu, que ce procédé est contraire à notre manière d’agir », et elle écrivit pour leur en faire prêter. [tirets].
Sa charité nous disait souvent qu’elle avait un singulier plaisir qu’on fit la charité de blanchir et de repasser les linges de l’église des pauvres Religion et des pauvres paroisses, et en introduisit la pratique dans ce premier Monastère d’Annecy. [tirets].
Notre digne Mère dit qu’aux jours de Fêtes, l’on peut si l’on veut, se reposer plus que la demi-heure, et qu’on peut aussi prendre du repos le soir au quart d’heure. [tirets].
Sa charité faisait aller à l’assemblée les jours de Fêtes lorsqu’il se trouvait après la prédication plus de demi-heure, mais s’il y avait que la demi-heure juste, elle donnait congé d’aller où l’on voulait à la liberté de chacune. [tirets].
Elle nous dit une fois que si une Supérieure venait à mourir après la première année expirée de sa supériorité, que la déposée pouvait être réélue. [tirets].
Elle dit qu’une Supérieure ne devrait en aucune manière, être démise de sa charge, bien qu’elle le demandât instamment, pour de seules répugnances à l’employer. Parce qu’il faudrait être bien impatiente pour ne pouvoir souffrir trois ans un exercice qui nous [84] déplaît et qui nous contrarie.
Il faut que la Supérieure traite avec les anciennes avec respect, parce que celle qui est aujourd’hui mon inférieure peut être demain ma Supérieure. Pour moi, dit cette unique et vraie Mère, je les honore, je les respecte et je ne veux pas que les Supérieures fassent tant d’état de la supériorité, comme de la charité. Parlant d’une Mère qui avait été un peu rude, je lui dis fort bien qu’elle avait traité comme des novices, celles que je lui avais données pour compagnes ; elle me l’avoua et je lui répartis : vous n’avez pas mieux fait pour cela ma fille, qui fait la volonté de Dieu fait tout pour sa gloire, et pour suivre son bon plaisir et pour son amour. Pour moi, je me trouve fort bien d’user avec les Sœurs dans un esprit de douceur, et leur ordonner toujours les choses, comme en les priant. Au commencement, c’était bien verte, bien sèche, bien impérieuse, l’on me supportait fort, ma sœur Telle le sait bien ; mais il m’a bien fallu changer. Mes filles qui gouvernez les autres, je ne vous recommande rien tant que le support, mais je le recommande aussi aux inférieures. Enfin, mes Sœurs les Supérieures, faites comme vous m’avez vu faire, et je serais contente et nos filles aussi. Ainsi vous vous rendrez la conduite de nos filles, aisée, et remplirez leurs cœurs d’amour. Mais mes Sœurs, aimez aussi vos Supérieures qui ne font rien de contraire à l’Institut et qui n’apporte dans la maison aucun esprit étranger. [tirets].
Cette digne Mère avait coutume de renvoyer les défaillantes devant Dieu pour les ramener à leur devoir, sans leur faire une correction, ni leur dire seulement une parole sèche ou rude. [tirets].
Elle nous disait qu’il fallait tenir son esprit en tranquillité pour bien faire toute chose à propos. La douceur, l’humilité et la tranquillité d’esprit, sont les sièges et le repos du St Esprit, disait cette sainte Mère. [tirets].
Une sœur se plaignant à cette Bienheureuse qu’elle était fort travaillée des pensées inutiles : nous autres qu’on croit si parfaites, sommes souvent atteintes de tant de distractions, que c’est pitié. Mais Dieu le permet pour nous tenir humbles. Il ne faut point tant penser à la perfection, mais de faire de moment en moment, tout le mieux que nous pouvons. [tirets].
Elle disait que la vraie charité consiste à ne point renvoyer des filles pour des infirmités corporelles, à compatir au mal de nos sœurs, et à les excuser lorsqu’elles commettent quelques manquements. [tirets]. [85]
Mes filles, disait cette Bienheureuse, il ne se faut pas anéantir de ce que nous sommes misérables, mais parce que Dieu est d’une grandeur infinie ; et lorsque l’on a fait quelques fautes, il ne faut pas s’inquiéter de ce qu’on ne ressent pas assez de peine, mais s’humilier doucement, paisiblement devant Dieu, par un simple acte d’un amoureux repentir. L’amour propre se veut toujours couvrir de multiplicités, pour troubler nos cœurs dans leur simple occupation en Dieu.
Il faut, disait-elle encore, parlant des choses saintes et sérieuses, le faire avec modestie et sans rire.
Celui, disait cette sainte âme, qui est grandement orgueilleux, tombe pour l’ordinaire en de lourdes fautes, et Dieu le permet ainsi, pour le ramener en le faisant humilier. Lorsqu’on lui disait de n’être point humbles, ni soumises et encore moins fidèles, elle répondait : cela se peut faire que vous ne travailliez pas assez à ces saintes vertus, mais il ne faut pas vouloir être plus parfaite que Dieu ne veut, et plus tôt qu’il ne le veut. [tirets].
C’est avoir un grand cœur que de souffrir beaucoup et de supporter son prochain, embrasser tout le monde par désir, et pour le porter à aimer Dieu.
Suivez Dieu, disait cette digne Mère, en simplicité de cœur, vous soumettant à la direction qu’on vous donne. Il ne vous appartient pas de faire aucun dessein dans votre esprit, cela appartient à ceux à qui Dieu a commis le soin de votre âme.
Tâchez petit à petit de vous quitter vous-mêmes pour abîmer ce vous-mêmes en Dieu. Il n’y a que la recherche de votre amour propre et de vos satisfactions qui puisse inquiéter une âme qui veut bien être à Dieu.
Ne vous mettez point en peine quelle aversion que vous sentiez pour le prochain dans votre partie inférieure, mais après un grand soin seulement de vous tenir en la présence de Dieu, et laissez remuer les sentiments de la chair tant qu’ils voudront. Je connais clairement que c’est les seuls qui font du bruit, ne disputez point pour vous persuader que cette personne avait raison d’agir et de parler ainsi contre vous. Contentez-vous de faire ce simple acte au plus fort de votre cœur en disant : oui Seigneur Jésus, je l’aime cette très chère sœur ; s’il ne fallait que ma vie pour la rendre une grande sainte, je la donnerais de grand cœur. Ô mon cher Époux, puis-je haïr ce que votre cœur divin aime d’une charité éternelle. Je la veux aimer avec l’aide de votre grâce, tant que j’aurai de vie. Adorez souvent en la voyant Dieu dans son cœur, rendez-lui gaiement vos petits services, parlez [86] quelquefois de ses vertus, et croyez fermement que tant que la fine pointe de votre esprit dira, « non mon Dieu, je ne la veux point haïr, je l’aime et je lui pardonne », que vous ne sauriez offenser ce grand Dieu en ce particulier, bien que votre esprit vous fournisse dans la basse partie de votre âme, les moyens de la plus maligne vengeance que vous puissiez imaginer.
Ma fille, comme vous ne vous soumettez pas à aucun avis qu’on vous dis, cela cause le trouble dans votre âme lorsque les prédicateurs disent la moindre chose touchant les péchés et la confession. Vous ne trouverez jamais la paix de cœur que dans la soumission de votre jugement, et dans l’anéantissement de toutes ces vaines satisfactions que vous prenez de tant réfléchir sur vous-mêmes, ce qui empêche l’opération de Dieu en vous, et vous détourne du chemin auquel il veut vous conduire. Je vous l’ai dis cent fois, ces propres recherches gâchent tout. Ma fille, Dieu veut que le cœur qu’il attire à son amour et à l’aimer particulièrement soit nu et en dehors de lui-même, pour se laisser absolument à sa conduite, et qu’il n’ait d’autre recherche que de plaire parfaitement à sa divine Majesté.
Je vous donne et recommande cette pratique, qu’en tout et pour tout, vous tâchiez de simplifier votre esprit. Spécialement à l’oraison, retranchez toute curiosité d’entendement et la multiplicité d’acte et de représentation de votre misère.
Ne vous chargez point de tant de pratiques, et de vouloir faire tout ce que les prédicateurs disent. Cela vous serait nuisible, ils vous exhortent à beaucoup de choses, mais c’est pour embraser votre volonté, et pour l’animer à beaucoup entreprendre, afin qu’elle ait le courage de faire le peu qui nous est ordonné qui est pourtant assez de besogne pour nous, et la seule que nous devons embrasser. Quand les prédicateurs traitent des péchés, abîmez le souvenir de ceux de votre vie passée dans l’infinie miséricorde, ne les discernez point tant, ne les examinez plus pour en voir le nombre et les circonstances ; tenez-vous pour trop heureuse de quoi Dieu vous donne le désir d’être en charité et de l’aimer souverainement, et ne cherchez point curieusement si vous êtes dans le sentiment de la même charité, mais appliquez vous tout simplement d’en faire les actes et à aimer Dieu parfaitement ; et ne vous figurez pas que leurs conseils soient des [87] commandements. Il faut toujours suivre l’attrait de Dieu sur nous, non pas à la négligente et avec tiédeur ; non, cela n’est pas bien. La grâce se retire de nous, lorsque nous lui manquons souvent de fidélité d’une volonté délibérée. Mais je vous dis qu’il faut faire le bien sans inquiétude, et celui que Dieu veut de nous, et non d’autres.
Je voudrais que vous eussiez bien dit à ce bon Père votre peu de soumission ; vous le croirez mieux que moi et avec raison, parce que je ne suis rien auprès de lui ; mais il me semble que ce que je vous dis pour votre confession, je le dis selon ma conscience, qui ne me permet pas de vous mal conseiller, et selon la lumière de Dieu que je lui demande en tous les avis que je donne.
N’est-ce pas perdre son temps après trois confessions générales faites à des Pères très capables, le plus sincèrement et clairement que vous avez eu de vouloir encore tant examiner si vous avez dit bien tous les petits péchés de votre enfance, si vous n’avez point oublié quelques petites circonstances, quand vous me venez dire cela ? Il est vrai, je vous mortifie fort, mais c’est que je trouve ces scrupules impertinents avec raison.
Vous croyez, dîtes-vous, que si vous étiez bien avec Dieu, vous correspondriez mieux à sa grâce que vous ne faites. Ma fille, il faut vous mettre à la besogne, et correspondre fidèlement aux attraits de cette grâce, et vous verrez que Dieu sera glorifié en votre chère âme. Mais je sais bien ce que c’est qui vous fâche, c’est que vous voudriez être aussitôt quitte d’imperfections ; mais il ne faut pas attendre cela de votre naturel, vous ne le réduirez pas sitôt à la raison. Travaillez, travaillez fidèlement et demeurez paisiblement auprès de Dieu.
Une personne de confiance, parlant à notre Bienheureuse Mère de l’humilité, elle lui dit : Mon Dieu, je l’aime et je la désire de tout mon cœur cette sainte humilité, ce grand Dieu veuille me la donner ; mais j’ai une grande répugnance à certaines humiliations, qu’il y a que j’en suis quelques fois étonnée ; j’avoue pourtant que ce n’est pas la répugnance qui me fâche, c’est la répugnance que j’ai à y répugner. Mais je fais comme mon Bienheureux m’a appris, je ne m’anéantis pas, et m’humilie de ne m’être point humilié.
Une fois je dis à mon Bienheureux Père dans notre dernier entretien à Lyon, que je [88] serais bien satisfaite à mon retour à Annecy, de revoir un peu bien mon âme devant vous ; il me répondit : « Je vous croyais toute céleste, et je vous vois encore à vous-même ».
Une autre fois, je voulus qu’il me parlât le premier ; il me dit : « Hé, quoi, avez-vous encore des affections et des désirs propres ? »
Une sœur se plaignant une fois à cette Bienheureuse Mère d’un petit ennui qu’elle ressentait de ne trouver pas de la correspondance dans une personne qu’elle affectionnait saintement : « Hélas, ma fille, lui dit-elle, que le Bienheureux et moi avons souffert l’un pour l’autre, pour de pareils doutes. Un jour, comme il me parlait d’une personne de sainte vie qu’il aimait, il me la loua fort, de sorte que je lui dis : Monseigneur j’irai donc après cette personne-là dans votre amitié ? Il se tourna un peu et puis me dit : ô ma Mère, ne dîtes pas cela, vous êtes l’unique colombe, vous êtes l’unique colombe. »
Cette bonne Sœur lui répartit : « Que vous êtes heureuse ma Mère d’avoir eu une si grande union avec ce saint homme ». Elle dit : « Je n’oserais faire mettre par écrit tout ce qu’il m’a dit sur l’admirable union d’esprit que Dieu nous avait donné ; il n’en fut jamais de semblable, c’était une vraie amitié de charité. Vous avez vu dans ses lettres combien il avait de saintes amitiés pour diverses sortes de personnes, mais tout cela n’était rien en comparaison de la dilection que Dieu lui avait donnée pour moi. »
Il me dit une fois : « Dieu m’a donné en votre personne une aide semblable à moi, oui semblable à moi ; je le vois dans le cœur de ce grand Dieu, non seulement semblable à moi, mais qui est un autre moi-même.
« Hélas, que j’ai du regret de ne lui avoir pas porté l’honneur et le respect qu’il méritait, je me voudrais milles et mille fois poursuivre ses intentions.
« Je ne sais pourquoi je vous dis tout ceci ma fille, dont je n’ai jamais parlé, mais Dieu le permet afin que votre âme soit consolée dans sa tristesse, et afin que je vous apprenne qu’il faut être simple, candide et exempte de prudence humaine, mais abandonnée toute à Dieu. »
La sœur lui dit : « Ma Mère, avez-vous toujours bien fait ce que vous me recommandez de pratiquer ? » Elle s’humilia en rentrant dans elle-même, et dit : « Non, ma fille, mais je désire bien de le faire, j’ai toujours souhaité [89] d’être sœur domestique pour vivre dans une parfaite soumission. »
Au dernier chapitre de l’année 1626, cette Bienheureuse Mère fit mettre les Professes devant elle, et leur commanda de lui dire simplement les imperfections qu’elles reconnaissaient être en elle devant Dieu, ce qu’elles firent. Puis, elle se leva et fit dire aux Sœurs les principales fautes qu’elles avaient commis durant l’année, et ordonna que chacune dise un défaut extérieur l’une de l’autre, leur enjoignant ensuite d’être bien fidèles à la pratique de la vertu propre au Saint qu’elles avaient tirées, et que chacune en particulier et toutes en général, fut bien attentives de s’exercer dans la parfaite charité à l’endroit de tous également.
Elle fit de même le vendredi saint, nous conjurant d’anéantir dans l’abîme du sacré Sang de Jésus-Christ les imperfections de la passion la plus dominante en nous. [tirets].
Le désir de se tenir en la présence de Dieu, disait cette Bienheureuse Mère, tient lieu de la présence même. La fidélité à Dieu ne consiste pas à posséder toujours le sentiment sensible de la présence divine, parce que cela n’est pas en notre pouvoir, mais elle consiste à faire de fréquents actes d’amour et de retours à Dieu. Quand la grâce nous l’incite et quand nous y manquons, il faut s’humilier doucement. Celui qui fait ce qu’il sait et qu’il peut, mérite que le Saint Esprit lui enseigne ce qu’il ne sait pas. [tirets].
Lorsque la Supérieure est en solitude, l’Assistante peut donner congé aux Sœurs, de lever le voile au parloir, d’écrire des lettres, de boire, de manger, de dormir, et les mêmes congés qu’elle donne, elle peut se les prendre pour elle. [tirets].
Une sœur robière fit une fois des ceintures d’une nouvelle façon. Notre Bienheureuse Mère en fut si touchée, qu’elle les fit porter au chapitre, les fit brûler devant toutes, et dis : « Que la désobéissance périsse, et que le feu consume ce qui est édifié contre les saintes Coutumes », mortifiant fortement la sœur, et avertissant toutes les officières de se tenir fidèlement à ce qui est de leur Directoire, par le respect qu’elle portait à notre Bienheureux Fondateur qui les a toujours écrit de sa sainte main. [90]
Il faut donner un livre aux Prétendantes, qui enseigne comme l’on se doit examiner et leur donner les avis sur les points auxquels on juge qu’elles se doivent le plus examiner. Mais il ne faut jamais les interroger, cela appartient aux confesseurs. Il faut laisser faire chacun son office. Si les filles ne savent pas écrire, et qu’elles vous prient de leur écrire le mémoire de leur confession, ne mettez simplement que ce qu’elles disent, leur montrant pourtant à s’en bien expliquer ; celles qui auraient beaucoup de peines, il leur faut faire avec courage, et en avertir le Confesseur, afin qu’il les console, qu’il les aide et examine. Il faut faire de même pour les Dames séculières qui viennent faire leur retraite chez nous, et en passant, je vous avertis mes sœurs, de ne point laisser aller ces Dames au chapitre, ni au noviciat, ni de souffrir qu’on dise devant elles ni coulpes, ni avertissements, que des choses fort légères.
Mais pour revenir à nos Prétendantes, je vous dis qu’il faut laisser armer les filles de dévotion avant que de les exercer à la mortification. Celles qui ne s’humilient pas dans les humiliations, c’est signe qu’elles ont de la vanité, il faut les laisser pour quelque temps ; lorsque les médecins bien expérimentés voient que les médecines ne profitent pas, ils cessent pour un peu les remèdes, il faut faire de même autour des âmes.
Il faut beaucoup humilier et exercer les âmes que Dieu attire par de grandes consolations, autrement leur vertu n’est pas solide.
Les âmes qui font souvent des fautes, il faut leur donner une humble et douce confusion, mais il faut les encourager, et ne leur pas donner du désespoir. Il faut conduire les filles par la vraie observance, leur bien inspirer d’obéir à qui que ce soit qui leur commande ; donnez-leur surtout l’amour du mépris et exercez-les lorsqu’il est temps dans la mortification. S’il se trouvait une Supérieure qui ne laissât pas la liberté d’exercer les Novices, la Directrice leur dira humblement ce que son Directoire marque.
La Directrice ne dois jamais redire à la Supérieure ni à qui que ce soit les péchés que les Novices lui disent de leur bon gré, pour se consoler ou humilier. La marque d’une bonne Directrice est lorsqu’elle mortifie bien et qu’elle connaît bien les défauts des Novices et qu’elle ne leur en passe pas un.
La Directrice doit être un peu aigre, comme la Supérieure doit être toute douce. La Directrice ne peut pas donner congé aux Sœurs Novices d’entrer aux cellules [10063] des Sœurs qui ne sont pas du Noviciat. Il est nécessaire de faire passer les Novices par où les autres sont passées, mais doucement et discrètement, comme dit la Règle.
La Directrice doit toujours ouvrir le cœur de ses Novices amiablement, afin qu’elles ne lui manquent pas de simplicité. L’Assistante du Noviciat n’avertit point les Novices au réfectoire. Si une Novice, dites-vous, avait de l’aversion à sa maîtresse, si elle le lui doit dire ? Oui ma fille, il ne faut pas qu’elle se dispense de faire cette pratique, de se bien découvrir sous quel prétexte que ce soit. Surtout, les Novices doivent bien prendre cet esprit de simplicité, si elles veulent prospérer, et faire des progrès en la vertu. La Supérieure les doit aider et porter à cette parfaite confiance, et leur demander quelques fois, si elles ont dit à leur maîtresse ce dont elles se découvrent à elle ; et si elles disent que non, elle les lui doit renvoyer, les conseillant de se tenir à ce qu’elle leur dira, et de la venir après retrouver.
Si la Supérieure connaît que la Directrice n’a pas bien enseigné une fille, elle ne lui en doit rien témoigner, ni lui rien dire de contraire ; mais elle doit prendre la maîtresse en particulier pour l’instruire, afin qu’elle-même fasse puis entendre à la Novice comme elle se doit comporter en telle et telle occasion.
Il faut que la Supérieure fasse que les Novices estiment leur maîtresse, et qu’elle les portent à elle, comme aussi la maîtresse doit faire que les Novices estiment fort la Supérieure et les doit porter aussi à lui avoir de la confiance. Cet avis est de si grande importance, ajoute cette Bienheureuse, que je voudrais qu’on le retint bien et qu’on le mit en pratique.
Le premier fondement qui doit être aux Novices, c’est la crainte de Dieu qui leur donne une forte résolution de ne jamais l’offenser volontairement.
Le deuxième, c’est l’amour de leur vocation par une parfaite reconnaissance de la grâce que Notre Seigneur leur a fait de les discerner parmi tant d’autres personnes, qui en auraient possible fait plus de profit d’un bien si singulier tel que d’être appelées de Dieu, pour être attirées à son service, estimant surtout le bonheur d’être en dehors des grandes occasions d’offenser son infinie Bonté.
Le troisième fondement qu’il faut donner à la vertu des Novices, c’est une connaissance entière de leur néant, et leur bien imprimer cette vérité au cœur qu’elles ne pourrait rien d’elles, mais qu’elles pourront tout avec le secours de notre grand Dieu. [101]
Les Prétendantes se doivent instruire de la Directrice pour faire le petit abrégé de leur vie à la Supérieure qu’elles doivent spécifier ainsi : « Ma Mère, j’ai été jusqu’ici d’une humeur fort gaie, ou fort retenue, mélancolique ; j’aime la compagnie, ou bien, je me plaisais dans la retraite ; j’avais du penchant pour la vanité dans mes habits, dans mes parures, à m’ouïr louer ; j’aimais le jeu, la danse, ou, je ne me plaisais à rien du divertissement du monde ; j’avais de l’inclination à la raillerie et je me plaisais à médire ou à l’ouïr faire », ainsi des autres inclinations, penchants et attachements qu’on pourrait avoir pour les choses indifférentes, ou mauvaises et dangereuses, comme aussi les bonnes : si vous aimiez à fréquenter les Sacrements et ouïr la Parole de Dieu, la lecture des bons livres, si vous faisiez volontiers l’aumône, aimant les pauvres.
Il faut avoir un grand soin d’élever les filles aux petites attentions, des moindres pratiques aussi bien que des grandes, comme de lever leurs habits, fermer les portes doucement et telles autres.
Si une Novice murmure de sa maîtresse, il ne faut pas qu’elle fasse semblant de rien, mais il faudrait la faire avertir en particulier, sans qu’elle sache que son murmure soit parvenu à la connaissance de la Directrice.
Il faut élever les Novices tant spirituelles, qu’elles puissent être à la simplicité de la Communauté tant pour l’intérieur que pour l’extérieur. Il faut surtout les rendre simples à demander leurs nécessités. Pour celles qui sont tendres, il faut un peu mépriser leur mal, les encourager à se surmonter, mais pourvoir soigneusement et cordialement aux nécessités de toutes.
Il faut que la Directrice écoute paisiblement les peines des Novices, et qu’elle leur donne rondement du soulagement s’il est possible.
La Directrice ne doit pas se mettre des défis de ses Novices, mais elle les peut pratiquer en son particulier selon son besoin spirituel.
Oui, les Novices peuvent sans contrevenir à leur directoire, dire leurs petits biens, les bonnes choses que leur maîtresse leur dit, leur défis et entreprise.
Je n’aime pas, dit cette Bienheureuse, qu’on soit si réservé à dire ses petits avantages spirituels, possible que cette sœur qui les demande en fera un grand profit ; mais d’ailleurs les Sœurs feraient très mal d’interroger les Novices par curiosité, [102] et elles doivent se taire sur tout ce qui n’est pas de profit qu’on peut dire, comme l’on peut parler des choses bonnes qu’on aurait appris au parloir et au Chapitre. Oui ma fille, votre maîtresse est obligée de vous tenir fidélité, dit une fois notre Bienheureuse Mère aux Novices, comme la Supérieure à ses sœurs, quand ce sont choses qui méritent le secret ; mais elle peut prendre les conseils de la Supérieure et d’autres personnes sans vous nommer, pour les choses qui concernent votre conduite dont elle aurait besoin d’avis et d’instruction surtout pour les peines d’esprit, trouble de conscience et tentation.
Mais si la Novice disait quelque chose qui fut de conséquence, et que l’utilité du Monastère ou la sienne propre requit que la Supérieure le sût, il faut que la prudente maîtresse le lui apprenne avec tant de discrétion et de secret, que la fille ne sache jamais qu’elle l’ait dit, et que la Supérieure surtout ne fasse nul semblant de le savoir. D’autres fois, il est bon de dire comme de soi-même les choses, et ne pas faire connaître à la Supérieure que les filles ont peine de le lui dire. Mais enfin les choses qui ne regardent que les filles, la Directrice ne les doit nullement dire, et à quels propos je vous prie, perdrait-elle la confiance d’une pauvre fille pour une chose qui ne tire aucune conséquence. La maîtresse ne saurait être trop soigneuse de se conserver cette entière confiance des cœurs de ses Novices, et c’est le grand bien d’une Novice d’avoir une maîtresse dans le cœur de laquelle elle puisse à toute heure verser le sien pour prendre force et haleine au service de Dieu.
Il faut que les Novices soient grandement naïves à dire leur faute, donnant ce contentement à notre cœur sans se soucier de ce que ceux qui les entendent diront ou penseront, et ne pas refuser l’abjection qui nous en revient, parce qu’on ne les dit que pour s’humilier. Elles doivent tâcher de raffermir leur cœur du côté de l’humilité et de la simplicité, et faire toute chose dans cet esprit, humblement et simplement. Qu’elles jettent tout leur cœur, leur âme et leur esprit dans le sein de la Vierge, afin que cette Mère de bonté prenne tout soin d’elles ; et qu’Elle nous apprenne mes filles, à nous humilier et à prendre un nouvel esprit.
L’esprit de nos Règles est un esprit tout doux, et notre manière de vie est principalement pour les infirmes et imbéciles. C’est pourquoi il faut procéder, en ce [103] qui regarde la réception des filles, avec un grand support et charité, ne faisant nulle considération sur les infirmités corporelles, sinon sur celles que la Constitution marque. Autrement l’on verrait bientôt l’esprit de notre Visitation se détruire et l’esprit humain gouverner, au lieu de l’esprit de Dieu, dans toutes nos maisons. Je vois, ce me semble, déjà quelques manquements sur ce point se glisser malheureusement en notre conduite. C’est ce qui me fâche et me fait mal au cœur. Je ne permettrais jamais qu’une fille sorte pour une incommodité corporelle qui n’est point contagieuse, lorsqu’elle aura un bon cœur, bien résolu de suivre dans une parfaite observance. Qui fera autrement fera contre la Règle et la fin que notre Bienheureux Père a eue, fondant cet Institut. Je trouve que nos sœurs sont fort rigoureuses avec les Novices, et que l’on requiert une perfection trop grande. C’est l’esprit humain qui fait cela sans doute, et je connais bien d’où vient, et où va tout cela. Ce sont pures enfances et niaiseries de vouloir prendre garde à tant de petites choses, pour y faire de si grandes considérations. Tant de vaine prudence qui veut aller prévoir dans l’avenir ce qui arrivera dans la suite des années ; cela se peut faire pour des choses d’une conséquence notable, mais qu’est-ce qu’une fille qui aie une incommodité et qu’elle la sente plus en un temps qu’en un autre, ou même toujours, et qu’elle fut si pressante qu’elle l’obligea à tenir tous les ans, un mois, deux mois et plus, le lit ? Quel inconvénient y a-t-il en cela ? Point du tout. Sur cela il faut lire les Règles et s’y tenir.
Il faut avoir un grand soin des Novices, et les fournir de tout ce dont elles ont besoin, tant pour leur linge, que pour leurs habits et nourritures. Les Sœurs ne le doivent point trouver mauvais, c’est un article de la Règle et l’on ne doit faire aucun fondement là-dessus pour leur trouver des difficultés en leur réception.
Le grand saint Augustin enseigne tout ceci dans la Sainte Règle qui est toute remplie d’un esprit de douceur. Il ne faut point l’altérer, c’était son propre esprit, jamais saint ne fut plus doux ; n’en prenons donc point un de sévérité.
Il faut souvent faire des conférences et discours familiers sur ces bénites Règles pour nous instruire, pour nous affectionner à leur observance, et pour ne les jamais changer.
Il faut que la Directrice sonde bien le cœur de ses Novices pour bien connaître par quel mouvement elles font leurs actions. Il ne faut jamais traiter les esprits selon les nôtres, mais en la façon qui sera convenable à la perfection et à [104] l’attrait de chacun. Cet avis est de grande conséquence, mes filles, disait cette Bienheureuse.
Ma fille, apprenez à rendre votre partie supérieure du tout soumise à Dieu, et à tenir votre esprit dans une douce autorité sur vos passions pour les égaler à la raison, et à vous tenir toujours généralement égale en tout événement. Soyez toute et toujours douce. Attirez avec grand soin les cœurs des filles, afin que vous le leur ouvriez ; ouvrez-leur le vôtre ; ne vous étonnez jamais de voir qu’il y en ait qui fasse de grosses fautes, même ne les en faites pas étonner elles-mêmes, encore que leurs manquements fussent d’importance. Mais remettez-les tout doucement à la connaissance de leurs misères. Nous devons prétendre à cette vertu parfaite que requiert notre vocation, mais il ne s’ensuit pas qu’on ne fasse plus de faute ; non, puisque la vertu la plus fine ne s’acquiert que parmi les contrariétés, si ce n’est qu’on ne la possède déjà avec travail, parce qu’alors les choses les plus difficiles ne nous causent plus de peines. Ce n’est pas que le mérite soit moindre, puisque le travail précédent rend tout ce qu’on fait dans la suite, très méritoire, avec un avantage toujours plus grand. Les vertus naturelles ne sont méritoires que par le soin que nous avons de dresser nos intentions. Enfin le plus grand combat nous donne la plus grande couronne, et le triomphe plus éminent. Et pour cela il ne faut point l’éviter sous quel prétexte que ce soit, ni s’étonner des soulèvements de nos passions, ni des répugnances des autres. Il faut aborder les personnes qui en témoigneraient pour nous avec un visage plein de douceur, nous souvenant que chacun a comme nous, deux parties en soi, qu’une veut le bien et l’autre tend au mal. Ma fille, recourez en tout et pour tout à Dieu, surtout aux choses difficiles. Que votre cœur soit toujours en attention, pour se tenir avec un extérieur doux et suave, vous représentant incessamment la douceur et charité que Dieu exerce à l’égard des créatures, surtout de celles qu’il a pour la Magdeleine et pour tous les pécheurs, et de ses douces paroles qu’il dit à ses apôtres : ne savez-vous pas que je ne suis pas venu dans l’esprit d’Élie.
Lorsque vous verrez quelqu’un en peine, allez-lui au-devant avec des paroles de tendresse et d’amour, regardant incessamment ce que nous sommes pour mériter cette grande grâce que Dieu nous départit d’avoir le pouvoir sur des anges et pour être destinées à leur conduite, répugnée à la répugnance que vous avez à cet emploi, et dites souvent : « Ô mon Dieu, mon cher Sauveur, plutôt [105] mourir mille fois, que de vivre selon mon inclination. Non, mon Dieu, je ne veux qu’une tranquille humilité et un doux amour à mon abjection. Me donnant un parfait acquiescement à vos volontés, je me tiendrai en cette humilité tranquille devant vous, dans une parfaite confiance en votre divine bonté ». Il faut ma fille, avoir un grand courage de servir Dieu en toutes les façons qui lui plairont, tantôt par des consolations, d’autres fois par des peines et afflictions qui arrivent dans nos charges, surtout dans la vôtre, puisque toute votre prétention doit être de plaire à Dieu, d’employer votre cœur, votre esprit, votre personne à son service, pour vous rendre une grande sainte par l’humilité, douceur et charité. Vous ne devez jamais vous mettre en peine puisque vous ne devez pas vous appuyer sur vos forces, mais sur celle de Dieu.
Après avoir une fois bien pleuré mes fautes devant cette Bienheureuse Mère, elle me dit : c’est assez de faire l’enfant. Tarissez vos larmes et retenez ces quatre points que je veux que vous pratiquiez fidèlement.
Le premier de ne jamais faire faute pour petite qu’elle soit, volontairement, d’une volonté absolue, déterminée et choisie, ne laissant aucun bien à faire de celui que vous connaîtrez que Dieu veut que vous fassiez. Là-dessus, tenez votre cœur en grande liberté.
Le deuxième, c’est que vous ne vous troubliez jamais de vos manquements passés, présents et avenirs, ni que vous n’en tiriez aucune inquiétude.
Le troisième, que vous vous humiliiez profondément devant Dieu de vos moindres péchés reconnaissant que le mal est le fruit du jardin de votre âme, comme le moindre bien que vous fassiez est celui de la grâce de notre Seigneur ; proposez avec l’aide de cette même grâce de faire quelque bonne pratique de vertu pour réparer le manquement commis.
Le quatrième point qu’il faut que vous pratiquiez, c’est la fidélité à la personne de Dieu, et à donner pour fin de vos actions l’unique intention de plaire à sa divine Majesté. Enfin ma fille, humiliez-vous, je vous dis, humiliez-vous, faites tout le bien que vous pourrez, évitez tout le mal que vous connaissez, afin que vos fautes ne soient jamais que de pure fragilité et surprise, et [106] faites qu’elles vous humilient sans vous troubler. L’orgueil nous fait pleurer de nous voir imparfaits, mais la vraie et humble contrition nous fait humilier, pour nous faire profiter même de nos chutes.
Ma fille, mortifiez fortement votre orgueil. Je suis fort aisée que votre maîtresse y travaille, mais secondez-la fidèlement. Je vous prie de penser souvent à ces paroles de notre Seigneur, « Sur qui reposera mon esprit, si ce n’est sur l’humble de cœur », et à ces autres, « L’esprit de Dieu et celui de superbe ne s’accorde point » ; il faut que l’un ou l’autre sorte de notre âme ; hâtez-vous donc de faire sortir promptement de votre cœur la propre estime, l’amour de votre volonté, de votre jugement et tout ce qui est contraire à l’esprit d’humilité, qui est l’esprit légitime de cette sainte vocation que vous sortez d’entreprendre.
Je suis fort aise que votre maîtresse vous défende ces grandes et belles imaginations et spéculations dans vos oraisons, parce que votre esprit aime les choses qui lui donnent plus de science, de connaissance et de lumière que celles qui le portent à la pratique, à l’affection du cœur et à l’anéantissement, plus à la vanité qu’au désir de devenir humble.
Voici donc comme vous devez faire. Par exemple, vous prenez pour votre sujet de méditation la flagellation de notre Seigneur Jésus-Christ. Ne vous représentez point un beau jeune homme tout nu, avec plusieurs bourreaux autour de lui pour le flageller, mais mettez-vous en la présence de Dieu et après la première préparation, sans vous rien imaginer, pensez tout simplement que notre Seigneur tout innocent a voulu souffrir l’ignominie de la flagellation, souffrant pour votre amour cet horrible tourment. Et là-dessus, entretenez-vous avec sa bonté, en lui disant : « Mon Seigneur et mon Dieu, c’est à cette heure que j’apprends que vous êtes humble et doux de cœur ». Goûtez après en silence ces paroles, et après prononcez celle-ci tout doucement : « Ô que vous avez souffert pour moi mon Sauveur, je le sais ; et comme la foi me l’apprend, je ne veux autre connaissance que celle qu’elle me donne ; vous vous êtes toujours humilié et je me veux toujours élever. Ô innocent et humble Jésus, confondez ma superbe, vous souffrez pour moi, je me laisserai châtier pour vous de mes fautes, sans m’excuser ».
Voilà ma fille, comme il faut que vous fassiez, et vous ferez une oraison de cœur et de volonté, et non pas une d’entendement et de vanité. [107]
Ma fille, ne vous tenez jamais quitte de cette grande activité d’esprit. Je sais bien que comme c’est une inclination naturelle, que vous avez de la peine de vous en défaire ; mais je sais aussi que si vous étiez fidèle, vous ne seriez plus si bouillante. Vous avez cent choses contre la modestie religieuse, vous tenez la tête penchée comme pour en paraître plus dévote, vous marquez tout ce que vous dîtes par des gestes, vous allez d’un pas tout à fait mondain, vous faites un certain petit tour de l’épaule lorsque vous faîtes vos enclins qui sent la fille du monde. Enfin, vous avez bien des choses à réformer en vous pour prendre la gravité et bienséance religieuse. Lisez souvent la constitution de la modestie, faites souvent des demandes à votre maîtresse sur cette vertu, et ayez incessamment au cœur ces paroles de l’apôtre, « Que votre modestie soit connue de tout le monde », et cela parce que le Seigneur est présent, dont l’œil divin voit l’extérieur et pénètre l’intérieur.
Soyez plus soigneuse de vous surmonter ce mois, que le mois passé, et surtout soyez fidèle à votre défi de l’humilité que votre maîtresse vous a donnée. Il vous est fort nécessaire, mais pour acquérir l’humilité, il vous faut travailler et ne pas croiser les bras. Il faut ne laisser pas perdre une occasion de vous humilier, il faut vous connaître et vouloir être connue des autres pour inutile, ignorante et indigne d’être employée à rien de bon, aimer que chacun se mêle de connaître et corriger vos défauts, que tout le monde ait confiance de vous dire ses pensées sur votre conduite et sur vos manquements. Il faut ne vous préférer à qui que ce soit, recevoir tout le pire de la maison avec joie, étant bien aise que les autres soient mieux que vous. Et faites-vous toujours accroire que vous êtes mieux, encore que vous ne méritiez ; soyez satisfaite de ne vous voir ni aimée ni caressée de vos supérieures. Supportez doucement d’être incessamment rebutée, méprisée et humiliée, employée aux choses basses, mortifiée. Et lorsque l’on vous traitera de la sorte, gardez-vous de penser que c’est pour éprouver votre vertu, mais persuadez-vous bien que c’est un châtiment autant juste que doux, à cause qu’on a égard à votre faiblesse. Ne parlez plus de ce que vous avez lu, vu [108] et su au monde, ni de vos parents. Enfin ma fille, si vous voulez être humble, il vous faut humilier, vous tenir en la maison comme une personne indigne d’y être. Respectez fort vos sœurs, et reconnaissez-vous leur petite servante. Estimez leur société et leur vertu. Allez en paix, ma fille.
La fin de l’année de votre probation, ma fille, s’approche. L’on ne vous a rien caché de tout ce qui est de l’Institut, et l’on vous a souvent dit qu’entreprenant cette vocation, l’on entreprend aussi de ne plus vivre à soi, pour soi, ni par soi, qu’il faut que vous pensiez que votre vocation vous oblige d’aspirer et tendre à la fin de la perfection de cet Institut, et que cette perfection est toute contraire aux lois et aux sentiments de la chair. Sondez votre cœur pour voir s’il est bien résolu d’entreprendre de ruiner ainsi tout ce que vous êtes, et d’anéantir tout ce qui est contraire à cette haute perfection dont la Congrégation fait profession. Demandez la sainte lumière du divin Esprit pour bien connaître les volontés de Dieu sur votre âme. Je ne doute point que votre appel à la religion ne soit très bon et très singulier. Je ne laisse pas de me sentir obligée de vous faire bien connaître ce que c’est que vous entreprenez, et l’importance qu’il y a de ne point vivre négligemment au service de Dieu, et que notre manière de vie requiert un courage fort et généreux qui prenne fortement l’avantage sur tout ce qui est de la nature pour faire régner en nous la grâce. Je suis fort résolue de ne point permettre la réception d’aucune fille qui n’ait cette disposition. Ma fille, éprouvez-vous donc bien vous-même. Accoutumez-vous à rompre vos volontés aux choses, même indifférentes, à obéir à toutes indifféremment et simplement à l’aveugle, à souffrir toutes les peines qui se présenteront dans votre poursuite. Et enfin, examinez bien tout ce que vous devez [109] désormais pratiquer, si une fois, vous pouvez vous oublier vous-même et vous jeter toute à faire le bien. J’espère, que Dieu par sa grâce, vous rendra une bonne religieuse, puisque je suis sûre que Dieu ne vous manquera jamais de sa lumière et de sa bénédiction, pourvu que vous ne manquiez pas de coopérer à sa grâce. Mais ma fille, je vous assure que les desseins de Dieu sur vous sont tels que si vous ne travaillez pour arriver au plus haut de la perfection, vous serez la plus chétive religieuse qui soit au monde.
Ma fille, je vous viens trouver parce que je n’assistais pas samedi à l’examen que le chapitre fit pour votre profession, pour voir en quelle disposition est votre cœur pour vous donner ma voix comme les autres. Ma fille, vous m’êtes fort chère pour ce que vous êtes à mon fils de Tolonion, que j’aime et estime si fort, et pour plusieurs autres raisons, et surtout parce que j’aime votre âme, voyant le soin particulier que notre Seigneur en a pris. Mais malgré tout cela, je ne voudrais pas dire un mot en votre faveur, contraire à ma conscience. Lorsque je reçois une fille, je me mets particulièrement en la présence de Dieu, j’invoque son secours, et je fais simplement dans une entière droiture, ce qu’il m’inspire à la vue de sa divine Majesté. Voyant votre cœur qui aime sa vocation, qui désire de se perfectionner, et qui grâce à Dieu a été bien appelée à son service, je ne saurais vous refuser ma voix et de parler pour vous. Toutefois les sœurs agissent selon les vues que notre Seigneur leur donne. Priez-le qu’il les inspire bien, affermissez vos bonnes résolutions, et j’espère que le ciel vous bénira. [espace].
Au sortir du chapitre, elle me fut trouver, et me dit si j’étais bien disposée à tout ce que la divine Providence ordonnerait de moi, et ensuite, me dit que les Sœurs ne me trouvaient du tout point propre pour notre manière de vie, m’ordonna de me laisser aux soins de Dieu, et me fit faire [110] un acte d’abandon à sa volonté en ces termes :
« Mon Dieu je suis prête à quitter non seulement cette religion, pour retourner au monde, mais je quitterais le ciel si tel était votre plaisir, et serais prête de descendre aux enfers, si votre même plaisir s’y trouvait plus grand », et me fit dire plusieurs autres choses fort belles, m’assurant qu’il faut commencer, ce que nous croyons être de la volonté de Dieu, avec ardeur, et le laisser avec tranquillité lorsque cette volonté adorable le veut. Elle pleura avec moi tendrement et m’envoya ensuite devant le Saint Sacrement pour me consoler, me disant qu’elle ne savait point de meilleur remède que celui-là, pour apaiser une âme affligée qui aime Dieu dans la posture d’une petite servante humble et soumise, et que je lui dise : « Mon Unique Consolation, ne me délaissez point ; vous m’aviez donné le désir de vous servir, vous m’en ôtez le moyen, soyez béni à jamais de votre pauvre créature ».
« Je le veux bien ma fille, vous expliquer courtement vos vœux. Faisant celui de l’obéissance, vous vous obligez de la garder selon que la constitution 3ème le commande, obéissant de volonté et de jugement à toutes sortes de Supérieures, qui que ce soit, et quoi qu’elles vous commandent qui ne sera pas péchés. Faisant vœux de pauvreté, vous quittez toutes choses pour le mettre en commun et même votre propre corps, qui ne sera plus vôtre désormais, mais à la congrégation qui le pourra employer à tout ce qu’elle jugera sans qu’il vous soit loisible d’y résister. Ce vœu s’étend encore plus loin, et sa perfection ne requiert pas seulement que vous n’ayez rien en propre, mais que vous ne vouliez rien que ce qui vous sera donné, et que vous sentiez de la joie lorsque quelque chose nécessaire vous manquera, que vous ne choisissiez jamais le meilleur, mais désiriez le moindre, et que vous le preniez lorsqu’il vous sera permis. Il passe plus avant encore ce sacré vœu [111] et requiert que nos biens spirituels mêmes soient en commun, et que notre amour soit égal et universel pour tout, tant que faire se peut. Enfin ma fille, pour être une vraie pauvre de cœur et d’esprit, il vous faut tenir comme une pauvre au Monastère qui serait comme dans la maison d’un grand Seigneur, ou comme une vraie mendiante à la porte d’un prince, recevant avec Action de grâce tout ce qui vous sera donné, vous tenant humble et petite à vos yeux, confessant toujours de n’avoir aucun mérite pour être associée à une si sainte Communauté.
« Pour le vœu de chasteté, vous savez que la Constitution en dit si expressément, que je n’y peux rien ajouter. Comment sentez-vous que Dieu épouse votre âme, ma fille ? Ce grand Dieu l’épousera par le saint Baptême, cette chère âme ; mais lorsque nous nous privons volontairement des noces séculières pour prendre Jésus-Christ pour notre époux, il se fait une union si intime de grâce entre Dieu et notre âme, qui ne se peut pas expliquer en terre, où ce mariage sacré se fait ; mais ce sera au Ciel, où la jouissance entière nous sera donnée de ce souverain amour, que ces noces sacrées seront perfectionnées par les ineffables embrassements de ce divin Époux.
« Vous devez désormais avoir du respect pour vous-même, pour la dignité que vous possédez d’épouse d’un si grand et adorable Monarque. Pour n’en dégénérer jamais, renoncez fortement à toute sorte d’affection et d’inclination. Votre cœur est le lit et le cabinet où cet époux repose, tâchez de le tenir bien orné, et bien pur ; que tout votre amour soit employé à l’aimer ; mettez tout votre soin à lui plaire, et que toutes vos forces soient occupées à son service. Suivez fidèlement ses attraits, vous le trouverez toujours en vous-même ; tenez-vous vers lui sans désirer autre chose, et sans le chercher ailleurs ; préparez-vous de faire votre oblation avec le plus d’amour que vous pourrez, consacrez-vous souvent à Dieu, vous immolant toute sur l’autel sacré de son bon plaisir ; donnez-lui cent fois le jour toutes vos inclinations, et invoquez souvent son aide. Je le prierais fort que ce sacrifice lui soit agréable et pour sa gloire. »
« Allez courageusement ma fille, vous donner toute à Dieu, pour jamais. [112] Faites votre sacrifice si absolu que vous ne soyez plus vous-même. Quand vous serez sur le point d’offrir à Dieu, priez pour les nécessités de l’Église, pour nos bons princes, pour les misères du peuple, pour notre petite Congrégation, et trouvez-moi quelque coin parmi les autres comme la plus indigne. Je le prierai pour vous afin que vous soyez du nombre des épouses fidèles qui gardent à ce divin Époux, les vœux fidèlement. »
« Ma fille, vous avez promis de grandes choses à Dieu, mais il vous en a aussi promis de bien plus grandes assurément. Rendez-lui fidèlement vos vœux et sa bonté ne vous délaissera jamais. Pour votre oraison, et vos exercices, suivez l’attrait de Dieu, sans vous mettre en peine de suivre la direction ordinaire du Directoire. Tenez-vous ferme dans vos bons propos, et ne vous émancipez que le moins que vous pourrez, suivant en tout l’avis de votre maîtresse, que vous prendrez fidèlement sur toute votre conduite. »
« Je trouve bon que vous vous laissiez occuper à la présence de Dieu, et que vous suiviez l’attrait de la divine grâce. Mais je trouve aussi très bon que pour occupée que l’on soit de cette sacrée présence, l’on fasse toujours ces trois actes à la sainte Messe. Le premier de s’abaisser devant Dieu reconnaissant ses péchés, au confiteor. Le deuxième, d’adorer Dieu lorsqu’on voit la sainte Hostie et le saint Calice, pour offrir Jésus-Christ au Père Éternel. Le troisième, que sur le point de la communion, l’on se réunisse par quelque pensée ou parole intérieure, à ce Dieu caché au St Sacrement, soit qu’on communie réellement ou spirituellement. »
« Je suis passé à louer Dieu de voir le soin qu’il a pris de votre âme, et j’admire sa providence de vous avoir donné cette vocation par des moyens si particuliers. Il vous reste de correspondre fidèlement à ce bon Dieu, et de faire que nul jour de votre vie ne se passe sans que [113] vous lui rendiez mille grâces de celles qu’il vous a faites. Suivez son attrait dans votre oraison, et faites ce que votre maîtresse vous dit pour votre avancement. Prenez à cœur cette pratique de porter votre âme entre vos mains, c’est à dire, toujours devant vos yeux, afin qu’elle ne fasse rien qui ne soit bien. Gardez-vous que rien ne vous la ravisse. Pour votre extérieur, prenez et lisez le chapitre de la modestie ; soyez condescendante à vos sœurs, et demandez-leur pardon des moindres fautes que vous commettez envers elles, de respect et d’humilité. »
« Ce serait avoir fait une grande sottise, d’avoir quitté tous vos parents, tout ce que vous aimiez au monde, pour vous attacher à une créature. Méprisez toutes ces petites tendresses, pour ne vouloir que le divin bon plaisir. Tenez-vous dans vos oraisons toujours plus simplement à la vue de Dieu, dans une profonde révérence. L’âme qui a trouvé Dieu, ne doit rien chercher davantage. Vous avez l’esprit fécond, et Dieu ne veut de vous que simplicité sans multiplicité. »
« Hé bien mes chères filles, je vous amène une maîtresse. Vous lui obéirez de bon cœur, je le sais bien, et vous lui rendrez autant d’honneurs qu’aux autres, dans la même simplicité.
« Et vous, notre maîtresse, vous servirez mes filles joyeusement, fidèlement et de bon cœur. Notre nombre croîtra fort, et ce que je désire que vous inculquiez le plus à ces chères âmes, ce sont ces trois choses. La première, la pureté de cœur, qui bannit toutes sortes de péchés et d’imperfection volontaire, qui se plaît de plaire à Dieu, et qui fait tout purement pour son amour.
« La deuxième est l’exacte observance de tout ce qui est de l’institut. Par ce moyen, vous les rendrez souples comme des gants, et les accoutumerez à l’humble déférence les unes aux autres, et à rendre un grand honneur cordial qui, comme dit notre Bienheureux Père, ne consiste pas aux gestes extérieurs, mais [114] au véritable sentiment intérieur.
Le troisième, c’est l’affection à l’oraison et au recueillement. C’est là où elles recevront la lumière et la force pour vivre dans une vraie perfection de l’observance. Voyez mes filles, tant plus l’âme s’approche de Dieu, elle est mieux éclairée ; plus elle se rend familière avec sa bonté, par l’oraison et le recueillement, plus il lui donne de forces pour embrasser ce qu’elle voit lui être agréable. Je ne vous recommande pas de mortifier nos filles, ma chère sœur la Directrice, parce que je n’aime pas ces mortifications qui surchargent et accablent l’esprit et le corps. Mais oui bien celles qui se rencontrent dans l’observance à chaque moment selon l’ordre de Dieu et de sa providence. Adieu, mes chères filles, dans dix-neuf jours nous nous reverrons. Dieu aidant, demeurez avec Notre Seigneur et soyez toutes à lui ; ne crains point, petit troupeau, car c’est Dieu qui te gouverne, et ce Père Céleste a soin de toi. »
L’on me dit que les officières s’exemptent facilement des Communautés, mais avec congé. Je vous dis qu’il ne faut pas le faire, bien qu’avec permission, sans la vraie nécessité ; autrement, la faute est de celle qui la demande, et non de celle qui la donne. Il faut dans ces occasions prendre toujours l’avis de la discrétion et de la charité ; surtout les pauvres infirmières ne doivent rien laisser à faire autour des malades, à quelle heure que ce soit, de ce qui est de la nécessité et de la charité, parce que c’est là sa première obéissance. Mais tout ce qu’il faut prendre garde, c’est de ne point perdre de temps, en sorte qu’il ne soit besoin de prendre, après celui des exercices, pour faire ce que nous aurions pu faire au lieu de nous amuser à parler ou à faire des petites choses qui se peuvent différer.
L’économe doit assurément assister aux Communautés, et lorsque l’on a besoin d’elle, on la sonne. Il ne faut pas qu’on craigne de mal édifier de la sonner souvent parce qu’on sait bien qu’elle a des affaires qui ne se peuvent pas bien souvent remettre. [115]
Pour la grande jardinière, je voudrais qu’elle fût des sœurs domestiques, d’autant que c’est un exercice de fatigue, et qui requiert de l’assiduité à y travailler le matin après prime et pendant l’assemblée, pour y planter des herbes, ou pour aider à le nettoyer ; cela sert même de récréation.
Prenez garde mes filles, n’attendez pas de venir demander vos congés à la Supérieure lorsque vous la voyez plus préoccupée des affaires, pour les obtenir plus facilement. Il est vrai, la Supérieure se doit toujours rendre attentive, mais il faut aussi que vous usiez de la discrétion et de la simplicité dans les occasions. [espace]
Il ne faut pas sous prétexte qu’on ne fait rien à l’office, s’exempter souvent, parce que si bien vous ne chantez pas, vous faites toujours votre devoir en y assistant avec modestie et attention à Dieu. La Supérieure peut pourtant en cela comme du reste, dispenser selon la nécessité. Il n’y a rien mes filles, qui maintienne tant le bon ordre d’une maison religieuse que de voir les Communautés bien suivies et nombreuses. [espace]
La Supérieure peut commander, si elle commande bien à la bonne heure ; si elle commande mal, la faute sera sur elle, et vous ne rendrez pas compte de ce que vous faites par obéissance.
C’est à nous d’obéir ; si nous obéissons bien, Dieu nous bénira ; si nous obéissons mal, et que nous demandions des congés non nécessaires, la faute sera sur nous. Si la Supérieure accorde les congés par complaisance à d’aucune qu’elle affectionnera dîtes-vous, qui ne soit pas de nécessité, lors la faute sera de toutes deux. L’on dit que nos sœurs se récréent fort bien durant toute la récréation, mais qu’elles ne pensent point aux congés qu’elles ont à demander, et qu’elles vont à toute heure trouver la Supérieure pour les avoir. Pour cela je ne fais point d’autre remède, pour les faire amender, que de leur dire doucement : ma sœur, venez à l’obéissance de ce soir, ou de ce matin, et je vous donnerai la permission que vous demandez ; cela les rend attentives à leur devoir. Mais si ce que l’on demande est nécessaire, il faut leur permettre, et leur dire qu’on le refusera si elle ne s’amende. [116]
La Supérieure se doit tenir un quart d’heure après l’obéissance pour écouter les sœurs, un demi-quart pour la Communauté ; mais la sœur économe, si elle voit qu’il y a quelque sœur un peu longue, doit s’avancer et dire, « Ma Mère, nos sœurs officières ont besoin de parler à votre charité » ; ainsi, ces sœurs si longues à parler se retireront et si quelque sœur veut parler en particulier un peu plus au long, qu’elle prenne l’heure avec la Supérieure, autrement les pauvres Mères seraient bien importunées. [espace].
Il y a des sœurs qui arrêtent la Supérieure, dites-vous, lorsqu’elle vient à table, que le dernier est sonné ; c’est ce qu’il ne faut pas faire, que par nécessité, parce que cela fait retarder la bénédiction, et il faut toujours que la Communauté aille son train ordinaire. Mais si la Supérieure ne peut pas venir pour quelque affaire, après que la Communauté soit assemblée, autant au chœur qu’au réfectoire, il faut que l’Assistante attende l’espace d’un Pater et Ave, et puis que sans sortir de sa place pour aller voir si la Supérieure vient, qu’elle dise le Benedicite. [espace].
Lorsque ce sont les jours que la Supérieure fait l’office, il faut l’avertir ; et même si l’Assistante peut prévoir qu’elle se trouve dans quelques occupations, il faut qu’elle aille l’avertir, avant que les offices sonnent, afin que la Communauté n’attende pas longtemps, et que les exercices soient retardés. [espace].
La Supérieure ne doit pas pour condescendre à certaines filles causeuses et complaisantes, s’entretenir auprès du feu un partie de la récréation, parce qu’il faut qu’elle tâche de consoler de sa présence, celles qui n’y sont pas et qui travaillent. [espace].
Oui mes sœurs, l’on peut élire une Supérieure qui ne serait pas sur le catalogue ; nos sœurs de Melun m’écrivent qu’elles viennent d’élire la leur qui n’y était pas, mais si unanimement qu’il n’y a pas manqué une seule voix ; et Monseigneur de Sens, qui est à mon avis un des prélats de France les plus éclairés et des plus entendus en fait [117] de religion, les loua beaucoup, et dit après l’élection que Dieu y avait véritablement présidé et que Dieu les bénirait, parce qu’elles avaient agi selon son Esprit ; parce que ce grand Dieu fait toujours de grandes grâces à ceux qui agissent pour lui seul. Mais il est toujours bon ordinairement de se tenir au Catalogue, surtout lorsque nous savons qu’il y a une Mère déposée qui agit droitement, des bonnes conseillères qui cherchent le bien seul du Monastère, et qui cherchent à mettre sur ledit Catalogue, les plus capables filles de la maison pour cette charge si importante. Il ne faut jamais parler avant le temps de l’élection, je vous l’ai dit plusieurs fois, et je vous le redis, à chaque jour suffit sa malice. Nous appréhendons que la telle, soit supérieure, qui mourra avant le temps qu’il faille l’élire. Bienheureuse est l’âme qui vit en paix dans la parfaite confiance de son Dieu. Retenez bien ceci, mes chères filles, et soyez certaines que Dieu me le fait dire. Qu’en cette petite qui voilà serait élue, Dieu permettrait qu’elle fasse bien pourvu qu’elle fût élue simplement et sans regard humain ; et elle ne vous devrait pas être en moindre considération que la première de l’Institut qui aurait tous les talents requis, et il faudrait tourner vers elle tous vos respects et tout votre cœur, c’est de la sorte qu’agissent les bonnes religieuses. [espace].
Hors, mes chères filles sont bonnes, mais elles veulent bien que je leur dise un petit mot en confiance. C’est que je ne vois pas, ce me semble, chez vous autant d’esprit intérieur que j’en trouvais autrefois. C’est possible que vous êtes toutes dans l’occupation et dans les charges présentement. Mais, mes chères filles, c’est en ce temps qu’il faut prendre garde à vous, afin que ces choses inférieures ne vous ôtent point les célestes. Il n’est rien qui relâche plus le cœur que la dissipation, et le peu de soin à conserver en tout temps la pureté du même cœur. Mais on ne le fait pas lorsqu’on veut suivre ses inclinations et qu’on ne va aux exercices d’obéissance que de corps, et que l’affection de ce cœur reste à une quenouille et à un ouvrage. Travaillez bien lorsque c’en est l’heure, mais soit par complaisance de la Supérieure ou des autres, ou de vous-mêmes, ne vous amusez point aux ouvrages, ne vous y empressez [118] point au détriment de la dévotion, qui apportera plus d’avantages à votre Monastère avec la suite des exercices que tout travail. Cherchons toujours premièrement le royaume de Dieu, et tout le reste nous sera donné. Notre Bienheureux Père disait une fois qu’il fallait préférer l’obéissance à tous ses petits désirs. Tâchez donc de garder cette pureté de cœur que Dieu demande de nous, et ne désirez point tant d’être aimées et estimées des créatures. Contentez-vous de posséder cette pureté, pureté d’intention, pureté d’action, pureté d’affection, et que votre âme ne respire en tout que pureté. Et de la sorte, vous attirerez sur vous toutes sortes de bénédictions et grâces célestes, je vous les souhaite. Amen.
Fragment d’une lettre d’Annecy de 1834.
C’est que dans la constitution 47 de l’élection de la Supérieure, notre saint Fondateur s’exprime en ces termes « et enfin l’on verra laquelle aura le plus de voix, et celle-là sera la Supérieure… etc », tandis que le Coutumier sur le même sujet, se sert des termes suivants « l’élection se fait seulement quand une sœur a plus de la moitié de voix de tout le Chapitre, quand ce ne serait que d’une de plus. La constitution l’entend ainsi et non autrement ».
D’après cette différence, les uns pensent se devoir arrêter aux termes de la Constitution, et rejettent l’explication donnée sur cet article par le Coutumier, auquel cependant on se tient généralement. Il nous semble que la chose ne doit donner lieu à aucun doute, puisque notre sainte Fondatrice et nos premières Mères ont expliqué les choses au Coutumier comme elles se pratiquaient du temps de notre Bienheureux Père, et selon qu’il les avait lui-même établies. Cependant il paraît que dès avant l’année 1668, quelques Monastères éprouvaient de l’embarras sur ce point : nous le voyons par ce qu’en dit T. H. Mère Philiberte Emmanuelle de Montoux, Supérieure de ce Monastère en sa circulaire du 25 septembre de la susdite année. Après ces réflexions, elle ajoute « nous trouvons bien dans les archives de cette maison de vieux manuscrits de nos constitutions fait de la main de Monsieur Favre, Confesseur de notre saint Fondateur (dans l’un desquels notre Bienheureuse Mère a fait plusieurs annotations de sa propre main) où il est dit comme au Coutumier, que l’élection se fait de celle qui a plus de la moitié de voix de tout le chapitre, et que lorsqu’il faut recommencer, on écrit de nouveaux billets ; ce qui confirme la vérité que notre Bienheureux Père dit dans une de ses épîtres, que les copistes et imprimeurs de nos constitutions y ont fait une infinité de fautes. »
Extraites de Jeanne de Chantal, Correspondance, Tome I 1605-1621, Cerf, 1985.
[Annecy, fin mai-début juin 1611]
Quand viendra ce jour heureux64 où je ferai et referai l’irrévocable offrande de moi-même à mon Dieu ? Sa bonté m’a remplie d’un sentiment si extraordinaire et puissant de la grâce qu’il y a d’être toute sienne, que, si le sentiment dure dans sa vigueur, il me consumera. Jamais je n’eus des désirs ni des affections si ardentes de la perfection évangélique ; il m’est impossible d’exprimer ce que je sens ni la grandeur de la perfection où Dieu nous appelle. Hélas ! à mesure que je me résous d’être bien fidèle à l’amour de ce divin Sauveur, il me semble que c’est chose impossible de pouvoir correspondre à toute la grandeur de ce même amour. Oh ! que c’est chose pénible en l’amour, que cette barrière de notre impuissance ! Mais qu’est-ce que je dis ? J’abaisse, ce me semble, le don de Dieu par mes paroles, et ne saurais exprimer ce sentiment d’amour qui me sollicite à vivre en pauvreté parfaite, en humble obéissance et en très pure pureté.
[Annecy, 1611-1614]65
Monseigneur,
Priez fort pour moi, afin qu’il me retire de ces fâcheuses affaires. Ce qui me console parmi tant de travail, c’est que cela est pour la gloire de Dieu et, qu’enfin, après avoir bien travaillé, nous irons jouir du repos éternel, moyennant la grâce du divin Sauveur, lequel je prie soigneusement pour la perfection de notre Cœur.
Je vous ressouviens, mon Père, qu’il y a aujourd’hui sept ans que Notre-Seigneur remplit votre esprit de mille saintes affections pour le bonheur et perfection de ma pauvre âme. Je vous dirai que, dès hier, elle est demeurée remplie d’un sentiment si extraordinaire de la perfection que, si cela dure, il me consumera. Mon Dieu ! mon unique Père, rendez-moi, par vos prières et conduites, toute à ce Seigneur que nous adorons, révérons et aimons parfaitement. Oh ! que je veux lui être fidèle ! Il m’est impossible d’exprimer ce que je sens, aussi ne ferais-je que l’amoindrir par mes paroles. C’est un ouvrage fait de la main de Dieu. Nous voyons tous les jours clairement abonder ses miséricordes sur nous, c’est pourquoi nous devons tous les jours nous rendre plus fidèles. Pour cela, je consacre de nouveau mon âme à votre volonté et obéissance66.
En ce désir, je vais recevoir mon Dieu, auquel je demeure, Monseigneur, vôtre,
[Annecy, 21 mai 1616]
Mon cher Père,
M. Grandis m’a dit aujourd’hui que nous eussions encore bien soin de vous, que vous ne deviez plus faire une si grande diète, qu’il fallait vous bien tenir et contre garder, à cause de la fluxion qu’il faut craindre. Je suis bien aise de toutes ces ordonnances, et que vous gardiez votre solitude, puisqu’elle sera encore employée au service de votre cher esprit. Je n’ai pu dire nôtre, car il me semble n’y avoir plus de part, tant je me trouve nue et dépouillée de tout ce qui m’était le plus précieux.
Mon Dieu ! mon vrai Père, que le rasoir a pénétré avant ! pourrai je demeurer longuement dans ce sentiment ? Au moins notre bon Dieu me tiendra dans les résolutions, s’il lui plaît, comme je le désire. Hé ! que vos paroles ont donné une grande force à mon âme ! que celles-ci m’ont touchée et consolée quand vous me dites : « Que de bénédiction et consolation » votre âme a reçues, de me « savoir toute dénuée devant Dieu ! » Oh ! Jésus vous veuille continuer cette consolation, et à moi ce bonheur !
Je suis pleine de bonne espérance et de courage, bien paisible et bien tranquille. Dieu grâce, je ne suis pas pressée de regarder ce que j’ai dévêtu ; je demeure assez simple, je le vois comme une chose éloignée, mais il ne laisse pas de me venir toucher, soudain je me détourne. Que béni soit Celui qui m’a dépouillée ! Que sa bonté me confirme et fortifie à l’exécution quand il la voudra. Quand Notre-Seigneur me donna cette douce pensée que je vous mandai mardi, de me laisser à Lui, hélas ! je ne pensais point qu’il commencerait à me dépouiller par moi-même, me faisant ainsi mettre la main à l’œuvre. Qu’il soit béni de tout et me veuille fortifier !
Je ne vous disais pas que je suis avec peu de lumière « et de consolation intérieure ; je suis seulement paisible partout, et semble même que Notre-Seigneur, tous ces jours passés, avait un peu retiré cette petite douceur et suavité que donne le sentiment de sa chère présence. Aujourd’hui encore, plus ou moins, il me reste fort peu pour appuyer et reposer mon esprit ; peut-être que ce bon Seigneur veut mettre sa sainte main par tous les endroits de mon cœur pour y prendre et le dépouiller de tout : sa très sainte volonté soit faite !
Hélas ! mon unique Père, il m’est venu aujourd’hui en la mémoire qu’un jour vous me commandiez de me dépouiller ; je dis : « Je ne sais plus de quoi ». Et vous me dites : « Ne vous l’avais-je pas bien dit, ma fille, que je vous dépouillerais de tout ? » O Dieu ! qu’il est aisé de quitter ce qui est autour de nous ! mais quitter sa peau, sa chair, ses os, et pénétrer dans l’intime de la moelle, qui est, ce me semble, ce que nous avons fait, c’est une chose grande, difficile et impossible, sinon à la grâce de Dieu. La seule gloire donc lui est due et lui soit rendue à jamais.
Mon vrai Père, ne me revêts je point sans votre congé de cette consolation que je prends à vous entretenir ? Il me semble que je ne dois plus rien faire, ni avoir pensée, ni affection, ni volonté qu’ainsi qu’elles me seront commandées. Je finis donc en vous donnant mille bonsoirs, et vous disant ce qui me vient en vue : il me semble que je vois les deux portions de notre esprit n’être qu’une, uniquement abandonnée et remise à Dieu. Ainsi soit-il, mon très cher Père, et que Jésus vive et règne à jamais ! Amen.
Ne vous avancez point de vous lever trop tôt ; je crains que cette sainte fête67 ne vous fasse faire un excès. Dieu vous conduise en tout.
21 mai 1616
Tout cela va fort bien, ma très chère Mère. C’est la vérité, il faut demeurer en cette sainte nudité jusqu’à ce que Dieu vous revête. Demeurez là, dit Notre-Seigneur à ses Apôtres, jusqu’à ce que d’en haut vous soyez revêtus de vertu68. Votre solitude ne doit point être interrompue jusqu’à demain après la Messe.
Ma très chère Mère, il est vrai, votre imagination a tort de vous représenter que vous n’avez pas ôté et quitté le soin de vous-même et l’affection aux choses spirituelles ; car n’avez-vous pas tout quitté et tout oublié ? Dites ce soir que vous renoncez à toutes les vertus, n’en voulant qu’à mesure que Dieu vous les donnera, ni ne voulant avoir aucun soin de les acquérir qu’à mesure que sa Bonté vous emploiera à cela pour son bon plaisir.
Notre-Seigneur vous aime, ma Mère, il vous veut toute sienne. N’ayez plus d’autres bras pour vous porter que les siens, ni d’autre sein pour vous reposer que le sien et sa providence ; n’étendez votre vue ailleurs et n’arrêtez votre esprit qu’en lui seul ; tenez votre volonté si simplement unie à la sienne en tout ce qu’il lui plaira faire de vous, en vous, par vous et pour vous, et en toutes choses qui sont hors de vous, que rien ne soit entre-deux. Ne pensez plus ni à l’amitié ni à l’unité que Dieu a faite entre nous, ni à vos enfants, ni à votre corps, ni à votre âme, enfin à chose quelconque ; car vous avez tout remis à Dieu. Revêtez-vous de Notre-Seigneur crucifié69, aimez-le en ses souffrances, faites des oraisons jaculatoires là-dessus. Ce qu’il faut que vous fassiez, ne le faites plus parce que c’est votre inclination, mais purement parce que c’est la volonté de Dieu.
Je me porte fort bien, grâce à Dieu. Ce matin j’ai fait commencement à ma revue (de conscience), que j’achèverai demain. Je sens insensiblement au fond de mon cœur une nouvelle confiance de mieux servir Dieu en sainteté et justice tous les jours70 de ma vie ; et si, je me trouve aussi nu, grâce à Celui qui est mort nu pour nous faire entreprendre de vivre nus. Ô ma Mère, qu’Adam et Ève étaient heureux tandis qu’ils n’eurent point d’habits !
Vivez toute heureusement paisible, ma très chère Mère, et soyez revêtue de Jésus-Christ Notre-Seigneur. Amen.
[1610-1618]71
Je vous écris, et ne m’en puis empêcher, car je me trouve ce matin plus ennuyé de moi qu’à l’ordinaire. Je vois que je chancelle à tout propos dans l’angoisse de mon esprit, qui m’est causée si extraordinairement par mon intérieure difformité, laquelle est bien si grande que je vous assure, mon bon seigneur et très cher Père, que je me perds quasi dans ce cuisant abîme de misère.
La présence de mon Dieu qui autrefois me donnait des contentements si indicibles, me fait maintenant tout trembler et frissonner de crainte. Je vous jette ceci dans le cœur. Là où je ne vois qu’une faute, l’œil de mon Dieu y en voit un nombre innombrable et quasi infini. Il m’est avis aussi que cet œil divin, lequel j’adore du profond de mon âme et de toute la soumission de mon cœur, outreperce mon âme et regarde avec indignation toutes mes pensées, mes œuvres et mes paroles, ce qui me tient dans une telle détresse d’esprit que la mort même ne me semble point si dure ni si pénible à supporter. Il me semble que toutes choses ont pouvoir de me nuire. Je crains tout, j’appréhende tout, non que je craigne que l’on me nuise à moi, mais j’ai peur de déplaire à la divine miséricorde de mon Dieu.
Oh ! qu’il me semble que la divine assistance est éloignée de moi ! Ce qui m’a fait passer cette nuit en de grandes amertumes, pendant laquelle je n’ai fait autre chose que dire : « Mon Dieu, mon Dieu, hélas ! pourquoi me délaissez-vous ? Je suis vôtre, faites de moi comme de chose vôtre ».
Au point du jour, Dieu m’a fait goûter, mais presque imperceptiblement, une petite lumière en la très haute et suprême pointe de mon esprit, tout le reste de mon âme et de mes facultés n’en ont point joui. Mais elle n’a pas duré demi Ave Maria que mon trouble s’est rejeté à corps perdu sur moi, et m’a tout offusquée et obscurcie.
Mais nonobstant la longueur de cette pénible déréliction, j’ai dit, quoique sans- sentiment quelconque : « Oui, Seigneur, mon Dieu, faites tout ce qui vous agréera, faites, faites, je le veux ; anéantissez-moi, j’en suis contente ; accablez-moi, je m’y soumets ; arrachez, brûlez, coupez, tout ce qu’il vous plaira, car je suis à vous et je le veux bien, oui, Seigneur, je suis à vous ».
Dieu m’a appris qu’il ne fait pas grand cas de la foi quand on en a la connaissance par les sens et sentiments ; c’est pourquoi, contre tous mes combats, je ne veux point de sentiment. Non, Monseigneur, je n’en veux point : puisque Dieu est mon Dieu, il me suffit. J’espère en lui, nonobstant mon infinie misère. Oui, j’espère qu’il me supportera encore et que son infinie miséricorde me sera favorable, mais enfin mon très cher seigneur sa volonté soit faite et éternellement accomplie en moi.
Voilà mon faible et infirme cœur entre vos mains mon très cher seigneur, vous lui ordonnerez la médecine qu’il doit prendre.
A François de Sales, à Annecy
[Paris, 29 juin 1621]72
J’ai plusieurs choses à vous dire, mon très cher Père, mais je ne sais où elles sont, tant mon chétif esprit est accablé et distrait ! Ce saint jour toutefois il me récrée : je me représente que mon très cher père recevra mille caresses de ces très grands saints Apôtres qu’il aime et qu’il sert avec tant d’affection.
Certes, je suis gaie, et rien ne me fâche, grâce à Dieu, car je veux bien tout ce qui lui plaît, ne sentant aucun désir en la pointe de l’esprit que celui de l’accomplissement de la très sainte volonté divine en toutes choses. À ce propos, mon très cher Père, je ne sens plus cet abandonnement et douce confiance ni n’en saurais faire aucun acte. Il me semble bien toutefois que ces vertus sont plus solides et fermes que jamais. Mon esprit, en sa fine pointe, est en une très simple unité : il ne sent pas, car quand il veut faire des actes d’union, ce qu’il ne veut que trop souvent essayer de faire en certaines occasions, il sent de l’effort et voit clairement qu’il ne se peut pas unir, mais demeurer uni. L’âme ne voudrait bouger de là ; elle n’y pense ni fait chose quelconque, sinon un certain renoncement de désir, qui se fait quasi imperceptiblement, que Dieu fasse d’elle et de toutes créatures, en toutes choses, ce qu’il lui plaira. Elle ne voudrait faire que cela pour l’exercice du matin, pour celui de la sainte messe, pour la préparation de la sainte communion, pour Action de grâces de tous les bénéfices : enfin, pour toutes choses, elle voudrait seulement demeurer en cette très simple unité d’esprit avec Dieu, sans étendre sa vue ailleurs, et en icelle dire quelquefois vocalement le Pater, pour tout le monde, et pour les particuliers et pour soi-même, sans divertir toutefois sa vue, ni regarder pourquoi ni pour qui elle prie. Souventes fois, selon les occasions, la nécessité ou l’affection qui vient sans être recherchée, l’âme s’écoule en cette unité. Pour ce sujet, j’ai bien la vue que cela suffit pour tout, néanmoins, mon très cher Père, fort souvent il me vient des craintes que non, et pour me satisfaire sur cette crainte je me force, ce qui me fait grande peine, de faire des actes d’union, d’admiration, l’exercice du matin, de la sainte messe, l’Action de grâces. Ce que je fais mal en cela, dites-le-moi, s’il vous plaît, mon très cher Père, et si cette simple unité d’esprit suffit et peut satisfaire à Dieu pour tous les actes que je viens de dire, auxquels nous sommes obligés, voire, si durant les sécheresses, elle suffira quand l’âme n’a ni la vue, ni le sentiment d’icelle, sinon en l’extrémité de sa fine pointe.
Je ne désire pas que vous me fassiez une longue réponse sur ce sujet, car en douze paroles vous me pouvez dire tout, n’étant ma demande que pour savoir si approuvez cette simple unité pour toutes choses, afin que je ne souffre ni ne reçoive de craintes, ni divertissements en cela. Enfin, dites-moi ce qu’il vous plaira, et, cependant je me rendrai plus fidèle, Dieu aidant, à ne point faire d’acte, croyant que l’autre est meilleur et qu’il suffit, attendant ce que vous me direz, mon très cher Père.
Mais certes, je ne sais comme je vous ai dit tout ceci, car je n’en avais nulle pensée quand j’ai pris le papier ; j’en suis toutefois bien aise. Il faut dire encore ceci : que cette unité n’empêche pas que tout le reste de l’âme ne ressente quelquefois une inclination et penchement du côté du retour vers vous, et n’ai inclination ni affection qu’à cela ; je ne m’y amuse nullement, je n’en ai nulle inquiétude, grâce à Dieu, à cause de cette unité en la pointe de l’esprit. Mais quand, par manière d’éloyse, l’incomparable bonheur de me voir à vos pieds et recevoir votre sainte bénédiction se passe dans mon esprit, incontinent j’attendrais et les larmes sont émues, me semblant que je fondrai en larmes quand Dieu me fera cette miséricorde. Mais je me divertis tout promptement, et si, il m’est impossible de rien souhaiter pour cela, laissant purement à Dieu et à vous, mon très cher Père, la disposition de tout ce qui me regarde. Je sens aussi de l’inclination, de la tendreté et de la compassion pour nos pauvres sœurs qui attendent si longtemps leur chétive mère, qu’elles aiment toutefois tant. Que je vous dis de choses que je ne pensais pas, mon très cher Père, si n’ai-je aucun loisir que ce peu de matinée devant la sainte messe.
[Paris,] 28 septembre [1621]
… retenu par cette dangereuse et chaude émotion qui est parmi le menu peuple de cette ville, qui tuait hier à tort et à travers ce qui lui résistait. La mort de Monsieur de Mayenne73 les a tellement animés contre les huguenots que messieurs de la ville ont grand peine d’en empêcher le massacre. Vous savez qu’en telles occasions le bon pâtit souvent pour le mauvais. Hier, ils brûlèrent le temple de Charenton et plusieurs maisons ; les écoliers s’en mêlent. Enfin, tous les gens de bien sont en grande peine. […]
[Lyon, carême 1615]
[…]
Bonjour, ma très aimée fille. Vivez toute en Dieu, pour Dieu et de Dieu, qui seul règne à jamais dans nos âmes. Amen.
[Annecy, 24-30 octobre 1615]
[…]
Ma chère sœur, je ne vous souhaite rien que la persévérance, et que surtout vous teniez votre esprit en douceur, force et joie. […]
Aux sœurs Péronne-Marie de Châtel et Marie-Aimée de Blonay à Lyon
[Annecy, novembre-décembre 1615]
[…]
Mais aimons-le et le servons comme il veut, sans goût ni connaissance, s’il lui plaît, nous contentant de vouloir à jamais être toutes siennes. Je ne peux vous dire que ces trois mots. Agréez-les, mes chères amies, car ils partent du fond du cœur…
[Annecy, vers le 9 février 1616]
Enfin, ma très chère fille, je prends vos lettres pour y répondre tant que je pourrai. Le bon Dieu me donne son Saint-Esprit pour dire chose qui soit à sa gloire et à votre consolation.
Toutes vos répugnances à me parler, tous vos sentiments et aversions et toutes vos difficultés aboutissent, selon mon jugement, à votre plus grand bien. Et, si bien vous êtes obligée à ne pas faire ce que tels mouvements désirent et que tous les jours vous devez faire des résolutions de vous en défendre et de les combattre, néanmoins quand vous tomberez, je dis cinquante fois par jour, jamais, au grand jamais, vous ne devez vous en étonner ni inquiéter, mais tout doucement reprendre votre cœur et le remettre au train de la vertu contraire, et ne doutez non plus, ma très chère Péronne, de dire à Notre-Seigneur des paroles d’amour et de confiance, après avoir fait mille fautes que si vous n’en aviez fait qu’une. Souvenez — vous de ce que nous vous avons tant dit sur ce sujet, pratiquez-le pour l’amour de Dieu, et soyez assurée que Dieu tirera sa gloire et votre perfection de cette infirmité. Mais n’en doutez point et vous supportez avec douceur quoi qu’il arrive ; et si quelquefois vous vous trouvez sans force, sans courage, sans sentiment de confiance, forcez-vous à dire des paroles toutes contraires à votre sentiment et dites fermement : « Mon Sauveur, mon tout, malgré mes misères et ma méfiance, je me fierai tout en vous. Vous êtes la force des faibles, le refuge des misérables, la richesse des pauvres et, enfin, vous êtes mon Sauveur qui avez toujours aimé les pécheurs ». Mais ces paroles et autres semblables, ma très chère fille, dites-les sans vous attendrir ni pleurer, mais fermement, et puis passez outre à quelque divertissement, car le Tout-Puissant ne vous lairra échapper de sa main : il vous a trop bien prise, et ne voyez-vous pas comme cette douce bonté vient à votre secours et d’une façon remarquable et utile ? […]
Aux Sœurs Péronne-Marie de Châtel et Marie-Aimée de Blonay
[Annecy, début mai 1616]
Ma très chère fille,
Je commence à vous répondre par la vôtre dernière, puis je remonterai, autant qu’il me sera possible, à la précédente. Dieu, s’il lui plaît, me donnera ce qu’il lui plaira que je vous die.
Et premièrement, ma chère fille, je vous dis que ce que Notre Seigneur désire de vous et de nous toutes, c’est l’humble et tranquille soumission à sa très sainte volonté en toutes les choses qui nous arrivent sans exception et lesquelles infailliblement sa divine Providence nous envoie pour sa plus grande gloire et notre utilité. Donc qu’il nous soit dorénavant indifférent d’être en santé ou maladie, en consolation ou désolation, en jouissance ou privation de ce qui nous est de plus cher, et que notre cœur n’ait plus qu’un seul désir qui est que la très sainte volonté de Dieu se fasse en nous, de nous et sur nous. Et partant, ne philosophons point sur tout ce qui nous peut arriver ou aux autres, mais, comme j’ai déjà dit, demeurons douces, humbles et tranquilles en l’état que Dieu nous mettra : en la peine, patienter ; en la souffrance, souffrir ; en l’action, agir, sans penser que nous faisons faute à ceci ni à cela, car ce n’est que l’amour-propre qui fait telles réflexions. Au lieu de tout cela, regardez à Dieu, employant fidèlement les occasions de pratiquer les diverses vertus selon qu’elles se présenteront. Quand vous aurez manqué par lâcheté ou infidélité, point de trouble, point de réflexion, mais demeurez doucement confuse et abaissée devant Dieu, vous relevant soudain par un acte de courage et de sainte confiance.
Or sus, ma fille [Péronne-Marie de Châtel], faites bien ainsi, et ma petite fille [Marie-Aimée de Blonay] aussi, car je sais que vos cœurs ne se cachent rien : c’est pourquoi cette lettre vous sera commune. Et dorénavant, à cause de mon peu de loisir, je vous écrirai toujours ensemble, sinon que vous témoigniez désirer que pour quelque chose particulière et extraordinaire je vous réponde à part. En ce cas-là, je le ferai de tout mon cœur, car je suis toute vôtre, et me croyez que je vous aime parfaitement et que j’ai ma bonne part de la mortification de notre absence, encore certes que vous m’êtes présentes, selon l’esprit, plus que jamais. Ce grand Dieu fait cela, et en sa sainte volonté tout nous est doux.
Vous, ma Péronne, et la petite aussi, si l’occasion en vient, rendez-vous extrêmement souples à recevoir les soulagements quand vous aurez des incommodités corporelles, mais voyez-vous, soit pour le lever, coucher ou manger, quoi que ce soit, soyez simples à obéir sans discourir.
Ma chère Péronne, marchez fermement votre ancien chemin pour l’intérieur et l’extérieur, et quand l’on vous fera ces petites questions : « Quel point d’oraison ? » et semblables, dites hardiment les choses que vous avez faites ou pensées autrefois en cette façon : « J’ai pensé ou fait telle chose en l’oraison, en me promenant, étant dans le lit, etc., », mais ne dites pas : « Aujourd’hui ou à telle heure j’ai fait telle chose », car il n’est pas nécessaire de dire le jour que l’on a fait telle action, mais simplement : « J’ai fait cela, j’ai vu telle chose ». Et pouvez sans scrupule nommer oraisons toutes vos bonnesensées et élévations d’esprit, car, en effet, c’est oraison, et même toutes nos actions sont oraisons quand nous les faisons pour Dieu. Et suffit de saluer notre bon ange soir et matin. La sainte attention à Dieu et à Notre-Darne comprend tout, car les bienheureux esprits sont enclos en cet abîme de divinité, et il est de plus grande perfection d’aller ainsi simplement.
Quand une novice vous demande : « Que pensez-vous ? » répondez en vérité : « Je pense en Dieu », sans dire (s’il n’est pas) : « Je pensais à la Passion » et semblables ; car sans doute, marquant particulièrement un sujet, nous mentirions, s’il n’était pas ainsi. Vous édifierez toujours assez de répondre simplement : « Je pense en N. S. », et leur ajoutez par exemple : « Mon Dieu, qu’il serait heureux qui aurait toujours cette sainte Passion ou Nativité devant les yeux ! »
Je ne vois plus rien à vous dire, mais oui bien encore un mot à ma petite. Je vous prie, ma très chère sœur, ne vous mettez en souci de rien de ce que vous sentez ou ne sentez pas, et ceci soit dit pour une fois. Servez Notre-Seigneur comme il lui plaît, et tandis qu’il vous tiendra au désert, servez-l’y de bon cœur : il y tint bien ses chers israélites quarante ans pour faire un voyage qu’ils pouvaient accomplir en quarante jours. Soyez là de bon cœur et vous contentez de dire et pouvoir dire, quoique sans goût : « Je veux être toute à Dieu et jamais point ne l’offenser ». Et quand il vous arrivera de chopper, comme il fera sans doute (fût-ce cent fois le jour), relevez-vous par un acte de confiance. De même pour le prochain, contentez-vous de le vouloir aimer et d’avoir le désir de lui désirer et procurer tout le bien qui vous serait possible, et faites doucement ce que vous pourrez autour de lui. Enfin cheminez hardiment au chemin que Dieu vous conduit : il est très assuré, […]
[Annecy] 14 mars [1618]
[…]
De vrai, ma fille, ce sont de bonnes épreuves que les grosses maladies, et des occasions grandes pour s’enrichir et affermir aux vertus, quand l’on y est fidèle. Or nous ne disons point ceci, en vérité, pour avoir été assez longuement mal, car N.S. nous traite en faible, et puis, certes, nous n’avons rien profité, sinon à reconnaître notre grande misère, et à avoir un peu plus de soin et de compassion des malades. Voilà que ce bon Dieu nous a encore garanti de notre fièvre quarte : il soit béni et nous fasse la grâce de le mieux servir avec le peu de santé qu’il me laisse ! […]
[Annecy, début juin 1618]
[…]
[Dieu] prend plaisir de gouverner entièrement les âmes qui se reposent en Lui et qui ne désirent ni force, ni science, ni expérience et capacité, sinon celle que sa Bonté leur distribue à mesure qu’elles en ont besoin. […]
[Paris, mai-juin 1619]
[…]
Ce ne pouvait être de nous que ce bon religieux parlait, car jamais cela ne nous advint de contraindre les filles à dire leurs péchés. Il y a longtemps qu’on le dit des carmélites, mais elles le font aussi peu que nous, et en ce point il me semble que nous gouvernons les unes comme les autres. Vous ne devez point douter que notre méthode ne soit bonne, puisque Monseigneur l’a approuvée, mais il est impossible que tous les esprits se rencontrent ; l’expérience nous fait voir l’utilité de cette manière, et combien de profit font celles qui se découvrent simplement. Il faut pourtant aller avec grande retenue, avec les prétendantes, jusqu’à ce qu’elle : soient bien amorcées par l’amour qui leur donne après la confiance. La bonne mère carmélite n’avait garde de dire leurs méthodes auxquelles je sais pourtant qu’elles sont exactes. Enfin, ma très chère sœur, il faut toujours laisser les sœurs en pleine liberté de dire ou de ne pas dire leurs péchés et ce que le directoire dit qu’elles parleront pour se confesser, ce n’est sinon pour leur apprendre la méthode et les éclairer, aider et instruire en la façon qu’elles doivent s’accuser des choses qu’elles demandent, afin de le rendre claires et courtes tant qu’il se pourra. Ce qu’elles ne voudront pas dire, il ne leur faut pas demander. Or, si vous ave ; recours à la Constitution 23, vous verrez que les sœurs ne sont point exhortées de dire leurs péchés secrets. Le directoire est ou doit être conforme ; il ne faut jamais s’enquérir de ce point, mais seulement les aider en ce qu’elles déclareront, et j’espère en la bonté de Notre-Seigneur qu’elles auront des âmes si pures qu’elles persévéreront en la simplicité et confiance qu’elles ont toujours eues, par laquelle elles ont saintement avancé. Mais il les faut laisser, en cela qui regarde le péché, dire ce qu’elles voudront, sans faire semblant que l’on en connaît davantage, tâchant néanmoins de les aider discrètement. […]
[Paris] 27 octobre [1620]
À jamais, ma fille, à jamais que ce doux Sauveur vive et règne dans nos cœurs parmi les désolations et les ténèbres. Il est notre lumière, Il nous conduit ; ne craignons rien, Il ne nous manquera jamais. Encore que nous ne le voyions point ni que nous ne le sentions point par les suavités de sa sainte foi, il n’importe, Il est avec nous. Et dessus ce fond sec et aride, il faut bâtir la solide foi, la ferme confiance et l’amour efficace d’une parfaite soumission. Tout sèchement, il lui faut dire : « Je crois, j’espère, plus fermement que si j’abondais en lumière et suavité. Je me plais à n’en point avoir et à vous dire sans goût ni sentiment quelconque : Vous êtes mon Dieu, je suis toute vôtre ». Et demeurez en paix. Je vous écris ce mot avec impétuosité, sans loisir, mais de bon cœur. […]
[Paris, fin octobre 1620]
Seigneur Jésus ! ma pauvre très chère fille ma mie, il s’en faut bien garder d’arrêter votre pensée, et encore moins votre désir, à vouloir sortir de la supériorité ; par la divine miséricorde, vous faites trop bien et utilement votre charge74. Oh ! non, ma fille, vous ne gâtez pas tout, comme vous me dites, aies, assistée de la grâce de Dieu, vous ne gâtez rien. Que plût à Dieu eussions-nous prou de semblables gâteuses ! Je vous assure que ma conscience me permettrait bien de les mettre en charge. Arrêtez votre esprit à l’avis75 de notre tant unique Père, et soumettez votre cœur au mal et à la charge. Ne soyez pas si âpre à vous-même, et vous verrez que tout ira bien. Vivez très joyeuse et allègre, je vous en conjure, ma fille très chère, que j’aime comme ma propre âme.
[Paris,] 13 juillet [1621]
Ha ma très chère fille,
Ne vous étonnez point, je vous supplie, de ces refroidissements de votre cœur. Je vous l’ai toujours dit : marchez avec la pointe de l’esprit, et faites plus d’état de ne vouloir aucune perfection que celle que Dieu voudra que de toutes les excellentes perfections que l’on peut avoir en cette vie. Ne vous attachez à rien qu’à Dieu seul et conduisez vos filles en ce chemin. Quand donc elles auront trouvé Notre-Seigneur au premier point de l’exercice de la messe ou en un autre, qu’elles ne passent point outre : une seule chose est nécessaire qui est d’avoir Dieu ; quand nous l’avons donc, n’est-ce pas le quitter que d’aller chercher un chemin pour le trouver ? Oh ! véritablement, je désire grandement que nos sœurs aiment la solitude et l’oraison : c’est où l’âme prend sa force. Que serait-ce de notre vie, si nous ne trouvons cette manne qui est cachée en la sainte oraison ? O ma fille, donnez-leur un grand courage pour cela, mais que la mortification surnage à tout, car c’est la vraie préparation de la sainte oraison. II me semble que partout nos sœurs aiment la retraite, au moins ici elles en sont amies. […]
Annecy, 26 décembre 162376
Hélas ! mon Révérend Père, que vous me commandez une chose qui est bien au-dessus de ma capacité ! non, certes, que Dieu ne m’ait donné une plus grande connaissance de l’intérieur de mon Bienheureux Père que mon indignité ne méritait, et surtout depuis son décès, Dieu m’en a favorisée : car l’objet m’étant présent, l’admiration et le contentement que je recevais m’offusquaient un peu (au moins il me semble) ; mais je confesse tout simplement à votre cœur paternel que je n’ai point de suffisance pour m’en exprimer.
Néanmoins, pour obéir à Votre Révérence et pour l’amour et respect que je dois à l’autorité par laquelle vous me commandez, je vais écrire simplement en la présence de Dieu ce qui me viendra en vue.
Premièrement, mon très cher Père, je vous dirai que j’ai reconnu en mon Bienheureux Père et seigneur un don de très parfaite foi, laquelle était accompagnée de grande clarté, de certitude, de goût et de suavité extrême. Il m’en a fait des discours admirables et me dit une fois que Dieu l’avait gratifié de beaucoup de lumières et connaissances pour l’intelligence des mystères de notre sainte foi, et qu’il pensait bien posséder le sens et l’intention de l’Église en ce qu’elle enseigne à ses enfants ; mais de ceci sa vie et ses œuvres rendent témoignage.
Dieu avait répandu au centre de cette très sainte âme, ou, comme il dit, en la cime de son esprit, une lumière, mais si claire, qu’il voyait d’une simple vue les vérités de la foi et leur excellence : ce qui lui causait de glandes ardeurs, des extases et des ravissements de volonté ; et il se soumettait à ces vérités qui lui étaient montrées par un simple acquiescement et sentiment de sa volonté. Il appelait le lieu où se faisaient ces clartés « le sanctuaire de Dieu », où rien n’entre que la seule âme avec son Dieu. C’était le lieu de ses retraites et son plus ordinaire séjour : car, nonobstant ses continuelles occupations extérieures, il tenait son esprit en cette solitude intérieure tant qu’il pouvait.
J’ai toujours vu ce Bienheureux aspirer et ne respirer que le seul désir de vivre selon les vérités de la foi et des maximes de l’Évangile ; cela se verra ès mémoires.
Il disait que la vraie manière de servir Dieu était de le suivre et marcher après lui sur la fine pointe de l’âme, sans aucun appui de consolation, de sentiments ou de lumière que celle de la foi nue et simple ; c’est pourquoi il aimait les délaissements, les abandonnements et désolations intérieures. Il me dit une fois qu’il ne prenait point garde s’il était en consolation ou désolation et que, quand Notre-Seigneur lui donnait de bons sentiments, il les recevait en simplicité : s’il ne lui en donnait point, il n’y pensait pas ; mais c’est la vérité, que pour l’ordinaire il avait de grandes suavités intérieures, et l’on, voyait cela en son visage pour peu qu’il se retirât en lui-même, ce qu’il faisait fréquemment.
Aussi tirait-il de bonnes pensées de toutes choses, convertissant tout au profit de l’âme ; mais surtout il recevait ces grandes lumières en se préparant pour ses sermons, ce qu’il faisait ordinairement en se promenant ; et m’a dit qu’il tirait l’oraison de l’étude, et en sortait fort éclairé et affectionné.
Il y a plusieurs années qu’il me dit qu’il n’avait pas des goûts sensibles en l’oraison et que Dieu opérait en lui par des clartés et sentiments insensibles qu’il répandait en la partie intellectuelle de son âme, que la partie inférieure n’y avait aucune part. À l’ordinaire c’étaient des vues et sentiments de l’unité, très simples, et des émanations divines auxquelles il ne s’enfonçait pas, mais les recevait simplement avec une très profonde révérence et humilité ; car « Sa méthode était de se tenir très humble, très petit, et très abaissé devant son Dieu, avec une singulière révérence et confiance, comme un enfant d’amour.
Souvent il m’a écrit que, quand je le verrais, je le fisse ressouvenir de me dire ce que Dieu lui avait donné en la sainte oraison et comme je le lui demandais, il me répondit : « Ce sont des choses si minces, simples et délicates que l’on ne les peut dire quand elles sont passées ; les effets en demeurent seulement dans l’âme ».
Plusieurs années avant son décès, il ne prenait quasi plus de temps pour faire l’oraison, car les affaires l’accablaient ; et, un jour, je lui demandais s’il l’avait faite. « Non, me dit-il, mais je fais bien ce qui la vaut ». C’est qu’il se tenait toujours en cette union avec Dieu ; et disait qu’en cette vie il faut faire l’oraison d’œuvre et d’action. Mais c’est la vérité que sa vie était une continuelle oraison.
Par ce qui est dit, il est aisé à croire que ce Bienheureux ne se contentait pas seulement de jouir de la délicieuse union de son âme avec son Dieu en l’oraison. Non, certes, car il aimait également la volonté de Dieu en tout, mais cela assurément. Et je crois qu’en ses dernières années il était parvenu à telle pureté que même il ne voulait, il n’aimait, il ne voyait plus que Dieu en toutes choses : aussi le voyait-on absorbé en Dieu, et disait qu’il n’y avait plus rien au monde qui lui pût donner du contentement que Dieu, et ainsi il vivait, non plus lui, certes, mais Jésus-Christ vivait en lui. Cet amour général de la volonté de Dieu était d’autant plus excellent et pur que cette âme n’était pas sujette à changer ni à se tromper, à cause de la très claire lumière que Dieu y avait répandue, par laquelle il voyait naître les mouvements de l’amour-propre, qu’il retranchait fidèlement, afin de s’unir toujours plus purement à Dieu. Aussi m’a-t-il dit que quelquefois, au fort de ses plus grandes afflictions, il sentait une douceur cent fois plus douce qu’à l’ordinaire ; car, par le moyen de cette union intime, les choses plus amères lui étaient rendues savoureuses.
Mais si Votre Révérence veut voir clairement l’état de cette très sainte âme sur ce sujet, qu’elle lise, s’il lui plaît, les trois ou quatre derniers chapitres du neuvième livre de l’Amour divin. Il animait toutes ses actions du seul motif du divin bon plaisir. Et véritablement (comme il est dit en ce livre sacré), il ne demandait ni au ciel, ni en la terre, que de voir la volonté de Dieu accomplie. Combien de fois a-t-il prononcé d’un sentiment tout extatique ces paroles de David : « Ô Seigneur qu’y-a-t-il au ciel pour moi, et que veux-je en terre, sinon vous ? Vous êtes ma part et mon héritage éternellement ». Aussi, ce qui n’était pas Dieu ne lui était rien, et c’était sa maxime.
De cette union si parfaite procédaient ses éminentes vertus que chacun a pu remarquer ; cette générale et universelle indifférence que l’on voyait ordinairement en lui. Et, certes, je ne lis point les chapitres qui en traitent au neuvième livre de l’Amour divin, que je ne voie clairement qu’il pratiquait ce qu’il enseignait, selon les occasions.
Ce document si peu connu, et toutefois si excellent : « ne demandez rien, ne désirez rien, ne refusez rien », lequel il a pratiqué si fidèlement jusqu’à l’extrémité de sa vie, ne pouvait partir que d’une âme entièrement indifférente et morte à soi-même. Son égalité d’esprit était incomparable : car qui l’a jamais vu changer de posture en nulle sorte d’action, quoique je lui aie vu recevoir de rudes attaques ; mais cela se prouve par les mémoires.
Ce n’était pas qu’il n’eût de vifs retentissements, surtout quand Dieu en était offensé et le prochain opprimé ; on le voyait en ces occasions se taire et se retirer en lui-même avec Dieu, et demeurait là en silence, ne laissant toutefois de travailler, et promptement, pour remédier au mal arrivé, car il était le refuge, le secours et l’appui de tous.
La paix de son cœur n’était-elle pas divine et tout à fait imperturbable ? Aussi était-elle établie en la parfaite mortification de ses passions et en la totale soumission de son âme à Dieu. « Qu’est-ce, me dit-il à Lyon, qui saurait ébranler notre paix ? Certes, quand tout se bouleverserait sens dessus dessous, je ne m’en troublerais pas : car que vaut tout le monde ensemble, en comparaison de la paix du cœur ? ».
Cette fermeté procédait, ce me semble, de son attentive et vive foi, car il regardait partir tous les événements, grands et petits, de l’ordre de cette divine Providence, en laquelle il se reposait avec plus de tranquillité que jamais ne fit enfant unique dans le sein de sa mère. Il nous disait aussi que Notre-Seigneur lui avait enseigné cette leçon dès sa jeunesse et que, s’il fût venu à renaître, il eût plus méprisé la prudence humaine que jamais et se fût tout à fait laissé gouverner à la divine Providence. Il avait des lumières très grandes sur ce sujet, et y portait fort les âmes qu’il conseillait et gouvernait.
Pour les affaires qu’il entreprenait et que Dieu lui avait commises, il les a toujours toutes ménagées et conduites à l’abri de ce souverain gouvernement ; et jamais il n’était plus assuré d’une affaire, ni plus content parmi les hasards que lorsqu’il n’avait point d’autre appui. Quand, selon la prudence humaine, il prévoyait de l’impossibilité pour l’exécution du dessein que Dieu lui avait commis, il était si ferme en sa confiance que rien ne l’ébranlait ; et là-dessus il vivait sans souci. Je le remarquai quand il eut résolu d’établir notre Congrégation ; il disait : « Je ne vois point de jour pour cela, mais je m’assure que Dieu le fera ». Ce qui arriva en beaucoup moins de temps qu’il ne pensait.
À ce propos, il me vient en l’esprit qu’une fois (il y a longues années), il fut attaqué d’une vive passion qui le travaillait fort ; il m’écrivit : « Je suis fort pressé, et me semble que je n’ai nulle force pour résister et que je succomberais si l’occasion m’était présente ; mais plus je me sens faible, plus ma confiance est en Dieu, et m’assure qu’en présence des objets je serais revêtu de force et de la vertu de Dieu et que je dévorerais mes ennemis comme des agnelets ».
Notre saint n’était pas exempt des sentiments et émotions des passions et ne voulait pas que l’on désirât d’en être affranchi ; il n’en faisait point d’état que pour les gourmander, « à quoi, disait-il, il se plaisait ». Il disait aussi qu’elles nous servaient à pratiquer les vertus les plus excellentes et à les établir plus solidement en l’âme. Mais il est vrai qu’il avait une si absolue autorité sur ses passions qu’elles lui obéissaient comme des esclaves ; et sur la fin il n’en paraissait quasi plus.
Mon très cher Père, c’était l’âme la plus hardie ; la plus généreuse et puissante à supporter les charges et travaux et à poursuivre les entreprises que Dieu lui inspirait que l’on ait su voir. Jamais il n’en démordait et il disait que, quand Notre-Seigneur nous commet une affaire, il ne la fallait point abandonner, mais avoir le courage de vaincre toutes les difficultés. Certes, mon très cher Père, c’était une grande force d’esprit que de persévérer au bien comme notre saint a fait. Qui l’a jamais vu s’oublier, ni perdre un seul brin de la modestie ? Qui a vu sa patience ébranlée, ni son âme altérée contre qui que ce soit ? aussi avait-il un cœur tout à fait innocent. Jamais il ne fit aucun acte de malice ou amertume de cœur : non, certes, jamais a-t-on vu un cœur si doux, si humble, si débonnaire, gracieux et affable, qu’était le sien ?
[…]
Notre-Seigneur avait ordonné la charité en cette sainte âme, car, autant d’âmes qu’il aimait particulièrement (qui étaient en nombre infini), autant de divers degrés d’amour il avait elles ; il les aimait toutes parfaitement et purement, selon leur rang, mais pas une également. Il remarquait en chacune ce qu’il pouvait connaître de plus estimable, pour leur donner le rang en sa dilection, selon son devoir et selon la mesure de la grâce en elles. Il portait un respect nonpareil à ses prochains, parce qu’il regardait Dieu en eux, et eux en Dieu. Quant à sa dignité, quel honneur et respect lui portait-il ! Certes, son humilité n’empêchait point l’exercice de la gravité, majesté et révérence due à sa qualité d’évêque.
Mon Dieu ! oserais-je dire ! Je le dis, s’il se peut : il me semble naïvement que mon Bienheureux Père était une image vivante en laquelle le Fils de Dieu Notre-Seigneur était peint, car, véritablement l’ordre et l’économie de cette sainte âme étaient tout à fait surnaturels et divins. Je ne suis pas seule en cette pensée : quantité de gens m’ont dit que quand ils voyaient ce Bienheureux, il leur semblait voir Notre-Seigneur en terre.
Je suis, mon Révérend Père,
Votre très humble, très obéissante indigne fille et servante en Notre-Seigneur,
Sœur Jeanne Frémyot, de la Visitation Sainte Marie.
[Annecy, 26 décembre 1623]
Sitôt qu’il plut à Dieu de retirer feu mon mari à soi, la divine bonté me donna de très ardents désirs de la servir […]
Incontinent après, je fus attaquée de diverses tentations en l’esprit, lesquelles me tourmentaient violemment et m’étaient d’autant plus grièves qu’il me semblait qu’elles m’empêchaient l’union avec ce souverain bien qui d’ailleurs m’attirait à lui. Dans mes perplexités et tourments, j’étais sans secours ni assistance spirituelle, car en ce temps, il y a vingt-trois ans, on ne pensait guère à tel remède. Dieu seul, donc, était mon refuge et mon conseil. Il m’inspira de lui demander un homme et, sans que j’eusse jamais ouï parler de père spirituel, je suppliai son infinie Bonté avec abondance de larmes qu’il lui plaise me donner un homme qui fut vraiment saint et vraiment son serviteur, qu’il m’enseignasse tout ce qu’il désirait de moi et je lui promettais en sa Face que je ferais tout ce qu’il me dirait de sa part. Cette prière fut persévérante, fervente et accompagnée d’abondance de larmes et des plus pressantes conjurations qu’il m’était possible de faire à Notre-Seigneur, car je lui représentais la vérité de ses promesses et comme il nous avait assuré de ne point donner une pierre à celui qui lui demanderait du pain. Bref, tout ce qu’un cœur outré de douleur et pressé des désirs de Dieu peut suggérer, je le disais à Notre-Seigneur lui répétant toujours le vœu de bien obéir à ce saint homme que je lui demandais, car j’avais une telle ardeur que j’eusse voulu tout quitter pour aller dans les déserts servir Dieu.
Quelques jours après cette prière, il me fut soudainement représenté en l’esprit l’homme, et me fut dit que c’était celui que je demandais, mais je le voyais assez loin et cela passa soudainement. Or n’ai-je jamais vu personne qui en tout ressembla celui que je vis que feu mon bon seigneur et Bienheureux Père, car je vois encore cela maintenant, et selon que je le vis la première fois à Dijon environ trois ans après. […]
Les [paroles] qu’il me dit en ce temps-là, je les reçus avec un respect nonpareil, comme si un ange me les eût dites, car véritablement, je le regardais comme un homme angélique et n’estimais aucun bonheur comparable à celui d’être toujours auprès de lui pour voir ses actions saintes et ouïr les paroles de sapience qui sortaient de cette bouche sacrée, mais la grande distance qu’il y avait du lieu de sa demeure et la mienne, et aussi que j’avais pris un bon religieux pour être mon père spirituel (nonobstant qu’il me vint souvent que ce n’était pas celui que Dieu m’avait montré), ces raisons m’empêchaient d’oser désirer sa conduite. Et toutefois pressée intérieurement, je le priais deux ou trois jours avant son départ de Dijon de m’ouïr en confession, ce qu’il me refusa d’abord croyant que ce fut par curiosité, et me l’accorda après. Or en cette petite confession, Dieu me logea dans son cœur d’une manière extraordinaire, ainsi qu’il me dit après, et de même, je me sentis portée à ses avis incroyablement, mais il me dit que je demeurasse sous la conduite de mon premier directeur et qu’il ne lairrait de m’assister. Je demeurais fort contente de cela.
Le jour qu’il partit, un peu auparavant, il me dit que, me parlant du mouvement intérieur qu’il ressentait pour mon bien, que dès lors qu’il avait le visage tourné du côté de l’autel qu’il n’avait plus de distractions, mais que, dès quelques jours, je lui revenais continuellement autour de l’imagination, non pas dit-il pour me distraire, car je n’en reçois point de divertissement, et me dit d’autres paroles… […]
Chambéry, 8 décembre 1624
[…]
Non, ma très chère fille, avec la divine grâce, nous ne nous perdrons point, comme ces messieurs disent, faute d’un général. Dieu est l’auteur de notre Institut, Il le saura bien conserver. Si, dans un grand nombre d’années, il a besoin de plus d’appui et de refuge extérieur, la providence de Dieu, à laquelle notre saint Père nous a laissées, nous en pourvoira ; c’est elle qui gouverne son Église, lui envoyant de temps en temps le secours nécessaire, et inspirant la manière des gouvernements à celui à qui il appartient. Demeurons en paix, ma fille, et laissons chacun abonder en son sens, tandis que l’on nous laisse vivre dans nos observances. Oh Dieu ! si nous nous savons parfaitement aimer les unes les autres, nous n’avons que faire d’autres liens pour nous maintenir en notre devoir. Et si tous les monastères se maintiennent avec respect, déférence et communication envers celui d’Annecy, c’est le plus grand moyen d’uniformité que nous puissions avoir ; et certes, s’il arrivait du détraquement, ce dont Dieu nous garde, ce ne seront pas ceux de dehors qui nous relèveront, mais notre bonne intelligence et notre fidélité au-dedans. N’avons-nous pas nos prélats et nos Pères spirituels ? C’est à eux à qui je me plais extrêmement de recourir.
[…]
Il est bon, ma fille, que les yeux de ceux qui nous regardent voient notre avancement et que les nôtres n’en voient rien ; cela nous tient plus humbles devant Dieu. O ma fille ! quand il plaît à cette immense Bonté de nous aider et animer intérieurement, hélas ! quelle grâce à notre faiblesse ! Mais quand il lui plaît de retirer ces sentiments, c’est aussi une grande grâce, car, par ce moyen, nous voyons ce que nous sommes, et la seule fidélité nous fait marcher, nous agréons davantage à Dieu, quoique nous soyons désagréables à nous-mêmes. Mon Dieu !
que cet amour de la volonté divine et cette paix intérieure parmi les travaux spirituels est une grâce précieuse !
[Annecy, janvier-mars 1626]
Mes très chères sœurs,
[…]
Vous savez aussi que ce Bienheureux craignait infiniment que l’esprit de prudence et de sagesse humaine ne se glissât parmi nous surtout en ce qui regarde la réception des infirmes et défectueuses de corps. Vous me direz que cela nous est recommandé en tant d’endroits qu’il n’est pas besoin que j’en parle ici ; certes, il est vrai, mais je ne m’en puis tenir, parce que je vois que cet article est fort combattu de plusieurs sages, et fort contraire à la prudence naturelle qui fournit quelquefois tant de raisons que la pauvre charité a prou peine à tenir le dessus ; c’est pourquoi nous avons besoin d’un grand courage pour observer ce point inviolablement. À quoi nous servira de considérer souvent que c’est la fin de notre Institution et les désirs infinis de notre saint Instituteur, comme il l’a témoigné par
la menace qu’il a faite à celles qui contreviendraient ; et en cette loi de si grande charité il nous donne beaucoup d’occasions d’abjection extérieure, un grand moyen pour nous aider à conserver cet esprit d’une très humble, très basse et très profonde humilité lequel il nous a continuellement inculqué. Cette humilité, dis-je, mes chères sœurs, qui nous fasse aimer et accepter cordialement ce qui peut nous rendre abjectes aux yeux du monde et aux nôtres ; cette sainte humilité qui nous fasse tenir très petites et basses en l’estime de nous-mêmes en comparaison des autres. Et enfin cette véritable humilité qui ne veut aucune excellence que d’être sans excellence, que celle de l’amour de sa propre abjection et de dépendre totalement du bon plaisir de son Dieu, ne recherchant en toutes choses que sa seule gloire ; car c’est le caractère des filles de la Visitation. Oh ! mes très chères, le grand trésor que celui-ci ! Il nous doit être uniquement précieux et sans prétention d’aucun autre. Pour Dieu ! gardons-nous bien que les désirs d’excellence et [de] propre estime ne nous le dérobent ; ayons continuelle mémoire de ce que notre Bienheureux Père nous a dit et laissé par écrit sur ce sujet, afin que toutes les actions de notre vie soient ornées de cette sainte vertu.
Certes, en écrivant ceci, le cœur me frémit, et ne puis contenir mes larmes pour l’appréhension que j’ai qu’un jour cet esprit ne vienne à périr ou à se diminuer en nos monastères ; ô mon Dieu ! ne le permettez pas ; mais que plutôt nous périssions nous-mêmes ! 77[…]
20 avril [1626]
Ma très chère fille,
Je désirais de vous écrire un peu longuement, mais il n’y a moyen : Dieu suppléera à ce défaut. Ne témoignez point à nos sœurs que vous ayez eu une ombre de crainte de nous ennuyer par votre retardement, car aucune n’en a rien connu, sinon au commencement notre sœur C.-Catherine [Claude-Catherine de Vallon] qui en faisait l’étonnée ; mais oui bien, dites le grand désir que vous aviez de venir, et combien vous étaient sensibles les traverses et empêchements que les guerres des huguenots vous faisaient pour cela.
Entreprenez la conduite78 de cette chère maison avec un grand courage et liberté d’esprit : vous trouverez, à mon avis, des filles grandement sincères et sans résistance, au moins je les trouve fort à mon gré. Vous connaissez notre Sr. M. Madeleine [de Mouxy] elle est toute bonne. Notre Sr. A.-Marie [Rosset] est toujours elle-même. Notre Sr. M. — Gabrielle [Clément] est sans tare que de ses scrupules, par lesquels notre bon Dieu l’épure ; mais elle est avec cela toute tranquille en son trouble. Notre Sr. C.-Agnès [Claude-Agnès Daloz] est une vraie israélite, de laquelle notre Bienheureux Père avait très bonne opinion ; nous l’avons laissée au noviciat, avec l’espérance que vous l’aideriez fort à bien faire sa charge, car les novices sont bonnes, et n’y vois rien à redire qu’à la veuve [Marie-Elisabeth Fenouillet]. Notre sœur B.-Marguerite [Bernarde-Marguerite Valeray] a le cœur bon, de bonne observance, mais une petite mine qui semble affectée. Notre Sr. J.-Madeleine79 a été huguenote ; elle est bonne, mais non encore tant claire en son intérieur ; traitez-la amiablement, et l’écoutez afin qu’elle ait loisir de se bien découvrir, car il lui faut du temps.
Notre sœur F.-Angélique [Françoise-Angélique de la Croix de Fésigny] est une âme fort humble, toute bonne et un peu craintive ; il la faut attirer doucement : sa compagne de la sacristie, L.-Dorothée [Louise-Dorothée de Marigny], est un vrai bon cœur, bon esprit, plein du désir de faire, fort sincère, mais encore un peu jeune. La sœur C.-Simplicienne [Claude-Simplicienne Fardel] est toute bonne et toute à ses supérieures, mais un peu sèche, quoique malgré elle. Nos sœur C.-Jacqueline [Claude-Jacqueline Joris] est infirme de corps, un peu tendre, bonne de cœur, mais qu’il faut soutenir cordialement. Sœur L.-Bonaventure [Louise-Bonaventure Ribitel] est aussi fort bonne fille, qui a exercé une vertu incroyable en ses infirmités ; il en faut avoir un soin particulier, afin qu’elle ne se dissipe à la porte. Nos sœurs C.-Charlotte [Claude-Charlotte Violon de Nouvelles] et C.-Christine [Claude-Christine de Paulmes] sont toutes de Dieu ; surtout la dernière est une âme fort pure (et certes, je trouve que toutes le sont). Notre sœur M.-Innocente [de Sainte-André], il la faut soutenir et aider en ses bons désirs ; je trouve qu’elle fait prou, grâce à Dieu, et a le cœur fort bon et touché de Dieu. Notre sœur J.-Louise [Jeanne-Louise de Champagne] a le cœur bon, sincère ; il la faut encourager à travailler, car elle a grand désir du bien.
Mais les deux petites jeunes professes sont des agneaux tout purs ; la grande M.-Aimée [Marie-Aimée de Rabutin-Champigny], il la faut encourager ; l’autre80 fait prou. Sr. M.-Catherine [de Launay] est toute bonne, quoique quelquefois elle manque à la promptitude de l’obéissance. Notre Sr. J.-Marie est toute malade, un peu difficile d’esprit, qu’elle ne peut manier comme elle voudrait, un peu chagrine, mais, las ! tant bonne, tant sincère, tant fidèle à ses exercices ; il la faut traiter fort cordialement. De notre sœur J.-Françoise [Jeanne-Françoise Coppier] [elle] promet de bien faire toujours ; mais, hélas ! elle n’a pas la force de l’esprit pour tenir ferme. Je ne vous dis rien de notre Sr. C.-Catherine [Claude-Catherine de Vallon], car vous la connaissez ; aidez-la bien, je vous prie. Notre bon Dieu répande sur vous, et sur toute cette bénite troupe, l’abondance de ses bénédictions ; je la vous recommande comme la chose du monde qui m’est la plus chère, et que j’aime tendrement.
Nous emmenons de très bonnes filles à mon gré ; priez pour cette fondation.
Je ne vous dis rien des affaires ; notre Sr. M.-Madeleine vous en parlera prou ; je vous recommande notre sœur de Chambéry et les autres. Mgr est tout bon, un peu court à cause de ses affaires ; traitez fort franchement avec lui et selon votre prudence. Bonjour, ma très chère fille ; j’espère, Dieu aidant, de vous revoir sur la fin de l’été. Croyez que mon cœur vous chérit certes comme lui-même, et est tout vôtre.
À ma très chère sœur en N.S., notre sœur P.M. de Châtel, assistante du monastère de la Visitation Ste Marie, A Neci.
[Pont-à-Mousson, mai-août 1626] 1
C’est une pensée de fille tendre, que celle que vous avez eue que je ne vous aimais plus, ma très chère fille, et la cause pourquoi il est aussi peu de nouvelles de l’un que de l’autre. O ma fille, cherchons bien fidèlement le sacré amour de notre doux sauveur, et celui des créatures qui sont siennes ne nous manquera pas. Dieu vous a logée dans mon cœur, ma fille : rien ne vous en saurait déplacer. Je réponds à votre tentation dans la lettre de ma sœur votre bonne Mère. […]
[Annecy, vers le 12 décembre 1626]
Ma très chère fille,
Pour obéir à votre désir, je vous dirai devant Dieu ce qu’il plaira à sa Bonté me donner pour vous, car je l’en prie. Premièrement, il me semble, ma très chère fille, que vous devez rendre votre dévotion généreuse, noble, franche et sincère, et celle de vos novices, tâchant de donner cet esprit à toutes les âmes que Dieu commettra à jamais à votre soin, avec ces fondements d’une profonde humilité qui engendre la sincère obéissance et la douce charité qui supporte et excuse tout, et de l’innocente et naïve simplicité qui nous rend égale et amiable envers tous.
De là, ma très chère fille, il faut passer à la totale résignation et remise de nous-mêmes entre les mains de notre bon Dieu, rendant votre chère âme et celles que vous conduisez, en tant qu’il vous sera possible, indépendantes de tout ce qui n’est point Dieu, afin que les esprits aient une prétention si pure et si droite qu’ils ne s’amusent point à tracasser autour des créatures, de leurs amitiés, de leurs contenances, de leurs paroles, mais sans s’arrêter à rien de tout cela ni à chose quelconque que l’on puisse rencontrer en chemin, l’on passe outre en la voie de cette perfection dans l’exacte observance de l’Institut, ne regardant en toutes choses que le sacré visage de Dieu, c’est-à-dire son divin bon plaisir. Ce chemin est fort droit, ma très chère fille, mais il est solide, court, simple et assuré, et fait bientôt arriver l’âme à sa fin qui est l’union très unique avec son Dieu. Suivons cette voie fidèlement ; certes, elle forclos la multiplicité et nous conduit à l’unité qui est la seule chose nécessaire. Je sais que vous êtes attirée à ce bonheur, suivez-le, et vous tenez coite et en repos dans le sein de la divine Providence ; car les âmes qui ont rejeté toute prétention, hors celle de plaire à Dieu seul, doivent demeurer en paix dans ce saint tabernacle. […]
[Grenoble, début mai 1627]
Ma très bonne et très chère fille,
[…]
L’expérience m’a appris et m’apprend tous les jours, mais surtout je l’ai appris de mon très heureux Père, notre saint Fondateur, que la douceur et la patience vainquent toutes choses et qu’un cœur maternellement cordial et pitoyable sur les misères de ses enfants est le souverain remède pour guérir, ou au moins rendre supportables, les maladies de l’esprit. Je sais bien que, grâce à Dieu, vous avez une grande charité, ma très chère fille ; mais j’ai reconnu, ce me semble, que la grande pureté de votre esprit et sa force à tendre droitement à la perfection, lui fait trouver pénible et fort étrange les misères et imperfections des âmes qui sont obligées d’aspirer à la perfection, et votre zèle vous porte à les y pousser par la voie ordinaire, ce qu’elles n’ont pas la force de supporter. C’est pourquoi votre douceur maternelle les devrait prendre entre ses bras et les porter amiablement dans le sein de sa charité jusqu’à ce que, par la grâce divine, la force leur soit donnée de cheminer en leur devoir.
Voilà, ma très chère sœur, ce que ma conscience me dicte de vous dire en toute confiance, quoiqu’avec un peu de répugnance, avouant devant Dieu ce véritable sentiment que j’ai que vous êtes incomparablement plus capable de me donner des avis que moi à vous ; mais Dieu voulut bien enseigner un prophète par entremise d’une ânesse.
Ne pensez nullement, ma très chère sœur, que je veuille excuser cette malade, non certes, car je connais qu’elle est fort coupable. Mais, considérant son naturel, sa conduite dans notre maison de Nissi et son état présent, je suis incitée de vous écrire ainsi et de conjurer votre bonté, ma très chère sœur, de prendre dorénavant pour elle et pour toutes les faibles un cœur, non seulement de mère, mais de nourrice. Car je sais qu’il est impossible qu’à l’avenir, non plus que par le passé, il ne se puisse trouver des esprits difficiles dans les maisons de religion lesquelles demeureraient sous la pesanteur de leurs misères et sous la force des remèdes comme ces deux ont fait, si elles ne sont supportées d’une extraordinaire charité. Mais surtout au commencement des maladies, il faut aller autour de ces pauvres esprits bien délicatement, usant plus de divertissement et de remède cordial que de rabrouement. Partout il y a quelque sujet d’exercice semblable, mais l’on voit par expérience que la douceur et amour cordial entretient en paix, et comme disait notre Bx : Père, après tout, c’est la vérité qu’il en faut revenir là. […]
[Annecy, vers le 19 octobre 1629] 1
Mon Dieu ! ma vraie fille, qu’il nous est bon de nous revoir et de trouver des misères en nous ! Cela nous enfonce dans ce saint mépris de nous-mêmes, et nous élève à une plus parfaite et absolue confiance en Celui qui tient en soi tout notre bien ; je l’aime mieux là qu’en moi-même. […]
[Annecy, vers le 24 novembre 1629]
[…]
Bref, vous devez par tous les meilleurs moyens que vous pourrez tenir vos filles fort unies à vous, mais d’une union qui soit de pure charité et non d’un amour humain qui s’attache. Que s’il arrive à quelqu’une de le faire, vous la devez insensiblement porter au dénuement et à l’estime du bonheur de l’âme qui ne dépend que de Dieu. Car de penser guérir tels maux par des froideurs et rabrouements, cela les pourrait porter à des aversions et inquiétudes qui seraient suivies de quelque détraquement, surtout les esprits faibles. Tenez-les fort unies par ensemble et avec estime l’une de l’autre, ce que vous ferez efficacement par l’amour et l’estime que vous témoignerez d’en avoir vous-même par vos paroles et actions ; mais amour général envers toutes, les aimant également, sans qu’il paraisse aucune particularité. Car je vous dis, que si une fille n’a la très haute perfection, pour bonne qu’elle soit au-dessous de cela, elle ne vivra point contente, si elle ne croit que sa supérieure l’aime et l’a en bonne estime. Cela est une imperfection dont il faut tâcher de les affranchir s’il se peut. Mais patience cependant. Je sais que je dis vrai en ceci et que cette croyance leur profite et leur donne une certaine allégresse, qui fait porter gaiement toutes sortes de difficultés. Et c’est chose assurée que notre nature ne peut longtemps subsister sans quelque contentement et satisfaction, jusques à ce qu’elle soit tout à fait mortifiée. Or comme les filles ont quitté ce qui leur en donnait au monde, il faut nécessairement qu’elles en prennent de l’amitié et confiance de leur Mère et de la douce société de leurs sœurs. Que si elles n’en trouvent là, elles en chercheront ailleurs, avec leur propre intérêt et celui de la maison.
Prenez garde qu’en corrigeant, vos paroles et votre maintien portent et animent les sœurs au bien, évitant les paroles aigres et dures, qui ne font qu’offenser le cœur, le dépiter et alentir aux exercices des vertus et le refroidir à la confiance et estime qu’elles doivent avoir de leur supérieure.
Notre Bienheureux Père disait qu’une supérieure ne se doit jamais étonner ni troubler d’aucun défaut qui se puisse commettre en sa maison par le général des sœurs, ni par les particulières. Qu’elle les doit regarder et souffrir doucement, et en esprit de repos y apporter les remèdes qui lui sont possibles. Qu’elle ne doit non plus étonner celles qui les font, mais qu’avec une suave charité il les faut amener à la connaissance de leur chute, pour leur en faire tirer profit. Croyez-moi, ne nous rendons point tendres ni sensibles aux manquements de nos sœurs et à ne vouloir voir ni souffrir parmi nous les esprits fâcheux et de mauvaise humeur. Quand ils sont liés à la religion, le plus court est de les supporter doucement. Car nous avons beau faire, il se trouvera toujours dans les communautés, pour petites qu’elles soient, quelques esprits qui donneront de la peine aux autres. Dieu permet cela pour exercer la vertu de la supérieure et des sœurs.
[…]
Bon Dieu, que les supérieures doivent être bonnes, simples et charitables ! mais aussi qu’elles ont besoin d’être prudentes et accortes pour découvrir les ruses, artifices et tromperies de l’amour propre dans les âmes faibles, molles et inutiles ! Car telles filles ne s’appliquant aux vertus, elles ne peuvent prendre leur contentement en Dieu, ni aux exercices spirituels, de sorte que leur esprit oiseux et vide de Dieu ne fait qu’inventer mille chimères extravagantes. L’on a vu en quelques monastères des choses en ce sujet dignes d’extrême compassion : les unes qui se tordaient le corps, comme si elles eussent été possédées ; une qui demeura plusieurs mois ne voulant ni manger ni se soutenir ; d’autres qui faisaient les paralytiques, les malades du mal caduc, de dévoiement d’estomac, de courte haleine et semblables imaginations ou maladies supposées, propres pour mettre en peine toute une communauté. Quelques-unes font cela par une hypocrisie innocente et quelquefois d’enfance, de paresse et sensualité ou grande mélancolie. En ce dernier cas, la purgation et saignée est nécessaire.
[…]
Quand les filles se forgent des imaginations pour les choses spirituelles, c’est une misère que de voir les artifices et tromperies, les fausses visions, les imaginaires ravissements, les opiniâtretés à vouloir faire des austérités et semblables fantaisies qu’elles disent que Dieu leur suggère ou commande. Et avec cela point de soumission, peu d’observance, fortes en leur propre jugement. Elles prennent une souveraine délice de voir que l’on est en peine d’elles et prétendent de se mettre en estime ; mais à la fin elles feront des éclats qui feront bien voir l’amusement de telles niaises imaginations. Le remède c’est de recourir à Dieu, et, ce me semble, de ne leur point laisser parler de tout cela sans rire, les mépriser et les très bien faire travailler et faire marcher exactement dans le train de l’observance.
Il s’en trouve qui naturellement sont sujettes à ces imaginations par la faiblesse de leur esprit et croient fort innocemment de voir, de sentir et d’entendre plusieurs choses. Il faut divertir doucement celles-ci et leur donner un peu de crainte que le diable ne se mette par là ; et pour les empêcher qu’elles n’y perdent trop de temps, il les faut aussi occuper extérieurement. Car de se rire et mépriser ce qu’elles viennent dire, il ne le faut pas. Cela les affligerait et ferait tomber en quelque mélancolie, dont bien souvent telles choses procèdent.
[…]
Au surplus, croyez-moi, je vous prie, ne nous pressons point, et modérons l’ardeur de remplir promptement nos maisons, car avec un peu de patience il viendra si grand nombre de filles que l’on aura moyen de bien choisir. Accoutumons-nous de dépendre davantage de la conduite de Dieu sur nous et sur nos monastères. Sa bonté ne manquera pas de nous fournir de bonnes filles par le moyen desquelles la vraie observance sera gardée et l’esprit de l’Institut conservé en sa perfection. Mais travaillons à les bien dresser et à cultiver leur esprit sans nous lasser.
[…]
Enfin, c’est aux supérieures à cultiver les âmes, à y semer et planter l’affection des vertus, tant par leur bon exemple que par leur continuel encouragement, mais c’est de Dieu qu’il faut attendre en toute humilité et patience l’accroissement et le fruit. Le principal moyen de l’avancement d’une âme c’est l’oraison. C’est pourquoi il les faut bien encourager et surtout tâcher de remarquer l’attrait et la conduite de Dieu en chaque esprit pour les aider et faire marcher fidèlement, sans les en divertir ni contrarier. Car bien souvent nous détruisons par notre conduite industrieuse celle de Dieu et cependant tout le profit et repos des âmes consiste à la suivre très simplement. Je dis dans les Réponses comme j’ai reconnu que l’attrait quasi universel des filles de la Visitation est d’une très simple présence de Dieu par un entier abandonnement d’elles-mêmes en sa sainte Providence8 Je pourrais dire sans quasi, car vraiment j’ai reconnu que toutes celles qui s’appliquent à l’oraison dès le commencement comme il faut et qui font leur devoir pour se mortifier et exercer aux vertus aboutissent là, et plusieurs y sont attirées d’abord et semble que Dieu se sert de cette seule conduite pour nous faire arriver à notre fin et parfaite union de nos âmes avec lui. Enfin je tiens que cette manière d’oraison est essentielle à notre petite Congrégation. Ce qui est un grand don de Dieu qui requiert une reconnaissance infinie. Or je sais bien qu’en toutes choses il n’y a règle si générale qui ne puisse avoir exception. La grande science en ce sujet c’est de reconnaître l’attrait de Dieu et le suivre fidèlement, comme j’ai déjà dit, et les supérieures se doivent bien garder d’en détourner leurs sœurs. Ce que pourraient faire celles qui communiquent beaucoup dehors, étant impossible qu’elles ne prennent des maximes de ceux de qui elles estiment beaucoup l’esprit et qu’elles ne les veuillent faire pratiquer à leurs sœurs, ce qui enfin ruinerait la conduite intérieure de Dieu et l’esprit de la vocation. Prenons garde que ce mal ne nous arrive, je vous en prie.
Il y a des âmes entre celles que Dieu conduit par cette voie de simplicité, lesquelles sa divine Bonté dénue si extraordinairement de toute satisfaction, désir de vertu et sentiment qu’elles ont peine de se supporter et de s’exprimer, parce que ce qui se passe en leur intérieur est si mince, si délicat et imperceptible, pour être tout à l’extrême pointe de l’esprit, qu’elles ne savent comme en parler. Et quelquefois telles âmes souffrent beaucoup, si les supérieures ne connaissent leur chemin, parce que craignant d’être inutiles et perdre le temps, elles veulent faire quelque chose et se travaillent la tête à force de réflexion pour remarquer ce qui se passe en elles. Ce qui leur est très préjudiciable et les fait tomber en de grands entortillements d’esprit, que l’on a peine à démêler, si elles ne se soumettent à les quitter tout à fait et à souffrir avec patience la peine qu’elles sentent, laquelle bien souvent ne procède, sinon de ce qu’elles veulent toujours faire quelque chose, ne se contentant de ce qu’elles ont. Ce qui trouble leur paix et leur fait perdre cette très simple occupation intérieure de leur volonté. Et quand elles n’en sentent point du tout, qu’elles se contentent de dire de fois à autre quelque parole d’abandonnement et de confiance fort doucement et de demeurer en révérence devant Dieu. Les supérieures les doivent grandement conforter et encourager à porter également les voies de Dieu en elles. Car vraiment il n’y a rien à craindre en ces âmes-là esquelles, pour l’ordinaire, on voit reluire une grande pureté et exactitude à l’observance. Il leur faut procurer de la consolation et de la lumière, soit par communication avec ceux qui entendent ces chemins ou par la lecture des livres qui en traitent, comme l’Amour de Dieu [Traité de l’amour de Dieu] au six, sept et neuvième livres et les Entretiens et ceux de la Mère Thérèse82. Il y a plusieurs chapitres dans la vie du Père Balthasard Alvarez83, jésuite, qui donnent grande lumière pour ces manières d’oraison et certes plusieurs pour la pratique des vertus. C’est un bon livre, bien qu’il y ait plusieurs chapitres qui ne sont pas pour nous.
Si la supérieure n’a la connaissance de ces manières d’oraison et que quelques sœurs l’aient, comme, grâce à Dieu, nos maisons n’en sont pas dégarnies, elle leur doit faire parler charitablement ; et cela leur serait plus profitable que de les faire parler dehors, si ce n’était à quelqu’un bien intelligent. Enfin, il les faut aider à mettre leur esprit en repos, dans la voie où Dieu les veut, qui est un grand dénuement et perte d’elles-mêmes en lui d’où procède la vraie et sainte liberté d’esprit, qui fait marcher les âmes au-dessus d’elles-mêmes et de toutes les choses créées. Ce qui me fait si particulièrement parler de ceci, c’est l’extrême compassion que j’ai eu en la rencontre de quelques bonnes âmes qui étaient conduites par cette voie et qui étaient dans les embarrassements et troubles d’esprit très grands, faute d’être entendues et aidées. Enfin, quand on voit des âmes pures et qui s’adonnent à la vertu et observance, il ne faut pas douter de leur oraison, car Dieu en prend le soin pendant qu’elles ont celui de lui plaire en se perfectionnant par la vraie observance et dénuement de toutes choses.
Ma chère sœur, la charité et votre Règle vous obligent étroitement d’avoir soin de la santé de vos sœurs et de les servir de vos propres mains, dont les malades se doivent rendre capables. Et assurément les supérieures qui manqueront en cette occasion en auront reproche en leur conscience, et des visiteurs. Je vois que presque toutes les filles qui meurent parmi nous, meurent d’étisie, et souvent les jeunes qui ont été nourries délicatement et les plus exactes en viennent là. J’ai souvent pensé d’où cela pouvait procéder et il m’a semblé que c’est que l’on met les jeunes trop promptement dans l’exacte observance et sujétion. Car à ces petites âmes il faudrait laisser une modérée liberté par laquelle elles puissent prendre quelques récréations et petit à petit les conduire à l’observance et aux exercices spirituels, à mesure qu’elles se fortifieraient de corps et d’esprit. Je dis dans nos Réponses que demi-heure d’oraison leur doit suffire et qu’il les faut faire dormir et manger plus souvent que les autres sœurs. Certes cela est nécessaire, et de leur donner de petits divertissements et récréations jusques à ce que leurs corps aient pris leur croissance. Les supérieures doivent prendre garde à celles qui ont des dispositions à ce mal, car les filles exactes le couvrent et souffrent sans en rien dire jusqu’à l’extrémité et quand il n’y a plus de remède. Ce qu’il ne leur faut pas permettre, et de quelque âge que soient celles qui en seront atteintes, il leur faut faire prendre de bons bouillons, manger du veau et mouton, même de volailles quand elles seront dégoûtées, et fort peu de bœuf, et point de salures, les faire bien dormir et récréer à quelques petites occupations extérieures. Nous savons par expérience que ceux-ci sont les meilleurs remèdes pour telles maladies. Et généralement, il faut faire nourrir les sœurs honnêtement, selon que le Coutumier marque, leur donner de bon pain qui soit léger, du vin naturel et non jamais du tourné, et leur laisser une sainte liberté d’esprit, afin qu’elles se récréent et débandent bien leur esprit au temps des récréations et une fois le mois, comme le Coutumier dit. […]
[Annecy, novembre 162911
Mon très cher frère,
Je supplie le divin Sauveur d’être à jamais votre lumière, force et consolation et à ma très chère sceur2, désirant que cette lettre vous soit commune. Vous voilà donc retirés de notre maison' pour l’appréhension de l’affliction générale dont il plaît à notre bon Dieu de visiter son peuple.
Il a plu à la divine miséricorde d’en préserver cette maison bien que deux soeurs4 nous soient mortes, l’une au tour, l’autre religieuse, elles ont jeté le tac après leur décès ; mais il n’y a point eu d’autre apparence. Nous avons toutefois nettoyé comme si ç’eut été le mal même. Nos bonnes sœurs en sont demeurées dans leur ordinaire tranquillité, c’est un effet de la grâce qui leur a donné une entière résignation à sa sainte volonté, et ont quasi toutes été exemptes du mal de l’appréhension et crainte, que j’estime plus grand et affligeant que le mal même. Voilà comme notre bon Dieu supporte notre faiblesse, il soit béni de tout.
Je le supplie de vous conserver et ma très chère sœur et vous faire porter tout ce qu’il lui plaira vous envoyer au corps, aux biens ou à l’esprit, avec paix et douceur. Oui, même la privation de paix s’il lui plaît de nous en priver, car il faut vivre paisible au milieu de la guerre et dans le dépouillement de toutes choses.
Ce que l’on vous a dit de Monseigneur de Genève est bien véritable, mon très cher frère, il a administré près de 4 mois durant les divins sacrements aux pestiférés. On l’a vu leur dire la messe, prêcher en place publique, consoler, encourager et animer les sains et les malades à tirer profit de cette tribulation, y regarder la main de Dieu et lui baiser amoureusement. […]
[Annecy, début décembre 1629]
Ma très chère fille,
Ma sœur la supérieure de Chambéry m’a communiqué, selon votre désir, votre lettre et vos écrits dans lesquels j’ai vu que votre entendement est fort éclairé et voit plusieurs portes ouvertes par lesquelles le détraquement pourrait arriver parmi nous. Elles sont de grande considération, mais de peu de remède, ceci en toute religion de filles, que celui qu’il faut attendre de la conduite de l’Esprit de Dieu sur les supérieures. […]
Donc, notre singulier et solide remède, c’est de nous confier totalement et pleinement au soin que la divine Providence a de nous, dépendant d’elle et nous y reposant comme les enfants dans le sein de leur douce mère. […]
Annecy, 6 décembre 1629
Maintenant que nous voici sur la fin de l’année, ma très chère fille, il vous faut bien dire un peu de nos nouvelles, qui grâce à Dieu, sont très bonnes, sa divine Bonté ayant, comme nous pensons, préservé cette maison du mal qui l’a si fort environnée. La ville n’en est pas encore entièrement purgée, quoiqu’il y arrive peu de mal ; mais cela nous tient toujours dans notre prison, et fait que le pauvre peuple souffre des nécessités et misères très grandes. […]
Diverses autres fois, la divine Providence nous a préservées du péril éminent de ce mal, où de bons ecclésiastiques, qui venaient dire messe céans, nous ont mises, en étant déjà quelque peu atteints. Or, comme l’on appréhende et s’en étonne-t-on extrêmement en ce pays : dès qu’il fut découvert à la ville, toutes les personnes de qualité, magistrats et bourgeois se retirèrent aux champs, de sorte qu’elle demeura entièrement destituée de tout secours, hormis de celui que Dieu y pourvut par l’entremise de Mgr de Genève et des syndics.
Mais je crois que notre chère sœur la supérieure de Chambéry vous a déjà écrit comme ce bon et digne prélat a assisté son peuple, non seulement de ses moyens qu’il leur a départis avec abondance et charité incroyables, mais encore de sa personne, administrant les sacrements, visitant et consolant les pestiférés, et y employant aussi les ecclésiastiques de sa maison, dont M. de Boisy, son neveu, et l’un de ses aumôniers en sont morts. Et dès lors, voyant que le mal était si enflammé, l’on fit sortir presque tous ceux qui étaient restés dans la ville et les envoya-t-on en cabane par les montagnes afin de la pouvoir plus tôt nettoyer, et par ce conseil que Dieu donna, il y resta peu de personnes et l’on sauva la vie à plusieurs.
Mais il faut que nous vous disions un peu par le menu comme nous nous sommes conduites en cette occasion de la maladie, afin que vous nous disiez ce en quoi nous avons manqué. Premièrement, quand nous vîmes que le mal s’échauffait, nous fîmes prier les ecclésiastiques qui venaient dire la sainte messe céans de s’en abstenir ; et par l’avis de Mgr de Genève, l’on fit mettre un autel proche de la grande porte de l’église, où les seuls ecclésiastiques de sa maison disaient messe et le peuple l’entendait depuis la rue, de sorte qu’il n’y avait plus que ce digne prélat qui la dit au grand autel. Nous fermâmes aussi notre parloir à toutes sortes de personnes, excepté à lui et à ceux de sa maison, qui était bien la plus exposée de la ville, et celle dont la communication nous mettait en plus grand péril ; car non seulement il administrait les sacrements aux malades avec ses prêtres, mais aussi tout le reste de sa famille était employé à distribuer les aumônes que sa maison et la nôtre faisaient aux pestiférés et enfermés. Mais quel moyen, ma très chère fille, de voir ce bon et digne prélat se priver, comme il voulait faire, de la seule consolation qui lui restait de se venir un peu soulager céans de l’extrême douleur que son âme souffrait, pour la grande compassion qu’il portait à son pauvre peuple qu’il voyait si affligé ?
Outre que ce fut été nous priver d’une très rare, grande édification que nous recevions, voyant la grandeur de son courage et de son zèle au bien des âmes, ce qui nous fortifiait et aidait merveilleusement à faire le total abandonnement de nous-mêmes entre les bras de la divine Providence, à laquelle, comme vous voyez, par ce petit récit, nous avons l’entière obligation de la conservation de ce monastère et aux prières de notre saint Père, auquel, après Dieu et la Sainte Vierge, nous avions toute notre confiance.
Pour le reste de l’extérieur, nous avons usé de toutes les précautions possibles : car nous fîmes provision de quantité de farine et de bois pour chauffer le four, et retirâmes dedans une de nos sœurs tourières pour faire le pain et les lessives ; les autres deux furent laissées à Novelles, qui est un grangeage que nous avons à un petit quart de lieue de la ville, d’où elles nous apportaient ce qu’elles pouvaient par-dessus le lac, de sorte que nous ne faisions prendre chose quelconque dans la ville ; et de crainte que nos chats qui y allaient ne nous apportassent le mal, nous les fîmes tuer. […]
L’on avait donné obéissance aux sœurs, que dès que quelqu’une se trouverait mal, tant peu que ce fût, elle en avertît et se retirât en une chambre destinée à cela, hors du commerce des sœurs ; plusieurs desquelles ont eu de grandes enflures de col, des grosses gales au visage qu’on ne savait si c’étaient des charbons ; des accès de fièvre, des grands maux de cœur, dévoiements d’estomac et semblables, qui donnaient doute que ce ne fût le mal contagieux. Quand cela était, l’on destinait tout promptement deux sœurs pour leur service, lesquelles, après avoir pris la bénédiction de la supérieure, allaient gaiement prendre le lit de la malade, qu’elles enveloppaient entièrement dans la couverture, puis nettoyaient et parfumaient bien la cellule, y laissant un gros parfum, ouvrant la fenêtre et fermant la porte. Et quand elles emportaient ce qu’elles y avaient pris, deux sœurs allaient, éloignées, l’une devancière, l’autre dernière, avec de grand parfum, les portes des cellules et lieux où elles passaient étant toutes fermées. Incontinent aussi, on faisait bien parfumer tout le monastère et les sœurs, auxquelles on faisait prendre quelque préservatif plus spécial.
Et bien que deux ou trois fois l’on eût beaucoup plus de probabilité que le mal y était, néanmoins je n’en ai jamais vu de l’étonnement parmi nos sœurs, qui prenaient leurs petits remèdes fort joyeusement, chacune se tenant dans la disposition du départ, comme elles en étaient averties ; car nous étions résolues de ne pas exposer notre bon et très vertueux confesseur. Et que si quelqu’une de se confesser, il l’eût ouïe, mais de loin ; et, pour les il eût mis le très saint Sacrement entre deux petites lèches de pain, puis l’eût posé sur le lieu préparé à cela, où celle qui servait les mlades le fût venu prendre le plus révéremment qu’elle eût pu
[…]
Je ne veux pas oublier de vous dire ici le grand courage avec lequel nos sœurs s’étaient résolues de s’assister l’une l’autre, et comme elles s’y sont toujours offertes avec tant de franchise et de cordiale charité, qu’elles en ont [donné] beaucoup de consolation et une entière satisfaction, non seulement à la maison, mais aussi à Mgr de Genève, et à tous ceux qui l’ont su. Nous avons été en grand péril pour ce qui était de l’eau, n’en ayant que celle d’un beau canal courant qui sort du lac, au long duquel est posé l’hôpital des pestiférés ; et l’on avait mis les cabanes de ceux qui faisaient quarantaine — entre lesquels plusieurs mouraient — tout proche du monastère en sorte que tout se purifiait et nettoyait dans cette même eau. C’est pourquoi nous en faisions prendre dès la fine aube du matin ce qu’il nous en fallait pour tout le jour.
[…]
Aux récréations et assemblées, il y avait ordonnance de se tenir un peu séparées l’une de l’autre et en se parlant faire de même. Nous ne prenions point d’eau bénite que dans nos cellules, où celles qui font la visite le soir et le matin n’entraient point. L’on ne changeait point aussi les serviettes au réfectoire, et chacune laissait le reste de son pain plié dedans. […]
[Annecy,] 9 décembre [1629]
Ma très chère fille,
[…]
Oh ! que nous serons heureuses, ma vraie fille, quand nous nous serons entièrement oubliées. Mon Dieu ! quand sera-ce que rien ne vivra plus en nous que votre pur amour ? Ma fille, que je le désire ; mais Dieu, qui voit ma lâcheté, ne me donne pas le loisir d’y penser comme il serait requis. Laissez-vous bien et sans réserve à son bon plaisir. Le moins que nous pourrons nous mêler de nous serait le meilleur. […]
Annecy, 10 décembre 1629
Mes très chères et bien-aimées sœurs,
[…]
Or, il me semble, mes très chères sœurs, que je vois dans vos esprits une seule difficulté en ceci : qui est de continuer votre spéciale communication après moi, à celles qui seront supérieures de ce monastère, vous semblant que vous n’y pourrez pas avoir l’amour ni la confiance que Dieu et la bonté de vos cœurs vous ont fait avoir en moi. Mais, hélas ! mes très chères sœurs et mes filles bien-aimées, ne craignez point cela, car la main de Dieu n’est point accourcie sur nous. Soyez assurées que si, avec humilité et simplicité, vous suivez le train dans lequel Il vous a mises, Il pourvoira toujours ce monastère de si bonnes supérieures, si solides en la vertu de notre vocation et si affectionnées et zélées à sa conservation, que vous en recevrez toute satisfaction et contentement, et incomparablement plus grand que vous ne l’avez reçu de moi, qui, par ma misère et infidélité, me suis rendue indigne de recevoir les grâces que Dieu m’avait destinée à votre considération et pour votre utilité. Que, donc, rien ne vous arrête ni empêche de suivre votre train ordinaire, je vous en supplie, mes très chères sœurs, et soyez assurées — je vous le dis encore — que si vous conservez par amour ce que Dieu a établi par notre saint Fondateur, pour le bien commun de notre Ordre, vous en recevrez autant et plus de bénédictions ci-après, que vous en avez reçu ci-devant.
Voilà ce que j’avais à vous dire, mes très chères sœurs, avant mon départ de cette vie : je le mets devant Dieu et devant vous. Conservez-le et vous y affermissez le plus solidement qu’il vous sera possible…84
[Annecy, 1629]
Ma très chère fille,
[…] Jetez-vous et toutes vos misères et vos intérêts et affections, dans le sein de la bonté de Dieu, vous laissant gouverner à sa Providence et à l’obéissance, et cela à yeux clos, sans permettre à votre esprit de regarder où il va ; mais allez toujours, ne regardant que Dieu et la besogne qu’Il vous présente dans chaque occasion et moment, pour la faire fidèlement avec la pointe de l’esprit sans vous amuser à vos sentiments ou dissentiments et répugnances ; car il les faut absolument fouler aux pieds et les ranger sous l’obéissance, qui est la sainte volonté de Dieu. Voici peu de paroles, mais si vous les observez, elles vous conduiront à la perfection que Dieu veut de vous ; j’en supplie sa Bonté. Je suis vôtre.
À ma très chère sœur en N.S., notre sœur Anne-Catherine de Sautereau, religieuse de la V. Ste M. à Grenoble.
[Annecy,] 11 juin [1630]
Or, sus, ma très chère fille, n’affligez plus votre [cœur] bon et tout aimable, qui aime cette chétive mère si uniquement, sur l’appréhension du voyage de Piémont ; car il faut que je confesse que je crois que la divine Providence ne nous veut pas en ce pays-là ; au moins j’ai ce sentiment maintenant, parce que toutes les fois que nous avons été prêtes de partir, Dieu a toujours envoyé des empêchements si puissants que nous avons été contraintes d’arrêter, au moins ces deux années dernières ; car la peste nous arrêta l’année passée que tout était prêt. Les princes et les princesses avaient écrit pour nous faire partir, mais nous fûmes retenues, parce qu’il fallait faire quarantaine ; et cette année, comme l’on y pensait aller et en sorte que le mardi de Pâques était pris pour cela, la guerre est venue, qui y a aussi empêché. Et maintenant nous revoyez dans la peste que l’armée nous a laissée après beaucoup de pertes, de ravages et d’afflictions. Les soldats ont laissé ce gage en cette pauvre ville, qui en est dans une affliction qui ne se peut dire ; cela est arrivé par les meubles infectés qu’ils ont pris dans les villages empestés et les ont apportés ici, où ils les ont vendus. Dieu par son infinie bonté veuille avoir pitié des calamités et misères de ce pauvre peuple. […]
[Annecy, vers le 13-14 juillet 1630] 1
Ma très chère fille,
Vous me pardonnez bien si je ne vous écris pas de ma main ; il m’est survenu quelque embarras qui m’en empêche ; aussi n’y a-t-il pas longtemps que je l’ai fait.
Nous nous portons bien, grâce à N.S., céans, excepté quelques — unes malades de fièvres et autres incommodités. Mais, hélas ! il est vrai que ce pauvre pays est grandement affligé, ayant été réduit par l’armée française à l’extrémité de la misère et calamité ; et, de surcroît, la peste est quasi par tous les environs de cette ville et même dedans. Il y a environ un mois qu’elle s’y prit en six ou sept maisons, sans qu’elle y ait fait aucun progrès ; mais, depuis deux ou trois jours, elle s’y est reprise en plus grand nombre, mais bien plus dangereusement, parce que c’est en divers lieux et rues. Nous espérons, toutefois, de la douce bonté de N.S., qu’elle ne fera pas un tel progrès et ravage qu’elle fit l’année passée. Toutefois, sa très sainte et aimable volonté soit faite !
Quant à nous, ma très chère fille, nous ne sommes pas été exemptes de l’affliction commune ; car nos prés ont été tous fauchés au bien que nous avons de Nouvelles, et les seigles moissonné en herbe ; nos moulins désertés et fort ruinés ; nos vignes aussi demeureront sans la culture nécessaire, à cause que le village où elles sont est quasi tout ruiné par la peste qui y est étrangement ; de sorte que nos pauvres vignerons sont réduits à l’extrémité de la pauvreté et misère, la plupart morts. […]
[Annecy, octobre 1630]85
… Il demande que, pour l’amour de lui, vous vous détachiez absolument de toutes choses ; cela veut dire : non seulement des soulagements corporels, ce qui est peu à votre courage, mais encore de toute consolation, lumière et sentiment intérieur, afin que lui seul vous soit toutes choses. Que de trésors en cet abîme d’afflictions ! Nous pensons que tout est perdu, et c’est là où nous goûtons la plus suave, la plus simple et la plus délicate union de notre esprit avec le bon plaisir de Dieu, sans mélange de nulle science, intelligence ni satisfaction. Et c’est correspondre fidèlement aux plus hauts desseins qu’il ait sur nous que de s’abandonner entièrement à sa volonté dans cette souffrance.
[Annecy,] 1er mai [1631],
[…]
Le remède que je vous donne pour toute sorte de tentations, peines, afflictions, sécheresses et contradictions et (bref pour toute sorte de peines généralement)86, c’est les actes d’amour, retournant promptement et simplement votre cœur à Dieu avec des paroles pleines d’amour, de confiance, d’abandonnement (et d’amour) 4, sans regarder ni disputer contre la tentation ou la chose qui fâche. Bien et nonobstant, que vous la sentiez et qu’elle vous pique vivement ne vous empêche point de la guérir, car cette peine vous rendrait plus malade. Ne vous efforcez point de vaincre les tentations, car cet effort les fortifierait, souffrez doucement la peine et feignez de ne la point voir ni ce qui se passe en vous, rejetant toute réflexion sur vous-même comme de cruelles tentations.
Aut. Visit. Waldron (Angleterre). Inédite.
[Annecy, 1632]
[…]
Vous me demandez encore si l’âme conduite par la voie de cette simple présence de Dieu, ayant la liberté quelquefois d’agir, si elle le doit faire ? Je dis que non, sinon lorsqu’elle se sent mue de Dieu, ou obligée par quelque devoir de sa vocation. Mais il n’y a nul mal de s’abstenir de faire ce que nous connaissons appertement qui nous peut incommoder, quand légitimement nous le pouvons faire ; au contraire nous le devons. Les âmes qui se sont totalement abandonnées à Dieu et à sa divine Providence se doivent, tant qu’il leur est possible, oublier d’elles-mêmes et de toutes choses pour ce continuel regard de Dieu ; mais, quand elles sentent quelque peine intérieure ou extérieure, elles doivent simplement l’exposer à leur supérieure, puis faire ce que l’on nous dira, leur laissant le soin du surplus, surtout en ce qui regarde nos corps. Toutes les actions d’une âme remise en Dieu et de celles qui veulent faire une excellente vie se doivent faire purement pour son bon plaisir divin, soit qu’elles soient incitées intérieurement ou non. Ô Jésus ! ma fille, il ne faut pas laisser les pratiques des vertus dont nous avons la vue à dessein d’en tirer notre confusion, ce serait une tromperie. Mais quand, par faiblesse et surprise, nous les omettons ou faisons quelques défauts, alors il faut employer la sainte et tranquille confusion de nous-mêmes, nous anéantissant humblement et doucement devant Dieu, selon notre manière simple. Jamais vous ne devez disputer avec vous-même pour la pratique des vertus, mais sitôt que vous en apercevrez l’occasion, vous la devez embrasser, et suivre toujours la lumière du bien que Dieu vous présente. De les rechercher et inventer, je ne vous le conseille pas ; mais seulement d’être fidèle à celles qui se présenteront dans l’exacte observance de notre Institut et dans les événements, de quelque part qu’ils viennent, vous joignant et unissant toujours à Dieu en toutes choses, selon votre manière simple. […]
[Annecy, mai juin 1634] 1
Oh ! quel bonheur, mon vrai Père, d’être ainsi tout dédié et immolé à la souveraine Majesté ! Quant aux désirs que vous avez d’être fort reconnaissant envers notre bon Dieu, pour l’excellence des grâces qu’Il vous a conférées, il m’est avis, mon très cher Père, que sa divine lumière qui les pénètre et voit dans votre âme, se contentera que vous les conserviez, sans vous peiner ni occuper beaucoup à entreprendre de grandes choses, ni à en rechercher les occasions ; mais vous tenir préparé à les accomplir quand son adorable volonté vous les présentera. C’est le plus parfait et le plus utile pour que, ce me semble, dans une vraie simplicité et révérence, vous joigniez et vous serriez amoureusement votre cœur à ce divin Sauveur, vous unissant à l’unité de Dieu, par un amour simple et épuré. Le calme que cela donnera à votre âme fera qu’elle connaîtra avec une clarté bien plus grande les inspirations, les motions et les lumières que le Saint-Esprit lui communiquera. Tâchez de faire vos actions avec le plus de pureté et de perfection que vous pourrez, mais sans contrainte ni gêne. S’il vous vient en vue d’y avoir commis quelque défaut, humiliez-vous tranquillement, par un simple abaissement d’esprit devant Dieu et n’y pensez plus. Notre saint Fondateur, que vous voulez imiter, disait qu’il fallait souffrir que nous fussions de la nature des hommes, puisque Dieu ne nous avait fait des anges, et partant de nous contenter de la pureté qui se peut humainement acquérir.
[Annecy,] 14 août [1634]
[…]
Dieu ne veut que notre cœur ; et notre inutilité et impuissance lui agréent davantage quand nous les chérissons pour la révérence et amour que nous portons à sa sainte volonté, que si nous nous brisions et fissions des grandes œuvres pénales. Enfin, vous le savez, que le haut point de la perfection gît à nous vouloir comme Dieu veut que nous soyons […]
[Annecy,] 24 août 1634
[…]
Hélas, ma très chère fille, il n’est que trop vrai ce que l’on dit de la Mère de Moulins, sa conduite en ces bains a été tout à fait scandaleuse, jusques à y porter des souliers blancs. Ce qui s’est passé là serait trop long à dire et puis il n’est que trop divulgué. Ce qui me touche entre tout, c’est la cruauté dont elle a usé envers six de ses sœurs anciennes, qui trouvèrent à redire à tout cela ; car elle les a fait fouetter et fouettées elle-même, jusques à soixante coups, puis les a emprisonnées. Il y en a quelques-unes qui excèdent l’âge de cinquante ans. Jugez l’état de cet esprit, elle consomme tout à fait le bien spirituel et temporel de cette maison. Monseigneur d’Autun y a fait la visite à sa sollicitation, parce qu’il la soutient, étant son parent, ce dit-on, du moins fort ami de ses frères, qui est tout ce qui l’empêche de la déposer, car il a très bien reconnu qu’elle le méritait et l’a avoué. Il m’écrit qu’elle a l’esprit gâté, qu’il est fort marri d’avoir donné la licence pour ses bains, qu’il ne pensait pas que cela fut défendu en notre Institut, qu’il eut mieux aimé pour elle qu’elle fut morte, puisque ce voyage lui coûte la mort et perte de son honneur et réputation, que tous ceux de Moulins la haïssent comme un loup-garou et que pour le temporel elle réduit le beaucoup en rien. Et avec toute cette confession et le récit qu’on lui a fait de ses désordres des bains, et qu’il voit que cette maison périt et que tout le monde crie, il ne l’ose déposer ! Il témoigne qu’il voudrait qu’elle le fût, mais que ce ne fut pas lui qui le fit. L’on en a écrit à Monseigneur de Lyon, peut-être le fera-t-il et qui serait une très grande charité et pour cette maison et pour l’Institut. Si vous êtes encore à Paris, vous verrez ce que vous y pourrez faire.
L’on dit qu’elle se procure une fondation à Angers, c’est en ce point qu’il se faut roidir pour l’empêcher, et vous conjure, ma très chère fille, d’essayer de découvrir cela et de rompre ce trafic à Angers ; vous allez de ce côté-là. Certes, si elle n’est empêchée de faire ce coup, elle portera grand préjudice à notre Institut et y servira de scandale. Car elle n’a nullement l’esprit capable de conduire et, certes, elle fait des traits d’une superbe folle. Je vous recommande cette affaire, ma très chère fille ; vous êtes prudente et zélée, ne vous y endormez pas. […]
[Annecy] 24 août 1634
N’êtes-vous pas de retour, ma très chère Angélique ? Je crois qu’oui et que vous ne savez que trop les monstrueux déportements de notre pauvre sœur la supérieure de Moulins ; elle est allée aux bains, se mit dans un carrosse avec une de ses religieuses et trois ou quatre hommes, un religieux, un de ses frères et un médecin ; fit mettre deux ou trois religieuses et une sœur tourière dans un autre carrosse avec, aussi, quelques hommes. Et en cet équipage, fit son voyage, buvant, mangeant avec sa bonne compagnie ; se fit traiter en l’hôtellerie en telle sorte que l’hôtesse dit qu’elle aimerait mieux loger Monsieur de Ventadour que Madame de Ste Marie de Moulins. Elle fut fort visitée, elle s’allait promener autour de la ville ; et un jour son carrosse s’y rompit et fallut revenir à pied, si que les souliers blancs qu’elle portait n’en valèrent pas mieux. Elle fut environ six semaines hors de son monastère à se promener ça et là, voir ses parents à dix ou douze lieues de là — car elle fut fort peu aux bains — fit une dépense convenable à son équipage.
Quand elle fut de retour, elle trouva ses filles révoltées contre elle — s’il faut ainsi dire — cette mauvaise conduite les avait entièrement offensées. Elle tâcha de les regagner ; les jeunes se laissèrent aller, car je sais qu’elles la craignent comme le feu. Je crois de six des anciennes professes demeurèrent fermes, elles les traita indignement à coup de fouet et emprisonnement de sa seule tête ; et si, il y en a qui ont de plus cinquante ans. Elle m’écrivit de grandes plaintes contre ces filles, sans me parler aucunement de son voyage. […]
[Annecy, janvier-avril 1635]
Mon Dieu, ma fille, vos incommodités ne vous semblent rien et ce que vous m’en dites je le trouve important à une jeune fille : les douleurs de reins, de jambes, la faiblesse d’estomac, le dégoût, la peine à dormir ; tout cela ne me dit rien de bon. Néanmoins, je prie nos sœurs de s’abstenir de vous presser après que par deux fois vous les aurez assurées de n’avoir besoin. Mais aussi, ma fille, je veux que vous soyez véritable et que vous acceptiez avec simplicité toutes les sortes de soulagements que l’on vous présentera, même que vous les demandiez ou preniez lorsque la charité vous dictera […]
[Annecy, avant juin 1635] »
Que fait votre très bon cœur, ma plus chère et bien aimée fille ? Certes, le mien en désire un peu des nouvelles avant mon départ de ce pays. Hé je vous conjure,. ma fille, de le tenir au-dessus de vous-même et de toutes les choses créées, et, avec une sainte générosité, le faire contenter de son Dieu seul et prendre en Lui ses contentements et son unique repos. Cette bonté immense veut cela de vous, ma chère fille, et que vous retiriez votre esprit avec douceur de tout autre objet. Qui ne cherche que Dieu, qui ne veut que Dieu, le trouve en toutes choses, oui même dans les plus fâcheuses et répugnantes à notre goût. Comme donc se cacherait-il, et ne le trouverions-nous pas en la sainteté de notre vocation et en la douceur de ses exercices ? Ma fille, voilà l’état où mon âme désire la vôtre très chère ; car je l’aime d’un amour parfait, votre très chère âme, et ne sais que je ne voudrais pas faire pour sa consolation. Adieu, ma fille ; priez pour celle qui est toute vôtre.
[Annecy, avant juin 1635]
[…] Vivez joyeuse ou du moins contente, ma très chère fille, de ce solide contentement d’être toute à Dieu. Car vous l’êtes et rien ne doit ennuyer votre chère âme qui doit prendre toutes ses délices et consolations en la très sainte volonté de Dieu, qui soit éternellement béni.
6 octobre [1635]
[…] Marchez à la bonne foi devant Dieu, regardez-le souvent et fort peu sur vous-même, laissant à sa Bonté le soin de ce qui vous concerne. Ayez un grand courage et faites toutes choses tranquillement, et gaiement. Et bien que vous ne voyiez pas en vos sœurs l’avancement que vous désireriez, ne vous en fâchez point ; recommandez-les à Dieu, et attendez en patience le temps que sa Providence a destiné à leur bonheur. Je crains que ces pressures de cœur ne vous arrivent de l’ardeur que vous avez à l’avancement de vos sœurs et au vôtre. Travaillez pour l’un et pour l’autre, mais doucement, paisiblement, alentissant continuellement les sentiments qui vous peuvent arriver pour cela, mais je vous en prie, ma fille.
Or, puisque vous trouvez du profit à manifester si entièrement votre intérieur à M. Moreau, il faut continuer, mais avec une si sainte liberté que vous n’en receviez aucune contrainte, ni en votre personne ni en votre conduite et gouvernement ni pour les choses spirituelles ni pour les temporelles : ce point est important, afin de laisser agir en vous l’Esprit de Dieu, qui veut Lui-même conduire et vous et votre maison. Et pour fin, ma très chère fille, croyez-moi, demandez plus souvent à Dieu les avis dont vous aurez besoin, qu’aux hommes ; car c’est l’ami fidèle qui se plaît en la familiarité que les âmes prennent en sa Bonté. Je vous parle avec cette entière confiance, en toute sincérité, comme je ferais à ma propre âme, vous chérissant en cette qualité ; car je suis de cœur tout à fait à vous. Dieu nous fasse la grâce d’être tout à Lui : c’est notre vrai désir. Il soit béni. […]
[Paris, 10-14 novembre 1635]
[…] Quant à l’oraison de cette bonne sœur qui écrit à ma sœur Angélique, et de celles dont vous m’écrivez dans votre lettre, ma très chère fille, je n’y vois rien qui ne soit bon, et c’est la manière d’oraison plus ordinaire que Dieu donne aux filles de la Visitation, ainsi que je le dis dans les Réponses.87 Car d’ordinaire, une âme qui commence comme il faut les pratiques de son noviciat y est assez promptement conduite ; et persévérant en la fidélité d’agir — cela veut dire d’ajuster ses inclinations à l’obéissance et à la pratique des vertus — Dieu les avance et affermit grandement en cette manière d’oraison. Et quelquefois nous avons vu que Notre Seigneur la donne aux âmes encore imparfaites, pour leur donner courage de se perfectionner. Que si elles ne correspondent aux desseins de Dieu et ne suivent les lumières qu’elles reçoivent, très assurément elles en seront retirées — ou bien, elles se trompent en la pensée qu’elles ont de ne pouvoir faire des considérations — et peut-être se veulent-elle mettre d’elles-mêmes en cette manière de prier, ce qu’il ne faut jamais faire, non plus que de les en tirer et de les empêcher d’y cheminer lorsque Dieu les y attire ; et cela serait un grand mal. […]
[Chambéry,] 9 septembre [1636]
[…] Nous voici, grâce à Notre Seigneur, de retour de notre voyage de Paris et de la Provence. Nous avons vu environ trente-sept monastères, et quinze supérieures des monastères que nous n’avons pas su aller voir. Nous avons reçu de très grandes consolations et sujets de bénir Dieu, de voir qu’en toutes ces maisons l’on y vit avec grande paix, union et amour à leur vocation, et Notre Seigneur y répand beaucoup de grâces et bénédictions ; je vous supplie de l’en bénir avec nous. […]
[Annecy, 1636]
[…] Pour peu que Dieu nous attire à cette oraison simple, nous soustrayant le discours de l’entendement, nous devons suivre son attrait ; car aussi bien nous nous romprions la tête de vouloir faire autre chose. Enfin, le grand secret de l’oraison, c’est d’y aller à la bonne foi, fort simplement, suivant l’attrait intérieur. Or, les âmes qui vont le chemin de la simple présence de Dieu, qu’elles y correspondent par une grande pureté de cœur, abandonnement d’elles-mêmes en la divine volonté et fidélité à la pratique des vertus. Quand elles se voient portées à cela, qu’elles ne craignent rien : mais si elles y avaient de grands goûts et facilités sans cela, certes elles doivent craindre. Car il est vrai, mon très cher frère, que cette manière d’oraison a, en sa simplicité, une grande force pour porter les âmes au total dénuement d’elles-mêmes, bien que pour l’ordinaire elle soit destituée de goûts et satisfactions sensibles. Votre, etc.
[Annecy,] 5 avril [1637]
Ma très chère fille,
Notre très débonnaire Sauveur veuille par sa bonté combler nos âmes des mérites sacrés de sa très sainte Passion !
Hélas ! ma fille, que si vous me connaissiez telle que je suis, vous ne me désireriez pas des années de vie en cette vallée de misères, ains vous souhaiteriez que la divine miséricorde m’en retirât bientôt dans le sein de sa Bonté ; et beaucoup moins penseriez-vous que la sainteté fût accomplie en moi, où il n’y a véritablement qu’une très grande misère et pauvreté intérieure. Car, pour parler confîdemment à votre cœur — et non à autre — il plaît à la divine Bonté me priver de toutes lumières et consolations intérieures, ou permettre que moi-même me sois ténèbres et afflictions. Et pour dire tout, je suis celle pour laquelle notre bonne Mère2 vous écrivit de prier la divine Bonté, et je vous conjure de le faire, mais avec toute l’affection compassive de votre cœur et l’amour très charitable que Dieu vous a donné pour moi ; car croyez, ma très chère fille, que j’en ai un extrême besoin. Je ne désire sinon que mon Dieu me tienne de sa sainte main, afin que je ne l’offense point ; mais que je fasse et que je souffre tout son bon plaisir et selon ce même bon plaisir ; car il ne me semble pas que je puisse désirer autre chose.
Voilà, ma très chère fille, comme je vous parle avec une entière confiance, mais à vous seule, pour en parler au seul cœur de notre divin Sauveur, que je bénis et remercie des grâces qu’Il continue à votre chère âme, et avec accroissement celle de cette intime impression de la divine présence. Oh ! qu’elle est grande et précieuse ! mais elle n’est pas, comme dans le divin sacrement, où réellement et d’entière vérité le sacré Corps avec toute l’âme et la divinité est enclos, et demeure ainsi dans nos chétifs tabernacles jusqu’à ce que les espèces soient consommées ; mais cette éternelle bonté demeure en nous par présence, par puissance et par grâce, et c’est par une grâce extraordinaire qu’elle nous donne le sacré sentiment de sa divine présence. Vous verrez mieux ces vérités dans les livres qui en traitent, et je pense que dans celui de l’Amour divin, il en est parlé fort excellemment : ce que je vous en dis, je l’ai appris là, ou de quelques prédications. Oh ! quelle bénédiction a une âme de posséder son Dieu en paix et être possédée de Lui entièrement ! J’admire ce que vous m’écrivez, que ce que je vous dis vous donne paix ; mais c’est que notre bon Dieu convertit tout à l’utilité de ceux qui l’aiment.
Derechef, je vous conjure de me recommander à la divine miséricorde. Je la supplie de parfaire en vous l’ouvrage de sa grâce très spéciale. Vous n’avez à faire qu’à laisser faire ce céleste Ouvrier, et vous tenir ferme dans la pratique de ne faire nul regard ni attention sur ce qui se passe en vous ; mais toujours regarder Dieu. J’ai bon besoin d’être fidèle en ce point, je le désire, mais mon esprit actif me donne exercice. Voyez comme je vous dis tout à la bonne foi. Dites-moi de même vos pensées et vos vues… […]
Chambéry, 3 août 1637'
Ma très chère Mère,
Dieu m’a donné quelque consolation sensible lisant votre lettre, et je ne sais quoi de si profonde et intime dilection pour vous, qu’il me semble qu’il n’y a qu’un seul cœur entre nous, et que vos prières et celles de ce digne serviteur88 de Dieu, que vous m’avez acquises par la miséricorde de Dieu, m’obtiendront force et grâce pour ne point offenser Dieu, et correspondre avec fidélité à sa très sainte volonté et au dessein qu’il a pour ma petitesse. Croyez que vous m’êtes si chère et si intime que je ne puis, selon mon sentiment, me présenter à Dieu sans vous, et j’ai confiance que dans mon besoin vous persévérerez avec un soin extraordinaire de prier et faire prier ; j’attends de bon cœur les avis de ce grand homme de Dieu. Il m’impétrera, s’il lui plaît, la grâce de les suivre fidèlement, dites-lui ce que je fais, et s’il l’approuve.
Je ne veux jamais l’oublier devant Dieu. Mais hélas ! comme sont mes prières ! J’en laisse le soin à Celui qui sait mes désirs, et ma douleur de me sentir privée du seul bien que j’estime et souhaite. Mais il faut vivre au-dessus. Dieu m’en fasse la grâce. Je trouve ce me semble, dans une épître que notre Bienheureux' m’a autrefois écrite, quelque chose de ma peine. Il me dit que « c’est vraie insensibilité qui me prive des lumières et sentiments de la foi, de l’espérance et de la charité, que vous avez pourtant et en très bon état, dit-il ; mais Dieu ne veut pas que vous en ayez le maniement ni que vous en jouissiez, sinon justement pour vivre et vous en servir ès occasions de pure nécessité ».
Je n’ai pas toutefois souvenance d’avoir jamais eu rien de semblable à ce que je sens maintenant. Mais Dieu faisait abonder ses lumières en ce grand saint, qu’il m’avait donné pour Père et pour guide d’une manière si extraordinaire, dont il soit béni éternellement. Je crois bien qu’il n’a pas quitté sa direction sur moi : je me souviens tous les jours de ce qu’il m’en a promis. Tout ce que je pratique que je vous ai dit ci-devant, est de ses avis, que l’on trouve toujours plus utiles. Je m’oubliais, ma très bonne et chère Mère, de vous dire, que parce que je ne puis faire des actes, j’ai écrit ma protestation de foi, de confiance, et mon entier abandonnement de moi-même entre les mains de Dieu, et tout ce que je pense ; j’en porte le papier sur moi, que je touche pour signe de confirmation en ce regard simple de Dieu89. Notre bonne Mère d’Annecy90 approuve tout cela, etc.
Annecy, 30 novembre 1637
[…]
Voilà, ma très chère et unique Mère, puisqu’il plaît ainsi à Dieu, ce que je vois sans le chercher. Je parle de Dieu, j’encourage aux occasions, j’en écris comme si je sentais et goûtais ce que je dis, et cependant c’est toujours avec dégoût et violence. Cela ne se peut dire comme l’on le sent. Ne dois-je pas laisser de continuer ? Je vous prie, lisez l’épître 65e du livre IVe, elle me donne quelque petit soulagement, lumière que le Bienheureux m’entendait, car une peine si grande, me semblant que je ne me fais pas bien connaître, que si vous me dites que ce grand serviteur de Dieu, et vous, voyez et connaissez bien que c’est de ma souffrance et les horribles pensées d’infidélités et les insensibilités que je sens qui me causent, que cela me donnerait, ce me semble, grande force. Or, j’admire cette lettre du Bienheureux, car je n’ai nul souvenir d’avoir jamais eu semblable peine. Car, autrefois, c’étaient des tentations que j’avais contre quelque chose de la foi comme il se voit dans ses épîtres. Mais ce que je sens est tout différent aussi, et la lettre aux N. qui me fait croire que Dieu permit que j’eusse quelque courte atteinte de ce que je sens maintenant, pour faire écrire cela au Bienheureux, me souvenant bien du temps et que fut une grande angoisse,
mais je ne me souviens de sa qualité.
Il a fallu que, pour cette fois, j’aie donné licence à mon cœur de vous dire tout ceci, qui est peut-être assez inutile : mais comme je sais et sens votre bonté de cœur pour moi, et que je n’ai plus aucune créature au monde à qui je puisse avoir cette pleine confiance, qu’à vous91, je me soulage en vous disant tout ce qui me vient, et encore par le grand désir que j’ai de me faire connaître à vous et à ce digne serviteur de Dieu92, afin que vous me secouriez de vos prières dans cet extrême besoin, et de vos conseils de tous deux, selon que vous jugerez expédient. Votre dernière lettre m’a beaucoup consolée.
Nos sœurs m’ont remis le fardeau de cette maison, j’ai acquiescé, après avoir fait mes remontrances. Dieu, par sa Bonté, me soit en aide ! Notre pauvre Mère défunte nous a laissé de grandes affaires. C’était une âme généreuse, qui entreprenait beaucoup pour la gloire de Dieu. Je ne vois et ne trouve que croix. Mon unique Mère, secourez-moi et me faites secourir, en sorte que Dieu me tienne de sa sainte main et me conduise entièrement selon son bon plaisir, sans que j’y fasse aucune résistance. Je supplie sa bonté de parachever en vous l’œuvre de sa grâce. Il sait combien véritablement je suis vôtre.
Voyez-vous, ma chère Mère, je n’ose relire cette lettre, non plus que les autres que je vous ai écrites sur ce sujet, crainte d’ouvrir la porte aux réflexions et regards sur ce qui se passe en mon intérieur, à cause que la vue me pénètre de douleur et me met au non plus ; de sorte que je m’en abstiens tant que je puis, et non tant que je voudrais, à cause de l’activité de mon esprit. Quand je vous écris, c’est avec toute la sincérité que je puis, selon la vue présente, et comme j’eusse fait à notre Bienheureux Père ; mais si après je voulais regarder, il me fournirait mille doutes. Je continue mes communions journalières, avec de grandes peines et tentations quelquefois, et tous les autres exercices ; ne le dois-je pas faire ? Notre Mère disait qu’oui.
[Annecy, décembre I637]
Ma très chère Mère, Cet divin Sauveur naissant soit les éternelles délices de nos cœurs, amen. J’ai reçu il y a quelque temps la vôtre du mois de novembre. Je crois que vous aurez aussi reçu celle que je vous écrivis environ ce temps-là où mon cœur vous témoignait la continuation des angoisses qui m’étaient pressantes alors. Mais il a plu à la divine Bonté me soulager un peu incontinent après par un plus sensible sentiment de la divine présence en la sainte oraison qui donnait de l’accoisement à l’esprit. Et depuis ce remède m’a été assez continuel, aussi il est l’unique qui me puisse soulager. Je ne suis pas si fidèle à me tenir là paisiblement que je devrais et désirerais, car même je souffre dans cet accoisement certaines peines et craintes que cela ne soit inutile, ce qui attire mon esprit très actif à réfléchir. Je le tiens ferme tant que je puis, mais non tant que je voudrais et qu’il me semble que Dieu le veut, étant attirée là il y a bien 30 ans où notre Bienheureux Pères m’a toujours confirmée. Ce qu’il a fallu qu’il ait fait souvent, car mon esprit actif voudrait toujours faire quelque chose.
Cependant, j’ai grande expérience et souvent une claire lumière que Dieu ne veut de moi que ce seul unique et très simple regard en Lui, mais sans aucun mélange d’aucun acte ni discours quelconques, sinon qu’il m’y excite, et la fidèle coopération aux occasions de faire le bien qui se présente en chaque moment et fuir le mal. Nonobstant cela, Dieu permet que je sois encore peinée en cela, mais, certes, cette peine m’est bien douce en comparaison de l’autre et l’âme s’en contenterait bien, si c’était le bon plaisir de Dieu. Car elle ne l’effraie pas ni ne donne les angoisses, parce qu’enfin elle trouve son Dieu. Pour l’ordinaire elle succède à ces grandes véhémences d’affliction après un peu de repos qui est fort court. Or, nonobstant ce peu de calme, la croix est toujours là, si je la voulais regarder elle ne me donnerait guère de trêve. Depuis ma dernière lettre, j’en ai eu de rudes atteintes et des pensées qui sont autant de dards qui me transpercent le cœur, et suis si fort liée quelquefois que je regarde cela, que je ne puis aller ni avant ni arrière. Je dis que je regarde courtement, car autrement j’accablerais sous le faix, car le sentiment même ne me fait pas tant de peine que la vue, d’autant que l’âme ne sait ce qu’elle fait, sinon tâcher d’avoir patience et se tenir paisible, tant qu’elle peut, en Dieu et en ce simple regard, sans rien voir ni sentir, bien souvent, que désolation et ténèbres.
Enfin, ma très chère Mère, il faut bien que la main de Dieu soutienne dans ces extrémités-là, quoiqu’on ne la sente pas et quelque soulagement que j’ai, je ne vois ni ne peux rien voir ni regarder des choses de Dieu ni en avoir goût, sinon quelquefois en certaines lectures, qu’il faut vite porter dans ce simple regard en Dieu, autrement les mauvaises pensées contre la très sainte foi viennent incontinent. Et semble que notre bon Dieu me veut faire voir par là qu’il me veut tout à fait anéantir en toutes autres choses et réduire mon esprit à cette très simple et unique attention, sans qu’il veuille qu’aucune chose se remue en mon esprit. Je vous prie, considérez ce que je vous dis, je pense que ce digne serviteur de Dieu6 et vous, m’entendez mieux que je ne puis expliquer. Je dis simplement les choses comme je les ai en vue, sans examen, et à tire-d’aile.
Nous avons une sœur céans qu’il y a bien 24 ans qui chemine dans une voie de si grand dénuement que jamais elle n’a ni lumières ni pensées sur aucun mystère ni sur choses quelconques, et, s’il lui en venait, elle dit qu’elle pense qu’elle s’en détournerait pour tenir, comme elle fait, son esprit très simplement arrêté en Dieu. Et est si fidèle en cet exercice qu’elle est toujours là, ou du moins, rarement et courtement est-elle distraite, que sitôt qu’elle s’en aperçoit elle se remet là. Jamais non plus, elle n’est portée à rien demander à Notre Seigneur, ni rien désirer ni s’unir ni faire aucun acte de quoi que ce soit, ni ne pense à en faire ni si elle en doit faire, seulement, elle se prosterne le matin comme pour faire un acte d’adoration que notre Bienheureux Père lui a dit de faire, avec quelque oraison jaculatoire, pendant les octaves des grands mystères. Elle le fait sans goût ni se divertir de sa simple attention et, de même, entend les sermons et ses lectures sans autre attention que de retenir quelque chose pour l’entretien d’après vêpres. Au bout, c’est une âme totalement fidèle à la suite du bien et exacte à la moindre plus petite observance. Feu notre bonne Mère supérieure me disait que Notre Seigneur faisait cheminer cette fille devant moi pour me donner lumière à ce qu’il m’attirait et voulait de moi. Certes, il m’a toujours été impossible d’avoir cette continuelle attention parmi les occupations, j’en ai de tant de sorte et si continuelles, que je ne puis m’empêcher d’y mettre mon attention ; Notre Seigneur me laissant tout l’esprit fort libre pour m’y appliquer nonobstant toutes mes peines intérieures. Et vais toujours mon train pour l’extérieur, sans voir comment, pour ce qui est de mes exercices spirituels, mais je vous ai dit autrefois cela.
Je vous écris sans réflexion ce qui me vient et m’est avis que mon âme y désirerait quelque réponse. Si Dieu le suggère, j’en serais bien aise, sinon je n’y penserai pas.
Je vois, ma très chère Mère, que vous n’êtes pas sans croix. Il me semble que toutes sortes de peines n’égalent point la mienne. Dieu nous fasse la grâce de porter chacune les effets de son bon plaisir et selon sa sainte volonté. C’est tout mon désir et que vous priiez et fassiez toujours bien prier Dieu pour mes besoins, ressouvenez-en ce bon serviteur de Dieu.
Turin, 15 février 1639 Ma très chère Mère,
[…] Faites, je vous supplie, que ce vrai serviteur de Dieu93 ne s’oublie point de moi en ses saints sacrifices et oraisons ; j’en ai plus besoin que jamais, ma peine intérieure se rendant plus pressante et continuelle depuis quelques semaines et comme sans intervalle, plus serrée et impuissante, et les pensées plus fréquentes qui transpercent mon cœur : car, elles sont comme des dards poignants. J’en aime la douleur, puisqu’elle me sert de témoignage que je ne les veux pas, ne pouvant rien désirer, sinon cette incomparable grâce de ne point offenser mon Dieu, et de faire et souffrir ce qui lui plaira.
Je fais ce qui m’échet, et en la manière ordinaire, suivant l’observance, tant que je puis, avec l’aide de Dieu. J’ai pour l’ordinaire, quand je me puis retirer, ce soulagement d’accoiser mon esprit auprès de Dieu en cette simple vue, quand le sentiment m’en est donné, ou comme je puis, je me tiens là patiente et souffrante, sans rien faire ni dire, ne le pouvant, sinon rarement quelque parole d’union ou d’acquiescement, comme je puis, et quelquefois j’ai de la peine à cela par la crainte que ce n’est rien faire. Mais je la souffre et continue tant que je puis à me tenir ferme là. Il est impossible d’exprimer la qualité de ma souffrance. Mon esprit actif et toujours réfléchissant fait toujours quelque regard, et cela l’effraye. Quelquefois, la tête et le cœur sont si saisis que c’est chose étrange. Je tâche de souffrir tout comme je dis et de ne faire aucune réflexion volontaire. Il m’est avis que j’aurais quelquefois besoin que l’on m’entendit, pour m’encourager et soulager. Dieu ne le veut pas, ni moi aussi. Son saint nom soit béni ! Ma chère Mère, je me soulage un peu en vous disant quelque chose de ma peine, et à ce vrai bon serviteur de Dieu que j’honore tant, me confiant que vous prierez bien tous deux pour moi, et me direz toujours quelque bonne parole.
Je recommande cette affaire au bon serviteur de Dieu afin que, si c’est un dessein de Dieu, qu’il réussisse à sa gloire. Je ne désire en toutes choses que la très sainte volonté de Dieu soit faite. Pourvu que je lui sois fidèle, toutes autres choses me sont moins que rien. Dieu, qu’une âme est heureuse qui a la liberté de traiter avec Dieu et de se fortifier par lumières et sentiments contre les travaux et événements de cette misérable vie ! Tout cela m’est ôté, et ne me reste que cette simple soumission auprès de Dieu, sans en pouvoir faire d’autre, ni la sentir, ni oser regarder si je suis aussi, sans m’exposer à être repoussée par une mauvaise pensée, ou serrure de cœur ; ains faut simplement demeurer là, comme il plaît à Dieu. Son saint nom soit béni !
Lettre 2311 à Mère Marie-Aimée de Rabutin, à Thonon
[Annecy, mai 1640]
[…]
Pour Dieu, gardez-vous bien de vous exposer, si Dieu permettait qu’il arrivât du mal chez vous, sous quelque prétexte que ce soit, et au moindre soupçon séparez les filles et vous gardez de les soigner. M. Quétant et moi avons pensé que votre grange serait bien propre à cela. Faites bien tout ce que ce bon Père vous dira ; et gardez surtout que vos gens qui sont autour ne fréquentent.
Jetez dans l’eau ce qu’ils vous donneront. Enfin, souvenez-vous bien comme nous faisions ici durant la peste, et faites le même si elle vous environne. Ayez force genièvre, et en faites brûler tous les matins chez vous ; et vos sœurs feront bien d’en prendre quatre ou cinq grains tous les matins, et vous aussi, ma très-chère fille, que je conjure de toujours avoir son soin et affection filiale devant Dieu pour moi, à ce que sa Bonté me fasse la grâce que j’accomplisse parfaitement sa divine volonté. Je le supplie vous combler de son saint amour. Je suis vôtre sans réserve.
[Annecy, août 1640]
[…] Enfin, il faut être aussi content d’être impuissant, oisif et immobile devant Dieu, sec et aride, quand Il le permet, qu’agissant et jouissant de Lui avec grande facilité et dévotion. Le tout consiste, pour notre union avec Dieu, d’aimer autant l’un que l’autre. […]
Ma très chère fille, [Annecy, 1640]
Selon que je connais l’ardeur de votre esprit, il me semble que vous souffrirez toujours beaucoup quand vous n’aurez pas facilité d’aller à Dieu ; sa divine Bonté vous a voulu laisser à vous-même pour vous faire voir qu’est-ce que peut la chétive créature de soi ; rien du tout certes. Et c’était dans cette impuissance que vous deviez demeurer patiente, paisible et souffrante, sans vous essayer de faire chose quelconque, sinon de dire de temps en temps de ces paroles que vous me marquez, mais sans effort, tout simplement, et vous contenter de demeurer en la vue de Dieu avec une grande révérence, sans vous essayer de le regarder ni d’aller à Lui, ni de faire chose quelconque. Vous ne fîtes pas bien de faire ces billets, mais il fallait demeurer soumise dans votre pauvreté au bien. Vous serez une autre fois plus sage. Mais j’ai peine à supporter ces réflexions que sont vos lâchetés, infidélités et négligences, car, par la divine grâce, selon que je vous connais, vous n’êtes nullement entachée de ces défauts. Cette solitude vous sera plus utile que si vous y fussiez fondue en douceur ; Dieu le vous fera voir un jour, s’il lui plaît ! Je le bénis et remercie des grâces qu’Il fait à vos sœurs ; faites qu’elles prient bien pour mes besoins, surtout notre sœur F. M.
Je commence à répondre à votre mémoire en l’état de votre solitude. Je vous l’ai déjà dit, il ne fallait point s’essayer à faire ce regard, vous n’en étiez en pouvoir ; mais demeurer sans vous mouvoir à quoi que ce soit avec résignation, sans acte actuel. Tous ces actes que vous marquez de se laisser soumettre, quand [l’âme] a liberté de les faire, dans cette très simple simplicité, il la faut laisser faire ; mais vous n’aviez pas ce pouvoir et partant il ne s’en fallait pas efforcer. Quand l’on a le simple regard libre, il comprend tout et en un degré d’unité qui surpasse tout, bien que l’on y puisse dire des paroles lorsqu’elles sont excitées par l’attrait divin ; mais non pas nous, car ce ne serait que pure recherche de satisfactions humaines. Il faut recevoir tout ce que Dieu donne, soit les bonnes pensées, lumières, mouvements, paroles et semblables traits qui passent dans un cœur que Dieu bénit et possède, mais s’ils arrivent en cette vue et simple regard en Dieu, il ne faut pas quitter cette attention pour courir, ou se complaire et amuser à cela, car ce serait quitter le principal pour l’accessoire. Ces choses demeurent comme il plaît à Celui qui les donne et se passent de même. Enfin il faut suivre les attraits et excitations que Dieu fait à l’âme. Demeurez tout en Dieu qui soit béni. Ma fille, je suis toute vôtre de cœur.
[Annecy, 10 janvier 1641], Ma chère fille,
Je vois que votre chère âme est toujours dans ses vicissitudes de consolations et bonnes lumières et aussi de délaissements, ténèbres et sécheresses ; toutes les bonnes âmes passent par là. Je vois que la vôtre a toujours un peu de peine quand elle est réduite aux impuissances, par la crainte que vous avez que cela ne vous arrive par votre faute et d’offenser Dieu par vos lâchetés et infidélités. Hélas ! où en serions-nous si les ténèbres et impuissances nous rendaient coupables devant Dieu! Au contraire, sa divine Bonté nous les donne pour nous purifier, et faire mériter par cette souffrance portée doucement et humblement ; car qui ne sait que les goûts, les lumières et agilités spirituelles ne sont pas en notre pouvoir, et que nous n’y avons rien que le seul acte de la volonté ? De quoi donc nous tourmenter quand nous ne pouvons ceci et cela ? Mais je vois que N. S. ne vous laisse pas de fort loin, et que dedans vos sécheresses Il vous donne toujours de quoi passer chemin : que cela vous suffise et ne vous regardez point tant. Vous voyez trop ce qui se passe en vous : vous devriez recevoir le bien et le mal, la consolation et la désolation également, sans y vouloir prendre garde, mais tenir votre esprit simplement attentif à Dieu, sans vous amuser à ce qui se passe, en sorte que vous ne voyiez ni sachiez dire ce que c’est. Tâchez, autant qu’il vous sera possible, de faire cela, et de ne point laisser entrer ces craintes du péché si avant dans votre cœur. Il le faut éviter fidèlement quand on le voit ; hors de là n’y point penser.
Je vois bien que vous ne faites pas tout ce que vous voulez de votre esprit ; mais c’est aussi une peine qu’il faut souffrir sans s’y amuser, tâchant toutefois de l’accoiser doucement et lui retrancher toute réflexion volontaire. Priez Dieu que je fasse bien ce que je vous dis. Sa Bonté vous bénisse et soit bénie !
[Annecy], 28 février [1641] `
[…] Votre cher cœur va bien : plus il anéantira toutes ses vues et inclinations en ce simple regard d’unité, mieux il fera ce que Dieu requiert de vous. Alentissez, tant qu’il vous sera possible, ces ardeurs de faire et souffrir, réduisez tout à la douceur et à bien employer les occasions que Dieu vous présente en chaque moment, ne permettant à votre esprit de regarder plus loin, tant qu’il se pourra. […]
[Annecy, mai-juin 1641]
… la sainte oraison où nous devons être comme des vaisseaux vides de nous-mêmes pour recevoir fort simplement ce qu’il plaît à la sacrée dilection du Sauveur d’y verser ; et demeurer de même lorsqu’il lui plaît de n’y rien mettre, également contentes des effets de son bon plaisir qui doit être notre unique prétention et souverain contentement. […]
[Annecy], 24 juin [1641]
Ma très chère fille, vivez au-dessus de vous-même et tout en Dieu, que je supplie être votre force, votre joyeuse consolation. […]
[Moulins, début décembre 1641]
[…] Cela veut dire qu’il ne faut faire aucune réflexion sur ce qui se passe en vous, pour voir ou connaître ce que c’est. Soyez, mon cher enfant, comme un vaisseau vide devant sa divine Bonté, pour recevoir ce qu’il lui plaira de vous donner, et ne permettez jamais à votre esprit aucun retour ni réflexion sur vous-même, ni sur ce qui se passe en vous. […]
Ma très chère fille, Demeurez inviolablement fidèle en cette pratique de n’arrêter jamais votre esprit volontairement hors de Dieu sous quelque prétexte que ce soit, surtout pour vous regarder vous-même. Bref, ne bougez de là, tenant votre esprit humblement abaissé devant sa divine bonté, gardez-vous de résister en aucune manière au dénuement qu’il lui plaira faire en vous de quoi que ce soit, bien qu’il vous semble qu’être destituée des choses plus nécessaires à notre avancement importe. Dieu nous doit suffire pour toutes choses, pour toute…94 et n’ayez à faire que de lui et non de ses dons, au dépouillement desquels vous devez acquiescer très simplement. Vous devez tenir votre esprit au-dessus de tout ce qui n’est point Dieu, de tout don et grâce et de la privation de toute grâce,… et ne sauriez passer outre. Mais Dieu vous veut, courez-y donc avec fidélité et gaiement, et priez pour celle qu’il vous a donnée. Il soit béni éternellement. Amen.
[…] Or premièrement, il se faut bien garder de permettre à votre esprit de se regarder en ses actions, ni de s’arrêter en façon quelconque autour de soi-même ni pour examiner son bien ni son mal, mais le lever promptement de ce dernier quand vous l’apercevrez avec grande douceur et le laisser jouir avec simplicité du bien et des consolations et lumières que Dieu lui donnera sans philosopher d’où elles procèdent, mais en rendre les Actions de grâces et les fruits qu’en prétend Celui qui les donne. […]
Ma très chère et vraie fille, Vos lettres me consolent toujours grandement quand vous me parlez de votre chère âme, laquelle, pour dire la vérité, j’aime au-dessus de toute comparaison. Tenez-la bien toujours en cette nudité et simplicité ; il n’y a rien au-delà qui soit agréable à notre divin Sauveur. « Aime et fais tout ce que tu voudras », dit saint Augustin. Aimons donc bien Notre-Seigneur et notre prochain pour l’amour de Lui. Faisons-lui ce que nous voudrions qu’il nous fît : toute la perfection est là. […]
[…] Il vous laisse un peu à sec et sans lumière ni consolation ; ce n’est que pour vous faire cheminer dans la foi nue et simple, et vous apprendre que la vraie paix de l’âme se doit conserver en cet état, comme dans les consolations. Pour Dieu, ne regardez point ce qui se passe en vous, mais Dieu très simplement, comme vous pourrez, tenant votre cœur tranquille et paisible dans son travail, sans le surcharger de la recherche de vos infidélités et aveuglements. Je vois que Dieu vous comble de grâces, de lumières, de bons désirs et sentiments, et que vos abandonnements et aveuglements sont accompagnés de grâces et lumières précieuses ; et de tout cela vous n’en tirez qu’un tourment pour vous. Certes, vous vous consumez et n’y a moyen que vous ne brûliez tout votre sang, et que bientôt vous ne tombiez en quelque grand accident. Hé ! pour Dieu, laissez le soin de votre perfection à Notre Seigneur ; faites gaiement et de bon cœur ce que vous pourrez. Humiliez-vous de vos manquements, mais joyeusement et courtement, et allez grosso modo à la bonne foi, sans tant pontiller autour de vous-même. […]
Vous m’avez donné un bon sujet de confusion de m’avoir demandé mon oraison. Hélas ! ma fille, ce n’est que distraction et un peu de souffrance pour l’ordinaire ; car que peut faire un pauvre chétif esprit rempli de mille sortes d’affaires, que cela ? Et je vous dis confidemment et simplement que, il y a environ vingt ans, Dieu m’ôta tout pouvoir de rien faire à l’oraison avec l’entendement et la considération ou méditation, et que tout mon faire est de souffrir et d’arrêter très simplement mon esprit en Dieu, adhérant à son opération par une entière remise, sans en faire les actes, sinon que j’y sois excitée par son mouvement, attendant là ce qu’il plaît à sa Bonté de me donner. Voilà comme je satisfais à votre désir, mais à vous seule ces trois dernières lignes ; quand nous nous verrons, nous dirons le reste, si Dieu le veut. […]
[…] Nue et sans vertu je suis venue au monde, et sans vertu quelconque je me remets, mon Dieu, en vos mains. Dites cela, ma fille…
… et soyez joyeuse de n’être pas joyeuse. […]
Ma très chère fille,
Quand Dieu parle à nos cœurs, il nous doit suffire, les créatures se doivent taire. Je n’ai donc rien à vous dire…
Vraiment, il faut que je vous dise la vérité, ma très chère fille. Je suis grandement touchée de vous voir toujours marcher avec cet ennui et abattement d’esprit. Mon Dieu, ma fille, sauriez-vous point faire cet entier et irrévocable délaissement de vous-même entre les mains de Dieu ? vous dépouillant de tout soin de vous et du désir des vertus, n’en voulant en façon quelconque qu’à mesure qu’Il les vous donnera, et ne voulant avoir aucun souci de les acquérir, sinon mesure que sa Bonté vous emploiera à les pratiquer, à laquelle il faut être fidèle quand l’occasion s’en présente. Nue e sans vertu je suis venue au monde, nue, et sans vertu quelconque je me remets, ô mon Dieu, entre vos mains. Dites cela ma fille, et quand vous verrez que votre esprit se voudra re vêtir de ce qu’il s’est dépouillé, ne faites autre chose que de le retourner simplement à son Dieu, ne voulant que lui seul e l’accomplissement de son bon plaisir. Et demeurez ainsi, entre les bras de sa divine Providence et volonté comme un petit enfant, lui laissant sans réserve le soin de tout ce qui vous regarde, ne réservant que celui de l’entière et ferme résolution de ne l’offenser jamais à votre escient, et de vouloir être toute sienne. Et vivez joyeuse avec cela, car cet ennui d’esprit ne procède que de ce que vous n’avez pas la perfection que vous désireriez. Or, il vous faut contenter de celle que Notre Seigneur veut que vous ayez, étant la vraie perfection que cette entière résignation et ce repos de l’esprit. […]
[…] Demeurez ferme dans ce très saint abandonnement et confiance en Dieu, allez droitement et purement en sa sainte présence dans l’exacte observance de nos saintes institutions. Si vous faites cela, Dieu fera par vous toute la besogne qu’Il vous commet. Tenez votre esprit ferme dans la sainte bassesse. […]
Ma très chère fille,
[…] Je pense donc que vous êtes attirée de traiter avec une grande simplicité avec N. S., parlez-moi des lumières qu’il répand dans la pointe de votre esprit tendantes à l’union — ou plutôt unité — de votre esprit avec Lui par un entier délaissement de vous-même à la conduite de sa sainte Providence. Et bien que ces lumières soient minces, si laissent-elles une grande assurance et confiance à l’âme. Voilà ma pensée, ma très chère fille, si elle est conforme à ce que vous sentez, je vous dis qu’une âme qui est conduite de cette sorte ne doit jamais s’essayer de rien faire sinon à mesure qu’elle s’y sent excitée intérieurement par Notre Seigneur, mais doit demeurer dans cet abandonnement total de soi-même entre les mains de Dieu pour laisser faire d’elle tout ce qu’il lui plaira, et en cela même il ne faut point faire d’actes si l’on n’y est excité. Mais cette union intérieure du cœur avec Dieu doit produire une générale et fidèle obéissance à toutes ses volontés signifiées. Et, partant, ma chère fille, puisque cette même volonté vous a chargée du soin des novices, vous les devez conduire si allégrement, soigneusement et avec tant de suavité, que vous les animiez non seulement par l’odeur de votre bon exemple, mais aussi par les affections que vous sentez à la poursuite du vrai bien dans une exacte observance, n’épargnant en façon quelconque les paroles requises pour cela, ce que je dis parce que je sais que les âmes attirées à cette sainte union ont peine à parler. Mais elles doivent préférer la volonté de Dieu à la consolation et inclination qu’elles ont à jouir de sa douce présence.
Peut-être que ce qui vous empêche de connaître vos défauts c’est l’attention que vous avez à Dieu. Ma chère fille, l’on a coutume de voir plus clairement les atomes à la lueur du soleil que quand le temps est obscur, c’est pourquoi je m’étonne que vous n’ayez pas la lumière pour les connaître. Mais si cela est, votre bonne Mère vous peut beaucoup aider à vous les faire remarquer. Que si ni l’une ni l’autre n’en avez pas la connaissance, humiliez-vous grandement devant Dieu pour cette ignorance et confessez que vous ne laissez pas d’en faire plusieurs, ayant un grand soin de vous tenir sur vos gardes afin de ne rien faire qui déplaise à Dieu.
Quant à votre oraison, ma très chère fille, pour Dieu, cheminez-y avec très grande simplicité, vous mettant devant Dieu doucement par un acte de foi si vous n’avez le sentiment de sa présence, puis suivez son attrait comme je vous ai tant de fois dit. Que si vous n’avez aucune occupation intérieure, demeurez en révérence devant Dieu et de fois à autre dites-lui des paroles selon votre besoin. Le grand secret pour l’oraison est la pureté de cœur, et suivre simplement l’attrait. J’ai repensé à ce que vous me dites de votre oraison. Je pense que vous y voulez faire trop de choses et c’est ce que Dieu ne veut pas, il suffit de faire demeurer l’âme en paix, en repos et simplicité auprès de Dieu, lui disant de temps en temps quelque courte parole fort doucement lorsqu’elle n’est pas attirée, mais quand elle le sera qu’elle suive le mouvement de la grâce sans effort ni empressement, et je crois que Dieu ne veut que cela de vous.
Ma très chère fille, J’ai lu votre lettre avec grande consolation. Quand Dieu daigne parler à une âme, il faut que toute créature cesse : je vois cette grâce en vous par la divine miséricorde. Ce que vous avez à faire, c’est que tout cesse en vous par cette unique pratique de regarder Dieu et le laisser agir en vous selon son bon plaisir. Qu’Il vous donne du doux ou de l’amer, de la satisfaction ou de l’insatisfaction, il vous soit tout un : amusez-vous aussi peu à l’un qu’à l’autre. Mais arrêtez-vous à Lui seul, suivant fidèlement et simplement les lumières du bien qu’Il vous montrera dans chaque occasion ; laissez-le faire, et vous verrez comme Il vous dépouillera, sans vous en laisser autre soin que celui de la correspondance. Sa divine Bonté vous maintienne en ce train jusqu’à l’extrême perfection de son saint amour. Je vous prie, tenez votre esprit en joie et en courage, et vous verrez combien Dieu est doux. […]
Ma très chère fille, Je me ressouviens toujours avec quelle entière sincérité vous vous rendîtes nia vraie fille d’entière confiance : Dieu le voulant ainsi pour notre commune consolation et utilité. Je ne puis jamais douter de votre persévérance en cela, non plus que vous ne devez douter de la mienne ; car mon cœur est invariable en l’amour qu’il a pour le vôtre, duquel je connais très distinctement la voie où Dieu l’a mis dès le commencement. Elle est si solide, et tellement de Dieu, que jamais il ne faut recevoir aucun avis contraire ; et vous faites bien de n’en guère parler. Fort peu de personnes sont capables de bien conseiller une âme que Dieu conduit par cette voie extraordinaire. Quelquefois même de bons serviteurs de Dieu en détournent, n’ayant pas reçu l’intelligence du ciel pour telle conduite ; et aussi parce qu’on craint que les âmes se trompent dans ce chemin si peu connu aux hommes. Or, dans l’expérience intime que vous avez de la bonté de cette voie, et sur ce que l’on vous en dit, tenez-vous ferme. Enfin, les fruits qu’elle vous rend sont bons : la paix, la confiance en Dieu, l’entière soumission, le détachement de toutes choses, l’exacte observance, la fuite du péché, l’amour à la mortification et à l’humiliation ; tout cela s’est trouvé dans votre chère âme, pour preuve assurée de la bonté de votre chemin. […]
Ma fille très chère, Il faut abaisser, voire couper et trancher les ailes de ce petit papillon qui veut se fourrer trop en avant dans la lumière, autrement il s’y perdrait. Donc, ma fille, sitôt que vous apercevrez votre esprit qui s’élèvera, renversez-le au pied de la croix, par un profond, mais doux abaissement de vous-même, vous tenant toute confuse et honteuse. Si vous faites cela, vous en viendrez à bout. […]
Oui, ma très chère fille, j’espère que sa Bonté nous fera la grâce de nous voir dans la bienheureuse éternité et que là nous le louerons ensemble à jamais. […]
Non. ma très chère fille, ne désirez rien, car les désirs sont les bourreaux de notre âme, et ne refusez rien de tout ce que l’on voudra de vous…
[2855 lettres au total]
C’est Marie des Vallées (1590-1656) qui connut le destin le plus étrange à nos yeux puisqu’elle traversa d’abord des épisodes de « possession », puis fut considérée comme une grande sainte. C’est grâce au compte-rendu95 de saint Jean Eudes que nous connaissons sa vie.
Née de parents pauvres dans un village de Basse-Normandie, orpheline de père à douze ans, elle devint servante. Après avoir refusé une demande en mariage, elle se crut possédée du démon : on la conduisit à Rouen auprès de l’archevêque pour des exorcismes solennels. Voici comment on procédait à l’époque :
On lui fit faire fort souvent des choses fort pénibles, comme lorsqu’on lui ordonna d’apporter un réchaud plein de feu dans lequel on lui faisait mettre quantité de soufre mêlé avec de la rüe 96 hachée menue, et qu’on lui commanda de tenir sa bouche ouverte sur le réchaud pour recevoir la fumée qui en sortait et lors qu’on lui faisait boire des douze verres d’eau bénite tout de suite.
Ensuite de quoi elle fut rasée partout. Ce qui se fit le matin, et l’après-midi, il vint six ou sept des messieurs du Parlement avec des médecins et des chirurgiens en la présence desquelles elle fut dépouillée pour la seconde fois ; et ce fut alors qu’elle fut piquée par tout le corps avec des aiguilles et des alènes97.
Elle eut encore droit à six mois de prison dans des conditions atroces, puis fut déclarée vertueuse tout en se croyant toujours possédée : « mettre en doute la réalité d’une possession pouvait être interprété comme un manque de foi »98. L’évêque de Coutances la prit heureusement sous sa protection comme servante à l’évêché.
Parallèlement à cette étrange atmosphère, sa vie intérieure évoluait : étant d’un caractère absolu, elle se jette sans réserve à Dieu. À vingt-cinq ans, le 8 décembre 1615, elle accepte un « échange de volonté » avec Dieu :
Si ma propre volonté est anéantie et que celle de Dieu me soit donnée en la place, je ne L’offenserai plus, car il n’y a que ma propre volonté qui puisse faire le péché. C’est pourquoi je renonce de tout mon cœur à ma propre volonté et me donne à la très adorable volonté de mon Dieu, afin qu’elle me possède si parfaitement que je ne l’offense jamais. (Vie 1.9).
[…] la sœur Marie, étant animée extraordinairement, parla en cette sorte : ‘C’est une chose très certaine que mon esprit s’en est allé au néant et qu’il a épousé la divine Volonté. Ce n’est point une rêverie ni une imagination99.
Elle dialogue avec le Seigneur :
Il lui dit : « Vous êtes comme un luth qui ne dit mot si on ne le touche, et qui ne dit que ce qu’on lui fait dire ; c’est la divine volonté qui vous anime, qui vous fait parler et qui vous fait dire ces choses. » 100.
Où est votre cœur ? — Je n’en sais rien, dit-elle, et je ne sais pas même si j’en ai un. — Je m’en vais vous le faire voir… Voilà votre cœur — Non, dit-elle, ce n’est point le mien, c’est le vôtre101.
Son choix de l’amour divin est absolu :
Aujourd’hui, Il me disait : Si votre esprit revenait, le voudriez-vous point ?
— Non […] j’aimerais mieux aller au néant que de lui donner la moindre étincelle de l’amour que je dois à Dieu seul. […] C’est un amour déiforme qui n’appartient qu’à Dieu seul. Il n’y a que Dieu seul qui le puisse donner et par une très pure bonté : car cet amour ne se peut mériter par aucune bonne œuvre ni souffrance quelle qu’elle soit102.
Comme Surin, elle se livra « en sacrifice » pour le rachat de ses persécuteurs. À une période où l’on brûlait les sorcières par milliers, elle restait obsédée par la crainte, voire la conviction d’être possédée. Elle se croyait toujours damnée, objet de « l’Ire de Dieu », et vécut encore deux épisodes terribles qu’elle nomma « l’Enfer » (1617-1619) et « le Mal de douze ans » (1622-1634) où elle désira se tuer. Encore en 1641, l’évêque ordonnera au Père Eudes de l’exorciser (« en grec »).
Certaines pages de la relation rédigée par Jean Eudes nous paraissent donc étranges. Elles mettent en évidence l’esprit du temps : une fille de la campagne excentrée du Cotentin traverse des épreuves intimes extrêmes et se croit possédée bien qu’elle se soit donnée à Dieu. La description véridique de cette nuit de l’âme s’exprime sur un mode très coloré, proche de celui de certaines visionnaires du Moyen Age. Par exemple, ce rêve qui se passe dans un monde infernal :
Elle se trouva en esprit enfermé un espace de temps dans une salle où il n’y avait aucune ouverture, par conséquent ni portes ni fenêtres, et au milieu était l’embouchure de l’enfer, c’est-à-dire un gouffre et un abîme au fond duquel elle voyait le feu de l’enfer […] Chaque jour le lieu où elle était fondait peu à peu sous ses pieds, et le puits de l’abîme s’augmentait jusqu’à tant qu’il n’était qu’un petit rebord qui était à la muraille et une petite pièce de bois percée à jour et détachée de la paroi, à laquelle elle passait son bras pour s’empêcher de tomber dans l’abîme. Elle criait à Notre Dame : « Est-ce là le chef d’œuvre de votre puissance ! Quelle cruauté ! Ah je ne puis plus demeurer en cet état. » Enfin quand tout fut fondu sous ses pieds, elle se trouva délivrée. (Vie 1.8)
Le début de la biographie est donc peuplé de diables. Puis une rupture se produit entre les livres III et IV où l’on constate, avec l’introduction de feuillets vierges et un changement de main du copiste, un changement très profond d’atmosphère : les beaux et profonds passages prennent la place des diableries. Ceci laisse supposer qu’on a affaire à deux rédacteurs distincts sans doute d’époques différentes.
La suite offre alors des dialogues magnifiques qui restituent l’élan « implacable » du chemin mystique de Marie103. Elle y parle avec Dieu d’égal à égal et se montre d’une exigence absolue :
Eh bien ! Que demandez-vous ? Voulez-vous que je vous donne la méditation ?
— Nenni, dit-elle, ce n’est pas cela que je veux.
— Voulez-vous la contemplation ?
— Non.
— Quoi donc ?
— Je demande la connaissance de la vérité ! 104.
Ou encore ce passage qui enthousiasmait Julien Green lisant la biographie d’Emile Dermenghem105 :
‘Se plaignant un jour à Notre Seigneur de l’état où elle était, Il lui dit : “Si j’étais à votre place que feriez-vous ?
“— Attendez, dit-elle, je vous assure que je vous ferais tout ce que l’adorable volonté de Dieu voudrait que je vous fisse.
“— Mais si l’adorable volonté de Dieu voulait que vous me crucifiassiez ?
« — Oui, je vous assure, je vous crucifierais et je frapperais à grands coups de marteau sur les clous pour vous crucifier.
‘— Et si elle voulait que vous me missiez en enfer avec les diables, m’y mettriez-vous ?
‘— Je vous assure que oui.
‘— Et si elle voulait que vous m’y laissassiez plusieurs années parmi des tourments rigoureux, m’y laisseriez-vous ? — Oui, je vous y laisserais !106.
Parallèlement à ces dialogues avec le Seigneur, se détachent des songes de toute beauté, dont elle explicite le sens spirituel sous-jacent quand les symboles sont trop mystérieux. Les images qui utilisent une représentation médiévale du monde, assurent la fonction enseignante de paraboles mystiques. Lorsque “sœur Marie” rapporte un “songe”, c’est pour l’interpréter tout de suite en tant qu’enseignement spirituel :
Le deuxième jour de décembre [1644], Notre Seigneur lui proposa une forme d’abbaye dont l’abbesse était la divine Volonté. […]
Les âmes qui sont en ce noviciat ne font profession que quand elles sont entièrement dépouillées d’elles-mêmes. Lorsqu’elles font profession, elles sont au pied de la montagne de perfection sur laquelle s’acheminant, elles commencent de se déifier peu à peu, et en cet état elles ont à pratiquer les excès de l’amour divin qui contient sept articles :
Le premier est d’allumer le feu dans l’eau.
Le second de marcher sur les eaux à pied sec. […]
Le cinquième de faire la guerre à Dieu et Le vaincre. […]
Voici l’explication que Notre Seigneur lui a donnée de ces choses : allumer le feu dans les eaux, c’est conserver l’amour divin dans les souffrances. Plus les souffrances s’augmentent, plus l’amour divin s’augmente et s’embrase.
Marcher sur les eaux à pied sec, c’est mépriser et fouler aux pieds les plaisirs licites et illicites sans y toucher. Les plaisirs sont signifiés par les eaux parce qu’ils s’écoulent comme l’eau et n’ont point d’arrêt. […]
Faire la guerre à Dieu et le vaincre, c’est s’opposer à Dieu fortement quand Il veut châtier les pécheurs et le fléchir à miséricorde […]
Toutes ces choses surpassent la nature, dit la sœur Marie. Il n’y a que Dieu seul qui les puisse opérer dans l’âme.107.
Ces visions appellent donc une interprétation mystique. Ici, l’un des plus beaux songes a pour cadre la forêt de l’existence humaine108. L’injonction impérieuse de la grâce est symbolisée par la Sainte Vierge. Des images bien concrètes décrivent le rude travail de purification qui nettoie ce qui est humain. Le cheminement mystique conduit à la transformation de Marie, qui, à ce moment de sa vie, garde encore la peur du sans-appui et d’un envol à l’aveuglette :
Un jour la Sainte Vierge dit à la sœur Marie : ‘Allons, ma grande basse [servante], travailler au bois.’ La Sainte Vierge avait une faucille, une hache et une échelle dont les échelons étaient de corde, et une petite bêche. Elle la mena à l’entrée du bois où ce n’était qu’épines et broussailles. Elle lui bailla la faucille et lui commanda d’essarter [débroussailler] toutes ces épines. Elle le fait et voyant ses mains ensanglantées, elle dit à la Sainte Vierge : “Ma mère, j’ai mes mains tout ensanglantées.” La Sainte Vierge répartit : “Mon Fils ne m’a jamais demandé de mitaines.” Elle continue, fait la même plainte plusieurs fois et entend la même réponse. En essartant, elle arrive à un bel arbre touffu qui jetait de belles branches de tous côtés. La Sainte Vierge lui dit : “Frappe, ma grande basse, frappe sur ces branches”. Elle frappe, il en sort du sang.
Elle en a frayeur et se veut retirer. La Sainte Vierge lui dit plusieurs fois avec colère : “Frappe, il occupe la terre.” Elle coupa ses branches tout autour, c’est-à-dire celles du bas. Elle lui commanda d’essarter comme devant avec les mêmes plaintes et les mêmes réponse […] Et elles arrivèrent à un bel arbre tout émondé auquel il ne restait qu’une petite branche en haut pour soutenir une colombe. Elle y monta jusqu’en haut par le moyen des estocs qui y étaient restés après avoir été émondés, et ne trouvant rien pour s’appuyer, elle fut saisie de frayeur, mais elle fut changée en colombe et devint aveugle et bien effrayée, ayant peine à s’appuyer et ne sachant [273 v] où voler ailleurs, à cause qu’elle était aveugle.109.
À propos de cet envol vers l’inconnu, elle disait que le mystique est appelé à “vivre hors de son être, d’une vie inconnue à celui qui la possède” (Vie 9.4).
Elle se plaignait de la rigueur de l’amour divin :
Mais l’amour divin est sévère, rigoureux et terrible. Il rit toujours, mais il frappe bien rudement. Je tremble quand je le vois. Quand on se plaint à lui, il ne fait qu’en rire ; on ne sait où il va ni où il mène ; il se fait suivre à l’aveugle. (Vie 6.4)
Un dense résumé de la vie mystique lui fut donné :
En la même année 1645, le 29 janvier, Notre Seigneur lui dit encore : ‘[…] J’ai donné cette médecine à mes apôtres et à mes meilleurs amis. Elle est composée de trois ingrédients : donner, recevoir et demander. Donner à Dieu sa vie humaine et recevoir Sa vie divine laquelle on reçoit à mesure qu’on lui donne la sienne. À mesure que l’homme meurt à soi-même, c’est-à-dire à son esprit, à sa volonté, à ses passions et à ses sentiments, il vit de Mon esprit, de Ma volonté, de Mes passions, de Mes sentiments. Et quand il est tout à fait mort à soi-même et à la vie humaine, il ne vit plus que de Dieu et il n’y a plus rien en lui que de divin, et quand cela est, il se présente à Dieu ayant en soi Ma vie et tous Mes mérites, et lui demande hardiment le salut du prochain et tout ce qui est nécessaire pour le procurer. Voilà le plus court chemin de la perfection.’110.
Demander “hardiment le salut du prochain” correspondait à son plus profond désir, sauver les âmes :
Mais quand je serais arrivée à la porte du paradis, après que toutes les âmes y seraient entrées jusqu’à la dernière, si on me fermait la porte, que dirais-je ? Je dirais à Dieu sans regret, puisque toutes les âmes sont sauvées : “Je suis en repos, je suis contente qu’on m’envoie au néant”.”111.
Pourtant elle ne se faisait aucune illusion sur l’importance de son rôle :
‘Voulez-vous que je vous fasse voir de quelle façon vous augmentez Ma gloire ? Dites-moi une chose : voilà un petit enfant qui prend de l’eau dans le creux de sa main ou au bout de son doigt et qui la jette dans la mer, accroît-il de beaucoup l’eau de la mer ? […] Il y en a d’autres qui retiennent toute l’eau dans leur main au lieu de la jeter dans la mer et ce sont ceux qui font quelques bonnes actions, mais qui Me les dérobent par vanité.’
En une autre occasion, Il lui dit encore : « Voulez-vous savoir ce que vous faites et de quoi vous servez à Mon œuvre ? Vous y servez autant qu’un petit enfant de deux ou trois ans qui voyant charger un tonneau dans une charrette, va pousser au bout avec une petite bûchette, puis il dit qu’il a mis le tonneau dans la charrette et cependant il a bien plus apporté d’obstacle qu’il n’a servi, incommodant et retardant ceux qui chargeaient le tonneau, parce qu’ils avaient crainte de le blesser. »112.
Mais il se pourrait bien que le Seigneur ait obtempéré à ses demandes pressantes comme en témoigne ce dialogue :
Un jour Notre Seigneur dit à la sœur Marie : « Les aveugles se sont assemblés pour faire le procès au soleil. Ils disent pour leur raison qu’il a perdu sa lumière et qu’il faut le chasser du ciel parce qu’il occupe inutilement la place qu’il y a.
— Je vous prie, ayez pitié d’eux, car ils ne savent ce qu’ils disent, et leur donnez un arrêt favorable.
— Oui, dit Notre Seigneur. Je m’en vais terminer ce procès et lui donnerai arrêt en l’excès de mon amour. »
Et en même temps Il prononça l’arrêt en cette sorte : « Je condamne le soleil de donner des yeux aux aveugles pour le connaître et pour voir sa lumière. »113[…]
— Qu’est-ce que ces yeux et qu’est-ce que cette lumière du soleil ?
— Ces yeux, répliqua Notre Seigneur, c’est Ma divine grâce que Je donnerai à tous, et la lumière du soleil, c’est la foi.114.
On mesure la profondeur de son expérience mystique à ses réactions lorsqu’elle lit des auteurs arrivés au sommet. Témoin cet épisode à propos de Benoît de Canfield dont elle n’apprécia que la troisième partie de la Règle 115:
Auparavant qu’elle vint à Coutances, elle ne savait pas lire, mais lorsqu’elle y fut, on lui apprit à lire. En ce temps-là, Notre Seigneur lui fit avoir un livre qui s’appelle : la Règle de la Perfection qui est divisé en trois parties. La troisième partie traite de la plus haute contemplation et les deux premiers enseignent les moyens dont on peut se servir pour y arriver.
Lorsqu’elle eut ce livre, elle ne savait que lire très imparfaitement, en épelant et en hésitant. Néanmoins lorsqu’elle vint à l’ouvrir, elle lisait tout courant et sans broncher dans la troisième partie, et qui plus est, elle l’entendait fort bien. Mais elle ne pouvait lire dans les deux autres, d’autant qu’elle n’en avait que faire, Dieu ne l’ayant point fait passer par ce chemin là pour la conduire à la perfection où elle était arrivée et qui était décrite dans cette troisième partie116.
A propos d’autres auteurs :
Notre Seigneur lui donna encore un autre livre composé par un prêtre nommé Thomas Deschamps117, intitulé « Les Fleurs de l’Amour divin » ou « Le Jardin des Contemplatifs », là où l’on voyait plusieurs choses de très haute perfection […] quand elle lisait ce que sainte Thérèse a écrit dans ses livres touchant la plus sublime contemplation, elle s’étonnait de ce que cette sainte en faisait tant d’état, parce qu’elle croyait que cela était commun à tout le monde118.
Elle se sentait aussi très proche de Catherine de Gênes :
La sœur Marie assure qu’elle a expérimenté en soi beaucoup de conformité avec ce qui est écrit de Ste Catherine de Gênes en sa Vie, excepté qu’il y avait en cette sainte beaucoup d’amour sensible […] Sainte Thérèse va doucement et s’avance peu à peu, mais je suis trop précipitée, dit la sœur Marie, je marche à la désespérade (c’est son mot) : témoins ces grands désirs que j’ai eus de l’enfer […] sainte Catherine de Gênes ne veut rien que ce que Dieu veut […] C’est pourquoi elle dit que sainte Catherine de Gênes est sa bonne sœur119.
Elle avouait donc avoir marché « à la despérade », mais elle émergea de ces terribles combats, pour vivre encore vingt-deux ans de grand rayonnement où elle put s’occuper des autres.
Elle devint en effet la conseillère très écoutée d’un grand nombre de spirituels pour qui elle était « la sœur Marie » bien qu’elle ne fût pas religieuse : Jean de Bernières et le cercle de l’Ermitage, Catherine de Bar, François de Montmorency-Laval futur évêque de Québec, le futur saint Jean Eudes (qui défendra son souvenir avec constance) vinrent régulièrement la visiter à Coutances. Le baron de Renty120 déclarait qu’elle lui avait donné « la clef qui ouvre le chemin que j’ai marché en cette vie ». Mectilde de Bar, fondatrice des Bénédictines du Saint-Sacrement, sollicitait ses prières par l’intermédiaire de Bernières et continua à la prier après sa mort.
Au-delà de ce cercle, elle fut admirée par des gens aussi divers que le jésuite P. Coton, J. — B. Saint-Jure directeur de Renty, la future Marie-Catherine de Saint-Augustin, religieuse hospitalière (tourmentée elle aussi par des obsessions sataniques, elle vécut de 1648 à sa mort à l’Hôtel-Dieu de Québec).
Les amis de l’Ermitage de Caen allaient chaque année passer plusieurs jours auprès de « la sainte de Coutances », lui faisant part de leurs difficultés les plus intimes. Jean Eudes nota soigneusement les « dits de la sœur Marie ». Son compte-rendu nous est parvenu par le manuscrit de la Vie admirable dit « de Québec » que Mgr de Laval, premier évêque de Québec, emporta dans ses bagages, ce qui montre la vénération dont le cercle de l’Ermitage entourait Marie.
Voici un exemple de ces visites :
L’an 1653, au mois de juin, quelques personnes de piété étant venues voir la sœur Marie pour la consulter sur plusieurs difficultés qu’elles avaient touchant la voie par laquelle Dieu les faisait marcher, qui était une voie de contemplation, elles demeurèrent quinze jours à Coutances, la voyant tous les jours et conférant avec elle sur ce sujet, deux, trois, quatre, et quelquefois cinq heures par jour.
Il est à remarquer qu’elle n’est pas maintenant dans cette voie, étant dans une autre incomparablement au-dessus de celle-là par laquelle elle a passé autrefois, mais il y a si longtemps qu’elle ne s’en souvient plus. C’est pourquoi, lorsqu’elles lui parlaient de cela, au commencement elle leur disait que ce n’était pas là sa voie et qu’elle n’y entendait rien. Mais peu après Dieu lui donna une grande lumière pour répondre à toutes leurs questions, pour éclaircir leurs doutes, pour lever leurs difficultés, pour parler pertinemment sur l’oraison passive, pour en découvrir l’origine, les qualités et les effets, pour faire voir les périls qui s’y rencontrent, pour donner les moyens de les éviter et pour discerner la vraie dévotion d’avec la fausse.
« Cette voie est fort bonne en soi, leur dit-elle, et c’est la voie que Dieu vous a donnée pour aller à lui, mais elle est rare : il y a peu de personnes qui y passent, c’est pourquoi il est facile de s’y égarer.
« Ce n’est pas à nous de choisir cette voie et nous ne devons pas y entrer de nous-mêmes et par notre mouvement. C’est à Dieu de la choisir pour nous et nous y faire entrer. On n’en doit parler à personne pour la leur enseigner, car si on y fait rentrer des personnes qui n’y soient pas attirées de Dieu, on les met en danger et grand péril de s’égarer et de se perdre. Si quelques-uns en parlent, il faut les écouter. Si on reconnaît à leur langage qu’ils marchent en ce chemin, alors on peut s’en entretenir avec eux. Cette voie est pleine de périls, il y faut craindre la vanité, l’amour-propre, la propre excellence, l’oisiveté et perte de temps.
« Il ne faut pas s’imaginer qu’il n’y ait que ce chemin qui conduise à l’anéantissement de nous-mêmes et à la perfection. Tous chemins vont en ville. Il y a une infinité de voies qui vont à la perfection : les uns y vont par la contemplation, les autres par l’action, les autres par les croix, les autres par d’autres chemins. Chaque âme a sa voie particulière. Il ne faut pas penser que la voie de la contemplation soit la plus excellente… 121.
Que se passait-il en sa présence ? On perçoit chez elle trois niveaux d’action : soit elle répondait aux questions et ses réponses étaient notées, probablement le jour même, par ses interlocuteurs, dont Jean Eudes ; soit elle racontait ses « songes », pour instruire sur un mode symbolique ; mais certains connaissaient auprès d’elle une expérience beaucoup plus profonde dans une communication de cœur à cœur en silence :
Sa manière ordinaire de connaître la vérité des choses qui lui sont proposées par diverses personnes n’est pas par intelligence ni par lumière, mais par un goût expérimental qui lui ouvre le fond du cœur dans lequel elle entre…122.
En voici un témoignage, probablement de Bernières :
27. Je dis à la sœur Marie que je conversais avec elle en Dieu, sans que je pense y converser de paroles. Elle m’a dit qu’il y a un langage intérieur, et que cela était vrai. Je suis venu peu à peu à ne plus parler avec elle, mais à demeurer auprès d’elle en Dieu […] J’ai bien connu que c’était imperfection à moi de lui parler, n’étant pas la manière que Dieu voulait sur moi. Il me semblait que mon âme était introduite dans un cabinet seule avec elle, où les autres ne pouvaient empêcher la conversation, non pas elle-même : c’est un pur don que Dieu seul peut faire.
33. En l’année 1655, notre voyage pour voir la sœur Marie ne fut pas à dessein d’avoir quelque réponse ou quelque don particulier, mais afin d’obtenir par ses prières, l’établissement de la réelle présence de Dieu dans le fond de notre âme. Nous avions eu quelques mois auparavant plusieurs lumières qu’il y a dans l’essence de l’âme une capacité comme infinie de recevoir cette réelle présence ou plutôt d’être abîmée en Dieu même ; nous étions dégoûtés de nous servir d’aucuns moyens, cette communication essentielle de Dieu ne se pouvant faire qu’en Dieu et par Dieu même, ce que notre âme expérimente par un instinct secret.
34. Elle ne laissa pas de nous dire des histoires, ou des visions ou lumières qu’elle avait eues de l’état de déification, qui faisaient connaître le bonheur d’une âme qui entre en cet heureux état. Nous lui témoignâmes de le désirer, et que nous ne pouvions plus goûter aucun don, mais Dieu seul, et qu’elle priât pour nous obtenir cette grande miséricorde : nous trouvions notre intérieur changé, comme étant établi dans une région plus indépendante de moyens, et où il y a plus de liberté, de pureté et de simplicité, où l’anéantissement et la mort de soi-même sont expérimentés d’une manière tout autre que par le passé123.
Le Seigneur lui avait dit que ce travail serait une maternité spirituelle :
Vous êtes suspendue entre le ciel et la terre, car vous n’avez consolation ni du ciel ni de la terre et vous êtes en travail d’enfant […] vous enfanterez la joie. (Vie 5.6.6).
Son souvenir resta très présent : on se recueillait sur sa tombe dans la cathédrale de Coutances. À la fin du siècle, madame Guyon l’appréciera :
Pour Sœur Marie des Vallées, les miracles qu’elle a faits depuis sa mort et qu’elle fait encore en faveur des personnes qui l’ont persécutée, la justifient assez. C’est une grande sainte et qui s’était livrée en sacrifice pour le salut de bien des gens. Elle était très innocente, l’on ne l’a jamais crue dans le désordre, mais bien obsédée et même possédée, mais cela ne fait rien à la chose124.
Son influence se prolongea encore au XVIIIe siècle : en 1726, près d’Amsterdam, l’éditeur Pierre Poiret125 intégra les Conseils d’une grande Servante de Dieu au sein du très beau recueil consacré aux œuvres de M. Bertot par Mme Guyon126. C’est dire l’importance que le cercle guyonien lui accordait.
Terminons par ce beau passage qui fait songer à Ruusbroec et résume bien la vie ardente de Marie des Vallées :
L’an 1647, la sœur Marie entendit une voix qui criait en elle :
« Audience, audience, ô grande mer d’amour. C’est une petite goutte de rosée qui demande d’être absorbée dans vos ondes, afin de s’y perdre et de ne se retrouver jamais. »
Cette voix cria ainsi presque trois jours durant continuellement.
La sœur Marie demanda : “Quelle est cette voix ?
— C’est la voix, dit Notre Seigneur, d’une âme qui est arrivée à la perfection, laquelle est dépouillée d’elle-même et de tout ce qui n’est point Dieu, et qui est revêtue et embrasée d’amour et de charité, et qui crie par les grands désirs qu’elle a d’être tout à fait transformée et déifiée. Mais je la laisse dans ce divin feu afin de la purifier encore davantage.127.
Sur le don d’anéantissement ou de la foi nue, l’emploi pour le prochain, la présence réelle de Jésus-Christ, la conversation en esprit et en silence, la communication essentielle de Dieu129.
1. Cette Servante de Dieu étant consultée par un Serviteur de Dieu, elle lui dit [408] d’avoir courage, qu’il n’est point arrivé, mais qu’il est en chemin ; qu’il faut laisser aller les personnes qui ont des lumières et des beaux sentiments, que ce n’est point là sa voie. Elle l’a connu par son discours, c’est le tout pur rayon. Il faut bien se donner de garde de130 ruiner son corps. Il y a peu d’âmes arrivées au divin rayon : quelquefois l’union est couverte de cendre par les actions extérieures et autres choses ; ce n’est rien, on n’est point désuni pour cela. Que c’est une chose rude aux pauvres sentiments de tirer de [409] leur opération naturelle, et de passer en Dieu.
2. Elle a dit qu’elle ne peut rien faire ni penser, sinon demeurer dans sa maison qui est le néant. Il lui prend des désirs de connaître la vérité ; mais elle est mise en sa maison : elle ne saurait prier, ni rien faire que comme on le veut. Les Dames, qui sont le mépris et la souffrance, etc., préparent la maison pour l’anéantissement, et elles ne s’en vont pas, quoiqu’il soit fait, elles demeurent comme en Notre Seigneur Jésus-Christ.
3. Elle m’a dit quantité de fois, vous voilà en beau chemin, Dieu vous y conduise. Que voilà un beau chemin ! Que Dieu est bon ! Elle m’a dit que l’anéantissement est très long ordinairement, et que bien souvent on ne sait où on est ; et que l’on n’a pas moins pour cela, au contraire l’incertitude et les peines font bien avancer : enfin c’est une grande grâce que l’anéantissement. Les sécheresses sont dans les sens, et Dieu est dans le fond qui est immobile, et ne se retire pas. Et comme Dieu ne se retire pas du commun, que par le péché mortel ; aussi ne se retire-t-il pas quand il a donné le don, et les obscurités n’empêchent pas que Dieu n’y soit, et par conséquent que l’oraison n’y soit : Dieu par le don d’anéantissement se donne, mais peu à peu il croît en l’âme dans l’anéantissement. Elle m’a dit que nous en avons assez, que de l’assurance de la voie et du don, il ne faut point attendre de réponse, que tout est assez bien sans cela ; elle fait une estime de cet état. Il faut avoir une grande liberté et gaieté. Elle m’a dit plusieurs fois que l’amour-propre, la propre complaisance, et la vanité perdent tout. Par l’anéantissement Dieu vient dans l’âme, et y venant la fait mourir à elle-même. [410]
4. Je lui ai dit que mon âme suivait Dieu, outrepassant et oubliant tout pour se pouvoir perdre en lui. Elle m’a dit que pour lors l’âme cherche Dieu ; mais que parfois Dieu la regarde, et quoiqu’elle ne s’en aperçoive pas, qu’il ne faut pas laisser de poursuivre : car Dieu y est, et c’est assez.
La vraie demeure de l’âme, c’est la maison du néant, où il n’y a rien. Il lui fut dit que la chambre du Roi était l’humilité, et que la fenêtre par où venait la lumière divine dans la chambre était la connaissance de soi-même. Nous avons parlé du pur amour, et que l’âme qui aime, a tout.
5. Pour dernière instance, elle m’a absolument assuré de mon état, et que je devais être tout passif et en quiétude. Le chemin de l’anéantissement est long si ce n’est par miracle : c’est un grand bonheur que d’être en chemin. Il faut mourir aux passions, aux sens et aux puissances, et que Dieu soit venant et régnant dans l’âme. Elle m’a dit derechef que l’anéantissement est un chemin fort étroit : l’entendement y doit être anéanti, et par conséquent compris et possédé de Dieu ; et peu à peu le divin rayon croît.
La voie active est large, d’autant que les sens ont leurs affaires ; mais ici il faut qu’ils endurent, et qu’ils soient beaucoup à l’étroit. Durant que Dieu est l’agent, il faut le laisser faire ; et quand il n’agit plus, il faut agir.
Elle m’a dit que peu souvent on est assuré de son anéantissement ; et qu’il faut vivre comme cela. Elle m’a dit que c’est un don que Dieu nous a fait : j’ai bien vu par son discours que c’est assez. Elle me disait : voilà votre voie ; les autres marchent autrement : il faut suivre la sienne ; les autres ont des contemplations, et inclinations, il faut qu’ils y aillent. [411]
Plus on s’anéantit, plus on se transforme ; et il n’y a qu’à laisser Dieu faire.
6. Le premier jour je n’ai point vu de lumière particulière, sinon la donation du don [d’anéantissement ou de foi nue]131 et faire ensuite selon le don, et cela portait effet de grâce en mon âme, outrepassant tout pour vivre dans ce don.
J’ai vu que quand le don est fait à l’âme, il ne s’en va pour rien : la maladie lui offusque tout l’esprit, et cela n’empêche point qu’il n’y soit. Elle m’a dit : voilà votre affaire. Elle m’a assuré de la vocation de M. B. pour le prochain.
7. Comme je l’ai été prier pour demander à Dieu la certitude de mon oraison, elle m’a dit de me donner de garde de la curiosité, que la certitude a été donnée, et qu’il faut marcher. Enfin que le don est donné, et que c’est assez que l’on ait la certitude du don de l’anéantissement : l’âme se va transformant en Dieu, et quelquefois d’autant qu’il n’est pas tout parachevé, les sens s’extrovertissent ; et cela donne de la peine, mais il faut patienter ; il faut que l’âme soit humble et connaisse son rien ; il y a des sentiments qui vivent, et Dieu les laisse et fait souffrir comme à Job.
Ce qui arrive aux espèces du Saint Sacrement, est une figure de l’anéantissement : bien souvent on ne le connaît pas, et l’on souffre des craintes et des désespoirs ; les sens sont de pauvres enfants qu’il faut quelquefois envoyer se promener, et le fond demeure uni. Les sens ne sont pas capables de l’oraison, c’est pourquoi il faut avec discrétion les récréer. Dans l’anéantissement on ne sait pas toujours s’il est vrai ; et c’est une grande peine, on ne sait quelquefois rien faire pour se soulager. [412]
8. Il ne faut point parler de ceci, et laisser les actifs dans leurs activités, et suivre son anéantissement. Quand Dieu y conduit l’âme, il fait mourir les puissances, les passions et les sens, enfin tout, afin de régner absolument, et qu’il n’y est plus que la volonté de Dieu, car la volonté de Dieu est Dieu : tout doit se perdre en la Divinité. L’âme étant arrivée à l’anéantissement, Dieu lui soustrait la certitude, pour l’anéantir davantage.
9. Elle ne peut ni prier ni rien faire ni penser, sinon comme on lui fait faire : il faut qu’elle demeure dans son néant, et qu’elle souffre tout. Elle approuve que l’âme aille très souvent dans ce néant : l’âme n’y a rien et fait l’oraison dans son néant et son rien. J’ai bien vu que les sens ont des désirs, ont leurs vies ; et par conséquent quoiqu’anéantis, ils ne laissent pas d’avoir leur vie : il faut les laisser courir, craindre, etc., et demeurer uni dans l’anéantissement. L’âme ne veut que Dieu, c’est un amour bien pur : c’est assez de demeurer dans son néant, pour prier, pour avoir les mystères, etc. ; car y étant on est en Dieu, et tout se fait en Dieu ; c’est aussi une communion spirituelle très relevée ; car l’âme est plus morte à soi et par conséquent plus vivante en Dieu. Qu’il y a à souffrir pour être anéanti !
Étant en compagnie, il faut parler afin de n’incommoder pas le prochain ; et que l’anéantissement ne laisse pas d’être. Que dans les grandes maladies il s’y trouve aussi, et même qu’il augmente. Que les personnes de cet état ne sont pas si austères, qu’elles gardent leur repos ; et que les trop grandes austérités atténuent.
10. L’âme ayant le don n’est point distraite pour [413] parler, pour agir ; quoique selon les sens elle le soit : car dans le fond elle a le don, et Dieu y opère toujours la purifiant : bien qu’il semble parfois qu’on ait commis quelques défauts, il ne faut que les laisser consumer à l’anéantissement. Cet état est un grand bonheur parce que Dieu y opère, et par conséquent entre en possession de l’âme, et de plus en plus la va purifiant, jusqu’à ce qu’Il soit tout seul. C’est un tout pur amour, parce que l’âme s’y anéantit toute, afin que Dieu seul y opère, c’est une présence de Dieu toute continuelle ; d’autant que c’est un continuel opérer : et l’on doit bien dire Ego dormio, et cor meum vigilat132. Ô le grand état ! Elle m’a répété cela plusieurs fois : que la bonté de Dieu est grande !
11. Dans cet état on se met point en peine des sécheresses, au contraire, elles y aident ; ce ne sont pas les goûts, mais l’opération de Dieu que l’on cherche.
Nous avons eu grande joie ensemble, en parlant de cet état. C’est un lait dont Dieu repaît notre âme, c’est un bonheur inestimable : mais il ne faut pas vouloir y faire entrer les autres. Car comme c’est une opération de Dieu, si Dieu ne les y appelait, Il n’y opérerait pas, et par conséquent on serait inutile : pour l’âme qui y est appelée, plus elle est passive et en repos, plus son bonheur est grand. Quand je lui disais que je goûtais merveilleusement cet état : c’est un signe (dit-elle) que c’est votre voie ; allons, vous dans votre quiétude, et moi dans mes souffrances. Je crois qu’elle fera ce qu’elle pourra pour l’augmentation du don. [414]
Je lui donnai le bonsoir et lui désirai une bonne nuit : elle me fit réponse à l’heure, qu’il fallait faire la volonté de Dieu ; et je compris par là qu’il fallait toujours vivre en Dieu. Par l’anéantissement Dieu vit en l’âme, Il la possède et la va purifiant, jusqu’à ce qu’Il y soit seul.
12. La sœur Marie nous a assuré derechef que notre foi est de Dieu, que c’est un don et un grand don, et rare ; peu de personnes marchent en ce chemin. Elle l’appelle voie miraculeuse, l’âme y expérimente les excès du divin amour. Elle répétait souvent : ô amour ! ô excès ! C’est un ravissement continuel en Dieu, l’âme étant séparée de soi-même et de ce qui n’est point Dieu. Cette voie est passive, contenant infinis degrés en foi, c’est une échelle mystique : Dieu dès le premier degré prend l’âme par la main et la conduit ; elle n’a qu’à demeurer passive et Dieu fait son ouvrage.
Il ne faut pas parler de cette voie aux personnes qui n’y sont pas appelées, de peur de les troubler, et de leur donner occasion de faire quelque jugement téméraire, en condamnant légèrement ce qu’ils n’entendent pas, c’est charité de le taire, et de parler seulement de la pratique des vertus et de la manière ordinaire de servir Dieu.
On n’entre dans la voie passive qu’après quelques années de dispositions, Dieu ne faisant pas ce don qu’après que l’âme a beaucoup travaillé et souffert pour son amour, au moins c’est son procédé ordinaire.
13. Dieu lui fit comprendre ces paroles sur ce qui me regarde : Sa conduite est sainte, et m’est agréable, qu’il persévère : Notre Seigneur [415] l’entendant non seulement pour la conduite particulière de sa vie et de son oraison, mais touchant ceux qui veulent demander quelques avis. Sur la réplique qu’il n’était pas prêtre, elle dit qu’une personne, qui s’est sacrifiée à Dieu, est Prêtre, et qu’en un mot il faut faire ce que Dieu veut, sans réflexion ; et que s’il ne le faisait pas, il serait contre sa voie ; et que s’il n’était pas vrai, que l’état de sœur Marie n’était pas vrai.
14. Sa manière de connaître la vérité des choses qui lui sont proposées, ce n’est pas de les connaître par intelligence, mais par goût expérimental, qui lui ouvre le fond de son âme, dans lequel elle entre, celui qui y règne donnant l’approbation à ce qui est véritable : au contraire, une tristesse saisissant son cœur qui le serre et le ferme de sorte qu’il n’est pas possible que rien y puisse entrer, c’est une marque que Dieu n’approuve pas ce qui est proposé.
Elle a grande discrétion à ne faire pas paraître quand quelque chose est rejeté, de peur de donner de la peine à ceux qui lui en ont parlé ; et puis ceci est si extraordinaire, qu’il n’est compris de personne, n’y ayant d’autre raison sinon qu’il plaît ainsi à Dieu d’opérer.
15. Elle dit que la foi nue manifeste, sans manifester néanmoins, Jésus-Christ clairement dans le fond de l’âme ; de la même manière qu’elle le lui fait connaître dans le Saint Sacrement, où elle le croit sans le voir, où elle le possède sans le toucher, où elle en jouit d’une manière insensible et invisible : c’est assez néanmoins à une âme qui a le don de la vraie foi ; tous les autres dons et grâces qui sont quelquefois ajoutés paraissent superflus. Dieu seul [416] suffit, dans le fond et dans le Saint Sacrement : je dis plus, l’âme connaît qu’elle a trouvé Jésus-Christ dans le Saint Sacrement, l’ayant trouvé dans son fond par une unité admirable qu’elle expérimente, mais qui ne peut s’exprimer. Cette unité en Jésus-Christ est telle qu’elle fait même posséder Jésus-Christ dans son fond aussi réellement et véritablement que les bienheureux sont en paradis, bien que d’une manière différente. Cette unité en Jésus-Christ communique une unité avec la très Sainte Trinité et avec tous les saints, de sorte qu’on expérimente que les trois personnes divines abîment en elle [singulier ou pluriel ?] les trois puissances de notre âme, par un anéantissement qui ne se peut dire, et qui est si grand que l’âme se trouve perdue, et toutes ses opérations ; ne pouvant trouver dans son fond en la pureté de cette lumière de la foi qui lui a été donnée, que Jésus-Christ qui la va conduisant vers la Sainte Trinité qui l’abîme et transforme en elle par ses divines opérations.
16. Quelques-uns qui lui parlent expérimentent que Jésus-Christ est tout vivant en elle, et qu’il y règne ; mais elle n’en connaît rien : de sorte que possédant tout, elle croit n’avoir rien. Elle est tellement perdue dans ce Néant et dans le rien qu’elle n’a pas la capacité de pouvoir seulement distinguer ni discerner dans l’intérieur d’autrui, qu’à mesure qu’on (Dieu) lui fait voir : elle parle à plusieurs personnes de différentes grâces, et ce Néant lui suggère tout ce qu’il leur fait dire selon leur besoin, sans rien préméditer.
17. Que les âmes sont malavisées de ne se pas contenter du pur don de la foi nue, qui donne Dieu à l’âme d’une manière insensible et invisible, et néanmoins très véritable, et très réelle. [417] Toutes les autres lumières, les consolations, les transports ne sont que pour consoler l’amour particulier de l’homme, mais l’amour pur de Dieu est plus satisfait du pur don de la foi, y ayant moins de la créature, et une plus pure souffrance qui la transforme plus parfaitement en Jésus-Christ crucifié et mourant dans une nudité totale sur l’arbre de la croix, dans la privation de toute consolation divine et humaine. Ce fut néanmoins dans cet état où se fit la consommation de notre rédemption en la réunion de Dieu avec la nature humaine.
Que les âmes sont mal instruites de croire perdre leur union dans l’état obscur et nu, c’est au contraire où elle s’augmente ; et s’il fallait choisir quelque état en cette vie, ce serait celui de la pure souffrance et nudité totale.
18. La sœur Marie dit que Dieu lui a fait connaître qu’il donne à des hommes et à des femmes du monde, la grâce des anciens religieux et ermites, et qu’il ne faut pas s’étonner si dans les cloîtres, les grands dons d’oraison ne s’y rencontrent pas, les religieux tournant le dos à Dieu par le peu de fidélité qu’ils ont gardée.
19. La voie de N.133 est pour aider le prochain, il n’en doit faire difficulté ; autrement il se détournerait de sa voie ; et qu’elle est autant assurée que la sienne.
Il faut, dit-elle, bien se donner de garde dans la voie de l’oraison, de la vanité. La vanité se rend servante de l’amour-propre, et de la propre excellence, faisant proposer à l’âme les récompenses, les mérites, les dons et les grâces : n’y ayant pas réussi, elle fait proposer par [418] la propre excellence, l’éminence et la grandeur de l’oraison : quand cela ne réussit pas aussi, le diable fait connaître qu’elle a eu raison de ne pas consentir à l’amour-propre et à la propre excellence, afin de lui donner de la vaine gloire ; mais l’âme connaissant son artifice le rebute. Alors elle se doit donner de garde de Dieu même, qui lui communiquant beaucoup de quiétude et de consolation, elle s’y attacherait, si elle n’y prenait garde, et si elle ne demeurait ferme et constante à ne vouloir que Dieu seul.
L’amour-propre étant chargée de mérites, de richesses spirituelles, de faveurs et de dons, va lentement et pesamment : l’amour divin au contraire va vitement et légèrement, étant tout nu, la grande chaleur l’obligeant à se dépouiller. L’amour divin quand il est parfait réduit l’âme à la nudité totale. L’âme anéantie ne demande rien ni pour soi ni pour le prochain, non pas même la conversion ; mais elle dit seulement : Seigneur que votre grâce fasse tel et tel effet, ne pouvant se mêler en façon du monde, mais laissant faire tout à Dieu qui est, et elle n’est plus.
20. La sœur Marie très souvent n’aperçoit pas même Dieu dans son fond, il se cache, et elle le laisse cacher, sans vouloir qu’il se manifeste plus clairement ; car elle ne peut choisir : toute sa capacité est de laisser faire Dieu. Et Sa Majesté lui ôte les prières, les méditations, la contemplation, l’usage des sacrements, la communication des serviteurs de Dieu, la lecture de la Sainte Écriture même. Elle se laisse tout [419] ôter et se mettre dans le Néant où elle demeure continuellement, étant sa voie : les incertitudes, craintes, et frayeurs d’être trompée, les tristesses l’assiègent et occupent ses sens ; mais elles la tiennent dans le Néant. C’est pourquoi elle les appelle sa voie et son chemin. Si quelquefois on lui donne quelques lumières, ou qu’il tombe dans son esprit quelque pensée, ou qu’elle reçoive quelque touche d’amour, cela se passe incontinent, et elle retombe dans le néant, où elle trouve Dieu sans le trouver, en jouit sans jouir, le connaît sans le connaître.
Dans les exorcismes une personne voyait par vision sur le coin de l’autel, Jésus-Christ enfant qui l’encourageait à souffrir, et lui tendait les bras, et plus elle était agitée, plus aussi s’approchait-il d’elle, de sorte qu’elle désirait l’accroissement de ses souffrances, afin que Jésus-Christ s’approchât d’elle davantage. Enfin dans la continuation de ses peines, Jésus-Christ se logea dans son cœur, et puis se cacha d’une telle manière qu’elle ne l’aperçut plus, sinon qu’elle expérimentait par intervalles qu’il était devenu l’âme de son âme, et la vie de sa vie, c’est-à-dire le principe de toutes ses opérations et mouvements.
21. Au commencement Jésus-Christ se communique dans les sens, et puis dans le fond, où il réside spirituellement, et le pur esprit de l’homme demeure caché en lui ; les sens n’apercevant pas cette demeure de Dieu, et ne recevant aucune communication sensible : on les enferme dans la maison du Néant, où ils vivent dans une désolation et sécheresse extrême.
Si les sens dans la voie d’anéantissement se [420] perdent, leur activité est redonnée, et glorifie Dieu en leur manière : pour son esprit, il est dans le néant, c’est-à-dire, il n’est plus, ou plutôt il est transformé en Jésus-Christ régnant et opérant dans ses puissances et dans ses sens.
22. Elle ne pouvait assez parler de la grandeur du don, quand Dieu s’est une fois donné lui-même dans le fond : c’est un privilège et une grâce spéciale que Dieu ne communique que peu à peu aux âmes, si ce n’est par miracle.
Il est aisé de remarquer quand une âme y est arrivée : elle est contente de son Néant, il lui est toutes choses, et sa nourriture est de Dieu seul qui prend et plaisir et goût singulier de l’instruire de cet état ; enfin Jésus-Christ se manifeste à elle.
Quand une âme s’aperçoit qu’elle est arrivée à Dieu, elle devient extrêmement humble : car les grands dons de Dieu humilient grandement ; et comme en cet état on le connaît beaucoup, on se connaît aussi beaucoup soi-même.
N. a connu que sa grâce devait être dans le pur esprit, et que les sens n’y participassent presque pas, étant toute dans le fond, et n’en cherchant aucune certitude ni appui, mais plutôt de mourir entièrement.
23. En l’année 1654, la dernière entrevue était sur la lumière divine, et comme l’on voyait tout en Dieu ; et je vois que celle-ci est de voir Jésus-Christ et de jouir de Jésus-Christ. Je lui disais que mon intérieur pour le présent était une présence de réalité de Jésus-Christ, dont la sœur Marie a été bien aise ; et elle m’a dit que cela va bien, la présence de Dieu en général s’étant évanoui en Jésus-Christ ; que voilà [421] qui est pour arriver à ce que dit saint Paul [Gal. 2, 20] : Je vis, ce n’est plus moi ; mais c’est Jésus-Christ qui vit en moi.
Cette présencede Jésus-Christ est dans le pur esprit, dont il découle en même pureté sur les sens, qui est comme une extension de Jésus-Christ.
24. Comme je lui ai parlé de mon changement d’état pour le prochain, elle m’a dit que c’est que mon état intérieur se retire vers le saint et pur esprit, et qu’au contraire les sens s’épanouissent vers le prochain ; ce que j’ai vu être très véritable. Elle a été forte aise de ce changement, et que je garde la même solitude intérieure quoi que mon extérieur travaille au prochain.
Je lui ai parlé pour savoir s’il était nécessaire de voir dans les personnes qui entrent en religion, une vocation : elle m’a fait cela [sic] de grande conséquence, et à moins de cela il ne les faut pas persuader ; que c’est ce qui ruine tout, et que c’est ce qui cause que l’on voit peu de vrai religieux ; qu’il faut fort examiner et chercher leur vocation, avant que de les engager.
25. Elle m’a dit que l’essence de l’état de présent est une réalité, réalité de la présence de Jésus-Christ, et que plus l’état croît, laquelle fait évanouir la créature, et s’épand même jusques sur les sens, gardant toujours son unité de pur esprit.
Je lui ai dit que mon état précédent, qui était de demeurer en Dieu en général, de perte et de récollection, et de solitude extérieure, et les autres choses qui accompagnent tels états, s’était évanouis et perdus134 en Jésus-Christ ; [422] et que mon intérieur n’était plus que Jésus-Christ en présence véritable et très spirituelle, et que de lui découlait le travail au prochain, l’évanouissement de la solitude, l’amour de la pauvreté, etc., car comme Jésus-Christ avait toutes ces choses-là, il me semble qu’elles découlent aussi de lui.
Elle est dans de grandes souffrances sans rien voir dans son fond, les sens étant purement baignés dans l’amertume ; mais quand le Soleil se lève, tout cela disparaît.
26. Je lui ai dit derechef que ma solitude extérieure s’était évanouie au lever de Jésus-Christ. Elle en a été forte aise, et je comprends bien comment cela se fait, que la seule âme qui a l’expérience entendra. Jésus-Christ se revêt de toute l’âme comme d’un vêtement : il lui semble que c’est lui (Jésus-Christ) seul qui souffre, qui agit, qui parle : et c’est bien elle qui fait tout cela et non pas Notre Seigneur ; mais cela se fait par un admirable mystère, savoir que l’âme est devenue Notre Seigneur, si bien qu’elle n’a non plus de mouvement propre qu’un habit qu’une personne a vêtu.
Ce don de Notre Seigneur Jésus-Christ est très grand, qui suit les autres d’anéantissement. Fort long temps Notre Seigneur ne fait que mettre dans l’âme, ensuite il y est croissant, après souffrant, prêchant, ou en quelque autre état ; mais en elle, il y est purement souffrant, si bien que tout est évanoui en elle, sinon la souffrance.
Autrefois il fallait que mon fond allât chercher Dieu dans le sien, mais à présent c’est assez que d’être en sa présence, sans outrepasser ni pénétrer rien.
Nous n’avons plus parlé de Dieu dans le [423] fond ni d’anéantissement ; nous n’avons parlé que de Jésus-Christ : tout s’est si bien effacé de mon esprit, que lui y réside, y établissant sa réalité, et non pas encore ses états.
Elle demandait dernièrement quelque chose à Notre Seigneur, et il lui dit qu’il fallait mourir en croix, son état étant de Jésus-Christ crucifié. Quand la réalité de Jésus-Christ est établie, il y vit comme il a vécu en la terre, soutenant l’âme par vertus divines et secrètes dans ses souffrances, actions, etc.
Quand cet état de Jésus-Christ paraît dans l’âme, c’est alors qu’elle cesse d’être, et qu’elle ne se voit plus : cela quelquefois ne dure pas longtemps en lumière, mais en effet et réalité, il est permanent. C’est ici l’état le plus heureux de l’âme : qu’elle se donne bien de garde de retomber en elle-même par ses réflexions ; car pour ce qui est des propriétés, Jésus-Christ les va ruinant et consumant sans qu’elle le sache. Cet état, et être Jésus-Christ en l’âme, est une faveur et don au-dessus de tout don ; puisque c’est la porte d’entrée à tous les autres, de la Sainte Trinité même.
27. Je dis à la sœur Marie que je conversais avec elle en Dieu, sans que je pense y converser de paroles. Elle m’a dit qu’il y a un langage intérieur, et que cela était vrai. Je suis venu peu à peu à ne plus parler avec elle, mais à demeurer auprès d’elle en Dieu ; et faire ainsi tout ce qu’il fallait que je fisse, en cette manière ; ma grâce étant toute dans le pur esprit. Il a bien fallu mourir pour entrer en cette manière d’agir purement, mes sens et mon esprit y répugnaient bien fort, et la grâce ne m’y a pas conduit tout d’un coup. J’ai bien connu que [424] c’était imperfection à moi de lui parler, n’étant pas la manière que Dieu voulait sur moi. Il me semblait que mon âme était introduite dans un cabinet seule avec elle, où les autres ne pouvaient empêcher la conversation, non pas elle-même : c’est un pur don que Dieu seul peut faire135. Elle m’a dit qu’il n’y a que la volonté de Dieu qui soit quelque chose ; il ne faut donc ni dans l’intérieur, ni dans l’extérieur, que la suivre, et n’y pas ajouter un iota.
28. Je l’ai priée de prier Notre Seigneur pour être certifiée de sa volonté sur moi, dans l’emploi au prochain. Notre Seigneur a répondu que c’est son esprit qui me pousse à y travailler, et qui me donne les désirs que j’ai ; que tout cela est de lui, que c’est un don qui m’a été obtenu par la Sainte Vierge, laquelle m’a obtenu la naissance de Notre Seigneur dans mon âme, de laquelle découle ce grand don de l’amour du prochain comme il était en Jésus-Christ ; et qu’à mesure que Jésus-Christ croîtra dans mon âme, l’amour du prochain y croîtra aussi ; et que je pourrais davantage lui aider. Elle dit que c’est un très grand don, et plus grand que celui de ma solitude, durant laquelle Jésus-Christ était conçu en mon âme ; mais maintenant qu’il y est né : et ainsi que je dois laisser dilater mon cœur selon l’étendue du don ; et que loin d’empêcher mon intérieur, il le fera croître ; tout ainsi que Notre Seigneur à mesure qu’il croissait, à mesure aussi semblait-il croître en amour du prochain.
Elle dit que j’aie à être bien fidèle, d’autant que c’est un don très grand ; que c’est mon emploi ; que ma règle à m’y gouverner est la volonté divine ; que mon emploi au prochain est d’y semer les vertus et des choses intérieures [425] et que les autres sont pour défricher le péché [sic] ; que voilà ma grâce.
La sœur Marie a été si aise de cela qu’elle disait : que ceci me semble beau ! Vous voilà tout à fait uni avec M. de B. et Mme de N.136 Vous voilà missionnaire ; il faut travailler, selon les ouvertures.
Je lui ai parlé comme je connaissais les intérieurs, dont elle a été bien aise, me disant que chacun a le sien, qu’il ne les faut conduire que selon la volonté de Dieu sur eux.
29. Elle me disait que c’était la Sainte Vierge qui faisait naître Notre Seigneur au monde dans les intérieurs, et qu’elle avait cette grâce-là, comme aussi de l’y conserver ; enfin qu’elle a le même droit sur Jésus-Christ dans les âmes qu’elle avait sur lui étant au monde. J’ai remarqué que tout cela avait une telle correspondance avec ce qui se passait intérieurement dans mon âme, lorsqu’elle me le déclara, que je ne saurai le comprendre, sinon adorer Dieu qui l’a fait.
Quelquefois il semble à cause du travail au prochain que notre union en est obscurcie : il ne faut que se laisser calmer, ou plutôt outrepasser, car ce n’est rien. Elle m’a témoigné grande joie de ce que la volonté de Dieu m’était découverte : jusqu’ici, dit-elle, vous avez travaillé pour vous, mais à présent Dieu veut que vous travailliez pour lui.
Toute la pure sanctification d’une âme, est la volonté divine, qu’il faut suivre aux dépens de quoi que ce soit sans réflexion, laissant mourir l’esprit humain, rien ne devant paraître devant elle.
30. Que je goûte cette grâce là ! me disait-elle, parlant de la naissance de Notre Seigneur, et [426] comme elle était toute dirigée à l’amour du prochain, n’étant venu au monde que pour cela ; que cette naissance est encore tendre pour moi et chez moi, mais qu’elle croîtra, qu’il en faut bien espérer.
Elle m’a dit comment l’âme ensuite de l’anéantissement vient à prier Dieu vocalement et mentalement tout ensemble, qui est une chose très divine, et que la seule expérience peut faire comprendre ; car cela est admirable : et elle m’a dit là-dessus qu’un jour Notre Seigneur révéla à une personne, qu’il y avait eu une bonne femme qui l’avait plus honoré et loué en récitant l’Ave Maria, que tout un corps d’un Chapitre en récitant tout l’Office ; ce sont ici des mystères admirables.
31. Je me dois attendre à des mépris et à des paroles fâcheuses, parlant et travaillant au prochain. Elle a trouvé tant à-goût le désir qui m’est venu d’aller à pied, parce que cela est conforme à Jésus-Christ.
Pour aider aux autres, il faut discerner les voies de Dieu, et ses conduites sur eux en Dieu ; à moins de cela on s’y trompe bien, comme aussi dans le choix des vocations. Un jour elle voyait une fille fort accomplie en tout, et priant Notre Seigneur qu’il la prît pour lui, il lui dit : les hommes choisissent le bel extérieur, et moi la belle âme. Quelquefois il choisit pour lui une personne fort mal faite, et de peu d’esprit en apparence.
Il faut qu’une Supérieure discerne de cette sorte la conduite et la voie de Dieu sur chaque âme, afin de la conduire purement ; à moins de cela elle perd tout, et fera aller les âmes par [427] d’autres voies que Dieu ne veut : et comme il n’y a que le pur ordre de Dieu qui soit quelque chose dans une âme, si vous l’ôtez, vous la perdez. O, que c’est une chose difficile d’être appliqué à la conduite des autres !
32. Nous avons aussi parlé de l’état souffrant, et comment il peut être aussi déifié, et encore plus, que l’état de consolation.
L’état souffrant plus il est anéantissant, plus il semble éloigné de Dieu ; l’esprit y semble tout séparé, les souffrances, les incertitudes sont fort fréquentes, les défauts naturels y sont aussi ; Dieu passe dans le pur fond et esprit, laissant le reste dans l’abandon et comme à soi-même ; quelquefois ce dehors et extérieur vient comme à s’éclaircir et tranquilliser, et c’est pour lors qu’on voit que l’on est uni ; cet état est fort déifiant et déifié.
Un jour il lui fut manifesté que son âme était comme un aigle qui allait avoisiner la Divinité, et jouir de ses admirables éclats, qui est l’état de consolation : mais aussitôt elle fut déjetée par terre, et enfouie si avant qu’elle ne voyait ni ne s’apercevait de rien, non plus qu’une personne qui aurait été véritablement enfouie, et dans cet état son âme ne laissait pas d’être déifiée.
Dieu donne à l’âme dans cet état un désir et une faim au commencement de le trouver, et ensuite de se perdre et consommer en lui, qui ne se perd et éteint jamais ; et plus elle va, plus elle croît, et c’est la goutte d’eau qui lui fut montrée, désirant se perdre dans l’océan : et Dieu cependant la fait souffrir et désirer davantage, afin de la faire plus perdre et [428] abîmer. Elle dit qu’il n’y a rien qui soit capable d’éteindre ni d’adoucir les désirs qui sont en cet état, que la possession de la chose : quand vous convertiriez tout le monde, et feriez toutes les belles choses, si vous ne venez à posséder, ce n’est pas une paille dans un incendie.
33. En l’année 1655, notre voyage pour voir la sœur Marie ne fut pas à dessein d’avoir quelque réponse ou quelque don particulier, mais afin d’obtenir par ses prières, l’établissement de la réelle présence de Dieu dans le fond de notre âme. Nous avions eu quelques mois auparavant plusieurs lumières qu’il y a dans l’essence de l’âme une capacité comme infinie de recevoir cette réelle présence ou plutôt d’être abîmée en Dieu même ; nous étions dégoûtés de nous servir d’aucuns moyens, cette communication essentielle de Dieu ne se pouvant faire qu’en Dieu et par Dieu même, ce que notre âme expérimente par un instinct secret.
La première fois que nous vîmes la sœur Marie, nous lui dîmes que nous ne demandions que ses prières ; ce qu’elle approuva, de sorte que notre entretien ordinaire avec elle était de demeurer en silence et de dire quelque prière vocale quand elle en disait elle-même.
34. Elle ne laissa pas de nous dire des histoires, ou des visions ou lumières qu’elle avait eues de l’état de déification, qui faisaient connaître le bonheur d’une âme qui entre en cet heureux état. Nous lui témoignâmes de le désirer, et que nous ne pouvions plus goûter aucun don, mais Dieu seul, et qu’elle priât pour [429] nous obtenir cette grande miséricorde : nous trouvions notre intérieur changé, comme étant établi dans une région plus indépendante de moyens, et où il y a plus de liberté, de pureté et de simplicité, où l’anéantissement et la mort de soi-même sont expérimentés d’une manière tout autre que par le passé.
Ayant résolu de n’en demander aucune certitude à la sœur Marie, le père Eude [sic] nous assura pourtant qu’elle lui avait témoigné que notre voie était bonne et de Dieu, ce qui nous fut suffisant pour y continuer avec fidélité ; soutenue par cette certitude jointe avec ce qui arriva à notre première visite en la présence du père Eude et de M. de M. Le R. P. Eude lui ayant demandé qu’elle priât Notre Seigneur de lui faire connaître si notre état était bon, elle déclara qu’il était de Dieu, le sachant en sa manière ordinaire. Le P. Eude lui demanda qu’elle dit un Ave Maria pour témoignage que le don était vrai, et que la Sainte Vierge en obtiendrait l’augmentation et confirmation ; ce qu’elle fit avec grande facilité, n’ayant jamais la liberté de prier que pour les choses que Dieu veut accorder.
35. Un jour en priant Dieu pour nous en notre présence afin de demander le don de Sagesse, on lui fit comprendre que c’était du vin de la vigne d’Engaddi, et non pas de l’amour ; ce don-ci étant doux et paisible, et non violent comme celui de l’amour. Il lui tomba aussi en pensée le jardin du Saint Sacrement où les âmes déifiées se trouvent et demeurent, et que c’était la vraie explication des paroles de Notre Seigneur. « Quiconque perdra son âme, la trouvera ». Il me semble en effet que jusqu’à l’état de déification [430] l’âme se conserve encore elle-même dans les dons et grâces ; mais elle ne peut entrer en cet état qu’après s’être totalement perdue : qu’il y a de la différence entre la Sagesse et l’amour divin, qui prend l’âme entre ses bras, et la porte en Dieu pour être déifiée en lui et recevoir le don de Sapience.
Admirée au Canada comme en France, l’ursuline et canadienne « seconde » Marie de l’Incarnation137 est souvent considérée comme la plus grande mystique du XVIIe siècle français. Brémond qui l’a redécouverte, lui consacra la moitié du tome IV de son Histoire. Aussi lui donnons-nous une place exceptionnelle qui ne sera égalée que par celle que nous réserverons à Madame Guyon au tome IV.
Sa vie fut extraordinaire : elle est partie vivre au Canada au milieu des Indiens. Elle a donc vécu la mystique en plein cœur de l’action. Elle n’est l’héritière d’aucune école : même si elle a eu des confesseurs, elle a surtout suivi la direction intérieure que lui donnait l’Esprit Saint.
Marie Guyart, quatrième enfant d’un maître boulanger, fut mariée avant dix-sept ans à un maître ouvrier en soie, Claude Martin, qui mourut en 1619, peu après la naissance d’un fils, Claude. La jeune veuve prit la tête de la fabrique, termina les procès en cours, remboursa les créanciers et se retira chez son père avec le bébé. Mais le 24 mars 1620, elle fut foudroyée par l’amour divin : Je m’en revins à notre logis, changée en une autre créature, mais si puissamment changée que je ne me connaissais plus moi-même, racontera-t-elle à son fils en 1654. Puis, tout en pratiquant de sévères mortifications, se faisant « la servante des servantes de la maison », elle fut appelée à seconder son beau-frère dans la direction de son entreprise de transports par voie d’eau et de terre (elle avait « le soin de tout le négoce »).
En 1631, à l’âge avancé (pour l’époque) de trente et un ans, bien que son fils n’ait que douze ans, elle céda à l’appel de la vie religieuse et entra chez les ursulines où contemplation et action s’équilibraient. Elle y fut accueillie sans dot. La famille tenta de la dissuader en lui faisant rencontrer son fils désespéré par son départ, mais en vain. Elle passa une dizaine d’années cloîtrée. En 1633, elle fit un songe qui lui dévoilait un pays mystérieux plongé dans la brume : celui-ci se révélera être le Canada.
Nous avons vu avec Bernières que partir convertir les sauvages était le grand rêve de tout spirituel de l’époque. En 1639, elle accepta donc une mission pour la Nouvelle-France (le futur Québec). Elle était accompagnée d’une moniale de Tours et d’une autre de Dieppe, ainsi que d’une jeune veuve d’Alençon, Marie-Madeleine de la Peltrie, fondatrice temporelle (que nous avons vue « fiancée » à Bernières) : nous avons raconté les péripéties de leur embarquement dans la section sur Bernières.
À Québec, qui n’était encore qu’un village de deux cent cinquante colons, commença une nouvelle vie : Marie supervisa la construction du couvent, prit contact avec les Hurons pour éduquer leurs petites filles. Les épreuves ne manquèrent pas : destruction de la communauté des Hurons, nuit intérieure jusqu’en 1647, incendie du couvent, épidémies… La guerre indienne décima les Français laissés sans secours de la métropole elle-même déchirée par les luttes de la Fronde. Puis vinrent les maladies douloureuses et les infirmités. Parvenue à un état d’union intime à Dieu, « d’une simplicité telle qu’il lui est difficile d’en rendre compte », elle mourut le 30 avril 1672 138 &139.
Comme son éditeur Dom Oury le montre, elle était d’un tempérament énergique et bien trempé : il faut être impitoyable à soi-même et courir sans relâche pour arriver au Roi140. Elle aimait aller droit au but en évitant tout retour sur soi-même :
Depuis qu’une âme veut une chose, si elle est courageuse, c’est demi-fait […] Pour prendre un chemin bien court, il me semble que le retranchement des réflexions sur les choses qui sont capables de donner de la peine est absolument nécessaire. Il importe de fortifier son âme contre une certaine humeur plaintive et contre de certaines tendresses sur soi-même141.
Dieu s’était révélé à elle comme l’Amour :
Il est si passionné [de notre âme] qu’il en veut faire les approches142.
C’est donc par la voie de l’amour qu’elle fut conduite :
Dieu ne m’a jamais conduite par un esprit de crainte, mais par celui de l’amour et de la confiance143.
Les petits font de petits présents, mais un Dieu divinise ses enfants et leur donne des qualités conformes à cette haute dignité. C’est pour cela que je me plais plus à l’aimer qu’à me tant arrêter à considérer mes bassesses et mes indignités144.
La meilleure façon de découvrir Marie est de la lire ! Ses deux Relations comme sa Correspondance forment un ensemble vaste (près de deux mille pages), mais qui demeure tout au long très vivant. On y voit la dynamique d’une vie mystique au cœur d’une vie difficile.
C’est à l’admiration fidèle de son fils que nous devons la conservation de tous ces documents. Les deux Relations furent écrites à près de vingt ans d’intervalle, en 1633 puis en 1653-1654 : indépendantes l’une de l’autre — car Marie perdit tous ses documents pendant l’incendie du couvent canadien, — elles couvrent en grande partie les mêmes périodes de sa vie. Disposer de relations séparées par près de vingt ans est un cas unique parmi tous les témoignages que nous ont laissés les mystiques. De plus, ces écrits ne subirent aucune censure145, ce qui est rare. La seconde Relation fut écrite à la demande d’un fils très cher qui était entré chez les bénédictins et s’était engagé dans le même chemin intérieur146 : elle est particulièrement belle et intime. Le récit des instants forts ou d’événements intérieurs précis que donnait la première Relation, laisse place à une division en treize « états d’oraison » qui ont un début, une durée et une fin, et qui englobent toute la vie : à chaque étape, se manifeste une nouvelle expérience donnée par la grâce, une nouvelle phase qui fait progresser Marie dans son chemin mystique.
La Correspondance nous apporte enfin des témoignages spirituels de la pleine maturité et de la fin de vie : ce complément précieux sur sa vie intérieure s’étale sur la longue période de dix-neuf années qui va de la seconde Relation à sa mort. Là se trouvent les admirables lettres à son fils que nous citerons abondamment. En même temps, Marie qui a appris et composé dans les langues indiennes y décrit la vie quotidienne et concrète, l’isolement et l’insécurité de la dure vie canadienne, le retentissement de l’isolement et des menaces exercées sur une petite communauté.
Parsemées de notations colorées, parfois étranges ou sanglantes, les lettres restent plus spontanées que les Relations. Elles étaient écrites annuellement, au rythme des rares voyages maritimes saisonniers : les bateaux arrivaient de France en juillet et partaient fin août ou début septembre. On note pourtant le soin des rédactions qui nous sont parvenues : répondant aux demandes des correspondants, certaines sont longues et s’apparentent à de petits traités. Ce type d’écrit concret et libre de toute théorie ne se retrouvera que chez Mme Guyon.
Grâce à une correspondance bien datée et aux deux Relations, nous avons donc la possibilité assez exceptionnelle d’établir une série chronologique d’extraits qui relatent les événements extérieurs biographiques sans les séparer de l’évolution mystique : comment vit-on intériorisé, tout en étant environné de contraintes terribles ?
Le lecteur va trouver ici entrelacés des textes de la première Relation de 1633, de la seconde Relation de 1654, et de la Correspondance. Leur classement chronologique couvre les trois périodes d’une vie pleine et longue : la vie laïque de Marie Guyart (une trentaine d’années), la vie religieuse cloîtrée en France (dix ans), puis la vie religieuse active au Canada.
28 octobre 1599 : elle naît à Tours. Elle rêve de Jésus-Christ à sept ans : l’effet fut une pente au bien (rr47)147. Mariée à dix-sept ans, elle est veuve à dix-neuf ans. Elle aspire à Dieu et se livre aux excès ascétiques classiques à son époque :
Elle avoue que les disciplines d’orties, dont elle usait l’été, lui étaient extrêmement sensibles, à s’en ressentir trois jours durant. Elle usait aussi de chardons, et l’hiver d’une discipline de chaînes qui ne semblait rien au regard des orties, dit-elle. Pendant quelque temps, elle se contraignit à manger avec un peu d’absinthe et à garder dans la journée par moment de l’absinthe dans la bouche. Cela lui causa des maux d’estomac… (b87)148.
Heureusement la grâce prend les choses en main :
24 mars 1620 : En cheminant, je fus arrêtée subitement, intérieurement et extérieurement, comme j’étais dans ces pensées, qui me furent ôtées de la mémoire par cet arrêt si subit. Lors, en un moment, les yeux de mon esprit furent ouverts et toutes les fautes, péchés et imperfections que j’avais commises depuis que j’étais au monde, me furent représentées […] voir un Dieu d’une infinie bonté et pureté, offensé par un vermisseau de terre surpasse l’horreur même […] En ce même moment, mon cœur se sentit ravi à soi-même et changé en l’amour de celui qui lui avait fait cette insigne miséricorde […] Ce trait de l’amour est si pénétrant et inexorable pour ne point relâcher la douleur, que je me fusse jetée dans les flammes pour le satisfaire. Et ce qui est le plus incompréhensible, sa rigueur semble douce. Elle porte des charmes et des chaînes qui lient et attachent en sorte l’âme qu’il la mène où il veut, et elle s’estime ainsi heureuse de se laisser ainsi captive. (rr69).
Elle entre dans l’église où elle rencontre celui qui va devenir son confesseur, Dom Raymond de Saint-Bernard, Feuillant, puis rentre chez elle :
[…] je m’en revins en notre logis, changée en une autre créature, mais si puissamment changée que je ne me connaissais plus moi-même (rr71).
1621 : Après avoir goûté un an de tranquillité chez son père, à vingt et un ans, elle est appelée chez sa sœur pour aider le couple dans leur entreprise. Là s’affirme sa capacité à rester très absorbée intérieurement tout en agissant dans le monde :
Je me sentais tirée puissamment, et en un moment, sans avoir le loisir ni le pouvoir de faire aucun acte intérieur ni extérieur […] J’étais ainsi une heure ou deux, et cela se terminant avec une grande douceur d’esprit, j’étais toute étonnée que je me retrouvais en mon entretien ordinaire (r159). Je me suis trouvée parmi le bruit des marchands, et cependant mon esprit était abîmé (r162) ; cela n’a apporté aucun trouble à ceux avec qui j’étais. Je les quittais doucement et pendant qu’ils s’entretenaient de diverses choses, je donnais à Dieu le temps qu’il voulait (r174). Qui m’eut demandé : Que voulez-vous ? J’eusse dit : Je ne veux rien, Dieu est mon tout (r166). Quand je voyais que quelqu’un avait besoin de quelque chose, je lui disais : Mon amour, cette personne a besoin de cela ; je vous prie qu’on le lui donne. Il m’exauçait et je trouvais aussitôt ce qui faisait besoin à ces pauvres (r182).
1623 : Elle lit des livres sur la méditation et s’imagine bien faire en les suivant : Le mal violent que je m’étais fait à la tête, en tentant de méditer au lieu de s’abandonner à la conduite de Dieu, me demeura plus de deux ans (rr86).
Elle passe au-delà de l’imaginaire humain pour entrer dans la réalité divine :
J’avais quelquefois un sentiment intérieur que Notre Seigneur Jésus-Christ était proche de moi, à mon côté, lequel m’accompagnait. Cette présence et compagnie m’étaient si suaves et étaient une chose si divine que je ne pouvais dire la manière comme cela était […] l’âme se sentant appelée à choses plus épurées, ne sait où l’on la veut mener […] elle s’abandonne, ne voulant rien suivre que le chemin que Celui à qui elle tend avec tant d’ardeur lui fera tenir […] Dieu lui fait voir qu’il est comme une grande mer, laquelle, tout ainsi que la mer élémentaire ne peut souffrir rien d’impur, aussi que lui, Dieu de pureté infinie, ne veut et ne peut souffrir rien d’impur, qu’il rejette toutes les âmes mortes, lâches et impures 149 (rr 91,93).
[…] ce grand Dieu comme un abîme sans fond, impénétrable et incompréhensible à tout autre qu’à lui-même. En quelque lieu que je me trouvasse, à quelque occupation que je fusse appliquée, je ne me pouvais voir qu’absorbée et abîmée dans cet être incompréhensible, ni regarder les créatures que de la même manière. De sorte que je voyais Dieu en toutes choses […] grande et vaste mer, qui venant à rompre ses bornes, me couvrait, m’inondait (r354).
Après ces sacrifices de la pénitence, mon esprit était rempli de tant de nouvelles lumières qu’il était offusqué et ébloui, s’il faut ainsi parler, de la grandeur de la majesté de Dieu. Ce qui lui étoit montré auparavant par une véritable affirmation, il ne le pouvait plus voir que dans la négation, et par-dessus tout cela il voyait ce grand Dieu comme un abyme sans fond, impénétrable et incompréhensible à tout autre qu’à lui-même. […] cette infinie Majesté était à mon égard comme une grande et vaste mer qui, venant à rompre ses bornes, me couvrait, m’inondait et m’enveloppait de toutes parts. Je me sentais comme perdue à l’égard de la nature, et dans cette perte je ne pouvais n’y voir n’y comprendre rien de beau que les perfections qui m’étaient montrées. Je ne pouvais comprendre comme les hommes oublient si facilement celui dans lequel ils sont, et par lequel ils vivent et subsistent150.
Tout soudain une grande lumière […] me faisant voir le néant et l’impuissance de la créature pour s’élever d’elle-même à Dieu […] si lui-même n’édifiait l’édifice et ne lui donnait les ornements convenables à un si haut dessein. […] Il ne se peut dire combien cet amour est angoisseux (rr100).
Tout ceci s’accomplit au milieu de la vie ordinaire :
Tout cela se passe en des chemins, dans un tracas d’affaires, et avec et dans la conversation, quoique nécessaire, de nombre de personnes, avec autant d’application et d’attention d’esprit que si c’était dans l’oratoire, parce que l’âme est emportée passivement par un trait qui, dans son fond, lui donne une très grande paix. Mais d’ailleurs, l’amour divin la tient en une angoisse qui se peut bien sentir, mais non pas dire (rr 102).
1624/5 : elle traverse des états pénibles de purification :
Ce recueillement intérieur me fit voir si clairement mon néant que ce sentiment n’est jamais sorti de mon esprit, de sorte que je ne me suis pu attribuer aucun bien depuis ce temps-là (r186) […] cette vérité de mon néant m’étant comme un flambeau […] qui me faisait voir continuellement la profondeur de mon impuissance et l’attribution que je devais faire à Dieu de tout. [Elle voit un chien mort mangé par les vers] : Ah ! Je ne suis qu’un chien mort (r187).
Il me semblait que j’étais comme ces pauvres loqueteux qui vont tremblants de porte en porte (rr112) […] Je m’enfermais dans un lieu à l’écart, je me prosternais contre terre pour étouffer mes sanglots et tout ensemble pour gagner, par un abaissement intérieur sous sa Majesté, Celui après qui soupirait mon âme (rr113) […] Je ne trouvais du soulagement que dans les actions de charité (rr114).
Mais le 19 mai 1625, elle tombe dans une profonde extase, ce qui la fait entrer dans une nouvelle phase :
En un moment mes yeux furent fermés et mon esprit élevé et absorbé en la vue de la très sainte et auguste Trinité, en une façon que je ne puis exprimer (rr 119).
Cette grande lumière susdite me fit entrer en nouvel état intérieur (rr122).
Je crois que je passai près d’une année dans l’impression des divins Attributs (rr131). Ce n’est pas qu’ensuite elle me fût ôtée, mais au contraire, mon âme y fut établie […] dans un fond habituel que j’appellerai béatitude, à cause de la jouissance des biens inénarrables qu’elle contient pour le nourrissement de l’âme. Je pouvais avoir pour lors 26 à 27 ans (rr132).
Mon âme était bien éloignée de faire des recherches curieuses pour savoir davantage de ce Dieu […] elle était comme un petit moucheron, tant elle était abaissée et anéantie en elle-même ; et tout cela n’empêchait pas l’amour, mais il était tout autre qu’auparavant, c’est-à-dire non dans les tendresses et dans les larmes, mais fort et vigoureux. Je ressentais pourtant, ce me semble, en moi une espèce d’orgueil […] ravie d’être rien et de ce que Dieu était tout, parce que, si elle (l’âme) eût été quelque chose, Il ne serait pas tout (r202).
Elle profite de son travail pour gagner les âmes à son Bien-Aimé :
Je me voyais quelquefois avec une troupe d’hommes, serviteurs de mon frère, et me mettais à table avec eux, et, étant seule avec vingt ou environ de ces bonnes gens […] pour avoir le moyen de les entretenir en ce qui concernait leur salut, et eux me rendaient familièrement compte de leurs actions […] Ils venaient à moi, à recours en tous leurs besoins et surtout en leurs maladies, et pour les remettre en paix avec mon frère lorsqu’ils l’avaient mécontenté. J’avais une grande vocation à tout cela […] Il semblait un hôpital duquel j’étais infirmière (rr142).
1626 : Mon âme est demeurée dans son centre qui est Dieu, et ce centre est en elle-même, où il est au-dessus de tout sentiment. C’est une chose si simple et si délicate qu’elle ne se peut exprimer. On peut parler de tout, on peut lire, écrire, travailler […] [et] demeurer collé à lui par une union d’amour dans le fond de son âme, où tout est dans le calme et dégagé des sens (r234).
Si l’on me parlait, j’oubliais aussitôt […] Je ne pouvais même manger que fort peu […] c’était ce grand recueillement et cette paix intérieure qui ne me permettait pas de sortir hors de moi-même (r272). Je me trouvais comme un enfant […] j’étais revêtue d’une si grande simplicité que j’eusse obéi à un enfant (r286).
1627 : Premièrement j’ai souffert une peine extrême de ne pas assez aimer, qui est une peine qui martyrise le cœur. […] Il m’est demeuré en l’âme une impression qui m’a toujours continué depuis, qui est que je me vois comme immobile et impuissante à rien faire pour le Bien-Aimé. […] je vois très clairement qu’il est tout et que je ne suis rien, qu’il me donne tout et que je ne puis lui rien donner. […] je suis comme les petits enfants dans mon impuissance ; tout ce que je puis faire c’est d’attendre les volontés de l’Amour sur moi, où il fera tout par sa pure bonté151.
Elle écrit à son confesseur la liberté de l’unité en Dieu :
L’âme étant parvenue à cet état, il lui importe fort peu d’être dans l’embarras des affaires, ou dans le repos de la solitude ; tout lui est égal, parce que tout ce qui la touche, tout ce qui l’environne, tout ce qui lui frappe les sens n’empêchent point la jouissance de l’amour actuel. Dans la conversation et parmi le bruit du monde elle est en solitude dans le cabinet de l’Époux, c’est-à-dire, dans son propre fond où elle le caresse et l’entretient, sans que rien puisse troubler ce divin commerce. Il ne s’entend là aucun bruit, tout est dans le repos : et je ne puis dire si l’âme étant ainsi possédée, il lui serait possible de se délivrer de ce qu’elle souffre ; car alors il semble qu’elle n’ait aucun pouvoir d’agir, n’y même de vouloir, non plus que si elle n’avait point de libre arbitre. Il semble que l’Amour se soit emparé de tout : lors qu’elle lui en a fait la donation par acquiescement dans la partie supérieure de l’esprit, où ce Dieu d’amour s’est donné à elle, et elle réciproquement à Dieu. Elle voit seulement ce que Dieu veut, et que Dieu la veut en cet état. Elle est comme un Ciel, dans lequel elle jouit de Dieu, et il lui serait impossible d’exprimer ce qui se passe là dedans. C’est un concert et une harmonie qui ne peut être goûtée n’y entendue que de ceux qui en ont l’expérience et qui en jouissent152.
Or l’esprit épuré de toutes choses, sans s’arrêter aux dons, s’élance en Dieu par un certain transport qui ne lui permet pas de s’arrêter à ce qui est moindre que cet objet pour lequel il a été créé, et c’est en cela que consiste la parfaite nudité. Une fois que j’étais bien fort unie à cette divine Majesté, lui offrant, ainsi que je crois, quelques âmes qui s’étaient recommandées à mes froides prières, cette parole intérieure me fut dite : Apporte-moi des vaisseaux vides153.
1628/9 : Mon esprit de plus en plus s’allait simplifiant […] mon âme est demeurée dans son centre qui est Dieu et ce centre est en elle-même où elle est au-dessus de tout sentiment. C’est une chose si simple et si délicate qu’elle ne se peut exprimer. On peut parler de tout, on peut lire, écrire, travailler et faire ce que l’on veut, et néanmoins cette occupation foncière demeure toujours, et l’âme ne cesse point d’être unie à Dieu (b130).
Mais quoi que je dise des rapports d’esprit à esprit et des submergements dans cette abîme, quelque perte de moi-même en elle, quelques communications les plus intimes, mon âme a toujours connu qu’elle était le rien à qui le Tout 154 se plaisait de faire miséricorde, parce qu’Il n’a exception de personne, et j’ai toujours cru et vu, dans les mêmes impressions, le néant de la créature, étant bien aise d’être ce néant et que ce grand Dieu fût tout (rr152) […] J’avais 28 à 29 ans en ce temps-là (rr153).
La vue de la grandeur de Dieu, face à son néant, au lieu de lui causer du trouble, provoque la joie : « c’est ma gloire que vous soyez le Tout et que je sois le rien » (b130).
1631/2 : 155 Bien que déchirée par la souffrance de son fils qui n’a que douze ans, elle obéit à l’appel et entre chez les Ursulines :
La voix intérieure qui me suivait partout me disant : « Hâte-toi, il est temps ; il ne fait plus bon pour toi dans le monde », celle-ci l’emporta par son efficacité. Mettant mon fils entre les bras de Dieu et de la sainte Vierge, je le quittai, et mon père aussi, fort âgé, qui faisait des cris lamentables […] Mon fils vint avec moi, qui pleurait amèrement en me quittant. En le voyant, il me semblait qu’on me séparait en deux : ce que, néanmoins, je ne faisais pas paraître (rr161).
Une fois cloîtrée, elle se rend compte qu’elle est loin de la pureté nécessaire et se désespère :
J’étais persuadée que les croix que je souffrais ne venaient point de la disposition de Dieu, mais que j’étais si imparfaite, qu’elles ne pouvaient avoir d’autre cause que moi-même ; c’était une tentation de désespoir (r330) […] Avant […] l’on pense être dans un état fort parfait (r334).
Étant une fois proche d’une fenêtre il me vint une tentation de me précipiter du haut en bas. Cela me fit tout rentrer en moi-même, tant cette pensée était effroyable (b200).
Il me semblait que […] toutes mes sœurs avaient de la peine à me supporter, qu’elles avaient de l’aversion de me voir (r313).
[…] elle veut être rien et qu’il soit tout, et c’est en cela qu’elle trouve son contentement. Elle n’aime rien tant que de se voir toute dénuée et toute vide (r356).
[…] on est collé à l’amour, et se serait lui faire tort d’abaisser son œuvre par nos défectueuses paroles. […] C’est là où l’âme se voit anéantie en le parfait anéantissement qui est une connaissance qui lui est infuse sans qu’elle y fasse rien de sa part, qui est une des grandes faveurs que l’on puise expérimenter en ceste vie et qui humilie davantage que l’on ne saurait dire. Et, chose admirable, en cet anéantissement on se voit propre pour l’Amour, lui, grand Tout et l’âme, rien, propre pour lui qui agrée de rien et l’a créé pour cette œuvre qui est incompréhensible qu’à qui l’a expérimentée156.
Elle sera sœur laie 157 : Je ressentais un grand contentement d’esprit de voir combien je serais heureuse en cet état, où tous mes sentiments intérieurs et extérieurs seraient humiliés, au lieu que dans la condition de sœur de chœur, ils pourraient prétendre à plusieurs choses qui les pourrait contenter, quand ce ne serait que l’entretien familier des choses spirituelles […] dont je serais affranchie dans l’état de sœur liée (laie) (r295).
Plus elle s’abaisse, plus elle reçoit des consolations :
Encore que tu sois le néant et le rien, toutefois tu es toute propre pour moi (rr173).
25 janvier 1633 : elle fait profession et devient Marie de l’Incarnation :
[Il lui est dit] au retour du chœur […] que comme le battement des ailes des séraphins était continuel, aussi il ne fallait pas que mon amour et ma correspondance eussent des trêves, bornes ni limites (rr182-183).
À Noël, elle fait un rêve prémonitoire de ce qui sera le cadre Canadien :
… il y eût un an aux féries de Noël […] je me trouvé [sic] fortement unie à Dieu. Là-dessus m’étant endormie, il me sembla qu’une compagne et moi nous tenant par la main cheminions en un lieu très difficile. Nous ne voyions pas les obstacles qui nous arrêtaient, nous les sentions seulement. Enfin nous eûmes tant de courage, que nous franchîmes toutes ces difficultés, et nous arrivâmes en un lieu qui s’appelait la tannerie, où l’on fait pourrir les peaux pendant deux ans, pour s’en servir après aux usages où elles sont destinées. Il nous fallait passer par là pour arriver à notre demeure. Au bout de notre chemin, nous trouvâmes un homme solitaire, qui nous fit entrer dans une place grande et spacieuse, qui n’avait point de couverture que le Ciel. Le pavé était blanc comme de l’albâtre, sans nulle tache, mais tout marqueté de vermeil. Il y avait là un silence admirable. Cet homme nous fit signe de la main, de quel côté nous devions tourner, car il n’était pas moins silencieux que solitaire, ne nous disant que les choses qui étaient nécessaires absolument. Nous aperçûmes à un coing de ce lieu un petit hospice […] La situation de cette maison regardait l’Orient. Elle était bâtie dans un lieu fort éminent au bas duquel il y avait de grands espaces et dans ces espaces une Église enveloppée de brouillards si épais que l’on n’en pouvoit voir que le haut de la couverture158.
1634-1639 : Le couvent entend parler des possessions chez les sœurs de Loudun. Marie qui prie pour elles, se sent possédée toute la nuit :… ce malin esprit s’était glissé dans mes os (rr180) ; elle en est délivrée au matin. Elle est nommée sous-maitresse du noviciat. Les purifications intérieures continuent :
… une mort si longue et si sensible est dure à la partie inférieure. Je vous le dis avec vérité, j’expérimente généralement la soustraction de tout ce qui peut me donner quelque satisfaction, de sorte que je ne me puis voir que comme une étrangère pour qui l’on n’a que de l’indifférence, ou plutôt comme une personne dégradée à qui l’on ôte tout.
Vous souvenez-vous de cette lumière que Notre Seigneur me donna au commencement de ma conversion, par laquelle je voyais toutes les choses créées derrière moi, et que je courais nue à sa divine Majesté ? Cela se fait tous les jours aux dépens de mes sentiments. Je pensais dès ce temps que ce fût fait, parce que je voyais toutes choses sous mes pieds. Mais hélas ! je ne voyais pas encore ce qui était en moi de superflu ; et c’est ce que le divin Jésus retranche continuellement. Ce n’est pas tout ; il me fit voir une âme nue et vide de tout atome d’imperfection, et m’enseigna que pour aller à lui il fallait ainsi être pure. Or comme je lui étais unie très fortement, je croyais qu’en vertu de sa divine union il me rendrait telle qu’il me l’avait fait connaître et qu’il ne m’en coûteroit pas davantage. Mais l’Amour m’aveuglait et m’empêchait de voir ce que j’avais à souffrir pour arriver à la parfaite nudité. J’étais bien éloignée du terme que je croyais tout proche ; car je vous avoue que plus je m’approche de Dieu, plus je vois clair qu’il y a encore en moi quelque chose qui me nuit et qu’il me faut ôter. Quand je considère l’importance de cette admirable vertu, je crie sans cesse à ce divin Époux, et le conjure d’ôter sans pitié tout ce qui me pourrait nuire. Il le fait, mais comme je vous ay dit, c’est un martyre qui m’est continuel, tant dans l’intérieur que dans l’extérieur. Tout ce que j’aimais le plus m’est matière de croix, c’est de cela même que je souffre davantage159.
Elle est hantée par le malheur des âmes qui ne connaissent pas le Christ :
Mon occupation intérieure et mes poursuites continuelles avec le Père éternel au sujet de l’amplification du royaume de Jésus-Christ dans les pauvres âmes qui ne le connaissaient point [se fortifiait] (rr202).
Mais elle est envahie par une grâce nouvelle :
C’était une émanation de l’esprit apostolique, qui n’était autre que l’Esprit de Jésus-Christ (rr198) […] il me semblait que je connaissais toutes les âmes rachetées […] en quelque coin de la terre habitable qu’elles pussent être (rr203).
Une paix, un repos, un non-vouloir et une demeure dans la volonté de Dieu […] Je fus un an dans cet état (rr215).
Enfin elle reçoit une mission pour le Canada :
Lors de ma vocation en la Mission du Canada, toutes les maximes et passages qui traitent du domaine et de l’amplification du royaume de Jésus-Christ et de l’importance du salut des âmes pour lesquelles il a répandu son Sang m’étaient autant de flèches qui me perçaient le cœur d’une angoisse amoureuse à ce que le Père éternel fit justice à ce sien Fils bien-aimé contre les démons qui lui ravissaient ce qui lui avait tant coûté (rr317).
1639 : Départ pour le Canada : équipée avec Mme de la Peltrie, rencontre de Bernières. À Tours le 19 février 1639, elle a la vision de ce qui les attend :
J’eus une vue de ce qui me devait arriver. Je vis des croix sans fin, un abandon intérieur de la part de Dieu et des créatures en un point très crucifiant, que j’allais entrer dans une vie cachée et inconnue […] Je ne puis dire l’effroi qu’eut mon esprit et toute ma nature en cette vue […] à même moment je m’abandonnai pour acquiescer… (rr230sv.).
Embarquement le 4 mai à Dieppe160 pour un voyage qui dure trois mois ! (rr245). Elles arrivent à Québec le 1er août 1369 et commencent leur mission de conversion des Indiens. Leur séjour débute avec une épidémie de variole :
L’on nous donna une petite maison (rr256) […] bientôt réduite en un hôpital […] tous les lits étaient sur le plancher, en une si bonne quantité qu’il nous fallait passer par-dessus les lits des malades. Trois ou quatre de nos filles sauvages moururent (de la variole) (rr257). Ce pays […] je le reconnus être celui que Notre Seigneur m’avait montré il y avait six ans. Ces grandes montagnes, ces vastitudes, la situation et la forme qui étaient encore marquées dans mon esprit comme à l’heure même (rr259).
1640 : Dans ses descriptions historiques, on voit combien Marie, pourtant tributaire de son époque, quitte ses œillères quand il s’agit de la dignité et de la santé des Indiens. Elle a une conscience très aiguë de la dureté et de la dignité de la vie des femmes indiennes. Tout ceci montre la compassion profonde d’une mystique devant les réalités du monde. Marie raconte ici les conséquences émouvantes de certaines conversions :
Ils ont des touches de Dieu très particulières, nous les entendons fréquemment discourir à notre grille de ce qui leur presse le cœur. Voici un exemple. Le capitaine des sauvages de Sillery, avant que partir pour aller en guerre contre les Iroquois, me vient voir et me tient ce langage : « Ma Mère, voilà ce que je pense : je te viens voir pour te dire que nous allons chercher nos ennemis. S’ils nous tuent, il n’importe ; aussi bien y a-t-il long temps qu’ils commencent, et même de prendre et tuer nos amis les françois, et ceux qui nous instruisent. Ce que nous allons en guerre, n’est pas à cause qu’ils nous tuent, mais qu’ils tuent nos amis.
[…] Ils ont de grandes tendresses de conscience. Un jeune homme et sa femme ayant porté cet hiver leur enfant à la chasse, il y mourut. Ils eurent si peur de mécontenter Dieu, l’enterrant en terre qui ne fut pas bénie, que, l’espace de 3 ou 4 mois, sa mère le porta toujours au col par des précipices de rochers, de bois, de neige et de glace avec des peines nonpareilles. Ils retournèrent justement pour faire leurs Pasques et firent enterrer leur enfant empaqueté dans une peau161.
Marie rapporte loyalement le point de vue indien qui constate la coïncidence entre les maladies mortelles et l’arrivée des Robes noires :
L’on a fait de grandes assemblées afin de les exterminer [les Hurons], et eux bien loin de s’effrayer, attendent la mort avec une constance merveilleuse : ils vont même au-devant dans les lieux où la conspiration est la plus échauffée. Une femme des plus anciennes et des plus considérables de cette nation harangua dans une assemblée en cette sorte : “ce sont les Robes noires qui nous font mourir par leurs sorts ; écoutez-moi, je le prouve par les raisons que vous allez connaître véritables. Ils (les Pères) se sont logés dans un tel village où tout le monde se portait bien, sitôt qu’ils s’y sont établis, tout y est mort à la réserve de trois ou quatre personnes. Ils ont changé de lieu, et il en est arrivé de même. Ils sont allez visiter les cabanes des autres bourgs, et il n’y a que celles où ils n’ont point entré qui aient été exemptes de la mortalité et de la maladie. Ne voyez-vous pas bien que quand ils remuent les lèvres, ce qu’ils appellent prière, ce sont autant de sorts qui sortent de leurs bouches ? Il en est de même quand ils lisent dans leurs livres. De plus dans leurs cabanes ils ont de grands bois (ce sont des fusils) par le moyen desquels ils font du bruit et envoient leur magie partout. Si l’on ne les met promptement à mort, ils achèveront de ruiner le pays, en sorte qu’il n’y demeurera ni petit ni grand”. Quand cette femme eut cessé de parler, tous conclurent que cela était véritable, et qu’il fallait apporter du remède à un si grand mal. Ce qui a encore aigri les affaires162.
1642/3 : Les conditions sont très difficiles :
En une chambre d’environ seize pieds en carré étaient notre chœur, notre parloir, dortoir, réfectoire, et dans une autre, la classe pour les Françaises et Sauvages et pour notre cuisine. Nous fîmes faire un appentif [appendre : être attaché] pour la chapelle et sacristie extérieure. (rr260)
Les sœurs apprivoisent les jeunes Indiennes :
[La saleté des filles sauvages :] Les personnes qui nous visitaient, […] ne pouvaient comprendre comment nous pouvions nous y accoutumer, non plus que de nous voir embrasser et caresser et mettre sur les genoux de petites orphelines sauvages qu’on nous donnait, qui étaient graissées en un guenillon [haillon] sur une petite partie de leur corps empesé de graisse qui rendait une fort mauvaise odeur. Tout cela nous était un délice plus suave qu’on ne pourrait penser. Lorsqu’elles étaient un peu accoutumées, nous les dégraissions par plusieurs jours […] Par la bonté et miséricorde de Dieu, la vocation et l’amour qu’il m’a donnée pour les Sauvages est toujours la même. Je les porte tous dans mon cœur, d’une façon pleine de suavité, pour tâcher, par mes pauvres prières, de les gagner pour le ciel… (rr260)
Tout en accomplissant son travail extérieur, elle entre dans la nuit spirituelle :
Je me vis, ce me semblait, dépouillée de tous les dons et grâces que Dieu avait mis en moi, de tous les talents intérieurs et extérieurs qu’il m’avait donnés. Je perdais la confiance en qui que ce fût […] Je me voyais, en mon estimative, la plus basse et ravalée et digne de mépris qui fût au monde […] (rr264) Dans cette bassesse d’esprit, je m’étudiais de faire les actions les plus basses et viles, ne m’estimant pas digne d’en faire d’autres, et aux récréations, je n’osais quasi parler, m’en estimant indigne. […] je ne pouvais découvrir aucun bien en moi, ne voyant que cela, qui semblait m’avoir éloignée de Dieu et mise dans la privation de ses grâces […] Je communiquai peu ma disposition au R. P. Le Jeune me trouvant impuissante de le faire ; mais il en connaissait assez pour en avoir compassion et en appréhender l’issue. Parfois un rayon de lumière illuminait mon âme et l’embrasait d’amour […] Mais cela passait bientôt et servait à l’augmentation de ma croix… (rr265)
Ah ! qui est-ce qui pourra exprimer les voies de cette divine Pureté et de celle qu’elle demande et veut exiger des âmes qui sont appelées à la vie purement spirituelle et intérieure ? Cela ne se peut dire, ni combien l’amour divin est terrible, pénétrant et inexorable en matière de cette pureté, ennemie irréconciliable de l’esprit de nature. […] il n’y a que l’Esprit de Dieu qui connaisse ces voies et qui les puisse détruire par son feu très intense et subtil et par son souverain pouvoir. Et quand il veut et qu’il lui plaît d’y travailler, c’est un purgatoire plus pénétrant que la foudre, un glaive qui divise et fait des opérations dignes de sa subtilité tranchante. […] en cet état, [Dieu] paraît un abîme et lieu séparé (rr267).
Dieu […] semble se cacher […] il demeure comme si c’était une vacuité, qui est une chose insupportable. Et c’est d’où naissent les désespoirs […] [ces moments] ne portent que des ténèbres qui ne permettent aucune autre vue que ce qu’on pâtit, qui est d’être entièrement contraire à Dieu. Et ne pouvais lui demander d’en être délivrée étant revenue à moi-même, me semblant que mes croix devaient être éternelles et moi-même me condamnant à cette éternité (rr268-9).
Dès 1643, elle est délivrée des agonies extrêmes. Mais lui reste la révolte des passions :
Je ne puis exprimer l’humiliation en laquelle était mon intérieur en cet état, car il me marquait une grande déchéance en la perfection (rr286) Une fois, entrant dans notre cellule, j’eus une vue et sentiment subit qui me confirmait en ce sentiment que j’étais encore plus vile et pauvre que je ne l’avais conçu. À cet instant, je vêtis une haire que je laissais plusieurs jours […] Cet esprit censeur et jaloux du pur amour est inexorable et se fait obéir sans remises (rr287) […] C’est cette pureté de Dieu qui époinçonne l’âme et qui lui fait pousser ces élans, et ensuite qui la fait abandonner à tout par un entier anéantissement. Perte d’honneur, de réputation, il ne lui importe ; il faut que la pureté règne […] Cela vient de la grande sainteté de Dieu, laquelle est incompatible avec aucun opposé (rr288).
1644 : Je vois ma vie intérieure passée dans des impuretés presque infinies : la présente est comme perdue, et je ne la connais pas : elle ressent néanmoins des effets et des avant-goûts de cette haute pureté où elle tend, et où elle ne peut atteindre. Ce ne sont pas des désirs n’y des élans, n’y de certains actes qui font quasi croire que l’on possède son Bien : non, c’est une vacuité de toutes choses, qui fait que Dieu demeure seul en l’âme, et l’âme dans un dénuement qui ne se peut exprimer. Cette opération augmentant, ce qui est passé, pour saint qu’il paroisse, n’est qu’une disposition à ce qui est présent.
Si vous sçaviez, ma très-honorée Mère, l’état où j’ay été près de trois ans de suite depuis que je vous ay quittée, votre esprit en frémiroit. Imaginez-vous les pauvres les plus misérables, les plus ignorans, les plus abandonnez, les plus méprisez de tout le monde, et qui ont d’eux-mêmes ce même sentiment ; j’étais comme cela, et je me voyais vraiment et actuellement si ignorante, que le peu de raison que je pensais avoir ne me servoit que pour me faire taire. Lors que mes sœurs parlaient, je les écoutais en silence et avec admiration, et je me confessais moy-même sans esprit. Je ne laissais pas de faire toutes mes affaires, comme si cela n’eût point été, quoy que dans tout ce temps j’en eusse de très-épineuses. Dieu me faisait la grâce de venir à bout de tout, et je ne sçay comment, car tout ce que je faisois m’était désagréable et insipide, et me paroissoit de la qualité de mon esprit. […] Tout cela ne m’a pas peu servy pour connaître le néant de la créature, qui se void bien mieux dans l’expérience de ses propres misères, que dans les veues spéculatives de l’oraison pour élevée qu’elle soit. À présent Dieu m’assiste puissamment en diverses rencontres qui auroient été capables d’étonner un esprit. Il m’a donné un si grand courage que je ne me connois plus163.
1645 : Son supériorat se termine et, sa réputation se réduisant, on ne lui donne que des emplois humiliants (rr296). Elle a un nouveau confesseur : le père Jérôme Lalemant164 qu’elle gardera jusqu’à la fin. Les Constitutions sont rédigées.
1646 : Les difficultés intérieures continuent. Elle raconte avec émotion la mort d’une petite Indienne convertie :
Notre plus grande moisson c’est l’Hiver, que les Sauvages allant à leurs chasses de six mois, nous laissent leurs filles pour les instruire. Ce temps nous est précieux, car comme l’Eté les enfans ne peuvent quitter leurs mères, ni les mères leurs enfants, et qu’elles se servent d’eux dans leurs champs de bled [blé] d’Inde, et à passer leurs peaux de Castor, nous n’en avons pas un si grand nombre. Nous en avons néanmoins toujours assez pour nous occuper. La Doyenne et comme la Capitainesse de cette troupe de jeunes Néophites étoit une petite fille du premier Chrétien de cette nouvelle Église […] C’était le meilleur et le plus joli esprit que nous eussions encore veu depuis que nous sommes en Canada. À peine sçavoit-elle parler qu’elle disoit toute seule les prières sauvages par cœur, et même celles que nous faisons faire aux Filles Françoises. Ce qu’elle entendoit chanter en notre chœur, elle le sçavoit quasi au même temps, et elle le chantoit avec nous sans hésiter. Les personnes de dehors la demandoient pour la faire chanter, et elles étaient ravies de lui entendre chanter des Psaumes entiers. Elle répondoit parfaitement au catéchisme, en quoi elle était la maîtresse de ses compagnes ; et quoi qu’elle ne fut âgée que de 5 ans et demi, sa maîtresse l’avoit établie pour déterminer des prières, et pour les commencer toute seule à haute voix ; ce qu’elle faisoit avec une grâce merveilleuse, et avec tant de ferveur qu’il y avoit de la consolation à l’entendre. Mais notre joie a été bien courte, car une fluxion qui lui est tombée sur le poumon, lui a bientôt fait perdre la voix et la vie. […] Étant sur le point d’expirer, on lui demanda si elle aimoit Dieu, et elle répondit avec une aussi grande présence d’esprit, qu’une personne âgée : « Ouy, je l’aime de tout mon cœur », et ce furent là ses dernières paroles. Son père aiant été blessé en trahison par quelque Etranger, mourut un peu avant elle (48) avec de grands indices de sainteté. […] Enfin Notre Seigneur nous fait cette grâce, que notre Séminaire est le refuge des affligez et des oppressez165.
1647 : Fin de la nuit spirituelle le jour de l’Assomption :
En un instant je me sentis exaucée et ôter de moi comme un vêtement sensible, et une suite et écoulement de paix en toute la partie sensitive de l’âme. Cette aversion fût changée en un amour cordial pour toutes les personnes (rr308).
Il ne se peut dire la paix et grande tranquillité que l’âme possède se voyant entièrement libre de ses liens et rétablie en tout ce qu’elle croyait avoir perdu… (rr312)
J’expérimentais que j’étais une créature tout autre et que Dieu me possédait par les maximes de son suradorable Fils, m’agissant en tout ce que j’avais à faire selon mon état… (rr318).
Parallèlement, c’est la guerre avec les Iroquois et le sort terrible de jésuites qu’elle raconte à son fils :
C’est la rupture de la paix par les perfides Iroquois, d’où s’est ensuivie la mort d’un grand nombre de François et de Sauvages Chrétiens, et sur tout du Révérend Père Jogues. […] Cette troupe affligée fut conduite au pais des Iroquois, où elle fut reçue à la manière des prisonniers de guerre, c’est-à-dire avec une salve de coups de bâton et des tisons ardents dont on leur perçoit les cotez. On éleva deux grands échafauds l’un pour les hommes, l’autre pour les femmes, où les uns et les autres furent exposez tous nus à la risée et aux brocards de tout le monde. Ils demandèrent le Père Jogues, les Chrétiens pour se confesser, et les Catéchumènes pour se faire baptiser. On ne répondit à leurs prières qu’avec des railleries ; mais quelques anciennes captives Algonquines s’approchant doucement de ces théâtres d’ignominies leur dirent qu’on l’avoit tué d’un coup de hache et que sa tête était sur les palissades. À ces paroles ils virent bien qu’ils ne pouvoient attendre un plus doux traitement, et que n’aiant aucun Prêtre pour se comfesser, c’étoit de Dieu seul qu’ils devoient attendre du secours et de la consolation dans leurs souffrances. En effet, après qu’ils eurent été le jouet des grands et des petits, on les fit descendre pour les mener dans les trois Bourgs des Hiroquois Agneronons : dans l’un on leur arrache les ongles, dans l’autre on leur coupe les doigts, dans l’autre on les brûle, et par tout on les charge de coups de bâton, ajoutant toujours de nouvelles plaies aux premières. On donna la vie aux femmes, aux filles, et aux enfants, mais les hommes et les jeunes gens, qui étaient capables de porter les armes, furent distribuez en tous les Villages pour y être brûlez, bouillis et rôtis. Le Chrétien, dont j’ai parlé, qui faisoit les prières publiques, fut grillé et tourmenté avec cruauté des plus barbares. On commença à le tyranniser avant le coucher du Soleil, et on le brûla toute la nuit depuis les pieds jusques à la ceinture : le lendemain on le brûla depuis la ceinture jusques au col : on réservoit à lui brûler la tête la nuit suivante, mais ces tyrans voîant que les forces lui manquoient, jettèrent son corps dans le feu, où il fut consumé. Jamais on ne lui entendit proférer une parole de plainte […] Nous avons apris toutes les particularitez que je viens de rapporter de quelques femmes qui se sont sauvées166.
1648 : elle décrit à sa correspondante l’exigence intérieure qui s’impose aux membres de cette communauté du Québec :
Tous les événemens qui nous arrivent sont des secrets cachez dans la divine providence, laquelle se plaît d’y aveugler tout le monde de quelque condition et qualité qu’il soit. J’ay veu et consulté là dessus plusieurs personnes, qui toutes m’ont dit : « Je ne voy goutte en toutes mes affaires et néanmoins nonobstant mon aveuglement, elles se font sans que je puisse dire comment ». Cela s’entend de l’établissement du pais en général, et de l’état des familles en particulier. Il en est de même du spirituel : Car je voy que ceux et celles que l’on croyoit avoir quelques perfections lorsqu’ils étaient en France, sont à leurs yeux et à ceux d’autruy très-imparfaits, ce qui leur cause une espèce de martyre. Plus ils travaillent, plus ils découvrent d’imperfections en eux-mêmes. Et la raison est que l’esprit de la nouvelle Église a une si grande pureté, que l’imperfection pour petite qu’elle soit lui est incompatible ; ensuite de quoy il faut se laisser purifier en mourant sans cesse à soy-même 167.
1649 : Les massacres se poursuivent :
Le martyre des Révérends Pères Jean de Brébeuf, et Gabriel Lallemant arriva la veille de saint Joseph de cette année 1649. […] La bourgade où ils étaient, ayant été prise par les Iroquois, ils ne voulurent point se sauver, ny abandonner leur troupeau, ce qu’ils eussent pu faire aussi facilement que plusieurs tant Chrétiens que Payens, qui les prioient de les suivre. Étant donc restez pour disposer ces victimes au Sacrifice, ils commencèrent à baptiser ceux qui ne l’étoient pas, et à confesser ceux qui l’étoient […] Les uns leur coupent les pieds et les mains, les autres enlèvent les chairs des bras, des jambes, des cuisses qu’ils font bouillir en partie, et en partie rôtir pour la manger en leur présence. Eux encore vivans, ils buvoient leur sang. Après cette brutalle cruauté ils enfonçoient des tisons ardents dans leurs plaies. Ils firent rougir les fers de leurs haches, et en firent des coliers qu’ils leur pendirent au col, et sous les aisselles. Ensuite en dérision de notre sainte Foi, ces Barbares leur versèrent de l’eau bouillante sur la tête, leur disant : Nous vous obligeons beaucoup, nous vous faisons un grand plaisir, nous vous baptisons, et serons cause que vous serez bien-heureux dans le Ciel ; car c’est ce que vous enseignez168.
Au milieu de ces horreurs, elle répond longuement aux questions spirituelles de son fils, et sans doute trouvons-nous là le fond de sa pensée :
Il est vrai que la nature cache en soy des ressorts inconcevables, mais on les découvre à mesure que l’on avance dans les voyes de Dieu et que l’on passe par les différens états de la vie spirituelle, comme nous disions cy-dessus. C’est un effet de la bonté de Dieu de nous les cacher de la sorte ; car si nous les voyions tout à la fois, notre foiblesse ne les pourrait supporter sans un abbatement de cœur pour la pratique de la vertu ; au lieu que les voyant peu à peu et successivement, la nature en est moins effrayée.
Il faut tâcher de faire le bien quand on le connoît, et d’étouffer les inclinations de ce misérable nous-même quand on les découvre, et persévérant avec fidélité dans cet exercice, on arrivera au Royaume de la paix et à la véritable tranquillité intérieure […] Non avec effort ou contention d’esprit, mais par une douce attention à celui qui occupe l’âme, et qui donne vocation et regard à ces aimables loix. Voilà la dévotion qui me soutient sans laquelle je croirois bâtir sur le sable mouvant. Dieu est pureté et il veut des âmes qui lui ressemblent en tâchant d’imiter son adorable Fils par la pratique de ses divines maximes. Et comme je viens de dire, tout se fait doucement, car si le naturel n’est turbulant et inquiet, elles ne sont pas pénibles ; parce que depuis qu’une âme veut une chose, si elle est courageuse, c’est demi fait ; Dieu y donne son concours, puis la vocation savoureuse, et enfin la paix et le repos de l’esprit. Quand il est question d’y travailler par des actes préveus, résolus et réfléchis, pour prendre un chemin bien court, il me semble que le retranchement des réflexions sur les choses qui sont capables de donner de la peine, est absolument nécessaire, d’autant que l’imagination étant frappée, l’esprit, si l’on n’y prend garde, est aussitôt ému ; après quoi il n’y a plus de paix n’y de tranquillité. Pour vous dire vrai, depuis trente ans que Dieu m’a fait la grâce de m’attirer à une vie plus intérieure, je n’ay point trouvé de moyen plus puissant pour y faire de grands progrès, que ce retranchement universel de réflexion sur les difficultés qui se rencontrent, et sur tout ce qui ne tend point à Dieu, ou la pratique de la vertu.
[…] L’union d’entendement et de volonté est un attrait de Dieu, qui produit tout ensemble un effet de lumière et d’amour, ce qui met l’âme en des privautez avec Dieu qui sont inexplicables ; ce qui opère en l’âme des effets très précieux, sur tout une facilité continuelle à traitter familiairement avec sa divine Majesté en quelques affaires qui se puissent rencontrer ; et un état de paix actuelle qui est à l’âme une réfection savoureuse où les sens n’ont point de part. Le cœur n’est jamais dans l’abbatement ; il est toujours vigoureux quand il faut traitter avec Dieu : et lorsque dans la conversation qu’il est obligé d’avoir avec les créatures, il est interrompu, son inaction est un repos et une simple attention à celui de qui il se sent possédé, sans que cette attention empêche le commerce du dehors, pourveu qu’il soit dans l’ordre de l’obéissance ou de la charité.
Mais, mon très-cher Fils, en vérité je vous admire des remarques que vous faites sur ce que je vous écris. Soyez persuadé que je ne m’arrête jamais à faire toutes ces distinctions. Voici pourtant quelques mots pour répondre à ce troisième degré que vous dites. […]
L’âme sans faire peine à la nature, qu’elle attire facilement après soy, se voit tranquille dans les choses les plus pénibles et difficiles. Quand même la nature par foiblesse et infirmité, seroit surprise par quelque tort ou injure qu’on lui fait, l’âme s’en apperçoit aussitôt, et la nature n’a plus de force. La paix et l’onction intérieure fait même qu’on aime ceux qui ont fait l’injure. Il en est de même de tout le reste. L’âme est humblement courageuse et sans respect humain dans les occasions où il y a de la justice et de l’équité, néanmoins avec une soumission entière de jugement à ceux qui la dirigent. Dans cet état l’âme ne commet plus d’indiscrétions, parce qu’elle est unie à Dieu d’une façon qui la rend libre. Elle voit clair en toutes ses opérations, n’étant plus dans des transports de désir et d’amour comme elle a été autrefois. C’est ici la liberté des enfants de Dieu qui les introduit dans sa familiarité sainte par la confiance et par le libre accès qu’il lui donne. Dans les états passez elle étoit dans un enivrement et transport qui la faisoit oublier elle-même ; mais ici elle est à son bien-aimé, et son bien-aimé est à elle avec une communauté d’intérêts et de biens, si j’ose ainsi parler169.
1650 : Année catastrophique, car les Iroquois massacrent aussi bien les Français que les Hurons. Pourtant Marie continue d’espérer :
Tout ce que j’entends dire ne m’abbat point le cœur ; et pour vous en donner une preuve, c’est qu’à l’âge que j’ai [j’ai] étudié la langue huronne, et en toutes sortes d’affaires, nous agissons comme si rien ne devait arriver170.
Autre catastrophe : par la faute d’une converse, le couvent est dévasté par l’incendie. Marie perd ses papiers. Elle raconte à son fils :
Vous avez veu par mes autres lettres que je n’ay pas été assez heureuse que de mourir par le feu des Iroquois, mais qu’il s’en a peu fallu que mes sœurs et moy n’ayons été consumées par celui de la Providence. […] Il faut donc que vous sçachiez qu’après qu’humainement j’eus fait tout ce qui se pouvoit faire pour obvier à la perte totale de notre Monastère, soit pour appeller du secours, soit pour travailler avec les autres, je retourné en notre chambre pour sauver ce qui étoit de plus important aux affaires de notre Communauté voyant qu’il n’y avoit point de remède au reste. Dans toutes les courses que je fis, j’avois une si grande liberté d’esprit et une veue aussi présente à tout ce que je faisois que s’il ne nous fût rien arrivé. Il me sembloit que j’avois une voix en moy-même qui me disoit ce que je devois jetter par notre fenestre, et ce que je devois laisser périr par le feu. Je vis en un moment le néant de toutes les choses de la terre, et Dieu me donna une grâce de dénuement si grande que je n’en puis exprimer l’effet ni de parole ni par écrit. Je voulus jetter notre Crucifix qui étoit sur notre table, mais je me sentis retenue comme si l’on m’eût suggéré que cela étoit contre le respect, et qu’il importoit peu qu’il fut brûlé. Il en fut de même de tout le reste, car j’ai laissé mes papiers et tout ce qui servoit à mon usage particulier. Ces papiers étoient ceux que vous m’aviez demandés, et que j’avois écrits depuis peu par obéissance. Sans cet accident mon dessein étoit de vous les envoyer parce que je m’étais engagée de vous donner cette satisfaction, mais à condition que vous les eussiez fait brûler après en avoir fait la lecture. La pensée me vint de les jetter par la fenestre, mais la crainte que j’eus qu’ils ne tombassent entre les mains de quelqu’un me les fit abandonner volontairement au feu171.
Ce événement permet de voir que toutes les sœurs, et pas seulement Marie, sont dans un état intérieur si profond qu’elles n’éprouvent aucune peine de leurs pertes :
C’était un spectacle pitoyable à voir. Une bonne personne qui regardait les sœurs, les voyant si tranquilles, dit tout haut qu’il fallait que nous fussions folles ou que nous eussions un grand amour de Dieu, d’être sans émotion dans la perte de tous nos biens, et de nous voir en de petits moments réduites à rien sur la neige. Ce bon Monsieur ne savait pas la force de la grâce que notre bon Jésus répandait dans nos cœurs (rr323).
1651 : Pour faire face aux difficultés, on la nomme de nouveau supérieure.
Cela m’arrive le plus souvent quand je suis seule en notre chambre […] C’est une chose si haute, si ravissante, si divine, si simple, et hors de ce qui peut tomber sous le sens de la diction humaine, que je ne la puis exprimer, sinon que je suis en Dieu, possédée de Dieu et que c’est Dieu qui m’aurait bientôt consommée par sa subtilité et efficacité amoureuse, si [je n’étais soutenue] par une autre impression qui […] tempère sa grandeur comme insupportable en cette vie. […]
Les effets que porte cet état sont toujours un anéantissement et une véritable et foncière connaissance qu’on est le néant et l’impuissance même ; une basse estime de soi-même et de son propre opérer, que l’on voit toujours mêlé d’imperfection, duquel on a l’esprit convaincu, ce qui tient l’âme dans une grande humilité […] une crainte, sans inquiétude (de) se tromper dans les voies de l’esprit et d’y prendre le faux pour le vrai (rr354).
1653/4 : A la demande de son fils, elle recommence à rédiger sa biographie ; ce sera la seconde Relation.
Lorsque j’ai pris la plume pour commencer, je ne savais pas un mot de ce que j’allais dire ; mais en écrivant, l’esprit de grâce qui me conduit m’a fait produire ce qu’il lui a plu172.
Elle lui écrit sa difficulté à parler de l’indicible malgré toute sa bonne volonté :
Dans le dessein donc que j’ay commencé pour vous, je passe de toutes mes avantures, c’est-à-dire, non seulement de ce qui s’est passé dans l’intérieur, mais encore de l’histoire extérieure, savoir des états où j’ay passé dans le siècle et dans la Religion, des Providences et conduites de Dieu sur moy, de mes actions, de mes emplois, comme je vous ay élevé, et généralement je fais un sommaire par lequel vous me pourrez entièrement connaître, car je parle des choses simplement et comme elles sont. Les matières que vous verrez dans cet abrégé y sont comprises, chacune dans le temps qu’elle est arrivée. Priez Notre Seigneur qu’il lui plaise de me donner les lumières nécessaires pour m’acquitter de cette obéissance à laquelle je ne m’attendois pas. Puisque Dieu le veut j’obéiray en aveugle. […]
Au reste il y a bien des choses, et je puis dire que presque toutes sont de cette nature, qu’il me serait impossible d’écrire entièrement, d’autant que dans la conduite intérieure que la bonté de Dieu tient sur moy, ce sont des grâces si intimes et des impressions si spirituelles par voye d’union avec la divine Majesté dans le fond de l’âme, que cela ne se peut dire. Et de plus, il y a de certaines communications entre Dieu et l’âme qui seroient incroiables si on les produisoit au dehors comme elles se passent intérieurement. Lorsque j’ai présenté mon Index173 à mon Supérieur, et qu’il en eut fait la lecture, il me dit : allez sur le champ m’écrire ces deux chapitres, savoir le vingt et deux et le vingt et cinq. J’obéis sur l’heure et mis ce qu’il me fut possible, mais le plus intime n’étoit pas en ma puissance. C’est en partie ce qui me donne de la répugnance d’écrire de ces matières, quoique ce soient mes délices de ne point trouver de fond dans ce grand abyme, et d’être obligée de perdre toute parole en m’y perdant moy-même. Plus on vieillit, plus on est incapable d’en écrire, parce que la vie spirituelle simplifie l’âme dans un amour consommatif, en sorte qu’on ne trouve plus de termes pour en parler174.
Elle rédige en outre un beau Supplément en réponse aux questions de son fils sur quelques points importants :
L’âme a une expérience et une certitude de foi que Dieu non seulement lui est présent, mais encore qu’il habite en elle, qu’il y agit par son divin Esprit qui la meut et lui fait tenir le langage qu’il lui plaît […] Quand elle agit par elle-même, elle a ses vues et ses desseins, se proposant un sujet ; mais la privauté dont je parle vient de cette source suprême, et l’âme qui en comparaison n’est qu’une goutte d’eau, se perd en cette source, n’ayant plus d’opération que par son mouvement (rr384).
Le respir doux et amoureux qui suit l’anéantissement des puissances, se doit entendre ainsi : savoir, que comme notre vie naturelle se soutient et se maintient par la respiration, sans laquelle il faudrait mourir, ainsi l’âme, étant libre de l’opération de ses puissances, ne vit plus que de la vie de son Époux, sans quoi elle serait réduite au néant, recevant sa vie de lui dans son intime union, et lui respirant la même vie qu’Il lui influe, et c’est ce que j’appelle commerce d’esprit à esprit et d’esprit dans l’esprit. Je m’entends bien, mais je n’ai pas de paroles plus significatives pour m’expliquer. Je m’étendrais bien plus au long, mais je gâterais tout dans une matière si délicate (rr384-385).
[…] encore qu’en cette voie spirituelle vous m’ayez vu nommer en divers endroits le sacré Verbe Incarné, il ne se trouve néanmoins dans mon fond aucune espèce imaginaire. Que si par quelques passages de ce qu’il a dit ou fait ou souffert, il s’en forme quelqu’une, tout est incontinent absorbé dans ce fond, et je n’ai plus de souvenir que de sa Personne divine et de son entretien. Il ne se passe pas un moment à autre chose qu’à me laisser conduire par son Esprit et à suivre sa pente ou à pâtir son opération ; et en cela il n’est point besoin d’espèces, parce que l’âme est si éclairée qu’elle distingue sans hésiter si c’est le Père éternel ou le Fils ou le Saint-Esprit qui opère en elle (rr386).
La parole intérieure se dit subitement dans le fond de l’âme et porte en un moment son effet. Elle ne laisse aucun lieu de douter ni même d’hésiter que c’est Dieu qui parle dans l’âme, mais elle se la rend soumise avec tout ce qui est dans la créature, et la chose arrive infailliblement comme elle a été signifiée […] c’est comme une impression claire et distincte qui se fait tout d’un coup dans l’esprit (rr387).
En conclusion, Marie exprime avec autorité la grande dignité de l’âme perdue en Dieu :
L’âme a une certitude de foi et une expérience certaine que non seulement Dieu lui est présent, mais encore qu’il habite en elle et qu’il y agit par son saint et divin Esprit qui la meut et lui fait tenir le langage qu’il lui plaît, car elle se perd toute en lui et n’a plus d’opération que par son mouvement. […] dans cet état de privauté, l’âme agit avec Dieu suivant ce que Dieu fait pour lors en elle, soit en qualité de souveraine Majesté, soit en qualité d’Époux, soit en qualité de Juge des vivants et des morts, et enfin selon l’état par lequel il se manifeste à elle. Mais il y a un certain état foncier et permanent dans lequel l’état d’épouse prévaut à tout. […] elle a toujours le rang d’épouse partout (rr388).
1657 : il arrive encore des catastrophes :
L’avant-veille de nos moissons, un grand tourbillon accompagné d’un coup de tonnerre écrasa en un moment la grange de notre métairie, tua nos bœufs, et écrasa notre laboureur, ce qui nous mit en perte de plus de quatre mille livres. Depuis deux jours il nous est encore arrivé un autre accident. […] Sur les huit heures du soir les Iroquois ont appelé de loin un jeune homme qui demeuroit seul pour faire paître nos bœufs, à dessein comme l’on croit, de l’emmener vif, comme ils avoient fait un vacher quelques jours auparavant. Ce jeune homme est demeuré si effrayé, qu’il a quitté la maison pour s’aller cacher dans les haliers de la campagne. Étant revenu à soy il nous est venu dire ce qu’il avoit entendu, et aussitôt nos gens au nombre de dix sont partis pour aller défendre la place. Mais ils sont arrivez trop tard, parce qu’ils ont trouvé la maison en feu, et nos cinq bœufs disparus. Le lendemain on les a trouvez dans un lieu fort éloigné, où épouvantez du feu, ils s’étaient retirez, ayant traîné avec eux une longue pièce de bois où ils étaient attachez. Dieu nous les a conservez, excepté un seul qui s’est trouvé tout percé de coups de couteau. La maison étoit de peu de valeur, mais la perte des meubles, des armes, des outils, et de tout l’attirail nous cause une trèsgrande incommodité. C’est ainsi que sa bonté nous visite de temps en temps. Elle nous donne et elle nous ôte : qu’elle soit bénie dans tous les événemens de sa Providence175.
1659 : Elle a la joie de voir arriver Mgr de Laval176, un disciple de Bernières, accompagné d’un neveu de Bernières :
[…] ça été une agréable surprise en toutes manières : Car outre le bonheur qui revient à tout le païs d’avoir un Supérieur Ecclésiastique, ce lui est une consolation d’avoir un homme dont les qualités personnelles sont rares et extraordinaires. Sans parler de sa naissance qui est fort illustre, car il est de la maison de Laval, c’est un homme d’un haut mérite et d’une vertu singulière. J’ay bien compris ce que vous m’avez voulu dire de son élection ; mais que l’on dise ce que l’on voudra, ce ne sont pas les hommes qui l’ont choisi. Je ne dis pas que c’est un saint, ce serait trop dire : mais je dirai avec vérité qu’il vit saintement et en Apôtre. Il ne sait ce que c’est que respect humain. Il est pour dire la vérité à tout le monde, et il la dit librement dans les rencontres. Il falloit ici un homme de cette force pour extirper la médisance qui prenoit un grand cours, et qui jettoit de profondes racines. En un mot sa vie est si exemplaire qu’il tient tout le pais en admiration. Il est intime ami de Monsieur de Bernières avec qui il a demeuré quatre ans par dévotion ; aussi ne se faut-il pas étonner si ayant fréquenté cette échole il est parvenu au sublime degré d’oraison où nous le voions. Un neveu de Monsieur de Bernières 177 l’a voulu suivre. C’est un jeune Gentilhomme qui ravit tout le monde par sa modestie. Il se veut donner tout à Dieu à l’imitation de son Oncle, et se consacrer au service de cette nouvelle Église : Et afin d’y réussir avec plus d’avantage, il se dispose à recevoir l’ordre de Prêtrise des mains de notre nouveau Prélat178.
La vie continue avec sa violence :
L’on avoit conjecturé ici que l’issue de cette affaire seroit telle qu’elle est arrivée, savoir que nos dix-sept François et nos bons Sauvages seroient les victimes qui sauveroient tout le païs ; car il est certain que sans cette rencontre, nous étions perdus sans resource, parce que personne n’était sur ses gardes, ni même en soupçon que les ennemis dussent venir. Ils devoient néanmoins être ici à la Pentecôte, auquel temps les hommes étant à la campagne, ils nous eussent trouvez sans forces et sans défense ; ils eussent tué, pillé et enlevé hommes, femmes, enfans, et quoiqu’ils n’eussent pu rien faire à nos maisons de pierre, venant fondre néanmoins avec impétuosité, ils eussent jetté la crainte et la fraieur par tout. On tient pour certain qu’ils reviendront à l’Automne ou au Printemps de l’année prochaine (39), c’est pourquoi on se fortifie dans Québec, et pour le dehors Monsieur le Gouverneur a puissamment travaillé à faire des réduits ou villages fermez, où il oblige chacun de bâtir une maison pout sa famille, et contribuer à faire des granges communes pour assurer les moissons, à faute de quoi il fera mettre le feu dans les maisons de ceux qui ne voudront pas obéir. C’est une sage police et nécessaire pour le temps, autrement les particuliers se mettent en danger de périr avec leurs familles. De la sorte, il se trouvera neuf ou dix réduits bien peuplez, et capables de se défendre. Ce qui est à craindre, c’est la famine, car si l’ennemi vient à l’Automne, il ravagera les moissons ; s’il vient au Printemps, il empêchera les semences.
Cette crainte de la famine fait faire un effort au vaisseau qui n’est ici que du 13. de ce mois pour aller en France quérir des farines, afin d’en avoir en réserve pour le temps de la nécessité, car elles se gardent ici plusieurs années quand elles sont bien préparées, et quand le pais en sera fourni on ne craindra pas tant ce fléau. Ce vaisseau fera deux voiages cette année qui est une chose bien extraordinaire, car quelque diligence qu’il fasse, il ne peut être ici de retour qu’en octobre, et il sera obligé de s’en retourner quasi sans s’arrêter.
L’hiver a été cette année extraordinaire, en sorte que personne n’en avoit encore jamais veu un semblable tant en sa rigueur qu’en sa longueur. Nous ne pouvions échauffer, nos habits nous semblaient légers comme des plumes…179.
1660 : Notre monastère est converti en fort gardé (b536).
1661 : Voici une lettre qui montre dans quelles croyances l’on se débattait à cette époque et l’impuissance devant les épidémies (ici la coqueluche) :
Nous avons eu des présages funestes de tous ces malheurs. Depuis le départ des vaisseaux de 1660 il a paru au Ciel des signes qui ont épouvanté bien du monde. L’on a veu une Comète, dont les verges étaient pointées du côté de la terre. Elle paroissoit sur les deux à trois heures du matin, et disparoissoit sur les six à sept heures à cause du jour. L’on a veu en l’air un homme en feu, et enveloppé de feu. L’on y a veu encore un canot de feu, et une grande couronne aussi de feu du côté de Mont-Réal. L’on a entendu dans l’Isle d’Orléans un enfant crier dans le ventre de sa mère. De plus l’on a entendu en l’air des voix confuses de femmes et d’enfants avec des cris lamentables. Dans une autre rencontre l’on entendit en l’air une voix tonante et horrible. Tous ces accidents ont donné de l’effroi au point que vous pouvez penser.
De plus l’on a découvert qu’il y a des Sorciers et Magiciens en ce pais. Cela a paru à l’occasion d’un Meusnier, qui étoit passé de France au même temps que Monseigneur notre Évêque, et à qui sa grandeur avoit fait faire abjuration de l’hérésie, parce qu’il étoit Huguenot. Cet homme vouloit épouser une fille qui étoit passée avec son père et sa mère dans le même vaisseau, disant qu’elle lui avoit été promise : mais parce que c’étoit un homme de mauvaises mœurs, on ne le voulut jamais écouter. Après ce refus, il voulut parvenir à ses fins par les ruses de son art diabolique. Il faisoit venir des Démons ou esprits folets dans la maison de la fille avec des spectres qui lui donnoient bien de la peine et de l’effroi. […] Le lieu est éloigné de Québec, et c’était une grande fatigue aux Pères d’aller faire si loin leur exorcisme. C’est pourquoi Monseigneur voiant que les diables tâchoient de les fatiguer par ce travail, et de les lasser par leurs boufonneries, ordonna que le Meusnier et la fille fussent amenez à Québec. L’un fut mis en prison, et l’autre fut enfermée chez les Mères Hospitalières. Voilà où l’affaire en est. […]
Après cette recherche des Sorciers, tous ces pais ont été affligez d’une maladie universelle, dont on croit qu’ils sont les Auteurs. ç’à été une espèce de Cocqueluches ou Rheumes mortels, qui se sont communiquez comme une contagion dans toutes les familles, en sorte qu’il n’y en a pas eu une seule d’exempte. Presque tous les enfants des Sauvages, et une grande partie de ceux des François en sont morts. L’on n’avoit point encore veu une semblable mortalité : car ces maladies se tournoient en pleurésies accompagnées de fièvres. Nous en avons été toutes attaquées ; nos Pensionnaires, nos Séminaristes, nos Domestiques ont tous été à l’extrêmité. Enfin je ne croi pas qu’il y ait eu vingt personnes dans le Canada qui aient été exemptes de ce mal ; lequel étant si universel, on a eu grand fondement de croire que ces misérables avoient empoisonné l’air.
Voilà deux fléaux, dont il a plu à Dieu d’exercer cette nouvelle Église, l’un est celui dont je viens de parler, car l’on n’avoit jamais tant veu mourir de personnes en Canada comme l’on a veu cette année ; l’autre est la persécution des Iroquois, qui tient tout le pais dans des appréhensions continuelles180.
1662 : Elle travaille à écrire un gros livre en algonquin et enseigne ces langues aux jeunes sœurs (b512-515). Ici elle constate les ravages de l’alcool chez les Indiens vulnérables :
Mon très-cher Fils. Je vous ay parlé dans une autre lettre d’une croix que je vous disois m’être plus pesante que toutes les hostilitez des Iroquois. Voici en quoi elle consiste. Il y a en ce païs des François si misérables et sans crainte de Dieu, qu’ils perdent tous nos nouveaux Chrétiens leur donnant des boissons très violentes comme de vin et d’eau de vie pour tirer d’eux des Castors. Ces boissons perdent tous ces pauvres gens, les hommes, les femmes, les garçons et les filles même ; car chacun est maître dans la Cabane quand il s’agit de manger et de boire, ils sont pris tout aussi-tôt et deviennent comme furieux. Ils courent nus avec des épées et d’autres armes, et font fuir tout le monde, soit de jour soit de nuit, ils courent par Québec sans que personne les puisse empêcher. Il s’ensuit de là des meurtres, des violemens, des brutalitez monstrueuses et inouies. Les Révérends Pères ont fait leur possible pour arrêter le mal tant du côté des François que de la part des Sauvages, tous leurs efforts ont été vains. Nos filles Sauvages externes venant à nos classes, nous leur avons fait voir le mal où elles se précipitent en suivant l’exemple de leurs parens, elles n’ont pas remis depuis le pied chez nous. […] Monseigneur notre Prélat a fait tout ce qui se peut imaginer pour en arrêter le cours […] Il a emploié toute sa douceur ordinaire pour détourner les François de ce commerce si contraire à la gloire de Dieu, et au salut des Sauvages. Ils ont méprisé ses remonstrances181.
1663 : Ils subissent même des tremblements de terre :
Ces secousses ont continué l’espace de sept mois, quoi qu’avec inégalité. Les unes étaient fréquentes, mais foibles ; les autres étaient plus rares, mais fortes et violentes : ainsi le mal ne nous quittant que pour fondre sur nous avec plus d’effort, à peine avions-nous le loisir de faire réflexion sur le malheur qui nous menaçoit, qu’il nous surprenoit tout d’un coup, quelquefois durant le jour, et plus souvent durant la nuit.
Si la terre nous donnoit tant d’allarmes, le ciel ne nous en donnoit pas moins, tant par les hurlemens et les clameurs qu’on entendoit retentir en l’air, que par des voix articulées qui donnoient de la fraïeur. Les unes disoient des hélas : les autres, allons, allons ; les autres, bouchons les rivières. L’on entendoit des bruits tantôt comme de cloches, tantôt comme de canons, tantôt comme de tonnerres. L’on voioit des feux, des flambeaux, des globes enflammez qui tomboient quelquefois à terre, et qui quelquefois se dissipoient en l’air. On a veu dans l’air un feu en forme d’homme qui jettoit les flammes par la bouche. […] Parmi toutes ces terreurs on ne sçavoit à quoi le tout aboutiroit. Quand nous nous trouvions à la fin de la journée, nous nous mettions dans la disposition d’être englouties en quelque abyme durant la nuit : le jour étant venu, nous attendions la mort continuellement, ne voiant pas un moment assuré à notre vie. En un mot, on seichoit dans l’attente de quelque malheur universel. Dieu même sembloit prendre plaisir à confirmer notre crainte. […]
Un mois se passa de la sorte dans la crainte et dans l’incertitude de ce qui devoit arriver ; mais enfin les mouvemens venant à diminuer, étant plus rares et moins violens, excepté deux ou trois fois qu’ils ont été très-forts, l’on commença à découvrir les effets ordinaires des tremblemens de terre, quand ils sont violens, savoir quantité de crevasses sur la terre, de nouveaux torrens, de nouvelles fontaines, de nouvelles collines, où il n’y en avoit jamais eu ; la terre applanie, où il y avoit auparavant des montagnes ; des abîmes nouveaux en quelques endroits, d’où sortoient des vapeurs ensouffrées […]
Ces mines naturelles aiant donc commencé à jouer en ce lieu aussi bien qu’ici sur le couchant du soleil, le cinquième de Février, continuèrent leurs ravages toute la nuit jusqu’à la pointe du jour avec des bruits comme d’un gtand nombre de canons et de tonnerres effroiables qui, mêlez avec celui des arbres de ces forêts immenses qui s’entrechoquoient et tomboient à centaines de tous côtez dans le fond de ces abîmes, faisoient dresser les cheveux à la tête de ces pauvres errans182.
Cela ne l’empêche pas de continuer à former son fils :
Vous avez raison de dire que votre perfection consiste à faire la volonté de Dieu. Vous serez toujours dans l’embarras des affaires conformes à votre état, et dans cet embarras Il vous donnera la grâce de cette union actuelle, si vous lui êtes fidele. Son Esprit saint vous donnera le don de Conseil pour tout ce qu’il voudra commettre à vos soins, de sorte que vous ne pourrez rien vouloir que ce qu’il vous fera vouloir, n’y faire que ce qu’il vous fera faire. Voilà où son esprit vous appelle, et où vous arriverez selon le degré de votre fidélité.
Et ne vous étonnez point si vous voyez des défauts dans vos actions ; c’est cet état d’union où l’esprit de Dieu vous appelle qui vous ouvre les yeux. Plus cet esprit vous donnera de lumière, plus vous y verrez d’impuretez. Vous tâcherez de corriger celles-là ; puis d’autres, et encore d’autres : mais vous remarquerez qu’elles seront de plus en plus subtiles et de différente qualité. Car il n’en est pas de ces sortes d’impuretez ou défauts, comme de celles du vice ou de l’imperfection que l’on a commises par le passé, par attachement, ou par surprise, ou par coutume. Elles sont bien plus intérieures et plus subtiles, et l’esprit de Dieu, qui ne peut rien souffrir d’impur, ne donne nulle trêve à l’âme, qu’elle ne travaille pour passer de ce qui est plus pur à ce qui l’est davantage. Dans cet état de plus grande pureté l’on découvre de nouveaux défauts encore plus imperceptibles que les précédens, et le même Esprit aiguillonne toujours l’âme à les chasser et à se purifier sans cesse. Elle se voit néanmoins impuissante de s’en garentir, mais l’esprit de Dieu le fait par de certaines purgations ou privations intérieutes, et par des croix conformes, ou plutôt contraires à l’état dont il purifie. Ma croix en ce point est souvent l’embarras des affaires où je me trouve presque continuellement. Prenez-y garde, vous trouverez cela en vous183.
1665 : Après avoir été gravement malade, elle trouve la force d’écrire à son fils :
L’on me donna les derniers Sacremens, que l’on pensa réïtérer quelque temps après, à cause d’une rechute, qui commença par un mal de côté comme une pleurésie, avec une colique néphrétique, et de grands vomissemens accompagnez d’une rétraction de nerfs, qui m’agitoit tout le corps jusqu’aux extrémitez. Et pour faire un assemblage de tous les maux, comme je ne pouvois durer qu’en une posture dans le lit, il se forma des pierres dans les reins qui me causoient d’étranges douleurs, sans que ceux qui me gouvemoient pensassent que ce fût un nouveau mal, jusques à ce qu’une rétention d’urine le découvrit. Enfin je rendis une pierre grosse comme un œuf de pigeon, et ensuite un grand nombre de petites. L’on avoit résolu de me tirer cette pierre, mais entendant parler qu’on y vouloit mettre la main, j’eus recours à la très sainte Vierge par un Memorare que je dis avec foy, et au même temps, cette pierre tomba d’elle-même, et les autres la suivirent.
Cette longue maladie ne m’a point du tout ennuyée, et par la miséricorde de notre bon Dieu, je n’y ai ressenti aucun mouvement d’impatience : j’en dois toute la gloire à la compagnie de mon Jésus crucifié, son divin Esprit ne me permettant pas de souhaiter un moment de relâche en mes souffrances, mais plutôt me mettant dans une douceur, qui me tenoit dans la disposition de les endurer jusqu’au jour du jugement. Les remèdes ne servoient qu’à aigrir mon mal et accroître mes douleurs ; ce qui fit résoudre les Médecins de me laisser entre les mains de Dieu, disant que tant de maladies jointes ensemble étaient extraordinaires, et que la Providence de Dieu ne les avoit envoyées que pour me faire souffrir. Étant donc ainsi abandonnée des hommes, toutes les bonnes âmes de ce pais faisoient à Dieu des prières et des neuvaines pour ma santé. L’on me pressoit de la demander avec elles, mais il ne me fut pas possible de le faire, ne voulant ni vie ni mort que dans le bon plaisir de Dieu.
La lettre se transforme en petit traité sur l’oraison « surnaturelle » (donnée par la grâce) :
Vous me parlez de quelques points d’oraison qui sont assez délicats. Je vous y répondray autant que ma faiblesse le pourra permettre. Je vous dirai donc, selon mon petit jugement, qu’en matière d’oraison surnaturelle, car c’est celle dont vous m’entretenez, je remarque trois états qui se suivent et qui ont leur perfection particulière. […]
Le premier état est l’oraison de quiétude, où l’âme qui dans ses commencements avoit coutume de s’occuper à la considération des mystères, est élevée par un attrait surnaturel de la grâce, en sorte qu’elle s’étonne elle-même, de ce que sans aucun travail son entendement est emporté et éclairé dans les attributs divins où il est si fortement attaché qu’il n’y a rien qui l’en puisse séparer. Elle demeure dans ces illustrations sans qu’elle puisse opérer d’elle-même, mais elle reçoit et pâtit les opérations de Dieu autant qu’il plaît à sa divine bonté d’agir en elle et par elle. Après cela elle se trouve comme une éponge dans ce grand océan, où elle ne voit plus par distinction les perfections divines ; mais toutes ces veues [vues] distinctes sont suspendues et arrêtées en elle, en sorte qu’elle ne sait plus rien que Dieu en sa simplicité, qui la tient attachée à ses divines mammelles. L’âme étant ainsi attachée à son Dieu comme au centre de son repos et de ses plaisirs, attire facilement à soy toutes ses puissances, pour les faire reposer avec elle. D’où elle passe à un silence, où elle ne parle pas même à celui qui la tient captive, parce qu’il ne lui en donne ni la permission ni le pouvoir. En suite elle s’endort avec beaucoup de douceur et de suavité sur ces mammelles sacrées : ses aspirations néanmoins ne reposent point, mais plutôt elles se fortifient tandis que tout le reste se repose, et elles allument dans son cœur un feu qui semble la vouloir consumer ; d’où elle entre dans l’inaction et demeure comme pâmée en celui qui la possède.
Cet état d’oraison, c’est-à-dire l’oraison de quiétude, n’est pas si permanent dans ses commencements, que l’âme ne change quelquefois pour retourner sur les mystères du Fils de Dieu, ou sur les attributs divins ; mais quelque retour qu’elle fasse, ses aspirations sont beaucoup plus relevées que par le passé : parce que les opérations divines qu’elle a pâties dans sa quiétude l’ont mise dans une grande privauté avec Dieu, sans travail, sans effort, sans étude, mais seulement attirée par son divin esprit. Si elle est fidèle dans la pratique des vertus que Dieu demande d’elle, elle passera outre, et elle entrera plus avant dans le divin commerce avec son bien-aimé. Cette oraison de quiétude durera tant qu’il plaira à celui qui agit l’âme et dans la suite de cet état il la fera passer par diverses opérations, qui feront en elle un fond, qui la rendra sçavante en la science des Saints, quoiqu’elle ne les puisse distinguer par paroles, et qu’il lui soit difficile de rendre conte de ce qui se passe en elle.
Le second état de l’oraison surnaturelle est l’oraison d’union, dans laquelle Dieu après avoir enivré l’âme des douceurs de l’oraison de quiétude, l’enferme dans les celliers de ses vins pour introduire en elle la parfaite charité. En cet état, la volonté tient l’empire sur l’entendement, qui est tout étonné et tout ravi des richesses qu’il voit en elle ; et il y a ainsi qu’au précédent divers degrez qui rendent l’âme un même esprit avec Dieu. Ce sont des touches, des paroles intérieures, des caresses ; d’où naissent les extases, les ravissemens, les visions intellectuelles, et d’autres grâces très-sublimes qui se peuvent mieux expérimenter que dire ; parce que les sens n’y ont point de part, l’âme n’y faisant que pâtir et souffrir ce que le saint Esprit opère en elle. Quoique le sens ne peine pas en cet état comme il faisoit dans les occupations intérieures qui ont précédé l’oraison de quiétude, l’on n’y est pas néanmoins entièrement libre ; parce que s’il arrive que l’âme veuille parler au dehors de ce qu’elle expérimente dans l’intérieur, l’esprit qui la tient occupée, l’absorbe en sorte que les paroles lui manquent, et le sens mêmes se perdent quelquefois.
Il se fait encore un divin commerce entre Dieu et l’âme par une union la plus intime qui se puisse imaginer, ce Dieu d’amour voulant être seul le Maître absolu de l’âme qu’il possède et qu’il lui plaît de caresser et d’honorer de la sorte ; et ne pouvant souffrir que rien prenne part à cette jouissance. Si la personne a de grandes occupations, elle y travaille sans cesser de pâtir ce que Dieu fait en elle : Cela même la soulage, parce que les sens étant occupez et divertis, l’âme en est plus libre. D’autres fois les affaires temporelles et la vie même lui sont extrêmement pénibles à cause du commerce qu’elles l’obligent d’avoir avec les créatures : elle s’en plaint à son bien-aimé, se servant des paroles de l’Epouse sacrée : Fuions, mon bien-aimé, allons à l’écart184. Ce sont des plaintes amoureuses qui gagnent le cœur de l’Époux pour faire à son Epouse de nouvelles caresses qui ne se peuvent exprimer : et il semble qu’il la confirme dans ses grâces les plus excellentes, et que les paroles qu’il a autrefois dites à ses apôtres soient accomplies en elle, comme en effet elles le sont au fonds de l’âme : Si quelqu’un m’aime, je l’aimeray, et mon Père l’aimera ; Nous viendrons en lui, et y ferons notre demeure185. L’âme, dis-je, expérimente cette vérité d’où naît le troisième état d’oraison, qui est le mariage spirituel et mystique.
Ce troisième état de l’oraison passive ou surnaturelle est le plus sublime de tous. Les sens sont tellement libres que l’âme qui y est parvenue peut agir sans distraction dans les emplois où sa condition l’engage. Il lui faut néanmoins avoir un grand courage, parce que la nature demeure dénuée de tout secours sensible du côté de l’âme, Dieu s’étant tellement emparé d’elle, qu’il est comme le fonds de sa substance. Ce qui se passe est si subtil et si divin, que l’on n’en peut parler comme il faut. C’est un état permanent où l’âme demeure calme et tranquille, en sorte que rien ne la peut distraire. Ses soupirs et ses respirs sont à son bien-aimé dans un état épuré de tout mélange, autant qu’il le peut être en cette vie : et par ces mêmes respirs elle lui parle sans peine de ses mystéres et de tout ce qu’elle veut. Il lui est impossible de faire les méditations et les réflexions ordinaires, parce qu’elle voit les choses d’un simple regard, et c’est ce qui fait sa félicité dans laquelle elle peut dire : Ma demeure est dans la paix. Elle expérimente ce que c’est que la véritable pauvreté d’esprit, ne pouvant vouloir que ce que la divine volonté veut en elle. Une chose la fait gémir, qui est, de se voir en cette vie sujète à l’imperfection, et d’être obligée de porter une nature si corruptible, encore que ce soit ce qui la fonde dans l’humilité186.
1666 : Je suis devenue extrêmement faible… (b555).
1667 : Je ne me remets point de ma grande maladie : elle a des suites très douloureuses à la nature, quoiqu’elle se les soit aprivoisées, et qu’elle se soit accoutumée à la souffrance. […] Je n’eusse jamais cru qu’il y eut tant de délices dans les souffrances, si je ne l’avois expérimenté depuis plus de trois ans. J’en ay eu encore une nouvelle expérience dans l’abscez qui s’étoit formé dans la tête il y a trois mois, et qui m’avoit rendue sourde d’une oreille […] dans l’incommodité de mon mal habituel, je devrois toujours garder le lit et être dans l’inaction. Cependant je ne m’arrête pas un moment. Je suis la première levée et la dernière couchée […]
Quand j’ay appris que vous étiez malade et si affoibli, j’ay pensé que nous pourrions bien nous rencontrer dans le chemin de l’éternité. Mais une autre pensée a suivi cette première, que si nous nous rencontrons dans ce chemin, vous me devancerez dans le terme, puisque je n’ay point de vertu et que déjà vous me devancez dans l’état où Dieu nous a appellez. Je n’ai que dix-neuf ans de naissance plus que vous, et ces années là me donnent de la confusion. Vous êtes religieux que vous n’aviez guères plus de vingt ans, et moi j’en avois trente et un. Enfin vous avez plus travaillé que moi, mon très-cher Fils : achevez, ou plutôt, que Dieu par sa bonté achève son œuvre en vous. Priez-le qu’il me fasse miséricorde, et qu’il oublie tous mes défauts. Cependant je jouis d’une grande paix, parceque j’ay à faire à un bon Père qui m’a toujours fait de grandes grâces. J’espère qu’il me les continuera, et qu’à la mort il me recevra dans son sein sous la faveur de sa très-sainte Mère187.
1668 : Dans une longue lettre à son fils, elle parle de sa santé et de son travail :
Ma santé est en quelque façon meilleure que les années dernières, mes forces néanmoins étant extrêmement diminuées. […] Je chante si bas qu’à peine me peut-on entendre, mais pour réciter à voix droite j’ai encore assez de force. J’ai peine de me tenir à genoux durant une messe ; je suis foible en ce point, et l’on s’étonne que je ne le suis davantage eu égard à la nature du mal qui m’a duré si long-temps avec une grande fièvre.
Elle poursuit sur son désir de transmettre toutes ses connaissances sur les langues indiennes :
[…] ces langues barbares sont difficiles, et pour s’y assujettir il faut des esprits constans. Mon occupation les matinées d’hiver est de les enseigner à mes jeunes Sceurs […] Comme ces choses sont très difficiles, je me suis résolue avant ma mort de laisser le plus d’écrits qu’il me sera possible. Depuis le commencement du Carême demier jusqu’à l’Ascension j’ay écrit un gros livre Algonquin de l’histoire sacrée et de choses saintes, avec un Dictionnaire et un Catéchisme Hiroquois, qui est un trésor. L’année dernière j’écrivis un gros Dictionnaire Algonquin à l’alphabet François ; j’en ai un autre à l’alphabet Sauvage. Je vous dis cela pour vous faire voir que la bonté divine me donne des forces dans ma foiblesse pour laisser à mes sœurs dequoy travailler à son service pour le salut des âmes.
Puis elle défend le travail de la communauté dans des conditions difficiles :
Pour les filles Françoises il ne nous faut point d’autre étude que celle de nos règles : mais enfin après que nous aurons fait ce que nous pourrons, nous nous devons croire des servantes inutiles, et de petits grains de sable au fond de l’édifice de cette nouvelle Église. […] Premièrement, nous avons tous les jours sept Religieuses de Chœur, employées à l’instruction des filles Françoises, sans y comprendre deux Converses qui sont pour l’extérieur. Les filles Sauvages logent et mangent avec les filles Françoises ; mais pour leur instruction, il leur faut une Maîtresse particulière, et quelquefois plus selon le nombre que nous en avons. je viens de refuser à mon grand regret sept séminaristes Algonquines, parce que nous manquons de vivres, les Officiers ayant tout enlevé pour les troupes du Roy qui en manquoient. Depuis que nous sommes en Canada nous n’en avions refusé aucune nonobstant notre pauvreté ; et la nécessité où nous avons été de refuser celles cy, m’a causé une très-sensible mortification ; mais il me l’a fallu subir et m’humilier dans notre impuissance, qui nous a même obligées de rendre quelques filles Françoises à leurs parens. Nous nous sommes restraintes à seize Françoises et à trois Sauvages, dont il y en a deux d’Hiroquoises, et une captive à qui l’on veut que nous apprenions la langue Françoise. Je ne parle point des pauvres qui sont en très-grand nombre, et à qui il faut que nous fassions part de ce qui nous reste. Revenons à nos Pensionnaires.
L’on est fort soigneux en ce païs de faire instruire les filles Françoises ; et je vous puis assurer que s’il n’y avoit des Ursulines elles seroient dans un danger continuel de leur salut (7). La raison est qu’il y a un grand nombre d’hommes. […] Enfin ce que je puis dire est que les filles en ce pais sont pour la pluspart plus sçavantes en plusieurs matières dangereuses, que celles de France. […] Pour les filles Sauvages nous en prenons de tout âge. Il arrivera que quelque Sauvage soit Chrétien soit Payen voudra s’oublier de son devoir et enlever quelque fille de sa nation pour la garder contre la loy de Dieu, on nous la donne, et nous l’instruisons et la gardons jusqu’à ce que les Révérends Pères la viennent retirer. D’autres n’y sont que comme des oyseaux passagers, et n’y demeurent que jusqu’à ce qu’elles soient tristes, ce que l’humeur sauvage ne peut souffrir : dès qu’elles sont tristes les parens les retirent de crainte qu’elles ne meurent. Nous les laissons libres en ce point, car on les gagne plutôt par ce moyen, que de les retenir par contrainte ou par prières. Il y en a d’autres qui s’en vont par fantaisie et par caprice ; elles grimpent comme des écurieux [sic] notre palissade, qui est haute comme une muraille, et vont courir dans les bois. Il y en a qui persévèrent et que nous élevons à la françoise : ou les pourvoit en suite et elles font très bien. L’on en a donné une à Monsieur Boucher, qui a été depuis Gouverneur des trois Rivières. D’autres retournent chez leurs parens sauvages ; elles parlent bien François, et sont sçavantes dans la lecture et dans l’écriture.
Voilà les fruits de notre petit travail, dont j’ai bien voulu vous dire quelques particularitez, pour répondre aux bruits que vous dites que l’on fait courir que les Ursulines sont inutiles en ce païs, et que les relations [jésuites] ne parlent point qu’elles fassent rien. […] Que si l’on dit que nous sommes ici inutiles, parce que la relation ne parle point de nous, il faut dire que Monseigneur notre Prélat est inutile, que son Séminaire est inutile […] Et cependant c’est ce qui fait le soutien, la force, et l’honneur même de tout le païs188.
Elle a maintenant soixante-dix ans :
Me voyant sujette à tant d’infirmitez, je croyois selon le cours des choses naturelles qu’elles me consumeroient et qu’elles ne se termineroient que par la mort. L’amour qui est plus fort que la mort y a mis fin et par la miséricorde de Dieu, me voilà à peu près dans la santé que j’avois avant une si longue maladie, sans savoir combien elle pourra durer. Il ne m’importe pourveu que la très sainte volonté de Dieu soit faite, mais je ne crois pas que ma fin soit bien éloignée étant parvenue à la soixante et dixième année de mon âge. Mes momens et mes jours sont entre les mains de celui qui me fait vivre et tout m’est égal pourvu qu’ils se passent tous selon son bon plaisir et ses adorables desseins sur moy.
Dieu ne m’a jamais conduite par un esprit de crainte, mais par celui de l’amour et de la confiance189.
1670 : Si les affaires soit nécessaires, soit indifférentes font passer quelques objets dans l’imagination, ce ne sont que de petits nuages semblables à ceux qui passent sous le Soleil, et qui n’en ôtent la veue que pour quelque petit moment, le laissant aussi-tôt en son même jour. Et encore durant cet espace Dieu luit au fond de l’âme, qui est comme dans l’attente, ainsi qu’une personne qu’on interrompt lorsqu’elle parle à une autre ; et qui a néanmoins la veue de celui à qui elle parloit. Elle est comme l’attendant en silence, puis elle retourne dans son intime union. Soit qu’elle se trouve à la psalmodie, soit qu’elle examine ses fautes et ses actions, ou qu’elle fasse quoique ce soit, tout va d’un même air, c’est-à-dire que l’âme n’interrompt point son amour actuel. Voilà un petit craion de la disposition où cette âme demeure par état ; et c’est sa grâce prédominante.
Les effects de cet état sont la paix de cœur dans les événemens des choses, et à ne vouloir que ce que Dieu veut dans tous les effets de sa divine Providence, qui arrivent de moment en moment : l’âme y expérimente la véritable pauvreté d’esprit : elle y possède tous les Mystères, mais par une seule et simple veue, car d’y faire des réflexions, cela lui est impossible : la pensée des Anges et des Saints ne peut être que passagère, car en un moment et sans y penser elle oublie tout, pour demeurer dans ce fond où elle est perdue sans aucune opération des sens intérieurs. Les sens extérieurs ne font rien non plus dans ce commerce intérieur. L’âme est capable de toutes affaires extérieures, car l’intérieure opération de Dieu la laisse agir avec liberté. Il n’y a point de visions n’y d’imaginations dans cet état : ce que vous sçavez qui m’est arrivé autrefois, n’étoit qu’en veue du Canada, tout le reste est dans la pureté de la foi où pourtant l’on a une expérience de Dieu d’une façon admirable. Voilà ce que je vous puis dire ; et je vous le dis, parce que vous le voulez : mais le secret, s’il vous plaîst, et brûlez ce papier je vous en supplie. Priez pour moy qui mérite l’oubli de toutes les saintes Âmes190.
Dans cette très belle lettre, Marie tente de décrire l’état d’anéantissement en Dieu où elle se trouve depuis des années :
Mon très-cher et bien-aimé Fils. Voici la réponse à votre lettre du 25. d’Avril I670. […] Il est pourtant bon que vous aiez la veue de vos imperfections, de vos incapacitez, de votre insufisance : c’est Dieu qui opère en vous ces sentiments et qui vous tient dans un état d’humiliation à vos yeux pour vous sanctifier dans des emplois où se perdent ceux qui présument de leurs propres forces. Je vous diray avec simplicité, mon très cher Fils, que Dieu tient sur moy la même conduite qu’il tient sur vous. […]
Cependant toute imparfaite que je suis, et pour anéantie que je sois en sa présence, je me voy perdue par état dans sa divine Majesté, qui depuis plusieurs années me tient avec elle dans un commerce, dans une liaison, dans une union et dans une privauté que je ne puis expliquer. C’est une espèce de pauvreté d’esprit qui ne me permet pas même de m’entretenir avec les Anges, ni des délices des Bienheureux, ni des mystères de la foy : Je veux quelquefois me distraire moy-méme de mon fond pour m’y arrêter et m’égayer dans leurs beautez comme dans des choses que j’aime beaucoup ; mais aussi-tôt je les oublie, et l’esprit qui me conduit me remet plus intimement [dans mon fond] où je me pers dans celui qui me plaît plus que toutes choses. J’y voy ses amabilitez, Sa Majesté, ses grandeurs, ses pouvoirs, sans néanmoins aucun acte de raisonnement ou de recherche, mais en un moment qui dure toujours. Je veux dire ce que je ne puis exprimer, et ne le pouvant exprimer, je ne sçai si je le dis comme il faut. L’âme porte dans ce fond des trésors immenses et qui n’ont point de bornes : Il n’y a rien de matériel, mais une joy toute pure et toute nue qui dit des choses infinies. L’imagination qui n’a nulle part à cet état, cherche à se repaître et voltige çà et là pour trouver sa nourriture ; mais cela ne fait rien à ce fond, elle n’y peut arriver, et son opération se dissipe sans passer plus avant : Ce sont pourtant des attaques qui pour être foibles et passagères ne laissent pas d’être importunes et des sujets de patience et d’humiliation. Dans cet état les sens, soit intérieurs soit extérieurs, n’ont point de part non plus que le discours de l’entendement : toutes leurs opérations se perdent là et s’anéantissent dans ce fond, où Dieu même agit et où son divin esprit opère. La foi fait tout voir indépendamment des puissances. L’on n’a nulle peine en cette disposition intérieure de suivre les exercices de la Communauté, les affaires temporelles ne nuisent point parce qu’on les fait avec la paix et tranquillité, ce qui ne se peut faire lorsque le sens agit encore.
Par le peu que je vous viens de dire vous pouvez voir l’état présent de la conduite de Dieu sur moi. Il me seroit bien difficile de m’étendre beaucoup pour rendre compte de mon Oraison et de ma disposition intérieure, parce que ce que Dieu me donne est si simple et si dégagé des sens, qu’en deux ou trois mots j’ay tout dit. Cy devant je ne pouvois rien faire dans mon Oraison sinon de dire dans ce fond intérieur par forme de respir : Mon Dieu, mon Dieu, mon grand Dieu, ma vie, mon tout, mon amour, ma gloire. Aujourd huy je dis bien la même chose, ou plutôt je respire de même ; mais de plus mon âme proférant ces paroles très-simples, et ces respirs très-intimes, elle expérimente la plénitude de leur signification : Et ce que je fais dans mon Oraison actuelle, je le fais tout le jour, à mon coucher, à mon lever et par tout ailleurs. Cela fait que je ne puis entreprendre des exercices par méthode, tout s’en allant à la conduite intérieure de Dieu sur moy. Je prens seulement un petit quart d’heure le soir pour présenter le cœur du Fils de Dieu à son Père pour cette nouvelle Église, pour les ouvriers de l’Évangile, pour vous et pour mes amis. Je m’adresse en suite à la sainte Vierge, puis à la sainte famille, et tout cela se fait par des aspirations simples et courtes. […]
Pourquoy me demandez vous pardon de ce que vous appellez saillies de jeunesse : il falloit que tout se passât de la sorte, et que les suites nous donnassent de véritables sujets de bénir Dieu. Pour vous parler franchement, j’ay eu des sentiments de contrition de vous avoir tant fait de mal, depuis même que je suis en Canada. Avant que Dieu vous eût appelé en Religion, je me suis trouvée en des détresses si extrêmes par la crainte que j’avois que mon éloignement n’aboutît à votre perte, et que mes parens et mes amis ne vous abandonnassent, que j’avois peine de vivre. […]
Il me semble que j’y suis inutile ; que je ne sçay rien et que je ne fais rien qui vaille en comparaison de mes sœurs ; que je suis la plus ignorante du monde ; et quoique j’enseigne les autres, qu’elles en sçavent plus que moy. Je n’ay grâce à notre Seigneur, n’y pensées de vanité n’y de bonne estime de moy-même : si mon imagination s’en veut former à cause de quelque petite apparence de bien, la veue de ma pauvreté l’étouffe aussi-tôt. Admirons donc la bonté de Dieu de nous avoir donné des sentiments si semblables ; je le remarque en tout ce que vous me dites par la vôtre191.
Voici enfin un long passage d’une des dernières lettres que reçut son fils :
Quant à la seconde chose que vous me demandez touchant mon état présent, je vous dirai que quelque sujet d’oraison que je puisse prendre, quoique je l’aye lu ou entendu lire avec toute l’attention possible, je l’oublie. Ce n’est pas qu’au commencement de mon Oraison, je n’envisage le mystère, car je suis dans l’impuissance de méditer, mais je me trouve en un moment et sans y faire réflexion dans mon fond ordinaire, où mon âme contemple Dieu, dans lequel elle est. Je lui parle selon le mouvement qu’il me donne, et cette grande privauté ne me permet pas de le contempler sans lui parler, et en ce parler, de suivre son attrait. Si l’attrait est de sa grandeur, et ensemble que je voye mon néant, mon âme lui parle conformément à cela. Je ne sçai si ce sont ces sortes d’actes qu’on nomme anagogiques, car je ne m’arrête point à ces distinctions. S’il est de son souverain domaine, il en est de même. S’il est de ses amabilitez, et de ce qu’en soy il n’est qu’amour, mes paroles sont comme à mon Époux, et il n’est pas en mon pouvoir d’en dire d’autres ; cet amour n’est jamais oisif, et mon cœur ne peut respirer que cela.
J’ai dit que les respirs qui me font vivre sont de mon Époux ; ce qui me consume de telle sorte par intervalle, que si la miséricorde n’accommodoit sa grâce à la nature, j’y succomberai, et cette vie me feroit mourir, quoique rien de tout cela ne tombe dans les sens, ni ne m’empêche de faire mes fonctions régulières. Je m’aperçois quelquefois, et je ne sçai si d’autres le remarquent, que marchant par la maison, je vais chancelant ; c’est que mon esprit pâtit un transport qui me consume. Je ne fais presque point d’actes dans ces occasions, parce que cet amour consumant ne me le permet pas. D’autres fois mon âme a le dessus, et elle parle à son Époux un langage d’amour que lui seul lui peut faire produire : mais quelque privauté qu’il me permette, je n’oublie point mon néant, et c’est un abyme dans un autre abyme qui n’a point de fond. En ces rencontres je ne puis me tenir à genoux sans être appuyée, car bien que mes sens soient libres, je suis foible néanmoins, et ma foiblesse m’en empêche. Que si je me veux forcer pour ne me point asseoir ou appuyer, le corps qui souffre et est inquiet, me cause une distraction qui m’oblige de faire l’un ou l’autre, et pour lors je reviens dans le calme.
Comme rien de matériel ne se trouve en cette occupation intérieure, par fois mon imagination me travaille par des bagatelles, qui n’ayant point de fondement, s’en vont comme elles viennent. La raison est que comme elle n’a point de part à ce qui se passe au-dedans, elle cherche de quoi entretenir son activité naturelle et inconstante ; mais cela ne fait rien à mon fond qui demeure inaltérable. En d’autres rencontres je porte un état crucifiant : mon âme contemple Dieu, qui cependant semble se plaire à me rendre captive : je voudrois l’embrasser et traiter avec lui à mon ordinaire, mais il me tient comme une personne liée, et dans mes liens je voy qu’il m’aime, mais pourtant je ne le puis embrasser. Ah ! que c’est un grand tourment ! Mon âme néanmoins y acquiesce, parce qu’il ne m’est pas possible de vouloir un autre état que celui où sa divine Majesté me veut : je regarde celui-cy comme un état de purgation, ou comme un Purgatoire, car je ne le puis nommer autrement, cela étant passé, je me trouve à mon ordinaire.
Quand je vous ai dit ci-dessus ce que mon âme expérimente de la signification des actes qu’elle produit, j’ai voulu dire qu’étant poussée par l’esprit qui me conduit conformément à la veue que j’ai, et à ce que j’expérimente dans son attrait, qui ne me permet pas d’en faire d’autres ; si cette veue et cette expérience est d’amour, comme celui que j’aime n’est qu’amour, les actes qu’il me fait produire sont tous d’amour, et mon âme aimant l’amour, conçoit qu’elle est toute amour en lui : En voilà l’explication. je voudrois me pouvoir mieux expliquer, mon très-cher fils, mais je ne puis. Si vous voulez quelque chose de moy, je ne manquerai pas de vous y répondre, si je vis, et si je suis en état de le faire. Si j’étais auprès de vous mon cœur se répandroit dans le vôtre, et je vous prendrois pour mon Directeur192. Ce n’est pas que dans l’état où je suis, qui est un état de simplicité avec Dieu, j’eusse beaucoup de choses à dire, car je dirois quasi toujours la même chose ; mais il arrive de certains cas où l’on a besoin de communiquer ; je le fais avec notre bon Père Lallemant, car encore qu’il touche la 80. année de son âge, il a néanmoins le sens et l’esprit aussi sain que jamais193.
1672 : Quelques mois après la mort de Mme de la Peltrie, deux abcès se déclarent au côté droit de Marie, qu’on lui ouvre en faisant d’énormes plaies. Elle supporte douleur et terrible traitement avec patience. Elle accueille les petites Indiennes dans sa cellule et les bénit. Elle meurt dans la douceur le 30 avril (b579).
Quelle fut sa postérité ? Bien que nous ayons peu de traces écrites concernant son entourage, nous savons qu’elle exerça une grande influence sur le couvent, la colonie, les jésuites de la Mission. Mais c’est surtout par sa correspondance que se répandit sa spiritualité. Les destinataires en furent de nombreuses ursulines à Tours et Dijon dont on peut penser qu’elle ont répandu son enseignement. Elle avait noué aussi des liens d’amitié, en particulier avec la comtesse de Brienne, fondatrice des Carmélites de Saint-Denys.
Le plus important destinataire fut évidemment son fils devenu bénédictin, Dom Claude Martin : nous avons donné de nombreux extraits de ces lettres dont la profondeur n’a plus à être soulignée.
Par Claude Martin, nous savons aussi qu’elle entretint une importante correspondance avec M. de Bernières qu’elle aimait beaucoup :
elle lui écrivait souvent […] ses lettres ne traitaient pour l’ordinaire que de l’oraison […] la plupart étaient de quinze et seize pages […] Il en faisait une estime singulière. Il me dit entre autres choses qu’il avait connu bien des personnes appliqués à l’oraison […], mais qu’il n’en avait jamais vu qui en eût mieux l’esprit, ni qui en eût parlé plus divinement » (b310).
Il est très malheureux que ces lettres aient été perdues, car on peut penser qu’elles ont largement contribué à l’évolution de Bernières, en particulier à son abandon à la grâce. Et à travers lui, elle a sans doute inspiré les amis de l’Ermitage.
En tout cas, Madame Guyon et son entourage l’ont lue assidûment. Plusieurs liens existaient entre elles, car toutes deux avaient des relations avec Bernières : Marie de l’Incarnation le rencontra jusqu’à son départ de Dieppe, puis poursuivit une relation épistolaire privilégiée, tandis que Mme Guyon recevra son influence par l’intermédiaire de Bertot ; c’est à Dom Claude Martin que Mme Guyon demandera conseil au moment de décider de sortir de France ; le frère de Fénelon, l’abbé François de Fénelon, sulpicien, fut missionnaire au Canada194.
Enfin, retrouvant en elle leur propre expérience, Fénelon (l’archevêque) et Mme Guyon feront copier plus de cent trente passages de Marie de l’Incarnation quand ils défendront la mystique dans leurs Justifications, dont celui-ci :
La Mère Marie de l’Incarnation […] rapporte en sa Vie l’acte admirable et héroïque de satisfaction à la divine Justice, qu’elle fit par un mouvement de Dieu, en lui sacrifiant son salut et son éternité : « Je me fusse perdue en cette tentation (de désespoir), si par une vertu secrète la bonté de Dieu ne m’eût soutenue ; car réellement je me voyais sur le bord de l’enfer […] Cet acte était une simple vue de foi qui me tirait de ce grand précipice : je voyais que je méritais l’enfer et que la Justice divine ne m’eût point fait de tort de me jeter dans l’abîme ; et je le voulais bien, pourvu que je ne fusse point privée de l’amitié de Dieu195.
§ 1
Je faisais l'office de servante envers les serviteurs de mon frère, et quelquefois j'en avais cinq ou six de malades sur les bras. Je n'avais garde de souffrir que d'autres en prissent le soin, et jusques aux choses les plus viles, je n'eusse pas voulu les laisser faire aux servantes ; mais je faisais leurs offices en cachette, en sorte que quand elles se présentaient pour s'en acquitter, elles trouvaient tout fait.
§ 2
Durant l'espace de trois ou quatre ans, je fis toujours la cuisine y endurant de grandes incommodités ; mais plus je souffrais, plus Notre-Seigneur me consolait. M'approchant du feu, je prenais plaisir à me brûler, et en faisant cela, mon coeur se consommait d'un autre feu. J'eusse bien voulu faire toujours cet office, mais d'autres plus nécessaires l'interrompirent et m'empêchèrent de le faire si souvent, et enfin ils m'en retirèrent tout à fait.
§ 3
J'aimais tant mon frère et ma soeur de ce qu'ils me laissaient faire tout ces offices de servante, que je tenais pour un singulier bienfait de ce qu'ils me souffraient en leur logis, pensant leur être à charge à cause de mes inutilités ; et je me tenais devant Dieu comme très obligée de faire ce que je faisais, leur obéissant d'ailleurs en toutes choses très ponctuellement.
§ 4
Notre-Seigneur me liait toujours de plus en plus à lui. Une fois, étant en oraison devant le très saint sacrement, - c'était environ deux ans après ma conversion - je me trouvai dans un grand recueillement intérieur, et étant en moi-même toute hors de moi-même, il me fut montré que Dieu était comme une grande mer ; et que, comme la mer ne souffre rien d'impur, mais qu'elle le jette hors de soi-même, ainsi cette grande mer de pureté qui est Dieu ne voulait rien que de pur, rejetant hors de lui tout ce qui ressent la mort et l'impureté. Il m'instruisait par là qu'il voulait de moi une grande pureté de coeur : ce qui me donna une si grande délicatesse intérieure, que le moindre atome d'imperfection me semblait impureté et mettre un entre-deux entre ce Dieu de pureté et mon âme. Je ne voulais autre chose qu'être abîmée dans cette grande mer de pureté, de crainte d'amasser des souillures qui me rendissent indigne d'être toute à ce Dieu qui voulait de moi une si grande pureté. Cela était si fort imprimé dans mon âme que je ne faisais que dire : O Pureté ! ô Pureté ! Cachez-moi en vous, ô grande mer de pureté ! Quoique je fisse la cuisine, que le tracas du ménage fût grand, que j'entendisse le bruit de plus de vingt serviteurs grossiers et mal instruits et que j'eusse le soin de tout le négoce de mon frère, tout cela ne me pouvait distraire, et il me semblait que cette grande mer eût rompu ses bornes sur moi. J'y étais toute submergée et je perdais de vue toute autre chose.
§ 5
Quand j'eusse employé tout le jour à parler d'affaires nécessaires, cela ne m'eût point tirée de cette grande vue de Dieu. Mais, si j'y eusse été un peu trop libre, me laissant aller à quelques paroles inutiles ou à quelque divagation d'esprit, pour peu que c'eût été, je sentais cette liaison intérieure s'affaiblir en moi et comme voulant s'écouler, avec un très grand reproche intérieur. Cela me faisait connaître combien cette divine Majesté veut une grande rectitude et une grande pureté en l'âme qui est si proche de lui, ne permettant pas qu'elle se relâcheà d'autres objets qui la pourraient distraire, lui fournissant même au dedans de lui tous les plaisirs imaginables afin de la contenter, et qu'elle ne s'épanche point pour en chercher d'autres hors de lui.
§ 6
Je recevais tous les jours de nouvelles grâces de Notre-Seigneur. Une fois, étant en oraison, il me donna une nouvelle lumière de la pureté qu'il faut avoir pour s'unir vraiment à lui. Je voyais d'une façon admirable une âme et tout ensemble la majesté de Dieu. Cette âme avait une pureté céleste, n'ayant aucun atome d'imperfection, et ainsi sans entre-deux elle se joignait à son Dieu, qui l'attirait comme un aimant sacré pour l'abîmer en son sein, et il me fut enseigné que telle était la pureté de la très sainte Mère de Dieu.
Cette façon de voir n'était point imaginaire et il n'y avait rien de ce qui peut tomber sous les sens ; mais c'était une façon toute spirituelle et une lumière qui faisait connaître les choses plus parfaitement, sans comparaison, que ce que nous voyons des yeux du corps. Je me souviens d'avoir vu dans la Théologie mystique de saint Denis une chose qui me peut aider à m'expliquer : Voir Dieu en de très claires ténèbres. Après cette vue, et même, à l'instant, Dieu me fit voir si clair, que la plus petite chose me semblait impureté, et j'avais une continuelle vue que rien n'approchât de mon coeur qui le pût empêcher de s'unir à son bien. Je trouvais de la faute partout, et l'Amour est si jaloux que, sans pitié, il veut que tout soit consommé, et que ce coeur soit sans tache, puisque c'est le lieu où il fait ses divines fonctions.
§ 7
Mon directeur réglait mes exercices extérieurs, mais ne me prescrivait rien pour l'intérieur, parce que je faisais oraison partout, et j'expérimentais ce que dit l'Epouse au Cantique des Cantiques : Mon Bien-Aimé est un onguent répandu (Cant. 1, 2). Je me sentais toute remplie et environnée de cette douceur céleste, et quoique je me sentisse si abondamment en Dieu, mon coeur désirait s'unir à lui d'une façon toute autre. Il était languissant et il soupirait sans cesse avec ces paroles : Hélas ! mon Bien-Aimé, quand est-ce que se fera cette union ? Je sentais un agent plus fort que moi qui me pressait de faire toutes ces plaintes amoureuses, et il me semblait que j'avais des bras intérieurs, que je tenais toujours tendus pour embrasser celui après lequel je soupirais. Il se plaisait en mes croix, n'assouvissant pas mon désir. Mais, il semblait pourtant qu'il était jaloux de mon coeur, parce que s'il arrivait quelque occasion, comme je n'en manquais point, qui l'eût pu faire pencher vers les créatures, je me le sentais prendre et tirer sensiblement hors de ces vains objets pour ne regarder que mon divin Amour, qui par la vue de sa beauté me captivait, et me faisait sentir de nouvelles croix, ne me faisant (point) jouir de lui comme je le désirais.
§ 8
Je changeai tout à fait de disposition intérieure ; car, au lieu que je sentais l'Esprit de Dieu avec tant de douceur s'insinuer en moi, ce n'était plus ainsi, mais aussitôt que je me disposais à faire l'oraison actuelle, il me fallait mettre en un lieu caché, et m'asseoir ou appuyer, d'autant que je fusse tombée devant le monde. Je me sentais tirée puissamment, et en un moment, sans avoir le loisir ni le pouvoir de faire aucun acte intérieur ni extérieur. Il me semblait être tout abîmée en Dieu qui m'ôtait tout pouvoir d'agir. C'est une souffrance d'amour qu'il faut pâtir tant qu'il lui plaît, d'autant qu'il n'est pas possible de s'en tirer. Il semble à l'âme qu'elle est pâmée sur ce qu'elle aime, par une défaillance d'amour, sans pouvoir dire mot. J'étais ainsi une heure ou deux, et cela se terminant avec une grande douceur d'esprit, j'étais tout étonnée que je me retrouvais en mon entretien ordinnaire, me familiarisant avec Notre-Seigneur, mais plus fortement et plus puissamment. C'était au sortir de cette grande occupation et dans l'occupation même que j'étais sans nul pouvoir. Pour le corps, cela me l'affaiblissait plus que toutes les austérités que je faisais, ce qui ne m'empêchait pas pourtant de faire les actions extérieures, mais plutôt j'y trouvais du soulagement. Je courais à la pratique des vertus, et toutes ces choses me servaient à m'unir davantage au Sacré Verbe Incarné qui me pressait sans cesse.
Il m'était impossible de faire choix d'aucune chose pour m'entretenir, à cause de cette occupation intérieure qui me tirait si fortement. Elle m'ôtait le pouvoir de faire des prières vocales. Si je voulais dire le chapelet, elle m'emportait l'esprit et me ravissait la parole, et rarement le pouvais-je dire. Il en était de même de l'Office, sinon que, quelquefois, le sens des psaumes m'était découvert avec une douceur que je ne puis dire, et en ces rencontres j'avais la liberté de les réciter. Pour la lecture, mon confesseur m'avait fait avoir les oeuvres de sainte Thérèse, qui me soulageaient quelquefois, mais quelquefois aussi, il m'était impossible de lire à cause de ce grand recueillement intérieur. Personne de notre logis ne s'apercevait de mes occupations intérieures ; et le bonheur pour moi était que je demeurais retirée, une bonne partie du temps, à faire les chambres des serviteurs, où je parlais à Notre-Seigneur tant que je voulais.
J'avais une si grande vivacité intérieure qu'en marchant elle me faisait faire des sauts, en sorte que si l'on m'eût aperçue, l'on m'eût prise pour une folle. Et de fait, je l'étais, ne faisant rien comme les autres. Je faisais comme l'Epouse des Cantiques qui pensait aux perfections de son Bien-Aimé. Je pensais à Jésus, non dans son humanité, Notre-Seigneur m'ayant comme dit, ôté cette façon d'oraison, mais en sa divinité. Quand j'avais bien chanté ses louanges, je prenais une plume et j'écrivais mes passions amoureuses pour évaporer la ferveur de l'esprit, car autrement, ma nature n'eût pu tant souffrir. Néanmoins, comme l'état où Notre-Seigneur me tenait était de grande miséricorde, il était aussi de grandes croix, et j'avais besoin d'une grande foi, d'autant que quand il me retirait ses grâces et ce soutien si fort, j'étais comme un oiseau en l'air qui n'a rien à quoi se prendre, et je demeurais dans la pure souffrance, en attendant qu'il plût à cette divine bonté de m'en retirer, ne tenant, ce me semblait, qu'à un petit fil de sa miséricorde.
§ 9
Cette grande application que j'avais à Dieu m'occupait toujours. Je me suis trouvée parmi le bruit des marchands, et cependant mon esprit était abîmé dans cette divine Majesté. On eût jugé à me voir que j'écoutais avec attention tout ce qu'on disait ; mais qui m'en eût demandé des nouvelles, j'y eusse été bien empêchée, et néanmoins dans les affaires qui m'étaient commises, Notre-Seigneur me faisait la grâce d'en venir à bout. Je passais presque les jours entiers dans une écurie qui servait de magasin, et quelque fois il était minuit que j'étais sur le port à faire charger ou décharger des marchandises. Ma compagnie ordinaire était des crocheteurs, des charretiers, et même cinquante ou soixante chevaux dont il fallait que j'eusse le soin. J'avais encore sur les bras toutes les affaires de mon frère et de ma soeur lorsqu'ils étaient à la campagne, ce qui arrivait fort souvent. Lorsqu'ils étaient au logis, ils en prenaient soin eux-mêmes, et moi je les servais, oubliant, aussitôt qu'ils étaient arrivés, tous les soins que j'avais eus en leur absence, comme si je n'y eusse jamais pensé auparavant. Et cependant tous ces tracas ne me détournaient point de Dieu, mais plutôt je m'y sentais fortifiée, parce que tout était pour la charité et non pour mon profit particulier. Je me voyais quelquefois si surchargée d'affaires que je ne savais par où commencer. Je m'adressais à mon refuge ordinaire, lui disant : Mon Amour, il n'y a pas moyen que je fasse toutes ces choses, mais faites-les pour moi, autrement, tout demeurera. Ainsi, me confiant en sa bonté, tout m'était facile. Je le caressais faisant tout cela, y étant aussi tranquille que si j'eusse été dans la solitude la plus retirée du monde.
Ce puissant secours me faisait embrasser courageusement et de gaieté de coeur toutes les actions que je connaissais lui être agréables. Quelquefois je me retirais pour tâcher de le caresser hors du bruit. Aussitôt l'on m'en retirait, et je descendais joyeusement, lui disant : Allons, mon doux Amour, vous le voulez, c'est assez puisque je vous tiens ; cette action-là est pour vous. Je sentais une légèreté non pareille, faisant tout pour le Bien-Aimé. Toutes mes austérités ne m'appesantissaient point le corps. J'étais fort joyeuse avec ceux avec qui il me fallait être et on croyait que je me plaisais avec eux ; mais c'était l'union que j'avais avec Dieu qui me rendait ainsi gaie et allègre, car je ne trouvais rien de plaisant dans le monde.
§ 10
Mon confesseur qui prenait grand soin de me mortifier n'en laissait passer aucune occasion. Il me faisait mourir toute vive, et plus il me mortifiait, plus j'étais portée à lui dire toutes mes pensées, et j'eusse voulu qu'il eût vu mon coeur, afin d'en déraciner tout ce qui s'y fût trouvé de désagréable à Dieu.
Il m'était impossible de vivre à ma liberté, ayant désir d'être toujours assujettie ; et à cette fin, je fis voeu d'obéir à mon confesseur en tout ce qui serait de la plus grande perfection, ayant cette intention en le faisant que, si j'entrais en religion, il serait annulé. La force de l'inspiration me porta à cela, et je ne m'en pus jamais dédire devant Dieu, qui me poussait sans cesse à m'abaisser, et à me soumettre et assujettir à toutes les créatures pour son amour. Et sa bonté m'a fait la grâce que jamais mon confesseur ne m'a rien commandé qui ne fût pour ma perfection.
Par ce voeu d'obéissance toutes choses m'étaient rendues plus faciles qu'auparavant. Tous les services que je rendais au prochain étaient enfermés en ce voeu, et de la sorte je ne faisais rien que par obéissance. Quelquefois mon confesseur était à plus de cent lieues de moi et cela ne me faisait point de peine, parce qu'il m'instruisait par lettres de ce qui était de mon devoir.
§ 11
Je ne saurais exprimer la nudité et pauvreté d'esprit où Dieu me mettait. Il me semblait que tout n'était rien, et de plus en plus je me sentais dégagée des choses du monde. Je me voyais au dessus de tout cela, estimant ma condition de pauvre plus heureuse que celle des plus grands de la terre, et il me semblait qu'en Dieu je possédais plus que tout ce qui a l'être. Qui m'eût demandé : que voulez-vous ? J'eusse dit : je ne veux rien, Dieu est mon tout.
§ 12
Cette grâce fut suivie d'une autre très grande. La disposition intérieure de Dieu sur moi était que je jouissais toujours d'une paix de coeur si grande, que je ne pensais point pouvoir ni devoir jamais jouir d'une plus grande en cette vie. Et il en est ainsi de toutes les faveurs que je reçois de la divine miséricorde : je pense toujours ne pouvoir rien recevoir de plus. Mais comme il y a plusieurs demeures en la maison de Dieu, ainsi j'expérimente la diversité de ses grâces.
Un jour, étant en oraison, où je caressais le divin Jésus, il me dit au coeur ces paroles : Pax huic domui. Ce fut un nouveau charme pour me consommer d'amour, car cela fut plus pénétrant que la foudre. Je ne sais comme il faut dire pour mieux (m')expliquer, car il n'y a rien de semblable. Cette parole eut un tel effet que jamais depuis je n'ai perdu la paix intérieure un seul moment, quelque croix ou affliction qui me soit arrivée, et à l'heure que j'écris ceci, il y a déjà plus de huit ans que cela est arrivé. Rien ne peut empêcher le coeur de se conformer à son Dieu, et quoique j'aie quelquefois des peines extrêmes, je le vois toujours dans sa paix par une amoureuse conformité, ne voulant que ce que veut l'Amour, le suradorable Verbe Incarné, qui tient son empire en cette place. Il n'y a rien d'heureux en cette vie comme la possession de cette paix. C'est une nourriture du paradis et une vie de Dieu, que je crois que Notre-Seigneur nous veut faire goûter dès cette vie comme un gage de celle dont nous jouirons dans l'éternité. O Dieu, que c'est une grande faveur ! Elle ne se peut ni dire ni écrire.
§ 13
J'eusse voulu communier sans cesse et je ne pouvais assez estimer le bonheur des prêtres, qui touchaient le très saint sacrement de l'Autel et le recevaient tous les jours. Je m'étonnais qu'ils n'étaient pas ravis et brûlants d'amour. Mon confesseur, me voyant un si grand désir, me permettait de communier presque tous les jours, nonobstant le grand tracas où j'étais, et quelques affaires que j'eusse, je trouvais le moyen de la faire.
§ 14
Notre-Seigneur m'avait découvert les vérités de ce divin sacrement avec tant de clarté que je ne le puis exprimer, et je m'étonnais de ce qu'on disait qu'il fallait captiver son entendement, pour le soumettre aux vérités que la foi nous enseigne touchant ce sacrement d'amour. Mon entendement connaissait tout sans se captiver, et je disais : Mon Dieu, je pense que je n'ai plus de foi ; je connais au delà de tout ce qu'elle m'enseigne ! Avec tant de lumière, comment est-ce que je n'eusse pas couru à l'Amour ? C'était de ce divin aliment d'où je tirais mes forces, pour subsister dans toutes les peines et les fatigues que j'avais.
§ 15
Si auparavant j'avais commencé à me mortifier, tout cela ne me semblait rien. Coucher sur les ais m'était trop sensuel. Je mettais tout le long un cilice sur lequel je couchais. Les disciplines d'orties, dont je me servais l'été, étaient si sensibles après en avoir employé trois ou quatre poignées à chaque fois, qu'il me semblait être dans une chaudière bouillante, et pour l'ordinaire, je m'en sentais trois jours durant, puis je recommençais. La douleur en était si grande que je ne sentais pas les chardons, voulant m'en servir après. Je ne laissais pas de me servir d'une discipline de chaînes, mais ce n'était rien en comparaison de la douleur des orties. Je mangeais de l'absinthe avec la viande, et, hors le repas, j'en tenais longtemps dans la bouche, et après en avoir bien goûté l'amertume, je la mangeais. Mais l'on me défendit d'en plus user, parce que cela me gâtait l'estomac. J'avais si fréquemment la haire et le cilice sur le dos que cela s'était tourné en habitude. Si je voyais quelqu'un s 'amuser à des choses vaines et qu'ils me voulussent amuser avec eux, je me dérobais doucement et allais au grenier me discipliner, car il m'était impossible de goûter aucun plaisir en quoi que ce fût du monde, quoique je tâchasse de satisfaire chacun, et de ne point me rendre difficile ou incommode. Ceux que je fréquentais ordinairement n'eussent jamais jugé que je me fusse arrêtée à tous ces exercices de mortification ; c'eût été assez pour leur faire croire que j'étais une folle ; aussi me donnais-je de garde qu'on ne s'en aperçût. La longueur du temps à coucher sur le bois avec le cilice me macéra si fort la chair, du côté où je me couchais, qu'il devint insensible, en sorte qu'en me touchant je ne me sentais pas. Cette mortification est la plus pénible que j'aie jamais faite, car la dureté du bois et la pesanteur du corps faisaient entrer le crin dans la peau, en sorte que je ne pouvais dormir qu'à demi, ressentant toujours la douleur des piqures.
Je prenais plaisir de dénier à la nature tout ce qu'elle aimait, et il ne m'était pas possible de me faire du bien en quoi que ce fût. On me disait quelquefois des paroles dures, à cause que je cherchais Dieu. J'écoutais tranquillement tout ce qu'on me disait, et en mon coeur j'offrais tout cela à l'Amour pour lequel je le souffrais, étant bien aise d'avoir cela à lui donner. Après avoir passé le jour en toutes ces peines, j'allais la nuit dans une caverne, où il y avait des bêtes vénimeuses, parce qu'on ne fréquentait point en ce lieu là, mon frère l'ayant acheté pour le faire abattre et s'en servir à son besoin. Je passais là un long temps à prier Dieu, et à faire de longues et fortes disciplines, après lesquelles je m'allais coucher sur mon ais ou sur une balle de marchandise. Je prenais fort peu de repos à cause des diverses affaires du logis, mais cela ne me donnait aucune incommodité, et je n'en fus jamais malade, mais je sentais une nouvelle vigueur s'augmenter en moi pour faire toujours davantage et l'Esprit me poussait sans cesse à embrasser de nouvelles mortifications. J'eusse estimé le jour perdu pour moi, lequel se fût passé sans souffrir.
Tous ces exercices m'étaient si fortement inspirés que mon confesseur me les permettait. J'étais insatiable et je ne trouvais point assez d'instruments de mortification, pour satisfaire mon désir. L'occupation intérieure augmentait à mesure que je me mortifiais, et je disais au Verbe Incarné : Mon doux Amour, puisque je ne puis retenir mes pensées pour considérer les travaux de votre Sainte Passion, et que vous attirez aussitôt mon esprit à votre Personne divine, que je puisse au moins endurer quelque peu, afin de vous imiter et de vous suivre, ô mon Bien-Aimé !
Je n'avais point d'heure pour mes pénitences ; tous les temps m 'étaient propres, et il me fallait suivre l'inspiration de Notre-Seigneur, en quelque temps qu'il me l'envoyât. Lorsque je prenais ma réfection corporelle, il me venait fortement dans l'esprit d'aller chercher quelque sujet de mortification. J'obéissais ; autrement, je n'eusse pu vivre ; et quoique l'inspiration se fît avec une grande paix, elle avait tant de force et de persuasion qu'il me fallait aller où elle me portait, et je ne manquais pas de trouver la croix, d'où je recevais de nouvelles grâces et une augmentation de cette paix intérieure dont je jouissais toujours. Ce qui me faisait ainsi tout quitter pour obéir à l'inspiration de Dieu, c'est que jamais cela n'a apporté aucun trouble à ceux avec qui j'étais. Je les quittais doucement, et pendant qu'ils s'entretenaient de diverses choses, je donnais à Dieu le temps qu'il voulait, puis je retournais les entretenir.
Avoir toujours un Dieu présent et ne lui pas obéir, cela est impossible ; voir qu'il est l'Amour même, cela est encore plus pressant. L'âme ne demande qu'à lui complaire et à faire amoureusement tout ce qu'il veut qu'elle fasse. A la moindre vue qu'elle a de son inspiration, elle dit : Allons, mon Amour, allons à la croix, mon coeur s'y contente. Alors, sans chagrin, il semble qu'elle doive voler, tant elle a grand désir de contenter Dieu. C'est le fruit de cette grande vue et de cette liaison qu'elle a avec Dieu, que d'aimer la souffrance ; mais aussi, par un effet contraire, plus elle souffre, plus elle est unie. En cette disposition, elle est entre les mains de Dieu, comme le fer entre les mains du forgeron, qui le met au feu, le bat sur l'enclume et lui fait faire autant de retour qu'il est nécessaire à son dessein. Ainsi, je me sentais portée par un autre Esprit que le mien. Et il me le fallait suivre en tout ; autrement, j'eusse eu dans l'intérieur un reproche qui n'est pas croyable.
§ 16
Me trouvant en compagnie, je voyais tout le monde se donner du bon temps et s'entretenir de choses frivoles ; cela me touchait vivement et je m'en plaignais à Notre-Seigneur en cette sorte : Tout le monde vous oublie, mon Dieu, mais je m'en vais vous caresser pour eux. J'avais une si grande compassion de ce qu'on ne se mettait pas en peine de penser en celui qui nous est si présent et de ce qu'on laissait dans l'oubli cette divine Majesté, que je ne le puis dire. Car laisser Dieu tout seul pour penser à rien, cela n'est-il pas sensible ? Si j'eusse pu prendre en effet tous ces coeurs et toutes ces volontés, comme je le faisais d'affection, ils l'eussent bientôt aimé. Mais, hélas ! étant un rien comme je suis, ce que je pouvais faire était de les offrir à Dieu, afin qu'il les disposât à se donner à lui, et à quitter le néant pour le Tout. Quoique je pensasse qu'on laissait ainsi Notre-Seigneur tout seul, je n'ignorais pas que sa divine Majesté ne fût contente éternellement en elle-même, n'ayant que faire de nos regards ni de nos affections pour le rendre plus heureux. Mais, j'avais une vue qu'il se plaisait à ce que l'homme, qui est après l'ange le plus noble ouvrage de ses mains, le reconnaisse, l'aime et pense à lui comme à son unique bienfaiteur, et, partant, tous ces oublis et toutes ces méconnaissances m'étaient sensibles, et je voulais tâcher de satisfaire pour tous, et non seulement pour ceux de ma connaissance, mais aussi pour tous les infidèles et pour tous les hérétiques, qui ne l'aiment point du tout. J'avais en moi, par affection, toutes ces créatures, tous leurs coeurs et tout l'amour qu'elles eussent pu avoir, et j'offrais tout cela à Notre-Seigneur, en le caressant d'une façon qui n'est connue que de celui qui m'en donnait la liberté.
§ 17
L'offense faite contre cette divine bonté me touchait si fort que quelquefois voyant une troupe d'hommes assemblés qui blasphémaient son nom, ou qui disaient des paroles sales, je m'allais mettre avec eux afin qu'ils cessassent en me voyant, puisqu'ils étaient si misérables que d'oublier celui qui est présent à tout. Cela me touchait fort de ce qu'ils se taisaient pour moi, chétive créature, et de ce qu'ils ne le faisaient pas pour Dieu. Je prenais de là occasion de leur parler de ses jugements et des peines dont il châtiera le pécheur, ce qui les rendait si honteux qu'ils confessaient tout haut ce qu'ils avaient fait de mal en s'entr'accusant de leurs fautes.
§ 18
Quand ils étaient à table, c'était là qu'ils faisaient encore beaucoup de péchés ; et moi, pour les en empêcher, j'allais manger avec eux. J'étais là, toute seule, avec douze ou quinze hommes, auxquels selon les occasions je parlais de Dieu ou, quand ils n'y étaient pas disposés, je leur disais quelque chose indifférente pour les récréer, aimant mieux en tout cela me captiver que de les voir offenser Dieu.
Ils avaient coutume de manger de la chair aux jours défendus, lorsqu'ils étaient en campagne, y étant induits par les huguenots de la route du Poitou. Je leur fis si bien voir la qualité de cette faute qu'ils s'en corrigèrent tous. L'un d'eux, qui était huguenot, s'en corrigea comme les autres et se fit catholique ; il se soumettait à moi pour recevoir les instructions nécessaires, et quand il fut suffisamment disposé, je le menai à Monsieur l'Official pour lui faire abjurer son hérésie, et depuis, il a toujours été bon catholique.
Je m'étonnais qu'il y eût encore des Turcs, des infidèles et tant de mauvais chrétiens. Je faisais des souhaits de pouvoir crier si haut que tout le monde me pût entendre, et de lui dire qu'il aimât ce grand Dieu, ce Dieu d'amour. Je m'étonnais que tant d'hommes s'amusassent à une chose si basse que d'aimer ou d'idolâtrer des bagatelles, et de ne point penser ni rendre leurs hommages à ce grand Tout, à qui toutes les créatures insensibles et sans raison obéissent. Ce qui me blessait le coeur, c'était de voir qu'il n'y avait que la créature raisonnable qui vînt à l'oublier et à être sans amour pour celui qui n'est qu'amour. Cela me mettait en jalousie et me faisait crier à ce Dieu tout puissant : O Dieu, vous êtes le maître de tous, mais tous ne pensent pas à vous, lesquels, s'ils vous connaissaient, vous aimeraient beaucoup plus que moi à qui vous faites tant de miséricordes. Prenez-les donc, ô mon grand Dieu, puisqu'ils seraient si propres pour vous. Montrez-vous à eux, afin qu'ils vous aiment. Et pour ces coeurs qui sont si misérables que de ne vous pas vouloir aimer, prenez-les malgré leur résistance. Qu'ils vous rendent ce libre arbitre que vous leur avez donné, afin qu'ils n'en abusent plus, l'employant ainsi à vous offenser et à vous méconnaître, ô mon grand Dieu ! Mais, hélas ! vous voulez tout par amour ! Mon Dieu, mon Dieu, touchez-les donc par votre pur et saint amour ! Puis, pensant au diable, j'étais bien aise de ce qu'il était diable, je veux dire de ce qu'il sera éternellement damné à cause de sa superbe et de sa malice de n'avoir pas voulu reconnaître et aimer son Dieu, qui l'avait créé si beau et si noble.
§ 19
J'aimais tant les pauvres que c'étaient ceux-là avec qui je me plaisais le plus. Ils me faisaient tant de compassion que je me fusse donnée moi-même pour eux. Cela me faisait commettre de grandes imperfections, parce que tout ce que je leur pouvais donner du logis de mon père, je (le) leur donnais, et j'ai fait en cela de grands excès, mais je pensais bien faire. Cette affection pour les pauvres m'a toujours continué depuis, et je les aime encore d'un amour très tendre. Une fois, en leur faveur, Notre-Seigneur me fit une grande grâce. Car, comme je portais l'aumône à plusieurs, je me trouvai proche d'une charrette que des hommes chargeaient par le derrière, et comme ils ne me voyaient pas, ma robe s'étant accrochée au timon, ils m'enlevèrent fort haut et me laissèrent tomber d'une grande roideur sur le pavé. Ils demeurèrent tout transis, croyant que je serais toute écrasée à cause de la hauteur des timons. Mais je n'eus aucun mal, et je crus sur l'heure que Notre-Seigneur m'avait préservée à cause de ses pauvres. Je ne saurais dire combien je les aimais, et le ressentiment que j'avais quand on leur refusait la charité m'était fort sensible.
J'avais le même sentiment pour les malades que je servais autant que mes forces se pouvaient étendre. Il ne m'ennuyait jamais avec eux, et je mangeais quequefois leurs restes sans aucun dégoût. Cela faisait que ceux qui savaient mon intention disaient que j'étais née pour faire la charité.
§ 20
Notre-Seigneur me pressait sans cesse de lui faire des demandes. C'est que je lui parlais de tout, et quand je voyais que quelqu'un avait besoin de quelque chose, je lui disais : Mon Amour, cette personne a besoin de cela ; je vous prie qu'on le lui donne. Il m'exauçait, et je trouvais aussitôt ce qui faisait besoin à ces pauvres. Un jour, je me sentis toute craintive, n'osant lui demander les besoins de quelques personnes. Il me dit intérieurement : demande, demande, ne crains point. Cela m'assura si fort que je le pressais hardiment, et il m'exauçait. L'argent de ma soeur fournissait à tout, car elle était si charitable que c'était vraiment le refuge des pauvres, pour lesquels elle ne me refusait rien, ou si elle le faisait, c'était rarement.
§ 21
Comme ces gens là étaient des personnes d'excès, ils avaient quelquefois des maladies furieuses qui leur faisaient perdre toute raison. Je les traitais et nettoyais comme des enfants. Il y avait en cela bien à souffrir, mais je me sentais intérieurement portée à le faire, et je connaissais en mon âme que Notre-Seigneur voulait que je prisse le soin de toutes les nécessités de mes prochains, de sorte que j'avais quelquefois tant d'actions de charité à faire que je m'en plaignais à lui-même, lui disant : Prenez donc soin de moi, ô mon Amour, puisque vous voulez que j'aie le soin de tant de choses. Car, bien loin que toutes ces actions me divertissent de la vue des grandeurs de cette divine Majesté, qu'au contraire elles m'y plongeaient encore davantage.
§ 22
Les pauvres et les malades étaient mes plus grands amis, et ce qui me contentait le plus c'était de panser des plaies. Il y eut un des serviteurs de mon frère qui s'était emporté une partie de pied à une roue de charrette ; il avait si fort négligé son mal qu'il en était tout noir et tout puant. La crainte qu'il avait d'une gangrène dont on le menaçait et qu'ensuite on ne lui coupât la jambe lui faisait appréhender de se mettre entre les mains du chirurgien, et enfin, résolument, il ne voulut point s'y mettre. J'entrepris donc de le panser, et je commançai à lui couper toute cette mauvaise et puante chair. Je prenais un singulier plaisir à la sentir, et je demandai permission à mon confesseur de baiser cette plaie ; mais il me le défendit, en sorte qu'il me fallut contenter d'en boire seulement l'odeur : ce que je continuai de faire jusqu'à la fin, car ce pauvre homme guérit.
J'étais bien aise qu'il se présentât de semblables occasions ; mais ma soeur me défendit de m'y plus engager, à cause des contagions qui étaient grandes, et aussi que mon frère en avait du dégoût, parce que c'était moi qui lui préparais son manger. Mais cela n'empêchait pas que je ne trouvasse sans cesse à faire d'autres actions de charité, dans lesquelles je m'employais pour l'Amour de Notre-Seigneur.
§ 23
Les tentations ne me manquèrent pas, tant de la part du diable, que du monde et de mon amour-propre. O Dieu, que je fus traversée ! Je ne puis dire les diverses pensées qui travaillaient mon esprit, lequel se trouvait d'autant plus fatigué, qu'il était dans un grand obscurcissement intérieur au regard de Dieu et de la perfection où je voulais aspirer. En un mot, tout me faisait peine, et de quelque côté que je me tournasse, mon esprit ne trouvait rien que d'affligeant. Cela ne me fit point quitter mes exercices, mais je n'y sentais nul secours intérieur, et il me fallait faire de grandes violences sur moi-même, principalement, quand je me voulais discipliner et faire d'autres pénitences. Cette peine me causait bien de la confusion en la présence de Dieu, et je m'accusais de lâcheté en sa présence, mais voulant me vaincre, je commençais et, ayant une fois commencé, j'avais de la peine à finir. Je pensais devoir cette fidélité à Dieu, j'eusse cru être hypocrite si j'eusse fait autrement et si j'eusse laissé aucun de mes exercices, quoique je souffrisse beaucoup par ce délaissement intérieur.
Quant au prochain, je sentais tout ce qu'on me disait, et il me fallait avoir la vue continuelle sur moi-même pour m'exercer en la douceur d'esprit, sans quoi ma nature eût bien fait des échappées ; mais Notre-Seigneur me gardait, et il ne me souvient point de m'être impatientée, quelque peine qu'on me fît, durant tout le temps que Notre-Seigneur me fit porter cette croix.
Après tant de traverses, il me remettait dans le calme ; tout cela se tournait en fumée, et je voyais clairement que le tout n'était que tentation, pour me faire quitter le dessein de la perfection que Notre-Seigneur m'avait inspiré.
§ 24
Je fus attaquée de plusieurs pensées de bonne estime de moi-même , et sollicitée par cette tentation de m'approprier plusieurs choses, tant pour l'intérieur que pour l'extérieur, comme si elles m'eussent appartenu. Mais, ouvrant un livre, je vis le premier et le second verset du psaume : Nisi Dominus aedificaverit domum (Ps. 126, I). Alors, je me trouvai si inutile et si vide de pouvoir faire aucun bien, et au contraire si propre à tout mal, qu'en effet je reconnus que je n'étais qu'un vrai rien. Non, je ne le puis assez exprimer, ce recueillement intérieur me fit voir si clairement mon néant que ce sentiment n'est jamais sorti de mon esprit, de sorte que je ne me suis pu attribuer aucun bien depuis ce temps-là, mais à Dieu seul, auteur de tout bien. Car, bien qu'avant cette vue, je lui renvoyasse tout, ce n'était pas néanmoins en cette façon, cette vérité de mon néant m'étant comme un flambeau que je voyais partout, et qui me faisait voir continuellement la profondeur de mon impuissance et l'attribution que je devais faire à Dieu de tout.
Ce qui me fit bien encore avilir à moi-même, c'est que, dans le chemin par où j'allais tous les jours à la messe, il y avait dans une fange un chien mort qui jetait une telle infection, qu'il fallait beaucoup se détourner pour n'en être pas incommodé. Je me sentis inspirée de m'en approcher à chaque fois que je passais. Je m'arrêtais là à voir et à sentir cette infection. Je le vis quelque temps après tout en vers, et enfin je le vis devenir à rien. Cela demeura si fort imprimé dans mon esprit, que jamais depuis je ne sache avoir eu aucune pensée d'orgueil, qu'au même temps je ne disse en m'humiliant devant Dieu : Ah ! je ne suis qu'un chien mort. Et cet acte-là est plus tôt fait que je ne me suis quasi aperçue de la pensée contraire. Cela me donna, de plus, une si grande haine contre moi-même, qui m'est toujours restée depuis, que je ne me regarde point sans me détester et me tenir pour ma plus grande ennemie. Et d'autant plus que je me sens unie à Dieu, c'est à cette heure-là que je souhaite être la plus anéantie en sa présence.
§ 25
Mon directeur connaissant le désir que j'avais de la mortification et la grande affection que j'avais d'être religieuse, m'exerçait sans cessse dans les mortifications propres à cet état, comme de me faire des confusions, me faisant rendre compte de toutes mes pensées, et même de celles que j'avais contre lui. De la sorte, mon esprit se forma si bien à cette conduite, qu'il m'était impossible de lui rien celer quoi qu'il m'en dût arriver, aimant mieux mourir à moi-même que d'avoir un esprit couvert en quoi que ce fût, connaissant intérieurement que l'Esprit de Dieu est simple et sans dissimulation.
J'avais pourtant parfois de la répugnance de m'aller accuser, prévoyant tout ce qu'il me ferait. Je disais en moi-même qu'il n'y avait point de péché de ne le pas faire, et que de le faire c'était une simplicité. Tout aussitôt, je devenais si honteuse et si confuse, que je pensais être la plus hypocrite du monde, d'avoir ainsi douté si j'irais dire mes fautes. Je l'allais donc trouver, même hors de la confession, afin d'avoir plus de honte, et, à genoux devant lui, je lui disais tout sans déguisement. Il me semblait que j'avais l'esprit sous ses pieds, n'osant seulement lever les yeux pour le regarder. Dieu sait comme il me traitait, ne laissant aucune chose impunie. Et après qu'il m'avait dit mes vérités et enjoint des mortifications, il m'envoyait sans autre discours. Il n'y a rien dont je connaisse avoir tant profité que de ces sortes de mortifications, ni qui humilie davantage l'esprit, parce que cela donne une vraie simplicité d'enfant et sert à purifier l'âme, la rendant plus capable de s'unir à Dieu par une candeur que je ne saurais dire. Enfin, c'est le vrai secret pour être bienvenue auprès de Notre-Seigneur, car après cela, on court à lui sans crainte et sans hésiter. S'il arrivait que j'eusse oublié de dire quelque faute, c'était la première pensée qui me venait lorsque je me voulais familiariser à ce Dieu d'amour, et lui en demandant pardon, je lui disais : Mon doux Amour, je m'en accuserai. Et aussitôt je l'oubliais, mais je ne manquais pas de m'en accuser à la prochaine occasion, et ainsi j'avais toujours une douce paix en l'âme, car la vue de mes fautes ne me troublait point, et elle ne me rendait point scrupuleuse, mais je demeurais toujours pleine de confiance.
§ 26
Le désir de m'humilier me remit en la mémoire tous mes péchés, non pour me gêner l'esprit, mais pour m'abaisser et m'avilir encore davantage. Je les écrivis tous depuis l'âge de ma première connaissance jusqu'à cette heure-là, quelque honteux qu'ils fussent, en pensées, en paroles et en actions, n'en omettant aucune circonstance ; puis, ayant mis mon nom au bas, je les portai à mon confesseur, le suppliant de me faire la charité de les attacher à la porte de l'église, afin que tous ceux qui y entreraient vissent mes malices, et comme j'avais été si misérable que d'offenser la divine bonté. Il les prit, disant qu'il y aviserait, mais il me fit la mortification de ne les y pas mettre. Hélas ! j'eusse voulu qu'on eût fait des pénitences publiques comme on en faisait dans la primitive Eglise, afin que tout le monde m'eût connu et marché sur moi par mépris.
§ 27
Ce divin Jésus ne me laissait ni jour ni nuit en repos. J'avais regret du sommeil que je prenais, et, quoiqu'il fût fort court, de ce qu'il me fallait être si longtemps sans penser à ce divin Amant. Je m'éveillais fort souvent en oraison, et une nuit, je vis que ce divin Epoux tenait deux coeurs entre ses mains et que ces deux coeurs étaient le sien et le mien. Il mit l'un dans l'autre si artificiellement qu'il n'en paraissait plus qu'un, et pourtant je voyais l'union des deux. Faisant cette union, il me dit : Tiens, voilà comme se fait l'union des coeurs. Ces paroles m'éveillèrent dans un si grand embrasement d'amour que cette union dura plusieurs jours avec un entretien tout extraordinaire.
§ 28
Ce m'était une grande affliction de ne pouvoir penser ni arrêter mon esprit aux souffrances de Notre-Seigneur, et cela me donnait bien de la crainte que tout ce qui se passait en mon esprit ne fût une illusion, et un amusement pour me perdre et me retirer tout à fait de la solidité de la vertu. De fois à autres, je me faisais de grandes violences prenant un sujet pour m'y entretenir, mais en moins d'un Ave Maria j'avais tout oublié, et sans rien apercevoir, je me trouvais dans la familiarité ordinaire que j'avais avec Dieu, et en cela, il fallait me contenter, mon confesseur le trouvant bon.
§ 29
De fois à autres, et lorsque je ne le recherchais pas, Notre-Seigneur me donnait de grandes lumières sur le mystère de l'Incarnation et sur l'union du Verbe avec l'Humanité sainte de Jésus-Christ, d'une façon si admirable qu'il m'est impossible d'en parler. Une fois surtout, durant un Carême, toute autre occupation me fut ôtée de mon esprit, et il n'y demeura que la seule vue des grandeurs et des perfections de son âme bienheureuse et des affections amoureuses de son Coeur. Tout cela se fit sans discours, par une simple vue et par un seul regard amoureux. Car, depuis que Notre-Seigneur m'arrêta le discours de l'entendement, il en a toujours été ainsi : il s'est fait voir à mon âme par un simple regard, sans imagination de ce qui peut tomber sous les sens, et avec une très grande pureté et simplicité.
§ 30
Il me fut dit intérieurement : Demeure là, c'est ton nid. O Dieu, quel heureux séjour ! Si l'occupation que j'avais auparavant était grande, en quel état demeurai-je depuis ! Car si les paroles de Dieu sont des oeuvres, quel effet eut celle-là ! Qu'est-ce que demeurer en Dieu et être logé en lui ? Cela ne se peut dire. La hardiesse croissait en mon âme qui jouissait de son Tout en ce nid d'amour. Je n'eusse osé me servir de ce mot si l'on ne me l'eût commandé, et je le fais pour obéir, parce qu'il faut que j'écrive les grâces comme elles sont, en toute simplicité.
§ 31
Lorsque j'étais dans l'attente de la plus haute de toutes les grâces, je me vis descendre dans un abîme. Il semblait que toutes choses eussent conspiré pour me faire souffrir. Toute consolation me fut ôtée, et je demeurai dans un abandon et un délaissement total de toutes les grâces que j'avais reçues. Le ressouvenir même que j'en avais redoublait mes peines, d'autant que j'étais tentée et comme persuadée que ce n'étaient point de véritables grâces, mais une perte de temps où je m'étais amusée. Je ne trouvais aucune consolation quoi que l'on m'eût pu dire ; et si mon confesseur me parlait, cela me martyrisait encore davantage. Je portais ma peine partout, et le plus fréquent sujet de la méditation de mon esprit, c'était ma croix qui m'était toujours présente. Ce qui augmentait le plus ma douleur c 'était la pensée de Dieu, que je ne perdais point de vue, et ma plus grande peine était qu'il me semblait que je ne l'aimais pas. Je me voyais tomber dans des imperfections ; je n'avais pas le courage de me supporter ; tout ce qu'on me disait qui semblait m'offenser faisait peine à mon esprit. J'avais des serrements de coeur étranges, me voyant tombée d'un paradis dans un purgatoire.
Mon confesseur, ayant crainte que je ne tombasse malade, me retrancha pour un temps une partie de mes pénitences. Il prenait la peine de me traduire beaucoup de choses qu'il croyait capables de me soulager ; mais rien ne diminuait mes peines. Mon corps m'était tellement à charge que je ne portais qu'à regret.
J'étais comme un petit enfant lié de toutes parts196, qui est paisible et ne dit mot. Je voyais, mais de bien loin, cette paix retirée au fond de l'âme, qui acquiesçait à toutes les dispositions de Dieu, mais à peine pouvais-je apercevoir cet acquiescement.
Je fus plusieurs mois en cet état, au bout desquels, un jour que je tâchais de faire oraison, ces paroles me furent dites de l'intérieur : C'est dans la foi que je t'épouserai (Osée, II, 19). Cela me réveilla tout l'esprit. Etant instruite intérieurement que pour parvenir à la fin où je tendais, Notre-Seigneur voulait que désormais la seule foi fût mon soutien, et que je ne recherchasse point d'autre vie que la pureté de cette foi, je n'eus plus de peine à supporter mes croix ; au contraire je les chérissais, et les voulais bien souffrir jusques au jour du Jugement, si sa bonté l'eût voulu, étant contente et bien aise qu'il retint en lui ses grâces, et je l'en remerciais de coeur et d'affection, parce qu'il les conservait en leur pureté, au lieu que je les souillais toutes par mes malices, sitôt qu'elles étaient en moi. Ainsi je sentais davantage ma paix qui s'était retirée si loin. J'étais encore tentée de quitter l'oraison tout à fait, mais quelque peine et difficulté que j'y eusse, je me tenais en la présence de Dieu malgré tout mes sentiments, car, pour l'oraison vocale, elle me distrayait encore plus ; mais depuis cette nouvelle lumière que je viens de dire, il m'était plus aisé de m'entretenir avec Dieu par la foi, sans le soutien d'aucune autre chose que de cette simple vue. Cela me nourrissait et me tenait contente et paisible, étant bien aise d'obéir à sa divine disposition.
Cependant, je me regardais toujours comme un objet vil, méprisable et indigne de ses miséricordes, expérimentant sans cesse mon impuissance et la dépendance continuelle que je devais avoir de cette bonté infinie, sans le secours de laquelle je ne voyais pas pouvoir subsister un seul moment. La partie supérieure s'était rendue la maîtresse et il semblait qu'elle se plût de tenir le dessus, d'où elle regardait la partie inférieure dans toutes ses furies, dont elle ne se mettait pas en peine, mais elle demeurait en sa paix comme dans son fort. Il semblait même qu'elle fût bien aise de ce que ses ennemis, savoir, l'imagination et les appétits de l'inférieure, souffraient et ne lui pouvaient nuire. Dans cet état, l'on connaît parfaitement la distinction de ces deux parties et combien elles diffèrent.
Peu à peu mes peines diminuaient, et de moment en moment mon esprit se réveillait pour caresser celui qui était mon Amour. Mais cet esprit était sévère et exact à ne rien laisser sortir au dehors pour la consolation de la partie inférieure, qui tendait à y avoir part, au lieu qu'il voulait aller à Dieu au delà de tout sentiment, par une pureté très grande à laquelle il était attiré. Ainsi, les délices de l'âme demeuraient arrêtées par la force de l'esprit, je veux dire qu'elles tendaient à s'épancher au dehors dans la partie inférieure, et l'esprit ne le voulait pas, mais il renvoyait tout à Dieu, dans lequel tout était conservé en sa pureté, au lieu que, quand la partie inférieure vient à goûter, elle souille tout par ses appropriations et ses gourmandises spirituelles. Or, comme la foi n'est point dans le sentiment, j'avais gravées en ma mémoire les paroles qui m'avaient été dites dans l'intérieur : C'est dans la foi que je t'épouserai. Cela m'était d'un si grand poids que j'eusse voulu ne rien goûter de peur d'aller contre la pureté de cette foi. C'est pourquoi les aridités ne m'affligeaient point, étant ainsi abandonnée à celui qui me nourrissait de foi, et je m'estimais plus riche en ma pauvreté spirituelle que si j'eusse eu toutes les joies imaginables.
Cela me faisait élever le coeur vers cette bonté infinie, lui disant : J'ai la foi, ô mon grand Dieu, je sais que vous êtes, et en cela je me contente. Mon plaisir était de le regarder ainsi, et si l'on m'eût demandé mes pensées, j'eusse répondu : Je me contente en celui qui remplit tout. Cet état est d'une grande pureté et met l'âme dans une simplicité qui ne se saurait dire, où elle jouit dans une grande simplicité de son Dieu, dans lequel elle est comme dans son centre.
§ 32
Une semaine sainte Notre-Seigneur me remplit l'entendement de nouvelles lumières dans la vue de ses attributs divins. Mon esprit se trouva appliqué à l'unité de Dieu, et dans cette unité il me fut montré cette grandeur immense, cette infinité adorable, son éternité sans commencement et sans fin. J'étais dans une admiration que je ne puis dire, et toute hors de moi, je disais : O Bonté, ô immensité, ô Eternité ! Tout ce que l'on peut dire, en comparaison de cette vue, n'est rien et il faut s'abîmer jusque dans les enfers pour adorer ce grand Dieu.
Je connaissais plus dans ce Dieu de Majesté qu'on ne peut dire et écrire. Toutes ses perfections qu'on nomme, ce n'est point cela. Il faut perdre tous mots et tous noms et se contenter de dire : Dieu ! Dieu ! Car toute autre chose est moindre que ce qu'il faut dire de cette suradorable Majesté. O Dieu ! En quel état était cette âme ! Cela me remplissait et me transformait toute. Je voyais que toutes choses sont dues et appartiennent à ce Dieu, duquel dérive tout ce qui est beau et tout ce qui est bon ; et dans cette vue je m'écriais : O plus que bon, plus que beau, plus qu'adorable ! Ah! Vous êtes Dieu et grand Dieu ! Ce mot, Dieu, demeura gravé en mon âme, en sorte qu'elle ne savait plus que cela. Mais après ce grand attrait, mon esprit fut occupé en chacune des perfections divines, où il se consommait en actes d'adoration, d'admiration, d'anéantissement et d'abandon à l'endroit de ce grand Tout. Il voyait d'une façon très claire que tout ce qui est en Dieu est Dieu même, et il était content de ce que son Dieu est content, et de ce qu'il est et sera éternellement ce qu'il est.
Mon âme était bien éloignée de faire des recherches curieuses pour savoir davantage de ce Dieu, car, pour le respect, elle était comme un petit moucheron, tant elle était abaissée et anéantie en elle-même ; et tout cela n'empêchait point l'amour, mais il était tout autre qu'auparavant, c'est-à-dire, non dans les tendresses et dans les larmes, mais fort et vigoureux. Je ressentais pourtant, ce me semble, en moi une espèce d'orgueil et de complaisance, en ce que mon âme, voyant son grand Dieu si beau, si bon, si plein de majesté, elle se glorifiait de ce qu'il était tout cela et encore infiniment au delà de tout ce qui se peut dire. Elle était râvie d'être rien et de ce que Dieu était tout, parce que, si elle eût été quelque chose, il ne serait pas tout. Ainsi elle se plaisait à se voir dénuée pour ce grand Tout, car c'est en cela que consiste sa gloire, que son Dieu soit ainsi plein et infiniment glorieux.
§ 33
J'ai pris garde plusieurs fois que, m'arrivant des distractions qui m'eussent pu faire errer en quelque chose, ce divin Maître m'enseignait intérieurement ce que je devais croire et ne pas croire, de sorte qu'il m'était impossible de rien supporter qui ne fût conforme à la pureté et à la sainteté de la foi, et convenable à la Majesté d'un si grand Dieu. De peur néanmoins de me tromper dans mes lumières, j'en rendais fidèlement compte à mon confesseur, qui voulait que je me laissasse conduire à Dieu. Cette conduite intérieure de Dieu est si nette qu'il ne faut point de paroles pour l'entendre. On voit et on comprend en un instant plus qu'on ne pourrait dire ni apprendre par tous les livres. Enfin, c'est une clarté céleste, je ne sais comment l'appeler autrement, et elle a cet avantage que, plus l'âme connaît cette divine Majesté, plus elle est humble, se voyant d'autant plus petite et plus semblable au néant qu'elle voit ce Dieu grand et être tout.
§ 34
Notre-Seigneur m'éleva de nouveau, et d'une manière toute d'amour, à la connaissance du mystère de la très sainte Trinité, dont la grandeur me fut montrée en l'unité des trois Personnes divines, d'une façon tout autre que ce qui m'en avait été enseigné, en ce qui regarde la connaissance et l'amour. Car la première fois, j'étais plus dans l'admiration que dans l'amour et dans la jouissance, mais à cette fois, j'étais plus dans la jouissance et dans l'amour que dans l'admiration.
Je voyais les communications internes des trois Personnes comme je les avais vues la première fois, mais je fus bien plus amplement instruite de la génération éternelle du Verbe. Oh ! Que cela est ineffable que le Père se contemplant engendre un autre lui-même, qui est son Image et son Verbe ; que cette génération ne cesse point ; que ce Verbe soit égal à son Père en puissance, en grandeur, en majesté ; et que le Père et le Verbe par leur amour mutuel et réciproque produisent cet Esprit d'amour qui leur est pareillement égal en toutes choses ! Cette vue est un bien par-dessus tout bien, et une connaissance par-dessus toute connaissance, parce que c'est la béatitude de l'âme. Cet état, dis-je, est une vraie béatitude, parce que non seulement on connaît Dieu, mais encore on en jouit par une fruition amoureuse, dont l'âme est nourrie d'une manière ineffable.
Etant donc en cette occupation d'une manière que je ne puis dire, j'oubliai la Personne du Père et celle du Saint-Esprit, et me trouvai toute absorbée en celle du Verbe divin, qui caressait mon âme comme étant sienne et lui appartenant. Il lui faisait expérimenter qu'il était tout à elle et qu'elle était toute à lui par une union et un fort embrassement où il la tenait captive. Mais aussi, il semblait à l'âme qu'il lui était donné en propre pour en jouir à son aise, et si je l'ose dire, tous ses biens lui étaient aussi communs. Mon âme se voyant si riche par la jouissance de son bien infini, ce Verbe Eternel, voulait pourtant par un doux acquiescement être sa captive. Elle voulait tout pour lui et rien pour elle. Elle voulait être rien et qu'il fût tout, n'aimant rien plus que d'être dénuée et vide et de regarder la plénitude de son Objet. O que cette jouissance est douce ! C'est un labyrinthe d'amour où l'on est enivré et saintement enchanté. L'on ne sait ce qu'on est, et si l'on est, parce qu'on est perdu dans cet océan d'amour qui engloutit tous ses élus.
Quand je dis que le Verbe tenait mon âme captive, je veux dire qu'il la tenait si serrée dans ses embrassements qu'elle ne pouvait que pâtir. De fois à autres, un rayon de lumière me faisait ressouvenir du Père et du Saint-Esprit, et me faisait comme un reproche d'amour que je les oubliais. A cet instant, je faisais des actes d'adoration, de soumission et d'amour, puis, sans que je m'en aperçusse, je retournais dans les embrassements du Verbe, où j'étais perdue comme auparavant. Mais bien que je sentisse opérer le Verbe en moi, je ne sortais point de l'unité de l'Essence. Ce fut là que je connus et expérimentai que le Verbe est véritablement l'Epoux de l'âme. Cela est si profond que c'est un abîme. Tout ce qu'on en peut dire n'approche point de ce qui en est, et en cela je me réjouis de la Majesté de Dieu, et de ce qu'il est si grand qu'on n'en peut parler comme il faut.
Toutes ces vues me firent comprendre les mystères cachés dans l'Evangile : In principio erat Verbum, ne voyant point de termes plus propres pour exprimer ce qui se peut dire de Dieu et de la génération du Verbe que ceux dont l'Evangéliste se sert. Enfin, je n'ai jamais expérimenté une plus grande grâce, et je ne pense pas en pouvoir recevoir une plus grande en cette vie, car tout ce qui s'en peut dire semble diminuer le mérite de la chose. Je n'y saurais penser sans une nouvelle émotion de coeur et le sentiment en est toujours demeuré en mon âme. Ce mot : Verbe Eternel, m'est une nourriture qui me remplit sans cesse et un parfum dont mon âme est continuellement embaumée.
§ 35
Après une faveur si extraordinaire, je ressentais encore un plus grand embrasement intérieur et une occupation plus forte. Je me sentais remplie d'un amour véhément, sans pouvoir faire aucun acte intérieur pour me soulager, et cela durait deux ou trois jours, pendant lesquels il semblait que mon coeur dût éclater. J'en ressentais dans le corps une douleur si grande, que si elle eût duré davantage, il eût fallu mourir.
Quelque divertissement d'emploi que j'eusse, ils ne me pouvaient distraire, mais plutôt ils me soulageaient quant à l'extérieur. Le temps que je viens de dire étant écoulé, c'était comme qui ouvrirait le soupirail d'une fournaise embrasée pour en faire évaporer la flamme ; car, mon coeur se dilatait avec des paroles si ardentes qu'il semblait que ce fussent autant de flammes qui se lançaient, par une vengeance d'amour, vers celui qui m'avait fait souffrir, car, comme elles venaient de lui, aussi ne les renvoyais-je qu'à lui. Et comme dans ma croix amoureuse, ma peine était de n'aller pas à lui, c'était aussi le sujet de mes plaintes, et ce que j'avais à lui dire. Je lui disais donc, en aveugle et sans raison, dans une grande privauté dont il ne m'était pas possible de m'abstenir : Ne veux-tu donc pas que je meure, ô Amour ? Ne sais-tu pas qu'il n'y a rien sur la terre qui me plaise et qui ne me soit une croix ? M'ayant donc unie si intimement à toi, ne sais-tu pas que je ne puis vivre avec ceux qui ne t'aiment point ? Hélas ! Amour, ne serais-tu pas bien aise que je mourusse à cette heure, et qu'un éclat de tonnerre ou plutôt d'amour descendit du ciel pour me consommer à cet instant ? Je ne sais ce que je dis ni ce que je fais, tant je suis hors de moi, mais tu en es la cause. Ah ! Je ne te demande ni trésors ni richesses, mais que je meure et que je meure d'amour. Je ne faisais autre chose, ni jour ni nuit, que de me plaindre, et il m'était impossible d'arrêter cette impétuosité, n'ayant point du tout de pouvoir sur moi. Cela se peut vraiment appeler un martyre, mais très aimable, parce qu'il vient du Bien-Aimé.
Cette dilatation me donnait quelquefois du soulagement, puis je retournais en cette première occupation. Ce qui faisait pâtir le corps, c'était une aliénation où j'étais de toutes les choses créées, car je me voyais en un vide de tout, et il ne recevait point de soulagement de l'intérieur, mais plutôt il en recevait de la peine, parce qu'à l'endroit de la poitrine, il semblait qu'il se dût faire une ouverture, et cela ne se pouvait souffrir longtemps, à cause de la grand peine qu'il causait.
On ne le croirait pas, mais je ne dis pas la millième partie de cette occupation. J'aurais de la confusion et de la honte d'en dire davantage de la grande hardiesse avec laquelle je conversais avec Dieu, car elle est bien autre que tout ce que je viens de dire. J'ai été plus longtemps en cet état qu'en aucun autre, et je me suis plusieurs fois étonnée comment je pouvais supporter une si longue occupation intérieure, étant dans une condition tout à fait éloignée des choses de l'esprit, et continuellement chargée de tant d'affaires qu'on peut facilement connaître que Notre-Seigneur faisait tout pour moi, étant impossible d'y pouvoir satisfaire par mes forces naturelles. Qu'il en soit béni ! Il pouvait cela, et encore au delà de ce qui peut se penser et dire. Mon directeur, craignant qu'une occupation si forte et si continuelle ne m'affaiblit trop, jugea à propos de modérer mes pénitences. Il m'accorda seulement que, six mois de l'année, je couchasse sur une paillasse piquée et les six autres sur des ais ; pour les disciplines d'horties et les autres, que je les continuasse ; mais il me défendit de me plus servir de haires ni de cilices, consentant seulement que j'usasse de chemises de serge, et que je portasse deux fois la semaine une ceinture de fer à pointes. Ce que j'ai fidèlement observé jusqu'à mon entrée en religion, n'était que quelque occasion de charité m'en divertit, car en cela je n'étais point scrupuleuse ni attachée à mes exercices de dévotion et de mortification, les laissant pour l'amour de Notre-Seigneur lorsqu'il le permettait.
§ 36
Notre-Seigneur me mit dès lors dans un état d'oraison, qui était une familiarité très grande. C'était une solitude intérieure, qui surpassait tout ce que j'avais expérimenté auparavant. Toutes ses grandeurs dont j'avais continuellement la vue, excitaient un si grand amour dans mon âme, qu'elle oubliait la Majesté, sans l'oublier pourtant, mais c'est que je ne la voyais plus qu'amour. Je veux dire que, de toutes les perfections divines, l'amour tient le premier rang, et cet amour c'est Dieu même. Etant attirée par ce motif, je me sentais comme captive, et j'étais, je le puis dire, comme une folle qui dit sans raison tout ce qu'elle dit. Il n'y a point de paroles plus charmantes que celles dont mon coeur était rempli par la véhémence de l'amour. Hors de l'oraison actuelle, ce n'étaient qu'élans et transports. Allant à l'oraison, je tressaillais en moi-même, disant : Allons dans la solitude, mon cher Amour, afin que je vous embrasse et vous baise à mon souhait, et que respirant mon âme en vous, elle ne soit plus que vous-même par union d'amour, y demeurant perdue pour jamais. Enfin, étant actuellement en oraison, je me sentais saisie par l'Amour, et il me tenait collée à lui d'une telle manière que je n'étais plus à moi, sinon que, de fois à autres, il me laissait respirer quelques paroles d'amour qui, bien loin de me donner la liberté, l'engageaient à renforcer l'union où il me tenait.
§ 37
Dans les entretiens et dans les familiarités que j'ai avec lui, je reconnais ses grandeurs et ma bassesse et l'inégalité qui est entre lui et moi. Pressée néanmoins de son amour, et nonobstant qu'il soit grand Dieu et que je ne sois rien, je lui dis : O mon Amour, quand vous me devriez envoyer dans l'enfer, il faut que je vous aime, que je vous caresse et que vous soyez l'entière possession de mon coeur, car je ne puis aspirer qu'à vous, ô mon grand Dieu, ô mon grand Amour !
§ 38
Notre-Seigneur diminua ces grands et violents accès et j'étais assez longtemps sans les souffrir. Mais, il me donna en la place une occupation intérieure si grande qu'elle me faisait tout oublier, principalement lorsque j'avais communié, car j'avais alors bien de la peine à rappeler mon esprit pour vaquer aux affaires qui m'étaient commises. D'autant plus que cet état est moins sensible que le susdit, il est plus retiré au dedans et éloigné de l'extérieur. C'est pourquoi, dans l'oubli où j'étais des choses du monde, je disais à Notre-Seigneur : Hé, mon Amour ! je vous prie de me donner congé de penser à ce que j'ai à faire pour le prochain, puis je vous caresserai. Alors, il m'y faisait penser et je sortais de toutes les affaires qu'il permettait continuellement m'arriver.
§ 39
Je ne saurais exprimer la force ni la douceur de l'union de mon âme avec Notre-Seigneur, principalement par la Sainte communion. Et, comme c'était d'ordinaire après cette action que j'allais vaquer aux affaires de mon frère, ni le bruit des rues, ni ce que j'avais à traiter avec les marchands, ni tous les soins dont j'étais chargée ne me pouvaient tirer de la liaison intérieure que j'avais avec la Divinité.
Je me sentais remplie de l'unité de Dieu au fond de l'âme par le moyen de ce sacrement d'amour, et quoique j'en eusse la présence habituelle, c'était néanmoins d'une manière tout autre. Cela me causait une faim continuelle de communier sans cesse, s'il m'eût été possible, parce que j'expérimentais que c'est là que l'on jouit vraiment de Dieu. Quelquefois, plus de cinq ou six heures après avoir communié, et vaqué à beaucoup d'affaires des plus distrayantes du monde, et parlé sans cesse, y étant nécessitée, je sentais si fort cette liaison intérieure, qu'il me fallait faire violence pour prendre ma réfection. Etant avec des personnes qui parlaient sans cesse d'affaires ou de choses indifférentes, il ne m'était pas possible d'y prendre garde. Quelquefois, mon frère pour se récréer ou autrement, me demandait mon avis sur ce qui avait été dit, et alors je demeurais toute honteuse ne pouvant en rendre raison, tellement qu'il me fallut avoir soin et attention particulière, me distrayant volontairement pour l'amour de Dieu, car autrement, j'eusse été incommode aux personnes avec qui j'étais, et il me faisait cette miséricorde que je contentais un chacun. Cette occupation me faisait encore oublier de regarder les choses qui étaient même nécessaires, en sorte que mon confesseur m'en mortifia bien fort, m'obligeant de regarder ce qui serait de besoin, car, comme j'avais à converser avec plusieurs personnes, ne les regardant point quand j'avais des affaires avec eux, je ne les reconnaissais plus.
Il me fallut donc accommoder à tout, pour l'amour de Notre-Seigneur, et cela ne me distrayait point de jouir de Dieu, mais il me causait bien des croix et me mit dans une pratique continuelle de vertu, de peur de tomber dans des occasions où j'eusse fait de lourdes fautes. Car, Dieu sait combien il m'a fallu souffrir depuis ma conversion, aucun jour ne s'étant passé que je n'aie eu beaucoup de peine en mon âme, ne voyant presque rien qui ne répugnât à la pureté de coeur et au dégagement d'esprit que je connaissais qu'il fallait avoir pour être vraiment unie à Dieu. Parmi tout cela, rien n'interrompait mon union, et la forte liaison que j'avais à Notre-Seigneur durait toujours.
§ 40
Une fois que mon âme était dans un grand repos unie à Dieu comme à son centre, et que je prenais de la complaisance dans ses perfections et dans ses grandeurs, je fus éclairée d'une si grande lumière de la Divinité, que mon âme ne la pouvait supporter. Et, tout ainsi qu'extérieurement l'on ne peut regarder le soleil sans en être ébloui et comme aveuglé, ainsi j'étais suréclairée intérieurement par une pénétration si grande qu'elle ne se peut jamais exprimer. Je lui disais : O mon grand Dieu ! je ne vous puis supporter en cette sorte. Puis, je me retrouvais abîmée en cette lumière. Ainsi, il revenait de fois à autres, et je répétais aussi les mêmes paroles. Cet attrait fut si puissant que, s'il eût demeuré longtemps, je crois qu'il eût séparé mon âme pour ne plus revenir en sa prison, mais qu'elle fût demeurée dans ce grand soleil dont elle était éclairée. Il eut enfin compassion de moi, changeant cette vue en une union d'amour très particulière. Je ne pouvais jouir de cette grande clarté, l'âme n'étant pas à soi et ne pouvant rien que ce que cet Agent voulait en elle, s'en rendant le maître absolu, et elle se laissait conduire, mais de je ne sais quelle façon qu'elle eût voulu être tout anéantie, cette grande lumière la tenant dans le respect. Mais, elle, qui est créée pour aimer, tendait à sa fin, et Dieu qui aime plus l'âme, sans comparaison, que l'âme ne l'aime, la fit entrer par sa miséricorde en l'union susdite, dans laquelle il lui fit goûter une douceur céleste.
Cet excès étant passé, je pensais à part moi : Mais est-il possible que dans le ciel on goûte Dieu davantage ? Car, en cette union, l'âme voyait que tout ce qui est à son Bien-Aimé était sien, et que ce qui était sien était à son Bien-Aimé, mais par un si doux commerce que l'âme semblait être toute transformée en lui, ne se voyant plus, mais son Bien-Aimé en elle. Elle était comme un ciel, ne pouvant voir son Bien-Aimé ailleurs pour lui parler et pour en jouir par une continuelle union, le voyant là toujours Amour, content d'être chéri, caressé, et embrassé par cette âme même, à laquelle réciproquement il faisait sentir ses divins attraits, d'une façon si charmante qu'elle ne se peut exprimer. Il m'arrivait de si grands transports de joie par cette lumière qui me montrait que Dieu veut être aimé, que mon esprit s'emportait, et j'en parlais avec plaisir à ceux de ma connaissance qui me venaient à la rencontre.
§ 41
C'était un continuel renouvellement d'alliance entre mon âme et son Bien-Aimé, et par diverses reprises je me trouvais perdue en cet océan d'amour. Si, sortant de l'union, il m'en eût fallu parler et rendre compte, cela m'eût fait voler pour me relancer encore en lui. Je m'y suis trouvée surprise en parlant à mon confesseur, car je me sentais ravir la parole, et il me fallait asseoir promptement et pâtir en mon âme un plaisir indicible. O Dieu, que cette union est grande ! C'est un mélange d'amour et d'amour, et on peut dire avec Dieu : Mon Bien-Aimé est à moi et moi à lui (Cant. II, 16), mais à lui entièrement. Mais, hélas ! J'aime mieux me taire que d'en dire davantage, car je ne dis rien qui approche de ce qui en est, et je me sens trop insuffisante pour déclarer une chose si sublime. Aussi ces sortes de faveurs se doivent sentir et expérimenter, et non pas se déclarer ou s'écrire.
§ 42
L'union se fortifie de plus en plus et il faut que ce Dieu d 'amour soit le possesseur de tout. L'âme ne peut ni lire, ni écrire, ni réciter aucune prière. L'Esprit lui dérobe la parole afin que rien n'empêche le commerce intime de l'Amour, et il semble que l'Amour même soit jaloux et qu'il veuille que tous les moments lui soient consacrés. Elle se sent perdue dans celui qui la possède, et il ne se peut rien imaginer de semblable à cette défaillance et à cette heureuse perte. Ce sont des retours redoublés, où elle se consomme et semble défaillir à tout moment. Elle languit et elle meurt sans cesse, et néanmoins, cette langueur est sa force et cette mort est sa vie.
§ 43
Mon âme est si habituée à parler ainsi, que même la nuit, en m'éveillant et étant encore à demi-endormie, j'entends ces paroles au fond de mon âme : O mon Dieu ! Ou les autres aspirations que j'ai rapportées ci-dessus. Quelquefois, elles m'éveillent si fort que je suis contrainte de prier mon Bien-Aimé avec toute confiance de me laisser dormir, à cause du besoin que j'ai de repos.
§ 44
Amour suradorable ! Amour, le suprême ami de mon coeur, que fais-je ici-bas, parmi les souillures du monde ? Ne savez-vous pas, ô Bien-Aimé, que c'est un martyre insupportable aux âmes qui vous aiment d'être séparées de vous, et dans cette séparation, de vous voir offensé par des sujets si misérables qui ne tiennent pas compte de vous, ni de votre charité ? Ah ! Amour, Ah ! Amour, tirez-moi de ces malheurs et de cette corruption misérable, où il n'y a que tourment et affliction d'esprit. Mon coeur soupire après vos demeures éternelles pour voir votre unique beauté et jouir de votre douce et désirable union, dont votre bonté donne un avant-goût à vos bien-aimés, par la participation que vous leur en donnez. O Dieu ! quelle félicité d'être affranchie de ce corps qui met un si grand obstacle à l'union parfaite de l'amour ! Nous jouissons de vous ici-bas, nous vous embrassons ; vous êtes notre trésor, vous êtes notre vie, vous êtes notre Amour, oui, vous êtes tout cela quand vous nous tenez absorbés en vous. Mais sommes-nous à nous-même ? Ah ! que nous expérimentons de misères dans notre bassesse et pauvreté ! Qui donnera donc à mon âme qu'elle rompe sa prison ? Que l'amour fasse à ce corps une porte et une ouverture assez grande pour la faire sortir, afin qu'elle demeure éternellement captive en vous, mais d'une captivité qu'elle aime mille fois mieux que toutes les libertés du monde.
§ 45
Un jour, souffrant les excès de l'Amour, et tout ensemble la vue de mes fautes, qui sont deux peines fort pressantes et également difficiles à supporter, je m'écriai : Qui est celui, ô Amour de mon âme, qui pourra parler des douces plaies que vous faites au coeur de ceux que vous aimez, et qui vous aiment ? Vous vous plaisez à les faire languir et mourir mille fois le jour, mais d'une mort mille fois plus douce que la vie ; car, n'est-ce-pas mourir que d'être dans vos continuels embrassements et se voir encore éloignée de vous, demeurant dans un corps sujet à tant de misères et de distractions, à tant d'objets, dis-je, qui empêchent le pur amour et qui nous séparent tous deux ? O Pureté, ô Netteté, ô Dieu de mon coeur, de quelle importance est la moindre faute ! Ce pur amour ne peut rien supporter. Retranchez donc en moi ce qui n'est pas le pur amour. C'est un martyre, ô mon Jésus, de voir tant de souillures contraires au pur amour.
§ 46
Mon doux Amour, mon doux Amour, mes délices adorables, vous plaisez-vous à mes langueurs ? Ne savez-vous pas que mon désir est véritable ? Oui, vous le savez, car mon coeur est nu en votre présence, proche de l'Autel de votre sacré Coeur. Que je sois donc toute vôtre, comme vous êtes tout mien ! Possédez-moi et que je vous possède, par un mélange d'amour. Encore un coup, Autel sacré, que sur vous soit fait ce sacrifice ! O Brasier adorable, faites brûler celle qui ne veut vivre que dans vos flammes ! Serait-il possible de me voir si proche de vous et d'être appliquée sur un autel de feu, sans être toute consommée d'amour ? Mais, ô secrets ! Ô secrets ! Vous vous plaisez dans mes croix, car, ô mon doux Amour, je suis unie à vous et à votre coeur embrasé, et cependant je vis et je meurs tout ensemble. Je vis, parce que l'on ne peut être unie à vous sans vivre de votre vie, ô Vie admirable ! Et je meurs, parce que cette union est aussi une mort qui fait finir tout ce qui n'est pas vous. Ainsi, vivant et mourant, je ne suis pas à moi, mais à vous, ô mon cher Tout, ô mon Amour, ô mon unique désiré !
§ 47
C'étaient là mes entretiens parmi les tracas, et cet entretien familier avec Notre-Seigneur m'embrasait sans cesse. Dans l'oraison et par les rues, et en quelque lieu que je fusse, je languissais d'amour197, et pourtant je jouissais de l'Amour. Mais, c'est qu'il se plaît à me faire ainsi souffrir, et il est impossible à l'âme souffrante et languissante qu'elle ne fasse des saillies. Je ne sais comme je dois dire. On souffre, on languit, on jouit. Je me mortifie beaucoup d'écrire ceci, mais je ne puis dire ma manière d'oraison, ni la façon dont Dieu me conduit, sans faire connaître ce que je voudrais être à jamais caché dans le secret de mon coeur.
§ 48
J'étais un peu soulagée par la sainte communion, m'en approchant avec un désir extrême d'embrasser, de chérir et de caresser le sacré Verbe Incarné, en attendant la parfaite consommation de l'union, car, l'ayant reçu, je ne saurais exprimer la manière en laquelle je le possédais et il me possédait, me faisant sentir par expérience et par ses touches que c'était lui, lui, dis-je, qui est l'Amour et le Maître des coeurs. Après m'avoir tenue longtemps dans une grande union, je demeurais dans la vue et dans la jouissance de la Divinité, et de toute la Trinité que je connaissais être en ce divin sacrement ; car, bien que je le visse appartenir au sacré Verbe Incarné, j 'avais aussi une connaissance, que la Divinité étant indivisible et les Personnes inséparables, je possédais tout cela dans ce sacrement d'amour. Oh ! que l'on connaît là de grandes vérités ! C'est un abîme qui n'a ni fond ni rives. On ne saurait jamais dire ce que Dieu découvre à mon âme, quand il se donne à elle dans ce sacrement adorable. L'éternité, où toutes choses seront découvertes, le fera voir, toutes mes paroles étant trop défectueuses pour le récit de tant de choses si ineffables.
§ 49
Mon coeur s'embrasait toujours de plus en plus ; les lumières que je recevais de Dieu me causant toutes ces inflammations. Un jour, étant en oraison, il me fit connaître que le Fils de Dieu, seconde Personne de la très sainte Trinité, était comme le sein et la poitrine du Père. Ce n'est pas que je visse rien d'imaginaire, mais je ne saurais dire autrement pour me faire entendre. Dans ce sein, que je voyais aussi comme un Autel d'amour, tous les bien-aimés du Père étaient logés et consommés par ses ardeurs, et je voyais que c'était aussi là ma demeure. O Dieu, quelle consommation ! De plus, de ce sein amoureux sortait avec impétuosité un fleuve d'amour qui recréait tout le ciel. Au sortir de cette oraison, j'étais dans une langueur extrême, me plaignant sans cesse à l'Amour de ce qu'il me laissait vivre et demeurer encore en cette chair mortelle et corruptible.
§ 50
Je sentais toujours ce coeur souffrant de nouvelles inflammations, et, ne pouvant se taire, il exhalait son feu par ses plaintes ; autrement, je crois qu'il se fût brisé en pièces. J'étais contrainte de me retirer de peur d'être entendue et je disais à demi-haut ma souffrance à celui qui me la faisait endurer. Mon corps me faisait bien de la peine, car en ces occupations je ne perdais pas l'usage des sens, et je me voyais contrainte de me coucher contre terre, ne le pouvant supporter. En un mot, c'est un martyre. Si j'étais en un lieu où l'on me vît, il me fallait être soigneuse de m'appuyer et de faire tenir mes mains à ma ceinture, car, sans cela, les bras me fussent tombés sans m'en apercevoir et j'eusse été vue d'un chacun. J'avais été d'autres fois en de grandes récollections où je perdais le sentiment avec beaucoup de douceur, mais celle-ci était extrêmement violente. Je sentais des coups dans le coeur comme si on me l'eût percé. Ce n'est pas une imagination, car vraiment je souffrais cela, ce qui me causait une douleur extrême, mais qui était aussi très charmante et que l'on voudrait être sans cesse réitérée. Ce martyre fait agoniser et pousser à l'Objet qui le cause mille cris et mille plaintes d'amour. J'eusse voulu courir comme une personne qui a perdu le sens, mais la raison me demeurait pour m'en empêcher. Je souhaitais une solitude continuelle dans quelque lieu écarté, afin de crier tout haut, mais l'Amour, permettait que je fusse encore plus occupée dans les affaires domestiques, en quoi je reconnais le grand soin que sa bonté a eu de moi, car si je n'eusse eu l'extérieur occupé, je n'eusse pu supporter tant d'attraits si violents ni des martyres si rigoureux.
§ 51
Il m'arrivait de grands battements de coeur qui me donnaient quelquefois bien de la peine, dans la crainte que j'avais qu'on ne s'en aperçût. Mais Notre-Seigneur m'aidait en sorte que j'avais le loisir de me retirer avant que le feu éclatât au dehors. Une fois, entre autres, étant retirée dans mon oratoire, il m'en arriva un si violent qu'il m'ôta toutes les forces du corps, et ce qui me faisait le plus de peine, c'est que je me voyais en ce martyre sans en pouvoir sortir. Je ne sais comme je dois parler de cette souffrance. Elle fait agoniser de fois à autres, et tout ce que l'on peut faire, c'est de dire en se plaignant : C'est assez, mon Amour, mon divin Amour, c'est assez. Cela soulage et donne un peu d'air. Mais quelque grande que soit la peine, l'on n'en voudrait jamais être délivrée, tant elle est charmante, car il semble que ce coeur soit le but où le Bien-Aimé décoche sans cesse ses traits et qu'il veut sans pitié percer de toutes parts. Mais que dis-je ? C'est afin de le soulager, faisant évaporer par ces plaies le feu dont il est rempli, que sans ce secours et cet air, il fendrait par l'impétuosité de l'amour qui y est enfermé. Cela, se terminant ainsi, laisse de nouvelles flammes qui font courir de nouveau à tout ce que veut l'Amour, puis le martyre recommence. Ainsi le coeur est destiné à de continuelles souffrances, mais plus aimables, sans comparaison, que tout ce qu'on se peut imaginer de délicieux sous le ciel.
§ 52
Mon esprit de plus en plus s'allait simplifiant pour faire moins d'actes intérieurs et extérieurs qui m'eussent pu donner du sentiment. Mais, au fond de l'âme, ces paroles étaient continuelles : Hé ! mon Amour, mon Bien-Aimé ! soyez béni, ô mon Dieu ! ou bien celles-ci seulement : O mon Dieu, ô mon Dieu ! Ces paroles foncières me remplissaient d'une douce nourriture sans aucun sentiment. Notre-Seigneur m'ôta encore ces grands transports et ces accès violents, et depuis ce temps-là, mon âme est demeurée dans son centre qui est Dieu, et ce centre est en elle-même, où elle est au-dessus de tout sentiment. C'est une chose si simple et si délicate qu'elle ne se peut exprimer. On peut parler de tout, on peut lire, écrire, travailler, et faire ce que l'on veut, et néanmoins cette occupation foncière demeure toujours, et l'âme ne cesse point d'être unie à Dieu. Les grandeurs même de Dieu ne la divertissent point, mais sans s'y arrêter, elle demeure attachée à Dieu dans sa simplicité, où elle lui parle en la manière que je viens de dire.
Me voyant si longtemps en cet état, j'eus crainte d'être trompée, et je recommandais beaucoup cela à mon divin Epoux, le priant de ne le pas permettre. Alors, il me dit intérieurement ces paroles : Demeure là ; je veux que tu fasses ici ce que les Bienheureux font dans le ciel. Je compris par ces paroles que cet état est d'une grande pureté, et que qui sait s'appliquer à Dieu, bénir sa bonté et demeurer collé à lui par une union d'amour dans le fond de son âme, où tout est dans le calme et dégagé des sens, c'est la félicité des Bienheureux. Les orages des tentations n'arrivent point là, et rien ne peut tirer l'âme de son bienheureux séjour, mais elle y demeure en toute sûreté.
Quoique la parole de Notre-Seigneur m'assurât, je ne laissai pas de conférer de cette occupation avec le R.P. Dom Eustache de Saint-Paul, Feuillant, comme aussi de cette vue de la très sainte Trinité, et des caresses du Verbe Eternel, lui témoignant que tout cela me donnait un peu de crainte, quoique j'en eusse déjà communiqué à mon confesseur. Il m'écrivit en ces termes : « J'ai vu les grâces et les lumières que vous communique votre céleste Epoux, et je les approuve autant que je puis. » Il m'exhorta ensuite à la fidélité à l'endroit d'un si bon Dieu, me disant beaucoup de choses pour m'y encourager. Cette réponse me consola beaucoup et me mit en repos. Cette façon d'être avec Dieu m'est continuelle, et je n'en sors point, si ce n'est que quelque nouvelle lumière m'en retire pour un peu de temps, et tout aussitôt je me retrouve au même état.
§ 53
Mon désir pour la religion augmentait de jour en jour, et depuis la première année de ma conversion, il n'est point sorti de mon esprit. S'il y avait quelque chose dans le monde qui me plût, c'était la condition d'une religieuse, et j'en menais la vie et faisais les actions autant qu'il m'était possible. Je ne laissais pas quelque fois d'avoir peur que ce ne fût une tentation pour me distraire, et je m'en plaignais à Dieu, lui disant : Hélas ! mon Bien-Aimé, ôtez-moi, s'il vous plaît, cette pensée. Vous savez que je me suis ôté les moyens de parvenir à ce bienheureux état, en me privant de mes propres intérêts, afin de servir le prochain pour l'amour de vous. Et de plus, j'ai un fils de qui il faut que je prenne le soin, puisque vous le voulez et que j'y suis obligée, ô mon Dieu ! Cette plainte était suivie d'un reproche intérieur que je manquais de confiance, cette divine bonté étant assez riche pour mon fils et pour moi. Ainsi je m'abandonnais, n'aimant rien qu'à suivre les conseils que Notre-Seigneur nous a enseignés dans l'Evangile. Je voyais le monde désirer et demander des richesses, et moi, il m'était impossible de désirer ou de demander autre chose que d'être pauvre. Tout ce que ma soeur me donnait, je le donnais aux pauvres ou j'en achetais des instruments pour me mortifier. Je me réjouissais de n'avoir rien et de ce qu'il fallait que je demandasse par charité à ma soeur tous mes besoins, et elle m'était si bonne qu'elle ne me laissait manquer de rien, mais elle donnait à mon fils et à moi plus que je ne voulais pour notre entretien. Après tout, je m'estimais la plus riche du monde, espérant que, nonobstant toute ma pauvreté, la Providence de Dieu ne me manquerait jamais, que je serais religieuse et que je serais délivrée de tous les tracas où j'étais engagée.
Quoique ce désir de quitter le monde fût continuel, il ne me causait point de trouble, mais mon âme demeurait dans une douce paix, attendant l'heure que Notre-Seigneur ordonnerait pour cela, avec promesse de lui être fidèle, quand il m'en ouvrirait le chemin. C'était lui qui me donnait la vue des biens qui sont renfermés dans l'état religieux, c'était lui aussi qui m'en devait donner la possession. Une fois, je fus contrainte de m'arrêter en un chemin, ne pouvant supporter la force de cette inspiration, qui me liait fortement à Dieu, dans la connaissance qu'il me donnait qu'il voulait cela de moi. M'arrêtant ainsi, c'était afin de le caresser et de l'obliger de me l'accorder au plus tôt, et lorsque je le pressais, j'entendis en mon intérieur cette parole amoureuse : Attends, attends, aie patience. Cela me fortifiait et m'entretenait dans l'espérance, et ce pendant je ne faisais point d'autres recherches que d'attendre sa sainte volonté et les moments de son exécution.
Le diable ne laissait pas de me tenter beaucoup sur ce qui regardait la pauvreté. Il me voulait faire aimer les richesses, et il n'y a raison qu'il n'objectât à mon imagination pour me faire sortir d'un chemin aussi dénué que celui où Notre-Seigneur me conduisait, et où il m'inspirait de demeurer. Je n'ai point eu de tentation qui m'ait tant importunée que celle-là, car elle était quelquefois si violente que je me voyais presque sur le bord du consentement, étant comme aveugle dans la pratique de la vertu. Mon recours était l'oraison, où je m'abandonnais de nouveau à Notre-Seigneur, et d'en aller rendre compte à mon confesseur, qui voyait bien que Dieu me voulait dans la nudité où j'étais, et que toute autre pensée contraire n'était que tentation. Ainsi je demeurais en repos et le trouble de l'imagination cessait, car pour l'âme, elle était toujours en sa paix et dans la conformité à la volonté de Dieu, qui était toute sa suffisance, son contentement et sa vie.
§ 54
Quoique je fisse tout mon possible pour pratiquer les vertus dans les occasions, qui m'étaient continuelles, je me sentais toujours pressée intérieurement de quitter le monde, avec une lumière qui m'enseignait incessamment que je ne m'y sauverais pas, à cause des grands et continuels obstacles où je me trouvais. Je ne savais pas si Notre-Seigneur me continuerait cette grande assistance, et dans cette incertitude, la lumière qu'il me donnait me faisait voir qu'il fallait éviter les occasions. N'eût été la grande paix qui me demeurait en l'âme, on eût jugé que ces sortes de lumières eussent été des tentations, parce qu'en apparence, je pouvais faire plus d'actions de charité envers le prochain et mériter davantage dans la condition où j'étais que dans la religion, où je ne voyais pas pouvoir rien faire que pour mon propre salut. D'ailleurs, n'ayant point de biens et étant chargée d'un enfant, cela était presque hors de raison. En cette vue, je faisais résolution de n'y plus penser ; mais c'était en vain, car mon inspiration se fortifiait toujours, et je m'en plaignais à Notre-Seigneur, lui disant que puisqu'il me donnait ces pensées, il fît donc tout.
Je souffrais plus que jamais dans le monde lorsque j'entendais des paroles qui offensaient Dieu, et surtout des paroles contraires à la pureté. Cela me martyrisait intérieurement et me faisait trembler, me voyant en des lieux et en des temps où je ne le pouvais éviter. Et néanmoins, plus j'entendais ces sortes de discours, plus mon coeur se liait à Dieu pour me plaindre à lui. Une fois, dans une occasion semblable, où j'eus beaucoup à souffrir, je me sentis tirée intérieurement d'aller en ma chambre caresser le Bien-Aimé, qui semblait me vouloir faire quelque faveur. Je ne pouvais néanmoins lui obéir si promptement que j'eusse voulu. Mais enfin il me donna jour de congédier ceux qui me retenaient et me fit la grâce de le faire. Je me retirai soudain, et dès le premier pas que je fis dans ma chambre, je fus saisie d'un si grand attrait que je fus contrainte de m'asseoir promptement à terre, ne pouvant me tenir à genoux. Il semblait que l'âme se voulût séparer du corps, ne pouvant plus demeurer sur la terre parmi tant d'immondices, qui lui étaient si horribles et si épouvantables, elle qui était créée pour le ciel et qui ne voyait ici-bas que des choses qui l'en pouvaient détourner198. Je faisais des cris et des soupirs si grands qu'on m'eût facilement entendue, mais j'étais seule au haut du logis, ce qui me fut une grande faveur de Dieu, ceux, d'ailleurs, avec qui je demeurais, n'étant pas capables des choses spirituelles. C'étaient des plaintes redoublées à Notre-Seigneur de ce qu'il me laissait en tant de dangers, et parmi tant d'âmes qui ne l'aimaient pas d'un véritable amour, le conjurant que si sa bonté ne me voulait pas retirer de la terre, il me mît, au moins, avec des âmes pures, et qui l'aimassent véritablement, afin qu'étant éloignée du monde, je le pusse caresser à mon aise, ne pouvant plus vivre dans un si grand martyre. Cependant cette divine majesté me regardait amoureusement, prenant plaisir à mes plaintes, et le regard de ce divin Epoux me calma, sans que je fisse rien de ma part ; mais, de je ne sais quelle manière, je me sentis toute changée et fixe à le regarder et à écouter ses divines paroles. Il me caressait amoureusement et m'assurait qu'il m'accorderait ce que je lui demandais avec tant d'instance, et qu'il satisferait mes désirs, mais qu'il ne le voulait pas encore. Il m'est impossible de dire ce que je connaissais et dont je jouissais en ce divin regard. Je lui dis, me sentant vaincue d'amour, et correspondant à sa grâcieuseté sacrée : Mon doux Amour, ne méritez-vous pas que je vous cède en tout ! Ah ! Quand j'aurais en moi le pouvoir et le vouloir de posséder ce que je vous demande, je le mettrais à vos pieds, laissant tout pouvoir et tout vouloir, pour vous laisser pouvoir et vouloir selon votre divine volonté. Et cela n'est-il pas bien raisonnable, ô mon Bien-Aimé, ô mon cher Amour ? Tous actes cessèrent et il m'unit si étroitement à lui que je ne le puis exprimer, et cette union dura fort longtemps, me laissant dans une douce paix, confiance et assurance intérieure que je possèderais bientôt ce que je désirais.
§ 55
Oh ! que c'est une grande peine de ne pouvoir dire les choses de l'esprit comme elles sont ! L'on n'en parle qu'en bégayant, et encore faut-il chercher des similitudes pour s'exprimer ; autrement, il se faudrait taire. J'ai encore aussi présentes les vues et les grâces de Notre-Seigneur qu'au temps qu'il me les a faites, et cependant je n'en saurais presque rien dire, tant cela est dégagé du sentiment et de l'imagination. Car, pour ce qui est du regard de Notre-Seigneur dont j'ai parlé, on pourrait croire que j'aurais vu une chose imaginaire, mais nullement. De toutes les choses de Dieu, je n'ai quasi jamais rien vu en cette sorte, et comme Dieu est esprit, il le faut adorer en esprit et en vérité (Jean, IV, 24). C'est une chose si délicate en l'âme que sans voir, ni ouïr, ni goûter, elle comprend, elle sait et connaît Dieu et les choses que sa divine Majesté lui veut apprendre, d'une façon admirable, et dans une certitude qui ne se peut dire. Il est lui-même le maître de l'âme qu'il mène par cette voie, la régissant et la conduisant par connaissance et par amour, se faisant voir à elle et se l'unissant, ne lui cachant rien, mais plutôt lui faisant montre et part de ce qu'il est, dès cette vie, par une telle science et jouissance, qu'il n'y a que lui et celle qui en jouit qui le sachent. En un mot, on peut dire que le coeur et l'âme est un paradis où il n'y a rien de secret entre l'aimé et l'amante.
§ 56
Encore qu'au commencement je ne fisse élection de telle ou telle religion, et que j'attendisse tout de Notre-Seigneur sans aucun choix, ainsi qu'un pauvre qui ne fait choix de l'aumône qu'on lui donne, j'avais pourtant beaucoup d'inclination à celle des Feuillantines ; mais Notre-Seigneur ne voulait pas cela de moi, parce que toutes les fois que je passais proche le Monastère des Ursulines, je sentais en moi une telle émotion, qu'il semblait que mon coeur se dût arrêter en cette place, avec une affection d'y demeurer. Je ne voulais pourtant pas tant m'y affectionner, parce que j'appréhendais de m'attacher à une chose dont je n'eusse pu venir à bout. Ainsi je tâchais de faire évanouir ces sentiments de mon esprit et d'en perdre l'estime, bien que je fisse souvent réflexion sur les pensées que Notre-Seigneur me donnait de l'utilité de cet Ordre, et combien il ravit d'âmes d'entre les mains de Satan. Il m'était avis que je devais faire plus d'état de cela que de toutes les austérités des autres, et que sa bonté m'ayant fait, parmi les embarras du siècle, toutes les faveurs dont j'ai parlé, cet Ordre me serait plus propre qu'aucun autre, la conversation avec le prochain y étant encore conforme à celle que Notre-Seigneur a eue ici-bas dans l'instruction des âmes.
Je pesais beaucoup cette considération et je la trouvais d'un grand poids. Mais, je retournais à mes pensées imparfaites, regardant les pénitences extérieures dont on fait tant d'état, et j'avais un peu de regret d'être dans un lieu où l'on ne fît pas tant d'austérités. De plus, Notre-Seigneur me tenait encore caché le lieu où il me voulait, ou des Feuillantines ou des Ursulines. C'est pourquoi je retenais en ma pensée la promesse que le R. P. Général des Feuillants m'avait faite, n'ayant pour lors nulle entrée ou habitude aux Ursulines. Et quand j'y en aurais eu, je n'aurais jamais eu la hardiesse d'y demander une place, cette demande me paraissant trop hors de raison, parce qu'il n'y avait rien en moi qui pût donner à ces saintes filles l'affection de me recevoir pour l'amour de Dieu, ne pouvant être reçue en aucun lieu que sous le titre de la charité. Ainsi j'attendais toujours la grâce qui m'avait été promise d'ailleurs, et toujours je revenais à penser aux Ursulines, ressentant en moi cette affection intérieure que j'ai dite de l'instruction des âmes. Je me ressouvenais que la première pensée que j'avais eue d'être religieuse, après ma conversion, avait été d'être Ursuline, bien que jamais je n'en eusse vu et que je n'eusse même jamais entendu parler de leurs fonctions, et cette pensée m'était toujours demeurée dans l'esprit. Etant donc ainsi pensive et combattue des deux côtés, sans savoir dans lequel Dieu me voulait, j'attendais en paix les ordres de sa volonté, laquelle quand elle me serait connue, j'étais entièrement résolue de m'y soumettre quoi qu'il m'en dût arriver.
§ 57 (de ses visites à la Mère Françoise de Saint-Bernard, sous-prieure des Ursulines)
Plus la conversation était fréquente, plus je m'y sentais attirée, et elle était si douce que, quand une fois j'étais avec elle, je n'eusse jamais voulu m'en séparer.
Quoique j'eusse cette grande familiarité avec elle, je n'eus jamais la hardiesse, ni même l'instinct intérieur, de la prier de m'aider, me sentant toujours poussée intérieurement de laisser le tout entre les mains de Dieu. Je lui témoignais bien quelquefois dans l'entretien le désir que j'avais de quitter le monde et l'impuissance où j'étais de l'effectuer, mais le tout en demeurait là. Or, il arriva qu'elle fût élue supérieure, et la première fois que j'eus l'honneur de la voir après son élection, sortant de notre logis, il me vint en pensée qu'elle m'allait offrir une place. Et, en effet, après que je l'eus saluée, elle me dit fort agréablement : Je sais ce que vous avez dans la pensée ; vous pensez que je m'en vais vous offrir une place. Oui, je vous l'offre. Je fus toute surprise d'admiration de voir une telle charité et j'en fus si touchée que je ne le puis exprimer. Mais d'autre part, je devins aussi plus pensive que jamais, Notre-Seigneur me tenant toujours caché s'il voulait cela de moi, ou que je me tournasse du côté des Feuillantines. Et quoique je remisse le tout à mon confesseur, avec résolution de faire ce qu'il me commanderait, je le priai néanmoins de ne donner point sitôt parole à la Révérende Mère, ne pouvant agir en cette affaire, si je ne sentais un autre mouvement intérieur. Lui, qui ne demandait qu'à me mortifier, me répondit qu'il y aviserait, et pour sonder mes sentiments, il semblait me vouloir décourager, ne me parlant plus de la religion qu'avec froideur et indifférence. Je le craignais si fort que je n'osais presque voir la Révérende Mère, laquelle se plaisait aussi de ce que l'on me mortifiait de la sorte. Mais enfin, la confiance que j'avais en elle fit que je lui déclarai la perplexité où j'étais au regard des Feuillantines. Cela ne lui causa point de refroidissement, mais plutôt elle m'assura que si Notre-Seigneur ne me voulait point Ursuline et qu'il m'appelât ailleurs, elle m'y aiderait de tout son possible, et par elle-même et par ses amis. Je n'avais jamais vu une charité si grande et si désintéressée. Il paraissait évidemment que Notre-Seigneur la portait à me faire tout ce qu'elle me faisait et tout ce qu'elle me fit depuis, car il n'y avait rien de naturel et d'humain qui l'obligeât à en user de la sorte. Elle ne me connaissait point, je ne l'avais jamais obligée et elle n'avait rien à espérer de moi. En un mot, rien ne l'excitait à me traiter charitablement que le pur amour de Dieu, qui l'avait réservée à me donner de sa part le bien que j'attendais depuis si longtemps de sa miséricorde. Après une si longue perplexité où Dieu me tenait, un jour que j'y pensais le moins, je vis sensiblement effacer de mon esprit l'affection et le désir que j'avais aux Feuillantines, et je sentis imprimer en la place l'affection et le désir d'être Ursuline, avec une inspiration si pressante d'en poursuivre l'exécution, qu'il me semblait que tout ce qui était au monde me menaçait de ruine, si je ne me sauvais promptement en cette maison de Dieu. Cela fut donc résolu, et mon confesseur y consentit.
§ 58
Lorsque j'étais sur le point d'éxécuter mon dessein, Notre-Seigneur m'envoya une pesante croix, et la plus sensible que j'aie eue en ma vie.
Quinze jours avant mon entrée, je perdis mon fils, qui pour lors n'avait pas encore douze ans, et je fus trois jours sans en entendre aucune nouvelle. Je croyais assurément ou qu'il fût noyé ou que quelque homme perdu l'eût emmené. Plusieurs semblables pensées troublaient mon esprit, et je souffrais beaucoup plus au dedans que je ne le faisais paraître à l'extérieur. Je pensais surtout que Dieu avait permis cela pour me retenir dans le monde199, ne voyant pas qu'il y eût d'apparence d'effectuer mon dessein, si mon fils ne se retrouvait. J'avais mis plusieurs personnes en campagne pour le chercher, mais en vain. O Dieu ! Je n'eusse jamais cru que la douleur de la perte d'un enfant pût être si sensible à une mère. Je l'avais vu malade presque jusqu'à rendre l'esprit, et je le donnais de bon coeur à Notre-Seigneur, mais le perdre de la sorte, c'était ce que je ne pouvais comprendre. Je ne sortais point de la paix intérieure avec Notre-Seigneur, mais cela ne m'ôtait pas la peine sensible d'une telle perte, ni de la privation de la chose du monde que j'aimais le plus, savoir, du bien de la religion. Enfin, devant Dieu, il me fallut dépouiller de tout désir et demeurer nue au pied de la croix, me résignant de tout mon coeur à ce que sa bonté en ordonnerait.
§ 59
Pendant tout le temps de cette perte, j'avais gravée en mon esprit la douleur que ressentait la très sainte Vierge, lorsqu'elle perdit dans le Temple le petit Jésus, qui était un si digne Fils, au lieu que moi, chétive que j'étais, je souffrais pour la perte d'un petit rien200. Cette pensée me consolait, mais j'en avais bien d'autres qui me troublaient, et tendaient à me faire croire que toutes les inspirations que j'avais eues de me donner à Dieu et de quitter le monde avaient plutôt été des tentations que de véritables inspirations. Et de plus, ceux qui savaient que je devais quitter mon fils pour me rendre religieuse, enchérissaient encore par dessus mes pensées, et tout cela me traversait, en sorte que je n'osais dire mot, parce que je me condamnais moi-même. Un bon religieux m'avait prédit cette affliction, peu de temps avant qu'elle m'arrivât, en me disant : Préparez-vous à recevoir une grande faveur de Dieu, mais ce ne sera qu'après vous y avoir disposée par une grande croix. Par cette grande faveur, il voulait entendre mon entrée en religion, par cette grande croix, la perte de mon fils.
§ 60
Enfin le Bien-Aimé ne me trouva pas digne de souffrir davantage cette privation. Il me le rendit ; et je commençai d'espérer jouir bientôt du bien que je pensais avoir perdu. Mon frère et ma soeur me promirent de se charger de cet enfant, et de prendre soin de tout ce qu'il aurait besoin, tout ainsi que si moi-même je fusse demeurée au monde. Je pris donc résolution, étant poussée intérieurement, de le laisser en la providence de Notre-Seigneur, sous la protection de la sainte Vierge et de saint Joseph, sans avoir autre assurance que de simples paroles, que je voyais bien être fort incertaines, comme, en effet, mon frère mourut peu de temps après.
Chacun me blâmait201 de laisser ainsi un enfant qui n'avait pas encore douze ans, sans aucun appui assuré, comme aussi de quitter mon père, qui était fort âgé, et qui était sensiblement touché de ne me plus avoir auprès de lui. Tout cela me faisait souffrir, mais j'avais gravées en ma mémoire ces paroles de Notre-Seigneur, qui sont en l'Evangile : Celui qui aime son père et sa mère plus que moi, n'est pas digne de moi, et celui qui aime son fils et sa fille plus que moi, n'est pas digne de moi (Matth. X, 37). Cela me fortifiait tellement l'esprit que je n'avais de l'affliction de personne, mais chérissant le vouloir de Notre-Seigneur, je voulais lui obéir. Mon confesseur m'aidait beaucoup, m'assurant que Notre-Seigneur aurait soin de mon fils, et que j'entrasse librement en la vue de Dieu. Je ne laissais point de biens, entrant en religion, mais selon mes sentiments intérieurs, je pensais plus laisser, en quittant mon fils que j'aimais beaucoup, que si j'eusse quitté toutes les possessions imaginables, et surtout le laissant sans appui. Il y avait bien dix ans que je le mortifiais, ne permettant pas qu'il me fît aucune caresse, comme de mon côté je ne lui en faisais point, afin qu'il n'eût aucune attache à moi, lorsque Notre-Seigneur m'ordonnerait de le quitter. Mais tout cela n'empêcha pas qu'il n'eût un très grand ressentiment à ce départ.
Je fus plusieurs jours dans une fort grande union avec Notre-Seigneur, en sorte que la nuit même je ne pouvais reposer, tant cet attrait était puissant. Mon occupation était, en le familiarisant et me sentant dans une grande nudité, de lui parler de l'action qu'il voulait que je fisse, et de cet enfant que je lui allais laisser entre les mains, étant prête d'ailleurs de quitter tout ce dessein, s'il le voulait, et qu'en cela je ne voulais en aucune façon me rechercher, mais lui obéir en tout, ne me défiant point qu'il me laissât vide de grâces dans le monde, où il m'avait tant chérie. Je lui disais qu'il ne permît pas que je commisse une faute en quittant cet enfant, s'il ne voulait pas que je le quittasse, mais aussi, que si c'était sa volonté, je passerais par dessus toutes les raisons humaines pour son amour. Cette divine bonté prenait plaisir à mon abandon, et il me caressait si amoureusement que je ne le saurais dire. Il me provoquait à lui parler sans cesse dans cette union, où, le caressant réciproquement, il semblait que je le voulais contraindre de me répondre. Je lui disais sans cesse : Hé ! le voulez-vous, ô mon amour ? Hé ! dites, le voulez-vous ? Car je ne veux que ce qu'il vous plaît. Ma paix intérieure augmentait toujours, et pressée intérieurement d'obéir promptement, je me vis tellement aliénée de toutes les créatures que je ne pouvais avoir attention à quoi que ce fût. Si l'on me parlait, j'oubliais aussitôt ce que l'on me disait. Je ne pouvais même manger que fort peu, et encore avec beaucoup de peine, en sorte que l'on croyait que je demeurerais fort malade. Mais c'était ce grand recueillement et cette paix intérieure qui ne me permettait pas de sortir hors de moi-même.
Mon fils, j'ai à vous communiquer un grand secret que je vous ai tenu caché jusqu'à présent, parce que vous n'étiez pas en âge de l'écouter, ni d'en comprendre l'importance. Mais à présent que vous êtes plus raisonnable et que je suis sur le point de l'exécuter, je ne puis plus différer de vous en donner la connaissance. Je vous dirai donc que, dès le temps que Dieu m'a séparée de votre père, avec lequel je n'ai vécu que deux ans, il m'a donné le dessein de quitter le monde et de me faire religieuse. Depuis ce temps-là, ce dessein s'est toujours fortifié, et si je ne l'ai pas exécuté, c'est qu'étant jeune comme vous étiez, je n'ai pas voulu vous quitter, croyant que ma présence vous était nécessaire pour vous apprendre à aimer Dieu et à le bien servir. Mais aujourd'hui que je suis sur le point de me séparer de vous, je n'ai pas voulu le faire, sans vous le dire, et vous prier de le trouver bon. Je pouvais vous quitter sans faire bruit et sans vous en parler, car il y va de mon salut, il quand il est question de se sauver, il n'en faut demander congé à personne. Mais parce que je n'ai pas voulu vous attrister, et que vous eussiez été trop étonné de vous voir tout d'un coup sans père et sans mère, je vous ai pris ici, en particulier, pour vous demander votre consentement. Dieu le veut, mon fils, et si nous l'aimons, nous le devons aussi vouloir. C'est à lui à commander, et à nous à obéir. Si cette séparation vous afflige, vous devez penser que c'est un grand honneur que Dieu me fait de m'avoir ainsi choisie pour le servir, et que ce vous doit être un grand sujet de contentement quand vous apprendrez que je le prierai pour vous jour et nuit. Cela étant, ne voulez-vous donc pas bien que j'obéisse à Dieu, qui me commande de me séparer de vous ?
Ne dites pas cela, mon fils, vous me verrez tant qu'il vous plaira, et c'est pour cela que je ne m'éloigne pas de vous. Le lieu de ma retraite est le couvent des Ursulines ; il est à notre porte, et ainsi vous aurez la liberté et la commodité de me voir quand vous le désirerez.
J'aurais eu bien de la peine à me séparer de vous, si vous y aviez apporté de la résistance, parce que je ne veux pas vous mécontenter ; mais puisque vous le voulez bien, je me retire et vous laisse entre les mains de Dieu. Je ne vous laisse point de biens, car, comme Dieu est mon héritage, je désire qu'il soit aussi le vôtre ; si vous le craignez, vous serez assez riche, car la crainte de Dieu est un grand trésor. Mon fils, vous perdez aujourd'hui votre mère, mais vous ne perdez rien, parce que je vous en donne une autre en ma place qui sera bien meilleure que moi, et qui a beaucoup plus de pouvoir pour vous faire du bien : C'est la sainte Vierge à qui je vous recommande. Soyez-lui bien dévot ; appelez-la votre Mère, et dans vos besoins adressez-vous à elle avec confiance, la faisant ressouvenir que vous êtes son fils, et qu'il faut qu'elle ait soin de vous. Je vous laisse encore entre les mains de ma soeur, qui m'a promis de vous aimer et de vous entretenir, jusqu'à ce que Dieu dispose de vous, selon l'ordre de sa Providence. C'est pourquoi rendez-lui le même respect et la même obéissance qu'à moi-même. Respectez tous vos parents, honorez tout le monde, ne soyez point querelleux, évitez la compagnie des écoliers débauchés, et fréquentez ceux que vous verrez se porter à la piété. Approchez-vous souvent des sacrements, servez bien Dieu, priez-le avec respect et dévotion, et gardez surtout ses saints commandements. En un mot, aimez Dieu, et Dieu vous aimera et aura soin de vous, en quelque état que vous soyez. Adieu, mon fils.
§ 61
Sortant de notre logis pour entrer en la maison de Dieu, cet enfant vint avec moi tout résigné. Il n'osait me témoigner son affliction, mais je lui voyais couler les larmes des yeux, qui me faisaient bien connaître ce qu'il sentait en son âme. Il me faisait si grande compassion qu'il me semblait qu'on m'arrachait l'âme ; mais Dieu m'était plus cher que tout cela. Le laissant donc entre ses mains, je lui dis adieu en riant, puis, recevant la bénédiction de mon confesseur, je me jetai aux pieds de la Révérende Mère, qui me reçut gratuitement pour l'amour de Notre-Seigneur, avec beaucoup d'amour et d'affection. Et ce qui me causa un nouvel étonnement fut qu'elle me reçu à la condition de soeur de choeur, car auparavant, je n'avais pas voulu lui demander ce qu'elle ferait de moi, voulant me laisser tout à fait à la providence de Notre-Seigneur. Je croyais en quelque façon qu'elle me mettrait soeur laie, l'autre état étant trop haut pour moi ; mais enfin, je demeurai en cette condition, recevant sans choix l'aumône qui m'était faite.
§ 62
A l'instant de mon entrée dans la religion, je sentis en mon âme une opération tout extraordinaire. Il me semblait qu'on m'ôtât toutes les dispositions intérieures que j'avais auparavant, me sentant remplie d'un nouvel esprit. Etant dans le siècle, je courais avec avidité à toutes sortes d'austérités, et j'étais si remplie de cet esprit que j'eusse cru désobéir à Dieu de ne pas suivre cet instinct. De plus, je communiais presque tous les jours, et je me mêlais de beaucoup d'affaires qui regardaient la charité du prochain ; mais, entrant en religion, je me sentis dépouillée de tout cela, comme n'ayant plus de vouloir ni de pouvoir sur moi-même. Je me trouvais comme un enfant, sans aucun sentiment des choses dont on me privait, et j'étais revêtue d'une si grande simplicité que j'eusse obéi à un enfant. Et il me semblait que je le devenais, ne me pouvant persuader autre chose de moi. Et, en effet, je n'eusse pu souffrir en moi le plus petit défaut qu'on ne m'en eût corrigée, me semblant qu'autrement j'eusse passé pour une hypocrite devant les hommes, et que je n'eusse pas été assez enfant devant Dieu.
§ 63
Je jouissais d'une paix si accomplie de me voir libre de tous les soins qui m'occupaient dans le monde, que je trouvais un paradis de délices dans tous les exercices de la religion, et je ne croyais pas, après cette paix, qu'aucune tempête me pût attaquer. Posséder un si grand bien après l'avoir attendu dix ou douze ans, quel bonheur ! Je laisse à penser combien je caressais Notre-Seigneur, qui m'en donnait la jouissance. Mais sa bonté, qui veut que je ne vive que de croix, ne me laissa pas longtemps sans m'exercer. Plusieurs personnes de dehors commencèrent à se mal édifier de ma retraite, et à dire à mon fils qu'il devait venir sans cesse crier au Monastère, afin qu'on m'en fît sortir. Cela le jeta dans une telle affliction qu'il ne bougeait presque de notre grille à faire ses plaintes et à me demander. D'autre part, une personne qui m'avait le plus promis d'assistance était celui qui m'était le plus contraire, avec menaces de ne pas faire ce qu'il m'avait promis. Les autres disaient que j'étais une marâtre ou une mère de peu de coeur, qui pour me contenter avais lâchement abandonné mon fils. Les autres, enfin, faisait courir le bruit que bientôt les religieuses me mettraient dehors, ne pouvant souffrir tout ce bruit si contraire à leur repos. L'on me rapportait toutes ces choses, et plusieurs de mes amis, les croyant véritables, me priaient de sortir de mon bon gré, avant que de prendre le voile, plutôt que de recevoir une telle confusion après l'avoir reçu.
§ 64
Jamais je ne fus tant combattue. Je pensais qu'on me mettrait bientôt hors de la maison, et que puisque je ne pouvais supporter toutes ces choses, à plus forte raison notre Révérende Mère et toutes les soeurs ne les supporteraient pas, n'y ayant nulle obligation. Je trouvais cela juste, pour ce qui était de leur part ; mais pour moi, je trouvais cette croix bien pesante, qu'il m'en fallût retourner au monde, car simplement je croyais que cela serait, et je m'abandonnais entre les mains de Notre-Seigneur, qui me voulut enfin consoler en cette peine, car, montant un jour les degrés de notre noviciat, il me donna une certitude intérieure que je serais religieuse en cette maison, ce qui me fortifia entièrement, et d'autre part, notre Révérende Mère m'assura que ni elle ni aucune des soeurs n'avait la pensée de me faire sortir.
Ainsi cette bourrasque passa pour un peu de temps, mais ce fut pour recommencer avec plus d'effort. Avant mon entrée dans le Monastère, il n'y avait rien de plus innocent que mon fils, mais toutes les choses qu'on lui dit l'aigrirent et le changèrent de telle sorte qu'il ne voulait plus étudier, ni faire autre chose, et il faisait croire qu'il ne serait jamais bon à rien. Le diable202 m'attaqua beaucoup de ce côté-là, me persuadant que j'étais la cause de tout ce mal ; que j'étais obligée de retourner au monde pour y donner ordre ; qu'autrement, je serais la cause du malheur de mon fils ; qu'il paraissait bien que c'était pour me contenter que j'étais entrée en religion ; que ce n'était pas l'esprit de Dieu qui m'avait fait quitter le monde, mais la seule inclination de mon amour-propre ; qu'enfin cet enfant serait perdu, que je n'en aurais jamais que du mécontentement, et que je serais la cause de sa perte. Mon entendement fut tellement obscurci de toutes ces pensées, que je croyais que tout cela arriverait assurément, et que toutes les certitudes que je croyais avoir de ma stabilité dans la religion n'étaient que des imaginations. En tout cela néanmoins je n'avais crainte que d'avoir offensé Dieu, et j'eusse mieux aimé mille fois n'être point religieuse, que de le mécontenter en la moindre chose. Or, nonobstant toutes mes peines et quoique je me crusse la cause de tous les malheurs que la tentation me faisait voir, je ne sortais point pour tout cela de la familiarité avec Notre-Seigneur, et un jour que je lui étais fortement unie, et que je lui faisais mes plaintes de toutes mes peines, il m'inspira de lui demander de souffrir encore davantage pour mon fils. Je lui dis avec beaucoup d'ardeur : O mon Amour, faites-moi souffrir toutes les croix qu'il vous plaira, pourvu que cet enfant ne vous offense point, car j'aimerai mieux le voir mourir mille fois, que de le voir vous offenser dans le monde, et qu'il ne fût pas de vos enfants. Oh ! je veux bien être dans la croix, martyrisée en toutes les manières, pourvu que vous en preniez le soin. Il m'était impossible de ne lui pas dire toutes ces choses, après lesquelles me voilà dans les croix de toutes parts, et il me semblait que j'en eusse fait une paction avec Notre-Seigneur, et que c'était un accord entre lui et moi, dont je n'eusse jamais pu ni voulu me dédire.
§ 65
Je pensais à tous les moyens que je pourrais prendre pour arriver à ce fond d'abjection, et me priver de tout ce que j'aimais le plus, afin d'en faire un sacrifice à Dieu. Or ce que j'aimais le plus, c'étaient les fonctions de soeur de choeur, et particulièrement la psalmodie et l'instruction, où j'espérais que je pourrais être quelquefois employée. C'est ce qui me fit prendre la résolution de supplier notre Révérende Mère de me faire soeur liée, afin d'être pour jamais dans l'humiliation. J'étais encore conviée à cela pour une autre raison, qui était que je ne voyais en moi aucune capacité pour m'acquitter dignement des fonctions des soeurs du choeur, et ainsi que cette autre condition me conviendrait mieux, outre que cela servirait à détruire mon orgueil, qui, étant si enraciné en moi, s'anéantirait enfin avec l'aide de Notre-Seigneur, dans lequel seul je souhaitais d'être à jamais cachée, en la bassesse de cet état que je recherchais. J'eusse voulu me pouvoir abaisser davantage, mais ma condition de religieuse ne me permettait pas de passer outre, en ce qui était des choses extérieures. Je fus donc trouver notre Révérende Mère, laquelle m'ayant interrogée de la cause pour laquelle je demandais à changer de condition, et moi lui ayant répondu à tout ce qu'elle me demandait, elle ne me voulut pas accorder ce que je lui avais proposé qu'elle n'y eût pensé plus à loisir. L'espérance que j'avais de posséder ce bien m'occupa plusieurs jours, pendant lesquels je pensai mûrement si cela était pour la plus grande gloire de Dieu. Je ressentais un grand contentement d'esprit de voir combien je serais heureuse en cet état, où tous mes sentiments intérieurs et extérieurs seraient humiliés, au lieu que dans la condition de soeur de choeur, ils pourraient prétendre à plusieurs choses qui les pourraient contenter, quand ce ne serait que l'entretien familier des choses spirituelles avec les personnes du dedans et du dehors, en quoi, comme en plusieurs autres rencontres, je voyais qu'on pouvait commettre de l'imperfection et nourrir les sentiments de la nature orgueilleuse, dont je serais affranchie dans l'état de soeur liée, où je les ferais mourir malgré qu'ils en eussent. Je fus trouver derechef notre Révérende Mère, qui me remit à ce que les personnes capables en jugeraient.
Je me soumis à cela, offrant le tout à Notre-Seigneur, lequel, lorsque j'étais en oraison, où je me familiarisais avec lui, me dit au coeur, par une lumière subite et inopinée, que je me donnasse bien de garde de rien faire contre sa volonté. Je répondis à cela : Ah ! mon cher Amour, je ne veux cela que dans la vue de vous plaire davantage. J'en ai fait les propositions, après quoi j'ai tant de confiance en vous que vous inspirerez vos volontés à ceux de qui je dois savoir la réponse. Ne le ferez-vous pas, ô mon divin Epoux ? Car en cela et en toute autre chose, je ne veux que ce que vous ordonnez. Je ferai tout mon possible afin qu'on me l'accorde, et je m'assure que de votre part, il ne m'arrivera rien que ce qui sera pour votre gloire, et pour mon bien. Après cela, je demeurerai parfaitement contente du oui ou du non qui me serait dit. Et au même temps, je me sentis sans aucun vouloir que d'agréer ce qui me serait commandé. J'eus comme une certitude en l'âme qu'on ne m'accorderait point ma demande, et que je demeurerais en la condition où Notre-Seigneur m'avait mise par sa providence. Je ne laissai pas pourtant de poursuivre et d'employer ceux qui me pouvaient aider en ce dessein, jusqu'à ce que la volonté de Dieu me fût entièrement manifestée.
§ 66
Encore que les assauts que je recevais de la part de mon fils fussent fréquents, Dieu, ainsi que j'ai dit, ne me privait point de son union amoureuse, ni de sa douce familiarité. Un soir, étant en oraison et m'adressant à lui avec confiance, je lui donnais mon coeur, bien qu'il fût tout sien et que je le connusse hors de l'affection de toute autre chose. Il me semblait que pour me faire souffrir, il me voulait laisser dans le doute s'il le voulait, et je sortis ainsi de l'oraison toute soupçonneuse, sans pourtant sortir de l'union où j'étais. Le matin suivant, sitôt que je fus à l'oraison et réunie à lui, il me dit dans l'intérieur, comme ne me pouvant laisser plus longtemps souffrir : « donne-moi ton coeur ». A ces paroles, je me sentis toute liquéfiée en lui, et il me semblait qu'à cette parole si subite et si douce, il tirât tout ce qui était en moi, l'acceptant pour sien. Cela fut si prompt que l'âme se sentit prise, sans s'être aperçue qu'elle y eût consenti, car dans ces attraits et dans les autres semblables, elle lui est tellement unie et attachée qu'il ne demande plus ce consentement, comme il faisait au commencement ; mais ce ne sont plus que comme des réunions, par lesquelles il l'applique à sa divine Majesté, comme une chose qui s'est donnée à lui depuis longtemps, et dont il n'est pas besoin de savoir si elle veut être à son Dieu. Il sait que c'est pour lui qu'elle soupire sans cesse et languit, et ainsi il lui fait sentir ses caresses d'amour quand il lui plaît. Et quand elle s'aperçoit que son Bien-Aimé s'est plus tôt saisi d'elle-même qu'elle n'a entendu sa demande, elle l'appelle un saint et agréable ravisseur, qui par ses doux larcins lui vole et enlève le coeur, qui, au reste, est très aise de se voir ainsi ravi, car ce divin Epoux ne prend jamais de la sorte qu'il ne donne, qui est une grâce qui ne se peut exprimer et dont l'impression demeure toujours dans l'âme, pour l'encourager et la fortifier à être plus hardie et plus familière avec lui. Que l'on s'imagine toutes les paroles d'un amour saint, tant charmantes et pressantes qu'elles puissent être, elle ne sait point d'autre langage, mais cela ne se peut écrire et le tout demeure entre le Bien-Aimé et l'âme, comme un secret cacheté du même amour. Ces faveurs donnent un peu de trêve à ses croix et à ses souffrances et c'est là qu'elle prend un peu de rafraîchissement et de nouvelles résolutions de souffrir tout de nouveau. Car elle est comme assurée que les croix l'attendent partout, et que c'est en cela qu'elle peut témoigner qu'elle aime son Dieu.
§ 67
Cette grâce fut suivie d'une autre bien plus grande. Le jour de la fête de l'Ange Gardien, étant en notre cellule, il me vint en pensée que les cellules sont comme des cieux, ainsi que le dit saint Bernard, et que les anges y font leur habitation. Lorsque j'étais en cette pensée, je me sentis fortement tirer l'esprit par le Maître des anges, qui m'unissait à lui d'une manière admirable, mais avec une grande souffrance, comme pour me disposer à une grâce plus éminente. Cela se faisait, sans que j'eusse aucune vue particulière, sinon que comme si l'on préparait une matière pour la faire servir à la chose la plus rare qu'on se pourrait imaginer. Cela redondait jusques à l'extérieur où je souffrais de la douleur, et j'avais cette impression grande dans l'âme, que c'était Dieu qui me tenait ainsi.
Je fus trois ou quatre heures en cette violence, jusqu'à ce qu'il fallut aller au choeur pour faire oraison. Au même temps que je fus devant le très saint sacrement, cette grande violence cessa, et avec une douceur que je ne puis dire, je me sentis toute changée dans l'intérieur. Il me fallut asseoir, parce que mes sens se retiraient peu à peu, et je ne me pouvais plus soutenir à genoux. En un moment, mon entendement fut illustré de la vue de la très sainte Trinité, laquelle me renouvela la connaissance de ses grandeurs ; puis, par un très grand amour, toute cette divine Majesté s'unit à mon âme et se donna à elle, par une profusion que je ne saurais jamais dire. Comme les autres fois je me sentais ravir l'âme par la Personne du Verbe, ici, toutes les trois Personnes de la très sainte Trinité m'absorbèrent en elles, de sorte que je ne me voyais point dans l'une que je ne me visse dans les autres. Pour mieux dire, je me voyais dans l'Unité et dans la Trinité tout ensemble. Ce qui me toucha le plus, fut que je me voyais dans la Majesté comme un pur néant abîmé dans le Tout, lequel néanmoins me montrait amoureusement que quoi que je ne fusse rien, j'étais néanmoins toute propre pour lui qui est mon Tout.
En cette vue que j'étais le rien propre pour ce Tout ineffable, il me faisait jouir d'un plaisir indicible. Je crois que c'est une jouissance semblable à celle des Bienheureux. Je comprenais encore que c'était là le vrai anéantissement de l'âme en son Dieu par une vraie union d'amour. Mais cette vue par laquelle je jouissais, et qui me faisait voir que moi, rien, j'étais propre pour ce grand Tout, est au delà de tout ce qu'on peut dire. La vue qui m'était donnée de mon néant ne diminuait pas l'amour, car, voyant que j'étais propre pour le Tout, cela donnait un accroissement à mon âme, qui, outre qu'elle était abîmée en cette divine Majesté, agissait doucement pour la caresser, et parce qu'elle était propre pour cela, tout lui était permis. Les actes qu'elle faisait n'étaient point d 'elle-même, mais elle sentait qu'ils étaient produits en elle par celui dans lequel elle était tout abîmée ; car il se donnait tout à elle, et elle se laissait tout prendre à lui. Il semblait que ce grand Dieu, étant en elle, fût chez lui, et il semblait à l'âme qu'elle fût le paradis de son Dieu, où elle était avec lui par un amour inexplicable.
Au sortir de cette grande union, j'étais comme une personne tout ivre, qui ne peut comprendre les choses qui se présentent à ses sens. Ainsi je demeurai longtemps renfermée en moi-même, sans pouvoir avoir de l'attention à rien, et il me demeura cette vue gravée en l'esprit que j'étais le rien propre pour le Tout. Cela fut d'un grand poids, et obligea l'âme d'embrasser pour l'amour de son Tout toutes sortes de peines et de difficultés. Elle a beau souffrir, elle voudrait souffrir encore davantage. Et de plus, elle connaît que ce divin Epoux ne veut point d'intermission d'amour, mais qu'il soit continuel. Car, comme il se donne à elle, il veut réciproquement qu'elle le regarde et qu'elle continue son action amoureuse ; et il lui donne le pouvoir de le faire en quelque état qu'elle puisse être, quand même elle serait pénétrée de mille croix.
§ 68
Je me trouve quelquefois dans une sorte d'oraison qui me fait craindre de tomber en quelques curiosités qui me soient des empêchements de m'unir à Dieu dans la nudité de l'esprit. Il me vient en mémoire quelques paroles de l'Ecriture sainte, du Vieil ou du Nouveau Testament, que j'ai lues ou entendues. Le sens m'en est découvert, et de là, je sens pulluler en mon esprit une suite de passages de la même Ecriture, dont j'ai une telle intelligence qu'il me semble qu'on me prêche et qu'on me dit les secrets qui y sont cachés, ce qui me donne une douce satisfaction dans le fond de l'âme. Je vois aussi là-dedans toutes sortes de viandes spirituelles pour la nourriture des âmes, et combien l'on se repaît diversement, les uns tournant tout en corruption, et les autres en recevant une vie de grâce et d'amour. Je découvre là une grande quantité de fautes qui se commettent, même par des personnes fort spirituelles, et les pertes qu'elles font pour ne pas suivre les conseils qui nous ont été enseignés par cette Ecriture sainte, comme aussi les grands biens que reçoivent les âmes fidèles, mais, je dis vraiment fidèles, car Dieu veut une exacte pureté en toutes choses à proportion des grâces qu'il départ. Parfois, je me lance en Dieu pour lui parler de toutes ces instructions en le caressant, puis je retourne en de nouvelles connaissances qu'il me donne, mais enfin tout se termine à l'amour. En cette sorte d'oraison, les distractions n'ont nul pouvoir, et quand elle finit, il semble qu'elle ne fasse que de commencer, et ensuite, je sens mon esprit fort libre et fortement uni à Dieu, par un nouvel embrasement qui se fait de toutes ces découvertes, lesquelles, bien qu'elles ne demeurent pas présentes ni distinctes comme elles étaient durant l'oraison, elles ne laissent pas de revenir tout à propos dans les occasions, selon les besoins où je me trouve.
§ 69
Mon âme se voit dans ce grand Tout comme dans une glace très claire, où elle découvre toutes ses défectuosités, jusques au moindre atome d'imperfection dont elle est entachée, et c'est cela qui la rend humble, et la fait cacher d'autant plus en son Dieu pour être par lui purifiée, brûlée et consommée. Elle se défie d'elle-même, et par une amoureuse confiance, elle se plaint d'autant plus à lui de ce qu'il permet qu'elle soit si imparfaite, étant si proche de sa divine Majesté, lui, dis-je, qui en un instant la peut rendre propre pour aimer du plus pur amour, puisqu'il ne veut que des âmes qui lui ressemblent. Ce Dieu d'amour et de pureté se l'unit à soi d'autant plus qu'elle s'abaisse, et elle, recommençant, lui dit hardiment, parce que c'est lui-même qui la pousse à cela : Si je veux être pure et libre de mes imperfetions, ce n'est que pour vous, ô mon divin Amour, qui ne pouvez supporter l'impureté. C'est pourquoi faites cela en moi, puisque je ne le saurais faire moi-même ; contentez-vous en votre oeuvre, vous qui [vous] faites gloire de faire miséricorde aux petits, et qui vous plaisez d'agrandir les choses les plus basses jusqu'à l'union de votre saint amour. Ainsi vous serez glorifié dans ce néant de bassesse et de misère qui ne tend qu'à cela, ô mon cher et divin Epoux !
§ 70
Quand je commets quelque imperfection, la première chose à quoi je pense, lorsque je me familiarise à Notre-Seigneur, est de lui demander pardon, et je ne puis vivre qu'il ne m'ait pardonné, ce que je connais lorsque le reproche intérieur cesse.
§ 71
Un jour, j'étais tombée dans une imperfection qui me donnait bien de la confusion et me rendait toute craintive devant Dieu. Il me fut dit intérieurement, mais avec autant d'amour que de plainte : « Si un peintre avait fait un beau tableau serait-il bien aise qu'on jetât de la fange dessus ? » O Dieu ! si j'avais été honteuse, je le fus encore plus que je ne le puis dire. Je ne fus jamais dans un plus grand anéantissement. Une de ces paroles dites dans l'intérieur fait plus d'effet que tout ce que les créatures pourraient dire, tant saintes puissent-elles être. Elle réveille l'âme en un instant, et quoique ce soit pour la reprendre et corriger, elle n'en est pas plus abattue, mais plutôt cela la fait courir dans la pratique des vertus avec promptitude et allégresse, et elle n'a point de repos que sa paix ne soit faite avec celui qui l'avertit si amoureusement. Mais, comment demande-t-elle pardon ? O Dieu ! que cette voie est éloignée des raisons ordinaires ! Il faut agir comme on se sent poussé par cette divine bonté : Pardon, Amour ! Hélas ! Amour, pardon ! Je ne serai plus si hardie, ô mon Bien-Aimé. Je vous prie donc d'oublier cette faute ; autrement, il n'y a plus moyen de vivre, et je ne cesserai point que vous ne m'ayez pardonné, ô mon cher et divin Amour ! Après ces paroles, le reproche intérieur cessant, je voyais qu'il m'avait pardonné.
§ 72
Ah, pardon, mon cher Amour, j'ai fait deux grandes fautes. J'ai manqué de charité à l'une de mes soeurs, ne faisant pas semblant de l'entendre dans un besoin qu'elle avait. Et, de plus, en votre présence adorable je me suis amusée à regarder des objets qui m'ont distraite. Ah ! pardon de toutes ces impuretés, puisque le moindre mal est impur devant vous, ô sacrée Pureté ! Non, mon très cher Amour, je ne ferai plus de semblables fautes. Purifiez-moi donc de votre feu, car, le moyen de vous voir si présent et d'être si souillée ? Ah ! que j'ai de regrets de faire tant de fautes ! O mon cher Tout, sauvez-moi dedans vous, et que je sois toute vous par participation ! Oui, mon intime Pureté, je ne puis me contenter de rien moins que de vous, et d'être toute vous, pour jamais, dans l'union intime de votre amour, dans lequel vous absorbez et abîmez vos bien-aimés, afin qu'étant ainsi perdue, je ne vive plus que de votre vie, o