SAINTE CATHERINE DE GÊNES
1447-1510
VIE ET DOCTRINE ET TRAITÉ DU PURGATOIRE
Introduction, traduction et notes de PIERRE DEBONGNIE, C. SS. R.
LES ÉTUDES CARMÉLITAINES CHEZ DESCLÉE DE BROUWER
§
suivi d’un choix de « dits » par D.T.
Catherine de Gênes n'a laissé aucun écrit. Le cadre extérieur de sa vie, dates et monuments, nous est connu par une série d'actes notariés, spécialement les testaments et codicilles de son mari (20 oct. 1494 et I0 janv. 1496) et d'elle-même (quatre testaments et quatre codicilles échelonnés de 1484 au 12 sept. 1510, trois jours avant sa mort). Suivent l'inventaire de son mobilier, les testaments de ses amis et fidèles, les actes concernant la sépulture et les translations de son corps, les diverses étapes du procès de canonisation, etc... 2 Tout cela fournit des points de repères chronologiques sûrs, précieux à l'historien, mais sans rien révéler de sa vie intérieure ni de sa pensée.
Pour nous faire connaître cela, qui seul nous intéresse, il y a l'ouvrage intitulé Vie et doctrine, qu'il importe de décrire avec quelque détail.
La Vita e dottrina est l'oeuvre collective de Cattaneo Marabotto et d'autres disciples de la sainte. Elle s'est faite progressivement, et son élaboration a pris une trentaine d'années.
Déjà du vivant de Catherine, ils recueillaient ses propos et leurs observations et les consignaient par écrit. Après sa mort, le travail se poursuivit, pour aboutir à l'édition princeps de 1551 3.
1. Cette introduction reproduit en partie, avec coupures, retouches et additions, mon article Catherine de Gênes du Dictionnaire d'histoire et de géographie ecclésiastique, t. XI, col. 1506-1511, avec l'aimable autorisation de M. A. Letouzey, éditeur, à qui je présente mes vifs remerciements.
2. Tous ces documents ont été reproduits par GABRIELE DA PANTASINA, O-F-M- CAP.
Vita di Santa Caterina Fieschi-Adorno da Genova, Gênes, 1929, avec 91 phototypies. Cette biographie sera souvent citée sous le nom de son auteur. Le même a publié aussi un Album storico-artistico, Gênes, 1915, contenant de nombreuses vues des monuments en rapport avec la sainte.
3. UMILE BONZI DA GENOVA, O.F.M. CAP., L'opus catherinianum et ses auteurs, Étude critique sur la biographie et les écrits de sainte Catherine de Gênes, dans Rev. d'ascét. et de myst., 1935, t. 16, p. 351-380. Umile reprend, complète et corrige le travail de Fr. VON HüGEL, The mystical element of religion as studied in saint Catherine of Genoa, Londres 1908 et rééd.
VII
De cette élaboration progressive, nous avons deux témoins principaux.
1. Le premier est conservé dans le manuscrit de l'université de Gênes, coté B VII, 17, manuscrit D dans la description du P. Umile da Genova 1. C'est une copie officielle, prise en I67I par Angelo Luigi Giovo, protonotaire apostolique, pour la cause de canonisation.
Faite avec soin, elle reproduit un texte qui fut achevé vers 1520 2.
Ce texte a pour titre : Della mirabile conversione et vita della dama Catarineta Adorna.
Dans ce premier état, la Vita est divisée, de façon assez incohérente, en 41 chapitres. Le dernier donne ce qui deviendra le traité du purgatoire (fol. 47-53) ; suit le Dialogo, réduit encore à ce qui sera le chapitre premier dans l'édition de I55I (fol. 53v-70v). Au Dialogo se soude sans aucune indication ni séparation la suite et la fin de la Vita (fol. 70v-78).
2. Le deuxième témoin est l'édition de Gênes I55I, qui donne le résultat final, la rédaction définitive 3. L'oeuvre est divisée en trois parties principales :
La Vita, en 52 chapitres, avec des intitulés nouveaux (fol. 1-171).
1. Von Hügel avait découvert 3 mss ; Umile en ajoute deux autres. Voici la liste de ces mss, selon Umile :
Ms. A : Gênes, Bibl. universitaire B.I, 29, daté de 1548.
Ms. B : Gênes, Capitolo, xvie siècle.
Ms. C : Gênes, Capitolo, xvie siècle, copié par fra Paolo de Savone.
Ms. D : Gênes, Bibl. universitaire B. VII, 17. Copie d'un texte antérieur par Giovo, datée de 1671 (et non 1674, comme écrit Umile).
Ms. E : Gênes, Bibl. Urbana, xviie siècle, en latin, par le même Giovo, datée de 1675
Éd. G : Édition princeps de Gênes 1551.
Ajoutons : 2e édition, Venise 1568.
2. La date du texte se déduit de la finale : « Il y a déjà dix ans qu'il (le corps de la sainte) persévère dans cette intégrité et est élevé dans un tombeau de marbre dans une bière de bois dans l'église dite d'En-Haut. » Catherine est morte en 1510, le corps fut retiré du premier tombeau en 1512, dix-huit mois après, pour ètre mis dans un nouveau tombeau.
3. Libro de la vita mirabile e dottrina santa, de la beata Caterinetta da Genoa, Nel quale si contiene vna utile et catholica dimostratione et dechiaratione del purgatorio. - Colophon: Stampata in Genoua, per Antonio BELLONO, Nelli Anni del Signore. M. D. L. 1. (1551).
Petit in-8, 8 ff. non foliotés et 271 ff., 3 planches gravées sur bois. Le seul exemplaire connu est conservé par les capucins Ligures à Gênes.
Réédition en phototypie par le P. VALERiANO DA FiNALMARiNA, O-F-M- CAP., Gênes, 1957.
Cette édition fut bientôt suivie d'une autre, fidèle reproduction, sauf correction de formes dialectales génoises :
Vita mirabile, Et dottrina Santa della beata Caterina da Genoua, nella quale si contiene una utile, e catholica dimostratione, et dichiratione del Purgatorio. Con un Dialogo tra l'Anima, et il Corpo, composta dalla medesima. Florence, Giunti, 1568. Petit in-8, 16-334 p. 13-344 p. Le traducteur en possède un exemplaire qui lui a été donné par feu Mgr Félix Vernet, en son temps professeur aux Facultés catholiques de Lyon.
b) Le Trattato dei purgatorio, sans division (fol. 17Iv-185).
c) Le Dialogo, en trois chapitres (fol. 185v-27Iv). Les chapitres II et III n'ont pas de correspondant dans le manuscrit D.
Si nous comparons ces deux états de la Vita et dottrina, nous apparaissent à la fois une identité substantielle dans le fond et la forme et des modifications d'importance variable. Le nouveau texte présente des améliorations et des accroissements qu'il sera bon de signaler sommairement.
Les améliorations consistent dans un meilleur découpage des chapitres, mieux équilibrés, et dans leurs titres. Les additions les plus importantes se trouvent dans le récit de la dernière maladie.
Le Trattato del purgatorio a été retiré de la Vita e dottrina et mis, inchangé, à la suite, sous ce titre.
Le Dialogo a été de même détaché et mis, comme traité séparé, à la suite du Purgatorio. On lui a ajouté deux chapitres ; le troisième est d'un genre assez différent : le dialogue s'établit non plus entre les puissances de l'âme comme dans les précédents, mais entre l'âme et Dieu.
On se rend compte que les rédacteurs ont poursuivi leur oeuvre d'après la même méthode. Ce qu'ils ajoutent à la rédaction de 1520 est en harmonie de doctrine et de ton avec l'ensemble précédent.
Quel jugement critique porter sur la Vita e dottrina? On y distingue deux sortes de textes. Les uns sont des récits, les autres rapportent les propos de la sainte.
Sans vouloir entrer ici dans une discussion, on peut se ranger à l'opinion des historiens de la sainte 1 : ces récits méritent confiance et l'authenticité des discours est assurée, de la même façon que celle des Révélations de sainte Brigitte, des Entretiens de saint François de Sales ou de saint Vincent de Paul comme des effusions extatiques de Gemma Galgani. Les fidèles de Catherine lui portaient un culte
1. C'est von Hügel qui a le mieux étudié cette question dans l'ouvrage cité. Il a remarqué, notamment, la forme rythtnique de certains discours de la sainte, moins accusée en d'autres. Il y a cherché un critère d'authenticité. La valeur de ce critère ne doit pas être surévaluée. Il y a aussi, de façon plus génèrale, le style parlé qu'on retrouve partout dans la Vita et le Purgatorio, et dans de nombreux Passages du Dialogo. Ce dernier est dans l'ensemble, d'une authenticité moins assurée que le reste.
Quant aux faits rapportés dans la Vita, chaque fois qu'on peut les contrôler sur pièces d'archives ou autres documents historiques, ils en sont confirmés.
IX
et vivaient de sa doctrine. Ils ont voulu transmettre fidèlement son message. Ils ont mis ensemble leurs souvenirs encore frais, rédigé presque sur l'heure ce qu'ils venaient d'entendre, il n'est pas exclu qu'ils aient quelquefois soumis leurs rédactions à son jugement l.
Manifestement c'est du style parlé, souvent pathétique, parfois rythmé, d'une originalité marquée, et une doctrine d'une puissante unité. Textes et récits en pleine harmonie, se confirment les uns les autres. Leur authenticité globale et souvent verbale s'impose, d'autant plus qu'on ne décèle dans la doctrine et dans l'expression aucune dépendance à quelque source antérieure. La pensée de Catherine, comme l'expérience mystique dont elle jaillit, est en contraste sur des points capitaux - tels la recherche ou le refus des consolations - avec la tradition des spirituels du moyen âge. Un théologien comme était Marabotto a pu y insérer des précisions et de menues retouches, il n'a pu l'inventer.
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Les Fieschi étaient au xve siècle une des familles les plus importantes de Gênes, la plus notable du parti guelfe. Elle s'enorgueillissait d'avoir donné à l'Église deux papes, Innocent IV et Adrien V, des cardinaux, des évêques, et des doges à la cité. Giacomo Fieschi, qui descendait de Robert, frère du pape Innocent IV, épousa en I4I8 Francesca di Negro, de noble lignage, dont il eut cinq enfants.
Il avait rempli des charges importantes dans la cité, quand il fut fait vice-roi de Naples (1438-1439) par René d'Anjou 3. Il mourut en
1. On lit un bel exemple de cette collaboration au chap. xix de la Vita.
2. Dans sa Santa Caterina Fieschi Adorno (Gênes, 1938), Alberto GUADALAXARA écrit : « Les soixante-trois ans que dame Caterina Fieschi a passés dans son existence tertestre ont été vécus dans une période troublée, à travers des vicissitudes politiques tumultueuses, dans une époque tout entière arrosée de sang » (p. 3). Il croit nécessaire de replacer la biographie de Catherine dans ce cadre d'agitations politiques, dont il fait un tableau vivant et animé. Par contre, L. SERTORiUS, dans Katharina Von Genua, Lebensbild und geistige Gestalt ihrer Werke (Munich, 1939), est d'un avis opposé : « Tandis que les siens sont mêlés aux luttes passionnées et se jettent résolument dans les bouleversements politiques de leur cité natale, cette femme vit comme si rien de tout cela n'existait » (p. 16). Cette position est la bonne ; aussi bien, quand Guadalaxarara conte les luttes politiques,il ne cite pas le nom de Catherine, et inversement quand il retrace la vie de celle-ci, il ne fait pas allusion à ces événements.
Avant son mariage, Julien Adomo avait pris une part active aux luttes de la cité, tour à tour investi de commandements et jeté en prison. Ensuite, tandis que d'autres Adomo et des Fieschi jouent leur chance dans les va-et-vient des guerres d'Italie, Julien, qui se ruine, semble bien s'en être tenu écarté.
3. La Vita ajoute que Jacques Fieschi « mourut dans cette dignité » . Cette erreur s'explique par l'éloignement ; près d'un siècle s'était écoulé quand les rédacteurs de la Vita entreprirent de la compléter. Encore est-il possible que le vice-roi ait conservé son titre.
X
1446, avant le 15 septembre. Catherine naquit dans les premiers mois de 1447, sans qu'on puisse préciser la date. Elle ne connut pas son père. Sa soeur Limbania était entrée chez les chanoinesses de Santa Maria delle Grazie ; la cadette sentit l'inspiration de la suivre. A treize ans elle fit sa demande, mais elle ne fut pas agréée, très probablement par l'opposition de la famille qui l'avait déjà promise en mariage, comme il appert d'un acte du 27 août 1456 (donation des Doria en vue de ce mariage). A des fins de politique familiale et citadine, elle fut en janvier 1463 donnée pour femme à Julien Adorno, d'une grande famille gibeline, notablement plus âgé qu'elle. Déjà signalé par ses avatars politiques, Julien ne l'était pas moins par son inconduite ; dés avant son mariage il avait eu cinq enfants. Cette union ne fut pas heureuse, non point par l'efet des agitations politiques du temps dont il n'est jamais parlé dans la Vita, mais par le caractère « bizarre et revêche » de Julien 1. Délaissée par lui, Catherine se confina d'abord, cinq années durant, dans une solitude désolée. Les cinq années suivantes, elle chercha une diversion en fréquentant la société, mais sans trouver la paix. L'ennui, le dégoût de tout l'envahit.
Le 20 mars 1473, veille de St-Benoît, elle demande au saint de lui accorder trois mois de maladie, « Le jour de la fête, dit la Vita, sur les instances de sa soeur la moniale, Catherine alla pour se confesser au confesseur du monastère, quoiqu'elle n'y fût pas disposée... A peine agenouillée, elle reçut au coeur la blessure d'un immense amour de Dieu, avec une vue si claire de ses misères, de ses défauts et de la bonté divine qu'elle en fut près de tomber par terre... Elle criait intérieurement : 'Plus de monde ; plus de péché!' » Catherine a toujours présenté cette conversion comme subite et totale. Elle fut instantanément et tout à la fois purgée, illuminée et transformée - ce qui n'empêche de distinguer plusieurs étapes dans la suite de sa vie.
Il y eut d'abord quatre années de pénitences sévères, de renoncements énergiques. Peu de mois après la conversion, Julien, ruiné par ses désordres, revient à Dieu et à sa femme ; ils s'établissent dans une dépendance de l'hôpital de Pammatone 2, se consacrant
1. Vita, chap, xlv. Dans son testament au contraire, Julien rend bon témoignage à sa femme, « qui en a toujours bien agi envers lui (dans GABRiELE, p. 339).
z. Sur cet hôpital, voir CASSiANO CARMANETO DA LANGASCO, O-F-M- CAP., Pammatone, cinque secoli di vita ospedaliera, Gênes, 1953, spécialement V, « Il collaudo della santità », p. 59-76. L'auteur signale l'accord des données de la Vita avec l'histoire de l'hôpital (p. 68, n.31).
XI
l'un et l'autre au service des malades. Elle se confesse fréquemment, communie tous les jours avec une faim inexprimable. En 1476, elle commence, par inspiration intérieure, des carêmes et des avents dans un jeûne absolu et forcé ; elle se trouvait incapable de manger ou de retenir ce qu'elle avait absorbé par effort d'obéissance. Ces jeûnes se maintinrent jusqu'en 1499, sans entraver son activité charitable. La deuxième période va de 1477 à 1499. Toutes les pénitences lui sont tirées de l'esprit ; elle est dirigée uniquement par l'inspiration intérieure, sans aucune direction sacerdotale ; seule la pureté de l'amour, avec ses exigences toujours plus pénétrantes, avec ses lumières et ses ardeurs, avec ses consolations extatiques, dont elle ne veut pas mais qui l'accablent et l'exaltent, est son guide. Elle continue d'ailleurs, avec un zèle et un à-propos que ses ravissements ne troublent pas, son oeuvre auprès des malades. De 1490 à 1496, elle dirige la section des femmes de l'hôpital. Son mari meurt en 1497.
Une troisième période, à partir de 1499, se caractérise extérieurement par deux changements notables : ses jeûnes extraordinaires cessent et elle accepte une direction spirituelle. Cattaneo Marabotto 1 devient son confesseur, son directeur, son confident respectueux et fidèle, son chargé d'affaires ; il sera pour une bonne part son biographe et le héraut de son message spirituel. Elle ne peut plus s'en passer, tant lui devient pénible le poids de sa vie intérieure et d'une santé qui fléchit. Un groupe de fidèles se forme autour d'elle ; on y distingue, avec Marabotto, Tommasina Fieschi, lointaine cousine (v. 1448-1534), qui entre au couvent et rédige des traités spirituels ; Ettore Vernazza, riche et pieux notaire génois (I470-1525), père de Tommasina, en religion Battistina (1497-1587), gracieuse mystique, écrivain abondant ; don Jacopo Carenzio, qui dirige l'hôpital (+ 1513), quelques religieux. C'est l'époque du « purgatoire », des grandes épreuves mystiques qui la consument et la dessèchent. Viennent aussi les maladies, du moins à partir de 1506 ou 1507. Elle éprouve de brusques sautes de santé. Les médecins n'y comprennent rien ; après plusieurs essais de traitement, ils déclarent la maladie surnaturelle. Il est difficile aujourd'hui de ne pas y reconnaître des dérangements nerveux ; on pourrait aussi diagnostiquer un cancer
1. Sur Marabotto (+1518)> cf fr CASSiANO cité, p. 69 et 92, et VON HüGEL, t. II, p. 310 ss.
XII
à la région gastrique. Sa nature se consume à la fois sous la violence et la concentration de l'amour et sous l'action destructive de son mal ; des lésions organiques, du délire se déclarent. Rongée, exténuée de faim et de soif, elle meurt en silence le 15 septembre 1510.
Par un codicille du 12, elle chargeait de désigner le lieu de sa sépulture ses disciples Marabotto et Carenzio. Ils la déposèrent dans l'église de l'hôpital, dédiée à l'Annunziata. Dix-huit mois après, le corps fut exhumé ; il fut trouvé intact, la foule accourut et ce fut le commencement de la vénération publique. D'autres translations eurent lieu, avant I55I, en 1593, dans une chapelle supérieure de la même église. Depuis 1642, le cercueil est muni de glaces qui permettent de voir le corps desséché, mais incorrompu, sauf le nez 1.
L'hôpital contigu fut détruit par les bombardements de la guerre I940-1945, mais l'église, la chapelle et le corps n'ont pas subi de dommages. Depuis 1929, l'église est dédiée à la sainte.
Son culte fut reconnu par Clément X le 6 avril 1675. Elle fut canonisée par Clément XII le 16 mai 1737 en même temps que Vincent de Paul, François Régis et Julienne de Falconieri. C'est au 15 septembre que fut assignée la fête, qui n'est pas étendue à l'Église universelle. Gênes vénère Catherine Fieschi comme sa patronne particulière, par décret de la Sérénissime République de 1684.
Catherine Fieschi était d'un visage fin et beau, d'une nature vive et impressionnable, d'une sensibilité exquise. Dominant et gouvernant tous ces dons de nature, une intelligence vive, une volonté de feu, nourrie et exaltée des plus hautes pensées, des plus pures conceptions religieuses, des dons mystiques les plus sublimes. On vit rarement plus belle harmonie de nature et de grâce. Une si noble et si divine figure devait tracer un sillage de lumière. Elle laissait à ses dévots et à l'Église une doctrine, où l'on sent vibrer son âme.
Catherine Fieschi n'a jamais pensé à faire de son enseignement un corps de doctrine. Elle parlait sous l'impulsion de son coeur, contrainte de parler malgré le sentiment très vif de son impuissance à rendre en langage d'homme son ineffable expérience mystique.
1. La tribune au-dessus de l'entrée de l'église de l'hôpital a été dédiée au culte de sainte Catherine et la châsse y fut placée, dominant l'autel. Pour dissimuler la perte du nez, on a placé sur la partie béante une rose d'or. Sur tour cela, cfr GABRiELE, appendice, p, 141 ss.
XIII
On la voit quelquefois soucieuse de mettre de l'ordre dans son discours, sans y bien réussir. Ses disciples s'attachaient davantage à rendre fidèlement ses propos qu'à les ordonner.
Cependant, il est peu de doctrines d'une aussi puissante unité. La sienne se résume et se concentre en un seul point : le pur amour. En Dieu et en l'homme tout en procède et tout y ramène. Le pur amour suffit à tout.
Un frère prêcheur lui dit un jour.., qu'il était plus apte à l'amour qu'elle, qui, à ce moment, vivait avec son mari... Il avait, en entrant en religion, renoncé à toute chose.., et par là se trouvait plus libre d'aimer Dieu et plus apte à le faire... Il vint à la bienheureuse Catherine une ardente flamme de ce pur amour, incapable de supporter encore, dans son zèle pieux, une telle façon de parler.
Elle se dressa avec une telle ferveur qu'elle en paraissait hors de soi, et dit : « Si je pensais que votre habit dût me faire croître d'une seule étincelle d'amour, bien sûr, je vous l'enlèverais, s'il ne me fût pas donné de l'avoir d'autre façon. Que là-dessus vous ayez plus de mérite que moi,... je le concède, et ce n'est pas cela que je cherche. Mais que je ne puisse aimer autant que vous, vous ne me le ferez jamais admettre, d'aucune façon » (Vita, c. 19).
Cette noble page nous la livre toute vive, avec sa haute conception de l'amour, si puissant qu'une goutte de celui qu'elle se sentait au coeur serait capable de transformer l'enfer. Il se suffit à lui-même ; on vient de voir comment Catherine fait bon marché des mérites de la vie religieuse. La vocation qu'elle avait elle, enfant, ne se réveillera pas ; son mari se fait tertiaire, elle ne l'imite pas 1. Elle refuse de même les consolations de l'amour divin. Son amour est indifférent au choix des moyens extérieurs. C'est lui qui la dirige, réduisant toute son activité à l'unique parole qu'elle doive retenir du Pater: « Que votre volonté se fasse » (c. 6) ; lui faisant concevoir et faire au moment voulu ce qu'elle devait accomplir, et le lui tirant de l'esprit aussitôt. « Je me sens tirée intérieurement à faire ceci ou cela, sans aucune résistance, et je crois que Dieu le veut ainsi ; mais il ne veut pas que j'aie à sa place aucun objet dans l'esprit » (c. 5). Elle restera vingt et un ans sans direction sacerdotale.
1. Dans son testament du 20 oct. 1494 et son codicille du 10 janv. 1497, Julien est dit : « reverendus vir frater Julianus .., tercii ordinis sancti Francisci professor sub cura fratrum minorum observantiae » (GABRiELE, p. 335 et 347). De Catherine il est dit : « domina Catarineta » sans aucune allusion au tiers-ordre. Voir ses testaments et codicilles dans GABRIELE, p. 333-349 et ss.
XIV
Cet amour est personnifié ; elle lui parle, elle l'invoque. C'est « Dieu même infus dans nos coeurs par son immense bonté » (c. 25). Cet amour n'a aucun caractère nuptial ; son objet n'est pas trinitaire ; il semble garder quelque chose d'abstrait. Cependant l'humanité du Christ tient une place primordiale dans sa vie intérieure ; c'est une vue de Jésus portant sa croix et répandant du sang qui contribue à sa conversion (c. 2) ; ses jeûnes extraordinaires ont le même sens : « Son amour lui parla intérieurement, lui disant qu'il voulait qu'elle fît le carême en sa compagnie au désert » (c. 4).
De l'Ave Maria, il lui est dit de ne retenir que : « Jésus, qui doit toujours lui rester fiché au coeur » (c. 6). Enfin, cette faim de la communion quotidienne - chose extraordinaire à cette époque « parce que la communion n'est pas autre chose que Dieu même » (c. 28), tout cela fait assez voir que l'amour, pour elle, c'est le Christ vivant en elle. Toute mystique tend à l'union, à l'identification ; celle de Catherine, plus hardiment peut-être que d'autres. Quand Dieu créa, par une effusion d'amour, la créature raisonnable, il mit entre lui et elle « une si grande conformité que, si le démon pouvait sortir de son vêtement de péché, à l'instant même Dieu s'unirait à lui » (c. 11). Notre âme a été faite « avec un certain instinct béatifique vers Dieu » (Purg., §3) ; de son côté, Dieu a tant de soin de l'âme : « Quand il le peut, il tire à lui le libre arbitre de l'homme avec de suaves artifices » (c. 14). Tout ce chapitre traite du vrai moi qu'est Dieu, « mon être, mon moi, ma force, ma béatitude... Mon moi, c'est Dieu, disait-elle encore, et je n'en connais pas d'autre, hors lui-même, mon Dieu ». On entend bien qu'il s'agit ici de l'identification d'amour, à laquelle on n'arrive d'ailleurs « que par l'annihilation de son être propre » ; « non par seule participation, mais par vraie transformation en Dieu ». Notre mystique distingue en l'homme plusieurs éléments, qui deviendront les interlocuteurs en conflit dans le Dialogo: le corps et l'âme, l'humanité ou la partie inférieure, et l'esprit qui tend vers Dieu par l'amour pur. Opposé à ce pur amour, il y a l'amour propre, le faux moi de l'âme. « L'homme, créé pour posséder le bonheur s'étant détourné de cette fin, il s'est rendu difforme pour s'être fait un être propre qui est tout en opposition à la béatitude. C'est pourquoi nous sommes tous contraints de soumettre cet être propre qui est en nous et qui jette dans notre esprit tant d'occupations, entraves à notre droit cheminement, afin
XV
que Dieu les consume au point qu'il ne reste plus rien que lui-même » (ibid. ).
Le pur amour a trois degrés ou états. Dans le premier, l'homme participe à Dieu en faisant effort sur lui-même pour se dégager de tous les empêchements ; dans le second, il jouit de beaucoup de consolations spirituelles. Le troisième est celui où l'âme est tirée hors d'elle-même quant à l'intérieur et quant à l'extérieur. A ce troisième stage, « l'âme ne sait plus où elle se trouve... Dieu est celui qui opère en elle par un autre moyen qui surpasse toutes nos capacités, et l'âme n'agit plus. Elle se tient comme un instrument immobile, attentive à ce que Dieu opère en elle... L'homme est dépouillé de toute connaissance, de toute vue, de tout pouvoir d'agir. Dieu enlève à cette âme la clef de tous ses trésors qu'il lui avait donnés pour qu'elle en jouît ; il lui donne l'occupation de sa présence qui l'absorbe toute. De la présence divine jaillissent ensuite certains rayons de flamme, des éclairs brûlants d'amour divin si pénétrants, si véhéments, si puissants, qu'ils devraient détruire non seulement le corps, mais l'âme même, si c'était possible » (c. 39).
Ce demier état, du moins dans son développement final, constitue le « purgatoire » mystique, fort apparenté à celui de l'au-delà, et dont l'expérience intime éclaira la sainte sur les réalités d'outretombe. Elle en parle de façon poignante dans ce qu'on appela Traité du purgatoire.
Le purgatoire est, si l'on peut ainsi parler, la résultante de deux forces convergentes, les exigences de la pureté divine et celle du pur amour dans l'homme. La sainte s'en explique : « Je vois que, de la part de Dieu, le paradis n'a pas les portes fermées ; quiconque veut y entrer y entre... Mais je vois cette divine essence d'une telle pureté que l'âme qui aurait en elle la moindre imperfection, comme serait un minuscule brin de paille, se jetterait en mille enfers plutôt que de se trouver avec cette tache en présence de la divine majesté. C'est pourquoi, voyant le purgatoire destiné à enlever cette tache, elle s'y précipite et il lui semble trouver une grande miséricorde de pouvoir se débarrasser de cet empêchement » (Purg., § 9). Les âmes qui passent de cette vie à l'autre en état de grâce sont élevées en ce moment même à la pureté de l'amour, sans aucune « propriété », sans aucun retour sur elles-mêmes ; « elles ne peuvent avoir d'autre choix que d'être en ce lieu... Étant établies en charité... elles ne peuvent plus vouloir ni désirer autre chose sinon le pur vouloir
de la pure charité » (§ I). Quelle que soit la gravité du purgatoire sur quoi la sainte insiste à plusieurs reprises, « je ne crois pas, dit-elle, qu'il se puisse trouver contentement comparable à celui d'une âme du purgatoire, sinon celui des saints du paradis ; et tous les jours ce contentement va croissant par l'influx divin en ces âmes, qui va croissant lui aussi à mesure que se consume l'obstacle à cet influx. Cet obstacle est la rouille du péché, et le feu va consumant la rouille, et ainsi l'âme s'ouvre de plus en plus à l'influx divin » (§13). C'est dans cette souffrance et cette paix, dans cette conformité totale et amoureuse aux dispositions divines, que les âmes reconquièrent cette pureté absolue, cette simplicité, cette netteté dans lesquelles Dieu les avait créées. L'instinct béatifique qui tend vers Dieu et dont le retardement, suite du péché, allume un feu extrême comparable à celui de l'enfer, « cet instinct brûlant et contrarié, c'est cela même qui fait (leur) purgatoire » (§ 2).
On ne voit pas bien quelle place occupait, dans la pensée de la sainte, la doctrine courante sur le feu matériel du purgatoire.
Les quiétistes ont complaisamment cité à l'appui de leurs thèses certaines déclarations de la mystique génoise 1. Bien à tort. Sa doctrine n'a rien de commun avec l'acte continu de contemplation identifié avec le pur amour; elle pousse aux renoncements les plus pénétrants et à l'accomplissement généreux de la volonté divine.
Le pur amour ne la détourne pas du service du prochain, il l'anime d'une charité ardente et active pour les pécheurs et ceux qui souffrent. Elle s'émeut sur les dangers que courent les âmes, elle les avertit, son zèle s'épanche en adjurations pathétiques « capables de réveiller un mort », disait un bon juge (M. Viller, S. J.). Ses disciples les ont recueillies et nous les lisons dans la Vita (c. 14, 15, 20, 39 et passim). La mystique de sainte Catherine de Gênes n'a rien de désincarné.
Est-il possible de déterminer des sources littéraires aux doctrines de Catherine Fieschi?
On en discerne deux. Du Dialogue de sainte Catherine de Sienne se retrouvent quelques traces çà et là, et peut-être l'idée même du discours dialogué. Plus marquante est l'influence de Jacopone de Todi. Quelques citations expresses sont commentées par notre Génoise, signes d'une dépendance plus profonde dans la conception du pur amour, dans le dialogue entre les facultés de l'homme, dans
XVII
le tour paradoxal et les affirmations abruptes qu'elle affectionne. Peu de chose en somme. Elle-même se réfère toujours à son expérience intime. Ce n'était pas une femme d'étude et de livres. Il faut se rendre à son affirmation 1.
Catherine exerça une influence profonde sur un petit groupe de disciples : Cattaneo Marabotto, son confesseur, son chargé d'affaires, et aussi pour une bonne part son biographe (+1528) ; le prêtre Giacomo Carenzio (+ I5I3) ; Soeur Tomassina Fieschi, lointaine parente de Catherine, qui se fit dominicaine, écrivain mystique abondant, morte en 1534 à 86 ans, avait été la compagne de la sainte dans ses oeuvres de charité et put s'imprégner de son esprit. Le plus notable fut Ettore Vernazza (I470-1524), notaire génois qui employa sa fortune à établir des hôpitaux et des oeuvres d'assistance : lazaret et hôpital d'incurables à Gênes, à Rome, à Naples ; soin des enfants abandonnés, confréries de piété et de charité. Il mourut du mal contracté en soignant les pestiférés. Sa fille Battistina (1497-1587), religieuse, est un écrivain mystique dont l'oeuvre est considérable.
Ainsi, par son disciple Vernazza, Catherine est à l'origine de plusieurs fondations hospitalières ; elle fut l'inspiratrice aussi de confréries de piété. Le 26 décembre 1497 fut établie à Gênes, par Ettore Vemazza et quelques amis, la « Confrérie du divin amour », sorte de société secrète de piété et de charité, dont les statuts furent approuvés par Léon X le 24 mars I5I4. En 1497 encore, une « Congrégation de la Miséricorde », dont l'origine remonte à I430, fut réformée et animée d'un nouvel esprit par Vernazza ; elle groupait d'une part des hommes, de l'autre des dames, pour des oeuvres de charité spécialement en faveur des pauvres honteux ; on l'appela la Compagnie « del mandiletto ». A Naples et à Gênes se fondent sous la même impulsion des confréries pour l'assistance des condamnés à mort. Et ces initiatives furent contagieuses. A Rome, l'Hôpital des Arches pour les incurables fut fondé avec l'approbation de Léon X et avec l'appui actif des cardinaux Caraffa et Sauli; Gaétan de Thienne en fonda un semblable à Venise et Barthélemy Stella à Brescia.
1. Cf VON HüGEL, op.cit., t. I, p. 234 et t. II, p. 258 ss.
XVIII
L'influence proprement spirituelle de Catherine a été profonde.
« La Vita della Cataritta Adorna, parue à Gênes en I55I est un des livres spirituels les plus importants du xvie siècle. Elle eut tout de suite un très vif succès qu'il est facile de montrer, et par les nombreuses éditions qui se succédèrent, et par l'influence qu'elle exerça. S. Louis de Gonzague en faisait ses délices. Dans la préface du Traité de l'amour de Dieu, saint François de Sales range Catherine de Gênes parmi les femmes qui ont divinement parlé de l'amour. » (M. VILLER et G. JOPPIN, Les sources italiennes de l'Abrégé de la perfection, dans Rev. d'asc. et de myst., XV, 1934, 381 sq.). Et par l'Abrégé, la doctrine catherinienne atteint et gagne Bérulle, dans « Le bref discours de l'abnégation intérieure », Paris, 1597 (VILLER, Autour de l’Abrégé..., Rev. cit., 1932, 35). L'Abrégé... dépend encore de Catherine par Battista Vernazza et ses écrits (cf. UMILE DE GENOVA, La vén. Battistina Vernazza, Rev. cit., XVI, 1935, p. 147 sq.).
Quoiqu'il y ait une harmonie évidente entre le « purgatoire » de Catherine et la « nuit obscure » de Jean de la Croix, il ne semble pas possible d'établir une dépendance littéraire (cf. BARUzI, S. Jean de la Croix et le problème de l'expérience mystique, Paris, 1924, 142 sq.).
La Vita fut mise à l'Index espagnol de 1583. En France, les quiétistes ont subi son influence et se réclament de son enseignement. Mme Guyon a connu sans doute l'édition française de Desmarets de Saint-Sorlin qui avait pour titre : La pure doctrine du pur amour, Paris, I66I et rééditions. Dans ses justifications Fénelon se réfère à Catherine de Gênes et Mme Guyon fait de même. Bossuet, que gênaient certaines expressions de la sainte, écrivait : « Je ne vois rien que d'admirable.., mais tout n'est pas à imiter et beaucoup de choses ont besoin d'explication » (Correspondance, VII, 279).
Tout le xviie siècle français a révéré en Catherine le docteur de l'amour pur et ses vues sur l'amour propre sont devenues classiques. Depuis quelques années les capucins de Gênes travaillent à ranimer sa mémoire, à promouvoir son culte, à faire mieux connaître et apprécier sa doctrine 1.
1. On trouvera une bibliographie dans les articles cités plus haut des dictionnaire d'histoire et géographie ecclésiastiques, t. XI, col, 1506-1515 et de spiritualité, t. II, col. 290 ss (UMiLE DA GENOVA et M. ViLLER). Acta Sanctorum, Sept. t. V, col.123 ss. SERTORiUS, Katharina Von Genua (Gestalten des chrisuichen Abendlandes), Munich, 1939.
L'ouvrage fondamental reste celui de Fr. VON HUGEL, The mystical element of religion as Studied in St Catherine of Genua and her friends, Londres, 1908 ; 2e éd. 1923.
Au point de vue biographique, GABRiELE DA PANTASiNA, O-FM- CAP., Vita di S. C. Fieschi Adorno, Gênes, 1929.
XIX
Des trois éléments qui forment le corpus catherinianum comme il a été dit plus haut, deux sont retenus ici : la Vie et doctrine et le Traité du purgatoire. Ces deux parties donnent le message et tout l'enseignement mystique de la sainte.
Le Dialogue, dans les chapitres I et II, présente d'après un plan systématique les étapes spirituelles de Catherine, sous forme de dialogue entre les puissances sensibles de l'âme, ses puissances spirituelles et l'amour-propre. Tout l'essentiel en est donc dans la Vie et doctrine.
Le chapitre III, moins sûrement attesté mais cependant conforme dans son ensemble à la pensée et à la tonalité cathériniennes, est un dialogue entre Dieu et l'âme.
Pour ne pas alourdir le présent volume, ces trois chapitres n'y ont pas été introduits.
Comme il a été dit plus haut, deux textes principaux s'offraient au traducteur. Celui de I520, conservé dans le manuscrit D, et celui de l'édition princeps de I55I, qu'ont reproduit toutes les autres éditions, non sans le retoucher légèrement pour le ramener à plus de correction grammaticale.
Le texte adopté ici est celui de l'édition princeps. Remarquons en passant que toutes les éditions et traductions de l'Opus catherinianum procèdent, non de l'édition princeps, mais de celle de Florence 1568, où le texte primitif a été quelque peu corrigé et parfois adouci, perdant de sa verdeur et de sa spontanéité. Il sera tenu compte quelquefois du texte de I520 (ms. D), quand il paraîtra nettement supérieur à l'imprimé.
L'ensemble de l'oeuvre enchâsse dans un récit et des explications, oeuvre des rédacteurs, les paroles de la sainte. Celles-ci sont de valeur spirituelle bien supérieure. Elles sont imprimées en caractères plus petits - sans qu'on prétende pour autant affirmer la totale authenticité verbale de tous les passages. Ainsi seront-elles reconnaissables au premier coup d'oeil.
La traduction française qu'on peut dire classique est des chartreux de Bourg-Fontaine; Paris, 1498, rééditée plusieurs fois au XVIIe siècle.
Voir aussi les articles et notes du P. B. DE GAUTIER dans Analecta Bollandiana, 1939.
t. LVII, p, I95ss ; 1942, t. LX, p.282
Le traducteur se heurte à diverses difficultés.
Le vocabulaire mystique emploie des termes courants dans un sens spécial, fort éloigné du sens ordinaire. Ces termes ont été rendus ordinairement par l'équivalent français. Pour éviter l'équivoque, le lecteur trouvera ci-après un lexique où ces termes sont expliqués dans leurs diverses acceptions.
Il y a aussi la longueur des phrases de l'original, compliquées par des cascades de relatives et de conjonctions. Il a fallu couper ces phrases pour offrir un texte lisible tout en s'efforçant de rendre le mieux possible le mouvement et le rythme.
Il convenait encore d'éviter un autre travers auquel n'ont pas échappé certains versions, comme celle des chartreux de Bourgfontaine de 1599 ni d'autres versions des textes bibliques. Le traducteur, qui croit comprendre ce que veut dire l'auteur, est tenté de rendre sa version plus claire que n'est l'original. Tentation fallacieuse. Le traducteur n'a pas à dire à sa façon ce que pense l'auteur, mais à rendre aussi exactement que possible ce qu'il a dit et comme il l'a dit. La tentation était grande dans le cas présent. Le style parlé et pathétique de Catherine n'a pas toujours la précision qu'on exigerait d'un exposé didactique rédigé à loisir. Il importait de lui laisser ce caractère, ce ton et ces imprécisions mêmes. Elles s'éclairent par le contexte immédiat ou général. Quand cela paraîtra nécessaire, une note en bas de page donnera une brève explication.
Les termes mystiques sont groupés sous certains mots principaux:
AMOUR : divers sens, selon le contexte:
- Dieu, et spécialement Jésus-Christ.
- L'amour qui pousse Dieu à faire du bien à sa créature.
- L'amour communiqué à l'homme par grâce et qui remonte vers Dieu.
- Le vrai amour est pur, net, droit, sans retour sur soi.
- L'amour-propre par lequel, sous toutes sortes de déguisements, l'homme se recherche lui-même. C'est l'ennemi principal du pur amour.
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AME :
- L'âme est entendue parfois au sens ordinaire : principe immatériel dans l'homme, sujet de la vie spirituelle.
- L'âme est quelquefois considérée dans ses facultés, selon la division tripartite courante chez les auteurs mystiques, en mémoire, intelligence et volonté. Cette manière de voir ne se retrouve pas fréquemment dans la Vita (plus souvent dans le Dialogo), et n'est pas proprement cathérinienne. Voir plus bas : homme.
CRÉATURE :
- L'homme en général, ou toute créature.
- « Cette créature » désigne Catherine.
L’HOMME : dans la pensée de Catherine, est divisé comme suit:
- Le corps, animé, avec ses tendances, ses besoins et ses passions.
- L'âme : principe animant le corps et participant à ses tendances, besoins et passions.
- L'esprit (mente): terme rarement employé par Catherine. C'est la partie supérieure de l'âme, siège des opérations spirituelles, animée ou non par la grâce.
- L'esprit (spirite): terme fréquemment employé. C'est la partie supérieure de l'âme, apte à la connaissance et à l'amour de Dieu. Catherine le voit toujours animé par l'amour infus, tendant à la pureté de l'amour, et finalement identifié avec l'Amour qui est Dieu.
- L'humanité : la partie inférieure de l'homme, contraire à l'esprit, se confond pratiquement avec le corps dont elle épouse les réactions devant l'esprit.
- Recherche de soi, attachement à soi, qui atteint et corrompt jusqu'aux actions bonnes et saintes.
MOI, « la mia parte »:
- L'âme en tant que siège et objet de l'amour-propre.
OCCUPATION :
- Envahissement de l'âme par un objet de pensée et d'amour, coupable, imparfait ou saint, naturel ou sumaturel, ou Dieu même infus en elle ; activement, quand l'âme exerce son activité sur l'objet auquel elle s'attache ;
XXII
dans la voie passive, quand elle est attirée et subjuguée par l'objet infus.
- Au sens fort, c'est l'absorption passive des facultés de l'âme par leur objet infus.
OPÉRATION :
- Le travail de la grâce dans l'âme ; il s'agit souvent des grâces mystiques.
POINT, « ponto » :
- Application à l'âme, d'instant en instant, de la volonté divine (Voir plus loin, ch. XXXI, p. 99).
PROPRIÉTÉS SENTIMENTS, « Sentimenti »:
- Terme très général, désignant impressions, sensations et réactions des facultés naturelles soit du corps, soit de l'âme.
VUE :
- Ni apparition, ni vision imaginative, mais vue intellectuelle, généralement infuse.
XXIII
dans lequel se trouve une utile et catholique
démonstration et explication du purgatoire
IMPRIMÉ À GÊNES PAR ANTONIO BELLONO
dans l'an du Seigneur MDLI
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Quoique notre tout aimant Seigneur, assoiffé du salut de ses créatures raisonnables, leur ait abondamment enseigné dans les saintes lettres de l'un et de l'autre testament le moyen et la voie qui mènent à la perfection de la vie chrétienne, cependant son Esprit consolateur, source de tous les charismes et de toutes les grâces spirituelles, n'a jamais cessé et ne cesse en aucun temps ni en aucun lieu de manifester sa tendre Providence, en révélant par ses très dignes instruments, les âmes dévotes et saintes, et non seulement en paroles ou par l'enseignement, mais dans l'exemple authentique de leur vie et de leur conduite, des voies et des états variés pour trouver l'union parfaite et achevée accessible aux âmes voyagères.
C'est pourquoi il a de nos jours suscité une très excellente créature, dame génoise de sang noble, idéal de vie spirituelle, flambeau de sainteté et miroir de perfection, pour ouvrir de nombreux esprits à la connaissance de l'autre vie. Il s'agit de madame Catherine, fille de messire Jacques, de la très noble maison des Fieschi, épouse de messire Julien Adorno. Pour le profit et la consolation des âmes ferventes nous traiterons de sa conversion, de sa vie, de sa doctrine admirable, ainsi que des innombrables faveurs divines et des grâces qui lui furent faites. A l'exemple de cette âme bienheureuse puissent ces âmes apprendre à placer tout leur amour en Dieu, à se laisser mener par lui en toutes choses et à lui abandonner leur volonté propre. Dans cette vie et cette doctrine se découvrira, non la faiblesse d'une femme, mais un coeur viril et généreux, de ferme foi, qu'on eût dite non plus une foi, mais déjà une évidence, et de longue patience, au vrai, un séraphin enflammé d'un amour pur, net, et tout ardent. On trouvera de plus dans ce livre ses remarquables traités de l'amour de Dieu et de l'amour-propre, une très belle et très claire explication du purgatoire et comment les âmes s'y trouvent très contentes de leur sort, un beau dialogue de l'âme, du corps et de l'amour-propre, que suit un colloque d'amour de l'âme avec le Seigneur, et d'autres choses très dignes d'être lues. Tout cela est vraiment de très haute
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doctrine et de très grande utilité, bien nécessaire surtout à notre époque troublée.
Nous prions donc nos pieux lecteurs de ne point s'étonner, s'ils trouvent un ordre défectueux, des répétitions. On s'est attaché beaucoup moins à mettre de l'ordre et à user d'expressions élégantes qu'à reproduire l'exactitude et la simplicité qu'ont mises à recueillir ces choses de la bouche de cette âme séraphique des coeurs pieux et religieux, son confesseur et un fils spirituel. Tout ce qu'on pourra écrire sera comme rien en comparaison de ce qu'elle sentait dans son coeur tout brûlant et tout enflammé du divin amour.
En la cité de Gênes il y eut de nos jours une très noble créature appelée Catherine, fille du Père éternel. Par sa naissance elle était de très noble famille, étant fille de messire Jacques de l'illustre maison des Fieschi, lequel, en considération de son savoir-faire fut constitué vice-roi de Naples par le roi René 1 et mourut dans cette dignité. Il descendait de Robert, frère du pape Innocent IV 2.
Quoique noble et délicate et belle de corps, Catherine se mit dés l'âge le plus tendre à fouler aux pieds l'orgueil de la noblesse et à prendre en haine les plaisirs. C'est ainsi que vers ses huit ans elle reçut l'inspiration de faire pénitence ; elle commença à mépriser la douceur et la splendeur du lit. Elle dormait sur la paille et reposait la tête sur du bois au lieu d'oreiller et de coussin moelleux.
Il y avait dans sa chambre une image de Notre-Seigneur JésusChrist, de celles qu'on appelle vulgairement piéta. Chaque fois qu'entrant en sa chambre elle y portait les yeux, elle se sentait toute pénétrée jusqu'à la moelle de douleur et d'amour par la si amère passion que le Seigneur avait prise sur lui pour notre amour. Elle vivait en grande humilité sans parler à personne, en prompte obéissance envers ses parents. Elle était bien instruite des com-
1. René d'Anjou, « le bon roi René , (I409-I480), qui tenta en 1438-I442 de s'emparer du royaume de Naples, sans y réussir. Il avait nommé Giacomo Fieschi vice-roi de Naples en 1438 ; il lui donna un successeur dés 1439 en la personne d'Arano Cibo, père du pape Innocent VIII. Dés I44I, Giacomo Fieschi était rentré à Gênes. Cfr GABRIELE, Vita di S. Caterina da Genova, p. 38 s.
2. Innocent IV, Sinibaldo Fieschi, pape de I243 à I253. Son neveu, Ortobono Fieschi fut élu pape en I276 ; il ne régna qu'un mois. Les Fieschi ont donné 72 cardinaux à l'Église. Leur écu est bandé d'azur et d'argent. Depuis Innocent IV, les Fieschi font partie du Parti guelfe à Gênes.
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mandements de Dieu, avec un grand zèle pour acquérir la vertu.
Un peu plus tard ayant atteint l'âge de douze ans, elle eut par grâce divine le don d'oraison. Elle y correspondit de façon merveilleuse envers son Seigneur, d'où lui survinrent de nouvelles flammes de profond et tendre amour pour la passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec beaucoup d'autres bons sentiments des choses de Dieu.
Quand elle eut environ treize ans, lui vint le désir d'entrer en religion. Elle s'efforça autant qu'elle put, par l'intermédiaire de son confesseur, d'entrer dans un monastère d'exacte observance et de piété appelé Notre-Dame des Grâces en la cité de Gênes, où elle avait une soeur moniale. Comme elle était trop jeune 1, on ne put l'admettre, ce qui lui causa grande peine.
Plus tard, vers ses seize ans, ses parents la marièrent à messire Julien Adorno 2, d'une noble maison génoise. Malgré ses répugnances, elle y consentit, par l'obéissance sans détours et la révérence qu'elle avait à ses parents. Mais la bonté divine, pour empêcher que cette âme élue plaçât son amour en choses terrestres et charnelles, permit qu'il lui fût donné un mari de caractère très opposé au sien. Il la fit tant souffrir que cette vie lui fut une charge très lourde, dix années durant. De conduite fort dissolue, il dissipa tout ce qu'elle avait, si bien qu'ils se trouvèrent ruinés 3.
Au bout de ces dix ans, Catherine fut appelée de Dieu et par lui convertie en un moment de façon admirable, comme on le dira ci-après. Auparavant dans les trois mois qui précédèrent sa conversion, il lui survint une très grande tristesse d'esprit, un dégoût profond de toutes les choses de ce monde, qui lui faisait fuir la
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compagnie. Elle éprouvait une si profonde tristesse qu'elle était insupportable à elle-même, ne sachant ce qu'elle voulait. Les cinq dernières de ces dix années dont on vient de parler, elle s'était adonnée aux occupations extérieures, recherchant les plaisirs et vanités du monde, comme font généralement les dames 4. C'était pour trouver quelque soulagement à cette vie si dure, parce que les cinq annèes précédentes elle avait tant souffert de cette tristesse dont il a été question, qu'elle n'y trouvait pas de remède.
Quoiqu'elle cherchât maintenant des distractions extérieures, cette tristesse du coeur, loin de diminuer, ne faisait qu'augmenter, tant lui était insupportable la conduite de son mari. Ce fut au point que se trouvant un jour dans l'église Saint-Benoît c'était précisément la veille de la fête du saint - elle lui dit, dans l'extrémité de sa douleur :
Saint Benoît, priez Dieu qu'il me tienne trois mois au lit, malade.
Elle parlait ainsi comme une désespérée, ne sachant plus que faire, dans le tourment d'esprit et de coeur où elle se trouvait.
I. La vraie raison est que la famille destinait Catherine à une alliance utile à sa politique ; un accord était intervenu dés 1456 avec les Doria.
2. Les Adorno sont du parti gibelin, fort engagés dans les luttes partisanes de la cité. On a voulu par ce mariage rapprocher les familles des partis opposés. Il y avait une grande différence d'âge entre les époux, autant que de moeurs ; celles de Julien étaient fort dissolues ; il avait eu cinq enfants hors mariage. Les Adorno portent d'or à une bande échiquetée de sable et d'argent de 3 tires. On peut voir ces armes unies à celles des Fieschi dans l'écu qui orne la chasse de la sainte. Sur ces deux familles, cfr GABRIELE, p. 31-37, et l'Enciclopedia italiana, à ces mots.
3. Les testaments de Julien et de Catherine les montrent en jouissance de biens et de revenus assez importants. On peut supposer que la ruine n'était pas totale et que dans la suite, Julien s'étant rangé, il a pu rétablir en quelque mesure leur situation. Plus tard, Marabotto prenant en mains, du consentement de la sainte, l'administration de ses biens, le notaire Vernazza, devenu disciple de la sainte, collaborant avec lui, l'oeuvre de restauration put être menée à bonne fin, sans que Catherine elle-même eût à s'en occuper, sinon pour donner les signatures qu'on lui demandait. - Dans le Dialogo, ch. I, on parle de ruine totale, mais le Dialago présente une image et une interprétation mystiques plutôt qu'un récit exact.
4. Le ms. D précisait ici (fol.1v « non cependant en chose de péché ».
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Le jour après la fête de saint Benoît, dame Catherine sur les instances de sa soeur moniale l, alla pour se confesser au confesseur de ce monastère. Ce n'est point qu'elle eût goût de se confesser, mais sa soeur lui avait dit : « Va au moins te recommander à lui, parce que c'est un bon religieux » - et de fait, c'était un saint homme. Tout d'un coup à peine agenouillée devant lui, elle reçut au coeur la blessure d'un immense amour de Dieu, avec une si claire vue de ses misères et de ses défauts, et aussi de la bonté divine, qu'elle en fut pour tomber à terre. Ensuite de ce sentiment de l'immense amour de Dieu et des offenses qu'elle avait faites à ce Dieu de douceur, elle fut tirée avec tant de force hors des misères du monde, par un mouvement tout purifié de son coeur, qu'elle resta comme hors d'elle-même.
Sous cette impression elle criait en son coeur avec un amour enflammé :
Plus de monde ! plus de péché !
En ce moment si elle avait possédé mille mondes, elle les eût tous rejetés.
Par cette flamme d'amour brûlant qu'elle ressentait, le doux Seigneur imprima dans cette âme et lui infusa en un moment par sa grâce toute perfection. Il la purgea donc de toute affection terrestre, il l'illumina de sa divine lumière, en lui faisant voir intérieurement
1. Sa soeur Limbania. Cet évènement se date du 22 mars 1473.
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sa douce bonté, et enfin il se l'unit totalement, la changeant et la transformant en soi par vraie union de bonne volonté et l'embrasement total de son brûlant amour.
Tandis qu'elle se trouvait, par cette douce blessure, comme hors de ses sens en présence de son confesseur et sans pouvoir parler, il ne s'en aperçut pas. Il fut appelé par hasard, se leva et revint aussitôt après. Aors Catherine, presque incapable de parler par l'effet de sa douleur profonde et de son immense amour, lui dit du mieux qu'elle put :
Père, avec votre agrément, je laisserais volontiers cette confession pour une autre fois ;
et ainsi fut fait. Elle partit et s'en retourna chez elle, tellement enflammée et blessée du si grand amour de Dieu qui lui avait été montré intérieurement en même temps que la vue de ses misères, qu'elle paraissait hors de soi. Elle entra dans la chambre la plus retirée qu'elle put avoir, et là elle pleura et soupira beaucoup avec grande ardeur. En cet instant précis elle fut intérieurement formée à l'oraison, mais sa langue ne pouvait dire autre chose que ceci :
O Amour, comment se peut-il que tu m'aies appelée avec tant d'amour et que tu m'aies fait connaître en un instant ce que la langue ne peut expliquer ?
Tous ces jours, ses paroles n'étaient autre chose que des soupirs si véhéments que c'était merveille. Elle avait un extrême brisement de coeur pour les offenses faites à une si grande bonté ; si une force miraculeuse ne l'eût soutenue, elle eût expiré et son coeur eût éclaté.
Mais le Seigneur voulut augmenter encore dans cette âme l'ardeur profonde de son amour et la douleur de ses péchés. Il se montra en esprit 2 avec la croix sur l'épaule, tout ruisselant de sang, au point que la maison lui paraissait pleine des ruisseaux de ce sang. Elle voyait comment ce sang fut répandu tout entier par amour. Cela lui alluma au coeur un tel feu qu'elle en était hors d'elle-même et paraissait comme folle, par la violence de l'amour et de la douleur qu'elle ressentait.
1. Notons ces mots : « en esprit ». Il s'agit d'une vue intellectuelle, non pas d'une vision ou apparition sensible ou imaginative. Catherine semble bien n'avoir iarnais eu de visions de ce genre.
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Cette vue était si pénétrante qu'il lui semblait sans cesse voir - et avec les yeux du corps 1 - son Amour tout ensanglanté cloué à la croix. Elle voyait aussi les offenses qu'elle lui avait faites et criait :
O Amour, jamais plus, jamais plus de péché l
Il s'alluma en elle une haine d'elle-même, au point qu'elle ne pouvait se supporter et disait :
O Amour, s'il le faut, je suis prête à confesser en public mes péchés.
C'est après cela qu'elle fit sa confession générale, avec tant de contrition et de tels élancements qu'ils lui arrachaient l'âme. En ce moment où il lui fit la douce blessure d'amour, Dieu lui avait, il est vrai, pardonné toutes ses fautes, les brûlant au feu de son immense amour. Néanmoins voulant satisfaire à la justice, il la fit passer par la voie de la pénitence satisfactoire. Cette voie, qui fut contrition, lumière et conversion, ne dura pas plus que quatorze mois 2.
Après qu'elle eut satisfait, sa vie antérieure lui fut tirée de l'esprit, de sorte qu'elle ne vit plus même une étincelle de ses péchés passés, comme s'ils avaient tous été jetés au fond de la mer.
Dans cet appel susdit, c'est-à-dire, au moment qu'elle fut blessée d'amour aux pieds du confesseur, il lui parut être tirée aux pieds de Notre-Seigneur Jésus-Christ et elle vit en esprit toutes les grâces, les voies et les moyens par quoi le Seigneur, par pur amour, l'amenait à la conversion. Elle resta dans cette lumière un peu plus d'une année, jusqu'après avoir satisfait à sa conscience par voie de contrition, confession et satisfaction.
Elle se sentit ensuite tirée plus haut par le Crucifié et vit une voie plus douce, toute faite des innombrables secrets de l'amour qui la sanctifiait 3 et la consumait d'amour, au point qu'elle était souvent tirée hors d'elle-même. Dans cette grande soif intérieure, de haine contre elle-même et de contrition pénétrante, elle frottait souvent la langue sur le sol. Si véhémentes étaient la douleur de la contrition et la suavité de l'amour qu'elle ne savait pas bien quoi faire. Il lui
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1. « Et avec les yeux du corps », ceci ne contredit pas ce qui vient d'être dit : « en esprit ». Comprenons : aussi vivement qu'avec les yeux du corps.
2. Donc jusqu'en mai 1474.
3. Le ms. D confire l'édition porte ici la précision théologique grato faciente, d'une grâce gratum faciens destinée à sanctifier cela qui la reçoit, par opposition à la grâce gratis data destinée au service de l'Église et du prochain.
semblait ainsi soulager son coeur tourmenté de douleur sans mesure et de suave ardeur.
Elle resta ainsi trois années ou un peu plus dans ces violences continuelles d'amour et de douleur, avec des rayons si pénétrants et si brûlants qu'ils lui consumaient le coeur. Elle fut ensuite tirée à la poitrine du Crucifié, où lui fut montré le Coeur sacré de ce Crucifié qui lui paraissait tout de feu. Elle s'en voyait embrasée et, ce voyant, elle défaillait. Elle garda cette impression plusieurs années de façon qu'elle jetait des soupirs continuels, tout enflammés du feu le plus brûlant. Par quoi son coeur et son âme furent liquéfiés et consumés dans ce feu d'amour, au point qu'elle disait ensuite :
Je n'ai plus ni âme ni coeur, mais mon âme et mon coeur est celui de mon doux Amour,
de cet Amour en qui elle était toute noyée et transformée.
Enfin elle fut tirée à la très douce et très suave bouche de son Seigneur, et là un baiser lui fut donné de telle façon qu'elle fut toute submergée en cette douce Divinité en qui elle se perdait elle-même tant pour l'extérieur que pour l'intime, de façon qu'elle pouvait dire :
Je ne vis plus, moi, mais en moi vit le Christ (Galates 2, 20).
Par quoi elle ne pouvait plus voir ce qu'étaient ses actions en elles-mêmes, ou bonnes ou mauvaises, mais toutes choses uniquement en Dieu.
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Le jour de l'Annonciation de la glorieuse Vierge Marie qui suivit sa conversion 1, son Seigneur lui donna le désir de la sainte communion. Ce désir ne la quitta plus tout le reste de sa vie. Son Amour régla ainsi toutes choses que la communion lui était donnée sans qu'elle fît rien pour l'obtenir. De façon ou d'autre il y était pourvu de façon merveilleuse. Sans qu'elle eût rien disposé pour cela, des prêtres l'appelaient à qui Dieu inspirât de lui donner la communion.
Un frère spirituel 2 lui dit un jour : « Vous communiez chaque jour ; comment y trouvez-vous l'apaisement de votre conscience ? » Elle lui répondit sans détours et lui dit les désirs et les attraits de son coeur. Aors le frère, pour éprouver la droiture de ses intentions lui dit : « Il pourrait y avoir quelque faute en des communions si fréquentes, » et cela dit, il s'en alla. Et Catherine, dans la crainte de quelque faute, s'abstint de communier, mais elle en éprouva une grande tristesse.
Le religieux l'ayant observée quelques jours et voyant qu'elle recherchait la consolation et la douceur de la communion beaucoup moins qu'elle ne craignait la moindre faute, lui fit dire que désormais elle communiât chaque jour. Elle retourna ainsi à son habitude.
Une autre fois, elle était si gravement malade qu'elle ne pouvait rien prendre et comme près d'expirer, elle dit à son confesseur :
Si vous me donniez trois fois mon Sauveur, je serais guérie.
Ce qu'il fit, et elle guérit sur-le-champ.
1. Donc, le 25 tnars 1473.
2. D'après GaBRIELE, p. 93, ce frate spirituale serait le bienheureux Angelo de Chivasso, frère mineur. Cette identification n'est pas assurée.
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Avant de communier elle avait de grandes angoisses de coeur et disait :
Je n'ai pas le coeur comme les autres, parce qu'il n'a de joie que de son Seigneur, aussi, donnez-le moi.
Il apparut qu'autrement elle ne pouvait vivre, et qui l'aurait laissée sans communion lui aurait causé une si vive souffrance qu'elle aurait consumé sa vie. On en fit assez souvent l'expérience. S'il arrivait que par quelque empêchement elle n'eût pas communié, elle en était toute cette journée affligée et insupportable à elle-même. Ceux qui vivaient avec elle s'en apercevaient et en éprouvaient une grande compassion, disant que c'était clairement le bon plaisir de Dieu qu'elle communiât tous les jours.
Certain jour à la communion, Dieu lui donna une si vive consolation qu'elle en resta hors d'elle-même et le prêtre qui s'apprêtait à lui donner le calice l la trouva tout absorbée sans aucun sentiment. On fut contraint de la ramener par force à son naturel. Revenue à elle-même, elle dit à son Seigneur :
Seigneur, ce n'est pas pour ces douceurs que je veux vous suivre, mais uniquement par seul amour.
Si le médecin de l'âme ou des corps lui avait dit pour quelque motif : « Demain je ne veux pas que vous communiiez », elle ne l'aurait pas fait, tant était grande son humilité et son obéissance, mais elle fût restée dans une peine extrême, comme on l'a dit, C'est pourquoi ils s'en gardaient sinon en cas de toute nécessité, car ils la voyaient guidée de Dieu par le moyen de cette très suave nourriture.
Une nuit, elle rêva pendant son sommeil que le jour suivant elle ne pourrait communier. A son réveil elle se trouva des larmes qui lui jaillissaient des yeux, et elle s'en étonna, car elle était très dure aux larmes ; c'était que le feu de l'amour allumait en elle un tel désir de cet aliment que s'en croyant privée, il lui semblât impossible de le supporter.
Mais s'il arrivait qu'elle ne pût le recevoir par les moyens ordinaires, elle se gardait en patience et en abandon disant à son Seigneur :
Si tu le veux, il me sera donné.
1. Il ne s'agit pas ici de la communion sous les deux espèces, mais d'un peu de vin naturel qu'on prenait après la communion, comme font encore les ordinands à la messe d'ordination
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Elle disait qu'au début de sa conversion, quand lui fut donné ce désir de la communion, il lui arrivait quelquefois d'envier en quelque sorte les prêtres, parce qu'ils se communient quand ils veulent sans que personne s'en étonne. Elle eût voulu aussi - et avec quelle ardeur 1 - dire les trois messes de Noël. De sorte qu'en cette vie elle n'avait personne à envier sinon les prêtres parce qu'ils peuvent du coeur et des mains manier à leur gré le sacrement. Quand elle le voyait sur l'autel dans les mains du prêtre, elle disait en elle-même :
Ah ! vite, vite ! donne-le à mon coeur, puisque c'en est l'aliment.
Il ne lui paraissait pas possible de souffrir que le sacrement s'attardât hors de son coeur, mais elle allait toute frémissante jusqu'à ce qu'elle l'eût reçu.
Il lui semblait que chacun avait la même faim et le même attrait qu'elle ressentait. Pour le recevoir, elle aurait marché cinq milles sans fatigue et sans regarder à l'effort. Il lui semblait qu'elle aurait accompli des choses impossibles à un corps d'homme, tant ce désir brûlait en elle.
La cité de Gênes avait été, je ne sais pour quel motif, frappée d'interdit pour quelques jours 1. En apprenant qu'il lui serait refusé de communier, elle en ressentit une blessure au coeur. Aussi, tant que dura l'interdit, elle sortait chaque matin et faisait un mille pour communier hors ville. Il lui semblait, tant son désir la soulevait, que son corps serait allé n'importe où aussi vite que son esprit et que personne n'aurait pu l'apercevoir.
S'il arrivait que par maladie ou quelque autre cause elle était empêchée de communier, elle restait ce jour lasse, sans force et sans joie et la vie lui paraissait impossible à supporter, comme on l'a dit.
Tandis qu'elle assistait à la messe, il lui arrivait souvent d'être tenue dans une si profonde application à Dieu qu'elle n'entendait rien. Mais au moment de la communion elle se réveillait aussitôt et elle disait :
O Seigneur, il me semble que si j'étais morte, pour te recevoir je ressusciterais, et s'il m'était donné une hostie non consacrée, je la reconnaîtrais au goût, tout comme je distinguerais le vin de l'eau.
1. En 1489, le pape Innocent VIII jeta l'interdit sur la ville de Gênes; pour dix jours. GABRiELE, p. 94 s. D'après la tradition, c'est à la chapelle de N.-D. des Monts que se rendit la sainte pour la messe et la communion.
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Elle parlait ainsi parce que l'hostie consacrée lui lançait un certain rayon d'amour qui lui transperçait l'intime du coeur. Elle disait encore que si elle eût vu toute la cour céleste vêtue de même manière de sorte qu'il n'y eût pas de différence de vêtement entre Dieu et les anges, néanmoins l'amour qu'elle avait au coeur aurait reconnu Dieu comme le chien reconnaît son maître, et même bien plus vite et avec moins de peine, parce que l'amour qui est Dieu même, instantanément et sans intermédiaire découvre sa fin et son repos suprême.
Un jour qu'elle venait de communier, il lui survit un tel parfum et une telle suavité, qu'elle crut être au Paradis. S'en étant aperçue, elle se tourna aussitôt humblement vers son Seigneur et dit :
O Amour, voudrais-tu d'aventure, me tirer à toi par ces douceurs ? Ce n'est point cela que je veux, mais tu sais que dès le début j'ai demandé la grâce de ne m'accorder jamais ni visions ni consolations sensibles, parce que je vois si clairement ta bonté qu'il me semble ne plus marcher par la foi, mais par vraie expérience du coeur.
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Quelque temps après sa conversion, - c'était le jour de l'Annonciation de Notre-Dame - son Amour lui parla intérieurement, lui signifiant sa volonté qu'elle aurait à faire le carême en lui tenant compagnie au désert. Elle commença dès lors à ne plus pouvoir manger, au point qu'elle resta jusqu'à Pâques sans nourriture corporelle 1. Pendant les trois jours de fête elle eut faculté de manger, puis cela lui fut enlevé pour autant de jours que dure le carême 2.
Ceux-ci achevés, elle put se remettre à manger comme les autres sans aucune résistance de l'estomac. Elle passa de cette façon sans rien prendre vingt-trois carêmes et autant d'avents. Tout au plus il lui arrivait de boire de fois à autre un verre d'un mélange d'eau, de vinaigre et de sel pilé. Quand elle buvait cette mixture, il lui semblait la jeter sur une pierre chauffée à rouge qui aussitôt la consumait, à cause du grand feu qui la brûlait intérieurement. Chose extraordinaire et stupéfiante car il n'y a pas d'estomac, si sain fût-il, qui pourrait supporter, surtout sans rien absorber de solide, pareil breuvage. Mais elle disait en ressentir une telle douceur à l'estomac, provenant du feu de son coeur, qu'en prenant cette potion si amère, elle avait le sentiment de soulager son corps.
i. Ce phénomène d'inédie n'est pas sans cxemples antérieurs à Catherine de Gênes ; il s'est présenté chez Catherine de Sienne (+1480), Lidwine de Schiedam (1388-1433) et plusieurs autres depuis. Il ressemble au jeûne quadragésimal absolu de certains ermites du désert, tel Siméon le stylite. Mais il s'agit dans ces derniers d'un jeûne volontaire, exercice ascétique ; dans Catherine de Gênes ce jeûne forcé a le caractère d'une grâce mystique. Catherine le subit en acquiesçant.
2. Le jeûne commencé le jour de l’Annonciation dura jusqu’au Samedi Saint inclus, soit du 25 mars au 17 avril, Pâques tombant cette année 1473 le 18 avril. Catherine avait donc jeûné 24 jours. Elle put manger du dimanche au mardi de Pâques, « les trois jours de fête » du texte. Après quoi, pour arriver au nombre de 40 jours, le jeûne reprit et se poursuivit jusqu'au 6 mai.
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Cette impuissance à rien prendre lui donna d'abord beaucoup d'inquiétude, car elle n'en savait pas la cause et elle craignait toujours qu'il s'y glissât quelque tromperie. Elle se forçait donc à manger, dans la pensée que la nature le réclamait. Mais à peine avait-elle la nourriture à l'estomac qu'elle ne pouvait la retenir. Sous l'empire du même souci, elle se remettait à manger, mais chaque fois elle était contrainte de tout rejeter, et cela lui paraissait à elle et aux autres de la maison un phénomène inexplicable.
Un jour son confesseur, pour l'éprouver, lui commanda de manger. Avec une joyeuse obéissance, elle s'efforça aussitôt de le faire quoique à grand effort. Mais finalement elle fut forcée de tout rejeter, tandis qu'elle éprouvait de si terribles accidents qu'elle faillit en mourir. Aussi le confesseur n'eut-il plus le courage de lui imposer pareille expérience.
C'était chose vraiment surprenante que cette impuissance à rien absorber. Ainsi jusque dans la journée entière de la Saint-Martin, elle mangeât comme les autres, mais ensuite elle n'en avait plus la possibilité jusqu'à la Nativité de Notre-Seigneur. A partir de ce jour, elle se remettait à manger et à garder la nourriture jusqu'à la journée entière de la Quinquagésime, et dés lors elle retombait dans l'impossibilité de rien prendre ni retenir jusqu'au jour de Pâques.
Et de ce jour à l'Avent elle pouvait manger coInrne les autres sans aucune incommodité 1.
Dans ces périodes où elle ne pouvait manger, elle s'occupait plus encore qu'en autre temps à des oeuvres pies, dormait mieux, et se sentait plus allante et plus forte. Quoique ne mangeant pas, elle se rendait à table avec les autres et se forçait à manger et à boire quelque peu pour éviter autant que possible de se singulariser. Elle désirait fort que cela restât inaperçu et qu'on n'y prît point garde. Elle disait à part soi, émerveillée : Oh! si vous saviez une autre chose que je ressens en moi! C'était son union à Dieu et cet amour pur et si enflammé qu'elle ne pouvait presque le supporter.
Ceux de la maison et aussi les autres qui la connaissaient, s'étonnaient beaucoup qu'elle restait ainsi sans manger, mais elle-même n'en faisait aucun cas et disait :
Si nous voulions estimer à leur vrai prix les oeuvres de Dieu, nous devrions regarder aux choses intérieures plutôt qu'à l'extérieur. Mon
1. L'avent était donc compté du 12 novembre au 24 décembre, soit 43 jours, plus long que l'avent liturgique. Certains usages monastiques le pratiquaient ainsi.
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jeûne est une oeuvre divine sans rien de ma volonté. Je n'ai donc pas à m'enorgueillir et nous ne devons pas l'admirer, puisque pour Dieu c'est comme rien. La vraie lumière fait voir et comprendre qu'on ne doit pas regarder à ce qui sort de Dieu pour notre nécessité et pour sa gloire, mais uniquement au pur amour qui fait agir envers nous sa Majesté. Et l'âme voyant que les oeuvres de cet amour sont si nettes et si pures, car l'amour ne regarde à aucun bien que nous puissions lui faire, il faut qu'elle se mette aussi à l'aimer d'amour pur sans s'arrêter à aucune grâce particulière qu'elle en pourrait recevoir; il faut qu'elle le regarde lui seul et pour lui seul, car il est digne d'être aimé lui seul, sans aucun intermédiaire qui soit de l'âme ou du corps, comme sans mesure.
En ces jours qu'elle ne mangeait pas, elle fut contrainte d'aller chez ses proches à des repas qu'elle ne pouvait éviter. Elle voulait empêcher qu'on fît du cas de son impuissance à manger et qu'on en parlât. S'apercevant qu'on l'observât pour voir si elle mangerait, elle s'efforçait de prendre autant qu'il lui était possible. Mais quoiqu'elle ne pût prendre que fort peu de chose, elle était forcée de se lever de table et de tout rejeter. Il lui était impossible de rien retenir, de rien digérer. Quand elle était à ses périodes de jeûne, rien n'apportait de secours naturel à son corps, parce que tout ce qu'elle buvait se consumait par l'immense feu d'amour qu'elle avait au coeur.
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Les quatre premières années après qu'elle eut reçu du Seigneur la douce blessure, elle fit de grandes pénitences au point de mortifier complètement tous ses penchants. Tout d'abord, dès qu'elle voyait sa nature désirer quelque chose, aussitôt elle le lui enlevait, et ce que la nature avait en horreur, elle le lui faisait prendre. Elle portait de rudes cilices, ne mangeait pas de chair, ni rien qui lui fut appétissant, jamais de fruits ni frais ni secs. Comme elle était de nature gracieuse et aimable, elle se faisait en ce point grande force et violence. Ainsi quand ses proches la visitaient et voulaient s'entretenir avec elle, elle ne leur parlait point, hormis ce qui était strictement indispensable, sans souci d'elle-même ni d'autrui, afin de se vaincre. Si quelqu'un s'en étonnait, elle n'en avait cure.
Elle usait aussi de grande austérité dans le dormir, en glissant sous elle des objets pointus.
Le feu qu'elle portait intérieurement était si fort qu'elle ne prenait aucun soin des choses extérieures dont son corps pouvait avoir besoin, et cependant elle ne négligeât rien des occupations nécessaires. Telle était la véhémence continuelle et l'ardeur de son esprit que nulle tentation ne parvenait à s'y insinuer, en dehors des inclinations naturelles, et il en fut ainsi jusqu'à la fin de sa vie.
Encore ces inclinations naturelles, par suite de la forte résistance qu'elle leur opposa, peu à peu furent réduites à rien. Quel que fut le genre de tentation qui lui venait, disait-elle, elle n'éprouvait aucune difficulté à lui résister. La raison en était qu'ayant le coeur tout enflammé d'amour pur, les mouches des tentations n'en pouvaient approcher. De même elle n'éprouvait aucune difficulté dans ses oeuvres tant intérieures qu'extérieures. Le doux Amour lui avait tout ravi, âme, coeur, volonté, tout le reste, et transformé toute chose en
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lui-même par véritable union. C'est lui, en conséquence, qui la dirigeait en tout et toujours. D'où vient qu'il lui arriva de dire :
Je n'ai pas le sentiment de posséder ni âme, ni corps, ni coeur, ni volonté, ni goût, ni rien autre chose, hormis le pur amour.
La résistance à ses inclinations allait si loin qu'elle ne tenait compte ni d'elle-même ni des autres. Remarquait-elle que sa nature désirât quelque chose, tout aussitôt elle lui opposait une résistance fermement résolue, et désormais elle n'en avait plus souci. Quand sa nature éprouvait de fortes répugnances à certaines choses, comme par exemple sanie, charogne et pourriture et semblables choses qui soulèvent le coeur, à l'instant elle les mettait en bouche, en mangeait ou en buvait ; par la suite elle n'y avait plus de répugnance, et par ce moyen elle tuait ses penchants.
Elle allait les yeux baissés vers le sol sans regarder personne en face.
Dans les quatre premières années de sa conversion, elle demeurait chaque jour six heures en oraison. Si quelquefois la partie sensible en avait assez, elle était à ce point soumise à l'esprit qu'elle n'avait pas envie de lui résister. En ces quatre années, par le feu violent qu'elle sentait au coeur et qui le lui brûlait et le réduisait en cendres, il lui vint une faim si violente qu'elle paraissait insatiable. Elle digérait sa nourriture si rapidement qu'elle eût consommé jusqu'à du fer. Manifestement cette faim démesurée était chose au-dessus de la nature. Cependant elle ne mangeait que de façon ordinaire et ne laissait pas de jeûner les jours prescrits.
En ces années-là, elle était à ce point remplie de sentiment intérieur qu'elle pouvait à peine parler et si bas qu'on l'entendait à peine. La plus grande partie du temps, elle paraissait hébétée, sans parler, sans ouïr, sans goût, sans intérêt pour quoi que ce soit au monde, sans prendre garde à rien. Elle était si absorbée à l'intérieur qu'elle semblait morte à toute chose extérieure.
Elle était aussi très soumise à tout le monde, toujours cherchant à faire toute chose qui fût contre sa volonté ; de telle façon qu'elle était toujours inclinée à faire la volonté d'autrui plutôt que la sienne propre.
Chose admirable ! Dès le premier moment, comme il a été dit, le Seigneur la rendit parfaite par grâce infuse, de façon qu'en un instant elle fut toute purifiée dans ses forces affectives, illuminée et
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unie dans l'esprit, et toute transformée en son doux Amour, au point qu'il lui était impossible d'avoir aucun goût sinon de cet Amour. Néanmoins, Dieu voulut que fût observé l'ordre de la justice divine par la mortification de tous ses penchants. Ils étaient sans doute mortifiés quant au consentement de la volonté, aux mouvements de la sensibilité, si imperceptibles qu'on les imagine, cependant le Seigneur permit qu'elle perçût ces penchants naturels comme ils étaient, pour qu'elle eût occasion de les mortifier avec une attention soutenue.
En la voyant faire tant et de si grandes mortifications dans tous ses sens, on lui demandait quelquefois : « Pourquoi faites-vous cela ? »
Elle répondait :
Je ne sais, mais je me sens tirée intérieurement à le faire et je n'y sens nulle résistance, et je crois que Dieu le veut ainsi. Mais il ne souffre pas que je m'arrête à rien de déterminé.
Ce qui paraît bien véritable, puisque dès le début de ces quatre années, en un instant, toutes choses particulières lui furent tirées de l'esprit de telle façon que si par la suite elle eût voulu les faire encore, cela lui eût été impossible. Cette remarque et beaucoup d'autres pareilles nous la montrent visiblement guidée par l'Esprit saint et font voir qu'elle ne pouvait faire aucun acte déterminé sans cette motion intérieure. Si bien qu'au terme de ces quatre années toutes ses inclinations furent mortifiées, il lui resta l'habitude de la vertu en toute chose sans aucune peine.
C'est en ce temps qu'assistant à un sermon où était racontée la conversion de la Madeleine par appel intérieur et extérieur et autres considérations, elle entendait son coeur répondre en elle-même :
« Je te comprends. » Elle s'appliquait pleinement à elle-même ce qui était prêché ; elle sentait que sa vocation était toute pareille à celle de la Madeleine.
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Au terme de ces quatre années dont il a été question, il lui fut donné un esprit net, libre et rempli de Dieu, à ce point qu'il était fermé à toute autre chose. Quand elle assistait aux prédications ou à la messe, elle était tellement occupée de ce sentiment intérieur qu'elle ne voyait ni entendait ce qui se disait ou se faisait hors d'elle. Intérieurement, dans la douce lumière divine, elle voyait et entendait d'aunes choses, tout absorbée qu'elle était dans ce goût intérieur et il n'était pas en son pouvoir de s'en dégager. Et cependant, c'est merveille qu'avec une occupation intérieure si absorbante, le Seigneur ne la laissait jaInais s'écarter du bon ordre. Chaque fois qu'il en était besoin elle revenait à elle-même, de façon à pouvoir répondre à qui la deInandait. Le Seigneur la menait de telle sorte que jamais personne n'eut à se plaindre d'elle.
Elle avait l'esprit si rempli d'amour divin qu'elle en était comme incapable de parler, par suite de ce goût et de ce sentiment continuels de Dieu. Ses transports allaient quelquefois si loin qu'elle était forcée de se dérober aux regards, parce qu'elle perdait l'usage de ses sens et restait comme morte.
D'autre part, dans le dessein d'éviter ces suavités, elle se forçait à rester davantage en compagnie, autant qu'il lui était possible, et elle disait à son Seigneur :
Je ne veux pas ce qui procède de toi, c'est toi seul que je veux, ô doux Amour.
Elle voulait aimer Dieu sans âme et sans corps, c'est-à-dire, sans qu'ils pussent trouver leur nourriture, d'un amour droit, pur
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et sincère. Mais parce qu'elle voulait se garder de ces consolations, le Seigneur lui en donnait davantage. A la fin Dieu enracina si fortement et si profondément le pur amour dans cet esprit purifié, qu'elle accoutuma de dire :
Dès que j'ai commencé à l'aimer, jamais l'amour ne m'a manqué, mais il est allé toujours croissant,
et il grandit toujours jusqu'à la fin dans l'intime de son coeur. La cause en était dans la vue chaque jour plus claire de la droiture et de la pureté de son doux Amour qui opérait en elle de si grands effets.
Cette âme était tellement absorbée dans son intérieur par l'amour, qu'elle ne pouvait plus converser avec les hommes ; c'est pourquoi elle se cachait souvent en quelque coin retiré. On la recherchait, on la trouvait prosternée en terre, la tête dans les mains 1, hors d'elle, avec une telle douceur qu'on ne la peut dire ni penser. Appelée, elle n'entendait pas, si fort qu'on criât. D'autres fois elle montât et descendait par la maison, elle semblait toujours vouloir marcher, sans savoir pourquoi. C'est qu'elle était comme tirée hors d'elle-même par l'impétueux mouvement de l'amour. Certaines fois, elle restait six heures durant comme morte, mais à peine s'entendait-elle appelée, elle se levait aussitôt, répondait et se mettait à tout travail nécessaire, si petit qu'il fût. Elle laissait ainsi tout sans regret, fuyant la recherche d'elle-même 2 autant que le démon. Quand elle sortait ainsi de ses cachettes, elle avait la figure enflammée, on eût dit un chérubin. Il lui semblait pouvoir dire :
Qui me séparera de la charité de Dieu...
et le reste des paroles que disait le glorieux apôtre (Rom., 8, 35), et elle ajoutait :
Il me semble voir cette âme inébranlable de saint Paul dépasser de bien loin ce qu'il pouvait exprimer en paroles, mais tout ce qu'il a dit pour célébrer la vigueur du vrai et pur amour, tout cela est comme rien, puisque le vrai et pur amour c'est Dieu même. Qui dès lors pourrait le séparer de lui-même ?
Ms. D : sous le lit. Ce qui veut dire sans doute, prosternée dans la ruelle du lit
Proprietà, dans le ms. D comme dans l'édition.
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L'Amour lui dit un jour à l'esprit : « Ma fille, observe les trois règles que voici : ne jamais dire : je veux, je ne veux pas. - Ne jamais dire : mien ; tu diras toujours : nôtre. - Ne jamais t'excuser, sois prompte à t'accuser. » [notre note : nous soulignons les passages rapportés par Catherine à son confesseur] Il lui dit encore : « Quand tu réciteras le Pater, prends pour fondement le fiat voluntas tua, c'est-à-dire, ta volonté se fasse en toute chose, dans l'âme, le corps, les fils 1, parents, amis, les biens et toute autre chose qui puisse te toucher, et en bien et en mal. De l'Ave Maria prends Jésus ; qu'il te soit toujours fixé au coeur, et il te sera un doux guide, un bouclier au cours de cette vie et en toutes tes nécessités. Du reste de l'Écriture prends pour ton soutien ce mot : Amour. Avec lui tu iras toujours droite, nette, légère, attentive et soigneuse, toujours prête, illuminée, sans erreur et sans guide ni aide d'autre créature, parce que l'amour n'a pas besoin d'aide, il suffit pour accomplir toute chose sans peur et sans effort. Le martyre même lui paraît doux. On ne saurait expliquer fût-ce la plus petite étincelle de la puissance de l'amour et de ses effets. Finalement cet amour consumera en toi toutes les inclinations et les sentiments de l'âme et du corps, de toutes les choses de cette vie. » Son doux Amour lui permit un jour d'entendre 2 exposer par un prédicateur tous les degrés et les états de perfection qu'on peut atteindre en cette vie. Son expérience intime y correspondait exactement. Elle reconnut donc qu'elle possédait tout cela en elle-même, parce qu'il avait plu ainsi à son doux Amour. Il l'avait menée à la perfection par grâce infuse non dans un espace de temps mais en un moment ; il en fut ainsi par la prompte correspondance de son libre arbitre dès le premier appel. C'est pourquoi elle sentait, goûtait, comprenait et expliquait toutes ces perfections, mais elle ne pouvait renseigner sur les voies qui y mènent.
Elle vivait comme hors de tout sentiment d'elle-même, de façon à ne connaître en soi ni âme ni corps. L'un et l'autre étaient à ce point brûlés dans cette fournaise de l'amour divin, par continuelle sortie d'elle-même et union à Dieu, que ses yeux ne voyaient, ses oreilles n'entendaient plus chose du monde qui lui causât plaisir. Les narines avaient comme perdu l'odorat, cela s'entend quant au plaisir qu'on y trouve, - le goût, à peine l'avait-elle au degré indis-
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1. Il s'agit de ses fils spirituels, ses disciples.
2. C'état par exception, car elle était ordinairement absorbée en Dieu au point de ne rien percevoir de l'extérieur comme il a été dit.
pensable, et si elle avait à faire quelque chose pour elle-même, les mains lui tombaient d'impuissance et elle disait en pleurant :
O mon Dieu, mon Amour, je n'en peux plus.
Elle s'asseyait, ses sens l'abandonnaient, comme si elle était morte. Cela lui arrivait plus ou moins souvent, selon la plénitude de son esprit purifié.
Faisant allusion à cela, elle disait un jour qu'elle n'éprouvait plus aucun sentiment hormis cette plénitude de Dieu son amour ; d'où il provenait qu'elle ne pouvait ni goûter ni connaître que Dieu, sans rien d'elle-même, tout comme si elle avait été sans âme ni corps. Ainsi s'accomplissait en elle ce qui est dit : « Qui s'attache à Dieu devient un seul et même esprit avec Dieu même » (I Cor., 6, 17).
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Quand elle éprouvait et avait cette suavité spirituelle si puissante et ce sentiment si absorbant qui l'empêchaient d'agir et de se servir des sens, alors elle disait à son humanité l :
Es-tu contente d'être ainsi nourrie ?
L'humanité répondait oui et qu'elle laisserait pour ce goût surnaturel tout autre qu'elle pourrait acquérir en cette vie. Que devait donc goûter l'âme, quand l'humanité, contraire par nature à l'esprit, trouvait déjà sa joie dans cette paix et cette union à Dieu ? Il en était ainsi dans les commencements, mais à la fin, son coeur ressentait un tel incendie d'amour pur et pénétrant qu'elle ne pouvait toucher la peau de sa poitrine, comme si elle avait eu une plaie au coeur. Elle en ressentait la douleur à la poitrine et dans le dos 2. Elle y portait souvent la main pour se soulager et son coeur s'affolait comme un soufflet. Elle en souffrait inégalement d'un jour à l'autre ; il lui eût été impossible d'en supporter deux jours de suite la violence. Elle en serait morte, comme on pouvait le voir à son état.
Quand s'était un peu apaisé ce paroxysme du feu intérieur, son coeur restait tout liquéfié dans cette merveilleuse suavité divine. Dieu la laissait reposer quelques jours dans cette impression. Il revenait ensuite sur elle avec un nouvel assaut de ce genre, et encore
1. L'humanité ; c'est la première fois que ce mot apparaît dans la Vita.
2. Tout ceci sera redit plus en détail plus loin dans la Vita, vers la fin de la vie. Le récit anticipe, comme il est dit : ultimamente, à la fin.
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plus violent, au point que l'humanité n'y trouvait plus à prendre comme autrefois, mais c'était pour elle plutôt un martyre.
De là vient que lorsqu'elle voyait des morts ou entendait des offices ou des messes pour les défunts, ou encore le glas funèbre, on voyait l'humanité s'en réjouir. Il lui semblait qu'elle s'en allait contempler cette vérité qu'elle ressentait dans son coeur. Son humanité eût préféré mourir que vivre dans une telle aliénation intérieure et dans la privation de ce qui aurait pu lui donner quelque aliment et quelque réconfort. Elle en était réduite à ce point qu'il ne lui était donné aucun soulagement, sinon quand elle dormait. Il lui semblait à ce moment sortir de prison, parce qu'elle n'était plus si absorbée dans cette continuelle attention à Dieu.
Le désir de la mort lui dura deux années environ, pendant lesquelles son esprit en était sans cesse en quête et disait :
O mort cruelle, pourquoi me laisses-tu à l'écart quand j'ai de toi une telle faim ?
Ce désir était sans pourquoi ni comment, et la tenait sans répit jusqu'au moment de sa communion quotidienne. Quand elle l'éprouvait elle disait à la mort :
O douce mort, suave, gracieuse, belle, forte, riche, digne 1.
Elle ajoutait beaucoup d'autres qualificatifs d'honneur et de dignité, autant qu'elle en savait. Elle poursuivait :
Je te trouve, à mort, un seul défaut, c'est que tu es trop avare à qui soupire après toi, et trop prompte à qui te fuit. Je vois cependant que tu fais toute chose selon la disposition divine, en quoi ne peut se trouver aucun défaut. Ce sont nos penchants désordonnés qui ne s'accordent pas avec toi. S'ils étaient bien dirigés, nous serions tout abandonnés en silence au vouloir de Dieu, comme la mort à faire ce que Dieu ordonne et nous arriverions à ce point que nous n'aurions plus de choix volontaire ni de vie ni de mort, comme si nous étions déjà au tombeau.
Mais, disait-elle, si elle avait pu faire un choix, c'est la mort qui lui eût semblé préférable, puisque grâce à elle l'âme n'a plus à craindre de faire chose qui mette obstacle à son pur amour. Elle se trouve aussi hors de la prison de ce misérable corps et de ce monde qui l'attirent à leurs affaires de tout leur pouvoir par toute sorte de voies et de moyens. Aussi l'âme qui est presque tout absorbée en Dieu, voit en
Écho reconnaissable du Cantique du soleil de FRANçOIS d’ASSISE, dernière strophe.
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tout cela contre ses ennemis à qui elle est en butte. Aussi désire-t-elle sans cesse de leur échapper, d'autant plus qu'à ses yeux c'est par le moyen de la mort corporelle que l'âme s'unit à Dieu, à ce Dieu en qui sont rassemblés tous les biens qui se peuvent désirer et posséder.
C'est pourquoi Pétrarque dit :
« La mort est le terme d'une obscure prison
Aux âmes bien nées ; un chagrin pour les autres
Qui dans la fange ont tout leur cœur 1. »
Elle disait : Une âme qui aime véritablement Dieu, si elle est entraînée à la perfection de l'amour, comme elle se voit emprisonnée dans le monde et le corps, si Dieu ne la soutenait par sa Providence, la vie corporelle lui serait un enfer, parce qu'elle empêche d'atteindre la fin pour laquelle elle a été créée.
Quand elle faisait ces âpres pénitences, la partie sensible n'y contredisait jamais et lui était soumise en tout. Mais dans ces violents incendies d'amour, c'est chose étonnante qu'elle y éprouvait tant de souffrance et d'opposition. La raison en est qu'à ces pénitences son esprit correspondait, donnant vigueur à l'humanité puisque l'esprit doit prendre part à des actes de ce genre. Mais ensuite l'esprit étant comme séparé des choses sensibles, puisque Dieu même opérait en lui et avec lui sans intermédiaire, l'humanité restait abandonnée et souffrait de façon intolérable sans y correspondre en rien. L'humanité se soumet aux pénitences humaines et elle en est capable puisque ce sont actes humains, mais elle n'est pas capable d'un tel feu d'amour. Comme elle doit supporter un esprit qui est comme devenu feu d'amour par union réelle et intime transformation, cela lui est plus qu'un martyre, car c'est là chose qui excède ses forces.
Tout cela était réglé par son Dieu très doux avec une souveraine proportion. C'est lui qui sut réjouir le corps de façon merveilleuse dans les oeuvres d'austère pénitence, et le fit vivre sans plainte dans le feu d'un tel martyre intérieur. Quelle est la dureté de ce martyre, celui-là seul le sait qui en fait ou en a fait l'expérience.
1. PETRARQUE, Triomphe de la mort ch.2
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Dès sa conversion elle s'occupa activement de bonnes oeuvres. Elle recherchait les pauvres dans la ville, engagée à cette fin par les dames du bureau de la miséricorde l qui étaient chargées de cette oeuvre. Elles la fournissaient d'argent et de provisions pour le soulagement de ces pauvres, conformément à la coutume de la cité. Avec grand zèle Catherine s'acquittait de tout ce qui lui était confié. Elle portait secours aux malades et aux pauvres, elle nettoyait le mieux possible leurs ordures et leurs saletés. Si l'estomac se soulevait devant des choses répugnantes et qu'elle sentit venir le vomissement, aussitôt elle se mettait cela en bouche pour vaincre ces rébellions de sa sensibilité. Elle s'emparait des hardes des malades pleines de vermine et de saleté, elle les rapportait chez elle et après les avoir nettoyées fort proprement elle les leur reportait. Elle mettait tout son soin à ce travail, et chose remarquable, à nettoyer tant de saletés, jamais il n'en vint sur elle. Elle servait les malades d'un coeur fervent, tant pour l'âme, en leur rappelant les choses spirituelles, que pour le corps. Jamais elle ne fuyait un malade si répugnant que fût l'aspect de son mal ou l'odeur de son haleine.
Ensuite elle s'engagea au grand hôpital 2 de la ville de Gênes ; elle eut charge de tout 3. Elle s'en acquitta avec plus de soin qu'on ne
1. Compagnie ou confraternité de la Miséricorde, composée d'hommes et de dames de la société. Les premiers se chargeaient des funérailles chrétiennes des défunts, les secondes visitaient les pauvres. Cfr GABRIELE, p. 69. Catherine était alors dénuée de ressources ; elle avait donc l'office de distribuer les autnônes que lui confiaient les dames de la Miséricorde. Pour une Fieschi, c'était une situation humiliante, comme le rappellera le Dialogo, ch. 1.
2. L'hôpital Pammatone, fondé en I423 par Bartolomeo Bosco, avocat génois. L'histoire de cette institution hospitalière encore subsistante et renaissant aujourd'hui des ruines accumulées par la dernière guerre, a été racontée dans l'excellent ouvrage de CASSIANO DA LANGASCO, cité plus haut. Le chap. v, « Il collaudo della santita », p. 59-75 traite de l'oeuvre accomplie par Catherine et de son séjour à l'hôpital 3. La Vita ne distingue pas les deux périodes de cette activité. Le Dialogo est plus précis. Nous y voyons que Catherine fut d'abord employée subalterne et peu considérée avant d'en
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pourrait dire. Mais elle se donnait à sa tâche de telle manière que tout le soin qu'elle y apportait ne lui enlevait jamais le sentiment de Dieu son doux amour, ni d'autre part, quelle que fût cette occupation intérieure, jamais rien ne fit défaut à l'hôpital. Tout le monde voyait en cela quelque chose de miraculeux. Il paraissait impossible, en effet, qu'une personne si occupée à des affaires extérieures pût ressentir sans interruption un tel goût divin dans son intérieur, comme d'un autre côté, qu'une personne engloutie à ce point dans le feu de l'amour divin se pût occuper d'affaires, avoir la tête à tout sans défaillance, au point de n'oublier jamais rien de ce qu'elle avait à faire.
Chose non moins admirable : elle eut pendant de nombreuses années la charge des dépenses et mania des sommes considérables appartenant à l'hôpital ; jamais cependant il ne manqua un denier aux comptes qu'elle rendait. Quoiqu'elle eût consacré toute son activité au service de l'hôpital, jamais elle ne voulut employer à son usage et pour son entretien la moindre chose appartenant à l'hôpital. Pour le peu qui lui était nécessaire elle se servait de son petit avoir. En quoi il apparaissait clairement que son doux Amour était là pour accomplir tout en elle par son intime union.
Il y eut à l'hôpital une dame gravement malade d'une fièvre contagieuse. C'était une pieuse personne, affiliée au Tiers Ordre de Saint-François, qui passa huit jours en agonie sans pouvoir dire un mot. Dame Catherine qui la visitait souvent, lui disait : « Invoque Jésus. » Comme la malade était incapable d'émettre un son, elle remuait les lèvres, d'où l'on pouvait penser qu'elle l'invoquait comme elle pouvait. Quand dame Catherine lui vit la bouche pleine de Jésus, elle ne put se contenir et lui baisa les lèvres avec un grand élan de coeur. Elle gagna ainsi la fièvre contagieuse, au point qu'elle faillit en mourir, et demeura quelques jours sans manger. Une fois guérie, elle reprit le service de l'hôpital avec grand soin et grand empressement 1.
être constituée « rettora » non pas de l'hôpital entier, comme semble dire la Vita, mais de la section des feturnes. Cfr CASSIANO, p. 67, et GABRIELE, p. 72 ss, en corrigeant certains détails donnés par ce dernier selon les précisions fournies par le premier. A quelle date se place l'entrée de Catherine à l'hôpital, la Vita ne se soucie pas de l'indiquer. CASSIANO, p. 62, propose 1477, avec beaucoup de vraisemblance. Le testament de Catherine, du 23 juillet 1484, sigttale qu'elle habite depuis longtemps (diu morata fuit et habitavit) à l'hôpital (dans GABRIELE, p. 333).
1. les biographes rattachent volontiers cet épisode à la grande peste qui sévit à Gênes en 1493-1494. Cassiano le situe à meilleur titre en 1484, quand Catherine fit son testament, où elle est déclarée « corpore languens et infirmate gravata » (p. 66).
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La bienheureuse avait une si merveilleuse connaissance d'elle-même que cela paraissait presque incroyable à des intelligences humaines. Elle était purifiée en elle-même et illuminée, unie et transformée en Dieu son amour à un tel point qu'elle parlât (par expérience intime qu'elle avait de ce qu'elle disait) non avec une langue humaine, mais plutôt comme un ange et comme un être tout divin. Cette connaissance qui dépasse de si loin la portée de l'intelligence humaine, du moins les âmes humbles et amoureuses de Dieu peuvent l'admirer dévotement et en savourer quelque petite chose par élévation d'esprit. C'est en cet état d'élévation qu'elle disait :
S'il était possible de subir pour l'amour de Dieu autant de tourments qu'en ont souffert tous les martyrs, et en plus l'enfer, - prétendre par là satisfaire à sa justice, serait en quelque sorte faire injure à ce Dieu, en comparaison de l'amour et de la bonté qu'il eut en nous créant, en nous créant de nouveau 1, en nous appelant par vocation particulière. C'est que par lui-même, sans la grâce de Dieu l'homme est pire que le démon. En effet, le démon n'a pas de corps tandis que l'homme sans la grâce de Dieu, est un démon incarné, parce qu'il a son libre arbitre lequel par disposition divine n'est sujet à aucune contrainte mais peut faire tout mal qui lui plaise. Le démon n'en peut faire autant, mais seulement dans la mesure que Dieu lui permet. Et quand l'homme lui donne sa volonté mauvaise, c'est celle-ci qui agit et avec elle qu'il le tente 2.
1. « si quelqu'un est dans le Christ, c'est une créature nouvelle » (2. aux Corinthiens 5, 17). Cfr Galates, 6, 15.
2. Cette phrase donne un sens assez subtil : L'homme en cette Vie a son plein libre urbitre et peut aller toujours plus avant dans la malice ; le démon, depuis son péché, est fixé dans sa malice qui ne peut plus ni diminuer ni croitre en elle-même ni produire au-dehors d'effets mauvais que dans la mesure permise par Dieu.
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Elle ajoutait :
C'est pourquoi je vois clairement que s'il y a en moi, ou en les autres créatures ou dans les saints quelque chose de bien, ceci dépend, en vérité, de Dieu uniquement ; si je fais quelque chose de mal, je vois que c'est moi seule qui le fais et que je n'en peux rejeter la faute sur le démon ni sur aucune autre créature, mais l'attribuer seulement à ma propre volonté, à mes penchants, à ma superbe, à mon amour-propre, à ma sensualité et autres semblables mouvements pervers. Si Dieu ne m'aidait, jamais je ne ferais quoi que ce soit de bon. En agissant mal je me vois pire que Lucifer 1. Tout cela m'apparaît avec une telle évidence que si tous les anges venaient me dire qu'il y a quelque bien en moi, je ne les croirais pas. Car je vois clairement que tout bien est en Dieu seul et qu'en moi, sans la grâce divine, il n'y a pas autre chose que péché.
On voyait cette âme savoir et connaître en quoi consiste la vraie perfection, et posséder le discernement de toute imperfection. Et ce n'est pas merveille, puisqu'elle avait l'oeil intérieur illuminé, l'affectif purifié, le coeur tout uni à Dieu son amour. C'est en lui qu'elle voyait les choses admirables cachées au sens humain.
Elle disait aussi :
En définitive, qu'une personne puisse parler des choses de Dieu, en avoir le goût, l'intelligence, la mémoire ou le désir, elle n'est pas encore au but. Ce sont là, à vrai dire, des voies et moyens pour y conduire, mais la créature ne peut rien savoir hors ce que Dieu lui donne de jour en jour, elle ne peut rien saisir de plus. En conséquence, qu'elle reste en paix en tout point où elle est menée. Si donc la créature savait les degrés que Dieu veut lui donner en cette vie, elle ne s'apaiserait jamais, mais elle aurait une impatience déterminée et un désir véhément d'avoir bien vite ce dernier degré de perfection que Dieu a disposé de lui accorder. Elle serait comme dans un enfer par le furieux et brûlant désir d'y atteindre.
Et disait cette âme sainte et dévote, brûlée d'amour divin déjà dès le début de sa conversion :
Seigneur je te veux tout entier, parce que je vois en ta lumière éclatante et claire que jamais l'amour ne s'apaise qu'il ne soit arrivé à la dernière perfection. O doux Seigneur, si je voyais que tu me manquerais seulement d'une étincelle, certainement je ne pourrais vivre.
1. Le texte du ms. D parait meilleur que la correction introduite par l'édition. Il donne : si Dieu ne m'avoit retenue, je me vois agir plus mal que Lucifer.
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Elle disait encore :
En y prenant garde par intervalles, je m'apercevais que l'amour dont j'aimais mon doux Amour grandissait de jour en jour. Et chaque fois il me semblait que l'amour avait atteint toute la plénitude qu'il pouvait réaliser. L'amour est ainsi fait qu'il ne peut apercevoir aucune imperfection si minime soit-elle. Mais, ensuite, avec le temps ayant acquis une vue plus claire, je reconnaissais avoir eu beaucoup d'imperfections. Si je les avais remarquées dès le principe, je n'aurais tenu compte d'aucune peine si grande fût-elle, y compris même l'enfer, pour les enlever. Au commencement, je ne le comprenais pas parce que l'Amour mon Dieu ne le voulait pas. Il entendait agir petit à petit, pour ne pas détruire l'humanité et pour que je pusse m'accommoder à ceux avec qui j'habitais. Avec des vues pareilles se seraient produits des actes si étranges que l'âme se serait rendue insupportable à elle-même et aux autres. A la fin, reconnaissant qu'une perfection quelconque est totalement hors de portée de la créature, je suis contrainte de dire ce que je n'aurais pu dire auparavant, que tout est imparfait de ce que la créature a pu ou peut comprendre.
Dans ses propos cette sainte créature employait souvent ces mots :
Douceur de Dieu, Netteté de Dieu, Bonté de Dieu, Pureté de Dieu,
avec d'autres belles expressions de même genre. Elle disait aussi :
Je vois sans mes yeux, je comprends sans mon intelligence, j'éprouve sans aucun sentiment, je goûte sans goût ; je n'ai ni forme, ni mesure, de façon que sans voir je vois une telle activité et une vigueur toute divine, à côté de quoi tous ces mots de perfection, de netteté, de pureté, que j'employais d'abord, me paraissent maintenant mensonges et contes en présence de la vérité et de la droiture (divines). Le soleil qui d'abord me paraissait si éclatant, à présent me paraît obscur. Ce qui me semblait doux, maintenant me paraît amer. C'est que toutes les beautés et les douceurs, dès qu'elles sont mêlées à la créature, se corrompent et se gâtent. Plus tard, quand la créature se voit purgée, purifiée et transformée en Dieu, alors elle voit le vrai et le pur. De cette vue, qui n'est pas une vue, il ne se peut rien dire ni penser. Finalement je ne puis même plus dire : Dieu mien, tout mien, toute chose est mienne (étant donné que tout ce qui est à Dieu me paraît être à moi). Il m'est devenu impossible d'employer pareilles expressions pour quoi que ce soit au ciel ou en terre et je reste ainsi toute muette et perdue en Dieu.
Je ne puis plus dire : Bienheureux, à aucun saint comme de par lui-même, cela me paraît un mot incorrect. Je ne vois aucun saint bienheureux par lui-même mais je vois bien que toute la sainteté et
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toute la béatitude dont jouissent les saints est hors d'eux 1 et toute en Dieu par excellence. Je ne puis voir aucun bien ni aucune béatitude en aucune créature, à moins que cette créature ne soit totalement annihilée en elle-même et en tout, et tellement submergée en Dieu que Dieu seul demeure dans la créature, et la créature en Dieu. Voilà toute la béatitude que peuvent posséder les bienheureux. Et néanmoins ils ne la possèdent pas. Je veux dire qu'ils l'ont dans la mesure où ils sont annihilés en eux-mêmes et revêtus de Dieu, mais pour autant qu'ils sont dans leur être propre, de façon que certains d'entre eux puissent dire : « Moi je suis heureux », ils ne l'ont pas.
Tandis que je parle de ces choses, je me reprends moi-même, en considérant ces mots et ces expressions, incorrectes en regard de ce que je sens - sans aucun sentiment - et qui ne se peut comprendre. Mais j'ai au dedans de moi un tel feu - sans feu - que je voudrais que toute créature le comprenne. Si je pouvais souffler cette flamme sur les créatures, je suis sûre de les allumer et de les embraser du feu de l'amour divin. O merveille ! je sens un tel amour et une telle droiture envers Dieu que tout l'amour et la droiture envers le prochain, nécessaires pour vivre de façon humaine pour autant qu'on y va droitement, me paraissent en comparaison une hypocrisie. De là vient que je ne puis plus m'accommoder au monde. Je me rends compte, quand je m'accommode à lui, que je le fais à contre-coeur et pour ne pas donner de mauvais exemples au prochain, puisqu'ainsi est l'usage du monde, qui semble-t-il, ne peut vivre que de fumée.
1. C'est-à-dire que l'origine en est en Dieu, non en eux-mêmes.
La vaine gloire ne pouvait pénétrer en son esprit, parce qu'elle possédait la vérité. Elle désespérait d'elle-même et plaçait par suite toute sa confiance en Dieu seul son très doux amour à qui elle s'abandonnait âme et corps, lui disant :
Seigneur fais de moi tout ce que tu veux.
Elle parlait ainsi avec la ferme assurance qu'il ne l'abandonnerait jamais, surtout qu'il ne la laisserait jamais tomber dans aucun péché. Elle aurait choisi tous les enfers imaginables plutôt que de voir sur elle la tache d'aucun péché si minime qu'il soit. D'autant plus, disait-elle,
que pour Dieu il ne peut être parlé de chose petite en matière de péché, mais de grave ou plutôt d'énorme puisque c'est contre sa si grande bonté 1.
Cette âme purifiée était non seulement sans estime d'elle-même ni vaine gloire d'aucune sorte de chose, mais il lui était beaucoup plus agréable d'être reprise et avertie de quelque penchant qu'elle aurait eu. Jamais elle ne s'excusait. Si profond était le regard intérieur de cette âme illuminée, elle disait des secrets de si haute perfection qu'à peine pouvait-elle être comprise, fût-ce d'âmes ferventes. Entre autres choses elle disait, non pour elle-même, mais pour d'autres, sujets à la vaine gloire :
1. Ce n'est pas nier la distinction entre péché véniel ou mortel, mais énoncer que tout péché est un mal par-dessus tout autre, qu'il est le seul mal véritable.
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Je ne voudrais pas voir qu'il me soit jamais attribué à moi-même un seul acte méritoire, même si l'on ajoutait l'assurance de ne plus jamais commettre de fautes et d'être sauvée, parce que la vue d'un tel acte me serait comme un enfer. Et quand à mon salut, avoir fait toute seule et par moi un seul acte qui, en tant que mien, aiderait à mon salut en dehors de la grâce divine, ce serait pire qu'un démon, car ce serait vouloir dérober à Dieu ce qui est à lui.
C'est que toutes les oeuvres et les actes vertueux, s'ils ne sont pas vivifiés par la grâce sanctifiante, ne sont rien et restent sans aucune valeur méritoire. Il en faut faire et en produire néanmoins, parce que la grâce ne peut vivifier et enrichir que nos actions. Sans actes la grâce refuse de sauver. C'est dire que toutes les oeuvres, faute d'être rendues saintes par la grâce, sont mortes, en tant qu'elles procèdent de la créature. Tandis que la grâce rend saintes toutes les actions faites par ceux qui ne sont pas en péché mortel, elle rend ces actes méritoires pour le ciel, non en vue de la personne qui agit mais en vue de la grâce qui sanctifie. C'est cela qui rend méritoires les actions par l'oeuvre de la seule grâce, c'est cela même dont elle disait qu'elle n'eût voulu la voir en soi 1.
Elle disait :
Il est impossible que la créature, en tant qu'elle est créature et sans la grâce divine, puisse faire quoi que ce soit de méritoire. Cela n'appartient qu'à la seule grâce qui est Dieu 2. Il suffit que la grâce soit toujours prête à sanctifier tout ce qu'opère la créature dès qu'elle n'est pas en péché mortel. De la sorte personne ne peut alléguer qu'il lui est impossible de se sauver. Il suffit de vouloir faire le bien et laisser le mal, c'est-à-dire le péché. De même chacun peut être sûr d'aller à la damnation éternelle s'il reste en péché mortel - si multipliées que soient ses bonnes oeuvres, puisqu'elles ne seraient pas sanctifiées par la grâce divine mais resteraient mortes.
Elle disait encore:
J'aimerais mieux demeurer en péril de toute la damnation éternelle, plutôt que d'être sauvée en voyant en moi cet acte qui me serait propre.
Cette haine d'elle-même lui donnait donc une lumière qui lui faisait voir clairement comment tout bien procède de Dieu seul ;
1. Explication des auteurs de la Vita.
2. Dans les hauts états mystiques Dieu pénètre et unit à lui la substance même de l'être.
C'est l'union sans intermédiaire et sans différence de Ruysbroeck. En ce sens peut s'entendre la formule abrupte de Catherine. Une oraison liturgique énonce que l'Esprit-saint est lui-même la rémission des péchés (Mardi de Pentecôte, postcommunion).
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c'est en Dieu même qu'elle le voyait, qu'elle le voulait, à lui qu'elle le laissait de toute sa volonté. Pour conclure, elle disait :
Si je pouvais trouver, par impossible, quelque bien dans une créature quelconque, je le lui enlèverais de force pour tout remettre à Dieu 1.
Elle ne voulait pas que personne pût penser qu'il y ait quelque chose de bon, hormis en Dieu 2. Elle voulait que chacun eût conscience que tout mal provient de la seule créature par vaine gloire.
Attendu que tous les bons mouvements et toutes les bonnes actions qui se peuvent imaginer et dire, procèdent de cette source première du divin Amour, qui semble n'avoir d'autre souci que notre salut à procurer de toutes façons. Mais la créature par elle-même ne peut avoir d'autre pensée que des sens et du péché, selon l'inclination naturelle au mal que produit le péché, qui tire toujours en bas. Ainsi la pierre jetée en l'air cherche toujours à retourner au sol et y retombe, si elle n'est retenue de force.
1. La sainte ne veut considérer ni estimer que le seul bien surnaturel procédant de lt glace divine, le seul qui soit bien éternel.
2. Jésus au jeune homme riche : « Il n'y a de bon que Dieu seul » (Luc, 18, 19).
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Par cette claire lumière allumée par la vraie lumière 1 qui resplendissait en son esprit, cette sainte âme parlait en termes admirables de la pureté de conscience.
Elle disait :
La pureté de la conscience ne peut supporter rien, Dieu seul excepté, qui est pur, sans tache et simple. De tout le reste, c'est-à-dire de quelque mal, je ne puis supporter rien, pas même la plus petite étincelle. Cela ne se peut comprendre ni savoir, sinon de qui en fait l'expérience.
C'est pourquoi elle avait toujours à la bouche par habitude ce mot de netteté. Il y avait aussi dans son langage une netteté, une pureté admirables. Elle voulait que tout ce qui se concevait dans l'esprit en sortît net et pur sans le moindre détour. Aussi ne pouvait-elle exprimer extérieurement, par amitié ou convenance, des sentiments accordés à ceux du prochain, sinon dans la mesure où elle y éprouvait de la correspondance dans son esprit.
Il se maintenait dans cette âme une telle humilité, un tel mépris, une telle haine d'elle-même que c'était chose admirable. Quand par permission divine son esprit se trouvait dans une telle souffrance qu'elle ne pouvait quasiment ouvrir la bouche, elle disait alors :
O Amour, laisse-moi en cet état, afin que je te sois soumise et que mon misérable non-être ne se puisse mouvoir, parce qu'autrement je ne saurais faire que du mal.
O excellent et admirable déscernement de l'âme, quand elle est parfaite, unie et transformée en son doux Seigneur, au point qu'elle
1. S.Jean, 1, 9 : « Il y avait la vraie lumière, qui illumine tout homme.
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voie clairement que de sa part elle est portée à tout mal, et d'autre part qu'elle est tenue par Dieu qui ne la laisse aller 1 en oeuvres de péché. Il en est ainsi vraiment. Jamais l'âme n'est si parfaite qu'elle n'ait besoin du secours continuel de Dieu, quoiqu'elle soit déjà transformée en Dieu même. A vrai dire le penchant naturel du doux Seigneur le porte à ne jamais laisser tomber de telles âmes. Encore que l'âme, par elle-même, soit toujours capable de tomber s'il ne la retient, toutefois il garde de la chute celles qui avec leur libre arbitre refusent leur consentement au péché. Celles qu'il laisse tomber ce sont les âmes qui volontairement consentent au péché. Puisqu'il leur a donné ce libre arbitre il ne veut pas les forcer. Qui donc tombe en péché, la cause en est en lui-même, et non en Dieu qui reste toujours prêt à l'aider, même encore après sa chute, pour peu que l'âme tombée se laisse aider en correspondant à la grâce divine, qui continuellement la rappelle et l'invite à se relever.
Elle disait donc :
Si l'âme tombée en quelque péché que ce soit, répond à la grâce qui l'appelle et s'afflige de tous les péchés passés, avec la résolution et la volonté de ne plus pécher, tout aussitôt Dieu la relève de tout.
Il la conserve et la retient désormais si bien qu'elle ne tombe plus, tant qu'elle-même par sa propre malice ne se sépare de ce doux Seigneur, c'est-à-dire de l'observation de ses commandements qui sont la volonté de ce même Seigneur, et qu'elle consente volontairement au péché - ce qui est quitter Dieu. Et non seulement Dieu est prêt à faire tout cela pour sa part, mais je vois clairement, de l'oeil intérieur, que ce Dieu de douceur aime de pur amour toutes ses créatures.
Il n'a de haine pour rien 2, le péché seul excepté. Celui-ci lui est opposé à un degré qui ne se peut mesurer ni imaginer. Je dis que Dieu aime de si parfait amour ses créatures qu'il ne se trouve pas et ne se trouvera jamais une intelligence si angélique qu'elle en puisse comprendre la moindre étincelle. Et si Dieu voulait faire qu'une âme le puisse comprendre, il faudrait d'abord qu'il lui fasse un corps immortel. En effet, par notre nature cela ne se pourra jamais comprendre.
Il est impossible par conséquent que Dieu et le péché, si petit soit-il, se trouvent ensemble. Un tel obstacle empêche l'âme de recevoir sa glorification, de même qu'un petit rien que tu aurais dans l'oeil t'empêche de voir le soleil. Comparez là-dessus quelle différence
1. L'édition : non gli lasci mandar in opera di peccato. Le ms. D, f. 11, porte : che non mandasse in opera di peccato = qui ne l'induit pas en oeuvre de péché. Comme dans le Pater: « et non inducas ». Le ms. rend fidèlement l'expression dont usa la sainte ; l'édition a voulu éviter tout soupçon de self arbitre, par opposition au luthéranisme.
2. « vous ne haïssez rien de ce que vous avez fait » (Sagesse, 11, 25).
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entre Dieu et le soleil, et puis entre la vue intellectuelle et celle de l'oeil du corps. Cette différence est si grande qu'on ne peut l'établir ni même l'imaginer à cause de l'excessive distance de l'une à l'autre.
En conséquence cette âme qui veut et qui doit être en cette vie gardée du péché, et dans l'autre glorifiée par Dieu, il faut qu'elle soit nette, pure et simple, et que de sa volonté rien ne lui reste dont elle ne soit entièrement purifiée par contrition, confession et satisfaction. Car nos actions sont toutes imparfaites, voire fautives en tant qu'elles sont nôtres.
Aussi voyant ces choses comme elles sont à la pleine clarté de l'oeil intérieur, il me faut vivre sans moi-même, puisque l'Amour m'a fait connaître à moi-même ce que je suis. Je me connais de telle façon que je ne puis plus être trompée. J'ai abandonné mon moi. Je n'en puis faire aucun cas sinon comme d'un démon et pire encore, si on peut dire. Quand Dieu donne cette lumière à l'âme, à cette lumière elle voit si clairement cette vérité qu'elle ne peut ni ne veut plus agir avec ce moi qui souille toujours toute chose et trouble l'eau claire, je veux dire la grâce de Dieu. Alors elle s'offre et se remet toute à lui, et le Seigneur prend possession de sa créature, la remplit de lui-même à l'intérieur et à l'extérieur, à tel point qu'elle ne peut plus agir sinon autant et de la façon que le veut ce doux Amour. Par l'effet de cette union avec Dieu, l'âme ne lui résiste en rien et ne fait plus d'oeuvres que toutes pures, nettes, droites, qui sont suaves, douces et délectables. Dieu leur a enlevé toute difficulté. Telles sont les oeuvres qui plaisent à ce Seigneur Dieu.
Pour toutes ces raisons, je ne puis concevoir en la Vie présente ni en l'autre vie d'autre adversité que le péché. Il procède de notre moi, qui veut suivre sa propre manière de voir et son propre penchant.
C'est ainsi que l'âme se prive d'un tel bien infini comme est Dieu.
Je vois en Dieu une telle conformité à la créature raisonnable que si le démon pouvait sortir de ce vêtement de péché, au même instant Dieu se l'unirait, et il ferait ce que le démon voulait se procurer luimême, - mais ce serait par participation à sa bonté. Je dis la même chose de l'homme. Enlève-lui le péché des épaules et puis laisse faire à la douceur divine. Il apparaît clairement que Dieu semble n'avoir autre chose à faire sinon de vouloir s'unir à nous, au point que par tant d'appels pleins d'amour, il semble risquer de forcer le libre arbitre. Plus l'homme s'approche de Dieu, mieux il voit qu'il en est ainsi, de sorte que je ne sais pas comment l'homme peut vivre s'il voit cela.
Je vois que ce doux Seigneur a tant de soin de l'âme, que pas un homme n'en aurait autant pour gagner le monde entier, quand même il serait sûr d'y arriver. Aussi voyant avec quel amour il s'empresse de nous fournir tous les secours qu'il nous peut donner pour nous conduire à sa patrie, je suis presque forcée de dire que ce doux Seigneur paraît être notre esclave. Si l'homme pouvait voir quel soin Dieu a de l'âme, sans savoir autre chose, il serait stupéfait en lui-même, et serait confondu en considérant que ce Dieu de gloire, en qui est toute l'essence des êtres visibles et invisibles 1, a tant de souci de sa créature. Et nous, de qui il s'agit, pour profit ou dommage, nous n'en avons cure.
Hélas! comment cela se peut-il ? Si nous n'apprécions pas ce que Dieu met si haut, de quoi devons-nous encore faire cas ? O homme infortuné ! où vas-tu t'égarer ? Que fais-tu de ce temps si précieux qui te sera un jour si nécessaire ? Que fais-tu de ce bien qui doit te servir à acheter le paradis? Que fais-tu de toi-même, de ce toi qui devrait se dépenser au service de l'âme? Que fais-tu de cette âme destinée à s'unir à Dieu par amour ? Tu as rabattu tout cela vers la terre, et la terre produit une semence et des fruits qu'on mange avec les démons en enfer. Là règne un désespoir sans fin, parce que tu as perdu cette gloire pour laquelle tu étais créé, à laquelle tu étais appelé par tant d'inspirations de ton Seigneur, et tu verras que rien ne t'a manqué sinon toi-même.
Sache donc que si l'homme voyait quelle est l'importance d'un seul péché il choisirait d'être dans une fournaise brûlante et d'y rester tout vif en âme et en corps, plutôt que de supporter en soi ce péché. Et si
1. Une de ces choses dont Bossuet disait « qu'elles ont besoin d'explication » Il ne s'agit pas ici d'essence dans la rigueur de signification philosophique du terme. Toutes les créatures ont en Dieu la source de leur être et Dieu en possède toute l'excellence de façon suréminente. Aussi bien, il suffira de se reporter au début du chapitre suivantoù Catherine s'explique avec plus de précision, pour se rendre compte qu'il n'y a rien de panthéiste dans sa pensée.
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la mer était toute de feu, vite, vite il s'y engloutirait jusqu'au fond pour éviter ce péché, et il refuserait d'en sortir jamais s'il savait qu'en sortant il verrait en soi un seul péché.
Tout cela paraîtra fort à beaucoup et il en est ainsi. Mais à cette âme ces choses furent montrées comme elles sont en vérité, aussi cette image lui paraissait-elle faible 1. Et elle disait :
Il me semble voir encore ceci, chose trop honteuse à dire : l'homme vit comme avec allégresse dans le péché et je m'étonne qu'unechose si terrible passe presque inaperçue.
Elle disait encore:
Quand je vois et contemple ce qu'est Dieu et ce qu'est notre misère, que Dieu s'efforce par tant de voies et de moyens d'élever si haut (pourvu que nous-mêmes nous ne nous dérobions pas), je reste étourdie et hors de moi. Je vois le moi de l'homme si opposé et si rebelle à Dieu qu'il ne peut l'amener à sa volonté pour ainsi dire que par des leurres 2. Il faut lui promettre plus qu'il ne doit laisser et lui en donner quelque avant-goût dès cette vie. Dieu agit ainsi parce qu'il voit l'âme si attachée aux choses visibles que jamais elle ne lâcherait un si elle ne voyait quatre à prendre. Et avec tout cela elle cherche continuellement à se dérober, si Dieu ne la retenait à tout instant par quelque grâce intérieure et extérieure ; sans quoi l'homme, à cause de son instinct pervers, ne se pourrait conserver. Il est travaillé par le levain du péché originel et du péché actuel ; continuellement nos sens par un attrait inné penchent vers les choses terrestres. Comme messire Adam voulut faire sa volonté contre celle de Dieu, ainsi devons-nous prendre pour objet de notre volonté celle de Dieu, qui renverse et détruise notre propre vouloir. Mais puisque de nous-même nous ne savons ni ne pouvons détruire cette volonté propre, à cause de notre penchant mauvais et de notre amour-propre, il sera fort utile de nous soumettre pour l'amour de Dieu à quelque créature, pour accomplir purement et droitement la volonté d'autrui plutôt que la nôtre. Plus on se soumet pour l'amour de Dieu, plus on sera libéré de cette peste maligne de la volonté propre. Celle-ci est si subtile et pénètre si loin en nous, elle se couvre de tant de prétextes et se défend avec tant d'arguties, qu'elle paraît proprement un démon. C'est au point que quand nous ne la faisons pas d'une manière, nous l'accomplissons d'une autre, sous toute sorte de prétextes, comme celui de charité, de nécessité, de justice, de perfection, ou pour souffrir pour Dieu, ou pour trouver quelque consolation spirituelle, ou pour la santé,
1. Ce passage qui manque au ms. D est une glose des rédacteurs de l'édition.
2. Lusinghe. Terme de sens général et imprécis, soit cajoleries, flatteries, soit appâts et leurres. La suite du texte l'explique.
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pour faire comme les autres ou pour condescendre à celui qui cherche à nous obliger en paroles ou en actes. Je vois là un océan si vaste et si empoisonné et si contraire à Dieu qu'il est impossible de s'en garder à moins d'un secours divin. Parce que Dieu voit cela mieux que nous, il y compatit tellement qu'il ne cesse jamais de nous envoyer quelque bonne inspiration pour nous en libérer. Il ne force pas pour cela notre libre arbitre, mais il l'incline par ses nombreux cheminements d'amour.
Aussi l'âme qui ouvre son intelligence et voit le grand soin que Dieu a d'elle, est forcée de dire : O mon Dieu, il me semble que tu n'as d'autre affaire que de t'occuper de moi. Que suis-je, moi, pour que tu aies tant de soin de moi ? Si toi, qui es Dieu, tu as si grand souci de moi, tandis que moi je ne sais pas ce qui m'est bon, ne dois-je pas estimer ce dont tu fais si grand cas ? Ne dois-je pas rester toujours soumise à tes commandements ? et me tenir attentive à tes gracieuses inspirations que tu m'envoies sans interruption par toute sorte de voies et moyens?
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J'ai eu, disait-elle, une vue qui m'a comblée. Il me fut montré en Dieu la source vive de la bonté. Dieu était d'abord tout en lui seul, sans participation d'aucune créature. Je vis ensuite qu'il se mit à se communiquer à la créature. Il créa cette compagnie angélique, de si grande beauté, pour qu'elle jouît de sa gloire ineffable. Il n'exigeait d'eux autre chose sinon de se reconnaître créatures faites par sa bonté suprême et que leur être procédait tout entier de Dieu, sans qui toute chose se résout en un pur néant. De l'âme, il faut dire la même chose. Elle aussi a été créée et faite immortelle en vue de cette béatitude. S'il n'y avait pas d'immortalité, il n'y aurait point de bonheur. Comme les anges ne pouvaient être réduits au néant, dès qu'ils furent revêtus de péché, par leur superbe et leur désobéissance, Dieu leur retira à l'instant la participation à sa bonté qu'il avait déjà décidé de leur accorder par sa grâce. En conséquence ils furent rendus si infernaux et si terribles qu'il est impossible d'en concevoir le cent-millième, même à ceux qui ont reçu lumière de Dieu. Le Seigneur cependant ne leur enleva pas toute sa bonté, sinon ils seraient encore plus mauvais et ils subiraient un enfer infini et sans limite de peine comme il l'est d'éternité 1.
Dieu supporte aussi l'homme sa créature tant qu'il reste en ce monde, même s'il vit dans le péché, et il le dirige par sa bonté. Dans la mesure où il veut nous la communiquer plus ou moins, nous sommes aussi plus ou moins tourmentés ou plus ou moins joyeux à nous supporter nous-mêmes au milieu des adversités. Nous pécheurs sur cette terre, nous avons une plus grande part à sa bonté, parce que Dieu nous voit avec cette chair qui nous met en beaucoup d'ignorance et de fragilité. Aussi tant que nous sommes en cette vie, il nous supporte et nous allèche par la communication de sa bonté. Nous l'ignorons encore, mais à notre départ de cette vie, si nous nous trouvions en péché mortel - que Dieu nous en garde ! - alors il retirerait de nous
1. Pensée familière à Catherine. Dieu n'exerce pas sa justice en toute sa rigueur, ni envers les pécheurs en enfer ni envers les anges rebelles. Il la tempère par un effet de sa bonté.
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sa bonté et nous laisserait en nous-mêmes. Pas tout à fait cependant, puisqu'il veut que partout se trouve sa bonté, accompagnée de sa justice. S'il pouvait exister une créature qui n'eût aucune part à la bonté divine, elle serait presque aussi mauvaise que Dieu est bon.
Je dis cela parce que Dieu m'a fait voir quelque chose de sa vérité afin que je sache ce que c'est que l'homme sans Dieu, c'est-à-dire quand l'âme est en péché mortel. L'âme est alors si monstrueuse et horrible à voir qu'il est impossible de le comprendre ou de l'imaginer.
La réalité est toujours infiniment pire.
Aussi personne ne doit s'étonner de ce que je dis. Je comprends que je ne puis plus vivre davantage avec moi-même, il me faut vivre sans moi, c'est-à-dire sans aucun mouvement personnel de volonté, d'intelligence ni de mémoire. Dés lors, que je parle, chemine, marche ou m'arrête, dorme ou mange, que je fasse quoi que ce soit comme en moi-même et par principe personnel, je n'en sais rien et n'en ai nul sentiment, et ces choses sont plus éloignées de moi, c'est-à-dire de l'intime de mon coeur, que le ciel n'est distant de la terre 1. Si l'une quelconque de ces choses pouvait de quelque manière pénétrer en moi et me donner la satisfaction qu'elles procurent d'habitude, certainement j'en éprouverais dans l'intime de moi-même un tourment intolérable. Il me semblerait revenir en arrière de ce qui doit être consumé, comme il m'a été montré. De cette manière toutes les inclinations naturelles tant de l'âme que du corps vont se consumant.
Je comprends ainsi que tout ce qui est nôtre doit être détruit de façon qu'il n'en reste rien. Il le faut ainsi à cause de sa malignité qui est telle que rien ne peut la surmonter hormis l'infinie bonté de Dieu. Si Dieu ne la cachait et ne la consumait en soi, il ne serait jamais possible de nous enlever des épaules cela qui est pire que l'enfer. J'y vois mieux de jour en jour l'horreur de ce qui est de nous. Si on n'avait confiance en la providence de Dieu on perdrait tout espoir, tant, à la lumière intérieure, nous nous trouvons mauvais, par comparaison à la bonté de Dieu, qui cherche sans cesse à nous aider avec le plus grand amour et la plus grande sollicitude.
Il lui fut encore montré en esprit comment toutes les actions de l'homme, et surtout les spirituelles, sans la grâce surnaturelle, restent pour Dieu sans fruit et de peu ou de nulle valeur. Elle voyait encore que Dieu ne cesse jamais de frapper au coeur de l'homme pour y entrer et sanctifier ses actes. Personne ne pourra se plaindre qu'il n'ait pas reçu de ces appels continuels. Dieu frappe à toute porte sans distinguer bons ou méchants.
i. C'est l'anéantissement du moi et son absorption ou transformation en Dieu, point capital de la doctrine cathérinienne du pur amour. Elle s'en explique aussitôt et y revient souvent.
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Elle poursuivait et disait :
J'ai toujours vu et je vois de mieux en mieux que tout bien est en un seul lieu, c'est-à-dire en Dieu. Et tous les autres biens qui se trouvent en dessous de lui sont des biens par participation. Mais l'amour pur et net ne peut vouloir de Dieu aucune chose, pour bonne qu'elle puisse être, qui ait nom participation. C'est qu'il veut ce Dieu tout entier, tout pur, sans mélange, immense, tel qu'il est. S'il ne lui manquait qu'une toute petite parcelle, il ne pourrait se contenter, mais il se croirait plutôt en enfer. Voilà pourquoi je dis que je ne veux pas d'amour créé, c'est-à-dire d'un amour qu'on puisse goûter, comprendre, dont on puisse se réjouir. Je ne veux pas, dis-je, d'un amour qui passe par la voie de l'intelligence, de la mémoire ou de la volonté 1. Le pur amour, en effet, est au-dessus de tout cela. Il dépasse tout et s'écrie : Moi je n'aurai de cesse que je ne sois serré et enfermé dans cette divine poitrine où se perdent toutes les formes créées et se perdant elles-mêmes, deviennent divines. De nulle autre façon ne peut se contenter l'amour pur, vrai et net.
J'ai donc décidé 2, tant que je vivrai de dire toujours au monde :
à l'extérieur fais de moi ce que tu veux, mais à l'intime laisse-moi car je ne puis, je ne veux et je ne voudrais qu'il soit en mon pouvoir de
1. L'amour mystique, la grâce d'union est infuse dans la substance de l'âme, plus profondément que les activités des facultés, hors de toute perception consciente. C'est l'union sans intermédiaire et sans différence de Ruysbroeck.
2. Le ms. D a ici un passage qui a été supprimé par l'édition, à tort car il introduit la suite, voici ce passage : Qaund je vois que l'homme se perd lui-même quand il est envahi par l'amour-propre, comment il n'a cure ni de Dieu, ni de la crainte de l'enfer, qu'il en vient à n'éprouver plut aucune crainte et ne peut être vaincu par aucun amour, hors celui qu'il a dans l'instinct de son coeur, qu'il semble être tout perdu dans cet amour-propre sans espoir d'en pouvoir jamais sortir alors je me dis: si cet amour a tant de force pour réaliser ces choses et plus encore, quelle puissance n'aura pas cet amour pur et net, qui est Dieu même ? Ne me transformera-t-il pas en lui et ne fera-t-il pas que je soit toute perdue en lui? Aussi, tant que je vivrai je dirai au monde...
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vouloir occuper mon intérieur d'autre chose que ce Dieu seul qui l'a saisi et l'a enfermé en soi, si bien qu'il ne veut ouvrir à personne. Sache que la force qu'il déploie ici est aussi grande que sa toute puissance. Il ne fait autre chose que de consumer cette humanité, sa créature, au dedans et au dehors. Quand elle sera toute consumée, ils sortiront tous deux de ce corps 1. et ainsi unis ils monteront à la patrie. En mon intérieur je ne puis voir que lui puisque je n'y laisse entrer nul autre et moi moins encore que les autres, parce que c'est à moi que je suis le plus ennemie.
Il m'arrive cependant et il est parfois nécessaire de désigner ce moi, selon l'usage du monde qui ne sait parler d'autre manière ; mais quand je me nomme ou suis nommée par d'autres, je dis en moi-même : Mon moi est Dieu, je n'en connais pas d'autre, hors mon Dieu lui-même 2. De même quand je parle de l'être. Chaque chose qui a l'existence la tient par communication de la souveraine essence de Dieu. Mais l'amour pur et net ne peut s'arrêter à voir cette communication comme sortie de Dieu et qui soit en elle comme créature, à la façon des autres créatures qui participent plus ou moins à Dieu. Le vrai amour ne peut supporter de ressembler ainsi aux autres créatures mais avec un grand élan d'amour il dit : Mon être est Dieu, non par simple participation, mais par vraie transformation et annihilation de l'être propre 3.
Note ici un exemple. Les éléments 4 ne peuvent être transformés, parce que leur propriété est de demeurer inchangés. Étant sous cette loi, ils n'ont pas de libre arbitre et par suite ne peuvent sortir de leur être propre qui leur a été communiqué à leur formation. Ainsi quiconque veut rester ferme en son esprit, doit mettre sa fin première en Dieu qui affermit toute créature selon la fin pour laquelle il l'a créée. Il est impossible qu'elle puisse s'arrêter autrement ; elle est insatisfaite tant qu'elle n'est pas revenue à son principe qui est Dieu même.
Or l'homme est créé pour posséder la béatitude. S'en écartant, il s'est rendu difforme pour s'être fait un être propre tout opposé à la béatitude. C'est pourquoi nous sommes tous obligés de soumettre à Dieu notre être propre, qui nous verse dans l'esprit tant d'occupations et qui entrave par là notre droit cheminement. Il faut que Dieu même le consume au point qu'il ne reste nulle autre chose que lui,
1. « Tous deux ,... Ou bien Dieu et l'âme, ou bien l'humanité et l'esprit, dont il n'est pas fait mention en ces lignes, mais conformément à la doctrine développée dans le Dialogo. Voir plus haut, le Vocabulaire mystique.
2. Encore une de ces « choses qui ont besoin d'explication ». Il s'agit de l'identité d'amour.
JACOPONE chantait dans la Laude citée ci-après:
Je vis, moi et non moi,
Mon être et non mon être.
3. JACOPONE DE TODI, Laude 60 :
Là où le Christ est greffé,
Tout l'ancien est décapité.
L'un dans l'autre est transformé
En merveilleuse unité.
4. Les quatre éléments de la physique ancienne : l'eau, l'air, la terre et le feu
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faute de quoi l'âme ne peut trouver ni fermeté ni contentement, puisqu'elle n'est pas faite pour une autre fin.
De là vient que, quand il le peut, Dieu attire à lui le libre arbitre de l'homme par des artifices suaves ; s'il y réussit, il le met dans la direction voulue pour le conduire à l'annihilation de son être propre.
Ainsi c'est en Dieu qu'est mon être, mon moi, ma force, mon bonheur, mon bien, ma joie. Ce mien, que je viens de prononcer, je le présente comme mien, parce que je ne puis m'exprimer autrement, mais au fait je ne sais ce que c'est que ce moi, ce mien, cette joie, ce bien, cette force, cette fermeté, ni encore ce bonheur. Je ne puis tourner les yeux sur rien ni au ciel ni sur terre. Si cependant je prononce quelques paroles qui sentent l'humilité, ou la spiritualité, au-dedans de moi je ne sais et ne sens rien, mais j'ai honte de dire tant de mots si peu conformes à la réalité et à ce que j'éprouve en moi.
Je vois clairement qu'en vérité l'homme se trompe en ce monde, en s'occupant de ces choses qui ne sont pas et en leur donnant de la valeur. Et par suite il ne regarde ni n'estime ce qui en vérité est.
Écoute ce que dit à ce propos frère Jacopone l dans une de ses laudes qui débute : « O amour de la pauvreté. » Il dit ainsi :
« Ce que tu vois n'est pas,
tant est grand ce qui est.
La superbe est au ciel
et l'humilité se damne. »
Il dit : ce qui se voit, c'est-à-dire toutes les choses visibles qui sont créées ne sont pas, elles n'ont pas l'être véritable, tant est grand celui qui est, Dieu, en qui est tout être vrai. La superbe est au ciel, c'est-à-dire la vraie grandeur est au ciel, et sur terre, l'humilité se damne, c'està-dire l'affection placée en ces choses créées qui sont basses et viles, n'ayant pas en soi l'être véritable.
Mais considérons un peu plus longuement ce sujet, je veux dire cet aveuglement de l'homme qui prend le blanc pour le noir, la superbe pour l'humilité, l'humilité pour la superbe. De là provient la perversion du jugement, cause inévitable de toute erreur.
Voyons donc ce que c'est que la superbe. Je dis, d'après ce que je vois de l'oeil intérieur, que la superbe n'est autre chose que l'élévation de l'esprit en des choses qui font dépasser à l'homme son rang. Peu importe en quoi, dès que l'homme sort de ce qu'il est, de ce qu'il sait, de ce qu'il peut, pour prétendre à ce qu'en vérité il n'est pas ni ne sait ni ne peut. En se tenant ainsi au-dessus de soi, il engendre en son âme cette superbe qui s'accompagne de présomption, d'estime de soi, d'arrogance. De là procèdent beaucoup d'actes contre la charité envers le prochain, l'homme croyant être vraiment ce qu'il imagine dans son esprit désordonné et plein d'amertume.
1. JACOPONE DE TODI, ib. Dans cette Laude, Jacopone aligne des paradoxes dans le genre de celui que Catherine vient de citer.
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A cet homme superbe Dieu dit 1 :
Ce que tu vois n'est pas,
Tant est grand ce qui est.
C'est-à-dire : aucune chose n'a l'être sinon par union à l'être de Dieu. Ce qui se voit n'est pas, parce que l'être de l'homme ne peut en vérité être appelé « être », mais plutôt « perte d'être », puisqu'il ne participe pas de droit à l'être unique de Dieu. Et parce que l'homme n'a rien en soi, Dieu lui donne seulement un être abaissé (umiliato). L'homme s'imagine posséder de grandes choses, mais il s'en éloigne chaque jour davantage, parce que nulle chose visible ne peut en vérité être dite grande.
A cet homme Dieu dit :
Si vraiment tu aspires à de grandes choses, par la nature même de ton âme laquelle est ainsi faite qu'elle ne peut se satisfaire de choses terrestres, (s'ensuit) :
La superbe est au ciel,
(c'est-à-dire, comme il a été dit déjà), si tu cherches de grandes choses pour t'élever sans péché et te tenir au-dessus de toi, cherche-les au ciel, ne les cherche pas où elles ne se peuvent trouver. Je te dis en vérité, si tu te mets à mal chercher, jamais tu ne trouveras ce à quoi tu aspires et tu perdras ce qu'avec mérite tu devrais chercher.
En effet, si l'homme avait l'oeil clair, il verrait que tout ce qui est en ce monde, pour bon et beau et utile que ce soit, avec toutes les délices qu'on pourrait avoir et tout ce qu'on peut dire,
Ce que tu vois n'est pas,
Tant est grand ce qui est.
C'est que d'une chose qui passe si vite on ne peut dire en vérité qu'elle est. On ne peut dire qu'elle est qu'à une chose qui jamais ne doit trouver de fin.
Puisque l'homme est d'une si grande dignité de nature par son âme, et fait pour de grandes choses, quand il se tourne vers des choses finies, c'est alors qu'il s'humilie et qu'il avilit la dignité de sa nature. Plus il descend, plus il s'avilit en s'éloignant de l'être infini avec lequel il a si grande conformité de nature. Et parce qu'il s'est humilié en choses de ce genre, il (Jacopone) dit :
Se damne l'humilité.
En effet, il s'abaisse en croyant s'élever. C'est pourquoi son être et sa grandeur seront humiliés. Parce qu'il a aspiré à des choses basses, il demeurera toujours dans cette bassesse1.
1. Tout le passage entre ces deux chiffres a été profondément modifié dans l'édition. Catherine continue de commenter la strophe citée de Jacopone, en reprenant plusieurs fois les distiques. Les éditeurs semblent s'y être embrouillés, ils ont entrepris de le simplifier. Il a paru intéressant de le rétablir dans sa rédaction primitive.
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Hélas ! que penses-tu que fera cet esprit de nature si généreuse, créé pour parvenir à une dignité si haute et à tant de bonheur, quand il se verra noyé dans la vile ordure de ses mauvais désirs, maintenu à cause de ses démérites dans une telle dégradation, et qu'il n'y aura jamais, voilà le pire, ni fin ni remède à pareil malheur? Quelle souffrance alors, quelle amertume, quelle plainte désespérée dans cette âme ? Nous voyons bien et nous savons d'expérience que l'esprit ne peut demeurer en lieu pénible, sinon par deux causes dont l'une est la force, l'autre une grande récompense qu'on espère obtenir un jour par cette peine. En quel désespoir sera donc l'homme tourmenté en enfer, quand la force qui l'y tient n'aura pas de fin et que sa souffrance n'obtiendra jamais aucun salaire? En vérité notre esprit est créé pour aimer et jouir, et c'est ce qu'il va cherchant par toutes choses. Il ne trouvera jamais d'apaisement dans les choses temporelles, et cependant il va espérant toujours de l'y trouver. Finalement il se trompe lui-même ; il perd le temps si précieux qui lui est assigné pour chercher Dieu le souverain Bien ; c'est en lui qu'il trouverait le vrai amour et la sainte jouissance qui l'assouviraient et le rendraient heureux. Mais que fera-t-il à la fin, quand lui manqueront toutes ces occupations et se dévoileront les illusions et sa vaine espérance, et qu'ayant perdu le temps il restera vide de tout bien? Pour finir il lui faudra rester, contre sa nature, privé encore par force de tout amour et de toute joie. Je vois en cela, avec pleine évidence, une chose si douloureuse et intolérable qu'à en parler je tremble de peur.
Je comprends par là ce que c'est que l'enfer et le ciel. Je vois comment l'homme par l'amour se fait Dieu en qui se trouve tout bien, tout amour et toute joie. A l'opposé, je vois que privé d'amour il reste plein d'autant de souffrances qu'il aurait été capable de recevoir de ces biens qui sont infinis, s'il n'avait pas été insensé à ce point. C'est pourquoi quand j'entends dire que l'enfer est un si grand tourment, il ne me paraît pas qu'on dise, ni qu'on puisse dire ni encore comprendre combien il est pesant. Impossible de l'exprimer comme je le comprends, et pas davantage la grandeur de son contraire, le pur amour de Dieu tout-puissant.
Quand je considère quel est l'aveuglement de ceux qui se laissent conduire en telle folie, pour des choses viles et minimes, à cette extrémité mortelle de tourments si horribles et infinis, je sens mes entrailles s'émouvoir de pitié.
A ce propos je me rappelle ce possédé à qui un religieux commanda de lui dire ce qu'il était. Il cria d'une voix forte : « Je suis ce malheureux privé d'amour. » Il le disait d'une voix si pitoyable et si pénétrante, qu'il me remua tout entière de compassion intime, tant je le comprenais en l'entendant dire : privation d'amour.
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Je comprends clairement, disait-elle, que l'amour pur, quand il aperçoit la plus minime imperfection, si Dieu n'y portait remède, il tomberait en poussière, non seulement le corps mais aussi l'âme si elle n'était immortelle. Pense donc maintenant comment sera celui qui demeure tout à fait privé de cet amour. De si grands malheurs je vois la cause : c'est que nous sommes tellement aveuglés par la disgrâce du péché, que nous ne pouvons nous rendre compte de quels maux extrêmes nous sommes menacés, alors que nous aurions si grand besoin de le savoir. Quand ensuite l'homme est réduit aux dernières angoisses, parce qu'à cette heure toutes joies s'enfuient et tous les maux se présentent et s'approchent de lui sans qu'il y ait de remède, je ne sais comment exprimer le degré de désolation et les extrêmes tribulations dont cette âme est environnée. C'est pourquoi je m'en tais, oppressée d'angoisse dès que j'en parle.
O homme infortuné, tu verras en ce moment à quel point Dieu eut plus que toi soin de ton salut. On te mettra devant les yeux tout le temps de ta vie, toutes les facilités de bien faire que tu as elles, avec tant de bonnes inspirations que tu n'as pas acceptées. En un instant tu verras tout cela clairement sans pouvoir y contredire. Comment crois-tu que se tiendra ton âme qui passera, de tant d'injustices devant la vraie justice? Je ne puis penser à cela, tant je vois l'extrême importance de cette affaire, et je suis comme contrainte de crier :
Prends garde ! prends garde! prends garde ! parce que la chose est de très grande importance. Et si je croyais qu'on m'écouterait, je ne dirais jamais autre chose.
Aussi quand je vois mourir quelqu'un, je dis au-dedans de moi : Quelles choses inconnues, terribles cette âme va voir! Et quand je vois des hommes mourir presque à la façon des bêtes, sans crainte, sans lumière, sans grâce, alors que c'est une affaire de si grande importance, si Dieu ne me soutenait, ce serait peine plus grande que toutes celles que je pourrais me faire pour le prochain.
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Et quand j'entends dire : Dieu est bon, il pardonnera, - et qu'en même temps on ne laisse pas de mal agir – oh ! comme j'en souffre! Je dis à tous que son infinie bonté dont il nous fait part, si méchants que nous sommes, devrait d'autant plus augmenter en nous son amour et nous pousser à faire sa volonté. Mais nous, au contraire, ce que nous devrions prendre pour une raison de bien faire, en voyant une telle bonté, nous la changeons en espoir de pardon sans cesser de mal faire, ce qui finalement tournera à plus grand malheur.
Je vois comment Dieu, tant que l'homme est en cette vie, use de tous les moyens de miséricorde pour le sauver, il lui donne toutes grâces nécessaires au salut. Lui, le plus tendre et le plus clément des pères, il ne sait que nous faire du bien, tant que dure cette vie, surtout en supportant nos péchés. Ils ont à ses yeux une telle gravité que si dans sa bonté il ne le maintenait, l'homme par suite de son péché tomberait en poussière. Le pécheur ne le sait pas, et cependant Dieu, dans sa bonté l'attend jusqu'à la mort. Alors ce sera sa justice qui agira, mais non sans miséricorde, puisqu'en enfer on ne souffre pas autant qu'on le mérite. Mais malheur ! malheur ! malheur ! à qui s'y laisse conduire. Et quand je vois l'homme mettre son amour dans les créatures au point d'aimer un chien, un chat ou quelque autre chose créée, y trouver grande joie et ne penser plus à autre chose, et qu'il s'asservit chaque jour davantage à ce qu'il aime, au point que ne pénétre en lui nul autre amour, nulle autre inspiration, dont il aurait cependant si grand besoin, il me vient une envie de lui arracher cet objet qui le tient ainsi prisonnier et lui fait perdre le bien si précieux de l'amour divin, qui seul pourrait le rendre heureux et content.
Mais hélas ! je dirai seulement ceci de la justice et de la miséricorde divines, bien que je ne sache si tout le monde voudra m'écouter : Dieu a fait l'homme en vue du bonheur, avec tant d'amour qu'on ne peut l'imaginer. Il lui fournit tous les moyens utiles, il le fait avec un amour, une pureté, une rectitude infinis. De tout ce qui est nécessaire, il ne le laisse manquer si peu que ce soit, si grands soient les péchés commis. Il ne cesse jamais de lui envoyer toutes les inspirations, avertissements et châtiments utiles pour le conduire à ce degré de bonheur pour lequel son amour brûlant l'a créé. Aussi, à la mort, quand cet homme verra tout cela, quand il reconnaîtra qu'il n'a jamais voulu se laisser conduire par la divine bonté, que lui seul a manqué à lui-même, je dis qu'alors il donnera plus d'importance à l'opposition par lui faite à la bonté divine qu'à l'enfer qui l'attend. Toutes les peines de l'enfer, en effet, si extrêmes qu'elles soient, ne sont rien, comparées au fait de s'être privé par sa propre résistance, de la vision béatifique de Dieu. Voilà ce qu'éprouve dans l'amour divin celui qui déclare attacher plus d'importance à la moindre imperfection qu'à tous les enfers imaginables. Que dirons-nous donc de cette âme qui en tout s'oppose à la volonté divine ? Que lui reste-t-il, sinon à un degré infini, malheur, souffrance, douleurs et afflictions sans remède, sans consolation, sans fin ? Ils sont submergés dans la bassesse sans fond de l'enfer ténébreux.
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Si grande était l'humilité sincère de cette sainte âme qu'elle lui faisait voir clairement son propre néant, tellement qu'elle ne parlait jamais d'elle-même ni en bien ni en mal, disant :
Le mal, je suis bien sûre qu'il est tout entier de moi, mais du bien je n'en puis faire aucun de moi-même, puisque le néant ne peut rien faire de soi.
Elle ne voulait pas davantage dire, comme on fait souvent, qu'elle était mauvaise, de peur que son propre moi n'en prît confiance et présomption qu'elle pût arriver à devenir bonne. Étant ainsi sans espoir l elle désirait d'être jugée de même par les autres, afin de couper ainsi à la racine 2.
Elle disait :
Je ne veux parler de moi ni en bien ni en mal, de peur que mon propre moi ne s'estime être quelque chose. Quand je m'entendais désigner par d'autres, surtout en bonne part, je disais en moi-même : Si tu savais ce que je suis au fond, tu ne parlerais pas ainsi. Et puis me toumant vers ce moi je lui disais : Quand tu t'entends nommer et que te viennent aux oreilles des paroles qui pourraient avoir forme et apparence de bien, sache qu'on ne parle pas d'une chose qui soit à toi et qui puisse te faire valoir toi seul ; elle est de Dieu puisque toi, c'est-à-dire ton moi personnel, terrestre et charnel, tu as autant de conformité avec le bien qu'en a un démon. Mais quand tu entends
« Sans espoir » ; comprenons : en elle-même. Les éditions subséquentes ont corrigé de façon plus terne : « Étant dans cette opinion d'elle-même. »
Comprenons : à la racine du moi.
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parler de toi en mauvaise part, rappelle-toi qu'on n'en pourra dire autant, à beaucoup près, que la réalité vraie. Bien plus, tu n'es pas digne d'être nommée, même en mal, comme si tu valais qu'on prenne garde à toi.
On voyait à cela que toute sa confiance était en Dieu. Elle y était si fortement appuyée, avec une telle assurance qu'il n'était plus, pour ainsi dire, question de foi. Elle se voyait plus assurée dans les mains de Dieu son amour, en qui elle avait placé toute sa confiance, à qui elle avait donné tout le gouvernement d'elle-même, en se blotissant sous le manteau de sa sollicitude et de sa providence, que si elle s'était vue en possession actuelle de tout bien, de tout avantage et de tout bonheur qu'on puisse désirer ou imaginer de posséder en ce monde.
Elle devint encore tellement ennemie d'elle-même, que s'il fallait qu'elle se désignât elle-même en quelque affaire, elle ne se nommait pas en particulier, mais disait : nous, en général, tant en bonne qu'en mauvaise part.
La mauvaise partie de l'homme, disait-elle, se complaît à être nommée et le meilleur coup qu'on lui puisse donner c'est de ne la désigner jamais, de n'y prendre point garde,
et pour cela elle ne voulait se nommer d'aucune manière, A son être propre elle disait :
Je te connais, je te tiens pour ce que tu vaux, je ne veux plus que tu puisses jamais te justifier devant moi.
S'il était venu un ange pour lui dire quelque mot en faveur d'elle-même, elle ne l'aurait pas cru, tant elle était certaine de sa propre malignité.
De la sorte, elle avait une claire vue d'elle-même et par cette claire vérité elle était contrainte de se pacifier en toute affaire, soit qu'elle la concernât elle seule ou qu'elle lui fût commune avec d'autres, que ce fût du corps ou de l'âme. Quand il lui arrivait quelque chose comme une faute ou une peine, elle disait aussitôt en elle-même :
Tout cela est le produit de cette mauvaise part qui est en moi. Je vois bien qu'elle ne sait et ne peut porter d'autres fruits que ceux-là qui sont tout mauvais. Si elle n'en fait pas davantage c'est parce que Dieu la tient. Je la connais bien parce que Dieu m'a fait voir l'imper-
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fection et la malignité de ces penchants qui sont en nous. Aussi suis-je bien certaine de ne pouvoir jamais avoir moyen ni forme - si Dieu ne m'aide par sa grâce - de faire autre chose que le mal 1. Quant au bien, je n'en ai pas plus d'espérance que les démons, j'en ai encore moins qu'eux, pour avoir ce qu'ils n'ont pas, le corps et le libre arbitre 2. L'un et l'autre s'entendent avec ce moi mauvais et accomplissent ensemble toutes mes actions mauvaises, plus ou moins selon que Dieu leur lâche la bride.
Mais si je veux m'unir à Dieu, il faut que je sois de toute manière ennemie de ses ennemis. Et puisqu'il ne se trouve rien qui lui soit plus opposé ni par là même plus pernicieux à moi que moi-même, je suis forcée d'avoir en haine plus que toute autre chose cette part en moi qui est mienne. C'est pourquoi je n'en attends rien, je ne veux plus jamais en tenir compte. Et même, à cause de cette opposition qu'elle a avec l'esprit je la veux séparer de tous les biens de ce monde et de l'autre, n'en faire pas plus de cas que si elle n'existait pas, - du moins par la volonté. C'est pourquoi j'ai prié Dieu qu'il ne me permette ni de me réjouir intérieurement ni de me plaindre de quoi que ce soit de créé, afin que ce mauvais moi ne me voie jamais jeter une seule larme. Je l'ai encore prié de s'emparer de tout mon libre arbitre, de telle manière qu'il ne puisse vouloir ce que je veux mais uniquement ce qui lui plaît. J'ai obtenu tout cela de sa clémence.
Mon moi 3 se voyant réduit à cette extrémité, me disait : Au moins laisse-moi prendre un peu de réconfort. Que je ne m'entende pas qualifier comme je suis, quoique je sois ainsi. Il me faut pourtant vivre de quelque chose. Il n'est pas une créature qui ne soit pourvue du nécessaire selon son rang. Et je suis cependant une créature de Dieu.
Alors l'esprit se levait et disait : Tu es sans doute une créature faite par Dieu mais tu n'es pas de Dieu 4. Si tu veux être de Dieu il faut que je t'enlève tout ce dont tu t'es emparé de façon perverse, d'abord par le péché originel et puis par le péché actuel que tu as multiplié par ta propre volonté, de façon si horriblement opposée à la volonté de Dieu. Alors on pourra se fier à ton langage. Mais je te vois porter aux épaules plus de vêtements de propriété qu'un chat n'a de poils et si cachés qu'on ne peut les voir ni les imaginer ; comment as-tu le front de dire que tu es de Dieu?
Si j'étais assez sotte pour te nourrir selon ton inclination (qui est si corrompue et si opposée à cette pureté, à cette netteté qui est requise envers Dieu) tu me ferais deux dommages fort dangereux.
1. « Comme le sarment ne peut porter de fruit par lui-même sans demeurer dans la vigne, ainsi vous non plus si vous ne demeurez en moi... Hors de moi vous ne pouvez rien faire , (s. Jean, 14, 4 s.).
2. La volonté des démons est fixée irrévocablement dans le mal, celle des hommes en cette vie peut varier.
3. Tout ce passage jusqu'à la fin du chap. prélude au Dialogo.
4. N'est de Dieu, au sens plein, que ce qui est surnaturel. Cfr s. Jean, 8, 47 : « Celui qui est de Dieu accueille les paroles de Dieu. ,
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L'un est que jamais tu ne serais rassasié et l'autre que te fortifiant chaque jour tu me ferais des blessures toujours plus pénétrantes.
Surtout, comme tu es plein de malice, tu attaquerais sournoisement sous des apparences spirituelles et autres que Dieu ne pourrait t'en tirer.
Décidément, ne me parle plus de ton mélange 1. Je l'ai décidé, je n'en veux plus rien entendre. Recommande-toi à Dieu pour qu'il t'accorde son aide, et moi je t'aiderai avec son secours. Je le prie de plus qu'il consume tous tes penchants pervers et qu'il te ramène à l'innocence première en laquelle il t'a créé 2. Autrement cette propriété qui est en toi ne pourra jamais se rassasier. Seul peut te rassasier celui qui t'a créé à cette fin et qui a le moyen d'y satisfaire aisément. Aussi ne veut-il pas que nous nous rassasions nous-mêmes, puisque si largement fournis que nous soyons, nous resterons toujours pauvres et mendiants. Et quand à la fin tu seras justifié, il te sera donné tout ce que tu voudras au ciel et sur la terre.
Sache encore que je te méprise à tel point que j'aimerais mieux être sans toi damnée en enfer que par ton moyen posséder Dieu tout entier en moi 3. C'est qu'il est impossible à une âme pure de souffrir entre Dieu et elle aucun intermédiaire. C'est uniquement tout entier qu'elle le veut, et comme il est, pur et net. Comment donc supporterait-elle un intermédiaire aussi détestable qui pourrait sans droit se glorifier d'une si grande chose? Quoique cela soit impossible, je me sens néanmoins, rien qu'à en parler, toute remuée d'horreur qu'une telle chose puisse seulement se penser.
Mon moi se voyant enfin réduit à un tel sort, ne sut plus que répondre ; il se retira tout à fait de ma présence et n'osa plus répliquer. Il ne regardait plus ni au corps, ni à l'âme, ni au ciel ni à la terre. Je le voyais toujours se tenir en un certain coin de la maison avec toute son inclination maligne. Si Dieu l'avait laissé faire, il eût fait aussitôt contre lui pis que Lucifer.
1. le texte de l'édition porte : parlar più de la tua meschia overmistura (sic ). Il faut lire :
ove mistura. Le ms. D, f. 17 v, porte simplement : Si che non mi pariare più della tua meschia.
Les mots : ove mistura sont une simple glose. - Il s'agit du mélange de motifs humains à des vues surnaturelles, celles-ci couvrant les premiers. Les éditions subséquentes ont mis :
della tua volpina intenzione: tes vues astucieuses, comme d'un renard.
2. Une des grandes idées de Catherine. Dieu a fait l'homme pur et élevé à l'ordre surnaturel. Le péché originel a privé l'homme de ces deux biens. Pour parvenir à sa fin, l'homme doit être rétabli dans cette pureté primitive, voulue par Dieu dès avant la création.
3. Une de ces « suppositions impossibles » comme en emploient tous les mystiques pour exprimer comme ils peuvent leurs ineffables évidences. Écoutons ici Bossuet, peu suspect de complaisance excessive pour les mystiques :
« Plusieurs savants hommes, qui voient ces suppositions impossibles si fréquentes parmi les saints du dernier âge, sont portés à les mépriser ou à les blâmer comme de pieuses extravagances ; en tout cas, comme de faibles dévotions où les modernes ont dégénéré de la gravité des premiers siècles. Mais la vérité ne me permet pas de consentir à leurs discours. Dès l'origine du christianisme...
« Après avoir établi le fait constant, qu'on ne peut rejeter ces résignations et soumissions, fondées sur des suppositions impossibles, sans en même temps condamner ce qu'il y a de plus saint dans l'Église... » (Instruction sur les états d'oraison, livre ix. OEuvres complètes, éd. Paris 1868, t. V, p. 504 s et 507).
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Mais comme je voyais que Dieu le tenait toujours en bride, sa vue ne me donnait aucun ennui, ni souci ni travail ni aucune impatience mais plutôt le contraire. Qui aime la justice est satisfait que les voleurs soient pendus 1. Qui est mauvais par nature acquise et veut devenir bon par sa propre nature, celui-là est un voleur digne d'être enfermé en enfer.
Aussi quand je voyais sa mauvaise inclination opprimée à ce point par Dieu, condamnée et réduite au néant, j'en étais fort contente. J'y trouvais d'autant plus de plaisir que je voyais plus clairement sa malice. Ainsi me devenait-il impossible de me glorifier encore en moimême, comme il se doit 2. Il m'apparaît avec évidence que si je devais redouter quelque chose, ce serait ce moi parce que je le vois si mauvais ; mais d'un autre côté le voyant aux mains de Dieu, à qui je m'abandonnais en toute confiance, je n'en eus plus jamais peur ; je n'y pensais même plus, je n'en tenais aucun compte, comme si je n'avais rien à faire avec lui.
Je voyais les autres déplorer leurs penchants mauvais et méchants, et se travailler beaucoup pour y résister. Mais plus ils combattaient pour corriger leurs défauts, plus ils commettaient de fautes. Quand l'un ou l'autre me le disait, je lui répondais :
Tu as ces maux et t'en affliges ; je les ai et ne m'en afflige pas. Tu fais le mal et tu pleures, et je ferais comme toi si Dieu ne me retenait. Tu ne peux te défendre, et moi je ne puis me défendre. Par conséquent il est nécessaire de remettre le soin de nos actes à qui peut nous défendre du mal, et lui fera ce que nous ne pouvons faire 8. De cette façon il est possible de trouver la paix avec cette partie mauvaise qui par sa nature nous tourmente de tout côté.
Mais ainsi emprisonnée par Dieu elle reste soumise, ne parle plus et ne souffle mot.
1. On sait que jusqu'à l'époque moderne le chatiment ordinaire du vol était la pendaison.
2. « Si quelqu'un se glorifie, qu'il se glorifie dans le Seigneur » (II corinthiens, 10, 17 cité à l'office des vierges).
3. Maxime qui prélude à la doctrine de sainte Thérèse de l'Enfant- Jésus.
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Cette sainte âme disait :
Quand Dieu veut disposer une âme, pourvu qu'elle lui réponde avec son libre arbitre en se remettant tout entière entre ses mains, il la conduit à toute perfection. C'est ainsi qu'il fit à une âme 1. Celle-ci, dès qu'elle eut reçu de lui sa disposition interne ne fit plus jamais sa volonté propre ; elle restait toujours en son secret intérieur, attentive à la volonté de Dieu. Elle la sentait imprimée en son esprit et en avait une telle assurance qu'elle disait parfois à Dieu : « Pour tout ce que je penserai, dirai et ferai, j'ai confiance en toi que tu ne me laisseras pas faillir. »
En cette âme l'intelligence fut ainsi disposée qu'elle ne chercherait jamais à comprendre quoi que ce soit au ciel ni sur terre, ni même les opérations spirituelles qui la concernaient elle-même. Elle agit ainsi de façon que jamais plus elle ne chercha rien en soi ni en autrui.
Tu pourrais ici poser une question et dire : A quoi donc s'appliquait l'activité de l'intelligence ? Je réponds que toutes les puissances de l'âme étaient continuellement actives en Dieu. Quand il y avait quelque chose à faire, à ce moment même qu'il fallait l'accomplir, il lui était donné à connaître ce qu'elle devait faire, et aussitôt après la porte se refermait.
Quant à la mémoire, elle n'aurait pu l'expliquer davantage, parce que rien ne lui restait, comme si elle était sans capacité de se souvenir ni de comprendre. Cela ne se produisait pas en forme de discours humain. Comme elle était toute en acte, elle voyait et agissait du même coup. On se rendait compte facilement que c'était
1. La sainte parle d'elle-même.
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Dieu qui agissait, tandis qu'elle restait tellement absorbée qu'elle n'avait ni temps ni lieu, ni volonté ni liberté de se tourner d'un autre côté que celui où Dieu subitement la tournait. Elle ne pouvait considérer autre chose sinon ce que Dieu d'un instant à l'autre lui proposait. De cette façon elle était tout attentive à ses actes au moment où elle avait à les faire. Passé ce moment, le souvenir lui passait aussi. Tout comme si elle n'avait pas été la même qui avait agi, il ne lui en demeurait rien.
Même phénomène dans le sentiment, que l'Amour lui enleva dès le principe, au point qu'elle ne pouvait avoir d'affection à nulle chose créée ou incréée, ni en Dieu même pour ce qui est sentiments, visions, goûts et satisfactions spirituels. Elle voyait les autres faire grand cas de ces choses ; elle, au contraire, les avait en horreur et les fuyait autant qu'elle pouvait. Mais plus elle les voulait fuir et plus elle en était comblée. Cela montait en elle de telle façon qu'après avoir fait et refait beaucoup d'efforts pour résister, le corps à la fin en était brisé, rompu et pilé. N’en pouvant porter plus longtemps le poids, elle se jetait épuisée, à bout de forces, dans un coin et restait là, affligée de corps mais avec l'esprit ailleurs, toute hors d'elle-même dans la douceur divine, jusqu'à ce que fût passé l'assaut ou qu'elle en fût tirée par quelqu'un qui d'aventure la cherchait. Quand il lui était enlevé elle se sentait fortifiée tant de l'esprit que du corps - quoiqu'elle ne cherchât pas ce mieux-être. Elle ne cherchait autre chose que Dieu son amour, en comparaison de qui elle refusait tout ce qui venait de lui comme chose de bien moindre prix, et même comme rien.
Cette rectitude de volonté la tenait sur ses gardes, toujours renfermée en Dieu, au point que ne pouvaient s'insinuer les illusions, imaginations, inspirations ni aucune lumière, rien qui n'eût pas été immédiatement en Dieu.
Après que Dieu lui eut déchargé les épaules de son moi, l'esprit se trouva tout dégagé et apte à faire de grandes choses. L'instinct d'amour que Dieu lui avait donné dès qu'elle se vit séparée d'elle-même, se trouva si dégagé et d'une telle puissance et grandeur qu'il n'y avait lieu, en dessous de Dieu, où il pût trouver repos. Alors Dieu, voyant cette âme ainsi disposée et préparée, lui jeta du ciel le bout de ce lien très saint de l'amour pur, net et droit, par lequel il la tenait continuellement occupée en lui. Elle aussitôt, comme il descendait, lui répondait aussi, c'est-à-dire en pureté. car son moi
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ne pouvait le toucher, le voir ni l'entendre d'aucune façon. Elle laissait courir l'eau claire comme elle descendait de la source vive. Et par le moyen de cet amour, à cause de sa grande pureté, elle découvrait toute paille fût-ce la plus menue, qui à ses yeux pouvait lui faire tort. Et si elle avait pu expliquer l'extrême gravité du moindre empêchement, les coeurs de diamant seraient, de terreur, tombés en poussière.
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Cette sainte âme disait que jamais elle n'avait dit aux autres des choses si grandes que pour elle il ne lui parût avoir dit un mensonge, en comparaison de ce qu'elle ressentait en son pur et droit amour. Elle disait donc :
Je ne veux pas d'un amour qui soit pour Dieu ni en Dieu ; je ne puis souffrir ce mot de pour, ni celui d'en, parce qu'ils indiquent à mes yeux quelque chose qui pourrait être intermédiaire entre Dieu et moi. C'est ce que l'amour pur et net ne peut supporter, à cause de sa souveraine pureté et netteté. Cette pureté et netteté d'amour est aussi grande que Dieu même puisqu'il est son être propre 1.
D'une telle pureté et netteté d'amour, il ne lui était jamais arrivé d'entendre parler de la manière qu'elle les sentait, parce que c'est chose tout à fait ineffable et au-dessus de la capacité humaine.
L'amour était en elle avec une telle abondance que quoi qu'on eût pu alléguer ou argumenter là-contre, elle ne voyait ni ne pouvait comprendre comment un tel amour pouvait grandir en elle.
Ce qui vient d'être dit ici 2, qu'elle ne voyait pas comment l'amour pur pouvait grandir en elle, se doit entendre comme suit : Comme toute sa capacité d'amour était toujours exactement remplie, elle ne pouvait concevoir ni désirer plus que ce qui la tenait comblée en cet instant. Mais il n'en résulte pas que l'amour s'arrête de purifier et
Dieu est charité, cette charité est lui-même ; elle se communique aux âmes, les habite, les anime sans rien perdre des propriétés de l'être divin
Explication théologique des éditeurs de la vita.
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d'émonder le précieux vase d'élection, pour l'agrandir et le remplir toujours à mesure. Elle le montrait en disant :
Chaque jour je sens qu'on m'enlève des brins de paille. Ce pur amour les rejette tous. Il s'y applique avec grand zèle, ses yeux pénétrants découvrent les moindres imperfections cachées, qui aux yeux d'un autre amour paraîtraient des perfections. De ce travail Dieu se charge, l'homme ne s'en avise pas. Il ne peut discerner ces imperfections, pour cette raison aussi que s'il les apercevait il n'en pourrait supporter la vue. Dieu lui montre toujours son travail achevé comme s'il n'y restait plus aucune imperfection, mais par ce moyen il ne cesse de les lui enlever, bien qu'elles soient inconnues à toute intelligence.
Et puisque, comme on dit, les cieux ne sont pas purs devant Dieu, il faut comprendre qu'une telle pureté ne peut être discernée que par une lumière surnaturelle. Sans que l'homme s'interpose, elle y travaille à sa manière et purifie toujours davantage le vase, qui se voit toujours et paraît à lui-même parfaitement purifié. Dieu agit en cela de façon cachée. La raison en est que l'homme qui est tout donné aux mains de Dieu, ne veut et ne peut vouloir en soi autre chose que la vertu et la perfection de Dieu. Comprenant quelle est aux yeux de Dieu la gravité d'un seul fétu d'imperfection, s'il en apercevait en soi, si opposés à Dieu et si nombreux, comme Dieu de jour en jour les y découvre et les arrache, il serait impossible que de désespoir il ne tombe pas en poussière. C'est pourquoi Dieu les lui enlève peu à peu sans que l'homme s'en aperçoive. Aussi longtemps que nous sommes en cette vie présente, sa douce bonté ne fait pas autre chose en nous.
Quand ce Dieu aimant nous appelle hors du monde, il nous trouve pleins de vices et de péchés ; d'abord il nous donne le goût de la vertu, puis il nous excite à la perfection, ensuite par grâce infuse il nous conduit au véritable anéantissement, et enfin à la vraie transformation.
Dieu conserve ce bel ordre pour mener l'âme dans la voie. Mais quand l'âme est annihilée et transformée, alors elle n'agit plus, ne parle plus, reste sans vouloir, sans sentiment à l'intérieur et à l'extérieur qui puisse la mouvoir. En toute chose, c'est Dieu qui la dirige et qui la guide sans l'aide d'aucune créature.
L'état de cette âme à ce stade est un sentiment d'une telle paix et d'une telle tranquillité, qu'il lui semble être toute immergée de coeur et d'entrailles, à l'intérieur comme à l'extérieur, dans une mer de très profonde paix. Elle n'en sort jamais, quoi qu'il puisse lui arriver en cette vie ; elle se tient immobile, imperturbable, impassible, tellement qu'elle n'éprouve, lui semble-t-il, dans son humanité et dans son esprit, à l'intérieur et à l'extérieur, rien autre chose qu'une paix souverainement douce. Elle est si remplie de cette paix que si on lui comprimait les chairs, les nerfs et les os, on n'en exprimerait que de la paix. Alors elle récite dans sa joie des bouts rimés qu'elle fabrique à longueur de journée, dans ce genre-ci :
Veux-tu que je te montre en bref ce qu’est Dieu ?
Ne trouve paix qui s’en sépare 1.
Plus elle avance, et plus de jour en jour elle s'enfonce, s'immerge, s'absorbe et se transforme en cette paix. La partie humaine de son être s'éloigne chaque jour davantage du monde, des choses terrestres et naturelles, Ainsi son corps ne mange plus de nourriture corporelle, et il n'en meurt ni ne se consume. Cette créature est en santé en dehors des causes habituelles de la santé, parce qu'elle est soutenue non par nature, mais par un incompréhensible rassasiement qui influe aussi sur le corps. Il n'est pas douteux, à voir cette créature d'un aspect si admirable, surtout avec des yeux purifiés semblables à deux étoiles radieuses dans le ciel, qu'elle n'apparaisse en vérité un ange sur terre.
Cet amour est d'une telle générosité, d'une telle excellence spirituelle qu'il dédaigne de perdre son temps à autre chose si belle et si précieuse qu'elle soit. Il n'a souci que de limpidité et de pureté, d'où jaillissent des rayons brillants d'une force brûlante et enflammée.
Il en est occupé continuellement et de tout le reste il vient à dire :
Aie soin que plus rien ne t'appartienne,
ne jette plus un regard sur rien
Plus j'avance, mieux je vois chaque jour que la fin pour laquelle l'homme est fait n'est autre certainement que d'aimer et se réjouir dans ce saint et pur amour.
C'est pourquoi quand l'homme est parvenu par grâce à ce port désirable du pur amour il ne peut plus faire autre chose, quoi qu'il veuille et s'efforce là-contre, qu'aimer et se réjouir. Cette grâce que Dieu fait à l'homme est si admirable et tellement au-dessus de tout désir et de toute pensée humaine que sans nul doute, dès cette vie présente, il se sent déjà participant de la gloire bienheureuse.
1. Bouts rimés en italien
Vuoi tu che ti mostri presto
Che cosa é Dio ?
Pace non trova
Chi da lui si partio.
Plusieurs passages de chapitre sont fortement rythmés.
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Un jour un frère prêcheur - soit qu'il parlât ainsi pour l'éprouver, soit par quelque fausse présomption, comme il arrive souvent - lui dit qu'il était plus apte qu'elle à l'amour. Elle était alors encore avec son mari. Il en alléguait la raison laquelle était qu'il avait renoncé, en entrant en religion, à toute chose tant à l'intérieur qu'à l'extérieur, et que par suite il se trouvait plus libre d'aimer Dieu et plus apte qu'elle. Il ajoutait beaucoup d'autres raisons qui seraient alléguées à cette lin par des hommes plus savants que saints et pieux, spécialement qu'elle était mariée, dans le monde et lui en religion. Comme si l'état religieux par lui-même et sans plus, et l'habit simplement, étaient la cause principale d'un si grand effet, et non pas plutôt la pureté du coeur, à laquelle on arrive, non par rien d'extérieur, mais bien par l'exercice intérieur qui mène à l'excellence de l'amour pur.
Quand il eut longuement parlé sur ce thème, il vint à la bienheureuse Catherine une ardente flamme de ce pur amour incapable de supporter dans son zèle pieux le thème qu'il développait. Elle en eut le coeur tout enflammé, se dressa debout avec une telle ferveur qu'elle paraissait hors d'elle-même, et elle lui dit :
Si je croyais que votre habit pût me faire grandir seulement d'une étincelle d'amour, je vous l'arracherais n'importe comment s'il ne m'était pas accordé de l'avoir autrement. Qu'ensuite vous ayez plus de mérites que moi par votre renoncement fait pour Dieu et par l'organisation de la vie religieuse, qui vous donne de continuelles occasions de mérite, je l'accorde. Mais ce n'est pas cela que je cherche, tout cela je vous le laisse. Mais que je ne puisse l'aimer autant que vous, jamais, et d'aucune façon vous ne me le ferez admettre.
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Elle disait cela avec tant de ferveur et de force que ses cheveux se dénouèrent et en tombant se répandirent sur ses épaules. Elle paraissait transportée hors d'elle-même 1 par le feu de son zèle, mais avec une telle décence, une telle grâce que tous les assistants en étaient dans l'admiration, édifiés et contents. Elle ajoutait :
L'amour ne peut être entravé, et s'il l'est, ce n'est pas cet amour-là tout pur et tout net.
Rentrée ensuite à la maison, elle disait, selon son habitude de s'entretenir familièrement avec son Seigneur :
O Amour, qui m'empêchera de t'aimer ? Si même je n'étais pas comme je suis maintenant (elle voulait dire qu'elle était dans l'état conjugal) même si je me trouvais dans un camp de soldats, je ne pourrais en être empêchée. Si le monde ou le mari pouvait empêcher l'amour, que serait cet amour, sinon certainement une chose de faible vertu et de basse vigueur ? Mais d'après ce que j'en ai éprouvé et ce que j'en ressens en moi, je juge que nulle chose ne peut vaincre cet amour et par suite que rien ne peut l'empêcher. Pour lui, il vainc toute chose.
On comprend par là qu'elle n'entendait pas prétendre que la voie pour arriver au parfait amour n'est pas plus ardue chez les séculiers qu'en religion. Son affirmation visait uniquement l'amour parfait et pur, parce que cet amour arrivé à ce point ne rencontre plus de difficulté ni d'empêchement, puisqu'il a rompu tous les liens et surmonté tous les obstacles.
Comme on lui avait dit qu'elle pourrait être trompée par le démon, elle disait :
Je ne puis croire qu'un amour, à moins qu'il ne soit entaché de propriété, puisse être trompé.
Et qu'il en est ainsi, Dieu le lui montrait par sa parole intérieure et l'apaisait en lui disant :
S'il était possible qu'une âme aimât le démon d'un pur amour où il n'y eût pas de propriété, quoique le démon soit en lui-même si détestable et si méchant, néanmoins à une telle âme cela ne pourrait faire aucun mal. Il en est ainsi parce que l'amour pur est d'une telle force et d'une telle vigueur qu'il enlèverait au dèmon toute sa malice. Si donc cet amour pur a tant de puissance sur un être si mauvais,
1. Ms. D, ib.: elle avait l'air d'une folle et chacun en était stupéfait et satisfait
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qui sera assez stupide pour douter d'une âme qui ait pour moi ce pur amour ? On pourrait tout aussi bien dire que Dieu n'est pas, que dire que l'amour pur et net puisse être trompé en une créature quelconque.
Elle était un jour fort affligée et tourmentée par son humanité qui aurait voulu, pour soutenir une vie affaiblie et infirme, user de choses licites et permises dont elle jugeait que par nature et nécessité elle ne devait pas être privée. Dieu lui fit entendre intérieurement connurent elle devait faire. Il lui disait ainsi :
Je ne veux pas que jamais plus tu tournes les yeux sinon vers l'amour, et je veux que là tu te fixes, et garde-toi de t'en détourner pour quelque changement qui survienne en toi ou en d'autres, à l'intérieur ou à l'extérieur. Décide-toi à être comme morte à toute autre chose, parce que celui qui a confiance en moi ne doit pas douter de soi.
C'est pourquoi je te notifie que tout cela : raisons, pensées, hésitations, doutes que l'homme peut avoir à l'égard de l'esprit, tout cela procède de la détestable racine de son moi.
Cela arrive principalement à ceux qui sont tirés par le pur amour, parce que celui-ci veut traverser et dépasser toutes les pensées humaines. Il ne veut s'arrêter ni à la raison ni au jugement de l'homme ; il ne veut vivre ni dans l'âme ni dans le corps d'après leur nature, mais veut agir en tout au-dessus du pouvoir de cette nature., Quand parle le pur amour, il parle toujours au-dessus de la nature ; tout ce qu'il fait, tout ce qu'il pense, tout ce qu'il dit est toujours au-dessus de la nature. Par là se peut comprendre pourquoi il ne peut être entravé, moins encore vaincu, cet amour pur qui n'est autre que Dieu 1.
Les empêchements qui peuvent se présenter, viennent tous de cette nature qui tient l'homme en servitude, tandis qu'elle s'inquiète beaucoup plus d'elle-même que de l'esprit. Mais quand Dieu sépare de l'esprit la partie inférieure de l'homme, alors l'esprit est tout à fait libre et agit en tout sans crainte et sans attention à rien. Sa liberté est d'une telle excellence et d'une telle dignité que si elle se voyait entravée par une paille minuscule, pour l'enlever elle tiendrait pour rien n'importe quelle souffrance.
1. Dieu qui est amour, infus dans l'âme et la transformant en lui.
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Cette âme était arrivée, comme on peut le comprendre par ce qu'elle disait ci-dessus, à cet état de perfection où l'on commence à goûter la suavité des fruits de l'éternelle béatitude. Elle considérait ces infortunés qui se trouvent encore dans cette vallée de misère, tout fangeux des passions du siècle présent et qui ne cherchent pas à se relever ni à s'échapper d'un si grand malheur. Dans sa compassion elle leur parlait et disait :
O homme créé dans une si haute dignité, pourquoi te perdre dans la misère de choses si basses ? Si tu voulais les considérer sérieusement, tu connaîtrais sans peine que tout ce que tu pourras désirer et obtenir dans cette vie présente est chose de rien en comparaison des choses spirituelles qui sont données par Dieu. Je dis : même pendant que tu es encore dans cette vie pleine d'ignorance. Que sera-ce donc plus tard, dans cette patrie supérieure où il y a des choses que l'oeil n'a jamais vues ni l'oreille entendues, qui ne sont pas entrées au coeur de l'homme et que Dieu a préparées à ceux qui l'aiment (I Cor., 2, 9), Si l'homme voyait ce qu'il acquerra là-haut en vivant bien, s'il pouvait concevoir combien grands seront la gloire et le bonheur du ciel (supposé qu'il n'ait pas le sceau de l'amour pur et net qui empêche de rien rapporter à soi) il se mettrait à bien agir pour son propre avantage avec tant de zèle que, dût-il vivre ainsi jusqu'à la fin du monde, il n'aurait de pensée, il n'occuperait sa mémoire, son intelligence et sa volonté que des choses d'en-haut. Et pourtant à sa mort il se verrait damné à cause de l'imperfection de ses œuvres 1,
1. A plusieurs cette affirmation a paru et paraitra excessive. L'édition de 1568 et celles qui en procèdent ont omis cette dernière phrase, comme aussi la parenthèse qui précède
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Mais Dieu veut que la foi ait son mérite, et non que l'homme fasse le bien par propriété. Il va le menant petit à petit. Il lui donne une connaissance toujours proportionnée à la capacité de la foi. Il l'amène ensuite à une lumière si vive sur les choses d'en haut par la claire et certaine connaissance qu'il en reçoit dès cette vie, que dans un homme illuminé à ce point et rempli des joies célestes semble défaillir la foi. Quand il en éprouve la douceur, quoique soit peu de chose ce qui est accordé ici-bas, il en demeure stupéfait et ne comprend pas que tous les hommes ne se mettent pas en quête de tant de douceur et de suavité.
D'autre part si l'homme savait ce qu'il devra subir plus tard, s'il vient à mourir dans l'infortune du péché, je m'assure que dans la peur qu'il en aurait, il se laisserait non seulement tailler mais hacher menu et revenir à la vie, et se laisser hacher de nouveau, et ainsi jusqu'au jour du jugement et au-delà, si c'était possible, plutôt que de commettre un seul péché. Mais Dieu ne veut pas que l'homme laisse de mal faire par peur, parce que s'il était envahi par la crainte jamais l'amour n'y pourrait entrer. Il veut que ce soit seulement par amour. Aussi ne lui accorde-t-il pas de voir un si épouvantable spectacle. Cependant il en montre quelque chose à ceux qui sont revêtus de son amour pur et si absorbés en lui que la crainte ne peut plus pénétrer en eux 1. La lumière de l'amour, en effet, pénètre partout, jamais une porte ne lui est fermée, elle voit au ciel et sur terre plus de choses que la langue n'en peut exprimer. Ainsi Dieu l'attire par des stratagèmes de douceur et des voies suaves. Voilà comment il agit avec qui se laisse conduire par foi, qui reconnaît la main toute bonne de Dieu et ne la refuse pas, mais au contraire la prend et la tient fortement et la suit « comme une jument » (PS., 72, 23).
Mais ceux qui refusent un si grand bienfait et se décident à continuer de vivre selon leurs appétits, ceux-là auront au moment de leur mort une vue de la pureté si pénétrante, si affreuse et si opposée à ce qu'ils ont pensé, qu'ayant en eux fût-ce le moindre défaut, ils ne pourront le supporter.
C'est pourquoi elle disait, étonnée de tant de folie :
O homme infortuné, toi qui ne penses pas à un sort si affreux que ton endurcissement rend inévitable, tu n'y réfléchis pas. Mais sache qu'il t'atteindra à l'heure où il n'y aura plus de remède pour toi, parce que dans cette béatitude ne peut se trouver l'ombre la plus légère du péché. Il faudra tout au moins que le purgatoire le consume avant que tu puisses entrer dans cette éternelle félicité.
quelques lignes plus haut, et qui éclaire tout. La sainte suppose ici que l'homme a bien vécu non par pur amour de Dieu mais par vue intéressée, pour son avantage éternel. Ses oeuvres bonnes en elles-mêmes, mais n'étant rapportées à Dieu par l'intention d'amour, ne sont pas méritoires pour le ciel. La béatitude éternelle, qui n'est autre que Dieu même, est réservée à ceux qui aiment Dieu pour lui-même, d'une vraie charité. Saint Thomas enseigne : « C'est premièrement à la charité qu'il appartient de mériter la vie éternelle, et secondairement aux autres venus dans la mesure où leurs actes sont commandés par la charité » (Somme théol., I-I°, q. 114 a. 4).
1. « L'amour parfait bannit la crainte. » (I S. jean, 4, 18).
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Elle disait que Dieu nous tient dans une voie moyenne. D'une part il nous montre sans cesse de grandes preuves d'amour afin que l'homme aille par la voie de cet amour puisque sa nature est faite pour se déterminer par amour plus que par crainte. Mais en même temps Dieu donne à l'homme des raisons de crainte afin de le détourner du péché et de l'amener ensuite à l'amour.
Cependant, disait-elle, l'amour et la crainte que Dieu nous inspire ne sont pas à ce degré qu'ils nous forcent à nous diriger vers lui. Il veut que nous soyons accompagnés de notre libre arbitre et de la foi, qui font faire à l'homme tout ce dont il est capable pour sa part. Le reste, Dieu l'opère par ses bonnes inspirations qui meuvent aisément l'homme (quand il y consent) à bien agir contre la partie sensible. Il arrivera ensuite à ne plus tenir compte de cette part sensible, par l'effet de l'immense contentement intérieur que Dieu accorde par grâce, et l'âme ne peut prétendre qu'il manque quelque chose à ce contentement intérieur.
Là-dessus elle disait :
Je vois que Dieu est là si empressé à nous fournir tous les secours intérieurs et extérieurs dont nous avons besoin pour nous sauver, il veille avec tant de soin sur tous nos actes, uniquement pour notre bien ; par contre, je vois l'homme tellement occupé de choses inutiles, nuisibles et de nulle valeur. Au moment de la mort Dieu lui dira : qu'ai-je pu faire pour toi, à homme, que je n'aie fait? et lui-même alors le verra clairement, et c'est de cela qu'il devra rendre un compte plus sévère, comme je vois, que de tous ses autres péchés. Voyant tout cela, je reste étourdie et je ne puis comprendre ni même penser que l'homme soit à ce point fou et hors de bon sens que de ne point penser à une chose de si grande et si extrême importance.
Ce qu'elle voyait de toutes ces choses n'était pas représenté faiblement dans son intérieur, comme il arrive d'ordinaire. La vue qu'elle en avait lui était si clairement imprimée et si nette qu'il semblait qu'elle fût placée devant pour les voir et les toucher.
Il n'est pas douteux que si l'homme était favorisé de telles lumières, il choisirait la mort plutôt que d'offenser Dieu volontairement fût-ce de la faute la plus légère, Aussi n'y a-t-il pas à s'étonner qu'elle, en considérant de pareils malheurs en fût par là-même délivrée, et dirigée vers les biens éternels et déjà admise à les goûter.
C'est pourquoi elle avait pour elle-même tant de haine qu'elle n'hésitait pas à dire :
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Je ne voudrais ni faveur ni miséricorde en cette vie, mais que justice et vengeance soit tirée du malfaiteur.
Elle parlait ainsi dans l'ardeur de son zèle, voyant que la miséricorde du Dieu très bénin est d'autant plus grande envers ses élus qu'eux-mêmes reconnaissent plus sincèrement et plus amèrement leurs fautes. Aussi ne pouvait-elle supporter la pensée qu'elle aurait offensé son Amour sans en être châtiée.
Pour ce même motif, on voyait qu'elle n'avait aucun soin d'aller aux indulgences plénières. Ce n'est pas qu'elle ne leur portât grand respect et dévotion et qu'elle ne les tînt pour très utiles et de grande valeur, mais 1 elle aurait voulu que son propre moi fût châtié et puni comme il le méritait, plutôt que de le voir absous et libéré devant Dieu au moyen de ces satisfactions. Elle voyait d'un côté l'offensé, la souveraine Bonté, et de l'autre l'offenseur qui en est tout le contraire, et elle ne supportait pas, en conséquence, de voir une part quelconque d'elle-même qui ne fût toujours soumise à la divine justice pour en être bien punie. Et pour ne pas lui donner espérance d'être libérée de la peine, elle négligeait les indulgences plénières et même de se recommander aux prières d'autrui, afin qu'elle fût toujours sujette à tout supplice et condamnée selon ses mérites. .
Par là se peut connaître à quel degré de perfection cette sainte âme était déjà arrivée. Presque assurée de la victoire, pour glorifier davantage son Seigneur, elle désirait combattre encore et comme un valeureux combattant elle ne cherchait et n'acceptait aucun secours.
Elle ne pouvait voir en aucune manière que Dieu fût offensé. Elle disait:
Mon Amour, tout le reste m'est supportable, mais de t'avoir offensé est pour moi chose si horrible et si insupportable que je te demande de m'imposer toute autre pénitence, mais non pas celle de voir que je t'ai offensé. Les offenses que je t'ai faites, je ne veux pas les avoir commises, je ne puis consentir à t'avoir jamais offensé. Au moment de la mort, montre-moi plutôt tous les démons, et toute leur laideur et tous leurs supplices. Je tiens tout cela pour rien en comparaison de cette vue d'une mienne offense si minime qu'elle soit. Elle ne peut d'ailleurs être minime, puisqu'elle offense ta majesté si grande.
1. Addition des éditeurs pour écarter tout soupçon de protestantisme. Le texte de 1520, antérieur à la condamnation de Luther, n'avait pas à insérer cette réserve.
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Je vois avec certitude que si l'âme qui aime en vérité voyait en elle un rien pour faire obstacle à Dieu, son corps tomberait aussitôt en poussière. Je le comprends par l'extrême et indicible tourment que j'endure, causé par le feu intérieur que j'éprouve en moi. D'où je conclus que l'amour ne peut souffrir la moindre opposition. Mais cet amour ne demeure en personne si d'abord on n'écarte tout obstacle et tout empêchement. A ce prix on pourra rester en parfaite paix avec lui.
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Cette bienheureuse, illuminée par la vraie lumière qui illumine tout homme venant en ce monde ( Jean, 1, 9), voyait intérieurement les merveilles que le Dieu amour accomplit dans une âme qui se donne à lui généreusement tout entière. D'où elle voyait comment est fait l'amour net et pur qui se répand dans l'âme. A le considérer si pur, si droit, si net, elle comprenait qu'il n'est autre que Dieu même, qui est amour béatifiant, et rien autre chose, c'est-à-dire sans autre cause que lui-même. Et ce pur amour est de telle nature qu'il ne peut faire autre chose que d'aimer. Il rejaillit plus ou moins dans la créature, dans la mesure où le sujet est capable de recevoir la grâce, et selon la droiture avec laquelle il s'adapte à la conformité de cet amour. Il faut en effet que l'amour réponde à l'amour, et à égalité l. Si cette égalité venait à manquer, ce ne serait pas le vrai et pur amour. Il serait contaminé d'amour-propre, qui est si contraire au pur amour que rien ne peut l'être davantage. L'âme ne peut trouver de repos tant que les eaux qui sortent d'elle ne soient aussi claires qu'elles lui arrivent de la source divine. Voilà le sentiment dont il est dit qu'en cette vie c'est un goût de vie éternelle.
Combien cette vue était élevée et combien ces merveilles découvertes à ses yeux dépassaient les forces humaines, c'est ce que démontrait l'effet produit dans cette âme. Son coeur en était pénétré de telle façon qu'elle ne pouvait comprendre comment elle n'expirait pas. Mais Dieu qui opérait tout le reste en elle accomplissait encore ce miracle qu'elle pût vivre quand nulle autre chose ne soutenait sa vie. En ces moments son humanité était tenue captive et à ce point
I. Sur l'égalité d'amour entre Dieu et l'âme aimante selon S. Jean de la Croix, cfr JUAN DE JESUS MARIA, o-c-d-, Le amara tanto como es amada, dans Ephemerides carmelitanae, 1955, t. VI, p. 3-103.
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hors de ses sens qu'elle ne pouvait plus se tourner vers la terre pour se nourrir de rien de terrestre, tout comme si l'âme était hors de son corps. Sans plus rien pouvoir d'autre elle était tellement absorbée en cet amour qu'elle semblait être hors de son corps et transformée toute en amour.
Aussi disait-elle :
Si grand était le sentiment que je goûtais dans cette douce union qu'il n'y a pas à s'étonner si j'étais hors de moi ; je ne voyais rien sinon Dieu seul, sans moi et hors de moi. Cette vue cause une telle absorption qu'on ne peut voir ni vouloir ni goûter autre chose. Notre être tant du corps que de l'âme reste comme une chose morte sans agir ni à l'intérieur ni à l'extérieur. Quel besoin y a-t-il de parler en tant de mots d'une chose à ce point hors de mesure et inexprimable? De sa grandeur et de son excellence je me sens incapable de rien dire.
Il n'est pas possible, ni à moi de l'exprimer en paroles ni, à qui ne l'a pas éprouvée, de comprendre.
O merveille dont on ne peut rendre compte ni en paroles ni par signes, ni par figures, ni par des soupirs ni par des cris, ni d'aucune manière. C'est pourquoi je dis à juste titre qu'il me semble être emprisonnée et investie de toutes parts, n'en pouvant dire la moindre miette.
O pauvre langue qui ne trouve pas de mots!
O paume intelligence, tu es vaincue !
O volonté, comme tu es apaisée! Tu ne veux plus autre chose désormais parce que tu es engloutie dans le rassasiement.
O mémoire remplie et sans occupation ni attention aucune 1!
Toutes ces facultés ont fini par perdre leur activité naturelle, elles restent totalement emprisonnées et embrasées dans cette fournaise du divin amour, avec une joie excessive et un bonheur profond. C'est au point qu'elles semblent déjà béatifiées et amenées au port désiré, où se goûtent sans goût les flammes intimes de ce pur amour, capable par sa puissance démesurée de consumer l'enfer même quoique ce feu soit de nature à brûler sans consumer.
O créature raisonnable, je m'assure que si tu considérais à quelle fin tu as été créée avec tant d'amour, tout ce qui est au-dessous de Dieu te paraîtrait si vil que tu ne souffrirais pas de le garder pour toi, tu le fuirais au contraire comme le pire ennemi, de peur que cela ne t'empêche d'atteindre à ce trésor sans limites et sans fin.
I. On remarquera le tour lyrique et le rythme de ces exclamations, beaucoup plus sensible en italien. Exemple de ces « rimes » , dont Catherine parlait plus haut, ch. XVIII.
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Cette âme sainte, toute transformée en Dieu par sortie d'ellemême disait des choses si secrètes de Dieu son doux amour, que les intelligences humaines n'étaient quasiment pas à même de les saisir.
Elle disait :
Par la grâce de Dieu, je trouve en moi un contentement sans nourriture, un amour sans crainte, c'est-à-dire sans craindre qu'il me manque jamais. La foi, il me semble l'avoir totalement perdue l; l'espérance est morte, parce qu'il me semble avoir et tenir avec assurance ce qu'autrefois je croyais et espérais. Je ne vois plus d'union, parce que je ne sais et ne puis plus rien voir que Dieu seul, lui seul, sans moi. Je ne sais où j'en suis, je ne cherche pas à le savoir et ne voudrais pas en apprendre quelque chose. Je suis ainsi placée et submergée en la fontaine de son immense amour, comme si j'étais au fond de la mer sous toutes les eaux, et que d'aucun côté je ne puisse toucher ni voir ni ouïr rien d'autre que l'eau. Ainsi je suis noyée en ce doux feu d'amour dont je ne puis rien comprendre de plus, sinon que c'est tout amour. Et cet amour liquéfie en moi toutes les moelles de l'âme et du corps, et certaines fois je me sens comme si mon corps était fait de pâte, et dans l'aversion que j'ai aux choses corporelles, je ne le puis supporter.
Il me semble par là que je ne suis plus de ce monde, je ne puis comme les autres faire les actions du monde et même tout ce que je vois faire aux autres me donne du dégoût, parce que je ne puis faire comme eux ni comme j'avais accoutumé autrefois. Je me sens devenue tout à fait étrangère aux choses terrestres et spécialement à celles qui me touchent. A les voir seulement des yeux je ne les puis supporter, et je dis à toutes choses : Laissez-moi, je ne puis avoir soin ni mémoire de vous, tout comme si pour moi vous n'existiez pas. Je ne puis travailler, aller, rester, ni même parler ; je me vois moi-même comme une chose inutile et de trop pour le monde. Beaucoup s'étonnent et se scandalisent, faute d'en comprendre la cause. En vérité si ce n'était Dieu qui nie soutient et me dirige, le monde souvent me tiendrait pour folle, et cela parce que je vis presque toujours hors de moi.
1.La foi théologale est restée, mais son expérience sensible ne l'aperçoit plus.
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Cette âme sainte était si bien réglée par Dieu qu'elle ne manquait à rien de ce qui était nécessaire ou raisonnable. Quoiqu'elle fût tout adonnée à satisfaire son doux Amour, elle n'eût voulu cependant déplaire jamais à son prochain en paroles, ni lui manquer en actes, ni lui causer aucun dommage même le moindre, et ne lui refusait pas secours dans ses nécessités. Elle disait à son Seigneur :
Tu me commandes d'aimer mon prochain, et moi je ne puis aimer que toi ni admettre aucun mélange avec toi. Comment ferai-je donc?
A quoi il lui fut répondu intérieurement :
« Celui qui m'aime, aime encore tout ce que j'aime. Il suffit que pour le salut du prochain tu sois prête à lui faire à l'âme et au corps tout ce qui serait nécessaire. Cet amour est sûr parce qu'il est dégagé de la sensibilité puisque le prochain est aimé non en lui, mais en Dieu. »
Et parlant de cet amour pur, elle disait :
Avant que Dieu créât l'homme, l'amour était pur et simple sans avoir aucun regard de propriété, parce qu'il n'y avait pas où regarder 1. Quand Dieu donc créa l'homme, il ne se décida pas pour autre chose que son pur amour. Pour faire une créature si belle et si grande, avec tout ce qui la concerne, il n'eut d'autre motif ni d'autre but que son pur et simple amour lui-même. C'est pourquoi, de même que cet
1. Pensée assez subtile. Dieu étant l'amour même en acte, et cet amour étant identique à son être, il ne peut y avoir, dans sa simplicité, de retour sur soi. Il y a cependant entre les personnes de la Trinité un don mutuel qui aboutit à l'unité, sans retour de chaque personne sur elle-même, puisque chacune est toute tournée vers les autres. Mais Catherine ne voit que la simplicité de l'être divin. Sa mystique n'est pas trinitaire. celle de Ruysbroeck passait par la Trinité pour aboutir à la simplicité de l’être divin; Catherine s'établit d'emblée dans cette perspective.
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amour ne néglige rien, quelque avantage ou désavantage qu'il y rencontre, et ne vise à autre chose, sans aucun détour, qu'à la nécessité et à l'unité de l'aimé, ainsi l'amour de l'aimé doit retourner vers celui qui l'aime de la même manière et sous la même forme qu'il est venu vers lui. Dès lors cet amour qui n'a de regard pour rien sinon pour l'Amour ne peut avoir peur de rien, puisqu'il n'a pas de regard pour son propre moi.
Elle disait encore :
Non seulement l'amour pur ne peut sentir la peine, mais il ne peut comprendre ce que c'est que peine ou tourment, fût-ce comme ceux de l'enfer ni penser à ceux qui lui en feraient. S'il lui était possible d'endurer toutes les peines au degré qu'endurent les démons et les damnés, il ne pourrait jamais dire que ce sont des peines. C'est que quand il se rendrait compte de la peine et en sentirait la morsure, il serait par le fait même hors de cet amour. Le vrai et pur amour a tant de force qu'il se tient toujours fixé et immobile en celui qui l'aime ; il ne laisse jamais la liberté de voir ou entendre autre chose que le pur amour. En vain s'efforce qui voudrait lui faire remarquer les choses du monde. Il reste immobile et immuable en son amour, tel qu'un mort.
De cet amour il ne se peut dire des paroles ni produire des symboles si exacts et si ressemblants qu'on les suppose qui ne soient autant de mensonges, dès qu'on les compare à ce qu'il est en réalité. Tout ce qu'on en peut comprendre, c'est qu'il ne peut être compris par l'intelligence. Et si tu demandes ce que je vois, ou ce que je ressens, je réponds que j'ai le sentiment d'un premier être, par-dessus l'intelligence ; au-dessus de lui, un autre plus grand, et au-dessus de ce dernier, encore un autre plus élevé. Et ainsi de suite et de plus en plus l'un au-dessus de l'autre en croissant sans cesse en grandeur et en nombre, de telle sorte que je conclus qu'il est impossible d'en exprimer seulement la plus petite étincelle. Aussi tout ce que j'en pourrais dire n'est rien, tant est grande la réalité qui est. Et pour cette raison je n'en dis pas plus en ce moment.
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La vocation et la réponse de cette sainte âme fut à la ressemblance de celle du glorieux apôtre Paul. C'est-à-dire qu'en un instant, comme on l'a raconté au début, elle fut rendue parfaite, et cela fut manifeste parce que dès cet instant et dans toute la suite, elle se conduisit non comme une commençante, mais comme une âme déjà parfaite. C'est ainsi qu'elle ne pouvait renseigner sur la voie qui mène à la perfection, puisqu'elle n'y était pas arrivée par vertu acquise, mais par grâce infuse ; cette infusion de grâce avait accompli son oeuvre en elle de façon instantanée, la portant au même point que par l'exercice de toute une vie d'homme.
Cette âme toute transformée en Dieu avait donc en son coeur purifié un tel feu d'amour, dès le début de sa conversion et jusqu'à la fin, que c'était chose miraculeuse. Elle disait qu'aussitôt qu'elle fut appelée et blessée par son Amour, elle ne sut plus ce que c'est que de souffrir soit intérieurement soit extérieurement, par le monde, les démons, la chair, ou autre chose que ce soit. Il en était ainsi parce qu'elle était à ce point transformée intérieurement en Dieu que, bien qu'elle eût à endurer beaucoup d'adversités, sa volonté ne les ressentait pas comme des contrariétés mais les prenait comme choses envoyées par son Amour. Mêlé à cet amour tout lui devenait grand contentement. A l'extérieur son humanité se soumettait si parfaitement à l'esprit que jamais elle ne le tirait en arrière, bien qu'il lui fît faire beaucoup de pénitence. Ainsi s'accomplissait toujours en elle ce qui est dit : « Mon coeur et ma chair se réjouissent en Dieu vivant » (PS., 83, 3).
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C'est pour cela qu'elle disait :
Ceux qui voient combien importe l'oeuvre spirituelle, c'est-à-dire combien importe l'offense de Dieu ou sa grâce, ne peuvent tenir compte d'autre souffrance ni d'autre enfer que cette offense. A leurs yeux toutes les autres peines que l'on peut endurer en cette vie, en comparaison de celle-là, sont des soulagements. A l'opposé, tout ce qui est en-dessous de Dieu avec apparence de bien, en comparaison peut s'appeler mal. Mais je sais bien que celui qui n'en fait pas l'expérience l'entendra malaisément.
D'un autre côté, je ne puis comprendre que l'homme soit aveugle à ce point. Comment ne voit-il pas que tout ce à quoi Dieu ne correspond pas, tout ce que Dieu ne soutient de sa grâce, n'est que peine, chagrin, amertume, colère, mélancolie, tristesse, malheur, même en cette vie ? Jamais cependant tant qu'elle dure, nous ne sommes totalement abandonnés de la grâce, quelques péchés qu'on ait pu commettre, Parce que s'il était possible à un homme de vivre de vie corporelle tout en étant totalement abandonné de Dieu, excepté par sa justice, - autrement il tomberait dans le néant - je suis sûre que celui qui le verrait tomberait mort. Et non seulement à le voir, mais rien qu'à apprendre qu'il en existe, à une distance de beaucoup de milles, et qu'il approche, cette simple nouvelle le ferait tomber sans vie. Comprenons du moins que s'il y avait un homme si misérable qu'il fût abandonné de Dieu à ce point, il est impossible d'en exprimer l'horreur ni avec des mots ni avec des images, étant donné surtout la petitesse de nos intelligences.
Oh! que de dangers assiègent l'homme en cette vie! Quand j'y pense en me mettant à leur place et vois l'importance de la vie et de la mort spirituelles, si Dieu ne me portait secours, je crois que je mourrais. Et si je pouvais avoir un désir, ce serait de pouvoir exprimer ce que je sais et ressens là-dessus. S'il m'était accordé de le faire voir par des martyres, je crois qu'il n'est aucun supplice que je ne souffrirais avec joie, pour faire connaître à l'homme l'importance de ces choses.
Quand j'ai eu cette vue qui m'a fait voir combien importe l'ombre d'un tout petit acte contre Dieu, je ne comprends pas comment je n'en suis pas morte. Je dis alors : Je ne m'étonne plus que l'enfer soit si horrible, puisqu'il est l'effet du péché. L'enfer même, pour autant que je l'ai vu, je ne crois pas qu'il soit proportionné à l'horreur de ce péché. Il me semble plutôt que Dieu lui fait miséricorde, tant me paraît horrible l'ombre seule du péché véniel. Dès lors, en comparaison, que sera le péché mortel? et tant de péchés mortels? Je crois que qui les verrait, même s'il était immortel, deviendrait mortel à force de douleur. Cette vue que j'en ai eue, en effet, toute petite et qui ne dura qu'un instant, si elle avait duré un peu plus, mon corps, eût-il été de diamant, aurait été réduit au néant.
Pour conclure, tout ce que j'en ai dit me paraît mensonge à côté de ce que j'en ai saisi dans mon esprit quand je faillis mourir de cette
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vue rapide. Tout mon sang se glaçait par tout mon être et ma défaillance fut telle que je croyais trépasser. Mais la bonté de Dieu a voulu de plus que je puisse le raconter.
Elle disait encore:
Je ne m'étonnerai plus que le purgatoire soit une chose aussi terrible que l'enfer, puisque l'un est fait pour châtier, l'autre pour purifier, mais l'un et l'autre sont l'oeuvre du péché. Et celui-ci est si horrible qu'il faut bien que le châtiment et la purification soient en rapport avec son horreur. Si l'homme en avait conscience, en considérant sa mauvaise inclination il serait au désespoir et s'abandonnerait en lui-même. Mais Dieu ne fait voir de pareils spectacles qu'à ceux qui ne peuvent plus sortir de sa volonté sur eux, à qui il ne permet de rien faire hormis ce qu'il dispose pour leur bien et le bon exemple des autres. C'est à eux qu'il fait voir comment sa bonté garde l'homme de périls si affreux et inimaginables, qui le menacent et qu'il ne voit pas. Mais Dieu les voit, il sait leur gravité. C'est pourquoi il a grande compassion des hommes, dans l'amour qu'il leur porte. Aussi ne cesse-t-il en cette vie de nous exciter à bien faire afin que nous ne soyons pas ensevelis dans un tel malheur.
Ainsi se peut voir comment la conversion de cette sainte âme ressembla à celle de saint Paul. Il fut ravi au ciel et vit la gloire des justes ; et cette bienheureuse vit la peine des pécheurs, c'est-à-dire ce que mérite le péché, combien il est abominable et comme il faut le fuir.
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Cette âme illuminée disait qu'elle eut un jour une vue de l'amour-propre. Elle vit comment il avait pour maître et seigneur le démon. Elle disait que mieux vaudrait l'appeler haine de soi parce qu'il fait accomplir à l'homme tout le mal qu'il veut et à la fin il le précipite en enfer. Elle le voyait présent presque par essence, dans l'homme, dans l'esprit et dans le corps, et tellement incorporé à l'un et à l'autre qu'il lui paraissait presque impossible de parvenir en cette vie à s'en purger.
Elle disait :
Cet amour-propre, quand il est dans sa vraie nature est ainsi fait : D'abord il n'a cure du dommage de l'âme et du corps, ni du prochain, ni de la renommée, ni des biens personnels ou d'autrui. Pour satisfaire sa propre volonté il est cruel à lui-même et aux autres ; il refuse de céder pour aucune opposition qui se puisse imaginer. Quand l'amour-propre a décidé de faire quelque chose, il ne change ni pour flatteries ni pour menace de malheurs si grands qu'ils soient. Pour faire sa volonté il n'a cure de servitude, d'esclavage, ni de pauvreté, de déshonneur ni de maladie, de purgatoire, de mort ou d'enfer. De tout cela il ne voit et ne comprend l'importance, car il est aveugle.
Si tu lui disais : Laisse ton amour-propre et tu gagneras de l'argent, tu vivras en santé, tu auras en ce monde tout ce que ton coeur pourra désirer et ensuite tu iras certainement en paradis, - il rejette tout cela, parce que son coeur ne peut apprécier d'autre bien ou d'autre mal temporel ou éternel, que celui qu'il porte imprimé par amour-propre. De tout le reste il fait fi et le tient pour rien. Comme un esclave il se laisse tirer par lui où il veut et comme il veut. Il lui est soumis au point qu'il ne peut vouloir autre chose. Il ne parle, il ne pense et ne tend pas à autre chose. Si on lui dit : tu es fou, il n'en a cure ; qu'on se moque de lui, il ne s'en soucie pas. Il a fermé ses yeux et bouché ses oreilles à toute autre chose, il tient pour rien tout le reste.
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Elle disait encore :
L'amour-propre est un voleur si subtil qu'il vole Dieu même sans remords ni reproche intérieur. Il prétend par là reprendre simplement son bien sans quoi il ne peut vivre ; il affirme que c'est raisonnable et nécessaire. Il agit en tout cela d'une certaine façon dissimulée, sous beaucoup de voiles ayant apparence de bien. On n'arrive pas à lui prouver le contraire, sinon avec l'aide de cette lumière pénétrante du vrai amour. Celui-ci déclare qu'il veut rester nu et sans voile au ciel et en terre, puisqu'il n'a rien de honteux à cacher.
Et de même que l'amour-propre ne peut savoir ce que c'est que l'amour nu, ainsi l'amour nu ne peut comprendre comment, dans ce qu'il connaît en vérité, il y ait ou puisse y avoir de la propriété. Il ne voudrait à aucun prix qu'il existe une chose qu'il puisse dire sienne. La raison en est que cet amour nu voit toujours la vérité et même ne peut voir autre chose. Or la vérité est, de sa nature, communicable à tout le monde, elle ne peut appartenir en propre à personne. L'amour-propre, au contraire est à lui-même un empêchement, il ne peut ni croire ni voir la vérité. Et même, s'il croit la posséder, il la tient pour ennemie, une étrangère lointaine et inconnue.
Mais l'amour-propre spirituel est beaucoup plus subtil et dangereux que l'amour-propre corporel, Son poison est très pénétrant ; fort peu s'en gardent, car il se cache beaucoup mieux sous une grande subtilité, c'est-à-dire sous couleur de sainteté, de nécessité, quelquefois de charité, de compassion et sous une infinité d'apparence dont il se couvre. En voulant les dénombrer, il me semble voir une plage immense de sable, et le coeur me manque rien qu'à y penser.
Voyons encore quel aveuglement cet amour propre interpose entre Dieu et l'homme, sachons que nous n'avons pas de poison plus mortel que lui ; et néanmoins l'homme ne s'en avise pas, mais il lui paraît très salutaire, il se réjouit de ce dont il devrait, à mon avis, pleurer.
Nul doute que si l'homme se rendait compte de l'immense empêchement que l'amour-propre oppose à son bien, il ne se laisserait pas séduire. Il y a donc beaucoup à craindre de sa malignité. Elle est si grande que s'il n'en existait pas plus gros qu'un petit grain de sable, cela suffirait pour corrompre le monde entier comme un seul homme. Aussi je conclus que cet amour-propre est la racine de tous les malheurs qui peuvent nous arriver en ce monde et en l'autre. Je vois l'exemple de Lucifer, à quoi il est réduit pour avoir fixé sa fin dans ce pervers amour. Je le vois mieux encore en nous, et où notre père Adam nous a conduits avec ce malheureux germe qu'il nous a laissé, germe presque incurable à mes yeux ; je vois que l'homme en a plein les veines, les nerfs et les os et qu'il ne peut dire, penser ou faire, avec l'âme ou avec le corps aucun acte qui ne soit plein de cet amour venimeux, au point qu'il contamine jusqu'aux actes, paroles et pensées accomplis en vue de la perfection de l'esprit.
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S'il en est ainsi, je ne vois à cette maladie si incurable d'autre remède que Dieu même. S'il ne nous en guérit pas ici-bas par sa grâce, il nous la fera purger plus tard, à nos dépens, au purgatoire. Il est en effet indispensable, avant de pouvoir contempler la pure face de Dieu, que nous nous purifiions de toute notre souillure jusqu'à ce que nous soyons rendus purs et sans tache.
Aussi quand je vois cette purgation si rigoureuse et extrême qui nous attend, et que l'homme n'a pas le pouvoir de dénouer cet amour propre, ce poison caché, parce qu'il ne le connaît pas et ne le voit pas, et qu'il n'y croit pas comme il faudrait, il me vient une envie de crier assez fort pour être entendue jusqu'au ciel, et je ne voudrais dire autre chose que « A l'aide ! à l'aide ! » aussi souvent qu'il me resterait du souffle et que j'aurais vie dans mon corps.
Or si cet amour-propre a tant de puissance que l'homme ne tient compte de vie ni de mort, d'enfer ni de paradis, combien plus puissante sans comparaison sera la force de l'amour divin, qui est Dieu même infus dans nos coeurs par son immense bonté. Cet amour veille à notre utilité pour l'âme et pour le corps, et à celle du prochain aussi, ayant à coeur l'honneur et les biens d'autrui. Bénin et doux en tout et envers tous, il renonce à sa propre volonté et prend pour son vouloir la volonté de Dieu à qui il se soumet en tout. Et Dieu par son amour allume, purifie, illumine et fortifie cette volonté au point qu'elle ne craint plus rien, hormis le péché, parce que le péché seul déplaît à Dieu. C'est pourquoi elle accepterait, plutôt que d'en commettre le plus petit, tous les tourments et les martyres les plus atroces qui se puissent imaginer. Ceci est un des effets du divin amour. Il met l'homme dans une telle liberté, une telle paix et un tel contentement, qu'il lui semble être en paradis dès cette vie. Il demeure si fermement fixé et attentif en cet amour, qu'il ne peut parler d'autre chose, ni penser à autre chose ni vouloir autre chose, ni faire d'aucune créature plus de cas que si elle n'existait pas.
Ce divin amour est notre vrai et propre amour, il nous sépare du monde et de nous-mêmes et nous unit à Dieu, et quand cet amour divin se répand dans nos coeurs, à quoi peut-il encore s'arrêter en ce monde ou en l'autre ? La mort lui donnerait un soulagement, il ne peut s'épouvanter de l'enfer, parce que l'amour divin ne peut rien craindre hormis de perdre ce qu'il aime, qui ne se perd que par le péché.
Oh! si l'homme voyait de quel poids, de quelle importance est l'offense de Dieu, surtout à celui qui aime, il connaîtrait que là serait le pire enfer qu'il puisse avoir. Qui a une fois goûté ce si doux et si suave amour, s'il venait à le perdre par quelque défaut, il resterait au supplice presque comme les damnés. Pour le regagner, il n'est rien de si extrême qu'il ne ferait. Pour finir on peut connaître par l'expérience de chaque jour que l'amour de Dieu est notre repos, notre joie et notre vie. L'amour-propre est au contraire une tension continuelle et une tristesse, notre mort en cette vie et en l'autre.
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Cette sainte âme disait :
Je vois trois moyens que Dieu emploie pour arriver à purger la créature. Le premier, quand il lui donne un amour nu de telle sorte qu'elle ne puisse plus vouloir - à supposer qu'elle veuille - ni voir autre chose que cet amour. Cet amour est à ce point dépouillé et net qu'il lui fait voir toutes les broutilles de l'amour-propre. Établie dans cette vue véritable, l'âme ne peut plus être abusée par son propre moi. Celui-ci est réduit à désespérer de lui-même à tel point qu'on ne peut rien lui dire qui soit capable de le réconforter, quelle qu'en soit son envie. En conséquence, l'amour-propre se consume peu à peu, puisqu'il faut bien que meure celui qui ne se nourrit pas. Et malgré cela, si grandes sont l'étendue et la malignité de cet amour-propre qu'il accompagne l'homme presque jusqu'à la fin de sa vie.
De cela je m'aperçois bien, moi, puisque de temps en temps je sens mourir en moi beaucoup de penchants qui d'abord paraissaient bons et parfaits. Une fois qu'ils ont été consumés, je comprends qu'ils étaient dépravés et imparfaits, selon le degré de mon infirmité spirituelle et corporelle que je ne voyais pas et que je croyais ne plus avoir. Il est donc nécessaire d'acquérir une vue si fine que tout ce qui d'abord paraissait parfait devienne et à la fin se découvre imperfection, vol et malheur. Tout cela se découvre et se distingue au miroir de la vérité c'est-à-dire de l'amour pur, qui montre tortu ce qui auparavant paraissait droit.
La seconde manière que j'ai vue, et qui me plaît beaucoup plus que la précédente, c'est quand Dieu donne à l'homme un esprit absorbé en grande peine, par quoi il lui fait voir ce qu'il est en vérité, c'est-à-dire combien il est vil et abject. Cette vue le tient continuellement en excessive privation de toute chose qui puisse avoir saveur de bien, de sorte que le moi ne trouve plus à se nourrir d'aucune façon. Ne pouvant se nourrir (ayant au contraire la vue continuelle de ce moi si mauvais qu'il n'y peut rien entrer de bon) force est bien qu'il se consume. Il doit finalement reconnaître que si Dieu n'y met la main en lui donnant son être divin par quoi lui sera enlevée cette vue si
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déplaisante, jamais, jamais il ne sortira de cet enfer qu'il porte en soi.
Quand Dieu ensuite, à cette vue de totale désespérance de soi ajoute la grâce de l'enlever, alors l'âme demeure en grande paix et consolée.
Le troisième moyen est encore plus excellent que les précédents. C'est quand Dieu donne à la créature un esprit tout absorbé en lui, de telle façon qu'elle ne sait penser à autre chose, à l'intérieur ou à l'extérieur, que ce Dieu même. De tout ce qui la concerne, quelles que soient ses affaires et occupations elle ne peut rien penser ni faire cas, sinon pour autant que l'exige l'amour de Dieu. Aussi paraît-elle une chose morte au monde, parce qu'elle ne peut se satisfaire en rien et ne sait ce qu'elle veut au ciel ni en terre. Il lui vient en même temps une telle pauvreté d'esprit qu'elle ne sait ce qu'elle fait ni ce qu'elle a fait et ne pourvoit à ce qu'elle aurait à faire en quoi que ce soit, quant à Dieu et quant au monde, pour elle-même et pour le prochain. C'est que Dieu ne lui donne aucune vue qui la nourrisse, mais il la tient contre lui en union et en suave fusion. En cet état l'âme est riche et pauvre à la fois, ne peut rien s'approprier ni se nourrir de rien. Il faut donc qu'elle se consume, qu'elle reste à la fin perdue en elle-même et qu'ainsi elle se retrouve en Dieu. Elle était en lui déjà sans doute, mais ne savait comment elle y était.
Il y a encore la voie de la vie religieuse dont je ne dirai pas plus, parce que tous de toute façon doivent passer sous l'une ou l'autre de ces trois voies susdites, et aussi parce que d'autres en ont traité au long et au large.
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On ne pouvait comprendre le degré de perfection où était parvenue cette âme illuminée de Dieu vraie lumière. C'est qu'elle ne s'étendait pas à des actes extérieurs de vertu qu'on pût constater, mais toute sa perfection restait à l'intérieur de l'âme, dans la connaissance d'elle-même et de son Dieu à qui elle était unie de façon merveilleuse, et dans le mystère de ses colloques intérieurs. Elle en exposait quelques-uns, quoiqu'elle ne pût en dire grand'chose, non comme ils se passaient dans son intime - c'était chose indicible mais elle en exprimait ce qu'elle pouvait par des comparaisons.
Un jour, sous le coup d'une grande ardeur qu'elle éprouvait en elle-même, elle appela Lucifer et lui dit :
Je veux discuter avec toi d'une question qui me vient à l'esprit. Dis-moi ce qu'il y a de plus grave : d'un côté tout l'enfer avec tous ses tourments et ses souffrances, supposé que tu les aies tous en toi, ou de l'autre, en cette âme qui aime d'un incomparable amour pur et net, un seul fétu qui entrave son vrai amour?
Alors en guise de réponse, il lui fut montré dans l'esprit comment l'offense de Dieu, si petite et minuscule qu'elle puisse être, est beaucoup plus intolérable que l'enfer de Lucifer. Cette vue de l'âme n'était pas sans douleur, comme il arrive ordinairement. A voir l'importance de cette chose, il s'alluma en son coeur un tel feu qu'elle en fit une maladie et qu'elle faillit en mourir.
En cela on peut comprendre à quel point cette âme était loin de la commune mesure des sentiments ordinaires. Nous voyons
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toujours l'homme sentir à peine une contrition générale d'avoir péché, il n'a que peu de souci des péchés véniels.
Mais elle, ayant eu une autre fois la vision intérieure de l'importance d'un seul péché véniel, il lui survint au coeur un assaut de feu d'une telle violence qu'il lui sembla que tout son corps se rompait, ne pouvant en supporter l'ardeur. Sans nul doute, si Dieu lui avait fait connaître en elle la présence d'un de ces péchés, elle serait tombée morte sur l'heure. Et si par impossible il y en avait eu en elle, son Amour l'eût empêchée de s'en apercevoir, car le droit amour est d'un tel zèle qu'il ne craint que le péché 1.
Elle fut un temps dans une grande crainte en se disant :
Malheureuse que je suis ! s'il m'arrivait d'être inquiète d'un péché, dont je ne me serais pas purifiée ou châtiée aussitôt, je ne pourrais tenir.
C'est pourquoi elle était forcée, si quelque doute lui venait, d'en avoir tout de suite la solution. Sans quoi elle ne pouvait s'apaiser, exactement comme si elle se fut trouvée dans le feu. Si quelqu'un lui avait dit : « Cela était mal agir », elle aurait répondu aussitôt :
Seigneur, si c'est mal, je ne veux pas l'avoir fait. Je ne puis vouloir qu'il soit jamais dit que le vrai amour ait laissé faire quelque mal à celui qu'il aime.
Elle parlait ainsi parce qu'elle avait avec Dieu une telle union qu'elle ne pouvait vouloir que lui.
Cette âme avait sans cesse de tels élans du coeur et de si grande force qu'elle en tombait souvent malade. On la soignait comme pour une maladie corporelle, alors que son mal était feu de l'esprit, on lui appliquait des ventouses pour faire respirer le coeur et lui rendre la parole. Mais cela servait de peu. Elle avait des suffocations violentes, elle perdait la parole, on la croyait proche de mourir. Comme on ne discernait pas l'opération divine, on lui donnait des remèdes qui lui faisaient du tort. Très obéissante, elle les prenait. On comprit ensuite que Dieu était l'auteur de ces choses. On se mit à laisser passer les assauts divins le mieux possible sans médecine, on se contentait de la soutenir en l'entourant de soins et de vigilance.
I. Tout ce passage est dans l'édition le développement du texte du ms. D, f. 25 v-26 : Alors il lui fut montré dans l'esprit que cette broutille avait beaucoup plus d'importance que l'enfer de Lucifer. A cette vue, un tel feu s'alluma en son corps qu'elle en fit une maladie et qu'elle faillit en mourir. Une autre fois, il lui fut dit en esprit, dans une parole intérieure : « Si tu savais quelle est devant moi l'importance d'un péché véniel » et on lui fit connaitre ce qu'en est l'importance.
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Par suite de ces élans elle avait très souvent au coeur un si grand feu qu'il lui devenait impossible de parler, ou si doucement qu'on l'entendait et la comprenait à peine. On ne savait que faire pour la soulager ; ses dévots qui l'entouraient en restaient interdits. Elle disait :
En ce moment je sens mon coeur réduit en poussière, je me sens consumer d'amour.
Alors pour soulager son humanité, elle se retirait seule dans une chambre, s'y jetait à terre de tout son long et criait :
Amour, je n'en puis plus !
Elle restait ainsi, poussant de grandes plaintes, se tordant comtne une couleuvre et jetant de grands soupirs au point d'être entendue de tous ceux de la maison. Il fallait bien pour la garder en vie, qu'on usât de toute sorte de remèdes selon l'humanité pour soulager son esprit de ce feu intérieur 2. Oh ! que de fois il fallut recourir à ces remèdes, car on voyait clairement qu'autrement elle n'eût pu le supporter. Elle disait qu'il lui semblait quelquefois avoir l'esprit sous la meule qui lui écrasait l'âme et le corps. Souvent aussi elle se promenait au jardin et parlait aux plantes et aux arbres, en leur disant:
N'êtes-vous pas aussi des créatures, oeuvre de mon Dieu? Et vous, ne lui êtes-vous pas obéissantes ?
Elle se répandait en beaucoup de propos semblables, elle arrivait à obtenir quelque réconfort, répétant cela pendant un certain temps, soupirant avec tant de force qu'on l'entendait sans qu'elle s'en rendît compte. Quand elle s'en apercevait ou qu'elle voyait quelqu'un, aussitôt elle se taisait et à qui la cherchait elle répondait avec à-propos d'après l'ordre des choses de la vie humaine.
1. Le ms. D donne un texte meilleur que l'édition : Il fallait bien, pour qu'elle pût vivre qu'on fit tout pour distraire cet esprit d'un tel feu par quelque chose qui fût conforme à l’humanité. Oh ! que de fois il fut nécessaire d'y recourir. - Il ne s'agissait donc pas de remède médicaux, mais de moyens de soustraire son esprit à l'absorption extatique.
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Cette âme sainte avait une telle union avec Dieu, son libre arbitre était lié à tel point qu'elle ne ressentait en elle aucune résistance ni aucun choix. Elle avait tout surpassé d'une façon qui ne se peut humainement comprendre. Elle disait souvent :
Si je mange ou bois, si je vais ou reste, si je parle ou me tais, si je dors ou veille, si je vois, entends ou pense, si je suis à l'église, à la maison ou sur la place publique, si je suis malade ou en santé, si je meurs ou ne meurs pas, à toute heure et à tout moment de ma vie, je veux que tout soit en Dieu et pour Dieu dans le prochain. Et même je voudrais être incapable de vouloir, de faire, ou penser ou parler excepté ce qui est la volonté de Dieu ; et la part en moi qui s'y opposerait, je la voudrais réduite en poussière et répandue au vent.
Cependant, quoiqu'elle fût sans vouloir ni choix aucuns, elle disait trouver en elle trois choses : aux deux premières elle ne pouvait consentir ; la dernière, elle ne pouvait refuser de la vouloir, comme chose que de par Dieu elle devait absolument accepter.
La première est qu'elle ne pouvait vouloir ni accepter le péché, même le plus petit, pour l'avoir souverainement en haine. Parvenue comme elle était, par la claire connaissance de sa propre misère, à la parfaite simplicité, elle ne pouvait davantage le voir chez les autres ni comprendre comment i1est possible que l'homme le commette jamais volontairement, surtout s'il s'agissait du péché mortel. S'il lui arrivait de voir de ses yeux quelque chose qui fut indiscutablement péché, elle ne pouvait pour cela comprendre qu'il y eût en l'homme malice de péché. Elle voyait pour sa part, si clairement la gravité du péché, elle qui aurait choisi de se laisser hacher en petits morceaux plutôt que de le commettre, qu'il pouvait lui venir à l'idée que
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son prochain ne fût pas dans le même sentiment. Elle pensait que les autres faisaient de Dieu autant de cas qu'elle-même. D'où on peut conclure que non seulement elle ne pouvait vouloir le péché, mais pas même penser qu'il y eût quelqu'un d'assez mauvais pour avoir une autre volonté.
La seconde est très obscure et difficile à comprendre aux âmes imparfaites, mais c'était pour elle chose toute claire. C'est qu'elle ne pouvait consentir que Dieu son amour eût souffert une si dure passion. Elle eût préféré subir, si c'eût été possible, autant de peines qu'il y en a pour tous les damnés en enfer, plutôt que de voir son Amour souffrir tant de tourments. Tout cela à cause de l'amour qu'elle voyait en Dieu même, pur, droit et net et si grand que notre amour, si parfait qu'il soit, lui paraissait bien au-dessous, puisqu'il est infus dans l'âme et par suite, mesuré. Aussi aurait-elle volontiers pris sur elle toute la passion que son Amour a subie.
Et ce désir lui brûlât le coeur avec une telle violence, qu'elle disait :
Il m'est plus facile de tenir la main dans le feu matériel que le coeur dans une telle ardeur. De ce feu intérieur, disait-elle, on ne pouvait rien dire ni rien savoir à moins de l'avoir éprouvé soi-même.
La troisième chose, celle qu'elle ne pouvait refuser, était, disait-elle, la sainte communion, parce que la sainte communion n'est pas autre chose que Dieu même. Ici se manifeste la vénération et l'honneur qu'elle rendait aux prêtres. Elle disait que si le prêtre avait refusé de lui donner la communion, c'est en patience qu'elle l'aurait supporté et n'aurait pas insisté. Mais s'il voulait la communier, elle ne pouvait dire : Je ne veux pas.
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Cette sainte âme était tant aimée et aimait tant son doux Amour, que toutes choses procédaient en elle selon l'ordonnance du véritable amour. Elle disait donc à son Seigneur :
O Amour, si les autres ont une obligation d'observer tes commandements, moi j'en veux avoir dix, parce qu'ils sont tous suaves et pleins d'amour. Tu ne commandes rien qui fasse mal ; au contraire, à qui les observe tu accordes grande paix, l'amour et l'union avec toi. Qui ne l'a pas expérimenté ne peut le comprendre. C'est que les préceptes divins, s'ils vont contre la sensualité sont néanmoins conformes à l'esprit. Celui-ci, de sa nature, veut être étranger à tout sentiment du corps pour pouvoir s'unir à Dieu par amour. A une telle union, je le vois, tout amour inférieur à Dieu est un empêchement.
Cette âme bénie gardait en son droit et net amour toutes ses expériences intérieures dans toute leur force. Quelquefois, ne pouvant les supporter, elle allait par la maison, à tout petits pas et criant.
Elle disait à ses amis.
Si tu as peine ou consolation, si grandes qu'elles soient, n'en dis rien sinon à ton confesseur, parce que cette absorption que tu éprouves en ton esprit vient peut-être de Dieu ; elle te garde de quelque défaut que tu commettrais si tu n'étais ainsi absorbé.
Elle voyait que tout est nécessaire de ce que Dieu nous envoie d'épreuves, lui qui n'a d'autre intention que de consumer tous nos mauvais penchants, tant au dehors qu'au dedans. Elle voyait que toutes les vilenies, injures et mépris, la maladie, 1a pauvreté, l'abandon
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de la part des parents et des amis, les tentations du démon, les confusions et tout ce qui va contre notre humanité, tout cela nous est souverainement nécessaire. Par leur moyen nous pouvons combattre nos penchants mauvais, les vaincre, les éteindre jusqu'à n'en faire plus aucun cas. Et même, aussi longtemps que les adversités nous paraîtront amères, tant qu'elles ne nous seront pas devenues douces pour Dieu, nous ne pourrons contracter avec lui cette union. Si quelqu'un craint donc qu'il puisse lui arriver une chose bonne ou mauvaise capable de le séparer de l'amour de Dieu, c'est un signe qu'il n'est pas encore fort dans la vraie charité. C'est pourquoi l'homme ne devrait rien craindre, hormis l'offense de Dieu. Il faut que tout le reste, en comparaison, lui soit comme chose qui n'est pas et ne peut jamais être, et ceci vaut même de l'enfer avec tous ses démons et ses tourments.
Elle en vint ensuite à un tel degré d'absorption par l'intelligence et la volonté et la mémoire dans l'océan pacifié de son amour, qu'elle ne trouvait plus de mots appropriés pour en parler. La correspondance de son âme unie à ce point avait pour effet qu'elle ne parvenait presque plus à parler ni des choses d'ici-bas ni des choses d'en-haut, mais son langage n'était que soupirs d'ardente flamme et perte des sens. Si cependant il était nécessaire de s'entretenir ou de s'occuper d'autres choses, cela se présentât à son esprit comme une forme vide, morte, disait-elle, sans pouvoir pénétrer à l'intérieur.
Elle gardait son esprit purgé de tout empêchement de chose créée, au point que lorsqu'elle avait à faire quelque fonction qui réclamât l'attention de l'esprit, elle l'expédiait le plus lestement qu'elle pouvait. Elle avait purifié ses affections et noyé tous les sentiments de l'âme et du corps et demeurait dans une telle paix, une telle union, avec un tel feu d'amour, qu'elle paraissait toujours comme hors d'elle-même. Elle s'étonnait que personne pût penser à autre chose qu'à son doux Amour. Voyant qu'il est à la portée de chacun, et sachant quelle en est la grandeur, elle ne pouvait croire que quelqu'un puisse s'occuper d'autre chose en cette vie.
C'était pour elle une chose allant de soi, que chacun devrait avoir les moelles de l'âme et du corps imprégnées de son doux Amour, non seulement sans effort, mais plutôt avec grande consolation.
Elle disait en ce sens :
Dieu s'est fait homme pour me faire Dieu ; je veux donc devenir tout entière Dieu par participation.
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Elle disait encore qu'il lui semblait recevoir de Dieu dans son âme un continuel rayon d'amour qui les liait l'un à l'autre par un fil d'or dont elle ne craignait pas qu'il se rompe jamais. Cela lui avait été donné dès le début de sa conversion ; par suite toute crainte servile et mercenaire lui avait été ôtée, en sorte qu'elle n'avait plus peur de perdre Dieu. Au contraire son doux Seigneur lui donnait tant de confiance que lorsqu'elle était attirée à demander quelque chose qu'il voulait lui donner, il lui était dit dans l'esprit : « Commande, parce que l'Amour le peut faire. » En retour elle obtenait tout ce qu'elle demandait avec toute l'assurance imaginable.
Cette âme disait à son Amour :
Se peut-il, ô doux Amour, que tu ne doives jamais être aimé sans consolation, sans espérance de bien au ciel ou sur la terre?
Il lui fut répondu qu'une telle union ne pouvait exister sans une grande paix et contentement pour l'âme et pour le corps.
Elle disait pour finir :
O Amour, je ne puis comprendre que d'autres que toi doivent être aimés, et si je le comprenais, j'en aurais grand'peine.
Elle ajoutait encore :
Si Dieu ne m'avait soutenue, je sais que je serais morte de voir un péché aussi bien que de voir Dieu lui-même. Ces deux vues, comme il m'est donné de le comprendre, sont si excessives qu'aucun homme ne pourrait en sortir indemne.
Elle disait encore :
L'amour de Dieu est proprement l'amour de nous, puisque nous sommes créés par cet Amour, mais l'amour de toute autre chose se doit appeler exactement haine de nous-mêmes, attendu qu'il nous prive de notre propre amour qui est Dieu. Aime par conséquent qui t'aime, c'est-à-dire Dieu ; laisse qui ne t'aime pas, c'est-à-dire, toute autre chose en dessous de Dieu, puisque toutes ces choses sont ennemies de ce vrai Amour.
Oh ! si je pouvais faire voir cette vérité, la faire toucher, la faire sentir au goût comme je la sens moi-même, je suis sûre qu'il ne resterait sur terre aucune créature qui ne l'aimât et, si la mer était l'aliment de l'amour, il n'y aurait ni homme ni femme qui ne s'y jetterait, et ceux qui seraient loin de la mer n'auraient d'autre occupation que de s'en approcher pour s'y noyer. La raison en est que cet amour est un tel contentement que tout autre contentement, en proportion,
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semble plutôt une tristesse ; il rend l'homme si riche que tout ce qu'on peut imaginer hors de cela ne paraît que misère ; il le rend si léger qu'il ne sent plus la terre sous ses pieds ; pour avoir placé son coeur si haut, il ne peut éprouver nulle peine sur terre ; il est si libre que sans empêchement il se tient toujours avec Dieu, pour y rester toujours.
Et si tu me demandais : Qu'est-ce que tu ressens ? je te répondrais : Ce que l'oeil ne peut voir ni l'oreille entendre (I Cor., 2, 9), En vérité, j'en rends témoignage par l'expérience intime, d'après ma capacité, sans faire d'erreur. Eu égard à ce que je ressens, il me paraît honteux de dire ces mots défectueux, assurée que je suis que tout ce qu'on peut dire de Dieu n'est pas Dieu, mais seulement quelques miettes qui tombent de la table.
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Cette âme illuminée disait :
Dieu rend l'humanité si étrangère à l'âme, et l'âme si étrangère au corps que par l'action de l'âme, l'humanité n'a plus ni souci ni sentiment des actions de la nature ; elle y perd tout goût par le grand éloignement que l'âme a de la terre. Dieu ensuite rend l'âme si étrangère à son activité naturelle qu'il la réduit à rien, et il demeure lui seul. L'homme reste sans âme et sans corps, sans ciel ni terre. Il mange, boit, il goûte, il pense, il veut, il se souvient, mais tous ces actes s'accomplissent sans activité de nature. Ils se font au-dessus de la nature, parce que c'est Dieu qui lui donne le goût, l'intelligence, la volonté et la mémoire, comme il lui plaît, et l'âme de son côté goûte de tels aliments que le corps à leur vue voudrait plutôt être mort.
Quand l'âme voit que le corps, pour la plus petite opération divine qu'il éprouve, se jette par terre sans vie, disant qu'il ne peut la supporter, elle voudrait alors être en un lieu où elle ne lui serait plus assujettie ; elle connaît alors qu'elle est prisonnière. Cela se produit avec plus de force en certains cas d'excès que dans le cours ordinaire où elle ne connaît plus rien, hors l'union à Dieu. Malgré cela, l'âme et le corps se tiennent ensemble avec une telle paix, dans une telle obéissance et un tel silence, qu'il n'y a pas le moindre désir discordant de l'une à l'autre. Le corps obéit à l'âme et l'âme obéit à Dieu, ainsi chacun a ce qu'il lui faut selon l'ordre établi par Dieu, avec grande paix.
Maintenant si on pouvait voir cette conduite divine, quels suaves artifices Dieu présente à l'âme et au corps, avec quel amour et quelle sollicitude il les attire à son doux gouvernement, il n'est coeur qui ne se romprait d'amour. Chacun s'offrirait à soutenir en cette vie et en l'autrc plus de souffrances que n'endure le démon, plutôt que de sortir de cette sainte conduite. A y voir tant d'amour pour nous, un autre amour pour lui rejaillirait en nous. En cet amour on ne pourrait
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voir ni peine ni dommage en tout ce qui vient de lui. Celui qui serait en enfer avec cette vue ne pourrait souffrir, parce que l'âme amoureuse ne craint aucune souffrance et ne tient compte de rien excepté l'offense de Dieu. Et pour cette raison elle dit qu'elle serait plus contente d'être en enfer que d'être Dieu dans son paradis, si c'était possible, plutôt que de faire ou penser chose si petite qu'on veut contre le bon plaisir de Dieu ; de tout le reste elle n'a cure, L'amour ne peut consentir non seulement à commettre l'offense, mais pas même à la voir, En vérité la gravité de tout cela ne se peut concevoir. Oh ! que de créatures désordonnées vont cherchant la paix, le plaisir, la joie. Mais parce qu'elles ne sont pas dans ce gouvernement divin et qu'elles ont le pied hors de la place fixée par Dieu, elles rencontrent toujours le contraire, Dans l'espoir d'en sortir, elles crient sans cesse de douleur et n'en sortent jamais.
Elle disait donc:
Je vois les portes du paradis ouvertes de la part de Dieu à qui veut entrer. Dieu est la souveraine miséricorde, il se tient les bras ouverts pour nous recevoir en sa compagnie. Mais je vois clairement qu'en cette divine essence, il y a une telle netteté et une telle pureté qu'il est impossible de l'imaginer si peu que ce soit. En conséquence, un homme qui aurait en soi une imperfection pas plus grande qu'une patte de mouche se jetterait en mille enfers plutôt que de paraître devant Dieu avec cette imperfection. Aussi l'âme voyant que le purgatoire a été constitué par disposition divine pour purger ces imperfections, s'y plonge. Elle voit en cela une grande miséricorde. Ce purgatoire est une chose si terrible qu'il n'est pas d'intelligence humaine capable de le comprendre. Mais l'âme amoureuse donne plus d'importance à ses imperfections qu'aux peines du purgatoire. Cellesci sont cependant si extrêmes que toute idée qu'on en pourrait avoir en cette vie présente, toute parole, tout sentiment, toute notre vérité, à proportion, me paraît un mensonge. C'est pourquoi, bien que je sois contrainte de parler ainsi, j'en suis plus honteuse que satisfaite.
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Cette âme plus divine qu'humaine, en vertu de son amour (et pour son contentement), avait le vouloir même de cet Amour. De là procédait en elle une si grande privation et mortification, voire même un si grand anéantissement d'elle-même dans l'esprit que la langue humaine ne pourrait le décrire. Tout ce qui se présentait d'instant à instant, elle le prenait de la volonté divine, dont pour rien elle ne pouvait se séparer. Cela lui procurait en tout temps et en,toute chose une certaine saveur qu'elle partageait avec les bienheureux, qui n'ont d'autre vouloir que celui du doux Seigneur. Ce divin vouloir est en vérité ce qui enlève toute imperfection à notre volonté.
Elle disait donc, dans cette ferveur et cette lumière :
Tu verras que Dieu veut tout ce que nous voulons, nous ; il ne vise pas à autre chose qu'à notre utilité spirituelle. Mais l'homme dans son imperfection, ne voit pas cela. Plus il se conforme au divin vouloir, plus il se dépouille de son imperfection, plus aussi il s'approche de la perfection, En conséquence, quand il en vient à ne plus pouvoir s'écarter de la divine volonté, alors il devient tout parfait, tout uni et transformé au doux Seigneur.
Tu vois ainsi comment l'âme qui se tient dans sa volonté dépravée est imparfaite et comment, en la délaissant et en s'attachant à celle de Dieu, elle devient parfaite. Bienheureuse cette âme qui meurt en tout à elle-même par volonté, parce qu'alors elle vit en tout pour son doux Seigneur, et Dieu même vit en elle.
En vérité, cette âme bienueureuse était morte en toute chose à elle-même par volonté, En tout temps, en toute manière, en tout
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lieu, si on lui avait dit : Que voudrais-tu au ciel ou sur terre? on ne lui aurait jamais fait répondre autre chose que ceci :
Je veux ce qui m'arrive en ce point 1.
Change ce point, fais tout changement que tu imagines, elle répondra toujours de même.
Il en était ainsi pour elle, Tel était son vouloir parce qu'elle était assurée qu'en tout point, en tout lieu, de toute manière, la divine bonté régit, gouverne et dispose toute chose j qu'elle nous guide toujours de la meilleure manière, par le meilleur chemin, à ce qui sera pour nous le meilleur. Elle disait :
Nous ne devons pas vouloir autre chose que ce qui nous arrive point par point, en nous exerçant néanmoins toujours au bien. Refuser de s'exercer au bien et vouloir cependant attendre ce que Dieu envoie, ce serait tenter Dieu même 2.
Comprenons que nous devons vouloir de cette manière la volonté de Dieu, c'est-à-dire d'abord faire de notre côté tout ce que nous pouvons de bien, et ensuite, tout ce qui arrive et ne dépend pas de nous, quoi que ce soit d'ailleurs, le prendre toujours comme venant de Dieu seul, et y unir pleinement notre volonté.
Celui qui goûterait, disait-elle, le repos qu'on trouve dans l'union de la volonté, il croirait dès cette vie posséder le paradis. Ce contentement, ceux-là le goûtent plus ou moins, qui travaillent toujours à anéantir leur propre volonté pour l'amour de Dieu. Quand l'homme abandonne son propre vouloir, Dieu se saisit de son libre arbitre, il s'en sert pour agir et ne permet plus qu'il lui vienne autre chose dans la volonté que ce qui lui plaît. Ces volontés ainsi réglées deviennent par là toutes parfaites.
O volonté anéantie ! tu es la reine du ciel et de la terre, tu n'es sujette à rien, tu ne trouveras rien qui te puisse faire peine, puisque toutes les douleurs, les déplaisirs et les peines sont l'effet de la propriété spirituelle ou temporelle, Souvent il nous semble que les adversités
I. POINT (ponta dans l'édition génoise, punto dans l'italien classique). Ce terme reviendra plusieurs fois dans ce chapitre et les suivants. Par Ce mot Cathetine entend l'application à l'âme, d'instant en instant, de la volonté divine, soit à l'extérieur par les événements, soit à l'intime de l'’âme par la grâce infuse qui la dépouille de ses activités propres en y substituant la lumière et l'amour infus. Cette lumière et l’amour divins Communiqués à l'âme deviennent la propre pensée et le propre vouloir de l'âme, en vertu de l'identification d'amour mystique. On peut croire que Catherine, qui était d'une famille de navigateurs, a pris ce terme au vocabulaire de la marine, où « faire le point » signifie déterminer la position exacte d'un navire à un moment donné et la direction à prendre.
2. On voit bien ici que Catherine n'a rien de quiétiste. La phrase suivante est un commentaire des rédacteurs de la Vita.
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arrivent sans raison, à certains points de vue que nous croyons vrais, clairs et évidents ; la vérité est néanmoins que c'est notre propre imperfection qui nous empêche de voir le vrai, et c'est à cause de cela qu'on ressent peine, douleur et ennui.
Elle disait encore :
Ohl si je pouvais exprimer ce que je vois et comprends au sujet de cet anéantissement de la volonté propre, je suis sûre que chacun se mettrait à détester la sienne comme si c'était un vrai démon. Jamais on ne tiendrait à sa façon de voir, on ne s'excuserait pas, on ne voudrait rien avoir à soi, on ne dirait jamais : ceci est à moi. Un esprit humble voit, comprend, goûte et sent ce secret et arrive promptement au but. Mais l'esprit dépourvu de cette sagesse qui est science savoureuse, n'arrivera jamais à la perfection qu'il désire et ce sera sa faute.
A un esprit humilié, disait-elle, Dieu donne une lumière surnaturelle par laquelle il voit plus de choses et de beaucoup plus élevées qu'il ne pouvait auparavant. Il les voit avec plus de certitude et plus de clarté, sans hésitation aucune. Il ne procède plus par degrés distincts, ni peu à peu, mais il lui est donné en un instant par une nouvelle lumière d'en haut tout ce que Dieu veut qu'il sache. Il le sait avec tant de certitude qu'il serait impossible de l'amener à croire autre chose. Il ne lui est montré rien de plus qu'il n'en a besoin pour lui-même ou pour les autres, selon ce qui est nécessaire pour conduire la créature à une perfection plus haute. Cette lumière n'est pas le fruit de sa recherche. Dieu la lui donne quand il veut, et l'homme, pour sa part, ne sait comment il arrive à savoir ce qu'il lui est donné de savoir. Et si même il cherchait à en savoir un peu plus qu'il ne lui est donné, il n'avancerait pas, il resterait comme un caillou qui ne peut rien absorber. Cette lumière surnaturelle, celui-là ne peut l'avoir qui n'a pas dépouillé l'entendement naturel. La raison en est que lorsque notre entendement naturel se met en quête notre imperfection l'accompagne ; Dieu le laisse chercher tant qu'il peut et à la fin il l'amène à reconnaître son imperfection. Celle-ci une fois reconnue, Dieu lui donne cette lumière qui jette l'entendement par terre ; ainsi prostemé il ne cherche plus autre chose. Il dit à Dieu ; C'est toi qui es mon entendement. Je saurai ce qu'il te plaira que je sache. Je ne me fatiguerai plus à chercher, mais je resterai dans ma paix avec ton entendement qui occupe mon esprit.
De même que cette lumière est sumaturelle, l'homme n'en peut avoir le discemement, il ne peut donc l'accaparer, incapable qu'il est de la comprendre 1. Mais cette lumière reste en son esprit avec une
I. phrase obscure et qu'il est malaisé de rendre. On peut proposer l'interprétation suivante : L'homme n'a pas le discemement (non lo puo discernere) parce que cette lumière infuse pénètre en son intelligence sans qu'elle se rende compte comment ; de même, quand elle est en lui, il ne peut la dominer, incapable qu'il est de la comprendre (non la occupa, non possendo la capire).
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légèreté et une délectation qui semble le rendre participant des anges, car ceux-ci obtiennent leur part de gloire par le moyen de cette divine intelligence avec Dieu 1.
Par conséquent, celui qui veut bien voir spirituellement, qu'il s'arrache les yeux de la présomption personnelle, parce que qui regarde trop le globe du soleil se rend aveugle. Je crois que de même l'orgueil en aveugle beaucoup qui veulent trop savoir par leur propre intelligence. Un entendement humble a bien vite obtenu d'être illuminé ; mais qui cherche à comprendre sans avoir la sagesse n'arrive jamais au but, à cause de sa présomption.
Quant à la mémoire, celle-ci ne peut retenir quoi que ce soit de façon durable. Elle ne peut retenir que pendant ce court moment où le souvenir lui vient. Si tu lui dis une chose à un moment donné, en un clin d'oeil elle l'oublie. Et si on dit : Nous ferons ceci ou cela, tout aussitôt cela lui sort de la mémoire, surtout s'il s'agit de choses du monde. Mais Dieu pourvoit à tout ce qu'il faut pour l'honneur divin ou pour la vie panai les hommes et ne lui laisse commettre aucune faute, il a soin qu'en temps et lieu elle ait les avertissements nécessaires. On dirait qu'au moment voulu quelqu'un se tient à son oreille pour l'avertir de tout ce qu'elle doit faire en ce moment. Dieu arrange ainsi les choses afin que l'esprit n'ait rien qui l'arrête, il empêche que rien de bien ni de mal ne se fixe en sa mémoire, comme si elle n'en avait pas. En échange il lui donne une certaine occupation intérieure et il l'y tient tellement submergée qu'elle se croit au fond de la mer. Occupée à une si grande chose, elle ne peut exercer son activité naturelle, mais étant anéantie et abîmée dans cette mer, elle reçoit une telle participation de la tranquillité divine que cela suffirait pour adoucir l'enfer. Quand l'âme se trouve anéantie par l'opération divine, elle reste en Dieu toute transformée ; c'est lui qui la meut en tout et l'emploie à sa manière sans intervention de l'homme. Qui peut alors avoir une idée de ce qu'éprouve cette créature ? Si elle pouvait en parler à la mesure de sa véhémence, ses paroles seraient d'un tel feu que les coeurs de pierre s'enflammeraient. En cet anéantissement, elle connaît que toute volonté est peine, toute intelligence ennui, tout souvenir une entrave, Elle s'écrie :
O amour de pauvreté, règne de tranquillité 2.
Une fois accompli l'anéantissement de l'âme, voici que se dissipe la vigueur et l'activité des impressions corporelles, de la manière suivante. D'abord quant à la vue : elle ne peut plus rien voir sur terre
I. La lumière de gloire des anges et des bienheureux est une participation immédiate à l'intelligence divine, et la lumière infuse dans l'âme dans la connaissance mystique par le don de sagesse est une anticipation de la lumière de gloire des bienheureux. La Sainte s'en explique d'autre manière, plus précise, vers la fin du ch. suivant.
2. JACOPONE DE TODi, Laude 60, déjà citée au ch. xiv. Dans ce commentaire de Catherine, comme dans le développement de la Laude, la pauvreté s'entend au sens mystique, de dépouillement intérieur par grâce infuse.
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qui lui donne plaisir, joie ou peine ; si cependant elle voit quelque chose qui de sa nature devrait causer peine ou plaisir, elle ne se réjouit ni ne s'afflige. Parce que cette âme est transformée en Dieu, Dieu ne la laisse pas correspondre à ses impressions corporelles, mais peu à peu il les fait mourir toutes sans miséricorde. De cette façon, qu'elle regarde ou voie une chose, elle ne peut plus en prendre conscience comme autrefois, avec un goût corporel; elle ne saurait expliquer comment sont faites les choses qui font plaisir aux hommes. Quand elle entend dire : Ceci est bon, elle ne comprend plus de quelle bonté il s'agit.
Je dirai de même, de toutes les autres impressions. Tous ses goûts sont sans saveur, tous ses désirs éteints, elle éprouve autant de paix qu'elle en peut contenir, Et comme l'âme et le corps sont rendus ainsi à ce point étrangers à leurs activités naturelles, ils vivent comme par force. Quant à leur vie propre, il leur paraît être en enfer parce qu'ils désespèrent de pouvoir sortir jamais de cette absorption et vivre selon leur nature. S'ils pouvaient parler, ils diraient à Dieu : Combien il nous serait préférable de mourir que de vivre dans cet anéantissement. Mais le pire, c'est que ce point surnaturel que Dieu met en cette créature est d'une si grande force qu'elle ne peut avoir cure ni de la vie de l'âme ni de la mort corporelle, tout comme si elle n'avait ni âme ni corps.
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Au sujet de l'anéantissement du propre de l'horntne, comment il doit se faire en Dieu, elle s'expliquait de cette manière.
Prends du pain et mange-le. Après que tu l'as mangé, sa substance passe en nourriture du corps et le reste, l'inutile, est évacué, parce que la nature n'en tire rien d'utile ; même si elle le retenait, le corps en mourrait. Maintenant suppose que ce pain te dise : Pourquoi m'enlèves-tu mon être? Par nature il ne me plait pas d'être ainsi anéanti. Si je pouvais me défendre de toi je lutterais pour ma conservation, comme c'est naturel à toute créature.
Tu lui répondrais : Pain, ton être est destiné à soutenir mon corps, qui est plus digne que toi. Aussi dois-tu désirer davantage d'atteindre la fin pour laquelle tu es créé que de rester en ton être propre. Parce que de ton être on ne devrait faire aucun cas s'il n'y avait sa fin. On devrait plutôt le jeter dehors comme chose inutile et morte. C'est ta fin qui te donne cette dignité et tu ne peux y arriver sinon par le moyen de ton anéantissement. Si donc tu vivais vraiment pour ta fin, tu n'aurais cure de ton être, mais tu dirais : Vite, vite, tire-moi de mon être et mets-moi à l'accomplissement de ma fin pour laquelle je suis créé.
C'est ce que Dieu fait de l'homme, qui est créé pour la vie éternelle. Comme le pain agit de deux façons, l'une pour l'entretien de l'homme, et l'autre s'élimine comme chose sans utilité, ainsi l'homme composé d'âme et de corps. Quand il était dans sa première création, avant le péché, l'homme était si pur qu'il n'avait rien de grossier, rien d'inutile.
N'eût été le péché, c'est avec cette pureté qu'il aurait sans effort atteint sa fin. Mais le péché a corrompu l'être de l'homme, lui donnant inclination à tout mal. Cette inclination au mal est si forte que sans la grâce et l'opération de Dieu nous ne pourrions la vaincre ni même discemer nos mauvais instincts. De par nous-mêmes, nous resterions aveugles et incurables. L'âme, voyant la gravité et le danger de son mal, dit ; je n'ai pas de remède, à moins que Dieu ne prenne ce soin, c'est
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pourquoi je m'offre à lui et je lui donne avec mon corps tout ce que j'ai et puis avoir, afin qu'il fasse de moi ce que je fais du pain. Quand je l'ai mangé, ma nature ne garde pour soi que la bonne substance, elle rejette le reste, et ainsi demeure en santé. Si Dieu par ses moyens gracieux ne nous amenait là, jamais notre moi ne se laisserait anéantir. Étant mauvais, il se défendrait jusqu'au bout, de toutes ses forces. Mais quand il s'est remis au soin et à la providence de Dieu, Dieu lui-même petit à petit taille les racines de l'arbre et par là se dèssèchent les rameaux de nos penchants désordonnés, sans que l'homme s'en aperçoive. Il remarque seulement qu'il ne peut plus se réjouir dans les choses extérieures comme il avait accoutumé ; il ne sent en lui d'autre bien, sinon de consentir que Dieu fasse en lui tout ce qui lui plaît.
Dieu ayant pris ce soin, il consume les inclinations mauvaises et les éteint de la manière suivante : il tient l'âme si absorbée en lui que le corps reste abandonné sans satisfaction, et l'âme reste fixée en lui et n'a cure du corps sinon pour le strict nécessaire. Quand Dieu tient cette créature quelque temps de cette manière, il consume tous ses mauvais instincts et finalement l'âme tire le corps à sa discrétion, sans résistance. Ils font même la paix ensemble et se contentent, et le corps par sa correspondance avec l'âme jouit par participation.
Tu diras peut-être que c'est là chose très difficile. Je réponds qu'étant donné cette absorption il ne peut en arriver autrement. C'est comme si tu coupais les racines d'un arbre et que tu prétendrais ensuite qu'il ne dessèche pas, ce serait chose impossible. Et de même qu'une fois l'âme détachée du corps, celui-ci meurt, de même quand on retire des choses terrestres et corporelles l'activité de l'âme, que pourra faire le corps? Il restera comme un oisillon sans plumes qui s'efforcerait de voler, et moins encore ; il reste sans sentiment, il est réduit à une si grande mortification 1 qu'il ne sait s'il est vivant ou mort. L'âme est dans le corps comme sans corps, puisqu'elle a tiré à elle tous les sentiments du corps. Elle s'étonne qu'une créature quelconque puisse jamais se réjouir en autre chose qu'en Dieu. Elle a en horreur tout mal en général, mais elle ne peut avoir idée d'aucun mal en particulier, parce que l'âme avec le feu d'amour a consumé toutes les humeurs des penchants mauvais. Et le corps en vient à un tel anéantissement de son être naturel habitué au mal que même si l'âme le laissait agir à son gré il ne pourrait plus faire autre chose qu'elle ne veut. Il reste ainsi hors de son être mauvais, en toute chose il obéit à l'âme, sans résistance aucune. Et comme l'âme reste tendue vers Dieu et ne correspond à son corps ni par amour ni par plaisir, il faut bien que ce corps perde sa vigueur.
Mais quand l'âme, en correspondant à Dieu, peut entrevoir la dignité et la puissance qui sont en elle, cela lui paraît une raison pour assujettir non seulement son corps avec tous les penchants et les
1. Il ne s'agit pas ici de la vertu de mortification, mais d'un état de mort des facultés naturelles.
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habitudes mauvaises qu'il pourrait avoir, mais encore tous les corps créés.
C'est pourquoi il me semble voir que les martyrs, de qui on raconte tant de choses extraordinaires, tenaient pour rien les tortures, comme si ce n'était pas des tortures, à cause de la vue et du sentiment qu'ils avaient de la dignité de l'âme. Les hommes qui ne voyaient que l'action extérieure jugeaient que ces tortures étaient cruelles, mais les martyrs eux-mêmes, à cause de l'ardeur et de la joie qu'ils ressentaient dans leur coeur n'auraient pu donner à cela le nom de torture. Mais quand Dieu ne correspond pas à l'âme par l'amour, un léger défaut la rend faible et misérable, et le moindre fétu la jette par terre, Pour conclure ce que j'ai dit du pain qu'on mange, dont une partie est retenue pour nourrir et l'autre rejetée au dehors, je dis aussi que l'âme, par l'opération de Dieu, rejette du corps toutes les superfluités, les habitudes mauvaises acquises par le péché, et elle retient en soi le corps purifié qui opère désormais avec des sens purifiés. Et plus l'âme progresse dans la voie spirituelle, plus le corps perd de ses activités naturelles. Et comme les nourritures spirituelles ne lui donnent pas d'aliment, il est contraint de dire : Il me serait préférable d'être mort puisque je ne peux vivre de l'esprit ; et cependant il me faut subir et porter cette opération divine qui va croissant et m'assiège avec tant de force que la mort me serait un soulagement. Je subis souvent l'assaut de certains rayons divins si pénétrants que c'est miracle, à mon sens, que je vive encore. Il me faut rester dans cette oppression sans pouvoir parler ni avec Dieu ni avec aucune créature. Dans cette oppression, quand il faut que j'exécute beaucoup d'actes corporels, il arrive souvent que bras et jambes me tombent de faiblesse. Je vais criant : je n'en puis plus ! et il me vient tant de dégoût que je pleurerais volontiers, si je pouvais pleurer.
Quand de cette manière notre mauvais instinct de péché a été consumé, le corps arrive à un état proche de la pureté primitive de notre premier père à sa création, sans laquelle il ne peut se présenter à son Créateur.
Après que l'âme a ainsi consumé, par la grâce de Dieu, toutes les inclinations mauvaises du corps, Dieu consume toutes les imperfections de l'âme en la tirant à lui de la manière que voici : Il la rend à chaque coup plus apte à recevoir les opérations qu'il accomplit sur elle et sur le monde entier ; et puisque ces opérations augmentent chaque jour, l'intelligence pénètre plus avant, la mémoire se remplit et la volonté s'enflamme d'amour. Ce que l'intelligence peut saisir, la langue peut l'exprimer quelque peu, mais non en entier, parce que l'intelligence la dépasse. Si grande est l'abondance de ces lumières et de ces sentiments que Dieu infuse dans l'âme, que la langue ne peut ni se taire ni davantage s'exprimer comme elle voudrait. Et ce qu'elle dit alors, celui qui n'a pas été dépouillé et illuminé ne peut l'entendre, parce que si l'intelligence est dépourvue de la lumière de la grâce, elle ne voit que de façon confuse, sans goût ni sentiment.
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Pour revenir au sujet du pain, c'est-à-dire maintenant de l'âme que Dieu transforme en lui-même, je dis que Dieu va réglant et ordonnant les puissances de l'âme jusqu'à les tirer hors de leurs propres opérations. Il arrive ainsi que l'entendement ne peut plus comprendre, ni la mémoire retenir, ni la volonté désirer, mais toutes ensemble ces puissances perçoivent la présence d'une grande chose qui les dépasse 1, et de cela même il leur reste peu de chose à saisir, parce que Dieu, en augmentant son opération dans cette âme, consume en elle le comprendre et le saisir. De cette façon il jette dehors toutes les activités par lesquelles elle pourrait s'approprier quelque bien spirituel pour soi ou pour d'autres. Faute de cela, elle ne serait pas nette devant les regards de Dieu.
L'âme étant dépouillée des activités qu'on a dites, Dieu infuse en elle des dons et des grâces plus grands qui ne lui font jamais défaut, mais bien plutôt vont croissant, C'est en vertu de cela qu'elle ne se meut plus, restant toujours en Dieu par l'infusion d'un amour pur, net, simple, par lequel ensuite elle aime Dieu sans pourquoi et comme il doit être aimé. Car cet amour étant sorti du Dieu pur, fait que l'âme aime à son tour avec cette simple vérité 2.
Cet amour ainsi purifié ne peut être compris par l'entendement, ni moins encore exprimé par la langue. De même que l'entendement est au-dessus de la langue, de même l'amour est au-dessus de l'intelligence. De cette manière l'homme tout entier est anéanti, à l'extérieur comme à l'intérieur. Il peut dire avec saint Paul : « Je vis, mais non pas moi, en moi vit le Christ » (Galates, 2, 20).
Dés lors, l'âme étant en Dieu, qui a pris possession d'elle et qui agit en elle sans l'être de l'homme et sans sa connaissance, l'homme reste anéanti par l'opération divine. De quelle façon penses-tu que cette âme demeure en Dieu? Ne lui sera-t-il pas permis de dire avec l'Apôtre : « Qui me séparera de la charité de Dieu ? » (Romains, 8, 35) et d'autres paroles enflammées d'amour, qui sont comme rien pourtant, car la puissance de l'amour est infinie. Cette âme ne voit rien par son être propre. Celui-ci de sa nature pourrait s'épouvanter, non seulement de ce qui vient d'être dit, mais de la moindre opposition. Ne voyant en soi ni âme ni corps mais seulement ce point d'amour net de Dieu en Dieu, elle ne peut rien comprendre à elle-même, ni dire comment elle est formée. Elle n'a plus ni choix, ni visée, ni désir au ciel ou sur terre. Elle ne peut avec cet amour aimer sinon ceux que Dieu veut et Dieu ne laisse son amour s'accorder qu'à ceux qui se trouvent dans ce point. Par suite, selon le sentiment qui lui vient au coeur, puisque l'un et l'autre amour est net et un même amour en Dieu, elle ne peut même prier pour quelqu'un si Dieu ne met en branle son esprit ; autrement elle ne le peut faire.
I. Expression heureuse du « sentiment de présence » des mystiques, l'être divin infus dans l'essence de l'âme, au delà des facultés conscientes.
2. L'âme aime Dieu avec ce propre amour infus en elle, qui est Dieu même. « Cette simple Vérité », Dieu même, qui est la Vérité comme il est l'Amour. Mais Catherine emploie rarement cc terme de Vérité pour désigner Dieu. Elle préfère le second.
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On n'arrivait pas à bien comprendre cette âme, même en étant en relations fréquentes avec elle. Tu la voyais sourire et tu ne savais quel goût avait ce sourire, et ainsi de tous ses autres sentiments, bien qu'elle parût se comporter comme tout le monde. Qui ne la comprenait pas parlait d'elle comme d'une personne quelconque, à ne voir que son comportement extérieur sans façons.
C'était chose difficile à comprendre. Il y avait en son intérieur un mur si solide que si toutes les délectations du monde, de la chair et des créatures avaient été des bombes plus pénétrantes que les éclairs du ciel, elles n'auraient pu enlever à ce mur le plus petit éclat. Elle-même s'étonnait que les créatures puissent trouver plaisir en quelque chose en dessous de Dieu, car elle savait en vérité qu'il ne s'en peut trouver là. Quand on lui disait : Faisons ceci, qui sera une chose bonne en soi et nécessaire pour vivre de façon humaine, elle semblait y consentir avec la même disposition que tout autre aurait elle en parlant ainsi et par un acte humain où tu n'aurais rien remarqué. Mais à ce même moment, elle éprouvait en elle une si forte opposition à cette chose, que si on avait battu son corps on ne lui aurait pas fait plus mal. Mais puisqu'elle vivait avec les créatures qui toutes pensent à semblables choses, en parlent, s'en réjouissent, elle croyait étant parmi elles, pouvoir agir comme elles ; mais quand elle voulait ensuite passer à l'acte, elle s'en trouvait plus éloignée que le ciel n'est de la terre. Cette créature vivait dans la chair sans la chair, elle était dans le monde et ne le connaissait pas, elle vivait avec les hommes et ne les comprenait pas, Quand elle les entendait parler,
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mais de chose qu'elle ne ressentait pas au coeur, elle s'étonnait, surtout s'ils parlaient avec intérêt et plaisir, ce qui pour elle était impossible à comprendre.
Cette créature en vint à un tel degré d'éloignement intérieur et extérieur qu'elle devenait incapable d'accomplir ces pratiques pieuses qu'elle avait coutume de faire. Elle se trouvait pour cela privée de toute force du corps et de l'esprit 1. Elle n'avait dans l'esprit aucun attrait à se confesser ; mais comme elle voulait cependant se confesser à l'accoutumée, elle ne trouvait son être propre en aucune faute, les bras lui tombaient, elle ne savait que dire. A grand effort, elle disait sa coulpe en général, ayant l'impression qu'elle dissimulait. Mais dans cette aliénation même, elle se trouvait absorbée dans une très grande paix dont elle ne s'était pas laissée distraire.
En cet état Dieu lui envoyait des fléchettes d'amour si pénétrantes et si aiguës que son humanité en restait comme morte ; elle ne pouvait ni se soulager ni demander secours, avec le sentiment d'être inaccessible à tout remède, elle n'attendait plus que la mort. Elle ne pouvait plus penser à ce qui pourrait lui arriver au ciel ou sur terre ; elle semblait un corps de pâte, sans âme, car son coeur avait tiré à lui tous ses esprits vitaux.
Si on avait pu voir cette créature dans une telle nudité et un tel supplice, on aurait pleuré du fond du coeur, de compassion. Et moi qui ai vu et connu par expérience, quoique imparfaitement, quand je me le rappelle, je suis forcé de pleurer d'attendrissement 2.
Cette âme bénie disait :
Aussi longtemps que l'homme peut désigner par son nom quelque perfection, comme serait dire : union, anéantissement, amour pur, ou quelque autre terme de ce genre, avec sentiment, intelligence ou désir, il n'est pas encore bien anéanti. Le vrai anéanti emprisonne tous les sentiments de l'âme et du corps, il reste comme une chose tout entière hors de son être propre. Il sent souvent au coeur comme une liqueur pénétrante, d'une telle force qu'elle tire en soi toutes les puissances de l'âme et du corps. Il demeure comme s'il n'avait plus d'être, d'être intérieur surtout, il est tout perdu. L'extérieur se meut encore un peu, mais si peu qu'on l'entend à peine quand il parle. Il ne peut rire, il ne peut marcher sinon à tout petits pas, il ne peut manger, ne peut dormir, il est réduit à s'asseoir sans pouvoir s'aider d'aucune chose créée. Cela provient de ce qu'il a le coeur tellement serré par le
1. Phénomène de la suspension des puissances. Qu'on se rappelle Mme Acarie récitant le chapelet avec ses filles et incapable d'aller plus loin que le Notre Père.
2. Touchant aveu de Marabotto.
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Dieu tout puissant, et sous une telle compression qu'il semble devoir crever d'amour, comme celui de Jacopone 1. Si le Dieu tout puissant continue, comme il fait, à lui envoyer tant de fléchettes d'amour, je ne crois pas que la vie soit encore possible à moins d'un miracle. Il me semble déjà voir ce miracle, ne comprenant pas qu'une créature puisse vivre sans un miracle sous de tels assauts. Mais Dieu, lorsqu'il lui fait de ces assauts, ne l'y laisse pas longtemps, sinon elle en mourrait. Il ne fait durer ces impressions que trois ou quatre jours, ensuite il la laisse autant de jours en paix, et ainsi elle peut vivre.
1. JACOPONE DE TODi, Laude 81, fin.
Le coeur et la langue crient:
Amour! amour! amour!
A qui tait sa douceur
que lui crève le coeur.
Et je crois que crèverait
le coeur qui te goûte
S'il ne criait : Amour ;
il en serait brûlé.
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Au sujet du libre arbitre, cette bienheureuse disait que lorsqu'elle considérait en particulier comment elle-même avait été appelée, qu'elle voyait les grandes choses accomplies en elle par Dieu, il lui paraissait que Dieu l'avait en quelque sorte forcée. Elle ne voyait pas quel consentement elle y avait donné. Bien plus, elle avait été rebelle plutôt que consentante, surtout au commencement, et cette pensée la brûlait d'un feu d'amour.
Mais quand elle en parlait en général, elle disait :
Je dis que Dieu premièrement excite l'homme à se lever du péché, puis avec la lumière de la foi il éclaire l'intelligence, ensuite par un certain goût et une certaine saveur il embrase la volonté. Tout cela, Dieu l'accomplit en un instant, quoique nous l'exprimions en beaucoup de paroles et en y introduisant un intervalle de temps.
Cette oeuvre, Dieu la produit plus ou moins dans les hommes, selon le fruit qu'il prévoit. A chacun est donné lumière et grâce afin que faisant ce qui est en son pouvoir il puisse se sauver, rien qu'en donnant son consentement. Ce consentement se fait de la manière suivante : Quand Dieu a fait son oeuvre, il suffit à l'homme de dire : je suis content, Seigneur, fais de moi ce qui te plaît, je me décide à ne plus jamais pécher et à laisser là pour ton amour toute chose au monde.
Ce consentement et ce mouvement de la volonté se font si rapidement que la volonté de l'homme s'unit à celle de Dieu sans que lui-même s'en aperçoive, d'autant plus que cela se fait en silence. L'homme ne voit pas le consentement, mais il lui reste une impression intérieure qui le pousse à donner suite. Dans cette opération, il se trouve si enflammé qu'il reste étourdi et stupéfait, et il ne peut se tourner ailleurs. Par cette union spirituelle l'homme est lié à Dieu d'un lien presque indissoluble, parce que Dieu fait presque tout, ayant pris le consentement de l'homme. Si celui-ci se laisse mener, Dieu le règle et le conduit à cette perfection à quoi il le destine. Et plus promptement l'homme reconnaît sa misère, plus vite aussi il s'humilie et s'abandonne à Dieu, connaisssnt que c'est à Dieu qu'il appartient de faire cette oeuvre. Il en prend conscience peu à peu par les inspirations continuelles que Dieu lui envoie, et voyant l'oeuvre et l'avantage qu'il en retire il dit en lui-même ; Il me semble vraiment que Dieu n'ait pas autre chose à faire que de s'occuper de moi.
Oh ! qu'elles sont douces et pleines d'amour les oeuvres de Dieu sur nous ! Si quelqu'un pouvait les connaître, un tel feu d'amour s'allumerait en son coeur que s'il pouvait s'étendre et accomplir son oeuvre, comme fait le feu matériel, en un instant il consumerait tout ce qui peut l'être. Je dis ainsi en voyant la véhémence inexplicable du divin amour.
O libre arbitre, de quel bien et de quel mal tu es la cause ! Si tu te privais de toi-même pour Dieu, tu serais vite en liberté, et celle-ci ensuite ne te manquerait plus jamais. Tu verrais clairement que dès cette vie, servir Dieu est en vérité régner. Quand Dieu, en effet, délivre l'homme du péché qui le rend esclave, il le dégage de toute servitude et il l'établit en vraie liberté. Autrement l'homme va toujours de désir en désir sans jamais s'apaiser, plus il a plus il voudrait avoir ; cherchant à se satisfaire, jamais il n'est content. En effet, quiconque a un désir en est possédé ; à cette chose qu'il aime, il s'est vendu ; cherchant la liberté, suivant ses appétits avec offense de Dieu, il se rend esclave du démon, sans fin. Considère donc, à homme, la force et la puissance de notre libre arbitre qui renferme en soi deux choses si opposées et si contraires l'une à l'autre, la vie ou la mort éternelles. Il ne peut être violenté par aucune créature s'il ne le veut pas ; c'est pourquoi, tant que ce sera en ton pouvoir, réfléchis bien et prends garde à ce que tu fais,
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Quand Dieu a purifié l'esprit 1 des imperfections contractées par le péché originel et actuel - disait cette âme sainte -, cet esprit est alors attiré vers le lieu pour lequel il a été créé. Et comme il est devenu beau, pur, digne et excellent plus qu'on ne peut dire, il ne peut trouver de demeure plus appropriée à ce qu'il est que Dieu qui l'a fait à son image et à sa ressemblance. Cette ressemblance crée une telle attirance et une telle adaptation à Dieu, que si l'esprit ne pouvait se transformer en Dieu, tout autre lieu lui serait un enfer.
Cet esprit étant ainsi ramené à son être propre de pureté et d'union avec Dieu, comme il est encore en cette vie, il est réduit à un rien si subtil et si minuscule que l'homme n'en peut rien connaître ni comprendre. C'est comme une goutte d'eau jetée dans la mer ; si tu la cherchais, tu ne trouverais que la mer, c'est-à-dire Dieu lui-même, Mais l'âme qui reste encore dans le corps, se voyant dépouillée et privée de la concordance avec l'esprit, demeure comme désespérée. Elle se sent incapable de se servir de ses puissances comme elle avait accoutumé ; elle a perdu toutes ses joies et tous ses aliments corporels et spirituels qu'elle goûtait auparavant avec une grande suavité et en grande abondance.
De cette dernière perfection on ne peut rien dire ; toutes paroles, figures et exemples qu'on pourrait fournir ne seraient que confusion et erreur, car ils n'y ont aucune proportion. On en peut dire seulement ceci : qui se trouve en cet état participe, dès cette vie (par un contentement sans saveur) à la béatitude des bienheureux. Mais quant à savoir comment se fait cette participation, ne pense pas que cela se puisse dire ; tu ne le sauras que si ton esprit retourne à cette pureté et cette netteté où il fut créé de Dieu.
Mais si nous devons parvenir à ce point, il faut que Dieu nous consume intérieurement et extérieurement et que l'être de l'hornrre soit anéanti de façon que plus en rien, mais en rien, il ne puisse remuer, tout comme s'il était un corps mort et inerte. Je dis qu'il est indispen-
I. Il s'agit de l'esprit au sein cathérinien, tel qu'il est expliqué dans l'introduction.
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-sable que l'intérieur meure en soi-même et que sa vie et son être tout entier se trouvent cachés en Dieu, qu'il n'en sache rien et n'en puisse rien savoir ni rien penser, tout comme s'il était privé de vie et d'être. Il faut, dis-je, que l'homme soit dans son extérieur, aveugle, muet, sourd, sans goût, et sans activité d'intelligence, de mémoire et de volonté, qu'il soit à ce point perdu qu'il ne puisse comprendre où il est, qu'il demeure privé de lui-même, qu'il paraisse fou aux yeux des autres. Chacun s'étonnera voir une créature qui ait l'être sans en avoir l'activité.
Cette créature est sur terre et n'est pas sur terre, elle a toutes les impressions et sentiments intérieurs et extérieurs, mais elle ne peut plus les exercer en sentiment d'homme. Toute transformée en l'amour divin, elle n'éprouve plus de passions en son coeur comme autrefois, mais elle sent un subtil et pénétrant assaut de l'esprit avec une opération spirituelle puissante. Consumée intérieurement, elle ne tient plus compte ni de coeur ni de corps. Elle voit chaque jour davantage l'esprit se dégager de toutes les choses corporelles. Tout recueilli en Dieu, il trouve en Dieu une abondance intime et secrète. Mais se voyant encore dans une grande contradiction intérieure, il lui vient envie de crier et de dire à Dieu : Seigneur, je ne puis plus vivre dans cette vie ; j'ai l'impression d'être en cette vie comme celui qui voudrait maintenir du liège sous l'eau sans le lier à une pierre ou quelque autre objet pesant. C'est de cette manière, dis-je, que l'esprit a l'impression d'être attaché à ce corps, Mais cette vue et cette opposition sont choses si cachées, que cette créature n'en sait rien quant à son extérieur. Elle se voit seulement consumer et tirer hors d’elle-même sans agir elle-même.
A ceux qui se trouvent en cet état on peut dire : « Bienheureux les pauvres en esprit parce qu'à eux appartient le royaume des cieux » (Matthieu 5, 3).
Cette âme bénie, abîmée dans la mer pacifique de Dieu son amour, désirait - pour autant qu'elle pût désirer, privée qu'elle était de tout désir - d'exprimer à ses fils spirituels 1 ces sentiments qu'elle avait de son doux Amour en qui elle était submergée. Elle leur dit un jour :
oh ! si je pouvais dire ce que ressent ce coeur que je sens brûler et se consumer tout entier en moi.
Et ceux-ci lui disaient : « O mère, dis-nous-en quelque chose. » Et elle répondait.
Je ne puis trouver de mots adaptés à tant d'amour enflammé. Il me semble que tout ce que j'en dirais serait si dissemblable que ce serait faire injure à ce doux Amour. Ce que j'en peux dire est ceci : Si une gouttelette de ce que ressent ce coeur tombait en enfer, celui-ci deviendrait tout entier vie éternelle et il y aurait là tant d'amour et d'union que les démons deviendraient anges et les peines se changeraient en consolations, parce qu'avec l'amour de Dieu il ne peut exister de peine.
Un religieux 2 se trouvait là et s'étonnait fort de ce qu'elle
1. Voici qu'apparaissent autour de Catherine de Gênes, comme un siècle auparavant autour de Catherine de Sienne, un groupe de fils spirituels », prêtres ou séculiers, qui l'appellent « mère », vivent dans son rayonnement et se nourrissent de la doctrine qu'elle leur livre selon l'inspiration et la poussée de son coeur. Ils recueillent ses dires et nous voyons dans ce chapitre qu'ils l'aident à la formuler, ce qui donne à penser que déjà ils s'attachent à la mettre par écrit.
2. Qui était ce « religieux »? Faut-il prendre ce terme au sens précis? Rien n'y oblige. Au contraire, quand il est question, au ch. xix, d'un dominicain, on le désigne du terme exact:
un fraie predicaiore. Nous verrons plus loin que Marabotto, devenu confesseur et directeur de la sainte, est appelé tour à tour prete, Sacerdote, persona Spiritoale et religioso. Il n'est donc
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avançait. Il dit : « Mère, je ne comprends pas ces choses ; si c'était possible, je voudrais mieux les comprendre. » Elle répondit :
Fils, je trouve impossible de t'en dire davantage.
Alors celui-là, désireux de mieux comprendre, lui dit : « Mère, si nous essayions nous-mêmes d'en donner quelque interprétation? Si elle vous parût correspondre à votre pensée, le direz-vous? » Elle répondit avec joie :
Doux fils, très volontiers.
Alors le religieux lui dit : « Cela pourrait se faire de cette manière. L'effet de l'amour que vous sentez est une chaleur intime et unitive qui unit l'âme avec Dieu son Amour. Cette union est si étroite, par la participation de sa bonté, que l'âme ne se distingue plus elle-même de Dieu, et si merveilleuse qu'il n'y a pas de mots pour l'exprimer. Par son effet il devient impossible de pouvoir sentir, goûter ou désirer autre chose que l'amour unitif et ce qui pourrait être la volonté et l'honneur de Dieu Amour. D'autre part, l'enfer avec les démons et les damnés sont tout à l'opposé, en révolte contre Dieu. Si donc il leur était possible de recevoir une gouttelette d'une telle union, elle leur enlèverait toute la rébellion qu'ils ont contre Dieu et les unirait de telle manière avec ce même Dieu Amour qu'ils seraient placés en vie étemelle. La raison en est que la rébellion qu'ils ont contre Dieu est leur enfer même et l'enfer est en tout lieu où se trouve cette rébellion. Ainsi, s'ils avaient une gouttelette pareille d'union en ce lieu où ils sont, ce ne serait plus l'enfer mais la vie éternelle, car celle-ci se trouve là où se trouve cette union 1. »
Ce qu'entendant, la mère paraissait toute joyeuse ; elle répondit avec un visage riant :
Doux fils, c'est exactement comme vous l'avez dit ; c'est ainsi en effet ; en l'entendant je sens que c'est ainsi, mais mon intelligence et ma langue sont à ce point absorbés par l'Amour que je ne puis dire ni penser ces raisons ni d'autres. Je sens bien cependant que ce que vous avez dit, c'est cela, pour autant qu'on peut le dire. Mais la réalité dépasse l'entendement, c'est pourquoi je ne puis l'expliquer.
pas exclu, il semble probable que ce « religioso » dont il est question ici, comme plus loin au ch. XXXVIII, n'est autre que ce même Marabotto, principal rédacteur de la Vita, du Purgatorio et du Dialogo, du moins du ch. I. Dans le ms. D, au passage parallèle, f. 41, ce religieux est dit son fils spirituel.
1. Belle explication d'un théologien, qui exorcise tout ce qu'on pourrait trouver d'inquiétant et de contradictoire dans les « suppositions impossibles » des mystiques.
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Le religieux lui dit alors : « Mère, ne pouvez-vous demander à Dieu votre Amour quelques-unes de ces gouttelettes pour vos fils ? » Elle répondit avec plus de joie encore :
Je vois ce doux Amour si courtois envers mes fils que je ne puis rien lui demander pour eux ; je ne puis que les présenter à ses yeux.
On devinait dans ce coeur de grandes choses, et tous les assistants en étaient stupéfaits. On la voyait noyée dans cette mer de l'Amour infini qui la tirait souvent hors d'elle-même, non hors de ses sens, mais noyée par tant d'abondance d'amour. Et comme il paraissait que son humanité cherchait quelque rafraîchissement pour pouvoir vivre en ce feu, il lui vint subitement une vue intérieure qui lui disait : Pourquoi cherches-tu du rafraîchissement pour ton humanité, de peur qu'elle ne meure par trop d'amour ? Pourquoi dis-tu que tu n'en peux plus ? Pourquoi vas-tu parlant et criant pour te soulager? Comme elle réfléchissait à ces choses, il lui vint une autre vue, que l'amour pur ne veut rien de grossier, par quoi elle comprit que le vrai amour ne doit ni ne peut prendre garde à son dam ni à son utilité. Et là-dessus, se tournant vers son humanité, elle lui dit :
Si tu veux mourir, meurs. Je ne veux plus avoir la pensée de te soulager puisque la mort me vaut mieux que la vie. Que Dieu Amour fasse tout ce qui lui plaît, mais je ne veux plus jamais avoir compassion de toi.
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Selon la diversité des temps, le Seigneur opérait diversement en cette sainte âme. Elle s'était consacrée à s'occuper sans répit du gouvernement de l'hôpital et de sa maison. Plus tard, quand elle eut l'âge de cinquante ans environ, il lui devint impossible de s'occuper de l'un comme de l'autre, par suite de sa grande faiblesse corporelle causée par l'excessif et continuel feu d'amour qui lui brûlait sans cesse le coeur. Il lui était nécessaire après la communion de prendre quelque nourriture pour réparer ses forces, même si c'était jour de jeûne.
Elle en vint à un tel éloignement d'esprit à l'égard des choses de la terre qu'elle ne pouvait plus s'en occuper, sinon à grand effort, tant de ce qui la regardait en propre que des choses de la communauté. Aussitôt fait ce qu'elle avait à faire, son doux Amour lui tirait cela de l'esprit. Quand elle avait à faire ou à dire quelque chose, tout d'un coup cela lui était remis en mémoire. Ainsi jamais le Seigneur Dieu ne la laissa manquer en chose qui valait la peine, afin de ne pas scandaliser le prochain. Elle cherchait aussi dans les divers travaux de l'hôpital une diversion pour apaiser ce grand feu qui la brûlait.
Elle ne s'arrêtait pas même à ce qui venait de Dieu, parce qu'elle ne tendait à autre chose qu'à Dieu lui-même et lui seul. Pour ce motif elle fuyait les consolations spirituelles, cherchant à s'en distraire en s'occupant des malades ; mais plus elle les fuyait, plus elle en Surabondait. Elle se voyait forcée de laisser là toute affaire extérieure et de se retirer à l'écart. Tout aussitôt, la contemplation la tirait
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hors de ses sens, avec un tel goût et tant de consolations des lumières divines que c'était chose indicible. Ces extases lui duraient presque chaque fois trois ou quatre heures. Quand elle revenait ensuite à elle-même et qu'elle disait quelque chose de ses admirables visions, il n'y avait personne qui pût la comprendre ; aussi elle se taisait. Dès le début de sa conversion, quand elle était prise de ses ravissements, ne pouvant se soustraire d'autre manière à une telle ardeur qui la brûlait, elle allait souvent mettre la tête dans un lieu caché pour éviter d'être entendue. Là elle criait avec force, et ainsi elle apaisait un peu ce feu intérieur qu'elle ne pouvait supporter.
Quand on regardait cette créature, sa face paraissait être d'un chérubin, sa vue donnait une grande consolation à qui la regardait, ceux qui la visitaient ne pouvaient se détacher d'elle. Elle mangeait seulement par nécessité, pour se soutenir, et se gardait des mets qui lui plaisaient.
Quand elle eut atteint l'âge de soixante ans environ 1, son Amour redoubla de nouveaux feux. Elle dit qu'il lui fut montré une étincelle de l'amour pur, l'espace d'un instant ; si cette vue avait duré un peu plus, elle aurait rendu l'âme sous cette violence. Il lui semblait que non seulement le corps, mais l'âme même n'aurait pu supporter une telle vue ; elle n'aurait pas été étonnée si l'âme en avait été anéantie. Quant au corps, s'il restait en vie, ce serait une plus grande merveille que si un mort depuis cent ans ressuscitait.
Par cette vue, elle fut réduite à un tel état qu'elle ne pouvait presque plus manger, ni parler de façon à être entendue. La blessure d'amour qu'elle reçut au coeur fut si grande et si pénétrante que sur la poitrine et dans le dos, à hauteur du coeur, il semblait qu'elle avait une plaie, et tout son corps en était endolori 2.
Quelques jours après elle eut une autre flamme d'amour, et chaque fois elle avait l'impression que c'était la plus forte qu'elle avait subie.
1. L'édition porte, f. 74 v : soixante-trois ans. Les corrigenda rectifient en soixante.
2. N'est-ce pas là la blessure d'amour des grands mystiques, comme l'une et l'autre Thérèse, et Marie de l'Incarnation, l'ursuline de Québec, etc. ?
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L'an 1507, tandis qu'elle assistait à des offices des morts, il lui vint un désir de mourir. C'était l'âme qui avait ce désir, pour sortir de ce corps et s'unir à Dieu ; le corps avait aussi ce désir pour sortir du grand tourment que lui donnait le feu d'amour qui brûlait dans l'âme. La volonté n'y correspondait pas, c'était des désirs purement de nature.
Mais parce que son Amour la voulait purifier en tout et éteindre tout désir en ce coeur pour s'y faire une demeure agréable, il lui donnait du remords de ce désir. Mais comme son désir n'était pas de volonté, aussitôt qu'elle sentait cet aiguillon, elle disait :
Amour, je ne veux que toi et à ta manière. Mais si tu ne veux pas encore que je meure, ni que j'en aie le désir, du moins permets-moi d'aller voir mourir et ensevelir, afin que je voie chez les autres ce grand bien qu'il ne te plaît pas que j'aie en moi.
Son Amour y consentit, et pendant quelque temps elle allait voir mourir et ensevelir tous ceux qui mouraient à l'hôpital. Elle n'en éprouvait plus de remords. Mais plus tard, comme croissait dans son coeur purifié l'union avec son doux Amour, ce désir s'éteignit peu à peu entièrement et elle n'eut plus d'attrait à voir mourir les autres. Mais cependant quand on parlait de la mort, il semblait que son intérieur voulait encore s'ébranler et se réjouir l.
Il arriva une année qu'elle eut certaines extases qui la firent rester inanimée. Ceux qui n'y comprenaient rien croyaient qu'elle
1. Déjà au ch. vii il est raconté que Catherine éprouva ce désir de la mort. Mais il semble bien qu'il s'agit de deux cas différents, l'un se rapportant aux premières annees de la conversion, l'autre à une période plus avancée de sa vie spirituelle.
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était ainsi tombée par une faiblesse du cerveau qu'on appelle vulgairement vertige. En parlant un jour de cela à un religieux, elle employa aussi ce mot de vertige, par humilité, voulant se dissimuler. Mais ce religieux lui dit : « Mère, il ne faut pas que vous vous cachiez de moi ; je vous prie au contraire pour la gloire et l'honneur de Dieu, de consentir à vous choisir une personne qui convienne à votre esprit et à qui vous puissiez raconter les grâces que Dieu vous a faites, afin qu'à votre mort ces grâces ne restent pas cachées et qu'il ne soit pas fait de détriment à la louange et à la gloire du Seigneur. » Alors cette âme répondit qu'elle en était contente pour autant que cela plût à son doux Amour et qu'elle ne choisirait personne d'autre que lui-même qui lui avait donné ce conseil. Elle savait cependant qu'il était impossible de raconter la moindre partie de ces choses intimes entre Dieu et l'âme ; quant à l'extérieur, il ne s'était rien passé, ou fort peu de chose.
Parlant une autre fois à ce religieux, elle se mit à lui raconter sa conversion ; elle en fit autant de beaucoup d'autres choses, le mieux qu'elle pouvait. Et ces choses sont fidèlement réunies et mises dans ce présent livre 1.
Là-dessus, ledit religieux ayant rappelé qu'elle pouvait mourir subitement, la joie de mourir se réveilla en elle une, nouvelle fois. Comme ce religieux se trouvât de nouveau avec elle, elle lui dit :
Fils, j'ai eu un certain remords que je vous dirai. L'autre jour quand vous me disiez que je pourrais rester morte dans un de ces vertiges, il me sembla à ce moment sentir s'éveiller à l'intérieur une allégresse et comme une voix intérieure qui disait avec un intime soupir : Oh ! si elle venait cette heure ! Et subitement cette voix se tut. Ainsi je vous le déclare : Je ne veux pas qu'il y ait en cela une seule étincelle de désir personnel, soit de la terre, soit du ciel ni d'autre chose créée. Je laisse tout cela à la disposition divine.
Alors le religieux répondit qu'elle ne devait avoir aucun remords, puisque cette joie s'éveillait dans son esprit quand il lui arrivait de parler ou d'entendre parler de la mort, cela ne procédait pas de la volonté, ni n'était accepté par la raison. Tout cela provenait seule-
I. Ce « religieux » innommé, investi de la confiance de Catherine et qui collabora ensuite à la rédaction de la Vita n'est autre que Marabotto, qui devint son directeur spirituel et le gérant de ses affaires. Cataneo, lui aussi prêtre séculier et, comme le précèdent, un des recteurs de l'hôpital,eut aussi à s'occuper de Catherine et à veiller à ses intérêts.On pourrait être tenté de débrouiller dans la Vita leurs parts respectives et celle des autres collaborateurs, mais il ne semble pas qu'on puisse arriver à des résultats satisfaisants.
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ment de l'instinct de l'âme qui de sa nature tend à cette fin. Et on peut voir qu'il disait vrai à ceci que ce remords ne pénétra point à l'intime du coeur mais resta à la superficie, tout comme était resté ce sentiment de joie. Elle reconnut qu'il en était ainsi, et elle en fut tellement satisfaite que désormais et jusqu'à sa fin tout désir s'éteignit en elle. Elle se tenait toujours unie et transformée au pur vouloir de son doux Amour, sans plus ressentir de désir de vivre ou de mourir. Cette âme éclairée reconnaissait que tout désir est une imperfection. En effet, si cette âme éprouve un désir, c'est que lui manque ce qu'elle désire, c'est-à-dire Dieu qui est toute chose. L'âme unie à Dieu trouve tout en lui et ne peut désirer rien autre chose.
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Cette âme disait:
Supposé que l'homme soit capable d'évaluer la gloire de la glorieuse Vierge Marie, qu'il la possède dans sa volonté et réellement par disposition divine, tout comme la Madone elle-même ; supposons ensuite qu'on lui dise : Avec cette gloire il faut que tu voies en toi une étincelle d'imperfection opposée à la disposition du Dieu tout puissant. Je suis certaine qu'il répondrait, voyant cette douce Vérité : Je ne veux pas de cette gloire avec cette compagnie, je suis plutôt prêt à me jeter en enfer. La raison en est que l'âme qui veut être bienheureuse, doit être nette de toute imperfection. Puisque Dieu est la béatitude de l'âme, comment pourrait-elle être heureuse, empêchée qu'elle serait d'entrer en cette divinité où toute créature atteint sa béatitude? Donc, si l'âme trouvait en elle une imperfection, même la plus petite, elle ne pourrait accepter de la porter dans ce sein très pur. Et même je ne doute pas qu'elle ne subisse volontiers tous les tourments imaginables plutôt que de se présenter ainsi souillée en cette divine présence.
Vois donc de quel mal le péché est la cause, si petit qu'il soit, puisqu'il désharmonise et sépare l'âme d'avec Dieu. Et s'il était possible que Dieu éprouve quelque souffrance, j'avance hardiment que cette séparation lui en serait une très grande. Il en souffrirait beaucoup plus que l'âme, puisque celui qui aime davantage souffre davantage aussi de la séparation de l'aimé. Dieu aimant l'âme plus que l'âme n'aime Dieu, il souffrirait plus de cette séparation.
Prends cette comparaison. Quand deux personnes s'aiment, si une tierce personne introduit la mésentente et trouble leur amour par quelque moyen, lequel de ces deux amis crois-tu, en pâtira le plus et sentira le plus de peine ? Bien sûr, celui qui aime le plus, ayant l'amour
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plus profondément enfoncé en soi. Ainsi me semble-t-il voir Dieu et l'âme, quant à l'amour qu'ils ont l'un pour l'autre, quand l'âme n'a pas encore perdu l'image et la ressemblance qui lui est donnée par grâce et bonté infinies. Mais quand elle les a perdues par quelque péché, c'est-à-dire coupé la voie à qui veut lui faire du bien comme à son propre détriment, on lui dit alors : Tu as offensé Dieu. Cette expression est correcte, quoique Dieu ne puisse subir d'offense. Mais l'offense doit se comprendre comme suit : Dieu aime tant l'âme, il est si prompt à se lier avec elle par ses grâces et à lui donner toutes les perfections qu'il lui a destinées, que lorsque ses desseins sont traversés par quelque péché, alors on dit : tu as offensé Dieu, c'est-à-dire, tu as chassé Dieu de toi, lui qui voulait avec tant d'amour te faire du bien. Cependant c'est l'homme qui subit le dommage et qui s'offense lui-même. Mais parce que Dieu nous aime plus que nous ne nous aimons nous-mêmes, pour cette raison on dit qu'il est offensé. Et si Dieu pouvait subir la souffrance, il la ressentirait quand il est chassé de chez nous par le péché.
Je m'en rends bien compte à ceci : Même lorsque l'âme est en quelque péché, ce Dieu très bénin ne cesse pourtant jamais de l'aiguillonner, de l'attirer par un appel intérieur. Si elle répond à ses doux appels, il l'accueille de nouveau dans sa grâce avec ce pur amour, comme précédemment, de telle façon qu'il ne veut plus se rappeler jamais qu'il a été offensé par elle. Plus encore, il ne cesse jamais de lui faire autant de bien qu'il peut lui faire. Et l'homme aveugle ne pense pas à tant de bonté, tant d'amour, tant de sollicitude, tant de bienfaits qu'il reçoit et qu'il recevrait sans cesse si lui-même ne s'y soustrayait.
Mais quand l'âme est éclairée par l'amour divin, alors elle voit, elle connaît et considère toutes ces choses et voyant qu'elle a offensé un Dieu si grand et de tant de bonté, elle reste comme désespérée. Elle se dit en elle-même : Se peut-il que j'aie offensé Dieu? Que ferai-je? Quelle réparation pourrai-je faire jamais? Elle voit, à la lumière divine, que cette offense est d'une telle gravité qu'on ne trouvera aucune pénitence qui suffise.
Et pour cela cette âme pleine d'amour disait :
Que penses-tu qu'il m'arriverait, quand bien même de mes yeux jailliraient des larmes de sang autant que toute la mer, uniquement pour rendre à Dieu satisfaction de mes péchés? Crois-tu qu'elles seraient en mesure de satisfaire, du moins pour le plus petit de mes péchés? Certainement non. Parce que si je souffrais autant et aussi longtemps que le démon, et en plus dans ce corps autant de tourments et de martyres qu'on peut imaginer, ne crois pas que l'amour puisse tenir tout cela comme une satisfaction auprès de Dieu. Il ne pourrait trouver d'expression plus appropriée que de se dire à lui-même : C'est envers moi que j'ai satisfait.
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L'amour ne regarde pas à la réparation mais seulement à l'offense, de celle-ci seulement il tient compte. S'il faisait plus de cas de la pénitence que de l'offense, il ne serait pas un amour net mais un amour-propre. Et pour cela je dis que l'amour n'a pas de plus grande douleur que celle de voir qu'il aurait en soi quelque chose de contraire à la volonté de Dieu.
Et puisque l'amour voit l'homme si contraire à Dieu à l'intérieur et à l'extérieur, il serait content d'en perdre la graine, c'est-à-dire, que toute puissance d'agir soit éteinte en lui. Mais cela n'est pas possible, l'homme ne pouvant à la fois être vivant et mort. Aussi l'homme, s'il ne veut pas être ingrat pour tant de bienfaits, doit s'efforcer avec son libre arbitre de correspondre à tant d'amour et de cheminer par cette voie droite qui mène à ce divin amour.
Cet amour a trois degrés ou trois états qui purifient l'âme.
Au premier, il la dépouille de tous ses vêtements, lui enlève ainsi à l'intérieur comme à l'extérieur tous empêchements qu'elle lui fait par amour-propre et mauvais penchant. Au second, l'âme se tient en Dieu et jouit sans cesse de lui par le moyen des lectures, méditations et contemplations, par quoi elle s'instruit de beaucoup de secrets divins et se nourrit suavement. Elle va ainsi se transformant en Dieu, tournée vers lui sans cesse, toujours occupée en lui. Elle s'enivre tellement de Dieu par l'abondance des grâces choisies qu'il lui fait (puisqu'il ne trouve en elle aucun obstacle intérieur ni extérieur) qu'elle sort d'elle-même et entre dans un état nouveau, supérieur aux autres. Dans le premier, en effet, l'homme participe à Dieu en faisant effort sur soi pour se dégager de tout empêchement ; dans le second il jouit de beaucoup de consolations spirituelles.
Le troisième état est celui où l'âme est tirée hors d'elle-même, à l'intérieur comme à l'extérieur. Établie en ce degré, l'âme ne sait pas où elle est, elle jouit d'une grande paix et d'un grand contentement, mais elle est perdue en elle-même, ne participant plus avec Dieu par le moyen des sentiments comme elle était habituée. C'est Dieu alors qui travaille dans l'âme d'une manière nouvelle dépassant toute notre capacité, et l'âme n'agit plus mais elle reste comme un instrument inerte, attentive à ce que Dieu opère. Et quand Dieu trouve une âme qui ne se meut pas, c'est-à-dire qui ne veuille ni ne puisse remuer par elle-même, lui-même alors opère à sa manière et met la main à de plus grandes choses qu'il veut produire en cette âme. Et cela d'autant plus qu'il sait que rien ne tournera plus à mal de ce qu'il fera, parce que l'homme s'est dépouillé de tout ce qui est de lui, le goûter, le voir et le pouvoir. Dieu enlève à l'âme la clef de ses trésors qu'il lui avait donnée pour qu'elle en pût jouir. Il lui donne maintenant le soin de sa présence qui l'absorbe tout entière. De cette présence divine jaillissent ensuite certains rayons et des flammes d'amour divin si pénétrants, si véhéments, si forts, qu'ils devraient anéantir non seulement le corps, mais l'âme, si c'était possible.
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Cette âme bienheureuse disait :
Il y a deux vues qui m'ont ouvert les portes à deux choses extrêmes : dans la première il me fut montré comment tout bien procède de la source divine sans cause antérieure, mais uniquement de sa pure et simple bonté. Cette vue produisit en moi un pur et simple rejaillissement qui était pur regard d'amour envers cette bonté. Je voyais l'amour avec lequel cette bonté cherchait à nous faire du bien par tant de moyens et de voies. A cette vue il rejaillissait en moi un certain feu d'amour ; il sortait et ensuite retournait avec cette même pureté qu'il était sorti. Il était si intérieur que de ce moment me furent enlevées la mémoire, l'intelligence et la volonté, et par suite l'amour de tout ce qui est hors de Dieu.
Cet amour opérait avec toutes les puissances de l'âme comme il voulait, toutes lui obéissaient et ne savaient vouloir autre chose que ce qu'elles recevaient de lui instant par instant, et rien de plus; chercher autre chose leur aurait été un enfer. Mais puisque l'amour monte plus haut que n'atteint la force des puissances de l'âme, ces puissances restaient sous l'amour du mieux qu'elles pouvaient. Et cela les rendait heureuses et les contentait plus que ce qu'elles-mêmes auraient pu faire avec toute l'aide et tout le pouvoir possibles Si tu me demandais : « Qu'est-ce que tu veux? A quoi penses-tu? Qu'est-ce que tu as dans la mémoire? » Je te répondrais : rien, sinon ce que l’amour veut, ce qu'il pense, ce qu'il se rappelle. Il me tient tellement occupée en lui et si rassasiée qu'il ne me faut plus aller mendier pour nourrir ces puissances ; et il semble même que, n'était l'amour, elles mourraient de disette et de besoin.
L'autre vue fut de l'être propre de l'homme ; il me fut montré dès le commencement et me reste continuellement présent, et chaque jour je le vois plus clairement. Il est d'une malice et d'une malignité
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presque inexprimables, incroyables à qui ne l'a vu ou senti. J'en tire cette conclusion qu'il est d'une telle force dans sa volonté propre que pour le vaincre, il faut la puissance divine et l'application humaine ; et pour arriver à l'éteindre, il faut l'opération de la bonté et de la sagesse divines. Il est si lié par l'amour-propre aux plaisirs de la chair, du monde et de l'estime propre que, pour l'en garder il faut que Dieu lui donne des goûts spirituels et que cet homme mauvais en vienne à les estimer plus que toutes les choses que précédemment il estimait beaucoup. Sans cela jamais il ne les quitterait. Et même notre malignité est telle que ces goûts spirituels ne suffisent pas encore. Supposé qu'ils lui aient été montrés si grands qu'après les avoir éprouvés l'homme ait décidé souvent de quitter tout le reste, au point que s'il pouvait posséder mille mondes, il les abandonnerait tous pour un seul et le moindre de ces goûts, cela ne suffirait pas encore. Il faut de plus que Dieu nous tienne continuellement absorbés en lui par ses douces visites et bien exercés en quelque bonne action jusqu'à ce qu'il nous ait formés à la vie de l'esprit. Autrement, s'il nous lâchait seulement un peu nous retournerions bien vite à notre mauvais instinct. Quand ensuite il nous a bien fortifiés, nous ne sommes plus si prompts à retourner en arrière. C'est pour cela qu'il fut dit : « Personne ne vient à moi si mon Père ne le tire » ( Jean, 6, 44). La sollicitude amoureuse de Dieu à cette fin ne manque jamais, et il dit : « Je me tiens à la porte et je frappe » (Apocalypse, 3, 20).
Mais hélas! notre malignité est si grande que si Dieu y prenait garde, malheur à nous ! jamais il ne pourrait nous voir avec faveur ni nous faire du bien. Mais il regarde uniquement à sa clémence et bonté infinies avec lesquelles il cherche à nous conduire à cette fin pour laquelle il nous a créés. Pour y arriver, dans son pur amour, il opère en nous tout ce qui est nécessaire. Si avec son aide nous nous aidons nous-mêmes, bien nous soit ; sinon, malheur! malheur! au temps de la mort, où tu entendras cette parole : « Qu'ai-je pu faire que je n'aie fait, mauvais serviteur 1? » En conséquence l'homme, si malin qu'il soit, ne pourra trouver d'excuse, ni alléguer qu'avec l'aide de Dieu, cette aide qui lui est toujours offerte, il lui était impossible de sortir de sa malignité et d'arriver à dire : « Seigneur tu as rompu mes liens, je t'offrirai une hostie de louange » (Ps. 115, 17).
Je vois que Dieu ne regarde qu'à son infinie bonté pour nous faire toujours du bien, et de même je vois que l'homme regarde toujours à sa propre malignité et ferait toujours mal. Mais moi, voyant cette malignité en moi soumise à la puissance de Dieu je ne peux y avoir aucun égard ; il me plaît, puisqu'elle est si mauvaise et si méchante, qu'elle soit soumise au point qu'elle ne puisse agir comme ferait son mauvais instinct. De cette façon il apparaît que toute gloire est de Dieu, et toute la malignité est de l'homme. Si Dieu laissait sans sa miséricorde cette malignité jusqu'au point où tout mal serait possible dans une
1. Impropéres du vendredi-saint, avec allusion à S. Luc, 19, 22.
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seule créature, tout mal se produirait en cet homme et il n'en pourrait jamais sortir, si la main de Dieu par sa bonté ne le délivrait.
C'est la seule chose en quoi je me glorifie, que je ne puisse rien voir en moi de quoi je puisse me vanter. Et si quelqu'un même voit sa gloire en soi, sa gloire est vaine, parce qu'il ne sait pas que la gloire est et doit être de Dieu et non à lui, et ainsi la vaine gloire naît de l'ignorance.
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Dès que l'Amour eut pris sur lui le soin et le gouvernement de toute chose, il ne s'en relâcha plus. Pour ma part je ne m'occupais plus de rien, je n'arrivais plus à exercer l'intelligence, la mémoire et la volonté, tout comme si je n'en avais jamais eu. Et même chaque jour je me sens absorbée davantage en lui par un feu croissant.
Cela provenait de ce que l'Amour me libérait toujours plus de toutes les imperfections intérieures et extérieures et les consumait peu à peu. Quand il en avait consumé une, alors il la faisait voir à l'âme, et l'âme à cette vue s'enflammait davantage d'amour, fille était maintenue en ce degré où elle ne pouvait supporter de voir en elle aucune chose qui fît obstacle à cet Amour, sans quoi elle se serait désespérée. Il lui fallait vivre toujours avec cette pureté que l'Amour recherchait. S'il y avait en elle une imperfection à lui enlever, elle n'était pas montrée à l'âme, elle lui était même cachée et il ne lui était pas donné la pensée d'y pourvoir ni d'en prendre sur soi aucun soin, tout comme si cette imperfection n'appartenait pas à elle-même.
J'avais donné les clefs de la maison à l'Amour avec large pouvoir d'y faire tout ce qu'il fallait, sans égard à l'âme, au corps, aux biens, aux parents, aux amis ni au monde, qu'il ne négligeât le moindre fétu de tout ce que réclamait la loi du pur amour. Et quand je vis qu'il acceptait ce soin et qu'il se mettait à l'oeuvre, je me tournai vers cet Amour et je restai là, immobile, attentive à son activité nécessaire et gracieuse.
Il accomplissait toutes choses nécessaires, ni plus ni moins, avec tant d'amour, tant de sollicitude, et dans une parfaite justice, à ma satisfaction intérieure et extérieure. Et moi, je restais si absorbée à considérer son activité en moi que, s'il m'avait jetée corps et âme en enfer, je n'aurais vu en cela qu'amour et consolation.
Je voyais en cet Amour un oeil si ouvert et si pur, un regard si pénétrant et si étendu que j'étais stupéfaite tant il découvrait en moi d'imperfections, et il me les montrât si clairement que je devais les
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reconnaître. Il me faisait voir beaucoup de choses qui à moi et à d'autres eussent paru justes et parfaites, mais que l'Amour jugeait coupables et imparfaites, et c'est en tout qu'il trouvait du défaut.
S'il m'arrivait de parler des choses spirituelles qui m'assaillaient souvent (à cause de ce grand feu que je sentais et que je comprenais quand l'oeil de l'amour me les montrait), tout aussitôt l'Amour me reprenait. Il me disait que je n'avais pas à parler mais à me laisser brûler tout entière sans exhaler parole ni acte qui pût tendre au rafraîchissement ni de l'âme ni du corps. Si je gardais le silence sans tenir compte de rien, et disais seulement : Si le corps se meurt, qu'il meure; s'il ne peut supporter, qu'il lâche tout, je ne m'occupe de rien - l'Amour me reprenait. Il me disait : je veux que tu aies les yeux fermés sur toi de telle manière que tu ne puisses voir que j'opère quelque chose en toi, comme en toi. Je veux au contraire que tu sois morte, qu'en toi soit réduit à rien tout regard si parfait qu'il soit ; je ne veux pas que tu découvres en toi aucun endroit où tu pourrais être toi-même.
Quand donc j'avais fermé la bouche, me tenant comme une chose inerte (par suite du resserrement intérieur que produisait l'Amour) je ressentais une telle paix intérieure et un si grand contentement que j'en devenais insupportable à moi-même 1. Je ne pouvais plus alors que m'angoisser et me lamenter sans paroles, je ne pouvais plus me soucier de voir comment allaient les choses. C'était au point que j'étais comme morte à moi-même. Et cependant cet Amour me disait : Tu trouves insupportable ce que tu as ? Si tu ressens quelque chose, c'est donc évidemment que tu vis encore. Je ne veux pas que tu soupires ni te lamentes, mais je veux que tu sois comme les morts et proche de mourir ; je ne veux plus voir en toi apparence de vivant.
Et moi, ainsi reprise, je ne faisais plus un acte ni extérieur ni intérieur qu'un autre eût pu remarquer, comme j'avais accoutumé. Mais quand on parlait de choses du genre de celles que je ressentais en mon esprit, mes oreilles se préparaient à en saisir quelque chose ; C'était mon intention. Mais me trouvant dans l'impuissance d'agir ou de parler, je me tenais attentive à voir si d'un côté ou d'autre il me serait dit quelque chose, pour pouvoir secrètement porter quelque faible remède à un tel assaut. De même avec mes yeux, je me soulageais comme je pouvais ; j'essayais ainsi tantôt d'un côté et tantôt d'un autre d'oublier quelque peu cette ardeur si impétueuse que je ressentais. Cela n'était pas volontaire, je ne cherchais pas de moi-même à me soulager ; c'était mon inclination naturelle qui agissait ainsi sans aucun choix volontaire. Je n'en avais pas conscience ; il me semblait que je ne pouvais faire autrement.
Cela m'arrivait surtout quand je regardais en face mon confesseur, et qu'il me paraissait regarder vers moi, ce dont je tirais un grand
1. Paix et angoisse tout ensemble, paix dans l'esprit où réside et règne l'amour, angoisse et peine dans l'âme et l'humanité, par suite de cette absorption de la partie supérieure en Dieu comme il est expliqué dans le Dialogo.
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réconfort. Mais l'Amour disait : Ce voir et cet ouïr ne me plaisent pas. Tout cela c'est la défense de ce moi qui doit mourir. Je ne savais que faire ni que dire contre ces vues si pénétrantes de cet Amour qui m'assiégeait avec tant de force, et mon humanité ne pouvait plus goûter aucune nourriture comme à l'accoutumée, au point que je ne mangeais presque plus rien.
Je dis un jour à mon confesseur : « Il me semble que je devrais me forcer à manger, de peur que par ma négligence je ne sois cause de quelque dommage à l'âme ou au corps. » Et l'Amour me répondit intérieurement, et le confesseur à l'extérieur : Qui est celui-là qui s'inquiète et parle de manger ou de ne pas manger, alléguant une inquiétude de conscience? Tais-toi, tais-toi, car je te connais, tu ne pourras me tromper. Et quand mon moi se vit découvert sans pouvoir nier ces imperfections dénoncées par l'Amour, il se tourna vers lui et lui dit : Puisque tu as l'oeil si pénétrant et une telle puissance, sois le bienvenu, poursuis ton oeuvre quoi qu'il en coûte au sensible, assouvis librement ton envie de m'enlever cette détestable défroque et de me revêtir d'amour net, pur, droit, fort, grand et enflammé.
Je voyais l'Amour si jaloux de cette âme, examinant toute chose en détail avec une pénétration si subtile, animé d'une telle sollicitude et d'une telle force pour arriver à ses fins, c'est-à-dire, pour détruire tout ce qui en moi était indigne de paraître en la présence divine.
Quoique ce moi m'apparût pire que le diable, indestructible et d'une terrible malignité, je voyais néanmoins qu'à la fin il serait comme réduit à rien par la présence et le regard de cet Amour, et par la puissance dont il usait contre lui.
Aussi, tandis que j'étais ainsi occupée à considérer l'Amour et son activité, mon moi ne pouvait me faire peur, si mauvais qu'il fût ; pas davantage le purgatoire, l'enfer ou toute autre chose terrifiante qu'on puisse imaginer n'auraient pu m'épouvanter. Par contre si j'avais aperçu en moi fût-ce une minuscule opposition à cet Amour, voilà ce qui aurait été pour moi un enfer pire que celui des démons infernaux.
L'Amour ne détruisait pas seulement ce moi mauvais à l'extérieur, mais aussi l'intérieur, le moi spirituel qui goûtait et comprenait et qui semblait vouloir se transformer tout en Dieu et détruire cette partie extérieure. Quand ce moi spirituel avait beaucoup travaillé, qu'il semblait avoir vaincu et mis par terre ce moi extérieur en lui enlevant toutes voies et moyens de se nourrir, quand il avait pacifié pour lui son propre domaine, alors survenait cet Amour insatiable et violent et il lui disait : Que crois-tu faire ? Je veux tout pour moi. Ne pense pas que je te laisse le moindre bien au corps ni à l'âme. Je veux rendre nu, nu, tout ce qui est au-dessous de moi, et au-dessus de moi je ne veux rien. Sache qu'est au-dessous de moi tout cela, vues, sentiments et perfections, que je n'ai pas approuvé. Quand je me mets à passer l'âme au crible, j'ai une vue si pénétrante que toute perfection à mes yeux est défaut. C'est pourquoi je ne veux pas qu'au-dessous de moi rien puisse subsister, sinon ce que j'approuve comme bon. Et au-dessus
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de moi rien ne peut rester. Si haut, en effet, que tu montes par la perfection que tu pourrais acquérir, toujours je serai au-dessus de toi pour ruiner toutes les imperfections qui se mettraient dans les vues d'union à Dieu que tu pourrais produire. C'est que, tant que je n'approuve pas, rien ne se fait. Seul je sais ce qu'il faut. A moi a été donnée l'autorité. On ne peut paraître en la divine présence que pour autant que je l'approuve, et ce que j'approuve ne sera jamais réprouvé. Sache que ce pouvoir m'a été donné à cause de ma pureté qui me rend incapable de rester en paix avec l'imperfection, fût-ce la moindre.
Je te fais savoir encore, ô âme, que je suis d'une telle nature que toutes les âmes que je puis transformer en moi, je les change et les transforme ainsi, en les dépouillant d'elles-mêmes. Je n'approuve jamais aucune chose si elle n'est pas anéantie en elle-même au point qu'il lui soit impossible de se voir en soi, ni de ressentir autre chose que le pur Amour sans aucun mélange. C'est pourquoi l'Amour veut être seul, parce que s'il avait d'autres en sa compagnie, les portes du paradis leur resteraient fermées ; elles ne s'ouvrent qu'au pur amour.
Que donc chacun se laisse conduire par l'Amour. Il le mènera et le transformera en soi. Cachés ainsi sous son manteau, nous pourrons être conduits à cette fin à laquelle ce pur Amour nous aspire tous.
Pour tirer l'âme à la perfection ce pur Amour use de beaucoup de moyens. Dés qu'il la voit occupée de quelque chose par une affection d'amour, il note comme ses ennemies toutes ces choses qu'il lui voit aimer et il décide de les consumer sans avoir compassion ni d'elle ni du corps. De sa nature, si on le laissait faire, l'amour couperait tout d'un seul coup. Mais voyant la faiblesse de l'homme, il taille petit à petit. (C'est de crainte que l'homme soit incapable de supporter une opération si puissante et si rapide sans la connaître, à cause de sa faiblesse. ) Quand l'homme voit cette opération progressive, il l'imprime mieux en lui 1, chaque jour il en est embrasé davantage, et ce feu va consumant tous ses désirs et amours imparfaits attachés à ses épaules.
L'Amour voit que nous sommes tellement obstinés à garder pour nous ce que nous avons une fois choisi par élection d'amour, parce que cela nous paraît beau, bon et juste, et que nous ne voulons pas entendre parler là-contre, aveuglés que nous sommes par l'amour propre.
Il parle donc ainsi : Il me faut mettre la main aux actes, puisque avec des paroles je n'obtiens rien. Il agit de cette manière : il met en ruine tout ce que tu aimes, par mort, maladie, pauvreté, par haine et discorde, par détraction, scandale, raillerie, infamie, avec les parents, les amis, avec toi-même. Tu en viens au point que tu ne sais plus quoi faire de toi, en te voyant tiré hors de ces choses où tu trouvais ton plaisir et que de toutes tu reçois peine et confusion. Tu ne sais pas pourquoi le divin Amour fait toutes ces choses. Elles te paraissent toutes contre la
1. Ce passage est plus clair en D, f. 46v : Mais à cause de la faiblesse de l’homme il (l'amour) agit petit à petit, parce que l'homme risquerait de ne pouvoir supporter, a cause de son imperfection, une opération si puissante et si rapide à la fois et ne la connaitrait pas. Mais quand l'homme voit agir petit à petit, il imprime mieux en soi...
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raison, et quant à Dieu et quant au monde. Aussi vas-tu criant et te tourmentant, tu cherches dans l'espoir d'échapper à tant d'anxiétés et jamais tu n'en sors.
Quand ce divin Amour a tenu un certain temps la personne avec l'esprit ainsi suspendu, comme désespérée et dégoûtée de tout ce qu'elle aimait autrefois, alors il se montre lui-même à elle avec sa divine face joyeuse et rayonnante. Dès que l'âme le voit, étant pour sa part nue et abandonnée de tout autre secours, elle se jette prostrée entre ses mains.
Après que l'âme a vu ce que Dieu opère en elle par le moyen de l'Amour pur, elle se parle ainsi : O aveugle, à quoi étais-tu donc occupée? Qu'allais-tu chercher? Qu'est-ce que tu désirais? Vois, ici se trouve tout ce que tu cherches ; ici, tout ce que tu désires. Ici, tout le plaisir que tu voudrais ; ici je trouve autant que je pourrais avoir et désirer. O Amour divin, par quels doux stratagèmes tu m'as séduite pour m'enlever tout amour-propre et me vêtir de pur amour plein de toutes les joies. Mais maintenant que je vois la vérité, je ne me plains plus sinon de mon ignorance.
Tournée ainsi vers toi, ô divin Amour, je dis que désormais je te laisse tout le soin de moi-même, car je vois clairement que tu t'occuperas mieux de moi que je ne pourrais faire par moi-même. Je ne veux plus prendre garde à rien sinon à ce que tu opères en moi. Tu ne vises à autre chose qu'à procurer ce qu'au fond l'âme veut et désire, mais d'elle-même elle ne peut y atteindre ; elle ne sait comment elle devrait faire parce que l'aveugle son amour-propre. La voie nette et droite, l'Amour divin la connaît. La voie par laquelle il mène l'âme est de lui faire toujours voir l'oeuvre de son pur Amour. Cet Amour vainc, séduit, contraint, enchante et nourrit l'âme. Il produit tout cela pour la mener dans la liberté, hors de l'amour-propre. Aussi ne puis-je me rassasier de redire sans cesse comme je le vois agir bellement par tant de moyens si doux et de voies si droites.
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Cette âme bienheureuse était au-dedans d'elle-même si bien ordonnée que là où il lui était donné de commander ou de corriger, elle n'aurait pu supporter aucun désordre. Elle ne pouvait vivre ni être en relations avec des personnes qui n'auraient pas été bien ordonnées. Cela était plus vrai encore de quelques-unes qui l'approchaient davantage et qui paraissaient dans les voies de la perfection.
Quand elle les voyait tolérer en elles-mêmes quelque imperfection et se nourrir de ces choses qu'elle avait rejetées avec horreur, elle se retirait de leur compagnie.
Elle portait compassion à toutes les créatures - quoiqu'elle fût impitoyable aux défauts - à ce point que lorsqu'on abattait un animal ou que l'on coupait un arbre, elle semblait ne pouvoir supporter de les voir perdre l'être que Dieu leur avait donné. Mais pour trancher l'être mauvais de l'homme, qu'il s'est fait à lui-même par le péché, elle aurait été sans pitié.
Elle n'arrivait pas à voir des péchés qu'elle eût commis ni concevoir qu'elle ait pu jamais pécher, ni que d'autres pécheraient. Son esprit était dans une si grande tranquillité, une si grande paix, qu'elle n'avait plus conscience du sommeil de son corps. Ce repos était plus profitable à son corps que le sommeil naturel, puisque quand elle dormait selon la nature, le dormir lui enlevait l'usage de son esprit, qui n'était plus occupé de Dieu. Et cette âme qui vivait plus de vie spirituelle que de vie corporelle voulait que cette partie qui avait plus haute puissance agît selon sa nature.
Elle était si retirée en elle-même, qu'elle disait :
Si je pouvais dire une parole, pousser un soupir ou tourner un regard vers une personne qui ferait attention à moi, cette humanité
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qui est en moi s'estimerait aussi heureuse que si on donnait à boire à qui aurait grand'soif.
Elle parlait ainsi parce que, quand Dieu lui envoyait de ces flèches d'amour, elle en perdait presque tout sentiment et restait inerte jusqu'à ce que Dieu lui enlevât cette absorption, et cela lui arrivait souvent.
L'esprit était si opposé et si hostile à l'humanité que, lorsque celle-ci pleurait, l'esprit en riait. Il tenait cette humanité dans une si étroite servitude qu'elle était reprise non seulement de toute action non nécessaire, mais encore de toute parole. Il la reprenait de choses si minimes et il la liait si étroitement qu'elle ne pouvait se détourner seulement pour un clin d'oeil. Telle était l'attention de l'esprit à Dieu, que le moindre empêchement était pour lui un enfer. Il avait pris une si grande liberté et seigneurie que si l'humanité lui avait fait par hasard une toute légère opposition, il lui faisait une réprimande capable d'épouvanter tout le monde. De cette façon, l'humanité se trouvait si étroitement ligotée par la justice que la langue ne pourrait l'expliquer ni l'intelligence le comprendre, sinon chez ceux qui en auraient fait l'épreuve par l'expérience.
Si ceux qui l'entouraient proposaient à l'humanité diverses choses pour la réconforter dans ses assauts, cela ne lui servait de rien. L'esprit, en effet, qui tenait la bride en main, n'en voulait pas. Il semblait même qu'il voulait lui faire une tromperie d'amour en la manière suivante : Il lui donnait envie de toutes ces choses où elle avait accoutumé de trouver du soulagement. Il la laissait y goûter, et au moment même il lui enlevait ce goût. Ainsi peu à peu perdait-elle tout goût de la terre et ne trouvait-elle rien qui pût la nourrir intérieurement et extérieurement. Par suite de cette grande nudité, il lui venait un impétueux et secret désir de se cacher, avec explosion de cris et de gémissements, sans qu'elle en eût conscience. Certaines fois, elle restait ainsi cachée en silence, heureuse de ne pas être trouvée. D'autres fois, elle se jetait dans le buisson de roses du jardin, serrant les épines à deux mains, sans se faire mal ; en tout cela elle avait l'esprit transporté. Elle se mordait les mains et se les brûlait ; pour se distraire de l'assaut intérieur, il lui semblait qu'elle n'aurait craint aucune douleur extérieure, elle aurait été heureuse de se laisser hacher le corps en petits morceaux, elle ne se serait plainte d'aucune souffrance si violente fût-elle, si du moins elle pouvait par là
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échapper à l'assaut intérieur. Son corps était à ce point délaissé de l'esprit que quatre personnes qui s'efforçaient de la bouger de sa chaise ne pouvaient y réussir, sans qu'elle opposât la moindre résistance 1.
En toutes ces choses elle agissait non par volonté, mais par une recherche instinctive de libération ; elle ne trouvait en terre aucun réconfort, contrainte qu'elle était de fuir ces choses sans quoi les autres ne peuvent vivre.
Il lui restait uniquement son confesseur, avec qui elle s'harmonisait intérieurement et extérieurement, mais dans la suite cela aussi lui fut retiré ; cela en vint au point qu'il n'avait plus rien à lui dire et qu'il ne s'occupait plus d'elle. Cela portait au comble son resserrement, parce qu'il lui devenait impossible de se tourner vers rien ni au ciel ni sur la terre.
Elle disait :
Il me semble être en ce monde comme ceux qui sont hors de leur maison et qui ont quitté tous leurs parents et amis ; ils se trouvent en terre étrangère où ils n'ont ni maison, ni amis, ni parents ; ayant terminé l'affaire pour laquelle ils étaient venus, ils se tiennent prêts à partir et retourner chez eux, là où ils sont toujours par le coeur et l'esprit. Si brûlant pourrait être leur amour de la patrie que pour y aller un jour leur paraîtrait une année.
Plus tard, étant plus encore retirée au dedans, elle n'eut plus cet instinct de se cacher ; mais parce qu'elle ne pouvait expliquer aucun de ses besoins, elle en souffrait avec plus grand resserrement. Il lui fut montré que tout ce qu'elle faisait auparavant était choses en quoi elle se réconfortait. Aussi pour exprimer son état elle disait :
Je me trouve de jour en jour plus retirée, comme quelqu'un qui serait confiné d'abord dans une cité à l'intérieur des murs ; puis dans une maison avec un beau jardin ; ensuite dans une maison sans jardin, puis dans une salle, puis dans une chambre, puis dans une antichambre; ensuite au fond de la maison avec peu de lumière ; puis dans un cachot sans lumière. Ensuite on lui lierait les mains, on lui mettrait des ceps aux pieds, puis on lui banderait les yeux ; ensuite on ne lui donnerait plus à manger ; puis plus personne ne pourrait lui parler. A la fin, ayant perdu tout espoir d'en sortir jamais jusqu'à la mort, il ne lui resterait d'autre consolation que de savoir que c'est Dieu qui fait cela
1. Ces phénomènes et d'autres qui seront racontés plus loin ne sont pas uniquement d’origine surnaturelle. Sa faiblesse croissante et le mal qui la ronge en sont la cause immédiate.
Mais à ces maux physiques se mêle et s'ajoute l'absorption douloureuse de la nuit mystique.
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par amour et grande miséricorde. Cette vue lui donne un grand contentement, mais cependant ce contentement ne diminue pas la peine de l'assaut qu'elle subit, et d'autre part il ne peut endurer si grande peine qui l'amènerait à vouloir sortir de cette volonté divine, dont il voit la justice et la grande miséricorde.
Et par l'effet de sa grande pureté d'amour, elle disait :
Si Dieu me donnait toutes les grâces et tous les mérites qu'ont eus les saints, et qu'avec cela il me donnât toutes les souffrances des damnés, le pur amour tiendrait ces souffrances comme joies de vie éternelle.
Et comme on lui disait que si elle était mise à cette épreuve, elle en jugerait peut-être autrement ; elle répondait :
Si l'amour faisait cas de la souffrance, il ne serait plus amour de Dieu, mais amour-propre.
Il lui semblait que par l'amour qu'elle ressentait elle désirerait de faire cette expérience, et elle disait:
Mets en enfer une âme avec son corps, qu'elle ressente les peines avec la même acuité qu'éprouve une âme damnée - la cause étant enlevée, qui est le péché - et dis-lui : Sens-tu ces peines ? Elle répondrait qu'elle craindrait beaucoup plus en elle la moindre cause de ces peines qu'elle ne craint ces peines mêmes. Si elle parlait autrement, elle ne serait pas encore en charité parfaite.
Une fois, elle entendit dire : « Levez-vous, levez-vous, morts, venez au jugement 2. » Elle cria très haut, sous l'impétuosité de l'amour :
Je voudrais y aller à l'instant, à l'instant !
Tous les auditeurs en furent stupéfaits. Il lui semblait, par l'effet de l'amour qu'elle ressentait au coeur, qu'elle pourrait subir le plus sévère jugement, elle ne voyait en elle rien qui fût opposé à ce jugement. Bien plus, elle s'en réjouissait, désirant de voir ce juste juge infiniment puissant qui fait trembler toute chose, excepté le pur et vrai amour.
1. Nous savons qu'habituellement elle assistait aux sermons sans les entendre, telle était son absorption intérieure. Mais en ce cas qui est ici raconté, elle entendit et perçut ce que clamait un prédicateur, sorts doute au moment précis où elle sortait de son absorption.
Ce texte n'est pas dans l'Écriture sainte. On le trouve dans CATERINE DE SIENNE, Dialogo, éd. I. Taurisano, Rome, 1947, p. 92.
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Avec cette sainte âme habitait une sienne fille spirituelle que tourmentait un démon ; il l'affligeait souvent, la jetant par terre, et la tourmentait grandement. Il la mettait dans une grande angoisse et un grand désespoir. Cet esprit méchant entrait dans son esprit, l'empêchant de penser aux choses de Dieu ; elle avait le sentiment d'être séparée de Dieu et damnée. Elle en avait si grand tourment qu'en ces moments elle était comme une chose hors d'elle-même, toute submergée dans cette volonté mauvaise que lui inspirait le démon et pleine d'autant de péchés que si elle eût été un vrai démon. Elle était si insupportable à elle-même qu'elle ne pouvait tenir en place, sinon quand elle était en compagnie de sa mère spirituelle. Quand elles étaient ensemble, en effet, rien qu'à se regarder en face elles se comprenaient, ayant l'une l'esprit de Dieu et l'autre son contraire.
Un jour cette infortunée, tourmentée par l'esprit impur, s'agenouilla aux pieds de la bienheureuse Catherine, leur confesseur étant présent 1, et le démon parlant par sa bouche lui dit : « Nous sommes tous deux tes esclaves à cause de ce pur amour que tu as dans ton coeur. » Et ensuite, plein de rage d'avoir prononcé ces paroles, il se jeta en terre se tordant comme un serpent. Quand elle se releva de terre, le confesseur dit : « Quel est le nom de cette dame ? Dis-le moi. » L'esprit mauvais répondit : « Catherine » et ne voulait pas dire autre chose. Le confesseur dit : « Dis-moi son surnom 2. Est-elle Adorno
1. L'épisode ici rapporté suppose que Catherine avait son confesseur dont il ne sera question qu'au ch. suivant. Donc, il se date de 1497 ou des années suivantes.
2. C'est-à-dire son nom de famille.
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ou Fiesca? » Le démon refusait de le prononcer. Mais le confesseur l'y contraignant, il finit par dire : « Catherine le Séraphin. » Mais ce fut avec un grand tourment et beaucoup de plaintes qu'il prononça ces paroles.
Cette possédée était d'un esprit élevé. Elle vécut toujours dans la virginité 1. Nous croyons que le Seigneur lui avait donné cet esprit mauvais pour la tenir dans l'humilité. Elle acheva saintement sa vie. L'esprit mauvais ne la quitta jamais presque jusqu'au dernier moment, quand elle fut sur le point de mourir.
La bienheureuse Catherine mesurait l'éloignement de l'amour pur à l'égard de l'esprit mauvais, et elle disait :
Je le vois, il est nécessaire que l'opposition de ces deux esprits soit extrême. Mais l'homme n'y réfléchit pas, et parce qu'il ne la connaît pas il n'éprouve pas en soi ces peines excessives ni cet immense amour, comme il le faudrait. En vérité qui ne connaît les pierres précieuses n'en a pas d'estime.
Et par la compassion qu'elle portait à l'aveuglement de l'homme, elle disait :
S'il m'était permis en me tirant le sang et en le faisant boire à l'homme, de lui faire connaître cette vérité, je le répandrais tout entier par amour pour lui. Je ne puis supporter que l'homme créé pour un bien si grand, tel que je le vois et le connais, doive le perdre pour si peu de chose. Puisque en vérité, tout ce que l'homme peut avoir en ce monde pour sa consolation - même si cela durait jusqu'au jour du jugement -, en comparaison d'un si grand bien, est chose de rien. Et quand je pense là-dessus qu'au bout de ce temps l'homme doit être damné, privé éternellement de Dieu et toujours son ennemi sans plus pouvoir l'aimer, je ne puis supporter de l'entendre dire.
Là-dessus, elle s'écriait :
O homme, ne sens-tu pas, déjà dans ce monde, le grand amour de Dieu ? Que penses-tu que ce sera plus tard dans l'autre vie ? Je n'en vis plus de tristesse. Si je savais comment faire, je ne négligerais rien si du moins j'arrivais à faire savoir à tous quel extrême malheur c'est d'être privé de l'amour de Dieu.
1. La possédée est donc à distinguer de la veuve Argentina del Sale, qui viendra au ch. 46.
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Cette âme était intérieurement guidée et instruite uniquement par son doux Amour, par sa parole divine et intime, en tout ce dont elle avait besoin, sans intermédiaire d'aucune créature, ni religieux ni séculier. Si elle avait voulu s'attacher à l'un ou l'autre, l'Amour lui donnait aussitôt en l'esprit une telle peine et en telle mesure qu'elle était forcée de l'abandonner. Elle disait alors : Seigneur, je te comprends. Comme on lui disait que pour sa plus grande sûreté il lui serait bon de se soumette à l'obéissance, cela la fit douter de ce qu'elle devait faire. Il lui fut ainsi répondu intérieurement par son Seigneur :
« Fie-toi à moi, et ne crains rien. » En somme, son doux Amour voulut se charger d'elle lui-même pendant une longue période. Il ne lui permettait de goûter aucune chose spirituelle ni d'y fixer son esprit, hormis ce qu'il voulait. Quand elle était au sermon, si elle entendait dire quelque chose en quoi elle eût goûté quelque contentement, aussitôt ce sentiment lui était enlevé, et elle était tirée hors d'elle-même pour goûter et considérer uniquement ce qui plaisait à son Amour. Aussi entendait-elle peu de sermons, bien qu'elle s'y rendît.
Madame Catherine persévéra de cette façon dans la voie de Dieu vingt-cinq années environ l, étant instruite, gouvernée et conduite par Dieu seul sans l'aide d'aucune créature, par une opération admirable. Plus tard, que ce fût par le grand âge ou la grande faiblesse, elle n'arrivait plus à supporter de rester ainsi, sans actes ni
1. Pendant vingt-cinq ans environ Catherine n'eut pas de confesseur ou directeur de conscience attitré, mais nous savons qu'elle se confessait, et que ses confesseurs lui imposaient, à l'occasion, par exemple, de ses jeûnes, des injonctions plus ou moins heureuses. Le recours à une direction suivie se place vers l'année 1497, quatorze ans environ avant sa mort
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sentiments dans l'âme, car l'esprit les avait tirés ; avec cela un corps tout affaibli et sans force, comme abandonné de lui-même. Le Seigneur alors lui donna un prêtre pour prendre charge d'elle au spirituel comme au temporel 1. C'était un homme de vie intérieure et sainte, tout à fait apte à cet office, et Dieu lui donna lumière et grâce pour discerner les choses qui s'opéraient en elle. Il fut nommé recteur de l'hôpital où elle se trouvait, il l'entendait en confession, disait pour elle la messe et lui donnait la communion à sa convenance. Ce prêtre, à la prière de certaines personnes spirituelles qui portaient dévotion à cette bienheureuse, a écrit une bonne partie de ce présent ouvrage. Il l'avait souvent invitée et encouragée à lui dire les grâces singulières que Dieu lui avait données et qu'il avait opérées en elle, d'autant plus que ce religieux, grâce à sa longue expérience et à son commerce prolongé, savait et comprenait fort bien la suite de sa vie.
La première fois qu'elle vint se confesser à ce religieux, elle lui dit :
Père, je ne sais où j'en suis ni pour l'âme ni pour le corps. Je voudrais me confesser mais je ne puis trouver d'offense que j'aurais faite.
Quant aux péchés qu'elle disait, il ne lui était pas accordé de les considérer comme des péchés qu'elle aurait fait par pensée, parole ou action ; c'était comme d'un petit garçon, qui fait quelque enfantillage sans en avoir le discernement. Quand on lui dit : « Tu as mal fait », il rougit parce qu'on lui parle ainsi, mais non parce qu'il a connaissance du mal. Elle disait un jour à son confesseur :
Je ne sais comment faire pour me confesser, parce que je ne trouve rien en moi, ni dans l'extérieur ni dans l'intérieur, qui ait assez de vigueur pour pouvoir dire : C'est moi qui ai fait ou dit quelque chose dont je doive sentir remords de conscience. Je ne veux omettre de me confesser et je ne sais à qui imputer la coulpe de mes péchés ; je veux m'accuser et n'y arrive pas.
Plus haut, ch. XXXVIII, une autre explication est donnée et le confesseur n'est pas nommé. Les deux versions ne sont pas contradictoires ; les motiff allégués en ces deux endroits ne s'excluent pas nécessairement.
Le récit du ch. XXXVIII, déjà présent dans le ms. D, est donc antérieur à 1520. Marabotto n'y est pas nommé - ne s'est pas nommé - parce qu'il vivait encore. Après sa mort en 152s le silence ne s'imposait plus. On a pu donner son nom dans la rédaction définitive publiée en 1551. Est-ce à dire que l'ensemble du récit ait été rédigé après 152s ? Tout ce récit a le caractère d'un témoignage vécu, avec des détails que seul un acteur intimement mêlé aut événements a pu connaitre. on est amené à conclure que Marabotto a rédigé une relation qu'il a gardée par devers lui jusqu'à sa mort. Après quoi, d'autres disciples de la sainte ont introduit cette relation dans la rédaction définitive, en y insérant ce coup-d'oeil rétrospectif sur le déroulement général de la vie de Catherine et le nom avec l'éloge du confesseur.
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Malgré cela, elle accomplissait tous les actes relatiff à la confession. Elle en était confuse, parce qu'elle ne sentait, ne voyait et ne pouvait voir une part en elle qui eût jamais offensé Dieu. Elle voulait néanmoins se confesser et accuser la partie rebelle à Dieu, c'est-à-dire son moi, et ne la découvrait pas.
Quand Dieu opérait en elle une chose qui l'oppressait fortement à l'intérieur ou à l'extérieur, elle s'en remettait de tout à son confesseur et s'en entretenait avec lui. Et lui, avec la grâce et la lumière de Dieu, comprenait presque tout. Il lui donnait des réponses qui faisaient croire qu'il éprouvait ce qu'elle-même éprouvait, et c'était pour elle un grand rafraîchissement. C'est pourquoi elle lui disait tout avec grande confiance ; elle n'avait nulle paix avant de lui avoir dit tout ce qu'elle ressentait. S'il lui venait quelque chose à l'esprit et qu'elle était empêchée, comme il arrive, de conférer avec le confesseur, il lui semblait être dans un grand feu. Mais dès qu'elle s'était expliquée à ce père, elle demeurait tranquille et satisfaite. Elle disait encore que d'être simplement en sa présence était pour elle un grand réconfort ; rien qu'à se regarder l'un l'autre en face, sans parler 1, ils se comprenaient, et cela adoucissait beaucoup le feu de son esprit et réconfortait son corps brisé, d'autant plus que l'assaut intérieur l'empêchait de dire ce qu'elle éprouvait. Ainsi trouvait-elle du réconfort à regarder quelqu'un qui la comprenait. Cet assaut intérieur était si fort et si continu qu'elle avait besoin de distraire son esprit au moyen de choses extérieures. De cette diversion même elle éprouvait du tourment, à cause de la grande violence qu'elle se faisait au coeur. Quand elle se trouvait dans ces assauts, une lumière était donnée à ce confesseur qui lui donnait à comprendre ce qu'il avait à faire pour l'en distraire.
Dans une longue maladie, cette bienheureuse prit la main de son confesseur et l'approcha de son nez pour l'odorer 2. Cette odeur lui pénétra le coeur avec tant de force et de suavité intérieure et extérieure qu'à la façon dont elle la prenait et la savourât, il parut bien que c’était une chose surnaturelle. Son confesseur lui demande ce que
1. Il est question du même regard à propos de la possédée du ch. xliii. Comment ne pas évoquer à ce sujet les beaux yeux profonds du portrait présumé de la sainte?
2. Ce geste ne paraitra pas extraordinaire à qui se rappellera l'usage italien de baiser la main du prêtre et spécialement du confesseur après la confession. On notera d'ailleurs que cet épisode se produit au cours d'une longue maladie. Il est à croire qu'aux premières périodes de son avancement spirituel, Catherine n'aurait pas recherché ni même accepté ce réconfort sensible. En ses demières années, sa faiblesse et ses maux extrêmes lui rendent nécessaire ce qu elle refusait d'abord.
Tout ce récit trahit le témoin direct mêlé intimement à ces faits.
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c'était que ce parfum; elle répondit que c'était un parfum que Dieu lui avait envoyé pour réconforter l'âme et le corps sous le coup de tels assauts. Il était si pénétrant et si suave qu'elle l'eût cru capable de ressusciter les morts. Elle disait :
Puisque Dieu me l'accorde, je m'y réconforterai aussi longtemps qu'il lui plaira.
Le confesseur fut pris d'un grand désir de savoir comment était ce parfum ; il le lui demanda, pensant qu'il pourrait en être instruit puisque cela passait par son intermédiaire; il flairait sa propre main, dans l'espoir de sentir et discerner ce parfum ; mais sans résultat. Il lui fut répondu que ces choses, que Dieu seul peut donner, il ne les accorde pas à qui les recherche, mais il les accorde seulement en cas de grande nécessité pour qu'on en retire un grand fruit spirituel. Elle dit encore qu'il lui fut montré comment ce parfum était une goutte de cette béatitude que posséderont dans la patrie nos corps dans leur sensibilité, par le moyen de l'humanité de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Par ce moyen chacun sera content et satisfait pour l'éternité, dans son âme et dans son corps.
C'est pourquoi sa bonté infinie et son Amour enflammé pour nous m'a accordé le rafraîchissement de ce parfum. Je suis sûre qu'il ne se trouverait pas en terre et qu'on ne pourrait le comprendre, ni rien imaginer de semblable. Tant est grande la suavité et la force de ce parfum, je ne trouve pas de mot qui convienne, ni de saveur qui en approche.
Elle disait au confesseur :
A moins de le sentir vous-même, jamais vous ne pourrez en avoir une idée ni le croire.
Ce qu'entendant, le confesseur éprouva un plus vif désir encore de connaître et de sentir ce parfum. Elle demeura de longs jours avec cette odeur. Son âme et son corps en furent restaurés et fortifiés au point qu'elle en resta nourrie tout un temps par l'impression et le souvenir.
Elle dit un jour à son confesseur qui la quittait pour un temps :
Il me semble voir que Dieu vous a donné le soin de moi seule ; aussi ne devriez-vous pas avoir souci d'un autre. S'il n'en était ainsi, Dieu ne l'aurait pas fait 1, J'ai persévéré vingt-cinq ans dans la vie
1. Expression ambiguë, qu'on peut expliquer comme suit : S'il n'était pas dans ses intentions que vous vous occupiez de moi seule, Dieu n'aurait pas ainsi disposé les événements.
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spirituelle sans l'aide d'aucune créature. Maintenant je ne puis plus supporter tant d'assauts extérieurs et intérieurs. C'est pour cela que Dieu m'a pourvue de votre aide dont je ne puis me passer. Aussi, quand vous vous éloignez, j'en éprouve de tels assauts et un tel abandon que si vous vous en rendiez compte, vous resteriez avec moi dans l'affliction plutôt que d'aller à quelque délassement que ce soit. Je ne puis cependant vous dire de ne point vous en aller. Mais quand vous me quittez, je vais me lamentant par la maison, vous disant cruel de ne comprendre pas l'extrême nécessité où je me trouve. Si vous la connaissiez, vous lui accorderiez plus d'importance que vous ne faites.
Cependant, comme elle n'avait aucun choix volontaire, alors même que le confesseur se trouvait proche de la maison et qu'elle avait très grand besoin de lui, elle ne lui aurait cependant pas dit ni fait dire de venir plus tôt ou plus tard, ni qu'elle avait besoin qu'il ne s'en allât pas. C'est que tous les secours et remèdes que Dieu voulait lui procurer pour l'âme ou pour le corps, il les lui accordait toujours par le moyen de ce confesseur. Au moment voulu, il le pourvoyait de lumière et des paroles qui convenaient à sa nécessité, de façon si merveilleuse qu'il en restait stupéfait. Une fois en effet qu'il avait satisfait à sa nécessité et pourvu à son besoin, il ne lui restait aucun souvenir de ce qu'il avait procuré.
Comme ces entretiens continuels et cette étroite familiarité donnaient à quelques-uns l'occasion de murmurer, parce qu'ils n'en comprenaient ni l'effet ni la nécessité, le confesseur se retira d'elle et se tint trois jours durant à l'écart pour éprouver si ces effets étaient tout divins et sans part humaine, et pour se dégager de toute inquiétude de conscience. Au terme de ces trois jours, il revint à la maison. Voyant et considérant sous tous leurs aspects les événements et leurs circonstances, il en fut tellement satisfait qu'il ne lui resta plus aucun aiguillon de conscience. Il se repentit d'avoir fait une pareille expérience à cause de la souffrance qu'elle en avait éprouvée, souffrance qui fut très grande. Il fut, de plus, repris intérieurement par Dieu de son incrédulité, puisqu'il avait vu si longtemps tant de signes surnaturels qui auraient suffi pour convertir un juif même s'il n'en avait connu qu'un sur mille. Aussi n'eut-il plus jamais d'inquiétude et il ne renouvela pas l'expérience.
Quand Dieu envoyait au coeur de cette dame quelque flèche d'amour, elle en était suffoquée et oppressée dans son humanité au Point qu'elle se cachait par la maison comme une frénétique ou une enragée, désirant qu'on ne la trouvât point. L'esprit qui l'oppres-
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sait la dirigeait en ce sens, afin qu'elle ne fût pas dégagée de cet envahissement ; elle n'eût pas voulu que cette opération fût connue par d'autres, désireuse qu'elle était de lui être livrée sans obstacles ; pour ne pas en sortir, elle évitait souvent de parler à son confesseur ; par ses actes extérieurs elle feignait le contraire pour n'être pas devinée. Son humanité voulait tout l'opposé ; il lui semblait impossible de pouvoir vivre encore, quand elle se voyait dans un si grand assaut, sans le refuge dont Dieu lui avait donné un si grand besoin. Elle eût voulu être toujours avec le confesseur, pour être retirée de cette oppression qui l'affligeait à tel point qu'il lui semblait sortir d'un martyre ; dans sa grande souffrance on ne pouvait la toucher.
Elle vécut ainsi de longues années avec ce besoin de la présence continuelle du confesseur auprès d'elle pour soutenir son humanité. Par un secours divin, parmi tant de fatigues et tant de labeurs, il ne tomba jamais malade.
Quand il lui arrivait quelquefois de cacher au confesseur l'opération intérieure, il en était avisé par inspiration divine. Il lui disait : « Vous avez telle et telle chose dans l'esprit ; vous voulez me le cacher mais Dieu ne le veut pas. » Ces paroles la jetaient dans l'étonnement ; elle avouait qu'il en était ainsi ; par là elle était délivrée de l'assaut qu'elle avait d'abord caché.
Certaines fois elle disait au confesseur :
Que croyez-vous que j'aie dans l'esprit ?
Il n'en savait rien, mais à cet instant cela lui était mis à la bouche et il disait tout. De quoi l'un et l'autre restaient dans l'étonnement, avec grande assurance que c'était là une opération toute divine.
Le confesseur était éclairé sur ce qu'il devait faire ; lié par l'Amour divin, il supportait ce travail avec joie et patience.
Cette créature avait une conscience si délicate que dès qu'elle ressentait une inquiétude, il lui fallait que tout de suite on y satisfît, autrement elle serait demeurée dans un extrême tourment ; de peur que ce secours ne lui fût pas accordé, quoiqu'il arrivât rarement, le confesseur n'osait s'éloigner 1. C'est pourquoi elle lui donnait pleine confiance. Pour se dépouiller parfaitement de tout, elle remettait entre ses mains toutes ses affaires et tout le soin d'elle-même.
1. Ceci donne à comprendre que Catherine passa par une épreuve de scrupules dont elle souffrit intensément; étant donné son extrême sensibilité, encore accrue par sa faiblesse générale. Cette épreuve semble coïncider avec son « purgatoire » dont elle était sans doute un élément.
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Comme il a déjà été dit plus haut, cette créature bénie de Dieu fut mariée, âgée de seize ans, à un homme appelé messer Julien Adorno. Celui-ci, bien qu'il fût de noble maison était d'une nature bizarre et bourrue. De plus, il s'entendait fort mal à conduire ses affaires, de sorte qu'il fut réduit à la pauvreté. Néanmoins, elle fut toujours obéissante envers lui 2 et fort patiente à supporter ses bizarreries désordonnées. Mais cela lui était une telle souffrance qu'elle restait à peine en santé, qu'elle devint maigre, sèche et défaite au point de paraître un corps plein d'humeur mélancolique. Elle restait seule en ermite à la maison pour ne pas irriter son mari ; ne sortant que pour entendre la messe, elle rentrait aussitôt à la maison. Pour ne donner aucune peine à autrui, elle était capable de tout souffrir. Dieu voyant qu'il pouvait tout faire de cette âme, lui faisait tout supporter sans murmure, en silence et avec une suprême patience.
Les cinq premières années, il la tint si étroitement qu'elle ne savait ce que sont les choses du monde. Les cinq années suivantes, pour secouer ces grands chagrins que lui donnait son mari, elle se mit à rechercher la conversation des autres dames, à s'adonner aux choses du monde, comme faisaient les autres. Après quoi, elle fut en un instant appelée par le Seigneur, elle quitta tout et jamais plus ne retourna en arrière. Elle obtint de son mari, par une grâce de
1. Ce ch. se trouve au ms. D, f. 27v-29, ch. XXIV, avec des détails plus circonstanciés, dont l'un ou l'autre sera relevé en note. Le titre en donne déjà : Comment elle se conduisait avec son mari pendant qu'il vivait et de son infrangible patience qu'elle eut tout le temps qu’il vécut, en supportant sa nature contrariante comme les coups qu'il lui donnait.
2. Le ms. D, f. 27v, précise : Cette sainte âme lui fut toujours obéissante en tout ce qui était selon la conscience, même en des choses qui étaient contre sa volonté. - On entrevoit ici des conflits qui se résolvaient dans ces volées de coups dont le titre fait mention.
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Dieu, de vivre avec lui dans la chasteté, comme frère et sœur 1. Plus tard, son mari se fit membre du Tiers Ordre de saint François ; finalement il fut visité par Dieu qui l'affligea d'une grande maladie. C'était une pénible infirmité des voies urinaires, qui lui dura longtemps. A cause de quoi, il tomba dans une grande impatience, au point qu'arrivé à la fin de sa vie, toujours sujet à cette impatience, il craignit de perdre son âme. Alors cette bienheureuse se retira dans une chambre, et cria pour son salut aux oreilles de son doux Amour avec larmes et soupirs. Elle répétait uniquement ceci :
Amour, je te demande cette âme ; je te prie de me la donner parce que tu peux me la donner.
Elle continua ainsi l'espace d'environ une demi-heure avec beaucoup de gémissements. Elle fut enfin assurée intérieurement qu'elle était exaucée, Retoumée à la chambre de son mari, elle le trouva tout changé, tout apaisé, montrant clairement en paroles et par signes qu'il était content de la divine volonté.
On sut expressément que c'était là un miracle 2. Dévoilé par une de ses filles spirituelles, qui en avait entendu cette prière, il le fut encore plus expressément par cette bienheureuse, par ce qu'elle confia à l'un de ses fils spirituels, après la mort de son mari. Elle disait:
Messer Julien s'en est allé. Vous savez bien comment il était d'un naturel quelque peu étrange ; j'en avais grand chagrin à l'esprit, mais avant qu'il passât de cette vie, mon doux Amour m'a certifiée de son salut.
Ce fils spirituel reconnut que ces paroles étaient sorties de sa bouche par volonté divine, afin que le Iniracle accompli par son intermédiaire fût rendu manifeste. La preuve en est qu'elle laissa voir aussitôt qu'il lui déplaisait d'avoir dit ces paroles, et lui, bien avisé, n'y donna pas de réponse mais poursuivit en parlant d'autre chose.
1. Il n'est pas fait ici mention de la conversion de Julien ; elle eut lieu en 1476, trois ans après celle de Catherine. Il s'agit, bien entendu, de deux conversions à des degrés différents.
Catherine n'eut pas d'enfants. Elle s'occupa d'une fille naturelle de Julien, Tobia ou Tobietta, peut-être la seule survivante, puisqu'il n'est pas question des autres dans les testaments de Julien et de Catherine. Tobietta mourut elle-même entre 1503 et1506, comme on peut l'inférer des testament et codicilles de la sainte en ces deux dates (GABRIELE, p. 355-35s).
2. Miracle moral, au sens large, puisqu'il fut transformé en un instant. Le tcxte du ms. D, plus détaillé, précise que Julien mourut le lendemain.
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Quand son mari fut passé en sainte paix l et que le corps fut enterré, ses amis lui disaient : « Enfin tu seras hors de tant d'ennuis. » Il semblait au sens humain qu'elle fut sortie d'une grande sujétion.
Mais elle répondait qu'elle ne voulait rien savoir ni s'occuper de rien, hormis le vouloir de Dieu ; et qu'elle n'avait cure de rien de bon ou de mauvais qui pût lui arriver. Ses frères et soeurs lui furent enlevés aussi. Mais par la grande union qu'elle avait au doux vouloir de Dieu, elle n'en éprouvait nulle peine, tout comme s'ils n'avaient pas été de son sang 2. Par où l'on pouvait clairement connaître à quel point elle était dépouillée d'elle-même et unie par grâce infuse à son doux Amour.
C'est pourquoi elle s'étonnait au sujet d'une de ses compagnes 3, qui était de la même famille Fieschi et mariée comme elle ; cette dame avait été appelée par Dieu en même temps qu'elle. Ce qui l'étonnait, c'est que cette dame ne s'écartait que petit à petit du monde, par crainte de retourner en arrière.
Celle-ci, après la mort de son mari, se fit religieuse dans un monastère de moniales observantes de saint Dominique au monastère dit de Saint-Sylvestre. Après vingt ans de profession elle fut transférée, avec onze autres moniales de sainte vie, dans un autre monastère du même ordre, appelé le monastère neuf, afin de le réformer avec plus d'observance. Elle s'appelait soeur Thomasa ; remplie de beaucoup de prudence et de sainteté, elle grandit en perfection; elle fut mère de ce monastère. Elle éprouvait tant d'ardeur d'esprit que pour la tempérer elle s'occupait à écrire, à composer, à peindre et faire d'autres pieux travaux. Elle écrivit sur l'Apocalypse et fit un Opuscule sur Denys l'Aréopagite, et d'autres beaux traités, dévots et utiles 4. Elle peignait de sa main beaucoup d'images de dévotion, principalement des Madones de pitié, et aussi un très dévot symbole représentant le prêtre quand il consacre à l'autel. Elle travaillait habilement à l'aiguille et brodait de beaux objets de Piété ; on peut en voir encore chez les religieuses de son premier monastère, par exemple un Dieu le Père avec beaucoup d'anges
1. Cette mort eut lieu en 1497, après 34 ans de mariage et 1s ans de vie retirée à l'hôpital Pammatone. Dans son testament du 15 oct. 1494, Julien rend bon témoignage à « son épouse bien-aimée, qui s'est toujours bien et louablement conduite envers lui » (GABRIELE, p. 339)
2. Pour des détails sur les frères et soeurs de Catherine Fieschi, cfr GABRIELE,p. 39 ss.
3. Cette notice sur Tomasina Fieschi a été rédigée en deux fois ; une partie avant 1520, assez brève et sans indication du nom ; l'autre après sa mort en 1534. on voit ici sur un exemple éclairant comment les auteurs de l'édition 1551 ont retravaillé la Vita antérieure.
4. Cfr UMILE BONZI DA GENOVA, O-F-M- CAP. Le traité des sept degrés de l'amour, dans Rev. d'asc. et myst., 1935, t. XVI, p. 29-s6.
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autour, et avec un Christ, et d'autres figures de saints, d'un grand art et de grande majesté.
De cette sainte mère, de sa pieuse et sainte vie et de sa conduite exemplaire, on peut entendre raconter des choses toutes pleines de la ferveur du divin amour, tant des moniales de ses premier et second monastères que des personnes séculières qui ont été de ses intimes et qui sont des personnes de piété.
Elle passa heureusement de cette vie, à la louange du Seigneur, l'an mil cinq cent trente-quatre, à l'âge de quatre-vingt-six ans ou plus.
Donc, la bienheureuse Catherine s'étonnait de voir comment cette compagne, tandis qu'elle était encore dans le siècle, avançait lentement dans le mépris du monde, et d'autre part cette compagne disait que Catherinetta (ainsi l'appelait-on) y allait comme une désespérée, et qu'il y aurait pour elle trop de honte si ensuite elle retournait en arrière. Et la bienheureuse Catherine s'étonnait encore plus de cette crainte de retourner en arrière et ne pouvait la comprendre. Elle disait :
Si je devais retoumer en arrière, je voudrais non seulement qu'on m'arrache les yeux, mais encore qu'on me fasse toute sorte d'affronts et d'injures.
En ces deux femmes mariées se manifestait l'admirable providence et conduite de Dieu ; en un même temps l'une était convertie par grâce infuse et rendue aussitôt parfaite tandis que l'autre avait besoin pour arriver à la perfection, de cheminer par vertu acquise.
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Il y avait un homme, appelé Marco del Sale, qui souffrait d'un chancre au nez. Il avait déjà essayé de tous les remèdes possibles dans l'art de la médecine, et ne pouvant guérir, en vint à un tel degré d'impatience qu'il en était presque au désespoir. Ce que voyant, sa femme 2, qui avait nom Argentina, se rendit à l'hôpital où habitait cette sainte âme, et lui demanda qu'elle voulût visiter son mari malade et prier le Seigneur pour lui. Et Catherine, toujours prompte à obéir s'y rendit aussitôt.
Cette âme bénie était si prompte à obéir à chacun, que si, par impossible, une fourmi lui avait dit : venez pour faire oeuvre de miséricorde, elle se serait levée aussitôt pour aller où on l'aurait conduite.
Arrivée donc près du malade elle le réconforta quelque peu, humblement, dévotement et en peu de mots. Sortie de là pour l'hôpital, accompagnée encore d'Argentina, elles entrèrent dans une église dite Notre-Dame des Grâces la Vieille, et s'y étant agenouillées dans un coin, Catherine fut attirée à prier pour ce malade. Sa prière achevée, elles rentrèrent à l'hôpital et Argentina ayant pris congé, retourna vers son mari. Entrée au logis, elle trouva son mari tout changé, comme si de démon il était devenu un ange. Toumé vers Argentina, il lui dit avec une joyeuse tendresse de coeur : « O Argentina, dis-moi qui est cette âme sainte que tu as amenée ici ? » - Elle
1. MS. D, f. 29, Ch. XXV. Nous apprenons par le titre que le témoin allégué au ch. précédent, cette fille spirituelle qui entendit Catherine prier pour la conversion de son mari, est cette Argentina del Sale dont il va être question. D'où il faut conclure que les événements racontés au ch. xlvi sont antérieurs à ceux du ch. xlv.
2. D'après le récit du ms. D, ils étaient mariés de 14 mois, et Argentina, sa femme était encore jeune.
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répondit : « C'est dame Catherine Adorna, qui est une personne de vie très parfaite. » Le malade ajoute : « Je te prie, pour l'amour de Dieu, amène-la moi ici encore une fois. » Le lendemain, la femme fit ce qui lui était commandé ; retournée à l'hôpital, elle raconta tout à la bienheureuse Catherine, la priant de nouveau de bien vouloir le visiter comme il le demandait. Elle s'y rendit sans retard. Elle n'ignorait pas comment était le malade avant qu'elle y fut allée ni comment il s'était trouvé après ; elle le savait par la réponse intérieure qu'elle avait sentie pendant sa prière de la veille. Jamais, en effet, elle ne pouvait se mettre à faire une demande particulière à Dieu si d'abord elle ne s'y sentait appelée et mue intérieurement par son Amour. De là que, sentant ce mouvement intérieur, elle savait aussi par là même qu'elle était exaucée.
Dès qu'elle fut entrée dans la maison, le malade l'embrassa en pleurant longuement 1. Puis, toujours répandant de douces larmes, il lui dit : « Madame, la raison pour laquelle j'ai désiré votre venue ici est d'abord pour vous remercier de la charité dont vous avez usé envers moi. C'est ensuite pour vous demander une grâce que je vous prie de ne pas me refuser, et qui est celle-ci. Après que vous fûtes sortie d'ici, Jésus-Christ s'approcha de moi en forme visible, comme il apparut à Madeleine au jardin ; il me donna sa sainte bénédiction et me pardonna mes péchés. Il me dit aussi de me préparer, parce que le jour de l'Ascension j'irai vers lui. C'est pourquoi je vous prie, très douce Mère, qu'il vous plaise d'accepter Argentina pour votre fille spirituelle et de la garder toujours avec vous. Et toi, Argentina, je te prie d'en être contente. » Sur le champ, toutes deux, ayant entendu ces paroles, répondirent pleines de joie qu'elles en étaient heureuses.
Après le départ de la bienheureuse Catherine, le malade envoya demander un religieux observant de Saint-Augustin du monastère dit de la Consolation ; s'étant confessé avec soin et ayant communié, il disposa de ses affaires avec un notaire et avec ses proches à la satisfaction de tous. Ses proches croyaient que ses grandes souffrances lui avaient fait perdre la tête, et lui disaient : ii Prends bon courage, Marco, bientôt tu seras guéri. Il n'est pas encore temps que tu t'occupes de ces choses. » Mais lui, mieux avisé, ne se laissait pas prendre à leurs assurances.
1. D'après une expression du ms. D, f. 30v, Argentina était morte quand fut achevé ce chapitre. Mais il est clair que toute cette histoire a été racontée par elle, unique témoin de plusieurs faits. Le lecteur se rend compte qu'Argentina était fort portée au merveilleux: il n'acceptera pas sans quelque réserve certaines de ses allégations, dans ce passage et plus loin.
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Quand arriva la vigile de l'Ascension, il manda derechef le même confesseur, se confessa de nouveau, communia et se fit donner ensuite l'extrême-onction avec la recommandation de l'âme. Il fit tout cela avec grande piété, préparant tout ce qui était nécessaire à son voyage.
La nuit venue il dit au confesseur : « Retournez à votre monastère. Quand il sera temps, je vous avertirai. » Quand tout le monde eut quitté la maison, restant seul avec Argentina sa femme, il prit en main le crucifix et se tournant vers elle, il lui dit : « Argentina, voilà celui que je te laisse pour ton époux. Apprête-toi à souffrir, car je t'annonce que tu auras à souffrir. » Il en arriva ainsi dans la suite, par des peines d'esprit et de longues maladies. Lui prêchant toute cette nuit durant, il l'exhortait à se donner tout entière à Dieu et à souffrir avec joie, car c'est là l'échelle pour monter au ciel.
Quand vint l'aurore il dit : « Argentina, reste avec Dieu, car l'heure est venue. » Ayant achevé ces mots il expira. Et tout aussitôt son âme se rendit à la fenêtre de la cellule de son confesseur, y frappa et dit : « Voilà l'homrne. » Ce qu'entendant, le confesseur comprit aussitôt que Marco était passé à Dieu.
Quand Marco eut été enterré, la bienheureuse Catherine prit Argentina pour sa fille spirituelle, comme elle l'avait promis. Il en fut ainsi par disposition divine. Comme elle était en effet presque toujours surprise et absorbée des ardeurs admirables que lui envoyait son doux Amour, si elle n'avait pas eu cette fille qui s'employait avec zèle à porter remède à ses absorptions, elle serait morte beaucoup plus tôt.
Dès lors elle aima beaucoup cette fille spirituelle. Quand elle sortait de la maison elle l'emmenait. C'est ainsi qu'il arriva un jour que passant près de l'église susdite de Notre-Dame des Grâces, elle y entra et, sa prière faite, dit à Argentina :
C'est ici l'endroit où fut obtenue la grâce pour ton mari.
Le Seigneur permit qu'elle le dît afin que pour notre instruction ce miracle fût publié.
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Neuf ans environ avant la mort de cette bienheureuse, elle fut prise d'une maladie inconnue aux hommes et aux médecins. On ne savait pas ce que c'était. Cela ne paraissait pas être une infirmité naturelle et ils ne voyaient pas davantage que c'était une opération spirituelle. Il régnait par suite une grande confusion dans la manière de la traiter, non de sa part, mais chez ceux qui la servaient. Les remèdes ne servaient à rien ni davantage le réconfort qu'eussent dû lui donner les aliments corporels, et tout semblait sans effet, de sorte que ceux qui la servaient en étaient déroutés, on ne savait que lui faire et elle était soignée en quelque sorte au hasard.
Son humanité s'affaiblissait peu à peu. A certains moments elle paraissait se bien porter et peu après elle paraissait près de mourir, avec de si violentes attaques au corps et à l'âme qu'elles semblaient insupportables, sans qu'on pût lui foumir de secours corporels ni spirituels.
De ces assauts ou incendies du divin amour, il a été longuement parlé. Plus d'une fois on crut qu'elle en mourrait. Mais durant l'année qui précéda sa mort elle ne mangeait plus même en toute une semaine ce qu'en un seul repas un autre aurait pris 1. Les six derniers mois, elle ne mangeait plus qu'un peu de poulet haché, elle refusait le reste comme inutile. Elle ne laissait jamais la communion, à moins que la maladie ne fût de nature à la rendre impossible. En ce cas, elle souffrait plus de ne pouvoir communier que de son mal et toute la joumée elle demeurait comme affamée. En somme, il paraissait qu'elle ne pouvait vivre sans le Saint-Sacrement. Vers la fin l'esprit
1. Ses carêmes et avents de jeûne absolu avaient cessé depuis plusieurs années.
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qui l'animait devint d'une telle véhémence qu'il brisa tout son corps des pieds à la tête au point qu'il ne lui resta ni un membre, ni un nerf, ni uns os qui ne fût torturé de flammes intérieures. Elle vomit ensuite du sang et beaucoup d'autres choses intérieures, et l'on peut croire qu'au-dedans il ne lui restait plus rien, d'autant moins qu'elle mangeait si peu. Tout à la fin, elle resta environ quinze jours sans manger, ne prenant que la sainte communion ; sans doute on baignait sa bouche d'eau pure, mais elle ne pouvait absorber une seule gouttelette.
Ses grandes souffrances l'empêchaient de dormir, elles lui arrachaient des cris qui montaient jusqu'au ciel. Elle brûlait toute, intérieurement et extérieurement. Il s'ajoutait à cela qu'elle était incapable de remuer ; il fallait que d'autres la soulèvent. Là-dessus l'esprit lui enleva encore ceci : tous ses amis, les personnes pieuses qui le réconfortaient quelque peu dans son cruel martyre, il les faisait tous partir de sa chambre et elle restait dans la solitude intérieure et extérieure.
L'esprit lui imposa encore d'autres épreuves : il laissait venir en elle des envies de manger ou de boire certaines choses, et son humanité enragée et assoiffée désirait ces choses avec une ardeur si véhémente qu'elle n'eût tenu compte de rien pour se les procurer. Quand ensuite elle les avait, l’appétit lui était enlevé et elle n'en pouvait goûter. Elle restait patiemment avec sa faim.
Finalement cet esprit se rendit seul maître de cette créature ; il ne resta plus en elle que l'instinct du sacrement qui jamais ne lui fut enlevé. Elle resta si assiégée qu'elle paraissait fixée en croix avec un tel martyre qu'il serait impossible à la langue humaine de l'expliquer.
D'autre part elle jouissait d'un si grand contentement, elle disait des paroles enflammées d'amour avec tant de force que chacun en restait étonné; presque tous en pleuraient de dévotion. Il venait beaucoup de monde, et de loin, pour la voir, l'entendre et lui parler ; ils restaient là stupéfaits, ils se recommandaient à elle et jugeaient qu'ils venaient de voir une personne plus divine qu'humaine, ce qu'elle était en vérité.
Dans l'esprit de cette créature on pouvait considérer le paradis, et dans son corps martyrisé le purgatoire. Ces deux ouvrages dépassaient la nature par leur ampleur et leur opposition. Ce qui est manifeste, puisque dans cet esprit purifié et uni à Dieu, au milieu
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d'un feu si violent qu'elle ressentait dans son humanité, l'un n'empêchait pas l'autre, Dans le miroir de son humanité et de son esprit, elle voyait comment étaient les âmes du purgatoire, et c'est pourquoi elle en parlait si clairement et si bien, comme je l'ai exposé en détail en son chapitre l. C'est ainsi qu'elle fut purifiée au purgatoire du divin amour.
O bienheureux purgatoire, qui a donné au monde une telle connaissance de lui-même que jamais ne s'en est vue de plus claire ! O âme bienheureuse, qui a passé par le martyre si glorieux du feu d'amour ! On voyait à l'évidence que Dieu avait placé cette créature précisément pour être un tableau et un exemple des peines que l'on endure dans l'autre vie au purgatoire. C'était tout comme s'il l'avait fait tenir sur une haute muraille dressée entre cette vie et l'autre, afin qu'au spectacle de ce qu'on souffre ici fût rendu manifeste ce qui est préparé là-bas. Par là s'entendait cette parole des Proverbes qui dit : « Si le juste reçoit des maux en cette terre, combien plus en recevra dans l'autre vie l'impie et le pécheur? » (Proverbes, 11, 31).
Cette créature vivait sans secours de la nature, de plus cette nature était à tel point brisée et oppressée que c'était merveille que la vie se soutînt dans le corps. En elle brûlait sans cesse un feu mortel, et elle ne mourait pas parce qu'ainsi l'Amour immortel le procurait.
On raconte de saint Ignace qu'après son martyre on lui ouvrit le coeur et l'on y trouva écrit en lettres d'or le doux nom de Jésus. Si on avait ouvert le coeur de cette amante si passionnée de Dieu, nul doute qu'on n'y eût trouvé quelque signe merveilleux! Je sais bien que cela pourra paraître une chose incroyable à quelques-uns, mais nous ne laisserons pas pour cela de raconter l'oeuvre admirable de Dieu, afin que les âmes pieuses grandissent en piété et que les autres y trouvent une preuve de la foi, d'autant plus que plusieurs qui sont encore en vie savent ces merveilles et d'autres encore.
Cette créature était dans un tel feu d'amour divin qu'on sentait et qu'on voyait de façon sensible les signes du feu excessif qui la brûlait toute. Comme brûle une foumaise, ainsi brûlait son coeur.
En effet, quelques années avant sa mort on pouvait voir sur elle à hauteur du coeur, une couleur fort différente de la couleur naturelle ;
1. Allusion au « traité du Purgatoire », qui vient de la Vita de 1520, où le « chapitre du purgatoire », ch. xli, précède. L'édition l'a transposé après la Vita. - D'après ces indications on peut conjecturer que le purgatoire mystique a commencé vers 1520.
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c'était jaune comme du safran. Elle disait qu'elle ressentait à cet endroit un feu sensible si violent qu'elle s'étonnait de vivre dans cette ardeur. Ce feu était d'une ardeur extrême et puissant hors de toute mesure. Elle en fit l'expérience plusieurs fois en s'appliquant sur le bras nu le feu matériel d'une bougie ou d'un charbon ; il la brûlait et l'on voyait extérieurement la brûlure de la chair, mais elle ne sentait pas la violence du feu extérieur à cause de la puissance et de la violence plus grandes du feu intérieur. Ce feu intérieur était donc si intense qu'elle ne sentait pas le feu du dehors ; il était si violent et si actif qu'elle devenait insensible à un feu moins violent.
De même que lorsque surgit une lumière plus vive, une autre plus petite reste comme dissipée, et quand naît le soleil les étoiles et la lune perdent leur éclat, ainsi ce feu invisible éteint le feu sensible et lui fait perdre toute force. Mais il y a ici une différence, c'est que le feu matériel et sensible, même s'il est de peu de force, consume et détruit, ce que ne fait pas le feu d'amour qui conserve et maintient autant qu'il lui plaît. De cette expérience elle fut blâmée par le confesseur, et elle se garda de la tenter encore.
Ce feu la brûlait de telle façon que toute son humanité était oppressée et consumée, et détruite en elle-même ; ainsi était-elle devenue toute divine, conforme à l'esprit et transformée en Dieu. Elle y était arrivée par le moyen de ces martyres continuels qu'on a dits.
Oh! si on avait pu voir cette créature ainsi démunie de tout sentiment du corps. Il ne se trouvait plus en elle aucune partie vivante, mais toute chose paraissait hors de son être naturel ; quoiqu'elle pût sentir, ouïr et parler comme les autres, c'était sans force d'esprit et l’on ne voyait en elle aucune activité, fût-elle spirituelle.
Elle semblait dépourvue d'âme, car on ne voyait en elle aucune opération qui fût selon la nature de l'âme. A l'extérieur, elle paraissait une créature humaine ; mais qui eût pénétré son intérieur aurait aperçu une créature divine parfaitement purifiée à l'intérieur et à l’extérieur en vérité et en réalité. On peut admettre pour certain qu'elle était en ce degré de pureté, de netteté et de simplicité qu'il faut pour être transformé en Dieu. Celui qui aurait regardé cette face à la condition d'avoir la vue bonne, l'aurait pu voir resplendissante comme un séraphin. Elle pénétrait les secrets des coeurs des hommes et les manifestait souvent. On l'a vue souvent ravie hors d'elle-même, la figure resplen-
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dissante. Elle disait ensuite des choses si subtiles et si relevées sur l'amour de Dieu que personne ne la comprenait, mais ses paroles étaient des flèches qui pénétraient les coeurs des hommes. Quand elle se mettait à parler de l'amour, elle s'enflammait tellement que le corps en devenait malade. Lorsqu'elle sortait d'elle-même, l'humanité restait abandonnée et ne s'en remettait que difficilement.
Mais quand elle était contrainte de revenir à elle-même, elle ne pouvait qu'à grand'peine se dégager.
Dieu, pour finir, fit voir à cette créature la conduite merveilleuse de sa grâce et son intérieur mort en elle et vivifié en Dieu. Elle eut des visions angéliques si simples et si belles que son intérieur mort et son corps à peine vivant reprenaient vie. Elle usait fréquemment aussi du sacrement de la sainte communion et par ces deux moyens Dieu la réconfortait afin qu'elle pût vivre, Tous les autres secours lui avaient été enlevés, il fallait donc que le secours lui vint du ciel.
L'humanité en elle était à ce point mortifiée qu'elle ne pouvait plus rien dérober pour elle. Quand l'homme n'en est plus capable, Dieu lui donne les cleff de ses trésors, il le rend maître et seigneur de toute chose 1.
Elle avait déjà la vue de ce principe 2 ; elle était presque continuellement maintenue dans ce resserrement et dans cet assaut continuel, elle en perdait presque le souffle, à peine ce qu'il faut pour vivre et pour expirer le déchet. Elle s'amenuisait et se consumait. Dieu la tirait en ce point 3 qui était un feu pénétrant son humanité et capable de consumer du fer. Elle en était enragée à l'intérieur et à l'extérieur au point qu'il ne lui restait presque plus rien de vivant dans la partie corporelle. Ainsi réduite et presque morte, elle restait en Dieu en grand silence et en grande paix, parce que Dieu tirait à soi toute la vigueur de cette créature.
Au moment de sa mort, quand tout fut consumé, si on avait pu voir avec quelle violence d'amour cet esprit était tiré à Dieu (qui de son côté l'attendait avec une autre forme d'amour inconnaissable pour s'associer et s'unir à lui) il ne serait resté personne, ce me semble, qui ne se fût anéanti d'amour, si Dieu ne l'eût retenu en vie.
1. Rapprocher l'Imitation de J.-C., L. III, ch. LIII, v. 14 : Qui se tient soi-même en soumission, de sorte que la sensualité soit obéissante à la raison et que sa raison en toutes choses m'obéisse, il est vraiment vainqueur de soi et maître du monde. (Trad. André BEAUNIER).
2. Que voulait dire le biographe dans cette phrase sybilline ? L'explication s'en trouve peut-être vers la fin de ce chapitre.
3. Ce « point » dont il a été parlé plus haut, ch. XXXI, p. 99.
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En voyant le mode, la forme, l'ordre et l'amour que Dieu met à tirer à lui l'esprit, il n'est martyre qu'on n'eût voulu souffrir. Mais Dieu ne découvre son oeuvre que petit à petit, et de façon secrète, afin que tout se fasse avec plus de justice. S'il la découvrait un peu plus largement, l'esprit ne pourrait rester dans le corps, par la violente ardeur qui le porterait à s'unir à l'objet de son désir et le corps, de son côté, ne pourrait vivre sans l'esprit. Ainsi l'oeuvre accomplie hors des moyens ordonnés par Dieu n'atteindrait pas sa perfection.
Il faut donc que Dieu avance peu à peu son ouvrage par les moyens et dans l'ordre qu'il détermine. Toujours il travaille avec le plus grand amour et du mieux qu'il est possible, à détruire tous les sentiments de l'âme et du corps jusqu'à la mort. Cela s'accomplit déjà pendant la vie de l'homme selon la parole de l'Apôtre qui dit : « Vous êtes morts et votre vie est cachée avec le Christ en Dieu » (Colossiens, 3, 3). Et dans l'évangile : « Qui perd son âme pour moi la trouve » (Matthieu, 10, 39).
Or cette créature, quand elle fut toute perdue en elle-même, se trouva aussitôt en Dieu. Là elle vit toutes les oeuvres par lesquelles la grâce divine lui avait fait gagner des mérites. Elle se tenait pour très pauvre, sachant que la grâce et l'oeuvre venaient de Dieu seul. Mais puisqu'elle lui avait remis son libre arbitre, Dieu qui a oeuvré par son moyen, rend le mérite à l'âme et lui en fait présent ; par suite, l'âme reste riche et enflammée du divin amour, perdue pour elle-même et vivant en Dieu seul.
Chose merveilleuse à voir! L'homme est établi dans une telle misère et Dieu en a tant de soin! Toute langue est incapable de l'exprimer, et toute intelligence de le comprendre. Il en devient fou au jugement du monde, l'homme à qui, Seigneur Dieu, tu montres la plus légère étincelle de cet amour ineffable qui te porte à l'exalter et à faire de lui comme un autre Dieu par amour.
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A cette âme élue de Dieu furent accordées, un an avant qu'elle passât de cette vie au Seigneur, de nombreuses grâces et s'accomplirent en elle beaucoup d'opérations divines. Parce que ce qui arrive à l'improviste donne une peur plus vive, Dieu ne voulut pas qu'il lui arrivât rien d'imprévu et il lui montra en un instant toute la suite de son oeuvre en elle : comment elle devait mourir d'un grand martyre, et toute la suite de ce martyre jusqu'à sa mort lui fut mise sous les yeux.
Quand son humanité eut connaissance de ces choses, elle subit un tel assaut d'anxiété qu'elle paraissait hors d'elle-même ; elle se tordait comme un ver sur son lit et défaillait ; il semblait que l'âme dût sortir du corps ; elle ne pouvait proférer un seul mot. Quand la fureur de cette vue fut passée, elle se mit à dire des paroles d'un si ardent et si enflammé amour, que ceux qui les entendaient en étaient secoués. Ils ne pouvaient la comprendre, mais ils restaient dans l'étonnement de voir une opération d'une telle puissance, comme ils pouvaient l'imaginer par les paroles qu'ils entendaient.
En cette lumière, il lui fut montré comment il fallait que son âme fut réduite, en sa nature propre à une sorte de mort semblable à celle du corps. Il lui serait refusé, en effet, de trouver aucune joie ni de savourer aucune chose spirituelle dans sa partie affective, tout comme un vrai cadavre. Il lui était impossible d'exprimer en
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paroles cette vue spirituelle ou de la faire entendre de manière quelconque, mais par les gestes et les mouvements qu'elle faisait, il paraissait bien que c'était là des choses extrêmes, à faire trembler et à jeter les assistants dans la stupéfaction.
Son confesseur, voyant ces choses et ce qu'elle éprouvait, en resta épouvanté et comme hors de soi. Il considérait quel compte minutieux et quel règlement sévère il faudra rendre à Dieu au moment de la mort, quand on devra passer par un sentier resserré, sans pouvoir alléguer aucune excuse. Combien plus encore cette âme bienheureuse, qui voyait Dieu tout faire de son côté pour sauver l'homme.
Ces lumières lui restèrent longtemps imprimées dans l'esprit et la consumaient toute.
Elle eut encore une autre vue terrifiante. Elle voyait, disait-elle, son esprit demeurer attentif, attaché au rayon de l'amour divin avec une telle véhémence qu'il disait à l'humanité : Je ne veux me retirer jamais d'ici, car c'est ici ma place, mon repos, Si tu meurs, ce sera un dommage pour toi seule. Moi je veux rester ici avec Dieu. Quand l'humanité s'entendit dire cela avec un tel feu d'amour, enragée, elle répondit à l'esprit : Comment pourras-tu agir ainsi sans que je ne meure? Dieu ne veut pas encore ma mort. Tu ne pourras rien faire sans la permission de Dieu. Puisque je dois vivre encore, il faut bien que tu sortes de ce feu si ardent et que tu condescendes bon gré mal gré à me supporter, tant qu'à Dieu plaira. Je suis d'ailleurs bien assurée que tu me feras beaucoup souffrir dans l'intervalle ; je te vois chaque jour plus ardent et plus vigoureux pour atteindre ton but. A la fin tu l'emporteras.
Quand l'esprit s'entendit dire qu'il lui faudrait, à toute force, condescendre à l'humanité, il aurait réduit le corps en poussière si la volonté divine ne l'avait retenu, pour n'avoir plus à s'occuper que de soi. Souvent il la réduisait à une telle extrémité que le corps eût préféré mille morts plutôt que de demeurer en cette oppression et Cet étouffement que l'esprit lui faisait subir. Il lui enlevait tout moyen, toute possibilité de vivre comme les autres. Une telle façon de vivre lui était une mort prolongée.
Il lui arrivait souvent de crier :
Malheureux que je suis 2. En quelle bataille cruelle suis-je engagé ?
1. on trouve ici une esquisse du Dialogo, la lutte entre l'esprit, l'humanité et le corps. Comme l'indique le biographe, il s'agit de l'évolution finale de Catherine, en 1509-1510.
2. C'est le corps qui parle.
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Et il disait à son esprit :
Je sais que tu ne peux me supporter, parce que je te tiens contre ton gré, lié en cet exil de la terre. Je t'empêche de savourer l'amour sans limites de Dieu et le si grand bonheur que tu aurais. Mais je te déclare que je ne peux soutenir un si violent incendie d'amour divin ; il m'inflige un tel supplice qu'il serait impossible de m'en imposer un plus cruel. Je supporterais plus facilement tout autre tourment prolongé qu'un seul jour l'accablement de ce feu. J'ai fait l'essai du feu matériel, je me suis brûlé les chairs jusqu'à me faire de grandes plaies profondes, pour voir quel serait le feu le plus ardent ; mais je ne sentais pas le feu matériel, en comparaison de ton amour enflammé et violent.
Peu à peu, l'esprit consumait l'humanité, il la réduisait à un tel degré de faiblesse qu'elle n'avait plus la force de se lamenter ni de faire aucune de ces démonstrations qu'elle avait accoutumé de faire.
Cet esprit agissait d'une certaine façon secrète qu'elle-même ne comprenait pas. Elle ne gardait qu'une faible part de ses forces humaines. C'est pourquoi cette opération ne se pouvait comprendre, sinon par quelque conjecture.
Impossible de dire ou d'écrire les modes et les formes qu'employait l'esprit avec cette sainte âme, puisque cet amour que Dieu infuse en l'homme n'a ni limite ni mesure. Plus il torture et plus il croît. Il va toujours croissant jusqu'à sortir de soi, et il ne reste plus que l'amour pur, net et tout en Dieu, et séparé de l'homme. Quand Dieu opère avec son pur amour, quelle souffrance serait capable de le retarder? Et quelle joie personnelle pourrait jamais l'ébranler? Cette oeuvre est toute divine, l'homme n'y a nulle part, il reste nu et dépouillé de lui-même.
Par suite, toutes les oeuvres accomplies par cette créature restaient en Dieu. De là venait qu'elle était incapable de fréquenter les hommes et de s'entretenir avec eux, tant elle leur était dissemblable. Mais comme elle n'avait aucun choix personnel, elle se contraignait autant qu'elle le pouvait à satisfaire aux vouloirs d'autrui. Elle vivait avec cette absorption intérieure cachée qui consumait en elle presque toute sa vigueur vitale. Personne ne la comprenait, à part quelques amis très liés qui vivaient dans son intimité.
Un jour l'humanité se trouva étroitement assaillie. Elle s'écria :
Hélas! malheureuse! Hélas! infortunée! A quelle lamentable extrémité es-tu réduite ! Je ne puis ni manger ni dormir, je ne puis
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faire choix de quoi que ce soit qui pourrait soutenir ma vie. Je ne trouve aucun rafraichissement dans les choses spirituelles. Je suis privée des personnes spirituelles qui m'aidaient quelquefois à me supporter. Maintenant je suis incapable de recourir à elles, quoique je les verrais volontiers. En somme, je suis comme un poisson hors de l'eau qui palpite sur le sol.
Cette créature fut tout un temps sans prononcer d'autres mots sinon:
Amour de Dieu... pureté de Dieu... douceur de Dieu...
En une autre période, elle ne disait plus que :
charité... union et paix...
En une période suivante, elle disait :
Dieu... Dieu...
A la fin, elle ne disait plus rien, parce que toute chose en elle était intérieurement comprimée.
Il lui vint un jour un feu d'amour divin si extrême et si excessif qu'elle ne pouvait en aucune manière le supporter. Il lui semblait que son corps allait se résoudre en poussière. Dans cette ardeur brûlante, elle fut contrainte de se toumer vers une image qui représentait la Samaritaine près du puits avec Notre-Seigneur. Dans son angoisse extrême et intolérable, d'une voix pieuse et avec un sentiment expressif, elle parlait ainsi :
Seigneur, je t'en prie, donne-moi une gouttelette de cette eau divine que tu donnas à la Samaritaine, parce que je ne peux plus supporter un feu si ardent qui me brûle toute, intérieurement et extérieurement.
En ce même instant lui fut accordée une gouttelette de cette eau divine ; elle en tira un tel rafraîchissement au-dedans et au-dehors, que la langue humaine ne pourrait l'expliquer. Et ce rafraîchissement lui donna quelque repos.
Il ne lui était pas possible de rester longtemps dans la même attitude 1il lui fallait remuer sans cesse à cause de ces flammes excessives d'amour qui lui pénétraient le coeur et tout le corps au point que souvent elle en restait comme morte. C'est pourquoi il était nécessaire que son corps fût réconforté et rafraîchi par de nombreux
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mouvements. Et cependant à certains moments, il paraissait être en santé comme si jamais il n'avait été mal.
Ces effets merveilleux étonnaient tout le monde, car on n'y trouvait aucune explication ni spirituelle ni corporelle. Il en était ainsi parce que Dieu était l'auteur caché de ces choses, sans vouloir que personne pût la comprendre ni l'aider. Dieu voulait être seul à lui porter secours. Elle-même, voyant avec certitude que tout cela se faisait pour son bien, ne cherchait aucun remède humain. Supportant tout en patience, elle acceptait tout ce qui lui arrivait d'heure en heure, comme chose de choix et désirable.
Or, tandis que se consumait son moi, il s'élevait une lutte entre l'humanité et l'esprit. De là vient qu'un jour elle dit qu'il lui semblait être suspendue en l'air ; la partie spirituelle se fût volontiers attachée au ciel, avec l'âme elle tendait en haut, mais l'autre partie, l'humaine, aurait voulu s'accrocher de quelque manière à la terre, Elle avait donc le sentiment que ces deux parties se combattaient sans que ni l'une ni l'autre puisse atteindre ce qu'elle voulait. L'une et l'autre semblaient enragées. Après être restées longtemps dans cette lutte, il lui parut que la partie qui tendait au ciel l'emportait sur l'adversaire et que peu à peu, de force elle l'entraînait en haut. Aussi se voyait-elle d'heure en heure éloigner davantage de la terre. Au début cela parut chose étrange à la partie entraînée et elle en fut mécontente ; mais quand elle se trouva éloignée de la terre au point de ne plus pouvoir l'apercevoir, c'est-à-dire quand lui fut enlevé tout espoir de retoumer à ses convoitises, alors elle commença à perdre l'instinct et l'affection qu'elle avait pour la terre. Elle commença aussi à sentir et à goûter quelque peu des choses que goûtait la partie spirituelle, qui ne cessait de la tirer au ciel.
De cette manière, elles finirent par s'accorder en trouvant toutes deux leur satisfaction dans la même nourriture. S'il arrivait encore souvent que la partie humaine se ressouvînt de la terre, elle ne pouvait demeurer dans ce souvenir, en se voyant élevée si haut et si loin. D'autre part, les nouvelles qui lui arrivaient du ciel la rendaient à chaque heure plus ferme et plus satisfaite. Elle perdait en effet peu à peu tout son mauvais instinct, elle ne molestait plus la partie qui tirait vers le ciel puisqu'elle jouissait d'un contentement continuel. Ce mouvement de la partie spirituelle qui tirait en haut, se faisait par voie de purgation, Plus elle se purifiait, plus haut elle montait et se dégageait de sa pesanteur naturelle.
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Elle disait:
L'âme, qui est sortie de Dieu pure et nette, a un instinct naturel de retourner à Dieu dans cette même pureté et netteté, d'autant plus qu'elle n'a pas d'autre moyen de retourner vers lui, Mais elle se trouve liée à un corps tout contraire à sa nature. Elle attend donc et désire la séparation, pour pouvoir par la mort sortir de son corps, à peu prés de la manière dont elle sort du purgatoire pour aller en paradis. (A certaines personnes, en effet, Dieu fait la grâce que leur corps leur soit en ce monde un purgatoire.) Plus il tire à lui leur esprit par cet instinct, plus il allume leur désir d'avancer plus loin. Quand il a mené l'âme au dernier pas et qu'il veut la tirer de son corps et la conduire à la patrie, l'âme en vient à un si violent désir de sortir du corps pour s'unir à Dieu que son corps lui paraît un purgatoire, en l'empêchant d'atteindre son but.
De même, il semble au corps qu'il est en purgatoire en trouvant l'âme si opposée à ses appétits naturels. Elle ne s'accorde plus à ses sentiments. Aussi voudrait-elle toujours vivre sans le corps qui lui est insupportable.
Mais entre la captivité du corps et celle de l'âme il y a une différence aussi grande que si tu mettais ensemble deux extrêmes opposés, l'un bon à l'infini et l'autre mauvais à l'infini ; l'un qui aurait toujours été esclave et l'autre toujours maître, et tous deux mis en prison. Tu peux penser lequel des deux souffrira davantage. On ne peut comparer le fini à l'infini. L'instinct de l'âme vers Dieu, quand il n'est pas entravé, est si grand qu'il n'est rien qui ait une véhémence ou une ardeur plus grandes.
Elle disait encore :
Quand l'âme est purifiée de ses imperfections et dégagée des suggestions du corps, elle reste fixée en Dieu à un tel point que le corps tremble de peur, rien qu'à en entendre parler.
Dieu faisait quelquefois sentir à son humanité ce que l'âme éprouve en son pays 1, mais ce n'était qu'un moment, car si cette vue avait duré quelque temps, l'âme serait sortie du corps. Celui-ci, en effet, est trop faible pour pouvoir supporter pareille chose. L'âme étant immortelle, ne craint pas ces sortes de lumières. Bien plutôt, elle se transformerait toute en Dieu si c'était possible. Et cela, quoique Dieu soit si grand dans son essence et si éminent dans sa
1. C'est-à-dire, des illuminations et des suavités, des participations fulgurantes et brèves à la vie des bienheureux dans le ciel. Nous arrivons ici aux sommets des expériences mystiques de Catherine. Elle n'avait plus les forces nécessaires pour s'en expliquer elle-même, aussi bien s'agit-il d'expériences ineffables. Le biographe, sans doute Marabotto, les traduit du mieux qu'il peut.
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présence, qu'elle avouait ne pas comprendre comment elle n'était pas réduite au néant, surtout en certaines vues et certaines impressions que Dieu lui faisait souvent ressentir en un moment. Le corps en était écrasé, rompu et fracassé au point de ne pouvoir remuer.
Elle eut ensuite une autre vue plus subtile encore et plus pénétrante qu'à l'ordinaire. Elle en fut à ce point rendue étrangère aux choses terrestres qu'elle ne savait plus si elle se trouvait au ciel ou en terre ; elle ne connaissait plus ni année, ni mois, ni jour ; elle n'avait plus conscience, ni en général ni en particulier, des actes naturels de l'homme ; ses sentiments se trouvaient si éloignés de leurs objets qu'elle ne paraissait plus être une créature humaine. On ne voyait plus en elle aucun indice de choix en rien de corporel ou de spirituel. On n'y entendait rien sinon qu'elle paraissait étrangère d'esprit à toute chose et absorbée en une seule qu'elle ne pouvait dire et qu'on n'arrivait pas à comprendre. Il ne semblait pas qu'elle fût absorbée ni en Dieu ni en ses saints mais étourdie en une grande chose inconnue. Elle avait le coeur si resserré qu'il lui devenait presque impossible de respirer.
Dans cette angoisse et resserrement du coeur, elle était contrainte de s'éloigner et de se retirer des hommes, pour ne pas provoquer d'étonnement, puisqu'on ne la comprenait pas. Jusqu'à ce que son coeur se réconfortât un peu, et qu'elle fût rendue capable de supporter autrui et d'en être supportée, personne, pour intime et familier qu'il fût, qui n'éprouvât près d'elle de l'ennui. Si elle était restée un temps plus prolongé dans cette manière de vivre, elle eût été forcée de faire des choses étranges et bizarres, mais elle n'y demeurait que six ou sept jours, après quoi il lui était donné de respirer. Elle resta quelque temps dans cette voie.
Après quoi Dieu la tira dans un autre état plus resserré encore, dont on ne peut comprendre ce qui s'y passait. Il lui survint un assaut du feu divin plus grand et plus fort qu'elle n'en avait eu jusque-là. Et d'abord, elle resta deux jours sans presque rien dire, même en choses spirituelles. Elle montait et descendait par la maison, se consumant sans paroles, avec l'intérieur caché, impénétrable, sans rien en dévoiler ni par signes, ni en paroles, Elle montrait plutôt tout le contraire. Comme on lui demandait souvent ce qu'elle avait, elle répondait de travers. Elle tenait pour rien la souffrance qu'elle ressentait en son corps. On était en décembre 1 et elle souffrait
1. Décembre 1509.
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du froid, mais n'en tenait pas compte. Tout ce qui arrivait ici-bas, que ce fût pénible ou nécessaire, lui paraissait une broutille au prix de ce qu'elle ressentait au-dedans d'elle-même et qui la torturait au point de l'empêcher de manger.
Une nuit, vers les huit heures, il lui vint un assaut si violent qu'elle ne put le dissimuler davantage. Tout l'intérieur de son corps fut ébranlé, elle rendit une bile abondante, alors qu'elle n'avait pas mangé, et il sortit du sang par le nez 1. En cette même heure, elle fit demander son confesseur et lui dit :
Père, il me semble que je vais mourir, à cause de tous les accidents qui m'arrivent.
Ces accidents étaient, en effet, si violents que son humanité tremblait comme une feuille, quoique son esprit fût en grand contentement, ainsi que ses paroles le donnaient à comprendre. Mais il semblait à son humanité qu'elle ne pourrait jamais échapper à ces assauts brûlants qu'elle ressentait. C'était comme si tout brûlait au-dedans, comme si elle se fût trouvée dans un grand brasier, et ce corps rempli de feu le projetât au-dehors de toute part.
Cet assaut dura trois heures ou environ ; ensuite peu à peu, il s'apaisa. Le corps en resta rompu et flasque, au point qu'on dut lui donner du poulet pilé pour la restaurer. Elle fut quelque temps avant de reprendre force. Et puis, quand elle était un peu remise, le Seigneur lui donnait un autre assaut plus fort et plus violent que les précédents.
1. Un médecin reconnaîtra sans doute ici un phénomène cancéreux. ...
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Le 10 janvier 1510, elle subit un nouvel assaut de la façon suivante.
Son confesseur lui fut tiré de l'esprit. Il apparut qu'elle ne voulait plus le voir pour le soutien de son âme ni de son corps, mais elle tint secrète cette pensée pendant plusieurs heures, affectant le contraire dans ses conversations. Cet instinct lui venait de son esprit qui voulait manier à son gré son humanité sans aucun empêchement, parce que, à son jugement, le confesseur la soutenait de façon exagérée en paroles et en actes. Seul ce confesseur comprenait sa voie. Il savait la nécessité où elle se trouvait d'accomplir tout ce que l'instinct (de l'esprit) lui présentait à faire ou à dire. Il reconnaissait en tout cela les dispositions divines. Ces opérations ne pouvaient être comprises sinon de ceux à qui Dieu donnât cette lumière et ce soin.
Elle était ainsi portée qu'elle ne pouvait agir autrement. Il eût été presque impossible de la faire agir contre ses mouvements intérieurs. Mais pour elle, comme elle-même était en cause, elle ne discernait pas de pareils ordonnancements (divins). Ils lui paraissaient autant de désordres et elle se mettait à la gêne avec celui qui la soutenait pour ne pas lui être à charge.
Maintenant que l'esprit voulait se séparer de cette âme, il lui enlevait son confesseur, et son humanité restait sur terre, nue et presque insupportable à elle-même. Elle se trouvait comme une âme sans Dieu, laquelle ne meurt pas puisqu'elle ne peut mourir. Ainsi son humanité, abandonnée du ciel et délaissée par la terre,
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enrage et ne meurt pas, parce que Dieu ne le veut. A moins d'avoir éprouvé par expérience cette nudité intérieure, il n'est possible d'aucune manière de comprendre le grand feu dont cette dame était brûlée dans son intime. Elle n'en parlât point, car c'était chose impossible ; moins elle en parlait, plus grandissait l'incendie ; elle était d'autant plus contrainte de s'en taire, parce que l'esprit la poussait à fuir la conversation des hommes.
Après un peu de temps qu'elle fut ainsi tenue (elle n'aurait pu en supporter davantage) la nuit suivante, son humanité étant tellement assiégée qu'elle ne pouvait souffrir plus, elle s'enferma seule dans une chambre, refusant toute nourriture, toute conversation, tout soulagement d'aucune créature. Cet instinct était de l'esprit qui voulait anéantir la partie humaine sans en être empêché. Elle resta ainsi un grand espace de temps, enfermée dans cette chambre, sans vouloir à aucun prix ouvrir à qui que ce fût.
En étant sortie ensuite pour un certain service, son confesseur y entra secrètement et s'y cacha. Quand elle eut accompli ce qu'elle voulait, elle retourna à cette chambre et s'y enferma, décidée à n'ouvrir à personne, sans apercevoir le confesseur. Elle disait à son Seigneur d'une voix plaintive et pénétrante :
Seigneur, que veux-tu que je fasse encore en ce monde? Je ne vois plus, je n'entends plus, je ne mange plus, je ne dors plus, je ne sais ni ce qu'on me fait ni ce qu'on me dit ; tous sentiments extérieurs et intérieurs sont évanouis, je ne trouve plus rien en moi comme les autres créatures.
Chacun trouve quelque chose à faire, à dire ou à penser ; je vois qu'on se réjouit en quelque chose, à l'extérieur ou à l'intérieur ; mais je me trouve comme une chose morte et je ne vis que parce que je suis maintenue comme de force dans la vie. Il n'est personne qui me comprenne. Je me trouve seule, inconnue, pauvre, nue, étrangère et opposée à tout le monde. Je ne sais plus ce que c'est que le monde et c'est pourquoi je ne peux plus vivre sur terre avec les créatures.
Elle prononçait ces choses et disait beaucoup d'autres paroles semblables d'un ton si pitoyable qu'elle aurait, de compassion, rompu des pierres. Le confesseur qui s'était caché et entendait tout n'en put supporter davantage. Dans son attendrissement il se fit voir, s'approcha d'elle et tandis qu'il lui parlait, Dieu lui fit la grâce qu'elle s'harmonisa avec lui. Elle s'en trouvait réconfortée d'esprit et de corps et elle se porta bien pendant quelques jours.
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Il lui vint ensuite une autre opération divine plus subtile et plus pénétrante que les précédentes ; elle en était presque continuellement comme un corps brisé et haché menu, sans remède corporel ni spirituel. Chacun restait dans l'étonnement de ces choses qu'on ne pouvait comprendre. Elle restait seule dans son supplice, ne vivant plus que par miracle.
Elle fut blessée encore d'une flèche plus fine et plus aiguë que les précédentes et en cette circonstance son corps se tordait dans un si terrible tourment que les assistants en étaient étonnés et effrayés sans savoir que faire. On voyait qu'il y avait en elle un grand sentiment, bien qu'elle ne parlât point. Dans son lit elle faisait des mouvements si violents qu'elle paraissait à l'extrémité. La véhémence de cet assaut dura environ deux heures sans qu'on pût y porter remède. Quand fut passé ce violent excès, on lui demanda ce qu'elle avait vu. Elle répondit qu'elle avait vu son esprit nu de toutes choses créées et d'elle-même, dans une nudité semblable à celle où Dieu le créa, et comme il doit être pour s'unir à lui. L'esprit disait à l'humanité : mieux vaudrait pour toi d'être dans une fournaise ardente que dans l'attente de cette sorte de nudité que je veux faire à ton âme.
Cette impression lui demeura dans l'esprit et y alluma un tel feu qu'elle vivait presque toujours dans une violence l continuelle. Quand cette nudité lui revenait en mémoire, c'était comme si elle eût reçu au coeur une blessure et son visage s'altérait que c'était grande pitié de la voir. Dans un si grand besoin on ne pouvait lui porter remède, parce qu'on n'y comprenait rien ; mais l'humanité s'aidait elle-même comme elle pouvait par instinct naturel. Elle restait si faible qu'à peine pouvait-elle se mouvoir.
Peu après, elle sentit un jour une opération plus subtile encore, qu'on ne pouvait comprendre à aucun signe. En elle était ramassé un tel feu qu'elle paraissait brûler tout entière. Elle en perdait la parole, faisant des signes de la main et de la tète, C'était une chose terrible à voir et cet accident dura environ trois heures. Les assistants l'entouraient en la regardant comme on regarde un mort, ne sachant que faire.
Un autre jour, elle fut frappée d'une flèche du divin amour plus subtile encore. C'est lui qui opérait de façon cachée dans cette âme pour la purifier. Cette blessure fut si grande qu'elle en perdit la
1. Litt. Une fureur (rabbia)
16s
parole et la vue, et elle resta en cet état trois heures environ. Elle fit signe avec les trains qu'on lui donnât l'huile sainte parce qu'elle pensait mourir. Elle faisait signe encore qu'elle sentait des tenailles brûlantes qui lui fouillaient le coeur et les entrailles. On se demandait si elle n'allait pas expirer. Cependant, quoiqu'elle eût perdu la vue et la parole, elle gardait toujours conscience d'elle-même.
Elle eut souvent des blessures semblables, si terribles que c'était grande merveille qu'elle pût vivre dans pareil tourment.
Elle eut ensuite une journée très dure avec beaucoup d'angoisses et à l'intérieur un nouvel incendie si grand qu'elle ne pouvait tenir au lit. On eût dit une créature placée dans une grande flamme de feu. C'était au point que les yeux des hommes ne pouvaient supporter davantage de voir un tel martyre. Cela dura un jour et une nuit ; on ne pouvait toucher sa chair à cause des grandes douleurs qu'elle y ressentait. Elle disait avoir tous ses nerff tourmentés de la même façon que lorsqu'on a de grandes douleurs de dents, qui s'irritent extrêmement quand on les touche. Elle était tourmentée de telle manière que tous ceux qui la voyaient en pleuraient de compassion, s'étonnant qu'il fût possible de souffrir des peines si extrêmes et de n'en point mourir.
Elle ressentit ensuite un clou plus dur au coeur. Dieu lui montra quelque chose de son dessein, qui s'exécutait en tout ce qui lui arrivait. Pour s'y conformer, elle aurait par volonté souffert tous les martyres qu'on pourrait imaginer. Elle voyait, en effet, comment ce dessein est tout entier dirigé à notre utilité, avec un amour inestimable. En suite de quoi elle resta avec grande paix et contentement de coeur et un certain soulagement dans l'esprit et dans le corps, et elle reprit vigueur après un tel martyre. Elle ne resta pas longtemps dans cet état, parce que bientôt elle se trouva aride et privée de toute correspondance avec Dieu, gardant toutefois l'impression de ce dessein de Dieu qui était de lui donner force mais sans assouvissement.
Placée dans une telle nudité, elle disait ainsi à son Seigneur :
Voici déjà trente-cinq ans 1 à peu près que jamais, ô mon Seigneur, je ne t'ai demandé quelque chose pour moi, Maintenant je te prie tant que je peux, que tu ne me sépares pas de toi, car tu sais bien, Seigneur, que cela je ne saurais le supporter.
1. Donc en 150s. Elle ressent la déréliction ternble de la nuit de l'esprit.
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Elle parlait ainsi parce que depuis que Dieu l'avait appelée, jamais son esprit n'était resté sans union avec Dieu et elle jouissait d'une tranquillité aussi grande qu'elle la pouvait soutenir. Aussi était-ce pour elle une chose terrible que cette séparation inaccoutumée.
Et elle disait :
Si une âme était enlevée du paradis, connurent penses-tu qu'elle se trouverait ? Tu pourrais lui donner toute la joie du monde et toute celle qu'on peut imaginer, tout lui serait un enfer au souvenir de l'union divine, et toute douceur lui deviendrait par là un fiel très amer,
C'est pourquoi elle disait à son Seigneur :
Seigneur, toute chose m'est aisée à supporter excepté cette séparation ; elle est contraire à l'âme. Il me semble impossible qu'elle vive ainsi, mais ta divine volonté la fait vivre contre sa nature.
Elle disait ces paroles et beaucoup d'autres de même sens avec une telle ardeur d'amour, qu'elle aurait fait pleurer jusqu'à des pierres, si c'eût été possible.
Dieu la laissa reposer sans souffrances un jour et une nuit. Après quoi, il lui donna un autre assaut plus violent, dirigé contre son humanité. Quant à l'esprit, de jour en jour il paraissait plus satisfait, puisqu'il atteignait au terme de ses désirs. Cet assaut fut si grand qu'on voyait toutes ses chairs trembler, surtout l'épaule droite, qui semblait comme détachée du corps. Il y avait aussi une côte soulevée au-dessus des autres, avec des douleurs si vives, tant de souffrances et de tourments des nerff et des os, que c'était chose stupéfiante à voir et il paraissait impossible qu'un corps humain pût le supporter.
Cet assaut dura un jour et une nuit. Elle fut ensuite un autre jour et une autre nuit sans subir une si extrême douleur, mais elle était toujours dans une telle affliction du coeur, des nerff, du cerveau et des os, qu'elle ne pouvait bouger du lit ; elle ne mangeait et ne buvait presque rien, elle ne dormait pas. C'était une chose surnaturelle à voir que cette opération par laquelle le corps restait en vie sans nourriture et sans remèdes. Cela paraît presque impossible à croire et néanmoins cela s'est vu en vérité.
Il lui survint ensuite un autre assaut ; toute la nuit et le jour suivant elle souffrit beaucoup, et la nuit suivante davantage, et plus encore le jour suivant. Chacun croyait qu'elle allait mourir et ellemême, une nouvelle fois, demanda les saintes huiles, mais elle ne
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lui furent point données parce que le confesseur vit que cette terrible angoisse passerait comme les autres. Cet assaut lui causa un spasme dans la gorge et dans la bouche, elle ne pouvait parler ni ouvrir les yeux ni presque respirer ; elle se tenait repliée sur elle-même comme un noeud de cordage ; elle resta ainsi une heure environ. Revenue ensuite à elle-même, elle dit aux assistants beaucoup de belles choses ; chacun pleurait de dévotion à la voir dans un tel tourment et avec tant de contentement dans l'esprit. Toutes les paroles qu'elle disait semblaient des flammes du divin amour (elles l'étaient en vérité) ; elles pénétraient si profondément les coeurs des auditeurs qu'ils en restaient étonnés et blessés.
Ces opérations devenaient de jour en jour plus pénétrantes et plus profondes ; elle resta ainsi plusieurs jours sans aucun changement. Le Seigneur la laissait reposer afin qu'elle vécût assez pour achever l'oeuvre qu'il avait décidée.
Quelques jours après, elle eut un autre assaut encore plus terrible. On lui voyait les nerfs tourmentés au point que de la tête au pied, rien dans ce corps n'était sain. Il y avait dans ces chairs certains creux comme lorsqu'on met le doigt dans la pâte. Dans sa grande douleur, elle criait à haute voix, et qui la voyait était contraint, par grande compassion, de demander à Dieu miséricorde 1, Cet assaut lui dura un jour et une nuit. Tout ce qu'on en peut dire ou écrire ne paraît rien en comparaison de ce que c'était en réalité.
La nuit suivante lui vinrent quatre accidents plus forts l'un que l'autre, de façon qu'elle perdit la parole et la vue ; tout son corps était torturé et ses nerff furent tourmentés une nouvelle fois, avec tant de douleur que son corps, eût-il été de fer, aurait dû se consumer dans un tel feu et un tel martyre. On ne pouvait lui donner le moindre soulagement. Se tenant ainsi entre les deux extrêmes, elle disait :
Je trouve en moi, pour ce qui est de l'esprit, un tel contentement et une telle paix, que langue humaine ne le pourrait exposer, ni entendement le comprendre ; mais du côté de l'humanité, toutes les peines que pourrait subir un corps en manière humaine ne doivent guère se dire peines en comparaison de ce que je sens. Dans ces opérations, l’esprit et l'humanité se tiennent toujours attentiff à observer tout ce que Dieu opère.
Cette opération allât toujours croissant avec ces deux effets, l’un de joie, l'autre de tourments, et l'un et l'autre cependant avec
1. Qu’il mit fin par la mort à tant de souffrances, - comme plus loin.
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une grande patience. Tout cela montre manifestement que cette créature était dans une fournaise ardente d'amour embrasé. Là, elle se purifiait comme font les âmes au purgatoire, comJne il est dit dans le chapitre qui en traite. Il lui fut ensuite donné un sentiment pénétrant du divin amour.
Elle reçut intérieurement la lumière dans laquelle elle goûta une étincelle de ce pur amour où Dieu l'avait créée. Ce qui lui mit au coeur un tel incendie que toutes les autres douleurs qu'elle avait d'abord s'évanouirent, elle resta brûlée d'un incendie subtil et son coeur y répondit avec tant de force et ce divin amour la remplit au point que, par grande violence et tension, il aurait volontiers laissé sur terre le corps pour se transformer en Dieu.
Le corps l, ressentant cette angoisse, contraint par de très grandes douleurs, disait :
Tu me mets trop à bout. Je me sens petit à petit couper les racines de la vie et je me vois abandonné de tous côtés par la terre ; et toi qui devrais avoir compassion de moi, tu as ton intention si fortement établie au ciel que tu n'as plus rien qui s'harmonise à moi. C'est comme si je n'étais point ta chair et tes os, comme si tu n'avais rien à faire avec moi. Il est bien clair que tu veux me réduire à bout, je sens que tu me lances des flèches si aiguës que je ne sais comment nommer, elles me font un mal pénétrant et intense au-dessus de tout ce qu'on pourrait dire et imaginer.
A quel point ces douleurs furent excessives et intolérables, on peut l'évaluer à ceci, qu'elles la faisaient crier de toutes ses forces ; dans ses transports furieux, elle marchait à quatre pattes sur son lit sans pouvoir se retenir. Ce n'était pas l'esprit qui criait, mais l'humanité torturée, sans aide ni réponse à ses lamentations. Les assistants étaient dans l'étonnement à voir un corps qui paraissait en santé, subir un tel tourment sans altération de fièvre ; il leur paraissait impossible que se trouvât sur terre un supplice plus grand que celui qu'elle sentait en son corps. Elle riait ; elle parlait comme si elle était en santé et disait aux autres de ne point s'attrister sur elle, puisqu'elle était très contente, mais que plutôt ils s'occupassent de faire beaucoup de bonnes oeuvres parce que les chemins de Dieu sont très étroits.
Ce tourment furieux dura quatre jours ; elle eut ensuite un peu de relâche et ses douleurs revinrent au degré antérieur. Le médecin
1. L’humanita li disse... Ms. D
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voulut lui donner un remède, mais il lui causa de tels accidents qu'elle en fut pour mourir et en resta très affaiblie. Il fut dit qu'en de semblables maladies (qui sont des opérations divines) on ne doit point donner de remèdes corporels. A cause de cette médecine, elle resta huit jours comme en danger continuel de mort, avec tant de douleurs, de brûlures, de souffrances furieuses sans aucun répit, que la langue humaine ne le pourrait raconter. Tandis qu'elle était ainsi en tant de martyres, tous ceux qui lui étaient dévoués, la voyant souffrir à ce point, souhaitaient qu'elle expirât pour ne plus la voir dans ce grand martyre continuel.
Elle eut en ce temps de nombreuses visions d'anges 1 ; on la voyait quelquefois sourire avec eux. Elle riait cependant sans parler. Selon ce qu'elle raconta plus tard, elle voyait la joie de ces anges, qui la consolaient au milieu de tant de peines et lui montraient les apprêts de son triomphe. Elle vit aussi les démons, mais sans grande peur, parce qu'elle était assurée et parfaitement unie avec Dieu en cette charité qui chasse dehors toute crainte, D'où l'on peut conclure que les esprits mauvais n'ont aucun pouvoir de tenter ceux qui sont purgés par l'esprit bon, puisqu'ils ne trouvent en eux rien qui leur appartienne et par où ils puissent l'attaquer, excepté quand Dieu le leur permet pour éprouver, comme on le comprendra plus loin. Et cela, d'autant plus que cette créature était déjà depuis longtemps dans son purgatoire : elle s'était toujours trouvée en de très grandes opérations divines intérieures et extérieures, elle avait persévéré dans cette voie trente-cinq ans environ, toujours brûlée d'un grand feu de charité, Il est donc bien à croire que les traits de l'ennemi ne pouvaient l'atteindre.
Quatre mois 2 à peu près avant qu'elle mourût, alors qu'on avait déjà fait sur elle tant et tant d'expériences médicales pour porter rellléde à son mal, il s'en fit une plus importante qu'à l'ordinaire. On appela de nombreux médecins qui examinèrent et palpèrent cette créature; après avoir étudié tous les symptômes de cette nlaladle et discuté entre eux, ils conclurent que c'était une maladie au-dessus de la nature et qu'on n'y pouvait porter aucun remède par l'art de la médecine. Cela se voyait par claire expérience, puisqu'on ne trouvait aucun signe d'une maladie corporelle, malgré tout
I. On peut reconnaître en ces visions de légers délires causés par son extrême faiblesse.
On se rappelle que Catherine n'avait pas eu de visions sensibles et qu'elle n'en voulait pas.
2. Donc en mai-juin 1310. cet épisode manque au ms. D de même que le suivant concernant le médecin Boerio.
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le soin et toute l'attention qu'ils pussent y mettre. Elle-même l'avait prédit longtemps auparavant. C'est pourquoi elle refusait de prendre les remèdes que prescrivaient les médecins, protestant que son mal n'était pas d'une espèce qui eût besoin ni de médecins ni de médecine. Cependant, comme les médecins insistaient et ordonnaient, dans son obéissance elle prenait toute chose, mais avec grande peine et à son dam. Elle continua d'agir ainsi jusqu'à ce qu'enfin ces médecins conclurent ensemble avec plusieurs autres, dans cette consultation dont on vient de parler. Et il ne se trouva plus de médecins pour oser parler encore de remèdes. Ils étaient tous déconcertés et stupéfaits.
Mais il arriva d'Angleterre un éminent médecin génois appelé maître Jean-Baptiste Boerio l, qui avait été longtemps au service du roi de cette île. Celui-ci donc, informé de la réputation de cette sainte dame et de sa maladie, s'étonna beaucoup qu'elle donnât son infirmité pour surnaturelle et qu'elle prétendît n'avoir pas besoin de remède médical ; il ne pouvait l'admettre. C'est pourquoi il se déplaça pour la visiter et il lui parla ainsi : « Je m'étonne beaucoup, Madame, que vous, qui êtes en grande réputation dans cette ville, vous n'évitiez pas de donner scandale à tout le monde, comme vous faites en prétendant que votre maladie n'est pas naturelle et qu'en conséquence vous n'avez pas besoin de remèdes, prenez garde que c'est là une espèce d'hypocrisie. » Elle lui répondit humblement en disant :
Il me peine beaucoup que quelqu'un se scandalise à cause de moi. Si l'on peut trouver quelque remède à mon mal, je suis prête à m'en servir.
Elle lui déclara qu'elle était toute disposée à lui obéir en tout ce qu'il lui ordonnerait, s'il avait espoir de la guérir. Le médecin lui répondit aussitôt : « Pourvu que vous vous laissiez soigner, j'espère que vous aurez remède à votre mal. » Il lui prescrivit ensuite remède sur remède et de toute sorte, selon qu'il lui paraissait mieux convenir. Elle, en fille d'obéissance, les accepta tous et les prit sans hésiter. Elle continua d'agir ainsi, ajoutant remède sur remède pendant plusieurs jours, mais sans profit, et elle en resta au même point qu'au début.
I. Sur Boerio ou Boero, cfr CASSIANo, p. 72 et s6. Boerio se donnait le titre de « Protomedicus serenissimi Regis Angliae ».
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Après vingt jours ou environ de cette cure, elle se tourna vers ce médecin et lui dit :
Ne vous semble-t-il pas, messire, que j'ai suivi toutes vos ordonnances? Vous voyez bien que je me trouve pourtant sans amélioration aucune. Jusqu'à présent, j'ai fait comme vous le vouliez pour enlever le scandale à vos yeux et aux yeux d'autrui. Désormais, vous accepterez de me laisser soigner moi-même.
En cette circonstance, l'Esprit-Saint qui opérait et parlait en elle, voulut confondre l'excès de confiance des médecins en leur art. Non que cet art ne soit une bonne chose ni que les médecins ne doivent être écoutés et honorés, mais il ne faut pas qu'ils sortent du domaine naturel. C'est pourquoi les médecins qui craignent Dieu, quand ils entendent parler de pareilles créatures, ne se hasardent pas à en juger ni en penser autre chose que du bien ; ils les ont en estime et en révérence. C'est ainsi qu'agit celui dont on vient de parler ; de ce jour, il l'appela mère et la visita souvent.
A cette heure, ayant mis à l'épreuve et confondu tous les médecins, l'esprit voulut démontrer qu'il n'était besoin de semblables remèdes. En effet, au premier moment que ce médecin la visita, l'humanité fit voir qu'elle s'en réjouissait, dans l'espoir de sa guérison, mais la nuit suivante elle éprouva tant de peine et de tourment, qu'elle déclarait que c'était pire que le purgatoire, et Catherine gourmandait l'humanité disant :
Endure ceci, puisque tu t'es réjouie sans raison.
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Dans ses derniers jours, tandis que cette créature était fixée au milieu de tant de martyres, qui se succédaient l'un à l'autre avec toujours plus de violence et l'acheminaient à son heureux passage, il se produisait en elle de plus en plus d'opérations divines, comme on le dira dans la suite. Ces opérations pour autant qu'on peut le comprendre, recevaient leur forme selon le temps et la qualité des jours de fête et des solennités des saints.
La nuit de la Saint-Laurent 1, elle eut l'impression que son corps était dans un feu semblable à celui que subit le saint, avec tant de cris qu'elle s'agitait de tous côtés en désordre et sans soulagement.
Le jour suivant, tandis que ce corps était encore en peine et tourment, Dieu la visita. Il la tirait, élevant vers lui son esprit, et elle, tenant les yeux fixés au plafond de la chambre, resta presque imtnobile une heure environ. Elle ne parlait pas, mais souriait en grande liesse et allégresse intérieure. Quand elle fut revenue à elle, on lui demanda ce qu'elle avait vu. Elle répondit que le Seigneur lui avait montré une étincelle des joies de la vie éternelle, et son allégresse était si vive qu'elle IIe pouvait se retenir de rire. Là-desstls, elle disait :
Seigneur, fais de moi tout ce qui te plait.
La St-Laurent, 10 août 1510.
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Cette parole était un signe manifeste qu'approchait le moment de sortir de cette fournaise de purgatoire pour s'en aller à cette vie bienheureuse.
Elle avait des peines très grandes à quoi succédait une consolation très suave. C'est ainsi que le 14 août (c'était la vigile de l'Assomption de la Madone), elle eut toute la journée grande souffrance et de même toute la nuit suivante, au point qu'on crut qu'elle allait passer à son Seigneur. Quand vint le moment de communier, à son accoutumée, elle se mit à dire tant de belles choses en s'adressant au Saint-Sacrement et aux assistants, avec tant de ferveur et de piété que chacun en pleurait de dévotion. Ses paroles étaient brûlantes, elles sortaient de la fournaise embrasée de son coeur qu'enflammait le divin amour. Elles l'étaient plus encore quand elle voyait ce Saint Sacrement où se tournait toute sa puissance d'amour. Ses paroles jaillissaient alors avec tant d'amour qu'elles pénétraient le coeur de chacun, dévoilant à l'extérieur la réalité qu'elle portait au-dedans, c'est-à-dire, la surabondance de l'amour dans son coeur.
Le jour suivant l et la nuit qui succéda, elle fut dans un grand martyre, de sorte que chacun tint pour assuré qu'elle allait mourir. Elle demanda les saintes huiles ; on les lui donna et elle les reçut avec très grande dévotion.
Le jour suivant 2, elle eut une joie du coeur qui se répandit audehors en sourire de bonheur ; elle riait d'un rire si joyeux que toutes ses puissances manifestement participaient à ce rire. Les assistants restaient à la regarder, émerveillés mais sans comprendre. Quand la vision fut passée, on l'interrogea et elle répondit qu'elle avait vu des figures belles, légères et joyeuses avec des yeux d'une telle simplicité, si purs, si nets qu'elle ne pouvait en les regardant contenir son rire.
Elle sentait leur joie s'imprimer en elle. Certe impression de joie lui dura sept jours ; elle paraissait en meilleure santé. On comprenait clairement que c'était chose sumaturelle 3, en la voyant changer d'état si fortement et si vite, passer subitement, quant au corps, de la mort à la vie et puis retomber plus bas, selon que chaque fois elle approchait davantage du terme.
Elle eut ensuite une très dure journée de feu et de tourments. Elle resta paralysée d'une main et d'un doigt de l'autre maiIn, sans
I. Le 15 août.
2. Le 16 aoùt.
3. ici encore, sans doute, de légers délires de faiblesse.
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pouvoir remuer du côté gauche depuis ce doigt jusqu'au pied. Elle fut comme morte environ seize heures et l'on doutait qu'elle pût en revenir. Elle était dans une si grande absorption qu'elle ne parlait ni n'ouvrait les yeux ni ne pouvait rien prendre par la bouche, Les assistants s'évertuaient de tout leur pouvoir mais sans résultat. Parce que c'était là une opération divine, il fallait qu'elle suivît son cours sans l'intervention des hommes.
Elle restait presque continuellement dans un feu très ardent. On voyait qu'il ne sortait de son corps que des choses brûlantes. Elle avait une telle soif qu'elle semblait à même de boire toute l'eau de la mer. A cause de ce feu qu'elle ressentait, il lui semblait que le monde entier brûlait. Elle était incapable de boire fût-ce une gouttelette d'eau ou de se rafraîchir d'aucune manière, tout goût de quoi que ce soit lui étant enlevé. Apercevant un fruit, elle se le fit donner avec une grande envie de le manger, mais quand elle l'eut en bouche, elle le rejeta avec une telle nausée et tant d'oppression qu'elle semblait devoir rejeter tout ce qu'elle avait dans le corps. On put donc constater par expérience que Dieu l'avait privée de tout soulagement humain, et qu'il était inutile de la charger d'aliments corporels.
La veille de la Saint-Barthélemy 1, elle fut assaillie d'un grand combat. Ce fut une journée de douleurs, dont on n'attendait que la mort, d'autant plus qu'elle resta environ vingt-quatre heures sans prendre aucune nourriture. Si d'aventure elle en prenait, c'était pour la rejeter bientôt.
Vers les sept heures de la nuit, elle eut une vision diabolique qui lui causa un grand assaut d'esprit et de corps. Ne pouvant parler, elle fit signe qu'on traçât sur son coeur le signe de la croix et ellemême se signait. Onne comprit point d'abord ce qu'elle voulait dire, ensuite on se rendit compte qu'elle était tourmentée d'une tentation diabolique. Elle faisait signe de prendre le surplis et l'étole avec l'eau bénite ; il en fut ainsi fait et en une demi-heure elle fut délivrée.
Revenue à elle-même et interrogée, elle dit que Dieu avait laissé entrer dans sa mémoire l'être diabolique, comme son esprit était embrasé du divin amour, cet aspect lui était insupportable (non par crainte du démon mais par opposition et aversion de coeur). Elle se serait jetée en enfer plutôt que de supporter cette vision si difforme,
1.Le 23 août 1510
17s
trouble et répugnante à son esprit, que Dieu pourtant dirigeait et pacifiait.
Oh! que sont malheureux les pécheurs qui se préparent sans y prendre garde une apparition si terrible et un tourment à la mesure de cette apparition, puisque fut si horrible ce qui arriva sans péché. Cette vision lui fut sans doute pesante et intolérable mais plus intolérable encore sans comparaison lui eût été la vue d'une faute quelconque qu'elle aurait commise, parce que c'eût été sa chose propre.
Le 25 août, on voulut lui donner d'une potion fortifiante. Elle la prit avec tant d'efforts et de cris que chacun en était effrayé. Elle se faisait cette violence pour aller contre sa volonté ; elle se mettait en péril de mort pour accomplir l'obéissance. Elle l'estimait si haut que pour la pratiquer elle ne pensait à rien de ce qui pourrait s'ensuivre. Il lui resta une telle faiblesse qu'elle pouvait à peine ouvrir les yeux. Elle fit ouvrir les fenêtres pour voir le ciel. Quand vint la nuit, elle fit allumer beaucoup de lampes et elle entonna du mieux qu'elle put le chant : Veni, creator Spiritus et on l'aida à chanter l'hymne. Quand celle-ci fut achevée, elle tint les yeux fixés vers le ciel et elle resta ainsi environ une heure et demie, en faisant beaucoup de mouvements des mains et des yeux. Les assistants s'émerveillaient, pensant qu'elle voyait de grandes choses. Elle avait la figure heureuse, joyeuse et resplendissante, mais on croyait qu'elle était sur le point de mourir.
Revenue à elle, elle dit et répéta de nombreuses fois 1 :
Allons...
et elle ajoutait ensuite :
non, plus la terre, plus la terre.
De cette vision son corps resta tout brisé de telle sorte qu'il lui était presque impossible de parler ou de se mouvoir. Quand on lui demanda ce qu'elle avait vu elle répondit qu'elle ne le pouvait exprimer, mais que c'était là des choses de grand contentement.
Le 27 de ce même mois, elle eut une vue d'elle-même sans âme et sans corps, c'est-à-dire sans aucun sentiment de l'une ou de l'autre comme elle l'avait toujours désiré afin qu'elle pût demeurer en Dieu avec son seul esprit, et qu'ayant délaissé tout le reste, soit
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du ciel soit de la terre, elle fût ainsi comme dépouillée de son être 1.
A la suite de cette vue si claire, elle se trouva si bien détachée de toute chose qu'elle renvoyait tout le monde de la chambre, disant :
Que seuls entrent dans cette chambre ceux dont la présence est nécessaire et dont je ne puis me passer.
Elle n'avait plus de contact avec aucune créature sinon par nécessité ; elle ne souffrait pas qu'on lui parlât sinon pour chose nécessaire. Quand elle avait besoin d'un service, elle disait :
Faites ceci par charité.
Ce n'était pas son habitude de parler ainsi, elle parlait toujours avec grande simplicité et liberté avec toute personne et elle acceptait les services avec amour, se montrant toujours obligée à qui lui rendait service. Mais après cette vision, elle ne pouvait plus considérer qu'on lui eût rendu service comme à elle-même, mais seulement par amour de Dieu.
Elle ne pouvait plus parler avec aucune créature, elle ne voulait plus qu'on lui adressât la parole, sinon pour ce dont elle ne pouvait se passer. Elle ne voulait voir et ne laissait approcher personne.
Ceux qui l'entouraient pour son service accoutumé la servaient comme avec discrétion pour éviter de l'importuner. Elle était si absorbée dans son intérieur qu'elle ne pouvait plus se servir de son humanité en quelle chose terrestre que ce fût. Cette vue se prolongea environ deux jours. Elle paraissait une créature hors de tout sentiment, qui ne trouvait plus de repos sur terre.
Le 2s août, fête de saint Augustin, elle eut une nuit très pénible et pendant la journée, elle subit encore un feu très violent et tel qu'il la brûlait tout entière avec un grand tourment. D'une façon générale, on put constater dans les quatre mois qui précédèrent sa mort, qu'aux jours de fêtes, surtout de la Madone, des apôtres et des martyrs, elle ressentait plus de souffrances et de tourments qu'aux autres jours ; elle ne manqua jamais de participer à la passion des saints dont on célébrait la fête.
A quel point son martyre intérieur et extérieur fut excessif et douloureux et comment il allait croissant, c'est chose incroyable.
1. Elle est arrivée à cet anéantissement d'elle-même et à cette transformation en Dieu sommet de son évolution mystique.
1s0
Qui l'a vu de ses propres yeux ne sait comment exprimer en langage humain ce que Dieu opérait en cette créature. Tout comme si elle eût été morte, elle ne pouvait recevoir d'aucune chose créée le moindre soulagement. Elle avait toujours autour d'elle de nombreuses personnes qui se seraient volontiers tiré du sang pour lui venir en aide ; impuissantes à lui donner le moindre réconfort, elles ne savaient que faire. Pas davantage, les médecins ne trouvaient à son mal aucun remède, ni en forme d'aliment, ni d'aucune autre manière. Cette humanité demeurait resserrée en elle-même et toujours brûlée d'un feu continuel. Elle disait :
Toute l'eau de la terre ne me donnerait pas le moindre soulagement ni rafraîchissement.
On le constatait par une expérience continuelle. En effet, il arrivait souvent que, voulant boire, elle en était empêchée et ne pouvait rien prendre. Si cependant elle arrivait à absorber quelque gouttelette, elle n'en était pas rafraîchie parce que le feu intérieur la consumait en ce même instant. Il en était de même de tout soulagement qu'elle eût pu prendre en chose créée et elle demeurait continuellement en cet état.
On vit encore qu'il y avait comme une corde qui lui sortait du coeur et tordait tous ses nerff de la tête aux pieds. A cause de quoi elle gardait les yeux presque continuellement fermés par l'effet de cette violence intérieure. S'il lui arrivait quelquefois de les ouvrir, elle ne voyait presque rien, tant ses souffrances la suffoquaient.
On s'aperçut quelquefois qu'il lui était impossible de remuer la bouche ni la langue, ni de mouvoir sans aide bras ni jambes, surtout le côté gauche, ses nerff se contractaient de telle façon qu'elle ne voyait plus de ses yeux. Elle se trouva dans ce tourment jusqu'à trois et quatre heures quelquefois, avec tant de douleur que c'est chose incroyable et qui ne se peut dire. Ses entrailles aussi étaient cruellement tourmentées ; elle se tordait avec des cris jusqu'au ciel, mais quant à la volonté, elle était toujours très contente et satisfaite et elle le disait souvent.
Certaines fois, elle était si brûlante qu'on ne pouvait la toucher à cause de la grande douleur qu'elle en ressentait. Sa langue et ses lèvres étaient si brûlantes qu'elles semblaient proprement du feu ; elle restait sans mouvement, sans parole, sans voir ; quand elle était ainsi immobile, elle en avait plus de tourment que lorsqu'elle pouvait
1s1
crier et s'agiter dans le lit. Elle était aussi d'une telle sensibilité qu'on n'eût pu toucher d'aucune façon les draps, ni même les bois de son lit, ni aucun des cheveux de sa tête, parce qu'elle criait comme si on l'avait grièvement blessée.
Par suite de l'ardeur extrême de ce grand feu d'amour, elle devint toute jaune comme de couleur safran. C'était le signe manifeste que cette humanité se consumait tout entière en ce feu du divin amour, comme dans un purgatoire. De là provient que certaines fois elle était toute froide, d'autres fois toute brûlante ; elle restait quelquefois sans aucun pouls et en d'autres moments elle l'avait bon, cela provenait de la variété des opérations que l'Esprit accomplissait en son intérieur.
Elle était souvent absorbée au point qu'elle paraissait dormir ; elle sortait de cette absorption, certaines fois toute rétablie, et d'autres fois toute rompue, endolorie et brisée, au point de ne pouvoir plus remuer. Ceux qui la servaient ne pouvaient distinguer l'une de l'autre ces opérations. Quand elle en sortait ainsi abattue, revenue à elle :
Pourquoi m'avez-vous laissée dans cette torpeur ? j'en suis presque morte.
Quand l'esprit saisissait l'humanité, il la tenait suffoquée, loin de toute chose créée et il la maintenait ainsi autant qu'il plaisait à Dieu, Elle en restait comme morte, ensuite Dieu la laissait reposer un peu et son état semblait s'améliorer. Quelquefois un bras, une jambe, une main étaient saisis d'un tremblement ; on voyait qu'un spasme la prenait à l'intérieur et elle souffrait presque sans arrêt de très grandes douleurs aux flancs, aux épaules, au ventre, aux pieds et au cerveau. On voyait que Dieu lui enlevait peu à peu toutes voies et moyens par quoi l'humanité eût pu s'accrocher. Aujourd'hui lui plaisait l'odeur du vin et elle s'en humectait les mains et la face avec grand plaisir, et le lendemain elle l'avait en tel dégoût qu'elle ne le pouvait plus voir ni sentir dans sa chambre.
Le 2 septembre, elle était d'une grande lassitude. Les assistants s'eflorcaient de la fortifier en lui donnant quelque chose à prendre, mais elle n'en était que plus mal. La violence qu'elle se faisait pour prendre la nourriture était si grande qu'elle semblait devoir expirer à force de vomissements et d'angoisses, et l'on en fit plus d'une fois l'expérience. Bref, on ne trouvait aucun moyen, aucune manière
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par invention humaine, de lui porter secours. C'était chose étonnante à voir que tout ce qu'on lui donnait (la sainte communion exceptée) elle le remettait et l'expérience s'en fit souvent. Quant à la sainte communion, elle la recevait avidement, sans peine ni difficulté. Aussi disait-elle que dès qu'elle l'avait en bouche, tout aussitôt elle la sentait au coeur. Il semblait que l'esprit disait : Je ne veux plus de nourriture, sinon spirituelle. C'est pourquoi les médecins finirent par conclure qu'il n'y avait plus lieu de tenter de telles expériences, puisqu'elles ne lui faisaient que du tort, ainsi qu'elle-même l'avait prédit longtemps à l'avance, Aussi la laissa-t-on dans cet état, sans remède ni intérieur ni extérieur ; il devenait manifeste que l'esprit ne voulait plus qu'il fût encore besoin de secours humain et l'on connut que c'était présomption de vouloir soutenir au moyen de ressources et de forces humaines l'arche que Dieu régit et gouverne par lui-même.
Ce jour-là, un médecin de ses amis vint la visiter. Il était vêtu d'écarlate ; en le voyant, elle crut voir un séraphin embrasé de l'amour divin, et toute remuée intérieurement par cette vue, elle supporta un peu de temps sa présence pour ne pas lui faire de peine, mais ensuite ne pouvant l'endurer davantage, elle lui dit :
Messire, je ne peux souffrir plus longtemps de voir ce vêtement que vous portez, à cause du souvenir qu'il me représente.
Le médecin s'éloigna un moment et revint vêtu d'autre manière 1.
Elle parlait fort peu, incapable d'entendre parler; de faiblesse elle gisait toute lasse, avec un grand feu enfermé dans son sein et qui ne la quittait pas. Pour se rafraîchir, il lui était impossible d'absorber une goutte d'eau ; elle s'en humectait souvent la bouche, mais aussitôt la rejetait et cela lui arrivait souvent.
Le lendemain 2, on lui donna un peu de poulet pilé ; à ce moment, elle posa sa tête sur l'oreiller, les yeux clos, sans rien dire, et elle resta ainsi environ douze heures, comme une chose immobile et insensible. Mais quand vint son heure de communier, elle fit signe qu'on appelât le confesseur. Celui-ci comprit qu'elle voulait communier, et craignant qu'elle ne pût avaler le sacrement, il lui dit:
« Comment ferez-vous pour l'avaler ? » Mais elle, la figure joyeuse, faisait signe qu'on n'eût point peur. Elle reçut donc la communion
I. Sans doute un sub-délire causé par sa faiblesse extrême.
2. Le 3 septembre.
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et elle demeura ensuite avec une figure joyeuse et vermeille semblable à un séraphin ; sa joie intérieure était si grande qu'elle apparaissait à l'extérieur. Revigorée par le sacrement, elle se mit à parler. On lui demanda comment elle avait fait pour pouvoir communier ; elle répondit qu'au même moment qu'elle l'eut dans la bouche, elle l'avait senti au coeur et qu'elle ne pouvait rien absorber sinon avec de grandes souffrances, à l'exception de ce sacrement, Un autre jour, elle eut grand froid au bras droit et ensuite une telle douleur et si intolérable qu'elle poussait de hauts cris. Elle
disait ensuite :
Quant à la volonté, bienvenue toute peine de la part de Dieu.
Cette souffrance dura environ huit heures, sans soulagement ; à l'heure accoutumée elle communia avec cette même bouche desséchée et chacun s'étonnait comment au même instant le sacrement lui entrait au coeur.
Le jour suivant, comme elle était en grande peine et tourment, elle étendit les bras de façon qu'elle semblait un corps cloué en croix. Comme elle était à l'intérieur, ainsi se montrait-elle à l'extérieur ; ce qui me donne à croire en vérité que les stigmates spirituels furent imprimés par son Amour dans son corps tant affligé et crucifié 1. Quoiqu'on ne les vît point à l'extérieur, on pouvait cependant les discerner à la passion qu'elle ressentait ; elle souffrait dans son corps cette douleur que son Amour avait soufferte en croix, tout comme on le lit de l'apôtre qui portait les stigmates de Notre Seigneur Jésus-Christ, non sans doute extérieurement, mais en son intérieur par le grand amour et le désir qu'il ressentait en soi de son Maître.
En preuve que cette bienheureuse dame portait en son intérieur les stigmates, on lui présenta une grande coupe d'argent à pied très élevé, pleine d'eau fraîche pour lui rafraîchir les mains ; à cause du grand feu qu'elle avait au paumes, elle y ressentait une douleur intolérable. En mettant les mains dans l'eau, elle la rendit si bouillante que le pied même de la coupe en fut échauffé. Elle souffrait aussi une chaleur ardente et douloureuse aux pieds et c'est pourquoi elle les
1. il n'y eut donc pas de stigmates visibles. Quant aux stigmates invisibles, à l'instar de Catherine de Sienne, dont le souvenir hante l'esprit du biographe, rien dans les déclarations de notre Génoise ne permet de les lui attribuer. Ce passage manque au ms. D ce qui donne à penser que cette supposition ne se forma qu'après 1520.
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tenait découverts. De même, elle endurait à la tête une grande chaleur et beaucoup de douleur 1.
Une fille spirituelle, nommée Argentina, qui la servait, raconta comment la nuit suivante cette bienheureuse eut à un bras une douleur très grande de sorte qu'il s'allongea d'une demi-palme 2.
Et quoiqu'elle endurât des peines à ce point excessives et intolérables, jamais néanmoins elle ne dit un seul mot sur l'origine de tant de souffrances. Il est vrai cependant qu'un peu avant sa dernière maladie, elle prédit qu'elle aurait à souffrir d'un si grand mal qui ne serait pas naturel, mais tout différent des autres et qu'elle en mourrait. Elle prédit de même qu'avant sa mort, elle aurait en elle les stigmates et les mystères de la passion, La susdite Argentina le révéla ensuite à de nombreuses personnes.
Or, tandis que cette bienheureuse était ainsi les bras étendus avec tant de douleurs qu'elle ne pouvait remuer, elle disait :
Bienvenue cette passion et tout autre événement envoyé de cette douce disposition de Dieu. Voilà trente-six ans environ que tu m'as, ô doux Amour, éclairée, et depuis lors j'ai toujours désiré de souffrir à l'intérieur et à l'extérieur. Pour avoir eu ce désir, jamais je n'ai cru ressentir aucune souffrance, mais bien plutôt (quoique toutes les peines et douleurs que j'ai elles aient paru à l'extérieur de grands tourments) par suite de ta disposition tout m'a semblé très doux et de grand contentement dans mon coeur. Maintenant je touche à la fin, je viens à toi avec cette souffrance extrême à l'intérieur et à l'extérieur et de la tête aux pieds. Je ne crois pas qu'un corps d'homme, quelle que soit sa vigueur, puisse supporter cette souffrance démesurée. Il me semble qu'une telle souffrance devrait non seulement faire mourir un corps de chair et d'os, mais détruire un corps de fer ou de diamant. D'où il apparaît clairement que tu es celui qui régit et gouverne toute chose avec ta disposition juste et sainte, par laquelle tu ne veux pas encore que je meure. Et quoique j'aie à supporter en ce corps tant de tourments et si excessif sans le moindre remède, je me trouve cependant dans une telle force et dans une telle disposition que je ne puis dire que je souffre ; il me semble au contraire demeurer continuellement dans un grand contentement qui m'est si agréable et si aimable que je ne puis l'exprimer ni même le concevoir.
Le 5 septembre, quand elle eut communié à l'heure habituelle, le sacrement lui passa au coeur, comme c'était l'ordinaire. Elle eut
1. ce récit manque au ms. D. Il doit provenir d'Argentino del Sala.
2. ce récit manque de même au ms. D. - Argentina, qui prétend avoir constaté ce phénomène, ne mérite pas un crédit sans réserves, comme nous l'avons observé plus haut et le ferons encore plus loin. Aussi bien, en ce cas précis, le biographe relate simplement ses dires sans vouloir les prendre à son compte. La palme vaut environ 25-30 cm.
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tout à coup une vision. Elle se voyait morte et son cadavre dans un cercueil et tout autour nombre de religieux vêtus de noir. Cela lui donna grande joie, mais ensuite elle eut quelque remords de cette joie et s'en confessa à son confesseur, se reprochant de s'être réjouie de sa mort. On lui donna un jaune d'oeuf ; elle le prit et le fit passer jusqu'en son estomac et peu après elle le rejeta entier, comme elle l'avait pris, avec un vomissement si violent et une telle oppression qu'on craignait qu'elle en mourût. Le feu intérieur allait toujours croissant, il l'affaiblissait et la consumait à tel point qu'elle ne pouvait plus se mouvoir; elle restait immobile sur le côté droit, comme ligotée dans un cachot et tourmentée sans relâche.
Le 6 du même mois, elle eut au coeur un nouveau clou qui lui causa une souffrance beaucoup plus grande qu'à l'ordinaire ; c'était afin qu'elle ressentît la plaie du côté de son doux Amour. Cette douleur dura environ dix heures et elle en sortit si affaiblie et si dolente qu'elle paraissait morte. Elle criait avec force, surtout quand elle se réveilla de ce qui paraissait un repos et n'en était point, mais plutôt défaillance et oppression des sens tourmentés. Il en arrivait ainsi parce que l'intérieur étouflhit l'extérieur, mais les assistants croyaient que c'était un repos, ne s'avisant pas de cette suffocation. Il sembla alors à son confesseur et aux autres, que ce feu s'était concentré au coeur et la ferait bientôt mourir.
Elle communia avec une grande joie et le sacrement, comme à l'accoutumée, passa au coeur tout aussitôt. Il lui vint alors un nouveau feu, par suite de quoi une grande chaleur s'échappait de son oreille gauche ; l'oreille était rouge et brûlante au point que, lorsqu'on y mettait la main, on y sentait cette grande chaleur. Cela dura environ trois heures. Ce corps paraissait tout plein de feu, d'où provenait que l'urine était comme du sang et très douloureuse l.
Le 7, elle communia à son ordinaire avec toutes les circonstances susdites, sans manger ni boire, et vers les vingt heures lui vint au coeur une allégresse nouvelle, qui fut si excessive qu'elle ne put la contenir. Elle l'exprima pendant près de deux heures avec un rire continuel. Après quoi elle vit un rayon du divin amour, tellement disproportionné à l'humanité qu'elle ne le pouvait supporter, d'autant moins qu'elle était très faible. L'esprit s'accordait à ce
1.Ces phénomènes s'accordent avec l'hypothèse d'un cancer à la région gastrique. Ils n'excluent pas l'opération mystique de la grâce se poursuivant à travers la destruction progressive de ce corps rongé par le mal
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rayon et l'humanité se liquéfiait d'autant plus, parce qu'elle était abandonnée à sa naturelle faiblesse sans aucun soutien.
Elle vit ensuite une grande échelle de feu, où petit à petit elle était tirée. D'autres vues lui furent données ; elle en ressentait une grande joie qui apparaissait au-dehors dans ses yeux et cela dura environ quatre heures. Elle demeura ensuite avec un tel incendie d'amour divin dans son humanité qu'elle brûlait tout entière ; il lui semblait aussi que le monde entier était en feu. Elle demanda s'il en était ainsi et elle fit ouvrir les fenêtres pour s'en assurer, et elle resta toute cette nuit sous cette impression. Ainsi se vérifia ce qu'elle avait auparavant prédit, qu'il eût mieux valu pour son humanité de se trouver dans une fournaise ardente de feu matériel, plutôt que de subir cet autre feu surnaturel du divin amour, dont l'incendie devait nécessairement la consumer et la détruire dans sa nature.
Le s, elle communia à l'heure habituelle et de la manière accoutumée avec les circonstances déjà décrites. Il lui resta une grande faiblesse ; elle disait que si ces vues avaient duré plus longtemps, elle en serait morte.
Le 9, elle communia ainsi qu'à l'ordinaire sans boire ni manger, et tout d'un coup lui fut donnée la vue de ses misères par où elle était passée. Cela lui donna une grande peine d'esprit ; quand elle put parler, elle les dit, et de cette façon elle en fut délivrée. Ce n'était point là des choses de quelque importance, mais toute ombre de faute, même la plus légère, lui était insupportable, Elle vit ensuite ce que c'est qu'un esprit pur et net, ou rien ne peut plus pénétrer, sinon le souvenir des choses divines. A cette vue, elle se mit à sourire en disant :
Oh ! si quelqu'un se trouvait à ce degré au moment de la mort 1...
Comme si elle eut voulu dire : quel serait le bonheur de cette créature. Son visage resta joyeux tandis qu'elle était dans la stupeur et le saisissement au point de paraître une chose inerte et insensible. Moins d'une heure après, un nouveau rayon de feu divin lui fut révélé. Elle multipliait les gestes de joie, on la voyait toute réjouie, mais elle ne pouvait expliquer ce qu'elle ressentait. Chacun cependant se rendait compte qu'elle était plus au ciel par l'esprit que sur la terre par le corps, d'autant plus qu'elle vivait sans aucun rafraîchissement terrestre.
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Le 10, elle communia - elle ne vivait d'aucune autre nourriture - et le feu intérieur allait toujours croissant. Elle eut beaucoup de pensées et d'imaginations de toute sorte de péchés, à quoi jamais elle n'avait songé. Cela ne lui causait aucune inquiétude, mais leur seule pensée lui donnait grand tourment. Ce jour-là, ceux qui l'assistaient, voyant sa grande faiblesse et qu'elle restait si longtemps sans nourriture, firent venir une nouvelle fois en consultation dix médecins - dont plus d'un vit encore aujourd'hui - pour voir s'il leur était possible au moyen de leur art médical de remédier quelque peu à sa maladie. Ces médecins lui portaient grande compassion mais ne pouvaient croire que tout fût en elle opération divine totalement étrangère à la science et à l'expérience des hommes, L'ayant palpée, ayant examiné toute chose avec grande diligence, et ensuite étudiant et débattant le cas entre eux dix, ils finirent par conclure (comme qui va à une fontaine desséchée revient sans eau) que ce cas ne se trouvait pas dans leurs livres. Ils avouèrent sans détour que c'était une chose surnaturelle et divine, puisque ni le pouls ni l'urine ni quelqu'autre indice que ce fût ne décelait la nature de cette infirmité. Ainsi, déconcertés, se recommandant à ses prières, ils la laissèrent.
Ce même jour, elle eut un tel feu qu'elle semblait brûler tout entière. Pour la rafraîchir, on lui donnait sans cesse de l'eau à la bouche, mais elle la rejetait aussitôt sans que la plus petite gouttelette parvînt à l'estomac. Ces personnes qui lui donnaient à boire se relayaient autour d'elle pour suffire à l'impétuosité qu'elle mettait à prendre de l'eau et tout aussitôt à la rejeter. Elles croyaient n'avoir jamais assez d'eau pour l'ardeur violente de l'humanité qui aspirait à se désaltérer, Chacun s'émerveillait extrêmement qu'elle put rester si longtemps sans manger ni boire, au milieu d'un tel martyre et avec un corps défait à ce point. Cependant par l'intelligence, le langage et aussi le pouls, du moins quand elle n'était pas oppressée par les accidents qui lui survenaient, elle semblait comme en santé, mais quand elle était oppressée, elle paraissait morte sans espoir d'en revenir jamais. Et puis tout d'un coup on voyait le contraire. C'est pourquoi on comprenait clairement que toutes ces opérations étaient ordonnées par la bonté divine, et tous s'en étonnaient grandement et s'émerveillaient, n'ayant jamais vu de pareils effets divins.
Le 12, elle communia comme elle avait coutume, toujours sans goûter à aucune autre nourriture. Elle resta ensuite fort longtemps sans parler. Comme on lui humectait la bouche, elle dit :
1ss
J'étouffe.
Elle parlait ainsi parce qu'une gouttelette d'eau avait glissé dans sa gorge sans qu'elle pût l'avaler. Elle demeura ensuite toute cette journée sans parler ni ouvrir les yeux, sans manger ni boire ; c'est par signes qu'elle demandait ce qui lui était nécessaire, mais son intelligence était bonne, comme aussi le pouls ; elle ne semblait pas malade mais d'une faiblesse extrême. A 10 heures de la nuit, elle se plaignit intensément d'un très grand feu, il lui sortit de la bouche un sang caillé très noir et il lui vint sur tout le corps des taches noires, le tout avec une souffrance très grande. Sa vue s'affaiblissait au point qu'elle ne reconnaissait ni ne distinguait personne.
Le 13, à la vingt-troisième heure, il sortit de son corps beaucoup de sang caillé et noir. Cela dura toute la nuit, de sorte qu'elle resta plus faible encore. Cependant, elle communia à son heure habituelle 1.
A la vue de tout ce sang si chaud, qui rendait brûlants les vases où on l'avait mis, chacun s'étonnait sans comprendre comment elle n'expirait pas. On avouait que c'était bien vrai ce qu'elle disait du feu ardent qu'elle endurait, puisqu'on le constatait à des phénomènes manifestes. Ce sang était si brûlant et si chaud qu'il était nécessaire, là où il avait atteint les chairs, de les rafraîchir avec de l'eau de rose.
Une fois, elle remplit de ce sang une coupe d'argent. Il était si chaud que cette chaleur atteignit le dessous de la coupe. Il s'y marqua une tache si forte qu'on ne put jamais l'enlever quoi qu'on y fît.
A partir de ce moment, elle fixa les yeux sur le plafond, remuant fréquemment les lèvres et les mains. Les assistants lui demandèrent ce qu'elle voyait. Elle dit :
Chassez cette bête...
Il ne fut pas possible de comprendre la suite.
1. L'heure habituelle étant six heures du matin il faut comprendre que cette communion se fit, la nuit passée, le 14 septembre.
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Enfin, le 14 de ce mois de septembre, cette bienheureuse Catherine évacua tant de sang qu'on pût croire que son corps se vidait de tout élément liquide ; ce qu'elle n'avait pas rejeté avait dû être consumé par ce feu intérieur continuel. Le pouls était devenu fin comme un cheveu, souvent même on ne le trouvait pas, mais l'intelligence restait saine. Elle parla beaucoup cette nuit, elle communia comme d'habitude et resta ainsi toute cette journée et la nuit suivante jusqu'à six heures. Étaient présentes, beaucoup de personnes qui lui étaient dévouées, qui furent témoins successivement de tout ce qui a été dit plus haut et de ce qu'on dira dans la suite.
Quand il fut six heures de la nuit 1, on lui demanda si elle voulait communier, et comme elle s'informait s'il était l'heure habituelle, il lui fut répondu qu'on n'y était pas encore. Alors elle leva vers le ciel le doigt de la main voulant signifier par là (comme on peut le croire) qu'elle devait aller communier au ciel et s'y unir totalement à son Amour et triompher avec lui éternellement. Comme jusqu'à ce temps elle avait vécu privée de toutes les choses de la terre, ainsi voyant arrivée son heure, elle comprit qu'elle n'avait plus besoin sur terre de la communion.
A ce moment même, cette âme bienheureuse, en grande paix et tranquillité, doucement, s'exhala de cette vie et s'envola à son doux Amour 2 tant désiré.
1. Six heures du matin, heure habituelle de la communion. Donc, si nous comprenons bien, la nuit du 14 au 15 septembre s'achève.
2. Dans les éditions plus récentes de la Vita et les traductions qui en dépendent, on ajouta que la sainte, immédiatement avant de mourir, avait prononcé les paroles du psaume :
< Entre tes mains, Seigneur, je remets mon esprit> (Ps.,30, 6; S.Luc,23,46).Invention d'hagiographc.
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Après qu'elle fut morte, on vit se répandre sur tout son corps cette couleur jaune qui au début ne se trouvait qu'à hauteur du coeur. Ce phénomène signifiait que ce divin feu avait tout envahi et qu'il avait peu à peu rongé toute cette humanité maintenue vivante dans la chair pour être consumée tout entière jusqu'à la moindre étincelle. Alors, délivrée de toute peine, elle sortit de ce purgatoire et s'envola, bienheureuse, vers son Amour. On doit croire que là-haut elle a été placée dans les choeurs de séraphins enflammés.
Puisqu'elle a été pendant sa vie purifiée à ce point dans un tel feu d'amour, il est à croire que le Seigneur l'a placée et exaltée dans un tel degré d'excellence et de splendeur. Il ne semble pas déraissonnable de l'admettre puisque cela ne s'écarte en rien de la rectitude de la foi chrétienne. Que l'on considère surtout le point de départ quand elle fut blessée du divin Amour, et le développement de cette vie entière et les preuves qu'on en eut au cours de longues années dans sa conduite.
Jusqu'à son dernier soupir, elle garda toute son intelligence.
Jusqu'au jour qui précéda sa mort, bien qu'elle n'eût plus de pouls, elle ne resta pas une demi-heure sans parler, ainsi que le rapportent plusieurs personnes d'autorité parmi ses intimes et ses fils spirituels qui étaient présents.
.....
Ce bienheureux trépas eut lieu l'an mil cinq cent dix, le quatorze de septembre à la sixième heure de la nuit, peu avant l'heure à laquelle elle avait accoutumé de communier 1.
Beaucoup de personnes eurent des visions diverses en cette heure même où elle montait aux cieux. Il semblait que toutes parlaient d'une même voix et que toutes avaient été présentes. Qui dormait fut éveillé, qui veillait fut averti, qui priait reçut assurance, qui était loin et qui était près, tous disaient de même ; il y eut tant de choses perçues par toute sorte de personnes qu'il serait trop long de les raconter.
Quant à son confesseur, il n'eut de toute cette nuit et de tout le jour suivant aucune nouvelle. Le surlendemain il voulut célébrer une messe des morts pour elle en particulier, mais il n'y put jamais
i. Comme on l'a noté plus haut il semble bien qu'on doive comprendre : le 15 septembre à Six heures du matin....
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réussir mais seulement en général. Le jour qui suivit, il lui arriva de célébrer une messe de plusieurs martyrs, sans penser aucunement à cette bienheureuse dame. Quand il commenca de réciter l'introït qui dit : Le salut des justes est dans le Seigneur, en cet instant il fut tout remué en esprit. Tout le martyre de la bienheureuse lui fut montré ; à chaque parole qu'il prononçait, il lui était donné à connaître que tout s'adaptait au martyre qu'elle avait subi. L'épître disait : les âmes des justes sont dans la main de Dieu, et l'évangile : gardez-vous du levain des pharisiens ; et chaque mot semblait le blesser au coeur de dévotion et de compassion et il fut contraint de pleurer si impétueusement qu'il crut ne pouvoir achever la messe. L'abondance des larmes l'empêchait de lire et l'attendrissement de son coeur sur un tel martyre, de prononcer les paroles. Mais en même temps qu'il pleurait, jaillissaient en lui une joie intérieure et un grand contentement des dispositions divines et du repos qu'elle avait.
Tous ceux qui entendaient cette messe (c'étaient de nombreux dévots de la bienheureuse Catherine) furent contraints de pleurer, ce qui jeta ce confesseur dans le saisissement et la stupeur et c'est à grand'peine qu'il acheva la messe. Celle-ci finie, il fut forcé de pleurer à part soi pendant une demi-heure avant de pouvoir réjouir un peu son coeur. Mais à partir de ce moment, il n'eut plus aucune tristesse, il lui reste dans l'esprit une vue claire et nette de la grandeur du martyre de cette dame élue; tout ce qu'il avait vu des yeux du corps et appris par longue expérience ne lui paraissait presque plus rien en comparaison de ce qu'il en comprenait désormais. Si Dieu ne l'avait secouru par cette vision, il serait mort de douleur.
Suivent des apparitions et paroles surnaturelles aux intimes de la sainte et à d'autres. Ces récits manquent au ms. D et sont mal attestés, c'est pourquoi ils ne sont pas reproduits dans la présente traduction.
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Le corps de cette bienheureuse fut enterré dans l'église du grand hôpital de la cité de Gênes, où elle s'était consacrée au service des malades durant de longues années. Il fut d'abord déposé provisoirement dans un cercueil de bois le long d'un mur sans qu'on eût remarqué qu'il y avait dessous une conduite d'eau, et il resta là environ dix-huit mois. Après quoi la fosse se rompit et le cercueil s'ouvrit. On découvrit qu'à cause de l'humidité, les vers s'étaient multipliés ; il y en avait beaucoup, blancs et gros, dans l'étoupe qui garnissait le cercueil et cependant pas un seul ne s'était mis sur le saint corps. On le trouva entier de la tête aux pieds sans lésion aucune et la chair, quand on la palpait, paraissait au toucher une chair desséchée et non consumée.
Quand on ouvrit la fosse, il accourut beaucoup de monde pour voir ce saint corps ainsi conservé et il fut nécessaire de l'exposer en public pendant huit jours de suite, et il fut enfermé dans une chapelle afin qu'on pût le voir mais non le toucher parce qu'on avait dérobé un ongle. Tout le monde s'étonnait en voyant que tous les linges qui avaient enveloppé le saint corps et de même le cercueil de bois étaient pourris et gâtés, alors que le saint corps restait intact et sans aucune tache ; à l'endroit du coeur, la peau était encore rouge, en signe de l'amour brûlant qu'il avait porté en soi. l.e reste du corps était jaune, comme on l'a dit plus haut, de façon que chacun voyait clairement que tout était oeuvre divine.
Beaucoup furent exaucés pour s'être recommandés à elle. Entre autres, il y eut une dévote malade qui l'avait contemplée en vision
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la nuit précédente et lui avait demandé la grâce de la santé. La plus grande partie de l'année, elle était incapable de se mouvoir à cause de son mal, et en ce temps même elle gardait le lit, sa maladie s'étant fort aggravée. Elle se fit porter à l'église tout près du saint corps et, prenant de ces linges moisis qui entouraient le corps, elle les appliqua à l'endroit douloureux en se recommandant à cette bienheureuse. Au même instant, elle fut guérie et elle s'en retouma seule et sans l'aide de personne à sa maison. Elle garda pour la faveur reçue tant de dévotion à la bienheureuse que chaque année au même jour elle faisait chanter une messe de Notre-Dame et elle disposa par testament qu'il en serait fait ainsi après sa mort à perpétuité.
Cette bienheureuse Catherine est en grande dévotion, à cause de sa sainte vie enrichie et illuminée de tant de grâces extraordinaires dont elle fut habituellement favorisée pendant trente-six ans environ, et pour avoir enduré avec tant de patience un martyre si long, si pesant, si cruel. A quoi s'ajoute que son corps, après avoir été tant de mois dans un lieu si humide et par suite plus apte à la corruption par les vers et les linges moisis et corrompus, est resté ainsi sans lésion ni corruption.
Plusieurs mois avant de mourir, cette sainte âme avait disposé et voulu, qu'après sa mort on lui ouvrirait le corps et,garderait son coeur à part. A cause du grand feu qu'elle y ressentait, elle pensait qu'il serait trouvé tout brûlé d'amour. Il serait, pensait-elle, devenu un signe et un emblème expressif, comme on le lit de saint Ignace et de beaucoup d'autres et spécialement de la bienheureuse Claire de Montefalco. Mais ses amis n'osèrent pas accomplir son dessein 1.
Après cela, ce saint corps fut déposé en lieu élevé dans un sépulcre de marbre en l'église de l'hôpital. Mais la foule des visiteurs et l'incommodité qu'ils y avaient fit qu'on le déposa dans un endroit moins élevé où il se trouve encore jusqu'en cette année I55I, comme chacun peut voir 2.
1. On peut douter que Catherine ait émis ce voeu et donné cette assurance peu en accord avec l'oubli d'elle-même et l'abandon à Dieu qui la caractérisaient.
2. Le ms. D donne une finale plus courte, f. 77v-7s, avec des variantes intéressantes.
L'une indique que le texte fut achevé en I520. La voici.
Beaucoup de personnes qui se sont recommandées à elle ont été exaucées. Et ainsi ce saint corps reste en grande dévotion à chacun, en considération de sa sainte vie accompagnée de tant de grâces particulières devenues habituelles pendant trente-cinq ans environ, pour finir par un si grand marty-re avec tant de patience et une incroyable charité.
A voir ce corps ainsi conservé intact, tout comme au moment de la sépulture, sans vers ni odeur (sauf un faible relent) chacun s'étonnait. Surle coeur la peau était encore rouge, signe de l'amour qu’elle y avait toujours porté ; tout le reste du corps était jaune.
Il y a déjà dix ons qu'il demeure dans cettc intégrité. Il se trouve élevé dans un tombeau
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Maintenant ceux qui ont vu et approché de longues années ces opérations miraculeuses intérieures et extérieures et qui en acquirent une claire expérience par les soins qu'ils ont eu d'elle, quand ils considèrent que tout ce qu'on peut dire et écrire de ces choses surprenantes n'est rien à côté de ce que fut la réalité, ils sont tentés de déchirer ou jeter au feu ce qu'ils ont écrit.
Ce qui les touche surtout, c'est que la pauvreté et l'étroitesse des mots ne donnent rien ou presque rien à comprendre. Mais pour satisfaire au désir de quelques personnes pieuses, le Seigneur Dieu a permis, pour le salut des âmes, qu'un si grand trésor ne soit pas tenu caché.
Il nous reste à prier ce miséricordieux Seigneur que par l'intercession de cette âme bienheureuse, il nous accorde l'abondance de son amour, afin que tous nous puissions croître de vertu en vertu et enfin aller jouir de l'éternelle béatitude avec celui qui règne aux siècles des siècles.
S'ACHÈVE LA VIE DE LA NOBLE DAME CATHERINETTE ADORNO
de marbre, placé dans un cercueil de bois, dans l'église susdite. Beaucoup de personnes lui ont grande dévotion, souvent leurs prières ont été exaucées, et cette dévotion continue de s'accroitre principalement chez eux qui l'ont connue.
A celui qui a pu voir pendant quinze ans environ ce qui s'est opéré en elle et a pu le connaître par expérience intérieure et extérieure, il apparait que tout ce qu'on en dit n'est rien en comparaison de la réalité ; voyant ensuite ce qui en est écrit, il lui est venu l'envie de tout déchirer. Il lui semble que les mois si faibles et si pauvres dont il s'est servi en écrivant ne peuvent rien faire comprendre. Mais Dieu a permis qu'il écrive ces choses et qu'il les conserve pour quelques âmes particulièrement éclairées.
Très chère fille, j'achève ici d'écrire cette oeuvre. Je crois qu'il y a beaucoup de fautes; j'en suis responsable ne sachant pour ma part ni écrire ni composer une oeuvre. Aussi me pardonnerez-vous si vous trouvez quelque erreur dans la manière d'écrire. En composant, j'ai écrit comme j'ai trouvé.
Je ne vous dis qu'une chose, c'est que jamais dans ma vie je n'ai pris autant de peine à quoi que ce soit que j'aie écrit. Qu'il vous plaise de prier pour l'écrivain (ou le scribe?).
- Qui est l'auteur ? Il se décrit lui-même. Pendant quinze ans environ il a été en relations intimes avec la sainte et connu tout ce que s'opérait en elle. Ce doit être Marabotto, directeur spirituel et gérant de ses affaires, de 1495 à I5I0. Il adresse son travail à une fille spirituelle, Peut-être Battistina Vernazza. Il a écrit comme il a trouvé, soit dans sa mémoire, soit plutôt dans les mémoires rédigés par lui et par d'autres témoins.
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(199 à 201 note préliminaire au Traité du Purgatoire qui formait le chapitre XLI dans la première élaboration de la Vita)
DE LA DITE BIENHEUREUSE DAME CATARINETTA ADORNA
Cette sainte âme encore dans sa chair se trouva établie dans le purgatoire du brûlant amour de Dieu. Il la brûlait toute et la purifiait de ce qu'elle avait à purifier, de façon qu'au sortir de cette vie elle pût être présentée au regard de Dieu son doux amour. Par le moyen de ce brûlant amour, elle comprenait en elle-même dans quel état se trouvent au purgatoire les âmes des fidèles pour purifier toute espèce de rouille et de tache du péché non encore effacée duIant cette vie. Elle-même, établie au purgatoire du feu divin d'amour, se tenait unie à son divin amour, satisfaite de tout ce qu'il opérait en elle ; comprenant qu'il en était ainsi des âmes qui sont au purgatoire, elle disait :
§ I. Parfaite conformité des âmes du purgatoire à la volonté de Dieu
Les âmes qui sont au purgatoire, à ce que je crois comprendre, ne peuvent avoir d'autre choix que d'être en ce lieu puisque telle est la volonté de Dieu qui dans sa justice l'a ainsi décidé. Elles ne peuvent pas davantage se retourner sur elles-mêmes. Elles ne peuvent dire : j'ai fait tels péchés et c'est à cause d'eux que je mérite de me trouver ici. Il ne leur est pas possible de dire : je voudrais ne pas avoir fait tels péchés, parce qu'ainsi j'irais tout de suite en paradis. Pas davantage : celui-là sortira d'ici avant moi. Ni dire : j'en sortirai avant lui 1.
1. Les âmes du purgatoire, livrées tout entières à l'amour, n'ont plus aucune espèce de retour sur elles-mêmes, elles sont incapables de dire je. Catherine de Gènes était arrivée à cette totale abnégation d'elle-même dès son vivant, comme elle le déclare à plusieurs reprises.
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Elles sont incapables d'avoir ni d'elles-mêmes ni des autres aucun souvenir, ni en bien ni en mal, qui puisse augmenter leur souffrance. Elles ont, au contraire, un tel contentement d'être établies dans la condition voulue par Dieu et que Dieu accomplisse en elles tout ce qu'il veut, comme il le veut, qu'elles ne peuvent penser à elles-mêmes ni en ressentir quelque accroissement de peine.
Elles ne voient qu'une chose, la bonté divine qui travaille en elles, cette miséricorde qui s'exerce sur l'homme pour le ramener à Dieu. En conséquence, ni bien ni mal qui leur arrive à elles-mêmes ne peut attirer leur regard. Si ces âmes pouvaient en prendre conscience, elles ne seraient plus dans la pure charité.
Elles ne peuvent non plus considérer qu'elles sont dans ces peines à cause de leurs péchés, cette idée n'entre pas dans leur esprit. Ce serait en effet, une imperfection en acte, chose qui ne peut exister en ce lieu où il est impossible de commettre un péché.
Pourquoi elles sont en purgatoire, cette cause qui est en elles, il ne leur est donné de la voir qu'une seule fois, au moment qu'elles sortent de cette vie, et dans la suite ne la voient plus jamais. Autrement, ce regard serait un retour sur soi.
Étant donc établies en charité et n'en pouvant plus dévier par un acte défectueux, elles sont rendues incapables de rien vouloir, de rien désirer, hormis le pur vouloir de la pure charité. Placées dans ce feu purifiant, elles y sont dans l'ordre voulu par Dieu. Cette disposition divine est pur amour, elles ne peuvent s'en écarter en rien, parce qu'elles sont incapables de commettre un péché, comme aussi de faire un acte méritoire.
§ 2, joie des âmes du purgatoire Leur croissante vision de Dieu La raison de la rouille
[2] Je ne crois pas qu'il puisse se trouver un contentement comparable à celui d'une âme du purgatoire, à l'exception de celui des saints en paradis. Chaque jour s'accroît ce contentement par l'action de Dieu en ces âmes, action qui va croissant comme va se consumant ce qui empêche cette action divine. Cet empêchement, c'est la rouille du péché 1. Le feu consume progressivement cette rouille et ainsi l'âme se découvre de plus en plus à l'influx divin.
De même un objet qu'on aurait recouvert ne peut correspondre à l'éclat du soleil, non point parce que le soleil serait insuffisant, lui qui continue de briller, mais par l'empêchement de ce qui recouvre
1. La rouille n'est pas un reste de péché, une disposition mauvaise de la volonté qui serait l'effet en l'âme des péchés qu'elle a commis durant sa vie terrestre ; c'est une souillure de l'âme, un manque de perfection, suite des péchés d'autrefois, dent la volonté s'est totalement détachée au moment de la mort.
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l'objet. Que vienne à se consumer l'obstacle qui fait écran, l'objet se découvrira à l'action du soleil ; il la subira de plus en plus à mesure que l'obstacle diminuera.
Ainsi la rouille, c'est-à-dire le péché 1, est ce qui recouvre l'âme. Au purgatoire cette rouille est consumée par le feu. Plus elle se consume, plus aussi l'âme s'expose au vrai soleil, à Dieu. Sa joie augmente à mesure que la rouille disparaît et que l'âme s'expose au rayon divin.
Ainsi l'une croît et l'autre diminue jusqu'à ce que le temps soit accompli. Ce n'est pas la souffrance qui diminue, c'est uniquement le temps de rester dans cette peine.
Quant à la volonté, ces âmes ne peuvent jamais dire que ces peines soient des peines, tant elles sont satisfaites des dispositions divines auxquelles leur volonté est unie par pure charité.
§ 3. souffrances des âmes du purgatoire La séparation d'avec Dieu est leur plus grande peine
D'autre part, la peine qu'elles subissent est si extrême qu'il n'est aucune langue qui puisse l'exprimer ni aucune intelligence qui puisse en saisir la moindre étincelle si Dieu ne la lui découvre par une grâce toute spéciale. Cette étincelle, Dieu fit à cette âme la grâce de la lui faire voir, mais je ne puis l'exprimer par la langue. Cette connaissance que Dieu m'a fait voir n'est jamais sortie de mon esprit. J'en dirai ce que je pourrai et ceux-là comprendront à qui le Seigneur daignera ouvrir l'entendement.
[3] La source de toutes les souffrances est le péché, soit originel, soit actuel. Dieu a créé l'âme toute pure et toute simple, sans aucune tache de péché et avec un instinct béatifique qui la porte vers lui.
De cet instinct, le péché originel en quoi elle se trouve la détourne. Le péché actuel, quand il s'y ajoute, l'en détourne plus encore. Plus elle s'en éloigne, plus elle devient mauvaise, puisque Dieu de moins en moins s'accorde avec elle.
Tout ce qu'il peut y avoir de bon dans les créatures n'existe que par la communication que Dieu en fait. Aux créatures non raisonnables, Dieu en fait part selon ses desseins et il ne leur fait jamais défaut.
A la créature raisonnable, à l'âme, il correspond plus ou moins dans la mesure où il la trouve purifiée de l'empêchement du péché. Existe-t-il une âme qui revienne à la première pureté de sa création, l'instinct du bonheur se découvre en elle et s'accroît aussitôt avec une telle véhémence, une telle ardeur de charité l'entraînant vers sa fin dernière, que c'est pour elle chose insupportable d'en être écartée. Plus elle en a la conscience, plus extrême est son tourment.
1. Faute de lecture de l'édition. Il faut lire, comme au ms. D : la rouille du péché, conformément à ce qui est dit huit lignes plus haut.
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§ 4. Différence entre les damnés et les âmes du purgatoire
Les âmes qui sont au purgatoire se trouvent sans la coulpe du péché 1. En conséquence, il n'y a pas d'obstacle entre Dieu et elles, hors cette peine qui les retarde et qui consiste en ce que leur instinct béatifique n'a pas atteint sa pleine perfection.
Voyant en toute certitude combien importe le moindre empêchement, voyant que la justice exige que leur attrait soit retardé, il leur naît au coeur un feu d'une violence extrême, qui ressemble à celui de l'enfer. Il y a la différence du péché qui rend mauvaise la volonté des damnés de l'enfer ; à ceux-ci Dieu ne fait point part de sa bonté.
Ils demeurent dans cette malice désespérée, opposée à la volonté de Dieu.
[4] On voit par là que cette opposition de la volonté mauvaise à la volonté de Dieu est cela même qui constitue le péché. Comme leur volonté s'obstine dans le mal, le péché aussi se maintient. Ceux de l'enfer sont sortis de cette vie avec leur volonté mauvaise. Aussi leur péché n'est pas remis et ne peut l'être, parce qu'ils ne peuvent plus changer de volonté, une fois qu'ils sont sortis ainsi disposés de cette vie.
En ce passage l'âme s'établit définitivement dans le bien ou dans le mal, selon qu'elle s'y trouve par sa volonté délibérée, conformément à ce qui est écrit : « Là où je te trouverai, c'est-à-dire au moment de la mort, avec cette volonté ou du péché ou de rejet et de regret du péché, là je te jugerai 2. » Ce jugement est sans rémission puisque après la mort la liberté du libre vouloir n'est plus sujette au changement. Elle reste fixée dans la disposition où elle se trouvait au moment de la mort.
Ceux de l'enfer, pour s'être trouvés à ce moment avec la volonté de pécher, portent sur eux la coulpe et la peine. Celle-là est infinie; celle-ci n'est pas aussi grave qu'ils l'ont méritée, mais ils la porteront sans fin.
Au contraire, ceux du purgatoire ont seulement la peine, puisque le péché fut effacé au moment de la mort, car ils étaient contrits de leurs fautes et se repentaient d'avoir offensé la bonté de Dieu. Aussi leur peine aura sa fini, elle va diminuant sans cesse dans le temps, comme il a été dit 3.
O misère au-delà de toute misère et d'autant plus lamentable que les hommes aveugles n'y pensent pas !
1. Vue profonde de Catherine. A la mort, tout le sensible disparaît, tout le transitoire s'évanouit. L'âme s'établit dans l'absolu. Il n'y a plus dans l'au-delà de péché véniel. C'est le refus ou le don, total et définitif l'un et l'autre. Dans l'âme au purgatoire règne la charité divine sans mélange d'aucun péché. Catherine y revient plus loin, §6.
2. Ce texte n'est pas dans l'Ecriture sainte ; Ce pourrait être une accomodation d'Ézéchiel, 24, 14.
3. Selon Catherine, la peine diminue, non en intensité mais seulement en durée, à mesure qu'en approche de la délivrance.
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§ 5. Dieu montre sa bonté même envers les damnés
Ce châtiment des damnés n'est pas infini en quantité. La raison en est que la douce bonté divine étend le rayon de sa miséricorde jusqu'en enfer.
En effet, l'homme décédé en état de péché mortel mérite un châtiment infini et pour un temps infini. Mais la miséricorde de Dieu a disposé que seul le temps serait sans fin, et les peines limitées en quantité. En toute justice il aurait pu leur infliger une peine plus grande qu'il ne fait.
Oh ! quel est le danger du péché commis par mauvais vouloir ! C'est à grand'peine que l'homme s'en repent, et tant qu'il n'en a pas de repentir, le péché demeure et ce péché continue aussi longtemps que l'homme reste dans la volonté du péché qu'il a commis ou dans celle de le commettre.
§6. Purifiées du péché, c'est avec joie que les âmes du purgatoire s'acquittent de leurs peines
[5] Mais les âmes du purgatoire tiennent leur volonté en tout conforme à celle de Dieu. En conséquence, Dieu s'accorde avec elles dans sa bonté et elles demeurent contentes (quant à leur volonté) et purifiées de la coulpe du péché originel et du péché actuel.
Ces âmes sont rendues aussi pures que Dieu les a créées. Quand elles sortent de cette vie contrites de tous les péchés qu'elles ont commis, les ayant confessés et animées de la volonté de ne les plus commettre, Dieu les absout aussitôt de leur coulpe et il ne reste plus en elles que la rouille du péché. Elles s'en purifient ensuite dans le feu par la souffrance.
Ainsi purifiées de toute coulpe et unies à Dieu par leur volonté, elles voient Dieu clairement, selon le degré de connaissance qu'il leur accorde l ; elles voient aussi de quelle valeur il est de jouir de Dieu et que les âmes sont créées précisément pour cela.
§ 7, De quel violent amour les âmes du purgatoire aspirent à jouir de Dieu Exemple du pain et de l'affamé
Elles éprouvent de plus une confortnité si unifiante à leur Dieu, cette conformité les tire vers lui avec une si grande force par l'instinct
I. Il ne s'agit pas de la vision face à face réservée au ciel, mais d'une connaissance plus claire que sur terre, puisqu'il n'y a plus de passion ni de perception ou souvenirs sensibles pour en troubler la netteté.
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de nature qui existe entre Dieu et l'âme 1 qu'on ne peut donner aucun raisonnement, aucune comparaison, aucun exemple qui puisse expliquer assez cette chose au degré où l'âme la ressent dans son opération en elle et par son expérience intime. J'en donnerai cependant un exemple qui se présente à mon esprit.
[6] Supposons qu'il n'y eût dans le monde entier qu'un seul pain pour enlever la faim à toute créature ; supposons de plus que rien qu'à voir ce pain les hommes en seraient rassasiés.
Étant donné que l'homme, à moins d'être malade, a l'instinct naturel de manger, s'il vient à ne plus manger, tout en étant préservé de maladie et de mort, sa faim grandirait continuellement puisque son instinct de manger ne diminuerait jamais.
Il sait que ce pain est seul capable de le rassasier ; s'il ne peut l'avoir sa faim ne s'en ira pas, il restera dans un tourment intolérable.
Plus il s'en approche sans arriver cependant à le voir, plus aussi s'allume le désir naturel que son instinct ramasse tout entier sur le pain en quoi se trouve tout contentement.
S'il savait avec certitude que jamais il ne lui sera donné de voir ce pain, à ce moment l'enfer s'accomplirait pour lui ; il serait dans l'état des âmes damnées qui sont privées de toute espérance d'arriver jamais à voir le pain qui est Dieu leur vrai Sauveur.
Mais les âmes du purgatoire ont l'espérance de contempler le pain et de s'en rassasier pleinement. Par suite, elles souffrent la faim et restent dans leur tourment aussi longtemps qu'elles sont retenues de se rassasier de ce pain, Jésus-Christ, vrai Dieu Sauveur, notre Amour.
§ 8. L'enfer et le purgatoire font connaître l'admirable sagesse de Dieu
[7] De même que l'esprit net et purifié ne se connaît aucun lieu de repos sinon Dieu même puisqu'il a été créé à cette fini, de même l'âme pécheresse n'a de place nulle part sinon l'enfer puisque Dieu le lui a destiné pour sa fini.
C'est pourquoi au moment même où l'esprit est séparé du corps, l'âme se rend au lieu qui lui est destiné, sans autre guide que la nature même de son péché, au cas où l'âme se détache du corps en état de péché mortel.
Si l'âme ne trouvait pas à ce moment même cette destination qui procède de la justice divine, elle serait dans un enfer pire que l'enfer même. La raison en est que l'âme se trouverait hors de cette disposition divine qui n'est pas sans une part de miséricorde, puisque la peine
I. Idée plus d'une fois énoncée par Catherine. Il y a entre Dieu et ses créatures spirituelles une conformité de nature et surnaturelle qui les attire vers lui, si elles n'y mettent obstacle par le péché. On se rappelle S. Augustin: « Tu nous as faits pour toi, Seigneur...»
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infligée n'est pas aussi grande qu'elle le mérite. Aussi l'âme, ne trouvant aucun lieu qui lui convienne davantage ni lui soit moins douloureux, Dieu l'ayant disposé ainsi, elle se jette d'elle-même en enfer puisque c'est là sa place.
Il en est de même du purgatoire dont nous parlons. Séparée du corps, l'âme qui ne se trouve pas dans cette netteté dans laquelle Dieu l'a créée, voyant en elle l'obstacle qui la retient et sachant qu'il ne peut être enlevé que par le moyen du purgatoire, elle s'y jette aussitôt et de grand coeur.
Si elle ne découvrait ce moyen disposé par Dieu pour la débarrasser de cet empêchement, à l'instant se formerait en elle un enfer pire que le purgatoire, parce qu'elle se verrait empêchée d'atteindre sa fin qui est Dieu. Cela est pour elle d'une telle importance qu'en comparaison le purgatoire est comme rien, quoique, comme il a été dit, le purgatoire est semblable à l'enfer. Mais c'est en comparaison qu'il est comme rien.
§ 9. Nécessité du purgatoire
[8] J'ajoute encore ceci que je vois. De la part de Dieu, le paradis est ouvert, y entre qui veut. C'est que Dieu est toute miséricorde, il reste tourné vers nous, les bras ouverts pour nous recevoir dans sa gloire.
Mais je vois d'autre part comment cette divine essence est d'une telle pureté et netteté, au-delà de tout ce qu'on pourrait imaginer, que l'âme qui aurait en soi une imperfection aussi légère qu'un fétu minuscule, se jetterait en mille enfers plutôt que de se trouver avec cette tache en présence de la majesté divine.
Aussi voyant que le purgatoire a été fait pour lui enlever ces taches, elle s'y jette. Elle voit que c'est là une grande miséricorde pour elle que ce moyen d'enlever cet empêchement.
§ 10. Comme le purgatoire est chose terrible
De quelle gravité est le purgatoire, ni la langue ne le peut expliquer, ni l'esprit le saisir. Je ne vois que ceci : que les tourments y égalent ceux de l'enfer. Néanmoins, je vois que l'âme qui découvre la moindre tache d'imperfection le reçoit, selon ce qui a été dit, comme un bienfait qui lui est accordé. Dans un certain sens, elle le tient pour rien en comparaison de cette tache qui arrête son amour.
Je vois aussi que le tourment des âmes du purgatoire consiste bien davantage en ceci qu'elles voient en elles quelque chose qui déplaît à Dieu et qu'elles l'ont contracté volontairement en agissant contre une si grande bonté, plutôt que dans nul autre tourment qu'elles
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ressentent en purgatoire. C'est qu'étant dans la grâce divine elles voient la réalité et l'importance de cet empêchement qui ne leur permet pas d'approcher de Dieu.
[9] Tout ce qu'on vient de dire, qu'est-ce en comparaison des évidences qui me sont données dans mon esprit (pour autant que j'en ai pu concevoir dans cette vie) ? Devant de telles extrémités, toute vue, toute parole, tout sentiment, toute imagination, toute justice, toute vérité, tout cela n'est pour moi que tromperies et choses de néant.
Je reste confuse, faute de pouvoir trouver des expressions plus fortes.
§ Il. L'amour de Dieu qui attire les âmes saintes et l'empêchement qu'elles trouvent dans le péché sont les causes des tourments du purgatoire
Je vois entre Dieu et l'âme une incroyable conformité. Lorsqu'il la voit dans cette pureté où sa majesté l'a créée, il lui donne une certaine force d'attraction faite d'amour brûlant, capable de la réduire au néant, tout immortelle qu'elle soit.
Il la met dans un état de si parfaite transformation en lui son Dieu, qu'elle se voit n'être plus autre chose que Dieu. Il la tire continuellement à lui, il l'embrase, il ne la laisse pas jusqu'à ce qu'il l'ait menée à cet être divin dont elle procède, c'est-à-dire à cette pureté dans laquelle il l'a créée.
L'âme se voit, par une vue intérieure, ainsi tirée par Dieu avec un tel feu d'amour. Alors, sous l'ardeur de cet amour embrasé de son doux Seigneur et Dieu qu'elle sent rejaillir en son esprit, elle se liquéfie tout entière.
A la lumière divine, elle voit comment Dieu ne cesse pas un instant de la tirer vers lui pour la conduire à son entière perfection. Il y met un soin extrême, une continuelle sollicitude ; en tout cela Dieu n'agit que par un pur amour. Mais elle-même, par cet obstacle de péché qui subsiste en elle, se trouve empêchée de se livrer à ce divin attrait, c'est-à-dire à ce regard unitif que Dieu lui a donné pour qu'elle soit tirée à lui.
Elle voit aussi combien lui est douloureux ce retardement qui la retient de contempler la divine lumière.
S'y ajoute l'instinct de l'âme impatiente d'être libérée de cet empêchement, attirée qu'elle est par ce regard unitif. Je dis que tout cela et la vue qu'en ont les âmes, est ce qui engendre en elles la peine du purgatoire.
De cette peine, si grande qu'elle soit cependant, elles ne tiennent pas compte. Elles s'occupent bien davantage de l'opposition qu'elles ont à la volonté de Dieu. Elles le voient brûler pour elles d'un extrême et pur amour. Cet amour, avec son regard unitif, les tire à soi avec une puissance extrême et sans arrêt, comme s'il n'avait autre chose à faire.
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C'est au point que si l'âme pouvait découvrir un autre purgatoire plus fort que celui où elle se trouve, elle s'y jetterait aussitôt pour se débarrasser plus vite de cet empêchement. Tant est violent l'amour de conformité entre Dieu et l'âme.
§ 12. Comment Dieu purifie les âmes Exemple de l'or dans le creuset
[10] De ce divin Amour, je vois jaillir vers l'âme certains rayons et flammes brûlantes, si pénétrants et si forts qu'ils sembleraient capables de réduire au néant non seulement le corps, mais l'âme ellemême s'il était possible.
Ces rayons opèrent de deux manières : l'une est de purifier, l'autre d'anéantir.
Vois l'or. A mesure que tu le fonds, à mesure il s'améliore. Tu pourrais le fondre au point de détruire en lui toute imperfection.
Tel est l'effet du feu dans les choses matérielles. Il y a cette différence que l'âme ne peut s'anéantir en Dieu, mais uniquement dans son être propre. Plus tu la purifies, plus aussi elle s'anéantit en ellemême et pour finir elle est toute purifiée en Dieu.
L'or, quand il est purifié à vingt-quatre carats ne se consume plus, quel que soit le feu par où tu le ferais passer. Ce qui peut être consumé en lui, ce n'est que sa propre imperfection. Ainsi opère dans l'âme le feu divin. Dieu la maintient dans le feu jusqu'à ce que toute imperfection soit consumée. Il la conduit à la pureté totale de vingt-quatre carats, chaque âme cependant selon son degré 1. Quand elle est purifiée elle reste tout entière en Dieu, sans rien en elle qui lui soit propre, et son être est Dieu.
Une fois que Dieu a ramené à lui l'âme ainsi purifiée, alors celle-ci est mise hors d'état de souffrir encore, puisqu'il ne lui reste plus rien à consumer. Supposé que dans cet état de pureté on la tienne dans le feu, elle n'en sentirait nulle souffrance. Ce feu ne serait autre chose que celui du divin amour de la vie éternelle, sans rien de pénible.
§ 13. Les âmes ont un désir ardent de se transformer en Dieu sagesse de Dieu qui leur tient cachées leurs imperfections
[II] L'âme a été créée munie de toutes les bonnes dispositions dont elle est capable, pour la mettre à même d'atteindre sa perfection, à condition qu'elle vive comme Dieu l'ordonne sans se souiller d'aucune tache de péché.
I. Le purgatoire purifie l'âme sans accroître sa charité ni son mérite.
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Mais elle s'est contaminée par le péché originel qui lui fait perdre ses dons de grâce. Elle est morte, elle ne peut ressusciter sinon par Dieu. Quand elle renaît par le baptême, il lui reste l'inclination au mal ; cette inclination la conduit, si elle n'y résiste pas, au péché actuel, par quoi elle meurt de nouveau.
Une nouvelle fois, Dieu lui rend la vie. C'est une grâce toute particulière qu'il lui fait, car elle est salie et tournée vers elle-même. Pour la ramener à son premier état telle que Dieu l'a créée, elle a besoin de ces opérations divines faute desquelles il lui serait à jamais impossible de se tourner de nouveau vers Dieu.
Quand l'âme se met en route pour retourner à son premier état, si grande est l'ardeur qui la presse de se transformer en Dieu que c'est là son purgatoire. Elle ne regarde pas ce purgatoire comme un purgatoire, mais cet instinct brûlant et entravé constitue son purgatoire.
Ce dernier acte d'amour accomplit son oeuvre, sans que l'homme y ait part. Il y a dans l'âme tant d'imperfections cachées qu'elle désespérerait s'il lui était donné de les voir. Ce dernier état les consume toutes.
Après qu'elles sont consumées, Dieu les découvre à l'âme pour qu'elle reconnaisse l'oeuvre divine accomplie en elle par le feu d'amour. C'est lui qui a consumé en elle toutes ces imperfections qui doivent l'être.
§ 14. Joie et douleur de l'âme du purgatoire
[12] Sache ceci. La perfection que l'homme croit constater en lui n'est pour Dieu que défaut. En effet, tout ce que l'homme accomplit sous couleur de perfection, toute connaissance, tout sentiment, tout vouloir, tout souvenir, dès qu'il ne le fait pas remonter à Dieu, tout cela l'infecte et le souille.
Pour que ces actes soient parfaits, il est nécessaire qu'ils soient faits en nous sans nous, sans que nous en soyons le premier agent, et que l'opération de Dieu soit faite en Dieu sans que l'homme en soit la cause principale.
Ces actes seuls sont parfaits, que Dieu accomplit et achève dans son amour pur et net, sans mérite de notre part. Ils pénètrent l'âme si profondément et l'embrasent à tel point que le corps où elle se trouve se sent brûler 2 comme s'il était dans un grand brasier qui ne s'éteindra pas avant la mort.
I. Ms. D,ib.: état. - L'édition a mis : atto, acte. Mais à la ligne suivante elle est d'accord avec le ms. pour mettre stato, état. Cette leçon est donc plus probable.
2. Ms. D, f. 51v : s'enrage (vada arrabiando) - mot fréquemment employé par Catherine et qui a été rendu par véhémence, violence. La violence de l'amour frustré de son objet divin est une rage et un feu, le feu même que subit Catherine de son vivant et qu'elle reconnût dans le purgatoire. La mention du corps dans ce texte nous avertit de la transposition du purgatoire de cette vie à celui de l'au-delà, thème général de son enseignement.
Dans tout ce passage l'édition princeps a introduit de légères additions, pour préciser la pensée de Catherine.
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Il est vrai, comme je le vois, que l'amour qui procède de Dieu et rejaillit dans l'âme cause en elle un contentement inexprimable; mais ce contentement n'enléve pas une étincelle de leur peine aux âmes du purgatoire.
Donc, cet amour qui se trouve entravé, c'est lui qui constitue leur souffrance. Cette souffrance est d'autant plus grande que plus grande est la capacité d'amour et de perfection que Dieu a donnée à chacune.
Ainsi les âmes du purgatoire ont tout ensemble une joie extrême et une extrême souffrance sans que l'une soit un obstacle pour l'autre.
§ 15. Les âmes du purgatoire sont hors d'état de pouvoir méditer encore Comment leur volonté est disposée à l'égard des bonnes oeuvres offertes ici-bas en suffrage pour elles
[13] S'il était donné aux âmes du purgatoire de se purifier par la contrition, en un instant elles acquitteraient leur dette entière, tant serait brûlante l'impétuosité de leur contrition. Car elles voient clairement la gravité de cet empêchement qui les retient de s'unir à Dieu, leur fin et leur amour.
Tiens pour certain que dans ce paiement, elles ne sont quittes d'un seul dernicr, la justice de Dieu l'ayant ainsi déterminé. Ceci vaut du côté de Dieu.
Du côté de l'âme, elles n'ont plus aucun choix personnel, aucun regard sur elles-mêmes, sans vouloir considérer autre chose que la volonté de Dieu ; elles sont ainsi établies.
Si quelqu'un en ce monde fait une aumône à leur intention et qu'ainsi la durée de leur peine soit diminuée, elles ne peuvent se retourner pour en prendre connaissance et s'y attacher. Elles abandonnent tout à l'exacte balance de la volonté divine, elles laissent Dieu tout régler à lui seul, qu'il se paie comme il plaît à sa bonté infinié.
S'il leur arrivait de penser à ces aumônes en dehors de la volonté divine, ce serait un retour sur elles-mêmes 1, elles perdraient de ce fait la vue de ce divin vouloir et cela serait pour elles un enfer.
[14] C'est pourquoi ces âmes restent attachées à tout ce que Dieu accomplit en elles, que ce soit plaisir et contentenlent ou que ce soit souffrance. Elles ne peuvent plus se détourner sur elles-mêmes, transformées qu'elles sont totalement dans la volonté de Dieu et contentes de ce qu'il décide dans son infinie sainteté.
§ 16. Ces âmes veulent être pleinement purifiées
Si une âme était présentée aux regards divins ayant encore quelque chose à purger, ce serait lui faire une grande injure, ce serait pour elle un tourment pire que dix purgatoires.
I. Ms. D, f. 51 : une propriété.
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La raison en est que ce serait pour la pure bonté et la souveraine justice de Dieu une chose intolérable. De son côté, l'âme verrait qu'elle n'a pas encore pleinement satisfait à Dieu. Ne manquerait-il qu'un clin d'oeil de purification, ce serait pour elle aussi chose intolérable.
Pour enlever ce rien de rouille, elle irait dans mille enfers (supposé qu'il lui fût accordé de choisir) plutôt que de se trouver face à la présence divine sans être totalement purifiée.
§ 17. Exhortation et reproches aux vivants
[15] Éclairée sur toutes ces choses à la lumière divine, cette âme bénie disait :
Il me vient une envie de crier avec une telle force que sur la terre tous les hommes en seraient épouvantés.
Je leur dirais : Malheureux, pourquoi vous laissez-vous aveugler à ce point par le monde? A cette nécessité si pressante où vous vous trouverez au moment de la mort, vous n'avez aucun souci de vous préparer ! Vous vous abritez tous sous l'espérance de la miséricorde divine.
Elle est si grande, dites-vous. Mais vous ne voyez pas que cette bonté de Dieu tournera à votre condamnation puisque c'est contre la volonté d'un si bon maître que vous aurez agi.
Sa bonté devrait au contraire vous forcer à faire sa volonté tout entière et non pas vous porter à la présomption de faire le mal.
Sa justice ne peut être frustrée, il faut de toute façon qu'elle soit pleinement satisfaite.
Ne t'encourage pas en te disant : je me confesserai, j'aurai ensuite l'indulgence plénière,je serai d'un seul coup purgé de tous mes péchés, et ainsi je serai sauvé.
Prends garde que la confession et la contrition, requises pour l'indulgence plénière, sont bien difficiles à réaliser. Si tu en avais conscience, tu tremblerais de terreur ; tu serais plus assuré de ne l'avoir pas que de l'avoir.
§18. Au purgatoire, les âmes souffrent volontiers et dans la joie
[17] Au purgatoire, je vois les âmes souffrir avec la vue de deux opérations.
La première, c'est qu'elles souffrent de très bon coeur leurs peines. Elles se rendent compte que Dieu leur fait grande miséricorde, considérant le châtiment qu'elles ont mérité, sachant aussi à quel point il leur est nécessaire. Si la bonté divine n'avait tempéré sa justice par
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sa miséricorde (payant pour elles par le précieux sang de Jésus-Christ) un seul péché mériterait mille enfers étemels.
Aussi subissent-elles de si grand coeur leurs peines qu'elles ne voudraient en retirer un seul carat. Elles savent que ces peines elles les ont méritées en toute justice et qu'elles sont parfaitement réglées. Par suite, elles ne se plaignent pas plus de Dieu (quant à la volonté) que si elles étaient dans la vie étemelle.
L'autre opération est un contentement qu'elles éprouvent à voir comment Dieu agit envers elles, avec quel amour et quelle miséricorde.
Ces deux vues, Dieu les imprime en elles instantanément. Puisqu'elles sont en état de grâce elles saisissent et comprennent à la mesure de leur capacité. Elles en éprouvent une immense joie, qui ne leur manquera plus ; au contraire, elle ira toujours croissant au fur et à mesure qu'elles s'approchent davantage de Dieu.
Ces âmes ne voient point cela en elles-mêmes ni par elles-mêmes ni comme quelque chose qui serait à elles, mais seulement en Dieu.
Elles s'occupent intensément de lui beaucoup plus que de leurs peines, elles tiennent celles-ci pour rien en comparaison de lui.
La moindre vue 1 qu'on puisse avoir de Dieu surpasse toute peine et toute joie que l'homme puisse avoir, mais sans leur enlever une étincelle ni de joie ni de peine.
§19. La sainte conclut son exposé sur les âmes du purgatoire en leur attribuant ce qu'elle ressent dans son âme
[17] Cette forme de purification que je vois appliquée aux âmes du purgatoire, je l'éprouve dans mon esprit, surtout depuis deux ans 2. De jour en jour je la ressens et la vois plus clairement.
Mon âme, à ce que je vois, est dans ce corps comme dans un purgatoire en tout semblable au vrai purgatoire, mais à la mesure réduite que le corps peut supporter, pour éviter qu'il ne meure.
Néanmoins cela s'aggrave peu à peu, jusqu'à ce qu'enfin mort s'ensuive.
Je vois l'esprit rendu étranger à toute chose, même d'ordre spirituel, où il pourrait trouver quelque aliment, comme serait joie, plaisir, consolation. Il est hors d'état de prendre goût à quelque chose que ce soit, temporelle ou spirituelle, ni par la volonté, ni par l'entendement,
I. Vue (vista) ne signifie pas la vision béatifique, mais toute lumière surnaturelle et intellectuelle donnée à l'âme soit en cette vie soit au purgatoire. Dès sa conversion, Catherine en fut dotée abondamment et dans un degré éminent de clarté et d'évidence.
2. Il est dommage que cette notation chronologique soit si imprécise. Cependant, comme le chapitre du purgatoire précède, dans le ms. D, le Dialogo qui lui-même s'enchaine au ch. xlvii de l'édition, lequel se date de I50I environ, « neuf ans avant la mort de cette bienheureuse », on peut placer cette déclaration de Catherine vers 1500. Ceci se confirme par le ministère de Marabotto auprès d'elle, à partir de I498 environ, nécessité en bonne partie par les scrupules dont elle fut tourmentée et qui font un élément de son purgatoire. Le purgatoire a duré beaucoup plus de deux ans; iI avait commencé plus de deux ans avant cette déclaration et il s'est prolongé peut-être jusqu'à la mort.
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ni par la mémoire. Il m'est devenu impossible de dire : je prends plus de plaisir à ceci qu'à cela.
Mon intérieur est assiégé. De toute chose qui portait rafraîchissement à sa vie spirituelle et corporelle il a été dépouillé petit à petit. Chaque fois qu'une de ces choses lui est enlevée il reconnaît qu'elle était de nature à lui donner aliment et réconfort. Aussitôt que l'esprit en prend conscience, il les prend en haine et en abomination et elles s'en vont sans aucun remède.
La raison en est que l'esprit porte en soi l'instinct de se débarrasser de toute chose qui puisse faire obstacle à sa perfection. Il s'y acharne au point qu'il irait presque jusqu'à se laisser mettre en enfer pour atteindre à son but.
Il va rejetant toute chose dont l'homme intérieur pourrait se nourrir, il l'investit de façon si subtile que ne peut passer le moindre fétu d'imperfection sans qu'il ne l'aperçoive et ne le prenne en horreur.
Quant à la partie extérieure, puisque l'esprit n'a plus de corlespondance avec elle, elle aussi est assiégée étroitement ; il lui devient impossible de se rafraîchir au gré de son instinct humain.
Il ne lui reste d'autre soutien que Dieu. C'est lui qui opère tout cela par amour et avec grande miséricorde pour satisfaire à sa justice.
Cette vue donne à l'esprit grande paix et contentement. Mais ce contentement ne diminue en rien la souffrance ni la compression qu'il subit. Jamais la souffrance ne pourrait devenir cruelle au point qu'il puisse désirer de se dégager de ce que Dieu dispose à son sujet. Il ne sort pas de sa prison, il ne cherche pas à en sortir, tant que Dieu n'aura pas accompli en lui tout ce qui est nécessaire. Ce qui me contente c'est que Dieu soit satisfait, Il n'y aurait pas pour moi de souffrance pire que de m'écarter des desseins de Dieu sur moi, tant j'y vois de justice et de miséricorde.
Tout ce qui vient d'être dit, je le vois, je le touche, mais je n'arrive pas à trouver d'expressions satisfaisantes pour le dire comme je voudrais. Ce que j'en ai dit, je le sens s'opérer en moi spirituellement et c'est pour cela que je l'ai dit.
La prison dans laquelle je me vois, c'est le monde ; la chaîne, c'est le corps. L'âme illuminée par la grâce, c'est elle qui connaît l'importance d'être retenue ou retardée d'atteindre sa fin, par quelque empêchement que ce soit. Cela lui cause une peine extrême, car elle est d'une sensibilité aiguë.
De plus, cette âme reçoit de Dieu une certaine dignité qui la rend semblable à Dieu même. Il la fait une même chose avec lui en la rendant participante de sa bonté. Et comme il est impossible qu'une peine quelconque atteigne Dieu, ainsi en advient-il des âmes qui s'approchent de lui. Plus elles s'approchent, plus aussi elles reçoivent de ce qui est propre à la divinité.
Par suite, le retardement qui atteint l'âme lui cause une souffrance intolérable. Cette souffrance et ce retard la rendent dissemblable de ces propriétés qu'elle avait de naturel, et que la grâce lui montre ;
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elle est empêchée d'y atteindre, alors qu'elle y est apte, et cela lui cause une souffrance très grande, à la mesure de l'estime qu'elle a de Dieu. Mieux elle le connaît, plus elle l'estime ; plus elle est dégagée du péché, mieux elle le connaît. A mesure aussi, l'empêchement lui devient plus terrible d'autant plus que l'âme est toute recueillie en Dieu et rien ne l'empêche de le connaître sans aucune erreur.
L'homme qui est prêt à se laisser tuer plutôt que d'offenser Dieu ressent la mort et en éprouve toute la peine. Mais dans le zèle que lui donne la lumière divine, il place l'honneur de Dieu au-dessus de la mort. Ainsi l'âme qui connaît les desseins de Dieu en fait plus de cas que de toute torture intérieure ou extérieure, si grande qu'elle soit.
C'est que Dieu qui opère en elle ces choses dépasse tout ce qu'on peut en ressentir ou imaginer.
L'occupation, pour faible qu'elle soit, que Dieu donne de lui-même à une âme l'absorbe en lui au point qu'elle ne peut tenir compte de rien autre. Par suite elle perd tout retour sur soi, elle ne voit plus rien en elle-même, ni dommage ni peine, elle n'en parle pas, elle n'en sait plus rien. Un instant seulement elle en a connaissance, comme il a été dit, au moment qu'elle sort de cette vie.
Finalement, tirons cette conclusion : Dieu fait perdre à l'homme tout ce qui est de l'homme, et le purgatoire le purifie 2.
SE TERMINE LE TRAITE DU PURGATOIRE
1. Ed., f. 184v Quelle proprietadi; ms. D, f. 3s : quella proprieta. Ce terme n'est pas pris ici dans le sens moral et habituel de retour sur soi, mais dans son acception philosophique ei ontologique d'aptitude essentielle. Il s'agit précisément de cette aptitude et tendance à s'unir à lui que Dieu a mise en l'àme en la créant, comme Catherine l'a dit maintes fois.
2. Conclusion de l'édition, non de Catherine. Manque au ms. D.
ACHEVÉ D'IMPRIMER SUR LES PRESSES DE L'IMPRIMERIE SAINT-AUGUSTIN A BRUGES, LE 5 JANVIER 1960 POUR LES EDITIONS DESCLÉE DE BROUWER
Sainte Catherine de Gênes
VIE ET OEUVRES SPIRITUELLES
CENTRE SAINT-JEAN-DE-LA-CROIX Collection «Sources mystiques»
2019
LA VIE DE LA BIENHEUREUSE CATHERINE D'ADORNO
Chapitre II.
Page41
elle reçut au coeur une plaie d'un très grand amour de Dieu, avec une si claire vue de ses misères et défauts et de la bonté de Dieu, qu'elle en tomba quasi par terre. Dont il advint que par le sentiment de ce très grand amour et la connaissance des offenses qu'elle avait commises envers son Dieu si doux et si bénin, elle en fut purgée en son affection, et tellement tirée hors des misères du monde qu'elle demeura quasi hors de soi.
page42
Et le confesseur s'en étant allé, elle retourna en sa maison si enflammée et vivement blessée de ce grand amour de Dieu qui lui avait été inspiré intérieurement avec la connaissance de ses misères, qu'elle semblait être hors de soi-même ; et se retira en la chambre la plus secrète qu'elle put choisir, où elle commença à se plaindre et à soupirer très ardemment, enflammée d'un grand feu qui la dévorait. A l'instant même elle fut instruite intérieurement de l'oraison, mais la langue ne pouvait proférer autre chose que ces paroles: «Ô Amour, est-il possible que vous m'ayez appelée avec tant d'amour, et que vous m'ayez fait connaître en un instant ce que je ne puis exprimer avec la langue ? »
p.44
elle se perdit soi-même intérieurement et extérieurement. De sorte qu'elle disait : Je ne vis plus quant à moi, mais Jésus-Christ vit en moi /3. Et pour cette cause, elle ne pouvait plus connaître quelles étaient en soi les opérations humaines, si elles étaient bonnes ou mauvaises, mais elle voyait tout en Dieu.
3. Ga 2, 20
VI.p.57
Après les quatre années ci-dessus mentionnées, il lui fut donné un esprit net, libre et tellement rempli de Dieu, que depuis il n'y entra plus aucune chose.
p.59
«Ma fille, observe ces trois règles, à savoir, ne dis jamais : "Je veux" ou "Je ne veux pas", ne dis jamais "mien" mais toujours "nôtre", ne t'excuse jamais, mais sois toujours prompte à t'accuser. Il lui dit encore: « Quand tu diras ton Pater noster, prends toujours pour ton fondement ces paroles: fiat veluntas tua, c'est-à-dire: ta volonté soit faite en toutes choses, en l'âme, au corps, aux enfants, aux parents, et en quoi qui te puisse survenir, soit bien, soit mal.
p.60
elle disait quelquefois qu'elle ne sentait rien en soi qu'une plénitude de Dieu son doux Amour, en laquelle elle ne savait ni ne pouvait connaître autre chose que Dieu, sans soi-même, comme si elle eût été sans corps et sans âme, de sorte qu'en elle s'accomplissait cette parole : Celui qui s'approche de Dieu est fait un même esprit avec lui /3.
3. I Co 16, 17.
IX p.68
si tous les anges me disaient qu'il y eût quelque bien en moi, je ne le croirais pas, parce que je vois clairement que tout le bien est en Dieu seul, et qu'en moi, sans la grâce divine, n'y a autre chose que du défaut.
p.70
Puis après quand la créature se trouve purgée et purifiée et transformée en Dieu, alors se voit ce qui est pur et vrai. Et de cette vue, laquelle proprement n'est pas vue, on n'en peut ni parler ni penser, et je n'en puis dire autre chose : Dieu est mien, tout est mien, chaque chose est mienne, parce que tout ce qui est à Dieu me semble être mien. Mais je ne puis plus nommer maintenant, ni au Ciel ni en la terre, semblables choses, et je demeure ainsi en tout muette et perdue en Dieu, je ne puis plus dire aucun saint bienheureux de soi-même, mais bien vois-je que toute la sainteté et béatitude que les saints ont est hors d'eux et toute en Dieu par excellence. Je ne puis voir aucun bien ni béatitude en aucune créature, si ce n'est que la créature soit entièrement anéantie en soi, et tellement plongée en Dieu que Dieu seul demeure en la créature, et la créature en Dieu. C'est la béatitude que peuvent avoir les bienheureux, et néanmoins ils ne l'ont pas; je dis /3 qu'ils l'ont en tant qu'ils sont anéantis en eux-mêmes et revêtus de Dieu, et qu'ils ne l'ont pas en tant qu'ils se trouvent en leur être propre, c'est-à-dire qu'aucun d'eux ne peut dire «Je suis bienheureux». Parlant de ces choses, je me reprends moi-même, voyant que les paroles sont défectueuses et ne peuvent exprimer ce que je sens sans sentir, et qui ne se peut comprendre. Mais j'ai un si grand feu sans feu dedans moi que je voudrais qu'un chacun le pût comprendre, et suis assurée que si je pouvais souffler vers toutes les créatures, que je les embraserais et enflammerais toutes du feu de l'amour divin. Ô chose merveilleuse ! Je sens une intention si droite et si sainte envers Dieu, que tout amour et droiture envers le prochain qui concerne la nécessité de la vie humaine, quelque pureté qu'on y apporte, me semble en comparaison une hypocrisie. De là vient que je ne puis plus condescendre au monde, et quand j'y condescends, je m'aperçois que je le fais avec peine, et afin de ne point donner mauvais exemple à mon prochain, et pour céder aux coutumes du monde, lequel semble ne savoir vivre que de fumée. »
3. Je dis: je veux dire.
X p.72
« Je ne voudrais pas voir qu'il me fût attribué un seul acte méritoire, même quand avec cela je serais certaine de ne tomber plus et d'être sauvée, pour ce que la vue d'un tel acte me serait comme un enfer, car voyant que j'aurais travaillé moi seule à mon salut et accompli moi seule un seul acte, qui comme mien m'aidât à me sauver sans la grâce divine, je serais pire que le diable, pour dérober à Dieu ce qui lui appartient. […]
Elle disait encore: «Il est impossible que la créature en tant que créature puisse opérer et faire quelque chose de méritoire sans la grâce divine, d'autant que cela appartient seulement à la grâce, laquelle est Dieu
XII p.81
« Pour autant qu'il voit et connaît cela mieux que nous, il en a si grande compassion qu'il ne cesse jamais de nous envoyer de bonnes inspirations pour nous en délivrer, sans toutefois forcer ou contraindre le franc arbitre mais il le dispose avec plusieurs de ses amoureuses voies, tellement que l'âme qui ouvre son entendement et voit le grand soin que Dieu a d'elle est contrainte de s'écrier et dire : "Il me semble, ô mon Dieu, que vous n'ayez autre chose à faire qu'à penser à moi ? Que suis-je, moi de qui vous avez tant de soin ? Et néanmoins vous êtes Dieu, qui avez tant de soin de moi, et moi je ne sais ce que je fais.
XIII, p.84
personne ne se doit émerveiller de ce que je dis et que je sens, c'est à savoir que je ne puis plus vivre avec moi-même, mais qu'il me faut vivre sans moi ; à savoir sans aucun propre mouvement de la volonté, de l'entendement ni de la mémoire.
XIV p.87
Et continuant son parler elle disait: «J'ai toujours vu, et continuellement je vois de mieux en mieux, que tout le bien est en un seul lieu, c'est à savoir en Dieu, et que tous les autres biens qui se tiennent au-dessous de lui ne sont biens que par participation. Mais l'amour pur et net ne peut vouloir ou désirer de Dieu aucune chose, pour bonne qu'elle puisse être, qui ait le nom de participation, pour ce qu'il veut Dieu lui-même, tout pur, tout net, et tout aussi grand qu'il est.[…]
Je ne veux point, dis-je, l'amour qui passe par le moyen de l'entendement, de la mémoire ou de la volonté, pour ce que l'amour pur passe outre, monte et s'élève par-dessus toutes ces choses-là
p.88
je ne puis plus voir en mon intérieur autre que lui, comme ainsi soit qu'il n'y laisse entrer autre chose, et moi-même encore moins que les autres, pour ce que je lui suis davantage ennemie.
«Et si toutefois il advient qu'il me faille proférer ce mot de "moi", selon la façon de vivre du monde, qui ne sait parler autrement, quand je me nomme, ou bien que je suis nommée par les autres, je dis en moi-même : "Ce mien moi est Dieu", ni ne me reconnais être autre chose que mon Dieu. Je dis le semblable, quand je parle de l'être. Toute chose qui a être, elle l'a de l'essence souveraine de Dieu par sa participation. Mais l'amour pur et net ne se peut arrêter à voir cette participation d'être, partie venue et sortie de Dieu, et qu'elle soit en soi comme créature, de la sorte et manière qu'elle est aux autres créatures, lesquelles plus et moins participent avec Dieu.
p.89
Et encore que je dise quelques paroles qui ayant en soi forme d'humilité et de spiritualité, si est-ce que dedans en l'intérieur je n'en sais et n'en sens rien; ainsi je me confonds moi-même de dire tant et tant de paroles si éloignées du vrai et de ce que j'en sens.
XVI p.98
De ceci il était évident et manifeste que toute sa foi était en Dieu, en laquelle elle était si ferme et si certaine que quasi on ne la devait appeler foi, et se voyait plus assurée entre les mains de Dieu son Amour, auquel elle avait posé et mis toute sa fiance et lui avait donné tout le gouvernement de soi, se couvrant et cachant sous le manteau de son soin et de sa providence divine, que si elle se fût réellement et de fait vue en autant de biens, commodités et félicités qu'on devait désirer et penser d'avoir en ce monde. Elle devint encore si ennemie de soi-même, que si seulement il fallait qu'elle parlât de soi en quelque chose, elle ne parlait plus en singulier, mais disait «nous» en pluriel, tant en bien qu'en mal. Et disait que la partie maligne de l'homme se complaisait et prenait plaisir d'être nommée, et que le plus grand coup qu'on lui pouvait donner était de ne la nommer jamais et de n'en point faire d'estime.
XVII p.103
elle ne chercha rien, ni en soi ni en autrui. Tu pourrais ici demander et dire : "En quoi donc s'occupait la force et vertu de l'entendement ?" Je réponds que toutes les puissances de l'âme étaient toujours en action de Dieu /1 ; et quand il fallait opérer quelque chose, à l'instant qu'il était besoin de la faire, il lui était donné à connaître ce qu'elle devait faire, et puis tout soudain la porte était refermée. »
Quant à la mémoire de telle chose, elle n'en savait rendre aucune raison, pour ce qu'il ne lui en restait rien, comme si elle
1. Agies de Dieu (note de l'édition originale).
I04 LA VIE DE LA BIENHEUREUSE CATHERINE D'ADORNO
eût été sans mémoire et sans entendement. Cela n'advenait par discours humain, mais pour ce qu'elle était toute en action de la part de Dieu, en un instant elle voyait, connaissait et opérait, de manière qu'il se comprenait facilement que Dieu était celui qui opérait, elle demeurant tant occupée qu'elle n'avait ni temps, ni lieu, ni volonté, ni liberté de se pouvoir tourner ailleurs, fors et excepté que là où Dieu en un moment la tournait, et ne pouvait considérer autre chose, sinon ce que Dieu de moment en moment lui proposait, de manière qu'elle était autant attentive aux opérations que la nécessité de la chose qu'elle faisait la retenait; laquelle étant passée, la mémoire aussi s'en passait, et rien ne lui en restait, non plus que si ce n'eût point été elle qui eût opéré.
XVIII p.107
« Je ne veux point amour qui soit pour Dieu ni en Dieu: je ne puis voir cette parole ni ce mot, pour ce qu'ils me dénotent quelque chose interposée entre Dieu et moi, que l'amour même, pur et net, ne peut aucunement endurer à cause de sa très grande pureté et netteté. Et cette pureté et netteté n'a aucune borne non plus que Dieu même, pour ce que c'est lui-même. »
p.108
Quand ce Dieu bénin et débonnaire nous appelle et retire du monde, il nous trouve pleins de vices et de péchés, et premièrement nous donne l'instinct aux vertus, puis après nous incite et provoque aux perfections, et puis par grâce infuse nous conduit au vrai anéantissement de nous-mêmes, et enfin à la vraie transformation.
p.110
« Et tant plus que je vais en avant, tant plus je connais chaque jour que la fin pour laquelle l'homme est créé est certainement pour aimer, et pour prendre plaisir et se délecter et réjouir en ce saint et pur amour. Pour cette cause quand l'homme, par la grâce de Dieu, est parvenu à ce désirable port de pur amour, il ne peut faire autre chose qu'aimer et se réjouir, voire quand il voudrait ou s'efforcerait au contraire. Laquelle grâce Dieu fait à l'homme d'une façon si admirable et surpassant tout désir et pensée humaine, que sans doute lui étant encore en vie, il se sent déjà être fait participant de la gloire bienheureuse. »
XXI p.121
ce sien pur amour est tel qu'il ne peut faire autre chose, sinon qu'aimer, et redonde en la créature plus et moins, selon que le sujet est capable de grâce, et selon la droiture avec laquelle il répond à la conformité d'icelui amour, étant de besoin que l'aimant corresponde à l'aimé, et par redondance égale. Quand telle rectitude n'y serait point, ce ne serait pas vrai et pur amour; mais il serait souillé et contaminé d'amour-propre
XXII p.125
la foi me semble du tout perdue et l'espérance morte, pour ce qu'il me semble avoir et tenir assurément ce qu'autrefois je croyais et espérais. Je ne vois plus d'union, pour ce que je ne sais ni ne puis plus voir autre chose que lui seul sans moi, ni ne sais où je suis, et ne le cherche pas, ni ne le voudrais savoir ou en avoir nouvelles. Je suis tellement mise et noyée dans la source de l'amour très grand et surpassant toute mesure, comme si j'étais dans la mer tout au fond de l'eau, et que je ne puisse d'aucune part toucher, voir ni sentir autre chose que l'eau. Je suis ainsi mise et noyée
XXIII p.127
«Vous me commandez, ô Seigneur, que j'aime mon prochain, et je ne puis aimer autre que vous, ni admettre aucun mélange avec vous; comment ferai-je donc ? » À cela il lui fut fait intérieurement une telle réponse : « Celui qui m'aime aime aussitôt tout ce que j'aime. Il suffit que pour le salut de ton prochain tu sois prête de faire tout ce qui serait nécessaire
XXV entier
De l'amour-propre et de l'amour divin et de leurs conditions
Cette sainte âme illuminée disait qu'elle eut par la grâce de Dieu une vue de l'amour-propre, et comme il avait le diable pour son maître et seigneur, et disait qu'il serait meilleur de le nommer haine propre, pour ce qu'il fait faire à l'homme tout le mal qu'il veut, et à la fin le précipite en enfer; et qu'elle le voyait quasi par essence en l'homme, spirituellement et corporellement, et vit qu'il était si incorporé avec l'un et avec l'autre, c'est-à-dire avec l'âme et avec le corps, qu'il lui semblait quasi impossible de s'en pouvoir purger en cette vie, et disait: «Cet amour-propre, quand il est au vrai, a telles conditions : premièrement, il ne se soucie du dommage ni de son âme, ni de son corps, ni de son prochain, ni de sa bonne renommée, ni de ses biens, ni de ceux des autres, ains pour satisfaire à sa propre volonté, il est cruel à soi-même et aux autres, et ne se veut aussi soumettre, pour quelque contradiction ou empêchement qu'il se puisse imaginer, et quand l'amour-propre a délibéré de faire quelque chose, il ne se change point, ni par flatteries, ni par menaces de choses adverses, pour grandes qu'elles soient, et pour faire ce qu'il prétend et venir à bout de son intention, il ne se soucie ni de servitude, ni de pauvreté, ni d'infamie, ni de maladie, ni de purgatoire, ni de mort, ni d'enfer; pour ce qu'il ne voit ni comprend, comme aveugle qu'il est, de quelle importance telles choses sont.
« Si tu lui dis : "Laisse ce tien amour-propre, et tu gagneras de l'argent, tu vivras en santé et auras en ce monde tout ce que le coeur saurait désirer, et puis après tu iras certainement en paradis", il rejette tout; pour ce que son coeur ne peut faire cas
134 LA VIE DE LA BIENHEUREUSE CATHERINE D'ADORNO
d'autre bien ni d'autre mal éternel ou temporel, fors et excepté de celui qu'il s'est imprimé par propre amour, il se moque de tout le reste et ne le répute rien, ains comme son esclave, il se laisse tirer de lui où il veut, et lui est tellement et si fort sujet, qu'il ne peut quasi vouloir autre chose; il ne pense, il n'est attentif et n'a égard à autre chose, il ne se soucie pas si on lui dit : "Tu es un fol, tu fais mal" ; et ne se soucie pas mêmement si quelqu'un se moque de lui, il a les yeux fermé et les oreilles closes pour toute autre chose, et estime tout comme s'il n'était point. »
Elle disait encore comme il était un si subtil larron qu'il dérobait même à Dieu sans remords ou répréhension, s'attribuant et tenant pour sien ce qui appartient proprement à Dieu, voulant néanmoins paraître de le faire avec raison et par nécessité, comme si c'était chose sans laquelle il n'eût pu vivre. « Et tout ceci il le fait avec un certain moyen couvert sous plusieurs voiles, revêtus de forme de bien, tels qu'on ne lui peut prouver au contraire, sinon qu'avec cette clairvoyante pénétrative lumière du vrai amour, lequel veut demeurer nu sans couverture aucune, ni au Ciel ni en terre, pour ce qu'il n'a rien de honteux à couvrir. Et tout ainsi que l'amour-propre ne peut connaître quelle chose c'est que l'amour nu, ainsi l'amour nu ne peut comprendre comment il est possible qu'en choses qu'il connaît en vérité, qu'il y ait ou puisse être propriété, comme ainsi soit qu'il ne voudrait en aucune façon, qu'il s'y trouvât chose, laquelle se peut dire sienne. Et la cause de ce est: pour ce que cet amour nu voit toujours la vérité (voire ne peut voir autre chose), laquelle étant de sa nature communicable à tous, ne peut être propre d'aucun ; et l'amour-propre, pour ce qu'il est empêchement à soi-même, portant avec soi les ténèbres et le péché qui bandent les yeux, il ne la peut ni croire ni voir, ains la croyant avoir, c'est-à-dire croyant que sa fausse opinion soit la vérité, il tient et répute comme ennemie, ou fort étrangère et inconnue, celle qui est vraiment la vérité.
«Mais l'amour-propre et spirituel est beaucoup plus difficile et dangereux que non pas le charnel, pour ce qu'il est un poison très subtil et pénétrant, duquel peu échappent et se garantissent, étant trop plus couvert sous beaucoup de subtilités, à savoir sous espèces de santé, de nécessité, et aucune fois de charité, de compassion et d'autres couvertures quasi infinies desquelles il se couvre. Et pour les comparer il me semble voir une grande contrée pleine de sablons, tellement qu'à la pensée seulement, le coeur me défaut, se fond et se dissout. Voyons encore combien d'aveuglement cause cet amour-propre entre Dieu et l'homme, et que nous n'avons autre poison plus prompt et pestiféré que celui-ci, et néanmoins l'homme non seulement ne s'en avise pas, mais il lui semble fort salutaire, et se réjouit de ce dont à mon avis il devrait pleurer. Il n'y a point de doute que si l'homme s'apercevait du grand empêchement que l'amour-propre fait à son bien, qu'il ne se lairrait point tromper. Partant, sa si grande malice est fort à craindre, pour ce que si peu il y en a, quand il n'y en aurait non plus que serait un très petit grain de sable, il serait suffisant pour corrompre non seulement un homme mais tout le monde.
« Par ainsi je conclus que cet amour-propre est la racine de tous les malheurs que nous puissions avoir en ce monde et en l'autre. Je vois l'exemple de Lucifer, comme il lui prend /1 d'avoir eu pour objet ce pervers amour; mais je le vois beaucoup mieux en nous, et comme notre père Adam nous y a conduits avec cette sienne semence quasi incurable (selon ce que je puis voir) attendu que l'homme en a les veines, les nerfs et les os remplis, et qu'il ne peut ni dire, ni faire, ni penser acte aucun, ni avec l'âme, ni avec le corps, lequel ne soit plein de ce venimeux amour; de sorte qu'il gâte jusques aux opérations faites, dites et pensées pour la perfection de l'esprit. Si bien que pour une si grande et incurable maladie, je ne vois autre remède que Dieu, et si ne le fait par sa grâce en ce monde, il le fera puis après en l'autre malgré nous purger en purgatoire, étant nécessaire, avant qu'on puisse voir la pure face de Dieu, que nous purgions tellement toutes nos taches, que nous demeurions du tout purs et nets.
1. Tournure qui subsiste aujourd'hui dans l'expression «il lui en a mal pris, bien pris ».
136 LA VIE DE LA BIENHEUREUSE CATHERINE D'ADORNO
«Par quoi quand je vois cette nôtre si rigoureuse et extrême purgation, et qu'il n'est pas en la puissance de l'homme de pouvoir éviter cet amour-propre, lequel est un poison caché pour ce qu'il ne le connaît pas, ne le voit et ne le croit pas comme il faut, il me vient affection et volonté de crier si fort que je sois ouïe partout, et ne voudrais dire autre chose sinon : "Aidez-moi, aidez-moi !", et le dire autant de fois que l'haleine me durerait et que j'aurais vie au corps. Or si cet amour-propre a tant de force que l'homme ne fait cas ni de mort ni de vie, ni d'enfer ni de paradis, combien plus sans comparaison en aura l'amour divin, tant Dieu même comme il est, lequel s'étant infus en nos coeurs par sa bonté qui surpasse toute mesure, tout au contraire du propre amour, est soigneux de notre profit, tant de l'âme que du corps, et pareillement aussi de celui du prochain, et a soin de l'honneur et du bien d'autrui, se montrant comme il est bénin, doux et gracieux en toutes choses et à tous : il renonce à toute propre volonté, et n'a pour son vouloir que la volonté de Dieu, à laquelle il se soumet en tout.
« Et Dieu, avec son amour incomparable, enflamme, purge, illumine et fortifie tellement cette volonté, qu'elle ne craint aucune chose fors que le péché, pour ce que rien ne déplaît à Dieu sinon que le péché. Et pour cette cause, plutôt que faire le moindre péché du monde, elle endurerait tout le plus cruel tourment et martyre qui se puisse imaginer. Ceci est l'un des effets de l'amour divin, à savoir qu'il met l'homme en si grande liberté, paix et contentement, qu'il lui semble quasi être en paradis, même dès cette vie, et demeure tellement fiché et attentif en cet amour, qu'il ne peut autre chose dire, penser ni vouloir, ni faire cas d'aucune chose créée, non plus que si elle n'était point. Ce divin amour, à proprement parler, est vraiment notre propret amour, lequel nous sépare du monde et de nous-même, et nous unit avec le Seigneur Dieu.
2. Ce mot de propre s'entend ici en bonne part, et non pas comme il se prend ordinairement (note de l'édition originale).
« Et quand ce divin amour se verse et répand dans nos coeurs, quelle chose peut-on plus estimer en ce monde ? La mort lui servirait de rafraîchissement ; quant est de l'enfer tu ne l'en peux épouvanter, pour ce que le divin amour ne craint rien, sinon que de perdre la chose aimée, laquelle se perd seulement par le péché. Or si l'homme voyait de combien de poids et d'importance est l'offense de Dieu, principalement à celui qui aime, il connaîtrait que c'est le pire enfer qu'il pourrait avoir, et qui a une fois goûté ce tant doux et gracieux amour, s'il advenait qu'il le perdît par quelque défaut, il demeurerait en tel tourment et supplice quasi comme les damnés, et ne trouverait chose si extrême qu'il ne fit pour le recouvrer. Et finalement on peut connaître par continuelles expériences que l'amour de Dieu est un repos, une joie et toute notre vie, et l'amour-propre est une peine continuelle, une tristesse et notre mort, et en ce monde et en l'autre. »
XXIX p.152
si la mer était la nourriture de l'amour, il n'y aurait ni homme ni femme qui ne se noyât ; et qui serait éloigné de la mer ne ferait autre chose que cheminer pour se jeter dans icelle. Pour ce que cet amour est si plaisant et si agréable, que tout autre en comparaison d'icelui semble mélancolie.
XXX p.154
« Je vois les portes de paradis ouvertes à qui veut y entrer, quant est de /5 la part de Dieu, pour ce qu'il est une souveraine et très grande miséricorde, et demeure avec les bras étendus pour nous recevoir en sa compagnie. Mais il est bien vrai que je vois cette divine essence de si grande netteté et pureté, qu'il est impossible de s'en imaginer seulement une très petite partie, de telle sorte que l'homme qui aurait en soi la moindre imperfection qui soit au monde, se jetterait plutôt en mille enfers que de comparaître avec cette imperfection devant Dieu.
5. Quant est de: en ce qui concerne.
XXXI p.157
«Tu trouveras que Dieu veut tout ce que nous voulons nous autres, et qu'il ne regarde autre chose qu'à notre utilité spirituelle; mais l'homme, à cause de son imperfection, ne voit telles choses; lequel, tant plus qu'il se conforme au vouloir divin, d'autant plus il laisse son imperfection et s'approche plus près de la perfection, de sorte que quand il ne se peut plus fourvoyer de la divine volonté, alors il devient tout parfait, uni et transformé en Dieu doux et bénin.
p.158
«Nous ne devons jamais vouloir autre chose sinon ce qui nous advient de moment en moment, nous exerçant néanmoins toujours au bien.
p.159
Un entendement humilié voit, entend, goûte et sent ce secret, et arrive bientôt à la maison ; mais l'intelligence sans la sapience (qui est une connaissance savoureuse et certaine), par sa négligence ne parvient jamais à la perfection désirée. «À un entendement humilié, disait-elle, Dieu donne une lumière surnaturelle, avec laquelle il voit plus de choses et trop plus hautes qu'il ne pouvait auparavant, et les voit plus certaines et plus claires sans aucun doute, et sans les discerner, et non peu à peu, mais en un instant il lui est fait voir avec une nouvelle lumière par-dessus soi, tout ce que Dieu veut qu'il connaisse, et le connaît aveci grande assurance qu'il serait impossible de lui faire croire autrement, et ne lui en est montré davantage que ce qu'il en faut, tant pour soi que pour autrui, selon la nécessité de conduire la créature à la plus grande perfection.
«Cette lumière n'est pas recherchée de l'homme; mais Dieu lui donne quand il veut, et l'homme même ne sait comment se peut connaître la chose dont il lui est donné une si ample connaissance. Et quand bien il voudrait chercher et savoir quelque peu davantage qu'on ne lui a fait savoir, il ne ferait rien
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et demeurerait comme une pierre, sans capacité. Qui ne perd son entendement naturel ne peut avoir cette lumière surnaturelle, pour ce quand notre entendement naturel la va cherchant, notre r imperfection l'accompagne, et Dieu la laisse chercher tant qu'elle peut, et à la fin la conduit à connaître son imperfection ; laquelle étant connue, Dieu lui donne cette sienne lumière qui jette l'entendement par terre, et ainsi mis bas et prosterné, ne cherche par après autre chose; disant à Dieu: "Vous êtes mon intelligence, je ne saurai [que] ce qu'il vous plaira que je sache, et ne me donnerai plus de peine à chercher, mais je demeurerai en ma paix avec votre intelligence, de laquelle mon esprit est occupé."
« Et tout ainsi que cette lumière est supernaturelle et que l'homme ne la peut discerner, ainsi elle ne l'occupe pas en telle sorte qu'il la puisse comprendre; mais cette lumière demeure en son âme avec une agilité et une telle délectation, qu'il semble qu'il participe avec les anges, lesquels ont une partie de leur gloire par le moyen de cette divine intelligence avec Dieu. Partant, quiconque veut bien voir spirituellement, qu'il s'arrache les yeux de la propre présomption, pour autant que celui qui regarde trop la sphère du soleil s'aveugle; ainsi je crois que l'orgueil aveugle plusieurs /4 qui veulent trop savoir avec leur propre entendement; un entendement humilié est tôt illuminé, mais l'intelligence sans sapience, par sa présomption, n'arrive jamais à la maison /5.»
4. Plusieurs: beaucoup.
5. C'est-à-dire à la parfaite union avec Dieu (note de l'édition originale).
XXXII p.163
Du propre anéantissement de l'homme, comme il doit être fait en Dieu, elle disait en cette sorte : « Prends un pain et le mange ; après que tu l'as mangé, sa substance va en nourriture, le reste des superfluités s'en va en excréments, que nature jette hors comme chose inutile, pernicieuse et dommageable au corps. Or si ce pain te disait : "Pourquoi m'ôtes-tu de ton être, puisque de ma nature je ne suis pas content d'être ainsi anéanti, et si je me pouvais défendre de toi, je me défendrais pour me conserver, ce qui est naturel à toute créature ? Tu lui répondrais alors : "Pain, ton être est ordonné pour sustenter mon corps, lequel est plus digne que toi, et pour tant tu dois être plus content de la fin pour laquelle tu es créé que de ton être propre, parce que ton être ne se devrait estimer si ce n'était à cause de sa fin, mais comme chose superflue et morte devrait être jeté dehors. Ta fin est celle qui te donne cette dignité à laquelle tu ne peux parvenir sinon par le moyen de ton anéantissement. Pour tant, si tu vis pour parvenir à ta fin, tu ne te soucieras point de ton être, mais diras : Tôt, tôt, tirez moi de mon être, et me mettez en l'opération de ma fin, pour laquelle je suis créé." Ainsi Dieu fait de l'homme, lequel a été créé à la fin de la vie éternelle. Par quoi tout ainsi comme le pain fait deux opérations par lesquelles une partie d'icelui passe en substance et l'autre est jetée hors comme chose superflue, ainsi l'homme
XXXIV
De la vue qu'elle eut du franc arbitre
Cette bienheureuse disait du franc arbitre que quand elle considérait en particulier sa vocation, elle voyait les grandes choses que Dieu avait opérées en elle, tellement qu'il semblait que Dieu l'eût quasi forcée, pour ce qu'elle ne voyait point qu'il y eût de son consentement; ains plutôt avoir été rebelle que non pas consentante, principalement au commencement, et cette vue l'enflammait d'un ardent amour. Mais en parlant généralement, elle disait: « Je te dis que Dieu premièrement incite l'homme á se retirer du péché, et par après avec la lumière de la foi il illumine l'entendement, et puis avec quelque goût et saveur il enflamme sa volonté, ce que toutefois Dieu tout-puissant fait en un instant. Combien que nous le disions avec beaucoup de paroles, y mettant distance de temps, Dieu tout-puissant fait cette oeuvre ès hommes plus ou moins, selon qu'il voit le fruit qui en doit réussir, et à chacun est donné telle lumière et grâce, que faisant ce qui est en soi, il se peut sauver, en donnant seulement son consentement.
«Ce consentement se fait en cette sorte, à savoir: Dieu ayant fait son opération, il suffit à l'homme de dire: "Je suis content, Seigneur, faites de moi ce qu'il vous plaît. Je me délibère de ne pécher plus jamais, et de délaisser toutes choses du monde pour votre amour." Ce consentement et mouvement de volonté se fait sitôt que la volonté de l'homme s'unit et joint à celle de Dieu, sans qu'elle s'en aperçoive, principalement se faisant en silence. L'homme ne voit le consentement, mais il lui demeure une impression au-dedans pour l'effectuer, et se trouve si fort enflammé en cette opération qu'il demeure étonné et ébahi, et
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ne peut vouloir autre chose. Cette union en esprit lie l'homme avec Dieu d'un lien quasi indissoluble, parce que Dieu opère quasi le tout ayant pris le consentement de l'homme; et s'il se laisse guider, il l'ordonne, le mène, et le conduit à la perfection à laquelle il l'a ordonné; et tout ainsi que l'homme, tant plus tôt connaît sa misère, tant plus tôt aussi il s'humilie et s'abandonne soi-même à Dieu, connaissant que Dieu doit faire cette oeuvre, et le connaît petit à petit par les continuelles inspirations que Dieu lui envoie. Et voyant les opérations et le profit, il dit en lui-même: "Il me semble proprement que Dieu n'ait autre chose à faire qu'à moi."
[…]
XXXV
«Quand Dieu purifie l'esprit des imperfections contractées par le péché originel et actuel, disait cette sainte âme, l'esprit alors est tiré au lieu pour lequel il a été créé; et pour ce qu'il est si beau, si net, si digne, et si excellent qu'il ne se peut dire davantage, il ne peut plus trouver de lieu qui lui soit plus propre et convenable que Dieu même, lequel l'a créé à son image et semblance, à laquelle il a une telle conformité et si grande inclination que s'il ne se pouvait transformer en lui, tout autre lieu lui serait un enfer. Cet esprit étant réduit et ramené en son être propre de pureté avec Dieu, étant encore vivant il demeure une chose si subtile et si petite, que l'homme ne la connaît et ne l'entend pas, et est comme une goutte d'eau jetée en la mer, laquelle étant recherchée ne serait trouvée autre chose que mer. Car étant recherché après qu'il est réduit en son être propre et perdu en Dieu, il ne serait trouvé autre chose que Dieu même, par participation. Mais l'âme laquelle encore demeure au corps, se voyant dépouillée et privée de la correspondance de l'esprit, demeure quasi désespérée, ne pouvant user de ses puissances comme elle voulait, ayant perdu toutes les délectations et pâtures corporelles et spirituelles qu'elle goûtait auparavant avec une souveraine douceur et très grande abondance.
« De cette dernière perfection on ne peut parler, pour ce que toutes les paroles, figures et exemples qui se pourraient donner ne seraient que confusions et faussetés, n'y ayant aucune proportion. Seulement on en peut dire cela, que celui qui se trouve en tel état
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dès cette vie, par un profond contentement sans saveur, participe avec les bienheureux. Or comment est cette participation, ne pense pas que cela se puisse dire. Et si, tu ne le sauras pas, si ton esprit ne retourne en cette pureté et netteté en laquelle il fut créé par Dieu. Mais si nous avons à parvenir à ce but, il faut que Dieu nous consume dedans et dehors, et que l'être de l'homme soit anéanti de manière qu'il ne se puisse plus mouvoir, non plus que si c'était un corps mort sans sentiment.
[...]
XXXIX p.190
"Tu as chassé Dieu de toi, lequel avec si grande amour te voulait faire bien", combien que l'homme soit celui qui reçoit le dommage et s'offense soi-même. Mais pour ce que Dieu nous aime plus que nous ne nous aimons nous-mêmes, et procure davantage notre profit et utilité que nous ne faisons nous-mêmes, pour cette cause on dit qu'il est celui qui est offensé; et si Dieu pouvait recevoir passion /3, il la recevrait quand il est chassé de nous. En cela je le connais, attendu qu'encore que l'âme soit en quelque péché, Dieu pourtant, très bénin, ne
3. Recevoir passion: souffrir quelque dommage.
cesse jamais de l'inciter et tirer par vocation /4 intérieure, et si elle répond à ses douces vocations, il la reçoit de nouveau en sa grâce avec ce pur amour, comme devant /5 ; de façon qu'il ne se veut jamais plus ressouvenir d'avoir été offensé par elle. Et qui est encore davantage /6, il ne cesse de lui faire autant de biens qu'il lui en peut faire
4. Vocation: appel.
5. Devant: avant.
6. Et qui est encore davantage: et qui plus est.
XL p.196
il est si fort en sa propre volonté, que pour le vaincre et dompter il est besoin de la divine puissance avec industrie. Et pour le pouvoir mortifier, il est nécessaire que cela se fasse par l'opération de la bonté et sapience divine. Et est si fort conjoint aux délectations de la chair, du monde, et de la réputation de soi-même, avec l'amour-propre, que pour l'en tirer il faut que Dieu lui donne des goûts spirituels, desquels cet homme malin fasse plus grande estime que de toutes les autres choses lesquelles auparavant il estimait et prisait beaucoup, autrement il ne les lairrait jamais. Et toutefois cette nôtre malignité est encore si grande que ces goûts spirituels ne sont pas suffisants, combien qu'ils lui soient montrés tels que l'homme en les éprouvant ait plusieurs fois délibéré de laisser tout le reste, voire même (pouvant avoir mille mondes) de les abandonner tous, pour le seul moindre et plus petit de ces goûts-là. Mais il faut que Dieu nous tienne continuellement occupés en soi avec ses suaves et gracieuses visitations, et nous emploie en quelque bonne opération, jusques à tant qu'il nous ait accoutumés au chemin de la vie spirituelle
XLI p.200
l'Amour encore me reprenait, disant : "Je veux que tu fermes les yeux en toi, de manière que tu ne me puisses voir opérer aucune chose en toi, comme toi; mais je veux que tu sois morte, et que du tout en toi soit anéantie toute vue, quelque parfaite qu'elle soit, et ne veux point que tu t'emploies en aucune part où tu puisses être toi-même."
XLIV
Cette âme était conduite et enseignée intérieurement de Dieu seul, son doux Amour (par sa divine et intérieure parole) de tout ce qui lui était nécessaire, sans moyen d'aucune créature religieuse ou séculière; et si elle se fût voulu accoster de quelqu'un, tout aussitôt l'amour lui donnait une telle peine en l'esprit et de telle sorte, qu'il lui était force de le laisser, et disait: «Seigneur, je vous entends. » Et quelqu'un lui ayant dit que pour sa plus grande sûreté, elle ferait bien de se soumettre à l'obédience d'autrui, étant en doute pour cette cause de ce qu'elle devait faire, il lui fut répondu en esprit par son Seigneur: «Fie-toi en moi, et n'aie point de doute. » Pour abréger, son doux Amour lui-même en voulut avoir le soin, par long espace de temps, et ne lui laissait goûter ou entendre aucunes choses spirituelles, sinon que celles qu'il voulait. Quand elle était au sermon, si elle eût oui prêcher quelque chose en quoi elle se fût délectée, tout incontinent le sentiment lui en était ôté, et était tirée hors de soi, pour goûter et entendre seulement ce qui plaisait à son Amour; de sorte qu'elle entendait peu de prédications, encore qu'elle y allât.
Elle persévéra en cette façon par l'espace de vingt-cinq ans, en la voie de Dieu instruite, gouvernée et conduite (sans moyen d'aucune créature) de Dieu seul avec une admirable opération. Depuis, ou fût à cause de sa vieillesse, ou à cause de sa grande débilité, ne pouvant plus supporter l'opération divine, pour ce qu'elle n'avait plus l'opération des sentiments de l'âme qui étaient mortifiés par l'esprit, et qu'elle avait aussi un corps tout
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débile, sans vigueur, et quasi du tout délaissé en soi-même, sans correspondance aucune de l'esprit, Notre Seigneur lui donna
un prêtre qui eût soin de son âme et de son corps. Ce prêtre était homme spirituel, de sainte vie [...]
La première fois qu'elle se voulut confesser à ce religieux, elle lui dit: «Mon Père, je ne sais où je suis, ni quant à l'âme ni quant au corps, et me voudrais bien toutefois confesser. Mais je ne puis voir offense aucune par moi faite. » Car quant aux péchés qu'elle disait, il ne lui était point permis de les voir comme péchés qu'elle eût pensés, dits ou faits. Mais ainsi qu'un petit enfant qui fait quelque chose de jeunesse de laquelle il est ignorant, quand
on lui dit: «Vous avez mal fait», il rougit à cause de telles paroles
pour ce qu'on lui a dit, mais non pas pour ce qu'il connaisse
avoir mal fait, elle disait aucunes fois à son confesseur: «Je ne sais
comment faire pour me confesser, pour ce que je ne trouve plus en moi de partie ni extérieure ni intérieure qui ait tant de vigueur que je puisse dire: j'ai fait ou j'ai dit telle chose, de laquelle j'en sens remords en ma conscience. Je ne veux pas néanmoins laisser de me confesser. Mais je ne sais à qui donner la coulpe de mes péchés. Je me veux accuser et je ne puis.»
[la suite de la Vie est moins personnelle.]
Table des matières
LIVRE DE LA VIE ADMIRABLE ET DOCTRINE SAINTE 32
DE LA BIENHEUREUSE CATHERINE DE GÊNES 32
CHAPITRE V DE SES GRANDES PÉNITENCES ET MORTIFICATIONS 53
CHAPITRE IX COMMENT ELLE AVAIT UNE MERVEILLEUSE CONNAISSANCE DE DIEU ET D'ELLE-MÊME. 70
CHAPITRE XXI DU NET ET PUR AMOUR QUI SE RÉPAND DANS L'ÊTRE. 132
CHAPITRE XXV DE L'AMOUR-PROPRE ET DE L'AMOUR DIVIN ET DE LEUR NATURE. 144
CHAPITRE XXVI DE TROIS VOIES QUE DIEU EMPLOIE POUR PURGER LA CRÉATURE. 149
CHAPITRE XXXIV DE LA VUE QU'ELLE AVAIT DU LIBRE ARBITRE. 186
CHAPITRE XLVI COMMENT GRÂCE À SA PRIÈRE FUT CONVERTI UN MALADE PRESQUE AU DÉSESPOIR 1. 244