LA PERLE EVANGÉLIQUE, traduction française,1602 1.
Un choix de « bonnesfeuilles » :
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La première union est une certaine simple force de l'âme, tout ainsi que Dieu est simple en l'essence de sa divinité, et est totalement déiforme : car elle demeure 19r°] en Dieu selon la simplicité de son essence, et n'a rien de commun avec les autres forces, mais elle confère encore à l'âme une certaine simple union, qui est la seconde union. Et de cette union sortent les forces supérieures, *savoir est [à savoir2] la mémoire, l'entendement, et la volonté selon l'opération de la très Sainte Trinité, qui se donne soi-même, et s'unit aux forces de l'âme. Et de là procède la troisième union. Et cette troisième est aux forces inférieures, lesquelles en une certaine union assemblées, se conservent par la *découlante lumière, qui descend de la seconde union, et s'épand sur la raison et forces sensitives. De là procède la vie, et la vivacité du coeur et des forces corporelles, et tout mouvement sensible et mobilité de la vie naturelle. Et ainsi il est manifeste que tous dons et grâces procèdent du dedans, de cette ardente suprême union, où nous vivons en Dieu, et Dieu en nous : car Dieu habite en nous avec la lumière de sa grâce en la suprême union. Et tout ainsi qu'un vaisseau de cristal (dans lequel y a enclose une chandelle allumée) illumine tous ceux qui s'en approchent, ainsi la clarté divine et vérité éternelle illumine et *enflambe le fond nu de l'essence intérieure de notre âme, en telle abondance, que de là toutes les forces en sont illuminées, nourries et renforcées. Car la mémoire devient pure et tranquille, l'entendement est illuminé et simplifié, et la volonté en est rendue fervente en amour.
En cette manière Dieu se donne 19v°1 soi-même en l'union des forces supérieures, et unit dedans soi notre esprit, le faisant habiter en une certaine déifique liberté, et opulence de charité. De là alors Dieu avec grande abondance de grâces s'écoule en bas en la troisième union des forces inférieures, et illumine la raison, afin qu'elle puisse sagement gouverner toutes les autres forces et affections. Et *d'abondant [En outre, Par surcroît] lui donne lumière et l'informe de la manière qu'elle doit suivre les inspirations et *admonitions [avertissements, conseils] divines. Il purifie aussi la force *concupiscible [désirable], et l'attire à suivre cette lumière, il fléchit et déprime la force irascible, sous le mouvement et repréhension divine ; il purifie la conscience, et la restitue en liberté ; […]
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Car quelle plus grande humilité peut être, que de n'être rien ? Et ce qui n'est rien ne se peut élever. La vraie résignation, car qui n'a rien, laisse tout. La vraie essentielle pauvreté, — il n'y a rien plus pauvre que le néant. Voilà comment de ce néant toutes vertus sourdent comme de leur source originelle. Il est bien vrai que quand je travaille pour acquérir quelque vertu, j'agis et fais quelque chose, mais je ne puis obtenir cette vertu essentiellement si je ne me jette en ce néant et fasse là ma demeure, par-dessus toute indigence de cette vertu, et que naturellement je sois fait et devienne cette vertu même.
Que si je veux parvenir à ce noble néant et être fait rien, il est nécessaire que ce rien, c'est-à-dire mon âme, avec rien, qui est Dieu, soit faite rien : car Dieu lui-même n'est rien de toutes les choses que nous pouvons dire de lui. La manière donc par laquelle nous devons nous avancer en son amour, est que toutes choses créées nous soient faites rien et que nous soyons tellement remplis de sa divinité, que nous n'en puissions pas dire le moindre bien du monde en sorte qu'il nous soit tellement totalement rendu *innominable [inexprimable], que nous le [75r°] sentions n'être rien du *tout, voire moins que rien, de toutes les choses qu'on peut dire de lui. Et mettant arrière toute action intérieure, jetons-nous au centre, ou point de l'essence divine, tellement que nous n'en revenions jamais. Là alors sera l'essence comprise de l'essence. Là ce rien, c'est-à-dire Dieu, est rencontré de cet autre rien, c'est-à-dire de l'âme. Là rien, qui est cette âme, est enveloppée et noyée dedans le rien, c'est-à-dire Dieu. Là enfin le rien est absorbé et englouti du rien. J'habiterai là, d'autant que c'est mon repos, par les siècles des siècles, et me reposerai assis sous l'ombre d'*icelui. J'entrerai bien moi, mais ce sera Dieu qui sortira : je me tairai et Dieu parlera ; je serai en repos et laisserai opérer Dieu. En cette pauvreté et en ce néant, c'est *à savoir que nous ne sommes rien, si nous nous jugeons nous-même droitement, toutes les vraies richesses de Dieu y sont comprises.
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CHAPITRE IV Comment en tous nos exercices, nous pourrons demeurer immobilement simples, en l'unité divine.
Le compas ne saurait ramener ni produire un cercle parfait, s'il ne demeure fixe et arrêté en son centre. L'opération de ma divinité est [135r°] le cercle, le centre est mon unité essentielle. Tu ne pourras donc montrer de toi aucun oeuvre parfait, si avec moi tu ne demeures en mon unité essentielle, et moi avec toi en ton action ; et ne se verront point tes oeuvres parfaites, sinon en *tant que tu demeures en moi, et moi en toi. Et en ce que en toutes choses que tu fais ou *délaisses à faire, tu implores mon secours, j'opère en toi, et tu demeures en moi. Et partant en tout oeuvre extérieur, tu observeras mon opération intérieure. Car pour ordinaire que tu es occupée extérieurement, c'est *lors que je trouve plus d'aptitude à opérer en toi, et souvent après l'action tu es plus disposée qu'après le repos.
Tu ne négligeras donc jamais tes oeuvres extérieures. Mais en tout lieu, avec toutes personnes, et en toute multiplicité, tu conserveras le repos intérieur de l'esprit, la paix du coeur, la retenue de l'*évagation [manque de fixité d’esprit, distraction] de tes cinq sens, et l'honnêteté des moeurs. Et ainsi tu joindras l'action à la jouissance et fruition, ainsi que moi-même j'opère toujours, et toutefois je suis immobile en mon repos. Et en cette sorte, toujours et en tout lieu, tu m'auras présent, car tout ce que tu fais, tu le fais mue de l'amour de moi, lequel même est ton but en la viande que tu prends, considérant qu'elle t'est donnée de moi à intention, que les forces qui en augmenteront en toi, tu les emploies derechef à mon service.
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CHAPITRE XVI [entier ] Combien grandes richesses l'âme mortifiée expérimente.
Véritablement ces hommes-ci peuvent dire avec l'Apôtre : Je suis certain que ni la mort, ni la vie, ni autre créature quelconque, pourra nous séparer de la charité de Dieu. Et ailleurs : Or je vis, *jà [déjà] non moi, mais Jésus-Christ vit en moi. Car ceux qui sont parfaitement morts à eux-mêmes, ont Dieu vivant en eux. C'est pourquoi ils ne craignent la mort et se sont dénués de toutes choses. Et *pource [c’est pourquoi, donc] rien de ce que les malins esprits pourraient leur proposer ou mettre en avant en leur mort, ne les *grève [ne leur est funeste, alourdit], mais en eux reluit et resplendit une essentielle pauvreté, par laquelle ils se sentent plus pauvres que lorsqu'ils naquirent. Et pourtant l'ancien ennemi ne leur peut ingérer aucune présomption et vaine complaisance d'aucunes bonnes oeuvres qu'ils aient faites. Car ils savent et croient plus que sûrement, que (si) par aventure ils ont bien fait, ce n'est eux, *ains [maic] plutôt [248v1 notre Seigneur qui l'a fait par eux.
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Au surplus ils nettoient et purgent toutes leurs coulpes et négligences par les mérites et Passion de Jésus-Christ, et se convertissent dedans eux-mêmes en la nue connaissance de l'âme, (laquelle nulle créature n'a *oncques [jamais] pu atteindre, laquelle est la propre habitation et demeure de Dieu). Et par *ainsi font un certain excès en Dieu, où ils apprennent cet *abrégé et court sentier et accès à Dieu, et pourtant à l'heure de la mort ils ne s'épouvantent de l'ignorance de cette voie. Et étant de telle manière en Dieu, que quiconque les touche, touche Dieu, ils ne craignent ni la vie, ni la mort et n'y a personne qui les puisse vaincre ou *surmonter [surpasser]. Mais quiconque *présumera [prétendra] de batailler avec eux, sera d'eux vaincu et *surmonté : car il est difficile à telles personnes de *récalcitrer [s’opposer] et regimber contre l'aiguillon. Certainement ils ne désirent ni le ciel, ni la vie éternelle, *pource qu'ils ont Dieu dedans soi, qui est la vie éternelle — en qui aussi ils ont *colloqué [établit] et mis tous leurs désirs, volonté et intention. Et avec l'Apôtre sont ravis jusqu'au troisième ciel. *Pourautant [Pour cette raison] que le Père céleste attire la mémoire de la lumière de sa divinité et la fait grandement délater et regorger en célestes et divines Méditations, le fils illumine l'entendement de la sapience de sa déité, qui est le second ciel, et le Saint-Esprit s'écoulant de toutes parts par la volonté d'une certaine amoureuse douceur et ardeur de charité, la fait [249r°] fondre et couler en Dieu, afin qu'elle soit faite avec lui un esprit, et un lien de paix et amour.
Et certainement, telle personne ne sait pour lors s'il est au corps, ou hors d'*icelui (et toutefois il est au corps, lequel est tellement *sujet à l'esprit, comme s'il était mort à toutes choses naturelles), et au milieu de la très heureuse Trinité il voit et connaît, tant soi-même que tous les hommes, semblablement tous les Anges et bienheureux, comme sous un moment en la déité de la Trinité. Et le père céleste le remplit de ses éternels délices, le fils l'instruit, et lui ouvre et explique toute la force et vertu de l'Ecriture, et le Saint-Esprit le fait *ardre [brûler] et comme écouler pour le grand amour qu'il porte à tous, souhaitant de ramener et réduire tout un chacun à Dieu.
*Outre, ces personnages ici sont au monde inconnus et *occultes [cachés], comme ceux qui n'ont rien de commun avec lui. Ils sont aussi inconnus et peu estimés de ceux qui vivent en grande austérité et *distriction [rigueur] de vie, *pourautant qu'ils donnent à leurs corps le repos et choses nécessaires, afin qu'ils soient plus aptes à servir à l'esprit. Ils sont aussi inconnus à ceux qui semblent extérieurement
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avoir quelque sainteté, et qui tiennent certains propres, durs et étroits exercices qu'ils ont pris de leur propre sens. Car ceux-ci n'ont rien de propre soit intérieurement, soit extérieurement, mais demeurent toujours *résignés [abandonnés], prenant garde à la divine inaction et intérieure opération [249v°] de Dieu, se souciant seulement de voir ce qu'il lui plaît d'opérer en eux, ou par eux. Et intérieurement ils obéissent à Dieu et extérieurement aux hommes, et sont toujours prêts de quitter tous leurs exercices quand il plaira à Dieu et aux hommes. Ils sont aussi inconnus aux esprits immondes, *pourautant qu'ils n'ont aucune particulière coutume prise d'eux (au moyen de laquelle ils puissent être notés ou tentés), mais toujours ont recours à Dieu, qui est sans aucune fin ou manière.
Et ainsi sont (comme l'or en la terre) inconnus à tous, à ceux seulement notoires qui se tiennent nus, libres, *expédiés [délivrés] et *résignés en leur fond. Ceux-là se connaissent fort bien l'un l'autre, et fussent-ils éloignés, voire de plus de cent lieues. Car *jaçoit qu'ils soient divisés de corps, ils sont toutefois totalement unis d'esprit. Ceux-là sont les colonnes de la sainte Eglise et sont toujours joyeux, car ayant trouvé et foui la terre de leurs corps, ils sont parvenus jusques à l'âme, c'est-à-dire, jusques à la suprême partie de cette nue essence (en laquelle Dieu tout-puissant, qui est l'aimable, douce et divine essence, s'est lui-même uni), et ont trouvé l'or très-luisant et très-resplendissant de cette même divine essence, et ce trésor caché dans le champ, duquel est parlé en l'Evangile, et ce royaume de Dieu qui est dedans nous.
*Or advient qu'ils expérimentent ces choses par les mérites de notre [250r°] Seigneur Jésus-Christ, qui a pour nous mérité que soyons nommés, et soyons enfants de Dieu, et nous a lui-même montré ce trésor. Au moyen de quoi ils sont remplis d'une telle joie, que tout le monde même ne peut les *contrister, et ne craignent aucun, *fors [excepté] celui qui a la puissance d'occire l'âme, lequel ils aiment et suivent. Ce qui est véritablement cause que nul ne les peut *contrister [affliger]. Or Dieu ne veut les *contrister, car l'ami ne peut *contrister l'ami. Au surplus cette joie, paix et liesse surpasse tout entendement créé : car ils ne peuvent aucunement être dolents en cette suprême partie, en laquelle certainement ils sont faits conformes à l'humain esprit de Jésus-Christ (qui ne s'*éjouissait en rien moins en sa très-*angoisseuse passion, qu'il fait aujourd'hui). Et le même a aussi été en la très-heureuse Vierge Marie, laquelle a été
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tellement libre et joyeuse, et d'esprit élevé en Dieu, et a si bien su ne s'attribuer rien des grâces et oeuvres que Dieu opérait en elle, que comme si elle n'eût point été mère de Dieu, et n'a *oncques été pour *aucuns dons ou inactions divines que Dieu ait opéré en elle, voire un seul moment séparée de la superessentielle union de la déité.
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CHAPITRE XXX [complet] Comme intérieurement nous devons parler à notre Seigneur, afin que nous puissions le connaître.
Une chose nous est totalement nécessaire, qui est l'abstraction des choses créées, et union avec Dieu : car nous devons abstraire notre coeur de tout ce qu'avons ou fait, ou que devons encore faire, et de toutes incidences et événements qui pourraient empêcher notre amoureux accès à Dieu, et oublier tous nos chagrins, perturbations, et sollicitudes. Et par une simple cogitation fuir en Dieu, et à la manière des cerfs et chevreuils, d'un *vite [vif] saut sauter et nous lancer par-dessus tous empêchements qui nous surviennent, et ainsi parler A notre Seigneur : Où êtes-vous, Seigneur mon Dieu ? vous m'avez créé pour et afin que je vous connaisse, et vous ayant connu, que je vous aime. O bénit Dieu, qui êtes-vous ? Véritablement le souverain bien. Au surplus, combien vous êtes bon, il n'y a que vous seul qui le sache. Vous êtes qui êtes, vous êtes l'unique, sempiternelle, incréée, immuable, divine, aimable, douce, pacifique, aimable [280v°] délectable, vertueuse, et joyeuse essence.
Mais d'où procède cette essence ? Elle n'engendre et *si n'est engendrée. Que fait donc cette essence ? En elle est le Père, et le Fils, et le Saint-Esprit. Et le Père engendre son unique Fils, et le saint-Esprit est la *complaisance [satisfaction] des deux. Et ces trois sont une unique, sempiternelle, incréée, immuable, divine, aimable, douce, pacifique, délectable, vertueuse, et joyeuse essence. Mais nous devons méditer ces choses sans formes ni images, et continuellement sans tristesse nous convertir à Dieu, et tant de fois et si souvent *recorder ces choses, jusques à ce que nous venions à oublier toutes autres. Et *celle est l'abstraction, laquelle est nécessaire *devant toutes, si nous voulons venir à Dieu. Car cette notre cogitation doit toujours fuir en
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Dieu, *outre [au-delà] et par-delà toute multiplicité. Autrement, chacun demeurera distrait, et sera contraint de défaillir.
Puis nous penserons plus *outre en cette manière : qu'est donc cette essence ? Elle est l'essence de toute essence, le vin de toute vie, et la lumière de toute lumière. Et ici se faut donner *garde que ne permettions notre pensée s'*évaguer vers les substances créées, et sortir hors de propos, *ains nous demeurerons continuellement en cette vive essence, jusques à ce que nous sortions avec notre Seigneur nous conduisant. En *après, consécutivement penses en Dieu : O éternelle, *abymale [abismale], infinie, n'admettant aucun moyen, incréée, incompréhensible essence, dès l'éternité et moi et [281r°] toutes autres choses, avons été incréés en vous. Et certainement *lors vous pouviez faire avec moi tout ce que vouliez, car je ne vous faisais point de résistance. Mais maintenant vous vous êtes unis avec moi, et êtes la vie de mon âme. Puisqu'*ainsi est, ô essence de toute essence, que vous vous êtes uni avec moi, et demeurerez toujours en moi, je jette entièrement toute ma volonté en votre divine essence, vous priant et suppliant que daigniez tellement me régir, et user de moi comme vous en pouvez user quand j'étais encore incréé en votre divine mémoire et entendement.
CHAPITRE XXXI [complet] Interne union avec Dieu
Je vous prie, ô très-aimable Seigneur, mon Dieu, ô souverain et *incommuable [immuable] bien, donnez-moi la grâce de vous adorer, selon votre bon plaisir et très-agréable volonté, en l'image de mon âme, en laquelle vous vous êtes vous-même uni, où aussi je vous peux toujours trouver présent, entendant et connaissant toutes mes intentions, cogitations, volontés, et désirs, selon lesquels aussi vous me rétribuerez. O Dieu très-aimable, voilà, vous êtes dedans moi, plus voisin et proche de moi que moi-même de moi. Toutefois vous m'avez créé libre, et m'avez mis entre le temps et [281v1 l'éternité. Si donc je viens à me convertir vers le temps, c'est-à-dire, vers les choses caduques et transitoires, c'est fait de mon salut. Mais si je me convertis vers l'éternité, je serai sauvé.
Que si au vrai, et comme il appartient, je dois me convertir vers l'éternité, il faut en premier lieu, que je sache quelle est l'origine de
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l'éternité. Elle est véritablement de cet éternel divin abîme, qui ne peut *oncques être changé, et est l'*amiable, douce et divine essence, laquelle par sa divine présence est dedans moi, s'est unie avec moi, et est la vie de mon âme. Maintenant donc, ô éternel et unique un, ô mon Dieu, ô la vie de mon âme, je vous prie, ôtez moi à moi-même et usez vous-même de moi : recevez-moi, je vous prie, qui ne suis qu'un vaisseau d'iniquité. Voilà, je m'offre et *résigne tout à vous, pour faire avec moi selon votre souverain bon plaisir, en temps et en éternité. Elève-toi donc maintenant, ô mon âme, et passe en ton Dieu. Considère combien grande est ta dignité, laquelle Dieu ne peut mettre en oubli, qui aussi est tellement uni avec toi, qu'il ne veut en aucune façon en être séparé. Il n'a craint ni appréhendé *aucuns labeurs pour l'amour de toi, il n'a fui et ne s'est soutrait d'aucunes peines et travaux, mais par grand amour s'est livré à la mort, et s'est soi-même donné à nous. Qui, *jaçoit que soyez par-dessus toutes choses, et en toutes choses essentiellement, vous ne chassez toutefois de vous, ô Dieu très-doux, personne qui veuille venir à vous. Nous mangeons bien [282r°] tous une même viande, mais les seuls bons sont repus de suavité savoureuse.
O Père de tous, qui êtes par-dessus tout, je crois en vous, je me donne et *résigne à votre divine bonté, à votre éternelle essence, *ès bras de votre divinité, et divine vertu. J'espère aussi en vous, *pour-autant que je vous aime par-dessus toutes choses, et me recommande à votre divine présence. O très-puissante vertu. O très-luisante et souveraine sapience. O immense et infinie bonté. O *abimale humilité. O très-noble dignité. O éternel bien. O lumière incréée. O Père des lumières. O Verbe du Père. O éternelle vérité. O splendeur de la paternelle essence. O trine unité. O essence de toute essence. O vie de toute vie. O lumière de toute lumière. O Père. O Fils. O Saint-Esprit. O trine unité, trois personnes et un inséparable Dieu. O simple divinité, qui par l'opération de votre Trinité avez créé le ciel et la terre et toutes les choses qui sont en *iceux. O vie de ma vie, ma joie et ma consolation, je ne suis suffisant de vous louer, mais que votre toute-puissance vous loue, votre incompréhensible sapience, et incréée bonté, votre éternelle vertu et divinité, votre excellente grâce et miséricorde, votre puissante et souveraine force, votre *bénignité et charité, pour l'amour de laquelle vous m'avez créé. O vie de mon âme.
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O sainte douceur, mon Seigneur et mon Dieu. O trine unité, qui souverainement vous *éjouissez en vous-même en une très-grande et très-haute contemplation, [282v1 trois en un, avec une incompréhensible et souveraine joie, vivant en l'éternelle, bienheureuse et inaccessible lumière. Pour laquelle joie, vous m'avez aussi fait, — mais par le péché j'en ai été mis dehors, et par les mérites de votre humanité et passion, vous me l'avez restituée. Et partant je prie votre bonté, doux Jésus, Seigneur mon Dieu, mon Créateur et Rédempteur, par les mérites de votre sacrée sainte humanité, que vous permettiez votre divinité luire en moi, et chassez de moi tout ce qui déplaît en moi. O splendeur de l'éternelle lumière, dès l'éternité j'ai été en vous incréé, en votre divine mémoire, en votre entendement et volonté, et *jà m'aviez fait tel que je suis, en tel temps, de tels parents, sous telle planète, et m'avez préordonné à tel état qui vous a plu. Partant, je veux vouloir votre unique ordination et disposition, soit qu'elle me soit agréable ou contraire — car vous m'avez conféré une si grande liberté d'arbitre, que je puis faire ce que je veux.
Je veux donc et désire perpétuellement vous servir et à vous être *sujet [assujetti]. Or, je confesse que par votre divine présence vous êtes partout et semblablement en moi. Mais était-il donc convenable, ô facteur de toute créature, que vous vous unissiez à votre *facture [créature]? Avions-nous mérité cela ? O vie de mon âme, si j'étais maintenant tout ce que vous êtes, volontiers je voudrais être fait créature, afin que vous, Seigneur mon Dieu et créateur, puissiez être fait cela même, que vous [283r°] êtes à présent, afin que moi et toutes les créatures puissions perpétuellement vous faire service. Je ne puis faire autre chose *outre cela, *pour-autant que sans votre aide je ne suis rien. Et partant je me plonge dans votre divine abîme, dans laquelle vous avez absorbé plusieurs aimants esprits, vous priant que par votre très-amère passion, vous me purgiez et receviez la ruine de mes péchés et par votre *abîmale miséricorde, me fondiez, liquéfiez et transformiez en vous, afin que puissiez avoir paix et joie en moi.
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Et ici faut que la mémoire et entendement cèdent et donnent lieu, *pourautant qu'ils ne peuvent penser ou entendre les choses que l'on sent et expérimente là.
Mais le pur amour avec un très grand désir, mérite et a seul privilège d'entrer. Et *lors l'âme est faite libre de tout péché et est unie á Dieu en un certain *occulte silence. Elle est aussi dépouillée de toute perverse intention et impure affection, et est derechef vêtue de charité. En manière que *jà en toutes choses, elle désire et cherche purement l'honneur de Dieu, et le salut et profit de ses prochains. De laquelle robe de charité saint Augustin était vêtu quand il disait : J'aime, j'aime et ne cesserai *oncques d'aimer jusqu'*à ce que je sois moi-même fait amour. Car il savait bien que Dieu était charité, et pourtant il voulait aussi être charité ou amour. Saint Bernard aussi était vêtu de ce vêtement de charité, quand il disait : Dès l'heure que je commençais premièrement de connaître et voir Dieu, il ne me suffisait d'avoir les vertus, et ne cessais jusqu'*à ce que je fusse moi-même fait vertu. Certainement il connaissait que Dieu était vertu, c'est pourquoi il voulait aussi être vertu. Finalement de cette robe était vêtu saint Paul, quand il disait : Qui me séparera de la charité de Christ, qui est en moi ? Car il savait bien pareillement [299r°] que Dieu tout-puissant, qui est la vraie charité même, était dedans soi, et que son âme vivait de cette charité et amour. Et *pourtant il disait être impossible que quelqu'un le séparât de la charité de Dieu, comme étant pris et lié des liens de cette même charité. Nous devons donc ainsi adorer Dieu en nous-mêmes, si nous désirons être aimé et chéri du Père céleste.
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CHAPITRE XLII Exercice de foi pour la communion spirituelle.
Je crois en Dieu, c'est *à savoir, que dès l'éternité j'ai été en vous *incréé, ô Dieu bénit, et que maintenant vous êtes en moi par votre divine puissance et présence, et que voulez librement opérer en moi. Je crois que je suis totalement indigne *à ce que vous deviez en moi opérer avec votre divinité, *si n'est que vous me fassiez digne de votre très sainte humanité, [303r°] c'est *à savoir par les mérites de votre humain esprit en mon esprit ; par les mérites de votre sainte et douloureuse âme en mon âme, et par les mérites de votre saint et très pur corps en mon corps. Je crois en Dieu, c'est *à savoir que vous, ô bénit Dieu, êtes présent au vénérable Sacrement avec votre glorifié corps, très-sainte âme, joyeux esprit et toute votre divinité, et ce tant au ciel qu'en l'hostie de votre corps, aussi vraiment comme vous avez conjoint votre très-sacrée chair à votre très-sainte âme au jour de votre résurrection et que vous êtes aussi vraiment là, présent avec toute votre divinité, comme montant au ciel.
*Parquoi je vous prie humblement, ô très-*bénin [bienveillant] Dieu, qu'étant en moi, votre bénite divinité daigne de se recevoir elle-même à soi-même dedans moi en ce vénérable Sacrement, selon votre désir, en si grand amour, comme était celui par lequel vous vous êtes vous-même reçu en votre dernière Cène, afin que par ce, votre bénite divinité me change totalement, *savoir est mon esprit, mon âme et mon corps par la présence de votre joyeux esprit, très-sainte âme et glorieux corps, cachés en ce Sacrement. Car la sainte Ecriture témoigne : Avec l'homme saint tu seras saint.
Puisque *doncques il n'y a aucun corps plus saint, nulle âme plus sainte, que votre très-saint corps et âme, et qu'il n'y a aucun esprit plus paisible, coi et allègre que votre humain esprit, qui était toujours uni avec votre divinité [303v] (d'où aussi vous disiez : Père, en vos mains je recommande mon esprit, si plein de joie, *lors en croix, comme il est maintenant au saint Sacrement) — je vous prie, partant, ô très-*amiable Seigneur mon Dieu, par votre très sainte humanité, que votre bénite divinité daigne de me changer et faire selon votre coeur, afin que vous vous délectiez de reposer en moi au lieu de toute tristesse, angoisse de coeur, peines et douleurs qu'avez souffertes pour moi par amour en cette vallée de larmes.
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CHAPITRE XLIV Oraison interne pour la rémission des péchés, pour la réception du vénérable Sacrement et pour la pureté de coeur.
Je crois en Dieu, c'est *à savoir que vous, Seigneur, êtes en moi et êtes la vie de mon âme et demeurerez perpétuellement en moi. Car quoi que je fasse ou aie fait beaucoup de maux, vous êtes toujours demeuré avec moi, selon votre essence, *pourtant que vous êtes la vie de mon âme. Mais qui plus est, troublé en vous-même, vous ne vous fâchez contre moi, *pource que vous demeurez Dieu, immuable en vous-même. Toutefois vous retirez votre amitié de l'âme pécheresse et refusez lui donner la lumière de votre grâce et ne permettez qu'*icelle lumière luise en elle, tandis que volontairement elle adhère aux péchés. Et *pourtant toutes et *quantes fois que je me trouve avoir péché et vous avoir offensé, je dois intérieurement parler à vous, mon Dieu, disant : O Seigneur mon Dieu, voilà, je sens maintenant en moi ce qui vous déplaît. *Parquoi je vous prie, par votre très-amère Passion, donnez-moi la grâce que j'aie vraie contrition de toutes les choses par lesquelles j'ai perdu votre grâce, et que je [306r°] les confesse purement, sans aucunement les commettre ci-après. Véritablement et très-volontiers je désire les confesser, et espère par le moyen de votre grâce de mieux vivre ci-après.
Je me confie aussi ce nonobstant en vous, mon Dieu, que volontiers vous vouliez me les pardonner. Car je désire être votre ami, et demeurer avec vous à *toujoursmais [jamais]. Mais *pourautant que sans vous je ne suis rien, et que toutefois vous ne voulez point me sauver sans le libre consentement de ma volonté, c'est pourquoi je vous prie, très-doux Seigneur mon Dieu, qui vous êtes vous-même uni avec moi, de demeurer en moi avec votre grâce, afin que vous vous délectiez de reposer en moi. O bénit Dieu, je crois que comme vous êtes en moi par votre divinité, pareillement vous êtes en toutes les créatures raisonnables faites à votre image, *ès [en les] Turcs et infidèles. Car vous n'êtes point *accepteur de personne. Mais aussi ont-ils leur libéral arbitre, et vous les conservez en être, sans jamais vous retirer d'eux. Or leur vie vous déplaît et partant aussi vous retirez d'eux votre amitié.
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CHAPITRE LVII [complet] Oraison sur cette triple vie.
O fontaine et origine de tout bien, Seigneur mon Dieu, qui êtes le livre de vie, pourquoi discourè-je çà et là et vous cherche en multiplicité, qu'*oncques n'êtes trouvé *fors qu'en l'unité ? Je vous prie donc, céleste maître, docteur *supernel [suprême, divin], de m'enseigner et m'apprendre la manière d'étudier en ce livre, afin que j'évite toute la multiplicité des Ecritures. Ouvrez-moi l'esprit et science de ce livre, livre de vie, afin que je puisse être parfait en la vie profitante et active. Donnez-moi qu'essentiellement je sois introverti, et que
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j'habite en l'*occulte fond de mon âme, là où vous, Dieu de ma vie, vraiment [330r°] habitez, et d'où ne vous retirez *onc [jamais], afin que là je puisse toujours ouïr de mes oreilles intérieures vos très douces paroles, où continuellement toute la journée en cet intérieur temple de mon âme vous faites leçon. Et expliquez et ouvrez les divers, mystiques et *occultes sens des Ecritures, où l'esprit tressaillit de joie en vous, superessentiel bien. L'âme est avertie et *admonestée de profiter ès vertus, et le corps est dirigé aux actes et oeuvres de justice.
*Doncques la vie profitante et active prend son origine de la vie superessentielle, car elles ne peuvent être parfaites, sinon de ce très-parfait bien, Dieu tout-puissant, sans lequel nous n'avons rien, et ne pouvons rien. Et *cette-ci est la cause pourquoi Dieu s'est uni avec nous, *pource qu'il veut volontiers nous aider et faire avec nous toutes nos oeuvres, et porter *ensemblement avec nous toutes nos charges et fardeaux, si nous l'en requérons. Ce que faisant, l'homme ne sent point de labeur, *airs semble être *quasi comme libre de toute charge et peine, étant en toute passion et adversité patient, et en tous dons et grâces nu et libre, en toutes les choses qui lui surviennent recourant toujours à Dieu. Il permet et laisse Dieu répondre pour soi : en tous dons et grâces humblement s'abaissant et soumettant, se reconnait et *répute indigne d'opérer avec *iceux. Et ainsi avec tous ces dons et grâces s'*écoulant en Dieu et s'offrant à lui, il le prie qu'il veuille opérer avec lui. Et lors [330v°] tous dons et grâces sont fructueusement mis en oeuvre, et toutes les oeuvres de l'homme sont faites divines.
Un certain docteur dit : Si l'homme se convertissant soi-même, en soi-même prenait garde à l'inaction divine, il trouverait d'admirables oeuvres de Dieu en soi, *voire qui surpassent même tous sens et entendement naturels. Que si par l'espace d'un an entier il ne faisait autre chose que seulement prendre garde et être attentif aux oeuvres divines que Dieu opère en lui, jamais n'aurait mieux employé année, ni aurait *oncques fait oeuvre si bonne que *cette-ci ne la surpassât en bonté, et ne fût beaucoup meilleure. Que si *voire à la fin de l'année, quelque chose de cet oeuvre interne et *occulte, qui se fait au fond de l'âme, lui était révélée, voire non révélée, il aurait néanmoins mieux employé cette année-là, que tous ceux-là qui avec soi-même auraient cependant fait certaines grandes oeuvres. *pour-autant qu'avec Dieu rien ne peut être négligé.
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Car sans doute Dieu tout-puissant est plus noble que toutes les créatures. Et cet homme ici *délaissant toutes les oeuvres extérieures a assez à quoi s'occuper intérieurement. Et c'est ici que se trouve la vraie part. Ce que toutefois fort peu veulent croire, c'est *à savoir qu'une oeuvre si divine se fasse en ce fond-là. Et c'est pourquoi un si grand *erreur occupe et enveloppe les séculiers, et religieux aussi, *pour-autant qu'ils sont déchus et se sont éloignés [331r°] et égarés de ce fond spirituel, dans lequel Dieu habite. Car ne voulant croire que Dieu soit dedans eux, certainement ils ont *délaissé la *vive veine inconnue à tous pécheurs.
Finalement il y en a plusieurs qui, persistant en leur nature et propre sens, opèrent selon leur raison propre, et veulent premièrement se perfectionner en la vie active et puis après *ès autres deux. Mais hélas, ils défaillent en cela, *pour-autant que demeurant en l'inférieur et sensuel homme, jamais ne deviennent spirituels et divins. La raison est qu'ils ne s'introvertissent en cet essentiel fond spirituel, là où ils devaient se réjouir totalement à Dieu, afin qu'il opérât avec eux. Au moyen de quoi toutes leurs oeuvres seraient rendues spirituelles et divines, en quoi la vie active est parfaite.
Car quand l'homme, avec tout son entendement et ses forces, s'applique intérieurement et extérieurement à son Dieu, ainsi que fait le disciple à son maître, et qu'il laisse totalement tout son sens, son entendement et ses forces en Dieu, alors Dieu tirant et prenant cet homme à soi, opère toutes ses oeuvres, porte toutes ses charges et le garde en tout lieu de tous périls. C'est pourquoi quelqu'un dit : O homme, ou te gardes toi-même, et pratiques avec grand labeur les vertus, et toutefois tu n'adviendras jamais à un bon état. Ou, te *résignant toi-même, accomplis toutes les vertus, et sans labeur, et tu parviendras à un très haut état et degré.
[...]
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Et lors Dieu très-*bénin selon sa piété opère en l'âme, qui *lors ici (afin que je dis ainsi) est faite sans mode, ou manière, sans fin, sans oeuvre, sans désir, sans volonté, [340r°] sans amour et sans connaissance.
Et premièrement, elle est certainement faite sans *mode, non qu'elle perde l'être créé, mais elle est transformée en Dieu et est à lui unie comme le fer au feu. Car comme le fer tandis qu'il dure au feu est feu, ainsi aussi l'âme avec Dieu par grâce est Dieu, jusques à ce qu'elle vienne à se détourner et sortir hors de cette union. Secondement, elle est faite sans oeuvre, *pourtant que *jà elle n'opère rien, *ainçois [avant que] Dieu opère en elle, et elle le laisse opérer, sachant fort bien qu'elle ne peut rien faire sans lui. A raison de quoi elle ne s'attribue aucunes bonnes oeuvres, *ains confesse toujours avec Esaïe, disant : Seigneur, vous nous avez fait toutes nos oeuvres, desquelles louange, honneur et gloire soit à votre infinie bonté.
*Tiercement, elle est faite sans désir, *pourtant qu'elle a *jà obtenu tout ce qu'elle désirait. Quatrièmement, elle est faite sans volonté, *pource qu'elle ne veut *jà rien, sinon ce que Dieu veut, lequel elle s'*éjouit *ores avoir obtenu. Cinquièmement, elle est faite sans amour : car elle est *jà faite, comme l'amour même qui est Dieu, tant elle est faite divine, et un esprit avec Dieu. Sixièmement, elle est aussi faite sans connaissance : car tout ce qu'elle a ici connu, est *jà hors de sa connaissance, *pourtant qu'elle sent et reconnaît en elle-même ce très-ample et incréé bien, qui est Dieu même, lequel créature quelconque ne peut comprendre.
L'âme donc qui désire de connaître le souverain [340v1 bien, de l'aimer et en jouir : qu'elle s'*abnège [se renonce] soi-même, comme a été dit ci-dessus, et croie Dieu par sa divinité être dedans elle, et que lui seul se connaît parfaitement soi-même. A raison de quoi il peut s'aimer seul et jouir de soi parfaitement, et ainsi l'âme sera transformée en Dieu, et Dieu en elle (afin que je ne dise ainsi) sera fait rien. *Pourtant qu'elle connaîtra *icelui être si grand, qu'il n'y a totalement rien *ès créatures à quoi il puisse aucunement être comparé, et elle sera dépouillée de toutes forces, comme étant déjà faite la force et vertu même, et très *encline aux vertus. Maintenant donc, ô noble âme, rends toujours grâces au Seigneur ton Dieu, de ce que tu as mérité de recevoir au logis de ton coeur, un si grand Seigneur, que le ciel et la terre ne peuvent contenir et comprendre. Ainsi soit-il.
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Car il n'y a rien de plus agréable à Dieu que son oeuvre même, et il ne récompensera autre chose sinon son oeuvre qu'il a daignée de faire et opérer par l'homme. Car le saint Prophète dit : C'est vous qui avez fait toutes nos ouvres. Finalement, c'est ce *pour à quoi parvenir, toutes les religions et ordres ont été instituées, et à cette fin tous dons et grâces de Dieu nous sont conférés afin que l'homme soit le *vif instrument de son Dieu, s'anéantisse soi-même, meure à sa propre [354r°] nature, et afin que Dieu seul tout-puissant vive en lui. Car de l'âpreté, austérité et mortification de nature réussit et procède la vie et douceur de l'esprit ; et du frein et répression ou restriction de règle et discipline, procède l'amoureuse liberté d'esprit. *Parquoi mettons *peine d'être, non maintenant comme serviteurs sous la loi, *ains comme libres sous la grâce.
Car où l'esprit de Dieu est, là y a une si grande liberté en l'âme, que non seulement elle ne transgresse point les commandements de ses supérieurs et les statuts de son ordre, mais aussi par la vertu de l'esprit elle surpasse et accomplit toute loi et tout commandement par vrai amour, qu'un amour fait et accompli par crainte, et contrainte. Car elle est vraiment une oeuvre de l'esprit divin qui enseigne incessamment notre esprit, comme il doit être un esprit avec Dieu, à lui adhérer continuellement avec une certaine amoureuse liberté intérieure, et extérieurement suivre la crucifiée Image de notre Seigneur Jésus-Christ. Au moyen de quoi toutes les constitutions religieuses sont confirmées et persistent en leur vigueur.
Mais *pourtant que, hélas, nous oublions maintenant de telle façon nos intérieurs, et sommes si soucieux et désireux des choses extérieures, et nous contentons d'avoir tellement *quellement [tant bien que mal] observé les manières et coutumes extérieures, et que nous nous appuyons par trop à la sainteté extérieure, c'est pourquoi presque tout ordre et religion vient à défaillir, et à *tépidité [tiédeur], et à se refroidir. *Parquoi suivant le conseil de notre [354v°] Sauveur, cherchons premièrement le royaume de Dieu et sa justice, et toutes choses nous seront octroyées. Jetons en Dieu tout notre soin et pensée, et *lors nous serons intérieurement illuminés et *illustrés [éclairés], nous serons embrassés de la divine vérité, et seront conservés et gardés de la vertu de Dieu. De sorte que personne ne pourra ci-après empêcher notre avancement.
Car les religieux devraient en cette manière être *congrégés [assemblés] et unis en unité d'esprit, et lien de paix et d'amour, et *lors la vie religieuse à bon droit pourrait être appelée Paradis.
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Faisons donc une *commutation [changement] et échange par ensemble : vous prenez garde à moi et je prendrai garde à vous. Et faites avec moi, comme savez et voulez [...]
Abrégé de toute la vie unitive.
*Jaçoit que pour obtenir la perfection de charité, plusieurs voies et sentiers nous soient donnés des Saints, nous dirigeant et conduisant à même fin, toutefois *cette-ci est estimée la plus facile de toutes, et la plus courte et compendieuse que saint Denys, et après lui quelques autres ont enseignée. C'est *à savoir, que par ardentes affections l'âme se lève [389r°] en Dieu, aspire à lui, parle avec lui, et désire de parvenir à lui, et à lui adhérer. Ce sentier, cet exercice est cette admirable et *occulte sapience unitive, que le même saint Denys appelle Théologie mystique, laquelle ne s'apprend pas par la multitude des livres, par la subtilité de dispute, *ains elle est cherchée par l'extension de notre affection en Dieu (par laquelle le désir d'aimer Dieu plus fort, de plus grande affection, et de lui complaire plus parfaitement, soit perpétuellement excité en nous), et est *infuse et donnée par l'irradiation et illumination divine, non aux endor-
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mis et paresseux, *ainçois à ceux qui se préparent, faisant ce qui est en eux, et est fréquentée, pratiquée, ou mise en usage, plus par affection que par pensée ou cogitation.
Pour *icelle obtenir, si tu n'as encore les sens exercés, et si tu n'y es versé, tu dois au commencement de ton exercice recueillir un petit faisceau ou bouquet de l'amour divin, et d'un coeur humble bien reconnaissant, et amoureux, ruminer tous ou *aucuns [quelques-uns] des principaux signes d'amour et bénéfices que Jésus-Christ, selon sa divinité ou humanité, t'a *départis, afin que par *iceux ton coeur soit enflammé du feu de l'amour divin. *Or entre tous les bénéfices de Dieu, tu t'exerces dévotement à son amoureuse Passion. Premièrement considérant l'oeuvre, et l'ordre et continuation de l'histoire, afin que tu lui compatisses. Secondement, la mode ou manière d'*icelle, afin que tu sois excité [389v1 de l'imiter. Car en la manière d'endurer tu as la perfection de toutes vertus, c'est *à savoir l'*abimale et très-profonde humilité, l'incompréhensible mansuétude et douceur, l'admirable patience, et ainsi des autres.
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1LA PERLE EVANGÉLIQUE - traduction française – (1602) - édition établie et précédée de « Le coup terrible du néant » par Daniel Vidal – Jérôme Millon, 1997, 730 pages.
Texte flamand d’une béguine : peut-être Marie van Hout, morte en 1547. Voir Dict.Spir. 12.1159-1169 (A. Ampe) : « L’auteur souligne comment nous sommes éternellement incréés en Dieu qui nous crée dans le temps, imprégnant notre essence de la sienne de sorte qu’il est la vie de notre vie. » (12.1165).
Perle composite ! « ...quatre formes et il n’est pas certain qu’elle nous soit parvenue dans son intégralité. » (12.1160) – Texte influent sur Benoît de Canfield, François de Sales, Angelus Silesius, Pierre Poiret, Gérard Tersteegen.
2Glossaire de D. Vidal, termes signalés par « * ».