JEAN-JOSEPH SURIN Un Florilège de lettres mystiques
Jean-Joseph SURIN
Lettres
Un choix dans l’édition par Michel de Certeau
de la Correspondance
Suivi d’une brève présentation de leur auteur
Par Dominique Tronc pour ses Amis
L’édition de la Correspondance de Jean-Joseph Surin (1600-1665) 1 livre le cœur qui l’anima. Il suffit de relever un « essentiel mystique » dans le texte admirablement établi, présenté et annoté par Michel de Certeau.
Je propose un florilège. Il représente un quatorzième de l’imprimé devenu d’accès limité car paru il y a plus de cinquante ans. Il veut aider à entreprendre un effort de lecture requis pour extraire la moëlle spirituelle d’une terrible mécanique, celle de « l’aventure » ou drame de Loudun 2.
J’y adjoins en fin de ce court volume une présentation de Surin suivie de quelques extraits hors correspondance3.
§
Sur le drame lui-même, rien à ajouter aux fascinants compte-rendus tels qu’ils sont relayés par Michel de Certeau. C’est le volet événementiel que je regroupe ici très partiellement sous les titres « Loudun ! », « délaissement », « Ma chute de Saint-Macaire », etc. En ce début du dix-septième siècle, on est en plein Vaudou ! Mais cet « amusement » n’est pas notre objet 4.
Grand serait l’intérêt d’un travail élargi à l’ensemble de l’œuvre de Surin du point de vue d’une vie mystique portée à son accomplissement malgré la folie momentanée. J’en donne aperçu par la « notice » qui lui est consacré en fin de volume. La folie momentanée (? dix ans !) demeure pour tous très encourageante.
Mais une tel travail élargi semble hors de portée. Car l’édition critique des traces écrites manque. Un tel projet semble sans achèvement possible suite de la perte des sources et du désordre de multiples éditions posthumes anciennes 5. On dispose de bornes milliaires dont encore une fois l’apport de Certeau 6.
Pour le moment voici un collier. De même que toute récolte minérale se concentre en quelques lieux géographiques, cette récolte spirituelle dépend de rares destinataires.
Se détachent Anne Buignon et Madame du Houx. Jeanne de Anges demeure une figure ambigüe peut-être simulatrice mais capable du fort attachement mystique qu’elle imprégna en Surin. Il sut magnifiquement s’en servir pour exprimer son propre essentiel 7.
Table des lettres par principaux destinataires :
Anne d’Arrérac 31 & Loudun
Anne Buignon 122 125 130 141 184 244 248 284 295 306 363
445 557 (13)
Angélique de St François 140 142
Certeau [explications de-] 18 45 52 56 332 400 …
Madame du Houx 179 278 318 406 572 (5)
Jeanne des Anges 214 215 243 248 318 356 387
404 446 481 510 535 551 559 580 (15)
Numéro de lettre suivi d’un titre (notre ajout à fin de mémorisation). Date et destinataire en niveau second de titrage. Utilisation de deux corps, « normal » pour les textes de Surin, « petit corps » pour les notes, pour les sources, pour les explications de Michel de Certeau. Relevé des pages de l’édition à raison d’une ligne par numéro.
Ma très honorée tante,
La paix de notre Seigneur,
A la lecture de vos deux dernières lettres, j'ai conçu fort bonne espérance et beaucoup de consolation des bons signes que je reconnais en votre âme et du bien que Dieu vous prépare, et je vous dirai en général qu'il me semble que, si vous avez courage de persévérer et ne vous étonner des empêchements que le diable vous donne, vous pourrez, dans quelque temps, voir un grand avancement en vos affaires. C'est pourquoi je vous supplie de tenir bon et de conserver les désirs que notre Seigneur vous donne, en particulier sur les empêchements que vous me représentez, qui viennent de tant de pensées horribles.
Je vous dirai que vous êtes bien simple si vous vous en tourmentez. Il faut les négliger tout à fait, comme choses à quoi vous n'avez aucune part, et ne croire point que Dieu vous en regarde de mauvais oeil. Au contraire, cela l'excite à vous regarder avec des entrailles de miséricorde et de désir que vous preniez sujet de là de recourir plus ardemment à lui. Je dis le même des inquiétudes, appréhensions, désespoirs qui sont de véritables oeuvres de Satan pour vous faire perdre courage. Il faut que vous n'en fassiez ni plus, ni moinsa, et ne considériez point ces choses comme des
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objets formidables, niais comme des bienfaits de Dieu, autant qu'il les permet pour vous purifier davantage. Ce sont des choses dont vous avez besoin et qui vous tourneront à un grand bien, si vous vous y résignez.
Si vous y prenez garde, vous trouverez que la plupart de ces peines vient de la liberté que vous donnez à votre esprit de penser et de réfléchir inutilement sur ce qui nous arrive, ruminant sur les inconvénients, sur le passé, sur l'avenir, conjecturant, discourant et rêvant mal à propos. C'est donner une porte ouverte au diable pour troubler ou angoisser l'âme, et vous y pouvez remédier par la simplicité, mettant un voile sur votre entendement pour ne point voir tant de choses, ce que vous devez faire tant pour ce qui vous paraît dans autrui, que pour ce qui se passe en vous-même. Il faut prendre tout superficiellement et à la bonne, sans tant pénétrer. Vous aurez un peu de peine à cela, à cause de votre naturel vif et violent, mais sib vous ne vous ennuyez de résister à telles pensées en détournant doucement votre esprit, vous en pourrez venir à bout.
Le meilleur moyen, c'est de ne voir rien autre chose dans les objets qui se présentent que l'ordonnance de Dieu, le conseil de sa sagesse et de son amour, qui se coule partout, et se retrancher et se plonger tellement là-dedans qu'on ne considère aucune autre chose, à tout le moins de considération qui touche au coeur.
Si vous pouvez faire deux choses, vous aurez une grande paix en vous-même. La première, de fermer la tête; la seconde, d'ouvrir le coeur. Je m'explique. Fermer la tête, c'est retrancher les vues, les pensées qui se multiplient, les prévoyances, les réflexions, les raisonnements, et réduire tout cela à une simple vue de Dieu qu'il faut avoir présent. Ouvrir le coeur, c'est, en se dégageant de toutes choses et se résignant et se commettant à Dieu, aspirer vers lui, et cela vous mettra en possession du royaume intérieur. Ce sont des pratiques qui font de la peine au commencement, mais, avec le temps, elles deviennent faciles.
Prenez courage pour l'oraison et pour la solitude, fuyant les conversations vaines et surtout les longs entretiens avec divers pères spirituels pour conter vos affaires. Il n'y a rien qui embrouille tant que la multitude d'avis. Vous recevrez plus de lumière en vous taisant qu'en parlant, parce que votre silence cherche Dieu. Oraison pour l'amour de Dieu! Faites oraison et ne vous fatiguez point pour y trouver des matières: il vous suffira de vous y considérer vous-même, déplorer vos misères et prendre patience aux pieds
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de Jésus Christ. Commencez à mépriser votre corps et votre santé, l'abandonnant entièrement à Dieu. Dégagez-vous de vos parents et les oubliez. Hors les intérêts divins, ne cherchez d'appui en aucun d'eux. Soyez même contente qu'ils vous abandonnent tous; vous serez alors plus propre à être acceptée de notre Seigneur. Ne vous embrouillez point dans les affaires des autres et ne vous engagez point à écouter les décharges de coeur que l'on peut faire entre vos mains, si ce n'est purement en choses spirituelles. Laissez chacune faire ce qu'elle pourra.
Sur ce que vous me mandez de communier tous les jours durant l'octave de saint Joseph, je le trouve fort bon et vous y accompagnerai volontiers. Prenez-le pour votre père en l'oraison et ne vous détournez ni de lui, ni de Dieu pour les fautes que vous faites; car je vous dis encore que ni péché, ni sensation, ni travaux, ni naturel, ni maladies ne vous empêcheront point d'aller à la perfection, pourvu que vous persévériez à faire ce que vous pourrez, car rien de tout cela n'empêche notre Seigneur de faire miséricorde. Je ne me lasserai point de vous tant que je vous verrai en bonne volonté, laquelle je prie Dieu d'accroître et de conserver. En lui je suis.
Ce 10 mars.
- P (194), - S 208 (103); z 28; m I, 94.
[se reporter à l’édition Certeau pour les sigles pages 91 sq. Par ex. m I réfère à l’édition de Michel et Callavera, t. I]
- Destinataire. PS: A une religieuse de Notre-Dame. L'identité ressort du début et du contenu.
- Date. Sz: Io mars 1638. P omet l'année. En 1638, Surin n'écrit presque plus. D'autre part, il donne ici des consignes générales, comme aux premiers temps d'une direction spirituelle, mais ne parle plus, comme en 1632, de la maladie de sa correspondante. Enfin, il n'y a pas (sauf la lettre 34, qui est liée à celle-ci) d'autre lettre pour la mère d'Arrérac en 1633. Comme le faisait Cavallera (ni I, 94), on peut donc supposer que celle-ci date de 1633.
(a) moins Sz: point P. - (b) si Sz: om. P. [variantes attachées aux mots que j’ai souvent omises du texte principal]
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[…] Le 31 mai 1638, le P. Tranquille mourra fou, après un délire dont il est impossible de dater le commencement /2. Et d'autres déjà auront succombé à la même « frénésie »: le P. Lactance, exorciste récollet mort à la fin de 1634; Louis Chauvet, lieutenant civil; Manoury, le chirurgien; etc.
Jeté dans la bataille qu'enflamment tant d'intérêts et qui accroit en lui le sentiment de son incapacité en même temps que les causes de sa faiblesse /3, Surin, « en premier lieu, se détermina d'être sans cesse en oraison pour demander à notre Seigneur qu'il lui plût de lui donner cette âme [Jeanne des Anges] et, en elle, accomplir
[notes]
/2. En 1637, Laubardemont s'inquiétera de cette « obsession » (lettre à Richelieu, éd. E. Chavaray, dams Revue des documents historiques 4 [1871, 91; cf. infra, 409). Mais à peine a-t-il expiré, Tranquille devient un héros tombé au champ d'honneur: dès le 31 mai 1638, l'un des exorcistes, le jésuite Doamlup, raconte à Laubardemont sa mort « glorieuse et heureuse »; le 29 août de la même année, on « achève d'imprimer » à Poitiers une Relation de la mort du P. Tranquille.... due au P. Éléazar de Loudun, capucin (BN Ends fr. n. a. 6764, 153-155, et extraits dans I AuiiIN], Les diables de Loudun, Amsterdam, 1694, 442-455).
/3. Dans son mémoire sur ce qu'il a vu à Loudun du 8 au 15 janvier 1635, donc lorsque Surin vient d'entrer en charge, le médecin Du Chesne signale par exemple, à propos de parme des Anges: elle « se frappe elle-même des pieds et des mains; bien plus, elle giffie des exorcistes dignes de respect » avec des jurons et des obscénités (BN Fds fr. 7619, 122).
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l'oeuvre pour laquelle il avait voulu mourir en la croix. Cette oraison ne relâchait jamais, hors le temps de l'exorcisme, lequel était fort court. Il se sentait poussé d'être continuellement à genoux devant Dieu et se sentait tellement attaché à cette entreprise qu'il n'en partait quasi jamais. Il demandait à Dieu avec larmes qu'il lui donnât cette fille pour en faire une parfaite religieuse, et se trouvait porté à le prier pour cela d'une telle ardeur qu'un jour il ne put s'empêcher de s'offrir à la divine Majesté pour être chargé du mal de cette pauvre fille et participer à toutes ses tentations et misères, jusqu'à demander à être possédé de l'esprit malin, pourvu qu'Il agréât de lui donner la liberté d'entrer en elle-même et s'adonner à son âme. Dès lors, il s'engendra un amour paternel dans le coeur de ce père vers cette âme affligée, qui lui faisait désirer de pâtir chose étrange pour elle, et se proposa que son grand bonheur serait d'imiter Jésus Christ qui, pour tirer les âmes de la captivité de Satan, avait souffert la mort après s'être chargé de leurs infirmités... » (TA 2 ; K 20-22).
Il est avant tout directeur spirituel, résolu de se comporter comme ministre de l'Eglise dirigeant les âmes » (TA 6; K 142). S'il maintient les exorcismes qui contraignent les « possédées » à se prosterner devant le saint Sacrement, il leur préfère une autre « batterie » et une autre « manière de combat » ; « il se mettait à l'oreille de la possédée, en présence du saint Sacrement, et là il faisait des discours en latin de la vie intérieure, des biens qui se trouvent en l'union divine, et semblables propos à voix basse » (TA 2; K 24). Surtout, il « bâtit son dessein et se proposa de tenir une procédure, en la culture de cette âme, toute conforme à celle de Dieu, usant de la plus grande douceur qu'il lui était possible, attirant par douces paroles cette âme aux choses de son salut et perfection, et lui laissant en tout sa liberté. Il s'étudia de découvrir les mouvements de la grâce qui se formeraient de la semence qu'il aurait jetée par ses discours, et puis les suivre. Son premier projet fut d'établir dans cette âme une solide volonté de la perfection intérieure, sans lui proposer rien de particulier, traitant en général du bien qu'il y avait d'être à Dieu ; à quoi la mère prêtait audience autant que les démons le lui permettaient, et peu à peu ce désir d'être entièrement à Dieu se formait en elle. Le père, non seulement en ce commencement, mais encore en toute sa conduite, garda cette pratique de ne lui rien ordonner ». Il ne lui disait jamais directement: « Faites cela ». Mais il la disposait à « faire elle-même les propositions ». Il estimait que « l'amour était le grand ouvrier en cette besogne » (TA 3; K 39-42).
[…]
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[…]
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Loudun, fin avril 1635
A Madeleine Boinet, [à Marennes ?].
De loin, Madeleine écrit souvent à son père spirituel qui, dès le début de janvier, semble-t-il, pouvait montrer à la possédée une lettre de sa
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dévote » (cf. lettre 48). C'est à M. Jean Gilles, marchand de Marennes (cf. lettre 63), que, cette fois-ci, elle confie son message. Comme tant d'autres, il vient à Loudun. Il y assiste, le 20 avril, à l'une des scènes pitoyables et sensationnelles qui donnent en spectacle, avec l'hystérie de Jeanne, la maladie de l'exorciste à bout de forces.
Ce jour-là, les PP. jésuites Surin et Doamlup, les PP. capucins Luc et Tranquille (qui n'est pas l'ancien exorciste de Jeanne), les PP. carmes Pierre de Saint-Charles et Pierre de Saint-Mathurin dirigent l'exorcisme du matin, que décrit une copie ancienne du procès-verbal (Fougeray, Vie, 301-304):
« Béhémoth, agitant la prieure, fut commandé... de satisfaire à Jésus Christ par une adoration au saint Sacrement, avec la décence due à sa divine Majesté. Le démon, au lieu d'obéir, se mit sur un genou, disant : ‘je suis de genoux devant Dieu à la mode de la cour.' Le P. Seurin lui demanda si les prières faites avec telle irrévérence sont exaucées. Dit [il s’agit d’un relevé de greffe]: `Dieu écoute ces personnes ainsi priantes ainsi qu'il est prié.' Étant pressé de faire l'adoration, le corps de la prieure fut horriblement agité, tirant la langue hors la bouche monstrueusement, toute noire et sèche, disant: `Pourquoi l'adorerai-je puisque je ne participe pas à ses grâces? Je ne sais point bénir. Je ne sais que maudire.' Enquis si, en tant que créature de Dieu, il ne le doit pas adorer, dit : oui. Lors, par un redoublement de ferveur, les pères le pressèrent d'obéir. Le corps de la prieure tomba en une très griève agitation, roulant par divers mouvements contre terre...
« Le P. Seurin insistant au commandement de ladite adoration, [le démon] dit: 'Je n'en ferai rien. Je veux que tu m'adores, toi. Tu es mon valet. Tu voulais faire le maître ; je t'en empêcherai bien désormais, car je te ferai faire des grimaces et des contorsions au moins trois fois la semaine.' Les pères lui commandèrent d'obéir. Dit : 'Je n'en ferai rien. Je veux aller voir mes dames.' Les pères lui montrant un tableau de la sainte Vierge et disant : 'Voilà ta dame, que nous voulons que tu adores', [le démon] dit : 'Je n'ai que faire de celle-là. j'en ai bien d'autres que j'aime plus, avec lesquelles je serai avant que soit une heure', et, regardant le père, dit : 'Ah, que j'ai bien démené Seurin à ma fantaisie !' Pressé d'obéir, l'hymne Pange lingua chanté à cette intention, le démon laissa la mère et saisit le père, lui faisant faire un bond en haut et, en l'instant, tomba rudement au pied de l'autel, étendant les bras, faisant diverses contorsions. On lui appliqua le saint Sacrement et il fut soulagé. Pendant ces agitations, Balam [un démon] troublait la prieure, se moquant du P. Seurin, disant : 'Messieurs, regardez mon père qui a le diable' et autres paroles facétieuses.
« Le père commanda à Balam, s'il y avait un homme de Marennes dans cette assemblée qui était de plus de cent cinquante personnes, de le lui montrer. Lors le démon par la prieure se leva et, entre la multitude, alla toucher du doigt un homme, lequel, enquis s'il était de Marennes, dit qu'oui et s'appelait Jean Gilles, marchand. La prieure, revenue à elle, enquise si elle connaissait cet homme, dit que non et ne l'avoir jamais vu ;
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que lorsqu'elle l'alla toucher, elle fut conduite par une puissance contraire à sa volonté. Cet homme dit n'être jamais venu à Loudun que ce voyage, ni entré en cette chapelle qu'alors, après l'exorcisme commencé. Le P. Seurin dit aux assistants avoir fait ladite question au démon à cause qu'il [le démon] lui avait avoué ci-devant avoir beaucoup travaillé à Marennes et y avoir beaucoup profité.»
[…]
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[Lettre] 52
Loudun, 3 mai 1635
Au Père Achille Doni d'Attichy, de la Compagnie de Jésus, à Amiens.
De Rome, le 10 février 1635, le P. Vitelleschi s'étonnait de la situation du P. d'Attichy, qu'il croyait dépourvu de fonction ou de résidence (au P. Étienne Binet, provincial de Paris ; ARSJ, Franc. 5, 445). Peut-être l'adresse indiquée par la lettre de Surin se réfère-t-elle à l'instabilité apparente ou réelle - de ce jésuite fils de grands seigneurs.
Quelques mois plus tard, le 8 juin, le père général l'admettra à sa profession solennelle, mais non pas sans le mettre en garde contre une conduite spirituelle « étrangère » à l'esprit de la Compagnie, et sans lui imposer une année de retard pour lui permettre d'en être corrigé (ARSJ, Gall. 40, 35). En réalité, la lettre de promotion ne sera finalement envoyée de Rome que le 15 novembre 1639 (ibid.).
Cependant, à Loudun, l'état de Surin s'aggrave. Le 8 mai 1635, Jeanne des Anges écrit à Laubardemont, qui vient d'envoyer une « belle chasuble » au couvent des ursulines : « Nous avons eu ici depuis peu de jours le R. P. Rousseau [recteur du collège de Poitiers], où j'ai tâché, le plus qu'il m'a été possible, de l'obliger à nous fournir du nombre des exorcistes qui nous sont nécessaires. Il nous a bien promis d'y contribuer en tout ce qui serait de son pouvoir, mais il dit que cela dépend entièrement du R. P. provincial, à qui il fera savoir notre nécessité. Je crains bien que les tourments que les démons causent au bon P. Seurin ne donnent de l'appréhension aux autres pour s'employer à ce pénible travail, car il ne passe jour qu'il n'ait de violentes agitations publiques. J'espère néanmoins que la providence divine, de qui nous avons tant reçu de secours, y pourvoiera » (F I, 1).
Peu de temps auparavant, au cours des exorcismes des 23-28 février et du 1er mars, la possédée avait rendu des hosties consacrées qui auraient été dérobées à Paris à la suite d'un pacte entre une magicienne et les démons.
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C'est à cette étrange histoire, dont il existe de nombreux récits et un procès-verbal signé de tous les témoins, que Surin, le premier des signataires,fait ici allusion (cf. BN Fds fr. n. a. 6764,1if. 56-67; coll. Dupuy, vol. 641,ff. 218-219 ; Dijon, Fds Baudet, ms. 144; Arch. Saint-Sulpice, ms. 144, etc. et TA 2 ; K 31-38).
Mon révérend père,
Pax Christi,
Depuis la dernière lettre que je vous ai écrite, je suis tombé en un état bien éloigné de ma prévoyance, mais bien conforme à la conduite de la providence de Dieu sur mon âme. Je ne suis plus à Marennes, mais à Loudun, où j'ai reçu la vôtre depuis peu. Je suis en perpétuelle conversation avec les diables. J’ai eu des fortunes qui seraient longues à vous déduire /1 et qui m'ont donné plus de sujet que je n'en eus jamais de connaître et admirer la bonté de Dieu. Je vous en veux dire quelque chose et en dirais davantage si vous étiez plus secret que vous n'êtes.
Je suis entré en combat avec quatre démons des plus puissants et malicieux de l'enfer, moi, dis-je, de qui vous connaissez les infirmités. Dieu a permis que les approches ont été si rudes et les rencontres si fréquentes que le champ de bataille le moindre était l'exorcisme, car les ennemis se sont déclarés en secret, de nuit et de jour, en mille manières différentes. Vous pouvez vous figurer quel plaisir il peut y avoir de se trouver à la merci de Dieu seul. Je ne vous en spécifierai pas davantage; il me suffit que, sachant mon état, vous preniez sujet de prier pour moi.
Tant y a que, depuis trois mois et demi, je ne suis jamais sans avoir un diable auprès de moi en exercice. Les-choses en sont venues si avant que Dieu a permis, je pense pour mes péchés, ce qu'on n'a peut-être jamais vu en l'Église, que dans l'exercice de mon ministère le diable passe du corps de la personne possédée et, venant dans le mien, m'assault, me renverse et m'agite et travaille visiblement, me possédant plusieurs heures comme un énergumène.
Je ne saurais vous expliquer ce qui se passe en moi durant ce temps et comme cet esprit s'unit avec le mien sans m'ôter ni la connaissance, ni la liberté de mon âme, et se faisant néanmoins comme un autre moi-même, et comme si j'avais deux âmes dont l'une est dépossédée de son corps et de l'usage de ses organes, et se tient à quartier, regardant faire celle qui s'y est introduite.
1. C'est-à-dire: raconter.
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Ces deux esprits se combattent en un même champ qui est le corps; et l'âme même est comme partagée et, selon une partie de soi, est le sujet des impressions diaboliques et, selon l'autre, des mouvements qui lui sont propres ou que Dieu lui donne. En même temps je sens une grande paix sous le bon plaisir de Dieu et, sans connaître comment, une rage extrême et aversion de lui qui se produit comme des impétuosités pour s'en séparer qui étonnent ceux qui les voient; en même temps une grande joie et douceur et, d'autre part, une tristesse qui se produit par des lamentations et cris pareils à ceux des damnés. Je sens l'état de damnation et l'appréhende, et me sens comme percé des pointes de désespoir en cette âme étrangère qui me semble mienne, et l'autre âme, qui se trouve en pleine confiance, se moque de tels sentiments et maudit en toute liberté celui qui les cause. Voire, je sens que les mêmes cris qui sortent de la bouche viennent également de ces deux âmes, et suis en peine de discerner si c'est l'allégresse qui les produit ou la fureur extrême qui me remplit. Des tremblements, qui me saisissent quand le saint Sacrement m'est appliqué, viennent également, ce me semble, de l'horreur de sa présence qui m'est insupportable, et d'une révérence cordiale et douce, sans pouvoir les attribuer à l'un plutôt qu'à l'autre et sans qu'il soit en nia puissance de les retenir. Quand je veux, par le mouvement d'une de ces deux âmes, faire un signe de croix sur ma bouche, l'autre me détourne la main avec grande vitesse ou saisit le doigt avec les dents pour le mordre de rage.
Je ne trouve jamais guère l'oraison plus facile et plus tranquille qu'en ces agitations, pendant que le corps roule par la place et que ces ministres de l'Église me parlent comme à un diable et me chargent de malédictions. Je ne saurais vous dire la joie que je sens de me voir ainsi devenu diable, non par rébellion à Dieu, mais par la calamité qui me représente naïvement l'état où le péché m'a réduit et comme quoi, m'appropriant toutes les malédictions qui me sont données, mon âme a sujet de s'abîmer en son néant. Lorsque les autres possédées me voient en cet état, c'est un plaisir de voir comme elles triomphent et comme les diables se moquent de moi: « Médecin, guéris-toi toi-même ! Va-t-en à cette heure monter en chaire. Qu'il fera beau voir prêcher cela, après avoir roulé par la place ! » « Tentaverunt me, subsannaverunt me subsamnatione. Frenduerunt super me dentibus suis /1. »
/1. PS. 24, 16.
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Quel sujet de bénédiction de se voir le jouet des diables et que la justice divine de ce monde tire raison de mes péchés, mais quelle faveur d'expérimenter de quel état m'a tiré Jésus Christ et sentir combien grande est sa rédemption, non plus par ouï-dire, mais par les impressions de ce même état ! Et quel bien d'avoir ensemble la capacité de pénétrer ce malheur et de remercier la bonté qui nous en a retirés avec tant de travaux.
Voilà où je suis à cette heure, quasi tous les jours. Il se forme sur cela de grandes disputes. « Et factus sum magna quaestio 1 »: s'il y a possession; s'il se peut faire que les ministres de l'Église tombent en tels inconvénients. Les uns disent que c'est un châtiment de Dieu sur moi et punition de quelque illusion; les autres disent autre chose, et moi je me tiens là et ne changerais pas ma fortune avec une autre, ayant ferme persuasion qu'il n'y a rien de meilleur qu'être réduit en grande extrémité. Celle où je suis est telle que j'ai fort peu d'opérations libres; quand je veux parler, on m arrête tout court; à la table, je ne puis porter le morceau à la bouche; à la confession, je m'oublie tout à coup de mes péchés et je sens le diable aller et venir chez moi comme dans sa maison. Dès que je me recueille, il est là; à l'oraison, il m'ôte une pensée quand il lui plaît; quand le coeur commence à se dilater en Dieu, il le remplit de rage. Il m'endort quand il veut; il me réveille quand il veut, et publiquement, par la bouche de sa possédée 2, il se vante qu'il est mon maître, à quoi je n'ai rien à contredire, ayant le reproche de ma conscience et sur ma tête la sentence prononcée contre les pécheurs. Je la dois subir et révérer l'ordre de la providence divine auquel toute créature se doit assujettir.
Ce n'est pas un seul démon qui me travaille. Ils sont ordinairement deux: l'un est Léviathan, opposé au Saint Esprit, d'autant que, comme ils ont dit ici, en enfer ils ont une trinité que les magiciens adorent, Lucifer, Belzébuth et Léviathan, qui est la troisième personne de l'enfer, ce que quelques auteurs ont remarqué et écrit par ci-devant. Or les opérations de ce faux Paraclet sont toutes contraires aux véritables et impriment une désolation qu'on ne saurait représenter. C'est le chef de toute la bande de nos démons, et à l'intendance de cette affaire qui est une des étranges qui se soit vue peut-être jamais. Nous y voyons en même lieu le paradis et l'enfer, des religieuses qui sont comme des carmélites,
1. Cf. Jn 3, 2S.
2. Jeanne des Anges.
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prises en un sens, et, en l'autre, pires que les plus perdues en toutes sortes de dérèglements, de saletés, de blasphèmes, de fureur.
Je ne désire point que votre Révérence rende ma lettre publique, s'il lui plaît. Vous êtes le seul homme à qui, hors mon confesseur et mes supérieurs, j'en voulusse tant dire; ce n'est que pour entretenir quelque communication qui nous aide à glorifier Dieu, en qui je vous suis.
[Et aux côtés il y avait écrit ce qui suit:]
Je suis content de mourir depuis que notre Seigneur m'a fait cette grâce d'avoir retiré trois hosties consacrées que trois magiciennes avaient mises entre les mains du diable, lequel me les rapporta visiblement de Paris où elles étaient sous une paillasse de lit, et laissa l'Église en possession de cette gloire d'avoir aucunement rendu à son Rédempteur ce qu'elle avait reçu de lui, l'ayant racheté d'entre les mains des diables. Je ne sais si notre Seigneur prendra bientôt ma vie, mais étant en peine de cette affaire, je la lui offris pour le prix de ses trois hosties. Il me semble que le diable, par les maux corporels qu'il me cause, veuille user de son droit et me consommer peu à peut.
Je vous prie de me moyenner des prières, en ayant besoin. Je suis, les semaines entières, si stupide vers les choses divines que je serais bien aise que quelqu'un me fît prier Dieu, comme un enfant, et m'expliquât grossièrement le Pater Noster'. Le diable m'a dit: « Je te dépouillerai de tout et tu auras bien besoin que la foi te demeure. Je te ferai devenir hébété. » Il a fait pacte avec une magicienne pour m'empêcher de parler de Dieu et avoir force de me tenir l'esprit bridé; ce qu'il exécute fort fidèlement, comme il a promis, et suis contraint, pour avoir quelque conception, de tenir souvent le saint Sacrement sur ma tête, me servant de la clef de David pour ouvrir ma mémoire.
Votre très humble serviteur,
Jean Joseph Seurin, de la Compagnie de Jésus, etc.
A Loudun, ce 3e mai 1635.
1. D'après le récit qu'il écrira l'année suivante, Surin, le 29 novembre 1635, « se trouva poussé d'une manière si forte qu'il n'y put résister, et si douce qu'il le fit volontiers, au lieu de son oraison, de dire le Pater, l'Ave et le Credo avec le reste des prières qu'il disait étant enfant, quand sa mère le faisait prier Dieu... » (TA 6; K 218).
- De ce texte qui a beaucoup circulé, dès 1635, il existe de nombreuses copies, manuscrits ou imprimés du xviie siècle. Voici les plus importants:
[…]
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[Lettre] 54
Début juin 1635 (?)
A la Mère Anne d'Arrérac, religieuse de Notre-Dame, à Poitiers.
« L'accident » ici mentionné se situe le 10 mai, pendant les exorcismes que l'on fit « pour la satisfaction » de Gaston d'Orléans venu en curieux assister aux spectacles apologétiques de Loudun. Ce jeudi-là, dans la chapelle des ursulines, on montra d'abord au frère du roi une jeune religieuse, Claire de Sazilly, nièce de Richelieu: le P. Élisée et le P. Tranquille exorcisaient les « démons » qu'elle manifestait par ses postures et ses
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grimaces. Puis Surin mena Jeanne des Anges, dont les contorsions durent pleinement satisfaire le prince. Après qu'elle eut, sur l'injonction du jésuite, adoré le saint Sacrement, elle se calma. L'exorcisme de l'après-midi était fini.
Alors, d'après le récit rédigé par Surin, « comme le père parlait à mon-dit seigneur, ayant encore son surplis (la mère venait d'être délivrée), il fut frappé soudain d'un coup dans le coeur qui le renversa par terre, d'où se voulant relever, il fut de nouveau rejeté sur le pavé en présence de son Altesse et de sa cour. Cependant que son travail durait, un des assistants parlait avec la mère, qui était fort paisible, et les exorcistes s'occupaient à soulager le père. En un moment, elle changea de visage et devint horriblement monstrueuse, ce qui donna une grande épouvante à cet homme qui lui parlait, et à même temps le père se trouva délivré et se releva de terre et alla poursuivre son ennemi qui occupait la mère... Quand le père était bouleversé par l'opération du diable, les démons des autres possédées faisaient des risées sur lui et se moquaient, disant : 'Fait-il pas beau voir cela montrer en chaire après avoir roulé en la poussière !' »
A la suite de cet accident, Surin fut « réduit en une telle impuissance qu'il n'avait quasi aucune de ses actions libre. Il n'avait que le pouvoir de se convertir intérieurement à Dieu. Cela même ne lui dura guère, car Dieu laissant agir les démons... le père fut environ un mois sans pouvoir faire un acte ni un regard vers Dieu, rarement disait la messe et faisait oraison, demeurant aussi fixe et roide comme s'il eût été un marbre, sans pouvoir ficher l'aveu de son coeur à aucun mouvement qu'il pût bien reconnaître. Il avait un profond agrément de l'ordonnance divine et traitait avec la prieure des choses de son âme sans savoir comme quoi, n'ayant quasi point de connaissance ni de conceptions formées. Il semblait que le secours de Dieu qu'il lui fournissait pour rendre cette charité à la mère venait par un canal dérobé et par une occulte voie, qui faisait que lui-même ne participait pas aux choses qu'il disait et qui cependant opéraient beaucoup en la mère. » (TA 3 ; K 65-68).
Dans un opuscule auquel Surin collabora et qui fut imprimé en plusieurs villes de France cette année même, la Relation véritable de ce qui s'est passé aux exorcismes des religieuses possédées de Loudun en la présence de Monsieur, frère unique du roi 1, l'auteur ajoute au récit détaillé des faits quelques considérations sur l'état du jésuite : le P. Surin « n'a aucun trouble en son esprit, ains a la liberté de penser ce qu'il lui plaît, et ne sort rien de sa bouche que quelque voix de plainte, à cause des assauts qu'il sent au-dedans ; et quoique le démon fasse quelque impression en son âme, c'est sans lui ôter le discernement de tout ce qui s'y passe et la puissance d'agir en tout selon sa liberté, excepté en quelques mouvements
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du corps et frémissements conformes aux impressions qu'il reçoit ; et la chose est de si peu d'importance qu'il n'a laissé pour cela un seul jour d'exorciser, et, hors le temps de cet assaut, il accomplit son ministère sans détourbier, fors de quelque faiblesse à la tête et au coeur, qui est commune quasi à tous les exorcistes. Et peu de personnes ont entrepris de donner la chasse aux démons qui n'aient été exercés par eux, témoin le feu P. Lactance Gabriel, récollet, de sainte mémoire, qui tandis qu'il a été dans cet emploi où il est mort glorieusement, après avoir chassé trois démons de la mère prieure, a senti de grandes infestations de ces malins esprits, perdant tantôt la vue, tantôt la mémoire et la connaissance, et soufflant des maux de coeur, des offuscations en l'esprit et autres diverses incommodités. En quoi il n'y a nul sujet de s'étonner. Car puisque les exorcistes sont ministres de l'Église non triomphante, mais militante, ce n'est pas merveille s'ils reçoivent quelques coups de ses ennemis.
« Il est donc tout clair que l'accident arrivé au P. Seurin ne peut être appelé possession, et quoiqu'il y ait, peut-être, quelque espèce d'obsession, il est néanmoins mal aisé d'inférer de ce qui a paru au public qu'elle y soit entière et parfaite, pointe que, comme en fait de guerre d'où ces termes sont pris, il y a différence entre le bloquement et le siège, aussi bien qu'entre le siège et la conquête d'une ville ; ainsi une simple vexation de la personne est bien différente de l'obsession, tout ainsi qu'il y a bien à dire de l'obsession à la possession ; et quand les attaques de l'esprit malin ne vont pas jusques à troubler le sens commun et l'imagination qui est comme la dernière et la plus proche muraille de l'âme, il semble qu'on ne puisse dire que la personne soit obsédée, ains seulement infestée et comme bloquée. On ne tient pas pour obsédés tous ceux que le diable bat et outrage visiblement ou invisiblement, comme il est arrivé à la plupart des saints. Or tout ce qui a paru au P. Seurin consiste en quelques cris et mouvements de membre involontaires, auxquels il résistait en même temps et de corps et d'esprit, implorant l'assistance de Dieu, faisant des signes de croix sur soi et commandant à l'ennemi de le quitter, et ayant durant et hors de ces accès le jugement aussi sain qu'à l'ordinaire.
« Et est encore à remarquer qu'il ne tient qu'au P. Seurin de s'affranchir dans un moment de toutes ces incommodités. Il n'a qu'à renoncer aux exorcismes. Les diables le pressent tous les jours de faire paix ou trève avec eux ; et le temps auquel ils l'attaquent, qui est ordinairement celui de l'exorcisme après qu'il a lui-même commencé la batterie, et la façon dont ils l'attaquent, et les menaces qu'ils lui font et qui sont ordinairement suivies de leurs effets, montrent assez que c'est tout ce qu'ils veulent. Or ceux qui sont véritablement obsédés n'ont pas pour l'ordinaire tant de docilité à se défaire des importunités de Satan, connue il n'est pas si aisé d'échapper d'une ville assiégée que d'une qui n'est que bloquée/1. »
/1. Relation..., Paris, 1635, 27-30 (BN Fds fr. 24163).
[…] [lettres 55 à 67 pages 272 à 302. Reprise de Certeau :]
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[…]
Voici les derniers moments de la sortie d'« Isacaron »: tandis que la foule chantait des hymnes dans la chapelle des ursulines, Isacaron-Jeanne des Anges « commença à se tordre et, en se vautrant et roulant, conduire le corps au bout de la chapelle où tirant une grosse et horrible langue toute noire, et avec des trémoussements et hurlements, il lècha le pavé, continuant ses contorsions d'une manière pleine d'horreur et de majesté, en fit autant au milieu, et de même auprès de l'autel. Après quoi, s'étant relevé de terre et demeurant à genoux, montra un visage plein d'audace et de fierté,
comme ne voulant pas passer outre. Mais connue le père [Surin], qui tenait le saint Sacrement à la main, lui eût fait instance par la vertu de Jésus Christ, disant qu'il fallait demander pardon et satisfaire de paroles, ce démon, faisant un visage le plus hideux qu'il eût jamais montré, se pliant en arrière, dit, d'une voix précipitée et venant du fond de sa poitrine: « Reine du ciel et de la terre, je demande pardon à votre majesté des blasphèmes que j'ai dits contre votre nom; votre puissance me contraint de sortir à vos pieds. »
Ce que le père oyant dit tout haut: « Il va sortir! Il va sortir !... » Le voyant proche de sa fin, iI lui commanda fortement, en paroles latines: «Écris le nom de Marie ! » Et lors, levant le bras gauche et la
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main toute découverte, avec cris et hurlements, [le démon] quitta le corps, laissant sur cette main, à la vue du père et des personnes qui étaient les plus proches, ce saint nom MARIA écrit en la chair en parfaitement beaux caractères... Alors le père, prenant la main, la fit voir à toute l'assistance, qui reconnut et baisa ce saint nom en grande dévotion, et plusieurs avec larmes. Soudain la mère prieure se trouva entièrement à soi, comblée d'une grande joie. On a remarqué que ce nom s'était formé tout à coup, et le sieur de Sainte-Marthe, qui était tout proche, vit sortir de cet endroit de la main où il fut formé comme une vapeur avec impétuosité. Une demoiselle dit avoir vu le même. Comme la foule était extraordinaire et qu'il fallait chanter le Te Deum latidamus, le père porta le saint Sacrement et fit conduire la mère prieure au grand autel... » (pp. 31-33).
Ainsi s'achevait le duel avec cet Isacaron… »
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Loudun, 20 mai 1636
A la Mère Anne d'Arrérac, religieuse de Notre-Dame, à Poitiers.
[Ouverture explicative de Certeau :]
A cette date, comme il le note ici, « les maux du père allaient croissant et les vexations du diable allaient à tel point qu'il ne savait plus que faire » : il « était incroyablement molesté en son obsession » et « tous les travaux passés [lui] paraissaient comme rien » (TA 8; K 237 et 230).
Plus tard, il dira : « Le 3 mai de l'année 1636, j'eus cette pensée que, durant vingt ans, j'aurais de grands maux, mais ce grand temps me fit peur... » (lettre 158). « Ce jour-là », fête de l'Invention de la sainte Croix, « m'étant mis à l'ordinaire sur ma chaise en un petit parloir où il n'y avait que la mère et moi, la grille entre deux », «je me sentis saisi de quelque véhémence qui portait l'âme à ressentir la croix de Jésus Christ et, comme ces frémissements, ainsi que de fièvre, eussent fait le commencement, je sentis quelque présence qui me fit étendre et raidir les bras d'une telle manière que je fus ôté de dessus mon siège et puis descendu peu à peu jusqu'à terre, puis, étant à terre, je demeurai avec la même raideur qui bandait les muscles et les nerfs, mis comme en. croix ; et dans l'esprit me fut représenté le délaissement de Jésus Christ en la croix, et ce supplice mis en l'esprit comme chose non pas seulement représentée niais imprimée, et quelqu'un me demandant si j'acceptais d'être réduit à ces termes et y être pour un jamais. Et lors mon coeur était, ce me semble, disposé à la volonté de Dieu. Sans faire beaucoup d'examen et de délibération là-dessus, je dis à notre Seigneur ces paroles qui me furent mises au coeur, non par force, mais par empire doux et puissant : « oui, mon Dieu, oui », donnant
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mon consentement à ce que Dieu voudrait de moi. Mais dans cet esprit qui me possédait lors, je dis, ce me semble : « Qu'il soit fait de moi suivant la volonté de Dieu ». Et je crois que, dans l'âme, on me représenta si Dieu voulait disposer de mon éternité dans une souffrance perpétuelle ; je sentis, par un témoignage à sa puissance et souveraine autorité, que je ne devais répugner à rien. De nia poitrine sortirent des élans, et une voix plus forte et plus grosse que mon naturel, avec de grosses larmes qui tombaient de mes yeux, qui disait que oui, que j'y consentais si Dieu le voulait ; et je n'avais d'autre pensée dans l'âme que de soumission au souverain empire de Dieu, auquel je voulais rendre cette obéissance » (SE III, 2 ; K 563-567 ; cf. in II, 82-83 ; cf. aussi SE III, 3 ; ni i II, 91-92).
Ma très chère soeur en Jésus Christ, La paix etc.
Votre lettre me rend un témoignage fort agréable de la disposition de votre âme et me donne assurance que le temps
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qui s'emploie à vous parler de Dieu n'est pas perdu, puisque les choses qui vous sont dites font une si bonne impression en votre coeur. Sans doute que vous êtes en bon chemin et qu'il y a espérance que, si vous correspondez aux mouvements de Dieu avec un grand mépris de toutes les vanités du inonde, vous pourrez arriver à un heureux état dès cette vie. Dieu nous propose une grande félicité en son amour, et nous ouvre le chemin par l'abnégation de toutes choses, si bien qu'il est infaillible que quiconque délaissera pour Jésus Christ les créatures et les délectations qu'on peut prendre avec elles, jouira d'un royaume dès cette vie, lequel consiste en une très douce communication avec Dieu. Le chemin où vous entrez vous y pourra conduire: c'est cette retraite intérieure et ce généreux dégagement de tout ce qui peut contenter le coeur en la terre. N'appréhendez point la mélancolie en cette pratique pourvu que vous ne contrariez à la charité et à l'obéissance; car, pour contrarier en cela à votre naturel, il n'en réussira qu'une grande joie et liberté d'esprit, que les spirituels qui vous veulent retirer de cette retraite ne sauraient comprendre.
Ce que je vous conseille n'a rien de sauvage, car il ne consiste qu'en une élévation généreuse à Dieu par mépris de tout ce qui est au-dessous de lui qui vous pourrait détourner de lui. Cette élévation se fait gaiement comme quand une personne sort d'une basse fosse pour monter à la lumière. Il y a de l'apparence que notre Seigneur demande cela de vous. Je le conjecture par les vues qu'il vous donne du principe du mal qui se coule en vos actions et par le châtiment intérieur qui suit le dérèglement et l'épanchement du coeur, si bien que je suis contraint de vous dire qu'il faut que vous correspondiez à cc vouloir divin et que, nonobstant la résistance de la nature, vous vous engagiez à la recherche de la perfection religieuse. Ne vous la proposez pas médiocre et ne limitez pas Dieu en ses mouvements, mais offrez-vous à tout sans réserve de rien en quoi l'amour propre se puisse retrancher. Faites un propos très constant d'employer la force de votre volonté à honorer et affectionner Dieu, ôtant à l'âme l'occupation qu'elle prend aux autres facultés et l'appui qu'elle trouve en leurs objets.
Pour cela, vous avez besoin d'une vigilance continuelle, sans faire pourtant aucun effort à votre tête, pour prendre garde que nul de ces menus desseins qui se présentent sans cesse à la porte du coeur pour y entrer ne le saisissent. Ce sont de menus désirs de diverses choses qui sont à notre contentement, qu'il faut
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exclure pour se remplir de la présence divine et du seul désir de faire nos actions, que nous avons en main, à la manière qui est la plus au gré de Dieu. Cette présence divine se doit avoir sans contention de tête parce qu'il n'est pas besoin de se rien représenter, mais avoir une seule souvenance que Dieu attend toujours de nous quelque service et une douce affection au coeur de parvenir à lui, ayant jugé que tout le reste nous est inutile. Cette habitude vous acquerra paix et lumière et vous verrez bientôt à quelle perfection Dieu vous appelle, qui est une entière pureté de coeur n'ayant repos en aucune créature; une grande simplicité qui vous fasse obéir comme un enfant à ceux qui vous commandent et vous rende comme un agneau en la conversation de vos soeurs; une occupation sérieuse vers Dieu qui ne vous permette aucun amusement inutile, ni perte de temps en l'entretien des personnes; une douceur d'esprit à porter toutes choses contraires, ayant affection à la croix, à éprouver les mépris et les délaissements des créatures, même les plus proches et familières.
Ces perfections avec plusieurs autres viennent ensuite de la lumière qui sort du visage de Dieu /1 et rejaillit sur le nôtre quand nous sommes habitués à sa présence et que nous entreprenons de nous y maintenir d'ordinaire. Et c'est à mon avis, pour satisfaire à votre dernière demande, ce que Dieu semble demander de vous par les inspirations qu'il vous donne. Or le vrai chemin particulier pour y parvenir, c'est la pénitence qui consiste en une humiliation du coeur assujetti devant Dieu, honteux de tant de dérèglements et d'infidélités et soigneux de rétracter quasi continuellement ses inclinations au mal, de se repentir et accuser de ses vanités et égarements hors de Dieu. Ce doit être le poids de votre coeur et son mouvement ordinaire que de gémir devant Dieu pour vos fautes passées, et les purifier par une contrition fort fréquente, qui soit plus habituelle qu'actuelle, d'où viendra le silence et la retenue en toutes choses avec la clôture de vos sens qui est la source de la paix dont jouit la bonne conscience.
Voilà, ma soeur, ce que j'ai trouvé à vous dire sur le sujet de votre lettre et ce dont je prie notre Seigneur de vous donner une impression par sa miséricorde.
Souvenez-vous, ma chère soeur, que notre vie est fort courte pour y fonder nos contentements et que bientôt nous irons en
/1. Allusion voilée à ce qui fut, pour Surin, une expérience éblouissante. Cf. lettre 80.
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un pays fort sérieux où on ne parlera de rien moins que de cc à quoi nous nous amusons dans ce misérable siècle. C'est pourquoi nous devons quitter de bonne heure par liberté ce qu'il nous faudra quittera par nécessité quelque jour. Quittons-le par sagesse, quittons-le par amour et pour posséder un bien qui ne finira jamais. Un peu de contrainte pour un temps, mais, à qui se fera un peu de force, une amplitude pour l'éternité. Soutenez-vous d'espérance en votre travail et persévérez avec sagesse.
Priez pour moi qui suis votre etc.
De Loudun, ce 24 juin.
-P (118), - S 37 (19), T 108 (19), M 64 (19), A 77; z 147; m I, 174.
-Destinataire d'après P S T M A.
-Date. P: Loudun, 24 juin. S T A: Loudun, 27 juin 1636.
(a) quitter S T M A: mn. P.
Ma très chère soeur,
Je prie l'amour, victorieux dans le ciel et dans la terre, de prendre sur votre âme un empire absolu. Soumettez-vous à lui et donnez-lui sur vous tout le pouvoir que vous lui pouvez donner. Cédez-lui tous vos droits. Laissez-vous vaincre par ses charmes. Souffrez qu'il vous dépouille de tout, qu'il vous sépare de tout, qu'il vous ravisse à vous-même et qu'il vous enlève hors de cette misérable terre dans la bienheureuse région où il règne en souverain.
Son ouvrage est de détruire, de ravager, d'abolir et puis de refaire, de rétablir, de ressusciter. Il est merveilleusement terrible et merveilleuseMent doux; et plus il est terrible, plus il est désirable et attrayant. Dans ses exécutions, il est comme un roi qui, marchant à la tête de ses armées, fait tout plier. Ses douceurs sont si charmantes qu'elles font pâmer les coeurs. S'il veut avoir des sujets, c'est pour leur faire part de son royaume. S'il ôte tout, c'est pour se communiquer lui-même sans bornes. S'il sépare, c'est
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pour unir à lui ce qu'il sépare de tout le reste. Il est avare et libéral, généreux et jaloux de ses intérêts. Il demande tout et il donne tout. Rien ne le peut rassasier et cependant il se contente de peu, parce qu'il n'a besoin de rien.
N'est-il pas étonnant qu'étant le maître de toutes choses, on le traverse partout et qu'il ne se trouve presque personne qui prenne son parti? Il faut résolument, ma chère soeur, nous donner à lui. Je ne serai point content que je ne le voie triompher de vous, jusqu'à vous consumer et vous anéantir. Je désire qu'il achève en vous promptement son ouvrage. Correspondez à ses desseins, suivez sa conduite et abandonnez-vous à ses saintes volontés.
Rien ne m'est plus agréable que de vous parler de lui, et je le ferai de tout mon coeur, si vous me mandez de vos nouvelles. Ayons seulement soin que nos lettres ne tombent qu'en des mains sûres, parce qu'il y a quelques fois dans les miennes certaines expressions dont quelques esprits se pourraient scandaliser.
Adieu, ma chère soeur. Je suis.
—G 211; — c2 I, 348 (I, 52); m I, 179.
—Destinataire d'après G c.
—Date d'après G. Dans c: 1636.
Vous me parlez, ma très chère soeur, de deux manières d'oraison: l'une où vous avez une grande variété de pensées; l'autre, moins ordinaire, où votre entendement est arrêté sans pouvoir agir.
Sur cela je vous dirai que vous ne devez nullement vous mettre en peine de cette multiplicité de pensées, quelque inutiles qu'elles soient. Demeurez paisible sans dire ni oui ni non à toutes ces pensées et contentez-vous de ramener doucement votre esprit à Dieu, vous y tenant avec aussi peu d'appréhension qu'un enfant se tient auprès de sa mère. Croyez fermement que Dieu excuse cette légèreté de l'imagination et supportez-vous vous-même, sans vous attrister et sans faire réflexion, si vous êtes bien ou mal. Élargissez votre coeur par la confiance a assurez-vous que Dieu ne, laissera pas de vous communiquer secrètement sa grâce au travers de cette diversité de pensées, pourvu quevous soyez simple avec lui.
Quant à cette autre manière d'oraison, où vous sentez comme une nuée qui enveloppe l'entendement et suspend son opération, vous avez tort de soupçonner que ce soit un artifice du démon. C'est un effet de la grâce que vous devez recevoir avec respect et avec quiétude, sans vous faire de violence pour produire des actes distincts. Les dispositions que cette manière d'oraison vous laisse marquent qu'elle vient de Dieu. Tenez-vous tellement dépendante de lui qu'il puisse vous conduire ainsi dans toutes vos oraisons, et n'y apportez point d'obstacle par attachement à un sujet particulier. Allez devant Dieu, prête à ne rien faire de vous-même, s'il le veut ainsi, et pour cela tenez votre esprit tranquille et sans empressement durant la journée.
Adieu, ma chère soeur. Je suis.
— G 50; — m I, 193. — Destinataire et date de G.
Persévérez, je vous prie, ma très chère soeur, dans l'entière oblation que vous avez faite de vous-même à Dieu. Quand je me souviens de ses miséricordes à votre égard, il me semble que vous devez demeurer perdue en lui dans la plus grande simplicité qu'il vous sera possible.
Ma soeur, l'éternité approche et l'amour infini qui nous a prévenus désire d'être satisfait avant que nous mourions. Tenez-vous fixement en sa présence, n'agissant que par son mouvement et recevant toujours ses ordres. Il faut que l'âme lui soit constamment exposée, en disposition de tout recevoir, de tout souffrir, de ne résister à aucune de ses volontés.
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Suivez avec liberté l'attrait de la grâce. Demeurez devant Dieu en grand repos, le regardant avec respect et amour, d'une vue générale et confuse qui, comme un feu dévorant, consumera toutes les vaines réfleXions, toutes les opérations propres, tous les sentiments humains. Vous verrez que cela se fera insensiblement et, si vous êtes bien ferme dans ce simple regard, le feu prendra chez vous et brûlera votre coeur.
C'est ce que souhaite celui qui est etc.
-G268;-m I, 215.
-Destinataire et date d'après G.
Prenez courage, ma très chère soeur. Allez à Dieu fortement, sans retour sur vous-même ni à rien hors de lui. Demeurez dans l'abandonnement à la conduite qu'il tient sur votre âme, par une grande fidélité et désir de le contenter en tout. Ne formez aucun dessein hors de sa volonté ou qui ne s'y puisse rapporter. Ne vous lassez jamais de lui dire que vous l'aimez, que vous ne voulez de plaisir que celui qui vient de lui, que vous ne voulez chercher que lui; et, en effet, ne vous souciez, ne travaillez que pour cela. Dites à tout ce qui se présente hors de Dieu: « Allez, je n'ai que faire de vous. »
Logez-vous en lui et, hors de là, ne cherchez aucune satisfaction. Épousez la croix, c'est-à-dire peines, angoisses, pesanteurs, difficultés, ennuis. Pourvu que vous tourniez seulement la vue vers Dieu, tout ira bien. Ne mettez aucune réserve à l'offrande de vous-même à Dieu. Soyez soumise, résignée et perpétuellement engloutie en lui, c'est-à-dire dans ses volontés et desseins, et dans l'application de votre coeur à ce qui le peut honorer davantage.
Désirez de savoir sa volonté pour l'accomplir de tout votre coeur. Elle vous sera manifestée par l'obéissance que vous devez à vos supérieurs, par les attraits de sa grâce. Souhaitez que cette grâce soit le ressort et le principe de tous vos instincts, et qu'en effet elle vous conduise et gouverne partout.. Demandez qu'elle se rende maîtresse de vous. Plus vous mourrez à vos propres desseins et instincts, plus elle aura de pouvoir et prendra de pied en vous.
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Soyez toute intérieure, non par excès de retraite, mais plutôt en vous vidant de tout intérêt particulier, vous retirant autant que vos occupations le pourront permettre sans préjudice du bien de la communauté.
-H 143, (H) 208, - G 55; m I, 224.
- Destinataire d'après G. Dans H (H): A une religieuse.
- Date. Rien dans les manuscrits, niais G, qui suit l'ordre chronologique, place la lettre entre celle du Ier avril et celle du 26 mai 1637.
Je suis fâché, ma chère soeur, de ce qu'après les assurances que je vous ai données sur votre manière d'oraison, vous doutez et appréhendez encore l'oisiveté. Je vous dis donc encore: laissez-vous aller où Dieu vous tire; votre occupation en Dieu est bonne,
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quoique vous ne le connaissiez pas. Il suffit que votre volonté soit ainsi attachée et paisible. Dieu fait ordinairement couler sa grâce dans l'âme tranquille et soumise.
Si vous considérez les effets qui vous viennent d'une telle oraison, vous connaîtrez bien que vous n'êtes pas oisive. […]
Ma très chère fille,
Vous faites trop de compliments dans vos lettres: si vous croyez que cela serve à lier votre esprit avec le mien, au contraire cela le refroidit. Je vous prie de les laisser tout à fait et de nous dire simplement vos dispositions.
Vous devez croître en l'abandon et en l'intérieure simplicité et repos. Vous êtes trop vive en vos vues et vos soucis. Je voudrais une entière décharge et un profond recueillement. Toutes créatures vous doivent être indifférentes et fort éloignées de vous. Hors les instincts de la charité, tous les moindres empressements ne se doivent souffrir; il les faut accoiser incontinent, autrement vous aurez la vue trouble et ne pourrez bien recevoir la lumière du ciel.
N'affectez pas un recueillement par lequel vous alliez chercher Dieu au-dedans de vous-même, comme si vous aviez là un refuge. Il vaut mieux ne rien avoir, mais demeurer exposée à Dieu avec un appui dans la foi et un vrai désir de le chercher. Ces mouvements au-dedans, par propre action, restreignent l'âme et, quoiqu'ils donnent quelque suavité, ils ôtent dc la liberté. Il faut
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qu'elle laisse son intérieur à Dieu et qu'elle le trouve en lui-même.
Le moyen de trouver Dieu, c'est, le désirant, ne s'attacher d'affection à pas une créature, ni au sentiment qu'elle donne. Si vous prenez appui dans les sentiments et dans les goûts, vous bornerez l'opération divine. Offrez-vous à la pauvreté et à la soustraction de l'aide sensible, et ne vous souciez comme Dieu vous traite. La liaison avec lui doit être plus intime que le sentiment, et Dieu se lie à l'âme lors même qu'il lui semble qu'elle en est plus éloignée; car, par cet éloignement, il la sépare d'elle-même. Arrêtez-vous fort peu à ce que vous goûtez et ne tâchez de conserver aucun goût du tout. Ne tenez point votre époux prisonnier, mais laissez-le entrer et sortir comme il lui plaira.
Adieu, ma chère fille, je suis votre.
De Loudun, ce 3 août.
- P (i 17), - S 36 (18), T 105 (i8), M 63 (i8), A 74, G 59; z 222; in 1, 231. Destinataire d'après G. P S T M A: A une religieuse de Notre-Dame.
- Date. P: Loudun, 3 août. G: Loudun, 5 août 1637. S T: Loudun, 7 août 1637. Rien dans M.
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« Le premier dimanche de l'Avent [29 novembre]; il me restait une heure seulement jusqu'au sermon, que je n'avais encore rien pensé. Je m'enfermai en ma chambre et je pris quelques sermons que j'avais prêchés autrefois, où il y avait quelque chose de marqué succinctement. Cela me gelait le coeur, au lieu de nie l'ouvrir. Et lors, par cette impression qui me possédait, je me trouvai pressé de prendre tout ce que j'avais de sermons, où il n'y avait pourtant que quelques points succincts, et je les mis tous à la cheminée de ma chambre (car on m'avait logé en une infirmerie de la maison professe) et je fis brûler tout cela, comme un empêchement à mon esprit. Et soudain qu'ils furent brûlés, je sentis une latitude de coeur très grande et comme une source, aussi comme un tuyau ouvert d'où sortaient toutes sortes de sermons qu'il fallait. Soudain il m'en vint un pour ce jour, ce qui me parut avec un dessein brillant dans mon esprit, et lors le coeur fut content et j'allai prêcher avec grande vigueur. Je dis ce que j'avais fait au père provincial, qui était le P. Jacquinot, et que, le lendemain, qui était la fête de la paroisse 3, je devais prêcher [et] que je n'y penserais qu'un quart d'heure auparavant. Il vint m'entendre et, en effet, dès que je fus en chaire, quoique devant je fusse fort abattu, je sentis comme un feu qui me monta à la tête et me mit en vigueur, et, ce jour, il fut fort satisfait » (SE [La Science Expérimentale…] III, 3; m II, 86-87).
3. Le 30 novembre, fête de saint André. Surin avait donc à prêcher dans l'église cathédrale de Saint-André.
Passez au travers des objets qui se rencontrent dans la vie, ma très chère soeur, et ne vous arrêtez à rien que vous ne soyez parvenue à être entièrement soumise à la direction de Dieu. Préparez-lui le fond de votre âme par un repos intime. Déchargez-vous de vous-même entre ses mains et ne vous reprenez plus jamais.
Laissez-le disposer de vous selon son bon plaisir et ne troublez point son opération en vous par la vôtre propre. Faites-vous un plaisir de demeurer exposée à son amour et ne formez aucun dessein que par son ordre. Croyez fermement que tout ce qu'il permettra qui vous arrive réussira toujours à votre avantage, pourvu que vous le preniez comme venant de lui et que vous ne cherchiez en toutes choses que sa sainte volonté.
Tenez votre esprit dans une grandeur et une élévation qui ne le laisse jamais se rabaisser à quoi que ce soit parmi les créatures. Vivez sans souci, sans attache et sans crainte.
Soyez bien persuadée que Jésus Christ entretient un saint commerce d'amour avec nos âmes, et qu'il nous dirige en tout, pourvu que nous nous appuyions sur lui par la foi et que nous ne désirions que lui, que nous nous confiions en sa bonté, que nous ne l'empêchions point d'agir et que nous n'interrompions point son action par l'empressement et par l'indiscrétion de notre activité.
Vous êtes son épouse: si vous voulez être uniquement à lui, il vous élèvera à des grandeurs qui vous seront un sujet d'éternelle admiration. Arrêtez-vous à l'intérieur, ma chère soeur, et à la conduite que notre Seigneur vous a tracée en lui. Assurez-vous qu'il m'a donné pour vous une tendre affection.
C II, 167(II,34); - m I, 210. - Destinataire d'après c.
Il semble, ma très chère soeur, que pour honorer Dieu dans votre état, vous devez avoir un grand dégagement de coeur à l'égard de toutes les douceurs que Dieu vous communique. Vous n'y devez prendre aucun appui, mais en la foi seule, qui vous élèvera à Dieu purement. Car comme la foi ne donne expérience de rien, elle laisse l'âme vide et c'est ce vide que Dieu remplit. Que si Dieu donne des expériences, il faut que l'âme s'en sépare par respect et par désir de lui rendre service sans intérêt propre. Cette pratique vous sera très utile.
Tâchez de demeurer exposée et abandonnée à la conduite de Dieu, prenant indifféremment tout de sa main, sans faire choix d'aucune chose. Cela opèrera dans votre intérieur un grand silence, une profonde paix et une sagesse qui vous servira de lumière en toutes choses. Cela vous rendra aussi plus digne des communications de Dieu et de la vérité de son amour.
Avancez-vous toujours et pensez que rien ne vous peut nuire que le péché et votre propre action. Soyez donc fidèle à fuir le mal et, pour le bien, il le faut exécuter par notre propre action, mais avec une grande dépendance du mouvement divin, croyant que Dieu est seul capable de s'honorer dignement soi-même et que notre empressement ne fait que gâter son oeuvre.
- H 139, (H) 202, - G 62; in I, 239 (qui ne connaît que G).
- Destinataire d'après G. Dans H (H): A une religieuse.
— Date. Rien dans les manuscrits. Mais G, qui suit l'ordre chronologique, place la lettre entre celle du 13 août 1637 et celle du 9 décembre 1657. Comme celle-ci est, d'après Surin, « la première ... depuis quinze ou vingt ans », on doit plutôt rattacher la présente à la fin de la période qui a précédé son silence, et la placer dans les derniers mois de 1637.
J'ai bien de la joie, ma très chère soeur, de voir dans votre lettre les progrès de votre âme. Si Dieu vous veut toute pour son amour, donnez-vous à lui sans réserve. Vous donner à lui, c'est le laisser faire, ne troublant ni ses desseins sur vous par vos soins, ni ses divines opérations par votre action propre.
Demeurez tranquille sous son bon plaisir et sous sa main toute-puissante. Sacrifiez-lui tous les mouvements que le coeur peut produire pour ses intérêts. Tenez-vous parfaitement exposée à ses yeux et dans l'attente de ses ordres. Reposez-vous à l'ombre de sa croix. C'est là, ma très chère soeur, la meilleure manière de vous donner à lui.
Ne cherchez point à voir par amour propre ce qui se passe en vous, pour vous assurer dans votre état. Mais, dans vos doutes, demeurez perdue en Dieu, attendant sa lumière qui ne vous manquera jamais et qui n'a pas besoin de votre empressement. Que votre désir et votre soin ne soient que de faire sa sainte volonté, obéissant à ses instincts très clairs et très doux, quand il lui plaira de vous les faire sentir.
Il se présente à nous des troupes de voyageurs pour être conduits au pays du pur amour. Mais nous ne choisissons que des personnes déterminées à tout souffrir. Peu de gens se trouvent propres à faire de grands progrès dans le chemin qui mène au terme où ils prétendent arriver, parce qu'il n'y en a que très peu qui veuillent assujettir leur raison. Cet assujettissement est incommode à la nature. Mais la grâce adoucit tout et nous espérons d'elle une grande assistance. Ayez le courage de renoncer à vos lumières et vous serez très bien reçue. Je suis.
- c II, 170 (II, 35); - in I, 211. - Destinataire d'après c.
- Date. Rien dans c.Cf. ilote de la lettre 14o. Placée dans c après la lettre 140, celle-ci est probablement postérieure (fin 1637 ou peut-être début 1638).
1638
En décembre, Surin avait perdu son père. Jeanne des Anges l'écrit à Laubardemont le 3 janvier: « Dès qu' [il] a été arrivé à Bordeaux, notre bon Dieu a retiré son père de ce monde, lequel n'a été malade que trois heures, d'une apoplexie. Il est mort entre les bras de son fils » (F I, 16; L II, 27; cf. Appendice I; infra, 1711). Celui-ci encourage alors sa mère à suivre, malgré son âge, l'appel de la vie carmélitaine et soutient contre tous - une fois de plus - l'authenticité de cette vocation (cf. ibid., infra, 1713). Le 7 janvier, en accord avec la volonté de « feu sieur de Seurin, [son] très cher et très honoré époux », elle fait don de ses biens au collège de la Madeleine, « en considération de notre très cher fils le P. Jean Seurin, qu'il a plu à Dieu d'appeler à ladite Compagnie » (ibid., infra, 1713).
Bien que l'aggravation du mal ait été ultérieurement datée de l'hiver 163 7-163 8 par Surin lui-même (cf. SE II, 2 et TA ii), elle semble se situer plus précisément au commencement de 1638 /1 (cf. supra, 418). Après quelques semaines d'exaltation, le prédicateur sombre dans un état de prostration qui l'enferme au milieu d'incontrôlables angoisses et prend même, pendant près de sept mois, la forme d'un mutisme quasi total. En 166o, il dira, regardant peut-être alors cette époque avec le verre grossissant d'un souvenir vieux de vingt ans: « Il ne se trouva presque capable de rien que de supporter sa peine, de laquelle il ne se peut guère rien dire. Elle monta à tel excès que même il perdit la parole et fut sept mois sans parler. Il ne disait point la messe, ne pouvait ni lire, ni écrire, ni faire presque aucun mouvement sans souffrir une extrême peine. Il ne pouvait plus même s'habiller. Tous maniements lui étaient interdits. Il ne pouvait ni donner, ni recevoir aucun entretien, ce qui ne venait point des fatigues prises en son exorcisme, mais par des opérations étranges des démons et par des saisissements en ses facultés qui le rendaient presque incapable de toutes choses. Il ne prêchait ni ne
/1. Pendant la semaine sainte, il prêche encore, mais « comme une trompette, avec une puissance de voix et de pensée comme s'il eût été un autre homme » (SE II, 2; in II, 5; cf. ibid. III, 3; m II, 87). Le langage pourtant n'est déjà plus communication, mais brusque saillie: du haut de la chaire, Surin est devant le vide anonyme de son public et, passé le seuil du signe de la croix, se livre à l'imprévisible irruption du langage intérieur (cf. SE II, 2 ; m II, 6).
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confessait presque point et, quand il tilt interdit en la parole, il fallut faire cesser toutes fonctions, cela le rendant incapable de tout. 11 faisait de grands efforts contre, mais tout ne servait qu'à faire croitre son mal.' 11 tomba en une maladie inconnue où les médecins même ne connaissaient rien. Tout ce qu'on lui appliquait tournait à pis. Ainsi il était réduit en angoisse, sans pouvoir être soulagé de personne » (TA [Triomphe de l’Amour divin…] II; K 267-269).
« Mon âme était comme un palais de qui on aurait fermé toutes les chambres, mis des serrures et cadenas partout, laissant la seule chambre du concierge... » (lettre 315): à la porte de ce « palais » désaffecté et devenu un « cachot » (SE II, t 1 ; m II, 57), le propriétaire n'était plus qu'un témoin toujours conscient, mais comme étranger à son propre désastre intérieur. Ses confrères, eux, savaient donner son nom à ce mal: ils l'estimaient fou et le traitaient comme tel. Et certes, dira-t-il encore, « il est tombé dans cet inconvénient d'une manière si authentique que ce serait quasi choquer le sens commun que de dire que non, à cause des étranges choses qui lui sont arrivées et qui l'ont mis en cette estime parmi la plupart de ceux avec qui il a vécu. ... Il peut avouer qu'il n'a pas trop craint ce titre, parce qu'il y a fort longtemps qu'il s'était offert à Dieu pour cela et pour avoir ce beau bouquet sur son chapeau, que personne ne veut guère avoir. Néanmoins notre Seigneur, par sa providence, l'avait destiné à cela, lui ayant donné ce désir plusieurs fois, sur la méditation d'une de nos Règles, par laquelle saint Ignace veut que nous soyons disposés à être tenus pour fous, sans en donner pourtant aucune occasion /1. Le père avait eu ce désir et s'était figuré cette fortune comine une excellente aventure, et il a eu de quoi suffisamment se rassasier de ce breuvage, car il a été comblé de ce bien par lequel il a été conformé à Jésus Christ qui, chez Hérode, a été tenu comme fou et traité comme tel » (SE II, 4; m II, 14).
Voyage en Savoie (avril-septembre 1638)
Pendant cette crise, probablement plus bénigne ou plus intermittente que ne le dit Surin, le fameux voyage en Savoie s'organisait. Pour Jeanne des Anges, partie de Loudun le 26 avril, ce fut une tournée triomphale de cinq mois: Tours, Paris, Moulins, Nevers, Lyon, Grenoble, Annecy, etc. Les parlementaires, les gentilshommes les plus huppés, les évêques, les Condé, Richelieu, la reine Arme d'Autriche, le roi Louis XIII vinrent successivement, comme les foules qui se pressaient dans les parloirs et les hôtels où s'arrêtait la prieure, rendre hommage à la main « sculptée par le diable »
/1. Règle II du Sommaire des Constitutions.
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et à la chemise marquée par l'onguent de saint Joseph /1. Dans son récit de petite fille délaissée devenue un miracle ambulant, insatiable de succès qui ne la rassurent jamais, elle fait défiler ses princes, ses archevêques, ses palais et ses carosses, dont la séduction est à peine voilée par les phrases édifiantes qu'elle jette sur ce brillant sillage /2.
Pour décrire ces heures de gloire, en 1644, elle utilise le journal qu'avait tenu sa compagne, la mère Gabrielle de Fougères de Colombiers, mais aussi des notes dues à Surin: « J'ai, dit-elle, son cahier de notre voyage d'Annecy/3 » (dans le même temps, elle déclare que, depuis plusieurs années, elle n'a plus rien de lui, ni lettres, ni papiers; cf. infra, 433). Le « cahier » date très probablement de 1638: Surin a dû l'écrire dès son retour et l'envoyer à Jeanne. Lorsqu'en 1660 il compose la fin du Triomphe de l'Amour, il rédige les chapitres consacrés au pèlerinage comme il fait pour d'autres: il reprend le texte ancien, le confronte à celui de Jeanne (cf. lettre 315), et y ajoute quelques réflexions. Voici donc, à travers cette révision postérieure, ce que dit du voyageur le « cahier » qu'il avait adressé à sa fille spirituelle:
« Le P. Jacquinot, ayant eu des nouvelles du dessein que la mère Jeanne des Anges avait fait de se rendre à Paris après Pâques pour de là s'acheminer à Lyon et en Savoie, dit au P. Surin qu'il se tint prêt pour partir et l'aller rencontrer en même temps. Il voulut qu'il prit son chemin par Toulouse, le Languedoc, Avignon, puis Grenoble. Il lui donna pour compagnon le P. Pierre Thomas, homme doux et charitable/4. Après Quasimodo [ 11 avril], ils partirent tous ensemble de Bordeaux. Le père, en bonne santé pour ce qui est du ressort des médecins, mais en des maux extrêmes, entr'autres de ne pouvoir parler, et ainsi muet, prit son chemin vers Toulouse, [aidé] charitablement par le P. Thomas à qui il se confessait par signe, et communiait très souvent. De Toulouse, il alla par
/1. Outre les récits de la prieure et de Surin (cf. infra), ce voyage est connu par de nombreux documents: la relation de la soeur Gabrielle de Fougères de Colombiers, sous-prieure (Tours, Bibl. munie., ins. 1197; cf. Toulouse, Arch. SJ, ms. R, non pag., copie incomplète); les lettres du P. Thomas au P. Jacquinot (cit. dans Fougeray, Vie, 450-456; dans le ms. L, t. 3, non pag.); les lettres de voyage de Jeanne des Anges à Laubardemont ( F I, 2o-23) et à la M. Angélique de Saint-François (Paris, Arch. Saint-Sulpice, ms. R 438.3, II, i-io); la lettre du P. Barnage au P. Alange, de Paris, 20 juin 1638 (Paris, BN Fds fr. 7619).
/2. Autobiographie, éd. Legué, 208-254.
/3. Lettre à Laubardemont, 24 février 1644 (F I, 72). Sur la M. Gabrielle, cf. lettre 332.
/4. Le P. Pierre Thomas, né et mort à Bordeaux (1589-1667), entré en 1609 dans la Compagnie, avait été exorciste à Loudun pendant l'année 16361637 (ARSJ, Aquit. 6, 258v).
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Montpellier et Nîmes à Avignon, sans parler en aucun de ces endroits; de là, à Tournon, puis à Grenoble où il fut (encore sans parler) visité par plusieurs personnes et encore conduit pour visiter, sans qu'on put tirer de lui aucune satisfaction. Le P. Thomas, qui avait été à Loudun, rendait raison de tout, et le père souffrait beaucoup de ne pouvoir dire, en plusieurs occasions, des choses qui eussent pu servir à l'édification et instruction de plusieurs.
« Le père, étant déjà avant en son voyage, apprit que la mère était partie de Loudun et s'en allait à Paris pour s'accommoder des choses nécessaires à son voyage. Elle fut conduite par M. de Laubardemont dans sa maison/1, parce qu'il était l'intendant de toute cette affaire... Son départ de Paris fut fort retardé [elle y séjourna du 11 mai au 20 juin], ce qui fut cause que le père se trouva déjà à Annecy avant qu'elle eût quitté Paris. Le voeu portait qu'ils iraient ensemble au tombeau. Cependant le R. P. Jacquinot, provincial, donna ordre au P. Surin de ne s'associer point à la mère en son voyage, mais que, s'ils se rencontraient au tombeau, ils pourraient faire ensemble leurs dévotions. Il mettait ordre par plusieurs lettres que la chose s'exécutât ainsi. Notre Seigneur néanmoins voulut le contraire... Le père, étant arrivé à Chambéry, demeura longtemps en attendant des nouvelles de la mère qu'il eût été bien aise de rencontrer, à raison des affaires qu'ils avaient ensemble. Mais il désirait aussi se tenir au vouloir du père provincial; pour cela, il désirait fort que la mère se pût rencontrer avec lui à Annecy. Mais comme son temps à Paris était très long et qu'on n'entendait point de nouvelles certaines de sa longue demeure, le P. Thomas et lui se résolurent de s'aller acquitter du voeu, espérant d'attendre et voir la mère à Lyon. Après avoir donc fait grand séjour à Chambéry 2, ils partirent pour Annecy et, là, furent reçus par la mère de Chantal qui les accueillit et logea et entretint avec grande charité pendant neuf jours que dura leur demeure. Le père était fort gêné de ne pouvoir parler à ces âmes religieuses de la Visitation de Chantal; la mère dudit lieu désirait aussi fort lui pouvoir parler et, deux heures tous les jours, une après chaque repas, elle parlait à tous deux...
« La neuvaine étant achevée, les pères remercièrent ladite mère de Chantal et les religieuses et pensèrent à s'en retourner. [Le 17 mai],
/1. Laubardemont habitait rue de la Plâtrière, tout près de l'hôtel occupé par le duc d'Épernon, gouverneur de Guyenne. Après le transfert de Claude Seguenot à la Bastille (i4 mai), il est depuis le 5 juin chargé de r hiforma-lion contre Saint-Cyran. Sur un ton fort dévot, Jeanne des Anges se fait l'écho de la partialité de son « bon père » envers un homme qui « avait besoin d'humiliation pour être mieux à Dieu » (Mazarine, ms. 1209, lettre 2).
/2. D'après le P. Thomas, le « grand séjour » à Chambéry se situe après l'accomplissement de la neuvaine à Annecy, du 27 mai au I2 juin.
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ils partirent donc pour Lyon, espérant demeurer là jusqu'à ce qu'ils eussent nouvelles de la mère et qu'ils la pussent voir en peu de temps. Ils apprirent bientôt qu'elle était partie [le 20 juin] avec son équipage, qui était la compagnie du vice-gérant de M. de Poitiers, M. de Morans, d'une sienne compagnie religieuse qui était la mère sous-prieure, d'une dame de Paris nommée Mme Amaury/1 et d'une jeune damoiselle; outre cela, le gentilhomme de M. l'archevêque de Sens à cheval. Comme elle partait [de Paris], M. le cardinal de Richelieu lui dit: « Allez, ma mère. J'apprends que votre exorciste, le P. Surin, est parti. Tâchez de le rencontrer et, en quelque lieu que vous le trouviez, combien qu'il aurait été déjà à Annecy, ramenez-le, et que vous alliez ensemble accomplir votre voeu comme il est fait. »
» Cependant la peste se mit à Lyon et fit tel progrès, allant très vite, que les pères se résolurent de ne point attendre la mère. Ils mirent ordre à partir certain jour et, Dieu ayant suscité quelque empêchement, le lendemain le père se résolut de ne point coucher dans Lyon. Soudain après dîner, il se mit en équipage pour partir. Comme il eut achevé de se botter et qu'il se mit en pied pour s'en aller, survint un messager qui dit que la mère venait d'arriver dans Lyon et qu'elle était au faubourg de Fourvière et qu'elle s'allait rendre chez la mère de Matel, qui était un monastère près la place Fourvière /2. Les pères la furent trouver [13 juillet]. Là, elle ne tarda guère à venir et, la mère saluant les pères, elle apprit qu'ils voulaient s'en aller ce jour-là. Elle dit au père l'ordre qu'elle avait reçu de monsieur le cardinal: de le ramener à Annecy en quelque lieu qu'elle le trouvât. Les pères ne pensaient qu'à s'en aller après lui
/1. M. Amaury était l'un des bienfaiteurs du second couvent de la Visitation que saint Vincent de Paul avait créé à Paris en 1626 (cf. Sainte Jeanne de Chantal, Lettres, t. 3, 177) et où étaient entrées plusieurs demoiselles Amaury, Claire-Marie, Jeanne-Catherine et Jeanne-Françoise.
/2. De la sainte fondatrice de l'Ordre du Verbe Incarné, la M. Jeanne Chézard de Matel (1596-1670), le « mysticisme flamboyant » était bien fait pour plaire à Jeanne des Anges, qui écrit le 28 août à la M. Angélique, après sa visite: « J'ai vu à Lyon une âme fort pleine de notre Seigneur. C'est la M. de Matel, qui m'a dit qu'il y avait dans une maison un sujet déplorable de l'abandon de Dieu et de sa justice dans une âme, ce qui m'étonna fort... » (Arch. Saint-Sulpice. loc. cit.). Était-ce un avertissement? Surin la vit aussi plusieurs fois: « Cette vertueuse fille eut de grandes conférences avec nous, et particulièrement pour la santé du P. Seurin auquel elle prédit qu'il recouvrerait la parole et plusieurs autres choses que je ne puis dire, pour être fort secrètes et intérieures » (lettre du P. Thomas, dans Fougeray, Vie, 451). Et le jour du départ, chevauchant tous deux seuls, « nous nous entretînmes de ce que la M. de Matel m'avait dit de lui, jusqu'au soir... » (ibid.). Le P. Jacquinot avait été, pendant plus de dix ans, le père spirituel et l'appui de la M. de Matel (cf. infra, 448, n. 2).
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avoir parlé et se tenir à ce que le provincial avait mandé. Mais les pères de la Compagnie de Lyon délibérèrent et conclurent que, nonobstant le mandement du père provincial, le père retournât à Annecy avec la mère, suivant que l'avait dit son Eminence. Voilà donc comment Dieu fit exécuter ce que portait le voeu. Cependant, la mère étant dans Lyon, il se fit un concours prodigieux à la voir, à cause des marques qu'elle avait à la main; plusieurs personnes pieuses honorèrent aussi l'onction de saint Joseph, et surtout les pères de la Compagnie de Jésus dans le collège et dans le noviciat /1...
« Il fallut, dans deux ou trois jours, partir de Lyon [5 juillet]. Le P. Surin jusqu'alors était demeuré dans le silence et avait passé à Lyon plus de quinze jours [15 juin-5 juillet]. Ainsi soudain qu'il fut engagé au chemin avec la mère, monté à cheval..., comme le P. Thomas commença le Veni Creator, le père, qui jusqu'alors était demeuré muet, répondit au Veni Creator et continua toujours à parler, non pas avec entière liberté pour un temps, mais peu à peu il recouvra la puissance entière de parler. Le commencement fut soudain qu'il fut avec la mère des Anges en voyage. Bientôt on se rendit à Grenoble [7 juillet], où le concours du peuple fut prodigieux pour voir la main de la mère des Anges et pour honorer l'onction : les pères furent dépositaires de ce précieux gage /2, et tous les messieurs du parlement de Grenoble, même monsieur le premier président, furent au collège pour avoir la vue dans notre église. Le P. Surin entreprit de la montrer au balustre de l'autel et se mit à raconter comme quoi saint Joseph avait guéri la mère par cette onction. Il se fit un grand cri en toute l'assemblée, voyant qu'il parlait, ayant passé un mois auparavant et paru muet.
« Après, en continuant le chemin, on alla à Chambéry [7 juillet], puis à Annecy [Io juillet]. La mère y fut reçue de la mère de Chantal avec grande joie et admirée dans le monastère où on lui fit grand entretien. Tous les peuples d'alentour accoururent à telle foule que la demeure de la mère Jeanne des Anges se rendit du tout insupportable, car il n'y avait aucune paix ni repos, à raison de la multitude épouvantable des personnes qui, durant l'espace de neuf jours, vinrent pour voir la main et pour visiter l'onction de saint Joseph. Plusieurs malades vinrent pour être soulagés, et il se fit de prodigieux effets... La mère de Chantal et la mère des Anges eurent de très étroites et fréquentes communications ensemble, et enfin, la
/1. Le compte rendu pèche par excès de lyrisme. Les critiques ne manquèrent pas. Alphonse-Louis du Plessis de Richelieu, frère aîné du ministre et fait cardinal-archevêque de Lyon après plus de vingt ans passés à la Chartreuse, restait sceptique. Au cours d'un long interrogatoire, il disait bonnement: « Je suis français; je ne crois que ce que je vois. »
/2. « Nous avions rendu le P. Surin dépositaire de la sainte onction », dit Jeanne des Anges, Autobiographie, éd. Legué, 248.
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neuvaine étant achevée [19 juillet], il fut question de se retirer, car la foule des peuples se rendait si excessive que c'était une corvée très insupportable d'avoir avec soi cette mère. Ainsi on pensa à se retirer à Chambéry, à Grenoble, et prendre le chemin du retour... On se rendit à Chambéry où les efforts des peuples étaient si grands pour voir la mère qu'il fallait un grand soin pour empêcher que le peuple ne l'étouffât. Elle fut quelques jours aux religieuses de la Visitation/1... Parce que les chaleurs étaient excessives, le P. Surin, qui était très mal, se servit de la commodité du carosse [de Jeanne des Anges] pour le retour et vint avec la mère jusqu'à Briare, par Roanne, Moulins et Nevers... » (TA 11-14; K 277-303).
La séparation eut lieu à Briare. Jeanne prit la route de Paris, où la reine « l'attendait »; Surin, par le chemin des écoliers, celle de Bordeaux. A Moulins, chez Mme de Montmorency (Marie-Félice des Ursins, duchesse de Montmorency), il avait « dit la messe le jour de saint Ignace », le 31 juillet. « Puis il prêcha à un prieuré de Fontevrault, près de Loudun/2, et puis s'en retourna à Bordeaux par le Poitou et Limousin, et prêcha à Poitiers, à Limoges/3, à Périgueux,
/1. Entre les « merveilles » dues à l'onction, Surin signale particulièrement la guérison et la conversion, à la Visitation de Chambéry, d'une jeune dauphinoise paralysée qui se soignait à Aix-les-Bains, Mme « Derculé » [d'Herculais]. En 1657-1660, venu à Bordeaux soutenir un interminable procès contre le comte de Mailly, le marquis Charles-Emmanuel d'Urfé racontera au P. Surin la sainte vie de cette M. « Derculé » (TA 13; K 300302). Dauphinoise, comme le dit Surin, Marie de Valernod, nièce de Mgr Arthus de Lionne et tante d'Hugues de Lionne, avait épousé en 1635, à Grenoble, Claude Tournet de Theys, seigneur d'Herculais; tombée malade peu après, elle aurait été miraculeusement guérie à Lyon en 1642 (cf F. TOURNIER, Vie de Mme d'Herculais, 1619-1654, Paris, 1903, 39-50); mais peut-être a-t-elle trouvé quelque réconfort dès 1638 à Chambéry. D'après ce que le marquis d'Urfé disait à Surin, « un père jésuite avait entrepris d'écrire sa vie, dont tout le public recevait très grande édification » (K 302): ce doit être son père spirituel, le P. Philippe Morin, auteur de l'Oraisonfunèbre de daine Marie de Valernod..., plutôt que le P. Étienne Bertal dont les Discours choisis (le 6e est consacré à Mme d'Herculais) ne paraîtront qu'en 1687.
/2. Au prieuré du Relay, entre Chinon et Tours. Jeanne des Anges s'y était arrêtée le 27 avril 1638. Cf Autobiographie, éd. Legué, 208.
/3. « De Limoges, écrit le P. Thomas, nous fûmes à Solignac [à quelques kilomètres au Sud de Limoges] voir Mgr l'archevêque d'Arles, abbé de Solignac » (cit. dans Fougeray, Vie, 456). Jean Jaubert de Barrault, évêque de Bazas (1612) puis archevêque d'Arles (1630), était depuis 1601 abbé commendataire de cet ancien monastère dont les bâtiments furent répartis, pendant quinze ans, entre des « anciens », rebelles à la réforme, et les mauristes introduits par l'abbé en 1616. Depuis 1635, la stricte observance avait gagné tout le couvent. A la même date, après avoir présidé l'assemblée générale du clergé de France, Mgr de Barrault s'y retira, et il y passait la plus grande partie de l'année, priant, écrivant, souvent consulté et visité.
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et enfin, étant de retour à Bordeaux, il prêcha aux carmélites et ailleurs, pendant toute l'année 16381 » (SE H, 3; m II, 10).
« Après quoi [tandis que sa mère entrait au carmel de Saint-Joseph, à Bordeaux, le 15 octobre 1638, il retomba dans ses impuissances et infirmités plus grandes que jamais, excepté qu'il ne perdit pas tout à fait la parole, ayant le pouvoir de se confesser et de parler quelque peu. Mais son serrement se rendit si grand que son esprit entra dans une oppression, abattements et découragements si grands que c'était chose pitoyable et effroyable à voir jusqu'où il devint d'angoisse et de délaissement » (SE II, 3 ; m II, 10).
[…]
« Il fut logé, continue Surin, en une de ces chambres qui sont sur la rivière et qui sont extrêmement élevées, à cause que la maison est bâtie sur un rocher au pied duquel passe la rivière de Garonne. La chambre où il était est l'infirmerie, laquelle est au troisième étage et sur la salle. Il passa quelques jours dans cette maison, dans une désolation aussi grande qu'il eût jamais eue en la vie, à cause de la pensée qu'il avait qu'il était déjà condamné et rejeté de Dieu » (SE [Science Expérimentale…] II, 4; 111 II, 13).
D'après une lettre de 1662, ces ténèbres furent pourtant traversées d'un « éclair »: « Je vous dirai, écrit-il à Jeanne des Anges, que le jour avant ma chute de Saint-Macaire [le 16 mai], comme j'étais abîmé dans ces eaux profondes du désespoir, il me vint une parole qui venait de la bouche propre et particulière de la Personne du Saint Esprit, qui me dit, au milieu de mon trouble, une parole espagnole qui est dans le Cantique de sainte Thérèse, qui est « Espe-ranza larga », c'est-à-dire amplitude d'espérance, qui est la chose la plus suave qui puisse jamais venir à l'esprit. Mais, à cause de la misère où j'étais, cela se renferma comme un éclair, et ensuite mes effrois ne furent point diminués » (lettre 449 ; cf. SE III, 6; ni II, 102-103).
« Comme son âme était remplie de cette pensée [de la dainnation], poursuit le récit de la Science expérimentale, il eut encore une autre puissante suggestion, qui était de se jeter par la fenêtre de la chambre où il était logé, qui répond à ce rocher sur lequel la maison est bâtie. Il porta cette pensée qui lui venait d'une manière tout à fait affreuse. Il passa toute la nuit à la combattre et, le matin venu /1, il alla devant le saint Sacrement à la petite tribune qui est vis-à-vis du grand autel et passa là une partie de la matinée, et, un peu avant le dîner, il se retira dans sa chambre.
» Comme il entra dedans, il vit la fenêtre ouverte. Il fut jusqu'à elle et, ayant considéré le précipice pour lequel il avait eu ce furieux instinct, il se retira au milieu de la chambre, tourné vers la fenêtre. Là, il perdit toute connaissance et soudain, comme s'il eût dormi, sans aucune vue de ce qu'il faisait, il fut élancé par cette fenêtre et jeté à trente pieds [environ dix mètres] loin de la muraille, jusqu'au bord de la rivière, ayant sa robe vêtue, ses pantoufles aux pieds et son bonnet carré en tête. Le dire commun est qu'il tomba sur le rocher et de là bondit jusqu'au bord de la rivière, contre un petit saule qui se trouva entre ses jambes et empêcha qu'il ne tombât
/1. Le 17 mai, d'après la lettre du P. Saint-Jure citée plus bas.
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dans l'eau. En tombant, il se cassa l'os de la cuisse, tout au haut, proche de la jointure de la hanche.
« Il y avait un père dans la galerie (qui sort hors de la muraille et qui est percée sur les chemins qui ont leurs saillies hors cette muraille) qui crut que c'était un paquet que l'on jetait pour mettre dans le bateau pour envoyer à Bordeaux, et il dit que le père tomba tout d'un vol jusqu'au bord de l'eau et qu'il ne heurta point sur le rocher, bondissant en bas; et cela est fort croyable. Soudain qu'il eut touché la terre de ses pieds, il tomba en arrière et un paysan, qui est le passager, le voyant à terre, vint à lui. Le père qui était en la galerie donna avis, et l'on le vint quérir et emporta dans la maison. Et il demeura sans aucune connaissance vingt-quatre heures. Il fut remis dans le lit et un homme fut laissé pour prendre garde à ce qu'il ferait, avec ordre de venir avertir lorsqu'il serait expiré. Ayant demeuré plus de vingt-quatre heures en cet état, sans jamais entendre ni ouvrir les yeux, enfin sur les dix heures du lendemain [18 mai], il ouvrit les yeux et, étant revenu à soi, il parla au garde qu'on lui avait mis, qui alla avertir les pères. Le médecin et le chirurgien étant venus, on le visita et on reconnut que sa cuisse était rompue... »
Peu après, « le père fut emporté... à Bordeaux, où sa rupture fut pansée en telle façon que, les os étant mal remis, la jambe demeura courte d'un demi-pied /1.
/1. L'évaluation de Surin (« un demi-pied », c.-à-d. environ 16 cm) est peut-être excessive. Mais on peut constater, en examinant le fémur conservé aujourd'hui encore à Bordeaux, que les deux parties brisées se sont recollées en se chevauchant sur plusieurs centimètres, complètement déviées l'une par rapport à l'autre.
« Très révérend père dans le Christ /1,
» Je tiens à ce que les [pères] français qui sont à Rome ne me sachent pas l'auteur de cette note sur le P. Joseph Surin, bordelais.
« A beaucoup de titres, je l'ai fort bien connu, moi qui ai passé avec lui de nombreuses années et que le provincial d'alors, le P. Claude Herbodeau [1661-1665], désigna comme réviseur de la Vie du P. Surin composée par lui-même et écrite de sa main /2. Or il est important pour la réputation de la Compagnie que Votre très révérende Paternité sache la vérité sur lui, car, dans ce qu'on dit et ce qu'on écrit sur lui, il y a beaucoup d'erreurs: elles sont tout à fait contraires au jugement de la province de Bordeaux, puisqu'elle exclut le P. Surin de la congrégation provinciale comme débile mental, alors même qu'il se trouvait à Bordeaux [1645]; contraires aussi au jugement du R. P. Noyelle, général, qui estima devoir le rayer du ménologe de la province. Cependant, un petit nombre de personnes en notre province, un plus grand nombre dans les autres le prônent comme un homme d'une très grande sainteté!
» Ses écrits sont spirituels. Pourtant on a dû et l'on doit encore y faire beaucoup de corrections, car ils présentent trop d'analogies avec les ouvrages quiétistes. Ce ne sont d'ailleurs pas ses paroles ni ses écrits, mais sa vie et sa conduite qui établissent la sainteté d'un homme.
« Or le P. Surin, que j'ai vu, moi, durant vingt ans et plus, mena une vie si insensée et si honteuse qu'on ose à peine en parler. Enfin,
/1. Toulouse, Archiv. SJ.
/2. La Science expérimentale, probablement.
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elle fut telle que les plus sages attribuaient tout cela, et fort justement, je crois, à la folie; d'autres y voyaient une obsession diabolique, mais à tort, me semble-t-il, car rien n'y paraissait excéder une maladie mentale naturelle, ni pouvoir prouver ou démontrer l'intervention d'un esprit extérieur. Autant que je sache, jamais on ne l'a exorcisé. Il y eut bien quatre ou cinq pères de cette province, dont le P. Babinet, actuellement père spirituel dans ce collège /1, pour dire que ces attitudes abominables et impies étaient de mystiques révélations de Dieu, qu'elles s'accordaient avec le très pur amour de Dieu et la plus haute perfection. Je ne doute pas que les quiétistes en disent autant et veuillent défendre comme l'un des leurs ce P. Surin que, souvent, j'ai vu blasphémer le nom de Dieu et déambuler nu dans le collège, souillé d'excréments - et je le ramenai par la main à l'infirmerie. Je l'ai vu donner des coups de poing et, pendant des aimées, faire cent autres insanités, jusqu'à vouloir piétiner le sacrement de l'Eucharistie - ce que je n'ai pas vu moi-même, mais appris le lendemain par des témoins. Il vécut ainsi de nombreuses années. Pendant le reste de son existence, il ne remplit aucune fonction dans le Compagnie. Quand il eut retrouvé le contrôle de lui-même, il écrivait des livres et des lettres, il fréquentait le prochain et parlait fort bien de -Dieu, mais il ne faisait pas oraison, ne récitait pas son bréviaire, célébrait rarement la messe et, jusqu'à sa mort, sautillait et gesticulait d'une 'façon ridicule et absurde. La dernière année de sa vie, dînant chez M. Du Sailli en présence d'une nombreuse assemblée, il jeta à la tête de la servante une coupe pleine de vin. Mais ses dévots s'en extasiaient et trouvaient tout cela divin !
Mlle Babaut fit profession au carmel de Saintes, en 1653, sous le nom de soeur Marie de la Trinité. Elle mourra le 25 janvier 1654, âgée de vingt-quatre ans. Surin dicte probablement cette lettre pour la profession de sa correspondante, qu'il a d: connaître durant son séjour à Saintes.
Son bien est d'être si uniquement à Dieu que rien de ce monde ne fasse impression sur son coeur ; que les choses auxquelles un devoir légitime la peut lier ne lui soient chères ni considérables qu'en Dieu, et que, s'y appliquant par le seul motif de Dieu, cette application lui soit plutôt un soulagement et une aide, qu'une peine et un empêchement. Dans cette liberté de coeur, elle doit tout entreprendre et tout faire, de sorte que tout lui soit un moyen pour aller à Dieu. Ce qu'elle ne peut rapporter à Dieu et qui n'est point dans les desseins de Dieu, elle doit le rejeter
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comme un fardeau inutile afin de trouver en Dieu son repos et ses délices.
Elle doit regarder Dieu comme une immensité d'être qui n'a point de bornes et, suivant cette idée, quelque bien qui se présente, étendant sa vue infiniment au-delà, elle dira en elle-même: « Dieu est cela et infiniment davantage. » Ainsi elle ne se bornera jamais et, ne se restreignant d'elle-même à rien en particulier, elle jouira de toute la liberté dont un cœur est capable.
Cet espace sans limites, cette immensité d'être qui est Dieu, sera sa demeure, son élément et son fonds. Elle n'en pourra sortir et tâchera d'asseoir tous ses projets, toutes ses entreprises, tous ses désirs, tous ses biens sur ce fonds solide et immuable. Elle ne fera rien qui n'y soit établi. Elle y trouvera les richesses et l'opulence de la grâce, cette paix que le monde ne peut donner, cette joie qui seule peut contenter les coeurs, et elle y aura son lit de repos dans l'acquiescement à la volonté de Dieu.
La pratique pour cela est une simple attention à Dieu, un simple regard d'adoration et d'amour. Ce regard produit en l'âme une lumière et une ardeur vitale, une participation de l'éclat de pureté qui du Père rejaillit sur le Fils et du Fils sur les âmes qu'il a lavées dans son sang; une participation des divines flammes que le Saint Esprit reçoit du Père et du Fils, et qu'il communique aux âmes qu'il trouve bien disposées.
Voilà l'exercice de ma chère soeur. Elle en fera son étude et son emploi intérieur; et selon cet avis de saint Denys à Timothée: « Tournez-vous vers le rayon divin », elle donnera constamment son attention à ce simple regard de Dieu, avec un humble respect et une amoureuse ferveur.
—G 269; — m H, 153.
—Destinataire d'après G.
—Date. Rien dans G. Elle est fixée par la date de la profession et de la mort de la correspondante.
[…]
Cette période d'exaltation et de création littéraire est traversée de joies et de détresses également violentes et soudaines. Les « alternatives » antérieures s'accentuent. Pendant les derniers jours qui précèdent son départ à la campagne, il connaît la grâce qu'il appelle sa guérison et qui vient illuminer ses ténèbres comme une aurore; mais elle est suivie d'une nouvelle crise de désespoir et tentative de suicide, car « c'est une des choses qui arrivent souvent à ceux que Dieu tire des souffrances, que, lorsque le jour vient à paraître pour les tirer de misère, il vient des occasions de peines qui replongent dans le mal d'autant plus amèrement qu'ils perdent l'espérance de se voir tout à fait remis et... retombent autant plus que jamais /4 ». Voici comment, onze ans après, il raconte la guérison du 12 octobre 1655:
« Quoique je ne fusse pas dans l'enfer, je me sentais autant damné que ceux qui y étaient. Voilà pourquoi mon crime le plus effroyable était d'espérer encore et vouloir essayer le bien. Et en effet, comme notre Seigneur permit qu'alors je portasse les impressions de la damnation, je sentais comme une vraie abomination les efforts que je faisais pour le bien, et en étais repoussé, à mon avis, par la
4. SE II, 12; m II, 52. Cf., sur ces nuits qui suivent les éclaircies, SE II, 15; Ill 11, 66, et Guide, VII, 7; éd. 1963, 310.
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puissance de Dieu même et par l'opposition de son être divin, qui fera la guerre au démon à toute éternité. Cela rendait mon mal fort déplorable et comme irrémédiable en cet état.
« Je vins donc un jour à me confesser. Le père qui me confessait alors/1 vint dans ma chambre pour m'entendre et pour me préparer à la communion. Quand je fus assis, je commençai à m'accuser en cette manière, parce que sérieusement tous les autres péchés ne me semblaient rien et des bagatelles auprès de cela. Le père qui me confessait me remontra que ce n'était pas ainsi qu'il se fallait confesser, mais de ce que je manquais. Je lui dis que, sincèrement, c'était de quoi j'étais coupable; que l'ordre de Dieu était la principale chose qui obligeât la créature raisonnable; qu'étant chassé de tout bien, je voulais [encore essayer le bien] /2, soutenant que j'étais plus coupable de cela que si j'avais tué des hommes; à cause de cette vue de la Majesté de Dieu, tous les crimes ordinaires me semblaient comme des mouches en comparaison, au lieu de l'opposition à cet ordre. Ainsi je me confessais en damné, et non pas en homme vivant sur la terre, qui avait encore espérance.
» A cela le père me dit qu'il nie portait grande compassion, mais qu'il fallait qu'il me dît son secret. 'Je ne suis point, dit-il, homme de révélation, ni qui me fie beaucoup aux instincts. Toutefois, il faut que je vous dise que souvent j'ai eu une impression qui ne vient point de mon imagination ni de mon propre sens, qui est que, devant que de mourir, notre Seigneur vous fera la grâce de voir que vous vous trompez et que vous viendrez enfin à faire comme les autres hommes, et j'espère que vous mourrez en paix.' Cette parole me fit impression, et lors je lui demandai si assurément il croyait que je fusse capable d'espérer en Dieu et d'user des remèdes que notre Seigneur a donnés en cette vie aux hommes pour se réconcilier avec lui, comme sont les sacrements. Il me dit que, de tout son coeur, il le croyait. La bonté divine voulut que cela m'entra dans l'esprit, et lors je me confessai et reçus l'absolution. Après quoi ce père s'en alla, et je demeurai seul dans nia chambre.
« Alors je pensai s'il était bien possible que notre Seigneur me fît miséricorde et que je puisse vivre avec espérance comme les autres hommes et fidèles chrétiens. Alors j'entendis dans mon coeur une parole qui était comme ces paroles vitales que notre Seigneur sait prononcer et qu'il n'y a que lui qui puisse dire, qui sont paroles de vie qui portent leurs effets avec elles et que l'on nomme paroles substantielles: 'Oui, cela se peut'. Ce mot prononcé
/1. Le P. Jean Ricard (1597-1663), père spirituel du collège. « Socius » du père maître quand Surin en était l'économe (1631), il avait été le recteur (1638-1643) puis le provincial (1645-1648) du malade.
/2. Les mots entre crochets, absents de tous les manuscrits, sont une conjecture reprise de l'expression que Surin employait plus haut.
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à mon intérieur donna la vie à mon âme et la ressuscita, de sorte que cela fit une opération de tendresse et d'amour d'une manière si puissante que je ne le saurais exprimer. Après, comme venant d'un profond sommeil, je dis encore: «Est-il bien possible que je sois capable de revenir à Dieu et d'espérer en lui? Il me fut répondu en même langage de vie: 'En doutes-tu, que cela se puisse?' » (SE II, 12 ; m II, 53-54).
« La consolation, dans ce commencement que je viens de dire, était si grande en mon âme que je ne la pouvais contenir; et comme je marchais par le couloir de l'infirmerie, je tombais tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, en la pensée que j'avais que Dieu me ferait miséricorde. Et ce qui m'accablait, c'est que les paroles que Dieu dit à mon âme étaient si douces et si pénétrantes qu'elles me renversaient tantôt contre une muraille, tantôt contre une autre, et ce qui achevait de m'accabler, c'est que parfois il m'était demandé intérieurement: 'Eh bien, Dieu est-il bon?'...
« Cela donc se fit sentir fort avant dans l'âme pendant les premiers jours. Mais quelquefois, avec très peu de sujet et pour une cause légère, j'étais à l'entrée des anciennes ténèbres et, nonobstant toutes ces consolations, quelquefois je devenais une âme désespérée, comme il m'advint le quinzième octobre, jour de sainte Thérèse. C'est une sainte à qui j'ai grande affection. Ce jour donc, il advint que ma disposition changea. Comme tous les ans à son jour, j'étais réduit à l'extrémité. Ce jour, mon désespoir commença si avant que je fus encore2 à une fenêtre pour me jeter sur un pavé d'une cour qui était dans notre maison; et ce qui me retint, outre le fond que je voulais être à Dieu, c'est que ma cuisse rompue ne se pouvait lever si haut comme il eût fallu pour nie jeter. Ainsi je m'en retournai en ma chambre, tout en fureur dans le feu qui me transportait » (SE II, 13; in II, 58-59) 3.
Ainsi la guérison « fut un bien comme le jour qui arrive à ceux qui sont dans l'ombre de la nuit... La noire tristesse qui m'avait saisi ne s'en alla que peu à peu, et la sérénité ne revint dans mon âme que par degrés » (SE II, 12 ; m II, 55).
« J'allai ainsi dans toutes ces diversités de dispositions intérieures et dans ces alternatives de bien et de mal, de joie et de tristesse, jusqu'au vendredi qui est après la Pentecôte /2, auquel, étant debout à la ruelle de mon lit — ce fut là ma demeure de plusieurs mois, et je puis dire plusieurs années, à cause que la peine que j'avais au mouvement me tenait là comme en tin lieu de repos et que, sans grande peine, je me jetais sur mon lit quand il me fallait prendre repos, et là même je demeurais et je n'avais besoin de faire aucun pas pour avoir tout ce qui m'était nécessaire de jour et de nuit car, pour me coucher, comme je ne me dépouillais point, je n'avais qu'à lever la jambe pour me mettre sur mon lit pour prendre le sommeil —, étant donc dans ce lieu, entretenant mes pensées en grande paix et consolation, il me. vint pour lors en esprit: 'Mais pourtant tu es damné', et cela d'un tel ton que l'âme en fut accablée. Et comme cela m'allait réduire en grande angoisse, je sentis un mouvement dans le coeur fort puissant qui me fit résigner à cela si c'était la volonté de Dieu, et je dis ces paroles: 'Je le veux si Dieu le veut', et je me jetai le 'visage contre mon lit, pour me soumettre et m'abandonner du tout à la divine volonté.
« Il me semble que je sentis pour lors en l'esprit comme si un deuxième flot m'eût couvert et englouti, qui mit mon âme en paix comme si, dans le fort de cet abandon, l'âme eût dit: 'Mat voluntas tua.' Et notre Seigneur me fit comprendre, lors, que l'abandon à
/2. Le 9 juin: en 1656, la Pentecôte tombe le 4 juin.
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la divine volonté doit porter l'âme jusque-là que, sans tant discerner ni quoi ni comment, d'accepter même, par soumission au divin pouvoir, pour l'éternité, tout ce qu'il lui plairait. Et cela me mit effectivement en telle paix que jamais plus le désespoir n'a pu dominer en mon intérieur, et ce fut là le dernier coup que l'ennemi porta sur mon âme. Je n'y suis jamais retombé depuis, car, quoiqu'il ne laisse pas, de temps en temps, de friser mes terres et faire encore des efforts pour attaquer mes bastions, jamais pourtant je n'ai, depuis ce jour-là, senti aucune impression pénétrante de ce cruel ennemi du coeur humain et notre Seigneur m'a fait la grâce de me tenir toujours un peu éloignant de moi la défiance et le désespoir... » (SE II, 15; m II, 66-67).
[…]
Aimez d'être traitée comme lui, méprisée, rebutée, calomniée, s'il le permet, abandonnée de toutes les créatures, et dites-lui courageusement: « Vous m'êtes un époux de sang et, pour me lier à vous et vivre avec vous, je ne veux pour dot et pour partage que vos douleurs et vos souffrances. »
Par cette voie, ma très chère soeur, vous entrerez bien avant dans son amitié et vous jouirez des trésors qui sont cachés en lui et qui sont inconnus aux âmes aveuglées de l'amour propre. Vous serez mise au rang non seulement des enfants de Dieu, mais encore de ses plus intimes amis.
De plus, ma chère soeur, je souhaite avec ardeur que vous affranchissiez parfaitement votre coeur de la servitude des créatures et que vous le mettiez en pleine liberté, ne vous attachant à rien et ne vous intéressant en quoi que ce soit, qu'en ce qui peut servir à votre avancement spirituel et vous rendre plus agréable à Jésus Christ. Tenez votre âme dans une parfaite nudité au regard de tout ce qui n'est point Dieu, afin que Jésus Christ vous revête de lui-même et vous occupe en lui. Ne vous chargez de rien que de ce qui est de sa sainte volonté. Aimez-la elle seule, et n'aimez rien que par son motif. Il est vrai que, par devoir et par nécessité, nous sommes obligés de nous appliquer à quantité de choses; mais nous ne devons nous y arrêter que par le motif de la volonté de Dieu, parce que c'est Dieu qui le veut et qui nous y attache. Gardons-nous bien de former aucun dessein pour nous-mêmes, ni de rien faire par respect humain ou pour notre propre satisfaction. Ne nous portons à rien que pour y trouver Dieu et pour plaire à Jésus Christ qui veut cela de nous, et à qui seul nous voulons donner contentement.
Tenez pour certain qu'agissant de la sorte, constamment et en toutes choses, vous parviendrez à la fin à un très ardent amour de Jésus Christ, dans lequel vous trouverez dès cette vie votre félicité. Car c'est une vérité dont il importe d'être convaincu, que notre Seigneur fait trouver en lui des trésors immenses de biens surnaturels à ceux qui, par une généreuse et fervente pratique de l'abnégation, renoncent à eux-mêmes et à tout cc qu'ils possèdent, et qui ont le courage et la fidélité de mortifier toutes leurs
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passions, leurs impétuosités naturelles et tous les desseins suggérés par l'amour propre. En tenant cette route, ils parviennent au royaume de Dieu, lequel est caché en nous et que nous ne trouvons point si nous ne fouillons dans notre intérieur comme dans une mine où les richesses de la grâce, où la justice, la paix, la joie spirituelle se rencontrent. Mais auparavant, nous devons fouiller dans notre intérieur pour y trouver nos défauts, nos vanités, nos curiosités, nos propres volontés, pour en découvrir les racines par de fréquents examens et pour les arracher par un travail sans interruption. Alors on trouve en soi le royaume de Dieu, on l'acquiert par l'heureuse perte de tout ce qu'on a en soi de vicieux et de déréglé et on s'y établit par le recueillement et par l'attention à la présence de Dieu.
Voilà, ma très chère soeur, les souhaits de mon coeur pour le bien de votre âme.
Maintenant, pour satisfaire au désir que vous avez d'apprendre de mes nouvelles, je vous dirai qu'après vingt ans de maux assez grands, notre Seigneur m'a donné beaucoup de paix et m'a rendu la faculté d'écrire. Mais je n'ai pas encore l'usage de mes mouvements libre. Je ne sors que rarement de ma chambre. Je ne puis dire la messe, ni faire que très peu des actions extérieures que ma profession demanderait de moi ou que je voudrais faire, quoiqu'à vrai dire je ne veuille plus rien que ce que Dieu veut. […]
Mme du Houx explique elle-même sa « disposition » à Jeanne des Anges, et sans doute plus explicitement qu'elle ne le fait dans la
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lettre — perdue à laquelle Surin répond. Quand elle s'adresse à la mère des Anges, elle lui parle connue à un directeur spirituel, mais avec ces détails qu'ont permis les conversations intimes de Loudun. Elle lui écrit donc, le il avril i658:
« Depuis un mois, il m'a semblé avoir reçu un renouvellement de grâces pour coopérer aux lumières que j'ai reçues sur ces sujets [dépendance à l'Esprit de Jésus Christ, droiture de coeur et .fidélité au moment présent]. Tous mes exercices intérieurs, soit de peines ou de consolations, sont comme réduits en ce seuil point : voir et posséder Dieu en tout ; ou se laisser engloutir par son ordre, sans application volontaire sur soi ni sur rien de créé que pour le nécessaire ; n'estimer rien être travail ni repos ; laisser Dieu juger et décider de tout ; me tenir au-dessus de tout par une humble et généreuse confiance et adhérence à Jésus Christ. C'est à quoi je tâche de m'appliquer. Je commets bien des défauts, mais moins que précédemment. Je suis plus égale, moins sensible, ni multipliée, et ai peu de regard vers l'humain. Voilà ma disposition intérieure présente. Pour l'extérieure, actuellement je soutiens un gros tremblement à l'intérieur du corps, avec un froid glacial universel, excepté mon pied infirme où il semble que toute la chaleur naturelle est reufermée. De temps en temps, j'ai de petites convulsions. Il y a quelques jours que je n'en avais eu ; elles me reprirent hier au soir sur les dix heures, et je n'en suis quitte, quoiqu'il en soit neuf heures du matin. Une des dernières fois, elles m'avaient continué dix-huit ou vingt heures de suite. Tandis que ce pied malade est chaud, tout le reste du corps est dans le tremblement, et, le pied devenant froid, le corps s'échauffe, surtout la tête dont le travail n'est pas exprimable. Au plus fort de tout cela, j'écris et je parle, et incontinent que je cesse d'agir à l'extérieur, mon esprit est saisi par celui de Dieu et puissamment appliqué, sans aucune distinction. La tête souffre ce qui ne se peut concevoir, entre autres des tiremeuts et suspensions qui font un contre-poids accablant ; et je semis deux choses opposées, qui est comme si on me tenait suspendue en l'air par la peau de la tête et qu'à même temps on me pesât très violemment sur le sommet de la tête... Je souffre de cette façon autant de temps que je n'agis pas à l'extérieur. Ce n'est pas que je ne souffre cela en agissant, mais c'est avec .rande diminution. Avec tout cela, mon cœur est doux, tranquille, en profonde paix ; et le plus soumit, tout le sensible, très brouillé... (F II, 300-301).
Madame ma très chère soeur,
La paix de notre Seigneur.
Je vois toujours en vous la disposition d'être à Dieu, laquelle me plaît: et plus vous la ferez croître, rendant toute autre chose indifférente hors sa divine volonté, mieux votre affaire ira. Entrez
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en Jésus Christ de plus en plus. [Sa vie était de ne respirer que la gloire de son père, ne se rassasier que d'elle, ne tirant aucun goût que de cela. Ainsi il faut que vous n'ayez d'autres vues que ce motif et qu'il y ait en vous une soif perpétuelle de cette sorte de breuvage, ne vous rafraîchissant qu'en cela, tenant vos facultés serrées et unies à Dieu en la pensée et en l'idée de Jésus Christ, trouvant Dieu en lui et votre repos en son service et tenant à singulière satisfaction et bonheur la contradiction, les mépris et autres croix".]
Attachez-vous fermement à sa croix, selon son ordonnance. Vivez de sa grâce et non de votre satisfaction, par vrai amour, désirant qu'il soit content et que la volonté miséricordieuse de Dieu soit faite en vous et tout son dessein, ôtant tout obstacle à cela par l'essai de vous jeter à corps perdu en lui, par le soin de n'admettre de goût que de lui et pour lui, par attention à ce qui est le plus de son vouloir, agissant par principe surnaturel de droite intention, de charité et de support d'autrui, et par mort à tout principe duquel vous pourriez recevoir appui, vie et contentement. Par ce moyen, vous serez propre à ce que notre Seigneur voudra exécuter en vous. Il ne veut rien tant sinon qu'on donne lieu à sa grâce. Cela se fait par désir qu'elle règne en vous, par froideur à tout le reste, par abandon continuel entre ses mains et par une fidélité constante pour notre Seigneur.
Je vous prie de leur /1 imprimer en ce que vous pouvez cette vérité que, jusqu'à ce que l'âme soit morte à tous ses intérêts, appuis, sensualités, et surtout à ses propres desseins et goûts humains, elle ne saurait atteindre à la vérité de la grâce, ni à l'embrassement amoureux de Jésus Christ auquel consiste la félicité de cette vie. Et ce que Dieu veut de l'âme, c'est la sincère volonté de lui plaire, et le plaisir de Dieu est de s'unir à cette âme et lui faire part de sa bonté. Plus elle désire l'intérêt de Dieu, plus Dieu la purifie et la caresse. Ces caresses ne font, si elle est bonne, que la convaincre d'être à lui, de souffrir et de se consommer pour lui; et plus elle laisse de sa satisfaction pour contenter Dieu, plus elle a de lumière, de liberté et de joie et rend à son Seigneur plus de service.
Ajoutez à ce point que, non seulement il faut mourir à tout cc que j'ai dit ci-dessus, mais encore à sa propre action et empresse-
1. Les dames qui logent avec Mme du Houx à la Visitation, plutôt que les religieuses.
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ment, afin que Dieu règne, opère et fasse en elle ce qu'il veut. On meurt à cette action par l'amortissement de notre vivacité, écoutant en paix le Saint Esprit en l'oraison et en toutes nos actions, car il suggère toujours le bien à l'âme, laquelle s'en détourne par le repos qu'elle veut en soi.
Je suis votre.
Ce 27 mai.
- P (12), - S 81 (45), T 238 (45), M 124 (45), A 184; ni II, 219. -
- Destinataire. P: A une bienfaitrice d'un monastère des religieuses de la Visitation. S T M A: A une darne. D'après les désignations habituelles de P, c'est Mine du Houx, cc que le texte confirme.
- Date. P: 27 mai. S: 27 mai 1648. T M A : 7 mai 1648. Dans S T M A, 1648 est très probablement une erreur pour 1658.
Je conclus, ma chère fille, parce que vous me mandez que la grâce opère beaucoup en vous, ce qui vous impose une très forte mais très douce obligation d'être toute à Dieu, sans réserve. Renfermez-vous en lui d'une telle manière qu'il ne vous reste plus de vie pour tout le reste. Livrez-vous toute à la mort à l'égard de toutes les choses de la terre et de toutes les créatures.
Mais si, avec cette mort aux créatures, vous avez encore pour apanage la croix, les mépris, les rebuts et contradictions et autres tels meubles du palais de Jésus Christ, vous serez parfaitement heureuse. Plongez-vous, abîmez-vous dans l'Esprit de Jésus Christ et en tout l'élément de Dieu, en sorte qu'il ne vous reste presque pas de réflexion pour les choses extérieures; à moins qu'il ne s'agisse de la charité du prochain, auquel vous devez vous appliquer dans l'unique vue de Dieu. La vie de pénitence, prise selon votre portée et la vue de vos supérieurs, sera ce qui vous resserrera en Dieu au déçu du monde et de la nature, et le mépris et le rebut qu'on fera de vous seront l'assaisonnement délicieux de toutes vos actions, et le seul désir de Dieu vous élèvera et vous fera mener en terre une vie toute céleste.
Ne vous figurez rien de bas et de lâche dans votre conduite, mais voyez tout fort et tout grand. Marchez généreusement, ma chère fille, par les maximes opposées à celles du monde et aux rubriques de l'esprit humain. Traversez tout et allez droit, sans détour, à ce qui contente uniquement le coeur de Jésus Christ. Souvenez-vous que, quand il a une fois fait dire le bon mot, le dernier mot à une âme pour être à lui, il ne peut plus souffrir en elle rien de bas ni d'abject: il l'attire toujours dans le bien surnaturel.
Je prie sa Majesté qu'il vous donne sa bénédiction.
-H 35, (H) 56, — S 243 (125), T 688 (129), I 646, G 69; m II, 421.
—Destinataire d'après G. Dans H S T I: A une religieuse.
—Date. Rien dans H S T I G. Mais, dans G, la lettre est placée entre celle du 27 décembre 16S7 et celle du 7 janvier 1659. Le début de cette dernière indique un assez long intervalle entre sa rédaction et celle de la précédente, qui se situerait donc plutôt vers le milieu de 1658.
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C'est une réponse à la lettre qu'en juillet Mme du Houx envoyait à Surin par la mère des Anges. « Voilà, lui disait-elle, une lettre que j'écris à notre bon P. Seurin, qui contient un bref recueil de nia vie passée. Je serai bien aise que vous la voyiez, si vous en pouvez trouver le loisir. Je vous renvoie sa lettre' qui vaut un grand livre. Il me semble qu'elle contient tout ce qu'on salirait désirer pour conduire une âme à la sainteté consommée. Sa lecture m'est bien douce et utile. J'en ai retenu une alitant pour ma consolation ; je vous ai renvoyé toutes les autres, et celle du R. P. Bastide, qui est agréable. Que l'esprit humain est critique et qu'il s'en fait accroire! La réponse du saint Illuminateur sur cette lettre est admirable dans l'assemblage de la prudence, sagesse et charité qui reluit dans la solide instruction qu'il donne à ces deux pères: il guérit les plaies sans quasi toucher aux patients ; il justifie l'accusé sans blâmer l'accusant. Ce bienheureux esprit marque être grand amateur des pauvres âmes.
« J'ai une consolation indicible du soin que vous prenez de l'éducation de mes nièces. Leurs âmes sont heureuses d'être sous votre sainte conduite. L'infinie bonté les en gratifie. Je bénis son saint Nom et vous en rends mes très humbles actions de grâces. Ce que vous m'avez fait écrire par la chère mère de la Croix m'est bien doux ; je la supplie de prendre la peine quelquefois de me mander ses sentiments de mes nièces : elle m'obligera beaucoup. » (F II, 334-335 ; L 857; cf. m II, 240).
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Le 14 août, Jeanne des Anges envoie à Mme du Houx la lettre que Surin lui avait adressée le 6 (lettre 186): «Je vous envoie une lettre de mon bon P. Seurin. Vous me la renverrez à votre commodité. Les vôtres lui ont été rendues » (F II, 338). Et Mme du Houx lui dit à ce sujet, le 19 août: « Votre charité m'a fort obligée, m'envoyant la lettre du révérend et très cher P. Seurin. Elle m'est d'une grande, solide et utile instruction. Mes dispositions et mon état intérieur, ce que je dois .faire et mes manquements y sont aussi naïvement dépeints que s'il voyait à nu mon idine. Après en avoir tiré copie, je vous la renverrai » (F II, 338).
[Je ne sais point faire tant de réflexions sur les formalités. Ainsi, madame, ma très chère soeur, ne jugez point par là de mon affection. Je vais droit au point que je crois important. Allez-y aussi, je vous en prie, et assurez-vous que votre âme m'est chère.]
J'ai vu votre lettre, qui m'a donné bien de la joie. J'y vois la liaison intérieure que vous avez à Jésus Christ et la force que vous tirez de cette liaison pour porter vos croix avec vigueur et courage. Je ne vois rien de plus utile pour vous que cette union avec le Fils de Dieu. Tâchez de vous y affermir de plus en plus, tirant de lui vie et force pour porter vos peines et afflictions, vous gardant de toutes impressions qui peuvent venir des sentiments bas et faiblesse de la nature. Livrez-vous tout à fait à la grâce pour ne faire estime que de la vie que l'on prend en elle.
Ayez le regard de Dieu en toutes choses, sans jamais chercher de repos dans les choses passagères, vous tenant dans une dépendance entière de la providence de Dieu. S'il vous donne ouverture à son amour, vous serez heureuse. Mais cependant faites beaucoup de cas de la droiture d'un coeur qui cherche Dieu avec fidélité, qui aime la nudité et qui ne fait rien par principe humain ni pour contenter la créature. Ainsi votre âme sera toujours libre, légère, et rien ne sera capable de l'embarrasser.
Dites à ces saintes âmes dont vous me parlez /2 que Dieu attend beaucoup de leur fidélité et correspondance. Demandez-leur si elles font oraison; si elles y vont tout de bon; si elles se fondent dans le dessein de mettre leur coeur à nu et de tout abandonner ; si elles se proposent de ne jamais perdre de vue le souverain bien; si elles ne tombent point dans un certain relâche naturel qui leur
2. Très probablement, les dames pensionnaires à la Visitation avec Mme du Houx.
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fasse perdre bien des occasions de se mortifier; si, durant le cours de la journée, elles ont soin de ramener leur esprit à Dieu et de ne point souffrir d'égarement volontaire qui les en éloigne; si elles agissent en toutes choses saris empressement, sans activité; si, dans les occasions de dissipation, elles ont soin de se replonger en Dieu, par amour, par adoration, par invocation de sa grâce; si elles ont soin de se raidir contre le moindre soulèvement de passions, se calmer et se remettre en paixb; si elles ont soin de se dénuer de toutes choses pour acquérir la véritable liberté, et tenir le coeur en état de s'élever toujours vers celui qu'on aime et répondre avec fidélité à l'attrait de sa grâce; si on évite toute inutilité, toute sagesse, toute descente d'imperfection, pour ne rien voir en soi d'indigne de la grandeur de Dieu.
Et tout cela doit être sans gêne ni torture d'esprit, car Dieu veut les âmes gaies et au large, et non pas rampantes dans les créatures et la faiblesse des sens. Il faut toujours avoir un respir vers le ciel et, par une foi vive, prendre souvent l'air de l'autre monde et ne participer à celui d'ici-bas que par humilité, charité, condescendance aux petits et aux affligés. Il ne faut être ni abattue, ni triste, ni égarée, l'âme doit être gaice, tranquille et fervente. Je tiens heureuses, ma chère soeur, celles qui ont Dieu présent en leur intérieur et qui ne perdent jamais le doux sentiment de sa grâce: cela maintient l'âme en joie et dans son devoir.
Cette disposition s'acquiert en peu de temps quand le coeur est dégagé. Nous avons quantité de petits desseins et de petites appréhensions qui arrêtent notre âme et l'empêchent de voler vers Dieu. Quand une personne aime qu'on la méprise et ne désire au fond de son âme que d'entrer en familiarité avec Dieu, elle trouve bientôt la paix et, le cabinet intérieur étant ouvert, elle y trouve bientôt sa retraite assurée et son entretien avec l'époux. Et si la grâce sensible lui manque, elle s'estimera heureuse de travailler à froid, se fortifiant par l'oraison, et sera en toutes choses veillanted sur son coeur, attisant toujours son petit feu, soufflant toujours dessus pour tâcher de le faire plus grand, jusqu'à ce qu'enfin elle gagne la miséricorde de Dieu et obtienne que la flamme du ciel vienne enflammer le bois qu'elle aura préparé.
-H 51, (H) 83,- S 255 (132),T 713 (135),1669;c II, 360 (11, 79) ; m II, 240.
Il vous est avantageux, ma très chère fille, d'être mise dans l'expérience des rencontres fâcheuses et humiliantes, et de sentir le poids de votre propre misère. Tout cela tend à vous ôter tout l'appui que votre âme peut prendre hors de Dieu. Jamais nous ne serons bien que quand notre Seigneur nous aura fait la grâce d'estimer tellement les biens intérieurs qu'on peut posséder par la foi, qu'au prix d'eux nous tenions tout le reste pour un néant. Mais cette disposition n'est que superficielle dans la plupart des âmes, je dis même des âmes qui se croient dévotes. Car bien qu'elles aient quitté le mal, elles veulent encore chercher de l'appui et de la satisfaction hors de Dieu, dans cc qui est humain et naturel.
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Il faut s'élever à un degré supérieur, qui est divin et qui consiste à ne s'étendre et se reposer qu'en Dieu. En effet, là où l'âme prend son étendue, elle y prend aussi son plaisir et repos, et non pas seulement en ce qu'elle prise le plus. Tous les chrétiens estiment Dieu par-dessus tout, mais tous n'ont pas assez de ferveur pour ne se vouloir dilater qu'en Dieu, pour ne vouloir goûter de plaisir qu'en Dieu. Ils se contentent de ne le point irriter, mais ils ne veulent pas se priver de la satisfaction qu'ils prennent en des choses basses et terrestres où l'âme se trouve resserrée et liée. De même les personnes religieuses veulent bien persévérer dans le service de Dieu, mais elles veulent aussi se satisfaire en l'accomplissement de leurs volontés et de leurs désirs, qui captivent le coeur et le bornent. C'est ce qui fait qu'elles n'en viennent jamais jusqu'à se dilater en Dieu et à n'avoir point d'autre ardeur que de chercher Dieu, d'autre repos que de le trouver, ni d'autre plaisir que de le posséder ou d'exécuter ses ordres et d'accomplir ses desseins.
Le monde est plein de gens qui veulent Dieu d'une volonté vague et générale. Il en faut venir à ne rien faire en particulier que pour plaire à Dieu et pour trouver notre plaisir dans le bon plaisir de Dieu, nous dégageant de tout le reste.
Voilà notre tâche et notre emploi pour l'intérieur, et alors nous verrons et nous sentirons notre avancement. La plupart se plaignent que rien ne se fait dans leur intérieur. Cela vient de ce qu'on n'a pas efficacement entrepris de faire progrès en Dieu. On se contente de rouler suivant le cours ordinaire des choses, hors des grands maux.
II est vrai qu'il en coûte pour arriver à ce point de perfection. Il faut tenir l'âme tout un temps dans une sujétion qui n'est guère agréable à la nature. Il ne faut pas se rebuter pour les difficultés d'une si haute entreprise. Cela demande du courage et de la constance. L'on en manque souvent et, par une lâcheté naturelle, on s'ennuie de la peine, on retombe en soi-même et l'on recommence à donner à son coeur la joie qu'il avait accoutumé de chercher dans ses attachements ordinaires.
Quiconque veut prendre ce généreux dessein de ne permettre à son coeur de se dilater et reposer qu'en Dieu doit observer toutes ses actions, examiner toutes ses intentions, veiller sur son intérieur, en bannir le trouble et l'inquiétude, y entretenir la présence de Dieu. Par ce moyen, il s'établit dans l'âme un esprit de paix, et il s'y forme un goût de Dieu qu'il faut soigneusement conserver,
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rompant avec tout ce qui n'est pas Dieu, se soutenant dans la foi et dans l'espérance du secours divin, et s'opiniâtrant à ne recevoir dans son coeur aucune joie volontaire que de ce que Dieu prescrit ou de ce qu'il permet.
Qui suivrait cette conduite, entrerait dans un ordre nouveau, où l'âme deviendrait parfaitement spirituelle et n'agirait plus que par des motifs spirituels et surnaturels. On verrait bientôt l'oeuvre solide de la grâce s'avancer. On passerait aux pratiques les plus relevées et les plus délicates de la perfection, à une pleine et intime résignation, à un héroïque abandonnement de soi-même entre les mains de Dieu, à une fidélité inviolable, premièrement à remplir ses devoirs, puis à suivre les mouvements du Saint Esprit. On serait admis dans la familiarité de Dieu. On aurait un amour constant, et enfin l'on trouverait en Dieu la souveraine paix et la consommation de toutes les vertus.
La plupart des personnes qui s'engagent au service de Dieu s'appliquent au commencement à former ce grand dessein de chercher Dieu et de ne rien vouloir ni rien goûter hors de Dieu. On a souvent de saintes aspirations là-dessus. On fait tous les jours de nouveaux propos. Mille beaux projets et point d'effets.
Croyez, ma chère fille, que le chemin de l'avancement spirituel est de ranimer continuellement sa ferveur, de discerner les mouvements de son coeur, d'assujettir son esprit à la grâce, de se livrer absolument à notre Seigneur, d'exécuter fortement ce qu'il inspire, de s'abandonner à la providence et à l'obéissance. Quoique vous voyiez dans quelques âmes de bons effets de la grâce, tenez pour certain que, si elles ne sont dans cette pratique, elles ne feront pas grand progrès. Allons au plus parfait.
Je prie notre Seigneur de vous en donner la grâce. C'est en lui que je suis.
- c II, 25 (II, 5); — m II, 295.— Destinataire et date d'après c.
A propos de cette série de lettres, Jeanne des Anges écrira bientôt à Aime du Houx, en les lui envoyant : « Voilà des lettres de notre bon P. Seurin, qui ne me laisse pas manquer d'emploi, non plus que d'autres » (6 mars 1659 ; F II, 369).
Il faut que je vous communique un sentiment que j'ai dans l'esprit, touchant l'éducation des novices et des jeunes professes que vous avez entre les mains, ma très chère fille. Vous en ferez part à la mère Buignon.
J'estime que le grand secret pour procurer leur avancement spirituel, c'est d'agir avec elles en esprit d'amour. Je n'entends pas cet amour qui flatte l'imperfection et qui s'accommode au goût de la nature: les filles n'y sont que trop sujettes. J'entends l'amour qui vient de la grâce et qui, sans mollesse et sans lâcheté, procure vraiment le bien et le salut des âmes; qui ne souffre aucune faiblesse vicieuse, aucun instinct de l'amour propre, ni rien de contraire à la parfaite charité qu'on doit avoir pour Dieu.
Cet amour est aussi doux et aussi tendre que l'amour humain le saurait être; mais il est pur et il ne veut que ce qui est généreux et divin. Sa douceur consiste en ce qu'il supporte les faiblesses, qu'il prend son temps et que, par adresse, il trempe les âmes, leur ôtant ce qu'elles aiment avec dérèglement et leur faisant faire ce qu'elles craignent et qui leur est cependant utile. Il les caresse, il les tient toujours contentes, et jamais il ne les choque, ne leur faisant jamais rien éprouver que ce qu'elles veulent bien et qui leur agrée. Mais quand il a gagné la volonté, il en use franchement et mortifie la nature, sans que la volonté ose ou puisse s'en plaindre.
Cet amour a une merveilleuse prudence et ne peut la recevoir que de Dieu, qui est également bon et sage. Son premier soin est de mettre dans l'âme une bonne volonté et de l'y établir solidement; ensuite il élève le coeur et s'en rend maître; puis il le fait passer par où il veut, ne lui permettant jamais rien de bas et prenant néanmoins garde de ne le blesser jamais. Il tempère sa conduite de telle manière que le coeur en demeure toujours satisfait, parce qu'il est gagné et que c'est par les attraits de la grâce et par les charmes de l'amour de Dieu qu'il a été gagné.
Cet amour chérit uniquement les âmes et leur fait connaître la sincérité de son affection. Il leur permet tout ce qui se peut permettre, sans préjudice de la grâce. Mais, quoiqu'il y ait de la condescendance, c'est toujours sans rien relâcher du bien pur et parfait.
Cet amour fait mourir son rival, qui est l'amour propre. Il en découvre les ruses, il en arrête les violences et il le poursuit partout,
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pour détruire son règne et renverser ses desseins. En quoi quelquefois, attaquant l'ennemi, il n'épargne pas même l'âme, mais c'est toujours dans les bornes de la lumière divine, qui ne le porte jamais à cc qui peut blesser le coeur.
Quand une fois la bonté s'est emparée d'un coeur, il ne la faut jamais étouffer par une conduite désolante, mais il la faut faire croître en l'épurant et la perfectionnant et, par ce moyen, l'on vient à bout de tout. Mais, pour cela, les personnes qui gouvernent doivent recourir à Dieu afin d'être éclairées de sa lumière. Quant aux âmes où l'on n'a pu mettre cette bonté, il faut agir à leur égard d'une autre manière, leur faisant sentir ce qui est amer, sans pourtant leur montrer jamais rien qui fasse tort à l'amour ni à la douceur qui l'accompagne.
Cet amour, s'étant rendu maître de l'âme, frappe quelquefois assez rudement et donne de fortes atteintes à la nature, jusqu'à la troubler un peu quelquefois. Mais il ne laisse pas régner le trouble, parce qu'il doit maintenir la paix et la force de l'âme. C'est là l'ordre que Dieu tient dans sa conduite. S'il frappe d'un côté, s'il désole et s'il châtie, de l'autre il soutient. Au contraire, c'est le propre du malin esprit de désoler entièrement et sans consolation. En quoi ceux qui gouvernent par une autre voie que par celle de l'amour imitent assez souvent le procédé du démon. Mais le vrai amour ne peut souffrir que ses enfants soient accablés de travail, ni soient dans la peine ou en danger de se perdre. Il fait à leur égard ce qu'Assuérus fit à l'égard d'Esther lorsqu'il la vit troublée par l'éclat de sa majesté. Il descendit de son trône pour la soutenir et la caresser, de peur qu'elle ne tombât en défaillance /1. Ainsi l'amour généreux ne sait ce que c'est que d'abandonner une âme ou, s'il l'abandonne en apparence, il ne le fait jamais aveuglément et sans savoir où doit se terminer sa conduite. Il ne fait rien sans lumière, et tout ce qu'il fait, c'est pour le bien de l'âme.
Tâchez, ma chère fille, de posséder ainsi les coeurs et d'y mettre le goût de Dieu. Pour lors vous en ferez ce que vous voudrez; et si vous ne vous servez de cet avantage pour les tirer tout à fait hors d'eux-mêmes, si vous y laissez la moindre fibre d'amour propre et de bassesse naturelle, vous leur ferez grand tort. Tout y doit être grand et sublime. Tout y doit être animé de Dieu. Ils ne doivent rien faire par des motifs humains ni par ces basses sympathies et ces instincts qui viennent de la nature. Il faut que
/1. Esther (LXX) 5, 9-14.
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tout se fasse en vue de Jésus Christ et que tout soit dans la pratique de sa doctrine. Par ce moyen, l'on y verra régner la pureté, la douceur et la paix, qui ne manquent jamais de se trouver là où l'Esprit de Jésus Christ est le maître.
Les âmes qui voudront être tout à lui n'auront point d'autre voie que celle de cet amour. C'est en cela que je suis.
-C II, 30 (11, 6); - 111 II, 302.
-Destinataire et date d'après c.
« C'était une des filles de la sainte femme Mme Duvergier/1 » (G 271). Surin l'a jadis connue à Marennes, d'abord du vivant de sa mère/2, puis lorsque Madeleine Boinet avait le soin des deux enfants: « Elle les éleva si saintement qu'on peut dire qu'elle leur rendit l'esprit intérieur qu'elle avait reçu de leur sainte mère » (supra, 52).
Entrée au carmel de Saintes, comme sa soeur, Marie de la Passion y meurt le 24 septembre 1659, peu de temps après avoir reçu cette lettre.
Je ne puis vous exprimer, nia très chère soeur, combien, pensant à vous, je vous souhaite d'ardeur et de sainte joie pour le parfait service de Dieu. Appliquez-vous plutôt à enflammer votre coeur qu'à cultiver votre esprit. Vous êtes assez éclairée. Ne songez plus qu'à ramasser dans la volonté toutes les forces de l'âme pour aimer le seul objet qui mérite toutes vos affections.
Quand une fois le coeur est libre et dégagé de tout, il faut donner à l'époux du coeur une telle préférence qu'il en soit absolument le maître et que toutes les opérations intérieures ne soient qu'amour, offrande, résignation, abandonnement. De cette manière, toutes les pensées vont s'abîmer en Dieu par un amour fervent. L'âme se remplit de Dieu comme l'éponge se remplit d'eau quand on la jette dans la mer. Alors l'amour est parfait, la loi qui le commande est pleinement accomplie, et la grâce achève son ouvrage.
Voilà le souhait que je fais pour vous, ma chère soeur. Faites-en part à votre soeur Jeanne de Jésus /3. Elle a l'esprit relevé dans ses connaissances. Je crois qu'il lui sera fort avantageux de se noyer dans l'océan de l'amour divin et de se jeter dans la fournaise du Saint Esprit, pour y être consumée avec sainte Thérèse.
/1. Tout récemment, les papiers de Mine Duvergier ont été un sujet de discussion entre Surin et Bastide. Cf. supra, 757.
/2. On a vu que, le 5 septembre 1632, Marie Duvergier, fille de Matthieu Duvergier et de Marie Baron, était marraine pour le baptême où Charles Baron, fils de Jacques, était parrain (cf. lettre 27). Elle devait être alors toute jeune.
/3. Une carmélite de Saintes, inconnue par ailleurs.
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Toute la spiritualité de cette sainte mère consistait en cet embrasement d'amour. C'était là la source de sa doctrine. L'amour lui avait appris cette grande leçon de « s'humilier et de se mortifier jusqu'à la mort /1. »
Les belles pensées ne font pas les âmes saintes. C'est l'amour et la pratique des solides vertus qui nous sanctifient. Un coeur pur, sincère, simple, fervent, est la chère conquête de Jésus Christ, dans le triomphe de son amour.
—G271,—m II, 373.
-Destinataire d'après G.
-Date. Rien dans G. L'allusion à « la fournaise du Saint Esprit » autorise à identifier cette lettre comme celle que, le 8 octobre 1659, Surin dit avoir écrite « environ la Pentecôte » à la M. de la Passion, peu de temps avant sa mort, le 24 septembre 1659 (lettre 260). Dans G, la feuille volante que constitue la copie de cette lettre a d'ailleurs été intercalée, après coup, dans le groupe formé par la correspondance avec les carmélites, avant une lettre du 8 octobre 1659.
Il y a longtemps, nia chère fille, que nous n'avons eu de vos nouvelles.
Je vous supplie de vous tenir toujours en notre Seigneur, ne donnant lieu à rien en vous que pour Dieu. Car je suis persuadé que le bien parfait consiste à n'avoir que notre Seigneur pour but et pour motif de tous nos desseins. Il y a des âmes qui ont Dieu en vue, mais elles ne laissent pas d'avoir encore d'autres prétentions et de se répandre sur d'autres objets, ce qui leur porte un extrême préjudice. L'âme qui est véritablement fidèle n'envisage que Dieu, et ne s'arrête à rien que pour Dieu. Elle tient ses yeux et son coeur attachés à Dieu, de telle sorte qu'il est le seul maître dans l'intérieur, disposant d'elle pleinement, sans que rien résiste à ses desseins.
Il pourrait bien être le maître d'autorité absolue; il pourrait s'assujettir tout par force; mais la suave disposition de la grâce demande qu'il fasse tout en l'âme par elle-même et qu'elle suive de son bon gré le mouvement qu'il lui inspire, et se soumette en tout volontaire à lui. Dieu fait cela en gagnant l'âme, persuadant l'esprit et attirant le coeur. L'âme, étant touchée et persuadée, fait ce qu'elle peut pour plaire à son Seigneur, et le moindre obstacle qu'elle apporte, soit par un consentement libre, soit par une disposition contraire, est une résistance au parfait domaine de Dieu.
Ainsi notre étude doit être de tellement faire plier nos désirs et notre volonté, puis notre naturel, que le chemin soit aplani devant Dieu et que sa grâce obtienne de nous ce qu'elle veut. Il faut faire pour cela un long exercice et une continuelle pratique. Quand une fois notre Seigneur a fait entrer l'âme dans sa voie, elle ne se doit jamais arrêter ni reposer qu'en lui. Elle ne doit goûter que lui. Les objets de la terre se présentent et, quand le coeur n'y voit point de mal, ordinairement il s'y arrête, il s'y repose, il en goûte le plaisir. Mais l'âme fidèle passe outre et continue sa route vers Dieu, fuyant toutes les inutilités et toutes les satisfactions de la nature et ne voulant goûter aucune douceur hors de Dieu.
Le chemin des souffrances est fort utile, parce qu'il dispose l'âme à pratiquer cette perfection, car les peines et les croix la séparent des créatures et l'obligent de recourir à Dieu pour y prendre son repos. Ainsi elle s'accoutume à se tenir unie à Dieu. Elle demeure dans le sein de Dieu et converse avec lui, ou par une humble résignation et soumission, ou seulement par une simple attention.
Dieu l'élève, quand il lui plaît, à son intime familiarité. Elle ne le perd plus de sa vue. Elle n'a d'application qu'à lui, ne se réjouit qu'en lui, ne se nourrit que de lui, ne vit que par lui; participant à son Esprit, pour agir dans son service et dans l'exécution de ses volontés. C'est à quoi elle excite les autres, procurant de toutes ses forces le salut de tout le monde. Elle est comme une personne altérée qui ne pense qu'à étancher sa soif: la soif qui la brûle est d'embrasser son divin époux ou de travailler pour son service, avançant sa gloire et lui gagnant des âmes. Elle ne songe qu'à cela, parce que c'est là son métier et qu'elle fait état de n'avoir autre chose à faire au inonde.
Il se fait comme un combat entre l'âme et Dieu. L'âme, par le pur désir de contenter Dieu, meurt à elle-même et se dégage de toutes choses, aime à souffrir et tend toujours à ce qui est le
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meilleur, sans se laisser aller au moins bon. Dieu, de son côté, se plaît à la tenir dans ses doux embrassements et dans ses caresses. Plus il lui fait sentir de douceurs et de consolations, plus elle s'en dégage par abnégation, parce qu'elle ne veut que lui seul, et non pas ses faveurs. Rien ne la charme que son divin époux. Quelque bien qu'il se plaise à lui faire, elle ne se plaît qu'à penser à lui, à le désirer et à le posséder. La fidélité de ce pur amour qu'elle lui témoigne l'oblige à lui découvrir de plus en plus ses beautés, à l'attirer à lui par de nouveaux charmes, à la combler de ses dons, à la ravir par ses caresses, à la brûler de ses feux et à l'inonder des torrents de ses délices. L'âme se perd en tout cela et, quand elle en revient et se reconnaît, elle court au service de son Seigneur et ce qu'elle désire par-dessus tout, c'est de graver dans les coeurs sa sainte passion et d'y établir son amour. Pour elle-même, elle ne cherche que l'abaissement et l'humiliation; elle se fait un nid des mépris, des rebuts, des affronts, des délaissements, des persécutions, et là elle se cache et se repose comme dans son centre, unie à Jésus crucifié, humilié, outragé, méprisé, persécuté, qui la pénètre et la remplit de lui-même jusqu'à faire sentir au corps sa présence et sa vertu.
Dans toutes les attaques qu'on lui livre, Dieu la tient à couvert. Il lui fait voir sa sagesse et goûter sa bonté dans toutes ses créatures, et les fait toutes servir à sa récréation et à son avancement. Il lui montre ses desseins dans l'ordre de la grâce; comment il a donné son Fils et son Saint Esprit, et tous ses biens; comment il se veut unir aux hommes, les remplissant de ses vérités et de son amour ainsi que les apôtres en furent remplis le jour de la Pentecôte. Ils avaient une telle plénitude qu'ils ne pouvaient la contenir. Ils étaient comme forcés de communiquer aux autres l'abondance des biens dont ils regorgeaient; leur plaisir était de faite du bien aux hommes et de suivre en cela le goût de Dieu et le dessein de son amour. Ce qu'ils avaient reçu était l'amour qui est un feu véhément et agissant pour élever et sanctifier les âmes et, avec cela, doux et caressant pour les consoler.
Les saints, touchés de cet esprit, sont fort élevés au-dessus de tout. Mais ils sont doux, charitables, cherchant à faire du bien à tout le monde, parce que celui qui les pousse et les anime est amour et porte avec lui la puissance, les richesses et les délices.
Il est puissant. Rien ne l'étonne. Toute la divinité est en lui. Les lumières, les vérités et les grâces sont dans son magasin. Il est
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délicieux parce qu'il est la bonté même, qui se familiarise et se donne tout entière et se fait sentir au coeur, le satisfaisant pleinement et l'enivrant par son abondance, le ravissant et l'emportant par sa force, le pénétrant par subtilité, le charmant et le possédant par sa douceur, et lui montrant que le vrai bien se trouve en lui.
L'âme goûte tout cela avec une certitude et une sublimité de foi qui la porte à se lier à Dieu, à lui obéir, et à se soumettre en tout à ses volontés. Elle se voit dans une félicité commencée, puisque son Dieu lui est si manifeste, que la grandeur du bien qu'elle possède lui est si présente, et qu'elle connaît si clairement la malice et la vanité du monde. Elle voit que c'est en cela que consiste la vie; que tout autre bien n'est que pauvreté, chagrin, langueur, misère et mort. Rien ne la peut plus ni éblouir, ni contenter. Et comme une brebis attachée à son pasteur, jamais elle ne quitte Jésus Christ, sachant que, sans lui, elle peut se perdre à tout moment. Elle n'a d'estime que pour lui, et tout ce que le monde prise, elle le regarde comme du vent et de la fumée. Elle fait état qu'elle n'a plus autre chose à faire que de se réjouir dans le Seigneur et de le servir selon l'étendue de son pouvoir.
Ma chère fille, tenez-vous attachée à ce bien souverain par un amour et par une fidélité inviolable; et, si vous vous trouvez faible, cherchez en lui votre force avec une humble soumission et une ferme et amoureuse confiance, ne vous arrêtant qu'en lui, ne vous reposant qu'en lui. Et puisqu'il est mort pour vous, n'ayez de vie que pour lui.
Écrivez, je vous prie, à la mère de Relay, et rendrez-lui toutes sortes de devoirs de charité. Usez-en de même à l'égard de toutes les âmes que vous pourrez aider, et persuadez à chacune de se quitter soi-même par une vraie abnégation et de s'approcher de notre Seigneur par l'oraison pour obtenir sa lumière et sa conduite, parce que, sans cela, les maximes d'erreur et d'amour propre gagnent l'esprit et trompent l'âme.
Croyez que je suis, en notre Seigneur.
-c II, 40 (II, 8); - ni II, 375.—Destinataire et date d'après c.
Puisque vous m'assurez, ma très chère mère, que vos chères soeurs entendent volontiers ce que je vous écris, il faut que je suive aujourd'hui le penchant de mon coeur qui me porte à vous recommander à toutes, le zèle et la charité pour ces petites âmes à l'instruction desquelles votre Institut vous oblige de travailler.
Cet emploi me paraît si grand et si précieux que je suis surpris de ce qu'on me dit qu'il est l'objet de l'aversion et de la répugnance de plusieurs. Je cesse néanmoins de m'en étonner quand je considère que de s'y appliquer avec un goût de piété, c'est une chose si relevée qu'il est difficile qu'on y trouve longtemps son contentement, à moins qu'on ne soit vivement touché de l'amour de Dieu ou qu'on n'y soit engagé par la nécessité, comme le sont les maîtresses d'école séculières.
Cette fonction divine est un effet de l'amour qui fait que l'on considère ces petites filles comme ses propres enfants. Toute autre considération est trop faible pour faire qu'on les puisse supporter. Mais cette tendresse maternelle, c'est ce qui les fait aimer et, quand on les aime, on n'a point de peine à les instruire ni à les cultiver. Ce sentiment de tendresse, comme d'une mère, vient de la charité qui, les regardant comme ses enfants, les trouve belles, agréables, aimables, et inspire de la ferveur pour procurer leur bien et leur avancement avec toute sorte de douceur et d'amour. Elle caresse le coeur, cette douce charité, et ne le laisse point en repos qu'elle ne l'ait appliqué à faire du bien à ces petites âmes, dont l'innocence la charme et dont elle admire la beauté au travers de leurs faiblesses. Elle prend plaisir à former leurs moeurs à la vertu et à leur donner les instructions convenables à leur âge et à leur naissance. Jamais ce travail ne l'ennuie: elle y trouve ses délices.
La charité tient la place de Dieu. Aussi Dieu est-il charité. Et comme Dieu aime d'un amour incroyable ses créatures et surtout les infirmes, parce qu'il est bon, la charité, qui est une participation de l'Être de Dieu, s'attendrit à l'égard des petits et des faibles, les embrasse et les caresse. C'est pour cela que Jésus Christ, en qui la charité de Dieu était répandue comme une onction substantielle,
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ayant un jour rencontré de petits enfants, les fit approcher de lui, les embrassa et, leur imposant les mains, les bénit 1. Je crois que son coeur divin, en vue de leur innocence, de leur humilité, de leur docilité, s'épanchait amoureusement sur eux et qu'il trouvait une singulière satisfaction à les tenir dans son sein.
O que les instincts de la charité sont purs, qu'ils sont doux, qu'ils sont sublimes ! Assurez-vous que celles qui ont tant de peine à s'abaisser à l'instruction des petites filles n'ont pas cette charité répandue dans leurs entrailles. Leur coeur est rempli d'amour propre. Leur esprit est rempli de leurs propres desseins. Leur occupation est de travailler en leur particulier pour les personnes dont elles cherchent et prisent l'estime et l'affection: elles rapportent tout à elles-mêmes. Celles en qui la charité de Dieu est répandue par le Saint Esprit sortent volontiers d'elles-mêmes pour aller au bien du prochain et nommément à celui des petits et des infirmes.
Si je voulais loger la charité, je lui donnerais une chambre où il n'entrerait rien que Dieu, car elle est très pure en son motif et ne goûte que Dieu. Mais dans cette chambre, il y aurait deux portes, l'une pour entrer dans une classe, et l'autre dans un hôpital: ce sont là les issues de la charité et ses emplois les plus agréables.
Hélas ! mon Dieu! quelles bénédictions sont préparées à cet Ordre qui a pour sa fonction de catéchiser et d'instruire les petites filles ! Oh ! que cet emploi élèverait . à Dieu les filles de Notre-Daine, si la charité le leur faisait embrasser avec joie ! Chacune s'y porterait à l'envi, si elles aimaient véritablement Jésus Christ qui a versé son sang pour les âmes et si elles considéraient que leurs petits travaux sont la cause du salut de plusieurs âmes, les impressions qu'on prend dès la jeunesse étant les racines du salut. Je voudrais que ces bonnes mères considérassent, ce que je puis leur assurer avec vérité, qu'un jour viendra qu'elles se tiendront heureuses d'avoir servi notre Seigneur dans ce ministère qui les fait participer à la vie apostolique.
Un démon disait un jour qu'il haïssait prodigieusement la Compagnie de Jésus. Je lui demandai ce qui lui déplaisait le plus dans cette Compagnie. « C'est, me dit-il avec un dépit extrême,
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C'est les bonnes impressions qu'elle donne à la jeunesse ». Ah ! que je voudrais convier à cet emploi ces mères graves, ces bien disantes, ces doctes théologiennes qui se trouvent quelquefois dans une grande communauté; leur persuader que les trésors de Dieu sont cachés dans cet humble travail: elles s'y abaisseraient volontiers pour les trouver avec la ferveur de l'amour; elles trouveraient la paix et les délices de la grâce, à cultiver et à former — qui? non pas seulement ces petites mignonnes, jolies et bien mises, mais ces autres crasseuses et mal faites. Car dans cette bouc, se trouve la perle si estimée du Fils de Dieu, je veux dire l'âme qu'il a rachetée au prix de son sang.
Ah! ma chère fille, qu'il est vrai que, si Jésus Christ crucifié était entré dans notre coeur, nous ne chercherions point tant les agréments de la nature, et que nous trouverions des goûts exquis dans le rebut du monde ! Je supplie la même charité divine qui a ému les entrailles paternelles de Dieu à nous donner son Fils et son Saint-Esprit, qu'elle grave de son doigt en vous toutes, cette loi intérieure et cette leçon d'amour. C'est le souhait de votre / Jean-Joseph.
- G96;-In II, 378. - Destinataire et date d'après G.
supérieure des religieuses de Notre-Dame, à Poitiers.
[J'apprends, nia très chère mère, que vous désirez que je vous écrive quelque chose, puisque la providence ne nous donne pas le moyen de nous voir. Je ne ferai en cela que suivre mon penchant, comme ces grosses rivières qui ne cherchent que de l'ouverture pour s'épancher dans les plaines. Vous pourrez faire part à vos soeurs de ce que je vous dirai. Je souhaite que le Saint Esprit me l'inspire et qu'il vienne du fonds de sa grâce.
Je vous assure, ma chère fille, que, jetant les yeux sur votre maison, à laquelle je pense souvent, je me la représente comme une communauté d'âmes choisies qui, par l'engagement de leur vocation, doivent être très précieuses à Jésus Christ, comme ses épouses; que, les ayant retirées du siècle et séparées de toutes les choses de la terre, il attend qu'elles vaquent uniquement à lui,
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et qu'il désire les voir agréables à ses yeux en sorte qu'il puisse prendre en elles ses délices].
Dieu ne peut prendre ses délices avec vous, ma chère mère, si vous n'êtes dans une pureté qui vous proportionne en quelque manière à lui. Si vous me demandez en quoi consiste cette pureté, je vous mettrai d'abord le marché bien haut et, comme parlant à une épouse du roi du ciel et de la terre, je vous dirai que c'est dans une application continuelle de lui plaire, de n'avoir d'attache qu'à lui, de porter un coeur dégagé de la créature; que rien ne soit reçu dans le cabinet du coeur que lui seul, qui y doit venir avec toute sa grandeur, beauté et délices. Car c'est le moyen de mettre l'âme en quelque proportion avec lui; car, comme il est infini, rien de fun et de limité ne lui peut être conforme. Or l'âme se met autant qu'elle peut et est capable dans lorsqu'elle ne fait aucune réserve avec Dieu et ne lui refuse rien, lui donnant et abandonnant tout, sans aucune réserve. La personne qui réserve quelque chose, si petite quelle soit, se limite, se restreint et se détourne de l'amplitude infinie du coeur généreux qui ne refuse rien à Dieu et qui, s'étant dénué de tout, se rend une pure capacité de Dieu, lequel, voyant cette âme en proportion avec lui autant qu'elle peut l'être, ne diffère plus de se donner à elle. Il y vient donc avec tous ses trésors et grandeurs, et la traite en épouse.
Il y a autant de différence entre une religieuse qui se dépouille de tout pour n'avoir que Dieu et une autre qui conserve encore quelque affection, quand ce ne serait qu'à une seule bagatelle, qu'il y a entre le ciel et la terre et du fini à l'infini. Cependant qu'elle sera ainsi engagée à ce peu de chose, elle ne sentira jamais, de la part de Dieu, ce qui sera communiqué à l'autre parce qu'elle est la véritable épouse et traitée par la Majesté de Dieu, en quelque manière, comme égale à lui. De là viennent les façons de parler à Dieu si familières de sainte Thérèse, de sainte Catherine de Sienne et autres saintes épouses qui le traitaient comme leur époux. C'est ce qu'on ne peut comprendre, mais qui est expérimenté par celles qui sont parvenues à la pureté dont je vous ai parlé.
-H 2 1 , (H) 34, - S 237 (122), T 668 (125), I 630, G mn; m II, 387.
-Destinataire d'après G. Dans H S T I: A une religieuse.
-Date d'après HSTI G.
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Je vous prie, ma très chère fille, de soutenir votre coeur parmi tous les maux et toutes les peines que notre Seigneur permet qui vous arrivent. Je crois que son dessein est de vous élever par là au-dessus des objets qui embarrassent ordinairement les esprits et les tiennent en bas, de sorte qu'ils sont fort détournés du travail de leur perfection et qu'ils ne peuvent s'y appliquer qu'à demi. Quand l'âme a passé par les maux avec résignation, il se forme en elle une habitude de n'envisager que Dieu, et c'est ce qui fait son élévation laquelle étant aussi rendue habituelle, met le coeur en possession d'un très grand bien.
C'est pourquoi je vous conseille de veiller extrêmement sur votre coeur et de le fixer en Dieu, sans souffrir qu'il cherche son goût ni son repos hors de Dieu, dans quelque créature ou dans vous-même. Il faut pour cela se faire violence, parce que nous avons une pente originelle qui nous entraîne toujours vers nous-mêmes, par la recherche de ce qui peut satisfaire la nature. Ainsi la grâce doit travailler sur nous comme un ouvrier travaille sur une pièce de marbre ou de bois, afin de lui ôter sa première forme et de lui donner celle qu'il a conçue dans son idée. Or cela ne se peut faire sans peine, et la peine vient de la noblesse de l'ouvrage et de la grossièreté du sujet; et si l'âme n'est bien docile et soumise à la main de l'ouvrier qui travaille sur elle, sa résistance empêchera le bien qu'elle peut avoir, et qu'on lui veut faire.
Voilà donc deux choses qui sont nécessaires: la première, de de s'abandonner entièrement à la main de Dieu, ne lui résistant point par nos manières propres, ni par nos propres recherches; la seconde, de ne point participer par inclination, et bien moins encore par action, à aucun autre ouvrage, ne prenant aucun dessein que d'obéir au divin ouvrier qui travaille en nous et de nous laisser conduire par sa grâce, ne trouvant de repos qu'en cela; de sorte que ce soit la grâce qui opère en nous et qui nous gouverne; que nous ne goûtions que ce qui vient d'elle, et que nous ne puissions pas même supporter ce qui vient d'un autre principe.
Car la grâce est si bonne, qu'elle s'applique à perfectionner tout cc qui est en l'homme et il n'y a rien dans toute la vie humaine qui ne puisse et qui ne doive être rehaussé et formé par la grâce, Dieu ne dédaignant rien de ce qu'il a fait en sa créature, mais prenant plaisir à la rectifier et à la rendre parfaite en toutes ses parties. C'est pourquoi les âmes qui veulent être pleinement à Dieu doivent se persuader que tout peut se faire en elles par le principe de la grâce; et par ce moyen, sans faire aucun effort
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indiscret, elles sauront donner lieu à la grâce en toutes choses.
Cela est fort sublime et fort pur, et notre Seigneur nous dispose à cette éminente perfection par les souffrances. Plus elles sont rudes, plus elles domptent la rébellion de la nature et l'opposition qu'elle a d'elle-même à cette heureuse sujétion, en laquelle consistent sa réparation et son bien. Soyez donc comme une toile sur le métier, exposée au Saint Esprit qui, dans le dessein de faire un excellent ouvrage, vous perce de part en part par la douleur, comme avec une aiguille pour passer la soie et les couleurs. Toutes les fois qu'il perce le sujet sur lequel il travaille, à chaque point qu'il fait, il attache une perle ou quelque chose de précieux pour embellir et pour orner sa broderie. Il faut donc que la toile soit bien tendue, bien ferme sur le métier, ne faisant que recevoir les traits de la main qui travaille à la perfectionner et ne s'ennuyant point, ne s'impatientant nullement de la longueur du travail, qui dure d'autant plus longtemps que l'ouvrage doit être plus délicat et de plus grand prix.
Soutenez les opérations de Dieu en vous, ma chère fille. Elles sont fort exquises dans ces sortes d'ouvrages. Mais souvent aussi, elles sont fort cachées, et d'autant plus rares qu'elles ont moins de proportion avec la sagesse humaine et avec notre conduite ordinaire. Ne vous lassez point, car il arrive quelquefois que, quand on pense être au bout, c'est pour lors que le divin ouvrier commence tout de nouveau et réduit son oeuvre à une telle simplicité, que plus sa façon est naïve et sans artifice visible, plus elle est divine.
La merveille est que Dieu dans la réparation de la nature ne fait que la ramener au premier dessein qu'il avait eu en la formant. Mais elle s'est gâtée par tant de façons étrangères prises du monde et de l'amour propre que, pour la remettre dans sa beauté primitive, il faut presque la refondre toute, et c'est pour cela qu'il nous en coûte tant pour se faire bon.
Premièrement, l'âme ébauche l'ouvrage, et puis notre Seigneur, voyant qu'elle ne fait rien qui vaille et ayant égard à sa bonne volonté, la fait cesser et se met lui-même à la façonner. Mais comme il est un grand maître qui a des idées infiniment élevées au-dessus des nôtres, il surprend la créature par ses manières d'agir et il la met hors de ses habitudes naturelles, si bien qu'il lui semble quelquefois que la tête lui tourne, à cause de l'étonnement où elle se trouve. Mais comme Dieu est un bon père, il a soin de la fortifier et de la consoler. Cependant il la fait passer
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par des voies qui sont incompréhensibles, et d'autant plus hautes que moins elle les entend. Enfin le tout aboutit à un si bel ouvrage que l'âme même en est surprise. Elle se voit enrichie de trésors célestes sans quasi craindre de les perdre car, comme elle attribue le tout à Dieu, elle se tient en assurance sous sa protection et,
ravie du bien qu'il lui fait, elle s'immole toute à le louer et à le servir, sans s'envisager elle-même. Quand tout le monde viendrait la révérer et ferait son panégyrique, elle ne peut prendre de part au respect qu'on lui rend, ni aux louanges qu'on lui donne. Mais d'un autre côté, quand on. la méprise et qu'on la déshonore, elle n'en sent aucune peine. Elle ne voit en toutes choses que Dieu, et ne s'occupe que de lui seul.
Communiquez ceci à la mère supérieure, car ce que je vous dis est aussi pour elle. Je souhaite à toutes vos soeurs une grande diligence pour correspondre à la grâce. Je suis etc.
Au reçu de cette lettre, Mme du Houx écrivait à Jeanne des Anges, le 16 février 166o : « Souvenez-vous que vous me promettez de m'envoyer des lettres du bon P. Seurin. Il m'en a écrit une depuis peu, très bonne, et qui m'est venue bien à point » (F II, 464). De fait, elle se sentait gagner par une sorte de vide intérieur. Pendant toutes les fêtes de Noël, elle avait été « comme un marbre », « aussi peu imprimée des choses divines qu'un pauvre animal » (F II, 455). « Depuis six ans, confiait-elle encore, je n'ai point été si pauvre de tout bien et si remplie de défauts » (F II, 454).
Elle n'en portait pas moins ainsi la charge de tous ceux et de toutes celles qui recouraient à son aide, passant elle-même le mystérieux contrat d'un amour qui paie pour gagner : «La veille de Noël, je nie suis livré à la divine justice pour porter son poids selon les desseins de son divin bon plaisir en faveur de certaine âme, afin d'attirer sur moi les châtiments et l'en libérer et lui moyenner grâce efficace pour seconder les desseins que Dieu a sur elle. Le jour Saint-Jean, en l'oraison du soir, j'eus une vue assez claire que Dieu avait accepté mon offrande et que sa justice ne m'épargnerait pas, et qu'à proportion que cette aine recevra grâce et lumière, je souffrirai... » (F II, 454-455).
Surin ne répond pas à une question ou à une situation précise. Mais il consacre sa lettre au problème qui était pour Mme du Houx celui de ses amis comme le sien propre : de quelle manière peuvent s'unir à Dieu ceux « qui ont beaucoup d'emploi à l'extérieur »? Il lui parle aussi, pour la première fois, semble-t-il, de ses dcultés avec Jeanne des Anges, et l'on peut noter que sa correspondante est particulièrement discrète, comme il le lui demande, lorsqu'elle signale cette lettre à son amie de Loudun ; elle avait pourtant été mise au courant par l'ursuline.
Madame ma très chère soeur,
Je prie notre Seigneur qu'il vous rende toujours dépendante de ses volontés et si fort unie à lui que nulle chose ne vous arrête et ne vous gagne hors de lui. C'est que vous devez faire état d'être déjà morte à toutes les choses de ce monde pour ne prendre part à rien par intérêt ou par dessein, et vous figurer que vous n'avez de vie et d'action que pour intérêt de Dieu; si bien que le coeur ne doit plier sous aucun motif que sous celui-là seul de faire en tout ce qui est à la plus grande gloire de Dieu. Il s'y fourre bien des subtilités pour nous faire incliner à quelque autre chose sous mille beaux prétextes, mais il faut que l'âme soit vigilante à ne se détourner jamais de sa voie. De ce regard invariable du bien de Dieu dépend tout notre avancement.
Quoique Dieu souffre, par charité, qu'on ait égard à plusieurs choses humaines, cela est pourtant si droit qu'il ne permet pas
qu'on se soustraie tant soit peu de cette unique vue de lui, car tout se fait pour lui et en lui. Il faut un effort perpétuel en l'âme pour cela, mêmement en ceux qui agissent vers le prochain. Il est bon de prendre garde encore — et ceci est important aux âmes intérieures — que Dieu ne correspond pas par sa grâce à ce que nous entreprenons hors ce qui le regarde; et on voit que tout se fait bassement et misérablement, là où, quand on ne voit et qu'on ne sent que lui vigoureusement, on expérimente que la paix et la douceur divine accompagnent l'âme et que le recueillement ne se perd jamais. Ce qui nous dissipe, c'est la recherche secrète et la condescendance lâche à ce qui est purement humain.
Cette pratique accomplit le royaume de Dieu en nous, et il faut tenir sans relâche, en quelque état que l'on soit, soit-il de disette, d'abondance; et l'avancement de l'âme est en cela. Autrement on est saisi de ténèbres qui enveloppent si secrètement que l'on n'aperçoit pas comment elles se forment, ce qui sea fait par ces égards imperceptibles à autre chose qu'à Dieu. Puis, par quelques suavités imparfaites et basses, se forment de faux jours qui sont comme des lacets perpétuels du diable pour nous tenir à nous-mêmes. Il faut donc se loger toujours haut avec grande fidélité, c'est-à-dire dans les desseins de Dieu, et tenir notre corps et notre âme en devoir, sans se laisser jamais aller aux soulagements et satisfactions qui ne sont point nécessaires, car cette rigueur contre la nature est cornrne le passeport indubitable de l'Esprit de Dieu et de la sérénité de la grâce.
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Toutes ces pratiques sont beaucoup importantes aux âmes qui ont beaucoup d'emploi à l'extérieur, et la pente perpétuelle à se retirer et à vaquer à Dieu leur est aussi de très grande conséquence. j'ai peur que, si ce trait manque, plusieurs personnes, quoiqu'elles soient de bonne volonté, ne perdent beaucoup de la lumière divine, ne s'engagent dans ces lacets occultes et ne demeurent loin au lieu de s'avancer vers Dieu.
Je ne sais si je vous dois dire que la bonne mère Jeanne des Anges b a pris quelques idées de moi qui nous désunissent un peu en nos sentiments. Non pas que la volonté ne soit toujours bonne, mais, suivant une pensée que j'ai eue il y a trois ans, elle est entrée dans un extrême soupçon de tout mon état, de sorte qu'autant que j'en puisse juger, elle tire sujet de se mettre en défiance de ce qui la devait le plus consoler. Je ne vois pas comment, quoi que j'aie pu faire pour l'éclaircir, elle s'enfonce toujours plus avant; et notre Seigneur m'assure et m'éclaire sur cela de plus en plus.
Je ne vois pas qu'il soit à propos que vous lui fassiez connaître que je vous en ai parlé, mais vraiment cela nous écarte de telle sorte que je ne puis dire entièrement tout ce que j'aurais sur le coeur pour elle, voyant que je suis suspect, comme ayant été trompé dans le fond de mon état. Et je vois encore que le soin que j'ai de lui ôter ces impressions la scandalise et d'autres aussi. Cette opinion a gagné plusieurs âmes qui resteront fort adhérentes (je trouve de grandes délices à penser que toutes sont ainsi) et empêche l'influence qui peut couler des coeurs les uns dans les autres. Mon état étant suspect à plusieurs attire une secrète persécution, qui tend à exercer un peu. Voilà comme les créatures sont faites.
[…]
Ma très chère fille,
Il est nécessaire que vous preniez une grande confiance en la grâce de notre Seigneur pour passer par toutes les voies qu'il ordonne sur votre âme. il v a trois temps en la vie spirituelle. Le premier est celui auquel l'âme, touchée de la grâce, ayant su le chemin de la vertu, travaille de soi et profite par l'oraison, par les goûts des vertus, par la pratique de la pénitence, par l'usage de la mortification de tous ses défauts et appétits. Le deuxième temps est celui auquel Dieu commence à opérer en elle, suspendant son action propre et la laissant comme en impuissance de faire beaucoup en son intérieur, lui faisant sentir sa misère et le poids de sa faiblesse afin qu'elle soit établie en humilité et dans l'expérience de son néant; qu'ayant peu de biens, elle soupire après Dicu et croisse en ses bons désirs. Le troisième temps est celui auquel Dieu lui donne la vie surnaturelle et la fait agir, lui rendant l'emploi de toutes ses puissances appliquées au souverain bien, qui est le but que notre Seigneur prétend la faisant souffrir afin qu'elle mérite cc doux et heureux état. Il n'y a point d'ordre plus évident en la grâce que celui-là, et que Dieu tient communément quand l'âme est en sa grâce et qu'on peut dire qu'elle est à Dieu.
Souvent elle a beaucoup de défauts et de manières d'agir imparfaites. Si elle ne perd pas la grâce et qu'elle vienne à mourir, notre Seigneur la met en purgatoire où, par souffrances ou par désirs de lui, elle est purifiée, et tellement illuminée par ces mêmes souffrances et par les connaissances et regrets de ses vices passés qu'elle devient toute autre aux yeux de Dieu qui, ne trouvant plus rien en elle à profiter, l'introduit en sa gloire et se l'unit parfaitement. S'il la souffre en ce monde et lui laisse la vie, quand elle se soumet à la grâce et qu'elle lui a donné des preuves de sa bonne volonté par une correspondance à ses desseins et par la persévérance dans les bonnes actions, Dieu la prend à lui plus spécialement: son opération se manifeste en rude et purifiante épreuve. pendant un temps afin qu'elle acquière, en l'usage de sa liberté et avec un très grand mérite, la même pureté que Dieu donne dans k purgatoire. Et alors il l'introduit dans le paradis, non pas celui du ciel, mais celui que l'on peut espérer sur la terre, qui est une union si grande avec lui et un tel commerce d'amour que k monde n'en a presque aucune connaissance. C'est une vie très heureuse et très sainte, avec des communications de Dieu très continuelles, très hautes et très familières qui la tiennent étroitement liée à lui et comme affidée dans une perpétuelle action très vive et très forte vers lui et dans un emploi excellent vers le prochain, et généralement à toutes les choses qu'il veut.
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Peu de personnes parviennent à cet état. Encore est-il quelquefois si étrange qu'à peine le peut-on comprendre et souvent les âmes fort bonnes et fort sincères s'en scandalisent, ne pouvant s'imaginer que Dieu soit ainsi fait. Cela sert encore à rendre l'âme plus heureuse et plus cachée en Dieu, car les exercices et les combats ne lui manquent pas. Souvenez-vous de ce que dit le livre de l'Imitation de jésus Christ, au deuxième livre, chapitre premier, ce me semble, que « Dieu a une familiarité grandement étonnante avec l'homme intérieur », mais cela n'est qu'après avoir pâti. Prenez donc un grand courage pour porter la voie où vous êtes et fondez-vous dans la foi et dans un total abandon à notre Seigneur, et ne feignez point à vous livrer entièrement à lui. Plus les épreuves sont grandes et plus étranges, plus les biens sont grands après, et desquelles l'âme ne fait cas que parce qu'elles la rendent plus liée, plus attachée et plus unie à son Dieu; car elle ne respire que la liberté de ses puissances intérieures, pour l'aimer de tout son coeur, dans l'étendue de toutes ses forces. Quand elle est là, elle est heureuse.
Les épreuves de Dieu sont fort diverses selon les desseins qu'il a sur les âmes et suivant leurs besoins. il est admirable en tout. Il n'est question que de se roidir à la fidélité entière, ne voulant tirer de vie, de repos, de soulagement, ni délectation, que dans l'usage de sa volonté et de sonb très pur service. L'opposition vient de notre naturel petit et timide qui ne peut perdre terre et qui, par de petites prudences, petits respects humains et égards à soi-même, se retire beaucoup en deçà du fossé, lequel il faut franchir. Les empêchements à suivre cet attrait de grâce sont si grands en leur multitude qu'ils paraissent presque infinis, et je vois de très bonnes personnes qui font gloire et croient faire grand service à Dieu de se maintenir dans ces empêchements. Souvent ils sont fondés en quelque secret défaut, selon la racines de leur naturel, dont ils n'ont aucune défiance parce qu'ils n'ont jamais eu lumière pour cela, et Dieu les en peut tirer suivant les desseins de la grâce et miséricorde qu'il a sur eux. Voilà ce que j'ai à dire pour vous.
Je n'écris point à la mère des Anges. Les sentiments qu'elle a de
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moi s'opposent à l'ouverture de coeur que je voudrais avoir pour elle. Peut-être qu'elle se sera scandalisée, comme quelques autres bonnes âmes, de ce que je me suis défendu si amplement. Je vous avoue, ma chère fille, que je sens d'autant plus de joie que je vois plus de gens contre moi. Mais j'ai fait un effort pour résoudre l'obstruction qui empêchait nos deux âmes de se communiquer librement l'une à l'autre, et pour cela j'ai cru que je devais exposer mes sentiments et ceux du père Bastide. Après cela, j'ai remis le tout entre les mains de Dieu.
[…]
Ma très chère mère,
Je vois par votre lettre la continuation de vos bons désirs et la ferveur de la chère troupe que notre Seigneur vous a commise 1. Je trouve un grand plaisir de vous pouvoir aider et servir toutes en vous écrivant quelques mots sur le moyen de bien servir notre Seigneur puisque vous n'avez d'autres désirs en ce monde que de lui plaire.
Je vous dirai donc, sur le sujet de la sainte solitude de notre Seigneur Jésus Christ 2 que l'attrait de sa grâce nous conduit tous au désert par l'abstraction et séparation de tout ce qui est hors de Dieu, pour nous réfugier et établir en lui. Je me figure que l'allée de notre Seigneur au désert fut un. absorbement entier dans les
1. Sur la M. Jeanne de la Croix (Mlle du Solier), alors prieure du carme' de Montauban, cf. lettre 24.
2. Surin écrit le mercredi des cendres, 11 février 166o.
grandeurs de son Père et un profond recours à ce merveilleux abîme de vérités, de richesses et de délices divines, dans lesquelles l'âme sainte de Jésus Christ s'avança par l'impulsion du divin. Esprit qui l'emmena et, comme dit l'Évangile, le poussa fortement au désert 1. Cela nous est un exemple pour le suivre en cc même abîme de Dieu, nous approchant davantage de ce divin désert qui est la vaste solitude de Dieu, qui n'est pas pauvre comme les déserts de la terre qui ne sont que landes.
Notre effort consiste à nous retirer et nous séparer du reste, nous mettant dans un éloignement de tout être créé. On fait cet éloignement par degrés. Car premièrement on laisse ce qui est hors de nous, comme sont les biens, les parents, les conversations humaines et les divertissements de la vie. La bonne carmélite triomphe de joie de se voir éloignée de toutes ces choses, et elle estime infiniment la liberté que lui donne son état de s'appliquer à Dieu et se plonger en lui, ce qu'elle fait, ce me semble, toutes les fois qu'elle entre dans sa cellule, et elle serait très heureuse de le faire toutes les fois qu'elle rentre en soi-même.
Il me semble qu'elle est comme celui qui, étant chargé d'un grand poids, quitte son pesant fardeau pour s'aller reposer dans son lit. L'âme se dilate en sa liberté, ayant quitté ce qui lui pèse et l'accable fort. Et il me semble que c'est comme le navire qui sort du détroit des rivières pour entrer dans la mer qui va à pleine voile partout où il lui plaît; de même cette âme, ayant le large de Dieu, va de toutes parts où il lui plaît se perdre en ce bien souverain, ce qui ne se fait pas par une connaissance distincte de plusieurs choses, mais par un goût universel d'un bien immense et souverain, sans être touchée en détail, mais seulement en gros, comme quand on regarde la mer du bord on ne voit qu'une uniformité d'eau, et dans ce regard simple et uniforme se trouve le vrai repos et engloutissement de l'âme en Dieu. On trouve après, dans ce vaste océan, les richesses distinctes et particulières qui sont en Jésus Christ, comme lorsqu'on se plonge avant dans la mer on trouve les richesses, le corail et les pierres précieuses. Mais le secret est de s'éloigner beaucoup de la terre, sortant de tout cet extérieur sans y adhérer par aucun goût et appui, mourant en effet à tous les goûts et satisfactions qu'on en peut tirer. Alors on va dans cette mer solitaire comme dans un pays inconnu, mais fort doux et agréable.
I. Mc I, 12.
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Le principal point de ce désert est qu'il faut encore sortir de soi-même par un grand abandon de toutes les joies que nous pouvons prendre et de tous les actes que nous pouvons former qui s'appellent propres, tendant à nos petits intérêts; qu'il faut tout oublier et laisser entièrement, mourant ainsi à soi-même, comme celui qui s'embarque sur la mer meurt à tous les siens, à tous les biens qu'il a sur la terre et meurt encore à soi parce qu'il risque sa vie, se livrant aux tempêtes et aux travaux de la navigation. Cette âme est bienheureuse qui se résout ainsi à ce délaissement de toutes choses et qui va même jusqu'à perdre sa volonté, ses desseins, ses goûts naturels et surnaturels, généralement tout son bien propre, pour rester dénuée et laissée à la seule volonté de Dieu.
C'est là le vrai désert où la grâce nous attire et dont la porte est étroite comme l'embouchure de certains ports; mais après, l'on trouve une dilatation qui n'est bornée que de Dieu, lequel n'ayant point de bornes nous laisse dans une amplitude immesurable. De là viennent ces saillies d'un coeur libre qui ne voit que Dieu seul et qui s'abîme en lui par un profond recueillement qui est le vrai esprit de votre Ordre. De là viennent les admirables et très ardentes affections et impétuosités de votre sainte mère qui était toujours comme un grand canal qui jette ses eaux dans l'océan. Cela vient de la liberté du coeur prise dans ce divin désert. Car qui ne veut rien a tout, et qui ne réserve rien rencontre tout. Il me semble que la grâce de votre esprit consiste en ces trois paroles: recueillement profond, mort générale à tout bien créé et liberté d'un coeur épanoui en Dieu.
Je prie sa divine Majesté qu'elle vous consomme toute en cela. Jouissez du privilège de votre vocation, et me croyez votre très humble.
Ma très chère mère,
J'ai peur que je serai un chantre importun et mal payé, comme celui qui n'a qu'une chanson! Il semble que ce que l'on peut dire de la vie spirituelle consiste en deux choses; car on peut parler du terme de la vie spirituelle ou du chemin. Le terme est non seulement le ciel, mais, en cette vie, un état de paix et de joie, de lumières et de saintes délices, ayant le coeur uni à Dieu dans une possession de toutes vertus; et cela est admirable et désirable plus que tout ce que l'on peut dire. Le chemin pour y arriver, c'est de chasser nos vices et éloigner nos empêchements.
Il y a tant d'âmes qui disent qu'elles veulent la perfection et cependant, avant que de les mettre seulement en besogne, il faut tirer de leur intérieur cent charretées de cailloux et autres charretées de bagatelles qui sont comme des coquilles d'huîtres ou des tets /1 de noix, et outre encore cent autres charretées de fumier. Tout cela est dans le lieu où elles veulent loger et reposer notre Seigneur. C'est une multitude innombrable de sottes pensées et affections, non pas seulement par importunité de distractions, mais par principe de mille attaches, désirs, complaisances, réflexions qui sont comme des vapeurs qui, du dedans, montent à la tête et font obstacle à la grâce, ayant racine dans leur intérieur. J'entends les choses qui se doivent quitter au moins par une résolution constante et déterminée car, après que l'on. a jeté bien loin de soi cette multitude de bagatelles, il faut s'appliquer tout de bon aux solides vertus et aux véritables dispositions à la grâce.
Et quelles sont ces choses à quoi il faut s'adonnera Elles nous sont si souvent inculquées, et il en entre peu dans notre esprit. Je vois des personnes qui disent que saint Ignace est leur père, qui n'en ont aucun trait. Je vois des filles qui ont sa règle /2, mais […]
/1. Le tet ou test, synonyme de tesson, désigne l'enveloppe dure de certains animaux et, comme ici, des noix, ou, plus précisément, les débris de coque de noix.
/2. C'était le cas des Filles de Notre-Dame.
Je vous dirai, ma chère fille, touchant la personne dont vous me parlez [La M. de Relay], qu'elle est fort dans l'aveuglement et ne se connaît guère […] Nous verrons ce que Dieu fera dans cette créature, et ce qu'elle fera elle-même. Elle a une grosse pierre au milieu de son cerveau, qui s'appelle propre jugement. Il la faut faire fondre et dissoudre. C'est à quoi elle doit travailler. Car, sans cela, point d'avancement.
Lorsqu'il déclarait à Jeanne des Anges son admiration pour Mme du Houx, Surin ignorait sans doute la secrète tension qui existait entre les deux femmes. Pendant les six mois de son séjour à Loudun (mai-novembre), Mme du Houx « souffrit étrangement au sujet de la mère des Anqes, qu'elle croyait dans l'illusion à raison des choses extraordinaires qui lui arrivaient » (La vie de Mme du Houx par [d'EsPoY], 78). Avec la netteté qui la caractérise, elle décrira elle-même, dans un rapport rédigé l'année suivante pour son confesseur, les doutes qui la poursuivaient et les épisodes de l'enquête dont on l'avait chargée : « On m'avait, dit-elle, ordonné de me servir prudemment de toute occasion que je trouverais propre à sonder la vertu de cette bonne mère. » (F [manuscrit de la Visitation], II, 52).
Dans le même temps, « les premiers jours du mois d'août » (F II, 50), ses interventions auprès des ursulines lui valaient critiques et dénonciations. « La mère [des Anges] me marqua désirer que, le temps que je serais dans sa maison, une fois chaque semaine quand cela se pourrait, l'on prît une heure de temps, lorsque la communauté serait assemblée au travail manuel, à s'entretenir des choses intérieures conformes aux besoins des drues religieuses, m'engageant à parler librement en ces occasions. Je le fis simplement et à la bonne foi. Elle était ordinairement présente à ces entretiens. S'étant quelquefois trouvée absente, je me servis de l'occasion et crus être bon de tâcher d'éclairer les esprits qui, par inconsidération ou autrement, étant aux grilles [du parloir] à leurs amis, disaient des choses de leur prieure dont plusieurs religieuses et séculiers tiraient de mauvaises conséquences, quoique ce ne fût pas leur intention. Ce discours déplut à quelques-unes, qui s'en sentirent piquées. Elles écrivirent de grandes plaintes de la mère et de moi au supérieur, entre autres que je mettais en tête à leur prieure de former des règlements pour réformer sa communauté, y mettant un esprit étranger et des pratiques nouvelles qui allaient à énerver l'autorité des supérieurs majeurs et à surcharger la communauté ; que je causais des troubles en la communauté. Et elles réclamaient sa protection, le suppliant au surplus de tenir secret ce qu'elles lui mandaient. Ensuite le supérieur écrivit à la mère qu'il était important que je me retirasse ; qu'on lui faisait de _fâcheux rapports de mes manières d'agir en sa maison et qu'elle ne me fit plus parler devant sa communauté... » (F II, 50-51).
29 décembre 166o A la Mère Jeanne des Anges, prieure des ursulines, à Loudun.
Le 9 décembre 1660, après avoir assuré son « bon père . de la joie que lui procurait son rétablissement et du bien qu'il faisait par ses écrits, Jeanne des Anges ajoutait: « Il m'arrive de temps en temps des choses bien particulières et, depuis cinq semaines, il m'en est arrivé une qui a eu bien de la suite, laquelle je vous envoie telle qu'elle s'est passée, tant pour vous en rendre compte que pour savoir comment je me dois comporter en telle occasion et si je dois _faire quelque arrêt sur les choses qui m'ont été dites qui, d'une part, me paraissent très véritables et, de l'autre, font bonne matière de contradiction. Mais ce n'est pas ce qui me touche, car après tout il n'y a, ce me semble, rien qui ne soit très bon et qui ne porte à régler ses actions et à captiver aux vertus solides et religieuses. Je ne comprends pas le désir du démon en semblables choses. De mua part, je m'abiutdonne à tout ce qu'il plaira à Dieu.... (F II, 679).
Ce prologue annonçait des apparitions, mais d'une manière qui devait normalement amener Surin à marcher au-devant de la « contradiction ». Le langage a pourtant quelque chose d'ambigu : une sorte de réticence met une sourdine à l'affirmation des paroles.
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L'ombre qui vient occuper les nuits de la prieure est la mère Gabrielle de Fougères de Colombiers (1597-1660), en religion Gabrielle de l'Incarnation. Les peccadilles de la religieuse et son châtiment outre-tombe vont être jetés dans le public pour la plus grande édification de tous, à la gloire de la « thaumaturge » qui lui prêtait la voix de son propre secret. Elle était entrée en 1619 au noviciat des ursulines, à Poitiers. En 1626, elle fit partie du groupe qui ouvrit le couvent de Loudun. Jeanne des Anges en était aussi. Elles passèrent trente-quatre ans dans la même maison.
Au temps de la « possession », la mère Gabrielle, sous-prieure, était de « celles qui ne sont point malades », d'après le rapport de Mgr Cohon à Richelieu (cf supra, 248). Elle eut « toute la conduite du monastère » (F II, 24) pendant ces années, faisant face à une situation quasi désespérée tant du point de vue financier que du point de vue religieux. Il n'est pas possible d'exprimer ni les soins de sa charité à soulager ces pauvres affligées, ni la fermeté de son zèle à maintenir, comme elle fit sans discontinuation, la régularité parmi tant d'embarras qui semblaient être un juste sujet de s'en dispenser,» (Fougeray, Vie, 844). C'est à la fin de cette période que, sur sa demande, elle fut admise par le général des jésuites, le P. Vitelleschi, « à la .communication des oeuvres spirituelles de la Compagnie » (4 mai 1640; ARSJ, Epp. NN. 4, 200v).
Par la suite, « la mère de charité », comme on l'appelait, semble avoir été plus occupée des miséreux que des mystiques, plus attachée à son chapelet qu'aux « intelligences surnaturelles »: «Jamais personne au-dedans et dehors du monastère ne l'a employée, lorsque les choses ont pu être faisables, qu'elle ne l'ait soulagée. Elle était infatigable dans le travail et se prenait toujours aux choses plus pénibles. Elle avait un coeur droit et sincère ; obéissante et soumise à ses supérieures ; fort attachée à Dieu et très dévote à la sainte Vierge, elle avait presque toujours son chapelet entre les mains... ». Sur le tard, cette vieille mère trottinait encore vers ses malades, égrenant son chapelet dans les rues de Loudun. Pieuse et avisée, elle n'était évidemment pas du style de sa supérieure Jeanne des Anges. Peut-être désapprouvait-elle tant de visites et de consultations angéliques. Peut-être encore avait-elle pris un pot de confiture pour ses pauvres et gardé un beau sac pour aller au marché, --petites -dérogations qui n'échappaient sûrement pas à la subtile prieure. Elle mourut, après trois ans de maladie, d'une fluxion de poitrine », nous dit-on, le 1er novembre 1660(F II, 24, et Fougeray, Vie, 845).
«Le 6 novembre 1660, entre trois et quatre heures du matin », Jeanne des Anqes crut voir et entendre la morte. Le jour même, Mme du Houx rédigea sur l'état physique de la prieure, brillée par l'approche de l'apparition, un rapport contre-signé par les religieuses présentes (FII 479-482). Le 8, elle quittait Loudun. Jeanne des Anges lui écrivit plusieurs fois pour lui raconter une deuxième apparition, du 30 novembre (lettre du 2 dé-du 8 décembre (lettre du 487-488), et une troisième, 8 décembre ; F 11, 492). Puis elle groupa et reprit ces trois textes pour en
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faire le « récit » qu'elle envoyait le 9 décembre à Bordeaux. Surin s'empressa de le diffuser : une ursuline de Loudun dira bientôt à Mme du Houx que « les apparitions de la mère de l'Incarnation sont sues de toutes parts... et le bon P. Seurin, qui a liberté d'aller partout, montre le papier que notre bonne mère lui a envoyé en plusieurs maisons religieuses ». (F II, 36).
Ma très chère fille,
La paix de notre Seigneur...
Sur la confiance que j'ai que vous avez l'âme contente et du tout apaisée sur mon état, et hors les craintes qui vous tenaient en doute, je voudrais bien vous pouvoir dire à peu près comme je suis au-dedans, et combien je trouve douce la conduite de notre Seigneur et combien grand est le changement qu'il a fait des peines en joies et des amertumes en douceurs.
Il me semble que, par sa miséricorde, il a établi le fond /1 en une telle paix que je ne saurais vous le représenter car, de quelque part que je jette les yeux, je ne vois rien qui m'ôte la parfaite confiance. Et m'est avis que, comparant cette paix à une mer versée dans l'âme, elle est comme un océan qui a cent brasses de profondeur en ses eaux; et avec cette profondeur, l'abondance du bien se fait sentir en toute plénitude et cet écoulement de paix venant de sa part dans le coeur ne peut finir que par une exclamation, sur l'étonnement que l'âme reçoit en la grandeur de ce bien. Et je trouve étrange que cette paix non seulement dit un calme qui n'est interrompue du souffle d'aucun vent, mais qui porte avec soi des abondances comme d'une mer qui viendrait avec majesté inonder la terre et, sans faire bruit, porterait avec soi quantité d'ambre, de corail, de perles et autres choses désirables /§2.
Ce seul bien porte avec soi une satisfaction perpétuelle au coeur, avec des regards que l'esprit a sur soi-même, comme les regards que donne, par le souvenir du bien qu'il a, l'esprit d'un
/1.C'est-à-dire le fond de l'âme.
/2.Une description analogue de la paix se trouve dans les Questions importantes à la vie spirituelle sur l'amour de Dieu, III, 2 (éd. 193o, 116-118), et dans la lettre du ter juin 1664 à la M. Buignon.
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homme riche qui songe à son cabinet rempli de trésors et magasins. Et je ne sais comment il se fait et se peut faire que le souvenir de mes péchés et de toutes les misères de mon âme ne diminue en rien la joie de cette paix, et que je sens cette plénitude comme si l'âme avait perdu toutes les matières de crainte et ne sentait en soi que biens qu'elle tient indubitables, jetant dans le sein. de Dieu tout ce qui lui peut donner souci en quelque façon que ce soit, comme ferait l'homme qui aurait payé tous ses créanciers et verrait dans son magasin autant de biens qu'il lui en faut pour passer heureusement ses jours. Ainsi l'esprit qui autrefois avait tant de peine, comme celui qui se verrait habillé d'épines et qui serait percé de mille pointes aiguës et blessé d'autant d'objets qu'il a de pensées, est maintenant incapable de voir rien qui le peine et qui ôte son repos.
Je me vois revenu en l'état de la douceur d'esprit dont je jouissais en mon enfance, n'ayant que huit ans, où je ne craignais rien. Il m'arriva en cet âge-là qu'étant laissé seul avec quelques domestiques en la maison de mon père, mes parents s'en étant allés à la campagne, la peste se mit en la maison, ce qui fut cause qu'ils revinrent bientôt et me procurèrent une quarantaine qui fut le temps le plus doux que je me puisse imaginer. On me mena en une maison aux champs, près de la ville, en un très beau lieu, en la plus belle saison de l'année, et laissé seul avec une gouvernante qui n'avait soin que de me procurer tout plaisir; et chaque jour j'étais visité de nies proches qui, les uns après les autres, me venaient voir et m'apportaient des présents. Toute ma journée s'employait à jouer et me promener, sans avoir crainte de personne /1. Après cette quarantaine, on me mit à apprendre les lettres /2 et mon mauvais temps commença, et une conduite de notre Seigneur si rude sur moi, sans doute par sa providence, que depuis lors, jusqu'à il y a quatre ou cinq ans /3, mes maux ont été fort grands et sont allés toujours croissant jusqu'à la plus grande extrêmité où, je crois, puisse arriver la nature. Je pense vous en avoir fait connaître quelque chose.
A présent, non par hasard ou par changement de complexion, mais avec grande connaissance de cause et par établissement sur
/1. A ce « temps le plus doux » de sa vie, Surin revient souvent pendant ses dernières années. Cf. SE IV, 12 (BN Fds fr. 14596, 69); lettres du 8 novembre 1661 à Jeanne des Anges et à la marquise d'Ars. Cf. supra, 43-46.
/2. Au collège de la Madeleine, chez les jésuites.
/3. Surin date sa guérison des années 1656-1657.
les maximes de la foi et par les principes les plus vénérables et plus solides que je connaisse, est entrée en mon âme cette paix avec ses apanages, de sorte que je suis revenu à la tranquillité et contentement d'esprit que j'avais en cette quarantaine. Je dors avec autant de décharge et je ne vois chose aucune qui me peine, si petite qu'elle soit. Ce n'est pas que notre Seigneur ne laisse des croix ordinaires et le cours des contrariétés qui viennent au genre humain selon l'état de la vie présente, et encore des choses qui semblent donner quelque travail particulier. Mais cela est si peu de chose que je ne daigne en faire cas, et n'empêche en rien ces douces inondations et comme les décharges de ces fleuves de paix qui entrent dans l'âme toutes les fois qu'elle fait réflexion sur soi et pense à ce qu'elle a été et ce qu'elle est. Et la pensée de ce qu'elle sera à l'avenir donne encore grande suavité par des espérances et des promesses qu'il semble que notre Seigneur donne au coeur, qui font un assortissement de sa béatitude.
Ce qui s'appelle soin et mélancolie est envoyé si loin qu'il n'en reste aucun vestige. Et quoique notre Seigneur exerce mon esprit par des surprises contrariantes ou mortifiantes — comme à cette heure qu'il m'avait mis en la possession d'une liberté qui me rendait les actions de son service et les prédications non seulement supportables, mais délicieuses en la parfaite joie que mon coeur a à dire les vérités de son Évangile et en l'application de l'esprit à promulguer les lois du divin amour et déclarer les richesses de Jésus Christ cachées dans la doctrine et la grâce, si bien qu'il a coupé court cette joie, ou plutôt la possession de ce bien, par une indisposition et un accablement de forces qui m'a remis tout à coup quasi dans mes premiers maux extérieurs /1 ; néanmoins, je ne sens aucune interruption en cet état heureux, c'est-à-dire en cette paix, et me semble que cette mer a toujours son flux et son reflux avec son équipage, ou plutôt son flux perpétuel. Car s'il y a quelque chose qui l'arrête, c'est si peu que l'on peut dire les accès /2 ordinaires et je crois que, quand il viendrait des douleurs et des accidents pénibles, comme il en arrive souvent, cela n'intéresserait en rien cette bénédiction.
/1. Allusion à sa rechute, au début de février 1661. Cf. les lettres de février à Jeanne des Anges, à la M. Buignon ou à la M. Angélique de Saint-François.
/2. Ces « accès » ou ces retours appartiennent à la périodicité ordinaire de l'épreuve ou de la maladie.
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Outre cette paix, il semble que notre Seigneur a fait passer l'âme (et ceci, je vous le dis avec spéciale confiance, comme un secret de mon coeur) comme dans un nouvel élément, d'un feu d'amour si doux et si caressant toute l'âme que je n'ai point de termes pour le pouvoir décrire /1. Car outre le plaisir que donne au coeur ce même amour vers Jésus Christ quand il est intime, il y a tant de richesses qui accompagnent sa communication et son commerce perpétuel qu'il faut que je le prie de vous le dire lui-même, car je ne le puis exprimer qu'en disant que je ne trouve pas étrange ce que l'on dit que les amis de Dieu disent: qu'il fallait opposer une digue par leurs prières à l'abondance de ses douceurs et qu'ils étaient comme des personnes qui sont contraintes de nommer ses faveurs de mêmes noms qu'on nomme les peines ou choses insupportables. La perpétuelle expérience de cet amour est comme une persécution à l'âme qui ne sait où se mettre pour échapper la poursuite de cet époux céleste et qui trouve dedans soi, comme naturel, ce qui était, lorsqu'elle s'adonnait aux exercices de vertu, le terme de son désir. Et il lui semble que, notre Seigneur ayant donné le substantiel de cette béatitude qu'elle espère dans la vie, il reste en détail un abîme de biens à voir et à sentir jusqu'à la mort, pourvu que notre Seigneur me conserve sa miséricorde, laquelle j'espère d'une telle manière que je ne sais si elle /2 n'est pas aussi grande comme la jouissance.
Priez toujours pour nous, s'il vous plaît, afin que la grâce finisse en nous ce que sa miséricorde a commencé; car sans cette grâce, nous sommes l'abîme de toute misère.
-F II, 682 - L 1564.
-Destinataire d'après F L.
- Date. F L: mars 1661. D'après le contenu, on peut préciser que la lettre est antérieure au 26 mars, date à partir de laquelle Surin dit de nouveau la messe et se relève de la rechute à laquelle il fait ici allusion.
/1. Surin parle ici pour la première fois de ce qu'il appellera bientôt, comme sainte Thérèse d'Avila, « la blessure d'amour ».
/2. « Elle »: « c'est-à-dire l'espérance » (note de F L).
Ma très chère fille,
La paix etc.
En cette semaine sainte, je trouve un juste sujet de vous écrire les sentiments que notre Seigneur me donne pour le bien et l'avancement des personnes de notre sorte, qui non seulement avons pris le parti de son service par la profession religieuse, mais encore avons fait un dessein particulier et déterminé de suivre de plus près les mouvements de sa grâce en l'imitation de
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notre Seigneur Jésus Christ; et ceci, je vous k dis et aux bonnes âmes dc votre maison à qui vous le pouvez communiquer en charité, aussi bien qu'à nos bonnes soeurs de Loudun, à qui je souhaite que mes pensées soient adressées, comme à vous sur cette matière.
je vous dirai donc que comme l'objet que Notre Seigneur nous présente des douleurs et travaux de Jésus Christ est infini, nous devons spécialement faire réflexion et nous appliquer à tirer un fruit de cette considération, qui puisse faire en nous un fondement d'une véritable humilité et je crois que l'humilité doit être la portière qui nous introduise dans le cabinet de la sainte charité pour nous lier à Jésus Christ d'une manière très intime et très étroite. Car nous ne devons pas nous contenter, pour l'exercice de son amour, d'avoir la charité qui nous mette en sa grâce, mais nous devons avoir celle qui nous lie à lui d'une amitié singulière jusqu'à être passionnés pour lui et intéressés cordialement en ce qui le touche et, par là, mériter les témoignages réciproques de son amour qu'il rend volontiers à ceux qui se disposent à cela par l'imitation exacte de son humilité.
Considérons donc, je vous prie, comment notre Seigneur qui est ce que nous savons, le Fils du Père éternel, le plus saint, le plus sage et le plus beau prince qui ait jamais été, a voulu tomber, par l'occasion de la malice des hommes avec lesquels il vivait, dans l'inconvénient de la mort la plus étrange qui ait jamais été et qu'ait jamais soufferte personne, en laquelle il a été traité non seulement sans compassion, avec très grande haine et cruauté, mais encore avec des affronts et des mépris affectés et recherchés en telle multitude qu'il y a de quoi s'étonner comment il y en a tant, et qu'il y a sujet de penser qu'il y a un dessein spécial en lui de passer par telles sortes de maux et donner un exemple de rebuts et d'opprobres reçus avec volonté de se faire remarquer par les âmes qui prendront intérêt à cette mort, comme nous n'en pouvons guère douter en notre Seigneur Jésus Christ qui était notre chef et notre exemplaire, et qui disposait de toutes choses selon son gré et son conseil.
Nous voyons donc en lui toutes les choses que l'on fait communément pour déshonorer une personne qualifiée et pour la rendre méprisable. Il est battu, souffleté, bafoué, frappé, couvert de crachats chez les pontifes. Chez Pilate, il est fouetté, couronné d'épines; on lui frappe sur la tête, on le salue comme un roi, on l'habille comme un roi avec la pourpre, le sceptre à la main, et
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on lui crache au visage; on le déchire de coups de fouet, on l'expose à la vue d'un peuple qui, le voyant ainsi maltraité, demande avec instance qu'on le crucifie; étant mis en parallèle avec un voleur, on préfère le voleur à lui. Chez Hérode, il est méprisé et traité en fou. Et pour se moquer de sa qualité de prophète, chez les pontifes, on lui frappe la tête, lui ayant bandé les yeux, et on lui demande qui l'a frappé, l'invitant à prophétiser et à deviner qui lui a donné le coup. En la croix, on le brave, on l'insulte, on triomphe de lui, on secoue la tête, faisant dérision de ses bonnes qualités. Enfin on l'opprime en toutes façons. En cet état, il meurt, sans que rien le tire de cette opprobre, et, quoique le ciel parle, que la terre tremble et que Dieu fasse des prodiges, les hommes persévèrent à se moquer de lui.
Pourquoi tout cet appareil de choses humiliantes et abaissantes, sinon pour donner aux hommes une instruction éclatante que Dieu a voulu sauver les hommes par un tel état? De sorte que si vraiment, nonobstant tout cela, nous croyons qu'il est vraiment notre roi, notre maître et notre époux, et si nous croyons qu'il est le vrai objet de notre amour, ne devons-nous pas entrer dans le sentiment de tous les saints et, par affection pour lui, par respect, par estime, ne devons-nous pas choisir et agréer d'être
ainsi traités et tenus pour peu de chose dans le monde et prendre notre repos à lui ressembler et nous délecter quand, dans le
traitement que les hommes nous font, nous recevons de pareilles choses, vu mêmement que nous savons, par les procédures que Dieu tient sur les âmes qui entrent dans les voies de sa grâce, que son ordinaire est de faire part de ses douleurs, de ses richesses et de ses joies les plus délicates, et surtout des sentiments amoureux vers sa personne divine aux personnes qui sont participantes à telles aventures, et que la clef de ses trésors est dans la main dc ceux qui acceptent d'être méprisés pour son amour?
Or, pour avoir cette occasion, il ne faut pas attendre les occasions du martyre, ni la persécution des tyrans. Mais quand Dieu nous donne, par sa providence, des présents de cette sorte, permettant qu'on nous délaisse, qu'on nous dédaigne, qu'on nous méprise, et qu'on nous mette sur des calomnies et des reproches, ne devons-nous pas nous remettre en mémoire l'état de Jésus Christ dans le prétoire avec l'équipage que nous avons dit et, par conformité à lui, prendre de bon coeur ces dons précieux, et par là nous insinuer dans son coeur amoureux, faisant un vrai mépris du inonde et de nous-mêmes, et tenant toutes choses
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comme ordure au prix de lui, nous lier à lui comme à notre souverain bien? nous livrer et nous abandonner à lui, aimant l'accomplissement de ses saintes volontés et nous adonnant aux vertus qui lui sont agréables, afin de consommer en nous cette union parfaite avec lui qui nous fasse vivre de sa propre vie, qui est le dessein de son Incarnation et de sa mort et le but de toutes ses grâces? En lui je suis votre etc.
A Bordeaux, ce dimanche des Rameaux.
—P (i3i), — S 167 (86), M 162 bis (86); Guide, éd. 1828, 45 (qui suit S).
—Destinataire. P S M: A une religieuse de Notre-Dame; Guide: A une religieuse. Écrite pour la communauté des religieuses de Notre-Dame, la lettre semble être adressée à Anne Buignon.
—Date. P: Dimanche des Rameaux. S et Guide: 1661. Donc le io avril 1661.
Ma très chère soeur,
Puisque je ne vous ai pas écrit pendant cette sainte octave 1, je veux vous dire l'effet qu'il me semble que la participation de ce sacrement cause dans une âme qui, par profession et dévotion, est consacrée au service exact de Jésus Christ. Cet effet est de la lier spécialement à lui-même, et d'une manière si étroite qu'elle n'ait plus de vie que de lui, comme de sa nourriture, et la mettre dans les dispositions si grandes vers lui qu'elle croisse sans cesse en la liaison en son Esprit et à son amour.
Cette âme tout à Jésus Christ par l'usage de la sainte Eucharistie le regarde non seulement comme son Dieu et souverain Seigneur, mais comme son intime époux et ami, et par conséquent s'aoblige à lui correspondre d'une façon très particulière, ayant vers lui des égards et dévotions extraordinaires et intérieures
1. L'octave de la Fête-Dieu.
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qui sont premièrement d'y être entièrement abandonnée, sans plus avoir aucun retranchement pour soi-même, ni des soins qui viennent d'une nature empressée et soucieuse de soi. Cette âme s'est tant de fois livrée et dédiée à Jésus Christ, l'ayant en sa poitrine, qu'à moins qu'elle ne lui ait chanté des chansons qu'à demi, se jouant de lui, il faut qu'elle reste toute à lui, offerte à tous les effets de sa providence et à tout ce qu'il lui plaira de permettre ou d'opérer en elle, étant bien aise de se perdre et de mourir là-dedans par une vive foi, par confiance et même par amour, ne pouvant croire que, puisqu'il est bon, qu'il a tout fait pour elle, il ne la protège; et même encore, par devoir, sachant qu'il est maître absolu et que rien ne se fait sans sa volonté, et qu'il est si sage et puissant qu'il peut tout tourner à bien. Dans ses vues, elle laisse tous les soins d'elle-même et, dans une entière liberté, sans craindre d'être surprise ou trompée, elle s'abandonne sans réserve à tout, se plaisant de se voir ballottée par la providence et mortifiée par les choses extérieures, et cela parce que c'est une épouse qui n'est plus à elle, mais à celui à qui elle s'est livrée, et lequel elle a reçu mille fois en elle et pour elle, et qui, étant si bon et si puissant, ne manquera pas, jamais, à son amour. Cela fait mourir en nous toutes nos vaines recherches, nos inquiétudes et nos actes propres, désirant qu'il prenne une possession de notre âme si entière qu'il opère tout en nous et fasse de nous comme un enfant fait de son jouet. Cela est être abandonnée à Dieu.
La deuxième chose est de vivre dans une dépendance exacte de sa grâce et soumission à son Esprit. Car, puisque Jésus Christ est comme viande le principe vital en l'âme, il doit être la source et la cause de toutes ses opérations, sans qu'elle en fasse aucune qui ne tienne de ce principe. Elle s'acquitte de ce devoir en se rendant exacte à écouter ses inspirations et ses mouvements, à ne pas troubler par sa manière d'agir propre, grossière et naturelle, cette opération qui se fait en silence, afin que cet époux céleste ait son entretien et son emploi par la grâce en cette âme, à la manière divine dont il se veut comporter avec elle, la gouvernant en son amendement, en son progrès et en son exercice d'amour. Car puisqu'elle ne vit plus de soi-même mais de lui et par lui, il faut qu'elle fasse cesser toute sa propre manière et action imparfaite, pour donner lieu à la sienne. Pourquoi manger le pain des anges, que pour vivre comme les anges? Pourquoi le manger souvent, que pour être toujours ainsi, ne vivant plus
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de la vie de la nature, mais de celle de la grâce, jusqu'à arriver à une conversation, un commerce et un entretien familier avec lui, ne se pouvant passer de lui et vivant du même respir que lui? Si l'on ne peut vivre en cette communication amoureuse, au moins que cc soit dans une dépendance exacte. Si ce n'est point un commerce d'amour délicat, au moins que c'en soit un de grâce, ne vivant qu'en lui, afin que ceux qui vivent ne vivent plus à eux, mais à celui qui est mort pour eux. C'est en lui que je suis votre.
«En juillet », probablement vers la mi-juillet, Jeanne des Anges annonçait à Mme du Houx l'envoi de cette lettre: «Je vous enverrai au plus tôt une lettre de mon bon P. Seurin que je reçus hier, qui est admirable sur ses dispositions. Il continue à dire tous les jours la sainte messe et son office, mais il se trouve _fort qffaibli pour la prédication, à ce qu'il dit » (F II, 541).
Ma très chère fille,
La paix de notre Seigneur...
J'apprends par les lettres de la mère Angélique comme quoi notre Seigneur vous tient toujours infirme et incapable de nous faire savoir par vous-même de vos nouvelles, comme j'en espérais depuis longtemps; mais je vous prie de vous tenir en paix sur cela et attendre de lui la disposition de faire autrement, et je lui remets tout cela de bon coeur, perdant en lui toutes les satisfactions qui m'en pourraient revenir.
Je vous dirai que, quoique sa grâce me maintienne dans la possession du bien acquis et dans l'usage assez grand de ma liberté, n'y ayant guère rien plus à dire de tout ce qu'on pouvait désirer
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en cela, néanmoins j'ai un certain poids de peine et d'incommodité aux allures et aux actions que j'entreprends, en sorte que je ne puis douter qu'il n'y ait encore un principe opposant ou un défaut de force ordinaire aux autres hommes de mon âge et de ma condition, qui fait que partout j'ai du travail /1, en sorte néanmoins que cela parait assez peu quoique je porte une chaîne assez pesante et retardement à l'exécution des oeuvres qui d'ailleurs me seraient très douces et très désirables. Comme par exemple à la prédication: je ne peux y trouver de facilité et le goût que notre Seigneur m'y avait donné au recouvrement dernier de mes mouvements /2. J'en gémis et m'en plains suavement à notre Seigneur, et je ne puis comprendre que je puisse aller et venir et que je manque à donner la satisfaction à ceux qui attendraient cela de moi; et au fond, j'ai un saisissement que je ne puis rompre et un abattement que Dieu me laisse. J'ai peine à croire que cela vienne de l'âge, comme quelques-uns pensent, ni des maux passés, mais de quelque obstacle persévérant au-dedans et d'un sentiment de faiblesse que notre Seigneur veut que j'expérimente, qui me fait sentir ma vie inutile et ne permet pas que je jouisse de moi-même/3.
Cela me met en un désir de laisser la terre, n'y faisant quasi rien pour le service de Dieu, n'ayant que le pouvoir d'écrire des lettres. Car, pour les livres, je n'y ai plus d'emploi, en ayant déjà plusieurs que je crois du tout selon mon coeur et à la production desquels ceux de qui je dépends n'ont aucune correspondance ni disposition; si bien qu'il faut que notre Seigneur emploie sa puissance, s'il s'en veut servir, et je suis attendant qu'il le fasse, ne pouvant rien faire de moi pour lui rendre en cela aucun service. Il faut que cela vienne de lui.
Il n'y a qu'une seule chose qui est la vie de mon âme, c'est l'entretien intérieur avec notre Seigneur aussi doux que je saurais souhaiter, trouvant en sa conversation un très délicieux
/1. Le « travail » ou la souffrance qui paralyse secrètement son activité lui montre bien qu'il n'a pas la « force ordinaire aux autres hommes » de son âge.
/2. Dès qu'il eut retrouvé la force de marcher, en octobre 166o, Surin éprouva beaucoup de facilité et de « consolation » à « prêcher les gens de la campagne ». Cf. lettre 326.
/3. Il a retrouvé le mouvement, mais « au-dedans », un « obstacle » et une faiblesse insurmontables l'empêchent de « jouir » ou d'user de sa liberté physique.
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emploi et, en l'exercice cordial de son amour, une très savoureuse occupation, de quoi fait grande partie la sainte messe qui m'est comme un lit de très doux sommeil. Et je vous assure que la liberté que mon coeur sent à parler à notre Seigneur et à vérifier par expérience que la participation de sa chair est une vie d'époux très amoureux m'est une félicité que je ne sais à quoi comparer qu'au paradis, non pas de ce monde, mais de l'autre.
Car je persiste toujours à dire qu'effectivement notre Seigneur donne à qui se sait retirer de l'amour des créatures pour se lier à lui en foi, une participation de lui et expérience de son amour divin en son union manifestée au Saint Sacrement, et une félicité telle que nulle tribulation ni persécution de ce monde ne la peut altérer, non pas même les misères que j'estime insupportables quand le coeur est ferme /1, comme celles que j'éprouve de ne pouvoir marcher ni jeter des foudres, par la parole, qui exaltent sa magnificence et sa grandeur. Je dis que ces misères qui semblent dessécher l'âme et la rendent effectivement comme une pauvre bannie et désolée dans la terre en une partie de soi, au regard de Dieu même, ne sauraient empêcher la jouissance de cette béatitude en amour, ni l'effet très pénétrant de la grâce qui nous rend notre Seigneur intimement uni, reçu, expérimenté et savouré en lui-même par une manière très occulte mais très indubitable. Et je trouve épouvantable qu'ayant un fond de si grandes richesses sues et possédées, nous soyons parmi les autres hommes comme de pauvres bannis, sans trouver de force et de puissance de leur persuader cela et d'opérer en eux des effets qui les touchent, qui les changent et qui les attirent à la participation d'une même vie.
Que pouvons-nous faire? Nous leur avons dit dans nos écrits et l'avons dit encore aux occasions que nous avons de leur parler et prêcher la parole de Dieu. Mais, avec cela, nous voyons que les hommes demeurent toujours les mêmes et que nous défaillons dans les forces et ne pouvons avoir la vigueur de les émouvoir comme les choses méritent.
A cette fête de la Pentecôte /2, notre Seigneur m'a fait la grâce de sentir, ce me semble, la douceur de son Esprit d'une manière si pénétrante et si surpassante les idées ordinaires que j'en avais,
/1. Il ressent comme « insupportable » son incapacité physique à reprendre ses ministères, alors qu'il a « le coeur ferme » et l'esprit vigoureux.
/2. La Pentecôte avait été célébrée le 5 juin.
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que cela met l'âme dans l'excès et ne sait ni si elle s'en doit taire, ni si elle en doit parler; et me vient en pensée une parole du bienheureux père Jean de la Croix, qui dit à l'âme que Dieu caresse et fait expérimenter sa grâce: « O âme, dites-le au inonde », puis se reprend: « Non, ne le dites pas, car il n'en est pas capable /1 ». En effet, on ne sait que faire: dire de si grands trésors, il n'y a pas de moyen, voyant si peu de disposition au inonde; ne les dire pas et les sentir semble aussi impossible, puisque c'est l'affaire de tous les hommes que de les connaître. L'esprit demeure dans cet entre-deux, et cependant la vie passe, et Dieu va toujours son train et sa vérité demeure éternellement.
Je prie notre Seigneur qu'il vous pénètre tellement par son sens divin que vous puissiez être animée de sa divine Eucharistie et que la suavité de son Esprit, mise comme une sauce merveilleuse à sa divine chair, vous y donne le goût véritable et vous allèche à lui d'une telle manière que votre festin soit en lui perpétuel et qu'en attendant la mort, vous passiez toujours la vie en ce festin; que s'il ne veut pas vous donner l'abondance de cette consolation, que l'exercice de sa volonté vous soit un suffisant banquet. Car enfin c'est le final triomphe de l'âme que d'expérimenter les effets de cette divine volonté, se reposant en elle comme en son bien le plus désirable et ne cherchant rien hors de son accomplissement.
Mademoiselle Du Sault n'a plus de fièvre et, bientôt après son voeu, elle a commencé à se mieux porter /2. Elle est aussi au rang des âmes qui mettent leur joie en la volonté de Dieu. Je ne sais s'il ne se formera point un dessein d'aller à Loudun, si notre Seigneur rend sa guérison entière. Tenons-nous toujours dans la dépendance de cette divine volonté. Je suis en elle...
-F II, 694, - L 1587; n1 IV, 56.
-Destinataire et date d'après F L.
/1. « O âme, dites-le au monde ! Mais non, ne lui dites pas, car il ne connaît point ce vent subtil et délicat, et il ne vous entendra pas, étant incapable de ces grandeurs », Vive flamme d'amour, str. 2, V. 3, trad. Cyprien de la Nativité (OEuvres, 1665, 364).
/2. Le 24 juin. Cf. lettre 39o.
Coup sur coup, les 2 et 3 août, Surin écrit au P. Oliva trois lettres dont la réponse du vicaire général, datée de Rome, le 19 septembre, révèle l'existence et le contenu (ARSJ, Aquit. 3, 429) :
« Aux trois lettres que Votre Révérence m'a envoyées les 2 et 3 août, je répondrai en une fois par celle-ci.
» Je l'ai écrit à Votre Révérence le 15 août : je n'approuve pas la publication par les nôtres d'ouvrages sur la mystique [de rebus mysticis], alors qu'il y a des matières bien plus utiles aux cimes, plus dignes de nos
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travaux et qui ne provoquent pas de querelles. Qu'elle n'attende donc pas d'autre réponse de ma part à ce sujet. De son côté, qu'elle prenne tous les moyens pour qu'aucun de ses écrits sur la doctrine mystique ne voie le jour, que ce soit par son entremise ou par des séculiers. »
Le P. Oliva avait d'abord écrit : « …qui ne provoquent pas de querelles entre personnes de vertu éprouvée. Que Votre Révérence prenne tous les moyens pour éviter que des séculiers ne publient sur de tels sujets ce qu'elle aurait composé. Autrement, si nous n'avons pas la certitude de sa diligence à empêcher l'édition des livres, Votre Révérence en sera tenue responsable et sera soumise aux peines du décret promulgué par la dernière Congrégation. »
Sans doute ce texte fut-il jugé trop sévère, à cause des menaces qu'il contenait, ou injuste, en supposant une désobéissance de Surin/1, ou imprécis, faute de mentionner le rôle possible de Surin dans l'édition de ses manuscrits. Il fut barré et remplacé par la finale donnée ci-dessus. Dans sa première rédaction, le P. Oliva faisait allusion au 18e décret de la onzième Congrégation générale (1661), voté sur sa demande contre ceux qui publiaient des ouvrages sans autorisation. Le châtiment des coupables et de leurs complices était rigoureux : privation de l'office, privation de l'éligibilité et du droit de vote, incapacité au supériorat et aux charges, voire même peines corporelles (d: Institutum S. J., Florence, 1893, t. 2, 38o-381).
Le père vicaire général continuait :
« Quant au seigneur Surin, neveu de l'illustrissime seigneur Seurin, bienfaiteur insigne du collège de Bordeaux, Votre Révérence apprendra du père vice-provincial ce que j'ai décidé. Je lui ai écrit à ce sujet.
» En écrivant au père vice-recteur du collège que les nôtres ne devaient ni visiter ni recevoir les religieuses, nous n'avions pas l'intention de supprimer pour les nôtres tout entretien avec des religieuses, niais de recommander que cela se fasse avec prudence et jamais sans nécessité, selon l'ordre qui m'en a été donné par le Souverain Pontife.
» Puisqu'il a déjà été répondu à Votre Révérence de ne pas s'inquiéter les sommes données aux prédicateurs parisiens, elle ne doit plus revenir là-dessus, mais laisser toute l'qffaire au jugement des supérieurs/2. »
Le jour même, le P. Oliva résumait au P. Gilbert Rousseau, vice-provincial d'Aquitaine, les directives qu'il donnait au P. Surin (ARSJ, Aquit. 3, 428v). Il lui avait déjà écrit, le 5 septembre précédent, à propos de la somme réclamée pour le neveu de M. de Seurin : c'est la lettre à laquelle il renvoie ici, citée supra, lettre 355.
/1. De Bordeaux, le P. Decosta venait d'écrire à Rome que les PP. Surin et Bastide avaient publié, sous l'anonymat et à l'insu des supérieurs, une Introduction à la vie mystique. Mais le P. Oliva « ne pouvait le croire » (ARSJ, Aquit. 3, 423v). Peut-être s'agissait-il du Discours justificatif des choses mystiques; cf. lettre 36o.
/2. Cf. lettres 239 et 357.
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La précision au sujet des relations avec les religieuses avait sans doute été sollicitée par le P. Jean Destrades, alors vice-recteur du collège de Bordeaux. Elle visait indirectement Surin, critiqué à ce sqjet par certains pères de la maison («: lettre 369). Le P. Destrades voulait, semble-t-il, couvrir de l'autorité du général son attitude assez libérale. Il était lui aussi l'objet de dénonciations, connue le prouve ce passage de la lettre envoyée au P. Oliva quelques jours plus tard, le 29 août, par le P. Champeils (ARSJ, Aquit. 19, 202):
«Je dois avertir [Votre Paternité] que l'on n'a tenu aucun compte de la lettre par laquelle Votre Paternité signifiait au P. Destrades, vice-recteur du collège, de ne pas permettre que le P. Jean JosephSurin se rendît chez les religieuses, — mesure qui, dit-on, visait: aussi le P. Bastide, l'associé de sa mystique. Depuis lors, l'un et l'autre, ont été envoyés chez elles, et avec scandale. En „et, le P. Surin, à peu près incapable de peser ses paroles, leur a fait savoir que Votre Paternité lui avait interdit de se rendre chez elles, mais qu'il les invitait à l'envoyer chercher fréquemment puisque, s'il était demandé, il avait le droit d'aller chez elles. C'est, à mon avis, l'interprétation que dominent de l'ordre de Votre Paternité les PP. Verdier et Destrades 1, tous deux résolus à défendre ces deux pères et à faire passer polir vraies leurs illusions, quoi qu'en disent tous les autres. »
[…]
Voilà comme je le sens à présent, et ce peu, néanmoins, est un bien si grand et si délicieux que la plume et la langue ne le peuvent expliquer. Et l'âme même est en peine quand elle se voit aux termes d'en parler, et se plaît beaucoup plus à n'en rien dire et à ne se mettre point en devoir de toucher un bien inexplicable, et s'étonne de voir combien ce qui s'appelle le profond de l'homme est éloigné du superficiel et extérieur qu'à peine peut-il venir des nouvelles de l'un à l'autre, à cause du grand éloignement /1. Mais la béatitude de cet amour est un bien si ravissant que, si Dieu ne le bornait, il semble qu'il se ferait en nous comme aux grandes marées l'océan vient visiter et inonder la terre. Encore bien est-il que Dieu lui ait donné des bornes. Car si cette eau allait selon l'impétuosité qui la porte, il semble que l'âme serait perdue dans l'abondance ou dans l'opulence du don super-naturel de Dieu. Et quoique ce bien soit si grand que, quand l'âme entreprend de le décrire, elle se perd, néanmoins elle préfère l'exécution de la volonté de Dieu à cette jouissance, car enfin c'est en lui seul qu'elle se délecte.
[…]
/1. Surin analyse la différence entre le « profond » et le « superficiel » ou « extérieur » de l'homme, dans le Catéchisme spirituel, IV, 5, « De l'économie de l'âme » (éd. 1657, 270-275); cf. Guide, II, 9 (éd. 1963, 137-138).
Toujours malade, toujours surchargée de travail, consultée de tous côtés, réconciliant un ménage (F 11, 543), apportant son aide aux « bons missionnaires » (F II, 541) qui prêchaient à Rennes, recevant ou visitant les religieuses, Mme du Houx devait écrire à Surin comme elle le faisait à Jeanne des Anges, le 29 août : «Je vous avoue que mon genre de vie est étonnant et furieusement tuant. Tant agir vers le prochain, qui que ce puisse être, m'est un dur supplice et je me trouve toujours .fourrée en des rencontres bien épineuses. J'en ai deux présentement où il faut agir très secrètement et n'avoir conseil de qui que ce soit et qu'il ne paraisse en rien que telles choses soient. Et avec cela je porte des dispositions très affligeantes. Il est vrai que l'infinie bonté me donne un certain rayon de lumière par lequel je découvre que l'oeuvre de Dieu s'opère dans les âmes par toutes les contrariétés, angoisses et misères qui se rencontrent dans ce pénible exil. Je vois clair qu'il faut être absolument dépouillée et mis à nu de toutes les choses créées, pour bonnes même qu'elles soient, avant que l'âme puisse être transformée avec Jésus Christ en Dieu » (F II, 544).
Mon révérend père,
Après vous avoir montré ce que doit faire une personne qui veut se convertir à Dieu parfaitement et passer de l'état d'une vie tiède et lâche à un état de ferveur, j'estime qu'il est nécessaire de vous faire voir en quoi consiste le vrai service de Dieu et comment il demande toute notre application. C'est ce que j'ai tâché d'expliquer dans cette lettre que je vous envoie.
[suit un long traité]
[…]
C'est donc en vain que j'aurai égard à mon honneur, puisque mon honneur est absorbé en celui de Dieu. En vain songerai-je à ma gloire, puisque la gloire de Dieu efface toute la gloire humaine. En vain mon intérêt me viendra-t-il en la pensée, puisque l'intérêt de Dieu est si grand qu'il ne laisse point de lieu à tous les intérêts des créatures.
D'où il ne s'ensuit pas pourtant que je doive pour cela négliger mon bien particulier ou l'intérêt du prochain. Dieu veut que je les aie à coeur l'un et l'autre, mais il veut que je ne les considère que comme perdus dans sa grandeur, comme son bien et son intérêt propre, et que je ne les procure que par le seul motif de sa gloire. Par ce moyen, nous arriverons à ce point de perfection si sublime que tous les spirituels recommandent tant, savoir de réduire tout à l'unité. Car n'envisageant en toutes choses que Dieu, n'agissant dans toutes nos actions que par le seul motif de Dieu, toute cette multiplicité de vues et de motifs qui partagent d'ordinaire l'esprit et le coeur ira se perdre dans cette unique vue de Dieu, dans cet unique motif de l'amour de Dieu, et il ne restera plus à l'âme d'autre objet que Dieu seul.
[…]
[…]
Mes forces naturelles sont, par la grâce de Dieu, tellement renouvelées que j'ai presque oublié les maux passés, et cette année, qui est la soixante-deuxième de mon âge, me semble être immédiatement jointe avec la huitième où je me souviens que je jouissais paisiblement du bien que Dieu donne aux enfants /1.
Cette automne qui a été si belle, je l'ai toute passée à la campagne. Je ne fais que d'en venir et je crois que j'y retournerai encore qu'à l'Avent /2. Depuis quelque temps, je dors toute la nuit d'un sommeil paisible et sans interruption. Il me semble sincèrement que je suis comme un enfant dans le sein de notre Seigneur, avec aussi peu de souci qu'en l'âge de huit ans. Je n'ai plus d'autre croix que la vue des misères du prochain et de l'extrême pauvreté des peuples, que je ne puis voir sans douleur.
/1. En mars 1661, Surin raconte à Jeanne des Anges l'été merveilleux que, vers l'âge de huit ans, il passa libre et seul à la campagne (lettre 356). Cf. la lettre précédente, évoquant l'enfance, et supra, 43-46.
/2 L'Avent commençait le 27 novembre, en 1661.
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C'est pour vous dire que notre jeunesse se renouvelle quelquefois comme celle de l'aigle1, après des maux que l'on eût jugés sans remède. […]
En faisant ici l'éloge de L'Intérieur chrétien, c'est à jean de Bernières (160-1659) que Surin rend hommage. Il ignore salis doute l'identité de l'auteur 1 puisque l'éditeur, l'aventurier Nicolas Charpy de Sainte-Croix, prétend, dans sa Préface, présenter « diverses lettres » d'un homme « dont même le nom [lui] est inconnu ». L'ouvrage, achevé d'imprimer les mars 1659, s'intitulait: L'Intérieur chrétien, ou la conformité intérieure que doivent avoir les chrétiens avec Jésus Christ, Paris, Cl. Cramoisy, in-12, 165 pages. C'est celui que Surin trouve « entre les mains de Mme de Rasac ».
Charpy, bientôt brouillé avec la Compagnie du Saint-Sacrement, n'avait peut-être été qu'un prête-nom pour un recueil déjà constitué par le capucin Louis-François d'Argentan, disciple de Bernières et ami de Boudonl. En tout cas, le capucin reprit et augmenta l'oeuvre en publiant à Rouen, dès 166o, Le chrétien intérieur, ou la conformité..., 708 pages, — édition. elle-méme hdtive et incomplète à laquelle les ursulines de Caen substitueront, en 167o, Les OEuvres spirituelles de M. de Bernières.
[…]
J'ai trouvé ici, entre les mains de madame de Rasac, le livre qui a pour titre L'Intérieur chrétien. Je vous assure que je le trouve tellement à mon gré que je ne juge plus que le Catéchisme spirituel, que je croyais. auparavant fort utile, soit maintenant nécessaire. Si j'eusse vu celui-là plus tôt, je n'eusse pas cru qu'il eût fallu donner celui-ci au public. Car on trouve dans ce livre tout ce que je désire qu'on sache pour la vie spirituelle.
Ma très chère fille,
La paix de notre Seigneur etc.
Me trouvant à cette heure à la campagne et dans la liberté de vous écrire, je la prends pour cela et, quoique l'âme soit contente de tout ce que notre Seigneur ordonne par sa providence, je crois que je puisa satisfaire à un raisonnable désir de maintenir entre nous la correspondance que je désire être du tout fondée et établie en la grâce, me souciant fort peu de tout le reste. Car il me semble que tout ce qui n'est ainsi fondé s'en va rapidement et se perd
1. La présidente de Pontac.
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dans le néant dont il est sorti, ne nous laissant rien que ce que notre Seigneur a réservé en soi et qui rend aussi éternel et invariable que lui, et c'est son seul et unique amour.
J'ai reçu de vos lettres par le révérend père Bastideb qui, je crois, vous aura pu satisfaire sur les petites plaintes que vous pouvez faire de lui/1. Et je vois que lui, moi, vous et la mère des Anges, nous allons de compagnie hors le rang des choses de ce monde et que l'âge et la vieillesse emmènent tout dans le premier néant d'où nous sommes sortis, dans les biens de la grâce où il a plu à notre Seigneur nous attirer et élever par la foi que nous avons en lui, qui est un principe immobile et immuable qui nous place et nous établit en l'immobilité et immutabilité de Dieu. Nous nous en allons pièce à pièce et sortons du théâtre où notre Seigneur nous avait mis pour y faire le personnage que sa providence avait dessiné.
Je souhaite à toutes les âmes à qui sa divine bonté me lie par charité que nous en puissions faire un, c'est-à-dire un personnage de gens touchés, enivrés et transportés de son amour; qu'il en soit à la vue du monde qui nous environne ce qui plaira à sa bonté et à sa sagesse, mais aussi que, parce que la même bonté et sagesse nous a donné quelque grâce pour cela, nous fassions, dans l'homme intérieur, cet heureux personnage de vrais amants qui sont dégoûtés de toutes les suavités de ce monde périssable et du tout élancés de la sainte ardeur que donne ce divin amour en ceux en qui il réside, et nous passerons fort contents cette faible et chétive vie qui n'a rien de bon que cela. Et encore faisons ce que nous pouvons et, autant que notre Seigneur nous aide pour cet effet, travaillons à associer plusieurs âmes à ce bonheur qui n'est pas une chose qui soit beaucoup au gré du inonde ni beaucoup suivant son style et ses idées, mais fort au gré de ce Dieu époux qui veut nos âmes pour ses épouses. Et s'ilpeut une fois les arracher des choses basses de la terre, il les conduit à une vie heureuse qui, nonobstant les misères ordinaires et le sort commun des enfants d'Adam, estd d'être toujours en délices avec lui.
Une des choses qui m'étonnent le plus, c'est que les misères de l'infirmité, même si elles viennent de ceux avec qui nous vivons, n'empêchent point ce royaume intérieur de Dieu ni ces opulences, et je crois que cc qu'on nous dit des saints est très véritable: que, soit qu'ils fussent dans un état fort caché, les richesses
/1.Quel était l'objet de ces « plaintes »? Peut-être des « papiers » prêtés au P. Bastide et trop longtemps gardés par lui.
intérieures dont Dieu les comblait étaient au-delà de notre portée ordinaire et les laissaient absolument riches; et c'est dans une si grande simplicité que, quoiqu'il semble qu'il n'y ait d'effort de puissance, ni d'emploi de la main forte de créateur, quelquefois ils ne laissaient pas de se trouver absolument riches et opulents. Car plus l'âme se retranche dans la simplicité de la voie commune qui est la voie de la foi et plus, dans cette même voie de foi qui est le chemin royal, Dieu leur fait sentir des vrais biens du ciel et accable leurs coeurs de tant de douceurs et d'opérations de grâce, dans le style de cette même foi, que l'âme ne peut qu'elle ne juge que Dieu est bien fidèle en ses promesses et dans les espérances légitimes qu'on prend en lui, et qu'elle ne se livre et ne se détermine du tout à lui.
C'est à quoi je vous invite et ce qu'en effet je vous souhaite, étant en Jésus Christ votre, etc.
A La Croix, ce 14 avril.
-Destinataire. P: A une supérieure des religieuses de Notre-Dame. - Date. P: 14 avril. Le contenu semble indiquer l'année 1662.
Ma très chère fille,
La paix etc.
Je désire encore, avant que de partir d'ici et me retirer à Bordeaux, vous dire les sentiments de mon coeur et les communiquer au vôtre afin que nousprenions sujet de tendre toujours à Dieu en toutes les choses qu'il nous présente et, tandis que j'ai l'occasion, je puisse vous entretenir de lui.
Faisons, je vous prie, ce que nous pouvons pour croître incessamment en grâce, en amour et familiarité avec Dieu. Si nous nous tenons exempts des impressions que les objets de la terre font en émouvant nos passions et nos affections, il nous sera assez doux de prendre cet accroissement, tâchant de faire que la liberté
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du coeur devienne de plus en plus grande, ne donnant place qu'à Dieu et faisant peu d’estime du reste. Ne nous contentons pas de l'aimer, mais tâchons de procurer son service en faisant que plusieurs autres l'aiment, en quoi il faut suivre et prévenir les déclarations de sa grâce. Nous la suivons, quand nous essayons de cultiver les âmes en qui elle opère évidemment et que sa charité attire au bien solide; et nous la prévenons, quand nous essayons d'emmener à lui ceux en. qui il ne nous paraît encore rien de son action et de son attrait.
Je trouve souvent que sa Majesté donne bénédiction aux essais que nous faisons comme cela de mener à lui les personnes en qui il ne paraît rien de fait et que, par tendresse de charité et désir d'amplifier sa gloire, nous exhortons au bien et que nous entreprenons de mener à lui. Cela ne se fait pas souvent sans sa providence mais, quoiqu'il en arrive, ou que notre effort réussisse à bon effet, ou qu'il se rende inutile, nous croissons par là en son amour et la bénédiction que nous poursuivons pour autrui tombe sur nous. Elle consiste en l'augmentation de ce même amour qui est un assez grand fruit de notre travail. Cependant nous voyons souvent que notre Seigneur donne bénédiction selon nos desseins, et il me semble que tout ce qui me reste de vie, qui doit être peu puisque je suis vieux, je dois l'employer à lui et augmenter le nombre de ceux qui l'aiment; encore à lui sauver des pécheurs et des gens qu'il semble que l'enfer a déjà dévorés et qu'il lui faut faire vomir, les touchant par une parole efficace.
Tout ce que nous sentons de force pour cette heureuse négociation vient du dedans qu'il se veut acquérir de plus en plus, lequel, pour le présent, consiste en cette touche de coeur ou plénitude d'esprit sur la mort de Jésus Christ, de laquelle l'âme se trouve profondément blessée et atteinte pour conserver vers lui un gémissement qui fasse une augmentation de ce même amour qui est un assez grand fruit de notre travail. Cependant nous voyons souvent que notre Seigneur donne bénédiction selon la peine que Jésus Christ a voulu prendre pour nous. Depuis la fin de cette Cène où il donna son corps jusqu'au moment de sa mort, il y a un sujet infini d'objets touchants et émouvants, d'où réussit en nous cette heureuse disposition aux larmes perpétuelles et à l'esprit de grâces et de prières 1 qui nous met dans une sainte tristesse de laquelle l'âme atteinte ne veut plus se délecter en rien, sinon
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à penser en lui, à se lamenter pour ses souffrances et à s'embraser au dessein de croître en amour et de procurer, selon ses conseils, l'accroissement de personnes qui veulent s'entretenir de lui et de ses peines et qui, ayant amassé beaucoup de bois de canelle et de précieux aromates, les veulent consommer en son amour, pensant toujours à lui et à ce qu'il désire de nous.
Il ine semble vraiment que notre Seigneur établit, comme un brasier allumé ou une lampe à laquelle il fournit toujours de l'huile qui se peut aussi ranimer, une blessure très douce dont l'effet est de mettre le coeur en continuelle langueur pour lui, tendant à lui, ne voulant que lui et les choses qui sont à son service et à son amour. L'âme ne se peut jamais rassasier de parler de sa plaie et de sa douleur, soit parce qu'elle est fort grande, soit parce qu'elle est fort douce. L'abondance de sa peine et la suavité de sa même peine lui sont d'éternelles occasions de parler. Mais à qui? A tout cc qu'elle trouve disposé à l'entendre. Ce ne sont bonnement que les personnes ou fort simples ou comme enivrées par l'amour, qui souffrent ou parfois désirent de tels discours.
Pour moi, je me résous à passer le reste de mes jours comme une tourterelle qui a perdu sa compagne, et cette compagne est la sainte humanité de Jésus Christ qui jusqu'à présent nous a daigné associer par son amour, mais qui s'est retiré de nous par sa retraite au ciel, ne nous entretenant que de l'espérance de revenir pour nous rejoindre et mener avec lui. Et j'admire comme, après tant de maux et de terribles dispositions, notre Seigneur nous traite si doucement. Et cependant il le fait sans grand appareil, car cela est compatible avec une assez grande pauvreté et simplicité et parfois même délaissement dans la foi. Mais parfois il interrompt cet état de foi et de pauvreté par une approche si douce vers l'âme et par un tel attendrissement vers lui qu'il semble quasi que nous sommes à la porte de l'autre vie.
Je ne suis point comme vous, qui êtes toujours en langueur de maladie, car il me donne bonne santé. Mais c'est un certain reste d'affaiblissement, qui semble ou provenir de l'âge ou des misères passées, qui, nonobstant que la santé soit ferme, me tient las, traînant et peu vigoureux dans mes emplois. Je vous assure que, nonobstant que les obscurités soient parfois assez grandes et les infirmités assez affligeantes, sans pourtant intéresser ce qui s'appelle santé, il y a une telle confiance en sa grâce et un tel appui en son amour que je ne voudrais pas changer mon bon temps avec celui des plus contents du inonde, et mon Seigneur ne souffre
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point que l'âme se repose en ce qui est ici-bas. Elle n'a désir pour quoi que ce soit de la terre et ne se soucie de rien et, se dilatant en lui, n'a plus aucune chose en quoi elle se veuille étendre. La faiblesse naturelle fait que les actions vers le prochain ne sont guère vigoureuses; mais l'âme, se voyant courte de ce côté-là, se retire chez soi, trouve repos en la sainte Eucharistie et en sa blessure et langueur qui, quoiqu'elle l'abatte en quelque manière, est accompagnée d'une grande douceur et plénitude.
Je prie notre Seigneur qu'il vous réserve à lui de telle sorte que rien hors de lui ne vous approche pour entamer ni pour vous contenter. Je sais quel mal ce serait à l'âme qui a. un peu savouré son amour, de venir à se délecter en quelque chose hors de lui. Je vous assure que, quoique je vous verrais volontiers s'il le voulait, néanmoins il ne me semble rien de désirable que lui et en lui. Nous nous verrons bientôt, n'y ayant rien qui nous puisse embarrasser en ce monde s'il continue à nous assister de sa grâce, et le temps étant court jusqu'à l'autre vie.
Je suis à Bordeaux fort occupé en bonnes oeuvres. J'ai été ici en grande liberté. Je vous écrirai si notre Seigneur m'en donne occasion par quelque demeure en la campagne, laquelle pourra peut-être arriver. Cependant je demeure votre etc.
A La Croix, ce 15 avril.
Ma très chère mère,
La paix de notre Seigneur Jésus Christ soit avec vous.
Je me sens fortement poussé à vous prier d'écrire à madame notre première présidente pour lui faire connaître l'ardeur de mon zèle pour sa sanctification. Dites-lui que je désire qu'elle corresponde entièrement à la grâce, afin que notre Seigneur trouve en elle la disposition qu'il veut qu'elle apporte de son côté à l'accomplissement de ses desseins.
Empruntez de sainte Thérèse quelques unes de ses flèches ardentes pour en percer le coeur de votre amie, et faites-lui bien pénétrer qu'après les tempêtes passées /2, dans le calme où Dieu la met présentement, il prétend qu'elle se donne toute à lui et qu'elle rompe tous les liens qui la pourraient encore attacher au monde; que, par un généreux effort, elle se dégage de tout ce qui pourrait l'arrêter et l'empêcher de s'aller reposer dans le sein de son divin amour; qu'elle retire ses yeux de toutes les vues humaines pour envisager, d'un coeur pur et droit, ce qui est le plus agréable à sa divine Majesté; qu'elle foule aux pieds tous les intérêts des créatures pour n'être plus touchée que du zèle de sa gloire et de son service; qu'elle ne mette plus son appui et sa confiance qu'en lui seul, s'abandonnant aux soins de sa paternelle providence; qu'elle
/2. Sans doute s'agit-il d'événements anciens, puisque déjà Surin faisait allusion, le 30 novembre précédent, à la « liberté » qu'elle avait dans la « solitude » et, le 20 décembre, à son « heureux retour en sa maison »: peut-être la Fronde bordelaise (1649-1652) où les Pontac jouèrent un rôle de premier plan (cf. FONTENEIL, Histoire des mouvements de Bordeaux, Bordeaux, 1651); peut-être simplement ses séjours à Paris.
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conçoive bien la vraie idée des choses de la terre, qui fait qu'on ne regarde les grandeurs du siècle a que comme un songe, comme un peu de fumée qui se dissipe en un moment, et que tout, hormis Dieu connu et aimé par la grâce de Jésus Christ, ne paraît qu'un vain fantôme et qu'un néant; qu'elle s'établisse fortement dans la vérité, qui ne se voit maintenant qu'au travers du voile de la foi, mais qui lui sera rendue évidente à l'heure de la mort; et que, sans perdre jamais de vue cette image de la vérité, elle se comporte envers tout le monde avec un parfait dégagement et une sainte liberté d'esprit, demandant cela instamment à notre Seigneur.
Cette idée n'est point mélancolique. Elle est une source de joie, et d'une solide et très grande joie, dont Dieu lui donnera la possession si elle se tient invariablement attachée à lui. Ensuite, elle s'étonnera de voir qu'une paix, une douceur et une allégresse continuelle seront son partage. La fortune que je lui souhaite et la grâce que je demande sans cesse pour elle, c'est que Jésus Christ, en sa gloire, en sa grandeur et dans son triomphe, renverse et détruise en elle tout ce qui pourrait résister à ses desseins, et qu'il jette dans son âme tant de feux et tant de flammes que son coeur enfin devienne une fournaise où elle se consume heureusement dans l'ardeur des séraphins.
Cela n'est pas si impossible que nous nous le figurons souvent. Pied à pied, par une exacte fidélité et par une constante attention à veiller sur notre intérieur, nous emportons à la fin ce qui d'abord nous paraissait insurmontable et nous exécutons des choses dont la seule idée semblait jeter dans le désespoir. Puisque notre Seigneur lui a déjà donné la confiance, si elle correspond de tout son pouvoir à la grâce qui la porte à se convertir parfaitement à lui et qu'elle éloigne de soi le inonde et les créatures, il fera l'oeuvre, cet œuvre/1 que l'enfer redoute tant, que le monde ignore tant, que les anges désirent tant. Cet oeuvre: quel oeuvre? L'oeuvre d'aimer. Et d'aimer quoi? D'aimer un bien qui ravit l'âme par sa souveraine beauté, qui l'enrichit d'une opulence divine, qui la rassasie de ses saintes délices.
Hélas! Que veut le coeur humain, sinon se remplir? Et à quoi travaillent tous les grands du siècle, sinon à chercher de toutes parts des moyens pour se remplir de biens? Et c'est ici que se
/1. « Oeuvre », qu'on employait déjà surtout au féminin, restait au masculin dans quelques cas, par exemple en théologie; cf. supra, 1314, n. 2.
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trouve le vrai bien. Ce sont des royaumes, ce sont des spectacles de gloire et de grandeur, cc sont des trésors immenses: ce que donne Jésus Christ aimé dans sa pauvreté, dans son humilité et dans son abnégation, dans son attachement à procurer sans relâche la gloire de son Père. Et ces richesses, ces joies, ces délices sont accompagnées de toute justice et sainteté. Et pour qui tout cela? Est-ce seulement pour les carmélites? C'est pour toutes les âmes qui suivent Jésus Christ et sa doctrine, qui mortifient leurs vains désirs et qui se rangent auprès de leur maître. C'est là que se trouve l'abondance de la paix. C'est là qu'est la source d'où coulent les torrents de la grâce. C'est là que sont les trésors et les magasins de la lumière, de la sagesse, de la vérité et de la vie.
Donnez-lui, ma très chère mère, donnez à cette bonne daine le courage de mettre Jésus Christ dans son coeur avec un tel ascendant que rien ne lui en dispute non seulement la première place, mais encore l'entière possession, et qu'il ait un plein pouvoir d'opérer en cette âme qu'il a créée, rachetée et favorisée de tant de grâces, d'opérer, dis-je, en elle selon ses desseins de se communiquer pleinement à elle et de s'entretenir familièrement avec elle. C'est là son désir. Il vaut qu'elle soit sa conquête. Il veut se donner à elle, converser avec elle, répandre en elle son Esprit et sa divinité afin qu'elle s'en remplisse, comme un estomac altéré se remplit d'une liqueur exquise qui le pénètre et puis s'insinue dans tout le reste du corps, y portant du rafraîchissement et de la vigueur, sans laisser rien de vide.
Je crois que vous ferez bien de lui envoyer cette lettre. Car, insensiblement, elle se trouve toute pour elle. Et pour vous, quoi? Donnez-lui de votre abondance, ma chère mère. Car la sainte liberté dont vous jouissez dans votre état, la solitude où vous êtes renfermée avec Jésus Christ, le parfait dépouillement de toutes les choses de la terre où vous vous êtes réduite, est un fond abondant qui doit vous fournir des biens pour vous et pour les autres.
Faites donc, ma chère mère, ce que je désire si passionnément, et croyez que je suis très affectionné en votre service, en notre Seigneur,
j. JOS.
Madame,
Je me sers du loisir que la providence nie donne et de l'occasion qu'elle me présente pour vous suggérer quelques pensées qui vous aident à vous entretenir avec Dieu pendant cc saint temps /1. C'est un temps non seulement de joie, par la mémoire de la résurrection de notre Seigneur, mais d'une sainte et divine chaleur, par l'attente de la venue du Saint Esprit; et l'Église nous tient tous dans l'attente de ce feu céleste qui ne vient pas pour détruire mais pour vivifier nos âmes, les élevant de la terre au ciel par sa ferveur et son activité.
Le dessein de Dieu en envoyant au monde son Saint Esprit est qu’il opère en nous à proportion commune fait le feu quand il s’attache à une matière propre à recevoir son action. C'est pour nous disposer à l'effet de la grande et sublime grâce de l'amour divin et pour allumer en nous le feu de cc pur amour dans toute son étendue et jusqu'au point de perfection où il cause ces saints et délicieux transports, qui ne sont connus que de ceux qui les ont expérimentés et dont personne n'a l'expérience que ceux qui ont préparé leur coeur à cette grâce par le dégagement et le vide de toutes les choses de la terre. Quand Dieu a conduit une âme à l'expérience de ces délices, de ces ardeurs et de ces divines impétuosités, et qu'il l'a mise en possession des richesses de son Saint Esprit, elle connaît alors clairement la bassesse et la pauvreté des grandeurs et des richesses du siècle. Nous n'avons point de ternies propres pour exprimer ces biens surnaturels. Notre Seigneur dans l'Évangile et les apôtres dans leurs Épîtres nous les représentent par les noms d' « eau vive » de « fontaine qui rejaillit jusque dans la vie éternelle », de « feu », d' « onction », de « trésors », et
/1. Le jeudi 4 mai se situait dans la semaine qui suit k troisième dimanche après Pâques. La Pentecôte devait être célébrée à la fin du mois, le 28.
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par d'autres semblables noms qui marquent les merveilleux effets du Saint Esprit.
La meilleure disposition que nous y puissions apporter est une continuelle application à nous mortifier et à purifier nos coeurs sans relâche, jusqu'à ce que le Saint Esprit fasse cesser ce travail pour nous donner lieu de jouir de ses dons, de goûter ses douceurs, de brûler de ses feux et d'expérimenter les effets qu'il opère dans les âmes qu'il trouve bien disposées.
Les principaux sont: premièrement, une douce pluie de consolation et de paix qui répand et dilate ses eaux autant qu'il y a de fond et de capacité dans l'âme pour les recevoir; secondement, une abondance de biens divins qui vient avec rapidité se décharger dans l'intérieur, comme un torrent impétueux qui a rompu ses digues; troisièmement, une flamme vive et délicieuse qui consume doucement le coeur et fait en l'âme une impression de force et de langueur, de sorte qu'elle est en même temps et languissante et vigoureuse, languissante parce qu'elle ne peut supporter l'excès de l'ardeur qui la brûle, vigoureuse parce que, le feu de son zèle l'animant d'un courage infatigable, il la fait travailler pour Dieu sans relâche. Elle n'en peut plus, et cependant elle sent des élancements qui la portent à la poursuite d'un bien plus grand que le ciel. C'est l'intérêt de Dieu qui, quand nous le connaissons bien, est plus capable de nous charmer que tout ce que le ciel nous saurait donner hors de Dieu.
Servez-vous, madame, de l'avantage de votre solitude /1 pour vous préparer à ces amoureuses communications du Saint Esprit auxquelles je vous convie. La plus douce de ces consolations est celle que produit le goût du très auguste mystère de la Sainte Trinité, où les délices de Dieu sont toutes renfermées: cette immense et infiniment douce Majesté du Père des miséricordes, cette charmante beauté du Verbe, cette onction du Saint Esprit si pénétrante, c'est là ce qui fait la solide joie et la félicité des âmes àqui Dieu se daigne faire sentir sur la terre. Je vous la souhaite. Il faut finir: je suis au bout de mon papier.
/1. Peut-être Mme de Pontac est-elle à Haut-Brion. Cf. supra, 1292, n. 3.
Bordeaux, 26 mai 1662 A Madame de Barrière, à Bordeaux.
Marie Ferrand du Saussay, d'origine poitevine, avait épousé Jean de Taillefer, seigneur de Barrière, vicomte de Rotissille. Deux aventuriers venaient de rendre célèbre la famille de son mari, depuis longtemps établie au Périgord: Henri de Taillefer, seigneur de Barrière, maréchal de camp et commandant du second régiment de Conti en 165o (cf. ses lettres de Londres à Condé, 1652-1656, dans AUMALE, Hist. des princes de Condé, t. 6, 1892, 684-696) ; Charles d'Abzac, marquis de La Douze, seigneur de Barrière, maréchal de camp en 1650 (cf. BESSOT, Livre-Journal, éd. Tamizey Larroque, 1893, 85).
L'un de ses fils, Jean-Charles, abbé de Barrière (1646?-1729), camérier secret des papes Innocent XI, Alexandre VIII et Innocent XII, puis vicaire général de Limoges et abbé de Saint-Martial, est bien connu comme défenseur de Fénelon (cf. BOSSUET, Correspondance, éd. Urbain-Levesque, t. 9-11).
Amie-Marie de Taillefer de Rotissille, autre enfant de Mine de Barrière, d'abord fille d'honneur d'Anne d'Autriche, avait épousé en 1 655 Jean-Isaac de Ségur, baron de Pontchat en Périgord, mort à Bordeaux en 1 707 /1. Deux de ses filles entreront au carmel, l'une à Bordeaux et l'autre à Paris. C'est à Mme de Pontchat que l'abbé de Chantérac, son parent /2, devenu vicaire général de Cambrai, enverra des nouvelles
/1. Jean-Isaac est sans doute le « sieur de Ségur, seigneur de Pontchat, écuyer » qui, le i" août 1663, sera élu jurat de Bordeaux. Cf. TILLET, Chronique bourdeloise, 1703, II, 97.
/2. Gabriel de la Cropte, abbé de Chantérac, a d'ailleurs deux soeurs à Bordeaux, Aime et Élisabeth; cette dernière, « dame de l'Hôpital » (de la Manufacture?), sera son héritière universelle. Cf. A. DELPLANQUE, Fénelon et ses amis, 1910, 266-267.
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de Fénelon et parlera des Maximes des saints, le livre « qui retentit, me dites-vous, jusqu'à Bordeaux ». En 1697, il lui écrira en effet: «Je ne m'étonnerai point que ce livre ait le même sort que celui des plus grands saints qui ont écrit sur des matières si relevées, si peu à la portée du commun des chrétiens et peu à l'usage de beaucoup de savants, dont le coeur desséché, comme dit sainte Thérèse, par des études stériles, ne s'ouvre point à la rosée du ciel et ne laisse point pénétrer à l'onction de Jésus Christ. Il est vrai, c'est un mal et une trop grande présomption, que tant de «gens qui n'ont point la science des saints osent se rendre juges des mystères les plus cachés de la parfaite charité: cc n'est pas moi qui dis qu'ils blasphèment ce qu'ils ignorent/1. Les écrits de sainte Thérèse, du bienheureux jean de la Croix et de saint François de Sales ont été examinés, d'abord qu'ils ont paru, avec ce zèle amer qui n'est pas selon la science...» De pareils propos reprennent exactement, mais contre Bossuet et les « examinateurs » de Fénelon, le langage qui avait été celui de Surin « examiné » par Chéron ou Champeils ! Mme de Pontchat l'ignorait-elle? En tout cas, après les conseils qu'elle reçoit ici de Surin, elle ne s'étonnera sans doute pas, en 1697, d'apprendre par son cousin que « les pères jésuites... approuvent » le livre de Fénelon: « Ils le louent, ils le défendent, et avec eux toutes les personnes d'une piété distinguée » (Bossuet, op. cit., t. 8, 511-514). Bossuet, qui lira cette lettre et en enverra une copie à son neveu, y verra le signe d'un esprit « de même genre que celui de M. de Cambrai, sinon qu'il est moins aigu et plus solide » (op. cit., 360-361).
Enfin, dernière fille de Mine de Barrière, Marie-Madeleine entre cette année même au premier carmel de Bordeaux (cf infra et lettre 467). Elle s'y trouvera encore lorsque l'abbé de Chantérac en deviendra le supérieur.
Madame,
La paix de jésus Christ soit pleinement en vous.
Je me sens porté à continuer par écrit l'entretien que nous avons eu ensemble de vive voix, touchant l'oraison.
Une âme qui aspire à la perfection chrétienne et qui veut goûter les avantages qui se rencontrent dans le parfait service de Dieu doit faire tous ses efforts pour s'adonner à l'oraison. Sans l'oraison, elle ne sera qu'à demi bonne et n'aura que la moitié du bien spirituel qu'elle pourrait avoir. C'est pourquoi, ce saint exercice étant un des points qui sont de nécessité de bienséance de l'état de grâce, il importe extrêmement de se le rendre aisé et, puisque
/1. 2 Pierre 2, 12 et Jude, Io. En 1660, Surin citait déjà ce texte contre ses « examinateurs » (cf. Guide IV, 3; éd. 1963, 179).
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c'est la nourriture de l'âme, il faut que l'usage ne nous en soit pas plus difficile que celui de la nourriture du corps. Dieu, par une sage disposition de sa providence, a mis de la facilité et du plaisir en tout cc qui est nécessaire à l'entretien de la vie, et il n'est point de la douceur de sa conduite qu'une chose de laquelle on ne se peut passer devienne laborieuse et pénible. On doit aller à l'oraison comme à un repas. Quelques âmes ferventes y vont avec la même ardeur et le même plaisir que les mondains vont à un festin ou à un bal: ce qui est une grâce fort singulière.
On trouve l'oraison aisée quand on la regarde, non comme un exercice fatigant, comme un travail d'esprit, mais plutôt comme un divertissement agréable. Pour cela, il faut approcher de Dieu familièrement et user de la sainte liberté que nous donne la qualité d'enfants de Dieu. Il est notre créateur, il est notre père. Nous pouvons donc, sans choquer la bienséance, aller à lui avec la même franchise et la même simplicité que les enfants vont à leur père et à leur mère. Un petit enfant se présente devant son père sans cérémonie, par un instinct d'amour filial, par le mouvement de son bon naturel, et peut-être encore par l'attrait de la bonté paternelle qui lui donne cette assurance. Il entre dans la chambre sans préparer de compliment et va se mettre auprès de son père. Il demeure là sans d'autre étude que d'être bien modeste et de ne point faire de bruit. Il se contente d'être auprès de son père et de s'y tenir avec respect et amour.
J'estime que, quand une âme est pure et que sa conscience ne lui reproche aucun péché grief, la grâce de l'adoption divine lui donne libre accès auprès de Dieu. « Nous sommes, dit saint Paul, les domestiques de Dieu/1 »; « il a envoyéa dans nos coeurs l'Esprit de son Fils qui crie: mon Père, mon Père /2 ». Nous pouvons donc prendre la liberté non seulement de converser avec lui, mais encore de le faire familièrement et comme un fils converse avec son père, un ami avec son ami /3.
Pourquoi donc nous rendre l'abord et la conversation de Dieu difficiles, comme font ceux qui apportent à l'oraison tant d'artifice et tant de travail? On s'y gêne, on s'y tourmente, on en fait une étude ou du moins une affaire. Il est vrai que les enfants ont quelquefois des affaires à traiter avec leur père mais, quand
/1. Éph. 2, 19.
/2. Gal. 4, 6.
/3. Ex. 33, II. Cf. Exercitia spiritualia, n° 54.
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ils sont petits et dans la simplicité de leurs premières années, leur principale affaire est le plaisir qu'ils prennent à voir leur bon père, à demeurer auprès de leur bonne mère. Cela fait une partie de leur vie et de leur contentement. Nous devrions aller à Dieu de la même façon, simplement, amoureusement, avec une confiance filiale, ne troublant point par de fausses idées la paix et la douceur qui se rencontrent dans la conversation divine. Dieu veut que nous agissions avec lui selon la condition de notre nature. Or nous sommes tellement faits que notre imagination est libre et, par son mouvement, va d'un objet à l'autre, comme un oiseau qui a la liberté de voler d'arbre en arbre et d'aller de tous côtés, où il lui plaît. La contrainte de l'imagination et la violence qu'on lui fait pour l'arrêter est ce qui rend l'oraison fâcheuse.
Si, dans mon oraison, je pouvais souffrir cette liberté de mon imagination sans préjudice du respect que je dois à Dieu, mon âme ne serait point gênée; elle serait en paix. Or je dis que cela se peut faire, parce que Dieu est un être universel, le créateur et le principe de tous les êtres, qui nous a mis dans ce monde au milieu d'une infinité d'objets dans lesquels il est « par essence, par puissance et par présence /1 ». Notre bonheur serait si ces objets au lieu de nous détourner de Dieu nous portaient à lui; et notre mal est que, dans l'oraison, ces objets se présentant à nous, l'imagination s'y amuse et c'est là ce qui nous cause des distractions. Mais si, parmi tout cela, si dans tous ces objets, nous regardions toujours Dieu par cette notion confuse d'être universel, tout ce qui serait devant nos yeux, tout ce qui se présenterait à notre esprit nous élèverait à Dieu et nous n'aurions point de distractions.
Quand je me retranche dans une idée particulière, une autre idée particulière est une distraction à l'égard de la première. Mais si je m'occupe d'une idée universelle, l'idée particulière qui me viendra ne me distraira point. Or Dieu est un être universel que je puis atteindre par une notion générale et par un goût général; et pourvu que je conserve en moi cette disposition d'esprit, cette vue et ce goût de Dieu, dans cette étendue immense d'être universel, quelque objet particulier et distinct qui vienne se présenter à moi, il ne me sera point un sujet de distraction et, par ce moyen, l'oraison me sera douce et aisée. Je dois seulement prendre garde que les idées distinctes que j'ai ne soient point hors
/1. Expression classique. Cf. par exemple, saint Thomas, Summa theo-logica I, 8, 3 : « Utrum sit Deus ubique per essentiani, przsentiain et poten-tiam ».
de Dieu. C'est pourquoi je dois envisager toutes choses confusément en Dieu.
Il y a des âmes à qui l'idée de Dieu se rend si universelle et si familière que presque rien ne les distrait. Elles trouvent Dieu partout, et l'être universel se présente à elles dans tous les êtres particuliers. Ainsi rien ne les éloigne de Dieu. L'oraison leur est facile parce qu'elle est générale et non pas limitée. Il en va ici à peu près comme quand on joue du luth. La grosse corde qu'on touche du pouce a un ton général qui soutient les divers tons des petites cordes, de sorte qu'ils sont bons et agréables pourvu qu'ils s'accordent avec ce premier ton. De même, l'idée de Dieu, quand elle est générale, soutient l'oraison, si bien que, quelque pensée qui vienne dans l'esprit, pourvu qu'elle s'accorde avec cette notion universelle de Dieu, elle n'est point une distraction, mais une vraie partie de cette oraison qui est d'autant plus haute, plus douce et moins gênante qu'elle est plus universelle.
Il n'y a donc qu'à se familiariser avec Dieu, ce qui est permis à l'âme innocente ou pénitente. C'est assez qu'elle se soit affranchie de toute attache criminelle et qu'elle n'ait rien à se reprocher qui la puisse mettre mal avec Dieu. Quand elle se trouve ainsi disposée, sans tant examiner son état, elle n'a qu'à s'humilier devant Dieu et puis s'abandonner à cette idée générale de Dieu et faire ainsi son oraison sans s'inquiéter des pensées vagabondes qui se présentent, tâchant seulement de les réduire à cette idée universelle de Dieu: pourvu qu'elles s'y accordent, l'oraison sera toujours bonne. Il ne faut point se bander l'esprit par une contrainte générale. Il suffit de le ramener doucement au ton de cette première corde qui entonne Dieu par un son d'autant plus pur qu'il est plus haut et plus libre.
J'avoue bien qu'au commencement il faudra un peu se contraindre pour empêcher les extravagances de l'imagination, mais cette peine et ce travail passera insensiblement, l'habitude de la présence de Dieu se formera doucement et l'âme se trouvera en état d'aller à Dieu par attrait et de se tenir auprès de Dieu comme un petit enfant se tient auprès de sa mère. L'oraison pour lors ne fait plus de peine. Elle est un repas délicieux, un doux et tranquille repos et un vrai divertissement. Je connais des personnes fort sujettes au mal de tête qui trouvent du soulagement dans l'oraison. C'est cette notion universelle de Dieu qui produit ce bon effet, portant avec elle la paix, la joie, la consolation et toutes sortes de biens.
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Il ne tient qu'à nous de nous procurer ces avantages. il faut seulement quitter le péché, rompre les liens qui nous attachent aux choses basses et terrestres, nous établir dans la _pureté de coeur, animer notre foi et nous élever au souverain _Etre. Ensuite la pratique de l'oraison, si redoutée de quelques bonnes âmes parce qu'elles ignorent la liberté de l'Esprit de Dieu, ne nous sera plus difficile. Elle deviendra même, à la fin, délicieuse, et alors on pourra dire que « Le royaume de Dieu s'est approché de nous/1 » à cause de cette facilité que nous aurons d'y entrer. Nous y goûterons la douceur de la conversation divine et nous posséderons abondamment les richesses de la grâce.
Voilà, madame, à quoi je vous invite. Vous trouverez, si vous voulez, dans cette oraison la source de tous les biens et un avant-goût du paradis. Madame de Pontchat/2 y trouvera la joie, la paix et la tranquillité de son coeur. Elle verra même qu'il n'y a rien de tout ce qui se rencontre dans sa condition qui ne lui aide à faire oraison, si elle sait prendre son étendue dans cet esprit de liberté divine qui compatit avec tout ce qui n'est point péché et qui se sert de toutes sortes d'objets pour élever et conduire les âmes à Dieu. Tout se peut accorder avec Dieu, hormis le péché. Ôtez le péché, je dis que l'exercice de l'oraison est si doux, si raisonnable, si conforme au bien naturel de l'homme, que non seulement mademoiselle de Roussille /3, qui va se faire carmélite, mais encore monsieur de Pontchat peut, aussi bien que monsieur de Renty, faire oraison l'épée au côté, allant à la chasse, rendant visite et s'acquittant des autres devoirs de son état /4. Et que madame votre hôtesse ne peut légitimement se dispenser de cet entretien divin, qui lui donnera le dégoût pour tout ce qui ne plaît point à Dieu, sans excepter le jeu dont il lui semble qu'elle ne se peut passer.
La douceur de l'oraison lui fera changer ce divertissement du jeu en un autre plus saint, qui est le jeu de la sagesse incréée, où elle
/1. Lc Io, 9.
/2. Cf. note liminaire, supra.
/3. Cf. lettres 454 et 455.
/4. Gaston Jean-Baptiste, baron de Renty (1611-1649). Le P. Saint-Jure, son second directeur spirituel après le P. Charles de Condren, écrivit La vie de M. de Renty (1651) où il souligne à plusieurs reprises cette universelle présence à Dieu dans l'existence d'un homme aussi actif (cf. ibid., 150-174): « cet ordre saintement désordonné dans lequel je sens que Dieu me veut », comme le dit Renty, voilà ce qui unifie la diversité d'occupations conformes à l'inspiration divine et habitées d'une même attention (cf. ibid.,170-174).
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prend ses délices à converser avec les hommes et où les hommes trouvent leur félicité à converser avec elle.
Désabusez-vous donc, madame, de la pensée où vous étiez peut-être que vous n'avez pas les dispositions requises pour l'oraison. Persuadez-vous une bonne fois que le bien de l'âme consiste en ce saint exercice, et que c'est un bien non seulement le plus utile, mais encore le plus facile et le plus doux du monde, comme l'expérience vous le fera voir.
Je souhaite de tout mon coeur que monsieur et madame de Pontchat soient pleinement convaincus de cette importante vérité. Pour mademoiselle de Roussille, je la tiens absolument gagnée à notre parti. La vie qu'elle va embrasser, le métier qu'elle va faire, c'est la pratique de l'oraison. Dès que notre Seigneur lui aura ouvert la porte de sa sainte maison, elle entrera dans ce divin commerce. Elle sera introduite dans le cabinet de l'époux et on lui fera part des trésors de la grâce qui appartiennent aux âmes que Jésus Christ appelle à la condition glorieuse de ses épouses/b...
- N II, 97; - c I, 318 (1, 45).
- Destinataire et date d'après N et c.
(a) envoyé c: trouvé N. - (/b) Dans N, deux lignes de points signalent qu'une dernière partie de la lettre n'a pas été transcrite.
Ma très chère fille,
La paix etc.
Je prends l'occasion de vous écrire n'étant pas à Bordeaux. Je vous en ai dit la cause: lorsque je suis hors de la ville, je garde ma liberté en ce que je crois être de la gloire de notre Seigneur. Je pense que les choses que je vous écris sont tout à fait selon son coeur.
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J'ai reçu une des vôtres depuis peu à laquelle j'ai répondu par madame/1... Je vous dirai que, nonobstant mes misères, notre Seigneur me donne grande force pour aller de paroisse en paroisse prêcher le peuple chrétien, et je lui annonce une partie de mes aventures, ce qui lui fait grand profit. Il se trouve que ce ne sont que des expériences des choses que la foi nous oblige de croire, comme sont celles dont la communication avec les démons dans les exorcismes nous laisse instruits et convaincus. Les hommes sont ordinairement plongés dans les objets sensibles, et ces connaissances les réveillent et les appliquent au bien souverain. Dans cette manière de vie et allant par la campagne, je trouve grande douceur, et il me semble que Dieu s'approche de nous et se rend comme palpable; ainsi le disait saint Paul /2. Je vois des malades à qui je donne du papier de saint Joseph /3; ils le prennent avec dévotion. Cette vie où je suis est fort différente de celle des villes et nous unit en quelque façon plus intimement. Je ne sais si c'est que la suavité naturelle augmente celle de la grâce. Je ne vais point éplucher tout cela, mais, allant à la bonne et en simplicité, je voudrais tout convertir en Dieu, et je crois que vraiment il se peut.
Cette blessure dont je vous ai parlé se va agrandissant toujours; il me semble que l'état de foi l'accroît. Par l'état de foi, j'entends toujours celui qui nous éloigne des expériences extraordinaires, et cet état croît de telle sorte en moi. J'ai parfois besoin de me représenter les choses de cette nature et extraordinaires, que j'ai vues ou connues, pour me ramener à la ferme croyance qu'il faut avoir pour nous tenir fort proche de Dieu. Car je crois vraiment que, quoique cet état de foi soit propre à mettre l'âme en sa liberté et la disposer aux vraies tendresses d'amour, et quelquefois d'autant plus grandes que cet éloignement de l'extraordinaire est plus grand, il faut néanmoins, pour empêcher l'obscurité où cet état nous réduit, revenir à la représentation des objets touchant ce que j'ai vu. Autrement, la nonchalance s'établirait en l'esprit et l'oubli où mène cette liberté où naturellement nous porte cet état commun.
Priez, je vous supplie notre Seigneur que, comme j'ai sujet de désirer qu'il me tienne en cette facilité de recours à lui pour son
/I. Peut-être Mine d'Ars qui, souvent, fait le voyage et porte le courrier de Surin. Cf. lettres 329, 392, etc.
/2. Allusion au discours de saint Paul à l'Aréopage, Act. 17, 27: « Qux-rere Deum si forte attrectent eum aut inveniant, quamvis non longe sit ab unoquoque nostrum ».
/3. Cf. lettres 418 et 478.
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amour, je ne tombe pas néanmoins en cette fausse liberté qui vient de cc trop grand éloignement de l'idée des choses de l'autre monde. Et je reviens toujours à cela, quand je prêche au peuple et que je lui représente les choses qui passent l'état ordinaire de cette vie, et j'ai peur que, sous prétexte de l'état de foi où Dieu nous établit par sa providence ordinaire, je ne m'endorme dans l'oubli des objets qui nous font retourner à lui et dont la trop vive expérience m'a autrefois lassé et blessé. Je vous assure que, de l'éloignement de l'expérience, notre Seigneur a tiré le bien d'une impression plus vive et amoureuse que cause cette blessure dont je vous ai parlé, pénétrante et plus touchante; et je ne vois aucune chose qui réduise tant ma puissance naturelle à n'en pouvoir plus que cette blessure, n'y ayant pas moyen ni de force quelquefois pour la porter.
Pour ce que vous me dites d'avoir une voie pour nous voir, je n'y vois aucune ouverture dc la part des hommes et, dans leur manière d'agir, ils croiraient beaucoup manquer à la sagesse s'ils permettaient cela. Au fond, pour moi, je sens que tout m'est indifférent. Je crois que, si notre Seigneur le veut, il trouvera bien moyen de le faire par ceux mêmes qui croient par sagesse y devoir résister. Recommandons-nous à lui et espérons en lui. C'est en lui et en son amour que je suis votre etc.
-P (138).
-Destinataire d'après P.
-Date. Rien dans P. Par son contenu et par ses expressions même, cette lettre se rattache à celles que Surin écrivit de Chelivettes pendant l'été 1662. Elle leur semble postérieure, et pourrait dater de septembre 1662.
Ma très chère fille,
Il faut, pour donner liberté à mon coeur, que j'écrive comme si c'était pour vous et à vous, sans savoir quand ni comment je vous ferai tenir mon écrit.
Que faisons-nous en cette vie si nous ne pouvons rendre quelque service à Dieu? Un des plus grands services que je voudrais lui rendre, c'est de pouvoir aider une âme à croître en son amour. Il s'en trouve quelques-unes qui sont vraiment pures et dégagées, qui le savent estimer et qui gémissent après lui sous -le poids de cette vie mortelle. J'en ai trouvé une en cette petite ville /1, qui est de cette sorte, et, quoique l'âme n'ait point besoin de société pour s'élever à Dieu et s'entretenir avec lui, ce lui est pourtant une grande douceur de rencontrer une âme qui tienne tout comme un néant et qui ne respire qu'après son amour.
Hélas, ma fille, que c'est une heureuse vie que celle de son amour ! Ce qui me l’a fait connaître depuis peu, c'est qu'il y a une grande différence en nous entre ce qui s'appelle le fond et les puissances de l'âme. L'âme est riche souvent dans le fond et est dans des richesses actuelles et une opulence de biens surnaturels; dans les puissances, elle est pauvre. Elle a dans le fond une notion de Dieu très haute, très délicate, très abondante, et ensuite un très délicieux amour et dilection vers lui; et toutefois elle ne peut rien produire de cela au-dehors. Elle est comme si elle n'avait aucun talent, nul goût, et se trouve réduite en pauvreté.
Ce fond a une amplitude et une bouche /2 pour Dieu fort excellente qui, ne pouvant prendre son étendue ni dans les facultés de
/I. Saint-Macaire, plutôt que Bazas.
/2. Bouche «se dit aussi des ouvertures par lesquelles les fleuves se déchargent dans la mer » (Furetière). Ailleurs, Surin parle d'issue.
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l'esprit, ni s'étendre par la parole, la laisse, pour le regard d'autrui, comme si elle était dans l'indigence, excepté peut-être pour quelque autre âme qui aura de la conformité en ses richesses et ses sentiments divins. Quand les puissances ne sont pas des vaisseaux capables pour recevoir le dégorgement qui vient du fond, alors l'excès de la peine est grand dans l'âme et c'est une défaillance comme venant d'une oppression outre mesure, à cause de la vaste opération qui se déclare dans le fond, qui est comme un océan; et pour se dégorger, il faudrait que cette eau vitale, qui veut rejaillir, eût pour tuyau comme un grand fleuve /1. Et ne se trouvant point de puissance dans l'âme pour faire une profusion exubérante, il se fait une certaine défaillance au-dedans, par la grandeur de cet objet et du sentiment que l'âme a pour lui; et comme cet objet est infini, l'âme qui le sent comme tel a un étouffement qui est toujours extrêmement délicieux, encore qu'il soit pénible; et quelquefois il semble à l'âme qu'elle est capable de sentir par là un effort assez puissant pour lui arracher la vie.
Heureuse celle qui mourrait de la sorte! Heureuse aventure qu'une telle mort ! Je crois que notre Seigneur a voulu que quelques âmes soient mortes ainsi, et je ne vois rien en cette mort de redoutable. Je vous confesse, ma chère fille, que je n'attends point de plus grande fortune sinon qu'il viendra quelque automne qui nous fera mourir. Je ne saurais que je ne me console avec vous de cette pensée, et mon plaisir est de ne savoir quand et néanmoins d'être en attente de voir cela. Mon désir est de conserver une telle disposition que je ne pourrai être surpris à cause que je me vois, encore que j'aie de la santé, toutefois si languissant et abattu que la vie, ce me semble, ne peut durer; et si notre Seigneur nous l'enlève par quelques maladies semblables à celles qui ont fait mourir tant de personnes en ces saisons d'automne, ce me sera une bonne fortune, car je ne vois rien dans le monde qui puisse rendre la vie désirable. Je ne respire que d'être réduit à un petit lieu et là me cacher au monde, avec notre Seigneur, rendant quelque service à un petit nombre d'âmes; et ce m'est une grande bénédiction de m'ensevelir tout vivant et je crois que notre Seigneur me fera le bien d'arriver à cela. Il n'y a rien de tel que d'être hors du tumulte de la vie et des occupations distrayantes pour être à Dieu en silence et l'entretenir en solitude et en paix.
/1. Quelques jours plus tard, écrivant à la M. Buignon, Surin citera à ce sujet sainte Catherine de Gênes. Cf. la lettre.
1476
[…]
Ce qui lui plaît, vie de grâce, vie d'amour, soit notre vie, afin que tous nos respirs soient pour lui qui a donné sa vie pour notre amour. Laissons couler la vie présente qui est languissante et périssable. Il nous viendra après une autre vie, qui est puissante et éternelle. En attendant cette vie heureuse, passons celle-ci en paix, en patience et en amour. Vivons en cette attente et espérance. Je m'en vais de ce pas prêcher à ce pauvre peuple sur l'attente de cette vie éternelle et mépris de la temporelle /2. Je suis votre.
/2. Sans doute dans l'église de Saint-Macaire où les jésuites, propriétaires du prieuré, étaient tenus de prêcher à certains jours. Cf. Vix/1c, Recherches historiques sur la ville de Saint-Macaire, 1890, 444. Il est vraisemblable que cette prédication eut lieu un dimanche; étant donné la date de la lettre ce serait le 7 octobre, ce qui préciserait le jour où Surin écrit.
- Date. Rien dans S M z. D'après le contenu, la lettre est écrite en « automne », l'année où parut le second tome du Catéchisme spirituel, c.-à-d. en 1663; elle est postérieure à celle du 15 septembre qui ne mentionne pas encore l'édition. Après cette date, Surin est à Verdelais, puis « dix ou douze jours » chez une parente, à une demi-lieue de Saint-Macaire (cf. lettre 509). Il ne peut écrire, avant le début d'octobre, de cette « petite ville » où il a l'occasion de se rendre chez les ursulines et de prêcher au peuple. La lettre doit se situer en octobre, plutôt au début et, si l'on suppose qu'il prêche le dimanche, le 7 octobre.
La paix de Jésus Christ et la joie du Saint Esprit soient dans votre âme.
Je voudrais, ma très chère fille, vous parler de cette joie du Saint Esprit, aujourd'hui qui est le jour de sa descente sur la terre et vous pouvoir mettre dans le coeur le sentiment que notre Seigneur m'en a donné. Car quoique je me sente intérieurement si pauvre qu'il me semble que c'est imposer à ceux à qui je parle, que de leur parler comme si je possédais quelque chose des richesses de la grâce; cependant, ma disposition intérieure étant telle que je vous l'ai décrite dans mes dernières lettres, je puis vous dire sans feinte et sans exagération que mon âme est dévorée par ce sentiment de joie qui se répand en elle et mon esprit est si pénétré de la douceur et de la force que Dieu lui fait sentir qu'il en est en quelque façon réduit à l'extrémité.
[…]
Je ne saurais dire combien de richesses sont renfermées dans cette notion universelle de Dieu connu en silence et en paix; combien il y a d'excellence et de grandeur dans l'idée confuse de cc silence divin, dans ce nuage indistinct de paix, dans ce désert de privation de toutes choses pour Dieu. Je voudrais vous expliquer l'harmonie de cette parole secrète qui se dit au coeur, sans aucun bruit de paroles sensibles et distinctes, sans expression d'aucune chose créée. Car la douceur de cette voix de Dieu, qui se fait entendre à un coeur dénué de tout et solidement établi dans la paix, est un délicieux régal que Dieu fait à l'âme pour lui montrer sa magnificence; et plus il la trouve pauvre, plus il l'enrichit d'une très simple abondance où il lui fait sentir qu'il est son véritable bien. […]
[…]
O paix de Dieu! Qui peut dire les saintes provisions qui se trouvent dans tes magasins? La manne cachée qui nourrit les âmes pures et qui leur fait goûter la douceur de Dieu; ces fontaines du Sauveur dont l'eau rejaillit jusque dans la vie éternelle et fait qu'on n'a plus jamais de soif quand on en a bu; ce vin mystique qui échauffe le coeur, qui le fortifie et l'enivre de délices? Qui peut dire les meubles précieux et les raretés qui se trouvent dans tes palais? Ces divins mystères, ces belles et grandes vérités que la foi nous propose et dont une seule, quand elle est bien pénétrée, est capable d'emporter l'esprit dans de profondes extases. Une seule goutte du vin délicieux de cette divine paix cause à l'âme une sainte ivresse qui fait qu'elle n'est plus à elle-même et qu'elle s'endort d'un sommeil qui la ravit. Et dans ce sommeil, que de merveilles, quels songes, quelles visions, quels charmants spectacles!
Vous en pouvez éprouver quelque chose dans la sainte Eucharistie qui est le sacrement de la paix, le banquet des anges, la source des grâces et la félicité de la vie présente. Cette seule pensée: je dois demain communier, peut rendre une âme heureuse. Mais à qui est-ce que cette pensée donne un tel sentiment? Ce n'est qu'à l'âme qui a tout quitté pour Dieu et que l'amour, ayant dépouillée de tout, a soumise à ses lois et fait marcher dans la nudité d'esprit à laquelle il réduit ses sujets.
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Voilà le chemin qui conduit à la paix de Dieu: c'est l'abnégation et la pureté de coeur. Il faut se dénuer de tout et n'avoir plus d'attache à rien. Il faut se résigner à tout et faire entre les mains de Dieu une démission absolue de toutes ses volontés propres, de tous ses desseins, de ses désirs et de ses inclinations, sans se rien réserver. Il faut s'établir dans une entière indifférence et tenir son coeur inaccessible à tout ce qui le peut toucher hors de Dieu.
Dans ce dénuement général de toutes choses, dans cette solitude intérieure, l'âme, ne voyant rien autour d'elle, rencontre Dieu, qu'on ne manque jamais de trouver quand on a quitté les créatures; et comme il est la vraie paix, la pureté incréée et la sainteté même, il remplit l'âme d'un parfait contentement et la rend d'autant plus heureuse qu'il la voit plus pure et plus dégagée de tout.
L'âme ainsi établie dans le royaume de la paix et clins l'abondance des biens surnaturels de ce royaume est si pleine de l'idée de son bonheur qu'elle ne sait à qui le dire. Elle voudrait le dire à tout le monde et ne faire que chanter sa bonne fortune, qui l'a mise en possession de Dieu et dans la participation de ses richesses et de sa béatitude.
C'est là ce que je vous souhaite, ma chère fille, en vous souhaitant la paix de Jésus Christ. Je vous souhaite en cela ce que je ne puis vous dire. Notre Seigneur le sait dire dans un. langage que nos paroles ne peuvent exprimer et que je le prie de faire entendre à votre coeur. C'est en lui que je suis.
Ma très chère fille en Jésus Christ,
La paix etc.
[…]
Et si vous me demandez quels sont les trésors cachés dans ce cabinet, je répondrais: ce ne sont pas les visions, les révélations et hautes contemplations, mais c'est son pur amour par lequel cette âme a un tel égard et considération pour Jésus Christ et lui porte un si grand respect que, pour lui plaire et pour lui être conforme, elle désire porter tout cela et qu'elle triomphe en cela plus qu'en toutes les consolations que peut donner le ciel et la terre. Encore vouloir cela, et le chercher sincèrement, et le désirer, et se plaire à être traitée comme une gueuse et comme une folle qui manque de bon sens et qui se rend ridicule au sens des prudents et des sages du monde, et se délecter en cela comme en la plus belle parure dont elle se puisse orner, voilà ce que j'appelle sagesse et pur amour, car ce sont les productions de deux Personnes divines dans l'âme, qui sont le Verbe et le Saint Esprit, à quoi le Père éternel donne son action et son approbation comme à la chose qui lui plaît le plus en ce monde. Et c'est ce même amour dont parle Jésus Christ quand il dit: « Celui qui garde mes commandements et qui m'aime, je l'aimerai et mon Père l'aimera et nous viendrons dans lui et nous prendrons notre demeure chez lui /2. » Voilà tout le bonheur de la créature et le plus haut point
/2. Jn 14, 23.
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où la grâce puisse conduire une âme. Et cela est promis à celui qui aimera Jésus Christ et qui, pour son amour et respect, cherchera d'être méprisé et accomplira cette parole: « Qui veut venir après moi renonce à soi-même, porte sa croix et me suive. »
Dites-lui donc, ma chère mère, si vous la voyez, que je la tiens heureuse, mais pour cet article, en quoi je prie notre Seigneur qu'il lui donne l'accomplissement de ses souhaits et qu'elle prie pour celui qui est pour elle et pour vous votre etc.
A Bordeaux, ce 14 novembre.
—P (92), — H 159, (H) 238, T 809 (165), I 759.
—Destinataire. P: A une religieuse de Notre-Dame. Il s'agit très probablement de la M. Buignon, la seule, parmi les religieuses de Notre-Dame, que Surin appelle « ma très chère fille ».
—Date. P : Bordeaux, 14 novembre. Cette lettre appartient aux toutes dernières années de Surin. Or il ne put se trouver à Bordeaux le 14 novembre qu'en 1662 ou 1664. 1662 semble trop tôt, du point de vue des thèmes développés. Ce serait donc 1664.
C'est aujourd'hui la présentation de Notre Daine. Il faut, ma chère fille, qu'elle soit le sujet de l'entretien que je veux vous faire pour vous et pour moi.
Je considère que non seulement la sainte Vierge se présente à Dieu dès ses premières années, mais qu'elle s'offre et se dévoue à toutes les volontés de Dieu avec une préparation d'esprit à tout ce qu'il pouvait ordonner d'elle. L'offrande qu'elle fait est de son côté indéterminée; elle s'étend à tout, sans bornes, et Dieu, en l'acceptant, la détermine à des desseins bien autres qu'elle ne pouvait penser, quoiqu'ils fussent renfermés dans l'idée générale et confuse de son oblation. Elle s'offre à tout, sans savoir précisément à quoi Dieu la veut employer, et Dieu, correspondant à cette parfaite disposition de coeur de laquelle il est charmé, la destine à l'accomplissement du plus grand de ses desseins. Il la reçoit pour en faire la mère de son Fils.
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Cela nous apprend une belle manière de nous offrir à Dieu. C'est de lui faire une offrande universelle de nous-mêmes. Car comme ses desseins sont impénétrables et que nous ne connaissons pas distinctement cc qu'il peut vouloir de nous, nous lui rendons un service fort agréable quand nous nous offrons à tout et que nous nous livrons généralement à toutes ses volontés, sans réserve et sans limitation. Or cela ne se pratique pas seulement dans la résignation et l'abandon iement de nous-mêmes que nous devons faire à Dieu si nous voulons lui être fidèles et lui protester notre fidélité, mais encore dans l'oraison. Sur quoi, je vous. dirai un sentimentque j'ai dans l'esprit depuis quelques jours et que je suis bien aise de vous communiquer.
J'estime donc que Dieu agrée une manière de se présenter à lui dans l'oraison, et qui est effectivement une bonne et fort utile oraison encore que plusieurs la tiennent pour une pure oisiveté. Elle consiste dans une simple liaison de coeur à Dieu, bien qu'on n'ait rien de distinct dans l'esprit, c'est-à-dire qu'on ne pense à aucun des mystères, ni à aucune des paroles de Jésus Christ en particulier, ni à aucun des attributs divins. L'on se tient devant Dieu, occupé de l'attente de Dieu ou du désir de Dieu, sans faire autre chose, de même qu'un courtisan se tient dans l'antichambre du roi, attendant que le roi le fasse entrer dans son cabinet ou en sorte pour lui donner ses ordres. Ce courtisan ne dit mot; il ne parle d'aucune affaire; il ne demande aucune commission; il ne se présente pour exécuter aucune des volontés du prince en particulier. Il a cependant une occupation d'esprit fort douce, dans le désir de marquer au roi son amour et son zèle, et cette occupation du sujet est agréable au prince s'il sait que le sujet est là et à quelle intention il y est. Peut-être que, gardant sa liberté, il ne sortira pas pour lui venir parler. Mais toujours il lui saura gré de la disposition où il sait qu'il se tient auprès de lui pour son service. De même, dans l'oraison, il y a une disposition intérieure qui est comme une plénitude d'idée et de désir dans laquelle, l'âme n'ayant point de pensées ni d'affections distinctes, elle demeure devant Dieu comme attendant pieu et n'ayant qu'une volonté générale de le servir et de lui plaire. Elle n'a qu'un simple regard de Dieu et un mouvement de coeur qui tend à Dieu. Avec cela, elle est contente et peut demeurer ainsi fort tranquillement.
Que si la crainte de perdre le temps la porte à vouloir faire quelque chose de plus, à méditer, à produire divers actes, elle
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se sentira intérieurement reprise de sa précipitation et de son activité. Ce que Dieu lui donne, bien qu'elle ne le puisse expliquer, est meilleur que ce qu'elle veut faire par elle-même.
C'est comme si l'on donnait à quelqu'un un lingot d'or. On lui ferait un présent plus riche que de lui donner une pistole d'or ou plusieurs pièces d'argent. Ainsi, me mettant devant Dieu, je sens mon coeur lié à Dieu et je puis me tenir de la sorte en fort grande paix. On me donne un lingot d'or de fort grand prix. Si je veux avoir un objet distinct, penser à la passion de notre Seigneur ou au saint Sacrement, et sur ces mystères faire des considérations et des affections, j'aurais un crucifix ou un ciboire d'argent, j'aurais des médailles 1, et tout cela ne vaudra pas le lingot d'or. Cela veut dire que le simple repos de l'âme en Dieu est un don très précieux qui tient quelquefois l'âme plus hautement et plus noblement unie à Dieu que les méditations qu'elle fait sur les mystères, celles-ci ne lui donnant ni tant d'amour pour Dieu, ni tant de dépendance de Dieu.
Mais pour avoir dans l'oraison une telle disposition qui, dans sa simplicité, apporte à l'âme tant de richesses, il ne faut être ni caqueteuse, ni curieuse, ni pleine d'amour propre, ni attachée à quoi que ce soit. Voilà le moyen de faire avec la sainte Vierge une présentation qui soit très agréable à Dieu. C'est la grâce que je vous souhaite et à toutes vos soeurs, comme étant en Jésus Christ.
— c III, 336 (III, 69). — Destinataire et date de c.
Au chevet de la prieure, Mme du Houx n'était ni moins épuisée, ni moins éprouvée que son amie, mais chacune portait différemment sa peine. « La mère des Anges la portait d'une manière douce, paisible et aimable, baisant humblement la main de Dieu qui la frappait, tandis que Mme du Houx portait la sienne d'une manière forte, courageuse et sans dire jamais : c'est assez. La mère des Anges avait une consolation que l'autre n'avait pas; c'est que cette bonne mère avait la liberté de dire ses peines et d'épancher son coeur à Mme du Houx, et que Mme du Houx ne pouvait découvrir le sien, demeurant accablée et dans un silence assommant. Dans cet état de souffrances, son unique consolation fut de renouveler le contrat qu'elle avait fait d'épouser la croix du Sauveur et d'y demeurer continuellement attachée. Ses peines intérieures et ses iqfirmités corporelles ne ralentirent en rien son esprit de zèle et de régularité. Elle était la première aux observances de la communauté, mais toujours prête à secourir le prochain et toujours assidue auprès de la malade » (La vie de madame du Houx, par [d'EsPoY], 1713, 87-88).
Madame ma très chère soeur,
La paix de notre Seigneur etc.
Je vous dirai donc que la manière d'aller simplement avec notre Seigneur est la meilleure, en sincérité de coeur et, comme disait le bienheureux François de Sales, « à bonne grosse mode », parce que la droiture avec lui doit être entière et parfaite. Ainsi on va avec lui comme un enfant va avec sa mère, conservant le respect et l'amour inviolable; et parce que souvent notre esprit est gêné et limité par les pratiques spirituelles, il est aussi par là souvent détourné de cette sincérité. C'est pourquoi l'âme vient aisément à l'idée générale ou universelle qui est de soi soulageante et, pour peu qu'elle soit accompagnée d'accoisement dans l'idée commune de mon souverain bien, je ne puis trouver une notion tant sainte et tant utile qui nie tienne attentif à lui, avec indépendance des attributs particuliers ou des mystères, n'ayant que la commune notion du bien éternel et infini ou de mon principe. Cela est bien plus propre à former la contemplation, et il y a une certaine douceur et noblesse en cette notion ainsi générale qui rend bien de la gloire à Dieu, sans limiter la liberté naturelle de mon esprit, en quoi il y a toujours grand bien.
Pour cela donc, souvent l'âme va à Dieu s'unir à lui sans autre pensée que cette notion universelle et indistincte contre laquelle souvent déclament les pères spirituels, la croyant oisiveté et inutilité, comme vous dites en votre lettre, et puis font sortir les âmes de ce qui est vrai repos pour elles et les jettent dans les inquiétudes et dans le travail. Car ce trait universel est plus conforme à la paix que saint Paul nomme « la paix de Dieu qui surpasse tout sens1 ». Ils font sortir souvent les âmes de là où le Saint Esprit les attire pour les loger hautement et purement, faisant cesser leur action propre qui souvent se perd et se change
1. Phil. 4, 7.
1639
en mieux dans cette région haute où la grâce conduit en grande simplicité.
Pour marque que cet attrait vient du principe divin, c'est qu'il simplifie et pacifie notre esprit, et les onctions délicates de la grâce se répandent souvent en ce repos, de la bonté duquel il jouit mieux que par les efforts. Car cette sorte d'oraison, dégagée et relevée, rend le coeur tranquille et la vraie dévotion se met à la fin; les ferveurs, les ardeurs, les goûts de Dieu précieux y sont attachés. Ainsi je ne puis que je ne révère une chose où il me semble que le Saint Esprit opère.
C'est ce que je vous puis dire présentement, car il faut que je me borne à mon papier. C'est en Jésus Christ que je suis votre etc.
-P (i37).
-Destinataire. P: A une daine bienfaitrice d'un monastère de la Visitation. L'expression, dans P, désigne habituellement Mme du Houx.
-Date. Rien dans P. Le 27 décembre 1664, Surin renvoie Jeanne des Anges à cette lettre, qui semble écrite le même jour.
Madame ma très chère fille,
La paix de notre Seigneur soit en vous.
[…]
La malignité la plus considérable que je trouve dans la Cour, comme je vous ai déjà marqué dans la première lettre que je vous écrivis après votre départ /2, c'est que, sous l'apparence d'une bonté, d'une honnêteté, d'une politesse humaine qui perfectionne les esprits, elle cache ce qu'il y a de plus dangereux dans le monde réprouvé par Jésus Christ, savoir un certain attrait qui enchante
/2. C'est la lettre perdue mentioimée le 31 octobre précédent. Déjà, le 17 mai 1662, Surin mettait en garde le marquis de Fénelon contre cet « enchantement» de la Cour.
1644
les coeurs de l'amour du siècle présent et de ses grandeurs, de ses plaisirs, de sa vaine félicité; attrait qui est ce doux poison que la grande Babylone fait boire dans un vase d'or à ceux qu'elle séduit /1; attrait dont il est comme impossible de se garantir dans la vie et dans le commerce de la Cour.
Pour vous expliquer ma pensée sur ce sujet, il faudrait que je vous dise ce que j'ai écrit bien au long à monsieur le marquis de Fénelon, touchant les trois couleurs de l'arc-en-ciel et le sens mystique que je leur donne /2. Ces couleurs sont différentes et il est aisé de les distinguer en la partie où elles s'éloignent l'une de l'autre. Cependant elles se mêlent ensemble et entrent si subtile-nient l'une dans l'autre qu'on ne saurait marquer précisément le point où la première se joint à la seconde et celle-ci à la troisième. Voilà, ce me semble, le symbole de trois sortes de choses qui se présentent tous les jours à notre esprit dans le cours de cette vie, les divines, les humaines et les diaboliques. Elles portent une manifeste distinction dans l'endroit où l'une est opposée à l'autre; mais là où elles se joignent, elles se confondent si subtilement qu'il est difficile de les discerner et très aisé de s'y tromper si l'on n'a cette pénétration que la grâce donne à ceux qui suivent fidèlement sa conduite.
[…]
/1. Allusion à Jér. 25, 15-16; 51, 7 et à Apoc. 17, 4.
/2. Cette lettre n'a pas été retrouvée.
— N II, i6o; — c I, 292 (I, 39).
— Destinataire, adresse, date et lieu d'après N et c.
A partir du 18 ou du 19 janvier, Jeanne des Anges tomba dans « un grand assoupissement qui augmenta si fort qu'à peine était-elle éveillée une heure de suite, ce que le médecin ne jugeait que bon, attendu les longues insomnies qu'elle avait eues précédemment ». Mine du Houx, « sachant combien les derniers moments de la vie sont précieux, la réveillait de temps en temps, lui parlant de Dieu » (Fougeray, Vie, 890891).
1657
Ma très chère fille,
La paix de notre Seigneur etc.
Ne sachant point si vous êtes vivante, je ne puis vous écrire comme je ferais si j'avais l'assurance là-dessus. Je vous prie cependant de tenir votre coeur lié à Dieu en grande paix. Je vous assure qu'il me fait cette grâce de me reposer en lui fort paisiblement et lui abandonner et moi et vous, et lui commettre, sans souci, toutes nos affaires. L'incertitude que j'ai sur votre santé ou sur l'état où notre Seigneur vous a mise fait que je n'ose point vous développer mes sentiments, sur quoi néanmoins j'aurais assez à vous dire, si j'étais en liberté.
Je persévère en la créance que nous n'avons rien de mieux au inonde que de nous abandonner à Dieu et reposer en sa paix qui nous donne consolation au-delà de toute mesure. Je voudrais vous développer du long la joie où notre Seigneur nous met, en la possession des biens qui nous sont acquis par sa grâce. Il faut attendre qu'il nous ait consommés et qu'il nous ait mis en la liberté des enfants, laquelle nous n'aurons jamais en cette vie. Ainsi livrons-nous à lui et demeurons dépendants de lui, attendant sa conduite et sa disposition qu'il fera de nous, en quoi je vous conseille de demeurer paisible. Si je me trouve en liberté de vous écrire avec repos, je vous dirai avec joie les sentiments de mon coeur.
Et si vous sentez que votre mal croisse en tel état que vous nea puissiez faire usage de vous=même, je vous prie d'avoir égard ne laisser pas mes lettres à la discrétion des personnes qui ne sont pas disposées à en prendre bien le sens; et pour cela, il faut que vous les mettiez au feu ou, en telle manière que vous en disposiez, que les choses que je vous ai communiquées en confiance ne soient pas à la discrétion des personnes qui vous succéderaient.
Je ne sais pas comme notre Seigneur disposera de nous et nous ferons bien néanmoins de nous tenir soumis à sa providence, en simplicité et humilité, sans nous établir dans aucune chose qui lui contrarie. Je vous dis finalement que j'espère beaucoup en sa miséricorde et que la foi en Jésus Christ doit être notre soutien. Faisons bien tant qu'il nous reste de vie, car le monde passe comme une comédie qui ne laisse rien que ce qui est établi en la foi que nous avons en Dieu. Je me suis vu jeune; je suis vieux et à peine me reste-t-il aucune idée du passé, dont mon coeur se
1658
console, hors le service fait pour notre Seigneur. Demeurons en lui par un entier abandon. Quoique j'aie le poids d'une grande misère, je nie porte bien et, en apparence, il semble que je sois pour user encore du présent, mais tout mon repos et ma pensée sont dans l'avenir éternel. Je suis votre etc.
-P (i58).
-Destinataire d'après P.
-Date. Rien dans P. Mais le texte fournit quelques indices. D'une part, Surin s'adresse à Jeanne des Anges sans savoir si elle vit encore: cela se rapporte aux derniers jours de la mère (janvier 1665). D'autre part, il voudrait voir jetées au feu ou remises en mains sûres les lettres qu'il lui a envoyées: cette demande apparaît dans sa correspondance les 3 et 19 janvier 1665; le 3, à Jeanne des Anges, il semble en parler pour la première fois, comme une « pensée » qui lui est venue; le 19, il indique sa « dernière » lettre à la M. des Anges comme traitant de ce sujet. Puisqu'il écrit encore les à la mère et qu'il n'y mentionne pas cette préoccupation, la « dernière » qu'il lui adresse avant le 19 sur ce point ne peut être ni celle du 3, ni celle du 5. On doit en conclure que c'est celle-ci, qui se situerait donc entre le 5 et le 19 janvier 1665.
Jean de Seurin, issu du milieu parlementaire bordelais, entra à seize ans dans ce noviciat jésuite de Bordeaux qui bouillonnait d’aspiration mystique. Il fut envoyé à Rouen pour une troisième année de probation : il y rencontra le père Lallemant et fut le condisciple de Rigoleuc.
Son destin fut très particulier. Après avoir été prédicateur à Bordeaux et en Saintonge à partir de 1630, il fut envoyé à Loudun dans le Poitou, dont le curé venait d’être brûlé vif comme « sorcier », pour exorciser la communauté des ursulines « possédées » par le démon. Il délivra en effet la prieure Jeanne des Anges, mais l’angoisse qui l’accompagnait depuis son enfance l’engloutit et il succomba à la maladie mentale. Vingt années durant (1637-1657), se croyant damné, il resta quasi paralysé, le plus souvent incapable d’écrire et de marcher, retenu dans une petite chambre d’infirmerie du collège où il avait été élève.
Convalescent, il entretint une intense correspondance et écrivit alors la plupart de ses grandes œuvres9. Peu à peu, il reprit ses ministères en Aquitaine, surtout pendant les trois dernières années de sa vie.
Le gros problème de Surin est sa pathologie, que notre époque férue de psychanalyse a expertisée avec gourmandise, en sous-entendant que la mystique en général est aussi une pathologie. Surin est intéressant parce qu’il combine les deux niveaux : sa maladie mentale est évidente et a explosé au contact des hystériques de Loudun. Mais la réalité mystique était là qui attendait dans la profondeur et a fini par supplanter tout le reste, une fois le plan psychologique calmé par l’abandon au divin. Ses beaux poèmes en sont témoins.
Michel de Certeau qui l’a étudié avec l’outil psychanalytique, explique son angoisse par une mère ne lui a pas « permis d’exister »10, puis par une pression familiale et sociale qui n’a cessé de l’étouffer. Il se réfère au beau récit que Surin fait à Jeanne des Anges d’un souvenir d’enfance qui se situe pendant la peste de Bordeaux (1608) :
[je fus envoyé] “en une maison aux champs, près de la ville, en un très beau lieu, en la plus belle saison de l’année, et laissé seul avec une gouvernante qui n’avait soin que de me procurer tout plaisir ; et chaque jour, j’étais visité par mes proches qui, les uns après les autres, me venaient voir et m’apportaient des présents. Toute ma journée s’employait à jouer et à me promener, sans avoir crainte de personne. Après cette quarantaine, on me mit à apprendre les lettres et mon mauvais temps commença.”
M. de Certeau explique :
“ Depuis l’âge de huit ans” jusqu’à la soixante-troisième année, Surin “n’a jamais possédé” une pareille “liberté”. Le “beau lieu” où paysage et visages organisent un univers de sympathies n’est qu’un paradis solitaire, brève parenthèse dans une vie oppressée par la “crainte” au milieu des hommes. L’image d’un “ailleurs” trouant le tissu continu de l’angoisse manifeste une secrète déchirure.”
Mais au milieu de cet étouffement, Surin a fait une rencontre capitale à la fin de ses études au collège : « les jours de congé, j’allais quelquefois voir la Mère Isabelle des Anges, qui était la Mère prieure et qui avait fait la fondation. »
Nous avons déjà rencontré cette supérieure remarquable11 venue en France avec Anne de Jésus, et seule Espagnole à être restée en France tant était inébranlable sa volonté de maintenir intact l’esprit du Carmel12. C’est ainsi que, tout jeune, il fut initié à la mystique carmélitaine, comme il le rappelle à une prieure dans ce superbe éloge du Carmel :
Il me semble que ses exemples et ses paroles opéraient un effet de grâce précieux, imprimant dans les cœurs la vivacité de la foi, les élevant aux choses éternelles et retirant des affections de l’être présent, en sorte que rien de temporel, sous quelque prétexte que ce fût, ne tirât l’âme de l’unique décharge en Dieu et du repos dans le sein de sa providence. Si bien que cette âme demeure toujours arrêtée et accoisée en lui, capable de vaquer librement et totalement à lui, en sorte qu’étant aussi libre pour lui, elle puisse se plonger et abîmer toute en lui.
C’est en ce plongement qu’est le bien des véritables carmélites, et en un profond éloignement en Dieu, hors l’hémisphère de cette vie, ne se souvenant que de vaquer à l’unique affaire que chacun doit avoir de faire un établissement invariable en lui, de tenir de cœur et de pensée affective à lui, ne recevant ni agréant de vie que pour cela, jusqu’à être si uniquement attentive à lui que les applications sincères et rapports à lui soient la totale vie du cœur. Ces rapports ne sont pas par des imaginations ou conceptions, mais par des liens du cœur, aimant véritablement Jésus-Christ …
C’est dans ce cadre qu’il eut sa première expérience mystique :
Dans leur chapelle où il n’y avait personne que moi, je fus attiré à m’asseoir dans un confessionnal ; car quoique je fusse enfant assez peu dévot et peu sage, notre Seigneur pourtant me faisait de grandes grâces. Il m’en fit lors une signalée, car outre ces profonds sentiments de lui et forts unissant à sa bonté, il me fit, cette après-dînée, une déclaration de ses principaux attributs et me les fit savourer 13.
La vieille génération jésuite de Bordeaux était très inquiète de la « nouvelle spiritualité » prônée par les jeunes, dont Surin faisait partie. Il eut à faire face dès 1639 à des accusations à l’intérieur de la Compagnie. La dénonciation suivante14 fut rédigée par un professeur du noviciat, Champeils (1587-1669):
Articles sur quelques points dont il a paru important d’informer le très révérend père général […] aussi ai-je estimé devoir joindre à cette lettre les enseignements du père, tels qu’il les a donnés et lui-même écrits […]
1. L’âme qui veut progresser en esprit doit s’en remettre à l’opération divine au point de ne pas chercher elle-même à y coopérer, à moins que ce ne soit, tout au plus, par un acquiescement insensible…
4. Elle doit s’en remettre à Dieu au point de se conduire exactement comme un enfant privé de raison, ou comme de petits animaux guidés seulement par l’instinct, ou comme un agonisant absolument incapable d’agir, ou comme une jeune fille qui est parée et ornée par la main d’un autre.
5. Elle doit subir le mouvement intérieur sans faire elle-même d’efforts pour s’y exciter et pour accroître la ferveur, et ne jamais outrepasser l’instinct.
6. Elle ne doit rien demander à Dieu, à moins qu’il ne lui soit auparavant révélé que Dieu même forme et produit en elle une requête.
7. Elle ne doit jamais juger d’après ce qu’elle voit, mais d’après l’instinct intérieur.
8. Dans les désolations, elle ne doit pas recourir aux actes de pénitence ou à d’autres semblables remèdes, mais demeurer dans cet état, sans rien faire pendant tout ce temps […]
11. L’âme qui s’efforce de se soumettre à Dieu doit bannir toute appréhension, et vouloir se libérer non des ennemis, mais de leur crainte.
12. L’âme progresse d’autant plus qu’elle a moins le souci et la pensée de son progrès.
13. L’amour libère l’âme de tout souci, la rend passive en tout et lui retire tout ce qui pourrait lui servir d’appui. […]
20. Les apôtres ont péché quand, par crainte du naufrage, ils ont prié le Christ, car dans la nécessité chacun doit s’en remettre à la volonté divine, sans rien solliciter de Dieu.
Voilà ce qu’il écrivait. Quand il parlait, en chaire ou au cours d’entretiens privés, il détournait de la méditation, des prières vocales et autres semblables pratiques de piété, de sorte que beaucoup de religieuses croyaient devoir s’en abstenir et l’on eut toutes les peines du monde à les guérir de leur erreur. On constate que tous ces enseignements sont bourrés d’erreurs, qu’ils anéantissent tout travail pour la perfection, et qu’ils sont surtout opposés à l’esprit de notre Compagnie…
Cette liste est importante car ces accusations seront reprises à la fin du siècle par les non-mystiques pour accuser les membres du cercle animé par madame Guyon.
Dans les années qui suivirent la délivrance de la mère Jeanne des Anges à Loudun Surin avait basculé dans un état pathologique : comme sa proche aînée Marie des Vallées (1590-1656), il se sentait possédé du démon, donc damné. Le 17 mai 1645, il tenta même de se suicider. Voici comment, remis, il raconte son histoire à la troisième personne15 :
« Il fut logé en une de ces chambres qui sont sur la rivière et qui sont extrêmement élevées, à cause que la maison est bâtie sur un rocher au pied duquel passe la rivière de Garonne. La chambre où il était est l’infirmerie, laquelle est au troisième étage et sur la salle. Il passa quelques jours dans cette maison, dans une désolation aussi grande qu’il n’eût jamais eue en la vie, à cause de la pensée qu’il avait qu’il était déjà condamné et rejeté de Dieu.
Un éclair traverse ces ténèbres :
Je vous dirai que le jour avant ma chute de Saint-Macaire, comme j’étais abîmé dans ces eaux profondes du désespoir, il me vint une parole qui venait de la bouche propre et particulière de la Personne du Saint-Esprit, qui me dit, au milieu de mon trouble, une parole espagnole qui est dans le Cantique de sainte Thérèse, qui est “Esperanza larga”, c’est-à-dire amplitude d’espérance, qui est la chose la plus suave qui puisse jamais venir à l’esprit. Mais, à cause de la misère où j’étais, cela se renferma comme un éclair, et ensuite mes effrois ne furent point diminués.16.
Voici le récit saisissant de sa tentative de suicide. On y perçoit l’impersonnalité propre aux actes de mélancoliques :
Comme son âme était remplie de cette pensée [de la damnation], poursuit le récit de la « Science expérimentale », il eut encore une autre puissante suggestion, qui était de se jeter par la fenêtre de la chambre où il était logé, qui répond à ce rocher sur lequel la maison est bâtie. Il porta cette pensée qui lui venait d’une manière tout à fait affreuse. Il passa toute la nuit à la combattre et, le matin venu [le 17 mai], il alla devant le saint Sacrement à la petite tribune qui est vis-à-vis du grand autel et passa là une partie de la matinée, et, un peu avant le dîner, il se retira dans sa chambre.
« Comme il entra dedans, il vit la fenêtre ouverte. Il fut jusqu’à elle et, ayant considéré le précipice pour lequel il avait eu ce furieux instinct, il se retira au milieu de la chambre, tourné vers la fenêtre. Là, il perdit toute connaissance et soudain, comme s’il eût dormi, sans aucune vue de ce qu’il faisait, il fut élancé par cette fenêtre et jeté à trente pieds loin de la muraille, jusqu’au bord de la rivière, ayant sa robe vêtue, ses pantoufles aux pieds et son bonnet carré en tête. Le dire commun est qu’il tomba sur le rocher et de là bondit jusqu’au bord de la rivière, contre un petit saule qui se trouva entre ses jambes et empêcha qu’il ne tombât dans l’eau. En tombant, il se cassa l’os de la cuisse, tout au haut, proche de la jointure de la hanche 17.
Il restera boiteux toute sa vie.
Enfin, le 12 octobre 1655, la guérison commença18 :
… cela fit une opération de tendresse et d’amour d’une manière si puissante que je ne le saurais exprimer. Après, comme venant d’un profond sommeil, je dis encore : « Est-il bien possible que je sois capable de revenir à Dieu et d’espérer en lui ? » Il me fut répondu en même langage de vie : « En doutes-tu, que cela se puisse ? »
La consolation, dans ce commencement que je viens de dire, était si grande en mon âme que je ne la pouvais contenir ; et comme je marchais par le couloir de l’infirmerie, je tombais tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, en la pensée que j’avais que Dieu me ferait miséricorde. Et ce qui m’accablait, c’est que les paroles que Dieu dit à mon âme étaient si douces et si pénétrantes qu’elles me renversaient tantôt contre une muraille, tantôt contre une autre, et ce qui achevait de m’accabler, c’est que parfois il m’était demandé intérieurement : « Eh bien, Dieu est-il bon ? »
[Ainsi la guérison] « fut un bien comme le jour qui arrive à ceux qui sont dans l’ombre de la nuit […] La noire tristesse qui m’avait saisi ne s’en alla que peu à peu, et la sérénité ne revint dans mon âme que par degrés ».
La guérison définitive n’eut lieu cependant que le 9 juin 1656 par un abandon total à Dieu :
… il me vint pour lors en l’esprit : « Mais pourtant tu es damné », et cela d’un tel ton que l’âme en fut accablée. Et comme cela m’allait réduire en grande angoisse, je sentis un mouvement dans le cœur fort puissant qui me fit résigner à cela si c’était la volonté de Dieu, et je dis ces paroles : « Je le veux si Dieu le veut », et je me jetai le visage contre mon lit, pour me soumettre du tout [totalement] à la divine volonté.
Il me semble que je sentis pour lors en l’esprit comme si un deuxième flot m’eut couvert et englouti, qui mit mon âme en paix […] Et notre Seigneur me fit comprendre, lors, que l’abandon à la divine volonté doit porter l’âme jusque là que, sans tant discerner ni quoi ni comment, d’accepter même, par soumission au divin pouvoir, pour l’éternité, tout ce qu’il lui plairait. Et cela me mit effectivement en telle paix que jamais plus le désespoir n’a pu dominer en mon intérieur […] quoiqu’il ne laisse, de temps en temps, de friser mes terres et faire encore des efforts pour attaquer mes bastions, jamais pourtant je n’ai, depuis ce jour-là, senti aucune impression pénétrante de ce cruel ennemi du genre humain…19.
Il put reprendre son ministère tout en entretenant une intense correspondance. Il écrivit aussi ses grandes oeuvres où il déversa en quelques années tout ce qu’il n’avait pas pu écrire du fait de la maladie. On mesurera en le lisant combien poignant fut le destin de cet être trop sensible, à la structure trop fragile, et qui perdit vingt ans à cause de la maladie mentale. Ces trop brefs extraits montreront, nous l’espérons, une intelligence d’une clarté supérieure, un talent poétique certain et une grande profondeur d’expérience.
Il opposait les mystiques avec ceux qui se contentent « de bons discours en leurs oraisons » 20 comme le préconisaient les professeurs qui l’ont tant fait souffrir :
Car souvent, pour le regard de Dieu, ils sont très peu instruits, quoiqu’ils soient très grands docteurs, parce que l’école de Jésus-Christ est, comme dit saint Ignace, une école d’affection. Ceux-là donc ont besoin de raisonner, sur les pratiques spirituelles ; et, si on les prive du discours, on les met incontinent à sec, à cause de l’habitude qu’ils ont à raisonner, et du peu qu’ils en ont à aimer et à goûter.
La vraie raison de cela est que ces gens, quoiqu’ils ne s’en aperçoivent pas, n’ont point donné leur volonté totalement à Dieu, ni, ne recherchant pas Dieu en tout et se contentant des idées communes, n’entrent pas bien avant en celles de la totale abnégation de leur intérêt, ne sachant pas même humilier leur entendement en agissant avec Dieu. Souvent ces personnes, parce qu’ils s’adonnent fort par leur profession, qui est sainte et apostolique, à l’aide du prochain, ne gardant pas le dégagement qu’il faut dans les choses extérieures [p.83 du ms.] et basses, ni n’y cherchant pas assez purement Dieu, il arrive que leur vie n’est qu’un mélange de bonnes choses et de conduites imparfaites. Ainsi, insensiblement, ils se trouvent éloignés de Dieu et sont [102] plongés dans le goût des objets créés, et, dans cet état, se sentent dans leur oraison un peu loin de Dieu. Ils ont besoin de tirer l’aviron pour approcher de Lui, ce qu’ils font par les discours et considérations. Et comme l’autre sorte d’oraison qui est affective leur est inutile, ils prêchent leur manière d’oraison et la louent grandement, tenant l’autre comme une chimère. Et comme ils ont pris cette habitude dans leur jeunesse, et dans leur plus grand âge ils suivent toujours cette méthode, et disent que c’est la meilleure. Et, véritablement, ils ont quelque raison, car il faut proportionner chaque chose à son sujet, aussi bien qu’à son principe.
Toutefois, ceux qui tiennent une autre méthode et qui cherchent Dieu en tout, non seulement en faisant les actions de son service, mais les faisant pour lui, n’envisageant que lui et ne souffrant d’autre motif que sa gloire, ont un sujet bien différent en leur dévotion ; car ceux-là deviennent entièrement spirituels et sont en chemin évident de se faire saints. Voilà pourquoi, n’ayant pas besoin d’avirons pour aller à Dieu, ni de grands discours pour le sentir, mais trouvant qu’ils sont vraiment en lui avec peu d’effort, leur oraison est de le goûter et de s’unir à lui, et, dans ce goût, croître en sa connaissance et en son amour.
Reprenant l’image de la montagne, Surin décrit les divers accès possibles à son sommet : « par le dehors », ou par le dedans, voie « des degrés obscurs », qui fut la sienne :
Ceux qui sont en bas, ayant ouï parler des merveilles qui sont au haut de la montagne, font résolution d’y aller et entreprennent d’y monter avec grand courage. Dans la montée il y a beaucoup de peine, à cause de la raideur et parce que souvent il n’y a que des sentiers étroits, difficiles à tenir et peu frayés. Il y a, outre cela, des bêtes sauvages, des précipices, des grands déserts arides avec une grande pauvreté et misère. En quelque endroit de cette montagne on trouve une grotte en laquelle, quand on entre, on trouve des degrés obscurs qui, par dedans la terre et par des voies obscures et occultes, donnent passage pour aller en haut, trouvant de temps en temps des soupiraux et des ouvertures par lesquelles on reçoit le jour pour voir où l’on est. Mais, communément, ces conduits sont fort ténébreux et, montant toujours par des voies secrètes, vont aboutir au haut de la montagne, jusqu’au beau jour qui est au sommet. [111]
Ceux qui ne passent pas ces degrés [p. 90 du ms.] obscurs et ténébreux vont par le dehors et trouvent tantôt des voleurs et mille traverses périlleuses. Enfin, aucun n’y va qu’en souffrant beaucoup ; mais c’est toujours avec une espérance certaine de parvenir à de grands biens.
De même, ceux qui s’adonnent à la vie spirituelle, abandonnent la campagne de ce monde inconstant et voluptueux, et s’en vont jusqu’au pied de la montagne, et puis s’engagent à monter, sans s’étonner de la raideur et du peu de douceur que l’on trouve par les chemins. Il y a peu de retraites agréables, beaucoup de souffrances et de mauvais chemins. Quelques-uns arrivent à cette caverne où il y a des conduits souterrains et des degrés obscurs, qui sont les peines intérieures où l’homme souffre ce que personne ne sait, que ceux qui l’ont éprouvé ; ou bien ils vont, par les peines [112] extérieures et travaux qui sont les maladies, les persécutions des hommes et les traverses que la Providence divine permet qui leur arrivent. Enfin, les uns et les autres, après de grands travaux et de longs exercices de vertus, arrivent au haut de la montagne, et trouvent là des biens et des richesses …
Son Guide Spirituel invoque Catherine de Gênes, Constantin de Barbanson, Jean de Saint-Samson, Thérèse d’Avila. Fort d’une grande culture, il définit avec précision les différents degrés d’oraison, mais son expérience profonde lui permet de tout simplifier21 :
Qu’est-ce que l’oraison de quiétude et silence ? C’est un repos que l’âme prend en la pensée de Dieu sans opérer beaucoup par son propre effort. Nous l’appelons le premier degré de la contemplation parce qu’il n’y a rien de cela, mis dans l’ordre de l’oraison, qui passe la grâce commune. Il est vrai que ceux qui traitent des degrés de l’oraison les multiplient fort. […] On lui donne quatre noms différents : le premier est l’oraison de présence à Dieu ; le second, de recueillement ; le troisième, de quiétude, et le quatrième, de silence. Entre ces quatre choses, il y a quelque différence, mais non pas si grande qu’on en puisse faire des degrés à part. L’oraison de la présence de Dieu n’est pas une simple représentation que le chrétien peut faire en soi-même d’avoir Dieu présent ; c’est un don très relevé par lequel l’âme sent manifestement en soi la présence divine ou celle de notre Seigneur Jésus Christ, ce qui l’élève beaucoup au-dessus de ses forces naturelles. L’oraison de recueillement est quand l’âme, ensuite ou au moyen de [284] cette présence, se trouve ramassée en son intérieur et séparée de toutes choses créées pour être attentive à Dieu. Celle de quiétude est quand cela est accompagné d’un goût très suave qui lui fait savourer la douceur divine, comme celui qu’aurait un enfant à sucer le lait de sa mère […] Le silence est quand l’âme, par cette opération, est contrainte de cesser en la sienne propre et d’écouter Dieu, demeurant accoisée [apaisée] sans s’émouvoir en rien. Or nous trouvons que toutes ces quatre choses viennent quasi à une. Il faut seulement remarquer la différence qu’il y a entre quiétude et silence ; et c’est que la quiétude est avec goût et saveur, le silence est parfois avec très grande aridité. Ainsi, c’est la même sorte d’oraison parce que le principal point de ce degré est que l’âme demeure tranquille, sans beaucoup opérer de soi-même.
Surin aborde le sujet de la suspension des sens qui exclut toute compréhension et tout souvenir : cette « vacance » pose souvent problème aux mystiques comme à leurs examinateurs. Ce texte demeure une tentative rare de répondre au doute de son entourage immédiat, peu préparé par la Compagnie à comprendre le vécu mystique, et dont on imagine le scepticisme renforcé par l’évidence de sa maladie. L’absence d’action de l’âme sera le grand problème soulevé à la fin du siècle contre les mystiques :
Est-il vrai que l’âme, en cette sorte d’oraison, puisse être dite demeurer sans opération ? Sur le sujet de cette question, il y a grand différend entre plusieurs docteurs et les mystiques auxquels on trouve à redire parce qu’ils disent franchement qu’en telles contemplations l’âme n’agit point, mais que Dieu opère en elle ; les autres se fâchent de cela, disant qu’il ne se peut que l’âme soit sans opération, c’est-à-dire sans connaissance et sans affection. Pour les accorder, nous dirons que l’âme, à la vérité, a grande connaissance et grande affection, mais qu’elle ne l’a pas par son action propre ou par son effort, mais qu’elle la reçoit de Dieu. […]
Qu’est-ce que l’extase ? C’est une défaillance du cœur assailli de l’amour, qui fait cesser les opérations des sens afin que l’âme vaque aux impressions de ce même amour. Cela se fait lorsque l’âme reçoit quelque effet puissant du divin amour duquel le cœur demeure faible, et ne peut fournir aux fonctions des sens qui demeurent interdits pendant que l’âme vaque à ce qui lui est communiqué de la part de Dieu. Cette opération aussi bien que la suivante qui est le ravissement, dont nous [291] parlerons par après, ne font point un degré différent de contemplation, mais se rapportent à l’oraison d’union, encore bien que, parfois, pendant l’extase, l’imagination demeure troublée parce que le grand effet s’en va au cœur et moins aux parties supérieures de l’âme comme pourrait être l’intelligence laquelle, quand elle est fortement arrêtée, emmène après soi tout le reste. Ce qui est ici de plus notable, c’est que l’âme est interdite en ses sentiments.
Les examinateurs de la mystique donnent ici une grande attaque […] parce que, disent-ils, cela serait contre l’intention de Dieu, lequel a donné la vie à l’homme pour opérer et mériter, et que, dans l’extase, l’homme n’étant pas à soi, il ne peut rien mériter 22. Ce sont des raisons prises du sentiment humain, comme si les noces de Dieu étaient faites comme les nôtres. On pourrait dire de même que le sommeil que Dieu a donné aux hommes est contre son intention, parce qu’il a donné la vie aux hommes pour opérer et que toutefois, pendant le sommeil, les opérations cessent ; mais on peut répondre à cela que le sommeil n’est pas inutile parce que, encore que, tandis qu’il dure, l’homme cesse d’opérer, néanmoins il prend des forces pour agir plus vigoureusement par après. En même façon, dans les opérations surnaturelles, quand bien l’âme demeurerait interdite pour un temps, cela n’empêcherait pas le dessein de Dieu qui est de faire agir l’âme parfaitement, à cause qu’elle peut prendre là des forces pour cet effet.
Surin parle des peines de la purification :
Ce travail, quoiqu’il semble n’être qu’en imagination, est néanmoins fort terrible et vient des autres peines que nous avons dites, qui fait qu’elle est réduite à l’étroit. Comme le serpent quand il se dépouille de sa peau, qui se met entre deux pierres, ainsi l’âme, pour être renouvelée, est obligée de passer par un chemin si étroit. À cause des choses qui y sont traitées et de cette censure, nous avons dit qu’elle ne sait comment vivre et les moindres choses l’accablent. Cependant il faut qu’elle vaque à tous ses devoirs : si c’est un prédicateur, il faut qu’il prêche, et enfin, de quelque condition qu’il soit, il faut qu’il vaque aux devoirs de son état ; ou si c’est une mère de famille, il faut qu’elle pourvoie à ses enfants, qu’elle soutienne la charge de toute une maison, des procès qui surviennent, et fournisse à tout ce qu’il faut, sans avoir égard à ses peines. D’où vient que cet exercice est très grand et cela tient lieu de purgatoire. [301]
Dieu met l’âme dans « l’avant-goût de la gloire future » :
[315] Quels sont les biens que l’homme reçoit en cet état ? On les peut réduire à trois chefs. Le premier est un plongement de l’âme dans l’essence divine, qui est une union de son fond, c’est-à-dire de l’origine de toutes ses opérations, de son centre et de son être plus intime avec Dieu […] Tout ainsi que les personnes qui sont mariées ensemble n’ont point besoin d’étude ni de réflexion pour s’entretenir et vivre avec mutuelle affection, mais ils éprouvent comme une douce loi qui, à la rencontre et aux occasions, leur prescrit cette même affection ; de même l’âme, en suite et par la vertu de cet état de mariage avec Dieu, se trouve liée à lui et attirée à l’aimer. […]
Or cet état fondamental dit trois choses. Premièrement, une lumière perpétuelle dans l’âme, qui la fait marcher en plein jour avec une disposition de connaître aux occasions ce qui est pour son besoin et pour celui d’autrui : « Ut filii lucis ambulate [Éph. 5, 8 : « Marchez en fils de lumière. »]. La seconde chose est un goût perpétuel de Dieu, fort doux et universel, à la façon qu’un poisson dans la mer ne perd jamais le goût de la mer. Parfois, cette âme est plongée dans cet océan du divin amour ; elle savoure comme ferait un homme s’il avait tout son corps disposé et imbu [rempli, pénétré] de la même faculté que la langue pour goûter, et qui serait trempé par moments dans un océan de lait et de sucre. La troisième chose propre à cet état est une perpétuelle et très douce pente à tout bien et à ce qui regarde Dieu et son service, et cette pente vient de la loi très suave dont nous avons parlé [Guide spirituel, VI, 3], gravée au fond de l’homme, c’est-à-dire en sa plus intime faculté d’opérer, vouloir et aimer. […] Ainsi que nous avons dit au commencement, que celui qui s’est marié ne se considère plus comme seul, mais comme attaché à une personne inséparablement, ainsi de même l’âme ne peut rien entreprendre sans lui, ni ne former aucun dessein sans qu’il y consente. Si elle est en peine, il la conseille ; si elle est en doute, il l’éclaire ; si elle est seule, il lui sert d’entretien.
On le voit orienter ses correspondantes vers l’immensité divine et l’abandon qui apporte la joie :
Elle doit regarder Dieu comme une immensité d’être qui n’a point de bornes et, suivant cette idée, quelque bien qui se présente, étendant sa vue infiniment au-delà, elle dira en elle-même : « Dieu est cela et infiniment davantage. » Ainsi elle ne se bornera jamais et, ne se restreignant d’elle-même à rien en particulier, elle jouira de toute la liberté dont un cœur est capable. Cet espace sans limites, cette immensité d’être qui est Dieu sera sa demeure, son élément et son fonds. Elle n’en pourra sortir et tâchera d’asseoir tous ses projets, toutes ses entreprises, tous ses désirs, tous ses biens sur ce fonds solide et immuable23.
Vous dites que vous vous sentez deux dispositions bien différentes, l’une paisible au fond de votre intérieur, et l’autre active dans vos puissances. […] Vous devez donc sérieusement vous appliquer à diminuer et affaiblir vos efforts et activité naturelle, par laquelle vous prenez en vous-même un petit contentement et une petite satisfaction, croyant que ce travail contente Dieu. Il n’en est pas si content que vous croyez, ma chère fille, et, quoique vos diligences lui plaisent, il se plaît encore davantage que nous l’écoutions et le laissions faire. Il semble qu’il n’y ait rien de si aisé à faire, mais pourtant je trouve fort peu de gens qui l’entendent, et j’en vois plusieurs qui se repaissent des sentiments auxquels ils ont contribué et les préfèrent à cette délicate paix qui est au fond du cœur, parce qu’elle est moins sensible, mais beaucoup plus efficace. Si vous vous défaites de vos empressements, votre extérieur sera libre ; vous ne paraîtrez plus gênée et angoissée comme vous êtes […] Mettez, je vous prie, votre cœur au large et tâchez d’aller à Dieu par le chemin de l’amour24.
Dans une autre lettre, il conseille le contraire de ce qu’il a vécu, à savoir la gaieté et l’absence de tension :
Et tout cela doit être sans gêne ni torture d’esprit, car Dieu veut les âmes gaies et au large, et non pas rampantes dans les créatures et la faiblesse des sens. Il faut toujours avoir un respir vers le ciel et, par une foi vive, prendre souvent l’air de l’autre monde et ne participer à celui d’ici-bas que par humilité, charité, condescendance aux petits et aux affligés. Il ne faut être ni abattue, ni triste, ni égarée, l’âme doit être gaie, tranquille et fervente. Je tiens heureuses, ma chère sœur, celles qui ont Dieu présent en leur intérieur et qui ne perdent jamais le doux sentiment de sa grâce : cela maintient l’âme en joie et dans son devoir.
Cette disposition s’acquiert en peu de temps quand le cœur est dégagé. Nous avons quantité de petits desseins et de petites appréhensions qui arrêtent notre âme et l’empêchent de voler vers Dieu. Quand une personne aime qu’on la méprise et ne désire au fond de son âme que d’entrer en familiarité avec Dieu, elle trouve bientôt la paix et, le cabinet intérieur étant ouvert, elle y trouve bientôt sa retraite assurée et son entretien avec l’Époux. Et si la grâce sensible lui manque, elle s’estimera heureuse de travailler à froid, se fortifiant par l’oraison, et sera en toutes choses veillantes sur son cœur, attisant toujours son petit feu, soufflant toujours dessus pour tâcher de le faire plus grand, jusqu’à ce qu’enfin elle gagne la miséricorde de Dieu et obtienne que la flamme du ciel vienne enflammer le bois qu’elle aura préparé 25.
Enfin s’avance la paix qui illumine les dernières années. Il la décrit dans les Questions importantes de la vie spirituelle, le dernier texte qu’il écrit un an avant sa mort en 1664. Dans un texte d’une poésie singulièrement prégnante, Surin évoque exactement les grandes marées d’équinoxe par temps calme : pas un souffle de vent, mais sur la grève, à perte de vue, la mer montant comme une masse animée, roulant et brassant elle-même ses eaux, les alignant en longues lames parallèles et les faisant une à une déferler, avec un rythme d’une puissance et d’une majesté souveraine. On trouverait difficilement, croyons-nous, dans toute la littérature du XVIIe siècle, une page où le sentiment de la mer s’affirme à ce point. Surin a été de 1631 à 1634 à Marennes et il avait emporté de la mer une impression inoubliable :
Quand Dieu a fait passer l’âme par les travaux ou par les passages ténébreux de la montagne, et qu’il commence à lui faire voir la lumière de cette région sublime de son amour, il fait écouler sur elle une paix abondante comme un grand fleuve. Ce sont des torrents de paix. Non seulement c’est un calme qui ressemble à la bonace [calme de la mer après un orage] de la mer, ou au cours tranquille des grands fleuves, mais cette paix et ce repos divin viennent dedans comme des torrents qui l’inondent, et l’âme sent vraiment, après les tempêtes passées, comme des inondations de [116] paix ; et le goût du repos divin non seulement entre dans l’âme et s’en saisit, mais la vient assaillir en la façon de quantité d’eaux. […]
Cette paix entrante fait ce qui ne [117] lui est pas propre, qui est des impétuosités très grandes, et il n’appartient qu’à la paix de Dieu de faire cela. C’est elle seule qui peut marcher en cet équipage, comme le bruit de la mer qui vient, non pour ravager la terre, mais pour remplir l’espace du lit que Dieu lui a donné. Cette mer vient comme farouche avec rugissement quoiqu’elle soit tranquille ; l’abondance des eaux fait seule ce bruit et non pas leur fureur, car ce ne sont pas les eaux [p.96 du ms.] agitées par la tempête, mais par les eaux, dans leur plus naturel calme, lorsqu’il n’y a pas un souffle de vent. La mer en sa plénitude vient visiter la terre, et baiser les bords que Dieu lui a donnés pour limite. Cette mer vient en majesté et en magnificence. Ainsi vient la paix dans l’âme, quand la grandeur de la paix la vient visiter après les souffrances, sans qu’il y ait un seul souffle de vent qui puisse faire sur elle une ride. Cette divine paix, portant avec soi les biens de Dieu et les richesses de son royaume, elle a aussi ses [118] avant-coureurs, qui sont les alcyons et les oiseaux qui marquent sa venue : ce sont les visites des anges qui la précèdent. Elle vient comme un élément de l’autre vie, avec un son de l’harmonie céleste et avec une telle raideur, que l’âme même en est toute renversée, non par aucune opposition à son bien, mais par abondance.
Il décrit la vie en unité avec Dieu :
Dieu s’étant uni à l’homme en suite de l’exercice que nous avons proposé de le chercher en tout, il s’empare aussi des puissances intérieures qui sont l’entendement et la volonté. La lumière surnaturelle remplissant l’entendement, il se fait, à l’occasion des objets qui se présentent et à leur rencontre, un écoulement perpétuel de la lumière et de la vérité en l’homme, par lequel Dieu rayonne dans l’âme par ses rayons sereins et répond aux pensées de l’âme, l’éclaircissant secrètement et l’instruisant des vérités. Cela touchant aussi le cœur, par la [147] chaleur de l’amour l’âme [p.121 du ms.] est excitée, avec Dieu, et à s’adresser à lui. Quand l’âme parle à Dieu, jamais Dieu ne manque de faire sa réponse, et la vertu divine opère alors dans l’âme, je dis quand l’âme est déjà unie à Dieu et assujettie à sa lumière. Et, pour avoir le commencement de cette communication, il n’est pas nécessaire que l’âme soit parfaite. Dieu souvent fait cela aux âmes dès qu’elles entrent dans la lumière surnaturelle, quoiqu’il y ait en elles un grand mélange de ténèbres. Et cette réponse divine se fait si subtilement que souvent, l’âme ne l’aperçoit pas. […]
Car vraiment la vie intérieure de l’âme consiste en ce commerce continuel que l’âme a avec Dieu, Dieu lui parlant sans cesse. Et quoique ceci semble incroyable à ceux qui n’y sont pas habitués, parce qu’ils ne seront peut-être pas engagés si avant avec Dieu, il est pourtant très véritable qu’il s’établit une perpétuelle communication vitale entre Dieu et l’âme, Dieu répondant à toutes les pensées de l’âme ; selon qu’elle connaît sensiblement la parole de son Dieu qui, au fond, est son inspiration, et quelquefois même paroles distinctes : et l’âme sent que Dieu lui parle ; sans aucune prononciation, ni vocale, ni verbale distincte : néanmoins elle sent que c’est la Parole de Dieu qui lui étale sa doctrine.
À cette lumière s’ajoute l’amour, car Dieu, parlant à l’âme, l’enflamme et même la caresse, comme deux amoureux qui se parlent […] Enfin, le fruit dont je prétends parler ici est [150] que, quand l’âme a tenu longtemps cette pratique et que Dieu lui a donné son amour, il se fait un perpétuel commerce et une communication qui n’est jamais interrompue, comme d’ami à ami, sans aucun bandement, sans aucune charge, avec une grande amplitude et soulagement de l’âme ; et même, si elle interrompait tant soit peu, l’âme semblerait perdre la vie et trouverait une diminution comme de sa propre vie.
Et voici en conclusion trois beaux poèmes qui expriment la libération finale26 :
III. Du délaissement de toutes choses pour vivre plus parfaitement.
Je n’ai plus rien à prétendre,
Plus d’amis à rechercher,
Plus de causes à défendre,
Plus de desseins à cacher :
Je ne saurais plus rien craindre,
Rien déguiser ni rien feindre ;
Après avoir tout quitté,
J’ai trouvé ma liberté.
Aussitôt qu’à cette perte
Mon esprit s’est préparé,
Ma poitrine s’est ouverte,
Et Dieu s’en est emparé :
Sus, monde, quittons la place,
Rien que Dieu, rien que la grâce.
Après avoir tout quitté,
J’ai trouvé ma liberté.
V. De l'abandon intérieur, pour se disposer à la perfection de l'Amour divin.
Je veux aller courir parmy le monde,
Où je vivray comme un enfant perdu,
J'ay pris l'humeur d'une âme vagabonde
Après avoir tout mon bien dépendu.
Ce m'est tout un que je vive ou je meure,
Il me suffit que l'Amour me demeure.
Déchu d'honneur, d'amis et de finance,
Amour je suis reduit à ta mercy,
Je ne puis plus mettre mon espérance,
Qu'au seul plaisir d'être à toy sans soucy.
Ce m'est tout un que je vive ou je meure,
Il me suffit que l'Amour me demeure.
Pauvre, content, j'iray chercher fortune
Par un chemin que je n'ay jamais su,
J'ay pour logis la campagne commune,
Où je seray toujours le bien reçu.
Ce m'est tout un que je vive ou je meure,
I1 me suffit que l'Amour me demeure.
Allons, Amour, allons à l'aventure
Avecque toy je n'appréhende rien,
Quelque travail que souffre la nature,
Te possédant, je seray toujours bien.
Ce m'est tout un que je vive ou je meure,
Il me suffit que l'Amour me demeure. (38-39)
XIV. Le Renouvellement.
Amour rompant toutes les portes
Qui font obstacle à ses desseins,
Et les murailles les plus fortes
Qui bornent ses désirs plus saints,
Enfin est entré dans mon âme,
Pour la réchauffer de sa flamme.
Relevé 2024 sur base 2009 :
1. Papasogli27 :
pp. 29 & 63
Ainsi je me livre...
54-55,58
Je n’ai plus rien à prétendre,
Plus d’amis à rechercher,
Plus de causes à défendre
Plus de desseins à cacher,
Je ne saurais plus rien craindre,
Rien déguiser, ni rien feindre,
Après avoir tout quitté,
J’ai trouvé ma liberté.
61
Comme un Pilote sur la mer
Qui presque se voit abîmer
Dans le creux des vagues profondes,
Epargnant son travail,
A la merci des ondes
Jette le gouvernail.
65 Je veux aller courir parmi le monde
68 Mais il ne faut que ma chanson décrive
Le grand abîme, où je suis descendu,
C’est un état qui n’a ni fonds, ni rive
83
Maintenant je vis à mon aise,
Chaque chose me vient à point,
Rien de ce que j’ai ne me pèse,
Je laisse ce que je n’ai point.
Dès que je fus sans volonté,
Je sortis de captivité.
93
Je n’ai plus aucune pratique,
Mon coeur ne s’y peut arrêter ;
A rien de moi je ne m’applique :
Nul bien je ne puis projeter ;
Ma volonté toute perdue,
En lui se trouve suspendue.
Je suis au pouvoir de l’Amour,
Je lui servirai nuit et jour.
Ouvrant les yeux je ne vois goutte
...
97
Lorsque cette âme est attentive
A l’amour qui la veut régir,
L’homme qui croit qu’elle est oisive
S’empresse pour la faire agir ;
Il prend le feu, puis il l’allume,
Il bat le fer, et bat l’enclume.
Je suis au pouvoir de l’Amour,
Je lui servirai nuit et jour.
103
Mais enfin quand l’heure est venue
Que l’Amour la veut délivrer,
Par une grâce non prévue
…
Je suis au pouvoir de l’Amour,
Je lui servirai nuit et jour.
113
On apprend là, dans le silence
Et dans la nuit
Une merveilleuse science,
A petit bruit :
Dans un si savoureux repos la Sapience
Donne de ses profonds secrets la haute intelligence.
115
Quand nous fûmes au pont qui tremble
De tous côtés
Les Démons s’en venaient ensemble
Tous apostés,
Pensant nous faire tout-à-fait perdre courage ;
Mais c’est alors qu’on nous apprit d’en avoir davantage.
124
Amour rompant toutes les portes
...
136
Le soin du lendemain
Jamais ne me travaille,
Ce que j’ai dans la maintenant
De bon coeur je le baille,
...
187
Dans la vaste et large campagne
De ne rien vouloir, ni savoir,
Ne rien aimer, ne rien avoir,
C’est où toujours mon esprit gagne :
Plus mon coeur va s’appauvrissant,
Et plus les grâces vont croissant.
191
Amour a mis mon coeur en fonte,
Pour le former à son plaisir,
...
Un globe mis sur une table
N’a pente vers aucun côté,
Allant comme il est agréable,
Partout avec facilité,
Comme on le mène, on le ramène ;
...
2.Catta :
66 Ainsy le pur Amour...
Table des matières
Extraits de lettres et d’explications contextuelles 6
31 « La première [chose], de fermer la tête ; la seconde d’ouvrir le cœur. » 7
81 « il n’est pas besoin de se rien représenter » 26
85 Son ouvrage est de détruire … et puis de refaire, de rétablir, de ressusciter. 30
96 Elargissez votre cœur par la confiance 32
113 l’amour infini qui nous a prévenu 34
125 Vous doutez et appréhendez encore l’oisiveté 37
130 Offrez-vous à la pauvreté et à la soustraction de l’aide sensible 38
Je fis brûler tout cela -- Latitude de cœur 40
140 Vivez sans souci, sans attache et sans crainte. 41
142 pour être conduits au pays du pur amour 44
146 Dieu comme une immensité d’être 58
148 …vous trouverez dès cette vie votre félicité. 64
179 Vous jeter à corps perdu en lui 67
184 …Il l’attire toujours dans le bien surnaturel. 70
214 Trouver notre plaisir dans le bon plaisir de Dieu 76
215 L’amour qui vient de la grâce 80
241 …comme l’éponge se remplit d’eau 83
µµ243 Ce qu’ils avaient reçu était l’amour 85
278 livrée à la divine justice en faveur de certaine âme 100
289 Le vrai désert à l’embouchure de certains ports 107
295 cent charretées de cailloux 110
306 une grosse pierre au milieu de son cerveau 112
318 Mme du Houx et la mère des Anges 113
356 l’état dont je jouissais dans mon enfance 116
363 agréer d’être traité comme lui 121
386 Cela est être abandonnée à Dieu 125
387 Que pouvons-nous faire ? 128
404 aux grandes marées l’océan vient visiter et inonder la terre 135
406 Mme du Houx « Je vois clair qu'il faut être absolument dépouillée » 136
426 réduire tout à l'unité 137
428 je suis comme un enfant 138
432 Bernières … tellement à mon gré que je ne juge plus que le « Catéchisme spirituel » … soit maintenant nécessaire. 139
445 ce royaume intérieur de Dieu 140
446 essais de mener à lui les personnes – « comme une tourterelle » 143
448 pour allumer en nous le feu 152
481 sur l’état de foi et sa liberté 164
510 L'âme est riche souvent dans le fond … dans les puissances, elle est pauvre. 167
535 notion universelle de Dieu connu en silence et en paix 171
559 offrande universelle de nous-mêmes -- le lingot d'or 177
572 s’unir à Dieu en oisiveté 180
575 les trois couleurs de l'arc-en-ciel 182
Impression hors commerce sur le Net par lulu.com, février 2017 – augmenté de poèmes, février 2024.
1 Jean-Joseph Surin, Correspondance, textes établi, présenté et annoté par Michel de Certeau, « Bibliothèque Européenne », Desclée de Brouwer, 1966.
2 L’ocr de l’édition livre 3 532 000 caractères sans espaces et reste à mettre en forme (ocr brut mais de bonne facture, disponible sur demande pour usage personnel). Mon florilège livre 260 000 caractères sans espaces au 17 janvier 2017 soit ~ 7,2 % ou ~150 pages …pour 1827 pages de l’édition.
3 D. Tronc, Expériences mystiques en Occident III. Ordres nouveaux et Figures singulières. Editions Les Deux Océans, 2014, 75 sv.
4 C’est la surface qui évacue le fond : de même la contemporaine de Surin Marie des Vallées est souvent réduite à la « possédée », la Madeleine de Pierre Janet à la folie qui résume ce qu’est aux yeux du médecin la mystique, et plus récemment, certaines analyses du « langage du corps » opèrent de même.
5 « Au lendemain de la mort de Surin, au dire d'un témoin, « on a de la peine à trouver quelque chose qui lui ait appartenu pour en donner à ceux qui en demandent, plusieurs personnes de qualité et de considération ayant tout emporté. Un président a pris le bâton dont il se servait ; son chapelet a été donné à un autre ; son bréviaire, aux conseillers ; on garde sa calotte pour monseigneur le prince de Conti. » Ces « personnes de mérite » exprimaient ainsi « l'estime qu'elles faisaient de sa sainteté » [Lettres de témoins, citées par Henry-Marie Bouton, L'Homme de Dieu en la personne du R. Père Jean-Joseph Seurin, religieux de la Compagnie de Jésus, Chartres, Claude Peigne, 1683, 400-401]. Il en fut de même pour les manuscrits, emportés et distribués de tous côtés. Avec la disparition de l'auteur, s'accentuait l'effritement d'une oeuvre où chacun allait puiser à sa guise les matériaux qu'il utiliserait selon sa dévotion. » (Michel de Certeau, « Les œuvres de Jean-Joseph Surin Histoire des textes », Revue d'ascétique et de mystique, t. XL (1964) n° 160.)
6 Jean-Joseph Surin, Guide Spirituel pour la perfection, texte établi et présenté par Michel de Certeau, Collection « Christus » n°12, Desclée de Brouwer, 1963.
7 Etude désirable sur Madame du Houx !
Etude moins utile sur les deux volets de la relation Surin avec Jeanne des Anges :
-- Relation très intime. Est-ce l’effet d’une imprégnation mystique ? car on en connaît peu sur les effets possibles d’une « communication » de nature mystique au moment même où elle se produit et dans ses suites (laquelle « communication » ne semble plausible que pour quelques-uns).
-- Relation freinée par un doute levé par la sœur des Anges elle-même quant à son directeur. Et Surin nous apparaît nettement plus à l’aise dans les relations épistolaires qui le lient à Madame du Houx et avec Anne Buignon.
Sur Jeanne des Anges, petite fille malformée et maltraitée dans son enfance devenue vindicative, on s’en tiendra à Certeau qui nous confie en ouverture à la lettre 332 (nous l’avons intitulée férocement « Vengeance ? ») : « Les peccadilles de la religieuse et son châtiment outre-tombe vont être jetés dans le public… » Voir aussi le Voyage en Savoie, page 425 : « Dans son récit de petite fille délaissée devenue un miracle ambulant, insatiable du succès qui ne la rassurent jamais, elle fait défiler ses princes… »
La condamnée jetée au public offre toutefois une silhouette bien édifiante : jamais possédée et tournée vers l’exercice de la charité.
8 D. Tronc, Expériences mystiques en Occident III. Ordres nouveaux et Figures singulières, Editions Les Deux Océans, 2014.
9 Nous sont parvenus : les Cantiques spirituels (1639-1655), le Catéchisme spirituel (1654-1655), les Contrats spirituels (1655), les Dialogues spirituels (1655-1658), le Guide spirituel (1660), le Triomphe de l’amour (1660), commencé en 1636, ses Poésies spirituelles (1660-1661), La science expérimentale (1663) et des Questions importantes à la vie spirituelle (1664).
10 J.-J. Surin, Correspondance, Paris, 1966, texte établi, présenté et annoté par Michel de Certeau. Nous citons la « Préface », pages 43 & 45. Le premier extrait provient de la lettre 356 à Jeanne des Anges, écrite la mi-mars 1661 par l’homme âgé. M. de Certeau prend ensuite la main dans l’extrait qui lui fait suite. Sur le « délire collectif » et l’affaire de Loudun, on lira les récits de M. de Certeau, pages 243-251, 301-304, 357-359... Il intercale ainsi, entre les lettres de Surin, de remarquables notices (qui ne sont malheusement pas signalées dans la table des matières !).
11 Expériences mystiques en Occident II L’Invasion mystique en France des Ordres anciens.
12 Correspondance, Notice de Certeau à la Lettre 320 « A la Mère Jeanne de la Croix, prieure des carmélites, à Toulouse », 996, dont nous donnons l’extrait.
13 Extrait de Surin, La Science expérimentale, III, 6, cité par Certeau, Ibid. p. 46.
14 Ibid., Notice p. 433-460, « La nouvelle spiritualité ». Nous omettons quelques points de cette longue liste. Voir aussi : M. de Certeau, La Fable mystique, Gallimard, 1982, Chap. 8, « Les petits saints d’Aquitaine ».
15 Ibid., Notice « 1645 », p. 472 : Certeau cite La Science expérimentale II, 4.
16 Ibid., Lettre 449 à Mère Jeanne des Anges, 1662.
17 La Science expérimentale (II, 4). On peut voir le fémur brisé conservé à Bordeaux.
18 Ibid., « La guérison d’octobre 1655 », 516, citant la Science expérimentale, II, 12-15.
19 Sc. Expérimentale II, 15, citée par Certeau, Ibid., 523.
20 Questions importantes à la vie spirituelle sur l’amour de Dieu, éd. Pottier & Mariès, Téqui, 1930. – Nos citations de l’imprimé paginées entre crochets.
21 Guide Spirituel, Desclée, 1963. Voir VI, 5 “Des auteurs mystiques”.
22 Note de Michel de Certeau : Chéron revient plusieurs fois sur ce point. Cf. Chéron, Examen de la théologie mystique, 88, 198 sq. - La forte personnalité du père Jean Chéron (1596-1673), ennemi des mystiques, donna bien du souci à Maur de l’Enfant-Jésus (notre tome II).
23 Lettre 146 de 1653 pour la Mère Marie de la Trinité, carmélite, à Saintes.
24 Lettre 164 du 17 février 1658 à la Mère Marie-Thérèse Cornulier, supérieure du second monastère de la Visitation, à Rennes.
25 Lettre 188 du 26 août 1658 à Madame du Houx, à Rennes.
26 De Surin : Cantiques spirituels de l’Amour divin…, Paris, 1654. – Il existe un recueil (mais qui ne contient pas les merveilles des Cantiques spirituels – sauf la reprise du poème « De l’abandon… » par Jean Mambrino, La poésie mystique française, Seghers, 1973) : Jean-Joseph Surin, Poésies spirituelles suivies des Contrats sprirituels, par Etienne Cattta, Vrin, 1957.
27 Jean-Joseph Surin Cantiques spirituels de l’Amour divin, a cura de Benedetta Papasogli, Leo S. Olschki, Firenze.