JEANNE DE CHANTAL
ÉCRITS RELEVÉS DANS L’ ÉDITION DE 1875
SÉRIE
« JEANNE DE CHANTAL »
I
ÉCRITS RELEVÉS DANS L’ ÉDITION DE 1875
II
RECUEIL DES BONNES CHOSES & EXTRAITS DE LETTRES
Entretiens du manuscrit de Turin-Verceil suivis d’extraits de la correspondance
Copyright 2014 Dominique Tronc
Jeanne de Chantal n’a pas bénéficié d’un intérêt littéraire comparable à celui très justement accordé à son ami François de Sales. Elle n’a pas écrit d’« œuvre » tandis qu’elle remplissait au jour le jour la tâche harassante de fonder puis de visiter les nombreuses Visitations.
Nous bénéficions heureusement d’une récente et admirable édition critique de la vaste correspondance 1 mais les autres écrits et les transcriptions de « dits » à ses sœurs n’ont jamais été réédité depuis la fin du XIXe siècle. Ce qui nous apparaît comme surprenant sans pour autant rester inexplicable.
Les Écrits de Jeanne couvrent les tomes II et III de l’édition en huit tomes publiée par les soins des religieuses du premier monastère de la Visitation Sainte-Marie d’Annecy 2.
Mais l’ensemble s’ouvre sur la Vie de la sainte par la Mère de Chaugy puis se ferme sur cinq volumes de Correspondances (aujourd’hui rendus caducs par l’édition critique), ce qui rend moins évident l’accès aux beaux textes à découvrir en son sein. Cette série de forts volumes reliés a finalement été assez rarement visitée à cœur (sauf par les visitandines). Enfin on ne peut oublier un style elliptique et abrupt comparé à celui fleuri et attachant de François.
Les Écrits des tomes II et III recèlent les joyaux qui témoignent d’un accomplissement mystique mené à terme. Leurs diamants brillent brièvement au détour de telle conversation orale avec les sœurs. Comme celles-ci étaient souvent d’origine simple, leur Mère sait illustrer toute présentation mystique par de belles analogies. Les conditions d’exposition et l’usage thérapeutique poursuivi ne prêtent pas à des épanchements, mais tout lecteur sensible en recherche spirituelle devinera et appréciera les témoignages indirects caractérisant la vie mystique véritable donc sobre.
Il n’est cependant pas inutile de préparer le terrain en omettant ce qui est trop religieux pour notre goût de modernes. Jeanne-Françoise se révèle à ses proches par ses conseils parfois abrupts, toujours concrets. C’est le cas tout particulièrement dans ses Entretiens 3 mais aussi dans ses divers « papiers » retrouvés.
Nous proposons en un seul volume imprimé et maniable un choix 4 couvrant la moitié environ des écrits rassemblés dans les tomes II & III de l’édition de 1875 5.
Ce contact avec la Mère de Chantal nous a incités à consulter le fonds des sources préservées au couvent d’Annecy : elles nous furent très obligeamment ouvertes et nous avons partiellement photographié des manuscrits jugés essentiels.
En attendant un travail ample à conduire sur les sources, le choix présent d’orientation « mystique » est opéré sur une édition non critique mais qui s’avère fidèle.
Elle ouvre la série « Jeanne de Chantal » imprimée en ligne 6.
Dominique Tronc, janvier 2015.
TABLE
.JEANNE DE CHANTAL 3
.ÉCRITS RELEVÉS DANS 3
. L’ÉDITION DE 1875 3
.Par Dominique Tronc 3
. 4
. 4
.PRÉSENTATION 4
.[Reproduction du titre de l’édition de 1875] 14
.PRÉFACE des Éditeurs 16
.PETIT LIVRET 22
.RECUEIL FAIT PAR ELLE DES PRINCIPAUX AVIS DE DIRECTION QU’ELLE AVAIT REÇUS DE NOTRE BIENHEUREUX PÈRE SAINT FRANÇOIS DE SALES 22
.DERNIERS AVIS DU BIENHEUREUX. 35
.EXERCICES FAITS EN RETRAITE. 37
.SENTIMENTS ET RÉSOLUTIONS 41
.QUESTIONS 44
.A NOTRE BIENHEUREUX PÈRE SAINT FRANÇOIS DE SALES ET RÉPONSES FAITES PAR LUI 44
.PAPIERS INTIMES 52
.QU’ELLE ORDONNA ÊTRE MIS SUR ELLE DANS LE CERCUEIL 52
.PAPIERS TROUVÉS DANS LE LIVRE DES CONSTITUTIONS DE NOTRE BIENHEUREUSE MÈRE ÉCRITS DE SA MAIN. 63
.EXHORTATIONS 72
.EXHORTATIONS (FAITES EN CHAPITRE) SUR PLUSIEURS POINTS DE LA RÈGLE DE SAINT AUGUSTIN 72
.EXHORTATION I SUR LE SECOND CHAPITRE DE LA RÈGLE. (Faite vers 1630.) 72
EXHORTATION IV SUR LE DIXIÈME CHAPITRE DE LA RÈGLE. 73
.EXHORTATION VII SUR LE SEIZIÈME CHAPITRE DE LA RÈGLE. (Faite le 19 janvier 1630) 75
.EXHORTATION IX SUR LE SEIZIÈME CHAPITRE DE LA RÈGLE (SUITE). 77
.EXHORTATION X SUR LE DIX-SEPTIÈME CHAPITRE DE LA RÈGLE. (Faite le mars 1630) 78
.EXHORTATION XIII SUR LE VINGTIÈME CHAPITRE DE LA RÈGLE. (Faite le 23 mars 1630) 82
.EXHORTATION XVI SUR LE VINGT-QUATRIÈME CHAPITRE DE LA RÈGLE. (Faite en 1630) 84
.EXHORTATION XVIII SUR LE VINGT-SIXIÈME CHAPITRE DE LA RÈGLE. 86
.EXHORTATIONS (FAITES EN CHAPITRE) SUR PLUSIEURS POINTS DES CONSTITUTIONS DE LA VISITATION. 89
.EXHORTATION I SUR LA PRÉFACE DE NOS CONSTITUTIONS. (Faite en juillet 1630) 89
.EXHORTATION SUR LA PRÉFACE DE NOS CONSTITUTIONS (SUITE). (Faite en août 1630) 91
.EXHORTATION VI SUR LA CINQUIÈME CONSTITUTION. DE LA PAUVRETÉ. (Faite en 1630) 94
.EXHORTATIONS(FAITES EN CHAPITRE )SUR DIVERS SUJETS 97
.EXHORTATION I SUR LA CONSTANCE QU’IL FAUT AVOIR AU SERVICE DE DIEUAU MILIEU DES VICISSITUDES DE LA VIE. 97
.EXHORTATION III SUR LES MAUX QUE CAUSENT À L’ÂME LES FINESSES DE L’AMOUR-PROPRE ET DE LA PRUDENCE HUMAINE 98
.EXHORTATION V SUR L’EXCELLENCE ET LA BEAUTÉ DE LA VIE RELIGIEUSE. 100
.EXHORTATION VII SUR LA MANIÈRE DE SUIVRE LE SAUVEUR. (Faite eu juillet 1631) 101
.EXHORTATION
IX SUR LE CHANGEMENT DES OFFICIÈRES. DERNIERS ADIEUX DE LA
SAINTE
A UNE COMMUNAUTÉ. 103
.EXHORTATIONS (FAITES EN CHAPITRE) POUR QUELQUES FÊTES ET PRINCIPAUX TEMPS DE L’ANNÉE 106
.EXHORTATION II POUR LE DEUXIÈME SAMEDI DE L’AVENT SUR LA PURETÉ DU CŒUR ET LA FÊTE DE L’IMMACULÉE CONCEPTION. 106
.EXHORTATION III POUR LE TROISIÈME SAMEDI DE L’AVENT SUR LES ANÉANTISSEMENTS DU VERBE ÉTERNEL EN SA VENUE ICI-BAS. 109
.EXHORTATION IV POUR LE TROISIÈME SAMEDI DE L’AVENT SUR L’HUMILITÉ DE SAINT JEAN-BAPTISTE. (Faite en 1631) 112
.EXHORTATION VI POUR LE DERNIER SAMEDI DE 1629 SUR LA BRIÈVETÉ DE LA VIE. 114
.EXHORTATION VIII SUR LE BON USAGE DU TEMPS. (Faite en janvier 1633) 116
.EXHORTATION
X POUR LE DEUXIÈME SAMEDI DE CARÊME SUR L’EXCELLENCE DE LA
PERFECTION DE L’INSTITUT, QUI EST DES PLUS
PURES QUE L’ON
PUISSE TROUVER EN L’ÉGLISE DE DIEU. 118
.EXHORTATIONS
POUR QUELQUES FÊTES. EXHORTATION XII POUR LA FÊTE DE LA PENTECÔTE
SUR LES DISPOSITIONS QU’IL FAUT AVOIR POUR ATTIRER EN
SOI
L’ESPRIT-SAINT. 119
.EXHORTATION XIII. GRAND DÉSIR DE LA SAINTE DE RECEVOIR L’ESPRIT-SAINT, SA RÉSOLUTION À CONDUIRE LES ÂMES SANS ÉCOUTER LES PLAINTES DE LA NATURE. (Faite en 1632, après sa réélection) 122
.EXHORTATION XV POUR LA FÊTE DE SAINT JEAN-BAPTISTE. SUR LES VERTUS QU’IL PRATIQUA AU DÉSERT. 124
.EXHORTATION XVIII POUR LE TEMPS DES RETRAITES. SUR LE BÉNÉFICE DE LA VOCATION. 126
.EXHORTATION XIX POUR LE TEMPS DES RETRAITES. SUR LES QUALITÉS QUE DOIT AVOIR NOTRE DILECTION POUR ÊTRE SELON DIEU. 128
.ENTRETIENS 132
.ENTRETIENS FAITS A LA RÉCRÉATION ET AUX ASSEMBLÉES DE LA COMMUNAUTÉ. 132
.ENTRETIEN I SUR LA RÉFORME DE L’ÂME. 132
.ENTRETIEN II SUR LES CAUSES QUI METTENT OBSTACLE A LA PERFECTION 137
.ENTRETIEN III (Fait le 14 septembre 1624) SUR LES QUALITÉS QUE DOIT AVOIR LE VRAI ZÈLE, ET SUR LES FONDEMENTS DE LA SOLIDE VERTU. 140
.ENTRETIEN IV SUR LA DÉFIANCE DE SOI-MÊME ET LA CONFIANCE EN DIEU. 146
.ENTRETIEN V SUR LA NÉCESSITÉ DE SE FAIRE VIOLENCE ET DE VIVRE CONFORMÉMENT AUX LUMIÈRES DE LA FOI 148
.ENTRETIEN VI SUR LES PASSIONS, ET LA FAÇON DE LES COMBATTRE. 149
.ENTRETIEN VII SUR LA MORTIFICATION DES INCLINATIONS NATURELLES. 152
.ENTRETIEN VIII SUR L’AMOUR-PROPRE ET LES DOMMAGES QU’IL FAIT EN L’ÂME. 155
.ENTRETIEN IX SUR LA GÉNÉROSITÉ A SE RELEVER DE SES FAUTES. 159
.ENTRETIEN X SUR LA VRAIE VIE SURNATURELLE ET LE DOUX SUPPORT DU PROCHAIN. 160
.ENTRETIEN XI SUR LA CHARITÉ ET LA PURETÉ D’INTENTION. 164
.ENTRETIEN XII SUR LA MÉDISANCE, LES JUGEMENTS TÉMÉRAIRES ET LA CONFIANCE EN DIEU. 167
.ENTRETIEN XIII SUR LE DANGER DE LA FLATTERIE ET LES AVANTAGES DE LA SINCÉRITÉ. 172
.ENTRETIEN XIV SUR L’OBÉISSANCE AVEUGLE. 175
.ENTRETIEN XV (Fait en 1630) SUR L’OBÉISSANCE PROMPTE. 179
.ENTRETIEN XVI SUR L’HUMILITÉ ET LA GÉNÉROSITÉ. 182
.ENTRETIEN XVII (Fait le 28 août 1630) SUR L’HUMILITÉ ET LA SOLIDE VERITE. 185
.ENTRETIEN XVIII SUR LA SOUMISSION A LA VOLONTÉ DE DIEU ET LE RESPECT MUTUEL. 190
.ENTRETIEN XIX SUR L’AMOUR DE L’ABJECTION. 192
.ENTRETIEN XX SUR LA PRÉSENCE DE DIEU ET LA PENSÉE DES VÉRITÉS ÉTERNELLES. 194
.ENTRETIEN XXI SUR LA VAILLANCE SPIRITUELLE, LES EFFETS DU PUR AMOUR DANS L’ÂME RELIGIEUSE, ET LE DANGER DE RECEVOIR DES SUJETS A CARACTÈRE LICHE ET NÉGLIGENT. 196
.ENTRETIEN XXII SUR LES AVANTAGES ET LES DANGERS D’UN NATUREL COMPLAISANT, ET SUR LE BONHEUR D’ÊTRE EMPLOYÉ AUX OFFICES BAS. 198
.ENTRETIEN XXIII SUR LA MANIÈRE DE S’ABAISSER PAR HUMILITÉ ET DE S’ÉLEVER PAR AMOUR ET DE LA PURETÉ D’INTENTION. 200
.ENTRETIEN XXIV SUR LA MORT A SOI-MÊME ET L’HUMBLE GLOIRE DES FILLES DE LA VISITATION. 206
.ENTRETIEN XXV (Fait en 1621) SUR LA TRANQUILLITÉ INTÉRIEURE ET LA MORTIFICATION. 210
.ENTRETIEN XXVI SUR LA DÉTERMINATION QUE DOIT AVOIR L’ANIE DÉSIREUSE DE PROGRESSE EN LA VIE SPIRITUELLE. 215
.ENTRETIEN XXVII SUR LA SIMPLICITÉ ET L’OBÉISSANCE. 219
.ENTRETIEN XXVIII SUR LA SIMPLICITÉ, LA PAUVRETÉ D’ESPRIT, LA DOUCEUR DE CŒUR, ET SUR L’ACQUISITION D’UNE VERTU SOLIDE. 220
.ENTRETIEN XXIX SUR LA PARFAITE SIMPLICITÉ. 224
.ENTRETIEN XXX SUR L’EXCELLENCE DE LA PRIÈRE. 226
.ENTRETIEN XXXI SUR LE RECUEILLEMENT ET LE PARFAIT ABANDONNEMENT DE SOI-MÊME A DIEU. 230
.ENTRETIEN XXXII SUR TROIS MANIÈRES DE FAIRE L’ORAISON ET SUR LA SIMPLICITÉ. 233
.ENTRETIEN XXXIII SUR L’ORAISON ET LA MORTIFICATION. 236
.ENTRETIEN XXXIV SUR LA PASSION DE NOTRE-SEIGNEUR ET L’ORAISON. 240
.ENTRETIEN XXXV SUR LA PATIENCE A SUPPORTER LES DÉLAISSEMENTS A L’ORAISON. 247
.ENTRETIEN XXXVI SUR LA FIDÉLITÉ A SUIVRE L’ATTRAIT DE LA GRÂCE PENDANT L’ORAISON. 250
.ENTRETIEN XXXVII SUR LA PERTE DE SOI-MÊME EN DIEU. 254
.ENTRETIEN XXXVIII (Fait en 1631) SUR LA GLOIRE ET LE BONHEUR DE L’ÂME RELIGIEUSE. 256
.ENTRETIEN XXXIX (Fait le 21 novembre 1629) SUR LA PERFECTION, DE NOTRE INSTITUT ET SUR LA FIDÉLITÉ À LA GRÂCE. 258
.ENTRETIEN XL SUR L’ESPRIT D’HUMILITÉ CARACTÈRE DISTINCTIF DE NOTRE INSTITUT. 262
.ENTRETIEN XLI SUR L’ABANDON A LA PROVIDENCE AUTRE CARACTÈRE DISTINCTIF DE L’ESPRIT DE NOTRE INSTITUT. 265
.ENTRETIEN XLII SUR TROIS MOYENS PROPRES A MAINTENIR L’ESPRIT DE NOTRE INSTITUT : L’UNION AVEC DIEU, LE SUPPORT, ET LA CORRECTION FRATERNELLE. 267
.ENTRETIEN XLIII SUR LE DÉTACHEMENT DES CRÉATURES, ET SUR LE ZÈLE POUR LA PERFECTION DE NOTRE INSTITUT. 269
.ENTRETIEN XLIV SUR L’ESPRIT DE NOS RÈGLES, SUR TROIS POINTS QUI DOIVENT SERVIR DE FONDEMENTS A LA VERTU DES NOVICES, ET SUR LE PROFIT A TIRER DE SES MANQUEMENTS. 273
.ENTRETIEN XLV (Fait le 428 décembre 1625) SUR LE DOCUMENT DE NOTRE BIENHEUREUX PÈRE : NE DEMANDEZ RIEN, NE REFUSEZ RIEN, ET SUR LA REDDITION DE COMPTE. 276
.ENTRETIEN XLVI (Fait en 1638) SUR LA REDDITION DE COMPTE ET LES AVERTISSEMENTS. 281
.ENTRETIEN XLVII SUR LA REDDITION DE COMPTE, ET SUR L’OBLIGATION DES SUPÉRIEURES DE GARDER LE SECRET. 283
.ENTRETIEN XLVIII (Fait le 25 avril 1633) SUR LA CONFIANCE ENVERS LA SUPÉRIEURE ET LA NÉCESSITÉ DE FAIRE LES AVERTISSEMENTS. 286
.ENTRETIEN XLIX SUR LA CONFESSION ET SUR LES AVERTISSEMENTS. 289
.ENTRETIEN L SUR LES DISPOSITIONS À LA RETRAITE, LA MORTIFICATION DES PASSIONS ET LA CONFIANCE EN DIEU. 293
.ENTRETIEN LI SUR LA RETRAITE ET LA CONFESSION ANNUELLE. 295
.ENTRETIEN LII (Fait en 1634) SUR LA FIDÉLITÉ À ACCOMPLIR LES RÉSOLUTIONS DE RETRAITE, ET SURTOUT À ÉVITER LES PLUS PETITES FAUTES VOLONTAIRES. 298
.ENTRETIEN LIII SUR LE PRINCIPAL FRUIT QUE DOIT PRODUIRE LA RETRAITE : FAIRE SES EXERCICES SPIRITUELS AVEC UNE PLUS GRANDE ATTENTION A DIEU. 301
.ENTRETIEN LIV SUR LA FAÇON D’ENTRETENIR SON AIDE. 303
.ENTRETIEN LV SUR LES MOTIFS QUI PEUVENT DISPENSER DU JEUNE. 304
.ENTRETIEN LVI SUR LA FIDÉLITÉ A SUIVRE LE DIRECTOIRE DE L’OFFICE. 305
.ENTRETIEN LVII SUR LES ÉLECTIONS DES SUPÉRIEURES. 306
.ENTRETIEN LVIII (Fait en novembre 1626) SUR LA RÉCEPTION DES SUJETS. 310
.ENTRETIEN LIX (Fait en 1633) LUMIÈRE DE LA SAINTE SUR CES PAROLES : LA CONGRÉGATION EST PRINCIPALEMENT POUR LES INFIRMES. 316
.ENTRETIEN LX (Fait en 165) SUR L’INDIFFÉRENCE QU’IL FAUT AVOIR POUR ÊTRE ENVOYÉE EN FONDATION. 318
.ENTRETIEN LXI (Fait pendant une maladie de la Sainte) POUR DÉFENDRE AUX SŒURS DE PARLER EN PARTICULIER ET HORS DE LA CHAMBRE DE RÉCRÉATION. 321
.ENTRETIEN LXII (Fait à nos Sœurs de N.) SUR L’ORAISON, LA TRANQUILLITÉ DE L’ÂME, ET LA SOUMISSION A LA VOLONTÉ DE DIEU. 322
.ENTRETIEN LXIII ( Fait à nos Sœurs de N.) SUR LA NÉCESSITÉ ET LES AVANTAGES DU DÉPOUILLEMENT EXTÉRIEUR ET INTÉRIEUR. 326
.ENTRETIEN LXIV (Fait à nos Sœurs (le N.) SUR LA PURETÉ D’INTENTION, LA SIMPLICITÉ, LE CHANGEMENT DES CHARGES, ETC. 329
.ENTRETIEN LXV (Fait à nos Sœurs de N.) SUR L’UNION ENTRE LES MONASTÈRES, L’ESTIME DU PROCHAIN, LA SIMPLICITÉ A SUIVRE LA DIRECTION DE LA SUPÉRIEURE, ETC. 332
.ENTRETIEN LXVI (Fait à nos Sœurs de Lyon) SUR LA REDDITION DE COMPTE; EXPLICATION DE CES PAROLES : VIVRE DANS UNE PURETÉ IMMACULÉE ET ANGÉLIQUE, ET SUR L’AMOUR DE DIEU ET DU PROCHAIN, ETC. 339
.ENTRETIEN LXVII (Fait à nos Sœurs du deuxième monastère d’Annecy) SUR L’EXACTITUDE À ASSISTER EN CHŒUR, À DEMANDER LES PERMISSIONS AUX OBÉISSANCES, ETC. 343
.ENTRETIEN LXVIII (fait à nos Sœurs de Moulins et de Nevers) SUR LA LECTURE DES RÈGLES, LE PROFIT À RETIRER DE LA MALADIE, LA LIBERTÉ QU’A LA SUPÉRIEURE DE LIMITER LE NOMBRE DES JOURS DE RETRAITE, ET SUR PLUSIEURS POINTS D’OBSERVANCE. 346
.ENTRETIEN LXIX (Fait à nos Sœurs de Dijon) SUR L’ABANDON A LA PROVIDENCE, LA MORTIFICATION, LA GÉNÉROSITÉ ET L’AMOUR DE L’ABJECTION. 350
.ENTRETIEN LXX (Fait à nos Sœurs d’Autun, en 1626) SUR LE PUR AMOUR ET LES FRUITS QU’IL FAUT RETIRER DE LA SAINTE COMMUNION, ETC. 355
.ENTRETIEN LXXI (Fait à nos Sœurs de N., le 16 juillet 1635 ) SUR LA PRUDENCE DANS LES COMMUNICATIONS DE CONSCIENCE, L’ASSIDUITÉ AUX EXERCICES DE LA COMMUNAUTÉ, ET PLUSIEURS POINTS D’OBSERVANCE. 357
.ENTRETIENS LXXII (Faits à nos Sœurs du premier monastère de Paris) 359
.[EN UNE AUTRE VISITE, CETTE SAINTE MÈRE DIT LES PAROLES SUIVANTES :] 360
.EN UN AUTRE ENTRETIEN, LA SAINTE A DIT : 360
.[UNE AUTRE FOIS, la Sainte recommanda surtout l’union des cœurs et la conformité de vie, dans une parfaite observance.] 361
.[LE 11 NOVEMBRE 1641, avant de quitter le monastère pour la dernière fois, la Sainte, après avoir fait lire dans le Livre des Vœux ce qu’elle-même y avait écrit en 1622, ajouta :] 362
.ENTRETIEN LXXIII (Fait à nos Sœurs de Nevers, en novembre 1641) SUR TROIS VERTUS FONDAMENTALES : L’OBÉISSANCE, L’HUMILITÉ, ET LA DÉPENDANCE DE DIEU. 365
.ENTRETIEN LXXIV SUR LA DÉVOTION A NOTRE BIENHEUREUX PÈRE. 372
.FRAGMENTS
D’ENTRETIENS FAITS AU PREMIER MONASTÈRE D’ANNECY
(Recueillis
par les contemporaines de la Sainte et reproduits
textuellement). 375
INSTRUCTIONS 389
.INSTRUCTIONS FAITES AU NOVICIAT 389
.INSTRUCTION I SUR LA NÉCESSITE DE PROFITER DU NOVICIAT POUR ÉTABLIR DANS L’ÂME LES FONDEMENTS D’UNE VERTU SOLIDE. 389
.INSTRUCTION II SUR LA FIN QU’IL FAUT AVOIR EN ENTRANT EN RELIGION, QUI EST DE SE DÉSUNIR DE SOI-MÊME POUR S’UNIR PLUS PARFAITEMENT A DIEU. 389
.INSTRUCTION VI SUR LA CONFIANCE QUE NOUS DEVONS AVOIR EN L’INFINIE SAGESSE, BONTÉ ET TOUTE-PUISSANCE DE DIEU. 394
.INSTRUCTION VII SUR LA MÉFIANCE DE SOI-MÊME, LA CONFIANCE EN DIEU, LA MORTIFICATION ET LA FIDÉLITÉ A L’ORAISON. 398
.INSTRUCTION X SUR L’AMOUR DE DIEU ET DU PROCHAIN, ET L’ATTENTION A ÉVITER TOUTE CURIOSITÉ SUR LA CONDUITE D’AUTRUI. 399
.INSTRUCTION XVIII SUR CES PAROLES DE NOTRE-SEIGNEUR : « LE ROYAUME DES CIEUX SOUFFRE VIOLENCE ETC. » 401
.INSTRUCTION XIX (Faite en 1631) SUR LE MAL QU’APPORTE A L’AME UNE CRAINTE SERVILE, ET LE BIEN QU’ON TROUVE A SERVIR DIEU AVEC UN CŒUR PUR, SIMPLE, LARGE ET CONFIANT. 403
.INSTRUCTION XX SUR L’INDIFFÉRENCE A RECEVOIR DES CONSOLATIONS OU DES SÉCHERESSES EN L’ORAISON. 408
.INSTRUCTION XXII (Faite en 1633) SUR CES PAROLES : RIEN NE PEUT PROFITER A L’ÂME SANS L’AMOUR ET SANS L’OBÉISSANCE. 409
.PRATIQUES DE LA PRÉSENCE DE DIEU, DONNÉES PAR NOTRE BIENHEUREUSE MÈRE POUR DÉFI, EN 1623. 413
TOME TROISIÈME 415
.Préface 415
.MÉDITATIONS POUR LES SOLITUDES [RETRAITES] ANNUELLES 421
.MÉDITATIONS TIRÉES DES ÉCRITS DE NOTRE BIENHEUREUX PÈRE PROPRES POUR LES SOLITUDES 423
.PREMIÈRE MÉDITATION DE LA CREATION. 423
.DOUZIÈME MÉDITATION POUR NOUS AIDER A CONNAIITRE NOTRE MISÈRE ET FAIBLESSE. 423
.LETTRE DE NOTRE TRES-DIGNE MÈRE JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT DE CHANTAL 425
.DÉPOSITION POUR LA CANONISATION DE S. FRANÇOIS 428
.INTERROGATS 428
.ARTICLES 429
.ARTICLE PREMIER / DÉTAILS SUR LES PÈRE ET MÈRE DU SERVITEUR DE DIEU. 429
ARTICLE TROISIÈME / LA CHARITE QU’IL TÉMOIGNAIT DÈS SON ENFANCE POUR LES PAUVRES. 429
.ARTICLE QUATRIÈME / SA CONDUITE PENDANT SES ÉTUDES A ANNECY ET A PARIS. 430
.ARTICLE SIXIÈME / SA CONDUITE PENDANT SES ÉTUDES A PADOUE, ET SON VOYAGE A ROME ET A LORETTE. 430
.ARTICLE NEUVIÈME / SA CONDUITE DANS LE DIACONAT. 431
.ARTICLE ONZIÈME / MISSION DE CHABLAIS. 432
.ARTICLE DOUZIÈME / PROCESSION DE THONON A ANNEMASSE. 433
.ARTICLE QUATORZIÈME / SUITE DE LA MISSION DE CHABLAIS. 434
.ARTICLE QUINZIÈME / SA MANIÈRE DE PORTER LE SAINT-SACREMENT AUX MALADES. 435
.ARTICLE VINGT-TROISIÈME / SON SACRE, ET LA PRéPARATION QU’IL Y APPORTA. 435
.ARTICLE VINGT-QUATRIÈME / SA FOI. 436
.ARTICLE VINGT-SEPTIÈME / SON AMOUR POUR LE PROCHAIN. 437
.ARTICLE TRENTIEME / SON HUMILITÉ. 446
.ARTICLE TRENTE-TROISIÈME / SA DÉVOTION, SON ORAISON, ET SON ATTENTION A LA PRÉSENCE DE DIEU. 455
.ARTICLE TRENTE-QUATRIÈME. / SON AMOUR DES ENNEMIS. 459
.ARTICLE TRENTE-SEPTIÈME / SA PAIX DE LAME, ET SON SOIN D’ACCOMMODER LES PROCES ET DE FAIRE REGNER LA PAIX. 462
.ARTICLE TRENTE-NEUVIÈME. / SON ACQUIESCEMENT A LA VOLONTE DE DIEU. 463
.ARTICLE QUARANTIÈME. / SON DISCERNEMENT DES ESPRITS ET SON DON DE PROPHÉTIE. 467
.ARTICLE QUARANTE-SIXIÈME. / SA MANIÈRE DE TRAITER AVEC LE PROCHAIN. 475
.ARTICLE CINQUANTE ET UNIÈME. / SA RÉPUTATION DE SAINTETÉ. 477
.ARTICLE CINQUANTE-DEUXIÈME. / SA DERNIÈRE MALADIE ET SA MORT. 479
.LETTRE DE SAINTE JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT DE CHANTAL AU RÉVÈREND PÈRE DOM JEAN DE SAINT FRANÇOIS 484
.OPUSCULES 494
.PETIT TRAITE SUR L’ORAISON 494
.QUESTIONS / ADRESSÉES PAR ÉCRIT A LA SAINTE ET SES RÉPONSES TOUCHANT L’ORAISON DE QUIÉTUDE 502
.RÈGLES DONNÉES PAR LA SAINTE POUR DISCERNER SI C’EST L’ESPRIT DE DIEU QUI OPÈRE EN L’ÂME LORSQU’ELLE NE PEUT AGIR EN L’ORAISON. 509
.PAROLES DE LA SAINTE A UNE ÂME CONDUITE PAR LA VOIE DE SIMPLICITÉ ET DE COMPLET DÉNUMENT 515
.À UNE AUTRE SUR LE MÊME SUJET. 519
.PAROLES DE LA SAINTE A LA MÈRE MARIE-AIMÉE DE BLONAY, APRÈS UNE RETRAITE ANNUELLE. 522
.CONSEILS DE LA SAINTE À UNE ÂME QUE LA GRÂCE SOLLICITAIT D’ENTRER DANS UNE VOIE DE SIMPLICITÉ ET D’ABANDON. 524
.CONSEILS DE DIRECTION DE LA SAINTE A UNE RELIGIEUSE 526
.CONSEILS DE LA SAINTE À LA MÈRE FRANÇOISE-MADELEINE DE CHAUGY PENDANT SON NOVICIAT DE 1629 A 1632. 528
.CONSEILS DE LA SAINTE À LA MÈRE MARIE-AIMÉE DE RABUTIN 538
.CONSEILS DE LA SAINTE A LA MÈRE LOUISE-DOROTHÉE DE MARIGNY. 540
.CONSEILS DE LA SAINTE À LA MÈRE CLAUDE-AGNÈS JOLY DE LA ROCHE. 542
.AUTRES CONSEILS DE LA SAINTE A LA MÈRE CLAUDE-AGNÈS 548
.CONSEILS DE LA SAINTE À UNE SUPÉRIEURE. 548
.CONSEILS AUX SUPÉRIEURES EN GÉNÉRAL 569
.FRAGMENTS DE CONSEILS A UNE SUPÉRIEURE NOUVELLEMENT ÉLUE. 570
.À UNE AUTRE 571
.À UNE AUTRE 572
.PAROLES CONSOLANTES 576
.AMOUR DE DIEU. AMOUR DU PROCHAIN. 576
.PRÉSENCE DE DIEU. PRIÈRE VOCALE. 582
.PAUVRETÉ ET DÉLAISSEMENT 589
.AVANTAGES DES CROIX ET DES AFFLICTIONS 596
.RÉSIGNATION, FORCE, PATIENCE 603
.MORTIFICATION, ABNÉGATION DE SOI-MÊME 611
.OBÉISSANCE 618
.HUMILITÉ 624
.ORAISON MENTALE 630
.AMOUR DE LA VOLONTÉ DE DIEU / ABANDON A SA PROVIDENCE 636
.SIMPLICITÉ. PUR AMOUR 644
.ESPRIT DE L’INSTITUT 650
SAINTE JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT
DE CHANTAL
SA VIE ET SES ŒUVRES
ŒUVRES DIVERSES
PETIT LIVRET QUESTIONS DE SAINTE DE CHANTAI RÉPONSES DE SAINT FRANÇOIS DE SALES PAPIERS INTIMES EXHORTATIONS ENTRETIENS INSTRUCTIONS
PARIS
PLON ET Ci°, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
RUE GARANCIÈRE, 10
1875
ÉDITION AUTHENTIQUE PUBLIÉE PAR LES SOINS DES RELIGIEUSES DU PREMIER MONASTÈRE DE LA VISITATION SAINTE-MARIE D’ANNECY
[Ttome II, 1875 :]
Le nom de sainte Jeanne-Françoise Frémyot de Chantal n’éveille pas l’idée d’une femme auteur, d’une religieuse qui, à l’exemple de sainte Thérèse, aurait composé des ouvrages destinés à la publicité. La Fondatrice de la Visitation, en effet, n’a pas écrit une seule page en vue de l’impression. Comment donc les opuscules qui composent le présent volume appartiennent-ils très légitimement à la Sainte, et par quelle voie nous sont-ils parvenus? Voilà ce qu’il nous faut expliquer brièvement; après quoi, nous aurons à signaler la valeur ascétique de ces opuscules, et à marquer le caractère de chacun.
Sainte Chantal n’a point, à proprement parler, fait œuvre d’écrivain ; mais elle a fait œuvre de fondatrice, œuvre encore de directrice des âmes; elle a excellé dans le gouvernement de son Ordre et dans la conduite spirituelle des religieuses soumises à son autorité. Or, pour l’administration générale, comme pour la direction particulière, son action s’exerçait surtout par des exhortations, des conseils et des entretiens, en un mot, par une parole vivante et animée. Mère de la Visitation, elle était chargée d’élever sa famille encore au berceau, de présider au développement de sa vie religieuse. Dans sa tendresse maternelle, elle n’ignorait pas qu’elle devait le pain de l’âme aux filles que le Seigneur lui avait données, et elle leur distribuait, sous bien des formes, une nourriture aussi douce que fortifiante. C’était pendant les récréations, ou bien dans les réunions prescrites par la règle que la sainte Fondatrice servait à ses enfants ces repas spirituels.
Les récréations étaient mises à grand profit pour l’édification et pâture du petit troupeau. Au jardin, pendant l’été, dans une salle, en hiver, les religieuses entouraient leur Mère d’une vivante couronne ; et, bientôt, la conversation était lancée par l’une ou par l’autre des Sœurs sur un sujet de spiritualité, à la grande satisfaction de tout le cercle et de sainte Jeanne-Françoise toute la première. La digne supérieure applaudissait à une pareille initiative ; elle aimait à être provoquée par ses religieuses, à être mise par elles sur le chapitre des observances régulières ou des vertus propres à leur Institut. « Je ne suis pas grande prédicatrice, leur disait-elle un jour, je ne sais presque parler qu’en répondant ». La Sainte, qui était le pivot de la conversation, ne la laissait pas languir. Assaillie d’observations et de demandes, elle faisait face à tout, elle avait réponse à toutes les questions, éclaircissement pour tous les doutes. Sur tout elle répondait avec son grand bon sens, avec cette science des choses spirituelles qu’elle avait puisée auprès de saint François de Sales et au pied du crucifix. Pendant ces causeries d’un intérêt si vif et si élevé, les heures s’écoulaient trop rapidement au gré des Sœurs, qui toutes se retiraient récréées pour l’esprit, pour le cœur et pour l’âme. C’était sur une moindre échelle, mais avec non moins de charme et de profit, une imitation des Conférences si connues des anciens solitaires.
Aux jours où la communauté se réunissait au Chapitre, la Sainte, qui présidait l’assemblée, prenait la parole, et, au milieu de ses filles silencieuses et attentives, elle traitait un sujet spécial. C’était un point de perfection religieuse qu’elle développait, une des vertus propres à son Institut qu’elle présentait sous différents aspects; c’était encore des considérations sur un mystère, sur une fête de l’Église, ou bien encore des avis relatifs à la correction de quelque défaut... De leur côté, les novices avaient quelquefois le bonheur d’entendre la zélée Fondatrice. En s’adressant à elles, sainte Chantal s’attachait surtout à les débarrasser de l’esprit du siècle, pour leur inculquer l’esprit religieux; elle arrosait de sa parole ces jeunes plantes qui devaient embellir les jardins de l’Époux céleste.
Pendant ces réunions, véritables festins de l’âme, pas une miette qui tombât par terre, pas une parole de l’incomparable Mère qui ne fût recueillie, an moment même et sur place, dans le cœur de chacune des religieuses. Ce n’est pas tout. Après les assemblées, comme après les récréations, plusieurs des Sœurs prenaient la plume, et, sous l’impression toute fraîche de ce qu’elles venaient d’entendre, elles fixaient sur le papier ce qui les avait le plus frappées, ce qui répondait le mieux à l’état présent de leur âme. Or, comme les impressions et les goûts ne pouvaient se ressembler en tout chez les différentes religieuses qui prenaient des notes, tel passage, omis par les unes, était recueilli par les autres. Il en résultait que ces différentes rédactions se complétaient les unes les autres, ce qui a permis de reconstituer, à peu près dans leur intégrité, les Entretiens et les Allocutions de sainte Chantal. Rappelons encore ceci : parmi les Sœurs qui rédigèrent les notes en question figurent les supérieures les plus illustres de l’Ordre, et surtout la Mère de Chaugy. C’est dire assez avec quelle exactitude furent recueillies les paroles de leur Bienheureuse Fondatrice. Au reste, nous avons de cette fidélité une preuve matérielle : en conférant les anciennes copies, nous trouvons les passages parallèles reproduits d’une manière à peu près identique.
L’authenticité des Exhortations et des Entretiens, au sens que nous venons de marquer, ne saurait être contestée. Ces ouvrages émanent donc de sainte Chantal; son nom, qu’elle n’y a pas mis elle-même, y a été apposé, à bon droit, par les religieuses qui ont été les premières à jouir de leur contenu. Pour le dire en passant, la provenance singulière de ces opuscules, la voie par laquelle ils nous sont parvenus, leur donne un piquant intérêt.
Tombés de la bouche de la vénérée Fondatrice, ils ont été pieusement recueillis par ses filles spirituelles. Après être demeurés de longues années dans le demi-jour du cloître, où ils ont fait les délices de plusieurs générations de religieuses, les voilà qui sont livrés au grand jour pour l’édification de tous. Mais ce qui nous recommande par-dessus tout ces Œuvres diverses, c’est la valeur qu’elles empruntent au mérite de celle qui les a, non pas écrites, mais parlées pour la plupart.
[…]
Mais, où la personnalité de sainte Jeanne-Françoise de Chantal se trouve à peu près entière, c’est dans la forme de ses ouvrages; elle s’accentue d’autant plus vivement de ce côté, que, dans le laisser-aller des récréations, ou même dans la gravité des allocutions réglementaires, elle n’avait pas à se préoccuper de style. Sous ce rapport, elle ne procède nullement de saint François de Sales; sa manière de concevoir et de s’exprimer ne sent point l’école salésienne. Les fleurs naissent sous la plume de l’évêque de Genève; ses écrits en sont émaillés. Ce prélat, d’une doctrine si riche et si sûre, revêt la plus haute théologie de formes heureuses, qui la rendent accessible à tous; il exprime les pensées les plus profondes avec des comparaisons frappantes de vérité, avec de gracieuses images qui éclairent l’esprit en le charmant. Chez lui, tout sourit et tout brille; tout est large et abondant. Lorsqu’on passe de ses ouvrages à ceux de sainte Chantal, le contraste est frappant. La religieuse s’exprime d’une manière sobre, coupée, dépouillée d’ornements. À ce langage, nous reconnaissons un esprit grave, pratique, avec une légère teinte d’austérité. Chez elle, l’imagination est tenue à l’écart; la parole est au ferme bon sens, à la grave expérience, au zèle de la mère pour le progrès de ses filles spirituelles dans la vertu. Les fruits abondent, mais les fleurs sont rares; et encore celles qui apparaissent de loin en loin, sont-elles cueillies dans les parterres de saint François de Sales, ou dans le jardin de l’épouse du Cantique des Cantiques. Le dépouillement intérieur de la grande religieuse se reproduit en quelque manière dans son langage. Les beautés littéraires, les grâces de l’imagination ne brillent pas ici d’un grand éclat ; à la place, vous trouverez d’excellents avis, de fortes peintures du cœur humain, les maximes mortifiantes et crucifiante de l’Évangile proposées avec une vigueur sans égale. Les opuscules de sainte Chantal reflètent d’autant plus fidèlement son âme, que ces écrits sont le produit spontané de ses idées et de ses sentiments. L’énergie de la pensée, le relief et la pointe de l’expression, ces qualités que nous admirons en plus d’un endroit, sont bien de la femme forte que nous connaissons. Et puis, combien de pages où le zèle ardent et les chaleureuses exhortations décèlent la grande sainte, l’éminente supérieure? Certes, et cela soit dit à l’honneur de la mère et de ses filles : sainte Jeanne-Françoise n’épargne pas ses religieuses; elle y va, à leur endroit, d’une maîtresse main. Ce n’est pas elle qui voilera la croix, qui émoussera la pointe des épines; ce n’est pas elle qui adoucira les reproches au moyen de circonlocutions timides ou de périphrases embarrassées. Qu’elle rencontre sur son chemin, dans une maison de la Visitation, l’esprit du monde, et elle le flagellera d’importance ; elle lui dira son fait en termes forts nets. Écoutons plutôt : « Il n’y a rien, dit-elle, qui me soit plus insupportable que de voir qu’une fille de la Visitation veuille être soigneuse de son point d’honneur; car n’est-ce pas une chose monstrueuse? Quoi! mettrions-nous notre honneur dans des fadaises? »
Un beau jour, dans l’octave de Pâques, s’adressant aux novices, elle leur disait : « Mes Sœurs, je vous recommande soigneusement deux choses : premièrement, il faut que vous travailliez courageusement et fidèlement à votre perfection; secondement, il faut laisser faire les autres, vous laissant écorcher, dépouiller et plier comme on voudra … il faut vous laisser plier comme on plie un mouchoir. » Voilà des expressions qui se peignent, ou mieux, qui s’enfoncent dans la mémoire de manière à n’en plus sortir. Citons encore un passage : « O Dieu! dit la zélée supérieure, s’il faut demeurer encore çà-bas [sic], que ce soit pour y pratiquer de solides vertus. Nous marchons beaucoup trop en enfant ; cela me fâche. Il faut que les filles de cet Institut pratiquent les actes des vraies héroïques et grandes vertus. Il faut rompre ou faire... »
Cependant il s’en faut bien que la fermeté de la supérieure étouffe, dans sainte Jeanne-Françoise, la tendresse de la mère. Dans l’occasion, elle épanche des trésors de sollicitude sur les membres de sa famille religieuse. Elle montre à ses filles spirituelles de quel amour suave et puissant elle les aime dans le Seigneur, et par la compassion qu’elle ressent pour leurs peines, et par les douces consolations qu’elle leur adresse, et par les mille moyens dont elle s’avise pour les soulager dans l’âme et dans le corps.
[…]
Les Œuvres diverses comprennent d’abord : 1° le PETIT LIVRET de la Sainte; 2° QUESTIONS de sainte Chantal à saint François de Sales et RÉPONSES de ce dernier; 3° les PAPIERS INTIMES; ensuite, 4° les EXHORTATIONS; 5° les ENTRETIENS ; 6° les INSTRUCTIONS aux Novices; 7° les MÉDITATIONS ; 8° enfin la DÉPOSITION de la Sainte pour la béatification et canonisation de saint François de Sales.
1° Le PETIT LIVRET est un recueil d’avis que sainte Chantal avait reçus de saint François de Sales, verbalement ou par écrit. D’après les Mémoires de la Mère de Chaugy, ce résumé fut commencé par la Sainte en 1605, aux fêtes de la Pentecôte, lors de son premier voyage en Savoie. L’original de cet écrit n’existe plus, du moins il a été impossible de le trouver. La reproduction insérée dans ce volume a été faite sur une très ancienne copie, conservée dans les archives du premier monastère d’Annecy. L’abbé Migne a publié le Petit Livret sous le titre de Maximes diverses. Probablement, par suite de feuillets détachés et déplacés, les choses ont été mêlées de telle sorte, que des pages du commencement ont été rejetées à la fin. L’ordre primitif a été rétabli.
À la suite du Petit Livret, sont placées les résolutions et pensées, fruits de deux retraites faites par la Sainte. Ce fut dans l’une de ces solitudes, celle de 1616, que Notre-Seigneur rappela à la plus haute perfection, par le détachement le plus complet.
2° QUESTIONS DE SAINTE CHANTAL A SAINT FRANÇOIS DE SALES ET RÉPONSES DE CE DERNIER. La Sainte adressa ces Questions par écrit à son céleste directeur, qui lui répondit par la même voie. Ce dialogue sublime peut se rapporter à l’année 1616, année où, comme nous venons de le dire, le Seigneur appela son épouse au dépouillement parfait et au martyre d’amour. En reproduisant ces Questions et ces Réponses, on a voulu faire assister le lecteur aux leçons données par le saint directeur à cette âme d’élite.
3° LES PAPIERS INTIMES renferment une série de résolutions, d’élans vers Dieu, d’actes d’amour et d’abandon entre les mains de l’Époux céleste. Ces pages, que l’on dirait tracées par un séraphin, furent écrites par la Sainte à l’issue d’une de ses retraites, probablement en 1616. Ces papiers, exclusivement à son usage, elle les portait toujours sur elle; elle voulut être enterrée avec ce témoignage de son ardent amour pour Dieu. Inutile de dire quel intérêt s’attache à ces feuillets que nous a rendus le tombeau de sainte Jeanne Françoise.
Ces trois opuscules jettent un grand jour dans cette âme héroïque; d’autre part, ils nous la montrent dans ses rapports avec saint François de Sales, son habile maître. C’est donc à dessein qu’ils ont été placés en tête de ce volume; ils introduisent naturellement aux Œuvres de cette Sainte glorieuse et bien-aimée.
Les EXHORTATIONS, les ENTRETIENS et les INSTRUCTIONS AUX NOVICES constituent la partie la plus étendue des Œuvres de sainte Chantal ; ajoutons celle qui lui appartient le plus en propre. Nous avons dit plus haut comment ces Exhortations et ces Entretiens ont été recueillis; comment il a été permis de combler les lacunes que présentent les rédactions qui en furent faites; comment, au moyen de ces rédactions, diverses pour l’étendue, mais à peu près identiques dans la reproduction des passages parallèles, on a pu reconstituer les instructions données par la zélée Fondatrice aux premières religieuses de la Visitation. Signalons, en passant, une pièce qui a été pour cela d’un grand secours : nous voulons parler d’un manuscrit provenant de l’ancien monastère de la Visitation de Verceil (Piémont). Ce manuscrit, beaucoup plus correct et complet que tous ceux qui circulent aujourd’hui dans les monastères, fut donné, paraît-il, aux Sœurs de cette ville par les fondatrices de la Visitation de Turin, qui l’avaient apporté d’Annecy, en 1638.
4° Les EXHORTATIONS ont été faites par la Sainte au Chapitre de la Communauté, ce qui leur donne un caractère plus grave qu’aux Entretiens. Ces Exhortations ont été recueillies surtout par la Mère de Chaugy, laquelle avait le talent de conserver le texte de sa vénérée Fondatrice, sans y mêler son propre style.
5° Les ENTRETIENS reproduisent les conversations que la Mère de Chantal avait avec ses Sœurs, soit pendant les récréations journalières, soit aux conférences mensuelles qui se tiennent dans les maisons de la Visitation, à l’exemple des anciens solitaires. Ces Entretiens sont, comme de raison, d’un langage simple et familier : simplicité, familiarité charmante qui respirent la candeur et l’innocence de la colombe. De plus, ils ont l’avantage d’être éminemment pratiques, d’offrir des détails aussi précieux qu’abondants sur les observances religieuses et les secrets de la vie spirituelle.
6° Les INSTRUCTIONS AUX NOVICES, le titre le dit assez, étaient adressées à celles qui faisaient l’apprentissage de la vie religieuse. La sainte Fondatrice fut chargée du noviciat pendant les dix-huit premiers mois de la Visitation. Mais, dans ces premiers commencements, on ne songea pas à recueillir ses paroles. Il y a donc bien peu de ses Instructions aux novices. Celles qui restent proviennent des conférences qu’elle faisait plus tard, en présence de la maîtresse des Novices, en vue surtout de former cette dernière à son emploi.
Le présent volume contient les six premiers opuscules; les MÉDITATIONS et la DÉPOSITION de la Sainte paraîtront dans le volume suivant.
G. B.
PRÉCIEUX FRAGMENTS DU PETIT LIVRET DE NOTRE BIENHEUREUSE MÈRE JEANNE-FRANÇOISE FRÉMIOT DE CHANTAL OU
À l’honneur et gloire de Dieu soient toutes nos œuvres ! Amen. 7
1. Ce peu de temps que nous déterminons de donner à Dieu en l’oraison, donnons-le-lui avec notre pensée libre et désoccupée de toutes autres choses, avec résolution de ne le jamais reprendre, quels travaux qu’il nous en arrive, et tenons un tel temps comme une chose qui n’est plus nôtre.
2. Ma chère âme, mais je te dis, ma chère âme, que tu aies une continuelle mémoire de ces jours heureux de mardi, mercredi et samedi devant la fête de Pentecôte, de mai [1605], jours auxquels ce bon Dieu t’a rendue toute sienne grave en ta souvenance ses miséricordes et les promesses que tu lui as faites et l’en bénis éternellement. Louanges vous soient, ô mon Dieu, à jamais ! Non, non, mon Sauveur, jamais éternellement je n’oublierai vos volontés, car en icelles vous m’avez justifiée.
3. Quand on fait des religieuses professes, on leur met un crucifix matériel entre leurs bras ; mais moi, ma fille, je vous donne le vrai crucifix; c’est votre Époux, portez-le entre les bras de votre âme ; tenez-le bien serré et n’abandonnez point le pied de sa croix, lui donnant votre cœur cent fois le jour. Je vous recommande de vous accuser en confession clairement, franchement et simplement.
4. Quand il vous adviendra des pensées mauvaises et que vous vous en apercevrez, faites un acte positif par une action contraire à la pensée, et ne perdez plus de temps à vouloir rechercher; mais passez outre.
5. Bon de représenter sa nécessité à Dieu et de l’invoquer au commencement de toute action. Pensez que le doux Sauveur est assis dans votre cœur comme sur son trône, et le regardez souvent, vous humiliant fort devant lui. Je désire que vous soyez extrêmement humble, que votre cœur soit fort droit, ouvert et sans réserve en mon endroit ; c’est ici le grand commandement, car de là dépend tout le reste.
6. Gardez bien la clôture de votre monastère, ne laissez point sortir vos desseins, cela n’est qu’une distraction de cœur. Observez bien votre règle : l’humilité, le mépris du monde et de vous-même, la chasteté, l’obéissance et la charité. Au demeurant, demeurez en paix avec votre Époux bien serré entre vos bras.
7. Encore que je me sente misérable, je ne m’en trouble pas, et quelquefois je suis joyeux, pensant que je suis une vraie besogne de la miséricorde de Dieu.
8. Dieu veut que votre misère soit le trône de sa miséricorde, et vos impuissances le siège de sa toute-puissance. Il vous laisse là, sans doute pour sa gloire et votre grand profit. Qu’il me tue, dit Job, j’espérerai en lui. Demeurez humble, tranquille, douce et confiante parmi cette obscurité et impuissance; si vous ne vous impatientez point, si vous ne vous empressez point, mais que, de bon cœur (je ne dis pas gaiement, mais je dis franchement), vous embrassiez cette croix et demeuriez en ténèbres, vous aimerez votre abjection, car être obscure et impuissante n’est autre qu’être abjecte. Aimez-vous comme cela, pour l’amour de celui qui vous veut comme cela. Allez tout simplement à l’abri de vos résolutions, retranchez les réflexions d’esprit que vous faites sur votre mal comme des cruelles tentations. N’essayez point de guérir votre mal.
9. C’est aussi un entortillement d’esprit, ce tintamarre qui vous fait peur. Mon Dieu ! ma fille, ne vous sauriez-vous prosterner devant Dieu quand cela vous arrive et lui dire tout simplement : « Oui, Seigneur, vous le voulez et je le veux aussi ; si vous ne le voulez pas, je ne le veux pas ! » Et puis, passez à faire un peu d’exercices et d’actions qui vous servent de divertissement, et ne vous embarrassez point pour les chasser, moquez-vous de tout cela.
10. Parlons d’une règle générale que je vous veux donner; c’est qu’en tout ce que je vous dirai, ne pensez pas, ne regardez pas ceci, cela ; tout cela s’entend grosso modo; car je ne veux point que vous contraigniez votre esprit à rien, sinon à bien servir Dieu et à le bien aimer, à ne point abandonner nos résolutions, ains [mais] à les aimer. Pour moi, j’aime tant les miennes que, quoi que je voie, ne me semble suffisant; cela ne me saurait ôter une once de la bonne estime que j’en ai, encore que j’en considère tant d’autres plus excellentes et relevées.
11. Quand le patriarche Joseph renvoya ses frères d’Égypte pour lui amener son père Jacob, il leur bailla cet avis : Ne vous courroucez point en chemin. Je vous en dis de même : cette misérable vie n’est qu’un acheminement à la bienheureuse ; ne nous courrouçons point en chemin; allons avec nos compagnons doucement et paisiblement. Ne recevez pas les prétextes que l’amour-propre suggère pour excuser le courroux ; car saint Jacques dit tout clair que l’ire de l’homme n’opère point la justice de Dieu; combien moins celle de la femme! aussi, Notre-Seigneur enferme toute la doctrine des mœurs exprimée en ces mots : Apprenez de moi que je suis débonnaire et humble de cœur; bref, le sucre ne gâte nulle sauce. Il faut résister au mal, et réprimer les vices de ceux qui nous sont en charge, puissamment, fermement, vaillamment, mais paisiblement et doucement. Rien n’arrête tant l’éléphant que l’agneau, et rien ne rompt si aisément la furie du canon que la laine. Jamais je ne me mis en colère, pour justement que cela ait été, que je n’aie vu, par après, que j’eusse fait encore plus justement de ne me point courroucer. On ne prise pas tant la répréhension, quoiqu’elle soit accompagnée de raison, que celle qui n’a d’autre origine que la raison, puisque l’âme raisonnable est naturellement sujette à la raison, et, à la passion, elle n’y est sujette que par tyrannie. La raison donc accompagnée de passion se rend odieuse, et sa juste domination se rend avilie par sa tyrannie. Bref, souvent l’Épouse de Notre-Seigneur est appelée Sulamite, c’est-à-dire paisible, et que, dessous sa langue, elle a le miel et le lait, et, en ses lèvres, un rayon distillant; aussi saint Paul nous apprend de surmonter le mal et non de le combattre. Ceux qui se courroucent combattent le mal; mais ceux qui sont doux le vainquent. Surmontez, dit l’Apôtre, le mal par le bien.
12. Ressouvenez-vous de faire état que tout le passé n’est rien, et que tous les jours il nous faut dire avec David : Tout maintenant, je commence à bien aimer mon Dieu. Faites beaucoup pour Dieu, et ne faites rien sans amour ; mangez et buvez pour cela.
13. Le désir de perfection doit être en vous comme l’oranger de la côte maritime, qui est presque toute l’année chargé de fruits, de fleurs et de feuilles, car votre désir doit toujours fructifier par les occasions qui se présentent d’en effectuer chaque jour quelque partie, et, néanmoins, il ne doit jamais cesser de souhaiter des nouveaux objets et sujets de passer plus avant, et ces souhaits sont les fruits de l’arbre de notre désir ; les feuilles sont les fréquentes reconnaissances de notre imbécillité, qui conservent les bonnes œuvres et les bons désirs. C’est l’une des colonnes de votre tabernacle, l’autre est l’amour de votre viduité; amour saint et désirable pour autant de raisons qu’il y a d’étoiles au ciel.
14. Jetez souvent votre cœur ès [dans] plaies de Notre-Seigneur, et non à force de bras. Ayez une extrême confiance en sa miséricorde et bonté qui ne vous abandonnera point, mais ne laissez pour cela de vous bien prendre à sa sainte croix. Après l’amour de Notre-Seigneur, je vous recommande celui de son Église. Louez Dieu cent fois le jour d’être fille de son Église. Jetez vos yeux sur l’Époux et sur l’Épouse ; dites à l’Époux : « Hé ! que vous êtes Époux d’une belle Épouse! » Et à l’Épouse : « Hé ! que vous êtes Épouse d’un divin Époux ! »
15. Notre-Seigneur désire que vous ne pensiez ni à votre avancement ni à votre amendement, point du tout; mais à recevoir et employer les occasions de le servir, par la pratique des vertus, dans chaque moment, sans aucune réflexion sur le passé ni l’avenir. Chaque moment présent doit porter son soin à l’unique occupation, dans les retours à Dieu, et un général abandonnement qui détruise tout ce qui s’oppose à ses desseins.
16. Les vertus des veuves sont : l’humilité, le mépris du monde et de soi-même, la simplicité et amour de son abjection, le service des pauvres et des malades; son lieu, le pied de la croix ; sa gloire, d’être méprisée ; sa couronne doit être sa misère. Je ne forclos pas l’élévation de l’âme, l’oraison mentale, la conversation intérieure avec Dieu, l’élancement perpétuel du cœur en Notre-Seigneur. Mais, savez-vous ce que je veux dire, ma fille? qu’il vous faut être comme cette femme forte, laquelle a mis sa main aux choses fortes, et ses doigts ont manié le fuseau. Méditez, et élevez votre esprit, et le portez en Dieu. Tirez Dieu en votre esprit : voilà les choses fortes; mais, avec tout cela, n’oubliez pas votre quenouille et votre fuseau. Filez le fil des petites vertus propres aux veuves; abaissez-vous aux exercices de charité. Qui dit autrement se trompe et est trompé.
17. Laissez-moi le soin de vos désirs; je vous les garderai fort soigneusement. N’en ayez nul souci : peut-être aussi ne vous les rendrai-je jamais, et ne sera pas expédient que je vous les rende ; mais assurez-vous que je ne les emploierai pas mal; j’en dois rendre compte et je m’en charge. Cheminez toujours devant Dieu et devant vous; car Dieu prend plaisir à vous voir faire vos petits pas, et, comme un bon père qui tient son enfant par la main, il accommodera ses pas aux vôtres et se contentera de n’aller pas plus vite que vous. De quoi vous souciez-vous d’aller d’un côté ou d’autre, ou d’aller bellement ou vitement, pourvu que Dieu soit avec vous, et vous avec lui?
18. Ne disputez jamais, ni peu ni prou, contre les suggestions que l’ennemi vous fera contre la foi, contre la chasteté viduale [qui appartient à une veuve], contre l’obéissance vouée, contre le dessein de tendre à la perfection. Non, pas un seul mot de réplique, sinon celui de Notre-Seigneur : Arrière de moi, Satan! tu ne tenteras point le Seigneur ton Dieu. [7]
19. Ne vous efforcez point de renvoyer vos tentations; méprisez-les, ne vous y amusez point; représentez à votre imagination Jésus crucifié entre vos bras et sur votre poitrine, et dites cent fois en baisant son côté : « C’est ici mon espérance, c’est la vive source de mon bonheur, c’est le cœur de mon âme, c’est l’âme de mon cœur; jamais rien ne me séparera de cet amour ; je le tiens et ne le laisserai point aller qu’il ne m’ait mise en lieu d’assurance. » Dites-lui souvent : « Que puis-je avoir sur la terre ou que prétends-je au ciel, sinon vous, ô mon Jésus? Vous êtes le Dieu de mon cœur et mon héritage que je désire éternellement. » Voyez Notre-Seigneur qui crie à Abraham et à vous aussi : « Ne crains point, je suis ton protecteur. » Saint Pierre voyant l’orage très impétueux eut peur, et tout aussitôt il commença à enfoncer; il cria à Notre-Seigneur : Sauvez-moi! Et Notre-Seigneur le prit par la main et le reprit : Pourquoi as-tu douté? Voyez ce saint Apôtre, il marche à pieds secs sur les eaux; les vents ni les vagues ne le sauraient faire enfoncer, mais la peur des vagues et des vents le fait perdre si son maître ne l’échappe.
20. La peur est un plus grand mal que le mal même; si elle vous saisit, criez fort à Notre-Seigneur : Sauvez-moi! et il vous tendra la main; serrez-la bien et allez joyeusement : il dormira quelquefois; mais, en temps et lieu, il se réveillera pour vous rendre le calme. Bref, ne philosophez point sur votre mal ; ne répliquez point; allez franchement : que tout le monde renverse, que tout soit en ténèbres, Dieu est avec nous si nos résolutions vivent.
21. Je suis consolé de vous voir pleine de désirs de l’obéissance; c’est un désir d’un prix incomparable qui vous appuiera sur tous vos ennemis. Hélas! ma très-aimée fille, ne regardez pas à qui, mais pour qui vous obéissez; votre vœu est adressé à Dieu, quoiqu’il regarde un homme. Mon Dieu! ne craignez [8] point que la Providence de Dieu vous manque; s’il était besoin, elle enverrait plutôt un ange pour vous conduire que de vous laisser sans guide, puisque, avec tant de résolutions et de courage, vous voulez obéir. Hé! donc, ma fille, reposez-vous en cette Providence paternelle, résignez-vous du tout à icelle. Amen.
22. Non, ne vous étonnez point, moquez-vous des assauts de votre ennemi, tenez la croix de Notre-Seigneur sur votre poitrine, répliquez doucement et par actes positifs baisant vos résolutions. Ne vous efforcez point de détruire la superbe, mais tâchez bien d’assurer l’humilité en l’exerçant positivement, et ne vous étonnez point, tenez vos yeux au ciel. Oui, ma fille, attachez-vous fort à la Providence divine ; qu’elle fasse ce qu’elle voudra de tout ce qui est nôtre ; qu’elle nous conduise par où il lui semblera mieux ; mais, j’espère, ains je m’assure que nous aboutirons à ce signe et arriverons à ce port. Vive Dieu! ma très chère fille, et cette espérance! Hardiment, cheminons en cet amour essentiel, fort et invariable de notre Dieu, et laissons courir çà et là les fantômes des tentations; qu’elles entrecoupent tant qu’elles voudront notre chemin. « Dà, disait saint Antoine, je vous vois, mais je ne vous regarde pas. Non, ma fille, regardons à Notre-Seigneur, qui nous attend au-dessus de toutes ces fanfares de l’ennemi; réclamons son secours, car c’est pour cela qu’il permet que ces illusions nous fassent peur. Courage, ma fille; n’avons-nous pas occasion de croire que Notre-Seigneur nous aime? Si avons, certes, et pourquoi donc se mettre en peine des tentations? Je vous recommande notre simplicité, qui est si agréable à l’Époux, et notre pauvre humilité, qui a tant de pouvoir vers lui. Ne sommes-nous pas trop heureux, de savoir qu’il faut aimer Dieu, et que tout notre bien gît à le servir, toute noire gloire à l’honorer? Que sa bonté est grande sur nous! [9]
23. Contre ces nouveaux assauts, tenez-vous close et couverte dans les instructions que vous avez reçues jusqu’à présent, vous n’avez rien à craindre; prenez garde à ne point disputer ni marchander, ni ne vous attristez point, ni ne vous inquiétez, et vous serez délivrée. Il vous doit suffire que Dieu n’est point offensé en ces attaques.
24. Approfondissez de plus en plus votre considération sur les plaies de Notre-Seigneur, où vous trouverez un abîme de raisons qui vous confirmeront à notre généreuse entreprise, et vous feront sentir combien vil et vain est le cœur qui fait ailleurs sa demeure, qui niche sur un autre arbre que celui de la croix. Bienheureux si nous vivons et mourons en ce saint tabernacle ! Non, non, rien du monde n’est digne de notre amour; il le faut tout à ce Sauveur qui nous a tout donné le sien. Pressez fort le cher crucifix sur votre poitrine.
25. L’oraison de simple remise en Dieu est sainte et salutaire, il n’en faut jamais douter ; elle a tant été examinée, et toujours on a trouvé que Notre-Seigneur nous voulait enseigner cette manière de prier. Il n’y faut donc plus autre chose que d’y continuer doucement.
26. Mon âme est au hasard en mes mains, je la porte, disait David. Examinez souvent si vous avez votre âme en vos mains, si quelques passions, troublements ou inquiétudes ne vous l’a point emportée, voire, si vous l’avez à votre commandement, ou bien, si elle est engagée à quelque affection; et, si vous voyez qu’elle vous soit échappée, avant toutes choses, cherchez et la reprenez ; mais souvenez-vous qu’il la faut reprendre doucement et bellement, car, si vous la vouliez saisir à force de bras, vous l’effaroucheriez. Dieu soit notre tout!
27. Considérez souvent si vous pouvez dire avec vérité : Mon Bien-aimé est à moi et moi à lui! Voyez s’il y a quelques [10] pièces de votre âme, ou des facultés de votre corps, ou de ses sens qui ne soient pas à Dieu, et, l’ayant trouvé, reprenez-le, où qu’il soit, et le rendez à Dieu; car vous êtes à lui, toute, toute, toute.
28. Ressouvenez-vous que votre esprit connaissant et agissant par discours et raisons naturelles, il s’appelle entendement et intelligence, ou esprit humain; mais, connaissant et agissant par la clarté et la lumière de la foi, il s’appelle esprit de la foi ou esprit chrétien. Or, ma fille, il arrive quelquefois que notre esprit n’agit que par la clarté surnaturelle, et que l’esprit humain ne peut acquiescer à cette action, et beaucoup moins l’âme sensuelle, laquelle y contredit et s’oppose; et lors il nous semble que tout est perdu ; et, l’esprit pieux, abandonné de toutes les facultés raisonnables et sensitives, demeure tout éperdu, ce semble, et tout étonné; mais, en vérité, il n’y a nul danger; car l’esprit de la foi demeurant vif, sauve, quant et quant, tout le reste; et, quand tout le reste conspirerait contre nous, nous ne saurions déchoir de la grâce de Dieu. Il est vrai qu’Absalon inquiète et trouble tout le royaume d’Israël contre son père, en sorte que le pauvre David, tout roi qu’il est, s’en va pleurant pieds nus, la tête voilée, chacun l’ayant abandonné; et cependant il est roi, pourtant, et enfin il régnera et rangera tout le reste à son obéissance. Quand donc il vous arrivera de voir votre âme sensuelle et votre esprit humain se bander contre votre esprit chrétien, le troubler et inquiéter, et faire soulever les facultés de votre cœur, courage, ma fille, un peu de patience, notre David demeurera vainqueur. Que toute la barque de notre navire tire où elle voudra l’aiguille marine, mais cela n’empêchera pourtant qu’elle ne fasse son mouvement et qu’elle n’ait sa visée à la belle étoile. Cette déréliction ressemble à celle que Notre-Seigneur ressentit à sa Passion, et en icelle il semble que notre âme soit comme le prophète, quand l’ange le portait en l’air par l’un [Il de ses cheveux. Nul remède à cela, ma fille, sinon de s’humilier et attendre en espérance la grâce de Dieu, recommandant doucement notre esprit entre ses mains paternelles.
29. Aux tentations de la foi, humiliez-vous profondément devant Dieu, puis devant son Église, par une inclination cordiale, et faites un acte positif de foi, protestant de vouloir à jamais croire tout ce que Dieu a révélé à son Église; et, sans plus disputer ni examiner aucune chose, divertissez votre cœur à d’autres occupations, principalement extérieures; et, bien que la tentation vienne autour de vous, ne faites aucun semblant de la voir ; mais, dissimulant cette attaque, appliquez-vous fidèlement et ardemment aux autres exercices.
30. Aux tentations de vanité et gloire, il faut faire de même, c’est à savoir faire un acte positif et contraire, et, au lieu de se glorifier, s’humilier de sa propre vanité, comme disant Seigneur, je suis vain et mon esprit n’est que vanité. Ne vous rendez plus si pointilleuse et tendre aux tentations, que pour cela vous soyez troublée ou inquiétée. Hélas! ma fille, il se faut presque résoudre à toujours sentir les tentations et n’y point consentir. Quand vous les sentirez, penchez doucement votre cœur de l’autre côté, et ne vous étonnez point, bien que vos sens et votre esprit humain semblent tenir le parti de la tentation. Ne vous étonnez nullement, pourvu que l’esprit de la foi et le mouvement intime de votre cœur se tournent toujours à votre belle étoile.
31. Étonnez-vous encore moins des assoupissements et distractions qui proviennent en icelui, car ce sont accidents naturels; et, comme au grand monde, le ciel n’est pas toujours serein et découvert, mais souvent l’air se couvre par des nuages et des brouillards; ainsi au petit monde, qui est l’homme, l’esprit n’est pas toujours gai et clair, mais se couvre quelquefois [12] d’assoupissement qui trouble sa clarté et empêche sa gaieté.
32. O mon âme! c’est le grand mot de notre repos, de prévoir souvent l’empirement de nos affaires et travaux et nous y disposer ; et, quand les accidents nous arrivent, user de la domination que notre volonté supérieure a sur l’inférieure, car on ne peut empêcher que cette partie inférieure ne gronde; mais il la faut laisser faire, et mettre la supérieure en son être, acceptant de bon cœur ce que Dieu veut ou permet nous arriver.
33. Mon âme est triste; mais, ô Seigneur! n’ayez point égard aux inclinations ou rébellions de cette partie inférieure, ne laissez pas, de grâce, d’exercer votre volonté sur moi, qui suis trop heureuse de quoi vous me visitez et me voulez dépouiller de moi-même, pour me revêtir de vous-même.
34. Je ne veux ni cette vertu ni l’autre, je ne veux que l’amour de mon Dieu et le désir de son amour, l’accomplissement de sa volonté en moi. Hélas! je ne veux faire ni répliques ni réfléchissements. Dieu m’a donné un grand amour aux maximes de l’Évangile, et crois que c’est ensuite de la connaissance qu’il me donne de leurs beautés et excellences.
35. J’ai fort prié Dieu qu’il vous fit sentir comme il faut bien résigner tout votre soin, toute votre agilité et souplesse d’esprit, toutes ces petites pointes de votre entendement qui veulent tout ménager, voir et prévoir, le tout entre les mains de sa bonté souveraine et paternelle. Ne permettez point que votre cœur s’inquiète; faites-le reposer doucement sur les bras du Sauveur.
36. Seigneur, mâchez-moi, digérez-moi, anéantissez-moi en vous. Je ne veux rien que Dieu, me reposant en lui, toute, [13] m’affermissant de plus en plus à le servir par une totale dépendance de sa divine Providence, et toujours plus fermement ancrée et assurée en la foi de sa véritable parole, et toute délaissée à sa merci et à son soin. O Bonté éternelle! ô bonté paternelle ! mon cœur se range à vous. Oui, mon Dieu, vous le savez, que je ne vois rien en moi sur quoi je me veuille et puisse appuyer, et que les espérances que vous me donnez de mon salut éternel sont fermement ancrées aux mérites de votre sainte Passion, et sur votre incompréhensible bonté et douceur. Amen.
37. Non, je vous prie, ma fille, ne violentez point votre tête, demeurez tranquille en votre oraison, et, quand les distractions vous arriveront, détournez-vous-en tout bellement, si vous pouvez; sinon, tenez la meilleure contenance que vous pourrez et laissant les mouches vous importuner tant qu’elles voudront, pendant que vous parlerez à votre Roi; il ne prend pas garde à cela. Vous pouvez les effaroucher avec un mouvement simple et tranquille, mais non pas avec un effroi et impatience qui vous fassent perdre contenance.
38. O Dieu! si ma pauvreté et misère vous sont agréable, accroissez-en le nombre et la durée. Il ne faut point craindre; et ne me dites pas qu’il vous semble que vous le dites avec lâcheté, sans force ni courage, mais comme par violence. O Dieu ! mais donc la voilà la sainte violence qui ravit les cieux! Voyez-vous, ma fille, mon âme, c’est signe que tout est pris, puisque l’ennemi a tout gagné en notre forteresse, hormis le donjon imprenable, et qui ne se peut perdre que par soi-même. C’est enfin cette volonté libre et toute nue devant Dieu qui réside en la supérieure et plus spirituelle partie de l’âme, de ne penser qu’à son Dieu et à soi-même, et, quand toutes les autres facultés sont perdues et assujetties à l’ennemi, elle seule demeure maîtresse de soi-même pour ne consentir point. Or, [14] voyez-vous une âme affligée : parce que l’ennemi, occupant toutes les autres facultés, fait là-dedans un tintamarre et fracas extrême, à peine peut-elle ouïr ce qui se dit et fait en la partie supérieure, laquelle a bien la voix plus claire et plus vive que la partie inférieure ; mais celle-ci l’a si âpre, si grosse et si forte qu’elle ôte l’éclat de l’autre. Enfin notez ceci : tandis que la tentation nous déplaît, il n’y a rien à craindre; car pourquoi nous déplaît-elle, sinon parce que nous ne la voulons pas? Au demeurant, ces tentations importunes viennent de la malice du diable; mais la peine et souffrance viennent de la miséricorde de Dieu, qui, contre la volonté de son ennemi, tire de la malice d’icelui la sainte tribulation par laquelle il affine l’or qu’il veut mettre en ses trésors. Je vous dis donc ainsi : Vos tentations sont du diable et de l’enfer, mais vos peines et afflictions sont de Dieu et du paradis; les mères sont de Babylone, mais les enfants sont de Jérusalem. Méprisez les tentations et embrassez les afflictions.
Je vous adore, mon Seigneur Jésus-Christ, et vous remercie de m’avoir enseigné ceci; faites-moi la grâce d’en tirer le profit que vous voulez. O Mère des enfants de Dieu! jamais je ne me séparerai de vous; je veux mourir en votre giron.
39. Pour toutes les choses qui vous arriveront, n’allez point chercher les causes, il suffit que Dieu les sait ; mais simplement humiliez-vous devant Dieu, supportant avec douceur la contradiction sans réflexion. Au temps des sécheresses, humiliez-vous, et au temps des sentiments et vues de vos misères, jetez-vous au plus intime des entrailles de la miséricorde de Dieu; mortifiez-vous en ces petites saillies contre les imperfections du prochain, avec l’esprit de douceur.
40. Cet amour simple de confiance et cet endormissement amoureux de votre esprit entre les bras de ce Sauveur [15] comprennent excellemment tout ce que vous allez cherchant çà et là pour votre goût.
41. Demeurez en la tranquille résignation et remise de vous-même entre les mains de Notre-Seigneur, sans jamais cesser de coopérer soigneusement à sa sainte grâce par l’exercice des vertus et occasions qui se présentent. Demeurez en cette simple et pure confiance filiale, sans vous remuer nullement aux pieds de Notre-Seigneur pour faire des actions sensibles, ni de l’entendement, ni de la volonté. Non, n’ayez donc point de soin de vous-même, non plus qu’un voyageur qui s’embarque de bonne foi sur un navire, qui ne prend garde qu’à se .tenir et vivre dans icelui, laissant le soin de prendre les vents et tendre les voiles et faire voguer, au pilote, sous la conduite duquel il s’est remis.
42. C’est une vraie insensibilité qui vous prive de la jouissance de toutes les vertus que vous avez pourtant en fort bon état; mais vous n’en jouissez pas, ains êtes comme un enfant qui a un tuteur qui le prive du maniement de tous ses biens, en sorte que, tout étant à lui vraiment, il ne manie rien; il semble qu’il ne possède ni n’a rien que sa vie; et, comme dit saint Paul, maître de tout, il n’est en rien différent du serviteur; et en cela, ma fille, Dieu ne veut pas que le maniement de votre foi, de votre espérance et votre charité soit à vous, ni que vous en jouissiez, sinon justement pour vivre et pour vous servir aux occasions de la pure nécessité. Hélas! ma fille, que vous êtes heureuse d’être ainsi sevrée et tenue de court par ce céleste tuteur, et, ce que nous devons faire, n’est que ce que nous faisons, qui est d’adorer l’aimable Providence de Dieu, et puis nous jeter entre ses bras et dans son giron.
43. C’est le haut point de la perfection de se contenter des actes secs, nus et insensibles, exercés par la seule volonté supérieure, comme ce serait le haut point de l’abstinence de se [17] contenter de manger sans aucun goût, mais avec dégoût et contre-cœur. Il faut protester à Notre-Seigneur que nous voulons vivre de sa mort, et manger comme si nous étions morts, sans goût, sentiment ni connaissance. Enfin le Sauveur veut que nous le servions si parfaitement, que rien ne nous reste pour nous abandonner entièrement à la merci de sa Providence. Que nous sommes heureux d’être esclaves de ce grand Dieu! et il lui faut laisser plein pouvoir de nous mener là où il voudra, et il faut dire avec Isaïe : Envoyez-moi où il vous plaira, Seigneur, et je suis bien assurée que, quelque part que je sois, vous m’aiderez à exécuter vos commandements.
44. La vraie et sainte science, c’est de laisser faire et défaire à Dieu, en soi et en toutes choses, ce qu’il lui plaira, sans avoir d’autres vouloirs ni élections, révérant d’un profond silence ce que l’entendement de la faiblesse humaine ne peut comprendre, car ses desseins peuvent être cachés, mais ils sont toujours justes. Le trésor des âmes nettes ne consiste pas à avoir des biens et faveurs de Dieu, ains [mais] à le rendre content; ne voulant ni plus ni moins que ce qu’il donne.
45. Pensez que vous êtes un petit saint Jean qui doit dormir sur la poitrine de Notre-Seigneur et reposer entre les bras de sa divine Providence. Nous n’avons point d’autres intentions ou intérêts que la gloire de Dieu ; car si nous en avions, nous les retrancherions tout aussitôt Enfin comme un autre saint Jean, demeurez toute remise et abandonnée entre les bras de Notre-(Seigneur, par la remise de tout votre être à son bon plaisir et sainte Providence. O Dieu! quel bonheur d’être ainsi entre les bras et mamelles de celui duquel l’Épouse sacrée disait : « Vos tétins sont incomparablement meilleurs que le vin. » Demeurez donc ainsi, très chère sœur, comme un petit saint Jean, et tandis que les autres mangent diverses sortes de viandes en la table du Sauveur, reposez et penchez par une toute simple confiance votre tète, votre amour et votre esprit sur la poitrine amoureuse du cher Sauveur; car il est mieux de dormir sur ce sacré oreiller, que de veiller en toute autre posture.
CANTIQUE.
[…]
[ PENDANT LA RETRAITE DE 1616.]
46. Notre-Seigneur vous aime, ma chère Mère, il vous veut toute sienne; n’ayez plus d’autres bras pour vous porter que les siens, ni d’autre sein pour vous reposer que le sien et sa Providence; n’étendez votre vue ailleurs et n’arrêtez votre esprit qu’en lui. Tenez votre volonté si simplement unie que rien ne soit entre-deux; oubliez tout le reste, ne vous y amusant plus, et ne pensez à chose quelconque, puisque vous lui avez tout [19] remis. Revêtez-vous de Notre-Seigneur crucifié; aimez-le en ses souffrances et faites des aspirations là-dessus. Ce qu’il faut que vous fassiez ne le faites pas par votre inclination, mais parce que c’est la volonté de Dieu.
47. Vivez toute à Dieu en la très sainte nudité de toute chose, surtout de vous-même. Jésus vous tienne saintement esclave de sa sainte croix, nue de tout ce qui n’est pas lui-même; que s’il vous donne des sentiments et consolations de sa présence, c’est afin que sa présence ne tienne plus votre cœur, mais lui et son bon plaisir.
48. Prosterné, ce me semble, en quelque petit recoin du mont de Calvaire où Notre-Seigneur me voit, je vous écris ces lignes, ma très chère Mère, pour votre soulagement, comme un abrégé des résolutions plus convenables à votre avancement devant Dieu.
49. Je répète ce que si souvent je vous ai dit, que, non seulement en l’oraison, mais en la conduite de votre vie, vous devez marcher en l’esprit d’une très-parfaite et très simple confiance en Dieu, entièrement remise et abandonnée à son bon plaisir comme un enfant innocent qui se laisse aller à la conduite et direction de sa mère. Secondement, et pour bien marcher ainsi à la merci de l’amour et du soin de ce cher souverainement aimable Père, tenez suavement et paisiblement votre âme ferme, sans permettre qu’elle se divertisse à se retourner sur elle-même, ni à vouloir voir ce qu’elle fait, ou si elle est satisfaite; car, ma chère Mère, nos satisfactions ne sont point aimables devant les yeux de Dieu, aies seulement elles agréent à notre propre amour. Le Sauveur de notre âme inculque si souvent la simplicité des petits enfants, que nous la devons aimer très particulièrement. Or, ces petits enfants innocents aiment leurs mères qui les portent avec une extrême [21] simplicité; ils ne regardent nullement ce qu’elles font, ni ne font point de retour sur eux-mêmes ni sur leurs satisfactions ils les prennent sans les regarder. Ils tètent avec avidité, et ne regardent point si ce lait est meilleur une fois que l’autre, car, tandis qu’il y en a, ils le prennent tout de bon sans autre curiosité : en cela donc nous devons ressembler aux petits enfants.
50. Comme encore en cette douce oisiveté, par laquelle ils ne se soucient point d’aller, ains aiment mieux être portés, et quand ils commencent à vouloir aller, ils commencent aussi à souvent tomber et trébucher ès choses qu’ils rencontrent bienheureux sont ceux qui ne veulent pas toujours faire, voir, considérer, discourir. Ma très chère fille, il faut accoiser [calmer] notre activité d’esprit, puisque nous voyons manifestement que Dieu nous appelle à cette unique très simple attention de confiance. De cette activité d’esprit, et du soin que notre amour nous suggère d’avoir de notre cœur et de ce qu’il fait, provient l’inquiétude de notre cœur, lorsque nous apercevons soit de loin, soit de près, quelques tentations ou de la foi ou de quelques autres vertus que nous chérissons fort, ou même quand nous craignons de perdre la douceur et consolation; c’est pourquoi il faut simplifier notre esprit, et ayant abandonné et quitté tout ce qui déplaît à Dieu, demeurer en paix dans notre barque, c’est-à-dire faire en paix les exercices de notre vocation. Et ne nous empressons point de notre avancement, car, comme ceux qui sont à une barque, où il y a bon vent, sans remuer tirent au port, aussi ceux qui sont à une vocation bonne, sans s’embesogner de leur profit, profitent et s’avancent perpétuellement. Que s’ils n’ont pas la satisfaction de voir leurs progrès, ils ne doivent pas pour cela s’alangourir8, car ils sont certains qu’ils ne laissent pas de s’avancer. [21]
51. Je veux bien que vous continuiez l’exercice du dépouillement de vous-même, vous laissant à Notre-Seigneur et à moi. Mais, ma très chère Mère, entrejetez quelques actes de votre part, par manière d’oraison jaculatoire, en approbation des dépouillements, comme, par exemple : « Je le veux, Seigneur, tirez hardiment tout ce qui revêt mon cœur. O Seigneur! non, je n’excepte rien, arrachez-moi à moi-même! O Moi-même! je te quitte pour jamais, jusqu’à ce que mon Seigneur me commande de te reprendre! », Cela doit être fait doucement, mais fortement entrejeté. Encore ne faut-il pas, ma très chère Mère, s’il vous plaît, prendre aucune nourrice, mais, comme vous le voyez, il faut quitter celle que néanmoins vous avez, et demeurer comme une pauvre chétive créature devant le trône de la miséricorde de Dieu, et demeurer toute nue sans demander jamais ni affection ni action quelconque pour la créature, et néanmoins demeurez indifférente pour toutes celles qu’il lui plaira vous envoyer, sans vous amuser à considérer que ce sera moi qui vous servirai de nourrice à votre gré, car autrement vous ne sortiriez donc pas de vous-même, et auriez toujours votre compte, qui est néanmoins ce qu’il faut fuir sur toutes choses. Ces renoncements sont admirables : sa propre estime, ce que l’on était selon le monde, qui n’était en vérité rien, sinon en comparaison des misérables; sa propre volonté, sa complaisance en toutes créatures et en l’amour naturel, et, en somme, en tout soi-même, qu’il faut ensevelir dans un éternel abandonnement, pour ne le voir ni savoir comme nous l’avons eu ou su, ains seulement comme Dieu l’ordonnera.
Écrivez-moi comme vous trouverez cette leçon bonne; il faut répéter cet exercice tous les ans, mais doucement et sans effort, le confirmant simplement. O Dieu! que de consolations à mon âme de savoir ma Mère toute nue devant Dieu, au nom de Jésus-Christ, et pour son pur amour!
52. J’ai voué, par l’avis de mon Bienheureux Père, l’an 1611, que quand je connaîtrais clairement et distinctement, sans doute, ce qui sera plus agréable à mon Dieu et plus parfait, pourvu que j’aie le loisir de faire l’élection, que, moyennant sa grâce, je le ferai sans restriction de chose quelconque. Je viens de confirmer mon vœu ce jour de la conversion de saint Paul, 1627. Veuille mon Sauveur que ce soit à sa gloire ! j’en supplie sa bonté, par l’intercession de sa sainte Mère, de saint Jean l’Évangéliste et de mon Bienheureux Père. Amen.
53. Dès le trépas de notre Bienheureux Père, je l’ai entendu en songe trois fois ; en l’une, il me dit : 1° Dieu m’a envoyé à vous, pour vous dire que son dessein sur vous est que vous soyez extrêmement humble. 2° Dieu m’a commandé de vous rendre une parfaite colombe. 3° Ne vous plaignez jamais d’aucun manquement que l’on vous puisse faire, ne vous courroucez point pour ceux qui se feront au monastère; mais dites seulement : Quoi! les servantes de Dieu doivent-elles faire telles fautes? Ne vous empressez point; faites toutes choses avec l’esprit de repos et de tranquillité.
54. Saint Jérôme dit que chacun offrait au temple selon ses moyens : les uns de l’or, de l’argent, des pierres précieuses; les autres de la soie, du drap d’or, de la pourpre. Pour moi, il me suffira, si j’offre au temple des poils de chèvre et des peaux de bête. Or, que les autres présentent à Dieu leurs vertus et œuvres héroïques et excellentes, et leur contemplation relevée; moi, il me suffira d’offrir à Dieu ma bassesse, mes misères, me tenant pour chétive, misérable, imparfaite et pécheresse, et me présenter devant sa Majesté comme une pauvre nécessiteuse et [23] chétive créature. Oh! que nous serions heureuses si nous ne prenions pas garde à ce que nous souffrons ou faisons, ains seulement que nous sommes en l’accomplissement de la volonté de Dieu, et que ce fût là tout notre contentement!
55. J’ai reconnu, par la grâce de Notre-Seigneur, que mes manquements procèdent de n’être pas assez attentivement attentive à Dieu et sur moi-même, ce qui m’empêche la pratique de la douce acceptation et acquiescement en tout ce qui m’arrive, et encore plus celui de l’attention de faire tout pour Dieu, et d’être fidèle à faire le bien que je connais, et que je suis obligée. J’ai vu encore que je n’arrête pas mon esprit assez simplement à l’oraison, que j’y veux toujours faire quelque chose, en quoi je fais très mal, puisque Dieu ne veut de moi que cet unique regard en toutes choses, par une très simple remise et confiance, sans faire des actes. J’ai vu aussi que je m’empresse trop à faire ce qui me survient, j’en ressens un peu d’ardeur, portée du désir d’être déchargée de cela. Je laisse trop entrer les affaires et les choses qui ne servent de rien, en mon esprit, ce qui me cause de grandes distractions et éloignements du souvenir de Dieu. Or, je désire, moyennant sa divine bonté, sans laquelle je ne peux rien, de mettre ordre à mon amendement. Je me veux opiniâtrer fermement à retrancher et séparer de mon esprit tout cela, et le tenir, le plus que je pourrai, dans cet unique regard et très simple unité, qui me suffit pour tout faire, par ordre, y peut penser et ne m’empresser nullement pour en être quitte : faire le bien et fuir le mal, et voir, trois fois le jour, si je le fais. Ce que je ferai moyennant Dieu.
56. O Bonté souveraine de la souveraine Providence de mon Dieu! je me délaisse à jamais entre vos bras, soit que vous me soyez douce ou rigoureuse. Menez-moi meshuy [sic], par là où il vous plaira, je ne regarderai point le chemin par où vous me ferez [24] passer, mais, à vous, ô mon Dieu, qui me conduisez. Mon âme ne trouve point de repos hors des bras et du sein de cette céleste Providence, ma vraie mère, ma force et mon rempart ; c’est pourquoi je me résous, moyennant votre aide divine, ô mon Sauveur, de suivre vos désirs et vos ordonnances, sans jamais regarder ni éplucher les causes, pourquoi vous faites plutôt ceci que cela; ains, à yeux clos, je vous suivrai selon vos volontés divines sans rechercher mon propre goût. C’est à quoi je me détermine, de laisser tout faire à Dieu, ne me mêlant que de me tenir en repos entre ses bras, sans désirer chose quelconque que selon qu’il m’insistera à vouloir, à désirer, à souhaiter. Je vous offre cette résolution, ô mon Dieu, vous suppliant de la bénir, entreprenant le tout, appuyée sur votre bonté, libéralité et miséricorde, et en la totale confiance de vous, et méfiance de moi, et de mon infinie misère et infirmité.
57. J’ai eu cette vue que Dieu veut que j’aille à lui de toutes choses, très simplement et droitement sans entremise de chose quelconque, et que je me contente de ce très simple regard en lui, sans aucun acte, mais par un absolu et entier abandonnement de tout ce que je suis et de toutes choses à sa sainte volonté, demeurant dans un repos d’amoureuse confiance en son soin paternel pour tout ce qui me concerne, sans réserve, lui laissant vouloir pour moi, et faire tout ce qu’il lui plaira et de toutes choses, sans que jamais je me veuille arrêter volontairement à regarder ce qui se passe en moi, ni à chose quelconque. Mais je me tiendrai en lui, le regardant et le laissant faire, acquiesçant simplement à tout ce qu’il lui plaira, avec l’aide de sa grâce, en laquelle je me résous d’éviter même l’ombre du mal de faire tous mes exercices et toutes mes actions le mieux que je pourrai, et d’employer fidèlement les occasions que sa Providence me donnera pour la pratique des vertus, soit dans l’action ou dans la souffrance. Je tâcherai d’être modérée en [25] tout et de parler tardivement. Mon Sauveur, guidez-moi et m’aidez.
58. Résolutions renouvelées au commencement de mon année soixante-deuxième. 1° D’observer inviolablement la dernière pratique que notre Bienheureux Père m’a donnée, de ne plus vivre selon la nature, mais entièrement selon la lumière de la grâce, laquelle je me suis totalement déterminée de suivre fidèlement sans réserve, moyennant sa sainte assistance. 2° De débarrasser mon esprit du souvenir de tout ce qui n’est point Dieu, sinon autant que la nécessité de mes justes devoirs m’y obligera, mais surtout quand j’irai faire mes exercices spirituels, faisant état, durant ce temps-là, qu’il n’y a que Dieu et moi au monde. 3° Je parlerai peu, et tâcherai de dire beaucoup en me taisant, par la modestie, patience et recueillement en Dieu, et cette entreprise n’est faite que sur le seul fondement de l’humble et filiale confiance que mon Dieu m’assistera pour accomplir cette sienne volonté en moi, laquelle j’adore et chéris comme mon unique prétention et désir en toutes mes actions. Amen, amen.
A LA FIN D’UNE RETRAITE ANNUELLE.
59. Notre sanctification est en la volonté de Dieu, à laquelle dès longtemps je me suis abandonnée sans aucune réserve selon l’attrait que sa divine Providence m’en a toujours donné en suite de quoi je lui laisse et délaisse, derechef, le soin de vouloir pour moi, et en faire tout ce qu’il lui plaira, et de toutes choses, me résolvant et déterminant, moyennant sa divine grâce, d’embrasser et faire cette divine volonté en tout ce que je la [26] pourrai connaître : 1° en toutes les choses où elle m’est signifiée; 2° en tous événements, quels qu’ils soient; poursuivre fidèlement les volontés et désirs du prochain, ce que j’embrasse et suivrai au péril de toutes mes inclinations, en tout ce qui ne sera point péché. Comme je suis résolue de tenir ma volonté si simplement unie, en toutes choses, à celle de mon Dieu, que rien ne soit entre-deux, et de ne désirer jamais d’autres bras pour me porter, ni d’autre sein pour me reposer que le sien et sa Providence, je l’entreprendrai en la seule confiance en la grâce divine, me voyant dépouillée entre ses mains sans aucune réserve : désir de mort, ni de salut, ni de prétentions de choses quelconques, laissant tout mon être, pour le temps et l’éternité, aux soins et dispositions de son amour éternel, auquel je me confie et repose, sans étendre ma vue ailleurs, espérant qu’il accomplira en moi ses éternels desseins, et l’en supplie de tout mon cœur très humblement, et d’ôter de moi tout ce qui lui déplaît.
O éternelle Providence, aux soins de laquelle je laisse tout mon être, pour en disposer pour le temps et l’éternité, selon son très bon plaisir, n’en voulant plus avoir souci, ains celui seul de me remettre et reposer, en esprit de très simple confiance, lui rapportant tout, et m’adressant à Dieu en tout, sans nulle réflexion sur le passé, sur le présent ni sur l’avenir; mais seulement me rendre fidèle ès occasions que sa divine Providence me présentera dans chaque moment. Bref, avec sa grâce, je me suis résolue de m’anéantir et me perdre toute en lui, et d’y tenir ma vue simplement arrêtée sans l’en divertir volontairement, l’y remettant simplement, quand je m’apercevrai distraite : suivre la lumière du bien ; faire tout en esprit de repos. Amen, Jésus, Amen.
60. Notre sanctification est en la volonté de Dieu, et notre perfection gît à nous y conformer par une très-fidèle obéissance à ses commandements, conseils, règles de notre vocation, au [27] juste désir du prochain et à la lumière du bien que nous connaîtrons. Quant à la volonté du bon plaisir, il la faut laisser vouloir pour nous, et en faire, et de toutes choses, ce que bon lui semblera, ne regarder pas les choses qui arrivent, en elles; mais, cette volonté seule, aux événements grands et petits, fâcheux ou agréables, l’aimant également en tout, et y acquiesçant très simplement sans divertir ma vue ailleurs.
61. O très-divine volonté, qui m’avez environnée de vos miséricordes, je vous en rends infinies Actions de grâces, et vous adore du profond de mon âme, et de toutes mes forces et affections ; j’abandonne et remets tout mon être, pour le temps et l’éternité, à votre merci, vous suppliant de toute l’humilité de mon cœur d’accomplir en moi vos éternels desseins, sans me permettre que j’y donne aucun empêchement. Vos yeux divins qui pénètrent les intimes replis de mon cœur, voient que mon unique désir est en l’accomplissement de vos très saints contentements et bons plaisirs; mais ils voient aussi mon imbécillité et impuissance; c’est pourquoi, prosternée aux pieds de votre infinie miséricorde, je vous conjure, mon Sauveur, par l’équité et douceur de cette même très sainte volonté, et par l’assistance de votre très sainte Mère, m’octroyer la grâce de faire et souffrir tout ce qu’il lui plaira, comme il lui plaira, afin que, consommée au feu de cette très-amoureuse volonté, ce lui soit une victime et holocauste agréable, qui, sans fin, le loue et bénisse avec tous les saints, par tous les siècles. Amen.
[NDE :] D’après les citations faites par la Mère de Chaugy, dans sa Vie de notre sainte Mère Jeanne-Françoise de Chantal, (lesquelles citations sont, dit-elle, extraites du PETIT LIVRET) il est évident que la copie manuscrite de nos archives n’est qu’une partie de ce précieux PETIT LIVRET, attendu que plusieurs de ces citations ne se trouvent pas dans ladite copie.
[…]
AUTRE RECUEIL DE QUELQUES PAROLES, INSTRUCTIONS ET AVIS DE NOTRE PÈRE SAINT FRANÇOIS DE SALES DONNÉS A NOTRE DIGNE MÈRE JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT DE CHANTAL9
QUESTIONS ADRESSÉES PAR NOTRE BIENHEUREUSE MÈRE JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT DE CHANTAL
AU NOM DE + JÉSUS ET MARIE.
NOTRE SAINTE MÈRE JEANNE-FRANÇOISE DE CHANTAL (parlant ici à son âme). Premièrement, tu dois demander à ton très cher Seigneur s’il trouve à propos que tu renouvelles, tous les ans, en reconfirmation, tes vœux, ton abandonnement général et remise de toi-même entre les mains de Dieu ; qu’il spécifie particulièrement ce qu’il jugera qui te touche le plus, pour enfin faire cet abandonnement parfait et sans exception, en sorte que je puisse vraiment dire : Je vis, non pas moi, mais Jésus-Christ vit en moi. Que, pour parvenir là, ton bon Seigneur ne t’épargne point, et qu’il ne permette que tu fasses aucune réserve, ni de peu ni de prou.
Qu’il te marque les exercices et pratiques journalières requises pour cela, afin qu’en vérité et réellement l’abandonnement soit parfait.
RÉPONSE DE SAINT FRANÇOIS DE SALES. Je réponds, au nom de [40] Notre-Seigneur et de Notre-Dame, qu’il sera bon, ma très chère fille, que toutes les années vous fassiez le renouvellement proposé, et que vous rafraîchissiez le parfait abandonnement de vous-même entre les mains de Dieu.
Pour cela, je ne vous épargnerai point, et vous vous retrancherez les paroles superflues, qui regardent l’amour, quoique juste, de toutes les créatures, notamment des parents, maison, pays, et surtout du père; et, tant qu’il se pourra, les longues pensées de toutes ces choses-là, sinon ès occasions [d]esquelles le devoir oblige d’ordonner ou procurer les affaires requises, afin de parfaitement pratiquer cette parole : « Ois, ma fille, et entends, et penche ton oreille; oublie ton peuple et la maison de ton père. » Devant dîner, devant souper, examinez si, selon vos actions du temps précédé, vous pouvez dire sincèrement : « Je vis, moi, mais non pas moi, ains Jésus-Christ vit en moi. »
QUESTION. Si l’âme étant ainsi remise ne se doit pas, tant qu’il sera possible, oublier de toutes choses pour le continuel souvenir de Dieu, et, en lui seul se reposer, par une vraie et entière confiance ?
RÉPONSE. Oui, vous devez tout oublier ce qui n’est pas de Dieu et pour Dieu, et demeurer totalement en paix sous la conduite de Dieu.
QUESTION. Si l’âme ne doit pas, spécialement en l’oraison, s’essayer d’arrêter toutes sortes de discours, industrie, réplique, curiosité et semblables, et, au lieu de regarder ce qu’elle a fait, regarder Dieu, et ainsi simplifier son esprit et le vider de tout, et de tout soin de soi-même ?
RÉPONSE. Il faut faire cet exercice hors de l’oraison comme en l’oraison. [41]
QUESTION. [Si] demeurant en cette simple vue de Dieu et de son néant, tout abandonnée à sa sainte volonté, dans les effets de laquelle il faut demeurer contente et tranquille, sans se remuer nullement pour faire des actes de l’entendement ni de la volonté. Je dis même qu’en la pratique des vertus et aux fautes et chutes, il ne faut bouger de là, ce me semble ; car Notre-Seigneur met en l’âme les sentiments qu’il faut, et l’éclaire là parfaitement ; je dis pour tout, et mieux mille fois qu’elle ne pourrait être par tous ses discours et imaginations. Vous me direz : Pourquoi sortez-vous donc de là? O Dieu! c’est mon malheur et malgré moi; car l’expérience m’a appris que cela est fort nuisible; mais je ne suis pas maîtresse de mon esprit, lequel, sans mon congé, veut tout voir et ménager.
C’est pourquoi je demande encore, à mon très cher Seigneur, l’aide de la sainte obédience pour arrêter ce misérable coureur, car, il m’est avis, qu’il craindra le commandement absolu.
RÉPONSE. Puisque Notre-Seigneur, dès il y a si longtemps, vous a tirée à cette sorte d’oraison, vous ayant fait goûter les fruits tant désirables qui en proviennent, et fait connaître les nuisances de la méthode contraire, demeurez ferme, et, avec la plus grande douceur que vous pourrez, ramenez votre esprit à cette unité et à cette simplicité de présence, et d’abandonnement en Dieu; et d’autant que votre esprit désire que j’emploie l’obéissance, je lui dis ainsi : Mon cher esprit, pourquoi voulez-vous pratiquer la partie de Marthe en l’oraison, puisque Dieu vous fait entendre qu’il veut que vous exerciez celle de Marie ? Je vous commande donc que simplement vous demeuriez ou en Dieu, ou près de Dieu, sans vous essayer d’y rien faire, et sans vous enquérir de lui de chose quelconque, sinon à mesure qu’il vous excitera. Ne retournez nullement sur vous-même, ains soyez là près de lui.
QUESTION. Je retourne donc demander, à mon très cher Père, [42] si l’âme, étant ainsi remise, ne doit pas demeurer toute reposée en son Dieu, lui laissant le soin de tout ce qui la regarde, tant intérieurement qu’extérieurement, et, demeurant comme vous dites, dans sa Providence et sa volonté, sans soin, sans attention, sans élection, sans désir quelconque, sinon que Notre-Seigneur fasse en elle, d’elle, et par elle, sa très sainte volonté, sans aucun empêchement ni résistance de sa part? O Dieu! qui me donnera cette grâce que seule je vous demande, sinon vous, bon Jésus, par les prières de votre bon serviteur ?
RÉPONSE. Dieu vous soit propice, ma très chère fille ! L’enfant qui est entre les bras de sa mère n’a besoin que de la laisser faire et de s’attacher à son col.
QUESTION. Si Notre-Seigneur n’a pas un soin tout particulier d’ordonner tout ce qui est requis et nécessaire à cette âme ainsi remise?
RÉPONSE. Les personnes de cette condition lui sont chères comme la prunelle de son œil.
QUESTION. Si elle ne doit pas recevoir toutes choses de sa main, je dis tout, jusqu’aux moindres petites, et lui demander aussi conseil de tout?
RÉPONSE. Pour cela, Dieu veut que nous soyons comme un petit enfant. Il faut seulement prendre garde de ne pas faire des attentions superflues, s’enquérant de la volonté de Dieu en toutes particularités des actions menues, ordinaires et inconsidérées.
QUESTION. Si ce ne sera pas un bon exercice de se rendre attentive, sans attention pénible, de demeurer tranquillement dans la volonté de Dieu, en tant de petites occasions qui nous contrarient et voudraient nous fâcher, (car pour les grosses on [43] les voit de loin), comme d’être détournée de cette consolation, qui semble être utile ou nécessaire, être empêchée de faire une bonne action, une mortification, ceci ou cela, quel qu’il soit, qui semble être bon, et, au lieu, être divertie par des choses inutiles, et quelquefois dangereuses et mauvaises.
RÉPONSE. Ne consentant point aux choses mauvaises, l’indifférence, pour le reste, doit être pratiquée en toutes rencontres, sous la conduite de la Providence de Dieu.
QUESTION. Se rendre fidèle et prompte à l’observance et obéissance des règles, quand le signe se fait. Il y a tant d’occasions de petites mortifications; cela surprend : au milieu d’un compte, de quelque action on a peine de se déprendre; il ne nie faut plus faire que trois points pour achever l’ouvrage, une lettre à former, se chauffer un peu, que sais-je, moi?
RÉPONSE. Oui, il est bon de ne s’attacher à rien tant qu’aux règles, de sorte que, s’il n’y a quelque signalée occasion, allez où la règle vous tire, et la rendez plus forte que tous ces menus attraits.
QUESTION. Se laisser gouverner absolument pour tout ce qui est du corps, recevant simplement tout ce qui nous est donné ou fait, bien, mal, incommodité; accepter ce qui sera de trop, selon notre jugement, sans en rien dire, ni témoigner nulle sorte de désagrément ; prendre les soulagements du dormir, reposer, chauffer, de l’exemption de quelque exercice pénible, ou de mortification, dire à la bonne foi ce que l’on peut faire : que si l’on insiste, céder sans rien dire. Ce point est grand et difficile pour moi.
RÉPONSE. II faut dire à la bonne foi ce que l’on sent, mais en telle sorte que cela n’ôte pas le courage de répliquer à ceux qui [44] ont soin de nous; au reste, de se rendre si parfaitement maniable, c’est ce que je désire bien fort de votre cœur.
QUESTION. Se porter avec grande douceur à la volonté des Sœurs et de toute autre, sitôt qu’on la connaîtra, encore que l’on pût facilement s’en détourner, et examiner : ceci est un peu difficile, et pour ne rien laisser à soi-même; car, combien de fois voudrait-on un peu de solitude, de repos, de temps pour soi? Cependant, on voit une Sœur qui s’approche, qui désirerait ce quart d’heure pour elle, une parole, une caresse, une visite, que sais-je ?
RÉPONSE. Il faut prendre le temps convenable pour soi, et, cela fait, regagner l’occasion de servir les désirs des Sœurs
QUESTION. Voilà ce qui m’est venu en vue, où il me semble que je pourrais m’exercer et me mortifier. Mon très cher Seigneur l’approuvera, s’il le trouve à propos, et ordonnera ce qu’il lui plaira, et, mon Dieu m’aidant, je lui obéirai.
RÉPONSE. Faites-le et vous vivrez. Amen.
QUESTION. Je demande, pour l’honneur de Dieu, de l’aide pour m’humilier. Je pense à me rendre exacte à ne jamais rien dire, dont il me pût revenir quelque sorte de gloire ou d’estime.
RÉPONSE. Sans doute, qui parle peu de soi-même fait extrêmement bien; car, soit que nous en parlions en nous excusant, soit en nous accusant, soit en nous louant, soit en nous méprisant, nous verrons que toujours notre parole sert d’amorce à la vanité. Si donc quelque grande charité ne nous attire à parler de nous et de nos appartenances, nous nous en devons taire.
Le livre de l’Amour de Dieu, ma très chère fille, est fait [45] particulièrement pour vous ; c’est pourquoi vous pouvez, ains devez avec amour pratiquer les enseignements que vous y avez trouvés.
La grâce de Dieu soit avec notre esprit à jamais. Amen.
QUESTION. Je ne veux oublier ceci, parce que souvent j’en ai été en peine. Tous les prédicateurs et les bons livres enseignent qu’il faut considérer et méditer les bénéfices de Notre-Seigneur, sa grandeur, notre rédemption, et, spécialement, quand la sainte Église nous les représente.
Cependant, l’âme qui est en l’état ci-dessus, voulant s’essayer de le faire, ne le peut en façon quelconque, dont souvent elle se peine beaucoup; mais il me semble néanmoins qu’elle le fait en une manière fort excellente, qui est un simple ressouvenir ou représentation fort délicate du mystère, avec des affections fort douces et savoureuses. Monseigneur l’entendra, mieux que je ne pourrais le dire : mais aussi quelquefois on se trouve durant la mémoire de ces bénéfices, ou en quelque occasion où il serait requis de discourir, comme quand on veut faire des confessions ou renouvellements, qu’il faut avoir de la contrition; et, cependant, l’âme demeure sans lumières, sèche et sans sentiments ; ce qui donne grande peine.
RÉPONSE. Que l’âme s’arrête aux mystères, en la façon d’oraison que Notre-Seigneur lui a donnée; car les prédicateurs et livres spirituels ne l’entendent pas autrement. Et, quant à la contrition, elle est fort bonne, sèche et aride, car c’est une action de la partie supérieure, ains suprême de l’âme. [46]
Non, mon Dieu, non que je n’aie plus de confiance en chose aucune qui se puisse vouloir pour moi; mais vous, mon Seigneur, veuillez de moi tout ce qu’il vous plaira de vouloir, car c’est ce que je veux, puisque tout mon bien est et consiste à vous contenter, et ne veuillez point me contenter, accomplissant ce que mon désir vous demande : mais, par votre Providence, pourvoyez aux moyens qui me sont nécessaires, afin que mon âme vous serve plus à votre goût que non pas au mien; ne me châtiez point, en me donnant ce que je désire, si votre amour, lequel vive en moi, ne le désire ainsi. Qu’ores ce moi meure, et qu’en moi vive un autre qui est plus que moi, afin que je le puisse servir; qu’il vive, lui; qu’il règne en moi, et que je .sois son esclave et captive, et que mon âme ne serve point d’autre.
Savez-vous ce que c’est d’être vrais spirituels? c’est se rendre esclaves de Dieu, et, étant marqués de son fer et à sa mode, qui est la croix, il nous pourra vendre pour esclaves de10 … le monde ainsi qu’il a..., puisque nous lui avons donné notre liberté, et, en cela, ne nous fera point de tort, beaucoup de grâce. Ainsi soit-il. Amen. Jésus.
Sainte Catherine ne voulait jamais d’elle ni mal ni bien, ni ne se voulait nommer ni en mal ni en bien, afin de ne rien estimer sa partie propre qui prend plaisir de s’ouïr nommer, et faisait soigneusement ce que Notre-Seigneur lui enseigna.... « ne dit jamais : Je veux, ou, je ne veux pas, mien, moi, mais toujours : nôtre; ne t’estime jamais, mais t’accuse toujours. »
Elle disait qu’il était nécessaire que nous nous délaissions nous-mêmes et remissions le soin de nous et de nos affaires à celui qui nous peut défendre de tous, et il fera ce que de nous-mêmes nous ne saurions faire. Pour ce, elle s’était entièrement abandonnée [47] entre ses mains, où elle se voyait plus assurée, ayant posé et mis toute confiance en lui, et lui avait donné le gouvernement de soi, se couvrant et cachant sous le manteau de son soin et de sa Providence divine, que si elle se fût vue en toutes les félicités qu’on pourrait désirer.
O bienheureuse l’âme, laquelle, par volonté, meurt à soi-même en tout! alors elle vit toute en son Dieu, ou même Dieu vit en elle. Nous ne devons jamais vouloir autre chose, sinon ce qui nous advient de moment en moment, recevant tout de la pure ordonnance et disposition divine, et, en tout, par volonté, nous unir à Dieu, nous exerçant néanmoins toujours au bien ; car, autrement ce serait tenter Dieu, ne faisant ce que nous pouvons de notre part; et, ce qui n’est pas en notre pouvoir, le recevoir de Dieu.
Un entendement humilié voit, sent et goûte, et arrive bientôt à la..... et dit à Notre-Seigneur : Vous êtes mon intelligence, je saurai ce qu’il vous plaira que je sache; je ne me donnerai plus de peine à chercher, mais je demeurerai en paix avec votre intelligence.
Cette sainte âme11 disait qu’elle ne voulait avoir aucune étincelle de désir pour aucune chose créée, mais qu’elle voulait tout laisser à la disposition divine. Elle reconnaissait que tout désir de perfection manquait à celui qui avait [quelques] désirs, parce que celui qui désire quelque chose, il n’a pas Dieu qui est tout. Quand Dieu trouve une âme qui ne se puisse mouvoir en soi-même, alors il y opère à sa mode. Cette sainte, pour ne point donner de peine aux autres, était duite à souffrir toute chose, ce qu’elle faisait sans murmure avec silence et extrême patience. Notre-Seigneur lui dit: Qui se fie en moi, n’a besoin de se soucier de soi, et ne doit douter de rien. Quand elle allait voir les malades, elle les consolait en peu de paroles humbles et dévotes.
PAPIERS INTIMES QUI SE SONT TROUVÉS SUR NOTRE BIENHEUREUSE MÈRE JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT DE CHANTAL ET
Sur le sachet qui enveloppait les papiers était cousue une image de la Sainte Vierge, au bas de laquelle était cette inscription 12
« À la très sainte et très adorable Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit, un seul et vrai Dieu très unique, soit louange, gloire et bénédiction aux siècles des siècles, Amen, mon âme dit ces paroles de cœur. »
Dans l’enveloppe se trouvaient deux papiers : l’un, écrit par notre Bienheureux Père; l’autre, par notre très-digne Mère. Voici le papier du Bienheureux écrit de sa bénite main.
« Je, François, Évêque de Genève, accepte, de la part de Dieu, les vœux de chasteté, obéissance et pauvreté, présentement renouvelés par Jeanne-Françoise Frémyot, ma très chère fille spirituelle, et après avoir moi-même réitéré le vœu solennel de perpétuelle chasteté, par moi fait en la réception des Ordres, lequel je confirme de tout mon cœur. Je proteste et [50] promets de conduire, aider, servir et avancer ladite Jeanne-Françoise Frémyot, ma fille, le plus soigneusement, fidèlement, et saintement que je saurais, en l’amour de Dieu et perfection de son âme, laquelle désormais je reçois et tiens comme mienne, pour en répondre devant Notre Sauveur, et ainsi je le voue au Père, Fils et Saint-Esprit, un seul vrai Dieu, auquel soit honneur, gloire et bénédictions ès siècles des siècles. Amen.
Fait en élevant le très-saint et adorable Sacrement de l’Autel, en la sainte messe, à la vue de sa divine Majesté, de la Très-Sainte Vierge Notre-Dame, de mon Ange et de celui de ladite Jeanne-Françoise Frémyot, ma très chère fille, et de toute la cour céleste, le 22e jour d’août, octave de l’Assomption de la même très-glorieuse Vierge, à la protection de laquelle je recommande de tout mon cœur ce mien vœu, afin qu’il soit à jamais ferme, stable et inviolable.
Vive Jésus. Amen.
FRANÇOIS, Évêque de Genève13
Au même papier est écrit en marge, de la main de notre très-digne Mère :
« O très adorable et souveraine Trinité! qui de toute [51] éternité, par votre incompréhensible miséricorde sur moi, m’avez destinée au bonheur d’être conduite par votre très-humble et très-saint serviteur, le bienheureux François de Sales, mon vrai Père très-cher; faites, ô très-douce bonté! que ce vœu ne soit point terminé et fini par son départ de cette vie mortelle, mais qu’il me continue son soin et sa direction paternelle, jusqu’à ce qu’il m’ait conduite et introduite dans vos célestes Tabernacles, après lesquels je soupire incessamment, par le mérite de la Passion de mon Sauveur. Que, si cette prière n’est convenable et agréable à votre divine Majesté, je veux ne l’avoir point faite, reconfirmant aujourd’hui, en la présence du divin Sacrement de votre vrai Corps, les vœux que j’ai faits à la très-sainte Trinité, entre les mains de ce mien Père, et l’entier dépouillement de moi-même, ainsi que je le fis sans aucune réserve le mercredi devant la fête du Saint-Esprit 1616. N’exceptant ni réservant aucune chose, rien, rien, rien du tout, ains de toutes mes forces, de toutes mes affections, de toute mon âme et de tout mon cœur, je m’abandonne, je me consacre et sacrifie, absolument, entièrement, et irrévocablement à votre très sainte, très adorable et très-aimable volonté, afin que tout ainsi qu’il lui plaira elle fasse de moi, pour moi, et en moi, son bon plaisir.
« Voilà, mon doux Sauveur, ma dernière et finale résolution, voulant demeurer à jamais entre vos bénites mains, nue de tout ce qui ne sera point vous-même, me confiant, reposant et délaissant de tout mon cœur aux soins de l’amour éternel que votre divine Providence a pour moi, me rendant pour cela fidèle aux derniers documents qu’il vous plût me donner au temps susdit par votre Bienheureux Serviteur. O mon grand Dieu! Vous voyez mon cœur, que je n’ai d’autre désir que d’accomplir ces mêmes résolutions, mais vous savez mon infirmité et impuissance; mais de cela même je me repose en vous, confessant que je ne peux rien, et ne veux avoir aucune [52] confiance en moi-même, à laquelle je renonce pour jamais, me confiant pour toutes choses en votre amour et aux mérites de votre très sainte Passion et vous promets encore, mon Dieu, moyennant votre divine grâce, de nie rendre affectionnée et fidèle, quoique sans souci, à l’observance de toutes les choses que mon saint Père m’a enseignées, surtout à ma règle, vous laissant le soin entier de moi-même et de toutes les affaires qu’il vous plaira me commettre. O mon doux Sauveur! n’ai-je point fait contre la révérence que je dois au caractère de votre Saint d’avoir osé insérer ceci, dessus ?
« Hélas ! s’il vous déplaît, je vous supplie de l’effacer, et me pardonner, comme aussi toutes mes offenses et les manquements d’obéissance et de respect que j’ai trop commis, quoique non volontairement, envers votre Serviteur. O mon Dieu ! vous savez mes misères et mes défauts, je les prends tous et les cache dans vos plaies très-honorées, vous suppliant de les effacer et de me rendre éternellement toute vôtre, par une étroite et indivisible union à votre sainte volonté. Ma très-douce Mère, mettez dans le Cœur de votre Fils cette indigne fille et ses résolutions, afin qu’elles soient éternelles, je vous en supplie par l’entremise de tous les Saints, mais en particulier de votre fils adoptif saint Jean l’Évangéliste, et de votre fils de cœur, mon glorieux Père, le Bienheureux François de Sales, que je prends aujourd’hui pour mes deux spécials protecteurs.
« Fait, le jour de la sainte Présentation de la sainte Mère de Dieu, en présence de toute la cour céleste, et de mon très-saint Ange Gardien. Ainsi soit-il.
« Vive Jésus! vive Marie! le seul espoir de ma vie. Mon Dieu, vôtre, vôtre, vôtre, pour jamais irrévocablement.
» Sœur JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT, DE LA VISITATION SAINTE-MARIE. »
Dieu soit béni. [53]
L’autre papier est tout écrit de la main de notre Bienheureuse Mère. Les signatures sont écrites avec son sang.
« Vive Jésus! oui, mon Seigneur Jésus, vivez et régnez éternellement dans nos cœurs. »
Après la protestation de foi du Concile de Trente :
« O mon Dieu! voilà ma sainte foi pour laquelle je m’estimerais heureuse de mourir; je crois cette toute-puissance, sagesse et bonté, je l’adore. Augmentez et suppléez ce qui me défaut, s’il vous plaît; et, prosternée en esprit, sur ma face, aux pieds de votre grandeur et de votre infinie miséricorde, ô mon Dieu ! mon Créateur, mon Père très-débonnaire, mon souverain Seigneur et Sauveur, et mon unique espérance, je vous supplie, ô mon Père éternel, au nom de votre saint Fils Jésus, de prendre, en vos bénites mains, ma volonté, et le franc arbitre que vous m’avez donné, duquel je me dépouille, et le remets avec ma volonté, entièrement et sans réserve à votre sainte disposition, à ce qu’il vous plaise, et vous en supplie par le sang précieux de votre Fils Notre-Seigneur. O ma douce miséricorde, qu’il ne soit jamais en mon pouvoir de penser, dire ou faire volontairement, ni autrement, s’il vous plaît, mon Dieu, aucune chose contraire à cette foi catholique, ni contre l’espérance et confiance entière que j’ai et veux avoir en vous pour mon salut éternel, par les mérites de la Mort et Passion de mon Seigneur Jésus-Christ, et cela invariablement, et pareillement contre l’amour et l’obéissance que je vous dois, et désire rendre de tout mon cœur; exaucez ce mien désir et prière.
Mon doux Jésus, si, par faiblesse, ignorance, surprise ou tentation, ou en quelque autre manière que ce soit, je venais, ce que Dieu ne veuille permettre, à dire, faire ou penser à quelque chose contraire à cette mienne protestation de foi et résolution, et à [54] la remise de ma volonté et franc arbitre, j’y renonce dès maintenant, je le désavoue, révoque et déteste de tout mon cœur, de toute mon âme et de toutes mes forces, vous suppliant, ô mon Dieu! ma vraie vie, d’accepter ce mien renoncement ; et, au nom de votre très-saint Fils, mon Rédempteur, donnez-moi votre grâce abondante pour faire et souffrir tout ce qu’il vous plaît que je fasse, que je souffre, et que je le fasse et souffre selon votre très-saint bon plaisir, croyant et m’y confiant assurément en la fidélité de votre bonté, que vous ne permettrez pas que je sois ni tentée ni chargée par-dessus les forces que vous me donnerez.
J’adore du profond de mon âme vos divins jugements, et votre volonté toute sainte en tous les événements de votre bon plaisir, en tout ce qu’il vous plaira permettre de m’arriver et à toutes créatures; car, ô mon Dieu ! vos jugements sont justes, très-saints et équitables, et votre très sainte volonté toujours adorable; je le confesse de tout mon cœur et m’y soumets avec tout l’amour et révérence qu’il m’est possible. Je crois aussi de cœur, et je confesse que vous êtes mon Dieu, unique source de tout bien, de nature et de grâce, et qu’à vous seul appartient la gloire et la louange de toutes les actions que font vos créatures. Je renonce donc pour jamais à toute vaine complaisance, satisfaction et vanité qui me pourrait arriver, ou que je pourrais avoir de quelques bonnes actions que votre grâce peut opérer par moi, chétive créature, impuissante à tout bien, référant tout honneur de toute chose à votre seule bonté. Je proteste aussi, mon Dieu, que j’aime et veux aimer toute créature pour l’amour de vous seul, et qu’en toutes mes actions, pensées et paroles, lesquelles je vous offre en union de celles de votre très-saint Fils, je ne veux autre objet ni prétention que le seul accomplissement de votre très sainte volonté, à laquelle je m’unis dès maintenant, et, à cet effet, renonçant à toute propre recherche et à tout ce qui pourrait tant soit peu ternir la pureté de mes [55] intentions en toute chose. Par votre sainte grâce, sans laquelle je ne puis rien, accomplissez en moi cette mienne résolution, et qu’il vous plaise, ô mon Dieu! ma miséricorde, recevoir la très-humble prière que je vous fais, de vouloir départir à toutes vos créatures les grâces et bénédictions que votre Providence leur a destinées, mais surtout à votre chaste et sainte épouse, l’Église Catholique, et à ses chers enfants. Augmentez en eux la foi, l’espérance et la charité, et convertissez toutes choses à votre plus grande gloire et à leur salut éternel. Mon Dieu, je désire et vous supplie que toutes mes actions, pensées, paroles et mouvements, soient des continuels actes d’adoration, d’amour, de confiance et reconnaissance de vos bénéfices. Mais spécialement, je vous supplie, ô mon Sauveur! pour tous les Ordres religieux, à ce que tous vous servent en pureté d’Anges et fidèle observance de leur règle.
Et, tout particulièrement, de toutes les affections de mon âme, je vous conjure, mon Seigneur, par les intercessions de la Sainte Vierge, de saint Joseph et de notre Bienheureux Père, que cette grâce règne dans notre petite Congrégation de la Visitation; que l’esprit d’humilité, de simplicité et de charité soit incessamment vivant et régnant, en toutes les filles en général, et en chacune en particulier. Je vous prie aussi pour les enfants que vous m’avez donnés, qui sont en nombre de quatre ; je les offre de tout mon cœur à votre divine Majesté. Pour mon frère et pour tous nos parents, et ceux qui prient pour moi et se confient que je prie pour eux, et pour lesquels je me suis engagée de prier. Je vous fais aussi très-humble requête pour la conversion des hérétiques et schismatiques, pour la paix et union entre les princes chrétiens, et pour leur avancement en votre amour, et tout particulièrement pour notre Roi et pour Son Altesse Royale, et pour Madame et leurs enfants, qu’il vous plaise d’accomplir en tous votre sainte volonté. Je vous offre encore, ô mon divin Sauveur! ma très-humble requête pour le soulagement [56] de tous les fidèles trépassés, et spécialement pour l’âme de mon père, de ma mère, de mon mari, de mes enfants, de nos Sœurs de religion, et de tous nos parents et amis, que vous les soulagiez, s’il vous plaît, selon la grandeur de vos miséricordes; je vous supplie de les faire reposer et jouir de votre béatitude, et, s’il vous plaît, leur appliquer les saintes indulgences que je me propose de gagner journellement pour elles. Et, enfin, mon Dieu, je vous fais très-humble requête pour toutes les choses pour lesquelles il vous plaît que vos chrétiens, et spécialement moi, vous fassent oraison, particulièrement pour la paix universelle en votre sainte Église, à ce qu’en tout et par tout, et en toute créature, et de toute créature, votre saint nom soit sanctifié, votre royaume nous advienne, et votre sainte volonté soit faite en la terre comme au ciel. Amen. Ainsi soit-il.
« Reste, maintenant, qu’avec une profonde humilité et révérence, je rende infinies grâces et remerciement à votre souveraine Majesté, comme je fais de tout mon cœur pour les bénéfices de notre création, rédemption, conservation et vocation, et pour le prix et mérite infini de votre sang précieux, et de toutes vos souffrances, ô mon unique Rédempteur ! et de l’amour tendre qu’il vous a plu nous témoigner, vous donnant vous-même au divin Sacrement que j’adore pour être la vraie vie et nourriture de nos âmes, ayant dit : Qui vous mange, vivra éternellement. Comme aussi je vous remercie de tous les autres mystères, grâces et prérogatives que vous avez donnés et laissés à la très sainte Église notre bonne Mère, et tout particulièrement je rends infinies grâces et remerciements à votre éternelle douceur et Providence sur moi, pour l’établissement de cette Congrégation, et pour les miséricordes et bénéfices incomparables que votre bonté m’a conférés, et particulièrement de m’avoir fait fille de votre sainte Église, de m’y avoir conservée par votre soin et assistance paternelle; pour m’avoir aussi octroyé, avec tant de [57] miséricorde, ce que vous m’avez inspiré de vous demander avec beaucoup de larmes, qui est la guide très-sainte de notre Bienheureux Père, par laquelle votre Providence m’a conduite à cette sainte vocation, m’a introduite à la grâce de la journalière réception de votre très-divin Corps au saint Sacrement, et à la connaissance de la vraie vie spirituelle et chrétienne. Vous m’avez aussi, ô mon Dieu! fortement et suavement attirée au Parfait dépouillement et abandonnement de moi-même, dans le saint et bon plaisir de votre éternelle Providence, pour m’y faire reposer, et vous laisser tout le soin de moi, dont je vous rends grâce avec mes plus tendres affections, vous suppliant de me continuer cette faveur si précieuse; et, en me pardonnant, ô mon Dieu! ma seule force, les infidélités que j’ai commises en cette pratique, octroyez-moi, s’il vous plaît, la grâce d’y être, dorénavant, invariablement fidèle. Et, par les mérites sacrés de votre Fils, je vous demande pardon, de toute l’humilité de mon cœur, de toutes les offenses que j’ai commises contre votre divine Majesté, de mes ingratitudes et infidélités à correspondre à votre sainte grâce, et généralement de toutes les fautes dont votre œil divin, qui pénètre toutes choses, me connaît coupable.
O mon Dieu! ma miséricorde, couvrez des mérites de mon Sauveur, et effacez par son sang précieux toutes nies iniquités, et recevez, s’il vous plaît, la confirmation que je vous fais aujourd’hui, et l’intention que j’ai de la réitérer journellement, de tout ce que je dis, dans cet écrit, à votre bonté, à laquelle je reconfirme mes vœux de pauvreté, chasteté et obéissance, et de faire toujours ce que je connaîtrai clairement vous être le plus agréable, selon les conditions du vœu que j’en ai fait par l’avis de mon Bienheureux Père. Je reconfirme et renouvelle de tout mon cœur l’entier dépouillement et abandonnement que je fis entre vos bénites mains, mon Dieu, de tout ce que je suis et de toutes choses, sans aucune réserve, pour ce que votre Majesté sait, l’ayant infinies fois renouvelé, et particulièrement [58] ce Vendredi-Saint dernier, délaissant et remettant, derechef, dans le sein de votre divine protection, et au plus secret de la fidélité de votre saint amour, le précieux trésor de foi, espérance et de charité, que votre grâce m’a conféré, comme aussi le soin de mon salut éternel, de ma vie, de ma mort, du repos et paix intérieure de mon âme, mes consolations et satisfactions, vues et réflexions sur ce qui se passe en moi, le désir d’être délivrée de ma peine intérieure, et, bref, tout sans exception, désirant de me perdre et abîmer tout à fait dans le sein de votre Providence paternelle, et de me délaisser tout à fait au soin de votre amour divin, désirant, moyennant votre sainte grâce, de ne me plus voir ni regarder ni chose aucune qui se passe en moi, ains seulement vous pour m’y reposer et confier simplement, non pour le bonheur qu’il y a de se confier en vous, mais parce que c’est votre sainte volonté que vous m’avez fait connaître par vos divins attraits, et par les conseils de mon Bienheureux Père, auquel, moyennant votre sainte grâce, je rendrai fidèle obéissance.
Je remets dès maintenant tout ce qui m’arrivera ci-après à votre soin, et dès maintenant comme alors, je vous mets les choses plus scabreuses et épouvantables, je les recommande au plus secret de votre Providence, ne les voulant nullement profonder, mais y faire doucement ce que je pourrai, vous laissant le soin du surplus et de toute chose en général qui me puisse toucher, soit au corps, à l’âme et à l’esprit, me réservant le seul soin de retourner mon esprit de toutes choses à vous, de suivre le bien que je connaîtrai et fuir le mal, tâchant de me tenir en Dieu, douce, patiente et paisible parmi les troubles, faiblesses, ténèbres, impuissance, et toutes sortes de peines, sécheresses, insensibilités, qu’il plaira à mon Dieu permettre m’arriver, tâchant de tout mon pouvoir de ne les point regarder, ni de m’en vouloir délivrer ni affliger, ni même faire semblant de les voir, nonobstant que je les sente vivement ; mais par-dessus toute vue et sentiment, quel qu’il puisse être, je tiendrai simplement mon esprit en Dieu, ou auprès de Dieu, en ce repos, abandonnement, et très-ferme confiance, sans le vouloir sentir, ni en faire des actes. Que s’il plaît à Dieu me donner des sentiments de sa présence, et de toute vertu, je demeurerai en lui seul, et en son bon plaisir, moyennant sa très sainte grâce ; et, fondée sur cette résolution et reconfirmation, je ne ferai plus aucun effort pour faire des actes de quoi que ce soit; mais, simplement, en touchant cet écrit, mon intention est, et je la mets devant vous, ô mon Dieu! ma souveraine miséricorde, en qui je mets mon espérance, mon intention, dis-je, est de reconfirmer, approuver et ratifier tout ce que j’ai dit en cet écrit : voilà mes désirs, mes résolutions et affections invariables. Mais, ô mon Dieu! souveraine Vérité qui pénétrez les plus intimes replis de mon cœur, je confesse devant vous mon impuissance, ma misère, ma pauvreté, abjection, mon vrai néant, et qu’il m’est impossible d’accomplir toutes ces miennes résolutions et très-cordiales affections, sans l’assistance toute-puissante de votre divine grâce; car vous savez le fond de ma misère et de ma faiblesse. C’est pourquoi établissant en vous, ô mon Dieu! tout mon soin, toute mon espérance, et ma force par-dessus tous mes sentiments, prosternée aux pieds de votre miséricorde, ô mon Père très-saint! je vous supplie très humblement, au nom de votre très-saint Fils, notre Rédempteur, d’avoir pour agréable ces miennes affections, prières, résignations et résolutions, et m’octroyer la grâce abondante qui m’est nécessaire pour les accomplir parfaitement, entièrement et fidèlement, jusqu’au dernier soupir de ma vie.
O doux Jésus, et Sauveur de mon âme! qui êtes la vérité infaillible, vous nous avez promis que ce que nous demanderions à votre Père éternel, en votre nom, il nous le donnerait, faites-moi jouir de l’effet de vos divines et infaillibles promesses vous savez que tout mon désir est d’être tout à [60] vous, et que, par votre grâce, je n’ai rien excepté en mes renoncements, que vous seul et le bien d’incomparable bonheur de ne vous point offenser, d’être éternellement vôtre, et conjointe à votre douce et très-équitable volonté pour disposer de moi au temps et à l’éternité, selon votre saint bon plaisir. Que, s’il vous plaît, ô ma chère espérance ! que je vous demande la délivrance de mon affliction intérieure, je le fais de tout mon cœur; oui, mon cher Rédempteur, s’il est possible, je vous prie, rendez-moi les sentiments, lumières, connaissances et goûts de votre amour, de la sainte foi et confiance dont votre grâce m’avait favorisée; mais, toutefois, non ma volonté, mais la vôtre toute sainte soit faite, espérant que votre miséricorde n’abandonnera jamais ce qu’il lui a plu mettre en moi par sa seule bonté, puisqu’elle m’a fait la grâce que j’ai tout abandonné pour son saint amour, auquel je me suis toute consacrée et me sacrifie, derechef, de tout mon cœur. Or, puisqu’il vous plaît, mon Dieu, que je n’aie plus de bras pour me porter, ni plus de sein pour me reposer que le vôtre et votre Providence, conduisez-moi, mon cher Maître, vous-même en cette sainte voie; veuillez pour moi tout ce qu’il vous plaira, et que je meure à moi-même et à toutes choses, pour ne plus vivre qu’en vous seul, mon unique vie et assuré refuge; accomplissez en moi vos éternels desseins, sans que j’y donne aucun empêchement. Je confesse, derechef, que je suis tout à fait incapable de tout bien, et d’accomplir ce mien désir et résolution, sans l’aide de votre grâce extraordinaire et puissante ; je vous la demande donc en l’honneur de votre saint Jésus, et par la pureté de votre sainte Mère que je choisis pour ma protectrice, invoquant l’assistance de ses prières, celle de saint Joseph, de mes chers Patrons, saint Jean-Baptiste et Évangéliste, saint Pierre et saint Paul, de saint Augustin, mon saint Ange, mon Bienheureux Père, saint Claude, sainte Madeleine, et mes autres protecteurs, et tous les bienheureux Saints et Saintes, désirant [61] que tous louent et remercient Dieu pour moi. Mon Dieu, qu’ils nous soient tous favorables; je vous en supplie par vous-même, mon Seigneur Jésus-Christ, que j’adore vrai Dieu, unique Trinité du Père, et du Saint-Esprit, un seul vrai Dieu unique.
Amen. Amen.
Sœur JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT, DE LA VISITATIONT SAINTE-MARIE.
DIEU SOIT BÉNI. VIVE + Jésus.
« Mon Dieu, je vous rends grâces infinies pour les dons de grâces que vous avez faits à notre Bienheureux Père et à notre Congrégation : louange éternelle soit à mon Dieu. »
Un billet, écrit de la main de notre Bienheureux Père, contenait ces mots :
« Dieu, à qui je suis, fasse de moi selon son bon plaisir; peu m’importe où j’achèverai ce chétif reste de mes jours mortels, pourvu que ce soit dans sa grâce ; selon le sens, j’aimerais mieux le repos de deçà, qui me serait infiniment paisible après l’issue de l’affaire qui se traite de delà; mais je renonce aux sens, au sang et à la chair, et veux servir, en esprit et en vérité, à Dieu et à son Église, en toutes les occurrences. » [62]
PREMIER PAPIER DE NOTRE BIENHEUREUSE MÈRE.
Ce qui m’a été dit, par notre Bienheureux Père, pour mon exercice intérieur. Il me dit ainsi, en ses derniers avis, après une retraite annuelle :
« Notre-Seigneur vous aime, ma chère Mère, il vous veut toute sienne : n’ayez plus d’autres bras pour vous porter que les siens, ni d’autre sein pour vous reposer que le sien et sa Providence. N’étendez votre vue ailleurs et n’arrêtez votre esprit qu’en lui seul. Tenez votre volonté si simplement unie à la sienne en tout ce qui lui plaira faire, de vous, en vous, par vous, et pour vous, et en toutes choses qui seront hors de vous, que rien ne soit entre-deux. Ne pensez plus à chose quelconque de tout ce qui vous regarde, tant pour la vie que pour la mort, car vous vous êtes toute abandonnée et remise au soin de l’amour éternel que la divine Providence a pour vous; demeurez là en repos, en esprit de très-simple et amoureuse confiance, et ceci se doit pratiquer non seulement à l’oraison, où il faut aller avec une grande douceur d’esprit, sans dessein d’y faire chose quelconque, ains seulement pour être à la vue de Dieu, dans cette simple remise et repos en lui, et comme il lui plaira, se contenter d’être à sa présence, encore que vous ne le voyiez, ni sentiez, ni sauriez représenter, et ne vous enquérez de lui, de chose quelconque, sinon à mesure qu’il vous excitera. Ne retournez nullement sur vous-même, ains soyez là près de lui; non seulement, dis-je, il faut pratiquer cette simplicité et abandonnement en l’oraison, mais en la conduite de toute la vie, rejetant et délaissant toute votre âme, vos actions, vos su»ès, vos affaires au bon plaisir de Dieu et à la merci de son soin : il faut tenir l’âme ferme dans ce train. » [63]
DEUXIÈME PAPIER.
Abrégé des avis de notre Bienheureux Père et le fin dernier. Il me dit ainsi :
« En ce jour de saint Claude, mémorable à notre Congrégation, je ramasse ainsi tout ce que je vous ai dit pour l’abréger : soyez fidèlement invariable, en cette résolution, de demeurer en une très simple unité et unique simplicité de la présence de Dieu, par un entier abandonnement de vous-même en sa très sainte volonté ; et toutes les fois que vous trouverez votre esprit hors de là, ramenez-l’y doucement, sans faire pour cela des actes sensibles de l’entendement ni de la volonté ; car cet amour simple de confiance et cette remise et repos de votre esprit dans le sein paternel de Notre-Seigneur et de sa Providence, comprend excellemment tout ce que l’on peut désirer pour s’unir à Dieu ; demeurez donc ainsi sans vous en divertir pour regarder ce que vous faites, ou ferez, ou ce qui vous adviendra en toute occurrence et en tout événement.
Ne philosophez point sur vos contradictions et afflictions ; mais recevez tout de la main de Dieu, sans exception, demeurant douce, patiente, et acquiesçant en tout très simplement à sa sainte volonté; que toutes vos paroles et actions soient accompagnées de douceur et simplicité. Quand vous apercevrez que quelque soin ou désir naîtra en vous, remettez-le en Dieu, ne voulant seulement que lui et l’accomplissement de sa sainte volonté, lui laissant le soin de tout le reste.
Demeurez en la très sainte solitude et nudité avec Notre Seigneur Jésus-Christ crucifié.
Faites bien ceci, ma très chère Mère, ma fille ; mon âme, mon esprit vous bénit de toute son affection, et Jésus soit celui qui fasse, de vous, par vous, et pour lui, sa très adorable volonté. Amen. Amen. [64]
TROISIÈME PAPIER.
O Père éternel ! votre Providence gouverne toutes choses et rien ne se fait que par votre volonté, hormis le péché. C’est entre les bras et dans le sein de cette douce Mère, et par ses divins attraits, que, dès longues années, j’ai consigné, abandonné et remis sans aucune réserve tout ce que je suis et serai à jamais, pour le temps et pour l’éternité, lui ayant donné le soin et lui laissant, derechef, pour tout ce qui regarde ma vie, ma mort, mon honneur, et, bref, tout, pour en faire disposer et ordonner selon son bon plaisir, et de toutes autres choses qui sont hors de moi, ne me réservant que le seul soin de tenir mon esprit dans cette très simple remise et unique regard de Dieu, unité en Dieu, et de parfaite confiance et repos en sa bonté et fidélité de son amour, sans mélange d’aucun acte ni recherche d’autre vue, connaissance ni satisfaction, sinon quand il plaira à sa bonté de me le donner, protestant à mon Dieu, que, moyennant sa grâce, sans laquelle je ne puis rien, que jamais, volontairement, je n’arrêterai mon esprit hors de là, et le ramènerai promptement et simplement, quand je m’apercevrai qu’il en sera dehors, ainsi que mon Bienheureux Père m’a commandé d’y être fidèle. M’étant ainsi remise en Dieu, à son entière disposition, je ne dois plus rien vouloir, ni désirer, ni refuser, mais suivre simplement le vouloir de Dieu, recevant indifféremment tout ce qui m’arrivera de sa douce Providence, y acquiesçant très simplement, remettant à son soin toutes les choses petites et grandes qui m’arriveront et dont il me commettra la conduite, y faisant tranquillement ce que je pourrai, mais surtout les lui recommandant souvent, et m’appuyant surtout en son aide puis, j’acquiescerai à ce qu’il lui plaira qui en su»ède et les affaires et autres événements plus difficiles et [65] scabreux, je les remettrai au plus secret de sa divine Providence. Amen.
Je supporterai, avec compassion, le prochain, sans m’aigrir de ses fautes ni péchés, considérant que si Dieu ne m’aidait je ferais pire; je lui ferai tout le bien que je pourrai et jamais aucun mal, moyennant la grâce divine. Amen.
(Suivent deux autres billets que l’on supprime parce qu’ils se retrouvent dans le PETIT LIVRET sous les numéros 53 et 58.)
SIXIÈME PAPIER.
Dieu m’a fait voir, ce matin, en l’oraison, que je ne me dois plus du tout voir ni regarder, mais lui seul, cheminant à yeux clos, appuyée sur mon Bien-Aimé Jésus, sans vouloir voir ni savoir le chemin par où il me conduira, ni non plus avoir aucun soin de chose quelconque, non pas même de lui rien demander, mais demeurer simplement toute perdue et reposée en lui, en ce très-pur regard, sans mélange d’autre chose. Dieu soit béni dans mon cœur.
VIVE + Jésus. AVIS DE NOTRE SAINT FONDATEUR A NOTRE DIGNE MÈRE, COPIÉS PAR ELLE-MÊME, DANS LE PROPRE LIVRE DE SES CONSTITUTIONS, PRÉCIEUSEMENT GARDÉ A NOTRE MONASTÈRE DE RENNES14.
Je désire que vous soyez extrêmement humble et petite à vos yeux, douce, condescendante et simple comme une colombe, que vous aimiez votre abjection, et la pratiquiez fidèlement, [66] employant de bon cœur toutes les occasions qui vous arriveront pour cela, Ne soyez pas prompte à parler, ains répondez tardivement, humblement, doucement, et dites beaucoup en vous taisant par la modestie et égalité.
Supportez et excusez fort le prochain et avec une grande douceur de cœur.
Ne philosophez point sur les contradictions qui vous arriveront; ne les regardez point, mais, Dieu, recevant toutes choses sans exception de la main de Dieu, acquiesçant à tout très simplement.
Faites toutes choses pour Dieu, unissant ou continuant votre union par de simples regards ou écoulements de votre cœur en lui.
Ne vous empressez de rien, faites toutes choses tranquillement, en esprit de repos. Pour chose que ce soit, ne perdez votre paix intérieure, quand bien tout bouleverserait; car qu’est-ce que toutes les choses de cette vie, en comparaison de la paix du cœur?
Recommandez toutes choses, tout à Dieu, et vous tenez coye et en repos dans le sein de sa paternelle Providence.
En toutes sortes d’événements, n’arrêtez votre vue ailleurs; soyez fidèlement invariable en cette résolution, de demeurer en une très simple unité et unique simplicité de la présence de Dieu, par un amour de parfaite confiance, vous délaissant à la merci de l’amour et du soin éternel que la divine Providence a pour vous. Quand vous trouverez votre esprit hors de là, ramenez-l’y doucement, et très simplement. Demeurez invariable en la très sainte nudité d’esprit, sans vous revêtir jamais d’aucun soins, désirs, affections ni prétentions quelconques, sous quelque prétexte que ce soit.
Notre-Seigneur vous aime, il vous veut toute sienne. N’ayez plus d’autres bras pour vous porter que les siens, ni d’autre sein pour vous reposer que le sien et sa Providence; n’étendez [67] votre vue ailleurs et n’arrêtez votre esprit qu’en lui seul. Tenez votre volonté si simplement unie à la sienne que rien ne soit entre-deux; oubliez tout le reste, ne vous y amusant plus; car Dieu a convoité votre nudité et simplicité; demeurez là en repos, en esprit de très simple confiance. Prenez bon courage et vous tenez humble devant la divine Providence. Ne désirez rien que le pur amour de Notre-Seigneur.
Ne refusez rien, pour pénible qu’il soit. Revêtez-vous de Notre-Seigneur crucifié; aimez-le en ses souffrances, et faites des oraisons jaculatoires là-dessus. Amen. Amen.
Faites bien ceci, ma très chère Mère, ma vraie fille ; mon âme et mon esprit vous bénit de toute son affection, et Jésus soit celui qui fasse, en nous, de nous, par nous, et pour lui, sa très adorable volonté. Amen.
J’ai, grâce à Dieu, les yeux fixés sur cette éternelle Providence, de laquelle les décrets seront à jamais les lois de mon cœur.
FRANÇOIS, évêque de Genève.
ORAISON A NOTRE SAINT FONDATEUR,
COMPOSÉE PAR NOTRE DIGNE MÈRE,
ET ÉCRITE DE SA PROPRE MAIN
DANS LE MÊME LIVRE.
[…]
RÈGLEMENT DE RETRAITE DE NOTRE SAINTE MÈRE.
LE MATIN. [Lever, cinq heures et demie.] Dès que je suis habillée, et que j’ai lu mon point d’oraison, je la fais ; à la fin de laquelle je dis Prime [sept heures], puis me retire pour faire nos petites affaires; ensuite, quelques petites pratiques de mortification, qui ne sont ni longues ni pénibles, car il ne se faut pas accabler.
Après, je fais un peu de lecture ; j’en fais peu, car il me semble que de beaucoup lire m’accable l’esprit; après, je me repose un peu en Dieu, et fait quelque peu d’ouvrage.
Quand on sonne l’Office [huit heures et demie], et que je n’y vais pas, je le dis tout bas, puis je lis mon second point [69] d’oraison ; après, si j’ai du temps avant la sainte messe, je me tiens doucement auprès de Notre-Seigneur. S’il fait beau temps, je vais un peu me promener; ensuite la messe [neuf heures], après laquelle je fais l’oraison, puis l’examen, après lequel on va dîner [dix heures et demie].
L’APRÈS-DÎNER. La récréation : si je puis ne point parler aux Sœurs15, je la vais prendre au jardin, en un lieu où je puisse être seule, pour me divertir spirituellement, chantant quelques cantiques, et aspirant en Dieu comme le poisson dans la mer, l’éponge dans l’eau, ou l’oiseau dans l’air ; ainsi l’esprit s’occupe en se récréant. Et j’aime mieux la récréation depuis midi jusqu’à l’obéissance [c’est-à-dire de midi à midi et demi], ou bien, après, je fais demi-heure de lecture.
Après, je m’occupe à notre ouvrage en faisant des retours d’esprit vers Dieu, si je n’ai point d’occupation particulière ; si j’ai quelque attrait, je tâche d’y demeurer simplement. Je prépare mon point d’oraison que je fais à deux heures.
Quand on sonne Vêpres [trois heures], si je ne vais pas à l’Office, je les dis; puis je vais me promener comme à la récréation du matin; ensuite, je dis le chapelet, si je ne l’ai pas dit. Après, je lis un peu et prépare mon point d’oraison16 et un chapitre de l’Amour de Dieu. [Six heures, souper et temps libre.]
À huit heures et un quart, je vais au chœur pour faire une petite revue de ce qui s’est passé durant le jour, tant des biens revus, par les lumières et bons mouvements, que des fautes, négligences et pertes de temps, dont je demande pardon à Dieu et fais résolution d’être plus fidèle. [Huit heures et trois quarts, Matines.][70]
Après chaque oraison, il est bon de se remémorer les bons mouvements que Dieu a donnés.
Les premiers jours de retraite, je prends des saints protecteurs, sous l’assistance desquels je fais ma solitude. On en prend selon les voies : en l’illuminative, ceux qui sont allés suivant le Fils de Dieu; en l’unitive, ceux qui sont parvenus, dès cette vie, à des unions spéciales avec Dieu.
Le dernier jour de la retraite, il faut revoir ce que Dieu a donné et versé dans le cœur, par des lumières pour l’amendement; et, ayant connu, relié et serré plus fortement ce qu’on a donné à Dieu, il faut faire la conclusion et prendre congé de Notre-Seigneur, ou plutôt l’emporter avec soi, ne se contenter pas de sa bénédiction, mais de Lui, qui est le Dieu de toutes bénédictions. Il viendra avec nous, si nous l’en pressons, comme les disciples d’Emmaüs, dans le logis et négoce d’ici-bas, tandis qu’il nous laissera dans cette vallée de larmes et de misères; et, après, il faut espérer qu’il nous mènera avec lui en sa gloire.
Le lendemain de la retraite, il faut lire le chapitre III du Xe livre de l’Amour de Dieu pour faire la conclusion.
DISPOSITIONS POUR FAIRE UNE BONNE RETRAITE.
[…]
Que vous observiez ce pourquoi vous êtes assemblées et congrégées, qui est que vous habitiez unanimement en la maison et que vous n’ayez qu’une âme et un cœur en Dieu.
Voici une règle grandement importante, que vous observiez ce pourquoi vous êtes assemblées et congrégées. Pourquoi sommes-nous ici toutes assemblées dans ces cloîtres, mes chères Sœurs, sinon pour nous unir à Dieu par l’entière, ponctuelle et exacte observance de nos règles, constitutions et tout ce qui concerne notre petit Institut?
Nous sommes encore assemblées afin de prier Dieu pour les peuples ; et j’ai pensé que je devais dire à mes Sœurs la grande misère où se trouve cette pauvre ville, ayant grandement peur que nous ne soyons pas assez soigneuses de prier et invoquer Dieu pour cela, en quoi, certes, nous serons fort responsables devant Dieu ; car, mes chères Sœurs, nous ne souffrons rien; nous avons tout ce qu’il nous faut ; rien ne nous manque du nécessaire; nous ne voyons pas la misère où le pauvre peuple est réduit ; je vous le dis, afin que je ne sois pas responsable, devant Dieu, de ne pas vous l’avoir fait savoir. Le pauvre peuple donc est réduit en cette extrémité, que l’on craint que la populace ne se jette en désespoir si Dieu ne l’assiste : les trois fléaux de la divine justice sont sur lui ; la peste, la guerre et la famine le frappent. La maison de Monseigneur de Genève17 est en un péril évident, et c’est une chose étrange de ce que ce bon Seigneur fait pour son peuple : il le sert et distribue son bien avec une joie et allégresse si grande, que j’en demeure tout étonnée. [76]
Or, mes chères Sœurs, c’est l’une des choses pour laquelle nous sommes assemblées, que de prier pour le public, et je vous conjure de le faire soigneusement, car la charité vous y oblige.
Suppliez Notre-Seigneur d’apaiser son ire de dessus son peuple, de retirer sa fureur de dessus ses enfants ; criez-lui merci pour tous; invoquez sa miséricorde; conjurez son Cœur amoureux de nous exaucer. Vous savez que David ayant choisi le fléau de la peste, il vit, en moins de rien, soixante-dix mille hommes mourir; il eut recours à Dieu d’un esprit humilié; il fut exaucé et Dieu retira son ire. Nous faisons des pénitences, jeûnes, disciplines, prières et oraisons, il est vrai, et je suis bien aise de vous y voir affectionnées ; mais cela ne servira de guère, si nous n’y appliquons nos cœurs et nos affections ; possible que si nous étions soigneuses et ferventes à supplier la divine Majesté, qu’elle nous exaucerait. Je désire que nous le fassions sérieusement, et, en particulier, pour Monseigneur et toute sa maison ; car, si elle était infectée, les pauvres en pâtiraient extrêmement18
Que votre habit ne soit pas remarquable, et n’affectez pas de plaire par les habits du corps, mais par les habitudes du cœur, etc.
Voyez-vous, mes Sœurs, cette règle défend les affectations, les petites complaisances qui se pourraient prendre vainement aux habits extérieurs; mais elle ne défend point la propreté et bienséance religieuse que nous sommes obligées de garder ; et l’on ne verra jamais une fille qui aime bien sa vocation, mal propre; car, elle honore son saint habit, elle le respecte sans affectation. Pourtant, l’on voit quelquefois des âmes si pleines du désir de contenter les créatures, que leur contenance extérieure en est désagréable, qu’elles sont toujours en peine, et ont si peur de dire quelque chose qui soit trouvé mal, qu’elles sont en perpétuelle alarme et examen; ne faisons pas ainsi, mes chères Sœurs, mais tâchons de plaire à Dieu par les saintes habitudes du cœur, et, pour cela, ayons grand soin de nos âmes et peu de nos corps.
Il me vient en pensée de vous dire ce que notre Bienheureux Père m’a souvent dit : Mon âme est aux hasards si je ne la porte en mes mains; examinez souvent, me disait ce Bienheureux, si vous avez votre âme en vos mains, si quelques passion, trouble ou inquiétude ne vous l’a point emportée ; voyez si vous l’avez à votre commandement, ou bien si elle est engagée en quelque affection; et, si vous voyez qu’elle vous a échappé, avant toutes choses, cherchez-la et la reprenez. Mais, souvenez-vous qu’il la faut prendre doucement et bellement; car, si vous la vouliez prendre à force de bras, vous l’effaroucheriez. Voilà ce que ce Bienheureux m’enseignait, et voilà ce que je vous conseille. Portez, tenez, et gardez soigneusement votre âme entre vos mains, pour la pouvoir toujours veiller, et avoir l’œil dessus ses mouvements. Regardez souvent si quelque inclination ne la blesse point, si quelque aversion ne la ternit point, si quelque passion déréglée ne l’ôte point de son assiette, si quelque affection impure ou nuisible ne vous l’a point déjà ravie; puis, tout doucement, réparez ce désordre, la remettant en son lieu, qui est Dieu, son vrai centre; voir encore si elle est bien disposée à tout ce qu’il plaira à Dieu, bien soumise à tout ce qu’il permet d’arriver; si elle est bien contente et indifférente du doux et de l’amer, et à ces divines volontés. Regardez encore si cette chère âme est en état pour être rendue au Seigneur, qui vous l’a donnée, quand il vous la demandera. Enfin, mes chères Sœurs, je vous supplie de faire comme ceux qui tiennent en leurs mains des choses qu’ils ont peur de perdre; ils les tiennent soigneusement et les regardent souvent, ne les exposent point au danger de les égarer; ainsi regardez souvent votre âme, ne l’exposant point à nul dangers. Ainsi faisant, vous la porterez en vos mains, et la posséderez ; c’est le grand bonheur de l’homme que de posséder une chose si digne que son âme. [80]
Ayez toutes vos robes en un lieu, sous la garde et charge d’une Sœur ou deux, ou d’autant de Sœurs, etc.
Ce n’est pas tout d’entendre lire nos règles, ni de les lire nous-mêmes, bien que je vous assure que c’est la meilleure lecture que nous saurions faire, si nous la faisions comme nous sommes obligées, avec attention, pesant et ruminant toutes ces paroles qui sont d’une grande perfection. Voici un article qui nous montre comme nous devons recevoir, sans choix, ce qui nous est donné pour notre usage; je dis pour notre usage, parce que la charitable religion nous donne bien nos nécessités pour en user, mais non jamais pour en jouir, en telle sorte que, simplement et justement, nous n’ayons de toutes les choses terrestres et extérieures que le simple usage. C’est un des grands vœux que nous ayons faits que celui de la pauvreté; je crains que nous ne pesions pas assez le dénuement à quoi il nous oblige d’aspirer, pour aller à la perfection; je sais bien que qui se voudrait grossièrement contenter d’observer ce vœu pour être sauvé, il n’est requis que de n’avoir rien de ce monde, pour petite qu’elle soit, en particulier.
Mais, en quoi pensez-vous, mes chères Sœurs, que consiste la très pure pauvreté et l’excellente observation de cette vertu? [84] Elle consiste, non seulement à n’avoir rien de propre, et ne se point attacher à ce que l’on nous donne pour notre usage; mais elle nous fait réjouir de ce que les choses nécessaires nous manquent, et que le moindre de la maison nous est donné; et, s’il était permis de faire choix, l’âme vraiment pauvre ne prendrait, pour sa part, que ce que les autres auraient rebuté et les choses plus viles. Et, non seulement, cette parfaite pauvreté est dénuée des habits, lits, chambres, vivres, et autres choses, mais, passant plus avant, elle va jusqu’en l’intime du cœur et de l’esprit, dénuant l’âme des choses les plus savoureuses et spirituelles, faisant pratiquer une excellente pauvreté d’esprit, la dépouillant des désirs ardents et superflus de perfection, lui cachant son avancement, et faisant souffrir avec soumission la nudité et soustraction des biens intérieurs, lui faisant voir toutes les autres s’avancer, et, elle, demeurer pauvre, nue et imparfaite ; alors il faut faire valoir la sainte pauvreté de cœur, et, se réjouissant de voir le bien des autres, se plaire qu’ils voient notre pauvreté, imperfection, misère et défaut.
La vertu de pauvreté requiert encore une entière démission de jugement, de volonté, de corps, d’esprit entre les mains de nos supérieurs, en sorte que nous soyons pauvres de tout cela, n’en voulant ni l’usage, ni la disposition. Bref, l’âme pauvre doit aspirer à un tel dénuement de tout ce monde que sa vie soit toute angélique.
La pauvreté parfaite nous appelle encore à ne pas disperser nos affections parmi les créatures, ains à vouloir être pauvre de leur amour. Vous savez combien c’est une chose dangereuse en une famille religieuse que ces affections particulières, lesquelles détruisent entièrement la charité commune, et sont fort contraires à la parfaite pauvreté d’esprit et nudité de cœur, qui se dépouille de tout, n’excepte rien. Est-ce être conforme à nos vœux quand nous nous attachons à un monastère, plus qu’à un autre [85] où l’obéissance nous voudrait envoyer, ou bien s’attacher à une sœur, à une supérieure, chose grandement préjudiciable à l’âme; cela dissipe les pensées, embrouille l’esprit, salit le cœur et, comme je dis, préjudicie à l’union commune, et enfin, ces affections déréglées sont de petits entre-deux entre Dieu et l’âme. L’épouse était bien assurée de la nudité de son cœur, quand elle disait ardemment : Mon Ami est tout mien, et je suis toute sienne.
Or, nous le pouvons dire avec elle, mes chères Sœurs, lorsque notre propre conscience nous dictera que, comme elle, nous n’avons aucune affection que pour ce céleste Époux que nos âmes ont choisi; car il est tout assuré que tant que nous serons attachées à quelque chose, hors de lui, nous ne serons pas pleinement et entièrement jointes à lui. L’âme qui veut jouir ou posséder quelque chose hors son Dieu, n’en jouira, ni ne possédera jamais entièrement et parfaitement son Dieu ; car, qui cherche autre chose que Dieu, ne mérite pas d’avoir Dieu. Je ne trouve point de plus grande folie que d’attacher son cœur aux choses périssables et misérables de ce bas monde. Ce malheur provient parce que nous n’élevons pas assez nos pensées vers l’éternité; nous ne regardons pas assez les vrais biens qui nous attendent. Ah ! mes Sœurs, secouez de vos pieds la fange et la poussière de cette vie transitoire et périssable, je veux dire que vous ôtiez de vos affections tout ce qui n’est pas purement Dieu et pour Dieu, et selon son bon plaisir, et vous conjure, au nom de Notre-Seigneur, de considérer attentivement l’étroite obligation que nous avons de bien garder cette pauvreté, et jusques où elle s’étend. Bienheureuses seront celles d’entre nous qui pourront dire avec vérité à l’heure de leur mort : Voici, Seigneur, que, pour vous, tout le temps que j’ai vécu en religion, j’ai été pauvre et nue des choses terrestres, et maintenant je m’en vais légèrement, toute dénuée, entre vos bras, car rien d’ici-bas ne m’attache. Comme au contraire, malheur [86] à celles qui, à ce dernier passage, seront trouvées propriétaires. Dieu nous défende, par sa miséricorde, de vouloir rien posséder, sinon Lui et sa grâce, son amour et sa gloire éternelle.
… Que tous vos ouvrages se fassent en commun, avec plus de soin et d’allégresse ordinaire, que si vous les faisiez pour vous-mêmes, en particulier, car la charité de laquelle il est écrit, qu’elle ne cherche point les choses qui sont à elle, etc.
Cet article seul, bien observé, suffirait pour nous rendre parfaites, mes chères Sœurs, et à nous établir dans l’entière pratique de toute la règle. Tout ne consiste pas, comme je [88] vous le dis souvent, à avoir des belles règles, et à les porter dans sa poche, mais il faut les pratiquer, les lire et considérer mûrement.
Si nous faisons nos ouvrages en la manière qu’il est dit, et avec l’esprit que cette sainte règle nous ordonne, mes chères Sœurs, nous les ferons bien et avec une douce joie, d’une humeur toujours égale, sans nous mettre en peine à quel autre ouvrage nous serons employées, puisque, comme je vous disais samedi passé, il n’y a pas de marque plus évidente qu’une fille travaille à la vraie vertu, que de la voir en une pleine indifférence pour toutes les choses extérieures : nous ne devons pas même penser ce que l’on fera des ouvrages, ni ce qu’ils deviendront.
Ne préférez point, dit la règle, les commodités propres aux communes, ains les communes aux propres; ô Dieu, que la pratique de ce point est excellente! et que cette règle est propre à faire reluire en nous la sainte charité qui est la reine de toutes les vertus. Cette seule règle bien observée est suffisante pour nous faire parvenir à la plus haute perfection, c’est celle qui nous unit parfaitement avec le cher prochain, et qui nous porte en même temps à l’union avec Dieu, la plus intime que l’on puisse avoir en cette vie. Ainsi, je vous supplie, mes Sœurs, de lire souvent un article si précieux de notre règle, d’en parler dans les récréations, de m’en faire des demandes, et je vous en dirai toujours des nouvelles merveilles, ce me semble : j’en ai bien parlé dans les Réponses, mais je ne vous en ai point enseigné cinquante pratiques, mais, que dis-je cinquante! plus de mille et millions se peuvent faire sur ce point, de préférer les commodités communes aux propres.
Quelles bénédictions, mes chères Sœurs, de voir reluire cette sainte vertu dans une communauté! que c’est une chose agréable à voir que les frères qui habitent unanimement [89] ensemble : Dieu est toujours au milieu d’eux. Mes filles, je ne peux pas m’étendre davantage sur ce sujet : je finis par les paroles que me dit un jour mon Bienheureux Père : que pour être vraies servantes de Dieu, il faut être toujours douces et charitables envers notre prochain. »
..... Le soin de celles qui sont malades, ou de celles qui après la maladie ont besoin d’être ravigotées, ou de celles qui sont, etc.
Mes chères Sœurs, nous sommes toutes sujettes aux maladies à cause de l’infirmité de cette chair corruptible : or, pour cela, cette règle nous donne des grands enseignements. Le soin de celles qui sont malades, dit-elle, doit être enjoint à quelqu’une, pour nous montrer, mes chères Sœurs, que quand nous aurons du mal, ce n’est pas à nous d’avoir soin de notre santé, de nos soulagements, ni de chose quelconque, sinon de nous soumettre à Dieu amoureusement, et recevoir humblement tout ce qui nous sera donné comme notre Bienheureux Père l’enseigne au Directoire; ce n’est donc pas à nous de savoir si ceci ou cela nous serait bon, c’est à celle, à qui la sainte obéissance nous a commise, qui doit avoir l’œil sur nos nécessités. Vous, mes chères filles, qui êtes sujettes à être malades, vous êtes bienheureuses d’avoir cette occasion de souffrance, et ne devez avoir aucun souci que d’acquiescer au bon plaisir de Dieu, vous tenir proche de sa Majesté, et lui offrir vos douleurs, demeurant paisibles, humbles, suaves et indifférentes. Les infirmières, et celles à qui l’obéissance donne soin de servir [90] quelques Sœurs, sont obligées, par cette règle, de considérer ce qu’elles jugent être nécessaires à chacune; puis, l’ayant demandé, le distribuer sans choix, ni sans inclinations, sans regarder ni avoir égard que de la nécessité, charité cordiale, et, comme dit cette règle : Celles qui ont l’honneur de servir les Sœurs le doivent faire gaiement, amoureusement, soigneusement, sans ennuis, sans plaintes, sans murmures. Que s’il arrivait que quelqu’une de celles que vous servez exige de vous plus que la raison, et que vous ne lui pouvez donner, souffrez, ne dites mot, avertissez-en seulement la supérieure, charitablement, ou devant elle, ou en particulier ; surtout ne vous lassez point de les servir ou secourir; car vous savez que la charité est bénigne, patiente, supportant tout.
O Dieu! quand nous sommes malades, non plus qu’aux autres temps, il ne faut rien demander, ni rien refuser, s’il se peut, mais exposer sa nécessité simplement, disant, Ma Sœur, j’ai froid à la tête ou à l’estomac, j’ai soif, et ainsi des autres, puis, demeurer indifférente ; que celle qui a soin de nous ordonne ce qu’elle voudra, nous n’y devons plus penser; ainsi fit notre bon Sauveur sur le lit de ses douleurs en la sainte croix ; il ne demanda pas à boire, ains dit seulement j’ai soif et demeura indifférent de ce que l’on lui donnerait, et suça de ses divines lèvres le fiel qu’on lui présenta. De plus, il faut recevoir ce qu’on nous donne comme des pauvres reçoivent l’aumône : nous avons fait vœu de pauvreté le pauvre, quand il demande l’aumône, ne dit pas : Donnez-moi ceci ou cela, ains il dit que, pour l’amour de Notre-Seigneur, on lui fasse l’aumône. Hélas ! mes chères Sœurs, par notre vœu nous sommes plus pauvres que les pauvres eux-mêmes, et tout ce que la religion nous donne, c’est par charité et pour l’amour de Dieu ; tâchons de le recevoir de la sorte ; si nous le faisons, Dieu nous bénira, et il n’y aura jamais parmi nous de plainte, de murmure et de chagrin, ains des actions de grâce et de reconnaissance. [91]
EXHORTATION XI SUR LE DIX-SEPTIÈME CHAPITRE DE LA RÈGLE (SUITE).
S’il y a quelque douleur cachée au corps de la servante de Dieu, qu’on la croie simplement sans doute.
Grâce à Dieu, mes chères Sœurs, le charitable support des infirmes règne parmi nous. Mais, savez-vous sur quoi je veux vous parler à ce propos? C’est sur une certaine bizarrerie d’amour-propre qui se glisse en quelques-unes, qui est que lorsqu’elles ont quelque mal, elles ne le veulent pas dire à leur supérieure, mais que les autres le disent ; cela ne peut procéder d’autre source que d’orgueil; l’on veut faire semblant d’être bien généreuse et de ne point dire son mal, mais il le faut faire connaître. Se tenir tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre, se frotter le front, faire l’essoufflée, cela n’est-il pas bien joli à des servantes de Dieu? Enfin, on veut que la supérieure devine notre mal, et qu’elle nous dise gracieusement : Ma fille, vous [92] trouvez-vous mal? allez-vous-en vous coucher ou prendre quelque chose. Je vous déclare, mes Sœurs, que quand je m’apercevrai de cette tricherie, que je vous tromperai bien; car je vous laisserai souffrir avec votre amour-propre, et ne ferai pas semblant de vous voir. Quand vous viendrez dans la simplicité de votre règle me dire : Ma Mère, j’ai tel mal, alors, de tout mon cœur, je vous permettrai ce que je croirai devant Dieu vous être propre; autrement, je vous dirai : Vous n’êtes pas simple, vous en pâtirez; car, mes Sœurs, il faut aller dans le grand chemin de la règle; toutes ces façons sont trop molles pour une fille de la Visitation, qui doit être généreuse, courageuse et forte. Nous faisons cela sous le prétexte d’observer le document de notre Bienheureux Père, de ne rien demander. Pardonnez-moi, mes chères Sœurs, nous n’en sommes pas encore là; car, quand nous y serons, nous souffrirons entre Dieu et nous, sans en rendre du témoignage, ni sans vouloir que les autres nous plaignent et disent notre mal.
Je ne m’étonne pas de quoi nous ne sommes pas encore à cette haute perfection, mais je m’étonne comme quoi nous faisons ces enfances; de vrai, cela me déplaît bien fort, et je vous prie de vous en corriger. Il semble que nous voulions faire comme un prédicateur à un de ses auditeurs qu’il reprenait d’un vice : Je ne te nommerai pas, mais je te jetterai mon bréviaire. Je ne dirai pas que j’ai mal à la tête, mais je la tiendrai tant et ferai tant de grimaces, que celles qui seront auprès de moi s’en apercevront et le diront pour moi; cela est si fade que j’ai honte que des filles de la Visitation le fassent. Mes chères Sœurs, si vous avez mal, venez le dire simplement, l’on vous soulagera charitablement, sans faire tous ces détours qui sont tant éloignés de l’esprit de simplicité.
De plus, celles qui sont à l’infirmerie ne s’assujettissent pas, ains sortent de l’infirmerie, et se vont promener sans congé de l’infirmière, qui ne sait par après où elles sont. Voyez-vous, mes [93] chères Sœurs, nous ne savons pas bien notre leçon : nous ne sommes à l’infirmerie que pour obéir; celles qui ne le font pas, certes, elles montrent bien qu’elles n’ont point de vraie vertu. Quand nous sommes à l’infirmerie, nous y sommes comme les novices au noviciat, et les infirmes ne doivent point sortir sans la licence de leur infirmière, non plus que les novices du noviciat, sans la licence de leur directrice. Or sus, que l’on fasse profit de ceci, je le dis pour toutes, parce que toutes sont sujettes à être malades; et plût à Dieu que toutes sussent bien le mérite qu’il y a dans la souffrance et l’humble soumission, car nous ne serions pas si tièdes à employer les occasions, lesquelles nous agrandissent devant Dieu. Bienheureuse est l’âme qui ne cherche que Dieu, sans aucune propre satisfaction, soit en la santé, soit en la maladie; car elle a toujours la paix du cœur.
…Celle qui ne veut pardonner à sa Sœur ne doit point espérer de recevoir le fruit de l’oraison; mais celle, laquelle ne veut jamais demander pardon, ou qui ne le demande, etc.
C’est une pratique qui doit être en grand usage parmi nous, que, dès que nous connaîtrerons avoir tant soit peu fâché une de nos Sœurs, nous lui en devons demander pardon, soit que nous ayons dit quelques paroles mortifiantes, ou sèches, ou contrariantes, ou pour ravaler, ou pour désapprouver, ou même fait quelque action qui ait pu fâcher, et, cela, le faire rondement, franchement et de bon cœur. Celle qui ne veut pas pardonner à sa Sœur, dit notre sainte règle, ne doit point espérer de recevoir le fruit de l’oraison. Certes, c’est un grand malheur, et bien à craindre pour une âme religieuse qui est close dans un cloître, de se rendre incapable de recevoir le fruit de l’oraison, pour une tricherie et des chimères qui ne valent pas le parler; mais, savez-vous ce que c’est que le fruit de l’oraison? Ce sont les solides vertus, l’intime et savoureuse union de l’âme avec Dieu, la supplantation des ennemis de l’âme, l’assujettissement de la nature, et le renoncement de tout ce monde et mille autres que je ne pourrais dire en peu de temps : eh bien! une Sœur nous a fâchée; il faut lui pardonner de bon cœur, et non seulement cela, mais, par un acte d’humilité intérieure, reconnaître devant Dieu, et faire confesser à notre propre cœur, que c’est sans sujet que nous nous sommes ombragées, et que c’est l’orgueil et propre estime qui est en nous qui nous fait prendre en mauvaise part ce que l’on nous dit, et ainsi toujours pardonner, [98] parce que Notre-Seigneur n’a point dit : Pardonnez sept fois, mais septante fois sept fois ; cela veut dire autant de fois qu’il nous offensera; et, ce bon Dieu même, soudain que le pécheur retourne à lui, il le reçoit en son amitié. Or, parce que nous sommes faibles et chétives créatures, il faut, après que l’on nous a fâchées, et même après avoir pardonné, regarder au fin fond du cœur s’il ne reste point de petite froideur ou amertume contre la Sœur, et si nous en trouvons un seul brin, l’arracher de nous et le jeter arrière, pour nous rendre capable de recevoir le fruit de l’oraison, qui est, comme j’ai déjà dit : les vertus et encore les visites de Dieu envers les âmes qui sont si heureuses de ne vouloir que Lui; c’est l’un des grands et des principaux points et fruits de la religion, et le principal de la vie monastique, que l’union, tant avec Dieu qu’avec le prochain; la belle et agréable chose ! Oh! que c’est une chose excellemment bonne, que de voir les Sœurs d’un même Institut habiter en union et conformité! cela attire toutes sortes de bénédictions sur elles. Des cœurs unis en charité sont des vases propres à recevoir les grâces célestes, et les cœurs désunis périssent.
Je vous supplie, mes chères Sœurs, demeurez liées et unies ensemble par le lien de paix et de charité, vous prévenant, comme dit la constitution, en honneur et respect; que si, par fragilité humaine, vous fâchiez quelqu’une de vos Sœurs, soyez soudain à ses pieds pour lui en requérir pardon. Si vous faites cela avec humilité, je vous puis assurer que vous attirerez beaucoup de bénédictions sur vous et toucherez le cœur de celles à qui vous demanderez pardon, lesquelles vous en aimeront mieux que si vous n’aviez point failli ; et, certes, il ne nous doit point fâcher, dit le grand saint Augustin, de produire les remèdes par la même bouche qui a fait les blessures. Nous devons nous estimer heureuses de pouvoir, par un acte d’humilité, réparer ces fautes envers nos Sœurs, et c’est la juste raison que si nous [99] avons jeté, à la volée, quelques propos qui aient blessé le cœur de notre Sœur, la même langue qui a fait cette plaie y applique l’onguent pour la guérir. Vraiment, celles qui sont soigneuses de cette pratique font un acte d’humilité fort agréable à la divine Majesté, qui, étant le Dieu d’amour, d’union et de paix, veut que la dilection suave, la paix tranquille, et la sainte union cordiale et charitable règnent entre ses enfants.
Mais nous ne devons pas attendre que l’on nous vienne rechercher pour nous demander pardon, ains nous devons aller à celle qui nous a fâchée; je sais bien que ceci est quelque chose au-dessus du commun; aussi devons-nous tendre à l’excellente vertu. Il faut donc, soudain qu’une Sœur nous a dit une parole sèche, prendre le temps convenable pour nous jeter à ses pieds, la priant de nous pardonner notre peu de cordialité, ou de condescendance, ou l’imprudence que nous pouvons avoir commise à son endroit, qui lui ont donné sujet de mécontentement; cette humble accusation de nous-mêmes est agréable et suave aux yeux de la divine Bonté. Cela nous y doit rendre fort attentives, tant pour demander pardon bien humblement, que pour pardonner franchement; ce que faisant avec fidélité, nous mériterons de recevoir les fruits de l’oraison, de la sainte union et charité fraternelle et cordiale, et nous pourrons dire, dans une humble et fidèle confiance : Pardonnez-nous, Seigneur, comme nous pardonnons à nos prochains. [100]
Or, afin que toutes ces choses soient gardées, et que si quelque chose n’est pas observée elle ne soit pas pourtant négligée, etc.
En ce chapitre, le grand saint Augustin n’exclut rien : il veut que tout ce qui est de notre Institut soit observé par toutes les Sœurs, sans exemption, si que chacune de nous devrait avoir sa règle devant ses yeux, et en savoir toutes les paroles sur le bout du doigt, par manière de dire, puisque chacune doit observer tout ce qui est contenu en icelle, ce qui n’est pas petite chose, car elle nous achemine au plus haut de la perfection chrétienne et religieuse.
Notre règle et notre manière de vie ne consistent pas en beaucoup de choses extérieures; mais elles consistent en un ardent [104] amour de Dieu et zèle de sa gloire, en une parfaite résignation et abnégation de nous-mêmes, en une véritable humilité et simplicité de cœur : voilà ce que le monde ne connaît pas et de quoi l’œil humain ne tient pas grand compte, et c’est ce que nous devons observer, puisque nous sommes ici assemblées pour vivre selon ces saintes règles qui nous marquent ce chemin, chemin véritablement dur à la chair, amère à l’esprit; mais suave au cœur, doux à l’âme, qui s’unit, par cette voie de la mort de soi-même, à son Dieu.
Or, parce que le grand Père saint Augustin savait bien que, tandis que nous sommes çà-bas, nous sommes sujettes à chopper, voire, à tomber quelquefois, il a ajouté en ce chapitre : Si quelque chose n’ est pas observée, qu’ elle ne soit pas pourtant négligée. Ains que l’on ait soin de réparer au plus tôt le défaut. Ce n’est rien, mes très chères Sœurs, de manquer un peu de condescendance, de promptitude à l’obéissance, pourvu que cela ne soit pas volontaire, ains par surprise et rarement, et que ce défaut soit soudain réparé ; c’est donc contre la règle de croupir en ses fautes; car, comme vous voyez, elle requiert une prompte correction. Il faut réparer au plus tôt ce défaut, c’est-à-dire, soudain que vous vous connaîtrez fautives en quelque point de votre règle, regardez soudain devant Dieu d’où procède ce mal, et, l’ayant découvert, appliquez-y d’abord le remède; par exemple : une Sœur connaît qu’en peu de temps elle a fait trois ou quatre manquements de promptitude à l’obéissance, ou de cette humble et douce condescendance qui nous est tant recommandée, elle doit regarder si c’est par inclination d’achever un bout de filet, ou par quelque négligence ou paresse d’esprit; si elle manque à la condescendance, regarde si c’est par contrariété, par sécheresse de cœur ou telle autre; et, ayant découvert la source de son mal, qu’elle y applique soudain le remède qui y est contraire, mortifiant généreusement ses petites inclinations ou humeurs pour s’assujettir à la sainte règle ; ainsi faisant, [105] bien que nous ne puissions pas absolument éviter de chopper, nous éviterons pourtant la négligence, réparant ainsi nos défauts, lesquels n’étant pas faits par une volonté malicieuse, ne sont pas beaucoup désagréables aux yeux de la divine Majesté.
C’est principalement à la supérieure de prendre garde que les manquements contre la règle ne règnent pas; il est vrai, mais c’est aussi à la fidélité que chacune aura à se relever promptement ; c’est encore aux surveillantes à avoir l’œil attentif, afin que rien de l’observance extérieure ne se néglige. En somme, mes chères Sœurs, c’est à chacune de veiller continuellement sur son cœur, pour voir si elle observe toutes les paroles de cette sainte règle qu’elle doit porter écrite, car c’est pour nous le chemin de la vraie vie, et la porte par laquelle nous entrerons aux cieux. Lisons-les attentivement : méditons-les sérieusement et dévotement, pratiquons-les fidèlement, afin que nous puissions dire au Père éternel à l’heure de notre mort, à l’imitation de notre cher Époux : Mon Dieu! recevez mon esprit entre vos mains où je le remets; car j’ai passé mon pèlerinage selon votre volonté, et j’ai entièrement accompli ce que vous m’aviez mis en main, qui n’est autre que mes règles, qui sont selon votre Cœur et volonté. J’ai toujours marché par ce chemin que votre bonté m’a montré et où votre paternelle douceur m’a mise. Voici donc, Seigneur, que j’ai observé mes règles et ai accompli l’œuvre de ma perfection en la manière de vie que vous m’avez découverte; j’ai observé en icelle vos commandements, vos préceptes et vos conseils; c’est pourquoi maintenant je remets mon âme entre vos mains, espérant que vous la colloquerez en votre royaume, selon votre promesse et la grandeur de votre miséricorde. [106]
(Faite en juin 1630)
Plaise à Dieu que vous observiez toutes ces choses ici avec dilection, comme amoureuses de la beauté spirituelle, etc.
Voici le dernier chapitre de nos règles, où notre grand Père saint Augustin, cette admirable et belle lumière de l’Église, va découvrant d’une suave façon, comme nous devons observer toutes ces choses de notre règle. En premier lieu, il fait un souhait ou un élan d’esprit pour nous, plaise à Dieu que vous observiez toutes ces choses ici avec dilection. Toutes les choses de notre règle doivent véritablement être observées avec un soin et une allégresse dignes, si cela se pouvait, de celui pour l’amour duquel nous les observons. Tout doit être observé, mais observé avec dilection, par un épanouissement de cœur de l’amour divin : que par amour, nous gardions le silence; que par amour, nous recevions les humiliations et obéissances difficiles; que par amour, nous nous levions, couchions, priions et disions l’Office à la même heure; que ce même amour nous fasse souffrir toutes sortes d’incommodités et faire gaiement toutes les choses plus abjectes et pénibles à la nature. Que l’amour nous rende si soigneuses à l’observance, que nous n’en omettions pas un seul point à notre escient : bref, il faut que cet amour céleste soit notre motif, notre but et notre prétention. Il faut observer tout, mais avec dilection, comme amoureuses de la beauté spirituelle. Or, vous savez que la nature de notre volonté est telle, que, dès qu’elle a découvert quelque objet beau et aimable, elle vient d’abord à en désirer la possession et la jouissance. Toute beauté, toute bonté et perfection dérivent de [109] Dieu, qui est souverainement beau, bon et parfait, et cette bonté, qui est en lui, fait qu’il communique aux âmes qui le servent, quelques petites parcelles de ces vertus; par exemple une âme est charitable et bénigne ; elle tient cela de Dieu, et ainsi des autres vertus, lesquelles étant dans une âme, la rendent merveilleusement belle, et font cette beauté spirituelle de laquelle nous devons être amoureuses pour observer nos règles, qui sont le chemin par lequel nous arriverons à la jouissance de cette douce beauté spirituelle, qui est plus à désirer que toutes les délices d’un Louvre. Nous devons quelquefois considérer la beauté d’une âme vertueuse et spirituelle, afin que notre volonté l’ayant découverte, l’aime et soit encouragée par icelle.
Cheminons droitement et fervemment, mes chères Sœurs, en cette sainte loi de notre vocation, comme amoureuses de la beauté spirituelle et comme odoriférantes des bonnes odeurs de Jésus-Christ, non comme des esclaves et forcées sous une dure loi, mais comme des bien-aimées filles et épouses de Dieu, libres et affranchies des lois de la chair et du monde, constituées sous la grâce de Dieu, notre unique Époux, après lequel nous devons courir et le suivre pas à pas, attirées par ses odeurs, qui sont toutes les actions qu’il a pratiquées durant sa vie. Ces principales odeurs sont : pauvreté, mépris et douleurs. Pauvreté, parce que, supposant que les oiseaux aient des nids ; les renards, des tanières; les cerfs, des forêts ; et toutes sortes d’animaux, quelques retraites, néanmoins, le Fils de l’homme n’a pas où reposer son chef : sa sainte Mère est pauvre ; le glorieux saint Joseph n’est qu’un pauvre charpentier. Enfin, le Seigneur et Créateur de toutes choses n’a rien eu çà-bas pour reposer son sacré et adorable chef.
Mépris, parce qu’il dit lui-même qu’il est l’opprobre, l’abjection et la risée du peuple, tenu pour un ver et non pour un homme, appelé endiablé, samaritain, séducteur et perturbateur [Il0] du repos public, lui, qui n’est qu’un avec le Père et le Saint-Esprit.
Douleurs, parce que depuis la nativité de ce béni enfant, il n’a eu que douleurs : il est né en pleurant, tout tremblotant de froid; il endure en Égypte ; il souffre la persécution des Juifs, et, bref, il souffre l’effroyable supplice de la croix, et jamais douleurs ne furent comparables à ses douleurs. Voilà, à mon avis, les odeurs dont parle notre sainte règle, après lesquelles nous devons courir, toutes amoureuses de ces célestes parfums. Or, je sais bien que Dieu répand quelquefois dans les âmes qui lui sont fidèles des consolations, suavités et douceurs incomparablement meilleures que le vin le plus délicieux des fols plaisirs de ce siècle mondain, mais ces parfums sont donnés pour récompense de l’assiduité fidèle et constante à suivre les premiers, qui sont les vrais parfums de Jésus-Christ, lequel, si nous le suivons parfaitement, il nous donnera les autres en abondance, même dès cette vie, pour nous faire savourer et goûter les délices qu’il nous a préparées à la vie béatifique et bienheureuse.
De plus : mes chères Sœurs, pour bien observer la règle qui nous ordonne d’être simples, naïves, douces et dévotes, faisons que nos conversations soient immaculées et angéliques, pleines de saints colloques, et de fervents et charitables propos. Ne marchons point par crainte, comme des esclaves sous la loi qu’ils n’aiment pas, mais joyeusement comme des âmes libres d’elles-mêmes et affranchies de l’esclavage où sont les mondains, et constituées sous la loi de la grâce et d’amour. Jouissons des privilèges des filles de Dieu, qui sont la sainte joie et liberté d’esprit; non de la liberté fausse, que notre chair corrompue appète, mais de la sainte liberté d’esprit qui nous met hors des prisons de ce monde, et nous tire de l’esclavage de ses iniques lois, nous délivre de ses basses affections, et met nos soins, nos soucis, nos pensées, nos désirs, notre amour dans [Il1] le ciel, où doit être notre conversation, jusqu’à ce que notre âme, éprise de la captivité de cette mortalité, s’en aille en pleine et parfaite liberté, entre les bras de son Époux, pour jouir à jamais de la grandeur de son immensité, et louer éternellement l’infinité de ses grandes miséricordes.
En ouvrant la Règle, voici la pensée qui m’est venue sur la préface de nos Constitutions : tout ainsi que les faibles jouiront du fruit de la santé des robustes, les robustes jouiront réciproquement du mérite de la patience des imbéciles [infirmes].
Je vous dis souvent, mes chères Sœurs, que dans nos règles et constitutions sont encloses toutes les sciences que nous devrions désirer; et plût à Dieu que nous fussions soigneuses de les lire fréquemment et attentivement, car nous recevrions les lumières requises pour les parfaitement observer. Voilà ce que l’on lit tous les mois; mais qui est-ce qui le rumine comme il faut? En ce petit document ici est enclos une très grande perfection, et montre grandement l’excellence de l’union religieuse; les faibles jouiront du fruit de la santé des robustes; le fruit de la santé, doit être le travail; ainsi les fortes balayent, font le pain, blanchissent le linge, apprêtent à manger, bref, rendent tous les autres services nécessaires, faisant par ce moyen jouir leurs Sœurs du fruit de leur santé; mais, afin que les fortes jouissent [Il6] aussi du mérite de la patience des infirmes, les infirmes doivent se rendre humbles, douces, patientes et reconnaissantes de la charité qu’on exerce en leur endroit; et, je vous prie, mes Sœurs, qui êtes maladives, que vous examiniez quelquefois si vous rendez vos Sœurs participantes de quelque bien ou mérite, par le moyen de votre patience et résignation à la divine volonté, car vous jouissez toujours du travail de vos Sœurs; mais si vous n’êtes pas vertueuses en vos maladies, si vous êtes impatientes et peu soumises, de quoi jouiront vos Sœurs qui vous servent? Ceci mérite considération.
Et vous, mes Sœurs, que Dieu a gratifiées de la force et santé pour avoir l’honneur de servir nos Sœurs, considérez si vous le faites de bon cœur pour Dieu, et pour Dieu seulement, et non pour aucun respect humain ; voyez si vous êtes promptes, douces et charitables à les secourir; si vous trouvez qu’oui, bénissez Dieu, et le faites toujours de plus en plus; si vous trouvez que non, redressez-vous et vous humiliez beaucoup devant Dieu ; et, tant les unes que les autres, considérez attentivement cette petite parole de notre saint Fondateur et vous y trouverez instruction.
O Dieu ! mes chères Sœurs, quel bien de servir les malades ! Le bon Job, tant chéri de Dieu, s’en vantait : Je suis, disait-il, le pied du boiteux, œil de aveugle, le support du pauvre. Nous autres, ne pouvons aller chercher les pauvres aux carrefours et aux hôpitaux pour exercer la charité en leur endroit ; mais Dieu aura plus agréable le service que, par obéissance et charité, nous rendrons à nos Sœurs, que si c’était aux mendiants; aussi sommes-nous toutes pauvres, et devons-nous recevoir, comme par charitable aumône, le bien que l’on nous fait, et ne servons jamais nos Sœurs comme simples créatures, mais comme Notre-Seigneur en leurs personnes, car il a dit, ce divin Maître : Tout ce que vous ferez aux moindres des miens, je le réputerai comme si vous l’aviez fait à ma propre personne; cette parole nous [Il7] devrait faire fondre, pour bien et amoureusement servir notre prochain.
Faites donc, mes chères Sœurs, qui travaillez, que votre travail soit fait en paix et charité, pour Dieu, humble, fervent et fidèle, et ce bon Dieu sera lui-même votre récompense. Que celles qui ne sont point distraites par le travail extérieur s’occupent plus soigneusement à l’intérieur, se tenant bien proches de Dieu, et disposées à souffrir ce qu’il lui plaira, et à faire ce que la sainte obéissance voudra ; ainsi faisant, Notre-Seigneur versera ses bénédictions et sur celles qui travaillent, et sur celles qui ne travaillent pas, pourvu que toutes travaillent à se mortifier, à l’aimer, à le louer et remercier de ses bienfaits
La Supérieure prendra soigneusement garde à ce qu’on n’introduise, ni directement ni indirectement, aucunes austérités corporelles, outre celles qui y sont maintenant, qui puissent are d’obligation ou de coutume générale, etc.
Mes très chères filles, voici un grand point qui mérite d’être bien pesé et considéré; vous voyez que notre Institut ne demande pas de nous les austérités du corps ; au contraire, nous irions contre la fin pour laquelle il a été institué si nous y en introduisions; qu’il ne se parle donc plus de cela, je vous en conjure, mes chères Sœurs, et que l’on quitte absolument cette entreprise de faire des disciplines plusieurs ensemble, cela ne fait que nourrir l’orgueil et la bonne opinion de soi-même, car [118] nous penserons aussitôt que nous sommes quelque chose de plus que les autres, que nous faisons plus de choses qu’elles; et, si celles qui viennent après nous ne font pas ce que nous faisons, on dira aussitôt qu’elles ne sont pas aussi ferventes que nous. Vous faites cette discipline, ou autres austérités, la veille d’une grande fête, avec une partie des Sœurs avec lesquelles vous vous assemblez cette année ; l’année qui vient, vous la ferez encore en la même grande fête, et de même tous les ans à même jour; n’est-ce pas là, par après, une coutume générale Pour Dieu, mes Sœurs, adonnons-nous bien à l’austérité de l’esprit et du cœur, qui nous est ordonnée, et laissons celle du corps, au moins pour les faire ensemble.
Si quelqu’une est inspirée de Dieu et attirée à faire plus que les autres et qu’il est marqué, qu’elle découvre son désir à la supérieure et lui demande congé de porter la ceinture, jeûner, faire la discipline ou autres choses qu’elle désirera, qu’on lui permettra selon qu’on jugera, non seulement un jour, mais quarante, et même quarante ans s’il est besoin, et qu’alors elle la fasse à la bonne heure, mais seule et en son particulier.
Je trouve, mes Sœurs, que si vous employez bien les occasions qui se présentent en votre chemin, de vous mortifier et pratiquer la vertu, vous ferez bien autant et davantage pour votre perfection, et vous accomplirez bien mieux les intentions de notre saint Fondateur. Croyez, mes Sœurs, que si vous recevez bien humblement et simplement tout ce qui vous est présenté, soit pour le vivre, vêtir et autres choses, et les mortifications, humiliations et contradictions que l’on vous fera, cela vaudra bien les austérités que vous faites ou que vous désirez faire, et bien davantage; car, que vous coûte cela, quand vous les avez choisies ? Vous n’y avez pas grande difficulté, vous y prenez plutôt du plaisir et en tirez de la complaisance. Notre Bienheureux Père ne dit-il pas tout clair « que notre choix gâte toutes nos œuvres ”? [1l9]
Croyez-moi, mes Sœurs, faites bien fortement et bien serrée, sans vous épargner, la discipline du vendredi, de l’Ave maris Stella, et ne craignez rien, vous ne vous tuerez pas; et contentez-vous de cela, sinon aux nécessités particulières, comme j’ai dit, et lorsque, en de grandes occasions de calamités et tribulations publiques, l’on nous marquera de la faire ou autres austérités. Et, au lieu de tenir les genoux nus contre terre, comme il y en a qui font cette mortification, tenez-vous bien dévotement à genoux, sans remuer, tant que vous pourrez, avec une grande modestie, tout le temps de vos exercices spirituels, et cette pratique sera bien aussi bonne, voire, meilleure.
Soyez bien fidèle aussi, comme j’ai dit, aux rencontres des pratiques des vertus : avez-vous, par exemple, quelque chose en votre robe, ou en quelque autre chose de vos habits, ou en votre lit qui vous déplaise ou vous incommode, qui n’est pas si bien ajusté, ou qui n’est pas comme vous le voudriez, acceptez cela de bon cœur, baisez-le, si vous le pouvez, et soyez très contente de l’avoir. Le potage que l’on vous donne à table n’est pas assez gras ou il l’est trop, il n’est pas salé ou il n’y a que de l’eau; il n’y a pas assez d’huile à votre salade, le vinaigre n’est pas assez fort, soyez bien aise d’avoir ces occasions de pratiquer la mortification de votre goût, embrassez-les amoureusement et gaiement. Ce morceau que vous aimez, de votre portion, ne se trouve-t-il pas tourné de votre côté, ne le mangez pas le premier. Vous donne-t-on quelque chose que vous n’aimez pas, vous manque-t-il quelque chose de quoi vous pouvez vous passer et que l’on a oublié de vous donner, aimez toutes ces rencontres, et vous accommodez à la céleste Providence, qui le permet pour vous en faire tirer profit, et vous faire avancer à la perfection du divin amour, si vous le savez prendre comme il faut. Vous trouvez-vous à la récréation ou ailleurs assise en une place qui vous incommode, n’y êtes-vous pas bien à votre aise, demeurez-y doucement, sans dire un mot de plainte ni faire [120] connaître que vous êtes mal : croyez-moi, tout cela vous coûtera plus qu’un bon Miserere de discipline.
Assurez-vous, mes chères Sœurs, que, quand on mortifie bien l’esprit, le corps s’en ressent, et qu’il est ainsi prou maté et mortifié. Et puis, voyez-vous, mes chères Sœurs, ces âmes si ardentes à la mortification du corps et à faire plus que les autres, touchez-les un peu avec le bout du doigt, pour les contrarier ou humilier ; touchez-les un peu en leurs répugnances ou en leur réputation, elles feront bien voir alors combien leur amour-propre leur est en singulière recommandation et estime, combien elles sont vives, sensibles et immortifiées.
Faisons donc, mes chères Sœurs, grand état, et ne prisons rien tant, je vous en conjure, que cette mortification intérieure de l’esprit, comme étant la plus importante pour nous faire parvenir à la perfection de notre vocation, pour nous faire agréer à Dieu, et nous faire enfin accomplir ses divines volontés, ce qu’il requiert de nous, qui est tout ce que nous devons désirer, et à quoi nous devons nous appliquer.
Afin que toutes affections à la jouissance et usage des choses temporelles soient retranchées, et que les Sœurs vivent en une parfaite abnégation des choses dont elles useront, etc.
Mes chères filles, voici le troisième vœu que nous avons fait, qui est de la sainte pauvreté. Vous savez assez toutes, ce me semble, en quoi elle consiste, car je vous en ai déjà parlé autrefois; c’est pourquoi je ne vous dirai maintenant que deux mots, qui sont que je vous prie de considérer vos cœurs, s’ils n’ont point quelque affection aux choses permises, pour l’usage, ou s’ils n’en désirent point de celles qu’on n’a point ; si quelques-unes d’entre vous se trouvent atteintes de ce mal, qu’elles s’humilient devant Dieu, et se relèvent soudain.
Voici le temps qui s’approche pour retrancher, je veux dire nos solitudes; que chacune pèse bien l’obligation de ce vœu et de cette vertu, et fasse de bonnes et fortes résolutions, de retrancher, moyennant la divine grâce, tout ce qu’elle verra contraire à la perfection, et tâcher de vous réduire dans cette absolue abnégation de toutes les choses de la terre; car il est certain que, tandis que quelques affections terrestres tiendront nos cœurs engagés, ils ne pourront pas jouir à souhait des contentements célestes. Tâchez donc de les purifier et les rendre conformes à nos règles qui sont admirables, et nous donnent si à propos nos nécessités, que c’est une merveille, et sans que nous nous mettions en souci. Enfin, nous jouissons de [130] tout bien spirituel et temporel, jusque-là que nous avons plusieurs récréations et soulagements selon l’humanité. Presque tout le monde meurt de faim, et nous avons abondamment, quoique non superfluement, tout ce qui nous est nécessaire. Nous allons au réfectoire paisiblement, recevoir en silence, et de la main de Dieu, ce que nous avons à prendre ; nous mangeons ce que l’obéissance nous donne, sans avoir un mari en colère, jeter un plat d’un côté et d’autres, sans avoir les bizarreries et mauvaises humeurs d’une belle-mère ou des sœurs, et mille autres choses que vous pouvez mieux penser que moi vous le dire. Nous avons la lecture sainte pendant le repas, pour réfectionner notre âme du pain de vie, qui est la parole de Dieu; après cela nous avons nos récréations et avec plus de tranquillité que princesse ni prince de la chrétienneté. Nous avons le silence pour être auprès de Dieu, sans qu’aucune créature nous en détourne. Puis la religion nous donne tant de temps pour l’oraison et Office, pour l’examen, la lecture sainte en notre particulier. En après, nous n’avons pas la peine de nous aller crotter pour recevoir le Saint-Sacrement, ni d’attendre deux heures au pied d’un confessionnal, comme l’on voit quelquefois ces dames qui s’en retournent de pitié, après avoir prou attendu, sans s’être confessées. Mais nous en avons un très-bon et vertueux [confesseur] qui s’accommode à nos heures, et ne manque jamais de venir deux fois la semaine, prenant une peine pour bien servir le monastère qu’il ne se peut dire plus, et, cela, avec grande charité.
Voyez-vous, mes chères Sœurs, tous ces bénéfices doivent être pesés au poids du sanctuaire et devrions continuellement nous tenir anéanties devant Dieu, et lui dire d’un cœur amoureux : Que vous avons-nous fait, Seigneur, notre bon Dieu, de plus que tant d’autres qui valent cent fois plus que nous, lesquelles toutefois vous avez laissées à la merci des misères, malheurs et calamités du siècle ; et nous, par votre grande misé-[131]ricorde, vous nous avez mises en votre sainte maison, hors des occasions de commettre de grandes offenses contre votre divine Majesté, avec tant de moyens pour nous unir et joindre à vous.
Pourquoi pensez-vous, mes chères Sœurs, que Dieu nous ait tirées du monde pour nous mettre en religion? C’est afin que nous le servions en sainteté et justice tous les jours de notre vie; afin que nous le priions pour son peuple, pour nos bons frères .chrétiens, pour ce cher prochain qui souffre tant, que c’est une chose intolérable d’ouïr raconter ses calamités. L’un nous vient dire que tous ses proches sont morts de peste, et que les coureurs l’ont ruiné. L’autre dit : Nous ne savons l’heure que nos biens seront tous engagés, et à la merci de nos ennemis. L’autre dit : Je ne sais quand on lui ôtera la vie, d’autant que les soldats ont tué son voisin. Des filles sont violées et pleurent leur désastre, les femmes sont déshonorées et leurs maris tués. Les veuves et orphelins sont opprimés. L’on voit des plus riches avoir faim, et l’artisan qui était bien à son aise meurt de famine. De tous ces désastres, nous sommes exemptes par la douce et miséricordieuse bonté de Notre-Seigneur sur nous. Certes, si nous ne sommes reconnaissantes de ces bienfaits, nous serons très rigoureusement et très justement punies au jour du jugement.
Il nous exempte, ce grand Dieu, de grands travaux que les mondains souffrent, pour nous montrer combien c’est un Maître loyal envers ceux qui ont tout quitté pour le suivre ; mais il veut aussi que nous souffrions, et prenions d’un cœur amoureusement soumis, en contre-échange, les petites contrariétés, mortifications, humiliations et corrections, comme si nous disions : Seigneur, vous m’exemptez de ces grands maux que souffrent les mondains; mais, mon Dieu, pour suppléer à cela, je recevrai avec tant d’amour toutes les occasions de me mortifier, de m’anéantir, et de mourir à moi-même, que je n’en laisserai pas passer une. [132]
O mes chères Sœurs, disons toutes d’un véritable sentiment de cœur : Qu’est-ce que nous rendrons au Seigneur notre Dieu, pour les grands biens qu’il nous a faits? Qu’est-ce que l’on peut donner à cette souveraine Grandeur, qui tient toutes choses, et à qui toutes choses appartiennent? Mes chères Sœurs, pour tous les biens que sa libéralité nous fait, rendons-lui nos vœux ; il ne veut que cela de nous. Rendons-lui une fidèle, amoureuse et constante observance de ce que nous lui avons promis, et sa bonté se contentera. Portons grande compassion à notre prochain, prions pour lui incessamment. Pesons mille fois le jour, s’il se peut, les bienfaits que nous recevons de la main de Dieu, mais, cela, au pied du sanctuaire, comme je l’ai déjà dit. Employons quelquefois le temps de notre recueillement à comparer les maux que nous souffririons maintenant au monde, chacune selon son état et le rang qu’elle y a tenu, et les biens que nous recevons en la religion, pour n’en être pas ingrates ni méconnaissantes. Mais je vous exhorte à faire cette comparaison sérieusement devant Dieu, et vous assure que ce sera une bonne et très utile pensée et occupation pour vos esprits.
Je vous assure, mes chères Sœurs, que celle qui serait ingrate recevrait un grand châtiment de Dieu ; au moins se mettrait-elle en état d’en recevoir un, en ce monde ou en l’autre. Ce nous est une faveur incomparable d’être en la maison de Notre-Seigneur et en sa vigne. Mais aussi, savez-vous, il faut veiller en la maison et faire valoir le talent, afin de n’être pas surprise quand le Maître viendra et être réputée pour méchante servante de Sa Majesté. Il faut travailler en sa vigne pour lui agréer et recevoir salaire, autrement on est réputé pour inutile. Je vous dis tout ceci avec un sentiment qui me console tout le cœur, faites-en profit, mes chères Sœurs, car c’est ce que Notre-Seigneur m’a donné pour vous dire. [133]
Si Dieu a caché le prix inestimable de la gloire éternelle dans la victoire de soi-même, pourquoi ne l’entreprendrions-nous pas? L’apôtre saint Paul dit : « Que le monde n’a pas connu Dieu dans la sapience de Dieu; à nous autres il nous est donné de connaître Dieu dans la folie de sa croix. » Le vrai bonheur du chrétien est de connaître Dieu en la personne de son Fils, et l’imiter aux vertus qu’il a pratiquées en sa vie, en sa sainte Passion, en son humilité, pauvreté, abjection, mépris, vileté, douleur et souffrance : la nature n’agrée pas ceci, mais nous ne sommes pas nées pour vivre selon son instinct. L’esprit de la chair nous fera inquiéter, lorsque quelque chose nous manquera, et celui de Dieu nous portera à nous soumettre à sa volonté dans nos incommodités et les souffrir avec patience; les humbles sont toujours doux et gracieux; ils sont si petits et bas en eux-mêmes qu’ils ne disent jamais une parole de travers.
C’est un grand trésor que la sainte crainte de Dieu. Qui a établi en son cœur de ne jamais offenser Dieu, ni de commettre volontairement aucune imperfection, ne pense guère à l’enfer; il ne craint pas de déplaire à Dieu, mais il pense à lui plaire.
Il y a des cœurs d’eau, en qui il ne demeure aucune impres‑[142]sion; entendant parler des jugements de Dieu, ils sont saisis de crainte pour les peines de l’autre vie; mais ils ne sont pas sitôt hors de là, qu’ils n’y pensent plus. Les autres, oyant louer quelques vertus, ont des désirs de les pratiquer; et, néanmoins, ces bons sentiments ne leur demeurent point dans le cœur ; car, quand l’occasion se présente de les mettre en effet, ils ne se souviennent plus de leurs bons désirs, non qu’il faille toujours penser à ce que l’on entend dire, tant aux prédications qu’autrement; mais il y faut penser, en sorte qu’on le pratique lorsqu’il en est temps, et non pas comme ces cœurs d’eau qui ne gardent rien de ce qu’on leur dit.
Que cette vie est bigarrée! quand on pense faire une chose, il en faut faire une autre. Le grand bonheur est en cela de faire tout pour Dieu, et d’accomplir sa sainte volonté, humiliant notre entendement, afin qu’il nous illumine ; lui soumettant nos volontés, afin qu’il les gouverne. Il importe peu que nous soyons en la cave ou sur le toit, pourvu que partout nous fassions la volonté de Dieu.
Marcher en la présence de Dieu, c’est marcher dans le sentier de son bon plaisir, et non par les voies de la chair, de l’esprit humain, de l’amour-propre, de l’estime de soi-même, de son jugement et volonté.
Pensant ce matin, mes chères Sœurs, à ce que je devais vous dire au chapitre, il m’est venu cette vue de vous avertir cordialement de prendre garde à l’amour-propre et à ses finesses, afin de remédier au mal que pourraient faire à nos âmes ces deux racines qui sont des vraies sources de tous maux et imperfections; et, je vous dis souvent, ce me semble, que l’amour propre fait tout perdre en la vie spirituelle, à cause de la production de ses propres recherches qui nous empêchent de chercher purement Dieu et son bon plaisir. La prudence de [144] l’esprit humain fait aussi beaucoup de mal; et, tandis que nous nourrirons cette fausse prudence, cet esprit humain agira en nous, il nous rendra incapable de cette union intime et amoureuse que nous devons avoir avec Notre-Seigneur. Il faudra de la peine pour renverser ces deux ennemis, car ils sont adroits et font leurs coups si subtilement, que, bien souvent, on ne les aperçoit que quand ils ont joué leurs personnages.
Mes chères Sœurs, nous ne sommes pas venues céans pour vivre selon le naturel ; l’on nous apprend, dès le commencement, qu’il le faut ruiner ; il le faut donc faire généreusement, et, au lieu de suivre l’amour-propre, et l’esprit humain, vivre, par une sainte force d’esprit, selon les lumières de la grâce et de la raison. Ces deux lumières, bien suivies, suffisent pour conduire l’âme à la très haute perfection de l’amour divin.
Je vous conjure donc, mes chères filles, que toutes considèrent devant Dieu si l’amour-propre et la prudence humaine demeurent chez elles; celles qui voudront chercher et qui trouveront en avoir beaucoup, qu’elles prennent beaucoup de courage pour s’en affranchir, sachant bien que rien n’est si contraire à cette pureté d’intention et simplicité, que Dieu requiert des âmes qui font état de la perfection; que celles qui ne s’en trouveront pas tant s’humilient fort et rendent grâces à Notre-Seigneur, suppliant sa bonté d’arracher d’elles le mal, que, par leur peu de lumières intérieures, elles ne voient peut-être pas, et qu’il les préserve d’en avoir davantage. Et, tant les unes que les autres, je vous supplie, chèrement et cordialement, de faire profit de ce que j’ai dit; car je crois que Dieu ne m’a pas donné cette lumière pour néant et sans vouloir que nous en fissions profit; faisons-en toutes, je vous prie, mes chères Sœurs. ....
À ce chapitre, cette Bienheureuse Mère dit que la conscience la pressait de donner des pénitences à celles qui feraient des [145] fautes à Office, et, qu’à la troisième fois, elle ferait perdre la communion, qu’elle ne savait point de plus grosse pénitence pour des âmes qui aiment Dieu.
Nous sommes appelées à une sublime perfection : elle est tout angélique, quant à la pureté de vie, tant à l’esprit qu’au corps, et qui regarde de près sa règle trouve bien de la besogne à faire. Notre règle, pour nous mener à cette perfection, ne nous conduit pas par une multitude d’austérités tant estimées du vulgaire, ains elle nous conduit à une parfaite perfection d’esprit tout intime, et en cela consiste son excellence, car cette perfection cachée aux yeux du monde nous tire à l’union avec Dieu, au détachement parfait de toutes choses créées, et à une grande pureté de vie et sainteté de mœurs.
Or, puisqu’il plaît à la divine bonté que nous soyons ici assemblées toutes en son nom, mes très chères filles, cachées aux yeux du monde et en ce sacré désert, hors de cette Égypte, faisons un paradis en terre, nous le pouvons avec la grâce de Dieu. Quelle consolation de pouvoir convertir nos cloîtres, nos cellules, bref, tout ce couvent en un petit paradis de délices au Fils de Dieu, et de suavité aux Anges qui ne dédaignent point d’y venir.
Vous me direz peut-être : Voilà un bien fort précieux, comment viendrons-nous à bout d’une si sainte entreprise ? Je vous répondrai : En observant exactement vos règles, en faisant toutes vos actions dans une profonde, sincère et franche humilité, en [148] vivant en parfaite abnégation de votre propre volonté, observant une pauvreté dépouillée de toutes choses, ne vivant, respirant et aspirant que pour votre Époux céleste ; par une conversation immaculée et angélique, conversant aux cieux en esprit, mourant à toutes choses et à vous-mêmes pour vivre en Dieu, aimant cordialement et également toutes nos Sœurs, vivant unanimement avec elles, servant au Seigneur d’un esprit joyeux, humble et amoureux, faisant de bon cœur toutes les fonctions de notre vocation : voilà le chemin, mes chères Sœurs; la grâce ne nous manquera pas, si nous sommes fidèles à seconder ses attraits; ainsi Dieu bénira et nous et notre travail.
Nous sommes ici assemblées, mes chères Sœurs, pour courir après le Sauveur. Quand nous venons du monde, nous ne savons pas encore marcher ni former nos pas à la vie spirituelle, c’est pourquoi on nous donne des exercices propres à nous montrer à mettre un pied devant l’autre, par manière de dire, et il est fort nécessaire qu’au commencement les filles s’attachent à l’écorce et à la lettre morte, pour se dérompre, se dégourdir, se mouvoir et s’échauffer. Mais, après cela, il faut marcher après le Sauveur, pas à pas, par la fidèle pratique des vertus auxquelles notre vocation nous oblige. Et, croyez-moi, si nous sommes fidèles à marcher vigoureusement, en tout temps, après le Sauveur, et par tous les chemins qu’il voudra, sans nous soucier d’autre chose que de cheminer, bientôt il nous fera la grâce de nous fortifier et de nous faire courir. Si nous nous trouvons engourdies en marchant, ne nous décourageons point, mais disons avec un courage résolu : Seigneur, tirez-moi et je courrai; car, s’il vous plaît que je coure, il faut aussi que vous me tiriez. Ne doutons point que le Sauveur, [153] voyant notre courage à marcher par tous les chemins qu’il voudra, ne nous fasse jouir de l’amoureuse jouissance de sa bonté, et ne nous fasse courir après ses parfums qui rendront notre course facile, délectable, désirable et suave.
Si une fois nous pouvions offrir à Dieu la myrrhe d’une entière mortification et anéantissement de nous-mêmes, sa bonté nous donnerait des douceurs et des parfums si délectables, que notre âme, attirée par ces divines suavités, courrait après lui sans peine, ou du moins, si elle en avait, ce serait une peine douce et désirable ; car, après la peine, ces âmes fidèles se reposeront suavement sur la poitrine du Sauveur. Mais, hélas! mes chères Sœurs, il ne faut pas présumer d’arriver là, que nous n’ayons passé par les deux autres chemins; car nous serions trompées, et, croyant tenir le Sauveur, nous tiendrions notre amour-propre.
C’est une pensée qui me vient fort souvent, que, faute de considération, nous perdons beaucoup. Dieu veut que nous employions notre entendement et notre volonté à l’amour. Pour nous qui sommes appelées hors du monde et de ses tintamarres, nous ne pensons pas assez, si je ne me trompe, à l’obligation que nous avons de tendre à la perfection de notre vocation, qui, en substance, n’est autre que l’anéantissement total de la nature et l’union de notre âme avec son Dieu. Travaillons-y, et regardons souvent ce que nous sommes venues faire en la religion. C’est sans doute afin que le Sauveur n’ait pas, à l’heure de la mort, sujet de nous faire ce reproche, et à moi plus particulièrement qu’à aucune autre : « Paresseuse que tu es, je t’avais mise en ma maison pour travailler à ma besogne; je t’avais logée en ma vigne, afin que tu t’exerçasses au travail, et tu as croisé les bras ; servante inique, quel salaire te donnerai-je? Tu as enfoui le talent que je t’avais donné et mis en main; quel service m’as-tu fait par lequel tu puisses exiger de moi le salaire? » [154]
Hélas! mes chères Sœurs, Dieu a en lui-même tout bien, et nous ne lui pouvons rien donner qui ne soit sien ; il veut pourtant que nous lui donnions notre service, notre fidélité et amour. Or, le service qu’il requiert de nous n’est pas que nous fassions des choses extraordinaires, mais les œuvres de notre observance, avec plus de pureté et de perfection que de coutume, et c’est ainsi que nous croîtrons de jour en jour au service de l’Époux céleste.
C’est à quoi je vous exhorte, mes chères filles, car je sais que nous ne serons agréables à Dieu que par la voie d’une amoureuse et fidèle observance.
Notre digne Mère proposa l’élection de l’assistante, des conseillères, et, sur ce sujet, elle dit :
Il ne faut pas toujours laisser les mêmes officières aux charges, pour deux raisons : l’une, de peur qu’elles ne s’y attachent trop. Nous regardons comme un devoir d’ôter les Sœurs de quelque emploi que ce soit, quand on les y voit attachées, parce que cela est contre l’esprit de notre vocation qui enseigne de ne s’attacher qu’à Dieu. L’autre raison est parce que, l’Institut se devant beaucoup étendre pour la gloire de Dieu, il faut former plusieurs filles et les rendre capables de toutes les charges.
Je vous prie, mes très chères Sœurs, soyez humbles, basses et petites à vos yeux, et soyez bien aises que l’on vous tienne pour telles et que l’on vous traite pour cela. Les autres Ordres de religion ont tous une grande estime de leur Institut, chacun pense être le plus grand, et tout cela à très-bonne intention, parce que tous aussi sont très grands. Mais, nous autres, nous nous devons estimer les moindres et les plus petites, comme étant les dernières venues en l’Église de Dieu. Oui, mes Sœurs, nous sommes les plus petites, et nous nous devons tenir pour [158] telles, non que pour cela nous devions mésestimer notre manière de vivre, car nous la devons aimer et chérir comme une grâce très-particulière que Dieu, par sa bonté, nous a faite de nous y appeler, nous donnant cet Institut conforme à notre portée et petitesse, mais il ne faut pas pour cela nous surestimer, car notre excellence est de n’en avoir point.
L’obéissance est la fille aînée de l’humilité, et, partant, je vous y exhorte. Obéissez en toutes choses, mes chères filles : à Dieu, en vos supérieurs; à Dieu, par l’obéissance et observance de vos règles; à Dieu, par le tranquille acquiescement aux événements que la Providence ordonne; et, je vous prie, mes très chères filles, de retenir ces dernières paroles comme les enfants du monde retiennent celles qu’ils entendent dire à leur père et mère quand ils meurent. Je ne meurs pas, mais plût à Dieu qu’il me fît la grâce de bien mourir à mes imperfections!
Quand vous perdrez l’amour du mépris et de la mortification, vous perdrez votre esprit et rendrez inutiles les desseins que Dieu a eus de toute éternité sur vous, qui sont de faire des filles et des religieuses très-basses, très-petites et très-abjectes à leurs yeux et aux yeux de tout le monde. N’anéantissons donc point, je vous prie, l’inspiration que Dieu a donnée à notre très cher Instituteur, mais répondons aux grâces que sa Bonté veut nous faire par lui. Ne soyons jamais si aises que quand on nous méprisera, que l’on dira mal de nous, qu’on n’en fera nul état. Ce n’est pas qu’il faille rechercher les occasions de mépris, mais les accepter de bon cœur quand nous les rencontrons et en être bien aises.
Je vous l’ai dit plusieurs fois, et vous le répète encore : l’esprit de notre vocation est un esprit de profonde humilité, douceur, soumission, condescendance et souplesse d’esprit envers le prochain; humilité qui produit la générosité, nous confiant en Dieu et nous défiant de nous-mêmes. Nous sommes obligées, [159] mes très chères Sœurs, mais d’une obligation toute particulière, de nous former là-dessus, parce que ces vertus reluisent en notre cher Instituteur, de qui Dieu se servit pour nous le faire savoir. Et puis, elles sont les chères vertus, et très-aimées de notre Sauveur. Soyons donc très-souples, très-humbles, très-maniables, très-dépouillées, et très-abandonnées au bon plaisir de Dieu et de sa Providence, autrement nous résisterions aux desseins éternels que sa bonté a sur nous. Ne le faisons pas, mes très chères Sœurs, je vous en conjure.
Sa Bonté se veut servir de nous en plusieurs endroits, inspirant quantité de personnes à nous demander. Ne désistons point de notre côté; au contraire, disons plusieurs fois le jour : Je suis prête, Seigneur; que vous plaît-il que je fasse?
Mon départ ne doit point presser vos cœurs de douleur, mais dites à Dieu : Vous nous l’aviez donnée, nous vous la rendons maintenant. Elle est vôtre, Seigneur; servez-vous-en ici et là, partout où il vous plaira ; et si votre volonté était de vous en servir au bout du monde, et qu’il y eût plus de votre bon plaisir que nous nous y portassions nous-mêmes, nous le ferions de tout notre cœur. Oui, mes Sœurs, il faut être prêtes à cela, et dire : O mon Dieu! nous vous la rendons donc; mais quand il vous plaira de nous la redonner, votre Nom en soit béni.
Bref, supportez-vous les unes les autres, soyez plus jalouses de votre esprit et de votre perfection qu’un mari ne serait d’une belle femme qu’il aimerait chèrement. Soyez courageuses, et, quand le monde vous méprisera, ne vous contentez pas de recevoir ce mépris comme un gage très-aimable de la bonté de Dieu sur vous, mais recevez-le comme une chose très-propre et convenable à votre petitesse. Aimez-le chèrement, et pour votre particulier et pour le général de l’Institut.
Lorsque vous sentez des répugnances et contradictions en votre chemin, ne vous en étonnez point; car la vertu se pratique parmi la contradiction et répugnance d’un naturel arrogant et [160] orgueilleux; oui, les vertus d’humilité, soumission et souplesse d’esprit qui se pratiquent nonobstant ce naturel sont très-solides et très-fortes. Une seule action, pratiquée comme cela, vaut dix fois le ciel; que dis-je, le ciel, elle vaut plus, car elle vaut le Dieu du ciel. Courage donc, mes chères Sœurs, au service de Dieu.
À Dieu, mes chères Sœurs ; je vous conjure de demeurer petites, basses, humbles, aimant le mépris, la mortification, l’abaissement de vous-même, et tout ce qui vous pourrait rendre petites aux yeux du monde. Eh quoi! Dieu, qui est si grand, s’est fait si petit pour notre amour, qu’il a toujours caché l’éclat de sa grandeur pour paraître abject; et nous, qui sommes ses servantes, nous ne voudrions pas nous rendre petites à son imitation? Nous avons tant dit autrefois que le dessein de Dieu sur nous est que nous soyons très-petites en son Église, en sorte qu’il soit glorifié en notre humilité et bassesse, car c’est ce qu’il veut de nous!
Mon cher Sauveur, je vous recommande ces âmes que vous m’avez commises, et demande très humblement pardon à votre Majesté des fautes que j’ai faites à leur service, par mon mauvais exemple ; et, je vous supplie aussi, mes chères Sœurs, de me pardonner et prier sa bonté de m’amender. Seigneur, elles sont vôtres! bénissez-les, mon Dieu, de votre bénédiction éternelle. Je les remets entre vos mains, conduisez-les selon l’ordre de votre divine Providence. Rendez-les obéissantes à votre bon plaisir, à leurs règles, constitutions et ordonnances des supérieurs, très amoureux du mépris. Faites, mon cher Sauveur, qu’en tout ce qu’elles feront elles cherchent de s’anéantir elles-mêmes, pour vous glorifier.
Oui, mes très chères filles, croyez-moi, Dieu veut tirer sa gloire de votre petitesse. Votre éclat doit être de n’avoir point d’éclat; votre grandeur d’être très-petites à vos yeux et de procurer de l’être aussi en l’estime du monde. [161]
Sainte et sacrée Vierge, Mère de mon Dieu, ces filles sont vôtres, prenez-les donc en votre protection, présentez-les à votre cher Fils, protégez leurs cœurs, afin de les lui rendre agréables. À Dieu, mes chères filles; je vous laisse sans vous laisser. Je vous donne de très bon cœur ma bénédiction, au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Soulagez vos cœurs, je vous en prie, et demeurez fermes entre les bras de Dieu et conformes à son bon plaisir. [162]
Mes chères Filles, j’ai pensé qu’il serait à propos que je vous dise un mot aujourd’hui pour vous convier et exhorter à la pureté de cœur. Pour cela, je vous prie, mes chères Sœurs, de [165] mettre tout de bon la main à l’œuvre, pour rendre pures vos affections et intentions, et non seulement vous purifier des grands péchés, car, grâce à Dieu, je crois que nous n’en faisons pas, mais cela n’est pas assez pour des âmes qui sont obligées, par leurs vœux et vocation, de tendre à la pureté de la perfection ; il faut purifier jusqu’à la moindre chose. Tâchons donc, mes Sœurs, de faire nos actions avec la pureté d’intention qu’avait Notre-Seigneur quand il est venu s’incarner et rendre passible et mortel : or, il n’a point eu d’autre motif que la gloire de son Père Éternel et le salut des hommes; voilà les seuls que nous devrions avoir en retranchant fidèlement tout propre intérêt, toutes recherches vaines, tout désir de plaire aux créatures, tous les tours et retours que nous fait faire notre amour-propre sur nous-mêmes; enfin, être sans désirs ni prétentions que de la gloire de Dieu et le salut de nos prochains.
Ceci, de prime abord, semblera facile et très-raisonnable, nous étant avis que nous le pratiquerons incontinent, d’autant qu’il n’y a rien de plus juste que cela, tendre tous les jours à la gloire de Dieu et au salut des âmes. Certes, mes chères Sœurs, il est vrai qu’il n’y a rien de plus juste; mais regardons de près; tenons-nous proches de Dieu, et sa bonté ne manquera pas de nous faire connaître combien nous sommes défaillantes en ce point, et combien notre amour-propre nous déçoit. Regardons ce que notre bon Sauveur fait pour nous, et si nous aurions bien le courage d’entreprendre, pour sa seule gloire et le salut de nos prochains, quelque chose mille fois moindre. Hélas! nos cœurs nous répondront incontinent que nous sommes trop chétives et misérables, et trop soigneuses de chercher nos propres intérêts. Voilà ce bon Dieu qui descend çà bas, en ce lieu de misères, charge sur lui toutes nos iniquités et nos pauvretés, prend la forme, et, est en effet, un petit Enfant, quoique Tout-Puissant, rebuté dans une étable, souffrant le froid et les autres incommodités, se cachant, s’enfuyant, se tenant resserré [166] pour fuir la tyrannie d’Hérode; puis, après tout ceci, se tenir l’espace d’environ trente ans parmi les hommes, comme le fils d’un charpentier, et enfin souffrir mille injures, affronts, blasphèmes et tourments; puis, finalement, après avoir travaillé sans cesse au salut des humains, mourir honteusement de la rude et douloureuse mort de la croix.
Or, dites-moi, qui voudrait entreprendre cela, dans cette pureté de cœur et d’intention incomparable qu’avait ce divin Seigneur en tout ce qu’il fit pour notre salut; souffrir toutes sortes de maux, étant innocent, pour la seule gloire de son Dieu et le salut du prochain? Bienheureuse est l’âme qui est en cette disposition; mais ce n’est pas en ces grandes souffrances que le Sauveur veut que nous l’imitions, puisqu’il ne nous donne pas ces grandes occasions-là. Il veut donc que nous recevions toutes choses comme de sa très sainte main, en vivres, en vêtir, contradictions, afflictions et autres choses que sa bonté permettra nous arriver, et que nous les supportions amoureusement entre lui et nous, purement pour lui, ôtant de nos cœurs tout ce que nous verrons qui contrarierait cette pureté de la seule gloire de Dieu et du salut des hommes.
Si nous nous tenons proches de Dieu, il nous éclairera, et nous fera voir jusqu’à la moindre impureté qui pourrait être en nos esprits ; car sa bonté se plaît merveilleusement dans les âmes pures et nettes. C’est pourquoi, je vous prie, mes chères Sœurs, autant qu’il m’est possible, que nous nous purifiions en considération de la pureté adorable de la venue de Notre-Seigneur et Maître, et encore en cette considération de la fête que nous célébrerons demain, de l’Immaculée Conception de Notre-Dame et glorieuse Maîtresse et Protectrice, la priant, puisque la moindre impureté, tache de péché ou d’imperfection, ni de corps, ni d’esprit, ni de cœur, ne s’est jamais trouvée en elle, qui a toujours été la sainte colombe toute pure et toute blanche, qu’elle nous obtienne la fidélité à purifier nos cœurs, où sans [167] doute nous trouverons mille petites choses à purifier, et que nous les puissions rendre une demeure agréable à son Fils bien-aimé, par leur candeur et véritable pureté. Tâchons, mes chères Sœurs, chacune en notre particulier, de nous rendre attentives à cette pratique, et ne laissons pas passer l’Avent sans en tirer du fruit pour nos âmes, puisque c’est un temps saint, où même les gens du monde s’étudient à la dévotion plus qu’à l’ordinaire.
Vous ayant, samedi dernier, parlé de la pureté de cœur, à l’imitation de NotreSeigneur, et de notre glorieuse Dame et Maîtresse, la Vierge sacrée, je vous dirai aujourd’hui un mot de l’anéantissement, parce qu’il me semble nous être fort nécessaire. Premièrement, le Fils de Dieu, pour nous montrer exemple, est venu s’anéantir d’un anéantissement le plus admirable qui se puisse, non seulement faire, mais encore penser; car vous voyez ce Dieu de toute majesté, comme oubliant et anéantissant cette grandeur tant suprême et toute adorable, s’est venu rendre un pauvre petit Enfant dans les flancs d’une de ses créatures.
Or, mes chères Sœurs, j’aurais grand désir que nous imprimassions en nos cœurs cette affection de nous anéantir, en tout ce en quoi Notre-Seigneur s’est anéanti : je dis imprimer en nos cœurs, parce qu’une chose imprimée ne s’efface jamais. Il faut donc imprimer et graver en nos cœurs ce désir de nous anéan‑[168]tir en tout; mais principalement en l’honneur, en l’estime, au désir d’être aimées, préférées, être tenues pour capables de quelque chose, ou désir d’être employées, d’être tenues pour vertueuses, que sais-je, moi? en mille propres recherches, lesquelles il faut toutes anéantir à l’imitation de l’anéantissement du Fils de Dieu ; car comme est-ce que ce débonnaire Seigneur ne s’est pas anéanti en l’honneur? Hélas! mes chères Sœurs, il s’est réduit en telle extrémité en ce point, que le voilà souffrant comme une autre créature mortelle; le voilà tenu pour un enfant comme les autres; le voilà tant rebuté, qu’il n’est reçu de personne, et il n’y a point de maison pour celui qui est le Seigneur de tout le monde, tellement il a anéanti cette sienne grandeur sous le voile de la nature, lui qui est tout redoutable, tout riche, tout comblé de délices. Le voilà anéanti dans les entrailles d’une Vierge; et, après sa Nativité, dans une abjection la plus grande qui se puisse dire, et cette Sagesse éternelle se cache sous le masque d’une frêle enfance. De tout-puissant, il paraît comme tout impuissant ; de tout grand, tout petit; de tout redoutable, tout doux et bénin, qui se laisse gouverner comme un petit agnelet; de tout riche, des richesses éternelles du Père des lumières, dont il est le Fils naturel et éternel, le voilà tout pauvre entre des mortels, dans une obscure étable, et n’a que très-petitement ses nécessités, selon que sa très sainte Mère et saint Joseph les lui donnent et fournissent. Il se voulut encore anéantir en la liberté, se mettant comme en prison au sein virginal; car, ayant l’usage très-parfait de la raison, il pouvait parler et marcher, mais non; il veut encore faire cet anéantissement, avoir deux yeux et ne regarder point, une langue et ne parler point qu’en son temps comme les autres, et veut anéantir jusqu’à cette petite consolation, qu’il eût pu recevoir, d’être élevé en sa patrie et parmi les parents de sa sainte Mère; mais il s’en va pauvre, mendiant, et fuyant dans un pays étranger, souffrant mille travaux. [169]
Ah! mes chères Sœurs, je vous conjure, qu’à cet exemple d’anéantissement, nous prenions force et courage, pour ne laisser en nous nulle chose que nous n’anéantissions. Plût à ce Seigneur, qui s’est tant anéanti pour nous, que nous nous fussions tant anéanties pour lui, que nous ne vêquissions [sic] plus en nous-mêmes, mais en lui et en son bon plaisir; car, mes chères Sœurs, il faut que nous nous anéantissions toutes; je ne dis pas seulement au désir de l’honneur, de l’estime, d’être aimées et caressées; mais, qui plus est, anéantir les désirs superflus de notre perfection, qui nous feraient plus penser aux moyens de l’acquérir, que nous tenir proche de Dieu. Il nous faut anéantir en l’honneur, à l’exemple de ce Seigneur; que rien ne paraisse en nous, que l’abjection, la pauvreté, les fautes, les lourdises, nous tenir basses et très-basses à nos yeux, fort petites en notre propre estime.
Il fallait que notre bon Dieu retint, par un miracle continuel, ce qui était de beau et de bon en lui, qui est la beauté même et l’essence de toute beauté et bonté, afin de faire voir qu’il a pris les intérêts de notre misère humaine; mais, quant à nous, nous n’avons qu’à manifester simplement et véritablement notre chétiveté et misère, sans la couvrir en aucune façon; et il ne faut que cela pour nous tenir basses et abjectes à nos propres yeux et à ceux des autres. Je ne veux pas toutefois dire qu’il faille délaisser de faire des bonnes œuvres, à quoi notre règle et vocation nous obligent, crainte d’être estimées et honorées. Oh non ! mes chères Sœurs, ce n’est pas cet anéantissement-là que Dieu requiert de nous ; mais c’est l’anéantissement de toutes nos inclinations, pour les ajuster à l’exacte observance de nos règles; car notre nature est ordinairement si dépravée, qu’il est besoin de la beaucoup anéantir, pour l’ajuster à la règle et à la raison. Et si bien je dis qu’il nous faut anéantir, il ne nous faut pas pourtant anéantir pour nous réduire à rien, mais il nous faut suivre l’exemple de notre bon Seigneur et Maître; nous [170] anéantir en toutes les choses de la nature, pour la gloire de Dieu et le salut des âmes.
O, mes très chères Sœurs ! nous adorons le Fils de Dieu dans le sein de son Père Eternel, triomphant et glorieux ; et ce même Fils, en ce mystère, nous l’adorons anéanti, couvert et caché sous notre nature qu’il a unie à la sienne, ayant, par manière de dire, quitté, en quelque façon, la troupe bienheureuse des Anges, pour vivre dans une étable, parmi les bêtes, naître dans la pauvreté, dans le mépris et dans la douleur; il sort, en quelque manière, de ses joies éternelles pour se venir rendre un enfant pleurant et tremblotant. Je vous prie, que ces jours qui nous restent devant le saint jour de Noël, que nous nous employions à considérer fidèlement l’anéantissement de ce grand Dieu, pour l’imiter selon notre faible portée; mais, spécialement, anéantissons ces désirs d’être aimées, estimées et préférées ; enfin anéantissons tout ce que la divine bonté nous fera voir n’être pas conforme à lui et à son bon plaisir. Tenez-vous proches de lui, et préparez des cœurs purs et nets pour l’y loger en son arrivée au monde; car, si vous lui ouvrez, il entrera et demeurera avec vous; j’en supplie sa bonté.
Je pense, mes Sœurs, que l’Église nous représente l’Évangile auquel on voit l’humilité de saint Jean [pour nous exciter à l’imitation de ses vertus]; au moins, il y a plus de quinze jours [171] que j’ai désiré que Monseigneur nous en parlât. Cet Évangile nous fait voir le glorieux saint Jean, qui répond à tout par négative : Es-tu Prophète? NON. —Es-tu Élie? NON. — Es-tu Christ? NON. Enfin, il ne répond que par négative ; si qu’il contraint ceux qui l’interrogeaient de lui dire : Qu’es-tu donc? Et il leur répondit cette sainte parole de vérité : JE NE SUIS RIEN.
O mes Sœurs, que bienheureuse est l’âme qui nie tout ce qui peut l’élever, et qui, à toute rencontre, dit de bouche et de cœur, avec croyance et sentiment : Je ne suis rien, car c’est la parole de vérité.
Toutes les créatures, dit le prophète, sont devant Dieu comme si elles n’étaient point; cela veut dire : tous les cieux, tous les royaumes, toutes les nations, bref, toute la terre, et tous ceux qui l’habitent ne sont rien devant la souveraine grandeur de Dieu. Or, dites-moi, mes chères Sœurs, si tout le monde et toutes les nations ne sont rien devant Dieu, que sommes-nous, sinon seulement que le rien même ? C’est une parole qui m’a donné souvent à penser : toutes les créatures ne sont rien devant Dieu; il faut donc tirer cette conséquence : si tous les peuples qui habitent la terre ne sont rien, moi qui ne vaux pas le moindre, que puis-je être? Cette pensée est salutaire, parce qu’elle porte puissamment l’âme à la connaissance de sa bassesse. Connaître cette bassesse, disait notre Bienheureux Père, c’est n’être pas bête; et, partant, je vous exhorte, mes Sœurs, s’il y en a quelqu’une qui présume quelque chose de soi, qu’elle recourt à la connaissance de sa bassesse ; mais qu’elle ne s’arrête pas là, ains qu’elle aime cette petitesse, vileté et abjection, et désire que toutes la traitent comme abjecte et chétive; ainsi elle acquerra la sainte humilité. Sachez, mes Sœurs, que l’humilité est le siège de la grâce : Sur qui reposera mon esprit, dit la Vérité éternelle, sinon sur l’humble qui craint mes paroles? Autant que nous nous abaisserons par vraie humilité de cœur, autant le Tout-Puissant s’abaissera en nous [172] pour combler nos cœurs de l’abondance de son Saint-Esprit, lequel nous préparera pour recevoir le Seigneur en sa sainte naissance, et cette préparation ne sera autre qu’un accroissement d’humilité; car ce divin Sauveur et Maître ne se complaît que dans les âmes profondément anéanties, humbles et petites à leurs propres yeux. Jetons les yeux sur Notre-Seigneur, requérons son secours, afin que nous soyons enseignées, dans ce que nous avons à faire, pour le recevoir à son arrivée au monde. Il ne nous enseignera rien autre chose que ceci : qu’il faut tenir nos cœurs hauts, élevés en la grandeur et miséricorde de Dieu, et profondément anéantis en notre vileté, bassesse et abjection et, voyez-vous, mes Sœurs, les trésors des richesses de Dieu se déploient dans les âmes pauvres, cela veut dire humbles, basses et petites. Soyons donc bien pauvres, bien petites et bien simples; car Notre-Seigneur prendra soin de nous évangéliser : cela veut dire de nous enseigner ses divines volontés.
Et s’adressant à une Prétendante qui demandait d’entrer à son essai : Hé bien! ma très chère fille, vous avez bien regardé; avez-vous bien considéré si votre cœur pourra bien s’accommoder à toutes les observances? Car, voyez-vous, ma fille, ce que vous entreprenez n’est pas petite besogne; il est requis d’avoir un grand courage : vous prétendez, en entreprenant cette vocation, une guerre continuelle, et un renversement entier de tout vous-même : voire, ma fille, vous entreprenez de mourir à la nature, pour vivre à la grâce de Dieu. Dites-nous ici qu’est-ce qui vous invite à entreprendre une chose si grande?
Bénissons Dieu, ma fille, voilà un bon motif; et puisque vous prenez Notre-Seigneur avec vous, j’espère que si vous ne le quittez point, aussi ne vous abandonnera-t-il pas. Mettez profondément cette maxime en votre cœur : Sans Dieu je ne puis rien, avec Dieu je puis tout. Or, tenez -vous profondément humble devant Dieu, en reconnaissance de l’honneur qu’il vous [173] fait de vous choisir pour son épouse, et pour vous loger en sa sainte maison. Il vous a tirée de parmi les maux, les misères, les niaiseries et vanités du inonde, parmi lesquelles, hélas! Ma fille, peut-être vous fussiez-vous perdue; et regardez que si vous correspondez à la grâce divine, Dieu vous prépare une robe de gloire et d’immortalité, de laquelle sa bonté vous vêtira, si pour son amour vous dévêtez bien votre cœur de toutes les choses du monde et de vous-même ; enfin, il vous fera régner avec ses fidèles épouses dans sa glorieuse éternité, où il changera nos chétifs corps passibles et mortels en des corps glorieux,
Or sus, ma chère fille, allez vous offrir à Dieu, tandis que nous poursuivrons le chapitre. Remettez-vous bien toute entre ses mains, et celles de l’obéissance, pour n’être désormais plus à vous, mais à son bon plaisir, par le renversement et changement total de toutes vos inclinations, habitudes, passions, paroles, pensées et gestes, pour vous réduire en l’état bienheureux des âmes qui s’étant délaissées elles-mêmes, ne cherchent plus que Dieu, par la voie d’une exacte et sainte observance.
Le jour d’aujourd’hui parle pour moi; voilà que nous sommes à la fin de cette année qui s’en va engloutir dans le néant, où tant d’autres se sont abîmées.
Le temps passe; les années finissent, et nous passons et finissons avec elles ; mais il faut faire de fortes et absolues résolutions, que, si Notre-Seigneur nous donne l’année qui vient, nous l’emploierons mieux que ces autres passées. Cheminons d’un pas nouveau à son service divin et à notre perfection ; prenons donc de grands courages pour travailler tout de bon à la ruine de nous-mêmes, afin que cette année prochaine ne saille derechef abîmer dans son gouffre, et que, cependant, nous ne demeurions toujours dans nos imperfections, misères et iniquités; je dis, iniquités, parce que tout ce qui est contre Dieu, pour petit qu’il soit, est inique. S’il est vrai, mes chères Sœurs, qu’il faille que le juste se justifie, et le saint se sanctifie, combien plus faut-il que l’homme inique retourne à l’équité et droiture, l’injuste à la justice; que le pécheur délaisse son mauvais che‑[176]min et entre en la voie de sanctification; que l’âme tiède et nonchalante prenne de la ferveur, pour changer en l’amour de Dieu la froideur de ses tépidités.
De vrai, mes chères Sœurs, j’ai grand désir que vous pensiez tout de bon à ceci ; car ce n’est rien de commencer des années, si nous ne commençons de mettre la main à la besogne ; autrement nous serons tout étonnées, que nous verrons le temps couler, et nous avec lui, sans aucun profit pour notre âme. Je désire bien que cela ne soit pas, mais que vous considériez comme le temps s’en va. La figure de ce monde passe; rien n’y est permanent et durable que la parole de Dieu; le ciel et la terre, et tout ce qui se trouve en iceux, passe et s’évanouit de nos yeux. Que faire donc, parmi ces vicissitudes? Ce que dit le bon David : Fais bien et espère en Dieu. Faisons le mieux notre devoir qu’il nous sera possible ; employons le temps que Dieu nous donne, avec grand soin, puis, espérons en sa souveraine miséricorde ; mais souvenons-nous de faire bien, car notre fin s’approche : nous vieillissons et approchons journellement de notre mort, à mesure que nos jours, les mois, les ans s’écoulent, et que tout prend fin. Mais savez-vous, mes chères Sœurs, nos fautes, nos infidélités ne s’anéantissent pas comme les jours et les ans, ains elles nous seront toutes représentées à l’heure de notre mort, et nous y devrions penser souvent ; car, je vous assure, que c’est une sainte et salutaire cogitation que celle de notre fin, qui nous fait opérer plusieurs bonnes œuvres et fuir beaucoup de mal. Le sage la conseille en plusieurs endroits : Pense à ta fin dernière, et tu n’offenseras point. Souviens-toi de ton heure dernière et de ton dernier passage. Il semble que les âmes, esquelles Dieu s’est fait connaître, qu’il a retirées à soi du tracas du monde, ne devraient point laisser finir les années, les mois et les jours mêmes, sans une profonde considération, voyant comme tout est muable, passager et périssable, excepté Notre-Seigneur, leur souverain Époux, auquel elles devraient [177] s’attacher uniquement. Rien de tout ce que nous aurons, ferons, dirons, en ce monde, ne nous demeurera, que deux choses : savoir, le bien et le mal. Je voudrais, mes Sœurs, que vous profondassiez ces pensées, et que vous en parfumassiez vos cœurs; ce ne serait pas, à mon avis, sans utilité.
Or sus, commençons donc l’année au nom de Notre-Seigneur, mais avec des efficaces résolutions de commencer à le servir fidèlement, selon notre petit pouvoir ; car il ne veut que ce que nous pouvons, mais cela il le veut : soyons soigneuses de le lui donner, faisant bien, puis espérant et nous confiant en son infinie miséricorde.
Mes très chères Sœurs, il serait bien à désirer que nous ne fussions pas telles à la fin de cette année que nous sommes maintenant; mais que nous l’employassions mieux que celle qui est passée, en laquelle nous avons eu pourtant des bonnes pensées et des bons désirs ; néanmoins, si nous mettons la main à la conscience, et que nous regardions devant Dieu, sans nous flatter, nous verrons clairement que nous n’en avons pas tiré grand fruit, et que nous avons fort peu avancé au prix de ce [184] que nous eussions fait, si nous eussions fait valoir les grâces et les moyens que Dieu nous a présentés, et que nous eussions fait tout le bon usage que sa douce bonté requérait de nous, selon ses desseins éternels.
Il y a bien de la différence entre se regarder devant Dieu, et se regarder devant soi-même : si nous nous regardons devant Dieu, nous nous verrons telles que nous sommes ; mais si nous nous regardons devant nous-mêmes, nous nous verrons telles que notre amour-propre nous suggérera. Il nous fait bien du mal, cet amour de nous-mêmes ; assurez-vous, mes Sœurs, que si nous ne le mortifions et ne ruinons ses propres recherches, ses propres intérêts, cette vanité et bonne opinion de nous-mêmes, nous n’avancerons point en notre voie ; nous demeurerons toujours des naines en la vertu ; nous ne rendrons point à Dieu ce que nous lui devons et à notre vocation. Il n’y en a pas une ici qui soit enfant; plût à Dieu que nous le fussions bien en innocence et humilité. Nous avons donc assez de jugement et d’esprit pour savoir et considérer ce que notre Institut demande de nous, les grandes obligations que nous avons, par notre vocation, de tendre à une grande et épurée perfection : c’est à quoi je vous exhorte, mes chères Sœurs, autant qu’il. m’est possible, et m’y exhorte aussi moi-même la première, comme en ayant le plus de besoin.
Si nous nous déterminons, à bon escient, de faire ce que nous devons, nous glorifierons Dieu, nous consolerons nos supérieures, et notre âme sera en paix ; nous vivrons contentes et en repos en cette vie, laquelle se passe et s’en va. Nous courons à notre fin comme les eaux courent et se vont rendre à la mer, qui est leur fin et le lieu de leur centre, où elles s’arrêtent. Que pouvez-vous vivre? vingt ans, trente ans, cinquante ans. Hélas ! peut-être n’avons-nous qu’un jour, voire, qu’une heure et un moment : cela est dans les décrets éternels de Dieu, qui a compté tous nos jours, qui sait ce qu’il nous veut [183] donner, et combien il nous en faut pour faire notre salut et tendre à la perfection à laquelle il nous appelle. Faisons en sorte que nous lui rendions bon compte du temps qu’il nous donnera, s’il nous donne cette année entière, ou qu’il ne nous en donne qu’un mois, une semaine, un jour ou un instant ; enfin, employons bien ce qu’il nous donnera, pour lui en rendre bon compte, et ne nous faisons pas ce tort de le laisser écouler sans profiter.
Nous n’avons pas besoin de faire rien de nouveau, ni d’être en peine pour connaître la volonté de Dieu ; car elle nous est signifiée et marquée dans nos règles. Marchons donc, mes Sœurs, par ce chemin-là, en général; et, pour notre particulier, suivons la direction de notre supérieure, et je vous assure que nous arriverons à bon port, et que Dieu nous consolera et bénira.
Je ne puis rien présenter à vos yeux, en ce saint temps de Carême, mes chères Sœurs, rien, dis-je, qui soit plus pressant que l’obligation que nous avons de tendre à la perfection, car ce n’est pas jeu d’enfant. Nous nous sommes toutes, de franche volonté; obligées d’y tendre, par des vœux grandement solennels; et ce n’est pas à une petite perfection, ains à la perfection de notre vocation, et chacun tient que la perfection de la Visitation est des plus grandes, pures, solides et vraies qui soient au monde. Ce qui est très-certain, car si notre Bienheureux Père, qui avait connaissance de tous les états de perfection, en eût trouvé une plus pure et plus relevée, il nous l’aurait donnée. Or, nous nous devons fort humilier, et remercier Notre-Seigneur de nous avoir mis dans une voie si sainte, où nous pou-[188]vons marcher assurément. Mais, mes chères Sœurs, pensez et repensez à ce que notre Bienheureux Père a dit, que pour avoir l’esprit de la règle, il faut la pratiquer. Je vous en dis de même, que pour avoir la perfection de notre vocation, il faut pratiquer les enseignements qui nous y sont donnés.
Sur cela, je vous prie donc, mes chères Sœurs, que ce saint temps du Carême ne se passe pas sans que vous voyiez vos Règles, Constitutions et Coutumier; nous ne les lisons point assez. Ce n’est pas que je veuille que vous lisiez le Cérémonial et le Directoire ; mais je vous conseille, de tout mon cœur, de voir les saints documents qu’ils nous donnent, comme aussi les Écrits de notre Bienheureux Père. Vous y verrez des miroirs de la perfection à laquelle cette vocation nous oblige, où elle nous appelle. Ah ! mes chères Sœurs, nous sommes si bien instruites ! Allons donc fervemment en notre voie, et suivons l’esprit qui nous conduit, car il est assuré.
Aimons Notre-Seigneur et le servons avec crainte, mais d’une crainte amoureuse, chaste et filiale, qui craint de ne pas assez plaire à son Époux, d’offenser son Père, de déplaire à ce divin Amant; et, croyez-moi, mes Sœurs, quoiqu’on vous dise qu’il faut aller par des voies relevées, tandis que nous sommes en cette vie, il faut craindre Dieu. Bienheureux qui craint Dieu et assure sa vocation par de bonnes œuvres, et qui opère son salut en crainte et tremblement. Voilà ce que la sainte Écriture nous dit ; et l’on ne peut conserver un vrai et efficace désir de servir Dieu, si l’on n’a pas une sainte crainte de lui déplaire, de l’offenser, et de lui donner sujet de retirer de nous sa grâce et ses inspirations. [189]
Mes très chères filles, j’ai pensé vous dire dans quelles dispositions il faut être pour recevoir le Saint-Esprit. Je vous assure qu’il n’en faut point d’autres que se tenir bien proche de ce divin Esprit, et se vider de soi-même. Je réfléchissais, ces jours passés, d’où venait que nous n’avancions pas [191] assez, et il me vint en pensée que ce qui nous empêche le plus, ce sont les réflexions inutiles de notre esprit, auxquelles nous nous arrêtons trop. Comme, pour l’ordinaire, ce sont des pensées indifférentes, nous ne prenons pas assez soin de nous en détourner fidèlement. Oh! si c’étaient des pensées mauvaises, ou des tentations, nous les combattrions ; car cela est si manifestement mauvais, que nous ne saurions y adhérer. Mais nous ne nous vidons pas assez de nous-mêmes; nous sommes trop attachées à notre amour-propre, à nos propres intérêts, à notre propre volonté, à nos inclinations et à nos commodités. O Dieu! laissons un peu ce nous-mêmes, et jetons-nous à corps perdu à la merci de la divine Providence.
Serait-il possible que nous ne voulussions pas pratiquer les saintes maximes de notre Bienheureux Père? Elles tendent toutes à la simplicité d’esprit et à la totale dépendance de Dieu. Ne savons-nous pas combien il avait d’aversion aux réflexions inutiles, et combien grand était le soin avec lequel il voulait que l’on travaillât à s’en affranchir? Qu’est-ce qui a plus éclaté en, lui que la simplicité et la dépendance de Dieu, qu’il possédait si éminemment, et d’où procédaient toutes les autres vertus, comme de leur source? Quelle simplicité et candeur d’esprit n’avait-il pas! il se tenait par là presque continuellement occupé en Dieu. Oh! qu’il était entièrement vide de lui-même! c’est pourquoi il a été pleinement rempli de l’Esprit divin. Quel abandon et quelle entière dépendance de la volonté divine et du bon plaisir éternel! Avec quelle souplesse, humilité et douceur s’est-il toujours laissé conduire et manier, au gré de ce grand Dieu, sans aucune résistance ! Il a fidèlement pratiqué ce qu’il nous a tant recommandé, de ne rien refuser et de ne rien demander, mais de se reposer sur le soin paternel de l’aimable Sauveur de nos âmes.
Je vous conjure donc, mes chères filles, autant qu’il m’est possible, pour l’honneur et la grâce que nous avons d’être filles [192] de ce saint Père, et par le respect que nous lui devons, d’entreprendre, à bon escient, l’œuvre de votre perfection, par les moyens qu’il nous a laissés, en sorte que nous n’ayons désormais qu’un seul soin, qui est de produire deux actes : l’un de fidélité à notre vocation, et à bien employer les occasions que Dieu nous présente, quelques petites et légères qu’elles nous semblent être; et l’autre, d’être fidèle à l’oraison et à la mortification. Examinons-nous bien, mes Sœurs, et nous trouverons que notre défaut et notre retard ne viennent que de ce que nous ne nous mortifions pas assez, et que nous ne faisons pas bien l’oraison.
Un autre acte est de nous tenir en tranquillité auprès de NotreSeigneur, ne nous arrêtant en aucune façon aux pensées et réflexions inutiles; mais nous occupant amoureusement et familièrement, avec simplicité et humilité, en la sainte présence de Notre-Seigneur, notre doux et aimable Époux, nous abandonnant sans réserve à lui, afin qu’il fasse de nous tout ce qu’il lui plaira.
Nous sommes de bonnes filles, à la vérité; mais, certes, il faut bien passer plus avant, car je ne vois pas assez reluire, parmi nous, la fidélité dans les occasions de pratiquer la vertu, ni dans le recueillement. Nous nous laissons trop dissiper; nous craignons trop la mortification; nous n’avons pas assez de courage à nous vaincre, et à faire une continuelle guerre à nos humeurs et à nos penchants; nous n’aimons pas assez la souffrance. C’est pourquoi, commençons dès maintenant; faisons bien tout ce que je viens de dire, et je puis vous assurer que le reste suivra, que nous nous disposerons à bien recevoir le Saint-Esprit, que nous lui préparerons une agréable demeure dans nos âmes, et que nous recevrons, toutes en général, et chacune en particulier, quelques grâces extraordinaires du Saint-Esprit. Et j’en serais très-aise, s’il plaisait ainsi à Dieu, afin que par ce moyen nous puissions être fortifiées pour faire [193] progrès en notre voie, et pour faire violence à nos mauvaises inclinations.
Faisons-le donc, mes très chères filles ; tenons-nous bien serrées et attentives auprès de Dieu, non pour demeurer toujours à genoux dans le chœur, mais employant bien le temps que nous y serons, soit pour faire l’oraison ou pour dire l’Office, et nous détournant promptement des distractions et inutilités qui nous y pourront arriver.
De même, toute la journée et à toute heure, même à tout moment, si nous pouvions, élançons notre cœur en Dieu ; tenons-nous en la disposition de nous laisser conduire à sa divine bonté, et d’acquiescer promptement aux effets de son bon plaisir en tout ce qu’il permettra nous arriver. Voilà donc le seul et vrai moyen de nous disposer à recevoir les grâces que Dieu nous a préparées. Pratiquons le bien durant cette octave, rappelons-nous encore, pour nous y exciter fortement, que c’est l’intention de nos constitutions, puisqu’elles nous ordonnent trois jours de retraite avant la Pentecôte. Donc, durant l’octave de cette grande fête, tenons-nous fort recueillies, en actions de grâces de ce singulier bénéfice que Dieu a accordé au monde, en envoyant son Saint-Esprit. Enfin, mes chères filles, durant tout le cours de notre vie, ne nous éloignons jamais en rien, autant qu’il nous sera possible, de ce saint exercice. [194]
Mes très chères Sœurs, nous voici à la veille de cette grande fête, en laquelle Dieu fit ses dons à son Église, et surtout le don de son Saint-Esprit vivifiant; car, bien que le Sauveur ayant employé trois ans pour enseigner et instruire ses Apôtres en sa sacrée humanité, néanmoins, ils étaient si faibles et si grossiers, que Notre-Seigneur leur voulut envoyer son Saint-Esprit, qui est l’amour de lui et de son Père éternel. Ce Saint-Esprit est amour, procède d’amour, et communique amour, force, sagesse et tous les autres dons que vous savez. Or, mes chères Sœurs, j’ai grand désir qu’en cette fête amoureuse ce feu vienne dans nos cœurs, pour réveiller notre tépidité [tiédeur] et embraser notre froideur.
Mais, savez-vous ce qu’il faut faire pour recevoir le Saint-Esprit? Il faut être assise : cela veut dire avoir l’esprit et l’affection en solitude, s’élevant, comme dit un Prophète, au-dessus de soi-même. Il faut demander ce Saint-Esprit, le désirer par affection, et l’attirer par bonnes actions ; et, si nous sommes si heureuses de le recevoir en l’esprit d’humilité, il apportera en nos cœurs et en nos âmes la lumière pour notre amendement, et la grâce et l’amour pour notre avancement, en cette voie d’amour, ce que je désire bien fort, mes chères Sœurs.
Et, puisque Dieu m’a encore commis le soin particulier de vos âmes, je me résous, moyennant sa divine assistance, de ne rien laisser en arrière pour votre avancement en la voie de [195] Dieu. Oui, je crois que c’est Dieu qui m’a donné cette charge, car je l’ai grandement prié afin de ne pas l’avoir. Sa bonté sait, que de me voir chargée, ce n’est pas mon inclination, et que je n’y vois que sa seule et pure volonté, que j’adore de toute la soumission de mon cœur. Et puisque donc sa bonté me commande de travailler encore ces trois ans, dans cette vigne, j’y mettrai ma dernière main. Oui, mes très chères Sœurs, je ne vous le cèle point, je vous le dis ouvertement, ce sera mon dernier triennal, pendant lequel, Dieu aidant, je me consumerai à votre service. Je vous consacre mon âme à cet effet, et emploierai les forces de mon corps, et le peu d’esprit que Dieu m’a donné à votre service, et ceci à toutes également; car, grâce à sa Bonté, je n’ai inclination ni aversion particulière pour aucune de mes Sœurs. J’aime celles qui sont bonnes, parce que Dieu habite en elles.; j’aime celles qui ne sont pas si bonnes, parce qu’en elles Dieu veut que je pratique la sainte vertu de charité, celles qui font le mieux me donnent le plus de consolation; celles qui ne font pas si bien m’afflige le cœur; mais, toutes pourtant, mon âme et mon esprit les aiment, et me consumerai à les aider, servir et secourir; car, enfin, mes chères Sœurs, ces trois ans du dernier triennal de ma vie, mon âme vous est entièrement dédiée et consacrée. Je vous servirai toutes en tout, et cela de toute l’étendue de mes forces, que je suis résolue d’employer pour vous jusqu’au dernier soupir.
Je ne prétendais pas de tant vivre, ni que mon pèlerinage me fait tant prolongé ça-bas; personne ne le croyait aussi; mais puisqu’il plaît à Notre-Seigneur qu’en la fin de ma vie je fasse encore ce triennal, je mettrai ma dernière main en cette vigne, et consumerai toute ma force et ma substance pour la faire fructifier. Je ne sais pas, mes chères Sœurs, si Dieu me laissera vous servir ces trois ans durant, car la vie, en cet âge vieux, est fort incertaine; mais, soit que Dieu me [196] tire au commencement, au milieu ou à la fin de ma carrière, cela m’est tout indifférent; soit fait ce que Notre-Seigneur trouvera bon.
Toutefois, sa bonté me donne quelque espérance qu’après ces trois ans il me donnera quelques mois ou quelques ans de repos, selon qu’il lui plaira, pour penser un peu à moi; car, hélas ! mes chères Sœurs, il y a vingt-deux ans que je pense aux autres, et n’ai presque pas le loisir de penser à moi. Dieu disposera de mes ans, de mes mois, de ma vie, de ma mort, selon sa sainte volonté : je ne m’en mets point en peine; mais je vous le dis, mes chères Sœurs, ne soyez pas étonnées si vous me voyez plus veillante sur vous que jamais ; car j’ai ce sentiment au cœur, qu’il faut que le dernier triennal que je ferai porte coup, et que, sur la fin de ma chétive vie, vous me donniez le contentement de vous voir coopérer aux desseins de Dieu sur vous, et à mon petit service, qui vous sera tout dédié.
Mes Sœurs, croyez-moi, cette vie est trompeuse et incertaine, ne nous y attachons pas ; mais, comme dit saint Paul : Que notre conversation soit au ciel : cherchons les choses d’en haut, méprisons celles d’en bas : dépouillons-nous de nous-mêmes, en sorte que nous puissions dire cette heureuse parole de ce grand Apôtre : Je vis, non pas moi, mais Jésus-Christ vit en moi. Voilà, mes très chères Sœurs, ce que je désire, que nous mourions en nous, afin qu’en nous vive Celui par lequel nous ne pouvons vivre. Je n’ai que cela à vous dire, Dieu me l’a donné, car je ne l’avais pas prémédité.
[Un peu avant le chapitre, cette unique Mère dit à une Sœur : Voyez-vous, tous mes sens, tout moi-même, tout mon intérieur répugne à cette charge, et je l’accepte seulement pour le bon plaisir de Dieu, car, hélas! je suis sur la fin de ma vie, et j’ai besoin de penser à moi.]
Ayant une fois demandé à notre Bienheureux Père quelques sujets de considérations sur la fête de saint Jean-Baptiste, il me dit que rien n’était plus doux à son esprit que de penser que ce grand Saint avait connu Notre-Seigneur dès le sein de sa Mère, et que, tressaillant de joie à son arrivée, il avait procuré à sainte Élisabeth, sa mère, le bonheur de participer à cette connaissance et à cette joie, sentant les doux mouvements que la présence du Sauveur causait en ce cher fils de ses entrailles; et, ce qui est plus admirable, continue notre Bienheureux Père, c’est qu’après une telle faveur, saint Jean se soit volontairement privé de celle de voir et d’entendre son cher Maître, puisque, selon le témoignage de l’Écriture, il ne lui parla jamais, et que, sachant même qu’il prêchait, et se communiquait à tout le monde dans la Judée, il passa vingt-cinq ans dans le désert, assez près de lui, sans lui rendre réellement aucune visite, quoique pourtant son insigne mortification lui méritât la grâce d’en jouir spirituellement. Peut-on trouver une plus parfaite abnégation, que d’être si proche de son souverain et unique amour, et, pour l’amour de ce même amour, s’abstenir de le voir et de l’entendre.
Il faut faire de même, me dit notre Bienheureux, auprès du Très-Saint Sacrement, où nous savons que Jésus-Christ réside, ne pouvant le voir et goûter, même en esprit, il faut l’adorer par la foi et le glorifier dans notre délaissement. Il ajouta qu’il n’aurait su dire si cet admirable Précurseur était un homme céleste, ou un ange terrestre, que sa casaque d’armes marquait son humilité qui le couvrait tout. Sa ceinture de poils de cha-[200]meau autour des reins signifiait son austère pénitence, qu’il ne mangeait que des sauterelles, pour faire voir que, quoiqu’il fût sur la terre, il ne laissait pas de s’élever incessamment vers le ciel; le miel sauvage dont il assaisonnait sa nourriture marquait la suavité de son amour, qui adoucissait toutes les rigueurs, ruais que cet amour était sauvage, ne l’ayant appris d’autres maîtres que des plantes et des chênes. Mais nous, poursuivit ce saint Père, pouvons apprendre ce même amour de la considération des vérités célestes, de l’exemple de nos Sœurs et de toutes les créatures? Écoutez comme elles crient à l’oreille de notre cœur : Amour, amour « O saint amour! ajoutait-il, venez donc posséder nos cœurs. »
Mes filles, si j’osais mêler quelques-unes de mes pensées avec celles de notre grand Saint, je dirais que saint Jean ne parla jamais d’une manière plus admirable que lorsqu’il fut interrogé qui il était, car il répondit toujours par une humble négative ; et, quand il fut obligé de répondre positivement, il dit qu’il n’était qu’une voix, comme voulant dire qu’il n’était rien, paroles, en vérité, bien dignes d’un prophète, et du plus grand d’entre les hommes, puisque David nous assure que toute la terre n’est rien devant le Seigneur. Mes chères filles, ses paroles me pénètrent, je vous en assure, je ne suis rien devant mon Dieu, et avec combien de justice dois-je rendre ce témoignage de moi-même, entendant que tous les peuples de l’univers ne sont rien devant ses yeux. Cette pensée est fort salutaire, mes chères Sœurs, car elle porte l’âme à la connaissance de sa bassesse et de son abjection, où pourtant elle ne doit pas s’arrêter ; mais passer au plus tôt à l’amour de cette même abjection, qui lui fera désirer d’être tenue et traitée à proportion de ce rien qu’elle a reconnu en elle. L’humilité est le siège de la grâce: Vous savez qu’il est dit : sur qui reposera l’esprit du Seigneur, sinon sur celui qui est humble et doux de cœur. Ce fut pour cela que le grand Précurseur, étant venu pré-[201]parer les voies de notre bon Maître, nous a donné ce rare exemple d’humilité, disant qu’il n’était qu’une voix et un rien, niant même d’être ce qu’il était. Mes filles, si nous nous abaissions avec une profonde humilité de cœur, le Tout-Puissant s’abaissera jusqu’à nous et nous remplira de son esprit et de sa grâce, c’est ce qu’il fait en nous donnant son fils Jésus-Christ pour vrai Maître de l’humilité, et qui ne se plaît que dans les âmes humbles, petites, et anéanties ; si nous l’écoutons bien nous entendrons les leçons divines qu’il nous fera; mais, si nous ne l’écoutons point, il ne daignera plus se communiquer à nous, et malheur s’il cesse de nous apprendre! Élevons nos cœurs vers la miséricorde infinie de ce divin Agneau que saint Jean est venu manifester ; que notre élévation, pourtant, soit toujours accompagnée d’un abaissement profond, à la vue de notre indignité et faiblesse; oui, je vous le dis, mes Sœurs, les trésors immenses des richesses de Dieu ne se donnent, et ne se dispensent qu’aux âmes pauvres, c’est-à-dire humbles et basses, qui sont dénuées de leur propre estime ; soyons donc telles, mes chères Sœurs, et Dieu nous enseignera lui-même sa volonté et le chemin du ciel.
Mes Sœurs, j’ai cru qu’il serait bon, tandis que vous êtes en ce temps de récollection, que je vous suppliasse de considérer le bonheur de la vie religieuse, et la grandeur du bienfait de cette vocation sainte, en laquelle Dieu, par sa grâce, nous a mises, et nous a tirées des vanités du monde, pour nous loger en sa maison. Oui vraiment, mes Sœurs, nous pouvons bien dire de la religion, que c’est la maison de Dieu et la porte du Ciel, et que Dieu y est; car, en vérité, celles qui l’y cherchent, en simplicité de cœur, ne manqueront de l’y trouver, et je les en puis assurer de sa part. Pensez et repensez, je vous prie, combien c’est de bonheur d’avoir été tirées, sans l’avoir mérité, du [206] service du monde, pour entrer en celui de Dieu, tirées hors des occasions de commettre des grands péchés et d’en voir commettre de grands, pour être mises en une maison sainte, où nous pouvons ne faire que des actions de vertus, si nous voulons, et où nous ne voyons faire autre chose. Nous avons été tirées de mille et mille soins et sollicitudes du monde, pour n’avoir que le seul soin de plaire à Dieu, par la voie de nos règles et de nos observances. Le monde ne nous inquiète point; car nous sommes ici séquestrées de lui, et enfermées dans nos cloîtres bien-aimés, comme des âmes d’élite de Dieu, pour chanter continuellement le cantique de son amour et de son bon plaisir. Et pour le corps et pour l’esprit, nous jouissons de mille privilégies, dont les plus grandes dames du monde sont privées; car quand nous n’aurions que cette paix, suavité et tranquillité, sans autre soin que de plaire à Dieu, nous sommes trop heureuses.
Voyez-vous, mes chères Sœurs, le bénéfice de la vocation religieuse doit être pesé, comme disait notre Bienheureux Père, au poids du sanctuaire, et gardons-nous, je vous prie, de n’être ingrates; offrons continuellement action de grâces à Dieu, pour ce bienfait. Le bon David ne demandait à Dieu qu’une seule chose, qui était, qu’il habitât en la maison du Seigneur tout le temps de sa vie. Hélas ! Dieu nous a, plusieurs d’entre nous, menées dans sa maison, sans que nous le lui ayons demandé, ains nous lui avons quelquefois apporté de la résistance à ses douces inspirations, et pourtant sa bonté n’a pas laissé de nous tenir par la main, voire, nous porter entre ses bras, pour nous mettre en une vocation toute sainte, et où nous trouvons tant d’occasions de nous sauver et perfectionner, et point de nous perdre, que par notre seule malice. Je vous supplie, mes Sœurs, que toutes fassent une revue particulière sur ce bénéfice, et tâchent de tout leur cœur d’en rendre grâce à Dieu, se résolvant, moyennant son aide divine, d’embrasser tout ce qu’elles verront lui être plus agréable, qui n’est autre [207] chose que l’exacte observance; et cela, certes, mes Sœurs, il le faut, sous peine d’ingratitude; ça, c’est ce que Notre-Seigneur veut que nous lui rendions, pour les biens qu’il nous a faits ; tâchons, je vous prie, de le faire fidèlement, courageusement et constamment; si nous le faisons, j’espère que cette suprême bonté nous bénira.
Mes chères Sœurs, avant que ces jours de retraite finissent, j’ai pensé que je vous devais exhorter, à ce que ma constitution me marque, que je dois procurer que la mutuelle charité et sainte amitié fleurissent en la maison, c’est pourquoi, je vous supplie, mes chères Sœurs, que toutes, en vos retraites que vous faites pour votre amendement, vous jetiez un regard, pour voir si vous faites bien fleurir la permanente charité et sainte dilection, et que, outre les résolutions particulières de chacune selon sa nécessité, que celle-ci de faire fleurir entre vous la sainte dilection, se fasse générale. Je ne vous dis pas cela, mes chères Sœurs, parce que j’ai remarqué grands défauts de ce côté-là, ni que je sente que ma conscience m’oblige à vous en parler ; mais c’est une chose que la constitution recommande en plusieurs endroits et oblige la supérieure tout spécialement à avoir l’œil sur ses filles, afin que la mutuelle dilection et sainte amitié fleurissent en la Congrégation. [208]
Mes chères Sœurs, ne nous y trompons pas ; certes, il faut que notre dilection, pour être bénie de Dieu, soit commune et égale, car le Sauveur n’a pas commandé qu’on aimât plus les uns que les autres, mais il a dit : Aimez le prochain comme vous-même.
Nous pensons quelquefois que nos affections soient bien pures, mais devant Dieu c’en est tout autrement la dilection plus pure ne regarde que Dieu, ne tend qu’à Dieu, et ne prétend que Dieu. J’aime mes Sœurs, parce que je vois Dieu en elles, et que Dieu le veut : je les chéris et les respecte parce qu’elles me représentent la personne de Dieu je les aime sans prétention quelconque, sinon d’obéir à Dieu, et suivre ses divines volontés, cela est avoir une dilection pure, parce qu’elle n’a que Dieu pour motif et pour fin : mais, si j’aime mes Sœurs avec l’espérance qu’elles m’aimeront réciproquement et me feront des services, tout cela est imparfait et indigne de notre vocation, si nous avions tel motif en notre amour.
Mais ce serait chose odieuse d’aimer nos Sœurs pour leurs qualités naturelles, pour leur bel esprit, ou pour être d’humeur correspondante l’une à l’autre, et semblables chimères, qui seules causent les particularités et tirent aux partialités. Le plus grand mal qui puisse être dans une communauté, c’est quand les esprits se liguent et se mettent à tirer quartier à part, rompant la liaison commune pour en faire une singulière qui les ôte de l’observance, renverse l’obéissance, engendre mille petites envies, et enfin fait perdre le vrai esprit de la religion.
Mes Sœurs, votre dilection est fausse si elle n’est égale, générale et entière avec toutes vos Sœurs, en sorte que vous soyez autant suave avec l’une qu’avec l’autre, autant prompte à secourir celle-ci que celle-là, autant aise de vous trouver à la récréation vers l’une que vers l’autre. Votre motif en l’amour que vous portez à vos Sœurs doit être fondé sur le sein de Dieu ; s’il est hors de là, il ne vaut rien. Prenez-y garde, mes Sœurs, [209] je vous en prie, de ne chopper de ce côté-là. Pour moi, je vous assure que j’aimerai plutôt voir quelque autre notable défaut dans une maison religieuse, que ce seul de la partialité aux affections, à cause des conséquences qu’il tire après soi, et des vains amusements qu’il donne aux esprits qui en sont atteints, leur empêchant, par mille pensées sur ce sujet, la conversation que l’âme doit toujours avoir avec Dieu; au contraire, quand l’affection est commune, elle n’apporte que tout bien, toute paix et toute tranquillité, et chasse en telle sorte les embarrassements d’esprit, qu’autant plus cette union avec nos Sœurs sera pure, générale et entière, d’autant plus sera grande notre union avec Dieu!
EXHORTATION XXII APRÈS LE RENOUVELLEMENT DE NOS SAINTS VŒUX.
Je ne puis pas lire, mais je vous dirai quatre mots seulement, mes chères Sœurs, sur nos vœux, qui sont que, puisque la divine Bonté nous a encore donné cette année pour les reconfirmer,, nous en reconfirmions aussi la pratique. Cheminons toujours avant dans la voie de salut et de perfection, demeurant en paix, charité et unité d’esprit en l’observance exacte de toutes les choses de notre Institut, afin que si Dieu nous donne encore l’année qui vient, que nous trouvions en nos solitudes moins de fautes et plus d’avancement en la vertu.
Et puisqu’il faut toujours ou avancer ou reculer, tâchons de reculer le moins que nous pourrons ; et, s’il nous arrive de le faire, ne nous décourageons point ; mais humilions-nous devant Dieu, requérant son aide, et nous remettant à marcher. Surtout, je vous prie, mes Sœurs, que l’exactitude soit entière et toujours plus ponctuellement observée parmi nous, car c’est ce que Dieu requiert de nous. C’est pourquoi il nous a ici assemblées ; tâchons donc de le faire fidèlement et sa bonté nous bénira. Je ne peux vous dire davantage pour cette heure. Amen.
Comment [comme19] il faut faire pour réformer l’âme, dites-vous, ma très chère fille? Il faut se bien connaître soi-même, son néant, sa bassesse, sa vileté et son rien ; si notre entendement est rempli de cette vérité, nous verrons clairement qu’il y a beaucoup de défauts, d’imperfections, et beaucoup de choses à réformer en nous, que véritablement nous sommes remplies de misères et pauvretés; car, si nous avons quelque chose qui soit à nous, c’est la misère et les manquements que nous commettons. Or donc, si cela est, comme il est très-certain, avons-nous de quoi nous glorifier et estimer? [nous estimer et faire état de nous ?] Non, véritablement !... Ma fille, qu’étiez-vous, [Non véritablement ma fille, qu’étions-nous] il y a trente ans? vous n’étiez rien ! Dieu vous a donné l’être; mais, néanmoins, vous n’êtes et ne vous devez pourtant estimer rien, parce que, si Dieu se retirait de vous, vous retourneriez dans le rien.
Dans l’exercice des vertus chrétiennes, [Nous sommes… omission de ce qui précède ] nous sommes comme un oiseau qui n’a point d’ailes pour voler, et qui n’a point de pieds pour marcher. Nous ne pouvons pas seulement prononcer le nom de Jésus sans une assistance particulière de Notre-Seigneur; c’est l’Apôtre qui le dit [, et non seulement pour les choses spirituelles, nous ne pouvons rien de nous-mêmes, mais encore pour les temporelles, car nous ne pouvons pas, ni travailler, ni nous remuer, ni faire chose quelconque, sans le concours de Dieu. Si David…] David s’estimait un chien [216] mort et une puce, lui qui était l’oint du Seigneur et selon [qui était oint de Notre Seigneur, qui était selon le cœur de Dieu] le Cœur de Dieu ; hélas! que devons-nous dire? nous estimer, nous autres! À plus forte raison, devons-nous penser que nous ne sommes qu’un chien mort, qu’une puce, voire, moins que cela. Or, tenons-nous donc ferme en cette connaissance de ce que nous sommes; et, passons encore plus avant, en aimant et nous réjouissant de ce que l’on nous tient et traite comme cela. C’est ici l’importance de le faire, où il y va du bon. C’est la souveraine pratique que celle [celle-ci ,] d’aimer notre abjection, de bien aimer qu’on ne tienne point compte de nous, que l’on nous laisse là, comme une personne inutile qui n’est propre à rien, et qui n’est digne d’aucune considération.
Mais, voici encore d’autres pratiques dont nous devons tâcher de profiter [qu’il nous faut tâcher de faire]; c’est que, lorsqu’il se présentera [présente] quelque occasion de faire quelque bien surnaturel [surnaturel omis] et pratiquer quelque vertu, il faut reconnaître notre impuissance et que nous ne pouvons rien de nous-mêmes, de sorte qu’il ne faut rien attendre de nous, mais, oui bien, de Dieu et de sa grâce, laquelle il nous donnera infailliblement, tellement, qu’il faut dire hardiment avec saint Paul : Je puis tout en celui qui me conforte. Et si nous faisons quelque chose de bien, il faut soigneusement tout rapporter à Dieu, car la gloire lui en appartient; et, quand nous serons tombées en faute, et que nous aurons bronché en notre chemin, il ne faut en aucune façon nous en étonner, mais nous en humilier tout doucement devant Dieu,, lui disant : Hé ! Seigneur ! voilà ce que je sais faire! voilà ma pauvreté et misère! voilà ce que je suis : un néant ! une faible et infirme créature! je ne dois pas attendre aucune chose de moi, qu’infirmités, imperfections et défauts..... Enfin, l’humilité est la réparatrice de tous nos maux : il faut donc bien prendre garde qu’elle ne nous manque jamais, car, si nous ne l’avons pas, nos affaires iront bien mal, et notre perfection demeurera en arrière.
Pendant que notre Bienheureux Père vivait, il y avait une [217] Sœur, laquelle s’affligeait grandement quand elle avait commis quelque manquement; il lui semblait qu’elle ne pourrait jamais s’amender ni s’empêcher de faillir, de sorte que, quand elle lui parlait, elle pleurait fort sur ce sujet. Un jour, en me parlant d’elle, il me dit : J’ai considéré les larmes de cette bonne Sœur ; j’ai vu clairement qu’elles procédaient d’amour-propre, et que toutes nos enfances et niaiseries et tous les étonnements que nous avons de nous voir tomber en des imperfections, ne viennent que de ce que nous oublions la maxime [des maximes] des saints : Qu’il nous faut tous les jours commencer
À la vérité, mes chères filles, c’est [par] faute de nous bien connaître que nous nous étonnons de nous voir défaillantes, car nous présumons tant de nous, que nous en attendons quelque chose de bon ; nous nous trompons, et Notre-Seigneur même permet que nous tombions quelquefois bien lourdement, afin que nous nous connaissions nous-mêmes. Non, ma chère fille, cette connaissance de nous-mêmes ne consiste point au sentiment, ni à en faire de grandes considérations, mais à le croire comme étant une vérité de foi; je veux dire que nous devons croire, en la pointe de notre esprit, avec une grande certitude de foi, que nous ne sommes rien, que nous ne pouvons rien, que nous sommes faibles, infirmes, fragiles et imparfaites, remplissant notre entendement de cette croyance, et affectionnant notre volonté à aimer notre pauvreté et misère. Or sus, voilà comme il faut, à mon avis, commencer la réformation de l’âme, par la connaissance de soi-même et par la confiance en Dieu : la connaissance de nous-même nous fera voir beaucoup de choses, en nous, à [pour nous en] corriger et réformer, et que, néanmoins, nous n’en pourrons venir à bout de nous-même ; la confiance en Dieu nous fera espérer que nous pouvons tout en Dieu, et que, avec sa grâce, toutes choses nous seront possibles et faciles.
Le second moyen de réformation est de [Après cela il se faut exercer] s’exercer en l’oraison et en la mortification, car ce sont les deux ailes pour voler à [218] Dieu : l’une soutient l’autre ; j’en reviens toujours là, l’oraison et la mortification. Il faut donc que la directrice rende les novices fort affectionnées à ces deux exercices, qu’elle les rende amoureuses du recueillement, et que même elle leur lise quelquefois les chapitres du Chemin de la perfection de sainte Thérèse [,qui en parle]. J’approuve fort qu’on fasse lire ce livre aux novices, car il est bien utile, et les peut bien aider et exciter à l’amour de ces deux vertus, de mortification et oraison. Il n’y a que cela à faire : se bien mortifier et se bien tenir proche de Dieu.
Il y a des âmes que Dieu élève en l’oraison avant qu’elles aient pris un bon fondement en la mortification; c’est peut-être parce qu’il les reconnaît si faibles, que, s’il ne leur donnait ces suavités, elles ne feraient rien qui vaille, et n’auraient pas le courage de persévérer et s’exercer en la vertu. Quand l’oraison est fondée sur la mortification, c’est une base [un beau] bien assurée ; et, certes, il lui faut toujours donner ce fondement, soit devant, soit [ou] après d’y être élevé; néanmoins, la voie ordinaire, c’est après que l’on s’est bien, à bon escient, exercé et adonné à la mortification, que Notre-Seigneur nous donne ces grâces d’oraison [d’oraison omis].
Il ne faudrait pas nous [vous] mettre en peine et penser qu’il y a de notre [votre] faute, et que notre oraison est [et si votre oraison ne serait pas] inutile et désagréable à Dieu, parce que nous y avons de la difficulté [parce que nous y avons de la difficulté omis]. Non, ma chère fille, pourvu que vous ayez été fidèle. Je vous vais donner un exemple qui vous le fera bien entendre; c’est du bon Abraham : je l’aime grandement, ce grand patriarche, et par inclination. Donc, Abraham présentait souvent au Seigneur des sacrifices et holocaustes : un jour, comme il en offrait un, des oiseaux de proie s’abattirent sur les chairs des victimes[ il vint une grande quantité de mouches sur son sacrifice]; voyant cela, il prit une baguette et les chassa le mieux qu’il put, sans se lasser; cela dura tout au long du [de son] sacrifice. Si, à la fin, Abraham se fût plaint à Dieu en [lequel étant achevé, il se plaignit à Notre Seigneur lui disant : « O [Hélas] Seigneur! quel pauvre [pauvre omis] sacrifice vous ai-je offert, lequel a été au milieu des distractions [ lequel a été tout plein de mouches] [219] [et la suite fortement modifiée !] causées par les oiseaux de proie,» assurément, le Seigneur lui aurait répondu que son oblation n’avait pas cessé de lui être agréable, parce que tout cela était arrivé contre son gré, et qu’il avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour les chasser; ce qui était vrai. Ainsi, mes chères filles, [reprise ici] quand nous sommes en l’oraison, encore que nous y ayons quantité de distractions, qui sont comme des mouches importunes; si, néanmoins, elles nous déplaisent, et que nous fassions ce qui est en notre pouvoir pour nous en distraire fidèlement, notre oraison ne laisse pas d’être bonne et agréable à Dieu, nous n’en devons point douter.
C’est une chose certaine, lorsque nous sommes dans le sentiment de notre misère à l’oraison, qu’il n’est pas besoin de faire des discours à Notre-Seigneur pour la lui représenter ; il est mieux de nous arrêter dans notre sentiment qui parle assez à Dieu pour nous; il est toujours mieux, assurément, de nous arrêter paisiblement dans les sentiments et affections que Notre-Seigneur nous donne, que d’agir de nous-mêmes. Enfin, mes chères filles, approchez-vous de Dieu avec le plus de simplicité qui vous sera possible, et soyez certaines que l’oraison la plus simple est la meilleure. Oui, mes chères filles, lorsque Dieu nous donne de grandes affections et désir de nous exercer dans l’humilité, il est bon de le faire et de jeter un regard sur les occasions que nous aurons de la pratiquer ce jour présent, parce que les vraies servantes de Dieu ne doivent point avoir de lendemain, ni s’étendre plus avant que sur les occasions présentes ; elles doivent avoir un grand soin et une fidélité toute particulière de s’exercer, ce jour-là, à la vertu sur laquelle NotreSeigneur nous a donné des affections particulières en l’oraison, d’autant qu’il requiert cela de nous, et nous le donne pour cette seule fin, de nous y voir fidèlement exercer.
[ici le ms de Verceil comporte un entretien 2]
Vous demandez maintenant, qu’est-ce [Vous demandez mes chères sœurs ce que c’est que la tranquillité intérieure ? Je ne le sais pas bien moi-même ; toutefois mes chères filles… [On s’écarte ensuite de nouveau] que le dénuement intérieur? Ma chère fille, on n’en saurait bonnement parler, au [220] moins on ne l’entend guère, si Dieu n’illumine l’âme; car il faut qu’il mette une certaine petite chandelle au fond du cœur, pour lui faire voir ce de quoi il faut qu’elle se dépouille. Or, il y a mille et mille choses dont on se doit dénuer : de son propre intérêt, satisfaction, des consolations et sentiments de Dieu, de sa propre estime et de son choix ; certes, celles qui sont conduites dans ces voies, vont perpétuellement retranchant leur choix en toutes choses généralement, et Notre-Seigneur les tient en ce continuel exercice; et lui-même les va dénuant, et prend plaisir de les voir dans cette nudité et impuissance, trop délicates pour en pouvoir discourir.
Mes chères Sœurs, je pensais vous pouvoir servir encore aujourd’hui, mais la divine Providence en a bien disposé autrement, car Sa Majesté veut que je parte. Je n’ai rien à ajouter, mes chères filles, à ce que je vous ai dit l’autre jour, en l’entretien du dimanche, que ces deux mots : Nous n’avons besoin que de bien faire. Je vous conjure donc, autant qu’il m’est possible, de bien employer les bons mouvements, inspirations et lumières que Dieu vous donne, et de les réduire en bons effets; car j’ai appris, par l’expérience des choses de la religion, qu’il y a quatre causes ou racines d’où procède tout notre mal, et qu’à ces quatre causes sont opposés quatre chefs principaux qui sont comme la source de notre bonheur.
La première est que nous ne connaissons pas assez la grandeur et l’excellence de l’état religieux, ni l’essence des vraies [221] et solides vertus qui s’y pratiquent, la véritable humilité, la patience et autres; cela est une ignorance d’où proviennent les autres maux; car, voyez-vous, pour opposer maintenant le bien contraire, une âme qui s’étudie, tant par la lecture, par la méditation, les conférences, qu’autrement, à connaître la grandeur de l’état religieux, avance et profite par-dessus les autres, et cela, parce qu’elle détruit l’ignorance, grande source du mal, et acquiert la connaissance, qui est l’acheminement aux biens que lui offre l’état religieux.
La seconde cause de notre mal est que nous n’avons pas assez d’estime et ne prisons pas, comme il faut, les choses de la religion, lesquelles sont toutes saintes, et ont été établies par l’esprit de Dieu, avec tant de sagesse, qu’elles sont toutes grandement estimables, et, s’il faut user de ce mot, quasi toutes adorable.
Estimez et prisez donc grandement tout ce qui se pratique en la religion, comme s’accuser au chapitre, recevoir une humiliation au réfectoire, pratiquer un acte de cordialité et douceur. Ces moyens sont très-précieux pour nous enrichir; nous ne devrions jamais laisser échapper telles occasions sans avoir un certain mûrissement de cœur, qui procède de l’estime que nous faisons de ces pratiques. Car, voyez-vous, dans le monde, une personne avare qui estime l’or et les richesses, ne perd point d’occasion d’en amasser; et, pourquoi cela? parce qu’elle les estime et qu’elle veut être riche. Elle ne trouverait pas un double20 qu’elle ne le ramassât ; elle a beau trouver de la paille, elle n’en recueille point, parce que c’est une chose commune qu’on n’estime pas. Nous devons faire ainsi, mes très chères Sœurs, priser et estimer toutes les choses de la religion plus que les mondains ne prisent l’or, et avoir une sainte ambition, ou plutôt une sainte superbe, de nous enrichir de ces [222] biens ; pour cela, il ne faut point perdre d’occasions d’en amasser.
La troisième cause de notre mal, est que nous n’avons pas de vrais désirs de la perfection que requiert l’état religieux. Nous avons bien quelques petits désirs, mais ce sont des désirs lâches, froids, sans vigueur et qui sont de peu de fruits. À cette cause sont opposés les désirs vrais et ardents qui sont efficaces. Je suis assurée qu’il n’y a aucune d’entre nous qui, si elle avait un vrai désir de surmonter quelques-unes de ses passions ou mauvaises habitudes, pour invétérées qu’elles fussent, n’en rapportât quelque victoire dans quelques semaines, ou, pour le moins, dans quelques mois. Vous savez la réponse que fit saint Thomas à sa sœur, quand elle lui demanda quelque moyen pour être bientôt parfaite. Il lui dit : En le voulant. Il ne faut que cela; ayez un vrai désir, et je vous assure que vous arriverez bientôt à la perfection. Je vois tous les jours, dans le monde, des personnes qui désirent faire fortune et être en crédit; que ne font-elles pas pour cela, et avec quel soin travaillent-elles ! et pourquoi ? pour des biens périssables, pour avoir un peu de terre qui leur est commune avec les autres hommes. Et nous autres, mes très chères Sœurs, avec quelle ardeur devons-nous désirer faire fortune pour le ciel, et comment‘devons-nous travailler pour acquérir les biens perdurables qui nous sont communs avec Dieu et les Anges?
Je passe à la quatrième et dernière cause d’où procède notre mal, qui est un défaut de courage pour l’entreprise du bien et de la vertu, car plusieurs désirent la perfection et en parlent fort bien; mais, à la moindre difficulté qu’ils rencontrent en l’exécution de leurs désirs, ils perdent courage. Il y en a aussi d’autres qui reconnaissent le bonheur de la vocation religieuse, qui l’estiment et ont de grands désirs de la vertu ; mais un dernier point leur manque : ils n’ont pas le courage fort pour résister aux tentations et supporter les contradictions qui se [223] rencontrent en l’exercice des vertus; cette dernière cause est bien contraire à la grandeur de courage et à la générosité. Il est, certes, besoin d’en avoir pour surmonter les difficultés que l’on éprouve souvent dans la pratique du bien, à cause de la misère de notre nature; car, par exemple, s’il vous semble que vous n’avez pas bien ce qu’il vous faut, toutes les commodités du corps, et qu’il se plaigne et murmure, il faut surmonter tout cela généreusement et dire : Eh bien ! s’il me manque quelque chose, je serai bien aise d’avoir cette occasion de souffrir quelque petite chosette ou incommodité. Vous vient-il aussi quelque petite ambition ou envie d’être aimée, d’être préférée et telles autres choses semblables? il faut surmonter cela. Une âme généreuse ne s’amuse point .à ces fantaisies et désirs ; elle a des prétentions bien plus relevées, car elle aspire à la véritable perfection religieuse, laquelle ne consiste pas à bien faire une cérémonie, chanter au chœur; non, ce n’est point cela qui fait le religieux et la religieuse, mais à bien pratiquer les vraies et solides vertus que requiert l’état où l’on est.
O mes très chères Sœurs! connaissez et reconnaissez l’excellence et dignité du bonheur de la religion ; estimez-le et prisez-le au-dessus de tout ce dont le monde fait état. Ayez de vrais désirs de la perfection; et, enfin, ayez un grand courage pour effectuer ces bons désirs, et pour vaincre et surmonter les difficultés qui se rencontrent en l’exercice de la vertu. Nous ne savons pas en quoi consiste l’essence de la vraie vertu et oraison; ce n’est autre chose que d’être toujours prêtes à recevoir toutes sortes d’obéissances, et tenir notre âme unie à la volonté de Dieu autant qu’il nous est possible. L’âme qui peut dire, en vérité, qu’elle est toujours disposée à tout ce qu’on lui voudra commander, est toujours en oraison. [224]
Je suis bien aise que vous me fassiez cette demande, mes chères Sœurs : Comment les Sœurs professes doivent être zélées à prendre l’esprit de leur vocation, et à servir de bon exemple ? J’y réponds, en vous assurant que c’est une question bien importante, et que les Sœurs doivent très assurément nourrir dans leurs cœurs, une grande jalousie et un zèle ardent de se bien édifier les unes les autres, et tous ceux avec qui elles conversent, et qu’elles aient un grand soin de prendre l’esprit de leur Institut, pour procurer que celles qui nous suivent le prennent aussi ; mais ce zèle ne doit pas être pointilleux, picoteux, impatient, il ne faut même pas que celles qui sont en charge pressent trop les esprits. Le zèle de notre Bienheureux Père n’était point tel : c’était un zèle qui le faisait prier, donner bon exemple, exciter, encourager, et supporter les âmes ; il ne les pressait point, mais les attendait longuement avec une patience et débonnaireté admirables, les aidait de tout son pouvoir, sans plaindre sa peine, ni sans épargner sa charité, puis laissait le reste à la Providence de Dieu. Il ne faut point aller chercher d’autre doctrine que celle de ce Bienheureux Père de nos âmes pour bien exercer notre zèle. Voici donc ce qu’il faut faire : recourir à l’oraison, aider, supporter, et donner bon exemple à nos Sœurs; celles qui sont en charge, par leurs avis et enseignements, et les autres en se parlant et encourageant ensemble.
Mon Dieu! mes Sœurs, à quoi devons-nous prendre plaisir, sinon à parler de Dieu, de l’éternité, du bonheur de notre vo-[225]cation, de l’amour et fidélité que nous devons avoir à bien prendre l’esprit de notre saint Institut, et pour le conserver soigneusement ; nos discours ne doivent être d’autre chose, lorsque nous avons congé de nous entretenir en particulier, surtout soyons d’une grande observance. Tâchons de servir de bon exemple, parce qu’on ne saurait dire le bien qu’apporte dans une maison religieuse une fille de bonne édification ; mais que tout ce que nous faisons pour la donner se fasse avec le seul désir de nous rendre toujours plus agréables à Dieu, et par ce seul motif de son pur amour, et que ce soit cet amour seul qui anime notre zèle.
Or sus, mes chères filles, il faut que je vous donne trois fondements pour établir notre zèle et notre vertu, afin qu’elle soit solide : le premier est d’être entièrement dépendantes du soin paternel de notre bon Dieu et de nos supérieurs, sans avoir aucun soin de nous-mêmes ; non, ne pensez point à ce que vous ferez et à ce qui vous arrivera; abandonnez toute votre âme, votre esprit, et même votre corps, dans le sein de la divine Providence, et à celui de l’obéissance, et même le soin de votre perfection ; car Notre-Seigneur en aura assez, ayant plus d’amour et de soin pour nous que la mère la plus passionnée n’a de nourrir et élever son enfant. Oui, certainement, mes chères Sœurs, Dieu pense plus, par le menu, à nos nécessités, pour petites et minces qu’elles soient, en a plus de soin qu’une tendre mère et nourrice ne fait de son petit qu’elle amie tendrement. Sachez pourtant que la mesure de la Providence de Dieu sur nous est celle de la confiance que nous avons en lui, et que son soin est d’autant plus achevé, que notre abandonnement entre ses mains sacrées est plus parfait et plus entier. Je ne veux pas que vous vous lassiez de travailler fidèlement à votre perfection; mais je vous dis seulement que les voies et les moyens d’y parvenir vous doivent être indifférents; laissez-vous donc tourner, manier et façonner tout au gré du bon plai-[226]sir éternel, par la voie de l’obéissance, sans permettre à votre esprit de discerner ce qui lui est propre ou non, comme de penser : pourrai-je bien faire cette charge? Ou bien : je ferais mieux l’autre; je serais bien mieux avec cette Sœur, qui a plus de rapport à mon humeur, qu’avec celle-là. Laissez tous ces discernements pour vous laisser incessamment à la conduite de Notre-Seigneur.
Le deuxième point, c’est qu’il ne faut chercher que Dieu, ne vouloir que Dieu, ne prétendre que Dieu. Ah! si vous ne cherchez que Dieu, vous le trouverez partout; par exemple : une fille va faire l’oraison, l’obéissance l’en retire tout incontinent pour l’employer ailleurs; infailliblement, elle trouvera autant Dieu dans cette occupation qu’en l’oraison. Je vous avoue que ce sera possible, avec moins de satisfaction et de doux repos; mais sachez que Dieu se trouve mieux aussi où il y a plus de l’abnégation, que de plaisir pour nous. Si vous ne cherchez encore que Dieu, mes Sœurs, vous serez indifférentes pour vos emplois, pour vos charges, pour votre séjour et pour tout ce qui vous concerne, d’autant que vous trouverez partout ce bon et grand Dieu de votre cœur, parce qu’il ne se trouve jamais mieux qu’en l’obéissance. C’est en cette divine indifférence qu’on trouve enclose le document de notre Bienheureux Père : Ne demandez rien et ne refusez rien; c’est le dernier qu’il nous a donné, parce qu’il contient tous les autres ensemble, puisque nous trouvons dans sa pratique, celle de l’humilité, douceur, simplicité et mortification, parfaitement comprises; mais, plus que toutes vertus, ce document contient encore la parfaite dépendance du bon plaisir de Dieu, et l’entière perfection comprise dans nos saintes règles et constitutions. Le Bienheureux nous désirait fidèles à cette pratique; c’est aussi mon unique désir sur vous, mes chères filles; et, comme je sais qu’il n’y a rien de plus parfait que cette pratique même, je l’honore et la prise infiniment, me souvenant du zèle avec lequel ce Bien-[227]heureux Père nous la recommandait spécialement, trois ans avant sa mort, qu’il avait si fréquemment ces paroles à la bouche : Ne demandez rien et ne refusez rien, mes filles. O Dieu! que celles qui pratiquent bien cet admirable document possèdent une grande tranquillité, parce qu’il conduit promptement et fidèlement à la plus haute et sublime perfection.
Vous me dites qu’il ne faut donc pas demander ses nécessités? Pardonnez-moi, mes Sœurs, il faut demander simplement et confidemment ce que vous avez besoin : la constitution l’ordonne ; mais il faut prendre garde de ne demander que le nécessaire, et non ce qui plaît, que nous n’eussions pas même pu avoir dans le monde, et ne vouloir pas, si à point nommé, tout ce qui est de nos inclinations, ne voulant rien souffrir. Non, mes filles, il faut être plus mortifiées, une âme religieuse devant aimer souverainement les souffrances et la pratique de son vœu de pauvreté; par exemple : nous commencerons à avoir un peu froid; nous voulons aussitôt des habits et couvertures. Le chaud vient : nous voulons soudain tout poser plus tôt que les autres : cela marque une grande tendreté et trop d’attention sur nous-mêmes, qui me fait quelquefois un peu mal au cœur, ne voyant pas mes filles aussi parfaites que je les voudrais. Je vous dirai encore, que ce document de notre Bienheureux Père tendait surtout à ce dédiaient du trop grand soin de nos corps, sachant que les femmes et les filles sont pour l’ordinaire fort tendres, trouvant que tout leur fait mal, que tout les incommode, que tout nuit à leur santé, que ceci leur est propre et que cela ne le leur est pas; je suis mieux ici que là; cet air m’est bon, l’autre me nuit, et mille autres petites faiblesses qu’une âme saintement généreuse et bien attentive à Dieu n’a pas. Mais, savez-vous à quoi tendait souverainement ce dernier avis de notre saint Père : ne demandez rien et ne refusez rien? C’était pour délivrer et affranchir nos esprits de tant de pensées, de tant de réflexions et desseins que les âmes qui ne sont [228] pas dénuées d’elles-mêmes ont encore, ce qui leur cause des grands troubles et inquiétudes. Si l’on emploie telles personnes à des charges ou à des fondations, elles se tourmenteront dans le tracas et dans les petites contrariétés et difficultés, dans les privations de leurs petites commodités qui les étonneront : « O mon Dieu! diront-elles, je suis si distraite, si inquiète, je ne saurais me tenir à la présence de Dieu! Quand j’étais à Annecy, dans notre petite cellule, j’étais si contente, si recueillie, notre Mère m’était si douce, si gracieuse ! mes Sœurs m’étaient toutes si cordiales, bonnes et condescendantes! je m’accommodais si bien à leurs humeurs, elles m’aimaient si tendrement!... Tout cela n’est pas vertu, et ce n’est pas être vertueuses de n’être cordiales et douces que lorsque rien ne vous contrarie, et que vous êtes dans votre cellule sans être exercées et hors des occasions de rien souffrir, que vous êtes avec une supérieure et des Sœurs qui approuvent tout ce que vous faites; l’égalité et sainte joie n’est pas merveilleuse en ces rencontres. Je crains bien, au contraire, que nos passions ne s’engraissent parmi ce repos et cette quiétude, et que vous ne soyez pleines de vous-mêmes, immortifiées, attachées à vos propres intérêts et satisfactions; et, si vous vous regardez bien, vous trouverez que votre vertu prétendue n’est pas en vous, mais en votre supérieure, en votre Sœur, en votre cellule et aux lieux où vous êtes. Si nous ne cherchons que Dieu, nous le trouverons ici, nous le trouverons là; et, parce qu’il est partout, en tous lieux et en toutes personnes, et si nous ne voulons que lui, nous serons contentes de tout et partout.
Le troisième moyen de bien établir notre vertu, c’est de recevoir toutes choses comme venant de la main de Dieu, qui nous envoie le tout pour notre bien et pour nous faire mériter. Une Sœur vous dira une parole piquante; une autre vous répondra mal gracieusement regardez en cela la bonté de NotreSeigneur, parce que, bien qu’il ne soit pas auteur du mal ni [229] de l’imperfection de la Sœur, il a néanmoins permis que cette parole vous fût dite, afin que vous en fissiez votre profit, en pratiquant la patience, la mortification, le doux support, et que votre Sœur, de son côté, s’humiliât, et aimât son abjection. Nous voyons qu’on fait passer l’eau des plus belles sources par des canaux de fer, de plomb et de bois; cette même eau, passant par ces canaux, vient toujours de sa source pour s’introduire aux lieux où on la désire; de même toutes nos adversités et contradictions viennent de l’agréable et première source de la Divinité, bien qu’elles passent par les créatures, qu’elles nous viennent d’elles comme par des canaux; il ne faut jamais regarder les moyens par lesquels ces eaux amères nous viennent ; mais adorer la source d’où elles dérivent, jetant toujours les yeux en Dieu dans nos peines et nos adversités, pour les recevoir de sa main adorable. Nous devons être extrêmement aises d’avoir des occasions de souffrir et de pratiquer la vertu, qui ne s’acquiert jamais mieux que lorsqu’elle est combattue de son contraire, bien que Dieu nous la puisse donner dans un instant ; mais il ne fait pas souvent de ces miracles, et veut, pour l’ordinaire, que nous passions par la voie obscure, nous tenant dans les lieux bas, jusqu’à ce que sa main nous élève dans son cabinet pour nous communiquer ses secrets.
Nous nous trouvons, possible, bien éloignées des sentiments de cette demoiselle dont par le Philothée, et qui alla trouver saint Athanase pour le prier de lui donner une maîtresse rude et difficile à servir, afin qu’elle pût avoir sujet, en la servant, d’endurer et de s’exercer à la vertu, et, voyant qu’elle en avait rencontré une bonne, douce et vertueuse, qui ne la faisait point souffrir, parce que le Saint n’avait pas bien compris son intention, elle le retrouva de nouveau et le pria de si bonne grâce, que son dessein fut accompli, parce que ce grand Saint lui donna une maîtresse chagrine, coléreuse et opiniâtre, laquelle l’exerça merveilleusement et la satisfit fort pleinement, lui [230] donna matière de profiter comme elle désirait pour parvenir à la perfection. O mes chères Sœurs! nous ne ferions pas de même, car nous voulons que les Sœurs avec lesquelles nous demeurons soient si douces, si cordiales à notre endroit, qu’elles ne nous disent pas la moindre parole qui nous puisse toucher ou mortifier ; toutes les officières voudraient des aides maniables et condescendantes. À la vérité, il faut bien que celles-ci obéissent simplement, parce que la supérieure les leur a assujetties, comme ayant l’autorité sur toutes, comme chef de la Congrégation; mais il ne faut pas que les officières aient de pouvoir sur les mêmes aides de leurs charges, ains elles les doivent prier cordialement et gracieusement, parce qu’elles n’ont sur elles qu’une autorité empruntée.
La Sœur assistante de la communauté ne doit pas aussi traiter avec un pouvoir absolu comme ferait la supérieure, car elle n’a que celui que la Mère lui commet, étant celle qui a été élue par-dessus toutes les autres; ains les Sœurs lui doivent pourtant rendre [en l’absence de la supérieure] les mêmes honneurs et obéissances qu’à la supérieure même, puisqu’elle lui a remis son pouvoir et son autorité.
Il ne faut donc pas que les officières usent de maîtrise sur leurs aides, mais qu’elles leur disent humblement et doucement ce qu’il faut qu’elles fassent, leur parlant avec un cordial respect : « Ma Sœur, vous plaît-il de faire un peu telle chose », ou bien : « Faites un peu cela, s’il vous plaît? » Les aides peuvent donner leur avis simplement, disant : « Il me semble que ceci serait bien ainsi », ou bien : « Nous faisions telles choses comme cela »,et semblables petites paroles selon les occasions, puis, faire comme l’officière voudra, sans contrôler ni témoigner des sentiments et aversions, si on ne fait pas état de ce qu’elles ont dit. Celles qui ont les charges ne doivent pas aussi tant faire les entendues, qu’elles ne demandent cordialement l’avis et sentiment de leurs aides. [231]
Enfin, mes chères filles, soyez douces, gracieuses, cordiales et unies ensemble, n’ayant qu’un cœur et qu’une âme; supportez-vous, entr’aimez-vous les unes les autres, et, en cela, l’on connaîtra que vous êtes vraies servantes de Dieu et vraies filles de notre Bienheureux Père, duquel, par tous les actes que nous ferons des vertus et des saints documents qu’il nous a donnés à pratiquer, nous accroîtrons et augmenterons la gloire accidentelle. Rendons-nous-y fidèles, afin de ne lui dérober ce que nous lui devons, je vous en prie, mes chères filles.
Vous me demandez comme il faut faire pour bien commencer la vie spirituelle?... Ma chère fille, il n’y a autre chose à faire qu’à se méfier de soi-même, se mépriser soi-même ; il se faut bien connaître, car enfin c’est l’unique moyen pour bien commencer et prendre un bon fondement en la vie spirituelle ; de sorte qu’il faut bien inculquer ce point aux novices, et à toutes celles qui veulent faire profession de la vertu. C’est le premier degré que cette connaissance de soi-même ; aussi la première chose qui m’est tombée, ce matin en l’esprit, en me réveillant, c’est ce que dit le Combat spirituel, « que ceux qui veulent tendre à la perfection doivent jeter le fondement d’une grande défiance d’eux-mêmes et entière confiance en Dieu. » Il me semble que les personnes spirituelles ne se fondent pas assez là-dessus; c’est pourquoi l’on voit fort peu de solide vertu. L’on spécule tant, l’on fait tant d’états, et l’on se porte tant à ces hautes oraisons, aux ravissements et choses délicates et extraordinaires; néanmoins, [232] la vraie sainteté et solide vertu consiste en cette défiance et mépris de soi-même et confiance en Dieu.
Mon Dieu ! que je désirerais qu’on inculquât ceci aux novices et qu’on les fondât bien en cette perfection, leur faisant connaître leur bassesse, leur néant, leur vileté, et qu’elles ne peuvent rien d’elles-mêmes, et que tout ce qui est de bon en elles vient de Dieu! Elles doivent donc tout rapporter à Lui et n’attendre rien d’elles-mêmes, mais de Lui, de sa grâce et assistance.
Il est presque impossible, pour nous autres, que nous ne soyons pas humbles, tandis que nous conserverons cet esprit, d’ouvrir la porte de nos maisons, pour y recevoir toutes sortes de personnes que le monde méprise et rebute, comme les boiteuses, aveugles, contrefaites et autres, car cela nous tiendra en humilité devant les créatures ; et devant Dieu nous pratiquerons une charité extrême et la plus grande que l’on saurait pratiquer, car non seulement ces filles et ces femmes sont rebutées du monde, mais encore des personnes les plus saintes, car il n’y a point de religion, pour sainte qu’elle soit, où on les veuille recevoir. Voilà donc comme la divine Providence trouve cet expédient pour nous maintenir en l’esprit de notre Institut, qui est un esprit de bassesse, humilité, mépris, abjection et douce charité, recevant à bras ouverts tout ce que le monde rejette, pourvu que ces âmes aient le cœur bien sain et disposé à vivre en humilité, soumission et obéissance.
Or, mes chères filles, l’humilité n’est autre chose que le mépris et démission de soi-même et de sa volonté, et d’aimer son néant, misère et abjection, de souffrir et de vouloir doucement, gaiement et amoureusement qu’on nous tienne et traite pour ce que nous sommes. Certes, c’est aller bien avant que d’en venir là, car cette connaissance de nous-mêmes n’est que le premier degré de l’humilité : l’humilité produit aussi la générosité et confiance en Dieu. [233]
Mais, vous dites, comment une âme bien imparfaite et pleine de misères peut avoir cette générosité et confiance? Ma chère fille, notre Bienheureux Père avait accoutumé de dire que « plus il se sentait faible, plus il avait de force et de confiance, d’autant qu’il n’attendait rien de lui-même et qu’il jetait toute sa confiance en Dieu. » Il était si aise quand on tombait en des fautes de fragilité, parce qu’il disait que cela était bon pour humilier l’âme, et pour lui faire voir qu’elle ne doit nullement se confier en elle-même, mais en la grâce et assistance de NotreSeigneur.
Enfin, ces âmes doivent avoir un grand courage pour mettre fidèlement la main à l’œuvre de leur perfection, sans s’étonner ni se mettre aucunement en peine de se voir sujettes à tant de fautes et imperfections.
S’il était en mon pouvoir d’avoir des sentiments, je sais bien que je brûlerais toute de l’amour de Dieu et de l’amour du prochain; or, Notre-Seigneur ne les a pas mis en notre pouvoir. Les sentiments ne sont pas nécessaires à la perfection et à notre salut; sa divine Majesté les donne à qui il lui plaît. C’est le Maître qui fait ce qu’il veut.
Il n’y a que deux choses [à faire] : éviter le mal et faire le bien, et cela selon la raison qui nous doit conduire; Dieu nous en donne [pour vivre] selon icelle, et non selon nos inclinations, car ce serait vivre en bête, les bêtes suivent leur instinct : [234] quand elles ont faim, elles mangent ; quand elles n’ont pas faim, elles ne mangent pas ; quand elles ont envie de crier, elles crient ; quand elles n’en ont pas envie, elles ne crient pas. On ne les saurait faire manger ou crier lorsqu’elles ne le veulent pas faire.
Avant que j’eusse lu la Sainte-Écriture, je pensais qu’on pouvait aller au Ciel plus aisément, qu’il ne fallait pas tant de choses ni se tant mortifier; mais depuis que j’ai vu ce que Notre-Seigneur dit et ses Apôtres, je vois bien qu’il ne faut pas vivre selon ses passions et inclinations; qu’il faut pâtir et endurer beaucoup, et qu’il n’y a point d’autres voies pour faire son salut que celles des croix et des souffrances; qu’il faut enfin vouloir le bien et le faire, car le Ciel n’est rempli que de [bonnes] œuvres. Tout gît donc en cela.
Voyez-vous ce Père de famille qui avait deux enfants; il les appelle l’un après l’autre, et dit au premier : « Mon fils,.va travailler en ma vigne; il répondit gaiement qu’il en était content et qu’il s’y en allait; néanmoins il n’en fit rien. Le Père appelle l’autre et lui fit le même commandement, d’aller travailler en sa vigne; mais il répondit : Comment irai-je? je suis déjà las, et témoigna de la résistance et répugnance; néanmoins il s’y en alla et travailla fidèlement. Or, qui a accompli la volonté du Père? C’est ce dernier qui se met en effet [à l’œuvre], nonobstant la difficulté qu’il y avait.
Ainsi, vous voyez qu’il importe peu que nous ayons des résistances à faire le bien et à suivre la volonté de Dieu, pourvu qu’on se surmonte et qu’on ne laisse pas de l’accomplir. [235]
Non, mes filles, il est impossible de faire entièrement mourir toutes nos passions; nous les pouvons bien amortir, mais nous les sentirons toujours. Il est vrai qu’elles peuvent être si endormies, que pour un peu de temps elles ne nous travailleront pas, et qu’à force de les mortifier elles cesseront de nous faire la guerre; mais parce qu’elles ne sont pas mortes, lorsque nous y penserons le moins, elles se réveilleront si bien, qu’elles nous feront tomber en des grosses fautes. Vous direz alors : D’où vient ceci? Je ne croyais plus avoir des passions, ou, pour le moins, je pensais de m’en être rendue la maîtresse Je vous répondrai : Parce que vos passions n’étaient pas mortes, elles se font sentir, et -vous font connaître qu’elles n’étaient qu’un peu endormies, puisqu’un petit bruit les a réveillées. Il y a bien des personnes qui, par une longue habitude à la mortification, les ont endormies d’un sommeil si profond, qu’elles ne se réveillent pas ni si aisément ni si fréquemment. Ces sortes d’âmes ont acquis une certaine domination sur ces petites rebelles, que, dès qu’elles commencent à se révolter, elles ont le pouvoir de les retenir; et, bien que ces passions fassent quelques échappées, elles sont soudainement en leur devoir et à l’obéissance de la raison.
Mais celles qui ne sont que légèrement ensommeillées et qui ne sont pas encore bien sujettes, elles se réveillent souvent et donnent bien de la besogne et de la peine; elles requièrent de l’âme une grande attention sur elle-même, et beaucoup de fidélité à la mortification pour les mieux ranger et dompter.
Mes chères Sœurs, il y a des âmes qui ont leurs passions [236] accoisées parce que rien ne les contrarie ; [ce n’est pas à dire qu’elles soient vertueuses pour cela,] car enfin la vertu solide ne s’acquiert qu’au milieu des contradictions. Une personne ne se peut pas dire patiente lorsqu’elle ne souffre rien. Il ne faut que mettre ces âmes-là dans les occasions pour les connaître; elles verront elles-mêmes, par leurs faux pas, que leur vertu n’était qu’une vertu apparente et qui ne subsistait que dans leur imagination. Elles ressemblent à ces rivières qui coulent si doucement lorsque le temps est calme et que rien ne s’oppose à leur course; mais, à la moindre bouffée de vent qui survient, les ondes s’élèvent et font grand bruit; leur calme ne procédait pas d’elles-mêmes, mais du vent qui ne battait pas sur elles. Je conseille à ces sortes de personnes de ce bien humilier, parce que je les assure que leur vertu n’est qu’un fantôme ou un simulacre qui n’est rien moins que vertu. Notre-Seigneur permet que leurs passions s’élèvent et qu’elles donnent du nez en terre, pour les tenir plus humbles et petites à leurs yeux, leur faisant connaître leur impuissance et ce qu’elles sont sans son secours. Pour nous tenir donc dans cette connaissance si utile à nos âmes, il permet que nous fassions des plus grands manquements lorsque nous avons formé les meilleures résolutions et que nous nous persuadons de vouloir faire des merveilles. O Dieu ! mes Sœurs, que la créature est peu de chose d’elle-même! Elle ne doit rien attendre que de la grâce de son Dieu, car, je l’assure, elle n’est rien du tout ! Que serait-ce si nous ne faisions point de ces fautes qui nous font aimer notre abjection? nous croirions être saintes. O mes filles! bienheureuses seront celles qui font de ces grosses imperfections qui leur donnent bien de la confusion aux yeux des créatures, car je les assure que si elles savent bien en faire profit, et tel que Dieu désire, elles se rendront fort agréables à ses yeux divins.
Vous demandez si le démon nous peut donner des passions? Non, ma Sœur, nos passions sont en nous-mêmes; qui les a [237] plus, qui les a moins fortes : le diable les peut émouvoir, selon le pouvoir que Dieu lui donne, parce qu’il ne peut rien sans cette divine permission ; mais il ne peut pas en donner, car les passions nous sont naturelles et nous les avons dans nous.
Ce qu’il faut faire, dites-vous encore, lorsque tout à coup on sent toutes ses passions émues? Il ne faut pas se violenter à faire quantité d’actes pour les vaincre et les ramener au devoir, parce qu’elles nous pourraient surmonter ; mais, dans la partie suprême de notre âme, il nous faut joindre seulement au bon plaisir de Dieu, nous humilier; et, au partir de là, nous tenir en paix et le plus tranquillement que nous pourrons auprès de Dieu. Enfin, il nous faut faire comme nos grangers ont fait aujourd’hui sur leur bateau qui conduisait notre blé sur le lac. Ils se sont trouvés subitement en un très grand péril; dans un instant ils ont vu s’élever une violente tempête qui allait sans doute les submerger avec le bateau et tout ce qui était dessus. Hélas! qu’ont-ils fait? Ils ne se sont pas opiniâtrés de vouloir prendre le droit fil de l’eau en traversant ces grosses ondes; non, ils se seraient perdus faisant de la sorte; mais ils ont très sagement conduit leur barque, tout doucement, au rivage, et ont suivi les petites ondes; par ce moyen ils sont arrivés, en évitant l’orage et non en le combattant.
Mes Sœurs, voilà un petit modèle de ce que nous devons faire, lorsque, voguant en grande paix dans notre petite navigation, nous sentons, sans y penser, toutes nos passions s’élever et causer en nous un grand orage, comme si elles nous devaient abîmer ou nous entraîner après elles; il ne faut pas vouloir calmer nous-mêmes cette tempête, mais nous approcher doucement du rivage, tenant notre volonté ferme en Dieu, côtoyer les petites ondes, pour arriver, par l’humble connaissance de nous-mêmes, à Dieu, qui est notre port assuré. Cheminons bellement, sans effort, et sans rien accorder à nos passions de ce qu’elles désirent, et faisant ainsi, nous arriverons un peu [238] plus tard à ce divin port; mais avec plus de gloire que si nous avions joui d’un calme parfait et que nous eussions vogué sans peine.
Mes chères filles, êtes-vous satisfaites sur vos demandes? Je le souhaite bien fort, et que nous fassions toujours notre profit de tout. Dieu nous en fasse la grâce.
[Un jour, notre digne Mère revenant de la seconde table, s’agenouilla devant le Saint-Sacrement, où elle prit une splendeur de visage, une sérénité et une fermeté tout extraordinaire, et nous dit, dès qu’elle fut assise, à la récréation :]
O Dieu! que faisons-nous en cette vie, mes chères Sœurs? Je vous puis assurer, que je n’eus jamais une si claire vue de la bonté et de la beauté de la mort, comme je l’ai maintenant. Hélas! que faisons-nous ça-bas en cette misérable vallée de pleurs, éloignées de Dieu, où il ne se trouve point de solide vertu! où il n’y a guère de véritable humilité ni de vraie simplicité! où l’on trouve si peu d’âmes totalement abandonnées entre les bras de Dieu !
Quelle est celle d’entre nous qui voudrait toujours être ravalée, humiliée et avilie? O Dieu! s’il faut demeurer ça-bas, au moins faut-il que ce soit pour y pratiquer les solides vertus. Pour cela, mes chères Sœurs, je me résous de ne point flatter vos inclinations, mais de les rompre, et de n’en pas contenter une de toutes celles que je connaîtrai. Eh Dieu ! nous marchons trop en enfants, cela me fâche. Il faut céans, je veux dire que [239] les filles de cet Institut pratiquent les actes des vraies, grandes et héroïques vertus. Je vous puis bien assurer que si le premier pas de cet Institut était à faire, l’on y marcherait d’un autre biais que l’on n’a pas fait jusqu’à présent, au moins si j’avais le sentiment que j’ai maintenant. Je suis absolument déterminée de vous bien mortifier, et de contrarier vivement toutes vos inclinations. Oui, je le proteste, mes Sœurs, à la vue et la face de notre Dieu, que je vous mortifierai, humilierai, et agirai avec plus de force d’esprit que je n’ai jamais fait, et je me repens bien de ne l’avoir pas fait plus tôt. Mais, désormais, je ne veux plus de niaiseries; il faudra rompre ou faire, et jamais fille n’aura ma voix, que je n’y voie bien tout ce qu’il faut et tout ce que je désire, et toutes tant que vous êtes, préparez-vous à être conduites par un nouvel esprit, car je suis chargée de nourrir les filles de notre Bienheureux Père, et je ne puis pas le faire sans les mortifier et humilier. J’ai changé les officières et les livres ; mais si j’entends sur cela le moindre signe de répugnance et d’inclination, je vous humilierai puissamment. Au reste, mes Sœurs, je ne vous mortifierai point selon mes inclinations ou aversions, car il n’y a pas une de nos Sœurs pour qui j’aie inclination, attache ou aversion particulière de la grosseur d’un ciron. Ce n’est pas que je ne sois bien imparfaite; mais je garde mes inclinations pour moi, et quant à mes Sœurs, je les conduis comme je crois le devoir faire, selon Dieu et ma conscience, et je mortifierai chacune d’elles autant que je verrai le devoir faire et qu’il sera nécessaire, avec plus de force d’esprit que je n’ai jamais fait.
Ma Sœur la directrice, mortifiez bien ce peu de novices que vous avez; s’il s’en trouve qui soient si vives qu’elles ne puissent souffrir qu’on les mortifie, en sorte qu’à cause de cela elles font toujours plus de fautes, je ne suis point d’avis qu’on les en tienne quittes; mais savez-vous le remède? il faut doubler, et puis tripler, et retripler. [210]
Vous n’avez que ma Sœur N. de [novice] blanche, elle est prou immortifiée, mais mortifiez-la bien. Et si vous ne voulez pas tomber, notre novice, tenez-vous ferme... Vous répondrez que cela vous donnera bien du travail; tant mieux, pourvu que vous ayez un grand courage pour avaler les médecines spirituelles qu’on vous donnera, et pour laisser mettre les cataplasmes sur vos plaies sans dire, holà!
Certes, qui voudra vivre selon ses inclinations ne vienne plus céans, et comme dit notre bienheureux Père : « Qui voudra se servir de sa propre volonté, il la lui faudra aller donner, hors de la porte, car dedans il ne s’en parlera plus, Dieu aidant. » C’était le sentiment qu’avait ce Bienheureux sur la fin de sa vie. Il me dit à Paris : « Je suis très-résolu de ne point trahir les âmes ni de les flatter. N…. N…. s’adresse à moi, je lui dirai franchement ses vérités. Qui voudra suivre ses inclinations ne vienne point à moi; qui voudra vivre selon Dieu, qu’il y vienne, je le servirai de tout mon cœur..... »
Il dit ces mêmes paroles à une personne qui ne s’amendait pas; elle n’eut pas le courage ni la force pour le supporter, si qu’elle rompit, et il la laissa rompre.
Si je ne conduis pas bien mes Sœurs, ce sera par faute d’intelligence et non par malice de volonté, car, grâce à Dieu, sa bonté m’a donné une volonté droite ; mais pour les péchés d’ignorance, sans malice, j’ai appris de mon Bienheureux Père que ces péchés-là sont fort peu de chose devant Dieu. Par sa grâce, je n’ai rien qui me tienne attachée, j’aime bien toutes mes Sœurs, et il n’y en a aucune à qui je me sente attachée le moins du monde; et, bien que j’aie toujours cette inclination de retourner en ce monastère [d’Annecy] dès que j’ai achevé ce que j’ai à faire dans les autres ; je ne suis que la volonté de notre Bienheureux Père, car je lui demandai, s’il venait à mourir, ce qu’il lui plaisait que je fisse, il me dit : Vous demeurerez en la barque en laquelle je vous ai mise. » [241]
Pour conclusion, mes chères Sœurs, je vous annonce que je vous mortifierai sans inclination ni aversion. Je vous ai promis que je contrarierai fortement et fermement vos inclinations, et vous proteste que je tiendrai ferme en ce dessein; et celle qui ne voudra pas que ses inclinations soient rompues, qu’elle soit soigneuse que je ne les voie pas; car, tout autant que j’en verrai, autant j’en ruinerai, Dieu aidant.
Il y a des âmes qui sont si pleines d’elles-mêmes, qu’on le voit en tout ce qu’elles font, soit en leur ouvrage, en leurs paroles et façons de faire ; mais il y en a encore de plus fines : elles dissimulent; et, cependant, quand je leur parle, je vois danser leur amour-propre par là-dedans. Ah! il faut avoir un grand soin de se vider de soi-même par une entière abnégation et mortification.
On demande si une âme ne peut pas être bien remplie de soi-même sans le connaître? Oui, cela se peut bien; mais, certes, ces âmes-là ne lisent pas les Entretiens de notre Bienheureux Père et ne pénètrent pas assez avant en cette vraie science, laquelle ne nous enseigne rien tant que l’anéantissement de soi-même ; car, si on les lisait bien et qu’on les mit en pratique, nous serions de plus braves filles que nous ne sommes pas. Certes, je voudrais que nous fussions toutes parfaites de la perfection que ce Bienheureux nous a enseignée. Nous sommes de bonnes filles, il est vrai; nous allons bien à l’Office, nous gardons le silence, cela est bon ; nous ne faisons pas de répliques à l’obéissance, cela est bon aussi; mais ces âmes qui font si [242] bien les choses extérieures, ont-elles quelque exercice intérieur? Non... Ah! donnez-leur-en un peu, et, par là, vous connaîtrez ce qu’elles sont. Piquez-les, et vous verrez si elles sont vives et sensibles, et comme elles ménageront leurs sentiments ! Je sais bien que pour avoir des sentiments et des passions vives et promptement émues, quand on nous reprend, cela ne veut rien dire, et n’empêche point la perfection, pourvu qu’on ne les suive pas. Mon Dieu! cette doctrine nous a tant été enseignée !
Que celles donc qui n’ont point les passions fortes ni de ressentiments de répugnance ne s’estiment pas les plus parfaites, ains, au contraire, celles qui les ont plus fortes, ont bien plus de moyens de s’établir et acquérir les vraies et solides vertus, si elles sont fidèles à Dieu. Mais quand on se surmonte, dites-vous, ou qu’on fait quelque bonne pratique, il vient une certaine complaisance et satisfaction qui gâte tout, et nous fait tout perdre, si nous n’y prenons garde. Vous dites vrai, ma très chère fille ; et quel malheur, quand, après avoir fait quelques bons sacrifices, nous venons à nous en complaire en nous-mêmes, tout n’est-il pas perdu? Or, si on ne peut, ou rarement, faire le bien qu’il ne nous en demeure quelque satisfaction, cela n’est pas mal; mais de s’y entretenir et de s’y complaire, c’est ce qui gâte tout. Et que faut-il faire à cela? Il faut anéantir ces pensées de complaisances et vaine satisfaction, s’humilier et chercher son abjection, donner la gloire à Dieu de tout, et reconnaître que de nous-mêmes nous ne pouvons rien. En un mot, il faut être FIDÈLEMENT FIDÈLE et HUMBLEMENT HUMBLE; cela veut dire qu’il faut en toutes choses ne chercher que la gloire de Dieu, et ne rien faire que pour lui plaire; rien pour nous ni pour les créatures, mais tout pour Dieu; s’humilier et du bien et des fautes, mais d’une humilité véritable, fidèle et sincère. Je ne vois point que nous fassions profit de nos fautes ; nous ne nous en humilions pas assez, nous n’en aimons pas assez notre abjection. [243]
Il y a des âmes, en religion depuis longtemps, lesquelles n’ont jamais point de paix, parce qu’elles ne travaillent pas à une abnégation absolue de leurs propres sentiments : on leur aura dit et redit plusieurs fois ce qu’elles doivent faire sur ces troubles; et, au lieu de se tenir fermes et de se reposer en cela, et porter doucement et patiemment leur croix (car cet état en est une), elles veulent qu’on leur dise toujours des choses nouvelles, et ont en cela leur volonté et inclination; de là vient qu’elles ne sont point tranquilles, ce qu’elles seraient si elles se résolvaient à supporter patiemment cette petite croix.
Il faut aussi animer nos actions extérieures d’une attention attentive qui nous donne le courage de souffrir nos peines, et de travailler pour acquérir la perfection, non point parce que c’est une chose bonne ou pour le bien qui nous en revient, mais parce que cela plaît à Dieu ainsi. Il faut venir céans, non pour être ferventes, mais pour travailler à une profonde humilité, soumission, mortification et abnégation; non point seulement pour fuir les occasions de faire le mal et avoir plus de moyens de faire le bien, mais pour plaire à Dieu et faire toutes choses pour son amour. On pense que quand on a passé son année de noviciat et qu’on est coiffée de noir, que tout est fait. Oh! certes, vous vous trompez, car il faut toujours commencer; faire aujourd’hui toutes nos actions avec autant de ferveur, comme si c’était le premier jour. Il faut souvent considérer nos règles, et faire comparaison de ce que nous sommes avec ce que nous devons être. Je voudrais bien que nous pensassions souvent à l’excellence de notre vocation, et que nous tâchassions de nous rendre telles qu’elle requiert de nous. Elle demande que nous soyons humbles, douces, obéissantes et simples ; il ne faut point vivre selon nos inclinations et aversions : voilà ce qu’il faudrait faire et ne point s’arrêter à l’écorce.
Je voudrais avoir des charbons de fru pour les jeter dans vos [244] cœurs afin de les enflammer ; mais je ne suis pas digne de rendre ce service à Notre-Seigneur ni à la maison.
Il faut agrandir notre courage pour parvenir à la perfection. Nous n’y saurions jamais parvenir sans la mortification de nos passions. Qu’une chacune regarde ce qui est en elle, et qu’elle entreprenne, à bon escient, son amendement.
Nous devons nous porter un très grand respect les unes aux autres; nos Règles nous y obligent; et, certes, où il n’y a point de respect il n’y a point d’amour.
Il faut bien prendre garde à ce vice de négligence, c’est un grand mal pour les religieuses. Si vous êtes lâches, et que vous ne preniez soin de purger votre cœur de cette imperfection, et que vous ne combattiez généreusement cette mauvaise inclination, vous ne serez religieuse que d’habit.
II y a peu de personnes qui servent Dieu purement. On est tellement plein de soi-même que c’est pitié. On fait ses œuvres par respect humain, ou par quelque impure intention. Je ne dis pas de ces impuretés grossières, je n’entends pas de cela ; mais des intentions éloignées de celles que nous devons avoir, de sertir Dieu purement pour lui plaire, faisant tout pour lui avec une affection vive et simple.
Ma fille, servir Dieu nûment et simplement, ce n’est point couvrir ni doubler nos actions, car ce qui est simple n’est pas double ; ce qui est nu n’est pas couvert. Regardez ma main; elle ne saurait être plus nue ni plus simple qu’elle n’est, et il faut que nous soyons ainsi, servant Dieu sans avoir autre intention que celle de lui plaire. Servir Dieu purement, ce n’est point chercher, par amour-propre, les consolations, mais le servir aussi fidèlement parmi les sécheresses et aridités, comme parmi les sentiments et douceurs.
On connaît que l’on désire les consolations par amour-propre, lorsqu’on s’inquiète de n’en point avoir et qu’on est plus lâche au service de Dieu. Non, il ne faut pas les désirer... Mais sont-[245]elles quelquefois utiles? Oui, principalement pour celles qui commencent. Aussi voit-on que Notre-Seigneur a coutume d’en donner en ce temps-là. Mais, nous autres anciennes, il nous faut manger des croûtes.
Il n’y a point de doute, ma fille, qu’une âme qui serait tout le jour attaquée de pensées inutiles et qui aurait la fidélité de ramener son esprit à Dieu, soudain qu’elle s’en apercevrait, fera autant pour lui, voire plus, que celle qui aurait beaucoup de facilité de retourner à Dieu et se détourner et retirer des inutilités; en cela consiste la vraie vertu. Que celles qui sont en cet état-là pratiquent courageusement et fidèlement ce retour en Dieu et qu’elles y persévèrent, car je les assure que c’est le vrai moyen d’acquérir la perfection en peu de temps.
L’humilité et la fidélité à se relever de nos chutes, fait voir si les goûts que l’on prend aux choses spirituelles viennent de Dieu. Une âme qui a un naturel rude, revêche et rébarbatif, fera un grand avancement, si elle est fidèle, et acquerra de grandes vertus; si elle fait plusieurs fautes, cela n’empêchera point sa perfection, pourvu qu’elle soit fidèle à se relever et humilier. Si, ayant le désir de s’humilier de ses fautes, il lui semble qu’elle ne le peut faire, ains que ses fautes l’aigrissent, il faut qu’elle mette du sucre dans son cœur pour l’adoucir, disant : Or sus, mon cœur, qu’est-ce donc? nous sommes tombés, et ne nous inquiétons point. Eh bien, j’ai fait une faute, on l’a vue, on t’en méprisera; mais regarde en ce mépris la volonté de Dieu, tu seras plus avisée une autre fois... Si Dieu donne à [246] telles âmes du plaisir de penser aux choses intérieures, elles ne laisseront pas de s’amender, sans qu’elles fassent beaucoup de réflexions sur cela; notre Bienheureux Père ne voulait pas qu’on réfléchît tant sur soi. Mais si on voit telles âmes pleines d’elles-mêmes, vives et immortifiées, et qu’elles ne s’amendent point des choses dont on les reprend, ne se mettant en souci de ce qu’on leur dit; le plaisir qu’elles disent avoir en la pensée des choses bonnes et saintes n’est qu’orgueil, que vaine satisfaction et propre recherche. Il est bien aisé de connaître quand c’est Dieu qui donne de telles pensées, car l’on voit la vie conforme à cela. Il y en a qui parlent fort bien des choses spirituelles; mais il faut bien prendre garde si leurs œuvres sont conformes à leurs paroles, et si elles font aussi bien qu’elles disent, car autrement c’est de l’orgueil.
Il peut bien être que Dieu nous laisse souvent en nos faiblesses, et que, pour cela, il nous semble toujours que l’on ne se peut humilier ; mais il faut que je découvre cette subtilité de l’amour-propre, qui est fort aise de dire et de croire que Dieu lui donne des exercices. « Je suis, dit-on bien sujette à telle faute, mais c’est un exercice que Dieu me donne. » D’autres, qui en rendent compte, disent : « Je suis fort travaillée de telles peines, mais je les souffre, comme un exercice que Dieu m’envoie. À telles personnes, je réponds doucement : « Dieu n’y a point pensé. » Elles demeurent honteuses et ne savent que répliquer. Nous nous donnons, pour l’ordinaire, les exercices que nous avons. Je vois peu de tentations du diable parmi nous, et, néanmoins, on lui met tout dessus; mais il y a beaucoup d’amour-propre et de propre recherche. Les tentations du diable sont bien fâcheuses; mais celles de notre amour-propre sont plus dommageables et dangereuses, à cause de leur subtilité.
Oui-dà, on peut bien faire une génuflexion en entrant dans sa cellule, pourvu qu’on ne s’y attache pas; mais j’aimerais [217] que l’on en fit une bonne d’anéantissement de nos affections, sentiments et inclinations.
Il faut avoir une grande dévotion aux saints Anges; il les faut saluer quand on s’entretient; et, quand l’on est en communauté, il est bon de saluer les Anges de nos Sœurs, et les imiter en leur pureté, simplicité et promptitude à l’obéissance, en leur fidélité à servir Dieu et le prochain.
Vous demandez ce que c’est, vivre selon l’esprit et non selon la chair? Mes chères filles, c’est vivre selon les vérités et clartés de la foi, selon les volontés de Dieu, selon sa loi, selon que Dieu nous enseigne. C’est vivre enfin selon nos règles et constitutions, selon la raison et non selon nos inclinations, humeurs, aversions et passions. Le grand Apôtre dit : Dépouillez-vous du vieil homme, pour vous revêtir du nouveau qui est Jésus-Christ.
Cela veut dire qu’il faut se revêtir de l’imitation de Notre-Seigneur, de sa patience, de sa douceur, de son humilité et charité et autres vertus desquelles il nous a donné l’exemple. Oh! que nous serions heureuses si nous pouvions dire avec ce grand Apôtre : Je ne vis plus, moi, ains Jésus vit en moi. — Ma vie est cachée en Dieu, et lorsque Jésus-Christ qui est ma vie apparaîtra, alors j’apparaîtrai avec lui en gloire. Oh! les admirables paroles! C’est aussi le Saint qui nous a donné le premier des nouvelles de l’éternité, ayant été ravi jusqu’au troisième ciel; après quoi il nous dit que l’œil de l’homme n’a rien [218] vu, l’oreille entendue ni le cœur de l’homme compris ce que Dieu a préparé à ceux qui l’aiment.
Faisons donc en sorte, mes chères Sœurs, que nous tendions à cette perfection de mourir à nous-mêmes. Notre Bienheureux Père disait : Je ne sais point d’autre moyen pour bien faire sinon de BIEN FAIRE; je veux dire pratiquer la vertu. Il n’y a, certes, point d’autre secret pour être parfait que celui-là. Voulez-vous avoir l’humilité? pratiquez-là; voulez-vous être patiente? pratiquez la douceur et la patience; voulez-vous mourir à vous-même? mortifiez puissamment vos passions et propre volonté, et ainsi des autres. On travaille bien, dites-vous, mais on ne parvient pas à la perfection. Jusqu’à quand pensez-vous qu’il faille travailler? certes, jusqu’à la dernière période de notre vie. Oh! que cette peine est bien employée! C’est pourquoi nous aurions tort de la plaindre et épargner.
Il fut dit à Moïse : Fais selon le patron que je t’ai donné; or, ce patron, c’est Notre-Seigneur, qui nous a été donné du Père Éternel pour modèle. Voyons ce divin Sauveur, comme il a demeuré trente ans caché, inconnu, et couvert sous la cendre de l’abjection, étant réputé vil et abject, fils du charpentier, lui qui était fils du Père Éternel, qui avait autant de science et de sapience au moment de sa conception qu’il en avait au ciel et qu’il en a maintenant. Néanmoins, il n’a pas voulu, pendant ce temps-là, faire aucun miracle pour se manifester, sinon trois ans devant sa mort, pendant lesquels aussi il a voulu souffrir tant de persécutions et d’injures, qu’il endurait doucement et humblement comme un doux agneau, enfin comme il se laissa maltraiter en sa Passion ; combien d’ignominies, de travaux, de douleurs il voulut endurer; être crucifié, puis mourir sur une croix, s’étant fait obéissant jusqu’à la mort et à la mort de la croix. O mes Sœurs! si nous considérions bien ceci, nous recevrions, bien autrement que nous ne faisons, les contradictions, mortifications et humiliations qui nous arrivent; nous nous tien-[249]drions bien plus cachées, couvertes et rabaissées; nous serions bien plus amoureuses de ce Sauveur, plus zélées à chercher sa pure gloire, et plus ardentes à la pratique de toutes les vertus.
O Dieu! que cette parole que Notre-Seigneur dit, qu’il vomira les tièdes, est épouvantable, car il ajoute : J’aimerais mieux que tu fusses ou tout froid ou tout chaud; mais, parce que tu es tiède, je te vomirai. Les tièdes, ce sont ceux qui sont lâches et paresseux, qui ne veulent pas s’avancer à la vertu, se contentant d’être ce qu’ils sont. Les froids sont ceux qui sont en péché mortel, lesquels sont plus facilement touchés, car il ne faut quelquefois qu’entendre une prédication, lire quelque bon livre, voir quelque bon exemple, pour les faire relever de leur bourbier; de sorte que cette tiédeur est plus à craindre, en nous autres, que non pas aux personnes du monde. Nous avons de bons désirs, dites-vous. Oui, mais à quoi vous sert cela, si vous n’en venez aux effets? Ne savez-vous pas que saint Bernard dit : L’enfer est rempli de bonne volonté. Plusieurs disent : « Je veux », et ne font rien; d’autres paraissent mettre la main à l’œuvre pour exécuter leur bonne volonté, et puis en demeurent là.
Certes, il faut que les Sœurs de cette maison soient grandement généreuses, qu’elles ne soient attachées à rien qu’à Dieu; car elles doivent être disposées à aller en divers lieux, partout où l’obéissance les enverra. Enfin, il faut que cette maison d’Annecy reluise et excelle en humilité, douceur, simplicité, pauvreté, obéissance et dépendance de Dieu ; il faut que celles qui l’habitent aient un cœur large envers Dieu, afin de recevoir tout ce qu’il lui plaira de leur envoyer, soit affliction ou consolation, santé ou maladie, vie ou mort; enfin se laisser mettre en telle sauce qu’il voudra, sans nulle résistance, sans faire aucun choix de vouloir plutôt ceci que cela, cette croix que celle-là. Non, non, il ne faut pas de ces cœurs rétrécis [250], mais un cœur large envers le prochain, cela veut dire en dilection, en amour et support, étant toujours disposé à le servir, assister, consoler, supporter et soulager en tout ce qu’on pourra, mais gaiement et cordialement. Un cœur large est un cœur disposé à toutes sortes d’obéissances, un cœur étendu, qui aime souverainement la volonté de Dieu. Enfin, ceux qui ont plus d’union avec cette divine volonté sont les plus parfaits. Nous autres, nous ne sommes pas en peine de la connaître, car elle nous est clairement signifiée en nos règles et par nos supérieurs ; mais le mal est que nous ne la voulons pas reconnaître, quand elle n’est pas revêtue de la livrée que nous voudrions.
En quoi consiste le doux support que nous devons avoir, dites-vous? Ma chère fille, il consiste à supporter suavement le prochain, en tout ce qu’il pourrait dire ou faire qui ne serait pas bien et qui vous désagréerait et serait à contre-cœur, sans nous étonner de ses manquements et imperfections, ne les regardant ni épluchant aucunement, et ne concevant pour cela aucune mésestime, sécheresse de cœur et dégoût contre lui ; mais ayant une compassion tendre et amoureuse qui nous fasse fondre pour lui. Notre Bienheureux Père dit que la charité ne cherche point le mal, et, quand elle le rencontre, elle s’en détourne. Nous ne pouvons pas nous empêcher de le voir, et ne faut pas penser que ce qui est mal ne le soit pas, mais, lorsque nous le voyons et rencontrons, allons à Dieu et rentrons en nous-mêmes, et nous trouverons beaucoup de défauts et de choses à corriger et censurer, de quoi il nous faut profondément humilier. Il vous vient, dites-vous, des pensées de mésestime des Sœurs, quand vous leur voyez commettre quelque défaut? Oh! qu’il se faut bien garder de s’y arrêter volontairement, pour peu que ce soit, car ce serait, certes, bien mal et l’on ferait une lourde faute.
Non, ma fille, cet amour cordial que nous devons porter à nos Sœurs ne consiste point au sentiment ; c’est un amour du [251] cœur, non du cœur de la chair, mais du cœur de la volonté. Laissons tourner et virer les sens et tout ce qui est de la nature ; que nous aimions ou que nous n’aimions pas, que nous ayons de l’aversion ou de l’inclination, cela n’importe ; pourvu que, selon la partie supérieure, nous demeurions fermes, invariables en cette dilection, étant aussi disposées à leur en donner des preuves au plus fort de nos dégoûts et aversions que parmi nos suavités et amour sensible; car, si nous ne marchons de la sorte, nous ne ferons jamais rien qui vaille. Il faut aussi donner des preuves de notre amour du prochain, en priant soigneusement pour lui; et, certes, je voudrais que nous eussions un très grand zèle, pour demander à Notre-Seigneur les mêmes grâces, pour toutes les créatures, que nous demandons pour nous.
Ne voyez-vous pas que c’est l’intention de ce bon Dieu que nous fassions ainsi, d’autant qu’en l’Oraison dominicale il nous a enseigné de dire toujours : Notre Père, qui êtes aux cieux, votre nom soit sanctifié, votre royaume nous advienne… et ainsi du reste. Il y a des âmes qui ne prient point pour les autres et qui ne pensent qu’à elles. Oh certes! si nous avions la charité au fond de notre cœur, nous serions sans doute excitées à prier pour le prochain et la conversion des âmes, pour lesquelles nous devons avoir une jalousie nonpareille et aussi pour ceux qui se recommandent à notre Bienheureux Père, et qui ont confiance en nos prières, afin que la gloire de Dieu soit augmentée, et la gloire accidentelle de ce sien Serviteur, étant notre Instituteur, nous avons bien de l’intérêt à procurer sa glorification. Prions donc franchement et fervemment pour tout le monde, afin qu’il plaise à Notre-Seigneur de répandre ses grâces et miséricordes sur toutes les créatures, afin qu’elles s’acheminent toutes à la fin pour laquelle il les a créées. [252]
Je trouve votre raison bonne, ma chère fille, que si l’on n’est pas bien charitable et sur ses gardes, il est fort aisé d’offenser le prochain par la langue; aussi l’Écriture dit : Qui garde sa langue, garde son âme. Qui ne pèche point par la langue est un homme parfait. On offense le prochain, ou plutôt Dieu dans le prochain, en parlant mal à propos et aussi quelquefois en se taisant. L’on me dit du bien d’une personne que je n’aime pas beaucoup, qui m’a fait du déplaisir, je me tais, ou je réponds froidement : j’offense Dieu et ne suis point exempte de coulpe, car je fais connaître que je n’estime pas celle de qui l’on parle, et ma froideur ôtera peut-être la bonne estime qu’on en avait. Quelquefois une Sœur nous aura mécontenté, fait quelques tricheries, ou nous ne lui aurons pas de l’inclination ; une autre nous en dira du bien, nous répondrons quelques petites paroles cachées qui rabattront ce bien, et feront comme une goutte d’huile tombée sur du drap, une tache irrémédiable au cœur de cette Sœur à qui nous parlons. Et notez que tout le mal que fera la Sœur, en suite de cette mauvaise impression que nous lui aurons donnée, chargera notre conscience, et nous en serons coupables et châtiées sévèrement. Dieu dit qu’il hait six choses, mais que la septième lui est en abomination, ce sont ceux qui divisent les cœurs et sèment des discordes entre les frères. Tâchez donc, mes Sœurs, d’éviter toutes les paroles de rapports et de désunion, je vous en conjure de tout mon cœur.
Vous me demandez, ma chère fille, ce qu’il faut faire quand on n’a pas le sentiment du bien qu’une Sœur vient nous dire être en une autre ? En la maison de Dieu, il ne faut ni vivre, ni opérer, ni même penser selon ses sentiments naturels : qui les [253]voudrait suivre devrait demeurer au monde. Certes, bien que nous ayons de l’aversion à une Sœur, ou qu’elle nous ait désobligée, nous sommes cependant obligée d’en parler en bonne part et de contribuer cordialement à ce que l’on en dit. Oh! que notre amour-propre est subtil et que notre nature est amatrice de ses satisfactions! Si nous avions de l’inclination, ou quelque obligation, ou sympathie, ou espérance de recevoir quelque service d’une Sœur, quand on nous en viendrait parler, nous dirions une milliasse de ses vertus, sans examiner s’il est vrai, ni que nous craignons de mentir ; mais une autre qui ne nous touche en rien, pour laquelle nous n’inclinons pas, nous demeurons sèches et séchons le cœur de celles qui nous voient; bien que souvent il y ait plus de vertus à dire de celle dont nous nous taisons, que de l’autre. Mais c’est que nous vivons selon l’esprit du monde et de notre sens propre, et non selon l’esprit de la raison et de la grâce de Dieu, qui veut que, sans consulter notre inclination, nous disions le bien qu’il met en ses créatures. On ne fait pas un petit déplaisir ni une petite offense à ce bon Dieu quand on cèle et amoindrit le bien du prochain, duquel il a dit que celui qui le touche, touche à sa divine Majesté.
Quand on ne sait pas la vertu dont on loue une Sœur, il ne faut pas se taire pour cela, mais dextrement dire du bien d’elle, quelque pratique de vertu que l’on lui a vu faire, et cela suavement, par exemple : vous avez vu une personne en diverses occasions être fine et mensongère, et l’on vous viendra dire qu’elle est grandement droite et sincère; vous ne devez pas répondre que cela n’est pas vrai, puisqu’il est possible que, depuis que vous lui avez vu faire ces fautes, elle se soit corrigée. Car, si bien maintenant je vois une de mes Sœurs manquer de sincérité, je ne pourrais dire, d’ici à une demi-heure, qu’elle n’est pas sincère, sans me mettre au hasard de mentir et de faire un jugement téméraire, d’autant qu’à l’instant même de [254] sa faute elle a peut-être fait l’acte de contrition en son cœur et s’est convertie. Si donc l’on dit du bien que l’on ne sache point, il faut dire : C’est une bonne Sœur, une bonne fille, de bon jugement... Pour misérable que soit une personne, en peut toujours dire quelque bien, ou spirituel, ou naturel, ou civil, ou habituel.
C’est une chose extrêmement délicate que le prochain ; on n’y peut guère toucher sans offenser Dieu. Certes, je dis très souvent, et je trouve que j’ai raison de le dire, si nous avions la vue bien éclairée de ce côté-là, nous ne serions pas en peine de trouver matière d’absolution dans nos confessions. Mais, parce que nous ne regardons pas de bien près ce qui concerne cette douce charité envers le prochain, nous croyons avoir raison en tout ce que nous disons. Je vous assure que nous sommes bien souvent déçues et trompées par l’inclination propre, qui est bien dangereuse dans un monastère et dans une communauté religieuse, ou par la subtilité de notre amour-propre, et même par la bonne estime que nous avons de nous-mêmes, qui nous fait croire qu’il est impossible que nous puissions nous tromper. Demandez à ma Sœur N... si je ne dis pas la vérité.
Vous désirez ne point mentir. O Dieu! ma fille, c’est un grand secret pour attirer l’esprit de Dieu dans vos entrailles : Seigneur, qui habitera dans vos tabernacles? dit David. Celui, répond-il, qui parle en vérité de tout son cœur. J’approuve fort le parler peu, pourvu que lorsque vous parlerez vous le fassiez gracieusement et charitablement, non point avec mélancolie et avec artifice ; oui, parlez peu, mais parlez doucement; peu et simple, peu et rond, peu, mais amiablement.
Les actions qui de soi sont bonnes, si elles ne sont bien faites, elles ne nous rendront pas bonnes, car les œuvres justes ne nous rendent pas justes, si nous ne les faisons saintement. Plusieurs font beaucoup de bonnes actions, et des justes et des saintes, qui ne sont pas pourtant ni bonnes, ni justes, ni saintes. [255] Or, mes filles, pour faire les vraies œuvres, bonnes, justes et saintes, il faut les faire purement pour la gloire de Dieu, et parce qu’il est bon et juste de le servir saintement, faisant tout ce que nous faisons humblement, simplement et tranquillement, et surtout amoureusement pour Dieu, sans se rechercher soi-même, ni aucune satisfaction propre, mais arrêter ses yeux à l’éternité qui nous attend et que nous espérons. Rien n’est stable que Dieu; tout passe, les travaux comme les consolations; tout le bien consiste, comme dit saint Paul, à faire des bonnes œuvres.
Il est arrivé céans une grande perte, de notre belle croix de cristal, qu’on a rompue, dites-vous, ma chère fille? Oh! que c’est peu de chose que cela, au prix de l’offense qui se commet contre Dieu! Ce ne sont que des fautes par inadvertance et inconsidération ; mais de dire des paroles de plaintes, de murmures, de désapprobation et de contrôlement, ce sont ces manquements que je crains, et qui me perceraient le cœur s’ils se commettaient parmi nous. Dieu ne le veuille jamais permettre ! s’il lui plaît; car, certes, j’aimerais mieux voir la peste dans notre maison, et qu’elle emmenât les filles drues et menues que telles imperfections se fissent, d’autant qu’il importe peu de mourir, pourvu que nous mourions en la grâce de NotreSeigneur; mais c’est une chose de grande importance d’offenser sa souveraine Majesté, qui nous a fait tant de grâces et de mi‑[256]séricordes, et d’être cause des péchés que les autres commettent, et que commettront celles qui nous succéderont, ensuite du mauvais exemple que nous leur aurons donné en blessant la charité.
Véritablement, j’ai reçu une satisfaction nonpareille de la lecture de table, car vous pensez peut-être, mes chères filles, que ces chapitres de la médisance et jugements téméraires ne soient que pour les séculiers. Je sais bien que nous ne faisons pas des médisances en choses d’importance, où il y a du péché mortel, comme eux ; aussi n’avons-nous pas les sujets et occasions qu’ils ont. Nous en faisons pourtant où il y a de bons gros péchés véniels. Il est dit en ce chapitre (de l’Introduction à la vie dévote) que celui qui médit, et celui qui écoute le médisant, ont tous deux le diable dessus eux, l’un à la langue et l’autre à l’oreille. Je vous assure bien que c’en est de même de nous autres; celles qui disent des paroles de murmures et parlent au désavantage du prochain, de leurs Sœurs, et celles qui écoutent, ont aussi toutes les deux le diable dessus elles, les unes à leurs langues, les autres à leurs oreilles. Sainte Thérèse dit à ses filles, que quand elles verraient faire de grands bâtiments, qu’elles crient toutes miséricorde, voire même jusqu’aux novices; et moi, je dis qu’il faut crier miséricorde quand vous verrez commettre telles imperfections, dites hardiment que la ruine du monastère est bien proche. Il n’y a rien qui soit tant à craindre, et qui dissipe tant l’esprit de l’Institut que ce défaut de charité; on ne peut être poussé que du malin esprit et de son amour-propre à commettre telle faute, car ils nous portent toujours à nous plaindre, murmurer, désapprouver, contrôler, mépriser, censurer et médire, et ne tendent tous deux qu’à la désunion. Mais l’esprit de Dieu est un esprit de suavité, de paix, d’union, de soumission et de support; car la charité est patiente, douce, bénigne; elle supporte tout, elle ne se plaint jamais. [257]
Vous dites que vous n’entendez pas bien ce que c’est que jugement téméraire. Je suis bien aise que l’on me fasse cette question, parce que Dieu m’a donné quantité de lumières pendant cette lecture, et plus que je n’en avais encore reçu en lisant et en entendant lire ce livre de Philothée. J’ai donc vu clairement que nos jugements téméraires, de nous autres, ne sont pas comme ceux des séculiers, grâce à Notre-Seigneur; nous n’avons pas les mêmes sujets, qui souvent de leurs jugements font des péchés mortels, car ils jugent en choses mortelles, par exemple : qu’on a bien prou dérobé, qu’un autre se conduit fort mal et semblables. Nous autres, nos jugements ne sont, à l’ordinaire, que péchés véniels, comme, par exemple : qu’une Sœur est mal gracieuse, qu’elle est sèche ; nous jugeons aussitôt qu’elle nous a de l’aversion, qu’elle ne veut pas faire ce que nous requérons d’elle ; elle aura possible, quelque autre chose en l’esprit, ou quelque chose à faire de pressé, de sorte qu’elle ne pense pas à nous répondre.
Le grand mal, c’est que nous allons dire à d’autres ce que nous avons jugé, tellement que nous commettons de grands péchés véniels; nous offensons la charité; nous diminuons dans le cœur de nos Sœurs l’estime qu’elles avaient les unes des autres, et nous sommes la cause de tous les péchés véniels qu’elles commettent ensuite de cette mésestime.
Oh! qu’il se faut bien garder soigneusement de laisser prendre pied à telles imperfections! Certes, celles qui les commettent en commettraient de plus grandes si elles étaient dans l’occasion ; les esprits immortifiés, présomptueux, bizarres et dépiteux, sont sujets à tomber en ce vice. Or, de voir une chose qui est mal, ce n’est pas en juger, pourvu qu’on ne détermine pas la chose, et qu’on s’en détourne tout promptement, excusant le prochain autant qu’on peut, à l’imitation de notre doux Sauveur, lequel ne dit pas que ceux qui le crucifiaient ne faisaient pas de mal, car Cela était clair ; néanmoins il les excusa. Le grand saint Jo-[258]seph aussi ne pouvait pas s’empêcher de voir que Notre-Dame était grosse; mais, parce qu’il ne pouvait le croire sans juger qu’elle avait manqué à son devoir, il se résolut d’en laisser le jugement à Dieu. Or, il nous faut faire comme cela : voyons-nous quelque chose qui n’est pas bien en notre Sœur, laissons là et allons à Dieu; rentrons, à bon escient, en nous-mêmes, où nous verrons plusieurs choses à corriger qui sont peut-être bien plus mal et plus désagréables à ce doux Sauveur. Nous jugeons que cette Sœur n’est pas douce et affable ; c’est nous qui ne le sommes pas. Nous jugeons qu’elle n’a pas de charité ; mais c’est nous qui n’en avons pas; car si nous en avions un petit brin nous l’excuserions, la supporterions et couvririons ses imperfections. Ne jugez point et vous ne serez pas jugés; ne condamnez pas et vous ne serez point condamnés.
Or, je voudrais bien, mes Sœurs, que vous sussiez discerner les fautes de fragilité, inadvertance, et qui ne tirent point de conséquence, d’avec celles qui sont contre la charité, et qui tirent grande conséquence. Je romps le silence, faute d’attention, par légèreté; je dis trois ou quatre paroles inconsidérées à la récréation, qui ne portent point préjudice, et semblables, où il n’y a point de péché : ce sont des imperfections que notre nature produira tant que nous vivrons, tant parfaites et avancées que nous soyons. Mais ces fautes, où il y a de gros péchés véniels, comme de faire des jugements sur les actions des Sœurs et les aller dire à d’autres, même quand on ne les dirait pas, il y a toujours péché, de se plaindre, de murmurer, parler des imperfections de ses Sœurs et,à leur désavantage ; désapprouver quelque chose du gouvernement de ses supérieures et semblables; or, voilà des manquements dangereux. Vous amoindrissez l’estime de vos supérieures et de vos Sœurs, vous affaiblissez la charité et'dissipez l’union suave ; vous mettez des mauvaises habitudes en la religion, si que celles qui viendront après vous auront bien de la peine de s’empêcher de tomber [259] dans ces filets. Je ne sais pas si de telles fautes se commettent céans; Dieu veuille que non. Oh! qu’il s’en faut soigneusement garder ! car ce sont de petits renardeaux qui démolissent la vigne de _notre âme, nous ôtent la tranquillité d’esprit, et aux autres aussi, qui nous voient et nous entendent, lesquelles néanmoins se doivent bien garder de favoriser ni contribuer à tels discours, mais se doivent taire tout court, ou les détourner dextrement, car autrement elles blessent leur conscience et se peuvent bien aller confesser aussi bien que les autres ; d’autant qu’elles ont toutes commis de très lourdes fautes. Voilà donc les fautes qui tirent conséquence et qui sont à craindre en une communauté, parce que celles qui les commettent ne sont pas excusables; ce sont sans doute des esprits mal faits et malicieux. Comme aussi d’aller dire et rapporter à une Sœur quelque chose qu’on a ouï d’elle, qui la puisse troubler, cela est, certes, bien mal. Oh! qu’il faut bien avoir plus de jalousie de la perfection et du repos de ses Sœurs ! Certes, cela ne vaut rien. S’il s’en trouvait quelques-unes parmi nous qui fussent sujettes à tomber en ce manquement et en tel vice, et qui ne travaillassent pas puissamment pour s’en affranchir, à la vérité, j’aimerais mieux les voir toutes raides mortes, pourvu qu’elles fussent en la grâce de Dieu, que de venir empester tout ce monastère.
Enfin, mes chères filles, il faut avoir un grand courage, car Notre-Seigneur ne nous appelle jamais à aucune chose, qu’il ne s’oblige en même temps de nous tendre la main ; que craindrions-nous donc? Quand il faudrait aller jusqu’au bout du monde, allons-y joyeusement; voire même quand il faudrait souffrir le martyre, d’autant que celui qui nous y appellerait nous donnerait sans doute toutes les grâces nécessaires pour le souffrir généreusement et gaiement. Ne voyons-nous pas que les maîtres et les pères ne commandent rien, sans donner en même temps le moyeu de le faire facilement; pensons-nous que Dieu soit plus rigoureux? C’est notre bon Père qui [louis aime plus ten‑[260]drement qu’il ne se peut dire, et qui peut et qui veut tout ce qui est de bien ; appuyons-nous donc en sa bonté. Tous les derniers documents de notre Bienheureux Père tendaient à ce dénuement de nous-mêmes et totale dépendance de Dieu et à cet esprit de générosité? Ce que c’est, je vous prie, que cet esprit de générosité, sinon l’esprit d’une vraie et parfaite humilité, qui n’attend rien de soi, mais tout de Dieu, demeurant comme une boule de cire chaude entre ses saintes mains, pour être maniée à son gré?
Oh! que nous serions heureuses, mes chères filles, si à l’heure de la mort nous pouvions dire en vérité avec Notre-Seigneur : Tout est consommé, c’est-à-dire j’ai accompli ce que vous demandiez de moi ; j’ai observé mes vœux, mes règles et tout ce qui dépend de mon Institut! Je vous ai laissé, mon Dieu, former, écrire et imprimer en moi tout ce qui vous a plu, n’ayant d’autre but, fin ni prétention que de vous aimer, et que votre bon plaisir fût accompli absolument et entièrement en moi et en toutes créatures, de quelque façon que ce fût.
Quant à ce que vous demandez, si le malin esprit ne se sert point quelquefois d’une Sœur pour en tenter une autre? Oui bien, ma fille, lorsqu’une Sœur donne des fioles, dit des paroles de flatterie et de louange à une autre, certes, elle fait l’office du diable et fait plus de mal qu’elle ne pense. Notre Bienheureux Père avait une grande aversion à cela. Quand ma Sœur la supérieure de Lyon lui dit que ses filles lui en disaient, car elles [261] l’applaudissaient grandement, croyant en avoir quelque sujet, d’autant que c’est une Mère aimable, et de grande vertu, il lui dit : « Quoi, ma fille, cela se fait-il céans? Il ne le faut point souffrir. Enfin, là où il y a amas de filles, il y a amas de flatteries. » De même, lorsque nos Sœurs de Moulins appelaient MA MÈRE leur supérieure déposée, il témoigna qu’il ne l’approuvait nullement, car c’était une parole de flatterie, de sorte qu’il dit : « Si elles ne veulent se contenter de l’appeler MA MÈRE, qu’elles l’appellent MA GRAND’MÈRE ; mais qui ne voit que ces filles n’observent pas leur règle et ne l’honorent pas? »
Prenons garde à ce défaut, à ce qu’il ne se commette point parmi nous, je vous en prie, et que celles qui l’ont fait en prennent douze bons coups de discipline pour pénitence. Certes, je le leur conseille, car elles le méritent bien. Il ne faut jamais louer une personne en sa présence; Cela se fait pourtant facilement. On va dire à une Sœur : « Je ne sais pourquoi on vous laisse sans charge; vous êtes, certes, capable; vous entendez si bien les choses spirituelles. » Quand on est proche des changements, on dit à une Sœur : « Ma Sœur, vous serez assistante, sans doute. » À une autre : « Ma Sœur, vous serez directrice. » À une qui sera déposée de sa charge, on lui dira: « Vous donniez le linge si à propos; il était si bien accommodé; vous donniez de si bon cœur et si cordialement ce qu’on vous demandait et ce dont on avait besoin », et chose semblable; que sais-je, moi!... Pour dire du bien d’une Sœur, pourvu qu’elle ne l’entende pas, ce n’est que bon, comme de dire : « Mon Dieu! que telle Sœur est vertueuse, qu’elle est modeste, qu’elle est recueillie, qu’elle est cordiale et de bonne observance ! » Cela encourage et édifie celles qui l’entendent.
Si vous devez dire à la supérieure les pensées d’estime et de louange que vous avez d’elle, dites-vous? NON, ma chère fille, vous n’êtes pas obligée de rendre compte de ces pensées-là. Je vous conseille de ne les lui JAMAIS dire; mais, oui bien, celles [262] que vous aurez contre elle et à son désavantage, et quand vous en auriez les plus mauvaises et extravagantes du monde, dites-lui bien librement et nettement. Enfin, mes chères Sœurs, allez toujours votre train, quelle supérieure que vous ayez ; quand même elle serait la plus incapable et imparfaite du inonde, regardez toujours Dieu en elle. Soyez toujours disposées à faire sa volonté, à obéir, vous humilier et vous soumettre avec toute la perfection qu’il vous sera possible. Soyez toujours douces, modestes, mortifiées et de bonne observance ; aimez et respectez, honorez et estimez vos Sœurs; soyez sincères envers toutes celles que Dieu vous donnera pour supérieures ; si vous faites de la sorte, vous attirerez les bénédictions du ciel sur vous et profiterez plus, en un mois, sous telle supérieure qui aura moins de perfection et de talents, que vous ne feriez, en six mois, sous une autre qui serait plus accomplie et à votre gré.
Si les séculiers et les Sœurs méprisaient la supérieure parce qu’elle serait de basse condition? Oh! certes, ces Sœurs-là seraient bien extravagantes et montreraient bien qu’elles n’ont pas le vrai esprit de la religion, ains plutôt l’esprit du monde. Dieu nous garde de faire aucune considération là-dessus, et quand il arrivera qu’on prendra garde à la noblesse, véritablement l’esprit de l’Institut défaudra et périra. Non, la supérieure ne doit point procurer d’être déposée pour cela, mais aimer son abjection et animer son courage de la vraie noblesse de l’esprit de Dieu, pour se tenir au-dessus de ses Sœurs, gardant l’autorité de son office, quoiqu’elle doive pourtant l’exercer avec humilité. Il est séant à ces personnes de bas lieu de faire de la sorte, et qu’elles disent franchement : « Il est vrai, mes Sœurs, je suis une pauvre paysanne... Mais nous avons déjà parlé de ceci dans un chapitre sur la règle. Aux jésuites, ils ne regardent nullement à cela, car il y avait à Bourges un recteur qui était paysan.
Vous demandez à quoi il y a plus de perfection, ou de deman-[263]der ses habits d’hiver ou d’été, quand on en a besoin, ou bien d’attendre qu’on les donne à la communauté? Ma chère Sœur, n’allons pas épluchant ces choses-là; allons à la bonne foi. Quand nous sentons que cela préjudicie à la santé, ou nous empêche de faire notre charge, ou nos exercices, demandons-les tout simplement, et n’allons point faire ces réflexions : suis-je trop tendre ou non? Il ne faut pourtant pas être délicate, car il y en a qui le sont si fort, que dès qu’elles ont un peu de chaud et de froid, elles veulent incontinent poser ou prendre leurs habits. Je ne désire point que nous nous amusions à ces petites vétilles de vertu. Quand je pense à la perfection si haute, sublime et solide à laquelle nous sommes appelées, je m’en trouve si éloignée que rien plus.
Quelle perfection c’est, dites-vous, ma chère fille? Voyez un peu ce que disent nos règles : que vous n’ayez qu’un cœur et qu’une âme en Dieu. Nous voilà donc appelées à une union excellente avec Dieu et le prochain. Il a accompli toute la loi, celui qui aime Dieu et le prochain, dit saint Paul ; de là naîtra le support que nous devons avoir les unes avec les autres. Notre Bienheureux Père dit qu’en ce doux support consiste toute la perfection chrétienne. Oh! qu’il nous désirait éminentes en cette vertu! combien ne nous l’a-t-il pas inculquée! Il disait « qu’il ne fallut pas prétendre à une perfection qui fut exempte d’imperfections ; cela est bon pour le ciel. » Il faut que nous souffrions d’être de la nature humaine, de sorte que nous ferons toujours des manquements, et partant nous aurons toujours à nous supporter les unes les autres.
Voyez aussi cette profonde humilité, obéissance, pauvreté et sincérité que nos règles nous ordonnent et recommandent si étroitement, surtout la simplicité dans laquelle je trouve que tout le reste est enclos. L’humilité et les autres vertus ne peuvent être vraies si elles ne partent du cœur. C’est, à la vérité, une grande chose qu’une âme sincère ; il faut être sincère en‑[264]vers Dieu et envers nos supérieurs. La sincérité envers Dieu consiste à faire tout ce que nous faisons pour lui plaire et pour son amour, à ne chercher que lui en toutes nos actions, de lui exposer nos cœurs, voulant qu’il en voie tous les plis et replis et que rien ne lui soit caché. De même, la sincérité envers nos supérieurs consiste à leur découvrir nettement tout ce qui se passe en nos esprits, sans leur rien celer à notre escient, car quand on a intention de leur tout dire, c’est assez. Il faut demeurer en repos, encore qu’il semble qu’on ne se déclare pas bien. La supérieure connaît fort bien celles qui sont sincères ou non. Oh! que cette sincérité est aimable! et qu’elle est importante pour notre perfection et pour nous aider à conserver la paix et la tranquillité d’esprit.
Oh! que je vous souhaite et désire cette sincérité, mes chères filles ; c’est la marque à laquelle nous serons reconnues vraies filles de la Visitation; de même celles qui poursuivront seront reconnues être propre pour l’Institut, d’autant que c’est la principale disposition qu’il faut requérir d’elles et à quoi il faut GRANDEMENT regarder, parce que, si elles sont sincères, infailliblement elles réussiront bien.
Mes filles, j’ai eu une distraction dans le chœur, je ne sais si c’est à Complies ou à l’oraison, de chercher une supérieure pour cette maison, et de vous demander à toutes, si vous ne seriez pas bien prêtes d’obéir à une supérieure bien fantasque et pour laquelle vous n’auriez guère d’estime, si Dieu vous la desti-[265]nait? Mes Sœurs, ne voudriez-vous pas lui rendre [à cette supérieure imparfaite] une obéissance aussi aveugle et aussi fidèle qu’à celle que vous aimez et que vous estimez? Je m’attends bien que vous me répondrez qu’oui, et j’espère fort de trouver cette sainte indifférence dans vos chères âmes, tant j’ai de la bonne opinion de votre vertu. En effet, mes chères Sœurs, si nous obéissons pour Dieu, que devons-nous regarder en la personne qui nous commande, pour voir si elle est à notre gré ou non?
Hélas! si nous venions jamais à regarder à notre propre intérêt, dans notre obéissance, nous serions bien malheureuses d’en perdre de la sorte le mérite, qui est d’autant plus grand, que nous obéissons avec plus de répugnance et à des personnes moins parfaites, parce que nous avons lors plus d’égard d’obéir purement pour Dieu, où gît la perfection de la pratique de cette vertu ; le vrai obéissant obéit avec autant de joie, de soumission et d’indifférence, au moindre, comme au plus relevé. Dieu, par sa sagesse souveraine, a disposé en cette manière l’ordre de l’univers; il a rendu toutes les créatures soumises et dépendantes les unes des autres : l’Église entière et universelle obéit au Souverain Pontife comme au vicaire de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; chaque partie de cette divine Épouse a un chef, un évêque, auquel elle obéit; toutes les religions ont de plus un supérieur duquel chaque particulier dépend; toutes les familles particulières ont un père de famille pour la diriger et gouverner. Je ne parle pas des obéissances et sujétions politiques, des rois, des princes, des gouverneurs, des soldats à leur capitaine, de tout le corps de l’armée au général; obéissance pourtant si exacte, qu’elle nous confondra possible devant Dieu ; mais je ne vous parle que pour vous faire connaître qu’étant toutes destinées à obéir, nous le devons justement faire pour suivre l’ordre de Dieu, qui doit être notre fin unique dans notre soumission; aussi tient-il fait à lui-même ce que nous faisons à l’égard de la personne de nos supérieurs. [266]
Venons à la conclusion, mes Sœurs : ne seriez-vous pas prêtes d’obéir à ma Sœur N..., si Dieu vous la donnait pour supérieure, et à ma Sœur Françoise-Madeleine (de Chaugy), qui est la dernière de toutes, ou à quelque autre de nos jeunes professes, si elles vous commandaient des choses rudes, et âpres, n’exécuteriez-vous pas exactement et à l’aveugle leurs ordres ainsi difficiles, puisque je sais qu’il n’est céans ni jeune, ni ancienne qui, pour rude qu’elle fût, ne voulut rien ordonner contraire à nos observances? Mes filles, si vous vous trouvez en cette sainte et désirable détermination d’obéir à toutes les supérieures généralement, et que votre cœur l’assure, qu’en vérité il se trouve prêt d’agir dans cette perfection tout le temps de sa vie, dans une vraie humilité, sincérité et soumission, qu’elle dise hardiment : Le Seigneur me gouverne, je n’ai besoin de rien, et qu’elle s’anéantisse devant Dieu dans une humble reconnaissance que c’est un don qui lui est départi de la bonne main de son divin Maître, de laquelle tout bien dérive, qu’elle lui rende des humbles Actions de grâces, parce que je la peux assurer qu’elle a de la vertu. Mais que celles qui ne se trouvent pas dans cette disposition s’humilient profondément devant sa divine Majesté, confessant que leur vertu est bien faible et délicatement enracinée dans leurs cœurs.µµ
Remarquez encore ce que je vais vous dire; pensez que je ne vous le dis pas sans cause, et sans y avoir bien pensé avant que de vous en parler : c’est la vraie marque d’un esprit qui ne va pas droit à Dieu et qui n’a des égards que pour ses intérêts propres, sans savoir ce que c’est obéissance, d’aimer plus à obéir à une supérieure pour laquelle nous sommes prévenues d’estime et d’amitié, qu’à une autre qui nous contredirait incessamment. Mes Sœurs, qui désire de plaire à Dieu et d’obéir à ses volontés, si son désir est sincère, son cœur se trouve dans une totale dépendance à la divine Providence, pour obéir à quelle personne que ce soit, parce qu’il sait que [267] tous ceux qui lui commandent lui représentent Jésus-Christ. La communauté de céans a souvent changé de supérieure ou de celles qui tiennent sa place, par mes fréquentes sorties et longues absences, à cause de la multitude de fondations que nous faisons, mais aussi, elle n’en vaut pas moins. Non, mes Sœurs, il n’en est aucune qui marche d’un meilleur pied que celle-ci, et elle ne saurait être mieux qu’elle n’est. C’est une grande bénédiction de vous voir si bonnes, mes très chères filles, c’est ce qui me fait souhaiter que Dieu vous donne une meilleure supérieure que je ne suis. L’on me trouve trop indulgente, et je vois moi-même que je n’ai pas assez l’esprit de mortification pour vous bien exercer, pour vous contrarier, afin de vous mieux faire avancer dans la plus haute perfection, et. pour vous rendre, de bonnes que vous êtes, excellentes et parfaites, parce qu’il faut monter toujours plus haut dans la voie de Dieu, et il n’est point de meilleur moyen, pour faire cet avancement, que d’avoir des supérieures bien opiniâtres, qui nous bouleversent toutes, qui aient une façon de commander rude et forte. Ce serait lors le temps de faire une copieuse et abondante moisson des bonnes vertus, parce que notre obéissance serait solide. Le vénérable père, Frère Jérôme de la Mère de Dieu, étant novice, se trouva sous un supérieur qui était d’une humeur si étrange et si remplie de sévérité, qu’il fut prêt d’en perdre sa vocation; mais Dieu, ayant béni sa fidélité, lui départit le don de persévérance, et il confessa lui-même qu’ayant été fidèle à se surmonter, il fit plus de profit, en cette année-là, qu’en plusieurs autres ensemble, sous des supérieurs discrets, doux et raisonnables.
Pour moi, je ne puis comprendre que nous puissions appréhender d’avoir de ces sortes de supérieures qui auraient la tête un peu verte. Si j’étais toujours comme je me trouve présentement, il m’est avis que je serais ravie d’en avoir une telle qui ne m’épargnerait point, moi toute la première, et, assurément, je [268] suis prête, par la grâce de Dieu, d’obéir, depuis la première ancienne de l’Institut jusqu’à la dernière novice, parce que je sais que, lorsqu’il y a moins de la créature, il y a plus de Dieu, et que je le glorifierai d’autant mieux, que je serai moins satisfaite, dans ma partie inférieure, de celle qui me commande. Mes Sœurs, il faut nous tenir prêtes; possible que ce temps viendra et que Notre-Seigneur vous enverra une supérieure faite de la sorte, sous la conduite de laquelle vos âmes ferontbeaucoup de profit, et vous connaîtrez pour lors que tout le bien d’une Religion vient d’avoir des supérieures qui exercent bien leurs inférieures, puisque leur obéissance est alors assurée, n’étant accomplie et pratiquée que simplement et purement pour Dieu, pour sa gloire et son plaisir, puisqu’il ne s’en trouve ni de noire part, ni de celle des supérieures. C’est dans ces sortes de pratiques que la solide vertu se nourrit. O Dieu! mes très chères Sœurs, tâchons d’en acquérir un peu, de ces grandes vertus solides, en nous appuyant tout à fait sur le secours de Dieu.
Je voudrais pouvoir écrire tout ce que je vous ai dit ce soir, afin qu’il fût mieux gravé dans vos bons cœurs. C’est Dieu qui me l’a fait dire, puisque c’est lui seul d’où la moindre bonne pensée nous vient. Je me suis sentie extrêmement affectionnée à vous entretenir sur ce sujet, Dieu m’en a pressée ; soyez donc toutes pénétrées, mes filles, de ce désir unique de dépendre entièrement de l’ordre de la Providence. Laissons-nous entre les bras de la divine Bonté, et laissons-lui la liberté de nous porter à droite et à gauche; qu’il nous suffise, je vous prie, d’être au soin de ce grand Dieu, et laissons-nous conduire en quel lieu il nous voudra, puisque, partout où sa main nous posera, nous accomplirons son adorable volonté par le moyen de la sainte obéissance. [269]
Mes Sœurs, il faut que je vous fasse part de quelques nouvelles que je viens de recevoir et qui m’ont fort consolée. C’est que ma Sœur la supérieure de Lyon, en Bellecour, m’écrit que, comme elle pensait le moins à la fondation de notre monastère du Puy, croyant que le traité en était ou rompu ou fort retardé, elle vit arriver l’équipage, que la ville avait député, pour conduire les Sœurs et les venir quérir, avec ordre exprès de partir le lendemain, de manière qu’elle fut contrainte de préparer toutes choses pour le départ de ses chères filles, le soir même. Elle ne les put toutes choisir, et fut contrainte d’attendre le matin à les nommer, ce qu’elle fit, trouvant tant de véritable soumission dans ces chères âmes, que, de toutes celles qui furent nommées, il n’y en eut pas une qui dit une parole ou qui fit une réplique, ni qui demandât à voir personne avant que de partir; mais s’en allèrent toutes, soumises à la volonté de Dieu, joyeusement travailler à sa gloire. Un acte d’obéissance si parfait, mes chères Sœurs, est d’un grand exemple, et j’en ai été plus consolée que si l’on m’avait avertie que l’Institut avait acquis un grand trésor d’un million d’or.
Or, dites-moi, mes chères Sœurs, serions-nous bien prêtes à faire ainsi? Certes, si nous ne nous tenons toujours en disposition de faire tout ce qu’il plaira à l’obéissance, nous ne serons pas dignes d’être filles de la Visitation. Bien que l’on nous commanderait d’aller au bout du monde, cela nous doit être indifférent, pourvu que nous y trouvions une maison de la Visitation et le moyen d’observer nos vœux et nos règles. Celle qui [270] est attachée plutôt à un monastère qu’à un autre, montre bien qu’elle ne cherche pas Dieu purement et en simplicité de cœur, car, si cela était, elle aimerait autant l’un que l’autre, puisque partout elle trouve Dieu. Qui ne cherche que lui et son bon plaisir est indifférent de le trouver [ici ou là], pourvu que ce soit toujours à la gloire de sa Majesté.
Oh! mon Dieu! si nos âmes ne cherchent et ne prétendent que votre amour, pourquoi nous fâcherions-nous si l’on nous change de maison, puisque nous vous emportons avec nous et vous trouvons vous-même aux lieux où nous allons? Je ne ferais, certes, nul état d’une fille, pour sainte qu’elle paraisse, si je ne la voyais disposée à tout ce que l’obéissance voudra d’elle, et à être envoyée au bout du monde si besoin était ; car, si elle est attachée au lieu où elle sert Dieu, c’est signe qu’elle aime plus le lieu et la consolation qu’elle y reçoit, que le Dieu qu’elle y sert.
Il y a trois ou quatre de nos maisons qui désirent avoir des Sœurs de céans, et qui m’en demandent avec une instance très grande. À la vérité, mes chères Sœurs, vous me tromperiez fort et je serais extrêmement fâchée de ne vous pas trouver prêtes à faire tout ce que je voudrais, et soumises aux ordres de l’obéissance. Mais il faut vous préparer, mes filles, vous disposer à ces grands actes. Je ne vous avertirai que huit jours devant, et c’est bien trop pour des filles parfaites, qui veulent servir Dieu au gré de sa Majesté, et non au gré de leur amour-propre. Lorsqu’il s’agit de partir pour une mission où l’on va sept ou huit ensemble, cela passe, me direz-vous, mais cela n’est pas si parfait que ce que je veux de vous présentement c’est qu’il s’agit d’obéir pour aller, une en un lieu, l’autre en un autre, deux ici et deux là, se séparant de la sorte pour s’unir mieux au bon plaisir de Celui pour la gloire duquel nous faisons tous nos petits sacrifices. Il faut une vertu solide, dans de pareilles occasions; mais nous témoignerions de n’en point [271] avoir du tout, d’avoir des égards sur nous-mêmes, si nous refusions d’acquérir de si grands mérites que de tels actes procurent à nos âmes.
Mes chères filles, les bons Pères jésuites nous doivent beaucoup encourager par leurs exemples dans de pareilles rencontres, car, pour l’ordinaire, on ne les envoie pas plusieurs ensemble, mais un billet seul de leurs supérieurs en fait partir un pour les Indes et deux pour le Japon. Hélas ! où vont-ils? parmi des infidèles, où leur vie sera en des dangers perpétuels. Ils ne vont pas en des lieux où ils espèrent de trouver une maison de leur sainte Compagnie, mais ils partent pour vivre comme des personnes apostoliques, dispersées ici et là pour ramener des brebis errantes au bercail de l’Église. Ils n’attendent aucune satisfaction, aucune commodité, mais ils n’espèrent que l’unique et souveraine consolation de gagner des âmes à Dieu, en exposant tous les jours leurs corps à la mort et au martyre.
O Dieu! mes Sœurs, qu’ils sont heureux! mais pour quel Dieu font-ils de si grandes choses? C’est pour le même que nous servons, mes filles ; le désir d’augmenter la gloire d’un si grand Roi les fait aller d’aussi bon cœur au Japon, en Éthiopie, qu’ils iraient dans un des plus grands, des plus fameux, et des meilleurs de leurs colléges d’Europe; nous ne sommes, possible, pas si heureuses, pour être destinées à porter si loin la croix de Notre-Seigneur et à faire de si grandes œuvres; mais, au moins, soyons toujours prêtes pour aller, pour venir, pour demeurer et pour retourner où Dieu et nos supérieurs le voudront; autrement, je vous déclare que vous n’êtes pas des vraies épouses de Dieu, et que votre vertu n’est que dans votre idée et non réelle et subsistante en Dieu.
Vous me dites, mes filles, que l’on est bien prête d’aller volontiers où l’obéissance vous destine, mais qu’il vous fâche de quitter le précieux dépôt du Corps de notre Bienheureux Père et de vous éloigner de votre vieille Mère, son indigne fille? [272]
Hélas! ce Bienheureux veut qu’on s’attache à son esprit et non pas à son Corps ;nous trouverons son esprit et son assistance partout. Cette excuse n’est qu’une défaite d’amour-propre, aussi bien que celle de se plus attacher à une supérieure qu’à l’autre ; nous ne serons pas des vraies servantes de Dieu, qui est l’unique qualité que je vous souhaite le plus.
Je voudrais bien voir parmi nous, mes chères filles, cette vraie obéissance, qui ne consiste pas seulement à aller promptement quand la cloche sonne; cela est bon; mais encore à faire les choses qui nous sont désagréables et à quoi nous avons de la répugnance, comme celles qui sont à notre gré ; car celui qui est obéissant est humble, et celui qui est humble est obéissant. Notre Bienheureux Père dit : « L’obéissance est une marque très-assurée de l’humilité. Oh! que les âmes humbles sont heureuses !
Si nous ne visions qu’à acquérir cette vertu, y travaillant fidèlement, et que nous fussions fermes, constantes et invariables en cette résolution, nous ferions beaucoup, car ayant l’humilité, nous aurions toutes les vertus : nous serions souples et obéissantes, bien aises d’obéir à tous, et ne trouverions jamais que l’on eût tort de nous commander ceci et cela ; nous ne nous plaindrions de personne, nous verrions que l’on a toujours raison de nous contrarier et mortifier, et que nous en méritons bien davantage. Nous ne nous troublerions point de nos fautes et infirmités, ains nous les reconnaîtrions et en aime-[273]rions notre abjection et bassesse, à l’imitation de notre Bienheureux Père, acquiesçant doucement à l’amour de cette abjection, ainsi qu’il faisait ; car, comme un autre saint Paul, il disait : Je me glorifie volontiers en mon infirmité, afin que la vertu de Dieu habite en moi. C’est de l’humilité de se glorifier en son infirmité, se reconnaître faible, infirme et aimer qu’on le connaisse, et que l’on nous traite telles que nous sommes, c’est la vertu de Dieu. C’est une âme humble celle qui se tient toujours pour la moindre et dernière de toutes, et souffre qu’on la tienne et traite pour telle.
Nous faisons prou de belles résolutions, mes chères filles, mais nous ne les établissons que sur le sentiment et non pas sur la raison, car sitôt que le sentiment est passé, ces belles résolutions s’en vont en fumée; il n’en va pas de même quand nous les pratiquons par raison, d’autant qu’à force de voir (ile NotreSeigneur s’est humilié, nous demeurons invariables à le vouloir être.
Quand nous avons des répugnances, des soulèvements de cœur, que nous manquons de résolution, alors la raison nous fait dire : O Dieu, combien est grande l’infirmité humaine! Quelle raison aurai-je de me ressentir de telle et telle chose, d’avoir des trémoussements sur un tel sujet ou parole que l’on m’a dite? Et de là on vient à connaître son infirmité, sa bassesse, à aimer, et à acquiescer doucement à l’amour de son abjection. Il est vrai que ce n’est pas quand notre cœur est ému qu’il faut faire ces discours, car nous trouverons que nous avons toujours raison et que les autres auront tort ; mais, en ce temps-là, il faut pratiquer l’avis de notre Bienheureux Père, qui est admirable en ceci : Parlez à Dieu d’autre chose, et ne disputez point avec la tentation, ains allez-vous-en à Dieu, par un simple divertissement. Puis, quand le sentiment est passé, alors on peut bien se servir de ces considérations que j’ai dites, pour faire voir à son cœur qu’il avait tort en son infirmité et peu de vertu. [274]
Quand nous avons de l’inclination à quelques personnes, c’est en cela que nous devons témoigner notre fidélité à Dieu, et ne nous jamais servir de leur inclination et affection pour nous conduire à la perfection ; de même, quand nous avons de la répugnance ou aversion à quelque obéissance, nous ne nous en devons point étonner, mais avoir un fort grand soin de nous servir de cette répugnance pour faire notre action plus purement pour Dieu, et dire : O mon Dieu, je fais choix et élection de votre volonté pour faire celle de l’obéissance, d’autant plus volontiers que j’y sens des répugnances et difficultés. Puis, se mettre à faire ce qui est ordonné.
Nous devons tellement être abandonnées aux événements de la Providence de Dieu, que nous soyons prêtes de vouloir et acquiescer à tout ce qu’il lui plaît ordonner de nous ; car, en somme, mes chères filles, puisque nous sommes servantes de Dieu, ne devons-nous pas être tout à fait abandonnées à Lui? Je sais bien que la partie inférieure est quelquefois pleine de crainte et de pusillanimité, sans que nous puissions l’empêcher; mais je sais bien aussi qu’en ce temps-là nous pouvons être tranquilles dans la volonté de Dieu, qui permet, pour notre exercice, que nous soyons pleines de crainte et de trouble.
Quoi! y céans des Sœurs qui perdent l’assurance quand on les avertit des fautes qu’elles font à l’Office?... et, au lieu de s’amender, elles en faillent davantage, par la crainte et appréhension qu’elles ont de mal faire; cependant le Directoire dit si clairement qu’il ne faut pas excéder en la crainte de jaillir, non plus qu’en la présomption de bien faire. C’est l’amour-propre qui fait cela; car si c’était la crainte de déplaire à Dieu nous l’aurions, cette même crainte, quand les autres feraient l’Office. Pour moi, mes filles, je ressens autant les fautes que l’on fait à l’Office que si c’était moi-même. Et certes, nous devons toutes avoir cet intérêt; et lorsque nous y allons, ce doit être avec résolution d’aimer notre abjection, quand nous n’y faisons rien qui [275] vaille, ne laissant pour cela de faire tout ce que nous pourrons pour le bien dire, sans nous troubler, et trembler quand nous y manquons, et moins quand on nous avertit des fautes qui s’y font, car cela n’est bon, dit notre Bienheureux Père, qu’aux filles du monde.
Quant à ce qui est de se communiquer ses petits biens, il faut que cela vienne du cœur; car, si ce que vous dites est composé, vous ne ferez rien qui vaille; non plus que celles qui voudraient récréer les autres et qui n’y auraient point de l’inclination. Il ne faut pas s’amuser à discerner celles qui font le mieux, surtout quand on n’en a pas la charge.
Mes Sœurs, je vous ai déjà bien dit autrefois que je ne fais point profession ni de prêcher, ni de parler des choses spirituelles, étant aussi peu entendue que je me trouve; choisissons donc seulement de nous entretenir de la sainte humilité de notre grand'père saint Augustin, qui était sa vertu plus excellente et éminemment particulière. « Si l’on me demande, dit ce grand Augustin, le chemin du ciel, je vous répondrai que c’est l’humilité; et si on me dit de nouveau : Par quel chemin peut-on aller au ciel? je répondrai toujours : Par l’humilité, par l’humilité. »
Quelle plus parfaite humilité que d’avoir écrit tous ses péchés pour les publier à toute la terre; afin que chacun sût, au [276] siècle à venir, qu’Augustin avait été un grand pécheur : c’était bien être mort à l’estime de lui-même pour ne priser que ce qui est éternel. Mes Sœurs, je vous dis souvent : tous nos maux ne viennent, sinon que nous ne regardons pas assez l’éternité, c’est ce qui nous entraîne à n’aimer que les choses basses et caduques.
Il y a trois choses desquelles nous ne nous défaisons que difficilement : la première, de l’honneur, de l’amour et estime de nous-mêmes; la deuxième, l’amour de nos corps et de ses commodités; et la troisième, c’est la haine que nous avons pour la soumission intérieure et extérieure.
Or, si nous considérons bien ce que c’est que cette vie si courte et si pleine de misères, quel état ferions-nous de nous-mêmes? La vraie humilité tend au mépris de cette estime propre et nous fait aimer d’être tenues pauvres, ignorantes, petites et imparfaites, dans l’oubli de toutes les créatures; et, en un mot, nous ne serons jamais humbles que lorsque nous nous tiendrons nous-mêmes pour des petits néants, et lorsque vous serez parvenues à ce degré d’aimer d’être tenues et de vous estimer vous-mêmes comme la souillure de la maison, vous serez très-heureuses et très-grandes devant les yeux de Dieu. Hélas! voyez, que sont devenues tant de créatures qui ont été si grandes et si honorées en ce monde? L’enfer en a reçu beaucoup ; le purgatoire en a moins eu, et le paradis en a peu.
Pour le second sujet de nos attachements, qui est l’amour de nos corps et de nos petites commodités; hé, mon Dieu! mes chères Sœurs, considérons que tout ce que nous avons n’est pas à nous, que ce sont tous des biens empruntés. Nos vrais biens propres ne sont pas de si petits biens et si chétifs : ils sont làhaut, mais ce sont des biens incorruptibles ; nos habillements seront là, beaux à merveille, et celles qui porteront de bon cœur des plus chétifs haillons ici-bas en recevront des plus riches là ; ainsi, la plus pauvre ici-bas sera la plus heureuse là-[277]haut. Pour notre nourriture, jamais, à Dieu ne plaise, qu’aucune de ces épouses voulût avoir plaisir aux viandes corrompues; nous les devons prendre par obéissance, comme un bien qui nous est commun avec les plus lourds animaux, parce que la vraie vie de l’âme, épousée à Dieu, est Dieu même qui se fera notre nourriture éternelle, nous rassasiant, dans la gloire et durant l’éternité, de sa vision béatifique.
Pour notre volonté, ne devrions-nous pas avoir honte de la suivre, après que Jésus-Christ a passé sa vie en obéissance, et qu’il n’a fait gloire que de faire et suivre la volonté de son Père! C’est le grand avantage de l’âme que cette soumission au bon plaisir de Dieu, puisque c’est ce qui l’unit plus intimement à lui-même et à son amour. Soyons désormais plus solides à la vertu, pensant que tous les pas que nous faisons dans icelle, ce sont autant d’échelons pour monter à l’heureuse et désirable éternité, à laquelle nous devons incessamment penser, pour mieux mépriser tout ce qui se passe. Je vous dis et redis mille et mille fois l’année, et je vous le redis encore : travaillons, mais solidement, à cette haute vertu que Dieu veut de nous. Nous avons des grands et bons sentiments de l’amour de ce bon Dieu! nous avons des excellents désirs et nous faisons des bonnes résolutions; mais quand il s’agit de venir à l’action, nous faisons les enfants, n’étant pas constantes et courageuses. Oh! que j’ai un fort désir de nous voir fidèles à sortir de nos petites tendretés, et de nous voir des filles magnanimes, qui fassent tout pour Dieu, soit le doux, soit l’amer, soit le facile ou le difficile!
Non, ma fille, ce n’est pas manquer de magnanimité ou plutôt de solidité en la vertu que de sentir des répugnances, des rébellions, des contradictions, pourvu qu’on ne leur accorde rien et qu’on les désavoue, car toujours çà-bas la chair luttera contre l’esprit, la prudence humaine contre la divine, l’orgueil contre l’humilité, la partie inférieure contre la supérieure. Se‑[278]rait-ce donc à dire que celles qui sentent ces mouvements soient vicieuses du vice qui les attaque ? Oh! non, car ces combats, tentations ou exercices leur sont donnés pour mettre un clou à la solidité de la vertu contraire. Ainsi, une Sœur a une charge pour laquelle elle a une extrême répugnance, et cette répugnance l’accompagne en toutes les actions qu’elle fait pour accomplir son devoir. Je vous dis que pourvu que cette Sœur soit soigneuse de bien faire sa charge, ne négligeant rien, et dressant bien toutes ses intentions [à Dieu], elle gagne plus que si elle faisait cette même charge avec une grande suavité, inclination et contentement.
Vous me demandez ce que c’est qu’une vertu solide, mes chères Sœurs? C’est une vertu exercée et acquise parmi les difficultés et combattue par son contraire ; nous ne sommes religieuses que pour l’acquérir, mais Dieu nous fasse la grâce qu’à l’heure de la mort nous ayons la victoire de ce combat, et que nous trouvions d’avoir acquis une seule vertu véritable ; par exemple : vous voulez être comme notre père saint Augustin, une vraie humble; il faut aimer le mépris; il faut vous reconnaître vile et abjecte et vouloir être tenue pour telle, qu’en tout ce que vous faites vous cherchiez à vous anéantir et vous humilier. Notre doux Jésus dit : Apprenez de moi à être doux et humble de cœur; si nous apprenons à être humbles comme lui, nous ne le serons pas seulement en obéissant parfaitement, en nous soumettant à vivre sous l’obéissance, comme lui sous la direction de saint Joseph; en nous humiliant nous-mêmes comme il s’est humilié, mais nous le suivrons dans sa souveraine humiliation qui a été de s’être laissé humilié par ses créatures, d’avoir paru un homme simple, digne d’être méprisé, et d’avoir été fait le jouet et la risée de son peuple. Agissez donc ainsi. Humiliez-vous fidèlement et fervemment, et lorsqu’on vous humiliera, souffrez-le courageusement laissez-vous ès-mains de Dieu et de l’obéissance. Qu’il vous mette ici ou là ; [279] qu’on vous tourne d’un côté et d’autre, il faut laisser, en tout cela, faire de nous comme d’un peu de boue qu’on foule aux pieds, qu’on pétrit, qu’on défait et qu’on repétrit tout comme l’on veut : cela est une vertu solide. Ma chère Sœur, commençons de marcher en ce chemin, sous la faveur du grand saint Augustin. Oui, mes Sœurs, les vraies vertus religieuses sont profonde humilité, humble soumission, entière remise de nous-mêmes entre les mains de Dieu, une abnégation forte de toutes les choses de ce monde, et une généreuse et magnanime résolution qui ne s’étonne point des difficultés, mais qui, connaissant' sa faiblesse propre, s’appuie sur l’appui et sur la force de la grâce de son Bien-Aimé, persévérant toute sa vie au bien qu’elle a commencé.
Il n’est point de meilleure marque que l’on n’est pas digne d’une charge, que lorsqu’on la désire et qu’on s’en croit capable, parce que si cela était, vous vous en réputeriez indignes. C’est une pure folie que de désirer quelque chose hors de Dieu, parce que nous n’aurons ni la chose désirée, ni la possession de Dieu, qui est la jouissance de tout bien. C’est aussi un orgueil secret que de ne point désirer d’emploi, et de nous voir déchargées de ceux que l’obéissance nous a donnés, puisque nous nous devons laisser absolument à la disposition de Dieu, croyant qu’on nous l’ôtera lorsque l’on verra que nous ne le faisons pas bien, mais c’est que nous ne sommes pas assez humbles, et que l’amour de notre abjection ne nous suit pas toujours, appréhendant qu’on ne dise : ma Sœur a été ôtée de cet emploi parce qu’elle n’y faisait rien qui vaille.
Mes filles, ne demandez rien, ne désirez rien et ne refusez rien; soyez indifférentes en toutes choses, soyez prêtes à recevoir une charge comme à en être ôtées, et vous aurez de la vraie vertu.
Mes Sœurs, si nous savions le prix de l’obéissance, nous ne négligerions pas une occasion de la pratiquer. Oui, mes filles, [280] un seul enclin de tête fait par le mouvement de l’obéissance, quoique avec répugnance de la partie inférieure, nous acquiert un plus grand bien que nous n’en posséderions si nous avions en nos mains l’empire du monde. Nous le connaissons bien dans le choix que la Sagesse incarnée a fait venant ici-bas, qui n’a pas été des richesses et grandeurs de ce monde, mais il a uniquement choisi l’obéissance, vivant soumis à saint Joseph et à Marie, sa mère, et à son Père Éternel jusqu’à la mort de la croix.
Non, ma Sœur, nous n’avons jamais raison de nous excuser, mais nous l’avons bien de nous accuser. Il n’est rien qui répande une plus sainte et douce odeur dans une communauté, qu’une âme humble qui s’accuse franchement, et, au contraire, il n’est rien de si désagréable qu’une qui couvre ses défauts lorsqu’elle est avertie, disant seulement : je dis très humblement ma coulpe. Hélas! ma fille, je connais soudain l’orgueil caché sous cette petite parole; dites tout simplement : ma Mère, j’en dis très humblement ma coulpe, afin que l’on connaisse que vous vous rendez coupable; si vous ne l’avez, possible, pas fait cette fois, vous l’aurez fait une autre. On ne doit pas avertir, comme on ne le fait pas aussi, que de certaines fautes dont nous ne devons pas avoir honte de nous avouer coupables, et l’humilité se fait bien connaître en ces occasions, et nous trouverons toujours notre profit et notre avancement à la perfection, où nous trouverons des sujets de nous humilier. Enfin, l’âme humble s’accuse toujours, et l’orgueilleuse s’excuse incessamment. Prions notre grand'père saint Augustin de nous obtenir ce véritable trésor de la vraie humilité, qui l’a rendu plus grand dans le ciel que son éminente doctrine, et que toutes ses autres vertus.
Loués soient Dieu et son grand serviteur Augustin. [281]
Quand nos fautes, et tout ce que nous avons vu et fait en la journée, nous revient en l’esprit au temps de l’oraison, il s’en faut détourner fidèlement et unir sa volonté avec celle de Dieu, qui permet que nous soyons exercées par telles pensées; au lieu de nous mettre en peine pour nous en défaire, il faut appliquer son soin à regarder et s’unir à la volonté de Dieu. Il en faut faire de même quand on se sent sèche, aride et distraite parmi la journée, et ne s’en point mettre en peine, mais demeurer toujours soumise à cette volonté première et signifiée de notre Dieu. S’il veut que nous soyons sèches, arides et distraites, il y faut acquiescer doucement et humblement; car, bien qu’il ne veuille pas que nous soyons infidèles, il le permet néanmoins, afin que, le connaissant, nous nous humiliions et abaissions. Enfin, le remède à tous nos maux, c’est d’unir notre volonté à celle de Dieu, qui veut que nous soyons pleines de courage, comme nos règles nous marquent
Ce qu’il faut faire, dites-vous, ma chère fille, pour ne point perdre la paix du cœur, quand on a quelque chose qui fait de la peine et qui revient toujours dans l’esprit? Je vous dirai, avec notre Bienheureux Père, que celle qui ne la veut point perdre, doit aller à Dieu sans réfléchir sur ce qui fait de la peine; mais quand nous allons à Dieu, nous lui voulons toujours parler de nous, et, par manière de dire, lui conter ce qu’on nous fait, et rejeter sur les autres la cause de nos manquements. Enfin mille et mille réflexions inutiles et tout à fait contraires à la simplicité qui nous est tant recommandée par ce Bienheureux. ……
C’est aussi un grand orgueil de s’étonner des fautes d’infir‑[282]mité et de toutes les autres, et encore un plus grand d’en faire l’étonnée parmi les Sœurs et de leur en faire la mine froide. Si une Sœur, par un mouvement de colère, me venait donner un soufflet, je n’en serais ni n’en ferais l’étonnée, pourvu que la Sœur s’humiliât de sa faute, l’ayant reconnue. Elle aurait sujet d’aimer son abjection ; et moi, d’unir ma volonté à la volonté permise de Dieu …….
Si nous étions bien fidèles, nous ne laisserions passer aucune occasion sans nous mortifier; nous anéantirions tant de désirs, tant de volontés, tant d’inclinations; nous ne perdrions pas une occasion de condescendance et de respect; en somme, nous nous rendrions meilleures ménagères, tant de ce qui se pré, sente en nous que hors de nous, et surtout nous nous garderions de la lâcheté et des manquements de support. Mon Dieu! manquer de support et de respect et dire des paroles sèches, quel défaut dans une religieuse qui doit toujours parler affablement, comme serait : Oui bien, ma Sœur..... Oui bien, ma chère Sœur….. Très-volontiers..... et ainsi des paroles douces, et témoigner, même par sa mine, qu’elle sert et qu’elle fait ce de quoi on la prie, et de bon cœur.
Ce qui est cause que nous nous manquons de respect, c’est que nous avons trop de familiarité les unes avec les autres. Nous disons tant de paroles mal gracieuses et rudes qui ne se devraient point entendre parmi nous. Il se faut porter un respect véritable, qui ne consiste pas à faire des mines et façons affectées, car je n’aime point cela. Il y a encore une autre raison qui empêche bien le respect, ce me semble, c’est que l’on dit trop, les unes parmi les autres, les fautes que l’on fait; cela rabat grandement l’estime et le respect que l’on se doit; car, on dit, à deux ou trois, que sais-je moi (sous prétexte de confiance et de familiarité, ou pour témoigner de l’affection), les pensées et sentiments, et même les fautes qui se font par infirmité ; certes, tout cela amoindrit l’estime que l’on a des Sœurs. Enfin, [283] il me semble que cette trop grande connaissance que nous nous donnons de nos faiblesses; de ce que nous disons, pensons et faisons, c’est la seule cause que l’on ne voit pas ce respect tel que nous nous le devons. Nous ne savons point parler des choses sérieuses, bonnes, nobles et conformes à notre vocation. Si l’on fait quelque discours de plaisanterie ou quelque conte de choses indifférentes, chacune prête l’oreille et y contribue en quelque chose, et par ce moyen témoigne le plaisir qu’elle y prend; mais si ce sont des choses bonnes, personne n’y contribue et l’on demeure muette. Enfin, l’on ne sait que dire, et cela sans doute amoindrit bien l’estime que nous aurions les unes des autres, si nous nous voyions affectionnées à parler des choses sérieuses.
Vous avez raison certainement de me dire que, lorsque vous lisez ces deux constitutions de la Modestie et de l’Humilité, vous y trouvez quelque chose de si parfait, qu’on appréhende de n’y pouvoir arriver. Non, ma fille, on ne saurait y ajouter une plus grande perfection que celle qu’elles nous enseignent. Que voudrions-nous de plus modeste et de mieux réglé, qu’une âme qui serait parfaitement moulée sur la première, et où trouver une plus intime et divine humilité, que celle qui est décrite clans la seconde de ces constitutions? Je trouve ces deux points les meilleurs : Humilité profonde, et humilité qui ne consiste pas seulement en gestes et paroles, mais en vérité et en effet. Oui, mes Sœurs, ne parlons plus tant de l’humilité; ne nous amu-[284]sons pas tant à la désirer ; mais venons à la pratique. Cette vertu veut des œuvres, et non des paroles. Voulez-vous être humble, ma fille, tâchez de vous bien connaître ; aimez que l’on vous connaisse imparfaite, aimez le mépris en toutes les manières, dans toutes les actions et de quelle part qu’il vienne. Ne cachez point vos défauts ; laissez-les connaître, en chérissant l’abjection qui vous en revient. Ne laissez jamais abbattre votre cœur pour quelque faute que vous puissiez commettre. Défiez-vous de vous-même, et vous confiez uniquement et incessamment en Dieu, vous persuadant fortement que, ne pouvant rien de vous-même, vous pouvez tout avec sa grâce et son puissant secours.
Ma fille, lorsqu’on vous traite rudement, que l’on vous rabat, qu’on vous néglige, qu’on vous humilie et qu’on vous emploie aux offices bas et pénibles, ne pensez pas que ce soit pour éprouver votre vertu; mais faites confesser à votre cœur que vous méritez bien plus que cela. Ce sont là, à mon avis, les marques d’un esprit humble; et, lorsque vous serez dans ces pratiques, dites, ma fille, que vous commencez d’aimer l’humilité. Voulez-vous connaître si un .esprit est humble? Voyez s’il est sincère à découvrir ses imperfections sans fard et détours, mais de bonne foi ; quand on voit une fille qui aime avec joie son abjection et d’être avertie et corrigée, jugez que c’est une âme véritàblement humble.
Lorsque je dis qu’il faut aimer le mépris, la correction, le rebut, l’abjection, j’entends qu’il faut l’aimer dans notre partie supérieure et dans la suprême pointe de l’esprit, malgré nos répugnances et nos difficultés ; parce que, pour aimer des choses si contraires à notre partie inférieure, d’un sentiment sensible, il ne serait presque pas possible. C’est une grâce que Dieu ne départ qu’à quelques âmes qu’il veut souverainement gratifier, ou pour récompense de leur fidélité, mais cette faveur n’est pas nécessaire. [285]
Vous me demandez si le cœur humble n’est point tenté d’orgueil, et s’il n’a point quelquefois des pensées de vanité? Oui, ma chère Sœur, il peut avoir des tentations d’orgueil, mais il ne fait pas les œuvres d’orgueil, et elles ne servent qu’à le faire mieux anéantir devant Dieu, et à le jeter plus profondément en sa bassesse et en Dieu. Mes Sœurs, que cette humilité est une grande vertu! C’est la bien-aimée de Jésus-Christ et de notre divine maîtresse, sa glorieuse Mère. Son sacré Cantique n’est qu’une louange de cette admirable vertu. Il a regardé, dit-elle, l’humilité de sa Servante, et, pour ce, toutes les générations nie diront Bienheureuse. Il détruira les superbes et exaltera les humbles. Toute l’Écriture-Sainte est remplie des panégyriques des humbles : David, ce grand roi, fait selon le cœur de Dieu, dit : Le Seigneur est le protecteur du simple d’esprit. Enfin, l’humilité attire sur nous les yeux et le cœur du même Seigneur. Mais il faut que ce soit une humilité plus intérieure qu’extérieure.Il ne nous dit pas d’apprendre de lui celle-ci; mais, oui bien, la première : Apprenez de moi, nous dit-il à tous, que je suis humble et doux de cœur. O Dieu! mes Sœurs, que c’est une rare pièce qu’un cœur vraiment humble, parce qu’on le trouve toujours plus bas qu’on ne la saurait mettre. Croyez-moi, mes chères filles, c’est posséder un trésor et une monnaie propre à acheter le ciel et le Cœur de Dieu, que d’avoir la possession d’un grain de vraie humilité. [286]
Mes Sœurs, nous ne pensons pas assez à cette vérité, que Dieu nous est présent, qu’il voit nos pensées, même longtemps avant que nous les ayons, qu’il sait ce que nous pensons et penserons mieux que nous-mêmes, qu’il voit les plis et replis de notre cœur, et, à cette autre vérité, que rien ne nous arrive que par l’ordre de la Providence. Ce sont des vérités infaillibles, que nous sommes obligés de croire, sous peine de damnation éternelle. Nous serions toutes des saintes, si nous appréhendions bien ces vérités. De vrai, c’est une très grande consolation de savoir que Dieu voit le fond de notre cœur. Une pauvre âme idiote qui sera en oraison et qui ne saura rien dire à Notre-Seigneur, sera bien consolée au moins de dire : Mon Dieu, vous savez ce que je veux et ce que je voudrais vous dire!
Considérons, mes Sœurs, que, quand nous serons dans cette gloire du paradis, en quel étonnement nous serons quand nous verrons l’infinie bonté, l’immensité incompréhensible et la Majesté suprême de Dieu, qui s’est tant abaissée que de désirer l’amour de la créature, qui est chose si vile et si chétive ! Si l’âme était capable de périr, elle périrait, voyant cet amour excessif, de cette grandeur immense de son Créateur, qui l’a tant favorisée, et de voir combien mal elle a correspondu à cet amour et le tort qu’elle se faisait de s’amuser aux choses de cette vie, à des bagatelles, qui la pouvaient éloigner de son Dieu, et lui faire perdre le bien inestimable de cette félicité immortelle et de la vision de la divine Essence. Elle verra clairement que, seulement pour jouir une heure, voire un moment, de ce Bien [287] infini, tous les travaux, les souffrances, les mortifications, humiliations, et tout ce qu’on saurait souffrir en ce monde, serait bien employé et ne devrait être pas épargné. Si donc, avec ces mêmes travaux et souffrances, nous pouvons nous acquérir ce bien pour une éternité, n’avons-nous pas grand tort, et ne sommes-nous pas hors de notre sens, et sans jugement, si nous ne le faisons pas et si nous plaignons cette peine? Enfin, mes Sœurs, tout ce qui ne nous peut servir et aider pour parvenir à cette fin, pour laquelle nous avons été créées, doit être abhorré, détesté et évité. Ni les séculiers, ni les religieux et religieuses, ni personne quelconque, ne saurait avoir un vrai contentement qu’en faisant son devoir et en rendant à Dieu ce qu’on lui doit, en sa vocation, car il faut que chacun regarde ce que NotreSeigneur veut de lui pour le faire; autrement, point de contentement, ni même de salut.
Les âmes religieuses verront, lorsqu’elles seront dans la béatitude, comme leur vocation à la religion aura été dans les éternels desseins de Dieu, qui leur aura donné tant de moyens, en cette vocation, de tendre à une grande perfection et parvenir bien avant dans cette gloire. Quelle joie ineffable aurontelles? quelle reconnaissance de tous ces singuliers bénéfices? Et si elles étaient capables d’avoir du déplaisir, quel crèvecœur, quels regrets auraient-elles de voir que, par la moindre omission à la plus légère observance, elles auront perdu le bien d’une plus grande gloire et d’un plus grand amour, lequel se pouvait accroître en faisant des petites choses aussi bien que les grandes. Les damnés aussi, au jour du jugement, lorsqu’ils verront la face de Dieu, voudront aller se jeter en Lui pour jouir de cette félicité et bonheur, mais ils seront repoussés incontinent. Hélas! quel crève-cœur, voyant la perte qu’ils ont faite de ces biens infinis, de la vision de l’Essence divine qu’ils pouvaient acquérir pour une éternité, s’ils eussent vécu comme ils devaient! S’ils pouvaient périr et se réduire en rien, ils le [288] feraient de déplaisir ; et encore n’auront-ils vu cette beauté de la Divinité que comme un éclair, si est-ce que l’idée leur en demeurera et leur sera un plus grand tourment.
J’ai grande envie que nos Sœurs pensent souvent à la brièveté de la vie et à la durée de l’éternité. « Vous ne savez à quelle heure je viendrai, dit le Seigneur, soyez donc veillants, je rendrai à chacun selon ses œuvres. » Hélas ! que savons-nous? nous n’avons peut-être pas une heure pour acquérir la gloire éternelle, tant cette vie trompeuse est incertaine et briève. Nous sommes bienheureuses d’être en l’Église de Dieu ; mais il faut remarquer qu’elle se nomme militante, c’est-à-dire bataillante; il faut donc batailler. L’Église militante et la triomphante sont deux sœurs qui s’aiment extrêmement, et, tandis que la militante combat, la triomphante prie pour elle.
Qui vaincra, en l’Église militante, jouira en la triomphante. Il faut batailler pour vaincre et vaincre pour jouir. Mais quoi, batailler? je ne suis pas obligée de batailler contre les infidèles, car ce n’est pas ma vocation ; je ne suis pas obligée de batailler contre autrui, mais contre moi-même; j’entends les inférieures ne sont pas obligées de combattre les imperfections de leurs Sœurs, mais les leurs propres. Les supérieures doivent combattre les imperfections des Sœurs par les bonnes paroles, par les corrections et pénitences, et aussi combattre les leurs par la [289] mortification soigneuse d’elles-mêmes et l’anéantissement parfait de tout propre intérêt. Tant que nous serons en cette vie nous aurons à travailler, qui plus, qui moins. Les commencants ont plus à combattre que ceux qui s’avancent, et ceux qui s’avancent ont plus à faire que ceux qui sont en un plus haut degré de perfection ; mais tous, pourtant, ont à faire; cette vie nous est donnée pour travailler et cheminer; cheminer à notre perfection, travailler à notre mortification : voilà à quoi les vraies filles de la Visitation sont appelées.
O Dieu! que les filles de ce petit Institut sont obligées à une haute perfection, laquelle est d’autant plus excellente qu’elle est plus intime; car enfin ce n’est autre chose que la mort totale de la nature et du vieil homme, pour établir solidement le règne de la grâce. Il faut que les filles de cet Institut opèrent leur salut et leur perfection en crainte, mais une crainte confiante et filiale, qu’elles aiment Dieu purement pour lui et non pour elles-mêmes. Aimer Dieu comme notre souverain Bien, il y a encore du nôtre; mais il faut l’aimer comme souverain Bien, sans regarder qu’il soit nôtre. Et voilà une perfectiôn d’amour pur à quoi nous devons tendre.
L’âme qui désire que Dieu vive en elle, n’y laisse rien qui puisse déplaire à ses yeux divins, qu’elle ne mortifie et passe outre ; car, pressée de ce désir, elle se violente de si bonne façon qu’elle meurt heureusement à elle-même, afin que Dieu vive en elle. Les âmes qui aiment bien Dieu n’aiment point leur chair, croyez-moi; .elles retranchent bien à la nature tous les vains contentements, car ces âmes amoureuses de Dieu ne peuvent souffrir aucune chose qui contrarie leur amour.
C’est la plus mauvaise condition qu’une religieuse puisse avoir que la négligence, soit que ce vice soit intérieur et spirituel, soit qu’il soit pour les choses extérieures. Retenez ceci, mes Sœurs, vous ne sauriez admettre une fille à la profession d’une plus mauvaise condition que celle de la négligence et [290] paresse d’esprit. Ces âmes ne font point de progrès en la vertu et sainte dévotion ; elles vont au chœur avec nous, mais c’est avec une certaine paresse d’esprit, sans vigueur intérieure; elles ne font rien, ou peu qui plaise à Dieu. Elles font tous les exercices de la religion il semble, à l’extérieur, qu’elles marchent; mais, en vérité, elles ne bougent pas, d’autant qu’amoureuses de leur tépidité elles de sortent jamais d’elles-mêmes. J’aimerais mieux une fille trop bouillante, qu’une qui serait un peu lâche ; car, à la bouillante, ses fautes paraissant lui donnent de l’abjection, et on l’en mortifie; mais, l’autre, l’on ne sait sur quoi se fonder, car elle est toujours la même, aujourd’hui et encore demain ; et elle ne fait, pas grand mal extérieur, mais aussi elle ne fait pas de bien intérieur. Dieu nous garde de ces esprits-là, car ils sont dangereux, plus que je ne le saurais dire.
Oui, ma fille, il n’y a point de mal d’avoir un naturel complaisant; c’est un don de Dieu fort précieux; mais il faut le diviniser. Une personne se plaît de complaire à chacun, parce qu’elle s’en fait un plaisir, cela est bon; mais il faut rendre cette inclination complaisante encore meilleure, et, de naturelle, la rendre divine. Il faut obliger chacun, non parce que c’est votre penchant de complaire à tout le monde, mais parce que Dieu veut que par cette douceur, qui vous est propre, vous serviez à sa gloire, vous faisant toute à tous, pour les [291] gagner tous. Il veut que vous soyez condescendante et douce à votre prochain, pour suivre ce conseil de Notre-Seigneur : « Donne encore ton manteau à qui te voudra enlever ta tunique » ; mais ce serait pervertir cet aimable et bon naturel, de complaire par prudence humaine, pour avoir de l’honneur, pour acquérir du bien, pour s’attirer l’estime des créatures et des vaines louanges. O Dieu! mes filles, qu’on connaît bien, par les suites, les personnes qui se servent mal de ce bon et excellent naturel! Une personne remplie de cette fausse prudence humaine dira : Je veux condescendre à cette autre, afin qu’elle m’estime une fille bien démise de mon opinion; je ferai cette action humiliante pour paraître bien humble; je ferai ces détours d’amour-propre, afin que l’on me croie capable d’une telle charge; je me rendrai bien soumise à ma supérieure, bien douce, bien complaisante pour l’obtenir; et, cependant, je veux qu’elle croie que ma pensée en est fort éloignée et que je me croie bien incapable. Tout ce procédé ne vaut rien, et des actions faites de la sorte, marquent que vous pervertissez toutes les inclinations si bonnes que votre naturel complaisant vous fournit. Il faut opposer à ce défaut un peu de vraie humilité, qui bannit les complaisances et ces prudences purement humaines, et nous fait tout simplement complaire à la créature, pour l’amour de Dieu et par des motifs d’une douce charité, qui est bénigne et bienfaisante à tous, en les supportant tous.
Je vous dirai, à ce propos, ce que notre Bienheureux Père me dit une fois : « Toutes les amitiés et complaisances qui trempent dans les amitiés et complaisances des sens, n’ont ni bonté ni beautés, mais, sitdt qu’elles sont tirées en Dieu, en l’esprit, en la charité, elles acquièrent un grand éclat. » Il faut caresser et complaire au prochain, parce que la douce charité a le bonheur de répandre une sainte édification; et, se tenant le cœur au large, il faut, quand il tombera, lui pardonner et prendre le courage et la patience de le redresser aimablement, car, en [292] persévérant ainsi, l’on se formera un cœur bien humble, gracieux, maniable, qui, par après, rendra de grands services à Notre-Seigneur. Dieu nous en fasse la grâce, mes très chères Sœurs; je suis courte, parce que je veux encore vous dire un mot sur l’autre demande.
S’il se trouve des offices bas en religion, me dites-vous? Mes chères Sœurs, je ne saurais me soumettre à croire que rien de ce qui est ordonné par la sainte obéissance, dans la religion, puisse être abject ni humiliant, puisque tout est d’un si grand prix qu’il peut mériter de plaire à Dieu et acquérir le ciel. Si notre Bienheureux Père ne m’eût dit que le rang de Sœur domestique est un office d’humiliation, je n’eusse jamais pu me le persuader. Mais, bien qu’il y ait des charges abjectes, nous serions trop heureuses qu’elles nous fussent données pour notre partage. Que les Sœurs domestiques sont heureuses, mais je dis qu’elles sont heureuses! Elles sont destinées à servir les épouses de Notre-Seigneur Jésus-Christ, sans avoir jamais d’autres prétentions : tout les porte à Dieu, si elles sont fidèles, et Dieu répand de douces bénédictions en leurs cœurs lorsqu’elles font gaiement et pour son amour tous leurs offices.
On tient, dans les religions les mieux réformées, qu’il n’y a point d’emploi qui fasse plus de saints que celui-là, parce que les religieux de ce rang-là n’ont aucune autre pensée que de plaire à Dieu, en travaillant soigneusement pour lui, étant dans les occasions de servir incessamment le prochain, de faire des pratiques de patience, de soumission et de ces deux saintes vertus d’obéissance et d’humilité. Je ne puis m’empêcher de penser que le Bienheureux m’a fait un peu de tort, de ne pas m’accorder la demande que je lui ai si souvent faite, qu’il lui plût que je passasse, après que les premières fondations furent faites, le reste de mes jours en cet office, sans avoir d’autres soins que d’obéir, pour penser à réformer ma vie ; mais j’ai bien sujet d’aimer mon abjection, de n’avoir pas été trouvée digne de [293] servir les épouses de mon Maître. J’aurais été plus qu’heureuse en cette désirable condition; mais il me faut aimer celle où je suis, puisque c’est le divin bon plaisir de mon Sauveur, et vivre en crainte, afin que, conduisant les autres, je ne me perde pas moi-même. Mes Sœurs, ne mettez pas la tête en terre21, car je ne dis que la pure et vraie vérité, toutes celles qui ont charge d’âmes devraient vivre en crainte et en grande humilité, sous le pesant faix qu’elles soutiennent. Elles distribuent le pain spirituel aux autres ; mais elles le doivent manger elles-mêmes et prendre en Dieu la force qui leur est nécessaire. Elles ont besoin de constance, de charité et de diligence. Je vous ai donné un beau et bon défi, et je ne l’observe pas moi-même. Je fis hier une faute, et j’ai manqué aujourd’hui d’en faire une pratique; dire et ne pas faire, c’est nourrir les autres et nous ôter à nous-mêmes le pain. Tous doivent vivre en crainte : l’Écriture le dit : Faites votre salut avec tremblement; mais ceux qui gouvernent les âmes doivent craindre plus que les autres, car, si saint Paul dit : Si je châtie mon corps, c’est de peur qu’en prêchant aux autres, je ne sois moi-même réprouvé, que devons-nous faire, nous autres, faibles femmelettes? Nous devons faire le mieux que nous pourrons, et puis espérer en la miséricorde de Dieu. Oui, mes Sœurs, il fait bon espérer en Dieu, David le dit, en faisant le bien. [291]
Mes chères filles, je n’ai rien à vous dire, à moins que vous ne me fournissiez des sujets de vous entretenir par vos demandes.
[Ma Mère, demanda une sœur, notre Bienheureux Père me dit une fois, qu’il faut continuellement s’abaisser en humilité et s’élever en amour; comme s’entend cela ? ]
Mes chères filles, l’humilité est le fondement et la charité le sommet de la perfection, de sorte qu’autant on s’abaisse en humilité, on croît et s’élève-t-on en amour. Oh ! qu’il pratiquait bien ceci, le Bienheureux! car, perpétuellement, il s’anéantissait et ravalait ; on le voyait, en toute occasion, sinon qu’elle regardât bien la gloire de Dieu, pour laquelle il fût expédient de faire autrement, il se démettait de son jugement et opinion, pour céder aux autres, et leur condescendre avec une débonnaireté nonpareille. Enfin, il tenait son esprit si nu et vide de toutes sortes de désirs, desseins, affections et prétentions, qu’il ne s’entremit jamais que de ce qui regardait sa charge. Oh ! que je désire que nous l’imitions en ceci! que celle qui est robière, portière, dépensière, lingère, etc., n’ait point d’autre prétention que de faire humblement et soigneusement son office, sans s’entremêler nullement de celui des autres. Celle qui est sacristine de même, et ainsi toutes les autres officières, et celles qui n’ont point de charge aussi, et que toutes fassent ce que l’obéissance leur ordonne, sans penser ni se mêler d’autre chose. Il y a des esprits qui veulent tout gouverner et mettre ordre à tout, de sorte qu’ils tracassent fort une maison et y [295] apportent bien du désordre; ceci regarde non seulement l’extérieur, mais aussi l’intérieur, car l’indifférence tient l’esprit vide, dénué, et détaché de tout, afin que nous soyons disposées pour être remplies de Dieu, et nous attacher à vivre à lui, faisant mourir nos désirs, desseins et prétentions, dans son bon plaisir et sa très adorable Providence. C’est dans son soin qu’il faut nous élever par amour, après nous être anéanties à tout; ne voulant pas plus une chose que l’autre. Mes Sœurs, ces inclinations sont bien difficiles à être anéanties : l’une nous porte à aimer plus d’aller avec cette supérieure qu’avec celle-là; quand l’obéissance se conforme à nos volontés, nous en sommes toutes en joie. « Je m’en vais de bon cœur à cette fondation », dit une Sœur. Pourquoi, lui demandera-t-on? Parce que la supérieure qu’on nous destine est si bonne; je lui ai tant d’inclinations, que mon estime pour elle est tout entière; je m’accommoderai si bien avec elle. » -Vous ne faites rien qui vaille, ma pauvre Sœur, lui faut-il dire, parce que vous n’allez pas à votre œuvre purement pour Dieu, et bien que vous quittiez, fort généreusement, cette maison où vous êtes si bien, et que vous laissiez sans répugnances vos commodités, votre obéissance ne vaut rien. Pourquoi?. Parce que vous faites tout cela pour aller avec cette supérieure et pour aller en cette ville. Après cela, vous me direz que vous allez faire votre fondation pour Dieu. Pardonnez-moi, ma fille, c’est parce que la supérieure, les Sœurs, vos compagnes, et la ville sont à votre gré; ainsi, vous êtes bien éloignée de chercher Dieu nuement et simplement. Anéantissons tout cela, élevons nos esprits par amour, pour ne chercher que Dieu en notre obéissance, en notre pauvreté, en notre chasteté, en nos oraisons, en nos mortifications; et, en tout généralement, ne cherchons que Dieu. Si l’on nous envoie avec des supérieures que nous aimions et en .un lieu qui nous agrée, bénissons Dieu qui nous donne cette consolation, et humilions-nous en voyant que la divine Providence s’accommode [296] à notre faiblesse, et dépouillons-nous devant Dieu de cette satisfaction, protestant qu’en ce qui nous plaît même, nous ne voulons chercher que Lui et l’accomplissement de ses saintes volontés; si, au contraire, on nous mande avec une supérieure à laquelle nous avons de l’aversion, et en quelque lieu que nous n’aimions pas, bénissons Notre-Seigneur et nous jetons entre ses bras, nous assurant qu’il aura soin de nous, et que, moins nous aurons de contentement et appui extérieur, plus il nous fera abonder ses grâces ; et nous estimons bien heureuses d’avoir de si précieuses occasions pour lui montrer notre amour et notre fidélité, agrandissant notre courage pour les bien employer, avec son assistance, en laquelle il faut jeter notre confiance. Mais, surtout, rendons-nous soumises et maniables à son bon plaisir.
Si pourtant, par notre misère, nous faisons le contraire, nous laissant aller à l’imperfection, il ne nous abandonnera pas totalement; il ne nous perdra pas et ne laissera pas de nous aimer et supporter, comme vous voyez que les pères et les mères qui ont beaucoup d’enfants ne laissent pas d’aimer et souffrir ceux qui sont chagrins, dépiteux et revêches. Ils en ont compassion, et ne laissent pas de leur donner ce qui est nécessaire et de faire leur part dans leur héritage. Souvent, 'pourtant, ce sont des enfants qu’on laisse là comme n’étant propres à, rien, et dont on ne reçoit aucune satisfaction. S’il y en a qui soient doux, gracieux, obéissants, et dont l’esprit soit bien tourné, on jette incontinent les yeux sur eux pour les bien élever, pour les faire étudier, ou les exercer selon leur talent; les destinant les uns à une dignité, les autres à remplir un beau poste à la cour, aux armées, et à tels autres emplois.
Notre-Seigneur, qui est un vrai père, en fait de même ; il aime tous ses enfants. Néanmoins, ceux qui lui sont plus fidèles gagnent mieux son Cœur ; il leur communique plus de grâces ; il en reçoit plus de contentement, et ils méritent plus son amour. Travaillons, mes chères filles, pour acquérir ce bonheur [297] incomparable de nous rendre plus agréables à Dieu, ce Père adorable de nos âmes, ne cherchant que lui en tout, nous rendant bien indifférentes et véritablement humbles. Je voudrais qu’on m’arrachât les yeux et rencontrer une vertu parfaite parmi nous. Mon Dieu, mes Sœurs, ne vaut-il pas mieux se mortifier pour un peu de temps, et passer après notre vie sur un trône de paix, comme un vrai enfant de Dieu, que non pas d’être toujours en trouble, en chagrin, en inquiétude !
Vous me demandez, maintenant, comme les âmes religieuses peuvent manquer aux Commandements de Dieu? Ma chère fille, nous pouvons manquer au plus grand de tous, qui est celui de la loi de grâce, l’amour de Dieu et du prochain : Tu aimeras Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toutes tes forces, et le prochain comme toi-même. O Dieu! que la pratique de ce sacré précepte est délicate, et qu’il est facile d’y manquer! Nous le pouvons faire en préférant notre volonté à celle de Dieu et de nos supérieurs, en engageant nos affections aux créatures, en voulant servir ce grand Dieu avec toutes nos aises et commodités, sans nous employer fortement à son service. Pour notre prochain, nous pouvons manquer en l’amour qu’on lui doit, plus que nous ne croyons, c’est-à-dire, ne l’estimant et ne l’aimant pas en notre cœur, quand nous sommes un peu marris de son bien et de son avancement, qu’on le loue et estime, que nous parlons mal de lui et à son désavantage; et, quand on en dit du bien, nous n’y contribuons-pas, nous ne le pouvons souffrir. O cela est bien contre la charité! quand même nous aurions vu tout le contraire, il n’en faudrait rien témoigner; par exemple : nous avons vu une personne qui, en cachette, boit un verre de vin pur, et qui, dans la compagnie, n’en boira qu’un d’eau toute purç aussi; et, là-dessus, on loue fort sa sobriété. Il faudrait se taire, l’excuser en votre cœur, et penser qu’elle a bu cette eau pour pénitence de ce qu’elle a bu le vin. On peut encore penser que les jugements de Dieu sont bien différents de [298] ceux des hommes, et que cette personne s’est amendée, et qu’elle a maintenant la vertu contraire au vice que vous lui avez vu naguère. Il se faut grandement plaire à ouïr louer notre prochain, tant nos chères Sœurs que les autres, et contribuer au bien qu’on en dit, autant que nous pouvons, regardant le bien que nous savons être véritablement en lui, nous gardant bien de louer les unes pour ravaler les autres.
Or, pour ce que vous dites, s’il n’y a pas de mal de n’être pas aise, et de dire quelque parole de murmure et de contrôlement, de ce que l’on sort de céans pour donner et accommoder les maisons que l’on établit? Certes, ce sont là des imperfections lourdes et contre la charité. Je ne pense pas qu’elles se fassent parmi nous, grâces à Dieu, et il s’en faudrait aussi bien garder.
Cette première maison doit avoir une grande charité pour secourir, non seulement les fondations qu’elle a faites, mais encore les monastères de l’Ordre, s’ils étaient nécessiteux. Si notre prochain même était réduit dans une telle disette qu’il ne pût être secouru que de nous, pour étranger qu’il fût, nous serions obligées de lui donner ce qu’il aurait besoin ; et, quand nous n’aurions que ce qui nous serait nécessaire, nous serions obligées de retrancher tout ce que nous pourrions bonnement, nous contentant du seul vivre nécessaire, afin de mieux aider notre prochain. Et, pour nos pauvres Sœurs qui ont accommodé la maison, qui nous ont laissé, en sortant, leur dot, leurs petites commodités, pour aller augmenter la gloire de l’Institut, nous leur refuserions de leur donner quelque chose? À la vérité, céla serait bien cruel! On décharge votre maison de cinq ou six filles qu’on envoie en un pauvre lieu, où elles ne trouveront presque rien, et l’on ne voudrait pas leur donner ce qu’on peut, soit pour les habits qui servent à leur personne, soit pour quelque meuble propre à accommoder leur église ou leur maison ? Même on leur doit donner de l’argent ou leur en [299] prêter, selon le moyen qu’on a ; mais cela de bon cœur et de bonne grâce, sans dire qu’on donne plus ici que là, sinon qu’on le dise simplement par forme (le discours, selon l’occasion qui se présente; mais ne le dites jamais par plainte ou désapprouvement, parce qu’il faut laisser disposer de tout cela aux supérieurs. Au commencement de l’Église, les anciens chrétiens n’avaient qu’un cœur et qu’une âme, et mettaient tous leurs moyens en commun aux pieds des Apôtres, qui les distribuaient comme ils voulaient et à qui il leur plaisait; voire même aux plus barbares et étrangers du monde s’ils en avaient besoin. Or, tous les religieux doivent représenter ces anciens chrétiens, et n’avoir, comme eux, qu’un cœur et qu’une âme, en mettant tout en commun pour en laisser l’entière disposition à leurs supérieurs, afin qu’ils en fassent ce qu’ils jugeront, sans que personne y trouve à redire.
Or sus, mes chères filles, emportons cette affection de notre entretien, de nous adonner, à bon escient, aux solides vertus, de ne chercher que Dieu, de nous laisser absolument conduire à sa divine Providence; qu’elle nous mette ici ou là, il importe peu ; qu’elle nous envoie de ce côté ou de cet autre; non, ne regardons point par quelle porte nous passerons, ni en quel lieu nous allons; pourvu que nous portions nos règles avec nous, et que nous trouvions moyen de les observer, cela nous doit suffire. Oh! que nous sommes obligées de faire purement nos actions pour Dieu! Mettons hardiment la main à la conscience, et nous trouverons que nous mettons notre contentement en notre supérieure, au lieu de le mettre en Dieu ; que nous sommes venues en religion pour être hors des misères du m onde, pour avoir nos commodités, et non pas pour Dieu; que nous allons en telle part, parce que nous sommes bien aises d’y aller. Enfin, si nous feuilletons bien, nous trouverons qu’en tout et partout nous nous cherchons nous-mêmes, notre propre intérêt et satisfaction. [300]
Oui, oui, mes chères filles, parlons seulement de l’oraison de quiétude et des autres; et remettons, je vous prie, sur pied, notre bonne foi et innocence du temps passé; car, au commencement de notre Institut, l’on parlait tant de ces oraisons, on y prenait tant de plaisir et de contentement que rien plus. C’était une belle affaire que de voir la ferveur qui était parmi nos Sœurs; il est vrai, cela encourage et anime grandement. Nous ne nous communiquons pas assez nos petits biens. Ce n’est pas qu’il se faille dire des grandes choses, comme des ravissements et grâces spéciales que l’on a à l’oraison de quiétude, mais quelque petite chose de ses bons désirs, sentiments et affections, selon les occasions et sujets. Mais cela tout cordialement et bonnement.
Nous ne parlons pas assez ensemble des solides vertus. Surtout parlons de la résignation et indifférence; car c’est la vraie et excellente oraison. Et de l’éternité! notre Bienheureux Père me dit une fois : « Nos filles ne parlent pas assez de l’éternité. » Enfin, il nous disait que nous en parlassions tout familièrement, comme nous parlons de notre maison de Paris et de Lyon. À quoi devons-nous prendre plus de plaisir, qu’à cela? Ces discours-là sont bien utiles, et capables de délecter et satisfaire l’esprit des vraies religieuses comme nous devons être. Si, par la vie de mortification que nous menons, nous nous anéantissons, élevons-nous à Dieu, dans ce doux souvenir de son éternité glorieuse, qu’il destine à ceux qui quittent quelque chose pour son amour. [301]
Paroles royales : Si nous mourons avec Jésus-Christ, en douleurs, en travaux et en abjections, nous ressusciterons aussi avec lui, en gloire, en honneur et en félicité, dit le grand saint Paul. Enfin, mes chères Sœurs, après avoir tourné et viré tout le monde, nous verrons qu’il n’y a point de vertu si nous ne mourons à nous-mêmes, si nous ne tuons nos inclinations et humeurs, pour ranger tout notre être sous l’obéissance et étendard de Notre-Seigneur, qui est la sainte croix; néanmoins, les hommes ne veulent rien souffrir. O mes chères Sœurs! ayez toujours en votre mémoire, que si le grain de froment, qui est notre cœur, tombé et semé en la terre de la religion, ne meurt, il ne portera point de fruits. Si nous ne ruinons tout le vieil homme, le nouveau ne vivra pas en nous.
Je trouve que le père Balthazar Alvarez avait bien choisi de prendre, pour sa pratique particulière, ces trois compagnes du Sauveur : Pauvreté, mépris, douleurs.....
Vous dites, ma fille, qu’il n’y a rien qui touche tant que l’honneur?... Eh, Seigneur Jésus ! ma chère fille, quel est l’honneur que doit avoir une âme religieuse, une servante de Dieu, sinon l’humiliation?
Il n’y a rien qui me soit plus insupportable qu’une fille de la Visitation veuille être soigneuse de son point d’honneur; car n’est-ce pas chose monstrueuse? Quel autre honneur voulons-nous avoir que celui que notre Maître a choisi? Il a constitué son honneur en l’abjection, au mépris, et dans les calomnies.
Les vaines personnes du monde mettent leur honneur à monter à cheval, tirer des armes, danser, sauter et jouer. Quoi! [302] notre honneur sera-t-il en des fadaises, aux charges? Je vous assure que c’est une grande grâce aux supérieures de servir les épouses de Notre-Seigneur et tenir sa place parmi elles ; mais, au partir de là, je ne sais quel honneur on y trouve. Il faut que la pauvre supérieure soit sujette à toutes, et la première aux offices pénibles, si elle veut édifier ses Sœurs; qu’elle veille et travaille souvent, tandis que les autres dorment et se reposent. Il n’y a que deux surveillantes pour toute la communauté, et il y en a autant pour la supérieure qu’il y a de Sœurs au monastère, parce que toutes ont l’œil sur elle; le moindre mal qu’elle fait ne tombe pas à terre ; et, bien que les Sœurs ne la surveillent pas à dessein, il est vrai que ses fautes sont beaucoup mieux vues que celles des autres. À quoi donc encore? À être assistante. C’est bien dit, vraiment; on ne met pas toujours assistantes les plus vertueuses; et, quand cela serait, de quoi nous glorifions-nous, poudre et cendre? Qu’avons-nous que nous n’ayons reçu? et si nous l’avons reçu, pourquoi nous en élevons-nous? Dieu s’est réservé trois ch6ses : la gloire,le jugement et la vengeance.
Qu’est-ce que c’est que charge abjecte ou honorable? Certes! ma fille, je ne le sais pas. Qu’est-ce qui peut être abject en la maison de Dieu? Toutefois les pères de religion disent qu’être lingère n’est pas autant qu’être assistante, ni réfectorière que supérieure ; l’office de la cuisine, du jardin, de pétrir, de balayer, sont aussi appelés abjects. Mais, ô mon Dieu! l’heureuse abjection et le grand honneur de servir les épouses de NotreSeigneur! Eh! mon Dieu, que l’esprit humain est chétif! Depuis que nous avons passé par les charges d’économe, d’assistante, de directrice, et autres qui ont de l’autorité, il semble qu’on nous fait grand tort de nous remettre aux plus basses; quelle folie, je vous prie! Certes, il m’a toujours semblé que toutes les obéissances, et emplois que l’on nous donne en la religion, sont si dignes, que nous nous devrions tenir trop heureuses et honorées pour les moindres, à quoi l’on nous emploie, et [303] faire les plus petites choses avec autant d’amour et de soin que si c’était les plus relevées du monde. Nous nous trompons bien souvent, car parfois nous pensons perdre notre honneur (puisqu’il faut user de ce mot d’honneur, qui m’est suspect et à contre-cœur), une religieuse le gagne d’autant mieux quand on la voit s’adonner à la véritable humilité, mépris d’elle-même et l’entière soumission, cela est exalté jusqu’au troisième ciel.
Enfin notre bon roi David dit : J’ai choisi d’être abject dans la maison du Seigneur, plutôt que d’habiter ès tabernacles des pécheurs. Mieux vaut incomparablement être humble Sœur domestique et servir les épouses de Dieu, lavant leurs linges, apprêtant leur manger et faisant leur pain, que d’être grande dame d’atours de la reine ; voire, si j’avais à choisir, je choisirais plutôt l’humble voile blanc d’une Sœur laie de sainte Marie, et pour être toute ma vie à laver les pots et les écuelles du couvent, que la riche couronne des plus grandes reines, impératrices qui sont sous le ciel.
Mieux vaut laver les marmites en la maison de Dieu, que d’enfiler les perles ès palais des reines du monde. Mieux valent les larmes, mortifications, pénitences et sujétions de la vie religieuse, que les honneurs, les délices et la liberté dont les plus grands jouissent. Oh! combien glorieuses seront ces mains qui auront travaillé si longtemps pour le service des épouses de Jésus-Christ ! Combien resplendissants ces pieds qui s’y seront lassés ! Au jour du jugement, Dieu dira à ceux qui auront servi ses serviteurs et ses servantes : « Ce que vous leur avez fait, c’est à moi que vous l’avez fait; venez et je vous guerdonnerai [récompenserai]. » Mais aux amateurs du monde, que leur dirat-il ? sinon : « Retirez-vous de moi, faiseurs d’ iniquités ; je ne vous connais point. » Alors on verra les pauvres frères et sœurs lais assis plus haut sur des trônes que plusieurs rois et reines, qui peut-être seront aux enfers ou au ciel, mais bien au-dessous d’eux. [304]
Voyez-vous donc, est-ce un mépris d’être employée aux choses petites ? Certes, si c’est un mépris, il est bien désirable, et c’est une abjection bien honorable et glorieuse. Combien de petites religieuses simples et méprisées, qui n’auront jamais été employées qu’à raccommoder des habits et à balayer, se verront, au jour du jugement, exaltées par-dessus celles qui auront été quasi toute leur vie aux plus hautes charges de la religion! Certes, mes Sœurs, ce ne sera point le rang ni les offices qui nous feront grandes ou petites en l’autre vie, mais ce seront les vertus que nous aurons pratiquées en iceux.
L’amour de Dieu, le support du prochain, la douceur, la modestie, le recueillement, le mépris de soi-même, l’affabilité, la fidélité à la règle, l’humilité : voilà ce que Dieu regarde et rien autre. Ses yeux ne sont pas charnels; il n’est pas comme les hommes qui se trompent facilement en l’extérieur ; mais Dieu sonde les cœurs, et ne fait état que des vraies vertus intérieures..
Mes chères Sœurs, je n’approuve point cette pratique : une Sœur saura bien faire les cantiques, et lorsqu’on ordonnera ou permettra d’en faire, comme à Noël, elle fera un coq-à-l’âne afin que l’on dise qu’elle n’a point d’esprit; c’est qu’il y a un fin orgueil caché là-dessous, mais du bien fin, car c’est pour que l’on dise : Mon Dieu! que ma Sœur est humble ! elle sait fort bien rimer et ne le fait pas paraître. Notre Bienheureux Père ne voulait pas que l’on fit l’ignorante de ce que l’on savait, non plus que la suffisante de ce que l’on ignorait. Je vous prie, mes Sœurs, n’allons pas chercher de nouveaux moyens de nous mortifier, nous en trouverons àssez en l’observance ; soydns seulement bien exactes à les employer, car autrement ce n’est pas l’esprit de notre Institut, qui doit être un esprit de rondeur, de simplicité et d’une franche et naïve communication de. nos petits biens au prochain : cela veut dire spécialement à nos Sœurs. [305]
Vous demandez, mes chères Sœurs, que c’est que la tranquillité intérieure? Je ne le sais pas bien moi-même ; toutefois, mes chères filles, je pense que c’est la mortification intérieure de toutes nos passions et mouvements, pour ranger tout sous l’empire de la raison, car il n’y a rien, à mon avis, de si tranquille qu’une âme qui a ses passions accoisées et soumises à la partie supérieure, et lorsque les passions sont toutes vives et immortifiées, elles font un grand tintamarre et un terrible bruit, et partout où il y a du bruit et du tumulte, il n’y saurait avoir de la tranquillité. Il faut donc avoir un grand soin d’acquérir cette tranquillité tant profitable et désirable, par la mortification de nos passions. C’est une des vertus de notre Institut, qui est tout fondé sur la vie intérieure.
L’on a bien des bons désirs, dites-vous, d’acquérir cette vie intérieure, dans la partie supérieure, mais qu’ils sont quelquefois si minces en l’inférieure, qu’elle se rend plus forte pour surmonter la première, par les efforts de notre nature dépravée, et qui entraîne tout après soi. Ma chère Sœur, nous n’avons aucune raison d’excuse, parce qu’avec la grâce de Dieu, qui ne nous manque jamais, nous pouvons éviter le mal et faire le bien. Si nous eussions voulu vivre selon la nature et mauvais penchants qu’elle nous donne, il n’y avait qu’à demeurer au monde. Mais pourquoi sommes-nous venues en religion, sinon pour y vivre selon l’esprit, pour nous vaincre et mortifier et pour suivre nos observances et la manière de vie que nous avons embrassée? Nous ne suivons pas assez, mes chères filles, [306] à mon avis, nos premières intentions. Je veux être plus rigide que par le passé, pour la première réception des filles, et je veux leur dire franchement que si elles pensent de vivre selon leurs humeurs, qu’elles demeurent dans le monde où elles les pourront suivre. Si vous voulez être traitées, vêtues, et encore employées à votre gré, demeurez chez vous et restez maîtresses de vous-mêmes; mais si, au contraire, vous êtes résolues de mourir à vous-mêmes, de vous faire violence et de vivre selon la raison, la règle et l’obéissance, venez et entrez, à la bonne heure, en la sainte maison de Dieu ! Que si celles qui ont encore le voile blanc ne sont pas bien résolues de vivre comme j’ai dit, il faut leur dire qu’on les renverra, parce que ce sera faire une grande charité de donner moyen à telles filles de mieux faire leur salut ailleurs, et d’en débarrasser la maison.
Il y a si peu d’entre nous qui aient la pureté de l’esprit de notre saint Institut, que c’est pitié! Cet esprit, mes chères filles, est droit, pur et sincère, un esprit qui ne cherche que Dieu, qui tend perpétuellement à l’union divine, qui doit être indépendant de tout pour ne dépendre que de Dieu et de son bon plaisir, qui vit par-dessus soi-même pour ne vivre qu’en Dieu, qui aime Dieu et le prochain, qui ne fait aucun état de ces petites, mais eries de vouloir qu’on nous aime, qu’on nous préfère, qu’on nous estime, qu’on nous contente et qu’on devine nos désirs : tout cela doit être méprisé comme indigne d’un cœur que Dieu gratifie de ses grâces, et d’une âme qui est appelée à son service et à une vocation si noble, qui nous oblige de tendre et aspirer à une perfection si éminente. Mes Sœurs, il faut travailler : vous êtes assurément de bonnes filles, mais il faut devenir meilleures.
Voulez-vous bien, mes chères filles, que je vous parle franchement? Eh bien, nous sommes encore un peu trop terrestres et trop tendres, surtout sur nous-même ; nous voulons un peu trop ce que nous voulons, et ne levons pas assez nos yeux et nos [307] cœurs vers les choses célestes. O Dieu! mes Sœurs, qu’est-ce que cette vie, et de quoi faisons-nous tant d’état? D’être aimées, estimées et considérées ! À quoi pensons-nous : si l’on nous emploie, si l’on nous méprise, ou si l’on nous traite comme les autres ou non, si l’on nous emploie à ceci ou à cela? Et de quoi nous inquiétons-nous? de quoi nous troublons-nous? D’avoir fait une faute, surtout si elle a été remarquée. Et si l’on nous contrarie, si l’on nous fâche, nous ferons mille réflexions là-dessus et autour de nous-mêmes, au lieu de nous relever généreusement, après nous être profondément et amoureusement humiliées devant Dieu, comme il nous est enseigné; et, après, passer avant dans notre chemin. Tant que nous vivrons nous ferons des fautes; tout ce que nous pouvons faire, c’est d’en commettre le moins qu’il est possible. L’on voit plus clair que le jour les manquements desquels l’on peut s’exempter et ceux desquels l’on ne peut bonnement éviter : les premiers sont ceux qui se font avec vue, volontairement et avec une totale négligence, que nous pouvons absolument éviter avec la grâce de Notre-Seigneur, et tout l’enfer même ne peut nous les faire faire si nous ne voulons y consentir. Les autres, desquels nous ne pouvons nous exempter, ce sont les fautes de pure fragilité, parce que nous en ferons toujours, et Dieu le permet pour nous tenir en humilité, pour nous faire bien voir que nous ne sommes que de pauvres créatures, viles, fragiles et abjectes, et encore pour nous donner un exercice continuel.
Oui, mes Sœurs, Dieu donne de plus grandes grâces aux uns qu’aux autres, comme il donne aussi de plus grandes occasions de son assistance aux uns qu’aux autres; mais il donne à tous une grâce suffisante, très assurément, pour faire tout ce qu’il veut de nous ; mais tous ne correspondent pas également, et ne se servent pas de cette grâce qui leur est donnée, comme il est requis.
Dites-moi, mes chères filles, si vous étiez mères de famille, [308] enverriez-vous bien vos valets et vos enfants travailler à la campagne ou tailler les vignes, sans les pourvoir des outils nécessaires pour faire ce que vous voulez qu’ils fassent? Mon fils Celse-Bénigne m’aurait dit, si je ne lui avais pas fourni ce qu’il lui fallait, lorsque je lui ordonnais de faire quelque chose : « Ma Mère, donnez-moi ceci ou cela, et je ferai ce que vous me commandez. Mes Sœurs, penserions-nous que Dieu nous demande de faire quelque chose, et qu’il ne nous donne pas en même temps l’assistance nécessaire pour exécuter son commandement? Nous nous tromperions grandement d’avoir cette méfiance. Non, mes Sœurs, Dieu ne nous manque jamais.
Vous dites que la présence de Dieu nous aide fort à pratiquer la vertu : il est vrai, tous les Saints-Pères sont d’accord que cet exercice de la présence divine est le plus excellent qui soit en la vie spirituelle, et ils l’ont eux-mêmes pratiqué. Il y a des âmes qui se tiennent bien à cette continuelle présence de Dieu, bien unies à sa bonté, bien recueillies, mais pourtant qui, étant touchées seulement du bout du doigt par une petite contradiction ou humiliation, font soudain voir ce qu’elles sont : vives et immortifiées. Cela fait voir que nous n’étions pas à cette sainte et adorable présence de Dieu pour lui plaire, mais pour nous plaire à nous-même. Il y a bien de la différence entre que Dieu nous plaise, ou que nous plaisions à ses yeux divins ; à qui Dieu ne plaît-il pas, étant ce qu’il est, la beauté et bonté souveraine? Mais pour plaire à sa Majesté, qu’est-ce qu’il faut le plus regarder et désirer? il faut faire sa volonté, il faut le contenter en tout et partout; il faut vivre mortifiées, renoncer à nous-même; c’est ce qu’il veut de nous, et ce qu’il nous faut faire uniquement, qu’à cette fin de lui plaire, et parce que tel est son bon plaisir. Vous voyez donc, mes chères filles, qu’il faut accompagner la présence de Dieu qui nous vivifie, de la mort de nous-même ; ces deux exercices ne doivent point aller l’un sans l’autre : présence de Dieu et mortification ; ils se soutien-[309]nent tous deux, et une âme mortifiée n’est pas sujette à se distraire et divertir ; elle goûte Dieu et se tient bien mieux unie et proche de lui; elle est plus susceptible à être pénétrée de cette divine présence qui, d’ailleurs, rend la mort facile, et qui fait tout faire et tout supporter, nous donnant la force de nous vaincre et adoucir si fort les difficultés, qu’elle ne les laisse presque pas ressentir à l’âme qui jouit de cette divine approche de Dieu.
Mes Sœurs, enfin, la présence de Dieu sans la mortification est presque inutile : Dieu nous plaît, mais nous ne lui plaisons pas, et il vaut mieux plaire à Dieu qu’à nous-même. La mortification aussi, sans la divine présence, n’est qu’une présomption, d’autant que nous avons besoin d’une aide particulière de Dieu pour nous mortifier, et nous ne pouvons mieux trouver cette aide toute-puissante qu’en nous tenant proche de ce grand Dieu, par l’exercice de cette sainte présence. Mes Sœurs, travaillons tout de bon pour son amour à nous rendre parfaites; ne nous amusons plus à tant de petites impertinences et niaiseries indignes de notre vocation. Ayons souvent ce proverbe en l’esprit : nul bien sans peine, parce que l’appréhension de cette peine fait tout notre mal : nous voudrions bien la perfection, mais il nous fâche de souffrir pour l’acquérir; il faut faire une continuelle guerre à nous-même, et nous appréhendons qu’il nous en coûte trop. Il en faut pourtant venir là. L’on ne saurait apprendre aucun art, pour mécanique qu’il soit, sans peines et sans fatigues : l’on ne saurait donc apprendre le nôtre, qui est celui de la vertu, sans souffrances et sans nous donner du soin. Non, je ne m’étonne pas des ennuis, des jalousies et des inclinations propres; mais je dis qu’il faut assujettir tout cela à la raison et au bon plaisir de Dieu. Une fois, notre Bienheureux Père eut un petit mouvement d’envie contre un certain prélat qui était extrêmement suivi et applaudi en ses prédications. Incontinent, ce Bienheureux s’en alla écraser la [310] tête à son esprit, au pied de la croix de Notre-Seigneur, et portant dans son sein ce bon évêque, supplia sa Bonté qu’il le fît pour jamais le fils aîné de son Cœur, qu’il lui augmentât journellement ses grâces, qu’il l’exaltât au ciel et en la terre, et que, pour lui, il le tînt toujours bas comme un ciron et un petit vermisseau. O Dieu! mes Sœurs, si nous nous comportions de la sorte parmi les mouvements et pensées qui nous arrivent, que nous serions heureuses et que nous les rendrions faibles et impuissants à nous tourmenter! Que nous connaîtrons bien à la mort que l’estime des créatures est vaine, et que vaines sont toutes les choses que nous désirons présentement! Nous savons bien que nous devrions mépriser tout ce que nous prisons le plus possible; mais nous voulons pourtant toujours ce que nous voulons, qui sont nos commodités, qu’on fasse état de nous et qu’on nous aime ; et, si l’on ne le fait pas, tout est perdu; nous nous attendrissons, nous nous inquiétons et restons mélancoliques. C’est le grand défaut des femmes que la trop grande tendresse sur leur corps et sur leur esprit. La supérieure y doit prendre garde, et si elle en trouve qui soient ainsi trop tendres, elle les doit encourager à se relever de ce défaut, et même elle y est obligée. C’est aussi une grande charge que celle de la supérieure, parce qu’elle ne doit pas seulement rendre compte pour elle, à Dieu, mais encore de ses Sœurs, si, par son défaut, elles n’avancent pas à la perfection comme elles doivent.
Mais, mes chères Sœurs, prenons bon courage : faisons bien tout ce que nous venons de dire ; aimons bien Dieu, aimons bien notre prochain, aimons-nous les uns les autres; élevons nos cœurs aux choses hautes, et aspirons aux choses célestes ; méprisons les terrestres, et souvenez-vous que cette vie est un perpétuel combat que nous n’aurons nul bien sans peine ; n’ayons rien si à cœur que de nous exercer à la pratique de l’oraison, de fa présence de Dieu et de la mortification, et je vous assure que nous. trouverons tout là, en nous disposant à [3Il] recevoir, par ces moyens, les grandes grâces de Notre-Seigneur, en cette vie, et que nous acquerrons un grand degré de gloire en l’autre. Amen.
. La solide vertu consiste à ne s’attacher qu’à Dieu, ne vouloir que Dieu, ne chercher que Dieu et ne dépendre que de lui, à le servir constamment et persévéramment en quel état qu’il nous mette, soit que nous soyons en prospérité ou en adversité, en consolation ou en affliction, en santé ou en maladie, en sécheresse ou en suavité; car le défaut de goût, de plaisir aux bonnes actions que nous faisons, n’ôte ni le pouvoir d’en faire, ni le mérite d’icelles. Au contraire, elles sont plus agréables à Dieu lorsqu’il y a moins du nôtre, parce que nous agissons plus purement pour Lui car Dieu cache ses trésors dans l’abîme des tribulations.
Ayez bon courage, mes filles, car c’est le propre de la vertu solide, d’être acquise et pratiquée avec beaucoup de difficultés; croyez-moi, les sécheresses et ennuis sont de grands moyens, en la vie spirituelle, pour accroître en nous le pur amour de Dieu, et il prétend par toutes nos peines élever notre âme au-dessus d’elle-même.
Il ne faut pas se mettre en souci de faire sentir à notre nature et partie inférieure, cette résolution que notre âme a d’être toute à Dieu, et de le servir aussi volontiers dans l’affliction et les douleurs comme dans la santé et consolation. Non, car la na-[312]ture, qui est grossière et matérielle, ne se nourrit pas de mets si délicats; il suffit que la partie supérieure ait cette conformité que l’on sent à la volonté et bon plaisir de Dieu. Les douleurs et infirmités de corps et d’esprit sont de grands moyens pour pratiquer d’excellentes vertus et enrichir l’âme de trésors bien précieux. Demeurez donc en cette sainte indifférence et résignation, à tout ce qu’il plaira à sa douce Bonté faire de vous, ne vous réservant que le seul soin de tenir votre âme en pureté.
Je désire, mes filles, que vous affermissiez fortement en vos âmes le dégagement de toutes choses, quelles qu’elles soient, et que vous disiez quand le désir de quelque chose vous vient : Non, non, mon Dieu, je ne désire ni ne voudrais pas avoir un seul brin de l’amour d’aucune créature, et surtout de notre Mère, qu’autant qu’il sera de votre bon plaisir. Il faut de plus que vous fassiez une chose pour graver bien avant dans vos cœurs l’affection de la solide vertu; c’est que vous présentiez bien souvent à votre pensée des choses difficiles qui vous pourraient arriver, comme si l’obéissance vous commandait d’aller à quinze cents lieues loin de votre Mère, que l’on médît de vous, que l’on vous accusât de quelque grande chose, que l’on parlât mal de notre Institut, que vous fussiez accablée de peines intérieures et grandes pressures de cœur, de travaux extérieurs, de pauvreté sans remède et semblables; que feriez-vous?... Et, là-dessus, faire une forte résolution d’être fidèle à Dieu, et la ficher et approfondir bien avant dans le cœur. Notre Bienheureux Père approuvait et recommandait fort cette pratique que luimême faisait bien souvent, et il disait, ce Bienheureux : « Nous ne devrions rien recueillir de toutes les occasions que nous rencontrons, que la rosée du bon plaisir céleste. »
Quand nous sentons en notre âme ces grands dégoûts de toutes les choses extérieures, c’est alors qu’elle commence se déprendre des créatures pour s’attacher à Dieu seul, son unique consolation, et bien heureuse est la nécessité qui nous [313] contraint de nous reposer ainsi parfaitement en lui. Quand tout se bouleverserait sens dessus dessous, eh bien ! qu’en serait-ce? faudrait-il pour cela perdre la paix du cœur? Non, car il ne la faut perdre pour rien, mais regarder tous les événements en la volonté de Dieu.
La vraie manière de servir Dieu, c’est de marcher par un chemin que l’on ne connaît point ; et, lorsqu’il semble que tout est bouleversé sens dessus dessous dans l’âme, pourvu qu’elle demeure fidèle parmi tout cela à la pratique des vertus, elle ne se doit point mettre en peine pour connaître quelle est sa voie, ni même y penser; mais marcher simplement en ce parfait abandonnement et renoncement d’elle-même à Dieu. Oh ! mes filles, que vous êtes heureuses de souffrir si vous le faites avec amour!
La leçon [qu’il faut apprendre] en cette vie, c’est de faire, aimer et souffrir. C’est notre passe-port de cette vie en l’autre.
Dieu a mis ès mains de notre fidélité la perfection de nos âmes, laquelle ne se trouve qu’au bout de la parfaite mortification de notre nature.
La meilleure et la plus grande pratique de patience que l’on puisse faire en la vie spirituelle, c’est de se supporter soi-même en ses faiblesses et impuissances de volonté, parmi lesquelles la pauvre âme se trouve parfois de faire le bien.
Il y a des âmes qui, pour sentir en elles de bons désirs, croient être des demi-saintes. Dieu nous garde de nous-même ! Il n’y a point de plus dangereux ennemis que l’orgueil et la vanité. L’amour veut des œuvres, et celui qui se termine en des seuls désirs est faux et supposé.
La meilleure pénitence que puissent faire les âmes religieuses, c’est de rompre leur volonté et d’y renoncer. C’est celle que Dieu demande particulièrement des filles de la Visitation, parce que notre vocation nous assujettit en tout, à tant de petites obéissances, à tant de sujétions de ne pouvoir rien faire sans congé. Il faut grandement rompre sa volonté pour pratiquer [314] exactement cette entière dépendance. C’est aussi pour cela que notre Bienheureux Père, qui entendait si bien ce que c’est que la perfection, disait : « Si j’étais céans, je me rendrais si ponctuel et si exact à toutes ces menues et plus petites obéissances,gue je croirais ravir, par ce moyen, le Cœur de Dieu. » Certes, l’honneur et le respect que nous devons porter aux sentiments de ce Bienheureux, nous doivent grandement affectionner à ce moyen, qu’il jugeait être capable de ravir le Cœur de notre Dieu.
Ayez acquis toutes les vertus que vous voudrez, si vous ne les conservez par la pratique actuelle, elles périront.
Vivre selon ses passions et inclinations, c’est vivre en bête ; vivre selon la prudence humaine, c’est vivre en philosophe ; mais vivre selon les maximes de l’Évangile, en esprit d’humilité et de mortification, c’est là vivre selon Dieu, ainsi que l’ont fait tous les Saints. Il nous faut ruiner jusqu’à la racine toutes ces petites inclinations de la nature, car tout cela ne sert à rien qu’à l’exercice de la mortification.
Une fille de la Visitation doit avoir une si grande affection à la simplicité, que, si la nature lui dérobait quelque chose en l’y faisant manquer, que la grâce le regagne promptement par une plus sainte et fidèle attention à sa pratique. Pour cela, nous devons marcher continuellement devant Dieu et devant nousmême.
La vraie simplicité, mes filles, consiste à chercher Dieu purement et droitement, et à faire voir notre cœur sur nos lèvres [315] quand nous rendrons compte de notre conscience à nos supérieurs. La simplicité ne philosophe point sur ce que font et disent les autres; elle n’a point d’autre regard que de chercher purement Dieu et sa volonté et de se détourner fidèlement de toutes les autres choses. Et, certes, c’est un grand indice qu’une âme est bien vide de Dieu, quand elle s’amuse à regarder les actions des autres et à discourir pourquoi on fait ceci et cela.
Il n’y a rien qui nous rende plus semblables à Dieu que la simplicité; qui l’a vraiment est parfait. Il ne faut point tant de choses pour la perfection, car il ne faut que vouloir le bien et le faire ; tout gît en cela. Il se trouve peu de personnes parfaitement dénuées, parce que, pour l’être parfaitement, il faut être si dégagé de tout l’intérêt propre en ce qui peut nous provenir, tant de la nature que de la grâce, que, certes, il y a fort peu d’âmes qui veuillent entreprendre et qui se déterminent, à bon escient, à ce total renoncement d’elles-mêmes.
La pauvreté est un grand moyen de perfection, mais peu de personnes peuvent le goûter. Ce n’est pas sans raison que NotreSeigneur a dit : Bienheureux les pauvres d’esprit, car celles qui ont l’amour de cette pauvreté, possèdent déjà le royaume de Dieu.
Le fruit de l’amour c’est l’obéissance, car Notre-Seigneur a dit : Celui qui m’aime garde mes paroles. O mon Dieu! Que nous serions heureuses, si nous nous faisions reconnaitre, par l’exacte pratique des solides vertus de notre vocation, comme le Fils de Dieu, en ce monde, se fit connaître par les œuvres de sa mission ! La nôtre, c’est la parfaite obéissance. Nous devrions toujours avoir au cœur et à la bouche ce que le prophète Habacuc disait à Daniel : Serviteur de Dieu, prends ce que le Seigneur t’envoie!... Ainsi devrions-nous recevoir de la main de Dieu et de l’obéissance tout ce qui nous est donné, soit en viandes, en habits et en toutes autres choses, prenant tout, comme ordonné de Dieu. [316]
Tout ce qui se fait en religion et qui est ordonné par l’obéissance, pour petite que soit la chose, est d’un grand prix et valeur et doit être regardé et pratiqué d’un œil de dévotion. La vraie dévotion des filles de la Visitation est celle qui les rend ponctuelles et exactes, jusqu’aux moindres choses et plus petites observances qui sont en l’Institut. Toute autre dévotion qui ne nous donne point cette attention est indubitablement fausse.
La perfection d’une religieuse consiste en une véritable et sincère obéissance, rendue indifféremment à toutes sortes de supérieures, pour Dieu, et au parfait anéantissement de soi-même. L’obéissance enrichit [glorifie] Notre-Seigneur, et, quand nous y manquons, nous l’appauvrissons autant qu’il est en nous.
Tout ce qui se fait par la révérence de l’obéissance, est fait pour Dieu ; c’est pourquoi il nous doit être indifférent d’être occupé e, ou d’être en repos dans nos cellules, pourvu que nous fassions ce qui nous est ordonné avec la pure intention de plaire à Dieu.
Vous avez lu dans un livre, dites-vous, qu’il faut avoir la simplicité de vie, la pauvreté d’esprit et la douceur de cœur? Ma chère fille, je ne suis guère docte, c’est pourquoi je ne sais guère comment répondre à votre demande. Si vous dirai-je seulement, qu’à mon avis, la simplicité de vie, c’est d’être simple en ses habits, en sa chambre, en ses meubles, en son manger, [317] en sa conversation, et en tous ses déportements et actions. L’on dit qu’une personne est simple en ses habits, quand on la voit habillée simplement, d’étoffe simple, ou bien sans façon ; de même quand quelqu’un n’a que de simples meubles en son logis, en son lit, en tout le reste, l’on dit qu’il est simplement couché, accommodé. Lorsqu’il ne mange que des viandes simples et communes, l’on dit qu’il est simple en son manger. De même, lorsqu’il est rond, franc, naïf, et véritable en sa conversation, l’on dit qu’il est simple. Pour avoir la simplicité de vie, il faut donc être simple en toutes choses, comme aussi en ses affections, volontés, intentions et prétentions. C’est ici la vraie simplicité, laquelle est fort désirable, et de laquelle nous, devons principalement faire profession ; car, pour celle-là, nous la pratiquons, d’autant que nous sommes traitées, couchées et habillées simplement.
Or, quant à la pauvreté d’esprit, c’est un détachement de toutes choses créées, si on les possède. Cette pauvreté d’esprit requiert qu’on n’y loge point son affection, de sorte qu’il faut être pauvre de ces choses d’affection et de volonté, en ayant le cœur détaché et entièrement libre, étant également contente de ne les avoir pas comme de les avoir.
Une autre pauvreté, c’est de les quitter pour l’amour de Dieu, et pour le servir plus parfaitement; non seulement il les faut quitter d’effet, mais aussi d’affection. Enfin, la vraie et parfaite pauvreté d’esprit, mes chères filles, c’est de n’avoir rien que Dieu en son esprit. Oh que cette pauvreté nous rend grandement riches! parce qu’ayant ainsi quitté toutes choses et tout ce qui n’est point Dieu, nous venons à posséder les richesses du Ciel et de la terre, qui est Dieu. Soyons donc bien pauvres de cette pauvreté ici, ne cherchant que Dieu, ne voulant que Dieu, ne nous attachant qu’à Dieu. Et nous serons véritablement bienheureuses, et nous posséderons une grande paix et liberté d’esprit. [318]
Pour la douceur de cœur, ma chère fille, c’est un cœur qui ne se ressent de rien et ne s’offense de rien qu’on lui fasse, qui supporte tout, qui endure tout, qui est compatissant et plein de dilection pour le prochain, qui n’a point d’amertume en son cœur. Non, je n’entends point parler du cœur de chair; mais du cœur de la volonté et partie supérieure de notre âme. Donc les contradictions, persécutions, traverses et difficultés, qui peuvent arriver en un cœur vraiment doux, sont aussitôt émoussées, dès qu’elles approchent de lui. Il y en a, de vrai, qui sont naturellement doux; de sorte qu’ils ont déjà bien de la besogne faite, et sont bien obligés à Notre-Seigneur, qui leur a donné ce naturel-là; néanmoins, s’ils ne le divinisent, cela est bien peu de chose, et ils n’auront pas la vertu solide. Les autres, qui n’ont pas le naturel doux, pourront pourtant acquérir cette vertu de douceur de cœur avec la grâce de Dieu.
Notre Bienheureux Père dit qu’il y a deux sortes de voies, par lesquelles Dieu nous donne les vertus. La première, c’est par la grâce infuse; car Notre-Seigneur tenant toutes les vertus en ses mains, les donne à qui il lui plaît, et rend les âmes parfaites en un instant, comme il est arrivé en saint Paul, en sainte Madeleine, sainte Catherine de Gênes, et autres qui ont été parfaites en un instant ; mais ce sont là des grâces extraordinaires que nous ne devons pas désirer, ni attendre. L’autre voie d’acquérir les vertus est ordinaire. Par la première, Dieu y conduit peu d’âmes ; elles sont rares; enfin, celles qu’il rend parfaites tout d’un coup; cela dépend de sa bonté, de son amour, qui lui fait prévenir de ses bénédictions quelques créatures particulières. Nous ne devons pas nous promettre, ni présumer mériter ce bonheur. Mais, pour la voie commune, Notre-Seigneur l’a mise en notre conquête, car c’est par la fidèle correspondance à la grâce que nous y pourrons parvenir; et Dieu veut donner les autres vertus de cette sorte, puisque tous ces Saints les ont acquises, comme à la pointe de l’épée. [319]
Vous demandez maintenant ce que c’est que vertu solide? Ma chère fille, c’est de faire toutes ses actions purement pour Dieu, de pratiquer les vertus comme Notre-Seigneur les a pratiquées ; car, en tout ce qu’il a pâti et opéré en la terre, il n’a cherché que la pure gloire de son Père éternel, le salut des créatures, et nullement son intérêt et satisfaction. En tout ce que nous faisons, que l’honneur de Dieu, sa plus grande gloire et son bon plaisir, soient notre seul but. Enfin, la solide vertu est fort constante et persévérante; car il ne suffit pas d’être humble aujourd’hui, mais il le faut être encore demain et jusqu’à l’extrémité de notre vie.
Vous dites : si l’âme qui a la vertu solide, par exemple, l’humilité, si elle n’a jamais des ressentiments des humiliations qui se présentent?
Si elle est bien fondée en cette vertu, elle n’en aura pas souvent; néanmoins, il en peut arriver quelquefois, mais elle se jette incontinent en Dieu, et s’anéantit si fort en sa présence et dans son néant, que cela se dissipe. Notre Bienheureux Père dit qu’il était insensible aux mépris, injures et contrôlements que l’on faisait de ses actions. Oh! c’est ici où se font les vrais actes d’humilité, de souffrir doucement d’être humiliée, avilie, tenue pour incapable, inutile, qu’on ne fasse point d’état de nous, qu’on censure et contrôle tout ce que nous faisons, à se soumettre à l’obéissance, à chercher le mépris, à se tenir pour la moindre de toutes. S’il est dit dans nos règles que la supérieure se tiendra sous les pieds de toutes, à plus forte raison, les Sœurs se doivent-elles tenir aux pieds les unes des autres. O Dieu! mes chères filles, qu’il faut bien prendre garde à l’inclination de l’estime et aux pensées de rehaussement pour les étouffer, et s’approfondir à bon escient. Quand il nous vient à l’oraison des pensées et affections d’humilité, à quelle pratique vous les devez rapporter, dites-vous? À la souplesse, à l’obéissance; car, ma chère fille, les plus grands actes d’humilité con‑[320]sistent en la soumission ; c’est la pierre de touche pour connaître si la sainteté et l’humilité qui se rencontrent aux âmes est vraie. Ne voyez-vous pas que ce fut la marque assurée que les anciens Pères du désert eurent pour connaître si saint Siméon Stylite était poussé par l’esprit de Dieu, à mener une vie si extraordinaire et inusitée? La solide vertu donc ne s’attache qu’à Dieu, et consiste à ne vouloir que Dieu, ne dépendre que de Dieu, le servir également, constamment et persévérarnment, en quelque état qu’il nous mette, soit que nous soyons en prospérité ou adversité, en joie ou tristesse, en consolation .ou affliction, en santé ou en maladie, en sécheresse ou en suavité.
La parfaite simplicité, mes filles, consiste à n’avoir qu’une très unique prétention en toutes nos actions, qui est de plaire à Dieu en toutes choses. La deuxième pratique de cette vertu qui suit celle-là, c’est de ne voir que la volonté de ce grand Dieu en toutes les choses qui nous arrivent de bien et de mal; par ce moyen, aimant cette volonté adorable, notre âme sera toujours tranquille en tout événement, même dans le retardement de notre perfection, ne laissant pas d’y travailler fidèlement. La troisième pratique de simplicité consiste à découvrir ses défauts sincèrement, sans les ombrager. La quatrième, c’est d’être véritable en ses paroles, ne les multipliant guère, surtout lorsqu’il s’agit de nous justifier. La cinquième, c’est de vivre du jour à la journée, sans prévoyance ni soin de nous-même, mais faire bien à tout moment, ce qui nous est prescrit, selon notre vocation, nous confiant et remettant uniquement à la divine Providence. Si nous employons fidèlement les occasions présentes, soyons certaines qu’il nous en pourvoira de plus grandes de travailler à son divin service, à notre perfection et à sa gloire. Nous ne saurions être vraiment simples et avoir tant de soins de l’avenir. La bonne simplicité rend la personne sans fard et sans réflexion sur ses actions : si elles sont bonnes, vous n’avez que faire de les considérer; si elles sont imparfaites, votre cœur vous les fera bien voir; et, si vous vous découvrez bien à ceux qui vous dirigent, ils sauront bien faire ce discernement.
Je trouve que c’est un acte de grande perfection, de se conformer en toutes choses à la communauté, et de ne s’en départir jamais par notre choix, d’autant que c’est un très bon moyen de s’unir à notre prochain, et comme c’en est un bien excellent pour cacher à nous-même notre perfection. Il se trouve même, dans cette pratique, une certaine simplicité de cœur si parfaite, qu’elle contient toute perfection. Cette sacrée simplicité fait que l’âme ne regarde que Dieu en tout ce qu’elle fait, et se tient toute resserrée dans elle-même pour s’appliquer à la seule fidélité de l’amour de son souverain Bien, par l’observance de sa règle, sans épancher ses désirs à chercher des moyens de faire plus que cela. Elle ne veut pas faire des choses extraordinaires, qui lui pourraient acquérir l’estime des créatures, mais elle se tient anéantie dans elle-même. Elle n’a pas de grandes satisfactions, parce qu’elle ne fait rien qui contente sa volonté, ni rien de plus que la communauté. Il lui semble qu’elle ne fait rien; Set, de cette manière, sa sainteté est cachée à ses yeux et à sa connaissance. Dieu la voit seule, qui se"plaît dans cette divine simplicité par laquelle elle ravit son Cœur, en s’unissant à lui par un amour tout pur, tout simple, et tout fidèle. Elle n’a plus d’attention pour suivre les lumières de son amour-propre; elle n’écoute plus ses persuasions et ne veut [322] plus voir ses inventions, qui voudraient chercher la propre estime par de grandes entreprises, et par des actions suréminentes qui nous fassent distinguer du commun.
Une telle âme jouit d’une paix toujours tranquille; elle peut dire qu’elle est libre pour s’élever au-dessus de soi, par la possession de l’union divine. Ainsi, mes filles, ne croyez jamais de faire peu de chose lorsque vous ne faites que suivre le train commun.
AUTRE FRAGMENT SUR LE MÊME SUJET
Mes chères Sœurs, il est vrai, certes, que Dieu attire, quoique diversement, toutes les filles de la Visitation à lui, par une certaine sainte simplicité. Or, cet attrait est bon lorsqu’il apprend à l’âme à ne dépendre que de Dieu, à n’aimer que Dieu, à n’obéir qu’à Dieu, et en des choses de Dieu, et non à nos inclinations. Je dis et le dirai toujours que, lorsque Dieu favorise une âme de cette sacrée simplicité et familiarité avec lui, quand on voit que cela la rend plus humble et observante, on ne l’en doit jamais, ni elle ne s’en doit jamais divertir, pour bon-que lui semble les autres voies ; car, quel bien plus désirable ni meilleur, que de se reposer tout en Dieu? Je dis que c’est la vraie voie et la vraie sainteté de l’âme ; si elle s’en détourne, elle se met en danger de résister à Dieu et le faire retirer d’elle ; et, après, elle aura bien de la peine à retourner à sa place, encore ne sais-je si elle y retournera.
Je ne sais pourquoi le cœur de l’homme est si imbécile : Dieu n’est-il pas le Dieu des cœurs, n’est-ce donc pas à lui de donner l’attrait qu’il sait être le plus convenable? Oui, mes Sœurs, nos cœurs sont créés pour Dieu et n’ont point de repos qu’ils ne [323] soient en Dieu. Faisons donc notre pouvoir pour les ranger absolument en ce divin centre; et, quand une fois nous les y trouverons, ne les en détournons jamais, autrement nous serions coupables devant Dieu.
Dieu est le trésor de l’âme pure et fidèle; quand donc elle a son trésor, qu’elle en jouisse sans désirer autre chose. La perfection des filles de la Visitation doit être fondée sur quatre pierres, autrement leur édifice tombera : la profonde humilité, la candide simplicité, la suave douceur et condescendance, et le total abandonnement d’elles-mêmes entre les bras de la divine Providence et de leur supérieure. Voilà le moyen efficace d’arriver à la perfection de notre sainte vocation.
Vous faites bien, mes chères filles, de vouloir être instruites sur la prière, et de me demander que je vous en dise un mot : elle est le canal qui unit le cœur d’une religieuse avec celui de Dieu ; la prière attire les eaux du ciel, qui descendent et montent de nous à Dieu, et de Dieu à nous. C’est le premier acte de notre foi; et, par conséquent, ce que l’Apôtre dit de la foi, que sans elle il est impossible de plaire à Dieu, il faut le dire de la prière. Elle est la voie par laquelle nous demandons à Dieu et à Jésus-Christ, qui est notre unique libérateur, qu’il nous sauve, parce que nous ressentons en nous de si grands mouvements d’infirmité, que, s’il ne nous soutenait à tout moment par des grâces nouvelles, nous péririons.
On peut dire, en un certain sens, que tout ce que nous fai‑[324]sons, dans la religion, le manger et le dormir, est une prière, quand nous le faisons simplement dans l’ordre qui nous est prescrit, sans y ajouter ni diminuer rien, par nos caprices et vaines élections ; c’est-à-dire, quand on obéit à toute la règle morte et vivante, aussi bien à la supérieure que nous voyons et qui nous gouverne par ses ordonnances, qu’au Bienheureux qui a fait la règle, et que nous ne voyons pas.
Lorsque le temps de nous mettre devant sa divine Bonté, pour lui parler seul à seul, est arrivé, ce qu’on appelle prière, la seule présence de notre esprit devant le sien, et du sien devant le nôtre, forme la prière, soit que nous y ayons de bonnes pensées et bons sentiments, ou que nous n’en ayons point. Il faut seulement, avec toute simplicité, sans faire aucun violent effort d’esprit, nous tenir devant lui, avec des mouvements d’amour et une attention de toute notre âme, sans nous distraire volontairement; alors tout le temps que nous sommes à genoux sera tenu pour une prière devant Dieu ; car il aime autant la souffrance humble des pensées vaines et involontaires, qui nous attaquent alors, que les meilleures pensées que nous avons eues en d’autres temps; car une des plus excellentes prières, c’est le désir amoureux de notre cœur envers Dieu, et la souffrance des choses qui nous déplaisent. Elle se rencontre alors avec la patience qui est la première des vertus, et l’âme qui s’élève ainsi humblement du milieu de ses distractions, doit croire qu’elle a autant prié que si elle n’en eût aucunement souffert. C’est une marque de simplicité et même d’amour de Dieu, que de lui faire nos demandes sans vouloir le contraindre de ne donner qu’autant, et en tant qu’il lui plaira. Il est ravi de l’oraison d’une telle ârne si simple, si humble et si soumise à sa volonté, comme nous sommes ravies de voir un pauvre nous demander [l’aumône], sans se troubler du refus que nous lui faisons. En effet, quelque importunité qu’il y apporte, ou, pour mieux dire, quelque longue que soit sa présence devant nous, sans nous [325] regarder qu’avec les yeux baissés, ne sommes-nous pas touchées, lorsqu’il s’en va après le temps qu’il a mis à nous attendre ?
C’est de la simplicité de cette âme qui prie ainsi qu’il faut dire : Si ton œil est simple, tout ton corps sera lumineux, c’està-dire toutes les bonnes œuvres que tu feras dans la religion, le long de la journée, ensuite d’une telle oraison, seront agréables à celui que tu as prié, et remplies de sa lumière divine, invisible et insensible. Souvent il arrive que lorsque nous pensons avoir la lumière et les grâces, nous ne les avons point, et lorsque nous pensons ne les point avoir, nous les avons; c’est pourquoi on se met vainement en peine de chercher des lumières dans l’oraison, puisqu’on ne les a pas : l’opération du Saint-Esprit dans l’âme étant toute intérieure et souvent inconnue à l’âme même. C’est assez, ce me semble, d’être ainsi présente devant Dieu et d’agir comme je vous ai dit.
Il n’y a pas longtemps que j’ai écrit à quelqu’un, qu’il faut être comme un vase ouvert et exposé devant Dieu, lorsqu’on le prie, afin qu’il y distille sa grâce peu à peu selon sa volonté, et demeurer presque aussi content de le rapporter chez nous, ce vase vide, que s’il avait été tout rempli. À la fin il arrivera que Dieu y distillera cette eau divine, si on se présente souvènt avec cette foi vive, et un entier désintéressement de ce qu’on peut désirer de lui, car souvent on croit qu’on s’en retourne vide, lorsqu’on est rempli de l’Esprit de Dieu, bien qu’on l’ignore.
Le chemin que tient l’Esprit de Dieu, lorsqu’il entre dans nous, est inconnu, puisque l’Écriture dit : On ne sait d’où il vient ni où il va. C’est assez de savoir qu’on l’a reçu, par les effets qu’il produit tous les jours, et qu’on se sente plus forte qu’on n’était, sans savoir comment ni quand cette grâce est venue dans nous. Il est certain qu’elle ne peut être venue que dans l’oraison, et par suite des fréquentes oblations que nous avons faites de notre cœur à Dieu. On ne voit point croître les arbres ni les corps des hommes, quand bien même on les re-[326]garderait depuis le matin jusqu’au soir; mais on est étonné de voir ensuite leur accroissement. Il en est de même des âmes : elles avancent dans la voie de Dieu, bien qu’elles ne s’en aperçoivent pas, pourvu qu’elles soient fidèles à correspondre aux lumières et attraits de la grâce.
Il eu est de l’Esprit de Dieu que nous demandons par la prière, comme du Corps de Dieu que le prêtre produit, par la consécration. L’un et l’autre nous est nécessaire et nous a été promis par Jésus-Christ Notre-Seigneur pour la nourriture de nos âmes; et cependant ni le prêtre, ni nous, lorsque nous communions, et que la foi nous apprend que nous avons reçu le Corps de Jésus-Christ, nous n’en avons d’ordinaire aucun goût ni aucun sentiment; mais nous le digérons ( pour user de ce terme ) par la foi, étant certaines sur la parole de Dieu, quoique nous ne l’ayons ni vu, ni senti, ni goûté, qu’il nourrit néanmoins nos âmes, et qu’il produira en elles des effets de lumières et de force, parmi les ténèbres et les sécheresses qu’il a laissées en nous, après l’avoir reçu.
La première de toutes les oraisons et qui est le modèle de toutes les autres, est celle que le prêtre fait à Dieu en lui offrant le sacrifice de la messe, et en changeant le pain matériel de la terre en son Corps glorieux qui est la viande des Anges. Il a plu à la Bonté infinie de nous nourrir de cette substance divine, sous les voiles du pain et du vin, parmi les obscurités et les aridités qui l’accompagnent dans l’Église de la terre, en attendant qu’il nous donne à contempler sa divinité dévoilée dans l’Église du ciel, où elle produira en nous toutes les lumières et les plaisirs qui en sont inséparables.
Après cela, on n’a pas sujet de se plaindre si dans les autres prières particulières, qui sont toutes moindres que celle qui change le pain et le vin au sacré Corps de Jésus-Christ, et produit le grand sacrifice de la messe, il n’y a nul goût, nulle saveur, ni aucune lumière sensible. Le prêtre, même le plus ex-[327]cellent, n’est pas toujours exempt des distractions au moment qu’il consacre le Corps du Fils de Dieu ; et peut-être que nul ne pourrait dire qu’il a goûté sensiblement la substance de cette divine nourriture, en la prenant. Je sais qu’il y a des personnes fort unies à Dieu qui ont prié plusieurs années sans avoir aucune consolation sensible, et qui néanmoins ont toujours paru insensibles dans les plus grandes tentations. Elles étaient si résolues dans les occasions où il s’agissait de servir Dieu et de lui rendre des témoignages de leur obéissance et de leur amour, que rien ne les a pu ébranler, s’estimant heureuses de ne rien recevoir de sensible, et de sentir et souffrir toutes sortes de peines et de travaux pour Dieu.
Vous voulez toujours que je vous prêche, mes Sœurs, et je ne sais point prêcher ; je viens bien plutôt chercher parmi vous l’aumône d’un peu de ferveur en répondant à vos demandes.
Vous voulez savoir si vous ne devez pas être bien fidèles au saint recueillement?
Oui, sans doute, ma chère fille; ce sont nos vieilles leçons que toutes nos Sœurs savent bien, Dieu merci ; mais vous m’en faites la question comme de la chose la plus nécessaire. En effet, c’est la bonne odeur d’une maison religieuse qu’une âme recueillie et unie à Dieu ; toutes ses actions prêchent le recueillement. C’est l’un des plus grands moyens que nous ayons pour nous avancer en la perfection ; car, n’ayez pas peur qu’une âme [328] recueillie tombe en de lourdes fautes; je dis fréquentes, car tant que nous vivrons, nous en ferons toujours, par-ci par-là; il ne nous en faut pas étonner, puisque même il arrivera quelquefois que Notre-Seigneur permettra qu’une Sœur fort exemplaire et fort recueillie tombe en de grosses fautes, pour la tenir en humilité et abjecte à ses yeux. Une Sœur bien recueillie fera bien et à propos toutes choses, elle sera prompte à l’obéissance, fidèle à tous ses exercices, soigneuse de tout ce qu’elle a en charge, douce et prompte à servir ses Sœurs, zélée et fort désireuse de sa perfection.
Or, le recueillement est un pur don de Dieu qui le donne à qui bon lui semble. Toutefois, il est en quelque façon entre les mains de notre soin et fidélité, de l’acquérir, et il faut un travail soigneux et fidèle, bien que Notre-Seigneur le donne quelquefois à des âmes, par pure grâce, sans qu’elles aient encore rien fait ou peu travaillé de leur part pour arriver à ce bonheur. Nous ne devons pas y prétendre de cette façon extraordinaire, mais travailler de toutes nos forces à acquérir un bien si précieux; et, quand nous l’aurons obtenu, confesser que c’est par la très grande libéralité de Dieu, et que toute notre peine a été bien petite pour la poursuite d’un si grand bien qui est pour nous le plus rare, le plus précieux et le plus utile, et qui doit être incessamment notre exercice plus ordinaire. Voilà, ma fille, pour votre demande.
Mais, vous voulez encore que je vous parle de l’attention à la présence de Dieu, d’autant que nous y sommes toujours, mais non pas toujours attentives, ce qui est la cause que nous venons à l’offenser, notre Bienheureux Père disait : « Si un aveugle est en une salle où le roi est, il fait ses badineries accoutumées, sinon qu’il soit averti que le roi est là; alors, bien qu’il ne le voie pas, mais parce qu’on luia dit, ou qu’il l’ait ouï parler, il se tient en respect, attention et révérence. » Nous sommes, mes filles, en ce misérable monde comme de pauvres aveugles: Dieu nous [329] est toujours présent ; mais, charnelles que nous sommes, parce que nous ne le voyons pas, nous faisons nos badineries et commettons l’iniquité et mis fautes devant lui, et même dans Lui. Cette pensée touchait grandement la Mère Thérèse, quand elle considérait que les pécheurs commettaient leurs abominations dans Dieu. Nous ne voyons pas Notre-Seigneur, mais nous sommes averties par la foi qu’il est présent, en toutes choses, par présence, par essence et par puissance; de plus, qu’il réside en nos cœurs d’une façon particulière par assistance et par grâce. Mais, hélas ! mon Dieu, nous sommes aveugles, et parce que nous ne vous voyons pas, nous perdons facilement le souvenir de votre divine présence ! Que faire à cela, mes chères filles, sinon vivifier souvent notre foi que Dieu est présent partout, et que rien n’arrive au monde que par l’ordre de sa divine Providence qui régit tout ce monde selon son bon plaisir.
Une âme attentive à cette vérité ne sera jamais en perturbation. Eh bien! dira-t-elle, je sais que Dieu m’est présent, qu’il est plus dans moi que moi-même ; je sais qu’il gouverne toutes choses, et que son œil a soin de tout. Je sais que rien n’arrive au ciel ni en la terre qu’il ne l’ordonne ou permette. Voilà, si les eaux du lac s’enflent et submergent le monastère, je sais que Dieu m’est présent et qu’il permet cette inondation pour quelque fin qu’il appartient à sa Providence de savoir, pourquoi me troublerai-je? O Dieu, vous gouvernez les ondes, le ciel et la terre ; si vous voulez que je sois noyée ou brùlée, je m’y conforme de tout mon cœur, sans m’enquérir pourquoi vous le faites; mais j’adore et révère, en silence d’esprit, tous vos secrets jugements. La peste vient de ravager tout ; cette âme attentive à Dieu dira : Seigneur! vous êtes avec moi; vous savez bien me conduire; si c’est votre volonté que je meure de ce mal, que votre saint Nom soit béni! j’accepte votre ordonnance (nonobstant toutes les résistances de ma chair), de toutes lès forces de mon âme et de l’étendue de mon cœur. Mais une [330] Sœur que j’aime bien et qui est fort utile au monastère, meurt, j’en pleure un peu, cela ne veut rien dire, c’est la nature, l’inclination et la compassion, et une certaine condition de l’esprit humain qu’il est impossible d’empêcher ; puis l’Ecriture dit : Pleure un peu sur ton frère trépassé; car, nonobstant mes larmes, ennuis et soupirs, l’âme, en la supérieure partie, demeure coite et tranquille auprès de Dieu, toute soumise à sa volonté.
Qui donnait cette grande douceur et égalité à notre Bienheureux Père? C’était l’attention à cette divine présence qui lui faisait tout recevoir avec paix et tranquillité de cœur; c’était qu’il recevait ces choses-là comme si Notre-Seigneur l’eût regardé, et que, de sa propre main, il les lui eût données ; si que, lorsqu’on lui disait de fâcheuses nouvelles, il n’en était point ému, parce que, étant attentif à Dieu, il ne pouvait rien refuser de tout ce que lui présentait cette main adorable. Si on lui apportait la nouvelle de la mort de quelqu’un de ses parents ou amis, aussitôt il regardait cet événement en la volonté de Dieu et s’y conformait soudain, disant : Seigneur, je me tais et je n’ouvre point la bouche, parce que c’est vous qui avez fait cela.
Lui imposait-on des blâmes, lui faisait-on tort, lui disait-on des injures, il supportait tout cela patiemment, regardant le tout en Dieu ; après, on le voyait avec la même sérénité de visage et autant de tranquillité. Pour moi, je l’admirai à la mort de madame sa Mère, qu’il aimait uniquement ; il reçut cette perte avec une résignation digne de lui, et m’écrivit : « Parce que le Seigneur l’a fait, je me suis tu et n’ai pas ouvert la bouche pour dire un seul mot; car c’est la main paternelle de notre Dieu qui a donné ce coup! » Voilà, mes chères filles, les fruits de la présence de Dieu ; et, en somme, c’est par là que s’acquièrent les solides vertus.
Je pensais l’autre jour, que l’un des désirs les plus pressants que je pouvais avoir était de voir nos Sœurs travailler fortement [331] pour l’acquisition des solides vertus. Il n’y a point pour cela de plus grands moyens que le saint recueillement et l’attention à Dieu, voire, il n’y en a point d’autre, au moins pour qui voudra de la vraie vertu; car, pour certaines vertus apparentes, nous n’en voudrions point céans, et ce n’est pas de celles-là dont je parle, ains de celles que notre Bienheureux Père nous a enseignées.
Or sus, je parle toujours, et nos Sœurs ne disent mot. Ditesmoi quelque chose, mes chères filles, que j’apprenne aussi un peu de vos bons sentiments, que Dieu veuille bénir.
Mes chères filles, pour nous bien disposer à faire l’oraison, il nous faut faire souvent des retours de notre esprit à Dieu, considérant sa bonté, son amour, sa grandeur et majesté infinie, nous tenant dans un profond respect en sa divine présence. Il faut bien préparer ses points à méditer.
Il y a trois façons de faire l’oraison :
La première se fait en nous servant de l’imagination, nous représentant le divin Jésus en la crèche, entre les bras de sa sainte Mère et du grand saint Joseph; le regardant entre un bœuf et un âne; puis voir comme sa divine Mère l’expose dans la crèche, puis comme elle le reprend pour lui donner son lait virginal, et nourrir ce Fils qui est son Créateur et son Dieu. Mais il ne faut pas se bander l’esprit à vouloir, sur tout ceci, faire des imaginations particulières, nous voulant figurer comme ce sacré Poupon avait les yeux et comme sa bouche était faite; [332] ains nous représenter tout simplement le mystère. Cette façon de méditer est bonne pour celles qui ont encore l’esprit plein des pensées du monde, afin que l’imagination, étant remplie de ces objets, rechasse toute autre pensée.
La deuxième façon, c’est de nous servir de la considération, nous représentant les vertus que Notre-Seigneur a pratiquées son humilité, sa patience, sa douceur, sa charité à l’endroit de ses ennemis, et ainsi des autres. En ces considérations, notre volonté se sentira toute émue en Dieu et produira de fortes affections, desquelles nous devons tirer des résolutions pour la pratique de chaque jour, tâchant toujours de battre sur les passions et inclinations par lesquelles nous sommes le plus sujettes à faillir.
La troisième façon, c’est de nous entretenir simplement en la présence de Dieu, le regardant des yeux de la foi en quelque mystère, nous entretenant avec lui par des paroles pleines de confiance, cœur à cœur, mais si secrètement, comme si nous ne voulions pas que notre bon Ange le sût. Lorsque vous vous trouverez sèche, qu’il vous semblera que vous ne pourrez pas dire une seule parole, ne laissez pas de lui parler, et dites : « Seigneur, je suis une pauvre terre sèche, sans eau ; donnez à ce pauvre cœur votre grâce! » Puis demeurez en respect en sa présence, sans jamais vous troubler ni inquiéter pour aucune sécheresse qui puisse arriver. Cette manière d’oraison est plus sujette à distraction que celle de la considération, et si nous nous rendons bien fidèles, Notre-Seigneur donnera celle de l’union de notre âme avec Lui. Que chacune suive le chemin auquel elle est attirée.
Ces trois sortes d’oraisons sont très-bonnes; que donc celles qui sont attirées à l’imagination la suivent, et de même celles qui le sont à la considération et à la simplicité de la présence de Dieu ; mais, néanmoins, pour cette troisième sorte, il faut bien se garder de s’y porter de soi-même, si Dieu ne nous y [333] attire. Que si quelqu’une était attirée à quelque chose d’extraordinaire, elle le doit dire à la supérieure, et puis faire ce qu’elle lui dira.
Votre demande n’est pas hors de propos, ma chère fille ; il peut bien arriver qu’une personne soit si contente qu’elle ne pense pas à s’humilier, mais il arrivera que Dieu retirera la consolation, et alors il faudra que l’âme s’humilie, mais de quoi faudra-t-il qu’elle s’humilie? De ce qu’elle ne s’est pas humiliée, et Dieu permettra qu’elle commette des grands manquements pour la faire rentrer en soi.
Il est requis d’être grandement simple en toutes choses, et marcher à la bonne foi, sans jamais réfléchir en quoi on nous emploie, ni sur ce que l’on dira ou pensera si nous faisions telle chose ou en disions une telle ; mais, aller, dis-je, simplement et ne regarder que le bon plaisir de Dieu en tout et incessamment, soit qu’on nous emploie aux offices bas ou aux grands, à quelque chose qui nous mortifie, comme à quelque chose qui nous récrée, penser que nous devons être satisfaits de tout, en tout et partout, parce qu’en tout et partout nous pouvons avoir Dieu et trouver Dieu. J’ose vous promettre que si vous êtes bien fidèles à cette simplicité, ne cherchant jamais que Dieu en quoi que vous fassiez ou que vous souffriez, vous acquerrez en six mois la paix du cœur, ce don si désirable, si aimable, et si fort profitable à nos âmes.
Oui, mes filles, allez au réfectoire pour Dieu, comme vous allez à l’Office pour son amour et pour le louer, dressant votre intention de vouloir le glorifier, autant dans une action comme dans l’autre, parce que vous allez à toutes deux par obéissance et pour accomplir son bon plaisir.
Voici ce qui m’est tombé en mains, tenant nos constitutions, les ouvrant et serrant : « Qu’elles soient humbles, douces, cordiales et franches entre elles. » Il faut donc être grandement cordiales et franches, nous communiquant nos petits avantages [334] spirituels en la manière que j’ai dit ailleurs, avouer que nous sommes dans l’état d’une douce et sainte consolation, lorsqu’on nous le demande; ou bien dire tout simplement que nous sommes en sécheresse, mais que nous faisons comme on nous a appris, n’ayant pu avoir l’oraison de jouissance, nous avons fait celle de patience; ou bien encore, confesser librement qu’un point de la prédication ou de la lecture de table nous a bien touché le cœur, et ainsi être comme de petits enfants les unes avec les autres. Voyez-vous les petits enfants, lorsqu’ils ont à faire quelque chose, comme ils s’appellent l’un après l’autre? Oui, mes chères novices, il faut être ainsi, ne le ferezvous pas, et toutes nos professes aussi? Agissez avec la même simplicité et confiance envers Notre-Seigneur qu’un saint religieux qui cachait le saint Enfant Jésus lorsqu’il ne lui accordait pas ce qu’il désirait, et ne le sortait qu’il n’eût obtenu la grâce qu’il en désirait.
Mon Dieu! je n’ai point d’autre dessein ni désir, sinon que l’on se tienne coi et tranquille auprès de Notre-Seigneur pendant l’oraison, et que celles qui commencent à la faire se servent de l’imagination, parce que, ordinairement, elles ont l’esprit rempli du monde, de leurs parents et autres vanités. Quand elles méditent les mystères de la Passion, qu’elles impriment vivement en leur esprit les tourments que Notre-Seigneur a soufferts pour nous; comme, par exemple : quand elles considèrent la flagellation, il faut qu’elles se représentent le mystère [335] comme si elles étaient au lieu même; par cette imagination, bien empreinte en leur esprit, elles en arracheront les peines et les soucis des choses de la terre.
Mais quand les âmes commencent à s’avancer, on les doit conduire avec une vérité plus grande, qui est que le Seigneur ne souffre plus, mais qu’il a souffert, leur faire dire des paroles sur ce qu’il a pâti pour l’amour de nous, et demeurer en cette simple pensée. Mais, si Dieu nous occupait au commencement de l’oraison, il n’est pas besoin d’aller chercher notre point, ains il se faut tenir simplement auprès de lui sans tant faire travailler l’imagination, ni faire de grands discours, car, pour l’ordinaire, cela empêche de tirer de bonnes affections, ce qui est pourtant la vraie oraison ; en somme, les considérations ne se font que pour émouvoir notre affection. Or, il se trouve quelquefois que l’âme s’occupe sur quelques-uns des attributs divins, comme, par exemple : de la grandeur, de la bonté et de la puissance, et ainsi des autres ; il faut avoir soin de marcher en cette voie, tandis que Dieu y appelle. Mais, lorsqu’il soustrait cette vue simple et amoureuse, l’âme se trouve toute refroidie et avec des oppressions de cœur; il faut alors qu’elle ouvre la porte aux paroles d’amour et de soumission, et d’autrefois, d’adoration et d’acquiescement à sa divine volonté. Quand nous méditons la flagellation, et que nous voyons Notre-Seigneur souffrir ce cruel supplice, il faut dire : « O mon Seigneur! comment avez-vous pu vous abaisser à souffrir ces coups de fouet?... » Puis, si vous sentez votre affection émue à cette seule parole, il se faut arrêter là; et, après, quand l’affection est passée, il en faut dire d’autres, toujours selon l’attrait.
Il y a des âmes qui vont avec tant d’empressement et d’avidité à l’oraison, que c’est un grand plaisir de les voir; elles s’échauffent tellement ès discours, qu’elles ne se donnent pas quasi le temps de respirer. Elles disent avec tant d’affection : « Hé ! Seigneur !.. n qu’il semble qu’elles se veulent fondre et [336] anéantir devant Lui. Il ne faut pas faire cela, mais faire l’oraison avec beaucoup de tranquillité et douceur. Quand nous y entrons, il faut se prosterner en esprit d’humilité devant Notre-Seigneur, prendre notre point doucement, jusqu’à ce que notre affection soit émue; et ne se faut jamais étonner, si nous n’avons pas de sentiments en l’oraison, car ce n’est pas ce que Dieu demande de nous; mais, oui bien, que nous soyons douces, tranquilles et humbles. Si donc, au sortir de l’oraison, nous ne sentons point d’affection, il faut dire à Notre-Seigneur : Il est vrai, ô. mon Dieu! que je ne sens point d’affection, si ne laisserai-je point d’être grandement douce parmi nos Sœurs,... et sortir de l’oraison avec cette affection de douceur; et, ainsi faisant, bien que nous n’ayons point de consolation en l’oraison, nous ne laisserons pas d’être fort douces et tranquilles. Il faut parler à Notre-Seigneur fort familièrement, cœur à cœur, et si doucement que notre bon Ange ne l’entende pas.
Dites-vous, ma fille, quand vous avez fait quelques manquements, s’il serait bon d’y penser à l’oraison pour vous en humilier? Oui, vous le pouvez faire, mais cela très-simplement; car, si vous vouliez regarder par le menu vos manquements et les personnes contre qui vous les avez commis, il serait en danger qu’au lieu de parler à Dieu, vous parlassiez aux créatures, et cela vous distrairait. Il suffit de lui dire : « Hé! Seigneur! vous savez ma misère » !... puis s’arrêter là, car il la sait prou, sans que nous la lui représentions par le menu.
Vous dites, ma chère fille, s’il ne faut pas écouter parler Notre-Seigneur dans notre cœur? ()Jésus! oui, je vous le conseille; et, après que vous aurez un peu discouru sur votre point, il faut l’écouter, car c’est par là qu’il vous donnera de bons désirs de le servir.
Si on faisait l’oraison, dites-vous, ma fille, sans savoir ce qu’on y fait elles affections que l’on y a? O dà! il ne faut pas faire comme cela, nous perdrions le temps inutilement. Nous [337] devons toujours savoir à quoi nous nous sommes occupé es, et quelles affections Dieu nous y a données, au moins en la volonté, car il ne faut jamais s’arrêter au sentiment. Nous ne devons jamais sortir de l’oraison sans faire de bonnes et efficaces résolutions, c’est-à-dire qu’il faut qu’elles produisent des œuvres, car, autrement, il ne nous servirait de rien d’en faire.
Il faut que vous sachiez, mes chères filles, que l’oraison doit être tellement suivie de la mortification, qu’en même temps que nous avançons en l’oraison, nous avancions à la mortification; et, du même pas que nous y irons, aussi avancerons-nous à l’oraison; j’en reviens toujours là. Il faut que la mortification soit la planche pour entrer à l’oraison; quoique ce soit à l’oraison où nous recevons de bonnes inspirations, c’est toujours par le moyen de la mortification que cela nous arrive. Nous devons être telles hors de l’oraison, que nous désirerions être pendant icelle. Il faut avoir grand soin, parmi la journée., de tenir notre esprit en Dieu, de le vider de toute inutilité, surtout de ce dont nous n’avons que faire, parce que, quand nous le laissons se dissiper, nous le rendons inhabile d’être uni à Dieu et de faire l’oraison.
Je vous conseille fort, mes chères filles, l’oraison cordiale, c’est-à-dire qui ne se fait point de l’entendement, ains du cœur. Elle se pratique en cette sorte : quand nous sommes abaissées devant Dieu et mises en sa présence, ne forçons point notre cerveau pour faire des considérations; mais servons-nous de nos affections, les excitant autant qu’il nous sera possible; et, quand nous ne pouvons pas les exciter par des paroles intérieures, nous nous devons servir des vocales, comme celles-ci: Je vous rends grâce, ô mon Dieu! de ce que votre bonté permet que je sois ici, devant votre face, moi qui ne suis qu’un néant. Une autre fois : O mon Seigneur! faites-moi la grâce d’apprendre à vous parler, car je préfère ce bonheur à tout autre, [338] Enfin, pour l’oraison, il y faut aller avec beaucoup de simplicité; mais, pour celles qui prennent Notre-Seigneur au Jardin des Olives, et le mènent jusqu’au Calvaire ; je leur conseille de s’arrêter, parce qu’elles font bien du chemin en peu de temps et vont trop vite.
Or, pour l’imagination, elle est bonne pour les âmes embarrassées; c’est un bon moyen de les divertir de cet embarras et des choses inutiles. Il y en a qui ne peuvent rien faire à l’oraison que de se tenir avec un grand honneur et respect devant Dieu, et cette oraison est bonne; d’autres ont mille sortes de pensées et sentiments mauvais; cela est pâtir et souffrir, et ne laisse pas d’être une oraison. D’autres encore ont beaucoup de distractions; il faut qu’elles aient bonne patience ; et, pourvu que la volonté n’y soit point, l’oraison ne laisse pas d’être bonne. Enfin, il y en a d’autres qui vont à l’oraison et trouvent NotreSeigneur comme elles veulent, et font tout ce qu’elles désirent avec lui; cela est l’oraison de repos, où il y a plus à jouir qu’à souffrir. Celles qui sont lâches à l’oraison prennent leur ruine par la racine; certes, il faut avoir un soin tout particulier pour combattre la lâcheté, car elle porte un grand préjudice à l’âme. Être fille d’oraison, c’est beaucoup l’aimer, être fidèle à s’y préparer, être grandement ponctuelle à observer toutes les circonstances qu’il faut pour la bien faire, être fidèle à rejeter toutes les distractions qui nous y arrivent. Voilà ce que c’est qu’être fille d’oraison. [339]
Nous allons célébrer de grandes fêtes. Nous allons faire commémoration de la Passion du Sauveur; tâchons de nous y préparer par une grande pureté de cœur. Dieu a envoyé le trésor du grand jubilé à son peuple, faisons notre possible pour le bien gagner selon son bon plaisir. Regardons notre Sauveur dans l’excès de ses souffrances et dans l’excès de son amour; tenons nos cœurs toujours là dedans, afin que ce divin Époux leur communique et leur donne force pour souffrir les choses que sa main adorable leur enverra. Mais, hélas ! toutes nos souffrances ne sont que des vétilles auprès de celles du Sauveur ; aussi, sa paternelle bonté voit bien la faiblesse de nos épaules, qui ne peuvent pas porter de plus grands faix, en quoi nous avons grand sujet de nous humilier, de voir notre Seigneur et Maitre, qui souffre tant et endure tant pour notre amour, et nous ne pouvons comme rien faire pour lui. Nous le verrons, cette sainte semaine prochaine, sur l’arbre de la croix, consumé pour notre amour, ouvrir toutes ses veines, et donner tout son sang pour nous laver, ouvrir son Cœur pour nous y loger, incliner la tète pour nous baiser d’un baiser de paix, de grâce et de vie éternelle. Enfin nous le verrons, comme un aimant sacré, qui attire à soi toutes nos iniquités [pour en porter la peine et les effacer]. Il s’est donné tout à nous; donnons-nous donc tout à lui, et lui rendons grâces des bienfaits qui nous viennent par ses douleurs. Faisons profit des moyens qu’il nous présente pour commencer tout de bon à batailler sous l’étendard de la sainte croix. Faisons, pendant nos solitudes, de bonnes et fermes résolutions pour notre amendement, et sa bonté nous bénira.
C’est une bonne finesse pour l’oraison, que la simplicité avec [340] Dieu; car, par cette voie, l’âme se conforme et se rend semblable, en quelque façon, à son Dieu, qui est un esprit fort pur, très-saint et très simple. Bienheureuses sont les âmes qui se laissent entièrement conduire à l’attrait de Dieu, le suivant en simplicité de cœur, retranchant à leur esprit toute curiosité, multiplicité, réplique, dictinction ou désirs de se voir soi-même, suivant fidèlement et en simplicité de cœur leur attrait. Mais, c’est un grand malheur, que bien souvent nous voulons spéculer, et Dieu veut que nous ne fassions qu’aimer sa souveraine Bonté, nous laissant simplement et entièrement comme un pauvre petit enfant tout nu entre les bras et sur le sein de sa très chère mère.
Ma fille, quand les distractions sont importunes et ne s’en vont point, quoique vous les repoussiez, il faut alors faire l’oraison de patience et dire humblement notre Pater, ou quelques paroles amoureuses, comme : Mon bon Seigneur ! vous êtes le seul appui de mon âme, vous êtes ma quiétude, ma consolation et mon unique repos; encore que je cesserai de vivre, je ne cesserai point pourtant de vous aimer, moyennant votre sainte grâce. Il faut ainsi exciter son cœur, sans attendre que Dieu nous mette le lait ou le miel en la bouche, pour parler à sa Bonté, car il veut que nous nous aidions nous-mêmes. Quand l’âme est si fort accablée qu’elle ne sait presque où se mettre ni quelle mine tenir, et cela, non tant pour les pensées volages que pour une rude et âpre sécheresse qui lui ôte quasi tout pouvoir d’agir, alors Dieu la fait souffrir d’une manière bien plus haute; elle doit faire l’oraison de révérence, de soumission et souffrance, de conformité, de pauvreté d’esprit, se tenant devant Dieu comme une pauvre devant son souverain libérateur. Je suis, ô mon Seigneur! doit-elle dire, une terre sèche, toute hâlée et crevassée par la véhémence de la bise et du froid ; mais, vous le voyez, je ne vous demande plus rien, vous m’enverrez, quand il vous plaira, et la rosée et la chaleur. [3Il]
Il ne faut jamais aller dire à ces Pères de religion, à qui l’on parle quelquefois : Je ne fais rien en l’oraison; car celles qui sont conduites par cette voie d’amoureuse simplicité, ne font rien en agissant, mais elles font bien en jouissant. Lorsque Dieu tire l’âme pour la faire reposer sur son sein amoureux, il ne la faut jamais divertir de là, et ceux qui le font ne savent pas le dommage qu’ils portent à cette âme et le déplaisir qu’ils font à Dieu. Oh! tous ceux qui sont à genoux ne font pas l’oraison! Il faut avoir l’esprit bien pur et dénué de tout ce qui n’est pas Dieu pour faire une bonne oraison. L’arrêt de l’esprit en Dieu est la plus utile occupation que les filles de la Visitation puissent avoir. Elles ne se doivent point soucier des considérations, conceptions, imaginations et spéculations des autres, bien qu’elles les doivent honorer comme des choses de Dieu et qui conduisent à Dieu même; il leur doit suffire d’être avec Dieu en la simplicité de leur cœur. Je ne blâme point celles qui considèrent,. au contraire, je vous dis souvent, mes très chères Sœurs, qu’il nous arrive de grands maux faute de considérer nos obligations, ce que Dieu a fait pour nous ; mais, ce que je blâme, ce sont les âmes que Dieu attire à lui, par une grande simplicité, lesquelles, néanmoins, ne se peuvent tenir là, ains veulent toujours quelque autre chose. Et d’autres aussi, qui ont l’esprit subtil et qui s’efforcent de faire, en leurs méditations, des recherches, lesquelles ne sont pas moins curieuses qu’inutiles.
Les considérations que je loue, c’est de considérer que NotreSeigneur est mort pour nous, qu’il nous prépare son éternité, qu’il est avec les hommes, au Très-Saint Sacrement, jusqu’à la consommation des siècles : les quatre fins de l’homme, l’excellence des vertus et de la vie religieuse, de la vanité du monde,. tout cela porte coup.
Les considérations que je blâme dans les filles de la Visitation, et dont je n’aime pas qu’on se serve en l’oraison, c’est, par exemple, considérer comme l’étoile conduisit les trois Rois [342] pour adorer l’Enfant Jésus, vouloir penser ce que c’est qu’étoile, en quel ciel elles sont colloquées, d’où elles tirent leur lumière, si elles ont un mouvement local, ou si elles sont immobiles, de quelle grandeur elles sont, si celle qui conduisit les Mages était naturelle ou miraculeuse, et semblables. Quelques âmes pourraient penser utilement à cela pendant le silence, pour en tirer de bonnes et dévotes conceptions; mais, pour l’oraison, mes chères Sœurs, n’employons pas si mal notre temps, ne parlons point avec les étoiles; faisons plutôt quelque acte d’action de grâce au Père éternel de ce que toutes choses : le ciel, la terre, les étoiles, et toutes les créatures, honorent et servent son adorable fils Jésus. Puis, suivons l’étoile de l’inspiration et attrait divin qui nous appelle à la crèche, et allons-y adorer et aimer l’Enfant Jésus et nous offrir à lui. Toutes ces imaginations à l’oraison sont bonnes, et nécessaires aux grands esprits qui s’emploient à l’étude et prédication ; mais, à nous autres, petites femmelettes, il nous faut peu de science et beaucoup de simplicité, d’humilité et d’amour.
Il ne faut pas tant mettre de peine à se défaire de ses imperfections, qu’à acquérir et établir en son cœur les solides vertus : la profonde humilité, la douceur et simplicité, le support du prochain, le respect cordial. C’est une excellente pratique d’aller à Dieu par actions de grâces du bien que nous faisons, et le faire avec une douce confusion ; et, quand on a quelques difficultés, il est toujours mieux d’aller à Dieu tout simplement.
Ma chère Sœur, toute bonne oraison est celle qui se produit et se conserve par la mortification ; j’aimerais mieux une fille qui irait par le chemin ordinaire des considérations et qui serait bien fidèle à l’observance, qu’une autre qui serait ravie vingt fois le jour, et qui ne s’adonnerait pas tant à l’obéissance ni à la mortification d’elle-même. L’on ne peut pas beaucoup dire de l’oraison, en commun, d’autant que chacune a son attrait particulier; toutefois, on peut dire ceci, qu’il ne se faut pas arrê‑[343]ter aux goûts, ni sentiments qui se reçoivent, si l’on n’en tire ces trois fruits : la mortification et remise entière de soi-même entre les mains de Dieu et de l’obéissance, la profonde humilité, et la sainte simplicité. Celle qui voit qu’elle tire ces trois fruits avec la bonne observance de ce qu’elle a vu, qu’elle suive son chemin, il est bon, et elle n’en demeurera pas là, ains ira toujours croissant si elle est fidèle à correspondre à Dieu.
L’on voit quelquefois des âmes qui voudraient toujours être unies à Dieu ; mais sont-elles humbles et simples? si on les contrarie, le supportent-elles patiemment? sont-elles indifférentes à quoi on les emploie? Certes, si cela n’est, je leur conseille de tout mon cœur de se désabuser ; car, tout recueillement qui ne produit pas ce fruit est amusement de l’amour-propre, consolation provenant de la nature ou du malin esprit. L’on en voit aussi qui ont un grand attrait à l’oraison, et sont fort attirées à l’humilité et simplicité avec Dieu; pour connaître si leur union est bonne, il faut les faire sortir de l’oraison, leur faire faire quelque chose que l’on sait qui leur répugne puissamment, leur donner quelque obéissance âpre, rude et difficile ou leur faire quelque forte humiliation. Si elles supportent cela humblement, doucement et sans dire mot, certes, il les faut laisser marcher, car elles vont bien; si, au contraire, elles murmurent, ou font des répliques volontaires (car par soudaineté elles pourraient bien dire quelque mot ou faire quelque action où il n’y aurait pas grand mal), mais si cela continue et qu’elles fassent ce qu’on leur enjoint avec chagrin, certes, elles sont unies, non avec Dieu, mais avec elles-mêmes; enfin, l’on connaît l’ouvrier à la besogne. Il faut recevoir les goûts quand Dieu nous les donne, nous humiliant beaucoup, et nous anéantissant en notre misère; et, au partir de là, en jouir en simplicité, et en tirer fidèlement les fruits pour les rendre au Seigneur, qui ne nous donne ces talents à autre fin.
Ma fille, il advient quelquefois que l’on va à l’oraison après [344] avoir été tout le jour dissipée et sans recueillement ; ce n’est pas merveille si l’on y est distraite, car on le mérite bien : on suit ses inclinations, on est revêche à l’obéissance; on n’est ni douce, ni condescendante envers le prochain, et l’on va hardiment à l’oraison pour se tenir unie à Dieu, et avoir des consolations et douceurs : si l’on trouve la porte fermée, la pièce est bien mise. La perfection ne consiste point aux goûts et sentiments, mais en une entière mortification et à avoir une résolution ferme et invariable d’être toute à Dieu, ayant un courage de longue haleine, c’est-à-dire une généreuse persévérance à se mortifier et à se surmonter, renonçant à tout, sans relâche : il est impossible d’être parfaite sans cela. Nous vivons trop et nous arrêtons trop aux sentiments, qui ne sont pas pourtant le plus précieux.
O Dieu! que la simplicité est admirable, et qu’une âme qui marche simplement, marche assurément ! Quand il semble que tout est perdu, que tout est renversé sens dessus dessous, c’est alors qu’il faut, comme Abraham, espérer contre l’espérance, et se confier que Dieu pourvoira et aura soin de tout, et demeurer ainsi en paix et en repos dans la douce Providence de Dieu.
Nous ne vivons pas assez selon les vérités de la foi, nous ne sommes pas assez généreuses; nous faisons les enfants et les peureuses; de quoi, je vous prie, avoir peur? La foi nous enseigne que rien n’arrive sans la permission de Dieu, et qu’il a soin de tous, plus que les pères de leurs enfants. Il a dit: Quand bien même la mère oublierait son enfant, je ne vous oublierai point. Si nous vivions selon cette vérité, comment est-ce que nous aurions peur de quelque chose? Eh bien! si nous voyons un fantôme, ne faut-il pas le souffrir? Nous tuera-t-il sans la permission de Dieu ? Nenni. Et puis, nous autres, mes chères filles, nous devons être tellement abandonnées à la volonté de Dieu, en tous les événements, que [345] nous devons toujours acquiescer de bon cœur à tout ce qu’elle permet, tellement que si Dieu voulait qu’un esprit fût jour et nuit après nous, et que nous mourussions, ou devinssions folles de peur, nous le devons aussi vouloir sans résistance. Je sais bien que la partie inférieure frissonne, et qu’elle nous remplit de crainte; mais il faut bien faire valoir la raison, nous tranquillisant en la divine volonté. Bienheureuse est l’âme de qui Dieu prend soin, car elle fera un grand chemin; et, pour cela, il lui donnera de grandes occasions de s’avancer, de la générosité à les entreprendre, comme aussi la fidélité pour les poursuivre, et une grâce spéciale pour persévérer; mais pendant que Dieu ne nous conduit pas de la sorte, faisons notre besogne, je veux dire, tâchons de prendre l’esprit de la règle qui est caché sous l’écorce. Pour l’acquérir, tenons-nous au pied de la lettre, dans nos observances, et croyez que cela est ce que Dieu veut de vous.
Les filles de la Visitation doivent beaucoup penser à Dieu, peu à elles-mêmes, et point du tout au monde. Marcher en la présence de Dieu, c’est marcher dans les sentiers de son bon plaisir, et non par la voie de la chair, de l’esprit humain et de l’amour-propre, dans l’estime de soi-mème, de son jugement et volonté, mais dans la voie de la divine volonté, perdant leur intérêt, jugement et volonté propres, dans la volonté de Dieu.
La sainte crainte de Dieu dans une âme est un indice des plus certains du salut éternel, et que l’on est dans la prescience de Dieu pour être des élus. Toutes les actions du juste louent Dieu; au contraire, toutes les propres volontés, convoitises, l’offensent et le déshonorent, et toutes les mortifications et pratiques des vertus l’honorent. Oh ! que grande et désirable est la gloire que Dieu donne aux bons, et que grande et redoutable est la peine qu’il donne aux méchants !
Dieu donne quelquefois des insinuations à l’âme, lui faisant connaître quelque vérité, comme quand une personne parle à [346] une autre, à laquelle il veut bien imprimer ce qu’il désire qu’elle sache; ainsi, Dieu insinue par ses lumières, une claire connaissance de ce qu’il veut nous faire savoir, laquelle demeure incomparablement mieux en l’esprit qu’une autre connaissance acquise par plusieurs discours ou considérations de l’entendement. Insinuer, c’est donc faire voir son désir, éclaircir un doute, ou bien enseigner à l’âme quelque chose qu’elle ne savait pas; cela étant un don de Dieu est grandement profitable à l’âme, et lui sert plus que beaucoup de raisons que les créatures ou son propre esprit lui pourraient faire apercevoir.
Une personne à laquelle Dieu fait des grâces à l’oraison doit prendre garde de les accompagner de la vraie mortification et de l’humilité, car c’est pour cela principalement que Dieu les donne; si elle ne le fait pas, ces grâces ne dureront pas, ou ce ne sont que des illusions. Nous n’entendons pas ce que c’est que l’essence de la vraie oraison, qui n’est autre que d’être toujours prête à recevoir toutes sortes d’obéissances, et tenir notre âme unie à la volonté de Dieu, autant qu’il nous est possible. Voilà en quoi consiste la vraie oraison, et non pas à être toujours en un coin, en douceur et bien recueillie; ce n’est pas cela que Notre-Seigneur regarde, mais le cœur, et si nous sommes prêtes à laisser faire tout ce que l’on voudra de nous. L’âme qui peut dire en vérité qu’elle est toujours disposée à tout ce qu’on voudra et à ce qu’on lui commandera, peut dire aussi en vérité qu’elle est toujours en oraison. Il ne faut pas toujours être à genoux pour faire l’oraison, on la peut faire en pétrissant, en balayant. Pour moi, j’ai plus de consolation à voir une Sœur faire une pratique d’exactitude à l’obéissance, que si je la voyais ravie et être moins observante.
Il est impossible qu’une âme vraiment humble croie les louanges et le bien qu’on dit d’elle, parce que la lumière de Dieu lui fait connaître l’excellence des vertus ; et plus elle s’avance, plus elle voit la pureté que doivent avoir les âmes qui [347] tendent à la perfection, si bien que les moindres impuretés [imperfections] lui paraissent fort grandes; et lorsque l’Esprit-Saint retire la lumière qu’il lui donne et les secours sensibles, elle ne voit en soi qu’imperfections et misères.
Être fille de la Visitation, c’est mépriser l’honneur et estimer le mépris, non un mépris recherché et désigné, mais humblement accepté quand Dieu l’envoie ou le permet.
Il faut souvent user de cette pratique d’abnégation intérieure, de demander à Dieu, dans tous nos exercices, la parfaite nudité; mais quand il nous arrivera quelque autre trait d’amour, d’union avec Dieu, de confiance en sa bonté, il faut s’y bien exercer, en user fidèlement, sans les troubler ou interrompre pour vouloir pratiquer l’abnégation. Tout ce que doivent prétendre celles qui commencent à s’adonner à l’oraison, doit être de travailler à se résoudre et disposer, par tous les efforts d’esprit et de cœur imaginables, de conformer leur volonté à celle de Dieu, parce qu’en ce point seul consiste la plus haute perfection que l’on puisse obtenir dans la vie spirituelle. Il faut vivre au jour de la journée présente, sans user de prévoyance ni de soin de nous, pour l’avenir ni pour le présent; faire les choses ainsi qu’elles se présentent, profiter de tout de bonne foi et sans autre égard que de plaire uniquement à Dieu, par les seuls moyens que notre vocation nous fournit, sans user de recherches étrangères.
Il faut que l’âme soit fidèle à donner lieu à la parole de Dieu, si nous voulons qu’elle opère en nous, et que Dieu puisse dis‑[348]poser de nos cœurs selon sa volonté, et afin d’obtenir la grâce que nous-mêmes puissions adhérer à cette volonté adorable.
L’âme qui se trouve encore atteinte et remplie de mille imperfections est ridicule de prétendre déjà aux goûts divins, aux sacrées consolations; elle n’a encore acquis les vertus qu’en désir, et voudrait déjà en avoir les plus douces récompenses, que Dieu a coutume de donner à celles qui les possèdent en effet, et par une longue et constante pratique. Devant que de prétendre aux couronnes et à la gloire, mes filles, il faut embrasser la croix de Notre-Seigneur dans les sécheresses qui nous arrivent à l’oraison. Ce doit être notre premier exercice, et celle qui souffre le plus est la plus heureuse. Vous devez avoir l’âme constamment occupée de cette vérité, que le cœur qui as offensé la bonté de Dieu ne doit jamais demander ces plaisirs divins, ces jouissances et ces douceurs ineffables dont jouissent les âmes innocentes ou purifiées par le saint amour.
Nous ne devons point prétendre ni croire les mériter, quels que soient les services que nous puissions rendre à la divine Majesté. Il y a un manque d’humilité, de faire tant de cas de servir Dieu par les sécheresses, de s’en tant plaindre ; Dieu nous les donne pour nous rendre humbles et non pour nous élever ou inquiéter. C’est le démon qui voudrait nous faire faire ce mauvais usage; il faut pourtant bien compàtir et consoler celles qui souffrent de grands et longs travaux intérieurs.
Une âme qui est humble vit aussi paisible, aussi soumise à Dieu, parmi les désolations et les stérilités intérieures que si elle nageait dans les goûts, consolations, et plaisirs intérieurs; Dieu les départ souvent aux faibles. Mes filles, il faut avoir bon. courage et vivre dans une profonde humilité. Il ne faut pas même craindre les tentations, car Dieu les permet pour purifier notre cœur; et, bien qu’il arrive que nous y fassions quelques fautes, il faut s’en confesser, s’en humilier et demeurer en paix: [349] Une âme qui est toute à Dieu agit ainsi; faisons-le aussi et soyons bien tout à Dieu.
Mes filles, hormis que Dieu vous attire par des voies secrètes -et intimes au recueillement et à une profonde occupation en lui, il est toujours mieux de se rendre attentives aux exercices du Directoire qu’à toute autre pensée, soit pour l’Office, où l’on doit surtout faire une grande attention de bien prononcer et de bien faire toutes les cérémonies, soit aux récréations et aux assemblées, écoutant avec attention le rapport des lectures. Mais si Dieu ions occupe, laissez-le faire, et ne faites rien autre ..que d’être bien attentive à nos observances.
Il faut tenir son esprit en tranquillité pour bien faire toutes choses à propos : la douceur, l’humilité et la tranquillité d’esprit sont le siège et le repos du Saint-Esprit. Suivez Dieu en simplicité de cœur, vous soumettant à la direction qu’on vous donne ; il ne nous appartient pas de faire aucun dessein dans notre esprit, cela appartient à ceux à qui Dieu a commis le soin de notre âme.
Nous autres, qu’on croit si parfaites, sommes souvent atteintes de tant de distractions, que c’est pitié ; mais Dieu le permet pour nous tenir humbles. Il ne faut pas tant penser à la perfection, mais à faire de moment en moment tout le mieux que nous pouvons.
Tâchez, petit à petit, de vous quitter vous-même pour abimer ce vous-même en Dieu. Il n’y a que la recherche de notre amour-propre et de nos satisfactions qui puisse inquiéter une âme qui veut bien être à Dieu.
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Le secret de la vie spirituelle est de se tenir auprès de Dieu et de marcher en une continuelle présence de sa divine Majesté, mais une présence de foi et non de sentiment ; d’autant que la perfection ne consiste point au goût et sentiment, mais en une parfaite résolution d’être à Dieu et à avoir un courage de longue haleine, à se mortifier et renoncer en tout, sans se relâcher jamais ; car il est impossible d’être parfaite sans cette résolution. Nous nous arrêtons trop aux sentiments et ne vivons pas assez selon l’esprit et la foi.
Pour être en de grandes sécheresses d’esprit, on ne laisse pas de pouvoir faire des actes de confiance en Dieu, tant en l’oraison que hors d’icelle, comme : Eh Dieu! vous êtes mon Père, je me confie totalement en vous ! Si c’est sans goût et sentiment, ce ne sera point sans profit.
Ordinairement, Dieu tire les âmes qui s’adonnent sérieusement à la pureté de cœur, à un grand abandonnement, et il prend des soins fort particuliers de ces âmes-là.
Lorsqu’à l’oraison on est attiré à une grande simplicité, il ne se faut pas mettre en peine quand, autour des bonnes fêtes, on ne s’y occupe pas aux pensées de ces grands mystères, car il faut toujours suivre son attrait. Hors de l’oraison ôn peut faire des pensées, et regarder ces mystères simplement ou les lire ; car, bien que l’on n’y fasse pas de grandes considérations,
ne laisse pas de sentir en soi certaines douces affections d’imitation, de joie ou autres. Et pour l’oraison, le grand secret est toujours d’y suivre l’attrait qui nous est donné. Mon Dieu! Combien y a-t-il des âmes qui se peinent quelquefois autour de leur [351] oraison pour la pouvoir bien faire, et cependant il n’y a rien à faire qu’à suivre l’attrait; et plus l’oraison est pure, simple et dénuée d’objet, plus elle est excellente et parfaite, car Dieu est esprit, et une essence très-simple. C’est pourqiioi plus l’âme traite délicatement et simplement avec Lui, en l’oraison, plus elle est rendue capable de s’unir à Lui.
Oui vraiment, mes filles, c’est une grande consolation de s’abandonner totalement à Dieu et de savoir qu’il voit et pénètre le plus intime de nos cœurs. Cette manière de se tenir en sa présence est bonne, mais surtout je vous recommande de vous garder de l’empressement.
Oui, mes filles, quand on a besoin de quelque lumière, en des choses importantes, il faut la demander à Dieu, et si dans l’oraison elle vous vient, vous pouvez la conserver, sans pourtant vous détourner du regard de Dieu, et ceci se peut faire ainsi; par exemple : bien que je regarde et que je tienne ma vue arrêtée sur ce rayon de soleil, je ne laisse pas de voir encore, des deux côtés de ce rayon, le plancher, quoique je ne regarde pourtant que le rayon. Après l’oraison, il faut simplement, en se remet. tant en la présence de Dieu et s’abaissant devant Lui, rechercher cette lumière.
C’est une bonne pratique de simplicité, que notre Bienheureux Père recommandait fort, de n’avoir point tant de réflexions ni sur le passé, ni sur l’avenir, ni même sur le présent ; mais à chaque occasion demander conseil à Dieu en élevant sa pensée à Lui, soit allant au parloir pour traiter de quelque affaire, soit pour les autres choses de notre charge. Notre-Seigneur m’enseigna cette pratique, il y a bien longtemps, et je vous la recommande.
Les âmes attirées à la simplicité dans l’oraison doivent avoir un grand soin de retrancher un certain empressement, qui donne souvent envie de faire et multiplier les actes en icelle, parce que c’est une pure recherche de soi-même qui donne cette ar-[352]deur, laquelle nous prive de cette simple attention et occupation de notre âme en la présence de Dieu. L’oraison n’est autre chose que cette intime communication de l’âme avec son Dieu, et ces paroles intérieures ou actes que nous voulons faire alors, pour accroître ce sentiment, et le rendre plus sensible, est ce qu’il faut très soigneusement retrancher.
Mais, comme il ne faut jamais de soi-même se porter à cette oraison, aussi faut-il suivre l’attrait dès que Dieu le donne, avec grande humilité et soumission. Il porte et affectionne grandement les âmes qui l’ont, à la pureté de cœur, à l’exacte observance, à un grand renoncement d’elle-même, à l’humilité, simplicité, mais surtout à un grand abandonnement de tout soi-même à la divine Providence. Monseigneur de Langres disait qu’il estimait que cet attrait était tellement l’attrait des filles de la Visitation, qu’il ne pensait pas qu’une fille en pût bien avoir l’esprit, si elle n’avait cet attrait d’heureuse et sainte simplicité intérieure.
Nous devrions prendre toutes nos délices à traiter avec NotreSeigneur, et être indifférentes que les siennes, en nous, fussent de nous donner de la consolation et suavité, ou bien des distractions, des peines ou travaux ; pourvu que son bon plaisir s’accomplisse, il nous doit suffire. Enfin, c’est l’abrégé et le sommaire de la perfection que la totale dépendance et conformité de notre volonté à celle de Dieu. Toute la doctrine de notre Bienheureux Père tendait au parfait dénuement de soi-même. J’aime mieux que l’on se tienne simplement attentive à recevoir tout ce qui arrive de la main de Dieu, selon l’ordre que sa Providence présente les choses, que non pas d’occuper continuellement son attention à choisir ce qui mortifie le plus, parce que notre Bienheureux Père faisait ainsi. Mais s’il y a quelque rencontre où il faille choisir, alors il faut prendre ce qui mortifie le plus, car à mesure que nous nous vidons de nous-même, Notre-Seigneur nous remplit de ses dons et de ses [350] grâces. O Dieu ! qu’heureuses sont les âmes véritablement simples et méprisant tout ce qui n’est point Dieu!
La douceur et tranquillité d’esprit sont le siège du Saint-Esprit. Pour avoir la perfection que Dieu demande de nous, en notre vocation, il faut être parfaitement mortifiées de corps, de cœur et d’esprit, se perdre tout soi-même avec ses recherches, ses intérêts, et ne rien vouloir que ce que Dieu veut, et être entièrement abandonnée à sa Bonté. Tout arbre porte fruit selon son espèce; s’il ne le fait, il mérite d’être coupé et jeté au feu. Ainsi, si l’oraison, tant haute et élevée que vous voudrez, ne produit le fruit de la mortification, elle n’est rien; car pour être vraie, il faut nécessairement qu’elle produise des fruits, c’est-à-dire la pratique des vertus ; car on ne se mortifie que pour l’acquisition d’icelles, et il ne faut, pour en acquérir la perfection, que bien débrouiller son cœur et se donner vraiment à Dieu. O que nous perdons, pour avoir trop de recherches de nous-mêmes!
Mes filles, la plus grande affaire que nous ayons depuis que nous sommes entrées en Religion, c’est de nous y occuper à aimer Dieu. Tout le temps que nous n’employons pas à cela, nous le dérobons à Dieu.
La fin de ceux qui travaillent, c’est le repos; ainsi la fin de ceux qui cherchent Dieu, c’est de se reposer en Lui, et partant, quand ils en jouissent, ils peuvent bien dire avec l’Épouse : J’ai trouvé Celui que mon âme aime, je le tiendrai et ne le laisserai point aller. Le fruit de la perfection chrétienne et religieuse est de s’abandonner tout à Dieu, et de se reposer entre ses bras, comme un enfant, lui recommandant néanmoins cette affaire. Il n’y a rien qui nous rende plus semblables à Dieu que la simplicité; l’âme qui l’a vraiment est parfaite. Quand les âmes s’adonnent bien à la vraie mortification, Dieu les rend capables de grandes choses.
L’essence de l’oraison n’est pas d’être toujours à genoux, [354], mais bien de tenir notre volonté unie à celle de Dieu en tout événement…… L’âme qui se tient prête et disposée à recevoir toutes sortes d’obéissances, et qui les reçoit amoureusement, comme de la part de Dieu, peut dire en vérité qu’elle est toujours en oraison; car, de cette sorte, on la peut faire même en balayant.
Nous devons vivre de la seule volonté de Dieu. Oh! qu’une âme qui ferait cette entreprise, de regarder et suivre en toutes choses cette divine volonté, serait heureuse! car elle jouirait d’une profonde paix en sa résignation, parce que en tout elle trouverait cette divine volonté, et l’aimerait autant en une chose qu’en une autre, parce qu’elle ne mettrait pas son contentement ès événements, ains en la volonté de Dieu qui les veut et les permet. Nous sommes appelées à cette perfection, et pour y parvenir, il n’est pas besoin d’altérer le corps par pénitences et austérités, c’est pourquoi nous n’avons nulle excuse de ne la point pratiquer. Certes, la plus grande assurance de salut que nous puissions avoir en cette vie, consiste en cette entière et absolue remise de tout notre être à la volonté de Dieu, et à nous reposer au soin de sa Providence. Se reposer est bien doux, facile, aisé et bien aimable ; mais être abandonnée à la sainte volonté est un point bien plus haut, plus grand et plus relevé, parce qu’il comprend la parfaite indifférence à tout ce que Dieu veut de nous.
Ma chère Sœur, à ce que je vois, vous avez désir de vous perdre en Dieu. Être perdue en Dieu, n’est autre chose que [355] d’être absolument et entièrement résignée et remise entre les mains de Dieu, et abandonnée au soin de son adorable Providence. Ce mot de SE PERDRE EN DIEU, porte une certaine substance, que je ne crois pas pouvoir être bien entendu que par ceux qui se sont ainsi heureusement perdus. Le grand saint Paul l’entendait bien lorsqu’il disait avec tant d’assurance : « Je vis, mais je ne vis plus en moi, ains c’est Jésus-Christ qui vit en moi. » O Dieu! mes Sœurs, que nous serions heureuses si nous pouvions véritablement dire : Ce n’est plus moi qui vis en moi, parce que toute ma vie est toute perdue en Dieu, et c’est lui qui vit par moi, et en moi. Ne vivre plus en nous-mêmes, mais perdue en Dieu, c’est la plus sublime perfection à laquelle une âme puisse arriver. Nous y devons pourtant toutes aspirer, nous perdant et reperdant mille fois dans l’Océan de cette grandeur infinie. Mais une âme ainsi perdue est toujours anéantie devant Dieu; elle est toujours contente de ce que Dieu fait dans elle, et hors d’elle. Tout ce qui lui arrive la satisfait; l’affliction lui plaît; elle la regarde sans se troubler, parce qu’elle dira : J’ai perdu toute consolation dans celle d’être perdue en Dieu. Si on lui annonce la mort de ses proches ou de ses amis, elle n’en paraît point troublée, car elle les avait déjà perdus en Dieu. Si on l’humilie fortement, qu’on touche son point d’honneur, hélas! elle ne tient point compte de cela, parce qu’elle s’est toute donnée et perdue dans Celui qui doit faire son honneur et sa gloire, et on ne saurait rien lui ôter qu’elle n’ait perdu et voulu perdre elle-même. J’admire ce grand Job : il est sur son fumier rongé des vers : Le Seigneur a fait cela, dit-il, son saint Nom soit béni.
II y a quelque temps qu’une personne m’écrivait sur des grandes peines qu’elle souffrait. Je lui mandai de perdre tout cela en Dieu. Cette parole fit un tel effet dans son âme, qu’il m’écrivait d’en être tout étonné, et tout ravi de contentement de ce que cette seule parole : perdre tout cela en Dieu, [356] avait produit en lui. Pour nous, mes chères Sœurs, nous voudrions bien nous perdre, mais nous voudrions aussi qu’il ne nous en coûtât guère. Nous disons bien à Notre-Seigneur que nous nous abandonnons entre ses bras divins, mais nous ne le faisons pas de la bonne sorte. Nous voulons toujours avoir quelques petits soins de nous-mêmes, non pas tant pour le temporel comme pour le spirituel, l’amour-propre par sa subtile finesse nous persuadant toujours que si nous ne nous en mêlons un peu, tout n’ira pas bien.
Non, ma Sœur, une âme totalement perdue en Dieu ne veut avoir ni de vertu, ni de perfection que ce que Dieu veut qu’elle en ait. Elle travaille fidèlement, parce que Dieu le veut, mais elle lui laisse tout le soin de son travail, et ne se met pas en peine de chercher des moyens nouveaux de perfection, ains ne s’applique qu’à bien employer ceux que la Providence lui fournit et qu’elle lui présente à chaque occasion.
Il est vrai, mes très chères Sœurs, bien que l’on se soit parfaitement donné à Dieu, on peut se reprendre facilement. Mais que faire à cela, ma chère fille, sinon de s’en bien humilier, et reconnaître que notre perte en Dieu n’était pas entière, puisque nous avons été si promptes à nous retrouver, et après cet acte d’humilité profonde se reperdre de nouveau, se jeter en Dieu comme une petite goutte d’eau dans la mer, et se bien perdre dans cet océan de la divine bonté pour ne se plus retrouver. Toutes les fois qu’il vous arrivera de vous reprendre, ma fille, refaites la même chose constamment, et si vous persévérez fidèlement à vous redonner toujours, j’ose vous assurer que vous vous perdrez enfin d’une si heureuse perte que vous ne vous trouverez plus. Il est facile de perdre ce qu’on veut bien perdre, et qu’on perd souvent sans apporter du soin à le retrouver; l’on ne pense plus à une chose perdue. Si nous voulons tout de bon nous perdre, ne pensons plus ni à nos cœurs, ni à nos corps, ni à nous-mêmes, ni à rien de tout ce qui n’est pas Dieu ou pour [357] Dieu. Ah! que je voudrais bien voir mes chères filles ainsi perdues! Ne voulez-vous pas bien entreprendre cette perle si désirable pour votre défi? Je le désire bien, mes chères Sœurs. O Dieu! que ces paroles sont fidèles : Mourons avec Jésus-Christ si nous voulons ressusciter avec Lui! C’est notre grand saint Paul qui nous les dit, prêtons-lui foi, et vous verrez qu’il dit vrai, parce qu’il est impossible de trouver la vraie et solide vertu qu’en cette mort de nous-mêmes, de nos inclinations, et de nos humeurs pour ranger tout sous l’étendard de la croix de Notre-Seigneur. Malgré cette divine semonce, nous souffrons avec tant de répugnances. O mes Sœurs ! mes chères sœurs! si le grain du plus beau froment ne meurt, il ne fructifiera point. C’est la vérité éternelle qui nous en avertit, elle est bien digne d’être crue. Si le vieil Adam n’est ruiné, le nouveau ne vivra pas en nous.
La Maison de Dieu, c’est la sainte Église; les cabinets du Roi, c’est la religion. Il y a vingt et un ans qu’il plut à sa Bonté de s’édifier un nouveau cabinet, pour nous y faire reposer et jouir en icelui de sa divine présence et de ses caresses célestes. Voyez-vous, mes filles, quand un roi a fait bâtir un cabinet, dans un ancien château, il s’y plaît tellement que l’on dirait que c’est son séjour le plus agréable. Il le fait soudain remplir de mignardises, d’enrichissures, d’odeurs et de parfums, le faisant dépositaire des choses les plus précieuses qu’il [358] ait, et fait une faveur signalée à ceux qu’il y mène, et là il les entretient seul à seul continuellement avec la reine sa chère épouse. Certes, le bon Sauveur Jésus, notre Roi souverain et notre Époux très-adorable et très-aimable, en ces derniers siècles, a pris plaisir de s’édifier un nouveau cabinet, dans sa royale et sainte Maison, et c’est notre petit Institut, duquel il a pris un soin si amoureux, si paternel et si spécial, qu’il a bien fait voir que c’était une œuvre de sa main que cet édifice, lequel, à la vérité, il a enrichi de beaucoup de vertus; et les odeurs qu’il a mises en ce cabinet se sont déjà exhalées en divers lieux., et ont grandement édifié et réjoui l’Église.
Nous n’étions, mes très chères filles, que de pauvres et chétives créatures ; néanmoins, Dieu, par un excès de bonté envers nous, nous a choisies pour ses ÉPOUSES et nous a rendues REINES. Il nous a tirées dans son cabinet avec des chaînes d’or, d’amour et de suavité; ses délices seront d’être avec nous et de nous distribuer ses faveurs, si nous prenons réciproquement toutes nos délices d’être avec sa souveraine Bonté. Si nous sommes si heureuses que de ne chercher que cela, vous verrez que ses libéralités s’étendront plus loin qu’elles n’ont encore fait, et il fera sur nous une sainte profusion de ses faveurs qu’il ne communique qu’à ses ÉPOUSES.
Mais, quand je parle des grâces et faveurs que Dieu communique à ses ÉPOUSES, je ne veux pas que vous entendiez seulement les caresses intérieures qu’il donne souvent aux âmes religieuses ; mais bien plus faut-il entendre les croix, les mortifications et les souffrances, car ce sont là les vraies odeurs que nous devons suivre et qui nous doivent attirer.
Les odeurs qui nous doivent davantage allécher à la poursuite du vrai bien, sont celles que le Sauveur de nos âmes répandit` sur le mont de Calvaire, et non pas celles du Thabor ; car les unes sont plus constantes et efficaces que les autres. Oh! quel bonheur et quel honneur à l’âme, ÉPOUSE DU FILS DE [359] DIEU, de suivre son Époux par le chemin où il a marché! C’est la vraie joie de la FIDÈLE ÉPOUSE, de suivre son Bien-Aimé, soit emmi le parterre fleuri des consolations savoureuses, soit au champ et au travail de l’action, soit au doux repos du midi sur la sacrée poitrine; ou dans sa sainte et nuptiale couche, par une douce contemplation; ou sur la montagne dure, âpre, épineuse et amère de la myrrhe, je veux dire des dérélictions, ténèbres et amertumes qui arrivent quelquefois aux âmes les plus aimées de Dieu. Bienheureuses serons-nous, mes trèschères filles, si nous nous tenons fermement attachées à l’Époux, ne sortant point du lieu où il nous a mises, en son cabinet, pour nous communiquer sa bonté et tout ce qui est de lui. Ne cherchons point d’autre passe-temps, d’autre repos, ni d’autre joie que celle-là, car aussi bien hors d’elle nous ne trouvons qu’ennemis, troubles, amertumes et tristesses.
La perfection de céans, mes chères Sœurs, n’est pas fondée sur les grâces extraordinaires en l’oraison, mais sur la solide vertu. Nos premières Mères et Sœurs n’auraient jamais voulu parler d’autre [chose] que de l’oraison; elles en faisaient de perpétuelles demandes à notre Bienheureux Père, et elles n’étaient pas bien satisfaites, parce qu’il leur répondait courtement, s’étendant sur les pratiques de la vertu véritable, auxquelles il portait tout à fait les âmes qu’il conduisait, plus que par toutes [360] autres voies, et bien qu’il eut vu les âmes gratifiées des plus sublimes ravissements, s’il n’y trouvait un fond de véritable humilité, il n’en faisait point d’état.
Il aimait fort une âme courageuse, laquelle il voyait absolument déterminée au bien, quoi qu’il lui pût arriver, et ne voulait pas qu’on regardât aux goûts et aux plaisirs, ni aux dégoûts et aux privations, mais il voulait que dans les douceurs comme dans l’amertume, on allât droit à Dieu par une remise humble et soumise aux divines dispositions sur nous, par l’exercice d’une sincère douceur de cœur et égalité d’esprit. Lorsqu’il rencontrait de telles âmes, il les chérissait fort, et pour mériter ses tendresses, je voyais qu’il ne fallait qu’aimer le bon plaisir de Dieu et sa sainte volonté sans se regarder soi-même, mais il ne laissait d’aimer les moins parfaites, et il travaillait patiemment et doucement autour de ces âmes moins fortes.
Mes chères Sœurs, il y a des âmes qui, comme les lys, plantés profondément en la terre, ne portent que fort tard ; et d’autres, comme ceux qui sont moins enfoncés, portent de meilleure heure. Oui, mes chères filles, nous sommes fort enterrées en nous-mêmes, c’est pitié! nous ne portons guère de fruits, ni de fleurs que bien tard.Mais si nous sommes généreuses, peu enracinées en notre propre terre, que nous ne prenions que par nécessité tout ce qui est de la nature, nous porterons des fruits beaux, bons et de bonne heure.
Dieu ne cesse jamais, tant il est bon, d’être autour du cœur de l’homme pour l’aider à sortir de lui-même, des choses vaines et périssables, afin qu’il puisse recevoir sa grâce et se donner tout à lui. Il appelle l’un par une prédication, l’autre par un exemple; celui-ci par une sainte lecture, ou par sa seule inspiration; d’autres par quelques afflictions. Enfin, il présente sa grâce à chacun suffisamment et très-abondamment pour le salut, et pour l’avancement et progrès en la perfection. [361]
Notre Mère la Sainte Église, détermine très assurément que jamais la grâce ne nous manque, ni ne nous quitte, que nous ne la quittions. Ce bon Dieu nous attend en patience dans nos délais, il nous appelle incessamment, bien que nous ne lui répondions pas; il frappe à la porte même du cœur qui lui est fermée. À cette heure que je vous parle, combien pensez-vous qu’il y ait des âmes que sa grâce gagne, et qui sont destinées au salut éternel, étant encore embourbées dans de grands péchés? Notre-Seigneur les voit dans leurs crimes, il les regarde, il les patiente, il les inspire, enfin, il les retire parce qu’elles coopèrent à sa grâce, bien qu’elles se soient mises en grand danger, différant leur coopération; l’Esprit de Dieu s’en va, se retire, quand nous ne le recevons pas, et que nous le refusons. L’Écriture le témoigne en plusieurs endroits : lorsque l’Époux eut fort prié son Épouse de lui ouvrir la porte, et qu’elle continua ses excuses, cet Amant sacré passa, et elle ne le trouva plus lorsqu’elle se ravisa de lui ouvrir. Mes chères Sœurs, lorsque nous nous sentons pressées de sortir d’un péché, de quitter une imperfection, de nous relever d’une négligence, d’acquérir une vertu, de nous avancer fortement à la perfection du divin amour, alors, l’heure est venue pour nous, levons-nous promptement, accourons au divin Époux, acceptons sa grâce, profitons de son inspiration, c’est le temps de notre délivrance, ne différons point, accourons, accourons sans délai, autrement il se dépitera et s’en ira.
Il me vient une similitude sur ce sujet, qui est un peu de récréation, mes chères filles. Je me souviens que Monsieur de Chantal aimait fort à dormir la grasse matinée; moi qui avais toute l’économie de la maison à mon soin, j’étais forcée de me lever matin pour donner tous mes ordres. Lorsqu’il commençait d’être tard, et que j’étais revenue dans la chambre, y faisant assez de bruit pour l’éveiller, afin qu’on dise la messe à la chapelle, pour faire après les affaires qui restaient, l’impatience [362] me venait; j’allais tirer les rideaux du lit en lui criant qu’il était tard, qu’il se levât, que le chapelain était habillé et qu’il allait commencer la messe ; enfin, je prenais une bougie allumée, et la lui mettais sous les yeux, et le tourmentais tant, qu’enfin je le faisais quitter son sommeil et sortir du lit. Je veux vous dire, par ce petit conte, que Notre-Seigneur fait de même avec nous nous ayant attendues et patienté longtemps, et voyant que par des moyens généraux nous ne sortons point de nos imperfections, il s’approche plus près de nous, il tire le rideau lui-même de quelques difficultés, il nous apporte sa lumière jusque sur les yeux, nous sollicite et nous presse si fort, que souvent il nous contraint, comme par une douce violence, de nous lever; et lorsque nous sentons ses traits, que nous avons sa lumière, mes Sœurs, il faut lui obéir, nous lever promptement et sortir de nous-mêmes, autrement il s’irritera, s’en ira et nous quittera. C’est le malheur des malheurs lorsque Dieu retire ses inspirations. Hélas ! il le fait pourtant après avoir bien attendu, il le dit lui-même : J’ai été de longues années après ce peuple, mais il ne m’a point voulu ouïr, elfe jure pour cela qu’il n’entrera point en mon repos.
Oh! Dieu, mes filles, lorsque par notre négligence nous laissons de profiter de ces précieuses et divines inspirations, craignons très justement de ne trouver plus le temps propice de le ravoir. Le même Seigneur a dit : Un temps viendra que vous me chercherez et ne me trouverez; vous m’appellerez et je ne vous répondrai point. Et pourquoi, Seigneur? Parce que, lorsque je vous ai cherchés et recherchés, demandés et redemandés, vous ne vous êtes pas laissé trouver, et que vous ne m’avez pas voulu répondre. Je me suis montré à vous, et vous ne m’avez point voulu voir, maintenant je vous rendrai la pareille. Correspondez, mes chères filles, à ces divins attraits quoiqu’il nous en coûte. Le ciel souffre violence, et les forts le ravissent. Il se faut vaincre et surmonter fortement, et lorsque Dieu nous appelle, le suivre [363] fidèlement et humblement, opérant l’œuvre de notre salut avec crainte et tremblement, puisque le chemin qui conduit à la vie est si étroit, que peu de personnes y entrent bien comme il faut. Pour y bien marcher, il faut agir, souffrir et soutenir, puisque nous ne sommes en cette vallée de larmes que pour fatiguer et endurer, pour souffrir et non pour jouir; pour combattre et non pour nous tenir en repos. L’Église de Dieu, Épouse de Jésus-Christ, est appelée militante, c’est-à-dire souffrante, combattante, guerrière. Tous les fidèles sont les membres de cette Église, il faut donc que ces membres fidèles soient tous soldats combattants, forts et vaillants, pour vaincre les trois ennemis communs de tous.
Or, pur les deux premiers, le démon et le monde, ils ne nous font pas grande peine, ni ennui; ce n’est que ce nous-mêmes qui nous tourmente et qui est notre grand ennemi, sur lequel les deux autres se reposent, parce qu’ils savent que le plus fier ennemi de l’homme est en lui-même. J’aime fort, mes Sœurs, ce mot de saint Bernard qui dit : Ce corps que tu vois, tu crois que c’est toi-même, et il n’en est rien, parce que ce n’est qu’un sac de corruption, une pâture pour les vers, et néanmoins le trop d’amour pour une chose si vile nous retarde bien souvent au chemin de la vraie vertu. Ce corps est ce faux nous-mêmes, tout rempli de rébellions, de passions mauvaises, habitudes vicieuses, de propres recherches, et comme il tend toujours en bas, il tire, s’il peut, l’âme après soi; et, si l’on n’a bien l’éveil à le mortifier, pour saint que l’on soit, l’on fait des faux pas en cet endroit, parce qu’on sent toujours quelques rébellions et contrariétés en la partie inférieure. Ces ermites hypocrites qui ont voulu soutenir le contraire, ont été condamnés par l’Église; et, à la vérité, je ne sais aucun saint qui n’ait eu besoin de faire attention à mortifier le corps. En quelle manière notre Bienheureux avait-il acquis ce grand empire sur lui-nième, pour ne craindre ni froid, ni chaud, ni aucune incommodité, [364] sinon en ne laissant passer aucune occasion de se mortifier, ce qui a paru si éminemment dans la patience merveilleuse qu’il exerça dans sa dernière maladie.
Enfin, tant que nous serons vivantes, nous aurons besoin de bien combattre ce nous-mêmes. Je trouve que c’est une grande bassesse d’être attachées à nos corps, nous qui goûtons les plus doux et purs plaisirs d’esprit, et qui sommes destinées à vivre d’une vie toute d’esprit. Le corps n’est rien, nous le voyons bien, dès que l’âme en est sortie, ce n’est plus pour nous qu’un objet d’horreur; et, néanmoins, ce n’est que la mort qui le réduit dans l’état où il devrait être. [Pendant la vie] il ne devrait avoir de mouvement que par le commandement de la raison, tout ainsi qu’un cadavre ne se meut, comme disait le bon saint François d’Assise, que par autrui, et non de lui-même. Tâchons donc de nous bien mortifier, mes Sœurs, d’assujettir le corps à la raison, et non la raison à lui-même. À quel prix que ce soit, acquérons la vraie vertu ; mais ne nous appuyons pas, en cette entreprise, sur nos propres forces, ains jetons notre confiance en la bonté divine, qui nous soutient en tout.
L’excellence de l’esprit de notre Institut consiste en l’amour de l’humilité, vileté et abjection : quand cette humilité défaudra, notre excellence manquera. Pour être vraie fille de la Visitation, il faut être vraiment humble, mépriser l’honneur et estimer le mépris.
Quand Dieu trouve dans une âme un entendement anéanti [365] il lui fait de grandes grâces, et lui communique des lumières et faveurs fort spéciales; voire même, que cet anéantissement est l’une des plus grandes grâces qu’une âme puisse recevoir. Si nous avions les yeux bien ouverts, et le goût intérieur bien disposé pour savourer les fruits de l’humilité et anéantissement, nous serions dans un continuel bonheur ; puisque c’est cela seul qui peut nous rendre riches et agréables devant Dieu, aux yeux duquel tout ce qui n’est pas vertu n’est rien.
Le vrai esprit de l’Institut, mes chères filles, n’est autre que celui de Notre-Seigneur, vraiment humble, vraiment simple, droit, sincère et joyeux, dans la sainte innocence et liberté.
Il n’y a que les humbles qui glorifient et honorent Dieu comme il faut, parce que, reconnaissant que d’eux-mêmes ils ne sont rien et ne peuvent rien de bon, ils rendent à Dieu l’honneur et la gloire de tout ce qu’ils font de bien, connaissant et confessant qu’il est la source et l’origine de toutes grâces et vertus. Dieu se plaît à faire de grandes choses par les âmes humbles, mais vraiment humbles de cœur.
Toutes les filles de la Visitation sont obligées par leur vocation, de chercher, en tous leurs exercices, leur humiliation et abjection ; et Dieu ne favorise que les âmes humbles et qui se confient entièrement en lui. La plus grande abjection et vileté qui puisse être en une âme, après le péché, c’est d’être sans vertu.
L’humilité et la charité sont les mères des vertus : l’une nous abaisse jusqu’au néant, par la propre connaissance de ce que nous sommes; et l’autre nous élève jusqu’à l’union de nos âmes avec Dieu; toutes les autres vertus suivent ces deux-là, comme les poussins, leur mère.
L’humilité est une précieuse monnaie pour acquérir le ciel. Il n’y a point de perfection sans humilité, et nous avons autant de degrés de perfection que nous en aurons en l’humilité et non plus. [366]
La vertu se cache aux yeux de ceux qui l’ont, et se découvre à ceux des autres. Le moyen de posséder la paix intérieure, c’est d’avoir une véritable et très sincère humilité, car le vrai humble n’a rien qui lui fasse peine.
L’humilité de cœur n’est autre chose qu’une véritable connaissance que nous ne sommes rien, que nous ne pouvons rien, et désirer d’un vrai désir que les autres nous tiennent et traitent comme telle, c’est cela qui s’appelle humilité de cœur, laquelle fait encore que nous nous anéantissons en tout, sans exception, et que nous nous estimons toujours mieux traitées et plus estimées que nous ne méritons.
Nous sommes d’autant plus saintes que nous sommes plus humbles, et non pas plus; et si nous portons peu de fruits, c’est parce que nous ne nous anéantissons pas assez en . Cependant, si l’homme ne se mortifie et ne se fait violence, il ne portera jamais le fruit de la volonté de Dieu en soi.
Mes filles, nous devons regarder l’éclat de notre Institut et l’estime que l’on en fait, non en nous, mais en Dieu, d’où il provient, et ne nous jamais départir, pour tout l’éclat du monde, de l’amour de notre petitesse, vileté et abjection. C’est une chose grandement mauvaise, en une âme religieuse, que l’amour de sa propre réputation, et la crainte que quelques grains d’icelle ne nous en soit ôtés, parce qu’il faut être totalement abandonnée à la Providence de Dieu, sans la permission de laquelle rien ne nous saurait arriver, car l’essence de l’humilité consiste à avoir une volonté entièrement soumise à celle de Dieu.
L’accusation franche de soi-même [de ses fautes] est une des plus vraies marques de l’humilité en une âme, comme, au contraire, l’excusation de ses fautes et manquements est le signe évident d’un très grand orgueil. Il est impossible d’avoir la paix, au moins une vraie paix intérieure et de vertu, que par le moyen de l’humilité sincèrement pratiquée. Par l’humilité, [367] l’on surmonte toutes les tentations. O humilité! fondement de toutes les vertus; humilité, sans le fondement de laquelle nulle vertu ne saurait subsister! Enfin, mes Sœurs, l’humilité est la princesse et la reine de toutes les autres vertus. Je désire que nous soyons toutes des SAINTES, mais des SAINTES d’une très pure pureté, et d’une très profonde humilité.
L’amour de la propre estime est un casque et un plastron à l’âme, et qui l’empêche de pouvoir recevoir et d’être susceptible des traits de l’amour de Dieu.
Oui, ma Sœur, c’est un vrai point de la plus haute et sublime perfection, que d’être entièrement remise, dépendante et soumise aux événements de la divine Providence. Si nous nous y sommes bien remises, nous aimerons autant d’être à cent lieues d’ici, qu’ici même ; et possible mieux, pour y trouver plus du bon plaisir de Dieu et moins de notre propre satisfaction. Il nous serait indifférent d’être humiliée ou exaltée, que cette main ou cette autre nous conduise, d’être en sécheresse, aridité, tristesse et privation, ou d’être consolée par la divine onction et dans la jouissance de Dieu. Enfin, nous nous tiendrions entre les bonnes mains de ce grand Dieu comme l’étoffe en celles du tailleur, qui la coupe en cent façons pour l’usage qui lui plaît et auquel il l’a destinée, sans qu’elle y apporte de l’obstacle; ainsi nous endurerions que cette puissante main de Dieu nous coupe, martèle, cisèle, tout comme elle veut que nous soyons faites, [368] pour être une pierre propre à parer son édifice, et les afflictions comme les délices ne seraient qu’une même chose, nous écriant, avec notre grand Père saint Augustin : Coupez, tranchez, brûlez, mon Seigneur Jésus-Christ; pourvu que je sois avec vous et que je vous possède, je suis content!
Mes Sœurs, ne parviendrons-nous jamais à la totale destruction de nos sentiments humains et à la ruine de la prudence humaine, pour voir, d’un œil pur, d’une vraie foi, la beauté et bonté des afflictions, des souffrances, des pressures de cœur, des dérélictions et maladies? Le monde ne s’attache qu’à l’écorce, et ne va pas jusqu’à voir la mœlle cachée sous la douceur de la croix ; il ne voit que l’écorce, qui paraît rude et fâcheuse ; mais il ne pénètre point jusqu’au-dedans, où l’on goûte plus de plaisir, si l’on aime bien Dieu, que l’on n’en trouvera jamais dans la jouissance des faux et vains contentements, que le même monde peut donner. L’esprit humain voit une personne délaissée, persécutée et mortifiée ; il la croit misérable et pleurerait volontiers de compassion sur elle, quand il voit que la créature l’a comme rejetée ; mais, s’il discernait et pénétrait la douceur que Dieu fait trouver à cette âme dans l’humiliation, il aurait de l’envie du bonheur qu’elle possède d’être admise à l’honneur de la divine familiarité.
C’est un grand trait de la divine Providence, quand elle permet l’infidélité de la créature, et que des affaires su»èdent mal et contrarient quelquefois nos désirs, parce que tout cela oblige notre cœur, que Dieu a créé libre et désengagé, à aller se reposer en lui; ce pauvre cœur est si faible, que, s’il rencontrait toujours dans les créatures du contentement, il irait avec peine au Créateur. Les yeux de la chair ne voient pas bien cela, mais Dieu le voit pour nous ; il sait que la douleur et l’humiliation nous rendent conformes à son Fils, Notre-Seigneur Jésus-Christ. Mais pour nous, mes chères Sœurs, que la divine miséricorde a séparées du monde, qu’elle a retirées dans ce cloître pour nous [369] distinguer par tant de grâces et de bienfaits du reste des créatures, soyons toujours prêtes à faire et souffrir tout ce que Dieu veut de nous, ne disant jamais : C’EST ASSEZ de peines, de mépris et d’abnégation ; mais, ME VOICI, toute soumise et prête à faire votre bon plaisir. C’est vivre selon l’esprit, de parler de la sorte, et non selon les mouvements dela partie inférieure, qui n’entre point en participation dans cette façon d’agir si parfaite. C’est par cette voie que les vraies filles de la Visitation doivent marcher.
Le bon Job s’écriait sur son fumier : Que celui qui a commencé de m’affliger parachève seulement son œuvre en moi; j’y trouve mon plaisir, parce que je vois le sien dans mon extrême souffrance, et je bénis son saint Nom au milieu de cette rude épreuve. La vraie résignation consiste dans la pratique de cette merveilleuse patience, et à bénir Dieu de ce qu’il nous a ôté, comme de ce qu’il nous a donné. II faut vous avouer la vérité, mes chères Sœurs, j’aurais bien de la sainte joie de vous voir toutes bien abandonnées au bon plaisir de ce grand Dieu, et soumises à sa divine Providence. Notre Bienheureux Père me disait un jour, que c’était là le rendez-vous unique de notre cœur, que nous n’en devions point avoir d’autre.
La grande besogne que nous trouvons en nos règles et la perfection angélique à laquelle cet Institut doit aspirer, ne consistent pas à une grande multiplicité d’actes et œuvres pénales, beaucoup estimés du vulgaire ; mais elle nous conduit à la perfection de l’esprit, toute cachée en Dieu. C’est là notre excellence, de voir la volonté de Dieu en toutes choses et la suivre. Cette vie cachée nous conduit à l’union divine, à la séparation de toutes les choses créées et à une parfaite pureté de cœur, qui plaît infiniment à Dieu ; il ne nous a ainsi cachées que pour nous faire vivre de Lui et en Lui. Faisons donc de notre douce clôture un paradis en terre, et de nos cellules, le séjour de l’Époux; rendons tout notre monastère le lieu de ces délices, et [370] le midi de son amour pour y venir reposer. Nous le pouvons par sa grâce ; ayons seulement un grand courage et nous obtiendrons cette faveur, en observant nos règles exactement, en faisant toutes nos actions dans une profonde, sincère et franche humilité, vivant dans la parfaite abnégation de nous-même et dans une pauvreté dépouillée de tout, ne vivant, respirant ni aspirant que pour ce céleste Époux de nos âmes. Aimons tendrement et également nos chères Sœurs, et servons NotreSeigneur d’un esprit joyeux et content dans l’état de notre vocation, vivant enfin paisibles et tranquilles sous les ailes de sa divine Providence, qui prend tant soin de nous. Sa grâce ne nous manquera jamais, soyons-lui fidèles ; suivons ses attraits, et Dieu bénira de sa grande bénédiction, nous et nos desseins.
Ma fille, je vous remercie de la demande que vous me faites au sujet du zèle que nous devons avoir chacune en particulier, et toutes en général, pour maintenir l’esprit de notre Institut ; c’est tout juste ce que j’ai pensé ce matin de vous recommander.
Ce zèle est extrêmement nécessaire pour conserver l’esprit de la Visitation en une grande pureté et intégrité de vie, les unes envers les autres. Il consiste en trois points : le premier est de s’unir avec Dieu, et pour cela être bien exacte à l’observance et aux vœux que nous lui avons faits, de vivre selon les Règles de saint Augustin et les Constitutions de Notre-Dame de la Visitation ; car il faut avoir ce zèle, premièrement pour soi, avant [371] que de l’exercer sur les autres. Il y aurait danger de s’oublier soi-même, voulant perfectionner les autres. Nous devons donc travailler toute notre vie à l’acquisition des vertus propres à notre Institut : ces vœux, que nous avons faits à Dieu de vivre selon nos règles, nous obligent à n’avoir qu’un cœur et une âme en Dieu. Il faut que nous regardions si nous aimons autant le bien fait à nos Sœurs qu’à nous-même; si nous sommes bien aises quand nous les voyons vertueuses et estimées; si nous avons un grand déplaisir de leur voir faire des manquements, et si nous les voudrions cacher, afin qu’on ne les vît pas : voilà le zèle qu’il faut que nous ayons pour notre particulier.
Le deuxième, c’est le support les unes des autres, en nos défauts et imperfections ; et, lorsque nous en voyons commettre à nos Sœurs, nous nous devons humilier devant Dieu et prier pour elles, croyant que nous en faisons d’autres plus grandes, qui nous sont inconnues, et que, si l’on nous connaissait, on aurait bien de la peine à nous supporter; voici un exemple comme il faut pratiquer ceci. Une fille a une charge de grand tracas : une Sœur vient lui demander quelque chose, elle lui répond un peu sèchement; celle qui est ainsi reçue doit grandement excuser sa Sœur, et croire que c’est sa grande occupation qui la fait parler de la sorte. Néanmoins, l’autre, s’apercevant de ce défaut, doit demander pardon à celle à qui elle a dit ces paroles sèches, et la Sœur à qui elle demande pardon se doit grandement humilier et dire en elle-même : Hélas! mon Dieu, ma Sœur n’a point de tort, et elle s’humilie si fort en mon endroit!... C’est en ces occasions où l’on doit pratiquer le support, bien que chacune doive en son particulier tâcher de faire son devoir.
Le troisième, c’est d’avertir des manquements que nous voyons faire à nos Sœurs. Mais il faut que ce soit avec beaucoup de charité et d’humilité; car, si on manque de ces vertus, les avertissements nuisent quelquefois plus qu’ils ne profitent ; [372] il se faut bien garder de les faire avec ressentiment contre les défaillantes, pour décharger son cœur.
Pour moi, je crois que si j’étais avertie d’une chose que je n’aurais pas faite, je n’en parlerais jamais, et n’irais point dire mes raisons à la supérieure, car cela est fort contraire à l’humilité que Dieu requiert des filles de la Visitation, qui ne doivent chercher que l’humiliation. Enfin, mes chères Sœurs, notre gloire doit être de nous voir petites, basses, abjectes et méprisées, si nous voulons ressembler au Fils de Dieu, qui s’est humilié jusqu’à la mort de la croix. Humilions-nous de ce que, après toutes ces grandes leçons, nous ne sommes pas encore saintes; et si, après avoir supporté patiemment une humiliation, nous pensions avoir rendu quelque grand service à Dieu, il se faut bien garder de cette vaine complaisance, et s’en détourner si elle se présente à nous.
Mes chères filles, il faut avoir bon courage, et nous bien disposer pour recevoir la dernière bénédiction de Notre-Seigneur, qui nous dit : Pax vobis. Il nous laisse sa paix, son amour et son union il s’en va au ciel; envoyons notre cœur après lui, surtout durant cette sainte octave, et jusqu’à la Pentecôte, pour imiter Notre-Dame et les Apôtres, qui se tinrent tous ensemble en oraison dans le Cénacle, pour se préparer à recevoir le SaintEsprit ; humilions-nous grandement, et nous détachons de toutes choses. [373]
Si l’attache qu’avaient les Apôtres à la sacrée humanité de Notre-Seigneur leur servait d’obstacle pour la descente du Saint-Esprit sur eux ; car il leur dit : Si Je ne m’en vais, le Consolateur ne viendra point à vous ; il est donc expédient que je m’en aille, quel empêchement, je vous prie, ne nous apportera pas l’attache et l’affection que nous avons aux choses caduques de cette vie, aux créatures et à nous-mêmes? Rompons donc avec tout ce qui n’est point Dieu : faisons en sorte que nous puissions nous voir toutes en cette félicité immortelle; et je vous assure que si nous accroissons la gloire accidentelle de notre Bienheureux Père en cette vie, il nous aidera bien pour avoir notre gloire essentielle en l’autre. Après Dieu, c’est de lui que nous tenons notre bonheur, et tout ce que nous avons, car sa divine Majesté s’est servie de lui pour nous dresser notre chemin et la voie que nous devons suivre pour parvenir au paradis. C’est notre Moteur et Patron qui nous touche et excite à suivre ses traces. La divine Sapience avait mis en lui toutes les grâces et lumières nécessaires pour notre conduite, et celle de tout l’Institut.
Il dit aussi dans l’une de ses lettres, que la supérieure n’est pas mise en charge pour faire des nouvelles règles, ni pour introduire d’autres coutumes; mais pour y maintenir celles qui y sont établies, et faire observer tout ce qui dépend de l’Ordre.
O, mes filles, qu’il faut avoir de zèle pour ce regard, surtout vous autres, qui avez l’honneur d’être filles de ce premier monastère d’Annecy, et mères de celles qui viendront après vous. Vous êtes celles qui avez reçu les prémices de l’esprit, de sorte que si quelques-unes de nos maisons tombaient dans le relâchement, et ne se tenaient pas à l’observance, quand bien même elles seraient au bout du monde, il faudrait que nonseulement les supérieures de céans, car c’est peu de chose qu’une créature, mais aussi tout le chapitre, s’efforçassent d’y [374] remédier, en écrivant ou faisant écrire au nom de la communauté et du chapitre, à l’évêque du lieu, où est le couvent, pour le convier et le prier très humblement., au nom de Dieu, de mettre ordre à ce qu’on se redresse et remette au train de l’observance. Si tout cela ne sert de rien, il faut employer les personnes de crédit auprès du Prélat, comme le grand vicaire et le Père spirituel, sinon il faut recourir au. Nonce apostolique, ou à Sa Sainteté, sans épargner chose quelconque, jusque même à vendre le calice de l’église, s’il en était besoin.
Comment, mes Sœurs ! vous envoyez des filles ici et là établir des maisons, et vous n’en auriez point de soin ? Certes, si quelqu’une d’entre vous n’avait pas cette affection, ce zèle, et ce courage, je la voudrais mettre dehors. Mon Dieu ! il se faudrait faire crucifier pour la conservation de l’Institut ! Que nous laissions déchoir ce que notre saint Fondateur a si saintement institué avec tant de peines et de labeurs ! Oh ! qu’il s’en faut bien garder ! Mais, vous me dites que peut-être les monastères le trouveront mauvais, et ne voudront pas souffrir que nous nous mêlions de leurs affaires, surtout là où il n’y a point de filles de céans.
Non, ne faisons pas tant de réflexions allons avec simplicité et humilité, faisant ce qui est de notre devoir, ne déférant, ne cherchant, en tout et partout, que la plus grande gloire de Dieu, et tout ira bien pour nous. Si les autres ne font pas leur devoir, ne déférant pas assez à cette maison, à ce qu’ils lui doivent, ne l’honorant et ne la respectant pas tout particulièrement, véritablement, ils auraient très grand tort, et déplairaient fort à Notre-Seigneur, lequel requiert cela d’eux.
Mais, dites-vous, si la supérieure d’Annecy, ni la plupart des Sœurs, ains seulement quelques-unes, le font, comment faudrait-il faire? Il faudrait que celles-ci tinssent bon, pour attirer les autres, et qu’elles le dissent à la Mère avec humilité et respect, et si elle n’en veut tenir compte, elles se doivent adresser à [375] l’Évêque, ou au Père spirituel. Néanmoins, il faut bien savoir les choses au vrai, avant que d’en venir là.
Il faut que les filles de la Visitation, surtout celles de céans, soient merveilleusement passionnées et affectionnées à toutes les observances qui sont écrites et de coutume, demeurant fermes en cela, sans jamais fléchir, ni à droite, ni à gauche, se gardant des nouveautés, et de dire seulement une syllable de plus ou de moins, tellement que quand on viendrait leur dire : Vous ne faites pas bien telle chose ; on ne chante pas les litanies le jour de la Toussaint, à cause de l’Office des morts; il faut qu’elles répondent, mais hardiment : Nos Règles, Constitutions, Coutumier et Coutumes portent que nous le fassions ainsi, et que nous chantions les litanies ce jour-là ; nous désirons de nous tenir à cela, et n’en point déprendre. Oh! si l’on nous disait : Vous n’êtes point modestes, il le faudrait bien recevoir, et s’en amender. Notre saint Fondateur dit que « quand bien même tout le monde décherrait de la foi, et que nous serions toutes seules, nous devons demeurer inébranlables et constantes à merveille, sans recevoir aucun chancellement. » De même, quand il arriverait que tout notre Ordre serait bouleversé, qu’il n’y aurait plus une Sœur qui ne voulût rien en observer, que nous restassions toute seule, il faudrait demeurer immobile, demeurant entre les bras de l’exacte observance, sans jamais nous en départir.
Quand les séculiers louent et exaltent notre Institut, il faut répondre fort humblement : nous sommes les dernières venues en l’Église de Dieu; il nous faut bien tenir notre place, mes chères filles. L’excellence de notre Ordre consiste en l’amour de la bassesse et petitesse. Nous avons de vrai beaucoup de moyens, en notre manière de vie, pour parvenir à une trèsgrande et sublime perfection ; mais l’importance est de les bien pratiquer, selon les occasions.
Quelle est l’excellence de notre Institut? dites-vous, ma [376] chère fille. Notre excellence consiste, comme j’ai déjà dit, en l’amour de l’humilité, petitesse et bassesse. Tenons-nous donc bien pour ce que nous sommes; puis, de se préférer aux autres, il s’en faut bien garder. Or, nous avons le petit Office à perpétuité, grâce à Notre-Seigneur, lequel je supplie nous vouloir octroyer la perpétuité de l’observance. Véritablement, nous sommes bien obligées de remercier sa divine Bonté de ce grand bénéfice, et de faire tout notre possible pour dire ce divin Office avec toute la révérence, dévotion et attention requise. O Dieu! quel bonheur pour nous, de réciter jour et nuit les louanges de la Vierge ! nous devons donc nous en acquitter dignement. Je voudrais bien que nous dressassions nos cœurs vers elle, et que nous essayassions d’entendre quelque chose de ce que nous disons, car, mon Dieu ! ce cantique du Magnificat, y a-t-il rien de plus beau et de plus ravissant?
L’esprit de nos règles, nos chères Sœurs, est, comme vous avez souvent ouï-dire, un esprit de douceur et d’humilité et d’une totale dépendance de notre volonté à celle de Dieu, et voici en quoi en consiste la pratique. Il faut avoir une grande douceur dans la charité, et une humilité véritable dans sa simplicité, avec une totale dépendance de la Providence divine. Nous pratiquons la douceur en nos conversations, en nous supportant en nos défauts et infirmités. [377]
La charité s’exerce à ne point renvoyer les filles pour des difformités corporelles, à compatir aux maux et peines de nos Sœurs, et à les excuser en nous-même, quand nous leur voyons faire quelque manquement. La vraie marque de l’humilité, c’est quand elle produit la soumission et l’amour à son abjection, soit qu’elle vienne de notre côté ou de celui de nos Sœurs, c’est-à-dire, soit qu’elle vienne de nos imperfections, ou que l’on n’ait pas bonne opinion de nous. L’humilité nous rend simple à l’obéissance, et soumise à la volonté de Dieu en toutes sortes d’événements. La simplicité entre nos Sœurs bannit les détours dans nos actions, et ne nous fait point user de finesse les unes envers les autres; mais quand nous voulons savoir quelque chose, nous dirons simplement et franchement à une Sœur : J’ai envie de savoir telle chose de Votre Charité.
La simplicité envers Dieu consiste à ne chercher que Lui en toutes nos actions, soit que nous allions à l’Office, soit que l’on nous ordonne d’aller au réfectoire, et puis à la récréation ; allons partout pour chercher Dieu et pour obéir à Dieu. Dans toutes nos œuvres intérieures et extérieures, ne cherchons qu’à plaire à Dieu, et à nous avancer en son amour et dans cette simplicité d’esprit. Tenez-vous à la présence de ce grand Dieu, soumise et attentive à son amour, et cette attention est suffisante et efficace pour redresser toutes nos actions et intentions ; mais, aux œuvres de grande importance, il est bon de les redresser souvent.
Il faut avoir une grande fidélité à bien pratiquer le Directoire des exercices spirituels, surtout celui qui regarde la droiture d’intention ; et pour ce que j’ai dit, que la simplicité d’esprit à se tenir à la divine présence est suffisante, c’est pour les âmes qui sont déjà fort avancées et que Dieu occupe et attire luimême, par sa grâce, dans ce chemin de l’amoureuse simplicité.
La soumission à la volonté de Dieu gît en deux points, qui sont la volonté : signifiée et la volonté du bon plaisir. La volonté [378] signifiée sont les Commandements de Dieu et de l’Église, nos Règles et Constitutions, avec les obéissances qui nous sont données par les supérieurs. La volonté du bon plaisir se doit regarder en toutes sortes d’événements, soit qu’on nous mortifie, qu’on nous mésestime, qu’on nous afflige, ou que l’on souffre ; comme lorsqu’on nous aime, qu’on fait état de nous, qu’on nous console, et que tout seconde nos souhaits : dans tous ces états nous devons également aimer et adorer ce divin bon plaisir. Même en nos fautes, après avoir rejeté le péché commis, nous devons regarder la volonté de Dieu en l’abjection qui nous en revient.
Non, mes filles, vous ne faites point de mal en commettant quelque manquement par ignorance, et avec bonne intention; parce que, où il n’y a point de volonté et d’intention, il n’est point de péché, et Dieu même coopère à l’action, ce qu’Il ne ferait pas en l’intention si elle était mauvaise. De même un exécuteur de justice ne fait point de mal de tuer un homme condamné à mort, s’il ne le fait mourir que parce que les juges le lui ordonnent; de même aussi les soldats qui combattent pour leur prince, contre les infidèles, bien loin de commettre le péché, en tuant, méritent beaucoup, en exposant leur vie pour la foi, et pour l’obéissance due à leur souverain.
Mes chères Sœurs novices, vous me demandez quels sont les premiers fondements sur lesquels vous devez établir votre vertu? Je veux bien volontiers vous le dire, et vous en donner trois seulement.
Le premier fondement qui doit être la vertu des novices, c’est la sainte et amoureuse crainte de Dieu, c’est-à-dire qu’elles doivent avoir une ferme résolution de ne jamais offenser la bonté divine, à escient, et volontairement. Le deuxième, c’est l’amour à leur vocation qui doit procéder d’une grande reconnaissance de la grâce que Dieu leur a faite, de les avoir retirées du monde et des occasions de l’offenser, y ayant laissé tant [379] d’autres qui eussent mieux fait leur profit de ces grâces que nous. Le troisième, est la reconnaissance de notre néant, car si Dieu nous ôtait ses grâces, que ferions-nous? et s’il nous ôtait la vie qu’il nous a donnée, que deviendrions-nous?
Cette humilité fera que nous ne nous troublerons point de voir que nous commettons souvent des fautes, mais que nous regagnerons par humilité ce que nous avons perdu par infidélité. Voyez-vous, mes Sœurs, quand nous manquerions vingt-quatre fois le jour, pourvu que nous ne nous troublions point et fassions toujours résolution de nous amender, de nous en humilier devant Dieu, de ne point fuir l’abjection qui nous en revient, et de ne point couvrir notre faute, c’est un moyen plus assuré pour arriver à la perfection que la fidélité constante. J’ai connu une âme qui a fait un avancement incroyable par cette voie-là.
Quelles sont les deux ailes de la vie spirituelle? dites-vous encore. C’est un grand amour à l’oraison et une grande affection à la mortification; une fidélité grande à nous bien occuper à la première, et une constance inviolable à nous exercer en la seconde. L’oraison ne va point sans la mortification ; l’amour de l’oraison s’étend encore au recueillement, et à se rendre attentive aux prédications, aux lectures de table, aux assemblées, et toutes les fois qu’on parle de Dieu. Pour la mortification, elle s’étend à ranger et dompter nos passions sous la domination de la raison, et à mortifier les affections de notre cœur et toutes nos inclinations, à retrancher toutes sortes de réflexions, et à dire, à l’imitation de Notre-Seigneur : Je ne suis pas venue ici pour faire ma volonté, mais celle du Père céleste; enfin c’est une bonne mortification que de bien pratiquer nos règles et constitutions. [380]
Vous me demandez, mes chères filles, en quoi consiste la perfection intérieure de laquelle nous devons faire profession, et qui nous doit être en plus grande et singulière recommandation. Ma très chère fille, elle consiste en la pratique exacte du dernier document que notre Bienheureux Père nous a laissé, et qu’il nous a mille fois inculqué, et par ses paroles et par ses écrits. Comme un peu avant sa mort, ma sœur Marie-Aimée de Blonay, supérieure de Lyon, lui demanda : « Monseigneur, qu’est-ce que vous désirez qui demeure le plus engravé dans nos cœurs? — Il lui répondit : « Je l’ai déjà tant dit : NE DEMANDEZ RIEN, NE REFUSEZ RIEN. » Ainsi, mes Sœurs, on peut dire que cette sainte ordonnance est son testament pour nous, où il a abrégé tous les enseignements qu’il nous a donnés, et ses dernières intentions sur nous.
On peut dire, qu’à l’imitation de notre divin Sauveur Jésus, qui scella tous ses commandements par le doux précepte de la charité : Aimez-vous comme je vous ai aimés, qu’il donna à ses Apôtres dans sa dernière Cène, mon Bienheureux Père a fait ainsi, l’avant-veille de sa mort, scellant aussi tout ce qu’il nous avait appris, par ce document : NE DEMANDEZ RIEN, NE REFUSEZ RIEN. Mais je ne vois pas, mes Sœurs, que nous portions assez de respect à ce saint document; je 'n’en entends jamais parler,, je ne le vois guère pratiquer. Il y a bien deux ou trois mois que je fis dessein d’en faire le sujet du premier entretien, afin de vous en rafraîchir la mémoire. [381]
Dans les maisons de notre Institut où j’ai passé, j’y vois une ardeur non pareille dans cette sainte pratique ; on ne parle quasi d’autre chose, sinon : notre Bienheureux Père a dit : Ne demandez rien et ne refusez rien; et, céans, où son esprit doit régner tout particulièrement, l’on n’y pense presque pas ; et il n’y a pas une Sœur qui, en me rendant compte, m’ait parlé là-dessus, et dit qu’elle faisait attention à pratiquer ce dernier précepte de son Bienheureux Fondateur.
Vous dites, s’il en faut rendre compte? Oui-dà, ma chère fille, car nous y devons être grandement affectionnées, comme étant le moyen le plus important de notre perfection. Ce n’est autre chose qu’une parfaite indifférence, non seulement pour les choses extérieures, mais encore plus pour les intérieures ; ne désirant ni refusant les consolations, suavités, peines, sécheresses, désolations, délaissements, tentations; ne recherchant pas d’être aimée, estimée, ni d’être en cet état ou en cet autre ; d’aller par le chemin de celle-ci ou de celle-là; d’avoir de la satisfaction ou non, enfin, c’est ne vouloir chose quelconque que le bon plaisir de Dieu. Notre Bienheureux Père en faisait de même, ayant pratiqué par excellence ce saint document, car il disait : Je ne désire ni ne demande point de travaux et afflictions; mais je me contente de me tenir disposé à recevoir celles qui m’arriveront. De sorte que, s’il lui arrivait des persécutions et souffrances, il les endurait patiemment; s’il ne lui en arrivait point, il se tenait prêt, attendant celles que Dieu lui enverrait, contre lesquelles il fortifiait son cœur. Quelquefois, en se promenant tout seul, il pensait à part soi : Si on venait maintenant me dire des injures, faire tels et tels affronts et mépris, me mener au gibet pour être exécuté, comment te comporterais-tu ? Et ainsi, il s’armait contre les occasions, faisant ce que le Combat Spirituel enseigne ; car, encore qu’il allât fort simplement pour l’occasion, néanmoins, hors de là, il faisait bien quelques considérations, et il les conseille aussi. Certes, nos esprits font tou-[382]jours quelque chose, si nous ne les occupons en Dieu, ils s’occupent en des inutilités.
Croyez-moi, mes Sœurs, ceci sert beaucoup : je serais bien aise que nous le fissions quelquefois comme ce Bienheureux, nous représentant les difficultés, humiliations et contradictions qui nous peuvent arriver. Cela nous apporterait du profit, parce que, à l’occasion, nous serions plus fidèles et aurions plus de force, car nous nous ressouviendrions de notre détermination et des résolutions que nous avons faites pour bien employer ces rencontres, d’autant qu’il ne suffit pas d’être vaillantes en imagination; mais il le faut être principalement en l’exécution, comme était ce Bienheureux Père, lequel était si constant, si immobile, si ég-al à lui-même, et si invincible, que rien ne le pouvait ébranler tant soit peu. Il ne négligeait aucune occasion de pratiquer la vertu, pour petite qu’elle fût, mais l’employait fidèlement ; faisons de la sorte, mes chères filles, soyons fidèles comme lui, et bonnes ménagères, je vous prie. Si Dieu nous donne une petite occasion de souffrir, souffrons ; si, de patience, patientons; si, de nous humilier, humilions-nous; si, de nous soumettre, soumettons-nous; si, de pratiquer la douceur, soyons douces et débonnaires ; si, de nous mortifier, mortifions-nous; si, de charité, soyons charitables ; si, de support, supportons-nous; ainsi de toutes les autres vertus qui se rencontrent en notre chemin.
Vous me demandez si une supérieure disait ce que nous lui avons dit en rendant compte, nous le reprochant, et l’apprenant aux autres, qu’est-ce qu’il faudrait faire? O Dieu! si cela était, elle devrait être estimée indigne de cette charge et en pourrait être démise; mais, premièrement, il faudrait la faire avertir par sa coadjutrice ou par le Père spirituel, parce qu’il est certain qu’elle est obligée de garder, comme un secret de conscience, tout ce qui lui est dit en cette action de la reddition de compte. On peut le lui dire soi-même, avec le respect qu’il ne [383] faut jamais rabattre pour aucune chose, et ne pas conserver contre elle de la froideur et sécheresse de cœur. Mais savez-vous, mes chères Sœurs, il ne faut pas prendre des soupçons légèrement et sans de bons fondements. La supérieure peut quelquefois vous dire des choses pour vous mortifier et éprouver ; et, comme je vous ai dit autrefois, il ne faut pas obliger la supérieure à vous garder la fidélité du secret qu’en des choses qui le méritent, et non pas à tant de petites bagatelles que nous disons souvent nous-même à d’autres personnes; et, si ces mêmes choses viennent à se répéter, on se plaint de quoi la supérieure n’a pas gardé le secret, tandis que c’est vous seule qui l’avez publié. Il faut prendre bien garde à ceci pour ne pas former des plaintes injustes sur le procédé des pauvres supérieures. Dieu merci, jusqu’à présent, je n’en ai trouvé que de très-bonnes, et je crois qu’il est impossible qu’elles soient autrement, puisqu’elles sont choisies et faites par élection, ce qu’on ne fait pas à la légère et sans mùre considération. Néanmoins, il s’en pourrait trouver qui commanderaient à baguette, qui seraient rudes, turbulentes et fâcheuses ; si cela était, il faudrait le supporter doucement, embrasser cette mortification et tâcher d’en profiter.
Le grand saint Pierre, mes chères filles, était rébarbatif, mal poli, rude et peu civilisé. Notre-Seigneur ne laissa pas de le faire chef de son Église. Les Apôtres ne s’en plaignirent point, et ne laissèrent pas de l’honorer, estimer, et de lui obéir. Enfin, si Dieu permet que nous ayons une telle supérieure, c’est pour nous établir dans les vertus solides, pour que nous le servions plus purement et généreusement ; car, si bien nous sommes plus paisibles sous une qui sera bien douce et à notre gré, nous ne profiterons pas tant sous sa conduite que sous celle de l’autre, d’autant que sous la bonne, souvent tout s’en va en complaisances et vaines satisfactions. Il est bien facile d’être bonne, douce et soumise, lorsqu’on nous caresse, qu’on nous [384] supporte, qu’on s’accommode à nos humeurs, et condescend à nos volontés; mais il n’est pas si aisé d’être vertueuse lorsqu’on nous contredit, qu’on nous humilie, et mortifie souvent. Mes chères filles, il faut aussi dire qu’il se trouve parfois des inférieures si immortifiées, et si peu disposées à se laisser conduire, que la supérieure, n’ayant plus de liberté sur elles, est souvent contrainte de les employer à leur gré, à ce qu’elles veulent, et non à ce qui serait pour leur bien. …..
Non, il ne faudrait pas, pour aucune prudence humaine, laisser de dire à la supérieure tout ce qui regarde l’état de notre âme, crainte qu’elle suive nos inclinations et nos désirs, parce qu’il faut que la candeur, naïveté, et simplicité à se découvrir, surnagent toujours; lorsqu’une fille agit de la sorte, c’est une des meilleures marques pour faire connaître qu’elle prendra bien l’esprit de notre Institut, et qu’elle se rendra digne de sa vocation.
La première disposition pour bien rendre compte, n’est autre qu’une bonne volonté de se bien faire connaître à la supérieure, de lui bien découvrir nos sentiments, en lui disant nettement, franchement, -cordialement, tout ce qui se passe en nous, avec le plus de vérité, simplicité et humilité qu’il nous est possible. Mais la crainte vous empêche de vous déclarer, dites-vous? Il n’y a remède ; il faut avoir patience, puisqu’il n’y a là aucune malice. J’ai vu de grandes âmes, de nos premières Sœurs, lesquelles avaient un désir insatiable de bien pratiquer ce point qu’elles reconnaissaient être des plus importants pour leur perfection. Elles venaient donc avec une ardeur et affection extrêmes, et, lorsqu’elles étaient devant moi, elles se mettaient à pleurer sans pouvoir me rien dire, parce qu’elles craignaient de n’avoir pas assez de temps, et me disaient qu’on m’appellerait pour d’autres choses, ou qu’on sonnerait aussitôt quelque exercice; or, cela était une tentation qui leur donnait bien de la peine. [385]
Or sus, mes Sœurs, vous me dites encore que notre Bienheureux Père dit que c’est une grande grâce de Dieu d’avoir de bonnes supérieures. Il est vrai, mes chères filles, mais il ne faut pas les demander comme ceci ou comme cela, ni moins refuser les unes que les autres, ains, les recevoir telles que Dieu nous les donne, et regarder toujours ce grand Dieu en leur personne. Nous sommes certainement de bonnes filles, comme je vous dis souvent, mais il faut devenir meilleures, puisque nous en sommes capables, Dieu merci. Jusqu’à cette heure, vous vous êtes nourries de lait, et dans une vertu de coton, Dieu nous ayant traitées en faibles, ne permettant pas que nous ayons vécu sous des supérieures qui nous aient beaucoup exercées; mais, tenonsnous désormais bien disposées à tout ce que sa divine Bonté voudra faire de nous.
Vous voulez encore me dire que pour le document de notre Bienheureux Père de ne rien demander ni rien refuser, que l’on y pense bien, qu’on tâche de le pratiquer aussi, mais qu’on ne pense pas d’en rendre compte lorsqu’on parle à la supérieure. Il faut le faire, mes chères filles, car ce sont les principales affections, résolutions et dispositions que nous devons tâcher d’avoir, puisqu’enfin ce saint et dernier précepte de notre Saint Fondateur et Législateur doit faire toute notre attention, et doit être notre pratique mignonne. [386]
Vous désirez savoir si, à la reddition, on est obligé de dire tout à la supérieure, même les péchés secrets ? Je vous dirai, mes chères Sœurs, que notre Bienheureux Père disait que les plus sincères étaient les meilleures. Je sais qu’il témoignait de la joie quand quelqu’une de nos Sœurs lui disait : « Monseigneur, j’ai dit cela à notre Mère. » Néanmoins, pour les péchés secrets que nous avons commis contre Dieu et notre âme, il n’a jamais entendu de nous obliger à les dire ; je sais qu’il voulait que nous fussions en liberté de ne les pas dire, si nous ne voulions, et il n’y a rien dans l’Institut, ni en ses Écrits, ni enseignements qu’il nous a donnés, qui nous fasse voir que nous avons cette obligation. Ainsi, quand nous avons commis quelques péchés secrets, nous pouvons, sans scrupule, ne les pas dire à la supérieure, si nous n’avons pas besoin d’instruction sur cela, et que nous n’y retombions pas d’autres fois facilement. Quand Dieu nous fait la grâce de nous en donner de la contrition, et de nous en bien accuser au confesseur, cela nous doit suffire. Pour moi, je m’en contenterais, et ne le dirais pas à ma supérieure, si j’y avais trop de répugnance, et que je n’y eusse pas confiance, ni la force de me surmonter, et je crois que Dieu ne m’en diminuerait pour cela en rien de sa grâce, ni à celles qui feront de la sorte.
Ce serait une erreur de croire que l’on fût obligée de tout dire à la supérieure. Telle supérieure que l’on pourrait avoir [envers laquelle] il faudrait user de quelque prudence, et faire quelque considération, surtout pour ne lui pas dire toutes les [387] grosses pensées que l’on aurait contre elle ; car, si elle était immortifiée et imparfaite, elle s’en ombragerait peut-être, en sorte qu’elle contristerait cette pauvre Sœur qui les lui dirait, et l’humilierait et maltraiterait; en quoi elle ferait mal. Vous n’aurez pas toujours des supérieures qui soient soutenues de notre Bienheureux Père comme je l’ai été. Il y a des Sœurs, de son temps, qui m’ont dit des pensées du tout étranges qu’elles avaient eues contre moi ………
Il n’y a point de mal aux pensées qui sont contre la volonté; on en peut bien avoir contre Notre-Seigneur ; il ne faut donc jamais s’en étonner, pour mauvaises qu’elles soient. Ceux contre qui on les a, ne s’en doivent jamais offenser, quand on les leur dit, surtout quand on témoigne d’être marri de les avoir, et qu’on les dit avec douceur et humilité. Celle qui irait dire à sa supérieure les pensées qu’on a contre elle, pour se venger et satisfaire sa passion, et allant dire, par après, en esprit de gausserie : « Oh que je lui ai bien dit son fait !…… » cela serai bien odieux, et tout à fait mal et insupportable.
Si les Sœurs qui ont été sous la directrice la doivent avertir lorsqu’elles lui voient faire des manquements, dites-vous, chère fille ! Oui, vraiment, elles y sont obligées, tout comme à une autre. Elles doivent toute leur vie lui porter du respect, et avoir une grande gratitude envers elle, mais non pas, pour cela, manquer à la règle. Je n’approuve pas pourtant qu’aussitôt qu’une Sœur est dehors du noviciat, ou de dessous la conduite de la maîtresse, elle aille d’abord faire des avertissements; car cela ne serait pas de bonne odeur.
Pour ce que vous dites, si les Sœurs qui sont sous la directrice, surtout les jeunes professes, si elles lui doivent ou peuvent dire les fautes qu’elles voient commettre aux Sœurs de communauté? Nullement, ma chère fille, elles s’en doivent garder, et la maîtresse ne le doit pas souffrir, ni s’en informer; il les faut dire à la supérieure, puisque c’est elle qui doit y remédier ; [388] car, s’il suffit de faire connaître les défauts des Sœurs à une personne, pourquoi le fera-t-on savoir à deux ? Pour moi, si je pouvais empêcher que mes deux yeux vissent les défauts du prochain, je le ferais, et en fermerais un, afin de ne les voir qu’avec un seul. Quand un suffit, il n’est pas nécessaire de regarder avec les deux. Donc, mes Sœurs, il faut avoir un grand soin et une grande charité, pour couvrir les défauts du prochain, et ne les jamais faire savoir qu’à celles qui peuvent et doivent y remédier; par exemple : si une novice professe est aide d’une officière, et qu’elle voie que cette Sœur n’observe pas son directoire en sa charge, ou qu’elle fasse quelque autre manquement contre l’observance, comme de dire des paroles inutiles, parler du monde, rompre le silence et autres semblables; quelle qu’elle soit, elle doit incontinent le faire savoir à la supérieure, et se doit bien garder d’en faire rien connaître à la directrice. Elles lui peuvent bien dire les manquements de celles qui sont au noviciat, parce que c’est elle qui y doit apporter remède ; mais, les autres défauts qui se font par des Sœurs qui ne sont pas sous sa conduite, à quel propos, je vous prie, les lui dire? Que cela ne se fasse donc jamais, je vous supplie.
Seigneur Jésus! et qui en doute que les supérieures ne soient obligées de garder le secret à leurs Sœurs, quand ce sont choses qui le méritent? car pour certaines badineries propres à dire en récréation, la supérieure n’est pas obligée à les tenir secrètes. [389]
Mais, quand ce sont des choses de conséquence, ou que les Sœurs ne désirent pas qu’on le sache, oh ! certes, si je savais une supérieure dans l’Ordre qui les révélât, je procurerais sa déposition ; et, si j’avais quelque crédit, elle serait démise, comme indigne et incapable de gouverner jamais, ne sachant pas tenir les secrets quand il est requis; car, ôtant à ses Sœurs le moyen de découvrir leur cœur sincèrement, elle leur ôte aussi le moyen de se perfectionner.
S’il advient qu’une Sœur, ayant vu faire une faute à une autre, le dise à la supérieure, en secret, la supérieure ne doit pas dire à la défaillante : « Une telle Sœur m’a dit que vous aviez fait telle chose; amendez-vous-en », ains lui faire la correction selon la gravité de la chose. Mais, si la défaillante vient à dire : Personne n’a vu faire cela qu’une telle Sœur. — Oh! [doit répondre la supérieure], contentez-vous que vous l’ayez fait, et ne vous mettez pas en peine de savoir si je l’ai vu, ou si on me l’a dit..... La supérieure pécherait, si elle faisait connaître aux Sœurs celles qui avertissent des défauts, bien qu’elle corrige selon que sa conscience l’oblige.
Oui, ma fille, votre maîtresse [la directrice] est obligée de vous tenir la fidélité du secret, quand ce sont des choses qui le méritent; mais, toutefois, elle peut dire à la supérieure ce que vous lui dites, quand elle juge qu’il est expédient, ou pour prendre conseil, et recevoir instruction comme elle se doit comporter en votre gouvernement; elle le peut faire, non seulement à la supérieure, mais aussi à quelques Pères de religion, sans toutefois faire connaître à ceux-ci pour qui c’est que l’on requiert leur conseil. Voilà une fille qui a des troubles de conscience, des embarrassements, et des scrupules ; je ne me sens pas assez capable pour les lui résoudre, j’en dois conférer avec quelque Père de piété pour recevoir des lumières de lui; mais, je dois le faire si discrètement, qu’il ne s’aperçoive point pour qui on parle, sinon que la fille le désire; car alors il serait bon [390] que ce fùt elle-même qui en parlât, si la supérieure le juge expédient.
Mais, si une novice avait dit quelque chose à sa maîtresse qu’elle témoignât désirer bien fort que la supérieure ne le sût pas, que faudrait-il faire? La directrice doit considérer si la chose étant dite sera à l’utilité de la fille ou de la maison cela étant, elle le doit dire; en telle sorte que la supérieure connaisse que la novice ne désire pas qu’elle le sache; et jamais la supérieure ne doit témoigner à la novice ce que sa maîtresse lui a dit. Il y a même des occasions où la prudente maîtresse doit dire les choses en telle sorte que la supérieure ne s’aperçoive point que la novice ne veut pas qu’elle le sache, et manque de confiance envers elle. Mais si la chose est de nulle utilité, ni d’un côté ni d’un autre, la directrice n’a que faire d’en parler, et elle ne le doit pas faire. Car, à quel propos, je vous prie, irait-elle ôter la confiance à une pauvre novice de lui découvrir son cœur, pour une chose qui ne tire point à conséquence? Les maîtresses ne sauraient être trop soigneuses de donner une grande confiance aux novices, de s’adresser à elles ; car c’est une partie de leur devoir, et du bonheur de la persévérance d’une novice, que d’avoir une maîtresse qu’elle aime, et dans le cœur de laquelle elle puisse, à toute heure, verser le sien, pour prendre force, lumière et haleine en son entreprise. Il est bon, quand les novices lui disent quelque chose, qu’elle pense être à propos de faire savoir à la supérieure qu’elle les porte à le dire elles-mêmes, ou bien qu’elle leur demande : Voulezvous que je le lui dise moi-même? puis se comporter comme j’ai dit.
Oui, les novices peuvent dire les bonnes choses que la maîtresse leur a dites au noviciat, comme serait leur défi, pratique des vertus, et entreprises dévotes, sans qu’elles contreviennent au Directoire. Je n’agrée pas que l’on .fasse les renchéries de ces petits biens; une pauvre Sœur en pourrait tirer hien du [391] profit, quoiqu’elle ferait mal d’interroger, par curiosité, une novice. Après avoir dit les bonnes choses, celle-ci doit se taire et dire humblement que le Directoire ne lui permet pas de dire autre chose.
Je voudrais, quand nos Sœurs viennent rendre compte, qu’elles eussent toutes leurs petites affaires prêtes, pour les dire tout d’une suite, et après la supérieure dit ce qu’elle veut. Il ne faut point tant dire de petites chosettes qui ne servent à rien, mais : J’ai souvent fait telle faute..... je suis sujette à dire des paroles inutiles….. j’ai sept ou huit fois suivi une telle inclination, quand l’occasion s’en est présentée….. Ensuite, dire un ou deux bons mots, une ou deux bonnes fautes particulières; puis, ajouter : Il me semble, ma Mère, que j’ai fait les pratiques dont j’ai eu la vue..... Ou bien, j’y ai manqué..... J’ai été attentive à faire ce que Votre Charité m’avait dit le mois passé..... et en dire deux ou trois pratiques; et, après, dire ses petites peines et comme on s’y est comporté.
Pour l’oraison, dire : Ma Mère, j’ai, ce mois, fait l’oraison comme Votre Charité sait….. Je n’ai rien eu d’extraordinaire..... il me semble que je me sens fort inclinée à unir ma volonté à celle de Dieu en toutes choses; je fais profit de cela. Ou bien dire : J’ai été environ huit ou quinze jours avec beaucoup de distractions et de peines, je m’y suis comportée ainsi..... Mes exercices, je les fais selon le Directoire ou bien : Je fais les exercices avec l’occupation intérieure que vous savez.... ; et de même pour le silence. Si l’on a quelque spéciale inclination, l’avouer, afin de recevoir lumière vers la supérieure comme on s’y doit comporter, et ainsi dire de suite ce que l’on éprouve pour recevoir humblement ce que la supérieure conseille, s’en aller, tâchant, tout le mois, de pratiquer ce que l’on nous a dit jusqu’à l’autre mois, et ainsi aller toujours en avançant dans les voies de Dieu. [392]
Mes chères Sœurs, il m’est venu une pensée, que je veux vous dire tout simplement: c’est qu’il m’est tombé en l’esprit que nous avons besoin de purifier notre intention. Je vois clairement, ce me semble, que nous ne sommes pas assez épurées, et que, de ce défaut, viennent presque tous nos manquements : si notre intention était bien droite, nous ne regarderions que Dieu en notre supérieure et en nos Sœurs, de sorte que nous serions simples et sincères comme un enfant, en la reddition de compte que nous faisons à la supérieure. Nous lui ferions voir avec une grande naïveté tous les replis de notre cœur, comme nos saintes constitutions nous marquent; nous aurions recours à elle avec une grande confiance, pour lui dire tout ce que nous croirions être obligées de lui dire, tant de nous que des autres, sans tant de regards et de réflexions. Nous aurions aussi une grande candeur, confiance et sainte liberté d’esprit avec nos Sœurs; nous ne nous craindrions pas tant l’une l’autre.
Si donc notre intention était pure, nous marcherions confidemment notre grand chemin, tâchant de ne rien faire, ni ne rien dire qui ne fût à propos ; puis nous laisserions aller tout le reste sans tant craindre et soupçonner si on l’a bien ou mal pris; si on pensera ceci ou cela; si l’on ira le dire à la supérieure ; si on le redira à celle-ci ou à celle-là; si l’on nous en avertira ; si l’on en concevra de la mésestime, que sais-je moi? Mille tracasseries, qui ne servent de rien qu’à troubler nos esprits et nous faire concevoir de la mésestime de nos Sœurs, de nous [393] refroidir et sécher le cœur, et être plus réservées envers elles. Quand même nous aurions dit quelque chose, ne nous en mettons pas en peine ; humilions-nous doucement et laissons à la divine Providence que les Sœurs l’aillent dire, ou non ; qu’elles le disent comme il est, ou tout autrement, comme sa Bonté permettra.
Si les aides s’avertissent au réfectoire? Non, ma Sœur, ce n’est pas la coutume. Vous me demandez si, lorsque l’on a reconnu quelque Sœur se refroidir en votre endroit quand vous l’avez avertie, si vous ne devriez point ne lui plus faire d’avertissement, de peur que vous ne soyez cause des fautes qu’elle fait ensuite? Notre Bienheureux Père a répondu à cette question ; car il dit, en un de ses Entretiens, qu’il ne faut pas laisser d’avertir les Sœurs, encore qu’elles commettent des défauts sur les avertissements ; d’autant, dit-il, que si une Sœur fait un péché véniel sur un avertissement qu’on lui a fait, elle en évitera aussi plusieurs, qu’elle eût commis, si elle eût continué à commettre le défaut duquel on l’a avertie. Il ne faut pas aussi prendre garde si celle qu’on a avertie témoigne de la froideur. Les premiers mouvements ne sont pas à nous-même; il faut laisser passer ce jour-là, pourvu que le lendemain elle traite avec vous comme à l’ordinaire. Mon Dieu! qu’est-ce que tout cela? quel mal lui avez-vous fait? vous lui avez fait un acte de charité et un office de vraie Sœur. Vous avez observé votre règle, en laquelle rien n’a été mis en vain : c’est par l’inspiration du Saint-Esprit qu’elle a été dressée; et ceux qui l’ont dressée n’y ont rien mis, sinon ce que le Saint-Esprit leur a inspiré.
Nous craignons les avertissements, et nous ne nous avertissons pas assez fidèlement ; prenons garde, mes Sœurs, nous amassons de la crasse et de la mousse..... Savez-vous de quoi il faut avertir? Des fautes contre la Règle, Constitutions, Coutumier, et les ordonnances de la supérieure. Non, mes Sœurs, n’ayez point peur que vos avertissements ne soient bien reçus, [394] et qu’ils ne profitent, à vous et à celles à qui vous les faites, si vous avez soin de les faire comme il faut, avec esprit d’humilité et charité, de support et compassion. L’on sent si bien cela, et l’on connaît clairement celles qui les font de la sorte. Si c’était une chose controuvée que les avertissements, nous aurions sujet de nous offenser; quoique pourtant nous ne le devions jamais faire, ains supporter doucement cela pour l’amour de NotreSeigneur. Comment voulons-nous l’imiter, ce divin Sauveur, si nous ne voulons pas souffrir la moindre contrariété, une petite mortification,' un petit avertissement d’une faute que nous avons bien commise? Les épouses doivent être conformes à leur Époux. Nous sommes épouses de Notre-Seigneur, qui a été tout couvert d’opprobres, de mépris, d’humiliations et souffrances, sans ouvrir la bouche pour se plaindre ou s’excuser, quoiqu’il fût innocent, voire, l’innocence même.
Vous me demandez maintenant quelle différence entre avertir la supérieure des manquements qui se commettent, et faire des rapports? J’aime cette question ; car elle est bien utile, ma chère Sœur. Il faut que nous sachions que tout ce que l’on dit à la supérieure n’est point rapport. Il est bien nécessaire de lui dire les fautes que les Sœurs font ; et la règle y oblige, afin qu’elle y mette ordre. Comment remédiera-t-elle à ceci ou à cela, si elle ne le sait pas? Il faut donc lui faire savoir les choses, et ce qui se passe, avec une grande confiance et simplicité, prenant garde de ne lui rien dire quine soit bien vrai, et de lui dire ce qu’on a remarqué sans passion, ni préoccupation d’esprit et d’intérêt, ains seulement pour observer sa règle, et pour le zèle du bien de la maison. Et qu’on ne sème point cette mauvaise semence parmi nous, de dire que l’on va faire des rapports à la supérieure ; que celles qui s’en apercevront me le viennent dire ; car cela est très mal. Quoi! on pourrait trouver mauvais qu’une Sœur observât sa règle! qu’elle fît son devoir en disant à la supérieure ce qu’elle juge lui devoir dire en conscience, pour [395] l’avertir des fautes qui se commettent dans le monastère, et des choses qui tirent à conséquence, afin qu’elle y remédie, et ne laisse pas prendre pied à ces défauts? Savez-vous ce que c’est de faire des rapports, mes Sœurs? C’est d’aller redire à une Sœur ce qu’une autre Sœur a dit d’elle, qui serait à son désavantage, et qui porterait à la désunion d’aller rapporter enfin les unes parmi les autres ce qui se fait, ce qui se (lit, qui ne servirait de rien qu’à nous mortifier, refroidir la charité, et nous inquiéter et donner de la distraction : il faut éviter absolument telles imperfections qui seraient bien dangereuses et feraient bien du mal en une communauté. Dieu nous garde de ces manquements, s’il lui plaît!
Or sus, mes Sœurs, c’est assez ; ayons, je vous prie, notre intention pure, comme je vous ai dit, et vous verrez que nous éviterons beaucoup de manquements, que nous croîtrons en perfection comme l’aube du jour; dans peu de temps nous nous trouverons fort avancées et attirerons les grâces de Dieu sur nous en abondance ; sa douce Bonté veuille qu’il aille de la sorte et nous bénisse. Retirons-nous en paix.
Il faut que je dise un mot de la confession, si toutefois nos Sœurs me le veulent permettre. C’est que je pense qu’on se confesse comme l’on dit ses coulpes; si cela était, les confesseurs ne sauraient pas ce que nous voulons dire : Je m’accuse de ce que je me suis arrêtée à des pensées de répugnance; j’ai dit des paroles de désapprobation. Cela n’est pas assez; il faut dire plus clairement quelles paroles ce sont. N’est-ce point une pa-[396]role de dépit, de dédain, de murmure, que vous avez dite? Il faut dire les choses comme on les a faites, sans les déguiser, ni chercher à pallier ses fautes. Il faut donc dire : J’ai fait des actes de légèreté, ou des actions légères, par un mouvement de dépit ou d’impatience….. ou bien, par une grande inconsidération ou précipitation..... j’ai commencé à dire des paroles de murmure ou de plainte….. car, bien que sitôt que vous avez dit la parole vous vous en soyez repentie, il ne faut pas laisser de vous en confesser, parce qu’il est à craindre qu’il y ait eu de la volonté; et partant, il peut y avoir du péché. Il faut donc bien regarder le consentement, car c’est ce qui fait le mal, et examiner les actions que l’on a faites par suite du consentement.
Ma fille, si vous allez dire à une Sœur qu’elle vous a bien mortifiée, vous êtes plus immortifiée qu’elle ; et qui doute qu’il ne se faille confesser de cela, quoique vous vous en repentiez aussitôt que vous l’avez dit.
Il ne faut pas aller dire au confesseur : Je m’accuse d’avoir dit des paroles par suite de mon désagrément, ou de mon dépit, car ce ne serait pas faire connaître votre faute; mais il faut dire : Je m’accuse de ce que, par dépit, pour un mot qu’on m’a dit..... ou pour une chose pénible qu’on m’a faite, ou qui n’était pas comme je voulais…. J’ai dit une parole froidement pour faire sentir qu’on m’avait bien mortifiée…. j’ai dit que je ne demanderai plus rien, et que j’aurai besoin de beaucoup de choses avant que j’en demande une seule..... et ainsi dire les autres fautes tout simplement.
Quand je dors une partie de l’office, bien que j’aie fait mon possible pour m’éveiller, je ne laisse pas de m’en confesser; et tout de même pour l’oraison22.
Qui en doute, qu’il ne faille se confesser, si vous avez laissé à faire quelques avertissements, et aussi si vous avez bien disputé [397] avant que de vous résoudre à le faire, à cause du peu d’inclination que vous y avez, ou crainte de fâcher votre Sœur; si ce n’était que vous vissiez que cette Sœur fût abattue de quelque peine ou fâcherie, et que la véritable charité ne nous fit laisser ou différer l’avertissement, ou que peut-être elle ne fera pas cela une autre fois; alors vous ne feriez point de mal de le laisser. Mais prenez garde, que ce soit la charité qui fasse cela et non votre inclination ; car, ma fille, vous n’êtes pas venue ici pour vivre selon icelle, mais pour y vivre selon la raison, la règle et l’obéissance. Si vous vivez autrement, il aurait mieux valu que vous fussiez demeurée au monde.
Et qu’avez-vous à faire, ma fille, de regarder si les autres ont plus de lumières que vous, pour connaître les fautes? Votre règle vous dit-elle que vous fassiez regard si. celles qui ont plus de lumières ne font point d’avertissement? Non. Quand vous en avez à faire, faites-les. Ma fille, nos Sœurs sont si humbles, qu’elles ne voient point les défauts des autres, ains seulement les leurs. Elles n’ont pas la lumière que vous avez pour voir les manquements que l’on fait; voilà pourquoi elles n’en avertissent pas. Il faut donc que vous, qui l’avez vu, fassiez l’avertissement, sans examiner si les autres le font ou non.
Quand nous pensons que les surveillantes ont vu la faute qu’a commise une Sœur, aussi bien que nous, nous voudrions attendre qu’elles en fissent l’avertissement, combien de temps? Deux ou trois jours..... Non pas, ma chère Sœur. Ah! je ne le ferais pas, moi! mais si elles n’en avertissaient aujourd’hui, j’en avertirais demain.
Il ne faut pas exagérer, en avertissant, mais dire simplement ce que l’on a vu, avec support, ainsi que dit notre Bienheureux Père : Si les fautes avaient cent visages, il les faudrait prendre par le meilleur. Que si celle qui est avertie pense que l’on exagère, ou bien qu’elle n’a pas fait la faute, il faut qu’elle pense que c’est son amour-propre qui trompe et qui l’aveugle, et [398] que les autres ont bien plus de lumières pour connaître ses défauts.
Il ne faut pas avertir les Sœurs des manquements intérieurs, connue serait : qu’elles ont manqué à la charité, qu’elles témoignent beaucoup de curiosité. Mais, si on n’a pas donné à une malade, ou à vous, ce que vous demandiez, dites-le ainsi ; ou si on s’informe souvent des nouvelles, avertissez que souvent on s’enquiert de plusieurs petites choses. Et si la Sœur a fait une mine froide, et n’a pas laissé de vous donner ce que vous lui demandiez, n’est-ce pas assez ? Que savez vous, si sa mine froide ne vient point de ce qu’elle a mal à la tête, ou de quelque autre chose qui la fâche, et qui est cause (encore qu’elle vous donne de bon cœur ce que vous lui avez demandé) de l’air mal gracieux que vous lui voyez? Que voulez-vous? c’est qu’elle a froid ; soufflez-lui les doigts, pour les lui réchauffer.
Je voudrais bien que l’on fit ainsi les avertissements : « Je dis très humblement ma coulpe, et avertis, en charité, ma Sœur Marie-Alexis et ma Sœur Anne-Innocente de ce que nous avons parlé inutilement en écrivant ce livre. » —Oh! que celles-là font bien qui s’avertissent de cette sorte! Je voudrais bien qu’en telles ou semblables fautes l’on se fît la même charité.
Non, on ne doit pas avertir une Sœur, quand elle demande ses imperfections, toujours d’une même chose. Dites-vous, si l’on pourrait lui dire qu’elle a l’esprit suffisant? Oh! certes, celle qui le ferait, l’aurait bien suffisant elle-même. Ce n’est pas à vous de connaître si les Sœurs ont l’esprit suffisant; mais vous leur pouvez dire, si vous l’avez remarqué, qu’elles font, ce vous semble, des actions qui ressentent la suffisance. En un mot, il ne faut point toucher l’intérieur des Sœurs, ains dire les fautes extérieures, et ce, avec grande cordialité et non sèchement.
Si l’on peut dire sa coulpe de quelque faute, crainte d’être avertie? O Dieu! sont-ce là nos pratiques? Si l’on faisait de telles [399] fautes, et que l’on en vînt dire sa coulpe, je priverais ces Sœurs de la communion.
Je n’ai rien à dire, sur la question faite, sinon que vous fassiez attention à ce que dit le Coutumier, que l’on ne se doit point plaindre, les unes parmi les autres, de ses incommodités. Cela est contraire à la perfection et contre la charité d’aller dire : Mon Dieu! ma Sœur, n’avez-vous point vu la mine que m’a faite une telle Sœur, quand je lui ai demandé telle chose? Croyez que j’aurai de grands besoins avant de m’adresser à elle. Oh! que c’est pitié d’avoir affaire à elle… et telle autre parole que l’on dit tout doucement, quand il nous manque quelque chose, ou qu’on ne nous le donne pas, en la façon que nous voulons, et semblables petits murmures que j’entends assez souvent. Certes, tout cela est contraire à la charité ; c’est pourquoi il s’en faut amender, car à quoi nous sert cela? Celle à qui vous faites ces plaintes ne peut pas corriger la Sœur de qui vous vous plaignez, ni vous faire donner ce qui vous manque; au lieu que si vous vous adressiez à la supérieure, elle pourrait corriger la Sœur et remédier à votre mal. Mais, outre cette imperfection, vous faites encore ce mal à votre âme, qu’en vous plaignant vous perdez le mérite de la souffrance que vous deviez cacher entre Dieu et vous.
La disposition que l’on doit avoir pour entrer en solitude, c’est d’y aller avec une bonne volonté et ferme résolution de se renouveler entièrement, et de bien revoir l’état de sa conscience [400] et tous ses manquements, afin de les confesser et de s’en bien humilier; puis il 'faut faire de bons propos et fortes résolutions de s’amender, moyennant l’aide de Dieu, et d’être plus fidèle à l’observance au temps à venir. Mais ce n’est pas tout : il faut si bien établir ses résolutions qu’elles soient efficaces, car elles ne serviraient de rien si nous ne les pratiquions.
Quand on voit (dites-vous, ma chère fille ) qu’on a tant fait de fautes et de manquements à toutes les constitutions, on ne sait par où commencer? Mes chères filles, il s’en faut humilier, à bon escient, reconnaître notre grande faiblesse et puis dire les plus grands [manquements], car il ne se faut pas tourmenter l’esprit à les vouloir tous chercher par le menu ; ains il les faut dire en gros, et s’examiner sur les Commandements de Dieu et du prochain, et puis voir les principaux devoirs de nos constitutions; si nous avons manqué à celles de l’Obéissance et de la Modestie, et ainsi de toutes les autres.
Je ne vois point que nous soyons filles d’oraison : je remarque qu’on s’attache trop à ce que l’on fait et autour de soi-même ; je ne vois point tant cet esprit de recueillement comme autrefois; nous nous laissons dissiper à mille petites choses : à voir, à parler, à nous mêler de ce que nous n’avons que faire, et mille autres petits manquements que nous commettons, faute de nous occuper en Dieu. Je vous mets toutes surveillantes les unes des autres, pour vous avertir fidèlement des fautes que vous verrez commettre. Ce n’est pas qu’il faille être en attention pour épier et surveiller vos Sœurs; mais les avertir des manquements que vous leur verrez commettre, comme des défauts de support, de respect, de charité, et tous les autres manquements, desquels je désire qu’on se corrige, à bon escient. Il ne faut nullement censurer ni trouver à redire à celles qui sont plus exactes que nous, car il y en a qui sont trop libres. Il s’en trouve fort peu qui soient parfaitement exactes ; tâchons cependant de les imiter, et d’aller notre chemin, comme elles, avec humilité et douceur. [401]
Je ne vois point que nous nous appliquions assez à la pratique des vraies vertus, quoique nos Constitutions et les Entretiens de notre Bienheureux Père nous en marquent tant. Je crois bien que nous faisons attention aux principaux articles de nos règles, comme de garder le silence, d’aller à l’Office et ailleurs, quand la cloche nous appelle ; mais de faire attention à l’humilité, à l’amour de notre propre abjection, à la simplicité, pour dire naïvement ses infirmités et demander ce qui pourrait soulager, comme il est marqué dans nos constitutions, c’est le point sur lequel nous devons travailler; car, voyez-vous, celles qui ne le font pas ainsi, mais disputent, perdent beaucoup de temps à penser si elles le demanderont ou non; celles-ci manquent aussi bien à la règle que si elles n’allaient pas au chœur ou au réfectoire, quand la cloche les appelle. Mais vous dites que notre Bienheureux Père recommande de ne rien demander ni rien refuser. Or, ce qu’il dit ne contrarie point à la simplicité que nous devons avoir de demander nos petites nécessités, car il l’entend pour les choses superflues ; les nécessaires et utiles selon la règle se doivent demander, il l’entendait ainsi.
Mon Dieu ! qu’heureuses sont les âmes qui ne cherchent que Dieu, qui font tout pour Dieu, qui n’ont point de soin que de s’occuper autour de Notre-Seigneur, et de se rendre attentives à son amour!
Celles qui ont leurs passions vives, et beaucoup à redresser en leur commencement, doivent penser à leurs inclinations pour y renoncer. Si elles ne voulaient rien faire que se tenir auprès de Dieu, elles ne feraient pas bien, n’étant pas encore duites au recueillement ; et, ayant beaucoup de choses à mortifier, difficilement pourraient -elles toujours être occupé es à caresser Notre-Seigneur ; mais il faut qu’elles travaillent à se vaincre et mortifier. Én le faisant, je leur conseille de se tourner souvent vers Dieu, car il serait bien difficile de le faire sans cela. Celles qui le feront marcheront des deux pieds et feront beaucoup de [402] chemin en peu de temps. Quand on est faible, il faut tant plus jeter sa confiance en Dieu, comme faisait David, lequel disait : Mes ennemis sont en grand nombre, Seigneur, mais je vous en laisse le soin. O mon Dieu! que cela me plaît! Que cette parole est aimable ! Nous devrions dire de même à Notre-Seigneur, lui parlant de nos ennemis spirituels, de nos passions et inclinations, [d]esquelles nous sommes sujettes, et en laisser le soin à Dieu, nous confiant qu’il nous assistera pour les vaincre. Plus notre misère est grande, plus nous devons nous confier en la divine Bonté.
Les Sœurs doivent entreprendre leurs exercices [de la retraite], moins pour jouir de la douceur spirituelle que pour se confondre des fautes et négligences passées, et reprendre nouvelle force pour avancer en la voie de Notre-Seigneur.
La veille [du jour] où elles devront entrer en solitude, elles penseront sérieusement à la faire comme pour la dernière fois. Entre tous les avis propres aux filles de faire les exercices sans aucun empressement ni effort d’esprit est un des plus utiles. Qu’elles se préparent donc avec grande paix et tranquillité, pour recevoir les lumières et les mouvements de Dieu et entendre ce qu’il veut d’elles, car de cela dépend tout leur bonheur et non des efforts d’esprit.
Je ne dis point qu’il ne faille travailler, mais simplement et tranquillement. Il ne se faut pas tant mettre en peine de se défaire de toutes ses imperfections, qu’à acquérir et établir en son [403] cœur les solides vertus, la profonde humilité, le respect à la présence de Dieu, etc.
Il ne faut pas, pour les confessions, se mettre beaucoup en peine, mais s’examiner tout doucement, après avoir invoqué Dieu et lui avoir demandé sa grâce. Pour moi, je garde toujours la méthode de notre Bienheureux Père : C’est de voir comment je me suis comportée envers Dieu, envers moi même et envers le prochain. Premièrement, envers Dieu : je m’examine sur les vœux et les exercices spirituels, puis sur l’Office; car cela regarde principalement Dieu. Secondement, envers moi-même : sur mes impatiences et manquements de condescendance, car c’est moi qui fais cela; comme aussi sur le peu de soumission. que j’ai eu à la divine Providence, lorsqu’elle ordonne ou permet des événements qui sont contraires à mes inclinations, ou propre jugement. Troisièmement, envers le prochain : si je ne l’ai pas bien servi et soulagé, le pouvant et devant faire, comme encore de ne l’avoir pas supporté en ses humeurs contraires aux miennes.
Pour bien se confesser, il ne faut que mettre sa conscience devant Dieu, avec humilité, sincérité, et avec un ferme propos de s’amender, et avec la contrition de ses péchés; alors notre conscience se présente devant nous, comme un livre, pour nous faire voir tout ce que nous avons fait. Pour ce qui est de savoir si on a le cœur aigre contre quelqu’un, il faut prendre garde si on a la volonté de lui nuire; car l’aigreur n’est pas de soi péché, bien que j’en sente mon cœur tout plein et mon sang tout ému de colère. [Si, malgré cela], je fais un acte de vertu à l’endroit de la personne, et si je vois que je suis marrie de quelque bien qui lui soit arrivé, ou du contentement de son mal, je ferai un acte contraire à mon sentiment et demeurerai en paix.
Mais je sais bien d’où viennent ces aigreurs : c’est que nous ne voulons pas mettre dans notre cœur l’amour du mépris et [404] du déshonneur; la moindre parole nous humilie; nos cœurs s’aigrissent, ce qui ne serait pas si nous aimions le mépris. Si nous étions des personnes droites et sincères, je veux dire aimant les vertus, et que nous ne soyons pas vaines et superbes, les fautes de fragilité involontaires ne nous feraient pas grand mal ; car toutes les fautes que l’on fait par promptitude ne nuisent pas beaucoup, pourvu qu’on s’en humilie fidèlement.
Une autre fois la Sainte dit à des Sœurs qui allaient en retraite :
Mes Sœurs, cherchez Dieu en la simplicité de vos cœurs, avec l’humilité et la vérité, et non vous-mêmes ni votre propre satisfaction, car c’est ainsi qu’il veut être cherché. Le Prophète disait : Faites bien et espérez en Dieu; de sorte, mes très-chères Sœurs, qu’il nous faut bien faire, pour pouvoir bien espérer, car il faut que ce point de bien faire et de rendre à Dieu nos obligations marche devant, autrement notre espérance est sans fondement; car Dieu, qui nous a bien fait sans nous, ne nous veut pas sauver sans nous. Tous les Saints et les âmes qui ont fait et qui font profession de perfection sont, certes, fort sérieux, parce qu’ils savent que Dieu veut être servi sérieusement; mais nous autres, chétives gens que nous sommes, nous nous jetons facilement dehors, et nous récréons en des bien petites choses, là où nous devrions voir la seule volonté de Dieu.
Oh! qu’une âme qui ferait bien cette entreprise de regarder et suivre en toutes choses cette divine volonté serait heureuse ! car elle jouirait d’une profonde paix en sa résignation, parce qu’en tout elle trouverait cette divine volonté et l’aimerait. Dieu nous en fasse la grâce. Amen. [405]
[Parlant de l’amour qu’on doit avoir pour son abjection, cette sainte Mère nous dit :]
Voilà grands cas ! qu’une personne soit la plus défaillante, la plus misérable du monde, si elle aime son abjection, l’humilité répare tout; mais, hélas! le plus souvent, nous voulons avoir ceci et cela; nous voulons avoir les grands sentiments, les choses relevées, et Dieu ne veut pas; ains, il permet que nous ayons une telle tentation, et veut que là-dedans nous aimions notre propre abjection.
Pour bien tirer le fruit de la solitude, il ne se faut pas contenter de faire et écrire des bonnes résolutions, mais il les faut lire deux ou trois fois le jour, et se tenir toujours prête de les pratiquer dans les rencontres; surtout il s’y faut préparer, allant au lieu où se font les mortifications et avertissements, lesquels nous devons recevoir sur-le-champ, avec humilité, et par après nous ne devons laisser réfléchir notre esprit sur cela, ni penser que c’est par aversion; car bien souvent nous sommes cause de nos distractions et nous nous tentons nous-mêmes.
L’esprit de la Visitation est un esprit qui conduit à une haute perfection, laquelle ne s’acquiert que par la pratique des solides vertus.
On doit se récréer joyeusement et suavement la demi-heure que le Coutumier permet, mais nous ne devons pas nous laisser aller à une joie trop excessive qui pourrait dissiper l’esprit; il [406] ne faut point confondre les temps ; c’est pourquoi il est mieux de ne pas faire des prières ni mortifications en ce temps-là [de la récréation] ; mais, la demi-heure étant passée, l’on peut bien toutes ensemble saluer la Sainte-Vierge d’un Salve Regina ou autres prières, car ce n’est plus le temps de la récréation; comme aussi, le soir, on peut aller dire, toutes ensemble, les litanies de notre Bienheureux Père, en son Oratoire, après ladite demi-heure.
[Le dernier soir nous priâmes Sa Charité de nous donner le mot du guet, duquel nous nous souviendrions. Cette unique Mère nous répondit :] « Certes, j’y ai déjà bien pensé sept ou huit fois, mais il ne m’est toujours rien tombé en l’esprit, sinon FIDÉLITÉ, mais une GRANDE FIDÉLITÉ, mes Sœurs, à nos résolutions. Je sais que Dieu a donné à chacune assez de lumières pour connaître ses besoins, et je crois aussi que toutes ont fait les résolutions qu’elles ont connues, ou connaissaient déjà à peu près, avant la solitude, de ce qui lui est nécessaire. Il ne faut donc point tant de choses, mais seulement se bien mettre fidèlement à la pratique, aux rencontres de ce que nous nous sommes pro-. posé; mais il n’y faut pas être FAIBLEMENT FIDÈLES, mais FIDÈLEMENT FIDÈLES; car, ne pensez pas, mes Sœurs, qu’il soit aussi facile de les pratiquer comme de les penser. Oh ! non, certes, ce serait se tromper ; il les faut écrire et graver sur le parchemin de nos cœurs, et non sur du papier, où elles nous servent de peu, si nous n’avons cette FIDÉLITÉ; ce que je ne dis pas pour dire qu’il ne faille point les écrire ; car, en cela, je laisse à chacune la liberté qui lui est donnée; mais je dis qu’il s’en faut souvenir, au moins deux ou trois fois le jour, et les mettre en pratique; enfin, il faut combattre et se surmonter.
Je n’ai point encore trouvé ès [dans les] paroles de Notre-Seigneur que personne soit entré en paradis, en riant, folâtrant, et en suivant ses inclinations, ains [mais] tous y sont entrés par la porte étroite, et le Seigneur même n’y est pas entré autrement, et le [407] même Seigneur dit : Par tes paroles tu seras condamné, et par tes paroles tu seras justifié.
Je lisais aujourd’hui, dans saint Matthieu, que le chemin qui mène à perdition est fort large et spacieux, et beaucoup y marchent, mais celui qui conduit au ciel est fort étroit, et que peu de gens le suivent. Voyez-vous, mes chères Sœurs, Dieu nous a tirées de la lie du monde pour nous mettre en la religion qui est ce chemin étroit ; marchons-y donc soigneusement et fidèlement ; car nul bien sans peines.
Mais vous dites qu’encore que l’on fait bien des résolutions, l’on ne laisse pas de retomber. Certes, ma chère Sœur, vous devez savoir que nous sommes d’une nature fragile; et si faut-il souffrir que nous en soyons; c’est pourquoi nous serons sujettes, jusqu’à la mort, à faire des fautes par promptitude et surprise, et c’est de celles-là que l’Écriture dit que le Juste pèche sept fois le jour et se relève autant de fois; mais vous dites que quelquefois l’on en a bien la vue, et l’on s’y laisse aller. Oh ! cela est bien gros, ma fille ; mais, pourtant, que faire là, sinon de se profondément humilier et faire le moins que nous pourrons de telles fautes? Non, certes, il n’en faut point faire, s’il se peut, car ces fautes volontaires sont fort dangereuses, et une faite par vue est plus à craindre que cent autres faites sans y penser, parce que celles que nous faisons sans y penser, elles s’effacent aussi sans que nous y pensions; car nous faisons bien des péchés véniels, dont nous n’avons pas toujours la vue. Mais Dieu est si bon! voyant que nous sommes tombées sans que nous le sachions, aussi nous fait-il relever sans que nous nous en apercevions, nous pardonnant, par un acte d:amour que nous ferons, ou de contrition, ou bien de charité et humilité, que nous exercerons à l’endroit de quelques Sœurs, ou en prenant de l’eau bénite. Mais une faute faite avec vue, volontairement, pour petite qu’elle soit, est plus désagréable à Dieu, et plus dangereuse pour notre âme, qu’une qui serait plus grosse [408] faite par surprise; et, certes, « il n’est pas possible, dit notre Bienheureux Père, qu’une âme puisse faire grand avancement, en nourrissant volontairement ces fautes-là, car elles nous empêchent de correspondre aux grâces de Dieu. »
Il ne nous faut jamais perdre courage, ains nous relever humblement ; que si la faute mérite confession, accusons-nous-en de bon cœur; et, si nous avons offensé le prochain, c’est-à-dire nos Sœurs, faisons ce que le Coutumier ordonne ; demandons-leur pardon; c’est une coutume que je désire fort que l’on conserve soigneusement céans; et pour ce, je vous prie, mes Sœurs, d’emporter de vos solitudes l’affection à cette pratique là, car elle est bonne, humble, charitable et de bon exemple.
À Dieu, mes Sœurs, nous nous séparons de corps, mais non pas d’esprit; puis, nous devons toujours être unies par la très sainte dilection. Je prie Dieu qu’il vous bénisse toutes. Je vous recommande encore la fidélité. Et me croyez, mes Sœurs, faites trois ou quatre fois le jour l’examen sur vos résolutions; et, pour conclusion, allez, mes filles, faites tout le bien que vous verrez, et évitez tout le mal que vous connaîtrez.
Mon Dieu! que c’est une douce vie que celle de n’avoir à parler que de Dieu, et de se tenir auprès,de lui! Nous devrions bien profiter de la grâce que la religion nous fait, de nous désigner certain temps, et nombre de jours, pendant lesquels nous n’avons à faire qu’à penser à cette souveraine Bonté et à nous-mêmes. [409]
Ce que vous devez principalement tâcher de remporter de votre retraite, mes chères filles, c’est de faire toutes vos actions, particulièrement vos exercices spirituels, avec une grande attention à Dieu, et de graver vivement dans vos esprits, qu’en quelque part que vous soyez, Dieu vous voit beaucoup mieux que je ne vois ma main, maintenant que je la regarde. Il voit et pénètre tout ce qui est au fond du cœur de la créature, jusqu’à la moindre pensée ;il la connaît beaucoup mieux qu’elle-même ne se saurait connaître. Si nous gravions bien ces vérités de la foi dans nos cœurs et nos esprits, cela nous aiderait grandement à bien faire nos actions, dans une grande crainte et rabaissement de nous-mêmes, devant cette haute Majesté.
Si quelqu’un, parlant à un grand seigneur, se tient très attentif pour le faire avec respect, à combien plus forte raison, quand nous parlons à Dieu, nous devons nous tenir dans une profonde révérence, particulièrement aux Offices divins, et quand nous faisons des prières vocales. Combien de fois les disons-nous de bouche, nos cœurs étant bien éloignés de ce que nous disons, surtout les Oremus, qui s’adressent tous, ou presque tous, au Père Éternel, auquel nous demandons des grâces et faveurs, par le mérite de son Fils ou l’intercession de la Sainte-Vierge. Comment disons-nous les Antiennes et les Hymnes, qui sont toutes si dignes, et surtout le Pater, l’Ave et le Credo, qui sont les prières les plus belles que nous puissions faire? NotreSeigneur nous a commandé de dire le Pater, et nous a enseigné lui-même la manière de prier lorsqu’il dit à ses apôtres : Quand vous voudrez prier, entrez en votre cabinet, fermez la porte sur vous, et priez votre Père céleste dans le secret, et votre Père, qui vous voit, vous le saura bien rendre.
Cela vous montre comme nous devons nous retirer au dedans de nos cœurs. En d’autres endroits il dit : Ne faites pas comme les hypocrites qui disent une multitude de prières de bouche, et leurs cœurs sont bien éloignés de moi; mais retirez-[410]vous en votre cabinet, et voulant prier votre Père céleste, dites : Notre Père, qui êtes aux cieux, etc.
Enfin, mes chères Sœurs, il faut faire une grande attention à porter une sainte révérence à cette Toute-Puissance présente, et surtout au commencement de nos prières et oraisons. C’est la finesse des finesses de se bien mettre en cette divine présence, et de bien approfondir cette vérité : que c’est à Dieu que nous parlons et qui nous voit. Enfin, mes chères filles, il faut faire comme ce bon chevalier qui, ne sachant pas où la mort le prendrait, l’attendait partout, afin qu’elle le trouvât toujours prêt. Voyez-vous, il faut l’attendre partout, et nous y bien disposer par une vive attention à cette toute-présence. Il est raconté en tant de divers endroits de l’Écriture Sainte, que Notre-Seigneur disait : Bienheureux le serviteur qui sera trouvé veillant, quand le Maître viendra.
Et, en d’autres lieux : Veillez, car vous ne savez l’heure qu’il viendra; quelquefois, il viendra à l’heure du matin, d’autres_fois, à l’heure du midi; ou bien à l’heure du soir.
Pour moi, je ne sais ce que veulent dire ces heures; mais je pense que c’est pour nous faire voir qu’il nous faut tenir prêtes partout, parce que nous ne savons pas ]'heure qu’il faut mourir, mais seulement qu’il est certain qu’il faudra mourir.
Quand on entretient son aide, il le faut faire avec une grande cordialité. Pour moi, si j’avais une aide, quand je l’entretiendrais, je lui dirais : Or sus, ma chère aide, comment avez-vous [4Il] passé ce mois-ci? Pour moi, j’ai été grandement travaillée de distractions et de sécheresses.... Mais, mon Dieu, ma chère aide, ne remarquez-vous point comme je suis légère et maussade, rude et peu charitable? Oui, mon aide, devrait-elle dire, si elle l’a remarqué, mais que voulez-vous? Il vous faut bien amender de cela, et encore (le telle et telle chose. Et moi, mon aide, devrait-elle dire, ne vous êtes-vous point aperçue que je ne me suis point amendée de « que vous m’aviez avertie, et que j’étais mélancolique ou trop joyeuse ? Il est vrai, je m’en suis bien aperçue, devrait-elle répondre. C’est que j’ai été bien tranquille ce mois, et le contentement intérieur m’a fait rire quelquefois trop haut et faire telles autres légèretés.
Si votre aide ne vous avertit point, il lui faut dire quelques fautes que vous avez faites, bien suavement, comme : Mon Dieu ! notre aide, oh! que j’ai eu de peine à me surmonter en telle occasion!.... Je m’assure que vous avez vu beaucoup de fautes que j’ai faites.
Si elle témoignait un peu de froideur, sur les avertissements que vous lui faites, il le faudrait supporter, et ne lui en pas tant faire en ce temps-là, ou du moins il faudrait bien sucrer la pilule ; mais il ne faudrait pas perdre la confiance de l’avertir une autre fois, et il ne faudrait jamais lui dire : O mon aide ! je vois bien que vous n’avez pas pris en bonne part ce que je vous ai dit......, jamais plus je ne vous oserai avertir.... Je serai plus avisée une autre fois......, car tout cela sèche le cœur; mais il ne faudrait point faire semblant de le connaître, et si vous ne l’avertissez ce mois, vous l’avertirez l’autre. Si vous vous en oubliez, il n’y aura point de mal. Non, il ne se faut point confesser quand on ne surveille pas son aide; il la faut bien quelquefois observer, mais non pas au chœur, ni au réfectoire, ni tant aux autres lieux, car ce n’est pas l’intention des constitutions, non plus, que de dire si courtement : Je vous [412] avertis, notre aide, de ceci et de cela..., c’est trop sec. Il faut un peu sucrer les pilules avant de les donner, et s’encourager à l’amour de l’observance, disant : Ma chère aide, faisons un défi de telle chose, afin que nous nous amendions plus fidèlement.
Ce n’est pas non plus l’intention des constitutions, de prendre le quart d’heure d’après l’oraison pour s’entretenir ; car, en si peu de temps, on ne peut que dire ses fautes; cela n’est pas cordial.
J’approuve fort, pour le jeûne, que personne ne s’en dispense de soi-même, et qu’on ne cherche point de ne le pas observer, par propre élection ; mais qu’on se laisse, pour cela, avec toute sorte de soumission, à la discrétion de la supérieure et de ceux qui conduisent. Si l’on s’en remet à notre choix, choisissez le jeûne, parce qu’il est toujours bon de pencher du côté de la rigueur pour nous. Mais si vous vous sentez un véritable besoin de ne point observer le saint jeûne, et qu’on vous dise : » jeûnez point, ou qu’on s’en remette à votre jugement, usez tout simplement de cette obéissance ou de cette liberté, surtout pour les nécessités suivantes
1° Si vous sentez que le jeûne vous rende extrêmement chagrine;
2° Si vous êtes sujette à de fréquents étourdissements de tête, ou si vous souffrez souvent de douleurs d’estomac et d’entrailles, parce que le jeûne est extrêmement contraire à ces infirmités-là; car la sainte Église n’ordonne le jeûne que pour mortifier la sensualité et non pour ruiner la santé des infirmes [413] et des faibles, et donner de grandes incommodités à l’esprit;
3° Si, en prenant quelque petite chose le matin, vous supportez mieux le jeûne le reste du jour, il faut le faire sans scrupule; mais toujours avec l’avis de ceux qui vous conduisent.
[Le premier jour de novembre 1632, à l’obéissance, sur le sujet des Litanies des Saints que l’on a coutume de chanter ledit jour, quelques Sœurs ayant fait remarquer que l’année passée on ne les chanta pas, parce que M. Michel, notre confesseur, avait dit qu’il ne les fallait pas chanter, à cause de la fête des Trépassés, qui est le lendemain, la Sainte dit :1
Comment, mes Sœurs, êtes-vous des girouettes, pour vous laisser ainsi aller et tourner à ce que l’on veut, et que l’on vous vient dire? Certes, je ne suis pas édifiée de celles qui sont ainsi, qui ne se tiennent pas fermes en ce qui est de leur Institut. Quoi qu’on vienne vous dire, Regardez vos Règles, vos Coutumiers et vos Coutumes, et vous tenez à cela.
Quoi! qu’en cette maison telle chose se fasse ! qu’on ne se tienne pas à ce qui est écrit, et qu’on écoute ce que dit celui-ci et celui-là! Que cela ne se fasse plus, et que je n’entende plus tel langage. Si l’on vous vient dire au parloir : Ne faites pas ceci ou cela, ainsi ou ainsi; telle chose ne se doit pas faire; répondez hardiment à ces personnes-là : Nos Règles et notre Coutumier nous ordonnent de le faire de la sorte ; ou bien ne leur dites rien, et continuez d’aller votre train, sans démordre [414] en rien que ce soit de vos coutumes. Notre Bienheureux Père a tant ouï chanter les Litanies en cette fête et n’en a rien dit ; et nous nous amuserions au moindre qui viendra nous dire qu’il ne les faut pas chanter !
Il n’y a rien dans notre Coutumier qui ne soit conforme à ses intentions ; il se faut donc tenir à cela, surtout les filles de ce monastère [d’Annecy], dans lequel ce Bienheureux a dit qu’il fallait que les Règles, Constitutions, Coutumier et Coutumes et tout ce qui dépend de l’Institut, fût pratiqué et gardé en sa parfaite vigueur, et que les autres monastères y doivent avoir recours, pour s’éclaircir ès doutes qu’ils pourraient avoir en la parfaite observance, afin d’être aidés, redressés, encouragés et fortifiés pour ce regard. Ne soyons donc pas, mes Sœurs, des girouettes, mais maintenons-nous et soyons inébranlables en nos observances et coutumes que ce très heureux Père a établies et que Monseigneur a approuvées. Ils ne nous ont pas dit qu’il ne fallait pas chanter les Litanies ; chantons-les donc, et ne nous amusons point à ce qu’a dit, ou que dira celui-ci ou celui-là.
Mes chères Sœurs, je désirerais bien que nous fussions bien instruites touchant les élections des supérieures ; je voudrais bien tout dire à la fois ce qui est nécessaire pour n’en plus parler, nous contentant d’agir en cela, dans l’occasion, selon que notre conscience nous dictera, sans autre égard que de suivre la lumière de Dieu, et sans consulter ni l’assistante ni la directrice, l’économe, la coadjutrice, la portière, l’infirmière, enfin celle-ci ou [415] celle-là; car si ces manquements se commettaient, que des Sœurs cherchassent à faire élire une Sœur plutôt qu’une autre; si celles qui le savent et qui l’ont entendu n’en disent rien, je leur donnerais une si bonne pénitence, aux unes et aux autres, qu’elles s’en souviendraient. Elles n’auraient de voix au chapitre d’un an, encore ne sais-je si je ne la donnerais pas plus grosse.
Je ne voudrais pas que ce défaut se commît ; néanmoins, si on y devait tomber, je voudrais, et serais bien aise que ce fut pendant ma vie, et vous verriez si je ne tiendrais pas ma promesse, de donner une grosse pénitence.
Il faut, mes chères Sœurs, consulter Dieu et nous-même, et faire notre devoir, le plus sincèrement et droitement qu’il nous sera possible, sans regarder ni ceci ni cela ; comme, par exemple de penser : Cette Sœur est bien charitable, elle a une grande compassion des malades, il faut que je lui baille ma voix ; cette autre Sœur est bien portée aux austérités, j’y ai aussi de l’inclination; il me faut la choisir, ce sera -bien mon fait. Une autre pensera : Cette Sœur aime bien le parloir, elle donnera librement congé d’y aller; partant, il me faut lui donner ma voix; cette autre Sœur est bien aimable, et semblables tricheries, niaiseries, que sais-je, moi! Quoi encore?
Il faut que je vous avoue la vérité, mes Sœurs; je fus grandement consolée, à Paris, quand je vis nos Sœurs qui rendaient si bien leur devoir à la Mère qu’elles avaient alors, laquelle fut élue après notre Sœur Hélène -Angélique Lhuillier. C’est une fille qui n’est pas de si grand lieu que celle qui l’a précédée ; qui n’a presque point d’apparence, qui est bègue et de mauvaise grâce; mais, au reste, c’est une âme très-vertueuse, qui va droit à Dieu. Enfin toute bègue et de mauvaise grâce quelle est, les Sœurs allaient toujours leur train, tout comme elles faisaient avec l’autre qui l’avait précédée, laquelle aussi rendait son devoir et donnait grande édification. [416]
Nous sommes tant enseignées, mes Sœurs, à ne point regarder au visage de nos supérieurs, que notre infidélité à cette pratique est cause que nous faisons plusieurs manquements.
Prenons garde de bien choisir nos supérieures, car Dieu nous fera rendre compte des élections que nous faisons; et si nous ne les faisons pas comme il faut, croyez-moi, nous ne nous en trouverons pas bien. Quand donc nos Sœurs sont mises en ces charges, rendons-leur ce que nous leur devons; car, si nous le faisons, nous attirerons les bénédictions du ciel sur nous; et, si nous ne le faisons pas, nous attirerons ses châtiments. Oh! mes Sœurs, que je désire vous voir marcher droit devant Dieu, que vous vous avanciez toujours dans la voie de la perfection et de son saint amour, que vous vous affranchissiez de tant de niaiseries et d’impertinences [imperfections] qui se peuvent passer en vos esprit ; mais savez-vous comme je désire cela? Je le désire jusqu’au point de vouloir donner ma chétive vie!... Certes, mes Sœurs, il est très-vrai qu’il n’y a créature sous le ciel qui soit plus obligé à Dieu et à son saint Fondateur que nous autres.
Si une Sœur donnait le branle, dites-vous, à une autre sur le sujet de l’élection d’une supérieure, qu’est-ce qu’il faudrait faire? Certes, ma chère fille, cette Sœur ne ferait pas bien; car nous ne devons pas dire du bien de quelque Sœur, en particulier, à quelque autre, à dessein de donner le branle, afin qu’elle lui donne sa voix, car il se faut bien garder de la bailler d’après cela; mais on doit la donner, selon le sentiment et la lumière que Dieu donnera, à celle qu’on jugera et croira être plus propre pour cette charge de supérieure, soit que ce soit à une de celles qui sont sur le .catalogue, ou à une des autres qui sont dans la maison, puisqu’on est en liberté de le faire. À la vérité, si on était bien assurée de la vertu et sincérité des Supérieurs et des quatre Sœurs conseillères, on ferait bien de [417] s’arrêter aux Sœurs qui sont sur le catalogue; autrement on se pourrait exposer à faire des élections nulles.
Notre-Seigneur fait de grandes choses par les âmes petites et humbles, choisissant les choses faibles pour confondre les fortes. Les âmes vraiment humbles qui ne s’ingèrent point, qui croient qu’elles n’ont point de capacité pour les emplois relevés et charges honorables, ce sont celles que Dieu a destinées, et lesquelles les exercent avec grand fruit.
Vous dites, s’il ne faut pourtant pas faire un bon choix des supérieures? Cela s’entend bien, ma très chère fille, qu’il les faut bien choisir, ce que l’on fera bien toujours, quand on se comportera comme la constitution ordonne; car, voyez-vous ce qu’elle dit, cette bénite constitution : « Que chacune pensera, à part soi, à faire l’élection qu’elle estimera meilleure selon Dieu. » Elle ne veut donc pas qu’on fasse ce choix selon son goût, selon son inclination, selon sa volonté, selon la prudence humaine, mais selon Dieu; de sorte que si l’on se met devant lui avec une profonde humilité et désintéressement, il ne manquera pas de donner sa lumière et de faire connaître celle qu’il a destinée. Bienheureuses seront celles qui ne manqueront pas de la suivre, et de faire ce que leur conscience dictera, et de rendre leur devoir à celle qu’elles auront pour supérieure, quelle qu’elle soit.
Nous ne regardons pas assez Dieu en nos supérieures, c’est un mal plus grand qu’on ne pense. Le mal que nous commettons à leur endroit s’adresse particulièrement à Dieu, lequel a dit, parlant des supérieurs : Qui vous écoute, m’écoute ; qui vous méprise, me méprise. Je me souviens que Monseigneur de Sens dit une belle parole à nos Sœurs de Melun, laquelle mérite bien d’être pesée, considérée, et encore plus pratiquée. « Mes Sœurs, leur dit-il, celles qui regarderont et s’appuieront sur la sainteté, les qualités, et autres belles parties de, leurs supérieures, Dieu ne les conduira pas! Voyez donc, [418] mes Sœurs, combien cela est important, et si nous n’avons pas bien sujet de regardez' Dieu en la personne de celles qui nous tiennent sa place.
Mais enfin, c’est pitié combien nous sommes farcies d’amour-propre ; tantôt il nous démange au pied, tantôt au bras, puis à la tête, ici ou là; enfin ce n’est que démangeaison. Ah! mes Sœurs, Vous verrez bien, et moi aussi, à l’heure de la mort, que nous étions bien aveugles, et que ce dont nous faisions tant d’état, que nous désirions et que nous aimions si ardemment, n’étaient que des bagatelles et niaiseries d’enfant. De vrai, mes Sœurs, quand je vois qu’il se fait des choses contre les règles, j’en ai une telle douleur, que si notre Bienheureux Père était en vie, je lui dirais : Monseigneur et mon Père, vous dites telle et telle chose en vos constitutions, et cela ne se fait pas; on ne l’observe pas; que voulez-vous que je fasse? ôtez-moi de charge et en mettez une autre qui les fasse pratiquer et garder.
Tandis que nous sommes en quelque charge, mes Sœurs, il s’en faut acquitter le mieux qu’il nous est possible, et quand nous ne l’avons plus, il n’y faut plus penser.
Quand on dit les défauts à une supérieure, ce doit toujours être avec tout le respect et l’humilité possibles; et encore qu’elle ne fût pas comme elle devrait être, il ne faudrait pas laisser de lui obéir; car, mon Dieu! il lui faut toujours rendre l’honneur, le respect et l’obéissance qu’on lui doit.
Si la supérieure nouvellement élue doit donner facilement congé général à quelque Sœur de parler en particulier à la Mère déposée, ou d’aller au noviciat, quand elle est directrice dites-vous? Non, ma chère fille, je n’approuve point qu’on donne ces permissions. Nous savons, par expérience, que cela fait bien des tracasseries dans les maisons, quand les supérieures déposées veulent entretenir leur crédit parmi les Sœurs, les attirant à elles, et désirant qu’elles fassent des flatteries autour d’elles. Elle doit se tenir en son devoir envers la Mère élue, [419] et montrer à toute la communauté, par son exemple, ce qu’elle a enseigné de paroles; et même si la supérieure donne des congés aux Sœurs de lui parler ou d’aller au noviciat, si elle est maîtresse, elle lui doit dire que cela n’est pas nécessaire, et ne le point permettre, lui représentant que ces Sœurs n’en ont pas besoin.
Si une supérieure déposa peut être élue assistante dans une autre maison que celle où elle a gouverné, puisqu’on ry pourrait élire supérieure? Il y a bien de la différence, ma très chère fille, parce qu’il n’y peut pas avoir tant de nécessité, d’autant qu’il se trouve plus de Sœurs capables d’exercer la charge d’assistante que non pas celle de supérieure donc, il ne le faut pas faire [la première année qui suit la déposition.]
Vous me demandez, mes chères Sœurs, comme il faut dire son sentiment et se comporter pour donner sa voix aux filles, que l’on propose pour l’habit et la profession. Je lisais l’autre jour, dans le Coutumier, que l’on dira son sentiment et ce que l’on a â dire, en la présence de Dieu,.courtement et humblement: voilà ces mêmes paroles.
Vous voyez donc, mes chères filles, comme il se faut conduire pour ce regard, et qu’il ne faut pas aller faire de grandes harangues, ni à l’avantage, ni au désavantage des filles, ni dire par le menu leurs défauts et leurs vertus. Oh! non, il ne faut pas tant dire de choses, soit de leur bien soit de leur mal; ce n’est que perte de temps. Quand ce n’est pas chose qui puisse [420] empêcher d’être reçue, à quoi bon tout cela? Il faut donc regarder, devant Dieu, le bien et le mal qui est en cette fille : si elle a ce qu’il faut, ou bien ce qui lui manque ; enfin, si elle a les dispositions ou non, ou bien si l’on juge qu’il lui faille donner du temps pour son amendement; puis dire simplement ce que nous jugeons et pouvons connaître, comme serait : Ma Mère, il me semble que cette bonne Sœur est bien propre pour nous, et qu’elle a les dispositions nécessaires ; je ne connais rien qui puisse l’empêcher d’être reçue... Ou bien : Il me semble qu’elle n’est pas propre pour nous, d’autant qu’elle est fort tendre sur elle-même, qu’elle est sujette à murmurer et à se plaindre, qu’elle est fort opiniâtre, ferme en son propre jugement, et qu’elle n’a point enfin les dispositions que la règle marque... . Ou bien : C’est une bonne fille; mais, néanmoins, je lui reconnais un tel défaut; il me semble qu’il serait bon de lui donner un peu de temps, et de lui faire savoir que l’on a remarqué telle et telle chose en elle, afin de voir si elle s’amendera.
Si l’on ne peut point former de jugement pour ce regard, il faut dire tout simplement qu’on ne sait bonnement qu’en dire, que l’on est entre-deux. Car il y a quatre sortes de filles : les unes sont jugées propres; les autres ne le sont pas; les troisièmes, on juge qu’il sera bon de leur donner du temps pour leur amendement; et les quatrièmes nous tiennent en suspens, et on ne sait à quoi se résoudre. Quant à la première et seconde sorte, on est bientôt résolu à ce que l’on doit faire; pour la troisième, on n’y voit pas d’obstacles de conséquence; mais, néanmoins, elles ne sont pas encore assez disposées, on le dit ainsi tout simplement; or, la quatrième nous tient en doute, et c’est ici la difficulté. Il faut pourtant se résoudre, et bien recommander la chose à Notre-Seigneur, et la bien considérer devant lui, consulter ses Règles et l’Entretien que notre Bienheureux Père a fait sur ce sujet.
Dans cet article de la réception des filles, il faut toujours [421] agir avec charité; mais on doit toujours préférer le bien de la maison au bien particulier. Néanmoins, si c’est une fille qui ne soit point tracassière, et n’apporte point de trouble au monastère; que, du reste, si elle retourne au monde, elle est en danger de se perdre et damner, cela mérite considération ; car, si elle ne fait pas grand bien à la maison, elle n’y fera pas grand mal. Il faut entendre l’avis de la supérieure, de l’assistante, de la directrice, et celui des Sœurs les plus judicieuses. Il se faut toujours déterminer selon les sentiments que Dieu nous donne, pourvu qu’ils soient fondés sur la raison; car il faut toujours avoir quelques fondements bien solides, soit pour rejeter les filles, soit pour les recevoir. Il faut savoir sur quoi on est fondé; car Notre-Seigneur nous fera rendre compte, aux unes et aux autres, de celles que nous recevons et de celles que nous rejetons.
Oui, mes Sœurs, la supérieure et la directrice peuvent dire nettement que la fille est propre, ou bien qu’elle n’est pas propre, et qu’il n’y a point de bon fondement, en elle, pour la recevoir, et choses semblables. Cela sert de lumière aux Sœurs, et les peut consoler d’entendre parler si franchement leur Mère, quoiqu’elles ne laissent pas de demeurer en pleine liberté de faire ce que Dieu leur inspirera.
La supérieure doit aller droitement, ne pas tracasser les Sœurs pour les porter à recevoir les filles, parce qu’elle leur a de l’inclination, leur en disant plusieurs biens eu particulier, comme : C’est une si bonne fille... Elle fait ceci ou cela... et choses semblables. Si la supérieure faisait ainsi, elle ne ferait pas bien; mais elle doit dire tout simplement son sentiment, au chapitre, sans aucune prétention, et seulement parce que c’est le devoir. On connaît bien vite si la supérieure a de l’intérêt et si elle va droitement; car il s’en pourrait trouver qui manquerait en ce point ; de sorte qu’on y doit prendre garde, afin de ne point contourner son sentiment de son côté. [422]
On ne doit pas non plus se laisser renverser par les belles harangues que quelques Sœurs pourraient faire, au chapitre, sur la vertu ou les imperfections de la Sœur de qui l’on parle. Oh! non, nos jeunes professes, gardez-vous bien de vous laisser aller à cela; tenez-vous fermes aux lumières et aux sentiments que Dieu vous en donne, pourvu qu’ils soient bien fondés et appuyés sur la raison. Dieu ne vous demandera pas compte si votre supérieure ou telle Sœur a bien ou mal donné sa voix ; mais si vous avez bien justement donné la vôtre.
Vous dites, si l’on voyait qu’une fille fût comme désespérée, et qu’elle ferait bien du mal dans le monde, si elle était renvoyée, devrait-on avoir égard à cela pour lui donner sa voix? Nullement, ma fille; certes, elle aurait beau se désespérer, si je ne la juge pas propre pour la religion, je ne lui donnerais pas ma voix en aucune façon ; d’autant que Notre-Seigneur ne me fera pas rendre compte du mal qu’elle fera au monde, mais, oui bien, de celui qu’elle eût fait en religion, si on l’eût reçue.
Quant à ce que vous nie demandez, s’il ne faudrait point que les jeunes professes ne donnassent leur voix quand ce sont des filles douteuses, de crainte qu’elles ne se méprennent, ne sachant pas faire un bon discernement? Je dis qu’après le temps marqué par le Coutumier, elles doivent la donner; mais la supérieure et la directrice les doivent bien instruire sur ce point, autrement elles seraient responsables des fautes qu’elles [les jeunes Sœurs] commettraient. Si elles ont été bien enseignées et soigneusement, et qu’elles ne fassent pas leur devoir, ce sera sur leur conscience.
Pour retirer les voix, quand il n’en manque qu’une, si l’on craint que l’on se soit mépris, cela dépend de la discrétion de la supérieure, laquelle doit faire en cela ce qu’elle jugera pour le mieux. Enfin il en faut revenir toujours là, d’approuver ce que le chapitre fait, et il ne faut nullement se mettre en peine [423] ni en scrupule de n’avoir pas donné sa voix à une fille qui est reçue, ou bien de l’avoir donnée à une autre qui est rejetée. Quand on a procédé droitement, selon que Dieu inspire, il faut demeurer en paix. Il faut bien discerner les esprits : il y en a qui sont simples, ignorants et qui n’ont pas grande capacité pour bien servir la religion, néanmoins, ils ne doivent pas être rejetés ; ils feront bien pour eux et n’apporteront pas de dommage et préjudice à la religion.
Il faut regarder et considérer cela devant Dieu et surtout la lui bien recommander; on a huit jours pour y penser, depuis qu’on en a parlé au chapitre. Nous ne devons pas avoir de la peine [à former notre jugement], nous voyons tant les novices! Toutes les Sœurs professes, qui doivent donner leur voix, les doivent bien considérer, l’année du noviciat. Certes, il faut y faire attention, mais sérieusement, et qu’on exerce bien [les novices], le plus qu’il se peut, selon leur portée: qu’on les fasse aides de quelque officière, comme de la robière, de la lingère, réfectorière et semblables, afin que l’on connaisse si elles sont souples, maniables, soumises et mortifiées. La maîtresse les doit aussi éprouver soigneusement ; mais, savez-vous quelles épreuves? Ce n’est pas seulement de leur faire pratiquer les pénitences marquées au Coutumier, détester leurs fautes et semblables; ce qu’on leur dôit pourtant faire selon la coutume. Mais la principale mortification et épreuve, c’est de bien les humilier, avilir et de ne tenir aucun compte de ce qu’elles disent, désapprouver tout ce qu’elles font, et telles autres épreuves qui anéantissent les passions et le naturel.
O Dieu! si cela arrivait que les Sœurs professes disent ce qui se passe au chapitre, il faudrait bien promptement y remédier, et les en corriger. Si ces fautes se faisaient en une maison où j’eusse du pouvoir, certes, je leur ferais faire les pénitences que le Coutumier enjoint. Je ne permettrais nullement que les Sœurs qui seraient tombées en ce manquement donnassent [424] leur voix d’une année, car c’est la pénitence qu’il faudrait donner pour telle faute, et de ne point entrer au chapitre pour dire son sentiment, et savoir rien de qui s’y dit. C’est une étrange chose que des femmes, quand elles ne savent pas tenir leur langue ; il ne faut nullement souffrir que tels défauts se fassent, car ils sont trop dangereux et de grande importance.
Pour revenir aux novices, il faut que les Sœurs professes les avertissent fidèlement, au chapitre et au réfectoire, des défauts qu’elles leur verront commettre ; c’est en cela qu’on reconnaît la vertu des filles, pour voir si elles reçoivent comme il faut les avertissements, et si elles en font profit.
On peut parler, des défauts des novices, à la supérieure, hormis les professes qui sont encore au noviciat, qui en doivent avertir la directrice; mais, pour les autres Sœurs, qui ne sont pas du noviciat, il n’est pas à propos de leur laisser cette liberté, parce que, sous le prétexte de dire à la directrice les manquements des novices, on peut dire autre chose, et manquer ainsi à la perfection de laquelle nous devons être si zélées les unes pour les autres.
Enfin, la directrice doit avoir un grand soin d’animer ses novices à l’oraison et à la mortification, car ce sont les deux principaux exercices par lesquels elles doivent s’avancer à la perfection.
Si une novice, dites-vous, pleurait en entretenant une professe, sur la crainte qu’elle aurait d’être renvoyée, qu’est-ce que la professe doit répondre? Rien autre, sinon dire fort doucement : Ma chère Sœur, Notre-Seigneur ne vous manquera pas de sa grâce si vous ne lui manquez pas de fidélité, et vous aurez sujet de ne rien craindre ; il faut se confier en lui, il ne délaisse jamais ceux qui espèrent en sa bonté._ et semblables paroles, fort courtement, pour la consoler, sans pourtant rien lui témoigner de ce que l’on sait pour ce regard, si l’on est pour elle ou contre elle, si on lui donnera sa voix, ou si on la lui refu‑[425]sera. Il faut ce bien garder de faire cela en aucune façon que ce soit.
Or sus, pour ce qui est de donner sa voix, quand on voit que la supérieure, la directrice et les conseillères, nonobstant les manquements qu’on voit en elle [la novice], ne laissent pas de la recevoir et d’avoir bon sentiment d’elle, il n’y a pas de danger de pencher de leur côté; car elles ont plus de connaissance de leur intérieur; et puis, Dieu donne plus de lumières aux supérieurs. Pour moi, si j’étais en doute, je suivrais leurs sentiments [des supérieurs], comme firent nos Sœurs de Paris, qui voulaient mettre dehors une fille, pour quelque manquement extérieur, et moi qui connaissais que cette fille avait le cœur bon, je leur dis : « Mes Sœurs, vous vous arrêtez à quelques défauts extérieurs ; cette fille a l’intérieur bon, j’espère qu’elle fera bien et sera propre pour nous. » Alors toutes donnèrent leur voix; elle fut reçue, et est maintenant une bonne religieuse.
Mais, quand je verrais une fille qui aurait des passions bien fortes, et qui tiendrait à son propre jugement, je ne lui donnerais pas ma voix, parce que malaisément se peut-elle guérir. Je ne la donnerais pas non plus à celle que l’on voit indifférente à demeurer ou à sortir, sinon que ce fut une tentation. [426]
Il est vrai ce que dit notre Bienheureux Père, que si on lit les constitutions avec attention, l’on recevra toujours de nouvelles lumières. Ce débonnaire Pasteur avait bien l’esprit de Dieu quand il dit : Cette Congrégation est principalement pour les infirmes. En lisant ce point, j’ai eu clairement cette lumière, je voudrais l’avoir eue plutôt, car je l’aurais mise dans nos Réponses [la voici] : Il n’y a point d’infirmités qui empêchent les infirmes de suivre la communauté; il faut absolument être malade, ou bien sortir de quelque grande maladie pour en être empêchée et je sais que ceci est bien vrai, par ma propre expérience : j’ai toujours été infirme, et celles qui sont céans depuis vingt années savent que je dis la vérité. J’ai toujours suivi la communauté, et je ne trouvais aucune peine à me lever tout comme les autres et à me coucher de même, aller aux Offices, manger de la viande de la communauté et faire généralement tout ce qu’elle fait. Qu’est-ce donc que les infirmes ne peuvent pas, si elles ont tant soit peu de cœur pour leur salut éternel? j’entends si elles veulent vivre selon l’esprit; car, si elles veulent vivre selon la chair, elles ne manqueront pas de trouver beaucoup de difficultés.
Six semaines après que nous fûmes ensemble, Dieu donna commencement à la Congrégation par de grandes maladies dont je fus attaquée, sans lesquelles il eût été bien difficile d’arrêter l’Institut dans la douceur où il est à présent, et je disais quelquefois : Mon Dieu! vous êtes bien provident et bien miséri-[421]cordieux de me traiter de la sorte pour accomplir plus facilement vos desseins, qui étaient que ces maisons servissent à la retraite des infirmes; et moi je penchais beaucoup plus du côté de la rigueur et de l’austérité, en quoi peut-être je correspondais davantage à la nature qu’à la grâce. Et maintenant tout est dans une telle modération, qu’il n’y a généralement rien que les infirmes ne puissent; et s’il y en a auxquelles il faille quelques dispenses de la règle, par l’avis et le conseil du prudent médecin, il n’en faut qu’une en chaque monastère.
Les filles de la Visitation doivent avoir un esprit fort courageux et relevé en Dieu, sans le rabaisser autour d’elles-mêmes. Nous sommes aussi bien instruites que personne qui soit au monde, Dieu merci, et il ne nous reste plus qu’à faire. Nous devrions être si fidèles à toutes les choses que notre Bienheureux Père nous enseignait, que nous devrions comme nous les naturaliser, pour ainsi dire, pratiquant les avis et enseignements qu’il nous a donnés, avec autant de facilité que l’on fait les actions qui plaisent à nos corps. Ce Bienheureux était un Saint qui enseignait la perfection dans la perfection même ; il disait que « le désir de plaire à Dieu doit produire l’attention à sa bonté et à la fidèle pratique des vertus. »
Or sus, vous désirez savoir qu’elle est l’excellence de notre Institut. Ma chère fille, notre excellence consiste en l’humilité, en la petitesse et en l’abjection, et quand cette humilité viendra à manquer, assurément notre excellence manquera, tenons. nous donc bien pour ce que nous sommes; car, mon Dieu, que sommes-nous au prix de ces grands Ordres de religion, comme celui de saint Benoît, et tant d’autres qui ont rempli le ciel et la terre de tant de saints personnages, lesquels ont tant travaillé pour la gloire de Dieu et pour maintenir la foi catholique! Quelles Saintes avons-nous envoyées au ciel? Enfin, nous sommes les dernières plantées en l’Église de Dieu. Il n’y a qu’environ vingt ans que nous sommes au monde, lesquels [Ordres] [428] avaient déjà duré mille et tant d’années, et de nous il n’en était nulle nouvelle ; de sorte qu’ils s’étaient fort bien passés de nous, et puis, nous voudrions nous élever et nous préférer aux autres? Oh! certes, il s’en faut bien garder! Or, nous avons le petit Office perpétuel, grâce à Notre-Seigneur, lequel je supplie nous vouloir miséricordieusement impétrer la perpétuité de l’observance.
Tâchez, mes chères filles, de rendre votre vertu stable, permanente et très-solide, ce mot-là comprend tout; et pour cela il faut qu’elle soit fondée en Notre-Seigneur; que vous n’ayez autre chose à considérer que Lui, et que ce soit là votre. seul et unique objet. Je veux dire : si vous vous humiliez, que ce soit particulièrement parce que Dieu le veut ; si vous êtes recueillie et fidèle à l’oraison, que ce soit pour être encore beaucoup plus agréable à Dieu. Si vous travaillez à la mortification de vos passions et à vous rendre exacte dans la bonne observance, que ce soit parce que Dieu vous l’ordonne, ainsi de toutes les autres [vertus] que vous pratiquerez, sans jamais détourner votre vue de cette considération, pour entreprendre ni faire aucune chose pour les yeux et la satisfaction des créatures, mais qu’enfin Jésus-Christ soit l’unique objet de toutes vos prétentions et de vos actions. Oui, si cela était ainsi on ne verrait point paraître tant d’immortifications, d’inclinations, et d’aversions parmi vous, ni tant de curiosité. Oh! certes, nous n’attachons pas assez [429] notre esprit à Dieu, et nous ne nous tenons pas assez ramassées autour de sa sacrée présence, car nous serions plus disposées à l’obéissance, plus indifférentes aux choses qui ne regardent ni Dieu, ni nos devoirs ; nous ne montrerions pas tant ce que nous agréons ou nous désagréons; comme dès qu’on parle de faire quelques fondations, ce n’est purement que réflexions, témoignages d’inclinations, et aversions d’aller bien plutôt à un lieu qu’à un autre, dans une grande ville que dans une petite, tout cela n’est qu’orgueil, mes Sœurs, quelque prétexte que vous puissiez m’alléguer. Mettez hardiment la main à votre conscience, car il est tout clair que cela ne vient point d’aucune autre racine ; et si quelqu’une trouve ceci dans son cœur, qu’elle le mette au jour, et sans excuse, reconnaissant sa vanité qui la porterait à rechercher les choses qui sont les plus excellentes selon le monde ; autrement elle se porterait un notable préjudice, et cela ira beaucoup plus loin qu’elle ne pense. Hé ! comment donc, comment l’entendez-vous? car que sommes-nous, je vous prie, pour tant mépriser les petits lieux? sommes-nous des princesses et avons-nous été nées en de si grandes villes? Avons-nous tant anobli et enrichi le monastère par nos alliances et nos richesses? Notre-Seigneur les a-t-il méprisées [les petites villes]? Ne les a-t-il pas toujours chéries et choisies ? Ne savez-vous pas, et ne voyez-vous pas qu’il ne voulut pas naître eu Jérusalem, mais bien plutôt en Bethléem, qui était une petite ville, et dans une étable.
H y a de certaines imperfections que je ne crains aucunement, d’autant qu’elles se font par pure fragilité ; mais celles où il y a un certain orgueil caché, et qui nous cache aussi toutes ces mêmes imperfections, ne se laissant point voir telles qu’elles sont, je les appréhende fort, car elles sont grandement préjudiciables.
Enfin, c’est pitié de voir notre peu de vertu! et combien elle est frêle et chancelante, car maintenant nous aimons une chose [430] et tantôt nous y aurons de l’aversion et du dégoût : à cette heure nous avons du zèle et de la ferveur, tantôt nous sommes lâches et sans courage ; tantôt nous sommes douces et ardentes pour la mortification, quelque temps après nous seront mal gracieuses, sèches, immortifiées, et toutes dégoûtées; tantôt nous sommes recueillies, et tantôt nous serons dissipées; tantôt nous sommes extrêmement fidèles et bien affectionnées à nos saints exercices et à l’oraison, et tantôt nous serons toutes refroidies et négligentes; tantôt nous sommes fort exactes à l’observance, et tantôt nous nous relâchons à l’observance. D’où vient donc tout cela? sinon parce que nous ne sommes pas solidement vertueuses, et que notre vertu n’est pas fondée en Notre-Seigneur ; nous faisons voir par-là que nous travaillons purement pour quelques créatures, en considération de quelque respect humain, et seulement pour contenter notre vanité ; de sorte que tandis que nous avons une supérieure selon notre gré et contentement, qui nous est agréable et qui nous tient en courage, nous ne manquons pas d’aller toujours notre train. Mais du moment hors de la maison, l’on en voit broncher une dans une chose, l’autre en l’autre; l’une fait une échappée d’un côté, l’autre en fait une de l’autre; ainsi toutes, voire, même la communauté, ne manquera pas de se relâcher en quelque chose, et d’où vient cela? sinon que vous n’êtes pas solidement vertueuses; que vous ne regardez pas assez Dieu en la personne de votre supérieure, et que votre vertu n’est pas fondée en Notre-Seigneur Jesus-Christ ; car, absolument, si cela était, vous seriez assurément toujours égales, toujours constantes, toujours ferventes et fidèles, parce que Dieu est toujours permanent, toujours égal à soi-même, toujours bon et toujours saint.
Or, je vous dis tout ceci de sa part, mes très chères filles; je vous supplie de le bien retenir et d’en vouloir faire votre profit, d’autant que ce sont des choses très-désirables et très [431] importantes. Croyez que c’est notre bon Sauveur qui vous parle et non pas moi ; et ainsi vous devez recevoir ces choses-ci comme venant immédiatement de sa propre bouche, car vous savez fort bien qu’en toute assemblée [faite en son nom], il y est, il y préside, et tout particulièrement en celle-ci ; vous devez conséquemment l’y regarder et vous affermir et fortifier en cette croyance.
Mais que sera-ce donc si nous n’avons cette vertu solide, nous autres qui sommes si sujettes à être envoyées de part et d’autre? Quoi donc! tout aussitôt qu’une fille se trouvera hors de céans, un peu parmi les tracas et les divertissements, ce ne sera plus désormais que troubles, qu’inquiétudes, que chagrins, que lâchetés, qu’infidélités et détraquements! Elle semblait être bien recueillie, bien modeste, mortifiée, et de bonne observance à Annecy, et néanmoins toute sa vertu s’évanouira.
Travaillons donc puissamment à notre propre perfection, soit pour aller ou pour demeurer. Certes, nous devrions bien consumer notre âme, notre corps, et généralement tout ce qui est en' nous, pour le service de notre Institut. Prenons courage, et nous affranchissons généreusement de tous ces défauts, lesquels, quoiqu’ils semblent être petits et très-légers, nous peuvent pourtant beaucoup nuire et aux autres aussi; et qu’absolument on ne parle plus de fondation pour témoigner ses inclinations et aversions, pour se faire la guerre l’une à l’autre, disant Ma Sœur, vous vous en irez ici; vous vous en irez là; celle-ci demeurera ou ne demeurera pas; enfin ces curiosités-là ne valent rien.
Je vous mets toutes surveillantes les unes des autres pour lions avertir de tous ces manquements. Hé! pour Dieu, tenons-nous un peu plus en nous-mêmes, et laissons la charge de tout cela aux supérieurs; c’est à eux de nommer et de destiner les Sœurs que l’on doit y envoyer. Mais, pour nous, de quoi nous mêlons-nous? tenons-nous seulement disposées à faire ce que [432] la sainte obéissance nous ordonnera, nous laissant doucement conduire à Dieu et à nos supérieurs, soit que l’on nous envoie en des pays fort éloignés, ou bien à trois pas d’ici; que toutes sortes de lieux nous soient absolument indifférents autrement nous n’aurons aucun repos, et nous ne serons jamais de vraies filles de notre Bienheureux Père et très-saint Fondateur. En quoi devons-nous plus l’imiter, sinon en cette totale dépendance de Dieu et de sa Providence qu’il a eue en si souverain degré
Mes chères Sœurs, il y a environ trois semaines que je n’ai tenu de chapitre, c’est pourquoi il me tarde beaucoup de vous voir toutes assemblées pour vous parler familièrement et vous encourager ; ce ne sera pas un chapitre de coulpes, de corrections et de pénitences, mais un entretien d’avertissements charitables qui partent d’un cœur tout à vous et désireux de votre perfection, comme de vous servir tant qu’il plaira à Dieu me conserver la vie.
Nous vous avons fait lire les défauts que nos Sœurs surveillantes ont remarqués ; je n’ai pas voulu que l’on ait nommé personne; mais pourtant celles qui ont fait les fautes m’entendent bien et savent bien que je parle à elles; je les supplie de se venir accuser en particulier ; et, si elles ne le font, je ne manquerai pas de les faire appeler et leur dirai moi-même leurs manquements. Je me promets tant de la bonté de vos cœurs, [433] que vous prendrez en bonne part ce que je vous dis, et que vous en tirerez beaucoup plus de profit que si je vous faisais de grosses corrections, et que je vous en donnasse de bonnes pénitences. Je vous conjure de le faire et de me donner le contentement de vous voir affranchies de ces défauts, qui, tout légers qu’ils sont, demandent néanmoins d’être corrigés, étant contre nos observances et nos règles.
Mais vous direz peut-être que c’est bien gêner de pauvres filles, si elles ne peuvent pas seulement se dire une parole; non, mes Sœurs, il ne faut pas se parler en particulier, cela nous est bien défendu par nos règles. Parlez autant que vous le voudrez aux récréations, de la façon marquée ; mais, hors de là, ne parlez que pour chose nécessaire, prestement, et vous retirez de même quand l’obéissance est donnée, surtout celles qui n’ont rien à demander et qui n’ont point de charges qui les obligent d’arrêter; et que l’on se demande, dans la chambre même de la récréation,,ce que l’on a à se demander, qu’on ne se parle point dans les allées, et que l’on ne se donne point d’assignation; c’est une obéissance que je donne à celles qui font ce manquement, de ne pas parler dans les allées. J’aime beaucoup mieux vous voir privées de votre liberté en ce monde, que de vous voir privées du paradis en l’autre.
Or sus, mes chères Sœurs, voilà tout ce que j’avais à vous dire ; je vous prie encore d’en vouloir faire votre profit. Cependant, je vous remercie de toutes les prières que vous avez faites pour moi, et vous prie de me les continuer, implorant toujours la divine miséricorde de notre bon Dieu. [434]
[Parlant du chapitre du livre de l’Amour de Dieu, où notre Bienheureux Père traite de l’extase, de la volonté et de l’opération, cette sainte Mère nous dit :]
Les vraies extases sont les vraies vertus. Il n’y a point de doute [illusion] en l’humilité, en l’obéissance, en la mortification et renonciation à sa propre volonté; comme, au contraire, il y en a souvent en l’extase de l’entendement et autres oraisons extraordinaires, lorsqu’elles ne sont pas suivies de la pratique des vertus, parce que alors ce n’est pas Dieu qui les donne, mais le malin esprit qui voudrait tromper les âmes par ses illusions; c’est aussi quelquefois nous-mêmes qui nous nous imaginons des choses qui ne sont pas. Or, pour moi, je ne ferais aucun état de ces âmes-là [qui disent avoir des extases ou grâces particulières à l’oraison] si elles sont sans vertu et sans mortification, parce que ces vertus sont assurément les marques de toute bonne oraison, étant chose certaine que Dieu ne manquera jamais de donner une oraison suffisante aux âmes humbles, dévotes et fidèles à l’observance.
J’ai toujours connu que la voie des filles de la Visitation, parlant généralement, est pour l’oraison de se tenir simplement en la présence de Dieu, ou de s’abandonner à lui, et c’est là qu’il conduit infailliblement celles qui sont fidèles en ce saint exercice et à l’observance de la règle.
Notre Bienheureux Père disait que « ceux qui se tiennent [435] avec simplicité en la présence de Dieu se reposent dans son sein, pendant que les autres cherchent plusieurs autres choses ailleurs, faisant cette comparaison de saint Jean qui dormait amoureusement sur la poitrine du Sauveur pendant que les autres mangeaient diverses viandes en la table du même Sauveur, ajoutant, « qu’il vaut beaucoup mieux dormir sur ce sacré oreiller que de veiller en toutes autres postures. »
J’ai dit que toutes les religieuses de la Visitation sont conduites en cette sorte d’oraison, si elles veulent travailler : cela est vrai; mais ce n’est pas toutes de la même façon; chacune, selon l’attrait particulier de Dieu en elle, y ayant une différence si considérable et si grande des unes aux autres, qu’il y a presque autant de divers degrés qu’il y a des âmes qui la pratiquent, le Saint-Esprit mouvant chacune différemment selon les mesures de sa grâce ou de leurs dispositions; il ne faut pas s’y ingérer de soi-même, mais oui bien s’y laisser conduire à Dieu avec humilité. On connaît bien celles qu’il y attire, par la fidélité qu’elles ont à l’observance de tout ce qui est généralement de l’Institut, par la pratique des vertus, surtout de la mortification de l’amour de soi-même, de ses commodités et propre volonté, car on connaît ordinairement l’arbre par ses fruits, selon que le dit Jésus-Christ en saint Mathieu : Vous les connaîtrez par leurs fruits, il veut dire : par leurs œuvres. Ne pensez donc pas, mes filles, attirer les faveurs de Dieu en la sainte oraison sans la mortification.
Quand on connaît bien ce qui empêche de faire ses actions purement pour Dieu, on n’a pas besoin d’aucun conseil, mais bien plutôt d’une grande fidélité à suivre ponctuellement les inspirations de Dieu. Il faut être grandement épuré et ennemi,de soi-même pour ne chercher purement que Dieu : vous devez savoir que qui cherche l’honneur, le perdra; et quiconque le méprise, trouvera la vraie gloire, bien qu’il ne faut pas chercher l’humiliation pour cela, mais parce que Dieu le veut et [436] pour sa propre perfection. Il faut être profondément humble, sincèrement simple, et entièrement fidèle à Dieu. Il faut réserver la tristesse pour ses fautes, encore faut-il qu’elle soit humble et confiante.
C’est le grand bonheur des âmes de se savoir maintenir en tranquillité, non seulement lorsqu’on se trouve hors du tracas et de l’embarras, mais principalement en se trouvant dans icelui, faisant toutes choses sans aucun empressement, sans inquiétude, sans altération d’esprit, avec modération, avec douceur. La vraie tranquillité et le vrai repos en toutes ses actions, c’est de conserver la pureté de cœur et l’union de l’âme à son Dieu; comme, au contraire, de les faire [ses actions] avec empressement, c’est se mettre en danger de les mal faire, et, partant, d’offenser la souveraine Majesté de Dieu. On ne saurait croire combien cette vertu [de tranquillité] aide à l’acquisition de toutes les autres.
Il est bien vrai qu’il y a deux sortes de tranquillité d’esprit, l’une desquelles nous pouvons toujours avoir, et c’est celle qui se fait par la conformité de notre volonté à celle de Dieu, en la pointe de l’esprit, rien n’est plus vrai.
On peut toujours acquiescer au bon plaisir de Dieu, en quelque tribulation, angoisse, pressure de cœur, aveuglement d’esprit, peine intérieure, où l’on se peut trouver, car si l’on peut bien chanter une chanson, dire bonjour, aussi peut-on bien parler à Dieu, quoique nous n’ayons point de sentiment de notre foi, espérance et charité, ni même des autres vertus; mais il faut parler à Dieu de tout autre chose que de la peine que l’on a. Je vous assure, mes filles, que lorsque l’on est bien résolue de souffrir ces peines, cela ne gâte plus rien, car je le sais par expérience, et notre Bienheureux Père me l’a dit fort souvent, et même trois ou quatre années après ma retraite [du monde].
Une fois il me dit ou il écrivit : « La croix est de Dieu, mais [437] elle est croix parce que nous ne nous joignons pas à elle; car, quand on est fortement résolu de vouloir la croix que Dieu nous donne, ce n’est plus croix; elle n’est croix que parce que nous ne la voulons pas; et, si elle est de Dieu, pourquoi donc ne la voulons-nous pas? » J’ai beaucoup souffert de ces peines intérieures, pendant l’espace de dix années, avant que je fusse soumise à la direction de notre Bienheureux Père, car j’étais toute champêtre, et je n’avais personne à qui les aller dire : ma pauvre âme était si enrouillée de péchés, qu’il lui fallait bien ces feux [des peines intérieures] ; j’ai dit : beaucoup souffert, car c’était beaucoup pour moi. Le Bienheureux me dit ou m’écrivit « qu’il fallait vivre de la mort même. »
Les âmes [éprouvées] sont assurément bien favorisées lorsqu’elles ont à qui se découvrir et à parler [de leurs peines], car par ce moyen elles sont bien soulagées. Certainement, il ne faut que se soumettre à Dieu ; et, après cela, on est bien certain de tout ce qui lui plaît. Pour moi, j’ai eu très longtemps de ces peines intérieures durant la vie de notre Bienheureux Père qui ne me font aujourd’hui non plus de peine que cela (lors elle toucha la table), et j’en ai encore qui ne me font non plus que si elles étaient sur une montagne.
Ce Bienheureux disait à une bonne âme : « Çà, pratiquez bien votre règle, et vous trouverez tout là. » Il voulait que l’on se tînt particulièrement attentive à l’observance, et non pas que l’on désirât certaine je ne sais quelle perfection extraordinaire. Il me dit à Lyon : « On parle maintenant de tant de choses et oraisons extraordinaires, et si peu de vertu » ; c’étaient les vertus qu’il aimait, aussi disait-il : « Faites, faites de votre côté, et laissez faire Dieu du sien tout ce qu’il lui plaira; il le fera toujours assez; faites seulement, et ne vous mettez pas en peine du reste. Pour ne vous surcharger, je ne veux autre chose, sinon que nous soyons attentives à Dieu et à nous-mêmes, faisant tout ce qui se présentera dans la volonté [438] de Dieu, ne nous précipitant point en toutes nos actions, ni intérieurement ni extérieurement, mais avec cette attention à Dieu et à soi-même.
Ce mot, mes filles, ne nous précipitons pas, veut dire : faisons toutes choses étant fort attentives à Dieu et à nous-mêmes, pratiquant régulièrement cette sentence : Ne parlez point à la volée, ne vous précipitez point en parlant devant Dieu, ce sont les paroles de l’Ecclésiaste. Marchons devant Dieu, ne nous précipitons point, voilà notre pratique.
Mes chères filles, je veux bien, puisque vous le désirez, vous dire quelques mots du dépouillement, et c’est avec raison, d’autant que nous voici proches de la fin de l’année.
Notre Bienheureux Père a sagement institué les changements pour nous montrer qu’il nous faut dépouiller, non seulement des choses extérieures, mais aussi des intérieures. C’est indigne d’une âme religieuse de s’attacher à autre chose qu’à Dieu, et de loger ses affections ailleurs.
Ce n’est pas grand'chose, ce semble, d’être un peu attachée aux images, au chapelet, à une croix, à une cellule, à sa charge, néanmoins, il ne le faut pas faire, car cela servirait d’obstacle à notre perfection, et nous ferions contre la perfection du vœu de la sainte pauvreté, et contre l’esprit de notre Institut, qui nous montre bien que nous ne pouvons pas même nous attacher [439] aux choses qui nous sont données pour notre usage, puisqu’il est ordonné qu’on nous les changera. Mais d’être attachée à sa volonté propre, à son jugement et à son opinion, à sa propre estime, à ses intérêts et satisfactions, et de vouloir être aimée, oh! que cela est bien plus dangereux et nuisible à notre avancement, et beaucoup plus malaisé à découvrir et déraciner !
Or, je vous veux donner seulement deux pratiques du dépouillement pour ne pas beaucoup charger votre esprit : c’est l’humilité et la douceur : il se faut dépouiller de la vanité, de la bonne opinion que nous avons de nous-mêmes.
Oh! que nous avons sujet de nous anéantir, de nous mésestimer, et non pas d’avoir de la complaisance; tenons-nous donc basses et petites aux yeux de Notre-Seigneur, des créatures et de nous-mêmes; car, enfin, nous nous tenons si peu rabaissées et si peu humiliées, que c’est pitié I Nous avons trop bonne opinion de nous-mêmes, partant, connaissons-nous bien, et nous tenons simplement pour ce que nous sommes; autrement nos affaires n’iront pas bien, et nous ne prendrons pas bien l’esprit de l’Institut. Soyons donc telles, je vous supplie, mes chères Sœurs, que l’on ne voie respirer qu’humilité en nos paroles, en nos actions et déportements, et que cette vertu reluise davantage en nous.
La douceur, selon que l’entend notre Bienheureux Père, nous fera dépouiller de nos inclinations et passions, et nous rendra gracieuses envers le prochain, et tranquille en nous-mêmes, sans nous chagriner de nos imperfections, ne recevant aucune sécheresse et dureté de cœur, quoi qu’il nous arrive. Je vous souhaite cette cordialité et cette douceur.
Si notre saint Fondateur n’en avait fait un Entretien, j’en parlerais davantage, tant j’ai d’affection de la voir régner parmi nous. La vraie douceur et dilection n’est autre chose qu’un amour de cœur qui nous fait tirer à nous, par compassion, toutes les peines, souffrances et défauts de nos Sœurs, pour y [440] compatir. Cette dilection doit être si grande les unes envers les autres, que si une Sœur nous demandait une pièce de notre cœur, nous la lui devrions donner, si c’était en notre pouvoir.
Oh! que nous sommes bien éloignées de ces sentiments -là, puisque même nous ne leur donnons pas librement et gracieusement, un réchaud, un pot, une corbeille, un mouchoir, ou choses semblables ; et néanmoins la Sœur a tout autant de part que nous à ce qu’elle nous demande à emprunter.
Or, je sais bien que tant que nous vivrons nous ferons continuellement des manquements, et je ne m’en étonne point ; mais de toujours commettre les mêmes, cela montre que nous ne travaillons pas assez fidèlement à notre amendement; car dès que nous connaissons quelques imperfections en nous, nous devrions tellement bander nos efforts de ce côté-là, que nous nous en affranchissions, d’autant que ces imperfections étant corrigées, il en renaîtra d’autres, et ainsi nous avons assez d’ouvrage, et Notre-Seigneur a coutume d’en laisser pour nous tenir en humilité. Mais, pour Dieu, prenons un grand courage, et quand nous aurons commis quelques fautes, ne craignons point de mettre les genoux en terre, pour demander pardon à la Sœur envers laquelle nous avons failli, et nous réparerons suffisamment notre défaut devant Dieu et devant les créatures; mais qu’on ne néglige pas, je vous prie, cette pratique, qui nous doit être en recommandation particulière, puisqu’elle nous a été conseillée et recommandée par notre Bienheureux Père.
C’est un des plus sensibles crève-cœur que nous puissions avoir à l’heure de la mort, que de n’avoir pas bien vécu et fait notre profit des avertissements et corrections qui nous auront été faits, et même des enseignements qui nous auront été donnés. Oui, nous aurons beaucoup de regrets en ce passage-là, et je vous puis assurer que ce sera un des plus sensibles, car nous verrons bien que cela aura été la cause du peu d’avancement que nous aurons fait. Or, prenons donc garde à nous, et [441] faisons bien pendant que.nous en avons le temps; nous devons cela à Dieu et à notre perfection, rendant nos âmes pures et agréables à sa divine Majesté : nous y sommes étroitement obligées par le devoir de notre vocation, et nous devons cet accroissement de gloire accidentelle à notre Bienheureux Père. Pour moi, je ne suis pas digne d’être mise en considération ; mais je sais pourtant que l’amour filial que vous me portez, mes chères filles, vous fait désirer ma consolation.
Véritablement, je n’en ai point de plus grande en ce monde, que de voir mes Sœurs faire leur devoir et s’avancer à la perfection; comme aussi ma plus grande douleur serait d’en voir quelques-unes de lâches et négligentes qui ne travaillent point à leur avancement, de sorte que ce qui m’afflige ou me console en ce monde, c’est le bien ou le mal de nos Sœurs, car l’amour maternel que je leur porte me fait désirer leur bonheur et profit spirituel. Pour moi, je suis la plus défaillante de toutes; mais, grâce à mon Dieu, je ne pèche point de propos délibéré. J’espère que si vous priez bien pour moi je nie relèverai de mes misères et que je ferai beaucoup mieux mon devoir à l’avenir. Je sais que vous faites toutes de même, et que vous ne péchez point avec réflexion. Prions bien les unes pour les autres ; non seulement pour celles avec qui nous vivons, mais encore pour toutes celles de l’Institut, car je souhaite ardemment que tous nos monastères n’aient qu’un seul cœur et une seule âme en Dieu. [442]
Je suis bien aise que nos Sœurs fassent bien la récréation, car il faut bien faire l’action présente, et c’est une bénédiction de Dieu sur toutes nos maisons. Mais il faut faire l’oraison aussi bien que la récréation. C’est une chose nécessaire aux filles que de bien se récréer; mais, quand l’on est sujette à faire des éclats de rire, il faut, en dressant son intention, faire un petit regard sur cela.
Vous demandez, ma chère fille, comme il faut dresser son intention, et si, quand on fait ses actions sans y prendre garde, et que l’on se redresse ensuite, si elles ne sont pas valables? Oui, ma fille, car quand vous avez offert à Dieu, le matin, toutes vos actions, il faut marcher en simplicité. Notre Bienheureux Père dit qu’il ne faut pas tant d’exercices spirituels, mais qu’il les faut bien faire.
Vous demandez comme il faut marcher en simplicité avec Dieu? Il ne faut point faire de réflexions sur ce que l’on nous dira. Une Sœur vous viendra prier de quelque chose : eh bien, il le faut faire simplement et penser à Dieu, le faisant, sans réfléchir sur ce qu’elle nous aura dit, et c’est marcher en simplicité. Comme quand vous rendez compte, il faut dire simplement ce que vous savez.
Vous dites, quand on rend compte et que l’on biaise un peu, afin que l’on ne connaisse pas la chose comme elle est, si cela est marcher droitement devant Dieu? Non, ma fille; nous ne venons rendre compte que pour nous humilier, et afin de faire [443] connaître qui nous sommes ; si je savais qu’une de nos Sœurs aimât bien son abjection et qu’elle s’humiliât, vraiment j’en serais bien aise, car je n’aime point ces coulpes que l’on dit [en direction :] J’ai parlé trop haut..., j’ai fait des éclats de rire... ; des choses que tout le monde sait et a vues; mais il faut dire les pensées qui nous peuvent bien humilier et mortifier.
Vous demandez comme il faut garder l’unité avec Dieu? Ma fille, il faut bien observer votre règle, bien faire ce que votre supérieure vous ordonnera, tout ce que nos Sœurs vous diront et être bien condescendante ; quand vous observerez bien tout ceci, vous conserverez votre union avec Dieu.
Je désirerais bien que nos Sœurs soient ferventes, non de cette ferveur que l’on ressent, qui fait soupirer gros, mais d’une bonne résolution.
Il faut travailler, car si Dieu a fait des grâces particulières à quelques Saintes, comme à sainte Catherine de Gènes, sainte Madeleine et plusieurs autres, lesquelles ont eu prou peine et travail parmi les tentations, il ne serait pas raisonnable que nous eussions les vertus sans peine. La bonne Mère Thérèse dit que si nous voulons, nous acquerrons le recueillement en un an, voire, en six mois, même en trois; mais il faut aimer parfaitement. Saint _Augustin dit : Aime et fais tout ce que tu voudras…..
Ma fille, je n’aime point qu’on pratique cela, de prendre les intentions [de la supérieure.] Vous les pouvez néanmoins prendre pour la charité; comme, par exemple, si une Sœur avait mal au cœur, il faudrait aller querir quelque cordial pour lui en donner; et, quand elle est malade et qu’elle est couchée près de vous, si elle a besoin de quelque chose, ou bien d’être recouverte, il le faut faire, car alors la charité nous fait courir, et c’est l’ intention de la charité et de la nécessité. Mais de dire : Ma Mère, j’ai pris votre intention pour faire cela; vous avez plutôt pris celle de votre inclination. Oh! je n’aime point [414] cela. Enfin, la vraie règle des filles de la Visitation, c’est l’humilité et la douceur envers le prochain.
Il est vrai que c’est une rude chose de changer si souvent de charges, mais il le faut, et que les supérieures renversent tout que les directrices soient un peu portières, les portières un peu dépensières, etc. L’on fait ainsi à Annecy et je faisais de même à N..., parce que ces filles étaient un peu sujettes à la vanité ; je les changeais de trois en trois mois. Quelquefois, je mettais de jeunes Sœurs officières, et les anciennes, leurs aides, ce que notre Bienheureux Père ayant vu, il en fut bien aise. Ma Sœur, vous les devez tantôt faire monter au grenier, puis les faire descendre à la cave, et ainsi toujours changer. Si elles n’étaient pas capables de cela, il les y faudrait rendre; car la constitution ne dit-elle pas, qu’on leur enseignera que la Congrégation est une école de la mortification des sens et de l’entière abnégation de sa propre volonté…….
Je remarque que nos Sœurs ont un grand désir de la perfection; mais elles ne peuvent se mortifier. Je ne conseillerais pas que l’on demandât les mortifications, les humiliations, les robes rompues, mais se tenir prêtes quand on les donnera, et cela est ne rien demander, ni rien refuser.
Il est malséant à une religieuse de lui voir toujours les mains à travers une grille. Oui, ma Sœur, c’est trop de demeurer une heure au parloir; c’est bien assez d’une demi-heure, si ce n’est en quelque occasion particulière. Aller au parloir à l’heure des Offices et de l’oraison, cela ne se doit jamais faire que pour des grandes occasions; et, si ce sont des amis, ils doivent savoir le temps des Offices et de l’oraison et leur dire, après la première fois : C’est maintenant le temps de notre oraison, si vous désirez de me parler, il faut revenir à une telle heure. La règle ne dit-elle pas que l’on ne retirera point les Sœurs des Offices, de l’oraison et du réfectoire que pour de pressantes occasions?[445]
Mes très chères filles, si nous sommes bien unies les unes avec les autres, nous marcherons à grands pas à la perfection. Cette union est tellement nécessaire aux filles de la Visitation pour conserver leur esprit, que lorsqu’elle manquera, l’esprit de l’Ordre défaudra. Cette union ne doit pas seulement s’étendre à cette maison, mais généralement à tous les monastères de l’Ordre, et lorsque nous verrons que les autres auront besoin de quelque chose, soit pour le temporel, soit pour le spirituel, nous les devons aider d’aussi bon cœur que si c’était pour nous-mêmes, voire, de meilleur cœur, s’il se pouvait. C’était l’intention de notre Bienheureux Père et son désir, comme, au contraire, ce lui eût été un grand déplaisir de voir de la désunion entre nous….. Nous ne devons chercher en toutes choses que la plus grande gloire de Dieu, et faire à autrui ce que nous voudrions qui nous fût fait, car nous devons autant aimer le repos de nos Sœurs que le nôtre propre.
La marque de l’amour de Dieu, c’est l’amour du prochain, et cette parole que le Fils de Dieu dit à ses Apôtres : Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés, nous y doit bien exciter.
Vous me demandez encore, comme il se faut comporter quand il nous vient des pensées d’envie contre celles que nous voyons être plus estimées que nous, et qu’on emploie en des charges honorables? À cela, je vous dirai, que notre Bienheureux Père avait tellement d’estime du prochain, qu’il ne le re-[446]gardait jamais que comme la vive image de Jésus-Christ, et non jamais ses imperfections, mais la vertu qui y était; et, s’il n’y en connaissait aucune, il y regardait la grâce de Dieu en l’âme. Mes chères Sœurs, lorsque nous regarderons les vertus qui sont en nos Sœurs, nous les estimerons. Il est impossible d’aimer une personne si on ne l’estime; cet amour sera solide, et ne sera point sujet à changement ; et ne laissons point emporter notre esprit à ces tricheries d’envie et de jalousie contre celles que nous croirons être estimées et louées.
Je vous conjure, mes chères filles, de ne point désirer l’agrandissement des maisons par les biens temporels, comme de regarder que celles qu’on reçoit aient beaucoup ; mais regardons plutôt si elles sont bien douces et bien humbles. Cette vertu d’humilité doit être le fondement de notre Institut. J’ai ouï dire à notre Bienheureux Père, qu’il y avait une fois une religieuse d’un Ordre déchu de sa première ferveur, laquelle lui dit : « Monseigneur, vous établissez un Ordre, mais quand il y aura aussi longtemps qu’il aura été établi que le nôtre, il ne fleurira pas plus que celui-ci. » Il lui fit une réponse à sa façon accoutumée: « Nous y mettrons bien ordre, lui dit-il, et ferons les fondements si bas, et prendrons garde à ne pas élever le toit si haut; et, par ce moyen-là, il ne sera pas si facile à abattre. »
Il disait encore : qu’il ne pouvait souffrir qu’on prît si fort garde de recevoir des filles droites, grandes, de belle taille.
Vous dites, si une fille croyait n’avoir point de jugement, si ce ne serait pas une marque d’humilité ? L’humilité et la vérité est une même chose ; mais ce serait une vanité de croire d’avoir un bon jugement, et s’arrêter en ces pensées. C’est avoir bon jugement que de le savoir bien soumettre à ce que l’on veut de nous; et, lorsque nous y résistons, c’est une marque infaillible que nous n’avons point un bon jugement ; car, pour l’ordinaire, celles qui croient en avoir n’en ont point.
Nous devons toujours nous ressouvenir de ce qui est en nous [447] de plus abject, pour nous humilier devant Dieu toute notre vie, et devons avoir un grand amour de notre abjection, et notre Bienheureux Père disait, « qu’il ne se faut pas s’étonner des défauts que l’on voit au prochain, pourvu qu’il ait la volonté de s’en corriger ! Il était ennemi des immortifiées. Pour moi, j’aimerais mieux voir une fille manger hors du repas, et commettre des imperfections grossières, que d’en voir une autre en commettre d’orgueil, de duplicité, d’opiniâtreté et mutinerie ; car celles-ci sont bien plus dangereuses et bien plus contraires à l’esprit de l’Ordre; pourvu que l’autre veuille se découvrir et en dire sa coulpe, l’abjection qu’elle en reçoit lui sert pour s’en humilier profondément devant Dieu, le reste de sa vie.
Vous dites, ma fille, si ce n’est pas un grand manquement de murmurer quand la supérieure ne laisse faire que six ou sept jours de retraite? Le murmure ne vaut rien en toutes façons, ma chère fille, mais surtout quand c’est contre la supérieure, et que l’on trouve à redire contre ses ordonnances; car il est en son pouvoir de faire faire la retraite plus courte ou plus longue, selon qu’elle le juge à propos, ainsi que la constitution dit. Il se faut bien garder de ces petits murmures, car nous devons regarder notre supérieure comme Jésus-Christ en terre. Lui-même a dit : Qui vous écoute, m’écoute, qui vous méprise, me méprise. Voyez, je vous prie, ce que nous faisons quand nous contrevenons à ces ordonnances, et voulons examiner ses actions [de la supérieure] et lorsque nous y contrevenons, infailliblement nous résistons à l’esprit de Dieu, et suivons l’instinct du diable.
Notre Institut nous porte à l’humilité et bassesse, et ne veut point que nous fassions des choses qui nous puissent faire surestimer; car, pour l’ordinaire, l’esprit humain s’attache à ces choses apparentes, et ne regarde point à mortifier l’intérieur, qui est ce que Dieu demande de nous. J’ai ouï dire à notre Bienheureux Père que « qui est fidèle en la pratique de ses rè‑[448]gles, trouve assez à faire. » Quand la pensée nous vient de baiser les pieds à nos Sœurs, il les faut baiser en esprit et se tenir au-dessous de toutes. C’est néanmoins une meilleure marque à une commençante de la voir portée à faire des pénitences, pourvu qu’elle soit soumise au jugement de ses supérieures, que d’en voir une autre pesante et paresseuse. Les pénitences sont bonnes quand elles nous sont ordonnées par la supérieure, car elle connaît celles à qui elles sont nécessaires; mais d’en faire de notre tête et de notre propre mouvement, cela ne se doit pas. La supérieure, qui est le gouvernail, doit ordonner des pénitences selon les fautes que l’on commet, car ce n’est pas à dire qu’il ne faille mortifier les défaillantes.
Vous dites, ma chère fille, si une Sœur pensait que la supérieure n’aurait pas assez d’expérience pour la conduire à la perfection où Dieu l’appelle, croyant en elle-même que les mortifications lui sont nécessaires pour sa perfection, et la supérieure lui dit que non ; comme il faut faire à cela? O Jésus ! il se faut bien garder d’écouter telles pensées c’est un signe d’un grand orgueil et présomption. Si une fille avait ces pensées, il y aurait grande pitié en elle, et aurait grand besoin d’humilité, et devrait sans cesse demander à Notre-Seigneur la lumière pour se bien connaître ; car de penser se mieux connaître soi-même que la supérieure, c’est une tromperie de notre esprit. Lucifer ne voulut pas s’assujettir à son Dieu, qui l’avait créé si beau et si parfait; et, se voulant trop fier en son excellence, fut perdu misérablement. Le grand saint Michel, voyant sa présomption, prit la cause de son Maître en main, et dit : Qui est comme Dieu? et le jeta hors du paradis. Nous pouvons dire de la supérieure : Qui est comme la supérieure? car elle tient la place de Dieu, et ainsi, renverser notre propre jugement, et devons croire qu’elle a la lumière pour connaître par quelle voie il nous faut conduire. Ma fille, ceci s’étend bien loin, nous en parlerons une autre fois. [449]
Vous demandez si ce serait une bonne marque à une fille de la Visitation de désirer de changer de monastère? Non, certes, fille. Quand une Sœur a le désir de changer de monastère, c’est signe qu’elle a l’esprit léger et ne l’a guère solide, et a dans son âme quelque passion mal mortifiée. Vous dites : Mais si c’était qu’une supérieure ne connût pas bien mon esprit, et me voulût conduire autrement qu’il ne faudrait, ne serait-il pas permis de le représenter? Voilà un beau prétexte, certes, et qui témoigne que l’on a de la vanité. Il y en eut une qui me fit une fois cette proposition, et me mandait qu’elle avancerait plus, ce lui semblait, sous ma conduite que non pas sous la supérieure qu’elle avait. C’est une tromperie de l’imagination, et une démangeaison d’esprit qu’il faut mortifier. Il se faut grandement humilier quand ces désirs frivoles nous viennent, car, que feriez-vous à cela? Notre Bienheureux Père dit qu’il ne faut jamais ouvrir la porte à celles qui le désirent; car, pour changer de lieux, on ne change pas d’habitants; on trouve toujours les mêmes choses à faire et les mêmes difficultés. » Si vous êtes immortifiée, vous trouverez toutes choses difficiles.
Mais, si on avait pour supérieure une jeune fille qui n’eût pas de l’expérience et qui n’eût pas demeuré dans le monde, ni passé par la mortification, si elle serait aussi capable d’entendre les peines qui peuvent survenir aux esprits? À cela je vous dis : que la grâce est au-dessus de toute expérience; car, si elle se confie en Dieu et qu’elle soit humble, Dieu ne manquera jamais de lui donner la lumière nécessaire pour la conduite de ses filles; et les inférieures, pourvu qu’elles soient bien obéissantes, quelles supérieures qu’elles aient, n’iront jamais que par une voie bien assurée, car le vrai obéissant ne périra jamais. Pour moi, si j’avais une supérieure de sept ans, je crois que je lui obéirais de tout mon cœur, pourvu qu’elle ait l’esprit de Dieu. Ce serait une belle façon d’obéir, que de ne se vouloir soumettre qu’à une supérieure qui serait à notre goût, qui fût bien [450] douce et qui nous supportât bien en nos imperfections; au contraire, c’est une obéissance très-parfaite d’obéir à une supérieure qui n’aurait pas ces conditions-là, et qui nous mortifierait très bien. Nous serions bien plus heureuses, dis-je, si on nous en donnait une de la sorte ; car, si nous étions fidèles, nous ferions un grand avancement en peu de temps, à l’exemple d’un saint religieux qui fut si fidèle à la mortification, que jamais il ne se voulut plaindre de la conduite de son supérieur qui avait l’esprit altier et absolu, et qui mortifiait sans raison ce jeune religieux, lequel disait : « Non, Seigneur, quand je devrais mourir, je lui obéirai toute ma vie. » Et lui-même a dit qu’il croyait que Dieu lui avait donné ce supérieur-là pour son bien, et qu’il avait plus avancé sous lui qu’il n’avait fait toute sa vie sous un autre, et croyait qu’il eût été perdu sans ce malgracieux supérieur. C’est la vérité que la vertu se connaît en ces occasions-là, car il est bien aisé d’être vertueux sous un supérieur qui est bien entendu. Quelquefois Dieu permet que nous ayons de ces malgracieux supérieurs, pour voir si nous lui serons fidèles. Je me souviens d’une supérieure, qui, en sortant de sa charge, emporta toute la perfection de ses filles; or, si nous ne regardions que Dieu, pourquoi n’obéirions-nous pas à une supérieure comme à l’autre?
Vous dites : si c’était une fille qui eût été nourrie dans des charges honorables, et n’aurait pas passé par la mortification, s’il n’y aurait pas à craindre? Je vous dis que ce n’est pas aux inférieures à prendre garde à cela, mais, oui bien, si elle a l’esprit de l’Ordre. Vous ne pouvez savoir' si elle n’a pas été mortifiée. C’est un bon signe quand la supérieure emploie une Sœur en des charges honorables et qu’elle est estimée d’elle; car, si elle la croyait imparfaite, elle ne l’y emploierait pas. Pour moi, je ne ferais guère d’état d’une fille qui ne serait pas estimée de sa supérieure, pourvu que je reconnaisse en la supérieure, l’humilité, la charité et le zèle de la perfection de ses [451] filles; au contraire, je ferai beaucoup d’état d’une que je verrais estimée d’elle.
Si une supérieure, nouvellement élue, ne faisait pas observer ce que la précédente avait coutume de faire? Je réponds que, pour les choses indifférentes qui ne sont ni commandées ni défendues, il n’y faut pas prendre garde, car il est bien dangereux de pointiller sur les actions de la supérieure. Néanmoins, si c’est chose contraire aux constitutions, j’aimerais mieux le dire à elle-même, avec humilité, que non pas à sa coadjutrice, car notre Bienheureux Père dit « que les plus confidentes sont les meilleures. »
Vous dites : si les conseillères devraient parler entre elles des manquements qu’elles voient commettre à la supérieure? Non, elles ne le doivent pas faire, non plus que les autres Sœurs; car, si elles voient des manquements, elles doivent faire comme je viens de dire, mais avec beaucoup d’humilité et de simplicité : « Ma Mère, il me semble que Votre Charité manque en cela et en cela » ; et la supérieure serait bien maussade si elle ne recevait cet avertissement de bon cœur.
Vous demandez si les surveillantes doivent aller dans les cellules des Sœurs et dans les chambres de celles qui ont des charges? Non, elles n’y doivent point aller sans congé, non plus que les autres, si la supérieure ne le commet à quelqu’une, et ne doivent lever la vue qu’une ou deux fois, au plus, là où les Sœurs sont assemblées. Nous avons tant de surveillantes ! Nous avons la supérieure et l’assistante, qui doivent prendre garde aux manquements que les Sœurs font. Il ne se faut pas tant tourmenter pour remarquer et éplucher les fautes des Sœurs. Chacune y est pour soi en particulier. Je dis même que la supérieure ne se doit point tant peiner à cela.
Vous demandez quelles imperfections l’on doit dire au réfectoire quand on les demande? Il faut dire celles que nous voyons faire plus ordinairement et n’en dire qu’une ou deux, car je [452] n’approuve pas que l’on soit un quart d’heure, par manière de dire, à l’oreille d’une Sœur, pour lui dire ses imperfections, car cela étonne une pauvre fille, de lui en dire tant à la fois, et celles qui les disent se peuvent très bien contenter en disant bien le fait aux autres. C’est pourquoi, quand quelqu’une demande ses imperfections, il se faut grandement anéantir en soi-même, et les dire avec beaucoup d’humilité, car l’on peut fort bien manquer en cela; il serait mieux toutefois d’en dire de grosses en particulier, que d’en avertir, pourvu que cela se fasse avec charité.
Il ne faut jamais demander de parler en particulier à ses parents, et c’est bien assez de leur écrire une ou deux fois l’année; il ne faut pas non plus faire d’ouvrage pour eux.
Pour moi, je n’approuve point que l’on ait tant d’inclination à nous étendre et faire beaucoup de maisons, car, disait notre Bienheureux Père, « ce n’est pas par la multiplicité des maisons que Dieu est glorifié, mais, oui bien, par la fidélité d’une chacune à l’observance des règles. »
Vous désirez savoir, mes chères filles, comment il faut faire pour rendre compte courtement, clairement et simplement?
Je vous dis que c’est une chose grandement importante que la reddition de compte. [453]
La première chose qu’il faut faire, c’est d’y aller et procéder avec une grande sincérité de cœur, comme étant véritablement devant Dieu, et ensuite dire fort brièvement ce que nous avons à,dire. Si nous avons une supérieure nouvelle qui ne nous connaisse pas, comme on en change assez souvent en nos maisons, il faut bien lui dire par le menu ce que nous faisons; mais, à la supérieure à laquelle nous rendons compte tous les mois, il n’est nullement besoin de faire tout cela, ni d’en agir de la sorte, car elle nous connaît assez d’ailleurs. Il nous faut donc rendre compte courtement, brièvement, et dire : Ma Mère, j’ai été ce mois-ci grandement fidèle ou infidèle à rejeter les distractions pendant l’oraison, et je m’y suis arrêtée volontairement, en telle ou telle occasion..... ou bien dire : Ce mois-ci, je n’ai pas eu tant de distractions à l’oraison, j’ai fait tous mes efforts pour les pouvoir rejeter ; j’ai été beaucoup plus attentive à suivre mon point d’oraison..... et s’il est fortuitement arrivé quelque chose d’extraordinaire, il le faut dire.
Il y a des filles qui viennent dire : J’ai fait l’oraison sur la flagellation de Notre-Seigneur..... j’ai considéré sa patience….. j’ai en affection d’être beaucoup patiente….. et elles ne disent rien plus. Il ne faut pas faire comme cela, mais dire : J’ai senti mon esprit bien plus recueilli et attentif à Dieu j’ai eu une telle et telle affection à me mortifier..... Et puis, pour l’obéissance, il faut dire généralement tous les manquements que l’on y a faits, autant qu’on le peut, parce que cette Congrégation est établie universellement dans une parfaite obéissance.
Pour ce qui regarde la mortification, il faut dire : J’ai été fort lâche ou fidèle à la pratiquer…… j’en ai laissé passer beaucoup de bonnes occasions, par ma pure faute et par ma négligence…. ou bien : j’ai été plus fidèle à n’en pas tant laisser passer sans en tirer profit.....
Il ne faut pas dire par le menu toutes les pratiques des vertus que l’on a faites, comme : d’avoir donné un siège, ou bien [454] d’avoir mortifié la curiosité en quelque chose ; mais, si on avait fait quelque pratique de vertu extraordinaire, il la faudrait dire……
Il me souvient d’avoir vu une fille qui semblait, quand elle venait rendre compte, qu’elle apportait un couteau pour s’égorger : elle exagérait si bien ses fautes, que les plus petites et les plus légères elle les faisait paraître aussi grosses que des montagnes, et il lui semblait qu’elle ne faisait jamais rien qui vaille, ne disant jamais aucune pratique de vertu ; il ne faut pas faire comme cela; ains dire tout simplement et le bien et le mal.
Que dites-vous, ma chère fille, comme il faut faire pour vivre dans une pureté immaculée et tout à fait angélique, pour ne vivre et ne respirer que pour notre Époux céleste? Votre demande, ma chère fille, porte sa réponse. Il faut faire comme vous le dites : mais pour vivre évangéliquement, nous ne devons avoir que notre corps en terre et notre cœur au ciel, selon que le Texte Sacré nous enseigne par ces paroles : Votre conversation doit être dans le ciel. La conversation des Épouses de Jésus-Christ doit être toute innocente, toute pure et toute angélique, comme devant toujours être dans les cieux et avec Dieu même. Ainsi, à l’imitation des Anges, une vraie religieuse ne doit vivre que pour Dieu, ne parler que de Dieu, ne s’occuper que de Dieu, ne désirer que la gloire de Dieu, ne se réjouir qu’en Dieu et se contenter de Dieu.
Vous dites, ma fille, s’il ne faut pas aimer une Sœur que l’on verrait bien vertueuse, beaucoup plus qu’une autre qui ne le serait pas tant? Je vous dis, ma fille, qu’il faut aimer également nos Sœurs; mais pourtant il faut toujours aimer et honorer la vertu dans ceux en qui elle se trouve véritablement.
Notre Bienheureux Père le dit excellemment bien dans un de ses Entretiens; mais il ne faut pas examiner celles qui sont plus vertueuses ou celles qui ne le sont pas tant, car Notre-Seigneur [455] n’a pas dit : Aimez le plus parfait, mais il a dit : Aimez-vous les uns et les autres comme je vous ai aimés.
[Une Sœur voulant répliquer quelque chose,notre digne Mère lui dit :] Laissez-moi faire, car les paroles de Dieu doivent être dites fort posément, avec tranquillité et dévotion, et une seule mériterait bien d’être écoutée avec beaucoup de recueillement et d’attention. Nous ne devons donc rien épargner pour le bien de notre prochain, non pas même la santé, s’il en était besoin, tout à l’exemple de Notre-Seigneur qui ne s’est pas contenté de dire qu’il nous aimait, mais il a donné son sang et sa vie pour nous. Et au dernier sermon qu’il fit à ses Apôtres, à la Cène, il leur dit : Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés, car c’est là mon Commandement.
Dans l’ancienne Loi Dieu avait bien donné des Commandements à Moïse d’aimer Dieu de tout son cœur, de toute son âme, de toutes ses forces, et le prochain comme soi-même, mais quant à maintenant, dans la nouvelle Loi, Notre-Seigneur ordonne à ses Apôtres (c de s’aimer les uns les autres comme il les avait aimés », et dans un autre lieu il leur dit ces paroles expresses : C’est ici mon Commandement, que vous vous aimiez les uns les autres ; car encore bien qu’il eût fait tous les autres commandements, il appelle néanmoins celui-ci par excellence et par éminence, SON COMMANDEMENT.
Quand on nous accuse et que l’on nous avertit de quelques manquements, comme par exemple : de lever la vue, de faire des répliques à l’obéissance, et tels autres défauts, et qu’ensuite de cela on parle mal gracieusement aux Sœurs qui nous ont donné cet avis, cela provient de ce que nous ne considérons pas assez le Commandement que Notre-Seigneur nous a fait d’aimer le prochain comme nous-mêmes. Mais, ô Dieu, mes chères filles, il faut être si réjouies que l’on voie nos manquements, et si vous n’avez pas fait ceux dont on vous avertit, humiliez-vous, en croyant que vous en avez fait cent autres [456] bien encore plus grands, qui sont cachés à vos yeux ; et puis on ne peut jamais nous accuser à tort, car nous faisons ordinairement quantité de manquements sans les connaître.
Oh ! que c’est un grand bonheur que l’on nous fasse voir nos défauts avec charité ! Hélas ! voyez-vous Notre-Seigneur qui est l’innocence et la pureté même, à qui on disait : endiablé, ivrogne, séducteur du peuple ; et, pourtant, parmi tous ces diffamants opprobres, jamais il ne témoignait d’en avoir aucun sentiment; il ne prononça aucune parole, ou pour se plaindre ou pour se justifier.
Recevez donc généralement tout ce qui vous arrivera, quoi que ce soit, avec amour, et comme provenant immédiatement de sa sainte main, qui ne permet jamais qu’il nous arrive chose quelconque qui ne tourne à notre plus grand bien, et pour nous faire beaucoup mériter.
Quelquefois il permet, ce bon Sauveur, que l’on nous accuse de choses que nous n’avons pas faites, pour éprouver si nous avons de l’amour pour lui, et si nous voulons bien l’imiter en quelque chose ; c’est pourquoi il faut aimer de tout notre cœur celles qui nous avertissent, et les embrasser fort amoureusement en esprit, sans prendre garde ni écouter le sentiment naturel qui nous en vient ; il faut pour lors tordre son cœur comme une serviette, et le faire venir à la raison.
Nous devons être toutes capables des défauts les unes des autres ; il ne faut, en façon quelconque, s’en étonner, car si nous demeurons pendant un temps sans tomber en faute, viendra un autre temps, où nous ne ferons que faillir, et nous tomberons dans plusieurs imperfections, desquelles il ne faut pas manquer de faire un bon profit, en aimant l’abjection qui en revient, souffrant avec patience le retardement de notre perfection, faisant continuellement tout ce que nous pouvons pour notre avancement, et de bon cœur.
Travaillez tout de bon pour vous rendre fidèles à Notre-[457]Seigneur. Il faut, mes filles, vous résoudre à mourir à vous-mêmes, à vous rendre tout à fait dignes de votre vocation, car Notre-Seigneur vous demandera un compte sévère et très-exact des grâces et des talents qu’il vous aura confiés.
On me dit que les officières s’exemptent facilement des communautés, mais avec congé. Je vous dis qu’il ne faut pas le faire, bien qu’avec permission, sans la vraie nécessité ; autrement la faute est pour celle qui la demande et non pour celle qui la donne. Il faut, dans ces occasions, prendre toujours l’avis de la discrétioy et de la charité ; surtout les infirmières ne doivent rien laisser à faire autour des pauvres malades, à quelque heure que ce soit, de ce qui est de la nécessité et de la charité, parce que c’est là une première obéissance. Mais surtout, ce à quoi il faut prendre garde, c’est de ne point perdre de temps, en sorte qu’il ne soit besoin de prendre celui des exercices pour faire ce que nous aurions pu faire, au lieu de nous amuser à parler ou à faire des petites choses qui se peuvent différer.
L’économe doit assurément assister aux communautés, et lorsqu’on a besoin d’elle, on la sonne; il ne faut pas qu’on craigne de mal édifier de la sonner souvent, parce qu’on sait bien qu’elle a des affaires qui ne se peuvent pas souvent remettre.
Pour la grande jardinière, je voudrais qu’elle fût des Sœurs domestiques, d’autant que c’est un exercice de fatigue et qui [458] requiert de l’assiduité à y travailler le matin après Prime, et pendant l’assemblée, pour y planter des herbes ou pour aider à le nettoyer; cela sert même de récréation.
Prenez garde, mes filles; n’attendez pas de venir demander vos congés à la supérieure, lorsque vous la voyez plus préoccupé e des affaires, pour les obtenir plus facilement. Il est vrai, la supérieure se doit toujours rendre attentive, mais il faut aussi que vous usiez de discrétion et de simplicité dans ces occasions.
Il ne faut pas, sous prétexte qu’on ne fait rien à l’Office, s’en exempter souvent; parce que, si bien vous ne chantez pas, vous faites toujours votre devoir en assistant, en chœur, avec modestie et attention à Dieu. La supérieure peut pourtant, en cela comme du reste, dispenser selon la nécessité.
Il n’y a rien, mes filles, qui maintient tant le bon ordre d’une maison religieuse que de voir les communautés bien suivies et nombreuses.
La supérieure peut commander ; si elle commande bien, à la bonne heure ; si elle commande mal, la faute sera sur elle, et vous ne rendrez pas compte de ce que vous faites par obéissance. C’est à nous d’obéir : si nous obéissons bien, Dieu nous bénira; si nous obéissons mal, et que nous demandions des congés non nécessaires, la faute sera sur nous. Si la supérieure accorde les congés à une qu’elle affectionnera, qui ne soient de nécessité, alors la faute sera à toutes deux.
L’on dit que nos Sœurs se récréent fort bien durant la récréation, mais qu’elles ne pensent point aux congés qu’elles ont à demander [aux obéissances], et qu’elles vont, à toute heure, trouver la supérieure pour les avoir? Pour cela, je ne sais point d’autre remède pour les faire amender que de leur dire doucement : Ma Sœur, venez à l’obéissance de midi, de ce soir, ou de demain, et je vous donnerai la permission que vous demandez. Cela les rend attentives à leur devoir. Mais si ce qu’on demande est nécessaire, il faut le leur permettre, et leur dire qu’on le [459] refusera si elles ne s’amendent. La supérieure se doit tenir un quart d’heure, après l’obéissance, pour écouter les Sœurs; un demi-quart pour la communauté. Mais la Sœur économe, si elle voit qu’il y ait quelque Sœur un peu longue, elle doit s’avancer et dire : Ma Mère, nos Sœurs officières ont besoin de parler à Votre Charité. Ainsi ces Sœurs si longues à parler se retireront, et si quelque Sœur veut parler en particulier un peu plus long, qu’elle prenne l’heure avec la supérieure; autrement les pauvres Mères seraient bien importunées.
Il y a des Sœurs qui arrêtent la supérieure, dites-vous, lorsqu’elle vient à table, que le dernier est sonné? C’est ce qu’il ne faut pas faire, que par nécessité, parce que cela fait retarder la Bénédiction, et il faut toujours que la communauté aille son train ordinaire. Mais si la supérieure ne peut pas venir, pour quelque affaire, après que la communauté est assemblée, tant au chœur qu’au réfectoire, il faut que l’assistante attende l’espace d’un Pater et Ave, et puis, sans sortir de sa place, pour aller voir si la supérieure vient, qu’elle dise le Benedicite…..
Or, mes filles sont bonnes; mais elles veulent bien que je leur dise un petit mot en confiance : c’est que je ne vois pas, ce me semble, chez elles, autant d’esprit intérieur que j’en trouvais autrefois. C’est peut-être parce que, présentement, vous êtes toutes dans l’occupation et dans les charges; mais, mes chères filles, c’est en ce temps qu’il faut prendre garde à vous, afin que ces choses inférieures ne vous ôtent point les célestes. Il n’est rien qui relâche plus le cœur que la dissipation, et le peu de soin de conserver en tout temps la pureté de ce même cœur. On manque à ce soin lorsqu’on veut suivre ses inclinations, qu’on ne va aux exercices de communauté que de corps, et que l’affection [de ce cœur] reste à une quenouille et à un ouvrage. Travaillez bien lorsqu’il en est l’heure; mais, soit par complaisance pour la supérieure, pour les autres ou pour vous-mêmes, ne vous amusez point à votre besogne; ne vous y empressez [460] point au détriment de la dévotion, qui apportera plus d’avantages à votre monastère, avec la suite des exercices, que tout autre travail. Cherchons toujours premièrement le royaume de Dieu, et tout le reste nous sera donné. Notre Bienheureux Père disait une fois « qu’il faut préférer l’obéissance à tous ces petits désirs. »
Tâchons donc de garder cette pureté de cœur, que Dieu demande de nous, et ne souhaitons point tant d’être aimées et estimées des créatures. Contentons-nous de posséder cette pureté : pureté d’intention, pureté d’action, pureté d’affection; que votre cime ne respire, en tout, que pureté; de cette façon vous attirerez sur vous toutes sortes de bénédictions et de grâces célestes. Je vous les souhaite. Amen.
Un monastère de la Visitation peut toujours aller en bon ordre quand les Sœurs aimeront l’occupation manuelle, et s’y emploieront avec recueillement d’esprit, simplement, sans finesse et artifice.
Par toutes nos maisons où je passe, je trouve toujours dans l’esprit de nos Sœurs plusieurs bons désirs pour leur avancement en la fidélité de l’observance : nulle ne prétend de s’en éloigner; mais ce qui fait que trop souvent cela n’est pas suivi [461] des effets, c’est parce que nous ne nous appliquons pas à lire, avec attention, les règles : on court par-dessus sans considérer ce qu’on lit, et cela est la cause que cette lecture n’opère point de bonne pratique.
Il n’y a point, en l’Église de Dieu, de religieux qui aient tant d’instructions et d’éclaircissements que nous; mais, faute de bien lire, l’on ne fait pas mieux ; je ne dis pas que nous ne lisons pas assez, je dis que nous ne lisons pas attentivement.
Quand nos Sœurs se voient infirmes ou malades du poumon, dont on languit longtemps, elles doivent se réjouir de se voir courir à grands pas à la mort, pour aller bientôt jouir de Dieu. Jamais nous ne trouverons une parfaite félicité en cette vie, parce que nous avons avec nous l’objet de nos déplaisirs; mais, en paradis, il n’en sera pas de la sorte, car nous aurons la jouissance de Dieu. Pour arriver à ce bien, il faut encore courir plus vite à la vertu qu’à la mort, c’est-à-dire ne pas perdre une seule occasion sans la mettre en pratique, puisque, aussi bien malade que saine, nous pouvons toujours faire le bien.
Il ne faut pas que nos robes traînent d’un doigt; cette interprétation est très-mauvaise. Ce n’est pas ainsi que le Coutumier l’entend; il dit qu’elles seront, à un doigt, à fleur de terre ; il entend qu’elles seront d’un doigt près [distant} de terre, et non traînantes.
La supérieure est en liberté de faire mettre des bancs ou placets pour faire asseoir les Sœurs à la récréation; il faut faire, en cela, ce qu’elle jugera pour le mieux, mais il semble néanmoins que les placets sont plus commodes pour les Sœurs, quand, chacune se levant, range le sien.
Il ne faut pas que nos chapelets soient si gros, comme je vois que l’on commence à les porter. Le Coutumier marque qu’ils seront médiocres.
Quand il passe des Soeurs de notre Institut dans les maisons des unes des autres, je remarque que l’on s’informe de leurs [462] coutumes et façons de faire ; comme chacune croit de bien faire, elles disent que cela est conforme à celui d’Annecy; et, par ainsi, l’on n’a jamais fait; ce sont toujours des nouveautés. Il ne faut jamais changer ni amplifier que l’on ne sache d’Annecy s’il le faut faire, et si on le fait ainsi. En somme, c’est que, pour le plus sûr, il ne faut que bien lire, avec application d’esprit, tous nos Écrits, et les bien pratiquer au pied de la lettre.
Il ne faut pas que la supérieure soit complaisante à faire goûter les Sœurs plus souvent qu’il n’est marqué, parce que de l’un on vient à l’autre; et quand une année on y ajoute une fois, l’autre année on y en ajoute deux, et ainsi on s’émancipe.
L’on ne cuit [le pain] que deux fois la semaine au plus, et il n’est pas religieux de cuire davantage, cela ressent trop la délicatesse et sensualité.
Il est très-bon, et même nécessaire, d’employer les Sœurs du chœur à travailler au jardin, faire la lessive et pétrir, quand elles ont assez de forces pour cela, car la qualité de choristes ne leur doit pas empêcher de pratiquer l’humilité et la bassesse.
Non, certes, ma fille, la supérieure ne doit point souffrir d’affection particulière en ses filles, sous quelque prétexte que ce soit.
Il s’en trouve, dites-vous, quelques-unes qui aiment mieux se retirer en silence que s’entretenir une heure avec les autres [lorsque, pour l’entretien du mois, les Sœurs sont en liberté de se choisir]. Oh! ma fille, ce sentiment particulier n’est pas bon. Elles doivent soumettre leur inclination à cette pratique de mortification.
Mais s’il arrivait qu’une Sœur fût laissée là, et que personne ne pensât à elle pour la prendre, alors elle ferait fort bien de faire comme feu notre Sœur Simplicienne d’Annecy, qui, en pareille rencontre, n’osa demander à pas une de l’entretenir. Quand elle vit que toutes s’étaient couplées et qu’on ne pensait [463] pas à elle, elle dit : Mon Dieu, il est vrai que je ne suis pas digne de l’entretien de nos Sœurs, mais je m’en vais entretenir mon Bienheureux Père, et s’en alla au chœur devant son tableau, où elle demeura depuis l’obéissance jusqu’à la fin des Vêpres; elle l’entretint si bien et à cœur ouvert, qu’elle reçut des grâces bien singulières, qui lui durèrent plus de trois mois. Pendant cet entretien, quand elle avait besoin de s’asseoir, elle lui demandait : « Mon Bienheureux Père, vous plaît-il que je m’assoie un peu ? Voilà, mes Sœurs, comme il faut faire, et non pas se priver de l’entretien de son propre choix et volonté.
Oui, mes Sœurs, vous pouvez emporter les livres de la chambre des assemblées, où vous voulez ; mais il faut avoir soin de les rapporter, le jour même, au lieu où on les tient; car autrement il y aurait du désordre, et j’approuve fort que l’on avertisse en charité celles qui s’y rendent négligentes. À Annecy, on est exacte à cela à merveille ; jamais un livre n’y manque et n’est mal arrangé : chacune le remet en même ordre où elle le trouve. Si quelqu’une y manque, on l’en reprend et même on lui donne fort bien des pénitences, comme d’être trois mois privée de les porter hors de la chambre. Il y a de nos maisons où l’on donne à chacune un livre de notre Bienheureux Père, aux unes d’une sorte, aux autres d’une autre; j’approuve fort cette dévotion.
Les Sœurs ne sont point gênées de rapporter, à l’assemblée, toujours leurs mêmes livres de lecture. Elles pourront dire ce qu’elles auront lu dans les livres de notre Bienheureux Père. Et, les fêtes, après le rapport des lectures, celles qui voudront pourront lire tout bas, dans leurs règles et dans l’Imitation, pourvu qu’elles ne se lèvent point pour les aller chercher. Elles peuvent aussi dire leurs chapelets, ou chanter et parler de choses bonnes; le tout selon le jugement de la supérieure.
O Dieu! que dites-vous, ma fille, qu’il se rencontre des Sœurs [464] qui sont jalouses quand on ne leur donne pas également des communions, pendant leur retraite, ni tant de jours de solitude aux unes comme aux autres. Eh quoi! veulent-elles être supérieures de leur supérieure et non pas se laisser conduire? N’y a-t-il pas diversité d’esprits comme il y a, au ciel, des anges différents en gloire? Donc çà-bas voudrions-nous être égales? C’est à la supérieure de conduire chacune selon sa nécessité, et non pas aux inférieures de se rendre examinatrices de sa conduite. Certes, à celles qui font cela, on leur doit répondre : Ma Sœur, faites un peu votre examen devant le Saint-Sacrement, et demandez à votre cœur s’il serait bien aise, s’il était supérieur, que les Sœurs contrôlassent vos actions? Il est vrai, vous auriez bien besoin de faire davantage la solitude, et plus que les autres, car vous êtes bien immortifiée ; et, au lieu de six jours, il vous en faudrait onze pour vous apprendre à être en votre devoir, et ne pas trouver à redire à ce que fait votre supérieure.
Ma fille, les supérieures doivent, dans leur gouvernement, agir librement sans crainte des jalousies : elles doivent donner aux unes six jours de retraite, aux autres huit, dix ou douze, selon la nécessité ; et, pour la communion, trois ou quatre jours : aux unes plus, aux autres moins, cela est à sa discrétion. Il faut bouleverser toutes leurs opinions et les changer si souvent, qu’elles s’affermissent enfin en la sainte indifférence de leur conduite : contrariez vos Sœurs, élevez-les, et puis rabaissez-les; car l’esprit de générosité ne s’acquiert que dans les contradictions.
Les surveillantes sont obligées de prendre garde aux défauts afin d’y remédier, par le moyen de charitables avertissements ; et, pour peu d’intérêt que l’on ait en la faute, il faut, en premier lieu, en parler à la supérieure. Il faut toujours, en soi-même, excuser la défaillante.
Il faut avoir un esprit de sainte liberté à la récréation, ne faisant point les réservées, à rire, parler, se récréer, aux dépens de quelques Sœurs, pourvu que la modestie et l’humble respect [465] soient observés..... Il ne faut pas trop de liberté à la récréation, non plus qu’une trop grande circonspection à ne vouloir parler sur rien que ce soit, crainte d’en dire son avis, comme sur les ouvrages ou choses indifférentes. Il ne faut pas être si réservées : je n’aime point quand on me vient dire avoir fait semblables pratiques de vertu. Il en faut bien faire en d’autres occasions plus signalées, et par conséquent plus relevées. Il faut être simples, rondes et naïves, car tel était l’esprit de notre Bienheureux Père.
La négligence est un grand mal pour les religieuses ; si vous êtes lâches et que vous ne preniez point de soin de combattre généreusement cette mauvaise inclination, vous serez religieuses d’habit et non d’effet.
Non, mes filles, il ne faut point désirer les consolations. Quelquefois elles font grand bien ! Oui, principalement à celles qui commencent; aussi voit-on que Notre-Seigneur a coutume d’en donner en ce temps-là. Mais, pour nous autres anciennes, il nous faut vivre de pain sec.
La marque de la fidélité de l’âme, c’est quand elle est entièrement abandonnée à Dieu, qu’elle ne veut que Dieu et qu’elle se contente de lui. Mes chères filles, quand sera-ce que je verrai vos cœurs ne chercher que Dieu, ne vouloir que lui? Mais c’est grand cas; nous voulons et cherchons tant de choses avec Dieu, [466] que cela nous empêche de le trouver. Nous voulons être aimées et estimées, et que l’on trouve bien ce que nous faisons. L’une voudra une charge, l’autre une autre ; cela ne sert qu’à nous inquiéter et troubler; au lieu que si nous ne cherchions que Dieu, nous serions toujours contentes et nous trouverions toutes choses en Lui.
Oui, une âme peut bien être tranquille parmi ses peines, car il arrive souvent que, bien que tout soit en trouble en la partie inférieure, l’âme ne laisse pas d’être soumise à la volonté de Dieu. On en voit qui souffrent de grandes peines, en leur intérieur, et qui sont en même temps extrêmement douces et suaves en leur conversation; cela vient de ce qu’elles ont fait mourir leur volonté en celle de Dieu. Mais celles qui ressentent vivement une petite vétille, certes, celles-là n’ont pas pris soin de se mortifier! Quel remède à cela? Il se faut bien tenir en la présence de Dieu, et le regarder près de nous ; je ne sache rien qui retienne mieux dans le devoir.
Pour ne point perdre la paix intérieure, il faut faire ce que dit notre Bienheureux Père : Aller à Dieu sans réfléchir sur ce qui nous fait peine.
Mais nous voulons toujours conter ce que l’on nous a dit, ce que l’on nous a fait, qui est cause que nous avons failli, enfin, tant de choses inutiles, et tout à fait contraires à la simplicité qui nous a tant été recommandée par ce Bienheureux. C’est ce qui me fâche, que nous ne fassions point notre profit de tant d’enseignements qu’il nous a laissés. Je connais un homme séculier qui a le maniement de beaucoup d’affaires, qui toutefois se sert des documents de notre Bienheureux Père avec grand profit. « Quand je rencontre des difficultés, dit-il, je les jette de çà, de là; si elles sont trop grandes, je passe par-dessus. »
Mes chères filles, il faut faire ainsi : Vous avez un petit mal de tête ou d’estomac, vous avez fait une lourdise, on vous a contrariée, ne vous arrêtez pas à tout cela ; passez par-dessus; et [467] allez à Dieu, sans regarder votre mal. Mais je voudrais remarquer mon mal pour l’offrir à Dieu. Cela est bon; mais, en le lui offrant, ne faites pas tant de regards sur icelui; afin de l’agrandir et voir que vous avez bien raison de vous plaindre.
Oh! certes, il faut être plus courageuses et s’abandonner totalement à Dieu, ne voulant que Lui, et nous contentant de Lui seul.
O Dieu! que la simplicité est aimable! Croyez, mes chères filles, une âme qui est simple est aussi confiante en Dieu, elle n’a rien à craindre. Hélas! il semble parfois que tout est perdu et que tout se renverse. Que ferait-on hors de cette confiance? car c’est en ces pressures de cœur qu’il faut espérer contre l’espérance, comme faisait Abraham, et croire que Dieu y pourvoira ; lui ayant recommandé le tout, il faut demeurer en paix, et ne cesser d’espérer en sa douce Providence.
L’amour de Dieu ne consiste pas aux goûts et sentiments, mais à faire, à souffrir, et à se bien mortifier.
La mortification sans l’oraison est bien pénible, et l’oraison sans la mortification est bien dangereuse. Il vaut mieux être fille de mortification que d’oraison. Le moyen d’acquérir la mortification, c’est de se mortifier en tout. Si nous étions bien fidèles, nous anéantirions tant de désirs, tant de volontés, tant d’inclinations; nous ne laisserions pas passer la moindre occasion sans nous mortifier. II faut avoir une résolution ferme et invariable d’être tout à Dieu, un grand courage et une longue haleine, c’est-à-dire une inviolable persévérance à se mortifier, et renoncer en tout à sa propre volonté, sans jamais se relâcher; car il est impossible d’être parfaite sans cela. Nous nous arrêtons trop aux sentiments, et nous ne vivons pas assez selon l’esprit et la raison.
Quand nous n’avons point de charges, comme de surveillante, coadjutrice ou autres, qui nous obligent à prendre garde au bon ordre de la maison, et aux manquements qui s’y font [468] contre l’observance, certes, nous ferions bien de nous tenir tellement en nous-mêmes, que nous ne voyions ni sachions ce que font les autres, approuvant et estimant tout, croyant que l’on a raison de faire ceci ou cela. Pour moi, si je n’en avais aucune [de charge], je me tiendrais si proche de Notre-Seigneur, que je ne saurais non plus, ce qui se fait dans la maison, que si je n’y étais pas ; certes, il faudrait faire ainsi.
C’est un grand secret, en la vie spirituelle, que de bien s’occuper en Dieu. Quoiqu’on ait beaucoup de passions à combattre, il vaut mieux se tenir attentive à Dieu, qu’à soi, car si vous vous occupez bien auprès de Dieu, vous recevrez la lumière et la force pour vous défaire de vos passions. Celles qui commencent et qui ne sont encore duites [formées] au recueillement et à la mortification, difficilement pourraient-elles être occupé es à caresser Notre-Seigneur; mais je leur conseille de travailler à se vaincre en le regardant, car c’est le moyen d’être victorieuses.
Nous ne sommes pas assez généreuses ; quoi! des religieuses qui doivent faire profession d’une si grande perfection, avoir peur?... Mais de quoi avez-vous peur ? Nous ne vivons pas assez selon l’esprit de la foi. Nous savons que rien n’arrive que par la permission de Dieu, qu’il a soin de nous comme un père de ses enfants, et plus encore; car le père et la mère peuvent oublier leurs enfants, tandis que Dieu ne nous oubliera jamais. Si nous vivions de cette vérité nous ne craindrions rien. Eh! mon Dieu! nous sommes servantes de Notre-Seigneur, ne voulons-nous pas nous abandonner tout à fait à Lui? Oui, ma fille, je sais bien qu’en la partie inférieure nous sommes toutes pleines de crainte, et que nous ne la saurions éviter; mais je sais bien aussi que nous pouvons être tranquilles et assurées, regardant doucement la volonté de Dieu, qui permet que nous soyons à cette heure pleines de trouble et de crainte.
Quand on fait de bonnes fautes, il s’en faut humilier et ne s’en point troubler. Il y en a diverses : les unes sont naturelles, [469] les autres viennent d’infirmité, et les autres d’orgueil. Pour les naturelles, on ne peut pas sitôt s’en défaire; car, par exemple : voilà une Sœur qui est d’un naturel froid et lent; il ne faut pas s’attendre qu’elle en soit sitôt défaite ; elle sera toujours un peu sujette à cette imperfection. Les fautes d’infirmités sont celles que l’on fait par surprise, lourdise et par un prompt mouvement. Pour celles-là, elles sont pardonnables, pourvu qu’on s’en humilie et qu’on soit bien aise que l’on connaisse notre infirmité, et ensuite s’en aller promptement à Dieu, avec cette affection et amour de notre abjection, et voir la volonté de Dieu, qui permet ces chutes pour notre humiliation. Mais les fautes qui viennent d’orgueil, c’est lorsque nous voulons couvrir nos défauts, ou qu’on se trouble quand les autres les connaissent, ou qu’on s’excuse quand on nous en reprend, ne voulant pas avouer qu’on a faibli ; c’est où se connaît le vrai orgueil.
Vous dites : si c’est mal fait de dire sa coulpe de quelque faute que vous avez faite, crainte qu’on ne vous en avertisse ? O Dieu! ma chère fille, sont-ce là nos pratiques? est-ce ainsi que nous aimons notre abjection? Cela est très mal ; mais, le fait-on céans? On n’en dit point sa coulpe. Si j’entendais de ces coulpes-là, je priverais ces Sœurs de la communion.
Je ne vois point que nous nous appliquions à la pratique des vraies vertus, quoique nos Constitutions et nos Entretiens nous en marquent tant. Je crois bien que nous faisons attention à quelques articles, comme de garder le silence, d’aller à l’Office et au réfectoire. Mais, fait-on attention à ce qui nous est marqué sur la simplicité, humilité, l’amour de notre abjection, la mortification de nos sens et passions? Celles qui s’excusent sur les avertissements, qui font des répliques, qui sont sèches, qui manquent de respect à l’endroit des Sœurs, celles-là ne manquent-elles pas à la règle, aussi bien que celles qui rompraient le silence et n’iraient pas au chœur lorsque la cloche les y appelle? Il faut bien prendre garde de ne nous attacher pas [470] seulement à l’écorce de nos règles, mais à la pratique des solides vertus qui y sont marquées. Il y a plusieurs âmes qui se sont perfectionnées et se perfectionnent tous les jours en suivant les avis qui nous ont été donnés par notre Bienheureux Père. Nous, qui les avons entre les mains, qui les lisons si souvent, qui les devons regarder comme le pain céleste et la doctrine divine qui a été faite pour nous, et nous pour elle, faut-il que, par lâcheté, elle manque d’opérer en nous ce qu’elle opère dans les autres? Mon Dieu, mes chères filles, redressons-nous, je vous prie soyons saintes de la sainteté de notre Bienheureux Père, qui consiste en une vraie humilité, en l’amour de notre bassesse et abjection, en la cordialité et le respect les unes envers les autres, car ce sont là les vertus que ce Bienheureux a fidèlement pratiquées et qu’il nous a tant enseignées.
Enfin, mes chères filles, en vous disant à Dieu, je vous recommande derechef cette union les unes envers les autres et que vous soyez très-humbles. Je m’assure que vous ne m’oublierez pas dans vos prières.
Vous demandez, mes chères filles, en quoi consiste le pur amour de Dieu? Il consiste, non pas à connaître le bien, à en parler, ni à le désirer, non plus qu’à ressentir de grandes consolations spirituelles, parce que plusieurs personnes ont tout cela, et ne laissent pas d’être pleines de l’amour d’elles-mêmes, [471] et vides de celui de Dieu; mais le vrai et pur amour consiste à faire tout ce qu’on connaît être des divines volontés et à bien observer tout ce qu’on a voué et promis, chacun selon son état.
Le pur amour ne peut rien souffrir dans le cœur qu’il possède qui ne soit tout pour lui, et l’âme qui en est vivement touchée, n’adhère plus à la nature.
Celles qui suivent beaucoup leur instinct naturel sont fort éloignées de cette pureté d’amour, d’autant plus que la grâce et la nature, l’amour divin et l’amour-propre, ne peuvent subsister ensemble dans un même cœur, il faut que l’un ou l’autre périsse.
Vous demandez, comment on peut acquérir la défiance de soi-même et la confiance en Dieu?
Je réponds, ma fille, que c’est en en produisant souvent les actes, ne nous reconnaissant que de purs néants, nous accoutumant à regarder, en tout ce qui arrive, la volonté de Dieu, qui rie fait rien pour nous qui ne soit pour notre bien. Nous devons tenir fort chères les occasions d’humiliations, contradictions et sécheresses, ainsi que les abandons et répugnances qui sont des moyens que Dieu nous donne, par un amour incomparable, pour nous enrichir et avancer dans les voies de la perfection, si nous en faisons bon usage.
Nous devons veiller surtout à ne point perdre d’occasion de nous anéantir, et embrasser notre abjection, devant être si fervente, en cet amour du mépris, que nous ayons peine à nous empêcher de le désirer et rechercher.
Vous désirez savoir si l’on peut demander à Dieu la délivrance des infirmités corporelles, pour le mieux servir?
Je réponds que non, parce que la souffrance est plus agréable à Dieu que le travail.
[Une Sœur lui demanda comment on doit se comporter parmi les grands désirs qu’on sentait quelquefois de souffrir pour Dieu, dans le temps de l’oraison.] [472]
Je vous dirai, ma chère fille, que quand Dieu donne de semblables désirs, il se faut tenir prête pour embrasser tout ce qui s’offre, quelque crucifiant qu’il soit, sans rien demander ni sans rien refuser, soit consolation ou peine ; nous ne pouvons rien faire de plus agréable à Dieu que de nous remettre et résigner entièrement à lui.
Vous me dites (sur une question qu’on lui fit au sujet de la sainte Communion) que vous sentez quelquefois de si grandes froideurs pour Dieu et la vertu que cela vous fait craindre d’en approcher. Nos chères Sœurs, en pareilles occasions, il se faut infiniment humilier et recourir amoureusement à la divine bonté, la suppliant d’avoir pitié de notre misère. Nous devons avoir à tout moment un extrême désir de nous unir à Dieu par le divin sacrement de nos Autels, pour la réception duquel la meilleure disposition consiste en la pure intention que nous devons avoir de glorifier Dieu et nous unir à lui, et non d’y recevoir des consolations, goûts et satisfactions.
Il faut encore venir à cette sainte Table avec un esprit de gratitude, renouvelant nos bons propos pour la vertu, singulièrement pour la charité et l’humilité, qui sont les fruits propres des communions bien faites ; et quand nous nous trouverons en sécheresses, dans l’aridité et dans les plus grandes dérélictions possibles, il faut, selon la partie supérieure, de l’âme, en être aussi contente que de toutes les jouissances imaginables, Dieu nous devant suffire pour toutes choses.
Mes chères filles, faites que toutes vos actions soient pour Dieu seul, et qu’en toutes choses votre intention soit d’accomplir sa sainte volonté, c’est là votre grande affaire, tout le reste vous doit être à mépris ; et jamais le désir de rendre à Dieu ce que vous lui devez ne doit sortir, un seul moment, de votre esprit et de votre cœur. [473]
Sur les questions que vous me faites, mes chères filles, je vous répondrais qu’il ne faut jamais parler, dans les communications que l’on fait avec les Pères de religion, des peines que l’on peut avoir envers la supérieure; vous ne savez pas le tort que vous faites ayant recours au dehors, par la communication. Se servir des Pères, c’est le moyen de faire savoir aux autres monastères ce qui se fait au vôtre, d’autant que, passant d’un lieu à l’autre, ils diront, non par malice, mais par liberté, ce qu’ils savent par la communication qu’ils ont eue avec vous. S’il y a du bien, ils le diront ; de même s’il y a du mal, et par là, on s’ôte bien souvent toute la réputation. Je sais tout ce qui se passe dans nos maisons par ce moyen-là.
Vous dites qu’on pense que les Pères sont capables de tout. Quand on a des oraisons extraordinaires, il faut savoir si elles sont bonnes ou mauvaises. Là où il est besoin d’avoir un Père, c’est à la supérieure d’en pourvoir, lorsqu’elle voit des esprits troublés, si elle le juge nécessaire. Bienheureuses seront celles qui se contenteront de ce que leur Mère leur dira! elles seront les plus sages. Celles qui parlent beaucoup aux hommes, et peu à Dieu, sont toujours en inquiétude.
Vous dites, ma fille, que l’on demande quelquefois d’aller faire l’oraison au jardin, en se promenant, pour prendre un peu l’air? Mes chères filles, pour ce qui est de la communauté, il n’y faut faire aucune brèche; fait-on souvent cela? Pourvu [474] qu’il n’arrive qu’une fois en six ans, ce n’est pas trop. Si l’on a besoin d’air, pendant les assemblées de la communauté, il faut attendre, après l’obéissance, pour en aller prendre, en faisant son ouvrage ; mais, de sortir des communautés, il ne le faut jamais faire que pour des absolues nécessités, et non pour de légères incommodités.
Si une Sœur dit : J’ai mal à la tète.... il lui faut dire : Souffrez votre mal pour l’amour de Dieu ; si vous étiez en compagnie, sortiriez-vous si légèrement? Si vous faites cela pour le monde, pourquoi ne le feriez-vous pas pour Dieu? À Annecy, il y avait une Sœur fort travaillée d’une colique et autres incommodités, qui demandait quelquefois congé de sortir de table, pour se désennuyer et pour faire passer son mal. Je le dis à notre Bienheureux Père, qui me dit : Ma fille, nous devons souffrir notre mal, partout où nous nous trouvons : la bonne Sœur est assise, qu’elle s’appuie; elle est avec ses Sœurs, et entend la lecture qui la peut consoler. » Si on me demande de sortir une fois de la communauté, je le permets ; si on me demande une seconde fois, cela m’est ennuyeux; mais la troisième fois, cela m’est insupportable. A moins que l’on n’ait des dévoiements d’estomac, car, en ce cas, cela est nécessaire.
On prend, des deux noms que l’on a, celui que l’on veut pour communier à la fête du Saint ou Sainte que l’on a choisi, et l’on s’y tient toujours.
À Annecy, on ne donne pas la communion, les petites fêtes, aux Sœurs Tourières, ni le jeudi. La supérieure la leur peut donner les jeudis de Carême, si elle le juge à propos.
La supérieure ne fait pas la mortification de manger par aumône, ni de manger à terre.
Les Sœurs de la seconde table se doivent desservir avant de s’en aller.
Quand la fête de saint Michel se trouve le vendredi, l’on jeûne le samedi, comme dit la règle. [475]
[En 1622, avant de quitter le monastère, la Sainte écrivit les lignes suivantes dans le Livre des Vœux24 :]
Mes très chères Sœurs et filles bien-aimées, selon le désir de ma toute chère Sœur Hélène-Angélique [Lhuillier], et l’affection incomparable que Dieu m’a donnée pour vous, je vais vous dire, en abrégé, trois ou quatre maximes que notre Bienheureux Père nous a recommandées.
La première, que nous fussions totalement dépendantes de la divine Providence et de l’obéissance, recevant de sa part tout ce qui nous arrivera, comme chose voulue de Dieu et disposée pour notre bien, si nous en faisons bon usage.
La deuxième, l’humilité de cœur, qui nous fasse aimer et supporter nos Sœurs très-cordialement, et tous les prochains.
La troisième, que le Bienheureux nous désirait singulièrement, la simplicité et pauvreté de vie, dans l’exacte observance.
La quatrième et dernière, la sainte liberté d’esprit des vrais enfants de Dieu, qui consiste à faire gaiement, fidèlement et de bon cœur, tout ce à quoi notre condition chrétienne et religieuse nous oblige, mais avec cette condition, que lorsque l’obéissance, la charité ou la nécessité le requerront, notre cœur se trouve toujours dégagé de tout, pour suivre la volonté de Dieu, reconnue par l’un de ces trois moyens. [476]
Cette pratique vous affranchira des surprises de la fausse liberté, qui nous fait suivre nos inclinations naturelles, au préjudice de la vertu et de l’observance; Dieu nous en garde.
Vivez donc humblement et simplement, mes très chères filles, selon la lumière des saintes instructions dont notre Institut est tout rempli, et demeurez en la sainte paix de Notre-Seigneur, n’ayant qu’un cœur et qu’une âme en lui. Je supplie sa Bonté de vous bénir de sa grâce, et me tenir au souvenir de vos prières et de votre chère amitié; vous assurant que je vous emporte toutes dans mon cœur, comme mes Sœurs très-chéries et mes filles cordialement et tendrement aimées, en NotreSeigneur.
Sœur JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT
Concevez bien, mes filles, que l’esprit de l’Institut est un esprit sincère, droit et épuré, qui ne cherche que Dieu, et qui tend continuellement à son union, indépendamment de tout, excepté du divin bon plaisir, qui s’élève au-dessus de soi-même, pour n’aimer que Lui, sans avoir désir d’être aimée et estimée, ni qu’on suive nos inclinations ; cela serait indigne des âmes si chéries de Dieu et qui le goûtent dans l’oraison; car la vie religieuse nous oblige de tendre à la plus haute perfection. Ne perdons jamais la vue de l’éternité; car, comme m’a dit souvent Monseigneur de Genève : Les fautes de nos filles viennent de ce qu’elles n’y pensent point et n’en parlent point assez.
Dans l’oraison, nous nous plaisons en Dieu ; et, dans la mortification, Dieu se plaît en nous. Soyez petites, mes très chères Sœurs, aimez à être inconnues et abjectes : soyez obéissantes, douces et condescendantes; que votre lâcheté ne mette point d’obstacles aux desseins que Dieu a de vous sanctifier [477] hautement. Souvenez-vous qu’en vous établissant, il a prétendu avoir des filles très-humbles et très-petites en son Église.
J’aime et chéris plus que jamais la petitesse et bassesse [ce qu’elle disait avec un si profond sentiment d’humilité, qu’il semblait qu’elle se voulait toute abîmer dans le néant. Rien ne lui était plus pénible comme de souffrir les louanges. Une fois, entendant quelques paroles d’estime que les Sœurs disaient à son sujet, elle dit tout bas à notre chère Sœur Hélène-Angélique:] Mon Dieu, ma fille, si vous saviez combien cela me fait de peine! Puis elle répéta : C’est notre esprit propre que l’amour à la petitesse et bassesse, en ne se produisant point pour faire les choses dont on n’a point de charge, et n’évitant point aussi celles où l’obéissance désire nous employer. La véritable pauvreté d’esprit consiste à n’avoir, et à ne vouloir que Dieu seul, sans se réserver aucune autre chose.
Nous devons être des filles dépendantes de la divine Providence recevant toutes sortes d’événements de son amoureuse main.
Lorsqu’on regarde les occasions de peines et contradictions en elles-mêmes, c’est faire, sans comparaison, comme les chiens qui mordent la pierre, sans regarder le bras qui la leur a lancée, et c’est empêcher les desseins de Dieu sur nous, qui sont de nous faire pratiquer la douceur de cœur et mille autres vertus dans cette contradiction qu’il permet exprès par amour. Celles qui sont fidèles jusqu’aux moindres choses de l’observance, ont beaucoup à espérer et rien à craindre.
Si une Sœur nous dit quelque parole qui témoigne ne pas estimer quelque légère ordonnance, pour être peu de chose, il lui faut répondre bien cordialement : Ma chère Sœur, Notre-[478]Seigneur dit que, si nous ne sommes faits comme petits enfants, nous n’entrerons pas au royaume des cieux.
…..Ah! mes chères Sœurs, notre bien-aimée Visitation est un petit royaume de charité ; si l’union et sainte dilection n’y fait son règne, il sera bientôt divisé, et par conséquent désolé, perdant son lustre que toutes les inventions de la prudence humaine ne lui sauraient redonner, parce qu’étant destituées de charité, elles ne sont que superficie et apparence au dehors, vides de substance et de véritable solidité, malheur que notre Bienheureux Père disait n’être pas capable de souffrir ; et, moi, mes chères filles, je donnerais mille cœurs et mille vies pour l’éviter, et perpétuer cette sainte et agréable union, qui s’est pratiquée avec tant de bonheur, de suavité, et de sainte déférence jusqu’à présent. Prions donc toutes ensemble l’Esprit d’amour, unisseur des cœurs, qu’il nous accorde cette étroite et amoureuse liaison à Dieu, par une totale dépendance de notre volonté à la sienne : entre nous, par une parfaite dilection et réciproque union de cœur et d’esprit ; à notre petit Institut, par une mutuelle et ponctuelle conformité de vie et d’affection, sans qu’il soit jamais parlé entre nous de tien et de mien, nous employant amiablement les unes pour les autres, à la plus grande gloire de Dieu et utilité de chaque monastère.
[Puis elle répéta plusieurs fois ces paroles :] Croyez, mes chères Sœurs, que ce moyen de charité, amitié, et réciproque bienveillance, est plus fort, plus doux, et plus indissoluble que nulle subordination qui porte obligation de contrainte, si la même charité ne les anime ; et, si elle y règne, tous ces moyens ne servent qu’à nuire à la sainte liberté des enfants de Dieu ; non pas que je veuille dire une liberté qui suit sa propre [479] volonté, car elle n’est pas celle des enfants de Dieu ; mais j’entends la liberté qui s’unit à la divine volonté, librement, suavement, et, s’il faut user de ce terme, passionnément, parce que c’est le bon plaisir de Celui pour lequel et auquel notre unique contentement est de plaire.
Voilà, mes chères Sœurs, les choses qui m’ont semblé plus importantes ; mais, pour dire quelque chose de plus particulier, ce que je vois d’ordinaire de plus nécessaire, c’est la vertu d’obéissance, car, pour l’obéissance, il faut qu’elle subsiste et elle subsistera ; mais, pour la vertu qui nous rend dépendantes de la souveraine Providence, et qui fait que nous ne regardons que Dieu en ceux qui nous conduisent, c’est ce qui manque bien souvent, et l’on verra, quelque jour, bien des obéissances vides devant Dieu. C’est pourquoi, mes Sœurs, rendez votre obéissance solide et véritable, ne regardant que Dieu.
Quand une supérieure serait jeune, sans expérience, brusque et semblables, ce qui n’est pas, grâce à Dieu, il lui faudrait obéir aussi parfaitement qu’à une autre. Au contraire, quand une supérieure serait la plus aimée, la plus aimante, la plus parfaite, une sainte, si vous voulez; si c’est à cause de ses bonnes qualités que vous lui obéissez, je voué dis que votre obéissance est vide devant Dieu, et que vous sortez de sa conduite. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est notre Bienheureux Père en ses Entretiens. Je vous exhorte de les lire bien attentivement, surtout celui de l’obéissance. Je vous prie, mes Sœurs, quelle obéissance serait-ce d’obéir à l’une et non pas à l’autre? À qui avez-vous fait votre vœu d’obéissance? Ce n’est pas à Monseigneur l’archevêque et à ceux qui lui succéderont; ce n’est pas [480] à moi, qui ai été votre première supérieure, ni aux supérieures subséquentes que vous aurez; c’est à Dieu, que vous devez regarder également dans toutes. C’est pourquoi, bien que l’on doive grand respect, humilité et déférence à la Mère déposée, nous en devons, je ne dis pas également, mais incomparablement plus à la nouvelle Mère, contournant notre cœur et notre affection à celle que nous avons présentement.
La deuxième chose que j’avais à vous dire, et que je trouve bien considérable, c’est ce que notre Bienheureux Père dit dans la constitution du compte de tous les mois : les paroles de cette constitution sont si pleines, et nous montrent si bien la sincérité et candeur avec laquelle nous devons nous découvrir à la supérieure, qu’il n’y a rien à ajouter, que la pratique. Notre Bienheureux Père n’a mis la béatitude qu’à cette constitution seule, bien qu’elle soit à toutes les autres. Bienheureuses, dit-il, seront celles qui pratiqueront naïvement et dévotement cette constitution; étant bien observée, elle remplira le paradis d’âmes. Que si ces paroles sont si expresses pour la reddition de compte, à plus forte raison pour la confession, qui est un si grand et si saint sacrement, où nous recevons la rémission de nos péchés, et où le mérite du sang d’un Dieu nous est appliqué. Mes Sœurs, c’est un si grand sacrement, qu’il ne m’appartient pas d’en parler; mais je supplie nos Sœurs les supérieures de faire faire de temps en temps des entretiens à leurs filles, pour leur apprendre avec quelle humilité, simplicité, candeur, clarté, et révérence, et crainte de faillir, elles se doivent approcher d’un si'grand sacrement. J’ai fait faire un petit recueil de ce que notre Bienheureux Père a dit de la confession. Cela était dans les Entretiens et n’a pas été imprimé, je ne sais pourquoi; mais, puisqu’il est sorti de son esprit, je désire qu’il entre dans les nôtres.
La troisième chose que je vous souhaite, c’est la sainte union ; gardons-nous bien de jamais dire une seule parole, [481] même petite, qui puisse tant soit peu causer de désunion des Sœurs avec la supérieure, ou des unes envers les autres, ni amoindrir l’estime réciproque ni de tous les prochains. Et, quand on en a dit, il s’en faut dédire et réparer ce manquement; car, Si les personnes du monde sont obligées de restituer, et si elles n’entrent point en paradis qu’elles n’aient payé jusqu’au dernier sol du bien mal acquis, à plus forte raison sommes-nous obligées de restituer l’honneur, qui est bien plus précieux et considérable que les biens temporels. Je vous prie, mes Sœurs, prenez garde à ceci; ne parlez jamais du prochain qu’avec estime : « C’est l’arbre de science auquel il ne nous est point permis de toucher, disait notre saint Fondateur.
[En sortant, la Sainte ajouta :] À Dieu, mes chères filles, je vous emporte toutes dans mon cœur, et cela est vrai. Demeurez toujours dans une sainte union les unes envers les autres, et conservez ce que Dieu vous a donné, par une exacte observance.
Je prie sa sainte Mère qu’elle soit votre vraie Mère et Directrice.
[Le 21, jour de la Présentation, la Sainte, après avoir renouvelé ses vœux, écrivit sur le Livre du Couvent les lignes suivantes :]
Notre Bienheureux Père disait que, sur toutes les vertus, il [482] aimait singulièrement et nous désirait l’humilité et la douceur de cœur, la simplicité et pauvreté de vie dans l’exacte observance : ce qui contient ce que nous pouvons désirer pour nous unir à Dieu et nous acheminer à la bienheureuse éternité. Puisque c’est la voie que la céleste Providence nous a marquée pour y parvenir, marchons-y, mes très chères filles, humblement, amoureusement et gaiement; je vous en conjure par les entrailles de la divine miséricorde, par la pureté de la très-sainte Vierge, et par les devoirs que nous avons à notre Bienheureux Père. Je vous laisse en la protection de notre bon Dieu, que je supplie vous bénir. Je vous dis à Dieu, mes très chères Sœurs. Mes chères Enfants, je vous emporte toutes dans mon cœur. Demeurez dans la paix de Notre-Seigneur, en parfaite dilection et unité d’esprit entre vous et votre bonne Mère; ne m’oubliez jamais devant Dieu ; mais impétrez de sa miséricorde que je vive et meure en sa grâce et au parfait accomplissement de sa volonté.
Sœur JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT.
[Le jour de saint André, cette sainte Mère fit un long entretien à la communauté sur le bonheur des souffrances, et y ajouta ces paroles :]
Mes très chères filles, je ne suis pas grande prédicatrice, comme vous savez, je ne sais presque point parler qu’en répondant, je veux pourtant vous dire deux petits mots sur trois choses que je désirerais être pratiquées par toutes les filles de la Visitation.
La première, c’est l’obéissance, qui est vraiment la propre vertu des âmes religieuses. Mes très chères Sœurs, vous la devez rendre entière à tous vos saints règlements ; en les suivant, vous êtes assurées d’être dans la bonne voie et d’accomplir la volonté de Dieu. Qui néglige sa voie sera tué, disent nos saintes règles ; aimons-les, ces saintes règles, et les pressons trois fois [483] le jour sur nos poitrines, ainsi que disait le Bienheureux. Rendons-leur nos obéissances avec beaucoup de respect, comme aux desseins que la Providence a sur nous ; soumettons amoureusement nos esprits à cette sainte conduite, soyons-y invariables et fermes, en sorte que rien ne nous puisse ébranler ; le bien que nous ferons, faisons-le parce qu’il est marqué dans nos règles ; le mal que nous éviterons, il le faut éviter parce que nos règles nous le défendent. Mais surtout, mes chères Sœurs, je vous prie, ne permettez pas que la raison humaine se mêle de vos affaires, elle gâterait tout. C’est ce que j’appréhende; que le sens humain ne s’introduise à la place de nos saints règlements, et que nous fassions les choses parce que nous avons conçu qu’il les faut faire ainsi, et qu’elles sont conformes à notre jugement et à notre raison, ce qui nous éloignerait fort de la pureté de l’obéissance, laquelle, pour être parfaite, doit être rendue sans autre considération que celle d’obéir à la volonté de Dieu, qui nous est signifiée dans nos observances.
Voyez-vous, mes chères filles, pour bien obéir, il ne faut pas s’appliquer l’obéissance, mais il faut se laisser appliquer l’obéissance, par exemple : si vous observez votre règle, parce qu’elle vous est agréable et conforme à votre sens et à votre jugement, vous vous appliquez l’obéissance ; mais si vous l’observez, parce que Dieu le veut et l’ordonne ainsi, sans avoir égard à ce que votre raison vous dicte, vous vous laissez appliquer l’obéissance. Je ne voudrais pas même que, dans les différentes affaires que nous traitons, l’on apportât d’autres raisons, sinon : Nos règlements disent une telle chose; et, quoique nos raisons soient conformes à nos règlements, il ne les faut pas alléguer, mais toujours : nos règles, notre Coutumier. Voilà donc le premier point de l’obéissance.
Le second est d’obéir à la règle vivante et parlante, je veux dire à la supérieure ; mais savez-vous, mes chères Sœurs, comme il lui faut obéir? comme à Dieu même. Si vous ne [484] regardez Dieu en sa personne, quelque obéissance que vous lui puissiez rendre, je n’en fais point d’état ; c’est une obéissance humaine, et non une obéissance religieuse, qui ne doit avoir que Dieu pour fondement. Quand nos obéissances seront établies là-dessus, toutes sortes de supérieures nous seront bonnes : prenez donc garde, mes Sœurs, je vous prie, de ne pas obéir à vos supérieures à cause des conditions naturelles, parce qu’elles sont agréables, de bonne mine, fort intelligentes, fort estimées, ni même parce qu’elles sont vertueuses ; il faut purifier vos intentions et ne regarder qu’à Dieu ; autrement vos obéissances seront purement humaines et se trouveront vides à l’heure de la mort. N’obéissez jamais à vos supérieures parce que vous leur avez de l’inclination; c’est un point où il est dangereux de chopper dans la religion ; il faut obéir d’aussi bon cœur quand nous avons des supérieures maussades, de mauvaise grâce, qu’a celles qui nous sont bien agréables. Nous devrions souhaiter, mes Sœurs, d’avoir des supérieures qui bouleversassent et renversassent toutes nos inclinations. Quand on nous commande quelque chose à quoi nous avons bien de l’inclination, nous sommes les plus braves enfants du monde, nous obéissons de si bon cœur; mais, quand les choses nous répugnent, nous nous ennuyons et témoignons bien par-là que nous n’obéissons pas pour Dieu.
[Une Sœu