Agaësse est un mystique jésuite moderne. Oui, c’est possible !
Il est par ailleurs le co-auteur de l’article « mystique » du Dictionnaire de Spiritualité, vaste contribution à laquelle il donne sa saveur.
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TABLE :
Un choix d’écrits de Paul Agaësse 1
Introduction au Commentaire de la Première épitre de Jean par Augustin. 5
L’anthropologie chrétienne selon saint Augustin. 42
Introduction et notes à la Trinité d’Augustin. 43
La « fruitio » Augustinienne. 45
Liberté, libération, expérience des mystiques. 71
Bibliographie :
L’âme image de Dieu dans la philosophie de St Augustin, chute et purification, [thèse, 109 pages] ; Introduction [p. 7 - 102] à Saint Augustin, Commentaire de la Première épitre de saint Jean, SC 75, Cerf, 1984 ; L’anthropologie chrétienne selon saint Augustin, Centre Sèvres 1986, [cours, 122 pages] ; Introduction [p. 7 - 22] et notes à Saint Augustin, La Trinité, livres viii-xv, Bibl. Augustinienne 1991, vol. 16 ; “Le désir de Dieu”, [choix de notes manuscrites en suppl. à Vie Chrétienne no. 233] ; “La grâce du moment présent”, Christus, mai 1997 ; Articles suivants du Dict. de Spir. : “Ecriture sainte, 4° Saint Augustin”, vol. 4, col. 155 à 158 – “Fruitio Dei, la fruitio augustinienne”, vol. 5, col.1547 à 1552 – “Gratuité”, vol. 6, col. 787 à 800 – “Humanité du Christ, B. La contemplation de l’humanité du Christ, 3. Saint Augustin”, vol. 7, col. 1049 à 1053 – “Liberté, libération, IV Expérience des mystiques”, vol. 9, col. 824 à 838 – “Mystique, III La vie mystique chrétienne”, [en collaboration avec Michel Sales] , vol. 10, col. 1939 à 1984.
L’âme image de Dieu dans la philosophie de St Augustin, chute et purification.
[thèse, 109 pages, Chantilly, D 281/26] :
[quelques extraits :]
[1] la connaissance que l’âme a d’elle-même est une méthode pour connaître Dieu. ... Nous oblige à découvrir l’immanence cachée de Dieu en nous ... l’image n’est vraie que si elle se rapporte au modèle. L’homme ne peut donc délimiter son propre modèle, marquer les frontières de son être. Il est essentiellement ‘ouvert’. Il se ferme sur soi par le péché : mais en prétendant se trouver, il se perd. Il n’atteint l’authentique intériorité qu’en se livrant à Dieu.
[3] l’homme ne peut se connaître sans connaître Dieu - mais d’autre part il ne peut connaître Dieu sans être ou devenir semblable à lui.
[4] preuve ‘existentielle’ de Dieu, son mode de présence en nous ... jamais cette connaissance de Dieu ne disparaît complètement, puisqu’elle s’identifie à l’être même de l’âme.
[le corps de la thèse est marqué par le péché et par la dualité qui semblent être au coeur des préoccupations du jeune jésuite]
[37] l’âme qui est faite pour s’unifier dans la connaissance et l’amour de Dieu s’est dispersée dans l’amour des choses extérieures.
[Plotin : identité de l’âme avec Dieu ; Augustin : l’insuffisance amène à poser Dieu]
[39] remontée vers Dieu ... deux étapes : l’âme ... se séparant de la créature ... se nie ... se répandant au dessus d’elle-même
[purification intellectuelle]
[88] en sens inverse le mouvement qui constitue le péché d’orgueil : qu’au lieu de mettre son bonheur dans un avoir, il le mette dans un don, qu’il transforme le désir en charité.
[100] “l’amour est fort comme la mort et comme la charité détruit ce que nous étions afin que nous devenions ce que nous n’étions pas encore, voilà que l’amour nous fait subir une certaine mort” [Augustin] ...c’est par le temps que nous nous libérons du temps
[108] purification ...est transformation de l’âme... Si le péché était une simple chute dans le sensible, l’esprit pourrait peut-être l’évacuer par un effort d’intériorité. Mais si le péché est d’abord un mouvement d’orgueil, qui sépare de Dieu, l’esprit ne peut revenir à soi qu’en revenant à Dieu. Il faut donc une conversion radicale, que l’homme ne peut faire de lui-même... Christ médiateur nécessaire... il ne s’agit pas de retrouver l’inaltéré par séparation de la gangue sensible ...mais de participer à la vie de Dieu ...par transformation du sujet, assimilation progressive de l’Image ...en devenant Dieu ...par grâce
Introduction [p. 7 - 102] à Saint Augustin, Commentaire de la Première épitre de saint Jean, SC 75, Cerf, 1984.
INTRODUCTION
.....
[7-30 : date ... composition : introduction technique]
... Il faut ajouter cependant qu'en systématisant la pensée de saint Jean autour de ce thème, Augustin contribue non seulement à nous révéler la profondeur de cet enseignement sur la charité, mais aussi à nous faire mieux saisir l'implication de la foi et de l'amour. Car, pour Augustin comme pour saint Jean, ce qui est premier, c'est l'amour dont le Père nous a aimés alors que nous étions pécheurs et qui se manifeste dans la Rédemption. Reconnaître cet amour, l'accepter, se laisser juger par lui, sauver par lui, c'est la foi même, qui n'est pas seulement adhésion à un ensemble de vérités dogmatiques, mais conversion de l'homme tout entier, refus de toute suffisance, de tout orgueil, de toute prétention de l'homme à se sauver lui-même. Accepter cet amour, comment ne serait-ce pas en même temps se laisser envahir par lui, faire l'expérience encore imparfaite sans doute, mais déjà réelle, de ce qu'est la gratuité de l'amour divin ? Nous ne répondons au mouvement de l'amour de Dieu vers nous qu'en refaisant ce mouvement vis-à-vis de nos frères. Foi et charité s'impliquent donc et sont comme les deux pôles d'une même attitude fondamentale. C'est leur relation, leur immanence réciproque, qui est le centre de perspective de l'Épître comme du commentaire. Nulle reconnaissance de l'amour de Dieu sans amour fraternel ; nul amour fraternel sans reconnaissance de l'amour de Dieu.
......
[38]
... Sous l'influence de la philosophie antique, Augustin voyait dans l'amour la tendance qui porte un être encore imparfait à chercher son achèvement dans un autre . Il lui était donc difficile de dire et de penser que Dieu fût par essence charité, puisque “le désir et l'aspiration dont elle est chargée sont incompatibles avec la perfection sur laquelle repose la notion philosophique de Dieu”. Il semble donc que la parole de saint Jean - vérité révélée, méditée, prêchée - ait été pour Augustin l'occasion d'un renversement de pensée, la prise de conscience d'une nouvelle conception de l'amour et de la charité. On ne saurait préciser à quelle date il a eu cette lumière. [...] Une chose dès lors nous étonne. Chaque fois que ce texte est cité, il amorce non pas, comme on pourrait s'y attendre, un développement sur Dieu et sur la vie trinitaire, mais une exhortation à pratiquer la charité fraternelle. Dans la phrase de saint Jean, Augustin voit moins une révélation sur l'essence de Dieu qu'une vérité qui fonde le commandement d'aimer. Sous des formes diverses, le schème des développements qui se greffent sur le verset de saint Jean est le suivant : aimer son frère, c'est avoir en soi la Charité ; or, cette charité par laquelle on aime son frère, c'est Dieu même ; donc quiconque aime son frère demeure en Dieu, quiconque n'aime pas son frère n'est pas uni à Dieu et ne le connaît pas. [...] L'enseignement du commentaire est bien le même que celui de l'Épître : cet amour fraternel qui, apparemment, unit seulement l'homme à l'homme, en réalité unit l'homme à Dieu, car Dieu est substantiellement cet amour dont l'homme participe en aimant son frère.
l. L'amour en Dieu. - Les Tractatus s'en tiennent donc à l'affirmation que Dieu est amour. Mais il n'est pas inutile pour l'intelligence du commentaire de rappeler les analyses du de Trinitate, dans lesquelles saint Augustin s'appuie sur le texte de l'Épître pour expliquer comment, en aimant son frère, l'homme non seulement connait Dieu, mais connaît, au moins confusément et dans l'obscurité de la foi, la Trinité : “Vides Trinitatem, si caritatem vides 1”, écrit-il. On ne peut aimer son frère en effet sans avoir en soi la charité. Et cet amour par lequel on aime est beaucoup mieux connu, beaucoup plus intérieur, beaucoup plus présent que le frère qui est aimé . Or, saint Jean nous apprend que cet amour par lequel l'homme aime son frère, c'est Dieu même, puisque Dieu est substantiellement amour. Mais il y a paradoxe à poser l'amour comme substance, alors qu'il nous apparaît comme une relation de sujet à sujet . Ce caractère relatif est inséparable de l'amour. “La charité en effet n'est pas, si elle n'aime rien. S'aimât-elle elle-même, il faut qu'elle aime autre
1. De Trin., VIII, 8,12.
[40]
chose pour s'aimer comme charité... Elle s'aime certes, mais si elle ne s'aime pas comme aimant quelque chose, elle ne s'aime pas comme charité 1. » Dès lors, si ce caractère relatif se vérifie quand il s'agit de l'amour d'un homme pour un autre, comment peut-il subsister en Dieu, où l'amour est identique à l'essence ?
La réponse, nous la trouvons dans le dogme de la Trinité. Charité subsistante, activité vivante, Dieu est Trinité de Personnes. En lui, le caractère relatif de l'amour ne disparaît donc pas, lors même que cet amour est porté à l'absolu, étant identique à l'essence. Le mystère est précisément que cette essence n'est pas une nature sur laquelle se grefferait la trinité des Personnes, mais que l'ordre trinitaire est identique à celui de l'unité parfaite et que les Personnes sont d'autant plus distinctes que l'unité est plus substantielle 2. L'amour en Dieu est essence, parce qu'il n'est la propriété exclusive d'aucune Personne, mais il est en même temps personnel, parce que chaque Personne, tout en se distinguant relativement des autres, s'identifie tour à tour en plénitude à l'essence qu'elle communique ou reçoit. Ainsi, charité substantielle et charité personnelle, aspect absolu et aspect relatif, unité et altérité se concilient en Dieu, s'impliquent et se supposent sans qu'il y ait contradiction. Il faut même dire qu'en Dieu seul l'amour est parfait, puisqu'en Dieu seul le mouvement vers l'Autre et la parfaite immanence, qui sont comme les pôles contradictoires de tout véritable amour, se recouvrent pleinement. Dieu n'est le Dieu unique qu'en étant Trinité 3.
Sous une forme peut-être plus accessible, Augustin donne le même enseignement, lorsqu'il commente la phrase des Actes : « Erat eis anima una et cor unum. » Ces hommes sont des milliers et cependant il n'y a qu'un coeur, qu'une âme. Mais cela n'est possible que parce qu'ils sont envahis par la charité. « Si, en approchant de Dieu, ces âmes multiples ne font plus, par la force de la charité, qu'une âme, ces coeurs, qu'un coeur, que ne doit pas faire la source même de la charité dans le Père et le Fils ? La Trinité n'y est-elle pas à plus
1. De Trin., VIII, 8,12
2. ibid., XV, 23,43
3. ibid., XV, 17,28, XV, 23,43
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forte raison un seul Dieu ? ... Si la charité de Dieu répandue dans nos coeurs par l'Esprit-Saint qui nous a été donné fait de plusieurs âmes une seule âme, de plusieurs coeurs un seul coeur, combien plus le Père, le Fils et le Saint-Esprit ne sont-ils qu'un seul Dieu, une seule lumière, un seul principe 1? » Cette perspective trinitaire n'est pas directement développée dans le commentaire de l'Épître. Il n'y est fait qu'une brève allusion pour justifier le précepte de la charité : « Finis praecepti caritas, et Deus caritas : quia Pater et Filius et Spiritus sanctus unum sunt » [X, 5] . Mais elle est à l'arrière-plan de la pensée d'Augustin, car elle lui permet de résoudre la difficulté qui naît de l'opposition de deux versets de saint Jean : « Deus dilectio est » [I Jn 4,8] et « Dilectio ex Deo est » [ibid. 7] . En Dieu, substance et charité ne sont pas deux choses différentes : « La substance même est charité, la charité même est substance, soit dans le Père, soit dans le Fils, soit dans le Saint-Esprit 2. » Mais d'autre part le nom de Charité peut être attribué à la Personne du Saint-Esprit, et c'est le sens du verset « Dilectio ex Deo est ». L'expression ne peut désigner le Père, puisque seul dans la Trinité le Père est principe et communique l'essence divine sans la recevoir d'une autre Personne. Quelle est alors la Personne désignée par ce « ex Deo », le Fils ou le Saint-Esprit ? Un texte de l'Épître aux Romains permet de répondre. Saint Paul dit que la « charité est répandue dans nos coeurs par l'Esprit-Saint qui nous a été donné” [Rom. 5,5] . L'amour qui « vient de Dieu” désigne donc l'Esprit. Par lui nous participons à cette charité qui est l'essence divine. C'est lui proprement le Don, la Source réscrvée, l'Amour-Personne qui nous fait demeurer en Dieu et nous unit à lui [VII, 6] .
2. L'amour de Dieu pour l'homme. - Si, pour expliquer comment Dieu est amour, saint Augustin dans ces Tratatus ne fait que des allusions indirectes et voilées à la vie trinitaire, par contre il met vigoureusement en relief l'amour de Dieu pour l'homme, le signe privilégié de cet amour étant l'Incarnation.
1. in Joan., XXXIX
2. De Trin. XV, 17,29
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Le caractère fondamental mis en évidence pour définir l'essence et la perfection de l'amour est la gratuité . Comme nous l'avons signalé précédemment, Augustin, dans ses premières oeuvres - le de ordine ou le de beata Vita - était encore trop familicr avec les thèmes de la philosophie grecque pour ne pas assimiler l'amour au désir, à l'aspiration ,vers un plus ou mieux être. Même sous sa forme la plus noble et la plus épurée, l'amour, qui devient alors amour de la sagesse ou de la béatitude, est l'indice d'un manque ou d'une déficience. L'homme aspire à devenir «raison”, à devenir sage. Mais cette aspiration, si haute soit-elle, trahit une indigence ; l'homme est à la recherche de ce qu'il ne possède pas encore, Il ne tend à cette sagesse que parce qu'il ne la possède qu'inchoativement. Il semblerait donc que cette tendance vers une perfection qui n'est pas encore atteinte est une composante essentielle de l'amour et en dessine le mouvement, l'aspiration vers le mieux étant le signe d'un inachèvement de l'être. Ainsi compris, l'amour est le propre de la créature, Dieu ne saurait aimer, puisqu'il est parfait et ne peut tendre vers un bien dont il serait privé.
Mais la perspective change, dès qu'on commence à croire et à penser que Dieu aime l'homme, comme nous l'apprend la Révélation. Le fait que le Fils de Dieu se soit fait homme, que sa vie entière et plus encore sa mort soient le témoignage concret et vivant de son amour pour le monde, oblige Augustin à renverser le mouvement par lequel il avait défini l'amour. Au lieu d'être un désir qui pousse l'ètre imparfait à chercher son achèvement dans un bien supérieur, l'amour devient don, communication, suraboudance, épanchement. C'est ce caractère que nous avons essayé de signifier par le mot de « gratuité » : les trois traits par lesquels Augustin caractérise l'amour de Dieu pour l'homme sont une sorte d'analyse qui développe le contenu de cette notion.
Tout d'abord, Dieu nous aime le premier, non seulement en ce sens que notre amour est une réponse et que nous ne pourrions aimer Dieu, si Dieu d'abord ne nous aimait 1, mais en ce sens que l'homme était pécheur et qu'il n'y avait rien
1. « Pourrions-nous l'aimer, s'il ne nous aimait le premier ? ...Il nous a aimés le premier, mais pour nous il n'en va pas de même » [VII, 7] .
[43]
d'aimable en lui 1. Si Dieu prend l'initiative du salut de l'homme, c'est qu'il appartient à l'amour de commencer, de n'être pas déterminé par autre chose que lui-même, mais de trouver en soi le principe de son acte. Non qu'il soit aveugle, il est au contraire tout pénétré de sagesse, mais il est à lui-même sa propre clarté et sa propre justification, son mérite et sa récompense, son principe et sa fin. L'amour en Dieu n'est pas déterminé par le besoin ou le manque : il ne trouve aucun avantage utilitaire en celui qui en est l'objet, il n'est pas moyen pour obtenir autre chose, pour atteindre une perfection qui ne serait pas déjà possédée. Cet amour est à lui-même sa propre raison d'être. Saint Augustin va jusqu'à dire que cette gratuité et cette sorte d'indépendance de l'amour explique que Dieu soit le vrai maître, le seul maître. Sa transcendance suprême est celle d'un amour qui aime pour aimer, sans tirer aucun avantage de ceux qui sont aimés : “Celui-là est le vrai maître qui ne cherche rien de nous... Il ne cherche rien de nous, il nous a cherchés alors que nous ne le cherchions pas. Une seule brebis était égarée : il l'a trouvée et, joyeux, l'a rapportée sur ses épaules. La brebis était-elle nécessaire au berger et non pas plutôt le berger à la brebis ? ”[VIII, 14] .
Le second trait de la gratuité, c'est que Dieu ne nous donne pas seulement un bien quelconque, mais se donne lui-même. L'Incarnation en est le témoignage. Car cette Incarnation est finalisée par le sacrifice du Christ et par sa mort sur la croix qui est la suprême manifestation de l'amour : il n'est pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu'on aime. Pourquoi en effet le Fils de Dieu s'est-il incarné ? Il s'est fait chair afin de mourir pour nous : « Dieu ne pouvait mourir, la chair pouvait mourir : si donc Dieu est venu dans la chair, c'est pour mourir pour nous » [VI, 13] . Saint Augustin tire même argument de ce fait pour discerner ceux qui vraiment croient à l'Incarnation. Il ne suffit pas en effet de dire : je crois que le fils de Dieu est venu dans la chair. Cette prétendue confession pourrait n'être qu'un vain bruit de parole. C'est aux oeuvres qu'on reconnaît l'authenticité
1. “Il nous a aimés le premier.,. Il nous a aimés pécheurs, mais il a effacé le péché” [VII, 7] ; « Dieu nous a aimés pécheurs » IX, 10] .
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de la foi. Quiconque ne pratique pas la charité, quiconque n'aime pas comme Dieu a aimé en mourant pour nous, celui-là ne croit pas vraiment que Dieu est venu dans la chair, puisqu'il n'a pas la charité et que c'est la charité qui a amené le Fils de Dieu à se faire homme [VI, 13] .
Mais ce n'est pas seulement le Fils, la seconde Personne, qui se donne ainsi à nous. Il ne faut pas être dupe de l'image qui nous ferait voir dans la Rédemption un acte d'amour du Fils fléchissant la colère du Père qui serait en quelque sorte le justicier. L'initiative rédemptrice appartient au Père. L'amour que nous communique le Fils, c'est celui qu'il reçoit du Père . En écho de la parole de saint Jean : « L'amour de Dieu s'est manifesté en ce que Dieu a envoyé son Fils dans le monde, afin que nous vivions par lui », saint Augustin rappelle la parole de saint Paul : « Lui qui n'a pas épargné son Fils, mais l'a livré pour nous tous, comment avec lui ne nous aurait-il pas tout donné ? » [Rom. 8,32] . Commentant ces textes, Augustin explique que l'acte du Père livrant son Fils, l'acte du Fils se livrant pour nous ne sont qu'un seul et même acte qui a pour principe la charité, par opposition à l'acte de Judas qui livre son maître pour de l'argent, « Dieu avait en vue notre salut en nous rachetant; Judas avait en vue l'argent en livrant son maître. Le Fils avait en vue le prix qu'il donnerait pour nous ; Judas avait en vue le prix qu'il recevrait en le vendant » [VII, 7] .
Ce don du Père et du Fils s'achèvent dans le don du Saint-Esprit. La grâce n'est pas un bien que Dieu nous donnerait comme une réalité qui lui serait étrangère. La grâce, c'est l'Esprit, Don de Dieu et Dieu lui-même. Étant la charité substantielle, la communion ineffable du Père et du Fils, cet Esprit qui nous est donné met en nos coeurs la charité : « L'oeuvre du Saint-Esprit dans l'homme, c'est de mettre en lui la dilection et la charité » [VI, 9] . C'est en ce sens que saint Augustin entend le verset de l'Épître aux Romains : « Caritas Dei diffusa est in cordibus nostris per Spiritum sanctum qui datus est nobis» [Rom. 5,5] . Cette «caritas Dei » selon l'exégèse qu'il propose et qui n'est plus celle qui prévaut aujourd'hui, n'est pas l'amour que Dieu a pour nous, mais bien l'amour que nous avons pour Dieu. Quelque discutable que soit cette interprétation, elle montre à l'évidence
[45]
que la présence en nous de la charité est liée au don de l'Esprit. C'est en se donnant à l'homme que Dieu donne à l'homme de l'aimer, de lui rendre amour pour amour. Nous comprenons mieux dès lors le “prior dilexit nos” : « Pourrions-nous aimer Dieu, s'il ne nous aimait le premier ? » [VII, 7] . Dieu n'a pas seulement l'initiative d'un amour auquel l'homme répondrait par un amour dont il serait en quelque sorte le principe suffisant : c'est encore par un amour qu'il reçoit de Dieu que l'homme peut répondre à l'amour que Dieu a pour lui .
Cette remarque nous amène à préciser le dernier trait par lequel se caractérise la gratuité de l'amour de Dieu. Dieu, en nous aimant, nous rend semblables à lui ou du moins tend à nous rendre semblables à lui, si l'acte de liberté laisse le champ libre à la grâce. Nous étions pécheurs et Dieu nous aime alors que nous étions pécheurs, c'est-à-dire alors qu'il n'y avait rien d'aimable en nous, rien qui puisse être en nous objet de complaisance. Cependant ce n'est pas en tant que pécheurs que Dieu nous aime, mais en tant qu'il fait de ces pécheurs ses amis. « Dieu nous a aimés pécheurs... Mais nous a-t-il aimés pécheurs pour que nous demeurions pécheurs ? » [VIII, 10] . Par là nous comprenons le sérieux et la puissance de l'amour de Dieu. Dieu ne nous aime pas en nous abandonnant à notre péché. Ce serait un amour au rabais, à vrai dire indifférence et mépris plutôt qu'amour. Il nous pardonne, mais c'est un pardon qui transforme, qui met en nous par participation cet amour qui en Dieu est originaire. Dieu justifie, non parce qu'il feint de ne pas voir la faute, ni même parce qu'il l'efface en quelque sorte négativement, mais parce qu'en nous communiquant la charité, qui est sa Vie et son Essence, il nous rend semblables à lui *a . « Donavit nobis ut diligeremus eum» [IX, 9] ; « Ipse prior dilexit nos, et donavit nobis diligere » [IX, 10] . Cet amour s'achève donc dans une réciprocité, qui sans doute n'est pas une égalité, mais qui cependant est une communion et une participation.
Pour expliquer cette action divine, la comparaison alléguée par Augustin est celle du sculpteur qui trouve un bois brut dans la forêt. Ce bois, il l'aime, non pas tel quel, mais en vue de l'oeuvre qu'il veut faire, en vue de la statue qu'il
*a ce qui permet de sortir de la dualité [supposée par l’affirmation divine]
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veut sculpter [VIII, 10] . Le dessein de Dieu et la force de son amour peuvent dissocier en nous ce qui est l'effet du péché et ce qui est le terme de son amour créateur et sanctificateur. De même que le médecin aime le malade en combattant la maladie, ainsi Dieu aime le pécheur en le délivrant de son mal.
Ces remarques permettent de mettre en relief ce qui, dans l'homme, est objet de l'amour de Dieu. Ce n'est donc pas le péché. Mais ce ne sont pas non plus les qualités ou les vertus, puisque nous pouvons en être privés sans que Dieu cesse de nous aimer. La prière du Christ pour ses bourreaux en est le témoignage [VII, 3] . L'amour de Dieu est en quelque sorte inconditionné ; il n'est pas limité par les déficits ou les corruptions de l'homme pécheur. Il s'adresse à ce qu'est l'homme, oeuvre de Dieu, lors même qu'il est dégradé, souillé, qu'il semble avoir tout perdu. Ce qui subsiste alors, et que l'amour de Dieu retrouve sous la souillure du péché, c'est ce qu'Augustin appelle la mens, l'image de Dieu créée par lui et par lui rénovée : « Du jour où commence à être une si grande et si merveilleuse nature, l'image peut. être usée au point de n'apparaître presque plus, elle peut être enténébrée et défigurée, elle peut être claire et belle, elle ne cesse pas d'être 1 ». Cette image, c'est l'âme [mens] que Dieu, dès le premier instant de la création, a posée et continue de poser en face de lui comme un esprit capable de répondre à sa connaissance et à son amour par une reconnaissance et un amour, car l'image est « ce par quoi l'âme connaît Dieu ou peut le connaître 2 ». L'amour de Dieu ressaisit ce germe de vie jusque dans la mort du péché ; bien plus, il anticipe sur l'avenir, il voit sous cette corruption ce que l'âme peut devenir, si elle consent à s'abandonner à cette grâce qui la renouvelle 3. La prière du Christ pour ses bourreaux est le témoignage de cet amour et, pourrait-on dire, de cette espérance. En pardonnant, Dieu n'arrache pas seulement l'homme au Péché, il lui donne de lui ressembler toujours et toujours davantage en lui communiquant son propre acte d'aimer.
1. De Trin., XIV. 4,6 et XIV, 8,11 [PL 42,1040 et 1044].
2. ibid., XIV, 8,11 [PL 42,1044] .
3. Ibid., XIV, 16,22 [PL 42,1053] .
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C'est bien la perspective sur laquelle s'achève le huitième Tractatus, dans les dernières lignes duquel saint Augustin s'émerveille de la gratuité de l'amour de Dieu : « Ne soyez pas ingrats envers l'immense grâce de celui qui, ayant un Fils unique, n'a pas voulu qu'il fût seul ; mais pour qu'il ait des frères, il a adopté pour lui des enfants qui, avec lui, puissent posséder la vie éternelle » [VIII, 14] . Ce n'est pas que nous soyons égaux au Verbe de Dieu : nous devenons par grâce ce qu'il est de droit, par nature. Néanmoins, en vertu d'un amour qui est antérieur à toute cause et qu'aucune justification ne peut rejoindre pour lui substituer une explication finie, le Père nous associe à son Fils et nous rend semblables à lui, non seulement en nous aimant, mais en nous communiquant cet amour qui est sa propre vie.
B. La charité dans l'homme
l. La charité vertu théologale. - Quand Augustin parle de la charité de l'homme, il entend à la fois, comme le suggère le texte de saint Matthieu, 22,37-40, l'amour que nous avons pour Dieu et l'amour que nous avons pour le prochain. Mais, remarque-t-il dans le dixième livre du de Trinitate, bien qu'il y ait deux commandements auxquels se rattachent la Loi et les Prophètes - l'amour de Dieu et l'amour du prochain - l'Écriture sainte n'en mentionne souvent qu'un pour les deux, comme s'ils étaient inséparables et s'impliquaient mutuellement 1. Comment faut-il concevoir cette relation entre les deux commandements ?
La réponse à cette question est d'autant plus intéressante qu'elle permet de déceler une évolution dans la pensée d'Augustin. Dans ses premières oeuvres, singulièrement dans le de moribus, l'amour du prochain apparaît comme une sorte d'ascèse qui réduit en nous l'orgueil et l'égoïsme, devenant ainsi “le degré le plus sûr pour s'élever à l'amour de Dieu 2”. « Ces actes par lesquels nous aimons le prochain sont comme le berceau de l'amour de Dieu 3.» L'amour du prochain est
1. De Trin., VIII, 7,10 [FL 42,956-9â7] .
2. De moribus, 1, 26,48 [FL 32,1331] .
3. Ibid., 1, 26,50 [FL 32,1332] .
[48]
donc subordonné à l'amour de Dieu, il est en quelque sorte un moyen de s'y exercer. Mais cet «exercice » est conçu comme une activité morale, dont l'homme est la source et le principe, et qui nous prépare en quelque sorte négativement à l'amour de Dieu, lequel ne nous est donné que par grâce. Il y a donc comme une rupture entre ces deux amours : nous dirions aujourd'hui que l'un est une vertu morale et naturelle, l'autre une vertu théologale et surnaturelle.
“Aux yeux d'Augustin, écrit G. Hultgren, la différence entre l'amour de Dieu et l'amour du prochain réside en ceci que l'amour de Dieu - dans son stade de perfection tout au moins - est l'oeuvre du Saint-Esprit survenue par un mystérieux acte de grâce divine, tandis que l'amour du prochain peut être réalisé par l'homme lui-même et ne s'élève jamais au-dessus de la sphère humaine... Cet amour du prochain est... “humain” non seulement parce qu'il s'agit d'un amour pour les hommes mais aussi parce qu'il est un acte propre de l'homme, de même que la charité de Dieu est “divine” non seulement parce qu'il s'agit d'un amour pour Dieu, mais aussi parce que cette charité émane sous sa forme parfaite directement de Dieu”
Dans le commentaire de l'Épître au contraire, de même que dans les oeuvres qui en sont contemporaines, comme le huitième livre du de Trinitate et le dix-septième Tractatus de l'in Joannem, les perspectives sont tout autres. Sans doute Augustin continue de voir dans la charité fraternelle une purification progressive qui nous prépare à voir et à aimer Dieu, mais il n'y a plus discontinuité ni rupture entre les deux amours : l'un et l'autre viennent de la même source , l'un et l'autre ont pour sujet premier Dieu lui-même qui donne à l'homme d'aimer son frère comme il lui donne de répondre à son amour. Les raisons de l'évolution d'Augustin sont sans doute complexes, mais la méditation de l'Épître semble avoir été décisive. Car chaque fois qu'il s'efforce de montrer comment l'amour de Dieu est impliqué dans l'amour fraternel, Augustin, plus ou moins directement, fait allusion au Verset de l'Épître : « Celui qui n'aime pas son frère qu'il voit ne saurait aimer Dieu qu'il ne voit pas » [I Jn 4,20] .
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Ce texte amorce un double schème de développement : d'une part la connaissance de Dieu, d'autre part l'amour de Dieu sont enveloppés dans la charité fraternelle.
a] A vrai dire le verset cité ne parle pas de connaissance de Dieu. Mais il suffit de le rapprocher de cet autre verset : « Celui qui n'aime pas n'a pas connu Dieu, car Dieu est amour « [I Jn, 4,8] , pour s'expliquer le raisonnement d'Augustin. Aimer son frère, c'est nécessairement connaître, par une sorte d'expérience intérieure, l'amour par lequel on aime 1. Mais quel est cet amour ? Est-ce un sentiment, un mouvement naturel que l'homme tirerait de son propre fonds ? Non pas ! car cet amour n'est ni assez stable ni assez large pour s'étendre à tous nos frères. Nous verrons, en effet, que la charité fraternelle englobe l'amour des ennemis et s'adresse, dans l'homme, à ce qu'il y a de plus intérieur et de plus caché, au-delà des qualités et des dons naturels. Cet amour vient de Dieu, bien plus, cet amour est Dieu même, puisque Dieu est amour. Pour que nous aimions ainsi, sans limites et sans défaillance, il faut que Dieu nous fasse participer à sa propre vie . Dieu est donc connu par sa présence immanente à l'acte d'aimer, « mieux connu [que le frère qui est aimé] , parce que plus présent ; mieux connu, parce que plus intérieur ; mieux connu, parce que plus certain 2 «. Sans doute n'est-ce pas là une connaissance de type objectif ou empiriste : Dieu est connu comme l'amour qui nous fait aimer notre frère, comme la source vivante et immédiate de l'acte posé par celui qui aime. Cette connaissance toutefois n'est pas conclue, elle est éprouvée, expérimentée, saisie comme une présence intérieure , même si elle reste obscure et si la foi seule nous permet de donner à cet Amour son vrai nom. Dieu transforme le connaissant en le faisant participer à son propre acte d'aimer, et il est connu non pas tant comme objet de connaissance que comme sujet “plus intérieur à nous-mêmes que nous-mêmes” de l'acte que nous posons. Augustin est donc en droit de conclure : « Si tu aimes ton frère que tu vois, par le fait même [simul] tu verras aussi
1. in Joan., XVII, 8
2. De Trin., VIII, 8,12 [PL 42,957] .
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Dieu, car tu verras la charité et Dieu habite en elle » [V, 7] ; « Qui a la dilection voit Dieu, car Dieu est dilection » [ IX, 10] .
On s'explique alors que cet amour soit purificateur. Il ne s'agit plus, comme dans le de moribus, d'une ascèse naturelle, d'un exercice négatif, grâce auquel l'homme s'habituerait à vaincre en soi l'égoïsme et réduirait ainsi en lui les obstacles qui l'empêchent d'aimer Dieu. Il s'agit d'une invasion transformante de Dieu en nous , d'une présence active par laquelle Dieu, dès ici-bas, nous rend semblables à lui en nous initiant à son propre acte d'aimer et nous prépare à la vision face à face. Cette connaissance est encore obscure, elle est susceptible de progrès, car la charité n'est pas parfaite en nous. Mais elle est de même nature que la vision béatifique, puisque Dieu est la source de cet acte qui dépasse nos forces naturelles. Elle lui est homogène, comme la grâce est homogène à la gloire, car, même dans l'au-delà, l'homme ne verra Dieu qu'en participant à son acte d'aimer . Dieu n'est pas comme un objet qui apparaît dans un lieu où il n'était pas et qui commencerait alors à être connu. Non. La connaissance de Dieu est liée à la purification et à la transformation du connaissant et la vision sera parfaite quand la ressemblance de l'âme avec Dieu, par la croissance en elle de la charité, sera devenue parfaite [IV, 6] . Voilà pourquoi les méchants ne pourront le voir. Au jugement, ils verront le Christ, mais en sa condition de serviteur, non en sa condition de Dieu : « Christum in forma Dei, Verbum Dei, Unicum Patri, non possunt videre mali » [IV, 5] .
b] Le schème de réflexion par lequel Augustin prouve que l'amour de Dieu - je veux dire l'amour que nous avons pour Dieu - est impliqué dans la charité fraternelle reproduit le même mouvement de pensée. « Quoi donc! qui aime son frère aime Dieu ? Nécessairement il aime Dieu, nécessairement il aime l'amour même. Peut-il aimer son frère sans aimer l'amour ? Nécessairement il aime l'amour. Mais quoi! du fait qu'il aime l'amour, s'ensuit-il qu'il aime Dieu? Oui, bien sûr. En aimant l'amour, il aime Dieu... Si Dieu est amour, quiconque aime l'amour aime Dieu » [IX, 10] .
Le point d'appui de ce raisonnement peut paraître étrange. Qu'est-ce donc que cet «amour de l'amour « qu'Augustin semble admettre comme une expérience évidente, primitive,
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et qui se passe d'explication ? Nous référant aux analyses des VIIIe et IXe livres du de Trinitate, nous croyons pouvoir dire que cet ‘“amour de l'amour” est la transposition, dans le contexte d'une pensée chrétienne, de la théorie platonicienne et plotinienne selon laquelle l'amour du Bien absolu est impliqué en toute connaissance et en tout vouloir humains. Mais tandis que Plotin nie que ce Bien absolu, à supposer même qu'il le considère comme un Être personnel, puisse connaître ou aimer les êtres qui procèdent de lui, la Révélation chrétienne identifie au contraire le Dieu Créateur avec l'Amour subsistant 1. L'amour du Bien devient alors « l'amour de l'Amour ». Par là sont assurés la distinction, en même temps que la relation, de l'Amour absolu en Dieu et de l'amour participé dans l'homme : l'homme ne peut aimer vraiment, au sens spirituel du terme, qu'en se rapportant à ce Bien idéal qui est en même temps norme et Acte d'amour parfait. En effet, tout amour vrai pour un autre homme, qu'il soit juste 2 ou pécheur 3, est mesuré par cet Amour absolu auquel nous nous référons. Mais cet Amour absolu, qui vaut par lui-même et que nous aimons pour lui-même, ne peut être connu et saisi que dans l'acte même par lequel nous y adhérons : on ne démontrera jamais, par raisons purement spéculatives, que la charité est préférable à l'égoïsme. C'est donc que l'amour de l'Amour est impliqué dans l'amour que nous avons pour notre frère.
Nous comprenons dès lors comment la charité fraternelle, bien qu'elle ait pour objet un autre homme, nous unit à Dieu. Puisque Dieu n'est pas seulement perfection suprême, mais Amour subsistant, il est le sujet premier et la source de cet amour que nous avons pour notre frère. L'immanence de l'amour de Dieu dans l'amour humain, c'est sa transcendance même *b, c'est-à-dire le pouvoir que Dieu a, sans rien perdre de sa perfection, de nous communiquer son propre acte d'aimer, non pas une fois pour toutes, mais à chaque instant et progressivement. « Tu as commencé à aimer ? Dieu a com-
l. Sur le passage de la Forme idéale du Bien à l'Amour, cf. de Trin., VI II, 6,9 à VIII, 8,12 [PL 42, 953-959] .
2. De Trin., VIII, 8,12 [PL 42,9â7-958] .
3, Ibid., IX, 6,11 [PL 42,966-967] .
*b il s’agit de rendre compte de la grâce : tout tourne autour de l’expérience intérieure d’être un canal par où passe l’amour; dans une vision duelle on conserve ‘Dieu’ - dans une vision moniste on utilisera les termes ‘énergie’ etc. Mais peu importe puisque ces distinctions concernent la dénomination de l’indicible.
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INTRODUCTION
?mencé d'habiter en toi : aime celui qui a commencé d'habiter en toi afin qu'il te rende parfait en habitant plus parfaitement en toi » [VIII, 12] . Dieu habite en nous, mais il est plus juste de dire que nous habitons en lui en demeurant dans la charité, puisque la charité, c'est Dieu même : « Jean nous dit comment chacun fait l'épreuve des progrès que la charité a faits en lui ou plutôt des progrès qu'il a fait dans la charité. Car si la charité est Dieu et si en Dieu il n'y a ni progrès, ni déclin, on ne saurait dire que la charité progresse en toi que parce que tu progresses en elle » [IX, 2] . L'homme n'imite pas Dieu de l'extérieur, comme on copie un modèle. Il l'imite, parce qu'il reçoit de lui l'impulsion qui le pousse à aimer.
Tirons au clair toutes les conséquences de cette doctrine. L'homme veut aimer Dieu. Mais il ne peut l'aimer qu'avec un amour qu'il reçoit de lui : or cet amour qu'il reçoit de Dieu, gratuit comme celui de Dieu, c'est l'amour de ses frères. Dieu ne peut être objet d'amour que parce qu’il en est la source : répondre à son amour, c'est nous laisser envahir par lui, aimer avec lui et comme lui. Tel est le sens de la triple protestation d'amour de saint Pierre après la Résurrection : il aime le Seigneur, il devra donc paître les brebis du Seigneur, donner sa vie pour elles. « Il aime le Seigneur. Que va-t-il donner au Seigneur ? Ce n'est pas sans trouble que le Psalmiste, lui aussi, se demandait dans le Psaume ; Que rendrai-je au Seigneur pour tout ce qu'il m'a donné. En parlant ainsi, le Psalmiste montre qu'il avait conscience de tout ce qu'il avait reçu de Dieu. Il cherchait que donner au Seigneur et ne trouvait pas... Et que trouve-t-il à lui donner en retour ? Ce que, mes frères, il avait reçu de lui. Voilà ce qu'il trouve à donner : Je prendrai le calice du salut et j'invoquerai le nom du Seigneur... Or, recevoir le calice du salut et invoquer le nom du Seigneur, c'est être comblé de charité, et l'être de telle sorte que non seulement on ne haïsse pas son frère, mais qu'on soit prêt à mourir pour lui » [V, 5] , La charité fraternelle est donc la réponse à l'amour que Dieu a pour nous . En aimant comme Dieu et avec Dieu, nous l'aimons lui-même.
Nous comprenons mieux alors la formule : « Dieu nous a aimés le Premier et il nous a donné de l'aimer » [IX, 9] . On a
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parfois reproché à Augustin son « eudémonisme » : on lui a fait grief de contaminer la notion platonicienne d'amour-désir avec la notion chrétienne d'amour-charité. Mais le problème n'est pas si simple. Remarquons d'abord que si Dieu est la fin de l'homme et si cette ordination de l'homme vers sa fin se traduit psychologiquement sous forme de désir, de besoin, d'insatisfaction, c'est une conséquence de notre situation de créatures. Nous avons à devenir ce que nous ne sommes pas encore . Dieu seul se suffit à lui-même, l'homme ne trouve son équilibre et sa suffisance qu'en Dieu. Ce désir est donc l'envers d'une intention divine, le sceau de Dieu sur son oeuvre, le témoin d'une vocation dont Dieu a l'initiative. Mais de plus, dans le mouvement même par lequel l'homme répond à cette vocation, le sens de ce désir se trouve en quelque sorte inversé. Ce n'est pas l'homme qui convoite Dieu par un désir qui serait égoïste, c'est Dieu qui transforme progressivement une aspiration dont il est la source en même temps que l'objet. L'homme commence à être heureux, parce qu'il commence à devenir semblable à Dieu en aimant comme lui, gratuitement . Il sera complètement heureux, quand la ressemblance sera parfaite, parce qu'il surabondera de charité. Si l'on objecte que c'est encore sa béatitude que l'homme cherche par cette progressive assimilation, on joue sur les mots. L'amour ne peut être que béatifiant. Mais il l'est précisément dans la mesure où il est purifié de tout égoïsme, de tout retour sur soi , l'homme ne pouvant et ne devant s'aimer lui-même que par le détour de l'amour que Dieu a pour lui et de celui qu'il a pour ses frères. « Talis est quisque, qualis ejus dilectio est » [II, 14] .
2. Amour naturel et charité. - Puisque la charité est participation à l'acte de Dieu, comme nous venons de le montrer, il est clair que l'authentique charité ne peut être qu'une vertu surnaturelle, théologale, et qu'il ne saurait y avoir de charité purement naturelle. Il semblerait donc qu'il n'y ait pas de milieu entre le vrai et le faux amour, entre la charité et la convoitise. C'est bien ce que semblent suggérer certains textes d'Augustin «Caritatem voco motum animi ad fruendum Deo propter seipsum, et se atque proximo propter Deum ; cupiditatem autem motum animi
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ad fruendum m et proxiino et quolibet corpore non propter Deum 1. « Une question se pose pourtant. Entre la charité et la convoitise, il semble qu'il y ait place pour un amour naturel, légitime et bon, qui sort du fond de l'homme et qui lui est donné avec son être et sa conscience. Bien que la question ne soit pas posée explicitement dans le commentaire de l'Épître, elle l'est indirectement du fait que saint Augustin admet que l'amour cst une force déjà à l'oeuvre dans le monde animal : il donne comme exemple de la gratuité de la charité l'amour des vaches pour leurs petits [IX, 1] . Sans doute, il note aussitôt que, chez les animaux privés de raison, cctte « charité » est charnelle et naturelle, non spirituelle. Mais qu'advient-il lorsque cet amour naturel se trouve dans l'homme, amour conjugal, amour paternel, maternel, filial, compagnonnage ou amitié ? Cet amour n'est pas toujours convoitise, et cependant nous ne pouvons d'emblée le qualifier de charité. Augustin le reconnaît lui-même dans un texte des Tractatus in Joannem. Il note que le commandement nouveau donné par le Seigneur nous prescrit un amour qu'il faut soigneusement distinguer de l'affection naturelle, « car les maris et les épouses, les parents et leurs enfants, et tous ceux qui sont unis par les liens de l'amitié humaine, s'aiment d'un amour mutuel 2 ». Cet amour n'est pas coupable ni criminel ; il est bon, mais n'est pas encore l'amour que recommande le Seigneur, lorsqu'il demande à ses Apôtres de s'aimer entre eux comme il les a aimés. Pourtant, dans le de Trinitate, Augustin semble ne pas laisser de place à cet amour bon, qui, sans être convoitise, n'est pas encore vraie charité : « Ea quippe dilectio dicenda est, quae vera est ; alioquin cupiditas est 3 .» Dès lors, comment concevoir cet amour naturel ? Faut-il admettre une sorte de continuité et de gradation qui nous ferait insensiblement passer de cet amour à la charité qui est le propre de l'âme sanctifiée ? Ou faut-il admettre qu'il y a entre l'amour naturel et la charité discontinuité et rupture ?
1. De doctrin, christ., III, 10,16 [PL 3.t,72] .
2. in Joan., LXV, 1 [PL 35,1808] .
3. De Trin., "iII, 7,10 [PL 42,956] .
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La question que nous posons ne peut être résolue que si nous nous plaçons dans des perspectives augustiniennes. Augustin n'entend pas le mot “nature” au sens où nous l'entendons aujourd'hui : comme un ordre se suffisant à lui-même, une fois l'homme créé,et pouvant être considéré indépendamment de la fin à laquelle l'homme est appelé par la grâce de Dieu. Dans la perspective très concrète où il se place, Augustin envisage l'homme tel qu'il est en fait sorti des mains de Dieu, ordonné par une intention gratuite de Dieu à la vision béatifique et à une vie de fils de Dieu dès l'instant de sa création. La nature n'est donc pas un ordre dont il s'efforce de déterminer les caractères, abstraction faite de cette relation à la fin dernière surnaturelle : elle lui apparaît plutôt comme le premier moment où l'homme est donné à lui-même pour se parfaire par un mouvement de liberté qui répond à une grâce prévenante. Voilà pourquoi, au terme, il n'y a pas de milieu entre un amour perverti [cupidilas] et un amour pleinement spirituel [carilas] : il ne peut y avoir que convoitise ou charité. Mais si, au lieu de nous placer au terme, nous nous plaçons dans la perspective du devenir spirituel, il est alors évident que l'amour naturel, qui nous porte à aimer autrui et qui est constitutif de la conscience en tant que telle, est comme le premier moment, le point de départ d'une vie qui doit tendre à quelque chose de plus parfait. Amour bon, mais qui n'est bon que parce qu'il est appelé à devenir meilleur.
Il y a donc continuité et rupture à la fois. Continuité, puisque cet amour naturel, sans lequel la conscience ne serait plus elle-même, est comme le point d'insertion de la grâce dans la nature, le premier moment d'un devenir spirituel qui doit aboutir à la charité parfaite. Mais il y a rupture, car cet amour ne devient pas charité par une sorte de développement spontané comme la graine devient fleur, mais par une grâce qui vient à la rencontre de l'homme et lui permet d'aimer ses frères comme Dieu les aime. De là cet aspect de nouveauté radicale qui caractérise le commandement du Christ. « Je vous donne un commandement nouveau, c'est à-dire de vous aimer les uns les autres, non pas comme s'aiment.., ceux qui s'aiment parce qu'ils ont même nature, mais comme ceux qui s'aiment mutuellement parce qu'ils sont
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dieux et fils du Très-Haut, pour devenir ainsi les frères du Fils unique de Dieu, en s'aimant mutuellement du même amour qu'il a eu pour eux et qui le porte à les conduire à cette fin bienheureuse où il rassasiera leurs désirs dans l'abondance de tous les biens 1. » Cet amour est donc surnaturel dans son origine et eschatologique dans sa fin : non qu'il n'ait à s'exercer dès maintenant, mais il vise en autrui cette ressemblance avec Dieu qui est un effet de la grâce et ne sera parfaite que dans l'au-delà.
La rupture entre amour naturel et charité est aggravée du fait du péché. Dans l'état d'innocence l'amour naturel était informé par la grâce. Mais, à la suite du péché d'Adam, au lieu de rester ouvert à la grâce qui l'élargirait en le transformant, il tend à se refermer sur lui-même, à se fixer dans un égoïsme individuel ou collectif, celui de la chair ou celui du groupe. L'attitude des donatistes en est une preuve. Leur amour se limite à certain secteur, à certains pays, à certaines fractions : ils n'aiment les uns qu'en haïssant les autres. Ils n'ont pas compris le commandement nouveau. Ils n'ont pas la charité.
3. Les caractères de l'authentique charité. - Nous sommes par là même invités à rechercher à quels signes on reconnaît l'authentique charité. La réponse est claire : puisque la charité consiste à aimer les autres comme Dieu les aime, la charité chrétienne se distinguera par les deux traits qui caractérisent l'amour de Dieu et qui nous sont révélés dans la mort du Christ sur la Croix : l'universalité et la gratuité, deux aspects inséparables d'une même attitude fondamentale.
a] L'universalité. - Le Christ est mort pour tous. Il est victime de propitiation non seulement pour nos péchés, mais pour ceux du monde entier [1, 8] . La charité est, par son essence même, universelle.
Le schisme de Donat explique l'insistance avec laquelle Augustin met en relief la corrélation entre charité et universalité. Ce qu’il reproche aux donatistes, ce sont moins leurs
1. in Joan., LXV, 1 [PL 35,1808] .
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violences ou leurs erreurs que leur prétention de réduire l'Église à leur secte africaine. [...]
Non seulement la charité du Christ englobe tous les hommes, mais elle les unit, elle les transforme, elle les rend capables de s'aimer les uns les autres de ce même amour sans limite, L'Église ne s'étend progressivement à tous les peuples que parce que cette charité atteint l'homme au plus profond de lui-même, le rénove, l'envahit. Voilà pourquoi l'Église est catholique dès sa naissance. Elle l'est à Jérusalem, le jour de la Pentecôte, alors qu'elle ne compte qu'une poignée de fidèles, ces cent vingt hommes sur lesquels est venu l'Esprit.
Le don des langues préfigure que les peuples de toutes langues sont appelés à la foi. Mais ce ne sont pas les peuples de toutes langues qui se sont réunis par une démarche spontanée, c'est le don du Christ, la charité universelle du Christ, qui est venu à tous les peuples. Il a posé sa tente sous le soleil, dit le Psaume. Sa tente, c'est-à-dire cette chair qu'il
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a prise afin de pouvoir mourir pour tous les hommes ; sa tente, c'est-à-dire l'Église.
Tel est bien le fond de l'argumentation contre les donatistes : on ne peut vraiment croire à l'Incarnation, si on divise l'Église, si l'on n'a pas l'universalisme de la charité.Les donatistes [...]
L'intériorité du véritable amour coïncide donc avec la plénitude de l'universalité : « In unitate caritatis est fraterna dilectio [1, 12] ”. Au début de l'Église, le don du Saint-Esprit dans le baptême se manifestait par des charismes et des prodiges. Ce n'étaient que des signes. Ils sont passés. Mais ce qui demeure, ce qui est inséparable de la grâce du Sacrement, c'est cette charité universelle communiquée par l'Esprit. Que le chrétien, même s'il est à l'intérieur de l'Église,
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s'interroge sur l'authenticité de son amour. « Qu'il voie s'il y a dans son coeur cet amour de la paix et de l'unité, cet amour de l'Église répandue sur toute la terre » [VI, 1o] . Cet amour ne doit pas se limiter aux frères qui sont auprès de lui, il doit s'étendre à toute l'Église, aux frères inconnus qu'il ne voit pas, mais auxquels il est rattaché par l'unité de l'Esprit. Il en est comme des yeux du corps : ils ne se voient pas, mais ils sont unis par cette sympathie qui lie entre eux les membres du corps. Ils se fixent sur le même objet, bien qu'à partir de points différents. De même tous les chrétiens ne font qu'un, s'aiment sans s'être jamais vus, parce qu'ils sont éclairés par la même lumière de vérité, envahis par la même charité [VI, 10] .
Il semblerait dès lors que cet amour doive s'arrêter aux frontières de l'Église visible. C'est ce que paraît insinuer saint Jean, puisque, tout au long de son Épître, il ne parle que de l'amour fraternel. Mais le jour même où Augustin devait commenter le verset de l'Épître « si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous, et sa dilection est parfaite en nous », on avait lu le passage du Sermon sur la Montagne où il est dit : « Si vous n'aimez que ceux qui vous aiment, quelle récompense méritez-vous ? Les publicains n'en font-ils pas autant ? » Jean met la perfection de la charité dans l'amour fraternel, le Seigneur la met dans l'amour des ennemis. Y a-t-il contradiction entre l'enseignement du disciple et celui du Maître [VIII, 4] ?
La réponse d'Augustin retient d'autant plus l'attention que d'abord elle déconcerte. Il ne s'efforce pas de montrer que l'amour fraternel est une première étape qui mène à l'amour des ennemis. Il n'essaie pas de résoudre la contradiction en expliquant que saint Jean s'adresse à une communauté chrétienne, que son premier souci est d'en assurer la cohésion et l'unité, qu'on ne peut donc lui faire grief lie n'avoir pas parlé de l'amour des ennemis. Non, le disciple donne le même enseignement que le Maître. Il prescrit l'amour des ennemis, du seul fait qu'il parle de l'amour fraternel. C'est un seul et même amour : « En aimant des en-
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nemis, ce sont des frères que vous aimez » [VIII, 10] , Il n'y a qu'une charité : son ampleur est infinie, parce qu'elle s'alimente à la charité divine et qu'elle atteint dans l'homme ce qui peut toujours être objet d'amour.
Une interrogation toute simple met en branle cet étonnant mouvement de pensée. Qu'est-ce qu'aimer son frère ? Est-ce lui souhaiter la santé, la richesse, un heureux mariage, des enfants ? Peut-être, mais ces biens sont temporels, instables, précaires, parfois dangereux. Le véritable amour voit plus profond. Il vise la participation à la même vie divine, l'ordination à la même vie éternelle. Quels que soient les liens du sang, de l'amitié, voire des vertus, cette fraternité est fondée en définitive sur cette commune vocation des hommes, de tous les hommes, à devenir des fils de Dieu . Mais qui ne voit que cette filiation divine ne précède pas l'amour, elle le suit, elle en est un effet. Dieu nous a aimés alors que nous n'avions rien d'aimable, alors que nous étions pécheurs. Sous la gangue du péché, il a retrouvé l'image qu'il avait créée, ce qui en nous est capable de lui rendre connaissance pour connaissance et amour pour amour. Cette capacité, elle était en nous avant que nous fussions justifiés ; elle subsiste, latente, en ceux qui aujourd'hui sont nos ennemis et qui demain peuvent devenir nos frères. L'amour ne constate pas, il anticipe, il mesure l'homme à l'intention que Dieu a eu en le créant, au prix auquel Dieu l'a estimé en le rachetant : ainsi l'artisan voit dans le bois brut l'oeuvre qu'il veut faire . Le Christ a aimé ses persécuteurs, non pour qu'ils demeurent ses persécuteurs, mais pour qu'ils deviennent ses amis. « D'ennemis qu'ils étaient, il a daigné faire d'eux ses frères, et en vérité c'est bien ce qu'il a fait » [VIII, 10] . Donc, quand saint Jean nous recommande d'aimer nos frères et quand le Christ nous prescrit d'aimer nos ennemis, c'est en réalité un seul et même enseignement, puisqu'en aimant un ennemi, c'est un frère que nous aimons.
On dira que nous aimons alors non ce qu'est notre frère, mais ce que nous voulons qu'il soit : nous ne l'aimons plus alors pour lui-même, tel qu'il est. Mais cette objection procède d'une illusion, qui nous fait croire que les hommes ont un être et une valeur indépendants de l'acte créateur . Comme si, avant même que Dieu nous sauve, nous étions quelque
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chose, des êtres dont Dieu devrait en quelque sorte constater l'existence avant de leur octroyer ses dons *c ! I Mais l'homme tient tout son être de l'acte par lequel Dieu le crée et toute sa valeur de la vocation à laquelle Dieu l'appelle. Il n'est pas avant d'être aimé, il est parce qu'il est aimé. Nous sommes parfois tentés de croire que ce qui donne accès à l'ultime vérité sur l'homme, c'est un pessimisme lucide qui ne voit en lui que néant et pourriture. Cela n'est vrai que dans la mesure où l'on sépare l'homme de Dieu et où on l'identifie à son péché . Quelque profondément que l'homme soit enfoncé dans le mal, la charité du Christ nous révèle qu'il n'est pas ce mal dans lequel il s'est enveloppé et avec lequel il fait corps.
Ce qui subsiste alors, c'est cette âme immortelle qu'Augustin appelle image de Dieu et qui demeure sous la souillure du péché, obscurcie, enténébrée, mais capable d'être rénovée par l'amour. Séparer l'homme du mal qu'il a commis et continue à commettre, c'est le rendre à lui-même, c'est le découvrir tel que Dieu a voulu qu'il soit, c'est reconnaître dans l'ennemi un frère. Le médecin qui, en combattant la fièvre, s'attire les injures et les coups du malade, ne hait pas le malade, mais la fièvre [VIII, 11] . De même le chrétien qui souffre persécution de son ennemi ne hait pas l'homme, mais le péché. Son intransigeance en face du péché mesure la fidélité de son amour à l'égard du pécheur. « Tu vois ce que l'homme a fait contre toi, et tu vois dans l'homme ce qui a été fait par Dieu. Ce qu'il est, en tant qu'homme, c'est l'oeuvre de Dieu ; la haine qu'il te porte, c'est son oeuvre à lui ; l'envie qu'il te porte, c'est son oeuvre à lui... Tu n'aimes pas en lui ce qu'il est, mais ce que tu veux qu'il soit. Donc en aimant un ennemi, c'est un frère que tu aimes” [VIII, 10] . Même en face de l'injustice et de la haine, l'amour subsiste intact, incorruptible, parce qu'il est pur et qu'il atteint dans le pécheur ce qui reste capable de redevenir pur : l'oeuvre de Dieu.
Il est vrai que nous ne parvenons pas d'emblée à la perfection de cet amour des ennemis. Il y a comme un dynamisme lie la vie spirituelle qui étend progressivement l'amour des frères jusqu'à l'amour des ennemis. Ainsi le feu commence par gagner ce qui est tout près pour s'étendre au loin. « Ton
*c croyance naïve dans “l’âme” individuelle
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frère t'est plus proche que n'importe quel homme. A son tour, un homme que tu ne connais pas, mais qui ne t'est pas hostile, te touche de plus près qu'un ennemi qui, lui, t'est hostile. Étends ta dilection à tes proches, mais n'appelle pas cela étendre. Car c'est presque toi que tu aimes, en aimant ceux qui te touchent de près. Étends-là aux inconnus qui ne t'ont fait aucun mal. Va encore au-delà : jusqu'à aimer tes ennemis. Cela, il n'est pas douteux que Dieu le commande » [VIII, 4] . Dans ce progrès il y a donc des étapes, mais il n'y a pas discontinuité : la charité, si elle est authentique, doit aller jusqu'à l'amour des ennemis. Cet amour sera le signe et la garantie de la qualité spirituelle de l'amour que nous portons à nos frères les plus proches.
b] La gratuité. - L'amour des ennemis est le triomphe de la gratuité. En fait, c'est à partir de cette gratuité et de l'humilité qu'elle suppose que, dans ce Tractatus VIII, Augustin amène ses auditeurs à comprendre cette exigence chrétienne, toujours scandaleuse à la nature, de l'amour des ennemis.
Il part, cette fois encore, d'une évidence presque banale, < Tout amour, même charnel », dit-il, « suppose une certaine bienveillance à l'égard de ceux qu'on aime » [VIII, 5] . Ne donne-t-il pas comme exemple de cette gratuité l'amour des vaches pour leurs petits [IX, 1] ou des oiseaux pour leur couvée 1 ? Nul n'aime en effet une personne comme un gourmet aime les grives. Il aime les grives pour les manger et les détruire, faire qu'elles ne soient plus. On aime une personne pour qu'elle subsiste, pour qu'elle demeure. L'amitié nous porte même à enrichir de nos biens ceux que nous aimons. Elle donne du pain à celui qui a faim, vêt celui qui est sans vêtements, ensevelit les morts, apaise les désaccords. Si pourtant ceux que nous aimons sont à l'abri du besoin, l'amour s'anéantira-t-il du fait que nous n'aurons plus à donner ? Nullement, et précisément parce qu'il est bienveillant : « La seule bienveillance suffit à celui qui aime » [VIII, 5] .
La bienveillance est donc l'essentiel de l'amour. Mais il faut
1. « Le passereau ne dit pas : si je nourris mes petits, c'est pour qu'ils m'assistent quand je serai mieux... Il aime gratuitement, il nourrit gratuitement » Serm. XC, 10 [PL 38,566] .
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passer de cette bienveillance naturelle à la pure gratuité de la charité. Augustin y parvient par une impitoyable critique, qui est comme le moment négatif de cette prise de conscience de la gratuité spirituelle. Il s'interroge sur les motifs qui inspirent nos actes de bienfaisance, il se demande si la source en est toujours bien claire, si cette apparente générosité ne relève pas d'un orgueil très subtil et très caché qui se dissimule sous les apparences de la charité. Il dénonce une illusion qui échappe au premier regard : faire de la misère d'autrui l'occasion d'une secrète complaisance en soi. Il n'est pas question ici de cette vanité banale, de cette ostentation voyante, qui est désir de briller aux yeux des autres, mais d'une recherche plus déguisée, d'une volonté de se faire valoir à ses propres yeux, d'une affirmation de sa propre supériorité par le détour d'une comparaison non formulée entre la générosité de celui qui donne et l'infériorité de celui qui reçoit : « En rendant service au malheureux, peut-être désires-tu t'élever en face de lui et veux-tu qu'il soit ton obligé, lui qui est à l'origine de ton bienfait » [VIII, 5] . Sous une forme voilée, nous retrouvons l'attitude, aujourd'hui si souvent décrite, du maître qui a besoin de poser l'esclave en face de soi pour se prouver sa propre excellence : il ne s'agit pas toutefois d'une domination physique, brutale, grossière, mais d'un asservissement moral d'autant plus humiliant pour l'autre qu'il nie sa valeur d'homme, d'autant plus révoltant qu'il se déguise sous l'apparence de l'amour. On donne, mais on se complaît dans l'infériorité, dans l'abaissement, dans les déficiences de celui auquel on donne, parce que, par contraste, on a le sentiment d'avoir ce qu'il n'a pas, d'être ce qu'il n'est pas. Illusion redoutable, parce qu'elle s'étend à des domaines où l'apparence de supériorité frauduleusement acquise est plus spirituelle, plus intérieure. C'est une forme d'orgueil assez grossière de se savoir riche en face du pauvre ; c'en est une plus élégante et plus raffinée de se sentir maître en face de disciples dont on souhaite qu'ils restent d'éternels disciples : « Toi, tu sembles le maître ; lui, le disciple ; tu lui es donc supérieur, puisque tu es son maître ; lui, il t'est inférieur, puisqu'il est ton disciple... Or, si tu veux toujours l'avoir pour disciple, tu seras un maître envieux. Si tu es un maître envieux, comment seras-tu un maître?
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Je t'en prie, ne va pas lui enseigner ta propre envie » [VIII, 8] .
Ce qui empêche l'amour d'être gratuit, c'est donc cet orgueil qui est le reliquat du premier péché, cette volonté de suffisance qui est indissolublement désir d'être supérieur aux autres et prétention de se mettre à la place de Dieu. Le remède, comme le mal, est double : le véritable amour voudra trouver dans l'autre homme un égal, en Dieu le Maître infiniment parfait dont il dépend et qu'il adore. “Opta aequalem, ut ambo sub uno sitis cui nihil praestari potest [V II,15] .”
« Opta aequalem » : souhaite qu'il soit ton égal. Plus loin encore Augustin reprend la même formule : « Debes velle omnes homines aequales tibi esse » [VIII, 8] . Nous retrouvons alors ce que nous disions précédemment à propos de l'amour des ennemis. Le fondement de l'égalité entre les hommes, c'est le don qu'ils ont tous reçu d'être à l'image de Dieu. Et en quoi l'homme est-il à l'image de Dieu ? « En son intelligence, en son esprit, dans l'homme intérieur..., en ce qu'il sait par qui il a été fait, en ce qu'il peut connaître son Créateur, louer son Créateur » [VIII, 6] . C'est cette égalité que l'amour sait ressaisir en tout homme en dépit de toutes les misères et de toutes les déficiences, physiques ou morales. Ce n'est plus alors dans les faiblesses ou les défauts de son frère que l'homme se complaît, mais dans ce qu'il a de plus intérieur, dans ce qui fait son être et mesure sa grandeur, cette capacité de connaître et d'aimer Dieu. Parce que cette capacité est inaliénable, l'amour ne peut être éphémère. Quelles que soient alors les qualités naturelles ou spirituelles que nous pourrons avoir, nous ne songerons plus à nous préférer à qui que ce soit. La charité ne compare pas ; elle n'est pas retour sur soi, mais oubli de soi, mouvement vers l'autre. Elle n'est pas jalouse, elle n'envie pas les qualités des autres, elle ne s'enorgueillit pas à l'occasion de leurs déficits. Si elle voit le bien, elle se réjouit ; si elle voit le mal, elle attend, elle espère, elle prie [IX, 3] . Elle est patiente, elle est humble, elle ne se donne pas en spectacle. Elle est pourtant lumière qui illumine les coeurs : de même qu'elle nourrit celui qui a faim de pain, elle nourrit celui qui a faim de justice ; mais sa transparence est telle qu'elle n'arrête pas à soi la louange, elle la fait remonter jusqu'à Dieu [VIII, 7] .
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Tel est le second et peut-être le plus profond aspect de la gratuité de l'amour : sa dépendance de Dieu. L'orgueilleux se fait centre, il convoite la place qu'occupe Dieu. Dans cette prétention il y a une double idolâtrie : non seulement l'orgueilleux veut s'égaler à Dieu, mais il transporte en Dieu son propre orgueil. La toute-puissance de Dieu, sa transcendance, son indépendance, c'est la perfection de sa sainteté et de sa charité. Dieu est le Maître, mais il est le Maître parce qu'il est Amour gratuit. Sa joie, c'est de communiquer ses perfections, sa vie, son amour : « Ayant un Fils unique, il n'a pas voulu qu'il fût seul ; mais, pour qu'il ait des frères, il a adopté des enfants qui, avec lui, puissent posséder la vie éternelle » [VIII, 14] . Au lieu de vouloir imiter Dieu en se substituant à lui, que l'homme cherche à lui ressembler en recevant de lui l'amour qu'il porte à ses frères : « Ex illo similis illius 1 ! » La suffisance de l'amour, c'est sa totale dépendance de l'Esprit-Saint. Dieu seul est amour gratuit, charité pure : l'amour que l'homme porte à ses frères ne devient lui-même gratuit que lorsqu'il reçoit de Dieu l'initiative de son mouvement. Pierre répond à l'amour du Seigneur lorsqu'il se laisse envahir par cette charité qui le rend prêt à mourir pour ses frères [V, 4] .
Telle est la véritable bienveillance. Elle est le voeu de tout amour, même naturel ; mais elle est infléchie par un poids d'égoïsme ou d’orgueil qui la pervertit. Pour être pure, elle doit prendre sa source en Dieu. Aimer, c'est s'oublier soi-même, se complaire en ceux qu'on aime, se donner en donnant, mais aussi se donner en se laissant saisir par Dieu. On ne craindra plus alors d'accomplir les oeuvres de miséricorde. Celles-ci sont nécessaires. En cette vie du moins, la continuité du don de nous-mêmes ue peut se faire que par la succession des humbles services que nous rendons à nos frères. Mais ces oeuvres ne sont pas un terme ; elles ne sont pas ce en quoi se complaît l'amour. A travers elles doit se révéler et se parfaire ce qui est l'essence de la charité : cette gratuité du don qui trouve son expression parfaite dans le sacrifice de la vie et qui suppose que l'âme est sous l'emprise de l'Esprit-Saint .
l. De Trin., X, 5,7 [FL 42,977] .
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4. La croissance de la charité. - La foi et le don de l'Esprit communiqué au baptême posent en nous le germe de la charité : « Qui est né de Dieu la possède [V, 6] .” Elle seule discerne les fils de Dieu des fils du diable [V, 7] . Mais la charité naît pour se parfaire : « Ut perficiatur, nascitur [V, 4] ”. Comme toute vie, elle ne se maintient qu'en progressant, ne dure qu'en se transformant. Le grain qui ne grandit pas, meurt.
Le principe de ce progrès, c'est Dieu même. Puisque la charité est don de Dieu, participation à sa vie, on ne saurait l'accroître par des apports extérieurs, des artifices, des additions étrangères. Sa croissance vient d'une adhésion de plus en plus intime à celui qui en est la source : « Si la charité est Dieu et si en Dieu il n'y a ni progrès ni déclin, on ne saurait dire que la charité progresse en toi que parce que tu progresses en elle » [IX, 2] . Le jardinier laboure, sème, moissonne, mais c'est Dieu qui donne la croissance [III, 13] , Néanmoins, la grâce n'agit pas malgré nous et sans nous ; elle requiert le concours de la liberté [IV, 7] . Dans la vie du corps, remarque Augustin, là où la naissance ne dépend pas du vouloir, la croissance n'en dépend pas non plus. Mais il en est autrement de la vie spirituelle : « Là où la naissance dépend du vouloir, la croissance dépend aussi du vouloir. Personne ne renaît de l'eau et de l'Esprit qu'il ne le veuille. Donc, s'il le veut, il croît ; s'il le veut, il décroît « [III, 1] . La vie spirituelle est un combat qui suppose d'abord qu'on s'appuie sur la force de celui qui donne la victoire [II, 6] , mais qui demande aussi qu'on s'exerce, comme des lutteurs au stade [ IV, 3] . « Et où devons-nous exercer ? Dans l'amour fraternel[V, 7] ”.
De ce progrès deux itinéraires sont tracés : l'un plus apparent, plus immédiatement saisissable, parce qu'il met surtout en relief l'aspect objectif du progrès à réaliser ; l'autre, plus caché, plus mystérieux, parce qu'il relève surtout de l'initiative divine et dessine le mouvement d'une purification à laquelle l'homme ne peut qu'aspirer et consentir.
a] Deux textes de l'Épître permettent de marquer les deux pôles extrêmes de la charité, sa perfection et ses commencements.
Le premier nous apprend que la perfection de la charité
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est de donner sa vie pour ceux qu'on aime. « Voici à quoi nous avons reconnu l'Amour : celui-là a offert sa vie pour nous. Et nous devons, nous aussi, offrir notre vie pour nos frères » [I Jn 3,16] . Le Christ est notre exemple : sa charité est gratuite, puisque le sacrifice de la Croix est le signe d'un amour sans réserve ; elle est universelle, puisque le Christ est mort pour tous. Être dans les mêmes dispositions que le Seigneur, c'est être comblé de charité : « Hoc est satiari caritate... Perfecta ista caritas est, ut paratus sis mori pro fratre » [V, 4] . Mais nous ne sommes pas capables d'emblée d'un tel amour et nous pourrions croire que saint Jean nous présente là un idéal inaccessible. L'exemple des saints peut déjà nous rassurer et nous instruire ; « Si le Christ avait été le seul à agir ainsi, il n'aurait pas de disciples. A sa suite, ses disciples ont agi comme lui » [V, 4] . Mais surtout, nous devons nous rappeler que l'homme n'a pas à atteindre cette perfection à partir d'un néant de charité. Dieu, qui a mis le germe, donne la croissance. Il suffit que le chrétien vive conformément à ce que, par grâce, il est déjà. La charité est née en lui, et elle est née pour devenir parfaite [V, 4] . S'il est de l'essence de la charité de tendre à sa perfection, nul ne doit désespérer de l'atteindre : « Desperare non debet in quo perfecta non est, si jam nana est quae perficiatur « [V, 1] . Nous ne le saurions pas, si nous nous bornions à constater nos étroitesses, nos pusillanimités, notre égoïsme. Mais Dieu le sait, sa parole nous en assure : « Hunc ita coeptam, si verbo Dei et spe futurae vitae nutrieris, pervenies ad illam perfectionem, ut paratus sis animam tuam ponere pro fratribus » [VI, 1] .
Quels sont ces commencements qui présagent cette perfection ? Jean nous le dit dans la phrase suivante : « Si quelqu'un, jouissant des richesses de ce monde, voit son frère dans la nécessité et lui ferme ses entrailles, comment l'amour de Dieu serait-il en lui ? » [I Jn 3,17] . Donner du pain à celui qui a faim, vêtir celui qui est nu, libérer son frère du joug d'un créancier, ce sont là des gestes qui, s'ils ne sont pas faits par ostentation ou vaine gloire, font croître l'amour qui les inspire [V, 12] . Pourquoi cela ? D'abord parce qu'ils affaiblissent en nous le mal de l'avarice, l'esprit d'appropriation qui risquent d'étouffer l'amour [V, 5] , et parce qu'ils
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augmentent en nous cette bienveillance qui est l'âme de la charité : à travers ces dons, c'est au don de soi que tend tout amour authentique [VIII, 5] . Ensuite, parce qu'ils nous apprennent à découvrir le Christ dans le pauvre que nous secourons. Le Christ, en prenant une chair mortelle, a permis à ceux qui l'entouraient d'apaiser sa faim et d'étancher sa soif. Mais il donne en recevant, il nourrit en étant nourri, il vient en hôte qui quémande en même temps qu'en médecin qui guérit. Il n'avait que faire de notre assistance, lui que servent les anges. Il a pris l'infirmité de la chair pour nous enrichir de ce que nous lui donnons et, une fois remonté au ciel, il nous laisse les pauvres, ses frères, pour qu'à travers eux nous puissions lui donner encore [V, 5] .
b] Augustin présente cette croissance de la charité sous une forme moins objective et qui, par là même, échappe davantage aux prises de la conscience, lorsqu'il commente le verset de saint Jean : « Il n'y a pas de crainte dans la charité : la parfaite charité bannit la crainte « [I Jn 4,16] . La charité bannit la crainte, c'est vrai. Mais quelle charité ? La charité parfaite, non la charité inchoative. Il faut que la crainte entre d'abord dans l'âme, qu'elle prépare la place à la charité. Disons même que la charité commence avec la crainte, mais qu'elle l'absorbe en se développant : « Plus grande est la charité, moindre est la crainte ; moindre est la charité, plus grande est la crainte. Mais sans la crainte, point d'accès à la charité » [IX, 4] . La crainte est donc comme l'aiguille qui introduit le fil ; ou encore, elle est comme le fer du médecin qui assainit la plaie pour la guérir [IX, 4] .
Ainsi présentée, la relation de l'amour à la crainte est claire. Mais, dans les développements qui suivent, Augustin distingue la crainte chaste qui doit demeurer dans les siècles des siècles et la crainte qu'en d'autres passages il appelle servile et qui n'est pas compatible avec l'amour. Pour caractériser ces deux sortes de craintes, il oppose la crainte de la femme qui aime son mari et redoute de le voir s'éloigner
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à la crainte de la femme qui voudrait commettre l'adultère...
[...]
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...Émanant de Dieu, la menace du châtiment n'est plus raison de défiance, mais de confiance : elle est inséparable de la promesse des biens qu'il veut donner : « Fuis vers lui en te confessant à lui, non en te cachant de lui : tu ne peux en effet te cacher de lui, mais tu peux lui confesser tes fautes. Dis lui ; tu es mon refuge ; et nourris en toi la dilection qui seule conduit à la vie ii [VI, 3] .
Une première étape est ainsi franchie. L'homme commence à aimer, parce qu'il croit que Dieu l'aime. Il sent encore le poids de la convoitise, mais il espère les biens que Dieu promet. Cependant il n'a pas encore « cette crainte chaste qui demeure dans les siècles des siècles» [IX, 8] , car il n'aime pas encore Dieu pour lui-même. Qu'est cette crainte chaste ? Poursuivant son allégorie, Augustin la représente sous les traits de la femme qui aime son mari, qui n'aime que lui, mais qui souffre d'être séparée de lui, qui craint de le perdre. Sa crainte vient de son amour même, elle est cet amour même. Ce n'est plus la peur du châtiment qui redresse l'âme contre les forces instinctives qui sont en elle, c'est le poids de l'amour qui lui fait désirer Dieu et fuir tout ce qui pourrait menacer ou altérer la pureté de cet amour.
Ce qui caractérise cet amour parfait, c'est que Dieu est aimé pour lui-même, gratuitement. Non seulement l'homme n'est plus guidé par la crainte des châtiments, mais il ne s'attache plus aux biens créés, il ne s'y arrête que comme on s'arrête aux haltes des auberges pour se reposer, et il passe
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[X, 6] . La transformation de l'amour-désir, encore intéressé, en amour-charité, tout à fait gratuit, est accompli par l'espérance : cette espérance en effet n'est pas tant le désir que nous avons de Dieu que l'acte par lequel nous nous en remettons à lui. Cette fois encore, l'âme émigre en Dieu : c'est lui qui est le médiateur entre ce que nous sommes et ce que nous avons à devenir. C'est lui seul, par une pédagogie dont il a le secret, qui peut nous donner l'amour. Cette purification par l'espérance est saisie dans une double expérience : celle de l'épreuve et celle de l'attente.
Notre amour, même notre amour de Dieu, ne peut être parfait dès le départ. Dieu seul aime purement : nous devons faire l'apprentissage de ce qu'est l'amour pour aimer comme il aime. Or, le rôle de l'épreuve est capital. Adam est vaincu dans le paradis ; il est vainqueur, en la personne de Job, sur le fumier : « Adam victus in paradiso, vicit in stercore » [IV, 3] . L'épreuve en effet nous oblige à nous fier non pas à nos évidences, mais aux évidences de Dieu. Nous ne savons pas ce qui est bon pour nous, Dieu le sait. Il arrive que les saints eux-mêmes demandent dans leur prière d'être délivrés d'une épreuve, saint Paul, par exemple, et ils ne sont pas exaucés «selon leur désir», mais ils le sont «pour leur salut» [VI, 7] . Dans leur prière, ils se représentent le bien, même spirituel, sous des couleurs que projette un désir qui n'est pas encore parfaitement purifié. En ne les exauçant pas conformément à leur attente, Dieu les force à vouloir non seulement ce qu'il veut,mais comme il veut. Il sépare ainsi l'amour des restes de convoitises qui l'altèrent encore. L'homme ne comprend pas, et cependant il ne doute pas. Le mouvement de l'amour change de sens. Ce n'est plus l'homme qui désire Dieu avec un amour qui viendrait de son propre fond : c'est Dieu qui aime l'homme purement et parfaitement. Aimer Dieu, c'est maintenant accueillir l'amour que Dieu a pour nous. Pure réponse, Nous l'avons dit : la gratuité de l'amour de l'homme est de Se laisser saisir par Dieu. Le désir du salut, du bonheur, de la béatitude ne s'objective plus dans une représentation hufllaine» n'est plus altéré par aucune complaisance égoïste, [ar aUculle infiltration d'orgueil, il passe par le détour de ' aI11°UI que Dieu a Pour nous, par le mystère de cet amour.
L'itinéraire spirituel est à peu près le même, quand cette
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purification par l'espérance est présentée sous le biais de l'attente. « Toute la vie du chrétien est un saint désir », nous dit Augustin [IV, 6] . Mais ce désir a pour objet un Dieu que l'homme ne voit pas : « Quod autem desideras nondum vides. » Dieu est donc inaccessible du dehors : Dieu ne peut être atteint que parce qu'il se communique librement, et il faut que l'homme le comprenne. Dieu est immense, et notre désir est limité. Dieu est toujours le même, et notre désir, s'il n'est que nôtre, est instable. Cette fois encore, il faut que l'aspiration vers Dieu devienne accueil.
C'est là qu'intervient le rôle de l'attente. Dieu se dérobe. L'homme s'appuie alors sur la parole de celui qui a promis et dont les promesses sont infaillibles : « Fidèle est celui qui a promis : il ne te trompe pas ; mais de ton côté, ne défaille pas, attends la promesse » [IV, 2] . La stabilité du désir n'a plus sa source en l'homme, mais en Dieu. « La patience exerce le désir. Demeure, toi, car lui demeure, et persévère à marcher, afin de parvenir au but : car celui vers qui tu tends ne bougera pas » [IV, 7] . Enfin et surtout ce désir, au lieu de se fermer sur lui-même et de rester prisonnier de ses limites, s'ouvre à la grâce qui ne cesse de le transformer, de le purifier, de l'élargir pour le rendre capable de Dieu : « Le désir te rend capable, quand viendra ce que tu dois voir, d'être comblé... Dieu, en faisant attendre, étend le désir ; en faisant désirer, il étend l'âme ; en étendant l'âme, il la rend capable de recevoir. Nous désirons donc parce que nous devons être comblés » [IV, 6] . L'âme, unifiée dans son amour et sa recherche de Dieu, n'attend cependant Dieu que de lui-même. Son mouvement vers Dieu devient immanence de Dieu en elle, et c'est ce qui explique que l'aspiration à posséder Dieu davantage ne fasse qu'un avec la charité fraternelle. En aimant jusqu'à ses ennemis, l'homme découvre les dimensions de l'amour de Dieu et inversement l'attente de l'homme est l'écho de l'amour de Dieu qui veut le perfectionner. Dans l'aspiration mystique qui clôt le commentaire sur l'amour chaste, il est significatif qu'Augustin semble transposer en Dieu cette attente qui semble être celle de l'âme : « Tu voudrais que je vienne et je sais que tu voudrais que je vienne. Je sais quel tu es, afin que tu attendes en paix ma venue. Je sais quelle souffrance est la tienne. Mais attends
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encore, endure. Je viens, et je viens bientôt [IX, 8] ”. N'estce pas d'ailleurs le Verbe qui est venu à la rencontre de l'homme, revêtant sa chair et prenant sa mortalité jusqu'à n'avoir plus ni forme ni beauté, mais pour lui donner sa propre forme et sa beauté ? « Quelle forme ? quelle beauté ? La dilection de la charité » [IX, 9] . Mais la dilection de la charité, c'est aimer comme Dieu aime. Aimer l'Amour, c'est aimer son frère [IX, 10] . Le mouvement vers Dieu est identiquement la participation à son Acte d'aimer.
On prétend parfois qu'Augustin n'a pas su concilier sa conception de l'amour-désir avec sa conception de l'amour-charité. Il se peut en effet que, dans ses premières oeuvres, il y ait quelque hésitation. mais le commentaire de l'Épître dissipe toute équivoque. Il n'y a pas, pour l'homme, un amour-désir et un amour-charité qui seraient comme deux concepts irréductibles et juxtaposés : il y a transformation du désir en charité . Augustin n'oublie jamais deux choses : que nous ne pouvons pas partir d'un amour parfaitement pur, pécheurs que nous sommes, et que nous ne pouvons nous purifier nous-mêmes . Seul l'amour de Dieu est pur don, parfaitement gratuit. Il faut donc qu'il vienne à notre rencontre pour purifier notre amour. C'est le primat du « prior dilexit nos ». Toute l'oeuvre de la purification est de transformer le mouvement de l'âme vers Dieu en accueil de cette charité envahissante qui est Don de l'Esprit . On ne possède Dieu qu'en se laissant saisir par lui. C'est pourquoi la réponse à l'amour prévenant de Dieu est la charité fraternelle [V, 4 ; IX, 10] . La naissance de la charité dans l'âme, son accroissement, son amplitude, sa purification, sa perfection, tout est participation, communication de la charité divine. Par le fait même, la notion de crainte de Dieu, qui s'épure jusqu'à devenir cette crainte chaste identique à l'amour, permet de référer la transformation progressive de l'homme à sa vraie source qui est la charité divine. On peut distinguer des étapes, on ne peut les séparer. Dieu fait l'unité de ce mouvement. C'est lui qui appelle, lui qui menace, lui qui promet,
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lui qui aime. C'est pourquoi ce même mot de « crainte » exprime des attitudes qui semblent si différentes, mais qui ont cependant ceci de commun qu'elles désignent toutes un acte par lequel l'homme commence, continue ou achève de se rapporter à Dieu. Lorsque Augustin parle de vie spirituelle, les mots traduisent moins des concepts définis, circonscrivant d'un trait net une attitude figée, qu'un mouvement de l'âme dont Dieu est la source et qui, en se développant, s'inverse, se transforme, et conduit l'homme des abîmes du péché aux abîmes de la charité.
5. La charité plénitude de la Loi. - L'excellence de la charité fraternelle, sa source qui est Dieu, sa communication qui est don de l'Esprit-Saint, son exemplaire qui est l'Incarnation et la mort du Christ sur la Croix nous font pressentir qu'elle n'est pas une vertu parmi les autres, mais la vertu qui résume les autres. Elle est la source réservée, à laquelle ne peuvent pas boire ceux qui ne sont pas nés de Dieu [VII, 6] . Elle est la réponse à l'amour que Dieu a pour nous [V, 4] . Elle est notre douceur ici-bas et sera notre joie dans l'au-delà [X, 7] .
L'Écriture, singulièrement le Nouveau Testament, est la révélation de cette valeur unique de la charité, qui suffit à nous faire participer à la vie divine. Augustin cite nombre de textes en ce sens. Le texte de saint Matthieu sur le plus grand commandement : « En ces deux préceptes sont contenus toute la Loi et les Prophètes » [X, 7] ; le texte de saint Paul sur la nécessité de la charité, sans laquelle toutes les autres vertus ne servent de rien [VI, 2 ; VIII, 9] ; le texte du même saint Paul sur la charité plénitude de la Loi [V, 7] ; le texte de saint Jean sur le commandement du Seigneur [1, 9] ; enfin les textes mêmes de l'Épître, si nombreux, qui lient la présence de la vie divine en nous à la possession de la charité. Ces textes convergents sont impressionnants. Ils amorcent, dans le commentaire d'Augustin, une double série de développements : d'une part, la charité résume tous les autres commandements ; d'autre part, elle seule permet de discerner la valeur des actes et la qualité des vertus.
a] Quiconque a la charité fraternelle est né de Dieu, quiconque ne l'a pas n'est pas né de Dieu. Cette affirmation est
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répétée à satiété dans le commentaire, elle en est comme la trame. « Aie tout ce que tu voudras. Si cela seul te manque, le reste ne te sert de rien ; mais si tout le reste te manque et que tu aies la charité, tu as accompli la Loi... C'est elle la perle précieuse, la charité, sans laquelle tout cc que tu peux avoir ne te scrt de rien, et qui, à elle scule, te suffit » [V, 7] . La raison de cette affirmation est claire, et nous l'avons déjà indiquée. Si Dieu est, en son essence même, charité, on ne peut participer à la vie divine qu'en recevant le don de la charité. Ce n'est pas là un don passager ou un don initial qui pourrait subsister ou croître indépendamment de l'action divine : « Commences-tu à aimer ? Dieu commence d'habiter en toi, afin de te renùre plus parfait cn habitant plus parfaitement en toi » [VII1, 12] . Le ruisseau ne cesse d'être alimenté par la source, l'Esprit-Saint : « C'est lui, l'Esprit-Saint, que ne peuvent rccevoir lcs méchants, c'est lui la source dont parle l'Éciriture... C'est là le don propre, la source réservée » [VII, 6] .
La vie chrétienne, c'est-à-dire la présence de la vie divine en nous, se confond donc avec la possession et l'exercice de la charité fraternelle. [...]
Nous comprenons par là que si la charité résume la Loi, ce n'est pas parce qu'elle dispense de pratiquer les autres commandements, mais parce qu'elle en assure l'accomplissement. Tout d'abord elle les suppose. Rappelons-nous avec quelle force et quelle insistance Augustin dénonce les plus subtiles infiltrations de l'orgueil et montre comment
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elles altèrent, dégradent, étouffent la charité [VIII, 8] . La charité n'est pas davantage compatible avcc l'avarice, l'amour de l'or, la recherche des honneurs [X, 4] . Elle s'oppose à la triple concupiscence [II, 11-14] . Mais il y a plus.
Non seulement la charité implique les autres vertus, mais encore elle en rend l'exercice aisé, facile, issu d'une exigence intérieure. [...] Toute l'errance des désirs se ramasse dans la charité. C'est pourquoi le Psalmiste peut dire : Ton commandement est souverainement large. Plus rien n'est étriqué, plus rien n'est inintelligible, parce que la charité est la fin de la Loi. On la recherche pour elle-même, gratuitement : « C'est elle la consommation de toutes nos oeuvres, la charité. Là est la fin : c'est pour l'obtenir que nous courons, c'est vers elle que nous courons; lorsque nous serons arrivés, c'est en elle que nous nous reposerons » [X, 4] .
La charité est donc la fin de la Loi. Mais le mot fin a un sens ambigu. On dit « j'ai fini le pain” et « j'ai fini la tunique ». Dans le premier cas, le mot fin signifie le terme du mouvement par destruction de l'objet ; dans le second, il signifie l'achèvement du mouvement par perfection de l'objet. C'est évidemment en ce second sens que la charité est fin. Elle est plénitude, non destruction [X, 5] . Elle est ce qui n'a pas
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d'au-delà, ce qui n'est pas moyen pour obtenir autre chose, ce qui est voulu pour soi-même. Elle donne la force de franchir toutes les étapes, de dépasser tous les biens créés. Dira-t-on qu'elle est ordonnée à la recherche de Dieu, qu'à ce titre elle est un moyen d'atteindre Dieu ? Mais Dieu est charité, puisqu'il est Trinité : « La fin du précepte est la eharité, et Dieu est charité : car le Père, le Fils et le Saint-Esprit ne sont qu'un » [X, 5] . Objectera-t-on enfin que la charité une fois obtenue, elle bloquera le vouloir et la vie de l'esprit dont elle était le ressort ? Mais la charité n'est pas un état final, une inertie succédant au mouvement, elle est un acte parfait. Les oeuvres de miséricorde cesseront, mais l'ardeur de la charité ne pourra s'éteindre [VIII, 5] . Précisément parce que Dieu est la charité subsistante, l'exercice de la charité sera la participation à cette activité immancnte de Dieu. L'acte par lequel nous nous reposerons en elle n'est pas différent de celui par lequel nous courons vers elle : il en est la perfection.
b] Si la charité est la fin de la Loi [...]
[79] ... Seule la connaissance de l'intention permet de juger la valeur de l'acte [VII, 8 ; X, 7] .
La charité est donc l'âme de toute oeuvre bonne. [...]
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...à quelque étape qu'il soit parvenu, le terme n'est jamais atteint : « Si Dieu est charité.., on ne saurait dire que la charité progresse en toi que parce que tu progresses en elle. Demandetoi donc quels progrès tu as faits dans la charité, et écoute ce que te répond ton coeur, afin de connaître la mesure de ton progrès » [IX, 2] . Le discernement est donc une découverte progressive, inséparable d'une marche en avant. Qui n'aurait pas le désir de progresser, ne pourrait se rendre témoignage qu'il a en lui la charité. Toutes les étapes doivent être dépassées : c'est dans cette course vers la perfection de l'amour que l'homme saisit la sincérité de son désir, prend conscience de ce qu'il veut réellement . L'intention se mesure sans doute à ce qu'on a voulu en posant tel ou tel acte, mais plus encore à ce mouvement vers Dieu, charité parfaite, à cette pratique du < quae retro sunt obliviscentes » que recommande saint Paul [IV, 6] . Si nous ajoutons que la charité divine s'objective dans l'Écriture, nous comprendrons ce qu'est la véritable intériorité : « De l'agitation qui éclate au-dehors, l'Écriture nous rappelle au-dedans; de ce qui s'agite en surface aux yeux des hommes, elle nous rappelle au-dedans. Rentre dans ta conscience, interroge-la » [VI II, 9] . Le Christ donne sa vie, et il la donne pour ceux qui étaient ses ennemis. Son exemple nous préserve de toute appréciation banale sur la valeur de notre amour. Notre désir de lui ressembler nous révèle les limites en même temps que l'authenticité de notre propre acte de charité.
Mais ce mouvement vers Dieu n'est possible que parce qu'il s'appuie sur un mouvement inverse, celui de Dieu vers nous. Dieu seul est charité. Il se fait connaître dans l'opération par laquelle il nous fait participer à son amour. C'est lui qui se rend témoignage en nous, et ce témoignage est irrécusable parce qu'il porte en lui sa propre lumière. Tel est le sens de cette « onction du Saint-Esprit » qui est étroitement liée à l'interrogation du coeur. « Interroge ton coeur : si tu y trouves l'amour de ton frère, sois en paix. Cet amour ne peut s'y trouver sans qu'y soit l'Esprit-Saint » [VI, 10] ;
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« Interroge ton coeur : s'il est plein de charité, tu as l'Esprit de Dieu » [VIII, 12] . Dans les premiers temps de l'Église, la venue de l'Esprit s'accompagnait de dons et de prodiges. Aujourd'hui, il n'en est plus de même. Les nouveaux baptisés auxquels on impose les mains ne se mettent plus à parler en langues. Est-ee la preuve qu'ils n'ont pas reçu l'Esprit ? Qui en douterait ? A quel signe dès lors reconnaître la présence de l'Esprit ? « Que chacun interroge son coeur : s'il aime son frère, l'Esprit de Dieu demeure en lui » [VI, 10] . Telle est la vertu invisible du Sacrement, « l'onction invisible, l'Esprit-Saint ; l'onction invisible, c'est cette charité qui, en quiconque que ce soit, sera pour lui comme une racinc que le soleil, si brûlant soit-il, ne peut dessécher » [III, 12] . Cette image, qui compare la charité à la racine d'où procèdent les bonnes oeuvres, traduit bien la pensée d'Augustin. De même que les feuilles et les fruits procèdent spontanément de la racine, de même les oeuvres saintes procèdent de la charité en vertu d'un dynamisme intérieur. La loi n'est plus une contrainte qui s'impose à l'homme du dehors, c'est une exigence intérieure, une poussée de vie . Mais cela suppose que l'Esprit a semé ce germe dans l'âme. Dieu est au travail dans le coeur de l'homme : il y produit ce que l'effort humain le plus obstiné et le plus persévérant n'y saurait susciter. Dieu nous a montré son amour en faisant de nous ses enfants ; mais il ne fait de nous ses enfants qu'en nous communiquant ce même amour. [...]
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... « Voyez, sous le regard de Dieu, dans quel esprit vous agissez. Si votre coeur ne vous reproche pas d'agir par ostentation, soyez sans inquiétude. N'allez pas craindre, quand vous faites bien, qu'un autre vous voie. Crains seulement d'agir pour en tirer gloire ; mais qu'un autre te voie, pour que Dieu en tire gloire » [VIII, 9] . Cctte transparence est inséparable de la vraie charité. Elle est la forme pratique du discernement intérieur : car elle est la reconnaissance, toujours renouvelée, de la présence et de l'action permanente de l'Esprit en nous. « Ille in te laudetur, qui per te operatur » [VI II, 2] .
On s'explique dés lors cette confiance, cette sécurité qu'Augustin présente comme l'efflorescence même de l'enracinement en nous de la charité : « Interroga cor tuum, si est ibi dilectio fratris, securus esto » [VI, 10] . Il ne s'agit nullement de la fiducia luthérienne ni de la certitudo fidei dont parle le concile de Trente dans son décret sur la justification. La confiance dont parle Augustin tient sa certitude non pas uniquement de la foi, mais de l'expérience vécue de la présence et de la pratique de l'amour fraternel. Elle n'est pas présomptueuse : elle s'accompagne de cette « crainte chaste » qui redoute de perdre ce qu'elle aime. « Et lorsqu'elle vient au baiser de l'Époux, elle craint, mais en toute paix. Que craint-elle ? Elle se gardera, elle se défiera de son iniquité, de peur de retomber dans le péché : non qu'elle craigne d'être jetée au feu, mais d'être abandonnée de Dieu » [IX, 81] . Cette confiance enveloppe une certitude cependant : car, d'une part, l'homme est tendu vers Dieu sur les promesses duquel il s'appuie ; d'autre part, la présence de la charité le remplit d'une joie pure et l'assure du triomphe de Dieu en lui sur les forces de mal et sur la convoitise. Il fait la preuve que Dieu agit parce qu'il a l'expérience d'un bien qu'il ne peut se donner lui-même. Il commence à aimer ses ennemis, en enfant du Père qui donne son soleil et verse sa pluie sur les
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bons et les méchants [IX, 3] . Il goûte cette charité comme un bien que rien ne peut lui ravir, ni la persécution, ni l'angoisse, ni la misère, ni la mort [IX, 4] : restent la tentation et la faiblesse humaine, mais « la charité prie, la charité gémit » [VI, 8] ; l'homme sait que « celui qui l'a donnée ne saurait fermer l'oreille à nos prières... La charité demande et Dieu est aux écoutes « [VI, 8] . Bref, cette confiance n'est autre que l'effort même de la vie chrétienne, effort humble, paisible, patient, attentif à l'action de l'Esprit, soucieux de n'en pas altérer le dessein par paresse ni de s'en approprier le mérite par présomption. Cette confiance se confond avec l'exercice même de la foi : ellc procède de la « foi qui opère par la charité » [X, 2] .
C. Église et charité.
A plusieurs reprises déjà, nous avons rencontré le thème de l'Église : il cst indissociable de celui de la charité. L'amour théologal, l'amour qui vient de Dieu, est catholique, universel, englobe tous les hommes, tend à l'unité. Une précision néanmoins reste à apporter. L'Église, qui est le « lieu » de cette charité universelle, ne résulte pas de l'amour fraternel des chrétiens les uns pour les autres, elle en est plutôt la source, précisément parce qu'elle est née de l'amour de Dieu pour tous les hommes. Sans doute chaque chrétien contribue-t-il à accroître, à étendre, à unifier l'Église, mais à la façon d'une branche qui reçoit de l'arbre la vie qu'elle développe. L'Église est donc bien la communion des esprits et des coeurs; mais cette communion ne procède pas de l'initiative des chrétiens préalablement sanctifiés, elle vient de l'action et de la présence en tous du Christ, le Verbe incarné. C'est lui qui rassemble, lui qui, en nous unissant à lui, nous unit les uns aux autres. La notion d'Église nous oblige à reconnaître, une fois rie plus, le primat de l'amour de Dieu.
l. Incarnation et Église.
[...]
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... « Le Christ est mort pour nous, le juste pour lcs injustes, celui qui est beau pour ceux qui étaient laids... Il surpasse en beauté les fils des hommes, parce qu'au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès [le Dieu, et le Verbe était Dieu. Mais,[en prenant chair, il a en quelque sorte pris ta laideur, e'est-à-dire ta con[lilion mortcllc, pour s'aùapter à toi, se rendre semblable à toi, et t'exciter à aimer la beauté intérieure. Où lisons-nous donc que Jésus est défiguré, comme nous avons lu qu'il est beau et surpasse en beauté lcs fils des hommes ? Où lisons-nous aussi qu'il est défiguré ? Interroge le prophète Isaïe : Et nous l'avons vu et il n'avait ni forme ni beauté... Il n'avait ni forme ni beauté pour te donner forme et beauté. Quelle forme ? Quelle beauté? La dilection de la charité » [IX, 9] . Plus Augustin accuse la distance naturelle qui sépare le Dieu créateur de la créature, le Dieu saint de l'homme pécheur, plus il nous oblige à entrer dans le mystère de cet amour qui a comme aboli cette distance et qui seul pouvait la franchir ; plus aussi il nous fait comprendre l'humble réponse que nous devons à cet amour prévenant. Le Verbe de Dieu s'est dépouillé de lui-même pour venir à notre rencontre et nous communiquer sa beauté : à notre tour nous devons nous oublier pour n'être attentifs qu'à lui : « Te voilà beau : ne te regarde pas toi-même, de peur de perdre ce que tu as reçu : regarde-le, lui à qui tu dois ta beauté » [IX, 9] . Car l'unité qui procède de l'amour a cela de merveilleux qu'elle ne supprime pas la réciprocité de celui qui reçoit, même s'il reçoit tout. L'accueil du don devient don, la reconnaissance de l'amour devient amour. Dieu veut recevoir librement de l'homme ce qu'il lui donne gratuitement. « Le pain est descendu pour avoir faim ; le chemin est descendu pour être fatigué du voyage ; la source est descendue pour avoir soif. » Unité dont la loi est l'échange ; échange dont la loi est l'amour : c'est ce mouvement qui explique l'unité du corps, la relation de la tête au corps.
Ce même amour qui unit les membres à la tête unit les membres entre eux. Dans un organisme vivant, les membres
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divers contribuent sans doute à faire l'unité : mais ils y concourent sans le vouloir ni le savoir. Le corps du Christ au contraire est, comme le dit Pascal, un corps de « membres pensants » : communion des esprits dans le Christ, mais d'esprits qui restent esprits, qui gardent la connaissance du tout, l'amour du tout. Voilà pourquoi l'unité est parfaite : l'extériorité disparaît dans l'immanence de la mutuelle présence : « Ipse amor praesentem me tibi facit » [X, 4] . Cette mutuelle présence, si accomplie soit-elle, n'en suppose pas moins la distinction de ceux qui s'aiment : autrement, comment pourrait-il y avoir échange ? Augustin n'a-t-il pas dit que l'amour est essentiellement bienveillance, qu'il ne détruit pas ce qu'il aime. S'il est force d'assimilation et d'intégration, ce n'est pas à la façon dont le gourmet aime les grives, en les mangeant, en voulant qu'elles ne soient plus [VIII, 5] ; c'est à la façon dont une personne aime une autre personne, en donnant. Et si l'amour est la fin de toute consommation, ce n'est pas parce qu'il absorbe en anéantissant, mais parce qu'il consomme en achevant [X, 5] . L'amour vit d'un échange de dons : mais à travers les dons partiels, c'est au don de soi que tend celui qui aime. Voilà pourquoi, même quand il n'y aura plus de services à rendre ni de misère à soulager, l'amour ne cessera pas, car « la bienveillance suffit à celui qui aime » [VIII, 5] . Mais à la racine de cette bienveillance, il y a la distinction et la réciprocité de celui qui aime et de celui qui est aimé : pour aimer, pour échanger, il faut que celui qui aime reste soi, que celui qui est aimé reste soi, et que cependant il n'y ait rien que l'un possède qui ne soit à l'autre : « Si... amas unitatem, etiam tibi habet quisquis in illa habet aliquid. Tolle invidiam, et tuum est quod habeo : tolle invidiam, et meum est quod habes. » L'égoïsme sera supprimé, l'opacité sera vaincue , la communication des biens sera parfaite, mais ni la liberté, ni la connaissance, ni l'activité de chacun ne seront soustraites à elles-mêmes. « Anima mea et anima tua, cum idem sapimus nosque diligimus, fit anima una. » C'est alors que l'Église, corps du Christ, sera à l'image de Dieu en qui la même eharité distingue les personnes et
1. Serm. XCV, 5 [PL 38,583] .
2. Serm. LXXVIII, 6 [PL 38,493] .
1. PASCAL, Pensées, éd. Brunschvicg, fr. 474.
2. in Joan., XXXII, 8 [FL 35,16411] .
[102]
fait leur parfaite unité.
DS Article FRUITIO DEI :
5-1547
I. LA " FRUITIO " AUGUSTINIENNE
La distinction entre frui [jouir de] et uti [se servir de] est l'une des pièces maîtresses de l'éthique et de la spiritualité augustiniennes. Ébauchée dans le De moribus [388] et déjà fermement élaborée dans le De 83 quaestionibus, qu. 30 [390-396] , cette distinction est amplement et vigoureusement expliquée dans le De doctrina christiana, particulièrement dans le livre I, rédigé entre 397 et 400, bien que l'ensemble de l'ouvrage n'ait été achevé et publié que beaucoup plus tard. Elle est reprise, impliquée, supposée en maintes oeuvres postérieures d'Augustin, par exemple dans le De Trinitate [livres x, xi, xiii] et dans le De civitate Dei [livres xi, xix] : elle est à l'arrière-plan de nombreux développements des Enarrationes [cf Enar. in ps. 121, 3] et des Sermons [cf sermo 177, 8] . C'est donc un thème majeur de la pensée augustinienne.
1. La distinction. - Sans avoir le relief qu'elle prend chez Augustin, cette distinction a été élaborée avant lui. Dans une étude érudite et nuancée, intitulée Die Herkunft des augustinischen frui Deo, Rudolf Lorenz s'est efforcé de ressaisir les étapes qui ont préparé la synthèse augustinienne. Déjà, entre le souverain bien et le mal, les stoïciens situent le domaine des indifferentia, [grec] parmi lesquels ils font une place spéciale aux convenientia, [grec] dont le statut ontologique et moral reste imparfaitement défini. Bien que non stoïcien, Cicéron précise et unifie ces notions. D'une part, il établit que c'est dans la partie la plus haute de l'homme, la mens, qu'il faut chercher le vrai bien dont l'homme doit jouir pour être heureux : "Eius bono fruendum est igitur, si beati esse volumus", phrase des Tusculanes [v, 67] à laquelle semble faire écho un texte d'Augustin [Ep. 118, 13; éd. A. Goldbacher, CSEL 34, 1898, p. 677] . D'autre part, il note que le bien indifférent devient un bien convenable dans la mesure où il est référé au souverain Bien. Cependant il ne semble pas que ce soit chez Cicéron mais chez Varron qu'Augustin ait trouvé la distinction de l'uti et du frui [cf R. Lorenz, op. cit., p. 40-41] . Selon Varron, la vertu est la capacité de bien user des choses et ce bon usage consiste à référer ces choses au souverain Bien. Jouir, c'est donc aimer et chercher un bien pour lui-même, user c'est référer une chose à une autre. Quant à l'identification du bien suprême avec Dieu, elle est déjà faite par Platon et par Plotin, selon lesquels le véritable sens de la vie humaine n'est pas autre chose qu'une recherche et une imitation de Dieu.
Quoi qu'il en soit des influences directes ou indirectes qui se sont exercées sur Augustin, sa position est extrêmement nette et cohérente. En face des différents
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êtres et des différents objets, l'homme peut adopter une double attitude : il peut en jouir ou en user. Jouir, c'est fixer son amour en un bien qu'on aime pour lui-même; user, c'est rapporter la chose dont on use à une autre chose qu'on veut obtenir : " Frui enim est amore alicui rei inhaerere propter seipsam. Uti autem, quod in usum venerit ad id quod amas obtinendum referre, si tamen amandum est " [De doctrina christiana I, 4, 4, coll. Bibliothèque augustinienne 11, 1949, p. 184] . Bref, l'homme jouit de ce qui a valeur de fin et il use de ce qui a valeur de moyen. Toutefois, ces mots " jouir " et " user” ne qualifient pas de simples références subjectives, selon lesquelles l'homme se proposerait arbitrairement ou même spontanément tel ou tel objet comme fin de son activité. Il y a un ordre objectif : " Ordo est amoris " [De civitate Dei xv, 22, CC 48, p. 488] . En effet, toutes les fins délibérément choisies et consciemment représentées se rapportent en définitive à une fin unique, commune à tous les hommes et vers laquelle ils tendent en le sachant ou en ne le sachant pas. Seule, cette fin ultime doit être aimée pour elle-même et seule elle doit être objet de jouissance : tous les autres biens sont donc des moyens pour atteindre cette fin. Ainsi se trouve assurée la coïncidence entre l'ordre ontologique et l'ordre moral. Le bien moral consiste à fixer son amour sur la fin dernière et à ne vouloir les autres choses qu'en raison de leur relation à cette fin; le mal au contraire est de placer sa fin en ce qui n'est qu'un moyen [De doctrina christiana I, 3, 3, p. 182-184] . " Omnis humana perversio est... fruendis uti velle atque utendis frui. Et rursus omnis ordinatio, quae virtus etiam nominatur, fruendis frui et utendis uti " [De 83 quaestionibus qu. 30, coll. Bibliothèque augustinienne 10, 1952, p. 84] . La distinction de la fin et des moyens permet donc de déterminer un ordre objectif qui règle et mesure l'attachement que nous devons avoir pour les différents biens créés.
Mais quelle est cette fin dernière en laquelle nous devons placer notre béatitude? La raison nous apprend qu'elle n'est autre que le souverain Bien, celui au-delà duquel la pensée ne peut rien concevoir de meilleur, Dieu [De doctrina christiana I, 7, 7, p. 188] : seul le Bien inconditionné mérite un amour inconditionné. La foi d'autre part nous enseigne que ce Dieu est le Dieu Trinité : " La réalité dont nous devons jouir est donc le Père, le Fils et le Saint-Esprit, Trinité identique à elle-même, unique et souveraine réalité " [I, 5, 5, p. 184] . Dieu est donc le seul que nous devions aimer pour lui-même et en qui nous devions placer notre béatitude : " Solo Deo fruendum " [I, 22, 20] . Sans doute Augustin affirme-t-il énergiquement contre les manichéens que tous les êtres, étant créés par Dieu, sont bons. Néanmoins, les créatures sont des biens relatifs, limités, muables. Puisque l'homme ne saurait trouver sa fin que dans le Bien absolu, toutes les créatures, quelles qu'elles soient, doivent être considérées comme des moyens qui nous mènent à cette fin ou, le cas échéant, comme des obstacles qui nous en détournent, dès que nous prétendons nous y arrêter et en faire l'objet de notre béatitude. La comparaison souvent alléguée par Augustin est celle du chemin qui conduit à la patrie. Les biens créés nous sont donnés pour refaire nos forces en cours de route : on s'y arrête un instant comme aux haltes des auberges et on passe, car ce n'est pas là le terme du voyage [De doctrina christiana I, 4, 4; In Ep. Joannis ad Parthos x, 5 et 6, PL 35, 2057-2058] .
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La distinction ainsi proposée est claire et vigoureuse. Néanmoins elle nous laisse perplexes, car il nous répugne de mettre sur le même plan les choses et les personnes et d'englober les unes et les autres sous la dénomination commune de " moyens ". A cette objection on peut répondre que la position d'Augustin est plus nuancée que ne le laisse supposer la distinction du frui et de l'uti, détachée du reste de l'oeuvre. En réalité, Augustin a toujours très fermement et même très explicitement distingué le rôle des créatures raisonnables et celui des créatures sans raison. Ces dernières, - choses, plantes ou animaux -, sont au service de l'homme : Dieu les lui a données pour qu'il ait pouvoir sur elles et qu'il en fasse bon usage. Cette maîtrise est une conséquence du privilège en vertu duquel l'homme est image de Dieu. Mais nul homme n'a pouvoir sur les autres hommes et ne peut se servir d'eux comme d'instruments, justement parce qu'eux aussi sont des êtres spirituels créés à l'image de Dieu. Si parfois tel ou tel commande, cette supériorité apparente n'est pas ordonnée à l'avantage de celui qui commande, mais elle est destinée à promouvoir le bien de ceux qui sont virtuellement des égaux et doivent être considérés comme tels. C'est ce que met en valeur la notion de cbarité, qui seule définit la vraie attitude que les hommes doivent avoir les uns vis-à-vis des autres. Or, la charité suppose bienveillance et complaisance envers celui qu'on aime. On n'aime pas son prochain comme un gourmet aime les grives. On l'aime pour qu'il subsiste et devienne meilleur, on l'aime gratuitement, on lui fait partager les biens qu'on possède et, s'il n'y a pas lieu de donner, " la bienveillance suffit à celui qui aime " [In Ep. Joannis ad Parthos VIII, 5-7, PL 35, col. 2038-2040] .
Le mot uti est donc relativement inadéquat lorsqu'il s'agit de caractériser ce que doit être l'attitude d'un homme envers un autre homme. Il garde néanmoins sa valeur, négative et restrictive en quelque sorte, dans la mesure où il permet d'opposer tout le domaine du créé au Créateur. Augustin s'explique sur ce point, lorsqu'il se demande si l'homme doit jouir ou user de lui-même. Il répond que certes c'est une grande chose que l'homme, créé à l'image de Dieu : néanmoins et précisément pour cette raison, il ne peut et ne doit pas jouir de soi, parce qu'il ne se suffit pas et n'est pas à lui-même sa propre béatitude. Se préférer à Dieu, prétendre avoir pour soi un amour exclusif en se fermant sur soi-même, n'est pas moins un échec qu'une idolâtrie. Or, puisqu'il nous est commandé d'aimer notre prochain comme nous-mêmes, c'est en aimant Dieu d'abord et d'un amour inconditionné que l'homme aime son prochain d'un véritable amour de charité. Dieu " exige que tout autre objet à aimer, qui viendrait à l'esprit, soit emporté vers le but où court tout entier l'élan de notre amour " [De doctrina christiana I, 22, 21, éd. citée, p. 204] .
2. Frui Deo. - L'analyse qui précède nous fait pressentir que, dans le vocabulaire augustinien, le mot frui doit être compris dans une acception qui déborde le sens ordinaire du terme. Comme le remarque H. Scholz, l'originalité d'Augustin est d'avoir synthétisé dans cette notion l'apport d'une double tradition, l'une de type ontologique et dialectique, l'autre de type mystique.
1° Du point de vue ontologique, la distinction de l'uti et du frui est liée à l'affirmation que l'homme est créé
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à l'image de Dieu. En effet, l'âme est l'image en ce sens que, dès le premier instant de sa création, elle est ordonnée à jouir de Dieu dans la vision béatifique. Elle ne peut trouver sa suffisance et son bonheur en elle-même ou en quelque autre créature, mais en Dieu seul. " Tu montres assez combien grande tu as fait la créature raisonnable, puisque, pour qu'elle trouve sa béatitude et son repos, il ne lui faut rien moins que toi, preuve qu'elle ne saurait se suffire " [Confessions XIII, 8, 9, coll. Bibliothèque augustinienne 14, 1962, p. 438] . L'âme et ses puissances, - mémoire, intelligence, volonté -, ont donc une telle profondeur et une telle capacité que pour les remplir il ne faut rien moins que l'infini de Dieu.
De ce fait, il est clair que l'homme ne jouit parfaitement de Dieu qu'une fois arrivé au terme de son devenir spirituel, dans la vision béatifique. Il est vrai que dans ses premières oeuvres, sans doute sous l'influence de Plotin, Augustin semble admettre que dès ici-bas nous pouvons, au moins de façon fugitive, parvenir à cette vision. Mais très vite il rejette cette hypothèse, encore que les visions de Moïse et de saint Paul lui posent un problème auquel il ne donne pas de solution nette [De Genesi ad litteram XII, passim, PL 34, 453 svv] . Toutefois, si cette fruitio n'est parfaite que lorsque l'homme parvient à la vision, elle est inchoative et déjà très réelle lorsque l'homme, purifié du péché, tend vers sa fin. Car la grâce est déjà union à Dieu, participation à la vie de Dieu, et l'étape décisive est le commencement de la foi et le don de l'Esprit. C'est en ce sens qu'Augustin interprète l'expression paulinienne " de gloire en gloire " : “de la gloire de la foi à la gloire de la vision, de la gloire qui fait de nous des fils de Dieu à la gloire qui nous rend semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu'il est " [De Trinitate XV, 8, 14, PL 42, 1068c] . En cette vie présente, la fruitio est liée à une progressive tranformation de l'âme sous l'impulsion de Dieu : elle n'est pas un repos dans une béatitude savourée, mais un mouvement vers Dieu, un dépassement continuel de la situation présente [extensio] , une concentration de toutes les forces vives vers le but à atteindre [intensio] , double aspect d'une même attitude dont saint Paul donne l'exemple lorsqu'il se compare au coureur du stade qui, sans regarder en arrière, tend au but proposé. Mais, comme le répète Augustin, cette course n'est pas un changement de lieu, elle est un changement du coeur. On marche vers Dieu en devenant semblable à lui et " la ressemblance sera parfaite, quand la vision sera parfaite " [De Trinitate XIV, 18, 24, 1055b] .
2° Cet aspect ontologique est corroboré par une expérience spirituelle, voire mystique, qui n'en est pas détachable. Bien que le travail de la grâce soit mystérieux et déborde la conscience que nous en avons, néanmoins, dès sa conversion, Augustin a éprouvé la rencontre avec Dieu comme un retournement des affections, un changement de coeur, un renversement des amours. La grâce est avant tout une force divine, mais elle est aussi une source de délectation qui équilibre le plaisir sensible et lui fait échec. Dans un texte célèbre, Augustin, pour expliquer comment le Père nous attire, commente le vers de Virgile : trahit sua quemque voluptas [Églogue II, 65] . La brebis est attirée par un rameau vert, l'enfant est attiré par des noix; de même l'âme est attirée par Dieu : attrait intérieur qui ravit le coeur et libère de la fascination des voluptés
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charnelles. Cette fruitio goûtée, savoureuse, expérimentée est le signe de la présence et de la victoire de la grâce.
Cette insistance sur la délectation explique qu'on ait parfois qualifié la doctrine augustinienne d'hédonisme spirituel. Mais l'expression est ambiguë et il faut veiller à ne pas détacher certaines affirmations d'Augustin de l'ensemble de son oeuvre.
Remarquons tout d'abord que ce goût spirituel est toujours saisi à l'intérieur de l'acte de foi et s'appuie sur les témoignages de l'Écriture. Sans doute, l'influence de Plotin est indéniable. Mais elle est reprise dans un contexte chrétien. La lecture des psaumes en particulier est l'aliment de la prière d'Augustin. Dès sa conversion, il a longuement médité le psaume à, comme en témoigne le livre IX des Confessions, et l'on pourrait tirer des Énarrationes in psalmos un traité de vie spirituelle. Or, l'un des thèmes fondamentaux des psaumes est celui de la délectation et de la joie que l'âme trouve dans la recherche et la connaissance de Dieu. Mais cette expérience n'est possible que si l'homme se soumet à la volonté divine et commence à observer ses commandements, même s'il lui en coûte et si les exigences de Dieu vont contre ses évidences immédiates.
Car, malgré l'identité des mots, le plaisir et la délectation spirituels ne sont pas sur le même plan que le plaisir et la délectation sensibles. Tandis que le plaisir sensible disperse, égare et déçoit, la fruition des choses divines recueille et unifie. C'est que l'aspiration au bonheur change de sens quand elle change d'objet. L'erreur est d'identifier le bonheur à l'égoïsme, alors qu'il doit être identifié à la charité. En se fixant sur Dieu, notre appétit de bonheur ne se fixe pas seulement sur un nouvel objet, il est transformé. Voilà pourquoi la fruitio des choses divines est liée à une intense purification : elle la suppose ou elle la produit. C'est lorsque l'âme commence à se détacher des biens finis qu'elle commence à goûter les choses de Dieu, et c'est lorsqu'elle est de plus en plus purifiée, vide de toute affection aux créatures, que sa faim et sa soif des biens spirituels prennent toute leur vigueur. Il suffit de relire le livre X des Confessions pour se rendre compte combien l'exigence d'Augustin est impitoyable, au point qu'il en paraît pessimiste. Mais ce pessimisme doit être interprété comme l'aspect négatif d'un attrait spirituel.
Il y a plus. Notre désir de Dieu lui-même doit être purifié. L'un des signes de cette purification est qu'aucune jouissance ici-bas, fût-ce la saveur des choses divines, ne doit stopper notre élan ni arrêter notre recherche. Dieu est celui qu'on ne trouve que pour le chercher : " Car on ne le cherche que pour le trouver avec plus de douceur, on ne le trouve que pour le chercher avec plus d'ardeur " [De Trinitate XV, 2, 2, PL 42, 1058b] . Le commentaire du psaume 38 représente Idithun, l'homme spirituel, comme " celui qui transcende " et que n'arrêtent aucune épreuve ni aucune consolation. La souffrance et le sacrifice sont des moments nécessaires de cette marche en avant. Mais le thème sur lequel Augustin insiste davantage est le thème de l'attente qui transforme le désir en espérance. La fidélité de l'homme consiste à se fier à la fidélité de Dieu, même quand Dieu semble se dérober. Car c'est alors que l'âme fait l'expérience du vide immense de sa propre capacité : cette sorte de recul de Dieu l'oblige à reculer en quelque sorte en elle-même, à explorer et à découvrir sa propre profondeur, à déployer ce
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vide qui la rend capable de Dieu : " Dieu, en se faisant attendre, étend le désir; en faisant désirer, il étend l'âme; en étendant l'âme, il la rend capable de recevoir” [In Ep. Joannis ad Parthos IV, 6, PL 35, 2009a] .
Une dernière question se pose. Comment concevoir la fruitio dans l'au-delà? Si le vide de l'âme doit être comblé par la présence de Dieu, son aspiration ne sera-t-elle pas bloquée par la plénitude du don? La réponse est à chercher dans la conception que se fait Augustin de la relation de la grâce et de la liberté. Dieu n'est pas un objet extérieur à l'âme. Plus intime à elle-même qu'elle-même, il fonde son activité comme il fonde son être. Cela est particulièrement vrai de l'amour, car l'homme ne peut aimer Dieu qu'avec un amour qu'il reçoit et ne cesse de recevoir de lui. Or, si la perfection de l'amour est aussi la perfection de la béatitude, la fruitio sera la perfection d'un acte continuellement reçu et continuellement exercé. Dieu ne cessera pas de creuser cette aspiration vers lui en même temps qu'il la comblera. Proximité infinie, mais qui est en même temps mouvement incessant, soif et saturation. “Ne crains pas que le dégoût s'empare de toi : telle sera la délectation de cette beauté qu'elle te sera toujours présente sans que jamais tu sois rassasié; oui, toujours tu seras rasassié et jamais tu ne seras rassasié. Si je te dis que tu ne seras pas rassasié, ce serait la faim ; si je te dis que tu seras rassasié, je craindrais la satiété. Là où il n'y aura ni faim ni satiété, je ne sais que dire. Mais Dieu a de quoi combler ceux qui, sans savoir comment qualifier ce bonheur, croient qu'ils le recevront de lui " [In Joannem III, 21, PL 35, 1405d] .
J. Mausbach, Die Ethik des heiligen Augustinus, 2e éd., t. 1, Fribourg-en-Brisgau, 1929, p. 64, 222-229, 264. - Heinrich Scholz, Glaube und Unglaube in der Weltgeschichte. Mit einem Exkurs : Fruitio Dei, ein Beitrag zur Geschichte der Theologie und der Mystik, Leipzig, 1911. - É. Gilson, Introduction à l'étude de S. Augustin, Paris, 1943, p. 218 svv. - F. Cayré, Frui et uti, dans L'année théologique, t. 10, 1949, p. 50-53, = note qui accompagne l'édition-traduction du De doctrina christiana, coll. Bibliothèque augustinienne 11, 1949, p. 558-561. - Rudolf Lorenz, Die Herkunft des augustinischen frui Deo, dans Zeitschrift für Kirchengeschichte, t. 64, 1952-1953, p. 34-60. - L. Malevez, art. ESSENCE DE DIEU, DS, t. 4, col. 1334-1335.
Paul AGAËSSE.
“Gratuité”, DS, vol. 6, col. 787 à 800.
GRATUITÉ. - On entend par gratuité la disposition généreuse de celui qui donne par pure bienveillance, sans qu'aucune nécessité l'y contraigne, sans qu'aucune obligation l'y incite, sans que s'impose à lui aucune exigence de la part de celui qui reçoit. Ainsi définie, la gratuité parfaite est le privilège de Dieu, puisque Dieu seul est amour absolu et originaire. Cependant, analogiquement et par participation, elle est aussi le fait de l'homme, dans la mesure où, se laissant saisir par l'amour de Dieu, il devient capable de lui rendre amour pour amour et d'aimer ses frères de façon désintéressée. - 1. La gratuité en Dieu. - 2. La gratuité de l'amour de l'homme.
I. LA GRATUITÉ EN DIEU
1° Le mystère de la gratuité. - Toute l'Écriture, et singulièrement le nouveau Testament, est une révélation de l'amour de Dieu pour l'homme, et saint Jean résume l'essentiel de cette révélation lorsqu'il dit : " Et nous, nous avons reconnu l'amour que Dieu a pour nous et nous y avons cru. Dieu est amour " [I Jean 4,16] . Un mot dans cette phrase doit retenir notre attention : c'est le mot " croire ". Non qu'une simple connaissance naturelle de Dieu ne permette d'affirmer que Dieu est bon. Mais si Dieu est amour, s'il se définit par là, cet amour est mystère comme Dieu lui-même et nous n'en pouvons pressentir la profondeur et même l'essence que par la révélation qu'il nous en fait.
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1) Remarquons d'abord que la révélation que Dieu aime l'homme nous oblige à corriger et à transformer la notion d'amour. Si nous n'avons aujourd'hui aucune difficulté à admettre que l'amour tout à fait pur inclut la gratuité parfaite, il n'en allait pas de même pour les philosophes du paganisme. Ceux-là même qui ont pu s'élever à l'idée d'un Dieu unique, qui l'ont identifié au Bien, idéal de toute aetion et principe de toutes choses, ont dit que Dieu était digne d'être aimé, cherché, imité, mais n'ont pas osé dire que Dieu aime l'homme. Pourquoi? C'est qu'ils ne concevaient pas qu'un Être parfait puisse s'incliner vers des êtres imparfaits, les penser et les vouloir. L'amour était compris par eux comme une aspiration vers un plus ou mieux être, un mouvement de l'inférieur vers le supérieur. Même sous sa forme la plus haute et la plus épurée, cet amour, qui devient alors recherche de la sagesse et de la béatitude, reste le signe d'un manque et d'une déficience, car cette aspiration, malgré sa noblesse, trahit une indigence. Désirer une perfection qu'on n'a pas encore est le fait d'un être imparfait. Ainsi compris, l'amour ne peut être le partage que d'un être fini, limité. Dans ces conditions Dieu ne saurait aimer, puisqu'il est parfait et ne peut tendre vers un bien qui lui ferait défaut.
Mais la perspective change, dès qu'il est révélé que Dieu aime l'homme. Au lieu d'être un désir qui pousse l'être imparfait à chercher son achèvement dans un bien supérieur, l'amour devient essentiellement don, communication, bienveillance, épanchement. Il ne surgit pas du manque ou du besoin, de la tendance à se parfaire; il n'est pas non plus attiré par les qualités ou perfections de ce qui est aimé. Il prend sa source dans une plénitude d'être et de perfection qui donne et communique ses bienfaits par pure générosité. L'amour en Dieu n'est pas déterminé par autre chose que lui-même : ni par une indigence en lui, ni par une perfection hors de lui. Il n'est expliqué par rien qui lui soit antérieur, mais il trouve en soi le principe de son acte. Non qu'il soit aveugle, il est au contraire tout pénétré de sagesse, mais il est à lui-même sa propre clarté et sa propre justification, son principe et sa fin. C'est cet aspect de gratuité que Anders Nygren a mis en valeur, lorsque, opposant l'agapé [amour purement désintéressé] à l'erôs [désir d'acquérir une perfection qu'on n'a pas encore] , il voit dans l'agapé " la conception fondamentale et origjnale du christianisme " [Erôs et Agapè, trad. française, Paris, 1944, p.41].
2) Ce premier caractère de la gratuité en implique un autre : l'absolue liberté de Dieu. Dieu est le maître de ses dons, il les dispense à qui il veut, quand il veut, sans qu'on puisse les expliquer par des causes antécédentes ni même par les dispositions préalables de celui qui reçoit le bienfait. Souvent même, ils apparaissent comme une sorte de commencement absolu, une rupture avec ce qui précède. Dieu appelle Abraham [Gen. 12, 1], il préfère Jacob à Ésaü " avant même que les enfants fussent nés et qu'ils eussent fait ni bien ni mal » [Rom. 9, 11]. Il apparaît soudain, alors que rien ne l'avait laissé prévoir, à Moïse [Ex. 3, 4], à Isaie [Is. 6, 1], à Ézéchiel [Es. 1, 1]. Il saisit Amos de derrière son troupeau et l'envoie prophétiser en Israël [Amos 7, 15]. Son Esprit fond sur Saül [I Sam. 10, 6] et se retire de lui [16, 14]. Dieu connaît Jérémie avant de le former dans le ventre de sa mère [Jér. 1, 5], met à part Paul dès le sein maternel [Gal. 1, 15] . Bien que l'élection ne
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se présente pas toujours de façon aussi bouleversante et imprévisible, c'est Dieu qui choisit ses élus " dès la création du monde " [Éph. 1, 4], « qui opère toutes choses selon le conseil de sa volonté " [1, 11 ] . C'est lui qui discerne, prédestine, appelle, justifie, glorifie, en vertu d'un choix pleinement gratuit [Rom. 8, 29-30] , lui qui fait connaître quand il le veut " le mystère de sa volonté selon le dessein bienveillant qu'il a formé en lui par avance, pour le réaliser quand les temps seraient accomplis " [Éph. 1, 9] .
Cette liberté absolue nous oblige d'abord à écarter toute conception qui ferait du monde une émanation de Dieu, une production nécessaire découlant de sa surabondance et en quelque sorte à son insu. Sans doute Dieu est-il celui qui ne peut pas ne pas être, mais il n'y a pas en lui, distincte de lui, une nature qui lui imposerait d'être ce qu'il est ou de vouloir ce qu'il veut. Il est un " je suis " parfaitement maître de lui-même [Ex. 3, 14 ; Jean 8, 58] , qui ne se détache pas sur un fond d'opacité qui serait comme le premier moment de sa genèse. Mais il faut préciser encore. Lorsqu'on dit que Dieu est immuable et éternel, on ne l'enferme pas dans une détermination figée, on refuse au contraire de l'enchaîner à un passé qui pèserait sur ses décisions ou à un avenir qui finaliserait son vouloir. Certes, les desseins de Dieu sont immuables, son plan de salut est éternel. Mais lorsque saint Paul parle " du dessein bienveillant qu'il a formé en lui par avance " [Éph. 1, 9], ce plan ne doit pas être compris comme une représentation objectivée en lui et qui, une fois posée, échapperait au libre contrôle de sa volonté : ce serait soumettre la liberté de Dieu à ce qu'elle produit. Encore bien moins ce plan est-il inscrit dans la structure primitive du monde ou dans les lois qui régissent son développement. " L'univers, entre les mains du Créateur, continue à être l'argile dont il pétrit à son gré les possibilités multiples " [P. Teilhard de Chardin, Le milieu divin, Paris, 1957, p. 169] .
Non seulement Dieu crée librement le monde, mais il intervient librement dans le monde. Son " éternel " est aussi bien un « aujourd'hui ", son dessein immuable est aussi bien un vouloir actuel. " Mon Père agit toujours, et moi aussi j'agis " [Jean 5, 17] . Ainsi s'explique que le plan de Dieu, tenu caché dans les âges antérieurs, soit peu à peu révélé et ne soit pleinement manifesté qu'en Jésus-Christ [Éph. 3, 5; II Tim. 1, 10; Tite 3, à; Hébr. 1, 1-2] . Ainsi s'explique aussi que les désordres causés par le péché soient intégrés dans un ordre plus élevé [Rom. 8, 28] et que la prière ait cette efficacité si vigoureusement affirmée dans l'Évangile [Luc 11, 9] .
3) Les considérations qui précèdent nous amènent à comprendre que la gratuité de l'amour de Dieu est un mystère incompréhensible. Car, si Dieu est amour, cet amour est un mystère aussi inviolable que Dieu lui-même; et si Dieu est souverainement libre, ses desseins sont imprévisibles et ses conseils insondables [Rom. 11, 33] . Et cependant ce mystère trouve un écho dans l'âme humaine, ne serait-ce que parce qu'elle est certaine qu'elle ne comprend pas ce dont elle a une si inébranlable certitude. Cet inconnu de l'amour de Dieu la fascine et l'attire : elle est prête à acquiescer d'avance à toutes les expressions de cet amour et cependant elle est heureuse de savoir que cet amour est toujours au-delà des expressions qui en sont données.
Cette approche du mystère de l’amour de Dieu se
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fait de deux manières : d'une part l'homme est comblé au-delà de ce qu'il peut désirer ou concevoir, d'autre part il est arraché à ses évidences et déconcerté dans son attente. De là un double mouvement d'attrait et de recul si nettement dessiné dans l'Écriture. Les psalmistes se plaisent à rendre grâces, à célébrer la miséricorde du Seigneur, les merveilles de la création, ses bienfaits au cours de l'histoire. Mais cette action de grâces déborde la conscience qu'ils peuvent avoir des bienfaits reçus : elle se prolonge au long des jours et des nuits [Ps. 52, 10; 92, 3] , car la miséricorde de Dieu est éternelle ; elle débouche dans l'émerveillement, l'admiration, l'adoration [Ps. 92, 5-7;139, 6, 14, 17] , parce qu'elle s'adresse à celui qui est au-delà de ses dons.
A d'autres moments, par contre, les dons de Dieu sont éprouvés comme une contrainte, une sorte de violence faite à l'homme qui essaie de se dérober à l'emprise divine, d'échapper à l'élection, comme s'il avait peur d'un trop grand amour. Plaintes de Moïse : « Pourquoi as-tu rendu ton serviteur malheureux? Pourquoi n'ai-je pas trouvé grâce à tes yeux et m'as-tu imposé le fardeau de tout ce peuple? " [Nomb. 11, 11] ; plaintes de Jérémie : " Tu m'as séduit, Yahvé, et je me suis laissé séduire... Je me disais : je ne penserai plus à lui, je ne parlerai plus en son nom " [Jér. 20, 7, 9] . Ces paroles ne trahissent pas un manque de foi, mais le désarroi de l'homme aux prises avec l’amour de Dieu.
Ce mystère de l'amour culmine dans la passion du Christ. Sa passion semble être la négation de ce que nous savons de Dieu, une limite mise à sa puissance et à sa sagesse. En réalité, elle est révélation de la gratuité de l'amour. Car la Passion procède d'un choix absolu, d'un acte de liberté, par lequel Dieu se donne, s'oublie, sort de soi pour ainsi dire et s'abaisse pour sauver l'homme : " Il s'anéantit lui-même, prenant la condition d'esclave... Il s'humilie plus encore, obéissant jusqu'à la mort et à la mort de la croix " [Phil. 2, 7-8].
Mais la gratuité de cet amour n'est pas d'emblée comprise par l'homme. En présence du Christ crucifié, " les rois se taisent, car ils ont vu une chose qui ne leur avait pas été racontée, et ils ont entendu une chose qu'ils n'avaient pas apprise " [Isaïe 52, 15]. ce n'est qu'une fois l'événement traversé que les apôtres connaissent l'ampleur du mystère et qu'il leur est donné de comprendre " quelle est la largeur, la longueur, la profondeur et la hauteur de l'amour du Christ qui surpasse toute connaissance " [Eph. 3, 18-19].
L'amour de Dieu est bien le dernier mot de toutes choses, l'explication totale du monde et de son histoire. Néanmoins, l'homme ne peut entrer dans ce mystère, s'il prétend vérifier cet amour de Dieu en le jugeant d'après ses évidences immédiates et ses désirs spontanés. Il y entre par la foi, c'est-à-dire en s'abandonnant à Dieu sans réserve, en acceptant la révélation d'un Dieu qui dit : Je suis celui qui pense ainsi, qui aime ainsi.
2° Le contenu de la notion de gratuité.
- La gratuité de l'amour de Dieu est une réalité tellement riche et compréhensive, elle englobe tellement toute la vie de l'homme et singulièrement sa vie spirituelle, elle est tellement impliquée dans le développement de la révélation, qu'il est impossible d'en détailler tous les aspects. Sans prétendre à une analyse exhaustive, nous grouperons nos réflexions autour de trois thèmes principaux que nous empruntons à la première épître de saint Jean.
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Voir le Commentaire de la première épître de S. Jean par saint Augustin, éd., trad. et introduction par P. Agaësse, SC 75, 1961.
1) Dieu nous a aimés le premier. –
« En ceci consiste son amour : ce n'est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c'est lui qui nous a aimés... Lui nous a aimés le premier »
µ correction à poursuivre !
ii Jean à, io, 19] . Cette priorité signifie d'abord que Dieu est l'auteur de tout être et de tout bien créés, que c~est lui qui commence toutes choses par une décision de sa volonté et une initiative de son amour. Djeu cherche l'homme, le prévient, fait toujours la première démarche : création, appel à participer à la vie divine, rédemption, conversion, pardon du péché, persévérance, glorification, béatitude, tout est don qui vient d'en-haut et descend du Père des lumières [Jacq. i, 1?] . L'appel de Dieu précède toute attente humaine, le j mouvement de l'homme vers Dieu ne peut être qu'une réponse, une adhésion à ce qui est pensé, voulu, eommencé par Dieu. Mais il faut ajouter que cette réponse elle-même est encore don de Dieu, que sa grâce pénètre l'acte de liberté par lequel nous nous tournons vers lui.
Pour essayer de le comprendre, reportons-nous au don initial, qui n'est pas le plus élevé, mais qui est la condition de tous les autres : la création. Inévitablement, quand nous parlons de don, nous distinguons entre le bienfait et celui qui le reçoit. Or, quand il s'agit de création, cette opposition signifie sans doute que la nature possédée est distincte du sujet quj la possède, puisque celui-ci ne se donne pas 1"être, majs elle ne signifie pas que le sujet préexistait à sa création. Il n'y a pas seulement don fait à quelqu'un, mais don qui suscite et fait être ce quelqu'un- Nous ne pouvons pas essayer de nous dépouiller de tout ce que nous avons reçu pour isoler un reliquat, un support, si pauvre soit-il, qui ne serait pas don de Dieu. Même notre " moi ", notre personnalité, notre liberté, bref tout ce qu'il y a en nous de plus autonome et de plus intime est encore don de Dieu. Et cette constatation ne vaut pas seulement de l'instant où nous sommes créés, comme si, une fois lancés dans l'existence, nous pouvions commencer à être par nous-mêmes. Nous ne cessons de nous recevoir de Dieu. " Comment une chose subsisterait-elle, si tu ne l'avais voulue? Comment conserverait-elle l'existence, si tu ne l'y avais appelée? " [Sag. ii, 25] .
Or, ee que nous disons de la création, il faut le dire de tous les dons de Dieu et tout particulièrement de tout ce qui relève du domaine de la grâce. Voir l'article GRACE. Que l'homme, dés le premier instant de sa création, ait été appelé à vivre divinement, est un don qui transcende tout effort et même toute aspiration de la nature humaine, et il faut dire d'Adam innocent ce que saint Augustin dit des anges, qu'en eux Dieu à la fois a constitué la nature et octroyé libéralement la grâce :
" simul eis et condens naturam et largiens gratiam " [De civitate Dei xJi, 9, 2, PL 11, 357a] . liais il faut ajouter que la permanence dans cette grâce, la fidélité à demeurer uni à Dieu, le mouvement par lequel l'homme passe de ce stade initial à la vjsion, même à supposer qu'il n'y ait pas eu la rupture du péché, sont encore don de Dieu. Sans doute, Dieu qui nous ci'ée sans nous ne nous sauve pas sans nous. En ce sens, notre liberté est bien nôtre, comme notre être est nôtre, distinct de Dieu, bien que continuellement donné par lui. Mais cet indispensable exercice de notre liberté ne signifie pas qu'à un moment quelconque nous puissions nous émanciper de Dieu. Sa grâce n'est pas seulement une
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aide extérieure ni un élan initial que nous pourrions assimiler ou développer par nos propres forces. En octroyant sa grâce, Dieu donne en même temps non seulement la capacité de la recevoir, mais encore l'acte par lequel nous la recevons. Il ne nous offre pas seulement un don que nous ne saurions conquérir ou mériter, " il opère en nous le vouloir et le faire, selon son bon plaisir " [Phil. 2, 13] .
voilà pourquoi i'Église a rejeté ia doctrine des semipélagiens qui, tout en reconnaissant que la grâce est nécessaire à l'homme pour se sanctifier et parvenir à la vie éternelle, estimaient que les premiers pas pour rejoindre Dieu étaient une démarche de la seule liberté.
L'homme se mettrait en état de recevoir la grâce.
Mais ce serait affirmer qu'il y a de notre part une initiative qui ne vient pas de Dieu, mettre une limite à la gratuité de ses dons, inverser la relation de la créature au Créateur. Non seulement l'homme ne peut pas prétendre à la grâce comme à un dû, ni la récupérer par ses propres forces quand il l'a perdue, mais il n'est pas capable de se préparer à la recevoir ni de la désirer.
Il n'y a pas de mouvement spirituel, même inchoatif, qui aille de l'homme à Dieu, si ce mouvement n'est pas prévenu et porté par la démarche de Dieu qui vient vers l'homme- Après la chute, ce n'est pas Adam qui désire retrouver l'amitié divine, mais Dieu qui promet un Rédempteur. Si, au long de l'histoire d'Israël, des saints attendent le Messie, c'est encore Dieu qui suscite cette espérance, creuse ce désir au coeur de l'homme : l'appel divin précède toujours l'attente humaine. Le Christ lui-même ne peut être accueilli que si Dieu transforme le coeur du connaissant : " Nul ne peut venir à moi, si le Père qui m'a envoyé ne l'attire " [Jean G, iii. A la suffisance de l'homme qui prétend recevoir la grâce comme un dû et comme le paiement de ses mérites, saint Paul oppose la gratuité de l'élection divine, qui non seulement précède toute oeuvre bonne, mais qui s'exerce en dépit du péché.
2] Un second trait de la gratuité est que Dieu ne donne pas seulement des biens créés, la manne ou l'eau du rocher, la santé ou la vertu, mais qu'il se donne luimême en donnant son amour dans lequel il s'engage totalement : " Voyez quel grand amour le Père nous a donné pour que nous soyons appelés enfants de Dieu :
car nous le sommes " ii Jean 3, ii.
Déjà, dans l'ancien Testament, trois symboles révèlent et éclairent le mystère de cet amour de Dieu pour l'homme- - D'abord celui de l'amitjé. Djeu fait alliance avec Abraham, il s'entretient familièrement avec lui, il le fait enti,er dans son intimité, il lui fait partager ses secrets : " Vais-je cacher à Abraham ce que je vais faire? " [ Gen. 18, 1? ] . Il converse avec Moïse face à face, " comme un homme converse avec son aIni " [Ex. 33, iii. - Ensujte, le sj,mbole de la paternité. Dieu porte Israël à travers le désert comme un père porte son enfant [Deut. i, 3i] . Il lui apprend à marcher [Osée11, 3] , le prend sur ses genoux, comme un enfant que sa iuère console [lsaïe 66, 12] . Quand le fils est devenu rebelle, lu coeur de Dieu est bouleversé, ses entrailles frémissent de pitié [Osée11, 8] . Une mère ne cesse pas de chérir le fils de ses entrailles, mais " même s'il s'en trouvait une pour l'oublier, moi, je ne t'oublierai jamais " [lsaïe &9, 15] . - Enfin, le sj,mbole de l'amour conjugal. L'épouse comblée de largesses est devenue adultère. Dieu ne peut se résigner à ne plus être aimé.
Il lutte pour reconquérir Yinfidéle, il menace, il châtie,
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il use du réquisitoire et du procès, il rappelle l'amour de la jeunesse, il se cache pour se faire désirer, en fin de compte il triomphe à force d'aimer, il séduit de nouveau par la fidélité de cet amour inaltéré : " Eh bien, moi, je vais la séduire, je l'emmènerai au désert et je lui parlerai au coeur " [Osée 2, 16] .
Nous avons parlé de symboles. C'est qu'en effet il n'y a pas d'expérience humaine qui puisse être le prototype de l'amour de Dieu pour les hommes, mais l'amour de Dieu, par sa profondeur, sa force, sa fidélité, sa tendresse, est au-delà do ce que l'homme peut éprouver et ressentir. Là où l'homme abandonnerait, Dieu est encore fidèle [lsaie à9, 15] , il a puissance de restaurer et de renouer l'amitié. Il ne désespère pas, il cherche, insiste, console. Ce qui est bouleversant, ce n'est pas seulement que Dieu aime l'homme ainsi, mais qu'il veuille être aimé des hommes, comme s'il en avait besoin, oomme s'il lui manquait d'être aimé par sa créature. c'est ce que i'Écriture appelle ia jalousie de Dieu [Ex. 20, Si, qui s'exprime tour à tour par la tendresse et par la violence. Mais, dans cette violence .
même, Dieu se livre à découvert : il révèle qu'il se veut vulnérable et ne se résigne pas à n'être pas aimé.
Cependant la révélation de l'ancien Testament n'est encore qu'une promesse et une préparation. Les paroles d'lsaïe : < Ce ne fut ni un messager ni un ange, mais sa Face qui les sauva : dans son amour et sa pitié lui-même les racheta " [lsaie 63, 9] , ne sont pleinement accomplies que par l'Incarnation. Le Fils de Dieu devient homme, environné de faiblesse, et, pour nous ressembler, éprouve toutes nos infirmités hormis le péché [Hét~r. à, 15] .
Cet anéantissement [Phil. 2, 7] , cette capacité pour l'absolu de devenir, librement et sans cesser d'être Dieu, l'autre que lui-même, une créature finie, prouve à quel point Dieu se donne en aimant. Car le Fils de Dieu peut se dépouiller ainsi, non pas en dépit du fait qu'il soit Dieu, mais parce qu'il est Dieu, que l'amour est porté en Dieu à l'absolu et qu'il lui appartient, dans un acte de liberté purement gratuite, de pouvoir sortir de soi pour exprimer ainsi ce qu'il est. L'humilité de la passion, la mort de la croix, achèvent de dévoiler le mystère et de montrer jusqu'à quel point Dieu s'engage dans son amour, car il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie po.ar ses amis [Jean là, 13] : donner sa vie librement, car on ne la lui ôte pas, il la donne de lui-même, il a le pouvoir de la donner selon l'ordre reçu du Père [10, 18] .
Aussi ne faut-il pas, dans cette suprême manifestation de l'amour de Dieu pour l'homme, dissocier le Fils des autres Personnes divines. Lui seul certes s'est incarné, s'est fait homme, est mort. Mais l'initiative rédemptrice vient du Père. Le Père a tellement aimé le monde qu'il lui a donné son Fils unique [Jean 3, 16] , il n'a pas épargné son propre Fils, mais l'a livré pour nous [Rom. 8, 32] . Il faudrait que l'incompréhensibilité même de l'amour du Père et du Fils, telle que nous ia laissent pressentir tant de textes de i'Évangile de Jean, nous aide à soupçonner à quel point le Père se livre en livrant son Fils. Le Père n'assiste pas en spectateur impassible à la passion du Christ. Voilà pourquoi on trouve sous la plume d'origène cette affirmation surprenante de la part d'un homme nourri de philosophie grecque : " Le Père lui-même n'est pas impassible... Il souffre une passion d'amour ". Enfin le don du Père et du Fils s'achève dans le don de l'Esprit :
" L'amour de Dieu [c'est-à-dire l'amour que Dieu a pour nous] a été répandu dans nos coeurs par le Saint-
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Esprit qui nous a été donné " [Rom. 5, Si. Principe et source de vie spirituelle, l'Esprit se joint à notre esprit pour attester que nous sommes enfants de Dieu.
S'accommodant à notre faiblesse, il gémit en nous pour demander ce que nous ne savons pas demander et donne un sens à nos balbutiements, pour qu'ils deviennent conformes aux vues de Dieu [Rom. 8, 16, 26] .
3] Cette présenoe de l'Esprit dans l'homme justifié, cette assurance que sous son influence nous pouvons et devons vivre en fils du Père, héritiers de Dieu et cohéritiers du Christ, nous amène à préciser le dernier trait par lequel se caractérise la gratuité de l'amour :
Dieu, en nous aimant, nous rend semblables é lui si nous nous abandonnons à son action. " A ceci nous reconnaissons que nous demeurons en lui et lui en nous :
c'est qu'il nous a donné de son Esprit... Tel est Celuilà [le Christ] , tels aussi nous sommes en ce monde " ii Jean à, 13, 1?] .
Nous avons souligné, comme un trait essentiel à la gratuité, que l'amour ne procède pas du manque, du besoin, qu'il est générosité de celui qui a à l'égard de celui qui n'a pas. Mais en outre, cette générosité, pour être vraiment gratuite, suppose que le donateur ne- se complaise pas dans le privilège d'avoir ce que l'autre n'a pas, que le don soit communication et partage. Dieu seul est saint, mais cette sainteté est son amour même, c'est-à-dire la joie pure de communiquer tout ce qu'il a et de retrouver dans l'homme sa propre sainteté. Cette humilité de l'amour apparaît dans la démarche du Fils de Dieu, qui, pour nous enrichir, se fait pauvre, faible, semblable à nous, vient comme celui qui sert [Luc12, 37, et 22, 27; Jean13,12-15] , n'use pas de prodiges pour se faire accepter, admire la foi du centurion ou de la chananéenne, n'insiste que sur la joie du Père au retour du prodigue, comme si c'était l'homme qui faisait une grâoe à Dieu en revenant à lui. Mais ce n'est pas tout. Dieu ne pardonne pas au pécheur en le laissant dans sa misère, en feignant de ne plus voir son péché. Ce serait là un faux pardon, un camouflage indigne de la vérité divine, une sorte d'indifférence inconciliable avec l'amour vrai, un laisserfaire qui serait un échec à sa puissance créatrice et rédemptrice. Dieu fait surgir un homme nouveau de l'homme ancien.
Sans doute nous a-t-il aimés alors que nous étions pécheurs, c'est-à-dire alors qu'il ne trouvait rien d'aimable en nous. " Il montre son amour envers nous, en ce que, alors que nous étions encore pécheurs, le Christ est mort pour nous " [Rom. 5, 8] . Mais, comme le remarque saint Augustin [Commentaire cité, traité 8, 10, et traité 9, 9] , ce n~est pas en tant que pécheurs qu'il nous aime, mais en tant que dans ces pécheurs il voit déjà des amis. Il pardonne, non pas parce qu'il fait semblant de ne plus voir la faute, ni même parce qu'il l'efface en quelque sorte négativement, mais parce qu'il transforme, qu'il reproduit en nous par participation cet amour qui en lui est originaire, qu'il nous donne de donner, et qu'en nous communiquant sa propre charité il nous rend semblables à lui. .
2. LA GRATUirÉ DE L'AMOUR DE L'HOMME
Puisque l'amour est le grand commandement auquel se rattachent toute la loi et les prophètes [Mi. 22, à0] , qu'il est le charisme par excellence sans lequel tous les autres oharismes n'ont aucune valeur ii Cor. 13, 1-3] , qu'on ne peut demeurer en Dieu qu'en demeurant dans
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l'amour ii Jean 1, 16] , et puisque d'autre part la gratuité n'est pas un caractère accidentel de l'amour, mais son essence même, il faut bien admettre que l'homme est capable d'aimer et d'aimer gratuitement.
&lais cette affirmation se heurte à quelques difficultés.
Il nous faut donc essayer de ressaisir en quoi consiste cette gratuité de l'amour de l'homme à l'égard de Dieu et du prochain.
ID A l'égard de Dieu. - L'objection se présente aussitôt. Si l'homme ne se suffit pas, s'il a besoin de Dieu pour se parfaire, de sa grâce pour se sanctifier et atteindre sa fin, son amour ne sera-t-il pas infléchi par un désir intéressé, privé de cette pure gratuité qui serait alors le privilège exclusif de Dieu? L'objection serait décisive, si l'homme était lui-même la source de son amour pour Dieu, s'il devait l'aimer avec ses propres forces et de son propre fait. Majs, comme nous l'avons dit, c'est Dieu qui nous donne de l'aimer et la gratuité de son amour prévenant produit la gratuité du nôtre. L'amour de l'homme pour Dieu est donc gratuit ou du moins peut et doit le devenir, dans la mesure où il n'est pas convoitise d'un être fini qui prétendrait centrer sur soi les dons d'un Dieu infini, même pour : acquérir sagesse ou vertu, mais où il est réponse à l'amour de Dieu, plus exactement accueil et reprise de cet amour, sans qu'il y ait aucune appropriation de ce ' que Dieu donne ni aucun droit à revendiquer ce qu'il donnera. De même, comme le dit saint Paul, que nous connaissons Dieu parce que nous sommes connus de lui [ Cal. à, 9] et qu'il nous donne de le connaître, de même nous l'aimons parce que nous sommes connus de lui ii Cor. 8, 3] et qu'il nous donne de l'aimer. Voir i Dieu, c'est être vu; le posséder, c'est être saisi par lui. La vision béatifique elle-même n'est pas la contem, plation passive de l'essence divine, majs elle est parti-
. oipation à l'aotivité immanente de Dieu, joie de lui , devenir semblable en recevant de luj l'acte de l'aimer ' gratuitement et d'aimer toutes choses en lui : " Nous lui serons semblables, parce que nous le verrons tel qu'il est " ii Jean 3, 2] . Comme nous l'avons déjà souligné, il n'y a pas de courant spirituel qui aille de l'homme à Dieu, s'il n'est pas la reprise du mouvement de Dieu vers lui.
Si donc l'amour de l'homme pour Dieu est mêlé de désir, cela ne signifie pas qu'il ne puisse être gratuit, mais qu'il n'est pas amour originaire, qu'à la fois l'homme ne peut pas se passer de Dieu et qu'il a besoin de Dieu pour aimer Dieu. De plus, puisque cet amour est donné comme un amour inchoatif qui, en vertu d'un appel de Dieu, ne peut subsister et se maintenir qu'en devenant plus parfait, cette inadéquation entre ce qu'il est et ce qu'il doit devenir se traduit par ce désir et par cette soif de Dieu dont tant de psaumes sont l'expression vive et ardente [PS. à2; fil, 3-5; 63 ; 73, 25-26; 130, GI. liais il faut alors purifier le mot " désir " des résonances légitimes qu'il peut avoir quand il est orienté vers la possession de biens matériels, mais qui deviennent suspectes quand il est ordonné à la possession de Dieu. Tout d'abord, ce désir est posé par Dieu dans l'homme, exigence de Dieu suscitant l'aspiration de l'homme, acte de Dieu qui tourne vers lui sa créature au moment où il la crée et creuse en elle un vide que lui seul peut combler. De plus, ce désir, quand il est purifié des atteintes du péché qui l'altèrent et le pervertissent, est sans doute besoin de Dieu, mais besoin du vrai Dieu, du Dieu personnel qui se donne, quand
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il veut et comme il veut. Désircr Dieu c'est le vouloir tel qu'il est, avec son mystère et la liberté de ses dons; désirer être aimé de lui, c'est vouloir être et devenjr tel qu'il veut que nous soyons. Ce désir implique donc obéissance à Dieu, complaisance en sa volonté [Ps. i19] , fidélité à garder ses commandements [Deut. 6, 3; Jean là, là ; 1 Jean 5, 3] , disponibilité si souvent recomiuandée dans les paraboles [Mi. 2à, à5-à7 ; 25, 1-13] , tant pour accueillir Dieu dès qu'il se présente que pour l'attendre lorsqu'il diffère sa venue. Sortir de soi pour atteindre Dieu, mettre sa joie à faire ce qui lui plaît, ne donner qu'en recevant, ne recevoir qu'en se laissant saisir, tendre à travers les dons successifs au don total de soi, c'est bien là amour et amour gratuit.
Puisque l'amour de l'homme est essentiellement réponse à l'amour de Dieu, on ne peut l'étudier à part, comme s'il se suffisait à lui-même, mais seulement dans sa relation à l'amour originaire qui en est la source.
C'est en reprenant brièvement les traits par lesquels nous avons essayé de caractériser la gratuité de la charité divine que nous pourrons tenter de saisir en quoi consiste la gratuité de l'amour de l'homme, sans oublier que, à cause des conséquences du péché, cet amour est altéré et perverti par l'égoïsme et que par conséquent sa naissance est en même temps conversion, son progrès, perpétuelle purification.
ii Dieu commence toujours. L'amour de l'homme sera donc avant tout reconnaissance au double sens du mot :
gratitude et humble désir de connaître comme Dieu connaît, de découvrir à travers le don l'intention du donateur. Le plus grand obstacle à la vie spirituelle est le refus de la grâce, la confiance exclusive de 'hornme en ses vertus et en ses mérites, la prétention d'être juste par lui-même et de se sauver par ses seuls efforts. L'attitude de l'homme qui se complaît dans ses vertus et oelle de l'homme qui s'enferme dans sa misère, l'orgueil et le désespoir, procèdent d'une même volonté de se suffire. Attitude dénoncée par saint Paul dans l'Épîti,e aux Romains. Le salut, étant participation à la vie de Dieu, ne peut provenir que d'un don gratuit. Nul ne peut donc être justifié par ses oeuvres, il est justifié par la faveur de la grâce en vertu de la rédemption accomplie dans le Christ Jésus [Rom. 3, 19-26] . Pour accueillir cette grâce, il faut se reconnaître coupable devant Dieu, se dépouiller de sa suffisance, accepter de tout devoir à Dieu sans aucun mérite préalable. C'est alors que la grâce donne d'agir librement.
La magnanimité des saints, la pleine mise en oeuvre de leur liberté au service de Dieu, s'expliquent par leur huiuilité profonde qui, en les rendant pleinement dépendants de la grâce, les empêche de s'attribuer aucun mérite, mais aussi de refuser quoi que ce soit aux prévenances de la générosité divine. Les grands convertis, oomme Paul ou Augustin, ont fait de façon décisive l'expérience de la force de la grâce : ils savent qu'ils ne peuvent rien par eux-mêmes, qu'ils sont des débiteurs insolvables, qu'ils ne sont pas davantage les auteurs de leur fidélité qu'ils ne l'étaient de leur conversion; mais en même temps, se sachant l'objet d'un amour gratuit, ils ne peuvent répondre que par un don total, définitif, sans reprise. Chez les saints où l'action do la grâce a été plus suave, le sentiment qu'ils doivent à la miséricorde divine tout ce qu'ils sont et tout ce qu'ils font n'est pas moins vif. Non seulement parce que, sous la lumière de l'Esprit, leur clairvoyance s'aiguise
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et qu'ils découvrent leur ingratitude dans les moindres fautes, comme Catherine de Sienne qui s'estime coupable du mal qui se fait dans le monde [Dialogue, le réponse, ch. i-2] , mais aussi parce que tout ce qu'ils ont de bon, leur foi, leur innocence, leur amour, leur apparaît comme le fruit d'une prédilection divine, d'une grâce non méritée. < Au soir de cette vie, je paraîtrai devant vous les mains vides, écrit Thérèse de l'Enfant-Jésus, car je ne vous demande pas, Seigneur, de compter mes oeuvres. Toutes nos justices ont des taches à vos yeux. Je veux donc me revêtir de votre propre justice et recevoir de votre amour la possession éternelle de vous-même " [Manuscrits autobiographiques, Lisieux, 1957, p. 319] .
2] Dieu ne nous octroie pas seulement ses dons, il se donne lui-même. La réponse de l'homme consistera donc à ne pas s'arrêter aux dons de Dieu, mais à aimer Dieu pour lui-même, au-delà de ce qu'il donne. Cela suppose une ascèse, une attitude de réserve vis-à-vis de tous les biens créés, un renoncement aux évidences immédiates, une préférence stable de la volonté divine [Luc 12, 33, et là, 26] . Mais cela suppose plus encore :
une purification de l'amour lui-même, afin qu'il soit sous la complète dépendance de l'Esprit Saint. Or, à cause des conséquences du péché, il peut y avoir subtile recherche de nous-mêmes jusque dans l'amour que nous avons pour Dieu. L'attachement aux consolations spirituelles prouve que, en cherchant à aimer Dieu, nous nous complaisons encore égoïstement dans le sentiment agréable qui accompagne la joie d'aimer. Ainsi s'expliquent les étapes déconcertantes de la pédagogie divine, les purifications intenses décrites par Jean de la Croix sous le nom de nuits. La sécheresse, la désolation, le sentiment du vide et de l'absence de Dieu obligent la volonté humaine à sortir complètement d'elle-même pour passer dans la volonté divine par un acte de foi pure. A travers ce dépaysement et ces purifications, l'amour, qui n'a plus aucun appui humain, se dégage plus fort et plus dépouillé. Sa récompense, c'est de devenir complètement gratuit, parce qu'il s'est laissé pénétrer par Dieu.
" L'âme éprise d'amour, écrit Jean de la Croix, ne peut manquer de désirer le prix et le salaire de son amour. N'est-ce pas pour cela qu'elle s'est mise au service du Bien-Aimé?
Autrement son amour IIe serait pas véritable. Ce salaire et ce prix n'est rien autre, - et l'âme IIe peut rien vouloir d'autre -, que toujours plus d'amour, jusqu'à ce qu'elle arrive enfin à la perfection de l'amour. L'amour n'a qu'un salaire : lui-même " [Cantique spirituel, strophe 9, v. 5] .
3] Nous avons dit enfin que Dieu donne à l'homme de lui ressembler. Tandis que la prétention de vouloir ressembler à Dieu sans Dieu est égàisme et mensonge, l'humble accueil de la grâce pour ressembler à Dieu par Dieu est amour vrai et gratuit. D'abord parce que cette ressemblance suppose une continuelle dépendance de Dieu, une disposition à se laisser modeler par l'Esprit pour prendre les goûts et les pensées de Dieu.
Ensuite parce que cette réception se retourne en don, qu'accepter de recevoir est consentir à donner, qu'enfin cet acte de liberté met en oeuvre toutes les ressources de l'initiative, de la recherche, de la patience, de la fidélité, bref de tout ce qui caractérise un amour personnel et vivant. Le don de Dieu ne supprime pas la liberté, mais la fait être en vérité et lui donne consistance et autonomie. Comme aiment à le dire les Pères de i'Église, cette soif de Dieu devient jaillissement vers ia
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vie éternelle, ie ruisseau quj s'alimente à ia source d'eau vive devient source à son tour, l'homme qui se nourrit de Dieu devient nourriture pour Dieu luimême : " Je suis le froment de Dieu, écrit Ignace d'Antioche, et je suis moulu par la dent des bêtes, pour être trouvé un pur pain du Christ " [Lettre aux Romains à, ii.
Cet échange est possible, parce qu'il y a vie, mouvement incessant : l'homme ne peut donner sans recevoir, mais il reçoit pour donner. Dans la contemplation qui clôt les Exercices spirituels, saint Ignace de Loyola dit que l'amour consiste en une communication mutuelle :
" L'amant donne et communique à l'aimé son bien.., de même en retour l'aimé à l'amant " in. 23i] . Joan de la Croix ne craint pas de parler d'une égalité d'amour entre Dieu et l'âme. Non que Dieu cesse d'être le Créateur et l'homme sa créature, mais cette distance est à la fois maintenue et comblée par le don du Christ qui nous fait participer à sa filiation.
Il y a donc entre Dieu et l'homme rencontre véritable, face à face, dialogue, échange, partage. Cette rencontre, cette reprise des volontés de Dieu sous forme de don libre, est souvent présentée dans i'Écriture comme une lutte, un affrontement. Dieu semble s'opposer à sa propre volonté pour la retrouver vivante et instante dans le coeur des hommes. Son angoisse devient leur angoisse, sa fidélité leur fidélité. Ainsi la prière d'Abraham pour obtenir le salut des villes coupables [Gen. 18, 22-33] , celle de Mdise pour défendi,e Israël contre la colère de Dieu [Ex. 32, ii-ià] . Il ne s'agit pas là d'une apparence, d'une feinte. Dieu fait réellement partager aux hommes son expérience. Il les initie à ses desseins en reproduisant en eux ses propres vouloirs, il veut avoir besoin d'eux pour réaliser son plan de salut sur le monde. Sans quoi ni la prière des contemplatifs ni l'angoisse des apôtres n'auraient de sens. Quand saint Paul dit que " l'amour du Christ nous presse ", ce n'est pas là une métaphore. Il croit que son ministère est chose sérieuse, il cherche " à convaincre les hommes ", à les persuader que le Christ " est mort pour tous, afin que les vivants ne vivent plus pour euxmêmes, mais pour celui qui est mort et ressuscité pour eux " [2 Cor. 5, 11-15] .
2° A l'égard du prochain. - Si les deux commandements résument la loi et les prophètes [Mi. 22, à0] , si l'amour de Dieu et l'amour du prochain sont étroitement liés, si saint Paul dit méme que le seul précepte d'aimer le prochain contient la loi en plénitude [Gal. 5, iii, c'est qu'il n'y a en fait qu'un seul ; amour par lequcl on aime inséparablement Dieu et le ~ prochain. Déjà, dans l'ancien Testament, les deux ~ commandements sont absolus l'un et l'autre, sans conditions : " Aime Dieu de tout ton coeur " [Deut. G, Si ; " Aime ton prochain comme toi-même. Je suis Yahvé " [Lèp. 19, 18] . Mais la pleine lumière est donnée par le Christ : " Voici mon commandement : aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés " [Jean là, 12] .
Aimer le Christ, c'est donc aimer tous ceux qu'il aime et les aimer comme il les aime, gratuitement. Le " comme " j ne signifie pas que nous puissions imiter le Christ en' nous limitant à notre capacité naturelle d'aimer, mais en participant à son propre acte d'aimer. C'est également en ce sens qu'Augustin explique la parole de saint Jean : " Quiconque aime est né de Dieu et connaît Dieu.
Celui qui n'aime pas n'a pas connu Dieu, car Dieu est Amour " ii Jean à, 7-8] . Aimer son frère, en effet, c'est nécessairement connaître, non pas abstraitement,
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mais par expérience intime, l'amour par lequel on 1 l'aime- Or, cet amour n'est pas simple sympathie t instinctive, attrait naturel, car il ne serait alors ni assez 1 stable ni assez large pour s'étendre à tous les hommes < et ne se laisser vaincre par aucun obstacle. Cet amour vient donc de Dieu, il est Dieu même, puisque Dieu j est amour. Pour aimer ainsi, sans limites et sans .
défaillance, il faut que Dieu nous fasse participer à son acte d'aimer. Dieu est donc connu par sa présence en celui qui aime son frère, puisqu'il est la source j vivante et immédiate de cet amour. Dieu est connu , comme sujet " plus intérieur à nous-mêmes que nous' mêmes " de l'acte que nous posons. Cet amour est donc gratuit ou tend à le devenir, dans la mesure où notre égoïsme ne lui impose pas de limites et d'obstacles.
La gratuité de l'amour, de cet amour qui vient de Dieu, se reconnaît à deux signes : son universalité et son humilité.
ii Il y a certes gratuité, oubli de soi, en tout amour naturel authentique, amitié, amour conjugal, paternel ou filial. Mais cet amour a ses frontières, il ne s'adresse qu'à un nombre limité d'individus. En nous prescrivant d'aimer même nos ennemis, le Christ ne donqe pas seulement à cet amour une plus grande amplitude, il parle d'un amour nouveau, d'un amour impossible à l'homme sans le secours de Dieu. " Eh bien moi, je vous dis, aimez vos ennemis... Car si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense méritez-vous?
Les publicains eux-mêmes n'en font-ils pas autant? " [Mi. 5, àà-&6] . La parabole du samaritain est éclairante [ljuc 10, 29-37] . Le docteur de la loi demande : qui est mon prochain? Il cherche à définir objectivement jusqu'où s'étend la proximité constatable, vérifiable, dont on peut déterminer les frontières, même en les reculant. En répondant par l'exemple du samaritain qui a pris soin de l'inconnu rencontré sur la route, le Christ retourne la question : quel a été le prochain de cet honlme? Celui qui s'est rendu proche, qui a créé cette proximité, sans autre raison que son amour.
Tout homme, quel qu'il soit, inconnu, méconnu, devient ainsi le prochain, non parce qu'il est jointif dans l'espace ou proche par le sang, la parenté, la culture, la sympathie naturelle, mais parce qu'il est créé par Dieu et racheté par le Christ qui, par l'Incarnation, s'est ainsi approché de tous les hommes.
2] En outre, l'amour n'est tout à fait gratuit que s'il est humble. " La charité est serviable, elle n'est pas envieusej elle ne fanfaronne pas, elle ne se rengorge pas " ii Cor. 13, à] . Les plus humbles services, le verre d'eau donné à celui qui a soif, du moment qu'ils sont rendus simplement, sans calcul, sans ostentation, sont la preuve d'un amour vrai et constant. A travers ces services multiples, c'est au don de soi que tend l'amour.
Mais ces services ne doivent pas être pour le donateur l'occasion de se juger supérieur à ceux qui en sont l'objet. Celui qui aime gratuitement ne se compare pas, ne se recherche pas, ne s'estime pas meilleur. Il aime pour aimer. Le péché, l'ingratitude, les défauts, la médiocrité des autres, le fait qu'ils ne sont pas aimables, n'excusent pas de ne pas aimer, car < la charité ne tient pas compte du mal " ii Cor. 13, Si. Le Christ n'a pas jugé. Il prend la défense devant son Père : de ceux-là même qui le nlettent à mort. Lui qui sonde j le coeur des hommes, il a cette parole étonnante :
" Ils ne savent pas ce qu'ils font " [Luc 23, 3à] . En face du mal, de l'injustice, de l'obstination, la charité ne
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se décourage pas, elle persévère, elle est toujours neuve et, parce qu'elle s'alimente à la charité divine, puissance de renouvellement : < Elle excuse tout, croit tout, espère tout, supporte tout " ii Cor. 13, 7] .
Qu'un tel programme soit un défi à la prudenca humaine, qu'un tel amour soit impossible aux forces humaines, c'est évident. Ce caractère paradoxal d'un commandement qui exige une chose impossible montre à quel point la gratuité de l'amour demandé à l'homme doit s'alimenter à la gratuité de l'amour de Dieu~ Faire l'expérience, même imparfaite, même inchoative, d'un amour qui ne se décourage pas malgré l'échec, qui ne se referme pas en face de l'ingratitude, qui espère contre toute espérance, c'est découvrir combien nous somnles aimés de Dieu. La résistance d'autrui à notre amour est une faible image de notra résistance à l'amour de Dieu; mais la fidélité de notra amour pour les autres est également une image de la fidélité de Dieu à notre égard. L'exercice de la patience, de la douceur, de la bienveillance nous font comprendre la patience, la douceur, la force de l'amour de Dieu.
En aimant nous découvrons combien nous sommes aimés : " Ainsi serez-vous les fils de votre Père qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et sur les injustes... Vous donc, vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait " [Mi. 5, là et 48] .
Paul AGAESSE.
IV. EXP~HIENCE DES MYSTIQUES
1. Sens du témoignage des mystiques. Les mystiques chrétiens, d'ordinaire, ne se proposent pas explicitement d'écrire ni de spéculer sur la liberté.
Leur souci exclusif est de chercher Dieu, tel qu'il est en lui-même ; le but auquel ils tendent est la rencontre avec l'Absolu, aussi totale que possible. Néanmoins, conjointement et inséparablement, cette quête implique une expérience de liberté. Car la liberté est ce par quoi l'homme est capable de Dieu; plus exactement, ce par quoi l'homme est capable d'assimiler l'action par laquelle Dieu attire et transforme sa créature pour l'unir à lui. Voilà pourquoi ils ne cessent d'en parler, lors même qu'ils semblent n'en rien dire ou la désignent par d'autres noms. Leur enseignement est de l'ordre du témoignage et ce témoignage se caractérise par deux traits.
i° Si leur vie ou leurs écrits nous éclairent sur l'être de la liberté, ce n'est pas parce qu'ils en atténuent le mystère, mais parce qu'ils le portent à son comble, Ils sont les témoins de ce qu'elle peut lorsque, sous l'influence de la grâce et transformée par elle, elle va jusqu'à l'extrême de ses possibilités : la capacité de devenir Dieu par participation. Ce n'est qu'alors qu'elle est pleinement elle-même : " L'union est telle que toutes les choses de l'âme ne font qu'un avec les choses de Dieu, l'âme est transformée; elle paraît être Dieu plutôt qu'âme ; elle est Dieu par participation " [Jean de la Croix, Montée du Carmel, liv. 2, ch, à, p, i12; traduction, retouchée, de Grégoire de Saint, Joseph, Paris, 19à?] . On ne s'étonnera donc pas qu'ils soient moins attentifs à ce que peut et veut l'homme qu'à ce que peut et veut Dieu, à son appel, à ses exigences, à son action imprévisible et déconcertante qui les mène là où ils ne savaient ni ne pouvaient aller par leurs propres forces. Ainsi donc, cette liberté par laquelle l'homme est le plus authentiquement luimême, maître de ses décisions et s'exprimant en elles, les mystiques ne la détachent pas de l'action divine :
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EXPÉRIENCE I
elle y demeure prise, investie par elle. Elle est mesurée par la connaissance de Dieu, aussi bien dans son terme, qui est la vision, que dans les étapes qui préparent à cette union.
2° Mais ce dépaysement les révèle à eux-mêmes.
Éclairés, parce que transformés; actifs, parce que sous l'emprise de Dieu; libres, parce qu'ils consentent à laisser Dieu agir. Cette action de Dieu [c'est là un second trait de la vie mystique] n'est pas conclue, réllexivement ou dialectiquement ressaisie, elle est éprouvée, perçue, dans une expérience tour à tour savoureuse et crucifiante.
" La charité, chez le mystique, n'est pas seulement infuse, mais est consciemment infuse... Il y a passivité... et passivité consciente, en ce que l'âme se sait, se sent investie par Dieu de cet amour. Et c'est pourquoi l'âme contemplative atteint la présence de Dieu en soi-même, car ce Souverain Bien est là dotant l'âme, au su de l'âme. Elle ne remonte pas du don au Donateur par une régression dialectique; non, le don, elle le reçoit de la main du Donateur, qui est donc là présent d'une manière que l'âme expérimente " [M. de la Taille, L'oraison contemplative, dans Recherches de science religieuse, t. 9, t9t9, p. 28t] .
Il est clair que cette expérience ne se substitue pas à la foi : elle l'implique et elle en procède. Car Dieu n'est atteint que dans son action purifiante et transfor.
mante; la liberté à son tour ne se saisit pas dans la plénitude de son essence, puisqu'elle n'est pas au terme de son cheminement et que ce terme est encore caché dans le savoir de Dieu : ii Pour venir à ce que vous ne savez, allez par où vous ne savez " [Jean de la Croix, Montée.., liv. 2, ch. 13, p. 86] ; tt Ainsi engloutie et abîmée, elle [l'âme] ne voit ce qui lui va arriver, ni où l'Esprit la va mener " [Marie de l'incarnation, Écrits spirituels et historiques, éd. A. Jamet, t. 2, Paris, 1930, p. àsà, Relation de 165à] . C'est donc bien à la vie de foi que s'alimente l'expérience du mystique, comme celle de tout chrétien. Mais lorsque, par don de Dieu, cette expérience devient transparente à elle-même, elle est, pour tout homme et non pas seulement pour celui qui en est le privilégié, un témoignage vivant de la véritable dimension de la liberté, lorsque l'homme se livre pleinement à l'emprise de Dieu. Par là, les mystiques sont maîtres d'espérance, car ils témoignent de la vocation qui est celle de tout homme; mais aussi destructeurs d'illusions, car ils volatilisent les fausses conceptions qu'on peut se faire d'une liberté identifiée au caprice individuel ou emprisonnée dans l'égoïsme.
2. L'être de la liberté.
Remarques de vocabulaire. Puisque les mystiques, le plus souvent, ne songent pas à écrire des traités sur la liberté, ce qui est significatif, c'est le mouvement de leur vie, et il faut s'attendre à ce qu'ils parlent de la liberté sous d'autres noms ou même implicitement, sans là nommer. Explicitement, ils J'identifient à l'activité de la volonté. Mais la volonté n'est pas séparable de là vie de l'esprit ; mémoire, intelligence, volonté sont relatives les unes aux autres et s'enveloppent mutuellement. En réalité, la liberté se situe au-delà de la distinction des facultés, dans le dynamisme de l'être spirituel d'où elles émanent. Non qu'elle puisse exister sans elles, elle est leur source; mais c'est à travers elles qu'elle s'exerce et s'actualise.
Quand les mystiques relatent leur cheminement spirituel, la liberté s'identifie au " je ", à l'existence du sujet concret, dans sa relation à Dieu, aux autres, au monde et à lui-même.
Dans un vocabulaire objectif par contre, ils l'identifient, au
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moins partiellement, à l'âme, au fond ou au centre de l'âme; car l'âme alors n'est pas une réalité inerte, mais un dynamisme spirituel, force ascensionnelle vers Dieu. Certains spirituels [Soliloques d'Augustin; Mémorial de Pierre Favre t t546, trad. AI, de Certeau, Paris, t960] entreprennent un dialogue entre le " je " et " l'âme ". Cela définit assez bien le lieu de la liberté et manifeste la non-identité intérieure, impliquée en tout devenir, que nous essayons de déceler dans les lignes qui suivent.
i° LE DOUBLE ASPECT DE LA LIBERTE. - Très SOUvent, lorsqu'ils emploient le mot <t liberté ", les mystiques désignent un point d'émergence : le moment où l'homme, affranchi de l'attachement égoïste aux créatures et à lui-même, devient apte à se laisser transformer par Dieu, <t L'âme n'a qu'une volonté; or, en l'inclinant vers le créé, elle lui fait perdre sa liberté, la force et la pureté indispensable à la transformation divine " [Jean de la Croix, Montée, liv, i, ch, ii, p. 76] ; " Les tendances et les vains plaisirs sont comme autant de moyens dont ils [les liens] enserrent l'âme, afin de l'empêcher de sortir d'elle-même et d'arriver à la liberté de l'amour de Dieu " [Nuit obscure, str. i, ch. 13, p. 5à0] ; et Marie de l'Incarnation parle tt du contentement très véritable de se voir délivrée de ce qui lui nuisait le plus pour être, en vraie pureté, en la jouissance de son vrai et unique Bien " [Relation de165à, t. 2, p, à56] . Être libre, c'est apprendre à le devenir. , Ce devenir implique un double pôle.
ii D'une part, l'homme ne commence à être libre que lorsqu'il ii ramasse en Dieu toute la force de sa volonté "; c'est par cette sortie de soi qu'il se possède, par ce mouvement de transcendance qu'il accède à l'intériorité, par cette complaisance en Dieu qu'il trouve son autonomie. Sous sa forme parfaite, elle consiste à tellement vouloir et aimer Dieu qu'on ne puisse se déprendre de cet amour. Telle est la liberté des élus au ciel, " où il n'y aura plus de délectation à pécher : ubi peccare non delectabitur " [Augustin; cf supra, col. 8i 8] . Dès ici-bas, ceux dont le coeur est purifié anticipent de quelque façon cette joie et cette béatitude.
Plus l'inclination vers Dieu est profonde, plus l'expression en est spontanée, moins il reste de place à l'hésitation et au choix [du moins sous la forme de la moindre complaisance dans le mal] , et plus l'homme se sait et s'éprouve libre.
2] D'autre part, et non moins vigoureusement, les mystiques affirment que l'homme est libre d'accéder à cette liberté. Sans doute, il ne peut aller à Dieu que par don de Dieu. Mais l'accueil de ce don, le consentement à recevoir de Dieu le mouvement qui nous porte à lui, suppose un pouvoir de choix, fait entrer en jeu la décision, se manifeste au sein d'un conflit, avec ce que cette lutte implique de tentations, de renoncement, de souffrance, voire de possibilités de défaillances et de refus. Se laisser saisir par Dieu, c'est préférer Dieu et, en un sens, choisir Dieu. C'est par l'exercice de la liberté que l'homme est appelé à devenir libre.
En termes augustiniens, on dira que le libre arbitre est ce par quoi on accède à la vraie liberté, à condition de comprendre qu'il n'y a pas là deux réalités séparées, mais deux moments d'un même et unique devenir spirituel : <t L'homme n'a qu'une volonté ", dit Jean de la Croix. Cette distinction n'a donc pour rôle que d'exprimer le paradoxe que constitue une liberté créée, celle d'un être fini appelé à devenir Dieu par participation.
Si Dieu est amour subsistant et si l'homme ne peut devenir pleinement lui-même, libre et autonome, qu'en
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participant à l'activité immanente de Dieu, il est nécessaire qu'il ne soit pas, par soi et par ses propres forces, ce qu'il ne peut devenir que par don. La démarche de choix est donc une démarche d'ouverture, d'accueil, qui tient toute sa force du terme auquel elle tend et de l'action divine qui en est la source : sans quoi le choix se résoudrait en une succession d'actes anarchiques et indifférents. En revanche, si d'emblée l'homme était pure liberté, il serait Dieu, possédant en soi et par soi cette vie, cette sainteté et cette béatitude qui sont le privilège de Dieu. Même une fois au terme, la liberté reste une liberté devenue i <t Elle contient nécessairement en elle le mouvement par lequel elle est [devenue] ce qu'elle n'était pas " [G. Morel, Le sens de l'existence selon S. Jean de la Croix, t, i, Paris, 1960, Préface, P. 38] .
2° LIBERTÉ DIVINE ET LIBERTÉ IiUMAINE. - Pour
-comprendre ce que le mystique entend par liberté, le mieux est de se placer à l'ultime étape du devenir.
Cette ultime étape, Jean de la Croix la décrit à la fois comme une expérience déjà présente et comme un élan nostalgique vers un achèvement non encore réalisé, pressenti cependant. Ce désir qui constitue le fond de l'âme et de la volonté, même quand l'homme ne -le sait pas encore et qu'il erre à la recherche des biens créés, c'est l'égalité d'amour avec Dieu :
" Le but de l'âme est d'arriver à l'égalité d'amour qu'elle a toujours désirée naturellement et sumaturellement; l'amour ne peut être sat.isfait s'il ne sent pas qu'il aime autant qu'il est aimé. Or, l'âme voit de façon très certaine l'immensité de l'amour que Dieu lui porte; elle ne veut pas l'aimer de façon moins élevée et moins parfaite... D'où son désir d'être transformée actuellement en lui, car elle ne peut arriver à cetf,e égalité que par une transformation totale de sa volonté en
-celle de Dieu; ces volontés s'unissent alors de telle sorte que les deux sont unifiées, et ainsi il y a égalité d'amour. En effet, la volonté de l'âme transformée en celle de Dieu est toute désormais volonté de Dieu; la volonté de l'âme n'est pas détruite pour cela, mais elle est devenue volonté de Dieu.
Ainsi donc, l'âme aime Dieu avec la volonté de Dieu, qui est aussi sa volonté à elle ; de la sorte, elle l'aime autant qu'elle en est aimée, puisqu'elle l'aime avec la volonté de Dieu même " [Cantique spirituel, st. 37, p. 886] .
Même expérience chez Marie de l'Incarnation : " Tout cet amour ne me suffisait pas, ne me pouvant souffrir avec un amour limité... Enfin mon âme était insatiable, ne voulant que la plénitude de l'amour,, [lettre du 27 juillet t62?, Correspondance, éd. G. Oury, Solesmes, t97t, p. toi, et chez Thérése de l'Enfant-Jésus : " Pour vous aimer comme vous m'aimez, il me faut emprunter votre propre amour, alors
-seulement je trouve le repos " [Manuscriis autobiographiques, C, f. 311v, Lisieux, t957, p. 309] .
La liberté est donc identique à l'amour et à l'amour de l'Absolu, Dieu : être libre, c'est aimer Dieu de tout son coeur, de toutes ses forces et de tout son esprit.
Mais cet amour ne trouve pas dans la créature le principe suffisant de son mouvement : c'est l'amour infini de Dieu qui, pénétrant et investissant la volonté, se redouble en elle pour revenir à Dieu sous forme de don. Il y a participation, non parce que l'âme serait une partie de Dieu, ni parce que se rejoindraient un amour venant de Dieu et un amour venant de l'homme ; mais parce que Dieu, en comblant d'amour sa créature, lui donne cet amour comme un acte qu'elle exerce et qui, en elle, devient retour d'amour vers lui.
Or, ce terme mystique du chemin définit ce qu'est, en son essence, la liberté. Cela semble irréel, car cela ne répond ni à l'expérience de la plupart des hommes,
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ni même à celle de ceux qui commencent à s'engager dans la voie spirituelle. Il faut concéder en effet que cet échange ne joue à plein que lorsque l'âme entièrement purifiée n'oppose plus de résistance à la puissance de Dieu. Pourtant, c'est bien là l'être de la liberté qui s'annonce déjà sous forme de virtualité dès les plus humbles étapes de la vie spirituelle, et, pour tout homme, sous forme de contradictions inhérentes au vouloir, de secret appel entendu ou rejeté. Car cet échange, même si on ne le sait pas encore, se vérifie déjà à travers toute la série des actes qui préparent l'union avec Dieu, même si la réponse de l'homme est encore ambiguë, imparfaite, tâtonnante. La purification, la conversion, le désir même d'être libéré, bref tout ce qui est mouvement de liberté authentique, c'est-à-dire approche de Dieu, est toujours, premièrement et fondamentalement, don de Dieu et, en retour, commencement d'amour de la créature pour Dieu.
Dans cette oeuvre de sanctification, l'homme ne peut rien faire qu'il ne le reçoive : Dieu n'achè,»e pas ce que l'homme aurait commencé, comme si celui-ci avait un premier pas à faire, de sa propre initiative, pour se mettre sous la dépendance de Dieu. Dès l'origine, tout est de Dieu. Mais tout est aussi de l'homme. Liberté divine et liberté humaine n'entrent pas en concurrence, comme deux forces séparées s'appliquant à une même tâche, car ce que ferait l'une, l'autre ne le ferait pas et réciproquement. Non, l'acquiescement de l'homme est toujours la reprise d'un acte d'amour de Dieu, parce que c'est la liberté divine qui fait être la liberté humaine. C'est donc dans l'acte créateur lui-même qu'il faut chercher la racine de la liberté.
Paradoxalement, cet acte créateur semble creuser une distance infranchissable entre le Créateur et la créature, et pourtant ce qui paraît obstacle insurmontable est condition d'union. Car, pour que l'homme puisse participer de la sorte à la vie de Dieu, il faut qu'il soit non-Dieu [puisqu'il a à le devenir] , mais il faut surtout que Dieu seul soit libre, en lui-même et par lui-même, parce que seul il est. Se suffisant pleinement à lui-même, il est indépendant de tout. En lui ou hors de lui, il n'y a rien, distinct de lui, qui lui impose d'être ce qu'il est. Ni contraint du dehors, puisqu'il est tout. Ni du dedans, puisqu'il n'y a en lui aucune nature, aucune poussée de l'être qui le contraindrait à être tel : en Dieu, il n'y a pas de tt ainsi i,. Ce Dieu incomparable, ineffable, saint, unique, les mystiques affirment son mystère avec une intransigeance jalouse qui ne peut souffrir qu'on empiète sur la transcendance de la liberté divine. Il leur est essentiel que Dieu soit Dieu. L'un des premiers chapitres de la Montée du Carmel, dans une sorte de litanie alternante, fait de cette radicale opposition entre le Créateur et la créature, au-delà de toute analogie, le principe élémentaire de la vie spirituelle. Dieu est l'Être, la créature n'est rien.
Dieu est beauté, la créature est laideur. Dieu est bonté, la créature est malice, Dieu est liberté, la créature est esclave : ii Toute la souveraineté et la liberté du monde...
ne sont que servitude, angoisse et esclavage i» [Jfontée, liv. i, ch. à, p. à0] . En toute expérience mystique se renouvelle quelque chose de la vision de Moïse et d'lsàie. Dieu seul est, Dieu seul est saint. En face de lui, la créature ne peut plus feindre d'être, elle est contrainte au recul, elle tait l'épreuve, en vérité, de son vide et de son néant.
Pourtant, de cette distance portée à son comble jaillit la possibilité d'une communion. Ce recul est
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approche de Dieu, cc vide est naissance à la liberté.
Parce qu'elle n'est rien [par soi] , la créature peut tout recevoir. Parce qu'il est tout par soi, le Créateur peut gratuitement tout donner. C'est là sa Gloire.
" Telle est la sainteté de Dieu : un mystère dont nulle créature n'approche qu'en frissonnant, tremblante de son indignité, mais incapable de s'en détacher. Qu'elle ne soit rien, qu'elle soit mesquine et misérable, qu'importe, du moment que Dieu est toute beauté, toute noblesse, toute grandeur.
Et ce n'est pas seulement une consolation de voir ainsi compensée sa faiblesse, c'est au contraire une joie exultante de découvrir qu'il n'est rien en elle que le vide, le besoin de laisser Dieu l'envahir, la créer «, il. Guillet, 7'extes bibliques pour prier, coll. Vie chrétienne, Paris, t962, p. t7] .
En effet, dans cette mise en face de Dieu, la créature se trouve devant une sollicitation à être, dans sa vérité, à être t[ soi ". Elle décou,'re qu'en sortant de soi, elle est donnée à elle-même, capable d'adoration, d'aimer le l'out-Autre, le Saint, gratuitement, et que cette joie la justifie d'être. Mais elle découvre aussi qu'elle est quelqu'un pour Dieu, que Dieu entre en dialogue avec elle, lui assigne une tâche à accomplir, que l'exigence de Dieu l'atteint à la racine d'elle-même et fonde sa liberté.
Face à cette altérité, la créature est invitée à être tt soi «i en devenant ce qu'elle est t[ pour Dieu ,».
. Un texte étonnant de Marie de l'Incarnation montre cette identité du vide et de la plénitude, de la pauvreté et de l'amour : [[ Je m'aperçus en cette grandeur infinie, plongée en lui.., me connaissant tellement rien que je ne le puis exprimer. C'est là où l'âme se voit anéantie en le parfait anéantissement qui est une connaissance qui lui est infuse sans qu'elle y fasse rien de sa part, qui est une des grandes faveurs qu'on puisse cxpèrimenter en cette vie et qui humilie davantage que l'mn ne saurait dire. Et, chose admirable, en cet anéantissement, on se voit propre pour l'Amour, lui, grand Tout, et l'âme, rien, propre pour lui qui agrée ce rien et l'a créé pour cette oeuvre qui est incompréhensible qu'à celui qui l'a expérimentée " [lettre de t63t /2, Correspondance, p. t4] .
Ainsi, la grâce de connaître son néant est grâce infuse, car elle implique une connaissance de Dieu se révélant à l'intime du coeur. La corrélation de la connaissance de soi et de la connaissance de nieu est un thème fondamental de la vie mystique : mais le tt noverim me, noverim te " est un optatif, un souhait, une prière, car non seulement on ne connaît Dieu que par Dieu, mais on ne se connaît que par Dieu, dans sa misère comme dans la sublimité de la vocation à laquelle on est appelé. En outre, cette connaissance étant produite, elle devient immédiatement complaisance en Dieu, découverte de l'amour de Dieu pour sa créature, découverte par la créature de sa capacité d'adoration, c'està-dire de sa capacité d'aimer Dieu, l'Absolu, tel qu'il est, au-delà de ce qu'elle sait. Aimer ainsi, c'est être justifié d'exister, c'est être libre. Ainsi s'explique la parenté entre ce que les mystiques appellent humilité, amour et liberté. Aucun de ces mots n'a immédiatement son sens : ils ne reçoivent leur contenu qu'à mesure que se développe l'expérience de purification et deviennent alors synonymes. Être libre, c'est aimer Dieu.
Aimer Dieu, c'est sortir de soi, trouver dans un autre la justification de son existence : non seulement parce qu'on reçoit incessamment de Dieu son être, mais parce qu'on se complaît en lui, gratuitement. Enfin, cet amour n'est possible que dans la mesure où l'on est purifié de toute prétention à être par soi. On ne veut être que se recevant de Dieu, posé par un autre pour se
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complaire en cet autre. L'acte de liberté consiste toujours à se recevoir de Dieu pour vouloir Dieu, à tout prix. Mais ce vouloir-Dieu ne peut être qu'un vouloir-par-Dieu.
" Pour vouloir complètement, il faut qu'un autre en moi veuille ; un autre, c'est-à-dire un Dieu, non pas grand tout, non pas ensemble de l'être, non pas résidu du plus pur des âmes, mais personnel et distinct de moi personnellement. Ma volonté n'est vraiment mienne qu'en cessant d'être mienne, et non pas simplement en ce sens que je doive vouloir un bien plus haut et plus large que moi, mais en ce sens qu'un autre doit me faire vouloir ; il ne faut pas seulement que le moi cesse d'être l'objet du vouloir; il faut que je me résigne à mon incapacité d'en être le suffisant sujet. Que dis-je : que je m'y résigne? Il faut que je m'y complaise, que j'en exulte, que j'en triomphe de joie. Abnégation la plus profonde, amour le plus amoureux, car au-delà de la joie ravissante de se donner, il y a celle de s'abandonner pour l'opération du don même " [P. Rousselot, La grâce d'après saint Jean et saint Paul, dans Recherches de science religieuse, t, t8, t928, p. 99-t00] .
Dieu est donc et reste éternellement transcendant à l'homme, jusque dans son union la plus intime avec lui. Il _est le Tout-Autre. Mais il ne l'est pas sur le mode d'altérité qui oppose être fini à être fini. Dieu, parce qu'il est tout, ne s'oppose à rien. Si bien qu'il est aussi le non-Autre, celui qui est présent à sa créature parce qu'il la fait être et qu'il la fait être soi, lui donnant d'être libre non par ses propres forces, mais par sa Liberté à lui, Dieu. Le tt interior intimo meo, superior summo meo " d'Augustin, usé à force d'avoir été répété, est cependant l'émerveillement du mystique, sa découverte permanente. Qu'il ne soit rien par soi le rend propre à accéder, par grâce et à travers des épreuves purificatrices, à l'égalité d'amour avec Dieu.
La naissance et la consommation de la liberté humaine trouvent donc leur source dans la transcendance de Dieu, dans ce mystère d'amour qui fait que, gratuitement, il décide de communiquer sa propre vie aux esprits qu'il crée, de leur donner accès à son amour et à sa sainteté. Du côté de l'homme, elles se fondent sur son néant, autrement dit sur l'acceptation de n'être rien par soi, ce qui le rend propre à tout recevoir de Dieu, son être initial comme le mouvement par lequel il va vers lui : la vie divine afflue là où le vide est plus grand. De sorte que le mystique fait l'épreuve, concrètement et continuellement, de l'identité de la confession t< Toi seul es saint " et de l'exigence t< Parce que je suis saint, tu seras saint ,».
3° LA LIBEUTÉ co M ME cuoIx. - Le fond de l'attitude mystique est donc passivité, consentement à laisser Dieu agir. Le tt vouloir et le faire ", la capacité et l'exercice, tout procède de la liberté divine. Néanmoins, cette dépendance fonde l'autonomie; cette capacitéet cet exercice sont réellement nôtres, l'amour reçu de Dieu devient notre amour pour lui. Dieu fait vouloir, mais ne dispense pas de vouloir. Il fait agir librement.
L'acte posé par l'homme est vraiment expression dé celui qui se donne. Au surplus, comme nous n'accé.
dons pas d'emblée à la condition de liberté parfaite, que cette croissance se fait à partir d'une situation initiale de finitude et d'aliénation, la réponse à l'action purificatrice et sanctificatrice de Dieu se fait à travers une suite de décisions, d'élections, de choix.
Le mot traduit une expérience humaine certaine.
La conversion, le renoncement aux créatures, la rigueur de l'ascèse, la patience même au fort des purifications passives, mettent à l'épreuve la capacité de vouloir.
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La fidélité du mystique vient tout entière de Dieu, mais elle est bien sienne; elle a le caractère coûteux, réaliste d'un acquiescement maintenu, parce qu'il est toujours renouvelé. On pourrait toutefois se demander si cette expérience, vraie du point de vue de l'homme, au niveau psychologique, ne se dissout pas, quand on se place au point de vue de Dieu. Or, c'est là peut-être qu'on en découvre l'authenticité. L'histoire du salut, la révélation de l'Écriture, ces paroles mêmes de la Bible que les mystiques reprennent pour traduire leur expérience personnelle, montrent que Dieu est aux prises avec la liberté humaine, qu'il cherche l'homme, qu'il se heurte à son indifférence, à son oubli, à son refus, à sa révolte. Dieu attend le tt oui " de l'homme, qu'il consente à se laisser aimer. " Il appartient à l'âme de décider d'elle-même. Le grand mystère que constitue la liberté de la personne, c'est que Dieu Lui-même s'arrête devant elle " lu. stein, La science de la Croix, Louvain-Paris, 1957, p, 180] .
ii Ce choix comporte une face négative redoutable.
Pouvoir adhérer, c'est pouvoir refuser. Cette éventualité est tellement réelle qu'elle explique la place que tient, chez beaucoup de mystiques, l'expérience du péché.
Précisément parce qu'ils sont éclairés par la'lumière divine, ils sentent jusqu'à l'angoisse, pour eux-mêmes et pour les autres, la possibilité de s'exiler de la relation d'amour avec Dieu. Le péché n'est pas pour eux ce qu'il apparaît à la plupart des hommes : la désobéissance à une loi, l'attrait d'une chose défendue, la conséquence d'une ignorance ou d'une erreur. Il enveloppe une option contre Dieu, il renverse la relation du fini à l'infini, il retourne ce qui devrait être amour de l'absolu en convoitise de l'absolu. Des philosophes du siècle dernier ont cru reconnaître que cette prise de conscience de la relation à l'infini, impliquée dans le péché, est l'un des aspects de la révolution apportée par la révélation judéo-chrétienne.
P. Ricoeur le souligne dans une étude sur la liberté : " Désormais, à la métaphysique de l'action finie succède la métaphysique du désir de Dieu. Ce tournant peut être reconnu riiez saint Augustin, pour qui la volunias se révèle dans sa grandeur terrible, dans l'expérience du mal et du péché; la liberté a le pouvoir de r,ier l'être, de " décliner " et de " défaillir ", de " se détourner " de Dieu, de " se tourner vers " la créature; ce pouvoir redoutable, ce " pouvoir-pécher ", est la marque de l'infini sur la liberté. Peut-être n'y a-t-il eu volonté et liberté dans la philosophie occidentale qu'après que la pensée eût été confrontée avec ce qu'Augustin appelle [< le mode défectif " de la volonté " [P. Ricoeur, Liberté, dans Encyclopaedia universalis, t. 9, t97t, p. 9811] .
Le pouvoir de choisir, qui s'exerce dans des situations finies, engage un choix en face de Dieu qui peut être un choix contre Dieu. Mais ce choix procède encore d'un appétit d'absolu- A la racine du péché, il y a ce qu'Augustin appelle une t< perverse imitation de Dieu " [Confessions II, 6, 13-14] , qui corrompt, en la supposant, une vraie imitation de Dieu. L'homme choisit de devenir par soi ce qu'il doit devenir par Dieu. Il se pose donc en rival de Dieu, en vertu même de l'appel par lequel Dieu veut lui faire partager sa vie. C'est pourquoi, à la limite, le péché engendre une sombre mystique, une mystique retournée, où le refus de Dieu, par une sorte d'acte gratuit, donne à l'homme le sentiment d'être enfin lui-même, ne devant qu'à soi la joie de se créer, de se constituer libre par ce refus. Le péché n'est pas en son essence désir d'une chose, appétit défaillant d'un bien créé, mais acte du sujet qui use
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de ce mouvement vers l'absolu [qui constitue la liberté en son essence] pour s'opposer à lui et qui <t veut être par ses seules forces ce que Dieu est en lui-même " [Augustin, Confessions iv, 15, 26] . En cela réside un des aspects mystérieux de la liberté humaine :
que l'accès à la vraie liberté soit vaincu par ce pou,,oir de choix qui était un moyen d'y parvenir. Ce choix par lequel l'homme s'érige en absolu ne prend une telle signification que par un appel rejeté, un amour refusé.
Ce sens du péché apparaît surtout chez les mystiques qui, après une longue errance, se sont convertis. La connaissance du péché est solidaire de leur repentir.
Augustin, longtemps tenté de situer la source du péché tt en je ne sais quelle nature étrangère qui pèche en nous " [Confessions v, 10, 18] , découvre à la fois que la vraie liberté dans son mouvement vers Dieu est portée par la grâce, mais que l'une des faces de la liberté humaine est de pouvoir pervertir et altérer ce mouvement. Le repentir n'est possible que si l'homme assume sa responsabilité devant Dieu : cela, tt je l'ai voulu et je l'ai fait " [Confessions II, à, 9] . Mais, chez ceux-là même qui n'ont pas à se reprocher de graves défaillances, la vie mystique commence souvent par une prise de conscience du péché : c'est le cas de Marie de l'Incarnation [Relation de 165à, p, 18i-182] . Une longue fidélité à la grâce, outre qu'elle donne une grande clairvoyance sur les racines du péché et sur les moindres commencements de défaillance, aiguise la vigilance :
la possibilité de déchoir apparaît comme une menace latente et s'accompagne d'une crainte très pure, qui n'est pas inquiétude, mais incluse dans la confiance même : crainte de s'approprier le mouvement par lequel Dieu attire.
L'un des textes les plus bouleversants est une confidence de Thérèse de Lisieux à sa soeur, au cours de sa dernière maladie : " Si j'étais infidèle, si je commettais seulement la moindre infidélité, je sens que je le paierais par des troubles épouvantables, et je ne pourrais plus accepter la mort. - De quelle infidélité voulez-vous parler? - D'une pensée d'orgueil entretenue volontairement. Si je me disais, par exemple :
J'ai acquis telle vertu, je suis certaine de pouvoir la pratiquer.
Car alors ce serait s'appuyer sur ses propres forces, et, quand on en est là, on risque de tomber dans l'abîme " [Derniers entretiens, Lisieux, t97t, p. 3t0] .
2] La démesure du refus, par antithèse, révèle la grandeur du consentement, de l'acte par lequel l'homme se décide à laisser Dieu agir. Dieu fait tout. Il n'y a pas d'initiative par laquelle l'homme puisse approcher de Dieu, si Dieu ne le prévient. Néanmoins, l'acquiescement est vraiment nôtre, bien que Dieu en soit la source et l'agent. L'importance de cette <t déchion " est très marquée par sainte Thérèse d'Avila, peut-être parce que ce n'est qu'après de longs atermoiements qu'elle s'est laissée vaincre par Dieu. <t Nous n'en finissons jamais de faire à Dieu le don absolu de nous-même...
C'est un grand effet de sa miséricorde que de donner à une âme le courage de se décider à poursuivre énergiquement la conquête d'un si grand bienfait " [ Vie, dans oeuvres, traduction, aménagée, de Grégoire de SaintJoseph, Paris, 19à9, ch. ii, p. 105] ; tt Il importe beaucoup de commencer avec cette liberté et cette décision " [p, ii 3] ; tt Pour tout faire lui-même, le Seigneur n'attend que notre décision " [Fondations, ch. 28, p. 1309] .
Non que ce commencement précède l'action fivine :
mais il marque le moment où l'âme consent à se laisser saisir par Dieu pour qu'en elle Dieu déploie son action.
Si Jean de la Croix souligne moins vigoureusement
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EXPÉRIENCE I
l'importance de cette " décision ", c'est qu'elle est impliquée dans la passivité de la vie mystique, dans le " laisser-faire " Dieu, dans la patience où triomphe l'action divine : t< Vous direz que je me suis perdue, que marchant comblée d'amour, je me suis constituée perdue, et j'ai été gagnée " [Cantique spirituel, str. 20, p. 803] . L'âme est gagnée, car Dieu est l'agent de cette transformation qu'elle ne peut ni entreprendre ni mener à bien. En contrepartie, l'âme se constitue perdue : perte qui est don sans réserve de celui qui veut tout tenir du Bien-Aimé, t< L'oeuvre de destruction, de critique du monde, est... par la force de transcendance qui la porte, une oeuvre tout à fait positive, une oeuvre de l'amour élu qui, de son côté, en réponse, est aussi amour d'élection " [H.Urs, von Balthasar, La gloire et la Croix, t. 2, 2e p., Paris, 1972, p. 30] . Dieu ouvre à tous le chemin de la perfection. Si peu d'hommes parviennent au terme, <t ce n'est pas parce que Dieu veut restreindre le nombre des âmes privilégiées :
son désir est plutôt que tous soient parfaits. Mais il en trouve très peu qui veuillent entreprendre une oeuvre si haute et si sublime " [Jean de la Croix, Vive flamme, str. 2, p. 96i] . Jean serait-il si anxieux de prémunir les commençants contre de subtiles formes d'orgueil ou d'égoïsme, les inviterait-il à cette lutte impitoyable contre le moindre attachement au créé, si la réponse de l'homme n'était requise pour l'union d'amour?
Ce qu'éprouve ici le mystique renvoie comme expérimentalement à ce que dit la Bible, aux plaintes des prophètes et du Christ lui-même. L'amour de Dieu ne manque pas, mais la réponse à cet amour. Par là apparaît la grandeur du consentement. Il est le signe d'une limite, mais aussi la marque d'une noblesse.
Ce consentement est-il autre chose que la joie d'être créature, de n'être pas par soi ce qu'est Dieu et pourtant d'être appelé à recevoir de lui l'accès à la vie divine.
Être heureux de redoubler sa finitude en courage de se laisser transformer : c'est cela même la liberté humaine. ] lais cette liberté a plus de prix encore pour Dieu que pour l'homme, puisqu'il aime le premier.
Dieu peut tout, mais il s'arrête devant cette liberté comme devant un seuil. De sorte que si la liberté humaine ne s'explique que par la liberté divine, la liberté divine, elle, intègre dans son mystère, comme quelque chose que Dieu cherche et qu'il attend, la réponse de cette liberté humaine qui consent à se laisser diviniser.
3. Devenir de la lilJerté. - La liberté est donc, au témoignage des mystiques, capacité de participer progressivement à la vie de Dieu de façon à parvenir à la vision face à face, à l'union d'amour avec lui.
Cette capacité est pure puissance de réceptivité. Elle ne peut se hausser par elle-même jusqu'à Dieu ni conquérir par ses propres forces une vie qui lui est communiquée gratuitement, comme un don. Mais, une fois communiqué, ce don met la liberté en mouvement, suscite une activité par laquelle il est intériorisé, devient dans l'homme exercice, expérience et vie.
En outre, cette capacité n'est pis une sorte de cadre fixe, un espace intérieur aux dimensions toutes faites que la grâce n'aurait qu'à remplir. Elle n'est actuée qu'en étant transformée. Par l'investissement de la vie divine, elle est creusée, renouvelée, élargie, ouverte aux dimensions d'un don toujours plus grand et qui dépasse tout ce que l'homme peut attendre ou désirer, car, au point de départ, tt les cavernes des puissances DICrIONNAIBE DE SPIBITUALITÉ. - T ix.
DES MYSTIQUES
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ne sentent pas le vide immense de leur profonde capa.
cité " [Jean de la Croix, Vive flamme, str. 3, p. 987] .
S'il en était autrement, ce désir d'Absolu, qui constitue le vouloir, serait une sorte de convoitise spirituelle qui renverserait la relation de la créature au Créateur :
l'homme centrerait sur soi le don de Dieu, à la mesure de sa nature finie, au lieu de s'excentrer sur Dieu, à la mesure de la liberté divine. Dieu est mystère et, selon le mot d'Augustin, l'homme ne peut assimiler le mystère qu'en, se laissant assimiler par lui : tt Crois et tu me mangeras : tu ne me changeras pas en toi, comme la nourriture de ton corps, c'est toi qui seras changé en moi " [Confessions VII, 10, 16] . Voilà pourquoi il y a non seulement devenir, mais transformation qui atteint le vouloir à la racine de son être, en sa capacité comme en son exercice, puisqu'il y a passage à Dieu, dépossession de soi pour posséder Dieu, mort pour entrer dans la vie. La vie spirituelle n'est pas simple épanouissement, mais renaissance.
De cette traàsformation, les écrits et les relations des mystiques retracent l'itinéraire. Dieu donne, et ce don suscite un consentement qui devient capacité à recevoir davantage. L'exercice de la liberté se développe donc,'en n'importe quel point du cheminement spirituel, sous le signe de la passivité et de l'activité, celle-ci fondée sur celle-là, sans qu'on puisse jamais sortir de cette corrélation. Passivité, puisque la liberté commence là où Dieu agit; activité, puisque sans elle le don resterait opaque, étranger, n'atteindrait pas le sujet en son être même. Toutefois, précisément parce que l'homme n'est pas capable d'emblée d'accéder à l'union parfaite, cette vie comporte des seuils, et les mystiques distinguent une purification active, par laquelle la volonté se détache du créé, et une purification passive, où elle subit l'action de Dieu au point de n'être plus qu'un consentement à le laisser agir.
Cette distinction surprend, puisque l'action divine est toujours transcendante à l'action humaine, qu'elle la suscite et la fonde. De fait, ontologiquement, il en est ainsi et on a maintes fois signalé que les deux purifications se compénètrent. L'une et l'autre procèdent de la foi, qui implique passivité vis-à-vis de Dieu.
Néanmoins, parce que l'homme ne peut être transformé d'un seul coup et que son histoire spirituelle est en même temps prise de conscience progressive de l'action de Dieu opérant à l'intime de l'âme, ce double " moment " traduit une expérience vraie. Car c'est en s'exerçant que la volonté devient de plus en plus passive sous la main de Dieu. Du point de vue de la pédagogie divine, cette purification active n'est pas une condition que Dieu met à ses dons, mais une préparation qui rend l'âme capable de les recevoir; corrélativement, du point de vue de l'expérience humaine, cette ascèse est un acheminement vers cette mort d'où jaillit la vie, vers cette refonte où le feu de l'Absolu atteint et recrée l'âme en sa substance même : t< purification si pénible et si dure... que si la faiblesse de la partie inférieure n'a,'ait d'abord été réformée.., elle n'aurait jamais été disposée à une si grande souffrance et elle n'en aurait pas eu la force " [Jean de la Croix, Nuit obscure, str. 2, ch. 2, p. 55à] .
Initialement en effet, la volonté, blessée par le péché, est instinct de possession et d'appropriation. Elle se disperse et s'égare en de multiples convoitises, parce qu'elle cherche l'Absolu là où il n'est pas : dans la créature. Cette aliénation masque et traduit à la fois un désordre plus profond. A travers l'appropriation 11
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de biens finis, ce que cherche l'homme pécheur, c'est sa propre indépendance, une valorisation de son tt moi i», une auto-suffisance, une sécurité qui repose sur ce qu'il croit posséder : <t Toutes les imperfections et les désordres de la partie sensitive ont leur racine dans l'esprit; et c'est de là que vient leur force " [ibidem, p. 553] .
Convoitise des choses et clôture sur soi sont deux aspecti solidaires d'une même attitude fondamentale.
Le remède pour que la volonté retrouve son vrai mouvement, qui est aspiration vers Dieu, est d'être t[ sevrée «, de tout ce qui nourrit l'égoïsme, de renoncer à toute complaisance en quelque bien créé que ce soit, et par là d'établir les puissances spirituelles dans le vide. Il y a une parenté et même une identité entre t[ se détacher i, de tout, y compris de soi, et t[ se concentrer " sur Dieu. La négation est l'envers d'un amour qui, dans la foi, transfère en Dieu la source du dynamisIne du vouloir. En celui qui s'est ainsi vidé de lui-même, Dieu peut librement et pleinement agir. Voilà pourquoi les mystiques, chacun selon sa grâce propre, exigent ce renoncement radical, persévérant, franc, universel, irréversible. L'effet de cette purification est double. Le détachement des choses créées laisse l'âme désencombrée, ouverte au mystère _de Dieu.
Mais en outre, l'âme comprend expérimentalement que, si Dieu ne donne d'aimer, elle n'est pas capable d'aimer sans égoïsme, car elle découvre dans une lumière nouvelle ce qu'elle ne pouvait saisir tout d'abord : l'emprise du péché sur elle, non plus dans la multiplicité de ses manifestations, mais dans sa source, à l'intime du vouloir :
" Pour qui aime le non-amour qui est en lui, ce non-amour est de l'égoïsme, de la concupiscence, du péché. Avant d'être un mal extérieur.., le péché est un mal intérieur... Étant à la racine de notre activité, le mal n'est pas guérissable par notre activité propre. Il est donc vain de vouloir soi-même se corriger : il faut demander à être purifié... Saint Jean de la Croix a bien mis en relief cette vérité essentielle que toute véritable purification est passive, et qu'à mesure que la purification doit atteindre des zones plus profondes de l'âme, il faut une nouvelle passivité : à la nuit des sens doit succéder la nuit de l'esprit " [Y, de Alontcheuil, Mélanges théologiques, Paris, t946, p. 360 : Ija loi d'amour] .
La purification acti,'e est donc, par son mouvement même, un appel ou du moins une disposition à la purification passive. Il faut que Dieu intervienne et fasse seul ce que l'âme ne peut pas faire : <t C'est Dieu qui agit et qui fait son oeuvre dans l'âme : voilà pourquoi l'âme n'y peut rien " [Jean de la Croix, Nuit obscure, liv. 2, ch. 8, p. 576] . Elle ne peut s'arracher d'ellemême en effet à ce qu'elle tient pour une part inaliénable d'elle-même, son moi, son mode de penser et de vouloir :
il n'appartient qu'à Dieu de travailler à la racine de l'être, là ou il le crée et le recrée. Dieu suspend l'exercice des puissances, arrête l'activité de la volonté pour la faire accéder à la parfaite liberté.
" Ce divin Esprit, qui est la source indéficiente de toute pureté, veut encore triompher de la volonté, et bien que ce fût lui qui opérait ces divines motions.., néanmoins, cette volonté y mêlant encore de son propre agir, il ne le peut souffrir, de sorte qu'il veut, comme jaloux, être le maître absolu...
Cet appétit naturel de l'âme d'agir par des puissances si nobles ne meurt que comme enfin l'Esprit de Dieu qui conduit l'intérieur le fait mourir par son même principe d'être inexorable en matière de pureté " [Marie de l'Incarnation, Relation de t654, t. 2, p. 457, 459] .
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Parfois cette action divine qui suspend le jeu des puissances de l'esprit est simultanément éprouvée comme souffrance et comme joie. L'aspiration du mystique étant que soit consumé tout ce qui doit être consumé en lui pour s'unir à Dieu, il désire cette purification parce qu'elle est génératrice d'amour et il en souffre parce qu'il en ressent la brûlure : l'âme tt est pour ainsi dire crucifiée entre ciel et terre et, dans sa souffrance, elle n'a de secours ni d'un côté ni de l'autre-., Il semble qu'on endure toute l'angoisse de la mort, et cependant cette souffrance est accompagnée d'un si grand bonheur que je ne sais à quoi la comparer.
C'est un martyre de douleurs et de délices tout à la fois " [Thérèse d'Avila, Vie, ch. 20, p. 199-200] . Parfois, au contraire, là joie est tellement cachée dans la foi que la souffrance seule semble subsist.er. Dépouillée de tout ce qui constitue l'équipement normal de là vie spirituelle, l'âme souffre tt du vide et de la suspension de ses états naturels, comme une personne suspendue et retenue en l'air et qui ne peut respirer i» [Jean de la Croix, Nuit obscure, liv. 2, ch. 6, p. 566] , <t aussi impuissante qu'un prisonnier qui gît pieds et poings liés au fond d'un cachot et ne peut se mouvoir " [li,v. 2, ch. 7, p. 572] . Mais surtout la brûlure de la pureté divine accuse de façon si vive la disproportion et l'incompatibilité entre Dieu et l'âme, elle attaque si profondément le péché enraciné en elle, que ii l'âme ressent cette grande destruction jusque dans sa substance même " [liv. 2, ch. 6, p. 567] . Elle se reconnaît si impure et misérable <t qu'il lui semble que l'enfer s'entr'ouvre devant elle et que sa perte est assurée " [ibidem] . Elle se sent t< privée de Dieu, châtiée et rejetée par lui, objet de son indignation et de sa colère... Il y a plus, il lui semble avoir la redoutable appréhension que cet état sera éternel " [ibidem, p. 56à] , que tt tout bonheur est fini pour elle " [liv. 2, ch. 9, p. 587] . Elle ne trouve plus de goût aux choses spirituelles et la prière devient impossible [liv. 2, ch. 8, p. 576] .
Cette mort semble négation de liberté. En réalité elle est le creuset où la volonté est transformée pour atteindre sa perfection. Tout d'abord cette souffrance n'est possible que parce que l'âme aime Dieu de toutes ses forces et que Dieu est à la fois pour elle l'unique Nécessaire et l'Inaccessible. La ténèbre vient de l'excès de lumière, et l'absence, éprouvée avec une telle intensité, est présence. Cette privation de l'Infini est déjà disposition à en recevoir la plénitude. Mais surtout ce consentement à laisser Dieu agir, cette patience, cette endurance sont la plus grande marque de liberté que l'homme puisse donner à Dieu et, de là part de Dieu, le signe du pi,ix qu'il attache à cette liberté : " Il faut qu'elle [l'âme] ait complètement donné son consentement à tout ce que Dieu veut. La volonté de Dieu et celle de l'âme ne faisant qu'un par ce consentement spontané et libre, l'âme est arrivée à posséder Dieu par la grâce de sa volonté, car c'est d'après son consentement que Dieu lui donne le vrai et entier consentement de sa grâce " [Vive flamme, str. 3, v. 3, p. 990] .
Reculant en son origine, - là où Dieu la crée, la suscite, la nourrit, la renouvelle -, la volonté cùincide avec sa source pour en épouser le mouvement. Ce qui l'empêchait d'être pleinement libre, c'était l'attachement à soi, le retour sur soi, qui subsistait encore dans ses élans les plus généreux. Elle atteint au contraire sa vraie liberté, quand toute sa suffisance lui vient de l'Esprit Saint et quand, après avoir expérimenté qu'il n'y a t< rien à gagner à faire tant d'efforts " [Marie de
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EXPÉRIENCE L
l'Incarnation, Relation de 165à, t. 2, p, à59] , elle capitule devant Dieu, s'abandonne à lui et reçoit de lui l'initiative de son propre agir. " Ma volonté est sortie d'elle-même en se faisant divine. Car, unie à l'amour divin, elle n'aime plus désormais d'une manière basse par ses forces naturelles, mais avec la force et la vertu de l'Esprit Sàint; voilà pourquoi elle n'agit plus d'une manière humaine vis-à-vis de Dieu " [Jean de la Croix, Nuit obscure, liv. 2, ch, à, p. 557] . Ainsi, à mesure que l'âme est purifiée, la passivité même est source d'activité et celle-ci sera parfaite quand la passivité sera complète. Alors se révèle le vrai visage de la liberté :
elle est identique à l'amour, mais à l'amour tel qu'il est découvert à travers l'expérience d'un renoncement qui lui est intérieur, pour devenir pur et gratuit comme celui de Dieu et par celui de Dieu. Trouver en un autre toute sa raison d'être, être soi en sortant de soi, être saisi pour saisir, ne donner qu'en recevant, ne recevoir que pour donner sans rien altérer et sans rien réserver, tel est le caractère extatique de l'amour. Dieu, en se donnant, lui qui est amour substantiel, fait que son amour pour nous devienne amour pour lui. Il est l'origine et le terme : mais cet amour dont il est la source revient à lui en passant par la créature, qui est à la fois consentement à le recevoir et capacité de l'exercer :
,< L'âme est pour Dieu une voie libre, où s'élancer depuis ses ultimes profondeurs; et Dieu pour l'âme en retour est la voie de la liberté, vers ce fond de l'Être divin que rien ne peut toucher, sinon le fond de l'âme. Et si Dieu n'était en elle tout entier, il ne saurait lui suffire " [Hadewijch, t3e siècle, Lettres spirituelles, xviiI, trad. J.-B. Porion, Genève, t972] .
Il y a alors égalité d'amour avec Dieu, car les puissances de l'âme " renvoient à Dieu par Dieu, outre le don qu'elles lui font d'elles-mêmes, ces mêmes splendeurs qu'elles en reçoivent... C'est de la même manière qu'elles reçoivent qu'à leur tour elles donnent à Celui qui leur a donné, et présentent leur don avec les mêmes perfections qu'elles l'ont reçu de lui " [Jean de la Croix, Vive flamme, str. 3, v. 5, p, t029-t030] .
Et l'âme donne Dieu à Dieu, " étant devenue par cette transformation substantielle l'ombre de Dieu, elle fait en Dieu et pour Dieu ce qu'il fait en elle et pour elle. Elle le fait de la même manière que lui, parce que la volonté des deux n'en est plus qu'une ; et par suite l'opération de Dieu et celle de l'âme ne sont qu'une seule opération. Voilà pourquoi, comme Dieu se donne à elle en toute liberté et de tout coeur, elle, de son côté, qui est d'autant plus libre et généreuse qu'elle est plus unie à Dieu, donne Dieu à Dieu par Dieu " [ibidem, p, t03t] .
Cette participation et cette union n'abolissent pas la distinction : elles la fondent. Car toujours l'amour de Dieu est premier, source originaire et transcendante de l'amour de l'âme pour Dieu. Mais toujours aussi la soif de la créature, qui ne se suffit pas à elle-même et à qui Dieu seul suffit, devient source jaillissante vers la vie éternelle. Si l'on peut parler de partage, c'est en ce sens que rien n'est à l'un qui ne soit à l'autre, mais par don gratuit de Dieu qui devient tradition gratuite de l'homme à Dieu. Même béatifiée dans l'au-delà, la créature reste créature et heureuse de l'être, car elle ne peut rien donner qu'elle ne le reçoive. Et Dieu est heureux d'être Dieu, pour se donner à sa créature et recevoir d'elle ce don même, car l'humilité est intérieure à l'amour : tt Dieu possède une souveraine humilité, et c'est avec une souveraine humilit.é et une souveraine estime de vous qu'il vous aime. Il vous met à son niveau... Il vous dit : Je suis à toi et pour toi ; je suis content d'être ce que je suis pour être à toi et me donner à toi " [ Vive flamme, str. 3, v, i, p. 978] .
Puisque, ainsi transformée, l'âme fait en Dieu et
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pour Dieu ce que Dieu fait en elle et pour elle, elle reçoit donc aussi de Dieu l'amour qu'il a pour son oeuvre, la création tout entière. H. Bergson a bien mis en lumière comment les grands mystiques chrétiens, loin de s'isoler dans une contemplation qui les couperait du monde, sont animés, en raison même de leur union à Dieu, du désir de faire participer tous les hommes à l'élan qui les porte i tt L'amour qui le consume n'est plus simplement l'amour d'un homme pour Dieu, c'est l'amour de Dieu pour tous les hommes. A travers Dieu, par Dieu, il aime toute l'humanité d'un divin amour «i [Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, 1932, ch. 3, p. 2à9] . Amour universel, puisque Dieu crée et continue à créer toutes choses; mais aussi amour qui atteint chacun en sa singularité, puisque Dieu, en suscitant des êtres libres, les donne à euxmêmes, en leur originalité irremplaçable, pour les béatifier. Il est significatif que les mystiques présentent l'ultime phase de leur vie spirituelle [par exemple Thérèse d'Avila dans le récit des Fondations ou 3iàrie de l'Incarnation dans les Relations de son activité au Canada] comme une continuelle union à Dieu, sans ravissements ni extases, dans une vie totalement dépensée au service du prochain. Temps, activité, prières, angoisses, joies, il n'est rien dont celui qui aime ainsi les autres puisse disposer pour lui-même. C'est.
dans cette dépendance qu'il atteint la suprême liberté, parce qu'il fait l'expérience de l'amour de Dieu pour les hommes et que cette expérience devient sienne :
<[ C'est ici la liberté des enfants de Dieu, qui les introduit dans sa familiarité sainte, par là confiance et par le libre accès qu'il lui donne. Dans les états passés, elle [l'âme] était dans un enivrement et un transport qui la faisait oublier elle-même ; mais ici elle est à son Bien-Aimé et son Bien-Aimé est à elle, avec une communauté d'intérêts et de biens, si j'ose ainsi parler. Cela fait qu'elle s'expose à tout pour sa gloire ,» [Marie de l'Incarnation, lettre à son fils, 22 octobre t649, Correspondance, p. 377] .
Le mystique retrouve alors toutes les créatures.
Non par retour à la convoitise ou à l'égoïsme, qui étaient en réalité séparation et esclavage. Au contraire, totalement dépouillé de lui-même, il connaît et aime toutes les créatures avec une joie parfaitement désintéressée, parce qu'il les voit et les aime dans leur source, dans le jaillissement de l'acte créateur, telles que Dieu les veut et les invente. Par cette dépossession parfaite, il rejoint et possède toutes choses en Dieu : <t Les cieux sont à nioi, la terre est à moi ; les nations, à moi ; les justes, à moi; les pécheurs, à moi; les anges, à moi ; la Mère de Dieu et toutes les créatures, à moi ; Dieu lui-même est à moi et pour moi, puisque le Christ est à moi et tout entier pour moi. Que demandes-tu et que cherches-tu encore, à mon âme? Tout cela est à toi et tout cela est pour toi i» [Jean de la Croix, Prière de l'âme embrasée d'amour, p. il 83] .
P&UÎ JiGAËSSE.
III. La vie mystique chrétienne
1. Mystique et mystère. - 2. Mystique et foi. - 3.Critères de l'expérience mystique. - 4. Fruits de l'union mystique.
Ce qui caractérise la mystique chrétienne comme telle est qu'elle est indétachable d'une foi, elle-même adhésion à un Dieu qui s'est révélé dans l'histoire. Parler ainsi n'est pas méconnaître l'authenticité d'expériences mystiques en dehors du christianisme. Il y a eu, sans doute dès l'aurore de l'histoire religieuse, un certain nombre d'hommes qui ont cherché intensément une union intime et directe avec l'Absolu, au prix d'un renoncement sans concession. Le fait mystique déborde le christianisme : on reconnaît une mystique hindoue, bouddhiste, musulmane, hellénique et cette dernière, singulièrement à travers les écrits de Plotin ou de Produs, n'a pas été sans influence sur la mystique chrétienne. Mais, si le fait mystique est un fait humain, quasi universel, quoique rare, le christianisme le transforme en l'assumant. L'expérience du mystique chrétien doit être prise en sa totalité : on ne peut " abstraire " un mysticisme à l'état pur, isoler l'expérience de ce qui la sous-tend et la nourrit. Or, ce qui, dans le témoignage du chrétien, est fondamental, essentiel, et livre le secret de sa vie spirituelle, c'est la foi : l'adhésion à une vérité révélée et l'accueil d'une grâce que l'homme ne peut se donner et qui, extérieurement et intérieurement, impliquent l'intervention personnelle de Dieu dans l'histoire et dans l'intime de l'âme du croyant.
1. MYSTIQUE ET MYSTERE. - Au centre de la mystique chrétienne est donc, selon la terminologie de saint Paul, le "mystère " [cf art. Mystère, supra, col. 1861-1874] , le dessein de Dieu " de tout rassembler dans le Christ " [Éph. 1, 9-10; Col. 1, 20-27] . Ce mystère, jadis caché, aujourd'hui révélé, est l'acte par lequel Dieu, en vertu de l'Incarnation rédemptrice du Christ et sous son influence, fait passer l'humanité de son état de créature pécheresse à une vie d'enfant de Dieu. Non seulement, sans le sacrifice du Christ, l'homme est incapable d'accomplir la démarche qui le mène à Dieu, mais ce passage s'accomplit dans le Christ et par lui, est une participation à sa propre grâce : " Ea gratia fit ab initio fidei suae homo quicumque christianus, qua gratia homo ille [Jesus] ab initio suo factus est
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Christus " ; " Tout homme, à partir de l'instant où il a la foi, devient chrétien par cette grâce par laquelle cet homme [Jésus] , à partir de l'instant où il a commencé d'exister, a été fait Christ " [Augustin, De praedestinatione sanctorum 15, 31, PL 44, 982c] . Ce mystère, avec le recul qu'il implique [car, dans cette initiative , toute gratuite, Dieu se révèle comme trinité de personnes] et avec l'avenir qu'il dessine [car l'homme n'est pas encore ce qu'il doit devenir et il rejoint Dieu à travers une histoire] , a son centre dans la mort et la résurrection du Christ. L'homme ne peut remonter vers Dieu que parce que le Fils de Dieu, assumant une nature humaine, est descendu jusqu'à lui.
La réponse de l'homme à la Révélation est la foi, qui n'est pas seulement connaissance intellectuelle, adhésion à un certain nombre d'articles ou d'énoncés, mais l'acte par lequel l'homme tout entier se laisse investir par la vérité divine, l'assimile en se laissant assimiler par elle, devient ce qu'il contemple, mesure sa capacité de connaître et d'aimer Dieu, non à ce qu'il sait de soi-même, mais au don qui lui est fait en Jésus-Christ.
En ce sens, on peut dire que le mystère n'est objet de foi que parce qu'il en est le principe créateur. " Il n"y a qu'un seul Dieu, manifesté par Jésus-Christ son Fils qui est son Verbe sorti du silence... C'est par ce mystère que nous avons reçu la foi " [Ignace d'Antioche, Magnésiens viii, 2 à ix, 1] , et Jean de la Croix dit que, le Père " ayant achevé de dire toute la foi dans le Christ, il n'a plus de foi à révéler " [Subida II, 22, 7] . La foi en effet, en son commencement comme en sa croissance, est le fruit d'une grâce qui redouble et intériorise le mystère dans l'âme du croyant. Le chrétien, mystique ou non, ne peut donc se situer hors de cette révélation : d'une part, parce qu'elle est gratuitement et objectivement donnée en Jésus-Christ; d'autre part, parce qu'il ne peut concrètement se placer hors de la foi pour la reconquérir par un acte qui serait seulement sien.
L'adhésion au mystère comporte donc deux faces, qui ne sont pas séparables parce qu'elles sont toujours présentes l'une dans l'autre, mais qui déterminent sinon deux mystiques, du moins deux attitudes mystiques, selon qu'on met l'accent sur l'une ou sur l'autre : l'exploration de la richesse du mystère objectivement présenté dans l'Écriture [Dieu se révélant en Jésus-Christ] , - la divinisation du croyant sous l'impulsion de la grâce [Dieu agissant à l'intime de l'âme pour nous conformer à son Fils] .
1° Au cours de la PÉRIODE PATRISTIQUE, ce qui prévaut est la méditation de la Parole de Dieu, l'émerveillement inépuisable devant le don divin, l'exploration jamais achevée du sens de l'Écriture. Le mystère étant le sens spirituel caché sous la lettre du texte sacré n'est donc pas une vérité qui bloque l'intelligence : cet écart entre la lettre et le sens appelle et nourrit la recherche, car Dieu ne parle pas pour que sa parole reste sans effet. Mais en même temps le mystère déborde infiniment tout ce que Yhomme peut comprendre, parce que Dieu est Dieu, qu'il reste caché en sa révélation même : ce qu'il dit peut être déchiffré, sans pourtant jamais devenir l'objet d'une science humaine qui, à la limite, détruirait le mystère, supprimerait cette marge de nescience sans laquelle Dieu ne serait plus connu comme Dieu. Sans doute est-ce là; dans cet écart toujours renaissant, dans cette proximité d'un Dieu qui se dérobe en se faisant connaître, qui
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donne sa parole pour plonger celui qui l'écoute en un silence plus adorant, - sans doute est-ce là le plus pur de la " mystique " des Pères. Le mot étonne peut-être, parce qu'il semble laisser dans l'ombre cette connaissance apophatique de Dieu et cette expérience fruitive qui paraissent aujourd'hui caractériser l'essence de la mystique. Mais il faut se souvenir que, en ces premiers siècles, l'implicite de l'expérience est comme caché dans l'explicite de sa parole. " Chez les anciens, l'expérience personnelle tout entière se laissait investir par le dogme; tout devient objectif : états, expériences, émotions, efforts subjectifs intérieurs, ne sont là que pour saisir d'une manière plus profonde et plus pleine le contenu objectif de la révélation, pour l'orchestrer. Toute spiritualité et même toute mystique reste servante " [H.U. von Balthasar, Théologie et sainteté, dans Dieu vivant, n. 12, 1948, p. 23-24] .
* Attentif au don de Dieu venu chercher l'homme pour l'avoir avec lui, le regard s'ignore, absorbé dans ce qui est contemplé. Toute la foi des Pères, leur attente, leur espérance, leur vie sont ramassées dans le mot d'Irénée : " La raison pour laquelle le Verbe de Dieu est devenu homme et le Fils de Dieu devenu Fils de l'homme, c'est que l'homme, uni au Verbe de Dieu et recevant la filiation, devint Dieu " [Adversus haereses iii, 19, 1, PG 7, 939b] . Voilà le mystère qu'ils méditent, scrutent, attestent, transmettent. Que cette méditation incessante produise en eux une transformation intérieure, qu'elle soit devenir spirituel en même temps que contemplation adorante, ce n'est pas douteux : nul ne peut entrer dans l'intelligence de ce que dit l'Écriture sans être en communion avec les réalités dont elle parle. Mais les anciens sont avares de confidences. Lorsqu'ils livrent leur expérience, c'est sous la forme objective de référence à l'Écriture : cheminement de l'Exode, montée de Moïse sur le Sinai, vocations de prophètes, commentaires du Cantique ou des Psaumes [pour Origène et Grégoire de Nysse en particulier, cf art. Mystère.., col. 1869-1871] . Ou encore ils la communiquent à travers les règles du discernement, qui ne sont pas purs conseils ascétiques, mais sillage d'une expérience à la fois traditionnellement transmise et personnellement vécue, qui atteste un contact avec Dieu.
Le pseudo-Denys est le premier à parler de " théologie mystique " : il la définit comme " cette parfaite connaissance de Dieu qui s'obtient par ignorance en vertu d'une incompréhensible union " [Noms divins vii, 3] . N'oublions pas que Denys est l'héritier de toute une tradition chrétienne antérieure, que le mot " mystique " [et sa définition] n'a pu surgir que parce que la chose existait. Sans doute, chez lui, la médiation du Christ est estompée, mais L. Bouyer [Mystique. Essai sur l'histoire d'un mot, VSS, t. 3, 1949, p. 21] note que c'est à partir du problème exégétique qu'il distingue une intelligence commune de l'Écriture et une intelligence mystique à laquelle on est initié " par une inspiration divine " [Noms divins II, 9] .
2° Au cours du MOYEN AGE et surtout aux 16e ET 17e SIÉCLES, la perspective se renverse. L'accent est mis sur la transformation de l'âme pâtissant sous l'action de Dieu. Au lieu de signifier cette sagesse qui naît de la contemplation du mystère révélé par l'Écriture et vécu dans la foi de l'Église, le mot mystique tend à désigner l'expérience même, tour à tour éprouvante et savoureuse, par laquelle l'âme, passivement soumise à l'emprise de Dieu, se trouve intimement et progressivement unie à lui. Deux traits caractérisent cette expérience.
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1] Dieu est atteint comme le souverainement réel et en même temps comme l'ineffable, celui dont on ne peut pas se passer et qui pourtant reste inaccessible, celui qui est toujours là et qui cependant survient quand on ne l'attend pas, à la fois l'Essentiel et l'Inconnu, Inconnu parce qu'essentiel et, même aussi peut-être, Essentiel parce qu'inconnu. " La joie des saints est la joie de l'incompréhension : ils comprennent qu'ils ne peuvent pas comprendre " [Angèle de Foligno, Le livre de l'expérience des vrais fidèles, éd, et trad. M.-J. Ferré, Paris, 1927, p. 273] . Dieu est celui que l'homme ne peut pas saisir, et cela d'autant plus qu'il est davantage déjà saisi par lui et à cause de cela même. Il est au-delà de toute image, de toute représentation, de tout discours, de tout concept, comme une présence cachée dans son action et qui recule à mesure qu'on approche davantage. L'âme rend témoignage, mais rend témoignage en disant qu'elle ne peut pas dire ce qu'est Dieu, car " on ne peut trouver aucun mot qui le dise ou qui le rende, il n'est pas de pensée ni d'intelligence qui puisse atteindre ces mystères, ils surpassent tout, car rien ne peut expliquer Dieu " [ibidem, p. 237] .
2] Mais, en même temps, cette " docte ignorance ", vrai savoir parce qu'elle est non-savoir, est liée à une transformation intérieure. Sous l'épreuve de la rencontre de Dieu et de sa transcendance, l'âme fait aussi l'épreuve de sa propre capacité de connaître Dieu et cette capacité est un abîme. Non pas un vide que Dieu n'aurait qu'à remplir, mais une capacité que Dieu crée [ à mesure qu'il l'emplit, une capacité de connaître Dieu qui n'est pas encore dévoilée parce que, au point de départ et tout au long de la route, tant qu'elles ne sont pas purifiées et transformées, les " cavernes des puissances de l'âme... ne sentent pas le vide de leur profonde capacité " [Jean de la Croix, Llama 3, 18] . Bref, l'âme éprouve la tension et la quasi contradiction définie par la Première Lettre de Jean : " Ce que vous êtes n'a pas encore été manifesté " [3, 2] . Cela ne peut être manifesté que par un devenir qui n'est pas encore, et même ne sera jamais achevé ici-bas, mais surtout par un devenir qui, tout en supposant la réponse de la liberté, est avant tout oeuvre de grâce. Voilà pourquoi les mystiques, atteignant Dieu à travers cette passivité consentante, décrivent leur expérience propre, retracent les étapes vécues de leur itinéraire, et c'est à travers la subjectivité de leurs expériences et de leurs états intérieurs qu'on atteint l'aspect objectif de la révélation faite dans l'Écriture.
Cet aspect objectif est présent cependant, même s'il apparaît parfois implicite, et il l'est même très vigoureusement. Car le mystique prend au sérieux la force et l'urgence de la Parole de Dieu. Il ne cherche pas à être mystique, mais à être chrétien. Il sait que le Dieu qui sanctifie et qui transforme n'est pas autre que le Dieu qui se révèle en Jésus-Christ présent dans l'Église :
" Nous nous devons gouverner en tout par la loi du Christ, Homme et par celle de son Église et de ses ministres, humainement et visiblement, et remédier par cette voie à nos ignorances et faiblesses spirituelles... Et ce qui sortira de ce chemin ne sera pas seulement curiosité, mais grande témérité ; et il ne faut rien croire par voie surnaturelle, sinon seulement ce qui sera enseigné par le Christ-Homme, et par ses ministres, hommes " [Jean de la Croix, Subida II, 22,7] .
Le Christ est le seul Médiateur, non seulement par son exemple et son enseignement, mais par l'efficacité de son Incarnation rédemptrice. Le chrétien est saisi par
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lui, plongé en lui : " Plonge-toi plutôt dans la profonde et insondable miséricorde de Dieu... et considère que c'est le Christ seul qui doit te donner cette grâce par pure douceur et bonté spontanée, par amour et par miséricorde " [Tauler, Sermon ii, pour le vendredi avant les Rameaux; trad. Iiugueny-Théry-Corin, t. i, j Paris, 1927, p. 289] . La transformation intérieure, ' l'humilité qui la prépare et qui la suit, sont signes de la venue du Christ parmi les hommes et de sa présence dans l'Église. Si parfois la figure du Christ semble s'estomper, ce n'est pas parce qu'il est absent, mais parce que le croyant est plongé dans le mystère du Christ mort et ressuscité et par là devient témoin que la vie chrétienne n~est pas une conquête, mais une conversion; non un épanouissement, mais une renaissance; non une simple croissance, mais une résurrection qui passe par une mort.
3° LE TùMOIGNAGE DES MYSTIQUES. - Il y a donc deux aspects de la mystique chrétienne, selon qu'on privilégie le caractère objectif du mystère ou la transformation du croyant. Historiquement, on peut distinguer deux types d'écrits, deux formes de témoignages, mais ils se pénètrent l'un l'autre. La spécificité de la mystique chrétienne est justement de ne pas séparer les deux aspects, même si l'accent est mis sur l'un ou ] l'autre. En simplifiant, on peut dire que le sens de la j vie mystique est l'union avec Dieu par la médiation du i Christ, mais cette union entraîne la divinisation du ] croyant. Celle-ci est grâce de Dieu, qui se donne objecj tivement et historiquement en son Fils, mais donne aussi , de vivre son mystère [sans quoi notre relation au [Christ serait purement extérieure, il n'accomplirait [pas ce qu'il est venu faire : nous communiquer la vie divine] .
La vie chrétienne est en outre historique et progressive; le Fils de Dieu nous sauve en venant dans une histoire, mais le passage à Dieu est lui aussi historique et progressif. Le texte d'Irénée, cité plus haut : " Le Fils de Dieu est devenu homme pour que l'homme, recevant la filiation, devînt Dieu ", est repris sous diverses formes par Athanase, Augustin, Léon, Catherine de Sienne, Tauler, Jean de la Croix. Mais, tandis que les uns fixent avant tout leur attention sur la médiation du Christ, les autres parlent surtout de la foi comme lieu de la connaissance parfaite de Dieu, de Dieu Trinité, du Père qui a donné son Fils et envoyé l'Esprit.
Un texte lumineux de H. de Lubac, écrit pour caractériser la pensée d'origène mais applicable à toute vie chrétienne, marque cette compénétration de la Parole et de la vie du croyant :
ail y a... entre l'Écriture et l'âme une connaturalité.
Toutes les deux sont un temple où réside le Seigneur, un paradis où il se promène. Toutes deux sont une fontaine d'eau vive,
- et de la même eau vive. Le Logos qui est en l'une comme Parole est en l'autre comme Raison. Toutes deux recèlent donc au fond de soi le même mystère. Aussi l'expérience de l'une est-elle en accord préalable avec la doctrine de l'autre, celle-ci étant propre à exprimer celle-là et se retrouvant en elle. ce que nous appelons dans l'Écriture sens spirituel, dans l'âme nous le nommons image de Dieu... L'âme et l'Écriture, symbolisant entre elles, s'éclairent donc mutuellement : de l'une comme de l'autre, il serait dommage de négliger l'étude.
Ce sont deux livres qu'il faut lire et commenter l'un par l'autre.
Si j'ai besoin de l'Écriture pour me comprendre, je comprends aussi l'Écriture lorsque je la lis en moi-même... A mesure que j'en pénètre le sens, l'Écriture me fait pénétrer dans le sens intime de mon être; elle est donc le signe qui normalement me révèle mon âme; mais la réciproque a encore sa vérité. L'une
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sert à l'autre de réactif. Toutes les fois que je suis fidèle à l'Esprit de Dieu dans l'interprétation des Écritures, mon interprétation est valable à quelque égard. Toutes les fois que je recreuse mon puits, sans cesse obsturé par les Philistins, c'est le puits des Écritures qu'en même temps je nettoie. A l'eau jaillissant de l'un, l'eau jaillissant de l'autre répondra " [Histoire et Esprit, coll. Théologie 16, Paris, 1950, p. 3à73i8] .
Ce que dit H. de Lubac de la méthode exégétique d'origène peut être facilement transposé, lorsqu'il s'agit des mystiques du moyen âge ou de la Renaissance. Chez ces derniers le mouvement va plutôt de l'expérience intérieure à l'intelligence de la Bible, surtout quand ils n'ont eu qu'une faible culture exégétique et théologique. Cependant, toute la richesse de la révélation, ils la puisent dans la vie de l'Église :
ils comprennent l'Écriture par cette expérience ecclésiale qui précède en quelque façon la lecture concertée :
" La divine Écriture est si profonde qu'il n'est auc1Ln homme au monde, eût-il la science et l'esprit, qui soit assez savant pour la comprendre toute et si pleinement qu'elle ne dépasse encore son intelligence; et cependant il en balbutie quelque chose. Mais, des ineffables opérations divines qui se font dans l'âme dans cette manifestation de Dieu, on ne peut absolument rien dire ni balbutier. Parce que mon âme est souvent élevée dans les secrets divins, parce qu'elle voit les secrets de Dieu, je comprends comment la sainte Écriture aété faite, comment elle est facile et difficile, comment elle semble dire et contredire, comment quelques-uns n'en tirent aucune utilité " [Angèle de Foligno, Le livre.., p. 237-239] .
Même lumière chez Marie de l'Incarnation : " Il me venait en mémoire quelques paroles de l'Écriture sainte.
du vieil et du nouveau Testament que j'avais entendues.
Le sens m'en était découvert et, de là, je sentais pulluler en mon esprit une suite de passages de la même Écriture, dont j'avais une telle intelligence qu'ii me semblait qu'on me prêchait et qu'on me disait les secrets qui y sont cachés... Je voyais aussi là-dedans toutes sortes de viandes spirituelles pour la nourriture des âmes, et combien l'on s'y repaît diversement, les uns tournant tout en corruption et les autres en recevant une vie de grâce et d~amour " [Témoignage, Paris, 193i, p. iii] . Il semble alors que l'expérience précède la lecture. En réalité, à travers la vie de l'Église, c'est déjà l'Écriture et le mystère du Christ qui nourrit la vie du mystique. Quand l'âme est ainsi pénétrée de l'esprit de l'Écriture avant même d'en déchiffrer la lettre, la moindre parole lui suffit pour reconnaître que le Seigneur est là. L'impossibilité de lire beaucoup et surtout de lire d'autres livres que l'Écriture est caractéristique de certaines vocations mystiques.
Thérèse de Lisieux avait longtemps lu Jean de la Croix et y avait trouvé de grandes lumières. A la fin de sa vie, elle dit cependant : " Pour moi,je ne trouve plus rien dans les livres.
si ce n'est dans l'Évangile. ce livre-là me suffit " [Derniers entretiens, Paris, 197i, p. 207] .
ho MYSTIQUE Au-DELA Du CHRIST? - A cette conception de la mystique chrétienne comme intériorisation de la Parole de Dieu, on fera cependant une objection. On se demandera si la contemplation, d'abord centrée sur le Christ, n'est pas relayée par une connaissance plus haute, connaissance d'un Dieu " sans mode ni figures " qui se substituerait au mystère révélé dans l'histoire : " L'âme qui prétendra d'arriver en cette vie à l'union... doit passer par tous les degrés de consi-
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dération, formes et notices et en finir avec elles, vu qu'elles n'ont aucune ressemblance ni proportion avec le terme où elles acheminent, qui est Dieu ] « [Jean de la Croix, Subidl~ II, 12, 5] . Sainte Thérèse, dans le chapitre même où elle montre comment l~humanité du Christ est la voie de la plus haute contemplation, écrit :
" Lorsque Dieu veut suspendre toutes les puissances de l'âme... il est clair que, quand même nous ne le voudrions pas, la présence de la sainte Humanité nous est enlevée " j Vida 22, 9; trad. franç. par Grégoire de SaintJoseph, OEuvres.., Paris, 19h9, p. 225] . L'union à Dieu, écartant tout mode et toute représentation, se ferait au-delà du Christ. Là serait le propre de la connaissance mystique.
Que l'expression " sans forme ni mode " fasse partie du langage mystique hérité du pseudo-Denys, c'est incontestable [cf infra] . Elle traduit par voie de négation un aspect essentiel de l'expérience, mais n'est pas l'expérience même. Pour entendre cette expression ou d~autres semblables, il faut tenir compte de tout un contexte, contexte de l'oeuvre et contexte de la vie.
Chez Jean de la Croix, par exemple, le rôle du Christ [et la fonction permanente de l'Écrimre] est sans cesse réaffirmé. Mais, parce qu'il est pris au plus profond du mystère du Christ, l'extériorité de la contemplation est comme absorbée dans l'expérience. On voit le fleuve quand on marche sur la rive. On ne le voit plus quand on y est plongé, entraîné par le courant : ce n'est plus qu'un mouvement qui emporte, un infini qui entoure de toutes parts.
C'est donc dans le Christ même et dans sa médiation qu'il faut chercher ce non-savoir qui mène au Dieu incompréhensible. Seul il est Médiateur et l'on ne va au Père que par lui. Mais justement parce qu'il est Médiateur [non pas à mi-chemin entre Dieu et l'homme, mais Homme-Dieu] , il entraîne ceux qui le suivent dans l'épaisseur d'un mystère qui demeure obscur dans sa révélation et à cause de cette révélation même.
L. de Grandmaison, commentant Éph. 3, ià, note que " Paul prie Dieu, le Père de Notre Seigneur Jésus-christ, avec...
l'accent de la supplication la plus intense, à deux genoux, pour obtenir à ses néophytes une grâce capitale. Laquelle?
Celle de comprendre, non le mystère du Christ en lui-même [ce qui est impossible] , mais les dimensions réelles, l'incompréhensibilité de ce mystère " [texte inédit, cité par M. de la Taille, dans Théories mystiques, RSR, t. 18, 1928, p. 3ià, n. 15] .
Découvrir le Christ en vérité est donc découvrir l'incompréhensibilité de son mystère, - c'est-à-dire que tout ce que nous savons de lui nous fait entrer dans un non-savoir qui est le lieu de la prière et de la foi.
Proclamer en effet que l'homme Jésus est Fils de Dieu, c'est reconnaître qu'il est Dieu, mais aussi qu'il tient sa divinité d'un Autre et qu'il est en continuelle référence avec celui " qui habite dans une lumière inaccessible et que nul n'a vu ni pu voir ] « [1 Tim. 6, 16] .
Verbe venu dans la chair, le Christ exprime dans une vie humaine, dans les paroles et des gestes humains, l'invisible du Père [" Qui me voit mon Père ", Jean ii, 9] , mais de telle sorte que la connaissance ainsi donnée manifeste encore davantage combien Dieu est incompréhensible [" Nul n'a vu le Père, si ce n'est celui qui vient de Dieu : lui a vu le Père ", Jean 6, h6] .
Et cette incompréhensibilité reflue sur le Fils, puisque comme le remarque H. Il, von Balthasar, le sens de l'Incarnation et de la vie du Christ " nous apparaît d'abord comme un 'ne pas faire', 'ne pas accomplir',
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'ne pas exécuter~ sa volonté propre " [La théologie de l'histoire, Paris, 1955, p. 3i] . C'est à partir de cette négation que nous découvrons qui il est : le Verbe du Père, en qui le Père dit tout ce qu'il est, justement parce que le Fils n'est rien d'autre que Verbe. Les paroles dites, les gestes accomplis sont donc opaques tant qu'ils ne sont pas référés à celui qui les dit et les pose, et la Croix est le lieu même de cette reconnaissance [" Quand je serai élevé, vous saurez que je suis «] , Jean 8, 28] . Autrement dit, la Révélation s'achève quand disparaît ce par quoi elle paraissait. Cette dialectique de transcendance dans l'immanence, d'absence dans la présence, du voir et du croire devient l'espace dans lequel se meuvent la connaissance et la vie du mystique.
C'est bien ainsi qu'Augustin entendait l'économie de la foi. En se faisant chair, le Verbe s'est mis à notre portée, il vit sa vie de Fils dans des paroles et des gestes humains. Mais, parce qu'il est Verbe et Fils de Dieu, il entraîne celui qui le regarde et l'écoute dans le dynamisme d~une connaissance qui se mue en adoration de l'incompréhensible : " Qu'on ne croie pas avoir rien trouvé, quand on est parvenu à trouver combien est incompréhensible ce qu'on cherchait ] « [De Trinitl~te xv, 2, 2] . Le Christ est médiation vivante, un " chemin qui marche ] ] comme le disait Pascal des fleuves d'ici-bas, et on ne le connait qu'en le laissant partir et monter vers le Père. Ainsi s'instaure un passage de la science à la sagesse, parce que la sagesse est présente dans la science et le Verbe de Dieu présent dans la chair :
" Notre science à nous c'est le Christ; notre sagesse, c'est encore le Christ. C'est lui qui implante en nous la foi qui porte sur les réalités temporelles; lui qui révèle les vérités qui portent sur les réalités éternelles. C'est par lui que nous allons à lui, tendant par la science et la sagesse, sans pourtant nous éloigner de ce seul et même Christ, en qui sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science " [ibidem, xiii, 19, 2à] .
Jean de la Croix dessine ce même mouvement d~entrée dans l'épaisseur " des hauts mystères de DieuHomme qui sont remplis d'une plus haute Sagesse et sont plus cachés en Dieu ", et ne sont accessibles qu'en lui et avec lui [" ils y entreront tous deux, l'âme s'y plongeant ei s'y engloutissant "] , en commentant le verset de son Cantique, " Nous irons dans les hautes cavernes de la pierre qui sont bien cachées " :
" La Pierre dont l'Épouse parle ici, c'est le Christ... Petra autem erat Ghristus [1 Cor. 10, ià] . Les hautes cavernes sont les mystères sublimes, élevés et profonds de la Sagesse de Dieu qui se trouvent dans le Christ;...hautes pour la sublimité des mystères, cavernes à cause de la profondeur de leur sagesse; de même que les cavernes sont profondes et renferment maints replis, de même chaque mystère du Christ est très profond en sagesse " [Gàntico 37, 2-3] . Ce n'est donc pas en délaissant l'Écriture, mais en s'abandonnant à l'Esprit qui habite à la fois dans le texte inspiré et dans l'âme du croyant que le contemplatif entre en cette sagesse mystique et est initié aux secrets de Dieu.
Voir l'art. Humanité du Christ, DS, t. 7, col, 108à-i108.
5° LE «IySTÉRE DEVIENT SACREMENT. - Il semble même que, par une sorte de renversement, le regard du contemplatif parte du mystère caché en Dieu pour se fixer sur l'humanité du Christ. C'est là un aspect cher aux contemplatifs du moyen âge [cf art. Humanité du Christ, col. 1056-1096] , et peut-être y a-t-il, dans l'histoire de la mystique chrétienne, une démarche
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analogue à la pédagogie de la foi dans l'Évangile.
Les apôtres reçoivent la plénitude de la foi en Jésus Fils de Dieu à Pâques, quand la figure sensible disparaît, mais la lumière reflue sur les événements de sa vie terrestre, y compris les plus ordinaires et les plus cachés.
La parole " Il vous est bon que je m'en aille " [Jean 16, 7] est inséparable de cette autre parole : " L'Esprit Saint que le Père enverra en mon nom... vous fera ressouvenir de tout ce que je vous ai dit " [ii, 26] .
Par une démarche semblable, c'est par le détour du mystère, par l'insondable de la sagesse et de l'amour de Dieu, que le contemplatif, une fois traversée l'épreuve de la croix en sa propre vie, connait un événement qui apparaît d~abord homogène aux autres événements de ce monde. Par l'invisible il découvre le visible, par le non-connu [le savoir de Dieu] , il découvre le nonconnu du banal, du quotidien, du trop immédiatement évident. Il y a une intime relation entre le caché du mystère et le caché de l'événement.
Les moments privilégiés de cette contemplation seront l'Incarnation et la Croix, le. " Verbum caro " et Y " exinanivit ". Lorsque Ignace d'Antioche écrit aux Magnésiens : " Il n'y a qu'un Dieu, manifesté par Jésus Christ son Fils qui est son Verbe sorti du silence " [8, 2] , ce silence évoque non la génération éternelle du Verbe au sein du Père, mais sa venue parmi les hommes, qui d'une certaine manière rompt le silence. Cependant, c'est dans ce même silence, c'est-à-dire dans l'invisible, que le contemplatif déchiffre le visible de la crèche ou de la croix : " Le prince de ce monde a ignoré la virginité de Marie, et son enfantement, de même que la mort du Seigneur, trois mystères retentissants qui jurent accomplis dans le silence de Dieu " [Ignace, Éphésiens 19,1] .
Cette présence du " croire " dans le " voir " explique la tendre dévotion de François d'Assise ou de Bernard pour l'humanité du Christ. Ainsi, se référant au thème des anfractuosités du rocher et des cavités de la muraille [que reprendra Jean de la Croix, cf supra] , Bernard l'entend en l'appliquant aux plaies du Seigneur crucifié :
" Pour moi, ce qui me manque par ma faute,je le tire hardiment des miséricordieuses entrailles du Seigneur et elles sont percées d'assez de plaies pour que l'effusion se produise. ils ont percé ses mains, ses pieds et, d'un coup de lance, son flanc; par ces trous béants, je puis humer le miel de ce roc et l'huile qui coule de sa pierre très dure... Le clou qui pénètre en lui est devenu pour moi une clef qui m'ouvre le mystère de ses desseins. Comment ne pas voir à travers ces ouvertures?...
Le fer a transpercé son âme et touché son coeur. Le secret de son coeur parait à nu dans les plaies de son corps... " [In Gantica, sermon 6i, à; Opera, éd. J. Leclercq.., t. 2, Rome, 1958, p. 150-isi] .
Catherine de Sienne salue ses correspondants dans " le sang du Christ " [cf DS, t. 2, col. 337] . " La foi est la pupille de l'oeil de l'intelligence; la lumière fait discerner, connaître et suivre la voie et la doctrine de la vérité, le Verbe incarné " [Dialogue, ch. à5] . Sainte Thérèse considère comme un danger grave de s'éloigner de cette contemplation de l'humanité du Christ : " Une âme qui suit cette voie marche en l'air, comme on dit. Elle est privée d'appui, quelque remplie de Dieu qu'elle se croie " [Vida 22, 9; trad. franç., p. 225] .
Le Christ en effet n'est pas seulement un exemple :
il est le vrai et l'unique Fils de Dieu venu dans la chair et il ne déposera jamais son humanité. Celui qui est toute la vision du Père devient le lieu de notre contemplation et de notre divinisation. Car, si le Fils fait
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connaître le Père, le Père lui aussi fait connaître le Fils, puisque la connaissance du Fils est le propre du Père [Mt. ii, 27; 16, 1?] . Nul ne vient au Fils qui ne soit attiré par le Père [Jean 6, ii] . Si donc le Père, en attirant, est source du mouvement par lequel l'homme monte jusqu'à lui, est-il étonnant que, en s'approfondissant, le mouvement s'inverse et que le mystique, en un silence adorant, découvre, cachée dans l'incompréhensible même du Père, l'initiative par laquelle il donne le Fils et scelle une éternelle alliance dans le sang versé sur la Croix. Le mystère devient sacrement.
Dans une même phrase, Ignace d'Antioche, sur la route du martyre, unit la contemplation du mystère au réalisme du sacrement : " En moi est une eau vive qui murmure et dit au-dedans de moi : Viens vers le Père. Mes délices ne sont point dans un aliment corruptible, ni dans les plaisirs de ce monde. Je veux le Pain de Dieu qui est la chair de Jésus Christ, fils de David, et pour boisson je veux le sang de Jésus Christ, qui est l'amour incorruptible " [Romains 7, 2] .
2. MYSTIQitE ET FOL -1° L'ATTITUDE Qui RÉPOND AU MYSTÈRE et permet de Î'aSSl1nlÎer OU pÎUtÔt d'être assimilé par lui est la loi. Dieu qui se révèle dans le Christ est aussi celui qui illumine l'esprit de l'homme pour lui faire connaître ce qui est donné et promis dans le Christ. Sans quoi le mystère demeurerait opaque :
" Sic patet quod fides ex duabus partibus est : ex Deo scilicet ex parte interioris luminis, quod adducit ad assensum; et ex parte eorum quae exterius proponuntur, quae ex divina revelatione initium sumpserunt... Ita fides est ex auditu, et tamen habitus fidei est infusus " [Thomas d'Aquin, In Boethium de Trinitate i, q. i, a. i, ad hi.
Sans doute l'acte de foi met en oeuvre toutes les ressources de l'intelligence, tout le mouvement de la liberté : la foi trouve son point d~insertion dans cette capacité de connaître Dieu et de s'unir à lui inhérente à la nature humaine et où les Pères ont reconnu que l'homme était créé à l'image de Dieu : " L'image de Dieu, la partie la plus haute de l'âme humaine [principale mentis humanae] : ce par quoi l'âme connait Dieu ou peut le connaître " [Augustin, Trin, xiv, 8, ii ] .
Néanmoins l'homme ne peut être divinisé sans la médiation du Christ ni adhérer au Christ et être conformé à lui sans l'action du Père : " Nul ne vient à moi si le Père ne l'attire " [Jean 6, ii] . La lumière infuse de la foi, justement parce qu'elle est infuse, est une participation à la connaissance par laquelle Dieu se connaît en sa vie trinitaire, et à la connaissance du dessein selon lequel il élève gratuitement l'homme jusqu'à lui.
Sans doute l'union parfaite ne sera donnée que dans l'au-delà. Mais, sous forme inchoative, obscure, et comme dit saint Paul, " en énigme " [1 Cor, 13, 12] , elle est déjà présente dans la vie de foi, comme l'explique Thomas d'Aquin, car elle est déjà connaissance de Dieu non pas seulement " selon notre mode ", mais " selon le mode des choses divines elles-mêmes " :
" De divinis duplex scientia habetur. Una secundum modum nostrutn, quae sensibilium principia accipit ad notificandum divina... Alia secundum modum ipsorum divinorum, ut ipsa divina secundum seipsa capiantur; quae quidem perfecte nobis in statu viae est impossibilis, sed fit nobis in statu viae quaedam illius cognitionis participatio et assimilatio ad cognitionem divinam, in quantum per fidem nobis infusam inhaeremus primae veritati propter seipsam " [In Boeth., proem., q. 2, a. 2] .
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La révélation objective du mystère et l'illumination intérieure par laquelle l'esprit humain y adhère se compénètrent. Car le chrétien ne pense pas qu'il puisse atteindre la vie intime et l'invisible de Dieu autrement
. que par le Christ; mais, d'autre part, recevoir la parole de Dieu, c'est être illuminé par grâce et répondre à cette grâce par un don de tout soi-même qui amorce
. une divinisation progressive dont le terme sera la vision.
Thérèse de Lisieux, alors qu'elle était dans sa dernière maladie et au fort de son épreuve de foi, témoigne de cette relation entre foi et vision : " Je ne vois pas bien ce que j'aurai de plus après ma mort que je n~aie déjà en cette vie. Je verrai le Bon Dieu, c'est vrai1Mais pour être avec lui, j'y suis déjà tout à fait sur la terre " [Derniers entretiens, p. 208-209] . La foi, stade initial de la vie chrétienne qui fait de Yhomme un enfant de Dieu, doit déboucher, si le chrétien est docile à la transformation progressive qu'elle opère, dans la parfaite ressemblance avec Dieu qui en est l'accomplissement eschatologique [cf1 Jean 3, 2] .
On conçoit que l'expérience mystique, qui est un témoignage de ce cheminement spirituel et de cette transformation, ne se situe pas " à côté ", " en marge " ou " au-dessus " de la foi, puisque la foi prépare à la vision et que celle-ci n'est pas donnée ici-bas. Voilà pourquoi les mystiques chrétiens ne songent pas à se situer hors de la vie théologale : non seulement elle est la voie pour monter à Dieu, mais surtout elle est don de Dieu et ils ne peuvent supporter de recevoir Dieu d~un autre que lui-même ni par une autre voie que celle qu'il a choisie.
La foi " est le moyen le plus proche et proportionné d'unir l'âme à Dieu, car la ressemblance entre elle et Dieu est si grande qu'il n'y a pas d'autre différence sinon que Dieu soit vu ou soit cru. Dieu est infini, elle nous le propose infini; Dieu est Trine et Un, aussi elle nous le propose Trine et Un.
Dieu est ténèbre pour notre entendement, la foi elle aussi aveugle et prive de lumière notre entendement. La foi est le seul moyen par lequel Dieu se manifeste à l'âme en divine lumière qui surpasse tout entendement " [Jean de la Croix, SUbid& Il, 9, ii.
C'est donc la vie théologale qui, dès ici-bas, permet de rejoindre Dieu tel qu'il est en lui-même et prépare l'esprit à se laisser faire par l'action de Dieu. Et cette notion de foi serait incomplète, si elle n'enveloppait, souvent de façon explicite et du moins toujours sousentendue, notre incorporation au Christ : " Le progrès spirituel n'est possible que par l'imitation de JésusChrist, lui qui est la voie, la vérité, la vie [Jean ii, 18] ; et il dit aussi : ,Ie suis la porte, si quelqu'un entre par moi, il sera sauvé ". L'état d'union entre l'âme et Dieu consiste donc " en une vive mort de croix sensible et spirituelle, c'est-à-dire intérieure et extérieure " [Jean de la Croix, Subida II, 7, 8 et 11] .
20 VOIES MYSTIQUES ET VOIES ORDINAIRES. - SI la vie mystique s'alimente à la foi, si l'expérience qu'elle implique ne se juxtapose pas ou ne se superpose pas à la vie théologale, comment la distinguer de la vie des chrétiens qui cheminent par des voies non mystiques? Est-elle l'épanouissement de cette foi, se confondant ainsi, par l'accueil sans réserve du don de Dieu, avec les hauts degrés de sainteté? Ou bien est-elle une modalité de cette vie de foi, un charisme ordonné au bien de l'Église tout entière, ceci laissant entendre que le chrétien pleinement fidèle peut parvenir à ce haut degré de sainteté sans passer par les voies mys-
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tiques? Peut-être est-ce là une question à laquelle on ne peut répondre par oui ou par non, parce que, au cours de l'histoire de l'Église, on ne s'est pas toujours fait la même conception de la mystique et que d'ailleurs, entre différentes expériences spirituelles également authentiques, il y a des divergences profondes qui ne permettent pas toujours de discerner de façon nette le caractère essentiel qui autorise à les qualifier de mystiques. On acceptera par exemple ou on refusera de ranger Origène ou Augustin parmi les mystiques.
Mais, puisqu'il n'y a pas hétérogénéité entre la foi du chrétien qui chemine par les voies communes et la foi du mystique, la meilleure méthode n~est-elle pas de découvrir la racine de Yexpérience mystique dans la foi, quitte ensuite à essayer d'en déterminer la modalité propre? Or, il y a trois caractères, par lesquels la vie de foi, même en ses premières démarches, apparaît comme " mystique ".
i] La foi est un don de Dieu que l'homme ne peut conquérir par ses propres forces. Non qu'elle ne suppose et n'intègre toute la richesse de la vie de l'esprit et, singulièrement, l'exercice de la liberté. Si Dieu communique librement sa vie divine, comment ce don ne présupposerait-il pas la liberté de la réponse? Mais cette réponse, lorsqu'elle est acquiescement, reprend toujours une libre initiative de Dieu. Ce n'est pas l'homme qui commence. L'illusion que nous puissions 1 faire de nous-mêmes les premiers pas, nous préparer j à la foi par notre générosité propre, et qu'ensuite la ] grâce parachève ce que nous aurions commencé, vient [ de ce que nous sommes très conscients des efforts et des ' renoncements'qui nous sont demandés; néanmoins toujours la générosité de Dieu est première, prévenant et produisant la nôtre, même dans les démarches Î premières et lointaines qui mènent à la foi.
Cette grâce qui suscite la démarche initiale accompagne ensuite tous les actes du croyant. Il n'y a pas de 1 temps mort, où la grâce cesserait d'agir et où la seule ] générosité humaine, laissée à elle-même, suppléerait ] à l'action divine ou s'y substituerait : toujours l'homme j reçoit la Parole, en même temps que la force d'y conformer sa vie, toujours il est introduit dans la vie et la vérité de Dieu, toujours il est " né de Dieu " pour avoir un comportement de fils. Ainsi, toute l'activité que l'homme déploie [et qui est bien réelle et bien sienne] est-elle l'envers d'une passivité foncière, ce qui ne signifie pas qu'elle est une inertie, mais qu'elle n'a pas en nous sa source et sa suffisance : tout en étant vrai- j ment nôtre, elle est produite en nous par Dieu qui appelle, dirige, transforme, divinise. Nous trouvons donc déjà dans la foi cette passivité qui est un des traits Î essentiels de la vie mystique. 2] En outre, Dieu est le garant de la vérité du my.qtére puisqu'il est en même temps celui qui se révèle dans sa parole et celui qui fait comprendre [cf 1 Jean 5, 9-ii] . L'objet de la foi, - vie trinitaire de Dieu, initiative du salut de Yhomme qui s~accomplit par la venue du Fils dans la chair, sa mort et sa résurrection - , n'est pas une évidence, il est connu par l'évidence d'un Autre, d'un Tout Autre, mais aussi dans l'évidence de cet Autre, qui nous est plus intime à nous que nous.
On croit " sur l'autorité de Dieu qui révèle ". Cela signifie sans doute qu'aucun progrès dans l'ordre de la connaissance de la vie intime de Dieu ou de son attitude à notre endroit ne peut nous émanciper de cette dépendance. Mais cela signifie aussi que, dans l'union avec
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Dieu qu'est l'adhésion de foi, le croyant pense et agit dans la connaissance de Dieu, qui est au-delà de sa connaissance et qui pourtant devient sienne, car cette autorité n'est pas extrinsèque à l'intelligence et au vouloir de l'homme; elle les pénètre du dedans et les élève.
Comme le remarque J. Wehrlé en exposant la doctrine de Jean de la Croix [mais cela vaut de la foi et de la divinisation de tout chrétien par la vie théologale] : " Nous ne pouvons pas développer en dehors de Dieu l'être que nous tenons de Dieu. Étant par Dieu et étant pour Dieu, nous ne pouvons devenir ce qu'il a voulu que nous fussions finalement que par l'action incessante et totale de Dieu sur toutes nos facultés et sur tout notre être. Une telle doctrine ne songe nullement à supprimer la connaissance, mais elle se préoccupe de la rapporter à son principe et de l'alimenter à sa source " [La vie et la doctrine de S. Jean de la Croix, dans Qu'est-ce que la mystique?, Cahiers de la Nouvelle Journée, n. 3, Paris, 1925, p, 168] .
Il en résulte une double conséquence. Cette connaissance comporte une marge d'obscurité, un non-savoir, puisque c'est dans et par la connaissance d'un Autre, de celui qui seul est la Vérité, que nous accédons à cette connaissance qu'il a de lui-même et de nous. Le champ de connaissance et de liberté qu'il déploie devant nous est en même temps dépaysement. D'autre part, il se produit un renversement dans le mouvement de la connaissance. Le premier mouvement, c'est, à partir de la révélation qui nous est faite, de connaître Dieu :
il faut partir de là, car Dieu ne parle pas en vain. Mais aussitôt, se trouvant dans sa connaissance même porté et débordé par la connaissance divine, le croyant accepte d'être " connu de Dieu ", au sens fort du terme, c'est-à-dire sondé par Dieu, aimé de Dieu, voulu de lui, justifié d'être et sanctifié par lui : d'où ce don total et sans réserve qui est postulé par l'acte de foi. On se trouve alors dans la disposition de laisser faire ce qu'il veut. Ce passage du " connaître Dieu " à " être connu de lui " [cf 1 Cor. 13, 12] définit le rythme de la prière :
on sait pour se complaire dans un non-savoir, on donne pour que Dieu prenne. Le silence d'adoration ne sépare pas de Dieu sa [arole.
3] Enfin, la foi est inséparable d'un amour. Elle n'est pas spéculation qui serait détachée du mouvement de liberté qui rapporte à Dieu. Elle est prise dans un amour, sans quoi elle ne serait pas vraiment foi. Si l'on objecte qu~il peut y avoir foi sans amour, c'est qu'on considère une foi " morte ", c'est-à-dire non pas tellement une connaissance avant l'amour [car toute recherche de Dieu est un amour qui s'ignore] qu'une connaissance qui s'est exilée d'un amour [lequel d'ailleurs subsiste encore sous forme d~obéissance, d'attente ou de souffrance] . Thomas d'Aquin, qui attache tant de prix à la connaissance et dit qu'il faut connaître pour aimer, explique dans la SoTnme Théologique que la charité est la forme de la foi et que la foi sans charité est une foi informe, donc n'a pas vraiment son être de foi [2a 2ae, q_ j, a. 3-1] . .
La foi n~est pas d'abord adhésion à un certain nombre de vérités, mais don de soi à Dieu, car Dieu n~est vraiment reconnu que dans l'acte où l'on se livre à lui.
Voilà pourquoi la marche vers la Vérité est solidaire de l'acheminement vers la sainteté. En faisant la volonté de Dieu, le croyant devient un même esprit avec lui.
La béatitude souvent commentée par les mystiques est " Bienheureux les coeurs purs, car ils verront Dieu ] « [Mt. 5, 8] . Ce coeur pur, c'est celui qui a renoncé à mettre son absolu en quoi que ce soit de créé, qui a
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ramassé en Dieu tout son désir, qui se purifie en refu- j sant de mettre en un autre que Dieu la règle de ses choix et de son vouloir. Sans doute cette attitude n'est ; pas d'emblée parfaite : mais, maintenue à travers les vicissitudes des événements extérieurs ou intérieurs, elle est connaissance qui fait aimer et amour qui fait j connaître, la vie de l'esprit étant interpénétration des [deux puissances dans le mouvement unifiant vers Dieu. j Le croyant ne connaît pas Dieu en restant dans un état " neutre " ; il commence à connaître Dieu dans la mesure où il lui devient semblable et il connaîtra pleinement quand la ressemblance sera parfaite.
30 MODALmÉS DE LA VIE MYSTIQUE. - Passivité, connaissance dans la connaissance de Dieu, connaissance impliquée dans un amour et conduisant à un amour plus vrai, ce sont là trois aspects essentiels à la vie de foi comme à la mystique chrétienne. On peut même dire que, si l'on entend par " mystique " l'union de l'homme à Dieu par transformation progressive du croyant, la foi vive, c'est-à-dire la foi qui accepte le don de Dieu en Jésus Christ et s'efforce d'y répondre par un acquiescement sans réserve, est mystique au sens le plus réel du mot. La foi en effet comporte deux aspects inséparables.
i] Elle est accueil à la présence agissante d'un Dieu à la fois inaccessible et qui en son Fils se communique à sa créature, au point qu'il n'y a pas pour l'homme ÷ d'autre béatitude que de consentir à se laisser divi- j niser. L'homme ne supprime ni n~oublie la distance [ infranchissable entre le Créateur et la créature, le Saint et le pécheur, mais ne peut méconnaître l'acte par lequel Dieu, en donnant son Fils, nous ouvrela vie éternelle [Jean 3, iG] . " Le Verbe de Dieu s~est incarné j pour que tu deviennes autant Dieu que lui est devenu [ homme «] [Grégoire de Nazianze, Oratio h0, h5, PG 36, h2àb] .
2] Corrélativement, pour que ce don ne nous reste pas extérieur, qu'il produise ce devenir spirituel sans lequel il n'y a pas d'accès à la vie divine, il faut une réponse de la liberté humaine. Non que cette réponse puisse se faire sans le don de la grâce, mais Dieu attend en même temps qu'il produit ce vouloir, car la liberté humaine ne s'ajoute pas à la liberté divine, elle consent à la laisser agir. Sous des noms divers et avec des différences originales, on rencontre chez tous les spirituels cette même attitude fondamentale : pour que Dieu agisse à plein dans l'homme, il faut que l'homme consente à se laisser faire et ce laisser-faire implique un renoncement total.
La mctanoia du nouveau Testament [cf DS, supra, col.
io93-1099] et des Pères, la négation initiale de Jean de la Croix [Subida1, 13, 11-12] , la décision de Thérèse d'Avila [" Le Seigneur n'attend rien de plus que cette décision pour j tout faire par lui-même ", Fundaciones, ch. 28, 19] , l'indifférence d'Ignace de Loyola [Exercices spirituels, n. 23, " Pour cela il faut nous rendre indifférents à toutes choses créées ai ou de François de Sales [Traité de l'amour de Dieu, livre 9, ch. 15 cité en DS, t. 7, col, 1703] , l'esprit d'enfance tel que le présente Thérèse de Lisieux, sont des modulations sur le thème fondamental de la foi. Elle est disposition totale à faire ce j que Dieu veut, parce que nous croyons que Dieu nous réserve [ une union béatiùante avec lui, et parce que Dieu peut, " par Î sa puissance qui agit en nous, faire au-delà, infiniment au-delà j de ce que nous demandons et concevons " [Éph. 3, 20] . '
Cette attitude initiale [qui est la " conversion " chrétienne] est décisive, car pour vouloir réellement et sans illusion ce que Dieu veut, hic et nunc, dans le
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concret de la vie, il faut, dans une attitude préformée et maintenue, acquiescer inconditionnellement à sa volonté, en s~appuyant sur sa promesse. Attitude d~emblée totale, parce qu'on ne pose pas de limites à la sagesse ni à la puissance de Dieu; et cependant progressive, car au départ personne n'est en état de savoir ce que Dieu veut, par quelles étapes il faudra passer; au surplus nous ne savons pas encore ce qu'il y a en nous de peccamineux ni de résistance au vouloir divin. Nous avons peur d'un trop grand amour de Dieu : la foi est ce qui fait entrer dans le mystère de cet amour et accepter la transformation qu'il produit, si l'on consent à se laisser faire. Il n'y a pas d'attitude plus vraie, plus évangélique : c'est la seule qui réponde au don de la rêvéj lation et, en un sens, la vie mystique, c'est la transfor.
, mation opérée progressivement par la grâce chez le [ croyant qui prend au sérieux la parole divine et se j livre pleinement aux promesses et aux exigences de sa : foi. Retournement continuel de celui qui mesure sa vie par la volonté divine et qui, justifié d'exister par Dieu créateur, accepte d'être justifié, arraché au péché pour entrer en communion avec Dieu, par la promesse et la grâce de ce même Dieu qui sauve.
La vie mystique ainsi comprise prend évidemment de multiples formes; à la limite, chaque croyant a " sa mystique «] , dans la mesure où il réalise sa vocation personnelle, sa manière propre de suivre le Christ et d'adhérer à lui pour devenir fils de Dieu sous la mouvance de l'Esprit [cf art. Imitation du Christ, DS, t. 7, col. 1536-160i] . Cette vie s'inaugure avec le baptême, elle se développe par les vertus et Yascèse, par la méditation de l'Écriture et la prière, par la vie ecclésiale et l'amour du prochain en coopérant aux dons divins communiqués par les sacrements et les charismes de l'Esprit saint. Telle est d'ailleurs la mystique de la vie chrétienne proposée par saint Jean et saint Paul [J.
Huby, Mystiques johannique et paulinienne, Paris, 19h6] , et celle des Pères de YÉglise, en liaison avec le mystère [cf art. Mystère, supra, col. 186i-187h] .
Au cours de l'histoire cependant [cf supra, Ii, col.1902i935] , le mot " mystique " a pris un sens plus restreint pour désigner une modalité de cette vie de foi - car, pour le chrétien, la vie de foi est indépassable - et c'est en ce dernier sens qu'on a l'habitude de Yentendre aujourd'hui [bien que la légitimité du sens indiqué ci-dessus soit de mieux en mieux reconnue] . La vie mystique, comprise en cette acception, est une expérience de la présence de Dieu travaillant et agissant pour transformer et s'unir sa créature. L'activité des puissances naturelles étant comme suspendue, s'inaugure un mode de connaissance qui n'est plus le mode ordinaire par concept et discours, mais l'âme subit passivement l'action divine, sans que la liberté puisse autre chose que donner son consentement.
" L'âme reconnaît que ce Maître divin l'enseigne sans faire entendre aucun bruit de paroles; il suspend l'activité de ses puissances qui, loin de procurer quelque avantage, si elles opéraient, ne feraient que nuire... Nous ne pouvons absolument rien. Sa Majesté seule fait tout. C'est son oeuvre et cette oeuvre surpasse les forces de notre nature " [Thérèse d'Avila, Gamino, Valladolid, 25, 2-3; trad., ch. 27, p. 708709] . " Dès lors que nous ne pouvons rien malgré tous nos efforts pour obtenir la grâce de l'union et que c'est Dieu qui la réalise, ne nous imaginons pas que nous pouvons la comprendre... Cette union, selon moi, est le cellier où le Seigneur la [l'épouse] place, quand il veut et comme il veut, et où nous ne saurions pénétrer de nous-mêmes, malgré toute notre industrie " [Moradas v, t, t2-t3; trad., p. 899-900] .
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M. Blondel, attentif à ne pas couper cette vie mystique chrétienne de l'expérience humaine où elle Vinsère ni de la vie de foi qui en est la racine, en souligne cependant l'originalité :
" Rien.., de ce qui est acquis ne suffit, mais tout doit servir, à titre de préparation subalterne et d'accompagnement latent, lorsque, franchissant les hiatus, comblant les abîmes, la grâce opérante et les dons infus réalisent, à quelque degré que ce soit, cet état parfaitement défini et spécifié, cette emprise divine, cette liberté de perfection après laquelle soupirait vainement l'âme hérdique, cette passivité d'acte pur qui constitue l'union contemplative de lumière et d'amour...
La contemplation vraiment réalisée en sa forme unitive et concrète n'est jamais qu'infuse; car elle est cette grâce opérante et souveraine qui substitue au mode discursif et aux synthèses préfiguratives un mode, non pas anormal, mais supra-normal ou pré-normal, qui devance les modes futurs de la vie spirituelle, une configuration partiellement consommée avec le Christ, une incarnation par extension réelle " [Le problème de la mystique, dans Cahiers de la Nouvelle Journée 3, p. 5i-52] .
Ce qui semble garantir la spécificité de l'expérience mystique, Test la vocation prophétique. Sans doute cette expérience n'a pas l'autorité du témoignage de celui qui transmet la Parole divine. Sans doute encore, comme l'a marqué si vigoureusement Jean de la Croix, Dieu " en nous donnant... son Fils qui est son unique Parole... nous a dit et révélé toutes choses en une seule fois par cette seule Parole et il n'a plus à parler " [Subida 11, 22, 3] . Mais les Prophètes authentifient l'expérience mystique puisqu'en définitive le critère qu'ils invoquent est leur propre expérience, le contact avec Dieu, le récit de leur vocation pour justifier leur message [Amos 7, ih-15; Isaîe 6; Jérémie1 et passim] .
Or, les mystiques chrétiens se référent souvent aux écrits des Prophètes pour traduire, aussi adéquatement que possible, leur propre expérience. Ils n'ont plus le rôle d'acheminer à la plénitude de la Révélation, mais cette Révélation une fois accomplie et achevée en Jésus-Christ, ils sont les témoins d'une Parole qui n'est plus à attendre, mais qui est donnée : ils témoignent de la force transformante de la Parole de Dieu dans une vie humaine, sans quoi, comme le dit Néher à propos des prophètes, la Parole divine reste en quelque sorte " en suspens " [A. Néher, L'essence du prophétisme, Paris, 1955, p. 183] . Cette puissance de la Parole, ils en ont en quelque sorte la preuve concrète et vivante :
tantôt au vu et au su de tous, par la tâche qu'ils ont à accomplir dans l'Église, souvent à travers incompréhensions et contradictions, éprouvant la " pesanteur " et la " marche dans la nuit " dont parle Néher [p. 320336] ; tantôt de façon plus secrète, car il est des mystiques dont la vie est enfouie dans le silence et connue de Dieu seul. Que cette grâce soit un puissant agent de sanctification personnelle, cela ne semble pas douteux.
Mais en outre, qu'on le sache ou non, elle est un charisme qui a un caractère ecdésial.
Il reste que l'essence de Yexpérience mystique demeure difficile à définir, car les expériences sont diverses et elles sont en devenir. C'est dans le dynamisme concret de l'itinéraire personnel de chacun, tel qu'on peut le suivre à travers le témoignage qu~il a laissé, qu'on peut se faire une idée de ce qu'est la " mystique chrétienne ". Une définition risque toujours de paraître abstraite et décevante. Cependant il est des pistes de recherche, et pour mieux essayer de discerner les temps forts de cette expérience, il semble éclairant de rete6
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air trois critères [parmi d'autres] : le pari divina;
- la purification passive; - l'union théopathique.
3. CRITÈRES DE L'EXPÉRIENCE MYSTIQUE. - i° PÂTI DIVINA. - La formule la plus classique pour spécifier le caractère propre de la connaissance mystique est l'expression pari divina : l'âme subit passivement l'action divine et la présence de Dieu est perçue dans cette passivité même. L'expression remonte au pseudoDenys. Opposant la connaissance qui vient par enseignement et celle qui vient d'une expérience vécue, il écrit : ii Initié par une inspiration plus divine, non seulement il apprend, mais il pâtit les choses divines " [Noms divins 11, 9] .
Il est évident que le mot pari doit être alors purifié de sa signification ordinaire. Emprunté au vocabulaire de la connaissance sensible, il ne peut, comme le souligne saint Thomas, traduire telle quelle une expérience spirituelle : ii La passion des choses divines signifie ici l'affection aux choses divines et l'union à elles par l'amour, ce qui se fait cependant sans modification corporelle " [Somme théologique la 2ae, q. 22, art. 3, ad ii. Il en résulte deux conséquences.
ii Malgré l'emploi des mots ii immédiat ", ii perception directe " ou autres formules équivalentes dont usent les mystiques pour traduire leur expérience et leur rencontre avec Dieu, il ne saurait s'agir de revenir à l'immédiateté de la connaissance sensible. La connaissance mystique exige toujours une purification préalable, un détachement de l'évidence sensible : pour voir Dieu, le coeur doit être purifié. Cette purification n'étant jamais complètement achevée ici-bas, Dieu n'est pas encore connu en lui-même, comme dans la vision béatifique, mais il est atteint à travers l'action et la transformation qu'il opère dans l'âme.
2] D'autre part, la ii passivité ", ainsi éprouvée au niveau de ce qu'il y a de plus spirituel dans l'homme, n'est pas inertie, mais autonomie et liberté. Toutefois, parce que nous nous trouvons en face du ëiTunique où il s'agit de la relation de la créature avec son Cùéateur, l'action de l'homme est d'autant plus sienne qu'elle est tout entière reçue de l'action divine. Cela d'autant plus que l'homme reçoit ce qu'il n'a absolument pas par lui-même : la communication de la vie divine. Il n'y a donc pas deux forces concurrentes qui s'opposent ou se neutralisent, mais reprise sur le mode humain d'une initiative, d'un don, d'une grâce de Dieu. C'est presque un axiome de la vie mystique que la vraie liberté ne commence que le jour où l'homme» affranchi de l'attache aux créatures et à soi-même, devient apte à se laisser transformer par Dieu : alors il coïncide ou commence à coïncider avec l'acte par lequel Dieu le crée, le sanctifie et le béatifie [cf art.
Liberté.., t. 9, col. 826-838] .
Il reste que, néanmoins, ce mot de ii passivité " est le plus suggestif pour signifier que l'âme, sans raisonnement et sans discours, se sait et se sent investie par un mouvement qui ne vient pas d'elle-même et la porte au,delà d'elle-même. Elle éprouve la présence de Dieu, du Tout Autre, dans l'acte même par lequel il la transforme pour l'unir à lui. C'est ainsi que Jean de la Croix décrit l'attitude mystique : accueil, passivité, laisser-faire Dieu : ii Que l'âme soit avertie qu'en cette affaire, Dieu est le principal agent et le guide qui doit la conduire comme un aveugle par la main, là où elle ne saurait aller, c'est-à-dire aux choses surnaturelles, et ni son entendement ni sa mémoire ni sa volonté ne
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peuvent connaître ce qu'elles sont " [Llama 3, 29] .
Lorsqu'il écrit ces lignes, Jean de la Croix est aux plus hauts sommets de la vie mystique. liais, sous forme commençante et encore apparemment indécise, c'est aussi à cette passivité que sainte Thérèse reconnaît les premiers appels et les premières approches de Dieu, lorsque, dans les quatrièmes demeures, elle souligne une différence entre ce qu'elle appelle les ii contentements spirituels " et les ii goûts spirituels ".
" Ces contentements procèdent de notre nature, avec le secours de Dieu, bien entendu... Ils naissent de l'action vertueuseelle-même;ilsemble quenouslesdevonsànotretravail...
Si nous y faisons bien attention, nous verrons qu'il y a beaucoup d'autres choses en ce monde qui nous procurent les mêmes contentements ". Bref, même dirigés vers Dieu et accomplis sous la motion de la grâce, ces actes de vertus et la satisfaction qui en résulte restent au niveau de notre mode habituel d'agir et de sentir. " Les goûts au contraire commencent en Dieu; notre nature les sent ensuite et en jouit autant que des contentements dont j'ai parlé, et même beaucoup plus " [Moradas iv, 1, 1-S; trad., p. 865] . Les deux attitudes sont bonnes, les deux impliquent l'action de la grâce. Mais, dans un cas,l'âme a l'impression d'agir pour que son action se termine en Dieu; dans l'autre, de recevoir quelque chose qui commence en Dieu.
L'envers de cette passivité est la perception de la présence divine, et l'un des caractères essentiels de la vie mystique est d'être une conscience progressive de la présence agissante de Dieu à l'intime de l'âme- Là apparaît sans doute à la fois la relation de la mystique proprement chrétienne avec une mystique nèoplatonicienne et en même temps leur distinction. Le thème ' néoplatonicien, c'est la relation entre intériorité et transcendance. A mesure que l'âme se détache du multiple, marche vers le centre d'elle-même, elle découvre son point d'attache à l'Absolu : tout ce qu'elle est est reçu de l'Absolu dont elle vient et cette relation ne s'ajoute pas à son être, mais le constitue. Lorsque, s'étant aliénée dans le sensible, elle revient par une purification intensive à son origine, elle parvient, par une sorte de coïncidence mystique, à rejoindre le principe qui est à la racine de son être, sans cependant se confondre avec lui et sans perdre son originalité de sujet spirituel [cf art. Contemplation, DS, t. 2, col.
1727-1738] .
Augustin comme Grégoire de Nysse reprendront ce thème. Dieu, qui est plus intérieur que l'intime de l'âme, est aussi plus élevé que le plus haut d'elle-même [Confessions iii, 6, iii. Dieu n'est donc pas à chercher ii au dehors " et c'est par la voie de l'intériorité, par une purification qui est en même temps conversion, que l'âme est en marche vers Dieu et vers sa propre béatitude. Mais tandis que, pour Plotin, celte purification est un retour de l'âme à ce qu'elle était primitivement, à sa vraie nature, chez les mystiques chrétiens elle est un devenir qui affecte l'homme en son être profond.
On peut sans doute parler de retour à Dieu, si l'on veut dire que, créés par Dieu, nous sommes dés l'origine appelés à participer à la vie divine. Mais, au point de départ, l'homme n'est qu'une ii capacité " de devenir Dieu : il n'est pas Dieu, il est créature, il y a un abîme infranchissable entre lui et Dieu [Jean de la Croix, Subida i, ii.
Dès lors, il lui est impossible de conquérir la vie divine par ses propres forces : ni par un effort négatif de purification et d'arrachement au multiple, ni par un effort positif de médiation ou de spéculation. C'est
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seulement par grâce» par communication libre de Dieu» qu'il peut [et doit] devenir ii dieu par participation " [Subida 11, 5, 6; Càntico 39, à; Llama 2, 3à; 3,8] . Voilà pourquoi, pour le chrétien, la vie mystique est en continuelle référence avec l'Écriture : l'une des choses qui apparaît avec le plus de force dans l'ancien et le nouveau Testament est que Dieu est un Dieu qui a l'initiative, qui choisit son peuple et qui choisit ses prophètes, qui est toujours là et pourtant survient quand on ne l'attend pas, qui accomplit ses promesses en entrainant l'homme dans un dépaysement constant, qui enfin vient vers l'homme pour le faire monter jusqu'à lui. Or, la vie mystique, pour le chrétien, est dans cette ligne de grâce : la parole de Dieu devient expérience humaine, l'action de Dieu dans l'histoire devient transformation intérieure du croyant. Par suite elle entraîne une double conviction : celle d'une radicale impuissance à conquérir ce qu'on ne peut se donner, celle de pouvoir être transformé par Dieu pour vivre de la vie divine. C'est donc bien dans une création, non dans une émanation, que s'enracine cette passivité. Parce que l'homme n'est rien par lui-même, il peut devenir Dieu par Dieu.
Sainte l'hérése le dit à ses filles : ii Quoi de plus facile pour lui? Il vous a tirés du néant " [Camino 11, 8; trad., ch. 8, p. 622] . Telle est l'épreuve de la passivité.
Elle n'est pas seulement, chez un être fini, le désir de rejoindre l'infini dont il émane; elle est l'épreuve d'une liberté humaine aux prises avec la liberté d'un Dieu vivant et vrai, avec ce paradoxe qu'elle ne peut donner qu'en recevant, et recevoir qu'en étant transformée» changée, dépouillée, altérée par ce contact avec Dieu.
Il est là donnant ce qu'il veut recevoir, produisant ce à quoi il faut consentir, exigeant ce que lui seul peut donner. Il y a présence mutuelle, connaissance réciproque, échange de ce qu'on a qui conduit à l'échange de ce qu'on est. Aux sommets de l'union mystique, Jean de la Croix fait dire à Dieu : ii Je suis à toi et pour toi; je suis content d'être ce que je suis pour être à toi et me donner à toi " [Llama 3, 6] . Mais, dés les premières étapes de la vie mystique, le contemplatif expérimente l'altérité du Tout Autre : l'idée qu'il se faisait de Dieu est comme remise en question parla réalité de sa présence. " La charité, chez le mystique, n'est pas seulement infuse, mais est consciemment infuse... C'est pourquoi il se dit passif» bien que tout amour soit un acte, et que l'oraison qui en procède soit aussi un acte; mais il y a passivité néanmoins, et passivité consciente, en ce qu6 l'âme se sait, se sent, investie par Dieu de cet amour. Et c'est pourquoi l'âme contemplative atteint la présence de Dieu en soi-même : car le Souverain Bien est là, dotant l'âme, au su de l'âme " [Ai. de la Taille, L'oraison contemplative, RSR, t. 9, 1919, p.
28i] .
On fera une objection. Le contemplatif n'est pas toujours " patiens divina ". ii L'expérience mystique...
n'englobe pas toute la vie du mystique. Elle porte sur des moments de cette vie " [J. Mouroux, L'expérience chrétienne, coll. Théologie 26, Paris, 1952, p. 53] . Il semble dés lors qu'on mette dans l'accidentel, le successif, le discontinu l'essence même de la relation de l'âme à Dieu. En surajoutant à la passivité la conscience de cette passivité, ne ramène-t-on pas à l'empirique ce qui est de l'ordre du théologal? Si la transformation de l'âme en Dieu est oeuvre de Dieu et se situe à un niveau de profondeur que Dieu seul peut atteindre, comment la caractériser par une ii conscience " qui est
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nécessairement inadéquate à saisir la réalité telle qu'elle est et non telle qu'elle peut se la représenter ou l'éprouver?
Peut-être la réponse est-elle à chercher dans le devenir même de la vie mystique. Elle est une vie éternelle ii en genèse ". On ne peut donc séparer un ii moment " de cette expérience de ce qui la précède et de ce qui la suit. Dieu accoutume l'âme à porter sa présence, justement parce que l'accès à la vie béatifique implique une transformation qui ne se fait pas d'un coup et renouvelle l'homme au plus profond de son être. Un texte de Jean de la Croix, tiré de sa dernière oeuvre» est significatif : ii Dans l'autre vie, dit-il, la possession de ces biens ne subit pas d'interruptions parce que la jouissance en sera parfaite. Mais, dans l'état d'union, auquel l'âme arrive sur la terre, cette jouissance a lieu quand Dieu produit en elle l'acte de transformation, bien que ce ne soit pas avec la même perfection que dans le ciel " [Llama 3, 79] .
S'il en est ainsi à la dernière phase de la vie mystique, à combien plus forte raison au cours des étapes précédentes. Dieu transforme et purifie par une alternance de consolations et de désolations, de lumière et d'obs'curités, de joies et de sécheresses. L'âme ne reçoit pas les grâces de Dieu dans un état en quelque sorte neutre :
et de même que nos actes nous changent, de même ces moments de passivité consentie sous la main de Dieu ne sont pas comme une irisation superficielle qui se jouerait à la surface de l'âme, ils font partie de son devenir, donc de son être. Si les mystiques recourent si spontanément aux textes de l'Écriture, c'est qu'ils y trouvent, objectivement présentés et garantis par l'autorité divine, une expérience qui justifie la leur.
Le prophète justifie son message par le récit de sa vocation, le moment où il a été saisi par Dieu, souvent soudainement et parfois malgré lui. Toutes proportions gardées, il en va de même des vocations mystiques. Les lumières, les inspirations, les touches spirituelles, les faveurs de Dieu, ii imprégnées et réglées en vue de la perfection de la loi de Dieu et de la foi " [Llamu 3, 28] , ne sont pas des accidents superficiels qui enfermeraient le contemplatif dans un subjectivisme sans lendemain.
Ils sont incorporés à l'ensemble d'une vie, ils dessinent un avenir, ils mettent l'âme dans une disponibilité à consentir à l'action divine dans la foi pure, lors même qu'elle ne sentira plus que l'absence de Dieu.
2° LA PuRificATioN PAssivE. - Selon Jean de la Croix, la vie proprement mystique commence, non pas avec les grâces d'union, mais dés l'entrée dans ce qu'il appelle la nuit de l'esprit : ii Cette nuit obscure est une influence de Dieu dans l'âme qui la purifie de ses ignorances et de ses imperfections habituelles, aussi bien naturelles que spirituelles. Les contemplatifs l'appellent contemplation infuse ou théologie mystique. C'est là dans le secret que Dieu instruit l'âme et lui apprend la perfection de l'amour, sans qu'ellemême y coopère ou comprenne de quelle sorte est cette contemplation infuse " [Noche 11, 5, ii.
Ce moment essentiel de purification qui atteint l'homme au plus intime de son être, on le découvre en toute vie mystique, mais il ne se situe pas toujours aux mêmes étapes de l'itinéraire. Tandis que, chez Jean de la Croix, c'est une étape longue et douloureuse qui prépare à la haute contemplation et aux grâces d'union, il survient, d'après le témoignage de Marie de l'Incarnation, après d'insignes grâces de lumière, des ravis-
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sements en la vue de la Trinité, et même, semble-t-il, après qu'elle ait été élevée à l'état que les mystiques appellent ii mariage spirituel " [Témoignage, p. isii6o] . Chez Catherine de Gênes, l'expérience mystique est presque coextensive à cette purification passive, assimilée à un purgatoire, où joie et souffrance coïncident, comme l'assure aussi Thérèse d'Avila [Vida 20; Moradas vi» iii.
L'un des témoignages les plus sobres en même temps que très éclairant est celui de Thérèse de Lisieux.
Cette épreuve de la nuit de la foi, dans laquelle elle est entrée subitement un matin de Pâques et qui a duré, presque sans interruption» jusqu'à sa mort, elle y fait allusion avec une discrétion, une réserve, un oubli de soi qui sont comme une garantie du mystère de l'action divine : ii L'image que j'ai voulu donner des ténèbres qui obscurcissent mon âme est aussi imparfaite qu'une ébauche comparée au modèle; cependant, je ne veux pas en écrire plus long, je craindrais de blasphémer... J'ai même peur d'en avoir trop dit " [Manuscrits autobiographiques, Lisieux, 1957, p. 252253] .
ii Cette diversité même des témoignages renvoie à un caractère unique qui est l'essentiel de cette purification : elle vient de Dieu seul et aucune industrie humaine ne saurait la produire, ii On éprouve une peine que nous ne saurions nous procurer nous-mêmes, ni éloigner de nous quand nous l'avons " [Thérèse d'Avila, Vida 20, 8; trad., p. 197] . " Nous ne devons pas nous imaginer que notre charité est assez vive pour nous jeter dans de telles angoisses " [Camino, Valladolid, 19, ii ; trad., 2i, p. 68i] . Cette peine en effet ne vient pas du dehors, ni des événements, ni des maladies, ni des contradictions, ni des persécutions, encore que ces épreuves puissent l'accompagner. Elle vient de la force même de l'amour de Dieu et de l'inadéquation de l'âme à cet amour. Dès lors celle-ci ne peut plus rien faire, par ses efforts ou sa générosité, pour coopérer activement à l'action divine : l'activité des puissances est suspendue. ii C'est Dieu qui agit et qui fait son oeuvre dans l'âme : voilà pourquoi l'âme n'y peut rien " [Jean de la Croix, Noche 11, 8, ii.
Sans doute, dès le début de la vie mystique, Dieu met dans l'âme un grand désir de s'unir à lui : par un effort courageux et persévérant, elle se dépouille et se mortifie avec l'aide de la grâce. Mais vient le moment où elle ne peut plus achever la tâche entreprise. Il faut que Dieu fasse en elle ce qu'elle ne peut plus faire activement. Elle n'a plus qu'à attendre : le ii vouloir comme Dieu " devient ii vouloir par Dieu ", sans altération, sans retour sur soi, sans mélange d'activité propre.
Mais la liberté de l'homme est ainsi portée à son comble» car, par cette passivité même, elle n'est plus que consentement à laisser Dieu agir. Cette épreuve n'est possible que par une ascèse et une purification préalables qui ont concentré sur Dieu tout l'amour de l'âme par détachement des créatures :
" Cet amour trouve d'autant plus de capacité et de disposition dans l'âme pour se l'unir et la blesser qu'il a mieux mortifié, soumis, assujetti toutes ses convoitises pour les priver de toutes les jouissances du ciel et de la terre. C'est ce qui arrive souverainement dans cette purification obscure, car Dieu a si bien sevré l'âme de tous ses goûts et il les a si bien concentrés en lui qu'ils ne peuvent plus se porter à ce qu'ils aiment " [Noche n, 11, 2-3] .
La souffrance vient donc de ce que tout l'amour de l'âme est concentré sur Dieu, connu comme l'Unique,
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celui dont on ne peut se passer, et cependant perçu comme l'inaccessible, séparé par un abîme infranchissable. L'âme ne peut le rejoindre et se sent indigne.
Et elle sait qu'elle est impuissante et indigne : ce n'est pas une illusion à dissiper, mais une réalit.é à expérimenter. Cependant le désir subsiste et même, audelà du désir [car c'est là que le désir trouve son point d'attache] , quelque chose de plus radical encore : " une connaissance de Dieu très profonde et bien supérieure à tous nos désirs ne fait qu'augmenter son tourment; car il agrandit tellement ses désirs que l'intensité de la peine lui ravit parfois tout sentiment " [Thérèse d'Avila, Vida 20, ii; trad., p, 199-200] .
En cette privation, au-delà du jeu des facultés, l'amour de Dieu pour l'homme produit en lui un ii amour qui subsiste par voie d'être, et non par voie d'entretien, d'exercice et d'opération " [Bérulle, Élévations à Jésus-Christ sur la conduite... envers Ste Madeleine, ch. 8, Saint-Maximin, 1922, p. 70] . Heure de foi pure, où tout le travail de la grâce est caché en Dieu et où l'homme ne peut qu'attendre que s'accomplisse en lui une purification qu'il ne peut se donner. D'où résulte une sorte d'écartèlement et d'agonie :
" L'âme souffre du vide et de la suspension de ses états naturels, comme une personne retenue en l'air et qui ne peut respirer " [Jean de la Croix, Noche u, 6, Si. " Il semble que l'âme est dans un tel état qu'il ne lui vient de consolation ni du ciel où elle n'est pas encore, ni de la terre où elle n'est plus et où elle ne peut plus en recevoir; elle est pour ainsi dire crucifiée entre ciel et terre, et dans sa souffrance elle n'a pas de recours ni d'un côté ni de l'autre " [Thérèse d'Avila, Vida 20, ii; trad., p. 199] . " Je souffrais jour et nuit et je ne croyais pas qu'il y eut plus de faveur de Dieu pour moi " [Marie de l'Incarnation, Témoignage, p. 156] .
2] Cette épreuve a pour but et pour effet la transformation de l'homme en Dieu, car elle atteint son être tout entier ou, comme aime à le dire Jean de la Croix, ii la substance même de l'âme ". Elle comporte deux aspects conjoints et inséparables : le passage de la créature au Créateur, la purification du pécheur par la sainteté divine. Concrètement [puisque tout homme est pécheur] , les deux mouvements s'accomplissent ensemble, car Dieu ne ramène pas l'homme d'abord à un état initial d'innocence pour ensuite l'unir à lui :
la purification est en même temps divinisation. Néanmoins, selon l'enseignement de l'Écriture, on doit les distinguer, sans quoi on identifierait finitude et péché et on ferait retomber sur Dieu ce qui vient d'une défaillance de la liberté humaine.
ai Dieu qui a créé l'homme par amour l'appelle à partager sa vie divine, de sorte que pour l'homme il n'y a pas d'autre béatitude que cette union intime à Dieu. Mais l'homme ne peut ii avoir " Dieu, car le fini ne peut posséder l'infini en le centrant sur soi : il ne .
peut atteindre Dieu qu'en " devenant " Dieu par grâce, .
c'est-à-dire en se laissant transformer, en se quittant, .
en mourant à sa particularité, en s'oubliant lui-même pour trouver dans le Tout Autre le centre de sa vie. " Pour aimer vraiment [Dieu étant Dieu et lui créature] Î il faut donc que, même innocent, il ne se fie pas à ses évidences ni même ne se complaise égoïstement dans j l'élan qui le porte vers Dieu, mais qu'il accueille l'amour [ de Dieu pour lui avec tout ce qu'il a de mystérieux et1 d'incompréhensible, autrement dit à travers une foi. Î Bref, pour passer à Dieu et se rapporter pleinement à lui, il lui faut traverser une épreuve. Quelle que soit la représentation imagée qui puisse être donnée de cette
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CRITÈRES DE 1
1, épreuve, elle consiste à ne pas faire refluer sur soi le Î mouvement qui décentre sur Dieu. L'homme a donc, ' en quelque manière, à sacrifier sa nature, si l'on entend
. par là le premier don venu de Dieu qui doit être le point de départ d'un devenir par lequel l'homme se ' laisse investir par Dieu, car il ne s'agit pas d'obtenir i Dieu comme un bien qui comblerait une nature finie et limitée, mais de participer à ce vivant acte d'amour qu'est le Dieu Trinité.
M. Blondel, dans son entretien avec F. Lefebvre, explique le paradoxe de cette divinisation d'une créature spirituelle :
" Si notre voeu, si notre dignité, c'est de ressembler àl'Acte pur, à l'infinie charité, nous ne pouvons nous borner à recevoir et à subir, même les plus belles largesses : il faut que nous ayons à agir et à donner. Mais quoi ? ne pouvant avoir à donner qu'un premier don qui est notre être natif, c'est cet être original que, pour coopérer activement à notre divine genèse, nous avons à offrir en holocauste au feu du ciel, à un amour plus tort que la mort, plus tort que le monde, plus tort que le néant dont nous avons à surgir,.. Si nous nous contentions du premier don, si nous voulions exercer directement notre pouvoir initial de concevoir et de vouloir Dieu à notre manière humaine, nous ne fabriquerions qu'une copie anthropomorphique, une contrefaçon au rabais, un simili-Dieu, par quoi nous ne saurions atteindre qu'à une simili-unité et à une similibéatitude. De Dieu il n'y en a qu'un, et il ne s'agit pas de taire de nous un autre Dieu que Dieu. Il s'agit d'accueillir et de laisser produire en nous cette unicité de l'être qui n'est luimême qu'en étant tout Acte, Ens a se ; il s'agit de le laisser, lui l'Incréé, naître pour ainsi parler en nous, créatures, après qu'il nous avait rendus maîtres d'occuper une place dont il s'était retiré, afin qu'il nous dût d'y rentrer et qu'il nous donnât ce moyen d'être tanquam deus Dei, selon l'expression de saint Augustin... Aussi pour que ce triomphe de l'amour déiflcateur soit obtenu, ni Dieu ne peut l'infuser, ni l'homme ne peut accueillir une telle élévation sans que soient imposées et traversées des épreuves qui peuvent aller jusqu'aux sublimes et crucifiantes purifications de l'union transformante " [Itinéraire philosophique, Paris, 1928, p. 256.258] .
b] S'il est possible de pressentir comment l'homme, même innocent, doit passer par une épreuve de foi, par une étape de passivité transformante qui met en question son être de créature, il faut ajouter que, dans sa condition historique actuelle, il n'est pas seulement esprit fini destiné à devenir Dieu en passant par une épreuve coûteuse, mais il est solidaire d'une humanité pécheresse qui ne retrouve le vrai mouvement de son histoire que par une conversion - reconnaissance et désaveu de son péché - qu'il ne peut accomplir par ses propres forces, à moins que Dieu ne s'en mêle et ne recrée ce qu'il a créé. Par le péché en effet, en ce qu'il a de plus radical, l'homme retourne le mouvement par lequel il pouvait librement se laisser diviniser par Dieu, en voulant devenir par soi ce qu'il ne pouvait devenir que par Dieu : ce qu'Augustin appelle une " perverse imitation de Dieu " [Confessions11, 6,13-ià] . La gravité du péché est à la mesure de l'appel à la divinisation. Or, pris dans le péché, l'homme ne le voit plus ou du moins ne le soupçonne que dans ses conséquences et ses manifestations les plus extérieures, non dans son désordre essentiel, et d'autre part n'est pas capable d'accomplir la démarche qui le retournerait vers Dieu.
La conversion est donc de connaître le péché par Dieu et de consentir à en être délivré par lui.
Que Dieu ne soit pas seulement le Créateur [celui que l'homme atteint parce qu'il reconnaît l'impossibilité radicale d'exister sans lui] , mais aussi le Sauveur [celui qu'on ne peut rejoindre que parce que, librement, il purifie de tout péché] , c'est un thème fondamental de
L'EXPÉRIENCE
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la révélation achevée en Jésus-Christ. Or» l'un des aspects de la mystique est d'intérioriser, d'expérimenter en quelque façon, ce qui est accompli dans la croix et la résurrection du Christ. La vocation mystique débute souvent par cette vue redoutable et accablante de l'incompatibilité entre l'homme pécheur et le Dieu trois fois saint : mais en même temps Dieu, dont la sainteté est identiquement amour, par une initiative qui ne relève que de lui, ressaisit sa créature pécheresse pour la retourner vers lui et l'investir de sa propre _ sainteté. Il est donc vain de tenter d'évacuer le mystère, soit en masquant la gravité du péché ou en prétendant s'en dégager par une purification qu'on ne devrait qu'à soi-même, soit en refusant la gratuité d'un pardon qui opère en transformant. En acceptant de se connaître dans la connaissance divine, tel qu'il est et tel qu'il est appelé à devenir, l'homme devient capable de se livrer à Dieu inconditionnellement, dans un acte d'humilité totale dont sainte Thérèse dit qu'elle ne rétrécit plus le désir, car on ne désire pas Dieu tel qu'on se le représente, mais tel qu'il est, en le laissant faire ce qu'il veut.
Cette connaissance du " double abîme " - celui de la misère du pécheur et celui de la sainteté et de la miséricorde de Dieu - n'est pas seulement le fait de ceux qui ont méconnu Dieu et ont parfois longtemps cheminé loin de lui, elle est aussi l'expérience intime et décisive de ceux qui n'ont pas à se reprocher de graves défaillances.
L'un des témoignages les plus significatifs est celui de Marie de l'Incarnation, qui, un jour qu'elle vaquait à ses affaires en les recommandant à Dieu avec son " aspiration ordinaire ", fut arrêtée soudain, extérieurement et intérieurement :
" Lors, en un moment,les yeux de mon esprit turent ouverts et toutes les fautes, péchés et imperfections que j'avais commises depuis que j'étais au monde, me turent représentées en gros et en détail, avec une distinction et clarté plus certaine que l'industrie humaine pourrait exprimer. Au même moment, je me vis toute plongée en du sang, et mon esprit était convaincu que ce sang était le sang du Fils de Dieu, de l'effusion duquel j'étais coupable par tous les péchés qui m'étaient représentés, et que ce sang précieux avait été répandu pour mon salut... Ce trait de l'amour est si pénétrant et si inexorable pour ne point relâcher la douleur, que je me tusse jetée dans les flammes pour le satisfaire. Et ce qui est le plus incompréhensible, sa rigueur semble douce. Elle porte des charmes et des chaînes qui lient et attachent en sorte l'âme qu'il la mène où il veut, et elle s'estime heureuse de se laisser aiitsi captiver... J'ai marqué, comme il m'a été possible, ce qu'opéra l'impression susdite et son efficacité, laquelle m'est toujours nouvelle dans le souvenir de la grande grâce que je reçus alors : ce qui m'a toujours tait appeler ce jour le jour de ma conversion et comme une grande perte qui m'a donnfi entrée dans les miséricordes de mon divin Libérateur, lequel pénétra le tond de mon âme et de mon esprit pour me changer eu une nouvelle créature " [Témoignage, p. 13-19] .
Par une expérience semblable, Catherine de Gênes entre dans les voies mystiques, soudainement : " Tout à coup elle reçut au coeur la blessure d'un immense amour de Dieu, avec une vue si claire de ses misères et de ses défauts qu'elle en fut pour tomber par terre ; elle fut tirée avec tant de force des misères de ce monde par un mouvement tout purifié de son coeur, qu'elle resta comme hors d'elle-même... Elle partit et s'en retourna chez elle tellement enflammée et blessée du si grand amour qui lui avait été montré intérieurement en même temps que de la vue de ses fautes,
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MYST.
qu'elle paraissait hors de soi " [Catherine de Gênes, Vie et doctrine.., ch. 2; trad. P. Debongnie, Études carmélitaines, t. 25, Paris, 1960, p, 12] .
Si radicale et décisive que soit cette ii conversion ", si puissante et si durable que soit la transformation intérieure provoquée par l'intervention divine, ce premier moment n'est que le point de départ d'une purification plus intense. Souvent, ce sentiment de l'absence de Dieu, parce que sa sainteté est incompatible avec le péché, atteint toute sa force lorsque l'âme a été longuement sanctifiée. C'est en raison même de leur fidélité à la grâce que les mystiques perçoivent et la pureté de la sainteté divine et, corrélativement, leur propre péché, à l'étonnement de ceux qui les entendent s'accuser ainsi. En fait cette authentique contrition vient de ce que, sous la motion de la lumière divine, ils vont jusqu'à la racine du mal. Le péché ne leur apparaît pas seulement comme un acte contraire à une loi» mais comme la source de corruption qui pénètre le vouloir, et qui sépare de Dieu. Le péché est donc ii ce qui doit être consumé en nous pour que nous puissions nous unir parfaitement à Dieu.
Étant à la racine de notre activité, le mal n'est pas guérissable par notre activité propre. Il est donc vain de vouloir soi-même se corriger : il faut demander à être purifié. Cela ne va évidemment pas à nier la valeur et la nécessité de l'ascèse. L'effort personnel est requis, mais cet effort ne peut quelque chose que dans la mesure oit il vient d'une volonté déjà purifiée " [Y. de Montcheuil, Mélanges théologiques, coll. Théologie 9, Paris, 19à6, La loi d'amour, p. 360] .
En effet, plus l'âme est purifiée, plus véhément est son désir d'être unie à Dieu; mais d'autre part plus elle perçoit la pureté de la sainteté divine, plus aussi, par contraste, elle aperçoit en elle les moindres souillures. Il en résulte une sorte de ressac du désir qui, encore prisonnier du péché, retombe sur lui-même :
" Cet instinct brûlant et entravé constitue son purgatoire " [Catherine de Gênes, Traité du Purgatoire § 13; trad. citée, p. 2ii] . Cette impossibilité de rejoindre Dieu, connu à la fois comme souverainement désirable et inaccessible, se trouve cependant compensée par la force purificatrice de l'amour de Dieu qui attire en purifiant. Le même amour de Dieu fait souffrir et béatifie, et ainsi est accomplie l'oeuvre de transformation qui aboutit à dégager l'amour de l'homme de tout ce qui l'infléchit et l'altère :
" L'âme qui est éprise de l'amour de Dieu désire la perfection et l'accomplissement de l'amour pour y avoir un rafraîchissement partait... L'âme aimante n'attend pas la fin de sa peine, mais la fin de son oeuvre, car son oeuvre est l'amour, et, de cette oeuvre qui est l'amour, elle attend la fin et le comble, qui est la perfection et la plénitude de l'amour pour Dieu.
Jusqu'à ce que l'âme y vienne, elle est toujours dans les dispositions que le texte de Job [7, 2-1] nous dépeint : elle trouve vides les jours et les mois, laborieuses et sans fin les nuits.
En quoi se donne à entendre comment l'âme qui aime Dieu ne doit prétendre ni attendre d'autre chose de lui que la perfection de l'amour " [Jean de la Croix, Gàntico 9, 7] .
3] Le mystique ne vit pas cette expérience de purification seulement pour son propre compte, mais, dans le Christ et par lui, pour l'humanité tout entière.
C'est là un des aspects les plus cachés, mais fréquents, de la mystique chrétienne : la prière et la souffrance du contemplatif, par la véhémence du désir, obtiennent pour les autres la grâce de se tourner vers Dieu. Parce
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que la Rédemption n'est pas un pardon extrinsèque, que Dieu ne pardonne qu'en transformant et en rendant semblable à lui, elle fait participer le mystique à la charité même du Christ. Il n'y a qu'un mal, qui est d'être séparé de Dieu, et qu'une source purifiante, l'amour qui souffre de cette séparation. Mais comme, en raison des conséquences du péché, cette souffrance n'est plus possible, le Christ qui l'a portée devant son Père y fait participer ceux qui se sont laissés saisir par le mystère de la Croix. Sans oublier qu'eux-mêmes sont pécheurs et rachetés, ils souffrent comme de leur propre mal de ce que d'autres soient enfermés dans l'opacité du péché, exilés de l'amour de Dieu, alors que la source de vie est offerte.
Une page des Dialogues de Catherine de Sienne est à la fois déconcertante et instructive : " Le matin venu, ainsi que l'heure de la Messe, elle prit place à l'église, toute remplie d'un angoissant désir, en pleine connaissance d'elle-même, honteuse de son imperfection, persuadée qu'elle était la cause unique du mal qui se faisait dans le monde, concevant ainsi la haine et le mépris d'elle-même et une sainte justice. C'est dans cette connaissance, cette haine et cette justice qu'elle purifiait les taches qu'elle croyait trouver [elles y étaient vraiment] dans son âme pécheresse et qu'elle disait : Père éternel, j'en appelle moi-même à toit Punis mes offenses dans ce temps fini et, puisque de tous les maux que mon prochain subit je suis, par mes péchés, la cause unique, je te prie doucement de les punir sur moi ". Et comme son confesseur s'étonnait et lui demandait comment, sous le regard de la vérité, elle pouvait s'estimer cause de tous les maux du monde, elle répondit : " Est-ce que, si j'étais toute embrasée du feu de l'amour divin, je ne prierais pas mon Créateur avec un coeur de flammes, et lui, qui est souverainement miséricordieux, ne ferait-il pas miséricorde à tous mes frères et leur accorderait à tous d'être embrasés du feu qui est en moi?
Quel est l'obstacle à un si grand bien? Mes seuls péchés assurément " [Le livre des Dialogues, trad. P.-L. Guigues, Paris, 1953, p. 33 et n. ii.
En ce texte déconcertant se révèle un des traits caractéristiques de la mystique chrétienne. Il n'y a qu'un Rédempteur, le Fils de Dieu incarné, car seul l'Amour absolument pur peut souffrir du péché comme péché, ce qui sépare de Dieu; et, par la croix, il abolit cette séparation en prenant sur lui le péché de l'homme parce que, étant l'Amour de Dieu, il en souffre comme l'homme ne sait pas en souffrir. Ainsi est donné le pardon, est opérée la réconciliation. Mais ce pardon n'est pas donné au rabais : il transforme, car il doit abolir ce qui sépare. Le Fils de Dieu veut nous avoir avec lui [Jean 17, 2à] « c'est-à-dire nous investir de sa propre sainteté, nous faire partager inséparablement son amour pour le Père et son amour pour les hommes.
Comme le dit Augustin, d'ennemis que nous étions il veut faire de nous des frères, nous faire partager ses propres sentiments. Celui qui se laisse saisir et prendre dans le sacrifice du Christ, se sent à la fois incapable de s'identifier à la prière du Christ et pressé par l'amour de Dieu qui veut le salut de tous les hommes. Ce qui reste en lui de péché, il le sent comme obstacle à l'avénement de l'amour dans le monde. C'est pourquoi sa propre purification lui apparaît indissociable de celle de tous ses frères, connus ou inconnus. L'amour tendre et obstiné pour ses frères est le signe et le fruit de l'invasion transformante en lui de la sainteté purifiante de l'acte Rédempteur. C'est là un des aspects les plus cachés, les plus mystérieux, mais aussi les plus réels de la mystique chrétienne. Les dernières paroles de Thérèse de Lisieux en témoignent :
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UNION THÉ
" Je ne me repens pas de m'être livrée à l'Amour... Je n'aurais jamais cru qu'il fut possible de tant souffrirl Jamaisl Jamaisl Je ne puis m'expliquer cela que parles désirs ardents que j'ai eu de sauver les âmes " [Derniers entretiens, p. 382383] .
3° L'uNioN THÉOPATHIQUE. - C'est dans l'union théopathique avec Dieu que culmine l'expérience mystique. Après avoir dépassé le domaine des images sensibles, transcendé le jeu des conceptions et des raisonnements, renoncé par une purification active et passive aux préférences du moi égoïste, le contemplatif affirme, en se fondant sur une expérience éprouvée et incommunicable, que lui est donnée gratuitement une ineffable connaissance de Dieu par contact avec lui : " La manière de connaître Dieu la plus digne de lui, c'est de connaître par mode d'inconnaissance dans une union qui dépasse toute intelligence, lorsque l'intelligence, détachée d'abord de tous les êtres, puis sortie d'elle-même, s'unit aux rayons plus lumineux que la lumière même, et» grâce à ces rayons, resplendit là-haut dans l'insondable profondeur de la Sagesse " [Pseudo-Denys, Noms divins vii, 3] .
" Cette nuit en laquelle l'âme désire de voir ces choses, c'est la contemplation : parce que la contemplation est obscure, c'est pourquoi on l'appelle d'un autre nom, Théologie mystique - qui veut dire Sagesse de Dieu cachée et secrète en laquelle, sans bruit de paroles et sans le service ni l'aide d'aucun sens corporel ni spirituel... Dieu enseigne à la dérobée et très secrètement l'âme, sans qu'elle sache comment " [Jean de la Croix, Gàntico 39, 12] .
Les contemplatifs qui sont parvenus à ce haut point de l'union l'éprouvent comme une expérience ineffable qu'ils ne peuvent adéquatement traduire et ils sont unanimes sur deux points :
- Nul ne peut parvenir à cet état sans qu'il y ait eu préparation, ascèse, renoncement aux appétits sensibles, renoncement à l'exercice naturel des facultés [dans la mesure où Dieu en retire l'usage] , renoncement à soi-même : ii Cela n'arrive pas sans que Dieu ait donné à l'âme dans ledit état de transformation une grande pureté, telle que celle de l'état d'innocence ou du baptême " [Jean de la Croix, Càntico A 37, 6; trad. franç., 38, oeuvres, àe éd., Paris, 1967, p. 679] .
Voilà pourquoi les écrivains spirituels, soucieux de dissiper toute illusion, insistent avec tant de force sur la rigueur et les phases progressives d'une purification préalable : active, elle est un renoncement à tout attachement au créé qui prépare et produit le renoncement à soi-même; passive, elle est un consentement à l'action divine, une acceptation sans conditions des épreuves à traverser, un détachement de toutes les consolations, de façon à ne pas les altérer par un retour de complai; sance égoïste. La purification n'est si coûteuse et ' radicale que parce qu'elle exige le renoncement à tout
. ce qui jusqu'alors paraissait le réel : les créatures et le [moi. Or, c'est précisément là l'illusion qui doit être dissipée et c'est à travers l'épreuve de la purification que se produit ce transfert d'évidence : ii C'est par ce sincère, spontané et total abandon de toi-même et de toutes choses que, libre et dégagé d'entraves, tu te précipiteras dans l'éclat mystérieux de la divine obscurité " [Pseudo-Denys, Théologie mystique1, ii.
- Néanmoins, nous ne devons pas penser que cette union et ce contact avec Dieu se produisent nécessairement au terme de la purification. Celle-ci est indispensable, mais l'expérience d'union, telle que l'éprouve
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le mystique, est un don absolument gratuit. Toute l'industrie humaine, toute la générosité de l'ascèse, toute la vigueur et la virtuosité de l'effort métaphysique ne peuvent la produire.
" Dès lors que nous ne pouvons rien, malgré tous les efforts, pour obtenir la faveur de l'union, et que c'est Dieu seul qui la réalise, ne nous imaginons pas que nous pourrons la comprendre... Cette union, d'après moi, est le cellier où cette âme a sa place quand il [Dieu] veut et comme il veut, et où nous ne saurions pénétrer de nous-mêmes malgré toute notre industrie " [Thérèse d'Avila, Moradas v, 12-13; trad., p. 899-900] .
Sans doute la purification, singulièrement la purification passive où l'âme ne peut rien que consentir à l'action divine, est-elle déjà à ce titre d'ordre mystique et Jean de la Croix souligne que, si peu d'hommes parviennent au terme, ce n'est pas parce que Dieu veut restreindre le nombre des âmes privilégiées, mais parce que l'homme n'a pas le courage d'entreprendre et de se livrer [Llama 2, 27; trad., p. 752] . Mais le don reste gratuit, et il y a, dans l'état de vision elle-même, des stades et des degrés divers. Le contemplatif ne peut qu'accueillir et répondre à ce don par une humilité qui craint de s'approprier ce qui vient de Dieu.
" Pour pâtir Dieu, comme ce mot le signifie, il faut que Dieu agisse. Ce qui est essentiellement et spécifiquement mystique, c'est donc l'infus, l'apport gracieux, l'opération initiatrice de Dieu considérée non plus dans l'idée anthropomorphique que nous pouvons nous en faire pour nous tonifier, mais dans la réalité naturellement inviolable de sa libre intervention " [M. Blondel, dans Bulletin de la Société française de Philosophie = BSFP, 1925, p. 87] .
Puisque cette expérience est donnée gratuitement, qu'elle est l'oeuvre de Dieu et que nul ne peut s'y hausser par ses propres efforts, on ne peut " effacer ou atténuer la démarcation si nette que tracent unanimement les écrivains mystiques, seuls expérimentateurs en l'occurence, entre la contemplation ordinaire et l'union pleine " [J. Maréchal, Études sur la psychologie des mystiques, t. i, Bruges-Paris, 192à, p. 238] .
Il semble dès lors qu'on ne puisse qu'enregistrer leur témoignage. On ne peut cependant s'en tenir là. Car ii l'Ineffable ici appelé Dieu est bien le Dieu de la tradition historique " [É. Le Roy, BSFP, 1925, p. 82] .
Et l'itinéraire que tracent les mystiques, si personnel soit-il, prétend bien éclairer le cheminement de tout chrétien. L'union même, telle qu'ils la décrivent, n'est pas une expérience opaque, fermée en quelque sorte sur elle-même, puisque, du moins à titre de virtualité, elle est présente dans le devenir spirituel qui la prépare. L'exemple des contemplatifs n'exercerait pas un tel attrait et ne poserait pas une telle question, il n'aiderait pas le chrétien à dissiper les illusions, à vivifier son expérience et à stimuler sa générosité, si l'union à Dieu, sous forme commençante ou du moins à titre de vocation obscurément pressentie, n'était présente et impliquée dans la vie de foi. Il importe donc d'envisager comment ils décrivent cette union, quels critères et quels signes ils donnent de son authenticité, à la fois pour y discerner ce seuil qui la distingue de la contemplation ordinaire et cette continuité qui l'y rattache.
Sans prétendre être exhaustif, on peut relever trois traits qui semblent caractériser cette expérience théopathique : connaissance négative, connaissance sans mode, connaissance amoureuse.
ii Connaissance négative. - On pense volontiers que, tandis que la vie de foi est mêlée d'obscurité, l'union
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mystique dissipe les ténèbres pour faire entrer dans une plénitude de lumière. Pourtant, l'un des caractères sur lesquels insistent le plus les contemplatifs est son aspect ii d'inconnaissance " coexistant avec l'expérience même. Ce que Denys appelle ii la Ténèbre véritablement divine de l'inconnaissance ", d'autres l'appellent nuée, nuage, obombration, nuit sereine. Autrement dit, le caractère négatif impliqué dans toute connaissance de Dieu, et qui est le sceau de son mystère et de sa transcendance, est aussi intense dans l'union que dans la contemplation ordinaire. Toutefois, cette inconnaissance ne se situe pas au même niveau d'expérience, comme M. Sales l'a montré dans un article suggestif et documenté [La théologie négative: discours ou mystique, dans Axes, décembre 1970, p, ii-2i] .
L'un des thèmes privilégiés de la patristique est que Dieu est saisi comme inconnu dans l'acte même par lequel l'esprit s'élève jusqu'à lui. Ce non-savoir ne s'ajoute pas à une connaissance préalable de Dieu, il en fait partie intégrante :
" Du tait que notre intelligence ne saurait s'égaler à la connaissance divine, ce que Dieu est substantiellement demeure comme excédant notre intelligence et donc comme ignoré de nous. Ainsi l'ultime démarche de la connaissance humaine est de savoir qu'elle ne connaît pas Dieu [quod sciat se Deum nescire] , en ce sens qu'elle sait que ce que Dieu est excède tout ce qu'elle comprend de lui " [Thomas d'Aquin, De Potentia, q. 7, a. 6, ad iii.
L'esprit s'élève donc à Dieu par une démarche négative, mais il importe de saisir ce sur quoi porte la négation. Non sur Dieu, puisqu'il est affirmé comme le souverainement réel à partir de l'insuffisance du créé, mais sur les déficiences de la créature, dont l'intensité même de la réalité divine fait apparaître les limites.
Dieu est connu comme inconnu, parce que l'être et les qualités des créatures ne sauraient donner une idée adéquate de son être et de ses perfections; il est autrement réel, et même le seul Réel. Aucune expérience humaine ne justifie ce dépassement, sinon la présence sourde de Dieu au sein de l'activité de l'esprit, comme le suggère Augustin : ii Tu ne connais pas encore Dieu : comment sais-tu que tu ne connais rien qui lui soit comparable? " [Soliloques1, 2, 7] .
Il y a donc une révélation primordiale de Dieu qui, selon les Pères, est l'acte par lequel Dieu nous crée à son image et qui met en nous un point de départ pour le connaître. Cette participation est une présence irreprésentable et insaisissable en elle-même, mais elle est le ressort de toutes nos affirmations sur Dieu, car elle fait comprendre que Dieu n'est pas ceci ou cela et ne l'est pas de telle ou telle manière. Ce non-savoir n'est donc pas agnosticisme, puisqu'il est savoir positif d'une ignorance qui sauvegarde le mystère de Dieu.
Il n'est pas non plus cause d'indifférence ou d'inertie :
car le rythme de la démarche spéculative [affirmation, négation, suréminence] est la traduction dialectique d'un mouvement spirituel qui lui donne son sens. Cette négation atteste une distance et une relation de l'esprit à Dieu - distance dans la relation même - qui dessine le lieu d'une adoration et d'une recherche.
Car si Dieu est seul véritablement réel, cette négation amorce un détachement de tout ce qui, jusqu'ici, apparaissait comme seule réalité authentique, et donc suscite une mise en route, un désir, une attente.
La Révélation donne à cette affirmation de Dieu un contenu. En Jésus-Christ, nous savons quelle atti-
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tude Dieu a envers l'homme et, à travers la démarche de l'Incarnation, nous commençons à savoir qui est Dieu en sa vie trinitaire. Mais cette Révélation ne dissout pas le mystère et n'évacue pas la face négative du savoir que nous avons de Dieu. Car ce qui rend capable d'attacher un sens à ce que Dieu dit de lui, c'est ce que Dieu sait et qui déborde l'intelligence que nous en pouvons avoir. Sans doute, le Fils le fait connaître [Mt. ii, 27; Jean1, 18; 1 Cor. 2, 9] , et cette révélation est donnée comme irréformable.
Mais l'intelligence de ce qu'il dit et de ce qu'il est, qui met en jeu toutes les ressources de la raison humaine et relève de l'activité discursive sous la lumière de la foi, renvoie à ce que Dieu sait et de lui et de nous.
L'intelligence de la parole suppose qu'on se mette au point de vue de celui qui la dit. Le savoir développé dans le discours théologique renvoie donc à Dieu qui reste incompréhensible dans la communication qu'il fait de lui-même. Cet incessant passage du " connaissant Dieu " au ii être connu de lui " [cf t Cor. 13, 12] , c'est la vie même de la foi. A cet égard, il serait dangereux de trop accuser la distinction entre discours théologique et connaissance mystique. Les deux s'alimentent à une même foi, au même " abîme de la foi " dont parle Jean de la Croix [Subida11, 29, 7; iii, 7, 2] .
Les mêmes hommes, à diverses époques de la vie de l'Église, ont expérimenté l'union et développé un discours théologique. S'il y a distinction, c'est plutôt parce que, selon la formulation proposée par C. Journet [Connaissance et inconnaissance de Dieu, Lyon, 19à3, p. 107] , il y a passage de la " connaissance qui ignore " à ii l'inconnaissance qui sait ".
Tel est, semble-t-il, le sens de la distinction que propose Grégoire Palamas pour expliquer ce qu'il entend par théologie mystique : " La voie négative appartient au premier venu qui la désire; elle ne transforme pas l'âme pour lui donner la dignité angélique; elle libère la raison par rapport aux autres êtres, mais ne peut à elle seule lui procurer l'union avec les choses transcendantes " [Défense des saints hésychastes 1, 3, 2i; éd. J. Meyendorff, Louvain, 1959, t. i, p. 152-156] . Même accent dans ce texte du Pseudo-Denys : " C'est alors seulement que, dépassant le monde où l'on est vu et où l'on voit, Moïse pénètre dans la Ténèbre véritablement mystique de l'inconnaissance; c'est là qu'il terme les yeux à tout savoir positif, qu'il écbappe complètement à toute saisie et à toute vision... uni parle meilleur de lui-même à Celui qui échappe à toute connaissance, ayant renoncé à tout savoir positif, et grâce à cette inconnaissance même connaissant par delà toute intelligence " [Théologie mystique1, 3, trad. M. de Gandillac, p. 179] . Il n'y a plus proprement voie négative [connaissance qui ignore] , mais théologie mystique [inconnaissance qui sait] .
Celte ii inconnaissance " comporte deux aspects étroitement unis et qui sont bien mis en relief par Jean de la Croix : ii Quand cette lumière divine de contemplation rayonne dans l'âme qui n'est pas encore illustrée, elle lui fait des ténèbres spirituelles; parce que non seulement elle l'excède, mais aussi elle l'obscurcit et la prive de l'acte de son intelligence naturelle " [Noche11, 5, 3; trad., p. à30] .
Le contact avec Dieu qui caractérise l'union ne se fait plus selon le mode d'une connaissance discursive.
Dans son activité ordinaire, l'esprit passe d'une idée à .
une autre et la clarté vient de l'unité qu'il établit entre , elles. Dans l'union au contraire, la discursivité est exclu e, :
l'accès à Dieu ne se fait plus par le moyen des images et des concepts, mais par négation des images et des concepts. Cela n'est possible que parce que le jeu même
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des puissances a été profondément transformé, ii ce qui advient secrètement avec l'exclusion de l'oeuvre de l'entendement et des autres puissances " [nnoche 11, 17, 2; trad., p. à69] . ii Quand toutes les puissances sont dans l'union.., elles ne peuvent plus rien faire selon le mode naturel, et l'entendement est comme étonné de ce qu'il voit... Quant à la mémoire et à l'imagination, on dirait, ce me semble, qu'il n'y en a pas. Les sens extérieurs ne sont pas éveillés alors; ils sont comme perdus " [Thérèse d'Avila, Cuentas de conciencia, 5à, 6; trad. = 7e Relation, p. 519] . ii Vous voyez cette âme que Dieu prive complètement d'intelligence par rapport à toutes choses créées, pour mieux imprimer en elle la véritable sagesse : elle ne voit, ni n'entend, ni ne comprend rien durant le temps de cette oraison " [Moradas v, 1, 9; trad., p. 898] .
Il est clair que cette suspension de l'activité des puissances est le fruit d'une longue purification, d'abord active [l'âme se détachant autant qu'elle le peut de toute affection au créé] , puis passive, car les puissances ne peuvent par elles-mêmes s'arracher à ce qui est la condition de leur exercice. Dieu seul peut y mettre la main. ' " Dans la théologie mystique, dont j'ai commencé à parler, l'entendement n'a plus la faculté d'agir; Dieu suspend son action... Ce que je veux dire, c'est que nous n'ayons ni la présomption ni même la pensée de le suspendre nous-mêmes. Nous ne devons pas cesser de l'employer à discourir, sans quoi nous tomberions dans la stupidité et la sécheresse, et nous ne pourrions obtenir aucun bon résultat. Mais quand le Seigneur suspend et arrête lui-même l'entendement, il lui donne de quoi admirer et de quoi s'occuper " [Thérèse d'Avila, Vida 12, 5; trad. p. i19] .
Voilà pourquoi Jean de la Croix relie si intimement nuit obscure de l'esprit et nuit sereine de l'union [Càntico 39, 12-13] . Dans l'une comme dans l'autre, l'âme est passive, parce qu'elle subit l'action divine et que toute sa générosité est d'y consentir. Dans l'une comme dans l'autre, c'est le même Amour divin qui purifie et béatifie : " La lumière et la sagesse amoureuse qui doit être unie à l'âme et la doit transformer est la même qui, au commencement, la purifie et la dispose " [Noche ii, io, 3; trad., p. àà8] . Mais, tandis qu'au début, l'âme souffre d'être ainsi soustraite à son activité naturelle, elle trouve, une fois purifiée, joie et lumière en ce qui était peine et ténèbres. Même alors cependant la connaissance, où s'abolissent les représentations claires et distinctes de l'activité discursive, est éprouvée comme obscure : " La contemplation est obscure..., en laquelle sans bruit de paroles et sans le service ni l'aide d'aucun sens corporel ni spirituel, comme dans le silence et la quiétude de la nuit et à l'insu de tout le sensible et naturel, Dieu enseigne à la dérobée et très secrètement l'âme, sans qu'elle sache comment " [Càntico 39, 12; tràd., p. 68fi] .
Cette obscurité, qui vient de la suspension de l'activité naturelle n'est cependant que la condition ou l'effet d'une obscurité plus profonde : celle que crée l'excès de la lumière dans la créature, tant qu'elle vit ici-bas. La lumière divine enveloppe l'intelligence, la déborde et l'englobe de toutes parts. Dans ce contact vivant, Dieu atteint l'âme en ce qu'elle a de plus caché, en ce qu'elle-même ne connaît pas encore, puisqu'elle n'est pas au terme de son devenir et il se présente à elle en la profondeur de son mystère :
" Le caractère éminemment mystérieux de la Divinité n'est pas moins reconnu par ceux qui contemplent par révéla-
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tion la lumière divine; ils le reconnaissent bien mieux que nous, qui essayons de comprendre l'incompréhensibilité de la lumière divine, en tant qu'incompréhensibilité par des symboles ou par des concepts symboliques ou par négation " [Grégoire Palamas, Défense... ii, 3, 57, t. 2, p. 506] .
Cette incompréhensibilité est éprouvée à sa source :
connaissance plus concrète et savoureuse de Dieu, mais en même temps sentiment plus profond de son inaccessibilité. Il y a bien inconnaissance, mais celle-ci n'est plus affirmée à partir des limites du discours humain, par une sorte de rebond au-delà de la finitude; elle est directement saisie à sa source, éprouvée dans l'acte où Dieu se présente comme mystère insondable :
" C'est Dieu lui-même, en effet, qui révèle dans l'union qu'il dépasse l'union même. C'est lui qui nie, dans cette relation unifiante, toute illusion pouvant taire croire qu'il est déjà saisi tel qu'il est. Ainsi existe-t-il, au-delà du dépouillement des êtres pratiqué non seulement en parole par l'intelligence, mais encore dans la réalité même par l'ascèse morale et par la foi, une ignorance, mais qui est " plus qu'une connaissance " [AL Sales, art. cité, p. 19] .
De là les expressions paradoxales par lesquelles les contemplatifs essaient de traduire une expérience ineffable : ii rayon ténébreux ", ii lumière cachée ", ii nescience abyssale ", ii docte ignorance ", ii vision dans la ténèbre ". Il y a donc succession d'obscurité et de lumière, mais aussi interpénétration. Le passage de l'obscurité à la lumière vient de la progressive transformation de l'âme en Dieu : la suspension de l'activité discursive, de la connaissance claire et distincte, est éprouvée comme un enfoncement dans l'obscur, comme une perte du ii moi " incapable de cerner le contour des objets. Mais cette perte n'est pas anéantissement : elle est l'épreuve à travers laquelle l'âme découvre que sa vocation à être divinisée est inscrite au plus profond d'elle-même. Le passage par la nuit mène à l'aurore. Mais, même lorsque l'âme une fois purifiée, autant qu'elle peut l'être en cette vie, expérimente l'union à Dieu, une obscurité subsiste. L'esprit voit la lumière dans la lumière divine, mais l'intensité de celle-ci crée une zone d'ombre, et le progrès dans la joie et la clarté reconduit l'esprit à entrer plus avant dans l'épaisseur du mystère. Voilà pourquoi Jean de la Croix dit que seul l'abîme de la foi est à la mesure de l'abîme de Dieu [cf art. Jean de la Croix, DS, t. 8, col. à16-à1?] . Par la foi, l'esprit, dans son mouvement même, demeure comme fixé et immobile, caché dans la connaissance de Dieu : par elle, au-delà de toute connaissance, il peut atteindre Dieu tel qu'il est : " car, sous cette ténèbre, l'entendement s'unit à Dieu et, sous elle, Dieu est caché " [Subida11, 9, 1; trad., p. ià9] .
2] Connaissance sans modes et discours de foi. Cette insistance sur le dépassement des concepts et du discours, cet abandon de soi entendu non plusseule.
ment moralement mais noétiquement, conduit les contemplatifs à parler d'une ii connaissance sans modes d'un Dieu sans modes " : tout intermédiaire étant écarté, Dieu se communique directement à l'âme qu'il instruit dans le secret, sans médiation de discours, de figures et de formes, au point qu'ils ont parfois le sentiment d'atteindre la vision de l'essence divine.
Que les contemplatifs s'efforcent de traduire par là une expérience authentique» savoureuse, ineffable, qui tranche sur l'expérience commune, il semble difficile de le contester : trop de témoignages émanant
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d'auteurs divers, d'écoles spirituelles et d'époques différentes, insistent sur le sentiment d'une présence et d'une action divines expérimentées directement, sur l'impossibilité de se mettre d'eux-mêmes dans cet état et de le traduire adéquatement dans le langage, sur l'originalité d'une expérience en laquelle ils entrent sans savoir comment. Toutefois, même si les mots employés visent surtout à exprimer négativement la distance entre le discours discursif et l'originalité de ce contact avec Dieu, cet aveu marque un écart entre l'expérience éprouvée et l'interprétation qui en est donnée. Tauler le souligne. Après avoir parlé de la " mystérieuse ténébre où se cache ce bien sans bornes ] ] et dit " qu'on est admis et absorbé en quelque chose d'un, de simple, de divin, d'illimité, tellement que, semble-t-il, on ne s'en distingue plus ", il ajoute : " je parle, non de la réalité, mais de l'apparence, de l'impression ressentie ] ] [Sermon pour le 2e dimanche de l'Épiphanie, cité par J. Maréchal, Études sur la psychologie des mystiques, t. i, p. 159] . Il s'agit donc, à travers les mots, de rejoindre une expérience affirmée comme ineffable. Comment, sinon comprendre, du moins situer en quoi consiste ce contact i< immédiat ii avec Dieu et quel est le rapport entre cette connaissance sans discours avec le discours de foi, si la mystique chrétienne, en tant que chrétienne, ne se substitue pas à la Révélation, mais l'implique, l'intériorise et en vit?
Deux choses sont unanimement affirmées par les mystiques. L'union à laquelle ils parviennent n'est pas le résultat d'une industrie humaine ni d'un effort autonome, elle est le fruit de la libre et imprévisible action de Dieu, même dans la stabilité de l'état appelé mariage spirituel. Néanmoins cette action divine n'est pas séparable d'une transformation spirituelle, dans laquelle et par laquelle l'âme perçoit la présence et l'action de Dieu. C'est donc à travers un devenir - et ce devenir suppose une médiation, puisque l'âme n'est pas d'emblée ce qu'elle est appelée à devenir - que l'esprit saisit la présence de Dieu. Dieu n'est pas atteint " tel qu'il est ] ] [ce serait la vision béatifique] , mais dans le miroir de la foi vive, impliquée dans l'expérience qui donne aux mystiques la certitude que Dieu est audelà de ce qu'ils en expérimentent. Il est atteint par l'empreinte qu'il laisse dans l'âme : i< l'objet central n'est ni représenté, ni conçu, ni décrit, ni dessiné, ni retracé d'aucune façon; mais il est subi... il est possédé, ou mieux encore possédant... ; expérience d'autant plus vraie de la transcendance divine, qu'elle se prend moins
. pour une connaissance de ce qu'il est ] « [M. de la Taille, Théories mystiques, RSR, t. 18, 1928, p. 316] . Le caractère propre de cette union, même sous sa forme la plus haute, est donc de n'être pas achevée, d'être une étape-vers et une attente-de ce qui est promis par les paroles et dans la Pâque du Christ.
En outre, de même que l'expérience tend vers un à-venir qui n'est pas encore, elle intègre un passé dont elle reste solidaire, le progrès étant intimement lié à l'acceptation de la Parole de Dieu et à la vie dans i'Église. Les textes de l'Écriture, la tradition eeeiésiaie, la liturgie sacramentaire sont la voie nécessaire pour accéder à cette union. Aussi bien le mystique chrétien ne formule-t-il pas le projet d'être mystique, il cherche à être authentiquement chrétien, aussi loyalement qu'il le peut, et c'est à Dieu, s'il lui plaît, de l'introduire dans la grâce d'union. C'est pour prévenir contre l'il-
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lusion de fausses lumières et de fausses consolations que Jean Ruusbroec allègue la comparaison des fourmis :
" La fourmi ne suit pas de routes diverses, mais elle va toujours par le même chemin, et quand elle attend le laps voulu, elle devient capable de voler. Ainsi devront agir les hommes dont nous parlons : ils seront forts dans l'attente de la venue du Christ... Ils ne suivront pas de chemins détournés et n'auront point de manières singulières; mais, à travers toutes les tempêtes, ils garderont la voie de l'amour, allant où cet amour les mène. Lorsqu'on sait attendre le temps voulu et persévérer dans toutes les vertus, on peut arriver à contempler, et l'on s'envole jusque dans les secrets divins « [L'ornement des noces spirituelles II, 27, oeuvres.., trad. des bénédictins de Wisques, t. 3, Bruxelles-Paris, 1920, p. lis] .
Or, l'enseignement évangélique [ainsi que la tradition spirituelle qui s'y alimente] n'est pas une étape provisoire qui, une fois l'âme transformée par Dieu, serait écartée et laissée de côté. La même foi qui est à l'origine de l'éveil spirituel est la condition de l'union. La vérité formulée au dehors et savourée au dedans est la même, et c'est aussi la même foi qui déchiffre la lettre de l'Écriture et qui, dans la contemplation mystique, entre dans l'obscur du mystère sans passer par le délié et la dispersion du discours. La question qui subsiste est alors la suivante : quel est le rapport entre le discours de foi [tel que le propose l'Écriture, transmise par la tradition, commentée parla recherche théologique] et l'obscurité lumineuse de l'union où semble refusée toute connaissance distincte? " L'intelligence croit dans le vide des connaissances, par dessus ce qu'elle peut entendre ] «. L'âme connaît " par un certain contact d'elle en la divinité, ce qui est une chose éloignée de tout sens et de tous accidents, pour autant que c'est un attouchement de substances nues, à savoir de l'âme en la divinité «] [Jean de la Croix, Càntico 19, h; trad., str. 33, p. GG2] . L'âme devient connaissance sans modes pour atteindre le Dieu sans modes [on notera cependant que ni Thérèse d'Avila ni Jean de la Croix n'utilisent ce vocabulaire; on le trouve plutôt chez Ruusbroec et ses disciples; cf supra, col. 19ii-1912] .
Mais que veut-on dire quand on parle de Dieu sans modes? On ne prétend pas affirmer qu'il est au-dessous des déterminations qui font le prix de la connaissance discursive. Le " sans modes ] « dont on parle [de même que l'infinité divine] n'est pas pauvreté d'être s'évanouissant dans le vide, mais l'au-delà de toute détermination au sens où Dieu échappe à toutes les formes de finitude et de multiplicité. Si Dieu est incompréhensible, ce n'est pas qu'on ait à opter entre simplicité et plénitude, mais parce que la plénitude n'est pas addition ou dispersion de perfections accumulées. Dieu est foyer qui concentre en soi toutes les lumières des esprits et dépasse les limites de nos connaissances :
i< L'ignorance de modes n'est pas Dieu, c'est la lumière dans laquelle on le voit... Dans l'ignorance de mode, on voit, mais sans savoir ce que c'est, car cela dépasse tout et n'est ni ceci ni cela ii [Jean Ruusbroec, Livre des douze béguines 1, 8; trad. citée, t. 6, 1938, p. 2h] .
Si donc le contemplatif, élevé à l'union, est arraché à son mode ordinaire de connaître, la connaissance confuse qui en résulte ne sombre pas dans un néant de pensée, mais entre dans un recueillement qui exclut le va-et-vient du discours et tend à le soustraire à toute curiosité et distraction. Si d'ailleurs le contemplatif essaie vaille que vaille de traduire son expérience, c'est que ce recueillement, créé par l'action divine,
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renferme ce qui sera ensuite objet de connaissance distincte et donc est la source noétique, jamais adéquatement rejointe, du discours qui s'efforce de la traduire.
Si donc, dans la contemplation, l'activité de l'entendement est comme suspendue, elle n'y est pas abolie, mais transmuée : i< Quand le Seigneur arrête l'entendement, il lui donne de quoi adorer et de quoi s'occuper " [Thérèse d'Avila, Vida 12, Si.
Ce passage de l'obscurité indistincte de la connaissance d'union à la clarté distincte du commentaire ou de la relation aide peut-être à comprendre le lien caché, mais toujours subsistant, entre l'union mystique et le discours de foi. Se référant à un texte de Jean de la Croix qu'il commente à l'aide d'autres textes de son oeuvre, FI. Bouillard apporte une distinction éclairante entre discours de foi et discours de l'entendement humain [La " sagesse mystique ii selon s. J. de la C., RSR, t. 50, 1962, p. 52i-525] :
" Dans la connaissance mystique c'est le 'propre discours de l'âme' qui cesse; il n'est pas dit que le discours de foi soit oublié. Dieu parle; mais parle-t-il autrement qu'en faisant comprendre et savourer en silence la substance même du discours de la foi? " [p. 522] . L'entendement s'arrête de discourir par voie de composition et de division, de recourir àux concepts et aux images, pour ne plus être qu'un simple acte d'attention amoureuse à Dieu. Il se nourrit alors de la contemplation des mystères du Christ, révélés par l'Écriture, puisque, en nous donnant le Christ, Dieu a tout révélé et n'a plus rien à nous dire [Subida iI, 22, à-6; trad., p. 209-2ii] . liais cette Révélation achevée, objective et irréformable, estuneinvitation à entrer dans les " hautes cavernes de la connaissance des mystères du Christ, laquelle est la plus haute sagesse où l'on puisse atteindre en cette vie " [Càntico A 37, à; trad., p. 67à] .
Le discours de foi subsiste au sein de la contemplation, il y est impliqué et présent. Mais l'entendement n'a pas besoin de considérer telle ou telle vérité déterminée. Croire en effet, c'est adhérer au discours de foi, mais aussi atteindre Celui qui fait connaître ces vérités de la foi. Or, dans la contemplation, i< on ne le considère point à la lumière d'une vérité particulière de foi quelconque, mais comme l'Insaisissable qui renferme en soi l'ensemble de toutes les vérités de foi et les surpasse pourtant toutes, parce qu'il nous est présenté dans son obscurité, comme l'Incompréhensible et l'Indéterminé. Lorsque l'âme, en s'abandonnant, éprouve qu'elle est saisie par Dieu qui est par nature obscur et insaisissable, alors c'est la contemplation obscure que le Seigneur lui-même communique à l'âme " [Édith Stein, La science de la Croix, Louvain-Paris, 1957, p. 150] .
Un texte de sainte Thérèse corrobore cette interprétation, et de façon paradoxale, puisqu'il se trouve au milieu du chapitre où elle affirme qu'il ne faut jamais abandonner la contemplation de l'Humanité du Christ. Cependant, poursuit-elle, " lorsque Dieu veut suspendre toutes les puissances de l'âme.. .
il est clair que, quand même nous ne le voudrions pas, la présence de la sainte Humanité nous est enlevée ". Mais elle ajoute aussitôt : " Qu'elle nous soit ravie alors, c'est fort bien.
Heureuse une telle perte, qui nous fait mieux jouir de ce que nous semblons perdre " [Vida, ch. 22, 9; trad., p. 225] . L'HUmanité du Christ n'est pas oubliée, elle est atteinte cachée dans l'obscur de la connaissance divine [il en est d'ailleurs toujours ainsi, dans l'acte de foi, puisque ce n'est pas la chair et le sang qui nous révèlent que Jésus est Fils de Dieu] : si la connaissance distincte est suspendue, la saveur du mystère est bue comme à sa source et " l'âme s'emploie tout entière à aimer celui que l'entendement s'est appliqué à connaître " [ibidem] .
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Toute foi chrétienne suppose cette intime compénétration du discours et du mystère, le va-et-vient de l'un à l'autre. L'événement historique, sans la référence à Dieu qui le pose et se révèle en lui, serait connumérable aux autres événements : c'est donc la foi, le recul dans le savoir de Dieu, qui permet de le saisir en sa vérité. Corrélativement, la contemplation de Dieu, détachée de l'histoire du Christ et de ce qui la prépare, serait méconnaissance de l'acte par lequel le Verbe assume la finitude humaine pour dire qui est Dieu en sa vie trinitaire. " Il faut être Dieu pour supporter la finitude du monde créé, il faut être Dieu pour dire les choses divines en termes humains sans avoir besoin de les forcer ] ] [Joumet, op. oit., p. 166] . Les contemplatifs n'ajoutent rien à la Révélation, ils prétendent bien demeurer à l'intérieur de la tradition de l'Église, même quand ils accèdent à l'expérience d'union.
On trouverait une expérience semblable dans une page d'Angèle de Foligno. Toute centrée qu'elle soit sur la passion du Christ, elle raconte : " Je lus tirée de la vie et de l'humanité du Christ, de la considération de cette si mystérieuse société que, de toute éternité, le Père a aimée au point de la donner à son Fils, savoir l'abaissement, la douleur et la pauvreté du Fils de Dieu desquels je recevais d'ordinaire des délices si profondes, je fus tirée de la croix dont je faisais d'habitude mon repos et mon lit... " [Le livre de l'expérience, p. 233] . Et cependant, en un autre passage, elle dit : " Ceux qui sont élevés à la vision de l'incréé et de l'être de Dieu en se tenant devant la croix.., leur amour se renouvelle et s'enflamme " [p. à87] .
Le savoir qui vient de l'Évangile n'est pas dépassé, mais intériorisé. Le sens de la mystique chrétienne n'est pas de substituer un nouveau savoir à celui qui est donné dans la Révélation, de dépasser la connaissance donnée en Jésus-Christ. S'il y a progrès, il est tout du côté de la transformation du connaissant sous l'influence d'une illumination que Dieu seul peut donner.
Les mystiques sont de ceux en qui la Parole de Dieu opère ce qu'il dit et ne lui revient pas sans effet : et par là ils sont les témoins de ce qui s'accomplit en tout chrétien loyal et fidèle, même si celui-ci ne le sait pas par une expérience semblable à la leur. La haute sainteté n'est pas liée à l'expérience mystique. Si parfois la figure du Christ apparaît comme " adombrée ] ] , c'est parce que la médiation du Christ, en qui ils sont plongés et par qui et en qui ils accèdent actuellement à la connaissance obscure du mystère de Dieu, est moins contemplée comme un objet qu'éprouvée comme la réalité dont ils vivent et la force qui agit en eux.
Sur la connaissance sans modes, voir aussi l'art. Moyen, supra, col. 1818-1826.
3] La i< connaissance amoureuse ". - Ce qui semble exprimer l'originalité de l'expérience mystique, c'est qu'elle ne se produit plus par la voie du discours, par le jeu de l'image et des concepts, mais par mode d'accueil, de passivité, de consentement à l'action de Dieu qui se révèle présent et réel à travers ce toucher obscur par lequel l'âme est progressivement transformée et divinisée. Ce que le contemplatif sait de source sûre et indubitable, c'est qu'il n'est pas l'auteur de cette divinisation. Dieu est là, c'est lui qui agit, l'homme ne peut que consentir et reconnaître.
Cependant, dans le processus de divinisation, on omettrait un élément capital, un facteur décisif, si l'on négligeait le rôle prédominant de l'amour au sein même de la connaissance. Si la vie mystique suppos~
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l'emprise continue et entière de Dieu sur l'âme et sur toutes ses opérations, si elle n'est en aucune façon une identité de nature avec Dieu ni une absorption où l'homme cesserait d'être lui-même, mais une ressemblance avec Dieu qui, reçue gratuitement comme un don, devient chez l'homme qui la reçoit redoublement d'un don égal à ce qui est déjà reçu, il faut bien convenir que l'amour est l'artisan de cette rencontre et de cet échange. Voilà pourquoi Jean de la Croix, qui a le plus fortement thématisé cette expérience d'amour, parle presque sans cesse de " connaissance amoureuse ] «. L'âme i< appelle cette contemplation ténébreuse secrète, parce que... c'est la théologie mystique, que les théologiens appellent sagesse secrète, laquelle, selon saint Thomas, se communique et est infuse en l'âme par amour. Ce qui advient secrètement avec l'exclusion de l'oeuvre de l'entendement et des autres puissances " [Noche11, 17, 2; trad., p. h69] .
Dieu " secrètement et tout doucement va mettant en l'âme la sapience et connaissance amoureuse... Et ainsi l'âme aussi doit marcher avec une simple attention amoureuse vers Dieu sans spécifier aucun acte, mais seulement avec un regard amoureux tout simple, comme quelqu'un qui ouvre les yeux pour regarder avec amour " [Llama III, 33; trad., p. 776] .
Dieu est i< celui qui donne et opère en elle, lui donnant en la contemplation les biens spirituels qui sont connaissance et amour de Dieu assemblés - c'est à savoir une connaissance amoureuse - sans que l'âme se serve de ses actes et discours naturels, vu que désormais elle ne peut plus entrer en discours comme auparavant ii [ni, 32; trad., p. 775] .
Dans l'ordre naturel, l'amour achève une connaissance déjà acquise; ici il est au principe même de la connaissance : " Cela est vrai principalement pour ce qui est des opérations et actes naturels de l'âme dans lesquels la volonté n'aime point sinon ce que l'entendement entend distinctement. Toutefois il n'est pas besoin en la contemplation - de laquelle nous parlons et par le moyen de laquelle Dieu répand de soi-même en l'âme - qu'il y ait une connaissance distincte, ni que l'âme exerce des actes d'intelligence; parce que Dieu lui communique en un acte seul lumière et amour tout ensemble ] i [III, h9; trad., p. 78h] .
Ce texte toutefois doit être critiqué, car la suite montre que, par la communication que Dieu fait de soi à l'âme, il est lumière et amour : il informe donc également de connaissance et d'amour ces deux puissances, tantôt l'une, tantôt l'autre, et tantôt l'une plus que l'autre- Néanmoins Jean de la Croix maintient que, à la diférence de ce qui se passe dans l'ordre naturel, " quant aux actes que Dieu fait et verse en elle.., il n'en est pas de même ... Il peut enflammer la volonté avec la touche de la chaleur de son amour, encore que l'entendement ne le connaisse pas... Il arrive souvent que la volonté est enflammée, attendrie et énamourée, sans savoir, ni entendre rien en particulier de plus qu'auparavant, Dieu réglant l'amour en elle..., l'enivrant en secret d'un amour infus, tantôt par le moyen de la connaissance de la contemplation, tantôt sans elle " [III, h9-50; trad., p. 785] . D'ailleurs nombre d'autres textes, singulièrement le mouvement même de la Montée du Carmel, célèbrent la force de cet amour à la fois comme artisan et comme terme de la purification :
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" L'âme prend plaisir d'être seule avec attention amoureuse à Dieu... sans actes ni exercices des puissances.., mais elle demeure avec l'attention et connaissance générale amoureuse.~. sans intelligence particulière et sans en comprendre l'objet " [Subida II, 13-à; trad., p. 16à] . - "Elle se met en acte d'une connaissance confuse, amoureuse, paisible et tranquille, où l'âme boit la sagesse, l'amour et la saveur " [II, là, 2, p. 166] .
- " -.-cette âme n'ayant rien à faire, sinon d'être attentive à Dieu avec amour, sans vouloir sentir ou voir quelque chose.
En quoi Dieu se communique passivement à elle, comme la lumière se communique à celui qui a les yeux ouverts, passivement. Et recevoir la lumière qu'on lui infuse surnaturellement, c'est entendre passivement... " [Il, là, 2, p. 173] . " Parce que la contemplation est science d'amour, laquelle est une notice infuse de Dieu amoureuse, et qui conjointement illustre et enflamme d'amour l'âme, jusqu'à la faire monter de degré en degré jusqu'à Dieu son créateur. Car seulement l'amour est celui qui unit et joint l'âme à Dieu " [Noche 11, 18, 5; trad., p. iii] .
cette expérience répond à l'enseignement de i'Écriture et de l'Église. Dans l'ancien Testament comme dans l'Évangile, il n'y a qu'un commandement, c'est d'aimerCeux-là même qui estiment à leur prix les valeurs de connaissance et la prééminence de celle-ci dans l'ordre naturel pour éclairer et susciter le vouloir reconnaissent que dans l'ordre des choses divines et de la foi il n'en est plus de même : l'amour est à la fois le moteur et la fin du connaître.
Comme le remarque M. de la Taille [RSR, 1928, p, 30i] , il est bien vrai que saint Thomas met l'essence de la contemplation dans l'acte intellectuel ii< Contemplatio pertinet ad ipsum simplicem intuitum veritatis11, 2& 2&e q_ 180, 3, ad ii et qu'elle se termine à l'amour ii< in affectu terminatur i] , ibidem, ad 3] . Mais il ajoute qu'elle n'en procède pas moins de l'amour, que l'amour la précède comme il la suit, que l'amour n'y est pas seulement présent, mais qu'il en est le ressort :
" la vie contemplative a beau consister essentiellement dans l'intellection, elle n'en a pas moins son principe dans l'amour; car c'est la charité qui incite à la contemplation. Et c'est précisément parce que au principe doit répondre la fin que le terme final de la vie contemplative se trouve dans l'amour sous forme de joie à regarder ce qu'on aime ] ] [2& 2&e q. 180, 7, ad ii. Voilà pourquoi l'amour de Dieu est bien la fin, terme d'une union qui, bien que commencée ici-bas, ne s'achève en plénitude que dans l'au-delà, dans la vision béatifique. Mais il est aussi moyen, parce que c'est par l'amour que l'amour se purifie, se fortifie, envahit l'esprit humain jusqu'à l'union avec Dieu. Le progrès dans l'amour n'est possible qu'à partir d'un commencement d'amour.
Mais en quoi consiste cet amour? Car le mot amour est d'un emploi dangereux et susceptible de recevoir une pluralité de sens divers, opposés, contradictoires. En fait, dans la perspective où se placent les mystiques, le sens fondamental reste très stable, même s'il se nuance de colorations diverses aux différentes étapes de son devenir, car c'est en étant transformé que le contemplatif découvre progressivement le sens du mot aimer.
pour comprendre en effet ce qu'est cette connaissance amoureuse, il faut se placer au terme, sinon dans la vision béatifique, du moins dans cette union qui est le plus haut point de la vie mystique. Jean de la Croix s'en explique dans le commentaire des premiers versets de la strophe 38 du Cantique : i< Et là Tu me montrerais ce que mon âme désirait instamment 11 :
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FRUITS D
" Cette prétention, c'est l'égalité d'amour que l'âme désire toujours naturellement et surnaturellement, parce que l'amant ne peut point être satisfait s'il ne sent qu'il aime autant qu'il est aimé. Et comme l'âme voit la vérité de l'immensité de l'amour dont Dieu l'aime, elle ne veut pas l'aimer moins hautement ni moins parfaitement et, pour ce sujet, elle désire la transformation actuelle. Car l'âme ne peut arriver à cette égalité et à cette perfection d'amour si ce n'est en une totale transformation de sa volonté avec celle de Dieu : en laquelle les volontés s'unissent de telle sorte que des deux il s'en fait une, et ainsi il y a égalité d'amour. Parce que la volonté de l'âme convertie en celle de Dieu est désormais toute volonté de Dieu; et la volonté de l'âme n'est pas perdue, mais elle est faite volonté de Dieu; et partant l'âme aime Dieu avec la volonté de Dieu, laquelle est aussi sa volonté à elle; d'où vient qu'elle l'aimera autant qu'elle est aimée de Dieu puisqu'elle l'aime avec la volonté de Dieu même dans le même amour avec lequel il l'aime, qui est l'Esprit Saint qui est donné à l'âme, selon que le dit l'Apôtre : Gratia Dei diffusa est in cordibus nostris... " [Càntico A, 38, 3; trad. p. 677-678] .
Ainsi, ce qui selon Jean de la Croix finalise toute la vie humaine et se trouve, sinon entièrement réalisé, du moins très profondément expérimenté dans l'union, c'est l'égalité d'amour avec Dieu. Or, il est bien évident que cette égalité n'aurait aucun sens s'il y avait seulement rencontre entre l'amour infini de Dieu et l'amour fini de la créature. La seule possibilité d'égalité est que Dieu donne à sa créature d'aimer comme il aime.
L'amour en effet n'est pas une chose, il ne fait pas partie des catégories de l'avoir, il atteint l'être même à la racine.
" Dieu nous aimant le premier, il nous enseigne à aimer purement et entièrement comme il nous aime... Il se communique tout à l'âme très amoureusement, la transformant en soi, en quoi il lui donne son amour même... avec lequel elle l'aime.~. Et ainsi l'âme en cet état aime Dieu autant qu'elle est aimée de Lui, puisque un seul amour est le leur, à tous deux " [Càntico A, 38, à; trad., p. 678] .
Il y a cependant une altérité qui demeure : l'homme n'est pas absorbé en Dieu, annihilé en lui, mais au contraire donné à soi-même, puisque son plus haut degré d'être et de béatitude [disons sa béatitude tout court] , c'est que coïncident en lui ce qu'il est et ce qu'il reçoit de Dieu [à la racine de son être, il y a une pensée divine, toujours pure et aimante] et ce que, recevant sans appropriation, il rend à Dieu avec lamême pureté d'amour. L'âme aime donc Dieu avec l'amour que Dieu a pour elle, mais elle reçoit cet amour sous la forme de pouvoir donner ce qu'elle ne cesse de recevoir.
L'eau de la grâce devient source jaillissante vers la vie éternelle [cf Jean h, iii.
Bien que cet échange ne puisse parfaitement se réaliser en cette vie, l'union mystique en est bien déjà le pressentiment, une expérience inchoative. " Il n'y a que l'âme qui arrive à l'union qui puisse avoir ces hautes connaissances, parce qu'elles sont l'union même, attendu que de les avoir consiste en un certain attouchement qui se fait de l'âme en la Divinité, et partant Dieu même est celui qu'on y sent et qu'on y goûte ] ] [Subida11, 26, 5; trad., p. 227] . Cependant tout ce qui prépare cette expérience participe déjà à cet amour qui, étant donné en plénitude au terme, n'est pas moins la force propulsive qui déclenche le mouvement et produit le cheminement, donne signification aux différentes étapes. Le renoncement, la i< négation initiale ] «, la séparation de la complaisance des créatures [non parce qu'elles sont mauvaises, étant créées par Dieu, mais parce que, en projetant sur elles notre désir d'ab-
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solu, l'âme s'installe dans une sorte d'idolâtrie intérieure qui lui offusque la présence de Dieu] doivent être compris comme la condition de la possession de l'amour.
C'est pourquoi les spirituels insistent tant sur ce qu'ils appellent la " seconde conversion " [cf DS, t. 2, col. 22592265] , le moment où, se dépouillant de toute illusion et de toute appropriation, l'âme se livre à Dieu : " Il est très important de débuter avec cette liberté et cette détermination " [Thérèse d'Avila, Vida 11, 15; trad., p. i13] ; " Pour tout faire lui-même, le Seigneur n'attend que notre décision " [Fundaciones, ch. 28, 19] . Sans doute est marqué ici très fortement le rôle du libre arbitre, mais aussi corrélativement l'attirance [déjà d'ordre mystique] de l'amour de Dieu qui appelle, suscite le désir, donne la force du renoncement. " C'est un très grand effet de sa miséricorde de donner à une âme le courage de se décider à poursuivre énergiquement la conquête d'un si haut bienfait " [vida ii, à; trad., p. 105] . La présence divine est déjà là dans ce qui la prépare.
Mais ce détachement ne suffit pas. Car, même une fois l'amour tout centré sur Dieu, il est encore mêlé d'égoïsme et, jusque dans l'élan qui le soulève vers Dieu, a tendance à retomber sur soi. Voilà pourquoi Jean de la Croix est impitoyable pour écarter la complaisance dans les consolations spirituelles qui, en repliant l'âme sur elle-même, arrêtent et compromettent son mouvement. Même l'amour que nous avons pour Dieu n'est pas tout à fait pur, il faut le dégager de l'égoïsme dont il est encore imprégné. D'où la nécessité d'une purification telle que l'âme soit comme dépouillée de ses actes naturels, qu'elle consente à ne pas pouvoir se purifier elle-même, qu'elle soit anéantie " en ce qui est de ses occupations naturelles, dépêtrée d'elles " [Llama III, 3h; trad., p. 776] . En définitive, seule subsiste l'espérance d'atteindre, à travers les épreuves, le complet don de soi et la mort, à la sainteté de l'amour que Dieu donne à qui reste tendu vers ce qu'il doit devenir s'il demeure fidèle.
Aussi le salaire de l'amour n'est pas une béatitude qui lui serait étrangère : elle est la perfection de cet amour dont est déjà donnée l'expérience, mais dans un exercice imparfait, sans jamais se complaire en ce qu'il a été [cf art. Mérite, col. ioh6-ion?] . C'est ainsi que l'amour se purifie, quelque soit le prix qu'il faille y mettre :
" L'âme qui est éprise de l'amour de Dieu désire l'accomplissement et la perfection de l'amour pour y avoir un rafraîchissement parfait... L'âme qui aime n'attend pas la fin de sa peine, mais la fin de son oeuvre; car son oeuvre c'est aimer, et de cette oeuvre qui est d'aimer, elle attend la fin et le comble, qui est l'accomplissement et la perfection de l'amour pour Dieu. Jusqu'à ce que cela arrive, elle est toujours en l'état où Job se dépeint; elle trouve vides les jours et les mois, laborieuses et sans fin les nuits [Job 7, 3] . En quoi se donne à entendre comme l'âme qui aime Dieu ne doit prétendre ni attendre autre chose de lui que la perfection de cet amour " [Càntico 9, 7; trad., p. 567] .
h. LES FRUITS DE L'UNION MYSTIQUE. - L'Un101I théopathique, qui coïncide avec le mariage spirituel dans la conception de Thérèse d'Avila et Jean de la Croix, assez largement acceptée dans la suite [cf art.
Mariage spirituel, supra, col. 388-ho8] , est le sceau de la connaissance amoureuse. A ce niveau cessent, en général, les grandes tempêtes des commencements, les hauts et les bas des fiançailles mystiques. La fin, autrement dit le terme et le but de l'union, n'est pas l'état de dèhiscence et l'obscure souffrance des nuits~ mais la fécondité ecdésiale de la conformation de la
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vie de l'amant à celle de son Aimé. L'union mystique se reconnaît à ses fruits : l'amour des créatures en Dieu, l'amour de Dieu dans le prochain, la " christomorphie i] de la vie du mystique.
i° UN NOUVEAU RAPPORT AUX CRÉATURES. - AU début de l'itinéraire mystique, au fur et à mesure de l'expérience des i< nuits ] i, les créatures apparaissent comme des voiles qui séparent l'âme de Dieu, des obstacles qui la retiennent dans sa course, l'entravent ou l'alourdissent. Se séparer de tout ce qui la sépare de Dieu : tel est donc le voeu de l'âme, que Dieu exauce par la croix des nuits où il la détache peu à peu d'elle-même, de son amour-propre, en la détachant de l'amour désordonné des créatures. L'âme alors, soit en est dépossédée, soit ne trouve en elles que souffrances et amertume. Perdant devue les créatures, elle n'attend plus rien que de Dieu et se délecte en Lui seul.
C'est alors, paradoxalement, que Dieu donne à l'âme de percevoir avec la plus vive lumière le lien essentiel qui la rattache à Dieu et à son amour par toutes les créatures.
Là oit l'âme ne voyait auparavant qu'obstacle à son pur amour pour son Créateur et Seigneur, Dieu révèle qu'il y a là autant de moyens par lesquels elle est aimée de Lui et doit, à son tour, L'aimer. Tel est le sens, par exemple, du célèbre Cantique des créatures de François d'Assise [trad. franç., Documents, Écrits et premières biographies, éd. Th. Desbonnets et D. Vorreux, Paris, 1968, p. 19G-197] ou de la " Contemplation pour obtenir l'amour ] ] d'Ignace de Loyola [Exercices spirituels, n. 230-237] .
Trois remarques s'imposent cependant à ce propos.
La première, c'est que la perception de la transparence purement médiatrice des créatures intervient au terme des purifications, dans une vie configurée au mystère non seulement du Verbe incarné, mais du Christ crucifié. Pas plus dans1' " ad amorem ii de saint Ignace que dans le Cantique de saint François, le Christ n'est explicitement mentionné parce qu'il est vécu par le mystique et sous-tend vitalement sa louange. C'est le stigmatisé, épuisé par la maladie, abattu par la fièvre et tourmenté par les mulots, qui compose en 1226, à quelques mois de sa mort, le Cantique des créatures.
C'est un homme presque aveugle qui loue Dieu pour la lumière du soleil et " les fleurs colorées i] .
La seconde remarque, c'est que toutes les " créatures ii [en entendant par là non seulement ce qui est extérieur à l'homme, mais les divers états, lumineux ou obscurs, voire crucifiants, qui affectent l'existence humaine] sont également saisies comme des grâces de Dieu, y compris celles qui vont à l'encontre de ses désirs les plus naturels : la maladie et la mort même. " Loué sois-tu, Seigneur, s'écrie François dans le Cantique, pour notre soeur la mort corporelle à qui nul homme vivant ne peut échapper ".
Et dans la Legenda major [ch. là, n. 2] , saint Bonaventure rapporte cette prière du Poverello dans la maladie : " Je te rends grâces, Seigneur, pour toutes ces douleurs que j'éprouve; je te demande, à mon Seigneur, de m'en envoyer cent fois plus, si cela te plaît; car j'agréerai très volontiers que tu m'attiges sans m'épargner puisque l'accomplissement de ta sainte volonté est pour moi une consolation surabondante " [Documents.., p. 712] . Ignace, de son côté, ne dit pas autre chose lorsqu'il donne comme idéal de l'amour de Dieu de ne vouloir " quant à nous, santé plus que maladie, richesse plus que pauvreté, honneur plus que déshonneur, vie longue plus que vie courte, et ainsi de tout le reste, mais que nous désirions et
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choisissions uniquement ce qui nous conduit davantage à la fin pour laquelle nous sommes créés " : " louer, respecter, servir Dieu " [Exercices spirituels, n. 23] .
En une ligne, François a résumé de manière géniale l'action de grâces qui, dans le mariage spirituel, unit intrinsèquement les créatures à Dieu : " Loué sois-tu, mon Seigneur, avec toutes les créatures ] «.
Un dernier trait, caractéristique de l'âme crucifiée pour le monde et pour laquelle le monde est crucifié, c'est que sa prière de demande ne porte plus en rien sur les créatures, mais sur le seul amour de Dieu, afin qu'Il détermine lui-même concrètement les moyens par lesquels l'âme lui rendra son action de grâces.
Quelles que soient les discussions autour de son authenticité, la prière souvent récitée par François d'Assise en témoigne, entre beaucoup d'autres : i< Absorbeat quaeso, Domine, mentem meam ab omnibus quae sub caelo sunt, ignita et melliflua vis amoris tuf, ut amore amoris tui moriar, qui amore amoris mei dignatus es mori ] « [trad. franç., Documents.., p. 17h] . i< O mon Dieu et mon Maître, redit inlassablement saint Nicolas de Flue [ih17-ih87] , prends-moi à moi et donne-moi tout à Toi. O mon Dieu et mon Maître, arrache de moi tout ce qui me sépare de Toi. O mon Dieu et mon Maître, donne-moi tout ce qui m'attire à Toi " [J.
Delabays, S. N. de F., Paris, 19h7, p.13h] . De même encore saint Ignace dans l'offrande qui ponctue comme un refrain les quatre divisions de sa i< Contemplatio ad amorem obtinendum «] : i< Prends et reçois, Seigneur, toute ma liberté, ma mémoire, mon intelligence et toute ma volonté, tout ce que j'ai et possède. Tu me l'as donné; à Toi, Seigneur, je le rends. Tout est tien, disposes-en selon ton entière volonté. Donne-moi ton amour et ta grâce : c'est assez pour moi ] ] [Exercices spirituels, n. 23h] . Plus près de nous, assaillie de pensées blasphématoires et acceptant entièrement cette épreuve de sa foi qui devait durer jusqu'à sa mort, Thérèse de Lisieux adresse à Dieu cette prière admirable dans sa négativité lapidaire : i< La seule grâce que je vous demande, c'est de ne jamais vous offenser ] ] [Manuscrits autobiographiques, Lisieux, 1957, p. 25i] .
2° L'AMOUR DE DIEU DANS LA RÉALITÉ DU PROCHAIN. - LeS SplrliUels CÎIPéiIeIIS S'accoPàeni pOUr reconnaître dans la charité pour le prochain le fruit principal et le critère d'authenticité des grâces mystiques. " Une oeuvre, un acte de volonté fait en charité est plus agréable à Dieu que toutes les visions et communications qui peuvent venir du ciel ] « [Jean de la Croix, Subida II, 22, 19] . " Tel est le fruit de l'oraison, mes filles; voilà à quoi sert le mariage spirituel qui doit toujours produire des oeuvres et encore des oeuvres.
Telle est la vraie marque à laquelle nous pouvons reconnaître que ces grâces et ces faveurs [dont bénéficient les mystiques] viennent de Dieu... Quel pauvre avantage y aurait-il, en efet, à être très recueilli dans la solitude, à produire des actes d'amour aux pieds de Notre-Seigneur, en se proposant et en promettant même d'accomplir des merveilles à son service, si aussitôt après et à la moindre occasion, on fait tout le contrairel " [Moradas VII, h, 6-7; trad., p. 1053] . Thérèse, dans ce contexte, distingue et oppose i< les actes intérieurs et les paroles ] « aux i< oeuvres «] , l'amour verbal ou affectif à l'amour effectif, celui qui " doit se mettre dans les actes plus que dans les paroles «] [cf Ignace, Ier préambule à la " Contemplation pour obtenir l'amour ii, Exercices, n. 230; cf1 Jean 3, 18] .
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Si, au sommet de l'expérience mystique, l'âme possède " le repos en son intérieur ", " c'est pour en avoir beaucoup moins et même n'en point désirer à l'extérieur ". Moins avancée sur la voie de l'amour, " elle ne comprenait quels avantages il y a dans les croix dont le Seigneur a voulu se servir pour l'introduire là où elle est "; tandis que, maintenant, elle en voit clairement le sens et la nécessité. En outre, " il n'y a pas de doute que cette âme qui est devenue une seule chose avec le Dieu fort, par l'union si souveraine d'esprit à esprit, ne participe à sa force " [Moradas VII, à, iii. Évoquant l'exemple de saint Paul, Thérèse d'Avila écrit ainsi que " nous pouvons voir en lui quels effets produisent en lui les visions et les contemplations quand elles viennent véritablement de NotreSeigneur, et non de l'imagination ou des ruses du démon.
Est-ce que, par hasard, il est allé se cacher dans la solitude pour jouir des délices de ces visions et ne plus s'occuper d'autre chose? Vous le voyez, d'après ce que nous pouvons comprendre, il n'eut jamais de repos durant le jour et il n'en avait pas davantage la nuit, puisqu'il l'employait pour gagner sa vie " [Moradas viI, à, 5; ci vii, 3, à, cité supra, art. Mérite, col.
10à6] .
La vie des grands mystiques chrétiens corrobore leur enseignement spirituel. Si exclusivement attirés qu'ils soient par le face à face avec Dieu, ce sont pour la plupart d'éminents hommes d'action, fondateurs ou réformateurs d'ordres religieux, apôtres dont la charité se déploie inlassablement au service de leurs frères dans et au-dehors des frontières visibles de l'Église, chacun selon son charisme.
Avec son réalisme coutumier, Thérèse d'Avila insiste auprès de ses filles pour qu'elles n'oublient pas que cet amour effectif s'exerce dans la réalité de ce qu'on est, avant tout avec les personnes auprès desquelles on vit effectivement, car " le démon nous suggère parfois des désirs ardents pour nous faire négliger de servir actuellement et nous laisser satisfaits parce que nous avons désiré des choses impossibles «] [Moradas vii, h, 1?] .
" L'amour de Dieu, notait P. Agaësse, lorsqu'il est purifié, ou en voie de purification, permet de retrouver la création, et surtout les autres hommes en leur être véritable, sans égoïsme, et donc inaugure une mystique de la charité ] ] . Cette mystique de la charité irradie toutes les relations humaines, y compris les attachements naturels contre lesquels les spirituels chrétiens mettent volontiers en garde. Ainsi, les relations famililales elles-mêmes bénéficient de la lumière transformante de l'union mystique, comme en témoigne la délicieuse leçon d'amour que Dieu donne à saint Benoît par l'intermédiaire de sa soeur Scholastique. On sait comment celle-ci, n'ayant pu obtenir du saint fondateur qu'il passât outre à la Règle pour prolonger avec elle la conversation spirituelle qu'ils avaient commencée, Dieu lui-même intervint par un copieux orage qui contraignit Benoît à rester auprès de sa soeur, toute une nuit, hors de son couvent. Grégoire le Grand, qui rapporte la scène, en donne aussitôt le sens : Benoît trouva en sa soeur " heurtant sa volonté, le miracle d'un coeur de femme à qui le Tout-puissant prêtait sa force. Rien d'étonnant qu'à cette heure elle ait été plus forte que lui, car selon le mot de Jean, 'Dieu est amour'. Par une juste balance, obtint davantage qui plus aima ] ] [Dialogues II, 23, trad. É. de Solms] .
Aimer le prochain, pour le mystique, c'est i< quitter Dieu pour Dieu «i, i< quitter Dieu même en Lui pour chercher Dieu dans le prochain " [cf P. Ribadeneira, Vita S. Ignatii v, 10, Lyon, 1595, p. 629] . Avec profondeur, Catherine de Sienne fait remarquer que cet
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amour pour le prochain, quand il est purement gratuit, est, pour la créature, la seule réplique possible, mais substantiellement identique, de la gratuité de l'amour de Dieu pour l'homme. Tel est, en particulier, le pardon des offenses :
" Sache bien que dans la nécessité du prochain, tu mets au monde le petit enfant de la charité, qui est à l'intérieur de l'âme; et dans l'injure que tu as reçue de lui, tu enfantes la patience. Tu leur fais don de ta prière, spécialement à ceux qui te font injUre. Et ainsi devons-nous faire : si eux nous sont infidèles, nous devons, nous, leur être fidèles et fidèlement chercher leur salut, les aimer gratuitement et non comme un dû. C'est dire que tu te garderas d'aimer ton prochain pour ton propre avantage, car ce ne serait pas un amour fidèle, et tu ne répondrais pas à l'amour que Dieu te porte. Car, de mênw que Dieu t'a aimé par grâce, ainsi veut-Il que -ne pouvant lui rendre à lui-même cet amour - m le rendes à ton prochain, t'aimant par grâce, et non comme un dît ".
30 LA CHRISTOMORPHIE DE L'AMOUR 3IYSTIQUE. La grâce et le fruit suprême du mariage spirituel rejoignent, en dernière instance, la vocation chrétienne commune : c'est la conformité à la vie du Christ [christomorphie] , à1' 1< oeuvre ] ] du Fils unique faisant tout ce qui plaît au Père et opérant par sa Passion le salut 'des hommes. Thérèse d'Avila y revient avec insistance dans les dernières pages du Château de l'âme, terme de son itinéraire mystique et cîme de son enseignement spirituel.
" Sa Majesté ne saurait nous faire une plus haute faveur que celle de nous donner une vie qui soit semblable à celle que son Fils bien-aimé a menée sur la terre. Aussi je regarde comme certain que [les] faveurs [mystiques] ont pour but de fortifier notre faiblesse... afin de pouvoir endurer à son exemple beaucoup de souffrances ".
" Jetez les yeux sur le Crucifié; et toutes les difficultés vous paraîtront peu de chose. Quand sa Majesté nous montre son amour par des oeuvres si étonnantes et des tourments si épouvantables, comment prétendrait-on lui plaire par de simples paroles? Savez-vous quand on est vraiment spirituel? C'est quand on se fait l'esclave de Dieu et que, à ce titre, non seulement on porte son empreinte qui est celle de la Croix, mais qu'on lui remet sa liberté, afin qu'il puisse nous vendre comme les esclaves de l'univers tout entier, ainsi qu'il l'a été luimême ] ,.
" C'est de là que devaient provenir les rudes pénitences auxquelles se sont livrés beaucoup de saints, en particulier la glorieuse Madeleine qui avait vécu au milieu de tant de délices; de là le zèle si ardent de notre père saint Élie pour la gloire de Dieu; de là encore ce zèle dont brûlaient saint Dominique et saint François pour ramener des âmes à Dieu et les porter à le louer. Je vous assure que, dans l'oubli d'eux-mêmes où ils étaient, ils n'ont pas dû avoir peu de souffrances à endurer ".
Et Thérèse de conclure : " Ce que je voudrais, mes soeurs, c'est que nous travaillions à acquérir ce zèle et que nos désirs comme nos oraisons aient pour but, non de nous faire goûter des jouissances, mais de nous procurer plus de force au service de Dieu. Ne cherchons pas à suivre une voie qui n'est pas frayée, sous peine de nous égarer au moment le plus favorable. Il serait étrange de nous imaginer que nous allons obtenir ces faveurs de Dieu par une autre voie que celle qu'a suivie Notre-Seigneur et avec lui tous ses saints " [Moradas VII, h, n. h, 9, 13-ih] . En notre siècle le Père Charles de Foucauld rejoint Thérèse et tous les mystiques chrétiens lorsqu'il écrit dans son Direc!oire :
i< Les Frères et Soeurs du Sacré-Coeur de <Jésus prendront pour règle de se demander en toute chose ce que penserait, dirait, ferait Jésus à leur place, et de le faire.
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MYSTIQUE
I18 feront des efforts continuels pour se rendre de plus en plus semblables à Jésus... La mesure de l'imitation est celle de l'amour ". Une mesure sans mesure, une finalité sans fin, toujours le même et toujours en progrès, car i< il est impossible que l'amour, là où il est, se contente de rester dans le même état ".
Dans sa i< Prière de l'âme embrasée d'amour «] , saint Jean de la Croix a ramassé de manière saisissante le fruit de l'union mystique : " Les cieux sont à moi; la terre est à moi; les nations, à moi; les justes, à moi; les pécheurs, à moi; les anges, à moi; la Mère de Dieu et toutes les créatures, à moi; Dieu Lui-même est à moi et pour moi, puisque le Christ est à moi et tout entier pour moi «] [Dichos de lus y amor, 26] . Tel est l'accomplissement de la vie mystique.
Pour conclure, empruntons à Maurice Blondel une page dont la richesse rivalise avec la densité et la précision dans l'analyse. Dans son étude sur Le problème de la Mystique [dans Qu'est-ce que la mystique?, Cahiers de la Nouvelle Journée 3, p. 6i-62] , le philosophe note :
" Au spectateur étranger, [le mystique] peut apparaître comme un exalté ou un insensible, dans la fournaise du zèle, ou dans les glaces de l'abnégation : en réalité il est le Plus calme et le plus tendre, le plus humain des humains. A le considérer dans l'ampleur de son développement total et quels que soient les dons variés, parfois singuliers, qui caractérisent sa forte personnalité et son original génie, il participe à une vision sereine,il garde un équilibre, une paix que les tempêtes de surface n'atteignent pas plus que les grandes vagues n'agitent les profondeurs de l'océan. Dans l'impuissance heureuse et douloureuse où il est de traduire par des mots la plénitude insatiable des dons et des clartés reçues, il peut recourir, lui aussi, à des métaphores et à des images, il n'en est pas dupe.
Docile à l'Église visible comme à l'Esprit-Saint, et d'autant plus libre intérieurement que sa soumission est une conformité complète à ce qu'il veut d'une volonté totale, fût-ce contraire à ses volontés particulières, il souffre activement et agit passivement; et cette mort continuelle n'est pas seulement pénitence, elle est charité, transformation, génération divine en lui. Plante déracinée et non encore transplantée, il sait et ne sait pas,il vit et il ne vit pas, dans " cet état indescriptible où l'âme est soutenue par Dieu pour pouvoir porter Dieu accablant et broyant ". Et c'est quand il est tout à Dieu seul qu'il se rattache plus purement, plus efficacement à tous les autres êtres, parce qu'il les retrouve, chacun à son rang, dans la volonté aimante de leur Auteur et Sauveur. Il ne se compare à personne si ce n'est pour se mettre au-dessous de tous, n'ayant de lui que les négligences, Ies obstacles, les retardements, et persuadé que tout autre eût mieux que lui profité des dons reçus : il a d'autant plus d'humble sentiment de sa bassesse qu'il sait que les grâces les plus hautes sont pures condescendances de Celui qui seul est absolument bon, et sa soumission parfaite à l'autorité visible est la mesure même de son intime élan. Il ne souffre pas de ses peines et il ne jouit pas de ses joies comme s'il était occupé de soi, non de l'Unique Ami; et en Lui seul, il rayonne d'une compassion active avec toute l'humanité agonisante jusqu'à Ia fin des temps ".
L'auteur de La Montée du Carmel en est un vivant témoignage. A quelques mois de sa mort, Jean de la Croix, ayant pris la défense du Carmel thérésien, est envoyé en disgrâce en Andalousie par le vicaire général de son ordre, Nicolas Doria. Humilié publiquement, le saint se soumet. Comme le vice-provincial dont il dépend dans son exil lui laisse aimablement choisir dans la province le couvent qui lui plaira, Jean lui répond en insistant : " Père, je ne suis pas venu faire ma volonté. Que Votre Révérence voie où elle veut que j'aille, et c'est là que j'irai ] ] , Les sentiments qui l'animent devant tant d'injustices de la part de ses frères
- MYTHE
1984
" déchaussés «] eux-mêmes, Jean les a livrés en une lettre adressée de Madrid le 6 juillet 159i à Maria de la Encarnaciôn, prieure du carmel de Ségovie : i< N'ayez pas de peine au sujet de ce qui me concerne, ma fille, car moi-même je n'en ai aucune. Ce qui me chagrine profondément, c'est qu'on en rejette la faute sur quelqu'un qui est innocent. Car des choses de cette sorte ne sont pas le fait des hommes mais de Dieu qui sait ce qui nous convient et dispose tout pour notre bien. Ne pensez donc pas autre chose si ce n'est que Dieu lui-même l'a voulu. Là où il n'y a pas l'amour, mettez de l'amour et vous recueillerez de l'amour. Y adonde no hay amor, ponga amor y sacara amor " [Epistolario, 25; trad. franç., Lettre 26, p. 865] .
Le paragraphe 3 de ce chapitre a été rédigé par Paul Agaësse peu avant sa mort [12 juin 1979] en collaboration avec Michel Sales, qui a écrit le paragraphe à.
Les études mentionnées dans le texte ne sont pas reprises ici.
Mystique et mystère. Mystique et foi. - La Pie chrétienne est mystère, coll. Témoignages, La Pierre-qui-vire, 1955, p. 386à80. - B. Jimenez Duque, Teologia de la mistica, Madrid, 1963. - J. Castellano Cervera, Mistica bautismal. Una pàgina de S. Juan de la Cruz a la luz de la tradiciàn, dans Revista de Espiritualidad = REsp, t. 35, 1976, p. à65-à82. - J. Moltmann, Théologie de l'expérience mystique, dans Revue d'histaire et de philosophie religieuses, t. 59, 1979, p. i-18 [vuesoriginales d'un théologien protestant] .
Naiure et criiéres de l'expérience mysiique. - Claudio de Jesùs Crucificado, Hacia una definiciôn Clara y precisa de la teologia mistica, dans Revista espafiola de teologia = RET, t. i, 19ài, p. 573-60i; Aflarando posiciones acerca del concepto de mistica sobrenatural. Naturaleza de la vida mistica, t. 9, 19à9, p. 105-122; Uliimas precisiones, t. 10, 1950, p. 5à7-565. - A.
Royo Aiarin, Insistiendo. Acerca del concepto de mistica sobrenatural, RET, t. 9, 19à9, p. 589-606. - A. Garcia Evangelista, La experiencia mistica de la inhabitaciàn, Grenade,1955. Lucien-Marie de Saint-Joseph, Structure de l'expérience mystique, dans Structures et liberté, coll. Études carmélitaines, 1958, p. 253-273. - D. de Pablo Maroto, Oraciôn y experiencia de Dios, REsp, t. 36, 1977, p. ià7.179.
M.-M. Labourdette, Mystique et apophase, dans Revue thomiste, t. 70, 1970, p. 629-6ào. - H. Egan, Christian Apo.
phatic and Kataphatic Mysticism, dans Theological Studies, t. 39, 1978, p. 399.à26.
t PaUÎ AGAESSE et MICÎIeÎ SALES,
1 L’effet d’une conversation avec Dominique Salin ? - Lire de ce dernier, également jésuite, l’excellente réédition ‘définitive’ de « L'abandon à la providence divine. Autrefois attribué à Jean-Pierre de Caussade ». Ed. et introd. D. Salin. Desclée de Brouwer, coll. « Christus », 2005, 202 p. - noter l’influence de Madame Guyon aujourd’hui reconnue sur le texte.