Angèle de Foligno, Le Livre de l’Expérience des vrais fidèles





1. CHOIX

opéré sur 
Le Livre de l’Expérience des vrais fidèles, édité par M.-J. Ferré, Droz, 1927.

13. Dixièmement. — Comme je demandais à Dieu de pouvoir faire ce par quoi je lui plairais davantage, dans sa bonté il m'apparut plusieurs fois, durant le sommeil et durant la veille, cloué à la croix ; il me disait de regarder ses plaies, il me montrait d'admirable manière comment il avait tout souffert pour moi ; ceci se renouvela plusieurs fois. Pendant qu'il me montrait une à une et en détail toutes les douleurs qu'il avait endurées pour moi, il me disait : «Que peux-tu donc faire qui te suffise ?» Maintes fois il m'apparut de jour sous des dehors plus apaisés que durant mon sommeil, mais il semblait toujours horriblement souffrir. Comme dans mon sommeil, il me parlait, il me montrait ses douleurs depuis les pieds jusqu'à la tête. Il me montrait aussi les poils de barbe, les sourcils, les cheveux qu'on lui avait arrachés, il comptait tous les coups de fouet en désignant chacun d'eux, et il me disait : «Tout cela, je l'ai souffert pour toi.» Tous mes péchés me revenaient alors à la mémoire d'une manière étonnante, et j'apprenais ainsi que l'ayant, par eux, couvert à nouveau de blessures, je devais ressentir la plus grande douleur ; et mes fautes me causaient une douleur plus vive que jamais. Pareillement tandis que je voyais sa passion il me disait : «Que peux-tu faire pour moi qui te suffise ? » Alors je pleurais beaucoup et des larmes si brûlantes qu'elles me cuisaient le visage et il me fallait mettre de l'eau dessus pour le refroidir.
§
... je résolus de tout abandonner complètement.
La grâce de cette résolution me fut donnée par Dieu de la façon merveilleuse qui suit. J'avais un vif désir de devenir pauvre et je réfléchissais fréquemment avec un grand zèle au moyen de n'être pas surprise par la mort avant que je ne le fusse devenue; j'étais d'autre part assaillie de beaucoup de tentations ; — je me représentais, par exemple, qu'en raison de ma jeunesse, il pouvait y avoir péril et honte à mendier, qu'il me faudrait mourir de faim, de froid, de nudité, — tout le monde enfin me dissuadait de mon dessein. Alors une bonne fois Dieu répandit miséricordieusement dans mon coeur une grande lumière, il me donna en même temps une certaine fermeté que je crus et que je crois encore ne devoir jamais perdre. …
§

Notez ceci sur l'espérance. A ce moment je commençai à recevoir de la consolation par des songes ; mes songes étaient nombreux, ils étaient beaux, ils me donnaient de la consolation. Je commençai à recevoir continuellement de la douceur à l'égard de Dieu, et pendant la veille, et pendant le sommeil. Mais comme je n'avais pas encore la certitude, il se mêlait de l'amertume à cette douceur. Il me fallait avoir autre chose de Dieu.
Elle [Angèle] me raconta un de ces nombreux songes et visions en ces DIX-HUITIÈME PAS 23 termes : « Je me trouvais une fois dans la prison où je m'étais enfermée pour le grand carême. Je goûtais, je méditais un mot de l'Évangile qui témoignait d'une très grande condescendance et d'une extrême dilection ; j'avais à côté de moi un livre, un missel ; j'eus soif de voir le mot écrit ; craignant d'agir par amour-propre, je me contins, je me fis violence pour empêcher mes mains d'ouvrir le volume sous l'effet de mon trop grand désir et amour ; sur ce je m'assoupis, je m'endormis dans mon désir. Aussitôt je fus induite en vision et il me fut dit : « L'intelligence de l'épître est chose si délectable que celui qui la comprendrait bien oublierait toutes les choses du monde. » Et celui qui me conduisait ajouta : « Veux-tu en faire l'expérience ? » Comme j'acquiesçais, il me mena de suite l'éprouver, et je comprenais les biens divins avec une si grande douceur qu'aussitôt j'oubliai toutes les choses du monde. Mon guide reprit : « L'intelligence de l'Évangile est tellement plus délectable encore que, si quelqu'un le comprenait, il n'oublierait pas seulement toutes les choses du monde ; il s'oublierait absolument lui-même ». Il me conduisit encore et m'en fit faire l'expérience. Sur-le-champ, je comprenais avec une si grande délectation les biens divins que non seulement j'avais oublié tout à fait toutes les choses du monde, mais que je m'étais oubliée moi-même ; j'étais dans une si grande délectation divine, que je demandai à celui qui me conduisait de ne jamais plus sortir de cet état. Il me répondit que ce que je demandais ne se pouvait pas encore ; sur quoi, il me ramena, et ouvris les yeux. Je sentais une joie immense des choses que j'avais vues ; mais je souffrais beaucoup de les avoir perdues. C'est avec une grande joie que je me les rappelle encore aujourd'hui. Il me resta une si grande certitude, une si grande lumière, un si ardent amour de Dieu, que j'affirme en toute certitude, qu'on ne prêche rien de la délectation de Dieu. Les prédicateurs ne peuvent pas la prêcher ; ils ne comprennent même pas ce qu'ils en DIX-NEUVIÈME PAS 25

prêchent. Au reste, mon guide me l'avait dit pendant la vision. » Notez que, dans le pas précédent, trois choses : la foi, l'espérance et la charité lui furent données en même temps parfaitement.

21. Dix-huitièmement. — Après cela j'eus le sentiment de Dieu ; je me délectais si fort dans l'oraison que j'oubliais de manger ; j'aurais voulu ne pas éprouver le besoin de manger afin de pouvoir demeurer en prière. Ainsi se glissait alors la tentation de ne pas manger, ou si je mangeais, de manger en très petite quantité ; mais je connus que c'était une tentation. Il y avait un tel feu d'amour de Dieu dans mon coeur que je ne me fatiguais ni des génuflexions, ni d'aucune pratique de pénitence. Ce feu devint si ardent que, si l'on me parlait de Dieu, je poussais des cris. On aurait eu beau lever une hache sur ma tête pour me tuer, je n'aurais pas pu me retenir de crier. Ceci m'arriva pour la première fois lorsque je vendis ma maison de campagne pour en donner le prix aux pauvres. C'était la meilleure de mes terres. 

§

23. Vingtièmement. — Après cela, je me rendis à Saint-François à Assise. C'est alors en cours de route que s'accomplit la promesse comme je te l'ai raconté. Je ne me souviens plus si j'avais achevé de distribuer tous mes biens. Mais non, je n'avais pas fini de tout donner aux pauvres. Il me restait encore un petit bien. Un homme m'avait prié de l'attendre pendant qu'il irait, en hâte, dans le royaume de Pouille séparer ses biens d'avec ceux de son frère qui s'y trouvait ; il reviendrait aussitôt, disait-il, donner toute sa part aux pauvres et se dépouiller avec moi. Comme il voulait se dépouiller absolument de tout, en même temps que moi, comme il avait été converti et animé de la grâce de Dieu sur mes exhortations, je l'avais attendu. Mais dans la suite le bruit courut très fermement qu'il était mort dans le voyage, que Dieu opérait des miracles par son entremise, et que son tombeau était devenu un objet de vénération.
24. Le pas décrit en vingtième lieu est le premier récit que moi frère, indigne copiste, j'ai recueilli et entendu de la bouche de la fidèle du Christ. Pour cette raison, je ne le complète pas, je ne le continue pas maintenant. 
§
33. SUIT MAINTENANT LA RAISON OU LA CAUSE POUR LAQUELLE MOI, FRÈRE COPISTE, JE PARVINS A CONNAîTRE CES SECRETS, ET FUS, DIEU ME POUSSANT, CONTRAINT DE LES ÉCRIRE.
Immédiatement après le récit qu'on va lire, vient un écrit que l'ordre eût exigé de placer dans le vingtième pas, s'il n'était la première chose que j'aie écrite et le principe de tout ce qui est écrit de ces divines paroles /1. Je commençai par écrire sur une petite feuille de papier, de façon moins complète et négligemment, pour me faire une sorte d'aide-mémoire ; je croyais avoir peu de chose à noter. Mais quelque temps après que je l'eus contrainte à parler, il fut dit et révélé à la fidèle du Christ que j'eusse à prendre, pour écrire, non pas une petite feuille mais

1. Nouvelle preuve que le vingtième pas vécu et décrit par Angèle, est bien le même que le premier pas supplémentaire que va nous donner Arnaud au § 35, après le récit du voyage d'Assise.

POURQUOI IL LES ÉCRIVIT	39
un grand cahier. Ne la croyant qu'à demi, j'écrivis sur deux ou trois feuilles que je pus trouver inutilisées dans mon livre. Enfin contraint par la nécessité, je fis un cahier de beau papier. Aussi ai-je cru qu'avant d'aller plus loin, je devais rapporter comment je suis parvenu à la connaissance de ces choses, et pour quelle cause Dieu, de son côté, me contraignit d'écrire.
34. RAISON OU MOTIF QUE J'AI EU, MOI COPISTE, D'ÉCRIRE CES CHOSES.
Voici maintenant, en ce qui me concerne, la cause ou la raison pour laquelle j'ai commencé à écrire. Un jour la susdite fidèle du Christ était venue à Assise, à l'église de Saint-François ; j'y étais conventuel. Elle avait beaucoup crié, assise à la porte de l'église. J'en fus tout couvert de honte, parce que d'abord j'étais son confesseur, son parent, son conseiller principal et particulier, parce que, ensuite et surtout, plusieurs religieux qui nous connaissaient l'un et l'autre venaient la voir crier, vociférer. Bien que le saint homme, maintenant défunt, dont il a été dit plus haut au vingtième pas qu'il voulait se défaire de toute propriété en même temps qu'elle et qui était alors son compagnon de voyage, se tînt non loin d'elle dans l'église, humblement assis sur le pavé, la regardant et la gardant avec beaucoup de respect et avec une certaine tristesse, bien que d'autres hommes et femmes d'une grande vertu, qui l'accompagnaient aussi, l'attendissent et veillassent respectueusement sur elle, tels furent cependant mon orgueil et ma honte que je n'allai point jusqu'à elle, mais indigné je me tins à quelque distance, attendant qu'elle eût fini de vociférer. Quand elle eut cessé de crier, quand elle se
COMMENT IL LES ÉCRIVIT	41
leva de la porte et vint à moi, à peine pus-je lui parler avec calme. Je lui dis de n'oser jamais revenir à Assise puisque ce mal la prenait ; et à ses compagnons de ne jamais l'y conduire. Un peu plus tard, je revins d'Assise au pays dont nous étions elle et moi. Voulant savoir la cause de ses cris, je commençai à la prier de toute façon de me dire pourquoi elle avait tant crié, lors de sa venue à Assise. Après avoir préalablement reçu la ferme promesse que je ne dévoilerais rien à âme vivante qui pût la connaître, elle commença à me raconter une petite partie des événements notés après cette relation.Stupéfait, suspectant tout cela d'être l'oeuvre de quelque mauvais esprit, je fis un grand effort pour le lui rendre suspect, puisque je le tenais alors moi-même en suspicion. Je lui conseillai de tout me dire, je l'y contraignis, lui représentant que je voulais absolument tout mettre par écrit afin de pouvoir consulter à ce sujet quelque homme sage et spirituel, qui jamais ne la connaîtrait. Je lui dis que je voulais agir ainsi, afin que nul mauvais esprit ne pût en aucune façon la tromper. Je m'efforçai de jeter en elle l'inquiétude en lui montrant par des exemples que beaucoup de personnes avaient été trompées et que par conséquent elle aussi pouvait l'être. Comme  elle n’avait pas encore atteint ce degré de très claire et très parfaite certitude auquel on la verra, dans l'écrit suivant, parvenir, elle commença à me manifester les secrets divins. Je les écrivis, mais, en vérité, je les comprenais bien peu ; je me sentais pareil au crible, au tamis qui laisse passer la farine fine et précieuse et retient seulement la plus grosse. Ayant éprouvé en moi-même une grâce de Dieu spirituelle, sans exemple dans ma vie, j'écrivais tout rempli de crainte et de respect. Afin de ne pouvoir rien ajouter qui vint de moi, ne fût-ce qu'un seul mot, afin de noter exclusivement et du mieux que je pourrais les paroles tombées de sa bouche, je ne voulais rien écrire après l'avoir quittée. Bien plus, lorsque j'écrivais,
COMMENT IL LES ÉCRIVIT	43
assis auprès d'elle, je me faisais répéter le mot que je devais écrire. Quant à ce que j'ai écrit à la troisième personne, elle le disait toujours en parlant d'elle à la première. Mais il m'arrivait d'écrire à la troisième personne pour aller plus vite ; je n'ai pas encore fait la correction. Voici qui montrera quelque peu comment je n'arrivais à comprendre que le plus gros de ces paroles divines. Un jour, après avoir transcrit de mon mieux ce que j'avais pu saisir de son discours, je lui relus mes notes afin qu'elle continuât de me dicter ; elle me dit tout étonnée qu'elle ne reconnaissait pas cela. Une autre fois, comme je lui relisais pour qu'elle vît si j'avais bien écrit, elle répondit que je parlais avec beaucoup de sécheresse et sans aucune saveur et elle s'en étonnait. Une autre fois elle me fit cette remarque : « Tes paroles me rappellent celles que je t'ai dites ; mais elles sont bien obscures ; les paroles que tu me lis n'expliquent pas ce qu'elles contiennent : voilà pourquoi ton écrit est obscur. » Une autre fois encore elle me dit : « Ce qui est pire et ce qui est néant tu l'as écrit ; mais des merveilles que mon âme ressent, tu n'as rien dit. » Ceci venait certainement de mon incapacité ; certes je n'ajoutais rien, mais, en vérité, je n'arrivais pas a saisir tout ce qu'elle disait ; elle remarquait elle-même que j'écrivais toutes choses vraies, mais que j'élaguais, que j abrégeais. Comme je ne savais écrire que très lentement et comme par crainte des religieux qui murmuraient beaucoup de me voir assis auprès d'elle dans l'église, je me pressais d'écrire, c'est vraiment miracle divin, à mon sens, que j'aie pu prendre correctement toutes mes notes. ...
§
ICI ELLE COMMENÇA A ME RACONTER L'ADMIRABLE VINGTIÈME PAS ANTÉRIEUREMENT ÉBAUCHÉ.
Entre autres choses, elle avait prié le bienheureux François de demander pour elle à Dieu la faveur de sentir quelque chose du Christ, de lui obtenir aussi la grâce de bien observer la règle du Tiers-Ordre franciscain dont elle avait récemment fait voeu, et, par-dessus tout, la grâce de vivre et de mourir dans une vraie pauvreté. Elle désirait tellement pratiquer la pauvreté parfaite, qu'à seule fin de l'obtenir du Christ par l'entremise du bienheureux apôtre Pierre, elle était allée à Rome pour le prier. Comme je lui relisais pour en vérifier l'exactitude ce que je venais d'écrire, la fidèle du Christ affirma que ce qui précède est vrai quoique fort incomplet, puis elle ajouta : « Quand j'approchai de Rome, j'eus le sentiment d'avoir obtenu de la grâce divine la pauvreté que j'avais demandée. » Or donc, pendant qu'elle se rendait à Saint-François, elle priait le bienheureux de lui obtenir du Seigneur Jésus-Christ cette même grâce. Elle énumérait encore beaucoup d'autres faveurs demandées par elle dans la prière qu'elle faisait sur la route. Comme elle arrivait entre Spello et l'étroit chemin qui est au-delà de Spello et monte vers Assise, à la jonction des trois routes, il lui fut dit : « Tu as prié mon serviteur François, et moi je n'ai pas voulu t'envoyer d'autre messager que moi. Je suis l'Esprit Saint, et je viens vers toi, je t'apporte une consolation que tu n'as jamais goûtée ; j'irai avec toi, au dedans de toi, jusque dans Saint-François ; et, — SUR LA ROUTE D'ASSISE 49 comme s'il méditait quelque chose — je veux aller en parlant avec toi par ce chemin. Je ne cesserai pas de parler. Et toi, tu ne pourras écouter d'autre parole, parce que je t'ai élevée ; et je ne m'éloignerai pas de toi que tu ne sois venue dans Saint-François pour la seconde fois. Alors je m'éloignerai de toi en ce sens que je ne te donnerai plus cette consolation ; mais je ne m'éloignerai jamais réellement de toi si tu m'aimes. » Et il commença à dire : « Ma douce fille, ma fille, mon aimée, mon temple ; ma fille, mon aimée, aime-moi : car je t'aime beaucoup plus que tu ne peux m'aimer. » §

Il me serait impossible d'évaluer la grandeur de la joie et la douceur de Dieu que je ressentis, surtout quand il me dit : « Je suis l'Esprit Saint, qui entre au dedans de

DANS LA BASILIQUE D'ASSISE	53
toi. » Lorsqu'il me disait tout le reste, je ressentais également une grande douceur. Et moi je disais par zèle : « On verra bien si tu es l'Esprit Saint, car tu viendras avec moi, comme tu me l'as dit. » Il m'avait dit en effet : « Je m'éloignerai de toi, quant à cette consolation, quand tu viendras pour la deuxième fois à Saint-François ; mais je ne m'éloignerai pas effectivement, si tu m'aimes. » Il m'accompagna jusque dans Saint-François comme il avait dit ; il ne s'éloigna point de moi quand j'y entrai ni pendant que j'y restai ; il demeura jusqu'après le repas, c'est-à-dire jusqu'à mon retour dans l'église. Alors, aussitôt que je me fus agenouillée à l'entrée, quand j'aperçus une peinture représentant saint François serré contre la poitrine du Christ, il me dit : « Voilà comme je te tiendrai serrée, et beaucoup plus qu'on ne peut le voir avec les yeux du corps. Et maintenant, ma douce fille, mon temple, voici l'heure où je vais accomplir ce que je t'ai dit ; car, quant à cette forme de consolation, je te quitte ; mais je ne te quitterai jamais, si tu m'aimes. » Si amère que fût cette parole, j'en éprouvai une douceur extrême. Et je regardai afin de voir aussi avec les yeux du corps et de l'esprit. Ici, moi frère, je l'interrogeai et je lui dis : « Que vis-tu? » Elle répondit : « Je vis une chose pleine, une majesté immense, que je ne saurais exprimer ; mais il me sembla que c'était le souverain bien. Elle me dit beaucoup de douces paroles en s'éloignant ; elle s'éloigna lentement avec une suavité immense, sans secousse. Aussitôt après son départ, je commençai à pousser de hauts cris, à vociférer. Je criais sans aucune honte, disant et redisant : « Amour inconnu ! Pourquoi m'abandonnes-tu ? »
§

« Mon âme criait : Puisqu'il en est ainsi, puisque tu es le Dieu tout-puissant, puisque ces choses sont vraies et aussi grandes que tu le dis, donne-moi un signe afin que je sois sûre que c'est toi. Tire-moi de mon doute. » Je m'étonnais cependant d'avoir quelque doute, quoique ce doute fût tout petit.

44. Je lui demandais de me donner un signe matériel que je puisse voir, par exemple, de poser dans me main une chandelle, ou une pierre taillée, ou tout autre signe qu'il voulût. « Je ne montrerai ce signe à personne, si tu l'exiges », lui disais-je. Et lui de répondre : « Le signe que tu demandes te donnerait toujours de la joie quand tu le verrais ou le toucherais ; mais il ne te tirerait pas du doute; avec un signe de cette nature tu pourrais être trompée. » Pendant qu'il me parlait ainsi, je comprenais tout ce que nous disons plus pleinement que je ne le puis raconter, je comprenais beaucoup plus de choses que nous n'en disons et avec une plénitude, une délectation, une affection dont nous n'exprimons absolument rien ; Dieu veuille que ce ne me soit pas un péché de les redire si mal et si faiblement ! Il me dit donc : « Je te donne un signe bien meilleur que celui que tu demandes, ce signe sera continuellement dans ton âme, tu sentiras toujours quelque chose de Dieu et seras toujours brûlante d'amour pour lui. Et tu reconnaîtras dans ton propre intérieur que nul autre ne le peut faire que moi. Voici donc le signe que j'imprime dans les profondeurs de ton âme, signe meilleur que celui que tu demandais. Je te laisse un amour tel que ton âme sera continuellement brûlante pour moi …
§
45. Je lui demandai, moi frère copiste, ce qu'elle voyait, comment elle le voyait, et si elle voyait une chose corporelle. Elle me répondit en ces termes : « Je voyais une plénitude, une clarté, dont je me sentais tellement remplie que pour te le faire comprendre, je ne trouve ni parole ni comparaison ; je ne saurais te dire que j'ai vu quelque chose de corporel ; c'était comme c'est au ciel, une beauté si grande que je ne puis rien te dire, si ce n'est que c'était beauté et souverain bien. Tous les saints se tenaient debout devant cette majesté pour la louer. Cette vision, me semble-t-il, dura peu.
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46. COMMENT DIEU DEMANDE QUE L'AME L'AIME SANS MALICE, COMMENT IL EST LUI-MIME L'AMOUR DE LAME, ET COMMENT IL VEUT QUE L'AME AIT OU DÉSIRE AVOIR UN AMOUR PAREIL A L'AMOUR VÉRITABLE DONT IL NOUS A LUI-MêME AIMÉS.
De même. Durant le premier entretien qui se produisit sur le chemin de Saint-François, comme à ses paroles : Ma douce fille, aime-moi, car je t'aime beaucoup plus que tu ne peux m'aimer, j'opposais mes péchés, mes défaillances et mon indignité de cet excès d'amour, il me dit : «Qu'il est grand l'amour que je porte à l'âme qui m'aime sans malice. » Et il me semble qu'il voulait de l'âme, autant que ses forces le lui permettent, un peu de l'amour qu'il a lui-même pour nous et que, si elle en avait seulement le désir, il le lui accorderait. «Mais il y a si peu de justes et, ajoutait-il dans ce même entretien, il y a si peu de foi ! » Il semblait se
DIEU EST L'AMOUR DE LAME	83
plaindre. Et il disait : Qu'il est grand l'amour que je porte à l'âme qui m'aime sans malice ; à une telle âme j'accorderais dès maintenant, — oui j'accorderais à tout homme qui m'aimerait d'un amour vrai, — beaucoup plus de grâces qu'aux saints des temps passés, dont on raconte que j'ai fait en eux de grandes choses.» Personne ne peut avoir d'excuse, car tout le monde peut l'aimer, or Dieu ne demande à l'âme que l'amour, car il aime, lui, il est l'amour de l'âme. — Et elle me disait pendant que j'écrivais : Qu'elles sont profondes, ces paroles, à savoir que Dieu ne demande à l'âme rien sauf de l'aimer ! » Elle ajoutait en guise d'explication : « Qui donc pourrait se réserver quelque chose, s'il aimait ? »
§
Quant à ceux qui sont invités à une table spéciale, et que ce seigneur admet à manger dans le même plat et à boire dans la même coupe que lui, ce sont ceux qui veulent connaître, afin de pouvoir lui plaire, quel est cet homme bon qui les a invités ! Quand ils ont reconnu qu'il les a invités sans dignité ni mérite de leur part, ils s'étudient à lui plaire ; ces invités sont les hommes qui comprennent combien le Dieu tout-puissant les a aimés et qui se savent indignes. 
§
55. COMMENT ELLE ENTENDIT UN DISCOURS QUI LUI FUT FAIT CONTRE L'ORGUEIL.
Elle me dit encore à moi, frère copiste, qu'une fois Dieu lui dit et lui montra péremptoirement et en détail qu'elle n'était rien, qu'elle était faite d'une matière vile, qu'il ne trouvait en elle aucune bonté, que cependant Dieu l'aimait, que ce Dieu qu'elle-même peut aimer est chose si grande et si parfaite que la pensée de l'amour qu'il lui porte ne peut lui causer aucun orgueil, ni mettre obstacle à sa perfection. Et, en effet, après que lui avaient été montrées la puissance de Dieu et sa propre bassesse, il lui avait été dit : « Vois ce que tu es, toi pour qui je suis venu. » — Et quand je voyais ce que j'étais, et ce que j'étais devenue en offensant Dieu, je me sentais plus méprisable qu'aucune créature.
§
57. COMMENT, AU MOYEN D'UN EXEMPLE, DIEU LUI RÉPONDIT SUR LA FAÇON DONT ON LE CONNAIT DANS LES CRÉATURES.
Moi, frère copiste, je voulus aussi savoir et apprendre d'elle comment on peut connaîtré Dieu dans les créatures. Et je commençai à mettre en avant un religieux spirituel, dont on disait qu'il connaissait beaucoup Dieu dans les créatures ; mais j'avais la conscience troublée, à cause d'un scandale dont j'avais alors souffert. La fidèle du Christ commença à dire et à avancer ce qui suit : « Une fois, dit-elle, quelqu'un vint à moi, et me dit connaître un homme qui connaissait Dieu dans les créatures. Sur quoi, je commençai à méditer sur ce thème : que vaut-il mieux de connaître Dieu dans les créatures, ou de le connaître en soi-même, c'est-à-dire dans l'âme ? Après matines, je me mis à prier Dieu de me montrer ce que je voulais savoir. Il me donna alors un exemple dont je ne me souviens pas exactement. Il me semble qu'il s'agissait d'un homme puissant et très noble, qui aurait sous sa main des biens nombreux à l'infini, et des hommes qui, participant aux dits biens, connaîtraient la bonté de ce Dieu qui ne leur montre et ne leur donne en partage que du bien. Mais il y a sous ce seigneur, une autre race d'hommes, qui, tout en le connaissant comme les premiers aux biens qu'il leur distribue, le reconnaissent bien mieux encore à la bonté de sa personne qu'ils éprouvent en eux. 
§
OU L'ON RAPPORTE QUELQUE CHOSE DU QUATRIÈME PAS OU RÉVÉLATION DE L'HUMILIATION PERSONNELLE ET DE LA RÉFORME DIVINE.
61. Une fois, elle entendit ces divines paroles : « Moi qui te parle, je suis la puissance divine qui t'apporte une grâce. Voici la grâce que je t'apporte : je veux que tu sois utile à tous ceux qui te verront ; plus que cela, je veux que tu aides et que tu sois utile aussi à ceux qui penseront à toi ou qui t'entendront nommer. Plus quelqu'un me possédera, plus tu lui seras utile. » Alors bien qu'elle sentît une joie extrême, mon âme dit : « Je ne veux pas de cette grâce, je crains qu'elle ne me nuise, qu'il n'en résulte pour moi de la vaine gloire. » Il me répondit aussitôt : « Tu ne peux rien à cela ; ce bien n'est pas à toi, tu n'en es que la gardienne. Conserve ce bien, et rends-le à qui il appartient. » Mon âme comprit que dès lors cette grâce ne pouvait me nuire. D'ailleurs il m'avait dit : « Il m'est agréable que tu aies cette crainte. »
§
63. COMMENT ELLE VIT LE PEU QU'EST LE MONDE AVEC TOUT CE QU'IL CONTIENT, ET DIEU TOUT EMPLIR ET TOUT DÉBORDER.
Il dit ensuite : « Je veux te montrer un peu de ma puissance. » Sur le champ les yeux de mon âme furent ouverts. Je vis une plénitude de Dieu dans laquelle j'embrassais l'univers tout entier, l'en-deça et l'au-delà des mers, et l'abîme, et l'océan, et toutes choses. En toutes ces choses, je ne voyais que la puissance divine, et je la voyais d'une vision impossible à décrire. Alors, mon âme ne pouvant contenir son admiration, s'écria : «Ce monde est gros de Dieu ! » Et je compris le peu que sont le monde, l'en-deça et l'au-delà des mers et l'abîme et toutes choses, et comment la puissance de Dieu déborde et emplit tout.
§
Et il dit : « Vois maintenant mon humilité. » Et je vis la si profonde humilité de Dieu envers les hommes ; et comprenant cette puissance inénarrable, voyant cette si profonde humilité, mon âme remplie d'admiration, se réputait absolument néant, elle ne voyait en elle pour ainsi dire rien, excepté l'orgueil.
Alors je me mis à dire que je ne voulais pas communier, parce que je m'en trouvais complètement indigne ; et de fait j'en étais absolument indigne. Et il m'avait dit, après m'avoir montré sa puissance et son humilité : « Ma fille, nulle créature ne peut atteindre à une si haute vision, si ce n'est par grâce divine et tu y es parvenue, toi. » Et comme on arrivait à l'élévation du corps du Christ, il dit : « La puissance divine est maintenant sur l'autel. Je suis en dedans de toi. Pourquoi ne pas me recevoir puisque tu m'as déjà reçu ? Communie donc avec la bénédiction de Dieu le Père, et du Fils et du Saint-Esprit. Moi qui suis digne, je te fais digne.» A partir de ce moment, j'éprouvai une indicible douceur, une joie immense qui, je le crois, ne me fera jamais défaut en cette vie. Il ne me resta aucun doute sur ce point. 
§

Revenu de Lombardie, je posai à la fidèle du Christ une question que nous avions, mon compagnon et moi, traitée le long de la route pendant notre retour ; car j'avais promis à mon compagnon de l'interroger sur ce sujet. La fidèle du Christ me répondit ainsi : « Une fois que j'étais en oraison, j interrogeai Dieu, non pas que j eusse le moindre doute, mais je voulais savoir davantage : « Seigneur, lui dis-je, pourquoi as-tu créé l'homme ? Et, quand tu l'as créé, pourquoi as-tu permis que nous péchions ? Et pourquoi as-tu permis qu'on te fît souffrir une si douloureuse passion pour nos péchés, quand tu pouvais très bien faire que sans rien de tout cela nous existions, nous te plaisions, nous ayons autant de vertu ? » Mon âme comprenait, jusqu'à l'évidence, ce que je disais, à savoir que Dieu aurait pu nous donner la vertu et le salut par de tout autres voies. Je me sentais contrainte, poussée à poser ces questions, à me préoccuper de ces problèmes ; car, bien que je fusse en oraison et que je voulusse vraiment y être et ne point cesser de prier, je me sentais poussée à interroger et, je crois, par Dieu même. Je posai donc ces questions comme je viens de le rappeler, je les posai pendant plusieurs jours, sans avoir aucun doute mais pour la raison que je t'ai dite. Or lorsque j'eus interrogé, il me fut donné de comprendre que Dieu avait agi de la sorte, qu'il avait permis ces choses afin de nous mieux manifester sa bonté et parce que cela était mieux approprié à notre condition. Mais cette réponse ne me satisfaisait pas, je ne comprenais pas pleinement. Je comprenais fort bien au contraire que Dieu aurait pu nous

EXTASE	145
sauver autrement s'il l'avait voulu. Alors mon âme fut ravie, et elle vit que ce qu'elle cherchait n'avait ni commencement ni fin. Une fois entrée dans cette ténèbre, elle voulut en revenir, elle ne le put pas. Elle ne pouvait ni avancer, ni reculer. Puis subitement élevée et illuminée, elle vit la puissance inconcevable et la volonté de Dieu. En elles, elle comprit très pleinement et en toute assurance toutes les choses sur lesquelles j'avais interrogé.
Tout à coup mon âme fut tirée des ténèbres qui l'avaient enveloppée jusque là. Pendant que j'avais été dans les ténèbres, j'étais demeurée étendue à terre ; quand j'eus reçu cette très grande illumination je me tins sur mes pieds, sur l'extrémité des gros orteil. J'avais dans l'âme une joie, dans le corps une agilité, une santé, un renouveau comme je n'en avais jamais connus. J'étais dans une telle plénitude de clarté divine que, dans cette puissance et cette volonté de Dieu, je comprenais avec la plus grande des joies non seulement ce que j'avais demandé, mais toutes les créatures ; mon esprit était pleinement satisfait. Toute satisfaction était aussi donnée à mes désirs touchant et les hommes qui sont et qui seront sauvés, les damnés, et les démons, et tous les saints. Impossible de décrire cet état avec des mots, il est hors de toute proportion avec notre nature. Je comprenais bien que Dieu aurait pu agir autrement s'il l'avait voulu, mais je ne pouvais pas voir qu'il dût nous mieux faire connaître sa puissance et sa bonté ni qu'il pût nous la mieux faire entrer dans le cerveau. Depuis ce jour, je demeure tellement contente et rassurée que, si j'avais la certitude d'être damnée, je ne trouverais aucune raison de me plaindre, je m'appliquerais encore de tout mon pouvoir à prier Dieu, à l'honorer. Il a laissé dans mon âme une paix, une quiétude, une fermeté que je n'avais jamais éprouvées si pleines, si continues, ou bien je ne m'en souviens plus. Il me semble que tout ce que j'ai ressenti dans le passé n'appartient pas à un état si élevé. Dieu a détruit en moi les
L'INEXPRIMABLE	147
vices, il a affermi en moi les vertus, vertus qui me font aimer les bienfaits et les méfaits, je veux dire que ces derniers ne m'apportent pas de déplaisir.
Et elle me dit à moi frère que, je pouvais et devais bien le comprendre, dans cette vision de la puissance et de la volonté de Dieu, il avait été satisfait à toutes mes questions, concernant et ceux qui seront sauvés, et ceux qui seront damnés, et les démons, et les saints puisque, tout en me souciant plus d'elle que d'aucune créature, elle ne me plaindrait point si elle me savait damnée, tant elle a compris pleinement la justice de Dieu.
Après avoir ainsi contemplé la puissance et la volonté de Dieu, mon âme fut subitement attirée et élevée, encore beaucoup plus haut, me semble-t-il. Je cessai de voir la puissance et la volonté de Dieu ; le mode même de la vision fut changé, je vis une chose stable, inébranlable, inexprimable dont je ne puis rien dire sinon qu'elle était le souverain bien. Mon âme éprouvait une joie absolument indicible. Je ne voyais pas l'amour, je voyais l'inexprimable. J'avais été tirée de l'état précédent et élevée à cet état très noble, indescriptible. J'ignore si, dans cet état très élevé, je me tenais debout ; je ne sais pas non plus si j'étais dans mon corps ou hors de lui.
La question précédente dont Dieu révéla si miraculeusement la réponse à la fidèle du Christ, était à peu près celle que nous avions soulevée et traitée le long de la route, mon compagnon et moi, en revenant de Lombardie, et sur laquelle j'avais, moi frère copiste, promis d'interroger la fidèle du Christ.
FIN DU QUATRIÈME PAS OU QUATRIÈME RÉVÉLATION.
§
69. Cette fidèle du Christ raconta ce qui suit : « Une fois, je méditais sur l'extrême pauvreté du Christ, autant du moins qu'il me la montrait dans mon coeur et voulait que je la visse. Je voyais pour qui il s'était fait pauvre. Alors j'eus et je sentis tant de douleur et de remords que mon corps défaillit presque. Dieu voulut me montrer davantage encore de cette pauvreté. Je le vis pauvre d'amis et de parents. Je le vis si pauvre qu'il me semblait incapable de se venir en aide à lui-même.
§
Et je voyais en moi deux parties, comme si on eût tracé en moi une route. D'un côté je ne voyais qu'amour et tout bien, venant de Dieu et non de moi ; de l'autre, je me voyais aride, je voyais qu'il ne venait de moi aucun bien. Par là, je vis que ce n'était pas moi qui aimais, bien que je fusse toute transformée en amour, mais que cela ne venait que de Dieu. Puis les deux parties se réunirent, et leur union me donna un amour beaucoup plus grand, beaucoup plus ardent. J'avais le désir d'aller à cet amour.
§
« Parfois Dieu vient dans l'âme sans être appelé. Il dépose en elle feu, amour et quelquefois suavité ; l'âme croit que cela vient de Dieu et elle en fait ses délices. Mais elle ne sait pas encore, elle ne voit pas qu'il est en elle ; elle voit sa grâce dans laquelle elle se délecte. »
§
86. L'âme reçoit également le don de voir Dieu. Dieu lui dit : « Regarde-moi. » Et l'âme le voit informé en elle. Elle le voit plus clairement qu'un homme ne peut voir un homme ; car les yeux de l'âme voient une plénitude dont je ne puis parler ; ils voient une plénitude non pas corporelle mais spirituelle dont il m'est impossible de rien dire. L'âme se délecte dans cette vue, où elle trouve le signe certain et manifeste que Dieu réside en elle. L'âme ne peut regarder rien d'autre et cela la remplit indiciblement. Ce regard qui empêche l'âme de regarder autre chose est si profond que je souffre de n'en savoir rien dire. Ce n'est pas une chose tangible ou imaginable, c'est une chose inexprimable.
§

La fidèle du Christ dit : « Quand l'âme connaît avoir donné l'hospitalité au Pélerin, elle en vient à une telle connaissance de la bonté de Dieu, et de l'infinité de cette bonté divine, que revenue à moi, je connus très certainement que plus on sent Dieu moins on peut parler de Lui, car par cela même qu'on sent quelque chose de ce bien infini et indicible, on est moins capable d'en parler. »
Comme je le contestais, la fidèle du Christ me dit : «Plût au ciel que, lorsque tu vas prêcher, tu comprisses comme je compris, quand je connus que j'avais donné l'hospitalité au Pélerin ! Alors tu ne saurais absolument rien dire de Dieu. Tout homme resterait muet. Je voudrais ensuite venir te dire : Frère, dis-moi donc maintenant quelque chose de Dieu. Et tu ne saurais absolument rien rien dire, tellement la divine bonté te dépasserait, toi, tes paroles et ta pensée ! Il n'arrive pas que l'âme se perde elle-même et que le corps perde l'usage de quelque sens; l'âme est en pleine possession de soi; ainsi tu dirais au peuple avec assurance : Allez avec Dieu, car de Dieu je ne puis rien vous dire.» Il n'entre là vraiment rien de corporel. Je ne l'ai éprouvé qu'une fois, mais cela m'a suffi pour comprendre que tout ce que l'Écriture ou les
COLLOQUE DE L'ÂME ET DU CORPS 181
hommes ont dit depuis le commencement du monde jusqu'à ce jour, n'a, à ce qu'il me semble, presque rien pu exprimer de la moelle, pas même l'équivalent d'un point comparé à l'univers entier. »
§
95. La fidèle du Christ me raconta ce qui suit. Dans un discours que Dieu lui adressa, elle s'entendit recommander la pauvreté comme un si grand enseignement et un si grand bien, qu'il dépasse tout à fait notre entendement. Dieu lui dit : « Si elle n'était pas si noble, je ne l'aurais pas assumée. »
La fidèle du Christ me rapporta encore ceci : « L'orgueil ne peut trouver place que dans ceux qui croient posséder quelque chose. L'ange déchu et le premier homme ne se sont enorgueillis et ne sont tombés que parce qu'ils ont pensé et cru posséder. Or, ni l'ange, ni l'homme, ni quoi que ce soit n'a l'être ; il n'y en a qu'un qui le possède, c'est Dieu. L'humilité n'existe qu en ceux qui sont assez pauvres pour voir qu'ils n'ont rien. De plus, Dieu faisant servir tous les maux qu'il permet à l'utilité des bons, a fait que son Fils, qui possède plus qu'on ne peut dire, fut plus pauvre que jamais saint ou homme quelconque, aussi pauvre que s'il n'avait pas l'être. Ainsi parut-il aux pécheurs privés de la vraie lumière ; mais pour ceux qui comprennent, il en fut et il en est autrement. Que telle soit la vertu de la pauvreté, que la pauvreté soit la racine et la mère de l'humilité et de tout bien, c'est
NÉANT DE LA SAGESSE DU MONDE 189
une vérité si profonde qu'il est impossible de l'écrire. Qui la possèderait ne pourrait jamais s'abattre ou tomber par l'effet d'une déception ; et qui verrait cette vraie pauvreté et l'amour que Dieu lui a voué ne pourrait rien se réserver.
« Cette doctrine est celle de la sagesse divine qui d'abord fait voir à la personne ses défauts, puis lui fait voir sa pauvreté, la rend pauvre, et l'ayant illuminée du don de la grâce, lui fait voir la bonté de Dieu. Ceci fait, tout doute sur Dieu lui est enlevé, elle aime Dieu de tout elle-mime, et, aimant comme elle aime, elle travaille. Toute confiance en soi lui est enlevée. Si une âme possédait cette vérité, ni démon ni rien qui se puisse nommer ne la pourrait tromper. L'âme reçoit en effet, sur l'usage qu'elle doit faire de cette vie, un enseignement d'une clarté très limpide, de sorte que, aussi longtemps qu'elle tient cette vérité, elle ne saurait être trompée. Voilà pourquoi je comprends que la pauvreté est la mère de toutes les vertus.
§

« Un combat très pénible se livre habituellement dans mon âme entre une certaine humilité et un insupportable orgueil. Ce genre d'humilité consiste en ce que je me vois déchue de tout bien, de toute vertu et de toute grâce. Je vois en moi une telle

COMBAT D'ORGUEIL ET D'HUMILITÉ 203
plénitude de péchés et de défauts, que je ne puis imaginer que Dieu me veuille jamais pardonner. Je me vois comme devenue la maison du diable, l'ouvrière, la disciple et la fille des démons. Je me vois hors de toute rectitude et de toute vertu, digne du fin fond de l'enfer. L'humilité dont je parle ici n'est point l'humilité que je possède parfois et qui apporte le contentement à mon âme et la fait parvenir à la connaissance de la bonté divine ; celle-là n'amène que des maux innombrables. Il me semble dans l'intime de mon âme que je suis toute environnée de démons. Je vois des défauts dans mon âme et dans mon corps. Dieu m'est entièrement fermé, caché, de sorte que je ne puis me rappeler Dieu ni rappeler son souvenir, ni me souvenir que c'est lui qui permet ces tourments. Je me vois damnée et je n'ai cure de ma damnation, je m'inquiète et je souffre bien davantage d'avoir offensé mon créateur, qu'alors je ne voudrais ni offenser ni avoir offensé, au prix de tous les biens ou de tous les maux qui peuvent être nommés. Voyant mes offenses innombrables, je lutte de toutes mes forces contre ces démons, afin de pouvoir vaincre et prévaloir sur les vices et les péchés. Mais, de quelque manière que je m'y prenne, je ne le puis. Je ne trouve ni gué ni lucarne par où m'évader; je ne trouve absolument aucun remède auquel je puisse recourir.
§

Mais maintenant depuis que je suis entrée dans un autre état, je me rends compte qu'à travers l'humilité et l'orgueil dont il a été question, il s'opère une très grande épuration et purification de l'âme ; car sans humilité nul homme n'est sauvé. Plus est

HUMILITÉ, MESURE DE LA PERFECTION 207
grande l'humilité, plus grande est la perfection de l'âme. Par où je connais que prise entre cette humilité et cet orgueil l'âme est passée au feu, martyrisée; et combien est vraie la connaissance de l'humilité, c'est-à-dire la vue qu'elle donne à l'âme de ses offenses et de ses défauts dont l'orgueil et les démons lui font un châtiment, un martyre, une purification. Pour cette raison, plus l'âme est mise à plat, abaissée, appauvrie, humiliée, plus elle est préparée, purgée, purifiée en vue d'une plas grande élévation. Car nulle âme ne peut être élevée qu'autant qu'elle s'humilie, qu'elle s'abaisse. Sa belle mesure, la voilà. »
FIN DU SIXIÈME PAS.
§
OÙ L'ON RAPPORTE QUELQUE CHOSE DU SEPTIÈME PAS OU RÉVÉLATION, DONT NOUS POUVONS SEULEMENT DIRE QU'ELLE N'EST RIEN DU TOUT DE CE QU'ON PEUT IMAGINER.
105. Ainsi parla la fidèle du Christ : « Une fois, mon âme fut élevée, je voyais Dieu dans une clarté et une plénitude que je n'avais pas encore vues. Je n'y voyais pas l'amour. C'est alors que j'ai perdu l'amour que je portais, j'ai été faite le non-amour.
Après cela, je le vis dans une ténèbre, et précisément dans la ténèbre parce qu'il est un bien trop grand pour être imaginé ou compris et tout ce qui peut être pensé ou compris ne l'atteint ni ne l'approche. Alors furent données à mon âme une foi très assurée, une espérance très sûre et très ferme, une certitude continue de Dieu qui m'enleva toute crainte. Et dans ce bien qui est vu dans la ténèbre je me recueillis toute. Je devins si sûre de Dieu que je ne puis jamais douter de lui et de le posséder très certainement, En ce bien éminemment agissant qui se voit dans la ténèbre se concentre désormais dans la sécurité toute mon espérance la plus ferme. »
§
106. Une fois, je l'interrogeai, moi, frère copiste, au sujet d'une question que soulève le bienheureux Augustin, et que  j'avais lue dans un ouvrage. Les disciples du bienheureux Augustin demandent à cet endroit comment les saints se tiennent ou se tiendront dans le ciel. Ils allèguent ce que vit le bienheureux Étienne,
LA TÉNÈBRE	211
Jésus se tenant debout à la droite de Dieu, puis ils prétendent et semblent vouloir prouver qu'il ne peut y avoir dans le ciel de lieu pour s'asseoir ou se tenir debout ; et leurs arguments sont subtils. Or pendant que je l'interrogeais, à l'heure même, la fidèle du Christ fut subitement ravie en esprit et semblait ne pas comprendre mes paroles. Il lui fut alors accordé une grâce admirable. Après un léger intervalle, je la harcelai de ma question qu'il me semblait qu'elle eût pu comprendre. Elle n'y répondit pas, mais elle commença à me rapporter ce qui suit : « Mon âme vient d'être ravie en un état où je goûtais une joie indicible. Je savais tout ce que je voulais savoir, je possédais tout ce que je voulais posséder. Je voyais tout bien. » Elle dit encore : « Dans cet état, l'âme ne peut jamais penser ni que ce bien s'éloigne d'elle, ni qu'elle s'éloigne de lui, ni qu'elle doive en être séparée désormais ; mais elle se délecte dans ce souverain bien. Mon âme ne voit absolument rien que la bouche ou le coeur puissent raconter ; elle ne voit rien, et elle voit absolument tout. » Et ainsi conversant, elle ajouta : « Aucun des biens qui se pourraient décrire ou même simplement concevoir ne constitue maintenant l'objet de mon espérance ; j ai mis mon espoir dans un bien secret, très secret et caché, que je comprends avec une si grande ténèbre. »
Comme moi frère, je lui faisais des difficultés au sujet de cette ténèbre, comme je ne comprenais pas, la fidèle du Christ me disait, en guise d'explication, que c'était quelque chose d'autant plus certain et supérieur à tout qu'il apparaissait plus enveloppé de ténèbre, plus impénétrable. «Et si je le vois dans la ténèbre, c'est parce qu'il surpasse tout bien ; tout, tout le reste n'est que ténèbre. Tout ce à quoi l'âme ou le coeur peuvent atteindre, est inférieur à ce bien. Ce que j'ai raconté jusqu'ici, c'est-à-dire tout ce que l'âme saisit quand elle voit toutes les créatures et Dieu les remplissant toutes, quand elle voit la divine puissance, et quand elle voit
TOURMENTS	213
la divine volonté — toutes choses que la fidèle du Christ avait précédemment dit avoir vues de façon merveilleuse et inénarrable — tout cela est inférieur à ce Bien très secret, parce que ce Bien que je vois dans la ténèbre est le tout, et que toutes les autres choses ne sont que des parties. »
Et elle s'expliqua : « Bien qu'inexprimables toutes ces choses apportent de la joie. La vue de Dieu dans la ténèbre au contraire n'apporte ni rire sur les lèvres, ni dévotion, ni ferveur ou fervent amour dans l'âme. Le corps n'a ni tremblement ni mouvement. L'âme cesse de se mouvoir comme à l'ordinaire ; elle ne voit rien et elle voit tout. Le corps dort et la langue est coupée. Toutes les amitiés sans nombre et inénarrables que Dieu m'a faites, toutes les paroles qu'il m'a dites, toutes celles que tu as jamais écrites sont, je le comprends, tellement inférieures au bien que je vois dans la si grande ténèbre que je ne mets pas en eux mon espoir, que mon espoir n'est pas en eux. Et si par impossible aucune de ces choses n'était vraie, mon espérance ne serait pas diminuée, son entière sécurité n'en serait pas amoindrie parce qu'elle fonde sa certitude dans ce tout bien que je vois avec tant de ténèbre. »
La fidèle du Christ me dit que son esprit n'avait été haussé que trois fois à ce mode très élevé et absolument ineffable de voir Dieu dans une si grande ténèbre, d'une vue si admirable et si achevée. Certes elle avait vu le souverain Bien dans la ténèbre un nombre incalculable de fois, mais pas d'une vision si parfaite, ni dans une si grande ténèbre.
§
120. Dieu signale sa présence dans l'âme d'abord en y faisant des opérations inénarrables. Il se manifeste ensuite en se découvrant à elle, en lui accordant de plus grandes faveurs accompagnées d'une plus grande clarté et d'une plus ineffable certitude. Or il se présente d'abord de deux manières à mon âme.
Par la première, il se manifeste dans l'intime de l'âme. Je comprends alors sa présence et son mode de présence dans toute créature, dans tout ce qui a reçu l'être, dans le démon, dans le bon ange, dans l'enfer, dans le paradis, dans l'adultère, dans l'homicide, dans toute bonne action, dans tout ce qui existe ou possède l'être à un degré quelconque, dans la beauté comme dans la laideur. Oui, me disait-elle, je comprends qu'il est tout aussi présent dans un démon que dans un bon ange. Quand je suis dans cette vérité je ne jouis pas moins de Dieu en voyant ou en comprenant un démon ou un adultère qu'en voyant ou en comprenant un bon ange ou une bonne action. Ce mode de la présence divine m'est devenu tout à fait habituel. Cette présence de Dieu est une illumination pleine de vérité et de grâce, et l'âme qui en jouit ne peut nullement offenser Dieu ; elle apporte dans l'âme des dons divins en grand nombre. Comprenant que Dieu lui est présent, l'âme est grandement humiliée et confuse de ses péchés. Elle reçoit une grande gravité de sagesse, accompagnée d'une grande consolation et d'une grande joie divines.
121. — Dans le second mode, Dieu m'est présent d'une présence plus spéciale et tout à fait différente. Il apporte une joie d'une autre nature, il me recueille toute en lui. Il accomplit dans mon âme une foule d'opérations avec une grâce incom-
DIEU NE PEUT ÊTRE EXPLIQUÉ	237
parablement grande et à de telles profondeurs que cette seule manifestation de Dieu est le bien que les saints possèdent dans la vie éternelle. Dans le paradis, les saints reçoivent inégalement les dons divins ; les uns ont plus, les autres, moins. Bien que je ne puisse m'exprimer exactement, parce que mes paroles détruisent et blasphèment plutôt qu'elles n'expriment, je dis cependant que ces dons sont des dilatations de l'âme, qui lui confèrent une capacité plus grande pour saisir et posséder Dieu.
Quand Dieu s'est rendu présent à l'âme, il se manifeste aussitôt en se découvrant à elle ; il la dilate, il lui communique des dons et des douceurs inconnus, qui dépassent tous les précédents en profondeur. L'âme est alors tirée de toute ténèbre ; sa connaissance de Dieu dépasse tout ce que je conçois ; il y entre tant de clarté, tant de certitude, tant de profondeur, que nul coeur au monde ne saurait le comprendre, le penser. Aussi mon coeur est-il incapable après coup de rien comprendre, de rien penser de ces mystères, sauf quand Dieu lui fait la faveur de l'élever jusque-là, car jamais le coeur ne peut d'aucune façon atteindre à ces hauteurs. Aussi n'en peut-on absolument rien dire, on ne peut trouver aucun mot qui le dise ou qui le rende, il n'est pas de pensée ni d'intelligence qui puisse atteindre ces mystères, ils surpassent tout, car rien ne peut expliquer Dieu. Dieu ne peut être expliqué par aucune chose.
Et la fidèle du Christ affirmait avec la plus entière certitude, et elle me faisait comprendre qu'on ne peut donner aucune explication de Dieu. «La divine Écriture, disait-elle, est si profonde qu'il n'est aucun homme au monde, eût-il et la science et l'esprit, qui soit assez savant pour la comprendre toute et si pleinement qu'elle ne dépasse encore son intelligence ; et cependant il en balbutie quelque chose. Mais, des ineffables opérations divines qui se font dans l'âme dans cette manifestation de
AUTRE MODE DE PRÉSENCE	239
Dieu, on ne peut absolument rien dire ni rien balbutier. Parce que mon âme est souvent élevée dans les secrets divins, parce qu'elle voit les secrets de Dieu, je comprends comment la divine Écriture a été faite, comment elle est facile et difficile, comment elle semble dire et contredire, comment quelques-uns n'en tirent aucune utilité, comment sont damnés ceux qui ne l'observent pas et comment elle s'accomplit en eux, comment d'autres l'observent et y trouvent le salut : et je me tiens au-'Issus. Voilà pourquoi, lorsque je reviens des secrets divins, je dis avec assurance de pauvres paroles tout extérieures aux opérations divines et ineffables qui se prcduisent dans mon âme ; mes paroles n'en approchent d'aucune façon, elles n'expriment pas, elles détruisent. C'est pourquoi je dis que je blasphème. »
Et elle dit : « Si l'on me donnait toutes les joies spirituelles, et toutes les consolations et toutes les délices divines que tous les saints qui ont existé depuis le commencement du monde jusqu'à ce jour, ont raconté avoir reçu de Dieu, si l'on y ajoutait toute la multitude de celles dont ils n'ont point parlé, bien qu'ils eussent pu le faire ; si on y ajoutait encore tous les autres plaisirs du monde, bons et mauvais, en me les changeant en plaisirs bons et spirituels, et en les faisant durer jusqu 'à ce qu'ils fussent complets et me conduisissent au bien inénarrable qu'est cette manifestation de Dieu, même pour obtenir tous ces biens, je ne donnerais ni ne changerais ce bien inénarrable pas même le temps qu'il faut pour ouvrir ou fermer les yeux. Je te dis cela en ces termes, afin de pouvoir te le faire avaler. Car ce bien inénarrable surpasse infiniment tous ceux dont je viens de parler, et je l'ai possédé non pas seulement la durée d'un clin d'oeil, mais pendant un bon espace de temps, et bien des fois, et de la manière la plus efficace. Quant à l'autre mode de présence qui est moins efficace, je 1'ai presque continuellement.
L'ONCTION CONTINUE	241
Et bien que je puisse encore recevoir du dehors quelques légères tristesses et quelques légères joies, il est au dedans de mon âme une retraite où n'entre ni joie ni tristesse, ni délectation venant d'une vertu quelconque, de quoi que ce soit qui puisse are nommé. Là réside ce tout bien, qui n'est pas un bien particulier, mais tellement le tout bien qu'il n'y a pas d'autre bien. Certes je blasphème en disant, et en disant mal, ce que je ne puis exprimer ; néanmoins je dis que cette manifestation de Dieu contient toute vérité, qu'en elle je comprends et je possède toute vérité qui est au ciel et en enfer et dans le monde entier et en tout lieu et en toute chose. J'ai également tout plaisir qui est au ciel et en toute créature, c'est si vrai, j'en suis si certaine que le monde entier ne m'en ferait pas démordre, que si le monde entier venait à me contredire, je me moquerais de lui. Là je vois celui qui est l'Être, et comment il est l'Être de toutes les créatures. Je vois comment il me donne, pour comprendre tout ceci, une capacité plus grande que lorsque je le voyais dans la ténèbre qui d'ordinaire me réjouissait si fort. Je me vois seule avec lui, toute pure, toute sanctifiée, toute vraie, toute droite, toute certaine, toute céleste en lui. Quand je suis dans cet état je ne me souviens plus de rien. Un jour que j'y étais, Dieu me dit : « Fille de la divine sagesse, temple aimé, aimée de l'aimé. Fille de la paix, en toi repose toute la Trinité, toute la vérité, tu me tiens et je te tiens. » Une des opérations qui se font dans mon âme m'apporte une grande intelligence accompagnée d'une grande joie, pour saisir comment Dieu vient avec sa société dans le sacrement de l'autel.
Lorsque ce souverain bien, dont la contemplation enlève tout souvenir, se retire et me laisse, je me retrouve en possession des biens dont j'ai parlé précédemment. De nouveau je vois en moi tout péché, je me vois obéissant au péché, sans droiture, sans pureté, pleine d'erreur et de mensonge. Mais je demeure tranquille, car il me reste une onction divine continue, une onction
LA CHANDELEUR	243
plus grande que toutes les autres, supérieure à toutes celles que jai jamais eues. »
« Je suis élevée et conduite par Dieu à cet état, je n'y vais pas de moi-même, je ne saurais ni le vouloir, ni le désirer, ni le demander. J'y suis maintenant de façon continue. Très souvent Dieu élève mon âme, sans que mon consentement soit demandé ; au moment où je m'y attends et où j'y pense le moins, tout à coup mon âme est élevée par Dieu, je domina et j'embrasse le monde entier, il ne me semble plus être sur la terre, mais dans le paradis en Dieu. Tel est actuellement mon état ; il est beaucoup plus excellent que tous ceux par lesquels j'ai passé jusqu'ici, il comporte tant de plénitude, de clarté et de certitude, de noblesse et de dilatation, que, j'en ai le sentiment, aucun état passé n'en approche.»
§
Le Christ cria encore cette parole : Mon Dieu, mon Dieu, etc., pour nous donner l'espérance et nous affermir en elle, afin que s'il nous arrive d'être affligés et de souffrir la tribulation, ou même en certaines douleurs de nous sentir abandonnés, nous ne défaillions pas de désespoir, mais que nous voyions très clairement par son exemple qu'il a tiré profit même de la tentation et qu'il est prêt à nous secourir.
§
130. — Sans la lumière divine, nul homme n'est sauvé. C'est la lumière divine qui le fait commencer, la lumière divine qui le fait progresser, la lumière divine qui le conduit au sommet de la perfection. Si tu veux commencer et avoir cette lumière divine, prie. Si tu as commencé à progresser et si tu veux augmenter en toi cette lumière afin de progresser, prie. Si enfin tu es arrivé au sommet de la perfection et si tu veux être « surilluminé » afin d'y pouvoir demeurer, prie. Si tu veux la foi, prie ; si tu veux l'espérance, prie ; si tu veux la charité, prie. Si tu veux la pauvreté, prie ; si tu veux l'obéissance vraie, prie ; si tu veux la chasteté, prie. Si tu veux l'humilité, prie ; si tu veux la mansuétude, prie ; si tu veux la force, prie. Si tu veux une vertu quelconque, prie. Et prie de cette façon. Prie en lisant toujours dans le livre de vie, c'est-à-dire dans la vie du Dieu-Homme Jésus-Christ, qui fut pauvreté, douleur, opprobre et obéissance vraie. Du jour où tu seras entré dans cette voie du progrès, de multiples tribulations, tentations du démon, du monde et de la chair, te molesteront de mille manières et t'affligeront horriblement ; si tu veux vaincre, prie.
PUISSANCE DE LA PRIÈRE	263
L'âme qui veut prier doit se garder de toute souillure de l'esprit et du corps, pratiquer pureté et droiture. 
§
L'oraison, en effet, n'est que la manifestation de Dieu et de soi, elle est la vraie et parfaite humilité. L'âme est humble quand elle voit Dieu et quand elle se voit. Cette vision lui donne une
LFS TROIS ORAISONS	267
humilité profonde, l'humilité à son tour enracine la grâce en elle et l'y fait croître. Plus la grâce divine enfonce l'âme dans l'humilité et plus la grâce divine croît ; plus la grâce divine croît, plus elle s'approfondit et s'établit dans la véritable humilité. La continuité de la véritable oraison augmente la lumière divine et la grâce, et la lumière divine et la grâce enfoncent de plus en plus l'âme dans l'humilité véritable, en la faisant toujours lire, comme il a été dit, dans la vie du Dieu-Homme Jésus-Christ. Je ne sais rien de plus grand que de manifester Dieu et de se connaître soi-même. Mais cette rencontre, cette manifestation de Dieu et de soi n'est le partage que des enfants légitimes de Dieu qui s'adonnent à la vraie oraison.
On placera devant ces vrais orants le livre de vie, la vie du Dieu-Homme Jésus-Christ en qui et par qui ils ne voudront rien qu'ils ne trouvent, et [dit le Seigneur] ils seront remplis de ma science bénie qui n'enfle pas, ils y trouveront toute la doctrine dont ils ont besoin pour eux et pour les autres.
Si donc tu veux être « surilluminé » et enseigné, lis dans ce livre de vie. Que si en lisant tu ne te contentes pas de le parcourir à la hâte, tu seras éclairé et instruit de tout ce qui t'est nécessaire pour toi et pour les autres, quel que soit ton état. Si tu le lis attentivement, sans courir, tu seras tellement embrasé du feu divin que tu recevras les tribulations comme des consolations très douces ; il te fera voir que tu es tout à fait digne d'être affligé. Bien plus, s'il t'arrive quelque bonheur ou quelque louange de la part des hommes en raison des dons que Dieu t'a départis, tu n'en seras point enflé, tu ne t'en glorifieras point, car lisant dans le livre de vie tu verras en vérité, tu connaîtras que la louange ne te revient pas. Ne s'exalter, ne se glorifier de rien, mais s'humilier profondément de tout, voilà un des signes auxquels l'homme peut connaître qu'il est dans la grâce divine.
§
139. — La plus grande pauvreté est de ne pas connaître Dieu, savoir l'orgueil qui fit tomber le premier homme, Dieu a donc trouvé une autre pauvreté, que nous devons garder. Il y a trois pauvretés que nous devons pratiquer.
L'une est la pauvreté des biens temporels, qui fut parfaite dans le Christ. Chacun doit imiter parfaitement, s'il le peut, le Christ en cette pauvreté. S'il ne peut la reproduire complètement, parce qu'il est comte, parce qu'il a un train de maison, du moins doit-il aimer sincèrement cette pauvreté et dépouiller l'amour des choses de la terre.
La seconde est la pauvreté d'amis, portée à ce point par le
« MON ÂME EST TRISTE JUSQU'A LA MORT » 313
Christ que pas un ami, pas un parent dans la famille de sa mère, ne lui fit épargner un seul soufflet. Ainsi devons-nous vivre, nous aussi, pauvres d'amis et de toutes les choses créées qui nous empêchent d'imiter le Christ.
La troisième pauvreté du Christ est qu'il fut pauvre de lui-même. Il était tout-puissant, il voulut être faible afin que nous l'imitions, non pas certes en cachant une puissance que nous ne possédons pas, mais en considérant attentivement et en pleurant notre insuffisance, notre bassesse et notre misère.
§
Une autre fois elle dit : « Maudites soient les dignités qui enorgueillissent l'âme : puissance, honneurs, prélatures. Mes petits enfants, efforcez-vous de vous faire petits ! » Puis elle cria : O néant inconnu ! O néant inconnu ! on ne peut avoir en ce monde de science plus utile que celle de son néant, ne rien faire de mieux que de s'emprisonner dans son néant. Parler de Dieu, faire de grandes pénitences, comprendre les Écritures, avoir son coeur presque constamment occupé des choses divines, toutes ces vanités spirituelles sont plus trompeuses que les vanités temporelles ; ceux qui s'y laissent prendre tombent dans de
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multiples erreurs, il est plus difficile de les corriger que de corriger les autres. Elle cria de nouveau : « O néant inconnu ! O néant inconnu ! »
Une autre fois, sur le point de mourir, la veille de sa mort, elle répétait souvent : « Père, je remets mon âme et mon esprit entre vos mains. » Une fois elle ajouta : « Je viens d'entendre cette réponse : Ce qui a été imprimé dans ton coeur durant ta vie, il est impossible que tu ne le gardes pas dans la mort. » Alors nous lui dîmes : « Tu veux donc partir et nous quitter ? » Elle répondit : « Je vous l'ai longtemps caché, je ne vous le cache plus : maintenant, je vais mourir. » A partir de ce moment toute douleur cessa ; depuis plusieurs jours elle souffrait horriblement dans tous ses membres ; elle éprouvait maintenant un tel repos et une telle joie, qu'elle semblait goûter d'avance le bonheur promis. Angèle demeura dans ce repos et dans cette joie de l'esprit jusqu'au samedi soir après complies, entourée de nombreux frères, qui prenaient soin d'elle. C'était l'octave des saints Innocents. A la dernière heure du jour, comme si elle se fût doucement endormie, elle reposa dans la paix. 


SAINTE ANGÈLE DE FOLIGNO



2. LE LIVRE Complet

TEXTE LATIN PUBLIÉ D'APRÈS LE MANUSCRIT D'ASSISE
PAR M.-J. FERRÉ
TRADUIT AVEC LA COLLABORATION DE L. BAUDRY
PARIS ÉDITIONS E. DROZ 13, AVENUE FÉLIX-FAURE, XV. 1 9 2 7

PRÉFACE

I. - L'AUTEUR.

Une femme de petite taille, aux attaches menues, à la chair potelée, à la figure pleine et colorée, telle était Angèle dans ses trente-sept ans sur la fin de l'année 1285 ; le professeur Pen-nacchi avec son talent si évocateur nous la dessina en quelques mots : « Una vexa Folignate con una faccia di piena luna ». Une vraie Folignate au visage de pleine lune ; telle nous la représente aussi l'admirable statue, taillée dans le bois, qui a servi si longtemps de châsse à ses restes. Au demeurant, ses traits laissent voir ce qu'elle était au moral : une femme amie du monde et de la vie facile, amie de la bonne chair et du plaisir, un esprit cultivé et ouvert, une nature pleine d'abandon, impulsive et tenace, un tempérament quelque peu frondeur, une langue sarcastique et prompte à la riposte.
Elle avait alors auprès d'elle sa mère, femme frivole et qui cherchait à entraîner sa fille dans la frivolité, son mari dont la compagnie lui apporta peu d'affection et dont la mort semble n'avoir pas causé grande douleur, plusieurs fils, âgés de un à vingt ans. Elle possédait des terres, et parmi elles un magnifique domaine dont la vente fera époque dans sa vie.
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Vers ce temps elle commença à éprouver du remords de confessions incomplètes et de communions infructueuses et peut-être sacrilèges. Dans sa détresse, elle invoqua saint François, lui demandant un confesseur qui pût vraiment la comprendre, implorant la grâce de tout avouer. La nuit même, le saint l'assura qu'elle était exaucée. Le lendemain de bon matin, elle entra dans la cathédrale ; un religieux franciscain y prêchait, Angèle décida de se confesser à lui. Ce religieux était justement son parent, et, comme elle, il était originaire de Foligno. Elle lui fit des aveux complets. Elle rentra chez elle résolue à mieux vivre.
Changer de vie était difficile et les quatre ou cinq années qui suivirent furent pleines d'amertume.
Ce sont ses tribulations qu'elle raconte dans les premiers pas de son récit. Elle renonça au luxe des vêtements ; son mari, sa mère et ses enfants moururent coup sur coup ; libre de disposer de ses biens, elle se mit à les vendre un à un, autant que ses conseillers, hostiles à son projet, lui permettaient de le faire. Pressée d'en finir, par un beau jour de 1291, elle vint à Assise demander à saint François la réalisation de cette extrême pauvreté dont saint Pierre lui avait déjà accordé la grâce à Rome. Quelques âmes pieuses l'accompagnaient. On notait parmi elles la jeune fille dont elle avait fait sa compagne, et un saint homme dont les exemples l'avaient entraînée, et qu'on appelait Petruccio. Après une première visite à l'église du Saint, ils allèrent déjeuner.
Or lorsqu'Angèle revint à l'église après son repas, elle tomba sur le seuil, proférant des cris inarticulés, inintelligibles. Ses compagnons de route la regardaient respectueux et tristes ; les moines avertis accoururent voir qui jetait ces cris, et Frère Arnaud qui faisait partie du couvent d'Assise, la contemplait avec humiliation et colère, sous les yeux de ses confrères, qui 
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savaient tous qu'elle était sa compatriote, sa parente et sa pénitente. Lorsqu'elle revint à elle, il lui enjoignit dans son courroux de n'oser jamais plus venir à Assise, dès lors qu'elle souffrait du haut mal, et défendit à ses compagnons de route de ne plus jamais l'y ramener.
Mais la curiosité et la conscience aidant, lorsque peu de temps après ses supérieurs le renvoyèrent au couvent de Foligno, il fit sur Angèle toute la pression possible afin de connaître la raison de ses cris ; et, après lui avoir promis le secret le plus absolu, il obtint qu'elle lui dirait tout. En résumé, dans ce voyage d'Assise, la Trinité était sensiblement venue en Angèle là-bas au delà de Spello, à la jonction de la route de Pérouse et du sentier qui monte à Assise, et avait causé avec elle le long de la route et dans la ville même, jusqu'à l'heure où, sentant partir le souverain bien, elle était tombée sur le seuil de la basilique, en essayant sans y réussir, de crier toujours : « Amour inconnu, tu n'y penses pas ! Et pourquoi me quittes-tu ainsi ? Et pourquoi ? Et pourquoi et pourquoi ? »
Cette fois Arnaud crut sa parente possédée. Il voulut noter tout ce qu'elle avait vu et verrait de merveilleux, pour le montrer à des hommes spirituels et prudents, qui décideraient de la nature de l'esprit qui agissait en elle. Et sous sa dictée et sa révision, il se mit au travail. Il continua son étude cinq années durant, jusque vers la fin de 1296, et nous donna la première moitié des oeuvres de sainte Angèle, que l'on pourrait intituler : (( A la recherche de l'Esprit. »

II. - SES SECRÉTAIRES.

Arnaud, qui écrivit de 1290 environ à 1296, fut le premier, le principal, le plus scrupuleux et le plus sévère des secrétaires,
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Il n'écrivit rien que sous la dictée d'Angèle, lui faisant répéter et expliquer ce qu'il n'avait pas saisi, discutant avec elle ses pensées et les contrôlant, les lui relisant plusieurs fois pour être certain de ne s'être point trompé, cherchant enfin l'approbation de Dieu même et de deux autres saints et savants religieux. C'est un secrétaire de tout premier plan auquel nous devons plus de la moitié des oeuvres de la sainte. C'est avec son travail qu'il faudra confronter tous les autres écrits d'Angèle pour en connaître la valeur.
Il écrit d'abord sur une petite feuille de papier ; elle est insuffisante. Angèle, inspirée, lui dit de prendre un gros cahier au lieu d'une petite feuille ; mais Arnaud, qui n'en croit rien, écrit sur deux ou trois feuillets restés inutilisés dans son livre de prières. Enfin, contraint par la nécessité, il fait un gros cahier, et y écrit le pèlerinage d'Assise d'abord, puis, au jour le jour, ce que lui confie sa pénitente. Mais ! quelle dure besogne que la sienne, et combien consciencieuse ! Voyez-le dans l'église à côté d'Angèle. Elle raconte, il écrit. Il est bien un peu méfiant pour débuter ; mais une grâce inconnue l'inonde tout de suite et lui donne la conviction. Est-il dans un état de conscience un peu trouble, tel jour où il a été scandalisé ? Il semble que quelqu'un coupe le fil du discours ; Angèle ne peut plus trouver ses idées. Il se confesse alors, et tout devient clarté pour eux deux. Mais Angèle dicte avec rapidité, et il écrit lentement ; elle narre des choses merveilleuses, et il ne les comprend pas I Alors, il retient l'essentiel, élague le reste, se fait répéter plusieurs fois les mots les plus importants, met presque tout à la troisième personne pour aller plus vite, puis il lit et relit son résumé à l'auteur pour s'assurer de la fidélité de son oeuvre. Hélas I lorsqu'à la place des merveilles qu'elle a vues en Dieu et qu'elle a traduites de son mieux, elle entend ce pauvre résumé, elle se sent très désappointée et ses appréciations n'ont rien 
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d'encourageant pour Arnaud. Dans un premier moment de surprise elle lui dit parfois : « Mais, je ne reconnais pas cela » D'autres fois : « Tu as écrit avec sècheresse et sans saveur. » Parfois encore et plus clairement : « Ces paroles-là sont obscures, et elles sont obscures parce qu'elles n'expliquent pas ce qu'elles contiennent. » Mais elle convient toujours que, s'il abrège beaucoup, il ne dit rien qui ne soit vrai.
Le pauvre moine a pourtant d'autres difficultés ! C'est Angèle qui, dans son dernier et plus haut état d'âme surtout, ne peut, à quelques secondes d'intervalle, ni se rappeler ce qu'elle a dit, ni le répéter. Ce sont les confrères d'Arnaud, qui murmurent de le voir assis et écrivant à côté de cette femme. Ils le lui font défendre par son gardien, puis par son provincial qui joint à la défense une grosse réprimande. Un jour il est en train d'écrire : pas de pitié, c'est l'heure de fermer l'église ! Une autre fois, à Assise, il y a une très importante révélation à noter ; mais Arnaud n'est là que de passage et n'a pas de papier sous la main. Il se garde bien d'en demander à un de ses frères ; il sait ce qui l'attendrait. Malgré cela il n'ose les blâmer : « Ils ne savaient pas ce que j'écrivais, dit-il, et quelles bonnes choses c'étaient ».
Jusqu'ici le religieux a écrit au jour le jour, quand et comme il a pu, donc sans ordre. Mais voici qu'il apprend de la compagne d'Angèle, que la voyante divise en trente pas ou trente états d'âme successifs qu'elle énumère, les jours vécus depuis sa conversion. Voilà bien le cadre dans lequel il va pouvoir ordonner son oeuvre ! Il décrit fidèlement les dix-neuf premiers de ces pas, esquisse le vingtième et annonce le vingt et unième. Le vingtième est justement celui dans lequel se place le fameux pèlerinage d'Assise, qu'il a écrit tout d'abord. Sa pénitente avait fait vingt ascensions mystiques sans lui en dire un mot ; c'est ce qui nous frappe aujourd'hui. Il est, lui, préoccupé d'autre
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chose ; car c'est précisément à commencer par ce vingtième pas que sa mémoire lui fait défaut. Il ne se rappelle plus très exactement le caractère distinctif des onze derniers degrés qui lui restent à décrire ! Que faire ? Ces degrés représentent exactement les années où il a pénétré dans l'âme d'Angèle. Or, il se rappelle nettement avoir alors vu en elle sept pas ou états d'âme. Il nous les décrit avec son exactitude habituelle, et laisse de côté les quatre autres que l'éloignement ou le silence d'Angèle a pu soustraire à ses regards. C'est ainsi qu'il nous donne en tout vingt-six pas, au lieu des trente annoncés d'abord.
Chacun des sept pas supplémentaires résume et manifeste un genre spécial de relations entre Dieu et la voyante. Ce sont, par ordre : la familiarité, l'onction, l'enseignement, la réforme, l'union, les tourments, l'ineffable. Ces mots disent peu de chose par eux-mêmes, mais lorsque l'oeil humain contemple les merveilles qu'Arnaud a disposées au-dessous, il est pris de vertige. Il y a là des visions qu'on ne trouve ni chez sainte Thérèse, ni chez aucun autre saint, et qui font d'Angèle un guide absolument unique dans le monde de l'au-delà.
Le premier et le deuxième pas de cette seconde série ne sont que le vingtième et le vingt et unième, esquissés ou annoncés plus haut ; le sixième et le septième nous sont très précieux parce qu'ils nous donnent, à quelques mois près, la date où Arnaud acheva son oeuvre et la fit approuver. Le sixième et le septième pas furent, en effet, vécus simultanément, les faits ineffables du septième ayant:précédé de peu, mais aussi suivi, les tourments du sixième.
Or, ce sixième pas « commença peu de temps avant le pontificat du pape Célestin », élu le 5 juillet 1294, et il dura deux ans. Approximativement donc, il commença au début de 1294, et finit de même au début de 1296. Par conséquent, c'est après cette dernière date, et en 1296 au plus tôt qu'Arnaud déposa 
PRÉFACE	XIII
la plume et fit approuver son écrit, pendant qu'Angèle vivait toujours dans les splendeurs divines du septième pas, mais aussi dans la méfiance fidèle des confrères de l'écrivain : il en témoigne encore à sa dernière page.
Nous continuerons d'appeler Frère Arnaud celui qui remplit le premier l'office de secrétaire d'Angèle. Notre manuscrit le désigne par un A, et c'est cet « A » que la tradition a traduit par Arnaud. Je sais que la compilation de Pérouse l'appelle Adam ; mais je sais aussi toutes les fantaisies que s'est permises l'auteur de cette adaptation italienne du latin original, et la confiance qu'il mérite. Au surplus, Adam, équivalent de « homme », peut fort bien vouloir dire ici : on, un tel. Le compilateur embarrassé aurait traduit honnêtement frère A. par frère un tel.
De 1296 à sa mort en 1309, d'eux-mêmes ou sous la dictée de la sainte, d'autres hommes recueillirent des faits de sa vie et certains de ses enseignements ; et ainsi fut composée la seconde partie des oeuvres de la grande mystique. Pourquoi Angèle n'écrivit-elle rien de sa main, en dépit des avanies nombreuses qu'elle eut à subir du fait qu'elle se servait d'un secrétaire ? C'est évidemment que cette femme cultivée qui lisait et entendait certainement le Missel latin, ne savait pas écrire. C'était un cas fréquent au moyen âge.
Il s'en faut de peu que nous ne trouvions un secrétaire pour chaque pièce de la seconde partie de l'ceuvre d'Angèle. Il est aisé de les reconnaître à leur style simple ou ampoulé, à des mots qu'ils affectionnent et qu'ils répètent à satiété. Celui-ci a un faible évident pour les mots respectus et resguardus ; cet autre est pour la dispensatio divina ; ce troisième, pour les poignards ou couteaux, cultelli, qui blessaient le Christ dans sa Passion ; et celui qui a écrit le prologue In Nomine Beatissime Trinitatis, a le don de se perdre en phrases prétentieuses, et
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aussi en explications qui n'expliquent rien comme il a le bon sens de le reconnaître.
Du point de vue de l'exactitude avec laquelle chacun de ces hommes a rendu la pensée d'Angèle, Fr. Arnaud tient encore le premier rang en vertu de toutes les garanties dont il s'est entouré. Il ne nous livre pas toute la pensée d'Angèle : il le proclame ; mais ce qu'il nous en fait connaître est exact : la voyante et son secrétaire sont d'accord sur ce point. Nous pouvons le suivre les yeux fermés.
Après Arnaud, viennent ceux qui ont écrit, comme lui, sous la dictée de la sainte, qu'il s'agisse de lettres ou de documents doctrinaux. Ils ont évidemment traduit en leur latin particulier ce qu'Angèle leur dictait en italien ; mais on sent chez eux couler nette et rapide sa propre pensée telle qu'on l'a vue chez Arnaud. On sent qu'ils ont écrit une même pensée sous la dictée d'une même personne, et qu'elle peut bien avoir révisé leur travail en se le faisant relire. Nous dirons que sous le vêtement du latin qui est propre à chacun d'eux, on sent les formes de la pensée d'Angèle. Nous pouvons les suivre en confiance eux aussi.
Viennent en dernier plan, ceux qui ont recueilli les pensées ou discours de la voyante en son absence, et probablement sans lui en parler, comme l'auteur déjà cité du prologue In Nomine Beatissime Trinitatis, qui donne trop de louanges à notre bienheureuse pour les lui avoir jamais lues. Ceux-ci ont certainement moins bien rendu sa pensée, et mis d'autant plus du leur qu'ils étaient plus éloignés de sa parole et de son regard. Dans son ensemble, leur travail représente sûrement les pensées d'Angèle, connues de ses familiers, puisque ceux-ci les ont recueillies et classées parmi ses oeuvres. Mais il se pourrait que sur tel point particulier, l'écrit du secrétaire ne correspondît pas exactement à la pensée de la voyante. Nous croyons 
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avoir de cela un exemple à propos de la pauvreté du Christ.
Sur la fin du troisième pas supplémentaire, Angèle raconte à propos d'un certain frère « de la Marche », que Jésus lui dit soudain : « Tant que l'homme vit, il doit toujours conserver son bien. Eh bien il doit de même avec grande sollicitude rendre le bien d'autrui et n'en rien mêler au sien. Et (après avoir cité l'exemple de sa Mère) il citait son propre exemple, et montrait comment il avait conservé ce qui lui appartenait, bien qu'il n'eût besoin de rien parce qu'il était toujours en Dieu le Père et que Dieu était en lui /1. » Le Sauveur a toujours conservé son bien, et malgré que ce ne lui fût pas nécessaire : voilà la pensée authentique d'Angèle, écrite par Arnaud et revue par elle.
Par contre, le secrétaire qui a rédigé le long écrit sur la pauvreté, dit : « Le premier degré de la très parfaite pauvreté du Christ, qui est la voie et le Maître de l'âme, fut qu'il voulut vivre et être pauvre de toutes les choses temporelles de ce monde, de sorte qu'il ne se réserva ni maison, ni vigne, ni terre, ni possession, ni monnaie, ni fortune, ni culture, pas même une écuelle ou quelque autre objet en propre /2. » Il semble bien que cet homme nous livre ici ses idées en croyant transmettre la pensée de la bienheureuse. A une époque où la pauvreté du Christ agitait le monde comme aujourd'hui l'idée de la paix, le fait pouvait se produire.
Si le morceau italien que le professeur Mazzatinti a découvert à Florence, dans le codex Panciatichianus, était vraiment d'An-

1. « Et ponebat exemplum similiter de se ipso, quomodo retinuit suum, quamvis non indigeret quia ipse semper erat in Deo Patre et Deus erat in se ». F° 12, r. b.

2. « Et primus gradus… fuit, quia voluit vivere et esse pauper omnium rerum temporalium istius mundi. Ita quod non reservavit Bibi nec domum, nec vineam, nec terram, nec possessionem, nec denarios vel pecuniam, nec massariam, nec scuteliam, nec aliam rem propriam ». F° 42, r. b.

xvi	ANGÈLE DE FOLIGNO
gèle, il le serait de la même manière /1. Le scribe aurait recueilli l'ensemble de la pensée de la sainte, et se serait permis d'y ajouter nombre de citations des docteurs, et, ce qui est plus fort, de la faire parler d'elle-même en s'appelant « une sainte âme, une sainte personne ». Il faut noter en tout cas que connue ou inconnue de ceux qui recueillirent les oeuvres d'Angèle pour les faire approuver, cette pièce n'a pas été admise par eux dans leur recueil.

IIII. LES MANUSCRITS.

Pas un instant nous ne songerons à retenir comme contenant les oeuvres d'Angèle le ms. 5620 de la Bibliothèque nationale, ni les 1176 et 1200 de celle de Pérouse. Le premier, qui vient des Célestins d'Avignon, nous donne le texte des Bollandistes : nous dirons §§. VI, 2, IX, X, pourquoi nous l'éliminons. Quant aux deux autres qui ont appartenu aux Clarisses pérugines de Monte Luce, c'est leur éditeur Mgr Faloci-Pulignani lui-même qui nous dira leur valeur et la confiance que nous devons leur accorder. Voici ses paroles : « Cette traduction n'est donc point une version textuelle du latin, mais c'est une refonte, une amplification, une compilation des écrits de la bienheureuse, et c'est à cause de cela qu'on l'a appelée son livre : Le livre de la bienheureuse Angèle de Foligno.
« De fait, confronté avec le texte, il en reproduit souvent la pensée, mais presque jamais les termes. Souvent il résume, il dilue parfois ; et il indique parfois des circonstances qui ne se lisent nulle part ailleurs, au point qu'on se demande si le

1. Miscellanea Francescana, t. III, p. 81.

PRÉFACE	xvii
traducteur aurait eu sous les yeux une rédaction perdue /1. »
Après un tel aveu, nous avouons ne pas comprendre comment on pourrait voir dans cette compilation italienne le texte d'Angèle écrit en latin, ni pourquoi le P. Doncoeur en fait une autorité.
Les seuls manuscrits que nous retenions sont le 342 d'Assises le 1/141 du couvent irlandais de Saint-Isidore à Rome, le CXII de Sainte-Scolastique de Subiaco, le 2864-71 et le 2233 de la Bibliothèque royale de Bruxelles, le 398 du Museum Bollan-dianum, et enfin le 1741 de l'Université de Bologne, que, pour cause de brièveté, nous appellerons A, S, I, 131, B2, B3, B°. Tous descendent évidemment du manuscrit original ; mais tandis que A en vient certainement à travers un texte authentiqué pour la reproduction qu'on appelait EXEMPLAR, et que les quatre B en dérivent certainement par un manuscrit inconnu que nous appellerons X, il est impossible de dire si S et I en viennent avec ou sans intermédiaire. II est évident dès lors que nos sept manuscrits constituent trois familles, formées la première par A, la deuxième par S et 1, et la troisième par les quatre frères B.
Nous allons maintenant donner la concordance des textes de ces trois familles. Pour plus de brièveté et de clarté, B' représentera ses trois frères qui marchent dans le même ordre que lui, et nous ne donnerons que le début de l'oeuvre d'Arnaud dont l'ordre a été respecté par les trois familles A, S-1, B.

1. « Tale traduzione adunque non è una versione testuale dal latino, ma è una rifusione, una ampliazione, una compilazione degli scritti della Beata, eer ciô chiam3to il libro di essa : libro della Beata Angela da Foligno. Esso infatti, confrontato al testo, spesso ne riproduce il pensiero, quasi mai la parola. Spesso compendia : talvolta diluisce, talvolta indica circostanze che non si leggono altrove, da far sospettare che il traduttore abbia avuto sotto gli occhi una redazione perduta. » 11 libro della Beata Angela da Foligno pub-blicato da D. M. FALOCI PULIGNANI, Perugia, Unione Tipografica Cooperativa, 1918, p. 29.

xviii	ANGèLE DE FOLIGNO
Les notes prises par Arnaud pour étudier et découvrir l'esprit qui animait Angèle, constitueront la première partie de cette concordance et des oeuvres d'Angèle ; la seconde contiendra tout le reste des gestes et des enseignements d'Angèle contenus dans l'exemplar et reproduits dans A, qui est non seulement le texte officiel d'Angèle, mais encore la meilleure leçon que nous en ayons. Dans la troisième partie nous reje-terons des pièces que nous tenons pour absolument authentiques, mais qu'il a ignorées, et même la note Transiit autem que le copiste a jetée en cursive au bas du feuillet 48, parce qu'elle ne fait pas partie du texte officiel de A et ne lui est, en somme, qu'un appendice.
CONCORDANCE DES TEXTES A, S, 1, B' 
[Omission]

IV. - LES MANUSCRITS BI-, B2, B3, B°, OU LES QUATRE B.
Les quatre B ont vu le jour en Belgique ; et tout le long de l'oeuvre d'Angèle ils ont le même texte, le même ordre, les mêmes coupures et les mêmes lettres majuscules en tête des mêmes chapitres. Le plus jeune est le B° daté de 1485, et le plus ancien le IV qui fut achevé à la Toussaint de 1409. Le B3 porte à son folio 88r qui précède la vie d'Angèle, la date de 1413. Le B2 vit le jour en une année inconnue du même xve siècle.
Un premier mouvement porterait à faire du B' le père des trois qui suivent comme âge ; mais celui qui l'écrivit ayant pris soin de nous dire qu'il n'y donna que la main, force nous est
xx	ANGÈLE DE FOLIGNO
de conclure que nous avons là une simple transcription et non une rédaction, et que les quatre B sont frères. Le copiste a en effet terminé son oeuvre par ces mots : « Explicit anno Domini mococococoixo, circa festum omnium sanctorum, per manus fratris Arnoldi dicti Cortle (ou Cortfe). » Il suit de là que tous quatre dépendent d'un ms X, aujourd'hui inconnu, qui semble s'être trouvé en Belgique. Car c'est en ce pays que nous les trouvons tous à leur origine, celui de Bologne comme les trois autres.
Bi et B2 appartenaient aux Chanoines Réguliers « sancti Pauli in Zonia » ou de Rouge Cloître en Brabant, et sont à la Bibliothèque royale de Bruxelles. B3 qui, en 1607, était aux mains de Corneille Duijn d'Amsterdam, appartient aujourd'hui aux Bollandistes. Be fut la propriété des Chartreux d'Enghien ; mais, dès le xviiie siècle, semble-t-il, il était dans la famille bolonaise des Zambeccari, dont il porte, au recto du quatrième folio de garde, les armes surmontées du chapeau épiscopal. Il est maintenant à l'Université de Bologne.
Les quatre B nous présentent l'oeuvre de frère Arnaud dans le même ordre que A et S ; mais pour le reste des écrits d'Angèle, ils ont un ordre qui leur est propre. Ils contiennent comme S le testament et la mort de la bienheureuse, absents de A ; mais il leur manque encore quelques pièces que SI sont seuls à posséder. Il est donc acquis qu'ils dérivent de l'original par une voie particulière qui n'est ni celle de SI, ni l'exemplar reproduit par A. C'est cette voie ou ce ms. que nous désignons par un X.
Ces quatre B ont ceci de spécial que celui qui en fut l'auteur a éliminé de son travail la partie historique des oeuvres d'Angèle sans essayer d'aucun arrangement sur la partie doctrinale qu'il conservait. Aussi leur témoignage a-t-il une réelle valeur pour les documents qu'on y trouve.
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Au point de vue codicographique, ces manuscrits se présentent comme il suit :
Bi contient 182 pages de 0,18 X 0,13. Ses lignes sont soulignées à la mine de plomb ; ses titres comme ses initiales sont écrits en rouge, sans ornements ; son écriture est du xve siècle. Le feuillet de garde porte au recto le chiffre 6, et au verso, d'une main du xve siècle : Liber monasterii sancti Pauli in Zonia, sive Rubeaevallis prope Bruxellam. La date est écrite au folio 77r où on lit : Explicit anno Domini M°CCCC°IX° circa festum omnium sanctorum, per manus fratris Arnoldi dicti Cortle (ou mieux Cortfe).
La vie d'Angèle s'achève au fol. 77r, et est suivie d'une Vita fratris Rogerii qui va de fol. 80r à 94r.
Au fol. 177r on lit à nouveau le titre de propriété déjà inscrit sur la page de garde.
B2 a 178 feuillets qui sont, dans leur ensemble, de papier au filigrane de la tête de boeuf, avec deci delà, plusieurs feuillets de parchemin. Il mesure 0,140 X 0,099. Il est du xve siècle, sans qu'on puisse lui assigner une date précise. Il est actuellement enfermé dans une demi-reliure moderne au dos de maroquin rouge.
On lit, au verso du fol. 1 la totalité des matières et l'inscription suivante : Liber monasterii sancti Pauli in Zonia canonicoram regularium prope Bruxellam; reddatur ei » et au fol. 171" : Liber monasterii sancti Pauli in Zonia sive Rubeaevallis.
Du fol. 2r au 82 on a : Gerardus de Zutphania, Devotus Tractatulus de spiritualibus ascensionibus.
Le fol. 8 est blanc. La vita beatissime Angele de Fulgineo va du fol. 84r au 171v. Enfin du fol. 172 au 178" on trouve les traités : De septem peccatis mortalibus, decem praecepta decalogi, profectus religiosi. — Extracta.
Nous ne pouvons donner une description complète du B3
xxii	ANGèLE DE FOLIGNO					
que nous n'avons pas eu en mains. Il fait aujourd'hui partie du Museum Bollandianum des Pères Jésuites, où il porte le n° 398, après avoir appartenu à Bollandus, et antérieurement à Corneille Duijn d'Amsterdam. On lit, en effet, à son fol. 2 : Liber Cornelij Duijn Aérnstelredamensis Hague Comitis Hollan-diae, anno Domini M.D.C. VII . Il contient plusieurs vies de saints. Au fol. 88r, à la fin de la vie de sainte Marguerite, on lit que cette vie a été achevée d'écrire en la fête de saint Pierre-ès-Liens (1er août )1413. La vie qui suit immédiatement cette date est celle d'Angèle de Foligno.						
B° vit le jour en 1485. 11 porte, en effet, au fol. 168" à la fin de la vie de sainte Catherine, qu'elle fut achevée en la fête de saint Valentin (7 janvier) 1485: Anno Domini MCCCCLXXXV, ipso die sancti Valentini Martyris.						Au fol. 230 nous trouvons la note finale : Transivit venerabilis
C'est un in-4° de 245 X 172, qui contient, après quatre feuillets de garde laissés en blanc, 232 feuillets répartis en 8 fascicules de 29 pages chacun. Au tiers du premier fol. de garde, une écriture de l'époque du ms. porte : Vita Katherine de Senis et Angele de Fulgineo. Au recto du e feuillet de garde, une main du xve siècle aussi a écrit : Liber domus capelle bme Virginis juxta Angiam ord. Carth. On voit au-dessus, imprimé, et au Xvine siècle semble-t-il, le cachet d'un des possesseurs, aux armes de la famille bolonaise des Zambeccari, surmontées du chapeau épiscopal.					
Chaque page contient régulièrement 31 lignes noires d'une écriture semigothique assez grosse, qui n'est sûrement pas italienne. Les rubriques et les paraphes sont en rouge, et les initiales sont aussi marquées (segnate) de rouge.						
Le dernier feuillet écrit est le 230, et les deux qui suivent sont en blanc.					
La vie de sainte Catherine qui commence au fol. Ir (Raymondo de Capua) Vita Katherine de Senis, prend fin au fol. 168r, suivie	de la date donnée ci-dessus. Entre les ff. 169r et 230r, nous avons la vie d'Angèle de Foligno. Au fol. 169r, nous trouvons successivement : Incipit prologus in vitam beatissime Angele de Fulgineo ordinis sancti Francisci. Vere fldelium experientia probat... Dixit quedam fidelis Christi quod colloquendo de Deo...

V. — LES MANUSCRITS S ET I.

Ces deux mss. se ressemblent en ce qu'ils contiennent l'un et l'autre des pièces qu'ils sont seuls à reproduire, et certaines leçons que nous tenons pour interpolées, comme nous le montrerons au § X. C'est ce qui les place dans une même famille. Mais ils se distinguent par l'ordre absolument différent dans lequel ils nous présentent les pièces de la seconde partie, et par les incipit et les explicit de la première partie, aussi brefs que possible, dans S, tandis que dans I ils sont très prolixes, et, par leur teneur, beaucoup plus rapprochés de A que de S.
Autant que permettent de l'affirmer les mutilations de I, les auteurs des deux mss. ont copié les mêmes pièces. Mais S, plus jeune d'un siècle, descend-il de I ou de l'original lui-même ? S et I descendent-ils tous deux directement de cet o*ginal ou d'un ms. dérivé de lui ? Voilà ce que rien ne permet actuellement de décider. Car si l'original avait sa seconde partie écrite sur des pièces détachées qui ont permis des transcriptions dans un ordre distinct, le fait était encore possible avec une de ses copies ; et les leçons interpolées ont aussi bien pu être ajou-
xxiv	ANGÈLE DE FOLIGNO
tées tardivement en marge de l'original, que dans le corps d'une copie à l'époque de sa transcription.
S, qui porte la date de 1496, est le plus récent de nos manuscrits. Ses 190 feuillets écrits sur deux colonnes, et numérotés de chiffres arabes au recto, sont enfermés dans une antique reliure, au dos de laquelle on lit : « Vite SS. Angeline de Fulgineo, S. Francisci, et Catherine Senensis. » Ce titre, pour être complet, devrait mentionner les révélations de Notre-Dame à une bienheureuse Élizabeth. Les feuillets sont de papier, et le volume mesure 0,28 1/2 X 0,20.
Les matières traitées y sont disposées comme il suit :
ff. 1-60r : De Bta Angelina de Folingnio.
ff. 60N-107r : Incipit vita Bi Francisci.
ff. 107v-188r : Vita B. Katherine de Senis.
ff. 188"-190r : Revelationes domne nostre beate Elizabeth.
S. nous donne tous les écrits d'Angèle contenus dans A et, en plus sept pièces dont la dernière lettre et le récit des derniers moments, qui lui sont communs avec les quatre B, et quatre documents qu'il est seul à posséder.
S a consacré la moitié de sa première colonne à l'approbation que le cardinal Jacques Colonna donna aux oeuvres d'Angèle, et lui assigne une date que nous n'acceptons pas : on le verra plus loin. Suit immédiatement le prologue : « Vere fidelium experientia », qui ouvre l'oeuvre de fr. Arnaud. Contrairement à ce que nous voyons dans A, aucun des pas spirituels décrits dans S n'est divisé en paragraphes. Tout au plus trouve-t-on, entratchaque pas, une formule comme celle-ci (fol. 8rb) : « Explicit primus passus, incipit secundus. » La seconde partie commence au fol. 29rb, par les mots : « Secuntur exhortationes salutifere. » Quant à l'ordre suivi, s'il est le même que celui de A dans l'écrit d'Arnaud, il en diffère beaucoup dans le reste du ms. On le verra en se référant à la concordance donnée plus haut. Nous 
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dirons pourquoi ce ms. a une valeur inférieure à celui d'Assise, lorsque nous donnerons la raison de cette édition au § X.
I est, nous l'avons dit, le codex 1/141 du couvent des Franciscains irlandais de Saint-Isidore à Rome.
Ce ms. de la fin du xive siècle mesure 133 mm. X 93 mm. et est écrit en caractères gothiques sur parchemin. Il a en tout 107 folios. Il nous donne du fol. 1 r au fol. 97e, les oeuvres d'Angèle de Foligno, et de 98r à 107r les révélations d'Éli-zabeth de Schoenau.
La numération fut faite tardivement et sans tenir compte qu'il manquait au début de l'oeuvre d'Angèle un premier fascicule de 10 feuillets, et 9 feuillets du second. De même à la fin, entre les feuillets 96 et 97 il manque les 8 feuillets intérieurs, du dernier fascicule.
Ainsi le texte de I commence au début du 21e pas, qui est le 2e pas supplémentaire ou de l'onction, là où Angèle dit la joie que lui causaient les yeux de Dieu fixés sur elle : « Et dele-ctabant me plus quam possum dicere. » Tout ce qui précède dans notre édition, fait défaut ici. L'approbation reproduite cent ans après dans S, existait-elle ici ? Personne ne saurait le dire.
La seconde lacune commence au fol. 96 avec la fête des Anges de septembre, et prend fin au fol. 97 au milieu du morceau : De inflatura, dont les Bollandistes ont fait une préface. Il y avait donc là la fin de la première de ces deux pièces certainement, et probablement le récit d'une maladie d'Angèle, une lettre à ses fils sur la tribulation et une autre à un fils qui lui a écrit de Spello, une réponse à une consultation sur la communion fréquente, et enfin, le testament et la mort, que l'on trouvera aux pages 329, 489, 491, 500, 510, 522.
On sait en quoi I se rapproche et se distingue de S, son puîné ; nous l'avons dit.
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Ajoutons que Wadding l'a connu, et que le titre moderne qu'il porte en tête de son premier folio, est probablement de la main du célèbre annaliste franciscain.

VI. - LE MANUSCRIT A.

1. — Description.
C'est le codex 342 de la bibliothèque communale d'Assise. Il contient 6 cahiers renfermant en tout 52 ff. à quatre colonnes, foliotés (les ff. 51-52 sont demeurés blancs ainsi que presque tout le verso du fol. 50). Dimensions : 249 x 178 mm. Écriture du mye siècle. La reliure est en parchemin comme le ms. L'écriture est toute entière de la même main, sans autre différence que celle que donne la fatigue. Le titre est écrit sur la couverture, mais du côté de la fin ; il est de la même main, mais en caractères plus gros : Liber sororis Lellae de Fulgineo de Tertio Ordine Sancti Francisci, [Solairio y°.
Un texte à l'encre rouge qui tenait la moitié de la première colonne a été effacé et demeure illisible. A la suite commence le texte : Incipit prologus in librum de vere fidelium experientia... L'oeuvre se continue avec les titres en rouge et se termine au premier quart de la première colonne, fol. 50 y° : Et primum ydolum faciunt de divino lumine sibi dato. Deo gratias. Amen. A la fin du 6e cahier le scribe a ajouté : In isto libro omnes qua-terni sunt vj.
A noter en outre les inscriptions suivantes qui sont d'écritures différentes :
1° Sous le titre de la couverture, quatre lignes, d'une écriture beaucoup plus récente mais absolument indéchiffrable.
2° En tête du fol. 1, écriture de la seconde moitié du mye s. : PRÉFACE	xxvii
Iste liber fuit mihi datus pro incognito et ego nondum potui per-quirere quid sit.
3° Sous cette première ligne, on lit cette autre que Mazza-tinti attribue à une main du xvite s.: Compendium vitae et reve-lationum et documentorum B. Angelae de Fulgineo, 3 ord. S. Fr.
4° Sur le fol. de garde une écriture récente mentionne que le ms. a été imprimé à Foligno en 1742, puis par les Bollandistes. L'auteur de cette note croyait évidemment que Boccolini avait publié tout ce que ce ms. contenait d'inédit.
2. — Sa valeur.
Ce qui est très particulier à ce manuscrit et en fait la gloire, c'est que sa valeur est unique, et se voit du premier coup d'oeil.
Nous venons de la constater en face des interpolations de S. Il faut ajouter que, de cette valeur, A porte avec lui la preuve écrite de la main qui l'a copié ; tandis que nous ne connaissons celle de SI et des quatre B que lorsque nous les confrontons avec A, et que nous constatons qu'ils lui sont conformes. Au point de vue de la valeur, A se suffit ; il n'en est pas de même de SI et des B. Nous aurions pu avoir SI et les quatre B, que nous n'aurions pu connaître leur valeur respective ni dans lequel d'entre eux il nous fallait chercher les oeuvres d'Angèle ; A au contraire nous révèle à son neuvième feuillet qu'il fut copié sur un texte revu et authentiqué pour la reproduction, sur un exemplar. Le copiste avait trouvé en marge de cet exemplar, et presque à la fin d'un paragraphe resté sans titre, le titre qui, d'après lui, aurait dû précéder ce morceau. Il le plaça dans son texte scrupuleusement, en face de l'endroit où il l'avait trouvé, et en coupant pour ce faire la phrase commencée. Mais il écrivit en marge, et en cursive cette fois : « Je me demande
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si ce titre ne devrait pas être en tête du présent chapitre, avant Item. Mais dans l'exemplar il était en marge et sans signe. » C'est ainsi que nous savons à n'en pouvoir douter que A fut copié sur un texte officiellement authentiqué des oeuvres d'Angèle, et que ce sont bien elles qu'il nous donne. C'est de là que nous sommes partis pour affirmer que les Bollandistes ne nous donnent que des extraits doctrinaux d'Angèle, et pour soutenir et réitérer au P. Doncceur que A ne nous offre pas le moins du monde un brouillon mais les oeuvres mêmes de la bienheureuse ; c'est d'après leur plus ou moins grande conformité avec A que nous dirons que SI contiennent des pièces qui n'étaient pas dans l'exemplar officiel, que les trois B sont incomplets, et que les manuscrits italiens édités par Mgr Faloci-Pulignani ne sont, comme il le dit lui-même, qu'une compilation.
Il faut par ailleurs reconnaître que la copie A a été faite soigneusement, nous pourrions dire avec scrupule : la note que nous venons de reproduire en est une première preuve. De même, lorsqu'au folio 48 il note la date de la mort d'Angèle, c'est en marge et en cursive toujours. De même encore, il laisse de côté le testament et le récit de la mort de la bienheureuse, qu'il devait cependant connaître par quelque autre voie puisqu'il en extrayait la date de la mort qui les termine dans les autres manuscrits. Il faut enfin noter, comme preuve de la fidélité du copiste et de l'exactitude de son travail, les mots assez nombreux qui ont été exponctués tout le long de son écrit. Aussi avons-nous pu démontrer ci-dessous, au paragraphe X, que son texte était meilleur que celui de S et devait être seul édité, partout où il n'était pas manifestement inintelligible.
PRÉFACE	xxix
3. — Ses origines.
Nous avons dit dans la Revue d'histoire franciscaine comment ce manuscrit semble avoir été écrit pour un particulier, des mains duquel il tomba aux mains d'un tiers qui en ignorait le contenu, puis d'un autre qui écrivit en tête de son premier feuillet : « Ce livre m'a été remis comme chose inconnue, et moi je n'ai pas encore pu voir ce qu'il contient. » Ce n'est qu'ensuite qu'il passa dans la bibliothèque privée du Sacro Convento où nous le trouvons le 1 er janvier 1381, en haut de l'armoire placée du côté de l'Orient, presqu'à l'extrémité du cinquième et avant dernier-rayon, sous le numéro CCXI, et le premier des quatre volumes marqués de la lettre N. A cette date l'inventaire le signalait comme il suit : « Liber sororis Lelle de Fulgineo, ordinis continentium sine postibus. Cujus princi-pium est : Vere fidelium experientia probat. Finis vero : Et primum ydolum faciunt de divino lumine. Deo gratias, in quo omnes quaterni sunt sex.-N. »
Le fait qu'il ait pu passer, — et comme chose inconnue, —en plusieurs mains avant que nous le trouvions au Sacro Con-vento en 1381, montre qu'il a été écrit un assez grand nombre d'années avant cette date, et forcément à une époque rapprochée de la mort d'Angèle arrivée en 1309.
Le célèbre manuscrit resta au Sacro Convento jusque vers 1880, qu'il passa à la bibliothèque communale d'Assise qui le conserve aujourd'hui sous le numéro 342. Au cours des temps, il fut connu de Jacobilli au xviie siècle, étudié par Boccolini au XVIIIe, en attendant qu'au xxe siècle il fût feuilleté et méconnu par Leto Alessandri, noté par le cardinal Ehrle, négligé par Mgr Faloci-Pulignani, apprécié et révélé par nous. Si grande était la confiance accordée aux Bollandistes, que pendant des
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siècles les uns avaient passé auprès de ce trésor sans même lui accorder un regard, les autres sans vouloir en reconnaître la valeur.
4. — Son contenu.
L'oeuvre est divisée en deux partjg très distinctes, dont l'une va du folio 1 recto au verso du folio 26, et l'autre du recto du feuillet 27 au verso du feuillet 50.
La première d'entre elles qui fut écrite avec le plus grand soin
pour	d'étudier l'esprit qui agissait en Angèle et de porter un jugement définitif sur ses voies, nous présente un résumé de la vie intérieure de la bienheureuse pendant les années 1285-1296. Elle divise ces onze années en vingt-six pas ou transformations spirituelles, dont les sept dernières sont décrites avec beaucoup de détails. C'est ainsi qu'elle occupe plus de la moitié de l'oeuvre totale.
La seconde partie nous donne les enseignements de la bienheureuse avec quelques faits encore. Nous y trouvons successivement :
1° Des douleurs du Christ ; — de la prière ; — des privilèges de la Vierge ; — de la pauvreté ; — de deux enseignements de saint François.
2° Le premier signe du véritable amour.
3° Pèlerinage à la Portioncule et maternité spirituelle d'Angèle. 4° Sentences de l'abbé Evagrius, mises là par un copiste.
5° Les 3 degrés ou échelles de l'oraison et les transformations qui les accompagnent.
6° La connaissance de Dieu et de soi.
7° La pénitence.
8° Une messe dans Saint-François le 1 er août 1300.
9° A la Portioncule le 2 août 1300.
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10° La dernière messe de frère Arnaud.
11° Les anges distributeurs de Dieu, 29 septembre 1300.
12° Une maladie d'Angèle et de sa compagne.
13° Le 2 février 1301.
14° Le 3 février 1301.
15° L'âme qui aimerait sans malice : mercredi saint 1301.
16° Lettre à des fils spirituels sur l'humilité.
17° Se recueillir en Dieu.
18° A des fils sur les raisons de son silence.
19° Aux fils sur l'amour de la croix.
20° Même sujet.
21° Même sujet.
22° A un fils sur l'amour de la croix et la ferveur.
23° Des sept signes de la transformation de l'âme au Christ.
24° Comment Dieu donne parfois à l'âme liberté de faire ce
qu'elle veut.
25° Ce qu'une âme devrait voir dans l'Eucharistie.
26° Quelle nouveauté contient l'Eucharistie.
27° Comment l'âme devient conforme à Jésus.
28° Lettre à des fils sur l'humilité.
29° A des fils : l'homme est châtié par où il a péché.
30° Les transformations imposées à ceux qui aiment.
31° De trois choses qui révèlent l'amour de Jésus dans
l'Eucharistie.
32° A des fils qui se sont relâchés.
33° Des dangers de l'amour spirituel.
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5. — Sa chronologie.
Qu'il y ait une chronologie dans l'ouvre d'Angèle, nous l'avons démontré dans la Revue d'histoire franciscaine'. Le fait est
palpable pour la première partie divisée en pas successifs, dont les dix-neuf premiers vont de 1285 à 1291, et les sept derniers de 1291 à 1296.
Moins évident, ce fait n'est pas moins certain dans la seconde partie. Il est évident que les documents qui s'alignent à la suite de l'oeuvre d'Arnaud n'ont point été classés par ordre de matière. Quatre feuillets doctrinaux, cinq feuillets historiques, quinze feuillets doctrinaux à nouveau : du point de vue des sujets traités, c'est aussi désordonné que possible. Et vous noterez que les mêmes doctrines sont dispersées en divers coins du manuscrit, de sorte qu'il est impossible de parler d'ordre doctrinal. Or, ce désordre indéniable est, à notre avis, la preuve d'un classement chronologique que A a conservé et dont il nous fournit la preuve.
Par exemple, les dix faits qui vont d'une messe dite dans l'église Saint-François à Assise à un mercredi saint, s'échelonnent du 31 juillet 1300 au 29 mars 1301.
Un autre fait nous conduit à la même conclusion. Au folio 37r le copiste avait transcrit la lettre : Tres sunt transformationes sans l'accompagner d'aucune remarque. Mais voici qu'au recto du folio 46, à la fin de la lettre Ego sum accecata, il ajoute sans transition ni coupure et de la même écriture : « Hic debet esse illa lictera que supra sic incipit : Tres autem sunt transfor-mationes, et cetera, ubi est tale signum. » Il n'a écrit cela ni en marge ni en cursive comme il l'a fait pour les deux notes tou- PRÉFACE	xxxiii
chant l'exemplar et la date de la mort d'Angèle. Bien plus, le signe qu'il dit exister neuf feuillets plus haut à la lettre Tres sunt transformationes, et qui est une barre embrassant les trois lignes occupées par la note, ne s'y trouve pas le moins du monde. Tout ceci nous montre que cette note n'est pas du copiste, mais de ceux qui classèrent les oeuvres d'Angèle. Au fol. 37, il a passé sans reproduire ce signe dont il ne savait pas le sens et ne voyait pas l'utilité ; et il l'a mentionné d'après son exem-plar au fol. 46 sans songer à revenir en arrière pour le reproduire. De toute évidence il y a dans ces œuvres un classement : cette note le prouve elle aussi, posée là par les auteurs de cet ordonnancement. Or, comme cet ordre n'est sûrement pas doctrinal, nous l'avons dit et montré, il ne peut être que chronologique.
Ceci encore ne nous est révélé que par le manuscrit d'Assise. Seul il a pu nous dire quelles étaient les oeuvres authentiques d'Angèle ; seul, pour toute la seconde partie, il a pu nous indiquer l'ordre où nous devions les placer. Le tableau qui suit donnera au lecteur les principales dates de la vie de la sainte.
1. T. II, Janvier 1925, pp. 21-35.

PRÉFACE	xxxv

VII. — LA COLLECTION ORIGINALE.

1. — Ce qu'elle était.
D'après ce que nous savons de nos manuscrits, nous pouvons partiellement connaître ce que fut l'original des oeuvres d'Angèle. Par exemple, de ce que A, S et X (conservé dans les quatre B) suivent absolument le même ordre dans toute la première partie, tandis qu'ils ont chacun leur façon de classer le reste des documents, nous concluons que, dans la collection originale, les documents étaient placés côte à côte comme ils pourraient l'être dans une reliure mécanique ou dans un carton, suivant un ordre chronologique, qu'ils conservaient encore à l'époque où on copia sur eux l'exemplar. Mais, le temps et les hommes aidant, ils furent manipulés et déplacés tant et si bien que pour la seconde partie, composée de pièces d'origine diverse, SI et X nous offrent chacun un ordre autre que celui de A.
2. — Son contenu et son approbation.
jusqu'après l'approbation et tout au moins à l'époque où on copia sur lui l'exemplar, l'original ne contenait ni le testament ni la mort d'Angèle, ni la fin de la lettre Desidero multum, ni les six autres documents que A n'y a pas rencontrés. Quelques-unes de ces pièces avaient été délibérément éliminées : c'est le cas pour les dernières lignes de la lettre Desidero multum, et très probablement aussi pour les lettres 0 intimate anime mee et De tribulatione quam patimini ; et nous en voyons bien les raisons. Le Testament et la Mort pouvaient bien n'être point encore rédigés, et les autres documents n'auront été remis que

[Tableau omis]

xxxvi	ANGÈLE DE FOLIGNO
plus tard au détenteur du recueil. En somme, l'original fut un certain temps incomplet parce que cjuelques pièces en étaient délibérément écartées et que d'autres ne lui avaient pas encore été adjointes.
Nous avons dit que ce dossier fut constitué dans les dix-huit mois qui suivirent la mort d'Angèle en vue de l'approbation de ses oeuvres par le cardinal Colonna ; nous maintenons notre affirmation.
Elle ne tiendrait sûrement pas, si l'approbation de J. Colonna n'avait été donnée qu'à la première partie de l'oeuvre et avant mai 1297 comme le veut le P. Doncœur. Mais voilà ce qu'on ne prouvera pas. Le manuscrit de Subiaco dit bien dans la note qui précède son récit : « Infrascripta per dnum Jacobum de Columpna diaconum cardinalem, antequam cum summo Pontifice in scandalum incideret, et per viij Fratres Minores famosos lectores visa et lecta fuerunt. » D'après lui, l'approbation aurait été donnée par Colonna avant ses luttes avec Boniface VIII, un certain temps avant ce 10 mai 1297 où le pape le déposa du cardinalat ; et elle ne couvrirait que la première partie des oeuvres d'Angèle.
Nous ferons remarquer que S (qui porte la date de 1496) est venu deux siècles après les faits dont il parle pour fixer une date où l'erreur est aisée. Le P. Doncceur affirme bien que cette note de S « est précisément l'approbation grattée dans le ms. d'Assise ». Mais voilà ce qu'il faudrait prouver, et ce n'est pas fait que je sache. Je ne vois même pas du tout pourquoi on l'aurait grattée, si elle ne contenait que cette notice si peu faite pour troubler qui que ce fût. Jusqu'à nouvel ordre, la note de S n'est point soutenue par A ; et elle reste une note tardive venue deux cents ans après le fait nous donner une date prêtant aisément à l'erreur.
Mais quand vraiment aurait eu lieu cette approbation ? Le 
PRÉFACE	xxxvi
25e pas d'Angèle se termine vers juin-juillet 1296, le 26e lui survit, et c'est alors seulement qu'Arnaud termine son oeuvre à la fin de l'été de 1296 au plus tôt. J. Colonna est privé de son cardinalat le 10 mai de l'année suivante, et il était, à cette date, en guerre ouverte avec Boniface VIII depuis assez longtemps et traqué par lui. Quand donc, entre l'achèvement de l'oeuvre d'Arnaud et la rupture entre Boniface et Colonna, ce dernier et les huit lecteurs franciscains auraient-ils trouvé le temps de « voir et de lire » l'oeuvre d'Angèle ? Avouez que les circonstances et l'état d'âme du cardinal ne se prêtaient guère alors à ces profondes et pieuses études. Les amis d'Angèle auraient été bien mal inspirés en faisant approuver ses oeuvres par un prélat si mal en cour à cette heure. C'eût été leur vouloir l'indignation du pape.
Avouons de même, que la suspicion qui pesait encore sur Angèle lorsqu'Arnaud termina son oeuvre, ne nous permet pas de voir comment on lui eût, et tout de suite, accordé tant d'attention.
Nous citerait-on par ailleurs à cette date, en Italie, un mystique dont les oeuvres aient été approuvées de son vivant ? Il est certain que les révélations de Marguerite de Cortone morte le 22 février 1297 ne furent approuvées que le 15 février 1308, et par Hubertin de Casal et le cardinal Napoléon Orsini, amis l'un et l'autre de J. Colonna.
Comment surtout Arnaud, qui notait à la fin de son oeuvre l'approbation de deux religieux familiers d'Angèle, n'y eût-il pas joint une approbation aussi importante que celle de huit lecteurs fameux et du cardinal Colonna accordée à moins de six mois de là ? Comment Hubertin ne l'eût-il pas mentionnée, à la honte de ceux qui médisaient de sa mère tant aimée, quand il les flagellait en tête de son Arbor vitae ?
Enfin, partout où nous trouvons mentionnée l'approbation
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de Colonna, dans S comme dans la compilation vulgarisée par les Bollandistes, elle est en tête de l'oeuvre d'Angèle sans que rien indique qu'elle soit limitée à la première partie. Quant à la date donnée par S, on ne peut l'apporter en preuve, parce que c'est elle-même qui est en question ; et elle est d'autant moins probante que nous venons de montrer qu'elle est tout à fait improbable et semble absolument erronée.
Ceci étant, J. Colonna donna son approbation à notre collection entre le 4 janvier 1309, que mourut Angèle, et le 8 septembre 1310 qu'il fît son entrée à la Cour d'Avignon et à partir de quand il ne fit plus, que nous sachions, de séjour prolongé en Italie jusqu'au 12 août 1318 qu'il mourut. C'est donc aussitôt après la mort de la Bienheureuse, en 1309, qu'on rechercha ses papiers et qu'on en forma la collection qui fût étudiée et approuvée par les huit grands lecteurs franciscains et par J. Colonna, et qui fut la source des trois familles de copies que nous possédons, au milieu desquelles A tient la première place.

VIII. - L'APPENDICE.

A la suite du texte de A, nous donnons en appendice sept pièces sûrement authentiques fournies par SI, le Testament et la Mort que nous trouvons dans SI et les quatre B, et la note Transiit autem, qui était en marge de A, et est entrée dans le texte des six autres manuscrits.
1 ° Lettre à des fils persécutés.
2° Réponse à un fils qui lui a écrit de Spello en se plaignant d'elle.
3° Lettre où Angèle, tourmentée à nouveau, s'accuse d'hypocrisie.
4° Qu'il est doux de souffrir pour Dieu. 0.•	PRÉFACE	xxxix
5° De la communion quotidienne.
6° Note : les signes de l'amour que Dieu a pour nous.
7° Dernière lettre : les mystères de la vie du Christ et les
sept dons de Dieu à l'homme.
8° L'autel des Anges, les dernières confidences et la
mort.
9° Note : « Transiit autem. »

IX. - LES PRINCIPALES ÉDITIONS.

Nous ne prétendons point énumérer ici toutes les éditions qui ont été faites de l'oeuvre de sainte Angèle, en latin et en d'autres langues. Ce serait un hors-d'oeuvre plus fastidieux qu'utile : mais nous soulignerons celles qui, à un titre ou à un autre, ont le plus d'importance.
Parmi les ,éditions latines, il faut noter celles qui furent faites à Alcalà en 1502 et à Tolède en 1505. Ce sont les plus anciennes ; et elles brillent de la gloire du cardinal Ximénès qui les commanda. L'édition vénitienne de 1521 est souvent mentionnée. Mais celle qui connut la plus belle fortune est celle qui vit le jour à Paris en 1598, « apud Guillelmum Chaudière, via Jaco-baea, sub sign° Temporis et Hominis sylvestris ». Ce n'était qu'une mutilation des oeuvres de la sainte, une mosaïque doctrinale tirée de ses écrits. Elle n'en fut pas moins rééditée très fidèlement à Cologne en 1601, rééditée avec améliorations de détail par Bollandus à Anvers en 1643 ; traduite et publiée par Pierre Poiret à Amsterdam en 1696, sous le titre : La Théologie de la Croix. C'est elle, en somme, qui fut complétée par Boc-colini en 1714 lorsque cet auteur publia à Foligno le texte des Bollandistes, augmenté de nombreux extraits du ms. d'Assise. Sa chance n'eut d'égale que sa pauvreté.
XL	ANGÈLE DE FOLIGNO
Parmi les traductions, il faut noter d'abord celle qui fut publiée à Vicence, ---érs 1497, chez Maître Rigo de Sant'Orso. Elle avait p—ôur auteur le Dominicain bolonais maître frère Jérôme de Capugnano, dont Boccolini a vanté la langue en 1714. Elle fut rééditée à Venise en 1604, 1669, et 1703, et à Lucques en 1709.
L'édition castillane publiée à Tolède en 1510, est connue de toutes les Espagnes. Sainte Thérèse a dû la feuilleter avec amour, elle qui, comme sainte Angèle, se mourait de ne pouvoir mourir.
Citons pour mémoire l'édition flamande parue à Anvers en 1628, et une édition allemande Cité—r-père François Harold mentionnait en 1662, dans son Epithome Annalium Ord. Mino-rum, ad ann. 1309, cap. 5, sans en donner la date.
Nous avons déjà fait mention de la traduction française publiée par Pierre Ili et en 1696. Le volume in-16 de cette édition porte qu'il fut édité à Cologne, chez Jean de la Pierre. Mais c'est à Amsterdam qu'il vit réellement le jour, si nous en croyons la Magna bibliotheca ecclesiastica, t. I, p. 458.
La traduction qui eut le plus de succès en France est celle de Hello, publiée à Paris en 1868 et rééditée plusieurs fois depuis lor's7res contresens y sont nombreux. Mais il faut concéder à Hello qu'il est, de tous les traducteurs, celui qui a le mieux saisi l'esprit de sainte Angèle, et qui l'a le mieux exprimé alors même qu'il est le moins captif de la lettre. S'il a des contresens, il a, en plus grand nombre, des trouvailles uniques pour rendre l'aspect profond d'une pensée trop riche pour être aisément traduite ; et, pendant bien des années encore, les traducteurs de la sainte seront dans l'obligation d'étudier soigneusement sa version.
PRÉFACE	XLI

X. - RAISON D'ÊTRE DE CETTE ÉDITION.

A ceux qui nous demanderont pourquoi cette édition des oeuvres de sainte Angèle, nous répondrons : « Parce qu'on n'en avait jusqu'ici que des extraits, et parce que nous les avons découvertes. » Même augmentés des extraits de Boccolini, les Bollandistes ne nous donnent encore d'Angèle qu'une édition incomplète, une mosaïque combinée dans un ordre doctrinal entièrement factice, aux dépens de l'ordre mystique dans lequel les faits rapportés furent vécus et écrits, et où seulement ils ont leur valeur.
C'est un fait connu de tous que jusqu'ici les oeuvres d'Angèle ne nous apprenaient rien de sa vie. Pas de faits en dehors des révélations, pas de dates surtout en dehors de celles de sa mort et du sixième pas, celui des tourments, qui commença deux ans avant le pontificat de Célestin V, élu le 5 juillet 1294. Encore le lecteur est-il en pleine erreur quand il croit que ces tourments eurent lieu au sixième des dix-huit pas dont on lui a parlé au début de ces éditions. Deux dates seulement, dont la seconde vous trompait nécessairement, voilà tout ce que fournissaient jusqu'à ce jour les éditions d'Angèle, tandis qu'à l'aide du manuscrit que nous publions, nous avons pu dater l'ensemble des faits vécus par la bienheureuse. C'est un progrès fort appréciable au point de vue historique.
Il en est un autre beaucoup plus important du côté doctrinal. Même après Boccolini, il manquait aux oeuvres d'Angèle plusieurs feuillets doctrinaux ; chacun pourra s'en rendre compte en leur comparant notre texte. Mais, et surtout, au lieu de nous donner les phases mystiques successivement vécues par Angèle et décrites par frère Arnaud, elles nous donnent une suite de révélations et d'enseignements n'ayant entre eux d'autre lien
XLII	ANGèLE DE FOLIGNO
qu'un arrangement factice, qui induit nécessairement le lecteur dans une foule d'erreurs. Par exemple, elles vous présentent réuni ensemble tout ce qui a trait aux anges, tandis que la vision des anges «administrateurs ou distributeurs de Dieu» est de 1300, et que l'autel des anges date de 1308. De même, les pages si belles où Dieu dit son amour pour l'âme qui l'aime sans malice, donnent comme un fait unique des réalités vécues au voyage d'Assise de 1291, et d'autres choses qui eurent lieu le mercredi saint 29 mars 1301 : et il en est ainsi tout le long de ces éditions.
Cette confusion chronologique des faits, leur séparation des phases mystiques où Dieu les plaça, la suppression même de ces phases est le tort le plus grave du texte reçu. Par contre, en lisant le manuscrit d'Assise, on suit Angèle pas à pas, on la voit évoluant d'un état à un autre, on se rend compte de chacun de ses « pas » puisque c'est ainsi qu'elle appelle ses évolutions intérieures ; où trouve-t-on cela dans le texte des Bollandistes ou dans celui de Boccolini ? Lorsqu'on a suivi l'évolution de cette âme, et étudié l'esprit qui la conduit, on peut avec son directeur distinguer les caractères de l'action divine, approuver en connaissance de cause les voies de la pénitente. Les textes édités jusqu'à ce jour offrent-ils les mêmes avantages ? Bien loin de les offrir, ils induisent en erreur en découpant un même fait en plusieurs tronçons doctrinaux, en réunissant en un seul tout des faits qui appartiennent à des phases mystiques absolument distinctes. En les étudiant, on fait forcément erreur sur Angèle et sur sa doctrine, car ce n'est pas l'oeuvre d'Angèle que l'on a sous les yeux, mais une mosaïque doctrinale purement factice, un recueil d'extraits de ses œuvres taillés et recousus par un tiers inconnu. Voilà pourquoi une nouvelle édition s'imposait. Je dirai en peu de mots comment je fus amené à 1 'entreprendre.
En 1923 j'habitais Assise, je lisais dans l'édition de Boccolini 
PRÉFACE	XLIII
sainte Angèle pour qui j'avais une grande dévotion et je remettais d'un jour à l'autre l'inspection du célèbre manuscrit 342 de la bibliothèque d'Assise qui contenait ses oeuvres. Sur ces entrefaites, le P. Doncceur me pria d'étudier ce manuscrit. L'examen des pièces qu’il  renfermait et leur confrontation avec les Bollandistes me convainquirent rapidement que le manuscrit d'Assise donnait vraiment les oeuvres de la sainte et que l'édition bollan-dienne n'en était qu'un remaniement fort incomplet. Je le dis au P. Doncœur ; mais comme il avait alors en mains le second des manuscrits de Bruxelles et qu'il n'y voyait qu'un brouillon de l'oeuvre totale, il ne voulut rien voir de plus dans celui d'Assise. Il me répondit en effet le 29 octobre par une lettre où je lis : « Les manuscrits Assise et Bruxelles donnent un texte brouillon du plus haut intérêt ; le Paris donne le texte coordonné puis imprimé et que nous disons receptus	 
Quant à une traduction en français, je ne crois pas qu'il faille la faire sur Assise-Bruxelles, parce que ce texte non élaboré intéresse les savants qui voudront l'avoir évidemment en latin. Le vulgaire n'en a pas besoin évidemment. » Comme deux autres fois je soutenais avoir en mains l'oeuvre authentique d'Angèle et qu'aux deux fois le Père continuait à n'y voir qu'un brouillon, je fis photographier le document et travaillai pour mon compte.
Depuis lors le P. Doncceur a donné une édition latine des oeuvres d'Angèle ; mais, faite trop hâtivement, elle laisse le champ libre à un travail moins précipité. M. Henri Lemaître a dit dans la Revue d'histoire franciscaine (t. III, p. 304) le justes reproches qu'il faisait au travail du P. Doncceur. Nous retiendrons les deux principaux.
Après avoir reconnu la supériorité du ms. A, « très ancien, copie directe de l'exemplar », le P. Doncœur a maintes fois relégué ses leçons dans les variantes pour donner la préférence au ms. S, qui, presque chaque fois qu'il diffère de A, remplace des mots
XLIV	ANGèLE DE FOLIGNO
très imagés par des expresssions plus faibles ou par des circonlocutions qui ne lui ajoutent aucune idée nouvelle.
Ce premier reproche est grave, nous le montrerons ci-dessous, et le second ne l'est pas moins. Un premier examen a fait relever dans cette édition plus de 450 fautes de lectures, dont le plus grand nombre portent sur le temps des verbes, dont beaucoup aussi altèrent complètement le sens. M. Lemaître cite de nombreux exemples.
En résumé le P. Doncceur aurait dû éditer le ms. d'Assise ; de plus il aurait dû apporter plus de soin dans ses lectures et mieux choisir ses leçons ; sa précipitation rend nécessaire une autre édition.
Qu'il faille accorder la préférence au ms. d'Assise, le fait n'est pas douteux. Il est le plus ancien, il a été copié sur un exemplar officiellement alithentiqué pour la reproduction, et son texte reste toujours le meilleur. Qu'il soit le plus ancien, c'est chose indiscutable ; qu'il ait été copié sur un exemplar officiel, le copiste lui-même l'a écrit en marge de son neuvième feuillet, à propos d'un titre qu'il déplaçait. Que son texte soit le meilleur, meilleur même que celui de Subiaco, on le reconnaît à ce fait que les plus importantes variantes de S I, sont des explications qui affaiblissent le texte de A, en interrompent le cours, en faussent parfois le sens. Quelques exemples pris au hasard justifieront notre affirmation.
Les mots entre crochets appartiennent à S I ; le reste du texte est celui de A.
Page 178, Angèle montre un prédicateur qui, écrasé par ce qu'il a vu tie Dieu, renvoie ses auditeurs à Dieu même dans l'impossibilité où il est de le leur expliquer. S I disent : « Ite [cum benedictione] quia de Deo nichil vobis possum dicere. » Dans A le prédicateur impuissant à parler de Dieu renvoie ses auditeurs à Dieu même pour avoir des explications.
PRÉFACE	XLV
« Ite cum Deo... » C'est beaucoup plus énergique et plus sensé. P. 220, Angèle et Arnaud discutent pour savoir si Dieu donne sa grâce avec mesure. Arnaud objecte à faux le texte de saint
Jean : « Non enim ad mensuram dat Deus spiritum », où il s'agit du don que Dieu fait de Lui-même et non de celui de sa grâce. Et Angèle répondait : « Quia verum erat [illud quod dicebat scriptura divina, et non erat] ei contrarium. » D'après A, Angèle répond, comme on le voit, et avec raison, que c'est le contraire [du texte cité] qui est vrai pour elle. Son affirmation étant un peu vive, l'auteur de S I l'a affaiblie par une explication qui en change le sens.
P. 476, après le titre : Sequitur de diversitate vel infirmitate vel imperfectione boni amoris, S I portent : [Sunt et alii qui credunt amare Deum et amant Deum, sed amore infimo et imperfecto]. Voyez toutes les phrases qui précèdent et suivent le titre ci-dessus : toutes commencent par Amat etiam et énumèrent l'une après l'autre les façons d'aimer d'un amour défectueux. Il est visible à l'oeil nu que la phrase de S I qui coupe cette énumération uniforme, est une interpolation.
Il faut en dire autant et pour les mêmes raisons de la phrase suivante que je trouve, page ... : [Et aliqui sunt qui, ut famam universalem habeant sanctitatis et ut universaliter ab omnibus commendentur de sanctitate, commendant ipsi universaliter omnes spirituales et non spirituales].
P. 482, c'est deux fois de suite, en deux phrases qui se touchent, que A nous présente une construction un peu spéciale, mais deux fois aussi que S I y introduisent une correction de leur façon. Ici encore, l'interpolation est palpable. Voyez-là plutôt entre crochets : « Sed attendendum quod quando hec visio data fuit anime, anima operabatur et cum tota se [desiderabat uniri cum ipso increato, et rimabatur cum tota se] quomodo posset melius uniri. Tunc ipse increatus operabatur ipsemet in
XLVI	ANCALE DE FOLIGNO
anima, et inspirabat sibi quomodo [recederet ab omni re creata, ut sibi] melius possit uniri.
Il est évident que A a trouvé coup sur coup les tournures « operabatur quomodo posset melius uniri », et « inspirabat sibi quomodo melius possit uniri », et qu'il les a copiées telles quelles, tandis que S I les ont corrigées en les interpolant.
Dès lors que les principales variantes de S et de I sont toutes des additions, et que ces additions sont sûrement des interpolations, l'éditeur a pour premier devoir de s'en tenir au texte de A, et de ne recourir à S I que lorsque la leçon de A est manifestement inintelligible. C'est ce que nous avons fait.
Des erreurs de détail qui empêchent l'édition du P. Doncceur d'être définitive, je ne donnerai que quelques exemples, juste assez pour prouver mes dires. Je lis à la page xxxiv : « Lettre à un fils qui a été maltraité à Spello », tandis que c'est à un fils qui se plaint de la froideur d'Angèle. Dans la même lettre, p. 187, Mas a été interprété par in Mariam scilicet, et le mot solus a été, à l'encontre du texte, et de la pensée d'Angèle, connue par ailleurs, corrigé en salus.
P. 51, frater E. de Marchia, devient frater C. de Marchia.
P. 52, c'est le titre même du quatrième pas qui contient une grave erreur, lorsqu'il donne pour objet de ce pas le salut humain au lieu de l'humiliation.
P. 92, on fait rester Angèle plus de dix jours à Assise, alors que le ms. dit clairement plus de neuf.
P. 103 et 104, on traduit deux fois M. par Mater, tandis que le ms. écrit toujours Mater en toute lettre lorsque ce mot désigne Angèle, et que la seule abréviation M dont nous sachions le sens, désigne Marie la compagne d'Angèle 1.
1. §§ 135, 136, 163.
	
PRÉFACE	XLVII
Nous remercions en terminant tous ceux qui nous ont soutenu au cours de ce travail, et en premier lieu S. É. le Cardinal Dubois, archevêque de Paris, qui a bien voulu ajouter à tous ses bienfaits celui d'accepter la dédicace de cette édition.
Nous devons nommer après lui M. Henri Lemaître qui nous a de toutes manières et constamment aidé ; M. le comte François de Sessevalle qui nous a donné un concours des plus précieux ; les bibliothécaires d'Assise et de Bologne, les professeurs Pennacchi et Frati, le R. P. Antonio Fantozzi, O. F. M. ; et dire un merci tout particulier à miles Vielliard et Odier, élèves de l'École française de Rome, qui n'ont épargné ni temps ni fatigues pour faire toutes les recherches et les vérifications que nous leur avons demandées. A M. l'abbé Baudry, qui a assumé avec tant de coeur et rempli avec si grand soin la tâche fastidieuse de réviser notre traduction, nous offrons ici notre plus sincère gratitude.

NOTES AU SUJET DE L'ÉDITION
La division des oeuvres d'Angèle en paragraphes numérotés est notre fait ; elle a pour but de faciliter les renvois. Nous avons mis entre [ ] les mots ou lettres ne figurant pas dans le ms. d'Assise et entre ( ) les mots et lettre de ce ms. qu'il est préférable d'omettre pour la compréhension.

LE LIVRE DE LEXPéRIENCE DES VRAIS FIDèLES

ICI COMMENCE LE PROLOGUE AU LIVRE DE L'EXPÉRIENCE DES VRAIS FIDÈLES, QUI PERMET DE TROUVER LE TRÉSOR CACHÉ DANS LE CHAMP DE L'ÉVANGILE.

I. L'expérience des vrais fidèles leur fait éprouver, pénétrer, palper quelque chose du Verbe de vie incarné, selon ce qu'il dit lui-même dans l'Évangile : « Si quelqu'un m'aime, il gardera ma parole, et mon Père l'aimera, nous viendrons à lui, et nous ferons chez lui notre demeure. » Et : « Celui qui m'aime, je me manifesterai à lui. » Cette expérience et cette science de S l'expérience, Dieu les fait éprouver très pleinement à ses fidèles. Naguère il a daigné ici même révéler quelque chose de cette expérience et de cette science par une de ses fidèles afin d'accroître la dévotion des siens. On en trouvera dans les pages qui suivent une description incomplète, très amoindrie, tronquée mais véridique.
2. Comment et pourquoi Dieu même; à ce qu'il me semble, me contraignit d'écrire, moi indigne copiste, et contraignit absolument cette fidèle du Christ à parler, on le trouvera ci-dessous à l'endroit où j'ai commencé de l'apprendre ou de l'écrire en son propre lieu.
FIN DU PROLOGUE

ICI COMMENCE UN COURT APERÇU TOUCHANT L'EXPÉRIENCE DES VRAIS FIDèLES, QUI PERMET DE DÉCOUVRIR LE TRÉSOR CACHÉ DANS LE CHAMP DE L'ÉVANGILE.

3. Certaine fidèle du Christ rapporte que, parlant de Dieu avec sa compagne, elle avait énuméré les trente pas ou mutations de l'âme qui marche dans la voie de la pénitence, pas ou mutations qu'elle trouvait en elle.
4. Le premier pas est la connaissance du péché qui lui fait craindre vivement d'être damnée dans l'enfer. Dans ce pas, elle pleure amèrement.
5. Le second pas est la confession où elle éprouve encore la honte et l'amertume et ne sent pas encore l'amour mais la douleur. Elle me raconta comment elle avait communié maintes fois en état de péché, parce qu'elle avait honte d'avouer toutes ses fautes, et comment sa conscience l'en reprenait jour et nuit. Comme elle demandait au bienheureux François de lui trouver un confesseur qui connût bien les péchés et de lui obtenir la grâce de se bien confesser, la nuit suivante un religieux âgé lui apparut et lui dit : « Soeur, si tu m'avais prié plus tôt, je l'eusse fait plus tôt ; mais ce que tu as demandé t'est accordé. »
Dès le matin, je me rendis à Saint-François et j'en revins sans tarder. En revenant je trouvai à Saint-Félicien un religieux qui prêchait. Ce religieux était le chapelain de l'évêque. Poussée par le Seigneur, je décidai sur-le-champ de me confesser à lui
CINQUIÈME PAS	7
entièrement s'il avait pu obtenir des pouvoirs de l'évêque ou s'il m'obtenait l'absolution du prélat. Je lui fis une bonne confession. Après avoir entendu mes aveux, il me dit que si je ne me contentais pas de lui, il répèterait tous mes péchés à l'évêque « et la pénitence qu'il t'imposera, dit-il, je te la communiquerai, quoique je puisse t'absoudre sans l'évêque. » Ainsi dans ce pas encore l'âme a la honte et l'amertume, elle ne sent pas l'amour, elle sent la douleur.
6. Le troisième pas est la pénitence qu'elle fait, en vue de satisfaire à Dieu pour ses péchés ; elle est encore dans la douleur.
7. Le quatrième pas est la reconnaissance de la miséricorde de Dieu, qui lui a concédé le pardon, et l'a retirée de l'enfer. Ici elle commence à être illuminée ; ses pleurs et ses souffrances redoublent et elle s'applique davantage à faire une pénitence plus poignante.
Moi, frère copiste, je tiens à vous en prévenir, je n'ai pas écrit dans tous ces pas la pénitence admirable que faisait la fidèle du Christ ; je la connus seulement après les avoir écrits ; elle ne m'en manifesta tout d'abord que ce qui était requis pour les distinguer les uns des autres. Or je ne voulais pas ajouter un seul mot à ce qu'elle disait ; bien plus, j'en omettais beaucoup que je ne pouvais écrire.
8. Le cinquième pas est la connaissance de soi. Éclairée déjà quelque peu, l'âme ne voit en elle que défauts ; elle se reconnaît condamnable devant Dieu et très certainement digne de l'enfer. Et elle reprend ses gémissements d'amertume.
HUITIÈME PAS	9
Sache bien que dans tous ces pas il y a un arrêt. Aussi est-ce une grande pitié et un véritable crève-coeur que l'âme ait tant de peine, éprouve tant de douleur, tant d'embarras à se mouvoir vers Dieu. Elle fait un tout petit pas. Je me souviens qu'à chaque pas je m'arrêtais et je pleurais, et il ne m'était point donné davantage à la fois. Cependant je trouvais quelque consolation à pouvoir pleurer à chaque pas ; mais c'était une consolation imprégnée d'amertume.
9. Le sixième pas est une certaine illumination de la grâce, Cette illumination me donnait une connaissance profonde de tous mes péchés, elle me faisait voir que j'avais offensé toutes les créatures faites pour moi. Mes péchés m'étaient remis profondément en mémoire, même dans la confession que j'en faisais devant Dieu. Je priais toutes les créatures, que je voyais avoir offensées, de ne pas m'accuser. Alors il m'était donné de prier avec un grand feu d'amour. Je priais tous les saints et la bienheureuse Vierge d'intercéder pour moi, de prier l'amour qui m'avait fait les si grandes faveurs que je viens de rappeler, et, puisqu'ils me savaient morte, de me rendre vivante. Alors il me semblait que toutes les créatures me prenaient en pitié, en compassion.
10. Septièmement. — Il m'était donné de tourner mes regards vers la croix, sur laquelle je voyais le Christ mort pour nous. Mais c'était encore une vision sans saveur, bien que j'en ressentisse une grande douleur.
11. Huitièmement. — Dans la contemplation de la croix, une connaissance plus profonde me fut donnée de la façon dont le fils de Dieu mourut pour nos péchés. Je passai en revue toutes mes fautes avec une extrême douleur, et je sentis que je l'avais moi-même crucifié ; mais je ne savais pas encore quel était le plus grand bienfait, ou de ce qu'il m'avait retirée du péché et de l'enfer et convertie à la pénitence, ou de ce qu'il avait été crucifié pour mon salut. Cette connaissance de la croix me donna un tel
NEUVIÈME PAS	11
feu, que, debout près de la croix, je me dépouillai de tous mes vêtements et m'offris toute à lui ; je lui promis, toute craintive il est vrai, de garder la chasteté perpétuelle et de ne l'offenser avec aucun de mes membres, accusant tous ceux-ci un à un.
Je lui demandai de me garder fidèle à ce voeu, à cette chasteté de tous mes membres et de tous mes sens, car d'un côté je tremblais de faire cette promesse; de l'autre, ledit feu me l'arrachait et je ne pouvais agir autrement.
12. Neuvièmement. — Il me fut donné de chercher quelle était la voie de la croix, afin de pouvoir me tenir aux pieds de cette croix où se réfugient tous les pécheurs. Cette voie de la croix me fut enseignée, éclairée et montrée de la manière que voici. Il me fut inspiré que, si je voulais aller à la croix, je devais me dépouiller pour être plus légère, et aller nue vers elle, c'est-à-dire pardonner à tous ceux qui m'auraient offensée, me dépouiller de toute chose terrestre : de tous les hommes et de toutes les femmes, de tous mes amis et parents, et de toutes les autres personnes, et de mes biens et de moi-même, enfin donner mon coeur au Christ qui m'avait accordé les bienfaits précédents, et marcher par la voie épineuse, par la voie de la tribulation. Je me défis d'abord de mes meilleurs vêtements, de tout ce qui sentait la recherche dans ma nourriture et dans ma coiffure. J'eus encore assez de honte et de peine à le faire, parce que je ne sentais pas encore l'amour et que je vivais avec mon mari. Aussi éprouvais-je de l'amertume quand on me disait ou qu'on me faisait des injures. Cependant, je les supportais avec patience, comme je pouvais.
Vers cette époque, Dieu le voulant, ma mère qui était un grand obstacle pour moi vint à mourir ; moururent ensuite, et en peu de temps, mon mari, tous mes fils. Comme je m'étais engagée dans ladite voie et que j'avais demandé leur mort à Dieu, leur mort me fut une grande consola-
ONZIÈME PAS	13
tion. Je me disais que dorénavant, puisque Dieu m'avait accordé cette faveur, mon coeur serait toujours dans le coeur de Dieu, et le coeur de Dieu toujours dans mon coeur.
13. Dixièmement. — Comme je demandais à Dieu de pouvoir faire ce par quoi je lui plairais davantage, dans sa bonté il m'apparut plusieurs fois, durant le sommeil et durant la veille, cloué à la croix ; il me disait de regarder ses plaies, il me montrait d'admirable manière comment il avait tout souffert pour moi ; ceci se renouvela plusieurs fois. Pendant qu'il me montrait une à une et en détail toutes les douleurs qu'il avait endurées pour moi, il me disait : «Que peux-tu donc faire qui te suffise ?» Maintes fois il m'apparut de jour sous des dehors plus apaisés que durant mon sommeil, mais il semblait toujours horriblement souffrir. Comme dans mon sommeil, il me parlait, il me montrait ses douleurs depuis les pieds jusqu'à la tête. Il me montrait aussi les poils de barbe, les sourcils, les cheveux qu'on lui avait arrachés, il comptait tous les coups de fouet en désignant chacun d'eux, et il me disait : «Tout cela, je l'ai souffert pour toi.» Tous mes péchés me revenaient alors à la mémoire d'une manière étonnante, et j'apprenais ainsi que l'ayant, par eux, couvert à nouveau de blessures, je devais ressentir la plus grande douleur ; et mes fautes me causaient une douleur plus vive que jamais. Pareillement tandis que je voyais sa passion il me disait : «Que peux-tu faire pour moi qui te suffise ? » Alors je pleurais beaucoup et des larmes si brûlantes qu'elles me cuisaient le visage et il me fallait mettre de l'eau dessus pour le refroidir.
14. Onzièmement. — Pour les raisons susdites, je me mis à faire une plus dure pénitence.
Le pas que je vais décrire ici est long, merveilleux, difficile, il excède les forces humaines, je le dis, moi frère copiste, que la fidèle du Christ instruisit plus tard de sa pénitence.
QUATORZIÈME PAS	15
15. Douzièmement. — Comme il ne me semblait pas que, avec les choses du siècle, je pusse faire une pénitence suffisante, et venir à la croix comme Dieu me l'avait inspiré, afin de pouvoir faire pénitence et venir à la croix, je résolus de tout abandonner complètement.
La grâce de cette résolution me fut donnée par Dieu de la façon merveilleuse qui suit. J'avais un vif désir de devenir pauvre et je réfléchissais fréquemment avec un grand zèle au moyen de n'être pas surprise par la mort avant que je ne le fusse devenue; j'étais d'autre part assaillie de beaucoup de tentations ; — je me représentais, par exemple, qu'en raison de ma jeunesse, il pouvait y avoir péril et honte à mendier, qu'il me faudrait mourir de faim, de froid, de nudité, — tout le monde enfin me dissuadait de mon dessein. Alors une bonne fois Dieu répandit miséricordieusement dans mon coeur une grande lumière, il me donna en même temps une certaine fermeté que je crus et que je crois encore ne devoir jamais perdre. Et je décidai, je résolus, dans cette illumination, que, dussé-je mourir de faim, de honte ou de nudité, du moment que cela plaisait ou pouvait plaire à Dieu, je n'abandonnerais, d'aucune façon, mon dessein, eussè-je la certitude que tous ces maux tomberaient sur moi, parce que, s'ils tombaient tous sur moi, eh bien ! je mourrais dans la joie de Dieu. Et dès cet instant je pris une vraie décision.
16. Treizièmement. — J'entrai par la douleur de la mère du Christ et de saint Jean ; et je les priais de m'obtenir un signe certain par lequel je pourrais avoir toujours et continuellement la passion du Christ gravée dans ma mémoire. Là-dessus, le coeur du
QUINZIÈME PAS	17
Christ me fut montré pendant mon sommeil et il me fut dit : Dans ce coeur, il n'y a point de mensonge, tout est vérité. Il me sembla que cela m'arrivait à cause de quelques plaisanteries que je m'étais permises sur un certain prédicateur.
17. Quatorzièmement. — Je me tenais en oraison, j'étais éveillée. Le Christ m'apparut plus clairement sur la croix, je veux dire qu'il me donna une connaissance plus profonde de lui-même. Il m'appela, il me dit de poser mes lèvres sur la plaie de son côté. Il me semblait que son sang coulait tout frais de son côté et que je le buvais. Et le Christ me faisait comprendre que dans ce sang il me purifiait. Ici, bien que la considération de la passion me causât une grande tristesse, je commençai d'avoir une grande joie. Je priai le Seigneur de me faire répandre tout mon sang pour lui, comme il avait répandu le sien pour moi ; je résolus par amour pour lui de vouloir que tous mes membres souffrissent une mort plus honteuse que la sienne dans sa passion. Je pensais, avec un vif désir, que, si ie pouvais trouver quelqu'un qui voulût bien me tuer pour la foi et pour l'amour du Christ, je lui demanderais, pourvu toutefois qu'il me fût permis de me laisser tuer, de m'accorder une faveur, à savoir, puisque le Christ fut crucifié sur le bois, de bien vouloir me crucifier dans un bas-fond, dans un endroit mal famé, sur un instrument très vil, et, puisque je n'étais pas digne de mourir comme les saints sont morts, de me faire mourir d'une mort lente et plus honteuse. Je n'arrivais pas à imaginer une mort assez méprisable, une mort qui n'eût rien de commun avec celle des saints dont je ne me sentais pas digne.
18. Quinzièmement. — Je me fixais dans saint Jean et dans la mère de Dieu, méditant leur douleur et les priant de m'obtenir la grâce de toujours sentir quelque chose de la passion du Christ ou du moins de leur propre douleur ; ils m'obtenaient et ils m'ob-
SEIZIÈME PAS	19
tiennent encore cette faveur. Une fois même, saint Jean me la donna tant et si bien que je ressentis une des plus grandes douleurs de ma vie. Il m'était ainsi donné de comprendre que saint Jean avait enduré une telle souffrance de la passion et de la mort du Christ et de la douleur de la mère du Christ ; je le tenais et le tiens pour plus qu'un martyr.
De là il me vint un tel désir et une telle volonté de me défaire de mes biens que rien de tout ce qui me harcelait pour m'en empêcher, que ni de fréquentes tentations, ni tes défenses, ni celles des frères et de tous ceux à qui il convenait que je demandasse conseil, ne m'auraient détournée, eût-ce été pour tous les maux et pour tous les biens qui auraient pu m'advenir. Si j'avais été dans l'impossibilité de distribuer mes biens aux pauvres, je les aurais plutôt tous plantés là, car il me semblait que je ne pouvais rien me réserver sans gravement offenser Dieu. Cependant mon âme était encore dans l'amertume à cause de ses péchés ; j'ignorais si tout ce que je faisais plaisait à Dieu, mais je criais avec des larmes abondantes et amères : «Seigneur, si je suis damnée, je n'en ferai pas moins pénitence, je me dépouillerai de tout et je vous servirai. » J'étais donc encore dans l'amertume à cause de mes péchés, je ne sentais pas encore la douceur divine, quand je fus tirée de cet état de la manière que voici.
19. Seizièmement. — Une fois, j'étais allée à l'église, et j'avais prié Dieu de me faire quelque grâce. Pendant que je priais, il mit dans mon coeur le Notre Père avec une intelligence très claire de la bonté divine et de mon indignité. Tous les mots de ce Notre Père m'étaient expliqués dans mon coeur. Je le disais de bouche si posément et avec une si grande connaissance de moi que, tout en pleurant amèrement à cause de mes fautes et de mon indignité que j'y apercevais, j'avais néanmoins une grande consolation ; je commençai à goûter quelque chose de la douceur divine, car je connaissais mieux la bonté divine dans ce Notre
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Père qu'en aucune chose, et je l'y découvre mieux encore aujourd'hui. Cependant comme ce Notre Père me révélait aussi mon indignité et mes péchés, je fus accablée de honte au point d'oser à peine lever les yeux ; mais je demandai à la bienheureuse Vierge de m'obtenir le pardon. Et j'étais toujours dans l'amertume à cause de mes péchés.
Je demeurai un bon temps dans chacun des pas qui précèdent avant de pouvoir me traîner vers un autre ; mais je demeurai plus en l'un et dans l'autre moins. Aussi cette fidèle du Christ disait-elle avec étonnement : « Oh ! rien n'est écrit ici de la pesanteur avec laquelle l'âme s'avance, tant elle a aux pieds de solides entraves et tant lui font obstacle le monde et le démon. » Notez ce qui suit sur la foi.
20. Dix-septièmement. — Il me fut ensuite montré que la bienheureuse Vierge m'avait obtenu et donné la grâce d'une foi différente de celle que j'avais auparavant ; il me semblait, en effet, que, comparée à la nouvelle, mon ancienne foi avait été jusque-là comme morte et que je m'étais fait violence pour pleurer. Je souffris plus efficacement de la passion du Christ et de la douleur de sa mère. Quoi que je fisse, tout ce que je faisais me paraissait bien peu, je voulais faire une plus grande pénitence. Je m'ensevelis alors dans la passion du Christ et l'espérance me fut donnée qu'elle me délivrerait.
Notez ceci sur l'espérance. A ce moment je commençai à recevoir de la consolation par des songes ; mes songes étaient nombreux, ils étaient beaux, ils me donnaient de la consolation. Je commençai à recevoir continuellement de la douceur à l'égard de Dieu, et pendant la veille, et pendant le sommeil. Mais comme je n'avais pas encore la certitude, il se mêlait de l'amertume à cette douceur. Il me fallait avoir autre chose de Dieu.
Elle [Angèle] me raconta un de ces nombreux songes et visions en ces
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termes : « Je me trouvais une fois dans la prison où je m'étais enfermée pour le grand carême. Je goûtais, je méditais un mot de l'Évangile qui témoignait d'une très grande condescendance et d'une extrême dilection ; j'avais à côté de moi un livre, un missel ; j'eus soif de voir le mot écrit ; craignant d'agir par amour-propre, je me contins, je me fis violence pour empêcher mes mains d'ouvrir le volume sous l'effet de mon trop grand désir et amour ; sur ce je m'assoupis, je m'endormis dans mon désir. Aussitôt je fus induite en vision et il me fut dit : « L'intelligence de l'épître est chose si délectable que celui qui la comprendrait bien oublierait toutes les choses du monde. » Et celui qui me conduisait ajouta : « Veux-tu en faire l'expérience ? » Comme j'acquiesçais, il me mena de suite l'éprouver, et je comprenais les biens divins avec une si grande douceur qu'aussitôt j'oubliai toutes les choses du monde. Mon guide reprit : « L'intelligence de l'Évangile est tellement plus délectable encore que, si quelqu'un le comprenait, il n'oublierait pas seulement toutes les choses du monde ; il s'oublierait absolument lui-même ». Il me conduisit encore et m'en fit faire l'expérience. Sur-le-champ, je comprenais avec une si grande délectation les biens divins que non seulement j'avais oublié tout à fait toutes les choses du monde, mais que je m'étais oubliée moi-même ; j'étais dans une si grande délectation divine, que je demandai à celui qui me conduisait de ne jamais plus sortir de cet état. Il me répondit que ce que je demandais ne se pouvait pas encore ; sur quoi, il me ramena, et ouvris les yeux. Je sentais une joie immense des choses que j'avais vues ; mais je souffrais beaucoup de les avoir perdues. C'est avec une grande joie que je me les rappelle encore aujourd'hui. Il me resta une si grande certitude, une si grande lumière, un si ardent amour de Dieu, que j'affirme en toute certitude, qu'on ne prêche rien de la délectation de Dieu. Les prédicateurs ne peuvent pas la prêcher ; ils ne comprennent même pas ce qu'ils en
DIX-NEUVIÈME PAS	25
prêchent. Au reste, mon guide me l'avait dit pendant la vision. » Notez que, dans le pas précédent, trois choses : la foi, l'espérance et la charité lui furent données en même temps parfaitement.
21. Dix-huitièmement. — Après cela j'eus le sentiment de Dieu ; je me délectais si fort dans l'oraison que j'oubliais de manger ; j'aurais voulu ne pas éprouver le besoin de manger afin de pouvoir demeurer en prière. Ainsi se glissait alors la tentation de ne pas manger, ou si je mangeais, de manger en très petite quantité ; mais je connus que c'était une tentation. Il y avait un tel feu d'amour de Dieu dans mon coeur que je ne me fatiguais ni des génuflexions, ni d'aucune pratique de pénitence. Ce feu devint si ardent que, si l'on me parlait de Dieu, je poussais des cris. On aurait eu beau lever une hache sur ma tête pour me tuer, je n'aurais pas pu me retenir de crier. Ceci m'arriva pour la première fois lorsque je vendis ma maison de campagne pour en donner le prix aux pauvres. C'était la meilleure de mes terres. Auparavant je me moquais de Petruccio, maintenant je ne pouvais du tout agir autrement. Bien plus, quand des personnes me disaient que j'étais possédée du diable, parce que je ne pouvais pas agir autrement, ce dont j'avais moi-même grand honte, je disais moi aussi que peut-être j'étais malade et possédée du démon et je ne pouvais donner satisfaction à ceux qui me disaient de méchantes paroles. Voyais-je une peinture de la passion du Christ, je la pouvais à peine supporter, la fièvre me prenait, je tombais malade. Aussi ma compagne cachait-elle et s'ingéniait-elle à cacher à ma vue les peintures de la passion.
DIX-NEUVIÈME PAS	27
22. Dix-neuvièmement. — Durant cette époque des cris, après cette illumination que j'eus de façon merveilleuse dans le Notre Pére, je ressentis de la douceur de Dieu une première grande consolation de la manière que voici. Je fus une fois poussée et entraînée à considérer la délectation que l'on éprouve à contempler la divinité et l'humanité du Christ. J'en ressentis une joie supérieure à toutes celles que j'avais connues jusque-là, tellement que je restai une grande partie du jour debout dans la cellule où je venais de prier, oppressée et seule ; mon coeur était dans la jubilation. Puis je tombai à terre je perdis la parole. Alors, ma compagne vint à moi ; elle crut que j'allais mourir, que j'étais déjà saisie par la mort. Moi, j'avais grand ennui qu'elle m'empêchât de jouir de cette très grande consolation.
Une autre fois, avant qu'elle eût complètement achevé de distribuer tous ses biens, quoiqu'il s'en fallut de fort peu, la fidèle du Christ était en oraison. C'était le soir, elle disait qu'il lui semblait ne rien sentir de Dieu, elle priait et se lamentait en ces termes : «Seigneur, ce que je fais, je ne le fais que pour te trouver. Que je te trouve, quand je l'aurai achevé. » Elle disait bien d'autres choses encore dans cette oraison. Il lui fut, répondu : « Que veux-tu ? » Elle reprit : « Je ne veux ni or ni argent ; quand même tu me proposerais l'univers, je ne voudrais pas autre chose que toi ! » Et lui de répondre : « Hâte-toi, car, dès que ce que tu fais sera achevé, toute la Trinité viendra en toi. » Je reçus beaucoup d'autres promesses, je fus tirée de toute tribulation et laissée dans une grande douceur. A partir de ce moment, j'attendis la réalisation de cette promesse. Je racontai ce fait à ma compagne, doutant encore à cause de la grandeur des paroles que j'avais entendues et des promesses qui m'avaient été faites. Mais Dieu m'avait congédiée avec une grande suavité divine.
VINGTIÈME PAS	29
Remarquons ici que Dieu accomplit les promesses qu'il lui avait faites avant qu'elle n'eût fini de réaliser son voeu de complète pauvreté.
23. Vingtièmement. — Après cela, je me rendis à Saint-François à Assise. C'est alors en cours de route que s'accomplit la promesse comme je te l'ai raconté. Je ne me souviens plus si j'avais achevé de distribuer tous mes biens. Mais non, je n'avais pas fini de tout donner aux pauvres. Il me restait encore un petit bien. Un homme m'avait prié de l'attendre pendant qu'il irait, en hâte, dans le royaume de Pouille séparer ses biens d'avec ceux de son frère qui s'y trouvait ; il reviendrait aussitôt, disait-il, donner toute sa part aux pauvres et se dépouiller avec moi. Comme il voulait se dépouiller absolument de tout, en même temps que moi, comme il avait été converti et animé de la grâce de Dieu sur mes exhortations, je l'avais attendu. Mais dans la suite le bruit courut très fermement qu'il était mort dans le voyage, que Dieu opérait des miracles par son entremise, et que son tombeau était devenu un objet de vénération.
24. Le pas décrit en vingtième lieu est le premier récit que moi frère, indigne copiste, j'ai recueilli et entendu de la bouche de la fidèle du Christ. Pour cette raison, je ne le complète pas, je ne le continue pas maintenant. Ce pas est tout à fait merveilleux, il est grandement révélateur des choses divines, beaucoup plus long, tout rempli de douceur et de familiarité divines, bien que le vingt-et-unième soit plus merveilleux encore. Je l'abandonne donc à peine commencé ou plutôt je le remets jusqu'à ce que j'aie brièvement raconté comment par l'action merveilleuse du Christ je vins à la connaissance de ces choses et fus contraint de les écrire.
25. — Il faut noter ici que, moi frère copiste, je me suis efforcé, avec la grâce de Dieu, de continuer ce sujet depuis le premier pas jusqu'à l'endroit du vingt-et-unième où, à la fin de la deuxième
CONTENU DES DERNIERS PAS	31
révélation, il est dit que Dieu révéla à la fidèle du Christ que tout est véridique et sans nul mensonge dans cet écrit, bien que ses paroles fussent beaucoup plus pleines de sens et que je les aie abrégées et singulièrement affaiblies. A partir de cet endroit, je me suis vu dans l'impossibilité de continuer, car c'est rarement et à de lointains intervalles, que je pouvais m'entretenir avec la fidèle du Christ et écrire sous sa dictée. Comme, en outre, à partir du dix-neuvième, je n'ai point su énumérer et distinguer les autres pas avec certitude, j'ai rassemblé de mon mieux tout ce qui suit en sept pas ou révélations, tantôt me guidant sur la manière dont j'ai vu la fidèle du Christ dans les dons divins de la grâce et dont je l'ai vue et sue croître dans ses dons et dans ses charismes, tantôt m'arrêtant à ce qui me paraissait le plus convenable et le plus à propos.
26. Voici CE QUI EST CONTENU DANS LE PREMIER PAS /1.
Le pas qui fait suite au merveilleux récit est la révélation de la familiarité et de la conversation divines et des enseignements divins. Il contient, vers la fin, la réponse qui fut faite à la fidèle du Christ au sujet de la Trinité. On y apprend aussi comment elle voit le Christ dans le sacrement de l'autel.
27. VOICI CE QUI EST CONTENU DANS LE DEUXIÈME PAS.
Le second pas est la révélation de l'onction, du sceau et de la vision de Dieu jusque dans le Paradis. On y voit d'abord comment Dieu demande à l'âme de l'aimer sans malice, et, dans un long discours, brièvement résumé ici, comment Dieu lui-même est l'amour de l'âme, comment il veut que l'âme ait ou

1. Arnaud nous donne ici le résumé de chacun des sept pas supplémentaires qu'il va décrire.

CONTENU DES DERNIERS PAS	33
désire avoir quelque chose d'analogue à l'amour véridique dont il nous a lui-même aimés. Il y est ensuite prouvé par des exemples que toute âme qui veut avoir et trouver la miséricorde divine, peut la trouver comme Marie-Madeleine. On y montre encore que cela provient de la bonté et de l'amour du Père et de l'aveu que le pécheur fait de cette vérité, et que, pour ces deux raisons, plus il est grand pécheur, plus grandes sont la miséricorde et la grâce qu'il peut obtenir ; puis que Dieu même est l'amour de l'âme ; puis qu'il fut révélé à la fidèle du Christ, qu'elle plaisait à Dieu et que Dieu était présent dans ce que nous écrivions ; puis, que tout ce que nous avions écrit, était écrit sans mensonge, enfin comment la bénédiction fut donnée à ses aumônes par Dieu et par la bienheureuse Vierge. On y parle ensuite de l'extase qu'elle a quand elle voit le corps du Christ.
28. VOICI CE QUI EST CONTENU DANS LE TROISIÈME PAS.
Le troisième pas est la révélation de l'instruction divine par des enseignements dont les uns sont perceptibles à l'oreille, et les autres intelligibles à l'esprit par le seul sentiment. Il y est enseigné comment les fils légitimes de Dieu sont ceux qui cherchent à connaître ce Dieu leur père, qui leur a fait le don de sa filiation ensuite, comment ils reçoivent la grâce de Dieu en s'approchant de lui : ce qu'ils font parce qu'ils veulent le connaître et lui plaire ; puis, ce que Dieu lui dit et lui enseigna la manière de l'approcher et la doctrine d'après laquelle l'homme peut devenir fils légitime de Dieu. Il contient ensuite lesquels d'entre les fils de Dieu, Dieu réprouve ; enfin, comment elle vit la divine sagesse, et en reçut de porter des jugements véridiques.
29. CONTENU DU QUATRIÈME PAS.
Le quatrième pas est la révélation de sa propre bassesse, de la restauration et de la « certification » divines. Il est dit dans ce
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CONTENU DES DERNIERS PAS	35
pas comment elle vit le monde entier, avec tout ce qu'il contient, se réduire à presque rien, et Dieu tout emplir et tout déborder ; puis, comment elle vit, en rapt d'esprit ou en extase, la puissance et la volonté de Dieu dans lesquelles satisfaction fut donnée à toutes ses questions au sujet de tous prédestinés et sauvés, des damnés et des démons et de toutes choses ; et comment elle demeura contente, satisfaite à tous égards. Mais elle ne sait si elle était alors dans le corps ou hors du corps.
30. CONTENU DU CINQUIÈME PAS.
Le cinquième pas est la révélation de l'union divine et de l'amour divin. Il débute par la révélation admirable de la passion du Seigneur ; vient ensuite une extase d'amour ; puis, comment elle vit la bienheureuse Vierge priant pour le genre humain ; puis, la grâce mise à la disposition de l'âme dans le sacrement de l'autel ; puis, un long document qui indique comment et de combien de manières l'âme reçoit la certitude que Dieu vient en elle, et de même comment l'âme connaît qu'elle est l'hôtesse de Dieu : deux choses bien différentes ; puis, un colloque ou lamentation de l'âme avec le corps, ou avec les sens après la contemplation. De même, il y est dit comment et de combien de manières les personnes spirituelles peuvent être trompées, et quelles choses peuvent être communes aux fidèles et aux infidèles.
31. VOICI CE QUI EST CONTENU DANS LE SIXIÈME PAS.
Le sixième pas est le supplice d'une multiple et intolérable passion et martyre, provenant tant des infirmités du corps que de l'âme, et des innombrables tourments du corps horriblement excités par la multitude des démons. Ce pas marche de pair avec le suivant, le septième, plus admirable que tous les autres
32. CONTENU DU SEPTIÈME PAS.
Le septième pas est une révélation dont on peut dire seule-
LES NOTES DE FRÈRE ARNAUD	37
ment qu'elle dépasse même « tout ce qu'on peut imaginer. » Ni le pas de la divine familiarité, ni le pas de l'enseignement, ni celui de la certitude, ni celui de l'union et de l'amour, ni tous les précédents ne sont rien, comparés à celui-ci. Quand, en effet, moi frère, je demandai à cette fidèle du Christ, si ce que j'ai écrit dans le septième pas, attire plus l'âme que tout ce qui précède, elle répondit que cela attire plus que tout ce qui précède sans comparaison. Et elle dit : « Tellement plus que, quoi que je dise, il me semble ne rien dire ou le mal dire. » Et elle dit ensuite : «Tout ce que je dis me semble blasphème. Aussi suis-je tombée en défaillance dès que tu m'as demandé si ce septième pas attire plus que tous les pas précédents, et queje t'ai répondu qu'il en est ainsi ». Ce très excellent pas marcha concurremment avec le sixième pendant quelque temps. Le sixième disparut néanmoins peu à peu ; le septième survécut.

33. SUIT MAINTENANT LA RAISON OU LA CAUSE POUR LAQUELLE MOI, FRÈRE COPISTE, JE PARVINS A CONNAîTRE CES SECRETS, ET FUS, DIEU ME POUSSANT, CONTRAINT DE LES ÉCRIRE.

Immédiatement après le récit qu'on va lire, vient un écrit que l'ordre eût exigé de placer dans le vingtième pas, s'il n'était la première chose que j'aie écrite et le principe de tout ce qui est écrit de ces divines paroles /1. Je commençai par écrire sur une petite feuille de papier, de façon moins complète et négligemment, pour me faire une sorte d'aide-mémoire ; je croyais avoir peu de chose à noter. Mais quelque temps après que je l'eus contrainte à parler, il fut dit et révélé à la fidèle du Christ que j'eusse à prendre, pour écrire, non pas une petite feuille mais

1. Nouvelle preuve que le vingtième pas vécu et décrit par Angèle, est bien le même que le premier pas supplémentaire que va nous donner Arnaud au § 35, après le récit du voyage d'Assise.

POURQUOI IL LES ÉCRIVIT	39
un grand cahier. Ne la croyant qu'à demi, j'écrivis sur deux ou trois feuilles que je pus trouver inutilisées dans mon livre. Enfin contraint par la nécessité, je fis un cahier de beau papier. Aussi ai-je cru qu'avant d'aller plus loin, je devais rapporter comment je suis parvenu à la connaissance de ces choses, et pour quelle cause Dieu, de son côté, me contraignit d'écrire.
34. RAISON OU MOTIF QUE J'AI EU, MOI COPISTE, D'ÉCRIRE CES CHOSES.
Voici maintenant, en ce qui me concerne, la cause ou la raison pour laquelle j'ai commencé à écrire. Un jour la susdite fidèle du Christ était venue à Assise, à l'église de Saint-François ; j'y étais conventuel. Elle avait beaucoup crié, assise à la porte de l'église. J'en fus tout couvert de honte, parce que d'abord j'étais son confesseur, son parent, son conseiller principal et particulier, parce que, ensuite et surtout, plusieurs religieux qui nous connaissaient l'un et l'autre venaient la voir crier, vociférer. Bien que le saint homme, maintenant défunt, dont il a été dit plus haut au vingtième pas qu'il voulait se défaire de toute propriété en même temps qu'elle et qui était alors son compagnon de voyage, se tînt non loin d'elle dans l'église, humblement assis sur le pavé, la regardant et la gardant avec beaucoup de respect et avec une certaine tristesse, bien que d'autres hommes et femmes d'une grande vertu, qui l'accompagnaient aussi, l'attendissent et veillassent respectueusement sur elle, tels furent cependant mon orgueil et ma honte que je n'allai point jusqu'à elle, mais indigné je me tins à quelque distance, attendant qu'elle eût fini de vociférer. Quand elle eut cessé de crier, quand elle se
COMMENT IL LES ÉCRIVIT	41
leva de la porte et vint à moi, à peine pus-je lui parler avec calme. Je lui dis de n'oser jamais revenir à Assise puisque ce mal la prenait ; et à ses compagnons de ne jamais l'y conduire. Un peu plus tard, je revins d'Assise au pays dont nous étions elle et moi. Voulant savoir la cause de ses cris, je commençai à la prier de toute façon de me dire pourquoi elle avait tant crié, lors de sa venue à Assise. Après avoir préalablement reçu la ferme promesse que je ne dévoilerais rien à âme vivante qui pût la connaître, elle commença à me raconter une petite partie des événements notés après cette relation. Stupéfait, suspectant tout cela d'être l'oeuvre de quelque mauvais esprit, je fis un grand effort pour le lui rendre suspect, puisque je le tenais alors moi-même en suspicion. Je lui conseillai de tout me dire, je l'y contraignis, lui représentant que je voulais absolument tout mettre par écrit afin de pouvoir consulter à ce sujet quelque homme sage et spirituel, qui jamais ne la connaîtrait. Je lui dis que je voulais agir ainsi, afin que nul mauvais esprit ne pût en aucune façon la tromper. Je m'efforçai de jeter en elle l'inquiétude en lui montrant par des exemples que beaucoup de personnes avaient été trompées et que par conséquent elle aussi pouvait l'être. Comme  elle n’avait pas encore atteint ce degré de très claire et très parfaite certitude auquel on la verra, dans l'écrit suivant, parvenir, elle commença à me manifester les secrets divins. Je les écrivis, mais, en vérité, je les comprenais bien peu ; je me sentais pareil au crible, au tamis qui laisse passer la farine fine et précieuse et retient seulement la plus grosse. Ayant éprouvé en moi-même une grâce de Dieu spirituelle, sans exemple dans ma vie, j'écrivais tout rempli de crainte et de respect. Afin de ne pouvoir rien ajouter qui vint de moi, ne fût-ce qu'un seul mot, afin de noter exclusivement et du mieux que je pourrais les paroles tombées de sa bouche, je ne voulais rien écrire après l'avoir quittée. Bien plus, lorsque j'écrivais,
COMMENT IL LES ÉCRIVIT	43
assis auprès d'elle, je me faisais répéter le mot que je devais écrire. Quant à ce que j'ai écrit à la troisième personne, elle le disait toujours en parlant d'elle à la première. Mais il m'arrivait d'écrire à la troisième personne pour aller plus vite ; je n'ai pas encore fait la correction. Voici qui montrera quelque peu comment je n'arrivais à comprendre que le plus gros de ces paroles divines. Un jour, après avoir transcrit de mon mieux ce que j'avais pu saisir de son discours, je lui relus mes notes afin qu'elle continuât de me dicter ; elle me dit tout étonnée qu'elle ne reconnaissait pas cela. Une autre fois, comme je lui relisais pour qu'elle vît si j'avais bien écrit, elle répondit que je parlais avec beaucoup de sécheresse et sans aucune saveur et elle s'en étonnait. Une autre fois elle me fit cette remarque : « Tes paroles me rappellent celles que je t'ai dites ; mais elles sont bien obscures ; les paroles que tu me lis n'expliquent pas ce qu'elles contiennent : voilà pourquoi ton écrit est obscur. » Une autre fois encore elle me dit : « Ce qui est pire et ce qui est néant tu l'as écrit ; mais des merveilles que mon âme ressent, tu n'as rien dit. » Ceci venait certainement de mon incapacité ; certes je n'ajoutais rien, mais, en vérité, je n'arrivais pas a saisir tout ce qu'elle disait ; elle remarquait elle-même que j'écrivais toutes choses vraies, mais que j'élaguais, que j abrégeais. Comme je ne savais écrire que très lentement et comme par crainte des religieux qui murmuraient beaucoup de me voir assis auprès d'elle dans l'église, je me pressais d'écrire, c'est vraiment miracle divin, à mon sens, que j'aie pu prendre correctement toutes mes notes. La preuve : Dieu le lui révéla dans le vingt-et-unième pas ou deuxième révélation dite de l'onction divine. Il lui dit et révéla que j'avais écrit toutes choses véridiques et sans nul mensonge, mais que je les avais écrites bien imparfaitement. Si par hasard au moment d'écrire j'avais la conscience troublée, le fil du discours se rompait et pour elle et pour moi ; je ne
LA FAMILIARITÉ DIVINE	45
pouvais rien prendre de complètement ordonné. C'est pourquoi je m'efforçais de tout mon pouvoir d'être en règle avec ma conscience, quand je voulais causer avec elle et écrire. Quelquefois, je pris soin de confesser auparavant mes péchés, convaincu que c'était un don de la grâce si, sur quelque sujet que Dieu m'inspirât de l’interroger, la réponse, par l'action merveilleuse de la grâce divine, arrivait dans un ordre qui dépassait mes espérances. Une douleur cependant et un grand tourment me restaient. Beaucoup de ses paroles me paraissaient mériter d'être écrites et je les omettais dans ma précipitation à cause de mon inhabileté de copiste et par crainte des religieux, car ceux-ci protestaient et à force de murmures me firent défendre d'écrire par le gardien, puis par le provincial /1, et même réprimander sévèrement par ce dernier. Ils ne savaient pas, il est vrai, ce que j'écrivais et quelles bonnes choses c'étaient.

35. PREMIER PAS OU RÉVÉLATION DE LA FAMILIARITÉ DIVINE. COMMENT ET DANS QUELLES CIRCONSTANCES, MOI FRÈRE, JE COMMENÇAI D’ÉCRIRE.

Après que la fidèle du Christ eût crié et vociféré dans Saint-François, comme il a été dit dans le récit précédent, étant retourné dans mon pays /2 dont la fidèle du Christ était originaire elle aussi, je commençai à l'interroger et à la contraindre de toutes mes forces, et par tous les moyens que je savais de nature à la décider, de me dire entièrement la raison, la cause pour laquelle elle avait
1. Ce provincial était frère Ange de Pérouse, ministre de la province de Saint-François de 1274 à 1279 au moins, et de 1292 à 1295 ; car la défense en question sortait son effet pendant le carême de 1294.
2. Ce voyage d'Assise eut lieu en 1291.
SUR LA ROUTE D'ASSISE	47
crié, vociféré dans Saint-François. Ainsi contrainte par moi, munie au préalable de ma promesse que je ne révélerais rien à personne qui pût la connaître, elle commença son récit en disant que pendant le voyage d'Assise à propos duquel je l'interrogeais elle avait fait route en priant.
ICI ELLE COMMENÇA A ME RACONTER L'ADMIRABLE VINGTIÈME PAS ANTÉRIEUREMENT ÉBAUCHÉ.
Entre autres choses, elle avait prié le bienheureux François de demander pour elle à Dieu la faveur de sentir quelque chose du Christ, de lui obtenir aussi la grâce de bien observer la règle du Tiers-Ordre franciscain dont elle avait récemment fait voeu, et, par-dessus tout, la grâce de vivre et de mourir dans une vraie pauvreté. Elle désirait tellement pratiquer la pauvreté parfaite, qu'à seule fin de l'obtenir du Christ par l'entremise du bienheureux apôtre Pierre, elle était allée à Rome pour le prier. Comme je lui relisais pour en vérifier l'exactitude ce que je venais d'écrire, la fidèle du Christ affirma que ce qui précède est vrai quoique fort incomplet, puis elle ajouta : « Quand j'approchai de Rome, j'eus le sentiment d'avoir obtenu de la grâce divine la pauvreté que j'avais demandée. » Or donc, pendant qu'elle se rendait à Saint-François, elle priait le bienheureux de lui obtenir du Seigneur Jésus-Christ cette même grâce. Elle énumérait encore beaucoup d'autres faveurs demandées par elle dans la prière qu'elle faisait sur la route. Comme elle arrivait entre Spello et l'étroit chemin qui est au-delà de Spello et monte vers Assise, à la jonction des trois routes, il lui fut dit : « Tu as prié mon serviteur François, et moi je n'ai pas voulu t'envoyer d'autre messager que moi. Je suis l'Esprit Saint, et je viens vers toi, je t'apporte une consolation que tu n'as jamais goûtée ; j'irai avec toi, au dedans de toi, jusque dans Saint-François ; et, —
SUR LA ROUTE D'ASSISE	49
comme s'il méditait quelque chose — je veux aller en parlant avec toi par ce chemin. Je ne cesserai pas de parler. Et toi, tu ne pourras écouter d'autre parole, parce que je t'ai élevée ; et je ne m'éloignerai pas de toi que tu ne sois venue dans Saint-François pour la seconde fois. Alors je m'éloignerai de toi en ce sens que je ne te donnerai plus cette consolation ; mais je ne m'éloignerai jamais réellement de toi si tu m'aimes. » Et il commença à dire : « Ma douce fille, ma fille, mon aimée, mon temple ; ma fille, mon aimée, aime-moi : car je t'aime beaucoup plus que tu ne peux m'aimer. » 
Et très souvent il disait : «Ma fille et mon épouse, que tu m'es douce !» Il disait encore : « Je t'aime beaucoup. Je me suis reposé en toi, repose-toi en moi maintenant. Tu as prié mon serviteur François. Mon serviteur François m'a beaucoup aimé, c'est pourquoi j'ai fait en lui de grandes choses ; s'il y avait quelque personne qui m'aimât plus que lui, je ferais plus en elle. » A ces paroles, je commençai à avoir un grand doute, et mon âme lui dit : « Si tu étais le Saint-Esprit, tu ne me parlerais pas de la sorte, cela pourrait me nuire, je suis faible, je pourrais en tirer de la vaine gloire. » Et il répondit : « Vois maintenant si de tout cela tu peux tirer quelque vaine gloire et t'enorgueillir ; et sors de ces paroles si tu peux. » Je me mis à l'oeuvre, je m'efforçai de vouloir en tirer de la vaine gloire, pour me rendre compte s'il disait la vérité, et s'il était le Saint-Esprit ; je commençai à regarder çà et là parmi les vignes pour sortir de cette parole. Mais où que je portasse mes regards, il me disait : « Ceci est ma créature » ; et je sentais une douceur divine ineffable. Alors tous mes péchés et mes vices me revenaient à l'esprit ; je ne voyais en moi que péchés et défauts. Et je ressentais une humilité comme je n'en avais jamais éprouvée. Cependant il me disait que le fils de la Vierge Marie s'était abaissé jusqu'à moi. Et il me disait encore : « Quand le monde entier viendrait à toi maintenant, tu ne pourrais maintenant lui parler ; car, c'est le monde
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entier qui est venu avec toi. » Et pour faire sortir la certitude de mon doute, il disait : « C'est moi qui ai été crucifié pour toi, qui ai eu faim et soif pour toi, qui ai répandu mon sang pour toi, tellement je t'ai aimée » Et il décrivait toute sa passion. Puis il disait : « Demande la grâce qui te plaira, pour toi, pour tes compagnons et pour tous ceux que tu voudras. Et prépare-toi à recevoir ; car je suis bien plus prêt à donner que tu ne l'es à recevoir. » Et moi je dis, et mon âme cria : « Je ne veux pas demander, parce que je ne suis pas digne. » Et tous mes péchés me revenaient encore à la mémoire. Mon âme ajouta : « Si tu étais l'Esprit Saint, tu ne me dirais pas de si grandes paroles ; ou, si tu me les disais, j'en devrais avoir une joie si grande que mon âme ne devrait pas pouvoir la supporter. » Il répondit : « Rien ne peut être ou se faire que comme je veux ; voilà pourquoi je ne te donne pas une plus grande joie que celle-ci. Je n'en ai pas tant dit à Paul et il est tombé à terre, privé du sentiment et de la vue ; quant à toi, tu viens avec tes compagnons, nul d'entre eux ne sait rien ; voilà pourquoi je ne te donne pas un sentiment plus grand. Voici d'ailleurs un signe que je te donne : Essaye, efforce-toi de parler à tes compagnons, de penser à quelque autre chose bonne ou mauvaise ; tu ne pourras penser à autre chose qu'à Dieu. Et si je fais tout cela, ce n'est point à cause de tes mérites. » Alors je me remémorais tous mes méfaits, tous mes défauts, et je me voyais plus que jamais digne de l'enfer. « Je fais cela, reprenait-il, à cause de ma bonté ; si tu étais venue avec d'autres qui ne fussent pas semblables à ceux-ci, je ne te l'aurais pas fait. » Mes compagnons me jugeaient fatiguée ; c’est qu'en effet, comme chaque parole me causait une grande douceur, j'aurais voulu ne jamais arriver à Assise, j'aurais voulu que le voyage ne finît pas avant la fin du monde. Il me serait impossible d'évaluer la grandeur de la joie et la douceur de Dieu que je ressentis, surtout quand il me dit : « Je suis l'Esprit Saint, qui entre au dedans de
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toi. » Lorsqu'il me disait tout le reste, je ressentais également une grande douceur. Et moi je disais par zèle : « On verra bien si tu es l'Esprit Saint, car tu viendras avec moi, comme tu me l'as dit. » Il m'avait dit en effet : « Je m'éloignerai de toi, quant à cette consolation, quand tu viendras pour la deuxième fois à Saint-François ; mais je ne m'éloignerai pas effectivement, si tu m'aimes. » Il m'accompagna jusque dans Saint-François comme il avait dit ; il ne s'éloigna point de moi quand j'y entrai ni pendant que j'y restai ; il demeura jusqu'après le repas, c'est-à-dire jusqu'à mon retour dans l'église. Alors, aussitôt que je me fus agenouillée à l'entrée, quand j'aperçus une peinture représentant saint François serré contre la poitrine du Christ, il me dit : « Voilà comme je te tiendrai serrée, et beaucoup plus qu'on ne peut le voir avec les yeux du corps. Et maintenant, ma douce fille, mon temple, voici l'heure où je vais accomplir ce que je t'ai dit ; car, quant à cette forme de consolation, je te quitte ; mais je ne te quitterai jamais, si tu m'aimes. » Si amère que fût cette parole, j'en éprouvai une douceur extrême. Et je regardai afin de voir aussi avec les yeux du corps et de l'esprit. Ici, moi frère, je l'interrogeai et je lui dis : « Que vis-tu? » Elle répondit : « Je vis une chose pleine, une majesté immense, que je ne saurais exprimer ; mais il me sembla que c'était le souverain bien. Elle me dit beaucoup de douces paroles en s'éloignant ; elle s'éloigna lentement avec une suavité immense, sans secousse. Aussitôt après son départ, je commençai à pousser de hauts cris, à vociférer. Je criais sans aucune honte, disant et redisant : « Amour inconnu ! Pourquoi m'abandonnes-tu ? » Je: ne disais et je ne pouvais que dire sans honte ces paroles : « Amour inconnu ! Pourquoi ? Et pourquoi ? Et pourquoi ? » Toutefois ce mot-là s'arrêtait tellement entrecoupé dans ma gorge qu'on ne le comprenait pas. Puis mon interlocuteur me laissa avec l'absolue certitude que sûrement il était Dieu
RETOUR A FOLIGNO	55
lui-même. Je criais voulant mourir. Et ce m'était une grande douleur de ne pas mourir et de survivre. Toutes mes articulations se brisaient.
Après cela, je revins d'Assise avec cette extrême douceur, et je rentrai chez moi par la route. Tout le long du chemin, je parlais de Dieu, j'avais grand peine à me taire ; cependant je me contenais de mon mieux à cause de mes compagnons. Pendant que je m'en revenais par le chemin de Saint-François, Dieu me dit entr'autres ces paroles : « Je te donne ce signe que c'est moi qui te parle et qui t'ai parlé, je te donne, dis-je, la croix et l'amour de Dieu au dedans de toi ; et je te donne ce signe pour l'éternité. » Immédiatement je sentis cette croix et cet amour au plus profond de mon âme ; je sentis cette croix corporellement ; en la sentant, mon âme se liquéfia dans l'amour de Dieu. Il m'avait dit, pendant que nous cheminions vers Assise : « Toute ta vie, ton boire, ton manger, ton dormir, toute ta façon de vivre me plaît. »
36. Rentrée dans ma maison, je sentis une douceur paisible, et cependant très grande, que je ne sais exprimer. Je désirais mourir. Ce m'était une si grande peine de vivre à cause de cette douceur paisible, tranquille, immense au-delà de tout ce que l'on peut dire, que, pour aller à cette douceur que je sentais et par crainte de la perdre, je désirais mourir à ce monde ; vivre m'était une peine plus dure que la douleur causée par la mort de ma mère et de mes fils et que toute douleur que je pouvais imaginer. Je demeurai chez moi couchée, jouissant de cette ineffable consolation, pendant huit jours. Et mon âme criait : « Seigneur, aie pitié de moi ; ne permets pas que je demeure plus longtemps en ce monde. » Il m'avait prédit sur la route d'Assise cette délectable et indicible consolation en ces termes : « Une fois rentrée chez toi, tu sentiras une autre douceur que tu n'as jamais éprouvée. Je ne te parlerai pas alors comme je l'ai fait jusqu'ici, mais tu
HUIT JOURS DE DÉLICES	57
me sentiras. » Et je commençai d'expérimenter cette indicible, cette ineffable, cette paisible, cette tranquille consolation d'une inexprimable grandeur ; je restai couchée pendant huit jours, huit jours durant lesquels je pus à peine parler, pas même dire le Notre Père et guère me lever. La voix m'avait dit pendant que je faisais route vers Assise : « J'ai été avec les apôtres bien des fois, ils me voyaient des yeux du corps, ils ne sentaient pas ce que tu sens ; toi, tu ne me vois pas, mais tu me sens.»
Quand je me fus rendu compte que tout cela touchait à sa fin, mon interlocuteur se retira fort gracieusement. Et il dit ces paroles : « Ma fille, tu m'es plus douce que je ne te suis doux. » Il répéta ce qu'il avait déjà dit : « Mon temple, mes délices. » II ne voulut pas que je fusse couchée à ce moment ; et à ces mots je me levai. Et il m'avait dit : « Tu as l'anneau de mon amour, je te tiens étroitement, tu ne me quitteras plus désormais. Recevez, toi et ta compagne, la bénédiction du Père et du Fils et du Saint-Esprit. » Il dit cela au moment de partir parce que je lui avais demandé une grâce pour ma compagne. Et il me répondit : « Je donne une autre grâce à ta compagne. »
Quand il eut dit : « Tu ne me quitteras plus désormais », mon âme cria : « Oh ! je ne pécherai plus mortellement ! » Il répondit : « je ne te dis pas cela. » Dans la suite j'ai souvent senti des parfums indicibles. Ces choses et les autres furent si grandes que je ne les pourrais exprimer. Je puis rapporter un peu les paroles, mais la douceur et la délectation, je ne puis les traduire. Bien des fois il me fut parlé ainsi ; mais jamais aussi longuement, jamais si profondément ni avec tant de douceur.
37. COMMENT IL FUT RÉVÉLÉ A SA COMPAGNE QUE L'ESPRIT SAINT ÉTAIT DANS LA FIDÈLE DU CHRIST.
Alors qu'après son retour d'Assise elle était couchée, comme on
L'ÉTOILE	59
l'a dit plus haut, sa compagne, qui était d'une simplicité, d'une pureté et d'une virginité admirables, entendit une voix qui lui disait : « L'Esprit Saint est au-dedans de L... » Immédiatement elle se rendit auprès d'elle et commença de l'interroger ainsi : « Dis-moi ce que tu as, car voilà ce qui m'a été dit tout à l'heure ». Et la fidèle du Christ de lui répondre : « Si on te l'a dit, je le veux bien » ; et elle l'avoua. Et depuis lors la fidèle du Christ communiqua bon nombre des secrets divins à sa compagne.
38 COMMENT LA SUSDITE COMPAGNE VIT SUR LA FIDÈLE DU CHRIST QUELQUE CHOSE QUI RESSEMBLAIT A UNE ÉTOILE, DE COULEURS TRÈS VARIÉES
Cette même compagne me raconta dans la suite à moi frère copiste, qu'une fois que la fidèle du Christ était couchée sur le côté dans un ravissement d'esprit, elle vit comme une étoile magnifique aux couleurs innombrables, variées et resplendissantes. Des rayons, d'une étonnante beauté, jaillissaient de la fidèle du Christ, les uns épais, les autres tenus. Après avoir jailli de sa poitrine, pendant qu'elle reposait sur le côté, ils se reployaient et montaient vers le ciel. Elle vit cela de ses yeux étant éveillée ; il était sur les trois heures. L'étoile n'était pas très grande.
39. COMMENT UNE MERVEILLEUSE RÉPONSE FUT FAITE A LA FIDÈLE DU CHRIST SUR LA TRINITÉ.
Un jour, moi frère indigne qui ai écrit ces paroles divines, je lui posai cette question, comment pouvait-il lui avoir été dit dans la révélation précédente : « C'est moi le Saint-Esprit », et peu après : « C'est moi qui ai été crucifié pour toi. » Après cette interrogation elle retourna chez elle. Revenue ensuite près de moi, elle me répondit en ces termes : « Rentrée chez moi, j'ai
LA TRINITÉ	61
commencé à réfléchir ; la question que tu m'avais posée avait jeté le doute dans mon esprit, car je me sais indigne et je doute quand on m'oppose quelque doute. Pendant que je doutais, cette réponse m'a été faite : « Demande-lui, à frère A[rnaud], pourquoi il t'a été dit : Elle est déjà venue en toi, la Trinité. Dis lui : Elle est déjà venue, elle est déjà venue en toi. Demande-lui comment elle a pu venir. » Et il me fut donné de comprendre, que, bien qu'elle fût venue en moi, elle n'en était pas moins dans le ciel, qu'elle ne quittait pas le ciel. Comme je ne comprenais pas encore, comme il ne me semblait pas qu'il m'eût répondu intelligiblement ou complètement, il ajouta : « Dis-lui que quand te furent dites ces paroles : Je suis le Saint-Esprit, et ces autres ensuite : C'est moi qui ai été crucifié pour toi, il y avait déjà en toi le Père, et le Fils, et le Saint-Esprit. » Néanmoins je doutais encore que le Père avec le Fils et le Saint-Esprit fussent venus en moi qui en étais si indigne et je me demandais si ces paroles n'avaient pas pour but de me tromper. Alors il me fut plusieurs fois répété : « C'est bien la Trinité qui était venue en toi. » Puis : « Demande-lui comment j'ai pu venir. » Il m'était dit encore que le Père, le Fils et le Saint-Esprit me parlaient dans cet entretien, et il me semble qu'il m'était dit alors que la Trinité est une chose une et une réunion, mais très simple ; il me donnait l'exemple du soleil et un autre encore. Mais je repoussais tout cela ; car lorsque de si grandes paroles me sont dites, je les repousse, craignant de n'en être pas digne. Je voudrais que Dieu me donnât le sentiment que sur ce point je ne puis pas être trompée. Cette promesse : « Toute la Trinité viendra en toi », est notée dans le pas précédent, le dix-neuvième, vers la fin ; elle fut réalisée en elle au vingtième.
Par cela même l'interlocuteur divin montre qu'il ne craint pas les difficultés comme les craignent les créatures, et prouve par là-même qu'il est Dieu.
LA BEAUTÉ DU CHRIST	63
40. COMMENT LE CHRIST LUI-MêME APPARUT A LA FIDÈLE DU CHRIST PENDANT QU'ELLE PENSAIT A SA PASSION.
Elle me dit : «Une fois je méditais la grande douleur que le Christ endura sur la croix. Je pensais à ces clous qui, m'avait-on dit, avaient entraîné de la chair de ses pieds et de ses mains à l'intérieur du bois, et je désirais voir au moins ce peu de la chair du Christ que les clous avaient entraîné dans le bois. Ce supplice du Christ me causa une telle douleur que, ne pouvant me tenir debout, je m'inclinai et je m'assis ; j'inclinai ma tête sur mes bras que j'avais jetés à terre. Alors le Christ me montra sa poitrine et ses bras. Aussitôt ma tristesse se changea en une joie si grande que je n'en puis rien exprimer. Ce fut une joie différente de mes autres joies. Je ne voyais, je n'entendais, je ne sentais rien d'autre. Il fit si clair au dedans de mon âme, que je ne douterai plus, que je n'interrogerai plus à ce sujet. Il laissa ce signe de la joie si certain dans mon âme, que je ne crois plus le perdre désormais. Son cou et sa poitrine étaient d'une telle beauté que je comprenais que c'étaient ceux d'un Dieu. Il me semblait voir la divinité dans leur beauté, il me semblait être en présence de Dieu et je ne voyais rien de plus. Cette clarté ne me paraît comparable à aucun être ni à aucune couleur de ce monde, mais seulement à cette clarté du corps du Christ que je vois parfois à l'élévation. Tandis que je sortais de cette vision, je commençai à reprendre quelque peu conscience de moi, à avoir de vagues craintes, de vagues pensées ; mais quand ces pensées me vinrent, j'ai la certitude que j'étais sortie de la vision.
CE QU'ELLE VOIT DANS L'HOSTIE	65
41. COMMENT ELLE VIT LE CHRIST DANS LE SACREMENT DE L'AUTEL.
Moi frère qui écris, quand j'entendis le mot que Dieu, à mon sens, lui fit dire sur le corps du Christ, je le notai aussitôt dans mon coeur. Puis je lui demandai, je la contraignis de me dire tout ce qu'elle avait jamais vu dans le corps du Christ. Ainsi contrainte, elle commença à parler. «Parfois, dit-elle, je vois l'hostie comme j'ai vu le cou ou la poitrine, avec une splendeur et une beauté qui semblent venir de l'intérieur et qui surpassent la splendeur du soleil. Cette beauté me fait comprendre pleinement que, sans aucun doute, je vois Dieu ; chez moi cependant j'ai vu dans cette poitrine ou ce cou une beauté plus grande encore, une beauté si grande que je ne crois jamais perdre la joie que cette vision m'a causée. Je ne saurais l'exprimer qu'en la comparant à l'hostie qui contient le corps du Christ ; car quelque chose m'apparaît dans l'hostie qui surpasse en beauté le soleil. Mon âme a une grande peine de ne pouvoir l'exprimer. » Elle me dit aussi que l'hostie lui apparaît quelquefois d'une autre manière. Elle y voit deux yeux éclatants de beauté et si grands qu'il semble ne rester de l'hostie que les bords. Une fois les yeux m'apparurent, non pas dans l'hostie, mais dans ma cellule ; ils étaient d'une beauté si ravissante que je crois ne perdre jamais la joie que j'en ressentis, pas plus que celle que la vue de la poitrine me causa. J'ignore si cela m'advint dans la veille ou dans le sommeil ; mais je me suis retrouvée dans cette grande et ineffable joie ; elle fut si grande que, me semble-t-il, je ne le perdrai plus désormais. Une autre fois, elle dit qu'elle avait vu le Christ enfant dans l'hostie ; il paraissait grand
CE QU'ELLE VOIT DANS L'HOSTIE	67
et plein d'autorité, comme qui détient le pouvoir ; il semblait tenir dans ses mains quelque chose comme le signe de sa domination ; il semblait assis sur un trône ; toutefois je ne saurais dire ce qu'il tenait en main. Je l'ai vu avec les yeux du corps, comme tout ce que j'ai vu dans l'hostie. Alors, je ne m'agenouillais point quand les autres s'agenouillaient ; je ne me souviens plus bien si je courais jusqu'à l'autel, ou si le bonheur et l'extase m'ôtaient le pouvoir de marcher. Mais j'éprouvais une grande tristesse de ce que le prêtre reposait trop tôt l'hostie sur l'autel. Le Christ était si beau, si majestueux ! Il semblait avoir douze ans. Non, je ne perdrai jamais la joie que cette vision me causait ! J'étais si certaine de cette vision que je ne doute nullement d'aucun de ses détails. Il n'est donc pas nécessaire que tu mettes ceci par écrit. J'étais si heureuse que je ne lui demandais même pas de me venir en aide, je ne lui disais rien, ni bien ni mal, je ne faisais que me repaître de son inestimable beauté.
FIN DU PREMIER PAS OU DE LA RÉVÉLATION DE LA FAMILIARITÉ DIVINE.

ICI COMMENCE UN COURT APERÇU DU DEUXIÈME PAS OU RÉVÉLATION DE L'ONCTION DIVINE.

42. La fidèle du Christ me parla ainsi : « Après l'année dans laquelle se produisit le divin colloque sur la route d'Assise, un jour que j'étais en oraison et voulais dire le Notre Père, tout à coup une voix intérieure se fit entendre et me dit : « Tu es pleine de Dieu. » Et vraiment je sentais tous les membres de mon corps pleins de la jouissance de Dieu. Je désirais mourir, comme je l'avais désiré à Assise et, après mon retour, lorsque j'étais couchée dans ma cellule. Donc en cette autre fois j'étais couchée. Ma compagne disait que des larmes coulaient de mes yeux grands ouverts. La voix me disait, et moi-même, je sentais, comment Dieu étreignait mon âme. Oui, je sentais alors qu'il en était vraiment ainsi; et maintenant il me semble mentir en racontant ces choses, car elles étaient tout autres qu'on ne les saurait dire. J'aurais honte de les dire d'une façon plus expressive. Une autre fois, sur ce chemin de Saint-François, il m'avait dit : « Je ferai en toi de grandes choses aux yeux des nations ; en toi je serai connu, et mon nom sera loué en toi par un grand nombre de peuples. »
43. COMMENT LA PAROLE DIVINE LUI FUT ADRESSÉE AVEC UNE DÉLECTATION INACCOUTUMÉE.
Or, dans ces mêmes jours, une autre année, j'étais de nouveau en oraison. Tout à coup j'entendis des paroles pleines de charme. Les voici : « Ma fille, qui m'es beaucoup plus douce que je ne te
L'ONCTION DIVINE	71
suis doux, mon temple, mes délices, le coeur du Dieu tout-puissant est maintenant sur ton coeur. » Et en même temps que ces paroles, il me vint un sentiment de Dieu d'une intensité qae je ne connaissais pas encore ; tous mes membres eux-mêmes ressentaient le charme divin, je tombai sur le sol. La voix reprit : « Le Dieu tout-puissant a déposé en toi beaucoup d'amour, plus qu'en aucune femme de la ville ; il fait en toi ses délices. Dieu est plein de toi et de ta compagne ; que votre vie soit donc une lumière pour tous ceux qui veulent la regarder. Quant à ceux qui regardent et n'agissent point, un jugement sévère leur est réservé. » Et mon âme comprenait que ce jugement sévère concernait plus les clercs que les laïcs, parce qu'ils méprisent les choses de Dieu alors qu'ils les connaissent par les Écritures. L'amour que le Dieu tout-puissant a mis en nous est bien grand, mais il ne s'accommode pas de ces sentiments. — « Et maintenant ses yeux vous regardent. » Il me semblait en effet que je voyais ses yeux, des yeux de l'esprit ; ils me causaient une indicible joie. Il me coûte de parler maintenant de ces visions d'une façon mensongère. Si grande que fût ma joie, mes péchés me revenaient néanmoins à la mémoire ; je ne voyais en moi aucun bien, je croyais n'avoir jamais rien fait qui fût agréable à Dieu. Me rappelant les déplaisirs que je lui avais causés, je me reprenais à douter que de si grandes paroles me fussent dites. «Si tu es le Fils du Dieu tout-puissant, commençai-je à dire, si mon âme sent ta présence, comment n'en reçoit-elle pas une joie qui la fasse défaillir ? Car je suis indigne.» Il répondit : « Je ne veux pas que ta joie soit plus grande, je te la mesure.» Et il m'avait répondu : «N'est-il pas vrai que le monde entier est plein de moi ?» Et je voyais que toute créature était pleine de lui. « Je puis tout faire, ajoutait-il, et que tu me voies sans me tenir ccmme je me suis comporté avec les apôtres, et que tu me sentes sans me voir comme tu me sens maintenant. » S'il ne disait pas toutes ces paroles, mon âme
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comprenait qu'il disait l'équivalent, et même beaucoup plus ; et je sentais que tout était comme il disait. Comme moi, frère copiste, je lui demandais de quelle façon, elle me répondit : « Mon âme criait : Puisqu'il en est ainsi, puisque tu es le Dieu tout-puissant, puisque ces choses sont vraies et aussi grandes que tu le dis, donne-moi un signe afin que je sois sûre que c'est toi. Tire-moi de mon doute. » Je m'étonnais cependant d'avoir quelque doute, quoique ce doute fût tout petit.
44. Je lui demandais de me donner un signe matériel que je puisse voir, par exemple, de poser dans me main une chandelle, ou une pierre taillée, ou tout autre signe qu'il voulût. « Je ne montrerai ce signe à personne, si tu l'exiges », lui disais-je. Et lui de répondre : « Le signe que tu demandes te donnerait toujours de la joie quand tu le verrais ou le toucherais ; mais il ne te tirerait pas du doute; avec un signe de cette nature tu pourrais être trompée. » Pendant qu'il me parlait ainsi, je comprenais tout ce que nous disons plus pleinement que je ne le puis raconter, je comprenais beaucoup plus de choses que nous n'en disons et avec une plénitude, une délectation, une affection dont nous n'exprimons absolument rien ; Dieu veuille que ce ne me soit pas un péché de les redire si mal et si faiblement ! Il me dit donc : « Je te donne un signe bien meilleur que celui que tu demandes, ce signe sera continuellement dans ton âme, tu sentiras toujours quelque chose de Dieu et seras toujours brûlante d'amour pour lui. Et tu reconnaîtras dans ton propre intérieur que nul autre ne le peut faire que moi. Voici donc le signe que j'imprime dans les profondeurs de ton âme, signe meilleur que celui que tu demandais. Je te laisse un amour tel que ton âme sera continuellement brûlante pour moi ; telle sera l'ardeur de ton amour que si l'on t'injurie, tu regarderas l'injure comme une grâce et te proclameras indigne d'une telle faveur. Car j'ai moi-même souffert tout cela, et, tant était grand
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l'amour que je vous portais, je l'ai enduré patiemment. A ce signe, tu reconnaîtras que je suis en toi. Si on te ne persécute pas, tu auras un ardent désir de l'être. Voilà un signe certain de la grâce de Dieu : car j'ai souffert avec une grande humilité et une grande patience. Et voici, et voici maintenant que je t'oins de l'onguent « siriceux » dont j'ai oint celui qu'on a appelé saint Syricus et beaucoup d'autres saints. Tout soudain je sentis cette onction avec tant de délices que je désirai mourir ainsi et d'une mort accompagnée de toutes sortes de tourments corporels. Je pensais même que cela ne serait rien car les saints ont supporté les tourments de tous les martyres. J'aurais voulu, je souhaitais que le monde entier m'outrageât, j'aspirais à une mort accompagnée des piies tortures. J'aurais fait mes délices de prier Dieu pour ceux qui m'auraient causé tous ces maux. Il ne me suffisait même plus que les saints eussent prié Dieu pour ceux qui les persécutaient, les tuaient, ils auraient dû, selon moi, non seulement prier Dieu pour leurs bourreaux, mais demander pour eux des grâces spéciales. C'est ainsi que j'aurais voulu prier pour ceux qui m'auraient torturée ; je les aurais aimés d'un grand amour.
Dans cette onction, je sentis intérieurement et extérieurement des délices telles qu'en aucun jour ni en aucune circonstance je n'en avais senti d'aussi grandes, et que je n'en pourrais rien exprimer, ni peu ni beaucoup. C'était une consolation toute différente des autres ; car, dans les autres délectations, je désirais sortir immédiatement de ce monde ; dans celle-ci, je souhaitais
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une mort lente avec toutes sortes de tourments, avec tous les tourments du monde dans chacun de mes membres. Encore tout cela ne me paraissait que néant. Mon âme comprenait que cette consolation n'était qu'un petit embrasement, comparée aux biens qui lui étaient promis ; elle en avait la plus entière certitude. Quand même tous les savants du monde m'affirmeraient le contraire, je ne les aurais pas crus ; si je jurais que tous ceux qui marchent dans cette voie sont sauvés, je ne croirais pas mentir. Car le signe laissé dans mon âme m'apporte à ce point la certitude, l'évidence, que je souffrirais, je crois, le martyre avant de pouvoir admettre que les choses sont autrement. Tel est donc le signe que Dieu m'a donné, signe que je sens continuellement et qui indique la véritable voie du salut : aimer et vouloir souffrir par amour pour lui. Je lui dis, moi frère copiste :
Voudrais-tu bien qu'on te dît des injures? » Elle me répondit comme il suit : « J'en aurais bien quelque désir. Parfois même j'ai eu de la vaine gloire quand d'aventure on m'en a dit. Donc celui qui parlait en moi me dit : «Si tu doutes de ce signe, c'est-à-dire de cette onction, parles-en à un certain F., à qui j'ai donné de cette onction. » Car pour elle, elle ne comprenait guère. « Les paroles que tu as entendues de moi sont si, si élevées, qu'il ne me déplaît point de t'en voir douter, parce qu'autrement tu aurais trop de joie. Il me plaît que tu sois préoccupée de saisir ces paroles car elles sont très élevées. Si je voulais que tu n'eusses pas ce souci, tu ne l'aurais pas. » Et je voyais Dieu...
DIEU UNIQUE DÉLICE DE L'ÂME	79
45. Je lui demandai, moi frère copiste, ce qu'elle voyait, comment elle le voyait, et si elle voyait une chose corporelle. Elle me répondit en ces termes : « Je voyais une plénitude, une clarté, dont je me sentais tellement remplie que pour te le faire comprendre, je ne trouve ni parole ni comparaison ; je ne saurais te dire que j'ai vu quelque chose de corporel ; c'était comme c'est au ciel, une beauté si grande que je ne puis rien te dire, si ce n'est que c'était beauté et souverain bien. Tous les saints se tenaient debout devant cette majesté pour la louer. Cette vision, me semble-t-il, dura peu. Auparavant, le jour dont il a été question, il m'avait dit : « Ma fille aimée, ma douce fille, tous les saints du paradis ont pour toi un amour spécial, ma mère aussi ; je t'introduirai dans leur compagnie. » Mais la compagnie des saints et de sa mère me touchait peu ; c'est de lui seul que je faisais mes délices, tant il me procurait de douceur. Et il me disait : « J'ai pour toi beaucoup d'amour. Je t'en cache une partie à cause de ta faiblesse, autrement tu ne pourrais le porter. » Je lui posai une question; elle y répondit en ces termes : « Voici qui pourra te faire comprendre qu'il était le souverain bien. On m'invitait à contempler ces saints qui se tenaient debout devant sa majesté, on me disait de regarder aussi les anges qui paraissaient se tenir au-dessus des saints ; mais, voyant que tout ce qu'il y avait de bien dans les anges et dans les saints venait de lui, était en lui, et qu'il était le bien suprême, je me délectais en lui seul, je n'avais, je ne pouvais avoir aucune envie de regarder ni les saints ni les anges. Et lui de me dire : « Je te cache une partie du grand amour que je te porte. » Et mon âme comprenait qu'il ne me montrait comparativement presque rien de l'amour qu'il me portait. Comme mon âme disait : « D'où vient que tu as tant d'amour pour moi qui suis si pécheresse, pourquoi mettre ta complaisance en moi qui suis si misérable et qui t'ai offensé tout le temps de ma vie ? » il répondait : « Je te porte
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un tel amour, que je ne me souviens plus de tes défaillances ; mes yeux ne les regardent plus. » Et : « J'ai déposé en toi un grand trésor. » Alors mon âme sentait que c'était certainement vrai, mon coeur n'en doutait plus. Elle sentait, elle voyait aussi, que les yeux de Dieu me regardaient ; et elle recevait de ces regards une telle délectation, qu'aucun homme et même qu'aucun d'entre les Saints qui sont ici, s'il venait à descendre, ne pourrait la dire, l'exprimer. Quand il me dit : je te cache beaucoup de mon amour parce qu'autrement tu ne pourrais le porter, mon âme répondit : « Si tu es le Dieu tout-puissant, tu peux bien faire que je le porte. » Il répliqua : « Mais tu aurais sur terre tout ce que tu souhaites, tu n'aurais plus faim de moi, c'est justement pour cette raison que je ne veux pas. Je veux que dans ce monde tu me désires, tu languisses de moi. »
46. COMMENT DIEU DEMANDE QUE L'AME L'AIME SANS MALICE, COMMENT IL EST LUI-MIME L'AMOUR DE LAME, ET COMMENT IL VEUT QUE L'AME AIT OU DÉSIRE AVOIR UN AMOUR PAREIL A L'AMOUR VÉRITABLE DONT IL NOUS A LUI-MêME AIMÉS.
De même. Durant le premier entretien qui se produisit sur le chemin de Saint-François, comme à ses paroles : Ma douce fille, aime-moi, car je t'aime beaucoup plus que tu ne peux m'aimer, j'opposais mes péchés, mes défaillances et mon indignité de cet excès d'amour, il me dit : «Qu'il est grand l'amour que je porte à l'âme qui m'aime sans malice. » Et il me semble qu'il voulait de l'âme, autant que ses forces le lui permettent, un peu de l'amour qu'il a lui-même pour nous et que, si elle en avait seulement le désir, il le lui accorderait. «Mais il y a si peu de justes et, ajoutait-il dans ce même entretien, il y a si peu de foi ! » Il semblait se
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plaindre. Et il disait : Qu'il est grand l'amour que je porte à l'âme qui m'aime sans malice ; à une telle âme j'accorderais dès maintenant, — oui j'accorderais à tout homme qui m'aimerait d'un amour vrai, — beaucoup plus de grâces qu'aux saints des temps passés, dont on raconte que j'ai fait en eux de grandes choses.» Personne ne peut avoir d'excuse, car tout le monde peut l'aimer, or Dieu ne demande à l'âme que l'amour, car il aime, lui, il est l'amour de l'âme. — Et elle me disait pendant que j'écrivais : Qu'elles sont profondes, ces paroles, à savoir que Dieu ne demande à l'âme rien sauf de l'aimer ! » Elle ajoutait en guise d'explication : « Qui donc pourrait se réserver quelque chose, s'il aimait ? »
Ici, moi frère copiste, j ai, dans ma précipitation, bien diminué, tronqué ses très belles révélations sur le monde. J'ai recueilli, et encore en les abrégeant, seulement quelques-unes de ses paroles, non tout ce qu'elle disait.
Expliquant ensuite cette parole : que Dieu est l'amour de l'âme, elle me dit. Dieu aime l'âme, il est lui-même l'amour de l'âme. Il m'en a fait voir une preuve frappante dans sa venue en ce monde et dans sa croix (auxquelles il s'est abaissé) alors qu'il était si grand. Il m'expliquait tout ce qu'il a fait pour nous en dépit de sa souveraine grandeur : et sa venue et sa passion sur la croix. Il me donnait des raisons éclatantes ; puis me disait : « Regarde bien, trouves-tu en moi quelque chose qui ne soit pas amour» ? Et il me montrait qui l'avait envoyé, pourquoi il était venu et quelle est sa grandeur. Il me montrait en détail sa passion, sa croix, toutes ses souffrances, toutes ses grandeurs ; et mon âme voyait enfin, comprenait qu'il est très certainement tout amour. Et il me semble, disait-elle, qu'il se plaignait de trouver aujourd'hui si peu de personnes à qui donner sa grâce. Aussi disait-il, il y a un instant, que s'il trouvait aujourd'hui des âmes qui l'aiment, il leur confèrerait beaucoup plus de grâces qu'aux saints du temps passé.
VÉRACITÉ DU RÉCIT	85
Puis elle me dit tandis que j'écrivais : « J'aurais des scrupules de divulguer ces secrets si je n'avais entendu cette parole, que plus je parle et parlerai de ces mystères, plus il m'en restera. »
47. COMMENT IL FUT RÉVÉLÉ A LA FIDÈLE DU CHRIST QU'ELLE PLAISAIT A DIEU ET QU'IL ÉTAIT PRÉSENT DANS CE QUE NOUS ÉCRIVIONS, ET QUE TOUT ÉTAIT ÉCRIT SANS MENSONGE.
Et elle me dit à moi frère copiste : « Hier et aujourd'hui, j'ai refusé beaucoup de choses. Mais aujourd'hui comme j'avais des remords de t'avoir dit, à propos du signe qui m'a été donné, que je possède ce signe, que j'aime les tribulations, ainsi que tu l'as écrit, — comme j'avais des craintes que tout ne fût pas vrai dans mes paroles et dans ce que tu en as écrit, il me fut fait instantanément cette réponse : « Tout ce qui est écrit est véridique, et sans une ombre de mensonge ; mais les choses que j'ai dites étaient beaucoup plus pleines, je les ai dites beaucoup plus pleinement ; elles ont été bien mal reproduites. » En effet ce que moi copiste j'avais écrit, je l'avais écrit en abrégé et imparfaitement. Celui qui parlait me montra comment j'avais ce signe et il me dit : « Le Seigneur est présent dans tout ce que vous écrivez, il se tient près de vous. » Et mon âme comprit et sentit que Dieu en avait de la joie. Ces paroles me furent dites à cause du remords que mes confidences me causaient, car je disais beaucoup de choses sur lesquelles il n'y avait point à demander conseil, étant donné leur clarté.
48. COMMENT TOUTE AME QUI DEMANDE MISÉRICORDE, PEUT L'OBTENIR COMME MARIE-MADELEINE, COMMENT ELLE LE DOIT A LA GÉNÉROSITÉ ET A L'AMOUR DU PÈRE.
Lorsque moi copiste, j'eus écrit ce qui vient d'être rapporté, la fidèle du Christ me parla en ces termes : « Voici une vérité
LE CHRIST MÉDECIN ET REMÈDE DE L'ÂME 87
qu'on vient de m’enseigner encore et de graver si profondément dans mon coeur que je ne puis m'empêcher de la proclamer et de la crier à tous, tant Dieu me l'a rendue évidente en me disant : « Il n'est personne qui puisse trouver excuse de n'être pas sauvé. Car il ne faut pas faire plus que ne fait à l'égard du médecin le malade qui déclare son mal et promet de suivre l'ordonnance. Ainsi l'âme ne doit pas faire davantage, ni se procurer d'autres remèdes que de se montrer au médecin et de se plier à tout ce qu'il prescrit en se gardant d'y mêler rien de contraire. » Or mon âme comprenait que le remède est le sang du Christ, que le Christ distribue lui-même le remède, et qu'il suffit au malade de s'apprêter à le recevoir ; alors le médecin rend la santé, guérit la maladie. Mon âme obtempérait et voyait tous ses membres atteints d'une infirmité particulière. Elle commença à compter tous mes membres et leurs péchés. Elle énumérait les fautes de tous mes membres, elle les voyait, elle les énumérait avec une facilité étonnante. Il écouta tout avec patience. Puis il me répondit avec une grande bonté, en procédant par ordre, qu'il les guérissait immédiatement. «Marie-Madeleine, disait-il, a souffert comme toi, son âme aussi était malade, elle désirait être délivrée de son infirmité. Quiconque le désirera comme elle pourra comme elle retrouver la santé. » Il me citait encore un autre exemple ; et pourtant la méditation d'un seul aurait cependant suffi à m'occuper tout un jour. Il disait encore : « Quand ceux de mes petits enfants qui quittent mon royaume et se font fils du diable par le péché, reviennent au Père, mon Père éprouve de leur retour une grande joie, il leur révèle une joie spirituelle, et telle est la joie que mon père épreuve de leur retour qu'il leur donne une joie spirituelle inconnue de ceux qui sont demeurés vierges et qui ne
DIEU BÉNIT LES AUMONES QU'ELLE REÇOIT 89
l'ont pas quitté. Le Père en use ainsi avec eux parce qu'il les aime, et parce que, revenus à lui, ils se repentent d'avoir offensé une si grande majesté et se reconnaissent dignes des peines de l'enfer. La connaissance de l'amour du Père les occupe tant qu'ils reçoivent une joie toute spéciale.
Voilà ce que me dit la fidèle du Christ, mais elle me le dit avec d'autres paroles plus abondantes, plus expressives et toutes pleines de lumière. Aussi déclara-t-elle, quand je vins à lui relire, que ce n'était pas cela, que j'avais écrit avec sécheresse, de façon impropre ; elle me confirma toutefois que j'avais écrit la vérité. Puis elle ajouta que ce jour même il lui avait été dit : « A la suite de ce que vous dites, fais écrire ces paroles : Qu'on rende grâce à Dieu de tout ce que vous avez écrit et que quiconque veut conserver la grâce ne détourne jamais de la croix les yeux de son âme, ni dans la tristesse ni dans la joie que je donne ou que je permets. »
49. COMMENT LES AUMONES DE LA FIDÈLE DU CHRIST FURENT BÉNIES.
Elle me dit encore pendant que j'écrivais : « J'étais en oraison avant le repas ; je priais la Madone de m'obtenir une grâce de son Fils, celle de m'ôter tout péché par les mérites de sa passion, de m'en absoudre, de me bénir, d'accorder les mêmes faveurs à ma compagne, enfin, puisqu'il avait béni la table au moment de s'asseoir et de manger avec ses apôtres, de bénir aussi la nourriture et le breuvage que nous nous disposions à prendre. Il me fut aussitôt répondu : « Ma douce fille, ce que tu as demandé t'est accordé ; tout péché t'est enlevé, je vous absous, je vous bénis. » Et il me semble qu'il parlait de moi et de ma compagne, qu'il
DIEU BÉNIT LES AUMONES QU'ELLE REÇOIT 91
disait bien «vous ». « Le Dieu tout-puissant bénit votre boire et votre manger pour toujours, tant que vous vivrez en ce monde.» Je demandais si les aumônes qu'on nous donne reçoivent la bénédiction quand on nous les donne, ou bien si celles que nous mangeons la reçoivent seules. La bénédiction, me fut-il aussitôt répondu, s'étend à toutes les aumônes qui vous sont faites, la vertu de celui qui les bénit, l'efficacité qu'elles reçoivent sont si grandes que tous ceux à qui vous les distribuerez ou qui les recevront en tireront un profit proportionné aux dispositions de leur âme ; bien plus, si celui qui les reçoit est en état de péché mortel, elles lui seront utiles encore, car il désirera plus vite se convertir à la pénitence. » Mon âme sentait alors que Dieu était en elle, elle reconnaissait que ces paroles étaient vraies à une certaine joie spirituelle, à une certaine délectation divine qu'elle sentait véritablement à l'égard de Dieu. Elle me dit que maintenant encore, quand elle fait cette même prière à l'heure du repas, elle reçoit l'assurance que les mêmes faveurs lui sont départies, que Dieu se réjouit de son attitude et tient pour agréable sa volonté de demander toujours cette bénédiction. Dieu lui semble avoir plaisir de ce qu'elle ne cesse pas de la solliciter ; elle y est poussée par son zèle ou par le doute, car elle n'arrive pas à se convair.cre que cette bénédiction lui a été déjà octroyée bien qu'à chaque fois il lui soit répété que c'est déjà fait.
Elle sent que Dieu lui montre un visage souriant, que sa conduite ne lui déplaît point ; elle en a chaque fois la plus évidente certitude. Elle m'a dit encore qu'il lui fut répété bien des fois : « Demande, demande des choses justes, et on te les accordera. »
50. COMMENT ELLE FUT RAVIE EN EXTASE A L'ÉLÉVATION DU CORPS DU CHRIST.
EXTASE PENDANT L'ÉLÉVATION	93
De même, elle m'a dit à moi frère : « Un jour je me tenais debout dans l'église au moment où les fidèles s'agenouillent pour l'élévation du corps du Christ. La Vierge me parla et me dit : « Ma fille, douce à mon fils. » — Elle parlait très simplement, en termes qui me remplissaient de joie et de douceur. Elle me disait donc : « Ma fille, douce à mon fils et à moi-même, mon fils est déjà venu en toi et tu as reçu sa bénédiction. » Elle me faisait comprendre alors que son fils était déjà sur l'autel, mais c'était comme si elle m'eût dit des choses nouvelles d'une douceur extrême et si grande que je ne sais la dire et que personne, je crois, ne la pourrait exprimer. Je m'étonnai ensuite d'avoir pu me tenir debout pendant une telle joie. Elle me disait : «Puisque tu as reçu la bénédiction de mon Fils, il est convenable que je vienne à toi et te donne ma bénédiction, afin que de même que tu as reçu la bénédiction du Fils, tu reçoives la bénédiction de la mère. Reçois donc ma bénédiction, sois bénie de mon Fils et de moi. Travaille de tout ton pouvoir à aimer ; car tu es beaucoup aimée, et tu seras transformée en une chose infinie. » Alors mon âme sentit une telle joie, que jamais elle n'en avait éprouvé de si grande. Au moment où ces paroles prirent fin, le prêtre éleva le corps du Christ ; je m'agenouillai, j'adorai, ma joie s'accrut encore. Je n'avais pas pu m'agenouiller quand les autres l'avaient fait ; j'étais restée debout pendant que la Vierge prononçait ces paroles. Et moi, frère, je lui demandai si elle avait vu quelque chose dans le corps du Christ, comme cela lui était parfois arrivé. Elle répondit que non, mais qu'elle sentait vraiment le Christ dans son âme.
Et je lui dis, moi frère copiste : « Comment sais-tu qu'il y est vraiment ? » Elle me répondit : « Parce que rien ne remplit l'âme du feu ardent et de la délectation de l'amour comme la présence du Christ. Alors ce n'était pas un feu comme celui dont mon âme a parfois coutume de brûler, c'était le feu de l'amour suave. Pour
EXTASE PENDANT L'ÉLÉVATION	95
moi, je ne doute point quand un tel feu est dans mon âme ; alors mon âme sait vraiment que c'est Dieu et nul autre. Dans cet état tous mes membres sentent une très grande délectation, je voudrais y demeurer, oui tous mes membres sentent une très grande délectation, oui je voudrais rester toujours en cet état. Et même mes membres craquent, quand ils se disjoignent. Je les sens davantage se disjoindre quand on élève le corps du Christ ; alors mes mains se disjoignent et s'ouvrent.
FIN DU SECOND PAS OU DE LA RÉVÉLATION DE L'ONCTION DIVINE.

ICI COMMENCE UN PETIT APERÇU DU TROISIÈME PAS OU RÉVÉLATION DE L'ENSEIGNEMENT DIVIN.

51. Pendant que j'écrivais, la fidèle du Christ me dit qu'une fois elle priait Dieu de lui donner quelque chose de lui, et qu'elle fit le signe de la croix. Elle demandait aussi à Dieu de lui montrer quels sont ses enfants. Dieu lui donna entre autres cet exemple. Supposons un homme qui aurait beaucoup d'amis. Il les invite tous, il reçoit ceux qui viennent à sa table. Tous les invités ne viennent pas et cet homme en souffre à cause du grand festin qu'il a préparé. Il place tous ceux qui sont venus à la table du festin. Mais bien qu'il les aime tous et qu'à tous il fasse part de son banquet, cependant il place ceux qu'il aime davantage à ses côtés à une table spéciale. Il invite ceux qu'il aime d'amour plus intime à manger dans le même plat et boire à la même coupe que lui. Alors, l'âme toute remplie de bonheur, je demandai : « Quand as-tu, Seigneur, invité tout le monde ? Dis-le moi. » Il répondit : « J'ai appelé, invité tous les hommes à la vie éternelle. Que ceux qui veulent venir, viennent ; personne n'a l'excuse de ne pas être invité. Et si tu veux voir combien j'ai aimé les hommes et combien j'ai désiré de les avoir à ma table, regarde la croix. » Il poursuivit : « Voici que les invités viennent et sont placés à table. » Et il donnait à entendre qu'il est lui-même et la table et la nourriture des convives. Je demandai : « Par quelle voie sont venus les invités ? » Il répondit : « Par la voie de la tribulation. Ce sont les vierges, les chastes, les pauvres, les infirmes, les souffreteux. » Et il nommait les nombreuses catégories de ceux
LES FILS LÉGITIMES DE DIEU	99
qui doivent être sauvés. A chaque parole, je saisissais l'ordre et la raison, ma joie était immense ; je m'efforçais de ne pas même remuer les yeux de crainte de la perdre. Tous les élus recevaient également le nom de fils. Il m'était dit dans cet entretien, que la virginité, la pauvreté, la fièvre, la perte des enfants, et la tribulation; et la perte des biens, — et il nommait une foule d'épreuves avec leurs motifs et leur explication, — il m'était dit, et je le comprenais, que tout cela arrive aux enfants de Dieu pour leur bien ; ils ne s'en rendent pas compte d'abord, ils n'y réfléchissent pas, ils en souffrent même au début, mais plus tard ils supportent paisiblement ces épreuves et reconnaissent qu'elles viennent de Dieu.
52. COMMENT LES FILS LÉGITIMES DE DIEU SONT CEUX QUI S'EFFORCENT DE CONNAITRE QUEL EST CE DIEU LEUR PÈRE QUI LEUR A FAIT LE DON DE SA FILIATION, COMMENT DIEU LA LEUR ANNONCE ; COMMENT ILS REÇOIVENT LA GRACE DIVINE EN S EFFORÇANT DE LUI RESSEMBLER ; COMMENT ENFIN L HOMME PEUT SE RAPPROCHER DE DIEU AFIN D'ÉTRE SON FILS LÉGITIME.
Quant à ceux qui sont invités à une table spéciale, et que ce seigneur admet à manger dans le même plat et à boire dans la même coupe que lui, ce sont ceux qui veulent connaître, afin de pouvoir lui plaire, quel est cet homme bon qui les a invités ! Quand ils ont reconnu qu'il les a invités sans dignité ni mérite de leur part, ils s'étudient à lui plaire ; ces invités sont les hommes qui comprennent combien le Dieu tout-puissant les a aimés et qui se savent indignes. Pour le comprendre, ils vont à la croix, ils s'y fixent, ils la regardent et ils y reconnaissent l'amour. Alors il est dit à l'âme comment Dieu le Père a, par amour, envoyé le Fils, comment le Fils, animé du même amour est venu, comment il a créé l'âme et comment il l'a ensuite rachetée. Pour agir avec ordre, il envoya les anges. Puis, selon le mode
LES FILS LÉGITIMES DE DIEU	101
habituel de parler, il quitta son Père, il quitta le ciel, il laissa sa dignité ; Jésus énumérait en détail les souffrances de tous ses membres, et ses fatigues, et les paroles dures et injurieuses. Et dans ce monde, il laissa sa mère, ce qui lui causa une extrême douleur, et quitta aussi les apôtres. Comme je lui demandais où fut la plus grande douleur de sa mère, il me répondit : dans le coeur. Bref, tous les effets de l'amour, qu'il serait trop long de décrire, sont représentés à ces fils intimes. Mon âme entendait ces choses et les sentait ; les redire ou les entendre comme en ce moment équivaut pour ainsi dire au néant. Il est dit encore à l'âme : « Tu t'étonnes de ce corps du Christ ainsi torturé ? Combien plus ne devrais-tu pas t'étonner qu'un Dieu ait souffert tout dans l'humanité dont il avait fait comme l'enveloppe de sa divinité ! » Pour me faire comprendre, il me donnait l'exemple d'un homme très noble qu'on ne peut offenser dans sa personne, mais dont on endommage, dont on détruit la maison, faute de pouvoir porter atteinte à sa personne. Et on me montrait ici que, bien que Dieu fût impassible, il avait cependant permis par amour pour nous, qu'on outrageât ouvertement et gravement sa divinité. Mais cet exemple ne retint pas beaucoup mon attention.
Moi, frère copiste, j'ai dans ma hâte élagué et abrégé ce long et beau discours et cet enseignement divin à cause de sa grande longueur.
Alors l'âme s'embrase d'amour, elle regarde comme peu de chose la passion du corps du Christ comparativement à l'amour de la divinité. L'âme apprend encore comment Dieu ayant fait tout cela pour elle, ayant voulu naître pour elle et, pour elle, s'abaisser à un état vil et indigne de lui, elle doit en retour naître à Dieu, mourir à elle-même, c'est-à-dire à ses vices et à ses péchés ; et monter à une grande dignité, car dès lors que l'âme meurt à soi-même et reconnaît le si grand amour de Dieu, elle
LE PÈRE TUÉ A CAUSE DE SES FILS 103
reçoit la vie de la grâce, elle vit dans le Christ. A ceux donc qui sont ses fils intimes, Dieu permet qu'il arrive de grandes tribulations. C'est comme une grâce spéciale qu'il leur fait, afin qu'ils mangent dans un même plat avec lui. « J'ai été invité à cette table, disait le Christ ; j'ai trouvé amer le calice que j'ai bu, mais il me fut doux à cause de mon amour ». Ainsi les fils qui reconnaissent lesdits bienfaits de Dieu et qui sont en état de grâce, peuvent sentir quelquefois l'amertume de la tribulation ; cette amertume leur devient douce parce que l'amour et la grâce sont en eux. Que dis-je ? ils souffrent davantage quand ils n'ont pas d'afflictions, parce que c'est sous le poids des tribulations et des persécutions qu'ils sentent mieux la douceur de Dieu.
On me donnait encore un autre exemple, tiré de la croix. C'était celui-ci : «Un père avait des enfants, ceux-ci péchèrent — et on lui expliquait comment ils avaient péché —. Or il advint que le père innocent fut mis à mort à cause de la faute de ses fils. Mon âme apercevait sur un chemin l'endroit où il était mort ; on y voyait du sang, c'était comme à la jonction de trois routes. N'est-il pas naturel et raisonnable que ces enfants pleurent la mort douloureuse et violente de leur père, ne l'est-il pas plus encore qu'ils se lamentent d'avoir causé par leur péché sa fin tragique et ignominieuse ? Ces enfants ne porteront-ils toujours avec eux cette douleur ? N'éviteront-ils pas soigneusement de passer par ce chemin ; et s'il arrive qu'ils y passent, ils ne le pourront faire sans éprouver une très grande douleur, comme si leur père avait été mis tout récemment à mort. Combien plus, ô âme, ne dois-tu pas souffrir de la mort du Christ, qui est plus qu'un père de la terre et qui est mort à cause de tes péchés ! » Il concluait : « Lamente-toi, gémis, ô âme, qui dois passer près de la croix sur laquelle le Christ est mort. Il faut que tu y fasses halte, que tu t'y reposes ; car la croix est ton salut et ton lit, elle doit être ton amour parce qu'elle est l'instrument de ton salut. Quel sujet d'étonnement
LE JEUDI SAINT A L'HOPITAL	105
de voir l'homme passer près d'elle si vite et sans s'y arrêter » Et il disait : «Si l'âme se fixait à la croix, elle y trouverait toujours comme un sang fraîchement répandu. » Par là il me faisait comprendre quels sont les fils légitimes de Dieu. Aussi, lorsque dans la suite je passais près d'une peinture de la croix ou de la passion, me semblait-il que rien n'y était peint en comparaison de la très grande passion qu'il a véritablement soufferte et qui m'a été montrée et imprimée dans le coeur. C'est pourquoi je ne voulais pas regarder ces peintures parce qu'elles me paraissaient absolument insignifiantes et néant.
Comme la fidèle du Christ voulait m'affirmer que les fils de Dieu sentent vraiment une douceur divine dans leurs persécutions et dans leurs tribulations, selon ce qui lui fut dit miraculeusement par Dieu dans l'entretien rapporté ci-dessus, comme moi qui écris, je la pressais de questions sur ce sujet, elle se mit à me citer un exemple pris dans sa vie. Lorsque, me dit-elle, elle avait eu à souffrir de la part des religieux et des tertiaires, il lui aurait été impossible d'exprimer la douceur et les abondantes larmes de joie qu'elle sentit.
53. COMMENT LE JOUR DU JEUDI SAINT LA FIDÈLE DU CHRIST AINSI QUE SA COMPAGNE TANDIS QU’ELLES LAVAIENT LES PIEDS ET LES MAINS DES LÉPREUX ET QU'ELLES BUVAIENT L'EAU DONT ELLES S’ETAIENT SERVI SENTIT UNE DOUCEUR DIVINE.
De même. Lorsqu'elle m'eut rapporté le discours que Dieu même lui avait tenu sur les fils de Dieu, sur ces fils selon l'esprit qui mangent dans un même plat, boivent dans une même coupe avec le Christ, et auxquels l'amertume devient douce jusqu'à leur être très agréable, moi frère copiste, je commençai de la contredire ; et je lui dis que c'est assez pénible La fidèle du Christ me raconta un fait pour tâcher de me montrer que ce n'est pas pénible mais doux : « Un jour, me dit-elle, c'était le Jeudi Saint,
LES FILS RÉPROUVÉS	107
je suggerai  ma compagne de partir toutes les deux à la recherche du Christ. Je lui dis : « Allons à l'hôpitaLpeut-être y trouverons-nous le Christ parmi ces pauvres, ces infirmes, ces affligés. » Nous prîmes toutes les coiffures que nous pûmes porter ; car nous n'avions pas autre chose. Nous priâmes Gigliola, la servante de l'hôpital, de les vendre et, avec le produit de leur vente, d'acheter à manger pour les pauvres de l'hôpital. Après avoir longtemps refusé, sous prétexte que nous voulions lui donner une leçon, elle finit par céder à nos instances ; elle vendit les linges de tête et acheta des poissons. Nous apportâmes aussi tous les pains qui nous avaient été donnés pour notre nourriture. Quand nous eûmes tout distribué, nous nous mîmes à laver les pieds des femmes et les mains des hommes, surtout celles d'un lépreux qui étaient toutes purulentes et décomposées ; et nous bûmes de la lavure. Ce breuvage nous remplit d'une immense douceur, nous revînmes tout le long de la route en grande suavité, comme si nous avions communié. Il me semblait véritablement que j'avais communié ; oui je sentais une très grande douceur comme si j'avais fait la communion. Une écaille de ces plaies m'étant restée dans le gosier, je m'efforçais de l'avaler ; ma conscience me reprochait de cracher comme si j'avais communié. Cependant je ne crachais point pour la rejeter, mais pour l'extraire du gosier. »
54. COMMENT QUELQUES-UNS DES FILS DE DIEU SONT RÉPROUVÉS PAR DIEU.
Le jour même oû j'écrivis une partie de ce qui précède, la fidèle du Christ vint à sa cellule et se mit à réciter le Noire Père de la Passion, qu'elle avait coutume de dire. Dès qu'elle l'eut achevé, elle entendit ces paroles : « Tous ceux que Dieu instruit et illumine pour qu'ils trouvent sa voie et qui ferment leur âme à cette lumière et à cet enseignement spécial de Dieu, et s'en-
LE MAUVAIS ÉCOLIER	109
durcissent, tous ceux qui savent que cet enseignement vient de Dieu et qui en suivent un autre, tous ceux qui veulent suivre la voie commune en dépit de leur conscience, tous ceux-là ont la malédiction du Dieu tout-puissant.» Ces paroles lui furent maintes fois répétées parce qu'elle refusait de les entendre ; elles lui paraissaient en effet trop sévères ; il lui semblait que ce fût une erreur de dire que Dieu maudit ceux à qui il a d'abord donné la lumière et la grâce. Alors lui fut donné l'exemple d'une femme qui commencerait à faire des travaux délicats, et qui y apporterait tant d'application qu'elle devrait changer de maîtresse.
On lui en donna ensuite une autre comparaison ; et on lui dit de me la rapporter, à moi copiste, parce que, étant religieux, je la comprendrais mieux que celle de la femme. Il lui fut dit à plusieurs reprises de me rapporter ces paroles et cette comparaison ; on lui répétait : « Dis-le lui.» Et on lui donnait l'exemple d'un écolier que son père met à l'école. Le père ne regarde pas aux dépenses, il habille son fils de beaux vêtements, il s'efforce de le faire apprendre ; il prend soin de lui procurer au moment voulu des maîtres plus capables. Si, par hasard, cet écolier se conduit en paresseux, on le renvoie à l'état séculier et au travail manuel ; bientôt il ne lui reste plus rien de ce qu'il avait appris. De même, celui qui est d'abord instruit par la parole et l'écriture, qui est ensuite éclairé spécialement par Dieu, à qui une lumière spéciale a donné de comprendre comment il doit suivre la voie du Christ, — fin en vue de laquelle le Père l'a d'abord fait instruire par d'autres et lui a ensuite donné ces leçons et ces lumières spéciales qu'il peut seul donner, — si celui-là se rend coupable de négligence et s'ingénie à s'endurcir ainsi qu'il a été dit, si cet homme dont Dieu voulait faire une lumière pour les autres, méprise l'enseignement et la lumière, Dieu lui ôte cette lumière et cette grâce, et il reçoit la malédiction. Et la fidèle du Christ me dit à moi frère : « Je doutais que
DISCOURS CONTRE L'ORGUEIL	111
pareille malédiction pût arriver ; j'en doutais si fort que je souffrais d'entendre ces paroles. Aussi ai-je dit à ma compagne que je ne voulais pas t'en parler dans la crainte que ce ne fût une tromperie ; mais il m'a dit de te le répéter, parce qu'un autre mot te concerne. Seulement, j'ai compris que c'était en bien et non en mal ; et j'ai eu une grande intelligence pour le bien La fidèle du Christ me dit, à moi copiste, que Dieu lui faisait parfois de longs discours comme celui qu'on vient de rapporter.
55. COMMENT ELLE ENTENDIT UN DISCOURS QUI LUI FUT FAIT CONTRE L'ORGUEIL.
Elle me dit encore à moi, frère copiste, qu'une fois Dieu lui dit et lui montra péremptoirement et en détail qu'elle n'était rien, qu'elle était faite d'une matière vile, qu'il ne trouvait en elle aucune bonté, que cependant Dieu l'aimait, que ce Dieu qu'elle-même peut aimer est chose si grande et si parfaite que la pensée de l'amour qu'il lui porte ne peut lui causer aucun orgueil, ni mettre obstacle à sa perfection. Et, en effet, après que lui avaient été montrées la puissance de Dieu et sa propre bassesse, il lui avait été dit : « Vois ce que tu es, toi pour qui je suis venu. » — Et quand je voyais ce que j'étais, et ce que j'étais devenue en offensant Dieu, je me sentais plus méprisable qu'aucune créature.
56. AUTRE DISCOURS QUI N'EST PAS COMPLET ICI, MAIS QUI LUI FUT FAIT TOUT AU LONG ; RAISON OU CAUSE POUR LAQUELLE CE DISCOURS N'EST PAS ÉCRIT ICI EN ENTIER.
Elle me dit pareillement, à moi frère, qu'une fois qu'elle était en oraison et qu'elle demandait à Dieu de l'instruire, il lui montra d'abord comment elle avait abusé de tout pour l'offenser ; et il l'expliquait à propos de ses cheveux. Je n'ai pas pu, moi frère, écrire ce long et très beau et très utile discours à cause de
DIEU CONNU DANS LES CRÉATURES 113
l'heure ; nous devions elle et moi sortir de l'église ; ayant d'autres choses à écrire, je n'ai pas pris le temps de le noter après coup.
57. COMMENT, AU MOYEN D'UN EXEMPLE, DIEU LUI RÉPONDIT SUR LA FAÇON DONT ON LE CONNAIT DANS LES CRÉATURES.
Moi, frère copiste, je voulus aussi savoir et apprendre d'elle comment on peut connaîtré Dieu dans les créatures. Et je commençai à mettre en avant un religieux spirituel, dont on disait qu'il connaissait beaucoup Dieu dans les créatures ; mais j'avais la conscience troublée, à cause d'un scandale dont j'avais alors souffert. La fidèle du Christ commença à dire et à avancer ce qui suit : « Une fois, dit-elle, quelqu'un vint à moi, et me dit connaître un homme qui connaissait Dieu dans les créatures. Sur quoi, je commençai à méditer sur ce thème : que vaut-il mieux de connaître Dieu dans les créatures, ou de le connaître en soi-même, c'est-à-dire dans l'âme ? Après matines, je me mis à prier Dieu de me montrer ce que je voulais savoir. Il me donna alors un exemple dont je ne me souviens pas exactement. Il me semble qu'il s'agissait d'un homme puissant et très noble, qui aurait sous sa main des biens nombreux à l'infini, et des hommes qui, participant aux dits biens, connaîtraient la bonté de ce Dieu qui ne leur montre et ne leur donne en partage que du bien. Mais il y a sous ce seigneur, une autre race d'hommes, qui, tout en le connaissant comme les premiers aux biens qu'il leur distribue, le reconnaissent bien mieux encore à la bonté de sa personne qu'ils éprouvent en eux. Comme moi, frère copiste, je la priais de
FRÈRE E. DE LA MARCHE	115
m'éclairer sur cette connaissance directe, elle me répondit que non seulement la suite lui échappait, mais encore ce sur quoi je l'interrogeais. Alors, je cessai d'écrire.
58. COMMENT ELLE REÇUT UNE RÉPONSE DIVINE SUR LA MANIÈRE DONT LE CORPS DU CHRIST EST SUR PLUSIEURS AUTELS A LA FOIS.
De même, une autre fois, je lui demandai, moi frère copiste, comment le corps du Christ pouvait être à la fois sur tous les autels du monde ; elle me dit qu'elle avait eu une réponse à ce sujet et que Dieu lui avait dit : «C'est en vertu de ma puissance, laquelle ne peut être comprise en cette vie. L'Écriture en parle. Ceux qui la lisent en comprennent peu ; ceux qui sentent quelque chose de moi en comprennent davantage ; mais ni ceux-ci ni ceux-là ne la comprennent entièrement dans cette vie. Un jour viendra où vous comprendrez. »
59. COMMENT ELLE REÇUT UNE RÉPONSE DIVINE AU SUJET DE LA RESTITUTION DU BIEN D'AUTRUI. CECI A TRAIT A L'HUMILITÉ PERSONNELLE.
Une fois, je lui demandai, moi frère, de prier Dieu pour un religieux dit « de la Marche », afin qu'il ne fût pas induit en erreur. Elle se mit en prière et obtint la réponse divine que voici : « Tout le bien d'autrui doit être rendu avec grande sollicitude ; aussi longtemps qu'un homme vit il doit conserver son bien ; il doit de même rendre scrupuleusement le bien d'autrui et ne jamais mêler le sien propre et celui du prochain. » Jésus lui donnait en exemple la bienheureuse Vierge : « Vois, disait-il, l'exemple de ma Mère, comme elle a toujours conservé son bien et rendu celui d'autrui. » Il se donnait semblablement lui-même en exemple, et me montrait comment il avait toujours conservé
LA TABLE DE LA SAGESSE DIVINE	117
ce qui était à lui, bien qu'il n'en eût pas besoin, attendu qu'il était toujours en Dieu le Père et que Dieu était en lui.
60. COMMENT ELLE VIT LA DIVINE SAGESSE ET GARDA DE CETTE VISION LE DON DE JUGER SUIVANT LA VÉRITÉ.
A moi, frère copiste, elle parla comme il suit : « On me demanda une fois d'interroger Dieu sur certaines choses que voulait savoir frère E. de la Marche ; il me demanda lui-même de lui obtenir une réponse. Mais je n'osais interroger Dieu à ce propos ; je ne pouvais prier. Car, bien que j'eusse volontiers désiré d'être instruite à ce sujet, je trouvais que c'était orgueil et sottise d'interroger Dieu sur les questions posées par le frère. J'en étais là de mes réflexions, lorsque soudain mon esprit fut élevé ; dans une première élévation, il fut admis à une table sans commencement ni fin. Je n'y fus pas admise pour la voir, mais pour voir ce qui était placé sur elle ; or j'y vis une plénitude inénarrable dont je ne puis rien raconter ni dire, sinon que je voyais en elle le souverain bien. Je voyais la plénitude de la sagesse divine, et dans cette sagesse je voyais qu'il n'est pas permis de rechercher, de vouloir connaître ce que la divine sagesse veut faire, parce que c'est la devancer. Oui, dans cette plénitude de la sagesse divine, je voyais comment il n'est pas permis de rechercher et de vouloir savoir ce que veut faire la divine sagesse, parce que c'est la devancer. Depuis lors, quand je rencontre des personnes occupées à cette recherche, je vois et comprends qu'elles s'égarent. Depuis que j'ai vu la sagesse divine sur cette table, je puis comprendre et juger toutes les personnes spirituelles, et aussi les choses spirituelles dont on me parle ou qu'on me raconte. Je ne juge plus de ce jugement qui m'était coutumier et qui était un péché, mais d'un autre jugement vrai et que je comprends. C'est pourquoi je n'éprouve et je ne puis éprouver aucun remords
LA TABLE DE LA SAGESSE DIVINE	119
de ce jugement. Mais hélas ! je ne sais raconter rien d'autre de ce j'ai vu. Mon âme n'a gardé de cette vision que le mot « une table », que la certitude d'avoir été, dans la première élévation, admise à une table. Quant aux choses que j'ai vues sur cette table, je n'en puis rien dire, sauf ce que je viens de rapporter.
FIN DU TROISIÈME PAS OU RÉVÉLATION DE L'ENSEIGNEMENT DIVIN.
OU L'ON RAPPORTE QUELQUE CHOSE DU QUATRIÈME PAS OU RÉVÉLATION DE L'HUMILIATION PERSONNELLE ET DE LA RÉFORME DIVINE.
61. Une fois, elle entendit ces divines paroles : « Moi qui te parle, je suis la puissance divine qui t'apporte une grâce. Voici la grâce que je t'apporte : je veux que tu sois utile à tous ceux qui te verront ; plus que cela, je veux que tu aides et que tu sois utile aussi à ceux qui penseront à toi ou qui t'entendront nommer. Plus quelqu'un me possédera, plus tu lui seras utile. » Alors bien qu'elle sentît une joie extrême, mon âme dit : « Je ne veux pas de cette grâce, je crains qu'elle ne me nuise, qu'il n'en résulte pour moi de la vaine gloire. » Il me répondit aussitôt : « Tu ne peux rien à cela ; ce bien n'est pas à toi, tu n'en es que la gardienne. Conserve ce bien, et rends-le à qui il appartient. » Mon âme comprit que dès lors cette grâce ne pouvait me nuire. D'ailleurs il m'avait dit : « Il m'est agréable que tu aies cette crainte. »
Il dit aussi : « Fais les trois choses qu'on t'a dites. Essaie de les faire ; si tu les fais, ce que tu as demandé à ma mère te sera accordé autrement qu'il ne l'a été jusqu'ici. » Or, j'avais demandé à la bienheureuse Vierge de m'obtenir de son Fils, pour la fête prochaine, la grâce de connaître que je n'étais pas trompée dans les discours qui m'étaient adressés. Les paroles que je viens de rapporter me laissèrent une grande joie et une ferme espérance que, conformément à cette promesse, la bien-
SAINT BARTHÉLÉMY	123
heureuse Vierge m'obtiendrait la grâce que j'avais demandée.
Il m'avait dit aussi dans ce même entretien, qu'il m'accorderait la grâce de ne plus agir autrement qu'avec sa permission. Après cela, je commençai à faire les trois choses en question. Voici en quoi elles consistaient : elles m'avaient été indiquées au cours d'un entretien, dans les termes suivants : « Dieu s'est manifesté à toi, il t'a parlé, il t'a donné de le sentir, afin que tu évites de ne rien voir, de ne rien dire, de ne rien entendre que d'après lui. » Je comprenais que ces paroles m'étaient dites avec beaucoup de discrétion. Dès que j'eus commencé à faire ces trois choses, mon coeur fut soulevé de la terre et posé en Dieu, de sorte que je ne pouvais penser et voir que Dieu. Si je parlais, si je mangeais, si je faisais n'importe quoi, cela n'empêchait pas mon coeur de rester toujours en Dieu. Quand j'étais en oraison et que je voulais aller manger, j'en demandais la permission. Dieu me la donnait : « Va, me disait-il, mange, avec la bénédiction de Dieu Père, et Fils, et Saint-Esprit. » La permission se faisait quelquefois attendre, quelque fois je l'obtenais immédiatement. Cela dura trois jours et trois nuits.
62. COMMENT LE DIABLE LUI EMPLIT CAME DE TRISTESSE ET DE TROUBLE EN LUI PARLANT MENSONGÈREMENT, ET COMMENT SON AME RETROUVA LA PAIX PAR UNE PAROLE DIVINE.
Quand cet état eut cessé, un jour j'étais assise à ne rien taire dans ma mitison, j'entendis ces paroles : « Moi qui te parle, je suis saint Barthélemy qui fus écorché. » Il faisait un grand éloge de soi, il disait que c'était sa fête ce jour-là. Cette parole
GRANDEUR ET HUMILITÉ DIVINES	125
emplit mon âme de tristesse et de vague ; je ne pouvais prier, je ne pouvais me recueillir. Mais je découvris ensuite qu'il m'avait menti ; car ce n'était pas alors la fête de saint Barthélemy, c'était celle de sainte Claire. Cette tristesse, ce trouble durèrent dix jours, jusqu'à l'octave de la Madone, octave de sainte Marie d'août, jour où je me rendis à Assise.
Alors elle se confessa de son mieux, afin de tranquilliser son âme, et elle se disposa à communier. Pendant qu'on chantait la messe, elle prit place auprès et en dedans de la grille de fer. Alors lui fut dite une parole divine très douce qui aussitôt la tranquillisa toute. Il lui fut dit : « Ma fille qui m'es douce », ou des mots beaucoup plus suaves. Toutefois quelques instants auparavant, Dieu, lui semblait-il, l'avait déjà tranquillisée par de divines paroles. Il lui avait dit entre autres choses : «Ma fille qui m'es douce, nulle créature ne peut te donner de consolation, mais moi seul. »
63. COMMENT ELLE VIT LE PEU QU'EST LE MONDE AVEC TOUT CE QU'IL CONTIENT, ET DIEU TOUT EMPLIR ET TOUT DÉBORDER.
Il dit ensuite : « Je veux te montrer un peu de ma puissance. » Sur le champ les yeux de mon âme furent ouverts. Je vis une plénitude de Dieu dans laquelle j'embrassais l'univers tout entier, l'en-deça et l'au-delà des mers, et l'abîme, et l'océan, et toutes choses. En toutes ces choses, je ne voyais que la puissance divine, et je la voyais d'une vision impossible à décrire. Alors, mon âme ne pouvant contenir son admiration, s'écria : «Ce monde est gros de Dieu ! » Et je compris le peu que sont le monde, l'en-deça et l'au-delà des mers et l'abîme et toutes choses, et comment la puissance de Dieu déborde et emplit tout.
Et il dit : « Je viens de te montrer un peu de ma puissance. » Je compris qu'après cela je pourrais mieux comprendre le reste.
ÉPREUVES	127
Et il dit : « Vois maintenant mon humilité. » Et je vis la si profonde humilité de Dieu envers les hommes ; et comprenant cette puissance inénarrable, voyant cette si profonde humilité, mon âme remplie d'admiration, se réputait absolument néant, elle ne voyait en elle pour ainsi dire rien, excepté l'orgueil.
Alors je me mis à dire que je ne voulais pas communier, parce que je m'en trouvais complètement indigne ; et de fait j'en étais absolument indigne. Et il m'avait dit, après m'avoir montré sa puissance et son humilité : « Ma fille, nulle créature ne peut atteindre à une si haute vision, si ce n'est par grâce divine et tu y es parvenue, toi. » Et comme on arrivait à l'élévation du corps du Christ, il dit : « La puissance divine est maintenant sur l'autel. Je suis en dedans de toi. Pourquoi ne pas me recevoir puisque tu m'as déjà reçu ? Communie donc avec la bénédiction de Dieu le Père, et du Fils et du Saint-Esprit. Moi qui suis digne, je te fais digne.» A partir de ce moment, j'éprouvai une indicible douceur, une joie immense qui, je le crois, ne me fera jamais défaut en cette vie. Il ne me resta aucun doute sur ce point. Ainsi me fut donnée, du moins je le suppose, la grâce que j'avais demandée à la mère de Dieu de m'obtenir de son Fils, et accomplie la promesse qui m'avait été faite dans un divin entretien.
64. COMMENT ELLE FUT SOUMISE A LA TRIBULATION PENDANT QUATRE SEMAINES, ET COMMENT ENSUITE LA JOIE LUI FUT RENDUE PAR DE NOMBREUX ENTRETIENS DIVINS.
Une fois qu'elle était couchée et malade, il lui fut dit : « Frère un tel est nommé gardien ; c'est chose sûre et certaine qu'il est rencmmé gardien.» J'entendais cette parole au sens spirituel, je pensais qu'il était établi gardien dans les choses divines.
ÉPREUVES	129
Comme ensuite je pensais que cette parole était voilée pour moi, la voix reprit : «Dis au frère, qu'il est certainement renommé gardien. » Elle me dit cela, parce que j'avais hésité à avertir le religieux.
Pendant que j'étais au lit, malade, il me fut dit : « Lève-toi, tiens-toi à genoux et mains jointes. » Je n'osais me lever à cause de ma maladie. Je me levai néanmoins près de mon lit ; mais au lieu de faire comme on m'avait dit, je m'assis près de mon lit. Plusieurs fois le même ordre me fut dit et répété, et pendant que j'étais couchée et après que je me fus ainsi levée auprès de mon lit. Il dit ensuite : « Lève-toi, frappe-toi la poitrine, et, sous les yeux de ta compagne, fais ta coulpe de n'avoir pas obéi. » Alors je me levai avec une grande joie, aussi légère et aussi joyeuse que si je n'avais pas auparavant souffert les douleurs et l'infirmité ; je ne sentais plus ni douleur ni faiblesse. Je fis ma coulpe sous les yeux de ma compagne. Et il dit : « Prononce ces paroles : Louée et bénie soit la Sainte-Trinité et Sainte Marie Vierge-Mare. » Je dis ces paroles plusieurs fois avec grande joie et délice.
Or à cette même époque, j'avais été dans la tribulation ; j'avais l'impression de ne plus rien sentir de Dieu et d'être comme abandonnée de lui. Je ne pouvais plus confesser mes péchés. D'une part, je pensais que cette épreuve m'était arrivée à cause de mon orgueil ; de l'autre, je voyais en moi mes péchés si profondément qu'il ne me semblait pas que je pusse les confesser dans les dispositions requises ni même les dire seulement de bouche. Il
ÉPREUVES	131
me semblait que je ne pourrais les manifester. Je ne pouvais même plus louer Dieu, ni demeurer en oraison. Je ne voyais plus en moi rien de divin, sauf la conviction de ne pas être éprouvée autant que je devais l'être et la volonté de ne pas m'éloigner de Dieu par le péché pour tous les biens ni pour tous les maux du monde. Je demeurai dans cette tribulation si forte, si horrible pendant quatre semaines et plus.
Après ce laps de temps, j'entendis la parole divine que voici : « Ma fille, aimée de Dieu et de tous les saints du paradis. » Et : « Dieu a mis en toi son amour, il a pour toi plus d'amour que pour aucune femme de la vallée de Spolète. » Mon âme répondit, disant et criant, parce qu'elle doutait : « Comment le croirais-je, attendu que je suis remplie de tribulations et que je me sens presque abandonnée de Dieu ? » Il répondit : « C'est quand tu te crois plus délaissée, que tu es plus aimée de Dieu, que Dieu se tient plus près de toi. » Comme je demandais encore une plus grande certitude et sécurité, il me fut dit : « Voici le signe que je te donne que tu es aimée de la sorte : si c'est tel frère, réjouis-toi, tu sauras que c'est vrai. »
Quand vint l'heure de manger, je priai le Christ de m'enlever tout péché, de me donner l'absolution par les mérites de sa très sainte passion, et de nous bénir, moi, ma compagne, et toi. —Alors il lui fut dit : «Tes péchés te sont enlevés ; je vous donne ma croix. Il me sembla voir cette main nous bénir, je compris qu'elle répandait sa bénédiction sur nous trois, et je me délectai à sa vue. Il dit : « Reçois la bénédiction du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit éternellement. » Je compris pour nous trois. Il avait dit : « Dis à frère un tel de travailler à se faire petit. » Et encore : «Dis-lui qu'il est beaucoup aimé du Dieu tout-puissant et de s'appliquer lui-même à l'aimer. »
LES LAITUES	133
Après ce colloque, le même jour, comme je voulais laver des laitues, vint s'entremêler une parole de tromperie : « Est-il digne de toi de laver des laitues ? » Voyant clairement le piège, je répondis avec indignation et douleur ; je répondis avec indignation et tristesse parce que cette parole me faisait douter des autres ; et je dis : « Je suis digne que Dieu me jette immédiatement en enfer, je suis digne de ramasser du fumier. » Peu après cette tristesse et ce trouble, une parole me fut adressée dont je ressentis une grande joie : « Il est bon que le vin soit tempéré par l'eau.» Aussitôt ma tristesse s'atténua, disparut. Tout ce qui vient d'être dit de cet entretien eut lieu un jour de vendredi, commença avant none et continua jusqu'après le repas ; et jusqu'à ce jour-là j'eus toujours cette tristesse pendant quatre semaines et plus. Ce jour même, j'eus donc cette joie ; seulement elle ne fut pas assez grande pour m'enlever ma tristesse, elle ne fit que la tempérer. Je n'avais pas jusque-là une volonté ferme de me confesser. Mais à ce moment je commençai à désirer, à vouloir me confesser et communier. Et il me fut dit : « Il m'est bien agréable que tu communies ; car si tu me reçois, tu m'as déjà reçu, et si tu ne me reçois pas tu m'as déjà reçu. Si tu veux, communie demain avec la bénédiction du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Communie en l'honneur du Dieu tout-puissant, et de la sainte Vierge Marie et de ce saint, c'est-à-dire de saint Antoine, dont c'était la fête le samedi, c'est-à-dire le lendemain matin. Et il dit : « Il te sera fait une grâce nouvelle que tu n'as pas encore reçue. »
Au matin du jour suivant, j'attendis que le religieux vint entendre ma confession, afin de communier comme on me l'avait dit dans cet entretien. Quand je vis que l'heure de tierce passait, et que le frère dont j'attendais la venue n'arrivait point, nous commençâmes, ma compagne et moi, à nous attrister ; ma compagne se mit à pleurer. Mais la parole divine se fit entendre tout à coup :
ÉPREUVES	135
« Ne t'attriste pas ! Cette tribulation, comme l'autre, est un bien pour toi, elle arrive dans ton intérêt ; tu ne perdras pas la grâce qui t'a été promise, tu n'auras pas moins, mais davantage. » Je ne croyais pas, je doutais. Il me fut dit : « Crois-le. Car autant fut certain ce qui a été dit quand je t'ai promis une grâce dans cette communication, autant l'est ce que je te dis maintenant, que tu ne perdras pas la grâce qui t'a été promise. » Sur cette parole, je demeurai dans une grande paix, j'exhortai ma compagne à ne point pleurer, à ne pas s'affliger, puisqu'il m'avait été dit que je ne perdrais point cette grâce.
Le jeudi suivant, je vins à l'église ; un religieux dit une parole qui m'excita à vouloir me confesser et communier. Je me confessai à ce religieux ; et la grâce de me confesser me fut rendue. Aussitôt après, pendant qu'on disait la messe, je reçus la grâce d'une certaine illumination dans laquelle je me voyais tellement pleine de péchés et de défauts, que l'usage de la langue me fut enlevé, que je ne pouvais parler. Je craignis que la communion que j'allais faire ne tournât à ma condamnation. Mais ensuite, je reçus une disposition admirable, grâce à laquelle je pus entrer tout entière dans l'intérieur du Christ. Je me jetai au dedans de lui avec une confiance et une certitude plus grandes que toutes celles qui m'étaient habituelles ou que j'eusse expérimentées, autant qu'il m'en souvienne. Je me jetai en lui comme morte avec une merveilleuse certitude qu'il me rendait vivante.
Quand j'eus communié, j'éprouvai un inénarrable sentiment de Dieu. Dieu laissa en moi une paix qui me fit comprendre, ou plutôt sentir, que toute tribulation, que tout ce qui m'est arrivé de tribulations jusqu'à présent, et tout ce qui m'en peut arriver, a lieu pour mon bien. Et je me tiens encore pour satisfaite quand Dieu semble se retirer de moi.
Je reçus une grâce nouvelle que je n'avais pas encore eue.
SOINS D'UN PÈRE POUR SON FILS	137
Cette communion fit naître dans mon âme la pensée, le désir de me donner toute et totalement au Christ parce que je voyais que le Christ s'est donné tout entier à nous. Et maintenant je me délecte de nouveau dans la pensée du martyre, je l'attends, je le désire ; et parce que je le désire, je me réjouis de toutes les peines qui peuvent m'arriver, plus que je ne l'ai jamais fait.
65. COMMENT DIEU TRANSPORTE SON AME DANS DES ÉLÉVATIONS MERVEILLEUSES, ET LUI FAIT ACQUÉRIR LA CERTITUDE QUE C'EST LUI QUI AGIT EN ELLE.
Quand elle m'eut dit ces choses, moi frère, je lui avais demandé de prier Dieu de nous éclairer sur le doute précité. Il lui fut dit :
Dis au frère : Que signifie ceci, que, pendant toute cette tribulation, elle n'a pas aimé moins mais davantage, alors qu'elle se croyait abandonnée ? Et dis-lui : C'est moi qui la soutiens ; car si je ne la soutenais, elle serait submergée. Et dis-lui, que la parole susdite était voilée pour toi. » Et il emprunta un exemple aux choses d'ici-bas, celui d'un père qui aurait un fils très cher, et qui lui mesurerait les aliments. Il les lui mesure afin qu'ils lui soient plus utiles. Il ne lui permet ni de boire de vin pur ni de manger avec excès, de peur que cela ne nuise à sa santé ; il lui mesure tout afin qu'il grandisse davantage.
Et la fidèle du Christ me parla ainsi à moi frère. Dieu accomplit très souvent dans mon âme des opérations merveilleuses, qui, je le comprends, ne peuvent être faites par aucune créature, mais par Dieu seul. Tout d'un coup mon âme est élevée en Dieu en une joie telle que si cela durait, je crois que le corps perdrait sur le champ tout usage des sens et des membres. C'est souvent que Dieu se livre à ce jeu dans l'âme et avec l'âme ;
JOIE	139
il se retire dès que l'âme veut le saisir. L'âme garde cependant une très grande joie ; et avec cette joie une certitude que c'est Dieu qui agit en elle, certitude qui ne lui laisse pas le plus minime doute. Je ne puis rien trouver qui se rapproche de cette vision et de ce sentiment, je ne puis même pas les nommer. Jadis ils n'étaient ordinairement pas ce qu'ils sont aujourd'hui, mais dans les deux cas ils sont indescriptibles.
Maintenant donc, ils se produisent autrement que de coutume ; la joie qu'ils m'apportent est d'une autre nature et d'un aspect différent. Ils se produisent plus souvent ; néanmoins mon âme ne peut s'y fixer ; elle revient à elle aussitôt, mais elle garde une grande joie. La fidèle du Christ me dit pendant que j'écrivais : « J'attends une joie plus grande encore, qui doit m'être donnée. »
66. Peu de temps après qu'elle m'eut confié tous ces secrets et que j'en eus écrit une petite partie, alors que je l'interrogeais avec soin, la fidèle du Christ me raconta ce qui suit : « Une fois, j'étais à vêpres et je regardais la croix ; or, pendant que des yeux du corps je regardais le crucifié, subitement mon âme fut embrasée d'amour, tous les membres de mon corps ressentirent une très grande joie. Je voyais, je sentais le Christ, au dedans de moi, étreindre mon âme avec son bras qui fut crucifié. Cela se passa à ce moment ou peu de temps après. Je goûtais avec lui une joie et une sécurité plus grandes que de coutume. Depuis lors mon âme est demeurée dans la joie, elle comprend comment cet homme, le Christ, se tient dans le ciel, c'est-à-dire comment cette chair qui est nôtre ne fait qu'une société avec Dieu. L'âme sent cette joie très particulière beaucoup mieux qu'on ne peut l'écrire ou le raconter. Cette joie continue s'accompagne d'une telle sécurité que, toutes les paroles que nous avons écrites
SUR LA PLACE DE SAINTE MARIE	141
fussent-elles fausses, il ne me resterait absolument aucun doute que c'est Dieu qui agit en moi, que cet état a très certainement Dieu pour auteur. Oui, je suis tout à fait certaine que c'est Dieu : quand même tous les hommes me diraient que j'en puis douter, je ne les croirais pas.
C'est pourquoi je m'étonne aujourd'hui, quand je me rappelle le temps où je cherchais la certitude, où je doutais ; aujourd'hui je ne puis douter, je suis certaine que c'est Dieu. Et je me réjouis de voir ainsi cette main qu'il me montrera, avec les traces des clous, me disant : « Voilà celle qui a souffert pour vous. » Mais la joie que l'âme trouve ici ne se peut aucunement raconter.
Maintenant je ne puis éprouver aucune, absolument aucune tristesse de la passion ; je trouve au contraire mes délices à voir cet homme et à aller à lui. Toute ma joie est désormais dans ce Dieu Homme souffrant. Quelquefois il semble à mon âme entrer dans le côté du Christ, marcher dans son côté, elle en éprouve tant de joie qu'il lui est impossible de la dire ou de la raconter. Aussi, lorsqu'on représenta la passion sur la place Sainte-Marie, alors que, semble-t-il, il aurait fallu pleurer, je fus, au contraire, inondée de joie ; je fus comme miraculeusement attirée, je perdis la parole, je tombai étendue à terre aussitôt que je commençai à goûter cet inexprimable sentiment de Dieu. Je m'efforçai de m'éloigner un peu de la foule; je regardai comme une grâce miraculeuse de pouvoir me retirer un peu à l'écart. Je m'étendis à terre, je perdis la parole, je perdis l'usage de mes membres. Il me sembla que mon âme entrait dans le côté du Christ. Je n'éprouvais point de la tristesse, mais une joie si grande qu'il est impossible de l'exprimer.
Or, avant ce qui vient d'être rapporté , nous avions pleuré bien
REVENU DE LOMBARDIE	143
des fois, ma compagne et moi, dans notre désir de savoir que je n'étais pas trompée. Je me disais : « Savoir que je ne suis pas trompée, voilà pour moi le tout du tout ». Aujourd'hui je suis tellement rassurée que je ne doute plus, je ne puis plus douter.
67. J'avais écrit ce qui précède. Revenu de Lombardie, je posai à la fidèle du Christ une question que nous avions, mon compagnon et moi, traitée le long de la route pendant notre retour ; car j'avais promis à mon compagnon de l'interroger sur ce sujet. La fidèle du Christ me répondit ainsi : « Une fois que j'étais en oraison, j interrogeai Dieu, non pas que j eusse le moindre doute, mais je voulais savoir davantage : « Seigneur, lui dis-je, pourquoi as-tu créé l'homme ? Et, quand tu l'as créé, pourquoi as-tu permis que nous péchions ? Et pourquoi as-tu permis qu'on te fît souffrir une si douloureuse passion pour nos péchés, quand tu pouvais très bien faire que sans rien de tout cela nous existions, nous te plaisions, nous ayons autant de vertu ? » Mon âme comprenait, jusqu'à l'évidence, ce que je disais, à savoir que Dieu aurait pu nous donner la vertu et le salut par de tout autres voies. Je me sentais contrainte, poussée à poser ces questions, à me préoccuper de ces problèmes ; car, bien que je fusse en oraison et que je voulusse vraiment y être et ne point cesser de prier, je me sentais poussée à interroger et, je crois, par Dieu même. Je posai donc ces questions comme je viens de le rappeler, je les posai pendant plusieurs jours, sans avoir aucun doute mais pour la raison que je t'ai dite. Or lorsque j'eus interrogé, il me fut donné de comprendre que Dieu avait agi de la sorte, qu'il avait permis ces choses afin de nous mieux manifester sa bonté et parce que cela était mieux approprié à notre condition. Mais cette réponse ne me satisfaisait pas, je ne comprenais pas pleinement. Je comprenais fort bien au contraire que Dieu aurait pu nous
EXTASE	145
sauver autrement s'il l'avait voulu. Alors mon âme fut ravie, et elle vit que ce qu'elle cherchait n'avait ni commencement ni fin. Une fois entrée dans cette ténèbre, elle voulut en revenir, elle ne le put pas. Elle ne pouvait ni avancer, ni reculer. Puis subitement élevée et illuminée, elle vit la puissance inconcevable et la volonté de Dieu. En elles, elle comprit très pleinement et en toute assurance toutes les choses sur lesquelles j'avais interrogé.
Tout à coup mon âme fut tirée des ténèbres qui l'avaient enveloppée jusque là. Pendant que j'avais été dans les ténèbres, j'étais demeurée étendue à terre ; quand j'eus reçu cette très grande illumination je me tins sur mes pieds, sur l'extrémité des gros orteil. J'avais dans l'âme une joie, dans le corps une agilité, une santé, un renouveau comme je n'en avais jamais connus. J'étais dans une telle plénitude de clarté divine que, dans cette puissance et cette volonté de Dieu, je comprenais avec la plus grande des joies non seulement ce que j'avais demandé, mais toutes les créatures ; mon esprit était pleinement satisfait. Toute satisfaction était aussi donnée à mes désirs touchant et les hommes qui sont et qui seront sauvés, les damnés, et les démons, et tous les saints. Impossible de décrire cet état avec des mots, il est hors de toute proportion avec notre nature. Je comprenais bien que Dieu aurait pu agir autrement s'il l'avait voulu, mais je ne pouvais pas voir qu'il dût nous mieux faire connaître sa puissance et sa bonté ni qu'il pût nous la mieux faire entrer dans le cerveau. Depuis ce jour, je demeure tellement contente et rassurée que, si j'avais la certitude d'être damnée, je ne trouverais aucune raison de me plaindre, je m'appliquerais encore de tout mon pouvoir à prier Dieu, à l'honorer. Il a laissé dans mon âme une paix, une quiétude, une fermeté que je n'avais jamais éprouvées si pleines, si continues, ou bien je ne m'en souviens plus. Il me semble que tout ce que j'ai ressenti dans le passé n'appartient pas à un état si élevé. Dieu a détruit en moi les
L'INEXPRIMABLE	147
vices, il a affermi en moi les vertus, vertus qui me font aimer les bienfaits et les méfaits, je veux dire que ces derniers ne m'apportent pas de déplaisir.
Et elle me dit à moi frère que, je pouvais et devais bien le comprendre, dans cette vision de la puissance et de la volonté de Dieu, il avait été satisfait à toutes mes questions, concernant et ceux qui seront sauvés, et ceux qui seront damnés, et les démons, et les saints puisque, tout en me souciant plus d'elle que d'aucune créature, elle ne me plaindrait point si elle me savait damnée, tant elle a compris pleinement la justice de Dieu.
Après avoir ainsi contemplé la puissance et la volonté de Dieu, mon âme fut subitement attirée et élevée, encore beaucoup plus haut, me semble-t-il. Je cessai de voir la puissance et la volonté de Dieu ; le mode même de la vision fut changé, je vis une chose stable, inébranlable, inexprimable dont je ne puis rien dire sinon qu'elle était le souverain bien. Mon âme éprouvait une joie absolument indicible. Je ne voyais pas l'amour, je voyais l'inexprimable. J'avais été tirée de l'état précédent et élevée à cet état très noble, indescriptible. J'ignore si, dans cet état très élevé, je me tenais debout ; je ne sais pas non plus si j'étais dans mon corps ou hors de lui.
La question précédente dont Dieu révéla si miraculeusement la réponse à la fidèle du Christ, était à peu près celle que nous avions soulevée et traitée le long de la route, mon compagnon et moi, en revenant de Lombardie, et sur laquelle j'avais, moi frère copiste, promis d'interroger la fidèle du Christ.
FIN DU QUATRIÈME PAS OU QUATRIÈME RÉVÉLATION.
OU L'ON RAPPORTE QUELQUE CHOSE DU CINQUIÈME PAS OU RÉVÉLATION DE L'UNION DIVINE ET DE L'AMOUR DIVIN.
68. C'est par mes soins que la révélation de la passion du Seigneur qui va être rapportée au début de ce cinquième pas, fut d'abord écrite en langue vulgaire par un petit garçon, à l'époque où la défense des religieux m'empêchait, moi frère copiste, de parler à la fidèle du Christ pour écrire ce qu'elle disait. Pour cette raison elle fut si incomplètement et si mal rapportée que la fidèle du Christ me dit, quand je lui relus le récit, de le détruire plutôt que de le transcrire tel quel. N'ayant pas eu moi-même le loisir de le corriger avec la fidèle du Christ, je l'ai reproduit en latin tel que le voici, je n'y ai rien ajouté, je l'ai reproduit trait pour trait, à la façon d'un peintre, car je ne comprenais pas. J'ai donc trouvé ce qui suit écrit en langue vulgaire.
LA PASSION	151
69. Cette fidèle du Christ raconta ce qui suit : « Une fois, je méditais sur l'extrême pauvreté du Christ, autant du moins qu'il me la montrait dans mon coeur et voulait que je la visse. Je voyais pour qui il s'était fait pauvre. Alors j'eus et je sentis tant de douleur et de remords que mon corps défaillit presque. Dieu voulut me montrer davantage encore de cette pauvreté. Je le vis pauvre d'amis et de parents. Je le vis si pauvre qu'il me semblait incapable de se venir en aide à lui-même. On dit quelquefois que la puissance divine était alors cachée par humilité. Mais, Dieu même m'instruisit sur ce point et me montra qu'elle n'était pas cachée. Alors j'eus, je sentis une douleur plus grande que jamais ; je sentis tellement mon orgueil que depuis ce jour je ne puis plus avoir de joie.
70. Un jour encore que j'étais debout, que je méditais et que je méditais avec douleur la passion de ce fils de Dieu incarné, il daigna me montrer et me faire voir dans sa passion des choses qu'on ne m'avait jamais dites, et me montrer aussi qu'il voyait en moi une connaissance de sa passion supérieure à tout ce qu on m'en avait appris. Le Christ voyait tous les coeurs obstinés dans leur impiété contre lui, tous ses membres s'ingéniant à abolir son nom, ses ennemis ne songeant à lui qu'afin de le détruire. Il voyait toutes les subtilités qu'ils dressaient contre lui, le Fils de Dieu ; il voyait tous leurs conciliabules, la multitude de leurs conciliabules. Il voyait leurs atroces colères. Il voyait tous les préparatifs, tous les projets qu'ils faisaient pour l'affliger plus cruellement, car il souffrit d'affreuses tortures dans sa passion ; il voyait toutes les peines, toutes les injures, toutes les ignominies. Mon âme aperçut de sa passion plus que je n'en veux dévoiler ; que dis-je ? je le veux taire. Alors mon âme poussa cette clameur : « O Sainte Marie, mère du crucifié, parle-moi de la
LA DOULEUR DU CHRIST	153
peine de ton fils, dont je n'entends personne rappeler le souvenir ; car tu as vu de la passion plus que nul autre saint. Je le vois, tu l'as contemplée des yeux de ton corps, et avec l'imagination et avec la tendresse que tu as toujours eue pour cet objet de ton amour. » Alors mon âme cria dans son extrême douleur et dit : « Est-il un saint qui sache me dire quelque chose de cette passion, dont je n'entends pas proférer un mot? car mon âme l'a vue et elle est si grande que je ne puis la raconter. Oh ! oui, qu'elle est grande la passion que mon âme a vue ! »
71. Ici la fidèle du Christ voulut m'expliquer à moi frère copiste ce qui est écrit ci-dessus. Elle vit, me dit-elle, une passion si douloureuse que, tout en l'ayant mieux connue que nul autre saint et de multiples manières qu'elle m'énumérait, la Sainte Vierge elle-même, — elle le voyait, — ne pourrait nullement la décrire, ni aucun saint non plus. Elle le comprenait si bien, disait-elle, que si quelqu'un la lui racontait, elle lui dirait : « C'est donc toi qui l'as soufferte ! » Puis la fidèle du Christ ajouta : « Ma douleur dépassa, et de beaucoup, toutes celles que j'avais éprouvées jusque-là. Il ne faut donc pas s'étonner si mon corps défaille et si je ne puis plus maintenant sentir de joie. Alors je perdis la vigueur qui me rend habituellement joyeuse et il ne me fut plus possible de l'être ensuite à cette époque. »
72. Une autre fois encore, quelque chose me fut montré de la douleur aiguë qui fut dans l'âme du Christ. Je ne m'étonne pas si ce fut une grande douleur, Cette âme très noble ne méritait aucun châtiment, elle acceptait de souffrir à cause de son immense amaur pour les hommes. Et parce que ce n'est pas le corps de l'homme mais son âme qui offense Dieu, je vois quel puissant motif l'âme du Fils de Dieu eut d'être dans la douleur. Le péché fut grand, nombreux furent ceux qui le commirent ; grande aussi devait être par conséquent la douleur. Tu as donc souffert
VISION DU SAMEDI SAINT	155
de la grande compassion que tu as portée à tes élus. Et parce que toute la préoccupation de tes ennemis était de te détruire et qu’ils ne te connaissaient pas, je vois qu'ils t'ont réduit à la dernière extrémité. C'est là un grand motif de louer la bonté de Dieu et, pour les hommes, un grand motif de tristesse. J'aurais autre chose à dire encore, mais on penserait, je crois, que ce n'est pas vrai. Que celui qui ne comprend pas, croie ; je n'en dis pas plus. Cette âme souffrait encore de toutes les douleurs, de tous les supplices qui affectaient son saint corps et qui se réunissaient tous en elle. Cette douleur si aiguë, si intense que la langue ne suffit pas à l'exprimer ni le coeur à la penser, fut un effet de la dispensation divine. Je vois une douleur si profonde dans cette âme du Fils de la Sainte Vierge Marie, que mon âme en a été affligée à l'extrême, qu'elle en a été transformée en douleur au point que jamais je n'ai tant souffert et que je ne puis plus trouver aucune joie.
73. La bonté divine m'accorda ensuite la grâce de faire de nos deux volontés une seule volonté. Je ne puis vouloir que ce qu'elle veut. C'est là une grande miséricorde de la part de celui qui a réalisé cette union, qui a mis mon âme dans un état toujours le même et presque inaltéré, où je possède Dieu dans une telle plénitude. Je ne suis plus maintenant dans l'état où j'avais coutume de me trouver ; j'ai été conduite à une paix où je suis unie à Dieu, où je suis satisfaite de tout.
74. Le jour du Samedi Saint, après ce qu'on vient de raconter, la fidèle du Christ me fit part des joies étonnantes qu'elle avait reçues de Dieu. Entre autres choses, elle me dit, à moi frère copiste, que ce jour-là même elle avait été ravie en esprit et s'était trouvée dans le tombeau avec le Christ. D'abord elle embrassa, me dit-elle, la poitrine du Christ. Elle le voyait gisant les yeux clos, comme il gisait dans la mort. Puis, elle embrassa sa bouche, où elle respira, disait-elle, une odeur admirable et indiciblement
LA FAUX	157
agréable qui s'en échappait. Elle demeura ainsi quelque temps. Puis, dit-elle, elle posa sa joue sur la joue du Christ ; le Christ posa sa main sur son autre joue et la pressa contre lui. Et la fidèle du Christ s'entendit dire ces paroles : « Voilà comme je te pressais avant d'être couché dans le tombeau. » Bien qu'elle comprît que le Christ disait ces paroles, elle le voyait cependant gisant, les yeux clos, les lèvres immobiles, comme il gisait mort dans le tombeau. Et elle était dans une joie immense, indicible.
75. Une fois, pendant le carême, disait encore la fidèle du Christ, se sentant très aride, elle priait Dieu de lui donner quelque chose de lui-même, qui est tout bien, à elle, pauvre desséchée. Alors les yeux de son âme furent ouverts. Elle vit l'amour qui venait doucement vers elle. Elle en vit le principe, elle n'en vit pas la fin ; c'était une chose continue. Seulement elle ne trouve aucune couleur à quoi la comparer. Dès qu'il vint à elle, il lui sembla le voir des yeux de l'âme plus clairement que les yeux du corps ne peuvent voir, prendre en la touchant la ressemblance d'une faux. Il ne faut pas entendre ici quelque apparence mesurable.
L'amour prit la ressemblance d'une faux parce qu'à ce moment il se retira de l'esprit, ne se livrant pas autant qu'il se fit comprendre et qu'alors elle le comprit ; ce qui la fit languir davantage ; aussi n'y a-t-il point là une ressemblance mesurable ou sensible, c'est en l'intelligence selon l'opération ineffable de la grâce divine.
Aussitôt après la fidèle du Christ fut remplie d'amour et d'indicible satiété ; et bien que cette satiété la rassasiât, elle lui donnait cependant une telle faim que tous ses membres se disjoignaient, que son âme languissait et désirait aller à Dieu. Elle ne
JE VIS EN MOI DEUX PARTIES	159
voulait ni sentir ni voir aucune créature. Elle ne parlait pas, elle ne sait même plus si elle aurait pu prononcer des paroles, mais elle parlait intérieurement, criant à Dieu de ne pas la faire languir d'une si longue mort ; car elle estimait la vie une mort. Elle invoquait aussi d'abord la bienheureuse Vierge ; puis elle suppliait et appelait tous les apôtres pour qu'ils allassent avec elle se mettre à genoux devant le Très-Haut et le prier de ne pas la laisser souffrir cette mort qu'est la vie présente mais de la faire parvenir à celui qu'elle sentait. Elle suppliait de même et appelait le bienheureux François et les évangélistes. La fidèle du Christ criait et disait beaucoup d'autres paroles dans cet état. Et elle me dit : « J'entendis alors une parole divine ; comme je me croyais tout amour, à cause de l'amour que je sentais, j'entendis : Beaucoup se croient dans l'amour, qui sont dans la haine ; beaucoup par contre se croient dans la haine, qui sont dans l'amour. Mon âme répondit et dit : Est-ce que moi, qui suis tout amour, je suis dans la haine ? Dieu ne répondit point par des paroles, mais il me fit voir clairement, me fit sentir avec certitude ce que je cherchais. Je fus complètement satisfaite, je ne crois pas que je puisse jamais cesser de l'être ; le témoignage d'aucune créature ne me convaincra jamais du contraire. Quand même un ange me le dirait, je ne le croirais pas, mais je lui répondrais : « Non, non, c'est toi qui es tombé du ciel. » Et je voyais en moi deux parties, comme si on eût tracé en moi une route. D'un côté je ne voyais qu'amour et tout bien, venant de Dieu et non de moi ; de l'autre, je me voyais aride, je voyais qu'il ne venait de moi aucun bien. Par là, je vis que ce n'était pas moi qui aimais, bien que je fusse toute transformée en amour, mais que cela ne venait que de Dieu. Puis les deux parties se réunirent, et leur union me donna un amour beaucoup plus grand, beaucoup plus ardent. J'avais le désir d'aller à cet amour.
LUTINS ET CRAPAUDS	161
76. Entre cet amour, si grand que je pus à peine concevoir qu il en existe un plus grand si ce n'est celui qui donne la mort, entre ce premier amour, dis-je, et cette suprême et mortelle ardeur, il est quelque chose d'intermédiaire dont je ne puis rien rapporter, parce qu'il a tant de profondeur, d'allégresse et de joie qu'on ne saurait le décrire. Alors, je ne saurais consentir à rien entendre de la passion, je ne voudrais entendre que le nom de Dieu, car je le sens avec tant de délectation que tout le reste, lui étant inférieur, me devient un embarras. Ce qu'on pourrait me dire de l'Évangile ou de toute autre parole divine ne me semble rien, car je vois des mystères plus grands encore.
Lorsque cet amour me quitte, je reste si contente, si angélique, que j'aime les lutins, les crapauds, les serpents et même les démons ; tout ce que je pourrais voir commettre, fût-ce un péché mortel ne me déplairait pas, — je veux dire que je n'en aurais point de déplaisir, — croyant que Dieu le permet avec raison. Si alors un chien me dévorait, je n'en aurais cure, et, me semble-t-il, je ne me plaindrais point, je ne ressentirais aucune douleur. Ce degré est plus grand que de rester au pied de la croix, bien que l'âme ait fréquemment l'un et l'autre. Elle voit, elle désire voir cet Homme-Dieu mort pour nous, elle désire parvenir à lui ; mais c'est alors avec une extrême joie d'amour, et sans douleur de la passion.
Et moi, frère, je lui demandai s'il y avait des larmes dans cet état. Elle me répondit qu'il n'y avait pas de larmes du tout. Une fois néanmoins le souvenir de l'inestimable précieux sang, au prix duquel le pardon nous a été et nous est donné s'unit à cet amour ; je m'étonnai que ces deux choses pussent exister en même temps. La fidèle du Christ dit qu'aujourd'hui la passion lui cause rarement de la douleur ; «la passion, dit-elle, n'est plus pour moi que la voie, l'enseignement ; elle m'indique comment je dois agir. »
VISION DE TROIS JOURS	163
77. Une fois la fidèle du Christ dit : « Mon âme fut élevée ; je n'étais pas en oraison, je m'étais étendue pour la sieste, car c'était après le repas. Je ne pensais donc pas à cela. Subitement mon âme fut élevée, et je voyais la bienheureuse Vierge dans la gloire. Comprenant qu'une femme était placée dans un tel état de noblesse et de gloire et de dignité, comme était la bienheureuse Vierge et comme elle se tenait priant pour le genre humain, je me délectais grandement. Je lui voyais une telle capacité d'humanité, d'humilité et de vertu, vraiment inexprimable, que j'en éprouvais une inexprimable délectation. Pendant que je contemplais ce spectacle de la Vierge, tout à coup le Christ m'apparut dans son humilité glorieuse, assis à côté d'elle et la regardant. Je comprenais comment cette chair avait été crucifiée, suppliciée, couverte d'opprobres. Et tout en comprenant admirablement tous les supplices, et les injures, et les ignominies, je n'en souffrais d'aucune manière, bien plus j'en avais une délectation immense, intraduisible. Je perdis la parole, je pensais mourir. Ce m'était une peine extrême de ne pas mourir, j'aurais tant voulu entrer de suite en possession du bien que je voyais. Cette vision dura trois jours sans interruption. Elle ne m'empêchait ni de manger ni de faire autre chose, mais je mangeais peu et j'étais continuellement couchée. J'étais étendue, je ne parlais pas ; quand on nommait Dieu devant moi je ne pouvais le supporter à cause de l'immense délice que j'éprouvais.
78. Une fois, la fidèle du Christ se confessa à moi, suivant son habitude, avec une connaissance si parfaite de ses péchés, une contrition si profonde, et des larmes si abondantes depuis le début de sa confession jusque presque à la fin, et avec tant de vertu, que j'en pleurais ; je jugeais en mon coeur que, le monde entier fût-il trompé, très certainement Dieu ne permettrait pas qu'une femme si droite et si sincère pût l'être. Et je retournais ce jugement dans mon coeur, parce que, vu l'extrême grandeur de ce que
COMMUNION DE L'ÉGLISE DES CORDELIERS 165
je lui avais entendu dire, je m'en étais étonné, comme de choses douteuses et au-dessus de ma créance.
79. La nuit suivante elle fut malade à mourir. C'est à grand peine que le matin elle vint à l'église des religieux ; je dis la messe et lui donnai la communion. Après la lui avoir donnée, avant qu'elle ne s'en retournât, je lui demandai instamment de me dire si Dieu lui avait fait quelque grâce. Elle me répondit en ces termes : «Avant la communion, quand je me suis approchée pour communier, il m'a été dit : Aimée, tout bien est en toi ; et tu vas recevoir tout bien. Alors, me semble-t-il, je voyais le Dieu tout-puissant. » Et moi, frère copiste, je demandai si elle voyait quelque chose sous une forme quelconque. Elle répondit : « Je ne voyais sous aucune forme. » Comme je l'interrogeais de nouveau et que j'insistais, elle me répondit : « Je voyais une seule plénitude, où je voyais tout bien. Cela est venu subitement ; je n'avais rien de cela dans ma pensée, je priais, je pensais et je confessais mes péchés devant Dieu. Je pensais à la communion que je me disposais à faire, afin qu'elle servît non à mon jugement mais à mon pardon. Aussitôt, et tout soudain, une voix s'est fait entendre et m'a dit ce que je viens de te rapporter. Alors je me suis mise à penser : « Si tout bien est en moi, pourquoi vais-je recevoir tout bien ? » J'ai entendu aussitôt cette réponse : L'un n'exclut pas l'autre. »
Et avant d'entrer dans le choeur pour communier, il m'a été dit : « Le Fils de Dieu est maintenant sur l'autel selon son humanité et sa divinité, la multitude des anges l'accompagnent. » J'avais un grand désir de le voir ainsi accompagné des anges, 
SAVEUR DE L'HOSTIE	167
c'est alors que cette beauté m'est apparue. Lorsqu'ensuite je m'approchais de l'autel, je voyais Dieu semblablement et il m'était dit : « Tu te tiendras ainsi devant Dieu dans la vie éternelle. » Dieu, a-t-elle dit, l'a appelée : Aimée ; il l'appelle souvent de ce nom.
80. Elle dit alors que depuis quelque temps, lorsqu'elle communie, l'hostie s'étend dans sa bouche, elle n'a saveur ni de pain ni dé chair que nous connaissions. Elle a très certainement une saveur de chair, mais d'une chair tout autrement savoureuse ; je ne puis la comparer à aucune autre chose de ce monde. Elle s'en va entière avec suavité, et non pas comme d'habitude en s'effritant. L'hostie, dit-elle, s'amollit ; elle n'est plus dure comme autrefois. Elle s'en va entière avec tant de suavité que si je n'avais entendu dire qu'on doit l'avaler sans tarder, je la garderais volontiers un bon moment. Mais je me rappelle tout à coup que je dois l'avaler rapidement et aussitôt le corps du Christ s'en va lui aussi avec cette saveur inconnue de chair ; il s'en va si entier qu'il ne m'est plus nécessaire de boire ensuite. Cela ne m'arrivait point d'habitude ; je devais faire effort pour qu'il ne demeurât rien de l'hostie entre mes dents. Maintenant elle s'en va aussitôt ; descendant dans mon corps, elle me donne un sentiment extrêmement agréable. Ce sentiment se traduit au dehors par un tremblement si fort que j'ai grand peine à prendre le calice.
81. Tandis que moi, frère copiste, je notais ces paroles dans la mesure où je pouvais les saisir, cependant qu'elle parlait, tout à coup elle me dit : «Écoute ce qui vient de m'être dit tout à coup. Il a dit : Tu lui as dit beaucoup, mais si je ne le voulais, tu ne pourrais
LE PÉLERIN	169
rien lui dire. J'ai essayé de ne pas te répéter cette parole ; je n'ai nullement pu me retenir de te la communiquer. »
82. Elle me dit encore à moi frère, tandis que j'écrivais et parlais avec elle : «Quand tu fais le signe de la croix, t'arrive-t-il quelque chose ? » Elle ajouta : « Il vient de m'arriver de nouveau ceci. Lorsque je fais vite le signe de la croix et que je ne pose point la main sur mon coeur, je ne sens rien. Mais quand je porte d'abord la main au front en disant : Au nom du Père, et que je porte ensuite la main sur mon coeur en disant : Et du Fils, j'y sens aussitôt amour, consolation. Il me semble trouver là celui que je nomme.» Elle ajouta : « Je ne t'aurais pas dit cela, si je n'avais reçu avis de te le dire. »
83. Je fis à la fidèle du Christ une question sur le Pélerin ; je lui demandai si l'âme peut avoir en cette vie la certitude que Dieu réside en elle. Elle me répondit qu'elle savait que le Pélerin était venu dans son âme, mais qu'elle ne savait pas lui avoir donné l'hospitalité. Je lui demandai, moi frère, comment elle savait qu'il était venu dans son âme. Elle me répondit par la question suivante : « Dieu vient-il dans l'âme appelé par l'âme ? » Je lui dis : « Je crois qu'il vient. » Et la fidèle du Christ de répondre ainsi : « Parfois Dieu vient dans l'âme sans être appelé. Il dépose en elle feu, amour et quelquefois suavité ; l'âme croit que cela vient de Dieu et elle en fait ses délices. Mais elle ne sait pas encore, elle ne voit pas qu'il est en elle ; elle voit sa grâce dans laquelle elle se délecte. »
LE DÉSIR DE DIEU	171
84. De nouveau. Dieu vient encore dans l'âme, il lui dit des paroles très douces dans lesquelles elle se délecte grandement et elle le sent. Ce sentiment lui procure grandes délices ; mais il lui reste encore un léger doute, elle n'a pas la certitude que Dieu réside en elle. La raison s'en trouve, me semble-t-il, soit dans la grande malice et dans l'insuffisance de la créature, soit dans la volonté de Dieu qui ne veut pas lui donner plus de certitude et de sécurité. Mais ici l'âme a la certitude que Dieu réside en elle, parce qu'elle le sent d'un sentiment nouveau, d'un sentiment tellement redoublé, avec tant d'amour et de feu divin, que toute crainte de l'âme et du corps s'évanouit. L'âme dit des paroles qu'elle n'a jamais entendues d'aucun mortel, elle les comprend dans la plus vive lumière ; ce lui est une peine à les taire. Si elle les tait, elle les tait par zèle pour ne pas déplaire à l'amour ; elle les tait parce qu'elle croit en toute certitude que des mystères si élevés ne seraient pas compris, attendu que s'il lui arrive d'en révéler quelque chose, elle voit et sent qu'on ne la comprend pas ; elle les tait parce qu'elle ne veut pas dire : « J'expérimente des choses si élevées », de peur de déplaire à l'amour. Pour moi, quand par un ardent désir du salut du prochain, j'en ai parfois communiqué quelque chose, on m'a repris et on m'a dit : « Soeur, retourne à la divine Écriture. L'Écriture ne nous dit rien de tel, nous ne te comprenons pas. » Ainsi une fois j'étais couchée languissante, par suite de cet amour excessif, je commençai à te demander si en cette vie l'âme peut être assurée de posséder Dieu et je te parlai de ce que je sentais ; tu te mis à me reprendre et à m'objecter l'Écriture.
85. Dans ce sentiment où l'âme trouve la certitude que Dieu est en elle, il lui est donné de vouloir si parfaitement Dieu, que tout en elle participe à cette volonté en toute vérité. C'est bien en toute sincérité tandis que c'est mensongèrement que l'âme dit
SIGNES DE LA PRÉSENCE DE DIEU	173
vouloir Dieu et que c'est mensongèrement qu'elle le veut parce que ce n'était pas vrai en toutes choses ni de toute manière, parce que ce n'était pas vrai à tous points de vue ; mais alors tous les membres du corps concordent avec l'âme, l'âme fait si bien un avec le coeur, avec tout le corps qu'elle devient une seule chose avec eux et répond une seule chose pour eux tous. L'âme veut Dieu, et ce vouloir lui est donné par la grâce. Quand donc il est dit à l'âme : « Que veux-tu ? » Elle répond : « Je veux Dieu. » Et Dieu lui dit : « Et moi j'accomplirai en toi cette volonté. » Car jusque-là, elle ne voulait pas Dieu vraiment et de tout soi. Ce vouloir lui est donné par la grâce, et par ce vouloir elle connaît que Dieu réside en elle, qu'il entre en société avec elle. Ainsi lui est donné cette volonté une dans laquelle elle se sent aimer Dieu d'un amour analogue à l'amour véritable dont Dieu nous a aimés. L'âme sent que Dieu se mêle à elle et lui tient compagnie.
86. L'âme reçoit également le don de voir Dieu. Dieu lui dit : « Regarde-moi. » Et l'âme le voit informé en elle. Elle le voit plus clairement qu'un homme ne peut voir un homme ; car les yeux de l'âme voient une plénitude dont je ne puis parler ; ils voient une plénitude non pas corporelle mais spirituelle dont il m'est impossible de rien dire. L'âme se délecte dans cette vue, où elle trouve le signe certain et manifeste que Dieu réside en elle. L'âme ne peut regarder rien d'autre et cela la remplit indiciblement. Ce regard qui empêche l'âme de regarder autre chose est si profond que je souffre de n'en savoir rien dire. Ce n'est pas une chose tangible ou imaginable, c'est une chose inexprimable.
87. L'âme connaît que Dieu est venu en elle de bien d'autres manières qui n'admettent aucun doute. Je vais en citer deux. L'une est une onction qui, soudain, renouvelle tellement
EMBRASSEMENT	175
l'âme et rend les membres du corps si doux et si pleinement harmonisés avec elle, qu'aucune cause de trouble ne la peut toucher ou blesser ni peu ni beaucoup. L'âme sent et entend que Dieu lui parle. Dans cette immense et tout ineffable onction, l'âme comprend en toute certitude et en toute clarté que Dieu réside en elle, que ni saint ni ange du paradis ne pourrait causer ce qu'elle éprouve ; c'est quelque chose de si inexprimable que je ne trouve ni terme ni comparaison, Dieu me pardonne, j'aurais si grand désir de le dire, mais je ne le désirerais que pour manifester un peu de sa bonté, s'il lui plaisait.
88. Une autre manière pour l'âme de connaître que Dieu est en elle est une étreinte dont Dieu l'enserre. Jamais mère, jamais personne au monde n'embrassera avec un amour égal à celui que Dieu témoigne à l'âme dans ses embrassements indicibles. Il la presse contre lui avec tant de douceur et d'amour, qu'il n'est, je crois, aucun homme en ce monde qui puisse seulement le croire, s'il n'en a fait l'expérience.
Comme moi, frère copiste, je me refusais à admettre cette impuissance, la fidèle du Christ me répondit : « Il pourrait peut-être croire quelque chose, ce qu'il croirait n'approcherait pas de la réalité. Dieu apporte avec lui un feu dont l'âme brûle toute entière dans le Christ. Il apporte avec lui une très vive lumière, dans laquelle l'âme comprend l'immense plénitude de la bonté de Dieu, et ce qu'elle en éprouve en elle-même, et infiniment plus qu'elle n'en éprouve. Elle acquiert alors la preuve, la certitude que le Christ habite en elle. Mais ce que nous disons de ces choses n'est rien en comparaison de ce qu'elles sont. Et moi, frère copiste, je demandai si l'âme verse des larmes quelconques dans cet état La fidèle du Christ me répondit que l'âme ne
«TES YEUX BRILLENT COMME DES CHANDELLES» 177
répand alors aucune larme ni de joie ni d'aucune sorte. C'est un autre état, et bien supérieur à celui où l'âme répand des larmes de joie.
89. De même, Dieu apporte dans l'âme un tel débordement de joie qu'elle ne sait rien demander de plus ; si cet état durait, ce serait fe paradis. La joie rejaillit, se propage dans tous les -membres de mon corps ; toute amertume, toute injure, tout ce qu'on me pourrait faire, me devient doux. Je n'ai pas pu le cacher à ma compagne.
J'interrogeai donc, moi, frère copiste, sa compagne à ce sujet. « Un jour, me dit-elle, qu'elles cheminaient ensemble, la fidèle du Christ devint blanche, rouge, resplendissante, joyeuse ; ses yeux s'agrandirent, brillèrent du plus vif éclat, il semblait que ce n’était plus elle. Quant à moi, ajouta sa compagne, j'étais triste, je craignais que quelque personne, homme ou même femme, ne nous rencontrât et ne la regardât.» Et je lui disais : «A quoi bon te couvrir le visage ? Tes yeux semblent briller comme des chandelles. » Cette compagne, dans sa timidité et sa grande simplicité. dans l'ignorance où elle était encore des dons de la grâce à la fidèle du Christ, sa compagne, se lamentait, se donnait des coups de poings, se frappait la poitrine et disait à la fidèle du Christ : «Pourquoi cela t'arrive-t-il ? Tâche de te cacher sous terre, nous ne pouvons pas circuler dans cet état. » Dans sa simplicité et dans son ignorance elle criait : «Malheur à moi ! Qu'allons-nous faire ? » La fidèle du Christ la réconfortait, la rassurait. « Ne crains pas, lui disait-elle, si nous rencontrons des hommes, Dieu nous viendra en aide. » Cela ne lui arriva pas seulement une fois, mais tant de fois que sa compagne dit ne plus savoir combien. La fidèle du Christ dit que cette joie dure plusieurs jours. « Je crois même, dit-elle, que certaines joies subsisteront toujours, l'éternité ne fera que les porter à leur comble. Elles ne me font maintenant
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JE NE PUIS RIEN DIRE DE DIEU	179
jamais défaut dans ma vie. S'il m'arrivait quelque tristesse, il me suffirait de me les rappeler pour ne sentir aussitôt aucun trouble. »
90. « Il existe, dit-elle, tant d'autres manières pour l'âme de connaître à n'en pouvoir douter, la présence de Dieu en elle, qu'il nous est impossible de les dire toutes. » La fidèle du Christ me dit, à moi frère, que, dans tous les cas ci-dessus, l'âme connaît la venue de Dieu en elle. Mais nous n'avons rien dit de l'hospitalité qu'elle lui donne. Or tout ce qui précède n'approche pas de ce qui se produit dans l'âme quand elle sait avoir donné l'hospitalité au Pélerin.
La fidèle du Christ dit : « Quand l'âme connaît avoir donné l'hospitalité au Pélerin, elle en vient à une telle connaissance de la bonté de Dieu, et de l'infinité de cette bonté divine, que revenue à moi, je connus très certainement que plus on sent Dieu moins on peut parler de Lui, car par cela même qu'on sent quelque chose de ce bien infini et indicible, on est moins capable d'en parler. »
Comme je le contestais, la fidèle du Christ me dit : «Plût au ciel que, lorsque tu vas prêcher, tu comprisses comme je compris, quand je connus que j'avais donné l'hospitalité au Pélerin ! Alors tu ne saurais absolument rien dire de Dieu. Tout homme resterait muet. Je voudrais ensuite venir te dire : Frère, dis-moi donc maintenant quelque chose de Dieu. Et tu ne saurais absolument rien rien dire, tellement la divine bonté te dépasserait, toi, tes paroles et ta pensée ! Il n'arrive pas que l'âme se perde elle-même et que le corps perde l'usage de quelque sens; l'âme est en pleine possession de soi; ainsi tu dirais au peuple avec assurance : Allez avec Dieu, car de Dieu je ne puis rien vous dire.» Il n'entre là vraiment rien de corporel. Je ne l'ai éprouvé qu'une fois, mais cela m'a suffi pour comprendre que tout ce que l'Écriture ou les
COLLOQUE DE L'ÂME ET DU CORPS 181
hommes ont dit depuis le commencement du monde jusqu'à ce jour, n'a, à ce qu'il me semble, presque rien pu exprimer de la moelle, pas même l'équivalent d'un point comparé à l'univers entier. »
91. Après ce qu'on vient de rapporter, la fidèle du Christ me dit qu'au moment où l'âme est établie par Dieu dans la sécurité, le corps reçoit également sécurité et noblesse et qu'il est restauré avec l'âme quoique à un bien moindre degré. Le corps participe aux biens que l'âme sent ; l'âme parle avec le corps, lui fait des présents et très doucement lui explique cette grâce qu'il reçoit par elle. Elle la lui montre très doucement en ces termes : «Vois-tu maintenant quels sont les biens que par moi tu goûtes, vois-tu comme ils sont infiniment supérieurs à ceux que tu pourrais te procurer ! Sens-tu combien plus grands encore sont ceux qui te sont promis si tu m'écoutes ; enfin apprends maintenant quels biens nous avons perdus, parce que tu ne m'as pas écoutée, parce que tu t'es dressée contre moi ! » Et le corps se soumet à l'âme tout confus. Il promet de lui obéir désormais en toutes choses ; il se dit son obligé à cause des très grands biens de l'âme, biens supérieurs à tout ce qu'il a jamais pu connaître ou désirer, ou même s'estimer capable de recevoir. De là vient que le corps se soumet à l'âme avec confusion, se dit son obligé, lui promet obéissance. Il réplique néanmoins à l'âme et lui dit : « Mes plaisirs étaient corporels et vils ; mais c'est toi si noble, et favorisée de délices si divines, qui n'aurais pas dû m'écouter ni me faire perdre tes biens immenses. » Maintenant qu'il sent la douceur de l'âme bien supérieure à ce qu'il aurait pu imaginer par lui-même, le corps se plaint à elle dans une lamentation longue et très douce.
ILLUSIONS DES PERSONNES SPIRITUELI ES 183
92 La fidèle du Christ dit que les personnes spirituelles peuvent être trompées de diverses façons.
La première manière, c'est quand l'amour n'est pas pur, qu'on y mêle du sien, c'est-à-dire de sa volonté propre. Quand on met dans l'amour quelque chose de soi, on y met aussi quelque chose du monde. Le monde invite et loue. Or, toute invitation du monde est trompeuse, le monde ne peut inviter que faussement. Parce que le monde loue et regarde, les larmes et les douceurs, les tremblements, les cris qui se produisent quand l'amour spirituel n'est pas pur, redoublent. Et quoique dans cet amour on ait des larmes et des douceurs, ce n'est pas dans l'âme qu'elles se prodtisent mais dans le corps, et cet amour ne pénètre pas l'intérieur de l'âme. Aussi sa douceur s'évanouit-elle et s'oublie-t-elle bien vite. Bien plus, quand on s'en aperçoit, quelquefois l'amertume survient. J'ai passé par tous ces états. Et je ne sais bien les discerner que parce que mon âme est aujourd'hui parvenue à la certitude de la vérité.
Car lorsque l'amour est pur, la personne s'examine à fond, se voit morte et néant ; elle se remet à Dieu, morte et putride, elle n'a plus nul souvenir d'aucune louange ni d'aucun bien. Que dis-je, elle se voit si perverse, qu'elle ne croit pas qu'aucun saint puisse la délivrer entièrement, mais Dieu seul ; cependant elle prie quelquefois plutôt les saints de l'assister auprès de Dieu, parce que, vu son indignité, elle n'ose pas prier Dieu. Elle s'attache à sainte Marie et aux saints, pour qu'ils viennent à son secours. Si quelqu'un la loue, ses louanges lui font l'effet d'un mensonge. Cet amour véritable et pur qui vient de Dieu, est tout intérieur à l'âme, il lui fait voir ses défauts et la bonté de Dieu. Les larmes et les douceurs qui se produisent alors, n'engendrent jamais l'amertume, mais la certitude. Cet amour conduit l'âme dans l'intérieur du Christ, et elle comprend avec certitude qu'il ne peut se produire, qu'il ne peut y avoir là aucune
MOÏSE ET LE ROCHER	185
déception. A cet amour pur il ne peut en aucune façon rien se mêler de l'amour du monde.
93. Comme à propos de ces dernières paroles, je lui citais, moi frère, l'histoire de Moïse frappant le rocher, avant que j'eusse achevé, ou pour mieux dire dès le début de mon récit, la fidèle du Christ me dit : « Il est une autre manière dont Dieu permet que les personnes spirituelles soient trompées. C'est quand une personne se sent aimée de Dieu, quand elle sent en elle des biens spirituels, quand elle fait des oeuvres spirituelles et les raconte. Comme elle prend trop d'assurance et passe la mesure, Dieu permet justement qu'elle éprouve quelque déception pour lui faire reconnaître sa faute. Après que j'eus terminé mon histoire, elle me dit qu'elle comprenait de cette façon ce qui avait eu lieu pour Moïse.
94. Une autre illusion, disait-elle, se rencontre dans la personne spirituelle qui a un vif sentiment de Dieu, qui, remplie d'un bon amour pur, agit de grand coeur et délibère de ne plus vouloir plaire au monde mais de vouloir plaire toute au Christ. Cette âme est toute intérieurement dans le Christ, avec une grande, une indicible joie, elle se sent toute embrassée par le Christ. Toutefois, pour que cette âme sache bien conserver ce qui lui appartient et rendre à Dieu ce qui est à Dieu, Dieu permet parfois qu'elle éprouve quelque déception et cela afin de la préserver, car il a à coeur qu'elle ne passe point les limites. Ce qui vient d'être dit ne suffit pas encore pour l'âme jusqu'à ce qu'il la conduise à la pleine connaissance de soi et à la pleine connaissance de la bonté divine. Alors plus de déception possible, l'âme est amenée de la pleine connaissance de la vérité. Et pleine s'entend en ce sens que l'âme est tellement emplie d'abord de la connaissance de soi, qu'il lui ne semble pas pouvoir l'être davantage. Alors il ne
VERTUS DE LA PAUVRETÉ	187
lui semble pas qu'elle puisse être emplie davantage ni voir quelque autre chose. Tous ses autres souvenirs disparaissent. Soudain elle vient à la connaissance de la bonté de Dieu. Elle se voit et elle voit cette bonté d'une vision inexprimable. Cela ne paraît pas encore suffisant. Dieu prend soin de cette âme en permettant qu'il lui arrive des tribulations.
95. La fidèle du Christ me raconta ce qui suit. Dans un discours que Dieu lui adressa, elle s'entendit recommander la pauvreté comme un si grand enseignement et un si grand bien, qu'il dépasse tout à fait notre entendement. Dieu lui dit : « Si elle n'était pas si noble, je ne l'aurais pas assumée. »
La fidèle du Christ me rapporta encore ceci : « L'orgueil ne peut trouver place que dans ceux qui croient posséder quelque chose. L'ange déchu et le premier homme ne se sont enorgueillis et ne sont tombés que parce qu'ils ont pensé et cru posséder. Or, ni l'ange, ni l'homme, ni quoi que ce soit n'a l'être ; il n'y en a qu'un qui le possède, c'est Dieu. L'humilité n'existe qu en ceux qui sont assez pauvres pour voir qu'ils n'ont rien. De plus, Dieu faisant servir tous les maux qu'il permet à l'utilité des bons, a fait que son Fils, qui possède plus qu'on ne peut dire, fut plus pauvre que jamais saint ou homme quelconque, aussi pauvre que s'il n'avait pas l'être. Ainsi parut-il aux pécheurs privés de la vraie lumière ; mais pour ceux qui comprennent, il en fut et il en est autrement. Que telle soit la vertu de la pauvreté, que la pauvreté soit la racine et la mère de l'humilité et de tout bien, c'est
NÉANT DE LA SAGESSE DU MONDE 189
une vérité si profonde qu'il est impossible de l'écrire. Qui la possèderait ne pourrait jamais s'abattre ou tomber par l'effet d'une déception ; et qui verrait cette vraie pauvreté et l'amour que Dieu lui a voué ne pourrait rien se réserver.
« Cette doctrine est celle de la sagesse divine qui d'abord fait voir à la personne ses défauts, puis lui fait voir sa pauvreté, la rend pauvre, et l'ayant illuminée du don de la grâce, lui fait voir la bonté de Dieu. Ceci fait, tout doute sur Dieu lui est enlevé, elle aime Dieu de tout elle-mime, et, aimant comme elle aime, elle travaille. Toute confiance en soi lui est enlevée. Si une âme possédait cette vérité, ni démon ni rien qui se puisse nommer ne la pourrait tromper. L'âme reçoit en effet, sur l'usage qu'elle doit faire de cette vie, un enseignement d'une clarté très limpide, de sorte que, aussi longtemps qu'elle tient cette vérité, elle ne saurait être trompée. Voilà pourquoi je comprends que la pauvreté est la mère de toutes les vertus.
« C'est là l'enseignement que la divine sagesse donna à la bienheureuse Vierge lors de l'incarnation du Christ. Elle lui donna d'abord de se connaître elle-même ; et quand elle se connut, tout doute à l'égard de Dieu lui fut ôté, elle mit aussitôt sa foi dans la bonté divine ; se connaissant et connaissant la bonté divine, elle dit : « Voici la servante du Seigneur ; qu'il me soit fait suivant votre parole. »
« La sagesse divine nous donne le même enseignement dans l'humilité du Christ. Tout Dieu qu'il était, il voulut que son humanité fut liée par l'obéissance à toutes les volontés du Père. Voilà pourquoi toute la sagesse du monde est néant et se convertit en damnation, si elle n'est amenée à cette vérité ; pourquoi tous les sages du monde ne sont absolument rien et vont à la damnation, s'ils n'y sont ame-
NÉANT DE LA SAGESSE DU MONDE 191
nés. Quand l'âme comprend cette vérité, elle travaille, sans prétendre au mérite, sans même un regard vers lui. »
FIN DU CINQUIÈME PAS OU DE LA CINQUIÈME RÉVÉLATION.
OU L'ON RAPPORTE QUELQUE CHOSE DU SIXIÈME PAS OU RÉVÉLATION DES NOMBREUX TOURMENTS PRODUITS PAR LES INFIRMITÉS ET PAR LES DÉMONS.
96. Moi frère copiste, je ne me suis pas beaucoup occupé de ce sixième pas où se trouve décrite la passion causée à la fidèle du Christ et par les infirmités corporelles et par les horribles et innombrables tourments de l'âme et du corps que la multitude des démons lui fit endurer ; j'ai dû laisser échapper beaucoup de traits que je jugeais cependant convenable et utile de consigner. Néanmoins, je me suis efforcé de prendre quelques-unes des paroles prononcées par la fidèle du Christ qui souffrit ces tourments et qui me les raconta. Je l'ai fait hâtivement dans la mesure où je pouvais les saisir au passage. Je ne comprenais pas suffisamment pour les écrire toutes.
Donc la fidèle du Christ me dit à moi, frère copiste, qu'elle ne croyait pas possible de décrire les infirmités de son corps et à plus forte raison les souffrances incomparablement plus nombreuses, disait-elle, de son âme. En résumé, sur ses souffrances corporelles, je lui ai entendu dire qu'il n'était pas un membre de son corps qui ne souffrît horriblement.
97. Quant aux tourments de l'âme qu'elle eut à souffrir des démons, elle se reconnaissait incapable de trouver autre chose que cette comparaison. Représentez-vous un homme pendu par le cou et qui, les mains liées derrière le dos et les yeux bandés,
LA POTENCE	195
demeurerait suspendu à la potence au bout de sa corde et vivrait là sans le moindre secours, sans appui, sans remède. « Eh bien, ajoutait-elle, les démons me tourmentaient d'une façon plus désespérante et plus cruelle encore. » J'ai entendu, j'ai appris, moi, frère copiste, qu'un religieux portant l'habit de Frère Mineur, et à mon avis digne de foi, était tout rempli d'étonnement et de compassion en entendant raconter ses tourments à la fidèle du Christ. Ce religieux digne de foi apprit par une révélation de Dieu que tout ce qu'elle disait du martyre causé par ces supplices était vrai et qu'il y avait plus encore. Aussi ce religieux lui témoigna-t-il toujours, à dater de ce moment, une compassion admirable et un admirable dévouement.
Maintenant les paroles que j'ai pu griffonner à la hâte et brièvement sont les suivantes. La fidèle du Christ disait : « Je vois les démons suspendre mon âme à la façon d'un pendu auquel on soustrait tout point d'appui. Ils ôtent tout réconfort à mon âme. Ils sapent toutes ses vertus à sa vue, sous son regard, à son escient ; quand mon âme voit ainsi saper et disperser toutes ses vertus, sans pouvoir s'y opposer, elle ressent une telle douleur et une douleur si désespérée qu'à de certains moments je ne puis même plus pleurer de douleur et de colère. La colère est parfois telle que j'ai peine à me retenir de me déchirer. Quelquefois je ne puis m'empêcher de me frapper, quelquefois je me suis tuméfié horriblement la tête et d'autres parties du corps. Quand mon âme commence à voir ses vertus tomber et disparaître, c'est la crainte, ce sont les sanglots ; je pousse des cris, clamant, criant et répétant sans cesse à Dieu : « Mon Fils, mon Fils ! ne m'abandonne pas, mon Fils ! »
LES TOURMENTS	197
98. La fidèle du Christ dit encore qu'il n'y a pas dans son corps un membre que les démons ne frappent et ne torturent. Aussi ne croyait-elle pas qu'on puisse décrire les infirmités de son corps, et moins encore celles de son âme. Elle dit que tous les vices ressuscitent en elle ; sans doute ils ne reprennent pas vie pour longtemps ; ils lui causent néanmoins grand tourment. Même des vices qui n'ont jamais existé en elle sont venus dans son corps et la tourmentent. Mais ils n'ont pas longue vie, et, quand ils meurent de nouveau, j'éprouve de la consolation, car je vois bien que j'ai été livrée à la multitude des démons qui ressuscitent en moi ses anciens vices et en ajoutent de nouveaux. Me souvenant alors que Dieu a été ici-bas affligé, méprisé, pauvre, je voudrais que mes maux et mes afflictions redoublassent.
99. La fidèle du Christ dit encore : « Lorsque je suis dans cette très horrible ténèbre [où je ne vois rien] de Dieu, dans laquelle il semble que je ne puis espérer aucun bien, où la nuit est terrible, où ressuscitent des vices que je sais morts au dedans de mon âme mais que les démons introduisent extérieurement en elle avec d'autres vices inconnus de moi dans le passé, mon corps, qui cependant souffre moins que mon âme, ressent en trois endroits, pas dans les parties honteuses il est vrai, un tel feu que, pour l'éteindre, j'avais coutume, jusqu'à ce que tu me l'eusses défendu, d'y appliquer du feu matériel. Lorsque je suis dans cette ténèbre, je choisirais plutôt d'être brûlée que de souffrir ces maux. J'appelle la mort à grands cris, je la supplie de venir de n'importe quelle façon que Dieu lui permettra, et je dis à Dieu, que, s'il doit me mettre de luxure ailleurs que « in locis verecundis », et ait remanié le texte en conséquence. Mais on ne voit pas pourquoi le premier écrivain, qui ne ménage pas l’amour-propre d'Angèle, aurait fait exception pour « in locis verecundis i ; voilà pourquoi nous le suivons.
VICE SUPRÊME	199
en enfer, il ne diffère point, qu'il le fasse tout de suite. «Puisque tu m'as abandonnée, lui dis-je, achève et submerge-moi. » Je comprends alors que tout cela est l'oeuvre des démons, que les vices ne vivent pas dans mon âme, puisque mon âme ne leur cède jamais. Mais ils font violence à mon corps ; ils lui procurent si grande douleur et si grand ennui qu'il est tenté de s'abandonner pour éviter de souffrir. L'âme voit que toute puissance lui est ôtée ; et, bien qu'elle ne consente pas, elle n'a plus la force de résister aux vices ; elle voit qu'ils sont contraires à l'ordre de Dieu, elle en subit les atteintes.
100. La fidèle du Christ dit pareillement : Dieu, je le sais, a permis qu'il me fût donné un vice qui n'a jamais été en moi, je sais manifestement que Dieu a permis qu'il vînt en moi, ce vice est si grand qu'il surpasse tous les autres.
« Il m'a aussi donné une vertu pour combattre ce vice ; elle remporte sur lui une victoire si complète qu'à défaut de tout autre motif, je croirais encore en Dieu d'une foi sûre et certaine dont je ne saurais douter. Ainsi, la vertu subsiste toujours, le vice a le dessous. Cette vertu me soutient, elle m'empêche de tomber dans le vice ; sa vigueur est telle que non seulement elle me soutient, mais qu'elle me raffermit dans le bien au point de me faire reconnaître véritablement l'action de Dieu, car rien de ce que l'oeil a vu, rien de ce que l'oreille a entendu, rien, dis-je, ne saurait me faire passer de cette vertu à quelque mouvement de péché. Tous les hommes du monde et tous les démons de l'enfer auraient beau lutter contre moi par tous les moyens, ils ne pourraient pas me porter au moindre péché. Voilà pourquoi je suis fermement persuadée que c'est Dieu qui agit ; car ce vice est si horrible, que j'ai honte de le nommer, et il est si violent que dans les moments où la vertu
COMBAT D'ORGUEIL ET D'HUMILITÉ 201
se dérobe à mon regard, où j'ai l'impression qu'elle m'abandonne, rien, ni la honte, ni le châtiment, ne saurait me retenir de me ruer dans le péché. Heureusement la vertu survient, elle me délivre, elle me donne tant de force que tous les biens et tous les maux de ce monde ne me détermineraient pas, ce me semble, à pécher. »
101. Or moi, frère copiste, j'ai vu que, dans ce sixième pas, la fidèle du Christ souffrait bien au-delà de tout ce que l'on peut écrire. Mais ce sixième pas dura peu, environ deux ans1; il marcha
de pair avec le septième, le plus admirable de tous, qui commença peu de temps avant lui et qui va être décrit. J'ai vu ce sixième pas cesser progressivement en peu de temps. Mais il ne cessa pas absolument et en totalité, surtout en ce qui concerne les nombreuses infirmités corporelles dont elle fut toujours remplie. J'ai vu aussi que la fidèle du Christ demeura ensuite dans le septième pas, croissant toujours ineffablement en Dieu. Bien qu'elle fût encore très malade et qu'elle ne pût manger que fort peu, elle était néanmoins grasse et rubiconde. Mais elle était tellement tuméfiée et remplie de douleurs dans tous ses membres et dans toutes ses jointures qu'elle pouvait à grand'peine se mouvoir pour marcher et même s'asseoir ; malgré tout, elle regardait ces tourments corporels comme très tolérables.
102. Après tout ce qui vient d'être dit et écrit, alors que la fidèle du Christ était dans le septième pas et qu'elle avait déjà entièrement quitté le sixième, elle me dit en parlant du sixième pas : « Un combat très pénible se livre habituellement dans mon âme entre une certaine humilité et un insupportable orgueil. Ce genre d'humilité consiste en ce que je me vois déchue de tout bien, de toute vertu et de toute grâce. Je vois en moi une telle
COMBAT D'ORGUEIL ET D'HUMILITÉ 203
plénitude de péchés et de défauts, que je ne puis imaginer que Dieu me veuille jamais pardonner. Je me vois comme devenue la maison du diable, l'ouvrière, la disciple et la fille des démons. Je me vois hors de toute rectitude et de toute vertu, digne du fin fond de l'enfer. L'humilité dont je parle ici n'est point l'humilité que je possède parfois et qui apporte le contentement à mon âme et la fait parvenir à la connaissance de la bonté divine ; celle-là n'amène que des maux innombrables. Il me semble dans l'intime de mon âme que je suis toute environnée de démons. Je vois des défauts dans mon âme et dans mon corps. Dieu m'est entièrement fermé, caché, de sorte que je ne puis me rappeler Dieu ni rappeler son souvenir, ni me souvenir que c'est lui qui permet ces tourments. Je me vois damnée et je n'ai cure de ma damnation, je m'inquiète et je souffre bien davantage d'avoir offensé mon créateur, qu'alors je ne voudrais ni offenser ni avoir offensé, au prix de tous les biens ou de tous les maux qui peuvent être nommés. Voyant mes offenses innombrables, je lutte de toutes mes forces contre ces démons, afin de pouvoir vaincre et prévaloir sur les vices et les péchés. Mais, de quelque manière que je m'y prenne, je ne le puis. Je ne trouve ni gué ni lucarne par où m'évader; je ne trouve absolument aucun remède auquel je puisse recourir.
103. « Or, pendant que je considère l'abîme où je suis tombée, l'orgueil apparaît. Je deviens toute colère, toute tristesse, toute amertume, toute enflure. Une autre amertume très grande me vient des biens dont Dieu m'a comblée. Car je ne m'en souviens pas pour en tirer remède, mais à mon détriment, pour m'étonner douloureusement qu'il ait jamais pu y avoir en moi quelque vertu, j'en viens meme à douter qu'il y en ait jamais eu en moi de véritable. Je vois en même temps quelque peu pour quoi Dieu a permis cet état. Alors tout bien m'est tellement fermé et caché que je deviens toute colère, toute tristesse,
HUMILITÉ, MESURE DE LA PERFECTION 205
toute remplie d'amertume, d'enflure et de douleur, au-delà de toute expression. C'est à ce point que quand tous les consolateurs et tous les sages du monde et tous les saints du paradis me parleraient pour me consoler et me promettraient tous les biens et toutes les consolations possibles, et quand Dieu en personne me ferait les mêmes promesses, je n'en recevrais aucune consolation, aucun soulagement et je n'ajouterais aucune foi à leurs paroles si Dieu ne changeait mon âme ou n'agissait différemment en elle. Bien plus, toutes ces paroles ne feraient qu'augmenter mes maux, accroître ma colère, mon étonnement, ma tristesse, ma douleur dans des proportions indicibles. Afin d'obtenir de Dieu la commutation, la disparition de ces supplices, j'accepterais allègrement de porter tous les maux, toutes les infirmités, toutes les douleurs qui se trouvent dans tous les corps des hommes ; je crois qu'ils me seraient moindres, plus légers que toutes ces tortures. Aussi ai-je dit bien des fois que, en comparaison ou en échange de ces tourments, je choisirais comme une consolation de souffrir toute sorte de martyre. »
104. « Cet état des tourments commença quelque temps avant le pontificat du pape-stératin, il dura bien plus de deux ans, pendant lesquels je fus souvent tourmentée. Je n'en fus pas encore pleinement et totalement délivrée, bien que maintenant leur atteinte ne soit pas intérieure mais extérieure seulement. Mais maintenant depuis que je suis entrée dans un autre état, je me rends compte qu'à travers l'humilité et l'orgueil dont il a été question, il s'opère une très grande épuration et purification de l'âme ; car sans humilité nul homme n'est sauvé. Plus est
HUMILITÉ, MESURE DE LA PERFECTION 207
grande l'humilité, plus grande est la perfection de l'âme. Par où je connais que prise entre cette humilité et cet orgueil l'âme est passée au feu, martyrisée; et combien est vraie la connaissance de l'humilité, c'est-à-dire la vue qu'elle donne à l'âme de ses offenses et de ses défauts dont l'orgueil et les démons lui font un châtiment, un martyre, une purification. Pour cette raison, plus l'âme est mise à plat, abaissée, appauvrie, humiliée, plus elle est préparée, purgée, purifiée en vue d'une plas grande élévation. Car nulle âme ne peut être élevée qu'autant qu'elle s'humilie, qu'elle s'abaisse. Sa belle mesure, la voilà. »
FIN DU SIXIÈME PAS.
OÙ L'ON RAPPORTE QUELQUE CHOSE DU SEPTIÈME PAS OU RÉVÉLATION, DONT NOUS POUVONS SEULEMENT DIRE QU'ELLE N'EST RIEN DU TOUT DE CE QU'ON PEUT IMAGINER.
105. Ainsi parla la fidèle du Christ : « Une fois, mon âme fut élevée, je voyais Dieu dans une clarté et une plénitude que je n'avais pas encore vues. Je n'y voyais pas l'amour. C'est alors que j'ai perdu l'amour que je portais, j'ai été faite le non-amour.
Après cela, je le vis dans une ténèbre, et précisément dans la ténèbre parce qu'il est un bien trop grand pour être imaginé ou compris et tout ce qui peut être pensé ou compris ne l'atteint ni ne l'approche. Alors furent données à mon âme une foi très assurée, une espérance très sûre et très ferme, une certitude continue de Dieu qui m'enleva toute crainte. Et dans ce bien qui est vu dans la ténèbre je me recueillis toute. Je devins si sûre de Dieu que je ne puis jamais douter de lui et de le posséder très certainement, En ce bien éminemment agissant qui se voit dans la ténèbre se concentre désormais dans la sécurité toute mon espérance la plus ferme. »
106. Une fois, je l'interrogeai, moi, frère copiste, au sujet d'une question que soulève le bienheureux Augustin, et que  j'avais lue dans un ouvrage. Les disciples du bienheureux Augustin demandent à cet endroit comment les saints se tiennent ou se tiendront dans le ciel. Ils allèguent ce que vit le bienheureux Étienne,
LA TÉNÈBRE	211
Jésus se tenant debout à la droite de Dieu, puis ils prétendent et semblent vouloir prouver qu'il ne peut y avoir dans le ciel de lieu pour s'asseoir ou se tenir debout ; et leurs arguments sont subtils. Or pendant que je l'interrogeais, à l'heure même, la fidèle du Christ fut subitement ravie en esprit et semblait ne pas comprendre mes paroles. Il lui fut alors accordé une grâce admirable. Après un léger intervalle, je la harcelai de ma question qu'il me semblait qu'elle eût pu comprendre. Elle n'y répondit pas, mais elle commença à me rapporter ce qui suit : « Mon âme vient d'être ravie en un état où je goûtais une joie indicible. Je savais tout ce que je voulais savoir, je possédais tout ce que je voulais posséder. Je voyais tout bien. » Elle dit encore : « Dans cet état, l'âme ne peut jamais penser ni que ce bien s'éloigne d'elle, ni qu'elle s'éloigne de lui, ni qu'elle doive en être séparée désormais ; mais elle se délecte dans ce souverain bien. Mon âme ne voit absolument rien que la bouche ou le coeur puissent raconter ; elle ne voit rien, et elle voit absolument tout. » Et ainsi conversant, elle ajouta : « Aucun des biens qui se pourraient décrire ou même simplement concevoir ne constitue maintenant l'objet de mon espérance ; j ai mis mon espoir dans un bien secret, très secret et caché, que je comprends avec une si grande ténèbre. »
Comme moi frère, je lui faisais des difficultés au sujet de cette ténèbre, comme je ne comprenais pas, la fidèle du Christ me disait, en guise d'explication, que c'était quelque chose d'autant plus certain et supérieur à tout qu'il apparaissait plus enveloppé de ténèbre, plus impénétrable. «Et si je le vois dans la ténèbre, c'est parce qu'il surpasse tout bien ; tout, tout le reste n'est que ténèbre. Tout ce à quoi l'âme ou le coeur peuvent atteindre, est inférieur à ce bien. Ce que j'ai raconté jusqu'ici, c'est-à-dire tout ce que l'âme saisit quand elle voit toutes les créatures et Dieu les remplissant toutes, quand elle voit la divine puissance, et quand elle voit
TOURMENTS	213
la divine volonté — toutes choses que la fidèle du Christ avait précédemment dit avoir vues de façon merveilleuse et inénarrable — tout cela est inférieur à ce Bien très secret, parce que ce Bien que je vois dans la ténèbre est le tout, et que toutes les autres choses ne sont que des parties. »
Et elle s'expliqua : « Bien qu'inexprimables toutes ces choses apportent de la joie. La vue de Dieu dans la ténèbre au contraire n'apporte ni rire sur les lèvres, ni dévotion, ni ferveur ou fervent amour dans l'âme. Le corps n'a ni tremblement ni mouvement. L'âme cesse de se mouvoir comme à l'ordinaire ; elle ne voit rien et elle voit tout. Le corps dort et la langue est coupée. Toutes les amitiés sans nombre et inénarrables que Dieu m'a faites, toutes les paroles qu'il m'a dites, toutes celles que tu as jamais écrites sont, je le comprends, tellement inférieures au bien que je vois dans la si grande ténèbre que je ne mets pas en eux mon espoir, que mon espoir n'est pas en eux. Et si par impossible aucune de ces choses n'était vraie, mon espérance ne serait pas diminuée, son entière sécurité n'en serait pas amoindrie parce qu'elle fonde sa certitude dans ce tout bien que je vois avec tant de ténèbre. »
La fidèle du Christ me dit que son esprit n'avait été haussé que trois fois à ce mode très élevé et absolument ineffable de voir Dieu dans une si grande ténèbre, d'une vue si admirable et si achevée. Certes elle avait vu le souverain Bien dans la ténèbre un nombre incalculable de fois, mais pas d'une vision si parfaite, ni dans une si grande ténèbre.
107. Une fois que la susdite fidèle du Christ était malade, elle me dit à moi, frère copiste : « D'une part, le monde me chasse avec ses épines, car tout ce que j'apprécie dans le monde n'est pour moi qu'épines et amertume. D'autre part, les démons me chassent par leurs multiples tracasseries, par leurs persécutions presque incessantes ; ils ont puissance sur moi, Dieu a mis mon âme et mon corps dans leurs mains ; car quelque affliction qu'ils
VISION DU DIEU-HOMME	215
pussent infliger peut-être au corps, ils ne pourraient pas d'eux-mêmes tourmenter, supplicier à ce point l'âme, qui leur est plus fermée que le corps. Il me semble presque les voir sous une forme corporelle et avec des cornes qu'ils dressent contre moi. D'autre part enfin Dieu m'attire avec lui. Si je dis qu'il m'attire par la douceur ou l'amour ou quelque autre chose qui se puisse nommer, penser, imaginer, c'est faux ; il ne m'attire par aucune chose qui puisse être nommée ou pensée par le plus grand savant du monde. Si même je dis qu'il est tout bien, je le détruis. Il me semble être couchée ou debout au sein de la Trinité que je vois dans une si grande ténèbre. Cela m'attire plus que tout ce que j'ai eu jusqu'ici, plus que tous les biens dont j'ai parlé jusqu'à ce jour, tellement plus que cela défie toute comparaison. Quoi que je dise il me semble ne rien dire ou le mal dire. »
Elle ajouta : «Tout ce que je dis me paraît un blasphème. Ainsi quand tu m'as demandé si cette ténèbre attire plus que tout ce que j'ai vu jusqu'ici, il m'a semblé que tu blasphémais. Voilà pourquoi j'en ai été malade lorsque tu m'as posé cette question et que je t'ai fait cette réponse. Quand je suis dans cette ténèbre, je ne me souviens ni d'aucun être humain, ni du Dieu-Homme, ni de rien qui ait une forme. Et cependant je vois tout. Et soit que je voie, soit que je quitte ce que je viens de dire, soit qu'il me laisse, je vois le Dieu-Homme et il attire mon âme avec tant de mansuétude, c'est avec tant de mansuétude qu'il attire, attire l'âme, que parfois il lui dit : Tu es moi, je suis toi. Je vois ces yeux, je vois ce visage, aimable, bienveillant au point de m'embrasser. Bref je vois dans ce visage, dans ces yeux, ce que j'ai dit que je vois dans la ténèbre venant de l'intérieur. Et voilà ce qui me délecte au-delà de toute expression. Mais pendant qu'elle se tient en ce Dieu-Homme, l'âme est vivante. Je me tiens dans ce Dieu-Homme beaucoup plus que je ne me tiens en Dieu dans la ténèbre; car dans ce Dieu-Homme mon âme est
LE LIT DE LA CROIX	217
vivante. Le bien de la ténèbre attire incomparablement plus que celui du Dieu-Homme ; mais j'habite dans ce bien du Dieu-Homme presque continuellement. Je commençai à y demeurer de façon si continue, quand j'eus reçu l'assurance que Dieu était en moi, qu'il n'y avait aucun intermédiaire entre lui et moi. Depuis lors, il ne s'est pas écoulé en tout ce temps un jour ni une nuit où je n'ai eu continuellement cette joie de l'humanité du Christ. J'ai envie de chanter des laudi, et je dis « Je te loue Dieu aimé ; j'ai fait mon lit de ta croix, j'ai pris pour oreiller la pauvreté et comme autres parties de ma couche la douleur et le mépris, afin de m'y reposer. »
Et comme moi, frère copiste, je lui demandais de mieux expliquer ce qu'elle disait, la fidèle du Christ ajouta et dit : « J'ai parlé de ce lit, parce que dans ce lit Il est né, Il a vécu,Il est mort. Dieu le père a aimé ce lit avant que l'homme péchât. Dieu le Père a eu un tel amour pour la pauvreté, la douleur et le mépris, il a tellement aimé cette société qu'il l'a donnée pour compagnie à son Fils ; et le Fils d'accord avec lePère a voulu coucher continuellement dans ce lit et l'a continuellement aimé. Aussi ce lit est-il mon lit parce que je me place, je me couche dans ce lit, dans cette croix du Christ qu'il a eue dans le corps, et bien davantage dans l'âme ; c'est pourquoi j'en ai fait mon lit. J'ai foi de mourir dans ce lit ; par ce lit, j'espère être sauvée. La joie que j'attends de ces mains et de ces pieds et de ces marques des clous que pieds et mains ont emportées de ce lit, nul ne peut la décrire. Pour moi, je fredonnais et disais au fils de sainte Marie : « Je ne puis dire ce que je sens, je voudrais ne plus m'éloigner de ce que je vois, ma vie est une mort. Attire-moi donc à toi. » Mais, quand, en prononçant ces paroles, je me rappelais celui de qui ou à qui je les disais, instantanément je ne pouvais plus parler, la langue m'était coupée. Quand ensuite je demeure et que ce bien disparaît, le monde et toutes les choses que je retrouve me poussent à le
DIEU DONNE AVEC MESURE	219
désirer davantage. Voilà pourquoi je meurs du désir de mourir ; l'attente de la mort m'est une peine mortelle. »
108. Moi frère copiste, j'ai constaté et j'ai entendu dire à la fidèle du Christ, que cette douleur du désir de la mort qui la crucifiait tant, lui fut enlevée ; non pas qu'elle ne désirât plus mourir, mais ce désir ne la crucifiait plus autant. Son âme était très fréquemment élevée en Dieu, ce qui parfois lui faisait dire que les élévations se touchaient. Et elle disait que presque toujours c'était de nouvelles élévations ; ce qu'elle éprouvait dans l'une, elle ne l'éprouvait pas dans l'autre, ou du moins elle l'éprouvait à peu près toujours d'une autre façon ; elle éprouvait toujours du nouveau. Ni le manger, ni le boire, rien n'empêchait ces très fréquentes ascensions de son âme. Sa compagne prenait soin de l'aider quand elle mangeait, parce que bien des fois elle oubliait de le faire et elle ne pouvait manger f que fort peu. J'ai constaté qu'elle se rappelait à peine le lendemain ce qu'elle avait dit la veille. Bien plus, dans l'espace d'une heure qu'elle conversait avec moi, elle oubliait aussitôt les mots qu'elle prononçait au point de ne pouvoir les répéter. Mais ceci, ce me semble, lui arriva dans le septième pas.
109. Après ce qui vient d'être écrit, cette fidèle du Christ me dit, à moi frère copiste, que son âme se délectait et nageait dans les délices, parce que l'amour, l'esprit lui sont donnés avec mesure. Elle disait : « Mon âme se délecte et nage en eux. » Comme, moi frère, je lui opposais les divines Écritures, elle me répondit que le contraire aussi était vrai. C'est pourquoi elle me dit : « Elle est vraie également cette parole, que Dieu ne donne pas son esprit avec mesure. Mais mon âme nage et
DES JUGEMENTS DE DIEU	221
se délecte, parce que, même à son Fils et à tous les saints, Dieu donne avec mesure. »
110. Elle dit encore : « Rien ne me donne une connaissance si complète de Dieu que ses jugements. Aussi, quand le soir ou le matin je lui fais cette prière : Seigneur, par ta venue délivre-moi, délivre-moi par ta nativité, par ta passion, il n'est rien que je dise avec autant de délices et de confiance que : Seigneur, par tes saints jugements, délivre-moi, Seigneur. »
Ici, je lui ai entendu dire, moi frère copiste, des choses admirables sur le monde ; j'en comprenais bien quelque peu, cependant qu'elle parlait. Mais quoique ses paroles me fissent entendre, elle ne pouvait me les expliquer et, de mon côté, je ne pouvais les comprendre suffisamment pour les écrire .
Il faut noter ici et bien fixer dans sa mémoire un mot qui fut révélé à la fidèle du Christ, presque aussitôt après que nous eûmes commencé à écrire, mot que moi, frère copiste, je consignai alors à l'endroit où nous étions parvenus quand elle me le rapporta, c'est-à-dire dans le second pas, ou pas de l'onction divine. A ce moment, la fidèle du Christ me parla donc ainsi : J'ai  entendu Dieu m'adresser cette parole : Fais écrire à la fin de ce récit que, de tout ce que vous écrivez, on rende grâces à Dieu, et
DES JUGEMENTS DE DIEU	223
que quiconque veut conserver la grâce, ne lève point les yeux de l'âme de la croix, soit dans la joie, soit dans la tristesse, que je puisse donner ou permettre.
111. La fidèle du Christ dit : « Voici la raison qui me fait dire à Dieu : Par tes saints jugements délivre-moi. C'est que je ne vois pas plus la bonté de Dieu dans un homme bon et saint et dans plusieurs hommes bons et saints que dans un damné ou dans la multitude des damnés. Cette vérité profonde ne m'a été montrée qu'une fois, mais je n'en perds jamais le souvenir ni la joie. Et si tout ce qu'a le fidèle venait à me manquer, il me resterait encore la certitude de Dieu à cause de ses seuls jugements, à cause de la justice de ses jugements. Oh ! quelle profondeur je trouve ici ! Tout cela tourne à l'utilité des bons ; toute âme qui aurait ou aura la connaissance de ces jugements et de cet abîme, tirera profit de tout par la connaissance qu'elle aura du nom de Dieu. »
112. La fidèle du Christ dit encore à ce sujet : «Si loin que puisse atteindre l'intelligence, ce qu'elle atteint n'est comparativement rien. Mais élevée au-dessus d'elle et placée dans le sein de Dieu, l'âme comprend les biens divins qu'elle ne peut décrire parce qu'ils sont supérieurs à l'intelligence et à la parole. Elle s'y délecte et s'y repose ; elle nage en eux, elle comprend la raison des paroles qu'a dites le Christ, et qui parfois paraissent fortes ou difficiles, elle comprend pareillement pourquoi l'âme du Christ souffrit une douleur sans mesure. Car, lorsque mon âme fut transformée dans la passion du Christ, elle trouva dans cette passion de l'âme du Christ une douleur à laquelle
« FAIS QU'IL NE SOIT PAS DE CEUX LA » 225
elle ne trouva point d'adoucissement. De là vient que lorsque mon âme la médite, aucune joie n'est possible pour elle ; au contraire lorsqu'elle médite la passion du corps, elle retrouve la joie après la tristesse. Or elle comprend, comme on vient de le dire, les raisons de cette différence. Elle comprend que lorsque le Christ était dans le sein de sa Mère, son âme ressentit une douleur aussi aiguë que plus tard, à cela près qu'il ne l'avait pas ressentie dans son corps. Par là elle comprend les jugements de Dieu. »
113. Une fois, pendant la messe conventuelle, la fidèle du Christ s'entendit dire par Dieu certaines paroles qui ne sont pas écrites ici. Lorsque le prêtre qui disait la messe fut sur le point de communier, elle entendit Dieu qui lui disait : « Nombreux sont ceux qui me brisent, et me tirent le sang du dos. » Elle voyait et comprenait que c'était l'hostie, que le prêtre venait alors de rompre, qui lui disait cette parole. Alors, la fidèle du Christ pensa et pria ainsi : « Fais qu'il ne soit pas de ceux-là ! » Dieu lui répondit : «Il n'en sera jamais.» La fidèle du Christ disait : « Mon âme était alors dans une grande joie, elle se trouvait à l'intérieur de la Trinité dans ce ciboire où l'on dépose le corps du Christ, elle comprenait d'une part qu'il est en tout lieu et remplit tout, elle admirait d'autre part qu'elle prît tant de plaisir dans ce ciboire — car elle se délectait dans le ciboire, — alors elle dit : Puisque tu es partout, Seigneur, d'où vient que je ne trouve pas partout le même plaisir ? Il répondit par des paroles dont le sens m'était si caché que je ne me souviens pas nettement ; en tout cas il me dit : En vertu des paroles que je fais dire, je suis enfermé dans le ciboire ; et j'y suis enfermé par un miracle unique. »
L'OPÉRATION DU SILENCE	227
114. Certain jour, moi frère copiste, je lui avais donné la communion. Comme dans chaque communion la fidèle du Christ avait coutume de recevoir une nouvelle grâce, je lui demandai, moi frère, comme je le faisais fréquemment, si elle avait été contente de cette communion. Elle me répondit qu'elle voudrait communier tous les jours, si faire se pouvait. Elle me dit aussi que dans cette communion lui avait été accordée une grâce ou consolation divine, dans laquelle elle comprenait et sentait de façon très certaine, que la communion purifie, sanctifie, fortifie et conserve l'âme. Elle avait alors senti, compris ces quatre vertus de la communion mieux que de coutume. Elle me dit de plus que, dans un entretien divin, elle avait appris comment la communion est si utile à ces quatre points de vue.
115. Une fois, on venait d'élever le corps du Christ. C'est moi qui disais la messe ; une grande joie l'inonda, il lui fut dit : « Voilà l'homme qui fut crucifié. » Son âme le voyait. Or, ayant entendu cette parole, son âme Passa outre, elle ne s'y arrêta point, car une opération merveilleuse se fit en elle sur le champ, l'opération du silence, impossible à décrire. Tout soudain son âme poussa plus avant, elle fut enveloppée dans la divinité du Christ, et il lui fut dit : « Ici est toute la joie des anges, ici est toute la joie des saints, ici est toute ta joie. — Mais, en vérité, cela m'était dit bien plus agréablement que tu ne le dis. C'est à peine si je reconnais ce que tu viens de dire ? »
116. Un autre jour, à la messe encore, elle entendit des paroles dont elle ne se souvenait pas bien. Elle entendit louer, disait-elle, non les grands commentateurs de l'Écriture, mais ceux qui la mettent en pratique. Et elle ajoutait que toute l'Écriture divine était accomplie dans cet exemple, c'est-à-dire dans la vie du. Christ, et qu'elle le comprenait.
LA MESSE DE FRÈRE APICUS	229
117. Une fois, dans l'église Saint-François à Assise, frère Apicus avait dit la messe ; je parlais avec elle. Elle me rapporta les révélations sublimes, nouvelles, admirables, qui lui avaient été faites au cours de cette messe. Les trouvant très remarquables, un frère auquel la fidèle du Christ et moi avions communiqué les secrets précédents et qui était avec nous quand elle me les confia, me dit de les écrire. Mais je n'étais que de passage ; aussi me fut-il impossible de les consigner à ce moment. Lorsque, quelques jours après, je voulus les noter, je demandai à à la fidèle du Christ de me les répéter. Mais comme ni elle ni moi nous ne nous rappelions pas tout, elle m'en raconta une petite partie dans les termes que voici :
a Mon âme fut alors élevée à une joie si grande et si nouvelle que jamais je n'en ai eu de si grande par cette voie ou de cette manière. Dieu me parla. J'eus aussi avec le bienheureux François un nouvel et très doux entretien. Pendant qu'on disait la messe, mon âme se tenait et se délectait dans le bonheur qu'eut la sienne quand elle s'évada de son corps, il se produisit alors dans mon âme une joie si grande et si ineffable, que, si je ne savais que Dieu fait tout avec mesure, je dirais que cette joie dépassait toute mesure. En même temps, la parole suivante me fut adressée : « Je suis François, envoyé par Dieu. La paix du Très-Haut soit avec vous. » Et m'appelant, il me dit : « Lumière, fille de la lumière qui est lumière de toutes les lumières » ; et le reste, qui n'est pas écrit ici. Puis il dit : « Recommande la manse, c'est-à-dire le bien que j'ai laissé. » J'entendais par ces paroles la pauvreté qu'il nous a laissée comme un héritage à garder. « Et recommande aussi ceux qui me suivent, ceux qui aimeront ce que j'ai aimé. » Quand je compris que c'était le bien-
LES TRONES	231
heureux François, ma joie s'accrut encore. Une des opérations divines familières à mon âme suivit ce long entretien et confirma tout ce que le bienheureux François m'avait dit. Pendant tout le temps que je fus à Assise, c'est-à-dire pendant plus de neuf jours, chaque jour le bienheureux François me parla.
118. Ce même jour, j'eus, dans une très noble élévation, une claire intelligence de la venue du Christ dans le sacrement de l'autel ; jamais ni avant ni depuis elle ne m'a été montrée dans une même clarté. Je vis comment le Christ vient en cette compagnie, Je pouvais me délecter dans le Christ et dans cette compagnie ; habituellement le Christ fait seul mes délices. Aussi m'étonnai-je de pouvoir me délecter en Lui et dans sa compagnie. Je le comprenais d'une façon, et son escorte d'une autre ; mais je me délectais en lui et dans son escorte. Il me fut dit que cette escorte c'étaient les Trônes. Mais je ne comprenais pas ce qu'on entendait par les Trônes. Leur cortège formait une milice, une armée si nombreuse, que si je ne savais que Dieu fait tout avec mesure, je l'aurais crue innombrable. Et j'entendis la parole divine que voici : « Il est des âmes en qui je viens, et ne fais que passer. » On chercherait en vain, disait-il, en un grand nombre de villes « une âme en qui je m'arrête comme je m'arrête dans ton âme. » Il dit le nombre des villes ; mais je ne m'en souviens plus.
Et moi frère copiste, je lui demandai si cette milice, puisqu'il était question de milice, présentait une mesure quelconque en longueur ou en largeur. Elle n'avait, me répondit-elle, aucune mesure en longueur ou en largeur, elle défiait tous nos chiffres.
ABSORPTION EN DIEU	233
119. Quelque temps après tout ce qui précède, j'interrogeai la fidèle du Christ et elle me raconta ce qui suit : «Pendant le carême précédent, je me trouvai, sans m'en être aperçue, toute en Dieu, suivant un mode plus élevé encore que de coutume. Il me semblait être au milieu de la Trinité comme je n'y avais jamais été, je recevais des biens plus énormes qu'à l'ordinaire et je jouissais de ces biens d'une façon continue. Et d'être ainsi absorbée en Dieu me remplissait de joie, me remplissait de délices. Tandis que je me sentais plongée dans ces biens, dans ces délectations extrêmes, inénarrables, infiniment supérieures à tout ce que j'avais encore éprouvé, d'ineffables opérations divines se produisaient dans mon âme, que ni saint ni ange ne sauraient raconter. Je vois, je comprends que ces opérations divines, que cet abîme insondable, aucun ange, aucune créature, si vastes et si profonds qu'on les suppose, ne les ,sonderont jamais. Tout ce que j'en dis maintenant me produit l'effet d'un blasphème, tant c'est mal dit.
Dans ce ravissement je fus tirée de tous les états où jusqu'à ce jour je trouvais habituellement mes délices, je fus tirée de la vie et de l'humanité du Christ, de la considération de cette si mystérieuse société que, de toute éternité, le Père a aimée au point de la donner à son Fils, savoir l'abaissement, la douleur et la pauvreté du Fils de Dieu desquels je recevais d'ordinaire des délices si profondes, je fus tirée de la croix dont je faisais d'habitude mon repos et mon lit, de la vision de Dieu dans la ténèbre qui me charmait ordinairement si fort, je fus tirée enfin de tout état antérieur avec une telle douceur et dans un tel sommeil que je ne m'aperçus de rien, sauf de la disparition de ces biens. Car je ne trouve plus rien dans la croix où je me délectais au point
PRÉSENCE DIVINE	235
d'en faire mon repos et mon lit ; rien dans la pauvreté du Fils de Dieu ; rien dans toutes les choses qui se peuvent nommer, rien enfin dans les opérations absolument ineffables qu'a éprouvées mon âme et dont nous avons parlé.
120. Dieu signale sa présence dans l'âme d'abord en y faisant des opérations inénarrables. Il se manifeste ensuite en se découvrant à elle, en lui accordant de plus grandes faveurs accompagnées d'une plus grande clarté et d'une plus ineffable certitude. Or il se présente d'abord de deux manières à mon âme.
Par la première, il se manifeste dans l'intime de l'âme. Je comprends alors sa présence et son mode de présence dans toute créature, dans tout ce qui a reçu l'être, dans le démon, dans le bon ange, dans l'enfer, dans le paradis, dans l'adultère, dans l'homicide, dans toute bonne action, dans tout ce qui existe ou possède l'être à un degré quelconque, dans la beauté comme dans la laideur. Oui, me disait-elle, je comprends qu'il est tout aussi présent dans un démon que dans un bon ange. Quand je suis dans cette vérité je ne jouis pas moins de Dieu en voyant ou en comprenant un démon ou un adultère qu'en voyant ou en comprenant un bon ange ou une bonne action. Ce mode de la présence divine m'est devenu tout à fait habituel. Cette présence de Dieu est une illumination pleine de vérité et de grâce, et l'âme qui en jouit ne peut nullement offenser Dieu ; elle apporte dans l'âme des dons divins en grand nombre. Comprenant que Dieu lui est présent, l'âme est grandement humiliée et confuse de ses péchés. Elle reçoit une grande gravité de sagesse, accompagnée d'une grande consolation et d'une grande joie divines.
121. — Dans le second mode, Dieu m'est présent d'une présence plus spéciale et tout à fait différente. Il apporte une joie d'une autre nature, il me recueille toute en lui. Il accomplit dans mon âme une foule d'opérations avec une grâce incom-
DIEU NE PEUT ÊTRE EXPLIQUÉ	237
parablement grande et à de telles profondeurs que cette seule manifestation de Dieu est le bien que les saints possèdent dans la vie éternelle. Dans le paradis, les saints reçoivent inégalement les dons divins ; les uns ont plus, les autres, moins. Bien que je ne puisse m'exprimer exactement, parce que mes paroles détruisent et blasphèment plutôt qu'elles n'expriment, je dis cependant que ces dons sont des dilatations de l'âme, qui lui confèrent une capacité plus grande pour saisir et posséder Dieu.
Quand Dieu s'est rendu présent à l'âme, il se manifeste aussitôt en se découvrant à elle ; il la dilate, il lui communique des dons et des douceurs inconnus, qui dépassent tous les précédents en profondeur. L'âme est alors tirée de toute ténèbre ; sa connaissance de Dieu dépasse tout ce que je conçois ; il y entre tant de clarté, tant de certitude, tant de profondeur, que nul coeur au monde ne saurait le comprendre, le penser. Aussi mon coeur est-il incapable après coup de rien comprendre, de rien penser de ces mystères, sauf quand Dieu lui fait la faveur de l'élever jusque-là, car jamais le coeur ne peut d'aucune façon atteindre à ces hauteurs. Aussi n'en peut-on absolument rien dire, on ne peut trouver aucun mot qui le dise ou qui le rende, il n'est pas de pensée ni d'intelligence qui puisse atteindre ces mystères, ils surpassent tout, car rien ne peut expliquer Dieu. Dieu ne peut être expliqué par aucune chose.
Et la fidèle du Christ affirmait avec la plus entière certitude, et elle me faisait comprendre qu'on ne peut donner aucune explication de Dieu. «La divine Écriture, disait-elle, est si profonde qu'il n'est aucun homme au monde, eût-il et la science et l'esprit, qui soit assez savant pour la comprendre toute et si pleinement qu'elle ne dépasse encore son intelligence ; et cependant il en balbutie quelque chose. Mais, des ineffables opérations divines qui se font dans l'âme dans cette manifestation de
AUTRE MODE DE PRÉSENCE	239
Dieu, on ne peut absolument rien dire ni rien balbutier. Parce que mon âme est souvent élevée dans les secrets divins, parce qu'elle voit les secrets de Dieu, je comprends comment la divine Écriture a été faite, comment elle est facile et difficile, comment elle semble dire et contredire, comment quelques-uns n'en tirent aucune utilité, comment sont damnés ceux qui ne l'observent pas et comment elle s'accomplit en eux, comment d'autres l'observent et y trouvent le salut : et je me tiens au-'Issus. Voilà pourquoi, lorsque je reviens des secrets divins, je dis avec assurance de pauvres paroles tout extérieures aux opérations divines et ineffables qui se prcduisent dans mon âme ; mes paroles n'en approchent d'aucune façon, elles n'expriment pas, elles détruisent. C'est pourquoi je dis que je blasphème. »
Et elle dit : « Si l'on me donnait toutes les joies spirituelles, et toutes les consolations et toutes les délices divines que tous les saints qui ont existé depuis le commencement du monde jusqu'à ce jour, ont raconté avoir reçu de Dieu, si l'on y ajoutait toute la multitude de celles dont ils n'ont point parlé, bien qu'ils eussent pu le faire ; si on y ajoutait encore tous les autres plaisirs du monde, bons et mauvais, en me les changeant en plaisirs bons et spirituels, et en les faisant durer jusqu 'à ce qu'ils fussent complets et me conduisissent au bien inénarrable qu'est cette manifestation de Dieu, même pour obtenir tous ces biens, je ne donnerais ni ne changerais ce bien inénarrable pas même le temps qu'il faut pour ouvrir ou fermer les yeux. Je te dis cela en ces termes, afin de pouvoir te le faire avaler. Car ce bien inénarrable surpasse infiniment tous ceux dont je viens de parler, et je l'ai possédé non pas seulement la durée d'un clin d'oeil, mais pendant un bon espace de temps, et bien des fois, et de la manière la plus efficace. Quant à l'autre mode de présence qui est moins efficace, je 1'ai presque continuellement.
L'ONCTION CONTINUE	241
Et bien que je puisse encore recevoir du dehors quelques légères tristesses et quelques légères joies, il est au dedans de mon âme une retraite où n'entre ni joie ni tristesse, ni délectation venant d'une vertu quelconque, de quoi que ce soit qui puisse are nommé. Là réside ce tout bien, qui n'est pas un bien particulier, mais tellement le tout bien qu'il n'y a pas d'autre bien. Certes je blasphème en disant, et en disant mal, ce que je ne puis exprimer ; néanmoins je dis que cette manifestation de Dieu contient toute vérité, qu'en elle je comprends et je possède toute vérité qui est au ciel et en enfer et dans le monde entier et en tout lieu et en toute chose. J'ai également tout plaisir qui est au ciel et en toute créature, c'est si vrai, j'en suis si certaine que le monde entier ne m'en ferait pas démordre, que si le monde entier venait à me contredire, je me moquerais de lui. Là je vois celui qui est l'Être, et comment il est l'Être de toutes les créatures. Je vois comment il me donne, pour comprendre tout ceci, une capacité plus grande que lorsque je le voyais dans la ténèbre qui d'ordinaire me réjouissait si fort. Je me vois seule avec lui, toute pure, toute sanctifiée, toute vraie, toute droite, toute certaine, toute céleste en lui. Quand je suis dans cet état je ne me souviens plus de rien. Un jour que j'y étais, Dieu me dit : « Fille de la divine sagesse, temple aimé, aimée de l'aimé. Fille de la paix, en toi repose toute la Trinité, toute la vérité, tu me tiens et je te tiens. » Une des opérations qui se font dans mon âme m'apporte une grande intelligence accompagnée d'une grande joie, pour saisir comment Dieu vient avec sa société dans le sacrement de l'autel.
Lorsque ce souverain bien, dont la contemplation enlève tout souvenir, se retire et me laisse, je me retrouve en possession des biens dont j'ai parlé précédemment. De nouveau je vois en moi tout péché, je me vois obéissant au péché, sans droiture, sans pureté, pleine d'erreur et de mensonge. Mais je demeure tranquille, car il me reste une onction divine continue, une onction
LA CHANDELEUR	243
plus grande que toutes les autres, supérieure à toutes celles que jai jamais eues.»
« Je suis élevée et conduite par Dieu à cet état, je n'y vais pas de moi-même, je ne saurais ni le vouloir, ni le désirer, ni le demander. J'y suis maintenant de façon continue. Très souvent Dieu élève mon âme, sans que mon consentement soit demandé ; au moment où je m'y attends et où j'y pense le moins, tout à coup mon âme est élevée par Dieu, je domina et j'embrasse le monde entier, il ne me semble plus être sur la terre, mais dans le paradis en Dieu. Tel est actuellement mon état ; il est beaucoup plus excellent que tous ceux par lesquels j'ai passé jusqu'ici, il comporte tant de plénitude, de clarté et de certitude, de noblesse et de dilatation, que, j'en ai le sentiment, aucun état passé n'en approche.»
Et la fidèle du Christ me dit qu'elle avait eu cette inénarrable manifestation de Dieu plus de cent mille, plus d'un million de fois, elle était toujours nouvelle ; chaque fois son âme avait quelque chose de nouveau et ce qu'elle avait d'une façon nouvelle et différente.
122. — Elle me raconta encoi e ce qui suit. Pendant cette inénarrable manifestation de Dieu à mon âme, un jour, en la fête de Sainte-Marie de la Chandeleur, tandis qu'on distribuait les chandelles bénites pour la présentation du Fils de Dieu dans le temple, au moment même où se produisit cette inénarrable manifestation, mon âme se vit représentée à ses propres yeux. Elle se vit douée de tant de noblesse et d'élévation que je n'aurais jamais cru ou soupçonné que mon âme, ni même les âmes qui sont dans le paradis aient ou puissent avoir une telle noblesse. Mon âme ne put alors se comprendre elle-même. Si l'âme toute créée, finie et circonscrite qu'elle est, ne peut se comprendre, combien moins pourra-t-elle comprendre le Dieu créateur immense et infini ? Alors mon âme se présenta immédiatement à Dieu
LES SAINTS DANS LE PARADIS	245
avec la plus entière sécurité et sans aucune espèce de crainte ; elle se présenta tout de suite à Dieu avec le plus grand bonheur que j'aie jamais éprouvé, avec la plus excellente et la plus neuve des joies et par un miracle si nouveau que je n'en ai jamais pu comprendre dans mon âme d'aussi neuf et d'aussi éclatant; tout cela parce qu'à ce moment il m'avait été donné de me rencontrer avec Dieu. Cette rencontre avec Dieu se produisit, au moment même où j'eus compris et éprouvé l'inénarrable manifestation de Dieu à mon âme et la manifestation et présentation nouvelles de mon âme à Dieu. Dans cet état je goûtai un bonheur différent de tous les autres, j'entendis des paroles très élevées, mais je ne veux pas qu'on les écrive. Quand, après cela, mon âme revint à elle-même, elle retrouva cette grâce qu'il lui plaisait de souffrir pour Dieu toute injure et toute peine, et que rien de ce qu'on pourrait lui dire et lui faire ne saurait désormais la séparer de Lui. Aussi mon âme cria-t-elle et dit-elle : «Seigneur, qu'y a-t-il qui désormais puisse me séparer de toi ? » Je compris qu'il m'était répondu qu'il n'y avait rien qui pût me séparer de Dieu'. Je me réjouis beaucoup du jour de la mort ; on ne peut apprécier la joie que je trouve à y penser.
123. — Après tout ce que je viens de relater, la fidèle du Christ me dit, à moi frère, que, dans un entretien plus admirable qu'elle ne saurait dire, Dieu lui apprit comment l'inénarrable bien dont il vient d'être parlé est le partage des saints dans la vie éternelle, que les Saints ne possèdent pas un autre bien, mais en ont seulement une expérience différente de la nôtre.
VÉRACITÉ DE FRÈRE ARNAUD	247
L'expérience que les saints cnt de ce bien dans le paradis, lui disait Dieu, est tout autre et toute différente de celle dont il vient d'être parlé, le plus petit et le moins favorisé d'entre les saints du Paradis le possède plus qu'il ne peut être donné à aucune âme en cette vie avant la mort du corps. Et elle le comprenait.
GRACES SOIENT RENDUES A DIEU TOUJOURS. AMEN.
124. — La fidèle du Christ me parla encore en ces termes : « Une fois j'interrogeai Dieu et je lui dis : Voici que tu es dans le sacrement de l'autel. Où sont tes fidèles? Il me répondit en m'ouvrant l'intelligence de l'âme : Partout où je suis, les fidèles sont aussi avec moi. Je vis qu'il en était ainsi ; je vis très clairement que j'étais partout où il était. Mais être en Dieu par le dedans n'est pas y être par le dehors. Il est seul lui qui est partout enveloppant toutes choses ! Et s'adressant à moi, frère copiste, elle dit : « Je n'entends pas cela de tout fidèle. » Mais elle donnait à entendre qu'elle le disait seulement des fidèles qui sont saints.
125. — Et moi frère, après que j'eus écrit presque tout ce que ce petit livre renferme, je demandai instamment à la fidèle du Christ de prier Dieu et de lui demander, au cas où j'aurais écrit quelque parole fausse ou superflue, de vouloir bien, dans sa miséricorde, le lui révéler, le lui indiquer, afin de savoir de Dieu même la vérité. La fidèle du Christ me répondit comme il suit : « Avant que tu m'aies fait cette demande, j'ai maintes fois prié Dieu de me faire savoir si, dans ce que j'ai dit et que tu as écrit, il y aurait quelque parole mensongère ou superflue, afin que je puisse au moins m'en confesser. Il m'a répondu que tout ce que j'ai dit et que tu as écrit est vrai, qu'il ne s'y trouve rien de faux ni de superflu. Il a dit que j'ai été sobre dans
VÉRACITÉ DE FRÈRE ARNAUD	249
mon récit, car j'ai tu beaucoup de choses qu'il m'a dites et que j'aurais pu rapporter pour les faire écrire. Dieu lui-même m'a dit encore : Tout ce qui a été écrit, a été écrit selon ma volonté et est venu de moi, c'est-à-dire a procédé de moi. Il a dit ensuite : Je le scellerai. Et comme je ne comprenais pas ce que voulait dire : Je le scellerai, il reprit et dit : « Je le signerai.»
126. — Moi, frère copiste, j'ai écrit rempli de crainte et de respect et en grande hâte, pendant que la fidèle du Christ me parlait, ce que je pouvais saisir de ses paroles. Je n'y ai rien ajouté du commencement à la fin, j'ai omis au contraire une grande partie des bonnes choses qu'elle disait, parce que je ne pouvais ni les comprendre ni les écrire. Elle parlait d'elle-même à la première personne ; mais il arrivait parfois que, pour aller plus vite, j'écrivais à la troisième ; et je n'ai pas corrigé. Du commencement à la fin, je n'ai guère rien écrit qu'en sa présence et pendant qu'elle parlait. Elle parlait très vite, j'écrivais de même, car les défenses des religieux et les multiples difficultés qu'ils nous créaient, m'obligeaient à me presser. Mais je mettais` grand soin à noter les paroles que je pouvais saisir, je ne vou-S lais pas écrire après l'avoir quittée, et d'ailleurs je n'aurais' su le faire, tant je craignais et redoutais de rien écrire, ne fût-ce qu'un mot, qu'elle n'eût pas réellement dit. Aussi. lui ai-je toujours relu et répété plusieurs fois ce que j'avaist écrit, afin de ne me servir que de ses propres paroles.
De plus, le Seigneur a permis que deux autres Frères Mineurs familiers de la fidèle du Christ et vraiment dignes de foi, voient tout ce qui a été écrit et l'entendent de sa bouche ; ils ont tout examiné avec elle, avec elle encore ils en ont conféré plusieurs fois ; et qui plus est, Dieu leur en a donné confirmation par sa grâce ; ce qu'ils attestent fidèlement par la parole et les oeuvres.
DEUXIÈME PARTIE
LA DOULEUR DU CHRIST
127. — Il y eut dans le Christ une douleur multiple inexprimable et cachée, une douleur indiciblement aiguë, que lui départit l'ineffable sagesse de Dieu. Unie au Christ depuis l'éternité d'une union qui défie le langage, cette ineffable et éternelle dispensation divine portait sa douleur au suprême degré. Plus, en effet, la dispensation divine fut admirable, plus la douleur du Christ fut aiguë et déchirante. Si aiguë, si inexprimable et si extrême fut la douleur qui résultait de cette dispen-sation divine, qu'il n'a jamais existé d'intelligence assez vaste ni assez pénétrante pour la comprendre. Cette dispensation fut la source et l'origine de toutes les douleurs du Christ ; c'est en elle qu'elles commencent, en elles qu'elles finissent.
Il y eut aussi dans le Christ une douleur provenant de l'ineffable lumière divine qui lui était donnée. Dieu qui est la lumière ineffable illuminait ineffablement le Christ ; la dispensation divine l'unissant ineffablement à Dieu, le transformait en cette
COMPASSION DU CHRIST	253
lumière divine et accroissait sa douleur au delà de toute expression, car le Christ voyait dans cette lumière qu'une inexprimable douleur lui était départie dans une mesure telle que son excès même, en défiant tout langage, la cacherait à toute créature. La source et l'origine de cette douleur, conséquence de la lumière donnée au Christ, était la dispensation divine.
Il y eut aussi dans le Christ une douleur très vive et très poignante née de son admirable compassion pour le genre humain qu'il aimait d'un si grand amour. Le Christ avait pour chaque homme une compassion d'autant plus douloureuse qu'il connaissait de science certaine ses fautes et les châtiments qu'elles lui faisaient ou lui avaient fait encourir. Aimant, en effet, chacun de ses élus, ineffablement et du fond de ses entrailles, le Christ sentait continuellement leurs offenses passées et futures, ainsi que la peine et les peines qu'ils devraient supporter en raison de ces offenses. Il leur compatissait, il portait les peines qui leur étaient dues avec une douleur immense. Plus il entrait de tendresse dans l'amour qu'il leur portait, plus le Christ mettait de douloureuse compassion à prendre sur lui leurs douleurs et leurs peines. La cause en était dans la dispensation divine.
Il y eut aussi dans le Christ une douleur de compassion pour lui-même. Le Christ compatissait à lui-même en raison de la peine indiciblement douloureuse qu'il voyait fondre sur lui. Se voyant envoyé par le Père afin de porter en lui-même les douleurs et les peines de tous ses élus, sachant que cet inexprimable lot de souffrances lui échoierait inévitablement, et qu'il était envoyé à cette seule fin, le Christ se prenait lui—même en compassion et en éprouvait une douleur extrême. Car donnez à un homme la certitude absolue qu'il n'évitera pas le plus horrible des châtiments, faites repasser sans cesse sous ses yeux le tableau des souffrances qui l'attendent, cet homme n'aura-
COMPASSION DU CHRIST	255
t-il pas pour sa propre personne une pitié proportionnée à la connaissance qu'il a de ses malheurs ?
Ici, tu m'as dit, Marie, pendant que j'écrivais : « Ce fut autrement que je ne le dis ; ce fut plus profond ; mais je le dis sous cette forme à cause de l'épaisseur de ton intelligence. »
Voyant donc une douleur inexprimable fondre sur lui, c'est de façon ineffable aussi que le Christ, transformé en une si grande douleur, avait compassion de lui-même.
Il y eut dans le Christ une douleur de compassion pour sa très douce Mère. Le Christ aimait sa très douce Mère par dessus toute autre créature, parce que c'est d'elle seule qu'il avait tiré sa chair, et parce qu'étant donné la noblesse, la profondeur et l'excellence de ses facultés, sa mère avait compassion de lui, son vrai fils, beaucoup plus qu'aucune créature. C'est pourquoi, la voyant souffrir à l'extrême, le Christ ressentait par compassion une extrême douleur. La mère de Dieu souffrait la douleur suprême, et le Dieu-Homme Jésus portait continuellement cette douleur en lui. Cette douleur avait pour fondement la dispensa-tion divine.
Il y eut aussi dans le Christ une douleur de compassion pour ses apôtres et ses disciples, car il savait quelle immense douleur les devait torturer quand les immenses délices de sa présence corporelle, qui leur donnait tant de joies, leur serait enlevée. C'est parce qu'en effet cette admirable présence corporelle était très aimable et délectable qu'elle leur fut ôtée au temps de la passion La souffrance indicible qui étreignit alors sa mère, ses apôtres et tous ses disciples, le Dieu-Homme Jésus la porta continuellement en soi.
LES CINQ POIGNARDS	257
Il y eut enfin dans le Christ une douleur véhémente et aiguë en raison de la noblesse, de la grandeur et de la délicatesse de son âme, car cette noblesse, cette délicatesse aiguisaient et augmen-
taient d'autant ses souffrances ; cette âme souverainement noble elle s'affligeait d'une souveraine douleur. »
Toutes ces douleurs tiraient leur origine de l'ineffable dispen-sation divine. Tu as dit aussi, Marie : « Et, en raison de l'union ineffable de l'âme et du corps, toutes ces douleurs ont, de par la dispensation divine, torturé l'âme du Christ de si profonde et de si intense manière que chacune de ses douleurs a sans cesse retenti dans son corps et l'a vivement affligé.
128. — Cinq espèces de poignards ont sans cesse percé le Dieu-Homme, le Christ.
Le premier genre de poignards fut la cruauté perverse des coeurs continuellement obstinés contre lui et toujours préoccupés de l'exterminer de la terre par les attentats les plus cruels et plus ignominieux.
Le second genre de poignards fut la malice des langues vociférant contre lui. Parce qu'en effet les coeurs étaient tourmentés, les langues répandaient contre lui le poison de la méchanceté et de la fourberie, résultat de l'obstination des âmes.
Le troisième genre de poignards fut celui des colères immenses, démesurées, qui faisaient éclater l'obstination des âmes dans leur désir de tuer le Christ et la méchanceté des langues acharnées à le déchirer. Les pensées dirigées contre le Christ étaient autant de poignards enfoncés dans son âme ; les paroles et les colères dirigées contre Lui autant de glaives qui lui perçaient continuellement le coeur.
Le quatrième genre de poignards, ce fut l'oeuvre qui consomma toute la maudite intention de ses ennemis, ils firent contre lui tout ce qu'ils voulurent.
Le cinquième genre de poignards dont le Christ fut frappé,
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LA VIE DU CHRIST SUR LA CROIX 259
ce furent les terribles clous avec lesquels ils le fixèrent cruellement à la croix. Ils prirent, en effet, des clous très gros, mal aiguisés, rugueux, anguleux, afin de lui causer une douleur extrême et de mieux satisfaire leur malice ; ces souffrances permettaient à Jésus Dieu-Homme de nous manifester un peu de son excessive et tout insondable douleur et de nous apprendre à pleurer sur nous-&mes du plus profond de nos entrailles.
129. — Le Christ en croix eut trois raisons de crier cette parole : « Mon Dieu, mon Dieu ! pourquoi m'avez-vous abandonné 1 »
Il la cria, d'abord, pour prier, c'est-à-dire pour manifester Dieu et Lui-même. Dieu ne peut être abandonné. Le Christ manifesta donc qu'il était homme lorsqu'il se déclara comme abandonné de Dieu dans ses douleurs.
Il la cria aussi pour manifester la douleur suraiguë et inexprimable qu'il endurait pour nous. Dieu le Père connaissait bi.m la douleur du Christ ; Jésus la connaissait semblablement puisqu'ill'endurait ; c'est donc pour nous seuls qu'il a crié cette parole, c'est pour nous indiquer intoteraniedouleur continue qu'il dut porter à cause de nos fautes, c'est pour nous apprendre à pleurer sur nous mêmes. En effet la création et l'organisation du corps du Christ, l'infusion de l'âme, l'union avec le Verbe se produisirent au même instant et en une fois. Or en vertu de cette plus qu'admirable union cette âme fut remplie d'une incomparable et ineffable sagesse ; elle se rendait toutes choses présentes d'une intraduisible présence. Par suite, dès l'instant de sa création jusqu'au moment où elle se sépara de la chair, par la disposition même de la sagesse divine, l'âme du Christ endura totalement et continuellement toute l'indicible et intolérable douleur qu'elle se
LA LUMIÈRE DIVINE	261
voyait appelée à souffrir indiciblement. Et cela les paroles mêmes du Christ l'attestent, il dit souvent qu'il porte sa croix, qu'il la porte sur son dos ; il dit encore à ses disciples non pour lui mais pour qu'eux et nous afin qu'eux et nous en tirions notre salut, cette parole : Mon âme est triste jusqu'à la mort, signifiant à tous, à ses fils légitimes surtout, qu'ils doivent toujours souffrir de cette douleur.
Le Christ cria encore cette parole : Mon Dieu, mon Dieu, etc., pour nous donner l'espérance et nous affermir en elle, afin que s'il nous arrive d'être affligés et de souffrir la tribulation, ou même en certaines douleurs de nous sentir abandonnés, nous ne défaillions pas de désespoir, mais que nous voyions très clairement par son exemple qu'il a tiré profit même de la tentation et qu'il est prêt à nous secourir.
130. — Sans la lumière divine, nul homme n'est sauvé. C'est la lumière divine qui le fait commencer, la lumière divine qui le fait progresser, la lumière divine qui le conduit au sommet de la perfection. Si tu veux commencer et avoir cette lumière divine, prie. Si tu as commencé à progresser et si tu veux augmenter en toi cette lumière afin de progresser, prie. Si enfin tu es arrivé au sommet de la perfection et si tu veux être « surilluminé » afin d'y pouvoir demeurer, prie. Si tu veux la foi, prie ; si tu veux l'espérance, prie ; si tu veux la charité, prie. Si tu veux la pauvreté, prie ; si tu veux l'obéissance vraie, prie ; si tu veux la chasteté, prie. Si tu veux l'humilité, prie ; si tu veux la mansuétude, prie ; si tu veux la force, prie. Si tu veux une vertu quelconque, prie. Et prie de cette façon. Prie en lisant toujours dans le livre de vie, c'est-à-dire dans la vie du Dieu-Homme Jésus-Christ, qui fut pauvreté, douleur, opprobre et obéissance vraie. Du jour où tu seras entré dans cette voie du progrès, de multiples tribulations, tentations du démon, du monde et de la chair, te molesteront de mille manières et t'affligeront horriblement ; si tu veux vaincre, prie.
PUISSANCE DE LA PRIÈRE	263
L'âme qui veut prier doit se garder de toute souillure de l'esprit et du corps, pratiquer pureté et droiture. Il lui faut changer le mal en bien, et non, comme font les méchants, le bien en mal. L'âme exercée dans cette pureté confesse et se nettoie de ses fautes avec plus de confiance. Afin qu'il ne subsiste en elle rien d'impur il lui est fait une aumene, et elle s'adonne à l'oraison, elle recherche le bien et le mal qu'elle a fait, elle s'applique à discerner comment dans ses jeûnes, dans ses prières, dans ses larmes et dans toutes ses bonnes oeuvres, elle a par son intention fraudé avec Dieu, c'est-à-dire agi peu et mal. N'imite donc pas les méchants ; confesse soigneusement, entièrement tes péchés. repens-toi. Dans cette confession l'âme trouve la pureté. Reviens donc à l'oraison et garde-toi de t'adonner à une autre occupation dès que tu commences à sentir Dieu plus pleinement que de coutume, parce que ton palais est mieux disposé à savourer Dieu et que tu as reçu une lumière très vive pour voir Dieu et toi-même.
Ne te donne à personne avant d'avoir appris à te séparer d'autrui. Défie-toi de ceux qui t'adressent de douces paroles, qui cherchent à te plaire par leurs conversations spirituelles et qui affichent leurs révélations : ce sont là des pièges des méchants pour entraîner les autres à leur suite. Défie-toi de ceux qui offrent l'apparence de la sainteté et des bonnes oeuvres, de peur qu'ils ne t'entraînent dans leur voie. Regarde-les, étudie-les, mets-les à l'épreuve et suis-les aussi longtemps qu'ils ressemblent au livre de vie, mais pas plus. Défie-toi de tes propres ferveurs, c'est-à-dire de l'esprit qui t'est donné, accompagné de ferveur ; avant de le suivre, réfléchis, vois quel en est le principe, le milieu, et la fin, et suis-le dans la mesure où en tout cela il ressemble au livre de vie, mais pas plus.
L'OR FONDU	265
Défie-toi de ceux qui prétendent avoir l'esprit de liberté. Ceux-là sont en contradiction flagrante avec la vie du Christ, car Dieu le Père a voulu que son Fils qui n'était pas soumis à la loi, qui était au-dessus de la loi, qui était l'auteur de la loi, fût constitué sous la loi et que, de libre qu'il était, il devînt esclave. Par conséquent ceux qui veulent suivre le Christ doivent se conformer à la vie du Christ, non pas en cherchant la liberté dans la destruction de la loi et des préceptes divins, comme plusieurs le font, mais en se soumettant à la loi et aux préceptes divins et même aux conseils : ils se font un cercle, cercle qui leur donne l'ordre, l'Esprit Saint leur donne l'ordre conformément auquel ils doivent vivre. Il les lie, il leur interdit, en raison de l'ordre qu'il met en eux, beaucoup d'actions qu'il leur serait licite de faire parce qu'elles ne sont pas contre Dieu. Ceux qui veulent avoir cet ordre, qu'ils prient.
Garde-toi bien de céder du terrain à tes ennemis qui t'épient continuellement. Or tu cèderas du terrain quand tu cesseras de prier. Plus tu es tenté, plus tu dois persévérer dans la prière. C'est la vertu de l'oraison continue qui te mérite d'être tenté : l'or ne doit-il pas être purifié, fondu ? C'est aussi la vertu de l'oraison continue qui te mérite d'être délivrée des tentations. Car l'oraison éclaire, l'oraison purifie, l'oraison unit à Dieu.
L'oraison, en effet, n'est que la manifestation de Dieu et de soi, elle est la vraie et parfaite humilité. L'âme est humble quand elle voit Dieu et quand elle se voit. Cette vision lui donne une
LFS TROIS ORAISONS	267
humilité profonde, l'humilité à son tour enracine la grâce en elle et l'y fait croître. Plus la grâce divine enfonce l'âme dans l'humilité et plus la grâce divine croît ; plus la grâce divine croît, plus elle s'approfondit et s'établit dans la véritable humilité. La continuité de la véritable oraison augmente la lumière divine et la grâce, et la lumière divine et la grâce enfoncent de plus en plus l'âme dans l'humilité véritable, en la faisant toujours lire, comme il a été dit, dans la vie du Dieu-Homme Jésus-Christ. Je ne sais rien de plus grand que de manifester Dieu et de se connaître soi-même. Mais cette rencontre, cette manifestation de Dieu et de soi n'est le partage que des enfants légitimes de Dieu qui s'adonnent à la vraie oraison.
On placera devant ces vrais orants le livre de vie, la vie du Dieu-Homme Jésus-Christ en qui et par qui ils ne voudront rien qu'ils ne trouvent, et [dit le Seigneur] ils seront remplis de ma science bénie qui n'enfle pas, ils y trouveront toute la doctrine dont ils ont besoin pour eux et pour les autres.
Si donc tu veux être « surilluminé » et enseigné, lis dans ce livre de vie. Que si en lisant tu ne te contentes pas de le parcourir à la hâte, tu seras éclairé et instruit de tout ce qui t'est nécessaire pour toi et pour les autres, quel que soit ton état. Si tu le lis attentivement, sans courir, tu seras tellement embrasé du feu divin que tu recevras les tribulations comme des consolations très douces ; il te fera voir que tu es tout à fait digne d'être affligé. Bien plus, s'il t'arrive quelque bonheur ou quelque louange de la part des hommes en raison des dons que Dieu t'a départis, tu n'en seras point enflé, tu ne t'en glorifieras point, car lisant dans le livre de vie tu verras en vérité, tu connaîtras que la louange ne te revient pas. Ne s'exalter, ne se glorifier de rien, mais s'humilier profondément de tout, voilà un des signes auxquels l'homme peut connaître qu'il est dans la grâce divine.
LA PRIÈRE DE JÉSUS	269
Il y a trois sortes d'oraison : corporelle, mentale et surnaturelle. La sagesse divine étant essentiellement ordonnée et imposant son ordre à tout, a réglé que nul ne parviendrait à l'oraison surnaturelle sans passer par la corporelle et la mentale. Cette sagesse divine veut même dans son parfait amour de l'ordre qu'on lui offre les prières des heures à l'heure assignée pour chacune d'elles, à moins qu'on ne soit mis dans l'incapacité de le faire par quelque infirmité du corps ou par une joie d'oraison mentale ou surnaturelle enlevant tout usage de la langue et de la parole ; elle veut également qu'on lui paie cette dette des heures dans la tranquillité de l'esprit et, comme il convient, dans la solitude et le recueillement du corps. Plus tu prieras, plus tu seras illuminé ; plus profonde et parfaite sera ta vision, plus tu aimeras ; plus tu l'aimeras, plus tu y trouveras de délices ; plus tu y trouveras de délices, plus tu la comprendras et deviendras capable de comprendre. Ensuite tu viendras à la plénitude de la lumière, parce que tu comprendras que tu ne peux pas comprendre.
Le Fils de Dieu fait homme Jésus-Christ nous a lui-même donné l'exemple de cette glorieuse oraison et de la nécessité d'y persévérer. Il nous l'a enseignée maintes fois par la parole et par les actes. Par la parole : il nous a avertis de prier quand il a dit à ses disciples : « Veillez et priez afin de ne pas entrer en tentation » et en beaucoup d'autres endroits. Tu trouveras dans l'Évangile comment il nous a instruits, à maintes reprises, de cette vénérable oraison et comment aussi il a laissé entendre, en la recommandant si souvent, à quel point elle lui plaît. Nous aimant vraiment et du fond du coeur, et pour nous enlever tout prétexte de négliger cette oraison bénie, Jésus a voulu lui-même prier afin qu'entraînés du moins par son exemple nous aimions l'oraison par-dessus tout. L'Évangéliste dit en effet : « Comme il priait plus instamment, sa sueur devint comme des gouttes de
L'ORAISON DE LA SAINTE VIERGE	271
sang découlant jusqu'à terre. » Place ce miroir devant toi, et tâche de toutes tes forces d'obtenir quelque chose de cette orai- son; car ce n est pas pour lui, c est pour toi qu il a prie. Il a aussi prié, lorsqu'il a dit «Père, s'il est possible, que ce calice s'éloigne de moi ! Cependant, que votre volonté soit faite et non la mienne. » Le Christ a toujours préféré la volonté divine à la sienne ; prends exemple sur Lui. Il a prié aussi lorsqu'il a dit : « Père, je remets mon esprit entre vos mains. » Mais pourquoi insister ? Toute la vie du Christ ne fut-elle pas une prière ? ne garda-t-il pas toujours la vision continue de Dieu et de soi-même ? Le Christ aurait-il donc prié en vain ? Pourquoi donc négligez-vous de prier, alors que sans la prière vous ne pouvez rien obtenir ? Puisque le Christ Jésus, vrai Dieu et vrai homme, a prié non pour lui mais pour toi, afin que tu prisses exemple de la véritable oraison, si tu veux obtenir quelque chose de lui, il faut de toute nécessité que tu pries ; sans la prière, tu ne pourras l'obtenir.
Nous avons aussi l'exemple de la glorieuse Vierge, mère du Dieu - Homme Jésus - Christ. Condamnerons-nous donc son oraison et celle de son fils, le Dieu-Homme Jésus-Christ ? Si nous ne condamnons pas la Vierge, pourquoi donc ne la suivons-nous pas ? Car elle nous a enseigné à prier par l'exemple de sa très sainte oraison. Elle pria, quand elle promit à Dieu de garder intacte sa virginité. Pendant qu'elle priait à cette intention, la lumière divine abonda en elle plus pleinement et lui fit consacrer plus glorieusement à Dieu sa virginité , toute son âme, tout son corps ; la même lumière divine lui donna aussi la très parfaite vision de Dieu et de soi-même. Cette oraison, c'est-à-dire cette vision, fut son ineffable contemplation.
L'IGNORANCE	273
Nous prions de deux manières dont la Vierge glorieuse n'eut pas besoin. Nous prions pour que Dieu nous délivre de la peine éternelle que nous ont méritée nos péchés et pour que, dans l'abondance de sa miséricorde, il nous purifie de nos péchés eux-mêmes. La mère de Dieu n'avait pas besoin de ces deux genres de prière. Nous prions aussi pour être illuminés, pour croître en vertus et en dons divins, toutes choses dont la mère de Dieu fut remplie au suprême degré. Bien qu'elle fût, en effet, de notre chair corrompue, elle fut cependant personnellement choisie par Dieu le Père et ornée par lui d'un privilège si unique, si glorieux, si complet que jamais elle n'eut besoin d'être purifiée, ni même délivrée de la peine. La mère de Dieu eut le privilège de vertus si uniques et de dons si ineffables que rien ne put la priver, ne fût-ce qu'un instant, de l'union divine. Elle était si ineffablement unie à la sot. veraine et absolument ineffable Trinité qu'elle jouissait en cette vie de la joie dont jouissent les saints dans le patrie. Or la joie des saints est 1 la joie de l'incompréhension : ils comprennent qu'ils ne peuvent pas comprendre. Eh bien ! dès cette vie l'âme de la glorieuse Vierge nagea avec béatitude dans cette compréhension ; cependant elle ne pût avoir en ce monde l'expérience du paradis 1.
131. — C'est par la voie de la pauvreté que le premier homme est tombé, c'est par la voie de la pauvreté que le second, ce Dieu-Homme, le Christ, nous a relevés. Il n'est de pire pauvreté que l'ignorance. Aussi Adam est-il tombé par l'ignorance ; et tous ceux qui tombent ou tomberont tc mbent tous par l'ignorance. Voilà pourquoi il faut que tous les fils de Dieu se relèvent et res-
l'heure de l'incarnation, après la venue des bergers à la crèche, et lorsque Jésus lui rappelle qu'il doit être aux affaires de son Père.
LA PAUVRETÉ DE SAINT FRANÇOIS 275
suscitent par la pauvreté contraire. L'exemple de cette pauvreté nous a été donné par le Dieu-Homme, Jésus-Christ. Ce Dieu-Homme, Jésus, nous a relevés et rachetés par la pauvreté. Car ce fut une inexprimable pauvreté que de cacher sa si grande puissance et toute sa noblesse, de se laisser blasphémer, vilipender, injurier, saisir, traîner, flageller, crucifier, bref, de se montrer en tout comme un homme impotent. Cette pauvreté est le modèle de notre vie ; c'est de cette pauvreté que nous devons prendre exemple. Non pas qu'il nous soit nécessaire de cacher notre puissance, nous n'en avons pas; mais il nous faut de toute nécessité manifester, il nous faut voir notre si grande impuissance.
Nous avons un autre exemple de cette pauvreté dans la glorieuse Vierge, la très sainte mère de Dieu. Elle nous l'enseigna clairement, lorsque, répondant à l'annonce du grand mystère de l'incarnation, elle déclara, en se donnant le dernier des noms, qu'elle était de notre race corrompue : « Voici la servante du Seigneur. » Ce qui était un nom très vil.
Cette pauvreté est, vraiment, très agréable à Dieu. Nous en avons encore un exemple dans le voleur qui fut crucifié avec ce Dieu-Homme Jésus-Christ. Il avait mal vécu ; ses oeuvres étaient mauvaises ; mais lorsqu'il reçut la lumière divine, quand il connut la vérité et la bonté de Dieu, il vit immédiatement sa misère, il l'avoua et répondit à son compagnon qui insultait Jésus : « Ne crains-tu donc pas Dieu, toi non plus, condamné que tu es au même supplice ? Pour nous, c'est justice, car nous recevons ce qu'ont mérité nos crimes ; mais lui, il n'a rien fait de mal. Souvenez-vous de moi, Seigneur, quand vous serez parvenu dans votre royaume. » Et il fut sauvé.
Je ne vois pas que nous puissions, nous pécheurs, offrir à Dieu de plus grande satisfaction, que de voir parfaitement notre pauvreté. Quand l'âme voit parfaitement sa pauvreté, elle n'attend pas que Dieu la juge, elle se juge, elle se condamne, une
LES ENSEIGNEMENTS DE SAINT FRANÇOIS 277
contrition lui est aussitôt donnée pour trouver de nouveaux modes de pénitence et satisfaire à la justice sans imposer de terme à sa pénitence et à sa douleur.
Oh quel parfait exemple nous a donné de ceci, notre glorieux père, le bienheureux François. Il reçut cette lumière ineffable de la véritable pauvreté, il fut tout plein, tout débordant de cette lumière, afin de nous ouvrir et de nous montrer l'incomparable voie. Je ne puis pas trouver de saint qui me montre plus ostensiblement la voie du livre de vie, le modèle qu'est la vie du Dieu-Homme Jésus-Christ. Je n'en connais pas non plus qui s'y soit si bien fixé ; car il s'y fixa si parfaitement que jamais il n'en détourna les yeux de son âme et qu'il en porta la marque dans sa chair. Pour s'y être ainsi fixé si complètement, il fut rempli d'une sagesse souveraine, il a rempli le monde et il le remplit encore.
132. — Deux choses nous ont été tout spécialement enseignées par notre glorieux père, le bienheureux François.
L'une est de nous recueillir tout entiers en Dieu, c'est-à-dire, de ramasser toute notre âme dans cet infini divin. Et parce qu'il était plein et débordant de l'Esprit Saint, parce qu'il en était débordant au point que la grâce de l'Esprit Saint pénétrait toutes ses oeuvres et toutes ses actions, le Saint Esprit l'a purifié corps et âme. Il l'a sanctifié intérieurement et extérieurement et fortifié en toutes choses ; il l'a très véritablement dirigé, il lui a donné une complète pureté intérieure, il l'a uni à Dieu d'une union conti-une, ineffable. L'Esprit Saint, l'admirable ordonnance de l'Esprit Saint qui ordonna si merveilleusement son âme et en fit le siège de Dieu, ordonna aussi immédiatement son corps et l'ordonna de façon incomparable. C'est pourquoi je le vois incomparablement pauvre ; je vois en lui un amant et un suivant incomparable de la
LA PURETÉ DE L'AMOUR	279
pauvreté. En effet, il fut pauvre intérieurement et extérieurement, je le vois tout transformé en pauvreté. Et ce n'est pas à soi seul qu'il imposa l'ordre, mais au monde entier ; or cet ordre, il le tira du livre de vie, c'est-à-dire, de la vie du Dieu-Homme Jésus-Christ. Accordons-lui que cet ordre ne fut pas trompeur, qu'il ne pria pas en vain.
Le second enseignement du bienheureux François, ce fut la pauvreté, la douleur, l'abaissement et l'obéissance vraie. Il a été la pauvreté même intérieurement et extérieurement, c'est par elle qu'il vécut, persévéra. Tout ce que méprisa ce Christ Dieu et Homme, il le méprisa lui aussi du plus parfait mépris ; tout ce qu'aima ce même Dieu-Homme, il l'aima lui aussi du fond de ses entrailles, par-dessus tout ; c'est avec une indicible perfection qu'il suivit les traces du Christ, afin de lui être, autant qu'il le pouvait, conforme en tout. Voyant Dieu d'une vision très parfaite et ineffable, il l'aima de même ineffablement ; en raison de la transformation qu'il subit, il fut très parfait dans ses actes ; on désire vivement posséder ce que l'on aime d'un grand amour ; plus on l'aime, plus on désire le posséder. Or ce qu'aima le Dieu et Homme Jésus, voilà ce qu'aima le très pauvre François. C'est pourquoi il eut toujours purification sur purification, il était continuellement purifié, parce que son regard acquérait sans cesse une plus grande pureté. Comme Dieu l'avait appelé tout particulièrement, il lui donna, pour lui et pour les autres, des grâces toutes spéciales. Et alors ce Dieu incréé voulut nous manifester la vraie plénitude qu'eut notre père, le bienheureux François, plénitude que nous ne pouvons pas comprendre. Or ces dons singuliers et cette plénitude lui vinrent de l'oraison vraie et continue.
Aussi, lorsque tu t'entendras dire par quelqu'un de ceux qui ont l'esprit de liberté : Pourquoi me juges-tu ? Que connais-tu de ce que j'ai dans le cœur ? reprends-le hardiment et dis-lui sans
EFFETS DE L'AMOUR	281
crainte que l'Esprit Saint nous apprend à juger si les oeuvres sont mauvaises. Dès que l'Esprit Saint est répandu dans une âme, il l'ordonne très parfaitement, et par l'ordre plus parfait qu'il met dans cette âme, il ordonne aussi le corps ; le contraire est faux.
Plus parfaite et plus pure est la vision, plus pur et plus parfait est l'amour. Comme nous voyons, nous aimons. Plus nous voyons da Dieu-Homme Jésus-Christ, plus nous sommes transformés en lui par l'amour ; et, dans la mesure où nous sommes transformés en lui par l'amour, nous sommes transformés en la douleur que l'âme découvre en Lui. Et, comme j'ai dit de l'amour, autant l'âme voit, autant elle aime, je dis de la douleur, autant l'âme voit de la toute inexprimable douleur du Dieu et Homme Jésus-Christ, autant elle souffre et autant elle se transforme en lui. Quand l'âme voit la grandeur et la délicatesse de ce Dieu et Homme Jésus-Christ, plus sa vision est parfaite, plus elle se transforme en lui par l'amour ; de même quand l'âme voit la douleur de ce Dieu et Homme Jésus-Christ, plus parfaite est sa vision de cette douleur inexprimable, plus elle est transformée en la douleur du Christ. Bref l'âme est transformée en ce Dieu et Homme Jésus-Christ par l'amour et elle est aussi transformée en Lui par la douleur. Lorsque l'âme voit cette « surinfinité », cette « suralti-tude » — à laquelle je ne puis donner un nom sans croire la blasphémer plutôt que la nommer — quand elle voit ces êtres si vils avec lesquels cette suraltitude divine, absolument ineffable, a daigné contracter amitié et consanguinité, plus sa vision est claire et profonde, plus elle est profondément et intimement transformée en la douleur du Dieu-Homme Jésus-Christ.
Nageant ineffablement dans cette bonté infinie et tout ineffable de Dieu, l'âme voit la créature si pleine de défauts qu'elle perd la vue en les voyant, car elle se rend compte que ce qu'elle en voit n'est rien en comparaison de ce qu'ils sont. Et plus l'âme a la vision limpide de ces choses, plus elle est douloureusement transformée
EFFETS DE L'AMOUR	283
en la douleur du Dieu-Homme Jésus-Christ. Dilatée par la lumière divine, elle comprend que seule elle est et fut la cause de cette extrême et quasi infinie douleur, elle est transformée elle aussi en une douleur extrême. L'âme voit, en effet, cette bonté absolument infinie s'abaisser pour elle, vile créature, jusqu'à se faire homme mortel, jusqu'à vouloir être torturée continuellement et pendant toute sa vie d'une si inexprimable douleur, jusqu'à mourir enfin d'une mort si abjecte, elle, créatrice du ciel et de la terre, et elle est transformée plus complètement encore dans une douleur extrême. Si jamais homme au monde cherche à en satisfaire un autre, au moment de la mort il redouble de sollicitude. Le roi des rois, bien que la douleur immense et continue qu'il endura eût fait de sa vie une indicible croix, voulut avoir
sa mort, pour chambre dorée et lit de pourpre, une croix abominable, une croix si vile qu'il fallut le percer de clous pour l'y maintenir ; les clous le tinrent par les mains et les pieds, autrement il tombait. Au lieu de serviteurs empressés à le servir, il eut les satellites du diable, acharnés à le meurtrir sans relâche, à le déchirer jusqu'au fond des entrailles, haineux jusqu'à lui refuser au moment de l'agonie la goutte d'eau qu'il réclamait pour apaiser sa soif. Plus l'âme a la vision claire et nette de ces souffrances, plus elle est intimement et profondément abîmée et transformée dans la douleur continue et inouïe du Dieu-Homme Jésus-Christ.
L'âme voit que la pauvreté a causé sa chute et que ce Dieu-Homme Jésus l'a relevée par la pauvreté contraire, qu'elle a encouru des souffrances éternelles et que pour les lui éviter, ce Dieu-Homme Jésus a voulu souffrir continuellement et presque infiniment, elle voit qu'elle était tombée dans le mépris de cette souveraine et tout à fait ineffable déité et que le Dieu-Homme a voulu être méprisé et injurié, et apparaître à tous dans un tel abaissement qu'il la relevât de ses propres abaissements. Quand
EFFETS DE L'AMOUR	285
l'âme entre dans cette vue, elle est transformée dans cette immense douleur du Dieu-Homme Jésus-Christ et cela est tout à fait inexprimable. Tout cela a été parfaitement réalisé dans la personne du bienheureux François, aussi devons-nous fixer nos regards sur lui afin de l'imiter.
RENDONS GRACES A DIEU TOUJOURS. AMEN.
L'AMOUR VRAI
133. — Le premier signe de l'amour consiste dans la soumission de la volonté à celle de l'aimé. Cet amour très spécial et très singulier a trois opérations La première est que, si l'aimé est pauvre, l'amant tâche de se faire pauvre et, s'il est abaissé, de s'abaisser comme lui. Par la deuxième, il rompt toute amitié qui pourrait contrarier son amour, il abaddonne père, mère, soeur et frère et tout autre affection contraire à la volonté de l'aimé. Par la troisième, l'amant et l'aimé ne peuvent rien avoir de caché l'un pour l'autre, ils se communiquent tout mutuellement. Cette dernière opération résume et achève, à mon avis, toutes les autres. Car la révélation des secrets ouvre les coeurs et les unit plus parfaitement.
GRACES SOIENT RENDUES À DIEU TOUOURS.
DONS DU TRÈS-HAUT
134. — Au nom de la très bienheureuse Trinité et de la très révérende Mère de Dieu Notre Seigneur Jésus-Christ. Voici la succession des dons du Très Haut dans l'âme d'une fidèle du Christ. Je lui étais uni par une grande intimité et beaucoup de charité chrétienne, cependant ce ne fut pas sans peine ni sans beaucoup de pi ières ni sans apporter de puissantes raisons que je la déterminai à m'en faire le récit. Elle gardait le plus étonnant et le plus absolu silence sur ses dons divins. Malgré toute l'application que j'y mettais je n'en aurais jamais rien su si, un jour, je ne l'avais émue de compassion en lui représentant combien il m'en coûtait de partir subitement au loin sans grand espoir de jamais reparaître devant elle. Elle m'avait, avant ce jour, bien des foi :3 répété qu'elle ne croyait pas opportun de parler, elle alléguait maintes raisons fort louables et elle mettait en avant l'impossibilité de se bien exprimer.
La parole ne peut rien exprimer des choses qui sont rapportées ci-dessous et qui se sont produites dans son corps ou dans son imagination, bien moins encore pourrait-elle traduire ce qu'elle sentit en esprit touchant les religieux dont elle parlait et dans ses ravissements inouïs. De tels états défient toute
damnait à l'éloignement ou à un exil quelconque, comme y furent condamnés alors une foule de ses confrères. — Rappelons bien que si Angèle était pour l'absolue pauvreté de saint François, elle était aux antipodes des erreurs professées à son époque sur la pauvreté du Christ. Cf. § 59.
1. Il s'agit des religieux dont lui avait parlé Angèle, et dont il va parler tout à l'heure.
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DIMANCHE AVANT LA FÊTE DE L'INDULGENCE 291
description. Je dirai donc seulement le peu que j'ai recueilli de sa bouche dans la mesure où le Seigneur m'accorde de m'en souvenir. Les illuminations de cette âme bénie sont ininterrompues pour elle, bien qu'inouïes pour nous autres, elles l'absorbent continuellement en Dieu ; elles lui font néanmoins recevoir de l'océan de la bonté divine, des dons nouveaux, inconnus, supérieurs, pour la plupart, à ceux des illuminations précédentes et l'introduisent toujours plus avant dans l'abîme infini de Dieu.
135. — Le dimanche avant la fête de l'Indulgence  on chantait la messe à l'autel de la très révérende Vierge Mère, dans l'église supérieure du bienheureux François. Vers l'élévation du corps du Seigneur, alors que les orgues chantaient l'hymne des anges : Sanctus, sanctus, son âme fut attirée, emportée et absorbée dans la lumière incréée par la majesté du Dieu suprême et incréé, son âme en reçut une immense jouissance et une immense illumination. État absolument indescriptible. Tout ce qu'en expriment ici nos paroles n'est véritablement rien, aucun langage humain ne fera comprendre cette attraction bénie du Dieu incréé tout puissant.
Quand son âme fut ainsi plongée en Dieu et sans que la première influence divine subît aucun changement, l'image de ce béni Dieu et Homme crucifié lui apparut. Il semblait qu'on l'eût récemment déposé de la croix. Le sang coulait frais et rouge comme s'il était sorti de blessures tout récemment ouvertes. Les membres virginaux de ce corps béni semblaient tellement désunis, disjoints, disloqués, à force d'être horriblement tirés et tendus sur le bois de la croix par les mains des perfides homicides qu'aux articulations les nerfs et les os paraissaient avoir quitté leur emplacement naturel. Toutefois aucune solution de continuité n'appa-
JÉSUS EMBRASSE LES FILS D'ANGÈLE 293
raissait dans la peau. A ce déchirant spectacle la voyante se sentit remuée de compassion jusque dans les entrailles. Il lui sembla que tout en elle, le corps et l'âme, se transformait dans les douleurs de la croix. La vue des membres disloqués qui par suite de leur disjonction semblaient tendre douloureusement les nerfs lui déchirait le coeur encore plus que la vue des blessures ouvertes ; car elle lui faisait pénétrer plus à fond le secret de la passion et la sauvage cruauté des bourreaux. Et si propre à émouvoir la compassion était le spectacle du corps torturé du bon et aimé Jésus que toutes les jointures semblaient provoquer dans la voyante de nouveaux gémissements, et faisaient naître en elle un nouveau sentiment de douleur qui lui perçait tout ensemble son corps et son âme. Elle était, sous l'influence divine, frappée de stupeur de voir, d'une part, que le Dieu incréé restaurait son âme en l'éclairant des splendeurs abyssales de sa si douce divinité, et de l'autre que ce mfime béni Dieu Homme, Jésus crucifié, la transperçait, la crucifiait toute entière par les douleurs de sa mort affreuse qu'il lui montrait. Ainsi, me semble-t-il, en unissant un certain état de compréhension à la parfaite contemplation de sa vie et de son corps, le si justement béni et glorieux Jésus donna, par un acte invisible, le double état de sa propre vie à cette âme parfaite qui s'efforçait de se conformer à la vie du Christ plus complètement que je ne l'ai vu faire à aucune autre. Mais puisque toute langue se refuse à exprimer ses vertus, laissons là !les louanges et poursuivons.
Pendant que la fidèle du Christ était ainsi à la fois toute absorbée par la douceur divine et toute crucifiée par la vision du crucifié, tout ensemble dans la joie et dans la douleur, abreuvée de myrrhe et de miel, déifiée et crucifiée en même temps, voici qu'autour du béni Jésus ainsi torturé apparut la multitude des fils de cette sainte mère. Le béni Jésus mettait tant d'amour à envelopper chacun d'eux de ses bras, à serrer sa tête dans ses
LA PLAIE DU COTÉ	295
mains, à l'appliquer à la plaie de son côté et à lui faire baiser cette plaie que la la joie engendrée dans l'âme de la mère par la tendre affection montrée à ses fils par ce béni Dieu et Homme crucifié, lui oublier les douleurs intérieures dont la vue de si cruels tourments transperçait son âme.
Il semblait y avoir de grandes différences dans la manière d'embrasser les fils et de les appliquer au cc té. Il y pressait les uns plus, les autres moins ; il y appliquait quelques-uns plusieurs fois, il plongeait quelques autres jusqu'à l'intérieur de son corps. La rougeur de son sang colorait chez ceux-ci les lèvres seulement, chez ceux-là tout le visage. Il répandait sur tous de larges bénédictions et disait : « Découvrez, mes fils, la voie de ma croix, de ma pauvreté et de mon abaissement, car maintenant surtout abondent ceux qui la cachent. Je vous ai individuellement choisis pour que vous dévoiliez par l'exemple et par la parole ma vie foulée aux pieds et cachée. »
Cette âme bénie comprend, que, comme tous les signes lui apparaissaient à des différents degrés, les paroles qui sont dites sont requises pat les divers degrés où se trouvent ses fils. Bien qu'elle eût vu ces derniers individuellement chacun dans son degré, elle ne voulut cependant le dire d'aucun d'eux en particulier. Je ne jugeais pas non plus qu'il fut à propos de le lui demander, car une seule chose importe, que chacun se cloue le plus qu'il peut au béni crucifié et marche, selon son précepte, dans la voie de l'abaissement, de la pauvreté et de la croix. Quant à l'amour débordant du Dieu-Homme Jésus-Christ pour ses fils, amour qui se manifestait et par l'éclat du regard, et par les étreintes, et par la manière de presser ses fils sur sa plaie sacrée, et par maints autres signes tels que les bénédictions et les paroles, la fidèle du Christ confesse sa complète impuissance à l'exprimer.
Les religieux que le Très-Haut lui a donnés pour fils de ses entrailles doivent méditer ce que cette sainte mère me dit
INABISSATION EN DIEU	297
à leur sujet. Toutes ses bonnes oeuvres, tous ses élans vers Dieu commencent dans ses ascensions et dans ses embrasements ; à nous de les achever en les reproduisant dans nos actes. Ainsi le Dieu béni nous montre qu'elle est la racine par où nous vient tout bien et que nous sommes sa joie et sa couronne dans le Seigneur, puisque la racine de son fervent amour doit croître et s'épanouir en nous comme en ses rejetons. Il faut encore peser ce qu'elle dit, savoir que l'élévation par l'Incréé et la transformation par le Crucifié introduisent dans son âme un état continu « d'inabissa-tion » en Dieu, de transformation au Crucifié. Elle croit que cet état ne lui sera jamais ôté. Ces paroles et beaucoup d'autres du même genre me paraissent — j'ignore si j'ai raison — signifier que l'état dans lequel cette âme bénie se trouve placée est un acte de continuelle transformation en Dieu et en la très infinie lumière divine, et en un sentiment encore inéprouvé de la douleur du Crucifié. Bien que continu et non interrompu, à la façon d'un acte ou d'un état, ce même acte reçoit cependant un accroissement de ferveurs, de joies, de douceurs et de saveurs nouvelles dans le même mode d'illumination première et continue. Tout en étant continu peut-être change-t-il souvent d'intensité. Aussi peut-on dire tout ensemble qu'il reste identique et, si l'on considère l'accroissement des joies, des douceurs et des représentations, qu'il est nouveau. Mais c'est la fidèle du Christ qu'il faudrait interroger sur ce point. Ayant fait l'expérience de cet état elle dirait mieux que moi ce que je balbutie et que peut-être je fausse en voulant le décrire.
Et j'ai dit cela parce qu'elle m'a présenté ce qui lui advint au cours de la procession comme quelque chose de nouveau. Ce que je ne puis comprendre que de la manière susdite, étant donné les ressemblances que cet état présente avec le premier, je les entends seulement dans le sens que je viens d'expliquer. Car tout l'état de cette âme est tellement inexprimable qu'à peine en pouvons-nous balbutier quelques mots.
PROCESSION DE LA PORTIONCULE 299
Rien d'étonnant, puisqu'elle-même, experte et maîtresse en ces états, affirme ne dire absolument rien de ce qui est parce que c'est d'un ordre tout à fait ineffable ? Aussi lui semble-t-il presque blasphémer en cherchant à exprimer l'inexprimable. Comme il est naturel à qui porte des entrailles maternelles elle se laissa quelque peu vaincre par notre importunité, bien que ce lui fut extrêmement pénible, car je n'ai pas rencontré une seule âme qui eût autant l'habitude de dire : « Mon secret est à moi. »
136. — Donc le jour où l'on va processionnellement à l'église de la Portioncule, pendant la procession, elle éprouva un sentiment étonnant, tout à fait intraduisible de cette attraction inabissale du Dieu incréé dont nous avons parlé. Elle vit ce Dieu béni trine et un habiter avec sa majesté dans l'âme de ses fils, les transformant diversement en soi selon les degrés susdits. C'était vraiment pour elle un g rand paradis de voir Dieu habiter en eux de la sorte. Dieu se répandait si affectueusement en eux qu'elle ne pouvait se rassasier de les contempler. Moi qui écris, j'ai vu de mes yeux son visage tout transformé par une joie angélique, admirable, glorieuse. La bénédiction que le Dieu incréé répandait sur ces fils, en de douces et cordiales paroles, était si abondante, si ineffable que pour l'honorer il n'est pas d'autre moyen que le silence.
Alors il disait à ses fils : a Mes enfants bien-aimés, offrez-vous pour moi tout entiers, corps et âme, en holocauste. » Pesez, mes frères, combien nous devons témoigner d'amour par nos sentiments et par nos actes à celui qui se donne si tendrement à nous, qui nous réclame si amoureusement, qui veut nous posséder tout entiers.
A ce moment, elle vit aussi le Dieu-Homme crucifié, elle conçut tant de douleur et de compassion à la vue de ces membres
A LA PORTIONCULE	301
disjoints que je passe, faute de pouvoir m'exprimer. Pendant 3, toute la procession l'image du Christ souffrant était portée dans l'air devant ses yeux, sans le secours d'aucune main. Sur le désir de la mère, tous les fils présents et absents se groupèrent autour du béni crucifié, qui les étreignit, les embrassa, les pressa, comme nous l'avons déjà dit, sur son côté. Et il leur disait : « Je suis celui qui efface les péchés du monde ; j'ai porté tous vos péchés, ils ne vous seront pas imputés dans l'éternité. Voici le bain de votre purification, voici le prix de votre rédemption, voici le lieu de votre résidence. Ne craignez point, mes fils, de défendre et de manifester cette vérité combattue de ma voie et de ma vie, car je suis continuellement avec vous pour vous aider et vous secourir. »
Cette fois-là après bien d'autres, elle vit aussi la purification de tous ses fils d'après les trois degrés qu'elle comporte. Il y a la purification générale de toute faute. Il y a ensuite une purification spéciale à quelques-uns, qui consiste dans le don d'une grande grâce et d'une grande force pour éviter facilement le péché. Toute purification donne à l'âme une grande beauté, mais la seconde lui en donne une très grande et très délectable, et la troisième lui donne une si extraordinaire beauté que la voyante se refusa absolument à en rien dire sinon qu'elle est absolument intraduisible. Comme j'insistais et insistais encore, elle finit par me dire : « Que veux-tu que je dise ? Ils semblent tellement transformés en Dieu que je ne vois en eux pour ainsi dire que Dieu tour à tour glorieux et souffrant, comme s'il les avait totalement transubstanciés et abîmés en lui. »
Comme nous approchions de l'église de la très bienheureuse Vierge mère de Dieu, voici que cette reine de miséricorde et mère de toute grâce, qui lui était apparue jusqu'à ce moment se tenant droit, s'inclina vers les fils et les filles de la fidèle du
LE JOUR DE L'INDULGENCE	303
Christ et redoubla sur eux tous ses très douces bénédictions d'une manière glorieuse et très nouvelle. Elle les baisait tous à la poitrine, les uns plus, les autres moins. Elle en serrait en même temps quelques-uns dans ses bras avec tant d charité qu'elle semblait, comme elle apparaissait toute lumineuse, les absorber dans sa poitrine toute resplendissante d'une lumière quasi infinie. Il ne lui semblait pas voir des bras de chair ; mais une lumière admirable et très douce dans laquelle la Vierge absorbait ses enfants à l'intérieur de sa poitrine, les enfermant avec une extrême tendresse.
137. — Au matin du jour de l'Indulgence, pendant qu'on disait la messe auprès de la chaire, le Seigneur lui accorda entre beaucoup d'autres la faveur que voici. Le bienheureux François lui apparut tout glorieux, il lui fit sa sa!utation accoutumée, que voici : « La paix du Très-Haut soit avec toi ». Il la salue toujours d'une voix très pieuse, très humble, gracieuse, affectueuse. Il loua beaucoup de leur propos certains de ses fils qui brûlaient de zèle pour observer la pauvreté prescrite par la règle, et demanda qu'il devînt une réalité. Puis il dit : «Que la bénédiction éternelle, complète et abondante reçue par moi du Dieu éternel, descende sur la tête de ces fils bien-aimés, tes fils et les miens. Dis-leur qu'ils m'aident en suivant la voie du Christ et qu'ils indiquent cette voie par les oeuvres et la parole. Qu'ils ne craignent point, je suis avec eux, le Dieu éternel est leur
LES MORTS VIVANTS	305
soutien. » François louait très affectueusement ces fils de leur résolution, il les encourageait à marcher avec assurance, il leur demandait de l'aider dans sen dessein, il les bénissait si tendrement qu'il semblait se répandre tout entier sur eux en un flot d'amour.
Elle eut beaucoup d'autres visions ineffables qui la concernaient et concernaient ses enfants, mais sur lesquelles je ne pus lui arracher mot. Quant au peu que j'ai écrit et qui pourtant est beaucoup si on en pèse la valeur et le contenu, je l'ai écrit le plus fidèlement que j'ai pu, mais en l'abrégeant. Cependant, vaincue par mon importunité, elle finit par me dire, non sans faire de grandes difficultés et à grande peine : « Pourquoi en voulez-vous tant savoir ? Le Dieu béni lui-même, plein d'amour, se répand tout entier sur vous, et sa très douce mère pareillement. Ils veulent porter tout le fardeau de votre pénitence. Ils vous demandent seulement d'être des exemples lumineux de leur vie douloureuse, très pauvre, méprisée. Leur volonté, leur désir est de vous voir morts vivants. Leur volonté, leur désir est que votre habitation soit dans le ciel, que dans ce monde vous n'ayez que l'usage de votre corps, qu'ainsi les choses extérieures ne vous fassent pas plus changer que les honneurs et les outrages ne font changer un mort. Leur volonté est que vous prêchiez les autres par la mortification de votre vie plus que par des paroles de blâme ; que, dans tous vos actes, votre intention soit toujours dans le ciel et dans ce béni Dieu incréé et Homme crucifié, de sorte que, tandis qu'extérieurement vous travaillez, parlez, mangez, vous soyez toujours intérieurement plongés dans ce Dieu béni, qui veut vous porter continuellement en Lui et vous assister dans toutes vos actions. » Que celui qui daigne nous adresser miséricordieusement cette requête, daigne aussi la réaliser en nous par les mérites de sa très glorieuse Mère, et par l'intercession de sa servante aimée, sur les mérites
LES MORTS VIVANTS	307
de laquelle il a bien voulu nous greffer comme de tendres rameaux, afin que par elle, comme par une échelle de salutaires exemples, nous montions sans cesse vers le sommet de sa très excellente vie et la reproduction en nous-mêmes de la très sainte passion du Sauveur ; montons ainsi Jusqu'à ce qu'entrant dans le sein du Père avec le béni Jésus, nous reposions avec lui là où est tout repos des bienheureux dans les siècles des siècles.
AMEN.
L'ORAISON
C'est dans l'oraison que l'on trouve Dieu. Et il y a trois écoles, c'est-à-dire trois parties de l'oraison, en dehors desquelles on ne trouve pas Dieu. L'oraison est, en effet, corporelle, mentale et surnaturelle.
L'oraison corporelle se fait avec des paroles et des exercices du corps, tels que les génuflexions. Cette oraison je ne l'abandonne jamais. J'ai voulu parfois m'adonner exclusivement à l'oraison mentale, mais j'ai été surprise par la paresse et le sommeil, j'ai perdu mon temps. Voilà pourquoi je m'exerce à l'oraison corporelle. Cette oraison conduit à l'oraison mentale. On doit en effet la faire avec attention. Si par exemple tu dis le Notre Père, tu dois penser à ce que tu dis, et non te préoccuper d'en dire un certain nombre, à la façon des bonnes femmes qui font des travaux à la tâche.
L'oraisons mentale, lorsque la méditation de Dieu occupe tellement l'esprit qu'on ne pense à rien sauf à Dieu. Si quelque autre pensée entre dans l'esprit, je n'appelle plus cette oraison mentale. Cette oraison fait perdre l'usage de la langue, enlève la parole. L'esprit est totalement plein de Dieu ; que l'homme pense ou parle, il ne peut s'occuper que de Dieu et en Dieu. De cette oraison mentale on vient à la surnaturelle.
LES TROIS PAUVRETÉS	311
J'appelle surnaturelle l'oraison dans laquelle la faveur divine et la méditation élèvent, étendent pour ainsi dire l'âme au-delà de sa nature, lui font comprendre de Dieu plus qu'elle ne se sait naturellement capable de comprendre, lui apprennent enfin qu'elle ne peut pas comprendre. Ce qu'elle comprend, elle ne peut l'expliquer, car à peu près tout ce qu'elle voit, tout ce qu'elle sent, excède sa nature.
Dans ces trois écoles d'oraison, on connaît qui on est et ce qu'est Dieu. Connaissant, on aime; aimant, on désire posséder celui qu'on aime. Voici le signe de l'amour vrai : celui qui aime ne transforme pas une partie de soi-même, mais tout soi en l'aimé. Comme cette transformation n'est pas continue, comme elle ne dure point, l'âme est prise par le désir de chercher tous les modes qui lui permettront de se transformer en la volonté de l'aimé afin de retrouver à nouveau la vision. Elle cherche ce qu'a aimé celui qu'elle aime. Dieu le Père nous a fait ouvrir la voie par l'aimé, c'est-à-dire par son Fils, en le faisant fils de la pauvreté, de la douleur, de l'opprobre et de l'obéissance vraie.
139. — La plus grande pauvreté est de ne pas connaître Dieu, savoir l'orgueil qui fit tomber le premier homme, Dieu a donc trouvé une autre pauvreté, que nous devons garder. Il y a trois pauvretés que nous devons pratiquer.
L'une est la pauvreté des biens temporels, qui fut parfaite dans le Christ. Chacun doit imiter parfaitement, s'il le peut, le Christ en cette pauvreté. S'il ne peut la reproduire complètement, parce qu'il est comte, parce qu'il a un train de maison, du moins doit-il aimer sincèrement cette pauvreté et dépouiller l'amour des choses de la terre.
La seconde est la pauvreté d'amis, portée à ce point par le
« MON ÂME EST TRISTE JUSQU'A LA MORT » 313
Christ que pas un ami, pas un parent dans la famille de sa mère, ne lui fit épargner un seul soufflet. Ainsi devons-nous vivre, nous aussi, pauvres d'amis et de toutes les choses créées qui nous empêchent d'imiter le Christ.
La troisième pauvreté du Christ est qu'il fut pauvre de lui-même. Il était tout-puissant, il voulut être faible afin que nous l'imitions, non pas certes en cachant une puissance que nous ne possédons pas, mais en considérant attentivement et en pleurant notre insuffisance, notre bassesse et notre misère.
C'est pourquoi l'âme qui désire faire la volonté de l'aimé qu il nous a montrée par son exemple, consister dans la pauvreté travaille à se faire pauvre comme lui dans toute la limite de ses forces.
140. — Elle veut aussi se transformer dans les douleurs que le Christ a endurées. Dieu le Père l'a fait fils de douleur ; toujours il vécut dans la souffrance ; il fut en suprême tristesse dès le premier instant de sa conception, parce que la divine sagesse lui montra tout ce qu'il devrait souffrir. Cette douleur dont cet instant avait marqué le début dura jusqu'à ce que son âme se séparât de son corps. C'est ce que nous révèle la prière qu'il fit quand il prononça ces paroles : « Mon âme est triste jusqu'à la mort. » Car, dès lors qu'il dit que la mort a été la fin de cette douleur, il nous laisse entendre qu'il faut en placer le début dans le temps de sa conception. Ayant été la cause de ces douleurs, nous devons nous transformer en elles ; et nous le faisons dans la mesure où nous aimons. Imitons donc toutes les douleurs du Christ puisqu'il les a toutes endurées ; vivons toujours dans les douleurs, désirons-les ; supportons avec patience tout ce qu'on peut nous dire ou nous faire d'injures et, sans y consentir, toutes les tentations qui peuvent nous advenir, et que Dieu permet, et agissons de même à l'égard des tribulations, des tristesses et de toutes les épreuves. Afin d'imiter l'aimé qui vécut continuellement
LA BONTÉ	315
dans la douleur, désirons-la lorsque nous ne la sentons pas, à condition toutefois de ne pas nous l'attirer par une faute.
141. — Le Christ fut aussi fils de mépris, car il fut par tous méprisé, abandonné, couvert d'opprobre. Nous devons l'imiter en cela si nous l'aimons, puisque l'amour fait désirer la ressemblance. Or celui qui considère vraiment sa pauvreté et qui est véritablement pauvre, est affligé, par conséquent méprisé. D'où il suit que la vraie pauvreté est la racine de toutes ces choses. Il fut aussi fils d'obéissance. Par obéissance il quitta le sein du Père, et il lui obéit jusqu'à la mort. Nous devons l'imiter en cela, non seulement obéir aux préceptes et aux conseils divins, aux ordres de nos supérieurs si nous en avons, mais encore obéir aux messagers de sa volonté, c'est-à-dire aux inspirations que Dieu envoie dans notre âme. Obéissons-lui promptement sans différer.
142. — Ce n'est pas seulement dans ces vertus mais aussi dans les autres que nous devons imiter Notre-Seigneur Jésus-Christ. Imitons-le dans sa paix, montrons-nous pacifiques dans nos paroles, dans nos oeuvres, dans toute notre vie ; non pas cependant à l'égard des défauts et de ce qui met notre âme en danger ; lorsqu'il s'agit de repousser le mal, nous devons être au contraire comme des lions. Nous devons aussi pratiquer la bonté, la mansuétude, non seulement envers nous mais envers tous les hommes, dans la mesure qui convient à chacun. Gardons-nous d'une trop grande familiarité avec les pervers, si ce n'est pour les ramener à Dieu, dans ce cas allons même jusqu'à les servir. Usant encore de bonté et de mansuétude, ne répliquons pas, ne rendons pas le mal pour le mal, mais supportons-le avec patience. Montrons-nous condescendants même envers ceux qui nous injurient ; faisons-le par bienveillance et non pour les faire taxer d'injustice. Montrons un front calme et une âme tranquille à ceux qui nous offensent, à l'exemple d'une certaine personne qui aurait volontiers baisé les pieds de ses offenseurs.
LA CONNAISSANCE DE SOI	317
Pour acquérir cette vertu, rappelons-nous avec quelle douceur le Christ a tout supporté. Quand on regarde cet exemple il donne la force de retenir l'indignation.
143. — Nous devons aussi l'imiter, être loyaux, dans nos oeuvres et dans nos discours, bannir toute simulation, toute duplicité.
144. — Une autre fois, la fidèle du Christ commença à me parler en ces termes : « Tout débordant d'amour pour l'âme, Dieu lui distribue des caresses, c'est-à-dire des consolations, des sentiments et autres faveurs semblables, que je nomme des caresses et que l'âme ne devrait point désirer. Elles ne sont cependant pas à mépriser, elles font courir l'âme, elles sont sa nourriture, elles l'aident à s'élever jusqu'à l'amour de Dieu et à se transformer en l'aimé. »
145. — Une autre fois, on lui demandait pourquoi il faut aimer la pauvreté, la douleur et le mépris. Elle répondit : « L'homme doit connaître Dieu et se connaître soi-même. La connaissance de Dieu présuppose la connaissance de soi, de la manière que voici. L'homme considère et voit qui il offense, puis il considère et voit qui il est, lui l'offenseur. De cette seconde considération et vision, il reçoit grâce sur grâce, lumière sur lumière, vision sur vision ; et par là il s'achemine à la connaissance de Dieu. Or, plus il connaît, plus il aime ; plus il aime, plus il désire ; plus il désire, plus il opère avec force ; son opération est la mesure, l'indice de l'amour. Car l'amour pur, véritable, droit, se reconnaît à ce signe que l'on aime et que l'on fait ce qu'a aimé et fait celui qu'on aime. Or, le Christ qu'on aime, a aimé et pratiqué tcute sa vie la pauvreté, la douleur et le mépris ; donc, celui qui l'aime, doit toujours les aimer, les pratiquer à la manière du Christ, comme il a été dit ci-dessus.
FAIRE PÉNITENCE	319
146. — Elle dit un jour que si quelqu'un faisait à lui seul toutes les pénitences qu'ont faites tous les hommes, il n'en tenait pas encore assez pour mériter les biens promis et attendus. Voilà pourquoi chacun devrait s'efforcer de faire dans le secret toutes les pénitences en son pouvoir et même désirer faire celles qui dépassent ses forces ; chacun devrait même faire pénitence en public pourvu qu'il ne cherche pas à se faire voir ; s'abstenir du bien pour ne pas être vu, c'est tiédeur. On ne doit jamais s'en abstenir pour ce motif. Ici encore le Maître nous a donné l'exemple ; il a fait beaucoup d'actions vertueuses dont on n'a jamais rien su, et, cependant son amour était si grand, qu'il en a a fait aussi beaucoup en public.
BÉNÉDICTION DES FILS D'ANGÈLE
147. — En la fête de Saint-Pierre-ès-Liens, je voulais communier à la messe que l'un de vous devait dire à l'autel situé près de la chaire, du côté droit de l'église du bienheureux François ; tout à coup il me fut dit : « Voici que Frère un tel vient. » — Elle dit cela d'un de ses fils ; nous étions neuf à ses côtés devant cet autel. — Quand la voix dit : Voici que frère un tel vient, je ne voulus pas lever la tête pour le voir, car je doutais ; lorsque je revins de l'autel, je le vis. Beaucoup de choses me furent dites de lui en particulier. Ensuite il me fut dit de tous en général : «De ceux-ci et de tous les autres, tu auras de la joie. » J'avais demandé qu'ils fussent tous purifiés, et qu'ils me donnassent tous de la joie. Dieu les purifia tous et me dit : « A tes fils présents et absents je donnerai le feu du Saint-Esprit, il les enflammera tous, et par l'amour, il les transformera totalement en ma passion. Il y aura cependant entre eux de grandes différences. Ceux qui se souviendront davantage de ma passion, m'aimeront
VISION DE LA PORTIONCULE	323
davantage ; ceux qui m'aimeront davantage, me seront plus unis. » Il dit au sujet de cette différence d'autres choses dont je ne me souviens pas. Tout cela me causa une très grande joie.
Alors, mon âme fut subitement élevée ; je vis la majesté divine d'une vision absolument ineffable ; je ne l'avais jamais vue de la sortgre la voyais tenant tous mes fils dans ses bras ; elle en tenait quelques-uns comme à son côté, elle en tenait d'autres plus près de sa poitrine et de son visage, elle en embrassait d'autres totalement ; selon qu'ils étaient plus ou moins transformés en la passion du Christ et en son amour. Tous, les premiers, les seconds, les troisièmes, jouissaient de Dieu ; mais ceux qui étaient totalement embrassés et se tenaient face à Dieu, jouissaient ineffablement plus que les autres. Je me délectais ineffablement dans ce spectacle.
148. — Le jour suivant de bon matin, je cherchais à pénétrer dans l'église de la glorieuse Vierge à la Portioncule pour gagner l'indulgence, je tenais par la main une femme qui voulait m'aider à entrer. Lorsque je posai le pied sur le seuil, tout à coup mon âme fut ravie ; mon corps s'arrêta, resta sans mouvement. Je lâchai la femme qui me précédait pour me frayer le chemin ; je vis une église d'une grandeur et d'une beauté étonnantes, subitement agrandie par Dieu. Rien de matériel ne m'apparaissait dans cette église, tout y était inexprimable. Mon âme s'étonna que l'église s'agrandît si subitement tandis que j'y posais le pied ; car je savais cette église de Sainte-Marie de la Portioncule toute petite.
RENDONS GRACES A DIEU.
DERNIÈRE MESSE DU FRÈRE ARNAUD 325
149. — De même, pendant que frère A[rnaud] disait la messe à l'autel situé de l'autre côté de ladite église, il lui fut dit : « Que mon fils et le tien que voici ait la bénédiction du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Tu auras de lui beaucoup de joie. » La voix ajouta : « Tu auras des fils ; qu'ils reçoivent tous cette bénédiction, car tous mes fils sont tiens, et les tiens sont miens. »
150. — De retour à Foligno, lorsque je communiai à la dernière messe que ce frère célébra, il me fut dit de lui : « Ton fils intime que voici, te donnera beaucoup de joie ; je confirme la bénédiction éternelle que je lui ai donnée. C'est moi qui enlève les péchés, personne ne peut les enlever si ce n'est moi ; je lui ai enlevé la peine et la coulpe. » Comme je ne comprenais rien à ces paroles, je les rapportai au frère après qu'il eut achevé sa messe. Et lui, quand il entendit ce mot : Je lui ai enlevé la coulpe et la peine, il retira son capuce, inclina la tête et pleura.
Le bienheureux François dit à propos du susdit frère : « Soeur, rappelle-moi au souvenir de mon frère Arnaud. » 
LA FÊTE DES ANGES	327
151. — Le jour de la fête des anges au mois de septembre', j'étais dans l'église des Frères Mineurs à Foligno, je voulais communier. Le moment de la communion approchait ; je priais, comme auparavant, les anges et surtout saint Michel en ces termes : « O ministres du Dieu que voici, vous qui avez l'office et le pouvoir de le servir et de le présenter aux autres, présentez-le moi tel que le Père l'a donné aux hommes. Présentez-le moi d'abord vivant, pauvre, plein de douleurs, flagellé, ensanglanté ; présentez-le moi ensuite mort sur la croix. » Les très saints anges me répondirent avec une douceur indicible : «O tout agréable et toute délectable à Dieu. Le voici à ta disposition, tu l'as présent. Tu reçois en outre le pouvoir de le présenter et de le communiquer aux autres. En effet, je l'avais présent comme je l'avais demandé aux très saints anges. Je le voyais très clairement des yeux de l'esprit, d'abord vivant, tout plein de douleur, ensanglanté et crucifié ; puis mort sur la croix. Je sentais, j'avais une si vive douleur à la vue d'un si douloureux spectacle que mon coeur semblait sur le point d'éclater. D'autre part, je ressentais de si grandes délices, une si grande joie de la présence des anges, leurs discours m'étaient si agréables que jamais leurs paroles ne m'en avaient causé une telle joie. Je n'aurais jamais cru les très saints anges si aimables et capables de procurer à l'âme des délices pareilles s ils ne me les avaient procurées. Comme j avais prié tous les anges, mais particulièrement les séraphins, les très saints anges me dirent : «Voici que tu reçois ce que possèdent les séraphins et que tu y participes. »
MALADIE D'ANGÈLE	329
152. — Une fois j'étais couchée et malade, je m'entendis dire ces paroles par le Dieu-Homme souffrant : « Viens à moi, toi qui est colorée de toute couleur agréable. » Et il ajouta : « Je veux que tu sois ma martyre. »
Comme j'avais demandé la très sainte onction, les frères me dirent qu'il y avait parmi eux quelque murmure à ce sujet ; ma compagne ayant été ointe peu de temps auparavant, les frères disaient que nous faisions trop fréquemment usage de cette onction. Ces paroles me causèrent quelque ennui. Or, pendant que j'étais ainsi couchée légèrement troublée, tout à coup ces paroles me furent dites : « Je t'oindrai, moi, avec tous mes prêtres ; tu seras ointe. »
153. — Une autre fois, pendant la même maladie, j'étais couchée, bien affaiblie, bien affligée dans mon corps : le Dieu-Homme Jésus m'apparut sous les traits d'un aimable consolateur. Il commença par me témoigner ce qui fait habituellement plaisir aux malades, savoir une grande compassion par laquelle il semblait compatir beaucoup à mes souffrances. Puis il me dit : « je suis venu pour te servir, je veux te servir. » Le service qu'il me rendait consistait en ceci : il s'asseyait devant mon lit, il me montrait une bienveillance tout à fait inexprimable. Quant à la joie inénarrable et à la délectation que j'avais de le voir et de l'entendre ainsi, je n'en puis absolument rien dire. Je le voyais des yeux de l'esprit beaucoup plus clairement que les yeux du corps ne peuvent voir un objet matériel. Cette très claire et très agréable vision me donnait une joie, une délectation de l'es prit tout à fait inexprimables.
Ensuite il me montra le bienheureux François et me dit :
« voici celui que tu as tant aimé après moi ; je veux qu'il te serve. » Et le bienheureux François me témoigna une telle familiarité et un amour si intime qu'ils dépassaient toute limite. Je
MALADIE D'ANGÈLE	331
me délectais dans cette familiarité si grande et dans l'amour que le bienheureux François me témoignait, Il m'adressa alors des paroles très secrètes et très élevées. Puis il me dit : « Toi seule est née de moi. »
RENDONS GRACES A DIEU. AMEN. AMEN.
VISION DE JÉSUS ENFANT
154. — Le jour de la purification de la bienheureuse Vierge, j'étais, le matin, dans l'église des Frères Mineurs à Foligno ; on distribuait les cierges ; les paroles suivantes me furent adressées : « Voici l'heure où la Madone vint au temple avec son fils. » Quand mon âme entendit, elle entendit avec un amour si grand qu'il est impossible d'en rien dire ni d'en rien comprendre.
Alors mon âme fut ravie, elle vit entrer la Madone, elle alla au devant d'elle, tremblante de respect. La Madone la rassura ; elle lui tendit son Fils et lui dit : « Tiens, amante de mcn Fils. » En disant ces paroles, elle étendit les bras et déposa son Fils dans les miens. Il semblait avoir les yeux fermés comme s'il dormait, il était enveloppé de langes ou de bandelettes. Comme une femme fatiguée de la noire, la Vierge s'assit. Son maintien, ses gestes étaient si beaux, si gracieux, qu'il m'était extrêmement doux de la voir, de la contempler ainsi et que non seulement mon âme pouvait contempler l'enfant que je tenais pressé dans mes bras, mais que je regardais aussi la Madone.
Soudain l'enfant demeura tout nu dans mes bras. Il ouvrit les yeux, les leva, me regarda. Je vis, je sentis un tel amour dans son regard qu'il me conquit toute entière. J'approchai mon visage de son visage, je pressai ma joue contre la sienne, tant celui que je tenais nu entre mes bras m'avait enflammée d'amour pur en ouvrant et en levant les yeux. Ce qui émanait de cet enfant et
LE VENDREDI DE LA PURIFICATION 335
de ses yeux était un bien tout indicible ; je le sentis, je ne puis nullement l'exprimer.
Soudain une immense majesté m'apparut, elle me dit : « Celui qui ne m'aura pas vu petit ne me verra pas grand. » Elle ajouta : « Je suis venu, je me suis donné à toi, donne-toi. » Il ne dit pas de quelle manière ni à qui je devais me donner. Mais immédiatement, dans un admirable et indicible mouvement, mon âme s'offrit elle-même à lui. Ensuite elle offrit spécialement et nommément quelques-uns de ses fils, elle s'offrit elle-même et l'une et l'autre offrande fut parfaite, totale, sans réserve aucune ; ensuite elle offrit tous ses fils. Mon âme vit, comprit que Dieu acceptait cette offrande et la recevait avec grande allégresse. Quant à l'ineffable allégresse, quant aux délices et à la douceur que j'éprouvai de voir Dieu recevoir et accepter cette offrande avec tant de bonté, je n'en pourrais pas dire un mot.
155. — Le vendredi qui suivait immédiatement cette même fête, de bon matin, je disais à Dieu : Je sais que tu es mon Dieu, que tu es mon Père, que tu es mon Seigneur, enseigne-moi ce que tu veux que je fasse, instruis-moi de ce qui te plait, je suis prête à obéir. Je m'étais attardée jusqu'à tierce dans ces paroles et en d'autres semblables, alors il me fut dit : « Je sais, moi, ce qui me plait. » J'ai bien entendu cette parole ; mais, ce que j'ai vu, ce que j'ai compris, ce qu'il m'a montré, je ne puis trouver aucune manière
LA VOIE DROITE	337
de l'exprimer et cependant je dirais plus volontiers ce que j'ai compris que le mot que j'ai entendu. Ce fut un abîme absolument ineffable. Il me montra ce que tu es toi-même, qui sont ceux qui vivent en lui et ceux qui n'y vivent pas. Il dit : « En vérité je te dis qu'il n'y a pas de voie droite en dehors de celle qui suit mes pas; car, dans ma voie, il n'y a de déception pour personne.» ces deux mots En vérité il me les a dits souvent en de nombreux entretiens.
MANIFESTATIONS DE L'AMOUR VRAI
156. — Le Mercredi saint, je méditais la passion du Fils de Dieu incarné et je m'efforçais de chasser toute autre pensée de mon esprit afin de mieux me recueillir dans la passion et dans la mort du fils de Dieu. Je n'avais qu'un souci, je n'avais qu'un désir, trouver le moyen de mieux emplir mon âme de cette passion, de cette mort du fils de Dieu. Tandis que je me livrais à ces réflexions, une parole divine retentit tout à coup dans mon âme : « Mon amour pour toi n'a pas été un mensonge. » Cette parole me frappa d'une douleur mortelle. Les yeux de mon âme s'ouvrirent aussitôt et je compris que cette parole était vraie. Je voyais ce que cet amour avait fait et ce qu'il avait enduré. Je voyais tout ce que le Fils de Dieu avait fait à cause de son amour. Je voyais tout ce que le Dieu-Homme souffrant avait Supporté dans sa vie et dans sa mort par l'effet de son indicible et débordant amour. Voyant ainsi en lui toutes les marques d'un amour très vrai, je comprenais la parfaite vérité de cette parole qu'il ne m'a pas aimée par moquerie mais d'un amour complet, absolu ; je voyais en revanche que c'était en moi tout le le contraire, que min amour pour lui était un mensonge, que je ne l'aimais pas en vérité. Et cette vue était pour moi un chagrin mortel, ma douleur si intolérable que je croyais mourir.
Aussitôt d'autres paroles vinrent augmenter ma douleur. Les
MON AMOUR N'A PAS ÉTÉ UN MENSONCE 341
voici. Quand il m'eut dit : Mon amour pour toi n'a pas été un mensonge, quand j'eus compris que c'était vrai et que c'était en moi tout le contraire, quand enfin j'eus ressenti tant de douleur que je croyais mourir, il ajouta : « Je ne t'ai pas servie par simulation. » Puis : « Je ne t'ai pas aimée comme une absente » ; ces paroles accrurent encore ma peine, ma douleur mortelle ; mon âme cria : « 0 Maître, ce que tu dis n'être pas en toi est tout en moi ; je ne t'ai jamais aimé que par moquerie et mensonge, je n'ai jamais voulu m'approcher vraiment de toi pour partager les douleurs que tu as endurées et éprouvées pour moi, je ne t'ai  jamais servi que par simulation et non dans la vérité. » Quand je voyais combien il m'avait véritablement aimée, quand je voyais toutes les marques, tous les effets de son amour très vrai, quand je voyais comment il s'était donné tout entier pour me servir, comment il s'était rapproché de moi au point de se faire homme pour porter et sentir en vérité mes douleurs, quand je voyais en moi tout le contraire, je croyais mourir de douleur et de peine. Je sentais les côtes de ma poitrine se disjoindre sous l'excès de la douleur, il me semblait que mon coeur voulait éclater.
Tandis que je réfléchissais spécialement à cette parole : « Je ne t'ai pas aimée comme une absente, » il ajouta : « Je suis plus intime à ton âme que ton âme à soi-même. » Ce mot augmenta encore ma douleur, parce que plus je voyais combien il était intime à mon âme, plus je connaissais que je m'étais pour ma part éloignée de lui.
Il ajouta d'autres paroles qui me firent voir les entrailles de son amour. Il dit : « Si quelqu'un voulait me sentir dans son esprit, je ne me soustrairais pas ; si quelqu'un voulait me voir, j'aurais le plus grand plaisir à me manifester à lui ; si quelqu'un voulait converser avec moi, avec quelle joie je converserais avec lui. » Ces paroles éveillèrent dans mon âme le désir de ne vouloir sentir, voir, dire rien qui pût offenser Dieu. C'est là ce que
LES VRAIS FILS DU CHRIST ET D'ANGÈLE 343
Dieu réclame spécialement de ses fils ; dès lors qu'il les a appelés et choisis pour le sentir, le voir et converser avec lui, il les invite à éviter tout ce qui en détourne. Dès le début, lorsqu'il me montra les caractères distinctifs de ses fils, il me dit : « Tous ceux qui seront les amants, les suivants de ma pauvreté, de ma douleur et de mon abaissement, sont mes fils légitimes et les tiens, les autres ne le sont pas. Ceux qui auront l'esprit fixé sur ma passion et sur ma mort, en dehors desquels il n'y a pas de vrai salut, sont mes fils légitimes et les tiens, les autres ne le sont pas. »
RENDONS TOUJOURS GRACES A DIEU. AMEN.
LETTRE A SES FILS SUR L'HUMILITÉ
157. — O les bien-aimés de mon âme, je désire de vous ce que je désire de ma compagne et de moi-même, que vous ayez une même pensée et qu'il n'y ait point de divisions parmi vous. Je désire que vous ayez dans vos âmes ce qui réconcilie les gens divisés par la discorde, c'est d'être petits. Car lorsqu'on est petit, on ne tire point suffisance de sa science ou de son jugement, on a l'âme toute prête à voir ses défauts et ses misères, à se faire son propre procès afin de se convaincre de ses défauts et de s'efforcer de les corriger. De plus, lorsqu'on est petit on ne s'impose pas, on-ne se rend pas importun à autrui, on ne met point de mépris dans ses paroles, bien que par sa vie on frappe tous ceux qui sont contraires à cette petitesse. Voilà donc ce que je désire de vous, ô mes intimes, que, dans cette voie de la petitesse et de la pauvreté, du zèle discret et de la discrète compassion, votre vie soit, lors même que votre langue se tait, un clair miroir pour ceux qui veulent suivre cette voie, et une épée émoulue contre les adversaires de la vérité.
O mes intimes, pardonnez à mon orgueil si j'ose, moi si orgueilleuse, fille d'orgueil, vous faire la leçon, vous pousser dans la voie de l'humilité, alors que je suis tout le contraire de l'humilité. Mais le zèle, la certitude me font ainsi parler. Je vous parle avec autant d'assurance qu'à mon âme ; c'est pourquoi, bien que je vous ai parlé avec orgueil, je vous en prie, pardonnez-moi, parce que je l'ai fait avec avec confiance.
SE FAIRE PETIT	347
O mes très chers, mon âme trouverait une grande paix, si j'entendais dire qu'en vous faisant petits, vous êtes devenus un seul coeur et une seule âme ; car, sans cette unité, je ne vois pas en vérité que vous puissiez plaire à Dieu.
DU RECUEILLEMENT DE L'ÂME
158. — Rien ne nous est nécessaire que Dieu. Trouver Dieu, c'est recueillir notre esprit en lui. Pour que l'esprit se recueille davantage en Dieu, il faut couper toute relation, toute familiarité superflue, tout parler inutile, tout désir de savoir du nouveau ; bref, il faut séparer son esprit de tout ce qui le disperse, le faire rentrer en soi pour qu'il connaisse l'abîme de ses misères. Il faut réfléchir à ce qu'on a fait dans le passé, à ce que l'on fait dans le présent, voir enfin quel bien on pourra se proposer. Ne laissons pas passer un jour sans nous entretenir de ces pensées ; si le jour passe, que du moins la nuit ne passe point. Applique-toi, ô âme, à connaître la miséricorde divine, à connaître comment Jésus-Christ a agi avec toi dans toutes tes misères. Garde-toi bien afin de lui être reconnaissante et de ne pas oublier ce bienfait.
Garde-toi de l'orgueil, combats l'honneur et toutes les vanités, l'honneur spirituel aussi bien que l'honneur temporel ; combats la gourmandise et l'avarice, ne recherche rien ni peu, ni beaucoup qui puisse te rendre cupide, ni aucune chose. Ne recherche aucune charge, et ne désire aucun honneur. Ce sont là des filles de l'orgueil, qui ne permettent pas à l'âme de gagner les hauteurs.
RENDONS CRACES A DIEU.
LETTRE A SES FILS SUR LA CONNAISSANCE
DE DIEU ET DE SOI-MÊME
159. — Ne vous étonnez point, mes très chers fils, si je n'ai pas répondu à plusieurs lettres que vous m'avez envoyées, car je suis tellement empêchée que je ne puis envoyer de lettres ni à vous ni à d'autres, ni dire de paroles spirituelles si ce n'est les paroles banales que voici. Il n'est au monde que deux choses qu'il me soit agréable de dire, les voici : connaître Dieu et se connaître soi-même, demeurer continuellement dans sa prison intérieure et n'en sortir jamais. Si quelqu'un est sorti de sa prison, qu'il s'efforce d'y rentrer avec douleur et vraie contrition. J'en suis convaincue, celui qui ne sait pas rester et se tenir en sa prison, ne peut pas aller. car il n'en a pas le pouvoir. à la recherche d'un autre bien que soi-même, il ne peut se préoccuper que de ce qui le dépasse.
O mes très chers fils, que sert toute révélation, toute vision, tout sentiment, toute douceur, toute sagesse, toute élévation, toute contemplation, si l'on n'a pas une vraie connaissance de Dieu et de soi-même ? En vérité, je vous le dis, tout cela est néant. Voilà pourquoi je m'étonne que vous attendiez des lettres de moi ; car je ne vois pas que ma lettre ou mes paroles doivent ou puissent vous consoler, je ne vois pas que vous puissiez en recevoir quelque consolation, vous ne pouvez en recevoir que de cette seule connaissance. Il m'est agréable de vous entretenir de ce sujet et de lui seul ; le silence m'est imposé sur tout le reste. Je vous en conjure, mes chers fils, priez Dieu qu'il nous donne cette lumière à moi et à tous mes enfants et qu'il nous y fasse demeurer à jamais.
LA VISION SE GARDE SOI-MÊME	353
Je dis encore : la vision de l'incréé, l'amour qui naît de la vision de l'incréé défend la vision ; mais, parce que quelquefois l'amour et la charité ne défendent pas bien contre la révélation des secrets de la vision, l'amour étant fait pour se dilater, une autre garde a été donnée à la vision comme est le saint zèle, qui naît de la vision vraie et qui garde mieux que l'amour ; en raison de la garde soigneuse que fait ce zèle, il fait du certain l'incertain et rend noir le blanc. Puis la vision elle-même surgit, met de côté l'amour et le zèle, et se garde soi-même.
C'est pourquoi, mes fils, excusez-moi ; car c'est là le lien qui m'a imposé et qui m'impose le silence. Et, dans quelque mesure que je m'excuse, j'accuse la vision droite, parce que la vision sait bien pourquoi elle dit et me fera dire tout ce qui sera nécessaire à vous et aux autres.
Que toutes nos salutations aient leur accomplissement dans la résurrection du Seigneur et dans la rénovation qu'il fait en ses aimés les plus parfaits.
LETTRE A UN FILS SUR LA DISCIPLINE DE LA DOULEUR
160. — 0 mon fils, je désire de tout moi-même que tu sois un amant, un disciple de la douleur. 3e désire de tout moi-même que tu sois privé de toute consolation temporelle et spirituelle ; telle est ma consolation, je te prie qu'elle soit tienne. 3e n'entends point servir ni aimer pour aucune récompense ; mais j'entends servir et aimer à cause de la bonté incompréhensible de Dieu. Je désire que tu croisses encore, que tu renaisses dans ce désir d'être privé de toute consolation pour l'amour du Dieu-
Homme Jésus-Christ désolé. 3e ne t'écris pas d'autre lettre que celle-ci, puisses-tu croître toujours dans l'union avec Dieu, dans la faim, dans la soif d'être désolé toujours, tant que tu vivras.
LETTRE A UN FILS SUR LA VOIE DE LA CROIX
161. — O fils très cher, si tu désires la lumière de la grâce divine, si tu désires éloigner ton coeur de toutes les sollicitudes, réfréner les tentations nuisibles, être parfait dans la voie de Dieu, cours sans tarder à la croix du Christ. En vérité, il n'a pas été donné aux enfants de Dieu d'autre voie par où ils puissent trouver Dieu et, l'ayant trouvé, le garder, si ce n'est la voie et la vie de ce Dieu-Homme souffrant, qui comme j'ai accoutumé de le dire et comme je l'affirme à nouveau, est le livre de vie.
Nul ne peut avoir accès à la délectation que par l'oraison continue. L'oraison continue illumine l'âme, l'élève, la transforme. Illuminée par la lumière perçue dans l'oraison, l'âme voit clairement la voie du Christ, préparée et foulée par les pieds du Crucifié ; et, y courant d'un coeur dilaté, elle s'éloigne des lourds soucis du monde, elle s'élève au-dessus de soi-même à la puissance de la douceur divine; ainsi élevée elle est embrasée d'un feu divin ; et élevée, illuminée, embrasée de la sorte, elle est transformée dans le Dieu-Homme lui-même. L'oraison continue trouve tout cela dans la contemplation de la croix.
O mon très cher fils, réfugie-toi donc aux pieds de cette croix, demande à celui qui y meurt pour toi de t'illuminer afin que tu te connaisses pleinement et qu'abimé dans la connaissance de tes propres défauts, tu puisses t'élever à une connaissance plus pleine de la bonté divine qui te paraissait incompréhensible, quand tu voyais Dieu t'élever, toi si plein de défauts, à la dignité de fils et
FILS LÉGITIMES ET FILS ADULTÉRINS 359
te promettre d'être ton père. Ne sois donc pas ingrat envers lui. Applique-toi à accomplir en tout la volonté d'un père si grand et si aimable. Car. si le bon plaisir de Dieu leur Père ne s'accomplit dans les fils légitimes, comment s'accomplit-il dans les fils adultérins ? J'appelle fils adultérine ceux que leur infidélité à la discipline de la croix égare à travers les désirs de la chair; fils légitimes ceux qui s'efforcent de se conformer en tout à leur maitre et père souffrant pour eux, dans sa pauvreté. dans ses douleurs. dans son abaissement, trois choses, mon très cher fils, que tu dois en toute certitude tenir pour le complément et k fondement de toute perfection. Ce sont ces trois choses qui éclairent véritablement l'âme. la parfont, la r urificn t et la préparent à la transfos.. mation divine.
162. — Elle dit encore que les tribulations de ce monde présageaient des consolations éternelles, aussi ne faut-il pas se préoccuper des tribulations temporelles, puisqu'elles ont une Fin.
Cher, je te demande, moi misérable, ce que rai grand honte de dire tu sais plus endormi que moi éveillée, quoique tu m'annonces des tribulations si j'étais bonne chrétienne, les tribulations seraient pour moi des consolations.
Je t'en prie encore, ne t'occupe pas des choses extérieures auxquelles on t'invite, auxquelles k monde t'invite continuellement à te mêler. Vous le savez mieux, en effet, autrement agissent ceux qui sont fils par création, autrement, ceux qui sont fils par la grâce. Or il n'y le point de doute sur ce point, celui qui aime beaucoup, veut être beaucoup aimé ; celui qui donne tout, réclame tout en retour. Fais donc, je t'en prie, très cher fils, tout ce que tu fais conformément à sa volonté ;
PROGRESSE 1	361
j'en suis persuadée, tu es un fils très cher à Dieu, Dieu te veut tout entier, il ne veut pas seulement une partie de toi, il te veut tout entier, je t'en conjure donc, ne te laisse pas entraîner par la pensée de perdre ou d'acquérir des honneurs ou des avantages temporels ; agis toujours conformément à la volonté du souverain bien.
Supporte, très cher fils, que le mal te soit fait plutôt que de le faire à autrui. Car tel est l'enseignement da Maître, qui a tout supporté et qui n'a voulu faire aux autres aucun mal.
Mon très cher fils, remplis ton noble esprit de ce Dieu incréé, et agis ; songe à la haute vocation que Dieu t'a réservée. Le Dieu incréé s'est fixé en toi, fixe-toi en lui, je t'en supplie. Progresse, progresse, progresse.
Que toutes nos salutations aient leur accomplissement dans la résurrection du Seigneur, dans celui qui est tout salut. Aide-moi à réaliser le désir affamé que j'ai de ton avancement. J'ai faim de te voir progresser, aide-moi à réaliser mon désir, prie le souverain bien de me rassasier de tes progrès.
Que la lumière, l'amour et la paix du Très-Haut soient avec toi. Je ne suis pas digne de te donner ma bénédiction ; je ne le mérite pas ; mais si, dans sa bonté, Dieu daigne me donner quelque bénédiction, je m'en dépouille, et je te la donne autant que Dieu le veut.
RENDONS GRACES A DIEU.
LETTRE A UN FILS POUR LE RÉCONFORTER
163. — Je désire vivement, très cher fils, que tu renaisses et que tu te renouvelles. Je désire, mon fils, que tu expulses entièrement de toi toute négligence et toute paresse. Je désire aussi, mon petit enfant, que tu ne pries pas moins, que tu ne veilles pas moins, que tu ne t'adonnes pas moins aux autres bonnes oeuvres, quand bien même la grâce divine te serait soustraite, que si tu la possèdais.
Il est excellent, mon fils, et très agréable à Dieu, de prier, de veiller, de travailler, de t'adonner aux autres bonnes oeuvres, avec la ferveur de la grâce divine. Mais, mon fils, il est bien plus parfait et bien plus agréable à Dieu, de ne diminuer ni tes prières, ni tes veilles, ni tes autres bonnes oeuvres, alors même que la grâce te serait soustraite. Agis sans la grâce comme tu agis avec la grâce. Mon fils, la chaleur, la ferveur divines te poussent parfois à prier, à veiller, à faire le bien ; eh bien! tâche de ne pas moins prier, de ne pas moins veiller, de ne pas moins t'adonner à toute bonne oeuvre, lorsque par hasard il plaît à Dieu de t'enlever cette chaleur, cette ferveur à cause de tes défauts, comme cela arrive le plus souvent ou afin d'augmenter sa grâce en toi ; et même si quelque jour la tribulation et la tentation qui punissent et purifient les enfants de Dieu, viennent à fondre sur toi, si la grâce t'est alors enlevée, tâche de ne pas moins prier, de ne pas moins veiller, de ne pas moins t'adonner aux bonnes oeuvres, de ne pas moins résister à la tentation ; con-
AVEC ET SANS LA GRACE	365
tinue de combattre afin de triompher ; tes continuelles prières, tes veilles, tes exercices, à force d'importunité amèneront Dieu à daigner te rendre la chaleur de sa grâce, la ferveur. Fais ce qui t'appartient, mon fils, Dieu fera le bien ce qui lui appartient. La prière où l'on se fait violence plit tout particulièrement à Dieu, mon fils.
A cause des regards ineffables, très doux, très consolants que je plonge dans ce Dieu incréé, Dieu même, dans son indicible bonté, me fait revenir et me retourner complètement vers toi, il me fait regarder en toi ; il me semble qu'il me montre pour ainsi dire tout ce qui est en toi, intérieurement et extérieurement, en sorte qu'avec une joie indicible et toute nouvelle, je me sens devenue toi, que je ne puis détourner mes yeux de ta personne. Sache-le, mon fils, mon amour est si ardent que je demande à celui qui l'a fait de le tempérer ; car il me semble que je ne m'appartiens plus, que je suis tienne. Ce qui me fait dire intérieurement : «A qui est-ce que j'écris, puisque je suis toi et que tu es moi ? » Si tu pouvais lire dans mon coeur, ô mon fils, tu serais bien con traint de faire tout ce que Dieu veut, car mon coeur est le coeur de Dieu et le coeur de Dieu est mon coeur.
Mon fils, tu as commencé de me donner de la joie ; je désire qu'elle s'accroisse ; elle aura son complément dans le paradis.
Ce qui affermit et fortifie le plus l'âme en Dieu, c'est l'amour ; ce qui la rend le plus tendre, c'est l'amour. L'un et l'autre a sa raison d'être ; je pense que tu le sais, je ne l'explique pas.
Sache, mon fils, que je vis dans une très grande langueur, c'est l'effet naturel de l'amour, car plus on aime, plus on désire posséder. Mon fils, je désire de toute mon âme te posséder devant la majesté divine ; voilà pourquoi je languis. Cet amour, mon fils, engendre encore un grand zèle ; ce zèle me fait souffrir, il me fait souffrir parce qu'il me fait sans cesse et de tout mon être redouter que quelque obstacle ne t'arrête dans la voie de Dieu.
AVEC ET SANS LA GRACE	367
C'est pourquoi mon fils, je t'en conjure de bout mon être, ne détourne pas les yeux de ton âme, de ce Dieu-Homme souffrant, qui doit embraser ton âme tout entière si tu les tiens fixés sur lui. Si tu ne les y tiens pas, essaie de toutes tes forces de les y tenir et de les y fixer. Mon fils, je désire encore, je désire de tout mon coeur ceci. Si ton esprit est élevé à la vision du Dieu-Homme souffrant, je m'en réjouis, mais si ton esprit n'est pas élevé à cette vision du Dieu-Homme souffrant, recommence par un bout ou par l'autre, parcours à nouveau toutes les voies de la passion et de la croix du Dieu-Homme souffrant. Si tu ne peux les retrouver et les posséder à nouveau par le coeur, dis-les et redis-les attentivement de bouche ; ce que la bouche dit et répète avec attention donne au coeur ferveur et chaleur.
Mon fils très cher, la pauvre sotte que je suis t'en supplie, ne mets pas ton appui dans le monde, ne te repose pas sur le monde. Quiconque s'appuiera sur le monde sera déçu, car le monde n'est que fausseté. Que ton appui soit le Dieu-Homme souffrant. Celui qui verrait le Dieu-Homme souffrant, tout pauvre et tout rempli d'une continuelle et indicible douleur, tout méprisé, tout anéanti, — et cette vision serait un effet de la grâce, — celui-là, j'en suis certaine, le suivrait dans la voie de la pauvreté, de la douleur continue, de l'opprobre et de l'abaissement.
Quant à la grâce divine, nul ne peut s'excuser de ne la pouvoir trouver. Très libéral dans ses dons, Dieu la distribue avec largesse à tous les hommes, à ceux du moins qui la veulent et qui la suivent.
Je désire aussi, mon fils, que tu ne te remplisses que de ce Dieu incréé, qu'il n'y ait d'autre plénitude dans ton esprit si ce n'est cette plénitude du Dieu incréé. Si tu ne peux avoir cette plénitude du Dieu incréé, aie et garde, du moins, la plénitude du Dieu-Homme souffrant ; si l'une et l'autre te sont soustraites,
LA GRACE DONNÉE A TOUS LES HOMMES 369
mon fils, n'aie pas de repos jusqu'à ce que tu aies retrouvé et reconquis l'une ou l'autre de ces plénitudes. Il ne faut jamais rester sans posséder l'une ou l'autre.
La lumière, l'amour et la paix du Dieu Très-Haut soient éternellement avec toi, mon fils. Porte-toi bien dans le Dieu-Homme Jésus-Christ et dans la Vierge, sa mère. Je t'en prie, ne sois pas ingrat envers cette Vierge bénie si pleine de sollicitude pour toi. Prie pour moi, créature très vile, et pour M., ma compagne, qui est bien malade.
[Variante du ms. de Bruxelles.]
La lumière, l'amour et la paix du Dieu très haut soient avec toi, mon fils. La bénédiction du Dieu très-haut soit avec toi pour l'éternité, mon fils. Porte-toi bien dans le Christ Dieu-Homme et dans la Vierge sa mère ; prie pour ma compagne qui est bien malade et qui fait soigneusement ce qu'elle t'a promis ; et pour moi, créature très vile, et pour tous tes frères et soeurs.
Nous sommes éternellement obligées envers notre vénérable père et le vôtre, frère Jean, ministre général, du si grand bienfait qu'il nous a octroyé à nous très viles et abjectes personnes. Que celui auquel il appartient de récompenser, le lui rende, et à toi, mon fils, également 1.
LES SEPT DONS DE DIEU
164. — Tout homme qui aura pu obtenir parfaitement ces dons très doux de Dieu doit savoir qu'il est consommé et parfait dans le très doux Seigneur Jésus-Christ, et qu'il est transformé en ce même très doux Jésus-Christ. Plus il progressera dans ces dons, plus l'être du très doux Jésus croîtra en lui.
Le premier de ces dons est l'amour de la pauvreté par lequel l'âme se dépouille de l'amour de toute créature, à ce point qu'elle ne veut rien posséder hormis Notre-Seigneur Jésus-Christ, qu'elle ne met son espérance dans le secours d'aucune créature de ce monde et le montre par ses oeuvres.
Le second consiste dans le désir d'être méprisé, vilipendé, couvert d'opprobres par toute créature, dans la volonté d'être estimée digne de tous ces affronts au point de ne trouver de compassion nulle part, dans la volonté enfin de vivre dans le coeur de Dieu seul et d'être compté pour rien par autrui.
Le troisième est le désir d'être accablé, affligé, submergé par toutes les douleurs du coeur et du corps de Notre très doux Seigneur Jésus et de sa très douce mère, et de voir toutes les créatures les lui faire subir sans relâche. Et qu'on le sache bien, faute de vouloir ces trois choses, on est très loin de posséder la très douce ressemblance du Christ béni. Ces trois désirs, désir de
SEPTIÈME DON	373
la douleur, désir de la pauvreté, désir de la pauvreté, désir de l'abaissement sous leur forme la plus achevée l'ont accompagné en tout lieu, en tout temps, en tout acte ; ils ont accompagné sa mère pareillement.
Le quatrième est de se réputer indigne d'un si grand bien et incapable de le posséder de par soi, de penser que plus on en possède, plus on doit être convaincu qu'on en a peu; celui qui a moins de la chose aimée, perd l'amour. Que donc on ne s'imagine jamais arrivé, qu'on se persuade au contraire être encore au début de la recherche, n'avoir jusque-là rien fait ni rien reçu.
Le cinquième est de se représenter sans cesse comment ces biens furent dans le Seigneur Jésus-Christ, et dans un continuel soupir de crier au Seigneur de donner et de mettre dans le coeur ce qui fut son vêtement, et ses compagnes. Et c'est dans cette parfaite transformation qu'il faut mettre enfin toute sa joie en cette vie. Et que l'on s'efforce de s'élever jusqu'à concevoir comment le coeur du très doux Jésus en fut surabondamment rempli, infiniment plus qu'il ne l'a manifesté dans son corps.
Le sixième est de fuir comme la pire des pestes tout ce qui s'oppose à l'acquisition de ces biens, que ce soit personne charnelle ou spirituelle, d'avoir en horreur, d'éviter, de mépriser comme un serpent tout ce qui en cette vie lui semble différent ou contraire.
Le septième est, conformément au mot de l'Évangile, de ne juger aucune créature, de ne pas s'empêtrer à juger les autres, de se croire au contraire le dernier des méchants et l'être le plus
SEPTIÈME DON	375
indigne de la grâce de Dieu. Et parce qu'on est infirme encore et incapable de servir Dieu sans l'espoir d'une récompense, qu'on sache bien que l'on mérite ainsi de posséder Dieu dans la patrie, mieux encore, d'être transformé totalement en Dieu. Et cela est si vrai que même en cette vie Dieu transforme déjà beaucoup en lui-même l'âme qui reproduit en elle ses abaissements, ses pauvretés, ses douleurs. Toutefois l'âme ne doit pas en cette vie chercher et désirer ces consolations divines, si ce n'est peut-être pour réconforter sa faiblesse. Elle doit désirer seulement la crucifixion complète, douloureuse, pauvre et méprisée du Christ.
LA LIBERTÉ ACCORDÉE A L'AME
165. — Parlant une ois de la liberté que Dieu donne à l'âme, elle dit :
Quand Dieu donne la liberté à l'âme, l'âme le comprend en pleine vérité, sans mélange d'erreur. Non seulement elle le comprend, elle le voit, elle le sent, parfois même elle s'entend dire dans un entretien divin que liberté lui est donnée de faire tout ce qu'elle veut. Dieu lui dit : « Je ne veux rien de plus que ce que tu veux. » Sa volonté est alors unie à Dieu. Dieu lui dit et lui donne mission de dire et de faire tout ce qu'elle veut faire et dire, il ne reste rien que Dieu ne lui confie entièrement. C'est la liberté de l'usage extérieur.
Mais la liberté qui est donnée à l'âme en Dieu, quand Dieu 1 l'élève, ne peut se décrire. Dieu qui l'élève, la saisit, l'étreint, l'emplit d'une si entière sécurité, qu'elle peut faire et dire tout ce qu'il lui plaît de corps et d'esprit. Aussitôt l'âme et le corps
LA LIBER	I É CONCÉDÉE A L'AME	379
reçoivent miraculeusement de Dieu un ordre admirable de sagesse ; le corps est si sagement ordonné qu'il ne peut se laisser aller à aucun déscrdre. Non pas que la crainte ou l'amour le retiennent, mais parce que l'âme, ne faisant plus qu'une seule volonté avec Dieu, ne veut rien en dehors de ce que Dieu veut. Si Dieu a donné un ordre commun aux infirmes et aux pécheurs, à plus forte raison, donne-t-il une plus grande liberté à l'âme qu'ilélève, la lie-t-il et 1 étreint-il par un ordre plus strict. plus sage, plus admirable.
RENDONS GRACES A DIEU. AMEN.
DU SACREMENT DE L'AUTEL
166. Une fois, interrogée sur le corps et le sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ que le prêtre sacrifie sur l'autel, elle répondit en ces termes : Si l'âme voulait et désirait comprendre et dire quelque chose de ce Dieu ordonnateur, souverain Bien incréé et incarné, si elle voulait connaître quelque chose de sa nature et de ses biens, et surtout de ce très haut et très saint sacrement, que le Dieu ordonnateur ordonne chaque jour par la bouche du prêtre, son ministre, elle devrait, au moment de la célébration, se transformer totalement en Dieu ; par l'amour transformée en lui, se mettre en sa présence, se tenir, entrer à l'intérieur même de Dieu et ne pas rester extérieure à lui. Voici ce que j'appelle se mettre en la présence, considérer Dieu intérieurement et voir cet ordonnateur, souverain bien incréé.
Que l'âme considère d'abord qui elle est et ce qu'elle est ; qu'elle s'élève ensuite au-dessus de soi en Dieu même, alors elle peut voir celui qui est invisible, connaître Celui qui est inconnaissable, sentir Celui qui est imperceptible, comprendre Celui qui est incoffipréhensible, parce qu'elle voit, connaît, sent, comprend Dieu, Lumière invisible, Bien incompréhensible, Bien inconnu. Comprenant, voyant, connaissant, goûtant, sen-
DEUXIÈME RAISON	383
tant Dieu même, l'âme, dans la mesure de son possible, se dilate en lui par l'amour, elle s'emplit de Dieu, elle se délecte en Dieu, et Dieu se délecte en elle et avec elle. L'âme reçoit, éprouve plus de douceur de ce qu'elle ne comprend pas que de ce qu'elle comprend, de ce qu elle ne possède pas que de ce qu elle possède, de ce qu elle ne sent pas que de ce qu'elle sent, de ce qu elle ne connaît pas que de ce qu'elle connaît. En vcici, me semble-t-il, la raison : pour parfaite que soit l'âme, fût-elle même très parfaite comme le fut celle de la bienheureuse Vierge, ce qu'elle comprend de ce Dieu ordonnateur, incréé et infini, n est rien en regard de ce qu'elle voit, sent et connaît ne pouvoir comprendre, voir, sentir, connaître. L'âme doit donc méditer, voir, sentir, connaître dans ce mystère et très haut sacrement, quelle est la nature de son ordonnateur incréé.
Elle doit aussi voir et considérer au sujet de et dans ce mystère ce qui fait l'ordre, c'est-à-dire ce qui a fait et fait qu'il est l'ordonnateur de ce mystère ; je ne sais quel nom lui donner, si ce n'est celui d'un amour sans mesure, qui est lui-même l'ordonnateur, le Dieu bon, l'amour infini.
L'âme doit encore voir et considérer à quelle fin ce mystère est ordonné, quel but la bonté suprême et infinie a voulu lui assigner. Elle a voulu nous unir à elle, s'incorporer à nous et nous incorporer à elle. Dieu veut que nous le portions en nous afin qu'il nous porte, qu'il nous réconforte et qu'il nous fortifie. Telle est la première raison de ce mystère et de ce très haut sacrement, que l'âme voit et doit voir, lorsqu'elle entre en Dieu.
167. — Ensuite, se détournant de cette réalité suprême, l'âme contemple et voit dans ce mystère une autre réalité moindre qui lui apparaît unie à la première ; si bien qu'elle voit, sent et connaît la plus petite dans la plus grande, et la plus grande dans la plus petite; car elle trouve Dieu incréé, Dieu fait homme.
TROISIÈME RAISON	385
c’est-a-dire la divinité et l'humanité unies et conjointes en une seule personne dans le Christ. Quelquefois dans la vie présente l'âme reçoit une joie plus intense de la plus petite que de la plus grande, parce qu'elle est plus conforme et plus adaptée à ce qu'elle voit dans le Christ, Dieu incarné, qu'à ce qui lui apparaît dans le Christ, Dieu incréé. L'âme, en effet, créée pour être la vie d'une chair et de tous les membres d'un corps trouve Dieu fait homme et Dieu incréé, le Christ créateur et créature, et, dans ce même Christ, une âme unie à la chair et au sang et à tous les membres de son corps très saint. C'est pourquoi, lorsque l'intelligence humaine trouve, voit et connaît dans ce mystère le Christ homme et le Christ Dieu ordonnateur de ce mystère, elle se délecte, elle sc dilate en lui, parce qu'elle voit le Dieu fait homme, le Dieu incréé, comme j'ai dit, se conformer à elle et presque lui ressembler, parce qu'elle voit l'âme du Christ, la chair, le corps du Christ. Mais, pendant qu'elle considère, voit, comprend et connaît cette humanité, elle ne perd pas de vue la divinité ; elle découvre, elle voit dans cet abîme des choses divines et humaines non seulement la bonté infinie de Dieu, mais aussi la suprême, l'inouïe charité humaine du Christ, Dieu fait homme, l'ordonnateur fait homme de de ce mystère.
Elle découvre, dis-je, la souveraine bonté et la suprême charité humaine du Seigneur. En effet l'âme peut trouver et voir, elle trouve et voit cette bonté infinie et cette charité souveraine en considérant attentivement au sujet de et dans ce mystère ce que je nomme la proximité, la longueur, la dureté. Méditant sur les circonstances dans lesquelles ce mystère fut institué, elle y trouve la proximité à côté de la longueur et la longueur non seulement juxtaposée mais unie à la dureté. Elle découvre, elle voit en effet qu'il fut institué à la cène du Seigneur, le soir, à la tombée de la nuit. Par longueur j'entends la longue passion du Christ ; or l'âme
LE MIRACLE DE L'EUCHARISTIE	387
trouve cette longue passion unie à sa mort si dure. Voilà ce que j'appelle la proximité, la dureté et la longueur. Voilà ce que l'âme peut, doit considérer et voir dans l'heure où ce mystère fut institué.
Ce fut en vérité une grande charité et une souveraine immense bonté dans le Christ Dieu et homme, d'ordonner et d'instituer à un tel moment, à une telle heure, un mystère si nouveau, si admirable, si inouï, si unique, si parfait, si plein d'amour, si inestimable, qui dans la vie présente consolerait tous ses fidèles, qui réconforterait et soutiendrait toute l'église militante.
168. — Comme elle avait employé le mot nouveau, on lui demanda s'il y eut quelque nouveauté en Dieu ordonnateur de ce mystère.
Elle répondit : en Dieu qui institue ce mystère, il ne se produit rien de nouveau, car Dieu ni ne varie ni ne change. La nouveauté de cette oeuvre de Dieu peut résider et réside dans la créature ; celle-ci subit un changement, puisque Dieu produit en elle un effet nouveau, une opération nouvelle, inaccoutumée. Ainsi ce mystère est et reste nouveau bien que de toute antiquité la Sainte Écriture en contint la figure. On peut donc l'appeler un sacrement ancien et nouveau, ancien quant à sa figure,nouveau quant à la réalité du sacrement qui fait toujours dans la créature des opérations si nouvelles. Nous savons, et nous voyons très certainement par la foi, que, bénis, sans aucun doute possible, par la puissance infinie de Dieu, au moment même où sont prononcées les paroles très saintes que le Christ, Dieu fait homme, a prescrites en l'instituant, et que le prêtre doit dire et dit, le pain et le vin deviennent la substance du Christ ; ainsi dans ce mystère sacré, la substance du pain et du vin est changée en la substance du Christ, Dieu fait homme. La couleur du pain et du vin, leur saveur, leur vertu, leur forme, leur mode, toutes leurs propriétés subsistent. Ces
L'EUCHARISTIE JOIE DES ANGES	389
propriétés ne subsistent pas dans le corps du Christ, elles subsistent en elles-mêmes par un effet de la puissance de Dieu les élevant au-dessus de leur nature. La couleur subsiste en soi, la saveur en soi, la forme en soi, la qualité en soi.Voilà vraiment une grande nouveauté opérée dans la créature par la puissance de Dieu, de sa bonté souveraine, en vertu de son immense charité. Et que de nouveautés uniques, sans exemple, le corps et le sang très saints de N.-S. J.-C. ne réalisent-ils pas et encore dans les amis et les élus de Dieu !
169. — Comme on lui demandait encore si ce mystère tout béni donne aux anges et aux saints quelque nouvelle joie, quelque nouvelle douceur, elle répondit : les anges et les saints l'ont, le voient, le sentent, le goûtent, ils se tiennent auprès, ils se tiennent au dedans de ce mystère, dans ce Dieu, Bien infini, qui fait leur béatitude à tous, car Dieu incréé et Dieu fait homme leur est toujours présent.
Si ce mystère nouveau leur apporte une nouvelle joie, une nouvelle douceur, et de nouveaux transports, ce peut être, je crois, en raison de l'harmpnie et du commerce qu'ils ont avec le chef et avec les membres, avec le cher c'est-à-dire le Christ Dieu fait homme, avec les membres, c'est-à-dire les juste, les fidèles. Ils voient, ils sentent, ils savent que ce mystère très haut réjouit le Christ. Le Christ lui-même leur montre qu'il y trouve une complaisance toute spéciale en raison du bien procuré à ses dévots fidèles et amis. C'est pourquoi les saints se délectent d'une façon toute spéciale dans ce mystère avec le Christ, ils font de nouveaux transports de joie, ils lui rendent à leur façon de nouveaux honneurs pour ce prodige nouveau. Ce qui plaît au chef peut et doit plaire aux membres, ce qui plaît au père doit plaire à ses enfants, ce qui plaît à un bon maître peut et doit plaire à toute sa maison. Tous les saints se réjouissent donc à leur
COMMENT S'APPROCHER DE L'EUCHARISTIE 391
manière de ce qui plaît à leur chef, père et seigneur, Dieu incréé, Dieu fait homme.
Les bienheureux qui règnent dans la céleste patrie peuvent encore trouver et ils trouvent de la joie dans ce mystère, à cause du bien et des avantages que ce sacrement procure aux âmes saintes de l'Église militante. Ainsi l'incomparable bienfait donné aux hommes dans ce mystère n'est pas seulement cause, sujet et moyen de joie et de douceur pour les âmes dévotes et saintes qui luttent dans la vie présente, il est cause de joie, de douceur et d'allégresse, pour tous les saints qui règnent avec Dieu dans la gloire. Aussi chacun devrait-il se réjouir grandement, lorsqu'il va recevoir ce bienfait dans ce très haut mystère.
170. — Et il devrait considérer de qui il s'approche, en quel état il s'approche, comment il s'approche, pourquoi il s'approche. Or, il va à un Bien qui est tout bien, la cause de tout bien, le donateur, le créateur et le possesseur de tout bien, qui est par conséquent le seul bien, et sans ce bien il n'est aucun bien, qui contente, emplit, rassasie tous les saints et tous les esprits bienheureux, toutes les âmes justes par sa grâce, et les âmes et les corps de tous les bienheureux qui règnent dans la gloire.
Il va recevoir aussi ce bien, Dieu fait homme, qui rassassie, abonde, surabonde dans toutes les créatures, par dessus toutes les créatures, en dehors de toutes les créatures, sans mode et sans mesure, souverain Bien, que la créature ne peut connaître ni posséder qu'autant qu'il le veut; et il le veut dans la mesure où son être permet à la créature de participer à celui qui est l'être, qui donne l'être à tout, qui est l'être souverain.
Il va à ce bien au-delà et en dehors duquel il n'y a pas d'autre fi bien. O bien négligé, inconnu, pas aimé, mais découvert par ceux qui te veulent tout entier, et qui ne peuvent pas te posséder tout entier.
COMMENT S'APPROCHER DE L'EUCHARISTIE 393
L'homme regarde et traite avec respect le morceau de pain dont son corps se nourrit. Et l'âme ne réfléchirait pas avant de recevoir ce Bien éternel, infini, créé et incréé, qui est l'aliment la nourriture sacramentelle, la huche et la fontaine de l'âme et du corps. C'est vraiment là le Bien qui contient tout bien. Que l'homme s'approche donc d'un tel et si grand bien, de cette table, avec le plus grand respect, la plus grande pureté, la plus grande crainte et le plus grand amour. Que l'âme s'avance toute joyeuse et parée, elle va à celui qui est le Bien de toute gloire, elle va à celui qui est la béatitude parfaite, la vie éternelle, la beauté, la hauteur, la douceur, tout l'amour, la douceur de l'amour.
171. — Mais pourquoi l'homme doit-il s'approcher ? Je vous dis, ce qu'il m'en semble ; il doit aller recevoir pour être reçu, aller pur pour être purifié, aller vivant pour être vivifié, aller juste pour être justifié, aller uni et joint au Christ pour être incorporé par Lui, en Lui, avec Li. i, Dieu incréé et fait Homme, que la main du prêtre distribue dans ce très saint et très haut mystère.
RENDONS GRACES A DIEU TOUJOURS. AMEN.
DE L'AMOUR DE DIEU
172. — Ce Dieu, notre créateur, Dieu incarné, Bien souverain et parfait, est tout amour. Il aime de soi tout, il voudrait qu'on l'aimât tout de soi. Il voudrait voir l'amour transformer en lui tous ses fils. J'appelle ses fils spéciaux, choisis, ceux qui, par la la grâce et la charité, vivent dans ce Dieu bon et parfait en l'aimant parfaitement. Nous sommes tous ses fils par création ; mais ses fils spéciaux, choisis, sont ceux en qui ce Dieu, souverain Bien se délecte particulièrement, parce qu'il découvre en eux sa propre ressemblance. La grâce divine et le parfait amour divin peuvent, seuls déposer, réaliser, former cette ressemblance dans l'âme de tout fils de Dieu. Dieu, en raison de sa noblesse naturelle, voudrait le co:ur de son fils tout entier et non partiellement, sans intermédiaire, sans partage, sans rien qui le lui dispute. Mais Dieu est si plein de courtoisie envers l'âme que si elle lui donne tout son coeur, il l'accepte tout entier; si elle le donne en partie, il l'accepte en partie, bien qu'il entre dans la nature de l'amour parfait de vouloir le tout et non une partie. Voyez, en effet, l'époux qui aime son épouse, il ne peut souffrir aucun partage en elle, pas in'Ime dans s,n secret amour. Si l'enfant de Dieu connaissait et goûtait cet amour divin, Dieu incréé, Dieu incarné, Dieu souffrant, qui est le Souverain Bien, il se donnerait à Lui, tout entier, il s'arracherait aux créatures, il s'arracherait à soi-même ; il aimerait tellement ce Dieu plein d'amour, qu'il s'identifierait tout entier à Dieu même, au Souverain Bien, qu'il aime.
LES DEUX FLORINS	397
Si donc l'âme veut s'élever à la perfection de l'amour qui se donne tout à Dieu et le sert non pas en vue d'une récompense
en ce monde ou même en l'autre, mais qui se donne à Dieu et sert Dieu, pour Dieu même parce qu'il est but bon et tout bien, tout digne d'être aimé pour lui seul, il lui faut entrer dans la voie droite et y marcher des pieds d'un amour pur, droit, fervent et ordonné.
173. — Le premier degré ou pas de l'âme qui entre dans cette voie et qui désire arriver à Dieu, est de connaître Dieu en vérité. Et je dis, connaître Dieu en vérité ce n'est pas le connaître seulement par le dehors, comme par la couleur de l'écriture, des paroles, des signes, des figures ou de quelque ressemblance tirée de la créature, manière de connaître qui est comme on dit, une simple connaissance de Dieu. Connaître Dieu en vérité, c'est le connaître en soi, en comprenant sa valeur, sa beauté, sa douceur, sa hauteur, sa vertu, sa bonté, bref c'est connaître le souverain Bien dans le souverain Bien. L'homme simple connaît les choses sur leur apparence, et le sage les connaît dans leur vérité ; et on pourrait donner à ce propos l'exemple ou la comparaison que voici. Supposez placés sur une route deux florins dont l'un est d'or et l'autre de plomb ; nomme simple prendra peut-être le florin d'or à cause de sa beauté ou de son éclat, il ne connaîtra pas la vertu de l'or ; tandis que le sage, connaissant véritablement l'or et le plomb, prendra l'or avec grand empressement et ne se souciera guère du plomb. De même, connaissant Dieu en vérité, l'âme comprend, connaît qu'il est bon, mieux encore, qu'il est le Bien souverain, le Bien parfait ; trouvant qu'il est bon, elle l'aime pour sa bonté ; l'aimant, elle désire le posséder ; le
LE FER ROUGE	399
désirant, elle donne tout qu'elle a et peut avoir et elle se donne elle-même afin de pouvoir le posséder ; alors le possédant, elle sent, elle goûte sa douceur ; possédant, sentant, goûtant Dieu, douceur souveraine et infinie, elle l'étreint avec une délectation incomparables, Pénétrée d'amour pour ce très doux aimé, elle désire l'étreindre ; désirant l'étreindre, elle l'embrasse; l'embrassant, elle l'enserre fortement, elle s'unit à Dieu et unit Dieu à elle avec la suprême douceur de l'amour. La vertu de l'amour transforme l'amant en l'aimé et l'aimé en l'amant. C'est-à-dire embrasée d'amour divin, l'âme se transforme, l'amour, en Dieu, qu'elle aime avec tant de douceur. De même que le fer embrasé reçoit en lui la forme, la couleur, la chaleur, la vertu, la valeur du feu, et devient comme du feu ; de même qu'il se livre au feu tout entier, et non partiellement, et ne subsiste qu'en étant embrasé
dans l'intime de sa substance ; ainsi, l'âme, unie à Dieu et avec Dieu par le feu parfait de l'amour divin, se donne et se place
tout entière en Dieu, et transformée en Dieu sans avoir perdu sa substance propre, elle transforme sa vie tout entière dans le Dieu amour et l'amour la rend quasi toute divine.
Il faut donc que la connaissance précède, et qu'ensuite l'amour suive, pour transformer l'aimé en l'amant, c'est-à-dire pour transformer l'âme qui connaît en vérité et qui aime avec ferveur dans le bien qu'elle connaît et qu'elle aime avec ferveur. Or cette connaissance ne peut venir à l'âme ni d'elle, ni d'aucune créature ; elle ne peut lui venir que de la lumière divine ; c'est un don spécial de la grâce de Dieu.
L'OFFENSE ET LA PÉNITENCE	401
174. — Or, selon moi, l'âme n'a pas de moyen plus court ni plus facile pour obtenir de Dieu, suprême amour, sa lumière et sa grâce qu'une oraison dévote, pure, humble, continuelle et violente. Et j'entends non pas seulemr nt une oraison da la bouche, mais une oraison de l'esprit et du coeur, de toutes les puissances de l'âme, de tous les sens du corps. L'âme qui veut et désire trouver cette lumièi e divine, fait oraison, étudiant, méditant, lisant continuellement le livre, l'incomparable livre de vie, qui est toute la vie du Christ aussi longtemps qu'il a vécu de cette vie mortelle. C'est par là que Dieu, Je Père très haut, montre et enseigne à l'âme la forme, le mode et la voie par lesquelles elle peut obtenir la connaissance de Dieu et arriver à lui par l'amour. Cette voie et cet enseignement, Dieu, le Père très-haut, les montre et les enseigne dans son Fils très aimant.
175. — Je dis plus, et je puis dire en toute vérité que par la charité dispensatrice de Dieu et par l'amour immense qu'il a pour sa créature raisonnable, c'est-à-dire pour l'âme capable de s'unir à Lui, le Fils de Dieu le Père Très-Hiut s'est fait, et se fait encore en ce monde la voie très vraie, droite, courte, par laquelle toute âme qui le veut peut aller à Dieu et en Dieu, sans grande peine, au prix d'une pénitence bien courte et bien légère.
176.— Qu'elle est courte, qu'elle est petite, en effet, cette pénitence humaine en regard de la faute, de la peine que nous avons méritée, en regard de la récompense que nous espérons, de la gloire qui nous est promise ! Toute âme qui aurait la foi pourrait connaître, voir cette vérité. Notre faute fut et est infinie, comme est infinie la majesté de Dieu que nous offensons. La peine doit correspondre à la faute ; mais Dieu, voulant appeler l'âme à implo-i.er sa miséricorde, limite cette peine infinie et dit : «Fais, afin de
LA PAUVRETÉ DU CHRIST	003
venir à mai, une pénitence égale à celle que j'ai faite sur terre, mai le fils de Dieu, pour te sauver; et je te pardonne la faute, je te remets l'offense, je te tiens quitte de la pÿine. » En vérité, c'est un grand pacte qu'ici la bonté divine fait avec l'âme. « Na fais pour moi qu autant que j'ai fait pour toi. Encore n'est-ce pas pour mes fautes que tu fais pénitence, tandis que moi j'ai fait pénitence pour les tiennes. Je l'ai fait sans attendre aucun bienfait de toi,tu le fais, toi, avec l'espoir d'obtenir de mi une réco -n-pense infinie.»
Donc, si tu veux savoir la pénitence bien petite, limitée, courte, que Dieu veut de toi, ô âme, je te dis : « Il la veut proportionnée à tes forces ; il veut que tu fasses la pénitence qui te convient tout le temps de ta vie mortelle. Si tu vis un jour, fais pénitence un jour ; si tu vis une heure, fais pénitence une heure ; et si tu vis davantage, fais plus longuement pénitence. Car, dans sa volonté juste et ordonnée, Dieu veut que tu fasses pénitence tout le temps de ta vie. »
Quant au modèle, à la manière et à la forme de la pénitence que l'âme doit faire, elle les trouve vraiment et parfaitement montrés dans la vie du Christ, dans la pénitence qu'il a faite et dans la société toute spéciale qui t'accompagnera durant sa vie sur la terre. Depuis l'heure où son âme fut créée et infusée à son corps très saint dans le sein de sa mère très pure, jusqu'à cette heure dernière où cette âme très sainte sortit de ce très saint corps par la mort très cruelle de la croix, il ne demera jamais sans cette
SES DEGRÉS	405
société; celle-ci ne l'abandonna pas un instant ; il n'en fut pas de même pour les apôtres, ni pour aucun des disciples, ni pour Jean l'évangéliste, ni même pour sa Mère, la très sainte Vierge Marie.
Quelle compagne si fidèle, si assidue et si aimable pour lui ! Ce fut, me semble-t-il, celle que Dieu le Père Très-Haut, selon sa dispensation, destina à son Fils en ce monde, CE: fut la pauvreté parfaite, continuelle, absolue, la douleur continuelle, parfaite, absolue. Telle fut la compagne qui suivit continuellement le Christ dans sa continuelle pénitence. Cette pénitence dura autant que sa vie en ce monde. C'est par elle qu'il monta au ciel en son humanité ; c'est par elle que l'âme peut et doit marcher vers Dieu et en Dieu ; en dehors d'elle, il n'y a pas d'autre voie, car il convient que les membres passent par où la tête a passé, que la compagne du chef soit aussi celle des membres.
177, — La Société de notre chef, le Christ, fut, comme il a été dit, une volontaire, continuelle, extrême, absolue pauvreté. Cette pauvreté eut trois degrés, un grand, un plus grand qui s'unit au premier, le troisième joint au premier et au second fut absolu, parfait. Dans le Christ la pauvreté a donc trois degrés, néanmoins elle est en lui souverainement et parfaitement une.
Voici le premier degré de la pauvreté très parfaite du Christ, voie et maître de l'âme. Il voulut vivre et être pauvre, destitué de tous les biens temporels de ce monde jusqu'à ne se réserver ni maison, ni vigne, ni terre, ni possession, ni deniers, ni monnaie, ni ferme, ni écuelle, ni rien. Des choses de ce monde il ne reçut et ne voulut recevoir que l'extrême indigence d'une vie qu'il passa dans le besoin, dans la faim et la soif, la chaleur et le froid, le travail, l'austérité, l'épreuve. Il n'usa point de choses délicates et recherchées ; il usa des produits les plus communs et les plus grossiers selon le temps, la saison, le lieu, fournis par le pays où il vivait et demeurait dans la plus grande pauvreté.
La seconde pauvreté, plus grande que la première, fut qu'il
LES ABAISSEMENTS DU CHRIST	407
voulut vivre pauvre de parents, d'amis et de toute amitié temporelle. II n'eut pas un ami, pas un parent qui lui obt.nt rémission d'un seul percement de clous, d'un coup de verge ou de fouet, de l'éponge ou d'une seule injure. Il se détacha complètement de ses parents et de ses proches ; ni pour mère, ni pour frère, ni pour ami, il ne sacrifia ni ne voulut sacrifier rien qui plût ou pût plaire à la volonté de son Père très haut.
La troisième et suprême pauvreté fut qu'il se dépouilla de lui-même, c'est-à-dire qu'il se fit pauvre de sa propre puissance, de sa propre sagesse et de sa propre gloire. Car, Dieu incréé, Dieu incarné, Dieu fait homme, Dieu souffrant, il voulut apparaître en ce monde comme un mendiant, comme un homme sans puissance, sans savoir, sans force, sans gloire, sans sagesse humaine. 0 pauvreté honnie ! O pauvreté bannie aujourd'hui quasi à son de trompe par les gens de toute condition ! Trou\ erait-on de nos jours créature çui se glorifie d'être associée à une compagne si parfaite ? Bienheureuse la créature qui, en esprit de pt nitence. s'en Word erait ; le Christ l'a adoptée pour nous en donner l'exemple ; mais comment nous agissons, nous ne le voyons, nous ne le savons çue trop bien. Car non seulement nous wons des biens temporels pour mire nécessité avec une blâmable suffisance, mais nous ne nous contentons de notre juste part, il nous faut du superflu. Hélas ! hélas ! ne savons-nous pas de quels vêtements le Fils de Dieu a été paré, ne savons-nous pas dans quel lit et sur quel lit il a été couché sur la croix ? Ne savons-nous pas de quel breuvage il fut rassasié ? Ne savons-nous pas com-
LES ABAISSEMENTS DU CHRIST	409
ment il fut renié de ses parents et ses amis défendu et aidé, dans quelle compagnie il fut mis ? Ne savons-nous pas comment il a voulu se défendre et s'élever, se faire estimer, se glorifier de sa puissance et de sa sagesse ? Il eût pu le faire en toute vérité. car il possédait en soi et de soi la puissance, par essence, par grâce et par nature. Nous voulons, nous autres, nous approprier par mensonge ce que nous ne possédons pas, ce que nous ne pouvons pas posséder par nous-mêmes ; nous faisons parade de ce que nous ne possédons pas. Notre pénitence ne suit pas la voie droite ; elle s'écarte, elle s'éloigne de la première compagne du Christ, la sainte pauvreté.
178. — La seconde compagne qui ne quitta jamais le Christ en cette vie, fut l'abaissement volontaire et parfait. Il voulut vivre et il vécut en ce monde comme un esclave abject, vendu et non racheté ; bien plus, comme un esclave méchant, vicieux, cduvert d'opprobres, tourné en dérision, lié, frappé de verges, fustigé, flagellé, et enfin condamné et mis à mort sans aucun motif. Quand on voulyt par hasard lui rendre quelque honneur temporel, il s'y opposa toujours ou par les paroles ou par les actes. Il a toujours fui les honneurs du monde, toujours recherché en ce monde la honte et le mépris, sans fournir par ses fautes de motif ni de raison plausible.
L'ÂME DOIT S'ABAISSER AUSSI	411
Où donc trouver aujourd'hui personne qui aime cette compagne du Christ, qui comme lui fuie les honneurs, qui recherche la honte qui veuille être méprisée, dédaignée en retour du bien qu'elle fait, qui refuse d'en être louée et honorée ? Pour moi, il n'y a de fidèle, que celui qui s'unit au Christ son chef dans un amour parfait. L'âme pleine d'amour pour le Christ, voyant que son chef aime et veut une telle compagne, l'aime et le veut pareillement. On en trouve bien qui disent : « J'aime le Christ, je veux le chérir, je n'ai cure de tous les honneurs du morde. Mais pas au point de vouloir, de désirer la honte, l'abjection; je vis au contraire dans un continuel combat, dans une crainte continuelle que les hommes ne me les fassent subir et que Dieu ne permette qu'ils m'arrivent. » C'est là évidemment le signe de bien peu de foi, de bien peu de justice, de bien peu d'amour et de beaucoup de tiédeur dans cette âme. Ou elle a commis des fautes qui la rendent digne d'être confondue, châtiée, humiliée, c'est le cas de beaucoup. ou elle n'en a pas commis. Si elle a commis de telles fautes publiques ou cachées, elle doit se préparer à en porter le poids avec patience, avec joie, avec plaisir du corps et de l'âme. Elle le doit pour deux raisons : premièrement le châtiment, la honte, délivrent l'âme de la peine qui lui est réservée à cause de son iniquité; deuxièmement le châtiment, la honte endurés et supportés avec patience, satisfont à Dieu et au prochain, conformément à la volonté de la justice divine. Si elle n'a péché ni en pensée ni en acte, elle doit, c'est la permission de Dieu, souffrir cent fois plus et avec plus de patience et de joie ; car ce châtiment, cette confusion, cette honte lui valent un acci oissement de grâce, qui augmente à son tour le mérite et la récompense dans la gloire. — Mais nous craignons que Dieu bon ne nous fasse pas croître; nous ne craignons pas que nos fautes nous fassent décroître et diminuer. — En vérité, c'est de cette manière que croissent les âmes saintes amies
LES DOULEURS DU CHRIST	413
de Dieu. Voilà pourquoi le Christ a aimé la honte, fui les honneurs, voilà pourquoi, conformément à la dispensation divine et sans avoir commis de faute, il a voulu de sa libre volonté être abaissé et méprisé dans sa vie, afin d'enseigner à ses amis comment ils peuvent croître en mérite et en grâce par l'amour. Telle est la seconde compagnie du Christ dans toute sa vie. Il eut pour elle tant d'amour qu'il ne voulut jamais s'en séparer. Si nous considérons en effet le commencement, le milieu et la fin, bref tout le temps de la vie du Christ Fils de Dieu, nous n'y verrons qu'humilité, il vécut sans honneurs, et il vécut souverainement méprisé.
179. — La troisième compagnie, plus éprouvée, plus assidue, fut une souveraine douleur à laquelle l'âme du Christ fut dès l'abord associée. Unie avec son corps à la divinité, cette âme sainte fut remplie de la souveraine sagesse et le Christ réalisa dans sa personne la condition de l'homme en cette vie et celle des bienheureux dans le ciel . Déjà dans le sein de sa mère, cette âme sainte commença de sentir une suprême douleur morale comme devant satisfaire complètement à Dieu, non pour ses fautes, mais pour les fautes des hommes, parce qu'elle oyait. connaissait, pénétrait dans leur ensemble et dans leur t'étai' tous les tourments et chacun des tourments qu'elle devrait endurer elle-mrrne dans sa chair, d'une douleur physique.
Elle voyait, elle connaissait aussi tous les couteaux des langues c'est-à-dire toutes les paroles acérées qui le blesseraient un jour. Elle savait quand, et combien, et comment, et par qui, et où elle devait être attaquée. Elle connaissait et voyait comment le Christ, en tant qu'homme, devait être trahi, vendu, arrêté, abandonné,
LES DOULEURS DU CHRIST	415
renié, lié, tourné en dérision, frappé de verges, flagellé, jugé, condamné comme un voleur, traîné à la croix, dépouillé, crucifié, mis à mort, blasphémé, frappé par la lance qui lui ouvrirait le côté. Cette âme sainte savait tous les coups des marteaux, toutes les blessures des clous, elle avait en soi et devant soi et connaissait toutes les douleurs, tous les soupirs, tous les sanglots, toutes les déchirantes lamentations de sa mère; toujours ainsi toute la vie du Christ fut associée à une continuelle douleur.
Comment la malheureuse âme qui veut surabonder de consolations en ce monde, marcherait-elle par celui qui est la voie de la douleur ? En vérité, l'âme parfaitement éprise du Christ, son aimé, ne voudrait pas d'autre lit ni d'autre état en ce monde, que ce qui fut donné au Christ en partage. Quand le Christ était gémissant et mourant sur la croix, Marie, sa mère qui le voyait, ne lui demandait pas, j'imagine, des consolations, elle lui demandait de sentir sa douleur. C'est dans une âme le signe de bi.n peu d'amour que d'attendre du Christ, en ce monde, autre chose que la douleur. Le bon maître, elle peut le savoir, préfère le pauvre qui le sert fidèlement, par affection, sans salaires ni profit, au riche qui en retour de ses services reçoit chaque jour de grosses sommes et qui sert dans l'espoir d'une récompense spéciale. De même, l'âme qui court amoureusement à Dieu, remplie des grandes consolations qu'il lui donne à goûter, n'a pas tant de mérite que celle qui court à lui, qui le sert avec un égal et pareil amour, mais sans consolation dans une continuelle d mleur. Voilà, me semble-t-il, ce que m'enseigne la lumière divine émanée de la vie du Christ, unique voie par laquelle on accède à Dieu et en Dieu par l'amour. C'est par cette voie qu'est allé notre chef, le Christ; c'est par cette voie que doivent aller la main, le bras, l'épaule, le pied, la jambe, tous les membres. Par la pauvreté temporelle, l'âme arrivera aux richesses éternelles, par le mépris et la honte au fa:te de l'honneur et à la grandeur de la gloire ; par une légère
LES DOULEURS DU CHRIST	417
pénitence faite dans la peine et la douleur, à la possession du souverain bien, Dieu éternel, dans une douceur et dans une consolation infinies. Mais, ne l'oublions pas, l'âme doit servir Dieu pour lui seul, parce qu'il est digne d'être aimé et doit être servi par toute créature raisonnable à cause de sa souveraine bonté.
RENDONS GRACE A DIEU.
ENTRETIEN AVEC SES FILS SUR L'HUMILITÉ
180. — Regardez, mes fils bénis, et considérez le modèle de votre vie, en le Dieu-Homme souffrant, tirez de Lui la forme d e toute perfection. Considérez sa vie, méditez sa doctrine, et de toute l'affection de votre esprit, courez à sa suite, afin que, guidé par lui, vous ayez le bonheur de parvenir à sa croix. Il s'est do nné lui-même en exemple et il nous exhorte à le regarder des yeux d e l'esprit, lorsqu'il dit : a Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur ; et vous trouverez le repos de vos âmes . »
O mes enfants, regardez, voyez et considérez bien la profondeur de cette doctrine, la sublimité de cet enseignement, voyez où il se fonde, où il s'enracine. Le Christ n'a pas dit : Apprenez de moi à jeûner, bien que, pour notre exemple et notre salut, il ait jeûné quarante jours et quarante nuits. Il n'a pas dit : Apprenez de moi à mépriser le monde et à vivre dans la pauvreté, bien qu'il ait lui-même vécu dans une très grande pauvreté et qu'il ait voulu que ses disciples y vécussent. Il n'a pas dit : Apprenez de moi à faire des miracles, bien qu'il ait fait des miracles par sa propre puissance et qu'il ait voulu que ses disciples en fissent en son nom. Mais il a dit seulement ceci :
Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur. »
C'est à juste titre, en effet, qu'il a donné l'humilité du coeur et la mansuétude du corps pour fondement et racine très solide de toutes les vertus ; car abstinence. austérités dans le jeûne, pauvreté extérieure, pauvreté dans le vêtement, oeuvres en
L'HUMILITÉ DU CŒUR	421
apparence vertueuses, don des miracles, tout cela n'est rien sans l'humilité du coeur. Mais l'abstinence sera bénie et bénies la rudesse et la pauvreté dans le vêtement, bénies, vivantes seront les oeuvres, si elles ont dans l'humilité leur fondement. L'humilité du coeur est la matrice où s'engendrent, d'où procèdent toutes les autres vertus et les oeuvres des vertus, à peu près comme le tronc et les rameaux sortent de la racine. C'est parce qu'elle a tant de prix, c'est parce qu'elle est le ferme et solide fondement sur lequel toute la perfection de la vie spirituelle est édifiée, que le Christ s'est réservé le soin de nous en instruire. C'est aussi parce que l'humilité du coeur est la racine et la gardienne de toutes les vertus, que la Vierge Marie, semblant oublier les autres vertus qui surabondaient dans son âme et dans son corps, ne se prévalut que de l'humilité et la donna comme principale raison à l'incarnation de Dieu en elle : « Parce qu'il a regardé l'humilité de sa servante, voici que toutes les nations, etc... » Efforcez-vous donc, mes fils, de vous fonder, de vous affermir de toute façon dans cette humilité, afin que, comme des membres véritablement et naturellement unis à la tête, vous puissiez, en elle et par elle, trouver et posséder le repos de vos âmes.
O mes enfants ! où la créature pourra-t-elle trouver le repos ou la paix si ce n'est en celui qui est le souverain repos, la souveraine paix, la souveraine pacification et la souveraine tranquillité des âmes ? Mais nulle âme ne pourra parvenir jusqu'à Lui si elle ne s'est établie dans l'humilité. Sans l'humilité du coeur, toutes les vertus par lesquelles on s'achemine vers Dieu ne paraissent et ne sont absolument que néant. Cette humilité du coeur que le Dieu-Homme a voulu vous enseigner est une claire et vivifiante lumière qui ouvre l'intelligence de l'âme, lui fait connaître sa bassesse, son néant et l'immensité de la bonté divine. Plus l'âme connaît la grandeur de cette bonté, plus elle avance dans la connaissance de soi ; voyant et connaissant alors son
LA CHARITÉ	423
néant, elle s'élève davantage à connaître et à louer l'ineffable bonté de Dieu que son humilité lui fait voir et comprendre si pleinement. Et de là commencent à naître les vertus.
181. — En effet, la première de toutes les vertus, qui est l'amour de Dieu et du prochain, tire son origine de cette lumière de l'humilité ; voyant son néant et voyant Dieu humilié et abaissé pour un si vil néant et même unir son néant, l'âme s'embrase d'amour, et embrasée d'amour elle se transforme en Dieu. Une fois transformée en Dieu quelle est la créature qu'elle n'aimera selon son pouvoir ? Transformée ainsi par l'amour du créateur, elle aime toute créature selon son pouvoir parce qu'en toute créature, elle voit, comprend et connaît Dieu. Aussi trouve-t-elle joie et allégresse dans le bonheur du prochain, tristesse et affliction dans ses maux. Pourquoi ? Parce qu'elle est bienveillante. Voyant les misères spirituelles ou corporelles du prochain elle ne s'enorgueillit pas de ses biens spirituels pour le juger ou le mépriser, car illuminée par la susdite lumière, elle se voit parfaitement, et, se voyant, elle sait et connaît qu'elle est tombée dans les mêmes fautes que le prochain ou si elle n'y est pas tombée, elle sait et comprend que seule elle n'aurait pu résister, mais que la grâce l'a secourue, l'a tenue en quelque sorte par la main et fortifiée contre le mal. La vue des fautes du prochain ne lui est pas un motif de s'enorgueillir, mais de s'humilier davantage, parce que les défauts du prochain la font rentrer en elle-même et voir très clairement les misères et les défauts dans lesquels elle est
AUTRES EFFETS DE L'HUMILITÉ	425
tombée ou aurait pu tomber si Dieu ne l'avait soutenue. Voit-elle des misères corporelles dans le prochain, la charité qui l'unit à Dieu, les lui fait regarder comme siennes, elle en souffre, elle y compatit comme l'apôtre quand il disait :
Qui est infirme que je ne sois infirme aussi, etc... » Et de même que j'ai dit de la charité qu'elle a son origine et sa racine dans l'humilité, de même le pourrait-on dire de la Foi, de même de l'Espérance, et de même de chacune des vertus qui, selon leur propriétés particulières, trouvent toutes dans l'humilité leur fondement, leur principe et leur origine. Il serait long de le montrer pour chacune d'elles en particulier ; peut-être y réfléchirez-vous avec plus de profit dans le silence.
182. — Je vous dis tout ceci, ô mes fils, afin que vous vous établissiez sur ce fondement, que vous vous y affermissiez, et que vous vous efforciez d'y croître. Car celui qui s'est établi dans l'humilité a une vie très angélique, très pure, très charitable et très pacifique. Parce qu'il est plein de bonté, il est agréable à tous, il se fait aimable envers tous, surtout envers les prédestinés auxquels il est donné comme une lumière et un exemple pour les convertir ; sa bonté, sa mansuétude hâtent leur conversion. Comme sa paix est toute intérieure, nulle adversité ne la trouble ; il peut dire en toute vérité avec l'apôtre : « Qui nous séparera de la charité du Christ ? la tribulation, ou l'angoisse, ou la faim, ou la persécution, ou le péril ? etc... » Cherchez, mes fils bénis, et ne cessez pas de chercher jusqu'à ce que vous ayez trouvé l'humilité, sans laquelle vous ne pouvez avancer dans la voie qui mène à Dieu. J'estime qu'il nous est très utile, très nécessaire de chercher cette vertu, car sans elle toutes les vertus à mon sens, ne sont rien.
O mes fils, réalisez mon désir, établissez-vous dans cette vertu. Assouvissez, mes fils, la soif que j'ai de vous voir descendre jusqu'au plus profond de la connaissance de vous-même ; réalisez, mes fils, le désir dont je suis tourmentée, assoiffée, affamée, de
VERTUS QU'ELLE PROCURE	427
voir la connaissance approfondie de vous-même vous jeter dans l'abîme de la bonté immense de Dieu. Engloutissez-vous dans la profondeur de l'immensité divine et de la connaissance de vous-même ; alors vous aurez pour fondement l'humilité, vous ne serez plus si enclins aux litiges et aux querelles1, mais avec le Dieu-Homme souffrant, vous serez bien plutôt comme des sourds qui n'entendent pas, comme des muets qui ne savent ouvrir la bouche, vous serez de vrais membres du corps de Jésus-Christ, qui selon la parole de l'apôtre n'ont pas l'habitude de se laisser aller aux querelles.
Que de biens apporte l'humilité! Elle rend pacifiques et tranquilles ceux qu'elle remplit ! La paix qu'a mise en eux le calme intérieur est telle que s'ils entendent de dures paroles à leur adresse ou à l'encontre de quelque vérité, pour se justifier ils ne peuvent répondre que brièvement et à voix Casse ; si quelque chose leur paraît faux, ils préfèrent confesser leur ignorance, déclarer ne pas comprendre ce qu'on leur dit, plutôt que de répliquer par des paroles de querelle. Comment se sont-ils coupé la langue ? sinon en s'abîmant à la fois dans l'immensité divine et dans la connaissance de leur propre néant, grâce à la lumière de l'humilité.
183. — Mais, je vous le demande, où trouve-t-on l'humilité, où le sentiment de sa bassesse, où la lumière, où l'immersion dans l'abîme, où le silence ? Quelle route y mène ? Eh bien ! c'est l'oraison fervente, pure, continue; dans cette oraiscn, l'âme apprend tout spécialement à regarder et à lire le livre de vie, c'est-à-dire la vie et la mort du Dieu-Homme crucifié. La
LES PÊCHÉS DU CORPS	429
vue de la croix lui donne une parfaite connaissance de ses péchés, qui la conduit à l'humilité ; la croix lui révèle la multitude de ses fautes, lui montre comment elle a offensé Dieu avec tous ses membres, et par là lui apprend à connaître le débordement ineffable de la miséricorde divine à son endroit, lui fait voir comment, pour les péchés de chacun de ses membres, le Dieu-Homme a enduré de très cruelles souffrances dans chaque membre de son corps béni.
L'âme considère donc en regardant la croix, comment elle a offensé Dieu avec sa tête, en la lavant, la peignant, la parfumant pour se faire remarquer des hommes au déplaisir de Dieu ; et comment, en pénitence de ces péchés, la tête de ce Dieu a reçu de cruelles blessures. C'est parce qu'elle a abusé en se lavant, en se peignant, en se parfumant, que sa tête très sainte a été dépouillée de ses cheveux, piquée et trouée d'épines, toute arrosée de son sang précieux, frappée avec un roseau.
Elle voit aussi comment elle a offensé Dieu avec tout son visage, et spécialement avec les yeux, les narines, les oreilles, la bouche et la langue ; et elle se rappelle comment la face de Jésus fut souillée en pénitence de ces fautes. Elle a abusé de soins pour son visage, elle voit le Christ souffleté et couvert de crachats. Ses yeux ont lancé des regards déshonnêtes, sur des objets vains et nuisibles, elle s'est complue contre la volonté de Dieu dans ses regards, et pour cette raison elle voit sur la croix les yeux du Christ voilés, ensanglantés par le sang qui coule de sa tête percée d'épines, baignés des larmes qu'il répand. Elle a aussi offensé Dieu avec ses oreilles, en prenant plaisir à des conversations vaines et nuisibles, elle voit l'épouvantable pénitence que le Christ a endurée pour ce genre de péché. Il a entendu de ses oreilles pieuses l'horrible clameur de ses ennemis : Crucifiez-le, crucifiez-le, la sentence portée par un homme inique pour
LE CHRIST FRAPPÉ DANS TOUS SES MEMBRES 431
le rachat des hommes, et les moqueries et les blasphèmes des impies. Elle voit qu'elle a offensé Dieu par ses paroles vaines et meurtrières, par ses aliments recherchés, les lèvres du Christ ont été souillées de crachats, sa langue et sa bouche ont goûté l'amertume du vinaigre et du fiel. Elle a offensé Dieu en prenant plaisir aux parfums, les narines pures du Christ ont senti la puanteur infecte des crachats. Elle considère enfin en regardant la croix, comment son cou a offensé Dieu par des mouvements impies de colère et d'orgueil, le Christ a été meurtri par de très cruels soufflets..
Elle voit encore qu'elle a offensé Dieu par des étreintes déshonnêtes, par des haussements d'épaules ; le Christ en a porté la pénitence, il a serré la croix dans ses bras, il l'a portée sur ses épaules, baffoué par la foule. Elle voit également que ses mains et ses pieds ont offensé Dieu par des touchers et des démarches illicites ; le Christ a été étendu, couché, tiré en tout sens à la façon d'une peau, ses mains et ses pieds ont été attachés à la croix, cruellement blessés et perforés par la pointe d'horribles clous.
Elle a offensé Dieu par sa recherche et sa vanité dans le vêtement ; le Christ a été dépouillé de ses habits et, pendant que les soldats se les partageaient, ignominieusement élevé sur la croix. Elle a offensé Dieu avec tout son corps, le corps du Christ a souffert de multiples flagellations, d'horribles tourments, il a été percé par la lance, tout baigné de son sang précieux. L'âme s est complue intérieurement dans chacun de ces péchés, l'âme très sainte du Christ a souffert des douleurs de toute nature, des
LA CIRCONCISION SPIRITUELLE	433
douleurs horribles ; elle a été horriblement crucifiée par la passion de son corps, par sa compassion pour sa très sainte Mère, par le sentiment de l'affront que le péché fait à Dieu, par sa compassion pour notre misère. Toutes ces douleurs ensemble l'ont épouvantablement torturée.
Venez donc, ô mes fils bénis, regardons ensemble la croix, pleurons le Christ mort sur elle pour nos iniquités, puisque nous fûmes la cause de sa douleur immense.
184. — Pour ceux qui n'ont pas offensé Dieu de tous leurs membres et de tout eux-mêmes, comme je l'ai fait moi qui suis tout péché, qu'ils n'en pleurent et n'en souffrent pas moins, car ce ne sont pas eux qui ont résisté au péché, c'est la grâce de Dieu qui les a défendus ; ils ne lui en ont pas été reconnaissants ; qu'ils pleurent donc. Si quelques-uns n'ont pas offensé Dieu mortellement, qu'ils souffrent, qu'ils pleurent aussi ; car dans cet état de pureté et de virginité, ils ne se sont pas efforcés, autant qu'ils le devaient, de plaire à Dieu et d'être utiles aux autres par leurs exemples, ils ont en quelque sorte terni leur pureté. Pleurons donc tous, tenons tous les yeux de notre esprit tournés vers la croix où le Dieu-Homme, le Christ Jésus, a fait une si horrible pénitence pour nos fautes et souffert un si dur châtiment. La vue de la croix, à laquelle une véritable et continuelle oraison peut seule conduire l'âme, lui donnera, comme il a été dit, la pleine connaissance, la douleur et la contrition de nos fautes et la lumière de l'humilité.
LA PÉCHERESSE	435
185. — Quand, par la contemplation de la croix, l'âme voit ses péchés dans leur ensemble et dans leur détail, et le Christ meurtri, affligé, plein de douleur à cause de toutes et de chacune de ses fautes, elle souffre et s'attriste, elle aussi. Elle commence à punir et à réfréner tous les membres et tous les sens qui lui ont servi à offenser Dieu. Elle reçoit la circoncision, véritable et spirituelle, que le Christ a voulu représenter dans la sienne. Au fond, le Christ ne fut circoncis qu'afin de nous donner l'exemple de la circoncision spirituelle dont l'âme est gratifiée, comme je viens de le dire, par la contemplation de la croix. Efforcez-vous donc d'avoir cette circoncision, ô mes fils bénis, afin de circoncire et de châtier, en leur interdisant tout regard défendu et en les fatiguant chaque nuit par vos larmes, ces yeux qui vous ont fait offenser Dieu en se portant sur des objets vains et nuisibles. Que ceux qui savent avoir offensé Dieu en se laissant entraîner à la gourmandise, circoncisent et punissent la bouche, en s'abstenant des plaisirs de la table et en gardant la sobriété de l'âme et du corps. Quant à ceux qui ont offensé Dieu par la bouche et par la langue, qui ont prononcé des paroles d'orgueil, semé des scandales, diffamé le prochain, tenu de vains discours ou peut-être blasphémé, qu'ils circoncisent et punissent la langue en confessant leurs péchés, en adressant au prochain des paroles de paix et de saintes exhortations, en s'adonnant plus spécialement à la louange de Dieu par une oraison continuelle, et en observant autant que possible un saint silence. Appliquez-vous, ô mes fils bénis, à consacrer au Christ Dieu tous vos membres, et tous vos sens, et tous les mouvements de votre âme, toutes choses avec lesquelles vaus vous rappelez l'avoir offensé afin de changer le nombre de vos péchés en un amoncellement de mérites. Pour le mieux faire, passez votre vie de chaque jour au crible de l'examen, recueillez-vous à cette inten-
LA CIRCONCISION SPIRITUELLE	437
tion au moins une fois par jour et rappelez devant les yeux de votre esprit tout le temps passé. Si vous y découvrez quelque bien, louez le Seigneur ; gémissez et affligez-vous du mal que vous avez fait. Voilà la vraie circoncision des âmes figurée par la circoncision du Christ.
RENDONS GRACES A DIEU. AMEN,
LETTRE A SES FILS SUR LA TENTATION
186. — Je suis aveuglée, enténébrée, sans vérité. Mes fils, tenez donc toutes mes paroles pour suspectes, ce sont les paroles d'une pécheresse. Étudiez-les bien toutes et ne croyez à aucune si elle n'est conforme aux exemples de Jésus-Christ.
Je n'ai point aujourd'hui de plaisir à vous écrire ; mais les nombreuses lettres que vous m'adressez me contraignent à le faire. Je vous écris ce qui a été récemment imprimé dans mon coeur, savoir que si l'homme offense Dieu par quelque vice, c'est dans ce même vice qu'il doit trouver son châtiment.
Je parle d'abord du vice de l'orgueil, qui est la racine de tous les maux. Quand, par une grâce de Dieu, l'âme est humiliée, elle fait tous ses efforts pour chasser son orgueil, et lorsqu'elle renaît à Dieu, elle devient humble, elle désire ardemment être sans orgueil ; cependant l'orgueil vient en elle malgré elle; mais quand l'orgueil vient pour 1 plaisir de l'âme, il y a. faute; quand il vient sans agrément, l'âme y trouve amertume et affliction. Lorsqu'il vient sans donner de plaisir, l'âme est placée sur le siège de la vérité, elle n'est pas capable d'orgueil; alors l'orgueil vient sans son assentiment pour la punir de ses assentiments passés. Courage donc, mes fils, acquérez la force. Dieu veut punir en vous un défaut par ce même défaut.
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Il en va pareillement du vice de l'avarice. La vue de la générosité divine rend l'âme généreuse, mais ce vice continue de la harceler en punition de ses fautes passées. Ainsi en est-il encore du vice charnel. Il faut que soient punis non seulement ceux qui sont tombés dans des actions coupables, mais ceux qui faute de vigilance, se sont laissés aller aux moindres pensées coupables. Ne nous étonnons donc pas, mes très chers fils, si nous sommes punis par la tentation, puisque toute faute doit nécessairement être châtiée. Ne voyez-vous pas que l'homme ne peut se défendre de la vaine gloire et de l'hypocrisie ; c'est le juste châtiment de ses fautes passées ou c'est une épreuve qui doit accroître son mérite. Pour quelque raison que ces tentations nous arrivent, soyons contents si nous sommes victorieux. Voyez encore, mes fils, l'homme qui dit ses heures et qui ne s'applique pas tout entier à les bien réciter — car l'homme qui doit être tout entier à ce qu'il fait et n'y est point, mérite d'être puni, — voyez donc cet homme, il dit ses heures et il ne les dit pas, parce qu'il n'y est point tout entier, en conséquence il se fatigue, il recommence et trouve dans cette fatigue son juste châtiment. En recommençant, il veut méditer ce qu'il dit, mais il en est subitement arraché et ne s'en souvient plus. Ceci se produit en punition de notre malice, car lorsque nous prions, Dieu veut que nous soyons tout entiers et non à demi à la prière. Nous devons avoir pour prier non la moitié, mais la totalité de notre coeur en Dieu, Si nous apportons à la prière un coeur divisé, nous perdons le fruit de la vraie oraison.
Par contre, nous ne devons pas être tout entiers aux autres oeuvres que nous pouvons faire comme manger et boire, aller et venir et autres choses du même genre. Si nous voulons sentir le fruit de la vraie oraison, tout en vaquant extérieurement à ces occupations diverses, tenons tout notre coeur en Dieu. Si nous sommes tentés dans l'oraison, c'est que notre coeur n'y est pas tout entier.
LA TENTATION	443
Mais lorsque nous sommes tentés, considérons deux choses. Considérons d'abord la justice de Dieu qui opère en nous sa vengeance, et réjouissons-nous grandement à la vue de la justice de Dieu qui fait justement tout ce qu'elle opère en nous. Considérons ensuite, que nous sommes tentés à juste titre, puisque nous le sommes par notre propre faute, ayons une grande douleur d'avoir bassement offensé Dieu.
Si nous voulons être délivrés des tentations, nous devons nous transformer totalement en Dieu qui nous aime, chercher sa volonté, nous unir à elle, scruter toutes ses perfections, nous exercer à les reproduire en nous. Si nous nous y appliquons tout entiers, nul vice ne pourra subsister en nous.
LES TRANSFORMATIONS DE L'AME
187. — Trois transformations sont nécessaires à ceux qui aiment.
La première est d'être transformé en la volonté de l'aimé. La volonté de l'aimé me paraît être la voie qu'il nous montre par son exemple ; il nous montre la pauvreté, la douleur, le mépris, l'abaissement et l'obéissance vraie. Lorsque l'âme s'y est exercée toute entière, le vice, la tentation ne peuvent rien contre elle.
La deuxième se produit quand l'âme désire ardemment se revêtir des propriétés de l'aimé. Je ne vous en cite que trois, vous les connaissez mieux que moi. Ces trois propriétés les voici : La première est l'amour, elle consiste à aimer toutes les créatures selon qu'il convient La deuxième est d'être vraiment humble et plein de bonté. La troisième propriété que Dieu donne à ses fils légitimes, c'est l'immutabilité. Car, plus l'âme est voisine de Dieu, moins elle est accessible au changement. C'est pourquoi nous avons honte lorsque quelque mauvais désir nous meut, et par là reconnaissons notre misère.
La troisième est la complète et intérieure transformation en Dieu. L'âme est alors soustraite à toutes les tentations, parce qu'elle n'est plus en elle mais en Celui qui est. Lorsque
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nous revenons ensuite à notre misérable condition, gardons-nous de toutes les créatures et gardons-nous de nous-mêmes. Je vous en prie, appartenez-vous à vous-mêmes, ne vous donnez, ne vous livrez à aucune créature ; mais donnez-vous tout entiers à Celui qui est. Lorsque l'un de vous prêche, entend les confessions ou donne des conseils, qu'il ne tienne pas son esprit dans les créatures mais dans le Créateur. Ne faisons pas comme les fous ; car où est l'oeil du fou, là est tout son coeur. Quand vous trouverez des flatteurs, hommes ou femmes, qui vous diront : 0 mon frère! tes paroles m'ont converti à la pénitence, ne vous tournez pas vers eux ; tournez-vous vers le Créateur et le remerciez de ce bienfait. Nombreux sont, en effet, les prédicateurs de fausseté, qui prêchent avec cupidité, qui prêchent par cupidité d'honneur, d'argent et de renommée. O mes fils très chers, je désire de tout moi-même, que vous prêchiez la sainte vérité et que votre livre soit le Dieu-Homme. Je ne vous dis pas d'abandonner vos livres ; mais que votre volonté soit également prête à les conserver et à les abandonner. Je désire que vous ne soyez pas de ces prédicateurs qui prêchent avec les seules paroles de la science, qui rapportent les gestes des saints avec des mots desséchés ; mettez dans vos paroles la saveur divine que ceux dont vous racontez les oeuvres eurent dans le coeur. Ceux-là savent bien prêcher aux autres, qui se sont prêchés à eux-mêmes avec cette saveur.
Il y a un autre remède très particulier contre toutes les tentations. Il consiste à se rappeler vivement la virginité et la vertu de l'incomparable Vierge, Mère de Dieu, et à se rappeler aussi com-
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ment elle a aimé et protégé cette virginité, cette vertu, et combien elle aime les trouver dans tous les fils de Dieu. Nous devons voir aussi comment le Dieu-Homme a aimé ces vertus ; cette vision a deux effets, dont l'un est de repousser de nous toutes les tentations et l'autre de nous enseigner à nous circoncire tout entiers, intérieurement et extérieurement. Donc, mes petits enfants, que le souvenir de ces vertus de la Mère de Dieu soit toujours dans votre âme.
AMEN.
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DU SAINT SACRIFICE
188.— Il nous faut voir et considérer trois grandes vérités dans le saint sacrifice. Je ne doute point, je suis certaine au contraire, que toute âme qui verrait vraiment ces trois vérités, si desséchées d'amour, si aride qu'elle fût, serait aussitôt pénétrée d'amour en voyant combien elle a été aimée. Il est nécessaire que l'âme entre à l'intérieur du Dieu-Homme et contemple l'ordonnance sainte réalisée par lui dans le saint sacrifice. Qu'elle considère aussi l'amour ineffable qui a amené le Dieu-Homme à prendre tous les moyens de demeurer avec nous tout entier et pour toujours. Il n'a pas institué ce très saint sacrifice seulement en souvenir de sa mort qui fut notre salut; il l'a institué aussi afin de demeurer avec nous tout entier et pour toujours. Si vous désirez pénétrer ces profondeurs il vous faut de bons yeux. Et maintenant, je vais vous parler des mystères que nous devons méditer ici, c'est-à-dire des deux préoccupations qu'avait le Dieu-Homme et de la façon dont l'âme en prend connaissance.
Le premier est de voir l'amour ineffable que Dieu avait pour nous, comment il débordait d'amour pour nous, comment il s'est donné à nous tout entier et pour toujours.
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Le deuxième est de voir l'indicible et mortelle douleur qu'il avait à cause de nous, de voir comment, au moment du trépas, il devait partir pour cette mort si douloureuse et comment il devait passer par ces douleurs si indiciblement aiguës et dans lesquelles il devait être abandonné. Voilà, me semble-t-il, une vérité à approfondir pour ceux qui veulent offrir ce sacrifice ou qui veulent y prendre part. Que l'âme cesse d'y réfléchir, qu'elle s'y arrête, qu'elle s'y tienne ; car le regard que le Dieu-Homme jetait sur le genre humain quand il décidait de se donner tout entier à nous dans ce très saint sacrifice, était si plein de bonté que cet amour ineffable mérite bien qu'on s'y arrête. Considérez, voyez qui veut demeurer dans ce très saint sacrifice ? C'est celui qui est. Et il y demeure tout entier. Que nul ne s'étonne donc qu'il puisse être sur tant d'autels à la fois, en deça et au delà des mers, là comme ici et ici comme là. Car il a dit : « Je suis Dieu, je vous suis incompréhensible. » Et : « Je suis Dieu, j'ai agi sans vous, j'agis sans vous, rien ne m'est impossible ; devant ce que vous ne comprenez pas, tenez-vous coi. »
Quelle âme serait assez fermée à la pitié pour voir un tel amour filial sans être aussitôt toute transformée en amour ? Quelle âme pourrait voir tant de douleur et tant d'amertume, voir le Christ abandonné au milieu de toutes ses souffrances visibles et invisibles sans être aussitôt transformée en douleur ? Quelle âme serait assez incapable d'aimer pour voir comment le Christ l'a aimée, comment il a résolu de demeurer avec nous dans ce très Saint Sacrifice sans se consumer d'amour pour lui. Oh ! immense charité du Christ pour les hommes I La mort lui était déjà présente, il voyait les douleurs intolérables et inconcevables de l'agonie près de l'affliger dans son âme et dans son corps, et c'est alors qu oublieux de lui-même il ne renonça pas à son dessein, tant il aimait le genre humain. C'est ainsi qu'il projeta, c'est
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ainsi qu'il projette toujours d'attirer à lui les âmes. Il les arrache à elles-mêmes, il les arrache aux créatures, il les unit à l'Incréé et elles deviennent capables de comprendre comment c'est toute la Trinité qui a conçu ce très Saint Sacrifice. Elles se recueillent pour méditer l'attitude du Dieu-Homme devant sa mort et devant ses douleurs. De même que le regard du Christ tout chargé d'amour emplit l'âme de charité, le regard du Christ abandonné l'emplit d'amertume. Par l'effet de ce regard endolori l'âme se transforme toute entière en douleur ; il n'y a point de remède à sa tristesse, elle devient la douleur même. Ceux qui veulent être des fils très fidèles de ce Très Saint Sacrifice doivent méditer sans cesse cette vérité. Lorsque le Christ contemplait ce douloureux spectacle, lorsqu'il portait sur nous son regard tout chargé d'amour, il se donnait à nous tout entier ; donnons-nous de même entièrement à lui. Si l'âme ne voyait en même temps son amer et douloureux regard, l'amour du Christ lui causerait trop de joie, trop d'allégresse, elle tomberait en défaillance. Si elle ne voyait le regard aimant du Fils de Dieu, la douleur de ce regard amer et douloureux serait si grande qu'elle défaillerait encore. Mais l'un tempère l'autre.
ENTRETIEN AVEC SES FILS SUR LE VRAI SIGNE DES FILS DE DIEU
189. — O petits enfants de Dieu, regardez attentivement le Dieu-Homme souffrant, qui vous a aimés, ô mes fils, au point de vouloir mourir pour vous d'une mort très ignominieuse et indiciblement douloureuse ; ne lui tournez pas le dos, l'amour qu'il nous portait fut la seule cause de ses souffrances.
Aimer Dieu et le prochain parfaitement, voilà le vrai signe des fils légitimes de Dieu. Celui qui aime être servi, sert beaucoup les autres. Or, fils de Dieu,, voyez comme le Dieu-Homme nous a aimés d'un amour pur et fidèle dans sa passion, il ne s'est pas épargné, il s'est dépensé tout entier pour notre seul amour. Un amour pur, humble, fidèle, voilà donc, autant du moins qu'un tel amour est possible à la créature, ce qu'il veut que ses fils légitimes lui donnent en retour. C'est pourquoi il a toujours cherché et toujours trouvé des âmes animées d'une foi très vive, pour le servir très fidèlement, lui, le Dieu très fidèle.
Le Dieu-Homme dans sa passion me demande très souvent de vous inviter à lui être fidèle ; celui qui est fidèle à Dieu est aussi fidèle au prochain. Le Dieu-Homme crucifié nous a aimé d'un amour très pur et très fidèle ; sa naissance, sa vie et sa mort
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nous en fournissent la preuve la plus manifeste. Mais parce que nous sommes infidèles à Dieu, nous ne voyons pas que pour nous il est né dans le mépris, la douleur et la pauvreté, qu'il a mené une vie toute de douceur, d'humilité, de labeur, divine et salutaire, qu'enfin il a voulu subir une mort douloureuse, infâme, pleine d'humiliations et d'opprobres.
Voyez donc, ô fils de Dieu, si nous devons être très fidèles à ce très fidèle Dieu-Homme souffrant ; à cause de son amour très pur et très fidèle pour nous, il a voulu se soumettre humblement non seulement aux créatures raisonnables, mais à des êtres dépourvus de pensée et de sentiment. Bien que Dieu ait soumis toutes choses à la créature raisonnable, toutes choses restent très exactement soumises au Créateur ; or par amour pour nous, le Créateur s'est humilié, abaissé, anéanti, au point de donner à la créature raisonnable, bien plus aux créatures insensibles et sans raison, plein pouvoir d'exercer sur lui leur puissance. Il a donné aux épines le pouvoir de percer de trous sa tête divine, il a donné aux liens et à la colonne le pouvoir de le tenir attaché en lieu fixe.
O fils de Dieu, montrez-vous donc fidèles envers ce Dieu si fidèle envers nous. Que la très humble fidélité qu'il a montrée envers nous, vous émeuve jusqu'au fond des entrailles. C'est uniquement pour nous avoir aimés que l'auteur de la vie s'est abaissé à ce point, qu'il a permis aux créatures de le frapper, de le flageller, lui l'auteur de la vie, de lui assigner un
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lieu, à lui, l'immensité. Il a donné aux voiles le pouvoir de le voiler, lui la lumière de qui toute lumière provient et sans qui tout n'est que ténèbres. Il a donné aux verges le pouvoir de le frapper de mille façons. Il a donné aux clous le pouvoir de trouer, de percer les mains et les pieds du Dieu qui a tout fait. Il a donné à ce gibet qu'on appelle la croix, le pouvoir de porter son auteur et seigneur ensanglanté, transpercé. Il a donné à l'éponge, au vinaigre, au fiel, à d'autres créatures insensibles, le pouvoir d'insulter à leur auteur, à leur Dieu. Il a donné à la lance le pouvoir de trouer son côté tout divin et d'avoir pleine puissance sur lui. Les créatures auraient dû compatir à leur Seigneur, obéir à leur auteur, non à la créature qui abusait d'elles. Que l'humilité très profonde, inouïe, de cette très haute majesté confonde et abaisse notre orgueilleuse humilité ! L'auteur même de la vie, celui qui est, a voulu être anéanti, soumis à toutes les créatures, même à celles qui sont insensibles, afin que toi qui étais mort et devenu insensible aux choses divines, tu recouvrasses la vie par son indicible abaissement. Oui, toi, homme, qui n'étais rien, celui qui seul possède vraiment l'être t'a aimé d'un amour si pur, si fidèle, que pour ton seul amour il a voulu s'anéantir afin de te donner un être très parfait. Les clous et la lance devaient, pouvaient se plier et résister à la créature qui abusait d'eux, ne pas frapper, trouer et ouvrir ces mains, ces pieds, ce côté tout divins de leur auteur et seigneur ; les autres créatures insensibles auraient de même dû et pu ne pas obéir à la créature contre leur auteur et seigneur, s'ils n'avaient reçu pouvoir sur lui. Bien plus, il a donné au démon le pouvoir de le tenter, et même de le conduire ici et là. Il a donné aux hommes pouvoir sur sa personne. Il a donné à leurs coeurs le pouvoir de former contre lui des projets pervers et mortels. Il leur a donné le pouvoir de le blasphémer, de tenir conseil, de disposer de lui, de le frapper, de le lacérer, de le crucifier, de le tuer.
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Donc, ô fils de Dieu, ne quittez jamais des yeux cette parfaite humilité que le Dieu-Homme souffrant a eue à cause de vous. Avec quelle soumission le Dieu incréé se fit l'esclave de sa créature. A cause d'elle, il a voulu obéir même aux créatures insensibles, il s'est soumis à toutes les tribulations, soumis à toutes les injures, soumis à tous les outrages, soumis à toutes les peines, soumis à toutes les douleurs et soumis à la mort.
RENDONS GRACES A DIEU.
DE L'AMOUR
190. — Il n'est au monde ni homme ni diable ni rien que je tienne pour aussi suspect que l'amour. L'amour pénètre l'âme plus qu'un glaive, plus que tout. Rien n'occupe, n'attire, ne lie le coeur comme l'amour ; s'il ne rencontre une force qui le dirige, il précipite tôt l'âme à sa ruine.
Je ne parle naturellement pas de l'amour mauvais ; tous ont le devoir de le fuir comme diabolique, exécrable, pernicieux. Je parle de l'amour honnête, spirituel, qui existe entre l'âme et Dieu, entre l'âme et le prochain. Il arrive souvent à deux hommes ou à deux femmes, ou encore à un homme et à une femme de s'aimer très cordialement, d'avoir l'un pour l'autre une grande et spéciale affection, de s'entourer affectueusement de grands égards et de vouloir toujours vivre ensemble. Tout ce que l'un veut, l'autre le veut ; c'est à ce tout petit cercle qu'ils restreignent la charité. Cette attitude est répréhensible, elle est pleine de danger même si on agit spirituellement et par amour de Dieu, à moins qu'on ne soit convenablement armé. Considérons l'amour que l'âme a pour Dieu. S'il n'est pas armé de discernement, s'il est fait tout entier de ferveur, ou bien il tombe très vite, ou bien il s'engage avec si peu de mesure qu'il ne peut continuer. Considérons l'amour du prochain tel qu'il se rencontre entre personnes pieuses. Si on ne lui tient la bride, il devient charnel, il perd son temps en conversations continuelles, les coeurs s'unissent trop intimement, se laissent trop pénétrer par l'amour, sont trop
LE GOUVERNEMENT DE L'AMOUR 467
préoccupés de se plaire. C'est pourquoi, par crainte de l'amour mauvais, je renonce au bon parce que pratiqué de cette façon le bon devient mauvais.
191. — On trouve les moyens de gouverner l'amour dans la transformation de l'âme. Or la transformation de l'âme, s'accomplit de trois manières. Tantôt l'âme est transformée dans la volonté de Dieu, tantôt elle est transformée avec Dieu, tantôt elle se transforme en Dieu et Dieu en elle. La première transformation a lieu quand l'âme s'efforce d'imiter les oeuvres du Christ, qui manifestent la volonté de Dieu. La deuxième se produit quand l'âme s'unit à Dieu ; les sentiments, les délices qu'elle éprouve sont immenses, mais la parole peut encore les exprimer et la pensée les concevoir La troisième a lieu quand l'âme, par une union très parfaite, est transformée en Dieu et Dieu en elle ; Dieu lui fait sentir, lui fait goûter des joies si élevées qu'elles échappent à la parole et même à la pensée.
192. — La première transformation n'a rien à faire dans cette question de l'amour. La deuxième suffit à le diriger quand elle est bien vive. La troisième est souverainement efficace. L'âme reçoit déjà dans la seconde, et parfaitement dans la troisième une sagesse qui la rend capable de gouverner l'amour de Dieu et du prochain 1. Elle sait alors régler les sentiments, les joies, les ferveurs si sagement que son amour dure, persévère sans se manifester par des rires, des sauts et des gestes. Elle apporte également tant de sagesse et de maturité dans l'amour du prochain, qu'elle condescend lorsqu'il le faut, et ne condescend pas lorsqu'il ne le faut pas.
La raison en est que Dieu est immuable, que l'âme ne peut
LA CHAUX	469
l'être. Mais plus l'âme est unie à Dieu, moins elle est sujette au changement. Elle acquiert dans cette union une sagesse, une maturité, une discrétion, une lumière qui lui permettent de gouverner l'amour de Dieu et du prochain et de le garder de tout excès. Si vous ne sentez pas en vous l'infusion de cette sagesse, gardez-vous de tout amour particulier, de toute tendresse pour un homme ou pour une femme ; même quand on se laisse aller à cette tendresse au nom de Dieu et pour le bien, on court les dangers que je viens de dire. Et vous ne devriez jamais vous lier à autrui avant d'avoir appris à vous en séparer lorsque le temps et le lieu l'exigeront.
193. — L'amour a diverses propriétés : au début il attendrit rime, ensuite il l'affaiblit, enfin il la fortifie. Quand l'âme commence à sentir la ferveur de l'amour divin, elle crie, elle gémit, c'est ce qui arrive à la pierre qu'on met dans la fournaise pour la réduire en chaux : au premier contact du feu, elle crépite ; quand elle est bien cuite, elle se tait. Ainsi l'âme recherche au commencement les consolations divines ; lui sont-elles enlevées, elle s'attendrit, elle crie même contre Dieu, elle se plaint de lui : « Quoi ! c'est toi qui me fais ce mal ! Pourquoi me le fais-tu, pourquoi te tais-tu ? » Cet attendrissement vient de la confiance et de la sécurité que l'âme tire de Dieu. Dans cet état les consolations la contentent. Mais leur absence fait croître l'amour, l'âme commence à chercher l'aimé ; si elle ne le trouve pas, elle languit, elle ne se contente plus des consolations ; c'est maintenant l'aimé qu'elle cherche. Plus elle éprouve de consolations, plus son amour va croissant, mais plus elle languit si elle n'a pas la présence de l'aimé.
Quand l'âme s'est parfaitement unie à Dieu, elle est établie dans la lumière de la vérité, car la vérité est le siège de l'âme. Elle ne crie plus, elle ne se plaint plus de Dieu, elle ne s'attendrit plus, elle ne languit plus, elle s'avoue indigne de tout bien et de
MESURE DE LA PÉNITENCE	471
tout don de Dieu, digne d'un enfer plus affreux que celui qui existe. Elle reçoit sagesse, stabilité, ordre, force ; elle affronterait la mort. Comme elle possède Dieu dans toute la plénitude dont elle est capable, comme Dieu l'amplifie pour lui permettre de contenir ce qu'il veut déposer en elle, elle voit que Dieu est, et que toutes les créatures ne sont qu'autant qu'elles tiennent tout leur être de lui ; elle est apaisée, pacifiée, elle ne désire rien, elle perd tout désir, elle perd toute action propre parce qu'elle est liée à Dieu. Voyant dans cette même lumière que Dieu fait tout avec ordre et convenance, elle reste forte même si Dieu s'absente. Sa volonté devient si conforme à la volonté de Dieu qu'elle ne le cherche plus quand il est absent, qu'elle se contente de tout ce qu'il fait et en tout se remet à Lui.
Quand l'âme possède la vision de Dieu dans une telle plénitude, quand elle est ainsi fortifiée et pacifiée dans l'amour, elle perd véritablement tout désir et toute opération. Mais lorsqu'elle sort de cet état, — car il n'est concédé à aucune âme d'y demeurer toujours, — elle retrouve un nouveau désir de faire des oeuvres de pénitence, mais un désir exempt de peine et plus fort qu'auparavant. La raison en est que cet état est plus parfait que les autres. La perfection a ce pouvoir, car plus l'âme est parfaite, plus elle peut imiter son Maître très parfait, le Christ. Or, le Christ n'a connu qu'un état dans toute sa vie, celui de la croix.
194. — C'est dans la croix que sa vie a commencé, dans la croix qu'elle a continué, et dans la croix qu'elle a fini. Il fut toujours sur la croix de la pauvreté, de la douleur continuelle, du mépris, de l'obéissance vraie et des autres oeuvres pénibles de la pénitence. L'héritage du père doit revenir aux enfants ; or, Dieu
LES FRÈRES DU LIBRE ESPRIT	473
le Père a donné l'héritage de la pénitence et de la croix à son Fils unique. Par conséquent, tous les enfants de Dieu doivent, et d'autant plus qu'ils sont dans une plus grande perfection, recueillir cet héritage et le mettre en valeur tout le temps de leur vie, puisque le Christ a suivi cette voie pendant toute sa vie. Voici donc la longueur et le terme de cette pénitence : c'est toute la vie de l'homme. Quant à sa grandeur, c'est tout ce qu'un homme peut porter. La conséquence, c'est que chacun doit mesurer son pouvoir, et que, dans la mesure de son pouvoir, il doit faire pénitence ; s'il ne le fait pas, il ne porte pas sa croix, il ne suit pas le Christ. Telle est la transformation qui consiste à se transformer en la volonté de Dieu, et que nous avons citée en premier lieu.
195. — Mais quand l'âme est transformée avec Dieu ou en Dieu, quand elle jouit de l'union parfaite et de la pleine vision,
elle ne cherche plus rien. Sortie de cet état, elle travaille à se transformer dans la volonté de l'aimé jusqu'à ce qu'elle retrouve cette union. L'aimé manifeste sa volonté par les oeuvres de la croix et de la pénitence. Plus une âme a de perfection, et plus elle aime Dieu, plus elle s'efforce de faire ce qu'il fait. Quand un homme en aime vraiment un autre, ne tâche-t-il pas de l'imiter dans sa vie, et de faire ce qui lui plaît davantage ?
196. — S'il se trouvait des gens — comme sont ceux qu'on appelle du libre esprit — pour dire qu'ils vivent continuellement dans l'absence de désirs, qu'ils ne désirent jamais rien, qu'ils ne peuvent agir en aucune façon et à aucun moment, il ne faudrait
L'AMOUR DE DIEU MAL COMPRIS	475
pas les croire, car ce n'est pas vrai. Qu'ils réfléchissent s'ils ne font pas des oeuvres illicites, car ils peuvent bien danser, jouer, manger et boire à leur saoûl, se livrer à des actes et à des touchers déshonnêtes. S'ils peuvent faire ces mauvaises actions et d'autres encore, à plus forte raison pourraient-ils, s'ils aimaient Dieu, désirer et faire ce qui est bon et agréable à Dieu. Qu'ils regardent le bienheureux François ! il fut un miroir de sainteté et de perfection, le modèle de tous ceux qui veulent vivre de la vie spirituelle ; cependant comme il touchait à sa fin, bien qu'élevé et transformé en Dieu, il dit : « Commençons à faire pénitence, car jusqu'ici nous avons fait peu de progrès. »
197. — Afin de comprendre plus complètement ce que nous avons dit de l'amour bon et spirituel et de mieux éviter le contraire, il faut connaître les diverses formes de l'amour mauvais et en parler. Tel aime Dieu pour que Dieu le garde des infirmités, des tribulations corporelles et des périls temporels. Il s'aime si désor-donnément qu'il fait de son corps son âme et son Dieu. Pour servir ce corps dont il a fait son Dieu, il aime les choses corporelles. Il aime ses amis et ses parents, pour son honneur et son profit. Il aime les hommes adonnés à la vie spirituelle, afin qu'ils lui fassent un manteau de leur sainteté, il ne les aime pas pour leur vertu. Cet amour n'est pas pur ; son fruit, c'est la chair avec tous les vices charnels et spirituels. Il aime encore posséder des talents naturels, comme de savoir bien lire et bien chanter, afin de plaire aux autres. Il aime à posséder une grande science, afin de convaincre non par la charité mais par la force de la raison, afin de reprendre avec orgueil et de faire figure de personnage.
A QUOI IL ABOUTIT	477
198. — Parlons maintenant de la diversité, de l'infirmité ou de l'imperfection de l'amour vrai. Tel aime Dieu, pour que Dieu lui remette ses péchés, le délivre de l'enfer, et lui donne la gloire du paradis. Il aime afin que Dieu garde son âme du péché et de l'enfer. Il aime pour avoir des consolations et des douceurs divines. Il aime Dieu pour être aimé de Lui. II aime d'un amour spirituel ses amis, ses parents, il désire leur sainteté, mais pour en tirer honneur et profit. Est-il lettré ? Il aime Dieu pour recevoir le sens, la science et l'intelligence de l'Écriture. Est-il illettré, il désire savoir parler des choses spirituelles de façon utile à autrui pour être davantage aimé et honoré. Il aime les personnes pieuses, afin qu'elles lui ouvrent leur rang, lui donnent leur affection ; c'est son honneur, son intérêt qui le guide. Il aime la pauvreté, l'humilité, l'obéissance, l'abaissement et les autres vertus, afin de dépasser les autres. Il désire que nul n'approche de sa perfection. Il ne veut pas avoir son égal dans la voie de la perfection, il ressemble à Lucifer qui ne voulait pas avoir d'égal.
199. — Il aime son prochain, dévot ou dévote, d'un amour spirituel et parfait, il l'aime totalement en Dieu, comme soi-même. Son amour augmente, il cherche la présence de la personne aimée. Loin d'elle, il languit. Près d'elle il redouble et se prépare une plus grande langueur si l'aimé vient à manquer. Cet amour croissant identifie totalement avec l'aimé ; tout ce qui plaît ou déplaît à l'un, plaît ou déplaît à l'autre. Comme l'âme n'a pas le force suffisante pour gouverner un amour qui va toujours croissant et qui n'est pas parfaitement ordonné, son amour se convertit nécessairement en désordre. Supposez l'aimé incapable aussi de gouverner l'amour qui le perce, le danger redouble. Aimant et aimé commencent à se manifester leurs secrets. Ils se manifestent l'amour qu'ils ont l'un pour l'autre ; ils ne peuvent s'empêcher
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de s'entretenir de leur mutuelle affection, des sentiments qu'ils éprouvent. «Personne au monde ne m'est aussi cher, je vous porte dans mon coeur » Sous prétexte de dévotion et d'avancement spirituel, ils désirent se toucher, ils n'y voient aucun mal. La raison proteste, elle n'est pas complètement obscurcie ; ensuite elle pense, bien plus elle croit que ces attouchements ne sont pas dangereux ; elle les permet. A partir de ce moment, l'âme commence à déchoir, à tomber peu à peu de l'état de perfection. Quelque temps après, elle décline, elle finit par se dire : « Je puis faire ceci, ce n'est pas péché. » Puis elle se permet les autres péchés : « Je puis faire ceci, ce n'est pas un grand péché. » Après quoi, l'ardeur de l'amour qui la transforme, lui coupe la langue, lui ôte tout pouvoir de dire non à son ami, quoi qu'il veuille. Et comme, à cause du désordre dont nous avons parlé, l'ami peut vouloir le mal, elle n'a pas la force de lui résister s'il l'invite à le commettre ; s'il ne l'y invite pas, elle l'y invite elle-même. Alors, elle dit adieu à l'oraison, à l'abstinence, à la solitude, à toutes les vertus qu'elle pratiquait jusque-là ; tout ce qu'ils avaient d'amour divin, ils le convertissent en cet amour désordonné. Leur amour croît, bouillonne, les paroles et la présence ne suffisent plus ; chacune de ses victimes veut savoir si l'autre est également atteinte, si elle l'apprend, il y a un danger pour les deux. Car du moment que les paroles et la présence ne leur suffisent plus, ils tombent dans la dépravation. Voilà pourquoi l'amour m'est suspect plus que tout, il contient tout mal. Aussi, jusqu'à ce que vous soyez dans l'amour parfait, tenez tout amour pour suspect.
L'AMOUR PARFAIT	481
200. — L'amour parfait, sans défaut, est celui de l'âme admise à voir l'être de Dieu. Quand l'âme est ainsi guidée et conduite à la vision de l'être de Dieu, elle voit comment toute créature tire son être de celui qui est l'Être suprême, comment toute chose, comment tout ce qui existe tient son être de l'Être suprême ; elle voit qu'il n'est point d'autre être, et que rien ne possède l'être que par lui. L'âme puise dans cette vision une sagesse admirable, une sagesse pleine de gravité, une sagesse pleine de maturité. L'âme tire de cette vision le plus grand des biens, elle ne peut contredire, parce qu'elle voit en vérité que toutes les œuvres de Dieu sont bonnes ; le mal vient de nous qui les détruisons. Cette vision de l'Essence divine excite l'âme à l'aimer. Elle nous apprend à aimer tout ce qui a reçu d'elle l'existence, à aimer tout ce qui a l'être, toute créature raisonnable ou non pour l'amour de Dieu. Elle nous enseigne à aimer les créatures raisonnables, surtout celles que nous savons aimées de Lui. Et quand elle voit l'Être suprême s'incliner par amour vers les créatures, elle s'incline aussi vers elles; elle aime ceux qui aiment l'Être suprême, elle les reconnaît à des signes certains.
LA VISION DE L'INCRÉÉ	483
201. — Ceux qui suivent vraiment le Fils unique de cet Être suprême clans l'amitié divine de cet Être suprême se reconnaissent à ce signe : ils ont. et ils ont toujours, les yeux de leur esprit tendus vers lui pour l'aimer, le suivre, et se transformer tout entiers dans la volonté de l'aimé, de l'Être suprême. Et parce que leur âme a appris, car elle a la vision de cet Être suprême, parce que, dis-je, elle a appris à aimer cet Être suprême, l'amour est excité par la vision. Parce qu'elle connaît, qu'elle sait aimer les créatures selon le rapport qu'elles ont avec Lui et plus ou moins suivant que Lui-même s'incline plus ou moins vers elles ; et elle ne peut en nulle chose passer la mesure. Voilà pourquoi tout ce qui touche l'amour doit être suspect à l'âme, jusqu'à ce qu'elle ait reçu de Dieu l'amour excité par cette vision de cet être suprême d Dieu. Quand l'âme est parvenue à cette vision et à l'amour qui en résulte, elle s'affermit tellement que de nouvelles révélations et de nouveaux ravissements ne la feraient pas changer, Il n'est pas nécessaire d'avoir cette vision de Dieu, c'est-à-dire de l'Être suprême, il suffirait d'en avoir une simple pensée continue pour être capable d'expulser toute malice de n'importe quel autre amour, pour pouvoir bien résister au couteau de l'amour.
202. — L'âme reçoit aussi la vision de l'Incréé. Cette vision laisse en elle un amour incréé auquel elle ne peut contribuer. Elle est sans opérations, c'est l'amour même qui agit. Quand l'âme a la vision de l'incréé, elle ne peut rien faire parce que la vision l'absorbe toute entière ; ainsi elle ne peut contribuer en rien à l'amour incréé. Mais, remarquez le bien, quand l'âme reçut cette vision, elle agissait de tout son être pour mieux s'unir à Dieu, cependant que l'Incréé opérait en elle et lui inspirait la meilleure manière de s'unir à Lui. C'est alors que lui fut donnée la vision. Mais l'âme ne peut en rien contribuer à cet amour incréé. L'amour seul opère ; les oeuvres de l'amour, c'est l'amour lui-même qui les fait.
PÉNITENCE ET VÉRITABLE AMOUR 485
203. — Le principe de cette opération est l'illumination, le don d'un désir nouveau, embrasé, d'un amour nouveau et fort auquel l'âme travaille et ne travaille point ; c'est l'amour incréé qui opère ; il fait tout le bien qui se fait par notre entremise, et nous nous faisons tout le mal. La véritable humilité consiste à voir que vraiment nous ne sommes les auteurs d'aucun bien ; ceux-là ont l'esprit de vérité, qui voient cette vérité.
204. — L'amour vrai ne cause ni rire, ni désordre dans le boire et le manger, ni vaine allégresse. Il ne fait pas dire : « Je ne suis tenu à aucune loi. » Il se soumet toujours davantage à la loi ; bien plus, où il n'y a pas de loi, il se fait une loi'.
205. — L'amour de Dieu ne demeure jamais oisif même en suivant corporellement la voie de la croix. L'amour vrai a pour signe d'apporter, de donner la croix à l'âme qui veut suivre Dieu, la croix, c'est-à-dire une pénitence aussi longue que la vie, aussi grande, aussi dure que les forces le permettent2. Quand mon âme aura accompli les oeuvres de la croix et de la pénitence, quand elle aura accompli jusqu'au bout les oeuvres de la croix et d'une pénitence vive, longue, ardue, alors je verrai que je suis une servante inutile ; si je veux demander quelque chose, je le demanderai au nom de la pénitence qu'il a faite lui-même en moi, pour moi. C'est le signe de l'esprit de vérité de reconnaître que Dieu est tout amour et que nous sommes toute haine. Dès que l'âme reconnaît cette vérité, il faut nécessairement qu'elle s'adonne à la pénitence corporelle.
LOIN DE L'ESPRIT DE VÉRITÉ	487
206. — Quand l'âme fait pénitence, parfois sa pénitence lui paraît lourde, si lourde qu'elle la croit impossible à porter ; il lui semble alors que c'est elle qui opère, et pourtant ce n'est pas elle, c'est l'incréé qui opère en elle et pour elle. Parfois l'Incréé rend la pénitence légère il le fait encore pour le bien de l'âme. Ne nous étonnons pas s'il nous charge de la pénitence, car le vrai Maître est venu faire pénitence pour nous ; c'est pour nous qu'il a passé toute sa vie dans l'amertume de la pénitence et de la croix.
207. — Ceux qui sont élevés à la vision de l'incréé et de l'être de Dieu en se tenant devant la croix et en s'adonnant aux oeuvres des vertus, où qu'ils se trouvent, ils se reposent, leur amour se renouvelle et s'enflamme pour agir plus virilement. Ceux qui ne sont pas dans l'esprit de vérité se font des idoles de leurs oeuvres et de leurs vertus. Et leur première idole ils la font avec la lumière divine qui leur est donnée.
RENDONS GRACES A DIEU. AMEN.
TROISIÈME PARTIE
I. — PREMIÈRE LETTRE.
De même elle dit : « Vous êtes dans l'épreuve, je vous porte compassion et je vous envie. Lorsque nous sommes affligés et éprouvés intérieurement et extérieurement, c'est un signe manifeste que nous sommes élus de Dieu ; ce fut la part de notre Maître, vous le savez mieux que moi. Les tribulations que notre Maître endura dans son âme, je ne puis ni les exprimer, ni les imaginer. Nos épreuves sont autres que les siennes ; il y a du défaut dans les nôtres ; appliquons-nous tout entiers à nous vaincre, à les supporter patiemment et même à nous réjouir dans ces épreuves qui ont une fin, à les aimer du fond du coeur. Si nous recevons la tribulation, c'est le signe que nous sommes aimés de Dieu, il nous donne les arrhes de son héritage. Contemplez la douleur du Christ souffrant, cette vue sera votre remède : le fils de Dieu reçut le mal pour le bien.
Trois biens résultent pour l'âme sainte de cette très sainte tribulation, dont nous ne connaissons pas le prix. Premièrement elle décide l'âme à se retourner vers Dieu ou, si elle l'a déjà fait, à se tourner davantage vers lui, à s'attacher à lui. Deuxièmement, elle la fait grandir dans l'amour. Quand la pluie tombe sur une bonne terre bien préparée, elle la rend féconde et la fait fructifier. Ainsi la tribulation fait croître l'âme en vertus. Troisièmement, elle lui donne la pureté, la force, la paix, le repos, la tranquillité.
DEUXIÈME LETTRE	493
nuisible à ton âme ; prépare-toi selon mon désir à recevoir cet enfant qui doit naître. Lui seul te donnera la connaissance de toi-même ; il sera le salut de ton âme, comme je le désire de toutes mes forces.
Et maintenant, que le consolateur te console, ô mon âme. J'ai été bien surprise de la lettre que tu m'as écrite pour me dire tes peines quand tu étais à Spello. Je ne suis point mal édifiée, je suis plutôt édifiée : ce que tu estimes de la haine, est à mon avis de l'amour. Autant que je puisse voir, c'est là la seule jalousie que j'aie jamais eue, d'autant que cette personne est, je crois, plus unie à Dieu que moi.
Sache-le bien, je ne me suis indignée que par compassion pour toi ; aussi ta peine m'a plus remuée que les miennes. Je t'en prie, ne pense plus à cette peine, oublie la complètement ; quand elle te sera ôtée, elle me sera ôtée. C'est la lettre que tu m'as écrite, qui m'a causé de la peine.
Rappelle-toi, fils très cher, qu'aucune créature ne m'a jamais inspiré et ne m'inspirera jamais de la haine ou de l'amour. Ne t'arrête pas aux signes extérieurs ; ils ne sont pas toujours vrais. Il y a un amour qu'on peut manifester par des signes. Il y a un amour qui ne se manifeste pas de la sorte. Je t'en prie, fils très cher, pénètre-toi de l'amour ineffable, c'est-à-dire de l'amour que rien ne traduit.
Je le désire vivement, renouvelle-toi dans l'amour et la douleur du Dieu-Homme souffrant.
TROISIÈME LETTRE	495
Je souhaite même que tu sentes mon amour sans que je te l'exprime : que ce qui est nouveau pour moi, le soit aussi pour toi.
Que l'amour divin, la paix divine, la bénédiction éternelle soient avec toi.
AMEN.
III. — TROISIÈME LETTRE.
Voici une humilité dans laquelle je suis submergée ; je commençai d'y être plongée le deuxième dimanche de Carême, je n'y restai pas longtemps. Le lendemain, à l'heure des complies, cette humilité me fit apercevoir tant et si bien ma malice, mes iniquités, mes péchés que je compris mon impuissance à les découvrir et l'impuissance de toute créature à me les manifester.
Je ne rougissais pas de dire tous mes péchés en public. Je prenais plaisir à imaginer quelque manière de confesser mes hypocrisies, mes iniquités, mes fautes. J'aurais voulu me promener nue par les places, à travers les villes', avec des poissons et des viandes suspendus à mon cou, en disant : Je suis une femme perdue, méchante, hypocrite, pourrie de vices. Je jeûnais dans ma cellule pour gagner l'estime des hommes et je faisais répondre à tous ceux qui m'invitaient : « Je ne mange ni chair ni poisson » ; et j'étais gourmande, gloutonne, grande mangeuse, buveuse. Je faisais mine de ne vouloir accepter que le nécessaire ; et je faisais réserver pour un autre jour. Je prenais des airs de pauvreté ; je faisais semblant de coucher sur la dure, alors que je couchais sur des tas de couvertures que l'on
LA PÉCHERESSE	497
enlevait le matin pour que personne ne les vît. Voyez quel diable je suis, combien mon coeur est pervers. Écoutez combien je suis orgueilleuse et fille d'orgueil, comme je suis déguisée, hypocrite, comme je suis l'abomination de Dieu ; je me faisais passer pour fille de l'oraison, j'étais fille de la colère, de l'orgueil, du diable ; je faisais semblant dans ma cellule de jouir de Dieu et d'avoir des consolations divines, et le diable habitait dans mon âme et dans ma cellule.
Tout le temps de ma vie j'ai cherché le moyen d'être adulée, honorée, d'avoir les apparences de la sainteté. La malice et l'hypocrisie que je dissimulais ont trompé beaucoup de gens ; j'ai causé la perte de beaucoup d'âmes et de la mienne.
Après quoi, plongée dans l'abîme, dont je viens de parler, je me tournais vers ceux qu'on appelle mes fils et je leur disais : (( N'ayez plus confiance en moi ! Ne voyez-vous pas que je suis possédée du démon ? Vous qu'on appelle mes fils, priez la justice de Dieu de chasser les démons de mon âme afin qu'ils révèlent mes méfaits et que je ne déshonore plus Dieu. Ne voyez-vous pas que tout ce que je vous ai dit est faux ? Ne sentez-vous pas, que, si l'univers était sans autre malice, la mienne le remplirait tout entier ? Cessez de me croire, cessez d'adorer cette idole ; le diable est en elle ; toutes les paroles que je vous ai adressées sont hypocrites, diaboliqt es. Priez la justice divine pour que cette idole tombe et se brise, que soier t manifestées mes oeuvres et mes paroles de mensonge et de duplicité ; œr je me fardais des paroles divines pour me faire honorer et adorer à la place de Dieu. Priez pour que les diables sortent de cette idole, pour que le monde ne soit plus désormais trompé par cette femme. Je prie le Fils de Dieu, que je n'ose pas nommer, de me faire démasquer par la terre, s'il ne veut pas me démasquer lui-même, je lui demande d'entrouvrir la
LA PÉCHERESSE	499
terre pour m'engloutir, afin qu'hommes et femmes disent : « Quel sépulcre blanchi ! quel abîme d'hypocrisie ! »
Je voudrais me mettre une corde au cou, me faire traîner par les villes, par les places publiques, je voudrais que les enfants me fassent escorte et me crient : « La voilà cette femme qui tout le temps de sa vie a affiché de fausses vertus » ; qu'hommes et femmes disent : « Voyez le grand miracle de Dieu ; il lui a fait avouer ses iniquités, ses malices, ses hypocrisies, ses péchés, qu'elle avait si bien su cacher, pendant toute sa vie ! » Ces injures n'auraient même pas satisfait mon âme. Apprenez que je suis dans le désespoir que voici : j'ai complètement désespéré de Dieu et de ses dons, je suis entrée en lutte avec lui. Je suis certaine que nulle créature au monde n'est comme moi pleine de malice et digne de la damnation ; tout ce que Dieu m'a donné il me l'a accordé pour ma plus grande damnation et pour mon désespoir ; je vous prie tous, de supplier la justice divine de chasser sans retard le démon de cette idole, afin que soient révélées mes fautes les plus secrètes. Ma tête éclate, mon corps défaille sous l'abondance des larmes, tous mes membres se brisent, parce que je ne puis manifester mes malices et mes mensonges. Cependant je commence à me réjouir quelque peu, parce qu'on commence à les connaître.
Je voyais tout cela dans la vérité, sans qu'il en résultât pour moi la moindre humilité. Quant à toi, qui as écrit cette confession, tu n'as fait que bégayer quelques-unes de mes fautes, de mes iniquités, de mes prévarications ; je n'étais qu'une enfant et déjà je faisais le mal.
FRAGMENTS	501
IV
Une fois la fidèle du Christ dit tenir de Dieu qu'il est doux à ceux pour lesquels il a souffert de souffrir pour Lui ; et à ceux pour lesquels il a voulu être méprisé, d'être méprisés à cause de Lui ; à ceux pour lesquels i1 a voulu mourir, de mourir pour Lui.
V
Interrogée un jour par deux Frères Mineurs dignes de foi sur ce mot de Saint Augustin : « Recevoir chaque jour l'eucharistie...» elle répondit : « Le bienheureux Augustin était saint et savant ; ainsi voyant les bons mélangés avec les mauvais, afin de ne pas donner d'audace à ceux-ci il ne loua point ; afin de ne pas écarter les bons, il ne blâma point. Les méchants tirent audace de la louange donnée à autrui, les bons puisent la sécurité dans une bonne conscience pourvu toutefois qu'ils n'encourent pas le blâme d'un saint. »
VI
Les signes par lesquels Dieu le Père manifeste son amour à l'âme qu'il aime sont au nombre de six. Le premier signe est la bénédiction ; premièrement Dieu le Père bénit l'âme qu'il aime. Deuxièmement il lui communique ses biens ; troisièmement, il l'avertit ; quatrièmement, il la corrige ; cinquièmement, il la garde ou la défend ; sixièmement, il la conserve.
DERNIÈRE LETTRE	
VII. - DERNIÈRE LETTRE.	
Voici la dernière lettre écrite par la très sainte Angéline de Foligno, notre Mère, avant la maladie dont elle est morte ; elle nous avertit elle-même que c'était sa dernière lettre. Car elle connut longtemps d'avance le moment de son heureux départ. C'est avec beaucoup d'affection qu'elle parla, elle dut presque user de contrainte pour décider le copiste qui était sans entrain à noter ses paroles. Elle dit :
O mon Dieu, rendez-moi digne de connaître le très haut mystère réalisé par votre très ardente et ineffable charité, par l'amour de la Trinité, c'est-à-dire le mystère de la très sainte incarnation que vous avez voulu à cause de nous, qui a été le principe de notre salut. L'incarnation accomplit deux choses en nous : elle nous rassasie d'amour ; elle nous rend certains de notre salut. 0 incompréhensible charité ; aucun amour n'égale cette charité ; par elle, Dieu s'est fait chair afin de me faire Dieu. O amour jailli des entrailles de Dieu. Vous vous êtes dépouillé, vous avez revêtu la forme humaine, afin ch me relever. Vous n'avez rien diminué de votre substance, vous n'avez pas fait tort à votre divinité, mais l'abîme de votre conception m'ouvre les entrailles et m'arrache ces paroles : O Incompréhensible, fait compréhensible à cause de moi. O Incréé, vous vous êtes fait créature. 0 inconcevable, vous vous êtes mis à la portée de notre intelligence, ô impalpable, vous vous êtes laissé palper. O Seigneur, rendez-moi digne de voir la profondeur de l'immense charité que vous nous avez communiquée dans votre très sainte incarnation. O heureuse faute, qui nous a découvert les prol-and urs cachées de la charité divine, jusque-là impénétrables pour nous. En vérité, je ne puis imaginer rien de plus
L'INCARNATION	505
grand. O très Haut ! Rendez-moi capable de comprendre l'abîme de votre ineffable Charité.
O Seigneur, j'aperçois ici cinq mystères, faites-nous capables de les comprendre. Le premier est le mystère de l'Incarnation ; le second le mystère de la Nativité du Fils ; le troisième, la mort du Fils pour nous ; le quatrième sa Résurrection ; le cinquième son Ascension aux Cieux.
Or il est trois choses que nous devons considérer dans cette nativité du Fils de Dieu.
La première est l'amour. O amour sublime et transformé. O vision divine. 0 ineffable. Vous me faites comprendre que vous êtes né pour moi ; ô quelle gloire c'est pour moi de comprendre comme je le vois et comme je le sais que vous êtes né pour moi, prêt à me remplir de joie. La même certitude que nous tirons de l'Incarnation, nous la tirons aussi de la Nativité, car II est né pour faire l'oeuvre qui a déterminé son incarnation. O Admirable, combien admirables les oeuvres que vous avez faites à cause de nous. La seconde est de nous apporter la certitude ; il est bien certain que la fin de son incarnation était la fin de sa naissance. La troisième est, que la Nativité nous a donné en Jésus-Christ un enseignement vécu touchant la pauvreté, la douleur et l'abaissement, car c'est en eux qu'il est né, qu'il a vécu et qu'il est mort.
Le troisième mystère est celui de sa mort, puisqu'il est né afin de mourir pour nous. Cinq aspects sont à considérer dans la mort de Jésus-Christ. D'abord la déclaration de la certitude de notre salut. Puis, la force et le triomphe sur nos ennemis. Puis la manifestation de l'amour divin dans sa plénitude et sa surabondance. Puis la vérité profonde, intime, souveraine, dont il nous remplit ; il nous fait connaître, voir, comprendre comment Dieu le Père a montré, enseigné, glorifié et manifesté son Fils dans sa très sainte incarnation, sa nativité, sa mort. Enfin, nous voyons
L'ASCENSION	507
comment le Fils nous a révélé le Père par l'obéissance qu'il a observée tout le long de sa vie, et qui n'a pris fin qu'à sa mort ; par elle il a répondu à Dieu son Père pour tout le genre humain. Rendez-moi digne, 8 Dieu incréé, de connaître la profondeur de votre amour et de votre très ardente charité. Faites-moi digne de comprendre cette charité ineffable, qui nous a été communiquée quand vous nous avez montré Jésus-Christ comme votre Fils, dans l'incarnation, et que votre Fils vous a révélé vous le Père à nous. O admirable amour et joie de mon âme ; en vous est toute saveur, toute suavité, toute délectation. La voilà la contemplation qui arrache l'âme au monde, l'élève, la dresse au-dessus de soi, lui apporte paix et tranquillité.
Le quatrième est le mystère de la résurrection,; nous devons la considérer sous deux aspects : elle nous donne la ferme espérance de notre propre résurrection ; elle nous fait connaître la résurrection spirituelle qui s'opère dans notre âme quand, par sa grâce, Dieu fait d'un mort un vivant, d'un malade un bien portant. O mystère très profond, admirable et inconnu, ineffable et sacré, qui a comblé tous nos besoins. Seigneur, faites-moi digne de connaître ce très haut mystère.
Le cinquième est le mystère de l'ascension. O Seigneur, faites-moi digne de connaître ce très haut mystère de votre ascension. O Seigneur, faites-moi digne et capable de connaître et de comprendre ce mystère, dans lequel notre salut reçut sa plénitude et sa perfection. O Jésus-Christ, vous nous avez mis en possession de Dieu votre Père.
Ces cinq mystères s.mt l'école où vont les écoliers de la vérité. L'école où on les enseigne, est l'école d( l'oraison ccntinue. Faites-moi digne, Seigneur, de connaître, de comprendre quelle charité vous avez tue de nous créer. Faites-moi capable, ô incompréhensible, de connaître, de comprendre l'inestimable et très ardente charité, l'amour profond qui vous a fait choisir, de
LES DONS DE LA BONTÉ DIVINE	509
toute éternité, le genre humain pour jouir de votre vue, et par lequel vous le Très-Haut, vous avez daigné désirer jouir de la nôtre. Faites-nous dignes, Seigneur, de connaître nctre faute, afin que par là nous puissions connaître l'amour fait homme, que vous nous avez envoyé pour effacer notre faute.
Ensuite elle parla de sept dons, de sept bienfaits très particuliers que nous a conférés la bonté divine. Elle dit : «O Seigneur, parmi la multitude innombrable de vos dons, faites moi capable, faites-moi digne de comprendre ces sept dons.
Le premier est la création ineffable. Le second l'élection admirable par laquelle vous nous avez daigné choisir pour vous voir face à face. Le troisième est le don inestimable que vous nous avez fait lorsque vous avez envoyé votre Fils à la mort pour nous donner la vie : ce don est au-dessus de tout don.
Le quatrième est le don très haut de votre bonté, par lequel vous avez daigné faire de moi une créature sensible et raisonnable, et non une brute dépourvue de raison. 0 raison admirable que vous avez déposée en moi, elle me vaut trois privilèges. Par elle je vous connais, Vous l'Admirable, par elle je connais mes péchés, par elle, grâce au libre arbitre je résiste au mal. O Incompréhensible, rien n'est au-dessus de ce don que vous m'avez fait. O être sans exemplaire, vous nous avez formés à votre ressemblance quand vous avez fait de nous des êtres raisonnables. Oui, vous nous avez revêtus de Vous-même et de votre raison.
Le cinquième est le don de l'intelligence. Faites-moi digne, Seigneur, de connaître ce don, vous nous avez donné l'intelligence, afin que nous puissions vous connaître, vous mon Dieu.
Le sixième est le don de la sagesse. O Seigneur faites-moi digne de connaître et de comprendre la très ardente charité par laquelle
BIENHEUREUSE MORT D'ANGÈLE	51
vous nous avez communiqué votre sagesse. 0 en vérité, voilà le don de tous les dons, vous savourer dans la vérité.
Le septième don est l'amour. O Être souverain, faites-moi comprendre ce don supérieur à tout don, puisque les anges et les saints n'ont pas d'autre bonheur que de vous voir, vous leur amour, de vous aimer et de vous contempler. O don qui est au-dessus de tous dons, puisque vous êtes vous-même et que vous êtes l'amour. O bien souverain, vous avez voulu que nous vous connaissions, vous l'amour, et que nous vous aimions. Tous ceux qui seront admis en votre présence seront satisfaits dans la mesure de leur amour ; rien ne conduit les contemplateurs à la contemplation hormis l'amour vrai. O Admirable, vous opérez des merveilles dans vos fils. O Bien Suprême. 0 incompréhensible et très ardente Charité. O puissance de Dieu, vous avez daigné nous plonger au milieu de votre substance. La voilà la merveille des merveilles que vous opérez dans vos fils. Oui certes, il n'est point d'intelligence humaine qui ne défaille devant votre substance ; mais aidés de votre intelligence nous sentons votre substance ; elle est le gage de ceux qui vivent vraiment solitaires. Tous les choeurs des anges s'abîment dans cette merveille. Ceux-là s'y abîment aussi qui sont de vrais contemplateurs ; c'est alors qu'ils deviennent solitaires et séparés de la terre. Leur conversation est dans les Cieux.
VIII. - BIENHEUREUSE MORT D'ANGÈLE.
Au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, le Nazaréen crucifié ; que son nom soit béni à jamais et dans les siècles des siècles. Amen.
Voici les dernières paroles, que dit l'épouse légitime du Christ, Angeline de Foligno, quand elle approcha de son heureux trépas.
LE CHRIST DANS LA BARQUE	513
Donc au début de sa maladie, en la fête des anges du mois de septembre, elle dit: « Je désirais vivement communier pour cette fête ; comme il n'y avait personne pour m'apporter le corps très saint du Christ, je commençais à m'attrister. Tout à coup au plus profond de ma douleur et de mon désir la fête du jour me fit penser à la louange des anges, c'est-à-dire à leur fonction de louer Dieu. Et voici que je fus ravie, voici que la multitude immense des anges m'apparut, ils me conduisirent à un autel et me dirent : « Voici l'autel des anges. » Et sur l'autel, ils me montrèrent la louange des anges, c'est-à-dire Celui qui est leur louange et toute louange. Les anges dirent à mon âme : « Celui qui est sur l'autel contient la perfection et le complément du sacrifice que tu cherches. » Ils ajoutèrent : « Prépare-toi donc à recevoir Celui qui t'a épousée en te donnant l'anneau de son amour ; il s'est déjà uni à toi, il veut contracter avec toi une union nouvelle. » Mon âme sentait tout cela en vérité, et beaucoup plus pleinement que des paroles ne le pourraient exprimer. Le souvenir que j'en ai gardé n'est qu'une ombre, et cependant cette seule ombre réjouit mon âme plus que je ne le puis dire. »
Or cette dernière maladie avait brisé le corps d'Angéline ; son âme était plus que de coutume plongée dans l'abime infini de Dieu, elle parlait par intervalles, par phrases coupées et rarement ; nous qui étions présents, nous avons recueilli ses paroles autant que nous pouvions les comprendre ; en peu de mots les voici :
Une fois, aux environs de la Noël, époque où le Christ la rappela, elle dit : « Le Verbe s'est fait chair. » Puis après une grande heure, comme si elle fût venue d'un autre monde : « 0 toute créature défaille. Toute l'intelligence des anges est impuissante. » Nous lui demandâmes : « A quoi échoue toute créature ? à quoi est impuissante toute l'intelligence des anges ? » «A comprendre »,
LA CHARITÉ	515
répondit-elle. Puis elle dit : « Voici que mon Dieu a rempli sa promesse : le Christ m'a présentée à son Père. » Elle venait de dire : « Vous savez que lorsque le Christ était dans la barque, il s'éleva une grande tempête. Le Christ réside de la même façon dans les âmes ; quelquefois il permet la tempête et il parait dormir. » Elle ajouta : « Quelquefois il attend que l'homme soit broyé, écrasé, pour arrêter la tempête ; c'est spécialement avec ses fils légitimes qu'il agit de la sorte. »
Une autre fois, elle dit : « O mes fils, je vous dirais volontiers quelques paroles, si j'étais sûre que Dieu ne trompera pas mon attente. » Elle faisait allusion à sa mort prochaine ; ayant un vif désir de mourir, elle craignait beaucoup que Dieu ne lui rendît la santé. Elle reprit : « Ce que je veux dire, je vous le dis uniquement afin que vous mettiez en pratique ce que je n'ai pas moi-même pratiqué, je vous le dis seulement pour l'honneur de Dieu et pour votre bien ; il m'en coûterait d'emporter avec moi ce qui peut vous être utile. Dieu a dit à mon âme : Tout ce qui est à moi est à toi, et tout ce qui est à toi est à moi. Qui peut donc mériter que tous les biens de Dieu soient à lui ? que tous nos biens soient à Dieu, et que tous les biens de Dieu soient à nous ? Rien en vérité ne peut nous donner ce mérite, hormis la charité. Mes petits enfants, mes frères et mes pères, efforcez-vous de vous aimer les uns les autres et d'avoir la charité divine ; l'amour de Dieu et l'amour du prochain font participer l'âme à l'héritage divin. Je ne vous laisse pas d'autre testament : aimez-vous les uns les autres ; je vous laisse tout ce que je possède, la vie du Christ, sa pauvreté, sa douleur, son abaissement.
Elle imposa la main sur la tête de chacun d'eux, en disant : « Soyez bénis de Dieu et de moi, mes petits enfants, vous et tous ceux qui ne sont pas ici. Je vous donne cette bénédiction suivant l'ordre que j'ai reçu du Christ ; je la donne de tout mon coeur aux
L'HUMILITÉ	517
présents et aux absents. Que le Christ aussi vous la donne ; soyez bénis par cette main qui fut clouée sur la Croix. Ceux qui accepteront l'héritage de la vie du Christ, ceux-là seront vraiment fils de l'oraison, la vie éternelle les attend. » Elle dit ensuite : « Les paroles que je vais prononcer ne sont pas de moi, elles sont de Dieu. Car il a plu à la Bonté Divine de me donner le soin et la sollicitude de tous ses Fils et de toutes ses Filles qui sont dans le monde, en deçà et au-delà des mers. Je les ai gardés, j'ai souffert pour eux plus de douleurs que vous ne pensez. Elle dit : « O mon Dieu, je les remets aujourd'hui entre vos mains ; gardez-les et préservez-les de tout mal. »
Elle ajouta : « Mes petits enfants efforcez-vous d'être charitables à l'égard de tous ; croyez-le bien, j'ai reçu plus de faveurs de, Dieu quand j'ai pleuré, souffert pour les péchés des autres, que lorsque j'ai pleuré pour les miens. En vérité, il n'y a pas de plus grande charité que de souffrir pour les péchés du prochain. Le monde se rirait de mes paroles, il trouverait contre nature qu'un homme puisse pleurer et expier les péchés du prochain comme les siens propres ou plus que les siens ; mais la charité qui l'y conduit, n'est pas de ce monde. Mes petits enfants, appliquez-vous à avoir cette charité. Ne jugez personne, pas même celui que vous voyez pécher mortellement. Je ne vous dis pas de ne pas avoir le péché en horreur, en abomination ; mais je vous dis de ne pas juger ceux qui péchent, vous ne savez pas les jugements de Dieu. Beaucoup paraissent damnés aux yeux des hommes, qui sont sauvés devant Dieu ; beaucoup paraissent sauvés aux yeux des hommes qui sont damnés devant
Dieu. Je pourrais vous dire, il y en a que vous méprisez, les voyant détruire le bien qu'ils ont commencé ; Dieu, j’en ai le ferme espoir, les acheminera de nouveau vers Lui.
Une autre fois elle dit « mon âme a été lavée purifiée, plongée dans le sang du Christ, qui coulait tout frais et tout chaud de
DERNIERS INSTANTS	519
son corps crucifié. Alors il fut dit à mon âme : « Voilà le sang qui te purifie. » Mon âme répondit : « O mon Dieu, serai-je trompée ? Non, lui fut-il répondu. Mon âme entendit ces paroles : « O mon Épouse, O toute belle, toi que j'ai aimée d'amour, viens, tous les Saints t'attendent en grande joie. Je ne veux pas que tu viennes à moi chargée de douleurs, mais pleine de joie et d'allégresse ; il convient au roi de revêtir celle qu'il aime depuis longtemps d'un manteau royal pour le jour de ses noces. Et il me montra le vêtement que l'Époux donne à celle qu'il a longtemps aimée. Il n'était ni de pourpre, ni d'écarlate, ni de soie ; il était fait d'une lumière éclatante qui environnait l'âme. Alors il me montra le Verbe, et maintenant je sais ce qu'est le Verbe, et ce que c'est que de proférer le Verbe. « Voilà le Verbe qui voulut s'incarner pour toi », me dit-il. Au même instant le Verbe passa à travers moi, me toucha, m'embrassa. Longtemps auparavant il m'avait dit : « Viens à moi, mon Aimée, ma toute belle, que j'aime d'amour. Viens, car tous les Saints t'attendent en grande joie. » Il dit encore ceci : « Je ne confierai ni aux anges ni aux Saints le soin de t'amener ; je viendrai en personne, je te prendrai avec moi. » Depuis longtemps il m'avait dit : « Tu es devenue ce que je voulais que tu sois, tu t'es élevée très haut devant ma majesté. »
Une autre fois elle dit : « Maudites soient les dignités qui enorgueillissent l'âme : puissance, honneurs, prélatures. Mes petits enfants, efforcez-vous de vous faire petits ! » Puis elle cria : O néant inconnu ! O néant inconnu ! on ne peut avoir en ce monde de science plus utile que celle de son néant, ne rien faire de mieux que de s'emprisonner dans son néant. Parler de Dieu, faire de grandes pénitences, comprendre les Écritures, avoir son coeur presque constamment occupé des choses divines, toutes ces vanités spirituelles sont plus trompeuses que les vanités temporelles ; ceux qui s'y laissent prendre tombent dans de
DERNIERS INSTANTS	521
multiples erreurs, il est plus difficile de les corriger que de corriger les autres. Elle cria de nouveau : « O néant inconnu ! O néant inconnu ! »
Une autre fois, sur le point de mourir, la veille de sa mort, elle répétait souvent : « Père, je remets mon âme et mon esprit entre vos mains. » Une fois elle ajouta : « Je viens d'entendre cette réponse : Ce qui a été imprimé dans ton coeur durant ta vie, il est impossible que tu ne le gardes pas dans la mort. » Alors nous lui dîmes : « Tu veux donc partir et nous quitter ? » Elle répondit : « Je vous l'ai longtemps caché, je ne vous le cache plus : maintenant, je vais mourir. » A partir de ce moment toute douleur cessa ; depuis plusieurs jours elle souffrait horriblement dans tous ses membres ; elle éprouvait maintenant un tel repos et une telle joie, qu'elle semblait goûter d'avance le bonheur promis. Angèle demeura dans ce repos et dans cette joie de l'esprit jusqu'au samedi soir après complies, entourée de nombreux frères, qui prenaient soin d'elle. C'était l'octave des saints Innocents. A la dernière heure du jour, comme si elle se fût doucement endormie, elle reposa dans la paix.
Son âme très sainte, dégagée de la chair absorbée dans l'abîme de la clarté divine, reçut des mains du Christ son époux, la robe d'innocence et d'immortalité. pour régner éternellement avec Lui. Que par la vertu de sa très sainte croix, par les mérites de sa très sainte Mère, par l'intercession de notre très sainte mère Angèle, le Christ Jésus crucifié nous conduise avec elle, lui qui vit et règne avec le Père et le Saint-Esprit dans les siècles des siècles.
AMEN.
DATE DE LA MORT	523
IX. - DATE DE LA MORT.
La vénérable épouse du Christ, Angèle de Foligno, sauvée du naufrage de ce monde, passa aux joies célestes qui lui étaient depuis longtemps promises l'an de l'Incarnation 1309, la veille des nones de janvier, au temps du seigneur pape Clément V.
TABLE ANALYTIQUE
DES NOMS PROPRES ET DES CHOSES NOTABI.FS
A
ADAM, 273.
ADAM (Fr.), 321.
Amour (1'), 157, 463.
Amour de Dieu (1), 395, 423.
Amour sans malice (1'), 83.
Amour vrai (1'), 287, 339.
ANDRÉ DE PÉROUSE '(Fr.), 264.
ANGE DE PÉROUSE (Fr.), 45.
Anges de septembre (Fêtes des), 327, 513.
ANGLE (Ste), 6, 3, 37, 44, 46, 75, 87, 122, 128, 140, 141, 148, 149,
201, 220, 221, 228, 230, 246, 289, 327, 438, 481.
ANGÉLINE DE MARSCIANO (B"), 75.
ANTOINE (S.), 133.
APICUS (Fr.), 229.
ARNAUD (Fr.), 6, 30, 31, 37, 38, 44, 60, 61, 128, 129, 140, 148, 149,
187, 221, 224, 228, 233, 321, 324.
AUGUSTIN (S.), 209.
Assise, 37, 39, 47, 51, 55, 57, 68, 75, 229, 230.
Aumônes bénies (Les), 89.
526	TABLE ANALYTIQUE
B
BARTHÉLEMY (S.), 123, 125.
BENTIVENGA (Fr.), 264, 377, 472.
BERNARDIN DE SIENNE (S.), 446.
BOCCOLINI, 230.
C
CÉLESTIN (S.), 204, 205.
Chandeleur, 243, 333.
Châtiment du péché, 439.
Christ à 12 ans (Le), 67.
Christ au tombeau (Le), 155.
Città di Castello, 165.
CLAIRE (Ste), 123, 125.
CLAIRE DE MONTEFALCO (Ste), 77, 377, 472.
Combat d'orgueil et d'humilité, 201.
Communion quotidienne, 227, 500.
Compagne d'Angèle (La), 5, 25, 57, 111, 133, 135, 141, 143.
Confessions d'Angèle, 5, 163.
Continents oulTertiaires, 104.
Conventuel, 38, 39.
Cou du Christ (Le), 63.
Cris d'Angèle, 25, 39, 53, 469.
Cris du Christ en croix, 259.
Croix (La), 357, 429, 471.
Cvit (St), 74.
D
Damas, 50.
DANTE, 403.
Date de la mort d'Angèle, 523.
Dons de Dieu (Sept), 371, 509.
Douleur (La), 355.
TABLE ANALYTIQUE	527
Douleurs du Christ (Les), 251, 313, 413.
Duché de Spolète, 77.
E
E. DE LA MARCHE (Fr ), 115, 117.
Embrassement du Christ (L'), 139.
Épreuves de sainte Angèle, 123, 127, 131, 193, 439, 493.
ÉTIENNE (St), 209.
Étoile (L'), 59.
Eucharistie (L'), 65, 381.
Évangile et l'Épitre (L'), 23.
Examen de conscience (L'), 429, 435.
F
F. (FRANÇOIS DAMIANI?), 77.
Faux (La), 157.
Fils de Dieu (Les), 97.
Fils légitimes de Dieu (Les), 99, 396, 457.
Fils spirituels d'Angèle (Les), 293, 299, 303, 321, 343, 345, 355,
357, 363, 419, 439, 457, 489, 491.
FIORETTI (Les), 38.
FOLIGNO, 4, 6, 75, 77, 229, 325, 327.
FRANÇOIS (St), 47, 49, 53, 165, 229, 231, 277, 279, 321, 329, 439, 475.
G
GIGLIOLA, 107.
GILLES (Fr.), 38.
H
HUBERTIN DE CASAL (Fr.), 369.
Humiliation (L'), 315, 409.
Humilité (L'), 345, 419.
528	TABLE ANALYTIQUE
I
Illusions des personnes pieuses, 183.
J
JACQUES (Fr.), 264, 377.
JEAN (St), 15, 17.
JEAN MINCIO DE MURROVALLE (Fr.), 368.
Jeudi-Saint, 105, 106.
Jugements de Dieu (Les), 221, 223.
JuurrE (Ste), 74.
L
Laitues, 133.
Laudes, 216, 217.
LELLA, 3, 59.
Lépreux, 105.
LETO ALESSANDRI, 446.
Liberté des enfants de Dieu, 377.
Libre-Esprit (Sectaires du), 263, 265, 279, 376, 473, 479.
Lombardie, 143, 147.
M
M. (MARIE, compagne de sainte Angèle), '149, 254, 255, 257, 369.
Maladies d'Angèle, 329, 503.
MARGUERITE DE CORTONE (Ste), 216.
MARIE (La Vierge), 15, 17, 21, 35, 49, 79, 89, 93, 115, 121, 129, 133,
151, 153, 155, 159, 163, 189, 246, 255, 271, 272, 273, 289, 301, 415,
421.
MARIE-MADELEINE (Ste), 33, 85-87.
Mercredi Saint, 339.
Messe de Fr. Arnaud (Dernière), i325.
TABLE ANALYTIQUE	529
Miséricorde de Dieu, 85.
MOÏSE, 164, 185.
Mort de sainte Angèle, 511-522.
Mystères (Cinq) que Dieu a réalisés pour nous, 505.
N
Notre Père, 19, 27, 57, 107.
Obéissance, 315.
Onction, 43, 44, 69, 241.
Oraison, 261, 311, 357.
ORSINI (Cardinal Napoléon), 264, 265
P
Pas spirituels d'Angèle, 5, 31, 44, 45, 47, 69, 97, 121, 149, 193, 209,
288, 289.
PAUL (St), 50, 220.
Pauvreté, 11, 15, 19, 25, 27, 187, 311, 405.
Pénitence, 319, 401.
Pèlerin (Le), 169, 179.
Petit garçon, secrétaire d'Arnaud, 149.
PETRUCCIO, 23, 29.
PIERRE (St), 47.
Poignards (Les), 257.
Portioncule (La), 291, 299, 301, 303, 317, 323.
Potence (La), 195.
Pouille (Royaume de), 29.
Preuves de la présence de Dieu (Sept), 171.
Puissance de Dieu, 121, 125.
Purification (Fête de la), 243, 333.
37
530	TABLE ANALYTIQUE
Q
QUIRICO (St), 74.
R
Recueillement, 349.
Rome, 47.
Sagesse divine (La), 115.
Sacremen t de l'autel (Le), 65, 381.
Saint-Félicien (Cathédrale), 5.
Saint-François (Église et couvent d'Assise), 29, 39, 41, 45, 47, 49,
53, 55, 81, 123, 125, 229, 289, 321.
Saint-François (Église et couvent de Foligno), 5, 333.
Sainte-Marie-des-Grâces (Chapelle), 303.
Saint-Pierre-ès-Liens (Fête de), 321.
Saint-Sacrifice, 451.
Sainte-Trinité (Chapelle de la), 46.
SALIMBENE (Fr.), 165.
Sacré-Coeur, 17.
Sceau de Dieu, 249.
Signe de croix de Fr. Arnaud, 169.
Six signes de l'amour de Dieu pour l'âme, 500.
Spello, 47, 493.
T
Table, 117.
TARSE, 74.
Ténèbre, 145, 211, 233.
Tentation, 439.
Tertiaires, 104, 105.
Testament de Ste Angèle, 513.
TABLE ANALYTIQUE	531
THÉRkSE (Ste), 218.
Thrones, 231.
Tiers-Ordre, 45.
Tout Bien, 53, 79, 164, 165.
Trinité (La Sainte), 27, 46, 59, 61, 62, 129.
Trinité (Chapelle de la Sainte), 46.
V
Vallée de Spolète, 131, 265.
Vrais fidèles (Les), 3.
Y
Yeux du Christ (Les), 65.
ERRATA
Page XLV, ligne 21 : P..., lire : Page 476, ligne 19.
Page 19, ligne 5, entre Mère du Christ et je le tenais, suppléer que.
Page 29, ligne 15 : Sur mes exhortations, lire : Pour me donner l'idée de
changer de vie...
Page 33, ligne 21, au lieu de enseigna la manière, lire enseigna touchant
la manière.
Page 63, dernière ligne, au lieu de vinrent, lire viennent.
Page 77, ligne 7, au lieu de je ne les aurais pas crus, lire je ne les croirais
pas.
Page 81, ligne 5, au lieu de me regardaient, lire la regardaient.
Page 103, ligne 5, au lieu de j'ai trouvé amer..., lire le calice que j'ai bu a été amer à mes sens, mais il m'a été doux à cause de mon amour. Ligne 14, au lieu de on lui expliquait, lire il expliquait. Ligne 22, au lieu de ne porteront-ils, lire ne porteront-ils pas. Page 147, lignes 4 et 5, lire ainsi : Elle me dit à moi frère qu'ici je pouvais et devais comprendre que dans cette vision...
Lignes 8 et 9, au lieu de me, lire se.
Ligne 13, au lieu de je cessai de voir..., lire je ne voyais plus la puissance et la volonté de Dieu de la même manière qu'auparavant, mais je voyais une chose...
Page 155, ligne 7, au lieu de je n'en dis pas plus, lire je n'en veux pas dire plus.
Page 171, ligne 13, au lieu de à les taire, lire de les taire.
Page 185, ligne 28, au lieu de de la pleine, lire à la pleine.
Page 197, ligne 11, au lieu de ses, lire mes.
Page 227, avant-dernière ligne : Dans la vie du Christ, lire : dans sa vie.
Page 243, ligne 18, lire et que ce qu'elle avait, elle l'avait.
Page 255, ligne 23, au lieu de serait, lire seraient.
Page 257, ligne 23, au lieu de qui faisaient, lire que faisait.
Page 263, ligne 4, au lieu de confesse, lire se confesse.
Page 297, ligne 30, supprimer Je les entends seulement dans le sens que
je viens d'expliquer.
Page 357, ligne 14, au lieu de puissance, lire jouissance.
Page 365, ligne 4, supprimer ce, dans le bien ce qui
Page 381, ligne 8, au lieu de son ministre, elle devrait au moment de la
célébration, lire son ministre, au moment de la célébration elle
devrait...
Page 387, ligne 5, au lieu de souveraine immense, lire s. et i.
Ligne 24, au lieu de par la foi que..., lire par la foi et sans
aucun doute possible que bénis par la puissance...
Page 389, ligne 6, au lieu de sa bonté souveraine, lire en vertu de s. b. s.
Page 395, lignes 2 et 3, au lieu de de soi tout et de tout de soi, lire de
tout soi.
Page 399, ligne 10, au lieu de l'amour, lire par la vertu de l'a.
Page 401, ligne 24, au lieu de humaine en regard de la faute, lire en
regard de la faute humaine.
Page 403, ligne 21, au lieu de t'accompagnera, lire l'accompagnera.
Page 409, ligne 1, au lieu de parents et ses amis, lire parents et amis.
Ligne 3, au lieu de estimer, lire protéger.
Page 411, ligne 7, au lieu de le, lire la.
Page 413, ligne 25, au lieu de le blesseraient, lire la bl.
Page 415, ligne 7, supprimer toujours.
Page 423, ligne 7, au lieu de unir son néant, lire uni à son n.
Page 451, ligne 3, au lieu de desséchées, lire desséchée.
Page 453, ligne 7, au lieu de cesse, lire ne cesse.
Page 461, ligne 26, au lieu de s'ils, lire si elles.
Page 483, ligne 8, au lieu de qu'elle sait, lire elle sait.
Page 492, ligne 6 : Et ipse erit salas..., lire : Et ipse erit solos..., et
traduire : Il sera le tout de ton âme... conformément à ce que nous
lisons page XLVI, lignes 18 et 19, et page 454, lignes 21 à 24.

TABLE DES MATIÈRES

ABBEVILLE. - IMPRIMERIE F. PAILLART.
			
 

Table des matières

Angèle de Foligno, Le Livre de l’Expérience des vrais fidèles 3

1. CHOIX 5

2. LE LIVRE Complet 38

PRÉFACE 38

I. - L'AUTEUR. 38

II. - SES SECRÉTAIRES. 40

IIII. LES MANUSCRITS. 44

V. — LES MANUSCRITS S ET I. 48

VI. - LE MANUSCRIT A. 50

VII. — LA COLLECTION ORIGINALE. 55

[Tableau omis] 56

VIII. - L'APPENDICE. 58

IX. - LES PRINCIPALES ÉDITIONS. 58

X. - RAISON D'ÊTRE DE CETTE ÉDITION. 60

LE LIVRE DE LEXPéRIENCE DES VRAIS FIDèLES 65

ICI COMMENCE LE PROLOGUE AU LIVRE DE L'EXPÉRIENCE DES VRAIS FIDÈLES, QUI PERMET DE TROUVER LE TRÉSOR CACHÉ DANS LE CHAMP DE L'ÉVANGILE. 65

ICI COMMENCE UN COURT APERÇU TOUCHANT L'EXPÉRIENCE DES VRAIS FIDèLES, QUI PERMET DE DÉCOUVRIR LE TRÉSOR CACHÉ DANS LE CHAMP DE L'ÉVANGILE. 66

33. SUIT MAINTENANT LA RAISON OU LA CAUSE POUR LAQUELLE MOI, FRÈRE COPISTE, JE PARVINS A CONNAîTRE CES SECRETS, ET FUS, DIEU ME POUSSANT, CONTRAINT DE LES ÉCRIRE. 77

35. PREMIER PAS OU RÉVÉLATION DE LA FAMILIARITÉ DIVINE. COMMENT ET DANS QUELLES CIRCONSTANCES, MOI FRÈRE, JE COMMENÇAI D’ÉCRIRE. 79

ICI COMMENCE UN COURT APERÇU DU DEUXIÈME PAS OU RÉVÉLATION DE L'ONCTION DIVINE. 86

ICI COMMENCE UN PETIT APERÇU DU TROISIÈME PAS OU RÉVÉLATION DE L'ENSEIGNEMENT DIVIN. 95

TABLE DES MATIÈRES 224

226