Constantin de Barbanson Anatomie de l’Âme
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Aux deux formes des Secrets sentiers s’ajoute l’Anatomie de l’âme 1 où Constantin de Barbanson (1582-1631) justifie ses sentiers de l’Esprit et de l’Amour par une théologie toute mystique.
La cohérence de l’Anatomie est voilée. Constantin tente d’exprimer une vision d’unité profonde assez nouvelle. Il n’a guère pu s’appuyer sur des exemples ou sur des textes antérieurs. S’ajoute la difficulté d’usage d’un français qui n’a pas encore bénéficié de la rénovation opérée en littérature religieuse par François de Sales au début du XVIIe siècle : les francophones vivant en terres rhéno-flamandes sont en retard sur le plan linguistique.
C’est la nouveauté conceptuelle défendue par Constantin qui nous encourage à présenter intégralement son dernier texte difficile et long. Son originalité restera pour longtemps inégalée, car les contrôles mis en place au sein du monde catholique ont depuis limité la liberté d’expression et des prises de risque acceptables par ses auteurs mystiques.
Il fallait l’édition posthume d’un écrit quelque peu obscur et par là demeuré confidentiel, livraison en un seul bloc du testament d’un capucin protégé par son ordre, car jouissant d’une réputation personnelle irréprochable, pour éviter un examen rigoureux suivi d’une éventuelle condamnation romaine. Nous pensons que des aspects « monistes » répondront à certaines questions devenues très actuelles. Constantin prolonge des expositions mystiques antérieures telles celle offerte par Benoît de Canfield par sa Reigle.
Elle fut rendue possible par le silence ultérieur imposé à ce dernier et par le désir de nombreux dirigés d’un milieu flamand bouillonnant de capucins et de capucines2. Ils contribuent à l’explosion mystique d’où sera issue « l’invasion » du Royaume de France. Quelques grandes figures s’en dégagent, telle celle contemporaine et voisine du « Jean de la Croix flamand » Jean-Evangéliste de Bois-le-duc (1588-1635).
L’originalité d’un tempérament « métaphysique » est marquée par son origine géographique dans une culture sensible aux mystiques du nord et du Rhin. Son expression prend la forme d’une synthèse rédigée dans les dernières années d’une vie extérieurement simple et dévouée. Éditée post-mortem elle fut oubliée.
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L’édition fut-elle entièrement préparée par l’auteur, suivant le récit d’une mort survenant au moment où il livre son manuscrit aux regards des censeurs, ou bien faut-il plutôt voir dans une telle anecdote la justification « d’une œuvre » compilée par un proche confrère des « papiers » laissés lors d’un décès inattendu ?
Cela expliquerait un long texte parfois répétitif — diverses sources se recouvrent-elles ? — et un style de plus en plus relâché alors même que notre intérêt croît.
L’ordre choisi, allant du général structuré au particulier plus divers est une « descente » assez habituelle aux publications du siècle3.
Le texte à nos yeux sans équivalent est resté caché parce qu’une seule édition a été faite hors du royaume après la mort de Constantin . Elle livre une séquence de textes avant sa mise en forme définitive, le texte livré par son auteur au jugement de l’inquisition de Douai ayant été perdu (ou dissimulé). Le style d’une pratique incertaine du français en milieux flamand et germanique. L’impression de pages entières sans respiration ne facilite guère son appréciation. Plus de mille pages éditées à faible tirage en un petit cube compact, dont la séquence de traités indépendants présente des répétitions. L’édition unique posthume est rapidement devenue rarissime.
Ayant échappé aux censeurs par une difficulté évidente d’accès à sa lecture comme par son excentrement vis-à-vis de centres de contrôle romain, Constantin demeure une autorité reconnue et acceptée dans le monde catholique4.
Certaines affirmations paraissent hardies tant qu’on les pose sur le plan des idées (toujours prêtes à être détachées de l’expérience qui les justifie) et de la théorie, mais acceptables quand on reconnaît leur dépendance vis-à-vis du vécu - la « réalité expérimentale » chère à notre métaphysicien -, peuvent ainsi être posées sans qu’elles aient été condamnées !
Nous proposons parfois une interprétation d’un texte souvent obscur, compte tenu du vieux français et de l’expérience dont Constantin tente de rendre compte pour la première fois dans notre langue. Du moins l’obscurité dans laquelle est tombé ce testament lui a permis de ne pas être mis en cause. L’approche est originale, moniste, donc compatible avec d’autres traditions.
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On se reportera au tome I pour la vie de l’auteur et ses sources.
Nous avons aéré l’édition, découpant un texte édité sans respiration en très (trop?) nombreux paragraphes – un par point d’exposition. Cela facilitera une lecture nécessairement lente si l’on veut en tirer profit intérieur.
Certains termes déjà désuets à son époque ont été modernisés après leur première occurrence (jà en déjà, etc.). Le texte intègre les errata qui couvrent cinq dernières pages de l’unique édition de 1635. Ponctuation et orthographe sont revues.
Notre édition en trois parties respecte le découpage de l’original, mais nous avons regroupé les deux premières. Leur progression prépare la troisième comportant quatre beaux Traités.
[Page de titre 5 du volume unique de 1635 :]
Qui est une addition au livre des Secrets Sentiers de l’amour Divin : enseignant en quoi consiste l’avancement spirituel de l’âme dévote, et le vrai état de la perfection.
Où les vérités fondamentales de la vie Mystique sont mises au jour, et réduite aux règles et façons de parler de la Théologie Scolastique, et les abus découverts.
Oeuvre singulier et très utile, faite en faveur des âmes qui suivent l’Esprit de Dieu, et pour la satisfaction de ceux qui les y adressent.
Par le R. Père Constantin de Barbanson, Prédicateur Capucin, Définiteur de la Province de Cologne, et Gardien du couvent de Bonne.
À Liège, chez Léonard Streele le Jeune
MDCXXXV
avec permission des supérieurs
Puis qu’ainsi est, que Dieu chérit tant les âmes pures et dévotes, qu’il daigne bien se familiariser avec elles ; les caresser, et prendre ses délices en icelles.
C’est à savoir lors, que quittant les affections terrestres, elles s’appliquent entièrement à le désirer et chercher, afin de le pouvoir trouver, posséder et aimer en vérité de tout leur possible ; qui pourra douter que celui-là n’aura part à ses grâces divines ; 6
lequel soit par paroles, soit par écritures, et par enseignements salutaires avancera ces délices spéciales auprès de son infinie bonté et Majesté ; en aidant tant qu’il pourra telles âmes à parvenir à un bonheur si grand et signalé, par la manifestation de plusieurs voies et vérités secrètes, qui sont cachées sous ces matières désirables de la vie mystique, et lesquelles autrement on ne peut pas sitôt découvrir ;
les soulageant et relevant par ce moyen des travaux, doutes et détroits fâcheux et molestes, et parfois dangereux, lesquels on a accoutumé de se retrouver passant par ces sentiers internes, quand on n’est pas préaverti, et suffisamment muni de la connaissance des secrets, vérités et [page 2 non numérotée] moyens qui y sont contenus et couverts ?
Mais aussi au contraire qui ne croira que ceux-là ne peuvent sinon déplaire grandement à la même bonté divine, qui trop appuyés sur leur propre jugement, doctrine, ou sagesse humaine, condamnent, voire souvent de primesault, ce qu’ils n’entendent pas ; et de bouche et d’écrit osent noircir, et porter préjudice à ce que l’on dit, et qu’on traite de la voie et de la perfection de la même vie mystique, et des états plus avancés en l’union de nos armes et de nos esprits avec Dieu leur principe et leur fin ; retirant ainsi tant en eux est, beaucoup de personnes de prétendre et de parvenir à un bien souverainement souhaitable, lequel elles pourraient obtenir ; et privant Dieu des délices qu’il aurait en icelles ?
D’ailleurs néanmoins les abus qui se commettent en ces choses spirituelles, et le nombre de ceux qui s’y fourrent et ingèrent impertinemment, sans discrétion, mesure, ni conseil, sont cause que plusieurs doctes et notables auteurs considérant ces inconvénients, se portent à juger, qu’il n’est pas beaucoup convenable d’en écrire ainsi en commun, et de les proposer à tous. Même aucuns pour semblables considérations viennent si avant, que de persuader indifféremment aux âmes dévotes, de ne pas entrer en ces chemins. Pour ce, disent-ils, qu’il y a trop de difficultés et de périls ; et que mieux vaut se tenir en la voie commune plus assurée (3) que non pas se mettre au hasard de tant de travaux, ou de quelque mésaventure.
Mais comme toutes ces dissuasions, et inductions doivent être plutôt tenues pour non recevables, tant à raison que la vraie vertu et perfection est de soi haute et malaisé à atteindre, et le royaume de Dieu tel, qu’il doit être pris et ravi par violence ;
qu’à cause que Dieu, qui nous appelle et invite à la perfection et félicité plus grande, et ne désire sinon se communiquer (comme un soleil jetant ses rayons en tout ce qui lui est ouvert, et un feu qui échauffe tous ceux qui s’en approchent) ne nous veut pas tromper, ainçois7 nous secourir et seconder.
Et pource aussi que ce serait un grand crime contre la loi évangélique, de dire ou de penser, que cherchant et voulant aimer et servir Dieu en esprit et vérité parfaitement, on serait moins assuré, et exposé à plus de dangers, que non pas en laissant à laisser aller ses pensées, désirs et affections parmi le monde et les créatures.
Tout cela, dis-je, n’empêche pas qu’il n’y ait des âmes, qui en toute fidélité et sincérité embrassent la voie de Dieu plus étroite, et se commettent à la providence divine, pour la foi grande, et le sentiment qu’elles ont de sa bonté ; et ainsi parvenant à quelque réalité spirituelle intérieurement, reçoivent un fruit, aide et contentement singulier d’entendre et de lire ce qu’on récite et écrit de ces choses mystiques. (4)
Je n’ignore point qu’il se trouve des naturels qui en sont extrêmement éloignés, et si peu propres à icelles, qu’on peut facilement remarquer que c’est peine perdue de penser vouloir les y attirer, inciter et introduire. Mais aussi beaucoup d’âmes en sont capables ; et pourraient surmonter tout empêchement, si elles s’y appliquaient, ou si elles y étaient bien acheminées et instruites ; ou bien si elles n’en étaient pas diverties d’autre part, ou trop attachées à leurs façons de faire.
Si avant que même dedans le monde, au milieu des affaires temporelles, si on était bien enseigné de voir et de suivre en tout le vouloir et bon plaisir de Dieu, et de prendre les choses en bonne façon, s’accommodant et résignant à toutes, on ne serait pas incapable de ces secrets. Comme en effet nous trouvons par communications privées, que Dieu y admet et introduit des personnes, qui suivent les cours des Princes, et la guerre, et autres qui vivent parmi les négoces et occupations mondaines et distrayantes de leur trafic ou état séculier en grande pureté de cœur, élévation d’esprit, et union de leurs âmes avec Dieu ; les uns y prenant garde, et reconnaissant les grâces et faveurs divines et les autres les discernant pas de si près, mais cheminant simplement en paix, joie et sérénité intérieure ; pleins quant au reste d’amour, et d’opération de Dieu, et capables d’en avoir l’intelligence plus distincte si on leur en tenait propos.
Et ce (5) n’est pas une doctrine nouvelle d’annoncer la perfection spirituelle ; puis que le Fils de Dieu s’est fait homme pour le manifester et prêcher ; et qu’elle était coutumière aux chrétiens de l’Église primitive ; et que saint Paul docteur des Gentils, qui se plaît avec les autres saints apôtres, à persuader à tous en ses épîtres le chemin, la vie et perfection de l’esprit, écrivant aux fidèles de Colosse, chapitre 1, leur dit et fait entendre apertement le grand désir qu’il a, qu’ils soient remplis de la connaissance de la volonté de Dieu en toute sapience et intelligence spirituelle, afin qu’ils cheminent dignement, en plaisant entièrement à Dieu, et croissant en la connaissance et amour d’icelui. Même il avoue qu’il redresse et admoneste tout homme, et qu’il enseigne tout homme, afin de rendre tout homme parfait en Jésus-Christ. Répétant trois fois « tout homme » sans faire distinction d’État ou de qualité ; pour montrer qu’il n’en forclos ni excepte aucun.
Heureux donc sont et seront ceux-là, sur lequel ce sort et bonheur est tombé ou tombera, que d’y être appelés et d’en avoir la connaissance, l’instruction, la commodité, le désir, le courage et volonté et la dûe pratique avec persévérance : car tous ces points sont nécessaires.
Que si les uns, pour être trop grossiers, ou préoccupés d’ailleurs, ne recherchent, ne goûtent et ne prennent point à cœur ces secrets d’amour divin tant aimables et dignes d’être désirés et embrassés ; et que les autres à (6) faute des conditions dites, ou par quelque dérèglement ou dissolution ne persévérant pas au bien commencé ; et si en outre nous voyons arriver que quelques malavisés et indiscrets lisant ces choses, en abusent, les faisant servir à leur nature et amour propre. Faut-il donc que les bonnes âmes, qui en tireront de l’utilité, en soient privées ?
Et qui est-ce, je vous prie, qui peut empêcher tout mal ? Et qui peut faire que l’on prenne les choses de même sincérité, qu’elles sont expliquées ? Et de mêmes sens et intelligence qu’elles sont proférés ? La Sainte Écriture même toute divine et possédante du Saint-Esprit n’est pas exempte d’être tirée à mille hérésies et usages profanes. Ce que néanmoins ne peut pas provenir d’aucun défaut d’icelle, mais seulement de l’orgueil, de la malice, de l’ignorance, de la brutalité, et infidélité des hommes.
Il y a maintenant environ neuf ans que j’ai commencé d’écrire de la voie mystique en faveur des âmes qui ont mis tout leur plaisir et affection en Dieu. Exposant au jour le livre des sentiers de l’amour divin avec protestation expresse de ne vouloir procéder par manière de science, mais de m’expliquer tout simplement selon que l’expérience porte avec soi certaines espèces, vestiges, énigmes, et idées qui lui sont propres. Évitant toute façon doctrinale, afin de dépeindre ces matières tant plus naïvement et ainsi être entendu des simples comme plus (7) aptes et idoines à cette sapience céleste.
Mais à présent pour autres motifs de conséquence je désire au contraire tenir la méthode scolastique, et tâcher de réduire toute la vie mystique aux règles de la théologie commune entre les docteurs catholiques : pour faire voir que la doctrine est vraie, solide et assurée, pourvu seulement qu’on déclare avec quelles circonstances les choses se passent. Et pource les auteurs mystiques devraient à bon droit conférer diligemment leurs expériences, quand il est question de s’expliquer, avec la doctrine plus ordinaire des théologies scolastiques. Pour ce que vraiment leurs principes sont légitimes. Jusque-là que j’ose dire en toute assurance, que ce sera tant plus grand signe de profiter en l’expérience, que plus clairement on ira découvrant que leurs fondements sont bons, solides et assurés.
Comme donc depuis la sortie en lumière du dit livret jusqu’à présent j’ai eu des conférences assez fréquentes de ces choses avec toutes sortes de personnes tant commençants que profitants, et même déjà parvenues à la jouissance de l’esprit de Dieu ; et qu’outre l’expérience journalière, le cours des années, la conversation, et la lecture font qu’on a toujours moyen de croître en la connaissance et en la pratique tant au regard de la vérité, que des erreurs, abus et intelligences sinistres qui surviennent en ces matières. C’est la cause, que (8) depuis ce temps-là ayant appris comme aucuns entre les auteurs mystiques tiennent une toute autre façon de s’expliquer, et de donner règles que non pas les autres ; si avant qu’encore même que de prime abord, et en apparence on pourrait penser, que l’un parle de pareille façon que l’autre, en usant des mêmes termes ; l’un néanmoins entend par un même mot tellement autre chose que non pas l’autre ; que venant en conférence mutuelle, à peine se peut-on entendre. Y ayant presque autant de diversité qu’entre le noir et le blanc, qui fait qu’étant différents és principes fondamentaux, on se trouve au progrès fort éloigné l’un de l’autre, et contraires ou dissemblables au fait de donner règles et bon avis ; dont il ne peut arriver que du désordre en matière si importante ; puis ce que de telles règles on doit procéder à la pratique.
Cela m’a grandement induit à rechercher les causes et fondements de cette différence. Si que finalement m’ayant semblé d’en avoir aucunement sondé le fond, et trouvé où gît le point de la diversité. Je me suis délibéré de faire cette Anatomie en forme d’addition aux susdits secrets sentiers ; afin de déclarer en quel sens doivent être pris les termes de cette science mystique ; et de faire voir à ceux qui désirent la plus sincère et réelle vérité, combien et comment il est expédient, voire nécessaire de réduire ces façons de s’expliquer et de donner règles à une autre plus convenable, qui soit conforme aux (9) manières de parler usitées dans la théologie scolastique. De tant plus qu’outre les conférences susdites, j’ai rencontré divers traités tant imprimés que manuscrits que j’ai chez moi, qui enseignent la perfection d’une façon étrange, et avec des mots empruntés tant de la Règle de perfection du révérend père Benoît de Canfeld capucin que d’autres mystiques signalés. Sous l’appui desquels aucuns autres vont contrefaisant, ou plutôt tordant et renversant la vraie doctrine de ces bons auteurs, pour la façonner à leur mode et propre invention trompeuse, mais au grand préjudice de la vraie et légitime vie spirituelle. Ce qui m’a fait résoudre d’examiner soigneusement toutes ces sortes d’exercices, et de les représenter en substance autant que besoin est, et d’en faire puis après rapport aux principes et maximes de la science théologique.
Que si en ce faisant je me sers des mêmes termes, qui semblent tirés des auteurs authentiques susmentionnés ; il ne faut pas pourtant penser que ce soit pour contrarier leurs dits et enseignements, ou amoindrir leurs crédit, mérite, et autorité (jà8 n’advienne), mais bien pour montrer en quel sens leurs paroles doivent être prises, et en quels temps et degré pratiquées ; et pour redresser et réformer spécialement l’interprétation de ceux (10) qui ne les comprenant pas suffisamment, les ont usurpés au-dehors de leur vraie intelligence, et de la réalité qu’elles ont en l’expérience.
Afin aussi de mesurer cette même expérience à la ligne de la doctrine catholique reçue ; à laquelle toute la mystique doit et peut être commodément réduite, et par ce moyen être aussi rendue plus désirable, plus agréable, et exempte de contredits. Et en fin pour donner sujet aux dévots mystiques présents et futurs de modérer leur façon de parler, et de les régler et accommoder tant que faire se peut à celle des maîtres et docteurs en la sacrée théologie, desquels dépend le jugement et l’approbation de toutes doctrines selon les décrets et constitutions de la sainte Église.
Je sais bien et reconnais qu’il y a prou9 de difficultés à bien adresser en cette entreprise, et beaucoup de causes qui en augmentent le souci : spécialement durant les troubles de ce temps, et la variété des esprits qui s’y trouvent entremêlés. Et tant plus je pénètre et avance en l’exposition de ces choses surnaturelles et occultes, tant plus je m’aperçois que cette besogne est laborieuse, et sujette à disputer. Car comme la matière surpasse le jugement commun et la portée naturelle de l’esprit de l’homme ; et qu’il faut user avec très grande circonspection des façons de parler qui lui soit propres, et néanmoins intelligibles ; et qu’elle cause facilement ou des erreurs ou des contentions (11), si on ne s’en sert et les allègue pas prudemment et avec élite10 :
et qu’il n’y a homme si sage et accort, auquel il n’échappe, en traitant des mystères si cachés et divins, quelques mots obscurs ou ambigus, qui pourraient être mal reçu ou interprété, nommément de ceux qui sans tenir la médiocrité, au lieu d’adoucir quelque chose en l’intelligence selon que doit faire le lecteur bénin, discret et charitable, prennent à l’écorce et rigueur de la lettre ce qui doit être entendu convenablement, eu égard à la nature et qualité de la matière. Comme encore de quelques autres moins lettrés ou plus raisonnables, mais prévenus des premiers traits d’une instruction ou pratique différente. C’est pourquoi si bien il est nécessaire d’une part, il est néanmoins autant et plus difficile de l’autre de tirer la vérité hors de ces obscurités, et la donner tellement à entendre en forme de doctrine claire et solide, que ce soit au contentement d’un chacun, et sans s’exposer aux mêmes fautes qu’on désire amender, et aux mêmes débats qu’on prétend retrancher.
Ce nonobstant tout ainsi que le théologien ne laisse pas de traiter les choses les plus hautes de sa science, quoi qu’il sache ne devoir être entendu des indoctes ; ni de prendre, fonder et affermir ses conclusions par preuves, raisons, et arguments qui lui semblent approcher de plus près la vérité, jaçoit qu’il11 aperçoive qu’il aura des adversaires, ou contredisants ; (12) pour ce que d’ailleurs il sait n’y avoir pas faute de gens doctes, qui sont capables de sa doctrine, et d’autres désireux d’apprendre qui en feront profit. Voir qui est plus, il se porte davantage à la fortifier, éclaircir, et persuader, que plus elle lui apparaît vraie, assurée et profitable.
Ainsi je ne me suis pu contenir de manifester à mon possible selon ma petite portée les secrets sentiers de l’amour divin, et les opérations que Dieu fait en cachette dans l’intérieur des âmes ses bien-aimés, qui lui ont voué leur cœur et volonté. Tant pour ôter l’occasion de tout abus qui a pu ou pourrait encore naître soit en l’intelligence, soit en l’exercice des choses que j’ai brièvement traitées esdits sentiers, que pour autres raisons alléguées en ces additions.
Que si aucun se trouve qui n’en soit assez content, ou pleinement satisfait ; et veuille par aventure insister, que je dusse avoir déclaré mon opinion, sans toucher ni produire si expressément les termes et façons de parler des autres, qui semblent y avoir quelque intérêt, étant permis à un chacun d’abonder en son sens, et d’exprimer ses conceptions et expériences en la manière qu’il estime la plus propre et sortable à son dessein.
Je réponds en premier lieu que je fais le même, et use de pareille liberté à mettre en avant mes concepts.
Secondement, que la nécessité m’a contraint (13) de rapporter et faire par fois comparaison d’une forme de parler avec l’autre ; pource que l’expérience m’enseigne que tandis que j’ai voulu parler abstraitement de toutes, on ne m’a pas entendu ni compris ce que portait en soi les choses ; tellement qu’il faut nécessairement les mettre et éclaircir l’une par l’autre.
Tiercement, qu’il n’y a nul préjudice quand on ne touche pas au mérite et intégrité des auteurs, ni de leur doctrine ; et quand on parle en général sans nommer aucun en particulier, ce que j’ai observé.
Quartement, que ce sont chose diverses d’avoir en soi l’effet réel de la perfection, et d’être propre d’en pouvoir discourir et donner pertinemment l’explication. Tout de même que ce sont qualités différentes d’être savant, et d’avoir l’habileté et facilité d’haranguer et de prêcher ce qu’on sait. Dont vient que ceux qui écrivent des choses mystiques par expérience, en peuvent bien avoir la réalité, jaçoit qu’ils n’auraient pas l’aptitude ou science, ou manière de les déclarer si nettement et ouvertement, ou familièrement qu’il convient ; et qu’en leur explication ils soient différents l’un de l’autre. Car tout consiste à trouver la vraie façon de bien concevoir et connaître, et d’exprimer proprement ce qu’on veut enseigner.
Quintement, qu’il faut tenir pour certain (14) que tout parleur, prêcheur, ou écrivain prétend être entendu de son auditeur ou lecteur. Et entre les bons il n’y a pas de doute que chacun d’iceux ne pense avoir conçu la vérité, et ne la veuille dire et faire croire pour telle ; mais aussi s’il n’exprime pas suffisamment ce qu’il pense et prononce, et qu’il soit pris autrement qu’il ne l’entend, et qu’on abuse de ces paroles, il ne peut avec raison se tenir offensé, mais plutôt obligé, si quelque autre en fait une déclaration plus ouverte selon son intention.
Sixièmement, qu’en tout cas il n’y a si grand docteur et si consommé et accompli de toutes parts en science soit de philosophie, soit de théologie tant scolastique, que mystique, à qui on ne contredise en quelque chose. Saint Thomas, saint Bonaventure (dont l’un à titre de Séraphique et l’autre d’Angélique) et autres saints personnages canonisés, ont été connus et admirés de tout le monde en leur vie et sagesse. Et néanmoins selon le cours commun de la doctrine, et la liberté permise en la Sainte Église d’écrire et d’expliquer les vérités tant de la foi que des mœurs, il est licite, et on le fait tous les jours, d’examiner, exposer, et même réfuter ce qu’ils ont laissé pour doctrine selon leur opinion et intelligence. Et par cela on n’entend pas de porter aucun préjudice à leur science, ni à leur sainteté et autorité, mais seulement de trouver et découvrir la plus pure vérité. Laquelle a tant de force, quelle outreperse tout, et n’intéresse (15) personne que ceux qui lui font résistance. Il n’y a que les livres canoniques de l’Écriture sainte, et les décrets des conciles généraux, auxquels on ne peut s’opposer ni contredire. Mais encore est-il permis de les interpréter et déclarer entre les limites d’un sens légitime et catholique.
Finalement. Que cette diversité et contrariété d’opinions et de manières de faire et de dire n’est ni nouvelle, ni mauvaise, ni messéante (car l’Ange de Perse contrariait bien à l’Ange des Hébreux, et saint Paul à Barnabas act. 15.) ni en notre cas préjudiciable à la vie spirituelle, mais au contraire fort utile, puisque ceux qui s’y entendent s’en trouvent plus éclairés tant en la théorie qu’en la pratique. Et puis le Saint-Esprit qui distribue à un chacun selon qu’il veut, ne permet pas d’être borné à une même façon, qui serve à tous : car comme dit l’Apôtre, I Cor. 7, chacun a son propre don de Dieu, l’un en une manière et l’autre en une autre. « Alius quidem sic, alius vero sic ».
Ce qu’étant ainsi avec tout ce que dessus, à plus forte raison me doit-il être permis et accordé paisiblement d’amplifier, et de mettre plus évidemment à découvert les secrets de l’amour divin que j’ai déjà mis en lumière. Afin de donner lieu à entendre ce qui est obscur, moins propre, ou douteux de mon ouvrage. Et par occasion de faire aussi de même à l’endroit de quelques traités de la même matière. Puisque (16) nous sommes d’accord quant à la substance des choses, et des erreurs et enseignements contraires et dommageables et que ce n’est sinon au fait des termes et manières de parler, du temps opportun, de la diversité des degrés, et telles autres circonstances qu’il est question d’appointer, et de les bien distinguer et appliquer à l’exercice. Et surtout que le but à quoi je tends n’est autre, que de rapporter le tout aux principes et règles de la foi et doctrine de notre mère la sainte Église, laquelle est la colonne et fermeté de la vérité. Ayant à cet effet soumis mon premier livre et soumettant encore celui des additions présentes à son jugement ; avec la même protestation de ne vouloir rien dire ni tenir, qui soit tant soit peu contraire, voire seulement en apparence. Et avec désir et volonté de corriger tout ce qu’il conviendra lors que j’en serai avisé. Car rien ne m’est plus agréable que d’être averti de ce qui peut sembler obscur ou ambigu, ou autrement défectueux en mes écrits. Et serait extrêmement aise de pouvoir entendre le jugement de ceux qui visiteront cette Anatomie ; et désirerait fort qu’il leur plut prendre la peine en la lisant, de tenir note de tout ce qui leur apparaîtra devoir être changé, ou modéré, ou davantage éclairci : car ce me sera chose facile de suppléer à tout manquement, si Dieu me continue la vie. Voulant et prétendants tant qu’en moi est de satisfaire et profiter à tous (17) et ne causer tant soit peu de détriment, ni aucun mécontentement à personne, sauf toujours le droit de la vérité et de la vraie piété et perfection chrétienne et mystique, que nous recherchons à la trace parmi les obscurités. Et demeurant quant au reste et en tout cas un chacun entier de suivre son opinion, ou d’embrasser celle qui lui semblera la mieux fondée et plus sortable au bien et avancement des âmes dévotes. Car somme toute je fais l’explication de la mienne à mon mieux, et au sens selon lequel je prends et entends les paroles. Laissant en son entier tout autre sens, selon lequel elles peuvent être prises et entendues des autres, tel qu’il est. Et le jugement de l’un et l’autre aux plus sages et plus expérimentés en cette sapience mystique.
Soit donc noté pour un dernier avis que tout ainsi comme je me suis ci-devant efforcé de faire entendre aux doctes, que les choses se passent dans cette voie mystique dedans l’intérieur de nos âmes autrement, et revêtues d’autres circonstances, que ne contient la simple doctrine spéculative ;
ainsi au contraire, ayant aucunement reconnu les abus des mystiques, me faut maintenant travailler à ce qu’eux-mêmes veuillent croire, que ce qu’ils trouvent de fait et en réalité, n’est que cela même que les doctes nous enseignent, pourvu qu’on s’entende l’un l’autre ; et qu’on veuille confronter la doctrine avec l’expérience d’une part, et l’expérience (18) avec la doctrine de l’autre.
Quant à moi je n’eusse jamais pensé qu’on tirerait ces choses de l’esprit à un tels sens et intelligence que je vois que l’on fait. Plusieurs modernes se laissant glisser et choir en des inconvénients notables, tandis qu’expérimentant choses si admirables, ils ne croient pas que ce soient les mêmes, que celle que la science nous enseigne. Partant je prie tous de ne s’étonner si je parle si ouvertement sans ambiguïté. Car considéré le bien ou le mal qui peut arriver aux âmes de leur prescrire règles légitimes ou non, je désire semblablement qu’on ne fasse difficulté de corriger et reprendre ce qu’on trouvera en l’expérience n’être par ici couché et déduit comme il appartient. Pourvu toutefois qu’on se fonde en la bonne et commune théologie, laquelle nous doit être la règle et norme de bien parler en nos explications, et non pas suivre la première apparence que l’on pense voir en ce qu’on expérimente. C’est l’utilité qui arrive en cette négociation mystique, qu’avec le cours des temps et des années les choses deviennent toujours de plus en plus éclaircies et mieux expliquées. Les uns élucidant un point, et les autres un autre. Par ce que comme un chacun rencontre en son expérience ses difficultés, tout ainsi que par après il vient à en être éclairci par expérience, ainsi il tâche aussi de rendre la chose claire par l’aide des autres façons qu’il aperçoit tout de même venir à semblables difficultés. Eh bien que les (19) Docteurs scolastiques pieux et amateurs de cette science mystique aillent approuvant ces façons de parler, qui ne répugne pas à la foi ni aux bonnes mœurs ; soit pour ce qu’ils en ont eux-mêmes la réelle expérience, ou bien que ne les pénétrant pas si exactement, ils les croient pieusement, et les interprètent en bonne part. Toutefois parlant en toute vérité, si une même chose, qui est tiré à des façons de traiter et d’expliquer si diverses et étranges, peut être clairement réduite à la légitime manière de parler ordinairement en bonne théologie, n’est-il pas meilleur pour éviter tout désordre et abus, de demeurer dans les termes, et de s’accommoder et convenir unanimement, en quittant cette singularité et obscurité ?
Pour cette cause c’est une très bonne œuvre que les mystiques se réfléchissent un peu sur leurs expériences, et voient s’il ne serait pas possible d’accommoder et conformer leur explication à la doctrine. Que s’il se peut faire et que de fait on veuille prendre la peine de s’y appliquer, et de montrer comment il se faut amender, n’est-ce pas un œuvre méritoire et louable ? Que les mystiques donc s’humilient tant que d’examiner, si peut-être ils ne se fourvoient pas en leurs persuasions, et ne soient pas trop accrochés et aheurtés à leurs sens et intelligence propres. Quant à mon particulier voyant que les doctes ne font que nous avertir, qu’il y a du manquement és explications des mystiques, et qu’il ne (20) doivent pas demeurer obstinés, je me suis appliqué sérieusement à conférer toute la façon doctrinale avec l’expérience, y ayant employé près de dix ans à noter tous les jours l’une et l’autre : tant qu’en fin avec ce travail et égard, et l’aide de Dieu spécialement, j’ai trouvé moyen d’accommoder à la lettre l’expérience avec la doctrine.
À ce sujet donc voici qu’après avoir une fois commencé de traiter ces matières à la mode des mystiques et reconnu qu’il est nécessaire de les confirmer par autorités certaines et infaillibles, je les viens maintenant rapporter à celle des scolastiques (jaçoit que je ne sois que poudre et cendre) pour faire voir aux mystiques, que ce qu’ils trouvent par expérience est à la lettre ce que les doctes écrivent ; et semblablement aux scolastiques, que ce qu’ils enseignent est aussi le même que les mystiques expérimentent. Et (pour tout dire en deux mots) afin de montrer comment selon l’une et l’autre de ces façons l’Esprit de Dieu peut être acquis, et puis après suivi durant tout le cours et le trait de sa conduite. Dont la page suivante en avance l’argument. (21)
Cette anatomie est divisée en trois parties ou sections.
La première contient une déclaration succincte des principaux états et degrés de la vie spirituelle. Et des choses plus remarquables que l’Esprit de Dieu a coutume d’opérer en l’âme dévote et sincère, depuis son entrée au chemin de la vertu, de l’oraison et de la perfection, jusques à l’état de grâce pure et déiforme.
La seconde a pour matière l’explication du vrai état de la perfection et de ses parties substantielles, dressée en conformité des axiomes et termes de la science théologique.
La troisième va rédigeant la doctrine de la seconde à la pratique : mettant en avant et exposant méthodiquement le déportement et la manière des actions de l’âme selon la condition et exigence de l’être de la surnaturalité et déiformité. Et comment elle doit sans cesse profiter toujours en degrés de perfection tant que sa vie durera.
En la première seront mises, avant tout, les causes mouvantes de ce Traité Anatomique, non compris au précédent discours. Et puis un sommaire de la matière avec ses conséquences. Et en après une déduction ponctuelle des exercices et degrés qui conviennent au progrès spirituel de l’âme profitante ; et des sommités qui succèdent par entresuite à chaque degré d’avancement avec l’explication (22) entre-deux de plusieurs vérités qui servent à entendre les secrets de la vie mystique, et à se donner de garde des abus et surprises qui se peuvent couvertement et aisément glisser.
Et entre choses y seront montrés deux états de nature, et deux autres de grâce correspondants. Dont le premier qui est de nature est l’état du péché, auquel après une vraie conversion succède l’état de la grâce justifiante. Et le second est celui de la condition naturelle et humaine après la réception de la grâce habituelle, lequel est appelé des mystiques état de corruption et de propriété : à raison que nonobstant que l’homme soit en grâce, il a néanmoins coutume de vivre non pas selon l’instinct de la grâce, mais selon son inclination et façon naturelle par choix et élection de son libre arbitre et propre volonté, suivant tantôt la raison, tantôt la sensualité sous divers prétextes et couverture de cause légitime, qui ne sont que masques, par lesquels l’amour-propre se couvre et se déguise. Pourquoi l’âme de bonne volonté va se mortifiant et réformant de jour en jour par le secours qu’elle reçoit de Dieu, et sa diligence et fidélité. Et à cet état correspond l’accroissement de la grâce sanctifiante, à mesure que l’âme va croissant en vertu et en mérite. Lequel accroissement est coutumièrement accompagné de plusieurs faveurs célestes, qui illuminent son entendement en la connaissance de Dieu, et enflambent son cœur et sa volonté (23) à l’amour divin, et au mépris de soi-même et des choses vaines. Après tout cela suit la déclaration de l’état de la privation, auquel toutes ces faveurs et ferveurs premières et secondes sont ôtés à l’âme, et icelle rendue passive avec sa seule bonne volonté, afin qu’elle meure et soit anéantie en sa corruption et propriété. Et à cet état succède une vie nouvelle selon la grâce pure et dominante, où Dieu est le premier et principal agent, et l’âme seulement seconde en coopération.
En la deuxième est traité l’état déiforme, et montré en quoi gît la perfection. Et que ce n’est pas en l’anéantissement, et autres façons de l’expliquer qui y sont rapportées ; mais bien en cet être parfait de grâce et en opération correspondante. Et comment Dieu se communique à l’âme, et elle réciproquement le trouve par expérience, premièrement en qualité de premier principe efficient, opérant intimement en elle ; et puis en tant qu’objet et fin consommante de sa connaissance et de son amour au-dessus de tout. Le tout par preuves authentiques tirées des saintes lettres, et des sacrés docteurs et théologiens. Après quoi suit la conclusion de cette seconde partie par une brève récapitulation et introduction à la pratique requise de la part de l’âme, pour mettre fin à sa façon de faire connaturelle et propriétaire, et en commencer une nouvelle péculière et accordante à l’état déiforme. (24)
En la troisième cette pratique est poursuivie depuis le commencement de la vie surnaturelle jusqu’aux supprémités de la transformation qui se fait en la simple intelligence. Où se forme par action immanente le verbe de la connaissance et fruition divine, à la ressemblance de la vision heureuse. Et puis ladite pratique y est continuée durant les descentes et rabaissements, et les relèvements itératifs par vicissitudes et mutuelles entresuites, avec accroissement perpétuel de perfection jusques à la mort.
En laquelle est succinctement déclaré l’ordre des états, degrés, et opérations divines plus notables, qui se font en l’âme, depuis le commencement de la vie spirituelle, jusqu’à l’état expérimental de la grâce supernaturelle.
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Combien que plusieurs auteurs saints et dévots, graves et très doctes aient dans leurs écrits 12 traité par excellence du chemin de la perfection, et conduit les âmes dévotes jusqu’au sommet d’icelle, signament les mystiques, qui expressément de degré en degré, (2) et de main en main les adressent par leurs documents, préceptes, règles et avis salutaires, jusqu’à la vraie, réelle et parfaite union avec Dieu. Voire à la transformation en l’esprit divin. Les uns ayant tenu une façon de s’expliquer, et les autres une autre. Tous néanmoins conduisant unanimement à une même fin, et au même esprit de Dieu, bien que par moyens divers.
Il semble13 toutefois qu’ils aient oublié de faire mention expresse et spéciale d’une chose fort importante, laquelle se met maintenant en doute, question et dispute. C’est à savoir si une âme, laquelle ayant outrepassé la vie active et illuminative, est une fois parvenue à l’unitive et à la jouissance de la présence de Dieu ou de l’esprit divin, selon le suprême et sommet de sa capacité ; savoir, dis-je, si elle est si fermement établie, et tellement confirmée en ce sommet fruitif et dernier, comme aussi en la présence de Dieu ; que dehors en avant elle puisse toujours vivre et subsister en une telle sublimité d’esprit, et en cette fruition de la présence de Dieu, comme relevée et dominante sur tout ce qui est inférieur, sans plus descendre, ni retourner à vivre selon la bassesse de sa portion infime14. Ou bien s’il arrive que derechef elle retombe, ou soit renvoyée aux états bien bas, pour d’iceux remonter encore puis après aux supérieurs, et à une nouvelle union suprême avec Dieu, par forme de fin et de terme dernier ; mais plus parfaite, et en un degré plus éminent, que n’était l’union précédente dont l’âme jouissait auparavant (3), et de laquelle elle avait enduré la privation ?
Il s’en trouve aucuns de telle opinion, qu’ils se persuadent entièrement, que la première façon de parler, qui fait l’âme stable et permanente en sa fruition et union suprême avec Dieu, est tellement vraie et certaine qu’ils ne veulent avouer, mais 15 rejettent totalement la seconde, laquelle y admet du rabaissement. Parlant en telle sorte du sommet de la perfection, de l’union, et de la présence de Dieu, comme s’il fût quasi impossible de le perdre et en être privé, depuis qu’une fois, ayant outrepassé la vie purgative et illuminative, on est venu à l’unitive et essentielle. Ne voulant pas aussi ouïr parler de l’usage d’aucune puissance : parce que (disent-ils) l’âme est en Dieu par-dessus ses puissances et soi-même, dans lequel il faut que perpétuellement elle vive en oubli de soi et de toute chose, sans plus faire mention de purgation, d’illumination, ou d’autre état qui soit moindre. Et même, s’expliquant par écrit, ils constituent la perfection en l’usage et opération parfaite (tant que la condition de cette vie peut porter) d’une certaine puissance sans nom, qui est en nous, et laquelle, quand elle peut être dépêtrée des sens et de la partie animale, est seul capable de s’unir à Dieu, et de recevoir perpétuellement et immédiatement ses influences célestes16.
Autres enseignent que la perfection consiste en la volonté essentielle de Dieu17, laquelle est Dieu même et sa propre essence incréée. Dans (4) laquelle l’âme doit toujours vivre, et faire toutes ses œuvres, tant spirituelles que corporelles, tant extérieures qu’intérieures ; sans jamais sortir de cette volonté ou essence divine, mais toujours la voir, la contempler et embrasser ; voire même ne voir qu’elle, parce qu’icelle est seule et que tout le reste n’est rien. Si qu’en ce Rien que l’âme est, et en ce Tout 18 que Dieu est, on doive toujours être et vivre ; tenant cette doctrine, comme la dernière qui se puisse donner pour l’état de la perfection.
Considéré donc que ces façons de parler prises à la lettre, ne sont pas conformes à ce qui se passe en la vraie réalité, signamment si nous voulons parler pertinemment de l’état de la perfection selon toutes ses pièces et parties, et de la continuation d’iceluy par plusieurs années, jusqu’à la fin de la vie, selon que la question est proposée ; et que partant il y doit avoir du manquement ès19 principes et vérités fondamentales de tels enseignements, soit en l’explication du sommet et de l’union avec Dieu ; n’y étant pas distinctement montré, qu’il y a deux sortes d’union, l’une habituelle et permanente et l’autre actuelle et passagère ; deux sortes aussi de fruition, l’une d’amour et d’affection seulement, qui abstrait de la présence, et l’autre (5) d’amour procédant de la présence de l’objet, soit en la manière de concevoir, ou déclarer la présence de Dieu, laquelle est aussi double, l’une fondamentale et l’autre objective.
Pour ces raisons, dis-je, et autres causes de même espèce ici consécutivement déclarées, et eu égard que pour obvier au détriment que plusieurs bonnes âmes ont reçu et reçoivent encore tous les jours, à faute de bien discerner et entendre les façons diverses de parler des auteurs mystiques, qui ne sont pas assez claires et intelligibles, un éclaircissement convenable y est fort nécessaire et grandement désiré. Le présent traité pourra servir à faire voir à découvert quelle est la vérité, et quelle aussi l’origine des obscurités et abus qui se vont glissant dans les esprits. Comme de fait le manquement qui se trouve sur la question proposée semble provenir de ce que ceux qui s’arrêtent à la volonté essentielle ou essence de Dieu, entendue autrement qu’il ne convient, viennent à perdre la lumière suprême et plus éminente de l’âme, selon laquelle se fait l’union objective et finale, qu’elle peut avoir avec Dieu d’une façon actuelle, plus outre encore et au-dessus de celle que contient en soi cette volonté essentielle20. En sorte que pour faire bien rencontrer ce qui se dit de la volonté essentielle, avec ce qui se passe en fait, il faudrait entendre et dire (à mon avis) qu’elle n’est autre qu’une chose par manière d’être et de fondement premier pour l’état de la perfection. Et que la présence et union (6) objective est le sommet d’icelle ; qui est une chose actuelle et non pas permanente en cette vie.
Et pource21 si on comprend bien en quoi consiste l’état de la perfection, il ne faudra pas que l’on attende une persévérance semblable ou stabilité continuelle au sommet et plus haut état d’icelle, comme aucuns veulent, mais plutôt apprendre à suivre en Dieu, auquel l’âme vit, et qui est vivant en elle habituellement et fondamentalement (qui est-ce que contient en soi la volonté essentielle de Dieu prise pour la participation de la volonté ou essence divine, comme il la faut entendre22). À suivre, dis-je, une vicissitude circulaire et fréquente de haut à bas et de bas à haut ; d’élévation et de descente ; de fond et de sommet ; d’infériorité et d’esprit selon la vie déiforme et surnaturelle, que contient l’état de la perfection et non pas selon la vie de nature23 ; laquelle lors on a pieça24 excédée et outrepassée comme nous montrerons, Dieu aidant, en la troisième partie spécialement.
(7) Un doute s’offre encore ici à propos, qui n’est pas de petite conséquence. Car on pourrait à bon droit penser que l’état de perfection serait tel qu’il n’aurait pas besoin de règles et de documents humains ; puisque c’est de ceux qui y sont arrivé qu’il est dit : Erunt omnes docibiles Dei. Ou selon une autre version : Erunt omnes docti a Deo. Ils seront tous enseignés de Dieu même (saint Jean, chapitre 625).
Il y en a qui tiennent et publient qu’il ne faut prescrire, ne donner aucunes règles au comportement intérieur de l’âme avec Dieu, lorsqu’il est question des états plus sublimes et derniers de la vie parfaite (car quant aux premiers degrés, et ceux du milieu, il est hors de doute qu’il y faut de l’adresse et du règlement) croyant, que les âmes qui y sont parvenues, peuvent être, et de fait y soient mieux enseignées de Dieu immédiatement. Interprétant ainsi le texte de saint Jean, quand il dit, parlant aux parfaits et familiers avec Dieu : Sed vos unctione habetis a Sancto, et nostis omnia, et plus bas, et non necesse habetis, ut aliquis doceat vos : sed sicut unctio eius docet vos de omnibus, et verum est, et non est mendacium ; Et sicut docuit vos, manete in eo (I Jn 2)26. Voulant donner à entendre par ces paroles que ceux qui ont reçu l’onction divine, n’ont pas besoin qu’aucun les enseigne, d’autant qu’icelle étant en eux, leur enseigne toute chose, et est véritable et n’est point mensongère ; pource qu’elle vient de Dieu, et que partant ils doivent demeurer en Dieu, selon que cette onction (8) (c’est-à-dire la grâce du Saint-Esprit, ou le Saint-Esprit même par ses dons, si comme de sapience et d’entendement) les a instruits ; voyez Cornelius a Lapide27 sur le même passage.
Je l’avais, quant à moi, ainsi pensé pendant que j’écrivais le livret des Secrets sentiers de l’amour divin28, où j’ai observé de ne donner aucunes règles lors qu’il est question des états derniers de la perfection, me semblant que c’était assez de narrer et donner à connaître ce qui s’y passe, tenant pour impertinent de prescrire règles aux âmes, que j’estimais pouvoir être mieux enseignées de Dieu même que des hommes. Si que, persistant en cette opinion, plusieurs années se sont écoulées avant que j’aperçusse ouvertement la différence si notable de s’expliquer, qu’il y a des uns aux autres, comme j’ai trouvé par après ; mais enfin, ayant vu par expérience le grand manquement de quelques personnes vertueuses, qui déjà29 passé vingt et trente ans, arrivées à l’état de perfection, procédaient néanmoins en telle ignorance de ce que Dieu faisait en leurs âmes depuis ce temps-là, et de ce aussi qu’elles-mêmes devaient faire avec Dieu ; que, s’arrêtantes à un pur silence, repos et passiveté en Dieu (ainsi qu’elles se sont expliquées), elles n’osaient penser d’être en façon quelconque opératives, ayant cette persuasion que c’était Dieu qui faisait tout en elles, se contentant le plus souvent de vivre et demeurer en pur silence, en foi nue et attente, et négligeant cependant d’avoir égard à ce que (9) d’autre part Dieu opérait de réel en elles durant cette expectation et manière de persister en pure foi tant seulement ; j’ai de là appris qu’il n’est pas moins nécessaire de bien instruire une âme dévote, et lui faire connaître ce que c’est, et en quoi consiste l’état de la perfection, et comme il s’y faut comporter, comme il a été nécessaire de lui donner à entendre ce qu’elle devait faire, pour le commencement de la même vie dévote30.
D’autant plus qu’encore tous les jours aucuns modernes s’expliquent de telle sorte en parlant des derniers états, qu’ils semblent craindre de faire l’âme active en façon quelconque ; la voulant absolument fonder pour ces états, dans un Rien qu’elle doit être, et dans un Tout qui est Dieu même ; et ainsi réduisant l’état de la perfection à ce Rien et à ce Tout, ce que néanmoins n’est pas assez dit31 ; comme nous montrerons ci-après.
Autres, ou bien les mêmes veulent avoir l’âme tellement en état de fruition et jouissance, que si elle n’est pas en amour fruitif, ils veulent qu’elle le contrefasse en égalant son amour actif au fruitif ; c’est à savoir en anéantissant son opérer, et cela même qui l’opère, pour ne faire rester que Dieu partout et en tout ; lequel ils enseignent devoir être (10) acquis par l’anéantissement de soi-même. Comme si l’état de la perfection consistait tellement en amour fruitif, que toute autre façon de se comporter fut une imperfection. Ne faisant pas aussi de distinction entre le sommet en l’état de la perfection, et entre l’état même d’icelle en général ; qui comprend en soi, non seulement le sommet de fruition, mais encore une opération formelle, sans aucun besoin d’abnégation ou d’anéantissement, chaque chose ayant son temps et ses façons diverses32.
Ce qu’à la vérité est si nécessaire d’être une fois bien examiné et découvert, en conférant la manière de parler des uns avec celle des autres, afin que l’on voie clairement où le secret gît et d’où procède cette différence ; et ainsi débrouiller les esprits des âmes dévotes (qui dépendantes de nos doctrines, ne savent à quelle sorte d’explication elles doivent se ranger et arrêter pour le mieux) que nul ne se doit étonner ni formaliser, si je tâche de mettre librement et confidemment la vérité en évidence autant qu’elle me peut être connue. L’importance de la matière comme aussi la dignité et sublimité d’icelle, et l’intérêt commun des âmes qui aspirent à la perfection, ci-dessus touché, le requérant ainsi. Car comme il peut arriver qu’une personne vive encore vingt et trente ans après même être parvenue à l’état de la perfection, ce ne peut être un petit dommage pour elle que de ne s’entendre pas bien soi-même, et ne savoir comme elle se doit comporter (11) pour profiter toujours de bien en mieux, sans s’arrêter en un pur silence, repos, ou cessation de toute opération, comme aucuns l’enseignent par mot exprès33. Chose qui requiert de tant plus une explication légitime, qu’en ces derniers états l’erreur et manquement est d’autant plus à éviter, que la matière et le sujet en est sublime et hautement relevé.
Cette façon de s’expliquer par un silence, oisiveté et cessation de toute opération, dont les auteurs mystiques des âges passés se sont servis, exhortant de ne pas empêcher l’opération divine en nous par la nôtre propre ; à quoi ajoutent de plus aucuns modernes, qu’il faut entièrement mourir à tous ses actes et n’être que passifs afin que Dieu seul vive en nous ; et que Dieu ne demande autre chose de nous sinon que le laissions faire et que nous ne fassions rien, d’autant qu’il n’y a que nous qui gâtons tous ; cette façon dis-je, de parler, sans distinguer plus pertinemment entre les opérations de l’être de nature corrompue, et entre la manière d’opérer que nous retrouvons en Dieu, après avoir excédé tel état de nature, conformément à un état et vie déiforme, que nous acquérons en Dieu, a été la cause qu’une infinité d’âmes en ont jadis abusée et perdue pauvrement leur temps. Comme encore à présent il s’en retrouve un grand nombre, qui à l’occasion de telles doctrines, se mettent d’elles-mêmes en tel silence et oisiveté, ou cessation de toute opérer (signamment oyant que l’on met l’état et la perfection [12] même à être purement passif) pour ainsi simplement, et en pauvreté d’esprit, en nudité et anéantissement de toute chose et de soi-même, attendre la venue de l’esprit divin et sa sainte opération.
Le tout procédant de ce qu’on n’explique pas suffisamment ce que le silence légitime contient en soi ; et comme iceluy étant outrepassé, l’âme retrouve plus outre en Dieu un être et un opérer déiforme, selon lequel elle est déiformément opérante ; comme sera montré en son temps34.
Que si maintenant on veut encore venir à cette nouvelle façon de parler susmentionnée, disant que l’âme peut et doit toujours demeurer au sommet de son esprit, jouissante de Dieu et en amour fruitif, sans plus vouloir ouïr parler d’aucun état moindre que de l’esprit et du sommet ; ni aussi de façon plus basse que de cette éminence par-dessus tout ; non plus que de purgation, préparation, disposition pour un nouveau degré, ou d’illumination, depuis qu’on est une fois venue à l’état de l’union ; c’est chose certaine que bientôt en pourraient de même sourdre des grands abus et intelligences périlleuses, soit en formant par imagination ou concept (13) intellectuel un tel sommet, et se mettant en soi-même spéculativement en iceluy ; soit en autre façon que peut facilement inventer l’amour-propre, lequel se plaît extrêmement ès choses sublimes, et néglige volontiers les basses et petites ; là où néanmoins qu’au contraire, tant de beaux mystères et secrets sont cachés sous les choses, qui se passent en nos âmes par manière de bassesse et infimité35, qui tous demeurent obscurcis, cachés, et inconnu à celui qui se veut comme cela toujours tenir en un silence ou cessation de toute opération, ou bien en un sommet uniforme d’esprit.
Car il faut savoir que comme le profit et progrès spirituel de l’âme ne vient pas seulement du côté du sommet ou de l’esprit, mais encore de la part du fond d’icelle ; aussi les principaux secrets ne sont pas seulement contenus ès degrés plus sublimes, mais encore et davantage ès plus bas et infime (comme se dira amplement en son lieu) et qu’ensuite, la vraie intelligence des sublimités suppose la due connaissance des infirmités. À raison de quoi il faut être averti, comme d’un point assuré, que pour traiter fructueusement de ces matières mystiques, il n’est pas si profitable de s’arrêter à l’explication des états plus relevés qui s’y retrouvent, comme il est requis et nécessaire de bien faire entendre quels secrets se passent premièrement du côté du fond, et des infériorités et bassesses de l’âme ; et quel degré s’y font pour préparatifs et dispositions aux sublimités (14) qui ont à ensuivre, afin que voulant comprendre ce qui se dit des plus hauts degrés, on puisse premièrement voir quels changements et améliorations Dieu aura fait du fond et de l’état de l’âme, pour la rendre capable et bien proportionnée à telle grâce. 36
C’est pourquoi aussi il faut être sobre et prudent en la lecture de ces auteurs-là, qui passent tellement le temps à décrire les choses hautes et suréminentes comme sont celles de la vie superessentielle, de la caliginosité ou obscurité divine, du silence mystique, de la contemplation pure, de l’union sans milieu, de la transformation de l’âme en Dieu, la déification, et semblables ; qu’ils semblent vouloir constituer les plus notables secrets de cette vie mystique en telles sublimités : et ne connaître pas, ou bien ne faire cas de tant de merveilles qui se passent aussi selon les états moindres et les degrés plus minces et menus de notre intérieur, desquels ils ne font aucune mention depuis le commencement jusqu’à la fin de leurs traités : jàçoit que 37 (comme est dit) les secrets plus importants et fondamentaux et très nécessaires d’être su soient compris, et doivent être appris ès choses qui arrivent selon l’infériorité, si jamais on veut atteindre à la connaissance de ce qui se passe et se dit des plus sublimes et supérieurs. (15)
Que tant donc d’opinions différentes, tant de questions et disputes naissent tous les jours entre les scolastiques qui suivent les principes de la seule science, et entre les mystiques, il ne vient d’ailleurs sinon de ce [que] premièrement, qu’on ne s’entend pas bien l’un l’autre, et puis de ce que sans expérience on ne comprend pas bien quel fond, quel état interne, et quel fondement Dieu met préalablement en l’âme, avant que les sublimités arrivent. 38.
Car de là procède, que voulant concevoir et entendre ce qui se dit des choses plus relevées, et n’étant pas néanmoins soi-même, en son propre état, conforme ou proportionné à icelles, ni imbu d’une connaissance légitime du grand changement, renversement et métamorphose que l’âme acquiert premièrement avec Dieu de son état fondamental, laquelle reçoit l’expérience la vraie réalité de ces choses sublimes ; de là, dis-je, vient qu’on les forme, conçoit, et décrit d’une façon tout autre, et même contraire à ce qu’en vérité et en l’expérience il arrive.
Et néanmoins aucuns se trouvent, qui parlent et écrivent de (16) ces secrets si abstrus et mystérieux ; comme si à eux seuls appartenaient de les entendre et d’en définir ; condamnant même ce qu’ils ne peuvent comprendre ; non sans donner sujet d’admiration39 à ceux qui en ont reçu de Dieu quelque science expérimentale, laquelle venant à perfectionner celle qu’ils ont gagnée par l’étude, et illustrer leur jugement naturel, leur fait voir clairement combien peu ces autres atteignent au point et au nœud de l’affaire ; combien encore de ce chef-là ils causent de préjudice aux bonnes âmes, qui sont par ce moyen retardées, voire détournées de la vraie voie de perfection, à laquelle autrement elles eussent pu ou pourraient parvenir.
Tout ce que dessus est la cause ; que comme toutes ces différences de s’expliquer (et autres encore que je découvrirai venant à propos) ne peuvent sinon engendrer du désordre et de la confusion en l’intelligence de l’état de la perfection, et beaucoup d’avantage en la pratique ; je n’ai pu omettre de faire cette addition au livre des Secrets sentiers de l’amour divin, afin de réduire toute chose à son premier principe, autant que me sera possible ; et en vertu des vérités fondées en la Foi, en l’Écriture sainte, et en la doctrine ordinaire des Docteurs de l’Église Catholique, faire voir ouvertement à un chacun, quelle est la meilleure et la plus légitime façon de parler, en s’expliquant, ou donnant règles et avis pour l’état de la perfection ; et ainsi empêcher tant qu’en moi (17) sera non seulement l’ambiguïté, mais aussi le cours et usage des autres façons de parler, qui portent préjudice aux âmes dévotes, et leur ôter par ce moyen toute occasion d’abus et de retardement.
Et afin qu’on ne pense pas que nous faisons seulement cas des choses hautes et sublimes, ou que nous les magnifions par trop, nous plaisant en icelles, pour mépriser les basses et petites (à la louange et recommandation desquelles nous avons néanmoins déjà dit beaucoup) afin aussi que ce que nous pourrions dire, à raison de la question proposée à l’entrée de ce prologue, et des choses qui autrement n’appartiennent qu’aux états derniers, ne soit pas usurpé trop tôt des commençants, enfin à ce que cette addition puisse être un éclaircissement de ce qui a été dit au livre des secrets sentiers, et qu’on ne vienne à en abuser, l’entendant mal (comme c’est chose assez ordinaire de tirer ces matières si désirables à un autre sens qu’on ne devrait, et contre ou au-dehors de l’intention des auteurs), il m’a semblé que ce ne serait point assez de répondre simplement et directement à cette question, si auparavant je me mettais encore pour fondement une brève, mais ponctuelle déclaration de l’ordre des états, degrés et opérations de Dieu plus notables, que l’on trouve dans le cours de la vie intérieure depuis le commencement le plus bas jusqu’à la fin. À ce qu’on puisse voir à plein, à quel état ou degré d’avancement chaque chose qui se dit et (18) chaque règle que l’on donne appartiendra.40
Et bien qu’il s’en trouve quelques-uns qui veulent dire que c’est en vain qu’on propose et enseigne ces histoires ou vérités, qu’on marque ces modes et entregents spirituels, les degrés et passages, si on pense être entendus d’autres que de ceux qui le sentent ou expérimentent ; chacun néanmoins sait combien d’utilité, d’aide et de soulagement les âmes dévotes reçoivent de semblables doctrines ; non seulement parce qu’elles en deviennent fort confirmées en leur chemin, lorsqu’elles s’aperçoivent et trouvent en elles ce qu’on en a écrit ; mais encore pour se disposer, accommoder et former à l’advenant : car si l’objection était vraie, ce serait donc en vain que tant de saints personnages nous auraient laissé par écrit leurs expériences et doctrines ; voire plutôt au contraire je puis dire, que comme ces matières sont de grande importance, et requiert d’être entendues pertinemment sans errer, tant selon leurs temps qu’autres circonstances ; c’est chose assurée, que la manière d’en traiter la plus profitable est, non pas celle qui dit beaucoup de choses, donne force règles et documents d’une façon libre sans détermination de temps ni spécification de degrés, et sans liaison (19) d’ordre et de dépendance ; mais celle qui, divisant le tout par degrés et états divers, montre ce qui se passe pendant le cours de chacun d’iceux, et quels enseignements ou règles leur sont proportionnés et correspondants.
Car on suppose toujours pour vérités vivifiantes et mortifiantes, les premiers rudiments et les A.B.C. de toute la vraie vie et sainteté interne, qui sont les règles de l’humilité, la connaissance et abnégation de soi-même, la mortification de tout amour-propre, la droite intention, le vrai désir et résolution généreuse de s’accommoder et obéir à toutes les volontés de Dieu, et semblables pièces fondamentales. Et partant que c’est seulement pour montrer à quoi Dieu conduit l’âme, lors qu’avec sa grâce elle fait tout ce qui est en elle et comment elle y doit correspondre.
Ceux qui voulant donner règles générales, traitent seulement des choses qui appartiennent aux degrés plus avancés, sans spécifier à quel degré d’avancement ce qu’ils disent appartient proprement, et à quel nom, sont cause que plusieurs lisant telles doctrines les veulent avant le temps attirer à eux, et les mettre en pratique, sans discerner que ce qui est esprit et vie pour un degré, sera la mort et ruine pour un autre qui sera plus ou moins avancé. Et pource c’est une discrétion grande et nécessaire de spécifier et faire bien entendre pour quels temps et degré d’avancement sera profitable la règle et document spécial que l’on voudra donner, sans penser de pouvoir donner une (20) règle générale, et tenir une méthode et façon de parler uniforme, qui puisse être toujours et en tout temps proposée et prise en usage, si ce n’est au fait des pièces fondamentales, nécessaires à tous, et pour toujours comme sont les vertus théologales, l’intention pure et droite, l’abnégation et mort de soi-même et semblables. Car comme l’âme se change fort souvent en son état fondamental, ses opérations aussi, et son comportement se changent, si que tout ainsi qu’au progrès ce n’est plus la même qu’elle était au temps de son premier commencement ; aussi autres règles sont pareillement nécessaires.
À cette occasion donc récapitulant premièrement tout le cours du chemin mystique, je comprendrai en peu de paroles l’ordre et l’entre-suite des états, degrés et changements qui se font en l’âme, afin qu’on puisse reconnaître quels sont les fondements vrais, certains et réels que Dieu met en elle, pour et avant les sublimités de toute la vie mystique, et à quel degré d’avancement chaque pièce appartient. Afin aussi que par ce moyen, je peux inciter ceux qui auront expérimenté ces choses, à les vouloir confirmer, voire même à produire en lumière les autres grâces que Dieu leur peut avoir fait concernant ces agréables matières, pour tirer une fois la vérité hors des ténèbres d’ambiguïté, à l’avancement de tous les amateurs de ces divins secrets. (21)
Que si en m’expliquant je répète quelquefois la même chose, on doit penser que cela s’est ainsi fait, afin que je sois mieux entendu en une matière si difficile et peu vulgaire, et que ce qui pourrait sembler, ou être en effet contraire à la doctrine que je traite, soit plus manifestement découvert, étant posé et paraissant devant son contraire. Car comme la plupart du monde ne comprend que ce qui est couché grossièrement, soit à faute de capacité, ou de science ou d’expérience, ou de lumière et de grâce ; les uns ne sachant pénétrer le sens des paroles ; les autres qui ne les entendent aucunement41, n’ayant assez d’esprit pour les entendre ès difficultés qui s’offrent, aux autres conséquences qu’elles embrassent virtuellement dans l’éminence de leur intelligence ; et enfin les autres ne se pouvant apaiser ni résoudre parmi tant d’opinions et de diversités d’exercices, et de manière de les enseigner, qui se trouvent aujourd’hui en langue commune dedans les livres spirituels ; de tant plus que les choses de la théologie mystique sont elles-mêmes fort divines et relevées, contenant en leur réalité plusieurs vérités profondes, qui doivent être non seulement subtilement et fort spirituellement entendues, mais aussi convenablement appropriées à la pratique en temps (22) et lieu ; c’est pourquoi j’ai cru qu’en expliquant et répétant parfois la même chose, spécialement où il y a de la dépendance, conséquence et suite de l’une à l’autre, je servirai mieux à la portée et utilité d’un chacun. De quoi, comme encore de tout le contenu de cette Anatomie, pourra orprimes42 juger celui-là, qui aura attentivement fait et achevé la lecture entière d’icelle ; avant laquelle je le prie de suspendre un petit [peu] sa sentence, me soumettant toujours aux jugements des plus sages et experts. (23)
Comme il importe extrêmement qu’au fait de cette vie interne on soit bien instruit et imbu, même dès tout le commencement, de bons, solides et vrais principes fondamentaux, signamment des plus substantiels, qui doivent servir jusqu’à la fin ; c’est aussi pour à toute occasion les mettre en avant, et pour réduire toute chose à sa première vérité, en tant que sera possible, que cette Anatomie ou Addition est destinée.
Pource, si pour la première vérité de toutes, nous considérons bien ce que toute cette vie, trafic et conversation intérieurs avec Dieu contient en soi, nous trouverons que, d’une part ce n’est autre chose sinon que tâcher de tout son possible et par tout l’effort de sa bonne volonté de connaître, aimer, désirer, chercher et honorer Dieu par la voie de ses commandements, des vertus et bonnes œuvres, avec la mortification, la ruine et l’anéantissement de son amour-propre. Et d’autre part, tandis qu’on ne pense simplement qu’à servir (24) et aimer ainsi son créateur, et lui complaire en tout et partout, en recherchant sa face et sa présence objective, venir premièrement (avant qu’il se donne du tout à nous) par des choses actuelles qu’il fait en nous, et que nous faisons semblablement avec lui selon notre coopération fidèle à sa grâce et aux effets de sa volonté divine en nous, à l’expérience et réalité des choses de notre foi, et des vérités surnaturelles qu’elle nous enseigne ; et signamment à la connaissance expérimentale des premières vérités de ce qui concerne l’état de notre nature corrompue, et celui de la grâce divine en nous ; comme choses qui appartiennent de plus près au fait de notre salut et renouvellement spirituel, présupposant toujours la foi, et connaissance (bien qu’imparfaite) de Dieu, laquelle nous pouvons avoir acquise par l’ouïe et la lecture des écritures.
Et pourtant afin qu’on soit bien informé comme il faut penser juger de toute cette affaire mystique, il convient noter qu’encore même que selon l’état de la grâce justifiante et fondamentale (laquelle nous supposons et croyons pieusement être en nous au temps que nous commençons à entrer en ces sentiers [25] divins) nous soyons déjà devant Dieu transporté de l’être de corruption ou nature corrompue, à un être divin de grâce surnaturelle, qui nous rend agréables à Sa Majesté ; si que vraiment et en réalité notre corruption, désordre et état misérable n’est plus imputé à péché devant la face divine, sinon en tant que de fait, et actuellement nous venions derechef à prévariquer quelques-uns des commandements de Dieu, ou manquer en choses notables au devoir de notre obligation, état et vocation ; la vérité néanmoins est que cette corruption est encore réellement en être43.
Et bien qu’elle n’ait point la maîtrise et seigneurie, c’est néanmoins la plus palpable et la plus paraissante en notre intérieur ; et quant à ce qui est du sentiment, elle y a l’avantage. D’autant qu’alors notre âme n’est pas encore entièrement renouvelée, et remise en son bon point d’intégrité et de réformation parfaite ; à raison que l’effet de la grâce justifiante ne s’est pas étendu si avant lorsqu’elle nous a été donnée et infuse, que par sa première entrée en nos âmes elle ait fait cette réformation réelle et totale ; mais Dieu nous a bien donné la puissance et le principe premier pour le pouvoir faire, étant prêt de nous aider plus outre, et d’une façon actuelle, lorsque mettant la main à l’œuvre avec notre franc arbitre et coopération propre, nous userons bien de sa grâce et des moyens si faciles qu’il nous a préparé tant selon les grâces internes, que selon les aides et secours externes (26) qu’il nous a apprêtés et institué en son Église par les Saints Sacrements et les bons usages des mystères de notre foi qui nous sont représentés en icelle.
Non pas que ç’ait été par le défaut des vertus et mérites de notre Sauveur que ce misérable état de corruption nous soit demeuré, puisqu’ils étaient plus que très suffisants (voire le moindre d’iceux) pour effacer et abolir le tout, mais parce que tel a été l’ordre, la disposition et volonté de la providence divine. Car Dieu très juste et infiniment bon, a tellement voulu mélanger sa justice avec la miséricorde, que nous pardonnant l’offense, et nous octroyant les remèdes si faciles, il a néanmoins voulu aussi que nous ressentions le mal que nous avons fait ; et qu’ainsi reconnaissant notre misère et fragilité, nous entendions et sachions par expérience que nous avons continuellement besoin de sa miséricorde et de son assistance, et si grand besoin que sans lui nous ne pouvons rien du tout.
Doctrine très véritable et totalement conforme à celle des docteurs catholiques et du sacré Concile de Trente, lequel au décret du péché originel (§544) prononce sentence de malédiction non seulement contre celui qui affirme que tout ce qui est vraiment et proprement péché n’est pas ôté de nos âmes par la grâce de justification ; d’autant que Dieu ne hait rien ; et n’y a rien de damnable en ceux qui sont nés de nouveau en Jésus-Christ ; mais encore contre celui qui soutient que la concupiscence (laquelle le concile appelle fomitene45 [27] peccati, allumettes de péché) ne demeure pas en ceux qui sont régénérés, déterminant qu’elle leur est laissée pour exercice de combat et qu’elle ne peut nuire à ceux qui n’y consentent point, mais y résiste virilement par la grâce de Jésus-Christ. Voir qui plus est, que celui-là sera couronné, qui aura légitimement combattu, déclarant en outre que l’Église Catholique n’a jamais entendu que cette concupiscence soit nommée péché, et que si l’Apôtre l’appelle quelquefois péché, ce n’est pas pour ce qu’elle soit vraiment et proprement péché, mais parce qu’elle vient du péché et incline au péché.
Ainsi unanimement tout vrai catholique croit et confesse qu’après la renaissance et justification reste et survit encore en nous la concupiscence rebelle et répugnante à la loi de l’esprit et qu’elle est mauvaise ; que c’est une maladie, un défaut ou défectuosité, et la cause radicale du péché ; mais non pas péché proprement ; sinon en tant que notre volonté raisonnable, qui est franche et libre, y consente et suit ses désirs dépravés, conformément à ceci l’Apôtre disait de soi-même (Rom. 7) Condelector legi Dei secundum interiorem hominem : video autem aliam legem in membris meis repugnantem legi mentis meae.46 C’est-à-dire, je prends plaisir à la loi de Dieu selon l’homme intérieur, mais je vois une autre loi en mes membres, contraire à la loi de mon esprit. (28)
Tellement doncques que la corruption de notre nature, l’amour-propre, et tout ce qui est de sa suite restant encore en nous, nonobstant la grâce justifiante, et l’être divin qu’elle nous donne, il s’ensuit bien que quand nous commençons ce chemin spirituel nous nous trouvons disposés en notre expérience et sentiment ; non pas selon que requiert et devrait porter l’être de la grâce purement, quand elle est seule dame et maîtresse en nous, et a réformé tout mal et toute corruption de péché ; ou bien selon l’exigence de la translation parfaite de l’être de nature, en celui de grâce ; mais entièrement selon que porte en soi tel état de nature viciée et corrompue.
Et pource nous vivons alors tout de même, comme si nous n’avons pas l’être de la grâce sanctifiante et fondamentale, du moins comme si elle n’était pas encore habitante en nous en façon de dame et maîtresse, ayant seule la seigneurie et domination sur nous (parlant selon la manière expérimentale), mais seulement comme une petite étincelle cachée et imperceptible : puis que nous n’en savons du tout rien, que par la foi et la croyance, qui ne nous en donne en notre particulier, qu’une assurance morale, non plus que nous ne (29) savons pas encore alors ce que c’est de vivre en Dieu, selon la façon qu’une âme est réduite en captivité, et spécialement contenue et comprise dans l’ordre du gouvernement divin, pour ne pouvoir plus faire sa volonté propre, mais seulement celle de Dieu ; mais nous sommes encore vivants, selon l’être de la liberté naturelle, et comme émancipés de la suite, servitude et subordination, et des liens de la même volonté divine, le péché nous ayant causé tout cela, lors que nous détournant de l’amour du Créateur et de ses lois et commandements, nous avons voulu vivre à notre fantaisie, selon la liberté de notre propre volonté, comme maîtres absolus, et comme des petits Dieux francs ; et indépendants, qui se meuvent en chefs, et font d’eux-mêmes tout ce qui leur plaît, sans reconnaître aucun supérieur.
Et partant pour parler conformément à cette vérité, il faut nécessairement que nous disions qu’encore bien qu’une âme commençante ait au centre de son être et de sa volonté le don habituel de la grâce et de la charité infuse, comme premier principe de sa vie et opération spirituelle ; si est-ce néanmoins que parlant selon la façon expérimentale (ainsi qu’on fait en la vie mystique) elle est encore entièrement vivante selon la nature et l’amour-propre, et ses inclinations depuis le pied jusqu’à la tête, c’est-à-dire depuis le plus bas jusqu’au plus haut de sa portée et capacité d’alors ; si que la portion inférieure, la raison (30) supérieure, l’entendement et la volonté, tout est en son naturel et va le train et cours de nature seulement, et il n’y a rien de divin en une telle âme, qu’une petite étincelle de grâce et de charité fondamentale, qui est cachée et imperceptible en son centre plus intime, comme une semence de plus grande plante ; une racine de plus grand arbre de vie, et comme un fondement d’un plus haut édifice de grâce ; qui se fera à la ruine de la corruption et propriété, si cette âme poursuit et persévère fidèlement en ce qu’elle a commencé.
Au reste, ce que je veux dire par tout ceci, c’est que pour pouvoir entendre les mystiques en plusieurs traits de leur doctrine, il faut être avisé que voulant adresser l’âme à Dieu ils la prennent et considèrent comme si elle fut en sa pure nature corrompue, pleine d’amour-propre et de tout ce qui est de sa suite ; et qu’elle n’eût encore aucune grâce ni habitude de charité ou de volonté de Dieu en soi, mais que tant seulement elle fut désireuse de l’acquérir par tout son effort possible (moyennant la grâce de Dieu sans laquelle on ne peut rien) comme aussi de laisser le vieil homme et ses habitudes mauvaises, pour se revêtir du nouveau et des vertus par la mortification et abnégation de soi-même, et de tout amour et volonté propre ; ou bien comme si elle (31) eût envie de changer et améliorer47 sa condition, et que de son exil ou région de dissemblance, en laquelle elle est tombée par le péché, et selon laquelle elle se trouve tant éloignée de Dieu, elle voulût volontiers se transporter derechef en la région divine, trouver son Dieu, l’aimer, lui agréer et s’unir à lui.
Et pour cette raison ces auteurs mystiques mettent bon espace de temps à parler d’une telle âme, comme opérante naturellement, et selon que la nature l’enseigne seulement, et comme si la peine et le travail qu’elle prend, procédaient48 seulement de son instinct et inclination naturelle, aidée de la grâce ordinaire, et conforme pour coopérer avec icelle, selon sa façon humaine et naturelle. Parlant même fort contemptiblement des âmes qui ne sortent jamais de cette manière d’opérer par propres efforts, sans donner lieu à Dieu pour opérer en elles surnaturellement, les reprenant de leur adhésion et propriété à leurs exercices et propres façons de faire.
Ce qui se dit ainsi par lesdits auteurs non pas pour blâmer ou rejeter l’effort ou industrie que nous mettons à faire des actions vertueuses, mais d’autant qu’ils parlent selon la manière de la réalité expérimentale, et selon que l’âme est, ou se trouve en sa disposition naturelle, et qu’elle demeure en possession de soi-même, sans en jamais sortir, pour venir à l’expérience de chose meilleure, et d’une façon plus parfaite. Autrement qui voudrait mal prendre, et interpréter à la rigueur semblable parole, sans les rapporter à l’expérience, on pourrait les (32) arguer d’erreur49 ; puis que l’âme étant déjà en état de grâce quand elle commence, et conséquemment Dieu habitant aussi en elle, est douée de l’être surnaturel de grâce, et de toutes les qualités, vertus et propriétés qui lui conviennent, pour pouvoir opérer surnaturellement (c’est-à-dire par-dessus sa portée naturelle) des œuvres dignes de la béatitude éternelle.
Car elle a la grâce justifiante en son essence et en ses puissances les habitudes de l’amour et charité de Dieu, et des autres vertus théologales et morales, et les dons aussi du saint Esprit au moyen de quoi Dieu habite en elle d’une manière nouvelle et divine ; d’où s’ensuit que les œuvres d’une telle âme procédantes de tels principes surnaturels (qui relèvent son être et ses puissances à un état divin par participation) avec les aides spéciales et efficaces de Dieu, qui d’abondant y surviennent et la secourent, sont semblablement surnaturels, et enfin comme œuvres de Dieu même habitant et vivant en cette âme.
Il faut donc penser et noter que les mystiques voulant parler de la vie spirituelle selon la forme et manière expérimentale d’icelle, commencent avec l’âme pour la mettre au chemin de l’amour divin et de la perfection, tout ainsi que Dieu commence avec elle, pour (33) la transporter de l’état misérable du péché à celui de la grâce justifiante et surnaturelle. Et la raison est, parce que comme après la grâce justifiante reçue, la corruption de notre nature demeure encore en nous, Dieu veut que ce soit avec semblable travail de notre propre effort et volonté, que la réformions et nous en fassions quittes (si nous voulons acquérir l’expérience et l’efficace réelle de son esprit et de son amour, de sa présence et union) comme nous aurions dû employer, pour nous relever de l’état du péché à celui de la grâce, si par les moyens si faciles, et les remèdes si prêts et à la main, que Dieu nous a préparé en son Église, par l’effet et vertu des sacrements, cela n’eût pas été fait auparavant.
Et pourtant il y a une telle similitude et rapport entre le travail qu’il faut employer pour trouver Dieu et sa grâce expérimentalement pour la vie dévote et mystique, avec ce que les docteurs catholiques enseignent être requis et nécessaire, en ceux qui sont en âge, pour se disposer à la grâce justifiante après le péché, qu’on pourrait dire n’être quasi que la même chose ; mais qu’on ne parvient pas si facilement à l’effet de son désir par la voie de l’expérience, comme l’on fait à recevoir occultement la grâce par l’efficacité des mérites du Sauveur contenu ès sacrements.
Car ici en la voie d’expérience, tout se fait à mesure et proportion de notre propre diligence, effort et coopération fidèle par prières, méditations, aspirations, résignations, fuite des compagnies et (34) consolations humaines et sensuelles, par continuation ès bonnes œuvres, patience et longanimité à soutenir les assauts des tentations et des rébellions des sens, à endurer les aridités, et à attendre la volonté et providence de Dieu, et la dispensation et octroi des grâces demandées, et non accordées, désirées et non obtenues, et par autres semblables devoirs ; nonobstant lesquels il faut bien souvent que plusieurs travaillent longues années avant que Dieu (qui le veut et ordonne ainsi) les exauce et accorde leur demande. Car c’est comme si quelqu’un eût par compassion tellement aidé à redresser un misérable, tombé par sa propre faute et volonté en quelque détroit, qui autrement ne se pouvait aider soi-même à en sortir et se relever ; que néanmoins après une telle délivrance, il lui fit très bien sentir sa sottise et imprudence. Ainsi Dieu nous fait connaître par expérience, pendant le cours de ce chemin interne, quia malu et amarum est dereliquisse Dominum, Hierem.2.50, que c’est une chose mauvaise et amère d’avoir délaissé le Seigneur. Et c’est bien raison dit saint Grégoire en ses moraux51 1.4.c.41, que l’homme qui a volontairement abandonné l’état de sa constance et félicité, auquel il avait été créé, soit puni et grevé malgré soi du poids d’une juste mortalité, et asservi à la corruption de sa mutabilité, et à la fâcherie et misère de sa corruption.
Toutes lesquelles vérités comprennent plus en leur substance, qu’on ne penserait de prime abord. Car puis qu’ainsi est, que les mystiques considèrent du commencement une âme comme est dit52, en sa nature corrompue, et comme si l’être surnaturel de grâce ne fût pas encore en elle, pour s’en servir librement et à sa bonne volonté ; il s’ensuit bien qu’il faut donc conséquemment qu’ils s’en ressouviennent au progrès du chemin, et qu’ils montrent en quelle manière la même âme vient, et doit venir de tel état naturel au surnaturel qui est par-dessus sa portée et condition ; comment aussi cette mutation, ce renversement et cette amélioration se font ; semblablement ce que c’est qui suit après un tel changement, quelle sorte d’opération l’âme retrouve, qui soit conforme et propre à un tel être surnaturel, puisque tout être est pour son opération. Quel en outre est aussi la fin de semblable opération, vu que tout opérer tend à quelque objet, et que tout agent à la fin et prétention finale. Il faut (dis-je) que les mystiques se ressouviennent de tout cela ; car aucuns semblent le mettre en oubli et s’arrêter par le chemin, sans passer plus outre à ce qui est vraiment la fin et le but de tout.53. (35)
Ceux qui suivent la doctrine de la volonté essentielle de Dieu, pensants que ce soit Dieu même en nous, et pource constituant en icelle leur fin et le dernier du tout, sans passer plus avant à la présence et union objective avec Dieu, semblent ne pas bien considérer en quoi consiste proprement l’état de la perfection. Car comme rien de ce qui est essentiel à Dieu ne peut être en nous autrement que par participation et accidentellement, la volonté essentielle, qui en Dieu est Dieu même, n’est pas pourtant Dieu même en nous, ni sa propre essence divine ; mais c’est la participation de la volonté, de l’être, et de la nature divine, qui nous donne un être surnaturel et déiforme.
Chose qui est bien la mutation et le renversement de l’être de nature viciée, et l’amélioration de l’état de l’âme, que nous avons dit être nécessaires ; mais cependant on n’en doit pas aucunement faire sa fin, ni son dernier, mais son premier et son fondement pour l’état de la perfection ; y ayant encore de reste tout l’opérer de l’âme, qui doit suivre conforme et proportionné à un tel nouvel être, et puis après Dieu dernier de tout par manière objective, comme étant l’objet de notre connaissance et amour (c’est-à-dire la [36] souveraine et infinie essence, vérité, beauté, bonté qui termine l’activité de notre connaissance et amour, et accomplit heureusement toute notre perfection et félicité) auquel sous cette raison nous nous devons de s’unir par une façon actuelle et opérative de nos puissances, relevées et rendues habiles à opérer conformément à l’être surnaturel et déiforme qui est en nous, sans nous contenter du dit être seulement, comme ils semblent faire manifestement, puisque s’arrêtant à l’essentialité (pour ainsi parler) de la volonté divine ils ne prennent et n’ont pas pour but la fin de tous exercices, et pour sommet de la vie mystique, la présence et l’union objective avec Dieu, laquelle reste encore plus outre, et surpasse une telle essentialité, quand elle est entendue comme il faut.54.
De plus encore, d’autant que c’est en cherchant Dieu purement et simplement, que tout cela se fait en nous, et non pas en ce que directement nous opérions l’attention, ou bien ayons l’objet de cette nôtre réformation (car c’est comme notre Seigneur a dit, Quaerite primum regnum Dei, et caetera adijcientur vobis. Cherchez premièrement le Royaume de Dieu, et tout le reste sera ajouté) il ne faut pas ignorer (37) une vérité qui est bien entre les premières la principale, savoir est que nous devons chercher Dieu en tant que fin, objet et terme de notre connaissance et amour, et en tant que relevé par-dessus tout ; et non pas autrement, parce que c’est selon telle façon de penser et concevoir, ou appréhender Dieu, qu’il est le dernier de tout, et la fin ou consommation de tout ce que nous sommes et que nous pouvons acquérir selon la portée d’un degré. Toute autre chose, quoi que ce fût, et toute autre présence, et façon de le trouver n’étant que la voie et le moyen pour arriver à ce but, que de trouver Dieu objectivement, c’est-à-dire en tant qu’objet de notre connaissance et amour. Qui est un point très nécessaire d’être bien inculqué, à ce qu’on ne vienne s’arrêter quelque part en chemin, en prenant par abus quelque chose pour sa fin, et pour dernier, qui ne serait que le commencement et le premier.
À cet effet, et pour information plénière de ce point, il faut bien comprendre que Dieu se communique à nous en deux sortes, ou en deux genres des causes ; c’est à savoir efficiente et finale55. Car comme il est la fin, le but et l’objet de nos intentions et de tous nos désirs, et travaux pris par tout ce voyage spirituel ; ainsi est-il (38) la cause première, le principe et l’origine plus intime de tout ce que nous sommes, que nous vivons et opérons ; et en particulier de tout ce que nous pouvons faire, cependant que nous recherchons et désirons ainsi sa face et présence objective. En sorte que ce sont deux façons qu’il ne faut pas confondre par ensemble ni prendre l’une pour l’autre ; mais les entendre bien et distinctement. Et quand elles nous viennent, Dieu nous les faisant expérimenter, il nous les faut recevoir comme elles nous sont données, et pour telles que Dieu nous les communique.
Comme donc nous sommes les effets de Dieu, et qu’iceluy est la cause première efficiente et conservant de tout notre être et opérer, dans selon la nature que selon la grâce surnaturelle, il arrive que tandis que nous cherchons le Dieu de tout notre effort, selon qu’il est notre fin est l’objet de notre connaissance et amour, nous venons néanmoins à le trouver plutôt et premièrement en tant qu’il est notre premier principe et cause première (à raison de plusieurs effets qu’il fait en nous et par nous, qui nous y mènent) que n’ont pas en tant que fin et objet de notre connaissance et amour par-dessus tout. Et ce d’autant que tout effet s’unit premièrement à son principe (39) efficient, duquel il sort avant que de s’unir à sa fin où il doit terminer, puisque même c’est par l’efficient qu’il est poussé, incliné, et adressé à icelle sienne fin, comme la flèche est dressée vers son but par la main de celui qui la décoche.
Par quoi il ne faut pas que l’âme dévote se laisse tromper en son chemin, en se contentant de trouver Dieu par manière de plus intime seulement, ou en tant que principe et première cause efficiente, ou bien (comme aucuns mystiques parlent) par forme de volonté essentielle, par la mort et anéantissement de soi et des créatures ; afin que Dieu soit toujours son tout, dans lequel elle puisse vivre et faire toutes ses œuvres tant spirituelles que corporelles, toujours le voir, contempler et embrasser ; car ces trois façons-là (qui en substance sont une même chose) ne sont nullement l’objective ou finale, mais appartiennent à la façon d’être premier et fondamental ; et la réalité, c’est la participation de l’être de Dieu, de sa volonté essentielle, et de son amour incréé ; c’est à savoir pour autant qu’il peut être en nous accidentairement seulement, et par l’entremise du don de sa grâce, et non pas comme il est en soi-même essentiellement. Et jaçoit que56 Dieu même, avec toute la Sainte Trinité des personnes divines soit conjointe inséparablement à ce (40) sien don créé, comme principe efficient de sa grâce, et de tout l’être surnaturel, que l’âme reçoit ici de lui, et qu’ainsi il soit vrai que nous trouvons et possédons Dieu selon cette manière ; c’est néanmoins en tant que tel, et à la même façon qu’il se communique. C’est à savoir pour être le premier principe et plus intime de notre être, et de tout ce que nous sommes et opérons selon l’état de la vie surnaturelle, et non pas pour en faire notre fin, notre objet et repos dernier. Mais nous le devons unir avec ce que nous sommes, et le prendre par manière d’être, comme devenu notre nous-mêmes, notre moi, ou égoïté fondamentale, nous faisant déiformes et divins, au lieu de la corruption qui nous rendait difformes et dissemblables. Car l’effet formel de ce don de participation divine, et ce que de sa nature il contient en soi, c’est de nous donner un nouvel être de surnaturalité et déiformité, qui a Dieu et toute la Sainte Trinité unie à soi, nous rendant consorts et participants de l’essence divine, mais néanmoins accidentellement, et par son don créé qui est en nous, et non pas essentiellement, comme Dieu est en soi-même. (41)
Ce sera maintenant de ces principes et vérités bien entendues, qu’on pourra facilement tirer avec nous, et comprendre aussi les conséquences suivantes :
Premièrement. Que puisqu’il est ainsi, que rien de ce qui est essentiel à Dieu c’est-à-dire Dieu même, son essence, sa volonté, ou son amour essentiel et incréé ne peut être en nous, sinon participativement, et nullement comme ils sont en Dieu même (puisque nous ne sommes pas enfants de Dieu naturels, mais adoptés par grâce) : mais seulement par communication créée de son incréé, accidentaire de ce qui lui est essentiel. Il s’ensuit, dis-je, en toute bonne théologie et selon la vérité même, comme aussi selon la plus légitime façon de s’expliquer, conforme à l’expérience qu’en donne la vie mystique, que ce n’est pas la volonté essentielle, telle qu’elle est en Dieu, ou l’essence divine, que nous avons en nous, et (42) qui devient notre plus intime, plus nous-mêmes que nous-mêmes ; mais que c’est seulement la participation de icelle, c’est à savoir Dieu donnant à nos âmes la communication créée de son incréé, et accidentelle de son essentiel, et que partant tout ce entièrement que nous sentons, expérimentons, voyons et contemplons en notre intérieur, et ce que nous acquérons de divin en nous par l’abnégation, mort et anéantissement des créatures et de nous-mêmes, n’est pas Dieu même, ou son essence incréée, mais son don de participation, qui nous donne (et le devons aussi prendre pour tel) un nouvel être surnaturel et déiforme.
Par quoi c’est un abus très grand et très notable en la vie mystique de ne pas pénétrer ce secret, mais prendre tellement l’être divin participé pour Dieu même, qu’on en fasse sa fin et repos ; ne procédant pas encore plus outre vers Dieu, objectivement considéré par-dessus tout, c’est-à-dire en tant qu’objet de notre amour et connaissance actuelle, qui reste encore par-dessus cette grâce de volonté essentielle participée, et qualité créée en nous, qui nous donne l’être déiforme, au lieu de la corruption, comme nous (43) l’avons dit. Car bien que selon cette participation de la volonté essentielle, nous puissions dire que nous avons la présence de Dieu plus intime et qu’il est devenu plus nous-mêmes que nous-mêmes, cela néanmoins ne se doit entendre autrement, sinon pour et autant que Dieu devient par grâce ce que nous sommes, et que par la même grâce nous devenons ce qu’il est, et ainsi c’est en façon d’être, et non pas d’opération. Et pource, nous le devons prendre en telle sorte que ce ne soit pas pour le voir ou contempler, mais pour l’être et le vivre d’une telle vie déiforme et divine.
Et que partant, outre et plus que tel être il reste encore à trouver une autre sorte de présence de Dieu, c’est à savoir en tant qu’il est selon son être propre par-dessus tout infiniment relevé, abstrait et caché, non pas mélangé, ou concret avec nous en notre intimité fondamentale ; laquelle présence est l’objective et finale, selon laquelle nous atteignons Dieu par l’opération de nos puissances, en tant que relevées conformément à cet être déiforme, et de plus encore suspendues par-dessus elles-mêmes par une lumière plus spéciale, pour pouvoir opérer co-dignement57 à un tel être, et parvenir ainsi à la fin, qui est la conjonction avec notre objet final, selon la portée du degré auquel Dieu veut élever l’âme, et que les dispositions qui ont précédé, l’ont rendue capable de pouvoir recevoir.58.
Or cette présence objective infiniment différente de l’autre première fondamentale, selon laquelle Dieu nous est seulement plus intime, est la vraie et légitime présence, que les mystiques veulent entendre quand ils disent que nous n’avons pas toujours la présence de Dieu, et que Dieu peut retirer sa face et sa présence, se cacher et nous tenir en privation. Car encore qu’on la puisse retenir par foi, par ressouvenance et vestige, cela néanmoins, en bonne et légitime forme de parler en la vie mystique, s’appelle absence et non réalité ; attendu que la vie mystique procède par manière expérimentale, outre la foi qu’elle suppose ; d’où vient que tout ce que c’est, qu’on retient de cette présence seulement par la foi, c’est ne l’avoir pas, et que pourtant il reste à chercher en autre chose la réalité de la volonté ou opération de Dieu en nous, sans laquelle la réalité d’une sorte ou de l’autre, jamais l’âme ne se trouve vraiment mystique, comme se montre ci-après. (45)
Secondement, il sera bien aisé de comprendre que c’est parler distinctement et intelligiblement, que de distinguer en nous deux façons de vie, d’être, ou d’égoïté fondamentale ; l’une naturelle et d’amour-propre, selon l’être de la corruption, quand elle est encore régnante en nous ; et l’autre surnaturelle et déiforme, selon l’être de la grâce, et de la volonté de Dieu participée, après que la corruption est mise à néant, et réformée.
Sera facile aussi de montrer que nous devons mourir, et n’être plus selon l’être de notre corruption ; et qu’ainsi est véritable la doctrine du rien et du néant, auquel nous devons être réduits59 ; pourvu qu’on l’entende de celui de notre être, ou égoïté de corruption, puisque tel être corrompu, est celui que nous avons acquis par le péché hors de Dieu ; c’est-à-dire, hors de l’ordre et de la captivité, et subjection au gouvernement divin, lors que nous avons voulu vivre en propre volonté, et autorité, comme petits dieux et maîtres de nous-mêmes.
Mais au reste, quant est de l’être, du moi, ou de l’égoïté fondamentale que nous retrouvons en Dieu selon l’être de la grâce (46) surnaturelle, et par la participation de la volonté essentielle et incréée de Dieu, laquelle il nous communique, nous faisant consorts de sa nature divine, un tel être ne meurt pas et ne vient jamais à néant (si ce n’est par quelque péché mortel), mais fait en nous l’état du nouvel homme créé en justice et sainteté, qui se renouvelle de jour en jour (dit l’Apôtre) et ainsi est le premier fondement de l’état de la perfection, après la position et assiette duquel reste encore tout l’opérer de l’âme, et son objet final, conforme à iceluy être déiforme, pour pouvoir encore plus sublimement par amour et connaissance, atteindre, s’unir et jouir de Dieu ; savoir est objectivement par-dessus tout, et au-dessus même de cet être déiforme fondamental. Qui est la plus noble et la plus parfaite union ; laquelle consiste non en habitude, aptitude et puissance d’opérer, qui ne sont que principes de nos actions ; mais en opération actuelle de nos puissances relevées à opérer selon l’être déiforme, et rendues par ce moyen capable de l’union et jouissance la plus sublime.
D’où se peut voir que l’exercice de la volonté divine appelée essentielle, a besoin d’une intelligence et explication plus exacte que n’est (47) pas la commune, ou bien celle que lui donnent quelques particuliers ; et d’être convenablement réduit aux termes plus clairs de la bonne théologie. Car pensant simplement que c’est Dieu même, et rien moins que sa propre essence et volonté incréée, qu’on acquiert par la mort et anéantissement de soi-même, et qu’on doit toujours vivre dans cette divine volonté essentielle, la voir et la contempler toujours.
Voire même ne voir qu’elle, comme celle qui seule est, et tout le reste rien (ne considérant pas que ce n’est sinon la participation d’icelle essence divine, et partant chose créée en nous, et le premier fondement de la perfection, comme a été dit) l’âme s’arrête à cela, et fait sa fin, son repos et l’objet dernier de sa vue et contemplation de ce dont elle en devrait seulement faire son commencement, voire son propre moi de vie nouvelle et déiforme60 ; conséquemment cela lui fait perdre tout le reste qui suit encore plus outre que cet être de déiformité.
Mais surtout paraît à l’œil le manquement, en ce que du rien que l’âme est devenue selon l’être de corruption, elle le met (suivant cette pratique) immédiatement en Dieu Tout final. Car comme entre un tel néant et entre Dieu vraiment final il y a tout l’être de surnaturalité, selon lequel il faut vivre et opérer ; il s’ensuit que l’âme, qui exerce la volonté essentielle, prise comme est dit, néglige tout le contenu de tel être surnaturel qui est entre-deux ; ou bien (ce qui est du tout vraisemblable) qu’elle (48) prend ce même être de surnaturalité pour son tout, et comme Dieu même, là où ce n’est que la participation de son être, amour et volonté essentielle.
Tiercement. On peut facilement voir que pour pouvoir entendre pertinemment ce qui se passe en l’âme pendant ce chemin, il faut nécessairement distinguer deux façons de trouver Dieu ; d’avoir sa présence, le posséder et s’unir avec lui, ou avoir sa communication. C’est à savoir premièrement, en tant qu’il est la cause première, le principe et origine plus intimes de tout ce que nous faisons de bien. Et secondement, en tant qu’il est notre fin finale et l’objet de notre connaissance et amour. La première est, lors qu’après la mort et destruction de notre amour propre Dieu se donne à nous en tant que plus intime, et comme principe de l’être surnaturel, qu’il nous donne au lieu de l’être de corruption ; et ceci est le même, ce qu’autres appellent la vie et état de la volonté essentielle de Dieu ; mais qu’ici nous appelons seulement la participation accidentelle d’icelle essence et volonté incréée de Dieu, parce que (49) (comme a été dit) rien de ce qui est essentiel à Dieu ne peut être autrement en nous, que par participation de grâce, qui est chose créée et accidentaire ; laquelle participation néanmoins est si noble et divine, qu’elle nous donne un nouvel être déiforme, et nous fait participants de la nature divine, et ce par manière d’être habituellement, solidement et stablement.
Mais outre cette première, reste encore la seconde façon de trouver Dieu, à savoir objectivement, et par manière d’opération de nos puissances relevées en tel être déiforme ; qui est dire, en tant qu’objet de notre connaissance et amour.
En quatrième lieu, on pourra consécutivement comprendre sans difficulté, ce que c’est et en quoi consiste l’état de la perfection : car comme nous disions du commencement, que lors nous étions dits vivants de la vie de nature corrompue, parce que la corruption était encore en son être en nous, avec toute sa suite, d’amour-propre, de malice et perversité ; ainsi maintenant nous devons dire que le vrai état de la perfection et la vie réelle du nouvel homme commencent en nous, quand cette corruption est tellement anéantie et outrepassée ; (50) que l’être de la grâce soit vraiment et réellement prédominant, et ce qui seul paraît au-dedans. Car c’est alors, qu’au lieu qu’ils prennent cela pour Dieu même et pour sa volonté essentielle, nous disons qu’il se fait en l’âme un être nouveau déiforme ou divin, qui a la participation de la volonté ou amour essentiel de Dieu stablement et solidement pour principe fondamental et plus intime, comme étant un don de grâce surnaturelle, selon lequel nous pouvons vivre dès lors en avant autant connaturellement en Dieu, et Dieu en nous (après toutefois qu’on s’entend bien soi-même en ce nouvel état, et qu’on n’y est habitué) comme nous avons fait en l’état de nature et de corruption ; car c’est chose qui se tient du côté de notre être, et est l’amélioration d’iceluy ; puis que de la corruption il passe par un tel don, à une déiformité, pour pouvoir par après opérer aussi déiformément.61.
En cinquième lieu, nous pouvons aisément recueillir que puisque l’état de la perfection est le même qu’est la vie du nouvel homme, c’est donc un état solide, habituel et permanent ; et que partant il faut que nous trouvions (51) dans son contenu toutes les pièces et parties qui sont propres et requises à un état. C’est à savoir une chose qui ait forme de fond ou d’être premier et fondamental, et puis une autre en façon d’opération, et finalement une troisième, qui soit le terme final, l’objet et but dernier d’un tel être et opérer.
Semblablement qu’il faut pouvoir distinguer en cet état, selon chaque degré qu’on y acquiert, le commencement, le progrès et la fin ; le bas, le milieu et le haut, la portion inférieure, la supérieure et la suprême ; tout ainsi qu’on a fait en l’être et état de nature. Car l’être de la grâce étant fondé et établi sur celui de la nature, pour le reformer, perfectionner et diviniser, et non pas pour le corrompre et détruire, c’est selon chaque pièce, portion, puissance et capacité de l’âme, que la grâce fait ses effets et son œuvre, transformant tout l’homme en ce qu’elle est jusques au corps même, et à l’état externe qu’elle comprend en soi, selon que ci-après sera plus amplement déclaré. Si que c’est un abus de penser que l’état de la perfection consisterait en un sommet de fruition, soit réelle, soit assimilée ou contrefaite ; ou bien en ce que l’homme soit devenu rien et Dieu tout. Car il y a d’autres secrets meilleurs que cela et faut qu’on y trouve et distingue toutes les pièces susdites, et voir par expérience comme la grâce les reforme, les anoblit, les divinise et transforme en soi ; pour nous faire des petits dieux par grâce, et des vives images de la (52) bonté, beauté et perfection divine, et non pas seulement des riens et néants.
Quant à la chose qui est pour fond, et pour être en cet état, ou la première pièce de l’état de perfection ; nous avons déjà dit que c’est cela même que contient en soi la volonté essentielle bien entendue (à savoir par participation) si que cela même, dont aucuns font leur fin et dernier, est ici le premier et le moindre de toute l’opération qui suit, c’est ce que l’âme fait avec ses puissances, en tant qu’elles se relèvent aussi conformément à l’être ; et tiercement l’objet c’est Dieu même, en tant qu’il est l’objet de notre connaissance et amour.
En sixième lieu on peut encore facilement comprendre combien pernicieuse et dommageable est l’oisiveté fausse et la cessation de tout effort ou opérer propre, qu’aucuns62 embrassent trop tempre63 ; c’est à savoir lors qu’avant l’amélioration et réformation parfaite de leur corruption naturelle, et devant que Dieu les ait par sa réelle soustraction dépouillé et privé de tout leur effort, ou opérer naturel, ils veulent par eux-mêmes embrasser la doctrine et les règles, qui se donnent pour l’état ou degré de la privation, où l’on dissuade extrêmement toute opération propre, afin de ne point empêcher la divine. Car en ce qu’on n’attend pas le temps dû et opportun ; au lieu d’achever le transport (53) de l’être de corruption, en celui de grâce prédominante, on demeure par un tel silence, et désistement, ou non vouloir opérer, en son fonds de nature et d’amour-propre ; et non pas en Dieu, ni en son amour divin.64.
Davantage on peut aisément découvrir combien est mal fondée la doctrine qui met l’âme passive et oiseuse en l’état de la perfection, disant que c’est Dieu qui fait tout et l’âme rien ; qu’elle ne fait que pâtir l’inaction65 de Dieu et demeurer en son rien.
Car jaçoit que66 l’être de corruption, avec toute sa façon d’opérer par avant-courement et anticipation sur celui de Dieu, doive terminer en silence et cessation de tout mouvement, n’étant plus que chose importune et hors de propos, tout ce que dans l’état de perfection on peut encore ressentir de telle corruption et de sa façon d’opérer ; si est-ce néanmoins que quand cet être et opérer de nature est outrepassé, et que plus outre que ce silence on trouve le nouvel être et opérer de la grâce surnaturelle et déiforme (qu’aucuns prennent pour Dieu même comme nous venons de dire), c’est alors que nous retrouvons premièrement une meilleure égoïté, ou un moi fondamental de participation de l’être divin, qui nous rend déiformes ; et puis un opérer [54] tout nouveau, qui lui est proportionné.
Apprenant tous les jours de mieux en mieux à servir, louer, bénir, et honorer Dieu, faire aussi tout ce qui est de notre vocation, selon la manière que requiert et porte en soi un tel être nouveau ; et selon la suite, la servitude, subordination et dépendance du gouvernement divin, étant le propre apanage67 de l’état de la perfection d’avoir comme cela la volonté de Dieu participée pour son propre être, au lieu de la corruption (car c’est cela que contient la réformation et [a] mélioration que Dieu a fait de notre fond), et conséquemment de ne pouvoir faire chose aucune que subordonnément à la volonté de Dieu régnante de cette sorte en nous ; mais qu’au reste on est vraiment, réellement et formellement opérant.
Si que parler, ou faire autrement, est ne s’entendre pas soi-même, ni les secrets contenus en ces divins états. Car l’âme reçoit enfin une telle plénitude d’être en Dieu pour consommation et accomplissement de l’état de surnaturalité, et une telle liberté en Dieu qu’il n’y a chose qu’elle ne puisse faire dessous Dieu (objectivement considéré) que par ses puissances relevées en être de déiformité, sans aucun préjudice de son état. Puisque toute puissance recouvre en Dieu son être et son opération légitime. Ce que perdent tout à fait ceux-là qui, pensant que ce soit Dieu même et sa volonté essentielle, s’arrêtent en cela, comme ayant (ce leur semble) trouvé la fin de tout et leur repos, là où que ce n’est encore que le premier (55) commencement de l’être de la déiformité.
Finalement on peut conclure de tout ceci que si nous voulons savoir et trouver le vrai état de la perfection, il y a encore pour iceluy un degré, et un renouvellement tout entier ; plus outre que ce que contient en soi la voie de la volonté essentielle68, entendu comme est dit, et selon que pensent ceux qui procèdent par icelle, prenant leur rien et le tout pour doctrine finale de ce chemin, avec les règles, avis et documents conformes à tels principes, lequel degré consiste en trois points.
Le premier point de ce degré gît en ce que l’âme prend ce même Tout (qu’ils appellent Dieu même, ou l’essence divine) pour son propre être fondamental, habituel et stable de déiformité, que lui donne, à savoir, la participation de l’essence et volonté divine incréée. En sorte que ce divin Tout (dont ils parlent) et tout ce entièrement qui paraît dedans l’intérieur de (56) l’âme, et qu’on peut voir ou contempler, tout cela n’est autre chose auprès d’une telle âme que son propre être déiforme et supernaturel, que la participation de l’essence divine lui donne, étant maintenant changée de son rien et de sa corruption en un tel être de déiformité.
Secondement il consiste en ce que l’âme ne procède plus avec Dieu par manière de vue ou de contemplation ; ni même en façon de plus intime (sinon au temps d’infériorité en tel être déiforme) pour le pouvoir toujours voir et contempler ; mais par un verbe mental, de simple intelligence, ou simple pensée intelligible ; soit qu’elle pense de Dieu en tant que principe fondamental dans lequel elle vit ; soit en tant que fin finale de ce sien être déiforme. La raison est : parce qu’une telle âme a pièça69 découvert que tout ce entièrement qu’on peut voir, contempler, sentir, expérimenter, ou avoir en soi, n’est pas Dieu même ; mais seulement ce qui fait en elle l’être surnaturel et déiforme, au lieu de l’être de corruption qui était auparavant vivant en icelle ; duquel être déiforme comme Dieu en est le principe fondamental et la cause efficiente (dont aussi nous expérimentons que cela a son origine du plus intime de nous-mêmes ; et que pourtant nous l’appelons [57] avoir Dieu en tant que plus intime, et plus nous-mêmes que nous-mêmes) ainsi en est-il néanmoins encore la fin et l’objet ; et pource doit terminer à Dieu, non en tant que plus intime et principe d’un tel être, mais en tant que fin et objet de notre amour et connaissance, relevé par-dessus tout, selon que tant de fois a été dit.
De manière que l’âme dévote, qui va toujours en avant par ces chemins, et n’est pas préoccupée de ces autres principes de volonté essentielle (mal entendue) procède en telle sorte par degrés ; que comme elle a en son temps découvert que toute sensibilité et toute image formée de Dieu ; tout discours, encore tout concept et formation intellectuelle, n’atteignait nullement ce que Dieu est en soi-même, et pource comme devenue plus accorte et mieux entendue, a pieça laissé tout cela derrière pour procéder par une simple vue de contemplation, ainsi maintenant elle découvre finalement en ce degré, que tout ce entièrement qu’elle peut voir et contempler, n’est rien autre que soi-même, en tant que devenue déiforme, et anoblie par la forme de la charité habituelle et de la volonté essentielle participée que Dieu a infusé en elle, et lui est maintenant adhérente en la place de la corruption : la rendant lumineuse et comme un petit dieu, quand cela est venu à son sommet ; et pource fait d’elle un petit Tout en terre, à l’image de ce grand Tout invisible, inaccessible, et qui demeure toujours caché.
Et pourtant cette âme retirant toute vue et contemplation (58), et toute extension de regard interne près d’elle-même en l’unité et centre de sa puissance intelligible, qui opérait ainsi cette vue ou regard interne, recueille toutes les forces d’icelle simple intelligence (relevée à opérer en cet être de déiformité) en un seul point de ce qu’elle est : attendant l’ouverture de cette sienne pure intelligence, et les principes de grâce actuelle, nécessaire pour être rendue seconde à la production d’un verbe mental de simple pensée intelligible, et connaissance actuelle de Dieu. Ce qu’arrivant, suit alors le vrai amour fruitif, procédant de tel verbe mental ou de telle divine présence objective. Le tout à savoir à l’image et semblance de la vision bienheureuse, laquelle est toujours accompagnée de l’amour béatifique.
Chose si transcendante et par-dessus tout être de l’âme du tant humain, que surnaturel et déiforme, qu’il ne peut-être de longue durée en cette vie ; ni tel qu’on puisse dire que l’âme doive toujours vivre en cette divine essence, ou en Dieu, en tant que pris ou considéré de cette sorte ; car aussi c’est une chose actuelle et non pas habituelle. Et partant ce serait en vain de penser rendre continuel à l’âme par force de règles ou avis, ce qui de sa nature et condition est passager, et peut se perdre, encore que sans aucune sienne faute ; mais par la seule volonté de Dieu, et mêmement pour son avancement ; comme sera montré ci-après. (59)
Tiercement ce degré consiste en ce que l’âme, qui a une fois expérimenté cette lumière suprême de la divine présence et union objective, par-dessus même son être déiforme, et vu comme cela est en sa propre réalité une chose actuelle et une opération formelle, à savoir d’amour et de connaissance, elle entend aussi d’ici en avant qu’elle est née et régénérée en Dieu pour être opérative et non passive, sinon en son temps, quand la volonté divine (dans laquelle on est ancré, fondé, enraciné et qui même est devenu la nôtre), conduit pour lors ainsi ; et pour ce70 de là en avant, elle se tient toujours en posture, forme, et façon vitale opérative, et de voyagers, passant à travers de tout ce qu’elle rencontre, sans s’arrêter à rien pour arriver à Dieu par-dessus tout, en tant qu’objet de notre amour et connaissance.
Façon toutefois qui n’empêche aucunement qu’on ne se plonge et immerge à tout moment dans la volonté divine, comme si rien ne fut en être au ciel ou en terre qu’icelle volonté. Car comme cette même volonté divine nous est devenue pour être, c’est chose déjà toute faite et accomplie qu’on ne peut non plus vivre sans elle ou respirer hors de icelle, comme on ne peut vivre ou respirer sans soi-même, et pour [60] ce on ne peut plus avant ni plus vite qu’elle ne conduit. Si elle demeure longtemps à perfectionner l’être de surnaturalité ou déiformité ; tellement qu’ayant commencé de fort bas, elle s’arrête longtemps par le chemin et selon plusieurs degrés avant parvenir au sommet, et qu’ainsi on ne puisse pas proprement opérer tout formellement et en plénitude d’être vers Dieu, objet final par-dessus tout71 ; il n’y a autre remède que de patienter et s’accommoder à la volonté divine ; laquelle étant devenue en nous la première cause efficiente de tout ce que nous faisons en cet être déiforme, tient le gouvernement de tout et nous adresse à notre fin, comme elle sait qu’il est convenable.
Mais au reste c’est toujours Dieu en tant qu’objet de notre amour et connaissance, qui est la fin finale de tout le voyage mystique : tout autre chose, quoi que ce fût, n’étant que moyen et milieu pour y parvenir ; jusques là que la même volonté divine essentielle étant entendue comme on doit, n’est que le moyen pour y arriver. Voire, Dieu en tant que principe et cause efficiente, qui nous pousse et adresse à tel fin, n’est que le premier fondement de tous les milieux qu’il opère et cause en nous pour nous y conduire. (61)
Par lesquels trois points ainsi expliqués on peut voir que devant toute chose et pour la première pièce de l’état de perfection, l’âme reçoit l’amélioration de son être ; en ce que de l’être de nature corrompue, elle vient en un autre déiforme ; qui est chose habituelle et permanente, et qui la fait consorte et participante de la nature divine ; selon lequel être elle vit d’ici en avant, ayant toujours son fond, son être, son désir et son amour fondamental uni, ancré, fondé et enraciné en Dieu, comme au principe et cause efficiente de tout son être déiforme ; tellement attachée au rayon de son gouvernement divin, que jamais elle n’ait moins que Dieu comme cela, en tant que plus intime et plus elle-même que non pas elle-même. Ce qui est la réalité de ce que l’Apôtre désirait, Ephes. 3. Christum habitare per fidem in cordibus nostris, in charitate radicati et fundati, etc. C’est-à-dire, que Jésus-Christ puisse habiter en nos cœurs par foi ; afin qu’étant enracinés et fondés en charité, nous puissions plus outre comprendre quelle est la longueur et la largeur, la profondeur et subtilité, (62), etc. Car comme cela (je veux dire, avoir Jésus-Christ habitant par foi en nos cœurs, être enracinés et fondés en charité) est en façon d’être et de fond, et non pas de vue ou de contemplation ; il reste encore plus outre à édifier la hauteur du progrès d’un tel fondement jusqu’à Dieu par-dessus tout : à savoir par forme de fin et d’objet de notre amour et connaissance. C’est pourquoi il est dit au même lieu : ut posisis comprehendere, afin que vous puissiez comprendre ; pour dénoter l’action qui doit ensuivre.
Et partant comme un tel être déiforme a aussi son opération conforme, l’âme reçoit plus outre, et pour seconde pièce en l’état de perfection ; que les puissances supérieures sont tellement relevées à opérer selon la déiformité d’être auquel elle vit ; que sa simple intelligence, puissance suprême, est pour sommet de son pouvoir, rendue féconde par une lumière plus spéciale ; pour pouvoir produire le verbe mental d’une simple pensée intelligible, ou connaissance divine : duquel verbe procède l’amour fruitif. Et ainsi la troisième pièce, qui est la conjonction actuelle des puissances avec leur objet ; qui est Dieu objectivement présent, la fin de la consommation d’un degré.
Et par ce moyen une telle âme devient l’image parfaite de Dieu, puisqu’elle lui est actuellement semblable ; à savoir par la participation tant de son être divin, que de son opération d’amour et de connaissance ; et pource devient un petit Dieu par grâce si avant, que qui pourrait voir une telle âme, et ne saurait par (63) la foi que Dieu même, vrai prototype, reste encore par-dessus tout, il penserait qu’icelle âme serait Dieu même : vu que tout ce que l’on dit de Dieu trine et un se verrait en elle en certaine façon.
Et ainsi voilà le vrai état de l’âme en dessous de Dieu même72, en tant que relevé par-dessus tout, et l’objet de notre amour et connaissance (que nous constituons la fin, le terme et l’objet de l’état de la perfection), bien différent de ce rien dont on parle et dans lequel on veut retenir l’âme, pour la rendre capable de toujours voir et contempler l’essence de Dieu, et ne voir qu’elle, comme étant Dieu même et le Tout de tout ; puisqu’il y a que Dieu et que le reste n’est rien. Car ici, au lieu de laisser l’âme en son rien, nous disons plutôt qu’elle devient ce même tout, qu’il pense être déjà Dieu même et son essence divine : puisque que ce n’est que la participation de l’être divin, donnant à l’âme un être déiforme, au lieu de ce rien auquel elle s’était réduite par la mort et anéantissement de l’être de corruption et de son amour-propre.
Que si ce Tout n’est sinon la même âme, en tant que devenue déiforme, et ainsi l’image de Dieu ; il s’ensuit que le vrai prototype d’un tel [64] tout, reste encore plus outre et par-dessus tout ; et lequel demeure toujours caché, invisible et inaccessible. Et c’est cela qui est l’objet de notre connaissance et amour en l’état de la déiformité, que tant de fois nous disons rester encore ; après même que dès longtemps auparavant on avait déjà trouvé Dieu en tant que cause efficiente et principe plus intime de tout notre être et opérer.
Ce qu’étant ainsi, qu’est-il de merveille maintenant, si l’on ne s’entend pas l’un l’autre ? Puisque la différence est si grande entre l’une et l’autre façon de s’expliquer. Que la chose vient si avant, que ce que l’on dit être Dieu même, l’autre soutient (et est vrai) que ce n’est que la participation de Dieu ; et par conséquent chose créée, qui avec l’âme fait un être déiforme ; et ainsi n’est que la première pièce et le fondement de l’état de la perfection ; là où ceux qui le prennent pour Dieu même, en font leur fin et repos, n’allant pas plus outre à la présence et union objective. Puis encore que l’un pense que ce soit un point de perfection de ne savoir prier pour soi ni pour autrui, pour son salut ou persévérance, mais seulement se commettre et abandonner à Dieu73 ; et l’autre entend que cela même est une pure ignorance de soi-même, et signe d’un être encore imparfait en la déiformité, qui ne soit pas si complet que de pouvoir tout faire en Dieu fondamentalement et vers Dieu objectivement ; et semblables autres différence, qui feront ci-après plus à plein découvertes. (65)
Afin donc de donner mieux à entendre les façons et états, selon lesquels l’âme se trouve par ces sentiers d’amour divin, considéré que Dieu tient partout le progrès du chemin la même règle, qui est de conduire les âmes par ordre et entresuite, depuis le bas jusques au sommet en tout degré ; et qu’il importe que l’humeur et la façon de cette conduite et procédure soit bien imprimée ès esprits des voyageurs spirituels. Je m’en vais distinguer à cet effet tout le progrès interne par les infériorités et supériorités, les bassesses et hauteurs ; les privations et relévations ; par fond et par esprit ; portion inférieure et supérieure ; et cela en chacun degré et état : car c’est aussi la manière selon laquelle il faudra parler en s’expliquant jusqu’aux sublimités dernières, et puis que l’âme est composée d’humanité et d’esprit, c’est aussi selon ces deux pièces principales qu’elle doit être distinguée ; conformément à la réalité qui se passe en tout degré. (66)
Pour voir donc par ordre et au clair, quel rang tient en nos âmes chaque degré et état, entre un si grand nombre et si divers, que l’on trouve au chemin de la vie intérieure, depuis le premier commencement jusqu’au sommet de la jouissance de l’esprit divin, selon sa présence objective par-dessus tout ; et plus outre encore, selon l’acquisition de plusieurs degrés en cette jouissance suprême ; comme je désire mettre succinctement en évidence par ce petit Traité.
Considérons premièrement les divers états principaux et substantiels qu’on y rencontre ; et pource mettons nous devant les yeux un homme disposé et complexioné de même façon, comme nous voyons ordinairement que sont tous ceux de ce monde, selon le cours commun de la vie chrétienne et humaine en leur liberté naturelle, et pouvant se fléchir et tourner de quelle part il leur plaît : soit pour s’abandonner aux négoces du monde, ou bien pour embrasser les exercices de la vertu et piété ; parce (67) qu’ils sont en telle disposition, qu’ils ont pleine liberté d’user de leur entendement, volonté, et autres puissances naturelles, à la manière que porte le pouvoir humain ordinaire et non empêché, pourvu qu’il soit prévenu et aidé de la grâce de Dieu sans laquelle on ne peut rien, et qui doit toujours être présupposée.
Il faut donc premièrement concevoir un tel homme comme ayant tellement en sa main la liberté d’user de ses puissances naturelles, que néanmoins c’est au dehors de soi, et nullement en la façon que porte la vraie et réelle introversion ; en telle sorte que son vrai état soit de pencher et se porter tout au dehors de soi vers le monde : comme un vagabond qui, égaré en une région étrangère, ne se possède pas et n’est pas maître de soi-même, en tant que concerne le rapport et la bonne humeur et disposition qu’il devrait avoir envers Dieu. Car c’est ce que nous avons gagné par le péché, et par la perte et privation de la justice originelle, encore bien que ne fussions plus en péché actuel : que là où autrement nous eussions eu notre état, et le siège principal de notre égoïté selon l’esprit, dominant sur tout le bas du dedans et du dehors (c’est-à-dire sur toute l’infériorité de notre intérieur et extérieur ;) maintenant que nous sommes dépouillés et laissés demi-nus ; et qui plus est, blessés et débilités ; nous croupissons et gisons à demi morts par terre, c’est-à-dire : vivant terrestrement selon les portions inférieures et sensuelles de notre âme, et leurs inclinations perverties ; (68) lors que nous voulons mettre le premier pied dedans ces sentiers divins : et non seulement cela ; mais qui plus est (comme je dis ici) nous ne possédons pas bien nous-mêmes ; mais sommes plutôt comme allant perdus en extroversions, emportés du vent de nos pensées et passions, sans vrai sentiment de notre propre état et misère ; sinon quand il est question de l’amour et intérêt propre, et des commodités de la nature. Et si bien nous commençons à entendre, ou vouloir chose aucune vers Dieu ; cela ne se peut faire, ni sortir en effet, que selon la portée et capacité du pouvoir bien mince et petit, que nous avons alors ; puisque les actions tiennent et ressentent la nature et propriété du sujet par lequel elles sont produites. Suivant cette maxime : Modus actionis sequitur dispositionem agentu, ita ut quale unume quodque est, talia etiam operatur.74.
Et pource comme cette racine de malice et de corruption est cachée au plus intime de l’âme ; et qu’un tel être de désordre est quasi continuellement combattant contre l’être de la grâce ; qui n’est que de bien petite apparence au regard de celui de notre corruption, qui est en sa pleine vigueur ; il s’ensuit bien que tout le fruit sera semblable à son arbre, et tout l’opérer d’une telle âme conforme à l’être, qui est régnant et dominant en elle : à savoir de nature non encore anéantie en sa corruption, ni transportée en l’état de la vie de grâce pure et prédominante ; mais encore toute telle qu’elle s’est faite soi-même hors de Dieu, par émancipation et (69) sortie de son obéissance. Car l’aide de la grâce est à la mode du sujet qui la reçoit : et ainsi, comme l’âme n’est pas alors bien assujettie à l’être, et à l’empire de la grâce, ni gouvernée de l’instinct et vertu d’icelle ; mais est encore à elle-même et en sa liberté de la nature. Il s’ensuit bien qu’autant qu’elle sera fidèle à travailler par ses actes, désirs et efforts, pour se relever vers Dieu, et lui adresser toutes ses intentions, désirs et affections, autant aura [t’] elle, et non plus. Que si autre chose de mieux survient, cela est de la pure bonté divine, sans aucune obligation ; puis que selon cette considération de progrès expérimental, Dieu ne se comporte pas encore avec nous comme inhabitant75 ou nous possédant : mais seulement comme mouvant, excitant, et prévenant par sa grâce actuelle et gratuite, pour aider cestuy notre être de nature à se délaisser, et mourir à soi-même ; et se disposer à être transporté à l’être et façon de vivre, que porte le pur état de la grâce, quand elle a triomphé de tout l’être de corruption. (70)
Lesquelles vérités bien entendues nous montrent spécialement trois choses qui en ensuivent. La première, quelle diligence nous devons apporter, signamment du commencement, a bien dresser nos intentions vers Dieu, lors que nous n’avons pas encore acquis l’habitude de tout faire et laisser pour le seul respect de Dieu. Quel devoir aussi nous devons employer pour pouvoir faire en nous un meilleur arbre, et ses fruits meilleurs, que celui et ceux de la corruption, selon le dire du Sauveur ; puis que celui de grâce doit entièrement vivre ; et celui de corruption entièrement mourir, et être laissé derrière, et réduit en subjection. Car cela suit nécessairement de ce que c’est notre être propre et corrompu, qui est le plus vivant, et tenant le siège de maîtrise en notre fond en tel commencement. Car comme cette corruption régnante en nous, a percée et gagnée, comme une racine méchante, au plus secret de notre état fondamental ; c’est elle aussi qui infectant tous nos desseins et opérations, fait que rien de bon ne peut sortir de nous, et de notre propre cru ; sinon autant que par la grâce divine, et notre diligence nous redressons et [a] méliorerons le tout ; puis que l’amour-propre gouvernant pour (71) lors toutes nos puissances et facultés selon les principes de sa corruption et propriété, attirent aussi tout à soi, et à la fomentation76 et entretènement de ce qu’il est ; jusqu’aux mêmes grâces et dons de Dieu, si ce n’est que par actes, efforts, et intentions contraires procédant de la grâce, nous redressions le tout vers Dieu, comme à notre seul et unique but par-dessus tout.
Secondement nous pouvons par là entendre la grande nécessité que nous avons de vivre en exercice de mortification ; et d’être bienveillant et attentif sur nous-mêmes et sur la retenue et répression de nos passions, boutades, et émotions naturelles : car si longtemps que nous les suivrons, et ne les refrénerons pas, jamais nous ne ferons place à l’être expérimental de la grâce, ni à Dieu principe et origine d’iceluy ; à ce qu’il puisse vivre et régner en nous, et avoir le gouvernement de notre intérieur ; mais nourriront et fomenteront notre nature, notre amour propre et corruption : puis que la porte et l’entrée à l’être et au royaume de la grâce divine en nous, c’est mourir à soi-même et devenir rien, selon la corruption de la nature ; à fin de mériter que Dieu entre en sa place, et prennent la possession de nos âmes ; et partant la doctrine qui l’enseigne ainsi, est légitime (72) est très vrai : comme aussi celle qui dit, qu’autant que nous sortons de nous par le non-être, et le délaissement de nous-mêmes, et par le refrènement de nos passions et inclinations désordonnées ; autant entre Dieu en nous, et prend possession de notre intérieur, pour en devenir le maître et gouverneur.
Ce que tout répond au premier principe posé du commencement : à savoir qu’il faut que nous venions de l’être de corruption prédominante à un être de grâce surnaturelle qui ait tout l’empire et autorité. Et ainsi se doit entendre quand on dit qu’en mourant à soi l’on trouve Dieu : c’est à savoir que Dieu a lors actuellement (selon que l’âme l’expérimente) la domination et maîtrise en notre intérieur, par un être et vie de grâce supernaturelle, qu’il nous donne, au lieu de l’être et vie de nature ; et qu’ainsi c’est Dieu vivant en nous, non encore en tant que l’objet de notre amour et connaissance ; mais en tant qu’il est le premier principe et cause efficiente d’une vie nouvelle de grâce supernaturelle, et de l’opération que pouvons avoir proportionnée à un tel être ; et partant que Dieu n’est pas en telle façon en nous ; à fin que nous en fassions notre fin, but, ou objet de notre contemplation ; mais notre principe plus intime, et cause première d’un être déiforme, selon lequel nous devons vivre, opérer, et trouver Dieu objectivement par-dessus un tel être, par les actes de nos puissances en tant que relevées en iceluy, et rendues capables, pour atteindre Dieu objectivement par-dessus (73) tout, selon qu’a été montré.
Tiercement ces vérités prémises77 nous montrent qu’il ne se faut pas étonner si en la vie mystique on parle si contemptiblement de l’être et de l’opérer naturel ou humain ; comme aussi de tout ce que nous pouvons faire par notre effort propre et naturel, encore que prévenus et aidés de la grâce. Car cela s’entend de la façon de vivre, qui répond à l’être de naturalité et de corruption, comparé à la façon de l’être de grâce, quand il est prédominant, lequel est celui qui fait en nous le nouvel homme créé en justice et sainteté de vie, selon la sujétion requise à la volonté de Dieu et à son gouvernement divin.
Et jaçoit qu’il soit vrai qu’en opérant par nos puissances avec la grâce divine, nous puissions redresser et améliorer nos actions, au moyen de l’intention droite, si longtemps néanmoins que notre fond, notre vie et état a encore sa racine en terre ; je veux dire, en la corruption de la nature recourbée vers elle-même, et les choses charnelles et terrestres ; et que nous ne sommes pas transportés en l’état ou vie de la grâce prédominante ; aussi longtemps nos actes et opérations ne seront pas exempts de la lie et contagion de l’impureté, mais seront affectés de la même corruption.
L’esprit divin aussi ne pourra pas être content (74) de nous et avec nous ; mais faudra nécessairement qu’il vienne tout premièrement à la racine, pour l’arracher et renverser de son état de corruption, et nous mettre en meilleur point ; autant qu’il puisse faire en nous chose réelle et singulière, digne de son inhabitation future. Vue que la vérité est très certaine que l’âme en son opérer ne pourra pas être relevée plus outre que les principes qu’il a pour fondement de sa possibilité, en l’étendue et capacité de son être.
C’est pourquoi lors que l’âme cherche la face et présence objective de Dieu au sommet de son esprit (comme on doit faire en la vie mystique) encore même que par ses efforts, désirs, aspirations sincères et assidues, elle pense être déjà parvenue à la porte de cet esprit divin, ni78 restant plus (à son sembler) que l’entrée ou infusion d’iceluy ; s’étonnant de sa tardiveté à se communiquer ; il advient néanmoins, qu’avant y arriver et être saisi de cet esprit divin, elle se trouve encore plus tôt privée de cela même qu’elle avait de beau et d’agréable, et renvoyée à la bassesse d’un nouveau recommencement. Parce qu’avant tout la racine fondamentale de l’état d’une telle âme doit être renversée et changée ; et iceluy restauré, amélioré et mieux préparé surnaturellement, avant que pouvoir recevoir cette grâce de présence et d’esprit divin supernaturel.
Car quel est le fond de l’âme, tel est son opérer, si l’être de nature est pour fond en l’âme, le sommet aussi ne sera que dans les bornes de la nature, bien qu’aidée (75) de la grâce. D’où vient par conséquent que tout degré arrive tant plus haut pour sommet, que plus divins sont les principes fondamentaux, que Dieu a posés au fond de l’âme, si donc il la veut conduire à un sommet surnaturel ; il faut aussi qu’il mette premièrement au fond de son état des principes et dispositions surnaturelles.79
Et selon ceci, ceux qui n’ayant égard qu’à bien et beaucoup opérer selon l’être et degré auquel ils sont, n’ont pas connaissance de ces autres choses, qui concernent l’immutation, le renversement et [a] mélioration80 de l’état même fondamental de leur âme, préalablement nécessaire, avant que leur opérer se puisse améliorer ; tels ignorent aussi en quoi c’est, que consiste le principal et le plus substantiel avancement spirituel et interne, et la plus importante matière de parler et de donner règles et bons avis en tout ce chemin mystique ; puis que les principaux documents d’icelle consistent (comme nous dirons ci-après) non tant en la bonne direction des opérations, comme à bien instruire et aviser une âme ; comment elle pourra admettre et suivre dûment les changements et améliorations que Dieu fait de son état substantiel, préalable à tout son opérer et le fondement d’iceluy.
Comme81 de même au contraire (76), ceux qui ayant par résignation profité au redressement de leur intérieur et en l’amélioration de leur fond, vienne à trouver Dieu en eux, en tant que plus intime et plus eux-mêmes qu’ils ne sont pas eux-mêmes, et comme premier opérant en eux ; et ainsi pensent avoir tellement trouvé Dieu et le posséder, qu’ils ne veulent plus ouïr parler de le chercher, ni d’aucune opération des puissances ; vu que Dieu est en eux et qu’ils sont en Dieu. Ceux-là, dis-je, ne distinguent pas bien entre ces deux manières de trouver et avoir Dieu, que nous inculquons si souvent ; dont l’une est d’avoir Dieu en façon de l’être (qui est avoir en soi la participation de l’être et de la nature divine), l’autre est avoir Dieu en tant qu’objet de notre connaissance et amour ; qui reste encore toujours plus outre que toute façon d’essentialité participée ; et ainsi tels sont du nombre de ceux qui se laissent tromper par le chemin, prenant le commencement ou le milieu pour la fin, desquels a été parlé au chapitre premier. 82. (77)
Notre volonté donc et amour-propre étant ce qui du commencement vit le plus palpablement en nous ; il faut nécessairement, que tout en premier lieu nous la changions en bonne volonté et bons désirs vers Dieu ; pour le moins par actes et efforts, sinon pas encore en habitude et solidement ; supposant néanmoins toujours la prévention et aide de la grâce sans laquelle nous ne pouvons rien.
Et pource avant procédé plus outre, il faut bien entendre que la corruption, dont nous avons déjà souvent fait mention, consiste en ce que par le péché, tant originel qu’actuel, nous avons encouru plusieurs plaies, manquements, et défauts, tant en l’entendement, comme en la volonté ; tant en la portion inférieure de l’âme, comme encore au corps : c’est à savoir ignorance en l’entendement, malice en la volonté, concupiscence en l’infériorité. Et puis les infirmités (78) et maladies selon le corps ; et enfin la mort. Ou bien (comme les autres Docteurs le déchiffrent) en l’entendement, l’aveuglement, l’ignorance de Dieu, et des choses nécessaires au salut, la curiosité, vanité et sottise. En la volonté l’amour-propre, la tardiveté, négligence, et difficulté à tout bien ; comme au contraire l’inclination, la promptitude et facilité à tout mal, la perversité, malice, inconstance, et instabilité, l’orgueil, l’ambition, l’insatiabilité, le dégoût, et déplaisance en son propre état, qui fait que quasi personne ne se contente de sa condition et fortune ; mais surtout la concupiscence, qui est en la portion inférieure, et laquelle est-ce qu’on appelle Fomes peccati, allumette ou flammèche du péché ; non pas qu’elle soit plus péché après la grâce justifiante reçue ; mais parce qu’elle est l’effet du premier péché, et la cause de tous les subsécutifs83 : comme nous l’avons montré ci-devant au chapitre premier.
Cela dis-je étant ainsi, il faut que pour contrecarrer un tel désordre, désastre, et ruine qui est en nous, on mette tout premièrement un fondement de bonne, fidèle, héroïque, désireuse, ardente et persévérante volonté ; pour (79) être le soutien, la base et première pierre fondamentale84 de tout l’édifice spirituel : tout de même, comme au fait de la corruption, la même volonté destituée des bonnes conditions qu’elle avait de sa naissance et justice originelle, et assortie des mauvaises, acquises du péché, est le fondement principal de l’amour-propre et de tout vice. Car ce serait en vain de penser faire aucun avancement, si tout premièrement on ne demande à Dieu, et tâche d’acquérir une telle et tant nécessaire bonne volonté : puis que c’est en voulant et aimant, que nous retournons à Dieu ; de même comme ça été en nous plaisant au péché, que nous nous sommes éloignés de lui.
La raison est : d’autant que la puissance de la volonté est en nous le vrai et légitime fond de notre âme ; et que c’est de son côté que réside le siège principal de notre moi, ou être fondamental de vice ou de vertu ; de bonté ou de malice. Dont aussi telle qu’est notre volonté, tels aussi sommes-nous estimés : et à cause que toute puissance, quelle qu’elle soit, lui doit servir et se mouvoir à son commandement ; signamment l’entendement, lequel doit être rappelé de ses extravagances, pour être réduit à ne vivre ni opérer ; que pour être la guide et (80) la lumière éclairante icelle volonté ; et ainsi l’aider à revivre et à reprendre force et courage contre le mal, lui montrant la vanité du monde, la misère, la laideur, et le malheur du péché ; et au contraire la beauté de la vertu, de la grâce et de l’amour de Dieu, et semblables choses de notre salut et perfection.
Et parce que cette puissance de la volonté appartient, suivant ce que dessus, au premier élément et à la racine et fondement de tout l’état de la vie spirituelle ; de laquelle elle en est comme la matière première ; c’est aussi jusques à une purement nue bonne volonté, fondée en la foi et confiance en Dieu, que se fait la réduction et résolution ordinaire (que nous expliquons ci-après, à chaque fois que Dieu, causant quelque mutation notable en nous, il nous prive de l’état ou de la grâce ou de l’opération actuelle que pouvions avoir auparavant). Car comme il nous réduit alors à une passivité, naturalité et nudité ou privation de telle grâce, état ou opération ; c’est à notre seule bonne volonté abandonnée à Dieu, que nous nous devons tenir ferme et nous contenter d’icelle tant qu’il (81) plaise à Dieu d’en disposer autrement. Mais cela importe surtout en ce premier commencement, afin de ne se laisser gourmander, acculer, ou décourager par la nature corrompue ; laquelle fait alors ordinairement ressentir sa malice et corruption. Car comme l’esprit est lors obscurci, et qu’on ne se peut aider par la lumière de la grâce ; la bonne volonté est le dernier remède, pour se dépêtrer généreusement du mal et n’adhérer qu’à Dieu, à son amour et volonté.
Considérons donc plus outre cestuy85 notre homme, que déjà nous nous sommes proposé ; et disons, qu’un tel se veut appliquer aux choses qui sont de la piété, dévotion, et de la vie de l’esprit ; en sorte qu’il ne se plonge pas tout ès choses de ce monde, et ne remplit aussi son esprit, ses affections, et toutes ses pensées, d’affaires terriennes ; mais cherchant de plaire à Dieu, exerce son esprit à la considération des mystères de notre foi, des perfections et œuvres divines, selon le bon ordre, et rapport que ces choses ont pour exciter et fait revivre selon Dieu sa bonne volonté : laquelle autrement de soi, et selon sa corruption est toute affaiblie, et alangourie86, gisant par terre, réfléchie en soi, et sans vigueur au vrai amour divin. (82)
Un tel donc s’il est bien instruit en sa dévotion, ne doit pas user de son entendement ; sinon pour et autant qu’il lui peut et doit servir à bien recueillir et enflammer sa volonté, en sorte que cette excitation aux bonnes affections vers Dieu, soit la fin de ce sien premier travail. Et lors que des embrassements d’affaires externes, ou même aussi des occupations intellectuelles et spéculatives il retourne à soi ; il pense (et à bon droit) faire chose grande, s’il peut retrouver l’expérience de la dévotion en sa bonne volonté ; laissant bien volontiers toute spéculation curieuse pour la poursuite et l’accroissement de cette étincelle de bon désir et volonté vers Dieu.
Et combien que nous en voyons aucuns qui soit plus adonnés à leurs spéculations subtiles, que non pas à une telle affection simple, et dévotieuse ; pour certains néanmoins le vrai progrès de l’âme consiste, non en la croissance des intelligences spéculatives ; mais de la dévotion, qui est en la volonté : puis que ce n’est nullement par subtilité d’esprit, ou par efforts d’intelligence, que nous acquérons l’esprit de Dieu ; mais par affection de volonté humble, simple et pleinement soumise.
Laquelle volonté dévotieuse (83) venant à prendre racine, à croître et avoir le dessus en un tel homme : de tant plus qu’elle ira en augmentant, tant plus aussi se perdra en lui l’inclination, que l’entendement pourrait avoir, de sortir hors de soi par spéculations curieuses. Car comme l’âme qui est une, vient à se recueillir toute selon une de ses puissances ; elle perd de même suite la vivacité selon une autre. Ce qui se vérifie singulièrement ès spéculations, qui n’ont point de rapport à la volonté, pour l’exciter ; mais ont leur but, et fin d’un autre calibre et condition. Tant plus donc que cette dévotion sera vraie, sincère et réelle en la volonté ; tant plus efficacement aussi retirera elle toute l’âme des sens externes, et des intelligences curieuses ; et la ramassera selon le fond de sa bonne volonté : pour avoir de cette part toute son attention, et peu à peu la réalité et le siège principal de son état intérieur ; perdant même toute subtilité de sagesse humaine.
Disons encore maintenant davantage qu’une telle dévotion, ou étincelle de bonne volonté, avec le sentiment que l’âme en peut recevoir, sont choses appartenant à la partie inférieure, et non encore aux portions supérieures. Car c’est chose certaine que Dieu ne commence pas la réalité par les états plus hauts : mais (84) par les moindres et infimes. Non prior quod spirituale est : sed quod animale, deinde quod spirituale. « Ce qui est spirituel n’est point le premier ; mais ce qui est sensuel ; puis après ce qui est spirituel », dit l’Apôtre, Cor. 1587, et que partant ce n’est encore que le premier retirement au-dedans et le commencement de la vraie récollection, pour apprendre à demeurer dans soi-même ; et non pas la plénière et totale ; moins encore l’introversion intime. Dont aussi non seulement l’âme n’est pas encore par excès, et avancement hors de la liberté d’user de ses puissances naturelles ; mais doit nécessairement par toute façon convenable, s’efforcer de les faire revivre selon Dieu, en appliquant premièrement son entendement à toutes sortes de bonnes méditations, discours et intelligence, pour bien éclairer, exciter, et fait revivre sa volonté au bien.
Car encore que ce fut bien le meilleur de pouvoir demeurer avec le seul effort et opérer de la bonne volonté ; sans se servir beaucoup de l’opération de l’entendement : puis que c’est du côté d’icelle volonté, que le principal se fait ; toute autre puissance ne servant que pour l’aide et secours d’icelle ; parce néanmoins que l’âme en ces commencements est encore ordinairement (85) faible de volonté, froide à tout bien, pleine de vanité et de fol amour tant de soi-même que des autres créatures ; la nature corrompue étant encore en pleine vigueur, réfléchie à ses propres commodités, et forte peut-être en ses passions vicieuses ; le bon désir non encore assez efficacement touché, ou prévenu de la grâce divine ; l’entendement pas encore bien éclairci en la connaissance des mystères de notre foi.
Cela est88 la cause que d’ordinaire il faut que l’âme s’aide par la méditation, les discours et intelligences préalables : afin d’accumuler par cette voie des raisons et motifs pour exciter sa bonne volonté, la faire revivre, et la fortifier au service de Dieu ; l’abstraire et retirer des choses mondaines et des amusements externes, et des spéculations vaines et superflues ; et surtout, pour laisser et perdre par ce moyen cette grande et pernicieuse liberté de donner à ses pensées campagne libre et ouverte ; pour courir vagabonde, ou la corruption, l’inclination, et la curiosité les emportent.
Parce qu’autrement cette étincelle de bonne volonté se pourra facilement éteindre ; si négligeant de la fomenter par tels bons exercices, on s’appliquait derechef trop et sans nécessité à ce qui est du monde et d’extroversion : comme font ceux, qui ayant bien commencé, laissent par après refroidir leur bon désir ; en sorte qu’ils se trouvent finalement tout à plat en la nature ; non seulement comme font ceux qui jamais n’ont commencé ; (86) mais en cela pires, qu’ils ont négligé la grâce première et perdu la simplicité colombine, la ferveur, la docilité et flexibilité tant nécessaire pour aller plus avant.
Comme donc l’état d’une âme qui vit en son amour-propre et selon la pure nature (ainsi que font les mondains, qui ne goûtent rien de l’amour divin) consiste en ce qu’elle est toute hors d’elle-même, et penchée ès choses du sens, du monde et de la vanité ; cherchant actuellement tout ce qui lui est plaisant et agréable ; et ainsi le premier degré du voyage de l’âme, qui désire trouver Dieu, se peut constituer en ce qu’ayant (87) acquis quelque bon désir de l’amour divin, elle va travaillant de tout son pouvoir aux choses qui servent pour l’acquérir ; comme sont les bonnes méditations, les saintes pensées, les discours, aspirations, élévations d’esprit, prières et semblables bons efforts, pour aider, soulever et promouvoir ce sien bon désir ; lequel autrement se refroidirait bientôt ; et se changeant derechef en extroversion, deviendrait du tout à rien.
Cela fait, que selon ce degré ici c’est une perfection de bien et efficacement appréhender, pré-concevoir, et penser de Dieu comme son objet, son but et sa fin ; auquel seul on puisse et veuille dresser toutes ses œuvres, pensées et intentions.
C’est aussi perfection de bien faire précéder son entendement, par considération des causes, motifs, et raisons propres pour s’émouvoir à chercher Dieu et s’affectionner à Dieu ; et ainsi commencer de sortir de soi par actes de désirs, et écoulement d’affection vers Dieu, appréhendé par l’entendement digne et aimable par-dessus tout.
C’est encore perfection de multiplier ses actes, accroître ses efforts, et s’exciter toujours de plus en plus. Item d’appeler en esprit toutes les créatures à son aide, pour bénir, louer, glorifier et magnifier Dieu : et non content de ce qu’on peut faire soi-même, souhaiter en outre l’amour et l’ardeur de toutes les Séraphins, toute la pureté des Anges, tous les désirs des saints Prophètes, toute la sainteté et affection des bienheureux (88) : et enfin désirer que tous ses membres se convertissent en cœur et dilection, pour chérir Dieu ; que tous les cœurs et volontés des esprits célestes, et des hommes fussent en sa puissance, pour les employer au seul amour, et à la louange et exaltation de la bonté divine.
La raison est, parce que ce premier degré est l’état de la vie morale d’un bon chrétien ; auquel appartient l’acquisition de toute vertu, et le déracinement de tout mal et de tout vice. Comme aussi qu’il s’affectionne à Dieu seul, en se détachant de tout son contraire. Que la nature corrompue avec ses inclinations perverses, perde sa vigueur ; et que la raison avec l’esprit acquiert force : et surtout que la volonté tant affaiblie par le péché, et si débile et lâche au bien, regagne force et courage pour surmonter généreusement toute difficulté.
Et pource, comme nous ne pouvons rien sans la grâce, et que Dieu veut être prié avant la donner ; pour cela est-ce ici le temps de se servir de tous moyens possibles ; faire tous efforts et diligences, par veilles, prières et instances, pour obtenir ce qu’on désire. Et n’y aurait rien de plus dommageable, que si en ce temps de propre travail et diligence, on se voulait constituer soi-même trop tôt en un silence et cessation de tout opérer : entendant et prenant mal la doctrine des mystiques, laquelle ils ont accoutumé de donner pour les états suivants.
Car comme en ce premier degré l’âme est encore vivante selon la portion humaine, et en propre liberté ; (89) sans rien savoir de la façon en laquelle Dieu nous peut faire ses captifs et esclaves ; c’est l’ordinaire, que la grâce que Dieu donne ici, se conforme à la capacité de l’âme, et proportionnellement à son opérer humain, et aux exercices qu’elle prend ; et requiert de nous l’extirpation du mal, avec tout soin et bon effort, pour se promouvoir au bien auquel on n’est pas encore bien habitué.
Quant à ceux qui dès le commencement prennent la volonté de Dieu pour exercice. Considéré ce que je viens de dire de la nécessité de notre propre diligence, pour ce premier commencement ; et que l’expérience journalière nous apprend combien facilement les commençants en abusent ; attribuant leur manquement de dévotion et d’avancement à la volonté de Dieu ; fomentant89 ainsi la nature, et entretenant leur négligence, immortification, et peu de fidélité sous ce beau manteau de la volonté divine ; ceci fait que jaçoit que90 personne ne puissent nier, que tel exercice de la volonté divine n’ait son lieu en tout degré ; en ce premier néanmoins je mets au livre des Secrets (90) sentiers pour exercice premier et principal de l’âme, une pratique interne, directe et formelle avec Dieu ; premièrement par méditation ; puis par aspirations, élévations d’esprit tendant à Dieu, et semblables ; avec un reniement, et refus, un oubli et outrepassement de tout ce qui est de sensible et des créatures, sans se tourner ni arrêter sur icelles ; afin qu’elle91 passe légèrement et librement sans arrêt par-dessus tout, avec un délaissement encore (mais en son temps) des discours, spéculations et semblables actions d’intelligence, sous ce concept ; que Dieu n’est rien, de tout ce que par telles conceptions nôtres, nous formons de lui ; afin qu’ainsi degré à degré on puisse venir à l’unité d’une simple intelligence de Dieu, par foi pure et nue, sans concept humain déterminé. Ces pièces-là étant les parties substantielles, que nous devons acquérir pour venir à l’état de l’esprit.92. (91)
Et quant à la résignation à la volonté de Dieu, je la mets comme adjointe et concomitante seulement ; et non pas encore comme pièce principale et dominante. D’autant que c’est par vicissitude avec notre propre opérer, qu’elle doit seulement avoir place ; et non pas autrement ; et le tout parce que ce n’est pas encore le temps, que Dieu nous ait gagné et compris en son spécial gouvernement divin, pour nous conduire par soi-même, comme il fait depuis l’état de la privation.
C’est une grande prudence (disions-nous encore ci-dessus) que de savoir bien discerner le temps de toute chose, et ne pas penser de pouvoir accommoder une chose à tout. Car (pour exemple) si pour ce qu’au troisième ou quatrième degré, l’exercice de la volonté de Dieu est expérimenté fort utile et nécessaire ; je le veux déjà prendre ou donner dès le premier et second degré ; ne discernant pas la différence du premier ou second, d’avec le troisième ou quatrième ; je ferai que ce qui est la vie pour un degré, ce sera la mort et ruine pour l’autre.
Le propre effort et diligence est du commencement la vie de l’âme ; mais aux degrés plus avancés (92) sera la ruine d’icelle, si elle ne veut comprendre que la volonté divine doit avoir lors le dessus, et mettre sous soi en accoisement tout semblable propre effort. Aussi au contraire, s’abandonner entièrement à la volonté de Dieu, c’est esprit et vie au troisième et quatrième degré ; là où qu’au premier et deuxième ce pourrait être ruine et grand retardement ; si déjà si tôt on en voulait faire son exercice direct et principal ; et ne se pas bien fonder premièrement sur un exercice direct, affirmatif, et actuel de trafic et négociation interne et immédiat avec Dieu.
Car la résignation est une chose négative ; laquelle pourtant doit être fondée en une chose affirmative : qui est la recherche de la face et présence de Dieu au sommet de notre esprit, en vertu de l’amour et bonne affection de volonté, que l’on ressent singulièrement envers Dieu dans son intérieur, et qui rend l’âme opérative et fervente en la poursuite amoureuse de celui qu’elle aime.
À fin donc qu’aucuns d’entre les moins entendus en ces matières ne se trompent en lisant, peut-être seulement ce chapitre, et non les autres qui suivent ; et pensant que je veuille en toutes manières forclore de leurs exercices la volonté de Dieu et la résignation en ces premiers degrés ; qu’ils soient avertis qu’au contraire ils doivent dès le commencement prendre et avoir pour motif d’iceux la volonté (93) divine, et pratiquer toutes choses, faire leurs méditations, prières, et les actions de vertu et de mortification, pour accomplir la même volonté de Dieu ; pour ce que Dieu le veut ainsi, que tel est son bon plaisir, qu’il a cela pour agréable, et que c’est sa gloire, etc. Car c’est une invention très sainte et très méritoire entre toutes.
De même aussi doivent-ils préparer leurs âmes à la tentation, lorsqu’ils viennent au service de Dieu, et se résigner à tout ce qu’il lui plaira ; mais je veux dire présentement qu’il ne faut pas sitôt prendre cette volonté divine et la résignation à icelle, pour son exercice principal ou total ; en quittant tous les autres, pour se commettre entièrement à Dieu et à sa providence, et à l’abandon et merci de sa volonté, en le laissant faire ; mais il faut embrasser et poursuivre tous les exercices susmentionnés, pour plaire, agréer, et obéir à Dieu, le glorifier, et finalement parvenir à sa jouissance, conformément à sa sainte volonté ; comme sera montré ci-après, signalement au chapitre 11. (94)
L’âme commençante est tellement vivante selon sa propre naturalité et corruption ; tellement aussi étrangée de toute vie divine, qu’elle est en pure ignorance de Dieu et du vrai chemin, qui conduit, et la peut faire parvenir à Dieu : n’y ayant que la foi, qui lui puisse servir de flambeau et de guide ; parce que selon l’expérience de sa propre disposition, elle se trouve en une région de dissemblance, remplie d’obscurité, bannie et exilée en un pays étranger, où ne paraît presque aucun vestige de la présence divine. C’est pourquoi tout ce entièrement, qui est Dieu, ou qui porte le nom de Dieu, peut être suffisant pour lui servir de but et d’objet ; d’autant que c’est encore beaucoup que seulement elle se retire du mal, et s’applique au bien, sous quelle raison que ce soit, que Dieu lui vienne en considération.
Parce néanmoins que c’est ici un des points plus important de tous, que de (95) savoir pertinemment la vraie fin finale, à laquelle on doit tendre. Et que même c’est déjà d’ici, qu’aucuns mystiques commencent à manquer : parce encore que ce livre est destiné pour réduire toute chose à sa vérité première, tant que sera possible : je désire traiter exactement de ce point, aussi avant qu’il peut être considéré ; pour par ce moyen venir à une claire connaissance de ce que (parlant à la rigueur) nous nous devons proposer pour vrai but et objet de toute l’affaire mystique ; et ainsi empêcher qu’on ne vienne s’arrêter par les chemins aux grâces qui surviendront, et demeurer court.
À cet effet, jaçoit que nous avons déjà dit ci-dessus que les mystiques considèrent l’âme commençante, comme si elle n’avait en soi l’habitude de la grâce et de la charité divine ; mais serait vivante en sa naturalité et corruption ; et que partant cela elle se pourrait contenter en ce premier commencement de tout ce qui est divin, ou se rapporte à Dieu, tant fût-il petit et peu relevé, pour son objet, but, et fin immédiate de son acquisition ; si est ce, que pour tant mieux entendre quel est le vrai but et objet final qui n’est pas sujet à changement ; mais qui demeure toujours invariable jusqu’à la fin : je prendrai l’âme dévote pour telle, que la foi nous enseigne qu’elle est devant Dieu ; et selon ce que de fait et en réalité elle a en soi (bien qu’imperceptible et inconnu à son expérience) lors qu’elle est rendue agréable à Dieu par la grâce justifiante. (96)
Il est donc que toute âme, qui a en soi la grâce habituelle de justification, a aussi de suite Dieu même et toute la très sainte Trinité des personnes divines ; en tant que conjointe inséparablement à ce don de grâce supernaturel ; et pource une telle âme est rendue participante de la nature et de l’essence divine, fille de Dieu, épouse de Jésus-Christ, temple du Saint-Esprit, et capable de la vie éternelle. C’est une vérité que nous croyons fermement selon les principes de notre foi chrétienne et catholique, à laquelle partant nul ne peut contrarier. Il convient seulement noter que c’est par le don de la grâce, que Dieu et toute la Sainte Trinité est habitante en nous ; et non pas immédiatement, en communiquant à nos âmes sa propre essence divine : car cela est impossible ; autrement nous serions Dieu même par essence et nature ; comme a été plus amplement déclaré ci-devant. (97)
Ce principe présupposé, et attendu conséquemment, que selon cette façon de participer Dieu, nous ne pouvons pas arriver plus avant ; que d’avoir Dieu habitant en nous par grâce ; et d’être au moyen d’icelle, participants de sa nature et essence divine ; et que nulle expérience quelconque nous peut apporter une communication et participation de la divinité plus immédiate, que celle que nous recevons par la grâce. Qu’est-ce donc qui pourrait rester à une âme, laquelle a déjà cette grâce, et communication de Dieu, qu’elle porte avec soi ? Et qu’est-ce qu’elle cherche en cherchant Dieu ? Lors qu’étant déjà douée de cette grâce ; elle se met au chemin de la vie dévote et intérieure, où on lui enseigne de chercher, désirer, aspirer et attendre Dieu ; voire même d’élever son esprit à Dieu et choses semblables ; que l’Écriture Sainte nous enseigne, même par mot exprès :
Quaerite Dominum et confirmamini. Quaerite faciem eius semper (Ps.10493). Quaerite Deum et vivet anima vestra (Ps.6894). Expecta Dominum et viriliter age ; et confortetur cor tuum, et sustine Dominum (Ps.2695). Ad te lenavi oculos meos qui habitas in caelo (Ps.12296). Haec est generatio quaerentium Dominum, quaerentium faciem Dei Iacob (Ps.2397). C’est-à-dire cherchez le Seigneur, et soyez confirmés ; cherchez sa face continuellement. Cherchez Dieu (98) et votre âme vivra. Attends le Seigneur et tiens bon, et ton cœur sera fortifié, et soutenez le Seigneur. J’ai élevé mes yeux à toi qui habites ès cieux. Cette est la génération de ceux qui le cherchent ; qui cherchent la face du Dieu de Jacob, et mille autres passages semblables.
Dira-t-on qu’on cherche Dieu pour en trouver l’expérience, tout ainsi que nous avons dit ci-dessus, que par cette pratique interne on vient à l’expérience des vérités de notre foi ? Nullement : car pour cela avons-nous aussi là ajouté, que c’est tandis qu’on cherche purement Dieu, que telles expériences se font et arrivent ; et non pas que dussions en façon quelconque, avoir notre intention dressée à icelles. À quoi donc chercher Dieu, lequel on a déjà et autant réellement par sa seule grâce justifiante, qu’on le pourrait obtenir par l’état de sa volonté essentielle ? Attendu que les hommes n’étant pas enfants naturels de Dieu : mais seulement adoptifs ; rien de ce qui lui est essentiel ne peut être en nous autrement que par participation : chose que déjà nous possédons par grâce habituelle, comme est dit. Qu’est-ce donc que l’on cherche en cherchant Dieu ? (99)
C’est d’ici qu’on peut voir clairement que si on ne distingue pas deux façons d’avoir et de trouver Dieu ; ou bien deux sortes de présence, ou d’union avec Dieu : l’une fondamentale, habituelle, et par forme d’être (in actu primo) ; l’autre finale, actuelle, et par manière objective (in actu secundo) ; mais qu’on se veuille tenir à la seule essentielle (qui est la même que la fondamentale et habituelle, comme celle qui nous donne l’être déiforme) et qu’on veuille enseigner que quand on l’a : c’est faute de foi, et une imperfection, de chercher Dieu, ou le penser absent ; il s’ensuit manifestement, que nous ne pouvons jamais dire que nous cherchons Dieu ; sinon lors que nous sommes en état de péché mortel ; et par conséquent, que quand la Sainte Écriture nous admoneste, exhorte et commande de chercher Dieu, et sa face sans intermission, et de lever nos yeux, et nos cœurs vers lui, ce n’est pas aux justes, mais aux pécheurs seulement, à qui elle adresse ses paroles.98.
La raison est, d’autant que nous n’avons pas Dieu habitant en nous, sinon lorsque nous sommes en état de péché : mais depuis la grâce reçue, Dieu est toujours en nous, et nous en lui. Et par ainsi l’écriture (100) exhorterait en vain les fidèles qui sont en grâce, de chercher Dieu : car elle devrait plutôt leur dire : « Ne99 cherchez pas Dieu, car vous l’avez ; n’élevez pas votre cœur à Dieu, car il est en vous, et habites-en icelui. C’est faute de foi, que vous le pensez absent. Pourquoi cherchez-vous celui qui ne peut être sinon toujours présent, supposé que vous soyez en état de grâce ? » Voilà comme on devrait dire, si on ne reconnaissait autre présence et autre façon d’avoir Dieu que par sa grâce habituelle ou bien selon sa volonté essentielle bien entendue.
Et de fait, c’est la manière de parler, à laquelle viennent finalement aucuns de ceux qui s’arrêtent à la volonté ou essence de Dieu ; ne considérant pas, ou n’expliquant pas assez qu’il y a encore plus outre la présence et union objective. Car ils croient et enseignent par terme exprès que plusieurs s’abusent grandement en cherchant Dieu ; qu’il ne le faut non plus chercher qu’on ne fait l’air dans lequel on vit ; qu’il faut laisser toute recherche active de Dieu, comme chose première que l’âme doit savoir et qui néanmoins est entendue de bien peu de personnes. Que notre introversion ne se peut appeler un cherchement de Dieu puis qu’on a coutume de chercher seulement ce qu’on n’a point, et que l’âme a toujours Dieu en elle, et qu’elle est en lui sans cesse, le pouvant moins perdre que l’air, ou moins que soi-même ; et pourtant qu’il ne faut aucunement qu’elle cherche Dieu, car ce faisant elle fera plus contre la [101] raison que non pas de chercher l’air, dans lequel elle vit.
Leur argument est : parce que Dieu ne se trouve qu’en la quiétude, en la paix et au repos, qui ne peut être avec le cherchement. Que partant, si une personne commençante veut faire avec profit ses exercices actifs vers Dieu, elle ne les doit pas faire comme cherchant Dieu par là, mais croyant fermement que Dieu lui est intérieurement présent et plus intime qu’elle n’est à soi-même, son intention doit être de se vouloir par ces exercices extérieurs actifs quitter soi-même et outrepasser toutes choses qui la retiennent de Dieu.
Et jaçoit que ceux qui donnent cette doctrine, protestent qu’ils n’entendent pas parler des commençants et mal mortifiés, qui n’aiment pas encore Dieu purement : parce que ceux-là doivent user de l’imagination, des considérations, et raisons qui les puissent émouvoir activement, et les porter à la ferveur et diligence ; ce néanmoins ils disent soudain, que tout cela n’est pas proprement pour chercher Dieu, et que c’est seulement pour les personnes grossières, qu’il est dit : « qu’il faut chercher Dieu » ; ou bien pour ceux qui ne procèdent pas par foi : autrement qu’au regard d’une âme illuminée de la foi de la présence de Dieu, on doit estimer un grand empêchement de chercher Dieu ; et qu’on doit bien prendre garde à ceci : parce que c’est une imperfection fort cachée, et de laquelle peu de personnes sont libres et exemptes. (102)
Doctrine et façon de parler, laquelle procède entièrement de ce qu’ils pensent avoir en eux la vraie et réelle volonté essentielle de Dieu immédiatement, dans laquelle ils soient toujours vivants ; et laquelle ils puissent toujours voir et contempler ; et qu’ainsi n’y ayant rien de plus qu’icelle volonté (puisqu’elle est Dieu même et rien moins que sa propre essence), ne pensent pas qu’il y ait encore autre chose à chercher ; et pource ils s’arrêtent et dressent tous leurs avis et documents, à faire que l’âme demeure là, et s’arrête en cela, comme à la fin de tout ; reprenant ceux qui ne sont pas contents de Dieu même ; mais cherchent encore autre chose avec lui, faute et manquement très notable en la vie mystique, que de n’entendre pas que cela même qu’ils appellent volonté essentielle, n’est autre chose que la participation d’icelle : laquelle est en nous et nous donne un être déiforme ; et qu’ainsi c’est bien la première pièce de l’état de la perfection et le fondement d’iceluy : mais non pas le dernier, ni chose qui puisse être notre fin, but et objet final : puisque vraiment et réellement parlant, ce n’est que chose appartenant à la mélioration de notre être fondamental ; et ne se tient pas du côté de Dieu même, en tant que qu’il est la fin et le dernier de tout ; mais du côté de notre bonne volonté : laquelle par un tel don devient déiforme. (103)
Pour résolution donc de ce que nous cherchons en cherchant Dieu, lequel nous avons déjà par la grâce ; ou même qui est déjà expérimentalement habitant en nous, et nous en lui par la communication de sa volonté essentielle ; c’est la présence et union objective avec Dieu, selon qu’il est en soi-même relevé par-dessus tout. C’est-à-dire en tant que l’objet de notre connaissance et amour actuel. Car étant en telle sorte considéré, et sous cette raison formelle cherché, désiré et attendu, il demeure toujours notre objet final, qui reste à acquérir et atteindre ; non pas habituellement et d’une façon permanente (car cela appartient au fond et à l’être), mais actuellement, et par manière d’opération, qui est chose plus parfaite que ce qui est seulement en nous habituellement : non pas que notre opérer soit simplement plus parfait que notre être ; mais parce que l’opérer avec l’être est plus parfait que l’être ou l’habitude seulement. En sorte que soit que nous soyons encore en l’état de nature et de corruption ; soit que nous soyons déjà parvenus à l’état de surnaturalité ou déiformité (qui est et ce qu’ils appellent volonté [104] de Dieu essentielle), Dieu demeurera toujours, selon cette façon objective, notre fin final et objet invariable. Et toutes les mutations, les renversements d’état, les renouvellements et méliorations de notre fond seront choses qui se tiendront du côté de notre âme, et du terme à quo (c’est-à-dire terme du départ) et non pas du côté de Dieu objectivement considéré, et notre terme ad quem (terme d’abord), lequel demeure toujours ce qu’il est en soi-même.
En l’état de corruption et opération naturelle, avant la mélioration de l’âme selon son fond, ensuite des choses dites ci-dessus au chapitre premier, l’âme atteint Dieu objectivement par forme de vue et contemplation : et cela est le sommet, auquel elle peut parvenir pour lors ; mais en l’état et condition de renaissance déiforme, et d’opération surnaturelle proportionnée, elle atteint Dieu objectivement par forme de verbe mental, que la simple intelligence produite actuellement, et activement ; comme opération la plus centrale et parfaite, que l’entendement peut faire vers Dieu en ce monde. (105)
Et ne faut pas penser que la recherche de Dieu par-dessus tout objectivement, trouble la paix où le repos de l’âme tandis qu’elle est en chemin ; mais elle ôte seulement l’occasion de la fausse oisiveté puisque selon cette sorte d’explication, on n’en connaît nulle. Dont ci-après nous montrerons que la même oisiveté, qu’aucuns passent pour bonne, est défectueuse et dommageable.
Cette recherche n’empêche pas aussi qu’on ne se plonge et immerge toujours en la volonté de Dieu : car étant icelle volonté divine devenue le propre être de l’âme qui la rend surnaturelle et déiforme ; elle entend bien que c’est en toute paix et subordination légitime, qu’elle doit faire tout ce qu’elle opère. De tant plus, que c’est la même volonté de Dieu régnante en l’âme, qui comme première cause efficiente la pousse et l’adresse à sa fin. Tellement que tout ainsi comme avoir la volonté de Dieu participée pour son être et régnant en soi, ou gouvernante tout, cela n’empêche pas qu’on ne puisse encore plus outre chercher Dieu objectivement ; mais plutôt y pousse et adresse ; de même chercher Dieu objectivement, n’empêche pas que l’âme ne jouisse de tout et en la (106) volonté de Dieu, qui est toujours chez elle et en elle à tout moment, comme celle qui est son être, sa vie et son respirer, bien que non pas toujours en façon uniforme.
Partant je conclus comme dessus et le répétant je l’inculpe tant qu’en moi est. Que le but et l’objet direct d’une âme dévote, même dès le premier commencement de ce chemin, est de référer tout à Dieu, à son honneur et gloire, et de chercher par connaissance et amour sa présence et union objective par-dessus tout. Car c’est cela même que l’Écriture et les auteurs mystiques plus légitimes entendent par la face et présence de Dieu : comme a été dit au chapitre deux et sera plus amplement démontré en la seconde partie. (107)
D’autant que par ce mot de la volonté de Dieu, est comprise tant la volonté voulante, qui est Dieu même en son essence divine, que la volonté de Dieu en ses effets et opérations en nous ; il arrive facilement qu’on se trompe en prenant l’une pour l’autre : comme aussi que l’on commet équivocation en usurpant le mot de volonté de Dieu ; le prenant tantôt pour Dieu même, et tantôt pour ses effets. Tout de même comme il en arrive, au regard du mot de charité, quand l’Écriture même dit, que Dieu est charité, et que celui qui demeure en charité demeure en Dieu et Dieu en lui. Car ce même mot de charité doit être expliqué diversement en ce passage, étant notoire entre les doctes : « Que Dieu est charité incréée » : mais quant à nous, que c’est en charité créée, ou participée (108) que nous demeurons ; pour être par icelle toujours en Dieu et Dieu en nous. Ainsi est-il de la volonté de Dieu. Dieu est sa volonté incréée, et quand nous demeurons en sa volonté créée, ou participée, nous demeurons en Dieu et Dieu en nous.
Et pource si on veut parler convenablement et entendre comme il appartient, ce qui se dit de la volonté de Dieu : il faut nécessairement distinguer entre la volonté divine, qui est Dieu même ; et entre sa volonté qui est en nous, et qui nous est communiquée. La première est notre fin directe ; en tant que nous en faisons l’objet de notre connaissance et amour (comme a été dit ci-dessus), et non autrement ; mais la seconde, je dis la volonté de Dieu qui est en nous, c’est la participation créée de cette première incréé, qui est Dieu même.
La volonté divine prise comme elle est en nous consiste en certains effets, opérations, lumières, grâces, infusions, et semblables (109) que Dieu fait en nous ; jusqu’à nous en donner la participation solide, stable et habituelle, qui est cela même, qui fait en nous un état déiforme, au lieu de celui de corruption. Et alors cette volonté divine ainsi causante et opérante en nous, est signifiée par le nom de cause efficiente, qui est le principe et l’origine première de tout le bien que nous faisons. Et signamment du mouvement réel, qui est en nous, pour tendre et aspirer à notre fin finale qui est Dieu, et sa volonté incréée ; mais en tant qu’objet de notre connaissance et amour.
C’est selon cette sorte ici de volonté divine opérante en nous, que nous sommes entre ses mains, comme est l’argile entre les mains du potier ; et comme la flèche entre les mains de celui qui la peut décocher et adresser à son but : signamment quand nous sommes venus à un tel degré, que nous avons surpassé notre opération naturelle et humaine : et ainsi commençons à ne faire et ne vouloir que la volonté divine en nous.
Car c’est alors, que devenant attachés à icelle, comme au rayon de son gouvernement divin, nous devenons une même volonté, et la suivons de là en avant partout où elle conduit. Dont aussi de fait elle opère premièrement les dispositions surnaturelles ; puis l’infusion de la volonté essentielle, ou charité surnaturelle participée ; et enfin nous conduit à l’union objective.
C’est encore selon cette volonté de Dieu, première cause efficiente de tout bien en nous, qu’il (110) est écrit : « Spiritus adjuvat infirmitatem nostram : nam quid oremus sicut oportet, nescimur ; sed ipse Spiritus postulat pro nobis gemitibus inenarrabilibus (id est) postulare facit. » C’est-à-dire : « Que l’esprit soulage notre faiblesse ; car nous ne savons pas ce que nous devons prier, comme il appartient : mais l’esprit même demande pour nous, par gémissements qui ne se peuvent exprimer », c’est-à-dire qu’il nous fait demander et gémir.
Tellement que voilà deux formalités100 bien différentes : avoir Dieu en soi, autant qu’il est la cause efficiente et première opérant les moyens divers, et souvent bien contraires l’un à l’autre, pour nous conduire, pousser et adresser à notre fin ; ou bien l’avoir comme fin et objet : en tant que par l’opération de nos puissances, nous le pouvons atteindre par connaissance et amour actuel ; car celle-ci est la fin, et l’autre n’est que le moyen pour y parvenir. Or les moyens ne doivent pas être donnés directement pour fin et objet dernier ; mais seulement on doit instruire l’âme, comme elle s’y devra comporter et s’en servir comme il faut monter vers la fin et son objet dernier. (111)
Si donc nous considérons bien ce qu’on veut entendre par la volonté de Dieu, lorsqu’on dit qu’il se faut contenter de la volonté de Dieu en nous, s’accommoder à icelle, la suivre et non pas la devancer ; ne désirer et ne chercher que la volonté de Dieu en nous, et semblables ; tout cela, bien entendu, ne contient en soi qu’une manière de résignation, et d’abandonnement de soi à la volonté divine opérante en nous, et causante tels ou tels effets, fâcheux ou agréables ; et conséquemment n’appartient qu’à la volonté de Dieu en tant que cause première efficiente.
Et c’est bien pourtant une chose bonne, nécessaire, et du tout expédient de la suivre librement et se laisser conduire d’icelle : d’autant qu’elle nous adresse bien plus assurément et infailliblement à notre fin ; que nous ne saurions faire avec tout notre effort, conseil, prudence et sagesse humaine : mais ce nonobstant, cette volonté divine n’est pas notre fin, en tant que telle ; et ne nous est point aussi donnée pour nous s’y arrêter, et en faire notre objet et fin dernière ; pour la laisser faire seule, et nous rien ; mais bien pour être notre première cause mouvante, gouvernante et dominante : et nous la cause secondaire, subordonnée et dépendante ; (112) qui se doit joindre à elle, opérer avec icelle, et ne devenir qu’un par ensemble ; et ainsi par ensemble parvenir premièrement à l’essentielle, c’est-à-dire à la forme solide et stable de participation ; et puis après à l’objective.
Cette volonté ici de Dieu opérante en nous, est du commencement considérée par les mystiques ; comme n’ayant pas encore sa résidence, ou pleine domination en nous ; mais seulement en tant que communiqué actuellement, par préventions, excitations, lumières, et connaissances actuelles ; pour aider l’âme à sortir de sa façon naturelle, et de sa propre volonté, selon que nous l’avons avisé ci-devant au chapitre I.
Car comme l’homme qui est encore vivant en état de péché, avant la grâce justifiante, n’a pas encore Dieu habitant en soi, mais seulement sa grâce prévenante, excitante, et (113) aidante gratuitement d’une façon actuelle ; pour pouvoir parvenir à la translation d’un tel être de péché à la vie de grâce ; et qu’alors seulement il a Dieu habitant en soi ; quand par actes dispositifs de foi, de repentance, d’espérance et d’amour, produit avec cette grâce actuelle, il a acquis l’infusion du don habituel de la grâce et de la charité ; parce que c’est alors qu’il reçoit un être surnaturel devant Dieu ; jaçoit qu’à lui inconnu et imperceptible ; ainsi en est-il en l’acquisition expérimentale du vrai et solide amour, ou volonté de Dieu habituelle en nous ; tandis que nous travaillons à chercher Dieu notre objet final par-dessus tout.
C’est à savoir : que premièrement la volonté de Dieu opérante se comporte avec nous, comme non encore habitante en notre âme, ou nous possédante pleinement ; pour nous pouvoir gouverner, comme elle veut ; mais seulement comme prévenante, excitante et aidante furtivement (et palpablement toutefois) par ses grâces actuelles notre être de propriété et de corruption ; lequel s’évertuant et efforçant de renoncer à soi et de tendre à Dieu par-dessus tout, tâche de sortir et se dépêtrer de soi-même par mille actes de foi, d’espérance, d’amour, d’humilité, de prières, résignations, bon propos, soumissions et semblables. Jusqu’à ce que finalement après une multitude de tels efforts dispositifs, et plusieurs actes réduits en pratique, pour mourir à sa volonté propre, et ne faire ni vouloir que celle de Dieu en nous.
Dieu nous donne la grâce habituelle, et la (114) participation solide et stable, de sa même volonté essentielle ; pour pouvoir comme connaturellement et sans plus de violence ou d’effort propre, vivre et respirer en l’aimant et voulant ce qu’il veut en ce que c’est par manière d’être, devenir ce que son amour et sa volonté est. Tant, à savoir, on est uni et confirmé selon son propre être fondamental en l’amour et volonté de Dieu, par le don de participation ; lequel faisant en nous un être déiforme, est le fondement stable de l’état de la perfection ; c’est à savoir, pour pouvoir déiformement et pleinement ne vouloir que ce que Dieu veut.
Mais il faut ici noter deux choses. La première est la différence qu’il y a de nos actions dispositives à la grâce première justifiante, d’avec celles que nous faisons après la réception d’icelle, pour acquérir l’état solide et habituel de la grâce, dont nous traitons.
Car nos actions premières, par lesquelles nous tâchons de sortir de l’état du péché, sont bien dispositions nécessaires pour nous rendre capables de la grâce ; toutefois elles ne sont pas méritoires de la grâce de justification ; mais nos (115) actions postérieures à icelle, par lesquelles nous tâchons de profiter en l’état et solidité de la grâce, qui est déjà infuse en nous, sont aussi dispositions requises ; mais avec ce méritoire ex condigno101 de l’augmentation et du renfort, et établissement d’icelle. Ce qui doit donner beaucoup de courage, de force et de consolation aux bons chrétiens, puisqu’il est en leur puissance avec l’aide de Dieu de mériter et obtenir, en s’accommodant à la volonté de Dieu, la perfection, à laquelle la même volonté divine les pousse et conduit, et veut qu’ils parviennent.
La seconde chose à noter est, qu’on ne doit pas néanmoins s’arrêter en ce qu’on aurait obtenu un tel être et état déiforme ; mais il faut savoir qu’il reste encore plus outre un opérer déiforme : selon lequel on peut atteindre et s’unir à Dieu, en tant qu’objet de notre connaissance et amour ; qui est la fin et consommation d’un tel être déiforme ; et conséquemment de tout le voyage à Dieu, selon la portée d’un degré.
Ceux donc qui prennent la beauté, l’excellence et la noblesse de l’état de déiformité, pour (116) la volonté essentielle ; et qui pense que l’infusion de la grâce, ou charité habituelle, soit Dieu même, font la même faute en la vie mystique, que le Maître des Sentences a fait en la théologie scolastique, enseignant que la charité n’était pas un don habituel en nous ; mais le même Saint-Esprit habitant en nous, qui était le principe de notre amour vers Dieu : comme nous dirons ci-après plus amplement. Et partant, quand nous montrons la différence de leur expérience, ou doctrine d’avec celle que nous traitons ; c’est tout ensemble montrer, que la convenance de celle-ci avec la théologie, est meilleure et plus légitime que non pas celle-là ; et par conséquent plus à suivre. Donc pour fin je conclus :
Que puisque la volonté de Dieu opérante en nous ne cesse, qu’elle ne nous ait conduit à la présence et union objective, il s’ensuit que la volonté essentielle bien entendue, n’est nullement notre but ou objet final ; et que ce n’est point assez pendant ce chemin, que nous ayons Dieu opérant en nous ; pas assez encore que nous soyons devenus un, et que nous nous ayons lié et attaché à icelle volonté opérante en nous, comme au rayon du gouvernement divin qui nous conduit haut et bas ; non pas même assez, que recevions l’infusion de la charité ou volonté habituelle de Dieu ; si (117) d’abondant nous ne venons plus outre que tout cela, à la présence et union objective avec Dieu.
Car toute opération autre que celle-ci, est chose appartenant à la mélioration de nous-mêmes seulement et de notre fond ou être, jusqu’à devenir déiforme ; et ne se tient pas du côté de Dieu, comme il est en soi-même simplement ; et ainsi rien ne peut être notre vrai fin finale que la présence et union objective avec Dieu ; attendu que toute autre chose, quelle qu’elle soit, n’est que le moyen pour arriver à cette grâce finale.
D’où il s’ensuit que cette doctrine n’est pas la plus légitime et irréfragable, qui dit : « Qu’en l’état de perfection on doit faire tout en l’objet de la volonté ou essence divine ; parce que Dieu est, ou afin que Dieu soit et puisse vivre et régner en nous. » Car cela n’étant pas autrement expliqué, est retenir manifestement l’âme en l’être déiforme, et de participation de la volonté essentielle, qu’elle trouve par le chemin : puisque c’est proprement selon tel être de participation que Dieu est vivant, et régnant en nous habituellement.
Outre lequel être, comme il y a encore la façon de s’unir à Dieu d’une manière actuelle, en tant qu’il est l’objet de notre connaissance et amour ; il s’ensuit qu’un tel vivre et régner de Dieu en nos âmes par la participation de son être et de sa nature divine, n’est pas encore notre fin finale : mais qu’il reste de plus la communication de sa connaissance et de son amour actuel, qui est la participation la plus (118) haute des perfections qui sont en Dieu ; selon laquelle nous atteignons la divinité d’une façon actuelle par l’opération de nos puissances. Laquelle opération est la fin de cet être déiforme, que nous recevons par la susdite participation de l’être, ou volonté, ou nature, ou essence divine, qui ne font qu’un en Dieu.
Je ne doute pas qu’entre ceux qui verront cette Addition, il ne s’en trouve quelques uns, qui oyant parler de la connaissance objective, et entendant que je la conjoins avec l’amour, pour fin et but de toute la pratique intérieure ; penseront soudain que je veuille réduire la vie mystique aux concepts et hautes intelligences spéculatives sur les perfections divines, et à semblables façons de sciences, comme font les théologiens scolastiques : et qu’ainsi je sois différent aux autres auteurs mystiques ; qui ne font qu’exagérer et louer hautement l’amour, et déprimer l’usage de l’entendement ; comme grandement préjudiciable à la conversation et union intérieure avec Dieu. (119)
C’est pourquoi je déclarerai ici deux abus contraires qui se commettent en cet endroit. L’un par les doctes et spéculatifs qui, trop attachés à l’usage et opération naturelle de leur entendement, la veulent toujours faire trop formellement et expressément précéder devant les actes de la volonté ; et ainsi ne sortent jamais de l’usage naturel et humain de leur entendement pour se laisser conduire à une mélioration de leur être fondamental, laquelle doit néanmoins nécessairement entretenir, avant pouvoir connaître et aimer Dieu d’une façon surnaturelle.
Et l’autre par quelques mystiques, lesquels venant à trouver Dieu en eux en tant que plus intime et plus eux-mêmes que non pas eux-mêmes, pensent avoir trouvé la volonté essentielle de Dieu, qui soit Dieu même, et rien moins que sa propre essence divine102. Ne comprenant pas qu’une telle sorte de présence par intimité n’est pas la façon objective qui soit notre fin et objet dernier, mais seulement la volonté de Dieu opérant en nous, en tant que cause première efficiente ; laquelle (comme nous avons déjà dit tant de fois) veut causer en nous premièrement un être déiforme et surnaturel, et puis nous conduire plus outre à notre vraie fin finale, qui est Dieu, en tant qu’objet de notre amour et connaissance par-dessus tout. [120]
Jaçoit donc que ce soit Dieu, en tant qu’objet de notre connaissance et amour, qui est le vrai but final. Cela néanmoins s’accomplit en nous, et nous y parvenons d’une façon et avec des circonstances tellement contraires à ce qui semble de prime abord devoir arriver, que c’est cela même qui trompe les doctes et spéculatifs, lesquels, pensant n’y avoir autre secret en cette affaire que de bien connaître ou entendre Dieu, et puis l’aimer de tout son possible, s’étonnent de ce que les mystiques veulent dire, se rendant si singuliers et admirables en leur doctrine ; laquelle ces savants estiment superflue, obscure et peu intelligible, vu que notre fin finale n’étant autre que de connaître et aimer Dieu, cela se peut enseigner clairement sans tant de parade et fanfare de paroles.
Au contraire aucuns mystiques, ayant commencé par la manière de connaître et d’aimer, et trouvant au progrès que Dieu conduit l’âme par une autre voie, faisant par les effets et opérations de sa volonté qu’elle le trouve d’une façon plus intime et comme premier opérant en elle et par elle, ils pensent que cela soit le meilleur et le dernier ; et ainsi s’arrêtent tout au milieu du voyage, sans jamais parvenir à la vraie façon objective de trouver Dieu par-dessus [121] tout.
Au contraire, se contentent d’avoir ainsi Dieu essentiellement (qu’ils appellent) par la mort et anéantissement de soi-même et de tout, ne voulant plus chercher ou penser absent celui qui déjà vit en l’âme et elle en lui, mais plutôt en jouir plus toujours comme présent. Et de fait aussi, ils ne font plus aucune mention de la relation nouvelle vers Dieu, objectivement recherchée par l’âme aimante par-dessus tout. Là où que toutefois elle ne devrait être contente, qu’elle n’ait trouvé la face et présence objective par-dessus tout, de celui qu’elle aime et qu’elle a tant désiré ; selon ce qu’en dit saint Thomas, 3. Sentent.dist. 35.q.2.2.2. In hoc perficitur, cognitio humani secundum statum vis ;ut intelligamus Deum ab obnibus separatum super omnia esse. En ceci est perfectionnée la connaissance humaine, selon l’état de la vie présente : que nous entendions Dieu séparé de toutes choses, être par-dessus toutes choses ».
Pour intelligence de quoi, il faut se ressouvenir des fondements mis au chapitre I. Que quand nous commençons ces chemins de la vie intérieure, nous nous trouvons disposés selon que porte en soi l’état de corruption et d’amour-propre ; et que partant au progrès, pendant qu’on ne cherche que Dieu purement, on doit venir à ce point que de sortir de cet être de nature et de corruption et trouver en soi la réalité de l’être de la grâce surnaturelle, et l’expérience de la façon de vivre et d’opérer selon le nouvel homme créé en justice et sainteté, que la doctrine [122] évangélique nous annonce, et duquel elle nous exhorte de nous revêtir après nous être dépouillés du vieil [homme].
Item, que Dieu se communique à nous en deux grandes façons : à savoir, ou comme notre plus intime, qui est être la première cause efficiente opérant en nous ; ou comme objet final de notre connaissance et amour, qui est être notre souverain bien relevé par-dessus tout. Et que nous nous unissons premièrement à Dieu, en tant que cause opérante en nous, que non pas en tant que notre objet final : il faut, dis-je, réduire en mémoire ces vérités fondamentales, parce que c’est à faute de les bien comprendre, que ces deux abus contraires prennent leur origine.
Car en premier lieu, les doctes ne prenant pas bien égard à ce que contient en soi la première de ces vérités, mais considérant que l’homme qui est en grâce, a déjà dès le tout premier commencement la charité habituelle en soi et qu’elle est régénérée en Dieu, déjà transférée de l’être de corruption à celui de surnaturalité, et déjà fait le temple et domicile du Saint-Esprit, ils ne s’aperçoivent point qu’il faut, pendant le cours de ce voyage à Dieu, venir à un grand renversement et mutation de son état fondamental, avant qu’on puisse connaître et aimer Dieu comme il faut pour l’état de la perfection ; mais pensent y pouvoir parvenir par la seule continuation de leur propre effort, diligence et vaillance à opérer, qu’ils ont commencé, croissant toujours selon [123] tel effort propre aidé de la grâce ; et ainsi ils n’attendent tout au plus, sinon quelques altérations en telle façon de procéder par opérations actuelles, et non pas (comme nous disons) un changement grand et particulier de tout leur état fondamental.
Lequel changement n’est autre que venir à une mélioration et à une réformation notable, et même déification de notre être, in actu primo, pour être le fondement d’autres opérations meilleures, voire déiformes in actu secundo. C’est-à-dire venir au changement de son être naturel, qui opérait par effort et industrie propre et humaine (bien que prévenu et aidé de la grâce ordinaire) à un être surnaturel et déiforme, qui a la volonté de Dieu opérante et efficiente pour son principe, au lieu de la volonté propre qui par avant vivait en nous.103
Afin que comme notre fin est surnaturelle, aussi notre vertu dispositive puisse être proportionnée à icelle, et que, comme notre fin finale consiste en opération actuelle de connaissance et d’amour objectifs surnaturels, ainsi nous recevions premièrement un être surnaturel et déiforme, puisque nul ne peut excéder les bornes de son principe ou vertu efficiente, mais seulement produire par son opération des effets ou actes proportionnés à sa vertu active. Car telle qu’un chacun est en son fond, telle est aussi son opération. [124]
Il faut donc que les hommes doctes et spéculatifs sachent que (parlant expérimentalement) on commence la vie intérieure comme si on fût encore totalement vivant en l’état de nature corrompue, sans présence ou amour de Dieu, mais en ignorance de la façon de surnaturalité et déiformité ; conservant ainsi la chose, ils pourront alors sans doute facilement entendre que puisqu’un être et opérer naturel et humain n’est pas suffisant pour acquérir une fin ni surnaturelle, ainsi qu’il faut nécessairement acquérir premièrement un être surnaturel pour pouvoir opérer surnaturellement ; que donc il faudra aussi de nécessité qu’au progrès on trouve un changement ou renversement et une mélioration grande de son fond ou être fondamental, et non seulement une petite altération selon sa façon d’opérer.
Car c’est pour cela que l’Écriture l’appelle création, régénération, rénovation, et devenir créature nouvelle : Renovamini spiritu mentis vestrae, et induite novum hominem qui secundum Deum creatus est. Ephes. 4.104 Ipsius enim sumus factura, creati in Christo Jesu in operibus bonis, etc. Ephes. 2.105 Si qua in Christo nova [125] creatura, vetera transierunt, etc. II Corinth. 5.106 : soyez, dit l’Apôtre, renouvelés en l’esprit de votre entendement, et soyez vêtus du nouvel homme, créé selon Dieu en justice et vraie sainteté, etc. Nous sommes son ouvrage, étant créés en Jésus-Christ en bonnes œuvres, etc. Si aucun est en Christ, qu’il soit nouvelle créature. Les vieilles choses sont passées, voici que toutes choses sont faites nouvelles, etc.
Et partant, si longtemps qu’on demeure en son état et en son effort et opération humaine ou naturelle (encore qu’aidée de la grâce ordinaire) et qu’on ne vient pas à l’expérience d’une telle mutation et métamorphose de soi-même, jamais on n’entendra de vraie intelligence ce que c’est de la réelle façon mystique ; mais le moins qu’on n’aura, on pensera que ce sera le plus, dont on parlera en icelle. C’est-à-dire, celui qui n’a pas expérimenté l’être réel de la déiformité, avec sa manière d’opération, pensera que son opérer humain, dans lequel il est encore, sera déjà le surnaturel et de pure grâce prédominante en soi.
Ce qui est l’origine de ce qu’aucuns doctes spéculatifs n’entendent pas plusieurs traits de la doctrine des mystiques, et qui leur fait dire telles et semblables paroles assez ridicules : « Ces transformations de l’âme, ce silence, cette annihilation, cette union sans entre-deux, ce fond de Taulère, et toutes ces choses-là, de quoi servent-elles quand elles sont dites ? Vu que si vous les entendez bien, quant à moi je [126] ne les entends pas et ne sais pas même ce que vous voulez dire », parlant de cette sorte selon leur portée, et croyant que ce qu’ils ne peuvent pas comprendre ne sera semblablement entendu des autres.
Comme donc les mystiques trouvent si réellement et clairement que tout opérer naturel et humain se perd, et qu’on est souvent conduit à des passivetés et pures souffrances, qui ne contiennent pas des opérations actuelles ou formelles, mais plutôt un pâtir et un abandon de soi à Dieu, qui par sa volonté opérante cause tels ou tels effets en nous pour le renversement, détachement et la mélioration de notre état fondamental, c’est pour cela que leurs documents et règles sont plutôt dressés pour enseigner l’âme à s’accommoder à une telle volonté divine, et accepter cette mutation de son état, et y correspondre, pour parvenir à la déiformité au lieu de la corruption, que non pas de persuader à beaucoup opérer. Car quand on s’entend bien soi-même et qu’on s’est accommodé selon une nouvelle mutation de son état interne, l’opérer sort par après quasi connaturellement et de soi-même d’un tel état bien formé et légitimement entendu. [127]
Mais aussi maintenant au contraire, c’est l’erreur que commettent aucuns mystiques, qui ne considérant pas que ce qu’on acquiert de divin par la mort et anéantissement de soi-même (c’est-à-dire de son état de nature corrompue) n’est pas Dieu même selon son être propre, ou sa volonté ou essence divine, mais seulement la participation d’icelle, n’aperçoivent pas aussi qu’une telle participation est proprement ce changement-là et cette mélioration de l’état de nature, à l’état de surnaturalité ou déiformité ; et que partant ce n’est pas chose qu’il faille prendre pour fin et dernier, mais bien (comme j’ai dit souvent) pour un être déiforme, auquel répond par après un opérer déiforme de connaissance et amour, qui est la vraie et légitime façon d’atteindre Dieu par-dessus tout, objectivement et finalement.
De sorte que comme les hommes doctes seront désabusés, quand ils connaîtront que la forme de l’état et de l’opérer humain et naturel de l’âme qui tend à la perfection, doit être changé en une autre surnaturelle et déiforme, par une participation et communication plus parfaite de la nature et volonté divine, qui s’acquiert par les préventions et secours des grâces actuelles que Dieu opère en nous, et notre fidèle coopération. Ainsi les mystiques et dévots [128] ne seront plus trompés ni arrêtés en chemin, mais iront toujours se perfectionnant, lorsqu’ils croiront que cet être déiforme qu’ils expérimentent en leur intérieur, pensant avoir trouvé et posséder Dieu intimement, n’est pas l’essence ou volonté essentielle de Dieu, mais seulement la participation d’icelle, solide et habituelle ; ni par conséquent notre fin, mais le fondement et la première pièce du vrai état de la perfection ; et qu’après cela doit suivre une nouvelle opération correspondante de connaissance et d’amour actuel, conduisante et déterminante en Dieu, tel qu’il est en soi-même, et l’objet unique et souverain de tous les esprits créés qui sont en terre et ès cieux. [129]
Combien est vrai ce que nous disions au Prologue, que la méthode de traiter de ces matières, et donner règles et documents en icelles n’est pas la meilleure ; laquelle dit beaucoup d’une façon libre, sans liaison d’ordre et de dépendance, ou rapport d’une chose à l’autre : mais plutôt celle, qui déduisant et divisant le tout par degrés, montre quelles règles et documents sont proportionnés et correspondants à la portée de chacun d’iceux en particulier.
On le peut voir par pratique des trois points suivants, qui seront la matière de ce présent chapitre, à savoir touchant le fait des dévotions sensibles, des discours intellectuels, et de l’effort ou opérer propre. Car ici en ces premiers degrés, il se faut bien garder de les mépriser, négliger, ou rejeter ; jaçoit qu’on en parle (130) si contemptiblement au progrès de la vie mystique ; lors qu’il est question de réduire l’âme à mourir selon tout son être de corruption, qu’elle a acquis hors de Dieu ; c’est-à-dire hors de la suite de son gouvernement divin. Mais il faut plutôt s’efforcer ici par tout moyen de se remplir d’iceux ; y employant tout le travail et diligence possible ; soit par abstraction, solitude, et désembarrassement d’affaires ; soit par considérations, méditations, oraisons, recueillements, mortifications, et semblables : autant que la vocation et la commodité d’un chacun pourra porter.
Là où que ci-après cela étant acquis ; et que les ayant excédé et outrepassé, la bonne volonté sera par tels degrés précédents mieux confirmée au bien ; il n’y aura rien de plus dommageable, que de s’y vouloir plus longtemps arrêter. Tellement que voilà comme une chose est vie et avancement pour un degré, qui est mort et retardement pour l’autre. Et pour cette raison, quand on veut donner règle pour ce chemin vers Dieu, il faut distinguer pour quel degré on parle.
Afin donc que ce que nous dirons ci-après contre les sensibilités, discours d’entendement, et toute opération propre, les contenant (131) et persuadant de les laisser tout à fait, ne soit nuisible, et serve de ruine à ceux qui sont encore au degré de ce premier commencement. Il faut bien noter que Dieu nous fait ordinairement procéder par ordre, et passer par tous les degrés nécessaires ; à savoir commençant depuis le plus bas jusqu’au plus relevé. De façon que notre bonne volonté fondamentale (laquelle nous avons dit devoir être nécessairement opérative, et actuellement s’efforçante de faire de son mieux, supposant toujours la grâce divine) passera premièrement par les plus simples grâces, qui sont les dévotions sensibles, l’amour de cœur et d’affection, dont la partie amative sera touchée et prévenue du saint Esprit, pour la conforter et fait revivre selon Dieu.
Et la raison est, parce que l’ordre des choses le requiert ainsi. Car comme l’amour est le premier entre les mouvements de la volonté ou de l’appétit ; c’est aussi la première, et comme le centre de toutes les passions de l’âme. Et pource Dieu voulant réduire peu à peu l’âme à l’unité de son esprit divin, il commence premièrement à la réduire à l’unité cordiale de son amour.
Et à cet effet (supposée en préalable l’appréhension, connaissance et certitude de la fin, à laquelle on doit tendre), la volonté de Dieu efficiente, ou opérante en nous par ses touches, préventions, et grâces actuelles, encommence [sic] la réalité de son trait efficient, par le mouvement d’amour et d’affection cordiale en la partie amative de l’âme, qui est un amour abstrayant de (132) la présence ou non présence de celui qu’on aime ; et lequel étant le premier, l’origine et le fondement de tout autre mouvement de désirs, d’espérance, et de recherche de la face et présence de l’aimé, s’appelle amour d’affection seulement ; pour différence de l’amour objectif, final, et dernier ; lequel suppose la présence et possession actuelle de celui qu’on aime.
Or comme l’âme est encore fort extérieure, et comme hors de son vrai centre, il arrive que toutes ces touches et grâces divines sont reçues d’elle à la mode et façon, qu’elle est elle-même disposée et constituée : à savoir sensiblement et palpablement ; changeant les sensibilités mondaines, externes et nuisibles, en divines internes et salutaires.
De là on perd tout ceci ; et profitant on est conduit et appris à faire plus de cas de la bonne, solide, et raisonnable volonté, que non pas des sensibilités. Et pource on procède plus par intelligence, et par grande estimation de Dieu, par discours et usage de l’entendement sur les perfections divines ; que non pas par les puérilités de l’amour et dévotion sensible ; afin de faire par ce moyen, que la portion supérieure puisse être vivante et opérante selon Dieu ; comme auparavant elle vivait seulement pour la vanité et liberté de la nature. (133)
Et puis néanmoins profitant derechef, on commence (comme a été dit de la sensibilité) à perdre cet usage de l’entendement naturel, selon les multiplicités des discours ; pour apprendre à procéder avec Dieu selon la pure unité, simplicité, et réalité de l’esprit ; l’entendement recevant lors une simple lumière de foi, pour parvenir sans discours à la grâce de la contemplation, qui est la manifestation de Dieu selon la simple unité de notre esprit : dans lequel opérant, il se manifeste à l’âme, et se fait présent, comme nous dirons ci-après.
Bien entendu néanmoins que chaque degré doit avoir son temps, et doit nécessairement être acquis ; et fidèlement exercé ; pour pouvoir par après être excédé et outrepassé, sans s’arrêter à rien ; et non pas méprisé ou négligé, en ne les voulant pas acquérir. Choses bien à noter, parce que cela contient cette (134) doctrine.
À savoir qu’il faut premièrement passer par ces degrés ; les faire avoir leur cours en soi ; et puis entendre, que ce ne sont que petits degrés de dispositions, pour venir par iceux à chose meilleure, et ainsi ne s’arrêter à rien : mais aller à Dieu purement par-dessus tout ; façon de procéder bien contraire à ceux qui entendant (pour exemple) que la dévotion sensible n’est pas nécessaire, et que même on en parle fort contemptiblement en la vie spirituelle, ne l’outrepassent pas ; mais plutôt n’y parviennent jamais. Parce qu’ils n’y emploient pas le travail, l’abstraction, la mortification, le recueillement, la méditation, et semblables efforts, nécessaires pour l’acquérir : demeurant toujours en la terre de pure nature extérieure, qui ne sait que c’est de la vraie réalité, qui se trouve en la vie spirituelle, sinon par intelligence et spéculation. Car au chemin de Dieu, il faut premièrement acquérir les choses ; et puis par excès et outrepassement les négliger, et laisser en arrière ; pour en telle sorte venir à choses meilleures.
Et pourtant il en va de même au regard des discours et intelligences naturelles, comme est dit de la dévotion sensible. C’est à savoir qu’on doit premièrement mettre toute peine de se remplir d’icelles ; et ne laisser rien à ruminer, entendre, et examiner des œuvres, merveilles, effets et mystères divins ; afin de se pouvoir aider, et toujours promouvoir sa bonne volonté au service et amour de Dieu ; tant qu’en fin cela (135) parvienne à prendre aussi sa fin, et qu’il le faille outrepasser.
Qui est lors que la bonne volonté croît tellement qu’elle se sent d’ordinaire dorénavant bien peu avancée par semblables discours et raisons intelligibles ; pouvant selon elle-même demeurer coi et paisible auprès de soi, sans la réitération si fréquente de tels discours ou raisons mouvantes : mais aussi faire de son côté plusieurs actes, efforts, et bons devoirs, à cause de la prévention de la touche efficace, qu’elle reçoit de Dieu ; en tant que faisant sa demeure au centre plus intime de son pourpris107 ; et d’une lumière plus simple, qui rayonne du côté de l’esprit comme se dira plus amplement.
C’est le même en cet endroit comme aux négoces de nos bonnes œuvres avec les hérétiques de ce temps : lesquels interprétant mal (avec leur ordinaire intelligence erronée) ces paroles de notre Seigneur, Luc 17108 : Cum feceritis omnia quae praecepta sunt vobis, dicite, quia servi inutiles sumus. Lors que vous aurez fait tout ce qui vous est demandé, dites : « Nous ne sommes que serviteurs inutiles » ; tirez d’icelles cette conclusion pernicieuse (136) que puisque nos œuvres ne sont rien, et nous laissent toujours serviteurs inutiles, il n’est donc pas besoin de les faire ; et ainsi ils les méprisent, en ne les faisant pas : là où que néanmoins notre Seigneur montre clairement qu’il les faut faire, disant : Cum feceritis omnia, etc. Lorsque vous aurez tout accompli, etc., voulant que nous les ayons premièrement fait ; avant que de les condamner, ou d’en faire peu d’état. Ainsi se trouvent quelques esprits mal dressés en cette vie spirituelle ; qui veulent mépriser, et ne tenir compte de la dévotion sensible, des méditations et des discours, ou intelligences, comme aussi de la façon opérative ; avant les avoir acquises, et s’en être premièrement remplis : et pource sont en erreur, et entendent mal les choses de cette vie intérieure, tombant en silence et oisiveté dommageable.
Ensuite de quoi, il ne faut pas donc dire : Que puisqu’on n’arrive point à Dieu par les intelligences, ou opérations de ses puissances, mais par le délaissement, la renonciation, et anéantissement de tout, en se rendant libre, vide, et désoccupé ; que donc on fait mal et trop, de chercher Dieu par l’effort de ses puissances. Car c’est d’une telle doctrine mal entendue, qu’est procédée la fausse et inutile oisiveté, le silence, et cessation de tout opérer. Mais il faut dire, que chaque chose a son temps ; qu’il y a temps d’user de cette liberté en bien et selon Dieu, et temps de la quitter et perdre ; selon que Dieu nous conduit de degré en degré plus avant ; et non (137) pas selon que nous-mêmes jugerons. C’est pourquoi il importe et aide extrêmement, d’en être auparavant bien informé ; afin qu’on se tienne prêt et disposé à cette réalité, quand elle viendra.
C’est un principe et une vérité fondamentale, que tout degré substantiel prenant son commencement de quelque bassesse, parvient aussi à quelque sommet conforme et proportionné à sa portée et capacité ; et que c’est durant cette bassesse que se mettent les fondements de la hauteur, qui suivra selon un tel degré.
C’est pourquoi ayant déjà mis le premier fondement du chemin spirituel vers Dieu, à savoir la bonne volonté, en tant que travaillante à se dépêtrer de soi-même, et de la corruption qui lui est adhérente, et de tout amour-propre (138) pour chercher, désirer, et trouver Dieu par amour et connaissance, il reste maintenant de voir à quels hauteur et sommet peut parvenir un tel commencement, appartenant à l’état ou degré, selon lequel nous avons considéré l’homme de bonne volonté ; comme encore libre de pouvoir user de ses puissances naturelles, moyennant toujours la grâce divine ; laquelle s’accommodant à notre portée et à nos exercices, nous prévient, nous aide et bénit nos efforts ; les conduisant à quelque sommet conforme aux fondements et principes actifs du degré auquel nous sommes constitués.
Celui donc qui se comporte bien selon ce présent degré, tout ainsi qu’il a commencé par l’étincelle d’une bonne volonté et d’un vrai désir et sincère affection vers Dieu ; et puis peu à peu s’est aidé, excité, et accru par le secours de la grâce, et l’usage de ses puissances naturelles ; se proposant Dieu seul pour sa fin, au rebut et en négation de toute autre chose, et signamment de ses intérêts, et commodités propres, et de tout amour désordonné de soi-même, et des créatures ; sans plus donner accès, ni aucune liberté aux pensées impertinentes : de même aussi peut-il venir à un sommet proportionné aux dispositions qui aura acquises pendant ce travail. (139)
Ce sommet donc aura pour son premier effet l’efficace de faire sentir à l’âme le bonheur de sa vocation, et trouver contentement en icelle, et satisfaction plénière au service de Dieu ; et qu’elle sera prête et prompte à tout ce qui est de son devoir, sans rien négliger. Car comme Dieu n’est pas contraire à soi-même, tout ainsi que ça a été lui, qui par sa grâce a appelé l’âme à une telle vie ; ainsi est-il certain, que la trouvant bien conditionnée et ordonnée, la première chose qu’il opère plus avant en elle, c’est de faire que tout lui soit facile et rien de pesant ou ennuyeux en telle vocation.
De faire aussi qu’elle ait en estime, et fasse cas de tout ce qui est en icelle bien ordonné (sans mépriser chose aucune, quoique petite, humble et abjecte) comme ce qui est saintement institué à bonne fin, et non sans raison : captivant simplement et pleinement sa propre sagesse ; pour approuver et juger toutes ces observances, comme bien et adroitement établies ; et induisant sa volonté à les embrasser, comme étant toutes fort agréables à Dieu.
Dont aussi on peut dire que la belle convenance interne, qu’une âme dévote sent en son exercice intérieur, avec les choses (140) qui sont de l’appartenance de l’état, auquel Dieu l’a appelée, est déjà un témoignage désirable au bon esprit qui vit en elle.
Et au contraire, que ces âmes-là sont désordonnées et dépourvues de discrétion, lesquelles négligeant ce qui est de leur devoir, et ne prenant garde aux obligations que leur prescrit leur vocation, veulent voler sans ailes et aspirer aux choses sublimes ; s’ingérant de primesaut dans ces exercices internes de la contemplation, ou d’amour et union divine, sans considérer que l’homme étant composé de corps et d’âme ; et iceluy corps étant l’organe et l’instrument de l’âme, avec laquelle il doit un jour être glorifié ; il faut aussi qu’il soit réformé et renouvelé en bonnes et louables mœurs ; afin que (comme dit saint Léon, sermon 4 de Quadragésime) la chair et l’esprit étant nettoyés de toute souillure ; et la lutte et répugnance qui est entre l’un et l’autre étant châtiée, l’esprit, qui pour être constitué sous le gouvernement de Dieu, doit être le recteur du corps, obtienne la dignité de sa domination ; et qu’ainsi la chair étant rendue sujette à l’esprit, et le corps assorti de mœurs pareilles à la volonté et sainteté de l’âme (ce qui se fait par les observances d’une vie bien réglée) l’esprit de Dieu y puisse faire sa demeure, et ses opérations divines par ordre et mesure, selon sa sapience et coutume. (141)
Le second effet de ce premier sommet sera que l’âme se trouvera détachée de toute affection volontaire aux créatures ; que l’oraison, la solitude, la mortification, les croix, et le mépris de soi-même, tout exercice de vertu lui sera fait léger et agréable ; rien ne pouvant plus empêcher sa résolution totale d’adhérer à Dieu, et le suivre partout, en tel état ou disposition qu’il voudra lui faire sentir ; puisque déjà elle s’est entièrement dédiée et consacrée à son divin amour ; et même en aucuns ce degré parvient jusqu’à des belles et excellentes illustrations, et hautes connaissances sur les grandeurs et perfections divines : la portion supérieure pouvant être ici éclairée de Dieu, confortée, et remise en opération selon sa portée et capacité, et à proportion de ce présent degré, qui est encore de propre être et façon naturelle.
Mais aussi (parlant régulièrement et excluant tout privilège ou grâce particulière) c’est ici le plus haut sommet auquel on peut parvenir, tandis qu’on est encore en son être naturel, en sa propre liberté d’opérer et d’user de son effort propre, avec la grâce ordinaire : car comme le (142) premier qui reste et suit après ceci, est la manifestation de l’unité de l’esprit divin, par-dessus notre entendement ; une telle sommité est tellement autre, et plus excellente que celle dont nous traitons ; qu’elle requiert aussi un autre fond et une plus singulière préparation ; et des autres principes que ce sommet n’a eus : comme nous dirons au chapitre suivant.
À ce premier degré doivent être remis tous ceux qui ne voulant pas entendre qu’il y a autre moyen de se comporter en son avancement, que par raisons, causes et motifs préalables proposés par l’entendement ; remplissent leurs livres seulement de discours et matières servant à la méditation et contemplation : sans comprendre ni enseigner (comme se fera des degrés suivants) quelle sorte de mutation et renversement se doit faire en l’âme de tout son état naturel et humain ; si jamais elle veut parvenir à la perfection de l’amour divin.
Non que les méditations, intelligences, et tout effort humain, ne soient choses bonnes, louables et nécessaires ; (pourvu qu’on discerne le temps et qu’on sache à quel degré d’avancement elles appartiennent ; et qu’on leur donne la place et le rang [143] qui leur est dû dans l’ordre des états divers de la vie intérieure), mais comme notre entendement avec toute sa force naturelle, encore qu’aidé de la grâce ordinaire, ne peut aucunement parvenir à la connaissance et compréhension condigne des grandeurs de Dieu ; il doit quant est de son côté, et par la voie de son propre effort, céder à son droit d’entendre, et se tenir passivement, pour laisser le régime à la volonté : laquelle n’ayant besoin que de foi, laisse derrière toute intelligence, et demeure finalement le soutien fondamental de tout le reste qui se fera.
Car jaçoit que Dieu en tant qu’objet de notre amour et connaissance soit (comme nous avons dit ci-dessus) le but final de tout ; et que cela soit une opération de la simple intelligence relevée déiformément, après tout le travail dispositif, et la mélioration du fond de la volonté ; si est-ce que la contemplation étant fille d’amour, c’est la volonté aimante, qui précède la contemplation, et dans laquelle Dieu doit premièrement beaucoup opérer ; pour la purger et orner selon l’ordre qu’il insinue disant : Beati mundo corde, quoniam ipsi Deum videbunt. Mathieu 5109. Bienheureux les nets de cœur, car ils verront Dieu. En un mot quasi la plupart du monde, et tout le commun de ceux qui s’adonnent à la piété et dévotion, appartient à ce degré, n’y ayant que bien peu des mystiques qui passent plus avant. (144)
L’une des raisons principales pourquoi tant de bonnes âmes n’avancent pas, ni même ne poursuivent le chemin de perfection, provient de cette source : c’est à savoir que, comme tout ce qui suit est fondé sur quelque privation, précédée d’accidents internes petits et contemptibles, comme choses de nulle apparence ; peu de gens se trouvent, qui veuillent comprendre les secrets qui sont contenus là-dessous ; chacun se persuadant qu’alors seulement il va en avant ; quand avec ses actes et efforts héroïques il peut mettre en pratique ses désirs et sa tendance vers Dieu.
Et pource, quand Dieu y veut mettre la main, pour les conduire aux états ultérieurs ; comme ainsi soit, que cela se fait en leur ôtant premièrement tout ce qu’ils avaient auparavant de beau et d’agréable, et surtout leurs belles intelligences et discours ; et puis en les réduisant à des dispositions simples, arides, obscures, fâcheuses et mal agréables ; ou bien à des sentiments tristes, désseulés, et désolés selon le fond et la portion inférieure ; les privant de toute la vigueur et efficacité de l’esprit ; iceux ne connaissant autre avancement, que par leur propre effort (145) généreux, et par intelligences préalables, ne font pas grand état de tels étranges effets divins en eux, ou en ceux qu’ils gouvernent ; mais plutôt les rejettent, fuient, et abhorrent comme humeurs mélancoliques ; comme tentations ou choses impertinentes, qui n’ont pas de rapport à l’avancement interne ; s’appliquant lors aux choses externes, et à des consolations humaines ; comme désespérants et se réputants inhabiles aux choses de l’occupation intérieure avec Dieu ; suffoquants ainsi tant en eux qu’ès autres, le rayon du gouvernement divin : lequel commencerait volontiers chose de plus grande valeur, que n’est leur propre opération, encore qu’aidée de la grâce divine ordinaire, s’ils se voulaient rendre dociles.
Il arrive en ce fait ici, touchant le premier avènement spirituel de Dieu en notre âme, chose semblable à ce qui arriva à notre Seigneur venant en ce monde ; lequel après avoir été attendu, désiré, et annoncé par tant de centaines, voire de milliers d’années, de son peuple judaïque, qui se glorifiait de la science de la Loi et des Prophètes : venant néanmoins, et se présentant en propre personne, n’a pas été connu d’eux, ni reçu, ni honoré comme il méritait ; mais méprisé et négligé : et ce d’autant qu’ils ne l’attendaient nullement en tel forme et équipage, comme il est venu, si pauvre et contemptible ; ni aussi en un temps, lieu, et occasion tant inopinée et à la cachette.
Cum medium silentium teneret omnia, etc. Sg. 18110 : Quand le silence et repos contenait toutes choses, et que la nuit était en son cours au milieu du chemin, la parole toute-puissante, c’est-à-dire le verbe divin, sortant du ciel vint des sièges royaux, etc. S’imaginant tout à rebours de le voir un jour venir à la vue de tout le monde comme un roi magnifique plein de pouvoir et de triomphe, plus que ne fut jamais un Moïse, un David, un Salomon ; et qu’il devait régner d’un bout du monde à l’autre, et vivre au milieu (147) d’eux en grandissime pompe et magnificence royale. Dont aussi il ne fut pas au jour de sa venue révélé à semblables enflés de science, laquelle faisait qu’ils l’attendaient en cette forme : mais bien aux plus simples et idiots, desquels il fut reçu et caressé amoureusement.
De même trouvons-nous qu’il arrive en l’avènement spirituel, au regard de ceux, qui enflés de science humaine, s’imaginent de tout savoir. Car cependant qu’ils se persuadent entièrement, et l’enseignent aussi, que c’est par hautes et sublimes intelligences ou contemplations des choses divines, que Dieu célèbre sa venue ; et que lui à l’opposite ne vient que par l’exclusion et négation de toute science humaine et de toute sublimité ; et par une façon contraire à leur expectation : préparant son trône en l’âme par opérations et effets bien simples et contemptibles ; il arrive que voulant venir chez eux, ils ne le reconnaissent pas pour celui qu’il est, et pource le rejettent et n’en tiennent compte ; attendant un autre avènement imaginaire, qui ne s’accomplira jamais.
C’est ainsi, certes, que Dieu confond et détruit la sagesse humaine, et réprouve la prudence des plus entendus et avisés en leur propre estimation ; réputant folie toute la sapience de ce monde, et choisissant les choses petites, faibles, et contemptibles afin de confondre les plus grandes. Et pource que (comme l’Apôtre nous l’enseigne I Cor. 1111) d’autant que les hommes n’avaient pas en sagesse divine connue Dieu par sapience (148) ; pour cela il avait plu à Dieu de sauver les croyants et fidèles par la folie de la prédication. Ainsi pouvons-nous dire à notre propos, qu’à raison que les doctes en la seule lecture et intelligence subtile des écritures ne connaissent pas par leur sapience propre, les merveilles que Dieu fait ès âmes dévotes ; Dieu prend plaisir de les révéler par la forte sagesse des plus simples qui cherchent et aiment Dieu en vérité, et ainsi se rendent capables des secrets divins.
Cependant soit donc sérieusement noté pour fin de ce chapitre, comme chose vraiment admirable, la contrariété que voilà découverte en la façon de parler et de donner règles. Car ès chapitres précédents, considéré qu’en ces premiers degrés la diligence de l’âme en ses efforts est totalement accessoire pour avancer ; et qu’elle n’a non plus qu’elle ne travaille fidèlement ; qu’il n’y avait aussi rien plus à craindre pour lors, que si en interrompant trop tôt son effort héroïque, elle se fut laissée tomber en quelque refroidissement de son bon désir vers Dieu, sous prétexte de quelque silence, ou bien de quelque crainte que son opérer n’eût empêché celui de Dieu ; mais (149) d’ici en avant, qu’il est question de parler, comme l’âme marchera et viendra plus outre : voici déjà tout le contraire. C’est à savoir, qu’il faut qu’elle prenne tellement garde à l’opération de Dieu en elle, plus qu’à la sienne ; que le plus grand empêchement sera, si elle vient si fort s’appuyer sur ce qu’elle peut faire, qu’elle ne veuille considérer l’arrêt de l’Apôtre affirmant : « Qu’il ne dépend pas de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui a pitié et donne secours, que l’on parvient à l’accomplissement de son désir. » Non est volentis neque currentis sed miserentis est Dei. Rom. 9112. (150)
Jaçoit qu’en cette addition je ne traite pas singulièrement de ces premiers points, qui sont totalement requis en l’âme, pour fondement de tout son édifice spirituel ; comme sont l’humble sentiment de soi-même, la mortification, le seul désir de l’amour divin en tout, et semblables ; parce qu’étant mis en la première partie des Secrets sentiers, c’est une fois pour tout les avoir là tellement dits, qu’ils soient toujours, et à toute occasion présupposés comme éléments premiers, et pièces fondamentales, sur lesquelles on doit être totalement et nécessairement appuyé, enraciné et comme (151) connaturalisé. Si est-ce néanmoins que je ne puis ici omettre de faire mention particulière d’une chose fort sérieusement à noter. C’est à savoir, que quant à tout ce qui doit arriver à l’âme d’ici en avant, plus outre que ce que nous venons de dire ; ce sont choses tellement dépendantes de la volonté divine, pour les donner ou non, que l’âme doit être extrêmement bien fondée en ses intentions, et en la façon de se comporter en y aspirant ou prétendant.
Dieu nous a bien créé par sa bonté pour nous faire participants de sa gloire et félicité, et veut aussi nous faire en cette vie par les opérations de sa grâce, et les effets de sa volonté, des petites images de sa bonté et perfection ; nous ayant pour cela enseigné de le prier tous les jours, « Que son nom soit sanctifié ; que son royaume nous advienne ; et sa volonté soit faite en nous. » Trois pièces extrêmement de profonde intelligence, et comprenant en leur substance tout ce que nous pourrions dire de la vie mystique et intérieure.
Si que de là nul ne peut douter que ne puissions, voire dussions désirer d’y parvenir, et tâcher de nous rendre idoines à ce que Dieu le puisse opérer en nous par sa grâce, et autres effets de sa volonté ; puisqu’il veut que cela même soit la matière de nos désirs, et l’objet de nos prières journalières. Si est-ce néanmoins que notre amour propre est si pernicieux qu’il fait en tout et partout ressentir ses mauvais effets mêmes ès choses les plus saintes et divines (152). Et pource encore bien que quand nous déchiffrons en toute fidélité tous ces degrés, et autres choses qui se passent pendant le cours du voyage intérieur vers Dieu : nous n’entendions nullement fomenter l’amour-propre, puisque tout degré d’amour divin tend à la ruine d’icelui ; il se peut toutefois faire que tant plus nous le pensons exterminer, pour mettre en son lieu le divin, tant plus on prendra occasions de le fomenter et nourrir.
Quiconque donc entrant en ces chemins n’est pas garni d’une intention vraiment droite, sincère, et bien ordonnée, de ne vouloir en tout et partout que simplement complaire à Dieu, chercher la gloire d’iceluy, et non pas sa propre louange, estimation, ou autre semblable commodité, avec protestation de volonté résolue ; qu’encore même que Dieu ne lui donnerait jamais nulle grâce particulière, don sensible, ni communication aucune de sa bonté ; si voudrait-il néanmoins le servir, et lui complaire uniquement en la poursuite de ce chemin qu’il a encommencé, pour le pouvoir un jour parfaitement aimer et chérir par-dessus tout ; (153) que jamais il ne pourra parvenir à chose aucune de tout ce que d’ici en avant nous irons déduire.
Car on y parvient, non pas en le procurant et désirant, ou préconcevant directement, ou comme si de vive force de courage et d’effort héroïque on le voulait emporter ; mais par soumission humble, et bien abandonnée à la bonté divine : laissant au bon plaisir d’icelle de le donner ou non, tôt ou tard ; en tel temps, lieu et manière qui lui sera plus agréable, et pas autrement. Si avant qu’au progrès, le même désir trop grand, anxieux, impétueux, et plein de soin inquiète d’y parvenir est nuisible, et donc empêchement.
En sorte que celui-là qui penserait faire et pâtir ceci ou cela seulement pour chercher, ou arriver à tel ou tel degré, serait déjà contraire à la vraie façon d’y pouvoir parvenir ; et ce serait plutôt un acte et effet d’amour-propre, et de cherchement de soi-même, que non pas de pur amour divin. Combien plus ! Si tout cela même se faisait pour être estimé, loué, et tenu pour spirituel, dévôt et grand saint. Non sine praemio diligitur Deus (dit saint Bernard) et si absque praemij intuitu diligendus sit, etc. Verus amor seipso contentus est, habet praemium, sedit quod amatur. Ce n’est pas sans grande récompense qu’on aime Dieu ; et néanmoins c’est sans égard à la récompense, qu’il le faut aimer, etc. Le vrai amour est content de soi-même : il a son guerdon113, mais c’est la chose même que l’on aime et chérit. Et notre Seigneur disait, Mat. 6114. Quaerite primum regnum Dei, etc. Cherchez premièrement le royaume de Dieu, (154) et sa justice ; et tout le reste vous sera donné par surcroît, et de surabondance. » Ainsi (dis-je) que nous devons tellement nous mettre en ces chemins, que ce soit purement et sincèrement pour complaire à Dieu, subordonnant tous nos désirs à la volonté divine : et alors c’est Dieu qui le fait, quand et comment il lui plaît.
Nous décrivons donc tout ceci, non pas pour le mettre comme fin et but direct du désir de l’âme, duquel elle soit portée à parvenir à ces degrés ou états : mais parce que cherchant Dieu, et son amour purement, faisant et pâtissant tout pour son seul respect, ce sera cette droite et légitime intention qui fera que l’âme trouvera ces choses, sans les avoir conçues par avant, ni désiré directement. Car l’âme aimante Dieu, en vérité selon son petit pouvoir, pour lui-même seulement, pour sa seule bonté, qui le rend souverainement aimable, parvient à tous les degrés suivants ; encore que quand est d’elle-même, elle n’ait pas égard, ni attente directe de parvenir à telles choses. Merveilles à la vérité, de dire, que tant moins nous aspirerons directement, ou formerons en notre pensée ces choses par manière d’objet et de but, pourvu que nous cherchions vraiment Dieu pour l’aimer et glorifier (et non pour ses grâces et faveurs) tant plus droit nous y parviendrons. Comme en nous aimant nous-mêmes désordonnément, nous avons perdu et Dieu et nous-mêmes ; ainsi cherchant et aimant purement Dieu, nous retrouvons Dieu, et nous-mêmes en Dieu. (155)
De là se voit, que l’intention pure et droite, le désir de plaire à Dieu seulement, d’accomplir sa volonté, de l’aimer sans intérêt propre, de chercher sa gloire, son honneur, et son contentement, et non pas le nôtre, est la vraie et fondamentale disposition de tout l’établissement, progrès et succès de la vie spirituelle ; de laquelle nul ne peut être autrement capable.
Pour cela néanmoins il ne faut pas maintenant insérer, ni conclure, comme font aucuns, que donc on ne doit et ne peut renseigner ces choses qui sont ainsi particulières et extraordinaires entre Dieu et nos âmes ; disant qu’il y a deux sortes d’oraisons mentales : l’une commune et aisée ; l’autre très particulière et extraordinaire, et privilégiée, en laquelle on reçoit plutôt que de faire. Que la première se peut aucunement enseigner par paroles : mais que nous n’en pouvons faire autant de la seconde. D’autant qu’elle ne se peut entendre (disent-ils) par paroles puis que nul ne la sait sinon celui qui la reçoit nemo scit nisi qui accipit, Apoc. 2115. Que c’est (156) une manne cachée, laquelle on ne connaît pas, sans l’avoir. Car plusieurs défauts et manquements sont contenus en telle façon de parler116.
Premièrement pour ce que Dieu opère diversement ; non seulement en une âme au regard d’une autre : mais encore en une âme comparée à elle-même. Opérant tantôt les dispositions, et puis une autre fois les fruitions : ores selon la portion inférieure, prévenant l’âme de touche amoureuse ; et puis en autre temps selon la portion supérieure, infondant117 son esprit divin pour sommet et fin de tout mouvement préparatif ; et semblablement causant ce jourd’hui en nous des effets fâcheux, durs, et peu agréables, et demain d’autres de paix, d’amour, et de contentement. Et partant il est bien convenable de manifester cette diversité de conseils divins, soit pour connaître et magnifier Dieu en ses œuvres, soit pour en découvrir aux âmes les secrets et la différence.
Secondement pour ce que Dieu opère tellement en nous, que c’est néanmoins avec nous ; y requérant notre consentement et coopération. Partant puis que nous y devons entrevenir, ce sera au moins de ce côté-là, et pour le regard de notre coopération, que nous pourrons facilement trouver occasion de donner à l’âme des documents et avis ; attendu que les opérations de Dieu en elle peuvent être si différentes ; et que c’est chose certaine que nous pouvons beaucoup, ou nuire, ou aider aux progrès (157) de notre coopération à icelles ; faisant trop ou moins qu’il ne convient.
Mais de plus, encore qu’il serait ainsi, que quand Dieu opère en nous, nous serions seulement recevants et pâtissants ; comme cela néanmoins ne peut pas toujours persévérer en être ; mais qu’il est nécessaire que l’âme retourne encore à soi, et selon son simple état, sans telle opération actuelle de Dieu : n’y aura-t-il rien de quoi la pouvoir avertir qu’elle devra faire et laisser après une telle grâce actuelle, et tandis que dureront encore les vestiges d’icelle ? Ne la devra-t-on pas informer, comme elle pourrait faillir en adhérant à icelle grâce, et la voulant trop propriétairement retenir, lorsque Dieu la retire, et en dénue l’âme ? La laissera-t-on en ignorance de ce qu’elle devra faire, pour se rendre idoine, et proportionnée à ce qui est futur ; afin qu’elle ne se tienne si dissemblable par ses propres efforts, que Dieu voulant retourner elle selon une autre grâce, elle vienne à l’empêcher, obscurcir, et ne l’apercevoir ?
Ce n’est pas donc parler sagement de dire que ces choses mystiques ne se peuvent, et ne se doivent enseigner par paroles118 ; et jamais on ne pourrait mieux manifester son ignorance en telle matière, ni montrer davantage qu’on n’entend donc pas ce qui se fait avec Dieu dans l’intérieur des bonnes âmes, que de parler ainsi ; et tirer le dire des saints Docteurs à un tel sens et intelligence.
Si Dieu n’opérait en nous que l’impression de ses grâces particulières, et extraordinaires (158) ; et qu’il n’opérât pas aussi (comme il fait) les dispositions préalablement nécessaires en nous, avant cette infusion : alors y aurait-il quelque apparence de vérité ; puisque telles infusions se font par manière de grâces abondantes et vigoureuses, comme informantes et enombrageantes [sic] toute l’âme ; et conséquemment la tirantes efficacement à ce que Dieu veut.
Mais d’autant qu’il y a encore les principaux secrets de ce chemin, qui se tiennent du côté des dispositions et appareils ; selon lesquelles Dieu vient ensuite changer, renverser et dissoudre l’âme de son état, et de son opérer naturel, humain et libre ; pour la rendre sa captive, et esclave, et son instrument sans résistance ; c’est de là qu’on peut clairement voir l’absurdité d’une telle doctrine ; laquelle partant ne sert à rien plus qu’à retirer les âmes désireuses d’aimer Dieu parfaitement du vrai chemin, et moyen d’y arriver ; les empêchantes d’apprendre mille petits secrets nécessaires ; pour bien savoir suivre Dieu en ses opérations, et les effets de sa volonté divine en nous. (159)
C’est merveille d’ouïr et de voir, comme un chacun parle et écrit selon son sens et sa propre capacité ; et combien facilement nous jugeons mal de ce que nous n’entendons pas. Il n’y a rien de plus nécessaire en cet endroit, que de captiver son entendement, pour ouïr paisiblement ce qu’on n’entend pas ; et croire que ce qu’on ne peut comprendre se peut faire d’une façon tout autre, que celle que nous savons concevoir par notre intelligence spéculative, sans expérience.
Ces choses que nous traitons sont les réalités et expériences de ce que notre foi nous dit ; et pource tiennent aucunement la même nature et condition que les vérités mêmes de la foi. C’est à savoir : que si on ne les croit premièrement, on n’y arrivera jamais et conséquemment on ne les entendra pas. Car ce sont opérations de Dieu en nous ; lesquelles doivent précéder en leur expérience et réalité, avant qu’en puissions former la vraie et légitime espèce de connaissance : et l’intelligence est ici postérieure à l’expérience, comme l’expérience est postérieure à la croyance.
Pour cela néanmoins ne s’ensuit-il pas que c’est en vain qu’on en traite. Parce que la réalité se passant obscurément et à petits (160) degrés, c’est une grande consolation à l’âme commençante et profitante, de trouver si clairement exprimé ce que l’expérience lui donne si secrètement.
Ayant aperçu qu’on ne comprend pas si bien et si pleinement qu’il conviendrait ce que j’ai dit au livre des Secrets sentiers, parlant de la variété des privations alternatives ; quand j’ai montré qu’elles étaient toujours les préparatifs et dispositions pour plus grandes grâces, et pour aller en avant en ce chemin ; où j’ai aussi dit que cela était une vérité, de laquelle dépendait beaucoup l’avancement de l’âme. Je désire maintenant expliquer la chose encore plus clairement, et la pénétrer jusqu’au fond, selon la première vérité de toute cette affaire : en vertu desquelles on pourra juger de tout le reste. (161).
Il faut donc premièrement se souvenir et bien entendre que deux choses se passent en nous durant le voyage que nous faisons à Dieu : lesquelles bien considérées, sont les clés qui nous ouvrent la porte à l’intelligence de ce que nous avons dit jusqu’ici, et que dirons encore ci-après.
L’une est, que nous employons d’une part tout notre effort, notre diligence et travail en nos exercices intérieurs, en coopérant avec la grâce divine, laquelle nous prévient et nous aide, et conforte conformément à iceux, jusqu’à nous conduire à quelque sommet opératif, ou fruitif, selon cette façon de nous prévenir et aider actuellement d’une manière opérante, comme nous avons dit au chapitre 3.
L’autre, que Dieu fait en nous chose toute contraire à nos exercices, conceptions, attentes, ou désirs : en ce que tandis que nous tâchons de le chercher, désirer, aimer et servir, il nous fait expérimenter des effets éloignés et peu agréables, et des dispositions étranges : tellement qu’encore qu’une âme apporte en ces exercices toute la fidélité possible ; si ne peut-elle néanmoins empêcher qu’elle ne se trouve souvent sans force et en privation, aridité, indévotion, passiveté, ténèbres, et semblables. (162)
Lesquelles choses quoiqu’elles nous semblent procéder d’une telle ou telle cause, et raison que nous pensons, sont néanmoins effets de la volonté divine en nous : comme accidents, qui nous surviennent pendant que nous n’avons rien plus à cœur que de pouvoir complaire à Dieu. (Je parle toujours des âmes sincères et aimantes et non des négligentes et infidèles).
De sorte que ce n’est pas un petit secret que d’apprendre à bien ménager et accorder ensemble ces deux choses tant différentes ; lesquelles néanmoins toute âme dévote trouve en soi si ordinairement ; c’est à savoir sa propre diligence, ou son fidèle effort d’une part ; et d’autre part les choses contraires que Dieu permet arriver ce temps pendant. Car c’est la vicissitude de ces deux choses, qui nous conduit à des plus grandes ; si seulement nous pouvons comprendre ce que c’est de l’une et de l’autre ; et à quoi chacune termine et parvient.
Selon le cours de la première, nous nous étendons vers Dieu, comme vers notre fin et but : mais selon le secret de la seconde, Dieu nous conduit à notre déçu119, et sans qu’y pensions, nous fait choir en lui, comme première origine de tout notre être et opérer, qui est une façon de trouver Dieu toute contraire à la prudence et raison humaine : puisque c’est en perdant qu’on y arrive ;
À la première se rapporte les règles de bien et fidèlement se comporter en ses exercices, sans interruption de sa diligence ; mais à la seconde appartiennent les règles de la résignation à la volonté (163) divine. Tellement que ces deux choses étant les deux principes de tout ce qui arrive en la vie intérieure ; c’est aussi vers icelles que nous devons contourner toute notre attention, si jamais nous voulons entendre ce qui se traite de la vie mystique.
Encore donc que notre opérer propre soit aidé de la grâce ordinaire, et qu’il soit tant nécessaire en ce commencement ; il faut néanmoins qu’il termine à être accoisé120 et à se taire. Non pas pour faire demeurer l’âme en un silence oiseux, et comme sans opération quelconque (comme aucuns se forgent eux-mêmes), mais parce que Dieu premier opérant, fait autre chose en nous ; et commence d’y causer certains effets du tout autre que ce qu’avions par avant conçu et attendu.
Lesquels effets, quoi que minces, et de petite apparence pour ces premiers commencements, viendront néanmoins tellement à croître, que surmontant et gagnant le dessus, ils deviendront premiers et principaux : c’est à savoir les plus palpables, et plus efficaces ; si que nous en notre opération seront seulement secondaires et subalternes, ne faisant que suivre l’impulsion de la prévention et agitation divine.
Qui spiritu Dei aguntur (164) hii sunt filii Dei. Rom. 8121. Ceux qui sont agis ou menés de l’esprit de Dieu, sont enfants de Dieu, dit l’apôtre (Rom. 8). Mais comme tels effets de Dieu premier opérant, ne viennent que peu à peu ; ainsi un tel silence et cessation de notre opérer propre, doit venir peu à peu et non pas être pris ou formé de nous-mêmes tout à la fois : en sorte que l’âme opère tellement de son propre effort, et continue en iceluy ; que néanmoins elle apprenne à faire plus d’état de l’opérer de Dieu en elle que du sien propre.
Or l’opérer de Dieu consiste, non pas en ce qu’il nous fasse toujours activement opérant, par touche prévenante, soit d’affectueuse inclination, soit d’ouverture d’intelligence : mais aussi en ce qu’il cause souvent quelque effet en nous tout contraire ; soit de sentiment fâcheux et étrange en l’infériorité, soit de diminution de quelque éminence, ou bel état qui aura précédé ; soit de réduction aux portions inférieures, soit d’obscurcissement d’intelligence, ou semblables. Car toutes ces choses sont aussi effets et opérations de Dieu en nous. (165)
Secondement il faut bien entendre qu’on ne saurait assez inculquer aux âmes sincères et aimantes (les négligentes et peu fidèles toujours laissées en arrière) comme aussi à ceux qui les gouvernent : que ces effets fâcheux ou peu agréables à la nature (qui nous arrivent selon notre disposition interne pendant nos exercices opératifs) bien que menus, simples et de petite apparence, sont néanmoins opération de Dieu, et effets immédiats de sa volonté en nous. Et pource sont dons et grâces singulières.
D’autant que c’est par un tel moyen que Dieu nous veut entièrement changer, renverser, et méliorer non seulement notre opération, mais encore notre état fondamental ; et ainsi nous dépouiller de notre vieil homme. Et mettre l’état fondamental de sa grâce pure, pour principe de toute notre opération d’ici en avant.
Car en ce que Dieu cause ainsi en nous choses contre notre volonté, ou par-delà toute notre attente et prévoyance ; et que de notre côté pensant perdre, et reculer en arrière nous y consentons néanmoins, et nous laissons conduire : c’est ainsi, et par là que notre volonté devient non volonté en tant que nôtre, pour suivre celle (166) de Dieu ; et que notre entendement devient fol en sa prudence, pour se commettre en ignorance à un meilleur ; et que poursuivant de cette sorte à nous laisser, nous tomberons passivement en l’ordre stable et fixe de son gouvernement divin ; nous attachant selon notre fond et état fondamental au rayon de sa grâce opérante ; laquelle nous précédant par sa prévention, nous apprend à la suivre en toutes ses volontés secrètes.
De manière que de là en avant, nous dépendrons totalement de ce que Dieu fera de nous, et selon qu’il changera notre état et disposition fondamentale, pour être principe d’une opération meilleure, et plus déiforme ; et qu’ainsi nous rendant volontairement ses esclaves et captifs, il nous tournera la part qu’il lui plaira, et nous aurons seulement à le suivre ; non pas en demeurant oiseux, mais que tout notre opérer dépendra du changement, que Dieu aura premièrement fait en notre état fondamental, comme il arrivera ci-après, et signamment depuis l’état de la privation totale.
On ne saurait dire dire, inculquer assez, que la chose va ainsi. Car c’est cela même, que plusieurs ne veulent, ou ne peuvent pas bien comprendre ; ne se sachant persuader que choses si petites, et de si peu d’apparence soit effets et opérations de la volonté divine en eux ; plutôt les imputent-ils à eux-mêmes, ou à telle et telle occasion : n’entendant pas bien, que le royaume de (167) Dieu est semblable (dit notre Seigneur) Matt. 13, Marc 4, au grain de moutarde : lequel prenant son commencement de choses de petite apparence, nous fait néanmoins parvenir à choses grandes si seulement nous nous osons commettre à l’abandon total de la suite de sa disposition divine.
Ni plus ni moins que le susdit grain, lequel étant semé en terre, est le plus petit de toutes les semences ; mais après être semé et abandonné à l’humeur de la terre, et aux influences des astres et des éléments, il devient plus grand que toute autre herbe, se mue en arbre, et fait grands rameaux. Et partant c’est bien le meilleur d’apprendre en toute occasion semblable la dépendance immédiate de la volonté divine ; prenant toutes ces occurrences comme effet d’icelles ; que non pas se troublant en rechercher infructueusement la cause.
Et non seulement on doit prendre tels effets pour opérations de Dieu en nous, mais aussi pour grâces et dons singuliers, selon que j’ai déjà préavisé. Car comme il n’y a chose plus excellente, que de faire la volonté de Dieu et non pas la nôtre, aussi n’y a-t-il chose plus à désirer, que de pouvoir perdre notre liberté, et être réduits à ne pouvoir faire que la volonté divine. Laquelle venant à opérer en nous, n’est pas toujours causante en nous des grâces hautes et sublimes à notre mode, mais aussi des dispositions étranges et fâcheuses : afin qu’en cette manière par l’expérience de l’un et de l’autre, nous apprenions ce que c’est de suivre en tout et partout (168) le gouvernement divin ; et qu’étant privés de notre liberté, nous soyons plutôt totalement engagés, prisonniers, et captifs dans l’ordre et servitude royale de sa providence divine : estimant à grand bénéfice (comme il est) de ne nous trouver pas sans quelque effet divin en nous, soit-il fâcheux ou agréable ; de fruition ou de privation ; de relévation ou de rabaissement ; de hauteur ou de bassesse, de passiveté ou d’opération.
Il y a des âmes si fermement enracinées en leur être et propre opérer naturel et humain ; si attachées aussi à leurs actes distincts et particularisés ; n’osant se contenter de leur bonne volonté générale et plus universelle, que difficilement (encore même avec la grâce divine, si ce n’est abondante et fort extraordinaire) elles en peuvent être détournées, pour être conduites dans la suite et l’emprisonnement du gouvernement divin.
Car combien que quelquefois elles soient réduites à semblables termes de la seule bonne volonté, et de dispositions fâcheuses en leur intérieur, se trouvant pour lors destituées de toute sensibilité, intelligibilité, et de vivacité selon les puissances supérieures ; parce néanmoins qu’elles n’y prennent pas d’égard ; ignorants comme cela puisse être un moyen pour choses plus grandes ; ou bien parce que cela leur dure peu ; si qu’elles peuvent incontinent se remettre à leur être et opérer naturel, comme auparavant.
De là vient qu’elles sont aussi toujours vivantes à la façon du vieil homme naturel, et propriétaire, qui ne sait que (169) c’est de perdre sa propre liberté, pour devenir l’esclave du divin gouvernement interne. Là où que toutefois selon les principes de la doctrine mystique, il faut être tellement dépouillé de soi-même, et n’adhérer à rien, et sortir hors de toute propriété, tant pour la façon d’être, comme d’opérer ; que se rendant souple et mobile au vouloir divin, on se laisse aller et conduire partout où il mène.
Notre bienheureux Père Saint François semble avoir voulu exprimer en nous autres ses enfants la forme et image de ceci ; même en notre vie externe et du corps, lorsqu’en sa Règle au chapitre six il dit : Fratres nihil sibi appropient, nec domum, nec locum, nec aliquam rem, sed tanquam peregrini et advenae in hoc saeculo, etc. Que les frères n’aient à s’approprier choses aucunes, ni maison, ni lieu, ni chose quelconque ; mais comme pèlerins et étrangers en ce monde aillent à l’aumône, etc. Car ceux-là sont vraiment aptes pour ces divins sentiers mystiques ; lesquels ne mettent pied ferme en aucune part ; mais comme pèlerins et voyageurs, ne retiennent aucun état interne en propriété. Ainsi soit s’abandonnent entièrement à la providence de leur Père céleste, lui demandant l’aumône spirituelle avec foi et confiance, et lui en laissant la libre dispensation, possédant au reste leurs âmes en patience, et se rendant indifférent aux accidents, ou traitements rudes ou gracieux. (170)
Consécutivement à ces vérités fondamentales, et pour tant mieux entendre cette privation alternative, comme aussi ce qui a été dit ci-devant au chapitre premier, que cherchant Dieu objectivement, nous nous trouvons premièrement unis à lui, en tant que première cause efficiente opérante en nous, que non pas en tant que fin dernière. Il convient encore savoir pour troisième vérité, qu’il ne faut pas penser que notre avancement consiste seulement en un effort continuel, viril et généreux ; selon lequel on s’efforce par sa façon opérative de parvenir à l’accomplissement de son désir. Car il y a plusieurs autres secrets entre-deux, qui se tiennent du côté du changement de notre fond, ou (171) état fondamental.
Et de fait l’âme ne doit pas seulement opérer diligemment vers Dieu, comme vers son but et sa fin, par la réitération de ses actes : mais aussi doit comme être mise hors des gonds, et recevoir un grand renversement de tout son état fondamental ; lequel a été jusques lors la base, le soutien et fondement de toute son opération avec la grâce divine : afin qu’ainsi elle puisse être disposée et méliorée, non seulement selon la considération de son opération plus fréquente et plus fervente, mais encore, et bien plus (pour être ceci plus caché et moins connu) selon les fondements préalables à un tel opérer, et nécessaire pour l’acquisition future de l’esprit divin.
Car comme un tel sien opérer ou effort ne peut être que proportionné à l’état fondamental de celui qui opère (puisque comme a été déjà dit : la manière de l’action suit la disposition de l’agent ; en sorte que tel qu’un chacun est, tel aussi est-ce qu’il opère, comme disent les philosophes) ; ce n’est pas assez pour avancer, qu’on ait toute son attention à bien et beaucoup opérer ; mais il y a encore de reste le plus notable du tout qui est d’avoir égard à la mutation et mélioration qui se fait du côté de son état fondamental ; afin qu’il devienne principe d’une opération meilleure. Car c’est ainsi que nous entendons : que comme il y a temps d’opérer, ainsi y a-t-il temps de cesser un (172) peu de toute opération ; afin qu’on puisse donner lieu à cette mutation des principes fondamentaux que Dieu fait en nous.
C’est bien la doctrine des philosophes, et un axiome commun, parlant des habitudes morales : Que par la fréquentation des actes nous produisons et acquérons lesdites habitudes, lesquelles nous enclinent derechef à produire semblables actes. Si que par la même voie que ces habitudes s’engendrent, par la même aussi elles s’accroissent et se perfectionnent. De sorte que qui voudrait parler conformément à tel principe, il pourrait penser en ce négoce de la perfection, qu’il ne faudrait faire autre chose, que multiplier, continuer, et réitérer toujours ses actes ; voire même se forcer à reproduire toujours des plus fervents ; afin de s’acquérir en cette sorte des habitudes plus parfaites : mais les saints Docteurs parlent autrement des habitudes de la grâce et de la charité.
Car ils disent premièrement : que quant à leur première production, nos actes, comme serait de foi, d’espérance, de crainte, de repentance (173), de contrition, même de dilection, bien que librement opérés de nous, par le mouvement du Saint-Esprit excitant et aidant surnaturellement ; ce néanmoins ne sont que pures dispositions avant-courrières sous le genre de cause matérielle, pour le regard de la charité, et de la grâce première habituelle ; et nullement cause ni physique, ni méritoire d’icelles.
Non pas physique ; car ainsi elles seraient habitudes acquises : comme produites réellement par nous, là où qu’elles sont produites seulement de Dieu ; dont elles sont nommées infuses. Non pas aussi méritoires non plus (du moins par mérite de condignité) d’autant que tout mérite (pour le regard d’un salaire surnaturel) est fondé dans l’amitié et dignité déjà présupposée de la personne méritante ; là où tous les actes susdits, comme dispositions à l’infusion de l’habitude de la charité et grâce justifiante, ne procèdent pas de la disgrâce, ni ne la présupposent ; mais la précèdent, soit par ordre de temps, soit de nature ; et pour cela ne peuvent nullement la mériter ; puisque leur sujet (c’est-à-dire l’âme de celui qui fait ces premiers actes) est encore en péché mortel, et conséquemment ennemi et indigne, comme n’ayant encore la grâce ; par laquelle seule, il peut être rendu agréable à Dieu et mis en état de pouvoir mériter.
Secondement ces mêmes Docteurs enseignent que quant à l’accroissement de ces habitudes infuses de la charité et de la grâce, nos actes bien que prévenus et aidés de la grâce actuelle, ou aide spéciale de Dieu, n’en sont pas la cause (174) effectrice : mais seulement dispositive et méritoire ;
Non pas effectrice, vu que ces habitudes infuses en leur commencement ne s’acquièrent point par nos actes, mais sont infuses de Dieu en nos âmes ; et par conséquent leur accroissement vient aussi effectivement de l’infusion divine, et non pas de notre opération. Car les degrés nouveaux de ces habitudes surnaturelles surajoutés aux premiers (dont résulte l’accroissement) sont tous de même humeur, raison et nature, que les habitudes mêmes.
Ce nonobstant nos actes peuvent être dispositions et causes méritoires du susdit accroissement ; et le sont de fait, selon ce Canon 22 de la session sixième du sacré Concile de Trente si quis dixerit, etc. C’est-à-dire : Si quelqu’un dit que l’homme, déjà justifié ne mérite point vraiment l’accroissement de la grâce et de la gloire, etc., moyennant les bonnes œuvres par lui faites en vertu de la grâce de Dieu, et du mérite de Jésus-Christ, dont il est membre, qu’il soit maudit. Et comme le Concile parle de ces actes méritoires absolument et sans restriction, aussi se peut-il entendre tant de ceux qui sont de médiocre, ou moindre, ou égale vigueur avec leur habitude, que de ceux qui sont plus fervents, et plus tendus que ces mêmes habitudes, dont ils sortent. Si que l’homme juste, quelque acte méritoire qu’il fasse, mérite par iceluy l’accroissement de la grâce et charité habituelle.
Et est encore à noter, que non seulement il mérite cet accroissement ; mais de fait lui est soudain conféré de Dieu, parlant pour leur (175) moins, de l’accroissement de la grâce et charité prise (comme ils parlent) in genere moris. C’est-à-dire en qualité de grâce et de mérite. En sorte toutefois, que c’est de la part de Dieu et de sa grâce, et par dépendance de sa volonté et infusion divine, que l’avancement et la croissance en la charité se fait en nous.
Et puis jaçoit que nos actes et efforts soient de valeur, et nous soient profitable ; pour par iceux mériter à proportion de leur ferveur ou tiédeur, augmentation plus grande ou plus petite de la grâce et de la charité. Toute leur valeur néanmoins vient principalement et surtout de la grâce divine actuelle, en vertu de laquelle ils sont produits.
De façon que pour parler conformément à la conduite du chemin mystique, voilà deux sortes de dépendance, que nous avons de Dieu en notre progrès et croissance spirituelle. C’est à savoir l’une de sa grâce fondamentale, laquelle par prévention opère avec nous les actes dispositifs ; et l’autre de sa grâce finale, laquelle nous doit donner cette infusion du terme et but prétendu. (176)
Tout le principal secret donc de notre avancement n’est pas à le constituer du côté de nos actes et efforts généreux ; puisque l’accroissement actuel de l’amour divin ne procède pas d’iceux, comme de leur cause efficiente ou effectrice, mais seulement en qualité de préparation méritoire : mais en ceci plutôt gît le secret, que nous donnions à la volonté divine opérant en nous, son plein cours, et son efficacité : tant pour opérer en nous et avec nous les actes méritoires de la préparation, comme pour opérer sans nous la réelle infusion de la forme et perfection désirée.
Car comme c’est Dieu seul qui est la vraie et réelle cause efficiente de toute quantité, de tout degré, et de toute augmentation de son amour en nous, selon saint Augustin qui dit parlant des vertus infuses : Virtus est bona qualitas mentis, quam Deus in nobis sine nobis operatur. Que la vertu surnaturelle est une bonne qualité de l’âme, que Dieu opère en nous sans nous. C’est lui aussi qui du côté de la même préparation, est la première cause opérante en nous toutes ces mutations et renversements de notre état et disposition interne. Car c’est lors que méliorant notre état radical122, il met aussi en nous les principes et fondements (177) de sa grâce, pour des opérations meilleures et plus divines.
Pource donc que Dieu veut opérer toutes ces choses en nous convenablement et selon toute vraie réalité ; c’est la raison pourquoi il nous conduit souvent à la privation de tout notre opérer propre et humain ; déniant le concours de sa grâce selon cette notre façon prédite de procéder activement ; afin de nous faire par voie de passiveté et d’abandon de nous-mêmes, des instruments bien proportionnés à la suite de son gouvernement divin.
Et ne faut pas pourtant penser, ni inférer, que ce document donne ouverture à la nonchalance, au regard de l’exercice des vertus, au-dehors de la doctrine commune, qui en recommande si souvent la reprise et continuation. Car tant s’en faut, qu’il en soit par là interrompu ; qu’au contraire c’est le vrai moyen de le pratiquer plus parfaitement, sans résistance à la grâce, ni message de propriété et d’intérêt nôtre.
Si donc quelqu’un demeure ici en suspens, touchant le mérite de ses œuvres actuelles intérieures ou extérieures, par lesquelles il désire croître toujours en grâce et charité, et sans lesquelles il commence par conséquent ne pouvoir croître ni avancer : qu’il sache par provision, en attendant éclaircissement plus ample, que tant plus qu’il renoncera à soi-même pour s’accommoder à la volonté de Dieu, tant plus aussi il méritera de grâce et d’avancement, selon le dire du Sauveur : Qui invenit animam suam, Mat. 10 & 16. Et plus bas (178), Qui voluerit animam suam salvam facere, perdet illam, et qui perdiderit animam suam propter me inveniet eam123. Qui aura trouvé son âme, ou qui la voudra sauver, il la perdra, et quiconque perdra son âme pour l’amour de moi, il la trouvera.
Car s’il est vrai qu’il n’y a rien de plus méritoire que l’acte de l’amour divin, il est pareillement certain que la vraie et parfaite résignation, qui contient le plus haut et parfait degré de ce même amour, apporte encore un plus excellent mérite. Et puis quand on parle ici de passiveté, ce n’est pas à dire, que l’âme soit tellement passive et morte, qu’elle n’ait aucun acte ni opération vitale : mais bien que de soi-même elle ne se doive pas mettre en exercice et activité ordinaire, prétendant mieux profiter par son effort ; mais plutôt se laisser guider et avancer par l’opération de Dieu même ; et y donner son libre et plein consentement : se livrant, résignant, accommodant, et abandonnant du tout à sa divine volonté ; et faisant au reste, selon son train ordinaire, avec pure intention, tout ce qui est de sa vocation et de son devoir.
Il y a donc une double façon de considérer notre avancement. C’est à savoir l’une du (179) côté de notre fond ou état fondamental ; et l’autre du côté du haut, ou de l’esprit. Car non seulement nous profitons selon l’élévation de notre esprit vers Dieu ; lorsque par nos actes et efforts nous quittons la terre, et nous approchons de Dieu, en tant que notre souverain bien, et la fin de nos désirs ; mais aussi nous avançons du côté du fond et des états plus bas, par le changement et la mélioration de notre état radical, préalable à notre opérer ; lorsque Dieu nous privant alternativement de la façon opérative, il nous fait tomber aux recommencements inférieurs, en passiveté, et en négation de tout l’opérer, auquel il nous avait auparavant conduits.
Car si tout notre avancement consistait du côté de nos opérations, alors notre fond et notre état ou disposition interne demeurerait toujours immobile et sans mutation ; et ce serait seulement nos actes qui recevraient changement. Ce qui n’est pas, puisque l’expérience nous fait tant de fois sentir le contraire ; et signamment depuis que Dieu a commencé d’opérer les états fâcheux de la privation : vu qu’ils sont totalement fondés sur la mutation si fréquente que Dieu fait de l’état fondamental de l’âme, comme sera déduit ci-après.
Et partant nous profitons aussi grandement par ces rechutes alternatives en passiveté, ou privations ; lors que nous nous trouvons tant ineptes et inhabiles, pour nous pouvoir étendre vers Dieu par désirs et élévations, ou par intelligences actuelles. Car par ce moyen (180) chaque chute, ou chaque recommencement d’un tel bas, fait que l’âme devient toujours tant plus intime à soi-même, plus prochaine du sentiment de son propre état, et mieux coïncidente et accordante avec l’intimité du divin principe original ; qui nous est plus proche et plus intime que nous ne sommes nous-mêmes à nous. Ce qui est chose diamétralement contraire à l’effusion ou extroversion de soi-même, qu’on avait par les sens, au temps du commencement de ce chemin intérieur.
De façon que le progrès de l’âme selon cette considération, consiste, à finalement profonder124 et pénétrer en son être fondamental, jusqu’aux premiers principes de la vie de grâce ; si que le fond, où le moi fondamental de l’âme, soit le pur état de la grâce ; comme premier vivant et principe original, ou origine fontale125 de tout l’être et opérer d’icelle, préalable à tout l’être et l’opérer propre de l’âme. Car de cet être fondamental, comme du premier élément de toute la consistance interne, qui est le vrai principe de la vie de grâce, procède par après la touche très intime des grâces prévenantes, les semences et pépinières de tout bien actuel.
C’est donc de ce côté ici, que l’âme devient extrêmement prochaine à soi-même, et que profondant en sa propre intimité, elle devient aussi co-intime, et comme un même centre avec les premiers principes de la vie de grâce ; et ensuite très idoine pour la perception singulière de toute prévention de grâce actuelle, (181) et de tous les plus mystérieux secrets, ou secrets mystères de l’opération divine en elle. En sorte que rien ne se pourra quasi passer, qu’elle n’en sache à parler et s’en aperçoive ; et fondera aussi bientôt là-dessus une suite continuelle de la volonté divine en elle, par la remarque, à tout moment, de ce que Dieu fait si occultement et intimement en son intérieur ; acceptant librement, et coopérant promptement à toutes les immutations, privations, et chutes des sublimités aux bassesses ; et de même aux préventions de sa touche opérative, et semblables.
Et par ainsi c’est à bon droit d’ici, qu’on doit considérer l’avancement de l’âme : à savoir en ce qu’elle est tant de fois renvoyée et remise de Dieu aux premiers éléments de son pur être fondamental de bonne volonté seulement ; en privation de sa façon opérative, ou d’élèvement vers Dieu en esprit ; que parce moyen devenant toujours plus prochaine et plus intime à soi-même, à cause de son humble chute et coulement en la volonté divine, par sa fidèle résignation, elle devient aussi finalement co-intime et un même être avec l’être de la grâce fondamentale et sa prévention divine ; et comme attachée au divin rayon de son gouvernement interne : ce qui est trouver Dieu en temps que plus intime, et comme première cause efficiente.
Et voilà comment doivent être entendus les auteurs mystiques, quand ils parlent de la coïncidence de l’âme avec le divin principe (182) original ; et qu’elle devient concentrale avec l’intimité de l’origine divine en son état fondamental, préalable à son opérer ; et autres pareilles façons de parler extra-ordinaires et obscures, dont ils usent pour exprimer ce qui se passe au plus intime de l’âme, lors que Dieu va changeant et renouvelant son état intérieur dès la racine, comme nous avons expliqué. Ne pouvant trouver d’autres mots plus propres, pour le donner à entendre, ou pour exprimer choses si secrètes. De quoi partant il ne se faut étonner, ni formaliser ; mais laisser un chacun parler paisiblement et user des termes de son art et expérience.
Secondement il y a la façon de profiter selon la voie d’élévation d’esprit, d’effort, et d’opération actuelle. C’est à savoir, lors qu’on peut activement et en opérant par ses puissances, tendre et aspirer à Dieu, comme à la fin, au but, et terme de ses prétentions. Car comme on ne demeure pas toujours en la façon de se trouver selon l’immutation et changement de son état fondamental ; mais que derechef, et par vicissitude la (183) liberté retourne, pour se comporter opérativement avec Dieu ; c’est le devoir de l’âme de s’accommoder aussi à cette façon, comme elle a fait à l’autre ; et ainsi noter bien la diversité de ces deux manières ; afin de se comporter à l’advenant, puisqu’à icelles d’eux se rapporte tous ce qui se passe en la vie interne, signamment en ces commencements, jusqu’à ce qu’on vienne à la privation totale.
C’est pourquoi conformément à ces principes tant nécessaires d’être bien entendus, signamment depuis le temps que Dieu commence à renverser l’état de l’âme et de la dénouer, et détacher de sa liberté naturelle, selon que sera plus amplement démontré et déclaré ci-après, je mettrai ici pour règles générales deux choses à observer.
La première règle est qu’en tout degré de mutation, que Dieu fait en notre état radical, nous devons premièrement coopérer à une telle mutation actuelle ; en permettant librement que soyons dénués et destitués de tout ce que par avant nous pouvions avoir de grâce, d’opération, ou de disposition agréable (184) ; laissant tout cela comme s’échapper et s’évanouir à rien, pour embrasser en toute plénitude la nouvelle volonté divine ; laquelle nous expérimentons et sentons succéder et prendre place au lieu de ce que nous avions auparavant.
Car c’est ainsi que nous nous trouvons souvent par ces chemins en privation de toute la manière d’opération et de fruition que nous avions selon le degré auquel nous étions ; ainsi encore que nous sentons notre état fondamental se changer par des dispositions étranges et fâcheuses, lesquelles nous retrouvons. C’est à savoir afin de nous laisser aller à bas, et de là recommencer un degré nouveau, lequel devra premièrement acquérir son complément en qualité d’état radical, ou d’acte premier, habilitant et rendant notre volonté apte et idoine, pour mieux opérer, avant qu’il soit temps de penser si tôt se relever et sortir en façon d’opération.
La seconde, que toute opération que nous pouvons faire avec la grâce selon tel degré de changement de notre état, doit premièrement être plutôt le bon usage d’un tel degré nouvellement acquis ; comme étant l’effet et résultat de tel principe ; que non pas sitôt un effort, pour déjà s’avancer vers un autre degré. Car c’est d’ici que procède un des plus grands empêchements, retardements, et désordres d’une âme fidèle et aimante :
Qu’elle veuille trop importunément et avarement s’aider et pousser toujours par ses efforts, à passer plus outre ; pensant être son devoir de faire son mieux, pour (185) s’étendre ad anteriora aux choses de devant ; comme jadis au temps qu’elle pouvait s’élever à Dieu, en négligeant soi-même et toute intériorité : ce qui n’est plus pour elle la façon qui lui est maintenant convenable, attendu que on doit ici en tout degré se former tout, et total content de ce qu’on est selon soi-même ; sans écoulement vers Dieu, comme objet final : mais s’établir premièrement soi-même en qualité de fond, d’état et de principe préalable à l’opérer ; puis qu’opérer suppose premièrement un être complet, duquel il sorte et pullule. La raison de ceci étant parce que l’être et l’opérer que nous avons ici est en Dieu. Car c’est degré à degré se recouvrer soi-même en Dieu, selon que se verra plus au long expliqué ci-après ; où sera le vrai lieu et temps de pratiquer tout à fait les deux règles pré-alléguées. (186)
Ces vérités ainsi mises par parenthèse pour fondement et préambule de la vraie intelligence de tout ce que nous dirons ci-après ; reprenant maintenant nos erres en la déduction de l’ordre et de l’entresuite des degrés qu’on trouve avec Dieu en ce voyage mystique. Il faut savoir que comme nous avons dit ci-dessus : que tout degré est substantiel prenant son commencement de quelque bas, passant par plusieurs milieux, arrivent finalement à quelque sommet proportionné aux fondements que Dieu met durant le cours d’un tel degré ; ainsi faut-il maintenant (187) que nous disions :
Que tout sommet termine finalement à ce point ; que l’âme vient à déchoir, tomber et descendre de iceluy, en perdant tout ce qu’il contenait de hauteur, de beauté, de facilité, et de façon opérative, (jaçoit que le fruit, les bons effets, et l’avancement y contenu, demeure secrètement en l’âme), en sorte qu’il ne faut pas penser qu’on puisse toujours continuer en un sommet, ou en un état beau et agréable qu’une fois on a trouvé, et acquérir seulement plusieurs degrés selon iceluy ; mais faut penser : Que si on veut profiter, il conviendra premièrement perdre un tel sommet et tomber passivement du beau degré auquel l’esprit ou les puissances étaient durant la vigueur d’iceluy ; et que partant il est du tout nécessaire de savoir cette vérité, afin qu’on ne se trouble lorsqu’on se voit si facilement passer de lumière en ténèbres, de dévotion en aridité, de hauteur en bassesse, de contentement en fâcherie ; mais s’accoutumant plutôt à cette humeur et façon divine, lorsqu’on se voit avoir obtenu quelque bel état interne, on doit penser et attendre que bientôt après cela se diminuera, et qu’on se trouvera derechef en son être simple.
Il est vrai que peu d’âmes peuvent en leur commencement remarquer cet ordre divin de monter et de descendre, parce que leur œil intérieur n’est pas encore éclairci par plusieurs expériences, ni leur paisible attention à elle-même si continuelle qu’elle ne soit souvent interrompue et détourbée, attribuant cette mutation [188] à leur manquement, ou bien à telle ou telle raison. Celui néanmoins qui pourrait bien noter cet avis et le réduire en pratique, prenant tout, petit et grand, peu ou beaucoup, changement d’état et toute disposition fâcheuse surprenante, pour la simple volonté de Dieu, ferait en bref un avancement admirable. Car c’est ici proprement où l’exercice de la résignation à la volonté divine commencera de dominer et gagner le dessus.
Encore même donc que durant le progrès vers le sommet du degré précédent déclaré au chapitre dixième, nous ayons désiré de l’âme des efforts héroïques, une diligence non interrompue, une assiduité à continuer et réitérer ses actes et désirs ; parce que c’était alors croître et aller en avant, que de se comporter fidèlement en ces exercices de méditation, discours, et autres diligences sur les mystères de notre foi, ou des perfections divines : cela étant ainsi nécessaire, à cause de la pleine liberté en laquelle les puissances naturelles se trouvaient ; et lesquelles autrement auraient été (peut-être) occupées et remplies de choses impertinentes ou nuisibles ;
Si est-ce néanmoins, que maintenant tout au contraire, considéré que ce n’est pas avec un tel effort, ni par cette voie d’intelligence ou de spéculation, méditation, ou discours (quoi que sublimes et sur les mystères les plus hauts et divins de notre foi) qu’on parvient à la réalité de l’esprit divin, mais plutôt par une volonté humble, simple, soumise, désireuse et aimante, (189)
(d’autant que ce n’est pas assez de vouloir et de courir, si Dieu ne fait grâce, selon le dire de l’Apôtre : Non est volentis neque currentis, sed miserentis Dei. Rom. 9126. à cause aussi de la doctrine ci-devant donnée : Que pour pouvoir atteindre Dieu en tant qu’objet de notre connaissance et amour, et la fin de notre travail, il est nécessaire que notre fonds et état soit premièrement mélioré, réformé et fait déiforme, avant pouvoir produire une opération si sublime et divine) ;
Il faut tenir pour certain, que durant le progrès vers un tel sommet final, c’est déjà un signe d’avancement quand Dieu, commençant peut à peu la privation, vient par vicissitudes et entre-deux empêcher la libre opération de l’âme ; faisant souvent qu’au milieu de sa plus grande ferveur, elle se trouve bientôt en aridité, déréliction127, dégoût, obscurité et semblables fâcheries, que tout son effort humain ne pourrait méliorer ; ni elle empêcher par aucune industrie ou diligence, qu’il ne se fasse ainsi ; encore qu’elle s’en trouble souvent, ne le prenant pas bien pour la volonté divine, mais en recherchant des autres causes.
Et qui plus est, ce sera maintenant un avancement notable si tandis que l’âme y pensait peut-être le moins, et n’attendait que d’aller toujours en avant par cette voie, à plus hautes et plus divines grâces, Dieu au contraire la vient remettre totalement aux états inférieurs de la nue et pure bonne volonté ; en négation et privation du sommet précédent, et de tout ce qui (190) était de sa suite ; comme de discours, belles intelligences, hautes illustrations et semblables ; lui faisant perdre enfin tout l’usage de sa portion supérieure, afin de la réduire aux actes purs de sa bonne volonté, sans l’aide des intelligences préalables. Ce qui est venir à la seule oraison affective sans discours d’entendement.
Considère donc que toute âme, qui est préordonnée de Dieu pour parvenir aux états suivants, est aussi pour certain conduite à perdre tout effort propre et humain et la liberté de se pouvoir aider par la voie d’intelligence naturelle et de raison pour s’exciter à l’amour divin ; et au contraire se trouve peu à peu captive en la suite de la volonté divine, comme nous dirons ci-après.
Aussi peut-on prendre ici pour règle générale que tous ceux qui ont encore la liberté entière pour exercer la méditation et s’aider des discours, en proposant à la volonté les causes et raisons de se mouvoir à l’amour divin (encore que telles raisons seraient tirées des perfections divines les plus sublimes et fondées sur icelles). Telle façon, dis-je, de procéder, tel effort et telle liberté d’opérer de ses puissances n’est pas la vraie [191] réelle et désirable façon de la voie purement mystique. Car sitôt que celle-ci commence, c’est de commencer aussi en l’âme une captivité, un esclavage et privation faisant qu’elle perd la liberté de son opération propre. Là où que si c’était intelligences toujours préalables qu’on irait à Dieu (comme aucuns veulent assurer) il s’ensuivrait plutôt que le degré précédent devrait toujours continuer et accroître ; attendu que ici l’amour dut croître, tant plus sublimes aussi et excessives devraient premièrement être les connaissances intellectuelles.
Non que je veuille dire qu’on se puisse mettre soi-même en privation de toute opération propre. Car je répète toujours et inculque que c’est Dieu qui nous conduit ainsi à ces choses, tandis que poursuivant le cours de notre voyage, nous n’avons autre intention que de faire tout ce qui est à faire et de procéder toujours en avant vers sa présence objective, laquelle nous recherchons et désirons. En sorte que la privation, quand elle vient par vicissitudes, est quasi comme un arrêt et retardement en notre course ; ou se trouver lié et retenu, pendant qu’on est en volonté d’aller plus outre ; et non pas un refus tout plat et grossier de faire chose aucune avec Dieu, autre que d’attendre en un repos oiseux la venue de l’esprit divin : car cela est trop impertinent.
Mais tout ceci se dit, d’autant que ce néanmoins nous y pouvons beaucoup, et devons nous y disposer ; en nous rendant (192) capables de l’admettre quand il viendra : tant en n’adhérant pas à des opinions contraires, ni à des exercices ou grâces avec propriété ; qu’en nous unissant de bonne information de ces secrets divin, afin que la réalité venante, il n’arrive point que ne la reconnaissant pas, nous la rejettions de nous, et que nous étant icelle offerte de Dieu, nous y résistions pour retenir nos propres façons.
Voire même (chose bien à noter) aucuns y a, lesquelles en vertu de leurs exercices de méditations, discours et bons motifs, étant parvenus à ce que contient le sommet du chapitre dixième, sont par après (sans aucuns autres degrés entre-deux, et sans parvenir à aucune manifestation de l’esprit divin) dès ce temps-là conduit à l’état de purgation par la privation totale en laquelle Dieu les remet, et laquelle nous décrirons orprimes128 au chapitre dix-huit.
En sorte qu’après le sommet que dessus, et la bonne disposition contenue en iceluy, voilà qu’ils se trouvent en un grand changement et en un renversement, ou dissolution de tout leur état interne, toute consolation se changeant en travaux ; tous goûts et contentements en aridité et amertumes ; la méditation devenant insipide, le discours impossible, l’aspiration stérile et sans fruit ; et surtout une angoisse qui empresse la pauvre âme désolée, croyant qu’elle va en arrière au service de Dieu, puisque tous bons exercices se tournent en dégoût et aversion.
Tellement que ceux-ci n’auront aucun besoin de (193) se mettre en peine, pour le degré d’entre-deux, que je vais expliquer aux chapitres suivants. Car puisque Dieu ne se veut manifester à eux selon l’unité de l’esprit, sinon après avoir opéré une purgation convenable par la privation totale, il s’ensuit, que de ce présent degré ils doivent passer où Dieu les met, sans s’empêcher de rien pour le degré suivant, qui ne les concerne pas.
Parce néanmoins que tandis qu’on inculque et persuade la cessation de tout effort propre et humain, il peut arriver qu’on abuse d’une telle doctrine ; se mettant trop tôt et par soi-même en telle privation. Considéré aussi que plusieurs vont bien se plaignants de ne pouvoir méditer ni discourir ; et que néanmoins ce n’est pas pour l’avancement qu’ils aient déjà fait ; ni pour ce que leur désir opératif soit déjà identifié, et comme substantialisé en eux avec leur bonne et fidèle volonté vers Dieu, n’ayant encore recueilli et ramassé tout leur être, leur cœur, désir et pensée en l’unité du seul amour divin ; mais plutôt sont encore (194) vides, dispersés, vagabonds, et froids au désir d’iceluy ; les choses du monde, de la nature et sensualité, leur pouvant encore facilement plaire et les allécher. Le bienheureux Père Jean de la Croix donne trois signes, ou trois règles pour discerner, quand il est temps de laisser tout propre effort et activité, pour se mettre en silence et privation d’opérer.
Le premier est quand l’âme ne prend plus aucun goût, contentement ou satisfaction en ces exercices précédents de la méditation ou aspiration. Car cela est signe que déjà telle viande est de trop peu de substance pour elle ; demeurant néanmoins avec un soin et crainte qu’elle ne s’éloigne de Dieu, attendu qu’elle ne sent nul goût à son service.
Le second est quand cette âme ne trouve aussi nul plaisir aux récréations et pensées du monde, mais plutôt lui causent du mécontentement : car cela est un signe que son aridité (195) et sécheresse ne procède pas de fetardise129 ou tépidité ; d’autant que si elle procédait de là, elle trouverait du contentement aux créatures.
Le troisième signe est quand, lors qu’elle veut prier, elle sent une inclination et propension pour se tenir en solitude, avec une attention générale et amoureuse à Dieu, sans avoir envie de beaucoup opérer ; jaçoit qu’elle n’entende pas bien ce qu’elle fait, et qu’elle craigne de perdre son temps ; mais néanmoins lors qu’elle s’y tient, elle se sent occupée avec désir de continuer en cette poursuite ; car d’autant plus qu’elle s’y entretient, de tant plus a [t — ] elle envie de la poursuivre : car qui le goûte, en a tant plus de faim, et ne s’en peut jamais rassasier.
Ceux qui sentent en eux ces trois signes, peuvent et doivent accoiser les opérations de la partie inférieure, jusqu’à les faire cesser du tout ; afin de jouir de la peine, du repos et tranquillité, à laquelle Dieu les appelle ; sans s’inquiéter ou donner de la peine, encore qu’ils ne sachent produire des aspirations, discours, méditations ou semblables opérations propres ; afin de donner lieu à l’opération de la volonté divine en eux, qui consiste en la compression et inhabitation de la partie inférieure : parce que si l’âme voulait opérer, lors qu’elle se sent ainsi empêchée, elle ne ferait que rompre sa (196) paix et se remplir de peines par une telle résistance, qu’elle ferait au vouloir divin.
Selon lesquelles façons de donner règles en la vie mystique, on peut voir la vérité de ce que je vais partout inculquant, c’est à savoir : qu’on ne demeure pas toujours en une façon opérative selon la liberté naturelle, encore qu’aidée de la grâce ; mais que finalement après tout son travail fidèlement employé selon cette matière de procéder, ayant exercé toutes ses puissances au bien, ès actes de désir, d’amour et de tendance à Dieu, ensemble avec la pratique de toute vertu en l’observance des obligations que chacun a selon son état, on doit venir à la privation de tout tel sien opérer propre ; afin d’arriver à une autre façon, qui est dépendante du gouvernement divin.
La raison fondamentale est, parce que cette façon d’opérer en liberté naturelle, bien qu’aidée de la grâce, n’est autre que la façon dont nous vivons, en tant que hors de l’ordre divin, et émancipé du gouvernement divin ; laquelle nous avons acquis après le bannissement originel de la présence divine : lequel ordre et gouvernement nous fut été héréditaire par la conjonction indissoluble de l’esprit divin à notre âme ; si l’état d’innocence fut demeuré toujours en son entier : telle façon étant seulement bonne, en tant que c’est user de notre liberté en bien, et la convertir derechef à faire ce que Dieu veut.
Mais au reste, ce serait bien davantage, si (197) perdant la même liberté, nous devenions les captifs de son gouvernement divin : nous reliant derechef, et réduisant dans le bon ordre de la volonté divine en tout. Car jaçoit que par le baptême et la grâce justifiante, un tel désordre n’est plus péché devant Dieu, (sinon en tant que de fait, ou de volonté nous transgressons ses commandements, ou manquons au devoir de notre vocation) l’esprit divin néanmoins se voulant rejoindre avec nous, opère premièrement pour disposition nécessaire cette réformation, et ce changement, et mélioration si souvent redite, renversant toute cette liberté naturelle, pour la remettre en l’ordre dû de son gouvernement divin ; selon lequel il a en notre intérieur la prééminence, la surintendance, domination et maîtrise, et le commandement total. (198)
Comme il y a grande diversité, tant entre les âmes mêmes qui se mettent en ce chemin de perfection ; en ce que les unes sont de telle disposition ou nature, et les autres d’une autre : comme aussi entre la correspondance que Dieu donne par sa grâce, à aucunes plus abondante, et aux autres moins ; aussi faut-il que nous fassions quelque mention de cette diversité.
Quelques-uns donc sont fort tôt admis à procéder selon la façon de pure intériorité, négociant et traitant quasi comme naturellement et de propre instinct (prévenus sans doute de la grâce) avec la présence de Dieu, non pas selon l’imagination grossière, mais déjà selon quelque commencement du don d’intellect, et de la façon énigmatique, obscure et mystique, (199) qui ne contient pas tant de spéculations ou discours intellectuels, mais une simple vision d’esprit après la présence de celui que la bonne affection aime, désire, et recherche en singulière sincérité ; expérimentant en leurs âmes non seulement la prévention d’une touche en leur affection, mais encore un témoignage certain de la proximité de Dieu par manière d’esprit ; qui voit, entend, regarde, et est témoin très exprès de tous les désirs, pensées, mouvements, et prétentions que l’âme peut avoir.
Non que je veuille dire que ce soit déjà cette présence éminente, transformante, et relevée par-dessus tout au sommet de l’esprit, que l’âme peut recevoir et produire en l’état de la déiformité ; mais que c’est néanmoins un commencement et une petite image d’icelle, que Dieu donne à l’âme ; lors même que selon son état fondamental, elle n’est encore qu’en la portion inférieure et naturelle. Cette grâce et communication consistante en ce que Dieu se manifeste en la portion supérieure opérant en l’entendement une simple pensée infuse de sa présence, au lieu de tant de discours, spéculations, images ou formations, que l’âme devrait faire par elle-même de la présence de Dieu, si elle était laissée à elle-même et à son pur travail naturel. (200)
Autres au contraire sont bien de bonne volonté, et mette la main à l’œuvre pour faire leur mieux, autant que les précédents ; s’appliquant aux méditations, discours, aspirations, élévations d’esprit, et semblables exercices dévots ; et ne pensent pas qu’il y ait différence entre leur bonne volonté et diligence, et entre celle des premiers que nous venons de dire, et néanmoins ne trouveront aucunement le même progrès en eux, que ces autres : mais du travail, de la peine et difficulté ; et surtout nulle humeur ou grâce pour pouvoir poursuivre l’exercice de la présence de Dieu ; parce que leur disposition et condition naturelle est d’être plus extérieurs, que non pas intérieurs, et que d’ailleurs ils ne sentent pas ce trait singulier de Dieu, qui les rappelle efficacement aux sentiments de leur portion amative vers Dieu ; en négation de toute multiplicité des pensées extrovertissantes ; ou qui les incline notablement à désirer Dieu et sa présence ; mais tout ce qu’ils font demeure plus en dehors, et comme en la surface seulement de la vraie introversion.
Ceux-ci doivent savoir, qu’ils auront plus à travailler que les autres, et se devront appliquer davantage aux choses morales des vertus acquises et de (201) bon exemple ; avoir encore une attention plus directe à l’observance fidèle des choses de leur état et vocation ; accomplissant de bonne volonté tout ce qui est de leur obligation ; et témoignant pour le moins en cela le bon cœur qu’ils ont vers Dieu, et vers ce qui est de son service ; puis qu’ils ne peuvent autrement faire par voie plus intime de son amour et présence, que non pas ces âmes, qui par abondance de grâce font tout cela sans y penser, ou se réfléchir beaucoup dessus. Mais cependant ils ne doivent pas pourtant perdre courage ni se penser inaptes ou inhabiles ; ni moins qu’il soit impossible qu’ils puissent arriver à la perfection. Car Dieu ne méprise personne, et est sans acception.
Quiconque fera son mieux fidèlement, désirant, demandant, heurtant, et persévérant en telle sorte virilement, confortant son cœur par espérance, et soutenant patiemment le Seigneur ; sans doute, il ne restera pas confus, encore qu’il n’arrive pas si tôt qu’un autre, qui est prévenu de grâce plus abondante ; mais aussi ce sera (peut-être) avec plus de mérite, puisque Dieu rendra à un chacun selon son travail, et sa bonne volonté en son service. Il y a seulement, que ceux-là sont rares, qui sans la prévention de quelque grâce notable parviennent à l’état de la perfection ; parce que peu se trouvent qui aient tant de courage, que de travailler quasi seuls à la mortification entière de leur nature corrompue, et persévérer en icelle jusqu’à la ruine totale : parce néanmoins qu’ils (202) s’en trouvent, qui par la seule dévotion raisonnable, et simple bonne volonté poursuivent l’abnégation d’eux-mêmes, et de toute adhésion ou affection aux créatures ; et par telle voie parviennent à la vie et état de la grâce pure et déiforme, de laquelle nous parlerons ci-après. Cela fait qu’il ne faut forclore personne de la grâce de Dieu, ni du comble de la perfection ; ni partant perdre courage en ce chemin, encore qu’on n’y trouve pas l’abondance des bénédictions divines.
Mais quand à ces âmes premières, qui ont l’humeur et la grâce de procéder selon la façon de la présence de Dieu, elles sont fort propres pour la vie mystique ; et c’est bien dommage, si tombant ès mains des conducteurs inexperts, on les retire de cette façon, pour les occuper avec une plus grossière, par imaginations et discours de méditations, autrement que secondairement et moins principalement ; et lors seulement, que le trait intérieur est plus faible, et qu’elles sont davantage laissées à elles-mêmes pour user de leur propre industrie. (203)
C’est ici la façon de se comporter vers Dieu, correspondante à la manière d’expliquer les choses de l’esprit quand on dit : que le voyage de l’âme qui désire trouver Dieu, est un mouvement de son terme à quo, jusques à son terme ad quem. C’est-à-dire un mouvement de notre âme par lequel elle se départe et s’éloigne de soi-même, et de ce qu’elle est selon sa nature et corruption, pour tendre, aspirer, s’élever, se transporter vers Dieu et en Dieu, qui est son vrai terme et but final, auquel nous devons viser droit, et ficher et arrêter en lui nos yeux et nos cœurs objectivement ; en tant qu’il est l’objet souverain et unique de notre connaissance et amour : car c’est en telle façon, que nous devons entendre, que consiste la vraie et réelle présence mystique ; et non pas en tant que Dieu est plus intimement opérant en nous, comme nous déclarons ailleurs.
Cette façon ici donc contient singulièrement un certain ternaire interne, c’est à savoir un progrès ou mouvement de ce qu’on est soi-même, comme terme duquel on se départ vers Dieu, comme autre et distingué de nous, et comme terme final auquel on tend et aspire ; et le milieu d’entre ces deux termes ou extrémités, ce sont les actes de désir, d’aspiration, ou pour le moins d’attention affectueuse (204) vers Dieu ; signamment lorsque déjà il s’est manifesté.
Cette expérience aussi de lumière plus éminente, que porte avec soi foi la présence de Dieu en l’esprit, apprend facilement l’âme comme elle doit négliger tout ce qui lui appartient, et qui se tient du côté de son terme a quo, qui est elle-même, pour pouvoir être toute transportée et transformée en son terme ad quem, qui est Dieu. Et c’est cela qu’on appelle amour-propre, à savoir tout ce qui appartient à la fomentation et entretènement en être, de ce terme a quo, hors de la tendance et écoulement en Dieu par un oubli de soi-même, et de toute commodité propre ;
Et partant façon fort désirable, et manière de procéder, qu’on devrait comme imperceptiblement et sans bruit engendrer ès âmes de bonne humeur, simples, et sincères ; èsquelles on peut remarquer quelque capacité, et aptitude à cela ; et auxquelles Dieu correspond avec certaines touches prévenantes de désirs affectueux : car ces touches sont la source et l’origine de la vraie réalité en la vie mystique, sans lesquelles tout n’est effort humain et opération propre, bien que bonne, nécessaire et méritoire ; mais non pas tant efficace, que ces traits de prévention divine.
Car iceux venants d’un principe fort intime, antérieur à tout effort et travail propre ; c’est aussi la façon première selon laquelle Dieu se fait ressentir en l’âme, et se constitue en elle la première cause efficiente, opérante ce qu’il sait être nécessaire et (205) convenables, pour l’adresser à sa présence, dont il arrive que non par les mérites de l’âme, mais en vertu de celui qui est l’origine de ces désirs affectueux, Dieu se manifeste plus outre à elle par manière de présence en l’esprit.
Cause pourquoi l’exercice d’amour et d’aspiration est fort recommandable, parce que conduisant premièrement à une collection cordiale, selon laquelle toute l’infériorité, et toute la multiplicité des passions et affections humaines se retire, et amasse en l’unité d’une affectueuse inclination vers Dieu seul : c’est cela qui fait un assemblement et collection totale du terme à quo de l’âme, je dis de toute sa partie inférieure et humaine, pour être plus outre capable d’une autre unité, qui se fait en l’esprit par la présence actuelle de Dieu.
Laquelle présence, pour ces premiers commencements on ne pourrait autrement expliquer, ni déclarer ce que c’est sinon que c’est une expérience et assurance en son intérieur, qu’on a la présence d’iceluy terme final, auquel on tend et aspire : et qu’il est oyant, voyant, et considérant tous nos comportements ; le voir témoin clairvoyant de toutes nos mouvements, désire, et inclinations. Et quelquefois il y a une telle réalité de présence de Dieu par-dessus le fond ou terme à quo de l’âme, qu’il lui semble voir qu’il n’y a que Dieu et elle au monde, tant elle se sent abstraite de toute autre pensée et si suspendue à l’attention de la présence actuelle de Dieu en son esprit : lui semblant (206) qu’iceluy n’a aussi autre attention qu’à elle seule ; tant elle voit comme à tout moment il est présent et a soin d’elle.
Bien entendu toutesfois, qu’on ne doit pas encore penser trop hautement de cette même présence. Car en ces âmes, qui l’ont si tempre130, ce n’est encore que la portion amative sensible, qui est le fond et le soutien de cette communication divine ; et tout ce temps-là, l’âme n’est encore qu’un petit enfant, que la mère allaite en grande sollicitude de ses mamelles, et le porte entre ses bras : dont iceluy pendant et attaché à une telle nourriture, n’a pas autre soin de soi, que de se laisser ainsi porter et allaiter.
D’où arrive que quand ce premier degré prenant fin, Dieu se retire et se cache, laissant seulement à l’âme cette portion supérieure découverte, en laquelle il était opérant, durant une telle présence : à savoir l’entendement et la portion supérieure, seule, vide, et (207) sans plus sentir, ou expérimenter ce que Dieu y faisait de divin ; c’est lors que l’âme, qui par avant pensait avoir déjà Dieu immédiatement par-dessus soi, voit maintenant que c’était encore en une sienne capacité, que Dieu opérait ; et que s’en étant à présent retiré, il la laisse toute en seuleté et sans appui, ou sans pouvoir à qui prendre son recours ou consolation.
Dont aussi elle se trouve en tel état si peu forte encore en vertu solide, qu’elle voit bien par expérience, que cette présence n’a pas été une perfection si grande qu’elle cuidait. Puis qu’étant privée d’icelle, elle se trouve encore si peu solide en la vertu ; et que partant ce n’est pas mal d’être quelquefois privé de semblable présence, afin de s’exercer cependant aux vertus morales par propre effort, pour s’en pouvoir servir au temps de nécessité et de privation. Aucunes âmes néanmoins sont de si peu d’entendement, que se trouvant privées de telle présence, ou des grâces premières abondantes, qu’elles avaient auparavant avec Dieu, se troublent tellement, que comme désespérées, pensent être totalement rejetées, abandonnées et perdues ; comme si Dieu les avait entièrement délaissées.
Combien toutefois que cela ne se fasse, que pour disposer l’âme a le pouvoir retrouver par après selon un autre degré, et plus hautement ; mais aussi qui sera précédé d’une disposition plus parfaite et plus fâcheuse, pendant laquelle l’âme sera contrainte de s’exercer plus expressément et directement, tant en la connaissance de soi-même, qu’en (208) la pratique de la vertu morale et de la mortification. Et quant à son intérieur, elle apprendra par force d’outrepasser toute sensibilité, et à se fonder en une volonté et dévotion raisonnable : faisant grande estime de la grandeur, majesté, bonté et dignité infinie de Dieu ; plutôt que de retenir sa façon puérile de converser avec lui ; ne mesurant plus sa bonté et son amour à l’advenant de la sensibilité qu’elle en avait, mais selon qu’il est en soi-même, bon et digne de tout amour et service.
Cette façon de procéder par présence de Dieu, peut ainsi continuer en quelques âmes selon plusieurs vicissitudes, en l’acquisition de divers degrés : toujours aussi néanmoins préparés par privation précédente ; durant laquelle l’âme apprend l’un et l’autre. C’est à savoir de vivre seulette avec quelque pratique des vertus ; et vivre aussi avec la présence de Dieu. Chaque degré contenant toujours quelque avancement plus outre, tant du côté du sommet et du terme ad quem, que de celui du fond et du terme à quo.
Car selon le sommet, c’est la portion supérieure, qui de plus en plus se va découvrant : l’âme regagnant toujours quelque nouveau degré à son usage selon Dieu ; comme si devant avait vécu, et eu son usage selon le monde ; jusqu’à venir au sommet d’icelle portion supérieure : mais du côté du fond elle s’avance en chaque degré, profondant toujours tant plus au centre de telle infériorité, jusqu’à se sentir extrêmement retirée en son plus intime, (209) et en grande proximité de sentiment à soi-même. Et puis remontant selon chaque degré vers la nouvelle présence de Dieu ; c’est ainsi que chacun d’iceux commence toujours par bas, et finit par haut : et trouve de l’avancement selon chaque côté ; comme a encore été dit ci-dessus.
Et quand une telle âme ainsi parvenue au recouvrement de la capacité de sa portion supérieure, pensent de se pouvoir établir en tel suprémité ; et même se conjoindre par une transformation totale à Dieu, comme à sa fin finale ; c’est lors que tout premièrement elle est encore renvoyée aux bassesses d’un nouveau commencement : et qu’ainsi elle trouve l’état de la privation rigoureuse, qui est une disposition surnaturelle, requise avant que pouvoir arriver à une telle grâce par elle prétendue : de quoi nous traiterons aux chapitres dix-sept, dix-huit et suivants.
Mais pourtant il faut que l’âme se tienne ici pré-avertie que la privation totale a aussi ses degrés et préambules plus prochains ; afin que lui arrivant d’en expérimenter quelques-uns, qui la doivent précéder, elle ne croit pas être déjà parvenue à cette privation générale, selon laquelle elle se trouvera privée et devra laisser toute opération formelle des actes d’entendement et de volonté. Car il y a des âmes si malavisées, qu’ayant lu, ou ouï (210) parler de l’état de la privation, et de la manière du comportement intérieur requis en icelle, elles se mettent d’elles-mêmes en cessation de toute opération, avant que Dieu les en prive ; et croupissent ainsi en leur simple nature, oisivement, sottement et sans aucun fruit, lors que quelque aridité et déréliction, un peu plus grande et pressante que d’ordinaire leur survient et est de quelque durée. C’est pourquoi il faut qu’on sache que ces privations premières et médiocres, qui viennent de fois à autre, ne sont seulement que les avant-courières de la principale ; afin qu’on ne fasse difficulté de reprendre encore sa façon opérative, conforme au degré où on se retrouvera de temps en temps.
L’ordre donc de la privation est tel. C’est à savoir : que comme les premières grâces que Dieu opère en nous et avec nous, sont les sensibles et cordiales, choses appartenantes à la portion inférieure ; et puis après les intelligibles, qui sont lumières et connaissances : d’où consécutivement suivent les actions d’amour et les jouissances ; aussi est-ce l’ordinaire qu’entre les grâces sensibles et les intelligibles, on doit déjà endurer l’expérience de la manière et conduite privative. Car Dieu voulant tirer l’âme des grâces inférieures aux supérieures, et puis des supérieures aux suprêmes, il est nécessaire qu’il la dénue premièrement de la sensibilité, qui était adjointe aux grâces inférieures ; et de la propriété qu’elle avait aux supérieures : cause pourquoi Dieu lui ôte et la prive des goûts (211) et sentiments ; puis après des connaissances et lumières ; et en fin de ses opérations propres et humaines ; non pas tout à la fois, mais petit à petit, et pièce à pièce.
Et pource quand cela se fait, et que l’âme expérimente l’aridité ou l’obscurité, ou l’impuissance à bien faire, avec la rébellion de ses passions, la répugnance de sa volonté et autres effets importuns, que Dieu lui fait sentir l’un après l’autre, ou parfois ensemble ; elle pense déjà tout perdre et venir à rien : là où ce n’est que pour lui ôter la tâche et adhérence à la sensibilité, ou propriété, ou naturalité, qui était adjointe à la substance de la grâce ; le fruit cependant, et l’avancement lui demeurant entier, et tant plus solidement identifié.
Après quoi, retrouvant icelle âme derechef la façon de pouvoir opérer ; c’est alors, qu’ayant acquis des dispositions nouvelles, elle peut passer plus outre à un sommet conforme et proportionné ; apprenant de sa propre expérience vraie (si elle y prend garde) comment la privation commence si tôt et continue au progrès de son chemin interne, d’être alternative avec sa façon opérative ; et comment aussi il faut qu’elle change, perde, et reprenne son opération. De toutes lesquelles façon sera plus distinctement traité ès chapitres en suivant.
Laissant à part ces âmes qui dès le commencement ont été favorisées de l’expérience de la présence de Dieu en esprit, par-dessus l’infériorité (dont nous avons traité) nous parlerons maintenant de celles qui ne l’ont pas plus si tôt, mais l’acquièrent au progrès de leur procédure, par la voie d’une amoureuse affection, aspiration, et élévation de leur esprit à Dieu ; et ce avant même l’état de la privation rigoureuse. C’est à savoir par l’efficace tant de l’opération (213) amoureuse de la grâce prévenante ; comme de l’attraction ou influence de l’esprit divin, lequel se manifestant par haut, donne à cette âme l’expérience de sa présence.
Ayant donc déjà dit que tout ce qui viendra de réel et de mystique à l’âme, outre le sommet du chapitre dix, sera nécessairement par voie de quelque privation, et en perdant, devant que d’acquérir chose aucune de plus (dont aussi j’ai dit au chapitre quatorze, qu’aucuns sont même de ce passage ici conduits peu à peu à la privation rigoureuse, sans rien expérimenter de cette présence divine) persévérant en la même doctrine, bien que je prétende montrer ici encore un degré, qui tient le milieu d’entre la privation totale qui suivra ; et la liberté naturelle qui a précédé ; et qu’iceluy peut parvenir jusqu’à la manifestation et expérience, non seulement de la volonté de Dieu opérant en l’âme, mais encore de l’esprit divin, par manière de sommet. Si est-ce que ce degré est semblablement fondé sur quelque privation précédente, jaçoit que non si rigoureuse que la totale.
Pour l’intelligence de quoi il faut savoir premièrement, que jaçoit que l’exercice de l’aspiration puisse avoir eu son commencement durant le temps, qu’on se servait encore aucunement des discours de l’entendement, et d’appréhension préalable de l’objet final, avec ses causes et raisons mouvantes, proposé par iceluy intellect ; ce néanmoins, cet exercice aspiratif parvient enfin à ce point, que d’être pratiqué (214) avec un dépêtrement total de ces raisons et motifs anticipatifs ; à savoir en ce que Dieu conduit l’âme profitante à la privation de son entendement discursif, accoutumé à devancer et prévenir la volonté par précédente appréhension perceptible de l’objet ; et la réduit à ne pouvoir exercer les actes d’aspirations et désirs, que par l’efficace de sa bonne volonté.
Mais aussi au lieu des discours ou raisons mouvantes, que lui soulait131 amener l’entendement, Dieu fait expérimenter du côté d’icelle volonté certaines touches de sa prévention divine, qui prennent leur origine du plus intime de la même volonté, et l’excitent actuellement à aimer et désirer, sans savoir quoi ni comment.
Secondement il faut savoir que Dieu commence toujours par le bas et infériorité de l’âme, lorsqu’il veut faire chose notable en l’esprit. Car comme avant toute forme, la matière doit être disposée pour la réception d’icelle ; ainsi l’infériorité de l’âme (qui est comme le matériel de l’âme) doit premièrement être préparée et proportionnée à l’esprit, et à ce que Dieu veut infondre en iceluy. Ce que m’a fait dire ci-devant que Dieu célèbre sa venue en nos âmes premièrement par les choses petites basses, et de (215) si peu d’apparence, qu’à peine veut-on croire que ce qui se fait ainsi en nous si simplement, soit chose qui contienne en soi aucun secret autre que de patience et de résignation ; et néanmoins c’est par une telle voie et moyen que Dieu commence la hauteur qu’il veut bâtir par après.
Attendu que tout degré commence toujours par la petitesse de l’expérience de notre néant, et peu de pouvoir sans la grâce divine ; afin que tout ce qui viendra soit fondé sur la connaissance de nous-mêmes. Or cette connaissance de soi-même, et cette expérience de son rien se fait, lorsqu’après quelque grâce qui aura précédé, on retourne à la privation d’icelle, et comme au premier élément de sa seule bonne volonté. Car c’est par une telle soustraction de grâce, et par les effets de la nature et corruption qui se font alors ressentir, on acquiert cette expérience de soi-même, et de ce qu’on est sans la grâce.
C’est au reste une chose bien fâcheuse, et matière de patience et de résignation à une âme, qui voudrait bien être toujours en progrès vers Dieu à façon d’esprit, et par-dessus elle (ainsi que vraiment c’est par connaissance et amour que nous nous devons unir à Dieu) et qui ne sait croire que ce tombement ou renvoi sur son néant soit avancer aussi bien que s’élever par-dessus soi (selon les choses dites au chapitre treize). Mais qui néanmoins lui est de grand profit puisque c’est par ce moyen que Dieu méliore, réforme et reguérit la portion inférieure, pour être le soutien et (216) la base des opérations de l’esprit.
Ici donc que Dieu veut faire quelque chose de notable en l’âme, plus que tous ce qui pourrait avoir précédé, c’est de commencer aussi par une bassesse, et plus grande qu’auparavant ; à laquelle si l’âme s’accommode, se commettant à Dieu par résignation, ce sera d’ici qu’il commencera d’y mettre proprement la main lui-même, en devenant singulièrement en elle le premier opérant, et la cause efficiente de tout ce qui va suivre ; dont aussi ce sont choses auxquelles elle ne pourrait aucunement parvenir par soi-même.
Et ainsi voilà comme se fait ce que j’ai dit ci-devant : c’est à savoir qu’encore que notre fin soit de nous unir à Dieu objectivement par amour et connaissance, et que notre attention et effort tire directement vers là ; cependant néanmoins Dieu s’unit premièrement avec nous en tant que cause première efficiente, que non pas en tant que cause dernière et finale. La raison est, par ce que comme Dieu est notre fin, aussi est-il notre commencement, et que c’est la cause efficiente, qui nous doit adresser et pousser efficacement à notre même fin. (217)
Partant il faut savoir en troisième lieu, qu’on doit faire grande différence entre la manifestation de la volonté divine opérante en nous par manière de premier principe plus intime, et entre la manifestation objective de sa présence et de son amour divin ; tout ainsi qu’il y a grande différence entre ces deux sortes d’opération divine, c’est à savoir, quand Dieu opère en nous et avec nous les dispositions nécessaires, ou bien quand il opère la forme même, la fin, le but, et le terme de telles dispositions.
Lorsque nous aspirons, désirons, et cherchons l’amour divin, ou la présence objective de Dieu en notre esprit, cela est tenir une façon de mouvement, de tendance, et de voyage vers la fin désirée. Et quand Dieu veut commencer à nous seconder, ce n’est pas incontinent en nous donnant déjà sitôt la fin et le comble de nos prétentions et souhaits : mais plutôt en opérant seulement en nous les dispositions premières ; et telles qu’il sait mieux convenir.
Or Dieu opère maintenant telles dispositions en nous par certains effets de sa volonté, soient-ils de patience ou résignation, en tant que pénibles, fâcheux et peu agréables (comme il [218] fait ordinairement en la privation rigoureuse) ou bien d’une touche d’amour central et fruitif, qui est ici bien ordinaire : mais qui n’est qu’amour d’affection, et non pas encore de présence objective ;
L’une et l’autre de ces deux façons diverses de préparer l’âme, étant bonne et salutaire, puisque cela arrive selon la suite de la volonté divine, et que tant l’une comme l’autre est une opération divine survenant inopinément en l’état intérieur de l’âme, préalablement à l’opérer d’icelle, et sans aucune dépendance de ses efforts ;
Ayant aussi toutes deux un même effet, qui est de retirer l’âme de sa première façon active d’aller à Dieu comme vers l’objet et fin de ses désirs, pour la réduire à mettre son attention à une autre manière, selon laquelle Dieu est par sa prévention, plus intime en elle, et préalable à tout son effort et industrie, opérant au bas et fond d’icelle les dispositions nécessaires pour la réception de son esprit divin ; et non pas pour lui donner le dernier accomplissement de ses désirs132. Lesquels effets divins susmentionnés étend en nous l’expérience de Dieu en tant que premier principe opérant, on les peut aussi nommer la première façon de manifestation réelle de la volonté divine en nous ; puisque son opérer c’est se manifester, et se manifester c’est opérer ou causer quelque effet en nous.
Comme donc c’est autre chose, opérer en nous les dispositions nécessaires, et autre chose donner ou infondre la forme et la fin d’icelles ; ainsi (219) pour ne point équivoquer, ou parler ambigüament, il faut nécessairement distinguer entre la manifestation de la volonté divine comme opérant en nous, et entre la manifestation ou jouissance objective de son esprit divin. Car ce sera aussi par cette distinction claire et nécessaire, que nous découvrirons ci-après plusieurs secrets, et les abus de ceux qui ne distinguant point entre la présence de Dieu fondamental et très intime, et entre l’objective qui est très sublime, ne font pas aussi de différence entre avoir Dieu seulement comme premier principe opérant, ou l’avoir comme fin et objet terminant finalement ; qui sont toutefois deux façons si différentes, que l’une est chose première en l’état de la perfection, et l’autre en est dernière selon la portée d’un degré.
Quatrièmement il faut entendre que l’avancement de l’âme en l’exercice d’aspiration consiste en ce qu’elle purifie tellement ses intentions qu’elle puisse poursuivre ses désirs et prétentions, pource seulement que Dieu en est digne, et pour son seul amour et respect, sans égard à raison, à bien ou mal qu’elle puisse (220) attendre de sa bonté, voire encore même qu’elle n’aurait à espérer pour soi que honte et confusion.
Car en ce qu’elle croit fermement et simplement que Dieu en est digne par soi-même, et pour soi-même, et qu’elle ne multiplie plus les idées intellectuelles des discours, motifs, causes ou raisons particulières ; c’est ainsi qu’elle vient peu à peu à se dénuer des actes d’entendement, et à avoir toute son attention du côté seulement des actes de la volonté. À laquelle façon Dieu venant à correspondre, c’est de ne plus donner sa grâce pour suggérer plusieurs raisons mouvantes et persuasives : mais de priver l’âme de l’usage de sa portion supérieure, la réduisant à la bassesse de son infériorité, et faisant de l’entendement supérieur ainsi dénué, dépêtré et évacué des espèces tant imaginaires qu’intellectuelle, un pur vide ; pour ne retenir de son côté que la foi et la croyance que Dieu est ce qu’il est, sans plus d’autre conception, appréhension, ou formation antérieure de quelque objet, pour le représenter à la volonté133.
Car comme l’amour d’affection, auquel âme s’applique ici de toutes ses forces, est abstrayant de l’objet présent ou non présent, et que la production de ses actes et extensions amoureuses vers Dieu ne requiert pas grande spéculation, ni façon ratiocinative, étant icelle âme fondée en pure, bonne, et efficace volonté aidée de la grâce, il ne lui est pas besoin d’autre forme, ou action intelligible, qu’une simple et pure foi, ou souvenance de ce que Dieu est. Dont (221) une telle âme se sent tellement réduite au seul sentiment de sa bonne volonté, que c’est comme si elle n’avait plus d’entendement pour lui suggérer ou proposer chose aucune, et que toutes traces se furent retirées du côté de sa volonté134 ; comme celle qui aurait maintenant en soi l’effet et la fin des raisons et motifs qui se pourraient proposer, pour l’induire à vouloir aimer. Et c’est ici un nouveau recommencement de voie purement affective ; laquelle étant fondée sur la prévention d’un touchement divin imprimant en la partie amative une vertu et vigueur d’inclination amoureuse vers Dieu, pourra parvenir à un sommet proportionné, qui sera la manifestation de l’esprit divin par forme d’objet, comme sera déclaré ci-après.
Or est-il, que c’est d’ici, et d’une telle bassesse que commence proprement la réalité mystique. Car comme Dieu commence à se faire singulièrement le premier principe opérant en l’âme, sans faire précéder aucune (222) connaissance de cause, raison ou motif, sinon sa touche efficace ; cela se peut appeler sa première secrète venue ou avènement en l’âme, pour devenir première cause efficiente de tout cet état qui suit, et ainsi (comme par soi-même, et d’une façon plus qu’ordinaire) être le premier opérant en elle, pour la conduire et adresser efficacement à sa fin.
Dont aussi tout premièrement par ses préventions furtives et touches très intimes, il la fait bien plus efficacement désirer, que jamais elle n’eût pu faire par les simples efforts de sa propre opération précédente aidée de la grâce ordinaire. Et puis au lieu qu’auparavant l’entendement voulait précéder, formant Dieu à sa mode pour l’offrir à la volonté comme aimable et désirable, ici que la volonté est seule paraissante, il arrive plutôt que le désir et la bonne affection vers Dieu, fait résulter et rejaillir en l’esprit une idée ou image de bonté et d’amour ; en sorte qu’encore que Dieu ne serait tel, l’âme le fait tel : et lui veut tant de bien, que jaçoit que (par impossible) il ne serait si grand, si heureux, si parfait, et pleins de gloire, comme il est, elle le ferait tel, et s’anéantissant en sa présence l’exalterait par-dessus tout en un trône de gloire et de majesté souveraine, tant elle est fondée et confite en bonne, sincère et affectueuse volonté vers lui, causée par ces touches prévenantes, sans dépendance d’aucune raison, cause, ou motif actuellement considéré : et même n’ayant plus de goût ni d’inclination (223) de les faire précéder ; puisque vraiment et sincèrement elle sent en soi-même qu’elle ne veut et ne désire rien plus que l’amour et volonté de Dieu. Ce qui est l’effet de ce qu’elle a Dieu opérant en elle ces traits de son amour affectueux, qui sont moyens pour venir à l’amour et présence objective.
Et ne faut pas s’étonner d’une telle façon de parler, comme si au lieu que l’entendement doit précéder et montrer à la volonté le motif d’aimer qui est en l’objet ; au contraire la volonté est ici celle qui forment Dieu aimable à l’entendement. Car certainement l’ordre de la chose est pour le présent tel, que de commencer par le plus infime de l’âme, et peu à peu venir au plus sublime. Tellement que toute l’infériorité se regagne et se ramasse en une totalité, pour faire un point d’amour fruitif (du moins par fruition de désir) avant que l’on vienne à recouvrer l’usage de l’entendement, et à vivre et opérer par iceluy d’une manière plus sublime ; comme se dira plus amplement ci-dessous. Sur quoi se peut voir le père Jean de la Croix, qui parle conformément en son livre de la nuit obscure.
Parce néanmoins que cette façon d’opérer de sa bonne affection vers l’esprit pour former Dieu tant aimable, n’est sinon quelque opération propre ; et que c’est comme vouloir à force de sentiments, et d’un tel amour d’affection arriver à la hauteur de l’esprit ; c’est en quoi l’âme se peut tromper en cet endroit. Et pource (224) elle doit apprendre à laisser plutôt cet amour bas, et l’accoiser afin qu’étant iceluy mis pour fond et pour terme à quo (terme duquel elle se doit départir et éloigner) elle puisse être relevée selon l’esprit à la présence divine, et par ainsi de l’amour intime d’affection venir à l’amour objectif, et de présence.
Cinquièmement, il ne faut pas ignorer que cette expérience si réelle de Dieu, en tant que premier opérant en notre fond plus intime, est la fin à laquelle Dieu nous a toujours voulu conduire par les effets fâcheux, étranges, et peu intelligibles qu’il a dès le commencement causé en nous contraires à nos conceptions, attentes, et désirs, lorsque par vicissitudes continuelles il nous réduisait toujours à la patience et résignation. Car notre volonté étant par telle résignation, et humble accommodation à la volonté divine, devenue non volonté, et notre désir, non-désir en tant que nôtre, mais autant que Dieu le permettait ; c’est par ce moyen qu’il a fait que maintenant l’âme se trouve (225) toute prise et captive dans l’ordre de son gouvernement divin, et à la suite de l’opération qu’il fait en elle.
Par où l’on peut noter que c’est passivement que nous venons à cette expérience de Dieu, en tant que plus intimement opérant, et non pas par aucuns de nos actes directement dressés à cela. Car comme par notre opérer nous allons comme hors de nous, vers un objet auquel nous tendons par nos actes, comme vers la fin à laquelle nous aspirons, et que néanmoins selon cette façon ici Dieu est plus intime que tout notre être, et préalable à tout notre opérer ;
Il s’ensuit bien que ce n’est pas par nos actes, efforts, ou tendance que nous parvenons à l’expérience d’une telle intimité ; mais passivement en endurant les effets de Dieu en nous, et devenant rien selon notre être de naturalité et de propriété ; ou bien par la prévention de sa touche, par lequel il nous découvre cette sienne intimité en nous ; comme venant sans l’intervention et dépendance d’aucun effort, ou conception qu’ayons fait de la fin, voir souvent contre ce que l’on s’était proposé et formé, et ainsi outre toute notre attente ;
Chaque degré de passiveté, ou bien chaque touche efficace nous retirant toujours premièrement tant plus proche au sentiment et en la possession de nous-mêmes ; et puis nous faisant ensuite approcher toujours davantage notre divin principe frontal et première cause efficiente ; jusqu’à nous faire par une certaine coïncidence (226) mystique, co-intimes, et de même centre, nous unissant avec lui comme fait le sarment à sa vigne.
Bien entendu néanmoins, que tout ce qui arrive en ce degré, n’est encore qu’une image et un petit commencement de ce qui doit suivre. Car c’est en l’état de la privation rigoureuse, que tout se passe en parfaite réalité.
La différence consistant en ce que selon ce degré tout se fait facilement par l’efficace du trait divin et par l’influence agréable de son esprit.
Cependant on peut en passant commencer à comprendre à quoi c’est que veulent conduire l’âme ceux qui enseignent, que c’est par le rien et par l’anéantissement de soi-même qu’on vient à Dieu. Car ce n’est que la conduite jusques à Dieu en tant que plus intime, et comme première cause efficiente opérant en nous ; outre quoi y a encore de reste tout l’être de la déiformité, avec son opérer conforme.
Il y a donc des âmes, lesquelles ou pour n’avoir plus de goût à méditer et discourir, ou pour se trouver en volonté courageuse, forte et aimante, ou bien prévenues de grâce et bénédictions (227) singulières pour pouvoir suivre le chemin d’amour et de désirs vers Dieu, après avoir entendu que ce n’est pas à force d’intelligences qu’on parvient à Dieu, mais par bonnes affections ; non par contemplations sublimes sur les perfections divines ; mais plutôt par une humble, simple, et bien soumise volonté, cherchante, désirante et persévérante ; et que pour toute connaissance, ou action d’entendement actuellement requise à cet exercice, il suffit d’avoir une pure et nue foi ou simple souvenance de la majesté divine, digne de tout amour, honneur, service et révérence ; et même que cette croyance doit être plutôt habituelle et virtuelle, que non pas actuellement formée ; et enfin que c’est le propre de l’exercice d’aspiration amoureuse, de conduire l’âme à un dénuement de tous fantômes, espèces intelligibles, préconceptions, discours, et en un mot de tout l’usage de l’entendement actif et discursif ; entendante, dis-je, ces âmes toutes ces choses, elles se réduisent au seul exercice de l’aspiration, par les seuls actes de la bonne volonté, tirés non des raisons mouvantes que l’entendement ait proposées ; mais de sa propre efficace, aidée et secondée de la grâce divine ; et en vertu de la maîtrise et domination qu’elle a sur ses propres actes.
Car la volonté étant libre en sa façon d’opérer, elle peut de sa franchise propre, sans dépendance de l’entendement (du moins par manière ratiocinative ou réfléchie) vouloir et produire ses actes librement sans plus (228) de pourquoi, ni de raison actuellement considérée ou préméditée ; et d’une manière spéciale et effective lorsque Dieu la vient émouvoir, et réduire en actes d’amour (qui est le premier de tous les mouvements de l’âme) par sa grâce prévenante et excitante. Selon que bien au loin cette façon mystique (toute diverse à la scolastique) se trouve décrite au livre des Secrets sentiers, chapitre quinze de la deuxième partie ; et laquelle serait ici à insérer comme en son propre lieu, si elle n’était là si amplement expliquée.
À quoi toutefois j’ajouterai ici que c’est vraiment merveille qu’on entende toujours les choses si mal ; et qu’on ne distingue pas les temps et les degrés, pour lesquels on donne telle ou telle règle. Qui peut douter, (s’il a tant soit peu de jugement) que les règles que l’on prescrit en ce degré d’amour aspirant supposent que ce soit pour celui qui a déjà acquis les précédents ? Et qui ne voit clairement que le degré d’aspiration simple et pure, sans discours, et raisons mouvantes, suppose les devoirs, efforts et industries préalables de l’âme diligente ; laquelle a passé par tous les motifs et raisons possibles ; et s’est acquise une connaissance habituelle de Dieu et des choses divines, qui a déjà informé et rempli son entendement ?
Et néanmoins aucuns pensent, que quand on parle d’amour divin sans connaissance, on veuille dire, qu’on puisse de soi-même, et dès le commencement prendre ou former telle pratique ; là où qu’on ne cesse de dire, que c’est le progrès intérieur (229) qui conduit finalement à laisser et perdre l’usage de l’entendement en tant que propre, discursif, ou proposant les raisons ou motifs ; et qu’on est réduit au seul usage de la bonne volonté, laquelle reçoit de Dieu une telle touche de prévention, qu’icelle a plus d’efficace pour mettre l’âme en amour actuel et fervent, que toutes les raisons mouvantes, que l’entendement pourrait oncques proposer ; et que c’est par tel moyen que Dieu fait un pur vide de la puissance intelligible et une carte blanche, pour y pouvoir écrire sa sapience céleste.
Car comme cette touche divine contient un ramas et collection totale de la partie amative, et de l’infériorité en un centre d’affection amoureuse ; cela fait en l’âme une unité cordiale, et un fond capable, pour être le soutien de l’unité de l’esprit, que Dieu y peut et veut bâtir dessus par l’infusion de la grâce de sa divine présence et contemplation ; comme chose qui prend origine de plus haut et par-dessus tout entendement humain.
Je veux dire : que l’âme ayant été réduite à vivre totalement selon sa pure, bonne et aimante volonté, comme celle qui est le fondement et soutien de la vraie vie interne, et de tout l’édifice spirituel ; et Dieu ayant opéré en elle par sa grâce prévenante, pendant le travail et l’exercice d’aspiration, la netteté, rectitude et sincérité d’amour, et la pureté et nudité d’esprit ; c’est par ce moyen qu’il rend l’âme proprement disposée et capable d’être remplie d’infusion divine, et de recevoir la (230) grâce de la contemplation vraiment spirituelle, qui suppose l’amour et est fille d’amour : et ce par la manifestation que Dieu peut faire, et a coutume de faire de son esprit divin en l’unité de la portion suprême de l’âme ; comme venant de plus haut, que la portée de tout entendement humain, et par manière de forme et de lumière informante, vivifiante, et remplissante de sa divine opération rayonnante l’esprit humain ; comme se verra si après.
Or comme cette manifestation de l’esprit divin au sommet est une connaissance de Dieu par espèce intelligible divinement infuse, terminante en amour (car selon saint Thomas, la contemplation suppose l’amour et termine en amour) on peut facilement voir et comprendre qu’une telle infusion divine n’a rien de plus directement contraire que notre propre formation et occupation intellectuelle : puisque cette infusion est d’un ordre supérieur, auquel notre propre effort ne peut atteindre, demeurant court et exclu, comme trop grossier et peu proportionné. (231)
Pource donc que tandis que que nous vivons et procédons selon la manière naturelle de la portion intellectuelle, il serait impossible de nous défaire de toute espèce intelligible (puisque vivre et opérer selon l’intelligence, c’est être occupé avec ces espèces, et rempli de fantômes) pour cela, dis-je, l’artifice divin est de nous dénuer de toute cette passion d’opérer intellectuellement, et de nous réduire à la nue et aimante bonne volonté.
Et parce que l’âme ainsi dépouillée de connaissance ordinaire serait trop faible avec la seule grâce commune, pour s’exercer ès saintes et amoureuses affections vers Dieu, selon que requiert ici son état interne ; Dieu lui donne un autre principe de son opération qui est la touche de sa divine grâce prévenante, sans comparaison plus puissante que ne pourrait être tout notre effort, entrepris par toutes sortes de motifs et raisons. Et c’est ainsi que l’âme est réformée et préparée pour l’infusion de l’esprit divin en l’unité de son esprit, proportionnellement au degré auquel Dieu l’a disposé, et qu’il a préordonné de lui communiquer au sommet. Ce que tout est conforme à ce que souhaitait l’Apôtre, et que nous avons déjà touché au chapitre deux, à savoir que fondés et enracinés en charité, nous pourrions comprendre la longueur, largeur, sublimité, et profondeur de Dieu. Ut possitis comprehendere quæ sit latitudo, et longitudo, et sublimitas, et profundum. Eph. 3135.
Et ainsi voilà la seconde dénudation notable (232) que Dieu fait en telles âmes, avant les mettre en la totale et rigoureuse. La première ayant été le dépouillement des sensibilités puériles et grossières, pour les conduire aux intelligences ; et celle-ci étant le dénuement des discours, spéculations, préconceptions de la fin, et toutes intelligences humaines ; afin que l’esprit devenant une carte blanche, il puisse recevoir l’infusion de la sapience céleste, selon qu’est dit.
En quoi nous pouvons noter la sagesse et bonté de la providence divine, laquelle paraît à nous conduire ainsi peu à peu à ce qu’il veut avoir ; non seulement touchant la fin désirée, mais encore en ce qui concerne les dispositions préalablement nécessaires ; opérant le tout peu à peu et diversement ; d’autant que nous ne pourrions pas sitôt supporter, non seulement la fin même, mais non pas même aussi les dispositions difficiles, sinon par mesure et à proportion de nos forces.
Or comme nous avons dit ci-dessus, que c’est passivement et non pas activement que l’âme tombe en l’ordre du gouvernement divin interne, et en l’expérience de son divin principe intimement opérant, et que ce tombement mystique se fait, ou par la privation de (233) son opérer humain, et par sentiment fâcheux, en sorte que ce soit déjà commencer la privation rigoureuse ; ou bien par un divin touchement central causant un amour fruitif et contenant en soi la collection totale de l’infériorité, et fondant ainsi l’âme en amour, et l’enracinant en iceluy, pour être capable de l’opération de l’esprit ; il pourrait sembler que ces deux moyens (auxquels nous avons aussi ci-devant attribué un même effet) seraient contraires et incompatibles par ensemble.
À quoi satisfaisant, je réponds qu’il n’y a ici aucune disconvenance ni absurdité : d’autant que tous ces deux moyens s’accordent très bien, et de fait se mêlent l’un parmi l’autre. Car la divine touche d’amour fruitif et intime peut sortir, et en effet sort ordinairement de la privation et du fâcheux sentiment qui aura précédé ; et la privation ou le fâcheux sentiment bien pris pour la volonté divine, et pleinement embrassé comme chute et tombement dans l’ordre divin, est le vrai et légitime moyen pour ressentir l’effet et la réalité d’un tel ordre divin ; en ce qu’il engendre connaturellement une très intime et très secrète petite plénitude centrale d’amour divin, non pas sensible, mais fruitif.
Ce qui est le même effet que celui de la touche susmentionnée. La différence consistant proprement en ce que selon cette seconde manière, la privation ne prédomine et seigneurie [sic] pas encore, mais plutôt ladite touche, à cause de son efficacité et vigueur. Donc (234) aussi arrive qu’entre les auteurs mystiques, les uns traitant de ces divins sentiers par voie d’amour, exagèrent et font ici plus de mention et d’estime de cette touche divine centrale, qui arrive pendant l’exercice d’aspiration et de l’usage du désir amoureux de l’âme vers Dieu, que non pas de la privation. À raison qu’une telle touche est la plus forte et prédominante, et que le sentiment fâcheux préalable, est compris par eux sous le nom de privation alternative, par forme de préparation et de petit anéantissement qui précède, comme n’étant pas encore si rigoureuse, ni du tout dénuée de la coopération de la bonne volonté aimante, comme se dira au chapitre suivant.
Tellement que les âmes qui s’exercent au pur amour aspiratif, et y ont profité quelque temps, jusqu’à être disposées à recevoir la grâce de la contemplation : elles y sont admises avant même entrer si profond dans l’état de la purgation ou privation ; ou pour le moins avant qu’elles y soient du tout plongées.
Car bien que privées de l’usage naturel et humain de la portion supérieure intelligible, elles soient réduites à l’inférieure, pour de là recommencer un nouveau degré ; c’est néanmoins en telle sorte, qu’elles n’entrent pas si profond dans les sentiments fâcheux, ni en un état si bas, si moleste, si passif, et ennuyeux comme en la privation plus rigoureuse : puis qu’ici l’âme se peut encore aider de la bonne, héroïque, et généreuse volonté ; à la façon qu’a été dit, et que la touche divine (235) survenante à un tel effort, et causant l’amour fruitif, est aussi la cause que ladite âme se trouve palpablement et d’expérience manifeste, comprise en la suite et dans l’ordre et le cercle du gouvernement divin.
Car comme ce divin touchement d’amour contient en sa substance la collection et totalité de la portion inférieure ; ce n’est plus ici la façon d’opérer humainement par quelque puissance distincte, ou détraquée de l’ordre divin : mais c’est déjà comme une petite totalité opérative ; ainsi que ci-après en l’état plus rigoureux, ce sera une semblable totalité privative.
Restant seulement à noter pour conclusion de ce chapitre que comme cette seconde dénudation n’est encore que l’image et semblance de la plus rigoureuse qui suivra par après ; ainsi le sommet et la manifestation de l’esprit divin en la portion supérieure n’est encore qu’un commencement de la vraie union avec le même esprit divin, que l’âme trouve pour sommet de l’état de la privation totale.
Pource aussi, tout ce degré retient plus de l’actif que du passif, d’autant qu’il fait le milieu entre l’activité qui a précédé et la passiveté qui suivra. Mais aussi il semble être la cause que ceux qui en ont eu l’expérience, trouvent l’état de la privation suivante autant plus difficile et moins supportable. Parce qu’ayant trouvé cette double façon actuelle que Dieu opère en l’âme, c’est à savoir l’une selon le fond, qui est la touche d’amour actuel, comme une collection totale (236) de l’infériorité ; et l’autre selon l’unité de l’esprit supérieur, qui est la réelle manifestation de l’esprit divin, l’âme vient toujours à retrouver tant l’une que l’autre ; et ne sait quitter ni renoncer à l’opération qu’elle peut avoir, conforme à l’une et à l’autre selon l’exigence du temps, et surtout ne peut se défaire de l’actuelle compréhension de Dieu en sa pensée, et en la formation de son état. Mais celui qui n’a pas encore eu semblable présence, se contente plus facilement de la seule foi, et il n’est pas si empêché à exclure toute actuelle pensée formée de Dieu selon l’esprit. Poursuivez, âme dévote, la lecture de ce qui reste, et vous l’entendrez mieux. (237)
Jaçoit que pendant la fidèle diligence de l’âme en son exercice d’aspiration, et après plusieurs vicissitudes de petites privations, il puisse arriver que Dieu la conduira peu à peu à la grande et totale privation ; sans autrement lui donner la manifestation de son esprit divin ; tout de même comme a encore été dit ci-devant au chapitre quatorze. Parce néanmoins qu’il y en a d’autres, lesquelles avant l’état de la privation totale (selon qu’il est là insinué) obtiennent premièrement la manifestation de la présence divine par l’infusion de l’esprit divin au sommet, et à la façon de forme informante tout le matériel de l’âme déjà auparavant préparée et disposé (238) par tout le travail précédent ; il est nécessaire de montrer comment cela se passe ; et signamment qu’il se fait préalablement une chose assez difficile, si auparavant on n’en est très averti ; qui est la division de l’âme et l’esprit.
Nonobstant donc la touche divine qui se fait au fond et centre de l’âme, fort ordinaire en ce degré d’aspiration, comme secondant les efforts et des bons devoirs de la partie amative ; voire même les prévenant en sorte qu’une telle âme se sent ordinairement prévenue d’une inaction divine avant tout son travail, et sans que son entendement ait considéré aucune cause, ou raison mouvante ; tellement que (selon qu’il a été déclaré) on pourrait appeler cela une manifestation de la volonté divine opérant en l’âme ; puisque c’est cette touche, laquelle est si réellement la première opérante, et qui se fait sentir par expérience, se manifestant de ce côté-là d’une façon prévenante, comme la vive racine et fondement d’où nos désirs et efforts prennent leur vie et mérite ; nonobstant, dis-je, telle chose, si est-ce néanmoins qu’on ne parvient pas à la vraie manifestation de la présence divine en l’esprit (laquelle se fait non par manière de grâce prévenante et nous excitant au désir et amour de Dieu, mais par forme d’accomplissement de nos désirs et de jouissance) sans trouver premièrement un passage étrange, lequel contient la division de l’esprit d’avec la portion inférieure. (239)
Car comme la façon de procéder de l’infériorité est d’aller du bas vers le haut à Dieu, et que même la touche divine et centrale est aussi conforme, et de même façon, ayant son origine, non du haut par infusion, mais du bas fort furtivement et à la cachette, très intimement, au contraire l’infusion de l’esprit divin ayant la façon de forme informante, de remplissante et de satisfaisante pleinement au désir de l’âme, selon sa portée et capacité, acquise ès dispositions précédentes ; et pour se venante non par manière de bas vers le haut, mais du haut vers le bas ; il s’ensuit que cette diversité causera du changement en l’âme, et qu’elle ne passera de l’une de ces façons à l’autre, sans expérimenter une interruption de son premier comportement, pour être changée en cet autre.
Et pource avant que l’âme sache accommoder son état interne à un tel changement, et devant qu’elle soit transportée de toute la façon de procéder de l’infériorité à un autre, conforme aux états de l’esprit ; elle doit pâtir un certain secret combat, très subtil, entre ces deux portions ; lequel se terminera par la séparation de l’une et l’autre, et par un transport que l’âme en fin recevra de sa façon et posture interne qu’elle avait lorsqu’elle allait procédant de bas vers haut à Dieu, à une toute contraire, laquelle procédera de haut vers bas.
Auquel combat l’infériorité se trouvant compressée, est comme en un abandonnement, seuleté, ou nudité : parce que la grâce divine ne venant plus de (240) son côté, il ne la faut plus attendre de là, et tandis que cela se fait encore si on n’entend pas bien les secrets de Dieu, ce sera un rencontre assez fâcheux : puisque peut-être, on sera combattant contre une telle chose nouvelle, ne voulant pas quitter ce qu’on tient.
Ordinairement toutefois, ceux qui sont admis de Dieu à cette première manifestation avant l’état de la privation totale, ils la reçoivent par pure grâce infuse, et pource passent la difficulté beaucoup plus légèrement, que non pas à la fin de la privation rigoureuse ; non qu’alors semblable grâce ne soit aussi, par infusion gratuite ; mais que les dispositions se font plus rigoureusement, selon que la grâce est aussi lors bien plus parfaite.
Il suffit donc ici d’insinuer qu’il y a ces deux façons contraires au-dedans. L’une que du bas on va vers Dieu par désirs, efforts, élévations, et actes, l’autre que tous ces actes étant supprimés par outrepassement, on reçoit par infusion l’impression de la face divine sur tout son être tout ainsi que la forme remplie de son efficace toute la matière qui lui est soumise, de sorte que selon cette façon l’esprit divin vient par manière (241) de forme informante et toute l’âme lui est devenue comme matière, auparavant bien disposée par les opérations qui avaient leur origine du côté du fond.
Laquelle manifestation n’est pas encore ici totalement la dernière. Car l’amour qui se tient du côté de la volonté, ayant expérimenté cette découverte par la voie d’intelligence, comme choses le surpassant, et comme la manifestation de ce qu’il cherchait, il ne cesse, et ne peut avoir repos, s’il n’a attiré à soi et en sa possession connaturelle au milieu de soi, ce qui s’était ainsi manifesté comme plus éloigné ; et alors c’est de passer tout en Dieu, cacher son cœur en la face divine, donner son cœur à Dieu, et comme le mettre en lieu d’assurance.
Ce que tout néanmoins n’est sinon quelque image et avant-goût de la vraie et plus parfaite union et transformation en l’esprit divin, que l’on trouvera ci-après ayant passé l’état vigoureux de la privation. Cette présente manifestation étant différente de l’état d’union transformante ; selon que c’est chose différente d’avoir seulement le soleil éclairant et illuminant le monde de ses rayons qui nous le font présent ; ou bien d’être admis et relevé, pour habiter tout et total au même ciel du globe solaire ; et se transformer entièrement en la splendeur de sa lumière.
Et ainsi voilà la grâce et le sommet, auquel quelques les âmes arrivent avant l’état d’une privation rigoureuse ou totale ; bien que non devant quelque privation, mais pas si rigoureuse. Cause (242) pour quoi au livre des Secrets sentiers, j’ai mis et décrit l’état de la présence divine, avant celui de la privation, et fait seulement mention de quelques privations alternatives.
Mais parce que depuis j’ai vu en aucuns et entendu de plusieurs qu’ils n’ont pas reçu cette manifestation première de l’esprit divin ; mais pendant leur exercice de méditation, ou d’aspiration ont été conduits peu à peu à tomber en l’état de la privation totale, plus ou moins rigoureuse, selon l’ordonnance divine : dans laquelle tombants par telle privation ils s’y sont de plus en plus trouvés pris, captifs, et renfermés, sans avoir les moyens de se pouvoir aider par propres efforts (comme tantôt nous dirons être ordinaire en l’état de la privation totale) parce encore que plusieurs ont pris de là vocation de douter de la vérité de leur privation, en ce qu’il voyait qu’icelle leur arrivait avant l’expérience de cette présence divine décrite au dit livre ; encore que leur136 privation répondît bien à ce qui est dit en l’état d’icelle, puisqu’ils se trouvaient (243) conformes aux détroits et événements fâcheux qui y sont spécifiés :
Cela est la cause qu’en cette présente addition j’ai déjà plusieurs fois avertie, et le dis encore, qu’il peut bien être, et de fait il arrive, que plusieurs pendant leurs exercices de méditations et discours, ou d’aspiration, au lieu d’arriver selon leur désir à la présence divine par la manifestation de l’esprit divin au sommet, à quoi ils aspirent comme fin de leur prétention ; au contraire néanmoins Dieu les renvoie premièrement tant plus profondément à bas ; afin qu’avant la réception de cette grâce ils puissent être mieux disposés, et plus parfaitement purgés.
Car comme la présence divine en l’esprit est quelque image de la vision béatifique, et qu’il est écrit que rien de souillé ne peut entrer au royaume des cieux : ce n’est pas merveille si les âmes encore souillées des restants du péché, comme n’ayant pas encore pleinement satisfaites à la justice divine pour iceux doivent passer premièrement par le purgatoire de l’amour divin, plus rigoureusement que ceux qui obtiennent de Dieu plus légèrement cette présence divine : soit pour s’être plus parfaitement convertis ; soit pour avoir été préservé de ne commettre aucun grand péché ; soit pour avoir plus généreusement dompté leurs passions, et acquis par la mortification plus assidue les dispositions plus prochaines, ou pour autre cause de la part de Dieu, auquel il plaît ainsi.
Cependant est bien à noter que la suppression (244) de l’infériorité donc est ici fait mention, est bien différente de celle-là qu’on trouve au commencement de l’état de privation rigoureuse : car là c’est par défaut et bassesse, et ici c’est par excès et outrepassement en la négligeant et passant légèrement par-dessus.
À ce même sommet appartiennent aussi ceux qui reçoivent de Dieu des grâces encore plus notables, comme sont extases, ravissements, visions, révélations et semblables dons extraordinaires, de quoi je ne veux traiter plus amplement, puisque ce sont choses accidentelles, et non ordinaires à tous ; plutôt non nécessaires, mais souvent préjudiciables à l’avancement substantiel et principal de l’âme : attendu qu’on peut bien jouir de ce que ces choses contiennent en elle de vrai et de solide, sans un tel effet externe qui paraît aux yeux des hommes et est souvent causé de défaut de nature (signamment au sexe féminin) ou de ce que l’âme n’est encore bien proportionnée à semblables opérations divines, et pource endure violence quand elles viennent. Et bien que je ne (245) désire pas préjudicier aux vraies et légitimes grâces divines en semblables effets ; si est-ce néanmoins que rien ne m’est plus à regret, que de voir les âmes s’arrêter ou faire cas de choses semblables.
Car pour ne rien dire de tant de tromperies, d’abus, et de fomentation d’amour-propre, de louange, complaisance, estimation de soi-même, et autres semblables défauts qui sont cachés, et suivent tous les jours sous le manteau de telles grâces, causant un dommage incroyable à la vraie vie dévote et spirituelle ; encore même que ces grâces seraient vraies et légitimes, elles empêcheront néanmoins plutôt le progrès substantiel, qu’elles ne l’avanceront : puisqu’en icelles nulle sainteté ou perfection n’est contenue. Le chemin royal, qui est de ne vouloir sinon simplement aimer Dieu, et lui complaire selon la meilleure et plus solide façon sans tels accidents non nécessaires, est surtout celui qu’on doit suivre, désirer et tenir.
Aucuns directeurs se trouvent qui méprisent tout, osant condamner ce qu’ils n’entendent pas ; voulant conduire les âmes à leur seul pied et propre jugement, sans donner liberté ni loisir à l’esprit divin de les conduire selon son divin bon plaisir. Ne considérant pas aussi que Dieu peut, quand et où il lui plaît opérer beaucoup, et faire choses grandes en peu de temps, et assez tôt en aucunes sans se lier aux années.
Mais aussi d’autres au contraire approuvent, exaltent, et révèrent tout, et n’y osent toucher. (246) Si tels effets extraordinaires arrivent au corps, ou bien paraissent en dehors, et que les dévotaires [sic] disent que cela leur arrive par la force de l’opération divine, qu’elles n’y peuvent rien au contraire ; ils croient tout, et avec elles attribueront tout à Dieu, et à sa pure volonté divine, ne pensant pas que tels effets puissent bien être réprimés, modérés, et mieux dirigés ; voire souvent contrefaits. Il est vrai que ces choses peuvent être de Dieu, mais aussi doit-on savoir qu’une âme y peut beaucoup ; si dès le commencement on lui apprend de ne faire cas de choses semblables ; si on lui imprime une autre humeur, l’informant de ce qui est vrai, solide et substantiel en cette affaire, et en quoi gît le vrai progrès, sans lui permettre de s’arrêter à telles choses de peu de profit, et où nulle sainteté ni avancement n’est contenu. Si on l’enseigne de faire tout passer pour bas et fond en insensibilité.
Car comme est dit au livre des Secrets sentiers, cela n’est pas négliger les grâces divines, mais les recevoir sans adhésion et propriété : car aussi bien, voire beaucoup mieux, elles auront leur effet en l’âme, si elle les reçoit avec indifférence ; si finalement on lui fait prendre garde à la vérité mise ci-dessus pour fondamentale ; à savoir que toute grâce et opération divine termine finalement en privation, dénudation, et perte totale de cela même, qu’elle contenait en soi de beau et d’agréable : comme il se verra par la doctrine des chapitres qui vont suivre. (247)
Voici maintenant l’endroit où vraiment se vérifie ce qui est dit ci-dessus ; à savoir qu’on ne peut entendre les choses sublimes, si premièrement on n’entend quelles bassesses viennent à les précéder. Car c’est ici un recommencement tellement singulier, qu’il sera impossible de comprendre, former ou bien concevoir les hauteurs qui suivent, si premièrement on n’a bien pénétré les secrets contenus sous ces états d’infériorité tant admirables, et tout contraires à la façon commune de procéder naturellement avec la grâce seulement ordinaire. Occasion qui me fait dire en toute assurance, que c’est ici la pierre de touche pour, par l’expérience des secrets qu’on apprend en (248) cet état, pouvoir pertinemment parler selon la réalité de ce qui se passe, et aussi pour juger des doctrines de ce qui traitent de ces matières, si c’est par expérience ou non qu’ils en parlent.
C’est chose entre autres bien digne de merveille, de voir des auteurs signalés écrire amplement et à loisir, tout au long et au large de la vie intérieure ; multipliant et grossissant les volumes, et cependant ne dire un seul mot d’un passage si notable que celui-ci ; qui est une des pièces plus principales, et la matière fondamentale plus nécessaire que chose qui soit à traiter en tout ce chemin spirituel, si jamais on veut aider les âmes dévotes. Non seulement parce que selon sa réalité propre il est singulier et plein de circonstance, autres que non pas celles avec lesquelles la science spéculative a coutume de décrire la contemplation ou union : mais aussi par ce que c’est la fin à quoi visent et se rapportent tant d’accidents étranges qui arrivent depuis qu’on a une fois mis le pied en ces divins sentiers.
Car si ce qu’on écrit de ces matières est, non pour en faire parade, ou montrer qu’on y entend quelque chose ; non pas aussi par manière de beau discours repaissant l’entendement, et bien retentissant aux oreilles, mais simplement pour aider les âmes, et les adresser au chemin pour aller à Dieu, comment peut-on (si on en sait à parler) traiter de tout le reste, et négliger ce dont elles ont plus de besoins d’être averties, et d’y être adressées, afin de s’accommoder à l’advenant, et (249) déjà dès le commencement leur apprendre à entendre les secrets divins.
Car quoi de plus ordinaire ? Que d’ouïr les âmes dévotes, même les plus retirées, sincères, et fidèles au service de Dieu (sans en excepter une) se plaindre d’être si souvent réduit à ténèbres, obscurité, indévotion, aridité, et de se trouver en pressure, angoisse, tristesse, pesanteur, déréliction, seuleté et semblable ? Or si on ne sait à quoi tout cela se rapporte, et quelle fin et doivent avoir ces volontés divines si étranges en nous ; comment pourra-t-on convenablement aider telles âmes, qui sont ainsi conduites de Dieu ? Comment leur donner règles et documents légitimes fondés sur des principes assurés, sinon fort en général, ou à tâtons, ou comme à l’aveugle, comme devinant et parlant au hasard ? Car ce n’est pas assez de faire mention, que pendant ces divins sentiers on se trouve souvent en déréliction, en aridité et semblables croix intérieures ; si en outre pour la bonne information d’une âme dévote, on ne fait autre mention plus spéciale d’un détroit si notable, et d’un passage si étrange, et signalé, comme est celui ici de la privation totale ; qui est le but est la fin où tendaient tous les petits essais qui ont précédé.
Quels sont les inconvénients qui arrivent tous les jours de ce qu’on entend pas fondamentalement, et selon les premières vérités les secrets de Dieu en semblables occurrences ; il n’y a que ceux qui ont la science expérimentale, qui le voient et découvrent en plusieurs (250) âmes de bonne volonté ; lesquelles Dieu aurait voulu conduire dans ses secrets divins et mystiques, si les pauvrettes n’en auraient été empêchées par les directeurs inexperts ; n’ayant pas reçu d’aide pertinente, lorsqu’elles en avaient le plus de besoin : lors, dis-je, que chose semblable à ces effets et états étranges se commençaient en elle par déréliction, tristesses, obscurités, privation de tout opérer, passiveté et tombement ou réduction comme à rien, ainsi que c’est la façon ordinaire que Dieu tient avec celles qu’il a destinées pour la jouissance de son esprit divin.
Domine nescimus quo vadis (disait saint Thomas Apôtre à notre Seigneur) et quomodo possumus viam scire ? Seigneur nous ne savons où vous allez, et comment pouvons-nous savoir le chemin ? Joan.14137. Ainsi semblables directeurs, qui ne savent à quel but tend la grâce divine ès âmes dévotes, quand elle produit, cause et opère semblables effets en icelle, comment leur pourront-ils montrer le vrai chemin et manifester les grandes merveilles auquel cela les conduira, s’ils ne savent pas eux-mêmes pertinemment à quoi cela tend, et à quelle fin il se fait ; sinon généralement, qu’il faut être content de la volonté de Dieu, et que la résignation est chose nécessaire ? Document vraiment bon et véritable, mais peu profitable en telle généralité, si on ne sait plus en particulier quel conseil divin est caché dessous tels effets ; et si on ne les sait dresser à la fin que Dieu prétend par iceux ; puisqu’il se pourra facilement faire, (251) qu’on donnera d’un côté telle doctrine de la résignation et conformité à la volonté divine, et que néanmoins de l’autre on empêchera le cours, le fruit, l’effet, et la réalité de telles étranges volontés de Dieu quand elles arrivent.
Une âme donc fidèle à Dieu, désireuse et aimante, continuant toujours en sa façon, qui est de s’abandonner à Dieu et ne vouloir quand est de sa part, que lui agréer, et complaire ; après l’expérience de plusieurs vicissitudes de petite privation, et aussi de plusieurs belles grâces, lesquelles en fin l’on conduit à pouvoir poursuivre sa course, et pratique intérieure avec Dieu sans l’entremise des méditations, discours ou semblables opérations intellectuelles formées par elle-même, mais par les seuls actes de désirs et d’affection, prévenus de la touche divine ; laquelle prévention était plus efficace que toute conception préalable de causes, raisons, ou motifs intelligibles.
Après encore qu’une telle façon de procéder sera parvenue jusqu’à trouver choses belles et agréables (252) d’éminence, et de relévation par-dessus toute infériorité ; jusqu’à là même, que de lui avoir été communiquée de Dieu l’expérience de l’unité, et présence de son esprit divin ; comme c’est l’ordinaire que ce qui s’est offert et manifesté à l’âme plus outre que son fond, par manière d’intelligence, ou d’esprit, et d’objet doit être attiré à jouissance, et possession plénière au milieu de soi : étant ainsi, que Dieu se soit manifesté comme de loin, et encore aucunement distant, bien que proche et présent ; l’amour qui est en la volonté ne donne paix ni repos à une telle âme, qu’elle ne tâche et s’efforce d’acquérir pleinement ce qui a ainsi commencé à se manifester. Et pource elle ne pourra désister, qu’elle ne se résout à poursuivre plus que jamais le chemin encommencé ; et ne cessera quoiqu’il coûte jusqu’à en voir la fin : toute grâce et lumière divine lui servant plutôt d’éperon, et causant nouvelle incitation, que non pas un arrêt, ou assouvissement de ses désirs.
Or c’est ici que gît le secret de Dieu ; que de donner d’une part une telle inclination, et de l’autre opérer de fait et en réalité tout le contraire. Car comme c’est aussi l’ordinaire (ainsi qu’avons déjà dit) que tout sommet vienne enfin à diminuer et terminer à quelque bassesse ; afin d’apprendre toujours l’âme par ce moyen à n’adhérer propriétairement à aucune sienne grâce ou lumière, quoique noble, agréable, ou excellente, et que purifiant aussi toujours (253) ses intentions par telle dénudation, elle ne veuille que la seule volonté divine en tout et partout, quand et comment il lui plaira ; ainsi maintenant voici que Dieu privant cette âme de toute la grâce, lumière et éminence du bel état précédent ; au lieu de la faire aller plus avant en une plus entière jouissance et possession, il la remet en une bassesse ; et dénudation encore plus rigoureuse que toutes les précédentes : la privant de tout moyen de s’aider par aucune opération que ce soit (pour le moins en la manière comme auparavant) la rendant inepte, et incapable non seulement d’user de son entendement comme devant, mais encore même de son bon désir, et volonté vers Dieu. En telle sorte qu’elle se trouve ne pouvoir plus tendre ni aspirer à Dieu comme à son terme, ou en tant que sa fin désirable.
La raison est, pource que Dieu lui voulant donner choses plus notables et plus excellentes, que tout ce qu’elle a eu jusques lors, il est nécessaire de lui faire premièrement perdre tout le précédent, et la réduire comme jusques aux premiers éléments de sa consistance interne ; pour de là, et d’une telle bassesse la faire recommencer un degré, et un voyage tout nouveau.
Car cela n’est autre chose, que venir mettre la main à la racine de l’âme, pour la méliorer et la conduire à ce point, que de pouvoir opérer en icelle des fondements meilleurs, et des dispositions nouvelles pour un sommet final meilleur et plus parfait, encore que le tout (254) se fasse au déçu de l’âme : laquelle en ces premières fois qu’elle y passe, ne voit rien pourquoi ces choses étranges lui arrivent ; aussi n’a-t-elle pas besoin de le connaître sitôt, mais seulement par foi et croyance en Dieu se laisser agiter et culbuter ; et seulement suivre sans l’entendre, se commettant à un entendement meilleur et plus sage que le sien, à savoir le divin, qui est la sapience même incréé, qui sait pourquoi il fait tout cela, et à quelle fin, et lequel ne peut jamais errer.
Chose admirable ! Que Dieu n’étant pas content des efforts, des actes ou opérations que nos puissances ont pu jusques lors produire, pour disposition à ses grâces ; ou bien encore pour la jouissance et fruition de ce qu’il a daigné communiquer jusqu’ici (jaçoit que le tout avec la prévention, aide, et continuation de sa grâce, sans laquelle nous ne pouvons rien) il veut maintenant avoir encore plus spécialement nos puissances en son gouvernement divin, et en être plus réellement et palpablement le premier principe opérant en icelles ; et pource veut qu’elles meurent premièrement à elles-mêmes, et à leur vivacité propre qu’elles ont de pouvoir sortir comme d’elles-mêmes par actes vers quelque fin ou objet comme autre et distinct, et comme produit de propre effort par pensée préalable de Dieu en tant qu’objet final ; quoi que non sans sa grâce ordinaire. (255)
Et pour cette raison, étant lui plus intime en l’âme il retire premièrement à soi les grâces qu’il avait communiquées selon les degrés qui ont précédé. Si bien que tant au regard du bien comme du mal, les puissances perdent leur vertu et efficace ; afin que comme l’eau des ruisseaux se peut retirer, ou être retenue vers sa source et origine première, pour derechef, mais plus abondamment s’épandre et se communiquer par après, en passant par les mêmes ruisseaux ; ainsi l’eau de grâce, qui passait par avant par les puissances de l’âme, se retirant ou étant retenue en sa source originaire, qui est Dieu plus intime en nous que nous-mêmes, c’est pour se pouvoir communiquer par après à icelles plus noblement et en degré plus parfait. Cette perfection consiste en ceci, à savoir que la grâce gagnante mieux le dessus, ait la prééminence des autorités, et soit totalement dominante : devenant la première qui soit, qui vit et opères-en l’âme ; et qu’ainsi, Fiat fons aquae salientis in vitam aeternam. Joan.4138. Elle soit faite une fontaine d’eau vive saillante en la vie éternelle. (256)
À une âme donc parvenue au sommet du chapitre précédent, ou bien du chapitre dix (selon ce qui est déjà dit ; qu’aucunes y peuvent être plutôt conduites) laquelle désireuse de pouvoir agréer à Dieu de plus en plus, voudrait savoir ce qui lui reste à faire : il faudrait dire les paroles de notre Seigneur, Joan.12139. Nisi granum frumenti cadens in terram mortuum fuerit, ipsum solum manet. Si le grain de froment tombant en la terre ne vient à mourir, il demeure seul, sans germer ni porter fruit. Car cela nous veut dire, que si ce n’est qu’après avoir fidèlement exercé nos puissances au bien, et à toute sorte de bons désirs vers Dieu ; à la pratique des vertus, et à semblables devoirs (chacun selon son état et obligation) nous venions encore plus outre à ce point, que de nous laisser priver, dépouiller, et dénuer de toute cette façon de procéder, quoique si bonne, tant recommandée, voire et totalement nécessaire pour donner commencement à notre salut et à l’acquisition des grâces divines, nous ne serons jamais capables de porter fruits abondants de jouissance, ou d’union parfaite avec Dieu : mais demeureront seuls et vivantes en nous-mêmes, sans oncques pouvoir être (257) transporté à vivre de la vie divine et de la seule grâce prédominante.
Tout ainsi donc que le grain de froment mis à usage, selon ce qu’il est simplement en soi-même est bien bon, utile au ménage, et propre à faire du pain ; mais néanmoins est encore bien plus profitable, si jeté en terre il vient à être anéanti, et à mourir selon ce qu’il est en soi-même : parce qu’en mourant c’est de cette sienne mort, que plusieurs autres grains en sont engendrés au grand contentement du père de famille. Si autem mortuum fuerit, multum fructum affert. Mais s’il meurt, il porte grand fruit ; ainsi est-il de notre âme ; si elle demeure toujours vivante selon ce qu’elle est du commencement, et selon la façon de son premier opérer avec la grâce ordinaire, elle sera bien en bon état, agréable à Dieu et utile à être fait pain de vie éternelle : mais néanmoins si elle vient à mourir selon cette façon, perdant tout mouvement de vivacité opérative en tant que propre, et que devenant esclave ou captive de Dieu, elle se laisse comme jeter perdue en la terre fertile de résignation et d’abandonnement à la providence divine ; sans autre apparence ni attente, sinon qu’en soi et espérance que mourant ainsi, Dieu sera puissant de la ressusciter et faire revivre selon une autre façon de vie totalement soumise et subordonnée à son gouvernement divin spécial et exprès ; ce sera lors qu’avec un fruit bien plus heureux elle multipliera ses mérites, croîtra en grâce (258) et magnifiera le nom, la gloire et la volonté de Dieu en soi ; puisque c’est par un tel moyen, que mourant à soi, Dieu sera celui qui prenant la place, dominera et régnera en elle : la gouvernant en tout et partout, la conduisant à sa fin ; encore que du commencement elle n’entende pas le mystère, ni quoi, ni comment.
C’est pourquoi il faut bien entendre que la première grâce notable qui peut arriver à l’âme pour fruit, effet, et comme récompense de sa fidélité en ces premiers travaux, exercices, efforts et diligences, est non seulement de commencer à perdre la liberté d’opérer de ses puissances naturelles, ou de se pouvoir aider par ses efforts humains bien qu’avec la grâce ordinaire (comme a été dit), mais encore de choir et tomber peu à peu dans l’ordre du gouvernement divin interne, ou dans la volonté divine, ou bien commencer la suite du divin rayon interne (259) (ces trois ne sont qu’une même chose) afin que dehors en avant elle se comporte intérieurement non plus selon son effort, concept et industrie ou volonté propre, mais selon l’exigence de la fidèle suite de cet ordre divin.
Lequel se manifestant au-dedans, c’est en iceluy que l’âme se trouve de plus en plus enpiégée, enlacée, et emprisonnée, lui étant déniée la liberté de se pouvoir aider selon ses habilités humaines et de propre vouloir ; et cela à cause que la prévention de la grâce qui soulait140 aider l’âme à opérer humainement, ne se trouve plus en elle, selon une telle façon ; mais c’est la grâce, qui conduit maintenant l’âme à se tenir dedans cet ordre divin, et à se comporter conformément à ce qu’il requiert d’elle.
D’où s’ensuit conséquemment que de tant plus que Dieu prive l’âme de son opération propre, et la réduit par vicissitudes à la passiveté, les souffrances, tant plus aussi avancera-t-elle à tomber en l’ordre de son gouvernement divin ; et ensuite à trouver Dieu en tant que la première origine préalable à tout notre être et opérer. Selon qu’à été dit ès chapitres précédents. Non que je veuille dire qu’on se doive par soi-même mettre en une telle mort et négation de tout mouvement opératif, mais qu’on soit préaverti de cette vérité, afin que peu à peu on apprenne à s’accommoder à l’advenant. (260)
Comme c’est une chose certaine que tout notre travail par ces chemins consiste en ce que suivant Dieu nous venions à mourir selon notre nature corrompue, notre sensualité, amour, et jugement propre, notre sagesse humaine et prudence de la chair, et puis après à regagner, de fait et en réalité le bon ordre d’une subjection totale à l’esprit divin ; aussi est-il assuré que c’est par cet état de privation totale que ceci se fait le plus parfaitement qu’il serait possible, et pource jaçoit que je répète toujours qu’on ne doit pas se mettre soi-même en ces privations, mais seulement s’y accommoder lors que Dieu y conduit l’âme ; si est-ce (261) néanmoins qu’on peut bien aller à bon droit désirer d’être trouvé capable que Dieu daigne opérer en nous cette mort et privation de tout notre opérer d’effort et d’industrie humaine ; et dire selon ce sens : Moriatur anima mea morte Justorum, Numer. 23141. Que mon âme meure de la mort des justes, et amis de Dieu. Parce que c’est d’une telle mort qu’il est dit au même lieu : Preciosa in conspectu Domini mors Sanctorum eius.142 Que précieuse est la mort des saints devant la face du Seigneur. »
Sur quoi faut entendre qu’il y a deux façons de mourir ainsi à soi, et de négliger tant soi-même que les choses terrestres du monde, de la chair, de la sensualité, et de la nature corrompue. L’une par excès et surpassement, à cause de l’aide divine, de la coopération propre, et de l’abondance de la grâce, laquelle fait qu’on puisse légèrement passer par-dessus tout, pour ainsi avec et par une négation, néglection [sic], et oubli de soi-même et de tous ses intérêts, et commodités s’élever à Dieu, comme à la fin de ses désirs et prétentions. Dieu opérant ainsi en quelques âmes l’oubli et détachement des créatures, et de toutes choses basses par le moyen de telles opérations supérieures et semblables grâces, qu’il lui plaît leur octroyer, jusqu’à leur communiquer même bientôt la manifestation de son esprit divin, comme a été dit ci-dessus.
L’autre façon et tout à rebours. C’est à savoir, non par abondance, mais par privation de (262) grâce et des opérations supérieures. Car Dieu fait que l’âme meurt à soi-même, et à sa propriété en se laissant totalement gouverner de la volonté divine. Et mourant icelle ainsi, tout pouvoir de trouver repos, consolation, refuge et contentement ès créatures cesse aussi quant et quant. Ce qui est mettre la main à la racine, et saper les fondements de la tour babylonienne de corruption et de tout amour-propre : façon solide et bien désirable, encore que fâcheuse et peu agréable à la nature.
La première façon de mourir salutairement est celle qui répond à ce qui a été traité ès chapitres précédents depuis le commencement jusqu’à l’état de la manifestation de la présence divine. Car c’est à ce sommet-là qu’on est proprement venu au-dessus du tout ce qui n’était pas Dieu, par excès et surpassement : le seul désir de l’amour et de l’esprit divin ayant fait que pour son seul et unique respect on a méprisé et négligé tout, et qu’on est ainsi parvenu à une telle découverte de l’esprit divin : non pas pour (263) être assouvi pleinement, mais plutôt pour être aiguisé et affamé davantage, et pour être fortifié à surmonter toutes difficultés, afin de le pouvoir posséder beaucoup plus pleinement.
Mais la seconde façon est celle qui est contenue sous ce présent état de privation. Car c’est durant icelle que Dieu opère une mort bien plus substantielle, mieux fondée et plus assurée que la précédente : puisque la racine de tout mal étant mortifiée, anéantie, ou pour le moins réformée par les effets de la volonté divine en l’âme, tout meurt aussi en nous avec ladite racine, le sentiment, le goût, le plaisir, les pensées, inclinations et semblables effets pullulants de la corruption de la nature. Tout meurt en nous par cette sainte mort spirituelle, et nous acquérons en Dieu une tout autre façon de goûter, sentir, penser, ou passer par les créatures. Si autant que même quand on voudrait, on ne saurait plus se plaire ni reposer en icelles. Et cela est vraiment le renouvellement et la réformation que l’esprit divin fait en nous, pour disposition et préparatif de sa future union parfaite. (264)
Non pas que je veuille dire que dès le premier degré du voyage à Dieu, et selon la portée d’un premier degré, l’on parvienne à une mort et mélioration totale de sa corruption, et qu’il ne soit plus besoin par après de mort ou de purgation, comme aucuns semblent vouloir dire. Car c’est pour montrer le contraire que sur la fin de cette addition il y aura un traité destiné [à cette fin].
Si nous pouvions toujours et stablement vivre selon le plus pur de notre esprit en telle sorte qu’étant comme transplantés au ciel de notre âme, la racine de notre être, avec sa corruption naturelle ne serait pas comme elle est toujours, encore en terre et se faisant toujours ressentir par ses effets, alors ne pourrions-nous aucunement vivre sans danger, et peut-être ne serait-il plus besoin de retourner à une nouvelle purgation, et à devoir derechef mourir selon notre corruption ;
Mais comme tandis que nous vivrons en ce corps terrestre il y a toujours un restant de je ne sais quelle racine mauvaise cachée au fond de notre être naturel, cela fait qu’en la vie présente il n’y a nulle (265) assurance n’être jamais du tout dépêtré de l’amour-propre, et conséquemment n’être jamais du tout hors de périls. Et pource nul ne se doit penser si saint, ni si singulier en amour, en union avec Dieu, ou en état de perfection, qu’il n’ait plus rien à purger ou mortifier ; et qu’il ne soit encore sujet aux vicissitudes des ressentiments de la force de l’esprit, et de la fragilité humaine. Car c’est la loi qu’il nous faut subir si longtemps que nous portons avec nous cette masse de chair soumise aux peines et dégâts du péché.
Et jaçoit que l’esprit divin opère premièrement en nous cette mort totale de notre corruption avant célébrer sa venue, cette totalité néanmoins n’est que proportionnement au degré, selon lequel il voudra et viendra se communiquer à la parfin143. Car comme en cette vie nous sommes en état d’acquisition et non pas comme au ciel en persistance ferme et stable au degré actif, lorsqu’un degré de jouissance est complet, et que l’esprit divin se veut derechef communiquer selon un autre degré plus parfait, il retournera aussi premièrement à opérer comme devant les préparations nécessaires, mais plus parfaites, à proportion du degré plus haut et plus parfait de fruition qui devra suivre : causant en l’âme pour cette raison une autre mort et destruction plus subtile et plus intime de l’amour-propre et de la corruption d’iceluy. (266)
C’est donc ici proprement qu’on trouve la vérité de ces paroles de saint Paul aux Colossiens, [ch.] 3144 : Mortui estis, et vita vestra abscondita est cum Christo in Deo. Vous êtes morts et votre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu. Et de cet autre passage de l’Apocal.c.14145. Beati mortui, qui in Domino moriuntur. Bienheureux les morts qui meurent au Seigneur. » (Apoc. 14). Et jamais en tous les degrés qui ont précédé, on ne pourra trouver si convenablement la réalité de ces paroles, qu’en celui-ci. Donc à bon droit on peut désirer comme faisait ce Prophète, Num.19146. Moriatur anima mea morte Justorum.
Car sans doute, c’est ici non seulement une vraie image de la mort, et un apprendre à bien mourir, mais c’est aussi mourir tout vivant, que de passer par ces étranges détroits ; durant lesquels on se voit venir à ces termes que de se compter perdu ; pour n’apercevoir en soi aucun moyen de faire quelque bien, de louer et bénir Dieu comme les autres : mais comme si on fut délaissé de Dieu, et jeté à perdition, on voit ne rester plus que de s’abandonner totalement, et être content de la perte de soi-même, de son salut, de Dieu et de tout. Et ainsi c’est au point de la lettre « perdre son âme », selon le dire de notre Seigneur, pour tant (267) mieux la conserver pour la vie éternelle. Qui odit animam suam in hoc mundo, in vitam aeternam custodit eam. Joan 12147.
Car c’est tellement mourir selon le dernier point, où la possibilité de cette vérité, que comme étant le dernier but, ou terme final de la mortification, de l’abnégation, et renoncement à soi-même, le trop grand soin même de son salut, et l’anxieux désir de l’amour divin, ou de venir au ciel, de trouver Dieu et lui agréer, (choses néanmoins si belles et vertueuses) sont ici un empêchement, et le tout doit être comme négligé pour tant plus, en perdant le restant de soi-même, tant en bien comme au mal (le consentement à tout péché, vanité, et sensualité toujours exclus) s’abandonner au gouvernement divin sans intelligence et sans souci de soi. Ce qui est se donner en proie à Dieu en temps et en éternité. Dont Tauler et les autres auteurs mystiques parlent si souvent.
Non pas qu’on se trouve toujours au détroit de se servir de telle résolution, mais que néanmoins on se trouve si souvent selon cette façon, que tout autre moyen de s’aider, sinon de se laisser en proie à Dieu à tout événement, ne peut avoir ici aucun lieu. La raison est, d’autant que comme tout acte que nous produisons formellement, contient une sortie comme hors de soi vers quelque objet, et que néanmoins Dieu opère alors un retirement de l’âme au plus intime d’elle-même ; il s’ensuit que pour lors tout acte formel, distinct et exprès empêcherait (268) plutôt qu’il n’aiderait : jusques à qu’ayant admis et s’étant accommodé à une telle volonté divine, on se change puis après avec elle en façon opérative : mais en Dieu et avec Dieu, en ce que l’âme étant retirée à un fond nouveau et plus intime, ce soit de là en avant, et de cette intimité que l’opérer vienne à procéder ; et qu’ainsi Dieu même selon l’être de sa grâce, soit celui qui soit notre fond, notre moi fondamental, et le premier principe en notre vie et en notre opérer : comme ci-après sera montré plus amplement.
Suivant quoi on peut apprendre qu’il ne faut pas penser de devoir trouver choses nouvelles seulement du côté de l’objet et de la fin à laquelle on tend ; mais encore, et tout premièrement du côté de notre fond, ou état.
Et pource ceux qui traitant de ces matières adressent tous leurs documents et paroles vers l’objet, et la fin qu’on désire, sans dire mot des secrets, qui se passent préalablement en la mutation et mélioration de l’état ou fond de l’opérant : c’est alors qu’ils donnent à connaître qu’ils n’ont que la science spéculative de ce qu’ils traitent : voire même qu’ils ignorent les principes du progrès spirituel, lequel ils prétendent enseigner aux autres. (269)
Ce n’est pas sans grande raison qu’on doit bien destiner des traités exprès et particuliers pour l’explication d’un rencontre et passage si pénible, si étroit, si peu frayé, et si malaisé à franchir ; puis qu’il est même si étrange, qu’il contient en soi une façon singulière de se trouver entièrement renversé en son état interne outre toute explication, et contre l’attente de toutes les âmes dévotes qui n’en seraient par avant bien informées : contre aussi toute façon ordinaire et naturelle ou humaine de procéder en avant, et pource chose difficile à croire, que ce soit profiter se voyant tomber en ces états.
Car comme pour expliquer ce voyage spirituel que nous faisons vers Dieu, on a accoutumé de dire que l’élévation de notre esprit (270) en Dieu est un mouvement duquel le terme dont on se départ c’est nous-mêmes, et le but auquel se termine ce mouvement c’est Dieu, et le milieu par lequel on passe d’une extrémité à l’autre sont les intelligences, désirs, affections, prières, et semblables actes fervents ; par lesquels avec une sainte importunité nous devons heurter à la porte de la miséricorde divine, conformément à ce qu’en faisait le Prophète royal quand il disait : Ad te levavi oculos meos qui habitas in coelis. Psalm.122. Ad te Domine levavi animam meam. Psal.14. Notam fac mihi viam in qua ambulem, quia ad te levavi animam meam. Psalmo.142. Tibi dixit cor meum, exquisivit te facies mea, faciem tuam domune requiram, etc. Psalmo.26. c’est-à-dire : J’ai levé mes yeux à toi qui habite les cieux. Seigneur, j’ai levé mon âme à toi, fais moi connaître la voie en laquelle je dois cheminer, car j’ai levé mon âme vers toi. Mon cœur t’a dit, ma face t’a cherché, Seigneur je chercherais ta face », etc.
Tellement que selon cette doctrine, celui-là procède bien et avance fidèlement, lequel se négligeant de tout son pouvoir, se terrassant et surpassant soi-même par élèvement de cœur et l’esprit vers Dieu se rend insensible à soi, et à tout ce qui est de son appartenance ; afin que par désir et tendance vers Dieu il puisse plus vivre en celui qu’il aime, que non pas en soi-même. De fait aussi c’est la vraie façon qu’on doit tenir en son commencement, selon les choses dites ci-dessus et second chapitre. Car c’est par un tel moyen qu’on fait un bon avancement, s’approchant (271) de plus en plus du terme final de son mouvement, qui est Dieu, par-dessus tout. Et même comme nous avons dit au chapitre dix-sept, il y a des âmes, lesquelles par cette façon parviennent jusqu’à obtenir la manifestation de l’esprit divin, consistant en ce que Dieu comme terme final d’un tel degré, se laisse manifester à l’âme désirante, cherchante et aimante, bien qu’elle ne puisse pas encore passer en lui toute et totalement par union parfaite ou transformation totale.
Mais aussi selon cette façon de s’expliquer, comment pourra celui-là croire qu’il profite et avance, lequel au lieu de s’approcher de plus en plus de son terme final, tombe au contraire de plus en plus en son propre terme duquel il pensait se départir, s’éloignant ainsi de tant plus de son but que plus il se sent grossièrement choir au sentiment de soi-même, jusqu’à là que de tomber de toute supériorité pour vivre selon la seule bassesse, comme l’on fait ici ? de tant plus encore, que la doctrine de l’amour divin porte qu’aimer Dieu c’est avoir une tendance en Dieu par actes et efforts de sa bonne volonté, par lesquels nous sortons de nous-mêmes, et nous nous portons ardemment faire Dieu ; et que tout amour est un progrès hors de soi vers un autre, puisque c’est par nos actes que nous tendons en quelque objet, et que toute opération contient une tendance, un ordre, et relation actuels vers un objet.
Ce qu’étant ainsi, que veut donc dire, que voulant chercher Dieu par amour, nous ne puissions (272) pas tendre, ni aspirer à lui comme à l’objet de notre amour ? Ou bien passer vers Dieu par-dessus nous, comme au bien que nous aimons, et comme à la fin dernière, au but et terme de tout notre désir, amour et tendance ? Que plutôt au contraire nous soyons contraints de retomber du tout en nous-mêmes, et renvoyez au sentiment de notre seuleté dedans notre propre être et même infime [sic], au plus bas degré de notre entité naturelle ? Car s’il est vrai que l’amour cause extase, et une issue hors de soi-même (comme dit saint Denis) ne laissant pas les amants en eux-mêmes, mais les transportant au pouvoir de ceux qu’ils aiment, comment n’arrive-t-il pas ainsi, que tout l’affection, pensée et désir de l’âme soit tellement transporté en Dieu par-dessus soi, que oubliant totalement elle-même, elle néglige avec son soi-même tout ce qui la concerne ?
Ou bien pourquoi est-ce que cette âme sortant de soi n’est pas tellement toute et totalement ès choses qui sont de Dieu, qu’elle ne vive quasi plus en son corps lequel elle anime : mais en Dieu qu’elle aime ? Puisque c’est l’amour qui nous fait soupirer après la présence et l’embrassement de l’aimé ? Pourquoi donc, dis-je, n’en arrive-t-il pas ici de même ? Et pourquoi venons-nous à expérimenter tout l’opposite ! Ut quid perditio ista ? Math. 14. À quoi sert de perdre ainsi le temps, que de retourner aux premiers éléments de la vie intérieure, au plus bas degré de la vraie et réelle introversion, et pas une fois ne pouvoir (273) retourner à Dieu, comme à l’objet, terme et fin de tous nos désirs, labeurs et prétentions ?
C’est d’ici, et de tels accidents que je désirerais être premièrement noté y compris, comment une chose étrange, toute contraire, et outre toute expectation arrive et se fait en l’âme pendant ces chemins. Et comme il y a des états, et façon d’être au-dedans, qui doivent être volontairement acceptés, encore que leur forme et façon soit tout contraire à ce qu’on attendait, désirait, espérait, et que même on se formait et persuadait de voir advenir.
Secondement comment nous venons par moyens contraires à ce que nous désirons ; puisque cette magnanimité de courage, cet effort héroïque pour s’aider et promouvoir en avant, doit être interrompu, empêché, et enfin (274) tout ôté ; afin que d’une façon comme passive, l’âme puisse être conduite à la formation de cet état de privation, et de recommencement infime, avant que de pouvoir être relevée aux suprémités de l’esprit divin. Or qui aurait bien cru, que la voie et le milieu pour bien monter, était premièrement de descendre, et d’une descente jusqu’aux infirmités de tout son être interne ? Qui aurait attendu que pour venir à la lumière suprême de l’esprit divin, il faudrait premièrement passer par des états d’infériorité si obscurs et fâcheux, en privation de toute portion supérieure ?
Tiercement est à noter que ce n’est donc pas sans raison que les mystiques font toujours mention qu’il y a grande différence entre le procédé naturel, humain et ordinaire, et entre le vrai procédé mystique. Car c’est d’ici aussi qu’on peut voir la vérité de ce qui a été dit au prologue ; à savoir que les principaux secrets d’icelle ne consistaient pas tous ès états plus sublimes ; mais encore és plus infimes et que l’intelligence des sublimités supposait la connaissance des bassesses. Item que les doctes aussi ne déclarent pas bien de quelles circonstances sont revêtues les expériences des choses qu’ils décrivent d’une façon si naturelle et humaine. (275)
Quatrièmement est à noter le mystère caché sous ces étranges événements et mutations non attendus. Car quand en désirant et aimant ainsi, nous cherchons Dieu, et demandons son vrai et pur amour divin, nous ne savons pas nous-mêmes ce que nous demandons. D’autant que de même suite nous demandons tout ce qui est nécessaire pour bien aimer, et pour pouvoir pleinement posséder un tel amour divin.
Or à cela est en premier lieu requise la mort et destruction totale jusqu’au dernier point, de l’amour et cherchement propre ; qui jusques ores a eu le domaine, et tenu le siège au fond de l’âme, bien qu’on ait tâché de la réformer par actes, efforts et diligence actuelle ; afin que cet amour divin prenne tellement la place qu’il soit colloqué, premièrement au sommet de l’être naturel, et puis en la racine fondamentale de l’état surnaturel, en siège d’honneur et d’empire, maîtrisant et foulant aux pieds telle propriété, désordre et corruption, pour être le premier et principal vivant en l’âme.
Et c’est à telle fin que tant de choses étranges se font ici, et que pour cela j’ai toujours insinué qu’il se devait effet du côté du (276) fond et de l’état radical une dissolution, un changement et renversement des choses ; puisque l’amour et la grâce divine doivent en fin prédominer, tenir en iceluy le siège présidial et y avoir toute l’autorité, au lieu de l’amour et de l’être propre, qui avait par désordre occupé la place.
En second lieu pour aimer Dieu parfaitement, la vraie connaissance de nous-mêmes est nécessaire, comme le premier et principal fondement de toute cette affaire. À fin donc que cette connaissance puisse être vraie et réelle et aussi proportionnée avec le futur esprit divin, elle doit être expérimentale et non pas seulement spéculative par pensée, méditation, considération, ou par lecture et ouïr dire, mais bien enracinée par sentiment de propre expérience.
De là vient que tandis que nous sommes en la poursuite de l’amour divin, et que nous pensons nous oublier et négliger par excès de nous-mêmes, afin que par désir et par effort propre, et par fidélité et diligence avec la grâce divine ne nous étendions toujours vers Dieu, comme à l’objet de notre amour ; Dieu au contraire nous voulant élargir ce que nous lui avons demandé, nous réduit finalement à cet état de privation, comme un moyen très propre pour nous conduire à cette connaissance (277) expérimentale de nous-mêmes. Comme nous dirons encore au chapitre suivant.
Finalement c’est ici où se doit considérer et remarquer la raison fondamentale et péremptoire, pourquoi lors qu’en nos premiers exercices de méditation, d’aspiration, d’élévation d’esprit, et semblables, nous pensions profiter en allant toujours en avant par intelligences plus nobles, inclinations plus faciles, et par tendance ou reflux en Dieu plus agréables ; au contraire nous nous trouvons si souvent entre-deux du tout embarrassés des dispositions et états obscurs et ténébreux, tout engourdis de sentiments fâcheux et étranges, accablés parfois de pressures et angoisses, et préoccupés d’effets tous contraires à notre attente, provenant les uns de la corruption naturelle, et les autres de divers accidents adverses.
Car cela se faisait ainsi, d’autant que la grâce voulant finalement conduire l’âme à ce détroit ici de privation et purgation rigoureuse, la préparait de longue main, et lui apprenait à petits traits la façon d’endurer en toute rigueur la fâcherie de ce passage.
Car bien qu’alors Dieu permet à l’âme d’opérer (278) selon sa liberté naturelle aidée de sa grâce, selon le degré où elle est parvenue, et que l’âme aussi doit en telle sorte s’exercer à tout bien, en accomplissant toute justice et vertu ; le vrai but néanmoins de la grâce est toujours tendant à ceci, que de pouvoir opérer en nous la mort et ruine totale de notre amour propre, ennemi mortel du vrai et légitime amour de Dieu, et pour réduire l’âme aux termes de son spécial gouvernement divin. Ce qui ne se peut mieux et plus convenable faire que par cet étrange passage de déréliction et privation universelle. Comme voici qu’il se fait ici.
D’où vient que ceux qui ignorants ces secrets rejettent durant le chemin ces effets divins, ne s’y accommandant pas, et ne les acceptant ni leur donnant plein cours et tout crédit en eux : tels aussi se ferment la porte aux plus grands secrets qui restent à suivre de ces divins sentiers. Car jamais on ne parviendra au vrai et parfait esprit de Dieu, et à sa sainte et désirable opération sublime, si premièrement on n’a passé par ces détroits d’immutation et de renversement total de l’état fondamental de son intérieur, en négation et destitution de tout son opérer humain et naturel, lequel on pratiquait selon les premiers et précédents exercices de la vie dévote. Et ce pour autant que c’est d’une telle bassesse, et de ce fond et premier élément de toute intériorité qu’il faut commencer la purgation et disposition nécessaire pour les hauteurs futures, et passer par tous les degrés (279) et diversités de privation, jusqu’à venir à la totale. De quoi sera traité plus au large au chapitre suivant et au chapitre deux de la seconde partie.
C’est pourquoi quiconque désire la fin heureuse de ses travaux spirituels, il est du tout nécessaire qu’il s’accommode à cette façon de se trouver en son fond et infimité148 : comme aussi à tout ce qui nous y conduit, qui nous dépouille, dénue, désarme, désappointe et prive de nous-mêmes ; et tellement suivre ou obéir à semblables volontés divines, quand elles arrivent et se manifestent par les effets, comme si rien n’était à faire, ni au ciel, ni en terre sinon d’accepter et s’accommoder à telles choses occurrences.
Car lorsque l’âme s’immerge ou plonge toute et totale, par consentement et acceptation volontaire, en semblable volonté de Dieu présente, il arrive non seulement que par ce moyen elle devienne une matière bien disposée à la forme divine et surnaturelle que Dieu veut lui donner, et un instrument propre, par lequel il puisse librement opérer selon son bon plaisir : mais aussi qu’étant cette âme, par une collection totale ramassée en une si infime bassesse, très intime est très proche à soi-même, et en sa seuleté elle y trouve paix, état et contentement autant qu’és états plus sublimes et relevés.
Voyez ces remarques expliquées plus amplement au chapitre suivant. (280)
Mais peut-être que quelqu’un voudra dire que tout ce que nous disons ici, et encore ci-après de cet état et façon de privation totale, peut bien arriver à aucunes âmes, mais non point à toutes ; et que pource ne serait besoin de proposer cette doctrine ainsi universellement pour toutes. Que plusieurs âmes sont vraiment vertueuses et avancées, lesquelles néanmoins ne savent à parler de ce que nous disons appartenir à cet état.
À ceux-là je réponds premièrement : que plusieurs âmes sont vraiment agréables à Dieu en leur genre et vocation, lesquelles toutefois ne passent pas par les choses que nous décrivons ici, non seulement de cette privation, mais encore de toute la vie mystique. Parce que Dieu, peut être, les a choisies pour autre chose, (281) et peut-être aussi que c’est par autre voie qu’il opère en elles la purgation, réformation, et l’ornement de leur intérieur, que ces choses mystiques contiennent en leur substance et réalité ; les faisant par d’autres occasions posséder leur âme en patience et résignation, comme nous voyons le monde n’être rempli que de croix, d’afflictions, maladies, guerres, cruautés, pertes de biens, d’enfants et semblables. Car comme nul n’entrera au ciel qu’il ne soit purgé, net et détaché de l’amour-propre, réformé en la corruption de sa nature, et mort aux affections terrestres, non tellement quellement, mais parfaitement, en sorte qu’il ne reste en lui plus rien de souillé. « Non intrabit in ea aliquid coinquinatum », dit saint Jean, Apocal. 21149. C’est ce que Dieu prétend par tant de choses contraires à nos volontés qu’il envoie en ce monde, que de purger nos âmes par tant de souffrances, et les rendre tant plus capables de sa vision bienheureuse en l’autre.
Secondement je réponds que non sans cause je n’ai promis aucun sommet avant ce présent état de privation totale. Car c’est d’autant qu’il y a vraiment plusieurs degrés d’avancement à passer, avant de parvenir à celui-ci ; et qu’il peut être vraiment, que plusieurs âmes seront moralement bonnes et vertueuses, fidèles à Dieu selon leur état et vocation, lesquelles néanmoins ne sauront encore à parler de ceci, d’autant seulement qu’elles ne seront encore si avancées. Car si nous prenons garde à la nature et substance de ce que contient en soi l’état (282) d’union, ou de contemplation parfaite, nous trouverons qu’il est comme impossible de l’obtenir sans avoir premièrement passé par les choses de cet état de privation. Et ce pour ces deux raisons principales.
Car en premier lieu : la connaissance de nous-mêmes est tellement nécessaire (comme j’ai déjà préaverti) qu’il est le fondement de toute justice et perfection sans laquelle nous ne pouvons parvenir à la connaissance, ni au vrai et légitime amour de Dieu, requis pour l’état de la perfection. Et comme cette connaissance de nous-mêmes doit être proportionnée à la connaissance de Dieu que nous devons recevoir par après, elle doit aussi être plantée en nous non seulement par science, spéculation, lecture, ou par ouï-dire, mais par vraie et réelle expérience de notre rien, de notre impuissance à opérer sans la grâce divine, et de notre dépendance d’icelle en tous les biens que nous faisons ; par expérience encore de la corruption, de misère, mauvaiseté, et perdition de notre nature dépravée, et semblables.
Et ceci d’une façon surnaturelle et plus qu’humaine. Car aussi les (283) choses qui sont à venir sont toutes surnaturelles, et par réalité ou vraie expérience. Or cette expérience réelle de nous-mêmes requise pour disposition aux grâces divines, comment se fera-t-elle, sinon par cette façon que nous déclarons être ici contenue sous cet état de privation totale et rigoureuse ? Selon laquelle l’âme est réduite à sa seuleté, à une dénudation de toute grâce, à son pur rien, aux degrés plus infimes de son être interne, au plus éloigné de l’état de l’esprit, et à semblables expériences, qu’elle reçoit ici de divers accidents fâcheux, et quasi inexplicables ? Car selon que Dieu veut purger l’âme, et la faire pâtir, aussi est-il sage et puissant pour en donner les occasions, et les faire plus ou moins ressentir. Car l’entendement naturel laissé à sec, et dénué de tout principe opératif, s’ouvrant quelquefois pour repenser à son état présent constitué en telle détresse, plein de soins et d’anxiété, se sent comme réduits aux abois de la mort, pour ne savoir, ni même pouvoir voir à quoi cette tragédie pourra réussir.
Secondement il est nécessaire de passer par cet état de privation : d’autant que notre âme doit nécessairement devenir le trône de Dieu, et le siège de sa volonté, laquelle doit seul régner, et avoir la prééminence en nous (non pas que ce soit la volonté essentielle, qui soit en nous, mais la participation d’icelle) et pource doit premièrement subjuguer, terrasser, et mettre pour escabeau de ses pieds tout le pourpris et la capacité naturelle de notre âme, la faisant (284) devenir comme sa matière, puisque Dieu en veut devenir comme sa forme, son complément et sa perfection, par l’entremise de la forme de la charité surnaturelle, habituelle, et solide, laquelle il veut infondre, et communiquer en un haut degré, comme étant ce qui est la participation stable et fondamentale de son être divin, qui nous donne un être déiforme.
Or il se fait parfaitement par cet état de privation totale, que toute la capacité de notre âme devient comme matière. Car c’est afin qu’icelle volonté divine opérant en nous devienne solidement et stablement la première cause efficiente, vivante, dominante et tenante le gouvernement total selon l’état de surnaturalité en nous, qu’elle fait premièrement ici que toute portion et puissance perde sa vigueur et efficacité opérative, selon la façon précédente de propriété naturelle, afin que mourant tant au bien comme au mal selon la corruption, l’âme puisse être comme passivement remise premièrement en bon ordre de subjection fondamentale et réelle, non seulement par actes produits de propre effort, mais stablement et solidement par forme d’être et d’état permanent et nouveau, pour puis après pouvoir opérer aussi d’une façon nouvelle, conformément à l’être.
Ce qui se fait par la communication formelle que Dieu donne de sa volonté essentielle : laquelle communication étant une qualité créée, mais déiforme, donne à l’âme un être solide et fondamental de déiformité, comme nous [285] avons diverses fois déclaré. Ce qu’étant chose non vulgaire, mais bien singulière et du tout surnaturelle. Ce n’est merveille, si pour nous y disposer Dieu y met lui-même la main, avec la volonté opérant en nous, causant des effets si obscurs et fâcheux que nous n’y entendons rien ; mais devons seulement nous abandonner à ce qu’il permet nous arriver, et qui se passe en nous selon l’expérience et le sentiment de notre état ou disposition fondamentale ; et non pas par manière de pouvoir opérer, ou produire des actes tirés de notre bon désir vers Dieu, puisque c’est comme se laisser pétrir et former de la main de Dieu, pour devenir instruments sans résistance de sa volonté divine en nous. Non pas qu’elle doive être la seule opérante en nous et nous seulement recevant son in-action, mais qu’icelle doit devenir la dame et maîtresse, seigneuriante et dominante et être la première agissante, et nous les ministres et secondaires suivant son opération. (286)
Ce présent état de privation rigoureuse, par laquelle l’âme est dénuée du degré de la contemplation, ou d’autre bel état qu’elle pouvait avoir auparavant, contient en soi ce qui s’ensuit.
Que par ce moyen elle est rendue nue de toute image, de tout concept, discours et formes intelligibles, d’autant qu’elle est à la parfin réduite à vivre selon la seule portion infime de son état interne, n’ayant que sa pure et nue bonne volonté pour fond, soutien et soulas en une telle volonté divine, sans autre remède que de s’accommoder à tout et n’être propriétaire de rien, non pas même des grâces et opérations divines tant agréables avec lesquelles on a été jusque-là occupé.
Car c’est ici proprement la fin et la raison de cette privation rigoureuse : que l’âme qui avait surmonté tout mal et tout amour-propre vers les choses grossières du monde, du (287) péché et de l’affection aux créatures par les aides des grâces et faveurs divines, les ayant plutôt oubliés, négligés et outrepassés, que non pas y être parfaitement morte, maintenant elle apprenne pareillement à quitter tout, à ne s’affectionner à rien de créé et n’adhérer à rien moins que Dieu, encore même que sans grâce sensible, sans aide perceptible et sans trait efficace d’amour et de caresse divine, mais plutôt avec un état interne tout contraire, qui se trouve souvent immergé en sentiment fâcheux de tristesse, pesanteur, anxiété, déréliction, seuleté extrême, obscurités, inhabilités à tout acte intérieur soit de volonté soit d’intelligence, et semblables dispositions fâcheuses, selon qu’il plaît à Dieu de mettre et exercer cette âme, tant pour la purifier que pour l’apprendre à procéder par pur amour sans mélange d’aucuns sien amour et intérêt propre, poursuivant la négation de toutes choses et de soi-même sans plus d’appui, de soulas et d’adhésion aux grâces qui par avant en avaient donné la force.
Mais aussi c’est bien le grand secret en cet endroit de savoir ce que c’est cela, et de quel rang il le faut tenir. Si c’est la fin finale de tout notre voyage mystique, où il faille cesser d’ici en avant de toute manière de chercher, et désirer Dieu ; ou de le penser absent, puisque voici qu’on est en Dieu, et qu’on a Dieu en son plus intime, et plus soi-même que soi-même : auquel on est uni, et lequel on a vivant en soi. Car que pourrait-il avoir plus que Dieu ? Lequel étant la fin de nos désirs et prétentions, nous devons à bon droit nous reposer et cesser de tout mouvement et opération lors que nous l’avons trouvé en nous.
C’est ainsi, certes, que plusieurs parlent et pensent lorsqu’ils sont venus à ce point que de trouver Dieu par la mort et le néant d’eux-mêmes, prenant une telle grâce pour la présence de Dieu, en laquelle il faille cesser tout mouvement et toute opération, et tout cherchement de l’âme. Ne considérant pas bien que toute cette façon de trouver, de s’unir, et se plonger en Dieu en tant qu’il est notre plus intime, et tout ce qui est des appartenances de cette grâce n’est nullement la façon de jouissance de Dieu en tant que fin finale (291) laquelle nous pouvons acquérir en ce monde, et qui soit l’avant-goût de la béatitude future ; de laquelle parlent tous les Docteurs scolastiques, lorsqu’ils font mention de s’unir à Dieu par la contemplation, comme à notre fin finale, et en tant qu’objet de notre béatitude.
Mais c’est une présence fondamentale, et une union de l’effet avec sa cause première. Car c’est trouver Dieu en tant que principe efficient de ce que nous sommes tant en naturalité qu’en surnaturalité. C’est être fondé en la participation de sa grâce et charité fondamentale ; pour d’ici en avant pouvoir aimer Dieu purement, bien plus solidement et fixement qu’auparavant. C’est Gratia stabilire cor. Hebreo. 13150. Avoir le cœur établi par la grâce. C’est Christum habitare per fidem in corde, in charitate radicari, etc. Ephes. 3151. Être fondé et enraciné en la charité fondamentale, comme nous avons encore dit ci-devant.
Mais au reste ce n’est nullement encore la façon finale de trouver Dieu, mais seulement chose répondant à la grâce habituelle et fondamentale, laquelle nous présupposons d’avoir lors que nous entrons en la vie dévote, et qui nous donnait avant tout, l’être de la grâce justifiante, pour nous rendre agréables à Dieu et ses enfants adoptifs, comme fondement et première pièce de tout le bâtiment mystique.
C’est venir le rejoindre et enter152 derechef en sa première tige, et à sa cause première efficiente, pour tant mieux participer à ses influences, et être d’icelle premièrement reproduit et mis en lumière (292) non pas de ce monde, mais d’une vie nouvelle de participation divine qui lui donne l’être stable et solide de la grâce fondamentale, qui est un être surnaturel et déiforme (au lieu du naturel et de corruption qui a précédé) avec les mouvements, actions, et effets de vie qu’un tel être singulier de déiformité requiert.
Et par ainsi l’état de la privation est en telle sorte la fin, la mort, et le sépulcre de l’être de propriété, que néanmoins aussi c’est le commencement de la vie nouvelle, à laquelle nous venons par icelle mort, et de laquelle nous irons d’ici en avant parler ès deux parties suivantes, et montrer comment nous devons encore outre cette mort procéder par être et opération déiforme, et parvenir par ce moyen à l’union finale de connaissance et d’amour avec Dieu.
Pour conclusion donc de cette première partie, il faut tenir pour un point vidé, et d’entre les principaux secrets de la vie mystique, qu’encore qu’on nous enseigne de chercher Dieu comme notre souverain bien et comme l’objet de notre béatitude, et que pour ce faire nous ayons besoin de nous servir d’intelligence, discours et considérations sur les œuvres de Dieu, tant pour bien concevoir notre fin dernière à laquelle nous devons tendre, à savoir Dieu en tant qu’objet de notre connaissance et amour, que pour nous mouvoir y aider à l’aimer et rechercher, jaçoit, dis-je, que cela soit ainsi et nécessaire de procéder de la sorte, ceci est néanmoins qu’avant que puissions trouver Dieu (293) fruitivement en notre esprit comme objet et fin finale de notre connaissance et amour, nous venons premièrement à le trouver passivement en tant que notre plus intime, par voie de résignation que non pas parfaitement selon la voie de connaissance et d’amour activement.
Et la raison est que Dieu en tant que plus intime est la cause efficiente de notre être tant naturel que supernaturel ou de grâce ; et qu’en cette manière il doit être, vivre et opérer divinement en nous, pour nous conduire et adresser efficacement à notre vraie fin dernière. Laquelle partant ne peut consister en ce que nous ayons le saint Esprit habitant, gouvernant et régnant en nous, puisque c’est seulement pour nous sanctifier et adresser à notre fin qu’il habite en nous et nous gouverne, mais bien en quelque autre façon de trouver Dieu, qui ne soit pas fondamentale, mais finale et consommante comme nous avons dit.
Et pour ce que Dieu ne nous peut gouverner, conduire et adresser à cette notre fin, si en préalable il ne nous possède, et qu’il ne nous peut entièrement posséder tant que nous sommes en possession de nous-mêmes, et que nous ne saurions quitter cette possession ni renoncer à nos propriétés, si ce n’est que lui-même nous en dépouille, voilà pourquoi il met lui-même la main et nous prive par tant de moyens étranges et crucifiants, de notre être et opérer propre et humain, quoiqu’aidé de la grâce, pour mettre et établir en nous un nouvel (294) être et façon d’agir déiforme, et en être lui-même le principe en la manière déclarée ci-devant. Afin de nous faire parvenir actuellement et formellement à sa jouissance objective qui est la borne et fin toute dernière, et la consommation de toute connaissance et amour, et par conséquent notre perfection dernière et souveraine, pour laquelle nous sommes créés, rachetés, appelés, illuminés, gouvernés et perfectionnés de Dieu.
Fin de la première partie. Deo Laus.
Jaçoit que les matières déduites en ces Traités de l’acquisition de l’amour et de l’esprit divin, ne soient pas comme les autres doctrines scolastiques, pour être tirées en controverses et disputes ; mais plutôt pour être simplement et sincèrement mises en avant, pour l’aide et direction des âmes dévotes ; si est-ce néanmoins, que puisque de fait et en la réalité il y a de la différence notable, voire de la contrariété non seulement entre les mystiques et scolastiques par ensemble, mais encore ès explications des mêmes mystiques (2) entre eux-mêmes, (qui toutefois font profession de traiter de ces matières par expérience) jusques à là, que c’est avec peine et difficulté qu’on se peut entendre bien l’un l’autre, et que cela ne peut autrement que causer du désordre et de la confusion en chose si sérieuse ; vu que ce ne peut être une petite faute, de manquer en matière si délicate et divine :
J’ai cru que ce me serait un travail bien employé, de rechercher la source et l’origine d’une telle diversité ; afin de faire clairement voir le point réel, et le vrai nœud de la difficulté, et ainsi mettre fin, s’il fut possible, à tout malentendu ; en retranchant spécialement les occasions que l’on prend assez communément d’abuser du silence intérieur, de la passivité, et cessation de tout mouvement ou opération en Dieu, qu’aucuns semblent enseigner d’une façon formelle, expresse, et comme directe ; y contournant toutes leurs règles et documents pour l’état dernier de la perfection.
Étant cet éclaircissement, et le remède de tant plus nécessaire en ce regard, que l’on voie quasi tous les jours sortir en lumière, et se glisser parmi le monde certains petits livrets ou traités, les uns manuscrits, et les autres imprimés, qui parle si étrangement de la manière, comme les âmes se doivent comporter (à leur avis) pour le dernier état de la perfection, que ce n’est pas merveille que les hommes doctes et spéculatifs viennent à se scandaliser de telle doctrine ; s’opposant à icelle, et dénigrant par ainsi ces matières (3) si louables, désirables, et recevables de la vie mystique, et avec icelles leurs auteurs, puisse que vraiment ceux qui s’expliquent ainsi en donnent grande occasion, s’éloignant sans besoin de la plus vraie et légitime Théologie ;
Là où que toutefois au contraire si on demeurerait ès termes dus en s’expliquant, on pourrait dire à ces doctes spéculatifs, que si nous n’avions autre doctrine que la leur, et si on ne nous avertissait par autre voie des choses admirables et étranges qui arrivent pendant le chemin spirituel que nous faisons à Dieu, en quelles façons elles se passent, et de quelles circonstances elles sont revêtues, nous serions mal logés : et peut [nombreux] se trouveraient, qui parmi des difficultés si notables et en des détroits si extraordinaires que l’on trouve tous contraires à la prudence humaine, oseraient franchir le pas, et se hasarder de passer outre, ou espérer de pouvoir parvenir au bien prétendu par des moyens si désespérés, tant contraires et improportionnés (selon notre jugement humain) à la fin que nous désirons.
Parce que quand la réalité des choses arrive, cela se passe d’une façon si différente de celle qu’on est accoutumé de concevoir selon l’explication de la science spéculative, que celui qui voudrait suivre les seuls concepts de l’explication doctrinale serait plutôt empêché que non pas aidé, pour venir à la réalité. Non que la doctrine ne soit vraie, solide, assurée, et de grand profit en son degré : mais (4) à cause qu’il se fait un tel changement en l’âme selon son état fondamental depuis le temps premier auquel, en commençant, on avait conçu les choses, et attendu leur succès à l’advenant jusqu’à ce qu’elles arrivent en vraie réalité : (car de l’état de corruption et de propriété l’âme se change en état de déiformité) qu’on expérimente en toute sincérité, qu’il y a une différence incroyable entre les avoir conçu et formé du commencement par pure intelligence spéculative, et entre les expérimenter de fait et en réalité : si avant qu’on ne reconnaît pas, que ce qu’on trouve en l’expérience soit la même chose que la manière d’enseigner explique ; ou bien que l’on avait soi-même auparavant conçu, formé et attendu en son esprit selon sa persuasion humaine.
Étant donc parvenu en la partie précédente jusqu’à commencer l’état de la privation rigoureuse, qui est d’une part la mort plus spéciale, et le sépulcre de l’être de la corruption et de l’amour-propre, (non seulement grossier pour le regard des choses externes et sensibles ; mais encore subtil et délicat, qui se retrouvait ès grâces mêmes de Dieu, et en la conversation privée avec Sa Majesté divine :) et d’autre part est tout ensemble le commencement de l’être de la grâce, ou de l’amour pur (dépouillé de tout intérêt d’amour-propre) lequel commence en sa pureté où l’autre prend sa fin, au lieu que je devrais (5) commencer la seconde Anatomie, qui est bien la principale ; à savoir celle de l’être de grâce et de déiformité, selon lequel l’âme vit en Dieu fondamentalement : et puis acquiert en Dieu un être complet de déiformité, opérant aussi déiformement tout de même comme elle avait fait naturellement en l’être de naturalité et de corruption ; c’est à savoir selon toutes les pièces, portions, puissances, et capacités qui sont en son pourpris ;
Je suis contraint de mettre entre-deux cette deuxième partie, et l’employer à montrer premièrement, qu’il y a vraiment un tel second être de grâce et de déiformité, que l’âme doit acquérir en Dieu, outre et par-delà le silence, le néant, la mort, et cessation de tout l’être et l’opérer de propriété, avant pouvoir fonder une Anatomie là-dessus ; puis qu’autrement on ne pourra croire la description de cette seconde Anatomie, si premièrement on n’est informé et assuré, qu’elle soit à trouver de cette sorte en Dieu.
Là où que si on est bien apaisé, qu’au rien et néant de l’être de corruption succède en l’âme un tel être second tout entier et complet de surnaturalité ou déiformité, qui rend l’âme la parfaite image de Dieu ; on se laissera aussi facilement persuader que ce n’est point assez d’avoir vu une Anatomie de soi-même, selon l’être de la naturalité et propriété, si on ne vient à en découvrir encore une autre, et à l’outrepasser ; avant pouvoir atteindre Dieu surnaturellement par dessus (6) tout, par vraie connaissance et amour de sa présence intelligible, comme sera ci-après déclaré.
Je prie donc premièrement tous ceux qui liront ce Traité, de ne penser en façon quelconque, que quand nous mettons en avant un être, et une vie, et opération nouvelle que l’âme doit retrouver en Dieu ; cela se dise, ou fasse pour nier et contredire à la mort, et à l’anéantissement de tout l’être de propriété que nous avons acquis par le péché hors de Dieu ; c’est-à-dire hors de la subjection, dépendance, et subordination de son gouvernement divin : car au contraire nous affirmons et inculquons autant que serait possible, cette même mort, et cet anéantissement ;
Mais nous disons seulement que ce que nous acquérons de divin par icelle mort (quand on s’entend bien soi-même, et qu’on sait discerner une chose de l’autre, sans les confondre) c’est en premier lieu de tomber passivement en Dieu notre premier principe ; afin que retournant à lui, comme à notre plus intimes, et antérieur à tout ce que nous sommes, et que nous opérons ; ce soit comme derechef Iterato in rentrem matris introire, et renasci. Joan.3153. Derechef rentrer au ventre de sa mère, et renaître : à savoir par une reproduction que Dieu fait de nous selon une vie surnaturelle et déiforme, par laquelle nous devenons bien plus noblement qu’en la première création naturelle, des images et semblance de Dieu : puis que c’est pour nous donner un être, et un opérer surnaturel (7) qu’il nous a par la privation (dont nous avons parlé) rappelé à soi, comme à notre principe efficient.
Secondement je prie tous ceux qui mettent en avant la mort et cessation de toute opération, de vouloir considérer que cela ne peut être, ni avoir lieu, que selon l’être de corruption et de propriété : car celui de la grâce qui nous fait être à la semblance de Dieu, ne périt et ne meurt pas, mais se va renouvelant, croissant, et perfectionnant tous les jours par les effets, opérations, participations, dons, béatitudes, et fruits du Saint-Esprit, que Dieu habitant, vivant, et opérant en nous, comme principe efficient de toute cette vie surnaturelle, cause en nous ;
Et que partant ils veuillent prendre garde à la grande ouverture et occasion qui se donne à une oisiveté pernicieuse, lors que parlant jusqu’à la fin d’une cessation de tout opérer, voire de tout mouvement en Dieu, on ne dit rien plus outre (pour le moins par exprès, en donnant les règles conformes) de la vie, et opération nouvelle, que l’âme retrouve en Dieu : par lequel elle acquiert (comme chose de plus, et finale) l’union et présence intelligible de Dieu avec l’amour fruitif qui en ensuit, outre et par-dessus la présence réelle et essentielle, avec l’union fondamentale et habituelle, que l’être de la grâce nous donne : consistant en ce que Dieu, premier efficient de sa grâce est inséparablement présent avec elle ; laquelle aussi (8) conjoint Dieu avec nous, et nous avec Dieu ; ne faisant de ces deux, le Tout et le Rien, qu’un être de grâce divin et déiforme, qui ait la vie, son opérer et sa fin finale ; laquelle fin est pareillement Dieu, mais non en tant que premier efficient, mais en tant que connu et aimé objectivement.
Puis qu’ainsi est que l’état de la privation est comme la pierre angulaire, contenant la fin de l’être et de l’opérer du vieil homme avec toute sa propriété, et donnant commencement à la vie et à l’opérer de l’être déiforme, et du nouvel homme, que l’on retrouve en Dieu après la mort de la propriété ; c’est à bon droit, que comme nous avons mis fin à la première partie de notre Anatomie avec la première pièce, que l’état de privation contient en soi, à savoir la mort et l’anéantissement de l’être de corruption ; semblablement nous commencions ici la seconde (9) partie par la seconde pièce, que ledit état de privation contient ; à savoir la vie, l’être, et l’opérer déiforme, par lequel nous arrivons à notre vraie fin finale.
Mais comme cette deuxième partie est destinée, non pas encore pour décrire l’Anatomie d’iceluy nouvel être, mais pour prouver premièrement qu’il soit, et qu’on le trouve au progrès de la vie mystique, après la mort, et l’anéantissement de l’être de propriété ; il faut aussi que je dise premièrement : qu’il n’y a pas faute de ceux, qui se persuadent totalement, que quand on vient en Dieu par la mort et l’anéantissement de soi-même, ce soit la fin de tout ; et que partant tout doit alors cesser (si comme désir, acte, mouvement, opération, et toute recherche de Dieu) puisqu’on l’a dès lors en avant, et qu’on vit en lui, et lui en nous ; comme chose qui est déjà par-dessus toute-puissance et capacité de notre entendement. Disant que l’âme doit de là en avant persévérer en son rien et néant de soi, et de toute chose, afin que Dieu seul soit Tout. Donnant à cet effet à l’âme pour objet final de ses intentions, et comme sa prétention dernière, de faire toutes ses œuvres ; afin que Dieu soit, vit et règne en elle comme il faut. Et puis pour règle : qu’il n’y a que Dieu, et que toute chose est rien ; et ainsi qu’il faut vivre selon cette connaissance et vérité.
D’où s’ensuit nécessairement que si on demande à ceux qui parlent ainsi : Si donc l’âme (10) ne se relève jamais de telle mort et anéantissement total d’elle-même, et de toute chose, pour trouver quelque état ou façon meilleure qui la porte plus outre en Dieu ? Ils répondent que ce rien et ce tout est le dernier exercice de l’âme ; lequel partant elle ne doit jamais omettre, mais persévérer toujours en la pratique de ces deux, Tout et Rien : parce qu’il n’y a que Dieu, lequel on trouve par le non-être, et par l’anéantissement de toute créature. Et partant selon cette doctrine, il n’est pas besoin de beaucoup de paroles pour dire ce que c’est de l’état de la perfection, et ce qu’une âme fait jusqu’à la fin de sa vie ; mais seulement dire, que l’âme se doit toujours occuper avec ce Tout, et avec ce Rien.
Ce qu’étant ainsi : je ne m’étonne plus maintenant d’avoir trouvé (comme je disais du commencement de cette Addition) des personnes ou sectateurs de la vie mystique, qui ayant été vingt et trente ans en l’état et degré de la perfection, ne se pouvaient néanmoins autrement expliquer que de cette sorte, par silence, par Rien, et par Tout, et par n’oser rien faire activement : d’autant que cela eût été ou devait être contre la mort et le rien, dans lequel ils étaient toujours vivants, et devaient vivre, à leur avis. Dont aussi tout leur parler était de persuader le silence et la cessation de toute opération en Dieu, auquel ils se reposaient.
Je ne m’étonne dis-je plus maintenant ; puisqu’en voici la cause, et l’origine découverte. À savoir : (11) que non seulement la vie mystique est mal traitée par les abus de ceux, qui en leur pratique commettent mille erreurs, s’ingérant trop tempre et sans discrétion aux états plus sublimes que leur capacité ne porte, jaçoit que pré-avertis et instruit de meilleurs préceptes et documents du monde ; mais encore même de ceux qui donnent telles règles et documents, lesquels conduisent directement et de fait avisent les âmes à une façon étrange de procéder toute leur vie en l’état de la perfection, ou de la vie suréminente, (comme aucuns l’appellent) pour le moins autant que leurs paroles et façons de s’expliquer contiennent : disant que c’est en persévérant en son rien, et en son non opérer, qu’on se maintient en la jouissance de Dieu, qui nous est plus intime, et plus nous-mêmes que nous-mêmes ; et pource qu’il n’y a rien à faire, ni à chercher, ni à penser Dieu absent ; mais d’en jouir toujours comme présent ; le trouvant toujours comme son Tout, par la mort et anéantissement de soi-même ; sans qu’il soit besoin, ni même licite de faire chose aucune d’autre ; puis que tout autre chose de plus tendrait à être et à vivre ; la où il faut toujours être Rien et néant.
J’ai dit, autant pour le moins que les paroles portent, et que leur explication contient. Car Dieu peut par sa direction interne, et indépendante des règles et documents des hommes, nous conduire mieux que nous-mêmes nous pourrions entendre, ni comprendre, (12) ou avoir ouï d’autrui. Et de fait je tiens pour tout assuré, que ceux qui ont écrit ces façons de parler, touchant l’état de la perfection, ont eu mieux en leur expérience et réalité, que leur explication ne contient. Car comme je sais que la réalité ne dépend pas de l’explication ; mais que l’explication est postérieure à l’expérience. Ce sont deux grâces différentes, que d’expérimenter, et de se savoir bien expliquer. Dont il se peut facilement faire qu’on soit vrai et réel en son expérience, et que néanmoins on erre et manque en son explication.
Or que cette façon ici de parler du Tout et du Rien, avec la négation et anéantissement de toute créature, ait bien son degré en son temps : mais au reste ne soit pas légitime, n’y a ensuivre en tant qu’il est question de parler de l’état de la perfection, et de la façon en laquelle l’âme dévote doit persévérer à converser toute sa vie avec Dieu ; c’est ce que j’entreprends de faire clairement et facilement voir par cette seconde partie ; en mettant en avant un autre degré de perfection, que l’on trouve encore plus outre que le Tout et le Rien.
C’est à savoir une vie nouvelle en Dieu, et un être déiforme composé de ces deux, Tout et Rien, unis par ensemble ; qui a aussi son opération conforme, par laquelle on peut orprimes154, et non devant atteindre sa fin dernière, qui est Dieu en tant qu’objet de la béatitude, et de notre connaissance, et amour (13) par-dessus tout. Façon de parler qui fait trouver la vérité réelle de toute la doctrine théologique au point de la lettre, laquelle autrement nous tromperait pleinement ; et serait icelle totalement défectueuse, si cette doctrine du Rien et du Tout était la façon dernière de traiter avec Dieu ; puisqu’elle procède par principes et conclusions totalement contraires.
Car quoi de plus connu à celui qui a tant soit peu de philosophie et de théologie catholique, que ces vérités ici ? Que toute chose est pour son opération. Que toute créature acquiert sa fin par opération. Que l’homme étant créé pour une fin surnaturelle, il doit aussi avoir des opérations surnaturelles, par lesquelles il puisse proportionnellement tendre et parvenir à une telle fin. Et puis que comme les opérations surnaturelles requièrent un être, ou une forme surnaturelle (d’autant que les actes et opérations sont telles qu’est la forme, ou l’essence de laquelle elles procèdent, Secundum enim modum forma, si est modus operationis consequentia formam ; nam operari secundum propriam formam, est proprium cususlibet operantis, disent les doctes :) ainsi est-il nécessaire que l’homme devienne premièrement déiforme et divin par la participation de la nature divine ; selon ce que dit saint Pierre, 2 Petr. 1, que nous recevons de Dieu des dons de grâce si grand et précieux, que par iceux nous sommes fait consort et participants de la nature divine, après nous être retiré de la (14) corruption, etc. Rien, dis-je, de plus connu et assuré que semblables vérités.
Car c’est l’argument et le discours de saint Denis : Eccles. Hierarc. 2155. Que l’homme ne peut opérer divinement, n’est que premièrement il reçoive de Dieu un état divin et déiforme. Voici les paroles de ce grand saint mises du grec en français : Le mouvement tout premier de l’âme vers les choses divines, c’est la direction et amour de Dieu ; mais le premier et principal progrès de la sacrée dilection à mettre en œuvre les commandements divins, c’est cette opération mystique, et du tout ineffable, qui fait en nous un être ou état divinement. Or si cet être divin est la renaissance divine, certainement celui-là ne connaîtra, ni ne fera jamais rien de ce qui nous a été enseigné, et commandé de Dieu ; qui n’a pas même reçu encore cet être divin, et ne subsiste pas divinement. Et n’est-il pas vrai, que nous disons aussi, que premièrement l’être ou état de la vie humaine nous est nécessaire, avant que puissions faire les actions qui nous sont naturelles ? Attendue que ce qui n’est point du tout, n’a point aussi de mouvement ; non pas même de subsistance : et que ce qui est, en quelle façon qu’il soit, ne peut agir, ni pâtir que les choses qui sont propres à sa substance et à son état ?
Voulant ce grand saint nous dire en un mot : que comme il est tout évident qu’il faut être premièrement homme, avant que pouvoir opérer humainement ; ainsi faut-il avoir un être ou état divin, ou déiforme, pour pouvoir opérer divinement, ou déiformement. Parce que l’être est requis devant l’opérer ; et que l’un et l’autre doivent être proportionnés. Cela étant (15) ainsi : ne voilà pas des principes théologiques du tout contraire à ce Rien et à ce Tout, que l’on veut mettre en si haut rang ? Non que cet exercice n’ait pas son temps, et son degré (je le répète toujours), mais qu’il n’est pas le dernier.
Cette vérité donc ainsi présupposée, et attendu qu’on peut facilement montrer, qu’il y a du manquement en la doctrine du Rien et du Tout, quand on la veut donner pour dernière et finale ; je conjure et demande à tous ceux qui peut-être auront du mécontentement de me voir ainsi contredire à la doctrine d’aucuns mystiques (soit-elle mal expliquée, ou seulement mal entendue) si on pouvait avec bonne conscience, voir que le monde se remplit de petits traités, tant imprimés que manuscrits ; qui persuadent à toute force de règles et documents la continuation et la persévérance à toujours de la pratique de ce Rien et de ce Tout, sans rien dire de ce qui reste encore de plus en la poursuite de la perfection ; et que cependant on se devrait taire, et cacher la vérité ; n’osant désabuser le monde par crainte de déplaire à celui-ci ou à cet autre ?
Jaçoit donc que ceux qui seront déjà préoccupés de l’exercice du Rien et du Tout, devraient condamner ce présent labeur ; la vérité néanmoins est de si grande efficace, que je ne fais doute, que plusieurs autres se porteront à l’embrasser, et à s’accommoder à l’advenant de ce qui se trouvera ici si clairement manifesté. (16)
Tout ainsi que nous avons dit ci-dessus à l’âme, lorsqu’elle entrait en l’état de privation : Nisi granum frumenti cadens in terram mortuum fuerit, ipsum solum manet. Joan. 12156. Que si le grain de froment chéant en terre ne meurt, il demeure seul ; mais s’il meurt il porte grand fruit. Ainsi maintenant au progrès, et comme au milieu de ce même état de privation, il faut que nous lui disions ces paroles du Sauveur : Nisi qui renatus fuerit denuo, non potest videre regnum Dei. Joan. 3157. Celui qui n’est pas né derechef, ne peut voir le royaume de Dieu. Car il est nécessaire que cette (17) âme entre derechef au ventre de sa mère, et renaisse de nouveau. C’est-à-dire : Il faut que tout premièrement, pour venir à l’état de la perfection, l’âme vienne à ce point ; que d’être toute plongée par passivité, et par voie de résignation en Dieu son premier principe, et en tant que cause première efficiente ; afin que retournant ès mains de notre premier auteur, sicut lutum in manu figuli, Eccl. 33158, ainsi que la terre en la main du potier, il nous puisse réformer, nous créer et produire de nouveau en un être meilleur, que celui lequel nous délaissons en nous perdant, et en mourant en Dieu ; et qu’il se fasse de nous comme d’un autre Phénix ; lequel mourant à ce qu’il a été, des cendres du vieil, il en renaît un tout nouveau.
C’est pourquoi je dis, que ce à quoi termine l’état de la privation, et ce que précisément et immédiatement nous pouvons acquérir de divin par la mort et anéantissement de nous-mêmes, est de trouver Dieu, et se pouvoir immerger en lui, en tant que notre premier principe, auteur de notre être ; afin d’être renouvelé en lui, et recevoir de lui un autre être meilleur que celui de corruption, lequel nous avions acquis en nous séparant de lui, et en ce qu’avions voulu suivre en notre propriété hors de son obéissance et gouvernement.
Dont aussi c’est une façon de trouver Dieu toute contraire à celle selon laquelle on le trouve en tant que fin finale : puis que l’une est passivement, et par résignation ; (18) et l’autre est activement, en devenant semblable à Dieu tant en être qu’en opération : l’une est en mourant, l’autre en vivant, et devenant l’image et semblance de Dieu. Car c’est comme si étant retournés à notre premier principe, et remis entre les mains de notre créateur, il dirait en nous reproduisant en être déiforme beaucoup plus noblement que jadis en notre première création : Fasciamus hominem ad imaginem et similitudinem nostram. Genes. 1159. Faisons l’homme à l’image et semblance.
Par quoi voici l’avancement que l’âme fait par l’état de la privation. À savoir : que cela même, qu’avant cet état elle avait acquis par manière de contemplation, pensant que ce fût déjà la présence réelle et objective de Dieu ; à cause qu’elle avait une façon de sommet, et de vision contemplative, et que l’âme ne savait pas mieux pour lors, lui semblant une grâce fort notable. (Comme de fait c’est chose fort agréable à l’amour-propre, qui n’est pas alors encore mort, mais s’entretient en telle grâce.) Cela même, dis-je, devient uni et comme identifié avec la bonne volonté, comme celle, qui après l’avoir contemplé, s’est unie avec et même la ravi à soi, et attiré à (19) sa possession. Si qu’encore même qu’elle descende d’une telle sommité par l’état de privation, et soit destituée de la fruition que le sommet lui donnait, elle en retient néanmoins la substance avec soi, bien qu’elle n’en sait rien pour lors : ne sachant qui c’est qui lui cause un état si étrange dès lors en avant ; sentant les effets, et n’en voyant nulle cause ; ignorant la pauvrette, qu’elle porte au plus intime de soi-même celui qui lui cause la mort : parce que ne voulant pâtir l’être propriétaire, il veut devenir seul vivant, et régnant en elle.
Comme ainsi soit donc, que descendant du sommet précédent, l’âme vient à quelque fond, en négation de toute relévation, tendance, et extension vers chose aucune comme par-dessus soi ; c’est ici que commence le vrai silence. Pour l’intelligence duquel nous désirons travailler, à éplucher et montrer ce que c’est en son être propre, et en ce qu’il contient ; et comment l’âme se doit comporter avec iceluy. Car c’est ici le vrai endroit, où commencent les mystérieux secrets de la vie mystique. (20)
Dont aussi tant d’âmes parvenues jusqu’ici, ont beaucoup de mal de passer un tel détroit et angoisse, comme à la vérité il contient, et qu’on peut recueillir de ceux qui ont écrit de l’état de la privation, ou de la nuit obscure, ou des misères infernales que l’âme doit passer, et que les mystiques décrivent. Un endroit encore, où plusieurs autres prennent occasion de leur ruine, ou pour le moins de perte de temps et d’années ; en ce qu’oyant parler d’un tel état de silence, pour lequel poursuivre on donne pour règle de n’y plus ingérer sa propre opération par effort propre, et par vouloir tendre, aspirer, ou s’exciter au désir de l’amour divin ; elles veulent par elles-mêmes imiter cette façon de procéder. Ne considérant point qu’elles n’ont pas encore en elle ce que le vrai silence doit nécessairement avoir auparavant acquis ; et que de fait, et en réalité il contient en soi.
Semblablement c’est ici l’endroit où ceux-là mêmes, qui ont la vraie réalité, commencent à mal à entendre ce que dorénavant l’âme fait avec Dieu. Car prenant occasion de la mort et du néant de soi-même, auquel l’âme se trouve plongée en devenant rien, et mourant en toute rigueur à ce qu’elle a été, qu’elle a vécu, et opéré jusques alors : et par la (21) même voie de mort et de résignation venant à trouver l’abîme de Tout (qui est Dieu) en façon de plus intime, et plus eux-mêmes que non pas eux-mêmes ; ils se plongent et enfoncent tellement en iceluy, qu’il est impossible de leur persuader que cela ne soit pas encore la vraie fin finale, à laquelle l’âme est destinée, et peut parvenir.
Mais persistants en la croyance que ce Tout soit vraiment Dieu, et sa volonté essentielle, ou l’essence même de Dieu, en laquelle ils sont toujours vivants, et faisant toutes leurs œuvres ; ou plutôt, que ce Tout vivant et opérant en eux, c’est lui qui fait tout, et iceux rien ; il s’ensuit par après : que pour le dernier exercice de l’âme en l’état de la perfection, et pour tout le reste de sa vie, ils lui donnent la règle du Rien, et du Tout à pratiquer en tout temps, en toute occasion, et à toujours ; et en telle sorte et plénitude, qu’elle ne se doit pas laisser abstraire de la formation de ce divin Tout, qui est Dieu même, et du Rien qu’elle est ; mais demeurer toujours en ce Tout et en ce Rien ; et s’accommoder seulement à tout survènement [sic], comme à la volonté divine ; sans qu’elle doive autrement s’empêcher quoi, ni comment, de ce qui arrive : mais s’appuyer fermement sur un tel Tout, et un tel néant. Ne donnant au reste aucune autre explication de ce qui se passe au-dedans de cette âme.
Le tout étant fondé sur ce principe. Que ce Tout là est Dieu même et sa propre essence : et que c’est par (22) le non-être, par le rien et l’anéantissement de soi-même, qu’on y vient, et qu’on s’y peut maintenir. Dont aussi procèdent tant d’autres règles qu’ils baillent pour le maintenement de ce Rien et de ce Tout : ôtant tout moyen à l’âme de se plus relever d’un tel rien ; puisque à leur avis, tout ce qui ne serait pas être rien et anéantissement de soi, serait multiplicité et imperfection, et un revivre : là où qu’il faut à toujours persévérer en son Rien, si on veut persévérer toujours en la contemplation et vision du Tout, qui est la même essence divine.
Et par ainsi voilà deux occasions grandes que l’on prend d’abuser du silence, et du grand accoisement, auquel l’âme devient par l’état de la privation : dont le second abus est la cause du premier ; à savoir en ce que mettant en le dernier de tout en ce Rien et en ce Tout, et formant leurs règles du côté de l’âme, à devenir et demeurer toujours rien : ils enseignent premièrement : que l’âme doit penser qu’elle est déjà au lieu qu’elle désirait, à savoir en Dieu, et Dieu en elle ; et pource qu’elle ne doit pas le chercher, ni désirer, ni s’élever à lui ; mais croire assurément, qu’étant iceluy présent partout, elle le doit toujours tenir comme tel, et jouir de lui comme de son plus intime, et plus soi-même que soi-même : et que partant c’est une imperfection de faire davantage, que de retenir une simple souvenance de Dieu, qui est tant intime, et si (23) proche et semblables : comme nous verrons ci-après. Dont ces premiers les voulant imiter, en font tout de même ; observant semblables règles, et doctrine. Comme de fait, ce ne peut être que pour être suivies, qu’ils les donnent.
Mon intention donc étant de montrer que toutes ces deux façons sont purs manquements en la vie mystique ; et que partant ce ne peut être sinon chose du tout nécessaire, de mettre la vraie et réelle vérité en évidence, laquelle fasse par sa splendeur clairement voir les défauts (si ce n’est qu’on veuille fermer ses yeux à sa lumière) je dirai premièrement qu’il se faut souvenir des choses dites au sommaire de la première partie de ces Additions.
À savoir que ces mystérieux secrets de la vie mystique ne sont autres que venir à l’expérience des premières vérités de notre foi, et signamment des mystères de la grâce, du péché, de notre justification, et de la fin laquelle nous espérons obtenir pleinement en la vie future : et cela en sorte (avons-nous dit) non que l’âme recherche aucunement ces choses-là, mais que c’est Dieu qui les fait, tandis que par attention pure et droite [24] elle ne cherche que Dieu, sa connaissance et son amour. Dont la raison est que l’âme cherchant ainsi purement Dieu, Dieu en réciproque cherche aussi son bien, et fait en elle ce qu’il sait être nécessaire pour son avancement ; mais au contraire de la prétention d’icelle âme, la faisant mourir premièrement aux affections terrestres, puis à elle-même, et ce diversement. Les uns par beaucoup de grâces et faveurs, les autres par beaucoup de travaux et d’aridités, et les autres par vicissitudes et mélange de l’une avec l’autre façon. Laquelle mort, avant qu’elle se puisse accomplir en sa vraie et parfaite réalité, il y a choses grandes qui se passent, selon qu’on a pu voir par la première partie.
Je veux seulement réduire ici en mémoire des choses qui y ont été dites. Que tout ce qui se passe, ce sont les mêmes réalités, que les Docteurs enseignent arriver au grand et secret mystère de notre justification ; en laquelle nous mourons au péché, et revivons à la grâce : tout ainsi que Jésus-Christ est mort pour nos péchés, et puis est ressuscité pour notre justification. Ces deux choses, la mort et la vie s’entresuivantes l’une l’autre, voire étant nécessairement conjointes par ensemble.
Les passages en son exprès és Saintes lettres. Saint Paul le va déduisant nettement en son Épître aux Romains, chapitre six, par les propositions suivantes : Consepulti sumus cum illoper baptismum in mortem ; ut quomodoChristus surrexit à mortuis (25) per gloriam Patris, ita et nos in novitate vita ambulemus. Nous sommes ensevelis avec Jésus Christ en mort par le baptême, afin que comme il est ressuscité des morts par la gloire du Père, nous aussi pareillement cheminions en nouveauté de vie. Si enim complantati facti sumus similitudini mortis eius, simul et resurrectionis erimus. Car si nous sommes entés avec lui à la conformité de sa mort, nous le serons aussi à celle de sa résurrection. Si autem mortui sumus cum Christo, credimus quia simul etiam vivemus cum Christo. Or si nous sommes morts avec Christ, nous croyons qu’aussi nous vivrons avec Christ. Exutimate vos mortuos quidem esse peccato, viventes autem Deo, in Christo Jesu, etc. Estimez-vous morts à péché, mais vivants à Dieu en Jésus-Christ notre Seigneur », etc.
Et partant en ce négoce de la vie mystique, il faut penser que ce qui s’est fait jusqu’à l’état de la privation, ce sont été grâces et aides divines pour retirer l’âme du péché et de l’affection à iceluy et à toutes les choses créées, et pour l’exciter à s’affectionner, se fortifier, et en tant qu’en foi est, se résoudre efficacement à ne jamais plus délaisser Dieu ni vouloir suivre sa propre volonté, mais d’obéir à Dieu et le suivre en toutes ses volontés tant internes qu’externes, c’est-à-dire tant pour l’intérieur que pour l’extérieur.
Cela, dis-je, faut-il ainsi considérer et le tenir pour tel ; et puis penser que l’état de la privation est l’expérience réelle de la mort que notre [26] justification contient en soi pour sa première pièce. Et qu’ainsi c’est commencer à trouver les réalités du mystère de notre justification, mourant premièrement à tout ce qu’on a été, qu’on a vécu et opéré, même en bien, et avec la grâce aidante (qui s’appelle communément gratia adinuans ès écoles) aussi bien qu’au mal. Car c’est le pur amour qui, ayant à venir maintenant en l’âme (au lieu qu’à la première fois c’était la simple grâce justifiante, laquelle déchassant [sic] le péché rendait cette âme agréable à Dieu), ne se contente pas ici de tout ce qui a précédé, mais veut avoir son ennemi et son contraire, qui est l’amour-propre, entièrement déchassé et anéanti, et par ainsi vivre et régner seul au petit royaume de l’âme.
En sorte que l’état de privation est la disposition nécessaire pour le pur amour : c’est à savoir, la mort et la ruine totale de l’amour-propre, tant du grossier vers les choses externes que du subtil, réfléchi vers soi-même en la jouissance des grâces divines. Ce que ne consistant pas en paroles seulement, mais arrivant en toute réalité. C’est cela aussi qui fait que l’âme doit mourir toute vive, en s’abandonnant et donnant totalement pour perdue. Comme s’il n’y avait (quant à façon expérimentale) ni Dieu, ni ciel, ni vie éternelle pour elle, selon qu’a été dit. Laquelle chose, dis-je, est la vraie réalité, et expérience de ce que contient la mort au péché (27) et à la vie passée, au mystère de notre justification.
Ou pour mieux dire : c’est être venu à un tel degré d’avancement, qu’on puisse réellement expérimenter ce que jadis était si mince, si caché et tant imperceptible en nous. Non que je veuille dire que l’âme s’en aille recommencer la première chose arrivée en sa justification, lorsqu’elle fut changée et transportée de l’état du péché à celui de la grâce. Mais je veux entendre : que tous les degrés que l’âme acquiert en son progrès spirituel ne sont que réitérations de la même chose, qui a commencé à se faire en sa première justification. Dont il arrive que croissant par plusieurs degrés on vient si avant ; que ce qui était très petit, caché, et imperceptible devient évident, et très perceptible à l’âme qui en fait l’épreuve.
Et ainsi cette mort si évidente de l’état de privation, c’est un degré tel. Que comme cette même mort est tant palpable et réelle ; aussi est-ce pour apporter et augmenter la grâce justifiante en un degré très palpable et singulièrement réel ; à savoir de pur amour, libre de tout son contraire : là où que cet amour divin soulait être encore obscurci du restant d’iceluy son contraire, l’amour-propre. (28)
Par où se peut remarquer que ce qu’on acquiert de divin par la privation rigoureuse, n’est pas une autre grâce différente de la justification première ; mais c’est la même, en tant que maintenant accrue jusqu’à un tel degré ; qu’elle ait supplédité et mis à néant tout son contraire.
Et pourtant c’est en perfection ce que l’Écriture nous enseigne, que nous acquérons par la justification : à savoir la charité habituelle et fondamentale. Laquelle étant infuse en notre âme, et venant à l’informer, et lui adhérer par inhérence accidentelle, lui donne un être de grâce et de participation de l’être divin, selon lequel elle doit vivre et opérer d’ici en avant : afin de pouvoir achever la vraie ressemblance de Dieu en elle.
En sorte que comme Dieu n’est pas seulement un être divin, subsistant par essence, en soi bienheureux, mais encore se connaissant et aimant soi-même ; ainsi l’âme ne se doit pas contenter, ni penser que ce lui est assez d’être en Dieu, et que Dieu est en elle par la charité habituelle, laquelle donne seulement la participation de l’être et de la nature divine : mais doit en outre vivre selon cet être, en opérant conformément ; et ainsi par telle opération (29) déiforme s’unir à Dieu, objet de la béatitude, par connaissance et amour ; qui est la participation de la lumière incréée, par laquelle Dieu se connaît, et s’aime soi-même.
Contre laquelle vérité plus que très certaine, et facile à comprendre à tous ceux qui ont du jugement, sont et enseignent tous ceux-là qui prenant pour Dieu même, et sa propre essence divine, ce que l’âme acquiert de divin par son néant, et par le non-être auquel l’état de privation la conduit ; veulent à toute fin persuader, que cela est la fin et le lieu de repos de l’âme ; où tout être, toute opération, toute vie, et tout mouvement doivent cesser en Dieu. N’entendant pas, que nous ne pouvons jamais plus avant, que de recevoir la participation de l’être divin pour fondement ; et puis la participation de la lumière de connaissance divine pour sommet et terme final : et que partant c’est un grand abus de penser et d’enseigner autrement : voulant quasi faire une habitualité [sic] de vivre et de voir, ou de vie et de vision de la même essence divine.
Je pourrais rapporter ici en bref la doctrine scolastique, qui se traite ès universités, et nous enseigne que Dieu est un acte très simple et immuable ; et que son être et son essence ou substance n’est pas réellement distincte de son opération de connaissance et d’amour ; et qu’il n’y a aucune distinction réelle entre les attributs et perfections qui sont en Dieu ; et que cette perfection ou propriété de (30) la Divinité, d’être un acte très simple et immuable, contenant en soi très uniformément toute la perfection de l’être et de l’opérer, sans multiplicité aucune, n’est pas propre, ni communicable à l’homme ; et par conséquent que ce seraient imaginations folles et erronées de se vouloir forger une manière d’être, et de jouissance divine, pareille à celle de Dieu même ; en confondant ou identifiant notre être divin participé, avec notre opération (qui nous doit rendre bienheureux) pour être en ceci semblables à Dieu. Mais il n’est pas besoin de rentrer si profondément en ces hautes matières de Théologie, pour réfuter semblables chimères et rêveries. Les Doctes le savent bien ; les moins sages le peuvent apprendre ; et c’est assez pour eux, et pour les simples et ignorants, d’en avoir ce court avis en passant.
Il suffira de redire seulement qu’il est bien vrai que Dieu est inséparablement uni et conjoint à sa grâce et charité, qui est son don de participation ; et conséquemment qu’il nous est présent, lorsque nous sommes en état de grâce : voire même la vérité catholique porte, que toute la Sainte Trinité (comme nous l’avons dit en l’autre partie) est habitante en nous par son don de grâce et de charité habituelle fondamentale ; et que partant il est hors de doute que par la mort de nous-mêmes expliquée ci-devant, nous trouvons Dieu, et l’avons réellement : mais (31) cela est par son don ; et en son don de charité créée, laquelle est la forme qui nous est inhérente ; et non pas Dieu même par soi-même.
Et pource, tout ce que nous pouvons sentir, expérimenter, voir et contempler, n’est pas Dieu même : mais son don et sa charité créée, qui nous est inhérente accidentellement ; et Dieu est seulement assistant, et inhabitant, comme cause efficiente, et premier auteur de son don créé ; (bien que se donnant soi-même par iceluy), mais qui au reste n’est pas ici, pour être vu ou contemplé ; mais seulement pour donner un être déiforme : après lequel doit suivre l’opération conforme de connaissance et d’amour, qui nous fasse voir et jouir de sa divinité, où notre fin consiste.
Comme donc cette façon prédite de trouver Dieu, en tant que notre Tout ; auquel nous tombons, et lequel nous trouvons par la mort et anéantissement de nous-mêmes, ne peut être autre que celles-ci : qui est d’avoir Dieu par son don de charité, et de participation de son être divin ; n’étant pas possible de venir à la finale réellement, sans avoir premièrement celle-ci, et opérer selon icelle. C’est d’ici que je me veux efforçer de montrer que l’exercice du Rien et du Tout ne peut être le dernier degré de la vie mystique ; mais qu’il y a plus outre encore une nouvelle vie déiforme à retrouver en Dieu ; laquelle (32) fait trouver par expérience tout ce que les théologiens enseignent, touchant le fait de l’union de l’âme avec Dieu par connaissance et amour en devenant semblables à Dieu.
Entre les auteurs mystiques, et maîtres de la vie spirituelle, qui conduisent les âmes à la perfection par la voie de la volonté de Dieu, aucuns semblent constituer en ceci l’état d’icelle perfection. C’est à savoir d’être venu à la volonté essentielle de Dieu, par la mort et l’anéantissement de soi-même, et de toutes créatures. Et disent : Que cette volonté n’est autre que Dieu même, et sa propre essence divine ; puisque tout ce qui est en Dieu est Dieu même. Ils ajoutent néanmoins qu’on doit tellement vivre dès lors en avant en l’unité de cette essence divine, sans en jamais sortir, que l’on fasse en icelle toutes ses œuvres, tant extérieures qu’intérieures ; tant corporelles que spirituelles.
Puis enseignent : que l’âme en tel état est (33) toute passive, oiseuse, et patiente : parce que cette volonté essentielle fait tout, et l’homme rien. Que Dieu seulement y est opérant, et l’âme ne fait que souffrir. Qu’on doit tout faire et laisser en la vie suréminente, non comme en la vie active, parce que Dieu le veut ; ni aussi comme en la vie contemplative, afin que Dieu soit : mais parce que Dieu est : afin qu’il vive, opère, et règne en nous comme il faut. Que pour parvenir à cette volonté essentielle, il la faut toujours voir. Que pour la voir toujours, il ne faut voir qu’elle, et savoir qu’il n’y a rien qu’elle ; et ainsi vivre en continuel anéantissement de soi, et de toutes créatures : afin que ce soit Dieu, qui soient seul en être, et Tout en tout.
À quoi d’autres ajoutent encore que cet exercice est fondé sur ce, que l’être de Dieu est partout, en tout temps, et en toute affaire ; sans néanmoins en vouloir avoir aucune assurance ni expérience particulière, mais seulement par une foi nue connaître, qu’il n’y a aucun vrai être, que celui de Dieu. Que toutes choses qui ont apparence d’être (sinon celui de Dieu) ce sont êtres imaginaires, ombrageux, faux et trompeur tant en eux-mêmes qu’en leurs propres effets ; et que partant sur cette ferme croyance il faut faire cesser tous mouvements, actes, discernements, et toute élévation et pénétration, quelques subtils qu’elles soient : tout bandement, étendue et retenue d’esprit en Dieu, qui nous est plus présent que nous-mêmes.
Et ceci par un abandon (34) de toutes fonctions et puissances, de tout extérieur et intérieur en cet être divin : pour dorénavant ne faire que permettre, souffrir, endurer, consentir, et pâtir ce divin être, et ses effets propres et très sublimes en soi, au lieu des siens propres et imparfaits, tant aux choses extérieures que spirituelles ; adverses que prospères, auxquelles il faut entièrement mourir, afin que Dieu seul vive en soi. Car Dieu ne demande de nous autre chose (disent-ils) sinon que le laissions faire, et ne fassions rien ; parce qu’il n’y a que nous qui gagnons tout. Et pour règle générale ils concluent disant que vous devez donc être grandement soigneux, et continuellement aviser de ne point sortir hors de cet être, et de ce tout, mais demeurer toujours en iceluy par votre rien et non-être.
Au demeurant : que comme tout le sujet de la préparation et disposition ou du moyen que l’âme y peut apporter consiste (à leur avis) en ces deux points ici : à savoir de connaître, qu’il n’y a rien que cette volonté essentielle, et puis pratiquer, ou vivre selon telle connaissance : ainsi disent-ils. Qu’il faut mettre tout premièrement pour la vie unitive ce stable fondement, et se fier et appuyer à l’immobilité, fermeté et vérité d’iceluy ; c’est à savoir : qu’il n’y a rien que Dieu ; et puis qu’on en poursuive la pratique, en se tenant toujours en cet abîme, et y faisant sa demeure, la contemplant toujours ; et ceci par la mort et anéantissement de soi même (35).
Conformément à quoi par après il s’ensuit en premier lieu : que c’est une imperfection d’élever son esprit à Dieu, ou de le chercher ; d’autant que (selon cette explication) c’est un aveuglement d’esprit en l’homme, qui ignore d’être déjà là où il demande d’être, à savoir en Dieu, et Dieu en lui ; et pource ne faut pas s’élever, ni chercher Dieu, mais demeurer en son rien, et en ce Tout qui est Dieu : lequel on doit continuellement contempler et embrasser. D’autant aussi qu’une telle recherche suppose l’absence de ce que néanmoins on a en la vie essentielle ; et que partant cela vient faute de foi ; puisqu’on a déjà ce qu’on cherche, et que Dieu n’est jamais absent à l’âme qui est en sa grâce.
Secondement. Que c’est encore une imperfection (selon la même explication) de ne se contenter pas d’une nue et très simple ressouvenance de Dieu ; et de prendre cette recordation, comme acte et mouvement propre, ou comme chose active du côté de l’âme : parce qu’ainsi on empêche la vraie contemplation ; et que partant il la faut prendre comme une opération et mouvement de Dieu, et comme Dieu même : à telle fin que rien n’entrevienne entre Dieu et l’âme ; d’autant que tout ce qu’on fait de plus tend à la multiplication et à l’être ; et non à la simplification et non-être. Ce qui est (disent-ils) un grand abus.
Finalement que c’est imperfection de ne (36) pratiquer continuellement et sans cesse l’exercice du tout et du rien. Imperfection ordinaire (selon eux) à beaucoup de gens, qui interrompent une telle annihilation habituelle, à tout acte, œuvre, ou mouvement qui se présente ; et ceci parce qu’ils marchent selon le sens, et non selon la foi nue : dont le remède de toutes ces imperfections est de demeurer continuellement en l’annihilation, et en la lumière et ressouvenance.
De plus comme cette doctrine contient aussi une annihilation de toutes choses, et de soi-même : comme encore un anéantissement de tout acte des puissances par la cessation de toute façon opérative, et par le repos de tout mouvement en Dieu ; et que ce néanmoins il est besoin d’user quelquefois de tels actes, opérations et mouvements, ils donnent pour règle, une annihilation active, comme un point très subtil, selon laquelle on anéantit tant les choses qui demeurent, que cela même qui les annihile ; à savoir son esprit et sa connaissance : pour ne permettre que la chose quelconque demeure en être, fors que Dieu seul. (37)
Comme ainsi soit, qu’écrivant ces choses, m’est tombé entre les mains un traité manuscrit et enflammant (duquel l’auteur m’est du tout inconnu) qui contient brièvement toute la substance et la moelle de la doctrine de la volonté essentielle, selon qu’aucun ne la veulent prendre, et persuader aux autres, je l’ai voulu mettre ici quasi mot à mot ; afin qu’on soit en mieux informés de l’intention et doctrine de ceux qui s’expliquent de telles sortes ; et que la confrontant à celle que nous prétendons proposer, on en voit tant mieux la différence, et à quoi on tire la vie mystique. En voici donc la teneur.
L’exercice de la vie superspéculative, ou superéminente (selon qu’aucuns l’entendent) consiste en ce que l’on s’efforce de regarder et contempler Dieu en esprit, sans milieu ; et adhérer continuellement à Dieu avec un amour et charité simple et uniforme ; cherchant à telle fin de se dénuer de tout, de soi-même, et de toutes créatures ; les oubliant entièrement, et se délaissant et réduisant soi-même totalement à (38) rien : et de plus encore, de cesser ou suspendre en soi toutes opérations internes de l’entendement et de la volonté, provenant de son mouvement ou action propres, au-dessus de quoi Dieu est infiniment ; et que partant il est pas possible d’atteindre Dieu d’une manière suprême et très pure, par l’effort d’icelles puissances ; et ainsi s’établir et tenir pour admettre et recevoir la seule haute et supernaturelle opération de Dieu en soi, laquelle il opère par soi-même en l’âme purifiée, fondée en la voie de la présence de Dieu en soi, et en toutes choses ; et de ce que Dieu est Tout, et l’homme et toutes les choses créées totalement rien.
La poursuite de cet exercice en particulier consiste à cheminer continuellement en la présence de Dieu avec une simple et nue foi, sans former en soi aucune image de Dieu, où sans concevoir aucune pensée particulière de Dieu, sinon se tenir ferme en cette voie que Dieu est en nous, et en toutes choses plus intime qu’elles ne sont à elles-mêmes : étant assez d’avoir habituellement cette foi en soi, et persister ainsi de fait : afin de pouvoir ainsi contempler Dieu en esprit sans forme ou milieu, comme celui qui ne peut être atteint ou acquis par pensées ou concepts.
Et selon cette foi, que Dieu est tout, et que toutes les créatures ne sont rien, et que l’homme n’a de soi-même nulle force ou proportion pour produire des opérations surnaturelles de l’amour divin, ou d’autres vertus : et que partant le supernaturel (39) doit provenir et être fait de Dieu seulement ; de là vient qu’ils se tiennent vides de toute opération propre, et laissent Dieu seul faire et opérer tout en eux ; recevant passivement en eux cette opération divine ; cherchant ainsi de venir à un total anéantissement, et non être d’eux-mêmes et de toutes créatures ; afin de pouvoir par cette voie être continuellement unis à Dieu en esprit sans milieu.
Tenant pour certain, qu’ils ne peuvent par leurs propres forces parvenir au suprême et très noble amour de Dieu, comme les surpassant infiniment, et que pour cela Dieu doit être en eux leur amour. Suspendant à cet effet toutes affections d’amour, telles qu’elles puissent être. En telle sorte, que tout ce qu’ils font pour acquérir cela, c’est de ne rien faire en nul temps, ou occasion ; ni en désirant, ou souhaitant, ni en demandant, louant, ou remerciant, considérant, ou aspirant : mais demeurant continuellement en cette voie de l’anéantisse de toute chose, même de leur propre être, ne retiennent rien qu’une simple ressouvenance de ce grand Tout, qui est Dieu ; persévérant ainsi au sommet du cœur uni avec Dieu (comme ils pensent) sans connaissance de choses aucune, soit bonnes soit mauvaises, même de leurs propres défauts et imperfections ; sans faire distinction des œuvres corporelles ou spirituelles, soit en ce qui est du service divin, ou de la lecture, ou du champ des Heures Canoniales, soit au fait de la confession (40) ou de la communion : se maintenant toujours en une connaissance uniforme de Dieu, et en la simple et nue foi qu’il n’y a rien que ce Tout, et lui adhérant et l’embrassant toujours en l’esprit ; le laissant tout faire et opérer au plus intime de l’âme, sans toutefois prendre garde, ni connaissance de ce qui se fait et opère.
Ils cherchent donc de voir Dieu en leur esprit sans aucun milieu, en la lumière d’une simple et nue foi : et pource ils rejettent d’eux toutes formes, images et pensées de Dieu, comme milieux et empêchements de la pure vision de Dieu, en laquelle ils se constituent ; attendu que l’homme ne peut avoir aucune pensée de la bonté, beauté, ou grandeur de Dieu, sans se former quelques images des choses créées ; et par ainsi que ce ne serait pas voir Dieu, mais les images, puisque les images et les pensées ne sont pas Dieu.
Ils cherchent aussi d’adhérer à Dieu en esprit par simple amour continuel, et pensent qu’ils obtiendront cela souverainement bien en eux par une dénudation et annihilation de toutes choses créées, et d’eux-mêmes aussi. Car comme l’âme ainsi purifiée, libre, et nette est alors au sommet de l’esprit (selon qu’ils pensent) un continuel flux en Dieu, par l’infusion de la grâce et de l’amour divin, sans autre opération ou propre mouvement des puissances internes, si qu’elle adhère quasi continuellement à Dieu d’une charité simple perpétuelle ; il y a aussi alors de la part de Dieu (41) une influence en l’âme, par laquelle tout se fait en elle par Dieu d’une manière très bonne et très noble.
À cette cause donc pour acquérir ceci, ils s’adonnent à une renonciation et dénudation de toutes choses, et s’abstiennent de toute opération interne : se tenant seulement en une quiète oisiveté, ou vacuité silencieuse en sa présence ; afin de n’empêcher d’une part ni d’autre cette douce influence ; sans aucune observation de la bonté ou autre semblable perfection divine ; même sans y mêler aucune affection d’amour ou d’aspiration quelle qu’elle puisse être, comme servant plutôt d’empêchement que non pas d’aide et d’avancement à la simple adhérence à Dieu. Telle est donc la présence de Dieu et la sainte oisiveté ou vacuité laquelle ils suivent, Dieu leur étant ainsi tout : lumière, amour, et toute vérité.
Outre ce qu’ils disent que cette présence de Dieu leur apparaît souventes fois par une lumière infuse pénétrant l’âme tout à coup ; ni plus ni moins qu’un éclair, duquel l’âme est comme frappée et abattue, et toutes les distractions précédentes et tout autres résistances ou combats internes, en un moment englouti et réduit à rien sans aucun autre effort ; et sont ainsi remis en cette présence ; et cette lumière n’est autre, sinon que Dieu leur fait connaître et percevoir leurs distractions, et où c’est qu’ils sont, à savoir en ce Tout : en telle sorte que cela se fait sans aucune (42) expérience, ou perception des sens.
Et cette souvenance de Dieu ne consiste en nulle autre chose, qu’en cette illustration ou éclair de l’essence divine. Car il n’y a là nulle pensée de Dieu : et ne font autre chose pour recevoir cette présence toutes les fois qu’ils l’ont perdu ; sinon autant que cette lumière leur montre d’elle-même, sans qu’ils la procurent ou changent par leur opération : se tenant seulement passivement autant de fois qu’elle leur vient, et si longtemps qu’elle dure ; encore bien qu’elle n’arriverait qu’une fois le jour, et ne durerait qu’un instant.
De là vient, qu’ils ne font aucun cas de toutes ces distractions, et remuement des pensées qui surviennent, et les oppressent, quelles qu’elles soient, et combien long temps qu’elle dure : mais ils les endurent avec une forte persévérance, en se tenant seulement passifs, s’abandonnant à Dieu en toute aridité, laissant ainsi ce grand Tout combattre pour eux ; sans prendre connaissance de nulles choses durant le temps de leur distraction, jaçoit qu’elle durât par heures et par jours, ne faisant rien de leur côté pour les rejeter, donnant tant seulement place à la prédite lumière infuse, lors et tout et quantes foi elle se voudra montrer : par laquelle toutes distractions apparaissant périssent, et sont anéanties.
Et encore qu’ils retombent ès distractions, ils se tiennent néanmoins de la même manière : laissant cette lumière aller et venir, sans apporter aucune diligence (43) pour la retenir ; croyant qu’il y a plus grande perfection à souffrir ces distractions, que non pas à travailler pour les rejeter ; tenant pour certain, qu’au milieu des distractions Dieu est et opère en eux d’une certaine façon plus noble, et qu’eux aussi sont en lui d’esprit, l’embrassant par une douce adhésion. Que partant ils ne doivent s’empêcher à vouloir rejeter ces distractions avec travail ou façon opérative ; ne fût qu’ils seraient déchus de la présence divine par leur propre faute. Qu’alors ils ne font autre chose sinon après s’en être aperçu, avoir attention après icelle, avec la seule conversion à Dieu ; acceptant cette angoisse si longtemps qu’elle y demeure.
Quant à ce qui touche l’inaction ou opération interne de Dieu, il ne la faut pas procurer. Car ils croient que Dieu opère toute chose surnaturellement en l’âme, comment et quand il lui plaît ; demeurant ainsi sans connaissance de ce qui se passe, et ne cherchant pas aussi de le sentir, se tenant seulement ferme en la foi nue ; sachant assurément que Dieu consume là peu à peu toute impureté en eux, et qu’il anoblit l’âme en un pur être spirituel et transformation en soi.
Quelquefois (disent-ils) au temps de l’oraison, ou du repos ils sont tellement élevés de cette présence de Dieu, qu’ils viennent par-dessus toutes pensées, et sont quasi tout éperdus ; non pas qu’ils perdent l’usage des sens, mais (44) comme s’ils étaient unis à Dieu d’une façon particulière, et comme engloutis de lui : ne pouvant exprimer ce que cela est ; étant toutefois certains qu’ils sont en Dieu, unis avec lui en une très grande et douce quiétude interne, laquelle ils disent durer parfois quelque espace de temps ; et même qu’elle peut durer davantage : et par ce moyen qu’ils se trouvent en une plus profonde annihilation, et plus forte mortification d’eux-mêmes.
L’annihilation qui se pratique en cet exercice, pour parvenir à la très haute dénudation, est de deux sortes ; à savoir passive et active (qu’on appelle). La passive est quand l’homme même avec toutes les choses créées est réduit à rien ; c’est à savoir par un non-penser de toutes choses ; si que cela obscurcit, et fait mourir en soi la connaissance, et le sentiment de toutes créatures. Elle se nomme passive : parce que l’âme qui devient à rien, souffre cet anéantissement, comme causé en elle par la présence de Dieu. Cette annihilation s’exerce au temps de l’oraison ou du repos ; quand l’homme se tient libre et vide de toute opération d’entendement et de volonté : se tenant (comme a été dit) en la présence de Dieu par la foi nue. Et comme il n’y a là aucune mémoire de chose quelconque par l’industrie ou opération de l’homme, par ainsi l’âme ne fait rien que pâtir, soit que Dieu opère, ou non. Car si l’âme ne fait rien, et que rien ne se fasse en elle, elle endure donc la demeure et l’arrêt en son néant. (45) Ici aussi elle endure toute distraction et sécheresse, sans qu’elle fasse rien de sa part pour les surmonter, comme a été dit : en sorte que l’âme se tient ici vide, et dénuée de toutes choses, et permet seulement en pâtissant, l’in-action de Dieu en elle.
L’annihilation active, ils l’entendent quand l’homme est anéanti avec toutes les autres choses créées par cette foi nue, non d’une manière passive, mais en agissant. À savoir par la lumière de l’entendement, tenant pour certain, que lui et tout ce qu’il fait n’est rien : s’évertuant de demeurer en cette vérité et connaissance parmi toute la contradiction des sens. Tellement qu’en quelque façon qu’il soit occupé ès choses externes, soit spirituelles, soit temporelles : ce néanmoins, par cette foi du non-être de toutes choses, il demeure si relevé par-dessus icelles, qu’au milieu des occupations il anéantit toutes choses, et les voit, et estime comme s’il ne les voyait pas : faisant ces choses avec grande liberté, sans prendre garde à aucune fin autant bonne qu’elle soit : jaçoit même que ce fut de quelque œuvre méritoire, qui lui serait par soi représentée.
Car tout cela doit être activement annihilé ; ne regardant par la foi nue sinon ce grand Tout. De manière que là il n’opère par soi-même ; ne voit, n’écoute, ne sent sinon ce Tout en toutes choses. Et pource toutefois que l’homme opère, et est en cette occupation ; et que contre le témoignage et jugement (46) des sens il croit et tient cela, et toute chose pour un rien : c’est ainsi que l’homme même opère cette annihilation de toutes choses ; les anéantissant, cependant qu’elles sont et restent encore en être. Pour cette cause, par cette annihilation active il jouit de Dieu aussi bien au milieu des occupations que dans le repos même.
Par cette double annihilation l’homme doit tâcher de parvenir au suprême et dernier anéantissement : afin qu’ainsi il soit une fois fait rien, et soit absorbé et liquéfié en Dieu.
Cette dénudation suprême requiert que l’homme aspire à être tellement réduit à rien, comme il était avant qu’il fut créé : retranchant toute pensée de Dieu, tout désir et volonté, et même le désir que la volonté de Dieu soit faite en lui, ou qu’elle trouve place en lui pour y opérer. Car il se doit tellement évacuer et dénuer, que même il ne retienne plus de place en soi, où Dieu puisse opérer ; mais doit permettre que Dieu même soit en lui, et la place et l’opération tout ensemble : comme en telle sorte anéanti que Dieu soit tout en lui : demeurant cependant iceluy mort et dénué de toutes choses, et de soi-même : voire de son propre être qu’il avait en Dieu devant qu’il fut créé.
En cette sublime annihilifaction [sic], dénudation et évacuation de toutes choses, même de sa propre essence, ils tiennent que consiste le vrai anéantissement, et abnégation. Parce qu’alors l’âme contemple de Dieu sans milieu, et (47) est uni avec lui.
Et après cette suprême dénudation, lorsque l’âme est entièrement purgée, ils disent que s’ensuit la transformation en Dieu : quand l’homme en un clin d’œil (d’une manière toutefois à lui inconnue) est tellement transformé, et trans-essentié en Dieu, et demeurant là pour toujours tellement transposé, et transpercé de cette Totalité et espèce infinie de Dieu ; qu’il est surnaturellement colloqué par-dessus tout sentiment, mouvement et anxiété ; comme s’il n’avait pas eu d’être humain : et doit demeurer toujours avec cette divine essence, en telle sorte qu’il n’en soit pas séparé un clin d’œil seulement : et alors il n’aura plus de crainte du diable, du monde ou de la chair : et en toute conversation ou occupation externe il se pourra tourner, accommoder et faire comme il trouvera bon. D’autant que celui qui est ainsi en Dieu ne peut plus pécher ; et par ainsi il approche totalement de la condition des anges, et des élus au ciel.
Toute cette exercitation donc consiste en cette dénudation, et à purger l’imagination de toutes formes et images, à dénuer et évacuer l’intellect de tout discours, penser, et souvenances : à suspendre la volonté de tous ses actes, affections, désirs, etc. Pour ainsi voir Dieu sans milieu, et jouir de lui. Non que l’intellect et la volonté soit sans opération vitale, vu que cela ne se peut faire : mais que l’usage actif de ses puissances par le propre mouvement ou opération de l’homme, n’y est pas ; autrement (48) elles ont leur œuvre surnaturellement en esprit, et en toute tranquillité et silence incompréhensiblement, et par-dessus toute connaissance des sens.
Quant aux autres œuvres, qui sont à faire selon cet exercice, ils suivent tout le même, et son tout en la susdite dénudation et présence de Dieu, sans qu’ils fassent aucune autre chose d’eux-mêmes.
Et pour ce qui touche l’oraison, ils ne gardent aucune espèce ou manière de prière ; sinon qu’ils demeurent seulement en ce Tout, en ce repos et silence interne : sans rien demander, ni rendre grâces, louer, désirer, ou proposer : et beaucoup moins sans méditation, ou sollicitude de bonne attention ; mais en pâtissant, ils laissent Dieu tout faire ; et puis qu’ils ont ses œuvres en eux selon son bon plaisir, ils tiennent pour très bonne oraison continuelle une vive adhésion à Dieu.
De là aussi ils ne font pas de distinction, où, et en quel lieu ils jouissent de Dieu : croyant qu’il est partout Tout en toutes choses ; non plus proche dans l’église, qu’autre part ; combien qu’il ne faille pas mépriser ou négliger les temps, et lieux destinés pour l’oraison, selon la coutume et les préceptes : ils ne pensent pas néanmoins être plus proches de cette essence divine au temps de l’oraison, ou du repos, qu’és occupations extérieures, pource qu’il ne faut faire nulle distinction.
C’est pourquoi aussi ils estiment n’être pas (49) nécessaire de s’appliquer à méditer la passion de notre Seigneur Jésus-Christ, après qu’on s’est adonné à l’exercice de cette volonté essentielle, et bien qu’ils se trouvent quelquefois avec semblables pensées, qui viennent d’elles-mêmes en eux ; ils pensent néanmoins qu’ils ne doivent pas donner lieu en eux à telles pensées. D’autant qu’en tout ce qui est occupé et rempli de pensées (encore que très bonnes) Dieu n’est pas là seul résident, auquel ils tendent. Et jaçoit qu’ils n’admettent aucune pensée même de la passion de Jésus-Christ, ils disent néanmoins qu’ils ne laissent pas pourtant de suivre Jésus-Christ, et de conformer leur vie à la sienne ; vu qu’ils ont Jésus-Christ comme exemplaire, qui leur sert de règle, pour de là compasser toutes leurs œuvres, encore qu’ils ne conçoivent, ou pensent pas ceci distinctement, et imaginairement : ils disent néanmoins, que cela leur est continuellement montré d’une certaine manière, bien que toutes fois ils ne soient du tout semblable à celui, la viande duquel était de faire la volonté de son Père.
En la lecture des Heures Canoniales, comme aussi en toutes autres oraisons vocales, qu’ils sont quelquefois obligés de faire par commandement selon leur état, ils n’usent point d’autre intention, sinon pour demeurer en ce Tout ; ni devant, ni après : mais continuent toujours de même, avec très grande quiétude, sans aucun mouvement, ou (50) altération.
De même ès prières pour les prochains, amis, et trépassés, ils se confient au bien-aimé, et lui laisse cela qui est tout en toutes choses : demeurant iceux cependant en un oubli de toutes choses ; et ne se retournant pas pour se souvenir d’aucuns.
L’invocation et vénération des saints se fait auprès d’eux en silence, comme sachant qu’ils sont unis à Dieu au plus près, et qu’ils sont transformés en l’essence divine. Ils les prient donc, les honorent, et regardent sans faire aucune division entre eux et la source divine ; mais comme parfaitement unis avec elle. En sorte qu’ils n’ont pas à penser, ni à se souvenir d’eux distinctement ; mais ils pensent que demeurant ainsi en Dieu, il les honorent et invoquent en la meilleure façon.
En ce qui touche de gagner les indulgences, ils suivent la même façon de faire, demeurant en ce Tout : sachant bien que tous les trésors et grâces sont contenus en lui parfaitement ; et partant ils en jouissent pareillement en Dieu.
Au temps de la sacrée communion ils n’ont pas d’autre préparation que la prédite, (car ils demeurent en ce Tout selon cet exercice) soit en la recevant, soit après : mais ils laissent Dieu recevoir Dieu, sans connaissance particulière de ce mystère : pensant que c’est sincère charité, qui consiste en cette vive adhésion à Dieu, soit toute la meilleure préparation (51). Et comme ils ne se laissent pas émouvoir de désirs, ou d’aucune ferveur, quoique très bonnes, mais tâchent de les annihiler : ainsi pensent-ils qu’il faut faire en la réception du vénérable Sacrement de l’autel. Tellement que s’y sentant enclins, s’il se pouvait faire qu’alors ils pussent omettre de le recevoir, il pâtissent cette inclination de leur désir, ne l’accomplissant pas pour leur satisfaction.
Ils disent que la préparation à la confession est fort facile à faire par une conversion à Dieu. Car chaque défaut et péché en un clin d’œil, quand l’âme s’oublie soi-même, laisse là une anxiété, laquelle elle pâtit seulement sans penser aux péchés ; et pensent que cette souffrance soit une suffisante préparation pour la confession sacramentale : même qu’elle est plus noble que la fréquente confession, faite pour alléger le cœur et ôter semblable croix et passion. Semblablement aussi au pâtir de tout ce qui presse, ou donne de la peine, ou angoisse à l’âme. Car de quel genre que ce soit, ou en quelque manière que cela leur vienne au-devant, ils estiment que cela leur servira de grand repos, et d’un moyen fort prochain pour être faits du tout semblable à notre Sauveur Jésus-Christ. Et pource ils ne désirent et ne cherchent point de voie pour échapper cette peine : mais étant du tout tranquille en l’inquiétude, ils se pensent plus idoines par ce moyen pour être façonnés de Dieu. (52)
De là encore tout ce qui leur arrive, ils le laissent tomber en la renonciation ou souffrance, l’endurant sans combattre, ou prendre connaissance de chose aucune ; non pas même de leurs propres fautes ; les soutenant, et ne faisant rien à l’encontre ; mais ils ont patience avec eux-mêmes, jusqu’à ce que Dieu vienne à rompre ces liens, et les réduise à rien par la transformation en soi. Mais au regard de ce qui appartient à la disposition et préparation à cet exercice, ils n’estiment pas nécessaire de s’être longtemps exercé en la méditation devant qu’encommencer cet exercice (puisqu’il se trouve des personnes qui ne le savent faire), mais quand l’homme s’adonne du commencement fidèlement à la mortification, embrassant la croix et passion de Jésus-Christ, et poursuivant ainsi valeureusement, ils disent qu’il arrive souvent qu’il fait en peu de temps un grand progrès, et se trouve tiré en ce chemin, et mis de Dieu en iceluy : et jaçoit que l’homme pourrait bien encore méditer, ils tiennent néanmoins qu’il faut laisser le plus vil pour le plus excellent. Ils pensent aussi que la mortification de soi-même ne doive pas être en un si parfait degré : d’autant (disent-ils) qu’on acquiert nulle part mieux la mortification et victoire de soi-même qu’en la mort, renonciation et annihilation qui est ici comprise.
Disent davantage : que cet exercice ne (53) s’acquiert pas par aucun moyen humain, ou par lecture de livres, ou par conduite de directeur : puisque Dieu, n’est nulle part lié, et que les lettres occit, mais l’esprit vivifie : mais toutefois qu’il y a pour ceci un moyen sans moyen, qui est cette volonté essentielle, et adhésion en foi nue à icelle. Et si ne faut-il pas aussi user ici, ni parler de degrés, ou de progrès, et montée : car ceux qui prennent cet exercice disent que toutes les vertus sont établies en eux le plus noblement que faire se peut. Ils estiment en outre que cette Foi de Dieu, à savoir qu’il est Tout, et eux Rien, et de sa présence en eux et en toutes choses, ne doit pas être renouvelée, ni ressentie, après qu’ils lui ont une fois donné lieu en eux, avec intention de n’en départir jamais : mais bien la resouvenance, toutes les fois qu’ils l’ont oublié. Laquelle souvenance (disent-ils) leur vient continuellement au-dedans quand ils ne donnent place qu’à elle seule : parce que cette souvenance est une certaine illumination ou splendeur de la lumière divine, montrant et témoignant à l’âme où elle est, à savoir en ce Tout, comme a été dit ci-devant.
Voilà tout au long, et presque de mot à mot la déduction du susdit exercice du (54) Rien et du Tout selon qu’aucuns le prennent, expliquant de cette sorte la doctrine du R. P. Benoît de Canfeld, capucin, en sa Règle de perfection160. Mais certes par trop de biais et bien au-dehors de l’intention et du vrai exercice que ce dévot Père et grand contemplatif a pratiqué et laissé par écrit. Car encore qu’en l’explication portée en ce chapitre quatre il y ait des choses fort bonnes, si on les entend bien, il y en a toutefois beaucoup d’autres sujettes à rejet, non seulement pour ce qu’elles sont impertinentes et obliques, mais aussi parce que les prenant à la lettre elles seraient erronées et pernicieuses. C’est pourquoi il est tant plus nécessaire de rendre la vérité bien manifeste à un chacun.
Outre ceux desquels nous venons de traiter, qui s’expliquent par termes (55) exprès de cessation de toute opération en Dieu, (desquels néanmoins pourraient bien avoir la vraie réalité, où la réelle vérité de la grâce mystique, mais non la vraie et légitime façon de s’expliquer, puisque [comme est dit] on peut bien avoir l’une, et néanmoins manquer en l’autre.) Outre, dis-je, ceux-là il y a encore une autre sorte de spirituels, qui pleins de bon désir sont tellement portés à entreprendre tout ce qu’ils peuvent savoir qu’on doit faire en cette négociation intérieure avec Dieu, que voyant l’exagération que l’on fait de ce silence interne et de cette cessation de toute opération ; afin de ne pas empêcher l’opération divine en son âme, se mettent eux-mêmes en un tel silence, et en une simple attention ou expectation de l’opération divine quand elle viendra ; pensant que c’est ainsi qu’il faut être assis en silence, pour être revêtus de la vertu d’en haut selon ce passage de saint Luc c. 24161. Vos autem sedete in civitate, quoadusque induamini virtute ex alto : Ou bien vaquer ou être oiseux sans rien faire, pour attendre le Seigneur.
Et signamment quand ils voient ce même silence, et le non-opérer, et le rien-être en si grand crédit auprès d’aucuns mystiques, qu’ils le retiennent jusqu’à la fin de leur vie. Et jaçoit qu’il pourrait être, que plusieurs fois ils entrent en doute de leur façon de procéder, si elle est légitime ou non, qui est ce néanmoins qui ne serait plus que confirmé en icelle, oyant dire (56) et enseigner, qu’il n’y a acte, pensée, aspiration, opération, exercice, ou document ; et enfin nul moyen quelconque, qui puisse moyenner pour venir à Dieu : mais que c’est lui qui sans aucun moyen nous doit attirer à soi. Qu’on ne doit avoir qu’une simple souvenance de Dieu, et que faire davantage c’est une imperfection. Qu’on ne doit avoir aucune assurance, ni sentiment, ni expérience de son union avec Dieu ; ni de sa présence, laquelle est partout, en tout temps, et en toute affaire. Que plutôt on doit savoir, qu’en cette assurance gît la tromperie, le péril, et l’empêchement. Que Dieu ne demande de nous autres, sinon que le laissions faire, et ne fassions rien, d’autant qu’il n’y a que nous qui gâtons tout. Que tout ce qu’on peut faire, est ne rien faire, mais seulement demeurer en cette foi de la néantise de toutes choses, et de son être propre, en une simple souvenance de ce grand Tout. Qu’il se faut constituer pour seulement recevoir la haute et surnaturelle opération divine, laquelle il fait par soi-même en l’âme pure. Qu’il se faut tenir en une silencieuse vacuité en la présence de Dieu, afin de n’empêcher son influence divine, sans acte d’amour, ni d’affection, comme servant plutôt d’empêchement que non pas d’avancement, etc.
Qui est-ce (dis-je) qui oyant toutes ces façons de parler et autres semblables, ne serait confirmé en la poursuite de son silence, (57) et de ne rien faire, puisqu’on ne fait que ce qu’ils persuadent par tant de façons de parler, assurant qu’on le doit faire ? Et à vrai dire, je ne sais quelle sorte de silence, ou de ne rien vouloir faire (encore que bien absurde) ne passerait pour bon aloi auprès de tels documents : puisque nul n’est si impertinent, que de vouloir avoir moins en son silence et repos qu’une simple souvenance de Dieu : vu que c’est pour trouver et recevoir ses influences, qu’on se met en un tel silence, et qu’ainsi on doit pour le moins avoir quelque attention, ou penser à ce qu’on attend ?
Il est vrai que plusieurs mystiques font mention de ce silence et oisiveté, travaillant pour donner des signes, qui discernent le vrai silence du faux et trompeur : mais aussi je puis librement assurer que la nécessité d’une telle doctrine pour empêcher ce faux repos, ne provient d’ailleurs que de ce qu’aucuns se laissant tromper de la première présence et union avec Dieu, qu’on trouve par l’anéantissement de soi-même, la prenant pour finale et objective, là où ce n’est que la fondamentale, viennent à approuver le non-opérer, le repos et la cessation de tout mouvement, qui cause l’opinion qu’ils ont, qu’ayant Dieu en possession, ce doit être la fin, et conséquemment une imperfection de vouloir chercher, désirer, s’élever et se mouvoir vers aucune autre chose, que ce qu’on a déjà en possession, à savoir Dieu en soi, et soi en (58) Dieu.
N’entendants pas que cette première jouissance de Dieu n’est que la participation solide et stable de l’être divin, et ainsi la première pièce seulement de l’état de la perfection, et non pas la présence ni union finale, laquelle ne se peut vraiment acquérir, sinon par opération déiforme que la première union traîne avec soi, quand on la prend pour telle qu’elle est ; à savoir pour la participation de l’être divin, auquel appartient son opération conforme.
Car quant à ceux qui procèdent avec connaissance légitime de l’une et de l’autre sorte d’union avec Dieu, ils n’ont nul besoin de signes pour discerner le faux silence ou repos. Car ils n’en connaissent nul qui soit, tel que pour en être en peine ou en doute : puis que même l’acte dernier de la présence et union divine, est une opération vitale de connaissance et d’amour divin à l’image et semblance de Dieu ; le repos et la béatitude duquel n’empêche pas qu’il ne soit tout acte, toute vie, et en opération actuelle éternellement, toujours se connaissant et aimant soi-même, toujours produisant le Verbe divin, et spirant le Saint-Esprit. (59)
Il n’y a pas faute de théologiens, qui quasi tous les jours insinuent, qu’il y a du manquement en la façon de parler que tiennent aucuns mystiques, en expliquant leur expérience interne : dont aussi quelques-uns d’iceux y contredisent et les reprennent tout ouvertement ; et les autres qui sont de meilleure humeur tâchent de donner à leurs paroles quelque bon sens pieux et passable. Mais comme ceux qui sont contre-disants tirent leur réfutation de si loin, qu’ils ne font rien voir de semblable à ce qu’iceux mystiques veulent entendre par leur façon de dire, et par les choses qu’ils savent que l’expérience contient, pour le moins matériellement ; il arrive par cela que lesdits mystiques ne font aucun cas de leur contre-dits : (60) parce qu’ils aperçoivent assez que c’est seulement scientifiquement qu’ils en parlent, sans apparence ou vestige d’aucune pratique expérimentale qu’ils en ayent.
Vu donc que néanmoins je désire montrer qu’il y a vraiment du manquement ès façon de s’expliquer rapporté ci-dessus, qui doit être nécessairement mis en cuidense162, d’autant qu’autrement se dilatant tous les jours on irait de plus en plus s’éloignant des vérités théologiques, tirant toute la vie mystique (sans aucun besoin) à une façon de parler toute contraire à la plus commune et légitime doctrine des saints Docteurs ; non sans grand détriment d’icelle vie mystique, laquelle par ce moyen en demeure méprisée, et moins ardemment désirée ; je tâcherai de conférer expérience avec expérience, explication avec explication, mot avec mot, et de parler par ensemble d’une même chose qui arrive en réalité, pendant le chemin que nous faisons vers Dieu : pour montrer que c’est cela même matériellement que l’expérience fait trouver, que néanmoins on entend et explique diversement, voire l’un d’une façon toute contraire à l’autre. Et c’est la pure nécessité, et non pas le désir de contredire, qui me contraint de confronter ainsi une façon de parler avec l’autre : parce que l’expérience m’a appris, qu’on ne comprend pas autrement si ce qu’on dit est le même, ou bien autre chose que ce qu’on trouve auprès (61) des autres auteurs.
Et à la vérité, combien la doctrine précédente a besoin de bonnes explications, chacun le pourra facilement voir, qui se rendant indifférent, et prêts à suivre la vérité plus cuidente, prendra la peine de lire ce que nous en dirons ici. Car on pourra voir, que comprenant tout ce qu’on pourrait expérimenter en la vie mystique, et demeurant néanmoins ès termes de la doctrine ordinaire en bonne Théologie, on peut pertinemment expliquer en quoi c’est que gît l’état de la perfection, et comme on vit, opère et se comporte en iceluy avec Dieu. Comment aussi selon chaque degré d’avancement on y a le commencement, le progrès et la fin, et de plus la réitération de plusieurs degrés jusqu’à la fin de la vie : le tout au point de la lettre de la doctrine plus ordinaire et légitime des Docteurs de l’église.
À cet effet je dirai premièrement en ce chapitre que supposé que nous sommes d’accord en ceci, à savoir que du commencement l’âme procède d’une façon naturelle de propre effort, et d’opération humaine (62) (bien qu’aidée de la grâce) non encore assez proportionnée à la fin que nous prétendons, qui est l’union surnaturelle avec Dieu, et que pour ce nous reprenons souvent ceux qui demeurent trop longtemps attachés à une telle procédure humaine, naturelle, et propriétaire ; d’autant que nous voudrions bien leur faire entendre que cela se doit changer en un être et opérer surnaturel exempt de propriété, dépendant de la suite et du gouvernement de la volonté divine en nous.
Pourquoi donc est-ce que poursuivant le progrès du voyage, nous ne venons pas à montrer clairement cette seconde façon de parler d’un autre nous-mêmes, et de notre opérer surnaturel ? Pourquoi lors ôter à notre âme toute manière de se comporter activement, et dire que c’est Dieu qui fait tout, et nous rien ? Puisque la mutation et mélioration de notre état fondamental, selon laquelle il devient surnaturel et déiforme au lieu de naturel et corrompu, n’est pas pour le détruire, mais pour le perfectionner, et conséquemment non pour lui ôter ou le priver de ses opérations, mais pour les méliorer et rendre aussi déiforme ?
Non ideo tollitur quia melior atur naturalitas, (pouvons-nous dire) sed ideo melioratur, quia non tollitur. Ou bien comme dit saint Ambroise L.10 de ses Epîtres, Epit. 84. Operante Spiritu Dei innatur arbitrium, non ausertur. Et hoc agit gratia, ut voluntas peccato corrupta, vanitatibus ebrra, seductionibus circumsepta, difficultatibus impedita non remaneat in langueribus suis, sed per opem miserentis (63) medici curata revalescat, et gaudeat se non interrogantem edictam, et non quarentem esse quasitam. C’est-à-dire : Que la naturalité n’est pas ôtée, parce quelle est méliorée, mais elle est rendue meilleure, parce qu’elle n’est pas ôtée. Ou avec saint Ambroise : Lorsque l’esprit de Dieu opère, le franc arbitre est aidé, non pas ôté : et la grâce a fait ceci, que la volonté corrompue par le péché, enivrée de vanité, environnée de tromperies, empêtrée de difficultés ne demeure point en ses langueurs : mais étant guérie par l’aide du médecin, recouvre sa santé, et s’éjouisse de se trouver enseignée sans interroger, et cherchée sans chercher. »
Pourquoi donc dire que nous sommes du tout passifs hors de nos puissances et de l’usage d’icelles, voire en total oubli de nous-mêmes en Dieu, lequel est celui qui fait alors tout en nous ; puisque Dieu ne veut rien faire sans nous et sans l’entremise de nos puissances, et de notre coopération, et que ni notre être, ni notre opération, ni nos puissances se perdent par la surnaturalité (nous parlons ici du cours commun de la vie en Dieu, car autre chose est de parler par exprès de l’excès auquel Dieu peut tirer l’âme passagèrement), mais sont réformées et divinisées, à savoir en vivant et opérant en Dieu déiformément ?163. (64)
C’est aussi la doctrine ordinaire : que tout être est pour son opération. Que l’acte second où l’opération est plus parfaite que l’acte premier seulement, et que partant notre fin ou béatitude, tant la parfaite en l’autre vie comme celle qui se commence en ce monde, ne peut pas consister en être seulement, mais en opération ; non en habitude, mais en réalité de quelque perception expérimentale de Dieu : dont aussi le chancelier Gerson définit la Théologie mystique être une connaissance expérimentale de Dieu acquise par la conjonction d’affection spirituelle.
C’est chose aussi toute certaine, que Dieu nous a produit en lumière du rien que nous étions, par le bénéfice de la Création, non pour retourner puis après en notre rien, comme à notre perfection : mais pour être, et vivre, et avoir notre opération, et par icelle atteindre Dieu, et jouir par participation du bonheur et de la félicité qu’il est essentiellement, et dont il est éternellement jouissant. Que veut donc dire, qu’on soit totalement contraires, et qu’on enseigne d’une façon bien différente que Dieu nous ayant créé et donné l’être et l’opérer, c’est en niant et en (65) anéantissant tant notre être que notre opérer, que nous retournons en Dieu : sinon à raison qu’on ne distingue pas entre trouver Dieu, et retourner à Dieu fondamentalement, essentiellement, et d’une façon plus intime, comme à notre premier principe et cause efficiente, créante et conservante : et entre venir à Dieu objectivement, et d’une façon finale, et consommante ?
C’est bien dit que nous retournons à Dieu par la mort et l’anéantissement de nous-mêmes et de tout, mais cela n’est pas assez. Car en vertu de tel anéantissement de soi et de son opérer précisément, on ne vient qu’à Dieu premier efficient par négation de l’être et de l’opérer propriétaire : afin de pouvoir être renouvelé, régénéré, et recréé en un être nouveau de grâce et de déiformité : comme nous avons dit dessus que cela est comme iterato in ventrem matris introire et renasci, rentrer derechef au ventre de sa mère et renaître. Et pourtant, outre une telle mort il y a encore la vie nouvelle à retrouver en Dieu selon la renaissance que nous recevons, en ce que nous venons par cette mort à nous immerger passivement en notre principe.
Car c’est ainsi que Dieu sanans omnes infirmitates nostras, renovatur ut aquilae juventus nostra, Psal. 102164. Guérissant toutes nos infirmités, notre jeunesse est renouvelée, comme celle de l’aigle, lequel ayant le bec trop crochu et pesant de vieillesse, qui l’empêche de manger, le secoue et rejette, et commençant à manger, la vigueur de tous ses membres, la beauté (66) de ses plumes, et la force de ses ailes retourne, et tout est réparé en lui. C’est ainsi encore que Dieu nous ayant derechef en ses mains sicut lutum in manu figuli165, comme la terre en la main du potier, peut dire en nous donnant une nouvelle vie ; Faciamus hominem ad imaginem et similitudinem nostram, Faisons l’homme à notre image et semblance : à savoir surnaturellement et déiformément, donnons-lui un être surnaturel et déiforme.
Ce sont pareillement principes de notre croyance que la grâce est une participation de l’essence ou nature divine, et qu’elle nous élève à un être de surnaturalité, et ainsi à une vie et un opérer surnaturel et déiforme. Que non seulement nous pouvons participer la nature divine, mais encore son opérer d’amour et de connaissance, qui sont les plus sublimes perfections de la divinité, comme opérations immanentes d’icelle, selon lesquels les trois personnes divines se trouvent en l’unité d’essence et de nature ; et conséquemment la plus haute façon de participation que nous pourrions recevoir ; et que (67) c’est pour devenir semblable à ce divin prototype et exemplaire, que nous sommes créés. Que notre perfection, salut, et béatitude finale consiste à devenir des petites images de sa beauté, bonté et perfection ; enfin des petits dieux par grâce et participation, comme il l’est par nature est essentiellement ; et pour être accompli en tout bonheur par la connaissance et amour de ce qu’il est : tout de même comme il est bienheureux en se connaissant et aimant soi-même.
Pourquoi donc nous vouloir faire des Riens en Dieu, sans opération, en silence et oisiveté ? Pourquoi dire que tout ce qui se fait au-dedans en l’état de perfection plus qu’une simple ressouvenance de Dieu, c’est un manquement et défaut, en ce que c’est vivre et se mouvoir ou opérer (disent-ils) là où qu’il faut être néant, et rien ? Enfin pourquoi tellement craindre de dire que nous soyons quelque chose, ou opérants en Dieu, que même on soit toujours en exercice d’anéantissement passif, ou actif de soi et de tout son opérer ?
Certes par l’être de grâce nous sommes faits des images de l’humanité de notre Seigneur conjointe à la divinité par l’entreprise du Verbe divin. Comme donc iceluy vivant entre nous a librement opéré et vécu de notre vie humaine, sans besoin d’anéantir ses œuvres, puisqu’elles étaient toutes divines, pourquoi ne pourrions-nous pas aussi à son imitation faire librement tout ce qui est de la vie humaine, (68) sans anéantir nos œuvres, puisqu’elles sont faites en Dieu ?
Sicut misit me vivens Pater, et ego vivo propter Patrem. Sic, qui manducat me, vivet propter me, dit notre Seigneur en saint Jean, chapitre 6166, et l’Apôtre, Spiritus vivit propter instificationem. C’est-à-dire : Comme le Père vivant m’a envoyé, aussi je vis à cause de mon Père : et celui qui me mangera, vivra aussi à cause de moi. L’esprit vit à cause de la justification. Notre Seigneur dit encore au chapitre quinze167 : Qu’il est la vigne, et nous les branches. Ego sum vitis, vos palmites. Que si nous demeurons en lui et lui en nous, nous ferons du fruit en abondance. Qui manet in me et ego in eo, hic fert fructum multum. Qu’il nous a élu pour aller et porter fruit, et afin que notre fruit demeure et persiste. Ego elegi vos, ut eatis et fructum afferatis, et fructus vester maneat. Tout cela n’est pas demeurer toujours rien et ne rien faire.
De plus c’est en la loi évangélique et du nouvel homme, qu’il nous est commandé d’aimer Dieu, notre prochain, et nos ennemis, et de fructifier en toutes sortes de bonnes œuvres. Que nous nous dépouillions tellement du vieil homme, et mourions selon iceluy, que (69) néanmoins nous nous revêtions aussi du nouveau, et que nous nous renouvelions selon l’esprit. Que nous ayons à cheminer dignement selon la vocation à laquelle nous sommes appelés en toute humilité et douceur, nous supportant l’un l’autre en patience par charité. Qu’opérants vérité en charité, nous ayons à croître en celui qui est notre chef Jésus-Christ notre Seigneur, et une infinité d’autres passages semblables exprimés d’une façon opérative, dont la loi de grâce, qui est l’état de la perfection, est pleine : par lesquels elle nous exhorte à l’amour, à la sollicitude et diligence à bien faire, à la ferveur d’esprit, au service de Dieu, à l’oraison continuelle, enfin à toutes sortes de bonnes actions internes et externes, selon ces passages de l’Écriture sainte : […]168 : (70)
« Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur. Etc. Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » (Mc 12). « Aimez vos ennemis. Faites bien à ceux qui vous haïssent. » (Mt 5). « Faites fruits dignes de pénitence. » (Lc 6). « L’arbre qui ne fait bon fruit sera coupé et jeté au feu. » (Lc 3, Mt 3). « Vous les connaîtrez par leurs fruits. L’arbre est connu par son fruit. » (Mt 12, Lc 6). « Afin que nous portions fruit à Dieu. Afin que vous cheminiez dignement complaisants à Dieu en tout et partout. » (Rom. 4). « Fructifiant tout en bonnes œuvres. » (Col. 1). « Si vous être revêtus de Christ et avez été enseigné en lui, selon que la vérité est en Jésus, que dévêtiez selon la première conversation le vieil homme, qui se corrompt selon les désirs d’erreur. Mais soyez renouvelés en l’esprit de votre entendement (71) et vêtez-vous du nouvel homme, qui est créé selon Dieu en justice et vraie sainteté. » (Eph. 4). « Vous dépouillant du vieil homme avec ses actes, et vêtant le nouveau, celui qui se renouvelle en connaissance selon l’image de celui qui l’a créé. » (Col. 3). « Cheminez cependant que vous avez la lumière. » (Jn 12). « Cheminons en nouveau de vie. » (Rom. 6). « Je vous prie que vous cheminiez dignement en la vocation, en laquelle vous êtes ; appelez avec toute humidité et mansuétude, avec patience. Vous supportant l’un l’autre en charité, afin que maintenant nous ne soyons pas flottants comme enfants, et ne nous laissions emporter çà et là de tout vent de doctrine, en la méchanceté des hommes, en finesse pour surprendre et mettre en erreur : mais faisant vérité en charité nous allions croissant partout en celui qui est le chef de Christ. » (Eph. 4). « Nous aimant mutuellement en charité fraternelle, prévenant l’un l’autre par honneur, soigneux sans paresse, fervents d’esprit, fervents au Seigneur, joyeux en espérance, persévérant en prière », etc. (Rom. 12).
Par tous lesquels passages et autres semblables, dont l’Écriture est remplie, il appert combien Dieu recherche de nous les opérations de vertus, et nous détourne de l’oisiveté. C’est pourquoi je conclus derechef comme en la Préface, priant tous ceux qui jusques ores ont parlé, et se sont expliqué selon cette façon de silence, de repos, et cessation de toute opération en Dieu, qu’ils veuillent en esprit de douceur considérer les fondements que je vais mettre en avant (72) avec leur explication, pour montrer par une autre façon de parler et expliquer, comment l’âme se doit tenir étant en Dieu ; qui est une façon toute contraire à celle du non-être et non-opérer ; puis que c’est de vie et d’opération, non pas toutefois contraire à l’anéantissement de soi-même selon l’être de propriété (comme je répète toujours), mais parce que plus outre l’âme reçoit en Dieu un être nouveau de déiformité, et conséquemment un opérer conforme, qui est celui qui atteint la fin dernière par connaissance et amour, comme la plus sublime participation de Dieu que puissions avoir en ce monde : puisque Dieu même n’est, et ne peut être plus sublime opérant envers soi-même, que par connaissance et amour : vu encore que par ces deux opérations, est constitué la très Sainte Trinité, par laquelle la divinité est accomplie très parfaitement.
Pour cette cause après l’anéantissement de l’être propriétaires, l’âme doit reprendre la façon opérante en Dieu, et finalement devenir en Dieu un autre petit Dieu par ressemblance ; à raison des dons, grâces, participations, fruits du Saint-Esprit, béatitudes, et semblables, que Dieu habitant en nous y fait et opère, et lesquelles finalement font cette ressemblance comme la fin de notre création […]169 : « Que la fin dernière de chaque créature consiste en la ressemblance avec Dieu », dit saint Thomas (1.2. q.2.a.5). Et ailleurs (2 Contra gent. c. 46) : « La semblance se trouve en deux manières : l’une au regard de l’être de nature, l’autre selon la connaissance. De là vient, que Dieu se communique non seulement quant à ce qui est de l’être, mais aussi quant au connaître. Il a donc fallu qu’il y eut quelques créatures qui retournassent en Dieu, non seulement selon la ressemblance de nature, mais aussi par opération ; laquelle certes ne peut être sinon par acte d’entendement et de volonté ; parce que Dieu même ne peut avoir autrement opération envers soi-même. »
Ayant déjà dit au chapitre dernier de la première partie et pour conclusion d’icelle, (74) que l’état de la privation contenait en soi deux choses ; à savoir la mort et anéantissement de l’être de propriété et d’amour-propre tant du grossier vers les créatures que du subtil et spirituel vers les grâces divines, et puis la vie et rénovation de l’âme à une autre façon de procéder, selon laquelle l’amour-propre ne trouve plus de nourriture ou fomentation, mais est laissé seul, nu et abandonnée, l’amour divin voulant être pur et sans mixtion de propriété.
Après avoir traité de la mort qui est le premier point, il reste maintenant à parler du second, et de montrer comme l’âme se relève à une vie nouvelle, reprenant la posture et la disposition opérative pour tendre derechef à Dieu en tant que suréminent et relevé par-dessus tout, après avoir consenti et coopéré convenablement à sa décadence et chute passive, laquelle a eu son temps et doit être lors suivie tout à loisir, sans vouloir trop tôt reprendre cette façon relevante : parce que cette chute passive en son néant (qui est pour dénuer l’âme de toute grâce précédente, comme nous avons dit) doit avoir son effet et sa fin, qui est de réduire l’âme au plus bas état de son pourpris interne avant qu’il soit temps de penser à cette relévation, et non seulement au plus bas de son pourpris, mais encore plus outre que soi-même, par la perte, la mort, et anéantissement de ce qu’on a été jusque lors tant en bien comme en mal : d’autant que le bien était souillé de l’être de corruption qui le faisait, ou qui recevait les (75) grâces ou aides de Dieu.
C’est ici le secret, incroyable à quiconque n’en a l’expérience que l’amour divin fait trouver : savoir est d’expérimenter ce que c’est de mourir selon notre vieil Adam, et revivre en Jésus-Christ notre Sauveur170.
Mystère qui se passe par un abandonnement et perte de soi-même, pour se laisser en proie à celui qui se tient pour lors si caché à l’âme, qu’elle ne sait que c’est, ni ce qu’il fera d’elle, ou qui lui adviendra. Une vraie image sans doute de la mort naturelle, selon laquelle mourant à la vie que l’homme a menée jusques lors en ce monde, il se doit commettre et abandonner à Dieu ; à ce qu’il fasse de lui pour le futur tout à son bon plaisir, soit pour la vie, soit pour la mort éternelle.
Or jaçoit qu’on me concédera, peut-être, facilement cette vérité ainsi proposée en général ; parce que néanmoins qu’une telle vie nouvelle avec l’opération qui lui est conforme, est fort étrange et bien diverse à la façon qu’on a vécu et opéré en l’être de propriété, où l’amour-propre tirait tout à sa fomentation, et ici au contraire doit toujours mourir, afin que la grâce domine en sa pureté et selon l’être et opérer qui lui est propre sans plus de message ;
Il arrive qu’on est fort différent à s’expliquer : les uns se déclarant par une pure mort et anéantissement de soi et de toutes créatures expressément toujours pratiqués, sans acte, mouvement, ou opération en Dieu, afin qu’il n’y ait que Dieu qui vive et soit Tout en Tout, comme a été (76) rapporté : et nous au contraire voulant montrer ici, qu’au-delà d’une telle mort, il faut expliquer l’état de la perfection par forme de vie nouvelle que l’on trouve en Dieu :
Selon laquelle l’âme aura jusqu’à la fin de sa vie un perpétuel progrès affirmatif vers Dieu ; contenant virtuellement, éminemment, et beaucoup plus noblement la négation de soi-même, et de tout amour-propre et des créatures, que non pas par pratique expresse, et d’une façon directe conformément à ce qu’a été dit ci-devant en la première partie, chapitre sept, où nous avons dit : que la résignation à la volonté de Dieu ne devait pas être prise directement par exercice, mais par concomitance seulement ; en s’accommodant à icelle tandis qu’on s’exerce directement, et d’une façon affirmative en la présence divine, et à l’amour objectif qui en ensuit, qui est la vraie fin de tout notre travail.
Je dirai ici premièrement et sommairement quels sont les fondements de cette nôtre explication : laquelle procédant d’une manière toute autre, que celles qui ont été rapportées ci-dessus, vient aussi conséquemment à donner toutes autres règles et documents. Lesquels fondements touchés ici brièvement seront par après singulièrement déclarés, prouvés et confirmés par l’Écriture Sainte, par les Saints Pères, et par la doctrine scolastique. (77)
Le premier fondement est cette vérité certaine que la grâce ne détruit pas la nature, mais la réforme et déifie selon toutes les pièces, portions et puissances de sa capacité : et que partant après la mort et ruine totale de l’être et état de propriété, suit nécessairement une autre Anatomie bien plus noble, plus parfaite, et plus claire que cette première de naturalité, que nous avons mise à découvert : c’est à savoir celle qui est purement selon l’être de déiformité et surnaturalité.
Par ce qu’étant l’âme venue en Dieu par la mort de tout amour-propre, elle revit aussi en Dieu selon chaque pièce et portion de sa capacité interne ; et y vivant elle acquiert la claire inspection, expérience, et connaissance de soi-même plus que jamais : apprenant en quelle façon, et avec quelles circonstances on vit en Dieu, et comme on doit opérer sous son gouvernement divin, et par telle manière d’opération venir à sa fin finale, d’autant qu’on la peut atteindre en ce monde par connaissance et amour objectivement.
Le second fondement est l’intelligence légitime de ce que c’est de vivre en Dieu, être en Dieu, et Dieu en nous : afin qu’on ne pense pas que cela contienne plus de perfection que (78) la réalité ne porte en soi, et qu’on ne vienne à dire que qui a Dieu en soi et est en Dieu, est déjà au lieu qu’il désirait ; et pource ne doit plus chercher Dieu, ni le penser absent.
Car comme nous ne sommes pas autrement en Dieu, que comme en notre cause efficiente et premier auteur de notre être tant de nature que de grâce ; c’est bien la première pièce de tout degré de perfection, que d’être retourné à sa première source, comme la branche retranchée qui se rejoint à la vraie vigne : mais au reste cela n’est que pour pouvoir tant mieux être participant de la sève de sa vigne : et ainsi porté fruits plus abondamment de connaissance et d’amour : et non pas pour rester content d’être en sa vigne, en cessation et vacance de tout mouvement d’opération.
Le troisième fondement est qu’encore même que nous soyons déjà en Dieu, et que Dieu soit habitant en nous par l’être de la grâce qu’il nous communique, cela n’empêche pas que nous ne puissions et devions chercher Dieu, parce que Dieu est en nous en deux façons diverses : et que partant il est impossible de pouvoir parler pertinemment de l’état de la perfection, n’est qu’on ait [sic] la connaissance de ces deux différences d’avoir ou de trouver Dieu :
C’est à savoir ou en tant que principe efficient de la grâce et charité, qui nous meut, pousse, encline et adresse (79) à notre fin surnaturelle ; ou en tant que notre fin finale, qui se manifeste par sa présence intelligible, en tant qu’objet de notre connaissance et amour, comme terme et but final consommant tout en la présence et vision, autant que cette vie peut porter à l’image, et comme par un petit avant-goût de la vision béatifique.
Le quatrième fondement est qu’il y a du manquement en cette doctrine-là, qui pour dernier objet, et pour la fin de ses intentions donne à l’âme cette règle, que de faire tout, parce que Dieu est, et à fin qu’il soit, qu’il vive, et règne en nous. D’autant qu’une telle fin se rapporte encore plus outre à une autre finalissime, qui est de nous conduire à acquérir Dieu par connaissance et amour.
Le cinquième fondement est que c’est semblablement un manquement, de prendre l’être de la participation divine pour la même essence divine incréée : et ainsi dire qu’on doit toujours voir cette essence, et ne voit qu’elle seule.
Le sixième fondement est que ces mots de présence, d’union, vision, contemplation, (80) dont on use en la doctrine du Tout et du Rien, sont toutes équivocations et paroles à deux ententes : pour n’être usurpées au même sens que les Doctes entendent, et attendent des mystiques : à savoir de présence, union, vision, et contemplation objective171.
Le septième fondement est que notre perfection consiste non pas à demeurer Rien, mais à nous recouvrer nous-mêmes en Dieu et par les participations de ses dons et grâces être faits semblables à lui tant en être qu’en opération172.
Le huitième fondement est que nous sommes vraiment opérants et actifs en l’état de la perfection selon la doctrine catholique la plus véritable, et non pas en pur silence oiseux et passif, et en cessation de tout mouvement en Dieu.
Le neuvième fondement est que néanmoins aussi nous sommes passifs en l’état de la perfection : parce que nous croissons selon la grâce et charité habituelle ; et non seulement selon l’actuelle ; et pource il faut souvent cesser selon son progrès actif, pour recevoir et s’accommoder à (81) l’augmentation que Dieu fait en nous des principes d’iceluy progrès actif.
Le dixième fondement est que comme il y a notamment trois temps divers en l’état de perfection, esquels l’âme se trouve diversement constituée ou disposée : ainsi conséquemment cette présente explication tient pour impossible de lui pouvoir donner une telle règle générale, qui puisse dire sans distinction de temps et du retour alternatif des choses, que l’âme doit croire qu’il n’y a que Dieu ; qu’elle ne le doit chercher, ni penser absent : mais toujours le voir, le contempler, et embrasser comme présent.
Car une telle façon de parler provient de ce qu’on ne discerne pas entre les deux présences différentes, que cette nôtre explication met en avant, et laquelle partant distingue ces trois temps divers : si comme :
Temps d’acquisition ou d’amour actif, quand l’âme se doit relever vers Dieu, sa fin finale objectivement.
Temps d’atteindre et trouver Dieu par connaissance et amour intelligible.
Temps enfin de descente ou amoindrissement d’icelle fruition, jusques à venir derechef à n’avoir que Dieu fondamentalement : et que partant on doive une autre fois recommencer avec lui un nouveau degré vers sa présence objective, pour s’unir à lui intelligiblement, et (82) mystiquement, outre l’union fondamentale, que l’on a déjà, qui est par grâce habituelle et permanente.
Selon le titre de ce chapitre, il reste deux fondements à ajouter, à savoir l’onzième et douzième, mais ils n’ont pas encore été recouverts depuis la mort de l’auteur.
Premier point. Que l’être naturel doit être surnaturalisé par la grâce, et changé de corruption en déiformité. (83)
C’est une vérité fondamentale, et une doctrine catholique nécessaire d’être bien remarquée. Que l’être ou la substance naturelle de l’âme ne se perd pas, et que nulle de ses puissances naturelles vient à se corrompre : mais demeurent toujours en leur entier, soit sous l’être de corruption, soit sous celui de grâce surnaturelle et déiforme. Car la corruption, et la grâce sont de mutation accidentaires survenantes à l’état naturel de l’âme : dont toutes deux la peuvent (chacune à sa façon) occuper, remplir, et lui adhérer : parce qu’elle est le sujet et le soutien fondamental de ces deux accidents et façons différentes. Mais en telle sorte, que l’une entre et prend autant de place en l’âme, que l’autre en est déchassée et bannie.
L’être naturel de l’âme qui était revêtue de la corruption, comme d’un haillon qui lui était resté de l’état du péché, doit être revêtu de grâce et de charité surnaturelle, et changée de corruption en déiformité, si jamais l’homme doit opérer surnaturellement et déiformément, selon que sa fin dernière est surnaturelle et divine.
Or autant que l’âme dévote se fait quitte et se dépouille de cette corruption par le travail de la mortification de son amour-propre, et de tout ce qui est de son appartenance, et par la suite, ou accommodation de sa (84) volonté à celle de Dieu, tandis que pour but et objet direct elle ne cherche que de pouvoir connaître et aimer Dieu ; autant vient-elle à donner place en soi à Dieu, qui par sa grâce opérante et efficiente ne cessera, qu’il ne l’ait non seulement revêtu d’un être de grâce et de déiformité inhérente, comme d’un autre vêtement bien meilleur et plus désirable, (puisque c’est la robe nuptiale nécessaire pour oser comparaître devant la face et présence de Dieu), mais encore la relèvera à opérer la même présence et union objective, par manière de forme intelligible, et d’objet final par-dessus tout.
Comme donc la corruption avait infecté toute l’âme, et s’était tellement épandue par tout le pourpris d’icelle, selon les choses dites ès chapitres trois et quatre de la première partie, qu’elle tirait tout à soi, et à la fomentation de l’amour-propre, jusques même aux grâces de Dieu ; ainsi faut-il entendre, que la grâce, ou le pur amour fera pareillement son opération, et aura ses effets selon tout le pourpris de l’âme : et à cette fin passera par tous les coins, toutes les mansions, (85) portions et puissances d’icelle : à fin de les réformer et déifier, au lieu du dégât que la corruption avait causé.
Partant tout ainsi que selon le monde et la naturalité on peut vivre et opérer selon toute la capacité de son âme basse, moyenne, et haute, selon, dis-je, la portion inférieure, supérieure et suprême : l’amour-propre tenant le gouvernement, et faisant que tout lui serve et obéisse. Et derechef tout ainsi que selon la première manière de traiter et communiquer avec Dieu, nous avons ci-dessus décrit l’Anatomie de l’âme, jusqu’à la mettre premièrement à un sommet naturel et humain ; et puis jusqu’à la présence de Dieu, comme sommet de l’esprit, auquel la grâce a pu conduire : ainsi maintenant selon l’être et état de la déiformité, lorsque la grâce a obtenu pleine victoire, et triomphé de la corruption, l’ayant anéantie et réduite à rien (quant à la paraissance interne) il faut penser qu’icelle grâce est tellement maîtresse et présidente, qu’elle a sa vie, et son domaine, son opération, et ses effets non seulement selon l’esprit :
Mais que c’est depuis le premier principe de l’être d’une telle âme, qu’elle commence son œuvre de réforme et de déification : et de cette bassesse elle poursuit jusqu’à la hautesse et sommité de l’esprit. Tellement que toute l’âme entièrement, tant selon l’infimité de son pourpris, que selon la suprémité de son esprit, expérimentera ce que c’est de vivre selon le pur être (86) de la grâce quand elle est prédominante, et a gagné le dessus contre la corruption.
En telle sorte que l’état de la perfection de l’homme gît en ceci. C’est à savoir que toujours il soit de plus en plus parfaitement conduit à plusieurs degrés, et réitérations ou recommencements de vivre selon le bas, et puis selon le haut de son âme, en tant que gouverné, régi et agité de la grâce vivante en l’âme : comme jadis il a vécu étant régi et gouverné par la corruption et l’amour-propre.
Si que selon l’état de la perfection on peut bien venir encore à ce point, que de vivre selon les plus infimes infériorités de la portion basse, et de la simple capacité de son âme. Car cela ne déroge pas à l’état de la perfection, puisque c’est selon la vie en Dieu, et de la déiformité ou surnaturalité, que cela arrive ; et que c’est par une telle façon, que la vie déiforme se fait expérimenter selon chaque pièce, portion, puissance et capacité de l’âme, sans en laisser nulle derrière.
Et ainsi non seulement il ne déroge pas à l’état de la perfection ; mais au contraire il est du tout nécessaire qu’il se fasse ainsi, selon la disposition suave de la volonté (87) de Dieu opérante en nous : à savoir que nous vivions en l’état de la déiformité selon même les portions plus infimes de notre être.
Car c’est en ceci que consiste la connaissance de soi-même, qu’on acquiert et continue toujours en l’état même de perfection : savoir est que chaque pièce ou portion de la capacité de l’homme, jusqu’à la moindre, apprenne par expérience ce que c’est de vivre selon le pur être de la grâce, et sous le gouvernement spécial que Dieu a ici pris de toutes les parties de l’homme.
Or tout ce que dessus allant ainsi, il s’ensuit premièrement que ce n’est pas assez de parler de notre nous-mêmes selon et en tant que touche l’être de la corruption, et dire que nous devons être des riens par anéantissement de notre être, et de notre opérer ; et nous laisser ainsi en un pur néant de tout ce que nous pouvons être ; mais il reste encore à parler de notre nous-mêmes, en tant que nous sommes et vivons sous l’être de la grâce : lequel ne périt pas, mais devient en nous Fons aqua salientis in vitam aeternam, Joan. 7, une fontaine d’eau saillante en la vie éternelle. (88)
Secondement il s’ensuit que comme donc nous avons trouvé une Anatomie de l’âme selon son être de naturalité, aidée de la grâce ordinaire, pour sortir de sa propriété ; ainsi en devons-nous aussi trouver une autre bien plus évidente et spéciale selon l’être de surnaturalité et de déiformité. Car comme cette être s’acquiert peu à peu en sa perfection, en commençant des portions plus basses de l’âme à vivre en Dieu ; ainsi on ne fait fin de se recouvrer en Dieu de portion à portion, et de degré en degré selon cette vie de déiformité ; jusqu’à ce qu’on soit parvenu à une plénitude d’être ou d’état de grâce en Dieu. Lequel être ainsi devenu complet peut alors produire et exprimer par opération d’intelligence, le verbe actuel de la connaissance divine, et par ce moyen avoir la vraie façon de la présence de Dieu objective et finale : et conséquemment son amoureuse jouissance, répondant à la vision et fruition béatifique. (89)
Comme ainsi soit que la première pièce de l’état de la perfection après l’état de la privation consiste en ce que tout premièrement l’âme soit en Dieu ; et que c’est l’état ou degré de privation qui nous y conduit ; aussi est-il nécessaire, que nous commencions par cet endroit et que fassions entendre ce que c’est de vivre, ou être en Dieu, et d’avoir Dieu en soi. Car c’est par là qu’on connaîtra en quel sens il faut prendre et entendre ce qu’aucuns disent.
Que l’état de la perfection, ou de la vie suréminente est d’être en la volonté essentielle de Dieu ; et qu’en icelle volonté on doit faire toutes ses œuvres, tant intérieures qu’extérieures, tant (90) corporelles que spirituelles : c’est-à-dire (selon eux) en l’unité de l’essence divine, sans en jamais sortir. Car la volonté essentielle étant Dieu même : quand on dit en la volonté essentielle, ils disent que c’est le même qu’en Dieu pris essentiellement.
Davantage comme il est que la fin et le but dernier d’une chose est la règle, la mesure et perfection d’icelle, et que c’est selon la fin, à laquelle la créature raisonnable est destinée, ou peut arriver, qu’on la doit conduire et adresser, l’informant bien des moyens convenables qu’elle doit embrasser ; aussi est-il certain, que celui qui n’aurait pas bien envisagé la fin à laquelle nos âmes peuvent parvenir, et doivent aspirer comme à leur perfection et terme final, ne pourrait autrement que manquer en plusieurs endroits, lors qu’il voudrait traiter des moyens, et de ce qui concernerait l’acquisition d’une telle fin : puisque tout ce qu’on en pourrait dire, et toute l’information qui s’en peut donner aux âmes, dépend de la vraie et légitime connaissance qu’on doit avoir en préalable de la fin finale d’icelle.
C’est pourquoi il faut avant tout, pour se pouvoir entendre l’un l’autre, nous bien fonder en la connaissance de la fin finale, et la bien séparer de toute autre chose qui pourrait avoir quelque ressemblance avec icelle ; afin qu’on ne se laisse tromper par une telle apparence : et qu’on ne prenne pour fin et dernier, ce qui n’est que le premier : comme de fait il arriverait (91) si on prenait cet être en Dieu, pour dernier et pour repos final : là où ce n’est que la première pièce de la vie déiforme et de la perfection.
Toute ainsi donc, que (parlant de la première façon, comme l’âme est disposée, lorsqu’elle commence la vie intérieure) nous avons dit ci-dessus en la première partie, chapitre un, qu’elle était considérée par les mystiques comme vivante en propriété, et hors de Dieu : c’est-à-dire émancipée et mise hors de son obéissance et suggestion, et de son gouvernement divin ; de même maintenant voulant parler du vrai et réel état de la perfection, nous devons avant tout mettre que la première pièce d’icelle consiste en ce que l’âme soit retournée à être et vivre captive en Dieu, et dépendante de son gouvernement divin : lui en elle, et elle en lui ; comme étant ceci le fruit, l’effet et la fin de tout le travail qu’elle a employé jusqu’alors. En sorte que c’est tellement la fin de la vie précédente, qui était en propriété, que c’est tout ensemble le commencement de la vie déiforme. Voyons donc ce que c’est proprement, vivre ou être en Dieu.
Nous sommes et vivons en Dieu en deux sortes : à savoir naturellement et surnaturellement (92). De la première est dit : In ipso vivimus, movemur, et sumus, Actor. 17 ; Nous vivons et avons mouvement et sommes en Dieu. De la seconde est dit : Qui manet in charitate, in Deo manet, et Deus in eo. I. Joan. 4. Qui demeure en charité, il demeure en Dieu, et Dieu en lui.
De la première Saint-Thomas dit (1. p. q. 18. a. 4. ad r.)173 : « Les créatures sont dites être en Dieu, pour autant qu’elles sont contenues et conservées par la vertu divine ; comme nous disons que ces choses-là sont en nous, qui sont en notre puissance, etc. Et ainsi doit être entendue la parole de l’Apôtre disant : “En lui nous vivons”, etc. parce aussi que notre vivre, et notre être, et notre mouvoir est causé de Dieu. » Et saint Chrysostome sur les Actes des Apôtres174 : « L’apôtre dit cela comme par exemple corporel. Tout ainsi qu’il est impossible d’ignorer l’air épandu par tout, et n’existant pas loin d’un chacun de nous, voire même existant en nous ; ainsi certainement (93) ne peut-on ignorer l’ouvrier de toutes choses, », etc.
Mais laissant à part cette façon physicale et naturelle d’être en Dieu, nous sommes encore beaucoup mieux en Dieu surnaturellement. Car par la grâce nous sommes en Dieu, et par la charité nous nous mouvons en lui : car étant fait consort et participants de sa nature divine, nous sommes faits créatures nouvelles et surnaturelles ; et par la grâce instifiante, Dieu est d’une façon nouvelle présente en nos âmes. En telle sorte que si (par impossible) il ne nous était pas auparavant présent par son immensité, par son essence, présence et puissance, il le serait en vertu de la grâce : laquelle nous apporte icelle présence, et nous unit à lui.
Nous sommes donc en Dieu, non pas comme situé en sa substance divine, de laquelle nous soyons une partie ; mais en Dieu comme en la cause efficiente, et conservant de notre être et de notre opérer surnaturel, qui nous donne l’esprit, la vie, et l’inspiration surnaturelle.175.
Non enim (ait August. L. 4 de gen. ad. litter. c. 12) tanquam substantia eius, sic in illo sumus, quemadmodis (94) dictum est, quod habeat vitam in ipso : sed utique cum aliud sumus quam ipse, non ob aliud in ipso sumus, nisi quia id operatur. Car (dit saint Augustin) nous ne sommes pas en lui, ainsi comme sa substance, à la manière qu’il est dit, qu’il a la vie en soi-même : mais certainement comme nous sommes autre chose que lui, nous ne sommes pas pour autre raison en lui, sinon parce qu’il opère cela », etc. Tellement que176 ce mot, In habet habitudinem causae efficientis, ita ut fit idem quod per. Quand on dit que nous sommes en Dieu, c’est-à-dire que nous sommes par Dieu.
C’est aussi selon cette même façon de cause efficiente, que Dieu est dit la vie de notre vie, et l’âme de notre âme. Car ce n’est pas comme cause formelle, mais comme efficiente, qu’il nous donne l’être, la vie, et l’opérer déiforme. Et la grâce ou la charité est la forme, par l’entremise de laquelle il fait cela en nous, et non pas immédiatement par soi-même : bien que par la même grâce il se donne, et nous soit aussi présent personnellement : comme tous les Docteurs enseignent contre le Maître des sentences177.
Et conséquemment pour parler pertinemment, être en Dieu, n’est pas être en une lumière incréée de la volonté essentielle de Dieu, ou immédiatement en l’essence divine : mais en la lumière participée de l’être, de la volonté, de l’amour ou essence divine.
Et ainsi ce qui paraît en notre état intérieur, lorsque nous sommes en Dieu fondamentalement (95) ce n’est pas Dieu même en son essence, que puissions toujours voir, ou embrasser : mais c’est seulement la lumière de sa grâce ou charité ; laquelle étant de sa nature une lumière spirituelle, qui rend notre âme belle et lumineuse ; c’est aussi la lumière d’icelle grâce, qui nous donnant un être déiforme, et croissante selon tout le pourpris de notre âme, paraît en nous, et non pas la même essence divine.
Jusqu’à ce que la grâce nous ayant relevé par une totale déification à opérer par dessus nous, selon la capacité de notre simple intelligence, nous recevions les principes nécessaires pour pouvoir produire et exprimer le verbe mental de connaissance actuelle de la divine essence : de laquelle l’âme est alors comme tout informée, remplie et absorbée : non toutefois comme s’il n’y avait que Dieu (si on veut parler légitimement), mais comme n’entendante pour lors que Dieu.
Hoc enim est (dit saint Bonav. De protect. rel. prof. 7 c. 72) hominis in haec vita sublimior perfectio, […]178, vel intelligat nisi Deum. « Que la plus sublime perfection de l’homme en cette vie, c’est adhérer à Dieu en telle sorte que toute l’âme avec toutes ses forces et puissances étant recueillie en Dieu, elle soit faite un même esprit avec lui, si qu’elle ne se souvienne de rien que de Dieu (il ne dit pas, [96] si qu’il n’y ait rien que Dieu), ne sente, ou n’entende rien sinon Dieu », etc.
Être donc en Dieu surnaturellement, c’est avoir Dieu habitant en soi par sa grâce ; et être enté, enraciné, et affermi en la participation de son amour et de sa volonté : de laquelle participation Dieu étant le principe efficient, est inséparablement conjoint à un tel effet qu’il fait en nous, il s’ensuit que nous l’avons présent réellement : non toutefois substantiellement uni à nous sans milieu ; mais accidentellement, par la grâce qu’il opère en nous, nous donnant un être déiforme :
Duquel état lui-même le premier principe, il en est aussi le plus intime, coniurgens principia intrinseca, dit la Glose sur les Actes, c. 17, « conjoingnant les principes intrinsèques » par lesquels nous sommes constitués en être surnaturel et déiforme. Et Saint-Thomas, I. p. q. 105. a. 5 & q. 8. a. 1 […] « Pour autant que la forme d’une chose est dedans la chose ; et de tant plus qu’on la considère antérieure et plus universelle ; et que Dieu est proprement la cause de l’être universel en toutes choses ; et que l’être est ce qui est le plus intime aux choses, il s’ensuit que Dieu est et opère intimement en toutes choses. » (97)
Avoir Dieu maintenant très intimement, c’est par une manière antérieure et préalablement avoir Dieu uni à notre bonne volonté, non pas comme notre objet final, mais avant toute opération nôtre, avoir Dieu assistant, présent et nous prévenant par son opération. C’est pourquoi c’est une présence fondamentale, continuelle et permanente, dont l’effet et le fruit que l’âme en reçoit fait ressentir et expérimenter la touche divine prévenante, excitante et appliquante sa volonté à l’opération.
Et ainsi ce n’est pas pour se reposer par cessation de tout mouvement de Dieu que l’on est et qu’on vit fondamentalement en Dieu ; mais pour être premièrement reproduit en un nouvel être de grâce et de déiformité ; et puis après pour être excité, prévenu et appliqué de Dieu à opérer, non plus d’une façon propriétaire, par anticipation sur son opération divine, mais secondairement et sous la dépendance de l’opération divine, dont la façon sera expliquée ci-après.
Ce n’est pas aussi pour prendre cette présence divine, quand nous l’expérimentons par son opération, pour objet final, actuel et immédiat de sa connaissance ; afin de la voir et [98] contempler. Car bien que quand Dieu opère en l’âme par prévention, il manifeste sa présence par son opération, laquelle est le signe et effet de cette sienne présence cachée et invisible (dont expérimentant son opération, nous pouvons de pensée mentale reconnaître sa présence réelle), ce n’est pas pourtant pour la voir ; à cause que comme telle elle n’est pas un objet proportionné pour être vu ou contemplé, puisque vision est une chose dernière et finale, là où qu’ici Dieu est par manière de principe et de cause efficiente.
Joint que la présence contemplative est un acte de notre intelligence relevée par-dessus soi, là où que celle-ci est antérieure, attendu que c’est Dieu opérant par sa grâce, qui relève toutes les puissances à la capacité de pouvoir obtenir leur fin qui est de voir Dieu et aimer Dieu fruitivement. Présence, dis-je, intelligible et contemplative, révélée divinement, qui est la fin de toute la vie et être de grâce et de déiformité, là où qu’ici ce n’est que le commencement d’icelle.
C’est ici le grand secret à découvrir aux âmes en cet endroit, que depuis l’état [99] de la privation, que l’âme mourant à soi vient à trouver Dieu, elle ne doit nullement plus procéder par vision ou contemplation, mais par être, unifiant avec soi tout ce qu’elle voulait contempler : en sorte que le Rien ne se doit pas occuper à contempler le Tout, mais du Rien et du Tout l’âme en doit faire son propre être fondamental d’une vie nouvelle179.
Car alors et non devant pourra-t-elle entendre ce que je veux dire, mettant en avant un étage en l’âme et une relévation tout entière outre l’exercice du Tout et du Rien : ce que ne peut être si longtemps qu’on n’en fait pas comme cela son propre être fondamental, pour aller commencer une vie et opération nouvelle vers Dieu, qui reste encore infiniment relevé par-dessus tout. Car ce Tout là, qu’on pensait être déjà Dieu même et sa propre essence, n’est que la participation de l’être divin, qui partant doit entrer en composition avec notre volonté, d’un être déiforme : la fin duquel est d’atteindre Dieu par-dessus tout par connaissance et amour.
Concluant donc, je dirai que puisqu’il est ainsi, qu’être en Dieu et avoir Dieu habitant, vivant et opérant en nous, n’est autre chose que de l’avoir en tant que cause efficiente d’un être surnaturel en nous, il s’ensuit que ce n’est pas pour cesser de toute opération que nous sommes en Dieu, mais plutôt pour commencer orprimes à vivre avec lui de la vie de pure grâce et de déiformité, [100] et ainsi parvenir à notre vrai fin, qui reste encore plus outre, puisque c’est la cause efficiente qui pousse, incite, conduit et adresse à la fin. Car c’est selon cette vie de grâce composée du Rien et du Tout unis par ensemble, qu’on trouve à la lettre que par expérience tout ce que les Doctes écrivent de la grâce et de l’être déiforme qu’elle nous donne : chose bien autre que la cessation de tout opérer en Dieu, mal entendu.
Bien que cette matière ait été déjà touchée au sommaire de la première partie, sur la fin du premier chapitre, où nous avons dit que Dieu se communiquait à nous selon deux genres de causes, efficiente et finale : et qu’il fallait bien distinguer ces deux façons différentes ; la nécessité néanmoins me contraint de répéter la même doctrine, et l’expliquer plus amplement. Car ce sont deux points principaux, auxquels se rapportent quasi tous les secrets mystères de la vie mystique : et deux pièces fondamentales, d’où nous tirerons la connaissance de plusieurs vérités, qui autrement ne seraient pas facilement découvertes, ni discernées de quel rang on les devrait tenir. Car de ces deux fondements, nous pourrons facilement expliquer toutes les difficultés ; les faisant voir en leur origine ; accorder aussi toute diversité de parler, et de donner règles pour l’état de la perfection, les réduisant à leur première vérité fondamentale. Et de fait tout bien considéré, on trouvera que ne prendre pas garde à la différence de ces deux façons, et à ce qui se passe en nous selon l’une et l’autre d’icelles, est la cause qu’on ne s’entend pas bien l’un (102) l’autre, quand il est question des mystères, les plus notables, importants et secrets de cette vie mystique.
Il se faut donc souvenir que nous avons ci-devant en telle sorte assuré, que la fin de tout notre voyage spirituel consistait en l’union objective avec Dieu par connaissance et amour ; que ce néanmoins nous avons aussi tout ensemble préaverti :
Que cependant qu’on s’exerce en la recherche d’une telle fin, par la pratique des moyens convenables et requis pour y arriver ; on sera d’une façon toute contraire, et à rebours, conduit premièrement à être uni avec Dieu, en tant que notre plus intime, et comme premier opérant, ou cause efficiente de tout bien en nous ; que non pas en tant que fin dernière ou but, et objet de notre connaissance ou amour. Et la raison est en premier lieu : parce que nous ne pouvons pas même parvenir autrement à notre fin, sinon par notre cause première : car c’est à icelle que répond la fin dernière ; et c’est elle qui nous incite, pousse, adresse et conduit à notre fin. Et pource nous devons premièrement nous unir à notre première cause, (103) si nous voulons parvenir à notre finale.
Secondement par ce que comme notre fin dernière est relevée par-dessus notre être de nature, il est nécessaire que notre être et notre opérer naturelle soit premièrement changé, mélioré, et relevé en être et opérer surnaturel. Or cela ne se peut faire sinon par Dieu même, qui en doit être la première cause efficiente, qui le fasse et opère en nous.
Car notre volonté, quoique bonne et désireuse, n’est pas suffisante, encore qu’aidée de la grâce ordinaire ; mais il faut que Dieu y mettre lui-même la main, et qu’il en soit le premier ouvrier. Cela est la cause, que de l’opérer naturel, selon lequel nous étions travaillant pour acquérir la fin prétendue, nous sommes en la pratique rappelés (par la mort et anéantissement de nous-mêmes) à venir vers le côté de notre fond reconnaître par expérience un autre principe meilleur, et plus intime, et à nous inférer, unir, conjoindre et enraciner en iceluy ; et ainsi participer de son influence active, mieux qu’auparavant, si jamais nous prétendons obtenir notre fin désirée.
Car comme la façon de notre opération ne peut pas excéder la vertu du principe opératif, qui en est la cause efficiente : si nous n’avons la vertu divine surnaturelle, pour cause première efficiente de nos opérations, jamais nous ne pourrons arriver à notre fin surnaturelle : Cujuslibet actionis modus sequitur efficaciam activi principii disent les philosophes. Et actus (104) proportionatur potentia operativae, sicut effectus propriae causa. La manière de chaque action suit l’efficace de son principe actif » disent les philosophes ; « et l’acte se proportionne à la puissance opérative, comme l’effet à sa propre cause. »
Saint Bonaventure nous déclare cette doctrine quand il dit, Centiloq. Sect. 35. […] Et saint Thomas […] C’est-à-dire en substance et selon la doctrine de ces deux Docteurs Séraphiques et Angéliques : « Que la grâce de Dieu a deux effets en nous, ou que Dieu par sa grâce fait deux choses en nous. La première est donner à notre âme un être surnaturel de participation de sa nature divine, et par iceluy la faire épouse de Jésus-Christ, fille du père éternel, et temple (105) du Saint-Esprit : la purger, illuminer, vivifier, réformer, perfectionner, élever, faire semblable à Dieu, l’unir à lui, et ainsi la rendre agréable à Sa Majesté : car tout cela appartient au premier effet de la grâce habituelle. Le second est de mouvoir l’âme, l’inciter et aider à faire des œuvres conformes à ce sien être ; et à parvenir par icelles à l’acquisition de sa félicité surnaturelle.
Tellement que voici la première façon de trouver Dieu en notre âme, et de nous unir à lui : à savoir du côté de notre fond plus intime, selon laquelle Dieu devient premier vivant et opérant en nous, et la première cause efficiente de tout l’opérer de notre volonté en la vie surnaturelle. Et notre volonté, comme aussi tout notre être, est comme enté, enraciné, et réuni à sa première racine, à sa tige ou vigne, pour pouvoir fructifier en toute bonne opération surnaturelle : et de tant mieux, que plus noble est la vertu divine, qui est en nous la première efficiente, opérante d’ici en avant tout en nous, et par nous, et avec nous, Dans perficere.
Chose si notable, et si peu connue en la (106) pratique (jaçoit que spéculativement on sache assez que Dieu est la première cause de tout bien, et que sans lui nous ne pouvons rien) que c’est un des principaux secrets, et plus digne de remarque en la vie mystique, que de bien entendre que ce n’est pas assez de savoir, que c’est pas amour et connaissance qu’on va à Dieu ; si on ne sait encore cette vérité.
À savoir que tandis qu’on recherchera Dieu par l’effort de sa bonne volonté aidée de la grâce, on sera plutôt conduit à le trouver d’une façon très intime, qui est en tant que principe opérant, ou cause première efficiente ; que non pas en tant qu’objet final de tous nos désirs et prétentions. À condition néanmoins qu’on entende tout ensemble, que ce n’est pas par exercice direct tendant vers une telle intimité qu’on y parvient ; mais indirectement par manière de résignation à la volonté de Dieu : comme nous l’avons ailleurs préaverti.
C’est d’ici que je ne sais pas de fin d’inculquer aux mystiques ; qu’ils ne se doivent point laisser tromper de la jouissance de Dieu, en tant que plus intime, en pensant que d’avoir trouvé Dieu en soi, comme son plus intime, et comme celui dans lequel âme vit, et lui en l’âme vivant, opérant et régnant en elle, soit le dernier en l’état de la perfection.
Car véritablement parlant, cela n’est sinon la première pièce d’icelle et c’est de fait ce dont nous traitons ici. À savoir Dieu (107) en tant que notre premier principe, qui par la mort et l’anéantissement de nous-mêmes, nous a rappelé à soi notre première cause ; afin de nous pouvoir créer derechef, nous reproduire, et faire comme émaner une autre fois de soi : non pas ainsi qu’en la création première, ès ténèbres de ce monde : mais en la lumière de sa grâce déiforme ; nous donnant la vraie, solide et habituelle participation de son être divin ; et partant pour nous faire revivre d’ici en avant déiformément avec lui, en lui, et par lui ; et ainsi par opération d’icelle vie, parvenir à notre fin finale.
Pour cela aussi je répète tant de fois que ce que nous acquérons de divin par la mort et anéantissement de nous-mêmes, et de tout, ce n’est nullement la façon de fin finale. Car depuis cette mort de soi-même jusqu’à trouver Dieu de façon finale, y a toute la façon de posséder Dieu, et avoir vivant, opérant, et régnant en nous, comme notre plus intime ; comme n’étant pas la vraie fin de l’âme, mais le commencement de la vie nouvelle, qu’elle doit retrouver en Dieu, après être morte au vieil homme, et s’être perdue et immergée en Dieu. En sorte que ceci doit être tenu pour vérité indubitable. C’est à savoir qu’entre le rien que l’âme est devenue par la dénudation et privation rigoureuse, et entre la jouissance de Dieu vraiment finale, y doit nécessairement entretenir une vie nouvelle, et un (108) opérer conforme. Autrement où on manque d’un degré, où on ne se s’entend pas bien soi-même. Car Dieu final doit nécessairement être trouvé par opération, selon que l’avons prouvé suffisamment ci-devant, parlant du second effet de la grâce ; qui est de nous mouvoir et conduire à notre fin dernière par opération, et non pas par cessation d’opérer, ou par oisiveté spirituelle, comme on l’appelle180.
Et combien que cette façon ici de trouver Dieu par la voie de résignation, mort et anéantissement total de soi-même ait en sa première entrée une forme de sommet, et de dernière : à cause que de sa nature, c’est une forme, laquelle informant181 l’âme, lui donne l’être absolu de grâce première et fondamentale ; (c’est ici à dire que l’expérience mystique est venue à ce point que de trouver en réalité les mystères de notre foi) si néanmoins on s’entend bien soi-même, et qu’on sache qu’il y a encore une autre présence de Dieu plus sublime par-dessus tout :
On viendra aussi facilement à entendre que tout ce que l’âme a présentement, jaçoit que ce serait Dieu même, doit être mis au rang du fond de la bonne (109) volonté : car c’est elle qui ravit à soi par amour, ce qui était la vision et contemplation de l’entendement : et qu’ainsi l’âme ne demeure pas toujours en son Rien, mais devient le même Tout (lequel elle soulait contempler) par possession fondamentale, dans lequel s’immergeant et se renouvelant, c’est ainsi qu’elle reçoit de lui une vie nouvelle, un être nouveau et une opération toute déiforme.
Cela donc de divin, que l’âme a acquis par la mort et anéantissement de soi-même, quoi que ce soit, et comment on le puisse nommer, quand ce serait Dieu même et sa propre essence, doit devenir chose fondamentale, stable et solide en notre état interne.
Et ce n’est pas bien fait d’en faire sa vision ou contemplation : car il le faut tenir du côté du fond de la bonne volonté pour du Tout et du Rien n’en faire qu’une chose : et ce pour être le fond et la première pièce d’une vie nouvelle de grâce et de charité habituelle. Dont aussi la charité, la volonté de Dieu participée devient la base, et la racine, le fondement ou élément premier d’ici en avant de l’état de la perfection. Et Dieu comme premier efficient est antérieur et préalable à tout, velut fons aquarum viventium, id est, omnium operationum. « Comme une fontaine d’eau vive, c’est-à-dire de toutes les opérations divines. » Et ut fons aquae salientis in vitam aeternam, et « comme une source d’eau saillante en la vie éternelle. »
C’est de cette façon d’avoir Dieu habitant et opérant en nous, qu’il est dit : Spiritus tuus bonus (110) deducet me in terra recta. Psalm. 142182. « Ton bon esprit me conduira en la terre droite. » Quicumque spiritu Dei aguntur, hii sunt filii Dei. Roman. 8183. « Tous ceux qui sont menés de l’esprit de Dieu, sont enfants de Dieu. » Spiritus […] pro Sanctis. « L’esprit soulage notre faiblesse, car nous ne savons point ce que nous devons prier, comme il appartient : mais l’esprit même faire requête pour nous par soupirs qui ne se peuvent exprimer ; mais celui qui fond les cœurs, connaît qu’elle et de désirs de l’esprit, car il requiert pour les saints selon Dieu. » Christum habitare per fidem in cordibus nostris, in charitate radicari et fundari, Ephes. 3184. etc. « Que Christ habite en nos cœurs par foi, être enraciné et fondé en charité. »
C’est à ce même propos qu’appartient le passage du prophète Ezechiel chapitre 36185 : Dabo vobis cor novum […] et operemini. “Je vous donnerai un cœur nouveau et mettrait au milieu de vous un esprit nouveau, et j’ôterai le cœur de pierre hors de votre chair, et vous donnerez un cœur de chair, et mettrai mon esprit au milieu de vous, et ferai que vous cheminerez en mes commandements, et que garderez mes jugements, (111) et que vous opérerez.”
À cette façon encore d’avoir Dieu fondamentalement avec nous, et en tant que premier opérant se rapporte ce que notre Seigneur disait en saint Jean chapitre 15186 : Ego sum vitis, vos palmites ; qui manet in me, et ego in eo, hic fert fructum multum, quia sine me nil potestis facere. « Je suis la vigne, et vous les sarments : qui demeure en moi, et moi en lui, porte beaucoup de fruits ; car sans moi vous ne pouvez rien faire », etc.
Car c’est proprement selon cette façon d’avoir Dieu en soi, que nous demeurons habituellement en Dieu, et Dieu en nous. Non que dussions reposer en cela, ou faire notre fin de ce que soyons ainsi en Dieu, et Dieu en nous ; mais pour porter fruit en lui et avec lui ; et pource procéder encore plus avant par opération à l’union objective.
Ce n’est pas pour le voir et contempler, qu’il devient notre plus intime ; mais pour vivre et opérer avec nous : et pource nous le devons comprendre du nombre de notre nous mêmes, pour faire avec lui et par lui tout ce qu’avons à faire en notre vie humaine.
Car aussi tout ce que nous sentons en nous, ce n’est pas Dieu même, mais quelque effet du don habituel de sa volonté participée : laquelle s’unissant et identifiant avec la nôtre, entre en composition d’un être accidentaire de participation divine, que par ce moyen nous recevons en notre état intérieur. Ces deux volontés, humaine et divine, s’unissant solidement et stablement par ensemble au plus (112) intime fond de l’âme, antérieurement à tout acte, désir, ou opération d’icelle volonté, et pource devenant une petite image et similitude de la conjonction hypostatique de la nature divine et humaine en Jésus-Christ notre rédempteur.
Dieu donc se faisant par ce don ici consort et participant de notre vie et opérer humain, prend à soi ce que nous sommes, et ce que nous opérons ; et nous, nous vivons par lui et pour lui, et lui en nous et par nous : non pas Dieu sans nous ; ni aussi nous sans iceluy. De quoi parlant saint Paul aux Galates, chapitre 2, disait : Vivo ego, iam non ego, vivit vero in me Christus187 ; « Je vis moi, non par moi maintenant, mais c’est Jésus-Christ qui vit en moi. »
Et par ainsi c’est selon une telle chose fondamentale, et selon une telle façon de se comporter en son opération, que l’on commence l’état de la déiformité, ou vraie perfection. Et que procédant en avant, Dieu premier opérant, et nous y consentant, coopérants, et suivants par accommodation convenable, se parachève en cette sorte la déification totale de toutes les puissances, portions et pièces du pourpris de notre âme.
Car commençant du plus bas, et procédant degré à degré par tout le pourpris, on parvient finalement à comprendre aussi le sommet de l’esprit ; et ainsi faire de toute l’âme un être déiforme en toute plénitude : lequel finalement parvient encore plus outre à atteindre, s’unir, et se conjoindre par opération (113) actuelle à Dieu, son objet final : qui est la seconde façon de voir et trouver Dieu en soi ; de laquelle nous allons parler.
La seconde manière donc de trouver et d’atteindre Dieu, est l’objective. Pour intelligence de quoi il faut bien noter ce qui entrevient ici tant de la part du fond ou principe, que du côté du sommet, et de la fin ou objet : et tant de la part de Dieu, comme de la nôtre. En voici la façon.
Lorsque ce qui était de plus intime, et qui habitait, vivait et opérait en nous, ayant procédé par degrés, de portion en portion, de puissance en puissance, à vivre et opérer selon la portée de chacune : en la réformant, déifiant et transformant en soi, parvient finalement à vivre et opérer selon la plus noble et sublime capacité de l’âme, qui est la puissance intelligible et portion suprême, ou simple intelligence : la déifiant et transformant en soi, comme les autres ; si que le plus intime, qui a commencé du plus bas de la volonté à vivre et opérer en l’âme, est maintenant parvenu à vivre et opérer selon le plus délié et subtil sommet de sa capacité :
Dont aussi arrive que (114) recueillant toute ladite capacité en un point central d’intelligibilité ; et y retirant toute vue, vision, pensée intelligible, et tout : il s’ensuit que toute l’âme est passée en ce seul point de simple intelligence, et que Dieu lui est uni (comme par tout le chemin) en tant que plus intime. Et pource il dilate, étend, et ouvre la capacité intelligible, l’emplit et la rend féconde, pour pouvoir produire avec les aides singuliers du côté de l’objet, le verbe mental de l’actuelle connaissance divine : qui est ce qui fait la présence objective, dont nous traitons.
Car il faut bien entendre que la présence objective n’est pas de telle sorte ; comme si Dieu se manifestait de son côté indépendamment de nous ; lequel par avant se tenait caché, comme le soleil qui se manifeste à nos yeux, sans autre intervention de notre part, sinon s’ouvrir les yeux quand il est clair pour le voir présent :
Mais c’est par notre opération déiforme, en vertu de celui qui nous est plus intime, et des principes infus, que cela se fait. Et c’est nous-mêmes, qui produisons une telle présence, et l’exprimons comme enfantant et produisant hors (115) de nos entrailles, par connaissance intelligible, le Verbe actuel de la connaissance de celui qui par sa vertu opérative habitait, vivait et opérait en nous : l’ayant maintenant pour objet de notre connaissance et amour, à l’image et par avant-goût de la manière et vision, avec laquelle nous le verrons et jouirons de lui au ciel.
De sorte que la présence de Dieu objective, et finale est le fruit dernier et l’enfant (pour ainsi dire) que nous exprimons hors des entrailles de notre puissance intelligible, après que la vertu divine plus intime nous a engrossi et rendue seconds à un tel enfantement. Et selon cela Dieu est grand ou petit auprès de nous, selon que nous le pouvons exprimer et produire (je dis sa connaissance) en vertu de tous les degrés d’avancement qui ont précédé, et des principes et secours de grâce, que nous pouvons recevoir actuellement.
C’est en cette façon objective de présence et d’union avec Dieu, par connaissance et amour, que consiste notre parfaite ressemblance à Dieu, et conséquemment notre perfection : puisque c’est la plus sublime manière de participer la divinité que nous pourrions recevoir ; que d’être participant de la lumière divine incréée, par laquelle Dieu se connaît soi-même :
Ainsi que la première union fondamentale et plus intime, qu’on a acquise par l’anéantissement de soi-même, était seulement la participation de l’être divin ; à laquelle semblance (116) objective il n’est non plus possible de venir par l’exercice du Rien, et de l’anéantissement de soi-même, qu’il n’est possible d’être semblable à Dieu par le non-être.
Tout ainsi que le soleil survenant après une longue nuit, dissipe par sa seule présence toutes les ténèbres qui couvraient la face de la terre, et fait que cela soit clair et manifeste à nos yeux, qui auparavant pour être enveloppé dedans les ténèbres, nous (117) était caché ; si que nous ne pouvions juger ce que c’était, fors188 qu’en tapant des mains et devinant. De même si nous constituons aussi une fois bien en notre esprit la présence du soleil spirituel de nos âmes : à savoir la vraie et légitime connaissance de notre fin finale objective et dernière, touchée au chapitre précédent ; ce sera lors que nous pourrons voir tout au clair, ce de quoi nous discutons maintenant par ensemble.
C’est à savoir s’il est vrai que ce que nous acquérons de divin par la mort et l’anéantissement de nous-mêmes, est précisément la vraie jouissance de Dieu objective et dernière : en laquelle l’âme doive demeurer comme à la fin et repos de son travail ; en cessation de tout mouvement et opération ; là où que si longtemps que le soleil ne luira pas, nous ne ferons que tâter des mains, et rien voir d’assuré.
Celui qui s’arrêtant en cette première sorte de trouver Dieu, ne veut pas s’accommoder pour pouvoir trouver la seconde, il est impossible qu’il puisse comprendre que la possession intime qu’il a de Dieu plus que de soi-même, ne soit encore que le chemin et le moyen pour venir à Dieu, en tant que sa fin et l’objet de sa connaissance ; si ce n’est que se résolvant à croire il veuille paisiblement entendre comme la chose va.
La vraie présence de Dieu objective finale a deux autres degrés imparfaits, qui la précèdent, et qui ont quelque ressemblance à icelle : (118) dont on se sera facilement trompé, si on est pas mieux informé de la vérité.
Le premier est la présence qu’on peut former et concevoir, si long temps qu’on est encore en sa liberté naturelle, adressant à Dieu toutes ses intentions et désirs. Dont ceux qui ne savent pas mieux, pensent que c’est selon une telle façon d’avoir Dieu présent, qu’on parle en la vie mystique ; se comportant à l’advenant de l’opinion qu’ils ont, que c’est par effort et grande diligence qu’on acquiert la réelle présence de Dieu. Mais celui qui connaît la seconde façon de présence divine infuse par la lumière d’une foi simple et nue, sans discours ni concept, celui-là se rit de l’infantilité de l’autre.
Mais aussi de même manière, celui qui sait ce que c’est de la dernière façon de présence divine objective ; et qu’elle n’est pas comme la seconde, par simple et nue foi, mais par reproduction intelligible de cette présence fondamentale, que la foi nous avait apportée, et qui était par forme de plus intime ; c’est alors que ce soleil de présence intelligible fait soudain connaître, que la présence par foi nous a bien apporté, et uni Dieu à nous : mais en sorte que pour devoir être réduit en possession fondamentale, par manière d’être, et de première pièce requise à l’être déiforme ; lequel nous devons avoir plus outre, et par-dessus l’être de nature, mais moins et au-dessous de la présence objective ; et non pas pour en faire l’objet et la fin de notre contemplation (119).
Et que partant quiconque ne veut pas croire, que du Rien et du Tout (qui a été la seconde présence) qu’on voulait contempler, on n’en doit faire qu’une chose, et prendre cela même pour son propre être fondamental ; jamais il ne sera capable d’avoir l’expérience qu’il y a encore une autre présence divine par-dessus tout : à savoir en tant qu’objet de la béatitude, hors et au-dessus de nous ; laquelle nous devons nous-mêmes produire et exprimer, comme verbe mental de notre connaissance actuelle :
Mais il demeurera en cette croyance que la seconde présence est sa vraie et dernière ; de quoi l’autre ne fera que rire, et découvrira que manquant la connaissance de la vraie fin, il n’y a rien de solide et d’assuré en tout ce que celui-là dit de la présence, de l’union, de la vision, contemplation et objet béatifique : puis que comme il manque d’un degré tout entier, aussi tout ce qu’il dit, se rapporte au degré duquel il a connaissance, qui est beaucoup moins et plus bas que le dernier final.
Or le degré qui lui défaut, est de ne faire qu’une chose du Tout et du Rien, et de prendre cela pour son propre être fondamental d’une vie déiforme nouvelle ; et puis continuer en cette vie-là, par l’opération qui lui correspond, dépendante du gouvernement divin : par laquelle opération on acquiert cette fin finale dernière de tout. Tout ainsi qu’on a acquis la deuxième par la mort et le néant de soi-même. (120)
Dont la raison de cette différence est, d’autant que la seconde présence est une régénération, ou seconde création de l’âme en Dieu, en tant que son principe efficient ; qui la reproduit derechef en un être déiforme : et ainsi c’est pour acquérir un meilleur être, que celui qu’on anéantit : et partant ce ne peut être en opérant, qu’on acquiert la seconde présence : mais par pure infusion divine ; cependant que nous réduisons à rien notre vieil être :
Mais la troisième présence est le fruit dernier, et la fin de l’être déiforme, acquis par la deuxième : et ainsi c’est en vivant et opérant d’icelle vie déiforme, qu’on y parvient ; et conséquemment c’est une façon toute contraire à la seconde, que l’on se comporte en la troisième et vraie présence objective.
L’abus que se commet en cet endroit, est tout de même, comme si quelqu’un entreprenant le voyage de Rome, passant par Milan, s’imaginerait que ce serait déjà Rome ; et l’ayant prise pour telle, retournerait : assurant partout d’avoir été et vu Rome, en décrivant toujours Milan au lieu de Rome. Ceux qui n’auraient jamais vu, ni Rome, ni Milan, prendraient tout ce conte pour bon et véritable (121) pour ne savoir pas mieux : mais un autre qui aurait passé par ces deux villes, apercevrait facilement le manquement qu’il y aurait au parler de ce voyageur ; soit en la description des choses, ou bien au nom qu’il donne à ce lieu-là, qu’il prendrait pour dernier de son voyage. Car celui-ci ayant vu les mêmes choses que l’autre raconte, se souviendrait de les avoir vu à Milan, et non pas à Rome.
De même celui qui a atteint la vrai fin finale, a bien passé par le rien et l’anéantissement de soi-même, et par iceluy trouvé Dieu comme son Tout et soi rien ; mais aussi passant plus outre, a appris à ne faire qu’une chose de ce Tout et de ce rien, et qui plus est, de le prendre pour son propre être fondamental d’une nouvelle vie déiforme, que la conjonction de ces deux, Tout et Rien, lui apporte, et ainsi découvrir que l’arrêt que font les autres au degré du Tout et du Rien, est cause que toutes leurs doctrines ne parlent que d’un degré moindre que la fin objective, laquelle néanmoins ils appellent objective de vision et d’union et d’essence divine. Ce qui rend les choses de cette vie mystique d’autant plus obscures que ce sont toutes pures équivocations, en donnant le même nom à ce qui appartient à un degré plus relevé : comme sera si après montré plus amplement.
Il y a donc du manquement en cette doctrine, laquelle assignant à l’âme la fin finale qu’elle doit avoir pour objet de ses prétentions, désirs, et intentions, dit : qu’elle doit (122) tout faire et laisser en la vie suréminente : non comme en la vie active, parce que Dieu le veut ; ou comme en la vie contemplative, afin que Dieu soit : mais parce que Dieu est, à fin qu’il vit, opère, et règne en nous comme il faut. Car comme c’est de l’assignation d’une telle fin, qu’on vient à conclure que le moyen donc nécessaire à icelle, est de mourir totalement à soi et à toute créature ; et faire que tout ne soit rien : de même si je viens à assigner une autre fin finale, plus vraie et légitime, à laquelle on doit adresser l’âme, comme la chose surpassant la précédente. Ce sera semblablement par ce moyen qu’on conclura une façon pour y venir, tout au contraire de l’autre.
Or est-il que notre fin finale ne consiste pas en ce que Dieu soit en nous, et nous en Dieu : non pas aussi en ce qu’il soit vivant, opérant, et régnant en nous (jaçoit que cela soit une grâce incroyablement excellente) moins beaucoup en ce que Dieu soit tout, et nous rien : mais en ce que Dieu étant en nous vivant, et gouvernant tout, il nous fasse vivre avec soi ; et vivant il nous adresse à notre fin finale.
Tellement que l’inhabitation de Dieu en nous, et qu’il y soit vivant et régnant, se rapporte encore à une fin ultérieure ; à savoir à la connaissance et amour de Dieu, en tant qu’objet de la béatitude ; et non pas en tant que nous inhabitant au plus intime que nous-mêmes.
Et la raison déjà souvent alléguée est qu’avoir Dieu inhabitant et vivant en nous, c’est (123) l’avoir en tant que première cause efficiente ; à laquelle appartient de conduire l’effet à sa fin, en lui donnant l’être, la forme, et l’opération proportionnée à icelle ; et ainsi lui faire finalement acquérir sa fin. D’où s’ensuit ce que tant de fois je répète : qu’avoir Dieu plus intime et être en Dieu, ou avoir Dieu en nous, ce n’est que la première pièce de l’état de la perfection, comme il se verra encore par les fondements suivants.
Au reste, si on a des yeux spirituels pour pénétrer la substance de la doctrine de ce présent chapitre, n’est-ce pas ici clairement voir la réelle vérité de la doctrine catholique contre les hérétiques de ce temps ? à savoir que l’être de grâce, après la mort du péché, nous est infus gratuitement, et sans aucun mérite condigne de notre part : mais qu’après iceluy reçu, nous devrons opérer conformément à tel être ; et par cette opération, acquérir notre fin.
Que l’objet de nos actions méritoires doit être Dieu, non en tant qu’auteur ou efficient de sa grâce, mais en tant qu’objet de la béatitude. Partant ceux qui se contentent de la grâce infuse (laquelle nous apporte bien, et fait habiter en nous toute la Sainte Trinité, mais qui cependant n’est que la première pièce en l’être déiforme, et doit être tenu par manière d’être et de fond) et ne (124) veulent ouïr, qu’elle soit principe d’opération, aussi bien que qualité absolue, pour s’accommoder à la façon opérative ; aussi bien qu’ils la prennent pour être en Dieu, et avoir Dieu en soi, comme fin du voyage ; qu’ils considèrent s’ils penchent du côté des catholiques, qui enseignent qu’après la grâce justifiante, les bonnes œuvres sont nécessaires pour acquérir la fin heureuse ; ou bien plutôt du côté de ceux qui les nient ; et pensent que ce soit déroger à la foi justifiante, telle qu’eux-mêmes se forgent et s’imaginent. Ce que soit dit par forme de simple avis, et d’éclaircissement, et non pas pour intéresser personne.
(125) Bien que le manquement découvert au fait de l’assignation de la fin, à laquelle âme peut parvenir, et à laquelle on la doit adresser, ne soit pas de petite importance, puisque c’est de la fin que dépendent tous les moyens, qui doivent être tous rapportés et proportionnés à icelle, comme à leur règle, mesure et perfection : laquelle partant n’étant pas, ou bien si on ne l’a pas légitime, tout le reste ne pourra être que défectueux. En voici néanmoins encore un autre, non moindre que celui de la fin ; lequel en traîne semblablement plusieurs autres après soi. C’est qu’on prend la participation de l’essence divine, pour la même essence, disant : qu’en la vie suréminente on est vivant en la volonté essentielle, qui est Dieu même : et pource qu’on la doit toujours voir, et ne voir qu’elle ; et ainsi demeurer en cet abîme de l’essence divine, comme en son Tout, par la mort et le néant de soi-même.
Voyons maintenant le manquement qui se trouve en cette forme de parler.
C’est la pure vérité que nous sommes en Dieu en l’état de la perfection ; et que nous avons vraiment et réellement Dieu ; voire toute la Sainte Trinité habitante on nous, et nous en Dieu. Et partant il est semblablement vrai, que nous sommes en la volonté essentielle de Dieu ; puisque Dieu et sa volonté : et qu’où est l’un, là est aussi l’autre inséparablement ; mais de vouloir de là procéder à la (126) vision, pour dire qu’il ne faut voir que cette volonté essentielle ; c’est-à-dire la même essence divine : c’est en cela que gît la vraie équivocation, donnant le nom de vision à ce qui ne le peut pas être, selon la façon en laquelle Dieu se communique pour lors ; et non aussi quand néanmoins on le sait ainsi, on ne s’entend pas bien soi-même, ni les secrets de Dieu en cet endroit.
Pour donner ce point à entendre, auquel vraiment consiste beaucoup : je me veux transformer tout et totalement en leur façon de parler ; en usurpant leurs propres termes afin que m’accommodant à ce qu’ils entendent, je les puisse conduire à ce qui passe plus outre par la même voie, en laquelle ils veulent continuer et s’arrêter ; et laquelle conduit bien à Dieu, mais non en temps que final.
Être donc vivant en la volonté essentielle, c’est entièrement le même que de vivre ou être en Dieu. Or être en Dieu n’est pas la dernière pièce de l’état de perfection ; mais la première, comme nous avons montré au Fondement II. Partant donc, être et vivre (127) en la volonté essentielle, n’est aussi que la première pièce de l’état de perfection.
Or cette pièce première consiste en ce qu’on a Dieu, non en tant que la fin finale, mais comme première cause, bénéficiant de sa grâce de participation en nous ; et partant comme tel il n’est nullement à voir, ni contempler en façon d’objet final : mais à le prendre tel qu’il se communique ; savoir est, comme efficient : qui opère en nous, et se manifeste par son effet, son don et sa participation ;
Dans lequel don, et avec iceluy il se donne bien aussi soi-même, mais non pas en forme d’objet, pour être vu et contemplé, mais seulement pour, par son don de grâce, nous faire participants et consorts de sa nature divine : si que c’est avoir Dieu en son don, et par la participation de son essence ; laquelle participation adhérente et inhérente à notre être créatural, dépêtré et dénué de la corruption qui par avant lui était adhérente : c’est ainsi que de notre être, et d’icelle participation divine ne se fait qu’une chose en union par ensemble, à savoir un être déiforme composé de volonté humaine, et de volonté divine participée, unies par ensemble :
Lequel être est le don stable, habituel et perdurable d’union fondamentale de la volonté humaine avec la divine pour dorénavant être comme confirmé en l’amour et volonté divine : là où qu’auparavant ce n’était que par effort et diligence actuelle, qu’on le faisait : puisqu’on (128) n’avait pas encore la grâce habituelle, solide et fondamentale, adhérente et informante comme elle est ici.
Or est-il, que ce que Dieu nous donne par manière d’être et de fondement premier, et de chose habituelle, ne doit pas être tiré à être vu et contemplé au-dedans ; mais doit être unifié avec ce que nous sommes nous-mêmes en notre fondement et en notre être. Et partant cette participation divine, avec tout ce qu’elle traîne avec soi, à savoir Dieu même, en tant que conjoint inséparablement à son don, comme principe et efficient d’icelle ; tout, dis-je, doit être unifié avec notre être fondamental, et pris comme chose qui appartient autant à nous, que ce que nous sommes nous-mêmes.
Dont aussi la première façon de tenir et posséder Dieu par sa grâce, c’est-à-dire par sa participation, est de l’avoir en nous autant intime, que notre être propre, et autant nous-mêmes comme nous-mêmes : puisque par son don, auquel il est conjoint, il est devenu ce que nous sommes.
Je dis par son don, et non par soi-même immédiatement, et essentiellement (car cette façon d’union appartient à l’union hypostatique au Verbe divin), mais accidentellement, par la forme de la grâce : laquelle est celle qui adhère à nous, et nous est inhérente, et qui nous rend nous-mêmes agréables à Dieu, et toutes nos œuvres méritoires ; sans laquelle nous ne pourrions ni agréer à Dieu, ni (129) faire action aucune méritoire de la vie éternelle ;
Puisque c’est la doctrine théologique, que ni notre âme, ni aucune de ses puissances ou œuvres, peut-être agréable à Dieu, si ce n’est qu’elle ait en soi réellement et formellement une telle chose unifiée à soi, et devenue ce qu’elle est ; qui soit le principe de l’acte méritoire : et que notre volonté ne serait pas méritoirement bonne, si elle-même ne produisait pas ces actes.
Tout ainsi donc au regard de ce que je suis en mon être fondamental, je ne m’arrête plus à le voir ou contempler ; et ni même à le chercher ou désirer : mais je suis cela, et le porte inséparablement avec moi ;
Ainsi quand on est parvenu à ce degré d’être en Dieu, c’est vraiment l’avoir comme cela unifié avec son propre être fondamental (dont aussi on l’appelle façon plus intime, pour la distinguer de l’objective) c’est à savoir stablement, et solidement uni à notre volonté comme auteur d’icelle, et comme notre principe efficient ; auquel notre âme est derechef entée, et réunie comme à sa tige ; pour de là en avant revivre et porter fruit mieux et plus que jamais : ainsi que fait la branche, laquelle étant entée en son tronc, de séparée qu’elle était, se réunit derechef, et incorpore à iceluy, et va fructifiant. (130)
Et partant voici ce que je dis, et vais redisant en cette seconde partie. Que c’est ne s’entendre soi-même ni les secrets de Dieu en soi, que de ne pas découvrir ces vérités tant nécessaires, c’est à savoir : qu’être en Dieu, ce soit avoir Dieu en tant que principe plus intime de notre être de grâce et de déiformité, et conséquemment en tant que cause efficiente, nous reproduisant et créant derechef, nous régénérant et faisant émaner de lui en un monde de surnaturalité, nous donnant l’être et la vie surnaturelle pour procéder plus outre aux opérations divines d’une telle vie nouvelle.
Tellement que celui qui ne prend pas cette grâce d’union première avec Dieu par forme d’être fondamental, mais la veut attirer à vue, vision et contemplation, disant qu’il faut toujours voir et contempler cette naissance, et ne voir qu’elle, et semblables [choses], fait la même faute en cet endroit, que ferait celui qui, ayant reçu corps et âme, matière et forme unis par ensemble pour faire un être et un composé, lequel étant nanti de ces deux pièces fondamentales, devrait néanmoins procéder à des opérations sortables à [131] l’union d’icelles deux : au contraire voudrait venir à diviser ces deux principes essentiels, faisant que l’un contemplerait l’autre, et que la matière ou le corps se connaîtrait un rien, au regard de la forme ou de l’âme ; et passerait ainsi son temps, au lieu que, les prenant toutes deux par ensemble pour choses qu’il a déjà unifiées à soi et qui le font être et qu’il est lui-même, il devrait comme sortir dehors et procéder à faire paraître par effets de vie quels principes sont cachés au plus intime de sa possession fondamentale.
C’est pourquoi en notre explication, au lieu de dire comme font ces autres qu’il faut toujours voir, et ne voir rien que la divine essence, nous disons que l’âme est ancrée, affermie, enracinée, et derechef entée en l’être divin, sa vraie vigne, pour commencer à revivre et porter fruit plus qu’auparavant.
Usurper donc ce mot de vision, d’essence divine, et cependant parler seulement de la façon par laquelle on a Dieu comme plus intime, c’est confondre toute chose ; en équivoquant et parlant à deux ententes. Car c’est faire penser, qu’on parle de la vision objective, consécutive à la reproduction intelligible et expression du verbe mental de connaissance actuelle de Dieu par-dessus tout, expliquée ci-dessus ; là où que ce n’est autre chose que son propre manquement déjà touché ; (132) à savoir tenir divisé en soi le Rien et le Tout, afin que le Rien contemple le Tout : où au contraire il faut conjoindre le Tout et le Rien par ensemble, et faire ainsi un être déiforme composé de deux.
Car alors et non devant pourra-t-on connaître que tout ce qu’on peut voir et contempler n’est pas encore Dieu objectivement, en tant qu’objet de la béatitude (qui comme tel est relevé par-dessus tout) ; et cela doit être la dernière capacité de l’âme même, selon cet être déiforme, qui le doit produire et exprimer, (comme est dit ci-dessus), mais que ce n’est que notre même être déiforme : laquelle croissant tous les jours, devient plus clair et lumineux, jusqu’à parvenir à une plénitude d’être de déiformité, qui comprenne en soi tout le pourpris de l’âme.
Et ainsi la comparaison de la croissance la lumière jusqu’à faire un plein midi, qu’aucuns apportent, pour déclarer comment la volonté essentielle, (laquelle ils prennent pour Dieu même) croît et se manifeste en nous par degrés ; c’est la croissance, nom de Dieu même, mais de l’être de participation, (133) qui croît ainsi par degrés ; en comprenant en soi les puissances plus relevées de l’âme. Choses qui me donne de la matière de faire l’Anatomie de la vie surnaturelle et déiforme, aussi bien que de la naturelle et propriétaire, comme sera montré en la troisième partie.
Et quand je dis qu’on doit prendre Dieu fondamentalement et l’unir avec son être propre, afin de pouvoir tendre plus outre à Dieu, objet de la béatitude ; il ne s’ensuit pas que Dieu comme fondamental, soit toujours en façon de bas, et au-dessous de tout, mais suis seulement qu’il est d’une façon antérieure et préalable à toute puissance de l’âme : et pource il peut bien être, et de fait il parvient jusqu’au sommet d’icelle : mais comme celui qui se tenant du côté de la puissance et antérieur à icelle, la relève et soutient pour la faire parvenir à sa fin par-dessus soi. Et c’est cela derechef, qui trompe ceux qui étant parvenus à un tel sommet d’être déiforme avec Dieu plus intime, en font encore leur objet de vision simple ; et ainsi ne viennent pas à découvrir la façon de la vision objective ci-devant déclarée par reproduction intelligible ; puisqu’elle ne peut pas être, qu’on n’ait fait du Tout et du Rien son être fondamental, comme nous avons dit au chapitre suivant. (134)
De ce qu’on ne conjoint pas ensemble le Tout et le Rien pour en faire un être déiforme, qui puisse aspirer et prétendre à la vraie vision de Dieu par-dessus tout autant qu’en ce monde il daigne se communiquer ; mais qu’on s’arrête en son rien, (135) pour pouvoir contempler le Tout, en arrivent mille inconvénients.
Car non seulement on demeure en un degré moindre que la vraie vie unitive et le vrai état de perfection ; non seulement encore on commet les défauts déclarés ès deux chapitres précédents, mais en voici d’abondant un autre. C’est que de là s’ensuit que tous ces mots de présence, de vision, d’union, de contemplation sont tout autant d’équivocations, et de confusions ; empêchant la vraie intelligence de ce que c’est de la vie mystique, et de ce qu’elle contient en soi ; puisqu’ils ne sont pas usurpés en même temps, intelligence et signification, que les doctes pensent, et se persuadent totalement que nous parlons : c’est à savoir de la présence, vision, et union objective finale par connaissance et amour.
Car ceux qui ne font pas du Tout et du Rien un être fondamental, font leur vision, union et présence d’iceluy grand Tout, qui néanmoins devrait être unifié avec ce qu’on est : faisant, ni plus ni moins que si la matière s’occupait à contempler la forme ; et à se connaître tant imparfaite, comme si elle ne fut le cas néant en son regard ; au lieu qu’elle devrait s’unir avec sa forme, et faire par ensemble un composé vivant, lequel viendrait à opérer à l’advenant d’icelle forme, à laquelle ladite matière s’est unie comme a été encore dit.
C’est pourquoi je répète et inculque partout que si longtemps qu’on ne fera pas une seule chose du Tout et du (136) Rien, prenant icelle pour son propre être de déiformité, jamais on ne pourra savoir ce que c’est du vrai état de la perfection, ni aussi avoir la vraie présence, union, et vision objective par-dessus tout ; mais on demeurera en un arrière degré, qui usurpe leur a bien tous les mêmes mots et termes mystiques, mais au-dehors de leur vrai sens, et en pure confusion de toutes choses.
La présence et union objective est l’enfant et le fruit, qui résulte de la conjonction de ces deux, Tout et Rien au fond de la volonté de l’âme : laquelle ne peut produire, exprimer, ou enfanter le verbe de la réelle connaissance de Dieu, si elle n’a premièrement été mariée par cette conjonction du Rien avec le Tout ; et puis rendu féconde de connaissance divine par tant de saints attouchements, inspirations, opérations, effets admirables en elle, relévations, et dépressions, connaissances et ténèbres, amour, crainte, frayeur, et semblables qui arrivent encore, depuis même cette conjonction. Par tous lesquels effets l’âme conçoit la connaissance de Dieu, et porte cet enfant et ce fruit caché au ventre de sa mémoire, croissant toujours tant et si longtemps, qu’étant parvenu à la hauteur de la puissance intelligible, pure et simple : finalement vient le temps d’enfanter, produire et exprimer cet enfant, et ce fruit (qu’on a si longtemps caché en peine et [137] travail) hors de sa cause au-dedans de soi, par production intelligible du verbe de connaissance actuelle de Dieu : laquelle production est celle qui fait la vraie et réelle présence objective.
Car comme toute connaissance est une action qui contient en soi la production de quelque chose de réel procédant de cette connaissance actuelle comme terme d’icelle action ; c’est ce verbe mental produit intelligiblement, qui est la vraie présence objective d’ici en avant ; et non plus quelque lumière confuse et générale de foi simple et nue, comme était la première présence décrite en la première partie, et telle qu’est aussi celle qu’on peut avoir, si longtemps que du Tout et du Rien on n’en fait pas une chose ; et ce pour son être fondamental en la déiformité : et iceluy verbe procède de la conjonction fondamentale, en laquelle Rien est pour matière, et le Tout pour forme.
Suivant quoi comme ce Tout qui est la participation formelle et réelle de l’essence divine, est la principale pièce en icelle conjonction ; d’autant plus que Dieu, comme efficient de cette participation, y est inséparablement conjoint ; il s’ensuit que la reproduction intelligible qui procédera d’une telle forme et d’un tel efficient, ne pourra être sinon un autre Tout, à l’image et semblance de la production ou génération du Verbe éternel en la divinité ; et qu’il sera l’enfant et le fruit d’icelle conjonction. (138) ce qui me fait assurément prononcer qu’on ne peut avoir la vraie et réelle présence objective si premièrement on n’a fait du Tout et du Rien une chose fondamentale pour son être, et pour le commencement de la vie déiforme.
Or qu’il soit ainsi, qu’on n’usurpe pas ces mots de présence, union, vision, etc., en la doctrine du Tout ou du Rien au même sens, et selon l’intelligence de la manière objective ; c’est chose facile à montrer par les propres paroles de la doctrine qui en traite avec la susdite ambiguïté. Car voici comme aucuns parlent : il n’y a (disent-ils) qu’une seule véritable présence de Dieu en l’âme, laquelle on a tout entière ou point. Et elle peut toujours, en tout temps et lieu être maintenu en son entier, sans travail, lassitude ou activité.
Et la raison qu’ils en donnent est, parce que Dieu ne peut se trouver en vérité, que par une parfaite union de l’âme avec lui. Qu’il n’y a qu’une seule vraie union, et par conséquent une seule vraie présence de Dieu. Que l’âme étant unie avec Dieu, pour le trouver et tenir présent, il faut qu’elle laisse toute affection et attachement aux créatures, et perde en Dieu toute propriété (139) jusqu’à l’extrême : d’autant qu’étant ainsi annihilée en elle-même pour Dieu, elle devient unie avec lui, et le trouve tout et entièrement ; mais quand elle demeure en soi, et se recherche même, que lors elle n’est pas annihilée, et ainsi et hors de l’union et présence de Dieu. Que la raison pourquoi l’âme n’a pas toujours cette présence divine ne provient que d’elle-même ; et que le croyant et l’étant, alors elle est affermie et établie en icelle présence divine. Que pour trouver Dieu, l’âme doit user de délaissement, de renonciation, oubliance et dépouillement de soi-même, pour se rendre simple, libre et vide. Que c’est un signe manifeste qu’auparavant elle avait plus, savait, faisait, et était plus qu’elle ne devait, etc. Voilà ce qu’ils disent.
Or est-il, que parler si expressément d’une seule présence et union, là où que néanmoins il y en a si manifestement deux réellement différentes : une fondamentale, habituelle et solide, qui est permanente et durable ; à savoir par grâce et charité habituelle, qui est toujours en nous tant que nous sommes sans péché mortel : si que jamais on n’a moins en l’état de perfection, que d’être et de vivre en Dieu, et d’avoir Dieu en soi, auquel on est fondé, enraciné, et incorporé par adhésion permanente d’amour habituel. L’autre union est passagère et actuelle, qui est la présence et union objective : laquelle n’étant pas de sa nature une (140) qualité permanente, mais une action passagère, n’est pas aussi en nous continuelle, mais souvent entrecoupée comme dit saint Thomas, I.2.q.3.2.2.ad 4. In hominibus […] non potest. C’est à dire : « ès hommes selon l’état de la vie présente, la dernière perfection est selon l’opération par laquelle l’homme est conjoint à Dieu : mais cette opération ne peut être continuelle et par conséquent elle n’est pas unique ; parce que l’opération se multiplie par interruption : et pource en état de la vie présente, les hommes ne peuvent avoir une béatitude parfaite. »
Dire donc, dis-je, si expressément, qu’il n’y a qu’une seule présence et union, et que tout ce qu’on dit par après d’icelle seule, est chose appartenant totalement et à la lettre à la présence et union fondamentale, et nullement à l’objective ; laquelle néanmoins est la vraie fin et perfection, mais qu’on la détient en la fondamentale ; jaçoit qu’on use des mots d’union, de présence, et de contemplation ? ce qu’étant ainsi ; que peut-on dire par après de vrai, de solide, et (141) d’assuré : puisqu’on ne tient pas la vraie connaissance de la fin ?
Semblablement dire que quiconque veut continuellement demeurer en la sublime contemplation, doit mettre premièrement ce stable fondement. Qu’il n’y a rien que Dieu, et puis qu’il en poursuive la pratique, en se tenant toujours en cet abîme, y faisant sa demeure, le contemplant toujours ; et ce par la mort et annihilation de soi-même ; comme étant ce soi-même le seul empêchement de ceci. Dire encore que pour parvenir à l’union essentielle, il faut toujours voir cette essence, ne voir qu’elle : et savoir qu’il n’y a qu’elle ; et vivre selon cette connaissance.
Tout cela appartient entièrement à la façon d’avoir et de trouver Dieu fondamentalement seulement, et nullement objectivement ; c’est-à-dire à la façon que nous sommes en Dieu par la charité habituelle, et que Dieu est par icelle en nous ; qui est la première pièce de l’état de la perfection, mais nullement la finale par reproduction intelligible ; de laquelle on ne peut pas dire qu’on se puisse toujours tenir en cet abîme, et y faire sa demeure : car cela appartient à l’abîme du Tout fondamental par présence et union de charité habituelle ; laquelle néanmoins n’est pas donnée pour être contemplée, mais pour être prise par manière d’être.
Comme tant de fois a été ici répété, qu’on ne doit pas tenir le Rien divisé du Tout, pour le pouvoir (142) contempler ; mais n’en faisant des deux qu’un, adresser la vue de sa contemplation à un troisième par-dessus tout, qui sera la vraie fin finale. Et partant usurper ces mots de vision, contemplation, présence et union ; voir toujours cette essence, et ne voir qu’elle ; et cependant ne parler que de la façon d’avoir Dieu fondamentalement par la grâce et charité habituelle, c’est totalement en user par équivocation ; et donner à penser qu’on parle de la vraie façon objective finale, là où ce n’est que pur manquement de faire sa vision et contemplation de ce qu’on devrait unifier avec soi et en faire son être.
Car ce n’est pas la même essence divine, mais la participation d’icelle. Non enim possumus participare esse divinum secundum aliquod substantiale, disent les théologiens, nam cum substantia sit ipsa rel natura, si substantialiter participaremus esse divinum, naturaliter essemus dii : quad nullo modo fieri potest […] modo fieri potest. Car nous ne pouvons participer l’être divin selon quelque partie substantielle, d’autant que comme la substance est la même nature de la chose, si nous participions substantiellement l’être divin, nous serions naturellement Dieu : ce qui ne se peut nullement faire. » Voyez Bellarmin, De grat. et lib. arbit.
Jaçoit donc que de plus on fasse mention de venir à une proximité continuelle, à une vision et assistance prochaine de la fin heureuse, qui est cette essence divine ; laquelle on explique n’être autre chose qu’une continuelle (143) présence et habitude d’union entre Dieu et l’âme : selon laquelle l’âme est revêtue de Dieu, et Dieu de l’âme sans aucune rétraction ou intervalle, vivant l’un dans l’autre. Tout cela est l’entière confirmation de ce que je dis, c’est à savoir qu’on ne parle que de la préférence et union fondamentale, selon laquelle l’âme vit en Dieu et Dieu en elle, le rien et le Tout étant tellement unis par ensemble qu’ils ne font qu’un être de grâce.
Lequel croissant tous les jours, et comprenant en soi peu à peu tout le pourpris et chacune puissance de l’âme, quand la forme de la charité inhérente en l’âme est venue jusqu’au sommet de la capacité d’icelle âme, c’est lors que tel être déiforme reçoit sa plénitude et perfection duquel être l’âme en est revêtue comme d’une robe nuptiale ; en sorte que la lumière qui parvient à son plein midi, n’est pas la lumière incréée qu’on doive contempler comme si ce fût la même essence divine, mais c’est la forme et l’être de la charité créée, laquelle étant de sa nature une lumière divine de participation de l’être divin, rend l’âme belle et lumineuse en tout son état interne.
Tellement que commençante du plus bas de l’être de l’âme, elle parvient au plus haut d’icelle, lui adhérente et inhérente et croissante tout le long de son pourpris ; et toujours par manière d’être, et non pas de vue et de contemplation parce que cette grâce est la participation de l’essence divine et [144] pour ce donne un être fondamental seulement, et non pas qui soit l’objet de notre connaissance et contemplation.
Appeler donc cela la fin heureuse, l’acquisition de naissance divine, c’est ce qui fait toute la confusion des termes et de la chose même, puisque c’est faire sa fin et vision de ce qui n’est que chose fondamentale et le propre être déiforme que l’âme reçoit. Et lequel partant elle doit unifier à soi comme son être, et non pas le diviser de soi pour le contempler.
Cette présence donc continuelle, et cette habitude d’union (qui ne peut pas être dite l’objective finale, puisqu’icelle ne peut être habituelle ni continuelle), ce revêtement de Dieu qui arrive à l’âme, ce vivre l’un dans l’autre de Dieu et de l’âme sans rétraction ni intervalle, comme aussi l’immédiation qu’on demande entre Dieu et l’âme, telle que ni acte, ni opération, ni moyen y doive entrevenir, tout cela n’est rien autre sinon que ce qui se fait réellement, lors que du Tout et du rien on en fait qu’une chose composée de ces deux, comme de matière et de forme, [ce] qui est l’être fondamental et la première pièce de l’état de la perfection, restant encore l’opérer et la fin finale d’un tel être. Dont aussi être parvenu à un tel degré, nous l’appelons non pas fin finale, mais être ancré, établi et enraciné, et comme incorporé derechef en Dieu par l’être de la charité, ou bien comme être réuni et derechef enté en sa vraie vigne pour revivre [145] et fructifier mieux que jamais, selon que nous l’avons diverse fois montré.
Etant donc ainsi, qu’aucun mystique prenne comme cela pour leur fin finale, et pour objet de leur vision et contemplation, ce qu’ils devraient prendre pour leur propre être de déiformité : qui pourra plus se donner de merveille, si on ne sait quasi pas s’entendre l’un l’autre ; puis que l’un usurpe les mêmes termes et paroles que l’autre ; et que la chose signifiée est néanmoins toute autre auprès de l’un, que non pas auprès de l’autre ?
(146) Si Christus non resurrexit, vana est et inanis Fides vestra. Si Jésus-Christ n’est point ressuscité, votre foi est vaine et sans fruit, disait l’apôtre saint Paul en sa première aux Corinthiens, chapitre 15189, parlant de la dépendance qu’il y a de la mort et de la vie, au mystère de notre justification ; tant en ce qui se passe en nous-mêmes, comme en ce qui est arrivé en la cause méritoire et exemplaire d’icelle ; à savoir en Jésus-Christ notre Seigneur. Lequel, si après être mort pour nos péchés, ne fut pas ressuscité pour notre justification, vaine et vide, dit l’Apôtre, serait notre foi, qui avons cru en un homme Dieu crucifié, espérant d’obtenir la vie par lui. Car s’il n’est pas lui-même ressuscité, vaine donc est notre foi et notre espérance : puisque moins il nous pourra rendre la vie, si lui-même ne l’a pu obtenir pour soi.
C’est sur le même fondement de mort et de vie, qui s’entresuivent l’une l’autre, qu’en la matière de notre justification les docteurs catholiques contre les hérétiques, parlent ensemblement de la mort au péché et de la vie nouvelle de la grâce. Sicut in Adam omnes moriuntur, ita et in Christo omnes vivificabuntur. Comme tous meurent en Adam, ainsi tous seront vivifiés en Christ », dit le même Apôtre : là où que les hérétiques admettant seulement la couverture, (147) ou la non-imputation des péchés, nient tout à fait la rénovation spirituelle, et ce nouvel être que la grâce inhérente nous apporte.
Vu donc que ce que nous traitons ici sont les mêmes choses, en tant que par cette vie mystique on vient à trouver par expérience les vérités premières de notre foi ; c’est aussi avec quelque proportion que je puis dire ici : si en notre vie mystique nous demeurons toujours en la mort du rien et anéantissement de nous-mêmes ; et que ne venions pas à trouver après la mort et le rien un nouvel être de déiformité en Dieu ; vaine donc et sans fruit est toute notre vie mystique : puisque c’est pour accomplir le commandement de l’Apôtre, que nous l’entreprenons : c’est à savoir pour nous dépouiller tellement du vieil homme, que nous nous revêtions pourtant aussi du nouveau ; qui se renouvelant de jour en jour, puisse toujours croître à salut.
Si donc nous ne venons pas à une autre union ou présence que la plus intime, ou celle qui s’acquiert par la mort et l’anéantissement de soi-même : et qu’ainsi nous devions toujours demeurer Rien, pour pouvoir retenir le Tout ; vaine donc est la vie mystique, laquelle n’obtient point sa fin finale ; puisqu’elle ne consiste pas en l’union de la grâce première, comme est celle-là que nous expliquons par manière de plus intime (qui [148] réponds à la grâce première de justification, et est la participation de l’être de Dieu seulement), mais en la présence ou vision, et connaissance objective ; à laquelle comme on ne peut venir que par opération déiforme, procédante d’un être déiforme qui soit en l’âme plus outre que le Rien : il s’ensuit que s’il faut toujours demeurer en ce Rien jusqu’à la fin, vaine donc est notre espérance, qui pensions devenir semblable à Dieu par notre vie mystique ; et comme tel parvenir à notre perfection de connaissance et d’amour divin, selon que la fin finale porte et requiert.
Voire même, vaine et inutile est la théologie scolastique ; laquelle constitue la vie nouvelle en Dieu, pour effet principal de la grâce justifiante ; selon laquelle vie nous devons opérer et acquérir l’augmentation de grâce ; et ainsi obtenir la fin d’icelle, qui est la vision ou présence objective, autant que cette vie peut porter. Enseignant aussi clairement que l’homme créé pour une vie surnaturelle, doit avoir des opérations surnaturelles ; par lesquelles il puisse proportionnellement tendre et parvenir à une telle fin.
(149) La doctrine du Docteur Angélique saint Thomas satisfait pleinement à toute cette question ; et ce qu’il en a dit est si clair, que le simple texte d’icelle ici rapporté en fera la décision. Premièrement donc en son quatrième livre contre les Gentils il dit ce que s’ensuit : « A ce que l’homme puisse parvenir à la béatitude de la fruition divine, il est nécessaire que premièrement il soit rendu semblable à Dieu par des perfections spirituelles : et puis que selon icelles, il soit opérant, et qu’ainsi finalement il acquiert cette béatitude. Or c’est par les dons du Saint Esprit, que nous sommes configurés et rendus semblables à Dieu, et habile à bien opérer : et partant, par le Saint-Esprit le chemin nous est préparé à la béatitude. » Et plus avant, livre 7, chapitre 25 : « Toute créature (dit-il) même les irraisonnables, sont toutes ordonnées à Dieu, comme à leur fin, et Dieu est la fin de toutes. Or chacune d’icelle parvient à une telle fin en tant qu’elle participe quelque semblance de Dieu : mais les créatures intelligibles et raisonnables atteignent Dieu leur fin par une façon plus spéciale que toutes les autres ; à savoir par leurs propres opérations, le connaissant et l’aimant : et partant la fin dernière des créatures intellectuelles, est de connaître Dieu. » De plus il dit encore au même lieu : « Toute créature tend à la semblance de Dieu, comme à sa propre fin. Or ce par quoi elle est le plus approchante de la semblance de Dieu, est sa fin dernière : comme donc la créature raisonnable (150) se rend singulièrement semblable à Dieu en ce qu’elle est intelligible : (car c’est la semblance de Dieu qu’elle porte en soi plus noblement que tout autre créature) il s’ensuit bien qu’entendre Dieu ce soit sa fin dernière. Et comme selon un tel genre de semblance elle se rend encore plus semblable en ce qu’elle est actuellement entendante, que non pas lors qu’elle est seulement telle par pouvoir ou habitude : puis que Dieu est toujours actuellement entendant, il s’ensuit que d’entendre actuellement Dieu, c’est la perfection suprême de la créature intellectuelle. » Et jaçoit que saint Thomas entende par ces discours prouver que l’entendre soit plutôt la fin de la créature intellectuelle, que non pas l’aimer ; la doctrine néanmoins fait à notre propos, en tant que c’est donc en opération, que consiste la fin de toute créature raisonnable, soit l’entendre, ou d’aimer, ou de toutes deux ensemble : et non pas en la seule essence et existence. Il dit encore ailleurs, quodlib. 10. q. 8. a. 17, ce que s’ensuit :
« La béatitude est la perfection dernière de la créature raisonnable ; or rien n’est finalement parfait, qui n’atteint pas son principe selon qu’il peut. Ce que je dis (dit ce saint Docteur) d’autant que la façon d’atteindre Dieu est double ; l’une et par ressemblance, (ce qui est commun à toute créature, puisque chacune d’icelles a autant de perfection qu’elle acquiert de ressemblance avec Dieu) l’autre par opération : (afin que ne touchions la façon singulière et propre à notre Seigneur Jésus-Christ, [151] qui est par unité de personne) or je dis par opération, en tant que la créature raisonnable entend et aime Dieu. »
Quelquefois néanmoins au lieu de ces deux pièces, le même saint Thomas, lib. de veritate, q. de gratia, en met trois ; bien qu’en ces deux les trois y soit contenues : « Pour la conquête d’une fin (dit-il) trois choses sont nécessaires. Premièrement une nature en un être proportionné à la fin. Secondement une inclination à la fin, qui est un appétit naturel de la fin. Et troisièmement le mouvement vers la fin. Or tout cela se trouve en l’homme, parlant selon sa naturalité, et la fin à laquelle il peut naturellement parvenir ; qui est quelque contemplation des choses divines, etc. Mais il y a une certaine fin, à laquelle l’homme est disposé de Dieu par-dessus la portée de sa nature, à savoir la vie éternelle, consistant en la claire vision de Dieu, laquelle est connaturelle à Dieu seul. C’est pourquoi il faut que l’homme reçoive de Dieu tels dons de grâce, par lesquels il puisse non seulement opérer vers une telle fin ; et non seulement aussi qu’il est sa volonté encline ou portée à cette fin : mais d’abondant tels, que sa propre nature ou son être fondamental soit relevé à une telle dignité, qu’une semblable fin lui soit compétente et sortable. Or à ce dernier est donné la grâce, laquelle est la participation habituelle et fondamentale de l’être et de la nature divine, laquelle nous donne un être surnaturel et déiforme, outre notre être naturel. Et puis pour incliner notre appétit raisonnable, qui est l’affection (152) de la volonté, est donnée la charité, laquelle est le principe habituel de l’amour divin en nous ; et pour accomplir les opérations actuelles nécessaires à l’acquisition d’une telle fin, nous sont encore donnés les autres vertus, aides, dons, et grâces actuelles. »
« La perfection d’une chose (dit encore le même saint en un autre lieu, in mater. de bono c. 6. a. 3.) est triple. Premièrement selon qu’elle est constituée en être. Secondement selon que quelques accidents lui sont surajoutés, comme nécessaires pour la perfection de son opération. Tiercement c’est ce qu’on acquiert, et à quoi on peut atteindre par son opération. Car comme aux agents imparfaits appartient de prétendre l’acquisition de quelque chose par leur opérer, là où que Dieu qui est premier agent entend seulement de communiquer sa perfection, et non pas d’en acquérir aucune ; ainsi toute créature étant agent imparfait, prétend par son opérer d’acquérir sa perfection, qui est la semblance de la perfection et bonté divine. »
Vous pouvez voir la même vérité déduite en la somme du dit saint Docteur en sa première partie q. 6. a. 3. lequel voulant prouver que Dieu seul est bon par essence, va déclarant qu’une chose est dite bonne selon qu’elle est parfaite ; et qu’il y a trois sortes de perfections en une chose. La première est sa substance. La deuxième sont les qualités nécessaires pour opérer parfaitement. La troisième est l’acquisition de sa fin ; et que c’est triple perfection ne compète [sic] à aucune créature selon son essence : mais à (153) Dieu seul, l’essence duquel seul est son être, et auquel n’adviennent nuls accidents. Car tout ce qui se dit accidentairement des autres choses, convient à Dieu essentiellement : comme d’être puissant, sage, etc. et lequel n’est ordonné à chose aucune, comme à sa fin : mais lui-même est la fin dernière de toute chose.
Et en sa seconde 22. q. 184. a. 1. il dit : que chaque chose est dite parfaite, pour autant qu’elle atteint sa propre fin ; laquelle est la perfection dernière de la chose, où elle tend par sa propre opération. Item ailleurs 1. 2. q. 3. a. 2. Que la béatitude de l’homme est quelque chose de créé existant en iceluy ; et partant qu’il faut nécessairement dire que c’est une opération. Que l’être d’un homme, quelconque il soit, n’est pas sa béatitude, mais son opération, selon laquelle il réduit en acte le principe de vie qui est en lui : mais que Dieu seul est bienheureux par essence parce que son être est son opération, et conséquemment que sa béatitude est son être. Item 1. 2. q.55. a. 2. ad. 3. Que la substance de Dieu étant son action, la souveraine assimilation ou ressemblance de l’homme à Dieu, est selon quelque opération : et pourtant que la félicité, par laquelle l’homme est principalement fait semblable et conforme à Dieu, consiste en opération.
Et en un autre endroit 1. p. q. 10. a. 3. déclarant que Dieu est éternel, pource qu’il est (154) totalement immuable : et qu’une chose participe son éternité, pour et autant qu’elle reçoit son immutabilité, il prouve que les anges et les bienheureux sont éternels, à l’advenant qu’ils participent l’immutabilité divine, non seulement selon l’être, qui jamais ne finit : mais aussi selon l’opération, qui jamais ne cesse, jouissant continuellement de Dieu : car leur vision est immuable et perpétuelle. D’où vient que ceux qui voient Dieu au ciel, on vie éternelle, « cette est la vie éternelle, qu’ils te connaissent », disait notre Sauveur à son Père éternel en saint Jean, chapitre dix-sept.
Pour donc abréger toute cette doctrine ; et supposé que pour parvenir à quelque fin, trois choses soient requises. Premièrement (155) la nature convenable, qui est la première racine, et le fondement de tout le reste. Secondement la puissance, qui soit le principe prochain du mouvement et tendance en cette fin. Tiercement le mouvement par lequel elle s’acquiert. Comme ainsi soit que Dieu est la fin de l’homme non seulement naturelle, mais aussi surnaturelle, en tant qu’il peut être clairement vu et fruitivement possédé ; et par conséquent comme objet de la béatitude de l’homme, lequel il a élevé à une fin si haute : trois choses lui sont nécessaires pour y pouvoir atteindre.
La première est la nature, essence, ou substance, qui soient proportionnée et de même ordre avec cette fin. Laquelle nature ne peut être autre, que la nature et essence divine participée, qui est la grâce habituelle et gratifiante, qui donne un être par manière de nature en l’ordre surnaturel. La seconde est la puissance, qui soit le principe du mouvement tendant à cette fin : laquelle est la charité avec les autres dons et vertus infuses, qui informent et habilitent nos facultés opératives, pour agir conformément. Et la troisième c’est le mouvement, qui consiste ès actions des mêmes vertus ; par lesquelles action l’âme touche et arrive à Dieu sa fin dernière.
Que si à ces trois pièces nécessaires pour l’état de la perfection, nous en ajoutons encore une autre toute différente, (156) et la première de toutes : à savoir un principe et agent, ou cause efficiente telle, qui fasse tout cela réellement et efficacement : nous serons alors la vraie et entière description de toutes les pièces nécessaires à l’état de la vraie et solide perfection chrétienne, spirituelle et mystique.
Or un tel agent n’est autre que Dieu même, lequel par sa vertu et son trait divin et déficient, est le premier auteur de tout l’état de la déiformité. Car comme dit saint Thomas, l. 3, Contr. Gent. c. 52. Formae alicuius propria non fit alterius, nisi co agente. Agens enim facit sibi simile, in quantum formama suam alteri communicat.
Or est-il que si cette doctrine catholique est véritable et certaine (comme de fait elle l’est) et qu’on la veuille conférer avec la description du Tout et du Rien, auquel l’âme se doit à toujours tenir : quand est-ce donc que l’âme viendra à recevoir un tel être, qui soit surnaturel et proportionné à sa fin, pour opérer surnaturellement, et ainsi acquérir icelle fin ? Car puisqu’il faut agir, pour obtenir sa fin, (comme a été montré) et qu’avant pouvoir agir, il faut avoir l’être, et un être personnel, actiones enim sunt suppositorum et singularium : D. Thom. 3. p. q. 20. a. 1. ad. 2. Et avoir aussi une nature ou forme, selon laquelle la personne puisse opérer : Nam operari est hipostasis subsistentis : sed secundum formam et naturam à qua operatio speciem recipit : unde à diversitate formarum seu naturarum, est diversa species operationum, dit le même (157) saint Thomas 3. p. q. 19. a. 1. ad. 3.
Il est tout manifeste qu’il nous faut nécessairement avoir un être, et une nature ou forme subsistante en l’ordre surnaturel, qui surpasse tout l’ordre de la nature : avoir encore les qualités surnaturelles requises pour pouvoir opérer conformément ; je veux dire déiformément, et par une telle opération à consuivre [sic] et atteindre notre fin dernière, laquelle est totalement surnaturelle.
Nécessairement donc ou l’une, ou l’autre de ces deux façons est fausse et trompeuse : ou bien l’une parle d’un degré, et l’autre d’un autre. Et c’est cela même que j’entreprends de montrer par toute cette seconde partie. À savoir que la doctrine du Tout et du Rien est un degré moins que la présence et union objective, de laquelle les théologiens entendent parler, quand ils traitent d’un être et opérer de grâce, outre celui de la nature. Là où que quand le Rien et le Tout sont encore divisés, et qu’on veut demeurer le Rien pour pouvoir contenter le Tout, c’est vouloir par force demeurer en son seul néant de nature ; au lieu qu’on devrait faire du rien et du tout un nouvel être de déiformité, composé des deux ; et alors on trouverait à la lettre comme les Doctes enseignent. (158).
Comme ce titre et tout ce que ce chapitre contient est entièrement contraire à cette doctrine qui dit que l’âme est totalement passive en l’état de la perfection, et que c’est Dieu qui fait tout, et l’âme rien : que toute imperfection est redressée par le rien-être, et puis par l’annihilation active tant de son opération que de soi-même qui opère ; jaçoit que ce point ici d’être opérant, soit contenu en celui du chapitre précédent, nous emploierons néanmoins encore celui-ci à prouver qu’il faut nécessairement que nous montrions que l’âme est vraiment opérante en l’être déiforme ; et (159) que c’est en opérant que nous construisions notre fin finale.
Car premièrement c’est une chose certaine que la perfection à laquelle nous pouvons arriver en cette vie, est une petite image et ressemblance de la béatitude future ; laquelle comme elle consiste en opération selon la doctrine catholique et avérée, qui nous enseigne que la béatitude objective est la divine essence ; et que la béatitude formelle est l’opération immanente de l’esprit bienheureux, par laquelle il voit et jouit de cette essence, comme fin et objet de sa connaissance et de son amour ; ainsi tout ce qu’on met en avant pour confirmer cette vérité, fait aussi pour affermir cette nôtre présente explication.
Et puis c’est chose impossible (dit saint Thomas 1. p. q. 105. a. 5. in corp.) que Dieu soit en telle sorte seule opérant immédiatement ès choses qu’il a créé, qu’elles ne soient pas aussi opératives. Premièrement parce qu’autrement ce serait ôter aux choses créées l’ordre de la cause et de l’effet, ce qui appartient à l’impuissance du Créateur : car c’est de la vertu et efficacité de l’agent, qu’il donne à son effet la vertu d’opérer. Secondement parce que les vertus opératives qui se trouvent ès choses créées, seraient en vain attribuées aux choses, si pas icelles elles n’opéraient pas. Voire même toutes les choses créées sembleraient être aucunement en vain, si elles étaient destituées de (160) leur propre opération ; vu que toutes choses sont pour leur opération : car l’imparfait est toujours pour le parfait. Comme donc la matière est pour la forme, ainsi la forme, qui est l’acte premier, est pour son opération, qui est l’acte second ; et ainsi l’opération est la fin de toute chose créée. Et partant (dit-il en concluant) il faut tellement entendre que Dieu opère ès choses, que néanmoins les mêmes choses aient aussi leur propre opération.
Et afin qu’on ne pense pas que cela soit dit seulement selon l’ordre des choses naturelles : voici comme le même saint Thomas 2. 2. q. 23. a. 2. parle de la façon que Dieu nous meut et opère en nous par la charité surnaturelle : Non enim (dit-il) motus […] quod etiam ipsa sit efficiens hunc actum. « Que le mouvement de la charité ne procède point en telle sorte du Saint-Esprit mouvant l’esprit humain ; que l’esprit de l’homme soit seulement mu, et ne soit nullement le principe de ce mouvement, tout ainsi que quand quelque corps est mu par quelque agent extérieur, ou comme un instrument est manié : mais il faut que la volonté soit tellement mue du Saint-Esprit pour aimer, qu’elle-même aussi fasse le même (161) acte d’amour.
Et parlant des dons du Saint-Esprit, il dit une sentence fort remarquable à notre propos, 3. sentent. d. 34. q. 3. a. 3. Cum dona sint ad operandum supra humanum modum […] sed quasi Deus factus participatione, operetur. “Comme ainsi soit que les dons du Saint-Esprit soient pour opérer par-dessus la façon humaine, leurs opérations sont mesurées par une autre règle, que n’est la règle de la vertu humaine ; laquelle est la divinité même participée de l’homme en sa manière : en sorte que maintenant il n’opère pas humainement, mais comme étant fait Dieu par participation.
Là où donc que selon les autres explications on dit qu’il faut croire par une foi vive et assurée que ce n’est pas nous qui opérons, mais que c’est Dieu par sa volonté qui vit en nous, et qui fait tout, et par tel moyen se désapproprier de tout ce qui se passe et se fait en nous, pour l’approprier à Dieu, n’y reconnaissant que lui seul ; ici que nous (162) procédons selon les pures vérités premières, (comme il faut nécessairement faire, si on veut pertinemment suivre l’esprit divin à tout moment par la connaissance de ses œuvres en nous :) nous disons franchement qu’il ne se faut pas laisser tromper sous prétexte de quelque bien, et de belle apparence : mais chercher en tout le vrai point de la vérité. C’est une chose bien dire, et la substance de la doctrine doit être retenue.
Que tout bien se doit attribuer à Dieu ; mais ce néanmoins, sans préjudice de cette vérité, il est aussi vrai et profitable, voire même (considéré les abus qui sourdent de la doctrine contraire) est nécessaire de savoir que tout ce qui se fait par la volonté de Dieu en nous, c’est aussi nous mêmes formellement et activement qui le faisons : tant parce qu’icelle même volonté divine efficiente est devenue nôtre par participation ; et pource ne faisant qu’une chose avec nous, à savoir un être déiforme ; comme aussi parce que c’est vraiment nous, qui secondairement opérons et faisons tout cela. Mais nous en tant que méliorés, déifiés, et faits déiformes. Et pource c’est encore une plus grande gloire à Dieu, de bien connaître son don, sa grâce, et les merveilles de sa bonté en nous, que sous ombre d’humilité rester en notre rien, et ne nous entendre pas bien nous-mêmes, pour nous accommoder à l’advenant. (163)
Bien entendu toutefois, que quand je dis que tout ce qui se fait en nous par la volonté de Dieu, nous le faisons aussi formellement, je ne parle point des influences, préventions, touches, et motions premières de la grâce et volonté divine opérante, qui n’appartiennent qu’à Dieu seul ; et à l’endroit desquelles nous ne sommes que passifs, et recevants : mais je l’entends des opérations consécutives à ces divins principes ; lesquelles nous faisons avec Dieu en suite et vertu d’iceux ; coopérant avec sa grâce, étant premièrement mus et poussés de Dieu ; et puis nous nous mouvons aussi avec lui.
Dire donc que même selon le nouvel homme, et en l’état de la perfection, l’âme est tellement annihilée, qu’elle n’opère plus et ne fait rien activement, mais tout passivement ; et qu’encore qu’elle ait sa volonté, son acte et son opération ; néanmoins c’est de Dieu, et non d’elle que tout est produit : c’est chose assez périlleuse de parler ainsi ; jaçoit que d’un auteur catholique on les puisse prendre bon sens. Car les (164) hérétiques de ce temps sont estimés impertinents d’enseigner qu’en nos bonnes œuvres nous sommes tellement agis de Dieu, que notre volonté ne soit pas libre, ni dame [sic] de ses actions. Item en ce qu’ils disent, qu’encore même que notre volonté concourt activement, que néanmoins c’est comme instrument de Dieu seulement, qui est mû et ne se meut pas ; et qu’ainsi c’est être agi et mû, et non pas qu’on puisse dire que nous sommes aidés, ou que nous coopérions. Et sur tous Luther est estimé absurde, de ce qu’en quelque passage il dit : que c’est une erreur de dire que notre volonté ait aucune activité en son opération, et que c’est toujours passion en nos actes internes ; citant à son propos le dire de Dieu par son prophète Jérémie, chapitre 18 : Ecce sicut lutum in manu figuli, sic vos in manu mea domus Israël190, et quid objetro (dit ce hérésiarque) activitatis habet lutum, quando figulus formam ei affingit nonne meta passio ibi cernitur? Mais comme il prend mal ce passage, (ainsi qu’il fait les autres) contre le sens de l’écriture, et que ce ne sont que inventions fausses pour détruire le libre arbitre, et les mérites des bonnes œuvres pour fomenter le libertinage ; nous disons au contraire que c’est une vérité catholique.
Que nos actes internes et immanents sont vitaux, et produit par nos puissances : à savoir par la volonté et l’intelligence. Parce que notre volonté (pour exemple) doit être le principe actuel de ses actes. Car si notre volonté (dit saint Thomas [165] 1. p. q. 105. a. 4. & 22. q. 23. a. 2.) était tellement mûe d’un autre, que de soi, elle ne se mouvrait pas, les actes et opérations de la volonté ne seraient pas imputées à mérite ou démérite : mais parce que pour être mûe d’un autre, elle n’est pas pourtant empêchée de se mouvoir volontairement de soi, la raison du mérite ou démérite n’est pas ôtée. Notre volonté donc est tellement mûe de Dieu, que néanmoins elle se meut aussi d’elle-même ; n’y ayant aucune répugnance à être ému d’un autre, et néanmoins se mouvoir soi-même : voire ces deux choses s’accordent très bien par ensemble. Car Dieu mouvant notre volonté, ne la contraint ni force aucunement : mais il la meut en lui donnant intérieurement sa propre inclination vers le bien qui est son objet, et l’attirant à son amour en qualité d’objet, comme étant lui-même le bien souverain et universel.
Nous sommes donc nécessairement actifs et opérants en l’état de la perfection. Et en cette notre façon de procéder selon l’union objective, outre la fondamentale et plus intime, il n’y a rien de plus certain et plus clair en expérience : que jaçoit que toute opération doit être attribuée à Dieu, comme premier et principal agent, toute créature néanmoins acquiert sa perfection dernière par son opération. Si avant qu’encore qu’il soit dit que l’esprit de Dieu, lequel est le premier opérant ou bien en nous, pris pour nous. (166) Spiritus postulat pro nobis, Spiritus orat pro sanctis. Néanmoins ce postulat et orat ne s’entend pas autrement selon la vérité catholique, sinon que c’est Dieu qui nous fait demander et prier, nous mouvant à le faire par sa grâce prévenante et aidante ; et non pas que ce soit lui qui le fasse pour nous sans nous.
Que si on pense que parler ainsi, ce soit déroger à la désappropriation, que toute âme dévote devrait avoir de toute grâce et opération de Dieu en elle, afin que toute la gloire soit à Dieu seul, qui est tout en tous, et qui opère en tout opérant. Je réponds premièrement avec le sacré Concile de Trente, section 6, cap. 6, que cela vient de la bonté de Dieu. Cujus tanta est erga omnes homines bonitas, ut corum velit esse merita, quæ sunt ipsum donae191 ; La bonté duquel est si grande envers tous les hommes, qu’il veuille que ses propres dons soient leurs mérites. Secondement avec les saints Docteurs, que la grâce, laquelle procède seulement de Dieu, exclut bien la gloire de celui qui se voudrait glorifier en ses bonnes œuvres, comme faites de ses propres forces, mais non pas la gloire de celui qui se glorifie (167) en Dieu : connaissant que tout vient de Dieu premier opérant, et coopérant en l’homme, et qu’il est la cause et l’origine de tout le bien qu’il peut faire.
Car entendant que Dieu par sa grâce opérante est la vigne, et nous la branche ; et que ce que la branche porte de fruit, c’est par influence et vertu qu’elle reçoit de la vigne ; et qu’ainsi tout redonde à la gloire de la vigne : de même toute la gloire des bonnes œuvres que nous faisons redonde à la gloire de notre cause première efficiente, opérante par sa grâce en nous ; puisqu’elle est la première et principale cause de tout, influente actuellement, et spécialement en tous nos actes de vertu. C’est pourquoi le même concile conclu avec ce canon résolutif : Si quis dixerit […] anathema. ‘Si quelqu’un dit que les bonnes œuvres de l’homme justifié sont tellement dons de Dieu, qu’elles ne soient pas aussi des bons mérites du même justifié : ou que cet homme justifié par les bonnes œuvres qu’il fait par la grâce de Dieu, et le mérite de Jésus-Christ, duquel il est membre vif, ne mérite pas vraiment augmentation de la grâce, la vie éternelle, (168) et l’acquisition d’icelle vie éternelle, comme encore accroissement de gloire (si toutefois il meurt en grâce) soit excommunié.’
Jaçoit donc que de notre part, et en tant qu’en nous est, nous veillions par effet et affection d’amour envers Dieu n’être rien, afin de lui donner plein domaine en nous : et que ce soit lui qui soit tout en tout : réciproquement néanmoins après que nous sommes anéantis, pour faire vivre Dieu en nous, il nous rend derechef nous-mêmes à nous : mais régénérés, réformés et déifiés. (Car comme dit saint Thomas 1. 2. q.102. a. 1, Solus Deus deificat, communicando consortium divina natura, par quandam similitudinis participationem), voulant que soyons quelque chose avec lui, en lui, et pour sa gloire.
Partant tout ainsi que par l’aide de sa grâce, et en vertu de son amour divin nous mourons à nous-mêmes, en tant que par le péché et la corruption nous avons été mal et vécu en désordre hors du gouvernement divin : de même aussi nous guérissant et réformant notre même corruption par la même grâce, et par les effets de son amour divin, il fait semblablement que nous vivions avec lui, et lui veut vivre avec nous. C’est une vérité que toute l’écriture presque nous annonce. Que Dieu veut non seulement soi-même, mais encore avec soi toutes les autres créatures : et signamment les raisonnables, afin de pouvoir manifester (169) en elles sa bonté et sa gloire, autant qu’elles en sont capables, et qu’elles en peuvent être faites participantes. La meilleure philosophie enseigne aussi que Dieu daigne honorer ses créatures en ce qu’il les élève à la dignité de cause efficiente ; si que de fait elles ont vraiment et réellement leur activité, et les effets sont procédant d’elles comme de leurs causes totales, pour le moins selon leur degré.
Parlant donc clairement sans figure ou hyperbole, mais selon une vérité qui peut avoir librement son cours partout, disons que Dieu est tellement uni antérieurement, et d’une façon préalable à notre bonne volonté, qu’il est le premier, qui en nous, et avec nous est opérant, comme préalable et principal ; laquelle par cette union fondamentale a pris à soi ce que nous sommes et vivons ; et que partant nous sommes seulement secondaires, et subordonné à son gouvernement divin : et qu’étant aucunement réformé en notre corruption par le renouvellement de notre être naturel, en un être déiforme et surnaturel ; nous venons derechef à la vraie façon de se bien comporter en l’état interne, (170) qui est d’être pris, captifs, et engagés dedans l’ordre du gouvernement divin ; n’opérant que secondairement, et par dépendance de sa volonté divine ; sans laquelle préalable on ne peut, et on ne veut vouloir chose aucune.
Que néanmoins nous sommes vraiment opérant et vrais coopérateurs de Dieu : parce que cela s’anéantit seulement en nous, que le péché et la corruption avait ingéré en nous de propriété et de liberté naturelle hors de l’ordre divin. Et pource lors que nous nous retrouvons en Dieu, nous pouvons et devons vivre et opérer en lui avec toute assurance, sans craindre de méprendre ; pourvu seulement que sachions la façon de donner à Dieu la primauté et principalité, avec l’excellence de cause première efficiente tant en l’ordre naturel que surnaturel ; et de notre côté reconnaissions la dépendance que nous avons sans cesse de sa prévention et volonté divine, de son aide et secours, et de la suite de sa grâce selon que lui-même nous l’enseigne en saint Jean, chapitre 15192 : Sine me nihil potestu facere. Ego sum vitis vos palmites, sicut palmes non potest ferre… semetipso, etc. C’est-à-dire : « Sans moi vous ne pouvez rien faire. Je suis la vigne et vous les sarments ; comme le sarment ne peut porter fruit de soi-même, s’il ne demeure en la vigne, ainsi vous ne soit [sic] que demeuriez en moi. »
Et vraiment, parlant depuis le temps que l’âme a passé l’état de la privation, et accoisé la vieille façon d’opérer selon sa propriété : trouvé (171) aussi la façon nouvelle, qui sera mis au chapitre 18 ci-après, et laquelle sera fondée en la connaissance des fondements ici contenus ; dès lors en avant aussi elles expérimentent qu’elle se peut tenir activement autant que devant, selon la portée du degré auquel elle est. Ce que je dis, d’autant que souventes fois la puissance intellectuelle est extrêmement tenue en captivité et privation : n’étant pas possible d’en user pour opérer vers Dieu par-dessus tout : mais seulement pour se réfléchir vers ce que Dieu opère ès infériorités d’une façon plus basse que l’âme ; c’est à savoir moins que ce qu’elle est selon sa portion supérieure. Ce qui est alors connaître Dieu seulement par ses effets en soi-même, et non pas de vision directe par la réception des principes de grâce, nécessaire à la production ou expression de cette connaissance intelligible, comme (Dieu aidant) le tout sera plus amplement déclaré en la troisième partie. (172)
Ayant déjà fait mention ci-devant, que si nous n’avions autre doctrine que la scientifique et spéculative ; et que d’ailleurs ne fussions informés en quelle façon les choses se passent en la vie mystique, et de quelles circonstances elles sont revêtues selon la réalité que l’expérience nous apporte, nous serions mal-logés. Voici qu’en ce point ici d’être actif avec Dieu, nous le pouvons clairement voir et connaître. Car jaçoit que d’une part (comme je le tiens expressément) de tant plus qu’une âme profite en la vie mystique, tant plus aussi elle découvre la vérité de la doctrine théologique : signamment si elle prend la peine de confronter (173) et accommoder son expérience aux façons de parler doctrinales ; si est-ce que d’autre part cette même doctrine aiderait peu, et même serait souvent nuisible, si on ne savait avec quelles circonstances la réalité d’icelle se passe.
Car comme nous vivons de deux sortes de vie : l’une de corruption et propriété, et l’autre de pure grâce en la surnaturalité et déiformité ; et que ces deux vies avec leurs opérations conformes ont en nous leur temps, si on ne sait discerner en soi ces deux temps ; et en quelle façon il est vrai selon tous les deux que nous sommes opérants (comme aussi c’est la vérité que entre ces deux temps, Chaos magnum firmamum est, ut qui de uno velint transire ad aliud, non possunt : il y a un grand gouffre tel que ceux qui veulent passer de l’un à l’autre, ne le peuvent faire sinon en l’outrepassant. Et le gouffre ténébreux, ou bien confusion universelle de toutes choses en l’âme, c’est l’état de la privation, auquel se fait ce changement et renversement, cette renaissance et rénovation de l’âme),
Si, dis-je, on ne sait reconnaître le temps de la vie et opération de la grâce d’avec celle de la propriété ; on pensera que l’opération dont on se remplit en l’état de propriété, sera la vraie et légitime que l’on dit être nécessaire pour parvenir à sa fin surnaturelle. Et puis on se troublera souvent en son progrès, lors que pensant poursuivre toujours son effort opératif, on se trouvera néanmoins la plupart du temps inepte et totalement (174) inhabile à opérer, même en l’état de la perfection, et en la vie nouvelle en Dieu de laquelle toutefois nous allons ici inculquants, qu’elle consiste à être opérant, et non pas à cesser de toute opération en Dieu.
Pour entendre donc comment en l’état de la vie nouvelle en Dieu l’âme est encore souvent passive, jaçoit qu’elle se doive remettre en posture active, et relevant vers Dieu par-dessus tout : il faut savoir qu’il est très vrai que pour acquérir notre vie surnaturelle nous devons être opératifs surnaturellement ; mais aussi il ne faut pas d’autre part ignorer ce que dit saint Augustin parlant de la charité, tom. 9 tract. 5 in Joan. c. 3. : Charitas innovat, ut novi homines fimus. Et ailleurs : […] « La charité renouvelle afin que soyons nouveaux hommes. Mais pensez-vous qu’elle soit du tout parfaite aussitôt qu’elle est née ? Elle naît pour être perfectionnée : après qu’elle est née, elle est nourrie : (175) après être nourrie elle est fortifiée ; étant fortifié elle est perfectionnée ; et lorsqu’elle est venue à sa perfection, que dit-elle sinon que Jésus-Christ est ma seule vie ? »
Etant donc ainsi que l’être de grâce ou de charité habituelle commence du fond le plus bas de l’âme, afin de la rendre réformée et renouvelée selon tout son pourpris : il s’ensuit que comme l’âme a une grande étendue depuis cette bassesse jusqu’à la sommité de l’esprit ; ainsi est-il nécessaire que l’être de la charité qui a commencé de si bas, vienne peu à peu et de degré en degré à comprendre et à assujettir à soi tout ce pourpris naturel de l’âme ; jusqu’à mettre siège, pied, fond et état en ce sommet de l’esprit : afin qu’ayant acquis une plénitude d’être de grâce, le parfait opérer puisse ensuivre, qui atteigne Dieu par-dessus tout par connaissance et amour.
Or maintenant ce progrès-là d’une telle bassesse jusqu’au sommet se faisant par plusieurs degrés, et non pas selon une continuation uniforme, il s’ensuit que la grâce ou la charité croissante d’un degré à l’autre, il y a toujours quelque interruption de progrès actif, à raison qu’entre deux quelque passivité y succède : à savoir en ce qu’on doit endurer l’amoindrissement de son opérer actuel, et venir à une bassesse en pure négation de ce qu’on avait auparavant. Durant quoi, l’âme est préparée pour derechef retrouver un autre degré ; mais qui pour son dernier viendra plus haut que (176) le précédent : et ainsi conséquemment en tout degré d’avancement.
Chose qui répond entièrement à la doctrine des scolastiques, qui enseignent qu’il n’est pas requis que le principe par lequel on puisse opérer, sorte effectivement de l’homme : mais bien que les opérations vitales procèdent effectivement des puissances vitales. Nequaquam est (disent-ils) de ratione principis, quo quis operari posit, ut ilud pacificatur effective ab homine ; sed bene de ratione actionis est, ut operationes vitales procedant effective a potentiis vitalibus. Car en cette passivité, c’est alors que l’âme reçoit l’augmentation de la grâce ou charité habituelle, qui est le principe de ses opérations surnaturelles, pour pouvoir croître en la charité actuelle, à l’endroit de laquelle elle reprend derechef sa façon active et vitale.
Comme donc c’est de Dieu que nous recevons la croissance fondamentale de la charité ; ainsi est-ce de Dieu que proviennent ces mutations là de notre état interne ; selon lesquelles nous passons de la disposition active à une autre de tolérance et passivité, ou pour le moins de diminution ou de chute de telle activité : qui est le temps auquel la vertu divine efficiente opère en nous le changement, et la mélioration des principes opératifs, et non pas opération actuelle. Et alors nous pâtissons plutôt en nous une telle mutation, que non pas que nous la fassions : bien qu’ensemble avec le pâtir et le permettre nous y devions (177) aussi consentir et coopérer librement ; puisque la vraie et légitime suite de l’Esprit divin requiert que nous nous conformions à telles mutations, les acceptants librement et nous abandonnant promptement à suivre Dieu en tout et partout.
Néanmoins parce que l’œuvre de Dieu se passe à l’entour du changement de l’état interne, et non pas encore à l’entour de l’opérer ; tandis que cela est encore in fieri à faire ; ce n’est pas coopérer à être actif, mais à se laisser changer en son état ; nous accommodant à cela, sans penser encore de produire aucune opération formelle avec Dieu, jusqu’à ce que selon ce nouveau changement, l’état intérieur ait acquis et ramassé en son fond toutes les pièces nécessaires pour être suffisamment constitué in actu primo, en acte premier ou pouvoir d’agir comme chose préalablement nécessaire, avant qu’il soit temps de penser à produire aucun acte avec Dieu.
Doctrine bien à noter de l’âme qui veut apprendre à pouvoir suivre Dieu à tout moment avec connaissance et discernement de ses œuvres en nous : comme ci-après sera déclaré en la troisième partie ; mais qui n’appartient rien à ceux qui s’arrêtent en l’exercice du Rien et du Tout ; puisque c’est parler ici de l’être déiforme, que ce Tout devenu nôtre et unifié à notre fond, nous donne et cause en nous. Lequel être croissant tous les jours, fait que c’est une grande perfection à l’âme de (178) pouvoir distinguer et reconnaître quand c’est le temps d’opérer formellement ou bien de coopérer seulement à la mutation qui se fait du fond même, et de l’acte premier, ou pouvoir d’agir, qui se méliore pour être principe d’une opération plus parfaite. Car c’est ainsi que durant le voyage mystique on vient à l’expérience des mystères de la grâce ; et en quelle manière elle opère en nous et comment elle reçoit augmentation de son être. De quoi sera traité en ladite troisième partie.
Comme ainsi soit doncques, que l’âme après l’état de la privation est parvenue à ce point, qu’elle est toute recueillie, et en très proche sentiment de soi-même (qui est une façon contraire à la dispersion extravagante de ses pensées et affections) sentant bien qu’elle se possède vraiment soi-même en Dieu, et néanmoins dévaluée ou dévalée à des grandes bassesses par la privation ; tout ainsi qu’elle se relève derechef vers Dieu infiniment relevé par-dessus tout, selon un nouveau voyage qui a le Rien et le Tout unis ensemble pour fond, et pour être de celui qui commence ce voyage.
De même doit l’âme (179) savoir que de cette bassesse elle ne parviendra pas aux sublimités de la présence divine objective, sinon par infinis petits degrés qui interromperont toujours le cours actif d’icelle âme, et la mettront en diminution ou déchute de cette façon opérative, et quelquefois en pure tolérance et passivité. De sorte que tout le cours d’un voyage à Dieu par-dessus tout, n’est autre que tantôt pouvoir opérer déiformément, et tantôt non : à savoir de la même façon comme il en arrivait pendant l’être et état naturel. Comme aussi la grâce ne détruit pas la nature, mais la perfectionne toujours convenablement.
C’est de cette variété ici qui se trouve tant en l’état de grâce, que de nature, qu’il est vraiment dit : que l’homme ne demeure jamais en un même état, nunquam in eodem statu permanet. Et ne faut pas penser que cela même, je dis cette vicissitude, soit grande imperfection (comme peut être ceux qui procèdent par silence et repos, par le Tout et le Rien voudraient dire que ceci est une vraie multiplicité.) Car c’est à raison de l’avancement que fait l’âme croissant toujours en charité tant habituelle comme actuelle, que cela arrive.
Et c’est que la grâce est tellement fidèle à l’âme, et cherchant le progrès d’icelle, qu’elle ne la laisse pas longtemps demeurer en un degré : mais ayant fait son œuvre prétendue selon iceluy, elle procède soudain à remuer et changer son support (qui est l’âme) pour venir à un autre degré. (180) De là vient que c’est bien une vraie ignorance des secrets de Dieu en nous, que de vouloir persister toujours en une chose qui nous agrée. Car c’est pour notre propre bien, et avancement d’un degré à un autre que ces étranges effets se font en nous, qui touche la mutation et mélioration de notre disposition interne. In via Dei procedit altquis (dit saint Thomas 22. q. 24. a. 6. ad. 3.) non solum dum actu charitas eius augetur, sed etiam dum disponitur ad eius augmentum. C’est-à-dire : « Que quelqu’un profite en la voie de Dieu, non seulement lors que sa charité est actuellement augmentée, mais aussi lorsqu’il est disposé à l’augmentation d’icelle. »
Voilà donc comme en l’état déiforme on est tellement actif, que néanmoins on soit aussi souvent en privation, non pourtant fâcheuse (bien qu’aussi elle y ait encore quelquefois son temps), mais par forme de déchoir de l’état actuel, auquel on était. Comment aussi on doit apprendre à suivre Dieu en ce changement, non moins qu’en la façon actuelle. Et savoir encore noter ce que c’est qui se passe durant ce changement : et comment d’iceluy on retourne à une activité nouvelle ; et qu’en cela est tout le passe-temps de l’âme, que de savoir discerner ces divins secrets en elle, en s’y accommodant par opération conforme.
De là vient que les règles et la doctrine des mystiques ne sont pas toujours pour adresser (181) les opérations de l’âme, mais aussi pour lui persuader de se laisser volontairement manier, culbuter et peloter de Dieu haut et bas comme il lui plaît.
Bien que ce soit le propre de l’état de perfection, qu’on soit tellement ancré, enté, fondé et enraciné en Dieu premier principe et cause efficiente de tout bien en nous deux. Et signamment principe causant et opérant en nous l’être de la déiformité : que dès lors en avant on ne soit jamais moins que cela fondé en la charité et volonté de Dieu : ayant Dieu habitant en son âme, par la foi et par la charité habituelle selon l’étendue de la grâce reçue et acquise (182) par le progrès et avancement en la perfection ; d’autant néanmoins que cela n’est pas la fin, mais seulement chose primitive, et le premier élément et commencement de la vie parfaite ; et qu’il reste encore à obtenir une ressemblance divine plus accomplie, et à devenir petit dieu en Dieu, selon qu’a été dit ci-dessus ; c’est la cause pourquoi on ne demeure pas arrêté et détenu en cette manière d’avoir Dieu en soi, et d’être ainsi en Dieu ; mais ayant ce divin principe, et se conjoignant ensemble, on procède plus avant a profiter selon le nouvel être que Dieu a donné : en opérant et conformant tellement son opération à ce que ce même être requiert (à savoir secondairement et sous la dépendance de Dieu premier opérant) que l’on vienne enfin à s’unir avec Dieu par opération déiforme, outre et par-dessus ce qu’on l’a fondamentalement uni à son être et à sa bonne volonté.
Pour donc pouvoir rendre l’état de la perfection clairement intelligible, et faire qu’on se puisse facilement entendre les uns les autres : ce n’est point assez d’avoir au chapitre 14 distingué et déclaré les trois pièces fondamentales et intégrantes qui concourent à cet état, si d’abondant on ne fait distinction et rapport des trois différences de temps qui s’y rencontrent. Car autrement, si celui qui lira (pour exemple) ou ouïra parler de ce qui concerne l’un de ces temps, est constitué selon un autre d’iceux, sans avoir (183) aperçu et noté le précédent, il ne les entendra pas, tant il y a de différence de l’un à l’autre.
Le premier de ces trois temps divers (esquels on se doit comporter autrement en l’un, que non pas en l’autre) c’est le temps de l’amour actif, de relévation opérative, de procédure acquisitive, ou d’acquisition (ces quatre sortes de parler signifient une même chose), c’est à savoir quand l’âme doit commencer un nouveau degré, et se relever activement vers Dieu sa fin dernière par-dessus tout, selon la manière de dispositions surnaturelles, qu’il opère en icelle.
Car pour lors Dieu est encore absent et éloigné d’icelle âme quant à la façon de présence objective et finale, et présent seulement selon la façon et manière de plus intime, qui est de principe efficient, opérant en nous ce relèvement. Car durant ce temps, l’âme étant en Dieu comme en sa cause fondamentale, efficiente et mouvante : elle vit néanmoins aussi par l’être nouveau, et le degré nouveau de grâce et de charité sur-accrue que Dieu lui impartit, et se relève en posture et manière capitale et active, pour, par une vie et opération nouvelle, retrouver intellectuellement (184) la présence objective de celui (Dieu très haut) lequel, outre sa présence et union fondamentale, en laquelle l’âme est entée et enracinée, est l’objet final de sa connaissance et de son amour.
Et par ainsi elle subsiste, est vivante et opérante avec Dieu vivant et habitant en elle par grâce, et la mouvant par son influence : Dieu en elle, et elle en Dieu. Et pource ni Dieu seulement, ni l’âme pareillement seule, mais Dieu et l’âme par ensemble en bon ordre de dépendance y [ici] requise ; Dieu la poussant, inclinant, et adressant à sa fin : et elle, le suivant et s’accommodant à sa conduite. En telle sorte toutefois que si bien l’âme coopère, il lui est néanmoins impossible pour ce temps-là d’élever son esprit à Dieu par-dessus soi, comme se verra au chapitre suivant.
Le deuxième temps est de présence divine intelligible, objective et finale, qui est comme la jouissance de la fin déjà acquise et atteinte par connaissance et amour intellectuel d’une façon surnaturelle et fruitive, convenante à la nature raisonnable : c’est à savoir par reproduction intelligible de Dieu plus intime ; selon laquelle l’esprit humain élevé et informé d’un rayon de lumière divine infus, peut produire le verbe mental de connaissance divine actuelle, et être tellement rempli, imprimé et transformé de Dieu, que pour lors il ne connaisse, entende et n’aime que Dieu ; à cause qu’en cette action sublime d’esprit, il est en telle sorte relevé par-dessus soi et toute chose créée, que par la participation (185) actuelle de la lumière incréée il est tenu suspens et immergé en un abîme de clarté intelligible.
Ce qui me fait dire, non pas comme font aucuns, qu’il n’y a rien que Dieu, et que tout autre chose qui a quelque apparence d’être, et imaginaire, ombrageuse, et trompeuse tant en elle-même qu’en ses propres effets ; mais bien qu’étant cet esprit ainsi abîmé et englouti et transfiguré par cette lumière et acte déiforme, il n’entend et ne voit pour lors rien autre que Dieu en tout et partout, comme ayant outrepassé toutes choses : lesquelles néanmoins il laisse être ce qu’elles sont en Dieu : puisque c’est la pure vérité, que les créatures ont en Dieu ce qu’elles sont.
Je dis en Dieu non pas selon les idées divines et éternelles (qui ne sont autre chose en la divinité que la même essence divine), mais selon leur substance et qualité créée : c’est à savoir autre chose, que ce que Dieu est en soi purement et simplement : et par lui-même prononcées fort bonnes. Vidit Deus cuncta quae fecerat, et erant valde bona. Gen. 1. Auxquelles partant nous devons laisser ce qu’elles ont reçu de Dieu tant en l’ordre naturel comme au surnaturel : pource que le tout est à sa gloire et pour lui-même. Prov. 16.
Le troisième temps est de descente avec sa fruition, ou de fruition avec sa descente fruitive : c’est à savoir par la continuation fruitive de la présence objective susmentionnée. Laquelle continuation contient en soi une descente et (186) diminution de cette éminence et sublimité. D’autant que si bien la jouissance obtenue continue quelque temps, elle vient néanmoins toujours peu à peu à s’amoindrir, jusqu’à venir si bas, que l’âme n’est, et ne lui reste plus que Dieu fondamentalement par forme de principe opératif, pour recommencer derechef avec lui, et l’aide de ses grâces un nouveau degré et relèvement acquisitif vers sa présence objective : et ainsi s’unir itérativement à lui intelligiblement et mystiquement comme à son objet béatifique, outre l’union fondamentale et habituelle.
Or j’appelle cet amoindrissement de jouissance suprême, descente fruitive : pource que d’une part c’est déchoir peu à peu de la présence et fruition divine objective, et retomber en la fondamentale : et néanmoins aussi c’est en tout degré de la descente continuer et poursuivre la fruition commencée selon le plus haut degré, et l’expérimenter selon tout degré de son pourpris en descendant, comme on avait passé par les mêmes degrés en se relevant de façon acquisitive par l’amour opérant sans fruition aucune objective. Et c’est ainsi que par mouvement continuel circulaire, selon lequel une façon succède à l’autre, on acquiert tandis qu’on est vivant en cet exil, plusieurs degrés d’avancement en la connaissance et amour de Dieu au progrès de la perfection mystique d’iceluy amour divin.
Voilà donc trois sortes de temps, et trois (187) manières de se trouver fort différentes de l’une à l’autre : auxquelles par conséquent doivent correspondre autant de façons diverses de se comporter intérieurement de la part de l’âme.
Et il est impossible de décrire pertinemment la disposition, et la méthode et manière de vivre de celui qui est parvenu à l’état de perfection, si on ne fait mention et distinction de ces trois différences si réelles et véritables puis que tout le progrès spirituel d’iceluy consiste en cette vicissitude et façon circulaire de venir de l’une à l’autre, et de s’y comporter confortablement à la suite et guide perpétuelle de l’esprit divin.
Cette vérité en suppose encore une autre. C’est à savoir que l’âme n’acquiert pas seulement plusieurs degrés ou l’état de perfection, mais que chaque degré est semblablement composé de trois temps divers ; si comme de disposition, d’infusion de forme, et de fruition après un tel être accompli. Item composé d’infériorité, de supériorité, et d’esprit divin informant : et qu’ainsi en état de perfection, (188) selon lequel néanmoins l’âme est vivante en Dieu, on trouve et on doit savoir discerner comment elle y est vivante selon l’infériorité, comment selon la supériorité, et comment selon le pur esprit : devenant petit Dieu en Dieu, non pas par essence, mais par participation, et selon un être, et une opération déiforme que Dieu nous communique, pour former et établir en nous sa parfaite image et semblance : et ainsi nous faire participer sa félicitée, éternité, et autres perfections divines. Ce qui est notre fin.
De manière que selon cette façon de s’expliquer, nous ne constituons pas la perfection d’une âme spirituelle en ce qu’elle soit et se voie en Dieu, comme un rien en un Tout (car cela n’est à parler proprement que chose appartenante au fondement de l’humilité), mais en ce que l’âme par l’union du Tout avec son néant, vivant et expérimentant ce qu’elle est et se meut en Dieu, vient aussi plus autre à entendre, que c’est pour vivre en lui d’une vie nouvelle, qu’elle est en Dieu, à savoir par la participation d’un être tout divin et déiforme : et puis par l’opération qui soit conforme à un tel nouvel être en Dieu.
Car aussi n’est-il pas dit, In ipso morimur, et ad nihilum redigimur, et non sumus : mais affirmativement. In ipso vivimus, movemur, et sumus. Comme donc nous devons revivre en Dieu d’une vie déiforme ; et qu’icelle est fondée sur la vie de nature, laquelle est celle, (189) qui de naturelle devient déiforme ; il s’ensuit bien que comme en la vie naturelle nous avons la portion inférieure, la supérieure et la suprême ; ainsi y a-t-il à trouver (quand on s’entend bien soi-même en Dieu) semblable triple portion en la vie déiforme ; comme trois divers étages ou pourpris de notre âme, selon lesquels elle doit être perfectionnée.
Car chacune de ses parties se reformera, perfectionnera, et déifiera en Dieu non pas tout à la fois et comme en général ou en gros ; mais en forme d’anatomie et de très spéciale inspection, section, et division que Dieu fera en l’intérieur, d’une portion à l’autre : afin de tant mieux mettre en évidence et devant les yeux de l’âme la connaissance de soi-même, et de ce qu’elle est, qu’elle peut, ou est disposée selon chacune portion de son pourpris. L’opération que Dieu fait selon l’infériorité, en la reformant et disposant pour l’accommoder à l’esprit, ayant son temps, son cours et sa durée, et sa façon de faire tout autre et diverse, que non pas les autres opérations qu’il fait selon la supériorité, et la suprémité, qui sont aussi différentes à celle-là. Et pourtant il est manifeste que ces trois temps divers doivent être distingués, si on veut avoir une vraie anatomie de soi-même en Dieu : aussi bien que l’on en a trouvé une selon son être de nature et de grâce ordinaire, devant venir à expérimenter et se voir être et vivre en Dieu surnaturellement. (190)
Celui qui n’aurait pas appris à distinguer ces trois différences de se trouver soi-même en Dieu, je ne vois pas comment il se pourrait entendre pertinemment, ni les secrets de l’état de la perfection, ni conséquemment comme il pourrait convenablement aider les autres qui viendraient à lui pour être instruits de la façon légitime de se comporter dans ce même état. Car de penser donner à une âme, qui y est arrivée, une règle générale, qui puisse toujours demeurer invariable et perpétuelle, comme font ceux qui donnent le rien et le Tout, et les autres règles des explications rapportées ci-dessus : selon cette cy présente, c’est chose qui ne s’accorde nullement à ce que contiennent ces trois façons différentes de se trouver en la vie mystique.
Car pour le dire en deux mot : présupposant en cette explication, qu’on doit être, vivre, et opérer en Dieu déiformément : et que c’est par opération actuelle que nous acquérons et devons acquérir la fin de notre création : comment s’accordera la règle, qu’il faut être rien, et que c’est par l’anéantissement de soi que l’on jouit de Dieu, et par cessation de tout mouvement et opération en Dieu. De tant plus que notre perfection consistant à devenir petit Dieu en Dieu par image, semblance et participation de son être et de son opérer, c’est chose claire et irréfragable, et un point vidé, que comme la plus sublime et plus haute perfection qui soit en Dieu, est de se connaître (191) et de s’aimer soi-même ; ainsi la plus sublime perfection que pouvons acquérir, c’est de le connaître et aimer déiformement. Ce qui ne peut consister avec l’anéantissement de soi-même en Dieu. Car connaître et aimer Dieu, c’est vivre, et être, et opérer en Dieu ; et non pas être un rien, et un fainéant.
Si on me veut répartir, que la pratique de l’anéantissement se donne à l’âme afin qu’elle se fasse quitte de toutes choses, et d’elle-même, et de toutes ses façons et opérations propres, pour ne faire rester que Dieu seul en elle, et y donner lieu à son opération divine, à laquelle elle se dispose par cet anéantissement ; et non pas pour la retenir vide en son néant. Je réponds que cela est bon jusque-là, mais que ce n’est pas assez. Car il le faut donc dire, et faire distinction des temps, et spécifier ce que la même âme doit faire et fera de plus après s’être anéantie en sa propriété, et en attendant que Dieu opère en elle ; et comment aussi elle doit correspondre à l’opération divine, et par quelle sorte d’action ; et en quelle manière cette opération cessante elle ira toujours s’avançant en la connaissance et amour de Dieu son bien souverain et sa fin dernière. Et c’est cela que je désire et recherche des auteurs mystiques, et que je voudrais pouvoir moi-même bien comprendre, et le donner à connaître comme il est convenable et nécessaire. (192)
Combien que la troisième partie soit destinée pour l’ouverture et division spéciale de la deuxième et principale Anatomie de l’âme, et par conséquent pour la description en détail et par le menu de la pratique des vérités sommairement reprises ci-dessus touchant l’état de la perfection quant à l’être d’icelle, et quant à son opérer subalterne et subordonné à l’opération de Dieu ; si est-ce que pour accorder l’expérience que j’ai entrepris d’expliquer, avec la doctrine déjà exposée : et afin de donner occasion d’y reconnaître, et d’en avouer plus facilement la convenance, je déduirai ici (193) pour conclusion de cette seconde section, et ensuite des fondements y avancés, en quelle manière l’âme fidèle en la suite, et souple à la conduite de l’esprit divin se trouve disposée et ordonnée en son fond et état : et comment elle doit se comporter tant passivement comme activement, et commencer par ordre à se mettre en appareil, pour être relevée et promue par degrés à la perfection et accomplissement dernier de son état. Mais pour donner tant mieux à entendre la chose qui est de si grande importance, il est besoin de nous représenter distinctement certains points qui sont ici à propos.
C’est une chose si ordinaire de mésuser de ces matières spirituelles, soit en la tirant à des intelligences contraires, soit en embrassant hors temps les exercices des états plus avancés de la voie mystique, sans avoir acquis les degrés et dispositions préalablement nécessaires, qu’on ne peut pas être trop veillant et soigneux de prévenir tout abus par avertissements clairs et sérieux, ni aussi trop importun à inculquer et faire connaître pour quelles âmes c’est que l’on parle, et à quel (194) degré de la vie interne de ce qu’on en traite appartient. Car de fait encore même qu’aucuns mystiques fassent mention bien expresse que ce qu’ils disent sur la fin, présuppose premièrement l’acquisition et l’expérience des degrés et états qu’ils ont par avant déclaré, on ne laisse pas néanmoins de s’y ingérer de soi-même trop tôt et sans ordre : tant l’amour-propre est âpre et ardent à se fourrer et mélanger présomptueusement avec les grâces de Dieu, pour usurper et s’arroger ce qui n’appartient à l’âme sinon après la mort et ruine totale d’iceluy amour-propre.
Pour venir donc à la poursuite de cette nôtre explication, il convient montrer et prendre garde à l’impertinence que commettent ceux qui par eux-mêmes, et avant le temps, et sans la disposition requise veulent embrasser les choses que nous allons dire d’ici en avant des états derniers : afin d’éviter par prévoyance les inconvénients auxquels ils ont coutume de tomber de l’un en l’autre. Et à la vérité c’est un grand désordre de vouloir s’ingérer de soi-même et de propre exercice s’avancer aux plus hauts degrés de la perfection déiforme, sans avoir passé le degré de la mort et destruction de l’être de la corruption et propriété de la nature viciée, et de tout son amour-propre.
Car tout ainsi que ce serait un vrai abus, et une outrecuidance forte, que quelqu’un vivant encore en ce monde se voulut attribuer et approprier les opérations (195) et façon de se comporter qui sont seulement propres aux anges, ou aux âmes séparées, et lesquelles elles sont avec Dieu en l’autre vie étant déchargées du fardeau de leur corps, selon qu’on nous les décrit : ainsi (par quelque proportion) c’est chose impertinente à ceux qui vivent selon la vie de propriété naturelle et humaine, et ne sont pas encore régénérés selon la réalité mystique en la vie nouvelle que l’on reçoit en Dieu par l’être complet de grâce et de charité habituelle, qui confirme et établit l’âme fondamentalement en Dieu ; de vouloir, dis-je, se saisir et s’usurper l’être, l’opération et la vie du nouvel homme en Dieu, laquelle toutefois on ne peut pas trouver sinon après la mort et anéantissement du vieil homme.
Car comme nous avons insinué ci-dessus au chapitre seize, il y a un grand chaos, l’espace d’un grand abîme entre ces deux états, de propriété et de déiformité ; telle que de celui-là on ne peut passer à celui-ci sans avoir dévoré cet abîme, qui est l’état de la privation totale ; et surnager par dessus, et venu à port en la terre ferme des vivants ressuscités en nouveauté de vie selon Dieu. Et ce gouffre est un détroit et passage si notable, si affreux, si laborieux et difficile, que nul ne peut en façon quelconque se persuader de l’avoir (peut-être) outrepassé, qu’il ne l’ait bien aperçu : pour ce que ce n’est pas une façon de peine et de souffrance commune, ou médiocre et tolérable, comme sont les privations qui (196) précède la rigoureuse, et sont les messagières et préparatifs d’icelle, pour apprendre l’âme petit à petit à pouvoir mieux supporter une telle extrémité ; mais c’est un tel degré de souffrance, qu’il ne serait pas possible d’en supporter davantage : puisque c’est être réduit aux angoisses de la mort, et à rendre les soupirs derniers de la vie de nature corrompue (comme il est dit ci-devant).
C’est se perdre totalement en s’abandonnant et bâillant en proie à l’esprit et volonté de Dieu, non seulement par actes produits de résignation, mais par vraie et actuelle réalité ; laquelle contient autant de différence de celle qui se fait seulement par actes sans cette réalité, comme c’est chose différente de se résigner à la mort, ou à la géhenne du martyre, quand elle n’est pas présente : ou bien de mourir vraiment, et d’endurer de fait les angoisses et tourments de la mort ou du martyre lorsqu’il faut mourir, et être martyrisé tout de bon. Tellement que pour discerner si on a passé ce chaos, surmonté ce rigoureux passage, et venu au-dessus du renversement des choses internes qui s’y retrouvent, on n’en pourrait donner règle aucune meilleure et plus certaine que sa propre expérience : dont s’ensuit aussi que celui qui n’a pas cette marque et ce témoignage en soi-même, et ce nonobstant se fourre et applique aux exercitations des degrés qui doivent suivre seulement après le susdit état privatif, en est tant plus blâmable, et (197) tant moins excusable, s’il en est préaverti suffisamment.
Afin donc de parler si pertinemment et ouvertement qu’on puisse être entendu, il faut mettre devant les yeux l’état de condition de l’âme, de laquelle nous entendons parler dorénavant, et à quel degré d’avancement elle est parvenue, combien qu’il est assez facile de le connaître par les choses précédentes sans en tenir long discours : il servira néanmoins d’en faire un bref épilogue, puisqu’avoir conduit l’âme jusqu’ici, c’est l’avoir vu passer par plusieurs degrés en son voyage spirituel et négociation avec Dieu.
Car en premier lieu on a pu voir qu’elle a outrepassé les exercices des dévotions sensibles, et de l’acquisition des vertus morales : soit que cela ait été tardivement par son propre effort aidé de la grâce ordinaire, soit en peu de temps par facilité et abondance d’amour et de grâce spéciale.
Secondement, comme elle a surmonté l’usage de son entendement discursif, qui s’exerçait par méditation et considération en toute matière des mystères sacrés tant de l’humanité du Sauveur que des perfections divines.
Tiercement, (198) que la volonté par tout ce travail, et signamment par la prévention des touchements divins, qui font grandement croître l’amour et le désir vers Dieu, en est restée si efficacement secourue, et si vigoureusement fortifiée selon Dieu ; que se relevant de la terre, et de la bassesse de sa corruption et façon naturelle, et bridant son inclination et proclivité aux évagations des pensées et convoitises, elle a premièrement retiré à soi tout son homme extérieur qui s’écoulait au-dehors par les sens ; et puis ramassant ses puissances, s’est recueillie elle-même avec tant d’efficace et de solidité en unité d’amour, de vrai désir et d’affection sincère vers Dieu, que ne cessant de combattre valeureusement contre la force des vicieuses habitudes restantes ; de réprimer les impétuosités de nature et dompter les passions non encore amorties ; de toujours macérer la chair et refréner la concupiscence ; de résister au diable et aux tentations ; de mépriser le monde, et s’adonner à toute vertu ; elle a enfin tellement surmonté tous obstacles, que tout son amour-propre tant de soi-même, que des autres créatures a été changé en un désir unique des biens célestes, et amour divin : rien ne lui agréant davantage que de servir Dieu, lui plaire, l’aimer et honorer selon tout ce qu’elle savait et pouvait, comme ayant recouvré sa liberté, et en telle sorte gagnée le dessus de tout sentiment, que comprenant toutes ses facultés naturelles (199) en elle-même, comme retirées en leur centre, elle s’est trouvé en un état clair, pacifique et tranquille, pouvant subsister par soi, en soi, et près de soi sans l’aide du remuement du sentiment et du discours, et vaquer librement à l’amour de Dieu selon la volonté dame de ses actes, par la force de la grâce, et du vrai et divin la prévenant et excitant.
Quartement, que par après son amour et désir s’est tellement étendu et dilaté, que s’élevant par-dessus soi, elle a pu arriver jusqu’au degré de la divine présence en esprit, selon que nous avons dit en son lieu r. p.c. 15193 que quelques âmes sont tellement prévenues de grâce relevante, qu’elles y parviennent avant l’expérience de la privation rigoureuse, bien que non sans préparation fâcheuse préalable et préparatoire : puis que tout degré d’avancement est précédé de quelque disposition purgative.
Or maintenant après tout ce que dessus, ce degré de présence divine ayant eu son cours et son temps, il advient en cinquième lieu (selon que la grâce a coutume de conduire et d’avancer toujours l’âme en ce chemin) qu’il commence à diminuer, et à perdre peu à peu sa vigueur et son éminence, jusqu’à s’évanouir du tout : Dieu faisant que l’âme se retrouve derechef avec soi-même seulement en privation de tout le précédent. Et qui est plus, là où qu’és autres degrés, elle pouvait, retournée à soi, durant ses délaissements s’aider encore aucunement (200) et par quelque effort de sa bonne volonté, ici elle se trouve présentement désappointée et frustrée de tout cela par une entière inhabitué et impuissance de ses facultés, desquels elle ne se peut plus servir comme devant : sentant bien que le trait de Dieu n’est plus pour lui donner aide et secours selon son effort et sa diligence, comme il faisait auparavant, mais qu’il y a du changement en son état.
Et c’est qu’elle se trouve en privation totale tant du côté de la volonté que de l’entendement : comme ceux qui n’ayant pas eu la grâce de la présence divine devant cette privation, sont déjà conduits et arrivés à icelle selon les choses dites I. p.c. 16194. De sorte donc que cette grâce de présence préalablement acquise étant maintenant passée, l’âme se retrouve au même point de son état, que ceux qui ne l’ont pas encore obtenu, et lesquels nous avons dit I. p.c. 17 ne pouvaient plus opérer d’effort propre, humain et naturel, mais qu’ils sont réduits au degré de la privation rigoureuse. Et partant ce dénuement par lequel l’âme est dépouillée du bel état de contemplation, et autre fruition divine qu’elle pouvait avoir eu par expérience, cause en elle cette mutation : qu’elle est réduite à la façon de vivre selon la portion plus basse de sa consistance interne, et n’avoir pour fond et l’appui, sinon sa bonne volonté pure et nue.
La raison principale en est, pource que cette âme non encore morte radicalement (c’est-à-dire jusqu’à la racine) (201) selon sa corruption et propriété, et étant venue à la présence divine plutôt par excès et outrepassement de la nature inférieure et des opérations de son entendement naturel en vertu du trait divin prévenant et excitant, que non pas par la mort et anéantissement de soi et de ses opérations ; l’amour-propre se cachant et fomentant encore subtilement en dessous et à la cachette d’une grâce si signalée et désirable comme est cette divine présence intelligible au sommet de l’esprit :
Force a été que Dieu retirât de cette même âme si élevée, toute telles faveur et éminence, et qu’il l’a ramenât à la pure et nue bonne volonté : à la fin de lui faire expérimenter ce que c’est de le suivre et servir purement, nuement, et solidement selon la pure substance de la vertu et de sa volonté divine, sans aucun intérêt de tel subtil amour-propre, qui s’appuyait trop sur semblable grâce, et s’en arrogeait quelque chose d’icelle, et pourquoi il a fallu la soustraire et l’évanouir : afin que n’ayant plus de quoi se sustenter, il expirât quant et quant, et finît son règne et sa vie par même moyen.
Et c’est ceci qui a fait l’état de la privation rigoureuse, duquel nous avons entamé le discours sur la fin de la première partie et conclu que ce même état contient la mort et la vie, la mort de la corruption, et le commencement de la vie déiforme : étant le purgatoire d’amour divin, nécessaire pour purger l’âme du reliquat de ses souillures et propriétés, correspondant au (202) purgatoire matériel, qu’il faut subir afin d’y être rendu pur et net, pour et avant pouvoir entrer en la vie et vision heureuse. Voilà donc la personne, et l’état et qualité de l’âme de laquelle nous entendons parler.
Or est-il que comme tout ceci n’est et ne tend à autre chose, que pour venir à un recommencement de nouveau degré de perfection en la voie de Dieu, c’est la raison pourquoi il nous faut ici observer, éplucher, et peser trois choses. Premièrement à quoi c’est que l’âme vient par cette descente et privation ou dénudation. Secondement ce qu’elle doit faire durant icelle. Tiercement en quelle façon elle se relève est et est relevée derechef de cette bassesse et infériorité à la hauteur de l’esprit, et à Dieu objectivement par-dessus tout comme devant, mais plus parfaitement sans comparaison.
Il faut ici se souvenir et entendre que cette privation et spoliation de laquelle nous traitons, contient en soi non seulement une négation de tous concepts, discours, spéculations, formes et images des choses divines, mais aussi de l’usage et opérations des puissances supérieures de l’âme pour le moins qui serait pour chercher, désirer, aspirer, tendre, viser, ou s’élever (203) à Dieu objectivement par-dessus tout. Si que l’âme est ici privée et destituée de toute éminence l’esprit, et de toute promptitude et vivacité actuelle et perceptible d’amour envers Dieu, de toute grâce expérimentale abondante et contentante : et en un mot du tout ce qu’on pourrait imaginer pouvoir être ajouté comment que ce soit à un simple fond de pure et nue bonne volonté.
C’est à savoir (et voici le secret) afin que l’âme étant dénuée du tout surcroît, et de toute tendance et élévation en Dieu en tant qu’objet de son amour et connaissance par-dessus tout, puisse premièrement tomber en son pur néant, et y subsister seul et à nu en son pur fond de volonté, comme en une distance presque infinie de tout relèvement vers l’esprit :
Et puis après par la même voie de fond, et moins encore, ou antérieurement à icelle bonne volonté (façon diamétralement contraire à l’objective) couler et glisser en Dieu, comme en un abîme de divinité, dans laquelle toutes nos puissances doivent choir et fondre comme en leur centre par passiveté et résignation : voir par perte et abandonnement total de soi, comme se donnant en proie à Dieu, et à sa volonté si étrange en ses présents effets, et si difficile à suivre, et si contraire à toute l’expectation et espérance de l’âme :
Puis que pensant toujours avancer en connaissance et en amour, au lieu de venir au-dessus et plus haut de ses attentes, elle devient à une telle pauvreté (204) et nudité, qu’il lui est impossible de s’aider soi-même par aucune opération de ses puissances même de son entendement et volonté. Bien entendu par effet d’application ressentie, perçue, ou discernée : afin qu’on ne pense pas que l’âme en cet état soit comme une statue morte sans sentiment ; ou une créature raisonnable vivante sans liberté ni raison ; ou une âme chrétienne sans vertu ni mérite. Car elle est en vie, et en souffrances volontaires, et en un point souverain de mérite, comme se pourra remarquer ci-après en y prenant égard.
C’est ici donc l’état et l’étroit de la privation, en laquelle Dieu anatomise l’âme, divisant une portion de l’autre, et l’apprenant à vivre en lui selon chacune pièce de sa capacité, qui fait que cette âme vient premièrement à la mort parfaite de toute sa propriété tant grossière vers soi-même et les créatures, que subtile et spirituelle vers les grâces et dons divins :
Et secondement par même moyen à trouver Dieu fondamentalement, ou essentiellement (comme aucuns parlent) en tant que son origine et premier principe préalable à notre bonne volonté : comme celui qui est plus intime en notre fond, et plus nous-mêmes que non pas nous-mêmes : et comme conjoint inséparablement à sa grâce, et se faisant connaître par les effets opératifs d’icelle. Tellement qu’il y a ici en l’âme comme un ternaire renversé.
Car tout ainsi que durant ses élévations (205) elle soulait195 former toujours un ternaire interne de tendance vers Dieu, en se départant de soi, terme à quo, et s’élevant par amour vers Dieu son terme final ad quem par-dessus soi et toute chose créée ; ici au contraire elle trouve un ternaire à rebours : non à plus, ni plus haut, mais à moins, à plus bas et plus intime que soi. En sorte que le fond de la bonne volonté, qui cherchait Dieu en par avant (et bien pour alors) par la voie d’intelligence et d’amour fruitif par-dessus tout, est ici remis et retourné pour le trouver premièrement dessous de tout, qui est dans son centre et plus intimement qu’elle n’est intime à soi-même.
Et c’est selon cette manière de trouver Dieu en notre fond plus intime, que nous sortons de notre volonté propre (quoique là rendue bonne et fidèle par les grâces précédentes) pour plus intimement qu’icelle volonté, devenir non plus volonté propre, mais volonté de Dieu : à savoir par écoulement hors de nous et de notre propriété, en celle de Dieu ; dans laquelle rentrant et nous conjoignant et reliant comme le sarment à sa vigne, c’est ainsi que se fait la régénération spirituelle en Dieu notre premier principe. Car c’est (en sa façon) venir derechef à retourner et nous retirer, cacher et absorber en Dieu notre cause première efficiente, comme nous étions avant qu’il nous eût produits de rien par création : pour le moins en tant qu’il est en nous et que faire (206) ce peut : comme en effet il se fait spirituellement autant qu’il est possible.
Car si bien nous ne sommes pas réduits à rien quant à l’être de nature, nous sommes néanmoins anéantis quant à la corruption et propriété d’icelle. Et ainsi pour amender notre émancipation, par laquelle nous avons voulu et prétendu sortir, et nous mettre hors de la puissance, et subjection de Dieu, pour vivre à notre fantaisie et volonté, nous rentrons en Dieu par conversion totale et reliaison, afin que derechef nous ayant en ses mains sicut lutum in manu figuli, comme la terre en la main du potier, il nous reforme et recrée spirituellement et surnaturellement. Par quoi aussi il s’unit à notre bonne volonté de prime entrée, non pas en façon d’objet béatifiant, mais de principe régénérant et sanctifiant : pour être d’une manière antérieure et préalable le premier vivant et opérant en notre âme, et la cause efficiente de tout ce qu’elle fera de bien : et signamment de tout l’état déiforme qui va suivre et de son appennage [sic].
Si que l’union divine qui se fait ici n’est pas objective passagère et finale, mais fondamentale, habituelle et primeraine [sic]. Car c’est que Dieu par sa vertu opérative et son trait divin (comme premier effet de sa présence et communication intime) se joint à l’âme d’une façon anticipative à ce qu’elle est et opère : influent, vivant et habitant en elle, comme devenu son premier principe en ordre surnaturel, pour opérer en (207) elle un être de grâce tout complet et parfait depuis le premier degré jusqu’au dernier.
Et par ainsi icelle âme acquiert sa posture et consistance en Dieu selon l’état de grâce prédominante : par le moyen de laquelle, et des autres dons de participation divine surversés et accumulés par dessus, elle devient petit Dieu en Dieu ; et peut vivre et opérer en lui ainsi qu’il est requis, pour être saint et parfait comme il est, et qu’il veut et commande que le soyons. Sancti estote, quia ego sanctus sum.196
De sorte donc que le mystère de la privation rigoureuse a pour effet ; que tandis que l’âme se sent ainsi dénuée du tout secours, confort et assistance divine, et réduite à néant en pure naturalité, pensant que tout est perdu pour soi, elle vient au contraire par cette voie de fond et de bassesse angoisseuse, à l’expérience que Dieu est trouvable aussi bien en ces infimités, comme ès hauteurs, mais d’une façon fort dissemblable ;
D’autant que selon les hauteurs de l’esprit, c’est être élevé en Dieu par forme de vue et de contemplation béatifique, vu que selon cette manière Dieu se manifeste en nous comme objet de notre connaissance et amour, comme fin finale assouvissant et consommant heureusement tous nos désirs ; mais en ces bassesses c’est tomber en Dieu passivement, et par une pure perte de soi-même être réuni à lui comme à son principe originaire, duquel on s’était séparé par l’être de propriété que l’état (208) de corruption contenait en soi.
Lequel état étant réformé, et cet être propriétaire anéanti, la grâce ayant succédé en sa place et pris possession de l’intérieur de l’âme, Dieu se fait présentement expérimenter en elle comme plus intime, et le plus profond en son intimité : en ce qu’il se joint et unit à elle d’une façon préalable et antérieure à la bonne volonté d’icelle âme, pour former divinement son état interne ; et pour vivre et opérer en elle, par elle et avec elle conformément et déiformément, selon qu’a été dit au chapitre 1 de la première partie et au chapitre 10 de la deuxième partie et que dirons encore plus pleinement en la troisième.
Ayant en partie déclaré comment l’état de la privation réduit l’âme à pauvreté, en négation de toute grâce, élévation, affection amoureuse, et occupation qu’elle avait avec Dieu, dans le seul sentiment de soi-même : et puis conséquemment à quoi il la conduit, lui faisant trouver Dieu intimement en son fond. Il faut maintenant montrer par ordre. Premièrement, que l’âme doit coopérer avec la grâce en tout degré. Secondement, en quelle façon elle se doit comporter pendant son délaissement (209) sans demeurer inutilement oiseuse. Tiercement, qu’étant par la mort et annihilation de sa propriété tomber passivement en Dieu plus intime :
Et qu’ayant ainsi trouvé en soi son origine, et la vie de sa vie ; cela n’est pas le dernier de son voyage spirituel, où elle doit faire sa station et asseoir son siège pour y reposer comme en son terme final par cessation de toute opération : comme ayant trouvé la terre de promission, et le Dieu de paradis qu’elle cherchait ; et ne lui restant plus rien à faire, que d’en jouir ; mais que ce n’est encore que le fondement et la première pièce de la vie déiforme ; et qu’elle doit alors commencer orprimes à cheminer et à opérer : et surtout qu’elle ne doit pas penser de demeurer toujours uniformément en Dieu par anéantissement, sans faire autre chose que d’être en une simple attente de l’opération divine, ou ressouvenance de Dieu ; mais se comporter activement d’une toute autre façon : ce qui est bien le principal de notre explication.
Car c’est ici où plusieurs se retrouvent, qui désirent extrêmement d’entendre ce qui est à faire pour le mieux entre tant de façons de parler et de l’expliquer que les auteurs tiennent en leurs écrits : nommément ceux qui se mettent à persuader le silence, le repos et la cessation de toute activité : les uns disant que c’est Dieu qui fait tout, et que le devons laisser faire pour ce que nous gâtons tout ; et les autres à raison de ce présent état, par lequel (210) ils viennent à connaître combien notre opération propriétaire est imparfaite comparée à ce silence : y voulant mettre l’âme devant qu’elle soit suffisamment avancée, et exagérant cette façon silencieuse par ce passage de l’Écriture, Sapientiam scribe in tempore vacuitatis ; et qui minoratur actu, sapientiam percipiet : quia sapientia replebitur. Eccli. 38197.
Ni plus ni moins, comme si on dût apprendre, recevoir, et savourer la sapience divine par cessation de toute sorte d’opération : ou toutesfois ce n’est sinon en temps de repos, de paix, de relâche, et de loisir au regard des soins et affaires séculiers, et des actions extérieures, et autres impertinentes ou non nécessaires que cela s’entend. Car comme dit saint Bernard, sermon 85 sur les Cantiques : « Le loisir et repos de la sapience est un négoce : et d’autant qu’elle est plus oiseuse, elle a plus d’exercice en son genre : au contraire la vertu exercée est plus excellente, et tant plus à estimer, qu’elle est plus officieuse. Or la sapience est un amour de vertu. Mais où il y a amour, il n’y a labeur, mais saveur, et par aventure sapience est dit de saveur, parce qu’étant ajoutée à la vertu comme une autre, elle la rend savoureuse, qui semblait par avant être insipide et âpre. »
Pour donc venir au premier point, le Psalmiste fait une demande à Dieu à notre propos. Domine quis habitatis in tabernaculo tuo, aut quis requiescet in monte sancto tuo ? Psal. 14. « Seigneur qui sera celui qui habitera en ton tabernacle, ou qui se reposera en ta sainte montagne ? » et il donne la réponse, qui ingreditur sine (211) macula et operatur institiam. « Celui qui chemine sans macule, et fait œuvre de justice. » La même question fait-il au psaume 23 disant : « Qui sera celui qui montera en la montagne du Seigneur, ou qui se tiendra toujours en son saint lieu ? », et il répond, « Celui qui est innocent des mains et net de cœur, qui n’a point reçu son âme en vain. » Par lesquels passages se voit clairement, que pour parvenir à la perfection de la grâce et de la gloire, il faut cheminer en la voie de Dieu avec pureté de cœur, et affection (car l’amour est le pied de l’âme selon saint Augustin) et vaquer et entendre aux œuvres d’une vie nouvelle, sans laisser ses puissances oiseuses, ni croupir en soi-même en vain.
L’apôtre saint Jean nous le dire en termes plus exquis. Charissimi nunc filii Dei sumus, et nondum apparuit quid erimus : scimus quoniam cum apparuerit, similes ei erimus, quoniam videbimus eum sicuti est. Et omnis qui habet spem hanc in eo, sanctificat se, sicut et ille sanctus est. sanctus est. Joan I198. C’est à dire : « Bien-aimés nous sommes maintenant enfants de Dieu, mais ce que nous ferons n’est point encore apparu, nous savons que quand il apparaîtra nous serons semblables à lui, car nous le verrons ainsi comme il est : et quiconque a cette espérance en lui, se sanctifie, comme aussi lui est saint. » Desquelles paroles nous apprenons que ce n’est pas assez d’être enfants de Dieu, réellement participants de la substance, nature et charité divine par la grâce et charité habituelle, qu’il nous donne : ni encore assez qu’il nous aime, nous (212) conserve, instruit, gouverne, façonne, adresse, sustente, parfait et défend comme père très amiable ses enfants : non en fin assez qu’il nous ait fait ses héritiers, et capable de le voir à face découverte tel qu’il est en son essence, unité et trinité divine, pour être semblables à lui par conformité de gloire, de félicité et d’éternité ; et immuables en la contemplation et jouissance très heureuse de sa sapience, beauté, bonté, grandeur, puissances, et autres perfections infinies qui sont formellement en Dieu.
Mais d’abondant il faut, et Dieu le veut, qu’en cette espérance et attente nous tâchions d’être dès maintenant semblables à lui en sainteté, grâce et vertu ; et que correspondant à son amour, par amour ; et aux effets de sa bienveillance, par œuvres de complaisance en toutes façons : en aimant, servant, louant, et glorifiant de tout notre cœur, volonté, l’esprit et puissance notre Dieu notre Père qui nous aime, chérit et traite si bénignement, si amoureusement, si libéralement, et si continuellement. En faisant, dis-je soigneusement tout ce qu’il requiert de nous : et pâtissant volontairement les travaux, croix et désolations ; afin de suivre et nous ranger en tout et partout à sa conduite det volonté pour son pur amour.
Car la charité est une unité, ou amour mutuel entre Dieu et le juste ; et la justice de l’homme c’est la même charité, comme dit saint Augustin : […] (213) De nat. et grat. c. ult. « La charité commencée est justice commencée ; la charité avançée, est justice avancée ; la charité parfaite, est justice parfaite. » La raison est, pource que la charité comprend, exerce, forme, lie et parfait toutes les vertus ; en l’assemblage, connexion et embrassement desquelles consiste toute notre justice, par laquelle nous sommes dénommés justes, saints, agréables à Dieu, ses amis et enfants. Dont le même saint docteur traitant de la connaissance de la vraie vie, dit cette belle sentence : « A ce lieu souverain les justes sont tirés par quelque chaîne qui est liée des vertus en cette façon. Premièrement. La foi enclot l’âme comme quelque cercle ; la foi est nourrie par l’espérance ; l’espérance est retenue par la dilection ; la dilection est accomplie par l’opération ; l’opération est tirée au souverain bien par l’intention ; l’attention du bien est affirmé par la persévérance ; par la persévérance Dieu fontaine de tout bien sera donné. »
De manière donc que pour parvenir à cette nôtre félicité et fin dernière en l’autre vie, et à l’état de perfection que Dieu désire que nous acquérions en celle-ci devant que d’y arriver, il nous donne un être surnaturel de grâce assorti de toutes ses parties et habitudes ; et nous fait au moyen d’icelles acquérir par coopération de notre libre arbitre l’accomplissement et perfection d’iceluy être : en telle sorte toutesfois qu’il en soit, se fasse connaître, et veuille être reconnu le principe et premier agent : par la (214) vertu opérative duquel, laquelle il nous communique, notre âme puisse en agissant et pâtissant être disposée, ornée et rendue proportionnée à l’état déiforme d’une très haute participation de sa divinité.
Car cette vertu divine (je dis vertu divine, et non pas Dieu, pour ce qu’il ne faut jamais penser que Dieu par soi-même immédiatement soit opérant en nous, mais par son influence de laquelle il est auteur immédiat) se conjoignant à notre volonté, et s’unissant antérieurement à elle, devient ici d’une nouvelle façon sa cause première efficiente ; et icelle volonté n’est en son mouvement que secondaire, faisant comme office de chambrière, qui suit et sert sa dame et maîtresse, à savoir cette grâce et vertu ou motion et influence divine, en s’accommodant et se formant à sa mode et manière.
Et par ainsi se fait une conjonction de Dieu avec l’âme, de la volonté divine avec la volonté humaine par forme d’acte premier, d’être, de fond et de terme à quo, pour par après procéder aux actions d’une vie déiforme : non plus par anticipation de notre propre effort humain, comme nous soulions faire ; non pas aussi en laissant Dieu faire seul, sans y rien mettre du nôtre ; mais par suite, accompagnement, application et optempération convenable de notre part à la volonté divine opérante, prévenante et coopérante. Car rien ne se fait en ce négoce de progrès mystique sans notre consentement, coopération et concurrence, par (215) dépendance à l’opération préalable de Dieu. Et cette divine vertu opérative est cela même qu’on appelle volonté de Dieu ; mais communiquée et participée, dont l’essentiel, qui est Dieu même, en est la cause efficiente.
Par quoi il faut ici bien noter, que si Dieu nous a voulu tirer du rien par création, sans que nous y ayons contribué du nôtre, puis que nous n’avions pas d’être ; après que nous avons eu violé et perverti l’intégrité de notre innocence et justice originelle, il ne veut pas réparer notre chute et réformer notre corruption, sinon avec notre coopération et diligence ; mais il nous prévient, et donne gratuitement sa grâce : afin que tout ainsi que nous avons corrompu notre être par des actions de volonté contraire à la sienne, nous venions à une réformation totale en coopérant avec sa grâce par des œuvres premièrement bonnes, puis meilleures, et finalement parfaites, en une entière subjection, obéissance, dépendance, et conformité à sa volonté et opération divine bonne agréable, et parfaite. Dont saint Thomas renseigne disertement que trois choses concourent à notre sanctification, c’est à savoir, l’homme, Dieu, et sa grâce. L’homme en se disposant, Dieu en effectuant, et la grâce en informant. Ce qui est très véritable non seulement pour les premiers degrés de la vie sainte et spirituelle, mais pour tous les états et degrés les plus relevés d’icelle selon la manière propre à chacun d’iceux. (216)
Suivant ce, tout ainsi comme en commençant la vie dévote nous présupposons que nous sommes en état de grâce par foi, croyance, et confiance (car nul n’en est assuré par certitude) et qu’ainsi nous avons déjà par cette grâce le Saint-Esprit et toute la Sainte Trinité avec nous en notre fond et état fondamental, comme cause première et origine de notre vie spirituelle : Dieu habitant et vivant en nous réellement et de fait, bien que caché et imperceptible : et nos âmes faites dès lors fille du Père éternel, épouse de Jésus-Christ, et temple du Saint-Esprit :
Et que néanmoins cela n’empêche pas que ne nous mettions en devoir de chercher, désirer, tendre et aspirer à Dieu comme à notre vrai et unique fin, à laquelle nous prétendons parvenir : ainsi soit nous y sommes de tant plus obligés, que nous avons Dieu avec sa grâce en nos âmes comme principe efficient, pour nous exciter et opérer en nous et avec nous les œuvres de notre salut et sanctification, sortables à un tel être divin participé qui nous est donné à cet effet, en sorte que tant s’en faut que soyons arrêtés et retenus d’aller à Dieu par-dessus tout, en ce que nous croyons qu’il est en nous, et nous en lui ;
Mais plutôt que c’est d’un tel divin principe planté en notre état fondamental que procèdent comme d’une source vive les actuelles inspirations, excitations, préventions, aides, touches, illustrations, traits d’amour et autres grâces semblables qui nous sont départies (217) et nécessaires au progrès de ces sentiers pour tendre et pouvoir arriver à notre fin dernière :
Vu aussi que c’est, et que nous appelons un degré complet et parfait de voyage mystique, lors que depuis le commencement d’un tel mouvement et nouveau travail vers Dieu, causé par cette actualité de grâces prévenantes, passant par tous les milieux des actes des vertus, et de l’acquis de notre devoir et obligation au mieux qu’il est possible ; nous arrivons finalement à trouver Dieu au sommet en tant que notre objet surnaturel ;
Pour ce que c’est le terme et but de tout degré et mouvement entreprise, que d’atteindre ainsi Dieu selon la portée des dispositions acquises durant icelui degré : puisque chaque degré de grâce a son commencement, son progrès et sa fin : après quoi se recommence derechef un autre degré, lequel contenant semblablement progrès et fin, parvient à un sommet tant meilleur que plus parfaites ont été les dispositions crues pendant le cours d’iceluy.
Ainsi faut-il pareillement penser et tenir, que tout degré se passe en cette vie mystique et expérimentale de même façon : et que chacun d’iceux aura les mêmes pièces et parties que ce premier : son terme à quo et ad quem avec le milieu ; son commencement, progrès et fin ; son bas, moyen et haut, et toujours avec opération et coopération proportionnée.
Parce que la nature ne se corrompant pas par la grâce, mais s’améliorant et perfectionnant (218) de plus en plus à mesure qu’icelle grâce va croissant par plusieurs degrés, retient toujours ses pièces et parties essentielles autant en un degré comme en l’autre : étant requis, que comme chaque degré comprend en soi tout le pourpris de l’âme depuis le plus bas jusqu’au plus haut (car c’est ce qu’on appelle un degré complet) aussi chaque pièce, puissance et portion soit proportionnée, mesurée, et rendu conforme (en sa façon) à l’advenant de ce degré-là, auxquelles on est ores vivants.
D’où s’ensuit manifestement, qu’à chaque degré il est du tout nécessaire, que la grâce ou vertu et opération divine fasse quelque chose à l’entour de chacune puissance, portion ou partie de notre capacité, pour la rendre univoque et équivalente en sa façon, à la mesure et proportion de la mélioration d’un tel degré qui se passe, et de la perfection de la fin où il aboutit : Dieu opérant tout in numero, pondere, et mensura. Et par conséquent s’ensuit aussi, qu’il faut de nécessité que l’âme s’apprête et s’accommode à l’advenant, pour toujours suivre et correspondre à l’esprit de grâce, soit en pâtissant, soit en agissant, selon qu’il la conduit.
Finissant donc ce point quatrième, cela soit conclu et attesté, qu’en l’état de la vie déiforme il en advient tout de même, comme en tous autres précédents : c’est à savoir que selon icelle nous avons premièrement chose qui nous est à façon de fond, de racine, et de principe originaire d’une telle (219) vie : et que cela même n’empêche pas que ne puissions et devions opérativement tendre plus outre, et avoir progrès et avancement vers Dieu en tant que notre fin, but, objet et terme ad quem désiré : voire c’est sa vertu opérative qui nous fait marcher, et nous met en action : pour nous faire atteindre ce divin but par opération d’amour et de connaissance produite de nos puissances sublimement relevées et actualisées. Voyons maintenant de plus près ce qui concerne la pratique pour achever de mourir au vieil homme, et revivre au nouveau.
Il importe extrêmement, et c’est le trait d’un conducteur expert de savoir instruire et aider dûment une âme venue au détroit, tant en ce qui est de donner lieu tout à loisir et sans se hâter, à sa chute et tombement passif en perte et abandon total de soi même avant trouver Dieu son plus intime ; comme en ce qui est de reprendre posture et entregent actif et relevant après l’avoir ainsi trouvé.
Car c’est ici que Dieu commence de ce fond du rien auquel l’âme est réduite par la rigueur de la privation, à la fonder et enraciner en son divin gouvernement par la communication solide et stable (220) de son amour et volonté : qui est le commencement de l’être et vie habituelle de grâce pure sans mélange de propriété, laquelle on laisse derrière ensevelie dans le sépulcre de son néant, pour apprendre à suivre ceci de nouveau qui va commençant.
Et comme cela se passe en grandes ténèbres pour les premières fois que l’âme s’y retrouve, et quasi comme en la cave profonde et obscure de son infimité, elle ne peut pas sitôt apercevoir comment par cette mort de soi-même elle tombe intimement en Dieu son principe, et source première de toute la vie nouvelle de grâce prédominante qui va suivre, et quant et quant en l’ordre de son gouvernement divin :
Si ce n’est qu’elle en soit singulièrement bien informée ; et qu’en fin elle vienne à le discerner et comprendre, lors que par plusieurs réitérations d’infériorité expérimentée réellement et à la lettre, elle apprend à s’entendre soi-même, et les secrets cachés sous cette mystérieuse transmutation, que Dieu opère en elle par des fâcheux effets.
Car c’est orprimes après quelque temps, que l’intérieur s’accoisant, l’âme est peu à peu éclairée, pour entendre quelque chose de ce qui s’est fait et passé en elle si obscurément. D’autant que l’intelligence, qui est la lumière de l’âme, commence alors à poindre et à luire dans ces cachots ténébreux de bassesse où elle se trouve : et ainsi aperçoit, qu’étant privée de toute grâce et concours pour pouvoir opérer (221) selon sa capacité intelligible vers Dieu par-dessus soi, elle se réfléchit pour le moins au-dessous de soi vers ce que Dieu opère en son infériorité, dont elle en peut former quelque petite intelligence. L’expérience même lui servant d’espèces intelligibles, lesquelles elle abstrait des impressions restées d’une si étrange expérience, ce qui est vraiment la connaissance de soi-même, et la connaissance de Dieu par ses œuvres en nous.
Pour donc entendre le tout plus ouvertement, il faut résumer et présupposer deux choses qui sont hors de dispute. La première. Que l’âme vient en son progrès à tel degré, que de se trouver intérieurement en un silence et cessation de tous discours, concepts, aspirations formelles, et efforts qu’elle soulait et devait lors faire envers Dieu, pour l’aimer, chercher, et désirer sa présence en esprit. Et ceci non par pratique ou exercice entrepris, ou formé par elle-même, mais par la soustraction des influences, motions, préventions et grâces aidantes de Dieu, lequel a délaissé cette âme en sa simple manière de faire qu’elle a de nature, et au cours de sa condition humaine, sans secours spécial de grâce excitante.
La seconde. Que d’ailleurs la même âme est plongée et enfoncée en un abîme de difficultés, de peines, craintes, frayeurs, et gênes intérieures avec la perte et l’amortissement de tout ce qu’elle a jusqu’ici vécu, et traité avec Dieu pour son salut, je ne dis pas quant à la (222) substance, mais quant à la façon expérimentale.
D’autant que l’état de la privation rigoureuse est un passage si étrange, si fâcheux et désespéré ; et contient une telle immutation, renversement et dislocation de tout l’état humain, et tout s’y passe en obscurité si ténébreuse, et inhabilité de toute intelligence si grande, que la pauvre âme ne se peut aider de ses puissances, signamment de son intellect : si qu’il semble qu’elle soit devenue sans esprit et sans entendement : puis qu’elle est réduite à tel terme, qu’elle ne sait penser autre chose, sinon qu’elle endure, et va mourant et se perdant, sans savoir ce qui adviendra d’elle, pouvant bien dire avec Job, chapitre 30199. « Je suis réduite à rien, et il a ôté mon désir comme le vent, et maintenant mon âme défaut en moi-même, et les jours d’affliction me saisissent. Je crie à toi, et si ne m’exauce pas : je me tiens debout, et je ne me regarde point. Tu m’es changé en cruel, et m’es contraire par la dureté de ta main. Tu m’as élevé et comme me mettant sur le vent, m’as du tout cassé. J’attendais les biens, et les maux me sont venus. J’attendais la lumière, et les ténèbres se sont boutés hors. J’ai été sœur aux Dragons et la compagne des autruches, etc. »
Comme si elle disait selon la paraphrase et exposition des interprètes : Je suis toute consumée des afflictions et d’ennuis. Dieu a renversé comme un vent impétueux mon désir et espoir du prix, loyer et bonheur proposé à ceux qui suivent le chemin de l’esprit et perfection. Il a dissipé toute la joie et toute la condition (223) meilleure, et l’avancement que j’attendais, à passer outre comme une nuée : et mon âme languit en moi-même et je dessèche, toute ma force et mes esprits s’étant épuisés ; et les jours de deuil et les calamités m’ont appréhendé sans que je m’en puisse dépêtrer. Je crie à vous ô mon Dieu comme à mon unique refuge, et vous faites le sourd sans me rien accorder. Je continue et me tiens en pied, me taisant et attendant grâce, et laissant parler mon angoisse, et vous n’y avez non plus d’égard. Vous m’avez fait tant de faveurs quand j’avais le vent en poupe, et était en pleine vigueur, et maintenant que je suis aux abois, vous devenez sans pitié, comme si vous vouliez ma ruine ; et vous me frappez de votre main puissante si durement, multipliant les coups et secousses, comme si vous étiez mon ennemi juré pour me terrasser. Vous m’avez prévenu en bénédictions, et élevé ès hauteurs de l’esprit à votre divine contemplation, me posant au-dessus de toutes choses inférieures, comme sur le vent et le souffle de votre Saint-Esprit qui me portait : et maintenant de cet heureux et agréable sommet, vous m’avez précipité en un profond gouffre de malheur, d’autant plus âpre et misérable, que plus grand et plus sublime était mon bonheur. Et m’avez par cette chute brisé, comme réprouvant, condamnant, et punissant ma façon de vivre précédente, en laquelle toutefois je m’efforçais de vous servir et complaire de si bon cœur.
J’attendais et me promettais (224) un continuel accroissement de grâce et de lumière, et une stabilité et tranquillité en cette éminence l’esprit après m’être courageusement et patiemment exercé en toute sorte de mortifications et d’œuvres vertueuses ; et que selon mes souhaits je parviendrais à la jouissance de votre divine présence, et aurais ma conversation au ciel ; et tout à rebours, une troupe de maux et de misères m’est venue accabler, et les ténèbres espèces m’ont surpris, et inopinément couvert, et opprimé mon état intérieur, qui était si serein et plein de clarté : et me voici ravalée si bas, et rejetée si profond en moi-même, et en toute misère, qui ne se peut plus, et ne m’en puis relever ni développer. J’ai été mise en désert, et réduite à une extrême solitude, comme si je fusse du genre de ces animaux qui demeurent ès lieux solitaires, et ne font que hurler, siffler et gémir de soif, de faim ou de regret et détresse. Etc.
Ce sont là les gémissements et soupirs de cette pauvre âme et colombe délaissée et désolée. Premièrement donc il faut qu’elle sache, sans en douter : et on lui doit dire et donner assurance que nonobstant tout ce que dessus, son cas va très bien ; et qu’elle a maintenant l’effet de ses désirs et prières continuelles, en ce que Dieu glorifie son saint nom en la sanctifiant par cette voie angoisseuse : et qu’il établit son royaume (225) en elle, chassant dehors son ennemi capital l’amour-propre, et se faisant maître de tout son intérieur : pource aussi qu’il accomplit en elle sa très agréable volonté, disposant d’elle selon sa sapience et bon plaisir ; et l’apprenant à lui obéir et à s’y soumettre en tout et partout, après lui avoir tant de fois et si instamment requis que sa volonté fut faite en la terre comme au ciel : en sa portion inférieure, animale et terrestre, comme en la supérieure et spirituelle. Lui dire encore que tant s’en faut que Dieu l’ait abandonné, et en façon quelconque quittée l’amour et le soin paternel qu’il a d’elle et en elle : qu’au contraire ce soin et cet amour est de tant plus grand, singulier et assidu, que c’est lui-même qui la traite et conduit de cette sorte fâcheuse et ennuyeuse, afin de la sanctifier, et de satisfaire précisément et tout à fait à son désir principal, qui est sa parfaite union avec son esprit divin, à laquelle il la dispose secrètement par ce moyen.
Par quoi tout ce que cette âme peut faire, et tout le remède et conseil qu’on lui peut donner, et qu’elle puisse prendre et suivre n’est autre pour lors, que de s’accommoder et façonner en tout à la volonté de Dieu, et à tous ces effets importuns à son sentiment, mais important à son avancement : les accepter, y consentir, et coopérer, en voulant bien être ce à quoi elle se sent réduite, et le prenant pour son état et pour sa vie qui lui est maintenant donnée de Dieu, (226) et très convenable sans adhérer à aucune grâce ou façon d’opérer qui puisse avoir précédé : et se contentant d’être volontairement sans aucune résistance ni propriété, ou désir contraire spoliée de la possession de ses propres actes et de sa liberté, et de toutes les grâces, influences, jouissances et faveurs divines qu’elle a jamais reçues et expérimentées : et de souffrir paisiblement toutes ses peines et détresses ; pour ainsi mourir à toutes choses, et à toute sa manière d’être, de vivre, et d’opérer selon son choix, son pouvoir, son arbitre et jugement humain.
Car c’est le vrai moyen pour être préparée à l’acquisition et réception d’une forme de vie meilleure, et relevée par-dessus la naturelle et raisonnable aidée seulement de la grâce ordinaire : s’accommodant cependant, consentant et acceptant le tout au mieux qu’il lui est possible : et apprenant à tenir ménage avec soi-même en une telle seuleté et exil si éloigné du pays et de la région de l’esprit : faisant quant au reste extérieurement tout ce entièrement à quoi les commandements de Dieu et de l’Église l’obligent, et que son état et condition requiert. Car le pouvoir de ce faire ne lui est jamais ôté : ainsi soit la grâce la porte à s’en acquitter, mais insensiblement. Et c’est elle aussi qui soutient l’intérieur de l’âme en ce détroit ; car autrement sans ce secours et support elle viendrait à défaillir de courage, et ne pourrait fournir à la peine.
Mais comme le trait divin est (227) extrêmement mince, petit et caché : et qu’au lieu d’exister et de soulever l’âme et se faire sentir par quelque vigueur, il l’affiche, la resserre et purifie par actuel sentiment de compression, tristesse, crainte, frayeur, sécheresse, etc., c’est la cause pourquoi, ayant icelle été selon la nature, le sens et entendement accoutumé de voir ce qu’elle faisait, et de s’assurer sur ses actes et opérations, et qu’ici au contraire elle ne peut rien voir que misère et désolation, ni rien faire perceptiblement au-dedans, mais qu’elle se doit taire, pâtir et se retirer en son centre, et là mourir, pour revivre en Dieu son principe, sans rien apercevoir de cette vie nouvelle, mais seulement la mort présente.
C’est pourquoi elle croit ne faire rien de bon pour tout, et que son affaire est désespérée. Tout de même que celui, lequel se voyant mourir sans plus d’espoir d’échapper, se trouves-en l’angoisse, quittant si difficilement et par nécessité inévitable le présent de sa vie, pour l’incertain qui suivra après sa mort, puis qu’il ne sait quoi ni comment il en adviendra, jaçoit que d’ailleurs il fut aux faubourgs d’une heureuse éternité.
Les pièces qui concourent au renouvellement et établissement de l’état fondamental de l’âme en cette sienne nue infimité, et (228) pour lui donner être convenable sont. Premièrement la bonne volonté, qui est la base et le fondement de l’édifice : laquelle est ici resserrée200 dedans soi-même, et très intimement recueillie dans son propre district, avec sentiment réel de sa propre entité inférieure par la grande proximité qu’elle a à soi-même, acquise par ses précédents exercices, par les touches divines centrales, par l’usage de son empire sur ses propres actes ; et surtout par diverses pratiques de…201 à Dieu, de souffrance en tout événement, et de résignation en plusieurs rencontres et accidents molestes : et derechef à présent confirmé par les actuels sentiments plus âpres, et plus pressants auxquels elle se retrouve selon cet infime rabaissement, en privation de tout ce qu’elle a jamais eu par avant de beau et d’agréable. Volonté, dis-je, non pas morte et languissante, mais vivante et contente de ce qu’elle est : et le prenant non pas grossièrement et une façon lâche et flétrie, mais vitale et animée, comme volonté divine à laquelle elle se résigne volontairement.
Secondement, concourent ici les divins principes de grâce : lesquelles ne sourdent, et ne sont pas à penser ni à attendre du haut de l’esprit, mais du bas de l’intérieur fort furtivement : comme principes préalables à tout l’être et opérer d’icelle volonté, et non pas comme termes et bornes de ses désirs : lesquelles aussi lui doivent être au lieu de tout l’effort, et de tout l’usage (229) de son bon désir.
Car ne pouvant plus s’étendre par ses actes vers Dieu comme par-dessus elle, mais étant contrainte de demeurer et consister près de soi-même ; son opérer n’est pas comme devant par actes dressés à Dieu comme au terme de son mouvement ; mais plutôt embrassant Dieu du nombre de son entité centrale ; comme premier principe et l’origine de sa vie et de son opération, comme sera ci-après expliqué. Tiercement, [il] y a pour le moins ici quelque puissance cogitative ; bien que non pas la formelle intelligence202, laquelle est ici trop obscurcie, et non encore comprise, mais exclue de cet état inférieur, la disposition duquel consiste toute en sentiments fâcheux et étranges : la seule bonne volonté, quoique faible aussi et ravalée étant celle, qui en son aveugle résignation apprend à s’accommoder à l’ordonnance divine sans trouble :
N’admettant autre pensée, et ne cherchant autre intelligence plus subtile, que de contourner son attention, et prendre garde à ce qu’elle se sent en sa disposition interne : et de se former qu’il faut qu’elle veuille être ce qu’elle est, pauvre, nue, seulette, et fait ainsi joug et courber à tout ce que Dieu veut. Car c’est ainsi que consentant librement à ce présent état, et y ramenant toute sa capacité, pour ne vouloir penser, désirer, ni chercher autre chose : en s’accoisant soi-même et se pacifiant en cette volonté divine : sans s’empêcher à aucune (230) autre façon d’opérer, sinon de s’accommoder librement et de bon gré à ce que le gouvernement divin effectue en elle ; c’est ainsi, dis-je, que l’âme étant rendue ferme et apaisée, cette tranquillité et sérénité lui servira d’état fondal203, et d’acte premier pour passer bien tôt tout doucement durant ce calme, et comme par redondance naturelle en acte second d’opération.
Car il faut savoir et noter que l’inclination de l’âme serait bien de tendre et aspirer à Dieu par-dessus tout, s’il lui était permis ; mais comme par une disposition contraire elle est tenue et arrêtée à ce qui se fait sentir du côté de son fond le plus éloigné du monde de la divine présence objective, elle s’y range, prête néanmoins à se convertir derechef vers Dieu par-dessus tout si elle pouvait. Et de là vient que l’âme ne prend pas ce silence et accoisement interne platement et lourdement, mais en façon de soumission et d’obéissance : et comme retenue à sentir et pâtir en soi chose contraire au progrès de son désir :
Sachant bien (et telle est la vérité que je remontre souvent) que son avancement consiste à être préparée et appareillée de recommencer un nouveau voyage tendant à Dieu par-dessus tout : et le commençant de fait en tant qu’en elle et par cette sienne conformation de consentement et acquiescement de volonté à celle de Dieu, et par la propension secrète qu’elle a de se mettre en train. Mais ne pouvant quand à présent passer (231) outre, ni se tourner et hausser vers le sommet de l’esprit, où la divine présence se communique, pource que la privation dure encore ; force lui est par résignation de n’avoir vers là son attention : se tenant néanmoins prête, et non pas oiseusement attendante.
D’où se peut voir que puis que l’âme n’est pas comme morte en ces bassesses et dispositions fâcheuses, mais vitalement les expérimentant, et vitalement y consentant, et vitalement y ramenant toute sa pensée pour s’y accommoder volontairement, et rendre tout ce qu’elle est et qu’elle peut consentant à ces durs effets de la volonté de Dieu ; tout cela fait croire qu’il y a nécessairement quelques pensée et action d’entendement comprise ensemble avec la réalité de ce que Dieu opère. Parce que néanmoins que cet entendement ne peut pas s’élever à Dieu par-dessus tout, mais est contraint de se courber vers le bas : afin que se retournant et repliant avec le fond de la volonté, il soit compris du nombre de ce qui fait l’état d’infériorité au sentiment expérimental de sa seuleté et privation du divin concours ; c’est d’ici que prend commencement la captivité et l’esclavage d’iceluy entendement : d’autant que dorénavant il n’est plus en liberté de penser ou entendre ce que bon lui semble, mais seulement ce que Dieu aura premièrement opéré en la volonté. Ce qui n’est autre chose que connaître Dieu par les œuvres qu’il fait (232) en nous, et non par préconceptions, discours ou intelligences préalables de ses divins attributs, comme nous avons dit ci-dessus.
De ce que dit et appert assez que l’âme qui en cet état de privation ne sait, et ne fait rien autre, que d’avoir son regard, son attention et relation à Dieu en tant que par-dessus elle à façon d’esprit, pratiquant le silence interne seulement par une simple et vide expectation de la manifestation de Dieu en elle, comme si sa présence divine lui dût être découverte d’en haut sera sans doute totalement inhabile de faire chose aucune en son intérieur avec Dieu.
Si que ce n’est merveille si elle est contrainte de rester en pure cessation et vacance : car de ce côté-là la porte lui est entièrement fermée, et n’y a que ténèbres, et néant : pource que l’entendement est actuellement privé de toute aide de grâce et de concours, qui serait pour lui être principe d’opération aucune vers Dieu par-dessus soi : toute la vertu divine influente s’étant retirée du côté de la volonté et du fond de l’âme, selon lequel elle est toute rappelée ; il s’entend un silence, repos et cesse de tout actuel instinct et motion relative à Dieu vers le haut de l’esprit.
C’est pourquoi (233) j’ajoute que cette âme étant reléguée en soi-même, doit librement vouloir être ce qu’elle est en son sein propre : croyant et sachant seulement par foi, que selon la façon d’esprit Dieu est infiniment relevé par-dessus tout son être : et ayant cependant pour cette heure patience de demeurer prêt de soi, et se contenter de ce qu’elle est à ce présent moment, et de ne pouvoir s’écouler, ni porter, et promouvoir vers Dieu par-dessus soi. Car c’est ainsi que peu à peu et par degrés son état interne se formera.
Supposé donc que voilà l’âme retirée chez soi et au sentiment d’elle-même : et informée qu’elle ne doit avoir sa vue, tendance, relation, ou attente vers le haut, pour ce que ce n’est pas de là que la divine présence ou opération se lèvera et lui apparaîtra ; c’est de l’inférieur qu’elle doit penser de Dieu, et avoir son expectation du côté de plus intime qu’elle n’est à soi-même, d’où la vertu et la prévention divine, et le touchements de la grâce viendra. Et pour ce lui avons dit qu’elle devait se laisser retourner premièrement près de soi : d’autant que c’était le vrai sentier et assuré moyen pour venir à plus intime que soi.
Supposé encore que l’âme a appris à mettre toute son attention, et le rapport de sa pensée vers plus intime que soi ; et que pour tomber en Dieu plus intime, il faut qu’elle abrège204 et anéantisse ce qu’elle est (car autrement si [234] elle vivait encore selon le restant de soi-même auquel elle est tombée passivement, ce ne serait pas Dieu seul Tout) voici ce que pour le présent elle fait : que de ne vouloir pas vivre selon ce fond d’elle-même auquel elle se sent être venue : et ne veut plus aussi opérer comme elle faisait, en sortant hors de soi et se relevant par ses actes et efforts vers Dieu par-dessus soi pour parler, crier, se plaindre, l’adorer, invoquer ou chose semblable, mais procède entièrement par façon de mort et de rien être. C’est à savoir afin de pouvoir tomber en Dieu encore plus proche et plus intime qu’elle n’est à soi-même.
L’âme donc qui en cette mort et en ce dernier soupir de la vie de nature propriétaire est venue à ce point, que d’être contente de n’être plus, afin de tomber par abandonnement de soi en Dieu plus intime, chet205 et coule alors vraiment en Dieu hors de soi, et en Dieu plus intime que soi : où elle se perd, et doivent vivre comme cela perdu en Dieu en cette façon de fond et de plus intime sans propriété.
Ce qui est une extrême et inexplicable manière d’endurer et pâtir. Vu que cela contient en soi, que l’âme ait dû être contente de n’avoir ni à cette heure, ni à jamais aucun ciel, repos, grâce, amour et connaissance de Dieu. Car tout ce qu’elle pouvait encore avoir de reste de soi, de son salut, de désir de Dieu, d’inclination à l’adorer et louer : tout cela, dis-je, a dû être anéanti et tenu pour dommageable, et contre l’opération (235) que Dieu faisait pour lors : et cette âme ainsi réduite à un seul point de son être, le laisse encore échapper pour ne devenir rien en Dieu, et y perdre toutes ses propriétés.
Et voilà comment on tombe et vient à trouver Dieu selon cette façon de fond et de plus intime, et où conduit la privation, ainsi qu’a été montré au troisième point de ce chapitre. Voilà aussi la façon de mort et anéantissement de tout l’amour-propre qui restait en l’âme désireuse de Dieu, de ces grâces, et de son service, honneur et gloire.
Voilà, dis-je, derechef comment par la résignation à la volonté de Dieu mourant à la nôtre propre, et donnant lieu à la sienne, alors qu’il opère en nous choses tout autres, voire contraires à ce que nous attendions, nous venons d’une façon passive à trouver Dieu en tant que cause première efficiente de tous ces effets étranges et accidents inopinés qui nous arrivaient pendant le chemin.
Tellement que par les effets nous venons à la cause première opérante : et même nous nous unissons à icelle par la même voie de passivité réelle en ce que renonçant à notre volonté propre, nous faisons que notre volonté devienne et soit non volonté, afin de donner place à ce que Dieu fait en nous : consentant qu’il fasse de nous selon son bon plaisir, et qu’il soit seul maître et possesseur paisible de nos corps et âme, et de toutes nos puissances.
C’est en fin selon cette façon d’avoir Dieu (236) premier vivant et opérant en nous qu’il est dit que nous arrivons en Dieu en pâtissant, et non en agissant : en perdant, et non en gagnant : en reculant, et non en allant en avant. Et ainsi c’est trouver la vérité du dire d’aucuns mystiques, que sortir de soi-même, c’est entrer en Dieu : que se perdre, c’est gagner Dieu ; que laisser sa volonté, c’est trouver celle de Dieu ; que mourir à soi, c’est vivre à Dieu, et autres.
D’autant que par cette sortie, cette perte, ce délaissement, et cette mort de nous-mêmes Dieu devient le premier vivant et opérant en nous : lequel s’unit habituellement et en fond à notre volonté, et se fait expérimentalement sa tige, sa souche, sa vigne, sa racine, son principe et première cause, pour effectuellement nous mouvoir, incliner, pousser, conduire et adresser en cette voie mystique à notre fin finale : en vertu duquel divin principe notre volonté est mue et relevée surnaturellement : et peut aussi se mouvoir, et pareillement nos autres facultés selon et à mesure que Dieu premier agent opérant par elle et avec elle gouverne et conduit le tout à la fin prétendue.
Ceux qui se contentent d’une simple réminiscence et souvenance de Dieu, voulant (237) par le seul simple anéantissement d’eux-mêmes trouver Dieu plus intime, et ne faire rien autre, que s’arrêter à la foi et pensée que Dieu est tout, et que tout le reste est rien : croyant que cette façon de se comporter est la plus légitime, pour faire que Dieu soit tout en nous, et nous rien ;
Doivent savoir, qu’au lieu d’occuper l’âme avec cette distinction du Tout et du rien, nous mettons en avant par notre explication une manière de conjonction du Tout et du rien : disant que l’âme n’en doit faire qu’une chose, qui soient son propre fond, son moi fondamental composé du Tout et du rien unis par ensemble :
Comme terme à quo, et qu’ainsi qui se prépare en l’âme pour aller commencer plus outre un tout nouveau voyage vers Dieu comme fin et terme ad quem final. Attendue que cette façon d’expérimenter quelque chose de divin en forme de plus intime n’est rien autre que chose fondamentale, habituelle et permanente en l’âme qui se tient du côté de sa bonne volonté. Car comme elle est le fondement et soutien de tout le bâtiment mystique, aussi est-ce de son côté que se fait maintenant cette expérience, de laquelle elle se rend au mieux capable par l’anéantissement de soi : se niant soi-même afin que Dieu soit seul intimement vivant en elle.
Or est-il que cela même de plus intime qui tombe sous notre expérience n’est rien autre, que le don habituel de la grâce et charité (238) infuse et inhérente, où la volonté divine participée que Dieu nous faire ressentir par les effets de ses touches et inactions actuelles. Mais comme plus avant en intimité il est lui-même aussi conjoint inséparablement à ses dons, habitant en nous par et avec iceux substantiellement, c’est par ce moyen que du côté du fond de la volonté il y a un ternaire de choses qui constituent le vrai fond de l’âme pour l’état de la perfection. C’est à savoir la bonne volonté, la participation divine, et Dieu. La volonté faite déiforme par la forme de la charité et de la grâce pure, comprenant Dieu du nombre de ce qu’elle est : et Dieu qui s’est uni à elle de façon antérieure et préalable à ce qu’elle est : comme la prenant à soi, et ne voulant vivre et opérer en elle, par elle et avec elle, et la conduire ainsi à sa fin finale, comme a été dit.
De manière que pour recueillir le tout en peu de mots. L’union que fait l’âme de son néant avec le Tout est pour avoir un nouveau fond et équipage mieux assorti, pour reprendre les erres et adresses vers Dieu son objet final, sitôt que l’accès lui en sera donné. Car quant à présent, que la privation qui a rendu les portions supérieures inhabiles persévère encore, l’âme ne peut pas plus outre que ce premier point de son état, quoi que trine en soi et bien appareillé comme a été vu. Mais doit être contente de s’exercer conformément à ce sien état présent, en attendant que ses pieds et ses (239) ailes croissent, et que la porte lui soit ouverte pour aller et voler à Dieu par-dessus tout. Or ce sera l’explication du secret de cette industrie et manière de vivre et d’opérer, qui dissipera les ténèbres des intelligences abusives, ou non légitimes du déportement requis du côté de l’âme en ce degré, afin qu’elle ne soit pas oisive, mais opérante d’une part ; et néanmoins de l’autre que mourant toujours à sa propriété, elle devienne sans volonté, et cède à celle de Dieu, et n’empêche pas son œuvre en elle, mais s’y comporte comme il convient.
Ce secret donc consiste premièrement en ce que l’âme reconnaisse en soi ces trois choses. La première sa bonne volonté naturelle qui est le soutien de tout, car la nature est le fondement de la grâce. La deuxième la volonté divine participée. Et la troisième la volonté essentielle qui est Dieu même. Ou en parole toutes claires. La volonté créaturelle raisonnable. La grâce et la charité habituelle : la grâce informant surnaturellement l’âme, et la charité sa volonté. Et Dieu premier principe plus intime auteur de tout ce qui est de nature et de grâce.
Secondement, qu’elle sache qu’elle ne se doit pas arrêter court sans rien faire, sous prétexte d’attendre la manifestation divine en esprit : ou de jouir de Dieu comme intimement présent, par le seul anéantissement de soi et de toutes choses, mais se faire opérative.
Tiercement, que pour être active et venir en action, elle doit (240) procéder par un mouvement circulaire206 qui contienne les trois choses susdites, n’en faisant qu’une d’elles trois : et prenant cela pour son propre fond au lieu de sa simple bonne volonté qu’elle soulait avoir en l’état de propriété, bien qu’aidée de la grâce ordinaire. En telle sorte que ces trois choses unies ensemble soient de son appartenance, et fassent son interne consistance : et qu’à ce moyen elle puisse avec Dieu devenu sien, et habitant en elle fondamentalement et solidement par la participation qu’il lui donne de son être divin, parvenir à sa fin par l’excitation et application actuelle de sa grâce opérante.
Or la manière de pratiquer et mettre en usage ce mouvement circulaire gît en ce que l’âme commençant de ce premier point qu’elle est soi-même, l’anéantit pour tomber passivement en Dieu plus intime : et puis embrasse Dieu plus intime : et de la part achevant le cercle retourne derechef au premier point de soi-même, finissant à soi d’où elles avaient commencé.
Et c’est ainsi que l’âme en ce contour et mouvement circulaire se niant soi-même, vient à comprendre l’être de grâce, et Dieu auteur d’icelle du nom et du rang de son état fondal ; c’est, dis-je, ainsi que par cette circuition207 et remuement actuel, et par la réitération d’iceluy elle comprend par degrés plus intimes tant la volonté divine participée, que la volonté essentielle, qui en est le principe efficient. Et (241) bien que la même âme achevant ce cercle retourne plus outre à son premier point de soi-même, et ainsi revenu derechef à soi reprenne sa volonté et l’usage d’icelle ;
Ce n’est plus néanmoins en tant que volonté propre, mais en temps que cédée à Dieu, et par lui renouvelée, et reproduite, et ainsi régénérée en Dieu son principe : lequel rend bien à l’âme sa volonté comme elle lui avait cédé, mais non plus séparée, mais réuni et derechef entée et réintégrée en son divin tronc et racine fondamentale : puis que Dieu même en tant que la cause première efficiente plus intime est le vrai et vif fond de l’âme (tout ainsi [par similitude] que la racine et le tige est le fondement de la branche, qui lui est rejointe, entée et incorporée). Et que c’est de ce plus intime principe, que toute l’opération d’icelle âme prend son origine :
Vu qu’elle anéantit toujours sa volonté et son être de propriété : et se reprend soi-même selon l’être et l’opérer que Dieu lui donne par reproduction et rénovation déiforme ; lui baillant un cœur nouveau, et un esprit nouveau, et une forme d’opération nouvelle, selon la promesse qu’il nous en a faite en Ezechiel chapitre 11 & 36, allégués ci-dessus, disant : « Je vous donnerai un nouveau cœur, et mettrai un esprit nouveau au milieu de vous (dedans vos entrailles, dit-il chapitre 11 .) Et mettrai mon esprit au milieu de vous, et ferai que vous cheminerez en mes commandements, et garderez mes jugements, et que vous opérerez. » (242)
Voilà donc la première pièce de tout l’état de la déiformité, et la façon selon laquelle l’âme devra être vitale et opérant en icelui : prête et disposée à marcher plus avant pour acquérir par son opération prévenue, vivifiée, et promue par la divine influence, la présence et union divine objective : vers laquelle elle doit être toujours virtuellement en suspension et attente, comme vers sa fin finale et consommative : au regard de laquelle l’âme se fait ici matière fondamentale, qui se prépare pour être capable de cette forme perfectionnante : Dieu même en tant que principe efficient se tenant du côté de ce fond, pour être l’agent tant de cette disposition, que de l’infusion de cette même forme, efficientis enim est preparare materiam et infundere formam.
La cause pourquoi maintenant l’âme qui s’est ainsi recouvrée soi-même en Dieu, pour vivre et opérer avec lui en la vie déiforme, ne se relève pas de fait à sa présence objective, vient de ce que commençant ce nouveau voyage, elle est ici si très bas, qu’elle se doit contenter de ce premier degré, quoi qu’infime : lequel néanmoins par ce mouvement circulaire devient une petite totalité de terme à quo enclin à un terme ad quem, comme un imparfait à celui qui le doit perfectionner ; mais qui a faute d’être actuellement animé de la touche ou inaction divine, doit être cependant content en son enceinte d’une telle volonté divine. (243)
Et cette façon ici est la vraie expectation, et légitime silence interne, qui n’est ni oiseux, ni jouissant : mais auquel âme a trouvé à quoi s’occuper, et comment se faire vitale et active durant son bannissement de la présence finale : et tandis qu’elle n’est pas autrement actuée par son premier principe, auquel cependant elle quitte et transmet le droit et la maîtrise qu’elle a sur ses actes, n’en voulant plus être la dame, ne vivre selon sa propre volonté quoique bonne ; mais s’anéantit pour céder à la divine : non pas toutefois pour cesser et reposer là sans rien faire ; mais bien pour acquérir par ce sien circuit opératif une nouvelle posture, et se reprendre non plus comme distincte, mais comme rejointe à son premier principe, et par lui remise en être déiforme, ainsi qu’a été dit.
Tellement donc que par ce contour, ce repli, et cette révolution mystique l’âme s’étant anéantie en sa propriété, et ayant avec soi compris la nature et volonté divine participée, et Dieu même intimement présent et annexé avec ses dons habituels, achevant le cercle se retrouve toute nouvelle, et d’une façon vitale et opérative en Dieu : pouvant ainsi faire mille actes de toutes sortes de vertus, d’invocation, d’adoration, de louange, d’actions de grâce et autres actions qui soient d’une espèce déiforme, et surnaturelles non seulement quant à la nature et qualité du principe d’icelles, mais aussi quant à la manière et la formalité de l’opération : en ce, (244) dis-je, seulement que l’âme s’entend soi-même, et qu’elle sait bien former son état, et bien ordonner son maintien et comportement interne.
Au lieu que procédant par un pur anéantissement de soi, on trouve bien Dieu plus intime, mais on y demeure arrêté ; pour le moins autant que la doctrine et la règle que donnent aucuns pour l’anéantissement…208, semblent importer : puis qu’il n’y est pas renseigné, ni déclaré comment l’âme se doit recouvrer soi-même avec Dieu plus intime selon la vie surnaturelle et déiforme, et opérer conformément. Mais surtout se peut remarquer, comme un point digne d’être admiré, combien peu de chose fait que l’on trouve véritable tout ce que les doctes enseignent, quand ils disent que nous sommes opératifs, selon que nous l’avons amplement déduit ci-devant aux chapitres 6, 14 & 15 de cette seconde partie. Là où qu’autrement on dirait totalement que nous serions passifs, et devrions toujours être et demeurer des riens sans action ni mouvement.
Cette description de la façon d’opérer en l’état de perfection, est pour lors que l’âme laissée à soi-même n’a pas la touche divine actuellement, ou les effets d’icelle. Car c’est (245) proprement alors le temps auquel on serait comme oiseux, et en pur silence et vide expectation, si on ne savait de quelle manière on se peut et doit aider. Autrement quand l’inaction de Dieu est présente, elle contient tout cela même en sa réalité, sans formation propre de notre part, mais imperceptiblement et en un instant. Car par une simple influence et action qu’elle nous donne en un moment, tout ce que contient ce mouvement circulaire y est compris.
Mais quand Dieu n’agit point en l’âme, elle imite et contrefait par son industrie et propre formation la réalité de la divine inaction. Or ceci dépend tellement de ce que l’âme ait premièrement passé par l’état de la privation totale, et soit par icelle réduite à rien tellement par un entier anéantissement de soi-même et de sa propriété jusqu’au dernier point, dans lequel elle soit perdue par un total abandon ; qu’elle soit devenue et dévolue à un plus intime que soi-même : c’est à savoir à expérimenter (comme on fait ici maintenant) que Dieu est plus intime et plus elle-même, que non pas elle, et tout ce qu’elle est. Autrement je ne crois pas qu’on puisse contrefaire par soi-même ce ternaire au plus intime de sa volonté : ni aussi en faire comme cela une action circulaire, qui est vie et esprit : ne soit, dis-je, que déjà paravent on ait trouvé et passé chacune pièce en particulier par réalité : à savoir en expérimentant premièrement que toute propriété (246) termine en rien.
Secondement que l’inaction divine vient du plus intime de l’âme et non pas de par dessus soi : et puis entendu, que cela n’est sinon le fait ou opération de Dieu en nous, mais que Dieu efficient y est aussi adjoint par concomitance : et lequel partant on peut par pensée mentale et intelligible comprendre aussi avec son effet, pour son fond : et finalement que mourant en Dieu, on y revit par reproduction et régénération. Et pource en cette action il ne faut pas demeurer arrêté en Dieu plus intime, mais parachever le cercle et retourner au premier point de son propre fond.
C’est donc orprimes après une longue expérience, et diligente remarque des choses qui peuvent concourir en un trait de Dieu qui nous rend en un instant actuellement opérant et en vie sans qu’on en sache la cause et origine, qu’on peut découvrir cette inaction. Mais aussi l’ayant découvert, on la peut pratiquer et enseigner aux autres la façon de s’exercer en l’absence de la réalité d’icelle inaction : et leur faire voir le vrai secret du silence, et les mettre hors de tout péril d’errer par cet endroit, sans besoin de décrire par signe ou effets la vraie ou la fausse oisiveté, car ici proprement parlant, il n’y a nulle oisiveté, mais pure vitalité : et ne se peut trouver en une telle âme aucune occasion d’oisiveté ni de cessation d’opérer, ou faux silence : pour ce qu’elle n’a jamais de cesse en sa vitalité, ni en son progrès.
Car au lieu de se reposer en la volonté (247) de Dieu comme cessant de toute opération ; au contraire elle prend la même volonté de Dieu pour son être, pour son état, et pour sa vie : et ainsi rien à façon de silence, ou de cessation, ou d’état oisif, mais vital : comme principe premier de la vie nouvelle qu’elle va commencer, prête à reprendre les opérations des puissances, qui appartiennent à ce nouvel être et vie divine. Là où que retenant près de soi la comparaison de son rien avec le Tout, qui est Dieu, Dieu est alors pour fin et pour dernier. Mais ici il est premier, pour fond et pour le moi de l’âme. Je dis le Tout, non pas de divinité prise essentiellement, mais participativement : le rien de l’âme, je dis, son être de corruption avec sa manière de vivre et d’opérer laissé dehors exclu, outrepassé et anéanti. Et l’âme rejointe et ralliée avec sa première cause, et remise en acte et en train pour tendre par connaissance et amour en Dieu, qui est le but souverain qui lui reste à obtenir et atteindre par-dessus tout.
C’est le propre de la vie contemplative de procéder par vue et vision interne, conformément [148] à la dénomination que porte avec soi le mot de contemplation ; mais la vie unitive conformément à son nom d’union procède par façon d’unité et de même chose, sans faire distinction de vue ou vision.
Et parce que l’âme se divise en portion inférieure, supérieure et suprême, on trouve aussi trois fois toutes choses : qui est comme par trois degrés des créatures monter à Dieu pur et abstrait de toutes, comme relevé par-dessus tout, et non concret ou conjoint avec ce qu’il a créé, pour être, vivre et avoir rang en l’ordre des choses qu’il a produit hors de soi.
Aussi les théologiens divisent les choses en trois degrés, qui sont vestiges, images, similitudes, et le vrai prototype. Toute créature corporelle est vestige de Dieu ; la raisonnable est l’image ; et la surnaturelle et déiforme est la semblance de Dieu.
C’est pourquoi au lieu de poser pour règle générale qu’il n’y a que Dieu qui est tout, et tout autre chose rien, je m’explique autrement disant, que le rien et le tout est triple : tout par vestige, tout par image, tout par semblance, et enfin le vrai tout premier prototype relevé par-dessus tout. Car c’est mettre un tout et rien qui n’est que créaturel, tout et rien déiforme, et puis va tout pour prototype. Tout selon la portion inférieure de l’âme ; tout selon la reproduction intelligible, et tout selon le premier prototype : ainsi que, Dieu aidant, nous le déduirons distinctement en la dernière section. [249]
Or il y a grand secret contenu sous ce qu’on procède comme cela par ce chemin mystique, en ne faisant qu’un du Tout et du rien, que peut-être on entendrait comme deux choses distinctes, au lieu de n’en faire qu’une, et de la prendre pour son fond ou moi fondamental, selon qu’a été dit. Secret encore en ce que l’on sache, que quel Tout et rien se doit reproduire trois fois selon les trois étages qui sont au pourpris de notre âme : dont le premier est le sensible, le second raisonnable, et le troisième intelligible. Car c’est par ce moyen que nous viendrons à nous accorder pleinement avec la doctrine commune et ordinaire en bonne théologie.
Ce qui me fait assurer tous mystiques, que toute cette façon de parler qui met l’âme en cessation de toute opération, en silence, en impossibilité de prier pour soi, pour le prochain, etc., et toute semblable expérience qu’on a de soi-même, n’est rien autre que n’être pas encore complet en son état interne de déiformité ; ou bien à faute de ne se pas bien prendre soi-même, et ne pas entendre encore les secrets de la vie unitive. Car il faut tenir pour certain que qui a surmonté ces deux points, s’entendant bien soi-même, et sachant en quoi consiste l’être complet de la déiformité, entend aussi pleinement comme nous sommes vraiment toujours vitaux, en mouvement, en action, en vie et opération en cet état : à l’image et semblance de Dieu même, qui en son être est toute vie, tout esprit, [250] tout acte, et nullement oiseux ni vacant.
La faute de se sentir ne pouvoir faire ceci ou cela avec Dieu, provient la plus part de ce que l’on prend Dieu trop bassement, et non pas hautement assez relevé par-dessus tout, comme par-dessus trois étages, ou trois différents degrés de rien et de tout qu’on trouve dedans soi, et qui sont encore de l’appartenance de soi-même, avant être capable de relever sa pensée intelligible assez noblement pour la vrai et légitime connaissance de ce que Dieu est en tant que relevé par-dessus tout.
Car il faut bien entendre que la présence divine qui est en nous, n’est que comme matérielle et fondamentale ou essentielle ; mais l’objective, intelligible et finale est de façon extrêmement relevée par-dessus tout, comme sera montré ci-après. Ceux qui ont été conduits par la présence de Dieu en esprit, pourront facilement comprendre la raison de ce mien dire : que tel défaut provient de prendre trop bas la présence de Dieu, ne distinguant pas entre la réelle ou essentielle, et l’intelligible ; ou la fondamentale d’avec l’objective, la matérielle de la formelle.
Car ceux qui du commencement ont eu cette grâce de la divine présence, c’est premièrement selon la bassesse de l’infériorité qu’ils cheminent en la présence de Dieu. Tellement que déjà selon la portion inférieure de leur âme, en laquelle ils sont encore vivants, ils ont déjà néanmoins la façon de témoignage interne de la présence divine ; pouvant [251] se sentir comme à rien, et Dieu comme celui qui est le Tout de leur désir et affection : négligeant toute chose pour adhérer à son amour et présence.
Et cela dure quelque temps, que ce rien qu’ils sont, et ce Tout qui est Dieu a telle forme et façon au-dedans, qu’enfin une telle âme commence à perdre peu à peu la vue de cette expérience, et la distinction si claire et manifeste en soi de ces deux, son rien et son tout : n’ayant plus tant de goût ni de contentement en la formation distincte de ces deux choses si distantes.209
Dont peut arriver que n’entendant pas le secret, elle endure beaucoup de peine de son progrès interne ; c’est à savoir en ce qu’elle veut retenir une telle distinction claire et séparée, et Dieu au contraire veut de ces deux n’en faire qu’un : tant que à la parfin l’âme vient à le découvrir : et ainsi de ce rien et de ce Tout, de Dieu qu’elle avait eu jusques ors tenu pour distinct et séparé d’avec soi, elle n’en fait qu’une chose, et la prend pour son soi-même, et comme de sa propre appartenance :
Et par tel moyen en vient plus outre à entendre que Dieu lui ayant laissé pour matériel et pour fond cette capacité-là en laquelle il s’était manifesté comme présent, s’est retiré plus haut. Et par ainsi elle doit en premier lieu de relever son état ; et puis ses pensées, concepts et intelligences, afin de trouver la présence du Dieu selon une autre sienne capacité plus relevée, plus spiritualisée, plus intelligible, plus simple et éminente. [252] ce qui est alors l’état et degré de la contemplation, si noble et si divin, que l’âme pourrait penser être le dernier, où la façon plus haute de jouir de Dieu qui se puisse avoir en cette vie ; puisque cela répond à ce que l’on dit et écrit de la contemplation ;
Et néanmoins il reste encore de plus le degré et l’état, ou manière de vivre selon la vie unitive et de déiformité : selon lequel on apprend que toute la vue, vision ou contemplation qui a précédé n’est pas encore la vraie et légitime façon de vision, telle qu’est la béatifique, et de verbe mental tout formé et informé de connaissance divine formelle et intelligible.
Or c’est le même qui arrive dans la vie déiforme ou unitive avec le rien et le Tout. Que premièrement on le doit former dès tout le commencement d’icelle. Car l’âme qui commence cet état, se forme déjà ce Tout et ce rien en Dieu, mais en telle sorte qu’elle n’en fasse qu’un des deux ; et puis prenne cela même pour son fond et son terme à quo : afin qu’ainsi elle procède en tout ce qui sera à faire et à laisser, par une certaine totalité qui comprenne tout au ciel et en terre ; pour le moins selon la capacité de celui qui vit au-dedans : c’est-à-dire selon la capacité de la même âme. Ce que j’ajoute, pour cela qu’il y aura trois semblables capacités diverses ; et néanmoins chacune se dira totale, et devenue tout, ou d’avoir tout.
En la première capacité, ou au plus bas étage qui est l’infériorité, l’âme a la vertu divine qu’elle comprend…210 [253] foi : et si elle veut penser de Dieu, c’est par pensée mentale intelligible, que Dieu est là où il opère. Et comme il opère intimement d’une façon qui vient du bas et du fond, elle le pense encore antérieur à cette vertu divine, comme efficient d’icelle. Et en ce même étage, l’esprit humain n’est pas informé ou rempli de l’esprit divin objectivement considéré, mais il est comme seul quant à ce qui est du côté dans haut, ayant seulement la façon d’aide et d’assistance très secrète, et très intime : en vertu de laquelle l’âme est ou en touche divine opérante actuellement ; ou bien en pouvoir de s’aider aucunement soi-même : conformément toutefois à ce que l’opération divine précédente en a montré la voie et la manière, et que par longue expérience on sait ce qui a coutume de suivre après ce qui a précédé, selon qu’a été touché si dessus ; nous avons encore dit que c’est la coopération que l’âme peut avoir et doit apprendre pour se comporter légitimement en l’état de perfection, afin de s’accommoder toujours au présent et au futur selon que Dieu la veut et voudra conduire, sans autrement s’arrêter à vouloir trop longtemps retenir une même façon.
En la deuxième capacité qui est la portion intelligible ou supérieure, le fond est premièrement relevé un étage plus haut ; et la vertu ou opération divine vient non pas de bas, mais de part haut, et à façon d’esprit : et ainsi l’âme pense de Dieu comme encore plus haut et [254] plus sublime : n’ayant pas toutefois encore l’ouverture de pure intelligence, ni les espèces infuses pour former le verbe de la surnaturelle connaissance de Dieu. En la troisième, et suprême capacité qui est de la simple intelligence, l’âme est quelquefois attirée et suspendue, n’entendant actuellement que Dieu, et jouissant de lui par amour extatique. Toutes lesquelles choses seront spécialement expliquées ci-après.
Présupposant qu’en tout ce négoce j’ai à faire avec ceux qui expérimentés en cette lice, me concéderont plusieurs vérités comme principes assurés en cette science, sans les révoquer en doute : et nommément celles qui sont contenues ès fondements posés et expliqués ci-dessus ; et autres qui s’en ensuivent par bonne et nécessaire conséquence, je dirai sans ambages, que la différence de cette nôtre [255] explication conférée avec ces autres est une part grande, et néanmoins de l’autre est aussi tout ensemble petite. Elle est grande si nous regardons par opposite les termes et formules de parler des unes et de l’autre : mais petit eu égard à la réduction que je fais de toute la matière qui peut venir en controverse à trois ou quatre points principaux.
Quant aux termes et paroles la différence est grande, pource que c’est choses fort différentes de dire, comme font aucuns, que l’âme pour l’état de la perfection est toute oiseuse ; et que Dieu fait tout, et l’âme rien. Et item que c’est par la perte, mort et anéantissement total de nous-mêmes et de toute chose que nous trouvons Dieu. Qu’il n’y a moyen, ni acte, ni règle, ni exercice, ni enseignement aucun qui puisse moyenner entre l’âme et l’essence divine. Qu’il faut toujours voir et contempler cette essence de Dieu, et ne voir qu’elle. Que Dieu est toujours présent en l’âme, et qu’il n’y a qu’une seule présence divine, etc. Grande, dis-je, est la différence entre ces façons de parler qui se trouvent ès explications rapportées ci-devant, et celle que j’avance, disant à contre-poil :
Qu’en l’état de perfection l’âme est opérative, et que Dieu ne fait rien sans elle, et qu’elle opère avec Dieu. Item que c’est en vivant, en opérant, et en nous recouvrant nous-mêmes en Dieu, que nous venons à Dieu. Qu’il y a [256] moyen, préparation et opération, qui est humaine et divine tout ensemble, pour arriver à la vision et fruition de Dieu. Puisque le propre acte de la charité qui nous est donnée, et qui est devenu nôtre, est le mouvement qui tend et nous porte et adresse vers notre fin, et que le terme dernier du mouvement de cette charité est la vision ou présence intelligible et fruitive de notre objet béatifique.
Item que nous avons être naturel et surnaturel en Dieu, dont le premier ne se perd jamais, ni le second fors211 que par le péché. Qu’il est impossible en cette vie mortelle de toujours voir Dieu et son essence. Que tout ce que nous sommes, vivons, voyons et expérimentons en l’état déiforme n’est pas Dieu, mais sa participation, et son don et effet. Qu’il y a diverses présences de Dieu en nous, l’une fondamentale et permanente, et l’autre objective et passagère ; l’une naturelle et commune à tous selon l’immensité divine, l’autre surnaturelle par la grâce ; l’une quand Dieu se manifeste en qualité de principe, l’autre en qualité de fin, etc. De toutes lesquelles choses nous avons déjà souvent traitées, et achèveront au progrès de cette Anatomie avec l’aide de Dieu.
Mais que la différence soit petite, il se peut voir en ce que nous la pouvons comprendre en peu de points qui contiennent en substance tout ce que nous exposons.
Le premier est que la présence intelligible de Dieu en l’âme est la vraie présence finale, et que la présence [257] essentielle n’est que présence fondamentale et intime, comme de Dieu inhabitant en l’âme par ses dons, et efficient d’iceux, et uni inséparablement à la grâce ; et ainsi comme premier et non comme final.
Le second est que l’union de Dieu avec nos âmes en tant que principe efficient et habitant en nous par la même grâce et charité fondamentalement, est antérieure et préalable à notre volonté ; mais que l’union objective qui est par connaissance et amour, est postérieure à la même volonté, comme sa fin et son objet.
Le troisième est qu’au lieu de ne faire qu’un anéantissement de soi pour trouver Dieu, il faut plus outre parachever le mouvement circulaire, en comprenant Dieu (auquel autrement l’âme demeure arrêtée) du nombre de son fond et de son soi-même ; et ainsi retourner avec Dieu au point premier de son mouvement.
Car retournant de cette façon à soi où l’on avait commencé, c’est se reprendre soi-même comme régénéré et renouvelé en Dieu : et ainsi se tenir en vitalité et actuel mouvement, ou tendance à Dieu objet final par-dessus tout. Et voilà en peu de paroles toute la diversité principale comprise ; mais qui petite dans son commencement, devient extrêmement grande en son progrès, comme je viens de montrer par les termes et façons de dire qui sont si différents. [258] ce plus intime peut convenir contenir avec soi
Supposé donc et prenant pour bon et véritable qu’on doive procéder par négation, mort et anéantissement de ce qu’on est, pour trouver Dieu. Posé encore que si on ne venait à s’anéantir et se faire rien, on serait quelque chose, selon que portent les explications préalléguées ; je montre plus outre, que cela demeurant vrai, il y a de plus qu’on doit revivre après icelle mort et annihilation : et ce par le mouvement circulaire que nous avons expliqué au point huitième du précédent chapitre.
Ce que répétant je déclare par exemple la manière de pratiquer en cette sorte.
Premièrement. Tout ce que je suis ou peux être présentement (soit selon la portion inférieure, ou selon la supérieure ; soit selon la volonté, ou selon l’intelligence) cela, dis-je, que je me trouve être revenant à moi-même, je le nie, et sais rien, afin de trouver Dieu, (comme ils parlent) et puis au lieu de s’arrêter, et comme retrousser ou terminer en Dieu, je comprends cela même qu’ils prennent pour Dieu, du nombre de mon fond et appartenance, avec tout ce que ce plus intime peut contenir avec soi : et ainsi achevant le cercle de mon mouvement je reviens derechef à ce point premier duquel j’avais commencé [259], mais avec une posture, consistance, et contenance tout autre et nouvelle.
Car j’ai alors trois choses en un même acte et mouvement : c’est à savoir, moi, Dieu plus intime avec sa grâce et vertu ; et derechef moi-même comme reproduit et régénéré en Dieu par ce mouvement circulaire.
Lequel venant à réitérer en me girant, retournant et repliant en cette manière une fois, deux, trois, et plusieurs circulairement avec Dieu plus intime, que je comprends du nombre de mon fond et état ; c’est alors que je fais et ai une petite totalité de tout mon fond matériel avec Dieu principe efficient que j’embrasse, pour me sentir, avec advertance, être au-dessous d’une autre présence de Dieu en tant que relevé infiniment par-dessus tout, qui est la présence objective et intelligible, laquelle je sais rester outre cette présence ici de Dieu fondamentale.
Et de même suite j’entends que cette présence intime de Dieu n’est sinon que comme principe efficient de cestuy mien mouvement par sa vertu divine opérative : laquelle est celle qu’ainsi je comprends du nombre de mon être et de mon moi et égoïté fondamentale, comme chose que je fais mienne : puisque sans cette vertu je ne puis rien, et qu’elle sans moi ne sera rien.
Et pource que Dieu est aussi inséparablement avec son opération ou effet ; ainsi cette compréhension ou enceinte et embrassement de ce plus intime, profonde jusqu’à enclore et comprendre [260] aussi celui qui est encore plus intime, à savoir Dieu même, l’un attirant l’autre par concomitance. Faisant ici à noter que j’appelle fond matériel de l’âme, tout ce qu’elle est fondamentalement avec Dieu, et sa grâce et vertu divine en cet état déiforme. Non pas que ce ne soit vraiment un être et état surnaturel et spirituel formé ; mais d’autant que tout ce composé (parlant selon la science) tient ici lieu et rang de matière au regard de la forme dernière qui le doit perfectionner, et n’est autre que cette présence objective, par laquelle et par l’union et fruition qui l’accompagne, cette même matière, le jeudi l’âme a ainsi renouvelé, et tout son être déiforme reçoit sa forme et perfection selon chaque degré d’avancement en cette vie, volonté et gradation mystique.
Or ce mouvement et circuit intérieur par lequel, comme est dit, je me comporte vitalement et activement, fait que je ne demeure et ne repose pas premièrement en moi-même, ni secondement en Dieu plus intime : mais procédant circulairement je retourne à mon premier point, répétant diverses fois le même mouvement. Que si, comme j’ai dit, à cette giration, virevolte, et contournement on ajoute que ceci se fait sous une présence de Dieu crue et déjà diverse fois expérimentée de celui qui étant très haut regarde les choses humbles et petites, on trouvera bientôt que toute cette matérialité que l’âme y peut apporter de son industrie [261] et que l’information ou instruction humaine peut administrer par doctrine, sera de Dieu rendue vitale et comme contenant esprit et vie : faisant expérimenter que c’est cela que matériellement est contenu sous la touche ou inaction divine quand elle vient de soi sans aucune préconception d’icelle.
Je veux dire (pour le faire tant mieux entendre) que ceci arrive au progrès que l’âme fait avec Dieu : à savoir qu’elle ait212 un espace de temps et selon plusieurs degrés de son avancement, qu’elle a la réalité de la touche et inaction divine en soi, et cependant prend cela comme venu sans sa coopération et comme ayant son origine de Dieu furtivement, comme aussi il est ainsi.
Et de fait le voyant tel, que voulant faire quelque chose, on l’empêcherait plutôt que non pas de le promouvoir (d’autant que ce faire quelque chose tendrait comme jadis vers Dieu en tant qu’objet, ou n’aurait pas la façon proportionnée ici requise) c’est la cause pourquoi tant de mystiques qui n’ont pas encore découvert davantage, persuadent213 la pure cessation de tout mouvement et action : pource qu’ils n’ont encore aperçu qu’il y puisse avoir un comportement actif sortable et correspondant à une opération si secrète, furtive et intime. Mais une âme mieux éclairée, et qui est apprise de suivre Dieu à tout moment, vient finalement à cela, que de noter ce qu’il y a de caché pour matériel dessous un tel effet de Dieu en son intérieur. [262]
Car comme elle le sent (vu que cela est en elle) et qu’il ne vient pas d’elle-même, mais d’un autre principe caché ; elle tache de voir (les yeux internes étant alors plus aigus et pénétrants que de lynx) comment cela se passe en soi : non pas par curiosité vicieuse, mais pour y pouvoir coopérer, et savoir tenir bon ordre et contenance tandis que cela se fait : et surtout pour y apporter de son côté et comme matériellement ce qui serait possible, convenable et…214 pour la réitération, etc.
J’ai dit que l’âme finalement fait cette remarque. Car c’est en toute vérité que plusieurs autres connaissances plus grossières d’autres choses plus générales doivent précéder avant qu’on vienne à cette subtilité de connaissance. Pour exemple. Que vraiment nous vivons avec la grâce. Que nous opérons avec Dieu. Que la vraie présence est l’objective par-dessus tout. Que ces inactions sont progrès à telle fin. Qu’ils viennent de Dieu inhabitant, comme efficient d’iceux qui nous adressent à notre fin. Que cela se fait la même façon que dit l’Apôtre Spiritus postulat (c’est-à-dire postulare facit) pro nobis gaemisibus inenarrabilibus. Rom. 8. L’esprit requiert pour nous, c’est-à-dire nous fait requérir par gémissements inénarrables, selon que l’avons cité et exposé ci-devant. Item que l’âme ait remarqué qu’elle est comme cela quelquefois toute en actuelle inaction, et quelquefois non, mais laissée à soi-même. Que ce temps d’être [263] en seuleté sans plus avoir ni la présence, ni l’effet de ce trait divin, soit en être et se trouve durant ce chemin. Qu’elle est désireuse de savoir ce que serait qu’elle pourrait faire en tel temps de sa seuleté. S’il y aurait moyen de s’aider ou non, etc.
La connaissance donc des choses plus grossières précède : et l’âme profitant toujours vient finalement (dis-je) à la notice des plus minces et délicate, jusqu’à celle-ci qui fait apercevoir et reconnaître la manière du trait divin opérant intimement, pour s’y pouvoir accommoder dûment : laquelle notice est vraiment subtile et cachée, mais toutefois qui est clairement exprimée par saint Denis quand il parle du mouvement circulaire de l’âme, dont le texte sera rapporté en la troisième partie de ce Traité.
Que si à une telle découverte que l’âme fait nous ajoutons qu’elle ait aussi piéça entendu, que vivant en Dieu, c’est distinctement selon chacune pièce, portion, puissance, et capacité de son pourpris, commençant du plus bas, et procédant par ordre jusqu’aux portions plus hautes ; cela fait qu’elle apprend aussi à connaître clairement selon quelle portion de sa capacité elle est hic et nunc vivante. C’est à savoir si c’est selon la portion inférieure, ou selon la supérieure. Si c’est à façon acquisitive, se relevant activement vers Dieu ; ou si à façon fruitive, descendant des hauteurs de l’esprit pour [264] retourner derechef peu à peu aux infériorités, bien que toujours en jouissant, comme nous dirons ci-après qu’il se fait.
Et comme cela arrive en tout degré, et que les degrés se répètent souvent, c’est de là que j’appelle Anatomie de l’âme ce que Dieu opère en nous pendant la négociation de nos affaires spirituelles avec lui. Car c’est conduire l’âme même à l’inspection, connaissance et pénétration exacte de soi-même ; faisant qu’elle découvre et discerne toutes les plus secrètes parties et capacités qu’elle a de pouvoir recevoir Dieu, vivre à l’advenant avec lui, et de pouvoir ouvrir le sein de chacune d’icelle pour aussi le recevoir et ses divins effets. Chose d’autant plus désirable, qu’il est meilleur de se connaître soi-même et les œuvres de Dieu en soi, que non pas toutes les sciences du monde ; mais aussi qui me fait étonner de voir cette autre façon de procéder par mort et anéantissement de soi, et par ignorance tant de soi que de Dieu et de ses œuvres en nous, si familières néanmoins à plusieurs. Bien entendu que je parle ici d’une âme qui est venue à ce degré d’être en Dieu, et fondé en charité, et qui soit en cet état de privation : item qui ait passé les degrés plus bas et infimes, lesquels nous expliquons amplement en la troisième section. Car je parle ici seulement de ce point, conformément à ce que les autres disent que l’âme doive toujours procéder par le néant de soi. [265]
Voulant ici inculquer la vie et l’opération pour l’état de perfection, je serai marri qu’on se persuadât que je fusse contraire à ce que l’on dit du rien, et de la mort et anéantissement de soi-même : car c’est cela même que je mets en avant, affirmant tant de fois, qu’avant pouvoir parvenir à Dieu il est nécessaire que l’âme soit morte et anéantie en son être de corruption et de propriété, non seulement selon les choses grossières, externes et du monde, mais encore selon le plus délié et subtile amour de soi-même qui se retrouve ès grâces, opérations et consolations divines ; mais c’est que je veux faire entendre, que sans préjudice de cette mort d’une telle âme, et selon cette considération de soi-même, il ne laisse pas d’être vrai que l’âme doit être, vivre, et opérer en Dieu selon une autre considération d’elle-même, et selon une autre façon de vie et d’opération que lui donne la pure grâce et amour divin : puisque c’est selon une telle vie et opération qu’elle s’unit à sa fin, et acquiert sa perfection, et que se fait même la béatitude éternelle. 215.
C’est chose notoire que nous pouvons vivre [266] de deux sortes de vie, l’une naturelle et l’autre surnaturelle ; mais pour plus grand éclaircissement de ce qui se passe en la vie mystique on ajoute à ces deux vies une troisième, qui est déiforme et totalement divine : afin de pouvoir réduire tout ce qui se trouve et advient en tout le cours d’icelle vie mystique à l’une ou à l’autre de ces trois façons de vivre et de se comporter avec Dieu.
La vie naturelle (selon qu’on la prend en cette matière) est celle-là de corruption et d’amour-propre qu’on a coutume de mener en suivant ses inclinations naturelles et sa propre volonté : contre laquelle on lutte et combat, s’efforçant de la terrasser et anéantir autant qu’il est possible par l’aide et vertu de la grâce :
Laquelle donnant un être et une vie surnaturelle, et l’acroissant peu à peu, fait que l’amour et la volonté propre se réduit à néant à l’advenant que croît et prédomine cet être et vie de grâce : en sorte que par l’anéantissement de l’être de nature, de corruption et de propriété l’âme vient à se trouver expérimentalement en la vie de grâce et de surnaturalité. Laquelle vie aucuns trouvent évidemment, réellement et palpablement en ce qu’ils sont conduits à la présence divine selon l’esprit, qui est chose par-dessus l’être naturel ; mais aucuns non si palpablement, pource qu’ils n’ont pas une telle grâce, et néanmoins meurent aussi à toute propriété.
Or cette vie de grâce et de surnaturalité n’est pas encore de tout point parfaite [267] et accompli : puisque l’amour-propre qui est mort selon la grossesse des choses naturelles et mondaines se peut maintenant tellement glisser sous la beauté, excellence, et contentement de ces grâces divines très agréables, et s’y fomenter et entretenir avec tant de complaisance et présomption, que par le témoignage d’aucuns signalés mystiques l’âme comblée de ces faveurs et bénédictions du ciel, et se délectant et reposant désordonnément à l’abri d’icelles pourrait encore devenir réprouvée et digne de damnation, pour avoir attiré à son goût et amour-propre et en propriété ces mêmes grâces.
Dont aussi pour cette cause après le degré de la divine présence suit l’état de la privation, qui est une soustraction, opération et effet de Dieu de telle efficace en l’âme, que toute cette subtilité, ressourcée et rebourgeonnement d’amour caché de soi-même est brisé et mis à néant : l’amour divin succédant en sa place, et donnant à l’âme ainsi purifiée un état de vie toute nouvelle et sainte.
J’admets donc et inculque tant que je puis la mort et anéantissement de tout l’être et opérer propriétaire que nous avons acquis comme hors de Dieu par le péché ; et confesse que c’est par une telle mort et annihilation que nous retournons intimement à Dieu notre premier principe, et que c’est en pâtissant et déchéant de tout actuelle tendance et bandage de nos puissances que nous venons à Dieu plus [268] intime ; mais je nie et improuve cette façon de passiveté et d’anéantissement en tant que contraire et opposée à la manière active que l’âme retrouve et doit avoir en Dieu et en la vie nouvelle et déiforme.
Je concède encore la manière de trouver et expérimenter Dieu en forme de plus intime, et je l’explique que c’est d’une façon antérieure et préalable ; et confesse aussi que tout le temps d’acquisition et de relévation l’âme n’a pas d’autre présence de Dieu que celle-là : pource qu’alors elle ne veut rien former de soi-même, et que Dieu ne se manifeste pas encore par espèce intelligible infuse pour pouvoir procéder en façon d’intelligence. Davantage j’accorde qu’il y a aussi de la fruition non petite de ce côté-là. Car quelquefois l’âme se doit toute immerger en icelle comme en une mer d’amour divin : ou pour le moins elle se repose en Dieu par adhérence d’amour et de volonté sans aucune vue ou vision de sa présence intelligible ; mais je dis seulement que la mort et anéantissement de soi ne mène l’âme sinon à Dieu plus intime et à son union amoureuse au fond de la volonté. D’autant que la présence intelligible qui se fait par espèce infuse nous rend actuellement opérant et vitaux, et nullement mort ou rien : pource que c’est une opération intellectuelle.
Et pourtant outre une telle mort y a tout l’être et l’opérer déiforme, par lequel âme se recouvre en Dieu pièce [269] à pièce, commençant de cette façon plus intime (qui est le plus infime degré en l’être de déiformité) et passant degré par degré par tout le pourpris de sa capacité ; et apprenant à vivre de façon surnaturelle selon chacune de ses puissances et portions (ce qui fait la seconde anatomie en l’état de grâce pure, comme il y en a eu une première en l’état de naturalité aidée de grâce ordinaire).
Et puis après outrepassant tout cela même qui a été recouvré, réformé et surnaturalisé, elle s’outrepasse encore elle-même, pour plus outre méditer à Dieu en esprit, voire même par-dessus son esprit, comme infiniment relevé par-dessus tout. Et ce n’est merveille qu’il faille ainsi outrepasser, et outrepassant laisser derrière toutes les portions inférieures des sens et intelligences.
Puisque Dieu étant singulièrement et plus noblement en notre esprit qu’en nulle autre de nos puissances, comme plus approchant la capacité que notre âme a pour le connaître et aimer ; c’est vers là que nos désirs tendent et aspirent : désirant partant toujours d’outrepasser les bassesses pour venir se joindre et transformer en Dieu par-dessus tout. C’est aussi ce que saint Denis nous apprend en sa Théologie mystique, lorsqu’il enseigne de délaisser et les sens et les opérations intellectuelles, toutes les choses sensibles et les intelligibles, toutes les choses qui ne sont pas et celles qui sont, et de s’élever autant qu’il est [270] possible à l’union de celui qui est par-dessus toute essence et connaissance, etc. Car jaçoit que Dieu soit partout ; néanmoins il veut que nous tendions vers le sommet de notre esprit comme vers la plus noble et sublime capacité qui peut comprendre Dieu par connaissance. Mais toutefois cela n’empêche pas que nos visions aussi en Dieu selon les portions mêmes les plus infimes, en patience de ne pouvoir encore parvenir à ces sublimités, tant est ici longuement que la volonté de Dieu opérante n’est pas pour nous relever, mais pour nous réformer, perfectionner et diviniser en ces bassesses, et par ce moyen nous préparer, et puis nous élever à sa plus haute union comme nous l’avons déclaré et sera amplifié au dernier traité.
Si nous considérons bien qu’avoir Dieu habitant en nous (outre la pénétration très intime [271] selon son immensité) ce ne peut être autrement que par l’entremise de quelque don, effet, grâce, influence, ou participation qu’il nous donne de soi, et qu’il opère en nous ; puis que c’est pour nous donner, et en nous donnant quelque chose, et opérant quelque effet, qu’il vient et est en nous ; nous nous entendrons facilement qu’il ne faut pas penser qu’être en Dieu, ou avoir et trouver Dieu en nous soit incontinent pour en faire notre fin, notre dernier, et l’objet de notre vue, vision, ou contemplation interne : ou bien pour nous reposer et immerger en lui par un silence, repos d’oisiveté et passiveté ; et à ne vouloir être, ni opérer plus rien, afin que Dieu soit seul celui qui est tout, et nous avec tout le reste des choses créées, rien ; ou comme si ce fut assez d’avoir et de porter Dieu en nous, et à le croire toujours comme intimement présent, celui dans lequel nous vivons ; nous contentant de cela sans autre meilleure intelligence de la différence qu’il y a entre avoir Dieu en tant que principe opérant, ou bien en tant que fin terminant l’être de la surnaturalité.
Mais il faut entendre que comme notre souverain bien final consiste à connaître et à aimer Dieu actuellement et déiformément ; c’est aussi pour nous conduire à cela, et nous aider à telle fin qu’il se fait premièrement vivant, opérant, et habitant en nous en qualité de cause efficiente, et de façon plus intime et antérieure à notre bonne volonté : [272] s’unissant à nos âmes solidement et fondamentalement pour être la cause effective de tout bien en nous ; et signamment pour opérer et conserver l’être surnaturel et déiforme, et par sa grâce, la charité et ses autres dons et influences (et non pas immédiatement par soi-même) nous incliner, pousser et adresser à sa perception objective et vision intelligible, comme à la fin directe d’iceluy être déiforme. Non enim condescendit Deus per sui essentiam incommutabilem, (dit saint Bonaventure) sed per suam influentiam ab ipso manantem. De sorte que ni ce que nous sentons, voyons, et expérimentons de divin en notre intérieur est Dieu même, mais quelque sien effet en nous ; ni aussi avoir Dieu habitant, vivant et opérant intimement en nous est encore le vrai point et sommet de la perfection, mais seulement le fondement et la première pièce d’icelle. Car comme nous ne sommes pas Dieu et que la béatitude ne nous est pas naturelle, ni de l’appartenance de notre être, mais qu’elle est naturelle et essentielle à un autre qui est par-dessus nous ; c’est par quelque mouvement et opération nôtre qui se fait en nous en tant que déifié, que nous l’acquérons ; et encore ne pouvons-nous être autrement bienheureux que par la participation de celui auquel la félicité est naturelle. [273]
Or cette participation consistant en ce que par les dons, effets, influences, et communications que Dieu nous donne de soi-même nous devenions semblable à lui autant que faire se peut. Il faut premièrement que notre être naturel, qui est trop improportionné à une béatitude si souveraine, soit relevé à un être surnaturel et déiforme.
En sorte que comme Dieu est heureux et parfait naturellement selon son être propre, ainsi nous soyons faits divins et parfaits par-dessus notre nature par participation de l’être, de la nature et de la vie divine. Et c’est cette déification et perfection, que nous avons expliqué par la maîtrise et domination de la grâce en nos âmes pleinement assujetties et soumises à son empire, et à toute la volonté de Dieu, et motion de son Saint-Esprit.
Secondement pour comble de toute perfection, il faut que nous soyons selon tel être divin participé actuellement connaissant et aimant Dieu notre objet béatifique autant que cette vie peut porter. Tout ainsi que la plus sublime et dernière perfection et opération plus noble qui est en Dieu consiste en ce qu’il est toujours en acte de connaissance [274] et d’amour vers son essence divine, produisant toujours le verbe éternel, et toujours spirant le Saint-Esprit.
Si qu’ensuite notre perfection souveraine consiste à recevoir la participation de la souveraine perfection de Dieu, soit en cette vie, soit en l’autre. Et c’est cela que nous avons montré prouvant par tant d’autorités, que nous parvenons à notre fin surnaturelle par opération de nos puissances, et expressément de connaissance et d’amour conforme et correspondant à notre être et vie déiforme.
Et qu’il faut qu’il y ait de la proportion coégale de l’être et de l’opération avec la fin : et un premier et principal agent, qui donne la forme, les principes et moyens de l’opération, et la perfection dernière : qui déifie la nature, relève les puissances naturelles, et les rende habile par dons spirituels d’opérer surnaturellement, et enfin les conduise à leur fin qui excède tout le pouvoir et capacité naturelle.
D’où se voit manifestement que ce n’est donc pas assez pour la perfection, d’avoir Dieu habitant, vivant et opérant en nous : car selon cette façon il n’est pas encore objet proportionné pour la vraie union fruitive, mais seulement la première cause efficiente d’icelle et de tout l’état de perfection, et non pas la finale. Car c’est en cette qualité de premier principe opérant en nous, que Dieu nous rend peu à peu semblable à soi tant en être, comme ès vertus, mœurs, et opérations qu’il nous communique, jusques [275] à nous conduire à son union objective notre fin finale : laquelle nous ne pouvons atteindre que par action d’intelligence. Intelligibi eum enim finem non consequimur (dit saint Thomas) nisi per haec quod nobis fiat praesens per actum intellectus.
Voici donc comme il faut entendre la chose. C’est à savoir que Dieu étant l’amour essentiel et incréé par lequel il nous aime de toute éternité ; ce n’est pas de ce même amour essentiel à Dieu, que nous l’aimons (car cela est impossible), mais venant à nous par sa grâce, et nous inhabitant très intimement, il nous donne par l’entremise d’une forme divine accidentelle (laquelle est la similitude de son être et de son amour et volonté essentielle) la participation de ce même être et amour incréé qu’il est lui-même.
Et par cette participation, qui est chose stable, solide et habituelle, nous avons déjà en nous quelque semblance de di-trinité. Car par icelle notre être est changé, mélioré, renouvelé, et régénéré au Saint-Esprit, et rendu divin et déiforme. Or comme cette participation est ce qui paraît en nous, et que nous expérimentons comme premier effet de Dieu habitant en nous ; ce n’est pas merveille [276] que dans notre intérieur paraisse aussi comme un Tout de divinité : puisque la grâce étant la participation formelle de la nature divine, porte la semblance de ce qu’elle nous communique ; et s’imprimant en nos âmes nous fait nous-mêmes semblable à la divinité qu’elle représente réellement.
Et bien que toute la divinité soit conjointe indivisiblement à ce sien don ; et que par conséquent nous l’ayons et la possédions en notre plus intime, cela néanmoins n’est pas pour être notre dernier, ni pour y reposer finalement, ou pour en faire notre vue ou contemplation ; mais nous le devons prendre pour tel qu’il est, et selon que Dieu se communique à nous ; à savoir comme cause première efficiente de cette participation, et de l’être déiforme qu’il opère en nous, et comme uni fondamentalement avec ce que nous sommes. Non pas toutefois seulement pour être et vivre avec nous, et pour rendre notre vie déiforme et surnaturelle, et nous enraciner, établir et comme incorporer solidement et stablement en son amour incréé par la communication qu’il nous en donne ; mais en outre pour nous faire activement parvenir à une plénitude d’être et d’opérer en déiformité ; et finalement à l’union finale et fruitive avec notre objet dernier, qui est Dieu même en tant qu’objet de notre connaissance et amour.
Dont saint Augustin dit, que la charité qui est infuse en nos cœurs n’est pas celle de laquelle [277] Dieu nous aime, mais par laquelle il nous fait ses amateurs. Charitas Dei dicta est diffundi in cordibus nostris, non qua nos ipse diligis, sed qua nos facit dilectores suos. l. de spir. & lit. c. 32. Item Dilectio quæ ex Deo est et Deus est, proprie spiritus sanctus est, per quem diffunditur in cordibus nostris dei charitas, per quam nos setae inhabitat Trinitas. l.15 de Trin. c. 18. « La dilection qui est de Dieu, et laquelle est Dieu, est proprement le Saint-Esprit, par lequel s’infuse en nos cœurs la charité de Dieu, par laquelle toute la Trinité habite en nous. » Et saint Bernard. Reddit ducitur charitas et Deus et Dei donum : charitas enim dat charitatem, substantiva accidentalem. l. de dilig. Deo. « La charité est dite à bon droit et Dieu et don de Dieu. Car la charité donne la charité, la substantielle l’accidentelle ».
Il faut donc savoir que tout ce que l’âme dévote peut apercevoir en son état interne depuis ce temps-là qu’elle est et vit en Dieu jusques à sa vision surnaturelle par-dessus tout n’est sinon la notice ou réminiscence d’elle-même selon l’être participé de la nature divine.
En sorte que tout ce qu’elle peut voir et reconnaître en soi, jusqu’à cela même qu’elle [278] soit et se trouve revêtue de lumière divine (car la grâce est une divine lumière qui rend l’âme belle et agréable à Dieu : lumière, dis-je, obscure et ténébreuse à l’âme en sa première infusion, mais qui croissant jusqu’à un parfait tout devient le vêtement d’icelle âme la rendant toute lumineuse et resplendissante). Tout cela n’est encore que la perfection et le sommet d’iceluy être déiforme : qui nous rend si semblables à Dieu en beauté, clarté, et déiformité, que voilà d’où naît l’occasion de penser que ce soit Dieu même, à qui n’a pas encore mieux découvert.
Là où que profitant et voyant plus clair l’âme commence à prendre tout cela même, comme encore de son appartenance et comme son propre être déiforme : et ainsi entend que ce n’est sinon l’image du vrai divin prototype ; qui est encore par-dessus tout et demeure toujours caché et invisible. Dont se peut aisément conjecturer comme il faut penser mentalement de Dieu : puisque des degrés par lesquels on vient des grossesses et infirmités à l’éminente et subtile façon de pur esprit, on peut facilement recueillir que toute notre plus sublime subtilité n’est que grossesse et matérialité au regard de Dieu.
Ce qui me fait dire que la procédure de l’âme depuis qu’elle est en l’état déiforme jusqu’à ce qu’elle soit relevée à cette éminence n’est autre qu’en façon d’être : c’est à savoir en attirant tout à soi par manière d’être et non pas de vue. Car [279] comme c’est se recouvrer soi-même en Dieu depuis le plus bas de son pourpris jusqu’au sommet, il s’ensuit que tout ce donc qu’on acquiert n’est que choses appartenant à icelui être déiforme : et pource à prendre en telle sorte, qu’on vienne à l’identifier mystiquement avec ce que l’on est, et qu’on l’attire à soi en forme et manière de fond. Car c’est ce fond qui va croissant jusqu’à mettre pied, siège et état au sommet de sa capacité. Ce qui se rapporte et semble être le même qu’aucuns appellent proximité de la vision de l’essence divine.
Pour tant mieux entendre la chose et le point réel de la différence en la pratique, il faut réduire en considération, que notre être déiforme n’est point parfait tout à coup, mais successivement peu à peu. Car la première influxion [sic] de la grâce est fort petite, et commençante dès les plus infimes portions de l’âme : et elle croît en ce qu’elle prend de plus en plus ample possession de son sujet, seule assujettissant à mesure : absorbant en soi premièrement la capacité du sens ; puis la capacité raisonnable, et par après le sommet et la simple intelligence de [280] l’âme ; tant qu’enfin toute icelle âme est absorbée en cet être déiforme : ayant acquis en icelui une posture sublime comprenante toute sa capacité. Ce qui est proprement être parfait en son être déiforme, du moins pour ce degré.
Or tout cela n’appartient encore qu’à l’être propre surnaturel de l’âme, lequel par ce moyen est devenu semblable à Dieu (car c’est cela que veux dire le mot déiforme). Mais après avoir acquis cette ressemblance et ce parfait être de soi-même en Dieu, orprimes est-ce que l’âme commence à opérer en tant que par-dessus soi. Charitas enim elevat animam supra se. « D’autant que la charité élève l’âme par-dessus soi. » Or la charité n’était pas encore parfaite devant ce temps-là, mais se contentait avec la foi : et maintenant la foi engendre l’intelligence, l’intelligence engendre le verbe, et le verbe produit l’amour. Depuis donc que l’âme a trouvé Dieu fondamentalement en tant qu’efficient de son être déiforme, jusqu’à ce qu’elle le trouve objectivement, il y a entre-deux tout l’être de déiformité, lequel ne consiste pas en un point comme a été dit, mais comprend en soi tout le pourpris de l’âme jusqu’à son sommet.
En sorte qu’elle doive se recouvrer et retrouver soi-même en Dieu selon toute son infériorité, toute sa supériorité, et toute sa suprémité, avant qu’elle puisse être actuée en sa simple intelligence d’une divine connaissance par reproduction intelligible de Dieu habitant [281] fondamentalement et intimement en elle. Car comme toute puissance, que petite ou grande qu’elle soit, doit être proportionnée au degré selon lequel on procède, avant qu’on vienne à opérer par-dessus soi de la simple intelligence (qui est la suprême capacité de l’âme) tout ce entièrement qui est en dessous d’elle, doit être premièrement réformé, déifié et proportionné au degré que l’on veut acquérir selon ce présent progrès.
De manière que par cette déduction il appert manifestement en premier lieu. Que ce n’est pas immédiatement par la mort, négation, et l’anéantissement que nous atteignons Dieu objectivement. Mais en suite des choses dites et redites que : Par la privation nous mourons. En mourant nous coulons et tombons en Dieu comme plus intime, non en agissant, mais en pâtissant. Et ainsi nous sommes et revivons en Dieu comme en notre principe originaire et cause efficiente : et nous recevons de lui l’être et la vie déiforme en commençant depuis les bassesses : et cette vie de renaissance divine s’étend par tout le district de l’âme.
En second lieu : Que ce n’est pas Dieu ni sa volonté essentielle, [282] ni l’unité de son être divin que nous expérimentons durant tout ce temps-là : mais sa participation, ou son essence, sa nature, sa volonté, sa charité participée, et en un mot son effet.
Tiercement : Que par conséquent on ne peut pas dire qu’étant en Dieu on ne doit voir que Dieu ; ou penser qu’il n’y a rien que Dieu. Attendu qu’on n’a pas encore lors tout le premier instrument pour pouvoir voir et envisager Dieu : c’est à savoir l’intelligence ouverte, libre, et relevée à opérer par-dessus soi, mais encore contrainte de se recourber au-dessous de soi pour illustrer tout au plus ce que Dieu opère ès puissances ou portions inférieures.
Si avant qu’il est même encore impossible de voir Dieu ; pource qu’il faut préalablement avoir outrepassé tout son être de déiformité : c’est-à-dire avoir acquis un être déiforme complet en toutes ses parties ; durant laquelle acquisition (qui est de notable espace de temps) tout ce qu’on peut voir au-dedans, n’est aucunement Dieu, mais seulement la capacité interne du pourpris de l’âme dans lequel la déiformité se fait. C’est un air déiforme dans lequel nous vivons, et non pas la propre immensité de Dieu. Et si bien quelque illustration nous vient parfois, qui nous fait sentir et connaître que nous sommes, et vivons en Dieu : cela même toutefois, à celui qui sait abstraire toujours Dieu de tout ce qui tombe sous notre sentiment et expérience [283] n’est sinon (comme je dis) un air déiforme à la semblance l’immensité divine : et pourtant chose créée en nous qui nous donne la connaissance d’une telle vérité.
Quartement : Que donc après tout, et au-dessus de tout reste la production intelligible de la divine présence objective par un verbe mental que produit la simple intelligence informée d’espèces infuses, qui sont les principes de son action. Lequel verbe est le terme de la connaissance actuelle : laquelle avec l’amour fruitive qui en ensuit est le dernier sommet du pourpris et capacité de l’âme et de son pouvoir opératif, auquel elle puisse être relevée : et présuppose le recouvrement tout entier de soi-même tant au regard de toute matérialité, que de toute intelligibilité ;
Puisque la production intelligible du verbe de connaissance de Dieu est l’opération suprême de notre esprit et intelligence simple, comme fin, terme, et sommet du degré qui était in fieri : qui se formait depuis les bassesses de toute l’infériorité, et qui est autant parfait en son genre, que les dispositions par tout le chemin l’ont rendue capable et ont dilaté sa possibilité à recevoir les principes de lumière, et à produire en vertu d’iceux ledit verbe de connaissance mentale, qui est (comme nous l’avons préavisé) la reproduction intelligible de Dieu qui était fondamentalement, actuellement et radicalement au fond de l’âme.
Et ce sont là les deux pôles sur lesquels roule tout le globe céleste de [284] la vie mystique. Car tout son mouvement et circuit est et tournoie alentour de l’une ou de l’autre de ces deux présences divines, que j’appelle et qui sont vraiment l’une fondamentale et intime, l’autre objective et finale. Et celui-là mérite le nom de mystique, qui en a la réelle expérience, à faute de laquelle il ne peut ni comprendre, ni traiter et enseigner pertinemment les secrets de cette voie mystique.
Et ne faut nullement penser que je rabaisse et amoindrisse la divinité, noblesse et sublimité de la grâce sanctifiante, quand je dis que notre perfection dernière ne gît pas en la façon d’avoir Dieu habitant en nous, et se faisant premier en notre être et opérer par la participation habituelle et solide qu’il nous donne de soi et de son amour au moyen des dons, grâces, et vertus infuses. Car véritablement c’est en ces divines habitudes que consiste notre renaissance et sanctification. Et quand la nature et corruption est une fois surmontée et anéantie, et que la grâce est seule paraissante et dominante en l’âme, rien ne se trouve de plus noble au-dessous de Dieu.
Mais c’est pour distinguer une chose de l’autre, et pour montrer que ce qui est premier en l’état déiforme ne doit pas être pris pour dernier, et qu’il faut bien entendre les dons de Dieu, et les secrets de cette vie mystique. L’accomplissement de laquelle ne peut être entier et consommé que par la conjonction actuelle de nos puissances avec l’objet [285] final de notre béatitude. Et surtout c’est pour toucher directement le point de la différence grande qui se trouve ès mystiques, laquelle procède de ce seul endroit ici. Car la règle du Tout et du rien généralement préféré, et si fort recommandé pas aucun d’iceux ne vient d’ailleurs, sinon que ne prenant pas garde que ce Tout est seulement l’être de participation divine, que Dieu habitant en nous nous donne et opère pour nous faire semblable à soi par la grâce, et non pas lui-même essentiellement ; viennent à diviser ce rien et ce Tout, que nous disons devoir être pris unitivement et conjointement.
Car comme cette semblance est chose appartenante à notre âme, puisqu’elle devient par grâce l’image et semblance de Dieu, et comme un petit Dieu ; et qu’à ce moyen de rien que nous sommes de nous-mêmes et par corruption, nous sommes recréés et faits déiformes, afin d’être capable de nous unir déiformément à l’objet de notre amour et connaissance, qui est Dieu relevé par-dessus tout ; ainsi ne faut-il nullement diviser le rien du Tout, pour être le rien d’une part, et contempler le Tout d’un autre.
Mais faut laisser en arrière le rien, et prendre comme chose de son appartenance ce Tout-là qu’ils pensent être déjà Dieu même. Car comme ce n’est en nous que la participation de la déité, ce n’est aussi autre chose qu’une qualité et forme divine, laquelle survenant après sa suite et compagnie de dons célestes à notre [286] être là complet de nature, le rend surnaturel et nous fait déiformes. Et ainsi ce tout ce dont ils parlent n’est autre que le poupris interne dans lequel l’âme devient peu à peu semblable à Dieu par déiformité. Et pourtant au lieu de dire que c’est en l’unité de l’essence divine que l’âme habite et fait, et doit faire toutes ses œuvres, faudrait dire en l’unité de l’être divin participé : et au lieu de toujours le voir et contempler, le faut prendre pour son être, et ainsi le devenir soi-même en la manière dite. Car ce sera par ce moyen qu’on entendra facilement, qu’il reste encore autre façon de trouver Dieu par-dessus tout relevé.
C’est un dernier secret que l’âme apprend aux progrès de son avancement en l’état de perfection, que de tellement se subtiliser en la suite de l’opération de Dieu en elle, qu’elles viennent à ce point que de pouvoir suivre Dieu à tout moment tant ès bassesses, comme ès hauteurs : tant en la fruition, comme en la privation d’icelle ; tant en un nouveau recommencement et montée, qu’en son abaissement et descente, en sorte qu’elle ne se contente pas de s’accommoder seulement en général et à l’aveugle sans connaissance du fait à toute volonté de Dieu, mais tâche de savoir ce qui est [287] contenu sous l’effet de la volonté divine qu’elle expérimente en soi actuellement.
Car comme il y a un temps auquel l’intelligence suprême est tellement inhabilitée et privée de toute grâce qui la relève par-dessus soi immédiatement à Dieu, qu’elle est contrainte de se réfléchir totalement au-dessous de soi vers ce que Dieu opère par bas en la volonté et portion qui est moins et inférieure à icelle simple intelligence ; c’est ainsi que par les effets merveilleux que Dieu fait là, elle apprend à le connaître par les mêmes effets qu’elle expérimente en soi.
Or est-il que cette suite continuelle et parfaite, et la remarque de la volonté de Dieu opérante en l’âme lui fait apercevoir mille petits secrets, que auparavant elle ignorait, et sur lesquels elle passait plus grossièrement ; et entre autres celui que nous venons de toucher en ce chapitre, et qui est de conséquence. C’est à savoir que là où du commencement l’âme prenait tout effet de Dieu en elle comme Dieu même, afin de procéder en pure simplicité sans se multiplier selon les diversités des effets ; au progrès néanmoins devenant plus subtile en la connaissance et observation des secrets de Dieu en son intérieur, elle aperçoit que cela est penser trop petitement de Dieu, et que c’est pour ce défaut qu’elle ne peut faire telle ou telle action au-dedans.
Et ce sous couleur qu’ayant déjà Dieu en son effet, et en sa volonté signifiée par icelui (qui s’appelle en théologie [288] voluntas signi) elle n’a que faire de penser de Dieu en autre façon, ni de le chercher ailleurs : puisqu’il est inséparablement et intimement présent où il opère. Et signamment qu’on enseigne que c’est une imperfection de penser que Dieu soit plus en un lieu qu’en un autre. Cela, dis-je, fait que l’âme prenant ainsi Dieu en soi, et pensant de l’avoir suffisamment par son effet, ne sent pas de force ni d’inclination pour faire aucun acte plus généreux, que de se tenir contente d’avoir ainsi Dieu. Comme aussi c’est d’ici que procède la règle qu’aucuns donnent, disant que c’est encore imperfection d’avoir davantage qu’une simple ressouvenance de Dieu ; et de même le dire de quelques autres, qui comptent imperfection de l’âme de ne savoir prier pour soi, pour son salut, sa persévérance, ou autre nécessité, ni pareillement pour le salut du prochain ; mais seulement être content du présent, et se délaisser totalement à la volonté divine.
L’âme donc profitante en l’état de perfection, commence à connaître qu’il y a du manquement en cette façon de procéder. Et aperçois que la cause en est, pource qu’elle prend et pense de Dieu trop bassement ; et partant elle doit relever ses pensées, et savoir que Dieu doit toujours être pensé, cru et estimé quant à son propre être divin, infiniment relevé par-dessus tout : et que ses effets ne sont que ses créatures, et non par lui-même.
Et jaçoit qu’il soit présent où il opère, que néanmoins cette présence [289] n’est sinon par foi, et pensée mentale conforme à la croyance que nous en avons ; et non pas par vision intelligible ou intuitive, mais abstraite. C’est à savoir en colligeant de l’opération divine, que Dieu est présent, puisque son opération est signe et témoignage de sa présence.
Cette présence toutefois n’est que comme matérielle au regard de la présence intelligible que nous pouvons avoir de Dieu directement et immédiatement par-dessus tous ses effets, selon qu’à été dit par avant. Et pourtant c’est selon telle façon suprême par laquelle Dieu se peut communiquer, que nous devons suspendre et rehausser nos pensées mentales et tendre à Dieu ; et non pas demeurer attachés aux effets qu’il opère en nous, sinon en tant que voie et moyen pour arriver à cette présence objective finale.
Si avant même, que Dieu en tant que principe efficient de ses grâces ou effets, n’est que le moyen pour nous faire parvenir à icelle fin : puisque c’est l’efficient qui pousse, excite, incline et conduit à la fin finale, comme nous avons dit ailleurs par la similitude d’un trait adressé à son but par la main de celui qui le décoche.
Cette connaissance ici est d’extrême importance à l’âme. Car c’est par icelle que relevant d’ici en avant hautement ses pensées, elle trouve de pouvoir prier, invoquer, adorer, et en un mot faire tout ce qu’elle veut en dessous de Dieu, où elle se sent maintenant en sa bassesse [290] au regard de sa Majesté infiniment relevée par-dessus tout : non pas en forgeant, ni formant quelques images de Dieu, mais seulement par sa pensée mentale le relevant et abstrayant comme cela au-dessus de tout par la foi : qui nous enseigne par le sacré texte la suréminence inconcevable et inaccessible de sa grandeur divine.
Excelsior coelo est, et quid facies ? Job, II. Il est plus haut que le ciel, et que feras-tu ? Elevata est magnificientia tua super coelos. Psal. 8. Ta magnificence est élevée sur les cieux. Excelsus super omnes gentes Dominus, et super coelos gloria eius. Psal. 112. Il est haut sur toutes gens, et sa gloire et par-dessus les cieux. Qui sicut Dominus Deus noster qui in altis habitat, et humilia rescipit in caelo et in terra ? Ibid. Qui est comme le Seigneur notre Dieu, qui habite ès lieux hauts, et regarde les choses humbles au ciel et en la terre ?
Suivant quoi saint Thomas (comme nous l’avons allégué I.p.c. 8.) enseigne que la perfection de la connaissance humaine selon l’état de la vie présente consiste à entendre que Dieu séparé de toute chose est par-dessus toutes choses. Dont vient que d’autant plus que l’âme rehausse sa pensée à concevoir sublimement Dieu, et qu’elle le croie relevé infiniment outre tout ce qu’elle est, et qui puisse être ; tant plus elle se sent, se voit et expérimente pouvoir être opérante, et n’être que comme vivante selon que porte le cours de cette vie humaine en exil, et non en actuelle présence de Dieu. Et pource que cela apporte réalisé en son [291] état présent, il en naît et dérive une joie secrète, qui fait l’âme allègre, agile, et prompte à raison de la vérité des choses, et de la convenance de l’intelligence avec la même réalité, en laquelle l’âme est vraiment : et à cause aussi de l’activité du feu d’amour brûlant au fond de sa volonté, qui la recueille et emporte par désir ardent vers son objet si hautement appréhendé.
C’est encore par cette même abstraction que l’âme fait de Dieu arrière de ses effets, et en le pensant, comme est dit, par-dessus tout, qu’elle découvre que tout ce qui était en elle, et que Dieu opérait, tant sublime fut-il, n’était pas Dieu même, mais sa participation comme chose fondamentale, et qui se tient du côté du terme à quo ; voire même que Dieu en tant que principe efficient de cette participation doit être tenu (selon qu’il a encore été aussi avisé) ex parte subjecti, et non objecti ; du parti du sujet, et non pas de l’objet.
Là où donc que l’âme se trouvant en l’amour pratique sans fruit pensait que, se niant soi-même et expérimentant quelque chose de divin à façon de plus intime, c’était Dieu et sa volonté essentielle ; sous ce concept, que niant sa propre volonté216, c’est tomber en celle de Dieu sans aucun milieu, et par conséquent en Dieu, vu que la volonté de Dieu est Dieu même ; cette abstraction enseigne d’ici en avant tout autrement.
C’est à savoir, qu’il faut trouver partout un ternaire avant venir à Dieu ; et non pas le penser comme cela trouvé [292] si immédiatement. Par lesquels ternaire, de la volonté propre on tombe en la volonté divine participée actuellement : c’est-à-dire en la vertu opérative de Dieu actuelle : et puis icelle vérité réveillant la volonté participée habituellement, on tombe orprimes en Dieu comme principe efficient de tout. Semblablement pensant de Dieu en tant que pris objectivement par-dessus tout, il le faut tellement abstraire de tout ce qui se peut voir, sentir, contempler et expérimenter actuellement, que toujours on garde la science et connaissance, que ce n’est pas Dieu essentiellement.
Mais que tout ce que cette vie donne, n’est sinon matérialité ou fond au regard de la vie future. Tout ainsi que tous les degrés que l’âme a expérimenté ès bassesses, et qu’elle prenait pour Dieu même étaient tels, qu’elle a par après connu que c’était trop petitement penser de Dieu. À ce propos le bienheureux père Jean de la Croix dit expressément ces paroles : « Il faut noter que quelques grandes communications et présence ; quelques hautes et sublimes notions qu’une âme puisse avoir en cette vie, cela n’est pas essentiellement Dieu, et n’approche rien de lui. Parce que toujours en vérité il est caché à l’âme, et il est convenable qu’elle tienne caché sur toutes choses et grandeurs », etc.
Nous éditons ici la troisième et dernière partie de l’Anatomie de l’édition de 1635. Elle se compose de quatre Traités. Nous pensons que ces brèves synthèses furent constituées en dernier lieu, en s’aidant des deux premières parties de cette même Anatomie, ainsi que des Secrets sentiers [217] : en effet Constantin renvoie dans les Traités à ses écrits antérieurs en indiquant des numéros de chapitres développant le point en cours d’exposition. Ces Traités sont structurés, brefs, précis et complets : ils peuvent être proposés en lecture avant d’aborder des sources plus amples telles que les deux premières parties de l’Anatomie.
Le confrère capucin éditeur a rédigé plusieurs textes en ajouts de ceux de Constantin. Ils sont distribués avant sa première partie, puis avant sa troisième partie, et même encore brièvement en conclusion [218]. Cette distribution indique que la mise en place des écrits qui « ont pu être recouverts » fut progressive ; ce qui est confirmé par la présence au sein d’un même volume de deux ensembles consécutifs d’Approbations (également reportés en fin de volume).
On aboutit ainsi au « cube » très dense publié post-mortem en 1635 que nous éditons en trois tomes : il fut malheureux de déprécier un riche trésor en le livrant tout d’un coup et en vrac — du moins l’ensemble a-t-il été sauvé. Nous espérons élargir le cercle de rares admirateurs en aérant ses très longs blocs textuels, en mettant en valeur un accomplissement tout d’expérience et très précisément « anatomizé ».
La « Préface au lecteur » composée par le confrère éditeur en ouverture de la troisième partie nous apprenait que :
« La matière de la troisième pièce [partie] de cette Anatomie Spirituelle devait être, lecteur dévot, la même que celle de la deuxième, mais ici réduite en ordre selon la suite et manière requise en sa pratique […] Mais comme [par le décès brusque de Constantin] il a plu à Dieu de lui donner plutôt sans remise la jouissance heureuse des secrets de sa sapience qu’il lui avait manifesté durant sa vie […] cette troisième partie, qui vous est ici exhibée, n’est autre qu’un amas, et assemblage de (2 r°) certains traités et écrits du dit auteur qui sont à propos et se rapportent à la matière ; et sont [présents] tous ceux, qui après toutes sortes de devoirs [de sauver l’œuvre] humainement possibles ont pu être recouverts jusques aujourd’hui. Desquels néanmoins non seulement les plus parfaits et avancés en la voie mystique pourront cueillir plusieurs secrets, et documents rares. […] En gros, et en substance (2 v°), tout est compris dans les traités qui sont ici assemblés, non seulement quant à la théorie, mais aussi en bonne partie quant à la pratique… »
Manquerait donc une synthèse finale comme il va nous l’apprendre, mais heureusement selon l’éditeur ami « tout est compris dans les Traités », c’est-à-dire l’essentiel mystique. Dans la suite de sa Préface nous trouvons quelques renseignements sur le sort dernier de ces écrits, et du cas qu’en faisait un auteur bien conscient de leur caractère novateur. L’espoir de leur « recouvrement » ne se serait pas réalisé, le confrère n’ayant pu mettre la main sur des manuscrits dont il était certain que Constantin « y travaillait actuellement tous les jours » :
« l’auteur d’icelle [Anatomie], le propre jour qu’il rendit l’âme, ayant paqueté ce qu’il avait prêt, et donné charge de le faire adresser aux Pays-Bas pour être le (7 r°) tout examiné, approuvé, et imprimé avec ce qu’il avait envoyé auparavant, prononça ces paroles : “Je rends grâce à Dieu, j’ai achevé mon livre, je ne vivrai plus guère, je ne m’en soucie pas, puisque mon livre est achevé.” Et de fait la seconde partie de ladite Anatomie avec lettre écrite de sa main du propre jour de son décès, par laquelle il promettait que les chapitres derniers qui manquaient, et ensemble toute la troisième partie suivrait bientôt, est venu à bon port, et été cause de cette impression. Ce qui fait présumer qu’il était déjà venu à chef de tout son dessein, et ne restait qu’à mettre le reste au net, ou qu’il l’aurait bientôt achevé. D’où par conséquent se peut encore espérer le recouvrement de ce qui doit servir à l’accomplissement de tout cet œuvre ; puisqu’il est certain qu’il en avait lors chez soi, soit les copies, soit les minutes, (7 v°) soit pour le moins tous les premiers brouillons, et qu’il y travaillait actuellement tous les jours. »
Mais nous lisons dans le second jeu d’Approbations la confirmation suivante du recouvrement de l’envoi dernier :
« À l’occasion du recouvrement des manuscrits égarés du révérend père Constantin de Barbanson, et des pièces y retrouvées, qui manquaient et ont été remises en cette sienne Anatomie, j’en ai fait une curieuse et attentive revue d’un bout à l’autre […]. Fait à Betune le 12 de mars 1636. F. BONAVENTURE DE LA BASSEE Prédicateur Capucin. »
Il se peut donc que le recouvrement ait été accompli après la rédaction d’une Préface non revue que nous venons de largement citer ? Quoi qu’il en soit, « toute la troisième partie suivrait bientôt » promettait Constantin. Ce que nous éditons ici s’en approche donc avec certitude au niveau du contenu mystique. Le lecteur surmontera une forme qui n’a pas eu le temps d’être finement polie, ce qui contraste parfois avec la grande clarté et la netteté de la ferme pensée sous-jacente.
Nous avons largement annoté l’édition, car ralentir la lecture ne paraît pas déplacé sur un texte aussi dense (peut-être un polissage final aurait-il étendu l’écriture). Nous n’avons pas hésité à s’aventurer à des interprétations touchant au vécu expérimental même s’il demeure particulier à chacun : le lecteur jugera.
Souvent des termes rares surprennent. Ils ne sont pas des erreurs sur le vocabulaire provenant d’un étranger, mais dénotent l’usage de mots disparus depuis le XVIe siècle au sein du royaume de France. Nous livrons leurs synonymes, parfois même si leur signification est évidente, afin d’en justifier l’usage. Enfin l’auteur est marqué par son séjour en Rhénanie et s’autorise des germanismes tels que des inversions opérées dans la construction des phrases. Parfois il construit un terme neuf ou hapax par association de deux termes reconnus ; à défaut il s’appuie sur le latin.
Plus profondément faudrait-il ici justifier l’approche intérieure ? Constantin le fait théologiquement en citant des Pères et saint Thomas. Une vérification consistera pour nous à citer un témoignage sur son rayonnement personnel insistant sur sa douceur et s’achevant sur un brusque décès :
« … il est du tout croyable, que les bénédictions, et les avant-goûts de l’éternité desquels Dieu l’a prévenu, et favorisé toute sa vie, lui ont été tournés à la fin d’icelle immédiatement en jouissance, et félicité perpétuelle. Tel est le sentiment de ceux qui ont connu la pureté, et l’intégrité, la douceur (4 r°) et mansuétude, la piété et dévotion, la candeur et ingénuité, la bonté et simplesse vraiment chrétienne, et religieuse, l’amour et charité de Dieu et du prochain, l’abstraction et le recueillement intérieur continuel, l’affection très singulière aux choses de l’esprit, le désir et zèle amoureux de l’avancement des âmes en icelles ; enfin l’observance, et perfection régulière qui ont relui en la vie et conversation du R. P. Constantin de Barbanson. Le témoignage qu’en a rendu l’un des premiers Pères Capucins de la province de Cologne par lettre écrite de Bonne (où il est mort) en date du 18 de juin 1632, porte entre autres les paroles qui suivent : “[…] Je ne me peux persuader autrement, sinon que notre Dieu l’aura fait goûter immédiatement des effets les plus secrets qu’il avait longtemps recherché, et pratiqué conformément à son Livre. Il avait été a Vêpres, et pensant reposer quelque peu, il fut entendu ronfler de la celle [cellule] voisine, et fut plutôt mort, qu’on n’aperçut qu’il était malade. Celui qui a connu sa vie, ne sera étonné d’une telle mort : car étant déjà mûr, et bien cuit au feu de l’amour divin, ce n’est pas merveille, s’il est tombé tout à coup comme une pomme de l’arbre”, etc. »
Nous avons dit en l’Avant-propos de cette Anatomie aux points 6 et 7 [219], qu’aucuns ont de coutume de traiter en telle sorte des choses mystiques, qu’ils s’arrêtent seulement, et par exprès aux matières les plus relevées de la vie suréminente, [l] esquelles [220] ils semblent vouloir poser tous les secrets plus importants de la perfection spirituelle ; comme s’ils ignoraient, ou ne faisaient peu ou point estime de tout ce qui se fait selon les infériorités, et les états, et degrés les plus bas de nos âmes, dont ils ne disent mot depuis le commencement jusqu’à la fin de leur doctrine ; bien que néanmoins ce soit en ces états, et bassesses que sont contenus les vrais fondements et secrets (2) [221] principaux de la voie mystique. Et de vrai c’est pour néant, que tant de choses se disent de ces sublimités, ne soit qu’auparavant on donne à connaître quel fond, quel état interne, et quels fondements doivent précéder. Car de là vient, que quand quelqu’un veut concevoir ces choses transcendantes, si l’état auquel il se trouve n’est pas encore régénéré par l’esprit de Dieu, et s’il n’a pas connaissance de la mutation, inversion et mélioration [222] du fond, qui doit nécessairement être faite, devant que l’expérience et la réalité de ces choses très hautes arrivent : un tel, dis-je, les imagine, entend et manie tout à rebours de la vérité, et de l’expérience d’icelles.
Pour cette cause j’ai [dé] jà diverses de fois avisé et prié d’être bien noté que les choses supérieures ne peuvent pas être dûment entendues si les inférieures ne sont premièrement comprises. Je veux dire qu’on ne peut pas bien entendre ce que tant de relèvements [223], tant de degrés et d’états, tant de demeures et de régions, tant de montées, tant de jouissances et de privations contiennent en soi ; si ce n’est qu’on ait pris garde et reconnu, que Dieu a de coutume de faire commencer l’âme depuis les infériorités [224], lors qu’il veut opérer en elle quelque nouveau degré substantiel, la privant de toute hauteur, pour la réduire aux infériorités les plus basses. Car si on considère diligemment les choses qui se font (3) de Dieu en notre intérieur, on trouvera véritable le dire de l’Apôtre I Cor. 15 : Non prius quod spirituale est, sed quod animale. « Que ce n’est pas ce qui est spirituel qui s’offre le premier en la voie de Dieu, mais ce qui est sensuel. » C’est-à-dire que Dieu ne commence pas à opérer en l’âme qu’il veut perfectionner, par les plus hauts degrés, mais par les moindres [225].
Puis après si l’on ne remarque pas bien aussi, que la vertu, la grâce ou motion divine en nous ne vient pas toujours d’en haut par manière de forme et de dernier ; mais dois aussi être attendue en son temps selon l’infériorité, et non du côté du sommet [226]. Si, dis-je, ces connaissances-là manquent, et qu’on n’ait pas aussi souvent devant les yeux l’Anatomie et division que Dieu fait de l’âme en plusieurs parties, on ne pourra non plus entendre ce que je traite ici de la portion inférieure et supérieure, de l’humanité, de la matérialité, de la mutation de l’état, de la suite de Dieu par tous les degrés, de la descente aux infirmités, et de l’ascension nouvelle aux supremités [227], de l’entrée en l’esprit, de la présence de l’esprit divin, de la possession, fruition [228], et union d’iceluy, de la descente avec lui, et finalement de la privation d’iceluy esprit, et d’un nouveau recommencement.
Car il faut noter : Que tout ainsi que (4) depuis lors que l’esprit Divin s’est manifesté à l’âme au sommet, de là en avant le rayon, ou le secours, ou l’entité divine vient, et doit être attendue de par dessus soi, et non pas du fond comme auparavant du temps de l’infériorité ; puisque dorénavant l’état interne et la respiration de l’âme prennent son origine d’un tel sommet ; ainsi tout le temps de quelque nouveau monter à Dieu, quand l’âme s’aide pour des infériorités venir derechef aux supériorités, cette vertu, ou grâce divine est par manière de fond plus intime, prenant à soi l’égoïté et l’agibilité [229], ou puissance d’agir de l’âme (à la façon que nous expliquons ailleurs) par ce que tout ce nouveau monter n’est sinon une disposition, préparation, et ornement de l’âme, pour recevoir au sommet un esprit nouveau meilleur et plus parfait.
Comme donc nous avons tant de fois répété, qu’en cette voie de Dieu il y a un état qui commence en telle sorte des infériorités, qu’il contient aussi la privation de toutes les puissances supérieures, et fait avoir siège, état, vie, et opération selon la seule infériorité, en négation, exclusion et défaut de l’usage des portions supérieures, il est maintenant à propos que nous expliquions un tel état selon toutes ses parties, et les particularités qui concourent en iceluy. Il faut toutefois premièrement faire une revue par forme de récapitulation de quelques (5) points déclarés en la première partie. Parce que comme cet état de fond intérieur contient la privation et négation de la supériorité, nous n’entendrons pas bien le négatif, si nous n’avons réduit en mémoire et posé l’affirmatif.
Le premier état [230] est celui de l’homme chrétien, considéré selon la condition commune, et ordinaire de la vie humaine, en la pleine liberté naturelle d’user de son entendement et de sa mémoire et volonté d’un homme, dis-je, vivant encore selon les sens et les inclinations et affections naturelles, sujet à ses passions, ami de ses aises et commodités, distrait et égaré d’esprit, de pensée et d’occupation des choses extérieures de ce monde. Bien que d’ailleurs il soit en la grâce de Dieu, pouvant avec icelle travailler à la réformation de sa nature corrompue (6) : comme il se peut voir dépeint au chapitre trois de la première partie [231].
Le second état est de celui qui désireux de plaire à Dieu, s’applique à bon escient la vertu, mortification et dévotion ; et exerce son entendement à méditer les choses saintes et divines, pour exciter sa volonté, croupissant encore en l’amour de soi-même et des choses terrestres, à celui de Dieu, et de tout ce qui lui est agréable ; se servant de toutes sortes de considérations pour s’enflammer à la piété, et se remplir de saintes affections et désirs ; ce qui est la vraie fin, et le profit réel de la méditation, et le moyen de parvenir à l’esprit de Dieu : lequel ne s’acquiert pas par effort d’intelligence, ou subtilité spéculative, mais par affection pure et sincère, et par humble soumission de la bonne volonté, selon qu’a été dit au chapitre quatre de la première partie [232]. Où nous avons aussi noté, que cette dévotion et bonne volonté réelle, ou le sentiment qu’elle apporte à l’homme est chose appartenante à l’infériorité : parce que Dieu commence à opérer en nous, et avec nous non incontinent par les choses plus hautes, mais par les plus basses ; tel qu’est la motion de notre volonté au bien par quelques dévotions sensibles, et palpables [233] ; ou bien quelques autres effets, que la bonté divine (7) sait proportionner à notre capacité, jaçoit qu’aucun [234] en reçoivent plus, les autres moins.
Cette dévotion donc appartient à la volonté inférieure, et prend par voie ordinaire son origine de l’entendement, qui lui présente les causes, raisons et motifs excitants. Dont vient que les discours et pensements [235] ont lieu pour ce commencement : jaçoit que l’entendement puisse être aussi beaucoup éclairci et relevé, et prévenu de Dieu, afin de tirer après soi la volonté pour vouloir efficacement, et adhérer à Dieu. Comme de même la volonté peut aussi être prévenue de Dieu en bénédictions de douceur et d’amour. Si que par cette voie de méditation, et de propre travail selon la liberté humaine avec la grâce divine, l’âme peut aussi parvenir à un sommet proportionné.
Or [par] cette bonne volonté, et dévotion croissante, il s’engendre en l’âme une entité amoureuse et affectueuse, laquelle à proportion qu’elle augmente, retire tant plus l’homme des sens extérieurs et des intelligences curieuses ; diminuant à mesure la vivacité de l’âme à s’épandre par l’entendement spéculatif, et la ramassant selon le fond de la bonne volonté.
L’âme donc étant ainsi retirée à ce sentiment interne, et abstraite de la spéculation qu’elle avait selon l’entendement supérieur, commence à perdre ce qui était plus, pour (8) venir à ce qui est moins ; et toutefois au contraire, il est vrai qu’elle vient à ce qui est plus et meilleur, et perd ce qui est moindre [236]. Car l’un et l’autre est plus et moins selon divers respects. Le travail et l’opération intellectuelle est plus que ce sentiment de la volonté inférieure : parce que les opérations de la partie supérieure en l’âme sont plus nobles que celle de l’inférieure : et néanmoins ce sentiment inférieur de bonne volonté est plus selon le rapport qu’il a au profit interne, que non pas toute spéculation, même d’intelligibilité supérieure (qui n’a pas une telle relation, et sans laquelle elle est inutile) attendue que le sentiment inférieur est le commencement et le fondement d’une intelligibilité, et connaissance plus noble et plus divine qui suivra par après. Lequel ordre doit être bien noté : d’autant qu’en cette voie de Dieu il faut toujours considérer que les choses ou façons inférieures sont en telle sorte la négation et privation des supérieures précédentes, que néanmoins elles sont aussi les fondements nouveaux d’une supériorité meilleure et plus intime qui suivra.
Et selon ce principe que nous avons pieça [237] mis pour une règle générale, que nous ne pouvons non plus avancer à l’infini selon la sommité et supériorité de notre âme, sinon aussi avant que les fondements seront jetés en l’état fondamental d’icelle. Car quel est le fond, telle aussi est l’opération. C’est cet (9) ordre que notre Sauveur a signifié, disant que les nets [