Maur de l’Enfant-Jésus
écrits de la maturité
1664-1689
Lettres de direction
Le Royaume intérieur de Jésus-Christ dans les âmes
Deux Traités de la vie intérieure et mystique
Édition critique précédée d’une étude
par Dominique Tronc.
Maur de l’Enfant-Jésus (1617-1690) fut le disciple le plus attachant du grand mystique aveugle Jean de Saint-Samson (1571-1636), inspirateur chez les Grands Carmes de la réforme dite de Touraine qui fut menée parallèlement à celle venant d’Espagne. Maur poursuivit discrètement l’œuvre tout intérieure de son père spirituel. Son influence s’étendit au-delà du cercle de ses frères en religion vers des confidents, dont Jean-Joseph Surin, et vers des dirigées religieuses ou laïques, dont Jeanne-Marie Guyon.
Mais son excentrement par rapport à la capitale du Royaume et une vie passée en grande partie dans un ermitage l’ont fait ignorer par les historiens religieux, à l’exception de Michel de Certeau, le biographe de son ami Surin. Cet oubli ne pouvait que se trouver renforcé lorsque les Grands Carmes disparurent de France à la fin du dix-huitième siècle.
Son œuvre est substantielle tout en demeurant de dimension raisonnable. Il vécut assez pour parcourir un long chemin mystique, dont témoignent des textes bien structurés, souvent inspirés, qui font écho à la profondeur des dictées de Jean de Saint-Samson.
Dans la collection « Sources mystiques » consacrée à l’héritage spirituel français, nous pensons pouvoir éditer ses œuvres complètes : le volume présent regroupe les Œuvres de la maturité, remarquables du point de vue de l’accomplissement mystique ; par la suite, des Écrits de jeunesse éclaireront la formation des disciples de Jean et l’élan intérieur qui les animait, grâce à des extraits de leur Directoire auquel le jeune Maur collabora et à de nombreux traités de ce dernier.
Nous faisons précéder les Écrits de la maturité d’une étude intitulée « Maur de l’Enfant-Jésus, Grand Carme » : elle évoque le large cadre de la réforme française entreprise à l’intérieur du vénérable ordre des Carmes ; quelques fragments des dictées de Jean de Saint-Samson qui animèrent intérieurement cette réforme, témoignent de son orientation associant amour et rigueur ; nous donnons ensuite les éléments connus de la vie de Maur : formation en Bretagne, activité apostolique à Bordeaux, rencontre avec Surin et premiers assauts anti-mystiques du milieu du siècle, fin de vie dans la simplicité de l’ermitage voisin de Lormont ; enfin une bibliographie chronologique de l’œuvre et le rappel des règles suivies dans notre édition achèvent cette présentation.
Les mystiques écrivent souvent pour répondre à un besoin particulier : c’est le cas des deux Correspondances qui nous sont parvenues, et des deux Traités de la vie intérieure et mystique adressés très probablement à un disciple, l’abbé de Brion. Le conséquent Royaume intérieur de Jésus-Christ correspond par contre aux besoins d’une communauté incluant des novices, ce qui explique l’insistance ascétique de ses premières parties.
Les deux Correspondances furent éditées à l’époque moderne en tant que lettres à une religieuse en addition à une étude érudite, puis en tant que correspondance passive reçue par Jeanne-Marie Guyon, ce qui rend leur accès peu évident ; les deux Traités restèrent oubliés sous forme manuscrite, tandis que le Royaume intérieur ne fut jamais réédité depuis 1664. Un tel oubli de l’œuvre de Maur s’explique non seulement par le mode de vie érémitique et par l’excentrement de l’ermitage bordelais, handicaps déjà évoqués, mais aussi par des suspicions qui naquirent lorsque l’in-action mystique fut perçue à la fin du dix-septième siècle comme une oisiveté condamnable. Nous n’aborderons pas ici le vaste sujet de la controverse entre mystiques (Maur et Surin) et anti-mystiques (Chéron), car elle ne favorise guère la lectio divina.
Une notable partie des textes sont tributaires de l’esprit du temps, marqué par l’ascèse et le dolorisme. Maur de l’Enfant-Jésus a sûrement connu des troubles et des difficultés qui nous le rendent proche et paradoxalement attachant lorsqu’il les évoque de manière passionnée. Le lecteur saura dégager les diamants de cette gangue en favorisant les deux séries de Lettres de directions, la troisième partie du Royaume intérieur de Jésus-Christ, le deuxième Traité de la vie intérieure et mystique, belle conclusion à ce volume. Fondé sur un vécu mystique rapporté avec précision et profondeur, le trésor caché du champ dont parle l’Évangile se découvre alors sous la forme d’un guide qui s’adresse au « chrétien intérieur ».
Je suis très redevable au travail de Michel de Certeau appuyé sur celui de F. Lemoing et à la thèse de D. Di Domizio, ainsi qu’aux aides précieuses apportées par frère Romero de la communauté des Grands Carmes de Nantes, par sœur Madeleine de la communauté carmélite de Clamart, enfin par madame Évelyne Rebuffat. Ce travail a été profondément amélioré par la collaboration de mon épouse Murielle, tout particulièrement pour introduire aux Traités.
L’ordre du Carmel a connu de nombreuses réformes tout au long de son histoire1. En France, à la sortie des guerres de religion, deux réformes prennent place simultanément, l’une détachée de l’ancien courant carme, tandis que l’autre tente de prendre place en son sein.
La première, celle que nous connaissons le mieux, est féminine. Elle est issue de la réforme espagnole par l’intermédiaire d’Anne de Saint-Barthélémy, la sœur converse qui accompagnait Thérèse dans ses voyages, et par l’intermédiaire d’Anne de Jésus, la dédicataire du Cantique spirituel de Jean de la Croix. Elle est mise en place en France sous l’impulsion de madame Acarie (1566-1618) et d’autres spirituels. Le bref séjour des mères espagnoles sera fructueux à la génération suivante, en particulier grâce à Madeleine de Saint-Joseph (1578-1637), maîtresse des novices profondément intérieure. Ces novices de la « troisième génération » assurèrent par la suite de nombreuses fondations.
La seconde réforme, masculine, est simultanée. Elle naît en Bretagne, où Philippe Thibault (1572-1638) réforme le couvent de Rennes, rattaché à la province de Touraine. Le renouveau s’étend, mais ne se séparera pas de l’ancien carmel, malgré des tensions à Angers, Ploermel… Cette réforme s’exerce indépendamment, même si une influence des Déchaux est prouvée en ce qui concerne les pratiques2. Puis Philippe Thibault fait venir la future « âme de la réforme de Touraine », Jean de Saint-Samson (1571-1636), qui formera des novices qui continueront son œuvre tout intérieure dans certains couvents. Il est contemporain de Madeleine de Saint-Joseph et son rôle caché est comparable.
Puis on l’oublie : dès les années 1640, naît en effet au sein des pouvoirs politique et religieux une méfiance envers les mystiques, qui provoquera un apparent « crépuscule » à la fin du dix-septième siècle ; son disciple Maur de l’Enfant-Jésus fut aussi l’objet de la suspicion générale de la seconde moitié du siècle. Un affadissement de l’élan intérieur accompagne la fusion de la réforme dans le corps des Grands Carmes. Enfin ce dernier disparaît de France à la fin du dix-huitième siècle.
La renaissance de l’intérêt pour la mystique d’expression française depuis Bremond s’est accompagnée de la redécouverte de Jean de Saint-Samson3, puis d’un début de l’édition de l’important corpus des « dictées » du convers aveugle à ses frères4. Il est nécessaire d’évoquer Jean puisque c’est lui qui, à la fin de sa vie, éveilla Maur à la vie intérieure et que ce dernier reprend sa mystique5.
Bien que simple convers à cause de sa cécité, il exerça en effet à partir de 1612 une profonde influence au sein du couvent de Rennes. Dirigeait-il les novices sans en avoir le titre officiel ? Mais à cause de ses états mystiques « Jean ne pouvait littéralement plus suivre les prescriptions de la méditation méthodique ». Cependant,
Philippe [Thibault] l’invita à exposer par écrit son exercice d’entière élévation d’esprit. […]Étant donné que le contenu de ces quelques pages, de l’avis de tous, était bon et admirable, les chefs de file de la réforme n’hésitèrent plus à destiner le simple frère au rôle important de maître spirituel de plusieurs générations de jeunes carmes […] Mathieu Pinault, le maître des novices […] prit l’initiative quelque peu curieuse d’envoyer chez lui les jeunes gens les plus doués pour une courte visite6.
Les témoignages de l’époque nous évoquent ainsi un « enseignement » de la prière comme il en avait été pour les proches d’un Philippe Néri (1515-1595), le fondateur de l’Oratoire romain. Par le charisme de sa présence et par ses explications orales sur l’oraison, le convers aveugle fut dès lors le maître spirituel caché de la réforme des Grands Carmes. On exposait déjà auparavant l’oraison aspirative, inspirée d’Harphius7, selon :
…quatre manières d’exercices, qui sont comme quatre marteaux, avec lesquels on heurte fortement à la porte de Dieu, afin de pouvoir entrer en Lui selon son total… La première [manière] est d’offrir à Dieu soi-même et tout le créé… La seconde de demander ses dons en Lui et pour Lui-même. La troisième est de se conformer à Lui par une pleine et entière conformité de tout soi, très haute, très parfaite et très amoureuse… La quatrième est s’unir…
Donatien, un disciple, nous rapporte des dits « complémentaires » de Jean de Saint-Samson : au-delà de toute méthode, il suffit d’« aimer sans amour, aimer au-dessus de l’amour8 ». Le mystique plonge de plus en plus en son fond, « sans grand effort du sens », seulement du plus profond du cœur et du plus intime de l’esprit9. Plus le sujet « s’abîme et se perd au total de son infinie vastité, tant moins il s’aperçoit de cette opération simple et cachée10. » L’âme doit :
…s’armer de force de patience et de constance pour ne varier jamais ni à droite ni à gauche, se sentir toute vide et destituée de Lui et totalement insipide en ses sentiments. C’est en ceci que consiste la fidélité [...] et non dans les grandes connaissances [...] visions et ravissements de l’entendement humain. [...] Cela n’arrive qu’afin que les âmes ne se satisfassent point elles-mêmes d’un désir glouton et affamé de posséder Dieu plus pour elles que pour Lui-même11.
Voilà comment on monte l’escalier d’amour divin, car « celui qui a tout reçu doit toujours tout, à chaque moment12. » On vit cela dans la solitude, totalement impuissant à son salut, mais en prenant soin de satisfaire pleinement à Dieu avec joie, et en abhorrant la tristesse.
Tout cela est aisé à dire, malaisé à faire, difficile à endurer, très difficile à surmonter. Car il faut demeurer stable, ferme et immobile au-dedans de l’esprit, en simple repos, par-dessus l’action et l’intention [...] C’est ici que l’industrie humaine est épuisée13.
Au reste, dans cet abîme on ne voit ni fond ni déité : tout y est englouti sans ressource et il ravit incessamment tout l’homme sans distinction ni différence. C’est ici qu’il n’y a ni amour, ni vertu, ni charité. Et toutefois c’est d’ici que la charité, l’amour et les vertus sortent à leurs effets quand et autant qu’il le faut, sans perception ni distinction. Ce qui n’est point ne peut avoir de nom, non par privation d’être, mais parce qu’on est englouti dans l’unique et suréminent être qui va remplissant tout être du sien14.
Le feu de l’amour divin dévore l’être et l’engloutit pour le transformer en soi :
Là où il y a de la raison pour aimer, l’amour n’est point : d’autant que l’amour est suffisant de soi-même pour tirer et ravir en unité d’esprit tout le sujet qu’il anime 15.
Il faut tenir le cœur ardemment et continuellement brûlant au feu du même amour, afin que tous les manquements et défauts, qui sont de pure infirmité, soient en un moment consommés et réduits à rien. Ainsi le seul amour demeurera maître de la place16.
Cet état consiste en une élévation d’esprit par-dessus tout objet sensible et créé, par laquelle on est fixement arrêté au-dedans de soi, regardant stablement Dieu, qui tire l’âme en simple unité et nudité d’esprit [...] La constitution de celui qui est en cet état, est simple, nue, obscure et sans science de Dieu même [...] Car là, tout ce qui est sensible, spécifique et créé est fondu en unité d’esprit, ou plutôt en simplicité [...] Et plus cela est ignoré du patient, tant mieux pour la profondeur et l’excellence de cet état [...] Car la nature veut toujours secrètement avoir quelque objet à quoi elle s’attache […] qu’elle réponde uniquement et toujours […] par la simple et totale attention, en l’essence abyssale de Dieu17.
Ces personnes sont comme des fleuves regorgeant d’amour, de lumière, de saveur et de délices ineffables18. Les formes et le vocable même d’amour s’anéantissent, l’âme se trouve heureusement transformée au feu de Dieu19 :
Alors l’amour n’a plus d’être, de vie, ni d’opération comme pour elle, mais désormais son infini objet qui est Dieu, vit, agit et pâtit en elle en tout sens et manière, et en tous événements. L’âme […] a atteint son image et son exemplaire en son propre fond originaire […] Pour donc faire vivre Dieu en nous, il faut que nous mourions totalement ; et comme cela ne doit et ne peut être naturellement devant le temps de notre dissolution, il faut que nous mourions en la foi et la créance du rien de toutes choses et de nous-mêmes au respect de Dieu20.
Voici enfin un extrait assez ample qui suggère l’atmosphère où baigna brièvement le jeune Maur et ses compagnons de la « seconde génération » des Grands Carmes. Il reflète le flux habituel des paroles de Jean recueillies par ce cercle de jeunes mystiques ardents, auquel se joignit Maur pendant les trois dernières années :
… la créature se sent outrée et ponctuée des vifs attraits de Dieu, à la suite desquels elle sort, par divers degrés et par diverse succession d’ordre et de temps, d’elle-même et des choses créées, et entre par amour et dépouillement de soi plus ou moins avant en Dieu. […] Il est tout au contraire de ceux qui tirent Dieu à eux à la manière des écoliers, lesquels par efforts de spéculation naturelle L’accommodent à leurs sens et leurs goûts, duquel se sentant sensiblement et naturellement délectés, il leur semble par cela s’approcher grandement de Lui, et avoir sous grande connaissance et grand goût de Lui, ce qui n’est qu’affection et sentiment purement naturels. Lesquels se trouvant doctes par la science acquise, ils étendent le discours et leurs voies en cela le plus largement et le plus loin qu’ils peuvent, de sorte que leur ponctuation n’est que pure théologie d’école, étudiée, [f°2v°] plus ou moins facilement digérée par spéculation purement humaine. Et comme ils ont lu quelques mystiques, ils en mêlent quelquefois des mots en leur digestion, si [bien] qu’à cette occasion on peut dire que leur discours en délivre plus ou moins appuyé, mélangé et orné de quelques petits filets d’or, ou si on veut, frotté d’un peu de miel.
[...] Au contraire, la sapience est infuse de Dieu dans les cœurs simples qui s’occupent simplement en des sujets affectueux, laquelle les unit et les recueille en vérité par-dessus toutes multiplicités de recherches d’école, les pénétrant d’une saveur divine qui ne convient qu’à Dieu, qui la verse expressément pour rendre semblables [les] âmes amoureuses de Lui par l’infusion de ses lumières et de ses goûts. A quoi l’âme étant fidèle, elle continue de poursuivre Dieu par son attrayant rayon délicieux par-dessus tout ce qui se peut penser, quoique cela se fasse par diversités de voies en toutes lesquelles Dieu tient nécessairement cet ordre. [f. 3] Ce que se continuant ainsi, les âmes font progrès en la connaissance de Dieu : d’elles-mêmes, […] elles en deviennent doctes en l’art de la science d’aimer Dieu, auquel le très Saint Esprit les instruit d’une ineffable manière pour étendre, pour pénétrer et pour surpasser toutes choses créées en elles-mêmes. Tels sont les vrais et solides effets de la divine sapience abondamment infuse aux âmes assez saintes. C’est pourquoi toutes leurs études et leurs soins n’est que de se rendre de plus en plus simples et uniques en leur occupation continuelle autour de Dieu21.
Là le vide est tout plein22.
La mort de Jean arriva à un âge assez avancé, à près de soixante-cinq ans. L’atmosphère paisible de ces toutes dernières années nous est ainsi restituée :
Pendant ces longues années, il n’aimait guère franchir le seuil du couvent, à moins que ce ne fût pour rendre visite à une personne malade ou agonisante. […] A la fin de sa vie, il demanda même son transfert […] pour y être en solitude totale. Il tenait pourtant sa fenêtre grande ouverte pour les oiseaux qui passaient la nuit dans sa chambre. [...] Il ne voulut jamais admettre que sa paillasse soit remplacée par un matelas […] Il mourut le dimanche 14 septembre [1636], en la fête de l’Exaltation de la Croix. Ce jour était l’anniversaire de la mort de Catherine de Gênes, la mystique italienne fort estimée de Jean de Saint‑Samson à cause de la ressemblance de leur expérience mystique23.
Jean laissa donc après lui une génération de disciples ardents : Bernard de Sainte-Magdeleine (1589 - 1669), Dominique de Saint-Albert (1596 - 1634), Marc de la Nativité (1617 - 1696), Maur de l’Enfant-Jésus (1617 ou 1618 - 1690). En dehors de Maur, le carme le plus proche de Jean était Dominique : ce dernier définissait les mystiques comme ceux « qui sentent en eux un incendie d’amour éternel qui ne s’éteint ni jour ni nuit », et fut chargé, dès l’âge de vingt-et-un ans, de rédiger un ouvrage pour la formation des jeunes carmes24. Malheureusement il disparut précocement à l’âge de trente-sept ans.
Le Directoire de l’Ordre sera constitué par les cinq volumes de la Conduite spirituelle des novices, parus en 1650-1651. Il combine les apports successifs de plusieurs frères : Dominique, puis Bernard, qui notait ses enseignements aux novices dans l’intention, non réalisée, de les publier ; Marc, maître des novices renommé pour les thèses de théologie mystique qu’il venait de soutenir au chapitre de Poitiers, fut chargé de leur rédaction par le chapitre de 1647 : il y consacra deux ans dans la solitude du couvent d’Aulnay ; enfin, Maur, qui sortit de l’obscurité à cette occasion, puisque le chapitre l’adjoignit à Marc pour mettre au point les règles que le père Bernard préparait depuis treize ans25.
On est dans une époque de consolidation : le mystique Jean n’est plus là et les novices sont nombreux. La méditation méthodique refait son apparition, mais le Directoire reste encore tout imprégné de l’esprit mystique de Jean. En particulier dans le quatrième volume, intitulé « Méthode claire et facile pour bien faire oraison mentale… », les derniers chapitres de la première partie vibrent de son esprit fervent : ils décrivent et donnent des moyens pour pratiquer, dans la liberté, l’oraison aspirative26, « élévation de l’esprit en Dieu […] comme une étincelle qui sort du brasier ardent de l’amour de Dieu », où « le but de ces aspirations est d’avancer, et non seulement de nous maintenir dans le chemin de la perfection. » Cette œuvre majeure, qui jaillit de la vie mystique de ses rédacteurs, anime et oriente un texte par ailleurs solidement charpenté27. Un traité très structuré est consacré en fin d’ouvrage à la prière aspirative vers laquelle convergent les autres formes ; il met l’accent sur la présence divine :
La présence de Dieu est imaginaire [représentée sous forme d’image]… lorsque nous Le concevons comme environnant, pénétrant et inondant tout l’univers, ainsi qu’une vaste mer dans laquelle nous sommes, nous vivons et nous nous mouvons, comme les poissons dans la mer matérielle … [Elle est] intellectuelle …[par une] vive foi … rien ne lui arrive [au dirigé] en son particulier sans que Sa divine Providence ne le lui envoie … [Elle est] affective …lorsque l’âme demeure dans une certaine inclination actuelle vers Dieu, qu’on peut appeler état d’adhésion … lorsque l’amour de Dieu est si ardent en notre âme que, comme d’un brasier vivement allumé, il en sort continuellement des étincelles, c’est-à-dire des aspirations embrasées. Si bien que nous savons très parfaitement combien Dieu est aimable, non pour l’avoir lu ou entendu, mais pour l’avoir expérimenté28.
C’est donc à ce cercle mystique brûlant de ferveur que se joignit Maur dès son jeune âge.
Maur Le Man naquit probablement au Mans29 en 1617 ou en 1618. On conjecture qu’il fréquenta le collège jésuite de la Flèche, comme ce fut le cas pour d’autres carmes de Touraine, tel Dominique de Saint-Albert (1595-1634)30. Il entra chez les carmes de l’Observance à Rennes le 21 février 1633, où il eut probablement pour maître des novices Bernard de Sainte Magdeleine (1589-1669), tout en bénéficiant de la présence de Jean de Saint-Samson, âgé et déjà délivré d’une telle charge (mais on suppose qu’il laissait sa porte ouverte aux novices tout comme sa « fenêtre grande ouverte pour les oiseaux »).
Il fit profession le 22 février 1634, prenant le nom de Maur de l’Enfant-Jésus. Le choix de ce nom pourrait traduire l’influence de Bernard de Sainte Magdeleine : lorsque celui-ci était sous-prieur en 1615 à Angers, on rapporte que le définiteur, opposé à la réforme alors naissante, voulait imposer un prieur de son choix ; la communauté mit une statue de l’Enfant-Jésus à la place que celui-ci devait occuper au chœur, avec l’inscription : Prior noster31. On retrouve dans cette anecdote l’influence du réformateur des grands carmes, Philippe Thibault (1572-1638), qui insistait sur la pauvreté de Jésus et désirait voir réaliser chaque année une crèche de Noël par ses carmes ; le premier ouvrage de Maur de l’Enfant-Jésus aura d’ailleurs pour titre : La crèche de l’Enfant-Jésus. Maur retiendra de toute cette dévotion le thème, si important, de la pauvreté spirituelle, qui sera repris par la suite chez ses dirigé[e]s, telle la jeune madame Guyon (1648-1717)32.
Selon Marc de la Nativité (1617-1696)33, Maur, imprégné par la prière mystique de Jean de Saint-Samson, fut aimé de ce dernier pour sa « piété singulière »34. Tandis que Donatien de Saint Nicolas, novice en même temps que Maur, sera le futur biographe et éditeur de Jean.
Le jeune homme dut parallèlement poursuivre un cursus de formation propre aux Grands Carmes, qui consistait en deux années de séminaire suivies de quatre années de théologie. Peut-être accompagna-t-il Marc de la Nativité35, présent en 1636 au studium generale de la place Maubert à Paris, puis de passage à Angers. Ce dernier retournera en 1638 à Rennes pour les années de théologie.
En 1647, la figure de Maur sort de l’obscurité : âgé au plus de trente ans, il est adjoint à Marc de la Nativité, maître des novices, pour mettre au point les règles déjà préparées par le père Bernard de Sainte Magdeleine, comme nous l’avons indiqué plus haut en évoquant la génération des disciples ardents de Jean.
Mais avant même l’achèvement de ce travail « théorique », approuvé puis publié en 1650-1651, Maur est envoyé en 1648 dans la province de Gascogne pour y introduire la réforme36. Il est socius du commissaire général Avertain de Saint-Jean, au chapitre de la province de Gascogne, à Castillon (8 mai 1650). Nommé maître des novices au couvent de Bordeaux en 1650, élu prieur en 1651, il sera réélu plusieurs fois et demeurera désormais dans cette province jusqu’à sa mort, à l’exception de brefs déplacements vers le nord, à Rennes, où se situe le centre du rayonnement réformateur, et plus rarement à Paris.
Exception faite de la réforme espagnole des Déchaussés pour laquelle les circonstances imposèrent une séparation, toute réforme qui tente de se faire au sein d’un ordre ancien rencontre des difficultés : c’est le cas de cette réforme française dite de Touraine. Du temps du fondateur Thibault, la réforme d’Angers et de Dol avait déjà été difficile et des tensions étaient apparues avec les non-réformés de Ploermel37.
Ici la forte personnalité du père Jean Chéron (1596-1673) va donner bien du souci aux réformateurs, à Maur comme à son ami, le jésuite Jean-Joseph Surin, alors malade à la suite de ses épreuves de Loudun. Michel de Certeau donne un résumé clair et savoureux de l’affaire, et qu’il serait mal venu de paraphraser38 :
Le chapitre provincial de 1650 avait eu pour premier objectif l’élection d’un provincial à la place du Père Jean Chéron, tombé entre les mains des Turcs lors de son retour de Rome, dans l’automne 1648, et provisoirement remplacé par le Père Jossé. Ce dernier fut nommé provincial. Mais, racheté grâce à l’argent récolté par son Ordre et revenu à Rome, le Père Chéron ne l’entendit pas de cette oreille. Il remua ciel et terre pour récupérer sa charge, pourtant normalement échue à un autre. Soutenu par l’archevêque de Bordeaux dont il avait défendu le prédécesseur dans sa querelle avec le duc d’Epernon, il s’adressa tour à tour au Général, à la Congrégation des évêques et des réguliers, au Roi et au Parlement de Bordeaux. Après trois ans de procédures menées par ce canoniste distingué, ferrailleur redoutable, on réunit un nouveau chapitre provincial que le Père Maur, par lettres patentes du Général, fut chargé de présider [29 juin 1653] : on espérait sans doute que le Manceau apaiserait ces Bordelais échauffés par la bataille. Le Père Joseph de l’Ascension fut élu provincial ; le Père Chéron, nommé prieur de Lectoure, c’est-à-dire loin de Bordeaux ; et le Père Maur, prieur du couvent de Bordeaux. Rien n’y fit. L’année suivante [1654], poursuivant le combat et soutenu par une partie de ses confrères, Chéron était à Rome comme vicaire provincial au chapitre général, et devait y répondre à l’accusation de vie « irrégulière » que portaient contre lui les Pères Jossé et Maur de l’Enfant-Jésus. Les griefs parurent insuffisants ; les appuis de Chéron étaient puissants. Aussi, entre le Père André de Saint-Pierre, provincial, et l’accusé qui se disait lésé, la petite guerre continua : procès, appels au Parlement de Bordeaux par le premier et au Conseil privé du Roi par le second, factums anonymes divulgués par les parties adverses. Finalement, le Père Matthias de Saint-Jean, délégué par le Général des Carmes Marius Venturini, obtint que les deux opposants se désistent de leurs prétentions et nomma comme provincial le Père Maur de l’Enfant-Jésus [20 août 1655]. L’affaire avait duré cinq ans [18] et ne facilitait pas la tâche du nouveau venu. Il rétablit pourtant le calme et l’unité dans sa province. Cet homme paisible et tout habité de Dieu s’imposait à tous.
La décade de 1655 à 1665 fut en effet assez calme, même si Chéron continuait la polémique, cette fois en se plaçant sur le terrain théologique : il publie en 1657 son Examen de la Théologie mystique, qui fait voir la différence des lumières divines de celles qui ne le sont pas, et du vrai, assuré et catholique chemin de la perfection de celui qui est parsemé de dangers et infecté d’illusions ; et qui montre qu’il n’est pas convenable de donner aux affections, passions, délectations et goûts spirituels la conduite de l’âme, l’ôtant à la raison et à la doctrine : tout son programme est ainsi esquissé ! Surin (1600-1665) contribuera à la cause défendue par Maur et par les spirituels carmes, dans sa Guide spirituelle39 : ils sont en effet devenus amis. L’analyse du débat qui met en cause Maur - non nommé, pas plus que son maître Jean de Saint-Samson, - ainsi que le carme Nicolas de Jésus-Marie, - ce dernier directement nommé40 - ne présente guère d’intérêt, compte tenu du caractère excessif de l’attaque des mystiques par Chéron. Michel de Certeau poursuit :
Maur eut la sagesse de ne pas répondre. Il ne se préoccupait que d’instruire ceux et celles qui, en nombre croissant, sollicitaient sa direction spirituelle. Il continuait d’écrire, mais pour eux, pour répondre à leurs besoins, pour apaiser leurs craintes et leur ouvrir la voie de la pauvreté spirituelle et de l’union à Dieu. […] Cette période est aussi marquée par ses relations avec le Père Surin qui, rentré à Bordeaux en 1632, retrouvait lentement, autour des années 1656-1658, la santé qu’il avait perdue pendant les exorcismes de Loudun. Le jésuite se remettait à circuler dans la ville et à prêcher dans les couvents, tout particulièrement dans celui des Carmélites de la rue Permentade où étaient entrées sa sœur et sa mère, et où le Père Maur se rendait lui-même fréquemment. Il se lia d’amitié avec le Carme […] ses voyages [vers la Bretagne, centre de la réforme], attestés par la correspondance de Surin, permettaient à celui-ci de communiquer plus facilement avec ses filles spirituelles et de les confier à un ami sûr41.
A l’occasion de la restauration commencée en 1671 de l’ermitage de Lormont, près de Bordeaux, Maur, qui recherchait la paix, demanda à vivre « au désert » : on sait le rôle important de ces lieux de retraite dans la vie carmélitaine. Le père André de Saint-Pierre, bénéficiaire de la donation qui permettait les travaux fut nommé supérieur. On lui adjoignit le père Maur de l’Enfant-Jésus et le frère Roch de l’Assomption, « pour y demeurer fixes et vivre solitaires le reste de leurs jours ».
Un dessin de Hermann Van der Hem daté de 1646 situe exactement l’ermitage de Sainte-Catherine de Lormont sur la falaise rocheuse qui surplombe la rive droite de la Garonne. Son apparence champêtre a totalement disparu puisque le quartier de Lormont est aujourd’hui situé à l’intérieur de la voie rapide circulaire qui fait le tour de l’agglomération bordelaise.
La maison des ermites était jointe à la chapelle et ne faisait avec elle qu’un seul bâtiment … Elle se composait de cinq pièces : deux chambres pour les hôtes, trois cellules pour les ermites. L’ameublement en était simple mais suffisant. Tables et lits en bois de noyer, coffres en vieux chêne … Près de la chapelle, une sacristie largement pourvue en ornements et linges d’autel. Complétant le tout, un réfectoire et une cuisine aux innombrables ustensiles en cuivre rouge.
La bibliothèque se trouve dans la chambre du P. André de Saint-Pierre, supérieur de l’ermitage; elle se compose d’une cinquantaine de livres de Spiritualité, reliés presque tous en veau marbré ou en parchemin ; par ailleurs. le P. Maur de l’Enfant-Jésus a sa bibliothèque particulière … Il ne faut pas oublier de signaler « la petite cellule bastie sur le haut du rocher » qui fut peut-être l’ermitage primitif.
Enfin, aux environs immédiats du grand bâtiment, une source sortait du rocher. Elle coule maintenant encore et a conservé le nom de Source de l’Ermitage42.
Mais on ne trouve jamais une pleine tranquillité sur cette terre, et une nouvelle affaire compliqua leur installation43. Finalement la paix revint. Durant vingt ans, tout en voyageant beaucoup en Gascogne, le père Maur put donc séjourner souvent à Lormont.
L’inventaire nous donne l’idée de sa cellule : « Une petite couchette à tresteaux, deux chaises à bras, une méchante table de sapin couverte d’un treillis bled. »
S’y ajoute une liste des huit livres de sa « bibliothèque » privée, ouvrages chers à son cœur : s’en détachent les œuvres de son maître Jean de Saint- Samson (dans la grande édition in-folio de Rennes, de 1658-1659), des œuvres de pères latins (Léon le Grand, etc.), de Jean de la Croix, de Ruusbroec, les Institutions de Tauler et la Summa de Thomas d’Aquin44.
Maur de l’Enfant-Jésus anima un réseau spirituel, qui s’étendait jusqu’à Rennes, Loudun et Paris. Attiré par sa renommée, Messire Charles de Brion ( ? -1728) se joignit aux deux ermites en 1679 ou en 1680, après avoir vécu à la Cour de Louis XIV. Maur fit construire pour lui une petite annexe un peu plus haut que son ermitage et l’instruisit. Michel de Certeau nous raconte la fin de la vie du grand carme devenu partiellement ermite :
Il continuait à rendre visite aux couvents de Bordeaux, aux Visitandines, aux Feuillants, aux Carmélites. Il écrivait à ses dirigées. […] Surtout, il priait. Et c’est là, dans le « saint désert » bien conforme à l’ancienne tradition carmélitaine, qu’il mourut, en 169045.
Charles de Brion devint abbé à la prière de l’archevêque et prit la direction des Carmélites46. Malheureusement, il ne semble pas avoir su poursuivre l’apostolat spirituel de Maur dans sa profondeur, même si ses écrits sont abondants47 : ils montrent en particulier une bonne connaissance des écrits de madame Guyon, qu’il critique, peut-être pour se couvrir48. Nous n’avons pas retrouvé le souffle intérieur qui se dégage des œuvres de Maur.
Elle s’échelonne dans le temps sur toute la durée de la vie de Maur, depuis 1650, date de publication du Directoire ou Traité de la conduite spirituelle des novices…, rapidement suivie par la compilation de 1652 de L’Entrée à la divine sagesse…, jusqu’aux dernières lettres à une religieuse de 1689. Sur une telle durée couvrant quatre décades, la structure s’affermit et la doctrine s’approfondit.
On retiendra trois dates :
- En 1652, des opuscules sont rassemblés sous le titre de L’entrée à la divine sagesse… Cet ensemble a bénéficié de plusieurs éditions, dont certaines comportent quelques modifications et ajouts. Il est assez bien connu compte tenu du nombre d’éditions anciennes (1652, 1655, 1669, 1678, 1692) et d’une réédition moderne (1921-1933).
- En 1664, apparaît l’ouvrage de la maturité, le Royaume intérieur de Jésus-Christ dans les âmes…, dont le titre prend la suite naturelle du titre précédent. A notre connaissance, cet ouvrage bien construit ne bénéficia pas de réédition, suite à la date tardive de son apparition, déjà peu favorable aux publications d’ouvrages mystiques. Il apparaît d’importance capitale à nos yeux comme à ceux de Blommestijn.
- En 1673, est achevé le plus important de deux brefs Traités de la vie intérieure. Ils sont resté sous forme manuscrite jusqu’à maintenant. D’une égale paix et simplicité témoignent les Lettres de direction adressées à madame Guyon entre 1670 et 1675 environ, que nous avons récemment publiées en ouverture à la Correspondance de celle-ci. Enfin, au terme d’une longue vie, les Lettres adressées à une religieuse, entre 1680 et 1689 environ, furent publiées par M. de Certeau à la suite de l’étude de leur auteur.
Le détail des éditions et de leurs contenus est repris dans la liste suivante :
[1] [Contribution au] Traité de la Conduite spirituelle des novices, pour les Couvens Réformés de l’Ordre de Nostre Dame du Mont-Carmel, Cottereau, Paris, 1650-1651. Cette contribution est souvent jugée comme secondaire, compte tenu du départ en Gascogne dès 1648. Toutefois la genèse du texte a été largement antérieure à 1647, date du chapitre désignant Maur comme assistant de Marc. Le quatrième et dernier volume de ce Directoire des novices a été réédité49.
[2] Théologie chrestienne et mystique, ou conduite spirituelle pour arriver bientost au souverain degré de la perfection, Bordeaux, 1651. Texte repris en [3] Entrée à la divine Sagesse […]
[3] Entrée à la divine SAGESSE, comprise en plusieurs Traittez Spirituels, qui contiennent les secrets de la Théologie Mystique, 1652, 1655, 1669, 1678, 1692 ; traduction néerlandaise, Gand, 1679, 1698, et Anvers, 1706 ; cet ouvrage a été réédité par le carmel de Soignies, 1921-193350.
Les textes des deux premières éditions diffèrent légèrement, la troisième ne diffère pas de la précédente ; toutes comprennent : « Les trois portes du Palais de la divine Sapience » [p. 1- 93], « Montée spirituelle, comportant huit degrés qui conduisent jusques au Trône de la Divine Sapience » [p. 94-144], « Exposition des communications Divines, dans tous les États et Degrés de la vie Mistique et Spirituelle » [p. 145-204], « Sanctuaire de la divine sapience » [p. 205-271], « Théologie chrestienne et mistique, ou conduite spirituelle… » [4 folios, pagination reprise 1-131, table couvrant 2 folios, dans l’éd. de 1652 ; pagination continue, 205 sq. dans l’éd. de 1655] ; l’éd. de 1655 diffère légèrement pour le texte de celle de 1652 et ajoute les « Réflexions sur la vie de Notre Seigneur » [p. 413-478, table couvrant 2 folios] ; l’éd. de 1669 ajoute un très court « Traité de la fidélité de l’âme à son Dieu » [pagination reprise, 1-11].
[4] Le Royaume intérieur de Jésus-Christ dans les âmes. Divisé en trois parties, composé par le R. P. Maur de l’Enfant-Jésus, religieux Carme réformé, Ex-provincial de la Province de Gascogne, ‘Vobis datum est nosse Mysterium Regni Dei.’ Luc 8. Seconde édition, chez la veuve Denys Thierry, Paris, 1664.
[5] Le Sacré Berceau de l’Enfant Jésus, ou les entretiens spirituels sur tous les mystères de l’Enfance de N. Seigneur Jésus-Christ, Paris, 1682 ; permissions en 1663-1664.
[6] Vingt-et-une lettres adressées à Mme Guyon, éditées dans Le directeur MISTIQUE [sic], ou les œuvres spirituelles de monsr. Bertot, ami intime de feu Mr de Bernières & directeur de Made. Guion, avec un recueil de Lettres Spirituelles tant de plusieurs Auteurs anonimes, que du R.P. Maur de l’Enfant Jésus, Religieux Carme, & de Madame Guion, qui n’avaient point encore vu le jour. Divisé en quatre volumes, à Cologne, chez Jean de la Pierre, 1726. Annonce dans la « Préface » du vol. I : « …le Quatrième [volume], un Recueil de lettres Spirituelles tant de plusieurs auteurs anonymes, que du R. P. Maur de l’Enfant-Jesus, Religieux carme, assez connu par son excellent traité, L’entrée à la divine Sagesse [a], et de Madame Guion... » [note [a] : « On en a une édition nouvelle ... L’entrée à la Divine Sagesse ... Paris, 1692 »]. Ces lettres ont été rééditées en correspondance passive adressée à madame Guyon51.
[7] Deux traités manuscrits datés du 5 mai 1673, apparaissant sous deux titres identiques : « Traité de la vie intérieure et mystique », B.N.F., ms. fonds français 19 345. Première édition dans le présent volume.
[8] Vingt-deux lettres adressées à une religieuse de la Visitation, ms. 332, Bibliothèque de Bordeaux, Service des fonds patrimoniaux, recueil relié de 90 pages (qui comprend aussi six lettres qui ne sont pas de Maur, mais sont adressées à la même religieuse). Première édition par M. de Certeau52.
Orthographe et ponctuation sont modernisées. Quelques imperfections grammaticales n’affectant pas le sens profond et des coquilles sont corrigées sans avertissement. Nous avons parfois substitué pas à point. Les notes explicitent souvent les fréquents recours à l’Écriture et donnent des traductions d’époque de la Vulgate citée en latin dans le texte. Elles fournissent aussi quelques citations parallèles le plus souvent empruntées à Jean de la Croix. Nous avons choisi la traduction par Amelote (A) pour le Nouveau Testament et par Sacy (S) pour l’Ancien Testament53.
D’une correspondance qui fut certainement abondante, quarante-trois lettres seulement sont connues à ce jour, dont certaines très brèves. Elles se divisent en deux séries de même importance par leur nombre de pièces et par leur volume. Vingt-et-une lettres sont adressées entre 1670 et 1675 environ à une jeune femme vivant à Montargis près de Paris et promise à une célèbre destinée : Jeanne-Marie Guyon. Une dizaine d’années plus tard, Maur de l’Enfant-Jésus écrit vingt-deux lettres à une religieuse âgée de la Visitation de Bordeaux : lui-même a vieilli et s’est simplifié ; les deux femmes sont très différentes par leurs niveaux spirituels et leurs modes de vie, mais l’une et l’autre partagent un même engagement profond dans la vie mystique.
L’intérêt mystique de ces deux séries - unité de fond dans la diversité des conditions de nature, valeur des correspondants - nous les fait placer en tête de l’œuvre de Maur, car, placées en fin de volume à la suite d’assez copieux traités, leur faible masse et leur appartenance au genre épistolaire risquerait de les faire oublier, alors qu’on y découvre le condensé de la spiritualité de Maur de l’Enfant-Jésus. Et le genre épistolaire est trop souvent sous-estimé alors qu’il constitue un espace de liberté au dix-septième siècle et qu’il est bien adapté à la diversité des besoins spirituels.
§
L’attribution de la première série qui suit cette brève présentation des lettres de direction a été longtemps incertaine. Nous pensons avoir établi qu’il s’agit de madame Guyon, en tenant compte de présomptions de différentes natures54. Madame Guyon (1648-1717) donna ces lettres à publier plus de trente ans après leur rédaction : sortie de prison, proche du terme d’une longue vie, elle vivait alors à Blois où elle se consacrait à la formation de disciples français et étrangers, catholiques et protestants. En assemblant le contenu des quatre volumes intitulés Le Directeur Mystique en hommage à son père spirituel Jacques Bertot (1620-1681), elle tint à publier les lettres de Maur qu’elle admirait, mais quantitativement ces lettres ne représentent certes qu’une très petite partie de l’ensemble55.
Maur écrit donc à une jeune femme déjà engagée dans la vie mystique, mais en proie aux tribulations de la vie : en 1670, la jeune madame Guyon vit difficilement avec un mari âgé. A l’automne, elle est défigurée par la variole et perd son fils cadet. Elle souffre des tracasseries d’une belle-mère vivant sous le même toit. L’année suivante, elle perd son père et une fille : il ne lui reste alors qu’un fils. En 1674, naît un autre fils. Sa mère spirituelle, la Mère Geneviève Granger, admirable figure de religieuse, qui lui fut un appui constant tout au long de ces « années grises » passées à Montargis, meurt à son tour la même année. La jeune madame Guyon commence à vivre une nuit intérieure qui durera près de sept ans. En 1675, elle résiste à son inclination envers un ecclésiastique janséniste. Son mari, qu’elle assiste avec dévouement, meurt en juillet 1676. C’est au milieu de ces épreuves et de ce dénuement intérieur que, croyant manquer gravement de conseils et d’appui, elle écrit au père Maur.
Après ces évènements, elle prendra progressivement son indépendance, vivra hors de France entre 1681 et 1686, date à laquelle elle reviendra à Paris pour connaître les hauts et les bas d’une vie active devenue publique (vie à la Cour, puis procès et prisons). Enfin elle passera la fin de sa vie à Blois, dans la paix et la discrétion : son haut rayonnement spirituel y attirera de nombreux dirigés.
Maur fait comprendre la dynamique de la transformation de l’âme à une jeune femme engagée dans la vie mystique et qui a dépassé les premières étapes : elle a en effet perdu tous les supports sensibles des débuts au point d’avoir peur de s’être égarée. Il la confirme dans sa voie et l’y encourage. A une âme de cette trempe, il peut expliquer beaucoup et parler directement, mais son amour est sans ménagement.
Maur est un sévère praticien des âmes. La voie proposée est radicale et consiste à faire passer l’homme de sa volonté propre au règne de Dieu en lui. Un dépouillement rigoureux est incontournable et le seul moyen d’aider ce travail de la grâce divine est de s’y abandonner complètement. Le vide ou perte de tout repère sera finalement rempli de Dieu.
Maur confirme à sa correspondante qu’elle ne se trompe pas même si, pour une âme arrivée à cette étape,
Il lui semble que […] tout ce qu’elle a vu et éprouvé autrefois de la part de Dieu, sont des illusions (Lettre XX).
Il encourage celle qui est éprouvée à tout dépasser au cours de son « voyage vers Dieu » :
…chacun fait son petit établissement spirituel selon lequel on veut passer la vie, les uns en oraison, les autres en beaucoup d’austérités, d’autres en bonnes œuvres extérieures, mais il faut mourir et tout abandonner (Lettre II).
Comment ? Il ne faut s’appuyer sur rien :
Il ne faut point chercher ni passiveté, ni repos, ni aucun de tous les états et manières dont il est parlé dans les livres. Il ne faut que se laisser dans l’abîme de la volonté de Dieu (Lettre XII).
À défaut de méthode, dont l’application renforcerait notre volonté propre, on peut tout juste orienter la fine pointe de l’être :
…regardez Sa volonté en toutes choses, tâchant que la vôtre passe tellement en celle de Dieu qu’elle devienne comme une même chose avec elle (Lettre II).
De fait,
…la créature raisonnable ne saurait rentrer parfaitement en Dieu, qui est son centre et le principe d’où elle est sortie, qu’elle ne se perde totalement à elle-même (Lettre XIX).
S’en suivent pertes douloureuses, chemin ardu, mise à l’épreuve :
C’est ce qu’Il a commencé à faire, vous jetant dans ce désert intérieur dans lequel vous dites qu’Il vous a mise. Il faudra y entrer plus avant et le traverser, si vous voulez atteindre à la jouissance du Bien souverain qui vous a touché le cœur dès votre enfance. N’y pensez pas trouver de route, ni des sentiers où vous puissiez avoir quelque assurance de votre voie (Lettre I).
Un tel dépouillement est nécessaire car :
…pour se dénuder si nuement et se perdre dans un si profond abîme, il faut que l’opération de Dieu absorbe celle de la créature (Lettre I). […] Il faut se perdre et s’abandonner totalement à l’opération divine, qui exécute son dessein en nous sans que nous sachions comment, sinon que nous souffrons et que notre esprit semble se diviser de l’âme, et que nous sommes pénétrés jusqu’à la moelle des os (Lettre XIII).
Dans une formule lapidaire :
Marchez devant vous quoique vous ne sachiez où vous êtes ! (Lettre XX).
Cette perte de tout repère humain mène à Dieu :
…l’on ne voit plus ni perte, ni abandon, ni dépouillement, ni ravissement, ni extase, ni présent, ni éternité, mais la créature expérimente que tout est Dieu (Lettre I).
Il est devenu le principe et la cause principale de tous ses mouvements, de ses actions (Lettre III). […] Dieu par Sa grâce Se faisant un autre nous-mêmes, gouverne tout l’intérieur : c’est pourquoi Il détruit et anéantit ce nous-mêmes (Lettre XI).
Ce qui permet à Maur de conclure :
Hé bien ! Ne vous accrochez donc plus à rien ! (Lettre XXI et dernière).
§
Les lettres de la série suivante s’adressent à une Visitandine très probablement âgée.
Cette série est conservée à la Bibliothèque municipale de Bordeaux et fut éditée pour la première fois par Michel de Certeau, qui a reconstitué un ordre chronologique probable, tout en respectant dans l’édition la numérotation du manuscrit56.
Le ton est tout autre : Maur est plus âgé, il a atteint la grande paix de la fin de sa vie (dont nous retrouvons le beau témoignage dans le dernier traité qui termine le présent volume). Toujours rigoureux, son langage est devenu infiniment simple. Il va droit à l’essentiel avec une infinie patience et un amour exempt de sentimentalité. Cette religieuse perd son temps dans des scrupules réitérés :
Laissez donc vos rêveries et demeurez en repos (Lettre X) !
On le sent attristé de la voir ressasser le passé ou se préoccuper de ses confessions jamais parfaites, alors qu’il l’appelle à l’amour infini :
Laissez les sujets ordinaires pour vous occuper à aimer (Lettre XII).
Il n’existe qu’un seul remède :
Que voulez-vous que je vous dise, chère fille, pour bien faire vos exercices, car qu’y a-t-il à faire que de vous donner toute à Dieu ? (Lettre IV).
Il la ramène sans cesse à l’axe principal de la vie spirituelle : l’abandon à la volonté divine. Même au moment de la mort de sa sœur, il ne s’apitoie pas sur son chagrin, mais le considère comme « un coup de la Providence » (Lettre III), comme en toutes choses. Inlassablement, il lui répète de laisser « faire Dieu suivant Sa volonté » (Lettre V). La voie n’est pas dans les grandes choses, mais « il faut suivre la voie de jour à la journée, comme il plaît à Dieu » (Lettre XVI). En effet :
Si nous étions aussi perdus et passés dans l’union ou uniformité de la volonté de Dieu, nous ne verrions et nous ne sentirions qu’elle en toutes choses, et par là nous trouverions toujours tout ce que nous voulons, et par conséquent nous serions toujours en repos et toujours contents. (Lettre III)57.
Madame58, / La conduite que vous mandez q ue Notre Seigneur a tenue sur votre âme depuis vos premières années, fait voir les grandes [266] miséricordes dont Il a usé en votre endroit. Vous ne devez pas être en peine de votre état, puisqu’il est comme vous me dites. Mais comme il demande une grande fidélité et un grand dépouillement de toutes choses pour correspondre aux desseins de Dieu, il faut préparer votre âme à soutenir des choses encore plus rudes que celles qui se sont passées. Cela ne se fait pas néanmoins tout d’un coup, car la divine Majesté l ui accommode Sa conduite à notre faiblesse, nous fortifie peu à peu par Sa grâce, avant que de nous mettre dans des épreuves qui nous écraseraient par leur poids, au lieu de nous conduire par une douce et volontaire mort de nous-mêmes à la vie ressuscitée en Jésus-Christ.
C’est ce qu’Il a commencé à faire, vous jetant dans ce désert intérieur dans lequel vous dites qu’Il vous a mise. Il faudra y entrer plus avant et le traverser, si vous voulez atteindre à la jouissance du Bien souverain qui vous a touché le cœur dès votre enfance. N’y pensez pas trouver de route, ni des sentiers où vous puissiez avoir quelque assurance de votre voie. Ce sera seulement dans votre perte où vous trouverez votre assurance. Et parce qu’il vous faut trouver Dieu au-delà de tout ce que l’esprit humain peut concevoir ou penser, il vous faudra quitter toutes les façons et les moyens humains et naturels dont on se sert pour l’ordinaire pour arriver à ce que l’on désire, parce que tous les efforts de la créature ne sauraient atteindre à Dieu que d’une distance fort éloignée. Mais p
our se dénuder si nuement et se perdre dans un si profond abîme, il faut que l’opération de Dieu absorbe celle de la créature et que la créature, succombant sous la force et la vertu divine, se laisse [267] transporter comme dans une autre région, où l’on ne voit plus ni perte, ni abandon, ni dépouillement, ni ravissement, ni extase, ni présent, ni éternité ; mais la créature expérimente que tout est Dieu. En cet état, elle ne se voit ni ne se sent plus, ni aucune autre chose qui ne soit pas Dieu.Peut-être que je m’avance trop, et que je ne regarde pas que je parle à une personne mariée qui a grande famille, et engagée dans le monde par la nécessité de son état. Je n’y saurais que faire et je ne fais que répondre à ce que vous m’écrivez, afin que, si vous êtes comme vous dites, vous continuiez à accomplir les desseins de Dieu sur vous. Je ne vous dis rien de vos obligations extérieures ni de la manière ou de l’esprit dans lequel vous les devez faire, parce que vous ne m’en dites rien : c’est, à ce que je crois, parce que rien ne vous y donne de la peine. Dieu en soit loué !
Pour la retraite que vous désirez faire, je vous conseille de prendre le temps pour cela. Si vous le trouvez, vous n’avez besoin de personne pour vous y aider. Il n’est pas aussi nécessaire de vous servir des méthodes dont on use ordinairement. Tâchez seulement d’oublier tout et de vous mettre en la présence divine, sans vous en former d’autre idée sinon que Dieu vous est intimement présent et comme une même chose avec vous. Et après, laissez cela même que vous vous formez, et demeurez en repos en Dieu, soit qu’Il vous fasse goûter Sa bonté, soit qu’Il vous laisse en sécheresse et dans l’impuissance de rien faire. Car tout vous doit être égal ; et Dieu est au-dessus de tout cela, qui Se fait quelquefois comme sentir en la pointe de l’esprit, et d’une façon qu’on [268] ne peut expliquer, tant elle est subtile et digne de Dieu. De quelque manière que ce soit, il n’importe, pourvu que vous ne mettiez pas d’empêchement de votre part à ce que Dieu fasse en vous toutes Ses opérations comme Il les fait dans le ciel. Il faudrait être bien morte pour cela, et bien ressuscitée avec Jésus-Christ, pour mener une telle vie. Prenez garde surtout à ne pas faire des efforts qui puissent nuire à votre santé, ni vous incommoder la tête, car si Dieu ne fait Lui-même Son ouvrage en nous, tout ce que nous faisons est comme rien.
Si vous m’écrivez une autre fois par cette même voie, peut-être vous me donnerez plus d’éclaircissement de votre état présent et je pourrai vous donner des lumières plus convenables. Je vous ai parlé selon que Dieu vous a conduite jusqu’ici. Je vois que Sa Majesté fait tout ce qu’il Lui plaît en tous les états et en toutes les conditions. J’admire ce que vous me dites et en loue Dieu, quoique vous ayez encore un très grand chemin à faire.
Ne vous étonnez pas de vos imperfections : Dieu vous en délivrera quand Il le verra à propos pour votre bien. Ne vous plaignez pas aussi de ce que Notre Seigneur met votre famille dans les croix59, puisque c’est pour Se la conserver : ce qui est hors de là est sujet à la corruption. La croix est un champ d’immortalité. Tout le monde n’y est pas admis. Je prierai Dieu pour toute votre famille. Je suis / Votre frère Maur.
Madame, / Je vous aiderai de bon cœur e
n tout ce que je pourrai. Je ne refuse pas aussi d’aider les personnes que vous me dites qui veulent aller à Dieu ; mais il faut qu’on paie le port [des lettres] à Paris, car je suis un pauvre religieux qui n’a point d’argent.Je vois par votre lettre que votre extérieur va bien et j’approuve fort que vous vous récréez avec votre famille : cela fait beaucoup de bons effets60.
Pour votre oraison, encore que, si le cœur est bien à Dieu, tous les temps lui soient égaux et qu’il ne fasse point de différence de celui de l’oraison et celui des autres occupations, je vous dirai cependant qu’il faut en prendre tous les jours quelque peu pour s’appliquer plus particulièrement à cela. Ce n’est pas qu’il soit nécessaire de prendre des sujets particuliers pour s’occuper, mais c’est pour rappeler l’esprit des occupations des sens et de l’imagination, dans lesquelles on est contraint de se laisser aller dans les actions extérieures que l’obligation et la condition de l’état veulent qu’on fasse, et pour remettre l’esprit dans son repos, dans lequel, oubliant toutes choses et se purgeant de toutes les idées des créatures et de tout ce que l’on a fait, dit et entendu, il s’abîme et se perd en Dieu, qui [270] est son centre et son bien infini. Mais d’autant qu’on ne peut pas sitôt anéantir toutes ces espèces et trouver ce repos dans l’unité des puissances, il faut peu à peu le faire, et tout doucement, sans se bander la tête. Si votre imagination est trop vive ou que vous ne puissiez pas faire autre chose, ne sentant rien du côté de Dieu, soyez aussi contente que si vous aviez reçu bien des lumières et toutes les grâces sensibles que vous sauriez désirer. Je ne dis pas que vous preniez beaucoup de temps pour votre oraison, mais ce qu’il en faut pour vous plonger en Dieu par un anéantissement tant de vous-même que de tout autre chose.
Vous dites bien que Dieu vous a mise dans le chemin de la croix pour éloigner le monde de vous, et vous de toutes les créatures. Hélas! Où seriez-vous à présent si toutes choses étaient allées du train qu’elles avaient commencé ? Vous le verrez un jour. Suivez donc cette voie avec fidélité, et vous dégagez de toutes les créatures, excepté de celles que Dieu vous oblige d’aimer pour l’amour de Lui : c’est ce qu’Il demande de vous, et que vous ne Lui avez pas encore assez donné.
Vous dites bien que vous ne vous êtes pas encore donnée totalement à Dieu, si ce n’est de désir et de bonne volonté. Mais Il veut la réalité et l’effet, et que vous parveniez en un état où vous ne voyiez plus rien pour vous sur la terre, et que vous ne preniez plus intérêt à rien, sinon à ce que Dieu soit tout et vive uniquement en vous. C’est beaucoup demander à une personne séculière, étant engagée dans le monde ; mais ce n’est point trop pour une âme chrétienne à qui Dieu a fait tant de grâces, et qu’Il a retirée [271] de l’abîme de la vanité pour l’écrire au nombre de Ses amis.
Ne vous arrêtez point aux austérités corporelles, puisque Dieu vous prive de la santé nécessaire pour cela. Mais au lieu de ces austérités, Il demande que vous soyez fidèle à mourir dans toutes les occasions qui se présenteront dans lesquelles la nature sentira de la contrariété. Ne prenez jamais rien comme venant des créatures. Recevez tout de la main de Dieu, et regardez Sa volonté en toutes choses, tâchant que la vôtre passe tellement en celle de Dieu qu’elle devienne comme une même chose avec elle. Cette divine volonté est partout, excepté dans le péché.
N’ayez pas peur de la mort : vous n’êtes pas prête pour cela. Mais quand il plairait à Dieu de vous retirer, abandonnez-vous à Sa miséricorde, et ne vous souciez que d’aimer en mourant. Je vous avoue qu’il faut être plus morte que vous n’êtes à présent pour ne plus réfléchir ni sur la vie ni sur la mort. Vous avez bonne volonté. Dieu vous a attachée, et non pas encore clouée à la croix. Vous avez mortifié quelque chose ; mais à dire vrai, vous êtes encore quasi toute à vous-même, et il est nécessaire d’être morte pour passer en Dieu.
C’est là le passage qui arrête quasi toutes les âmes dévotes, car lorsqu’il faut entrer dans les pertes universelles et passer par des chemins inconnus : ni hommes ni femmes n’y peuvent presque entrer, car personne n
e veut se perdre à soi-même. Chacun fait son petit établissement spirituel selon lequel on veut passer la vie, les uns en oraison, les autres en beaucoup d’austérités, les autres en bonnes œuvres extérieures. Mais il [272] faut mourir et tout abandonner. Mon Dieu, qu’il s’en trouve peu !Je vous dis tout ceci pour vous persuader de vous avancer et de ne mettre pas v
otre perfection dans les hautes choses et élévations d’esprit, mais dans une parfaite mort à vous-même et dans un total abandon entre les mains de Dieu pour disposer de votre vie, de votre honneur, de votre santé et de vos biens comme il Lui plaira. Que vous ayez le temps de faire oraison ou que vous ne l’ayez pas, pourvu que votre cœur soit tout à Dieu en tout et partout, c’est assez.Vous verrez, en lisant mon livre, où il faut venir pour arriver à Dieu. La mort et l’abandon ne sont pas votre fin, mais il faut passer par là pour y arriver. Je crois qu’en voilà assez pour cette fois.
Vous dites que vous êtes toujours dans le néant, et que vous y retournez aussitôt s’il vous arrive d’en sortir. Je suis bien aise que vous m’ayez donné occasion de vous parler sur ce sujet, qui est un des plus importants de la vie spirituelle.
Il est vrai que Dieu nous avait tirés du néant par Son amour et par Sa grâce, par laquelle nous étions et nous vivions en Lui ; mais depuis que [273] nous en sommes sortis par le péché, nous sommes retournés dans le chaos du néant, non pas de celui de notre être naturel, mais de notre être surnaturel. En sorte que nous n’avons été plus rien à Dieu ni en Dieu selon cet être surnaturel et de grâce, mais nous avons pris dans la région du péché un être tout opposé à Dieu, dans lequel nous avons vécu tout à nous-mêmes, n’ayant d’autre principe de notre vie que notre amour propre qui a tellement pénétré tout notre être naturel qu’il est devenu tout tourné au mal, et toujours porté à ne chercher que soi-même en toutes choses ; et ce venin s’est glissé si avant qu’il est arrivé jusqu’au centre de notre âme, comme nous l’avons si souvent éprouvé.
Voilà l’état dans lequel Dieu nous a trouvés, lorsque, par Sa grâce et miséricorde, Il nous a appelés à Lui. Nous étions dans l’incapacité de nous élever vers Lui, qui est notre unique bien. Il a été nécessaire qu’Il nous ait donné Ses grâces et Ses lumières pour nous faire traverser ces régions de mort et de ténèbres dans lesquelles nous étions éloignés et écartés. Il a fallu donner beaucoup de combats, et souffrir les horribles répugnances que la nature corrompue a ressenties en se dépouillant de ce qu’elle avait de plus cher. Et après
que Dieu nous a tirés de ces ténèbres et misères pour nous mettre dans une région de lumières par le moyen desquelles nous avons vu quelque étincelle des beautés de Sa Majesté, et connu que c’est pour Dieu seul que nous sommes et que nous devons vivre, Il nous a fait faire des résolutions de retourner à Lui tout à fait, et au prix de tout ce que nous sommes et de tout ce que nous avons, pour nous remettre en Son entière et absolue conduite, ne prenant [274] plus de règle en toutes choses que Sa seule volonté.Voilà par où il a fallu commencer le voyage vers Dieu, lequel ne finira point que dans la pleine jouissance véritable et réelle de Dieu, de la manière qu’on la peut avoir en ce monde. Mais pour arriver à cette jouissance, il faut que l’homme perde cet être de propriété duquel il s’est revêtu dans l’état et la vie du péché, et qu’il soit revêtu de l’être de la grâce, qui le fasse vivre et opérer selon Dieu seulement, et non plus pour ses propres intérêts.
Or, afin que l’être de propriété et de péché soit détruit, il est nécessaire que la créature soit réduite au néant de tout ce qu’elle avait de propre sans rien excepter. Et d’autant que cela a une étendue presque infinie à laquelle nous ne pourrions jamais atteindre, Sa divine Majesté, qui nous attire à Lui et qui veut nous donner toutes les dispositions nécessaires pour y arriver, nous fait entrer et nous présente mille occasions de mourir à nous-mêmes pour détruire cet être de péché et d’amour propre.
Ceci nous doit arrêter un peu, afin que je vous dise un secret des plus importants de la vie spirituelle sur lequel on ne s’avise guère de réfléchir, qui est que, depuis qu’une âme s’est abandonnée à Dieu et à Sa conduite, tout ce qui se fait désormais en elle et à l’entour d’elle, au-dehors et au-dedans, soit par Dieu soit par les créatures, soit bien soit mal, tout cela est tellement ordonné par la volonté de Dieu, à dessein de réduire cette âme dans l’état où Il la veut, que de s’en détourner et ne se pas accommoder à soutenir tous ces effets de la divine conduite, c’est empêcher Dieu d’accomplir en nous Ses desseins. Et faute de s’y rendre fidèle, nous voyons un [275] très grand nombre de personnes, fort excellentes d’ailleurs, qui rôdent le reste de leur vie sans avancer davantage, encore qu’elles voient par expérience qu’il y a encore fort à faire.
C’est ce point-là que je vous donne pour réponse à la vôtre, afin que vous vous rendiez si soumise à tout ce que Dieu fera en tout et par tout ce qui vous regarde, que, n’y prenant et n’y voyant que Sa seule volonté, la vôtre se fasse tout aussitôt une avec celle de Dieu. Laissez-vous mener partout où il Lui plaira, en peines, en tentations, en chagrins, par les impuissances à s’élever à Dieu, dans les vues de votre perte, dans les craintes de la mort, enfin dans la dernière misère de vous voir et de vous sentir toute seule comme un néant et comme s’il n’y avait rien au monde pour vous : c’est à tout cela qu’il faut vous résoudre, si vous voulez être en état d’approcher et de vous unir à Dieu. Et cet état de néant et d’extrême abandon et pauvreté n’est que le fondement sur lequel Dieu a dessein d’établir votre perfection : c’est pourquoi Il le purge et le purifie par tant de manières. Car sachez qu’il y a encore une espèce de purgatoire à traverser, où les âmes sont purgées de toutes les affections terrestres et élevées aux inclinations des choses célestes. Et cet état de privation est divers dans les âmes selon qu’il plaît à Dieu, mais il n’y en a aucune qui arrive à l’union parfaite de Dieu qui n’y ait passé selon ce qu’il a plu à Dieu. C’est pour cela que tout ce qui fait mourir la nature est très bon et très utile.
Lorsque
l’âme est purgée des restes du péché, Dieu S’établit une demeure en elle et Se [276] fait dans son fond comme une même chose avec elle par le moyen de la grâce, en sorte qu’Il est devenu le principe et la cause principale de tous ses mouvements, de ses actions et de sa vie. Et après Il l’élève encore au-dessus d’elle-même dans une véritable jouissance de Sa divine présence réelle, qu’elle expérimente et qu’elle goûte, quoique avec beaucoup de différence de la béatitude.Quand vous serez là, je vous dirai ce qui vous arrivera et ce qu’il vous faudra faire. Servez-vous de tout ceci comme vous pourrez. Les vrais morts et les vrais abandons ne se font et ne se passent bien qu’en solitude : c’est Dieu qui les opère dans l’âme lorsqu’elle est seule à seul avec Lui. Rien n’est si difficile à soutenir à la créature que l’immensité divine : ce poids lui est insupportable. Adieu.
Vous dites que Dieu ne vous laisse point sans croix : c’est parce qu’Il ne veut vous donner de quoi vous appuyer, jusqu’à ce que vous soyez arrivée au bout du chemin qu’Il veut que vous fassiez pour Le posséder parfaitement. Sa divine Majesté opère merveilleusement en nos âmes par les souffrances. Si nous savions bien nous y soumettre et Le suivre par où Il nous conduit, nous nous trouverions infailliblement au terme qu’Il nous a désigné, sans que nous nous en soyons presque aperçus. Cette amertume que [277] la nature trouve dans les souffrances, la fait retirer avec ses inclinations aux choses créées, et la purifie des impuretés qu’elle a contractées par leur commerce. Je ne vous dis pas ceci pour vous persuader d’aimer tout ce qui vous fera souffrir. Je crois que vous savez bien que c’est par là qu’il faut passer pour mourir à soi-même et pour arriver à Dieu : ce qui se fait d’autant mieux que les croix sont plus sensibles et plus pesantes.
Il n’y a qu’à les porter lorsque Dieu les a mises sur nos épaules, car leur poids opère sur nous par lui-même, sans autre application ni effort de notre part que la soumission à la volonté et aux ordres de Dieu. C’est cette simple soumission qui, nous unissant à la volonté divine, fait que Dieu opère secrètement en nous et qu’Il fait Son ouvrage, pendant que la nature corrompue est forcée de se purifier sous ce divin pressoir et de se vider de ses inclinations qu’elle avait vers les créatures. C’est pourquoi l’on doit se rendre attentif dans ce temps précieux pour n’en perdre pas un moment s’il est possible. Il n’y a autre chose à faire pour cela qu’à soutenir ce poids en paix et en repos, tant qu’il plaira à Dieu. Car c
e ne sont pas nos propres efforts qui nous font atteindre à Dieu : il faut que ce soit Sa divine opération qui nous y fasse entrer. Et pour nous disposer et nous rendre capables d’un si grand bien, Il nous purifie par ces morts, ces abandons et ces croix, dans lesquelles Il crucifie et fait mourir en nous le vieil Adam, qui est notre amour propre, l’ennemi de Dieu et de Jésus-Christ, qui ne peut être le maître ni régner en nos âmes, pendant que Son ennemi y aura sa demeure.Ce n’est donc pas tant par notre industrie [278] et par nos opérations que nous devons parvenir à la perfection à laquelle Il nous destine, selon la mesure des grâces qu’Il nous a données et nous donne continuellement pour cela, que par une fidèle correspondance à suivre les divines opérations, en nous laissant aller à ce que Dieu fait en nous, soit par la rigueur des souffrances, soit par l’attrait de la douceur de Ses grâces, qui nous élèvent, lorsqu’il Lui plaît, au-dessus de toutes choses et de nous-mêmes, pour nous faire goûter dans la plénitude du repos inconcevable, la grandeur des richesses de la gloire qu’Il a préparée pour ceux qui se consommeront totalement pour Son divin amour.
En toutes ces deux manières, l’action de la créature est plus à soutenir Dieu et tâcher de ne point mettre d’obstacles à Ses desseins et à Sa divine opération, qu’à s’efforcer pour se mêler d’avancer par soi l’ouvrage de Dieu en elle ; et son occupation ne doit proprement s’étendre en ce temps-là qu’à recevoir vitalement et comme avec appétit les impressions de Dieu, sans chercher ni vouloir savoir où elle mèneront, et à quoi s’aboutira tout ce négoce. Car ici l’âme ne doit plus regarder rien pour soi, ni avancement, ni perfection, ni aucun autre intérêt, mais seulement celui de Dieu, qui veut anéantir tout ce qui lui est propre pour S’introduire Lui-même et Se faire un avec elle afin de lui servir de premier principe de sa vie et de ses actions.
Vous faites bien de vivre à chaque moment de ce qui se fait et passe, faisant que votre volonté veuille cela, parce que celle de Dieu le veut aussi. Il ne faut pas d’autre occupation. Et c’est n’être pas seulement passive, car cette [279] union actuelle, et comme vivante, de votre volonté à celle de Dieu dans tout ce qui se passe par Son ordre, est une action, ou, si vous voulez, une vie qui nous fait vivre sans cesse unis à Dieu. Il n’est pas besoin de faire autre chose ni d’autres actes.
Il ne se faut pas former une idée du néant dans lequel il faut entrer, parce que tout ce que nous pouvons avoir en objet par notre pensée, soit de Dieu, soit de l’abandon, soit du néant, n’est point une chose qui puisse faire notre bonheur; puisque ce n’est qu’un effet de notre pensée, et Dieu est encore au-delà de tout ce que nous pouvons penser. L’abandon et le néant ne nous paraissent plus, lorsque nous y sommes consommés et abîmés : nous y vivons et demeurons, comme nous voyons les poissons vivre et se mouvoir en l’eau sans l’aller chercher hors du lieu où ils sont.
Lorsque les tentations et les passions nous tirent de ce repos et de cette mort, pour nous rappeler au-dehors et pour rallumer le feu de nos inclinations naturelles et corrompues, il ne faut point s’enfuir pour chercher à se cacher dans le repos et dans cette paix de l’âme qui tenait toute l’humanité en bon ordre. Il faut soutenir, dans la pauvreté et stérilité de votre âme, les combats que les racines de corruption et de péché, qui ne sont pas encore mortes, vous présentent. Il ne faut pas aussi vous amuser à les combattre par violence, mais, les soutenant comme des effets de la volonté de Dieu, empêcher que votre volonté ne se laisse aller à ce qu’elles demandent de vous, parce que Dieu veut que Sa grâce surmonte le péché en son propre trône, et qu’elle le chasse du fond de l’âme qui en était [280] infectée et empoisonnée. Ce qui se fait lorsqu’on soutient, par la vertu de cette même grâce et par une généreuse fidélité, ces attaques qui semblent vouloir tout renverser en un seul moment ce qu’on a jamais eu de bon. Il n’y a qu’à souffrir et soutenir toutes ces attaques et tous ces troubles sans s’y laisser aller.
Vous n’avez qu’à travailler à détruire le principe qui vous fait faire des fautes. Il faut que l’indifférence que vous dites que vous avez pour toutes choses, vienne de ce que tout ne vous est rien et qu’il n’y a que Dieu qui vous est toutes choses, auquel et duquel vous devez vivre par dessus tout. Car la simple indifférence de la seule raison naturelle est comme plusieurs philosophes l’ont eue : ce n’est pas assez pour une âme chrétienne, qui doit agir et vivre par des principes surnaturels. Laissez anéantir en vous-même toute l’activité naturelle, afin de passer par le moyen de la foi. Mais soyez ferme, et vous arriverez où est la vraie lumière.
Ne vous ennuyez61 pas. Le chemin est aussi long qu’il plaît à Dieu et que nous sommes fidèles à marcher et avancer toujours, nonobstant les doutes et les craintes que le démon et la nature nous présentent pour nous épouvanter, sous prétexte de craindre de se perdre, de s’abuser et de se tromper. Il faut traverser tout ce qui arrive de plus fâcheux en ce temps-là, peines, [281] tribulations, tentations, et toutes autres choses fâcheuses, et avancer toujours sans s’arrêter à quoi que ce soit. Il faut que tout vous soit bon : doux et amer, vert et sec. Vous ne devez chercher qu’à vous perdre en Dieu ; et tout vous y aidera, excepté l’amour propre, qui ne sait ce que c’est de se perdre.
Travaillez pendant que vous avez le temps de le faire. Si vous saviez combien le chemin est long pour trouver Dieu comme Il veut Se donner à nous, vous ne vous amuseriez pas. Qui peut se perdre soi-même a trouvé le vrai et droit chemin. Mais la pratique en est si difficile à la nature qu’elle ne peut souffrir que nous y entrions ; et néanmoins grands et petits y passent pour arriver à Dieu. Tâchez de vous écouler au travers des petites peines que Dieu vous enverra en les soutenant amoureusement et fortement.
Il ne faut faire autre chose durant la maladie qu
e de soutenir en paix et repos le poids que Dieu fait sentir et supporter, sans vouloir ni hausser ni abaisser rien de ce qu’on souffre, en l’offrant à Dieu ou en s’humiliant. C’est assez qu’on accepte Sa volonté ; et c’est à Lui à en [282] faire l’application et à en tirer le fruit qu’Il veut, qui est d’anéantir les propres lumières et efforts de la créature, et Se rendre le maître de sa conduite, sans qu’elle sache où Il la mène, ni à quoi Il veut terminer cette affaire. C’est assez, encore un coup, qu’elle aille avec Lui, et qu’elle Le suive chargée de son fardeau et de sa croix. En voilà assez pour une malade.Je suis bien aise, ma très chère fille, que vous ayez fait amitié avec N. Faites ce que vous me dites que vous êtes résolue de faire, car il se faut donner à Dieu tout à fait, et sans aucune réserve, conservant toujours à un chacun ce qui lui est dû, car si vous vouliez vivre en religieuse, vous vous tireriez de la volonté de Dieu. Il faut que vous portiez le poids et les croix d’une femme mariée et mère de famille, tenant votre cœur dégagé, pour être toujours libre pour le donner à Dieu dans tous les emplois que votre obligation demandera de vous, hors desquels vous pouvez et devez le laisser écouler en Dieu de toute son étendue et de toute sa force, oubliant tout le créé pour vous abîmer dans l’infini Objet qui est le Bien souverain où toutes les créatures raisonnables se doivent perdre, pour n’être plus à soi-même, mais pour devenir une même chose avec cette mer immense de tous biens. [283]
Quand voulez-vous travailler à vous mettre dans la disposition que Dieu veut pour Se donner totalement à vous ? Jusque ici, vous avez roulé dans les bons désirs et dans quelques pratiques de mort ; mais vous n’êtes pas encore entrée dans la perte totale de vous-mêmes, où il n’y a plus rien de la créature, et où Dieu règne purement après des agonies qu’Il a fait supporter à l’âme, qui sont inconcevables à ceux qui ne les ont pas éprouvées.
Mais comme Sa Majesté a mis une mesure à toutes Ses grâces, et qu’Il destine un chacun au degré de sainteté conforme à la mesure de Sa grâce, chacun doit travailler à remplir Son dessein et à se conformer à cette mesure de sainteté qu’Il nous a destinée. Il y aura de quoi contenter tout le monde, puisque tous Le posséderont parfaitement et autant qu’ils le voudront.
Je vous ai écrit depuis peu. Je vous demandais des nouvelles de toute la famille. Celle que vous m’avez écrite me donne bien de la joie, voyant que Notre Seigneur verse Ses bénédictions sur vous tous. Je ne puis vous dire rien de bien particulier jusqu’à ce que je sache ce qui s’est passé en vous depuis mon départ621.
[284] Il est vrai que nous avons toujours tant à travailler, pour passer par la mort et par l’anéantissement de nous-mêmes à la vraie vie et au tout de Dieu, qu’on a toujours grand sujet d’en parler, et d’exciter les âmes que Dieu attire à Soi à entrer et s’avancer dans ces chemins de mort où la nature ne voit goutte, parce qu’il faut contrarier tous ses sens et se dépouiller de tout ce qui leur est agréable.
Si l’on pouvait bientôt traverser cette mort et cet anéantissement de toutes choses, Dieu qui nous attire sans cesse à Lui, ne manquerait pas de Se communiquer à l’âme et de la remplir de tout Soi-même. Mais c’est un abîme si profond que notre amour propre nous a causé, qu’il n’a presque point de fond. Il est vrai que le poids des croix que Dieu envoie dans la vie à ceux qu’Il veut sanctifier, les fait merveilleusement avancer dans l’expérience de leur propre néant et détruit cet amour de nous-mêmes qui nous éloigne de Dieu.
Travaillez avec la grâce à ne prendre rien hors de Dieu, si ce ne sont les souffrances et les humiliations ; et encore, il faut les recevoir et les porter en Dieu. Il ne doit y avoir rien hors de Dieu, qui nous doive attirer ni émouvoir. C’est assez que nous supportions tout ce qui arrive : s’il est fâcheux, avec patience ; s’il est agréable, en le rapportant à Dieu, sans s’y arrêter.
Je voudrais bien, chère fille, vous apprendre, pendant que je suis en vie, les détours qui empêchent les âmes que Dieu attire à Lui, et qui font qu’elles n’y arrivent que fort tard, et quelquefois point du tout, au moins selon le degré de perfection que Sa divine Majesté leur avait destinée.
Un des plus grands qui se rencontrent, c’est que les personnes dévotes qui ont lu plusieurs livres spirituels et mystiques, voudraient entrer par leurs propres efforts dans les états fort hauts et relevés qu’elles ont trouvés dans ces livres. Et comme leur état n’est pas encore d’une si haute portée, et que c’est une maxime véritable que nous ne pouvons agir qu’autant que nous sommes en vertu et puissance intérieure, de là vient que ces personnes font des efforts inutiles et languissent toute leur vie, sans s’avancer vers ce qu’ils désirent de tout leur cœur. C’est une des causes qui fait que plusieurs âmes se dégoûtent et quittent tout, s’imaginant que la vie spirituelle n’est pas ce qu’elles avaient cru.
Ce malheur vient de ce qu’elles ne savent pas que Dieu veut qu’après que nous nous sommes servis de nos propres efforts et de toutes nos puissances pour nous retirer de l’esclavage du péché par l’acquisition des vertus, et que ces mêmes puissances étant épuisées à force de s’écouler [286] en Dieu par l’activité de leur amour, Dieu, dis-je, veut qu’elles cessent cette façon d’agir pour entrer par les obscurités de la foi dans un abandon universel de tout elles-mêmes et de tout ce qui les regarde. Et pour les y mieux faire entrer, Il retire Son concours sensible et laisse l’entendement et la volonté comme à sec et sans pouvoir se mouvoir ni de côté ni d’autre ; et, comme si tout ce qui s’est passé en ces âmes était un songe, elles demeurent à elles-mêmes sans savoir que devenir. Mais si elles savent bien faire usage de cette disposition, c’est ici où elles doivent se préparer pour recevoir un jour les trésors du ciel.
Il faut donc qu’elles veuillent cela même et qu’elles se laissent sous ce pressoir de la volonté et opération de Dieu, qui les veut purifier jusques au fond et en tirer toutes les racines de l’amour propre. Et au lieu de vouloir s’efforcer pour s’élever au-dessus de soi et de tout ce qui se passe en elles, [ce] qui est assez souvent fort fâcheux parce que la nature corrompue se réveille, elles doivent se laisser anéantir, et porter avec foi et vigueur tout ce poids qui semble être tout péché. Car l’âme ne ressent ici que sa propre misère, qui l’accable comme un poids de dessous, lequel il lui semble qu’elle ne pourra jamais sortir. Aussi faut-il que ce soit Dieu qui l’en retire, pour Se faire goûter à Sa créature d’une manière plus excellente qu’elle n’avait jamais éprouvée. Cela dure tant qu’il plaît à Dieu et quelquefois assez longtemps. Mais il faudra y être replongée plusieurs fois, et plusieurs fois d’autant plus excellemment relevée que le fond de l’âme aura été plus purifié.
Il faut remarquer que, quoique ce soit [287] Dieu qui fait ceci comme premier principe et agent principal, Il le fait néanmoins toujours conjointement avec l’âme qui s’abandonne à l’action de Dieu et agit par elle. On ne doit donc se mouvoir que par ce principe, ni vouloir autre chose que ce qu’Il fait en nous. Car Dieu, par Sa grâce, Se faisant un autre nous-mêmes, gouverne tout l’intérieur : c’est pourquoi Il détruit et anéantit ce nous-mêmes pour y mettre Sa grâce, qui fait de notre être naturel purifié un être surnaturel et déiforme, selon lequel Dieu vit en nous et nous ne vivons qu’en Lui et par Lui. En voilà assez pour cette fois.
Vous voulez, chère fille, que je vous donne une règle g
énérale que vous puissiez suivre toujours, tant pour la messe que pour la sainte communion. Vous ne me dites pas quelle difficulté vous y avez. Mais si ce n’est que pour satisfaire au précepte de l’Église, vous y satisfaites en allant à l’église à intention d’entendre la messe et assistant réellement lorsqu’on la dit, encore que vous vous occupiez de Dieu, sans avoir autrement votre esprit occupé aux cérémonies ni à tout ce qui s’y fait ; et pour les distractions et divagations qui y peuvent venir, cela n’empêche pas que vous ne vous acquittiez de votre obligation, surtout si vous ne les admettez pas volontairement.Pour la sainte communion, il n’est pas nécessaire de changer votre façon ordinaire de vous occuper avec Dieu, parce qu’Il est de même partout. [288] C’est l’amour qui est la vraie disposition pour Le recevoir. Aimez-Le selon que le pouvoir vous est donné de pouvoir aimer, et ne vous mettez pas en peine de faire d’autres actes, ni d’autres préparations.
Pour ce que vous dites que vous avez de la peine à trouver la volonté de Dieu dans les troubles que la nature excite au-dedans de vous-même, qui semblent porter tout au péché, sachez que, quoique Dieu ne veuille pas le péché et qu’Il n’y porte point, Il souffre et permet et veut que la créature qu’Il veut purifier, pâtisse non seulement dans l’esprit, en l’élevant par Son divin Esprit et par Sa grâce jusqu’à Sa parfaite jouissance, mais aussi dans la chair et dans toute la partie animale jusque au plus bas étage de l’humanité, en lui faisant part de la vertu de Jésus-Christ crucifié. Marquez ceci : Il retire de cette créature Son concours et Ses grâces sensibles ; Il l’abandonne, ce semble, à toute la corruption de la nature, et permet qu’elle ressente et qu’elle porte toutes les faiblesses, les misères et les bassesses auxquelles le péché l’a réduite, et veut que, dans cet état et ces dispositions, elle détruise et surmonte par la vertu de Jésus-Christ le péché dans le péché même, je veux dire dans toutes les attaques du péché, dans lesquelles on doute si on a péché. C’est assez que la volonté supérieure ne se soit pas déterminée à vouloir toutes les abominations que l’imagination fournit, quoiqu’il semble que toute l’animalité ne goûte et ne veuille autre chose.
C’est donc Dieu qui veut triompher par la fidélité de la créature et par la grâce qu’Il lui donne à soutenir ces peines infernales de Son ennemi, [289] le péché, qui était le prince de ce petit monde, et qui en sera chassé entièrement si on soutient fidèlement en s’abandonnant à Dieu, qui ne permettra jamais que le péché prévale, si on se confie en Sa divine Majesté.
Ce n’est point à la créature de vouloir choisir son chemin : c’est à Dieu à la conduire par où il Lui plaira, pour la faire arriver au terme qu’Il lui a destiné. Il ne faut point chercher ni passiveté, ni repos, ni aucun de tous les états et manières dont il est parlé dans les livres. Il ne faut que se laisser dans l’abîme de la volonté de Dieu, qu’Il nous manifeste par ce qui se passe en nous et hors de nous, car, excepté le péché, la volonté de Dieu est partout. Qu’Il mette en repos, en passiveté, au néant : tout cela n’est point encore Dieu, et il faut Le trouver au-dessus de tout cela. Et tant que nous pourrons nous former une idée de notre voie et de notre manière de nous tenir avec Dieu, nous ne sommes pas encore bien perdus à nous-mêmes. Ceci est beaucoup dire à une personne qui a beaucoup peur de se perdre, mais puisque Dieu vous y mène par la croix, ne vous souciez que de marcher par là, sans voir où cela s’aboutira.
Il n’y a rien de plus dangereux que de vouloir se faire son chemin, et c’est néanmoins ce qui est assez ordinaire dans la vie spirituelle. On se veut mettre dans des états qu’on a vus dans des livres ou des écrits, et Dieu veut mener par ailleurs. Je vous ai dit que nous ne saurions avoir une plus assurée connaissance de la voie de Dieu sur nous et de Sa divine volonté, que ce qui se passe en nous et à l’entour de nous, sans que nous l’ayons fait ni recherché, [290] et par conséquent il faut vouloir et s’accommoder à tout cela. Les imperfections même dans lesquelles on tombe, servent à nous faire ressentir la peine du péché. Ce n’est pas qu’on ne doive faire mourir en nous la cause de ces imperfections et vaincre dans l’occasion ; mais, lorsqu’elles sont commises, il faut supporter la peine qu’on en ressent au-dedans et s’en confesser à la première occasion.
Vous voudriez savoir si Dieu vous aime ou non : ce n’est pas ce que doit chercher une personne abandonnée à Dieu, non, pas même à l’heure de sa mort. Si vous vous confiez en Dieu, laissez-Le faire : votre affaire est de L’aimer et de mourir à tout.
Je vous mandais dans ma dernière lettre, chère fille, qu’il y a un grand nombre de personnes qui travaillent à la vie spirituelle et qui ne parviennent point à l’intime et réelle union avec Dieu, parce qu’ils s’y veulent introduire par leur propre industrie et leurs propres efforts ; au lieu qu’ayant épuisé tous ces mêmes efforts pour s’écouler vers Dieu, et sentant qu’ils ne peuvent avancer davantage d’eux-mêmes, ils devraient se contenter de leur impuissance et soutenir la privation que Dieu leur fait de Son concours sensible, afin de les réduire à s’abandonner à Lui par la foi, et à demeurer dans les ténèbres et dans l’impuissance d’agir ni de se mouvoir. Mais faisant le contraire, ils se tournent de tous côtés pour se tirer de cette [293] presse où ils se trouvent, et ne font rien que s’enfoncer davantage dans l’obscurité et la peine.
Ceux de qui je veux parler aujourd’hui, sont tout à fait opposés à ceux-ci qui, ayant lu dans les livres spirituels qu’il faut anéantir toute l’activité de la créature et que ce soit Dieu qui fasse tout en elle, se jettent d’eux-mêmes dans un certain état qu’on peut appeler d’oisiveté, où ils disent qu’ils anéantissent toutes choses, et demeurent là sans rien faire, croyant arriver à Dieu par ce moyen. Ils se persuadent que ce repos vaut mieux que tous les efforts qu’on puisse faire. Parce que, disent-ils, la créature ne pouvant atteindre Dieu réellement par son opération, il faut qu’elle attende en cette disposition d’anéantissement qu’Il l’élève par Son opération à un état plus haut et [parce] qu’il n’y a rien de meilleur pour elle que de se tenir ainsi anéantie devant Dieu, puisque après le néant il n’y a plus rien à faire pour elle. C’est en ce point où s’arrête la plus grande partie de ceux qui croient être plus avancés dans la vie mystique.
C’est un manquement irréparable de se mettre soi-même en cet état qui ne doit venir que de l’épuisement de toutes les puissances de l’âme à force de s’écouler en Dieu tant par la vue de tous les divins mystères que par l’acquisition des vertus, et enfin par l’exercice de l’amour qui l’ayant fait surpasser toutes les raisons et considérations qu’elle pourrait avoir pour se donner à Lui, l’a réduite dans une simplicité et unité si grande qu’il semble qu’elle ne peut plus passer outre et qu’elle ne voit plus rien que Lui vers qui elle puisse tendre. Mais ne pouvant rien faire davantage, elle est contrainte de [294] succomber devant la Face divine, qui la cache du voile de la foi, et la réduisant dans une impuissance d’agir et de s’élever vers Dieu par ses propres efforts ordinaires, la laisse à soi-même et permet que, dans une pauvreté de toutes les lumières et secours spirituels, ses ennemis viennent fondre sur elle pour achever de l’accabler par des peines si horribles et des tentations si étranges que, se croyant perdue, elle se sent attaquée de désespoir. Elle n’a pas même la force ni le courage de se tourner à Dieu, qui la laisse ainsi en proie à ses ennemis ; la nature corrompue, qui semblait être morte, se réveille et lui fait éprouver des combats bien plus furieux que ceux qu’elle a soutenus dans le commencement de sa conversion. Elle ne voit plus rien, ni en haut ni en bas, sur quoi elle puisse s’appuyer ; et toutes les autres peines qu’il faut qu’elle souffre, sont si grandes et en si grand nombre qu’il faudrait un livre pour les expliquer.
Il n’y a guère d’âmes qui arrivent à la souveraine et dernière union avec Dieu qui ne passent par ce purgatoire, qui est plus long et plus affreux selon que Dieu veut élever davantage les âmes dans la jouissance qu’Il leur veut donner de Soi-même dans cette vie. Ce purgatoire et ces peines sont données à ces âmes pour purifier leur fond de la corruption du péché, et pour les rendre capable d’une vie toute divine qui leur est donnée par la grâce, qui les trouvant ainsi purifiées les pénètre dans la suite du temps dans une plénitude entière, en leur donnant un être surnaturel par lequel elles opèrent d’une manière digne de Dieu.
C’est pourquoi les directeurs de ces personnes qui sont ainsi traitées de Dieu doivent [295] bien prendre garde de ne les tirer de leur voie ni de ces peines, ni elles de s’en vouloir retirer en agissant et se servant de leur propre industrie pour reprendre leur activité première, ni leur simple tendance vers Dieu. Car toute leur affaire est au fond d’elles-mêmes, où Dieu opère secrètement par tout ce qu’elles ressentent de plus fâcheux dans la partie inférieure où elles sont pour lors toutes réduites, ne leur restant que leur simple bonne volonté, et qui même ne se sent pas quelquefois. Mais il n’importe : il n’y a rien à faire pour elles, quoi que ce soit qui se passe en elles, sinon de soutenir tout ce poids d
e la main de Dieu qui les tient sous ce pressoir, pour en faire sortir ce soi-même qui est l’amour propre, que le péché a si profondément enraciné en elles qu’il n’y a que Dieu qui l’en puisse arracher. C’est ce qu’Il fait en les jetant dans ces états de misères où elles croient être perdues.Il y a bien de la différence entre les peines passagères qui arrivent ordinairement aux âmes dévotes en toutes sortes d’états, et entre celles-ci qui vont jusqu’à la moelle des os ou jusqu’à la substance de l’âme, s’il est permis de parler ainsi. Les autres sont pour peu de temps. Celles-ci durent quelquefois plusieurs années, et même sont réitérées assez ordinairement, parce qu’il se trouve peu de personnes qui puisse les soutenir ou assez longtemps ou assez fortement pour pénétrer toute l’âme et la purifier entièrement. Outre qu’elles peuvent toujours recevoir de nouveaux degrés de purification, selon lesquels la grâce s’étend aussi de plus en plus en elles, et les rend capables de jouir plus parfaitement de Dieu, parce que leurs opérations par lesquelles elles jouissent de Lui sont d’autant [296] plus nobles et plus étendues que leur être surnaturel et divin s’est amplifié par la grâce, les opérations devant suivre la grandeur de l’Être d’où elles sortent et du Principe qui les produit.
Vous pouvez juger de ce que je viens de vous dire que ce n’est pas aux âmes à se jeter elles-mêmes dans ces états passifs, mais il faut attendre que Dieu les y mette, et qu’aussi il ne faut pas s’en tirer lorsqu’Il y a mis, mais s’abandonner à Sa conduite et demeurer dans ce dépouillement de toutes choses et dans cette pauvreté spirituelle autant qu’il plaira à Dieu et de la manière qu’Il voudra, se laissant abîmer dans son néant, duquel Il retire lorsque Sa divine Majesté le juge à propos.
Je sais bien que ceci n’est pas suffisant pour satisfaire des âmes qui seraient dans ces états pénibles, où elles auraient besoin presque continuellement d’être soutenues par des personnes expérimentées. Néanmoins si elles se veulent bien persuader qu’il ne faut que se perdre et s’abandonner et se laisser abîmer aveuglément par les divines opérations, sans regarder ce qui en arrivera ni où on les mène, elles se pourraient passer de tout. Il est vrai qu’il faut beaucoup de foi et de force pour soutenir toujours et pour outrepasser une infinité de doutes et de craintes qui se présentent. Les divers[es] rencontre[s] de la vie où il faut mourir aident beaucoup, conduisant à cette disposition si on est fidèle à les supporter dans la conformité à la volonté de Dieu, laquelle doit être notre règle en toutes choses, soit pour agir soit pour pâtir.
Je vous écris ces choses afin que, si je meurs devant63 vous, vous ayez au moins cela qui pourra vous servir. Je pourrai avec le temps vous parler plus au long de cet état de purification entière dans laquelle le vieil Adam est mis à mort et par laquelle on passe à une vie meilleure et fondée en Jésus-Christ, auquel nous sommes faits semblables par Sa grâce, et notre nature humaine est toute renouvelée et réformée, en telle sorte que c’est Lui qui vit et opère en nous, et non plus ce nous-mêmes de propriété et d’amour propre, qui nous a fait vivre si longtemps sous l’esclavage du péché, duquel nous avons été délivrés par Jésus-Christ. Je prie bien Dieu pour vous.
Vous devriez bien, chère fille, vous appuyer plutôt sur la fidélité de Jésus-Christ que sur la parole des hommes, pour vous assurer de la bonté de votre voie, qui sera toujours très certaine tant que vous vous tiendrez attachée au Principe et à l’Auteur de notre salut, en faisant avec humilité tout ce que vous pourrez pour Le suivre par tous les chemins difficiles qu’Il vous présentera pour vous conduire au Calvaire, où il faudra mourir avec Lui sur la Croix. Je ne puis vous rien dire de plus certain, ni vous donner une marque plus assurée de Son affection que les croix et les peines qu’Il vous envoie.
Et quoiqu’il y ait parmi ces peines des choses [291] qui semblent vous porter à ce qui déplaît à Dieu, néanmoins si vous les soutenez comme des effets de Sa volonté, laissant ce qui Lui pourrait déplaire, et retenant votre volonté en sorte qu’elle ne descende pas vers le péché, tout cela vous servira à vous sanctifier et à purifier votre âme des choses qui sont contraires à Dieu, qui veut que nous triomphions par Sa grâce du péché dans ce qui nous porte au péché.
Pour tout le reste, qui ne semble avoir d’autre effet que d’affliger l’âme, et qui la tient dessous la presse dans une oppression et douleur presque inexplicables, il ne faut que soutenir ce poids le mieux que vous pourrez. Portez ce chagrin et cette tristesse avec force et patience : c’est la main de Dieu, qui est d’autant plus proche de vous que cela vous est sensible. Mais aussi il n’y a rien q
ui pénètre si bien le fond de l’âme et qui le prépare si dignement, que ces angoisses intérieures, de quelque part qu’elles viennent. C’est bien en ce temps qu’il faut être passif, sans faire autre chose que soutenir, vouloir et suivre, en se laissant aller où Dieu nous conduit par cela, encore que nous ne sachions pas où c’est. Mais il faut se perdre et s’abandonner totalement à l’opération divine qui exécute son dessein en nous sans que nous sachions comment, sinon que nous souffrons et que notre esprit semble se diviser de l’âme, et que nous sommes pénétrés jusqu’à la moelle des os. Il ne faut rien faire pour nous tirer de cette presse, il faut rendre l’âme à Dieu et faire mourir dans ce gibet le vieil homme avec son amour propre. Cela dure quelquefois assez longtemps, mais non pas toujours dans de si grandes agonies. [292]Il n’y a autre chose à faire durant tout ce temps. Tout cela est votre oraison, votre pratique, vos exercices et le reste. Vous pouvez et devez faire vos pratiques extérieures accoutumées, comme s’il ne se passait rien en vous. Vous pouvez aussi vous soulager pour ce qui regarde le corps, plus qu’en un autre temps. Je ne manquerai pas de prier Dieu qu’Il vous fasse une âme d’oraison et qu’Il vous aide à porter votre fardeau.
Si Notre Seigneur ne vous tenait sur la croix, comment voudriez-vous qu’Il consommât Sa rédemption en votre âme et en votre corps ? Il a rempli par Sa mort les obligations dont Il S’était chargé pour la rédemption de tout le genre humain. Mais pour le salut et rachat d’un chacun de nous, il est nécessaire qu’Il nous fasse participants de Sa Croix et qu’Il nous y fasse mourir, afin que nous Lui soyons semblables et qu’Il nous fasse aussi ressusciter avec Lui, en nous faisant participants de Sa vie divine. Ne vous étonnez donc pas de voir qu’Il vous attache si souvent à la croix : c’est parce qu’Il veut que vous y mourriez bientôt afin de vous donner cette divine vie qu’Il vous a préparée. Les croix qui vous approchent le plus de la mort sont les meilleures pour vous. La nature y souffre à la vérité de furieuses [298] agonies, mais il faut passer par là, et toutes ces peines cessent après la mort.
C’est en
core où vous mène ce désert où vous êtes, dans lequel vous ne recevez ni goût ni vie de quoi que ce soit qui se présente à vous. Il ne faut pas même que vous en cherchiez, mais il faut vous laisser anéantir avec les actes de votre propre vie, sans vous mouvoir ni tourner de côté ou d’autre pour vous appuyer. Laissez-vous perdre et abîmer, jusqu’à ce qu’il ne vous reste plus rien de vous que le seul être naturel qui ne soit soutenu que de la grâce, sans la sentir, et d’une foi toute nue, par la force de laquelle vous souteniez tout ce poids de la main de Dieu autant et aussi longtemps qu’il plaira à Sa divine Majesté. C’est sous cette pesanteur de la grandeur infinie de Dieu qu’il faut que la créature rentre comme dans son néant, et qu’elle rende tout et se purifie de tout ce qu’elle a pris pour elle-même par son amour propre et sur quoi elle s’est appuyée en laissant et oubliant Dieu, son premier et unique principe qui seul la peut faire subsister par Sa grâce et par Sa vertu.Laissez-vous donc conduire par ces profonds abîmes où toute la nature est aveugle et où il n’y a que Dieu qui y puisse mener. C’est ce qu’Il nous a conseillé lorsqu’Il nous a ordonné de prendre nos croix et de Le suivre64. C’est pour cela qu’Il retire les lumières qu’Il avait accoutumé de donner, pour faire entrer dans les morts qu’Il préparait. Mais lorqu’il faut soutenir une mort totale à toutes choses, Il ôte tout, et lumière et vue et désir. Il faut que tout cesse, et que la créature se rende toute elle-même à Dieu dans son amertume, qui lui semble infinie parce qu’il n’y a rien que d’amer. C’est à cela que [299] vous disposent ces attaques que Dieu vous envoie. Vous seriez heureuse si elles vous pouvaient enfoncer si profondément que vous ne vinssiez jamais à vous-même et que tout fût perdu pour vous, car vous retrouveriez cent fois autant et plus en Dieu que ce que vous auriez perdu. Attendez ce que Dieu fera et vous perdez sans cesse, ne vous arrêtant point à chicaner avec Dieu sur votre conscience. Abandonnez-Lui tout et Le laissez faire.
Je vois que la croix vous pèse beaucoup sur les épaules et que vous voudriez vous en soulager en voyant ce que vous faites et où vous marchez. Mais ne voyez-vous pas que, Dieu vous conduisant comme Il fait, vous ne devez pas vous mettre en peine du chemin, puisque vous ne savez pas où Il vous veut mener ? Vos actes, votre application et tout ce que vous devez faire, c’est de demeurer dans votre abandon, dans votre obscurité, et marcher par où Dieu vous conduira. Suivez seulement, et soutenez ce qui se passe en vous-même et ce qui se fait au-dehors de vous qui vous touche. Et prenez tout cela, soit doux ou amer, comme des opérations de Dieu, qui veut purifier le fond de votre âme et le préparer pour sa demeure actuelle et réelle, et pour y servir de principe d’une vie surnaturelle et déiforme qu’Il veut vous donner. Vous ne pouvez empêcher une infinité de pensées [300] de toute façon, qui viennent plutôt de la sécheresse et du vide de la nature, - où elle se trouve en cette grande privation qu’elle a de toutes choses et de Dieu même, - que de quelques objets où le cœur soit attaché. Ainsi il faut laisser voltiger tout cela comme des mouches qui passent et ne s’y pas arrêter.
Ne vous inquiétez pas pour vos confessions. Quand vous ne sentez rien sur votre conscience, vous pouvez sans difficulté vous approcher de la Sainte Table. Si l’on vous a permis autrefois de le faire tous les jours, faites-le. Si vous ne le faisiez pas si souvent, faites-le quatre fois la semaine. Ne vous étonnez pas de vous voir si pauvre et si chétive devant Dieu. Supportez votre misère avec humilité et patience, et Dieu vous fera autre quand il Lui plaira.
Si vous pouvez vous abandonner si parfaitement à Dieu que vous ne veuillez plus prendre soin de vous-même, ni de ce que vous êtes devant Lui, mais Le laisser faire tant pour le présent que pour l’éternité, tous les retours sur vous-même s’évanouiront et vous demeurerez en repos dans les mains de Dieu comme un enfant entre les bras de sa nourrice65. Ne vous mettez donc plus en peine de votre état. Il est bon : soutenez-le seulement en regardant la volonté de Dieu qui l’opère. Mourez à tout le dehors autant que vous pourrez, et ne cherchez point à être autre que vous êtes que quand Dieu le fera. Il n’y a rien autre chose présentement à faire pour vous.
Pour ce
qui est de la disposition qu’il faut que vous ayez à l’heure de la mort, c’est celle qu’il faut que vous ayez présentement, qui est de demeurer et de vous laisser entre les bras de Dieu sans vous mettre en peine de ce qu’Il voudra faire. [301] Ne retournez plus à la recherche de ce qui s’est passé en votre vie, et si vous vous en êtes bien confessée ou non. Il faut tout abandonner et demeurer seulement unie à Dieu en paix et en repos après avoir reçu les saints sacrements de l’Église. Si l’on vous fait faire des actes en vous exhortant, faites-les avec humilité, et si l’on vous importunait trop, priez humblement que l’on vous donne un peu de repos pour vous occuper avec Dieu. Voilà tout ce que vous avez à faire quand la mort arriverait présentement. Ce que vous avez lu touchant les croix qui purifient les fautes que l’on fait, est vrai. Ne vous mettez pas en peine du degré où vous êtes. Dieu sera votre tout et Sa main sera votre degré : appuyez-vous y seulement. Je Le prie bien pour vous.Notre Seigneur S’est donc servi de ces sottises du monde pour vous faire goûter le bien qu’Il vous a fait de vous retirer de ses vanités, pour vous tenir dans les prisons obscures de Son amour, où il fait meilleur pour l’esprit que dans tous les palais des Grands de la terre, quoique la nature y souffre beaucoup ! Si Dieu trouvait des âmes assez fortes et assez fidèles pour soutenir les rigueurs de Son amour, Il les rendrait bientôt parfaites et purifiées des ordures du péché. Mais il faut qu’Il S’accommode à nos faiblesses et qu’Il mêle Ses amertumes de douceurs pour nous mener à la fin qu’Il nous a destinée.
Recevez tout ce qu’il Lui plaira de vous donner et demeurez dans toutes les dispositions [302] où Il vous mettra, toujours soumise à Sa conduite, acceptant tout ce qu’Il fera en vous, de bon cœur, sans vouloir savoir si cela vous est bon ou non. Car votre abandon entre Ses mains doit être votre seul appui dans lequel vous devez vivre de foi et laisser passer toutes choses en vous et hors de vous comme n’y prenant plus d’intérêt, non pas même à votre propre perfection que vous devez laisser ménager à Dieu. Vous n’avez donc qu’à soutenir tout ce qu’Il fera en vous, en suivant Sa divine volonté qui est que vous acceptiez sans cesse toutes choses comme elles se passent et comme des effets de cette divine volonté, qui opère votre perfection par des choses qui semblent n’être rien. Tâchez d’entrer en ces pratiques et vous vous en trouverez bien.
Vous voulez savoir quel temps il fait dans notre ermitage66. Il n’y fait ni chaud ni froid : tout y est égal comme en paradis. Jugez par là si je dois m’y bien porter.
Mais vous, que devenez-vous ?
Que faites-vous ? Les croix commencent-elles à vous rassasier ? Il n’est pas temps. S’il faut aller avec Jésus-Christ à Son Père éternel, il faut délaisser tout et être délaissée de tout à son exemple. La nature frémit de passer par des chemins si terribles, mais c’est pour être unie à Dieu et pour en jouir réellement dès cette vie d’une manière inconcevable. Pourquoi est-ce donc qu’on ne s’abandonnerait pas à une totale abnégation de [303] toutes choses et de soi-même pour posséder ce bien inestimable ?Allez donc sans regarder si c’est sur les épines et dans de la boue que vous marchez. Pourvu que vous vous tiriez des chemins et que vous passiez par dessus tout, c’est assez. Je ne vous en dirai pas davantage pour cette fois.
Ne vous étonnez pas lorsque vous sentirez des tempêtes dans votre intérieur et que votre imagination excitera du bruit dans toute l’animalité, sur laquelle elle exerce un empire absolu, qui durera jusqu’à ce que la grâce et votre fidélité l’ait réduite sous l’empire de la justice et de la raison. Mais tous ces efforts et tous ces mouvements de rébellion qu’elle excite ne sont criminels devant Dieu qu’autant que la volonté y descend pour y prendre une complaisance libre et volontaire, car tant que nous tenons bon sans nous y laisser emporter, ces combats sont toujours avantageux pour nous, et il est nécessaire que les âmes que Dieu a choisies pour être tout à Lui soient éprouvées et purifiées par toutes sortes de voies, surtout celles qu’Il a destinées pour être unies à Lui et être Ses amies particulières. Il faut que la nature humaine soit crucifiée en chaque personne que Dieu veut préparer pour n’en faire qu’une même chose avec Soi. Et pour cela on la fait passer par toutes les épreuves du bien et du mal, par les tentations qui portent à rechercher tout ce qui serait [304] doux et agréable, et par les humiliations et les peines qui la pénètrent jusqu’au fond de l’âme et lui font rendre tout ce qu’elle pourrait avoir pris de plaisirs, par une amertume et une douleur de cœur qui ne s’explique qu’à ceux qui la ressentent.
Et si l’on demande ce qu’il faut faire et quels remèdes à tant de maux si contraires, il n’y en a point de meilleur ni de plus assuré que de se laisser abîmer et noyer en ces amertumes, où il faut mourir au plaisir que la nature se propose et qu’elle voudrait, et vivre de douleurs qu’elle fait ressentir dans les agonies qu’elle souffre par toutes les peines et les abandons qu’il faut traverser pour arriver au pays de la paix et du repos, que personne ne pourra plus ravir à l’âme qui sera assez heureuse et assez courageuse pour soutenir jusqu’à la fin et en marchant toujours dans son abandon et dans sa perte, sans vouloir savoir où elle est, ni où elle va, se contentant de s’être jetée avec confiance entre les bras de Dieu et de ne se soucier plus de soi-même.
Voilà ce que vous devez faire en tout ce qui vous peut arriver de plus fâcheux, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur. Allez toujours par les chemins que Dieu vous présente, ne vous conduisant plus que par Sa sainte volonté, qui vous est déclarée tant par ce qui se passe en vous-même que par les divers accidents extérieurs qui vous arrivent et aux personnes auxquelles vous prenez intérêt. Tout vous doit être un dans cette volonté de Dieu, et le bien et le mal, quand il n’y a pas de péché. Car c’est par ce moyen d’anéantissement de tout le créé que Jésus-Christ Se forme dans la créature qu’Il a rachetée par Son sang.
C’est un ouvrage si grand et si précieux, et [305] nous retranchons si peu de nous-mêmes pour en venir à bout, que ce n’est pas merveille qu’il soit si long à faire. Car il faut premièrement détruire tout ce qui est en nous de contraire à Dieu, qui est l’amour propre qui nous a pénétrés jusqu’aux os, puis édifier la demeure et le tabernacle de Dieu, qui doit être notre âme et notre corps et toute notre humanité, que Jésus-Christ doit et veut réformer à la façon de la Sienne, et s’y unir par Sa grâce comme Il était uni à Son humanité par Sa nature divine. Voilà à quoi vous devez aspirer. Jugez donc si toutes ces croix que vous me mandez que Notre Seigneur vous a envoyées, vous doivent être chères puisqu’elles vous conduisent à ce bien. Avalez tout ce qu’Il vous présentera de semblable et en vivez : c’est votre partage, laissez anéantir tout le reste. Acquittez-vous tout le mieux que vous pourrez de vos obligations de mère de famille, et allez votre train par la voie par laquelle Dieu vous conduira.
Il est vrai que la créature raisonnable ne saurait rentrer parfaitement en Dieu, qui est son centre et le principe d’où elle est sortie, qu’elle ne se perde totalement à elle-même et qu’elle n’ait détruit toute la propriété qu’elle a acquise en se retirant de la conduite de Dieu pour s’abandonner à la recherche et à l’amour des créatures par sa propre volonté. Et comme ce retour vers Dieu est si difficile et si [306] éloigné, et cette vie de péché et de dérèglement est si profondément enracinée dans nos âmes que nous ne savons presque plus par où nous y prendre pour le bien faire, il faut que la miséricorde de Dieu y mette la main, autrement nous n’en viendrions jamais à bout.
Il est vrai qu’il faut donner de si grands coups pour nous redresser, que la douleur que nous en ressentons semble nous porter à la mort, tant elle est violente. Car bien que nous soyons parfaitement persuadés qu’il faut souffrir et mourir à soi-même pour retrouver la vie divine que nous avons perdue par le péché, Dieu ce
pendant, qui ne demande de l’âme sinon qu’elle le veuille bien, la voyant en cette disposition, la dépouille si entièrement de toutes les lumières et de tous les bons désirs qu’elle avait pour cela, et la réduit dans un tel état de sécheresse et d’obscurité et même d’impuissance de s’aider elle-même en quoi que ce soit, qu’il lui semble que tout est perdu pour elle et que tout ce qu’elle a vu et éprouvé autrefois de la part de Dieu sont des illusions.Mais cette pénétrante douleur qui la vient attaquer au milieu de ce pitoyable état, brise son cœur d’une telle force qu’elle ne voit plus de jour pour en revenir jamais. C’est en ce point que se fait et passe le véritable abandon, par lequel la créature sort comme hors d’elle-même pour se perdre totalement en Dieu, qu’elle ne voit et ne connaît plus que comme un abîme sans fond et sans rive, dans lequel elle est jetée par une main invisible qui l’arrache de soi-même par l’excès de la douleur qu’elle éprouve, pour la précipiter et la perdre dans cet abîme.
Ce n’est pas merveille que rien ne la puisse [307] consoler en cet état, puisqu’elle est tirée au-dessus de ses puissances et de tout ce qui lui pourrait être représenté pour sa consolation. Aussi n’y a-t-il rien à faire pour une âme en cet état, que de se laisser abîmer par le poids de la main qui pèse sur elle et qui l’enfonce dans cette perte. Ce n’est plus à la créature à vouloir savoir ce que Dieu prétend faire d’elle : c’est assez qu’Il le sache et qu’elle se laisse aller à Son amoureuse conduite, encore qu’elle ne voie pas même quelquefois que c’est Dieu qui opère ces choses en elle, particulièrement si cet état est accompagné de tentations et de révoltes de la nature, qui ne représentent à l’âme que l’image du péché, en lui en faisant ressentir les effets, qui ne sont cependant que des effets de nature parce que le consentement ni la volonté n’y est pas. Il faut demeurer fort et ferme en sa perte et abandonner tout à Dieu, avalant toutes ses misères en les soutenant comme ce qui nous est donné pour nous réduire à rien et nous faire éprouver notre propre néant. Il n’y a rien de plus cruel à la nature, ni de plus utile à l’âme qui sait vivre de foi et demeurer abandonnée et perdue entre les mains de Dieu. Aussi est-ce par ce moyen qu’Il veut nous rétablir dans la jouissance, et nous redonner la vie de grâce et de sainteté que nous avons perdue dans le règne de l’amour propre et de la nature corrompue.
Aimez donc cette vie et vous estimez heureuse lorsque Dieu vous en fait goûter quelque chose. Ne vous étonnez et ne vous arrêtez à rien de tout ce qui se passe dans la partie animale. Traversez toujours votre chemin et désert. Marchez devant vous quoique vous ne sachiez où vous êtes. C’est assez que vous sachiez que [308] vous vous perdez et que Dieu vous recouvrera. Il aura soin de tout, si vous Lui confiez totalement toutes choses. Il vous aime, puisqu’Il vous tient avec Lui dans la Croix.
Vous êtes un peu plus à votre aise, chère fille, que vous n’étiez les autres fois que vous m’écriviez. J’en loue Dieu, vous faites bien de ne courir pas après les croix et de vous contenter seulement de celles que Notre Seigneur vous envoie. C’est Lui qui en est le véritable dispensateur et qui les a faites selon qu’Il a jugé que chacun en avait besoin selon son état et condition et selon la mesure de la grâce qu’Il lui voulait donner. C’est donc à nous à Le laisser faire cette distribution qu’il Lui plaira, et Le suivre partout où Il voudra nous conduire.
Si l’on pouvait se bien accommoder à ne vouloir plus se mêler de soi-même, mais en laisser tout le soin à Dieu, l’on ferait bientôt de grands progrès. Mais parce que l’on veut voir ce que l’on fait et où l’on va, c’est cela qui fait qu’on ne peut entrer dans cette perte par laquelle il faut passer pour entrer en Dieu et qu’on roule la vie dans ses opérations propriétaires, qui semblent ne tendre qu’à Dieu ; et en effet elles n’ont point d’autre objet. Mais parce qu’il faut que la créature meure à tout ce qui est d’elle-même pour entrer en Dieu, tant qu’elle [309] se servira de ses propres efforts, elle ne jouira pas de ce bonheur.
Vous ne faites donc pas bien lorsque vous faites des actes pour vous assurer de votre voie. Car pour ce qui est de la peine que vous avez à n’avoir point de goût ni de sentiment sur nos mystères, elle est mal fondée, puisque ce sont des mystères de foi qui sont au-dessus de tous les goûts et sensibilités. Et Dieu ne vous les donne pas afin que vous vous éleviez à l’Auteur de ces mêmes mystères, qui nous les a laissés comme des marques de Son amour par lesquelles nous devons nous élever à Lui. Mais lorsque nous y sommes arrivés par Sa grâce, nous trouvons en Lui tout, et ce qui est dans ces sacrés mystères, infiniment mieux. Il n’est donc pas nécessaire, lorsque nous possédons la fin, de nous servir des moyens pour nous y faire arriver. Ils peuvent quelquefois servir pour nous y entretenir, et quoique l’on n’y sente pas grand goût, c’est parce que l’on a tout dans la fin qu’on possède. Les saints sacrements sont toujours nécessaires, parce que Dieu y est réellement, ou Sa grâce, par laquelle nous sommes plus profondément unis à Lui.
Ne jugez jamais de la vérité de l’état de votre âme par le goût et le sentiment, mais par la vérité et fidélité à suivre en tout, et par goût ou non-goût, la volonté de Dieu, qui vous est manifestée par tout ce qui se passe en vous et hors de vous, et qui vous regarde. Hé bien ! Ne vous accrochez donc plus à rien, et mettez votre salut dans l’abandon entre les mains de Dieu, et ne pensez qu’à L’aimer et à bien mourir à vous-même : tant que vous ne voudrez que ce que Dieu veut et ce qu’Il fait et permet en vous, vous irez bien. Mais faites-le donc sans réfléchir sur vous-même.
La67 meilleure disposition que vous puissiez avoir dans votre retraite est d’être résolue à suivre et embrasser ce que Dieu demande de vous, puisque c’est cela même que vous devez toujours avoir en vue et en volonté, aussi bien hors de la retraite que lorsque vous y êtes. Cela supposé, il faut voir ce que Dieu demande de vous présentement. C’est à vous de juger ce qui se passe dans votre intérieur et par les vues et les désirs que Dieu vous donne de la perfection, lesquelles vous devez remplir par votre fidélité, quoiqu’il en coûte à la nature, qui voudrait toujours maintenir ses propres intérêts aux dépens de ceux de Dieu qui, voulant régner en nos âmes, ne peut souffrir que qui que ce soit y maîtrise. Voici donc les deux points sur lesquels roule toute la perfection des hommes et après lesquels l’on doit employer tout le travail et tous les efforts de la vie.
Le premier est de faire mourir et de détruire tout, jusques à la racine si on peut, toute la corruption que le péché et l’amour-propre ont engendrée dans notre humanité, qui la porte à courir aveuglément après toutes ses propres satisfactions qu’elle recherche en toutes choses, même dans les plus saintes, de sorte que, si l’on s’écarte aisément, c’est que l’on n’est pas bien attentif sur soi : ainsi, l’on se détourne de son véritable chemin sans presque s’en apercevoir, à cause que l’on se laisse conduire au prétexte du bien qui ne sert que pour mieux tromper. C’est pour cela que vous devez tenir une règle générale de ne vouloir et de ne rien chercher pour vous en quelque genre que ce soit, et de mourir à tout ce qui vous portera à le vouloir avec trop d’empressement, car rien ne nous doit être bon hors de Dieu, et rien ne doit être mauvais que le péché. Qu’est-ce donc qui fait le péché, et qui est-ce qui rend les choses mauvaises par lui ? C’est l’amour-propre qui nous les fait désirer et aimer pour nous-mêmes et nous y fait arrêter comme à notre fin. Et comme cet amour-propre habite au fond de nos âmes, - qu’il a corrompues et tellement gâtées que toute leur pensée et leurs inclinations et passions sont toutes perverties, en telle sorte qu’elles ne se meuvent plus que par les ressorts de l’amour-propre, qui les fait agir comme leur principe, - ce n’est pas merveille de voir des personnes - qui, après avoir tout quitté des choses de la terre et qui semblent n’avoir plus que les quatre murailles, - être néanmoins aussi vives à maintenir leurs propres intérêts, soit pour le bien-être du corps ou de l’esprit ; soit pour leur propre honneur, ou de ceux qui les touchent, soit pour la dépendance et la soumission, comme si elles n’avaient aucun engagement à détruire les ennemis de Dieu, pour Le rendre le Maître d’elles-mêmes.
Ce n’est donc pas tant au-dehors que vous avez à combattre comme au-dedans, où sont vos ennemis domestiques. C’est à purifier ce fonds qu’il faut travailler, si vous voulez que la grâce vous fasse renaître en Jésus-Christ, pour être en Lui une nouvelle créature, reformée à son image et à sa ressemblance. C’est pour cela que l’on dit qu’il faut mourir à soi-même : non pas qu’il faille nous détruire, mais parce que l’amour-propre nous a tellement changés en lui que nous ne sommes plus que comme une même chose ; et lorsqu’il le faut détruire et le faire mourir, l’on dit qu’il faut mourir à nous-mêmes. Et c’est afin d’y introduire Dieu et une nouvelle vie à nos âmes, en telle manière que nous puissions dire avec saint Paul : « Ce n’est plus moi qui vis : c’est Jésus qui vit en moi. »
Et c’est le second point sur lequel doit être établi la perfection chrétienne. Ceci supposé que ce fond de nos âmes ait été bien purifié par la mort et destruction de l’amour propre et que la grâce commençant à prendre racine dedans l’âme, elle commence aussi à y produire ses effets, qui sont de la porter vers Dieu par une simple et amoureuse tendance qui ne cesse presque jamais, d’autant que l’âme ne recevant plus sa vie des objets du dehors ni des diverses considérations des objets qu’elle prenait pour s’entretenir avec Dieu, elle n’a plus besoin de ses diverses applications pour se porter à Dieu : son esprit s’y porte de lui-même par la grâce qui le meut à cela et qui est comme sa propre vie ; tout lui sert à cela parce qu’elle trouve en toutes choses la volonté de Dieu qui fait son propre objet ; c’est pour cela que tout lui est bon et elle est contente de tout.
Voilà à quoi vous devez tendre et aspirer ; et si vous êtes assez heureuse d’y arriver, vous n’aurez qu’à demeurer là, c’est-à-dire toute abandonnée entre les mains de Dieu, et Le suivre jusqu’au dernier soupir de votre vie sans vous mettre en peine de vous-même ni ce qui en doit arriver. Pour bien réussir, il faut devenir comme rien, et que tout ne vous soit rien, et par conséquent que rien ne vous touche ni ne vous émeuve. Mais comme vous êtes encore bien éloignée de tout ceci, vous tomberez en plusieurs défauts contraires à ce genre de vie. Vos chutes ne doivent pas vous étonner ni vous décourager, quand même elles seraient fort notables. Il faut vous relever aussitôt, avec la grâce de Dieu, sans vous arrêter beaucoup à en rechercher la cause, qui sera toujours votre amour propre qui n’est pas encore détruit. Il faudra poursuivre votre chemin sans vous arrêter, et s’il vous semble quelquefois que vous avez perdu la vue de votre voie et que vous ne savez plus par où marcher, allez toujours au travers des ténèbres, sans savoir où vous allez. C’est assez que vous vous abandonniez à la conduite de Dieu qui ne vous laissera pas perdre si ce n’est à vous-même, ce qui sera votre mieux : car c’est de quoi il s’agit que de perdre son âme dans la poursuite de Dieu. Il saura bien vous trouver quand il Lui plaira. Ne vous épargnez pas, car voilà de la besogne taillée pour longtemps, si vous voulez en venir à bout. Il faut qu’il vous en coûte tout vous-même. / Ce 9 août 1680. / Votre Frère Maur.
Ne vous mettez point en peine de ces pensées et ces prononciations. Pour le reste, laissez faire à Notre Seigneur puisqu’Il vous fait connaître ce que vous êtes : abandonnez-vous toute à Lui. Il est nécessaire que Dieu se retire de la créature pour lui faire expérimenter ce qu’elle pourrait faire sans Lui, et c’est pour cela qu’Il la laisse très souvent à elle-même et qu’Il la met dans l’impuissance de s’élever vers Sa divine Majesté, où elle sait qu’Il est tout son bien et tout son bonheur.
Ce n’est pas assez qu’elle soit dans cette impuissance de ne rien faire de bon, ce lui semble : Il l’expose aux extravagances de son imagination qui, étant toute vide du côté de Dieu, va chercher des objets pour entretenir sa vivacité, de sorte qu’étant noyée là-dedans, il semble que l’âme ait entièrement oublié Dieu, n’en ayant aucun sentiment ni aucun goût, mais au contraire l’on ressent assez souvent des choses opposées à Dieu, qu’on croyait entièrement mortes et éteintes.
Dieu veut anéantir dans la créature tout ce qu’elle a de propre, jusques à sa propre vie et à ses manières de faire, qu’elle a puisées dans la corruption de la nature, qui l’ont réduite à cet état, pour introduire en elle la vie divine après qu’elle sera morte entièrement à elle-même. Or est-il qu’il n’y a rien qui la fasse plutôt mourir que cet état de dépouillement de tout, de pouvoir agir et de se porter vers Dieu ? Car Il la réduit comme à rien et la renforce dans son centre où elle ne voit et ne sent que faiblesse et sa propre misère, de manière qu’elle est contrainte de succomber sous le poids de l’opération divine et de laisser faire en elle tout ce qu’il Lui plaira, sans s’en pouvoir mêler, et c’est ce que ce divin Ouvrier cherche dans l’âme. Ce qu’il y a à faire pendant tout ce temps que Dieu tient ainsi l’âme dans les obscurités de son néant et dans les angoisses de la mort, c’est de presser les épaules et soutenir tout le poids de la main de Dieu, sans vouloir rien voir ni savoir de ce qu’Il a dessein de faire de nous, et attendre avec paix et tranquillité autant de temps qu’il Lui plaira, et toujours s’Il le veut ainsi. Ce doit être assez pour nous que nous sachions que c’est Sa volonté que nous soyons ainsi. / Je suis votre / Frère Maur.
Chère fille, vous devez vous soumettre et vous abandonner à la conduite de Dieu, qui mène les âmes par où il Lui plaît au terme de la perfection qu’Il leur a destinée. Ce ne sont pas les sensibilités ni les grandes ardeurs de dévotion qui nous font saints, mais c’est une parfaite abnégation et dépouillement, non seulement des sensibilités et des goûts que Dieu donne à qui il Lui plaît, mais même de tout ce qui nous donne plus d’appui et de goût en quoi que ce soit.
La vie de Jésus-Christ a toujours été dans le dénuement, dans l’abandon et dans une perpétuelle mort à tout. Il veut que ceux qu’Il a choisis pour être Ses intimes amis suivent Ses voies et marchent sur Ses traces. Ce ne sont point les grands sentiments qu’Il demande, mais une vie anéantie et, pour mieux dire, toute perdue en Lui, sans qu’on pense et qu’on voie rien sur quoi on puisse s’appuyer et soutenir. Il faut se dépouiller de tout ce qu’il y a de plus précieux dans la vie spirituelle, car pour ce qui regarde le reste des créatures, on doit en avoir fait un sacrifice universel et si entier qu’on n’y pense seulement plus. Voilà ce que vous devez suivre et croire que vous serez toujours d’autant mieux avec Dieu que vous serez plus mal avec vous-même. Ne vous regardez donc plus en quoi que ce soit, et ne faites autre chose que soutenir et accepter la volonté de Dieu dans votre pauvreté spirituelle : vous ne sauriez être mieux, ni mieux faire. Ne cherchez point de vous assurer de ce que vous êtes : confiez-vous en Dieu et vous abandonnez à tout ce qu’il Lui plaira, et demeurez en repos. / Je suis votre. / Ce 26 novembre 1682.
Chère fille, ce ne seront pas les créatures qui vous feront avancer en Dieu : ce doit être une infatigable fidélité à mourir à tout et partout à vous-même. La divine Majesté qui habite et cultive nos esprits, les dispose sans cesse à se délivrer de l’esclavage de l’amour-propre, parce que c’est lui qui ferme la porte à Ses desseins et qui nous empêche de la Lui ouvrir tout à fait. Il faut donc le détruire par Sa grâce, et nous donner tellement en proie à Son divin amour que nous n’aimions et ne soyons plus autre chose pour nous sur la terre. Laissez tout couler, chaque chose a sa fin, et vous recoulez sans cesse vers ce divin Objet dont la possession doit faire votre repos. Faites que rien, ni bon, ni mauvais, ne vous arrête. Courez toujours sans regarder ni d’un côté ni d’autre, parce que vous ne devez plus prendre aucun intérêt en quoi que ce soit, si ce n’est d’être toute à Dieu en vous élevant par Sa grâce par-dessus tout pour ne vouloir ni chercher que Lui et ne penser qu’à Lui. / Je suis vôtre. / Ce 10 décembre 1682.
C’est une chose déplorable, chère fille, de voir le peu de confiance que l’homme a en Jésus-Christ : s’il ne se sent assuré sur ses propres mérites, il lui semble toujours que tout est perdu pour lui, et c’est de là que presque personne, à l’heure de la mort, ne se peut abandonner en tous ses propres intérêts à Notre Seigneur Jésus-Christ. L’on a consommé cinquante années plus ou moins de religion, et l’on n’aura pas encore acquis ce bien qui est incomparable.
Vous voyez à votre égard ce qui est en vous : vous allez regarder sur vos confessions, savoir si vous avez bien fait les actes de contrition ! Croyez-vous que si vous aviez sujet d’en douter, ce doute eût tant tardé à venir, et qu’en un ou deux jours après, vos confessions ne vous eussent pas mieux rafraîchi la mémoire ? Fait-on des confessions générales ou autres sans être marri d’avoir offensé Dieu ? N’est-ce pas parce qu’on a de la douleur qu’on se confesse ?
Le mal n’est pas toujours là : il est en ce que la créature voudrait être assurée qu’elle a fait tout ce qu’elle doit pour que Dieu soit content d’elle ; et ainsi elle voudrait tirer de soi-même la propre justification. Et Dieu veut que nous soyons saints par Lui seul. Laissez donc vos rêveries et demeurez en repos. / Je suis votre… / Ce 2 février 1683.
Chère fille, vous ne cherchez qu’à vous donner de la peine. Pourquoi allez-vous chercher le temps passé après tant de confessions ? Tout ce que vous dites qui vous donne de la peine ne fait point de circonstance particulière ; cela est compris en ce que vous avez dit. Laissez donc tout cela et vous remettez entièrement entre les mains de Dieu. Voilà ce que je puis vous dire, et que je suis votre / Fr. Maur. / Ce 24 décembre.
Pour satisfaire à tous les points de votre écrit, je vous dirai, chère fille, en répondant au premier, que vous ne devez plus vous mettre en peine de faire des confessions générales, ni à la mort ni à la vie, quelques doutes qui vous en viennent. Vous devez croire et espérer que Dieu vous a pardonné vos péchés par Son infinie miséricorde.
Il n’est pas nécessaire d’appréhender la mort, pourvu que vous tâchiez de vous tenir bien avec Dieu : les parfaits ne la craignent ni ne la désirent, ils s’en remettent au bon plaisir de Dieu. Désirez Dieu et non pas la mort, si ce n’est de vous-même, par laquelle vous devez aller à Dieu.
Il faut regarder les peines et les tentations comme des effets de la volonté de Dieu, qui les permet pour éprouver votre fidélité à Son service. Il n’y a rien qui aide plus à purifier les âmes fidèles que les exercices qu’il faut soutenir avec force et patience ; et, quoiqu’il semble que la nature y prenne de la complaisance et que l’âme soit toute dégoûtée de Dieu et des choses spirituelles, elle doit néanmoins s’animer à courir après son divin époux au travers de toutes ses épines, sans s’ennuyer de souffrir pour Son amour des choses qui lui semblent si contraires. Vous faites bien de vous unir à Lui par amour, comme au centre de tout bien et de toute perfection ; il ne faut point regarder la mort comme le terme de vos maux, mais il faut le vouloir de la manière que Dieu vous les fait souffrir, et que vous soyez persuadée que tout est bon, excepté le péché, et il n’est point là-dedans si votre volonté n’y descend pas. Dieu veut que vous souffriez et courageusement, puisque c’est pour Lui que vous souffrez. Cette disposition où il vous semble être toute pleine de Dieu est le contrepoids et l’opposite [sic] de l’autre : il faut la recevoir, et vous en laisser pénétrer, vous souvenant du temps de la tentation et des peines que vous avez ressenties.
Dieu Se plaît à faire ces changements dedans les âmes afin de les accoutumer à la diversité de Ses opérations, et afin aussi qu’elle [l’âme] ne s’attache à rien, mais qu’elle se laisse et abandonne à la conduite de Dieu, qui est toujours le même parmi tous ses changements ; et aussi l’âme le doit-elle être, adhérant immobilement à Lui seul, en quelque disposition qu’Il la mette, car Dieu n’est pas plus son véritable bien et son tout lorsqu’Il Se fait sentir et goûter que lorsqu’il semble qu’Il l’a abandonnée si fort qu’elle ne sait plus de quel côté se tourner. Ce qu’il y a à faire dans cet état de pauvreté intérieure, c’est de la soutenir avec paix, attendant en repos le retour de ce divin Époux et en Le laissant faire en vous tout ce qu’il Lui plaira, demeurant fidèle tout le temps de pauvreté et de désolation, aussi constante que s’Il Se manifestait avec toutes Ses douceurs et Ses beautés. Ce que ces deux dispositions ont fait en vous est bon, puisqu’elles vous font connaître votre impuissance au bien, et que vous ne pouvez rien que par la grâce de Jésus-Christ, que vous devez suivre en toute Sa vie et Le représenter vivement par la vôtre en mourant à tout ce qui est créé, et surtout à toute la propriété de la nature qui se recherche en tout ce qu’elle fait.
Les désirs que vous avez d’acquérir les vertus doivent opérer en vous cette mort que je vous dis, car les vertus ne sont autre chose qu’un dégagement du cœur de tout ce qui est et une élévation au-dessus des créatures au moyen de laquelle votre esprit et toutes vos puissances se sentent portées à ne tendre et à n’aspirer qu’à Dieu, votre vrai et souverain bien. C’est donc cette mort qui doit être l’instrument par lequel vous parviendrez au-dessus de tout et vous mettrez en liberté pour pouvoir travailler à la possession du bien que vous désirez tant. Il n’est pas nécessaire que vous soyez toujours bandée à rejeter ces pensées de propre complaisance : méprisez-les plutôt, et vous rendez attentive à faire vos ouvrages en la présence de Dieu, qui vous regarde et qui veut que votre esprit ne se tourne ni ne se penche que vers Lui.
Pour l’oraison, je crois que vous ferez mieux de vous y occuper par retour que par les discours et les considérations de divers sujets sur lesquels vous vous êtes déjà entretenue plusieurs fois. Il faudra donc vous mettre en la présence de Dieu par la foi qu’Il vous est plus intime que vous n’êtes à vous-même et qu’Il est la source et la plénitude de tout bien, que votre âme ne doit donc chercher autre chose, mais seulement s’appliquer amoureusement à Lui, laissant toute autre considération et renouvelant votre affection par des actes d’amour lorsque vous sentirez qu’elle se ralentira. Et durant le jour, vous pourrez et devez vous occuper de Dieu de cette façon simple et amoureuse, afin que vous vous accoutumiez peu à peu à faire de votre vie une tendance perpétuelle de votre esprit vers Dieu. Soyez bien fidèle à cet exercice d’amour et vous en retirerez un très grand profit.
Voilà la réponse à tous vos articles. Pour ce qui est du Purgatoire de saint Patrice, il vous sera envoyé. Entrez donc dans cette voie d’amour et [295] vous y exercez. Laissez les sujets ordinaires pour vous occuper à aimer. S’il se rencontre que vous soyez touchée sur quelque chose des Mystères, servez-vous en tant que cela vous touchera, et, après, reprenez votre voie d’amour. / Le 6 mai 1684.
Vous devez faire de fortes résolutions, dans vos examens journaliers et vos confessions, de vous corriger de vos défauts et même des imperfections ; une âme religieuse les doit éviter comme des péchés. Après quoi, si vous tombez dans les mêmes défauts dont vous vous êtes confessée, il ne faut pas pour cela vous décourager, pourvu qu’on ait la volonté sincère de s’en corriger, parce que la fragilité de notre nature ne peut être longtemps sans commettre des défauts, et l’on ne doit pas croire que, pour y retomber souvent, l’on ne retire pas le fruit des sacrements. La marque de l’abus qu’on y peut connaître, c’est lorsqu’on n’est pas dans la volonté de se corriger et de prendre les moyens nécessaires à cela. Étant donc dans cette volonté de plaire à Dieu délibérément, s’il vient que nous soyons exercés par des pensées de vaine gloire, des distractions et autres, et que nous y fassions même quelques défauts, il ne faut pas s’en étonner ni s’en faire de la peine.
Chère fille, c’est une tricherie d’aimer mieux avoir de nouveaux péchés à se confesser que des mêmes. Il est à craindre que les nouveaux péchés pourront être plus griefs68 que les ordinaires, lesquels, comme j’ai dit, ne préjudicient pas plus à l’âme pourvu qu’elle ne les veuille pas entretenir volontairement. Pour ajouter à la confession ordinaire où l’on n’a pas de matières d’absolution, des péchés plus griefs et humiliants, dans cette vue de s’exciter à la contrition, il n’est pas nécessaire : seulement ceux qu’on peut avoir faits par vanité, mensonge, promptitude et semblables, mais non jamais les secrets dont on nous a défendu d’en parler. Il n’est pas nécessaire non plus de joindre les imperfections aux péchés véniels, si l’on ne veut, quoiqu’une âme religieuse doit haïr les imperfections comme les péchés, comme je l’ai dit déjà. Vous ne faites pas bien de vous multiplier en suivant votre directoire, car [c’est] se vouloir appuyer sur quelque chose lorsque Dieu nous veut dans le dénuement, et satisfaire ainsi son amour-propre qui veut voir qu’il fait au moins quelque chose. Mais l’ordre de Dieu sur vous, c’est que vous mouriez à tout cela. / Je suis…
Je ne doute pas, chère fille, que la mort de madame votre sœur ne vous ait sensiblement touchée et, par là, vous pouvez connaître combien la nature est encore vivante en vous. Ce n’est pas que vous soyez insensible à de pareils accidents : il faudrait être plus morte que vous ne serez de longtemps. Mais ce que vous devez faire, c’est de vous servir de la douleur et de la peine que vous donne cette perte pour vous attacher à la croix avec Jésus-Christ, qui opérera en votre âme par la grâce à mesure que vous unirez votre volonté à la Sienne, et vous fera mourir à vous-même et aux créatures vers lesquelles votre cœur pourrait encore s’épancher, pour vous retirer en vous, et puis en Lui, pour y vivre d’une vie dépouillée de tout et qui ne cherche que Jésus-Christ crucifié. Voilà à quoi vous devez travailler, si vous voulez entrer et être revêtue de la vertu de Jésus-Christ. Il faut donc qu’au lieu de réfléchir sur la créature pour y considérer les circonstances qui se trouvent dans cette mort, vous regardiez ce qui est pour vous là-dedans afin de vous y rendre fidèle à Notre Seigneur, et de voir que c’est un coup de la Providence, sans l’ordre de laquelle Il ne touche pas un seul cheveu de notre tête.
Si nous étions aussi perdus et passés dans l’union ou uniformité de la volonté de Dieu, nous ne verrions et nous ne sentirions qu’elle en toutes choses, et par là nous trouverions toujours tout ce que nous voulons, et par conséquent nous serions toujours en repos et toujours contents. Mais il faut être bien mort pour cela. Consolez-vous donc et profitez de cette mort pour vous séparer de tout ce qui est sur la terre. Je prierai bien Dieu pour son âme, car je l’aimais beaucoup. / Je suis… / Le 14 mai 1685.
Que voulez-vous que je vous dise, chère fille, pour bien faire vos exercices, car qu’y a-t-il à faire que de vous donner toute à Dieu? Quelles façons voulez-vous apporter durant le temps de votre solitude, que vous n’apportiez dans un autre ? Dieu est tout le même. Il ne faut que vous changer et mourir à tout ce qui vous reste de vous-même, et Dieu vous formera selon Sa pensée. Cela ne se fait qu’en détruisant toutes ces idées et images des créatures et toutes leurs peintures qui sont dans notre cœur. Donnez-vous donc toute à Dieu, au commencement, au milieu et à la fin, et vous tenez en la disposition dans laquelle Il vous mettra. Tout sera bon, si vous vous conformez à Sa sainte volonté. / Je suis votre… / Ce 17 août 1685.
Pendant votre solitude, votre soin principal doit être non seulement de soutenir, mais aussi d’aimer toutes les dispositions dans lesquelles il plaira à Dieu de vous mettre, quelque pénibles qu’elles puissent être. Vous devez, dans cet état, vous encourager par la considération que votre travail et vos souffrances sont pour acquérir et pour posséder Dieu, qui est un bien infini, et que votre âme ne peut s’unir à Sa divine Majesté que par la mort de tout vous-même. Dans cet état-là de peine, vous devez faire un peu plus de lecture qu’à l’ordinaire, pourvu que ce soit dans quelque livre fort spirituel. Ne violentez point votre esprit à la considération des sujets que vous vous serez proposée de méditer, même à l’égard de vos obligations, prenant plutôt quelque autre temps où votre esprit sera moins dans la peine.
Vous ne devez, chère fille, voir que la volonté de Dieu dans toutes les dispositions de peine où vous êtes, [que] L’aimer et vous y unir de tout votre cœur. Les goûts, les lumières et les grâces sensibles sont assurément des moyens de s’unir à Dieu, mais l’âme s’y unit bien plus [im]médiatement lorsqu’elle ne voit et n’agit que par cette seule volonté. Ne vous faites nulle appréhension à l’égard de votre oraison ; vous ne vous trompez point ni ne trompez les autres lorsque vous vous croyez dans une disposition de simplicité proche de Dieu, et par conséquent ne croyez pas que ce soit une perte de temps de ne pouvoir agir comme vous voudriez faire. Il vous est plus avantageux de ne voir que de l’imperfection dans vos actions, que si vous y aviez des pensées d’orgueil, et vous devez aimer de ne voir en vous nulle autre vertu, vous abandonnant sans réserve à Dieu sur tout cela, vous appliquant uniquement à Le laisser faire et opérer en vous selon Sa très sainte volonté, vous y unissant de moment en moment, car notre perfection consiste de faire passer notre volonté en celle de Dieu : ce doit être là toute votre occupation à l’oraison et partout ailleurs.
Le mal qui est en vous, c’est que vous voulez trop connaître si vous aimez Dieu et si vous Lui plaisez, et dans la peine que vous vous faites de votre état souffrant. Comme tout cela est l’effet de votre amour-propre, vous devez le combattre par l’abandon positif de tout vous-même, faisant de votre part ce qui est en vous par la pratique des vertus ; mais laissez à Dieu le reste, je veux dire votre avancement en la perfection, car c’est présomption de s’appuyer sur soi-même et se promettre d’acquérir les vertus par ses propres industries. Vous devez être persuadée que ce qui fait le sujet de vos peines sont les moyens dont Dieu Se sert pour vous faire aller à Lui selon Ses desseins, qui vous sont véritablement cachés ; mais pourvu que votre volonté n’y descende pas par le consentement, elles vous seront plus avantageuses que si vous étiez ravie sept fois le jour, parce que c’est par cette voie des distractions et des souffrances que Dieu veut faire Son œuvre. De plus, cette disposition vous est avantageuse parce qu’elle vous fait connaître votre propre fonds de faiblesse et de misère afin de vous humilier et vous anéantir. Vous ne devez pas vous porter de vous-même dans ces abattements et découragements, mais bien vous en relever par la confiance en Dieu et l’abandon à Sa conduite ; mais s’il arrive qu’il vous soit imposé de Dieu sans votre coopération, comme une suite de vos autres peines, vous devez soutenir celle-là comme les autres, parce que c’est par là que la divine Majesté veut purifier le fond du péché qui est en vous. Si vous n’avez pas la force de la soutenir seule, il est bon de communiquer votre état et de chercher dans les avis et les lumières de ceux qui vous conduisent, le secours qui vous est nécessaire. Je suis.
Travaillez assidûment à ne point réfléchir sur vous-même à l’égard de votre avancement spirituel. Laissez-en la conduite à Dieu. Faites de votre part le mieux que vous pourrez ; après quoi, tranquillisez-vous, et tous vos désirs de savoir si vous retirez les fruits des sacrements ou non, si vous êtes bien avec Dieu et chose semblable. Faites-en de même à l’égard de vos dispositions intérieures : je veux dire de n’en point vouloir sortir, mais aimer d’y rester tout autant que Dieu le voudra ; ne pas aussi trop s’y enfoncer, mais tâcher, par cette voie même de votre disposition, d’aller à Dieu et de vous y unir : par exemple, si vous êtes pénétrée de votre néant, ne s’y plus enfoncer, mais que cette connaissance et ce sentiment où vous êtes vous fasse[nt] dire : « Il est vrai que je ne puis rien et que je ne suis rien, mais que Dieu est infiniment grand, infiniment puissant, et infiniment bon ». Et, de cette manière, l’âme s’excitera à des actes d’abandon et remise de tout elle-même à Dieu, de confiance et d’amour, et, sans vouloir sortir de sa disposition ni s’y plonger non plus par trop de considération sur soi-même, elle s’élèvera à Sa divine Majesté. Enfin, il faut suivre la voie de jour à la journée, comme il plaît à Dieu, apportant de sa part tout ce que l’on peut, par le secours de la grâce qui ne vous manquera jamais pour vous faire aimer et servir Dieu, par l’abandon et la mort de soi-même, dans la pratique des vertus religieuses auxquelles votre état vous oblige. / Je suis votre / Fr. Maur.
Chère fille, vous ne sauriez rien recevoir de Dieu qui soit si nécessaire que l’anéantissement de vous-même, et parce qu’il n’y a rien de plus contraire à la nature, ce n’est pas merveille que vous soyez accablée du poids de la douleur que cela vous cause. Mais vous devriez en être bien aise, parce que cela vous conduit à votre centre. Il faut que ce soit l’abnégation qui vous mène à Jésus-Christ, duquel nous devons être revêtus pour paraître devant le Père éternel en qualité de Ses enfants adoptifs. Cette impuissance et sécheresse que vous croyez qui vous arrête et empêche de vous élever vers Dieu, vous devrait apprendre que Dieu seul veut être Celui qui vous introduise dans la jouissance de Son repos, et non par nos propres efforts qui sont trop faibles pour un si grand ouvrage. Ce que vous avez donc à faire dans cette impuissance et soustraction du secours sensible de Dieu, c’est de le soutenir avec paix et patience. Laissez opérer Notre Seigneur en votre âme par cette souffrance qui vous sera plus utile que les sensibilités que vous pourriez avoir. Pour cet exercice qui vous donne de la peine, il faut le regarder comme un contrepoids que Dieu donne à votre orgueil, et soutenir avec force ses effets sans vous y arrêter, non pas même pour vous en confesser, à moins que vous vissiez clairement que votre volonté y aurait consenti : car pour ce qui se passe seulement dans l’imagination de toutes les paroles qui se présentent à vous ne sont rien : si vous découvrez avoir été lâche à rejeter ou à vous détourner de ces choses, vous vous accuserez de votre lâcheté, si vous en êtes bien assurée.
Le découragement qui vous vient alors de ces dégoûts et de ces sécheresses intérieures vient de ce que vous prenez cette disposition pour une chose mauvaise et imparfaite, et vous ne regardez pas que c’est par là que Dieu veut vous dépouiller de vous-même et Se donner à vous. C’est pour cela qu’il faut condescendre à ce qu’Il veut et recevoir de Lui toutes les impressions qu’il Lui plaira, soutenant tout en paix et en repos et ne voulant rien de meilleur. C’est ce qui empêche l’avancement spirituel des âmes, parce qu’elles ne laissent pas faire Dieu suivant Sa volonté. Soyez donc désormais plus forte et cheminez par où il plaira à Dieu.
Ne craignez qu’Il vous laisse tomber, tant que vous vous appuierez sur Lui. Laissez passer toutes vos craintes et vous confiez en Lui, et tout ira bien. Laissez-vous toucher des sentiments que Dieu vous donne, des grâces qu’Il vous a faites, et Lui en témoignez votre reconnaissance, par votre abandon entre Ses mains à tout ce qu’il Lui plaira, surtout pour mourir à tous vos sentiments, antipathies ou chagrins que vous Lui devez sacrifier, et enfin toutes les répugnances et les difficultés de la charge où vous êtes.
Ne vous mettez pas en peine si vous avez de la dévotion aux fêtes ou de la sécheresse : accommodez-vous seulement à ce que Dieu fera en vous. Ne craignez point le trouble de votre esprit. Aimez Dieu, et renoncez à tout et à vous-même, et demeurez en repos ; servez-vous de tous les bons sentiments que Dieu vous donne. Cette vue de votre néant est bonne ; approfondissez tout là-dedans, car il faut passer par votre néant pour retourner à Dieu. Ne vous laissez pas aller au découragement, car Dieu vient à ceux qui se confient en Lui par-dessus tout ce qu’ils ressentent de contraire.
Vous dites beaucoup de choses dans votre écrit, qui reviennent toutes à une : savoir cette impuissance, stérilité, sécheresse, pour l’oraison, pour les grandes fêtes et pour les mystères. Je vous dirai à tout cela qu’il faut que vous preniez tout comme Dieu vous les donne et que vous ne vouliez pas mieux que cela, et que vous soyez contente. Voilà la réponse à toute votre lettre. / Je suis votre. / Ce 6 décembre 1686.
Vous devez beaucoup vous appliquer à la présence de Dieu au-dedans de vous. C’est un moyen très utile pour la perfection. Ayez aussi une grande confiance en Dieu, au-dessus de toutes ces vues et craintes naturelles. Une âme qui a cette parfaite confiance ne craint rien. Si vous êtes fidèle à vous tenir dans une grande résignation de vous-même entre les mains de Dieu, vous expérimenterez dans la suite ce que je vous dis. Mais présentement, tenez-vous dans une parfaite résignation sur votre dénuement intérieur, et croyez qu’il vous est infiniment plus utile que toutes les belles lumières et dons de larmes que plusieurs saints ont eus. Je dis bien davantage : que votre résignation sera plus agréable à Dieu et plus utile à votre âme que si, par des miracles, vous attiriez une infinité d’âmes à Dieu, parce que les miracles s’opèrent trop souvent par la seule bonté et miséricorde de Dieu, sans que pour cela ceux qui les opèrent en deviennent meilleurs ; mais une âme résignée toute entre les mains de Dieu et à Sa divine volonté et sous Sa conduite en tous événements s’élève à une très haute perfection et acquiert une très profonde humilité et haine de soi-même. / Je suis.
Je connais fort bien, par toutes les choses que vous venez de me dire, que vous voulez trop voir, connaître et sentir si vous aimez Dieu, si vous Le servez bien, et si vous acquérez les vertus. Tout cela est imparfait, et je dis positivement qu’il faut être dans une entière résignation de tout soi-même pour se voir imparfaite et que les autres glorifient Dieu par leurs grandes vertus. Il faut, comme un vase rempli de misère et de saleté, s’offrir à Dieu et Lui dire que vous acceptez de tout votre cœur de vous voir toute imparfaite et inutile à Le glorifier par ces grandes vertus que vous voyez dans les autres ; mais qu’en vous, Il manifestera davantage Sa miséricorde et Sa bonté en vous comblant, comme Il le fait, de Ses bienfaits, quoique vous ne cessiez de L’offenser.
Il faut cependant travailler déjà par un grand dégagement de cœur pour toutes les créatures et tendre sans cesse à Dieu dans l’esprit de sa vocation, faisant ce qui en dépend le mieux qu’il vous sera possible. Mais, du reste, laissez-en à Dieu l’événement, car, comme dit saint Paul, c’est à nous d’arroser et de planter, mais c’est à Dieu de donner l’accroissement. Dieu sera peut-être plus glorifié de l’humilité que vous retirerez de vos propres misères, que si vous étiez élevée à une très haute perfection. N’est-ce pas assez pour vous que Sa Providence vous soutienne et vous empêche de tomber dans une infinité de maux et de péchés dans lesquels vous tomberiez assurément si Sa bonté ne vous secourait ? N’est-ce pas encore assez pour vous qu’Il vous ait retirée du monde pour vous mettre dans Sa maison ? Les rois de la terre font éclater leur grandeur et leur puissance non seulement sur les personnes qu’ils élèvent dans les grandes charges, mais encore sur une infinité de fainéants qui n’ont d’autre emploi que d’être auprès de sa personne pour le suivre et se tenir prêts à recevoir ses commandements : il est ainsi de vous près de Notre Seigneur. Ce n’est pas assez de se résigner entre les mains de Dieu pour se voir dénuée des vertus ; il faut encore aimer de se voir ainsi dans le dénuement et toute pauvre des richesses spirituelles. L’on ne connaît pas assez le trésor caché dans ces paroles de Notre Seigneur : Bienheureux sont les pauvres d’esprit, car à eux appartient le royaume des cieux. Cette résignation se doit étendre sur toutes choses et dans cette disposition se présenter à l’oraison.
Vous ne devez pas chercher des voies plus assurées pour vous que celles de votre vocation : c’est en suivant et pratiquant excellemment ce qui vous est ordonné dans l’état où vous êtes que vous parviendrez à la perfection et sainteté à laquelle Dieu vous a destinée. Tous les états religieux, quoique différents dans leur espèce et dans leur genre de vie, demandent de chacun de ceux qui y sont enrôlés qu’ayant tout quitté de ce qui est dans le monde, ils se quittent aussi eux-mêmes et renoncent entièrement à soi-même, suivant Jésus-Christ, chargés de leur croix et combattant sans cesse contre les appétits, les inclinations et les répugnances de la nature corrompue ; c’est-à-dire qu’il faut faire en sorte, avec la grâce de Dieu, que nous ne soyons plus rien à toutes choses et que toutes choses ne nous soient plus rien.
Si une personne avait atteint à cet état de degré de perfection, rien ne pourrait la fâcher ni lui faire de la peine, puisqu’elle ne prendrait plus de part à tout ce qui lui pourrait arriver de meilleur ou de plus fâcheux. Dieu, qui serait le seul objet de son amour, lui suffirait pour demeurer contente en toute sorte de rencontre. Cet état est si heureux et si noble qu’il mérite bien que nous nous dépouillons entièrement de toutes choses pour y parvenir. C’est à quoi nous conduisent les règles de notre état religieux quoiqu’elles soient bornées en certains règlements extérieurs, demandant néanmoins de nous que nous purifions tellement nos âmes par une mort perpétuelle qu’il ne lui reste plus rien de ses vieilles habitudes et de ses inclinations au péché. Tous ceux et celles qui se sont donnés à Dieu par la profession religieuse des trois vœux solennels se doivent regarder comme des hosties consacrées à Dieu, qui doivent sans cesse et à tous moments se sacrifier à la divine Majesté dans le feu de Son divin amour, par toutes les souffrances et les maux qu’Il leur enverra, tant par Lui-même que par les créatures.
Voyez donc quel tort vous faites à Dieu quand vous grondez et vous murmurez en vous-même, lorsqu’on vous fait ou dit quelque chose qui vous est désagréable. Après vous être toute donnée sans aucune réserve, n’est-ce pas Lui voler ce qui Lui appartient ? Il n’y a rien qui me donne plus d’étonnement que de voir des créatures qui semblent vouloir tout boire et tout avaler ce qu’il y a de plus amer pour faire voir à Jésus-Christ qu’elles L’aiment, et qui néanmoins se rebutent aux moindres croix qu’il faut porter. Vous demandez ce qu’il faut faire pour suivre les desseins de Dieu : prenez tout ce qui se présentera de plus fâcheux et le supportez, sinon avec plaisir, au moins avec patience.
Vous voulez aussi savoir ce qu’il faut faire pour satisfaire à Dieu pour vos péchés passés. Ne soyez plus la même, mais soyez toute une vraie épouse de Jésus-Christ en Lui livrant votre cœur, non pas seulement par désir et par bonne volonté, mais par effet : ne regardez plus rien hors de Lui et faites tout pour Lui ; soyez bien aise lorsque les créatures vous aideront à vous sacrifier à Son divin amour en vous faisant mourir à vous-même. Si vous voulez bientôt entrer dans votre néant, recevez tous les coups qui vous arriveront de quelque part que ce soit : faites que votre cœur ne respire qu’après Lui et qu’il embrasse les occasions qui vous feront montrer l’amour que vous avez pour votre divin Époux. Il n’y a rien qui puisse mieux vous purger de vos péchés que l’amour de Dieu : c’est le vrai feu du purgatoire des âmes saintes. Toutes les personnes ne peuvent pas faire de grandes austérités, mais tout le monde peut aimer, tout le monde peut souffrir en diverses manières. Ceux que Dieu veut exercer Lui-même trouvent le chemin le plus court s’ils se soumettent et s’ils soutiennent ce que Dieu fait en eux pour les éprouver et les purifier. Il ne tiendra donc qu’à vous si vous n’êtes pas bien agréable à Dieu, puisqu’Il ne veut que le cœur, non pas des actions éclatantes.
L’humilité Le ravit et l’humiliation est le vrai trésor des âmes saintes, ne soyez donc plus rien à vous-même ni à qui que ce soit. Suivez les desseins de Dieu sur vous, en soutenant toutes les privations de Dieu, les mésestimes des créatures et les peines corporelles, si Dieu vous en envoie. Ne regardez plus en principal que l’œuvre de Dieu en ce qu’Il veut faire en vous, pour vous y unir, suivre et accomplir Ses desseins.
Il n’est pas nécessaire de réfléchir sur le passé : faites-vous par la grâce une nouvelle créature, et ne vous regardez plus en rien : et, comme si rien ne s’était passé, ne tâchez que de plaire à Dieu. Pour ce qui est du temps des maladies, et particulièrement pour celle qui doit précéder la mort, il faut faire et vivre comme vous devez avoir vécu durant votre vie religieuse. Ne réfléchissez plus sur ce qui vous regarde et laissez toutes choses entre les mains de Dieu. Il fera mieux que vous-même. Quand il faudra mourir, après avoir reçu les sacrements, demeurez en repos et ne pensez plus à ce qui doit vous arriver, mais occupez-vous à aimer et à vous abandonner à Dieu, regardant votre salut comme Son ouvrage et non pas comme le vôtre. Ce sera donc à Lui à l’achever et à le perfectionner. Ainsi, confiez-vous en Lui, laissant faire Sa divine bonté, et commencez dès aujourd’hui à faire votre sacrifice, que vous devez continuer jusques à la mort. / Je suis votre. Ce 21 octobre 1688.
Il est bon d’entendre les sujets d’oraison qui se lisent pour la Communauté. Si vous y trouvez quelque chose qui vous occupe, servez-vous-en ; sinon, tenez-vous simplement occupée de la présence de Dieu. Si votre esprit s’égare, rappelez-le tout doucement par des actes d’abandon, de remise de vous-même, d’amour, d’union et autres. Vous ferez bien de suivre cette méthode ; et si votre cœur est occupé de son Dieu, cessez les actes qu’on ne doit faire que pour se faciliter la présence de Dieu. Si vous êtes dans une disposition de souffrance, tenez-vous simplement dans une résignation à la volonté de Dieu, pour ne vouloir ni plus de lumière, ni plus de grâce, ni plus d’amour pour Lui qu’autant qu’Il veut que vous en ayez pour porter les peines intérieures et extérieures qu’Il vous enverra, croyant que rien n’est meilleur pour vous que cela. L’âme qui est fidèle dans cette pratique de résignation n’en demeure pas là, et je ne saurais vous exprimer le bien qui en revient.
Lorsque votre esprit sera dans le trouble par quelque souffrance intérieure ou extérieure, divertissez-le par quelque occupation extérieure. Mais le plus parfait est de se résigner à Dieu et, dans cette résignation, tâcher de calmer son cœur et son esprit, portant, par une disposition intérieure de pénitence, la peine. Les commencements vous seront pénibles, mais dans la suite vous en ressentirez de grands biens et il vous deviendra plus facile.
Je suis bien aise, chère fille, de ce que Notre Seigneur vous donne Sa sainte paix. Le vrai moyen de la conserver est de se tenir détaché de tout ce qu’il y a de créé, et particulièrement de tous ses propres intérêts, car celui qui ne se soucie de rien que de Dieu, possède toujours ce qu’il désire, et ainsi il est toujours content. Ce qui fait qu’on roule si longtemps sans atteindre à la perfection, est parce que l’on veut toujours quelque chose hors de Dieu : c’est d’où viennent toutes les inquiétudes. Demeurez donc en repos avec Dieu. Je suis votre. / Ce 21 juin 1689.
L’occupation de l’âme, en l’état où vous êtes, est bonne lorsqu’elle cherche à se tranquilliser et pacifier et, par cette paix, se réduire en son fond où Dieu lui est plus intime qu’elle n’est à elle-même.
La seconde manière est de l’occuper par abandon, acquiescement et perte de soi-même en Dieu, voulant être comme l’on est, parce que tel est Son bon plaisir.
La troisième manière est de souffrir et de soutenir en esprit de sacrifice et de victime qui s’immole par amour à tout ce qu’il plaît à son Dieu, qu’elle endure par révérence et union à Jésus-Christ.
Le traité du Royaume de Jésus-Christ dans les âmes, que nous reproduisons intégralement, constitue l’ouvrage majeur de Maur de l’Enfant-Jésus : son élaboration est plus précise et plus structurée que celle de ses nombreux opuscules antérieurs69.
Les archives du carmel de Clamart conservent un exemplaire rare de l’édition de 166470 : c’est lui qui a été transcrit par sœur Madeleine. Ce texte recèle de nombreuses difficultés que nous n’avons pas toutes résolues : nous avons tenté de pallier les nombreuses négligences et les oublis de cette édition en modernisant la ponctuation peu claire de l’époque et en faisant parfois des adjonctions entre crochets. Des extraits de Jean de la Croix venaient naturellement à la mémoire de sœur Madeleine au détour de sa transcription : ils sont donnés en notes.
Les deux derniers traités sont beaucoup plus courts. Ils portent le même titre – bien choisi – de Traités de la vie intérieure et mystique. Ils sont reliés dans un même fascicule.
Le premier traité est de deux mains différentes71, dont la seconde est grossière. Le style en est parfois lourd, sinon incompréhensible, au point que l’on peut se demander s’il ne s’agirait pas d’un brouillon non revu par l’auteur.
Le second Traité est écrit par un copiste dont l’écriture trop régulière rend parfois la lecture difficile ; son style est comparable à celui du Royaume.
Les titres des deux Traités sont écrits de la même main que la fin du texte du premier ; le même homme (peut-être l’abbé de Brion ?) a ajouté la fin du premier texte, puis a donné le même titre aux deux textes et relié le tout ensemble : ceci confirmerait l’hypothèse que le premier texte serait le brouillon du premier. Le premier Traité contient cependant de beaux passages très inspirés : nous avons donc publié l’ensemble.
§
Maur se situe à la charnière entre deux époques : de nombreux novices ont afflué, attirés par la présence de Jean de Saint-Samson et le renouveau intérieur qui en découlait. Mais après sa mort, le cercle qui l’entourait s’est dispersé pour porter ailleurs cette impulsion mystique. Maur n’est plus porté par la présence de Jean : il se retrouve seul pour poursuivre son chemin et doit se consacrer à la tâche difficile de former les jeunes. Les grands états de grâce sont rares, un être tel que Jean est un cas exceptionnel. Maur constate que, chez lui-même et ses novices, la nature humaine resurgit à tout moment. Son texte devient alors un cri de douleur : pourquoi employons-nous
…tous nos jours à chercher, en des lacs corrompus et en des citernes crevées, ce que nous avons en nous-mêmes ? (Royaume I, 19).
Il est sensible à l’extrême à la tension entre la « vertu » de la grâce et la répugnance à la grâce qui provient du péché originel, entre le sacrifice de Jésus-Christ et le peu de réponse que lui donne l’être humain. Il appelle au combat en chrétien « armé de la foi et de la vertu de Jésus-Christ » (Roy. II, 14) pour « suivre Jésus-Christ, notre capitaine, par toutes les voies les plus affreuses à la nature » (Roy. II, 3), pour entrer avec Lui « dans l’océan de fiel et des amertumes de Sa Passion » (ibid.). L’accent est donc donné à un renoncement absolu, auquel il consacre les deux premières parties du Royaume et sur lequel il revient sans cesse. Ses formulations sont abruptes : il faut « concevoir une horreur et une haine immortelles de soi-même et de tout ce qui a les moindres apparences du péché » (Roy., II, 28). Il faut « purger par les mortifications continuelles, tant intérieures qu’extérieures, la rouille et les ordures du péché » (Traité II, introd.). Même à la fin, où l’on penserait voir le mystique enfin arrivé à une paix définitive, Maur avertit que l’homme est fragile, que cette expérience n’est due qu’à la grâce qui inonde de faibles « vases d’argile ». On sent l’expérience personnelle de Maur affleurer à chaque instant dans son acuité douloureuse :
…après dix et vingt ans de paix et de repos dans une vie élevée au plus haut degré de perfection, le Sauveur de nos âmes venant à retirer Sa présence sensible qui tenait toute l’âme coupée, on sentira le corps, les sens, les passions, l’imagination et tout l’animal aussi porté à s’émouvoir à la présence des objets qui lui sont conformes ou contraires, que si l’on ne faisait que commencer. (Roy., III 24).
Il faut être sur ses gardes jusqu’à la fin de sa vie car la nature humaine resurgit sans cesse : « Il faut toujours exterminer pour assurer sa paix » (Roy. II, 20). Partout éclate sa souffrance devant le sacrifice du Christ et l’inaptitude de l’homme à en recueillir les fruits.
Son exigence est absolue :
Le nouveau disciple de Jésus-Christ doit donc commencer, pour sa première pratique, à rompre tous les liens qu’il a avec les créatures. (Roy., II, 3)
Il n’a pas de mot trop fort pour parler de la nature humaine, « souillée » et « corrompue » par le péché originel. Sa haine du péché est telle qu’il s’exprime parfois avec excès :
…il faut que nous nous détruisions nous-mêmes pour le chasser (Roy., II, 10) !
Il accorde un grand rôle à la volonté :
…la mémoire et l’entendement seront obligés à ne penser et ne représenter plus que le vrai bien. L’appétit sensitif avec tous ses alléchements [sic] et toutes ses fureurs sera contraint de se calmer et de suivre les ordres qui lui seront prescrits par cette volonté supérieure, nonobstant ses répugnances et contrariétés. (Roy., II 28).
La raison joue aussi une grand rôle pour que le novice constate que toutes choses ne sont que participations à la bonté ou à la toute-puissance de Dieu, et qu’il importe de remonter à leur source divine : illuminée par la foi, elle aide beaucoup l’homme à
…ne s’appuyer plus sur quoi que ce soit que sur Lui, et de commencer avec Lui et par Lui à se défaire de tout ce qui l’avait possédée jusques alors. (Roy., II 4).
Car heureusement, l’homme n’est pas seul : nous sommes participants de la Résurrection de Jésus-Christ, qui
…gouverne tout le christianisme par la distribution de Ses grâces […][et qui] voit Ses fidèles amis entrer courageusement dans les combats qu’Il a Lui-même soutenus, et passer par les voies qu’Il a leur a frayées le premier. Il considère avec plaisir ceux qui travaillent à se rendre par Son secours les véritables images de Sa vie douloureuse et toujours privée des satisfactions de la nature. C’est là qu’Il les attend pour les faire participants de la gloire qu’Il leur a méritée, pour être l’objet éternel de leur amour et de leur reconnaissance et le comble de leur ineffable félicité. (Roy. I, 33).
Les lecteurs modernes pourront donc être rebutés à la fois par le tempérament excessif de Maur et ses expressions souvent morbides des deux premières parties du Royaume, mais ce style et cette émotivité, courantes dans la littérature religieuse du Grand Siècle, deviennent heureusement de plus en plus rares au fil de la progression du texte. Les deux premières parties restent cependant utiles pour proposer des remèdes aux difficultés qui se répètent chez les spirituels novices de tous les temps72.
Une fois que l’ascétisme a accompli son œuvre, l’intériorité et la vie mystique profonde peuvent prendre possession de l’homme libéré. Un retournement capital s’opère puisque l’effort personnel s’efface pour laisser place à l’action divine :
C’est dans cette vie divine et surnaturelle que les efforts humains et naturels ne peuvent pas beaucoup nous servir. Les principaux agents sont ici la foi et la grâce. (Roy. III, 1).
Le ton douloureux s’apaise donc dans le beau début de la troisième et dernière partie du Royaume :
…je suppose l’avoir [l’homme chrétien] laissé dans un état qui lui a fait rompre toutes les cordes qui le tenaient attaché au péché, tant dans la partie inférieure que dans la supérieure ; et qu’étant maître de soi-même, il est libre de se donner à Dieu, s’élevant, par la foi qu’il a reçue de Lui, au-dessus de soi-même et de toutes les créatures, pour s’abîmer en Lui par Sa grâce, comme dans un océan d’amour et plénitude de tout bien. […]
C’est donc ici où l’être surnaturel de la foi et de la grâce doit commencer à opérer comme principal agent dans l’homme chrétien, et à gouverner comme le maître de la maison, dans laquelle il n’a été jusqu’à présent que comme un aimable conseiller, comme un associé fidèle, pour l’aider dans la rencontre des difficultés73.
Les Traités ne commencent qu’à ce retournement de l’homme :
Vous voyez bien maintenant, mon cher fils, que j’ai eu grande raison de ne vous pas faire plus tôt l’ouverture des secrets et des sentiers de la perfection chrétienne, attendu la nécessité que vous aviez de travailler de vous-même pour disposer le fond de votre âme à recevoir les opérations divines ; il a fallu vous laisser le loisir de faire [38] beaucoup de préparation pour bâtir dans votre cœur un tabernacle vivant à Dieu, qui le veut bien choisir pour Sa demeure… (2e Traité, introd.).
Dès lors, la vie du mystique va être consacrée à laisser le divin prendre toute la place : il ne s’agit pas de détruire la nature humaine, mais de laisser la grâce enlever l’instinct de propriété et l’amour de soi :
…comme la sainteté est une participation de la nature divine, il n’y a que Dieu seul qui la puisse donner (2e Traité, 2).
…lorsque la créature a anéanti son être, ses propres actions et sa propre vie pour n’être plus et ne vivre plus qu’à Dieu, Dieu la fait subsister dans un être nouveau de la grâce, non pas qu’elle perde son être et sa subsistance naturelle, mais tout ce qu’elle avait de propre, ou que le péché avait introduit chez elle, étant sacrifié à Dieu (2e Traité, 1).
L’homme dans l’état de corruption ne vivait qu’à soi-même et la nature était le principe et la fin de tous ses mouvements ; au contraire, dans l’état de la grâce, … il ne fait plus rien de soi-même ni pour soi, mais toutes ses actions et tous ses désirs tendent à Dieu duquel il a reçu une nouvelle naissance (2e Traité, 24).
Il faut que la grâce soit dans l’homme le principe de tous ses mouvements et qu’il n’y ait plus rien en lui de propre qui domine et qui gouverne (2e Traité, 22).
Le changement est radical et difficile à supporter pour la nature humaine qui doit laisser Dieu opérer à chaque instant et se laisser conduire à l’aveugle dans ce qui lui apparaît comme ténèbres : il faut
…se résoudre à ne désirer rien par avance et à ne recevoir à chaque moment que ce que Dieu opère en nous, et ne voir ni vouloir autre chose que ce qui est et se passe (2e Traité, 2).
Or, sur ce changement de ces vies si éloignées et si différentes l’une de l’autre, il y a un chaos à traverser dans lequel il se trouve fort peu de personnes qui veuillent se jeter et qui osent s’abandonner à ces ténèbres. C’est aussi ce qui fait que peu de personnes parviennent à cette manière de pur amour et d’union parfaite avec Dieu (2e Traité, 4).
…une âme […] se verra et se sentira avec le temps pleine de choses entièrement opposées à ce qu’elle avait expérimenté […] pour bien faire ce voyage mystérieux il faut que l’homme suive tout doucement la conduite de Dieu et qu’il prenne garde de n’avancer ni de retarder aussi ces divines opérations par ses propres efforts … qu’il consente à être réduit dans son premier état de pauvreté et de bassesse et d’y souffrir toutes les misères propres au même état avec cette seule différence qu’il lui est donné une force secrète avec laquelle il supporte plus courageusement et plus facilement (2e Traité, 17).
Cette force est Jésus-Christ même :
…la vertu de Jésus-Christ, qui habite en lui par la foi et la charité, le tient uni à Dieu, quoique ce soit d’une façon fort nue et presque imperceptible (Roy. III, 5).
Ces chemins ne sont pas dangereux car l’on y suit Jésus-Christ,
…qui nous a si expressément enseigné cette doctrine et qui a commandé à tous ceux qui voudraient être de Ses disciples, de la suivre et de la pratiquer… (Roy., III, 1)
L’âme est alors en attente, comme « le passereau solitaire sur un toit » (Ps. 101, 8) et Dieu
…lui fait seulement connaître que, s’étant abandonnée à Lui sans réserve, elle n’a plus le droit de se mêler de sa propre conduite. Tout ce qu’elle doit faire est de suivre Celui qui la conduit sans se soucier d’autre chose. (Roy,. III,3)
A partir de ce moment, l’oraison change et tous les états antérieurs ne lui sont plus rien :
…il faut quitter […] cette simple et amoureuse tendance vers Dieu, mais qui, étant dans l’effort et l’activité de la créature, n’est pas celui que Dieu demande des personnes qu’Il a destinées pour recevoir les derniers témoignages de Son amour dans cette vie. Il y en a donc un autre dans lequel l’âme, étant unie avec son principe et son Dieu, ne fait plus nulle avance de sa part, mais c’est Dieu, son divin Epoux, lequel en qualité de maître, de Roi et d’ami a soin de tout ce qu’elle est et de tout ce qui la regarde (2e Traité, 4).
…posséder Dieu, qui se fait dans le fond de l’âme où Dieu se fait sentir et expérimenter en forme de premier principe et cause efficiente, se trouve par la voie des ténèbres divines. […] Il ne voit plus pour soi, ni en haut ni en bas ; néanmoins il se trouve content sans savoir de quoi […] il sent comme dans le fond de lui-même une vérité et un principe qui lui cause ce bien sans qu’il en puisse former aucune idée […] il se sent établi comme sur un principe inébranlable et infini (2e Traité, 26).
Ces ténèbres lui font un doux repos, et il ne peut faire effort ni pour en sortir ni pour s’y approfondir davantage. Aussi n’a-t-il plus de chemin ni de voie que cette même obscurité, qui ne lui donne point de doute, mais qui ne laisse pas de l’étonner au commencement à cause qu’il ne sait où il est, et qu’il se sent comme tout d’un coup transporté de sa façon d’agir ordinaire dans une impuissance totale de produire aucun mouvement, et qu’il ne peut plus se servir d’aucun moyen pour s’unir à Dieu que de demeurer perdu à soi-même dans cette grande et vaste obscurité, attendant qu’on le conduise où il plaira à Celui qui l’y a mis : c’est de vrai tout ce qu’on peut faire en cet état. (1er Traité, 11).
C’est une vie de renoncement à tout ce qui est propre, même à la perfection d’une vie sainte :
…il est nécessaire que l’homme meure à cette vie humaine bien qu’elle semble bien parfaite, bien sainte, fondée et établie sur les principes de la grâce. La raison est que jusque-là l’homme n’a travaillé que pour se regagner soi-même [et] trouve encore cet empêchement de la propriété de soi-même (2e Traité, 5).
Le but de la grâce est de mener l’homme à l’impuissance totale. De mort en mort, elle pousse le mystique vers l’anéantissement de tout lui-même :
Quand l’homme est arrivé dans ce fond d’anéantissement et de bassesse où il n’a plus rien qui le soutienne, la grâce le pousse à se laisser tomber en Dieu qui est seul au-delà de cet abîme du néant (2e Traité, 19).
C’est ce que Dieu fait par Sa sainte grâce en celui qui a renoncé à tout et qui s’est tellement perdu en Dieu qu’il ne trouve plus rien de soi car, après cette perte, il se trouve dans un établissement spirituel où il ne veut et n’a besoin de rien. Il semble que son être soit comme une même chose avec celui de Dieu tant il est ferme et se sent subsister en Lui par la grâce et par la foi (2e Traité, 22).
Cet état demande une fidélité absolue :
[Dieu] demande que l’homme n’ait de vue ni de vie que pour Lui, qu’il n’ait autre objet que Lui, autre mouvement que vers Lui, en un mot qu’il soit tout à Lui, âme, vie, puissances, corps et tout ce qu’il est, de même que, de Sa part, Dieu est tout donné à lui (2e Traité, 10).
…la fidélité de l’âme, en cette rencontre, est de demeurer ferme dans sa perte totale en Lui, et de ne vivre que de cette foi nue, qui la fait pour lors être et vivre en Lui, d’autant plus profondément que moins elle s’en aperçoit. Faire autrement serait se retirer de Dieu, en qui elle est profondément abîmée pendant tout ce temps. (Roy. III, 19).
Alors commence une nouvelle vie :
…ce feu intérieur ayant consommé tout ce qu’il y avait de propriété de vie dans la créature, Dieu en prend possession, Il s’unit à elle et la fait vivre de Sa propre vie par le moyen de la grâce par laquelle Il fait tout en l’homme. (2e Traité, 2)
A celui qui s’inquièterait de voir cet homme disparu à jamais pour l’humanité, Maur répond en pensant probablement à son maître bien-aimé, Jean de Saint-Samson, qui était dans cet état divin :
A répondre mystiquement et selon la vérité, un tel homme n’est plus ni pour soi ni pour les autres ; non seulement il n’a plus rien, mais il ne peut plus rien vouloir pour soi […] il ne veut Dieu que pour l’amour de Lui-même et par pure complaisance à Son bon plaisir. […] c’est Dieu même qui par Sa grâce opère tout en cet homme et par cet homme, quoique tout paraisse être fait humainement par lui comme il l’est en effet, Dieu s’accommodant à la façon de l’homme, voulant seulement être le premier principe de sa vie et de ses actions. (2e Traité, 8).
…il est tout rempli de la présence divine, quoique ce ne soit pas par manière d’objet qu’il en jouit, mais par manière d’être et de principe ; il est fait une même chose avec Lui. Cette vue ou expérience par laquelle l’homme se sent réuni à Dieu comme à son premier principe le comble d’une joie indicible (2e Traité, 12).
…pour les personnes que je viens de décrire, elles sont, à vrai dire, toujours ravies, quoique personne ne s’en puisse apercevoir. Car elles vivent toujours en Dieu, au-dessus d’elles-mêmes […] et cela d’une manière si libre et si sainte qu’elles n’en sont aucunement empêchées de vaquer aux actions extérieures que leur obligation ou la charité demande d’elles, et qu’elles font, sans y prendre ni y mettre rien d’elles-mêmes par attache volontaire de nature, mais dans la seule vue de la volonté et bon plaisir de Dieu, qui est l’unique règle de toute leur vie. (Roy., III, 12)
…il est comme une même chose avec Lui, comme s’il lui était naturel d’être ainsi et que son esprit fût tout passé et transformé en celui de Jésus-Christ par Lequel il fait toutes choses : s’il aime, s’il hait, s’il cherche, s’il fuit, s’il possède ou s’il est privé de tout, c’est tout pour Jésus-Christ et par Lui.( 1er Traité, 11).
Évidemment,
…Qui ne sortirait point de cette vie pour aucune chose que ce soit, n’aurait rien du côté de la créature qui pût lui donner de la peine ; et d’autre part, on aurait tout Dieu, duquel on vivrait seulement avec un bonheur inestimable. (Roy. III, 5).
Mais
La pratique de tout ceci est beaucoup plus difficile qu’on ne peut se l’imaginer en le lisant sur ce papier (2e Traité, 2) !
L’ignorance de ce que Dieu est et de ce qu’Il fait par Notre Seigneur Jésus-Christ dans les âmes est la véritable cause de tous leurs malheurs, et le principe du dérèglement qui les [2] fait courir comme des vagabonds après toutes sortes de créatures, auxquelles, s’arrêtant comme à leur dernière fin, elles se privent des lumières que Dieu leur avait préparées pour les attirer à Lui, et se rendent indignes de Son amitié pour laquelle Il les avait mises au monde.
N’est-ce pas de quoi s’étonner de voir que, dans un si grand nombre de personnes qui font profession de christianisme, il s’en trouve si peu qui sachent quel est le joug de Jésus-Christ et combien fort et étroit est le lien des obligations qui les attachent à Lui ? Mais quel prodige est-ce de ne trouver presque personne qui veuille s’en acquitter et que, parmi une multitude si prodigieuse de l’un et l’autre sexe qui Lui sont spécialement consacrés, il y en ait un si petit nombre qui soient remplis de Son Esprit, qui obéissent à Ses lois évangéliques, et qui cherchent seulement à vivre dans le royaume intérieur qu’Il veut établir dans les âmes ?
Ce malheur ne peut procéder d’ailleurs que de l’aveuglement et des ténèbres que l’amour des créatures et leur [3] maudite attache a causé dans l’esprit des hommes. Car il n’y a si malheureux au monde qui, connaissant ce que Dieu est et ce qu’Il opère dans une âme pour sa félicité éternelle et pour la rendre bienheureuse même dans cette vie, ne quittât tout pour suivre Ses attraits, et qui ne courût à l’odeur de Ses onguents par les chemins les plus difficiles et par les déserts les plus affreux, quoique parsemés de croix, d’afflictions et de persécutions. Quel redoublement de malheur est-ce donc d’être ignorant d’un si grand bien, mais encore de ne vouloir point écouter ceux qui nous l’enseignent, comme s’ils racontaient des fables lorsqu’ils parlent des opérations plus secrètes que Dieu fait dans les âmes ?
Si l’on exposait quelque doctrine fondée sur les principes d’Aristote ou de Platon, elle trouverait assez d’approbateurs et de sectateurs ; et ce qui est fondé sur les principes et sur la doctrine de Jésus-Christ, notre divin Maître, ne passera que pour folie et pour des imaginations de têtes affaiblies ! Au moins, [4] si l’on voulait se soumettre par manière d’épreuve aux pratiques qui sont proposées pour venir à la connaissance de la vérité qu’on enseigne, on pourrait avec plus d’équité juger d’une question si importante ; mais de condamner une chose parce qu’on ne l’a pas expérimentée, ou parce qu’elle surpasse la capacité ordinaire et la façon commune des hommes, ce n’est pas être juste juge. D’autant qu’il ne faut pas juger les autres par soi-même, et ce qui surpasse notre intelligence ne laisse pas d’être véritable, puisque Dieu a fait et fait tous les jours dans les âmes des choses qui surpassent le sens commun et l’intelligence ordinaire des hommes. Mais Il les cache à ceux qui sont sages et prudents à leurs yeux, qui seraient avec grande raison chargés de honte et de confusion en eux-mêmes si, quand ils ouvrent la bouche contre ces vérités évangéliques, ils venaient à réfléchir qu’ils sont ceux que le Fils de Dieu a jugés incapables et indignes de ces mystères qu’Il a révélés aux petits et humbles de cœur.
Nous vivons dans un siècle si misérable [5] que, si le Sauveur du monde était contraint de mettre Sa doctrine à l’examen de ces sages de la terre, qui ne croient rien qui soit au-dessus de leur capacité, il serait à craindre qu’Il ne passât pour un homme qui abuse les autres. Ce qui est à déplorer en des chrétiens qui devraient consumer vie, santé, forces et enfin corps et âme, pour se disposer à recevoir et goûter les vérités du salut et de la sainteté que Jésus-Christ nous a enseignées par Son exemple et par Ses paroles et nous a méritées par Ses souffrances et par Sa mort. Laissons pourtant ce qui ne nous regarde pas dans les autres, afin de chercher par les lumières de la foi Celui qui est la félicité de nos âmes, et qui seul peut les rendre heureuses dès ce monde, autant que le peuvent être de pauvres exilés, par la jouissance de leur unique bien, et dans l’autre par l’entière possession de Lui-même, où elles verront Sa face à découvert. [6]
L’homme ne saurait jamais, par tout l’effort de ses puissances naturelles, ni trouver Dieu ni s’unir à Lui, ni même en approcher d’une infinie distance, puisque tout ce qui est en l’homme ne peut connaître Dieu, sinon par les créatures qu’Il a produites au-dehors de Soi-même, qui, n’ayant que de faibles crayons de Sa perfection et de Ses grandeurs, n’en peuvent donner que de très légères connaissances. C’est ce qui a fait que tant de sages philosophes des siècles passés sont demeurés dans l’ignorance de Dieu, après avoir consumé toute leur vie à Le chercher dans les créatures, et qu’ils ont rempli le monde d’erreurs et de fausses opinions, pour n’avoir pas cherché la vérité en elle-même.
C’est ce qui met encore aujourd’hui [7] la honte et la confusion dans le christianisme, où la plupart des hommes sont réduits à ce misérable état d’aveuglement, qu’ils ne peuvent se persuader qu’il y ait quelque chose de Dieu à comprendre au-dessus de leur faible raisonnement, croyant que toutes les vérités divines doivent être renfermées dans leur petite capacité et que ce qui ne tombe pas sous leur sens doit passer pour erreur et pour fausseté. Ce qui est cause que tant de personnes sont empêchées de chercher Dieu par Ses voies plus cachées, craignant de se perdre dans ces chemins inconnus à la nature corrompue par les sens, et condamnés par ceux mêmes qui sont à la vérité pleins et enflés de la science humaine, mais vides de celle de Dieu.
Aussi Sa divine Majesté, Se moquant de la sottise des hommes, a choisi des moyens bien contraires aux humains, pour Se faire connaître à Ses amis. Car Il veut qu’on commence à Le connaître par où l’intelligence et la raison des hommes finit son effort et son étendue. Credere enim oportet accedentem ad Deum [8] quia est. (Heb. 1174). C’est pourquoi Il a voulu que tous ceux qui sont destinés pour le Ciel reçussent dans le baptême la lumière de la foi, qui leur donne la qualité et l’être surnaturel d’enfants de Dieu, les rendant capables, après qu’ils ont reçu l’usage de la raison, de mener une vie conforme à leur état et à cette qualité qu’ils ont reçue d’enfants de Dieu et de nourrissons de Sa grâce. A quoi venant à faillir et à se détourner du principe qui leur a donné cet Etre divin, ils se rendent indignes du bonheur qu’Il leur avait préparé, les destinant à une vie noble, excellente et divine qui n’avait que Dieu seul pour objet. Après quoi, Il les laisse dans la possession des créatures qu’ils aiment, abandonnés à leurs passions, sans qu’ils goûtent ni cherchent rien de meilleur. Faut-il donc s’étonner d’en voir un si grand nombre dans le précipice, puisqu’il y en a si peu qui se servent des avantages de leur naissance spirituelle et de cette adoption filiale que Jésus a faite de nos âmes en les lavant par Son sang dans le baptême, et leur [9] laissant pour gage de Son amour la foi qui devait les porter à Le regarder comme le seul principe de leur béatitude et comme leur fin dernière en laquelle ils sont déjà véritablement unis, quoiqu’il y ait un voile qui les empêche de voir clairement ce divin objet ?
Puisque Dieu commence par la foi à attirer et élever à Soi les âmes des hommes, je m’étonne comment presque tous ceux qui ont travaillé à les aider pour aller à Dieu, se sont accommodés à la façon ordinaire de la nature, qui commence par les choses plus communes afin de monter aux plus hautes ou, pour mieux dire, se sont servis de moyens purement naturels pour élever les âmes à ce qui est tout surnaturel [10] et divin. Je sais bien qu’il faut aider la faiblesse humaine, qui est accablée de tant de ténèbres qu’elle n’est presque plus capable de s’élever au-dessus de la nature, ni de goûter les choses divines ; et partant, il faut faire marcher les esprits pas à pas, par les divers degrés des créatures visibles pour les faire monter jusqu’à Dieu et par ce que nous avons reçu de Lui de plus sensible, pour les exciter à Son amour. C’est ce qui a fait juger aux maîtres de la vie spirituelle qu’il était expédient de donner diverses méthodes aux âmes pour retourner à Dieu, de qui elles se sont éloignées par le dérèglement de leurs passions et par l’aveuglement de leurs sens.
Bien que je croie qu’il est nécessaire de se servir de ces voies à l’égard de plusieurs, qui ne peuvent pas si tôt s’élever aux choses spirituelles, ou pour avoir l’esprit plus grossier, ou pour l’avoir si offusqué de ténèbres, à cause de leurs mauvaises habitudes, que les vérités divines ne peuvent les pénétrer, je ne serais toutefois pas d’avis, sauf sous meilleur jugement, d’assujettir [11] tout le monde à ces règles, ni de les conduire par ces voies, particulièrement certaines personnes, en nombre considérable, qui vivent assez moralement bien dans le monde, pour avoir reçu une assez bonne éducation de leurs parents ou pour avoir été élevés dans les lettres, ni tant d’autres qui vivent dans les cloîtres, comme des matières premières attendant que ce divin Esprit, les informant de Sa grâce, leur donne un meilleur état, où elles puissent mener une vie divine et correspondante à l’excellence de leur profession. Je mets dans ce nombre une grande quantité d’ecclésiastiques, qui se sont consacrés à Dieu pour servir en Son Église, comme des lampes pleines d’amour et de lumière, qui devraient brûler jour et nuit devant la face de Dieu, tant pour se consumer eux-mêmes en Sa présence que pour éclairer les autres qu’ils sont obligés de conduire.
Toutes lesquelles personnes, soit laïques dans le monde, soit religieux dans les cloîtres, soit prêtres dans l’Église, ayant une connaissance suffisante [12] et plus que commune du bien et du mal, et assez de lumière touchant les Mystères du christianisme, devraient, selon mon sentiment, être conduites à Dieu par la porte qu’Il a ouverte à toutes les âmes et par le chemin qu’Il nous a ordonné, quoiqu’il y en ait fort peu qui le prennent : c’est celui de la foi que saint Paul donne et établit pour premier principe de la sainteté et perfection. Credere oportet accedentem ad Deum 75. Et le Saint-esprit même nous assure qu’à l’exemple de Moïse, c’est dans la foi que les hommes reçoivent leur sainteté. In fide et lenitate ipsius sanctum fecit illum76. (Eccl. 45). Nous ne saurions donc nous tromper en suivant de si bons maîtres, et en disant que…77.
J’ai dit que l’ignorance est la cause du malheur des hommes. Ce n’est pas [13] qu’il n’y ait assez de savants au monde qui semblent pénétrer les abîmes par la spéculation des plus profondes vérités, mais je dis qu’ils seront encore ignorants de Dieu pendant qu’ils ne Le chercheront que par l’effort de leurs puissances naturelles, qui ne sont point capables d’atteindre un objet si élevé. Si nous voulons donc nous approcher de Dieu en vérité, il faut avoir d’autres moyens que ceux qui peuvent nous être enseignés par les hommes. C’est pourquoi notre divin Maître, voyant l’état misérable où nous étions réduits, sans espérance de retour à notre première origine de laquelle nous avions perdu la vue et l’amour par le péché, voulant nous retirer de cette misère et reprendre Son ancien domaine déjà tout en friche, plein d’épines et de ronces, tout dissipé et gâté par le désordre du péché, a commencé à y planter Sa foi pour marque de la possession qu’Il en prend, laquelle donne à Dieu un pouvoir absolu sur nos âmes, et les rend tellement Siennes qu’elles ne peuvent désormais disposer volontairement de [14] quoi que ce soit qui leur appartienne, sinon pour Sa gloire et pour Son plaisir : autrement, elles manquent à la foi qu’elles Lui ont donnée en recevant la Sienne, et disposent du bien d’autrui contre toute justice, et au préjudice du serment qu’elles ont fait du contraire.
Ceci étonnera peut-être ceux qui, par faute de considération, ont ignoré jusques ici combien est étroite l’obligation que nous avons contractée, en recevant la foi dans le baptême, d’être tout à Dieu et tellement dépendants de Lui que nous ne pouvons sans injustice détourner ailleurs le moindre mouvement ou désir de notre âme, si bien que tous ses regards, ses amours et ses actions doivent être immédiatement vers Lui, ou au moins pour Lui quand elle les porte vers quelque créature. Sponsabo te mihi in fide 78, dit-il par Osée au chap. 2 : depuis qu’Il l’a épousée dans Sa foi, elle n’est plus à elle-même. Aussi, dans le baptême où nous recevons et faisons profession de cette foi, l’on nous fait renoncer d’affection à tout ce qui n’est point Dieu, et nous sommes obligés [15] de ratifier par nos oeuvres cette renonciation solennelle après que nous sommes parvenus à l’usage de raison, et de vivre comme enfants de Dieu, lavés dans Son Sang précieux, et régénérés en Lui pour la vie éternelle.
Qui est-ce donc, de tous ceux qui ont été baptisés en Jésus-Christ, qui puisse désormais ignorer que tout ce qu’il a en soi-même, sur quoi il puisse établir l’espérance du salut, il l’a reçu par miséricorde de ce bénin Sauveur, à cette condition, toutefois, qu’il sera tellement à Lui que nul autre ne pourra jamais prétendre d’en avoir la possession. Nous voilà donc, nous tous qui sommes baptisés, l’héritage de Dieu par Son Fils ! Nous voilà les enfants de Son Royaume, engagés par la foi au joug amoureux de Ses divines lois ! Voilà nos âmes libres de la servitude du péché ! Les voilà libres, si elles veulent, de la dépendance des créatures !
O Dieu, faites, s’il Vous plaît, que tous les chrétiens goûtent, ne fût-ce que pour un moment, la douceur ineffable de la divine liberté dont jouis [16] sent les enfants de Votre Royaume, et Vous les verrez rompre toutes leurs chaînes pour suivre la suavité de Votre joug amoureux, qui donne à un seul jour plus de douceurs à une âme que tous les plaisirs de la terre n’en sauraient donner en mille ans aux esprits des mondains.
Mais le malheur de la plupart des hommes vient de ce qu’étant abîmés dans les sens, ils ne peuvent goûter et à peine croire les délices et les grands biens que Dieu a préparés à tous ceux qui veulent L’aimer, parce que ces délices ne sont que pour les enfants de Son Royaume, qui n’est pas dans la chair et dans le sang, mais dans le fond et dans l’intérieur de l’âme. Regnum Dei intra vos est 79. (Luc, 17).
C’est pourquoi il y en a si peu qui veuillent travailler à la conquête d’un bien si inestimable : au contraire, il y en a plusieurs qui font assez peu de difficulté et de conscience d’en détourner les âmes qui s’y sentent appelées, ni plus ni moins que si elles avaient pris résolution d’aller chercher un monde imaginaire au-delà des mers. Cela ne nous [17] empêchera pas de dire des nouvelles de ce Royaume intérieur, selon qu’il plaira à Sa divine Majesté [de] nous découvrir les voies plus propres pour y parvenir après que nous aurons vu…80
Ce droit est si ancien et si bien fondé que la seule ignorance peut le faire révoquer en doute, puisque de toute éternité Dieu, le Père, ayant engendré les âmes dans le Verbe de Sa vérité, voluntarie genuit nos verbo veritatis 81 (Jacques, I), les a produites par lui dans le temps déterminé par Sa très sage et très aimable Providence pour être des images vivantes de Ses grandeurs, et pour recouler sans cesse par une vie toute sainte et céleste dans ce divin Océan d’où elles sont sorties. Mais, s’étant écartées de leur source par le malheur du péché, auquel elles se sont trouvées [18] assujetties, il a été nécessaire que ce divin Prototype dont elles sont les images, Se soit réuni à elles en Se couvrant de l’humanité pour leur redonner Sa divine ressemblance, que le péché leur avait ôtée, et que ce Principe éternel soit venu rétablir en elles Sa vérité, qui y était éteinte. Il a été nécessaire que le Verbe Se soit fait chair, qu’Il ait pris la nature humaine et porté toutes les misères de nos corps pour racheter nos âmes, Ses créatures, qui gémissaient sous l’esclavage du péché et de Satan, sans avoir aucune espérance de se voir délivrées si Ses miséricordes et Ses bontés n’eussent infiniment surpassé nos misères et nos méchancetés.
Quel droit peut être plus ancien que celui qui est éternel ? Quel domaine mieux établi que celui qui est fondé sur l’être même qu’on a reçu de la main de Dieu, qui veut être notre Maître et Seigneur, et sur toutes les appartenances qui Le suivent ? Mais, après avoir misérablement engagé et perdu tout ce qu’on avait reçu de Sa main libérale, qu’Il soit venu Se donner [19] Lui-même pour nous dégager, qu’Il Se soit laissé vendre pour nous racheter, qu’Il Se soit perdu et anéanti pour nous sauver, c’est ce qui Lui donne un tel empire sur tous les hommes et un tel droit et domaine sur leurs âmes et sur leurs corps qu’ils ne peuvent s’en servir à aucun usage sans l’ordre spécial de Sa divine Majesté : autrement ils pèchent contre toute justice et équité. Car ils n’ont rien qu’ils n’aient reçu de Lui : s’ils sont en liberté, c’est par le prix de Son Sang ; s’ils vivent, c’est par Sa mort ; s’ils ont droit au Paradis, c’est parce qu’Il les a adoptés pour Ses enfants. C’est donc de Lui qu’ils ont tout, et qu’ils tiennent tout ; c’est à Lui qu’ils82 le doivent ; et puisqu’ils Lui doivent l’être, la vie et le salut, que reste-t-il dans l’homme qui ne soit à Jésus-Christ ? Et si tout est à Lui, [si] tout Lui appartient, qui pourra contester Ses droits et refuser de Lui rendre ce qui est à Lui par tant et de si justes titres ?
Que si ces vérités, qui sont palpables, pouvaient un peu toucher tant de cœurs endurcis, et tant d’esprits vagabonds [20] et dissipés parmi des erreurs préjudiciables ou des connaissances inutiles, on verrait Jésus mieux accompagné de disciples, et Sa doctrine plus suivie et mieux pratiquée qu’elle n’est par ceux mêmes qui doivent en instruire les autres. Car si l’on veut tirer la conclusion de ce que je viens de dire, à quoi peut-on se déterminer, voyant que l’être et la vie, l’âme et le corps Lui appartiennent, sinon de Lui rendre le tout comme choses qui Lui sont propres et à Lui en faire hommage comme à Celui qui en est le Seigneur ; Lui en donner le fruit comme au propriétaire, et enfin se dépouiller du fond, pour le Lui restituer comme à Celui qui en est le Dieu, le Créateur et le Sauveur ?
Une âme qui a reçu la foi, est tellement à Jésus-Christ qu’elle [21] portera encore, par-delà tous les siècles, la marque et le caractère de la possession qu’Il en a prise. Le feu d’enfer, avec toute sa rigueur exercée durant toute l’éternité, ne pourra effacer cette marque, non plus que consumer les âmes qui l’auront reçue durant leur vie en ce monde. Ce qui est l’un des plus sensibles sujets de leurs tourments dedans ces flammes sans fin, est le reproche continuel de leur ingratitude, qui leur fait voir qu’ayant été à Jésus-Christ, rachetées par Sa mort et lavées en Son Sang, il n’a tenu qu’à elles qu’elles ne jouissent du bienheureux héritage qu’Il leur avait destiné, et que c’est pour s’être retirées de Son domaine qu’elles seront éternellement le partage des démons, et la pâture du feu et des tourments.
C’est avec grande justice que le Rédempteur de nos âmes laisse des marques aussi signalées de la possession qu’Il a eue de celles qui ont reçu la foi, puisqu’elle est une participation des lumières divines, le fondement et la substance, au dire de saint Paul, de tout le [22] bien que nous devons attendre, et puisque Il nous l’a méritée par la destruction et par l’anéantissement, pour ainsi dire, de Son être propre. Aussi, en nous la donnant, Il nous met dans un état surnaturel, capables d’une vie surnaturelle et divine qui nous fait connaître et goûter les profondeurs de Dieu, nous dilate en Son immensité et nous fait participer de Ses grandeurs.
Mais j’avoue que ce bien est si caché à la connaissance des hommes, et que cette lumière qui reluit sans cesse parmi les ténèbres de l’esprit des chrétiens et fidèles, est si peu comprise quasi de tout le monde, qu’on peut dire que personne ne reçoit ses admirables effets, que c’est une lampe méprisée et inutile dans la pensée des riches, qui regorgent de sciences humaines et de la sagesse du monde. Lampas contempta apud cogitationes divinum, dit saint Grégoire en ses Morales, lib. 10. cap. 27. C’est un trésor enfoui dans la terre : Sapientia abscondita et thesaurus invisus 83, qui ne sert qu’à très peu de personnes parce qu’il ne s’en trouve que très peu qui veuillent [23] captiver les efforts de leurs puissances naturelles, les vues et les desseins de leur entendement sous les services de la foi. Il leur semble que rien n’est véritable s’il n’est à la mesure de leur esprit. C’est ce qui rend la plupart des hommes indignes des Mystères de Dieu, qui ne peuvent être goûtés ni aperçus que par le moyen de la foi.
Jusques à quand est-ce donc que nous serons si misérables, ayant dans notre fond un si grand trésor ? Jusques à quand serons-nous aveuglés au milieu d’une si belle lumière ? Eh ! Qu’allons-nous chercher chez les Platon et les Aristote ? Nous avons la vérité dans notre sein et nous ne la connaissons ni ne la cherchons pas. La vie se passe dans les livres et personne ne se sert de la foi ! Quelle folie serait-ce d’aller aux Indes chercher un bien qu’on a dans soi-même ? Les livres, les hommes, toutes les créatures peuvent-elles mieux nous faire connaître Dieu que cette participation surnaturelle de Ses lumières incréées qu’Il a mises dans nos âmes, [24] à ce seul dessein de Se faire connaître à elles ? Il me semble que ces considérations doivent être assez fortes sur des esprits raisonnables pour les obliger au moins à réfléchir et considérer si cela est véritable, et pour les porter, s’ils le jugent tel, à se déterminer d’en faire l’expérience.
La possession que notre Sauveur prend de nos âmes par la foi est telle qu’Il prétend en être le Maître absolu, en telle sorte que ni elles-mêmes, ni aucune créature n’aient aucun pouvoir sur elles, ni sur tout ce qui en dépend. A la vérité, c’est tout vouloir, mais si l’on regarde bien la justice de Sa prétention et sur quoi elle est fondée, on jugera sans doute que nous ne pouvons moins donner à Dieu, après avoir reçu la foi, sans Lui faire injustice, [25] et à nous-mêmes un tort grandement notable : car, en recevant cette foi, nous nous transportons tellement dans le domaine de Dieu que nous quittons pour ainsi dire notre être propre pour en recevoir de Lui un autre plus excellent et plus noble, auquel nous ne pouvions atteindre par nos propres forces, ni même contribuer à l’acquérir autrement que par l’acceptation que nous en faisons. C’est donc le pur ouvrage de Ses mains, duquel nous Lui sommes tellement redevables que nous ne pouvons plus nous regarder que comme étant à Lui, et comme membres incorporés à ce chef divin, qui doit nous donner la vie, le mouvement, les influences et les forces nécessaires pour conduire nos actions à la fin qui nous est destinée. Si nous ne faisons qu’un même corps avec Lui, duquel Il est le chef, pouvons-nous avec quelque sorte de justice disposer de nous à notre volonté ? Pouvons-nous avoir d’autres vues ou d’autres desseins que les Siens ? Notre vie ne doit-elle pas venir de Lui comme de [26] notre chef et retourner à Lui comme à son principe ? Aucune créature n’ayant contribué au rétablissement de notre être, et Lui seul étant, comme dit saint Paul aux Hébreux, ch. 12, l’auteur et le consommateur de notre foi et de notre salut, nous ne sommes redevables à qui que ce soit qu’à Sa Majesté. C’est Lui seul qui a droit sur nous, et, partant, notre être, notre vie, nos sentiments, desseins et désirs doivent se terminer à Sa seule gloire, à Son seul amour et à Son bon plaisir.
Suivant cette vérité, qui ne dépend pas de la persuasion humaine, mais qui est établie sur tout ce qu’il y a de plus constant et de plus sacré dans le christianisme, à savoir la foi, tous les chrétiens sont obligés de mesurer tous les mouvements de leur vie, toutes leurs démarches et tous leurs pas selon la règle et la mesure qu’ils ont reçues de ce premier Principe de leur sanctification. Et puisqu’ils ont tout reçu de Lui sans exception, ne sont-ils pas tenus de Lui rendre tout, sans distinction ni réserve [27] d’aucune chose ? Il le veut ainsi et nous sommes assurés qu’Il ne quittera aucun des droits qu’Il S’est acquis sur nos âmes par l’effusion de Son sang, et par Sa mort. Que diront donc ceux qui ne Lui rendent rien du tout et qui ne réfléchissent jamais sur cette obligation si étroite, qui n’ont la foi que pour la violer ou pour l’ensevelir dans le tombeau de leurs passions, de leurs appétits déréglés et de la sensualité de leur vie ? Que leur sert-il d’avoir la foi, puisqu’elle ne les fait point vivre à Celui et pour Celui qui en est l’Auteur et le Principe ?
Que l’on cherche tant qu’on voudra des raisons et des moyens pour faire régner le monde avec Jésus-Christ dans nos âmes, on n’y réussira jamais. Il y a trop grande opposition [28] entre ces deux extrêmes, qui se détruisent tellement dans un sujet, qu’il faut par nécessité que l’un ou l’autre quitte la place. Ce seraient deux royaumes dans un même royaume, qui le voudraient gouverner par des maximes toutes contraires. Ce seraient deux dieux dans un monde, qui lui voudraient donner en même temps deux mouvements opposés. Jésus-Christ veut qu’on quitte tout pour Le suivre, et qu’en renonçant à soi-même, on s’abandonne entièrement à Sa fidélité et aux ressorts de Son amoureuse Providence. Et le monde, je veux dire la nature corrompue par le péché, veut tout posséder, tout avoir : honneurs, richesses plaisirs. Jamais rien de cela ne peut contenter son appétit, elle en voudrait toujours davantage, et tous ceux qui suivent ces méchantes lois ne reconnaissent pour heureux que celui qui en possède le plus. Tout leur appui est dans les choses visibles et présentes, et toutes leurs pensées s’occupent à en amasser ou à conserver ce qu’ils en ont déjà. [29]
Quel moyen pourrait-on donc trouver d’assembler dans un même sujet des principes si éloignés que l’un rejette absolument ce que l’autre veut et désire ? Et pourtant, on se flatte communément que ces recherches mondaines ne sont pas tout à fait contre la volonté de Dieu, qu’un peu de vanité peut bien compatir [être compatible] avec les opprobres de la passion ; que le plaisir n’est pas entièrement incompatible avec les fouets, les crachats et les soufflets de Jésus ; que l’appui et l’amour de quelques créatures peut subsister avec Son délaissement si universel de tout ce qu’il y a sur la terre et dans le Ciel, même jusques à souffrir l’abandon et la main du Père éternel appesantie sur Lui dans la Croix.
Cela est étonnant, et il n’y a que l’esprit rempli des ténèbres des passions, et aveuglé de la brutalité des sens, qui puisse forger ces chimères et composer ces monstres, qui ne peuvent sortir d’une âme raisonnable. Néanmoins, nous voyons dans la pratique que cela se fait et que la plupart des [30] âmes chrétiennes unies à Jésus-Christ par la foi, baptisées dans Son sang et rachetées par Sa mort, emploient, non seulement leur temps, mais encore presque toutes leurs pensées, leurs désirs et leur amour, à la recherche des choses que notre Rédempteur nous ordonne de quitter si nous voulons être de Ses disciples et avoir part à Son héritage éternel.
Je ne sais pas à quoi on pense, mais je sais qu’il ne peut y avoir deux maîtres dans nos âmes, selon cette maxime de Jésus-Christ dans saint Matthieu, ch. 6 : Nemo potest duobus dominis servire84. Jésus veut tout ou rien : si l’on ne veut pas tout Lui donner, Il ne prend point de part au reste. Que deviendra donc une âme qui a voulu se partager, puisque le Sauveur ne veut point d’elle ?
Il est trop juste, ô Seigneur, que tout soit à Vous et que nous n’ayons point d’autre maître de nos âmes que Vous, à qui elles ont coûté la vie. Mais chassez-en Vos ennemis qui en ont pris possession par notre lâche condescendance. Nous voulons être tout à Vous, [31] pourvu qu’il Vous plaise nous délivrer du très pesant fardeau de notre servitude.
Encore qu’il fût possible d’accommoder une demeure en nos âmes à Jésus-Christ et aux affections déréglées des créatures, il y aurait toujours une perte notable, sans aucun avantage pour nous, de le faire. D’autant que tout ce qu’il y a de créé joint ensemble ne saurait rien nous donner de meilleur que ce qu’il contient en soi, qui, étant considéré ou en gros ou en détail, est si vil, si périssable, si peu de durée, d’une si petite étendue, d’un goût si médiocre, d’une perfection si légère que c’est une honte à un esprit humain d’en vouloir faire pompe. Qu’est-ce donc à un chrétien qui s’en glorifie, qui lui bâtit des trônes [32] dans son âme, et qui lui sacrifie sans cesse les désirs et les soupirs de son cœur et de sa volonté ?
Tous les livres, ceux mêmes des païens, sont si pleins de raisons qui font voir évidemment à tout le monde la vanité de tout ce qu’on peut posséder de créé sur la terre, que ce serait temps perdu d’en vouloir dire d’autres ou de rapporter les mêmes. N’est-il donc pas vrai que nous nous faisons un grand dommage si nous nous embarrassons pour avoir ces biens apparents ? Et ceux qui s’arrêtent avec tant d’ardeur, qu’en retirent-ils autre chose que d’épaisses ténèbres qui obscurcissent leur entendement, de telle sorte qu’ils les rendent incapables de recevoir les rayons de la vérité et pervertissent tellement leurs volontés qu’elles ne peuvent plus goûter les douceurs du vrai bien ?
Notre bonheur consiste donc uniquement en ce que Jésus-Christ seul soit le roi de nos cœurs et le maître de toutes nos affections. Car c’est Lui qui est la lumière du monde, et qui est [33] venu la communiquer à toutes les âmes qui veulent la recevoir ; c’est Lui seul en qui est notre salut, et qui n’est venu au monde que pour nous enseigner et donner une vie plus abondante et meilleure. Quel plus grand bien pourrait donc arriver aux hommes, non seulement que d’être possédés de Lui, qui est la vie et la vérité, mais aussi que tout ce qui est en eux de mortel et périssable soit absorbé, au terme de saint Paul, dans cette même vie ? Ut absorbeatur quod mortale est vita85.
Hélas ! nous ne savons que trop le mal et les désordres que l’amour des créatures nous a causés, et quelle confusion elles ont apportée à nos âmes pendant qu’elles y ont régné. Mais le Roi pacifique, qui est l’Auteur et Principe de tout le bel ordre que nous voulons en ce monde, ne peut mettre dans nos cœurs et dans nos esprits qu’une sagesse admirable, des mouvements propres pour les conduire tout droit à la fin qu’Il leur a destinée, pour le terme de leur bonheur. Ne serions-nous donc pas malheureux si nous voulions [34] partager Son empire et donner des bornes à Son royaume dans nos âmes, puisqu’il est assuré que partout où Il ne régnerait point, Il n’y épancherait point la rosée de Ses grâces ? Ce serait une région fermée à Ses lumières et à Ses influences.
Et c’est pour cela que nous voyons tant de personnes qui s’exercent assez dans la piété et qui ne peuvent guère avancer. Les années s’écoulent et roulent sur leurs têtes sans leur apporter grand profit, sinon celui de vieillir. Ces personnes usent tous les livres, savent toutes les méditations par cœur, ne perdent aucune dévotion publique ni particulière, éprouvent la conduite de tous les meilleurs et plus savants directeurs, et après tout cela, elles se trouvent toujours au même point d’imperfection, bronchant toujours à la même pierre, s’en prenant à l’occasion et au sujet extérieur qui les auront fait faillir, au lieu de regarder au-dedans d’elles-mêmes où est l’origine de leur mal.
Qu’elles ôtent les bornes qui empêchent que Jésus-Christ n’étende Son [35] Royaume partout, qu’elles ne se retiennent rien : elles verront bientôt les routes aplanies et il n’y aura plus rien qui les fasse tomber. Car ce Roi divin conduit tout par des voies infaillibles, mais il faut s’être entièrement abandonné à Sa conduite, et ne s’en plus mêler. Quel bonheur de n’avoir plus de soin de soi-même et d’être entre les mains d’un Roi qui gouverne nos âmes beaucoup plus sûrement qu’elles ne sauraient le faire ! Nonobstant tout cela, on ne veut point s’y fier, et chacun veut être maître de soi-même à son malheur.
Il ne faut pas s’étonner s’il y en a si peu qui avancent dans la conquête et dans le recouvrement de ce Royaume intérieur de Jésus-Christ, puisque [36] l’amour des choses de la terre a si amplement étendu son empire dans toutes les puissances et les parties de l’homme qu’il n’y a rien en lui qui ne soit sujet à ses lois. Jugez donc quelle peine on doit avoir pour changer de façon de vie et de gouvernement. Toute la nature y résiste, parce qu’elle y vit à son aise et parce que tout contribue à son contentement. Les sens s’y saoulent de plaisir, l’imagination contente ses extravagances, la raison s’aveugle dans ses propres intérêts, le propre jugement fait ses caprices et la volonté ses desseins. Tout y rie, tout est en joie : qui n’aurait de la peine à quitter une vie si douce et si conforme aux inclinations de la nature, pour en prendre une qui retranche tous ces plaisirs et qui n’enseigne qu’une mortification continuelle ?
Est-ce donc merveille d’en trouver peu, dans un si grand nombre, qui portent la marque et le caractère du christianisme, qui mettent la main à l’oeuvre, qui veuillent travailler tout de bon à rendre leur vie conforme à leur nom ?
Il semble que ce soit se moquer d’un [37] chrétien, surtout de ceux qui vivent dans le monde, que de lui parler de mortifier ses sens, et qu’il est chrétien pour cela : comment donc mortifiera-t-il ses passions, mais, qui est plus, son propre jugement et sa volonté, qui sont les plus hauts sièges de l’amour-propre ? Quel remède y apportera-t-il, s’il ne veut pas même travailler à ce qui est plus aisé et plus grossier ? Que deviendront donc les chrétiens qui n’y pensent seulement pas ? Si l’on n’y est pas obligé, à la vérité, ils ont raison. Mais aussi si d’être chrétien demande une vie conforme à cet état qui est tout saint et tout divin, tout composé du Sang de Jésus-Christ, établi sur Ses mérites, soutenu par Ses promesses, les plaisirs, les vanités, les passions et tous les dérèglements et attaches aux créatures ne peuvent convenir ni être propres à la vie chrétienne qui est fondée sur la pauvreté, l’humilité et la mort de son Auteur.
Or, de quitter cette vie de délices pour en mener une toute pleine d’amertume, de quitter ce libertinage pour s’assujettir [38] à des lois qui ne portent que de la rigueur, de ne plus vivre à soi, mais tout à Jésus-Christ, sont des paroles si rudes qu’il ne s’en trouve guère qui veuillent les pratiquer. Il faut se faire une trop grande violence pour passer de l’un de ces extrêmes à l’autre et c’est la cause pourquoi il y a si peu de saints dans le monde ; et c’est ce qui fait que le Royaume de Jésus-Christ est de si petite étendue. Plusieurs voudraient assez donner une partie d’eux-mêmes pourvu qu’ils demeurassent maîtres de l’autre. Tant d’honneurs, tant de cérémonies, tant de reconnaissances extérieures qu’on voudrait, pourvu qu’on eût la liberté de partager ses affections à qui on aurait agréable. Et c’est cela principalement que désire posséder notre Sauveur. Son Royaume est au-dedans, c’est là où Il veut établir Son trône ; Il veut être le maître de nos cœurs pour leur communiquer Sa vie et, sans cette condition, Il ne veut point nous reconnaître pour enfants de Son Royaume. [39]
Quoique ces empêchements soient encore plus grands dans l’exécution qu’on ne peut les décrire, et que l’on pourrait faire la même demande qu’on fit autrefois à Notre Seigneur : Qui est-ce donc qui pourra être sauvé ? 86, puisqu’il y a des difficultés presque impossibles à surmonter, je dis, avec la vérité éternelle, que c’est une chose impossible à la force des hommes, mais qui est bien facile à Dieu quand Il trouve des personnes qui veuillent tout de bon se donner à Lui pour cela.
La plus grande difficulté vient presque toute de notre part, et de ce que nous sommes tellement assujettis à l’amour-propre et à tous ses effets qu’il nous semble impossible de nous en dégager ; nous sentons notre cœur et tous nos appétits tellement esclaves de [40] ce tyran qu’il nous semble qu’il n’y a aucune force qui puisse nous en tirer.
Mais le plus grand de nos maux, dans cet amas de misères, est notre aveuglement qui nous ferme tellement les yeux que nous ne sommes pas capables de connaître rien de meilleur que notre mal même : ou, si nous voyons quelque bien qui pourrait servir à notre délivrance, nous le voyons comme de loin, en des régions inaccessibles et dans une si grande distance qu’il n’y a aucune espérance d’y parvenir, en sorte qu’il nous semble que tout est perdu.
Que faut-il donc faire pour vaincre de telles difficultés ? Deux choses très faciles, qui nous sont prescrites dans l’Évangile et qui sont les principes sur lesquels doivent rouler tous les mouvements de notre salut. L’un regarde l’entendement et l’autre la volonté. Celui de l’entendement est de croire fermement que Jésus-Christ est Fils de Dieu. Tu credis in Filium Dei ? dit le même Sauveur à l’aveugle-né, en saint Jean ch. 9. Celui de la volonté est exprimé par ces paroles d’un lépreux à [41] notre Seigneur en saint Marc, ch. 1 : Domine, si vis, potes me mundare 87, que nous soyons désireux sans feintise88 de recevoir notre guérison. Par ce peu de paroles, qui ont eu des effets miraculeux, le Sauveur de nos âmes est déclaré le médecin universel de tous les hommes. Il ne veut de nous que la foi, que nous croyions qu’Il peut nous guérir et que nous en ayons la volonté. Pour la foi, Il nous l’a donnée, il ne faut que nous en servir. Et pour la bonne et efficace volonté, Il veut aussi nous la donner, mais joignons-nous à Ses grâces, répondons à Son amour, courons après Ses onguents délicieux, et quittons l’odeur infecte des créatures qui ne sont que du fumier corrompu et pourri.
Si Dieu gagne sur une âme qu’elle soit parfaitement convaincue que c’est par Jésus-Christ seulement qu’elle peut être sauvée, et qu’elle ait la volonté de l’être, je tiens pour assuré que son salut sera fort avancé. Car, bien que les difficultés qui se trouvent dans la poursuite du salut, se représentent à elle pour retarder son progrès et pour [42] l’empêcher de se déterminer parfaitement à embrasser les moyens nécessaires pour y parvenir, néanmoins le véritable désir qu’elle a conçu d’être toute à Dieu, étant fortifié d’une nouvelle grâce, emportera tout ce qu’il y a de difficile.
Mais le mal est que ceux qui veulent ne veulent qu’à demi. Ils voudraient que Dieu fît tout d’un coup et qu’il n’y eût aucune peine à marcher dans un chemin si raboteux. Il leur semble qu’ils doivent, dès le premier moment de leur conversion, être élevés dans la montagne du Thabor, ou bien être transportés dans la plaine des visions. Cela ne se fait pas ainsi : il y a bien des mauvais chemins à passer, c’est ce qui fait que plusieurs retournent en arrière.
Il est vrai, dans le sentiment de saint Paul, que sine fide impossibile est placere Deo (Heb, 11, 6), il est impossible de plaire à Dieu sans la foi, comme l’on ne peut s’approcher de Lui si la volonté n’est pas fortement déterminée à Le chercher, au prix de quoi que ce soit. Mais aussi, quand l’âme est bien persuadée de ces deux principes, il ne faut point douter qu’elle ne soit en état de faire un grand progrès dans le Royaume de Dieu, si elle est fidèle à se servir des avantages que Sa Majesté lui a donnés pour cela. Car, lui ayant mis en mains les moyens propres à Son dessein, Il veut qu’elle s’en serve et qu’elle emploie ses forces pour parvenir à la fin qu’Il lui a ordonnée. [44].
Dieu ne veut pas être tellement l’auteur de notre perfection qu’Il ne veuille bien que nous employions avec Lui tous les efforts et les puissances de notre âme pour achever un ouvrage de si grande conséquence. Il se contente de nous mettre dans un état surnaturel auquel nous ne pouvions atteindre par nos propres forces, et de nous donner ce qui est nécessaire pour agir conformément à ce même état. Après quoi, Il prétend que tout ce qu’il y a dans l’homme s’exerce et s’efforce à suivre les mouvements de Ses divines impressions, qui ne lui sont données à autre dessein que pour faire croître et fortifier ce qu’il a reçu de Lui.
C’est comme une divine semence qui demande une terre cultivée et si bien disposée qu’elle puisse y produire des effets divins. Cette disposition et préparation demande le soin et la vigilance de l’homme à qui Dieu fait cette grâce que de vouloir lui communiquer Ses dons. Il faut donc qu’il recherche soigneusement ce qui peut être contraire en lui à cette divine [45] semence, pour l’arracher et pour mettre en sa place ce qui lui est plus propre et plus conforme. A faute de quoi, nous en voyons un grand nombre de très bien appelés à la perfection chrétienne, et qui ont ce qu’il faut pour y parvenir de la part de Dieu ; mais leur lâcheté leur faisant trouver des excuses apparentes pour se dispenser de la poursuite d’un si grand bien, ils demeurent en arrière et suivant leurs concupiscences et leurs passions, il ne leur demeure rien des dons qu’ils ont reçus de Dieu, que l’ingratitude qu’ils ont commise contre Lui et le désespoir qui les empêche d’arriver au bien qu’Il leur avait préparé.
La foi qui nous est donnée est une portion du Sang de Jésus-Christ ; et ces bons désirs et commencements de bonne volonté sont des participations de Ses mérites. Mais que sert tout cela à une âme qui les ensevelit dans un tombeau de chair et de sang, ou qui les noie dans les eaux agitées de ses passions ? Ne vaudrait-il pas mieux pour [46] elle n’avoir pas reçu tous ces biens, puisqu’elle en demeure plus coupable ?
Nous avons un Dieu dont la bonté et la libéralité sont inconcevables, mais qui n’a rien tant en horreur que l’ingratitude et la lâcheté des personnes qui abusent des dons qu’Il leur présente pour les avancer auprès de Sa Majesté. Il veut nous faire tous des dieux ; mais quand Il voit que nous ne voulons tous être que des porcs et des animaux, méprisant Ses délices divines pour nous délecter dans la boue et croupir dans la pourriture, enfin lassé de nos malices après les avoir supportées durant un temps, Il nous laisse dans nos misères, nous saouler d’ordures parmi les créatures.
Il est moralement impossible d’assujettir si parfaitement et si subitement [47] tout ce qui est en l’homme opposé aux lois de Jésus-Christ, qu’il ne se trouve durant un assez long temps des sujets de combattre pour détruire ce qui résiste à l’établissement de Son Royaume, qui ne sera ni parfait ni paisible tandis qu’il y aura la moindre opposition. Cela n’empêche pourtant pas que ce bon Seigneur n’en prenne possession pourvu qu’Il trouve en nos âmes des dispositions et des promesses de Le rendre maître de toutes choses, et que, de bonne foi, l’on veuille travailler avec Lui à la destruction de Ses ennemis.
C’est la disposition qu’Il demande en nous pour l’établissement de Son Royaume, laquelle fait que l’homme ne se réserve rien. Il n’excepte rien de ce qui est en lui et de tout ce qui en dépend qu’il ne soit présentement résolu de remettre sous la domination de Dieu, ce qui s’étend plus loin qu’on ne penserait si on ne l’avait pas bien considéré. Car, pour bien faire l’anatomie de cet état ou disposition, il faut la prendre [48] depuis le haut jusques en bas, et l’on trouvera qu’il est besoin qu’il dépouille son esprit de tout ce que la nature lui a donné de plus noble, qui est sa propre intelligence et son raisonnement, pour se jeter dans l’abîme de la foi et vivre de ses obscurités qui ne lui laissent pas d’être très certaines. Il faut qu’il abandonne sa propre liberté et volonté à la conduite d’une Providence infaillible dont il ne connaît pas les ressort ni la fin. Il est obligé de tenir son imagination dans les pensées des choses bonnes et saintes et ne plus la laisser courir vagabonde après des fantômes impertinents.
Il faut qu’il soit aussi dans la résolution de contraindre si bien ses appétits qu’ils ne se puissent émanciper à chercher des objets qui ne soient pas du goût de Dieu. Il serait de la dernière indécence de laisser fronder ses passions à la façon des chiens, en présence de Sa Majesté divine. Que serait-ce donc si on laissait ses sens, comme des bêtes sans raison, faire leurs ordures dans la salle où ce Roi divin est logé, si, dans le [49] trône où Il est assis et dans la couche où Il se repose ? Ce serait encore bien pis si l’on faisait entrer dans ce Royaume les ennemis du dehors, je veux dire toutes sortes de créatures pour attenter à la vie ou à la personne de son Roi, pour le chasser de chez Lui, après y avoir fait son entrée sous Sa bonne foi et Ses promesses.
Qu’on juge donc sur tout ceci à quoi s’engagent ceux qui sont dans la résolution de faire régner Jésus-Christ en leurs âmes ; surtout si ce sont de nouveaux venus, qui, n’ayant encore point fait la guerre à Ses ennemis, et qui ne sachent pas encore ce que c’est que de souffrir, et l’on verra que leur entreprise est bien grande. Car ils ne doivent point espérer de réussir qu’ils ne purifient tous ces étages. S’ils laissent un seul ennemi, caché en quelque lieu secret, c’est assez de quoi rendre leurs travaux inutiles.
Il est vrai qu’en toute cette guerre, et dans cette affaire si importante, ils ont Jésus-Christ, qui combat avec eux et qui s’y intéresse le plus. Il leur [50] donne du temps pour en venir à bout, sachant bien leur faiblesse, et s’il leur arrive d’être quelquefois vaincus, Il les anime de nouveau au combat, Il leur donne nouvelle force et nouvelle espérance : pourvu qu’ils ne perdent point la bonne et constante volonté de travailler, ils viendront à bout de tout avec Sa sainte grâce.
Après que Jésus-Christ a pris possession de nos âmes par la foi, comme je l’ai déjà dit, et qu’Il a trouvé le fond de nos volontés disposé en la manière que je viens de décrire au chapitre précédent, Son dessein n’est autre que d’étendre et faire croître cette foi, qui est une divine semence enveloppée dans Son sang et couverte de Ses mérites, jusques à ce qu’Il soit parfaitement Lui-même formé en nous. [51] Donec formetur Christus in nobis 89, disait l’apôtre à ceux de Galatie, chapitre 4. Cet ouvrage étant d’une telle importance, il devrait attirer toute l’occupation des mortels, puisque c’est en cela que consiste tout leur bonheur et qu’ils n’ont d’être, de bonté ni de vérité surnaturelle qu’autant que Jésus-Christ est, vit et règne dans leurs cœurs.
Disons donc le mieux qu’il nous sera possible, aidé de Ses saintes lumières, ce qu’Il fait et ce qu’Il demande que la créature fasse de son côté pour répondre à Ses desseins. Car il est ici question de réduire en pratique particulière cette bonne volonté dans laquelle je suppose que l’homme se trouve, de se donner à Dieu entièrement et sans réserve aucune et de se soumettre sans contredit à l’obéissance de Ses lois.
La première chose qu’Il fait est de découvrir à l’âme qui L’a reçu, toutes Ses infinies qualités, Ses grandeurs et Ses magnificences, et de lui faire voir le bonheur qu’elle possédera dans la [52] soumission à Son service, que tous les biens sont enfermés dans ce divin esclavage et que Son joug amoureux a plus de douceur que tous les sceptres du monde.
Il lui fait encore goûter qu’elle ne peut être en assurance de son salut qu’en Le laissant régner en elle, puisque c’est en Lui que sont cachés tous les trésors de grâces, et qu’Il est la vérité et la voie pour y parvenir.
Il lui fait aussi connaître que c’est pour l’amour d’elle qu’Il s’est revêtu de notre mortalité et soumis à la rage de Ses ennemis ; que ce seul amour L’a fait mourir honteusement dans la Croix, comme ç’avait été Lui qui l’avait fait sortir (pour ainsi dire) du sein de Son Père éternel pour venir gagner son cœur et pour la tirer des malheurs de sa captivité.
Elle voit encore par les yeux de la foi, bien mieux que par ceux de la raison humaine, qu’Il l’aime encore plus ardemment que jamais et que, quand assis au trône de Sa Majesté, Il jette les yeux sur Son corps, et le voit [53] chargé de plaies, Il se souvient que c’est l’amour de cette pauvre âme qui L’a blessé.
Que dirais-je plus ? Il lui fait voir, au moins pour l’ordinaire, tout ce qui peut lui gagner le cœur, avec tant de force et de puissance qu’elle en demeure étonnée et souvent si ravie que, quand il y aurait mille royaumes à posséder, elle les quitterait tous pour s’attacher volontairement au service de ce divin Maître, au Royaume duquel il vaut mieux être esclave un seul jour que de régner mille ans dans tous les plaisirs de la terre.
On pourra peut-être me dire que, si Notre Seigneur se faisait ainsi goûter à tous ceux qui ont reçu la foi dans le baptême, il y en aurait bien peu qui ne prissent résolution de suivre Ses attraits si charmants et si divins, et que ce n’est pas merveille s’il y en a si peu qui suivent ces voies étroites qu’Il enseigne, puisqu’on n’a point goûté toutes ces douceurs, ni reçu ces belles lumières. Je dis à cela qu’il n’y a guère [de] personne au monde qui ait reçu la foi, à qui Dieu n’ait fait connaître et goûter, une fois ou l’autre, combien il vaut mieux Le servir que de suivre ses passions et concupiscences. Que chacun y réfléchisse bien, et il verra que ce que je dis est vrai.
Qui est-ce qui n’a point ressenti cela dans sa jeunesse ? Qui est-ce qui ne le voit pas dans le monde par quelque intervalle, même après s’y être saoulé de tous les plaisirs qu’on y peut prendre ? De sorte que personne n’a sujet de se plaindre que de soi-même. Si on veut Le goûter, qu’on se retire des créatures, qu’on s’applique à Dieu : Il est encore tout près à Se donner à ceux qui Le cherchent en vérité. Que dirais-je davantage, sinon qu’il est impossible de décrire les biens inconcevables que Sa Majesté a préparés et fait goûter à ceux qui Le veulent servir ? Ceux qui l’ont éprouvé ne savent-ils pas bien qu’on ne peut exprimer la millième partie des lumières, des délices et des biens infinis que reçoivent les âmes en qui Jésus-Christ a établi le Royaume de Son amour ? [55] Tout ce que nous pouvons faire est de rapporter le mieux qu’il nous est possible l’ordre de Sa conduite afin de Le seconder en Ses desseins et de suivre Ses mouvements pour atteindre à la fin où Il veut nous conduire.
L’âme étant convaincue des merveilles que Dieu lui a fait voir et des biens qu’elle recevra dans l’établissement de Son Royaume en elle, et résolue de ne chercher ni désirer plus autre chose que d’être toute à Lui, Sa Majesté vient S’établir en elle en qualité de Souverain, c’est-à-dire qu’Il S’unit à elle comme premier Principe de tout être, comme la plénitude des êtres qui sont créés et qui le pourront être jusques à l’infini.
Ce qui ne se fait pas par les efforts qu’elle fasse [fait], ni de son entendement, [56] ni de sa volonté, parce que cette connaissance et cette expérience ne sont pas du ressort de leurs forces naturelles. C’est par le moyen de la foi qui, élevant ses puissances à un état surnaturel, les met dans le pouvoir d’atteindre jusques à Dieu et de Le considérer comme Il est en Soi, non pas à la façon des Bienheureux, qui Le voient en évidence, parce que cette manière est réservée pour la vie glorieuse, mais elle Le goûte certainement, ayant une expérience assurée de Sa présence divine, façon qui est conforme à la vie des pauvres voyageurs en ce monde.
C’est de cette plénitude qu’elle voit que toutes les créatures du monde ont pris leur origine et qu’elles ne subsistent que par la participation qu’elles ont de ce premier des êtres. Elle connaît qu’elles ne sont rien en soi, et que, quelque noblesse ou excellence qu’elles puissent avoir, elles la doivent refondre là-dedans comme dans son premier Principe.
Et, si elle fait courir son raisonnement depuis le premier pas que Dieu a fait [57] pour sortir hors de Soi dans les créatures, jusques au dernier, qu’Il a cessé Ses oeuvres, elle trouvera que le haut, le médiocre et le plus bas de tout ce qui est au monde, n’y est et n’y subsiste que par ce qu’il a reçu de cette divine source.
C’est ce qui lui fait juger qu’à proprement parler, tout ce qui est, hors de Dieu, est comme rien : ce sont plutôt des vestiges et des semblances d’êtres que des êtres véritables, que c’est dans cette seule plénitude où est le véritable être, et que c’est dans sa possession qu’elle peut tout avoir.
C’est ce qui lui fait prendre résolution de laisser être Dieu tout seul en elle, voyant que tout le reste n’est rien sans cela. Aussi est-ce le dessein que Sa Majesté a formé quand Il S’est communiqué à l’âme en cette qualité de premier principe, afin qu’elle ne s’établît ni appuyât sur rien de créé, et qu’en Lui elle cherchât et trouvât toutes choses. [58]
Ce qui se connaît et se goûte par la foi a bien une autre saveur et un autre goût que tout ce qui est présenté à l’esprit par le discours et le raisonnement naturel, qui ne peut rien avoir qu’en le tirant avec beaucoup de peine des créatures, qui n’ont rien de beau ni de bon qui ne soit mélangé de tant d’impureté et de corruption qu’auparavant que l’entendement ait pu le purifier et lui donner quelque lustre qui puisse faire paraître la bonté qui y est, plusieurs années s’écoulent en travaux, après lesquels, le plus souvent, on n’a rien attrapé que des mensonges colorés des inventions humaines.
Mais la foi, qui va prendre toutes choses dans leur source, fait voir [59] à l’âme la bonté de Dieu en elle-même, au-dessus de toutes les bontés, comme étant la première cause pourquoi elles sont ce qu’elles sont, et que tout ce qui est bon est tel par cette première bonté. De quoi elle est rendue si certaine qu’elle demeure ferme en cette vérité, qui n’a point besoin d’être prouvée par d’autres moyens, d’autant que, se faisant goûter expérimentalement par elle-même, l’âme en demeure si pleinement convaincue que tout autre raisonnement ou tout autre lumière ne saurait l’en divertir. Elle voit par là que tout ce qu’il y a dans la nature de bien et de bon, soit en général, soit en particulier, a pris naissance de la bonté de Dieu comme de la fontaine de tout bien : que ce sont des sorties et des émanations de cette divine source, et que d’autant plus qu’elles en sont proches, soit à en sortir soit à y retourner, elles en participent davantage et en sont meilleures.
Les esprits angéliques, qui reçoivent les premiers mouvements de [60] sortie de cette divine bonté, en ont reçu et en recevront de toute éternité les influences à la manière des torrents débordés, suivant l’ordre et la proportion que Dieu leur a destinés. Les hommes en reçoivent un peu moins, et les degrés inférieurs des autres espèces des créatures n’en ont qu’à la mesure de l’être qu’elles ont reçu. Mais il n’y a rien dans le monde, qui ne soit participant de cette bonté, autrement il ne serait point.
Il n’est pas jusques aux moindres accidents et jusques aux qualités les moins considérables qui n’en aient leur part. Le mal même prend le manteau de cette bonté pour se faire aimer, et sans cela il n’y aurait jamais de mal au monde. Oserais-je dire que les démons, qui sont concentrés dans le mal, ne le pourraient jamais faire s’ils n’y trouvaient quelque douceur, et même qu’ils y cherchent quelque apparence de bien, qui dérive de Dieu seul ? Oui, leur propre rage contre la même bonté leur semble un bien, tant il est vrai que tout est plein de cette bonté. [61]
Que fera donc une âme qui voit par la foi cette bonté en plénitude par-dessus toute bonté, et que toutes les autres viennent d’elle, et que, si elle en veut avoir, il faut qu’elle la cherche dans cette origine première ? Que fera, dis-je, cette âme, sinon prendre résolution de s’abîmer totalement et se perdre en cette mer immense, laissant là toutes les bontés imaginaires qui l’ont retenue jusques alors, lesquelles ne sont que des attraits du véritable bien, pour s’unir à cette première et unique bonté de Dieu ?
Combien pensez-vous que les voies de Dieu sont glorieuses et magnifiques, et combien elles ont de pouvoir sur nos âmes quand elles se disposent à les suivre ? Il n’y a point de liens ni de si forte attache qui ne soient brisés ; il n’y a ni porte ni muraille, ni [62] empêchement aucun, qui ne soit renversé par une âme qui est un peu touchée de Dieu et qui y correspond.
Car Ses conduites ne sont pas comme les nôtres, pauvres hommes que nous sommes, qui ne pouvons autre chose, pour retirer les âmes du mal et les élever à Dieu, que leur apprendre à faire passer leur imagination dans les flammes d’enfer, les promener avec les démons, habillés en monstres très horribles, armés de fourches de fer, toutes rouges de feu, pour tourmenter les misérables damnés. Nous leur faisons méditer la laideur du péché et ses mauvais effets, la vanité du monde, et nous tâchons de leur faire trouver de l’amertume dans les choses où leur nature, encore tout accoutumée à leur goût, trouve de la douceur et des attraits. Enfin, toute la vie s’en va presque à rechercher le mal qui est dans les créatures, afin de porter les âmes à les quitter, avant qu’on puisse les introduire dans les celliers de leur Époux pour leur faire goûter du vin délicieux de Ses divines noces.[63]
Mais Sa Majesté, tout au contraire, entre dans l’âme de bonne volonté qui veut être à Lui, comme un prince glorieux. Et afin qu’elle ne doute de rien, après Sa bonté, il lui fait voir l’excellence de Sa grandeur, qui est infinie en elle-même et ne dépend en aucune façon de ce qui peut se trouver hors de Lui. Car, quand il n’y aurait aucune créature au monde, la grandeur de Dieu n’en serait pas amoindrie, parce qu’elle subsiste en elle-même et par elle-même. Et c’est en cette manière que la foi nous la fait voir et goûter, élevant notre entendement au-dessus de sa nature, pour agir surnaturellement et se joindre à Dieu, voir et goûter Ses divines perfections, et même s’en revêtir, afin de se disposer par là à entrer dans l’union et l’unité étroite que Sa Majesté a dessein de faire avec l’âme qu’Il orne de Ses biens célestes. Laquelle n’étant pas dans les dispositions nécessaires à une dignité si relevée et n’étant pas encore capable des Mystères si sacrés, Dieu veut la préparer à ce [64] bonheur ineffable lui faisant connaître qu’il n’y a grandeur au monde ni hors du monde que la Sienne.
Parce qu’en lui permettant de regarder ce qu’il y a de créé, Il lui fait voir qu’il n’y a grandeur ni petitesse qui ne vienne de Sa grandeur. Le monde a reçu toutes ses dimensions de Sa grandeur : c’est elle qui lui a donné ses bornes. Les cieux sont aussi grands qu’ils participent de Sa grandeur, et ce que nous appelons petit est tel à cause qu’il en est moins partagé. Les hommes qui sont grands devant le monde, comme les empereurs, les rois, les princes, les magistrats, sont de petites images de la grandeur de Dieu, lesquels sont assez souvent adorés par les hommes beaucoup plus que ce Principe même qui les fait être grands.
Où est donc cette grandeur parmi les créatures ? N’est-elle point cachée dans la nature des anges ? Non. Ce qu’ils ont vient de cette source, aussi bien que le reste ; et Lucifer, pour ne Lui en avoir pas voulu faire hommage, fut réduit au [65] au plus bas et vil étage de toutes les créatures pour porter éternellement, avec le poids de son néant, celui des grandeurs de Dieu qui le tiennent attaché dans la lie de tout l’être créé.
Où est-ce donc qu’une âme ainsi éclairée pourra chercher des grandeurs hors celle de Dieu, puisque tout ce qui peut tomber dans sa pensée de plus grand et de plus relevé est seulement une image très imparfaite de celle qu’elle voit en Dieu, et de laquelle Il veut la faire participante ?
Tout ce qui est en Dieu n’a ni commencement ni fin, et la foi nous fait connaître et goûter qu’il n’y a en Lui ni passé ni futur, mais qu’Il est toujours également présent à Soi-même. Sa durée qui est avant tous les siècles, qui les a tous mesurés depuis leur commencement, les abîmera tous dans [66] son infinité, quand elle les fera cesser au dernier de tous les jours avec lequel il faudra que toutes choses de ce bas monde cessent, et que Dieu seul demeure éternellement pour être la joie et la récompense éternelle des anges et des hommes, qui auront l’impression de Ses divines qualités, ou pour être le fléau et la gêne des mauvais anges et des hommes qui se seront attachés aux créatures et leur auront donné l’amour qu’ils ne doivent qu’à Dieu.
C’est une consolation indicible à une âme qui veut tout laisser pour suivre Dieu, quand elle est assurée qu’Il ne finira jamais et que, si elle est assez heureuse pour Le posséder, elle en peut jouir éternellement. Aucune créature ne peut l’assurer de cette vérité que Dieu même, et nous ne pouvons tirer une science certaine par les choses que nous voyons en ce monde qu’une durée sans fin doive leur succéder, d’autant que nous voyons que toutes choses prennent fin et toutes se corrompent : que peuvent-elles donc nous [67] apprendre sinon qu’il faut finir?
Les grandes et les petites passent également, et le temps qui les consume toutes n’a de durée que le seul moment. Où sont ces grands du monde ? Où est Adam, Salomon, Alexandre, ce Sénat romain ? Où sont tous nos grands saints, qui n’ont pu résister aux années non plus que le reste du monde ? Tout cela s’en est retourné dans le sein de l’éternité de Dieu, qui leur avait prescrit leur durée. C’est où nous retournerons en notre rang, et tous ceux qui viendront après nous.
Mais c’est à nous de voir que non seulement la durée de tout ce qui est créé dans le monde, étant comme rien, ne doit point nous arrêter à vouloir posséder ce qui y est ; mais aussi nous devons regarder que notre propre durée n’est rien, non plus que celle des autres, et qu’il en faut chercher une qui soit véritable et infinie. Et puisque Sa Majesté nous présente la Sienne, nous devons quitter toutes les autres pour accepter celle-là, qui est le principe de [68] toutes les autres durées et qui les enferme toutes dans son infinité.
Dieu est si bon qu’Il ne saurait rien cacher à une âme qu’Il veut disposer et attirer à Son amour. Et, comme il n’y a rien de si puissant pour la gagner que la connaissance de Ses perfections divines, Il les lui montre toutes. Premièrement, comme elles sont en elles-mêmes, par le moyen de la foi ; et puis la laissant agir sur ce fondement, Il lui fait parcourir par son raisonnement toutes les créatures qui sont participantes de Ses perfections, qu’elle les considère en elles, comme de petites gouttes de cette mer immense, qui a fait et qui pourrait encore faire sortir de son sein une infinité de créatures plus parfaites, sans recevoir aucune diminution de sa plénitude.
Après sa durée qui ne finira jamais, [69] Il lui montre Sa Sagesse, de laquelle Job dit qu’Il la tient dans Ses mains et qu’Il montre à Son ami qu’il peut y atteindre. Il la lui fait voir premièrement non point par rapport aux choses où elle s’étend, ni par la multitude des effets qu’elle a produits au-dehors, ni par comparaison à la sagesse des anges ou des hommes, mais comme une lumière incompréhensible qui comprend en soi toutes les connaissances qui ont été et qui peuvent être, sans rien prendre ni recevoir d’ailleurs que de soi-même.
C’est elle qui atteint jusques au profond de l’être de Dieu, qui comprend l’incompréhensible et qui pénètre Sa grandeur et Son éternité. Que dirai-je ? C’est Lui-même qui, par ce nom ou sous cette espèce, Se fait voir comme principe de toute sagesse, de toute lumière, de toute connaissance, en comparaison de qui tout ce qui s’appelle sagesse, lumière et connaissance, n’est que folie, ténèbres et ignorance.
C’est ce que l’âme reconnaît en parcourant tout le cercle des créatures, [70] où elle trouve les Séraphins et les Chérubins, qui sont des lumières, presque toutes pures, couvrir pourtant leurs yeux de leurs ailes sans pouvoir supporter l’éclat et les brillants de cette première lumière. Que feront donc les anges des ordres inférieurs ? Mais que feront les esprits humains, ensevelis dans des corps de chair ? Oseront-ils comparer leur sagesse à la moindre étincelle, s’il nous est permis de parler ainsi, de celle qui est en Dieu ?
Où sont ces montagnes de science qui semblaient toucher les cieux par leur grande élévation et qui se sont fait suivre et admirer par les hommes comme des prodiges de sagesse ? Tout cela s’est fondu comme la cire à la face du moindre rayon de cette divine Sagesse. Dieu seul est la vraie source de la sagesse. Si l’on en veut avoir, il ne faut point la chercher ailleurs.
C’est en quoi nous sommes bien misérables qu’ayant en nous-mêmes cette divine source qui veut dériver ses ruisseaux dans les puissances de notre âme, nous l’en empêchions, et que [71] nous employions tous nos jours à chercher, en des lacs corrompus et en des citernes crevées, ce que nous avons en nous-mêmes. C’est un trésor caché, mais qui se découvre par les lumières de la foi, quand nous ne les offusquons point par les ténèbres et la nuit de nos sens et de nos passions.
Nous sommes contraints de nous servir des mots et des noms qui nous sont communs pour expliquer ce que nous voulons dire de Dieu, quoique, en vérité, Il soit autrement que ce que nous disons. Mais nos esprits ne peuvent juger et nos langues ne peuvent parler des choses divines que par rapport à ce que nous voyons de plus excellent et de meilleur dans les créatures. Car, bien que les vérités divines nous soient montrées par la foi [72] comme elles sont, toutefois nous ne pouvons les déduire par le discours, ni former des espèces à notre imagination, qui les représentent comme nous les avons vues et goûtées. D’autant que ce que nous disons a toujours du mélange avec les fantômes corporels et ce que nous avons vu par la foi est élevé au-dessus du sens, au-dessus de la raison, et même au-dessus de la simple intelligence naturelle.
C’est pourquoi, quand nous disons la Vertu de Dieu, ou que Dieu est une Vertu, c’est parce que nous concevons en Lui une efficacité toute pénétrante, une puissance à qui rien ne résiste, et qui a en soi une plénitude de tout pouvoir, qui peut atteindre par Son action jusques à l’infini. Elle peut faire une infinité de mondes, d’anges, d’hommes et d’autres créatures plus parfaites à l’infini, et tout ce que nous voyons de vertu dans les plantes, dans les animaux, dans les hommes, dans les cieux, toutes ces vertus secrètes dont on ne sait point les causes, sont autant d’émanations de cette vertu primitive [73] qui leur a généralement donné l’être.
Ces esprits, qui président au mouvement des cieux depuis la création, sans se lasser, ceux qui ont chassé du ciel la prodigieuse troupe des démons dans les Enfers, et ceux qui assistent sans cesse au conseil de Sa Majesté pour Lui présenter toutes les vertus des saints de la terre, ont reçu de cette Vertu et de cette Toute-puissance le pouvoir de conduire à leur fin tous leurs desseins et leurs entreprises. Ce qu’ils ont de vertu et de puissance, ils ne les ont que comme emprunté. Si nos âmes ont la vertu de connaître et de faire quelque chose de grand, c’est par la participation de cette même Vertu. Si les cieux produisent tant d’effets merveilleux sur la terre, n’est-ce pas cette Vertu et Toute-puissance divine qui s’est épanchée jusques à eux et qui leur donne ce pouvoir par un léger écoulement de soi-même ?
Que doit admirer un esprit humain qui voit tout cela, ou cette Vertu et Toute-puissance enveloppée et restreinte [74] dans l’enclos et la circonférence des créatures qu’elle a produites, ou bien, comme elle est toute pure en elle-même, au-dessus de tout être créé, toute simple, sans composition aucune et la simplicité même, qui, en cette qualité, est Dieu même, en qui consiste, même dès cette vie, le bonheur de nos âmes, pourvu qu’elles ne fassent pas grand état de toute autre puissance et vertu, cherchant et adorant uniquement cette suprême, infinie et inconcevable Puissance et Vertu ? Sans doute, nous sommes frappés d’aveuglement si nous n’abandonnons pas toutes autres choses pour nous unir à ce bien souverain.
L’Écriture Sainte nous en parle souvent, mais elle ne peut pas nous la faire connaître par la lettre comme dans l’esprit par la foi, qui étend la [75] capacité de notre entendement dans les vastes espaces de la divinité, où il voit un être si immense qu’il ne peut-être mesuré que par lui-même et l’on n’en peut parler en vérité que par négations. D’autant qu’il n’y a aucun nom ni aucun terme qui puisse donner à connaître ce que Dieu est en Soi, mais on peut bien dire ce qu’Il n’est pas ; c’est Lui seul qui peut Se faire voir comme qu’Il est.
L’esprit donc, élevé par la foi au-dessus de tout raisonnement, dans une simplicité toute divine, profondément abîmé dans cet océan immense de la divinité, voit par expérience un être sans borne, une étendue sans fin, une immensité sans limites, qui est tout, qui est partout, qui n’a point de circonférence ni en qualité ni en quantité ni en substance.
Après qu’il est sorti de cette mer, voulant considérer les ruisseaux qui en sont écoulés, il les voit si petits en comparaison de cet océan immense, que ce n’est presque rien. Les cieux qui sont les plus grands corps que Dieu ait [76] produits au-dehors, Dieu les mesure avec deux doigts : qu’est-ce donc du reste qu’ils contiennent dans leurs enceintes ? Ces vastes empires de mille et deux mille lieues d’étendue sont moins qu’une de Ses démarches. Il enferme toute la terre dans Sa main : où irons-nous donc chercher quelque chose qui approche de Son immensité ? Sera-ce dans le Ciel Empyrée parmi les Esprits angéliques ? Mais que sont-ils, si on les compare à Dieu, sinon de petits atomes de cendre et de poussière ?
Enfin ce n’est pas merveille qu’ayant donné à chacune de Ses créatures la mesure de Son être et de Ses perfections, Il soit infiniment au-delà de ce qu’elles ont toutes, puisque Il n’a rien perdu en leur donnant ce qu’elles sont. Mais Il le leur a donné comme une participation de ce qu’Il a en Soi, et c’est comme un rayon qui peut se réunir à son soleil, ou une petite émanation qui peut, à la façon des eaux, recouler en son principe par le moyen de Sa grâce et la fidélité de la créature.
[77] Voilà pourquoi Il élève nos âmes à cette connaissance surnaturelle de Ses perfections, afin qu’ayant vu et connu ce que c’est de la créature, sa petitesse et vileté, elles cherchent une habitation dans ces maisons éternelles où il n’y a rien qui ne soit Dieu, c’est-à-dire infini, immense, ineffable et le reste, qui surpasse la capacité humaine. Et c’est à mon avis ce qui les attire bien plus fortement à Dieu et ce qui les retire plus promptement de leurs attaches et passions que tout ce qu’elles sauraient méditer des misères des créatures, qui, étant presque infiniment multipliées, sont capables d’occuper toute la vie, sans qu’on ait le temps de monter plus haut où Dieu nous appelle.
Aussi, je remarque que Sa Majesté divine, dans les premiers commandements et avertissements de la Loi, nous ordonne et nous enseigne premièrement à L’adorer, reconnaître et aimer ; et ensuite Il nous ordonne et enseigne ce que nous devons faire à l’endroit des [78] créatures. Il est vrai qu’il est bien mieux de prendre les choses dans leurs principes. Et puisque, dès le premier pas que Notre Seigneur fait en nous, c’est de nous mettre dans un état surnaturel qui nous rend capables par la grâce de la foi, de connaître les vérités de notre salut d’autant plus infailliblement et plus efficacement que c’est dans leur véritable source - je veux dire : dans cette persuasion et onction intérieure qui nous enseigne infiniment mieux que toute créature, - pourquoi ne prendrions-nous pas cette voie ? Non necesse habetis ut aliquis doceat vos, sed sicut unctio ejus docet vos de omnibus, et verum est et non est mendacium 90, a dit saint Jean en sa première Épître, chapitre 2.
Dieu, voulant affermir les âmes qu’Il attire à Son service, ne se contente [79] pas de leur donner des connaissances expérimentales de Son être et de Ses perfections, mais leur fait entrevoir que cet être et ces infinies perfections sont immuables. Non, tout ce qui est en Dieu ne peut recevoir aucune altération ni changement. Rien ne peut lui arriver de nouveau. Il ne peut croître ni diminuer, parce que tout ce qu’Il est et ce qu’Il a est de Lui, et c’est Sa propre substance, dans laquelle, s’il pouvait arriver changement, elle ne serait plus la plénitude de tout être et Dieu ne serait plus Dieu.
Aussi nous le dit-Il Lui-même par Son Prophète : Ego Dominus et non mutor 91 (Malachie, ch. 3). Puisqu’Il ne peut admettre de changement, ni de Lui ni en Lui-même, de qui en pourrait-il arriver ? Du dehors ? Il est impossible, parce qu’aucune créature ne Le saurait atteindre par son action. Que les démons enragés Le blasphèment, que les méchants hommes Le maudissent, que toutes les créatures s’élèvent contre Lui, outre qu’Il peut les anéantir aussi facilement qu’Il les a faites, d’une seule [80] parole, toutes leurs fureurs et leurs rages sont encore moins que le hurlement des chiens contre la Lune.
Il semblerait pourtant que Sa volonté serait quelquefois sujette au changement, parce qu’Il est assez souvent obligé de châtier les hommes à qui Il avait autrefois témoigné beaucoup d’amitié. Et même tous les damnés qui ont été chrétiens, ne se sont-ils pas vus, au moins pendant quelques moments, lavés dans Son Sang précieux par le baptême et honorés de Son amitié comme Ses enfants bien-aimés ? Oui, sans doute, et s’ils sont devenus les objets de Sa colère et de Sa haine, c’est par le changement qu’ils ont fait eux-mêmes, en se détournant de Sa Face et en méprisant Ses grâces et Son amitié.
Dieu, de Soi et de Sa nature, hait le mal, et lui est contraire partout où Il le trouve, et si c’est dans un sujet immortel, et qui y soit immortellement attaché, comme sont des démons et les âmes damnées, Il le châtie et le fait soutenir tout ce qui [81] serait nécessaire pour l’extirper ou détruire. Mais, comme la volonté de ces misérables en est inséparable, il faut qu’ils supportent dans toute l’éternité le poids infini de Ses rigueurs épouvantables ; et cette immutabilité de Dieu, qui est encore plus invariable que leur obstination, est ce qui les tiendra pour jamais dans un immortel désespoir.
C’est aussi elle qui confirme la joie des bienheureux, et celle des bonnes âmes en ce monde, qui Le veulent servir, qui voient que Dieu seul est toujours bon, toujours miséricordieux, toujours grand, toujours de même, toujours Dieu. C’est Lui qui donne la stabilité aux choses qui en ont : c’est sur Son immutabilité que se font tous les mouvements des choses créées : les anges ont changé, les hommes ont changé, toutes les créatures changent tous les jours, Deus autem manet in aeternum.92 Dieu ne changera jamais. Il fait voir cette vérité à l’âme pour l’attirer au-dessus de toutes choses et la faire participante de cette Sienne immutabilité, où rien ne peut lui causer de [82] l’altération ni troubler Son repos. Oh ! qu’heureuse est une âme qui est tellement unie à Dieu qu’elle ait reçu de Sa Majesté cette divine qualité ! Pour cela, il faut n’être rien à tout et que tout ne nous soit rien.
Dieu est un abîme incompréhensible, où il faut que tout esprit humain perde toutes ses mesures, ses façons de connaître, d’aimer et d’agir : autrement, il sera comme ceux qui veulent regarder fixement le soleil, qui n’y gagnent qu’un éblouissement des yeux qui les empêche de rien voir, et même quelquefois l’entière perte de la vue.
Après que Dieu lui a fait voir Ses perfections sous certaines espèces, comme j’ai dit, de bonté, de grandeur, de durée éternelle, immensité et autres, qui sont des objets qui semblaient lui [83] être plus conformes, étant élevé dans un état surnaturel et orné de la foi, ensuite Il lui montre tout cela dans une certaine unité, non pas d’assemblage comme nous voyons les vertus et les qualités dans les hommes, mais dans une unité si simple qu’une de Ses perfections est la même chose que l’autre, et qu’enfin tout ce que je viens de dire n’est qu’une plénitude, qu’un être, que Dieu, qui est au-dessus de tout être, de toute bonté, grandeur, éternité, immensité et au-dessus de tout nom qu’on puisse lui donner dans le ciel ni dans la terre, quoiqu’on tâche de lui attribuer tout ce qu’on peut penser et concevoir de plus saint et de plus parfait.
De quelles opérations et moyens est-ce que se peut servir l’âme, qui est réduite à ce point de ne voir et ne goûter rien de ce qu’elle a goûté, ni connu, ni ouï dire autrefois ? La voilà à la porte d’une plénitude infinie, qui surpasse infiniment toutes ses puissances, qui sont à l’égard de Dieu comme si un petit point voulait renfermer en [84] soi tout le globe du monde. Tout ce qu’elle peut pour maintenant, c’est demeurer dans son admiration, convaincue de la vérité qu’elle connaît que Dieu ne peut être véritablement connu que par Lui-même et qu’en Lui-même, et que tous nos discours, tant hauts et relevés, ou tant épurés et simples qu’ils puissent être, n’approchent pas d’infiniment loin ce que Dieu est en Soi.
C’est ce qui lui fait voir non seulement la folie et la vanité de toutes les sciences humaines, mais aussi les abus que commettent plusieurs, qui veulent chercher Dieu par ce chemin, qui s’arrêtent à leurs conceptions ou aux hautes pensées qu’ils ont de Lui, ou même aux dons qu’ils en reçoivent, qui ne sont rien en comparaison de l’état suréminent où Il veut élever les âmes qu’Il trouve capables de se perdre dans la simplicité de la foi, et de s’abandonner aveuglément à Sa divine conduite.
Cette unité et cette simplicité, qui surpassent tout, est la cause originaire de [85] toute unité et simplicité qui se trouvent dans les créatures. Elle est aussi la cause de leur multiplicité, et c’est elle qui soutient tout et qui les fait toutes tendre à leur unité et simplicité selon leur façon, et qui donne force et vigueur pour cet effet à chacune d’elles en particulier, selon le degré de son être et l’exigence de son espèce dans le cercle de laquelle chaque individu opère et agit selon son unité, pour la conservation de l’unité spécifique dans laquelle il est plus un et plus simple qu’en soi-même. Ainsi doivent faire nos âmes à l’égard de Dieu, qui est leur unité originaire, dans laquelle elles doivent toutes se réunir par foi et par amour.
La foi fait voir à l’âme que Dieu n’est point oiseux et qu’Il a une vie [86] et des actions qui répondent à cette plénitude qu’elle vient de considérer en Lui. Elle lui apprend que Ses actions Le rendent si ineffablement heureux et plein de toutes délices que tout ce qu’on peut s’imaginer dans toutes les créatures au ciel et en la terre n’est que de la boue et du fumier en comparaison de ce qui se fait en Dieu.
Car cette plénitude de tout bien, de tout être, de toute perfection, par sa vie et son action, s’exprimant à soi-même, produit une image de tout ce qu’elle a en soi sans diminution ni d’essence ni de propriétés ni de quoi que ce soit. C’est une plénitude d’une autre plénitude qui ne diffère de son principe que parce qu’il lui a communiqué toutes ses perfections, desquelles jouissant en même égalité et recoulant vers le principe qui les lui a communiquées, par son action et sa vie d’amour qui est une émanation de cette plénitude, rencontre ce premier Principe, sortant aussi par une même action d’amour, allant vers lui comme un torrent ou une mer infinie, qui [87] sort toute d’elle-même pour se donner toute en amour. Et, dans cette rencontre et retour d’unité amoureuse, [ils] produi[sen]t dans leur mutuelle joie et amour infini le terme de leur mutuelle félicité, n’étant tous deux qu’un même principe produisant ce terme infini et égal en tout aux deux. Mais tout ceci est et se fait d’une manière si divine que les anges et les hommes n’en peuvent parler, sinon à leur façon, c’est-à-dire très bassement, quand même ils seraient de ceux qui ont le bonheur d’en jouir et de le voir clairement. Que pouvons-nous donc en dire, sinon ce que la foi nous en apprend ?
Néanmoins, l’âme à qui ces vérités ont été découvertes, voit bien que le seul plaisir est en Dieu, qui est celui qu’Il prend dans Sa fécondité, en sortant comme hors de Soi-même pour engendrer l’image de Ses perfections et en y retournant par cet amour mutuel et unique, qui est comme un embrassement de toute la Divinité qui fait une gloire, une joie et des délices ineffables.
[88] C’est là que Sa Majesté, voulant faire part de Sa plénitude, est sortie aux créatures qu’elle a tirées du néant et leur a communiqué quelques vestiges de la plénitude de cette gloire, les rendant toutes capables d’action et de vie ou au moins de quelque efficacité et vertu. Les anges, qui sont sur les confins de ces merveilles et sur les bords de cette mer, sont les premiers canaux de son débordement et reçoivent plus abondamment de cette plénitude. Les hommes les suivent d’un peu plus loin, mais s’ils n’en ont pas tant par nature, ils peuvent tout par la grâce. Le reste des créatures ne montent point plus haut que leur nature, mais elles sont partagées selon leur condition, autant qu’il faut pour recevoir tout le bien et toute la joie que leur appétit naturel saurait chercher ; et rien n’est en ce monde sur quoi cette plénitude ne se soit étendue.
Mais c’est particulièrement sur les hommes qu’elle a versé tous ses biens, avec des profusions si merveilleuses que le ciel et la terre en ont de l’admiration, [89] je ne dis pas seulement en se donnant soi-même en la personne de notre Sauveur, mais encore par des torrents de grâces à l’infini, qui sont versées tous les jours sur nos têtes pour nous ramener vers cette mer immense qui est notre vraie source et notre unique principe, et pour nous faire quitter ces fatras de plaisirs et de joies mondaines qui n’ont rien de bien, ni du vrai contentement que le nom ou ce que la fantaisie des hommes leur donne. D’où vient que toute la gloire et le plaisir ne se peuvent trouver ni goûter qu’en Dieu, qui est le seul bien véritable.
Il nous servirait peu d’avoir connu par la foi et en quelque façon expérimenté les grandes merveilles des [90] perfections divines, si Sa Majesté n’avait mis entre nos mains un moyen infaillible pour nous en approcher et même pour les posséder, si nous sommes assez fidèles à nous bien servir des avantages que nous avons pour cela.
C’est notre Sauveur Jésus, c’est son propre Fils, c’est la seconde Personne de la très sainte Trinité, de la parfaite connaissance de qui il est dit en saint Jean, ch. 17, que notre salut dépend : Haec est vita aeterna ut cognoscant te solum Deum verum et quem misisti, Jesum Christum 93. Voyez donc s’il nous importe peu de nous instruire de ce qu’Il est, de ce qu’Il est venu faire, et comment Il l’a fait, afin que nous soyons parfaitement établis sur les deux principes de notre salut et perfection, qui sont la connaissance surnaturelle de ce que Dieu est en Soi, par le moyen de la foi, et, par la même foi, la connaissance de ce que Jésus-Christ est en Soi et en notre nature humaine. Il est en Soi la Sagesse éternelle et le Verbe de Dieu, en qui et par qui toutes les créatures ont été mises en [91] lumière. Il est l’image de la beauté du Père éternel et la splendeur de Sa gloire et de toutes Ses lumières, égal en tout à Son principe, sans amoindrissement ni diminution aucune de la plénitude de Ses perfections.
C’est Celui-là même qui S’est fait chair pour nous, et qui, par Sa pure et infinie charité, ayant compassion de nos misères extrêmes, S’est revêtu de notre nature humaine, S’est chargé de toutes nos misères, S’est obligé à payer toutes les dettes du genre humain et de satisfaire jusques au dernier denier à la Justice éternelle de Dieu pour tous et un chacun des hommes. Voilà ce que c’est que Jésus-Christ, incompréhensible en Sa nature divine et qui ne peut être compris en tant que Dieu-homme par des esprits créés. Car cette union divine est tellement au-dessus de tout ce qui s’est jamais fait dans la nature et dans la grâce, qu’aucune intelligence n’en saurait approcher que d’une infinie distance.
Il est pourtant venu pour être notre Maître dans la vie spirituelle et mystique [92], de laquelle je peux entendre ces paroles sorties de Sa bouche, en saint Jean, ch. 10 : Veni ut vita habeant et abundantius habeant. 94 Car de qui pouvons-nous si bien l’apprendre, que de Celui qui en est la source et qui est le cabinet de tous les trésors de la divinité ? Il a toute la puissance de la divinité, et tout ce qui se peut connaître et dire de Dieu est en Lui. Il peut faire, ôter, établir tout ce qu’il Lui plaît : Il ne sera contredit en rien, parce que tous les intérêts de Dieu et ceux des hommes sont entre Ses mains.
En bonne vérité, le croyons-nous ainsi ? Pensons-nous que notre salut soit si absolument entre Ses mains qu’il ne faut point l’espérer ni attendre d’ailleurs ? Croyons-nous que c’est Lui qui doit nous sauver ? Si nous le croyons, que faisons-nous pour L’obliger à nous faire ce bien ? Quelle préparation à Le recevoir, quelle reconnaissance Lui avons-nous fait paraître ? Avouons franchement que jusques ici nous avons été de froids adorateurs de ce Dieu caché sous les misères de notre [93] chair mortelle, et que nous avons vécu dans la dernière négligence à rechercher les biens qu’Il veut nous faire. Nous L’avons laissé là comme un roi sans sujets et sans aucune puissance. Et la plupart des chrétiens regardent notre Sauveur à peu près comme ils feraient un grand homme fort célèbre dans les histoires anciennes. Il y en a trop peu qui Le considèrent comme le Roi de leur âme et de leur salut.
Puisque c’est de Sa plénitude que nous recevons tout ce qui nous est nécessaire, pour arriver au port de salut, c’est à juste titre qu’Il est reconnu pour le chef et pour le roi de tous les prédestinés. C’est aussi le motif qui L’a fait venir dans le monde. Car, voyant que le plus beau de Ses ouvrages, qui est [94] l’homme, était tellement perverti par la haine et malice du Diable qu’il n’y avait plus de retour pour lui dans la possession de l’héritage du paradis, tant il s’était engagé à la servitude tyrannique du péché, Il S’offre à Son Père éternel pour le retirer de ce malheur ; et pour ce fait [faire], Il donne à l’homme tous les trésors qu’Il possède dans le sein de Son Père sans Se rien réserver, jusques à Son être propre et à Sa subsistance qu’Il a donnés à la nature humaine pour la faire subsister en Lui et produire des actions dignes de Dieu, laquelle Sa Majesté ne saurait refuser en justice d’accepter, pour réparation des offenses qu’Elle a reçues des hommes.
C’est par ces actions divines et humaines tout ensemble qu’Il a satisfait au Père éternel pour nos péchés, qu’Il a rompu la tête et la domination de Satan, reconnu depuis si longtemps pour le Prince du monde. C’est aussi par elles qu’Il S’est fait le Maître des hommes pour les ramener au Souverain Bien, duquel ils s’étaient si fort [95] éloignés qu’il n’y avait plus de chemin pour eux.
C’est en cette qualité de Précepteur et de Maître que Son Père éternel nous commande de Le reconnaître et de l’écouter : Il veut que nous entendions Sa doctrine et que nous suivions Ses exemples et Sa vie. Hic est Filius meus dilectus, in quo mihi complacui ; ipsum audite 95. La même foi qui nous oblige de croire qu’Il est le Fils de Dieu tout-puissant nous fait aussi croire que nous sommes tenus de Le suivre et que nous ne devons point espérer de nous sauver par aucune autre voie, parce qu’il n’en a point été donné d’autre aux hommes.
Ce serait donc une grande folie à quiconque veut se sauver et être du nombre des prédestinés de penser parvenir par ailleurs que par les influences de ce chef uniquement établi pour cela par le Père éternel. Et pour être sauvé par Lui, il est nécessaire que nous ayons participation à ce qu’Il est et à ce qu’Il a fait envers Son Père éternel pour notre salut. Nous ne pouvons [96] participer à ce qu’Il est s’Il ne nous le donne par le moyen de la foi. Ut simus in ipsum aliquod creatura ejus 96. Mais nous devons pratiquer Sa doctrine et imiter Sa vie et Ses actions par Sa grâce, faisant et soutenant dans nos corps ce que Jésus notre bon Rédempteur a fait et souffert par les forces divines de Son humanité, suivant les avis du saint apôtre : Hoc sentite in vobis quod et in Christo Jesu 97. Ut vita Jesu manifestetur in corporibus nostris 98.
L’amour incomparable de Jésus envers les hommes L’a fait consentir à perdre la jouissance des prérogatives de Son être et de Ses divines perfections car, en toute Sa vie, Il n’a voulu paraître que comme le plus simple des [97] hommes, chargé des mêmes infirmités, excepté celles du péché qui n’a jamais approché de Son âme très sainte. Et cet être qui est l’origine de tout ce qui est au monde, incompréhensible en Soi-même et au-dessus de tout, S’étant enveloppé sous les drapeaux de notre mortalité, y est demeuré tellement inconnu et caché aux hommes et aux démons qu’Il leur a été incompréhensible en Son anéantissement aussi bien qu’Il l’est dans la splendeur de Son élévation dans le sein de Son Père éternel. De sorte qu’aucune créature ne pouvait nous déclarer ces mystères, si avantageux pour nous, lesquels nous eussent toujours été voilés si Sa Majesté même ne se fût faite et déclarée l’objet de notre croyance dans le sein de notre nature humaine comme elle est dans les cieux l’objet de la claire vision, en révélant cette vérité ineffable à ceux qu’Il avait destinés pour être les fidèles adorateurs de Sa Personne divine.
C’est par cette même foi agissante qu’Il opère encore tous les jours des merveilles si grandes dans les âmes des fidèles, et qu’Il triomphe des puissances infernales qui, par le péché, avaient établi en elles leur royaume. C’est ce que nous enseigne saint Jean quand il demande en sa première Épître, ch. 5 : Quis est qui vincit mundum nisi qui credit quoniam Jesus est Filius Dei ? 99. Quel texte plus formel pouvait nous assurer que, si Jésus veut être le chef de notre salut et l’auteur de notre rédemption par cet abaissement et anéantissement de Son être, Il veut aussi que nous Le considérions comme le principe et l’exemplaire de notre sanctification, l’origine de tout salut, le Prince et l’Idée de tous les prédestinés. [100]
Le ciel et la terre ne s’en étonneront-ils pas, puisque les hommes n’y prennent pas garde ? Que cette souveraine bonté, source et principe de tout bien, soit anéantie au moins dans l’esprit et la connaissance des hommes, dans le plus grand et le plus miraculeux excès de ses communications ! Oui, cet océan infini de bonté, cette plénitude immense, ce Verbe du Très-Haut se raccourcissant dans notre chair pour notre salut, Se dépouille selon toutes les apparences visibles de Ses qualités naturelles et divines pour passer entre les hommes comme l’un des plus méchants qui se soient trouvés dans le monde, Habitu inventus ut homo 100.
Dès qu’Il commence à paraître et qu’au moins l’innocence de son âge [101] devait l’exempter d’être mis au nombre des coupables, Il est poursuivi comme un usurpateur du bien d’autrui et du royaume d’Hérode. Il est contraint de s’enfuir en cachette aux terres étrangères et de vivre dans cet exil comme un criminel qui n’ose paraître en son pays. Il cause par Son absence et par Sa fuite la mort à une multitude d’innocents, Lui qui était venu pour donner la vie à tout le monde.
Dans la suite de Ses jours, cette Bonté incréée et incarnée ne passe-t-elle pas pour la malice même ? Car Jésus est pris non seulement comme envahisseur du royaume d’autrui, mais, ce qui est beaucoup plus, on L’accuse de vouloir dérober à Dieu Son être et la gloire de Sa Majesté et d’avoir blasphémé Son saint nom ; et, non content de cela, d’avoir communiqué sa malice à ceux qui L’ont voulu suivre, d’avoir perverti et gâté tout le monde par Sa doctrine et Ses enseignements. Enfin, Il a été si horriblement décrié parmi les hommes qu’Il a été postposé 101 au plus scélérat de son temps, à un voleur public, [102] à un homicide, au plus méchant de tous les criminels qui sont destinés au gibet.
Où est cette Bonté infinie ? Si elle paraît par Ses miracles, ce sont des effets de Satan et de Béelzebub 102; si dans Ses vertus, c’est une hypocrisie ; enfin de tous côtés qu’on le prenne, cette plénitude de Bonté semble tout épuisée, elle est anéantie.
Mais ce qui est plus étrange, elle passe pour la malice même et est traitée comme telle, afin qu’en soutenant véritablement les peines qui sont dues à la méchanceté, elle pût satisfaire pour le mal que les hommes avaient commis contre Dieu. Non seulement elle soutient dans son corps ces peines extérieures qu’on lui a fait endurer, mais aussi celles que ce divin Sauveur a voulu souffrir au-dedans de soi-même en supportant tout ce que la présence du mal peut faire endurer à une âme qui en a une aversion extrême, telle qu’avait l’âme de notre Sauveur. Ce qui est inconcevable à toute créature car, encore qu’elle fût toujours [103] bienheureuse, il a voulu que la partie inférieure soit capable de toutes les douleurs et souffrances ordinaires au reste des hommes, de sorte qu’Il a supporté toutes les répugnances que la nature peut avoir à se priver du bien qui lui est propre, et soutenir le mal qui lui est contraire.
Cette Grandeur que nous avons vue d’une infinie distance, tout ce qu’il y a eu et ce qu’il y aura de grand dessus la terre, tous ces rois, ces potentats, ces monarques, ces empereurs, qui ont été des fourmis à Son respect, les Anges, les Archanges, les plus hauts Chérubins et Séraphins, qui sont à Son égard moins qu’un point, au respect de la machine des cieux103…
Cependant, voici cette même grandeur, [104] que le ciel ni la terre ne sauraient contenir, enclose dans le petit corps d’un enfant au sein d’une très pure Vierge, enfermé dans une méchante étable, couché dans une crèche, resserré dans de pauvres drapeaux. Quelle marque, quel signe, quelle apparence de grandeur ? Il n’y en a aucun, et si la foi n’avait découvert la vérité aux hommes par la révélation que leur en firent les Anges, Dieu, tout grand et tout-puissant qu’Il est, fût demeuré entièrement caché dans cet anéantissement sans que personne l’eût connu.
Et, bien que ce petit corps ait crû avec l’âge, naturellement, comme tous les autres, cette grandeur divine qui y était enfermée n’en a pas plus paru : d’autant que notre Sauveur est toujours demeuré dans la bassesse de la condition d’un pauvre charpentier. Et encore qu’Il fût par extraction de la race des rois et de la lignée de David, Il n’en a toutefois voulu retenir que l’humanité, abandonnant toutes les grandeurs qui étaient dues à sa noblesse. Il a voulu paraître comme le plus [15] petit de tous, sans domaine ni seigneurie aucune, sans un pouce de terre qu’Il pût dire être à Lui, sans avoir un seul homme à qui Il pût commander.
Enfin, il ne paraît rien en Lui de cette grandeur divine. S’Il est un jour reconnu pour roi, Il est le lendemain poursuivi comme un séducteur. Et Il est si peu de chose dans l’esprit des hommes qu’ils ne savent presque pas d’où Il est. Et quand ils l’apprennent, ce n’est que pour Sa confusion, ne pouvant se persuader qu’il pût venir rien de bon ni de considérable d’un si chétif endroit comme Nazareth.
Mais, de plus, si nous le considérons jusques à la fin, qui Le jugera, à Le voir lié et garrotté, qu’Il soit ce Principe de toute grandeur qui donne le mouvement à tout l’univers, qui fait trembler les démons dans les caves de l’enfer, et qui triomphe avec les bienheureux dans le paradis ? Si on le regarde acquiesçant sans dire mot à la sentence et au jugement que porte sur Lui un méchant juge, si l’on voit qu’Il se soumet à l’exécution par [106] les mains des plus méchants hommes du monde, ne croira-t-on pas qu’Il est le plus vil, le plus bas, le plus petit et le plus impuissant de tous les hommes ? Il est donc très véritable que toute espèce de grandeur a été anéantie en Jésus-Christ, de quelque côté que l’on puisse Le considérer. Et Sa petitesse ou Son abaissement surpasse[nt] non seulement tout abaissement, mais aussi tout ce que les anges et les hommes sauraient penser de plus petit et de plus bas. Il ne faut point chercher la grandeur dans le Verbe fait chair, car Il n’est grand parmi les hommes qu’en excès de bassesse.
Par où commencerai-je à considérer cette vérité qui paraît de tous côtés ? Toute Sa vie, Ses actions et Sa mort en sont pleines. Il y aurait peine [107] à trouver quelque chose en Sa conduite qui ne passe pour folie dans l’esprit des sages du monde, qui, ne pouvant pénétrer les secrets de la Sagesse divine, en jugent selon leur caprice. Mais Dieu, qui a réprouvé leur sagesse et renversé leur prudence, tient des voies toutes contraires aux leurs en leur faisant voir à la fin que leurs lumières ne sont propres qu’à les conduire dans la nuit de toutes sortes d’erreurs et dans un abîme de ténèbres où ils se perdent.
Notre bon Sauveur, voulant remettre les hommes dans la voie de salut, y emploie des moyens que je n’oserais nommer par respect, si saint Paul ne l’avait dit dans sa première à ceux de Corinthe, ch. 1 :Placuit Deo per stultitiam praedicationis salvos facere credentes 104. Il veut sauver les fidèles par les choses mêmes que les hommes estiment folie.
En effet, si nous considérons la chose comme elle est, il y a de quoi s’étonner, et, sans la foi, on n’en pourrait jamais se le persuader. Car de prendre un enfant pour un Dieu, le plus pauvre et le plus [108] faible pour un roi, pour Rédempteur du monde celui qui ne peut se défendre, ce semble, du moindre qui l’attaque, pour prédicateur du salut et de la sainteté Celui qui veut bien qu’on l’appelle un séducteur, un buveur de vin, un sorcier, qui a commerce avec les démons, enfin qui fait tout le contraire de ce qu’il faut pour se faire suivre et estimer. Qui est-ce qui pourra sans la foi soumettre son entendement à le croire ?
Quel trait de sagesse y a-t-il de prendre douze pauvres pêcheurs, ignorants et grossiers, pour aller convertir tout le monde et faire embrasser sa doctrine aux monarques et aux plus grands philosophes de la terre ? Mais de Se laisser condamner sans dire mot, comme un séducteur et inventeur de fausse doctrine, n’est-ce pas ce qui a donné sujet aux tyrans de reprocher aux chrétiens qu’ils adoraient un homme justement condamné pour sa mauvaise doctrine ?
Il n’y a rien qui semble tant répugner à la sagesse que de vouloir atteindre à [109] une fin par des moyens qui y sont tous [tout] contraires. Jésus-Christ l’a pourtant fait pour confondre ce qui est humain, et pour nous apprendre que tout ce qu’Il a fait pour notre rédemption est si élevé au-dessus des efforts et des actions de la nature corrompue qu’il n’y en paraît rien. Et n’a pas voulu être tant estimé partout ailleurs, la Sagesse et la Vertu du Très-Haut, comme dans l’entier anéantissement ou évacuation, pour ainsi dire, de toutes Ses qualités divines par Son crucifiement105. C’est le sentiment de Saint Paul : Praedicamus Christum Crucifixum, Dei virtutem et Dei Sapientiam 106, parce que cette vertu de Dieu, cachée sous notre humanité, soutint en ce temps de Ses dernières agonies toutes les extrémités de tous les maux ramassés ensemble qui puissent arriver à une créature. C’est pour cela qu’Il dit par Son prophète qu’Il a été réduit au néant : Ad nihilum redactus sum, et nescivi 107.
Ces extrémités furent telles qu’il n’y avait plus que la Vertu divine qui pût [110] les soutenir, toute la raison, la vigueur, les forces de l’humanité étant épuisées. C’est où il a été nécessaire que tout ce qu’Il avait d’humain se perdît dans la Divinité, afin d’en prendre le soutien et l’appui nécessaires pour supporter ces assauts invincibles ; autrement, cette humanité eût défailli dans les premiers moments de ces attaques mortelles. Mais cette Vertu divine lui a fait aimer, vouloir et prendre toutes ces amertumes ramassées comme dans un calice où Elle les a bues, non seulement avec leurs propres qualités, mais avec toutes les répugnances qu’on peut avoir à quelque chose, quoique, selon l’Esprit, Elle les acceptait. C’est dans la Croix que la Sagesse divine a mis le trône de Sa gloire. C’est là où il faut La chercher, car Elle ne se trouve point dans la terre de ceux qui vivent doucement, comme il est porté au livre de Job, ch. 28 : Non invenitur in terra suaviter viventiuum 108. Sa vertu est dans ce calice qu’Il a préparé à toutes les âmes fidèles et généreuses qui voudront arriver à la possession de Dieu.
L’expression éternelle de toutes les vérités de Dieu et l’exemplaire des créatures, essentiellement immuable en Soi-même, revêtu de la nature humaine, devient l’exemplaire et l’image de toutes sortes de changements. Aussi, Ses ennemis lui donnent un roseau dans la main en forme de sceptre, comme s’Il eût été le roi de l’inconstance et le prince de la légèreté. Et, quoique en vérité Il ait toujours été le même en Sa vie, Ses mœurs et Sa doctrine, elles ont pourtant été si furieusement attaquées de tempêtes qu’elles en ont été le propre jouet, et qu’Il a été Lui-même l’unique et général objet de l’inconstance et des changements.
Aujourd’hui les anges et les hommes L’adorent pour le Fils de Dieu, demain Hérode voudra Le tuer comme [112] un usurpateur. Aujourd’hui il faut s’enfuir en Égypte de peur de la mort, bientôt il faudra s’en retourner en Nazareth. Il passe pour insigne docteur parmi tous les savants à l’âge de douze ans et, à quelque temps de là, on se moque de Ses prédications comme celles d’un charpentier ignorant. Tantôt Il est lié comme un fol, tantôt Il est suivi comme un oracle. S’il est une fois adoré comme un roi, Il sera une autre fois poursuivi à mort comme le plus vil esclave. S’Il triomphe sur le Thabor, Il est honteusement attaché à la croix sur le Calvaire.
Il souffre qu’on Le déchire, qu’on Le change, qu’on Le mette en toutes formes et figures qu’on voudra. Il a faim, Il a soif, Il est lassé, Il s’attriste, Il frémit, Il pleure, Il a compassion, enfin Il meurt et ne lui reste plus rien, sinon qu’Il est inséparablement Fils de Dieu jusques à ce que Sa sainte âme revienne donner la vie à Son corps.
Ne dirait-on pas, à considérer le train de Sa vie, qu’Il n’a rien eu d’immuable que cette perpétuelle volonté [113] de plaire à Son Père éternel, qui L’a fait soutenir cette multitude de changements dans une paix et tranquillité de Son âme si grande qu’on eût dit que tout ce qui Lui arrivait de plus contraire Lui était comme rien ? Parce qu’Il endurait tout cela dans une force passive, que son âme recevait de la Divinité, qui a toujours laissé agir l’humanité quand il a été question de souffrir en quoi que ce soit.
Et c’est ce qui est merveilleux, que jamais Notre Seigneur n’ait voulu laisser découler en Sa partie inférieure un seul petit filet de la plénitude de Sa divinité immortelle, heureuse et impassible, pour empêcher l’effet d’aucune des souffrances qui Le venaient accabler, et que, S’étant caché sous la forme d’un pauvre serviteur, Il en ait voulu jusques à la fin soutenir la condition et supporter et les incommodités et les affronts qui lui sont ordinaires.
Bon Dieu, que Vos conduites sont éloignées des pensées et des jugements des hommes ! Vous êtes toujours de même et soutenez par Votre immutabilité [114] toutes les mutations qui se font dans le monde. Faites donc que nos âmes soient immuables dans Votre amour et que nous puissions être toujours inaltérables en Votre sainte présence au milieu des plus grandes tempêtes de nos sens et du trouble de nos passions.
Cette divine simplicité, qui nous fait voir en Dieu toutes Ses perfections infinies comme une même chose n’ayant autre différence ni distinction réelle que celle que notre esprit leur donne, parce qu’il n’est pas capable de comprendre par une seule conception la cause de productions si différentes, cette divine perfection, dis-je, est éclipsée en la personne de mon Sauveur qui paraît sur le théâtre du monde couvert et chargé d’un assemblage [115] de toutes sortes de misères, de douleurs et de privations de tous les biens imaginables.
C’est ce qui Le fait appeler en Isaïe ch. 53, virus dolorum 109, un homme tout composé de douleurs. C’est un fardeau dont Il S’est chargé au même moment qu’Il S’est revêtu de notre humanité, et qu’Il a porté jusques au dernier soupir de Sa vie, mais en telle sorte qu’il semble que toute la nature n’attendait autre chose depuis le commencement du monde qu’à faire déborder sur ce divin sujet le torrent de toutes les misères et les maux qu’elle avait ramassés depuis sa création. Tout vient fondre sur cette sacrée personne, qui est à l’abandon et au pillage de toutes les créatures, qui vont toutes Lui donner chacune son coup : chacune en emporte sa pièce, chacune Le perce ou Le pique ; Il est tout dissipé, Il n’a plus ni forme ni figure, et s’il était possible de trouver de l’unité et de la simplicité dans l’anéantissement et dans la perte de tout, on pourrait dire que Jésus, dans l’abîme du néant et de [116] l’anéantissement où Il est réduit, a en soi l’autre extrême de la simplicité et unité de perfections divines qui sont la plénitude de tout en un. Car Jésus n’est rien du tout : Il est une vacuité et un abîme, une privation universelle de tous biens, et un comble ou assemblage de toutes les misères possibles.
Aussi, dit-Il par Jérémie en ses Lamentations, ch. 3, qu’il est signum ad sagittam 110. C’est un blanc 111 exposé à toute la nature, chacun peut tirer contre. Le diable le fait lorsqu’il Le tente et Le transporte du désert sur le pinacle du Temple et sur une haute montagne. Les hommes y sont les plus empressés en s’y excitant les uns les autres. Sa sainte Mère même y contribue, quoique innocemment par ses douleurs ; Ses amis, les apôtres, en Le renonçant et Le quittant ; les juifs, Son peuple bien-aimé, en Le persécutant et Le livrant à la mort ; les païens, en Le condamnant injustement ; le soleil, en cachant par son obscurité le crime de Ses ennemis ; les anges en Lui apportant le décret de Son Père éternel sur [117] Sa mort, dans l’extrémité de Son agonie. Et enfin, pour tout consommer, Son propre Père Se met de la partie, et, ne restant plus que Lui au bon Jésus, toutes les créatures étant contre Lui, Son Père éternel le délaisse aussi. Il ne s’était pas plaint de tout le reste, mais ici, Il n’en peut plus, Il est au profond de l’abîme du néant : Veni in altitudinem maris et tempestas demersit me 112 (Ps 68). Il a droit de S’en plaindre, n’étant que caution pour nous, qui méritons toutes ces peines pour avoir fait le mal : Pater, ut quid dereliquisti me ? 113 (Mt, ch. 27).
Ce n’est pas mon dessein de faire des réflexions sur tout ceci, mais bien de faire voir ce que la foi nous enseigne, comme tout ce qu’il y avait des divines perfections a été comme anéanti et n’a aucunement paru. Au contraire, il a soutenu l’extrême qui leur est opposé, hormis le péché, en supportant la privation de tous les biens naturels et la présence de toutes les misères qui peuvent être inventées par quelque esprit que ce soit, [118] divin, angélique, humain et diabolique.
J’appelle la gloire et la félicité divines cette plénitude de joie et de plaisir que Dieu prend dans la compréhension de Soi-même, et dans la production des Personnes divines qui sont seules capables de jouir de ce bien infini et incompréhensible aux anges et aux hommes.
Je n’entends point dire que le Sauveur du monde ait jamais été privé de la vision béatifique, ni en tant que Dieu, ni aussi en tant qu’homme, car son âme a toujours été bienheureuse. Mais ce que je veux dire, c’est qu’Il a abandonné la partie inférieure de Son âme à toutes les misères qu’on peut penser, et cela pour satisfaire à la divine Justice pour nos péchés. C’est ce [119] que la foi nous enseigne : ce qu’étant proposé comme très véritable, je dis que cette partie souffrante en Jésus-Christ a été privée de cette gloire et joie divines qui lui étaient naturellement dus à cause de l’union hypostatique, et qu’elle a été remplie, au lieu de cette joie et plénitude de contentement, de toutes les amertumes et tristesses qui peuvent tomber dans une âme. Tristis est anima mea usque ad mortem 114, en saint Matthieu, ch. 26. Ce qui pénétra si violemment Sa nature humaine qu’elle fut contrainte d’en demander dispense à Dieu Son Père s’il était possible. Mais, ayant reçu la nouvelle que le décret de Sa Passion et de Sa Mort était irrévocable, Il tomba dans un état de douleurs et d’affliction si pitoyable qu’une sueur de sang pénétra tout Son corps sacré, [ce] qui fut une marque de la peine excessive que toute Sa nature endura.
Jésus entra par cette affreuse agonie dans les portes de la mort et Se mit à l’abandon dans la voie des ténèbres, [120] où toute la rage de la malice la plus envenimée Le vint engloutir pour Le déchirer sans relâche jusques au dernier respir 115 de Sa vie. Ce fut là où Il Se vit abandonné de toutes les créatures. Ce serait peu pour lui si Son Père éternel Le regardait d’une de Ses œillades amoureuses. Mais, non, Il Le laisse comme un lépreux chargé d’ulcères qui fait horreur à Ses yeux et à Son cœur. Aussi est-Il chargé de nos péchés, et il faut qu’à la fin de Sa vie, pour la consommation de tout Son ouvrage, Il en porte toute la haine. C’est pourquoi Son Père éternel L’abandonne à tous Ses ennemis comme l’objet de Son indignation.
Mais ce qui est plus pesant est qu’au-dedans Il lui fait sentir et porter tout le poids des péchés du monde. C’est ce qui fait que Ses souffrances ont surpassé celles des martyrs, celles du purgatoire et toutes les plus affreuses qu’on puisse imaginer. Car, comme le péché est le plus grand de tous les maux, la peine qu’il fait à un sujet qui en est chargé doit être la plus grande de [121] toutes les douleurs. Porter donc la peine de tous les péchés qui se sont faits depuis le commencement du monde et qui seront jusques à la fin du monde, c’est porter et avoir en soi une plénitude de douleur qui anéantit tellement en l’âme de Jésus toute joie et tout contentement, qui Lui étaient dus naturellement à cause de l’union hypostatique, qu’il n’en paraît aucun vestige.
Ce fut en cet état d’abandon et d’impuissance, tant active que passive, que l’humanité du Sauveur, étant réduite à l’extrémité du néant, ad nihilum redactus sum 116, submergée dans le profond abîme de toutes les douleurs, n’y ayant plus aucun mal qui n’eût fondu sur Sa tête, ne subsistant plus que par la vertu secrète de la Divinité, tout étant consommé, et ayant atteint la plénitude parfaite des satisfactions que la Justice divine attendait de Lui pour les péchés des hommes, avant que de mourir, voulut laisser des successeurs de Ses biens et des héritiers de Ses travaux. Il voulut engendrer des enfants par les dernières et plus pures gouttes [122] de Son sang ; par Ses derniers soupirs, dans l’extrémité de Ses plus grandes misères, dans l’abandon de Son Père, et sur le point de lui remettre Son esprit entre les mains, Il engendre tous les chrétiens par toute la terre et de toutes les nations. Il veut qu’ils aient part à Son héritage et qu’ils soient reconnus pour Ses frères. Voici des générations bien opposées. Le Père éternel, dans la plénitude de tout bien, engendre Son Fils et en Lui toutes les créatures qu’Il produit dans le temps au-dehors. Et Jésus-Christ, dans la plénitude de Son anéantissement ou, pour mieux dire, dans la vacuité et privation de tout bien, et noyé dans l’océan de tous les maux possibles à la nature, engendre les chrétiens, qui sont les enfants de Ses douleurs. Il leur a donné l’être en Se détruisant et en perdant le Sien par la mort, lequel Il leur a laissé pour gage de leur bonheur, dont Il les met en possession par la foi et par la grâce.
Quelle vie doivent mener des enfants de cette humanité comme mère, qui n’était plus qu’une mer de douleurs, et qui n’avait plus de vie ni d’action que ce qu’il en fallait, pour recevoir Son soutien et Ses mérites du Verbe qui lui était uni, mais engendrés de ce Verbe fait homme, qui, par cette génération, les fait participants de Son être divin ? Ne doivent-ils pas désormais mener une vie toute divine, morte à toutes les créatures, dans un entier abandon de toutes choses, comme nous dirons ailleurs plus au long ?
Jésus, ayant consumé toutes Ses forces et la vie de Son humanité sacrée pour satisfaire à la Justice divine, et l’ayant réduite à la dernière extrémité de toutes les misères pour les péchés des hommes, enfin étant mort à la vue d’une infinité de peuples par un supplice, le plus cruel et le plus honteux [124] qui se puisse inventer ; après avoir été trois jours dans le tombeau, Il voulut redonner à cette humanité très sainte, non seulement tout ce qu’elle avait perdu, mais aussi Il la voulut revêtir de Ses qualités divines et la rendre aussi glorieuse et aussi élevée par-dessus toutes les créatures qu’elle avait été abaissée et anéantie dans les tourments.
Il était très important pour nous que ce divin Sauveur ne se contentât pas de payer nos dettes et de souffrir la mort que nos crimes avaient méritée, mais aussi il était nécessaire qu’Il nous redonnât un être nouveau et la vie qu’Il nous avait gagnée par sa mort. Car nous étions morts par le péché, et s’Il ne nous faisait ressusciter avec Lui, quel fruit eussions-nous tiré de tant de travaux qu’Il avait endurés et de la mort qu’Il avait soufferte pour notre amour ?
La Résurrection du Sauveur est donc la fin et la consommation de l’ouvrage qu’Il était venu faire dans le monde, et il faut que nous en soyons participants, [125] aussi bien que de Sa mort et de Ses douleurs. Mais, avant que d’arriver à la Résurrection, il faut mourir, car personne ne ressuscite qu’il ne soit mort. Jésus-Christ vit pour nous dans le Ciel où Il est à la droite du Père éternel pour nous servir d’avocat et pour nous distribuer la part et portion qu’Il nous a assignées dans Sa mort, qui est celle qu’il a plu à Son amour de nous la mesurer : Secundum mensuram donationis Christi 117 (Eph., ch. 4), mais toujours infiniment au-dessus de nos mérites. C’est de ce trône qu’Il gouverne tout le christianisme par la distribution de Ses grâces et qu’Il voit Ses fidèles amis entrer courageusement dans les combats qu’Il a Lui-même soutenus, et passer par les voies qu’Il a leur a frayées le premier. Il considère avec plaisir ceux qui travaillent à se rendre par Son secours les véritables images de Sa vie douloureuse et toujours privée des satisfactions de la nature. C’est là qu’Il les attend pour les faire participants de la gloire qu’Il leur a méritée, pour être l’objet éternel de leur amour et de leur [126] reconnaissance et le comble de leur ineffable félicité.
Dieu, ayant ainsi fait voir à l’âme chrétienne, élevée par la foi, les perfections infinies de Son être et tout le bien que Sa Majesté veut lui donner, et par la même foi lui ayant montré Jésus-Christ, Son Fils unique, revêtant notre humanité et chargé de nos infirmités, descendu dans la terre pour nous servir de guide et nous reconduire à Dieu que nous avions quitté par le péché, nous ouvrant Ses voies par Sa mort et ressuscitant pour ménager les affaires de notre salut auprès de Sa Majesté : c’est à cette âme à se déterminer à ce qu’elle doit faire, et si elle veut chercher le Royaume de Dieu, si elle veut faire triompher en elle Jésus-Christ du péché et des puissances infernales, ou bien Le crucifier derechef, après avoir vu et éprouvé Ses infinies bontés à son endroit. [127]
Tout ce que la foi nous enseigne et nous montre, c’est Dieu immédiatement, comme auteur et objet de cette même foi, ou quelque moyen pour nous conduire à Sa possession. Au commencement de ce petit ouvrage, elle nous L’a fait voir en Lui-même, plein de majesté et de gloire, infiniment élevé au-dessus de toutes les créatures, comme leur principe et leur origine, pleinement heureux en Soi et de Soi-même, sans avoir besoin d’aucune chose extérieure pour l’accomplissement de Sa félicité.
Nous avons vu ensuite, conduits par la même foi, cette même Majesté en la Personne du Verbe éternel, raccourcie et cachée sous le manteau de notre humanité, pleine [128] d’opprobres, de misères et d’angoisses si extrêmes qu’elle a paru aux amis et aux ennemis comme anéantie et perdue, n’ayant plus forme ni figure du Fils de Dieu, ni du Fils de l’Homme, au moins dans ce qui paraissait aux yeux des hommes, quoique ç’a été dans cet état et par cet anéantissement profond de Soi-même qu’Il a voulu racheter le genre humain, souffrant toutes les peines que ses crimes devaient porter.
Il nous reste donc maintenant à voir cette même Majesté habitant par la foi dans les âmes des hommes pour les sanctifier par Sa grâce et les conduire au terme de la perfection qu’Il leur a destinée, selon la mesure de la portion qu’Il leur a donnée dans Ses mérites et dans Sa mort.
C’est ici qu’il faut pratiquer ce que Dieu le Père a tant recommandé à tous les chrétiens en la personne de Ses apôtres : qu’ils écoutassent attentivement ce divin Directeur de nos âmes, qui est venu pour nous enseigner les vérités de notre salut. C’est Lui qui en est le [129] vrai maître, pasteur et le véritable évêque : episcopum animarum nostrarum 118, l’a appelé saint Pierre en sa première Épître, ch. 2. Aussi, les ayant rachetées, Il sait Lui seul ce qu’elles valent et ce qu’elles Lui coûtent. Il connaissait leur faiblesse et leurs infirmités, les ayant toutes portées avec une charité indicible comme le pasteur qui porte ses brebis malades ; Il sait encore leur compatir et les supporter avec la même charité et douceur, pourvu que la malice et une mauvaise volonté déterminée au mal ne les accompagnent pas.
Il ne nous servirait de rien d’avoir appris par la foi toutes ces belles vérités, ni de savoir que ce divin Sauveur eût [a] donné si amoureusement Sa vie pour nous racheter ; il nous serait inutile qu’Il régnât, triomphant dans les cieux et qu’Il eût détruit les puissances de l’enfer, s’Il ne régnait en nous par la foi et s’Il ne triomphait en nos cœurs par Sa grâce : Son ouvrage serait imparfait, tous Ses travaux seraient sans fruit, et le mystère ineffable de l’Incarnation [130] n’aurait point la fin pour laquelle il aurait été fait. C’est ce qui doit bien faire prendre garde à un chacun à ne priver pas Jésus-Christ du fruit de tant de peines, et la très Sainte Trinité de la fin qu’elle a prétendue quand le Verbe S’est fait chair. Pour bien faire cela comme Dieu le veut, il ne faut qu’à nous rendre attentifs à la conduite intérieure de Jésus dans nos cœurs, non seulement pour connaître ce qu’Il veut, mais aussi pour la suivre et la réduire en pratique par de véritables effets.
Ce sera donc ici que commencera la théologie et la vie mystique de Jésus-Christ et Son Royaume intérieur dans les hommes. J’espère qu’Il me donnera la lumière et la grâce de ne rien dire qui ne soit conforme aux vérités qu’Il nous a enseignées, et profitable aux âmes qui liront ces écrits.
Jésus notre aimable Sauveur, n’est mort que pour nous donner un être et une vie surnaturels, au moyen desquels nous puissions nous rejoindre à Dieu, notre souverain Principe, [132] l’approche duquel nous était interdite par le péché de nos premiers parents et par nos propres offenses. Il nous communique ce bien inestimable sans qu’il nous en coûte rien, et sans demander de nous autre chose qu’une promesse de bonne volonté de vivre de cette vie divine qu’Il nous donne, et renoncer à une vie contraire qui est toute dans le péché et dans les désordres de la nature corrompue.
Ceci se fait dans le saint baptême, où nous sommes ensevelis avec Lui dans la mort et nous ressuscitons pareillement avec Lui par la foi et la grâce qu’Il nous donne, qui nous met dans un état d’être et de vie surnaturelle comme j’ai déjà dit ailleurs, dans lequel état nous sommes encore fortifiés de Ses divins secours, afin d’y pouvoir vivre, agir et subsister, et par ce moyen, nous réunir à Dieu, notre premier Principe, en menant une vie et faisant des actions qui soient dignes de Lui.
Nous pouvons aussi, par cette même vertu que nous avons en Jésus-Christ, [133] rompre et ruiner la domination que le péché a prise sur nos âmes par l’affection et l’attache qu’elles ont aux créatures, contre les lois et la volonté de Dieu qui veut très justement être le maître de leurs affections, puisque Il en est le créateur.
C’est le dessein qu’Il a eu en Sa mort d’engendrer des enfants qui Lui ressemblassent par la participation de Son être, Sa vie et Ses vertus divines et par l’abnégation de toutes les choses créées, en sorte qu’ils ne soient et ne vivent qu’à Lui. Et, d’autant qu’Il connaissait parfaitement nos faiblesses et les horribles répugnances de la nature que nous aurions à surmonter, Il nous a laissé le trésor de Sa force divine que Son humanité sacrée nous a méritée par Ses combats et Ses victoires, et l’a renfermé dans la foi et dans les autres dons, nous donnant le pouvoir de nous en servir. Mais si un trésor si merveilleux ne nous sert de rien, c’est par notre faute qui, au lieu de nous tenir forts et inébranlables contre les violences que la nature [134] nous fait pour nous tenir toujours sous ses pieds, et pour nous empêcher de nous élever à une vie digne de l’être surnaturel que nous avons reçu par Jésus-Christ, nous nous laissons emporter au torrent de nos passions déréglées et aveugles, détruisant et faisant derechef mourir Jésus-Christ en nos âmes.
N’avons-nous pas tous sujet de nous étonner de voir que l’oeuvre le plus grand et le plus excellent qui soit jamais sorti des mains de Dieu, ait été fait à ce seul dessein de nous donner une vie divine et conforme à l’être surnaturel qu’Il nous a mérité par Sa mort, et que, nonobstant la croyance que nous avons de cette vérité, nous nous disposions si mal à recevoir [135] ce bien inestimable ? Il veut nous le donner comme le gage de Son amour et le fruit précieux de Ses douleurs et de Sa Passion. Mais aussi, quiconque voudra être du nombre de Ses bien-aimés enfants doit répondre à ce dessein, car aucun ne peut être reconnu pour tel, dont la vie et les actions ne soient conformes à l’être et à la noblesse qu’il a reçu[s] d’un tel Père.
Cet état surnaturel que nous recevons au baptême nous vient de deux principes, qui n’en font qu’un en Jésus-Christ, savoir et Son humanité sacrée et Sa Personne divine, hypostatiquement unie à cette humanité, laquelle subsistant avec la Divinité en un seul et même suppôt, a produit des actions dignes de l’excellence de ce Principe, très saintes en elles-mêmes et sanctifiant tout ce qui s’en est trouvé atteint. La Divinité donnait le mouvement et le branle, le poids, la valeur et le mérite à tout ce qui sortait de cette humanité sacrée, élevant toutes Ses actions humaines à une qualité non seulement surnaturelle, mais [136] divine par conformité à la Divinité, autant grande que ce qui est créé en peut être capable.
C’est ce qui nous l’a fait voir dénié et dépouillé de tout ce que la nature pourrait aimer et désirer, comme les honneurs, les plaisirs et les biens, pour mener au-dedans de soi-même une vie intérieure dans la possession et jouissance de Dieu qui Lui était à la vérité naturellement due en toute sa plénitude, mais de laquelle pourtant Il a voulu par un miracle suspendre les effets à l’égard d’une partie de Soi-même, laquelle non seulement Il a privée de cette gloire qui lui était naturellement due et d’autres biens qui lui étaient naturellement convenables ; mais encore Il a voulu que tout Son appétit sensitif fût rempli de tout ce qui lui était le plus contraire, et noyé dans une mer d’amertume de toutes les répugnances qui peuvent arriver à la nature humaine, qui, étant réduite au néant de ses forces, n’a pu surmonter ces difficultés qu’en la vertu divine qui lui était conjointe, ne restant rien des forces de la [ 137] nature qui pût la soutenir. De sorte qu’ainsi réduite à un état de défaillance et d’impuissance, elle n’avait plus de vie ni de forces pour agir ou pâtir qu’en la Divinité, qui la faisait subsister dans son être moral aussi bien que dans le naturel. Et c’est dans cette vue que Son bien-aimé disciple l’appelle : plein de grâce et de vérité, parce que Sa vie humaine était non seulement conforme à son Principe, mais elle était toute réduite, recoulée et refondue dans ce même Principe qui est la Divinité, de qui elle a reçu la plénitude de toutes grâces, qu’elle a méritée par ses peines et ses travaux, et pour avoir soutenu elle seule, tout le poids des peines, des difficultés et des répugnances que toute la nature humaine eût dû justement supporter pour remonter au Principe de vérité et de sainteté, duquel elle était descendue et s’était écartée par la chute de nos premiers parents. Voilà en peu de mots quel est le Père de notre foi et de notre salut, Jésus-Christ, Fils du Dieu vivant, en qui est [138] notre justification et sans lequel, ainsi que parle Isaïe, ch. 1 : Quasi Sodoma fuissemus et quasi Gomorrha similes essemus 119 ; mais Lui étant affiliés par le baptême, qui est l’acte de notre adoption, nous avons part à Sa gloire, si pourtant nous voulons participer à Ses travaux.
Or, cette très haute et très digne qualité par laquelle nous sommes rendus enfants de Dieu par Jésus-Christ, venant comme j’ai dit de deux principes qui n’en font qu’un en Lui, doit avoir quelque chose de l’un et de l’autre de ces deux extrêmes : et par conséquent doit, ainsi qu’un germe ou semence divine, produire dans les sujets qui la reçoivent un semblable à celui dont elle est le germe ou la semence. Il doit aussi participer de l’un et de l’autre de ces deux principes, tenir du divin et de l’humain, qui ne fasse pourtant qu’un homme saint élevé par la foi et la vie surnaturelle, conforme à celle de Jésus-Christ, qui le fait être et vivre seulement en Dieu selon la partie supérieure de son âme, [139] et mourir ou être mort à tout ce que la nature corrompue par le péché peut chercher par ses appétits déréglés et par ses passions désordonnées. Voilà, ainsi en peu de mots ce que doivent être les enfants de Jésus-Christ et la conformité qu’ils doivent avoir en leur vie à leur Père divin selon l’être surnaturel qu’ils ont reçu de Lui par la foi et par la grâce.
Sur tout ceci, nous pouvons établir la forme et le modèle de la conduite de l’homme, qui, étant fait enfant de Dieu par Sa grâce et par la foi en Jésus-Christ veut chercher Son Royaume et croître en Lui jusques à l’âge de sa plénitude en homme parfait, c’est-à-dire qui veut entièrement et sans réserve se donner à Dieu et faire régner en soi Jésus-Christ, aux dépens de la nature et par la perte de tout ce qu’elle pourrait souhaiter qui la détournerait de Dieu. [140]
Ce que j’ai dit jusques ici est pour la plupart enseigné par la foi, expliqué et déduit plus au long par la raison. Il serait assez capable d’arrêter la raison et la volonté à poursuivre les choses divines si elles pouvaient être possédées en croyant et en parlant seulement. Mais parce que ces vues ne nous sont données que pour attirer nos esprits à la recherche des biens surnaturels, et pour les affermir dans les combats qu’il faut soutenir pour leur conquête, et qu’il faut suivre Jésus-Christ, notre capitaine, par toutes les voies qui sont les plus affreuses à la nature, c’est ce qui fait qu’un si grand nombre des enfants de la foi et de la grâce laissent étouffer la divine semence qu’ils ont reçue et, par la crainte des peines, n’arrivent jamais à la montagne [141] des bénédictions que Dieu leur fait voir par la lumière de la foi. Il n’y en a point qui ne veuillent ressusciter en gloire avec le Sauveur, mais il s’en trouve peu qui veuillent mourir avec Lui dans la Croix et les ignominies. Plusieurs passent leur vie à méditer Sa Passion ; quelques-uns pleurent à l’aspect de Ses tourments et tous confessent que Son amour a été excessif envers les hommes ; mais toutes ces méditations, ces larmes, ces persuasions, n’ont point assez d’efficace pour les faire entrer avec Jésus-Christ dans l’océan de fiel et des amertumes de Sa Passion. Si est-ce pourtant qu’il faut passer par là si on veut être de Ses enfants et du nombre de Ses disciples. Abnega temetipsum, tolle crucem tuam et sequere me120.
Ceux qui veulent entrer dans les voies de cette vie de salut que le Sauveur nous a enseignées et arriver par icelles à la possession de Dieu, qui est la fin où elles conduisent, après avoir reçu la lumière de la foi et les attraits de Dieu qui les appelle amoureusement, doivent faire comme [142] saint Paul, et dire avec lui : Domine quid me vis facere ? Seigneur, que désirez-vous de moi ? 121, et se mettre dans une disposition et volonté de quitter tout et de se dépouiller de tout ce que jugera celui entre les mains duquel Dieu aura commis leurs âmes, et aussi d’entreprendre et d’embrasser tout ce qu’il verra être nécessaire pour les mener à la perfection.
Jésus, notre béni sauveur, trouvant des âmes dans ces bonnes dispositions, Lui qui n’est venu au monde que pour les ramener à Son Père éternel, prend tous les soins possibles pour cultiver par Ses divines et fréquentes opérations la semence qu’Il a jetée en elles, par le moyen de laquelle Il y veut prendre naissance, y croître, y vivre et y demeurer jusques à l’état de perfection. Ce sont les termes dont St Paul et St Jean se servent pour nous faire voir en divers endroits l’excellence de notre vocation et à quelle fin nous sommes chrétiens, qui est de cheminer par où Il est allé : Ut ambulemus sicut et ipse ambulavit 122, dit St Jean en [143] sa première Épître, ch. 2. Donec occurramus omnes in virum perfectum 123, ajoute St Paul, Eph., 4.
Cela étant ainsi, et ces âmes que Dieu appelle à Son amour, ayant en soi, comme j’ai dit, des principes de vie surnaturelle, à savoir la foi et la grâce, elles doivent faire passer leur bonne volonté aux effets et commencer à donner lieu à cette divine semence pour s’accroître et s’étendre par toutes leurs puissances afin que toute l’humanité soit conformée et figurée sur la forme et figure de Jésus, notre chef et notre exemplaire.
Mais, d’autant que toutes ces puissances sont toutes dissipées et répandues de tous côtés parmi les créatures par le moyen des sens et des passions, je tiens pour assuré qu’on ne fera jamais grand progrès dans la perfection chrétienne jusques à ce qu’on ait rompu tous les liens qui tiennent l’âme engagée hors de soi. Parce que ni les instructions des hommes ni même la grâce ne feront rien en elle pour ce dessein, tandis qu’elle sera sous [144] une domination étrangère.
Il semble que ce soit demander la perfection entière d’une âme dès le premier jour qu’elle se met en chemin pour y atteindre, mais je m’assure que, si ceux qui ont de l’expérience dans la conduite des âmes y veulent réfléchir, ils verront que la cause unique pour laquelle il y a des personnes qui traînent toute leur vie, sans avancer dans la perfection, quoiqu’il semble qu’elles ne désirent autre chose, c’est qu’elles n’ont jamais rompu les liens ni les attaches qu’elles ont, les unes à une chose et les autres à une autre.
Je vois d’ailleurs que c’est la maxime de Notre Seigneur dans l’Évangile. Voici comment Il parle : Allez, quittez tout, renoncez à vous-mêmes, portez votre croix, suivez-moi. Il n’y a point de flatterie ni de douceur là-dedans. Il ne nous parle ni d’amour, ni de caresses, ni de transports ni de ravissements, ni de quoi que ce soit de semblable. Il y a assez de quoi étonner des personnes timides qui ne voudraient qu’une belle dévotion, laquelle se pût accommoder [145] aux passe-temps et à tous les divertissements de la vie que l’on nomme innocents ; mais notre Sauveur, qui est le Maître des dévotions, n’a point mis celle-là au nombre des autres.
Le nouveau disciple de Jésus-Christ doit donc commencer, pour sa première pratique, à rompre tous les liens qu’il a avec les créatures : parce qu’il doit mener une vie conforme à son être, il faut que sa vie soit toute vers Dieu et qu’il Le regarde comme sa seule fin, comme Il est le seul Principe de son bien éternel et de son salut. Il ne peut donc vivre aux créatures ni étendre vers elles ses affections quand cela fait tort à Dieu, qui doit être l’Objet et le principe de sa vie.
C’est aussi ce que produit en l’homme la divine semence reçue dedans son âme, qui, ne tendant qu’à former Jésus-Christ en elle, attire à soi-même au-dedans tout ce qui est humain, afin d’en faire comme un corps qui, étant animé de la foi, - laquelle lui apporte l’être surnaturel, - et de la grâce, et qui exige de lui une vie conforme [146] à cet état, [où] il puisse produire des actions dignes de Dieu. Il faut donc que toute l’humanité contribue de tout ce qu’elle a pour la réformation et régénération de l’homme en Jésus-Christ. Il faut que tout ce qui est d’elle et à elle y soit consumé de telle sorte qu’il ne lui reste rien pour donner à aucune créature.
L’homme, s’étant détourné de Dieu, son souverain et surnaturel Principe, se vit dépouillé avec la robe de son innocence de l’être, de la vie et de tous les biens surnaturels qu’il avait libéralement reçus des mains de son Créateur, et, cherchant de quoi s’appuyer et de quoi contenter ses appétits, qui ne pouvaient plus atteindre aux biens surnaturels qu’ils avaient goûtés en l’état d’innocence, laissa [147] sortir tous ses sens et toutes ses passions en campagne comme des animaux affamés, pour leur faire trouver dans les créatures le moyen de satisfaire leurs appétits déréglés. Vivant ainsi à discrétion, la raison n’en fut plus la maîtresse : au contraire ils l’attirèrent avec eux dans leurs désordres, tellement que, tout étant perverti dans l’homme, il se naturalisa dans cet exil de péché si prodigieusement qu’il ne pensait plus à ce qu’il avait été auprès de Dieu, ni à recouvrer l’état de noblesse et la dignité qu’il avait perdus.
Ses sens, saoûlés des plaisirs qu’il trouvait dans les créatures, ne voulaient point ouïr parler de ceux du Ciel ; ses passions aimaient mieux le libertinage dont elles jouissaient dans leur captivité que de posséder la vraie liberté des enfants de Dieu sous la conduite de Son Saint-esprit ; et la raison, à demi perdue dans l’obscurité de tous ces désordres, ne subsistait plus que dans le mal, couvert d’un méchant manteau d’un bien apparent. Mais enfin, il n’y avait plus de Dieu pour l’homme, si ce [148] n’était pour Le fuir et pour se cacher de Lui, s’il eût pu. Voilà ce qu’ont été et ce que sont les hommes qui ne travaillent pas à rentrer par la vie chrétienne à l’héritage que le Sauveur nous a mérité par Sa mort.
C’est donc cet état misérable et ce royaume de Satan que Jésus-Christ est venu détruire, et qu’Il détruit tous les jours en ceux qui veulent Le suivre et se soumettre à la conduite de Ses divines lois. Car Il veut qu’ils soient les coopérateurs de ce bien et qu’ils travaillent avec Lui à conquester124 l’héritage qu’ils ont si malheureusement perdu. Il est vrai qu’il y a bien de la peine, à cause des profondes racines que cet état de corruption a jetées dans le cœur des hommes. Il semble que ce soit un être qui leur soit désormais naturel, et quand il leur faut l’arracher, c’est leur arracher la vie. C’est pourquoi on ne parle dans les conduites spirituelles que de morts, que d’anéantissements et d’abnégations qu’il faut soutenir pour retourner à Dieu.
Mais enfin, pour revenir à notre [149] point, il faut que cet état, cet être, cette nature corrompue périsse et soit anéantie et que tout ce qui est de l’homme, qui s’est épanché par toutes les créatures pour subsister et vivre par elles et en elles, se retire au-dedans pour aller se rejoindre à Dieu et pour subsister et vivre seulement par Lui et en Lui.
C’est de quoi la foi instruit ici la raison, encore presque toute noyée dans les tempêtes des passions et des sens, lui découvrant le bien incomparable qu’elle recevra dans sa retraite auprès de Dieu, qui est le vrai lieu de sa demeure ; que Jésus-Christ étant son guide, elle ne doit point craindre les difficultés qui se présenteront puisque Il les a déjà surmontées par Ses travaux, mais Il veut qu’elle les surmonte par la grâce, qui est une application du mérite de ces mêmes travaux, afin que ce soit pour Sa gloire. Son sang est pour laver toutes ses taches et ordures, mais si elle en retenait une seule par sa volonté, elle ne pourrait Lui être agréable. Toutes ces vues, dont [150] notre Seigneur illumine la raison par la foi, adoucissent sans doute beaucoup ses répugnances, et en telle sorte que, si elle est fidèle, elle se résout de n’être plus qu’à Jésus-Christ et de ne s’appuyer plus sur quoi que ce soit que sur Lui, et de commencer avec Lui et par Lui à se défaire de tout ce qui l’avait possédée jusques alors.
La foi, qui fait voir à l’âme la bonté souveraine comme le Principe et la source de tous les biens, lui fait pareillement connaître que, s’il y a quelque bonté dans les créatures, elle ne peut être qu’un échantillon de cette première bonté et n’est aimable que parce qu’elle en participe quelque chose. Que l’on parcoure toutes les créatures, que l’on traverse depuis le haut des [151] cieux jusques au profond de la terre, on n’en trouvera pas une seule qui ait de soi-même aucune chose qui puisse donner de l’attrait à nos esprits pour se faire aimer : elles n’ont toutes que le pur néant pour leur apanage. En quel rang et en quelle estime doivent-elles être dans les esprits des hommes ? Et quand ils préfèrent leur liberté, qui n’est qu’empruntée à celle de Dieu qui en est l’origine et la cause, quelle injure est-ce faire à cette bonté infinie ! Quel tort se font-ils à eux-mêmes de constituer leur bonheur dans ce qui n’a que l’apparence du bien et le néant en effet ! Le bien et le plaisir qu’on en saurait recevoir ne pouvant excéder son Principe, ne peut être que passager, fort médiocre et toujours accompagné de déplaisir, d’autant que ce qui n’a de soi que le néant ne peut rien donner de soi qui soit bon ou qui vaille beaucoup.
Cette vérité ayant éclairé l’âme, qui la voit de même par toutes les créatures de l’univers, doit ôter non seulement toute l’estime qu’elle a eue jusques [152] alors de tout ce qu’on appelle bien dans le monde, mais encore elle doit en donner du dégoût et de l’aversion à la volonté et à tous ses appétits, anéantissant en soi-même le mieux qu’il lui sera possible le pouvoir que ces biens créés ont usurpé sur ses affections dans le temps de ses désordres et de son aveuglement. A quoi il faut un grand travail, encore qu’elle soit entièrement persuadée qu’elle ne peut entrer au Royaume de Dieu que par cette destruction de ses ennemis. Mais les longues habitudes qu’elle a contractées avec eux, la tiennent malheureusement garrottée par ses propres affections, de sorte qu’il faut un grand effort de la grâce pour rompre ses liens, et une grande fidélité et fermeté dans l’âme pour ne désister point de son travail, jusques à ce qu’elle se voie parfaitement délivrée des affections qu’elle avait contractées avec les créatures contre la volonté de Dieu. Car, pendant qu’elles auront le moindre attrait sur ses inclinations, c’est une marque certaine [153] que ses affections ne sont pas entièrement ni uniquement contentes de Dieu, puisqu’elle trouve hors de Lui quelque sorte de bonté qui peut les satisfaire.
C’est par cette règle qu’on peut sainement juger de l’avancement des personnes dans les voies de Dieu, duquel elles sont autant proches et pleines qu’elles sont éloignées et vides de tout appétit pour les autres choses. De vrai, qui est-ce qui pourra croire qu’un homme soit persuadé par une savoureuse expérience que Dieu est la plénitude de toute bonté, lequel on voit en chercher le goût ailleurs qu’en Lui ? Ne serait-ce pas trop évident et trop grossier mépris de Dieu, auquel il préfère une vile créature, qui est sortie du néant par la vertu de Ses mains, portant sur elles ses inclinations, qui ne lui sont données que pour s’écouler par leur moyen dans la Source qui lui a donné l’être et tous les biens qu’elle possède ?
Enfin, pour tout dire en peu de mots, il faut que toutes les bontés créées [154] s’évanouissent à la vue de la bonté de Dieu, de même que les étoiles disparaissent en la pleine lumière du soleil, et qu’une âme chrétienne ne se sente plus capable, pour ainsi dire, d’en recevoir aucun mouvement, regardant ce qui est en elles et ce qu’elles sont comme de petites étincelles du feu matériel à l’égard du soleil.
Je ne descends pas ici aux pratiques particulières par lesquelles il faut commencer, d’autant que c’est l’affaire de celui qui conduit les âmes, lequel, connaissant leurs faiblesses et quels sont leurs plus forts liens, doit leur aider à les rompre le plus promptement qu’ils pourront, parce qu’elles ne pourront avancer si elles ne sont libres. Elles auront beau tourner de tous côtés, se servir de tous les exercices qu’elles voudront, si elles sont attachées, leur poids les empêchera toujours de s’élever vers Dieu, leur seul et unique bien. Mon dessein est seulement de montrer ce que la foi, la raison et notre conscience nous apprennent, qu’il n’y a que la souveraine bonté qui [155] soit parfaitement aimable, que le bien qui est dans les créatures n’est rien en comparaison et, partant, que nous devons le tenir comme rien et donner toutes nos affections à cette première et véritable bonté.
Que c’est grande folie que de chercher quelque chose de grand dans les créatures ! Mais d’y en trouver, c’est un excès, ou plutôt une faiblesse qui ne peut sortir que de la pure imagination et fantaisie des hommes, qui voudraient bien donner des qualités divines à ce qui passe pour Dieu dans leurs affections. Mais à le prendre comme il est, il n’y a rien de grand dans tout le monde que la grandeur de Dieu : Tu solus altissimus 125. Et si l’on veut en faire le détail, qu’est-ce que la terre et tout ce qu’elle contient au respect des [156] eaux ? Que sont les eaux, en comparaison de l’air et du feu ? Ces quatre éléments, que sont-ils en comparaison du plus bas des cieux ? Et toutes ces grandes et horribles machines qui roulent sans cesse sur nos têtes et qui contiennent toutes les richesses et les bonnes et mauvaises fortunes de tout l’univers, que sont-elles si on les compare avec le Ciel-empyrée ? Elles sont si petites que c’est comme rien. Mais celui-ci, qui contient non seulement tous les autres, mais encore les empires de toute l’éternité, qui a les trésors les plus précieux de la nature, de la grâce et de la gloire, que pensez-vous qu’ils soient auprès de la grandeur de Dieu ? C’est un petit point, un petit grain de sable au fond de Sa main. Où est donc la grandeur des créatures ? Chez les rois ? Chez les empereurs ? Ils sont hommes comme le moindre de leur empire, et jamais aucun d’eux n’a commandé à la dixième partie de la terre, qui n’est rien en comparaison des cieux.
Si l’on veut mettre la grandeur dans la richesse, on se trompera aussi bien, [157] et à la fin tout le monde se trouvera pauvre et par conséquent fort petit. Car il n’y en a point qui ne soit pauvre en comparaison d’un autre plus grand que lui, et tous le sont au respect des grands biens qui leur restent à posséder. Mais quand ils auraient toutes les richesses et toutes les grandeurs du monde, en seraient-ils plus grands, vu que cela n’entre point en eux-mêmes ? Et quand il y entrerait, que serait-ce en comparaison de ce qu’ont les anges ? Mais ce serait un pur néant en comparaison de la grandeur de Dieu, qui seul doit être estimé et appelé Grand et recevoir les hommages, l’honneur et la gloire de toutes les créatures.
Quel aveuglement a donc saisi tous les hommes ou, pour parler avec Salomon au chapitre 2 de la Sagesse, fascinatio nugacitatis 126, quelle niaiserie a enchanté leurs cœurs pour les faire courir comme des bêtes insensées après des fantômes de grandeur, et qu’il n’y ait si petit dans le monde qui ne veuille être premier et plus grand que son [158] compagnon, jusques là qu’on [?] se forme des êtres de grandeur dans la vileté et dans la même bassesse.
Cette corruption vient du péché, de ce que les hommes, ayant quitté Dieu, qu’ils croient et savent être seul la vraie Grandeur, et n’ayant plus de commerce avec Lui par la vie surnaturelle de la grâce, ils se prennent à tout pour s’appuyer et pour s’accroître, pensant qu’en s’attachant et s’unissant à beaucoup de choses, dont ils sont et veulent se rendre les maîtres, leur grandeur en sera plus considérable. Mais que peut faire un néant ou un point ajouté et conjoint à un autre point ? Mille points joints ensemble ne sauraient faire la grosseur de la pointe d’une aiguille. C’est de même de toutes les créatures en la présence de Dieu, lesquelles ne sauraient donner à nos âmes la moindre parcelle de grandeur. Cette grandeur est toute en Dieu, Il la possède seul, et quiconque en voudra, il faut qu’il la cherche en Lui pour la trouver par l’union qu’Il veut faire de Sa Majesté avec nos [159] âmes, auxquelles Il a dessein de faire part de Ses qualités divines à mesure qu’elles se laisseront posséder de Ses qualités à Lui et dépouiller des vieux haillons du péché qu’elles traînent depuis si longtemps.
En bonne vérité, a-t-on raison de n’accepter pas ces conditions ? Et qui est le chrétien qui, étant bien persuadé par la foi que Dieu demande cela de lui, en quelque état qu’il puisse être, qui pourra refuser à son Dieu, qui est mort pour lui redonner la vie et pour le faire, s’Il veut, plus grand que les anges, de mépriser tout ce qu’il y a de grand dans le monde pour retourner à la véritable Grandeur qui est en lui, et qu’il a quittée malheureusement pour un rien ? S’il s’en trouve quelqu’un qui ne se veuille rendre, on pourra l’accuser d’avoir perdu le sens et la raison. [160]
Il semble presque inutile de vouloir montrer combien toutes les créatures sont méprisables pour la brièveté de leur durée, puisque la douleur que ressentent tous les jours les hommes dans leur séparation leur fait assez connaître qu’il vaudrait mieux ne les avoir jamais possédées que de les perdre avec tant de peine. Quand elles sont du nombre de celles qui flattaient leurs inclinations, lesquelles souhaiteraient d’en jouir plus longtemps, il faut pourtant en souffrir bientôt la séparation ; mais aussi celles qui les choquent et qui leur font violence ne durent toujours que trop, quand ce ne serait qu’un moment, et si leur durée est plus longue, ce n’est que pour les rendre plus misérables.
Ainsi l’on trouve toujours la durée [161] des choses que l’on peut posséder en ce monde ou trop courte ou trop longue, ce qui par conséquent cause infailliblement du mal à ceux qui les possèdent. Mais enfin, quand elles dureraient toute la vie, qu’est-ce, puisqu’il faut les quitter pour toute l’éternité, où elles ne peuvent servir de rien ? La propre expérience d’un chacun est une preuve trop convaincante de cette vérité.
Cela n’empêche pourtant pas qu’on ne s’y attache avec autant de fermeté que si elles devaient durer éternellement. Voyez quelle injustice c’est faire à Dieu et à soi-même que de quitter la douceur du plaisir qu’on peut goûter dans la conversation intérieure avec Lui, dans la communication familière des grâces qu’Il fait à Ses amis, dans l’union très étroite qu’Il contracte avec nos âmes, pour la continuer encore plus parfaitement dans l’éternité : quitter, dis-je, tout cela pour un plaisir d’un jour ou d’une heure, pour entretenir une amitié avec la créature qui rompra à la première fantaisie, ou, à tout le plus, qu’il faudra [162] quitter en mourant.
Tous ces motifs, que la raison fournit, doivent produire cet effet, sur une âme animée par la foi, qu’elle s’élève seulement vers les biens éternels et qu’elle ne voie pour elle que cette durée infinie de Dieu, qui a mesuré à toutes les créatures les temps et les moments qu’elles doivent paraître dans le monde, lesquels s’écoulent insensiblement et paraissent comme la fleur du matin, qui se flétrit dès le soir.
Il n’y a donc aucun juste sujet qui doive arrêter nos esprits dans les choses créées, car, encore qu’elles fussent bonnes et grandes, puisque, d’ailleurs, il est vrai que nous ne pouvons les posséder que pour très peu de temps, que même le mal et la peine qu’elles nous font dans leur perte égalent pour le moins le plaisir qu’elles ont donné dans leur jouissance, - mais, par-dessus tout, cela nous prive des biens éternels qui nous sont assurés si nous méprisons ceux-ci, - qui est-ce qui doit raisonnablement vouloir en jouir un seul moment avec la perte de ces biens [163] inestimables ? Les aime donc, les cherche qui voudra : l’homme chrétien, l’homme qui doit vivre de foi, s’attachera seulement à Dieu qui est le Roi des siècles, qui fait courber le dos des montagnes sous les routes de Son éternité.
La sagesse humaine et mondaine, étant sortie de l’aveuglement des hommes comme de sa source et de son principe universel, ne peut être qu’une pure folie au regard de la Sagesse divine. Ce n’est donc pas merveille si elle est tant rebutée de Dieu et défendue à ceux qui veulent suivre Ses voies par les exercices de Son amour. Car, étant un avorton et une suite du péché, au lieu de les faire retourner à Dieu, leur véritable origine, elle les en détourne, [164] les conduisant par des voies écartées dans les abîmes de leur malheur.
Il ne peut être autrement selon la vérité que j’ai décrite ailleurs, à savoir que l’homme, ayant quitté Dieu par le péché et rompu l’ordre et la dépendance qu’il avait de Lui pour toutes choses, s’est fait un établissement dans son misérable état, qu’il a fondé sur la jouissance des créatures dans lesquelles il a mis tout son bonheur et sa félicité, ne pensant plus à Dieu ni à ce qu’il a été et à ce qu’il devait être en Son endroit. Toutes les vérités qu’il possède et toutes ses lumières ne viennent donc plus que des créatures, comme des objets d’un faux bonheur et de son amour-propre qui lui fait chercher des moyens d’user et se servir à son avantage de toutes les choses créées qu’il pourrait posséder.
Toute la sagesse humaine et mondaine depuis le péché n’étant sortie d’ailleurs, on peut juger quelle estime on en doit avoir, quel bien les hommes en peuvent recevoir, et si le chrétien [165] qui a reçu un être nouveau et qui est engendré par la foi et par la grâce de Jésus-Christ doit se servir de cette sagesse de la chair qui est ennemie de Dieu, ou s’il ne doit pas plutôt la détruire et anéantir pour marcher par les voies de la divine Sagesse que le très Saint-esprit distribue comme il Lui plaît à Ses enfants. Il faudrait être bien dépourvu de jugement pour croire que les enfants de Dieu puissent s’accommoder à la folie des hommes charnels, et cheminer par leurs voies pour arriver à la vie bienheureuse qu’ils cherchent.
Aussi n’y a-t-il rien de si opposé à l’Esprit de Dieu que cette sagesse, et Il ne peut habiter dans une âme où elle se rencontre, parce qu’elle est la main droite du péché. C’est elle qui le maintient, qui le fortifie et qui l’accroît en l’homme par l’aveuglement qu’elle apporte à son esprit en lui persuadant que, toutes les créatures n’ayant été faites que pour lui, il peut en faire tout l’usage qu’il lui plaira, laisser déborder sur elle tous ses sens, ses [166] passions et ses appétits pour se saouler de plaisir en leur jouissance.
Sa raison n’a plus de lumières que celles que cette fausse sagesse lui fournit pour trouver les moyens d’attraper ce qui n’est pas encore à lui, et pour penser sans cesse aux moyens de se maintenir et de s’accroître dans ce misérable état de son éloignement de Dieu, la gloire duquel il a changé en celle des créatures corruptibles auxquelles il rend tous les hommages qui ne sont dus qu’à Dieu seul, leur sacrifiant son cœur et toutes ses affections.
Voilà ce que fait la sagesse mondaine dans les hommes, qu’elle jette dans ce sens réprouvé, et les rend incapables de trouver plus aucun goût dans les choses célestes et divines, qui sont à leur égard comme des fantômes ou comme des histoires du temps passé, ou comme de songes qui ont passé la nuit.
Ce qui est plus déplorable, c’est qu’il y en a une infinité de ceux-là parmi les chrétiens, lavés dans le sang de l’Agneau et destinés à des biens incomparablement [167] plus avantageux, qui sont réduits à ces bassesses, qui n’ont aucun vrai sentiment d’amour pour Dieu et qui auraient honte qu’on les crût dévots à Sa divine Majesté, qui se confessent pour ne pas passer pour hérétiques ni pour athées, qui disent quelques prières vocales par coutume, mais qui ont leurs cœurs possédés et noyés dans les richesses, plaisirs et honneurs du monde, et leurs pensées ne tournent point ailleurs. La mort et le Sang précieux de Jésus n’opèrent point en eux, parce qu’ils s’y opposent. Leur sagesse mondaine aurait honte qu’on les vît faire une action d’un illustre chrétien. Aussi Dieu les laisse rouler dans leurs ordures, en attendant le jour de Sa vengeance auquel Il leur fera connaître leur folie.
Le vrai sage, qui suit les lumières surnaturelles qu’il reçoit de la foi, détruit en soi toute cette sagesse mondaine pour s’abandonner à l’aveugle dans la simplicité des enfants de Dieu, qui fondent en Lui toutes leurs espérances et ne veulent ni grandeurs [168] ni richesses ni honneurs ni appui que le Sien. Ils ne cherchent pour toutes sciences que Jésus crucifié, qui est à la vérité une folie pour ces grands piliers de sagesse mondaine, mais qui est la sagesse et la vertu de Dieu, qui confondra et réprouvera la sagesse de ces mondains et grands philosophes. Suive donc leur folie qui voudra, laquelle j’estime moins que le néant. Suivons, nous autres, la simplicité de Jésus et nous faisons enfants avec Lui qui contient toute la Sagesse divine.
L’homme ayant refusé l’obéissance à Dieu, son aveuglement le porta à usurper une puissance sur toutes choses, qui est appelée par notre Sauveur potestas tenebrarum 127, une puissance des ténèbres, qui lui donne un si étrange appétit de la domination et une si [169] grande répugnance pour l’assujettissement qu’il a fallu que toute la terre ait été couverte de sang et de corps humains pour satisfaire à l’une et à l’autre de ces passions. Ce qui serait assez peu considérable, si ce désordre avait seulement passé au-dehors et que l’intérieur des hommes ne fût point été ruiné par ses funestes effets. Mais il s’en faut bien, car ils sont les premiers à en porter les marques ; et la guerre qu’ils portent chez les autres vient de ce trouble et renversement universel qui s’est fait en eux-mêmes par le péché auquel ils se sont assujettis, qui a donné toute la puissance de régner aux sens et aux passions et contraint la raison de servir à leurs dérèglements. Tellement que les hommes, qui devraient avoir Dieu pour principe et auteur de leur obéissance, n’ont que la boutade et la fureur de leurs passions, par lesquelles, croyant se rendre maîtres de tous les autres, ils demeurent esclaves de leurs propres faiblesses et imbécillités.
Où est donc cette puissance que les [170] hommes recherchent avec tant de soin qu’il n’y en a point qui ne veuille commander ni aucun qui veuille être sujet ? Elle ne peut être ailleurs que dans leurs désirs, car, dans l’effet, il n’y a que celle que Dieu a établie, qui est une participation de la Sienne, laquelle Il distribue comme il Lui plaît sans que personne ait droit de l’usurper, si ce n’est par Son ordre.
Cette démangeaison de commander les autres ne peut donc venir que de ce détour que l’homme a fait de Dieu par le péché, qui, ne pouvant devenir Dieu, en mangeant du fruit défendu, n’a pas perdu l’appétit d’être le premier partout et de se faire valoir, si la puissance était à lui.
C’est cet appétit de propre excellence et cette usurpation tyrannique de la puissance de Dieu que la grâce de Jésus-Christ vient détruire dans nos âmes. C’est pour cela qu’Il a pris tant de peine et qu’Il nous donne tous Ses travaux afin que nous puissions y réussir et rendre Sa parole véritable : Nunc princeps hujus mundi ejicietur foras 128 [171] (Jean, ch. 12). C’est un des plus longs travaux de la vie spirituelle que la destruction et l’anéantissement de cette puissance du péché, ou, pour mieux expliquer, cet appétit d’être par-dessus les autres en quoi que ce soit, en honneur, en biens, en estime, en sciences, en charges, ou autrement, duquel il y en a très peu, même entre les plus généreux à se dépouiller de tout, qui n’en aient encore de très fortes atteintes. C’est pourquoi je dis qu’il est si difficile de s’en détruire entièrement, car Adam l’avala avec le morceau du fruit défendu, et nous en a laissé le goût qui nous revient toujours à la bouche ; il n’y a que la vive foi en Jésus-Christ qui le puisse détruire en nous par Sa grâce et par une fidélité sans relâche. [172]
On aurait peine à se persuader combien est grande la vertu et la force avec laquelle l’être et l’état du péché se maintient dans nos âmes, si ceux qui veulent s’en retirer n’en ressentaient tous les jours la violence qui, après plusieurs années de travaux, de combats et de victoires, se voient encore obligés d’avoir sans cesse les armes à la main pour détruire les forces de cet ennemi domestique, qui s’est rendu le maître de toutes nos puissances et les a investies de telle manière qu’il faut que nous nous détruisions nous-mêmes pour le chasser.
Il s’est incarné pour ainsi dire dans tout l’homme, et le gouverne et lui commande avec autant d’empire que s’il était son roi, et l’autre, un pur esclave lié et enchaîné de toutes [173] parts, sans force ni mouvement que ceux que le péché lui donne pour obéir à ses lois et suivre ses conseils. Il n’y avait aucune créature assez forte pour rompre ces liens : Jésus-Christ, Fils de Dieu, a fait ce coup en donnant Sa propre vie une fois dans l’arbre de la sainte Croix, et le fait tous les jours dans nos âmes par Sa vertu qu’Il y a imprimée par la foi et par Sa grâce, qui sont des semences divines de tous ses mérites qui engendrent en nous, avec une vie nouvelle, une force et vertu contraires à celle du péché, sans laquelle nous ne pourrions détruire cet hôte si envieilli chez nous qu’il y passe comme le maître.
Et, véritablement, tout ce qui est dans l’homme s’est si bien apprivoisé avec lui qu’on a toutes les peines du monde à faire goûter une autre vie aux désirs et aux appétits de nos âmes. Il faut se faire de grandes violences, avec l’aide de la grâce et une vive foi en Jésus-Christ, pour y réussir ; et encore, si on se lasse trop aisément de voir qu’après plusieurs années on n’a qu’à [174] demi fait et qu’il faut toujours combattre, on se mettra en danger de laisser son oeuvre imparfait.
Il faut se résoudre à poursuivre jusques à ce que la vertu divine soit venue au-dessus de ce monstre, qu’elle ait dissipé et ruiné toutes ses forces, qu’elle ait pris toutes les places qu’il avait usurpées, que sa puissance et vertu soient totalement anéanties et que le divin Maître de nos âmes, Jésus, y règne absolument et sans contradiction.
C’est en Lui seul et par Lui que nous devons attendre cette grâce, puisque ç’a été la fin pour laquelle Il S’est incarné. Ainsi, quelque difficulté que nous puissions trouver en ce travail, si nous avons de la foi en Lui, très assurément nous en viendrons à la fin. Le malheur des hommes est que la plupart voudraient qu’il ne leur en coûtât rien et que cela se fît comme de soi-même, mais notre Sauveur veut que nous passions par les voies qu’Il nous a montrées. [175]
C’est chose étrange que le péché, qui est le principe de la désunion et de toute multiplicité, se soit formé en l’homme un état d’unité par laquelle il se maintient et trouve le moyen de s’étendre partout et s’y faire reconnaître comme maître. Je mets cette unité dans la dépravation générale de tout ce qui est en l’homme, qui le réduit à ce degré de misère que, ne pouvant plus s’élever au-dessus de soi-même, il est contraint d’en être l’esclave et de ne désirer ni chercher plus rien que pour soi.
Tout ce qui est en lui est composé de cela : sa volonté, son entendement, son imagination, ses passions et ses sens n’ont que cet unique appétit d’avaler et d’engloutir tout ce qui lui peut être [176] plaisant. Aussi se trouve-t-il que tout lui est bon et propre, et ce qui ne peut entrer par l’un des sens entre par l’autre. Tout le monde ne pourrait le rassasier, et l’on ne voit aucun des enfants du péché qui puisse être content, car ils ne peuvent posséder à [?] un coup tous les biens qu’ils voudraient. Et, quand cela serait, leur appétit, qui est insatiable, en voudrait toujours davantage, semblable à ce dragon qui est décrit dans le livre de Job, qui a sa gueule si grande qu’il semble vouloir engloutir toute la mer comme dans un abîme. Ecce absorbebit fluvium et non mirabitur ; et habet fiduciam quod influat Jordanis in os ejus 129 (Job, ch. 40).
C’est donc assez à propos que je prends l’unité que l’état du péché peut avoir dans l’homme en cette disposition qu’il lui donne d’être toujours prêt et comme déterminé à suivre généralement ses propres appétits, et à ne regarder que soi-même pour but et objet de ses actions. Ce qu’étant ainsi, ce n’est pas merveille que Dieu ait une aversion si grande du péché et de [177] l’état du pécheur, parce qu’il détruit directement tout le domaine que Sa Majesté prétend avoir sur les hommes, parce qu’étant pleinement possédés de cet unique appétit de n’aimer et ne vouloir rien que pour eux-mêmes, il ne leur reste plus rien qu’ils puissent donner à Dieu. Et quand ils se tourneraient vers Lui pour Le chercher, ce ne serait que pour leurs intérêts. Ainsi l’unité de Dieu est détruite pour eux, puisqu’ils n’ont plus d’autre Dieu qu’eux-mêmes pour qui ils font toutes choses.
Il serait à désirer qu’on réfléchît sur ceci plus fortement et plus souvent qu’on ne fait d’ordinaire. Car, qui est-ce qui, se voyant dans un si misérable état, ne fît effort pour s’en retirer s’il pouvait ? Il y en a pourtant beaucoup, de ceux mêmes qui vivent dans un train commun parmi les chrétiens, qui sont à peu près dans ce labyrinthe, dont ils ne s’aperçoivent qu’à l’heure de la mort et quelquefois point du tout, à leur grand dommage.
Mais puisque je parle à des personnes [178] qui veulent faire régner Jésus-Christ en elles par la foi et Sa sainte grâce, je dis qu’il faut anéantir et détruire cette unité du péché encore plus soigneusement que tout ce que nous avons déjà dit. D’autant que c’est ce qui maintient son être et son état dans l’homme. Ce qui se doit faire en reconnaissant par une foi pratique l’unité de Dieu en nous-mêmes, c’est-à-dire que nous réduisions notre entendement et notre volonté à ne chercher et aimer que Dieu, qui est seul aimable à cause de Lui-même, prenant seulement pour la nécessité ce dont nous avons besoin dans les créatures, et non pour nos plaisirs, lesquels nous ne devons prendre qu’en Dieu seulement qui, étant l’objet de notre félicité éternelle, le veut être de toutes nos joies et de nos désirs en ce monde. Disons donc avec le saint prophète : Cor meum et caro mea exultaverunt in Deum vivum130 (Ps. 83). [179]
L’homme a voulu usurper en péchant la gloire qui n’est due qu’à Dieu seul et, continuant dans son péché, il persévère aussi dans cette inique usurpation, non seulement en ravissant à Dieu ce qui Lui appartient dans l’homme, mais, de plus, en faisant un monstre de la divinité. Car il lui fait attribuer toutes les qualités qui appartiennent à l’Être souverain, privativement à tout autre, le faisant s’efforcer de devenir maître de tout ce qu’il y a dans le monde et, s’il ne le peut, ce n’est que par faute de pouvoir, et non de volonté, laquelle est toujours en appétit d’avoir tout, comme s’il n’y avait rien sur la terre ni dans le Ciel qui ne fût à lui.
Le péché conduit même l’esprit humain jusques à ce point d’excès et de [180] désordre qu’il lui fait trouver un état de gloire dans l’extrémité de son malheur, comme en voulant contrecarrer celle que Dieu très bon a en Soi-même par cette complaisance ineffable que Sa Majesté prend dans la contemplation de la totale plénitude de tout bien qu’Il est et qu’Il a en Soi-même, qui n’est et ne dépend que de Lui, laquelle plénitude Il communique à Son Verbe éternel et tous deux, en se réunissant par amour, produisent dans leur sein le très Saint-esprit en même plénitude, lequel est la consommation et le comble de leur félicité et de leur gloire éternelle.
Ainsi veut faire dans les hommes cet unique ennemi de Dieu, ce monstre de nature, le péché. Après les avoir retirés de l’union et de l’obéissance qu’ils devaient au Créateur, il veut leur faire trouver un état apparent de gloire et de félicité en leur donnant une complaisance si grande d’eux-mêmes, qu’enivrés d’un bonheur imaginaire, ils se persuadent qu’ils doivent jouir de toutes les créatures comme [181] leur appartenant. De vrai, ils ne les veulent ni ne les cherchent que pour eux-mêmes.
Que dirai-je ? Ils font venir Dieu avec la foule des créatures pour être la matière de leur plaisir et de leur gloire, Lui qui en devrait être la seule fin ; s’ils en parlent, s’ils y pensent, ce n’est que pour satisfaire leur curiosité ou pour contenter leur vanité, en se faisant estimer plus que les autres.
Enfin, pour dire en peu de mots, l’homme soumis au péché s’attribue tout et veut tout pour soi et se forme une complaisance en soi-même, tout ainsi que s’il avait la plénitude de tous ces biens. Ce n’est donc pas merveille qu’il se soucie très peu de Dieu, trouvant ailleurs son plaisir encore qu’il soit imaginaire.
Car, je vous prie, examinons cette belle vérité et cette gloire fantastique. Le plaisir des sens vaut-il la peine d’en faire une partie de la félicité de l’homme ? Ceux de l’imagination valent-ils mieux ? Tout l’honneur du monde peut-il rendre un homme heureux, [182] ni toutes les richesses de la terre? Les arts, les sciences, quand on les aurait toutes, que sont-elles, sinon une légère connaissance des créatures ? Qui est-ce qui possède tout cela et qui est-ce qui le pourrait posséder pour toujours ? Voilà donc en quoi consiste la gloire que le péché peut donner. Voilà toute la gloire de la chair, qui est comme du foin vert au matin, et sec au soir. Ainsi, les plus grands plaisirs et les plus grands biens que l’homme puisse posséder en ce monde s’évanouissent comme la fumée et s’écoulent comme les eaux qui ne retournent plus.
Cependant, toute l’occupation et les pensées des hommes sont là. On ne cherche et l’on ne veut autre chose, parce que l’on ne goûte rien de Dieu, qui, n’habitant point en cette région étrangère, où l’homme s’en est fui, ne peut lui faire part de ses douceurs jusques à ce que, par la vertu de Jésus-Christ, il revienne à soi-même, abandonnant cette terre de péché, cette complaisance en soi-même, cette ivresse qui le tient noyé dans ses [183] concupiscences, et qu’il se retourne vers Dieu, son unique bien et sa félicité.
C’est à quoi tous les chrétiens sont appelés, et, entre eux, singulièrement, ceux qui se sont consacrés à Dieu dans l’état d’une sainte vie, lesquels ne peuvent s’en dédire ni manquer à le faire sans se condamner eux-mêmes d’une infidélité sans excuse puisqu’ils s’y sont obligés volontairement, en suivant les attraits de la grâce qu’ils ont reçue à cette fin. S’ils veulent bien faire, ils n’ont qu’à s’adresser à Jésus, consumé de douleurs, de confusion et d’ignominies, dans les derniers moments de Son agonie dans la Croix. C’est là qu’Il a détruit la gloire du péché et donné à tous les hommes la vertu et la doctrine en eux-mêmes. Il ne demande qu’une volonté déterminée et résolue à cela, à quelque prix que ce soit, et qui en effet arrache de soi-même par l’aide de cette divine vertu la maudite semence que le péché a répandue dans toutes les puissances de l’âme, laquelle corrompt tout [184] ce qu’elle peut faire et produire ; et ainsi peu à peu, l’homme, se remettant sous la conduite de la grâce par la foi de Jésus-Christ, reviendra dans l’amitié de Dieu, son Roi et son Créateur.
La foi, après avoir élevé l’homme jusques au trône de Dieu, pour lui faire voir les adorables perfections de Son être, l’a fait descendre dans une étable pour y adorer un enfant, et monter sur le calvaire, afin qu’il le reconnût pour son Rédempteur, mourant pour les péchés dans la Croix, d’une mort la plus honteuse et la plus douloureuse que jamais aucun homme puisse souffrir.
Elle l’a conduite ensuite par tous les détours où le péché l’a engagé, lui [185] montrant la tyrannique usurpation qu’il a faite de toutes les puissances de son âme, le grand débris qu’il lui a causé et le dommage inestimable qu’elle en reçoit, étant toute répandue au-dehors et dominée de chaque créature, sans pouvoir remédier à son malheur, pour n’avoir ni force ni vertu pour s’en retirer.
Enfin cette même foi, accompagnée de la grâce de Jésus-Christ, le fait rentrer en soi-même et, lui ayant fait rompre tous les liens qui le tenaient garrotté dans l’amour injuste des créatures, lui fait désirer efficacement de parvenir à la jouissance des grands biens qu’elle lui a fait voir être préparés pour lui, s’il a le courage de traverser tous ces déserts affreux où il s’est écarté, et de surmonter tout ce qui s’oppose à sa résolution.
Elle donc, comme un flambeau divin, éclairant ce pauvre misérable encore tout ébloui des ténèbres du péché, lui fait voir le pitoyable état de son âme qui ne ressemble plus qu’à ces vieux châteaux qui ne sont habités que par des [186] spectres, par des serpents horribles et par ces oiseaux qui sont messagers de la mort ; ou bien à ces villes qui, ayant été pillées et saccagées, n’ont plus de forme que celle de l’horreur, tout étant dans un désordre épouvantable. C’est ainsi que l’homme se voit être, lequel, rentrant en soi pour y considérer son désordre et y apporter remède, n’aperçoit d’abord, dans le plus bas étage, ou pour mieux dire dans la basse-cour de ce château qui sont ses sens, qu’ordures, que vilenies, que puanteur, qui sont les restes que le péché y a laissés. Il y trouve toutes les portes et toutes les fenêtres ouvertes à quiconque voudra y entrer. Les chemins sont frayés à toutes les créatures. Enfin il voit tout à l’abandon et il ne reste plus rien à emporter. Car c’est ici le lieu du plus grand brigandage qu’on puisse penser, et l’âme, y ayant été dépouillée de tout ce qu’elle avait de plus précieux, s’est mise elle-même à voler tout ce qu’elle a pu tirer du dehors, et c’est l’unique métier qu’elle a fait depuis que le péché s’en est rendu le maître.
[187] Mais puisque l’homme rentre enfin en soi-même pour y mettre un meilleur ordre par la grâce de Dieu, il faut l’y accompagner et lui aider en ce qui nous sera possible, à chasser ces restes du péché, qui infectent encore son âme et la tiennent dans de si grandes faiblesses qu’à peine a-t-elle force pour se tirer de cette misère, quoique soulagée et secourue au-dedans par la grâce, et au-dehors par les bons conseils qu’on lui donne.
Si l’homme ne voulait rentrer en soi-même que pour voir son malheur et pour en faire une histoire, ou pour prendre de là sujet de composer des livres de morale, comme ont fait plusieurs philosophes, il n’avancerait pas grandement ses affaires. Ses misères ne sont pas de la nature des choses qui [188] s’évanouissent seulement à les voir : il faudra travailler bien longtemps pour en arracher les racines, et beaucoup s’efforcer pour les mettre dehors.
Mais il faut qu’il y entre en homme chrétien, armé de la foi et de la vertu de Jésus-Christ, qui doit être sa force, ses richesses et tout son bien. Qu’il fasse donc ainsi que Jésus a fait en entrant dans le monde, pour détruire le péché de tous les hommes, de même qu’Il le veut faire en lui en particulier par Sa vertu : Il a fait Son entrée dans le monde en enfant pauvre et destitué de toutes les commodités de la terre. C’est ainsi que l’homme chrétien doit rentrer en soi-même, dépouillé, au moins de cœur et d’affection, de toutes les créatures, l’amour desquelles lui a causé tant de malheurs, et, comme un enfant qui ne fait que commencer à vivre en Jésus-Christ par la foi, ne chercher et n’aimer plus autre chose que le suc de Sa divine doctrine et l’imitation de Sa vie, pour croître en Lui et devenir homme parfait.[189] Il n’y a donc plus rien dans les créatures qui puisse ou doive lui servir pour l’entretien de sa vie spirituelle, dans ce commencement de retraite. Il faut que la foi, qui l’a fait naître en Jésus-Christ, lui fournisse les matières de son entretien et qu’elle lui donne la vertu nécessaire pour digérer et surmonter toutes les difficultés qui se rencontreront dans l’exécution de son entreprise. C’est elle qui lui représente toutes les merveilleuses actions de notre Rédempteur comme les effets de l’amour prodigieux qu’Il a pour l’homme, qui doivent attacher son cœur et ses pensées par un lien si étroit de reconnaissance et d’amour réciproque que toute sa vie se passe en ce divin emploi. Et si ses appétits, non encore entièrement mortifiés, lui veulent faire trouver quelque douceur dans les créatures, il doit aussitôt les tremper dans les amertumes de Jésus-Christ, dans Lequel seulement il doit vivre en mourant à toute autre chose.
Je sais que ses faiblesses le font pencher dans ces commencements de toutes parts pour le faire tomber, et si son soutien ne dépendait que de sa propre force, il ferait mille faux pas et succomberait infailliblement. Mais sa foi et confiance en la vertu de Jésus-Christ, qui le soutient, l’empêchera de broncher s’il s’y tient toujours fermement appuyé.
Ce que l’homme chrétien a donc à faire en ce premier pas qu’il fait chez soi, c’est de trouver moyen de s’établir, de subsister et de vivre de cette vie de foi, qui est encore à la vérité bien faible, et se passer, dans la pauvreté volontaire, de toutes les aises et commodités de la nature, lesquelles je voudrais qu’il regardât plutôt en les méprisant comme des liens qui l’ont autrefois tenu captif sous les lois du péché, que de vouloir directement les combattre et détruire comme des ennemis par une guerre ouvertement déclarée. La raison que j’en ai est qu’il doit faire tous ses efforts pour remonter vers Dieu et pour avancer son chemin par la vertu de la grâce, [191] l’opération de laquelle excite sans cesse son âme à s’élever vers son Principe, duquel il recevra l’entière purgation de ses désordres. Ce n’est pas que je veuille dire qu’il faille souffrir aucune attache à quoi que ce soit, mais j’entends qu’il n’est pas le meilleur, à mon avis, de s’amuser à regarder ni éplucher ce qu’on a déjà rejeté hors de soi, pour en concevoir de l’horreur.
L’homme ainsi établi chez soi, pauvre et dénué volontairement de l’amour des créatures et vivant seulement des choses divines que la foi lui présente, conforme[s] à son état comme sont les travaux, les persécutions et la pauvreté de Jésus enfant, qui le consolent et le fortifient dans ses difficultés, doit commencer à prendre garde à ne retourner en ses premiers malheurs, et fermer les avenues qui pourraient l’y conduire.
La foi et la grâce, qui ont tiré l’homme des créatures pour le ramener en lui-même, lui donnent une vie en Jésus-Christ, qui est encore si faible qu’elle se peut mieux appeler un petit commencement que quelque bien parfait et accompli : Initium aliquod creaturae ejus. 131 (saint Jacques, ch. 1). Aussi ne lui ont-elles été données que pour recevoir en lui, par la vertu de Jésus-Christ qui en est le père et l’auteur, un accroissement entier et parfait. C’est pourquoi Il lui a préparé une nourriture convenable et conforme à l’excellence de Son être, de laquelle l’homme doit user et en attirer la substance pour fortifier cette vie nouvelle et la mettre en état de pouvoir s’étendre plus avant et de résister aux difficultés qui s’opposeraient à son accroissement. [193]
Cette divine nourriture se trouve dans les sacrements que le Sauveur du monde a laissés dans Son Église, comme les réservoirs de Ses grâces et comme des canaux par où Il les distribue aux âmes des fidèles qui s’en approchent avec la disposition requise en des actions si augustes. C’est dans ces magasins célestes où il faut que le chrétien aille souvent chercher ce qui lui fait besoin pour soutenir la faiblesse de sa vie. mais particulièrement dans le saint sacrement de Pénitence, et dans celui de la sainte Eucharistie, qui sont ceux dont l’usage lui doit être fort fréquent, puisque le premier est institué pour le rétablir dans la grâce et lui redonner la vie, s’il l’avait perdue par le péché mortel, ou pour effacer le véniel et fortifier son âme et la faire croître en cette même grâce en détruisant non seulement ses péchés actuels, mais aussi en faisant mourir en elle la racine des mauvaises habitudes et ce penchant au mal qu’ils y ont laissé.
Le second, qui est le Saint Sacrement [194] de l’autel, contenant en soi réellement l’Auteur de notre salut et la plénitude de la vie, doit être la souveraine et plus ordinaire nourriture de l’âme qui n’en peut tirer que de grands biens et une force merveilleuse, si la foi, animée d’une ardente charité, ouvre sa bouche et son appétit pour lui faire manger ce pain des anges, cette viande céleste, cette chair du Fils de Dieu, et non par une coutume malheureuse qui n’est que trop ordinaire à la plupart des chrétiens, qui les en fait approcher sans foi, sans amour et sans penser, le plus souvent, à ce qu’ils font : coutume qui consume inutilement beaucoup plus de ces grâces divines et qui corrompt un plus grand nombre de chrétiens que le bon et saint usage n’en guérit et n’en sauve. Et tout cela par faute d’apporter quelque petit soin à se bien disposer pour recevoir un bien dont les anges voudraient être dignes et capables.
L’homme chrétien que je suppose ici, ne doit pas être de ce nombre, puisqu’il voit si clairement l’état [195] d’où il vient de sortir et qu’il éprouve si sensiblement les effets de sa faiblesse qu’il ne peut douter de son impuissance, et qu’il a une nécessité si grande d’attirer à soi, autant qu’il est en lui, les grâces de Dieu, et de les ménager si à propos qu’il n’en laisse écouler aucune qui ne produise quelque fruit à son âme.
C’est pourquoi il s’approche de ces divins sacrements comme un pauvre misérable, craintif mais ardent à désirer et ferme dans sa foi et son espérance, et ayant reçu ce qu’il demandait, il le tourne tout au profit de son âme, n’en laissant rien perdre tant il est de bonne volonté de croître en Jésus-Christ pour arriver par lui à Son Père éternel.
Il doit aussi, surtout en ces commencements, se jeter sous la protection de saints de l’assistance desquels il a très grand besoin, et pourra en choisir quelques-uns dont il se rendra plus dévot, comme la très sainte Vierge, Mère de toute grâce, le glorieux saint Joseph, l’un et l’autre saints Jean, la [196] sainte mère Thérèse, et son bon ange gardien, et les autres saints auxquels il aura dévotion.
Encore que notre homme chrétien doive prendre sa nourriture essentielle dans ces fontaines de grâce dont je viens de parler, il a pourtant besoin d’aller dans les ruisseaux, qui sont sortis de la source originaire de tout notre bonheur qui est Jésus-Christ. Les sujets convenables pour l’entretien des puissances de son âme, sont la vie, les souffrances, les vertus et toutes les actions divines et merveilleuses que ce divin Sauveur a fait sortir de la mer infinie de Son amour pour servir à nos appétits de sujets d’admiration, d’espérance et d’amour réciproque, qui les fasse [fait] recouler doucement vers la source [197] d’où leur sont sortis tant de biens et reconnaître cet incomparable bienfaiteur, qui a consumé sa vie et son honneur pour nous retirer des griffes de Satan et du péché.
Sa Majesté a voulu qu’il nous en demeurât des titres authentiques jusques à la fin des siècles, fidèlement écrits par les mains de quatre Évangélistes, personnes des plus saintes de Son Église, non seulement afin que nous les crûssions et qu’ils servissent de matière à notre foi, mais principalement afin que la vie qu’Il a menée dans notre humanité nous servît de conduite pour retourner à Dieu duquel nous étions détournés par le péché, et d’exemple pour nous animer à Le suivre dans les travaux de Sa vie, dans le dégagement des choses créées et dans l’abnégation de nous-mêmes, et de consolation dans nos faiblesses, voyant que c’est de Lui que nous devons attendre toute notre force et vertu.
C’est donc dans la sainte fréquentation des sacrements et dans la [198] méditation ordinaire des choses divines, et surtout de celles dont je viens de parler, que le chrétien, rentrant en soi pour retourner à Dieu, doit s’occuper pour arriver heureusement à la fin qu’il prétend, puisque ce premier moyen lui donne une vie surnaturelle qui le fait tendre tout droit à Dieu, et le second lui fait connaître les voies par lesquelles il doit s’y acheminer ; il l’instruit aussi dans la pratique des vertus qui sont propres à son état et fortifie l’esprit dans toutes les rencontres difficiles qui se présentent assez souvent dans la suite de son entreprise.
Suivant cela, on n’a point à faire de chercher ailleurs des motifs propres pour exciter la volonté à se porter au bien : elle trouvera très abondamment dans la vie de notre Sauveur tout ce qui lui est nécessaire pour son instruction. Ce sera seulement aux directeurs de faire le choix des sujets qui sont plus propres à un chacun suivant le progrès qu’il aura fait dans la vie chrétienne, et d’en faire tirer le profit conforme à l’état de ceux qu’ils ont sous leur [199] conduite, qu’ils doivent faire entrer dans les mêmes pratiques que Jésus nous a enseignées comme les chemins véritables pour nous conduire à Dieu, notre souverain Bien, estimant que, par ces voies, nous ne pouvons nous tromper ni être trompés, d’autant que ce sont elles que Jésus a sanctifiées par Son Sang et par Sa Mort. Nous pouvons donc les suivre en toute assurance.
17. L’homme doit mettre
hors de soi ce qui est contraire à la vie chrétienne.
Ce ne serait pas assez si l’homme chrétien, rentré en soi-même, se contentait de chercher et trouver la nourriture spirituelle de son âme, et qu’il n’eût pas le soin ou qu’il ne voulût pas se mettre en peine de purger sa première entrée, qui sont les sens de la corruption et contagion, qu’ils ont contractée dans le commerce qu’ils ont eu avec le péché, dont ils ont [200] présenté les fruits mauvais à l’esprit et l’ont persuadé d’y goûter, comme fit autrefois la première des femmes à notre premier père, et ont enfin été le réceptacle et la tanière des crimes plus ordinaires que l’homme eût commis dans sa vie.
C’est ce qui fait qu’ils s’en ressentent toujours beaucoup. Car, bien que par la grâce de Jésus-Christ, le péché ne domine plus dans l’âme, il y a pourtant laissé des restes, qui sont très dangereux et qui ne manqueraient pas de détruire cette vie divine qui a commencé en lui lorsqu’il y penserait le moins. Et ses sens, qui sont ses propres domestiques, et qui ne font que de sortir de la tyrannie du péché, qui sont encore tout enivrés des délices dont ils se sont gorgés sous son empire, inclinent beaucoup plus à lui ouvrir la porte pour le laisser entrer, que non pas à suivre une vie rigoureuse, privée de tous les plaisirs de la nature et toujours dans les austérités du corps.
Voyez donc si l’homme chrétien peut dormir en repos jusques à ce [201] qu’il se soit assuré de ces portiers corrompus, et qu’il les ait rangés à leur devoir et entièrement gagnés à son service. C’est à quoi il faut qu’il mette la main avant que de passer plus avant, et qu’il fasse comme les bons médecins qui, pour guérir les maladies contractées de longtemps, non seulement défendent les excès qui les ont causées, mais aussi ils font faire de très rudes diètes, purgeant les humeurs, et ordonnent des régimes de vivre. Ainsi faut-il faire à nos sens infectés par le péché. Il faut les purger par de bonnes et fréquentes austérités selon l’ordre du directeur ; il faut les priver non seulement des excès mais encore de ce qui peut les chatouiller et porter leurs appétits à la sensualité ; et ce qu’on ne peut pas refuser à leur nécessité ou à l’obligation de la condition, il faut le faire avec une modération si raisonnable que ni l’avidité ni le plaisir n’empêchent en rien cette vie de foi et d’amour qui doit faire tendre l’homme chrétien vers Dieu en toutes les rencontres ou occasions où il se puisse trouver.[202].
Cette vie pénitente, dont je ne parle qu’en général, renvoyant à plusieurs livres qui en ont traité et où l’on pourra en apprendre le détail, est à la vérité chagrine à la nature et triste pour les sens, particulièrement en ces commencements où l’homme est encore tout nouveau dans les voies de Dieu et n’a point encore goûté des délices dont Il remplit les âmes qui se sont tirées par la grâce de la captivité des sens, qui en ont purgé les ordures par de bonnes et longues pénitences. Mais n’importe, il faut y passer et personne n’entrera dans le Royaume intérieur de Jésus-Christ qui n’aura chassé de soi le péché avec tous ses effets.
Tous les chrétiens se sont obligés au Baptême à renoncer à la chair. Qu’est-ce que cela, sinon se mortifier dans tous ses appétits ? Les rois, les empereurs, les princes et tous les grands de la terre qui ont été baptisés se sont obligés à la mortification et à la pénitence. Qu’on [n’]en dise et qu’on ne croie donc pas que cela n’est [203] propre qu’à ceux qui font état de dévotion. Car ceux qui auront donné à leurs appétits tout ce qu’ils auront voulu et qui ne se seront mortifiés en rien pour Jésus-Christ, n’ayant aucune marque en eux de L’avoir suivi, seront en grand danger de n’être point reconnus de Lui pour Ses disciples.
Il n’y a condition au monde dans le christianisme, qui ne doive avoir un exercice spécial de mortification dans l’usage de tous les sens, et chacun en particulier doit en avoir quelqu’un qui lui soit conforme, car c’est une nécessité que nous soyons sauvés en portant la Croix. Jésus-Christ nous a laissé à chacun la nôtre : les rois ont la leur, les princes ne ont une, tous les grands en ont une ; c’est à eux à la bien porter s’ils veulent faire leur salut. Nous sommes tous égaux en cela que notre Rédempteur est aussi bien mort pour le plus petit et le plus pauvre que pour le plus riche et le plus grand, et qu’il n’y a qu’un Évangile pour l’un et pour l’autre. Il n’y a qu’une voie pour entrer au [204] Ciel, tant pour le séculier que pour le régulier. C’est Jésus crucifié qu’il faut que tous les chrétiens fassent vivre en eux par l’imitation de Sa vie et de Ses vertus s’ils veulent entrer dans le Paradis qu’Il nous a mérité par Ses souffrances.
Le péché, ayant été forcé par la grâce de sortir de l’homme, y laisse toujours une malheureuse semence qui le rend enclin à retourner après lui et à lui redonner l’entrée de son âme. Son malheur est de telle nature que tous les objets qui sont nécessaires pour la conservation de sa vie et de son bien-être sont autant de sujets de mort pour lui, puisque tout ce qu’il boit et mange, tout ce qu’il touche, tout ce qu’il regarde et ce qu’il [205] entend, lui est incontinent tourné en poison par cet ennemi domestique, par ce reste de péché qui est en lui, qui portant la chaleur de l’appétit des sens dans l’excès, la fait aussitôt monter au cœur pour exciter à rechercher dans la jouissance des choses sensibles, non plus à satisfaire la nécessité, mais à contenter la sensualité. Ce que faisant, il pèche contre Dieu, et contre la raison qui a ordonné à ces actions des sens une fin bien plus juste et plus légitime.
Tous ceux qui vivent dans ce désordre, vivent dans le péché, sans qu’on puisse trouver dans les conditions des personnes des raisons ou des prétextes de dispense : la loi est pour tous les hommes. Il faut donc avouer que si la mortification est l’unique remède à ce mal, tous les hommes en ont besoin, de quelque condition et qualité qu’ils puissent être.
Il ne se trouve point d’autre moyen pour remédier à ce mal que la mortification. Je sais bien que tous ne peuvent pas porter des haires ni [206] des cilices ; tous ne peuvent pas jeûner, tous ne sont pas pour être toujours en oraison, mais tous, sains et malades, petits et grands, peuvent et doivent retenir leurs sens en telle sorte qu’ils ne se portent pas dans un appétit déréglé vers les objets qui sont nécessaires pour leurs fonctions. Et c’est en quoi tout le monde peut et doit se mortifier pour n’excéder ni dans la quantité ni dans la qualité des choses qu’on prend pour le bien et la conservation de la vie.
Qui est-ce qui pourra contredire cette vérité ? Néanmoins, je suis assuré, et chacun peut l’éprouver, que cette pratique, à laquelle tous sont obligés, demande une mortification plus grande qu’on ne penserait. Car cette semence de péché que nous avons en nous-mêmes ne nous laisse jamais sans des occasions de nous mortifier. Elle tient toujours nos sens en haleine, tout prêts à courir après leur proie aussitôt qu’elle paraît, et à la dévorer avec une avidité bestiale si la raison ne les retient par la bride d’une mortification indispensable, laquelle, [207] donnant le temps à la grâce de faire ses fonctions, d’accroître son domaine et de se rendre maîtresse de cette première entrée de l’âme, fait enfin que les forces du péché viennent à se diminuer beaucoup et, avec le temps, seront tout à fait anéanties par la même grâce. Mais, jusque-là, il est nécessaire que la mortification garde ces premières portes de ses sens extérieurs. Car il y a toujours du danger jusques à ce que l’abondance de la grâce les ait renouvelés dans une vie divine.
Outre cette nécessité qui oblige l’homme à se mortifier, celle qu’en péchant il a contractée de satisfaire à Dieu qu’il a grièvement offensé, lui donne une obligation si étroite de faire pénitence et de mortifier ses sens qui ont été les instruments de son péché, que, s’il ne le faisait, il demeurerait toujours redevable et chargé de la peine due à tant de crimes qu’il a commis, de laquelle il peut aisément se dégager parce que, pour un moment qu’il souffrira avec amour dans ce monde, il [208] se déliera d’un poids horrible de tourments qu’il lui faudrait soutenir en l’autre, la miséricorde de Dieu acceptant cette pénitence volontaire et en faisant un remède pour laver et purifier son âme de cette obligation. La mortification est absolument nécessaire à l’homme pécheur pour ôter tout à fait de son âme les restes du péché, à savoir la peine qui lui est due pour l’avoir commis, et la semence que le péché a laissée, qui est cette malheureuse inclination et propension à mal faire.
Il est difficile de déterminer le temps qu’il faut employer à faire pénitence. C’est aux directeurs de voir quand la grâce et la fidélité de l’homme auront éteint ou pour le moins beaucoup modéré cet appétit effréné des sens extérieurs, qui les faisait courir, [209] sans règle ni mesure, après tous les objets qu’ils trouvaient propres à contenter leur brutalité.
Ce qu’étant, l’on peut et l’on doit faire suivre l’esprit de l’homme là où la grâce le porte et où la foi le conduit, qui est un étage de soi-même un peu plus haut. C’est celui où résident les passions, lequel il ne trouvera pas mieux rangé que celui des sens d’où il vient de sortir. S’il n’y a pas tant de boue et d’ordures, il y a beaucoup plus de bruit et de tracas. C’est ici que les vents soufflent de tous côtés, les tempêtes viennent de toutes parts. Il n’y a ici que tonnerres, qu’éclairs, que feu, que flammes.
L’on donne à l’homme onze de ces passions. Mon Dieu ! N’était-ce pas assez d’une, avec le péché, pour le perdre de fond en comble, quand il aurait été beaucoup plus saint, plus fort et plus sage qu’Adam, Samson et Salomon ? Que fera donc notre pauvre novice qui, à grand peine, a pu se tirer des bourbiers de cette première entrée qu’il vient de traverser, où il a fallu livrer [210] tant de combats et où il s’est trouvé si souvent dans les dangers de succomber et d’être contraint de retourner en arrière ? Il est vrai que, s’il mesurait à ses forces les travaux qui lui sont présentés, il aurait de quoi se défier et craindre d’être surmonté, mais s’il regarde ce que Jésus-Christ opère en lui par cette vive foi qu’Il lui donne et par Sa grâce qui l’incite et le porte, il a sujet de tout espérer, pourvu que son courage se serve des biens surnaturels que Dieu lui donne.
Il est donc temps de l’introduire. Mais par quel côté ? Voilà onze passions qui sont autant de cruels ennemis domestiques révoltés contre lui : laquelle des onze doit-il entreprendre ? Toutes lui veulent faire croire que ce qu’elles font n’est que pour son bien et que, si elles sont en émotion, ce n’est que pour s’opposer à cette nouvelle vie qu’il veut mener, entièrement contraire à sa vie, à son honneur, et à sa conservation. Elles sont presque de même que les peuples quand ils se révoltent durant la minorité des rois, qui disent [211] toujours que ce n’est point contre le roi qu’ils font la guerre, c’est contre ceux qui le conduisent.
L’homme qui retourne à Dieu au travers de ce pays désolé par le péché son ennemi, doit y marcher le plus nu et dépouillé qu’il lui sera possible, se contentant de la subsistance que la foi et la grâce de Dieu lui fourniront, lesquelles commençant à s’étendre davantage en son âme, la rendent plus forte pour soutenir les difficultés qui se présentent. Outre qu’il doit toujours dans le cours de sa vie prendre de la nourriture que le Fils de Dieu nous a laissée dans l’usage des saints sacrements. Après quoi, il faut qu’il se serve de son industrie pour se défaire de ses ennemis, qui sont comme des garnisons que le péché a laissées dans les diverses retraites de son âme, pour lui garder la place, d’autant plus fortes et plus dangereuses qu’elles approcheront plus de l’esprit.
Pour venir bientôt à bout des suppôts que le péché a laissés dans l’étage [212] des passions, je crois qu’il n’y a point de meilleur que de les prendre par famine, je veux dire de les priver des objets qui peuvent les maintenir dans leur désordre. Aussi bien est-ce le dessein de tout homme qui veut faire croître Jésus-Christ en soi-même, et qui veut être revêtu de Ses livrées et en cet équipage entrer au festin que Dieu a préparé à Ses amis. Et comme il a déjà fermé les portes de ses sens en telle sorte qu’il ne peut plus rien entrer qui soit à l’avantage du péché, il faut que, montant en cet appartement des passions, il en bannisse tout ce qui voudrait y entrer et qu’il en chasse tout ce qui en a pris possession contre la volonté divine.
C’est bien sans doute qu’il faut que l’homme qui veut apaiser le [213] tumulte de ses passions, leur ôte tant qu’il pourra les objets propres à les exciter. Car leur appétit est un feu très âpre, qui se maintiendra aussi longtemps qu’on lui fournira de la matière pour le nourrir. Au contraire, s’il ne reçoit rien d’ailleurs qui soit propre à l’entretenir, il est certain qu’il s’amortira peu à peu et que, s’il ne trouve en son propre sujet de quoi subsister, sa violence ne sera pas si grande. L’homme a donc besoin ici, aussi bien que partout ailleurs, d’une exacte mortification pour se priver de tout ce qu’il sait par son expérience être propre à provoquer l’ardeur de ses passions. Tous les livres étant pleins des moyens dont il se faut servir pour cela, ceux qui en ont besoin les pourront trouver et s’en servir.
Mais comme la réformation intérieure de l’homme est un ouvrage de Jésus-Christ, toute l’industrie humaine n’est pas capable de le conduire à sa perfection. Il faut que ce soit la main du Maître qui l’a entreprise qui la conduise jusques à la fin. Aussi fait-Il [214] croître insensiblement la vie chrétienne dans l’homme où Il veut régner par la vertu secrète de Sa grâce et de la foi qu’Il augmente en lui, le préparant par là au combat qu’il faut rendre contre cet ennemi domestique qui maîtrise ses passions et qui entretient en son âme une guerre continuelle, qui ruine tout ce qu’il saurait avoir et faire de meilleur. Cet ennemi n’est plus le péché actuel, mais ce sont ses effets, qui sont presque pires que lui : c’est un aveuglement, ce sont des ténèbres, c’est un appétit de toutes les choses les plus déraisonnables, c’est un oubli de Dieu, c’est une adoration des plaisirs, des richesses et des grandeurs mondaines ; c’est enfin un chaos de toutes sortes de désordres, et une confusion de pensées et de desseins si extravagants que c’est une chose digne de compassion de voir l’homme délabré et déchiré de cette sorte.
Voilà ce que le chrétien qui veut rentrer dans son état doit détruire sans pardonner à qui que ce soit, autrement ce sera toujours à [215] recommencer. Il faut toujours exterminer pour assurer sa paix. Il trouvera toujours assez de quoi s’occuper ailleurs. Mais comment fera-t-il ici où il est tout seul ? Car les sens ne peuvent monter si haut pour l’aider. La raison est plus qu’à demi noyée dans ces désordres. Les passions ne combattent pas contre elles-mêmes, pour se dépouiller de ce qui leur semble bon. Il ne peut rien qu’en la vertu de Jésus-Christ qui doit être sa vie et sa force avec laquelle il doit s’opposer à ce torrent débordé des passions.
Ce qui doit se faire par la foi qui, montrant et faisant en quelque sorte goûter à la raison des choses meilleures et plus nobles que ce que les passions désirent, elle tâche de les persuader de se dépouiller de leurs premières habitudes pour trouver quelque chose de meilleur et, la vertu secrète de la grâce touchant leur appétit, la fidélité de l’homme correspondant à toute cette affaire et se déterminant absolument avec cette grâce à ne vouloir plus d’autre vie que celle que Jésus- [216] Christ a introduite en lui, les forces du péché viennent à céder. Cette vie chrétienne est substituée, laquelle ne veut pour son entretien que pauvreté, que misères, afflictions, calomnies, délaissements et abandons.
Ce qui étant fort aisé à trouver, elle peut faire en peu de temps un progrès merveilleux si l’homme veut correspondre et suivre ses desseins. A quoi il doit s’exciter par de fréquentes méditations sur la manière dont Notre Seigneur a usé en tout ce qui pouvait exciter en lui l’appétit des passions humaines : comme serait l’injustice dont Il voyait que lui faisaient les juifs en toute rencontre, Lui qui ne leur faisait que du bien, ce qui était un juste sujet d’indignation ; la haine qu’ils avaient contre Lui, ce qui devait exciter Sa haine contre eux ; la fuite qu’Il a faite des honneurs mondains, comme Il avait surmonté plusieurs fois l’amour qu’Il avait pour Sa sainte Mère afin d’accomplir les oeuvres de Son Père éternel ; comme Il S’est servi de Sa colère pour la gloire de Dieu contre les marchands du Temple ; [217] ainsi de toutes les autres passions, desquelles Il nous a laissé des exemples très signalés pour Son imitation, lesquels doivent servir à l’homme d’exemplaires de vie, sur lesquels il doit toujours avoir les yeux pour s’y rendre conforme.
A quoi étant en quelque façon arrivé, et devenu plus fort en la vie chrétienne, il doit entreprendre un ouvrage encore plus excellent que tout ce qu’il a fait. C’est de purger du péché tout l’appétit sensible et y introduire la vie de Jésus-Christ par la foi et la grâce.
L’imagination est le plus haut degré de toute la partie animale, qui a pour associé dans ses opérations l’appétit sensitif. Ces deux conjointement [218] gouvernent tout ce qu’il y a de sensible dans l’homme. Les passions et les sens reçoivent tous leurs mouvements de ces deux principes ; et, pour dire le vrai, depuis la chute de l’homme dans l’état du péché où se fait le commerce de la partie animale avec la raisonnable, l’imagination prend tout ce qui vient du dehors et le présente en telle forme qu’il lui plaît à l’entendement, lequel lui communique aussi ce qui se passe en haut. Et quand elle ne recevrait rien d’ailleurs, elle ramasse toutes les vieilles pièces qui ont déjà passé leur temps, et les représente aussi neuves comme si elles venaient [219] d’être faites, de sorte qu’elle n’est jamais dégarnie : elle a toujours de quoi fournir à l’appétit sensible pour s’occuper, et même au spirituel par le moyen de l’entendement.
C’est aussi en cette résidence que le péché a établi son trône et sa demeure la plus ordinaire, comme dans le milieu de tout l’homme, d’où il peut communiquer plus facilement toutes ses ordures et faire obéir à ses lois tant la partie inférieure que la supérieure. C’est donc principalement d’ici qu’il faut chasser ce Prince du monde. C’est ici qu’il faut travailler fortement à établir le Royaume de Jésus-Christ, puisque c’est ici que notre novice chrétien, qui est assez heureusement et avec succès conduit par la foi et par la grâce, trouve son âme déchue de sa noblesse, sa raison tout aveugle, sa volonté servante et esclave de l’animalité, prête à se porter à toutes sortes de bassesses si l’appétit sensible veut l’attirer à suivre ses désirs.
Mais la divine semence que Jésus-Christ a mise dans cette âme, où elle a [220] commencé à prendre vie, entièrement opposée au péché, la rétablira sans doute dans sa première dignité, détruisant tout ce qui s’oppose à son introduction et à son accroissement en elle, si l’homme y coopère avec fidélité et constance. C’est pourquoi il est de la dernière importance que l’homme qui se renouvelle en Jésus-Christ, se rende maître absolu de la puissance imaginative et de l’appétit qui la suit, et qu’il les remplisse de sentiments chrétiens, afin qu’ils n’en puissent plus fournir d’autres à ce qui leur est inférieur et à tout ce qui reçoit mouvement par leurs impressions. [221]
Le désordre dans lequel l’homme est malheureusement tombé, est en ce que son esprit, qui devait attirer à soi tout ce qui lui est inférieur pour en faire hommage à Dieu en le portant vers Lui, s’est laissé attirer à la partie animale pour chercher avec elle tous les sujets où elle peut s’étendre, comme si c’était des biens capables de lui donner une félicité accomplie.
Par là, Dieu est laissé comme une chose de nulle importance, les biens sensibles emportent tous les soins, tous les désirs, toutes les affections et services qui ne sont dus qu’à Sa seule Majesté. D’ailleurs, l’esprit de l’homme est esclave de la partie animale et ne peut jouir que par elle du bonheur qu’il recherche dans le monde. Il ne peut aussi de soi-même se délivrer de [222] cette captivité dans laquelle il s’est volontairement engagé. Il faut qu’un Dieu fait homme vienne rompre ses chaînes pour le remettre en liberté et le rétablir en son premier état où il puisse retourner à Dieu, son Créateur, par cette liberté que Jésus-Christ lui redonne. C’est ce qu’Il opère tous les jours dans les chrétiens qui veulent suivre les lumières de la foi, qu’Il leur a donnée, et les lumières de la grâce, qui les attire sans cesse et les pousse à embrasser ce bien.
Car il ne faut point penser qu’autre que Lui puisse nous délivrer de ce malheur. La raison humaine peut bien nous faire voir la noblesse de l’homme, la fin pour laquelle il est fait et combien c’est une chose indigne de le voir abaissé à un état si déplorable. Les philosophes païens nous ont laissé assez de livres qui sont pleins de belles raisons pour porter les hommes à se retirer de leurs désordres. Tout le monde les trouve ravissantes et on les admire, mais ce sont des [223] lumières sans chaleur : ce sont de ces feux qui paraissent sur les tombes des morts, qui n’ont d’autre effet que de paraître et de se faire regarder. Il faut ici une vertu divine pour retirer l’esprit de l’homme de cette confusion, en lui faisant voir et goûter un bien plus grand que celui qu’il cherche dans les créatures, la douceur et la beauté duquel attirent toutes ses puissances et les élèvent au-dessus de tout ce qu’il y a de créé, qu’il verra être comme un néant en comparaison de ce qui lui est montré.
C’est pourquoi Dieu Se fait connaître au chrétien dès l’entrée de sa conversion. Par la foi, Il l’instruit de Ses perfections infinies. Il lui fait voir ce qu’Il a souffert pour le rendre capable de Ses grâces et de Son amour. Il lui montre la misère de son état, Il lui donne envie de la réformer. Il l’y porte et, le retirant du dehors, Il le conduit en lui-même pour se connaître de plus près. Il lui donne les forces nécessaires pour la réformation de ses sens. Il lui fait, sinon dompter tout à [224] fait, au moins apaiser ses passions, et cette vertu secrète qui, comme une divine semence, l’a fait croître et se fortifier en Jésus-Christ, a dessein de le conduire jusques au trône de Dieu, - duquel il a connu, admiré et, en quelque sorte, goûté, les perfections ineffables dès le commencement de sa vocation, - l’a enfin amené jusques en ce lieu ou jusques à ce degré où il faut que l’âme pratique ce que dit saint Paul : divisionem animae ac spiritus. 132
Aussi est-ce en ce partage que se font les plus grands efforts de la nature corrompue : il semble qu’on lui arrache la vie, et il est en quelque façon véritable, car il faut qu’elle meure et qu’elle quitte ce qu’elle a plus aimé et plus chéri dans la vie. Il faut qu’elle prenne une nouvelle forme et un esprit nouveau. Il faut que ce soit Jésus-Christ qui vive et qui règne désormais en l’homme, le rendant tout spirituel et tout saint, qui ne se plaise désormais que dans les vues, les désirs et les pensées de Dieu, que toutes les créatures qui l’ont autrefois [225] maîtrisé lui soient comme le néant, sans plus faire impression sur ses inclinations.
C’est ici qu’il faut que l’homme qui veut se donner tout à Dieu, fasse une renonciation générale à tout ce qui peut tomber sous les sens et entrer dans l’imagination, non pas en telle sorte qu’il n’en fasse aucun usage pour ses nécessités, mais en telle manière qu’il ne les aime et en les recherche plus qu’avec un appétit modéré par la raison, et non excité par la brutalité des passions. Je sais que ses affections étant si fort éprises de tout ce qu’on appelle Bien dans le monde, il lui est comme impossible de faire sur soi un effort de si grande violence. On ne demande pas aussi qu’il le fasse tout seul, mais [226] seulement qu’il aide de bon cœur à se dépouiller de cette robe du vieil homme pour prendre celle du nouveau, qui est Jésus-Christ notre Sauveur, par Lequel il aura force, vie et vigueur pour résister aux difficultés qui se présenteront dans ce changement si extrême, lesquelles ne peuvent être comptées au nombre des plus grandes qui se rencontrent durant tout le cours de la vie spirituelle. Car l’imagination représente avec une telle vivacité aux deux parties de l’homme, la spirituelle et la sensible, le tort qu’elles se vont faire par cette renonciation, la misère dans laquelle elles vont se jeter et l’impossibilité de venir à la fin de ce qu’elles veulent entreprendre, qu’il semble que ce soit contre toute justice et raison que l’on a seulement la pensée d’un tel genre de vie. Non, le diable n’a pas plus d’inventions et de malice que l’imagination et tout ce qui la suit en forgent [d’inventions], pour s’opposer à l’entrée de la vie chrétienne dans une âme.
Voyez combien de temps le grand [227] saint Augustin fut à contester contre cette rebelle. Son esprit était tout convaincu, sa raison et sa volonté gagnées, mais aussitôt que son imagination venait au travers de ses résolutions, en lui représentant que ceci et cela ne seraient plus, il n’y avait pas moyen qu’il se déterminât à renoncer à tout en se dépouillant de ses anciennes habitudes. Tant il est vrai que c’est un ouvrage qui n’est dû qu’à Jésus-Christ, qui S’est réservé la puissance de gagner les cœurs, de triompher des volontés humaines et de chasser le péché de nos âmes.
Mais Il veut le faire avec nous. Il veut bien que nous ressentions cette répugnance que la nature apporte à quitter les plaisirs qu’elle recevait dans son libertinage. Mais aussi Il veut qu’en soutenant cette même répugnance, qui est un effet du péché, nous la surmontions par Sa vertu et qu’ainsi, par une merveilleuse manière de Sa grâce, le péché soit vaincu dans le péché même. C’est à quoi on ne prend pas assez garde : soit en se laissant abattre aux [228] difficultés et répugnances qu’on ressent à fuir le mal ou à embrasser le bien, [on] manque de vivre de foi et se confier en Jésus-Christ, qui est tout prêt pour nous secourir si nous crions à Son aide ; soit parce qu’il y en a qui se persuadent qu’à cause du temps qu’ils ont employé à bien vivre, ils ne devraient plus ressentir ces répugnances au bien ni cette pente au mal.
Tous lesquels doivent jeter les yeux sur saint Paul et lire ce qu’il dit de soi-même après tant de ravissements, d’extases, de pénitences, de conversions de Gentils, et une infinité de bonnes oeuvres. Non, à moins qu’une vie surnaturelle [n’]ait renouvelé jusques au fin fond cette puissance imaginative, elle nous fera toujours des pièces de son métier. Et après cela encore, Dieu la laisse à qui il Lui plaît pour être le fléau et pour servir d’exercice à Ses plus grands amis : témoins tant de saints et de saintes à qui cette furie infernale a fait souffrir mille martyres.
Il faut l’arrêter, vivre de ce [229] que la foi nous représente des choses célestes, et ne lui permettre point de courir, comme une vagabonde, par toutes sortes d’objets et de pensées qu’elle se forge de tout ce qui s’est passé autrefois. Mais, particulièrement, il ne faut point souffrir qu’elle pense aux choses pour lesquelles on a eu trop d’attache : cela ne ferait que renouveler l’appétit et exciter les passions qu’on a eues pour ces choses-là. Il ne faut point se fier au long temps qu’il y a qu’on en a fait usage, qu’on ne les a vues ou qu’on y a pensé. Car, d’ordinaire, si ce feu ne paraît, c’est qu’il est couvert de cendres, mais il n’est pas éteint.
Il est pourtant nécessaire de l’occuper, car elle est trop active pour pouvoir demeurer sans rien faire. C’est pourquoi il faut lui donner des sujets pour s’entretenir, qui soient propres au dessein qu’on a de la retirer des choses de la terre et des complaisances mondaines pour la porter à celles qui sont du Ciel. La lecture des saints et bons livres, les rencontres, les [230] merveilles et les souffrances qui se trouvent dans la vie de notre Rédempteur, les courageux martyres et combats des saints et choses semblables sont des sujets proportionnés à l’état de cette pauvre imagination dépouillée qui a assez de peine à se contenir et qui ne laisse pas de s’échapper encore assez souvent. Mais il faut la rappeler sans se fâcher ni s’étonner beaucoup. Il ne peut pas être autrement jusques à ce qu’elle soit un peu plus apprivoisée à la dévotion et accoutumée à la mortification que la doctrine chrétienne enseigne.
Saint Paul dit qu’à mesure que l’homme animal se corrompait en lui, l’homme spirituel et divin y [231] croissait merveilleusement de jour à autre. Il en doit être de même en notre chrétien, qui s’est présentement dépouillé du vieil sac [sic] de ses inclinations pour le mal, et revêtu du manteau royal de l’homme nouveau, créé selon le cœur de Dieu dans une nouveauté de vie et d’actions toutes saintes.
Il doit faire croître en son âme l’Esprit de Jésus-Christ, qui est cet Esprit de foi et de grâce dans lequel il a reçu l’être surnaturel et cette vie divine par laquelle il est reconnu pour enfant de Dieu, lavé dans le Sang de Jésus et racheté par Sa mort. Lequel Esprit non seulement doit opérer en lui la vie éternelle, mais aussi doit sanctifier toutes ses opérations au-dehors afin que, comme le péché, qui avait corrompu le fond de son cœur, gâtait aussi tous ses désirs, toutes ses pensées et toutes ses actions, de même l’Esprit de Jésus, Esprit de sainteté qui a renouvelé son âme, sanctifie aussi toutes ses actions et ses procédures au-dehors.
Mais, d’autant que ce point est de grande perfection, à laquelle on ne [232]peut arriver sinon après que l’Esprit et la vie chrétienne ont pris grand pouvoir dans tout l’homme, il faut qu’il ne cesse de travailler à son accroissement et à l’entière destruction de l’homme de péché qui a longtemps régné en lui avec une empire si absolu qu’il avait le gouvernement de toutes choses et que rien ne se faisait que par son ordre.
Il est trop juste que, à présent que l’Esprit de la grâce a pris possession de l’homme, tout se fasse par Son mouvement, que les passions ne se remuent que par l’impression qu’elles en recevront, que les sens ne cherchent plus les créatures pour leur propre plaisir, mais seulement dans l’ordre de la volonté divine, se privant de ce qui pourrait flatter leur appétit, pour faire mieux mourir et éteindre tout à fait les derniers respirs du péché qui pourraient rester dans leur fond. Que s’il arrive quelque surprise dans les commencements, à cause que l’on n’a pas encore assez de forces, les sacrements de pénitence et de l’autel, dont l’usage [233] doit être fréquent, nettoieront ces fautes, qui viennent plutôt de faiblesse que de malice, et qui ne doivent aucunement altérer l’esprit. Mais il doit prendre courage dans son humiliation pour se fortifier dans la vie chrétienne, qui doit le faire mourir à toutes choses et détruire ce reste d’appétit et d’inclination corrompue que le péché a laissé dans l’âme comme une semence capable de produire des effets conformes à sa nature.
Il ne faut donc plus que notre homme, de nouveau engendré à Jésus-Christ, sorte aux actions de sa condition comme il faisait par ci-devant avec un appétit déréglé qui ne lui permettait d’avoir autre fin ni autre vue que ses propres intérêts en tout ce qu’il faisait, ni par conséquent de chercher autre chose. Mais il doit agir conformément à ce que la raison veut qu’on fasse en chaque chose, selon sa fin et avec toutes les circonstances requises pour la rendre bonne, et cela par la conduite et le mouvement d’un esprit chrétien qui le retienne [234] et l’empêche de se rechercher en ce qu’il fait et dans toutes les affaires qu’il manie.
Sur cette règle, chacun de diverse condition peut prendre le modèle sur lequel il doit mesurer les actions de sa vie pour les rendre agréables à Sa divine Majesté et conformes à la conduite raisonnable de la société humaine. On pourrait faire des livres tout entiers sur ces matières qui touchent la puissance imaginative, mais à qui veut bien faire, il y en a assez. Il ne faut point tant de préceptes, mais une fidèle pratique animée de la grâce fait merveille en peu de temps pour la perfection de l’homme. Je laisse ce qu’on en pourrait dire, pour conduire notre homme nouveau dans une plus belle et plus noble demeure. [235]
Ce n’est plus avec la chair et le sang que l’homme dit rendre ses combats, puisque, par la grâce de Dieu, il en est, au moins en quelque façon, devenu le maître ; mais il aura désormais à faire avec tout ce qu’il y a de plus subtil dans la malice spirituelle. Car, montant dans le dernier étage et le plus noble de chez lui, il trouve que le péché y a fait sa demeure, aussi bien que partout ailleurs, et qu’il y a laissé des marques si signalées de ses victoires qu’on ne voit partout que des signes de ses trophées et de ses triomphes.
L’entendement est tout estropié et plus que demi aveugle, la volonté si faible et si malsaine qu’à peine peut-elle rechercher le bien, qu’elle aime [236] naturellement. La mémoire est à la vérité toute pleine, mais c’est des plus horribles et plus funestes histoires, des malheureuses rencontres où l’homme s’est trouvé durant sa servitude dans les fers du péché. Enfin, ces trois puissances purement spirituelles, qui sont comme trois pierres précieuses du sanctuaire de l’âme, se sont vu dissipées dans tous les carrefours et les places publiques des sens et des passions, pour leur servir de théâtre, de retraite et de siège pour l’exercice de leurs folies et débordements. De sorte que ces filles de l’esprit humain, qui sont faites pour se nourrir délicatement des viandes célestes et divines, ont été obligées de vivre du fumier et des ordures des créatures avec les bêtes les plus immondes. Oui, cette belle Sion, ce lieu de paix et de repos, cette demeure de Dieu vivant, a été renversée et ruinée par le péché.
Ce n’est donc pas merveille de voir une désolation si universelle dans tout l’homme, puisque la Divinité n’ayant plus chez lui de demeure, il s’est trouvé [237] tout disposé à adorer et suivre comme ses dieux toutes les choses qui ont pu donner quelque goût à ses sens et à ses passions, ou appuyer en quoi que ce soit ses propres intérêts. C’était une girouette à tous vents, un édifice sans aucun fondement, une confusion sans remède et un vaisseau sans voile, sans mât et sans rame.
Si Jésus notre Rédempteur n’y plante Sa Croix, s’Il ne sert de voile, de rame et de pilote tout ensemble, s’Il n’y donne le vent de Sa grâce, l’homme ne viendra jamais surgir à bon port. Mais, puisque Il l’a fait passer au travers de ses sens, qu’Il l’a fait surmonter les tempêtes furieuses de ses passions et qu’Il a calmé les orages de son appétit sensitif, ne faut-il pas espérer de Sa bonté qu’Il le rendra enfin maître de lui-même, afin qu’en pleine liberté il puisse rendre à son vrai et seul Dieu, qui l’a fait et créé pour employer tous les jours de sa vie en ce monde et toute l’éternité à L’aimer et à chanter Ses louanges ? C’est pour cela qu’Il commence à lui [238] faire connaître le malheur où il s’est jeté par le péché. Il lui en fait avoir une grande confusion, Il l’excite à en concevoir un repentir et un regret très sensibles, et lui donne un très ardent désir d’en sortir. Il lui fait voir ensuite que c’est par Lui seulement et par la seule vertu de Ses mérites, de Ses douleurs et de Sa mort, qu’il peut être délivré de cette misère. Il lui fait aussi connaître qu’Il est très disposé à lui donner toutes les assistances qui lui sont nécessaires pour cela, mais qu’il faut que de son côté il travaille à se dépouiller de l’amour-propre qui tient en son âme la place que Dieu seul devrait occuper. Car c’est lui [l’amour-propre] qui lui fait former tous ces desseins et qui se mêle en tout ce qu’il fait.
L’esprit de l’homme, prêtant l’oreille de son cœur à cette parole de foi que Jésus-Christ fait couler dans son âme, s’abandonne à Sa conduite pour Le laisser gouverner et pour Le suivre dans les combats qu’il faut donner à [239] cet ennemi, qui doit ici rendre les armes et la vie, en quittant le champ de bataille, à Jésus-Christ, vrai Roi, vrai Dieu et vrai Rédempteur de la pauvre âme désolée et ruinée par les désordres du péché.
L’entendement, qui est le soleil et la lumière de nos âmes, a souffert une éclipse presque continuelle durant le règne du péché, ou, pour le moins, il a été si étrangement obscurci des nuages, des brouillards et vapeurs causés par les désordres des passions et des affections déréglées des créatures, qu’il était incapable de donner à l’âme les lumières qui lui sont nécessaires pour se conduire à une bonne fin. Ce n’est donc pas merveille de la voir toujours dans les précipices et toujours égarée hors des chemins de la vérité, cherchant le [240] bien dans le mal, et la félicité dans les vrais sujets de son malheur.
L’homme chrétien, qui veut tâcher de rétablir en soi tout le bon ordre qui y est requis pour retourner à Dieu, doit premièrement chasser et dissiper ces nuages de son entendement qui l’empêchent de recevoir les influences du premier Principe, du soleil des soleils et de la fontaine de toute lumière. Et, pour cet effet, il faut que la foi qui l’a conduit jusques ici et lui a fait traverser tant de régions si fâcheuses, le secoure plus que partout ailleurs, puisque l’affaire est de plus grande importance et que c’est en ce point que l’homme doit secouer tous les restes du péché et se revêtir d’une vie nouvelle, sainte et créée selon Dieu. C’est elle qui doit servir de flambeau pour le mener dans les demeures éternelles, après qu’il se sera dépouillé des ténèbres qu’il a contractées dans les régions des sens et des passions où il a servi de valet et d’esclave, pendant que le péché a régné [241] dans l’homme en lui faisant admirer ou, pour mieux dire, adorer ses propres vues, ses lumières, son propre jugement, comme les oracles de la première vérité, en le faisant y adhérer avec autant d’opiniâtreté qu’il aurait suivi les plus infaillibles principes. C’est de cette source que sont venus tant de désordres dans l’homme, parce que son entendement, faisant croire à la volonté tout ce qu’il s’était forgé, la poussait à le suivre comme des choses qui ne pouvaient être que très bonnes et très désirables.
Mais la foi, conduisant l’homme chrétien à sa réformation, éclaire cet entendement obscurci et lui fait connaître, plus certainement que s’il le voyait, que toutes les vérités, telles qu’elles puissent être, qui soient sorties des créatures, sont si viles et si chétives qu’il ne doit aucunement s’y arrêter. Ce sont des eaux sorties d’un lac tout plein de boue et de corruption, et, quand cela ne serait pas, qu’est-ce que la vérité tirée d’une créature peut avoir de plus excellent et de plus [242] relevé que le sujet d’où elle est sortie ? Or, je demande : qu’est-ce que l’assemblage de tout le créé mis ensemble en comparaison d’une seule des perfections que nous concevons en Dieu ? Et, si c’est comme rien, ne faut-il pas en dire le même de la vérité, lumière ou connaissance qui en sort ?
L’entendement qui est parfaitement convaincu par cette vérité, et qui voit que tant de travaux, de peines, de soins et de soucis, qu’il a pris jusques alors à rechercher de toutes parts les sciences humaines, se terminent à n’avoir rien, puisque sa principale étude n’a pas été à rechercher Dieu, première Vérité, comme Il est en Lui-même, par la lumière de la foi duquel [de laquelle] Il est le flambeau, à quitter et abandonner toutes ces lumières et connaissances pour chercher Dieu par une voie plus simple et plus épurée des choses matérielles. Mais surtout, il faut qu’il se défasse de ce propre jugement qui a été la cause de ses plus grandes chutes, et qu’en sa place la foi de notre Seigneur Jésus-Christ lui serve [243] désormais de premier principe et que ce soit elle qui lui donne tous ces mouvements et le dispose à recevoir son Esprit et à se nourrir des Vérités divines qu’Il nous a enseignées, faisant ce que saint Paul dit de lui-même : Captivantes intellectum in obsequium fidei. 133
Car aussi bien, si dans la suite de la vie et perfection chrétienne, il faut se résoudre à quitter tout et à se dépouiller de tout pour arriver à son dernier accomplissement, à plus forte raison faudra-t-il arriver à quitter toute cette boutique de vérités estropiées, qu’on a tirée à force de bras, à force de crier et de se rompre la tête, vous ne saurez dire de quel endroit. Mon Dieu ! que le grand saint Thomas, le Docteur Angélique, connut et goûta doucement cette Vérité dans un ravissement qu’il eut lorsqu’il approchait de sa mort, où il avoua qu’il avait plus appris de choses en un jour qu’il n’en avait appris dans tous ceux de sa vie qu’il avait employés dans la spéculation naturelle des choses divines et humaines, laquelle est plus propre à enfler le cœur et à nous [244] nous donner bonne estime de nous-mêmes qu’à nous approcher de Dieu !
Il est donc tout à fait nécessaire de faire mourir cette bonne estime qu’on a conçue de soi-même, suivant laquelle il n’est point d’homme qui ne voulût passer pour être le premier en tout ce qu’il fait, ce qu’il dit et ce qu’il veut. Il désire encore être suivi dans toutes ses opinions comme si elles étaient infaillibles ; en un mot il s’attribue ce qui n’est dû qu’à Dieu, à savoir : toute estime, tout amour et tout respect. Ce qui est si malaisé à déraciner de l’esprit humain que toute la vie n’y suffit pas à cause de nos lâchetés à l’entreprendre et à l’exécuter.
Mais il faut au moins que l’entendement soit persuadé de cette vérité qu’il faut le faire, et qu’il ne peut atteindre Dieu qu’il ne soit vide de cette vanité, et qu’il ne croie fermement qu’avec la foi et la grâce de Jésus-Christ il en viendra à bout. Et de fait, la foi le pénètre et s’enracine en lui insensiblement, la grâce le [245] fortifie, et avec le temps il se sent tout renouvelé et revêtu comme d’un autre esprit et d’une vérité première et infaillible qui le ravit beaucoup plus doucement que n’ont pu faire toutes les vérité créées qu’il a puisées dans les sciences.
L’entendement ainsi désabusé doit s’occuper par la foi aux choses divines et surnaturelles et s’y laisser enfoncer de plus en plus, en délaissant tout ce qui est arrière de soi et au-dessous, qu’il ne doit plus regarder comme son entretien, si ce n’est par accident et par la nécessité de sa profession ou de sa condition ; d’autant que la vrai nourriture et entretien de l’homme doit être la contemplation des souveraines perfections divines et de tout ce qui est et qui procède de la Divinité. [246]
La mémoire est le réceptacle de tout le bien et de tout le mal qui se fait dans l’homme. Elle en tient registre, ou, pour mieux dire, elle est comme une terre qui reçoit la semence qu’on lui donne et ne manque pas dans son temps d’en produire les fruits qu’elle présente à l’entendement et à la volonté pour en manger selon leur appétit. Je vous laisse à penser quelle belle et bonne semence la mémoire de l’homme a reçue pendant sa demeure dans le péché, quelles espèces et idées elle peut avoir de tant d’actions qui se sont passées dans le cours d’une vie si désordonnée, quelque peu de temps qu’elle puisse avoir duré : combien de dérèglements se sont passés dans ses sens, combien de tempêtes et de renversements dans ses passions, combien d’attaches [247] honteuses dans tout son appétit sensible qui l’ont fait courir après les créatures.
Tout ce qu’ont fait l’entendement et la volonté est réservé là-dedans pour leur en produire les espèces à l’heure qu’ils y penseront le moins. Et, quoiqu’elle ne porte les inclinations ni d’un côté ni d’autre, c’est assez qu’elle fasse renaître les choses passées et déjà comme amorties, lesquelles il ne faut que représenter à la volonté pour l’exciter derechef à aimer et rechercher ce dont la jouissance lui a déjà donné beaucoup de plaisir.
La mémoire, qui n’a en soi rien de meilleur, ne peut produire ni donner que ce qu’elle a, qui, étant tout conforme et tout propre aux inclinations de la nature corrompue par le péché, lui sert de matière et de sujet d’entretien pour continuer dans ce même genre de vie, opposé à la loi de vie, jusques à ce que l’Esprit et la grâce de Jésus-Christ venant à remplir cette mémoire de meilleures idées, elle fournisse à l’entendement et à la volonté les [248] moyens propres à s’élever vers Dieu, leur souverain Principe et leur dernière fin, dans lequel seul ils peuvent rencontrer leur repos et leur véritable félicité.
C’est à quoi l’homme chrétien doit travailler, à l’exemple du grand saint Paul qui dit qu’en tout lieu, en tout temps et à toute heure, il faisait effort pour être présent à Dieu, se souvenir de Lui et L’adorer avec un respect amoureux. Partant, il faut non seulement vider la mémoire de toutes les espèces du passé, mais aussi la remplir des idées et pensées des choses célestes. Il faut qu’elle nous maintienne toujours avec respect et amour en la présence de Dieu, ou pour le moins, qu’elle nous rappelle souvent la pensée de Sa divine Majesté, de laquelle nous devons avoir une estime non pareille et un souvenir le plus fréquent qu’il sera possible, surtout du grand amour et de l’excessive charité que le bon Jésus a eus pour les hommes, en exposant Sa vie et Son honneur à la rage et à la fureur de Ses ennemis, pour les [249] retirer de la puissance du péché et des démons.
Voilà notre homme chrétien remonté, par la grâce de Dieu et par la foi de Jésus-Christ, jusques à la source de son mal : s’il peut, avec l’aide de la même grâce, la tarir entièrement, il peut s’assurer que tous les ruisseaux qui en sortent demeureront à sec, que la mémoire et l’entendement seront obligés à ne penser et ne représenter plus que le vrai bien. L’appétit sensitif avec tous ses alléchements [sic] et toutes ses fureurs sera contraint de se calmer et de suivre les ordres qui lui seront prescrits par cette volonté supérieure, nonobstant ses répugnances et contrariétés. Enfin, tout l’homme, tout ce petit monde, ne recevra plus d’autres mouvements que [250] ceux de ce premier mobile.
C’est donc ici que la fin de ses travaux doit couronner son ouvrage et que la foi et la grâce doivent triompher du péché et de la volonté humaine dont elles prennent possession ; et, ayant éteint sa vie corrompue par le péché, lui en redonnant une tout pure et toute sainte, lavée dans le Sang du Fils de Dieu qui le porte et l’élève vers les biens surnaturels, lui faisant mépriser tous ceux de la nature qu’il regarde comme choses inutiles hormis l’usage précis de la nécessité. Ce qui, étant ainsi, l’homme doit réunir ce qu’il a reçu de la grâce et ce qu’il a reçu de bon de la nature déjà en quelque façon réformée, pour consommer l’oeuvre que j’appellerais de son salut, puisqu’il le remet dans la possession de Dieu et le retire de celle du péché.
Il ne faut point demander s’il y aura ici de grandes agonies à souffrir. C’est assez de savoir quelles peines on a eues dans les étages inférieurs pour en chasser le péché, où il n’était [251] pour ainsi dire que par commission, et comme en des demeures étrangères. Mais il demeure dans la volonté comme dans le sein de sa mère qui l’a produit et enfanté dans ses propres entrailles, d’où il faut l’arracher par force, autrement on ne peut l’en tirer. Voyez donc quelles douleurs et quels tourments il doit y avoir et si c’est merveille de voir le cœur de l’homme si assailli de craintes et de frayeurs quand il faut entrer dans ce dépouillement et cette perte de soi-même.
J’ai remarqué dans l’Évangile de saint Jean, chapitre 12, que le Sauveur du monde, parlant de cette perte qu’il faut faire de son âme, la sienne en devint troublée et qu’Il demanda à Son Père éternel de Le conserver en cette heure-là. Pater salvifica me in hac hora. Sed propterea veni in horam hanc. Pater, glorifica nomen tuum 134. Ne diriez-vous pas qu’il faut toute la vertu d’un Homme-Dieu pour entrer dans cet abandon où Il voulut que Son âme très sainte ressentît les violences de [252] nos péchés dont Il S’était chargé par Sa charité infinie ? Que fera donc un pauvre misérable pécheur, duquel les crimes sont étendus comme une mer dans toutes les puissances de l’âme, dans tous les organes de son corps, dans tous les replis de sa nature, comme nous l’avons vu en passant et le reconduisant jusques au centre de sa volonté, duquel sont sorties toutes ses misères ?
J’avoue qu’il ne saurait rien faire de lui-même et que, s’il n’avait pas d’autre secours que celui de ses propres forces, il pourrait bien commencer les horribles gémissements de son malheur éternel sans en tirer aucun profit. Mais, ayant pour nous Jésus-Christ qui a voulu soutenir pour nous le poids épouvantable de tous les péchés du monde et sacrifier Sa vie très adorable à Son Père éternel par le glaive des violentes douleurs et angoisses que nos péchés Lui ont fait endurer, il n’y a rien à craindre si nous avons tant soit peu de courage. Car nous avons en Lui et par Lui la force qui [253] nous est nécessaire pour vaincre toutes les violences et les résistances du péché, et pour le détruire et chasser tout à fait de notre volonté.
Il faut, pour obtenir cette force, une vive et ferme foi en la toute-puissance de Jésus-Christ avec un regret et une douleur, s’il était possible, infinis pour avoir été si malheureux que de fouler aux pieds tant de biens qu’on a reçus de Lui et d’avoir introduit le péché, son ennemi, dans le centre de Son Royaume, dans le trône de Son amour et dans Sa couche nuptiale. Ensuite, comme l’homme doit concevoir une horreur et une haine immortelles de soi-même et de tout ce qui a les moindres apparences du péché, en sorte que sa volonté s’éloigne de ce qui en approche comme elle ferait de l’enfer même, cette haine de soi-même doit le porter à vouloir être toujours maltraité, croyant qu’il le mérite, à fuir tout ce qui peut flatter la nature en [254] quelque genre que ce soit, ou des choses spirituelles ou des corporelles, à aimer les mépris, les affronts, les calomnies, et tout ce qui peut détruire l’amour-propre qui l’a détourné de son Dieu. [255]
[255] Je ne prétends pas qu’on croie que notre homme chrétien ait tellement établi le royaume de Jésus-Christ en son âme qu’il n’y ait plus [256] rien à faire. Les marques et les racines du péché pénètrent trop profondément dans le cœur et dans la volonté humaine, pour en être sitôt délivré. Mais, s’il a fait comme j’ai écrit, je suppose l’avoir laissé dans un état qui lui a fait rompre toutes les cordes qui le tenaient attaché au péché, tant dans la partie inférieure que dans la supérieure ; et qu’étant maître de soi-même, il est libre de se donner à Dieu, s’élevant, par la foi qu’il a reçue de Lui, au-dessus de soi-même et de toutes les créatures, pour s’abîmer en Lui par Sa grâce, comme dans un océan d’amour et plénitude de tout bien.
C’est dans cette vie divine et surnaturelle que les efforts humains et naturels ne peuvent pas beaucoup nous servir. Les principaux agents sont ici la foi et la grâce, qui, ayant conduit et éclairé l’homme, lorsqu’il était hors de chez lui vagabond parmi les créatures, l’ont rappelé en lui-même, lui ont fait quitter les voies du péché, ont tué le vieil homme qui régnait en lui, et l’ont enfin rendu capable de se tourner [257] et donner tout à fait à Dieu. C’est cette même foi, c’est cette grâce, qui doivent l’introduire dans les chemins inconnus de cette vie surnaturelle, où il doit se perdre entièrement à soi-même pour se retrouver en Dieu, source éternelle de tout bien. Ce sont des chemins où il faut marcher à l’aveugle ; mais on peut s’assurer que, tant qu’on s’appuiera sur la foi et sur la grâce de Jésus-Christ, on ne pourra qu’arriver à une fin très heureuse.
Je sais qu’il se trouve des personnes qui ne sont pas, à mon avis, poussées d’un bon esprit, lesquelles arrêtent ici les âmes, en leur donnant des craintes et des frayeurs qui les épouvantent, leur faisant croire que ces chemins sont si dangereux que personne n’y entre, qui ne s’y égare et n’y fasse naufrage, que la plus grande partie des choses que l’on dit et qu’on enseigne de ces voies, sont des illusions, et, voulant qu’on se soumette à leur parole plutôt qu’à celle de Jésus-Christ, qui nous a si expressément enseigné cette doctrine et qui a commandé à tous ceux qui [258] voudraient être de Ses disciples, de la suivre et de la pratiquer…
Il y a apparence que ceux qui s’opposent ainsi aux voies de Jésus-Christ ne les comprennent pas, mais qu’ils sont comme certains docteurs de la Loi et maîtres en Israël, qui n’osaient aller à Jésus-Christ que durant les ténèbres de la nuit, tant ils ont peur qu’on les prenne pour dévots et qu’on les tienne pour Ses disciples. Quand ils auront appris comment un homme peut renaître dans sa vieillesse, quomodo potest homo nasci cum sit senex, et iteratum in ventrem matris suae introire 135; ils seront capables d’examiner ces voies qui surpassent présentement leur capacité. C’est pourquoi on pourrait leur dire ce proverbe ancien du vulgaire : ne sutor ultra crepidam, ne vous mêlez pas de ce qui est au-dessus de vous. Cela ne laisse pourtant pas d’en détourner plusieurs et de leur faire grand tort en les privant du fruit très précieux que le Fils de Dieu leur avait préparé dans la participation de Sa mort sacrée et de Ses mérites. Il voulait les leur faire [259] goûter dans le banquet de Ses noces au jour qu’Il épouserait leurs âmes, après qu’elles seraient revêtues des habits nuptiaux, qui sont les dispositions toutes divines que la foi et la charité introduisent en l’homme chrétien qui non seulement renonce à toutes les créatures pour Jésus-Christ, mais aussi qui se perd et s’anéantit soi-même, selon le conseil de l’Évangile : Abneget semet ipsum 136 : abandonnez-vous sans réserve à suivre votre bon Maître, sans vouloir savoir où ni comment, mais sur Sa seule parole. C’est ainsi que firent les Apôtres : nous devons les imiter et aller à la suite de notre Seigneur sans regarder derrière ni à côté, et même sans beaucoup regarder ces dangers prétendus, mais, puisqu’il est question d’abandon et de renonciation entière, cheminant et traversant tout à l’aveugle, comme une personne qui, n’étant plus à soi, ne prend plus aucun intérêt en rien qui la regarde et pour laquelle il n’y a plus ni gain ni perte à faire, s’étant toute donnée sans aucune réserve.
Voilà comme il faut que notre homme chrétien soit disposé pour monter où Dieu l’appelle et pour recevoir les impressions célestes, qui vont commencer à faire produire des fruits éternels à cette divine semence que l’âme a reçue dans le baptême, laquelle n’a pu jusques à présent faire autre chose que chasser le péché de toutes ses puissances et s’introduire en la place pour les fortifier. Maintenant qu’elle est dans une terre en quelque façon purifiée et passée par le feu, il est nécessaire qu’elle la convertisse avec le temps en or très pur, selon le dire de Job, au chapitre 28 : Terra igne subversa est et glebae illius aurum 137, et qu’en la vivifiant elle l’élève à l’union de celui dont elle est la semence, qui l’a produite en l’âme à ce seul dessein.
Où diriez-vous qu’est l’homme qui s’est dépouillé de toutes choses, [261] et qui s’est tellement anéanti soi-même qu’il semble n’avoir plus ses propres opérations, qui au moins ne s’en sert plus pour ses propres intérêts ni pour la satisfaction de la nature, mais seulement dans l’ordre que Dieu lui a imposé par ses obligations et nécessités ? Homo nudatus atque consumptus qui, ubi quaeso est ? 138 (Job, 14). Il ne faut plus le chercher dans les créatures, depuis qu’il leur a dit adieu pour jamais. Il n’est plus ni en soi ni à soi, puisqu’il s’est entièrement renoncé et qu’il veut perdre son âme, selon le conseil de notre Sauveur. On doit donc le chercher seulement en Dieu, puisqu’il est mort à tout le reste. Et vita vestra abscondita est cum Christo in Deo 139, disait l’Apôtre, Colossiens 3.
C’est de là seulement qu’il doit recevoir sa subsistance, son appui, sa vie, sa nourriture et tout son bien. Il n’a plus rien à démêler avec les créatures pour en prendre et recevoir quoi que ce soit : désormais, il les regarde comme des étrangers qu’il n’aurait jamais connus, quoiqu’il soit tenu de [262] donner aux nécessités de la nature ce que l’obligation de son état et de la condition lui prescrit. Ce qu’étant ainsi, l’homme se trouve dans une impuissance de s’aider soi-même, puisqu’il ne peut plus rien prendre ni en soi ni au-dessous de soi, et que ses forces ne le peuvent pas porter au-dessus de lui-même.
C’est donc ici où l’être surnaturel de la foi et de la grâce doit commencer à opérer comme principal agent dans l’homme chrétien, et à gouverner comme le maître de la maison, dans laquelle il n’a été jusqu’à présent que comme un aimable conseiller, comme un associé fidèle, pour l’aider dans la rencontre des difficultés. Parce que tout ce qui s’est passé jusqu’ici, s’est fait par les opérations des puissances de l’âme, quoique toujours aidées et fortifiées de la grâce, sans laquelle elle ne pouvait rien. Mais elle les aidait dans l’étendue de leur activité, leur faisant chasser le péché qu’elles-mêmes avaient introduit par l’excès de leur affection envers les créatures [263], et pratiquer les vertus nécessaires au rétablissement du bon ordre, qui est requis à la disposition que Dieu demande des âmes pour Se communiquer à elles. Ce qu’étant achevé, ces puissances de l’âme ne demeurent pas à la vérité sans rien faire, ni dans une oisiveté fainéante, comme on s’imagine assez souvent : mais au lieu que c’était par elles, c’est-à-dire par leur propre et ordinaire activité, que l’esprit de la grâce agissait pour la sanctification de l’homme, c’est maintenant par ce même esprit de grâce, par cet esprit de Jésus-Christ, qu’elles doivent et qu’elles peuvent seulement agir, étant à son égard comme une matière, ou comme un sujet auquel Il donne la vie et les mouvements, conformes à l’excellence de Son être et à l’état où Il veut élever cette âme qu’Il gouverne, laquelle ayant abîmé toutes ses lumières naturelles dans celle de la foi, ne peut et ne doit plus être, opérer ni vivre que par la même foi, qui la fait être en Dieu, et Dieu en elle, d’une façon si merveilleuse et si certaine qu’Il lui est véritablement et réellement toutes choses.
De sorte que, quand toutes choses viendraient à périr, elle ne s’en soucierait pas, d’autant qu’elle a tout en soi, ayant Dieu. L’honneur, les calomnies, les richesses, la pauvreté, les plaisirs et les douleurs, tout lui est égal. Tandis qu’elle aura Dieu, qu’elle possède en soi, tout ce qu’on peut dire ou penser au monde ne lui sera rien, car Dieu seul lui suffit. Je sais que telles personnes sont fort cachées au monde, comme elles y sont fort rares, quoiqu’il y en ait pour ainsi dire une infinité de toutes conditions qui sont appelées à un bien si extraordinaire, mais particulièrement celles qui sont consacrées à Son service dans l’Église et qui ont une obligation singulière d’aspirer à cette perfection et d’y travailler de toutes leurs forces.
Encore que ces âmes, qui sont montées jusques ici, soient dans une grande paix et repos, il ne faut néanmoins pas croire, ainsi que je viens de dire, [265] qu’elles ne fassent rien. Bien au contraire, cet Esprit de Jésus-Christ qui les gouverne, leur donne un tel amour et un tel désir de posséder en sa plénitude (autant que le peuvent de pauvres voyageurs) le bien qu’Il leur fait goûter, qu’elles voudraient toutes se fondre en Lui pour Lui être parfaitement unies ; et toute leur mort et leur peine dans ce commencement de vie surnaturelle est de se trouver encore, et de n’être pas totalement perdues dans cet océan de bonheur où toute félicité habite.
C’est ce qui leur fait quitter autant qu’il leur est possible tout ce qui leur reste de propre opération pour se laisser pleinement pénétrer et mouvoir aux opérations de cet Esprit de Jésus-Christ qui les gouverne. Ce qui, ne se pouvant faire si tôt à cause de la grande répugnance qu’il y a dans la nature humaine, non plus à combattre et à chasser le péché, mais à se laisser comme anéantir pour prendre sa subsistance et sa vie d’un être étranger, qui est cet être surnaturel qu’elle reçoit par [266] Jésus-Christ dans la foi et dans la grâce, il faut avoir patience et soutenir avec courage en attendant le temps que ce divin Esprit, après mille retours de Son côté, et mille morts du côté de la nature, vienne enfin à la faire succomber par une totale pénétration de Sa vertu divine, qui, remplissant toutes ses puissances, les assujettit aux lois de Son amour. Mais, mon Dieu ! que cela se couche facilement sur le papier et qu’il faut de temps et de peines, de travaux et de morts avant que cette disposition soit dans une âme ! Et il y en a si peu qui aient le courage de faire ce qu’il faut pour y arriver.
Tout ce qui se fait en cet état et genre de vie tend à la consommation de la créature, à quoi il est nécessaire qu’elle contribue elle-même selon son pouvoir. Ce qui ne se fait plus par des morts et des abandons qui lui soient présentés comme des objets de vertus ou comme des moyens propres pour la faire jouir d’un si grand bien qui lui est nécessaire. Mais ce sont des morts que l’Esprit divin qui la gouverne, lui fait soutenir et sans lui montrer les motifs ni les raisons pourquoi Il le fait. Il lui fait seulement connaître que, s’étant abandonnée à Lui sans réserve, elle n’a plus le droit de se mêler de sa propre conduite. Tout ce qu’elle doit faire est de suivre Celui qui la conduit sans se soucier d’autre chose.
Or, je vous laisse à penser quelles peines peuvent arriver en cette rencontre à une âme qui n’y a point encore passé. Jugez combien de doutes viennent l’attaquer dans les craintes qu’elle peut avoir de se tromper elle-même dans des chemins obscurs où une mort perpétuelle va serrant le cœur à la nature, qui ne sait de quel côté se [268] tourner ni à qui s’adresser, parce que son mal ne vient pas de la privation d’aucune créature, quelle qu’elle soit, puisqu’elle ne veut rien ni au Ciel ni dans la terre que Dieu. Elle connaît bien par la foi que c’est Lui qui la fait souffrir et que personne n’y peut remédier. Mais, d’ailleurs elle craint de ne faire pas tout ce qu’il faut ou de ne pouvoir pas soutenir jusques à la fin et d’être contrainte de tout quitter ; ou bien elle a peur de tomber dans quelque infidélité ou erreur.
En toutes ces détresses qui arrivent presque toujours, peu ou beaucoup, à ceux qui entrent ici, elle n’a qu’une seule chose à faire, qui est de demeurer constante avec Jésus-Christ dans ce temps de ses agonies par la foi et par la grâce qu’Il lui a données pour adhérer à Lui fortement, et de soutenir ces extrémités de la nature, laquelle Il veut renouveler dans Son esprit et dans Sa vie pour y établir Son Royaume et pour en faire le lieu de Ses délices, d’autant plus abondantes que les morts et les angoisses auront été profondes. [269]
C’est ce qui fait que, pour ainsi dire, Il ne se lasserait point de tenir les âmes longtemps dans cette presse, s’Il en trouvait d’assez fortes et courageuses pour la soutenir, voyant le bien incomparable qui doit leur en venir. Il y en a qu’Il y laisse des années tout entières, d’autres plus, sans qu’Il leur donne d’autre assurance de Son amour et de Sa présence. Elles demeurent là en attente, comme le passereau solitaire sous un toit : sicut passer solitarius in tecto 140. Tout ce qu’elles savent et qu’elles sentent, c’est une fidélité inviolable à vouloir ce qu’Il veut dans toute l’éternité.
Aussi est-ce ainsi qu’il faut qu’elles se tiennent envers Dieu qui, les ayant exercées de cette manière, leur donne quelque assurance de Son amoureuse présence pour les faire encore passer par des épreuves plus puissantes. Car, Se retirant peu à peu, Il les laisse dans une disposition la plus dénuée et la plus pauvre qu’on puisse concevoir ni penser. C’est bien ici qu’elles croient avoir été trompées et avoir trompé [270] tout le monde, puisque, ayant perdu tout sentiment de Dieu et de tout ce qu’on en dit, toute dévotion et toute piété étant éloignées d’elles, elles se sentent dans une disposition où il leur semble qu’elles sont comme la proie de tous les péchés dont elles sont susceptibles, et qui viennent leur donner des attaques plus rudes et plus fréquentes qu’ils n’avaient fait durant le temps que leurs passions étaient les maîtresses. Elles voient la gueule de l’enfer toute prête à les dévorer, et il leur est avis que Dieu leur est aussi contraire, et qu’Il le doit être comme à Ses plus grands ennemis.
Eh bien ! qui soutiendra ce choc sans être renversé par ses ennemis, les démons, qui mettent le feu au bois pour échauffer le désespoir ? Car, comme l’on ne doit vivre ici que de foi très nue et très pure, les démons n’épargnent aucun effort pour empêcher que les âmes que Dieu tient ici dans le gibet de Son amour, ne fassent avaler à la nature le calice de cette mort très amère par laquelle Il veut les faire [271] passer pour les reconduire à Son Père éternel. C’est pourquoi ils tâchent de toutes leurs forces de leur persuader que Sa Majesté les a abandonnées et qu’elles n’en doivent rien attendre que des châtiments éternels.
Bien que ces pauvres âmes soient dans un état où il n’y a que Dieu qui puisse les consoler, comme il y a que Lui qui connaisse leur mal, et qu’elles soient, ce semble, comme ces oiseaux funestes, qui percent les nuits par des cris lamentables, comme en se plaignant de leurs malheurs, je leur dirai pourtant que jamais elles n’ont été si agréables à Dieu ni dans un état plus conforme à celui de notre Rédempteur, qui, pour notre bien et pour sanctifier cet état d’abandon, par où Il veut que passent Ses amis, a voulu être abandonné, selon l’humanité, de Son Père éternel et soutenir les rigueurs très affreuses de tous les abandons et de toutes les morts intérieures, que devaient souffrir les saints, afin d’être notre chef en tout genre de salut et de sainteté.
[272] Qu’elles soutiennent donc par la foi, le mieux qu’elles pourront, en s’abandonnant à tout ce qu’il peut arriver d’elles, sans regarder quoi ni comment, mais tout ce qu’il plaira à Dieu, sans aucune réserve, et sans se soucier de rien, que de souffrir cette rigoureuse absence, qu’on peut appeler un enfer, puisqu’on en ressent presque toutes les rigueurs, excepté celle du feu - la plus fâcheuse, qui est l’absence de Dieu, s’y rencontrant. Il semble que ce soit le comble des malheurs, mais heureux sont ceux qui descendent ainsi en cette vie pour n’y descendre pas éternellement.
L’on dit ordinairement que les personnes qui se noient se prennent à tout ce qu’elles peuvent attraper. La nature dans l’homme fait ici de [273] même, car, sentant qu’il faut qu’elle soit abîmée dans un état de vie surnaturelle, se voyant submergée dans les eaux véhémentes des afflictions qui lui viennent de tous côtés, et ne pouvant plus trouver ni pied ni fond en aucun endroit, elle se remue de toutes parts afin de rencontrer quelque chose pour se soulever dans cet abîme.
Elle se souvient de ses anciennes dévotions, qui lui ont autrefois donné beaucoup de goût et de consolation. Elle va chercher tous les livres qui lui ont autrefois fourni ses plus belles lumières et donné des assurances dans ses plus grandes difficultés. Quelquefois elle s’adresse à Dieu : elle crie après Lui et Le prie ; tantôt elle parle et tantôt elle se met dans un silence intérieur. Quelquefois, elle fait tous ses efforts pour s’approfondir dans l’abandon ; une autre fois, elle tâche de s’élever en Dieu par de simples retours d’amour vers Sa Majesté, essayant de rappeler ce qu’elle en a connu et goûté par le passé. Mais tout cela ne lui servant de rien, elle se sent contrainte de dire avec saint [274] Paul : Quae mihi fuerunt lucra, haec arbitratus sum propter Christum detrimenta 141. L’amertume de la mort s’est répandue dans le palais de l’âme, qui l’empêche de trouver aucun goût dans les choses qui lui servaient autrefois de délices et qui les lui fait voir comme des viandes qui ne sont plus pour elle : Arbitratur ut stercora 142.
Cette pauvre nature, ne sachant plus que faire, se persuade qu’il faut qu’elle aille trouver tous les directeurs et pères spirituels de la ville, pour éprouver si elle ne pourra rencontrer quelqu’un qui connaisse son mal, et qui puisse y apporter remède143. Comme autrefois cette pauvre Épouse des Cantiques, qui alla chercher son Époux et en demandant des nouvelles aux gardes de la ville, qui la dépouillèrent quasi toute nue, après lui avoir donné bien des coups et fait beaucoup de blessures, ce qui arrive fort souvent aux âmes qui font ainsi et qui s’adressent à tant de monde. Car, bien qu’un chacun n’ait autre dessein que de leur faire du bien, néanmoins, comme on ne peut pas si [275] aisément connaître ni juger des voies des personnes qu’on n’a pas conduites de longue main, on ne laisse pas de leur nuire en voulant leur servir.
Mais enfin, pour rentrer en notre matière, je dis que toutes ces inquiétudes, toutes ces recherches et cette humeur vagabonde viennent du fond de la nature, qui ne peut souffrir son anéantissement ni une autre vie que la sienne. Elle ne voudrait point qu’il fût vrai de dire : Vivit vero in me Christus 144. C’est pourquoi elle fait faire tant de saillies à cette pauvre âme qui ne laisse pas d’y commettre beaucoup de fautes et d’infidélités, qui ne sont pourtant pas tirées à conséquence par son divin Époux si elle demeure toujours dans sa foi et dans sa bonne et sincère volonté d’être toute à Lui et qu’elle revienne, après tant de courses et d’égarements, entre Ses bras pour Le laisser faire et disposer d’elle comme Il jugera à propos, sans se vouloir mêler de soi et même sans se mettre en peine de son propre salut, le remettant à la miséricorde et bonté de ce divin et [276] fidèle Époux, qui en aura plus de soin incomparablement que non pas elle.
Les grandes fautes qui se commettent ne sont pas celles que je viens de décrire, puisque l’âme demeure toujours attachée par foi et par volonté à son Dieu. Mais quand sa faiblesse et les occasions où elle se trouve viennent à la faire tomber tout à fait en quelque faute notable, c’est pour lors qu’il y a grand danger, non pas du côté de Dieu, qui veuille l’abandonner dans son malheur, mais de la part de la créature, à qui la nature et les démons persuadent que c’en est fait pour elle, qu’il n’y a plus de retour, et qu’ayant été si infidèle après tant de faveurs, elle ne doit plus penser à rentrer en grâce et que la divine Majesté n’a plus que des foudres et des tonnerres pour elle.
Si l’on écoute ces tentations et qu’on y obéisse, il est vrai que la perte est bien évidente. Mais si, au lieu de ce désespoir, on se résout avec l’Enfant Prodigue de retourner à Dieu, Il est toujours prêt à nous recevoir, et la dernière [277] des infidélités qu’une âme puisse commettre en ce monde, à mon avis, c’est que, quand elle est tombée, de quelque état que ce puisse être, elle fait ce tort et cette injure à Dieu de croire qu’Il n’a plus de miséricorde pour elle, qui vaut autant que si elle croyait qu’Il n’est plus Dieu pour elle. Car je dis à toute âme chrétienne que Dieu ne manque de miséricorde que pour ceux qui croient qu’Il n’en a point pour eux ; pourvu aussi qu’on n’abuse pas de l’excès de Ses bontés, en prenant sujet de L’offenser parce qu’Il est infiniment miséricordieux. D’autant que ceux-là n’en méritent point du tout en ce qu’ils ont élu le mal pour leur partage et le préfèrent avec une volonté déterminée au bien qu’ils peuvent et doivent faire pour se sauver par les mérites de Jésus-Christ, duquel ils doivent imiter la vie s’ils veulent avoir part à Ses travaux. [278]
Si l’homme pouvait se tenir, dans sa mort et dans cet abandon total qu’il a fait de soi-même, entre les mains de Dieu dès l’entrée dans cette vie surnaturelle, ni les démons, ni la nature n’auraient aucune prise sur lui. Car la vertu de Jésus-Christ, qui habite en lui par la foi et la charité, le tient uni à Dieu, quoique ce soit d’une façon fort nue et presque imperceptible. C’est aussi en ce lieu qu’on peut dire : Hic est patientia et fides sanctorum 145 (Apoc., 13). Il devrait donc demeurer dans son tombeau et dire à toutes les plus furieuses attaques qui puissent lui venir : Tout le pis qui puisse m’arriver, c’est de mourir, c’est d’être anéanti, à la bonne heure, ainsi soit-il. In nidulo meo moriar 146. [279] Je veux être enseveli dans cet abandon que j’ai fait de tous mes intérêts entre les mains de mon Dieu. Il fera de moi comme il Lui plaira dans toute l’Éternité.
Mais le malheur des âmes est qu’elles se lèvent elles-mêmes de leur tombeau pour voir si tout ce que les tentations leur suggèrent est véritable, et si elles y peuvent remédier. Or, depuis que les démons, ou la nature, les attrapent hors de leur sépulcre, ils n’épargnent ni chaud ni froid pour les empêcher d’y rentrer et pour faire ressusciter l’amour-propre, qui est un feu, lequel sera toujours caché sous la cendre, peut-être jusqu’au dernier soupir de la vie, et par conséquent toujours à craindre, ayant des souffleurs toujours en action pour épier l’occasion propre à le rallumer. C’est pourquoi, si nous voulons demeurer en assurance, il faut que nous fassions ce que saint Paul faisait en semblables rencontres : Semper in mortem tradimur propter Jesum 147 (2 Co., 4).
Notre vie ne doit servir que pour soutenir perpétuellement la mort [280] pour l’amour de Jésus-Christ, en ne laissant [pas] échapper la nature, soit selon l’esprit, soit selon le corps, dans ses plaisirs et curiosités qui la font revivre, et, s’il faut lui donner quelque sorte de soulagement et la divertir, que ce soit toujours en la retenant avec la bride de l’esprit, que la foi doit toujours tenir attachée à Dieu pour en tirer sa vie, sa consolation et toutes ses délices. Ainsi la nature humaine pourra dire à l’esprit : Mors in nobis operatur, vita autem in vobis. 148 [2 Co., 4].
Cette vie de foi est un secret si merveilleux et une grâce de Dieu si grande et si élevée au-dessus de la capacité humaine, qu’il n’y a que ceux à qui Dieu l’a fait éprouver qui puissent la comprendre. C’est un trésor si merveilleux pour les âmes qu’on peut dire qu’elles ont trouvé tout ce qui se peut posséder sur la terre des richesses du Ciel. Car il semble que notre Rédempteur y ait enfermé tous Ses biens et qu’il n’y ait ni démons ni nature ni Enfer qui puissent rien contre ceux qui auraient la fidélité de ne se tirer point [281] de cette vie toute renoncée et mourante, qui ne reçoit de soutien du côté de la créature que celui de son abandon et abnégation entiers, mais qui, du côté de Dieu, Le possède tout Lui-même comme Il est en Soi. De sorte que qui ne sortirait point de cette vie pour aucune chose que ce soit, n’aurait rien du côté de la créature qui pût lui donner de la peine ; et d’autre part, on aurait tout Dieu, duquel on vivrait seulement avec un bonheur inestimable. J’avoue qu’il faut être bien saint pour être ainsi, mais au moins devons-nous y travailler en mourant sans cesse à toutes créatures et vivant à Dieu tout le mieux qu’il nous sera possible.
Disons un mot de ce qu’on doit faire si le malheur arrivait à une âme de tomber. Car, n’y ayant personne qui soit impeccable en ce monde, à moins que d’être confirmé en grâce, tous peuvent pécher, ainsi que nous avons vu des plus saints qui aient été dans le monde. Je sais que cela n’est pas si ordinaire, et, comme dit saint Bernard, un ami de Dieu tombe plus rarement, [282] et se relève plus promptement : Cadit rarius, surgit velocius.
Ce qu’il faut faire si l’on tombe, c’est de regarder sa chute comme une chose qui est propre à la nature humaine et qu’on n’a rien fait qu’on ne fît fort souvent si la grâce de Dieu ne retenait. Il faut que la douleur que le péché fait infailliblement ressentir à l’âme soit soutenue par elle avec patience, sans vouloir s’en délivrer ni par gémissements sensibles ni par la confession précipitamment faite à ce dessein. A la vérité, il faut la faire à la première commodité, que l’on doit même chercher pour cela, mais sans inquiétude, qui serait plutôt un effet d’amour-propre que d’amour de Dieu et de vraie contrition.
Après s’en être confessé, il faut tâcher tout doucement de rentrer dans son état de vie, de foi et de mort, et y vivre comme auparavant. Il y a un peu de peine à rentrer, car il semble que Dieu soit bien loin et qu’il y ait de gros nuages entre Lui et notre âme ; mais enfin, cela se remet, pourvu [283] qu’on ne veuille pas y rentrer par ses propres efforts et comme en voulant rappeler cet état par les idées qui en restent, ou tâchant de sentir les dispositions que l’on sentait avant la chute. Il faut seulement se tenir en paix et attendre avec foi et espérance jusqu’à ce qu’il Lui plaise montrer Sa face et nous témoigner qu’Il est apaisé.
Il n’est pas à propos de se jeter indiscrètement et par cette humeur de colère contre soi-même dans des austérités extraordinaires, pensant bien se venger par là de soi-même et rendre autant à Dieu qu’on Lui a ôté par le péché. Ce serait avoir autant de témérité que d’inconsidération. Il vaut mieux, avec le saint pénitent, présenter à Dieu un cœur contrit et humilié : cor contritum et humiliatum 149. Ce n’est pas que je ne croie qu’il n’y a état ni âge dans lequel on ne doive se servir de quelque austérité : il n’y a que les maladies et infirmités actuelles qui en doivent dispenser, mais on n’en doit jamais faire son principal, ni penser que ce soit par ce moyen que l’on [284] peut ou que l’on doit arriver au comble de la perfection.
Enfin, après plusieurs combats et une infinité de gémissements indicibles, avec lesquels l’esprit demandait que ce qui restait de mortel et de périssable dans la nature, qui s’opposait à son bonheur, fût englouti et absorbé dans cette vie divine, dont il a en soi les principes, il arrive, par la miséricorde de Dieu, que la vertu de Jésus-Christ, qui a soutenu l’âme dans toute cette détresse, la pénètre si profondément qu’il faut que tout le reste, qui était contraire à sa fin, succombe et laisse la victoire à cette âme armée de foi et de grâce, laquelle demeure la maîtresse des combats et de la mort, et reçoit une nouvelle vie en Jésus-Christ [285], qui dominera désormais sur tout ce qu’il y a dans l’homme. Ce sera elle qui donnera tous les ordres, qui formera tous les desseins et qui réglera tous les mouvements, desquels l’homme se doit servir pour ses opérations. De sorte que ce qui n’était par ci-devant qu’humain et naturel, étant ordonné par un si saint principe, qui ne peut tendre que vers une fin très sainte, sera désormais regardé des yeux de Dieu comme un fruit de la mort et des mérites de Son fils.
Or, l’homme qui serait arrivé ici doit se souvenir que c’est où le Juste ne doit vivre que de foi, comme dit l’apôtre : Justus ex fide vivit 150 ; et qu’étant mort et crucifié à tout le monde, le monde doit aussi lui être crucifié. C’est-à-dire qu’il ne doit plus avoir d’appétit ni d’inclination (au moins volontaire) pour toutes les créatures qu’il se puisse imaginer et que, réciproquement, il ne doit rien se trouver en elles qui soit capable de lui donner du goût ni d’émouvoir sa volonté pour les rechercher par aucun [286] dérèglement de nature. Mais il faut que tout ce qui est en lui, se réunissant dans l’esprit vivifié et élevé par la foi dans la vie nouvelle, qu’il participe avec Jésus-Christ, se recoule en Dieu dans toute l’étendue de son activité, se perdant éternellement dans cet abîme de tout bien, sans voir ni vouloir autre chose quant à soi, et sans en désirer jamais sortir que par l’ordre de Dieu même, qui, ayant ordonné cette vie voyagère comme le champ de plusieurs combats et travaux, et non pour être un lieu de repos, veut que Ses plus chers amis s’en ressentent le plus, Se cachant même pour un temps à ce dessein afin de les approfondir davantage dans la mort et leur faire acquérir les perfections et qualités divines que Sa Majesté veut mettre dans leurs âmes, comme les dispositions nécessaires au dessein qu’Il a de les prendre pour Ses épouses et de leur donner Sa pleine jouissance dès cette vie mortelle autant qu’il est possible.
Il arrive assez souvent que, Dieu ayant soustrait cet océan de bonté [287] dans lequel l’âme était toute plongée après les travaux et les peines que j’ai écrites, elle demeure bien étonnée. Mais si elle est fidèle, comme je suppose, la foi nue lui suffit pour adhérer à Dieu par-dessus présence ou absence. Car, étant unie à Lui comme Il est en Soi, elle ne s’arrête plus aux différentes manières par lesquelles Il peut être en elle. C’est assez qu’Il soit pour être contente. Si elle se comporte de cette sorte et qu’elle attende jusques à Son retour, sans inquiétude, tout ira bien comme il faut.
Mais il n’y en a guère qui soient de cette trempe. Au contraire, fort souvent et presque toujours, les âmes colloquées151 ici et ennuyées dans leur privation commencent à crier, à L’appeler, à courir après, par leurs propres efforts, sans pouvoir rien attraper, non plus que celle des Cantiques qui était si en peine où il était couché et si bien caché à midi qu’elle ne l’avait pu trouver, à laquelle il fut répondu qu’elle se connaissait fort mal et qu’elle ne se souvenait plus de sa condition, [288] qui était d’une pauvre bergère qui n’avait accoutumé que de faire paître des chevreaux auprès des tabernacles des pasteurs ; que c’était donc avec beaucoup de témérité qu’elle prétendait s’introduire d’elle-même à la table et à la couche d’un roi si triomphant. Qu’on se donne donc bien garde de vouloir s’introduire soi-même à la face du Roi jusques à ce qu’Il appelle ; mais qu’on demeure content d’être selon Son bon plaisir, qui ne tend à autre chose qu’au plus grand bien des âmes, qui doivent le laisser agir et conduire selon Sa volonté en se rendant fort soigneuses de seconder Ses desseins.
Ce serait une infidélité bien notable à l’homme chrétien qui est [289] parvenu à ce degré de vie surnaturelle, de chercher au-dehors, parmi les créatures, quelque satisfaction naturelle, puisqu’il a au-dedans et qu’il possède en son fond un bien dont la jouissance est capable de le rendre très heureux. Car, après ce dénuement total et cette désappropriation de toutes choses, son esprit a commencé à se ressentir de sa liberté première et originaire, étant pénétré de la vertu de Jésus-Christ qui lui donne une nouvelle vie, par laquelle il est et vit en Dieu par la foi et la charité, il se sent environné de tout bien avec une plénitude si grande qu’il ne voit rien ni dans le Ciel ni sur la terre qui doive attirer ni émouvoir ses inclinations. Et, bien que cette jouissance ne soit pas toujours également perceptible, elle est pourtant toujours plus que suffisante pour contenter très abondamment tous ses désirs.
Que peut-il donc arriver de sinistre à un tel homme, sinon l’infidélité par laquelle il sortirait de ce bien pour se saouler de la corruption des créatures ? [290] Car on ne saurait lui faire aucun autre mal. Qu’on le prive, qu’on le dépouille, qu’on lui ôte honneur, biens, plaisirs, il n’en a et n’en veut avoir d’autres que ceux qu’il prend à vivre en Dieu. Tous les autres lui sont comme rien. Il est content de tout ce qui lui arrive, car, ne faisant état d’aucune autre chose que de demeurer dans la jouissance du bien qu’il possède et qui le remplit, il ne voudrait pas s’en détourner un seul moment pour tous les biens du monde. Il sait du reste que personne ne peut lui ôter son bonheur que l’infidélité qu’il commettrait en s’en détournant volontairement pour aimer autre chose.
Je ne m’étonne pas que des personnes qui seraient en cet état soient toujours égales à elles-mêmes en toute sorte d’événement ; et si l’on ne voit en eux non plus d’aversion pour leurs ennemis et pour ceux qui les tourmentent que pour leurs amis, parce que leurs ennemis et ceux qui les persécutent ne leur font aucun tort ni aucun dommage, ne pouvant leur ôter quoi que ce soit, puis-[291] qu’elles n’ont plus rien, et que si elles avaient quelque chose, elles sont bien contentes qu’on les dépouille de tout afin que rien ne puisse empêcher leurs affections de s’abîmer et de se perdre uniquement en Dieu. Il ne doit donc paraître en elles ni amertume ni fiel contre personne.
Il est vrai qu’elles voient bien ce qu’on leur fait ou ce qu’on dit contre elles, mais elles regardent cela comme chose qui ne les touche aucunement, si elles sont au nombre de celles que la mort a réduites au néant et qui n’ont plus aucun respir de vie propre. Ce qui est si rare sur la terre qu’il ne s’en trouve presque point, si ce n’est dans les solitudes entièrement éloignées du commerce du monde. C’est pourquoi il est à propos d’avertir ici ceux qui sont dans ce chemin de perfection qu’ils ne doivent point se décourager quand ils auront excédé pour le moment auquel la nature, se trouvant touchée en quelque façon que ce soit, aura fait quelque saillie d’imperfection par surprise. De quoi l’esprit, demeurant confus parce [292] qu’il croyait être au-dessus de tout cela, se laisse quelquefois aller dans un grand abattement, duquel on doit le relever en l’approfondissant par cela même dans sa perte et dans son néant.
Quelques-uns de ceux qui sont contraires à la vie de l’esprit prennent occasion très mal à propos de juger et condamner les personnes qui travaillent à la perfection, quand ils les voient sujettes à quelques fautes qui sont plutôt des effets de pure nature que de volonté : comme si l’on soutenait que ces personnes fussent impeccables et que l’on ne sût pas que, dans la maison de Dieu, il y a diverses demeures selon les divers degrés de grâce et de perfection dont chacun est doué. Il suffit que ces personnes qui sont dans l’état que je décris soient en disposition d’embrasser tout le bien que Dieu veut et de quitter tout pour cela et de fuir tout le mal, petit ou grand, que Sa Majesté hait, sans aucune réserve et à quelque prix que ce soit.
De sorte que ces personnes sont bonnes [293] et font tout bien, et tout leur est bon, excepté le péché : elles n’ont opposition ni contrariété en quoi que ce soit qu’en lui. Il n’y a ni état ni condition ni pays ni lieu ni temps ni personnes qui ne leur soient bonnes, parce qu’elles ne prennent leur bien que de Dieu qu’elles possèdent. Ainsi, l’on peut tout faire à ces personnes et les employer à tout. Ceux qui ne sont point encore arrivés à ce point de stabilité en Dieu ni à cette excellente participation de Sa bonté, y doivent aspirer et y tendre en se laissant dépouiller de tout pour être revêtus de la vie de Jésus-Christ, qui est la splendeur de la bonté de Son Père éternel et le miroir sans tache de Sa Majesté suradorable.
Jamais la Majesté divine n’a fait paraître au-dehors un si grand coup de [294] Sa puissance que quand Elle S’est anéantie sous la forme d’un serviteur et quand Elle S’est revêtue de notre nature humaine dans le sein virginal de la plus pure, de la plus sainte et de la plus aimable de toutes les créatures, qui aient [soit] sortie des mains de Dieu : Fecit potentiam in brachio suo 152. C’est cette Vierge adorable qui le chante elle-même le sachant mieux que personne. Jamais cette même Majesté n’a si glorieusement triomphé de Ses ennemis que, lorsque étant revêtue de notre mortalité, Elle S’est chargée de tous les opprobres, des calomnies, des persécutions, de l’extrême pauvreté, des douleurs, de l’extrémité de toutes misères, et enfin de la mort la plus honteuse et la plus douloureuse que personne ait jamais soufferte. Car c’est par cet anéantissement général de Son honneur et de Sa vie qu’Il a banni du monde le péché qui est la seule chose qui s’oppose à Sa gloire. C’est sous cet anéantissement que Jésus, Fils de Dieu vivant, veut être adoré des rois de la terre. C’est dans la Croix qu’Il veut [295] qu’on croie qu’Il annonce les vérités du Ciel. C’est sous une couronne d’épines qui perce Son chef adorable qu’Il veut être reconnu pour Roi du ciel et de la terre. Il veut qu’on prêche à tout l’univers qu’Il a été le rebut de toutes les créatures et l’opprobre des hommes et que c’est pour cela qu’Il a été exalté de Son Père éternel : Propter quod et Deus exaltavit illum et donavit illi nomen quod est super omne nomen... &.153
C’est à son exemple que ceux à qui Il a communiqué Sa vie et Son Esprit mettent toute leur grandeur dans la vertu de la Croix et dans l’imitation parfaite de leur Chef et de leur Capitaine, en la ressemblance duquel consiste toute leur perfection et tout leur bien. De vrai, on peut s’en fier en Lui et croire que, vivant dans le monde, Il a choisi tout ce qu’il y a de plus excellent en chaque genre qui peut contribuer davantage à la gloire de Son Père éternel et au plus grand bien des hommes, puisque Il n’est venu au monde que pour cela. S’il y a donc quelque chose qui puisse donner une vraie [296] grandeur aux hommes, ce ne peut être que cet anéantissement de soi-même que Jésus-Christ a choisi et qu’Il a enseigné à ceux qui veulent être de Ses Disciples comme le plus efficace moyen pour arriver à la perfection, qui est la consommation de la grandeur qu’on peut avoir.
Mais enfin, qu’est-ce qu’être grand ? Est-ce être pape ? Être empereur ? Être roi ? Être riche ? Être docte ? Être fort ? Être beau ? Ce n’est point tout cela, car bien que ceux qui sont dans toutes ces conditions et qualités aient quelque participation de grandeur, toutefois ils ne l’ont que partagée entre eux et chacun l’a toujours assez limitée par des bornes qu’il ne peut outrepasser.
La vraie grandeur consiste à être au-dessus de tout et en ce que rien ne puisse donner des bornes à notre volonté, ni à nos désirs. Qui possède cet avantage sur la terre, sinon ces personnes qui ont renoncé à tout et qui demeurent fermes et constantes dans la pratique de leur abnégation ? Elles [297] ne veulent rien ni au Ciel ni sur la terre. Elles ne désirent quoi que ce soit et il n’y a point de chose créée où elles trouvent aucun sujet capable d’émouvoir leur désir.
On ne peut rien ôter à celui qui n’a rien, ni empêcher en quoi que ce soit celui qui ne veut rien. Il est au-dessus de tout, et partant, le vrai mort à soi-même et à toutes choses, étant au-dessus de tout, possède la vraie grandeur de laquelle les grands du monde n’ont que des petites parcelles qu’on leur rogne et diminue assez souvent. Mais cette vraie grandeur de l’homme anéanti et dépouillé de tout ne peut se perdre que par sa faute et par son infidélité à Dieu. Que l’on dise tant qu’on voudra que ce sont là des grandeurs imaginaires, qui ne se trouvent point sur la terre : je n’ai rien à répondre à cela, sinon que ce sont celles que Jésus-Christ est venu prêcher au monde. Si l’on ne veut Le croire, je pense bien qu’on ne me croira pas aussi. Il est pourtant mort pour ces vérités, mais qui potest capere, capiat 154. Les hommes [298] ne peuvent rien d’eux-mêmes, mais ils peuvent tout avec Jésus-Christ, s’ils voulaient travailler.
Il faut aussi savoir qu’encore que le dépouillement volontaire de toutes choses et la mort à soi-même mettent l’homme au-dessus de tout, le véritable point de son élévation et de sa grandeur consiste pourtant en cette vie de foi qui le fait vivre à Dieu et de Dieu seulement dans la possession duquel son âme, étant pleinement contente, n’a aucun désir d’avoir ni de goûter autre chose : toute son occupation doit être de s’y approfondir et de s’y abîmer de plus en plus jusques à son entière consommation.
C’est une chose admirable à considérer comment Dieu prend plaisir à orner de Ses divines qualités les âmes qui se sont abandonnées à Son [299] amour. Car, encore qu’il n’y ait rien sur la terre qui ne soit sujet au changement, et que, tandis [tant] que nous serons en cette vie mortelle, nous puissions nous détourner de Dieu en L’offensant, si est-ce que ceux qui sont préoccupés de cette vie et de cet Esprit de Jésus-Christ et de Sa vertu divine, sont si bien établis en Dieu et leur propre vie est si bien pénétrée de la Sienne qu’il est difficile que rien y puisse entrer qui leur cause du changement. Ce qui étant ainsi, il faudra que la durée de cet état et cette vie soit perpétuelle.
De vrai, qu’est-ce qui pourrait les faire changer, puisque nous les avons décrits comme morts à toutes choses, et puisqu’ils ne vivent qu’en Dieu avec Jésus-Christ ? Qu’est-ce donc qui les détournera ? Seront-ce les grandeurs et les honneurs ? Les richesses ou les plaisirs ? Nous avons dit qu’il n’y a rien en tout cela qui soit capable de leur donner le moindre goût. Sera-ce donc la mort ou la vie ? Seront-ce les anges ou les démons ? Seront-ce toutes les puissances [300] de la terre qui pourront les détourner de cette vie qu’ils ont avec Dieu ? Non, ni bien ni mal, ni santé ni maladie, ni hauteur ni profondeur, ni les privations que Dieu leur fait souffrir de Sa présence, ni les abondantes communications qu’Il leur en donne ne les sépareront de l’amour de Jésus-Christ crucifié : Neque mors neque vita, neque altitudo neque profundum, neque creatura alia poterit nos separare a caritate Dei 155, disait saint Paul aux Romains, ch. 8.
Aussi faudrait-il qu’ils tombassent dans une grande infidélité, parce qu’un seul moment de cette vie vaut incomparablement mieux que tous les plaisirs qu’on saurait prendre dans la jouissance des créatures. Mais quand Dieu permettrait, comme Il le fait assez souvent pour les affermir davantage, que la nature, suscitée par les démons, s’efforçât de ressusciter sa vie corrompue, surtout dans les temps où il semble que Sa Majesté Se soit entièrement retirée de ces âmes et qu’Il les ait laissées à elles-mêmes, j’avoue que ce sont des rencontres non seulement épouvantables [301] pour les tourments qu’elles souffrent, mais aussi pour le danger où elles sont. Parce que, n’ayant rien qui les attire du côté de Dieu en cet état, et d’autre part les occasions présentes et pressantes ou bien l’imagination offrant à la nature des objets qui lui sont conformes, elle [la nature] ne manque pas d’ouvrir la bouche pour en prendre le goût qu’elle trouve toujours aussi bon qu’elle ait jamais fait. Car, en quelque état qu’on puisse être, le doux est toujours doux à la nature et l’amertume lui est toujours fâcheuse : les plaisirs la chatouillent quand on lui en donne, et les austérités la mortifient. Ce qu’étant ainsi, il ne se peut autrement que l’on ne soit en grand danger de changer en ces rencontres fâcheuses, puisque l’on ne voit point où se prendre ni où se tenir.
Il est vrai qu’il y a un remède infaillible et qui ne nous manque jamais si nous le savons prendre : c’est la vertu secrète de Jésus-Christ, qui habite en nous et qui nous soutient durant tout ce temps, et si nous nous unissons à [302] elle par la foi, croyant assurément qu’avec elle nous surmonterons tous les efforts de nos ennemis qui se dissipent d’ordinaire aussitôt qu’on se présente à eux avec cette vertu par la foi en Jésus-Christ. Mais le plus souvent, au lieu de faire ainsi, l’on s’amuse à contester et disputer avec la nature et avec ce qui lui est présenté conforme à ses inclinations ; et c’est merveille si l’on n’y perd et si l’on n’est vaincu peu ou beaucoup.
Au contraire, il est infaillible qu’en se jetant entre les bras de Jésus-Christ, Il nous prête incontinent Son secours, car c’est pour cela qu’Il est mort. Au reste, quand on aurait ressenti tout ce qui se peut dire de plus fâcheux en ces rencontres, si la volonté n’a point décliné, tout cela n’est rien : c’est une pluie et une tempête qui n’a fait aucun mal, qui a seulement secoué l’arbre et qui ne l’a pas abattu. Il n’y a donc rien ni au-dehors ni au-dedans qui puisse altérer la durée de cette vie, si l’homme veut se servir des moyens qu’il a reçus de Dieu pour cela. [303] Et, afin qu’il les ait toujours en main, il ne doit point [se] désister des exercices actuels de cette même vie, qui ne dépend pas tant de la pensée actuelle que de la fermeté et adhésion de cœur à Dieu. Et par conséquent il en peut user en toutes sortes d’occupations extérieures, se réservant pourtant toujours quelque temps de repos, si cela dépend de lui, pour y vaquer de cœur et d’attention tout ensemble.
Notre béni Sauveur, qui n’a acquis des biens spirituels par Ses souffrances que pour Ses enfants, les leur distribue très abondamment quand Il trouve en eux les dispositions qu’Il désire pour les leur donner. Ayant donc reçu de Son Père éternel une toute-puissance dans le Ciel et dans la terre, Il leur en fait part afin de les [304] rendre par ce moyen propres à faire le bien qui est conforme à leur état et que demande ce genre de vie chrétienne si excellent, auquel Sa Majesté les a élevés par un effet particulier de Son amour, et tout ensemble pour résister au mal contraire à cette vie et qui serait pour la détruire ou pour empêcher son accroissement.
Cette puissance élève tellement l’âme chrétienne au-dessus de toutes les créatures qui l’ont dominée autrefois, et de tout ce qu’il y a au monde, qu’elle les foule aux pieds comme la boue des rues et comme des choses de néant. Et d’autant que, durant le temps qu’elle a été sous leur puissance par le péché, on l’a contrainte de servir et de faire servir tous les sens à l’iniquité par le plaisir, maintenant cette puissance qu’elle a reçue de Jésus-Christ la fait servir avec tous ses sens et ses puissances à Dieu, son créateur, par les souffrances, les douleurs et les austérités, afin que la vertu de Dieu triomphe au lieu même où l’iniquité abondait.
C’est cette puissance qui porte l’âme [305] dans tous ses combats des sens et qui la fait vaincre. Elle lui fait avaler les amertumes, supporter le froid et le chaud, souffrir les calomnies, soutenir les affronts, résister aux efforts de Satan et de la nature, laquelle vient malgré elle dans la soumission aux ordres de Dieu, nonobstant tout ce qu’il faut endurer pour cela. Aussi voit-on ces âmes, qui sont ornées de cette belle qualité, toujours prêtes à tout soutenir et à tout faire ce qui regarde la gloire de Dieu en elles et dans les autres. C’est ce qui leur ôte la crainte quand il faut s’opposer aux entreprises fâcheuses et difficiles, et c’est ce qui leur fait embrasser toutes sortes de travaux pour avancer le bien.
Mais l’effet principal de cette participation de la puissance de Dieu n’est pas tant au-dehors qu’il est au-dedans de l’âme, pour la retenir avec toutes ses facultés selon leur capacité vers la tendance vers Dieu, son unique objet et la fin de tous ses désirs, rappelant [rapportant] tout à cette fin bienheureuse, ou par l’attention actuelle, ou pour le [306] moins par la bonne et sainte intention qu’elle doit avoir dans toutes ses actions ; et encore au-dessus de tout cela, dans la perte totale de l’âme en Dieu par l’anéantissement de ses propres efforts, où l’âme, défaillant à soi-même et entrant par les portes de la mort dans les Puissances du Seigneur, conduite seulement par la foi, aidée de cette puissance intérieure, traverse les ténèbres et les obscurités qui entourent le trône de Dieu, qu’elle adore la face voilée parce qu’elle est encore citoyenne de la terre.
C’est là le principal effet que reçoit l’âme de cette participation qu’elle a à la toute-puissance de Dieu, qui la rend à la fin dame et maîtresse de toutes choses, si, par sa lâcheté, elle n’y met point quelque empêchement. Ce qui fait que les démons redoutent beaucoup ces personnes, ne les attaquant que fort subtilement et de loin, et craignant la confusion d’avoir été surmontés par de faibles créatures qui ont acquis, par la grâce de Dieu, cette [307] qualité qui était comme naturellement due aux anges.
Pendant que le péché tient les âmes captives sous la tyrannie de sa puissance, il les charme si prodigieusement par une certaine vertu diabolique qui les pénètre entièrement et d’une telle force qu’il est comme impossible qu’elles se retirent de ses griffes. C’est un poison qui se répand par toutes leurs puissances et va les gagner jusques aux extrémités de leurs inclinations et de leurs appétits. Cette vertu du péché tient les âmes tellement disposées à le commettre qu’il ne se présente point d’occasion où elles ne soient, au moins d’affection, toutes disposées à s’y laisser aller, et cela à proportion que chacun est plus ou moins pénétré de ce mauvais venin.
[308] Il est bien nécessaire que, dans l’état de la grâce, dans cette vie surnaturelle de laquelle Jésus notre Sauveur est l’auteur et le principe, il se trouve une vertu divine dans les âmes que Sa Majesté y a élevée contraire à la vertu du péché, et qui les empêche non seulement de n’y sentir aucun attrait, mais aussi qui leur fasse concevoir de l’aversion et de la haine tant pour le péché que pour tout ce qui en a l’apparence. Aussi Sa Majesté, qui veut les orner de toutes les qualités nécessaires à la perfection ne manque pas de leur communiquer cette vertu ennemie du péché, qu’Il a acquise par l’effusion de Son sang, afin qu’il ne leur manque rien en toute sorte de grâce, et qu’étant bien munies de ces richesses, elles puissent être en assurance contre les attaques de leurs anciens et immortels ennemis.
Cette vertu, qui est un ruisseau sorti de la source divine, n’est pas passée dans l’âme pour s’arrêter à la faire seulement fuir et éviter le mal. Sa fin [309] principale est de l’emporter avec soi en Dieu. C’est pourquoi elle s’insinue et se répand dans toutes les puissances et les organes de l’âme : elle se rend maîtresse de tous ses appétits sensibles et spirituels, et réunissant tous ses mouvements et ses inclinations, les attire par une secrète et amoureuse violence dans l’Océan divin, hors duquel il n’y a plus aucun bien qui puisse donner plaisir à l’âme, laquelle est ainsi pénétrée de cette divine vertu.
C’est ainsi que Jésus, notre bon Sauveur, prépare Ses épouses pour le jour de leurs noces, qui est celui auquel Il veut les présenter à toute la Sainte Trinité comme l’ouvrage de Ses mains, le fruit de Ses travaux et la gloire de Ses triomphes. Car toutes ses qualités qu’Il leur donne ne sont autre chose qu’un accroissement de Sa vie en elles, qui, ayant été fort faible dans les commencements à cause que le péché y dominait encore par sa maudite vertu, s’est agrandie et fortifiée peu à peu selon la grâce, la foi et la fidélité de la créature, qui est enfin arrivée à ce [310] degré de perfection où, toute autre vie étant anéantie et absorbée par celle-ci, elle ne prend plus vie ni force qu’en Jésus-Christ, qui la fait être et vivre par Lui toute à Dieu.
C’est donc à elle à ne se détourner aucunement des divins attraits que la vertu, qui a pénétré son fond, lui donne pour recouler sans cesse vers Dieu, son Principe, et à ne laisser point aller ses appétits à quoi que ce soit de créé comme elle le pourrait, étant toujours libre pour cela ; mais, secondant cette vertu divine, il faut qu’elle se laisse emmener et plonger dans l’Océan divin, où, se perdant, elle jouira de la plénitude de tout bien.
L’action est une effusion de l’être, quel qu’il soit, qui sortant comme hors de soi-même, selon ce qu’il a de [311] meilleur en lui, tâche d’exprimer un autre être, de même ou semblable nature à celui qu’il possède : et, d’autant qu’il est plus parfait, il est d’autant plus ému à le faire. Car le bien a une naturelle inclination à se communiquer, si forte qu’il ne peut s’en distancer partout où il est le maître. C’est pourquoi Dieu, qui est la source de tout bien, est de toute éternité dans cette action divine, par laquelle Il engendre Son Fils, sans cesser pour un seul moment. C’est encore ainsi, quoique avec une distance infinie, que les créatures, qui ont reçu de Sa main libérale quelque participation de Sa bonté, emploient tous les efforts de leur nature, pour en produire d’autres semblables à elles-mêmes.
Que doit donc faire l’âme du chrétien, ornée et enrichie des biens que nous venons de décrire ? Demeurera-t-elle oiseuse, ou si elle fera comme fit Lucifer, qui s’arrêtant à contempler sa beauté et s’y plaire, se vit dans un moment le plus horrible de tous les monstres que jamais la nature ait [312] produits ? Elle doit bien se donner garde de tomber ni dans l’un ni dans l’autre de ces défauts, qui la jetteraient dans des précipices, d’où elle aurait grand peine à se retirer. Car encore qu’elle ne doive s’exercer en Dieu ni s’élever vers Lui par les efforts purement naturels de son entendement et de sa volonté, elle doit pourtant vivre à Lui et en Lui par ces mêmes puissances élevées à un état de vie surnaturelle par l’Esprit de Jésus-Christ, qu’Il leur a donné par la foi et par la grâce, lesquelles Il leur a distribuées selon la détermination de Sa bonne volonté en leur endroit, et qui ont profité selon la fidélité que ces âmes ont apportée à y correspondre.
Son action doit donc correspondre à la mesure du bien qu’elle a en elle-même, qui, la portant sans cesse à exprimer en foi la fontaine du bien infini, dont il n’est qu’une petite participation ou une semence, doit lui faire vider et fondre, pour ainsi parler, toute sa propre substance par des émanations d’amour continuel, pour passer, s’il [313] était possible, et se transfondre dans la nature de l’unique et véritable bien.
Partant, l’action doit être à cette âme aussi fréquente que la vie, puisqu’elle ne doit point faire cesser cette profusion de tout elle-même en Dieu, qui ne manque pas de Son côté de la remplir des brasiers de Son amour et de Ses lumières : à mesure qu’elle tâche de toute son activité de se fondre toute pour s’écouler en Lui, elle se trouve toute pleine de Lui. Ce qui la ravit assez souvent au-dessus d’elle, avec tant de force qu’elle ne sait que dire ni que faire, sinon de s’abandonner toute à l’action divine, qui, surpassant la sienne, la met dans l’impuissance d’y correspondre autrement qu’en souffrant et acquiesçant à tous ces effets, qui paraissent quelquefois au-dehors, ce que cette âme doit pourtant cacher autant qu’il lui est possible.
Et pour dire un mot en passant des ravissements, qui sont assez ordinaires à beaucoup de personnes, particulièrement au sexe le plus faible, je crois qu’il serait plus à propos, sauf tout [314] meilleur jugement, de les avertir de bonne heure de ne s’y arrêter. Car en vérité, j’ai connu, en plusieurs, que ces ravissements ne leur venaient que de la forte appréhension de leur imagination avide et désireuse de ces choses extraordinaires, qui ne produisaient dans leurs âmes aucun profit qu’on pût remarquer.
Mais pour les personnes que je viens de décrire, elles sont, à vrai dire, toujours ravies, quoique personne ne s’en puisse apercevoir. Car elles vivent toujours en Dieu, au-dessus d’elles-mêmes (si elles sont véritables dans leur activité, comme je le suppose), et cela d’une manière si libre et si sainte qu’elles n’en sont aucunement empêchées de vaquer aux actions extérieures que leur obligation ou la charité demande d’elles, et qu’elles font, sans y prendre ni y mettre rien d’elles-mêmes, par attache volontaire de nature, mais dans la seule vue de la volonté et bon plaisir de Dieu, qui est l’unique règle de toute leur vie.
C’est ainsi qu’on doit entendre les termes des théologiens mystiques, quand [315] ils disent que l’on n’agit plus et qu’on ne vit plus. Saint Paul le disait en ce sens. C’est Jésus-Christ qui vit et qui agit dans les âmes, elles vivent et agissent plus pleinement et plus parfaitement qu’elles n’aient jamais fait. Car, plus on a de bien en soi, plus on est propre et porté à agir. Mais c’est ce Bien qui fait agir, pour Se communiquer. De sorte que toute l’action vient de Lui, et surtout dans les choses divines et surnaturelles auxquelles la nature, tant parfaite qu’elle puisse être, ne peut atteindre par ses efforts naturels : il faut qu’elle soit élevée à un état surnaturel, afin que son action puisse atteindre le bien surnaturel, dans lequel consiste la félicité de l’homme. [316]
Jésus, notre aimable Rédempteur, qui est la sagesse éternelle, qui a souffert de passer pour la folie du monde afin de nous apprendre à marcher par les voies de la sagesse divine qu’Il veut communiquer à nos âmes, comme le gage le plus précieux de Son amour qu’Il leur ait apporté des cieux, ne cesse d’en imprimer des crayons dans les âmes qu’Il a choisies pour Sa demeure, à dessein de former en elles une image parfaite de Sa ressemblance. C’est pourquoi nous avons dit qu’il est nécessaire que toutes les espèces et les idées des créatures soient bannies de ces âmes, que rien n’occupe ni leurs affections ni leurs pensées, que rien n’en soit capable de leur donner de la joie, si ce n’est tout ce qui tend à Dieu, ni du souci ou du chagrin, si ce n’est ce qui les en détourne.
[317] Étant ainsi dégagées et dépouillées de tout, ce Soleil de vérité dardant sur elles Ses rayons y fait naître Sa sagesse, qui n’étant entretenue que de ces lumières célestes, qui lui ont donné l’être, croît dans ces âmes avec une clarté si simple qu’elles sont capables de tout voir et de tout pénétrer, et leurs jugements d’autant plus certains qu’ils sont fondés non sur les principes de la sagesse humaine sujette à mille erreurs, mais sur les lumières de la sagesse surnaturelle qu’elles ont reçue de Dieu, qui se trouvera toujours véritable si l’homme n’y mêle point de sa propre sagesse, ce qui arrive fort souvent et ce qui fait que plusieurs se trompent, pensant donner des avis et des conseils, ou faire des jugements par des principes de sagesse divine, qui sont justement de leur tête et de leur fantaisie, pour ne se tenir assez simples ni assez abstraits ou même assez dégagés quand ils portent leur jugement ou donnent leur avis sur quelque chose.
Ce n’est pas merveille si les hommes [318] mondains tiennent pour folie la sagesse que Jésus-Christ communique à Ses amis, puisqu’elle est en tout contraire à la sagesse de la chair et du monde et puisqu’elle renverse tous ses principes. Celle-ci met sa force dans la finesse et dans le déguisement, et l’autre met la sienne dans la simplicité et sincérité de cœur et de parole. La sagesse chrétienne apprend à ses disciples à se dépouiller et dégager de tous les biens et les honneurs du monde, pour servir à Jésus dans la pauvreté et dans l’humilité, et celle du monde porte ses sectateurs à prendre et attraper de tous côtés et à se rendre si grands et si redoutables que personne n’ose les attaquer. Enfin, la sagesse chrétienne cherche Dieu en toutes choses, et l’autre ne cherche que soi-même et ses propres intérêts.
Pourquoi donc s’étonner qu’elle soit ennemie et condamnée de Dieu, et si ceux qui en sont pleins sont des moqueries et des risées de leurs contraires qu’ils tiennent comme gens de néant, de petite capacité, inutiles [319] parmi les hommes ? Mais à la fin, ils en connaissent la vérité quand il n’est plus temps et sont contraints d’avouer : Hi sunt quos habuimus aliquando in derisum et in similitudinem improperis. Nos insensati vitam illorum estimabamus insaniam et finem illorum sine honore. Ecce quomodo computati sunt inter filios Dei et inter sanctos sors illorum est 156 (Sag., ch. 5).
Laissons les sages du monde avoir quelle opinion ils voudront des enfants de la sagesse chrétienne, pour considérer les emplois dans lesquels elle exerce leurs esprits, dont le premier et le principal est de vaquer auprès de la Majesté de Dieu, où, après avoir contemplé cette source inépuisable de tous biens et s’être pleinement abîmés dans Sa profondeur infinie et incompréhensible, ils en sortent parce que cette vie n’est pas pour jouir perpétuellement de si merveilleuses délices. Ils en voient sortir une infinité de créatures qui vont prendre leurs places selon la noblesse et l’excellence de leur nature et qui, ayant quelque participation de l’Être qui les a [320] produites, s’efforcent par la vertu de cette parcelle qu’elles ont de Lui d’y recouler comme dans leur centre. Mais, ne pouvant s’élever au-dessus de leur nature, elles produisent dans leurs espèces ce qu’elles peuvent de meilleur.
L’esprit donc, qui est animé de la sagesse divine et qui connaît fort bien l’excellence de toutes choses et ce qu’elles valent, les laisse être ce qu’elles sont dans leur nature et n’en prend que pour la seule nécessité, sans vouloir en user autrement. Car il sait qu’elles ne peuvent lui apporter un bien plus grand que celui qu’elles ont en elles-mêmes. Et c’est l’un des effets de cette sagesse de tenir l’esprit de l’homme ferme et de l’empêcher de décliner vers les créatures pour s’arrêter à admirer leur beauté ou quelques autres de leurs qualités, qui, peu à peu, pourraient gagner ses affections, lui faire oublier cette première beauté et bonté qu’il a goûtée en Dieu, et l’affaiblir jusques au point de trouver du goût et de l’attrait dans la créature, [321] ensuite s’y plaire, et enfin s’y laisser aller. C’est ainsi qu’Adam, Salomon et plusieurs autres sont tombés, nonobstant leur grande sagesse.
Il est donc bien plus assuré pour l’homme sage de vivre inconnu et méprisé des hommes que d’avoir grand éclat et grande estime parmi eux. Il est vrai que Dieu conserve qui il Lui plaît, et que personne n’étant maître de Ses dons que Lui-même, on doit les recevoir et les faire valoir selon la manière qu’Il voudra, pourvu qu’on se souvienne toujours que tous les dons de Dieu, quels qu’ils puissent être, sont des fruits de la Croix de Jésus-Christ, qui se gâtent aussitôt qu’on les tire de dessus cet arbre qui les a produits. Quiconque voudra en user avec profit, il faut que ce soit toujours dans la Croix. [322]
Toutes les grâces, les dons et les lumières que notre Sauveur distribue à Ses amis, ne sont à autre fin que pour engendrer et produire la vérité dans leurs âmes, et l’y établir si parfaitement qu’elle en soit la maîtresse, et qu’elle tienne la clé de tous leurs efforts. Elle doit être par conséquent le dernier crayon que l’être surnaturel de chrétien met en l’âme de l’homme, ou, pour mieux dire, elle est le couronnement des ouvrages de Jésus-Christ dans l’âme et le dernier ornement dont Il veut l’habiller avant qu’elle se présente devant la Majesté de Dieu pour être admise au banquet des noces célestes.
Cette vérité est une ressemblance et conformité à l’idée et à la volonté que Dieu a eues de toute éternité de la [323] perfection de la créature. Laquelle idée et volonté de Dieu eût été éternellement frustrée de son dessein par le péché des hommes si le Verbe éternel, source de toute vérité et dans lequel toutes les créatures ont été conçues avant que d’être faites, n’eût Lui-même satisfait à ce dessein. Cela a été en réparant nos fautes et faisant rendre à toutes les créatures en Sa présence, tout l’hommage, tout l’amour, tout l’honneur et toute la gloire qui étaient dus à la Majesté de Dieu, qui les a toutes regardées en Lui très conformes à Sa première idée, pleines de vérité et dignes de Son amour.
Voilà pourquoi nous devons prendre notre vérité en ce divin Sauveur, qui en est la plénitude ainsi que le nomme saint Jean au chapitre premier de son Évangile : Plenum gratiae et veritatis 157. C’est sur Sa vie que nous devons compasser 158 la nôtre et régler nos actions sur le modèle des Siennes. Mais la foi vive et amoureuse est celle qui a donné l’être en nous à la vérité de Jésus-Christ. C’est elle qui la fait [324] croître, qui la fait triompher du péché et qui doit maintenant lui donner la plénitude de son être par la grâce du même Jésus-Christ. Car c’est ici que Son Esprit, régnant absolument en l’homme par cette vive foi amoureuse, accompagnée des grâces et des dons que nous avons décrits, fait correspondre celui de l’homme au bon plaisir de Dieu, en le faisant recouler en Lui de toutes ses puissances, qui, ayant réuni et rassemblé tous leurs efforts, les font tous concourir dans l’unité d’amour, pour se perdre dans ce premier Principe, qui leur a donné l’être.
C’est ainsi que l’homme est rendu véritable quand il recoule en Dieu selon la mesure de ses dons. Mais il s’en trouve bien peu qui veuillent y retourner avec cette pureté et qui ne veuillent se retenir et s’attribuer quelque chose de ce que Dieu leur a donné à dessein de hâter leur course et de la rendre plus facile, et non pour s’y arrêter. Il s’en trouve qui sont véritables pendant qu’ils se sentent pleins des dons de [325] Dieu, et qui abandonnent tout au moindre détour qu’Il fait de Sa présence. Quiconque est véritable ne manque point de l’être toujours, parce que notre vérité consiste à être tels que Dieu veut que nous soyons. Chaque moment nous est une marque de la volonté de Dieu, et nous devons le prendre ainsi sans vouloir être autrement, exceptant toujours le péché et l’imperfection, qu’Il ne peut vouloir. Partant, nous devons être véritables et vivre de vérité à tout moment.
De tout ce que je viens de dire, on peut voir qu’avoir la vérité, ce n’est pas posséder toutes les sciences, ce n’est pas connaître toutes les créatures, ce n’est pas avoir la sagesse des philosophes, des Salomon ni de tous les sages du monde. Mais la vraie Vérité consiste dans la ressemblance à Jésus, notre divin Exemplaire, à fouler aux pieds toutes les créatures pour ne nous attacher qu’à Dieu et pour ne vivre qu’à Lui et de Lui seulement. Notre vérité, c’est donc de recouler sans cesse en Dieu par Jésus-Christ, de cœur, [326], de pensée et d’effet, en nous dépouillant de tout ce qui peut nous donner le moindre empêchement de parvenir à Lui.
L’âme, qui est parvenue à la possession des qualités dont je viens de parler, par ses opérations, élevée par la grâce et par la foi, et qui ne peut monter plus haut, parce qu’elle sent toutes ses forces épuisées, son activité finie, tous ses mouvements en repos, se voit comme suspendue entre le Ciel et la terre, ne sachant plus que faire, où aller ni que devenir. Si elle se souvient des richesses célestes qu’elle a possédées, et des biens qu’elle a goûtés, il lui semble que ce ne soit rien ; au moins, tout cela n’entre point en elle, pour lui donner la moindre ouverture. Si elle pense qu’elle s’est dépouillée de tout [327] pour suivre Jésus son Époux, cela lui semble si peu de chose qu’elle n’en peut faire d’état. Si elle veut se servir du moyen qui lui a été si utile dans ses plus fâcheuses rencontres, qui est de vivre de foi, et soutenir par son moyen le poids de sa présente disposition, il lui semble qu’elle n’en a plus et qu’elle ne peut s’en servir pour agir par elle.
Cette disposition et cet intervalle durent autant de temps qu’il plaît à Dieu, Lequel soutient l’âme durant tout ce temps-là, par une vertu secrète et même imperceptible. Si bien que cette âme, ne pouvant produire des actes ni de vie ni de mort, demeure comme dans un abandon éternel, à ce que Dieu en voudra faire, sans vouloir ni même penser à se retirer de cette disposition, ni à s’y approfondir davantage. Elle est là comme ceux que le prophète Jérémie nomme dans ses Lamentations, chap. 3, des morts éternels : mortuos sempiternos 159, qui sont destitués même de la pensée de revenir jamais à la vie. Mais l’Esprit de Jésus- [328] Christ, par qui elle a triomphé du péché et du monde, qui l’a élevée à la participation des qualités divines, et qui l’a remplie de foi jusques à en vivre pleinement, ne la laissera pas en ce détroit : Il l’a ornée pour la faire monter plus haut.
C’est pourquoi Il revient à elle comme un soleil de vie qui veut la ressusciter et la faire paraître dans une vie toute divine et tout autre que celle qu’elle a eue par ci-devant, quoique très excellente. Il élève dans une simple unité de perfection toutes les qualités, les dons et les grâces qu’Il a faites jusques à présent à cette âme, qui, les possédant en cette unité de plénitude, se sent poussée par ce même Esprit à faire recouler et refondre tous ces biens dans la plénitude de Dieu, de qui ils sont sortis. Et, pour cela, elle s’exprime toute elle-même dans cette unité de plénitude, voulant toute se rendre à Dieu et Lui redonner son être, s’il était possible, dans cette expression qu’elle fait de tout soi à Dieu, qui est de tout ce peut la créature.
[329] Elle goûte un plaisir si ineffable que la langue humaine n’est pas capable de le pouvoir exprimer. Car l’Esprit divin qui la possède, fait sortir de cette expression d’elle-même un feu d’amour de Dieu, qui égale et la plénitude de la perfection de cette âme et l’expression de cette même plénitude, de sorte que c’est un Paradis en terre. Aussi est-ce ici que se fait la consommation des noces divines de Jésus avec l’âme Son épouse, à laquelle Il donne Sa vie et Son Esprit en telle plénitude que le souhait de saint Paul est accompli en elle : Ut impleamini in omnem plenitudinem Dei 160.
Elle ne vivra donc plus désormais que pour la Vie et l’Esprit de Jésus-Christ, son divin Époux, qui, élevant par la foi l’esprit de la créature au-dessus d’elle-même dans des lumières inaccessibles et incompréhensibles à sa capacité naturelle et créée, est compris et englouti par ces mêmes lumières, qui étendent et élèvent sa capacité naturelle et créée d’une telle [330] manière qu’il semble qu’elle aille à l’infini. Car, de vrai, ses opérations ne sont plus vers quelque objet qui se puisse nommer ni décrire par paroles. Elle ne voit plus en Dieu ni saint ni sainteté ni bonté ni sagesse ni lumière ni être ni essence, rien enfin de tout ce qui peut tomber dans la pensée de l’homme. Mais son esprit, ainsi prévenu et élevé, exprime par son opération un terme égal à la plénitude et à l’élévation qu’il a reçues de Dieu, qui n’approche pourtant pas de l’excellence des Bienheureux puisque, ne se faisant que dans la foi, il y a toujours le rideau à lever pour voir Dieu face à face, au lieu que, dans le Ciel, l’opération se faisant dans la lumière de gloire, on voit la gloire de la majesté de Dieu tout à découvert.
Mais n’est-ce pas encore beaucoup, pour de pauvres étrangers et voyageurs que nous sommes, d’être élevés à ce merveilleux degré de Vie divine, laquelle est inconnue à la plus grande part des hommes, et de laquelle [331] je n’oserais rien dire : Etenim sacramentum Regis abscondere bonum est 161, disait l’ange Raphaël à Tobie, au chap. 12. Il vaut mieux laisser ces divins époux, Jésus et cette âme vraiment chrétienne, se consumer dans leurs amours mutuels, que de rapporter mille secrets qui se passent entre eux, lesquels ne serviraient peut-être de rien à personne. Car il y en a si peu qui parviennent jusques ici qu’il serait difficile de le croire à qui verrait le grand désir que Dieu a d’y attirer les âmes, ayant employé Sa vie et Sa mort pour ce dessein.
Mais les uns en sont empêchés pour ne pas vouloir se dépouiller de l’attache aux créatures ; les autres, parce qu’ils s’arrêtent aux dons de Dieu et à leurs propres opérations, par lesquelles ils prétendent mériter beaucoup et se sanctifier. Et tous en sont empêchés pour ne vouloir pas mourir ni se perdre eux-mêmes, pour vivre et se trouver en Dieu. Il n’y a que ceux qui, ayant tout perdu et tout quitté, ne vivent et ne subsistent plus que dans [332] la foi, qui, par son aide, puissent pénétrer dans les sacrés abîmes des ténèbres divines, que Sa Majesté a choisies pour se cacher à nos yeux pendant que nous sommes dans cette vie mortelle : Posuit tenebras latibulum suum 162, et là, s’unissant à Lui, jouissent dans ces obscurités de Sa divine présence.
Peut-être bien que ce sont ces cavernes, où Il appelait autrefois Son épouse dans le Cantique, chap. 2 : In caverna maceria ostende mihi faciem tuam 163. Quoiqu’il en soit, c’est où il faut que l’âme vive désormais, si elle veut jouir en effet de la présence de Dieu, son Époux. Et toutes les choses qui se sont passées ailleurs, dans les rencontres de sa vie, dans toutes les plus abondantes communications, ravissements, extases, et toute autre chose semblable, n’ont été que des portraits et des tableaux de ce qui se passe ici, quoique je ne veuille pas nier que Notre Seigneur Se puisse communiquer quand, comme et à qui il Lui plait. Car Il est Sa règle : rien ne peut Le borner. Mais, ordinairement, Il ne le fait [333] pas de cette manière, ou s’Il le fait, c’est comme en passant, et non par état. Mais ici Il Se montre à l’âme, quoiqu’au travers de la nuée qu’elle pénètre par l’opération de la foi, qui lui sert de vie et qui a enlevé toute sa lumière naturelle.
Avouons toutefois avec le grand saint Paul que, nonobstant ces richesses divines et si prodigieuses communications de Dieu à l’âme, et au-delà de tout ce qu’on saurait en dire et en concevoir, nous avons ces trésors en des vaisseaux de verre ou de terre, qui sont si fragiles que la moindre rencontre est capable de les casser : Habemus thesaurum istum in vasis fictilibus, ut sublimitas sit virtutis Dei et non ex nobis 164. Afin que nous soyons bien persuadés que ces élévations sont des effets de la main de Dieu, et non de nous-mêmes. C’est ce que l’homme chrétien, en quelque état d’élévation qu’il puisse être, doit toujours avoir devant les yeux : qu’il est capable de tomber et, partant, qu’il ne doit point se tenir en assurance de son côté, [334] quoique, de celui de Dieu, il soit certain qu’Il ne manquera jamais de fidélité et d’amour en son endroit.
Hélas ! quand j’entends ce grand apôtre, qui se plaint des soufflets de Satan et des rébellions de la chair, après des élévations jusques au trône de Sa Majesté, et que ce poids lui a été donné de peur qu’il ne s’élevât en orgueil et présomption de lui-même, je ne sais ce que doivent faire des vermisseaux de terre, en comparaison de ce grand saint. N’ont-ils pas sujet de se défier toujours d’eux-mêmes ? Néanmoins, ils peuvent tout [tous] ensemble se consoler, voyant qu’il n’y a aucun état ni degré de perfection, dans lequel on ne puisse être attaqué de toutes sortes de tentations, même des vices plus grossiers, puisque tant de grands saints en ont fait l’épreuve et, partant, que ce n’est pas une marque qu’ils soient mal avec Dieu ni que leur état Lui soit désagréable. Ce qui ne laisse pas pourtant de leur donner quelquefois de la peine et de les mettre en doute de la bonté de leur voie. Et si nous n’avions [335] l’exemple des saints sur ce sujet, plusieurs abandonneraient tout pour se remettre à des exercices plus bas et plus sensibles, qui ne leur serviraient de rien. C’est à eux de soutenir et de laisser passer toutes ces attaques, sans presque y réfléchir : elles leur serviront pour s’abîmer plus profondément, par la perte d’eux-mêmes, en Dieu.
Les conduites de Dieu dans les âmes sont des abîmes si profonds qu’on ne peut les sonder, non plus que les comprendre ; et le monde ne serait pas capable de contenir les livres qu’il faudrait écrire pour en dire quelque chose qui pût en approcher. Il semblait que nous dussions être à la fin, et qu’ayant conduit l’âme jusques au lit nuptial de son divin Époux, il [336] fallait la laisser dans le repos de cette union sacrée, selon l’ordre et le commandement que son Époux en a fait dans trois endroits de Ses Cantiques : Adjuro vos, filiae Jérusalem, ne suscitetis neque evigilare faciatis dilectam, donec ipsa velit 165. Mais puisque Il ne peut pas s’empêcher de publier ses louanges, tant il est satisfait de ses beautés et de ses vertus, en la comparant à tout ce qu’il y a de plus beau, de plus doux, et de plus merveilleux sur la terre : aux parfums et aux onguents les plus précieux, aux ouvrages de l’art et de la nature les plus rares et les plus curieux, et lui attribuant tout ce qui peut la rendre aimable, Il nous permettra bien d’en dire quelque chose, avec le plus d’humilité et de respect qu’il nous sera possible, sachant bien que nous ne sommes pas dignes de parler de la vie sainte et éminente que doit mener une âme, qui est arrivée à l’union avec son Dieu. Nous ne prétendons pas aller plus avant que ce qu’il plaira à Sa divine Majesté nous faire connaître par Ses lumières pour [337] notre propre utilité, et pour celle des autres personnes entre les mains desquelles ces écrits pourront tomber.
L’âme chrétienne, ayant ce bonheur d’être élevée à cet état et dignité d’union réelle avec son Dieu, doit désormais mener une vie qui soit conforme à l’excellence de son état. Et comme, avant que d’y parvenir, toutes ses actions et sa vie ne tendaient à d’autre fin et n’avaient point d’autre objet que ce bien inestimable qu’elle s’efforçait de posséder, de même à présent que, par la grâce de Dieu, elle jouit du trésor qu’elle a cherché par tant de peines et de travaux, et qu’elle est unie à la fin et à l’objet qui la faisait vivre et agir pour le trouver, elle ne doit vivre que de ce même objet et de cette fin, qui est Dieu, et ne doit agir que par Lui.
Et si autrefois la vue de ce divin objet et de cette fin l’a pressée de se dégager de toutes les créatures, si elle l’a portée à se priver de tous les plaisirs des sens et de tous les appétits de ses passions, et à se défaire de tous ses plus [338] chers intérêts, la possession de ce même objet et de cette fin doit la faire vivre non seulement dans ce dépouillement et dans ces privations, mais aussi elle doit la tenir si élevée au-dessus de tout ce qu’il y a de créé au monde qu’elle n’ait pas la moindre inclination à le posséder. Et puisqu’elle a le Bien, qu’Il est l’unique terme de tous ses désirs, que saurait-il lui arriver maintenant qui puisse lui donner de la satisfaction et du plaisir ?
Ce n’est pas assez qu’elle ne prenne plus rien parmi tout ce qu’il y a de créé, elle doit aussi mener une vie tout autre que celle qu’elle menait avant que d’être arrivée à cette union avec Dieu, qu’elle considérait pour lors comme un objet éloigné, à qui elle tâchait de se joindre par les plus simples et plus élevées opérations de son esprit. Mais maintenant, elle ne peut et ne doit plus Le rechercher comme une chose absente et éloignée, puisque Il S’est uni à elle et rendu comme une même chose par Son amour.
Il est donc juste et nécessaire que ces [339] actions et cette vie première de tendance vers l’objet cessent, puisqu’elle en est en possession. Mais pour cela, elle ne demeure pas sans vie et sans action pour lui : au contraire, il semble qu’elle soit toute vie et toute action, parce que Jésus-Christ, qui a été l’auteur de sa vie précédente, venant à S’unir à elle comme principe de sa vie surnaturelle et de toutes les actions qu’elle a produites pour arriver à Le posséder, lui communique la plénitude de Sa propre vie dont elle jouit non plus comme d’une chose au- dessus d’elle, mais comme d’une source de vie qu’elle a en soi-même et qui est à elle.
C’est pour cela que ce divin Sauveur est venu au monde : Veni,dit-Il, ut vitam habeant et abundantius habeant 166. Si l’âme vit de la même vie de Jésus son Époux, elle ne peut vivre qu’à Lui et pour Lui seulement ; et tout ce qui a vie en elle doit en faire le même, quand cette vie sera étendue par tout ce que l’âme anime et fait vivre. [340]
Encore que j’aie déjà touché quelque chose de cette matière, comme en passant, elle est de telle importance, qu’elle mérite qu’on en fasse un chapitre tout exprès et qu’on la traite plus au long. Car c’est ici que ceux qui sont mal affectionnés aux personnes qui ont écrit des voies de Dieu dans les âmes et des moyens pour s’y bien comporter, prennent ordinairement sujet de les contredire et de s’en moquer, parce qu’ils n’entendent pas ou ne veulent pas prendre leurs termes dans le bon sens qu’ils les ont avancés, mais, au contraire, les détournant ailleurs et dans un sens réprouvé, veulent faire passer pour ridicules ces personnes reconnues de tous les gens de bien pour très saintes et très sages.
Il est bien certain que nos âmes ont une vie et des opérations plus excellentes [341] et plus relevées à mesure qu’elles sont élevées dans un état de perfection plus haut et plus excellent, selon cette maxime : que les opérations suivent l’être. Mais, comme toutes les opérations de nos âmes tendent à une fin qui a ému leurs affections et excité leur amour à poursuivre sa possession, quand il arrive qu’à force d’agir et d’aimer, elle parviennent à l’union de la fin qu’elles poursuivaient, n’est-il pas vrai que ces actions de poursuite leur seraient désormais inutiles puisqu’elles possèdent ce qu’elles cherchaient, et que d’ailleurs cette même fin, qui les attirait par ses influences, ne peut plus les attirer puisqu’elles lui sont unies ? C’est donc bien dit et dans la vérité que ces opérations par le moyen desquelles l’âme tendait à sa fin, doivent cesser lorsqu’elle la possède et qu’elle est unie avec elle. Et voilà bien de quoi tant crier à l’oisiveté, à la tromperie, à l’imagination, et à toutes les autres paroles offensives qu’on profère à plaisir contre les spirituels !
[342] Quelle vie et quelles opérations resteront donc à l’âme, qui doit trouver la consommation de sa perfection dans ses opérations, tant dans l’état de la grâce que dans celui de la gloire ? Dieu, S’unissant à l’âme par la vive foi et l’amour très épuré de toute sorte de vue et recherche de propre intérêt, comme objet final et comme fin dernière, lui donne toute la plénitude de Soi-même, autant que le degré de la grâce sanctifiante qui est en elle a étendu sa capacité. Et cette communication de Dieu comme fin dernière donne à l’âme comme une espèce d’être et de substance surnaturelle qui pénètre la sienne propre et l’élève à cet état qu’on peut appeler tout divin, lequel a des opérations conformes à son excellence. Car le fond de l’âme subsistant dans cette plénitude qu’il a reçue, produit par ses puissances des opérations qui expriment et lui représentent cette plénitude à qui elle est unie. Et encore que ce ne soit que par l’amour et la foi, elle en est pourtant si pleinement contente, et avec [343] sujet, qu’il n’y a rien au Ciel ni dans la terre qui puisse égaler son plaisir, sinon la vision béatifique, qui est le dernier terme de ses espérances.
Mais, puisque c’est désormais Jésus-Christ qui doit régner en elle après qu’Il l’a fait triompher du péché, des passions, de l’amour propre et de la nature corrompue, qu’Il l’a ornée des qualités divines et présentée en cet état à Dieu, Son Père, qui l’a prise pour épouse de Son Fils, en a fait les noces, l’a introduite dans le lit nuptial, il est juste que je commence à parler de ce Royaume de Jésus dans cette âme, qui n’aura plus de vie, d’opérations, de desseins ni de désirs que pour son Roi, son Époux et son Dieu.
Mais, avant que de passer outre, il faut résoudre une difficulté que forment ceux qui ne cherchent qu’à pointiller sur ces matières spirituelles et non à les pratiquer, à savoir comment l’homme peut mériter dans cet état d’union, puisqu’il n’agit plus par soi-même comme principal agent, et que Dieu, qui a pris possession de son âme, [344] la meut, l’agite et la gouverne comme premier Principe de tous ses mouvements et volontés ? Je réponds que nous ne pouvons mériter que la gloire et l’augmentation de la grâce sanctifiante, et que l’homme, en quelque état qu’il soit en cette vie, peut mériter l’une et l’autre par l’exercice de l’amour continuel qu’il a pour Dieu dans cet état d’union, dans lequel il jouit à la vérité de Dieu, mais par la foi : Per speculum et in aenigmate 167. Il ne mérite pas, à la vérité, pour arriver à cette union, car il y est déjà, mais il mérite de s’étendre, de s’approfondir et de se perdre davantage en Dieu. Ce qui se peut faire jusqu’à l’infini. Et quand il emploierait toute l’éternité à mériter cet approfondissement, jamais il ne trouverait le fond, parce que Dieu est un abîme sans fond, qui ne peut être épuisé. [345]
Le Royaume de Jésus, notre bon Sauveur, n’est point dans la vanité des grandeurs, des richesses, ni des plaisirs du monde. Regnum meum, disait-Il, non est de hoc mundo168 ; et néanmoins Il ne laissa pas aussi de dire publiquement qu’Il était Roi et que pour cela Il était descendu sur la terre, quoique nous n’ayons encore jamais ouï dire qu’il y ait aucun pays ni aucune nation où Il règne temporellement ni où Il exerce la qualité ni l’autorité du roi. Au contraire, Il veut que tous Ses sujets n’aient rien que la Croix, sur laquelle ils doivent mourir. Ce sont là tous leurs biens extérieurs et toutes leurs armes pour se défendre. Aussi serait-ce trop peu pour Lui d’être seulement le Roi de toute la terre et d’être descendu des cieux, [346] de S’être fait homme et d’être mort pour un si chétif et infortuné royaume. Mais celui qu’Il établit dans les âmes des chrétiens est si excellent et donne une telle gloire à toute la Divinité que la seconde Personne de la très Sainte Trinité a jugé Sa conquête digne de Ses labeurs en suite de Son Incarnation, et a librement exposé Sa Majesté à la rage des démons et au hasard de voir toutes Ses peines inutiles à l’égard de plusieurs hommes, à cause de leur dureté, pour Se rendre le maître et roi victorieux des âmes qui se rendraient à Son obéissance.
Nous avons vu et décrit jusques à quelles extrémités Il S’est réduit pour réussir Son dessein ; et maintenant nous Le voyons triomphant et victorieux régner avec l’âme, Son épouse, qu’Il a fait triompher du péché et de tous ses désordres, avant que de la prendre pour Son épouse et de S’unir à elle de ce lien inviolable, si l’infidélité de l’âme ne vient à la rompre. C’est donc de ce Royaume que nous avons parlé, dans lequel il ne doit plus y [347] avoir d’autres lois que celles de Jésus-Christ, qui en est le Roi et le Maître. Tout doit y être si absolument soumis à Son empire que rien ne se remue ni ne se gouverne que par Lui. Et, comme le péché a dominé par la mort sur toutes les puissances de l’homme, maintenant Jésus-Christ, qui a retiré l’homme de la puissance du péché par Sa propre mort, doit être en lui comme principe de vie qui renouvelle toutes ses puissances par une vie et par des opérations toutes saintes et divines.
Ce n’est plus aussi l’homme qui vit, mais Jésus-Christ qui vit en lui. Car, comme je l’ai déjà touché ailleurs, la vie et les opérations de Jésus-Christ, uni très intimement à l’âme, préviennent et anticipent sa vie et ses opérations, et ne faisant qu’une même chose avec elles, les emmènent ou emportent, comme étant les plus fortes, dans le même principe d’où elles sont sorties. De sorte que la vie de l’homme et les opérations de son âme ont un même terme en cet état que celles de Dieu même, quoique ce soit avec une [348] différence infinie. Mais c’est toujours avec une plénitude égale à la profondeur de leur anéantissement, et de leur pureté en Dieu.
Jésus est vraiment le Roi de ces âmes, et elles règnent avec Lui en Dieu, puisque leur vie et toutes leurs opérations sont une même chose avec les Siennes, et puisqu’elles recoulent par un même mouvement dans cet Océan infini, bien que ce ne soit pas dans une pareille étendue de vue, d’amour, ni de compréhension.
Ne seraient-elles donc pas assez heureuses quand elles n’auraient d’autre bonheur que celui qu’elles possèdent ? Et cette privation et dépouillement de toutes choses ne leur a-t-il pas causé un bien qui est incomparablement plus précieux que tout ce qu’elles ont possédé ou goûté dans la vie du péché ? Cela est sans doute, et le bien dont elles jouissent est si grand qu’il n’est connu que de ceux qui leur sont semblables dans la possession de ce même bien. Aussi ne doit-on pas désirer d’être connu des hommes en cet état, mais on doit [349] vivre comme des personnes du désert et se tenir dans la solitude intérieure pour y jouir du bien qu’on y possède, et pour le cultiver.
Le Sauveur de nos âmes ayant donné Sa vie pour les retirer de l’esclavage du démon et du péché, a prétendu qu’elles Lui fissent hommage et sacrifice de leur propre volonté et de la liberté qu’Il leur a rendue par sa mort. Et pour gagner cela sur elles et les réduire à ce dépouillement, il a été nécessaire qu’Il ait employé une infinité de grâces et de lumières. Il les a réduite en mille extrémités, Il les a fait passer au travers des chemins les plus difficiles, soutenir des combats sans nombre, et enfin Il les a fait mourir à elles-mêmes et les a réduites au [350] néant de tout ce qu’elles avaient de propre ; à quoi Il les a fait renoncer pour se livrer à Lui entièrement et Se transporter tous les droits qu’elles pouvaient avoir sur elles-mêmes. C’est en cet état et à cette condition qu’Il les a épousées et qu’Il S’est uni à elles.
Ce qu’étant ainsi véritablement et réellement, qu’on juge s’il y a autre que Sa Majesté qui ait droit d’agir et de commander en l’âme. Et si elle est morte en elle-même pour donner sa vie à Jésus-Christ et recevoir la Sienne, peut-elle en justice et selon la raison reprendre sa propre vie et en faire les actes et laisser celle qu’elle a reçue de Dieu, par laquelle Il vit en elle et elle en Lui ? Ce serait la plus grande infidélité et lâcheté qu’elle pût commettre et à quoi elle doit grandement prendre garde. Car cela n’arrive que trop souvent : non pas qu’on veuille reprendre la vie des sens ni celle du péché, mais parce que, ne goûtant pas cette présence si perceptible de Dieu et craignant de tomber dans une oisiveté dommageable, on [351] s’efforce d’agir et on tâche de rappeler cette disposition où l’on a goûté Dieu, de laquelle il demeure quelque idée et quelqu’espèce dans l’esprit, par le moyen de laquelle on voudrait se remettre dans ces mêmes dispositions et retrouver Dieu comme on L’a eu autrefois. C’est ce qu’il ne faut pas faire, et Sa Majesté ne veut pas que Ses épouses s’introduisent d’elles-mêmes devant Sa face qu’Il ne les y appelle ou qu’Il ne les touche de Son sceptre royal, comme fit autrefois Assuerus à la reine Esther. Car cette vie terrestre ne permet pas une perpétuelle jouissance : cela est réservé pour le Ciel. Et d’ailleurs, il est nécessaire que Sa Majesté S’absente pour éprouver leur fidélité et les affermir dans la possession d’un bien si rare qu’elles ont reçu de Lui.
Il est vrai qu’il semble un peu étrange aux nouvelles épouses de voir leur Soleil s’éclipser au midi de Ses plus éclatantes et de Ses plus grandes ardeurs, et [elles] lui demandent aussi bien que celle des Cantiques : [352] Dites-nous où Vous aller repaître, où Vous allez-vous coucher, et Vous cacher au plus fort de Vos abondantes communications et de Vos plus ardents amours ? Pourquoi nous abandonnez-Vous ? Mais enfin, il y a rien à faire pour ces âmes, soit que Dieu Se manifeste à elles, soit qu’Il Se cache, sinon de suivre Ses mouvements et Sa volonté.
Quand Il veut Se communiquer plus abondamment, il faut recevoir Ses opérations et, les laissant enlever les nôtres, nous écouler avec elles dans notre source originaire. Quand et autant qu’il Lui plaira nous laisser dans l’état de notre foi pure et nue, qui est l’état propre à la condition des pauvres voyageurs, nous devons demeurer constants, vivre de cette foi et soutenir en elle tout ce qui peut nous arriver de plus fâcheux à la nature, de quelque part qu’il vienne, sans vouloir monter à cet état de jouissance, et sans vouloir autrement nous assurer de notre voie par des réflexions faites sur icelle. À quoi, sans doute, on se sentira fort souvent porté, [353] particulièrement dans les commencements, et, comme j’ai dit, sous prétexte de ne vouloir paraître infidèle à Dieu ; mais la fidélité de l’âme, en cette rencontre, est de demeurer ferme dans sa perte totale en Lui, et de ne vivre que de cette foi nue, qui la fait pour lors être et vivre en Lui, d’autant plus profondément que moins elle s’en aperçoit. Faire autrement serait se retirer de Dieu, en qui elle est profondément abîmée pendant tout ce temps.
Il y en plusieurs qui se trompent assez innocemment dans la vie spirituelle pour n’entendre pas assez bien ce que disent les mystiques sur le sujet de l’état d’union. Car ils se persuadent qu’il faut que l’âme fasse telle-[354]ment cesser toutes ses opérations qu’elle ne fasse rien du tout et qu’elle reçoive celles de Dieu d’une façon morte et sans faire autre chose que le recevoir. Je crois que jamais personne de ceux qui ont écrit de ces matières n’a prétendu le dire de la sorte. Parce que ce serait une chose inutile et à Dieu et à l’âme qui recevrait ainsi ces opérations, lesquelles ne lui sont données pour autre fin que pour exciter les siennes et pour les élever à une manière surnaturelle et toute divine, selon laquelle l’âme est accommodée à son premier Principe, qui l’émeut à faire recouler en Lui Ses opérations, lesquelles viennent et de Lui comme premier Principe, qui a excité et élevé l’âme pour les produire, et de l’âme qui a suivi volontairement Ses mouvements, exprimant et ce qu’elle a reçu, et ce tout qu’elle est, et ce qu’elle a en soi-même, comme si elle faisait une extension de tout elle-même hors de soi pour essayer de comprendre ce premier Principe et de se rendre à Lui ainsi qu’Il l’a comprise et dans [355] la plénitude qu’Il S’est donné à elle.
Au lieu donc de demeurer dans cette oisiveté qui serait vicieuse, Dieu veut que l’on soit tout action pour ainsi dire, afin de rentrer en Lui et Lui donner tout soi-même avec tous les dons qu’Il a faits à ce seul dessein, que l’on s’en serve pour s’abîmer avec plus d’activité dans l’océan du divin amour et pour s’y perdre, en telle sorte qu’on ne voie ni ne sente plus rien de soi ni pour soi, et qu’on demeure dans sa perte, sans vouloir jamais réfléchir sur soi pour prendre par cette réflexion assurance de son état et de sa voie. Car, puisqu’on a abandonné tout soi-même et tous ses propres intérêts à Jésus-Christ, il est juste de vivre continuellement dans cet abandon, avec cette assurance de foi, - qui est beaucoup plus certaine que toutes celles que notre raison pourrait nous donner, - que Jésus à qui nous avons confié toutes nos espérances, est autant fidèle comme Il est Dieu ; et par conséquent, il est impossible qu’Il nous manque. Sur ce point, toute notre vie [356] doit rouler, quand elle durerait mille ans, sans que nous goûtassions autre chose de Dieu que ce que nous avons eu : c’est assez que nous soyons assurés qu’il est.
Quand on dit que l’on ne doit pas agir lorsque Dieu agit, de peur de troubler Son opération, cela est vrai, et plusieurs se font très grand tort, et à ceux qu’ils conduisent, quand ils troublent le repos que Dieu met dans l’âme comme une disposition nécessaire pour Se communiquer à elle et lui révéler les secrets de Ses voies, par lesquelles Il veut la faire passer pour arriver à Lui dans la perfection qu’Il veut lui donner. Car ces personnes, pensant atteindre Dieu par leurs efforts naturels, d’entendement et de volonté, voudraient comme L’engloutir et Le comprendre en elles-mêmes, prévenant Ses opérations et se servant de celles qu’ils ont déjà reçues de Lui, de Ses grâces et de Ses lumières, pour s’enfoncer en Lui, s’ils le pouvaient ; et, voyant que tous ces efforts ne leur servent de rien, et qu’après [357] s’être longtemps exercés de la sorte, ils demeurent aussi vides de Dieu et de vraie abnégation d’eux-mêmes, qu’ils étaient au commencement, plusieurs quittent tout, se persuadant que la vie spirituelle et tout ce qu’on y enseigne, est une pure illusion, parce qu’ils n’ont pu goûter ni éprouver tout ce qu’on en dit. Mais en voilà la cause : c’est qu’ils ont voulu y monter d’eux-mêmes, et Dieu les a rejetés et [a] rendu inutiles tous les efforts de leur entendement présomptueux. C’est par l’anéantissement et la perte de tout soi-même qu’il faut se disposer à un si grand bien. Car autrement, cum acies mentis in Deum intenditur immensitatis coruscatione reverberatur : c’est le Docteur Angélique qui dit cette belle vérité dans l’un de ses opuscules.
Que chacun vive donc et opère selon son état, ceux qui commencent ayant à se servir des motifs qui sont pris dans les méditations par le raisonnement. Que ceux qui sont élevés à un état de plus grande simplicité agissent plus [358] simplement et par des moyens plus simples, se servant de ce que Dieu leur donne pour cela et se laissant aller par Ses attraits dans un état où tous ces moyens les plus simples seront réduits dans une parfaite unité ; et l’âme ensuite sera élevée à cette union incomparable avec son Dieu, qui, faisant cesser tous les moyens, tant ceux dont l’âme s’était servie pour Le suivre que ceux dont Il avait usé pour l’attirer à Lui. Il veut que ce soit par Lui et en Lui qu’elle vive et qu’elle opère, et qu’elle ne se serve plus d’autres moyens ni motifs pour faire ou laisser toutes choses que Sa volonté divine, laquelle doit toujours prévenir les nôtres, qui doivent la suivre en tout et partout et être toujours aussi contentes du peu comme du beaucoup, du vil et abject comme du grand et honorable, de la privation de tout comme de sa plénitude, enfin du rien et du néant comme du tout. [359]
Il est fort rare de trouver des âmes nouvellement introduites dans cet état d’union qui soient si profondément ensevelies dans la mort et tellement réduites dans l’unité avec la volonté de Dieu qu’elles n’agissent quelquefois d’elles-mêmes, soit par surprise, soit par quelque espèce d’infidélité, pressées par les fréquents mouvements qui les portent à le faire. Ce qui se fait si subtilement qu’il est assez difficile de s’en apercevoir, sinon au temps de l’oraison actuelle que, voulant continuer leur vie d’union avec Dieu, leur objet, elles y sentent de l’opposition et connaissent qu’elles y ont mis quelque entre-deux, qui a troublé ce divin repos duquel elles avaient accoutumé de jouir sans [360] difficulté. C’est ce qui les met fort en peine, et avec raison. Mais je leur donnerai ici un avis qui est de très grande importance si elles ne veulent tomber dans un défaut qui est plus grand et plus dangereux que le premier : c’est qu’elles prennent bien garde à ne se point inquiéter ni brouiller davantage leur paix intérieure en s’abandonnant au chagrin, et, surtout, qu’elles ne s’efforcent pas de rentrer d’elles-mêmes et par leurs propres opérations dans ce repos qu’elles ont interrompu, mais qu’elles soutiennent seulement avec paix et résignation la privation de cette paix et repos, qui leur fait une certaine douleur intérieure qui est la peine due à leur infidélité, par laquelle le divin Époux Se fait justice et les purge de leur faute si elles acceptent avec amour cette peine qu’Il leur fait porter, et les rétablit dans leur première paix.
Pour prévenir tous ces inconvénients et pour ne pas tomber dans ces défauts, l’âme ne doit jamais se voir ni se sentir que comme une même chose [361] avec Jésus-Christ son Époux. Elle ne doit jamais avoir d’autre vue, d’autres intentions ni d’autres fins que les Siennes. Elle ne doit donc aussi opérer ni vivre que par Lui puisque Il est le principal agent en elle et qu’elle n’a plus aucun intérêt en soi-même, les ayant tous transportés au pouvoir de Jésus-Christ. Cette âme n’ayant plus rien pour elle à chercher ni dans le Ciel ni dans la terre, n’a plus ni fin ni objet ni dessein ni opération qui soient pour elle. Tout est à son Époux, qui, ayant pris ses intérêts, S’est chargé de tout.
C’est donc à Lui à former tous les desseins qu’il faut suivre, à établir Ses fins et à fournir les moyens pour y parvenir, et l’âme doit les suivre et les embrasser quand Il les lui fera connaître, non plus comme choses qui la regardent, mais comme étant marquées de la volonté de son Dieu, le seul plaisir et la gloire duquel lui sont toutes choses. De sorte qu’elle ne voit ni ne veut plus de perfection pour elle à acquérir, rien à souffrir ni à soutenir pour elle, [362] rien à faire ni à laisser pour elle, mais tout est à son propre Époux et pour son Époux. Son propre salut est à son Époux, aussi bien que tout le reste. C’ est pourquoi l’on ne doit pas trouver étrange qu’on dise de ces âmes qu’elles ne se mettent point en peine de leur salut puisqu’elles l’ont confié en des mains si fidèles.
De la façon de vivre de telles personnes, on peut connaître la cause pour laquelle on ne les voit se soucier de rien qui puisse arriver sur la terre, soit aux autres, soit à elles-mêmes, et qu’elles se trouvent toujours également contentes et joyeuses. C’est parce qu’elles tiennent toutes choses pour rien : il n’y a que les intérêts de Dieu qui puissent les toucher, elles n’ont rien qui leur soit contraire que le péché. Et si elles se tiennent dans cette union parfaite avec Jésus-Christ, dans ce dénuement et cette mort à tous leurs intérêts, ni démons ni accidents quelconques ne sauraient leur arracher leur repos ni leur bonheur. [363]
Il semblait que l’âme chrétienne fût à la fin de sa course et qu’ayant été admise aux noces de l’Agneau, il n’y avait plus rien à faire qu’à demeurer en repos dans la jouissance des plaisirs ineffables de Son divin amour. Mais Dieu, l’ayant rendu compagne d’un corps mortel, qui a contribué selon ses capacités à son retour vers Lui par ses mortifications et souffrances, aussi bien qu’il avait servi à l’en détourner par ses plaisirs, il est juste qu’il se ressente du bonheur dont elle jouit et que, ne faisant avec elle qu’un tout, elle le fasse participant de cette vie divine qu’elle a reçue en Dieu par Jésus-Christ, aussi bien qu’elle le fait participant de sa vie naturelle que Dieu [363] lui a donnée dans la création. Tel a toujours été le dessein du Fils de Dieu, en mourant pour notre salut, de donner sa vie pour racheter nos corps de la servitude du péché qui y régnait, aussi bien qu’Il l’a donnée pour nos âmes. Et, comme disait son grand Apôtre : Qui est-ce qui me délivrera de ce corps de mort ? Gratia Dei per Jesum Christum 169.
Il y a de quoi s’étonner de l’entendre dire au chapitre 4 de la seconde Épître aux Corinthiens, après un grand nombre d’années, depuis qu’il eût été élevé dans une si parfaite union avec Jésus-Christ, qu’il faut encore qu’il meure continuellement afin que la vie de Jésus-Christ soit manifestée dans sa chair mortelle : Ut vita Jesu manifestetur in carne nostra mortali 170. Et lorsqu’il fut encore plus proche de sa fin, il écrivit aux Romains qu’encore qu’il eût reçu les prémices de l’Esprit de Jésus, son bon maître, néanmoins il gémissait en attendant qu’il fût admis à l’adoption des enfants par la rédemption de son corps. Nos ipsi primitias spiritus habemus et ipsi intra nos gemimus adoptionem [365] filiorum Dei expectantes, redemptione corporis nostri 171. [Rom. 8].
Que personne donc ne prétende demeurer dans le repos d’une jouissance perpétuelle dans l’union de l’âme avec Dieu. Car, Jésus, l’auteur de notre sainteté et de notre sanctification, l’ayant enrichie de Ses dons et de Ses grâces, veut qu’elle Lui serve de truchement et d’organe pour porter Son saint nom et étendre Sa Gloire partout où elle anime. Il veut régner dans nos corps aussi bien que dans nos âmes. Il prétend en chasser le péché par Sa vertu et introduire dans sa place Sa vie sainte et divine : Ut vita Jesu manifestetur in corporibus nostris 172 [2 Co, 4].
Voici l’un des grands mystères de la vie spirituelle, qui n’est connu que de très peu de personnes auxquelles il plaît à Dieu le révéler : qu’il est nécessaire que nos corps soient renouvelés en Jésus-Christ, et reçoivent par Lui une vie d’incorruption, non seulement à la Résurrection générale, mais dès maintenant par une spirituelle rénovation : Oportet corruptibile hoc [366] induere incorruptionem 173. Ce n’est donc pas assez que nos âmes soient ressuscitées en Lui, et que, par la vertu de Son Esprit, elles aient reçu une vie toute divine, il faut encore qu’elles viennent retirer leur corps de l’ombre de la mort et qu’elles lui communiquent cette vie qu’elles ont puisée dans la source du Bien souverain, où elles se sont plongées et abîmées selon la mesure de la grâce de Jésus-Christ et leur fidèle correspondance.
C’est en quoi presque toutes les âmes qui ont été appelées et admises au lit nuptial de leur divin Époux Jésus-Christ, font de très lourdes fautes, aussi bien que celle des Cantiques qui, se trouvant fort à son aise et en repos dans cette couche, ne voulut pas se lever pour aller où son Époux l’appelait, de crainte qu’elle avait de souiller ses pieds par la place : Lavi pedes meos, quomodo inquinabo illos174 ? Elles se persuadent que c’est une chose indigne des âmes élevées à l’union de Dieu de descendre si bas pour [367] considérer et pour voir ce qui se passe dans la partie inférieure.
C’est pourquoi ce divin Époux, qui voit que toute créature gémit en l’homme sous l’attente de son total rétablissement et de sa pleine liberté, voyant que l’âme s’y applique, Il Se cache d’elle en lui ôtant cette jouissance objective et réelle de Sa Majesté, de laquelle se sentant privée elle est bien contrainte de sortir de ce lit de repos pour courir après son Époux et pour Le chercher par toutes les voies où elle L’avait autrefois trouvé ; et comme Il veut lui faire connaître sa bassesse et ce qu’elle est, et qu’elle ne doit pas tant s’assurer en soi-même qu’elle ne prenne garde à ses ennemis, Il permet que les sens et les passions s’excitent contre elle par des combats si furieux qu’il faut y laisser la robe ou le manteau. Elle a beau demander s’ils n’ont point vu son Époux, on ne sait en cette région ce que c’est que noces ni Époux : on ne parle que de guerre et de misères.
Jugez donc si une pauvre âme n’est [368] pas bien étonnée, qui ne fait que sortir du trône des délices divines où il semble que rien du monde ne pouvait plus l’attaquer, et qu’elle était au-dessus de toutes les atteintes possibles. Et cependant la voilà réduite entre les mains de ses ennemis sans savoir où est Celui auquel elle a abandonné toutes ses forces et toutes ses armes défensives. Et ce qui lui servait autrefois pour combattre contre ses sens et ses passions est perdu pour elle, car elle a tout quitté pour entrer dans l’intime union avec Dieu, et tous les moyens ont cessé dans la jouissance de son objet et de sa fin. Elle a bien, à la vérité, la foi en Jésus, son Époux : elle en vit et cela la tient unie à Lui, mais elle ne la sauve pas des attaques ni des coups de ses ennemis, encore qu’elle lui conserve la vie, et tant qu’elle vivra de foi, elle ne mourra pas, selon la promesse du Fils de Dieu : Omnis qui credit in me non morietur in aeternum175.
Notre Sauveur, qui n’a retiré Son concours sensible que pour lui faire connaître que le repos [369] parfait et continuel n’est pas un héritage qui appartienne aux habitants de cette vie mortelle, la fait échapper de ce péril où elle s’est trouvée, non pas à la vérité pour Se redonner si tôt à elle en jouissance ni pour la rappeler dans Son lit nuptial d’où Il l’a retirée, pour l’occuper à la perfection et à l’ornement de tout ce qui est en l’homme, mais bien pour l’approfondir et pour la faire se perdre plus merveilleusement en Lui par le moyen de sa foi très pure et très nue, par laquelle elle est, subsiste et vit en Lui pendant tout le temps de cette privation de Sa divine présence.
Tout ce qu’elle ressent du côté de la partie inférieure lui sert grandement à cela. Non pas qu’elle s’en serve comme de motif ou de raison qui la porte dans quelque anéantissement qui soit un acte formé et produit par l’âme. Mais cela se fait par une simple et secrète opposition qu’elle ressent au fond de soi-même à cette vie de nature, qui, au lieu de [370] l’attirer à soi, la fait entrer au-dedans par un vif et pénétrant ressentiment de son néant, qui lui fait expérimenter ce dont elle est capable, à savoir de toute bassesse, de toute misère et de tout péché. Qu’on juge si cela n’est pas plus qu’humiliant à une âme qui n’a et ne veut plus avoir d’autre vie que celle de Jésus, son divin Époux, qui ne vit qu’à Lui et pour Lui ?
C’est ce qu’on n’eût pas pensé, qu’après une si parfaite union et une élévation si haute, il eût encore été besoin de soutenir toutes ces bassesses et être réduit à une vie si pauvre. Mais Dieu, qui S’est emparé de l’âme et qui a pris toute sa conduite en Ses mains, ne Se contente pas de l’avoir ressuscitée et de l’avoir fait participante de Sa vie toute divine : Il veut aussi étendre cette même vie dans toutes ses puissances et dans tous ses organes, et que l’homme, par [l]a vertu divine pénétrant toute l’humanité, soit fait et formé à la ressemblance de Jésus-Christ, qui est la vraie et naturelle image de Dieu invisible.
[371] C’est pourquoi Il lui fait éprouver, par cet état de bassesse et de misère, la nécessité qu’elle a que la vertu de Jésus-Christ détruise par Sa puissance le mal qui est dans la région corporelle, qui, par occasion, voudrait l’attirer au péché. Car, quoique plusieurs aient le bien d’être ressuscités par la grâce et d’arriver à l’état d’union avec Dieu, il y en a fort peu qui arrivent à ce bonheur que leur corps même et [que] toute l’humanité soit revêtue de cette céleste habitation et qu’étant délivrée de la servitude de corruption, elle soit admise à la liberté glorieuse des enfants de Dieu. C’est peut-être ce grand mystère de saint Paul quand il dit : Ecce mysterium vobis dico : omnes quidem resurgemus, sed non omnes immutabimur 176 (I Co, 15). J’ai lu une Epître de saint Jérôme qui explique à peu près ce passage du grand Apôtre en ce même sens. Quoiqu’il en soit, nous devons nous arrêter à une chose qui est bien certaine, à savoir qu’il faut travailler à faire régner et vivre Jésus-Christ dans nos corps mortels, et que tout l’homme [372] soit rétabli par sa ressemblance dans l’amour et dans la possession de Dieu.
Dieu, après avoir établi l’âme dans cet état de perfection et lui avoir fait goûter Sa douceur ineffable dans l’étroite union qu’elle a eue avec Lui, semble la laisser à elle-même, comme maîtresse de ses droits pour gouverner tout ce qui dépend d’elle et donner les mouvements à tout ce qui est en l’homme, soit spirituel, soit corporel. De vrai, elle ne sent ni ne voit rien au-dessus de soi, et Dieu a tellement pénétré tout son être qu’il lui semble qu’elle n’en a point d’autre que celui de Dieu, dans lequel et par lequel elle agit comme s’il lui était naturel, encore que ce ne soit pas dans cette plénitude objective de jouissance [373] de laquelle j’ai parlé. C’est dans une unité fondamentale par quoi elle est faite comme une même chose avec Dieu, par la perte totale qu’elle a faite de soi-même en Lui, et par la toute pénétrante vertu par laquelle Sa Majesté, comprenant tout son être, l’a élevée en Soi par Sa grâce, comme une même chose avec Soi. Et comme elle ne jouit pas de cette présence objective, il faut qu’elle se contente de vivre de la foi nue, qui la fait subsister en Dieu pendant tout le temps de Son absence, et soutenir tout ce qui se présente, soit pour pâtir ou pour agir, tout de même que si c’était Dieu, qui agit ou qui pâtit par elle.
Or, comme cette vie est toute divine et surnaturelle, et que la volonté de Dieu est qu’elle s’étende par toutes ses puissances puisque c’est par elle qu’Il veut régner dans tout l’homme, sans doute les premiers vaisseaux qui doivent la recevoir, sont ces trois premières et plus nobles puissances de l’âme : l’entendement, la volonté et la mémoire, qui sont comme [374] les trois canaux, par lesquels elle distribue à tout ce qui est inférieur, tous les biens qu’elle veut leur communiquer.
Elle doit donc leur servir comme de principe surnaturel pour les porter à produire des actions, qui leur sont propres et naturelles, non plus par des motifs naturels ni puisés dans aucune chose créée, mais seulement en Dieu, qui est la plénitude de toute raison, de tout objet et de toute fin. Partant, c’est à elle, en tant qu’elle est intimement unie à Jésus-Christ par la vertu de qui elle opère, et par l’Esprit duquel elle a reçu une vie divine, à inspirer dans toutes ses puissances cette même vie, en sorte que son entendement, pénétré et purifié par les lumières de la foi, ne regarde plus toutes les choses naturelles ou de pratique qu’il est obligé de considérer, que simplement comme elles sont en elles-mêmes, sans y ajouter ni diminuer de ce que la vérité éternelle leur a donné, ni les estimer ni ne les juger autres que ce qu’elles sont et d’en tirer des conséquences [375] éloignées de la vérité et conformité à leurs principes.
Mais surtout, elle ne doit regarder en toute chose que la vérité de Dieu, laquelle doit être l’unique nourriture de l’entendement et de l’âme pénétrée de l’amour divin, soit qu’il regarde cette vérité en Dieu même, soit qu’il regarde en ces opérations dont elle doit être l’objet. Un tel entendement ne doit donc plus chercher à connaître pour être savant, mais pour donner témoignage du principe de vérité, qu’il a en soi par la foi et la grâce, [et] la jouissance duquel, quoique obscure, lui vaut infiniment mieux que toutes les vérités et toutes les connaissances des créatures possibles et existantes.
C’est pourtant en quoi il y a peu de personnes qui ne manquent, aussi bien que nos premiers parents, qui se fussent bien passés de manger du fruit de cet arbre de science. J’avertis seulement qu’on ne s’y laisse pas attraper et qu’on retienne l’entendement captif [376] dans le service et l’obéissance de la foi, qui est la lumière de la Vérité par laquelle il faut qu’il voie toutes chose créées, humaines ou naturelles, comme des effets de la toute-puissante main de Dieu qui les conduit chacune à sa fin selon l’ordre de la Providence, n’y ayant que le péché qui s’oppose à Ses volontés.
La volonté doit aussi être participante de cette vie nouvelle. Car, bien qu’en remontant par la grâce vers Dieu, son Principe surnaturel, elle ait tout abandonné pour se fondre toute en Lui par amour, et que de vrai elle ne voie rien à quoi elle se sente attachée, nous avons pourtant toujours en nous-mêmes je ne sais quelle maudite racine de péché, qui ne manque pas d’en produire des rejetons à l’heure que nous y pensons le moins, contre notre attente et contre nos désirs, laquelle racine ne peut être détruite ni enlevée par aucun effort de la créature. Il faut que ce soit cette même vertu de Jésus-Christ qui, purifiant par sa pénétration le fond de notre volonté, [377] en arrache cette semence et ce penchant que nous avons au mal, et qui produise en son lieu une vie surnaturelle pour nous faire aimer les choses parce qu’elles ont quelque participation de la bonté de Dieu, et [pour] que nous voyions que Sa volonté est que nous le fassions ainsi ; ou au contraire, si nous les fuyons, que ce soit parce que Dieu le veut et parce que nous Lui déplairions en faisant autrement. Par ce moyen, l’homme ne prend rien, en tout ce qui est et qui se passe dans le monde, que la pure et simple volonté de Dieu, qui lui sert de motif et de fin en toutes choses.
La mémoire, qui doit avoir perdu toutes les espèces des créatures dans l’abîme de Dieu où elle s’est trouvée avec les autres puissances, réduite dans la même unité du Principe, doit en recevoir de meilleures pour s’acquitter de son office et de ses opérations auxquelles Dieu l’a destinée. Et, comme la vie de l’homme spirituel, dans l’état que nous décrivons, vient plus d’en haut que du dehors, et qu’il ne [378] prend plus rien des créatures pour son entretien spirituel, les espèces qui font besoin à la mémoire pour ses opérations doivent plus procéder de principes surnaturels que des humains et naturels. Elle doit les puiser dans les effets et communications qu’elle a reçues de Dieu, et rappeler à soi, selon l’étendue de sa capacité, tout ce qui s’est passé en l’âme de plus divin et de plus merveilleux, afin de renouveler dans les autres puissances le goût du bien qu’elles ont possédé et leur servir, par cette représentation, de miroir qui leur fasse voir une espèce de leur divin objet durant le temps de Son absence.
Toutes les autres espèces doivent être bannies, excepté celles qui sont nécessaires pour la conduite des choses humaines qui dépendent de l’homme. A quoi il faut une grande fidélité, surtout à ceux qui sont dans de grandes occupations. Car la nature, quoique réformée, appréhende toujours si fort la contrainte qu’elle est ravie quand elle peut s’échapper et faire rouler [379] dans la mémoire mille espèces de tout ce qu’elle a vu et goûté et de tout ce qui s’est passé. Il n’y a guère que la grâce et le temps qui puissent apporter remède à ce désordre, ce que Dieu opère par divers retours qu’Il fait en l’âme. Car Son dessein, après l’avoir unie à Soi, est d’extirper tout ce qu’il y a d’imparfait et de plus secret en elle, qui n’a pas pu être arraché pleinement dans le temps du retour de l’âme vers son Principe et sa fin dernière.
Je ne doute pas qu’il n’y en ait plusieurs qui se persuaderont que tout ce que je viens de dire et que ce que je dirai ensuite est au-dessous d’une âme si parfaite que je la suppose et que je l’ai décrite dans son exaltation, dans l’union très intime avec Jésus son Époux. Mais ils doivent s’assurer que jamais une âme ne sera pleinement consommée dans la perfection, que tout ce qu’il y a d’inférieur en l’homme ne soit entièrement et radicalement pénétré par l’Esprit et la vie de Jésus-Christ, qui soumette à Dieu tout ce [380] qui est en l’homme, en telle sorte qu’il n’apparaisse plus rien, ni dans sa vie ni dans ses désirs ni dans ses pensées, qui Lui soit dissemblable. Or, pour réduire l’homme à cet état, il faut bien du temps, quoique notre bon Dieu fait Son oeuvre quand il Lui plaît. Mais, ordinairement, toute la vie, quoique assez longue, n’est pas suffisante en plusieurs. J’ai dit ceci comme en passant afin qu’on ne croie pas que tout soit achevé quand une âme a reçu de si merveilleuses communications de Dieu qu’elle semble avoir été toute transformée en Lui.
Ce n’est pas mon dessein de parler ici du règlement de l’imagination et de tout l’appétit sensitif que je suppose avoir été réduit sous la [381] servitude de la raison et de la grâce par la mortification de tous ses désordres au temps que l’âme était sur le chemin de son rétablissement en Dieu et qu’elle tendait vers Lui comme à sa fin dernière et à l’objet de tout son bonheur. Mais l’entière perfection de l’homme requiert que tout l’appétit sensible soit non seulement retenu comme esclave sous le domaine et l’obéissance de la partie supérieure, mais aussi que, comme enfant ou ami de la maison, il soit rendu participant de cette vie divine que l’âme a reçue dans son élévation à l’état d’union avec Dieu. Et cela, suivant le genre et la capacité de son être, afin que, désormais, tout l’homme, étant mû et gouverné par ce même Esprit de Jésus-Christ, recoule incessamment en Dieu, tant selon l’être corporel que selon le spirituel.
Cette participation de la vie surnaturelle dans l’appétit sensible est une certaine vertu très secrète et très forte qui le pénètre et le gagne tellement que non seulement elle amortit [382] cette inclination naturelle, qui résidait tant dans l’imagination que dans tout ce qui lui est inférieur, pour toutes les choses sensibles qu’elle jugera être propres et convenables à son individu, mais aussi elle introduit, au lieu de cette inclination vers le sensible et animal, à ne vouloir et ne rechercher plus dans les objets qui lui sont conformes que le seul plaisir de Dieu, étant en cela conduit et gouverné par l’âme en tant qu’elle est élevée à cet état de vie surnaturelle. Car l’animalité, de soi-même, ne peut jamais être capable des choses divines, mais parce qu’elle se trouve dans l’homme gouvernée par une âme qui est raisonnable et tout ensemble principe de ses mouvements et opérations, elle peut en recevoir des impressions surnaturelles qui la fassent tendre à Dieu dans le cercle de son activité. ce qui se fait par la condescendance et obéissance qu’elle a pour se laisser gouverner par cette partie supérieure de l’âme, ne se laissant plus emporter à ses propres [383] appétits et inclinations, mais se tenant toujours dans cette soumission à laquelle l’Esprit de Dieu qui habite en l’homme, l’a réduite.
Ouvrage si prodigieux et si rare qu’il en se trouve presque point. Et c’est une chose étrange (mais Sa Majesté sait pourquoi Elle le permet ainsi) de dire que des âmes à qui Il Se communique si pleinement, soient sujettes à ressentir des attaques si violentes de cette partie animale qui semble ne mourir jamais. Car, après dix et vingt ans de paix et de repos dans une vie élevée au plus haut degré de perfection, le Sauveur de nos âmes, venant à retirer Sa présence sensible qui tenait toute l’âme coupée, on sentira le corps, les sens, les passions, l’imagination et tout l’animal aussi porté à s’émouvoir à la présence des objets qui lui sont conformes ou contraires, que si l’on ne faisait que commencer. C’est, à mon avis, pour nous apprendre que, quelque grâce que l’on puisse avoir, on la tient toujours in vasis fictilibus, afin que personne ne [384] se glorifie et qu’on reconnaisse avec saint Paul que omnis sublimitas est Dei et non ex nobis 177.
Il est toutefois nécessaire qu’un chacun ne mette pas empêchement à ce que Dieu veut faire en lui qui est d’introduire Sa vie sainte et divine dans toute son humanité, ce qui comprend tout le corporel de l’homme aussi bien que le spirituel. A la vérité, cela dépend presque tout de Dieu, et c’est un effet très particulier de Son amour et de Sa grâce. Mais plusieurs l’empêchent, ou par une trop grande liberté qu’ils se donnent pour agir au-dehors, soit selon la raison, soit selon le sens, ou pour se vouloir trop attachés dans leur abstraction, pensant qu’il ne faut jamais descendre de cette union active dans laquelle, se voulant tenir par eux-mêmes, ils font un très grand tort à Dieu, qui est obligé bien souvent de les laisser en proie aux attaques de la partie animale qui les bouleverse quelquefois de telle sorte qu’ils croient que tout est perdu pour eux. [385] Le meilleur est que l’âme ne se mêle plus de soi, et qu’elle soit toute à son Époux après qu’elle s’est livrée à Lui, Le laissant faire comme il Lui plaira : qu’Il la mène en haut ou en bas, qu’Il la prive de Sa personne pour toute sa vie si c’est Son plus grand plaisir, qu’Il la fasse déchirer à ses ennemis, qu’Il la mette l’opprobre de toute la terre, elle ne doit plus s’en mettre en peine ; qu’elle garde sa foi et qu’elle en vive, non morietur in aeternum 178. [385]
L’action sanctifiante de Dieu sur l’homme, qui s’est tout abandonné à Lui, ne cessera point, pendant qu’il sera en cette vie (s’il n’y met opposition par ses infidélités) jusqu’à ce qu’elle ait mis en telle disposition même tous les membres de son corps, qu’ils soient propres à être le temple du [386] Saint esprit : Membra vestra templum sunt Spiritus Sancti179, disait l’apôtre. C’est à ce dessein qu’Il tient l’âme occupée dans cette région inférieure, pour y voir les marques et les taches de ses anciennes plaies, et pour les effacer par la vertu divine, qui la pénètre et qui la fait agir. Car ces cicatrices ne sont pas encore si parfaitement guéries qu’elles ne puissent jeter de l’ordure, si elles étaient pressées par quelque forte occasion. Et toujours nos sens se sentiront enclins à favoriser la nature et les appétits du corps, jusqu’à ce que la vertu d’un bien supérieur, s’en rendant la maîtresse, les oblige de suivre sans violence la douceur des lois de l’Esprit, et qu’au lieu qu’il était nécessaire d’avoir toujours à la main la bride de la mortification pour les retenir dans leurs devoirs, elle leur communique une vie surnaturelle, qui fasse évanouir tous ces moyens de crainte et de mort : Donec absorbeatur quod mortale est a vita 180, en apportant agréablement <à>181 tout ce que veut l’esprit humain, animé de celui de Dieu.
[387] De sorte que ce ne sera plus par voie de mortification que l’âme procédera pour acheter d’extirper les restes du vieil Adam, mais par l’introduction d’une vie toute nouvelle. Les âmes ne peuvent donc plus trouver étrange quand leur divin Époux les fait descendre de cette union si haute et si divine, puisque c’est pour Sa gloire et pour leur plus grand bien. Saint Jean dans son Apocalypse nous parle de celles qu’il avait admirées dans cette descente : Vidi civitatem novam Ierusalem descendentem a Deo tanquam sponsam ornatam viro suo 182 (Apoc. 21).
Il se passe beaucoup de rencontres en cette descente, qu’on serait trop long à décrire, et même il n’est pas nécessaire de le faire, parce que Dieu conduit diversement les âmes, qui, se trouvant dans l’état de perfection, ont déjà l’expérience des voies de Dieu, en qui elles doivent demeurer toujours perdues à elles-mêmes, et vivant seulement à leur Époux, qui les ayant tenues dans ces états de [388] bassesse autant de temps qu’Il le juge à propos, les relève à la jouissance unitive, avec des communications plus intimes et plus étendues que la première fois qu’elles ont eu ce bonheur, parce qu’Il a plus étendu leur capacité compréhensive, en augmentant leur grâce sanctifiante. Enfin, leur vie se passe par ces divers retours et absences de Dieu leur divin Époux, parce que la partie inférieure n’est presque jamais si parfaitement pénétrée de cette vertu divine qu’elle soit réformée selon son total à l’image de Jésus-Christ, et qu’elle atteigne aetatem plenitudinis eius 183.
Je crois même que la plupart n’y parviennent point, si ce n’est vers le temps de la mort, où Dieu leur fait cette faveur par une surabondante plénitude de Sa grâce. Cela n’empêche pas que ces personnes ne soient douées d’une sainteté tout à fait admirable. Mais Dieu fait tout pour le mieux, et même Sa Majesté en laisse plusieurs durant toute leur vie en des combats si grands et si fâcheux par la révolte [389] de la partie inférieure, après même toutes les plus intimes unions, qu’il y aurait de quoi s’étonner si nous n’en avions des exemples dans les plus grands saints de l’Église : c’est qu’Il aime mieux des épouses humiliées par leur faiblesse que grandes et superbes par Ses dons.
Puisque, par la grâce et miséricorde de Dieu, nous avons conduit l’âme chrétienne par tous les états du Royaume de Jésus-Christ, et puisqu’elle a atteint par sa vertu et par ses lumières divines depuis une fin jusques à l’autre, - je veux dire qu’elle le fait régner par Sa grâce dans l’esprit et dans le corps de l’homme, qui ne vit plus de sa vie ancienne et corrompue par le péché, mais qui vit par Jésus-Christ dans une vie nouvelle et réformée, à l’image de l’Adam céleste et nouveau, - laissons-la achever le cours de sa vie sur la terre sous la conduite de son divin Époux, qui consommera quand il Lui plaira la jouissance de ce Royaume dans la gloire éternelle, [390] où Il régnera sans fin avec les âmes, Ses épouses, et elles avec Lui. Ainsi soit-il.
FIN
composé par le révérend Père Maur de l’Enfant Jésus
religieux carme demeurant à Bordeaux en l’ermitage de l’Ormont184.
[2] Apprenez aujourd’hui, mon fils, une Sagesse qui est toute cachée dans les Mystères et que Dieu révèle seulement à ceux qui sont humbles et petits devant leurs yeux, laissant les sages de la terre courir dans leur aveuglement après les désirs et dans la vanité de leurs pensées qui se terminent à rien et qui s’évaporent ainsi que fait la fumée de laquelle il ne demeure aucune apparence.
Cette Sagesse nous est non seulement enseignée et inspirée par Jésus-Christ qui est la première vérité et la vraie image du Père des lumières, mais aussi Il nous la donne réellement et d’effet, nous donnant un être surnaturel185 qui est une participation réelle du Sien ; et nous incorporant avec Lui, Il nous fait cohéritiers de tous les biens qu’Il a gagnés par Ses souffrances et par Sa mort. Et Il veut que nous y ayons droit comme Lui, et, pour cet effet, Il a imprimé dans nos âmes, lorsque nous avons reçu le baptême, un caractère indélébile, par lequel Il nous reconnaît pour Ses enfants qu’Il a engendrés par Sa mort, et qui ont été ensevelis avec Lui, par la foi dans le baptême et qui y sont aussi. Ressuscitez avec Lui, y reconnaissant la clémence et les principes d’une vie nouvelle et tous contraires à celle du premier Adam qui nous avait engendrés dans le péché et rendus sujets à la mort et à Satan. Ce premier principe de notre vie chrétienne et de la sagesse que nous devons rechercher, c’est la foi par laquelle nous recevons [3]186 la participation de l’Être de Jésus-Christ et une communication de tous Ses biens, si nous vivons dans la grâce qu’Il nous a donnée, avec cette même foi, dans le baptême. Or il est constant que Jésus-Christ n’est venu dans le monde que pour racheter les hommes du péché et pour les sanctifier, et que tout ce qu’Il a fait sur la terre n’a eu d’autre fin que celle-là après la Gloire de Son Père éternel, nous donnant donc par la foi une participation de Son être et de tous Ses biens. C’est afin que, par cette divine vertu et par cet être de Jésus-Christ, nous participions, nous opérions notre salut et que nous travaillions à faire croître cette [3v°] vertu divine en nous pour notre sanctification, pour croître par elle en Jésus-Christ jusques à l’âge de sa plénitude.
La foi, qui est une lumière divine qui nous est donnée dans le baptême, nous fait être les enfants de Jésus-Christ et de Sa grâce ; quoiqu’elle soit dans nos âmes au commencement que nous l’avons reçue, comme dans l’impuissance de nous porter à produire des actions et à mener une vie digne de l’excellence de l’être qu’elle nous a donné, elle nous rend néanmoins capables de tout ce qu’il y a de grand dans le christianisme. [4] Lorsque notre raison, développée des images de l’enfance ou des ténèbres de nos sens et de nos passions, sera en liberté pour se laisser aller à la conduite de cette divine lumière, qui ne nous est donnée de Dieu qu’afin que nous soyons un commencement de Sa Création, ut simus initium aliquid creaturae ejus, et que, nous faisant croître en Jésus-Christ et Lui croissant en nous par la foi, nous devenions capables d’opérer en Lui et par Lui comme le mystère de notre Rédemption, et d’accomplir en nous ce qui nous manque de Ses divines passions, qui n’est autre chose que la réelle application d’icelles tant pour l’accroissement de notre foi (par lequel nous croissons aussi en Jésus-Christ, et Son habitation en nos cœurs en devient plus parfaite) que par la [4v°] tolérance des mêmes passions qu’Il a soutenues en Lui-même, - par lesquelles nous passons dans Sa ressemblance et nous soutenons dans la vertu de Dieu non seulement de toutes les créatures, mais encore leurs persécutions, leurs morsures, leurs coups et leurs rages, et tout ce que la malice peut inventer pour s’opposer à l’établissement de Dieu et à Son Royaume dans nos âmes, - c’est par l’une et l’autre de ses …187 que Jésus-Christ Se forme en nous et que nous sommes reformés à Son image et semblance, qui est le dessein qui L’a fait revêtir de notre mortalité pour nous faire trouver une vie immortelle.
Cette divine semence demeure dans l’âme des chrétiens, comme le grain de froment évangélique, [5] sans y produire aucun effet conforme à sa nature s’ils ne préparent leurs cœurs par des dispositions propres pour lui faire prendre racine et pour le faire croître jusqu’à la plénitude de la perfection que Dieu leur a destinée. Et parce que la plus grande partie sont si négligents, à la recherche de leurs propres biens, qu’ils enfouissent ce trésor dans la boue de leur plaisirs et de leurs mauvaises affections, au lieu de le faire valoir, ils se trouveront à la fin de leurs vies sans aucune marque effective du christianisme, et sans pouvoir montrer à Dieu aucun effort qu’ils aient fait pour seconder Ses bontés et pour suivre l’intention qu’Il a eue de les rendre heureux par la communication de Ses bienfaits. Ils ont à la vérité la foi, mais sans aucune bonne œuvre ; ils possèdent cette divine lumière, mais dans les ténèbres de leur aveuglement ; ils ont cette semence qui ne peut rien produire au milieu de tant de mauvaises habitudes et de mauvaises inclinations, qui sont les épines, les ronces et les chardons qui l’étouffent au milieu de leurs cœurs aussitôt qu’elle commence à y prendre racine. Mais d’autant que ce ne sont pas ces gens-là que je veux instruire, et que c’est vous, mon cher fils188, et vos semblables, auxquels je serais bien aise de donner quelque ouverture pour pouvoir plus facilement rencontrer ce trésor admirable, puisque vous êtes tout disposé à vous joindre avec Jésus-Christ, non seulement par désir, mais en vérité et en effet, et de faire [6] mourir tout ce qui reste en vous du vieil Adam terrestre pour y faire vivre ce nouvel Adam céleste, qui est tout plein de vérité et de justice, il faut que je vous dise :
J’ai dit qu’elle est cette semence divine qui est …189 et entourée de tant d’empêchements qu’elle ne peut se produire qu’à mesure qu’elle détruit et qu’elle dissipe ce qui lui est contraire, et comme elle contient en soi une vertu divine qui imprime en nos esprits la vérité de Dieu et qui donne de la force pour la suivre, alors que l’on vient à réfléchir sur la misère de son état, lequel est tout dans les désordres190 et dans ses assujettissements à la chair, <et> qui sont indignes d’un homme raisonnable, et qu’on commence à vouloir se retirer au-dedans de soi-même par le moyen de la grâce. Cette divine lumière et vertu ne manque de faire en quelque façon goûter à l’homme ce que Dieu est à son égard, ce qu’Il désire qu’il fasse pour en jouir, et l’avantage qu’il a dans cette union avec Jésus-Christ par la foi pour pouvoir retourner par Lui à Son Père éternel et reprendre le cours d’une vie sainte et innocente digne de la profession qu’il a faite dans le sacré baptême.
La foi ayant jeté cette première racine ou ce premier rayon dedans une âme, le feu de l’amour divin s’y engendre et l’homme, commençant à prendre goût et à se rendre attentif à ce qui se passe [7] en lui-même, reçoit toujours de nouvelles forces pour se persuader davantage de la nécessité qu’il a de chercher Dieu et de se donner à Lui ; et ainsi sa foi s’augmente et s’accroît peu à peu, retirant sa pensée et sa mémoire des choses qui se sont passées dans sa première voie, quoique ce ne soit pas encore si entièrement qu’il n’ait bien à se tenir sur ses gardes pour regarder et pour suivre toujours ce divin flambeau qui le doit conduire à Jésus-Christ. Que s’il arrive par malheur que pour être entré dans la maison d’un Bérode191 et tombé en quelque infidélité, cette étoile cache pour quelque temps sa lumière ou qu’elle soit couverte par les nuages des diverses espèces qu’il aurait prises dans le commerce des créatures, il faut qu’il se rapproche avec confiance. Il faut qu’il recherche ce qu’il a perdu afin de continuer à sa faveur la vie qu’il a commencée, ce qui se fait assurément après que l’esprit s’est un peu mis en repos, qu’il a reconnu sa faute et qu’il a chassé ces idées étrangères qui ne peuvent lui servir que pour le détourner de son chemin.
Voici un avis de grande importance, et je vous prie d’en faire état car il vous servira plus que vous ne sauriez penser : c’est de ne vous fier point aux lumières qui vous viendront de votre propre esprit, qu’il y ait d’ailleurs quelque apparence qu’elles aient une grande clarté et excellence, car si elles ne vous détournent de votre voie, au moins elles vous amuseront en vous donnant un certain goût de satisfaction [8] naturelle qui affaiblira sans faillir la vigueur et la force de votre foi ; vous vous sentirez tout lâche et tout languide à poursuivre ce que vous avez à présent. Et ne cherchez point à vous enrichir de ces biens étrangers. Si vous voulez trouver Jésus-Christ, vous serez assuré que cette étincelle divine de votre foi non seulement vous y conduira, mais aussi elle le formera en vous comme en étant la semence. Vous la trouverez dans la bassesse, dans la nudité, dans la pauvreté, dans l’abandon de toutes choses, dans les mépris, dans les confusions, dans les délaissements de toutes les créatures, dans la croix et dans la mort : ce sont les chemins par lesquels la foi vous veut mener à Lui. Il faut passer, il faut traverser avec courage. Vous n’êtes pas à plaindre, ayant un guide si assuré. Mais ne le quittez pas et ne vous en écartez pas, et ne vous en égarez pas, et vous n’aurez rien à craindre.
La foi nous ayant fait reconnaître et adorer en Jésus-Christ notre vrai Dieu sous le poids et la charge de toutes nos infirmités, et dans un état de dernier abaissement dans lequel un homme puisse être réduit, dans un abandon et privation de toutes choses, elle nous fait voir que cette reconnaissance nous serait inutile s’Il n’était en nous-mêmes véritablement et réellement tout tel qu’Il est en Lui, et s’Il ne formait en nous par Sa grâce [9] Sa vraie figure et Son image, nous faisant ressentir les mêmes choses qu’Il a senties en Lui-même lorsque Il travaillait à la rédemption des hommes et qu’Il acquérait à chaque moment de Sa vie le nom et l’effet de leur rédemption. Il tâche donc, pour imprimer en nous cette image, de nous réduire dans l’état d’anéantissement et de perte qu’Il a Lui-même soutenu, dans lequel Il a été si profondément abaissé qu’il ne paraissait plus rien en Lui de la divinité. Si filius Dei est, descendat de cruce192 : « Qu’il descende de la croix et qu’il quitte cette ignominie s’il est le Fils de Dieu », lui disaient les sages de la terre. C’est ainsi que les âmes desquelles Jésus-Christ veut prendre possession entière, sont réduites au néant d’elles et de toutes choses : elles ne sont plus rien à tous ceux qui les regardent sinon des objets de mépris et de vileté. Elles ne sont plus rien d’elles-mêmes que de très vilains fumiers et des cloaques de toutes sortes de misères et d’infirmités, non seulement dans la vue et en spéculation, mais aussi elles se sentent réellement être telles parce que, de fait, elles éprouvent toutes les faiblesses qui les éloignent, au moins en apparence, de l’objet de leur bonheur : elles ne sentent ni force ni vertu pour se soutenir, tout leur manque au-dehors et au-dedans. Il ne leur reste que cette étincelle de lumière divine qui est leur foi, encore assez faible, qui a néanmoins assez de grâce en soi comme étant semence divine, pour former dans ce lieu de misère et d’abaissement de l’homme la ressemblance de Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme, ne laissant rien en l’homme qu’elle ne le transforme ainsi en Jésus-Christ [10] de ce qu’il était avant ce changement, puisqu’elle le jette dans un dépouillement total, tant de soi que de tout le reste des autres créatures, et que c’est dans ce coeur abandonné, délabré, déchiré de toutes parts et dénué de toutes choses que Jésus-Christ veut prendre naissance. L’homme dans lequel ce mystère s’exécute n’est donc plus à soi-même ; sa vie vient d’ailleurs que de lui, quoiqu’elle soit en lui et ne soit avec lui qu’une même chose.
Mais il faut bien prendre garde que notre vie doit correspondre à notre être qui, ayant été formé par la vertu de Jésus-Christ, qui est en la foi notre vie, doit aussi de ce même principe s’y nourrir : notre être ayant donc été formé par la vertu de Jésus-Christ, d’abaissement, de dépouillement et de perte, notre vie s’en doit entretenir et nourrir, et, dès là que nous voulons prendre d’autres choses pour notre entretien et nourriture, nous nous affaiblissons et mettons en danger de mort Jésus-Christ qui vivait en nous. Voyez comme en parle saint Paul : Christum juderum crucifit gentes in semet ipsis193. Car Jésus-Christ, en nous, n’est formé, comme j’ai déjà dit, que de la privation et éloignement de tout ce qui n’est pas Dieu et ainsi lorsque nous ne …194 de l’amour des créatures en nous, tout seul et par Lui-même, car Il est plein de lumières et de tous biens : c’est pourquoi Il porte tous ceux qui se sont unis à Lui à se confier tellement à Lui qu’ils ne se soucient de quoi que ce soit qui soit au monde, et qu’ils se soutiennent par Lui, [de] tout ce qui semble aux hommes être misère et qui ne l’est que dans leur opinion, car être misérable, c’est n’avoir pas ce qui peut [11] rendre heureux et …195
N’avoir point ce que l’on estime communément devoir faire le bonheur des hommes, ce n’est pas être misérable puisqu’il n’y a rien de tout cela en Dieu, qui non seulement est très heureux en Soi, mais aussi qui fait la félicité de tous les bienheureux196. Ayant donc Dieu par Jésus-Christ, je veux dire par la foi et par le dépouillement de toutes choses, même spirituelles, l’on est et l’on vit heureux, et l’on se soutient par Sa divine vertu au milieu de tout ce qu’on appelle les plus grandes traverses et les plus grands maux du monde, de sorte qu’il n’y a point de mal ni d’adversité véritable pour ceux qui sont en Jésus-Christ par la foi et la grâce : « Nihil damnationis est his qui sunt in Christo Jesu197 ». Il n’y a que le péché qui soit leur mal et qui leur puisse donner de la peine s’il les blesse tant soit peu.
La foi étant une semence divine qui contient en soi toutes les vérités chrétiennes, notre Rédempteur Jésus-Christ l’a jetée dans l’âme des fidèles pour y produire des fruits dignes de son excellence. Comme donc elle enferme en soi toutes les vérités de notre salut, desquelles Jésus-Christ est la source et le principe, elle nous est donnée pour nous conduire à Lui, d’où elle-même elle est sortie, car elle ne nous y mène pas tant en nous faisant connaître ce qu’Il est en soi qu’en nous faisant connaître ce qu’Il a fait pour nous, c’est-à-dire cet anéantissement et ce rien qu’Il a voulu soutenir comme un poids infini à Sa divinité, à qui rien n’est si contraire que de n’avoir [12] pas en tout et par tout la plénitude de l’être et de tous biens ; et néanmoins, en se faisant homme, Il a éprouvé la privation de tout cela. C’est dans cet abaissement et dans ce néant de soi-même que la foi conduisant l’homme fidèle et s’y établissant fermement, elle lui fait rencontrer Jésus-Christ, qui s’unit à son esprit par un lien de cette charité admirable et passe en lui comme le principe de sa vie de laquelle il doit vivre désormais, dans l’éloignement de cœur et de pensées, autant qu’il pourra, de toutes les créatures, si ce n’est pour les aider à chercher et à trouver le même bien qu’il possède ; mais pour soi, il ne doit vouloir ni désirer autre chose nisi Jesum et Jesum crucifixum. C’est en ce point et en cette manière que Jésus-Christ devient notre vrai père puisqu’Il est en nous réellement par la …198 et opérant par la charité et qui nous donne Sa vie : Christum inhabitere per fidem in cordibus vestris199.
Il ne s’ensuit pas de ce que je viens de dire que Jésus-Christ soit formé en tous ceux qui ont la foi : la plus grande partie des chrétiens est bien éloignée de cet avantage à cause de la lâcheté qu’ils apportent à ôter les empêchements qui détournent de leurs âmes les bons effets de la foi, laquelle est dans leur cœur comme une perle précieuse parmi les plus infâmes [mot illis.], les humiliations de Jésus-Christ, la pauvreté, les tourments, etc. Tous Ses abaissements ineffables les scandalisent aussi bien qu’ils scandalisaient les Juifs. L’on ne voudrait que des grandeurs, que des triomphes, que des richesses immenses, et toutes sortes de plaisirs, et comme tout cela n’est que de la poussière devant Dieu, on n’arrivera jamais par là au trône [13] de Sa Majesté. La bassesse de Jésus-Christ est la seule porte par laquelle on peut entrer : il faut donc marcher comme Lui, il faut soutenir les mêmes bassesses et humiliations, et non seulement les soutenir comme des choses hors de nous, mais encore il faut que nous soyons fermes de cela, que ce soit comme la matière de notre être chrétien, et que la foi en soit la forme par laquelle Jésus-Christ est formé en nous pour y demeurer, de sorte que, pour conclure, il faut dire que le véritable chrétien doit être composé de la privation de tout ce que les hommes appellent généralement bien, et de la possession de tout ce qu’ils appellent et croient être mal parce qu’il est contraire à leur nature corrompue. Voyez par cela si vous en êtes proche ou éloigné et quel chemin vous avez à faire.
Jésus-Christ, étant ainsi formé en l’homme, produit en lui des opérations propres à Son être et par elles Il forme l’homme en Soi, et Lui croît en l’homme jusques à ce qu’il ait atteint l’âge de plénitude et de perfection qu’Il lui a destiné. Sur quoi il faut que vous sachiez qu’avant ceci, l’homme vivant de foi cherchait par elle Jésus-Christ, comme nous avons dit, et elle avait enfin réduit son entendement et sa volonté à ce point qu’il a été convaincu et persuadé [14] qu’il est nécessaire, pour retourner à Dieu et s’éloigner du péché, de passer par Jésus-Christ non pas seulement en croyant ce qu’Il est et ce qu’Il fait, mais encore en Le faisant et en Le souffrant selon la capacité humaine et les forces que lui donne la grâce.
La volonté, et de bon cœur, accepte cette nécessité : elle s’est soumise à passer partout où il plairait à Dieu de la conduire, sans rien excepter ni retenir. Il ne restait donc plus autre chose sinon que l’homme soit réellement et de fait introduit dans ce chemin de croix et qu’on lui fasse éprouver les peines que Jésus-Christ a souffertes pour le sauver et le sanctifier. Et, pour cet effet, ce béni Sauveur, qui est l’auteur et le consommateur du salut des hommes, trouvant l’âme dans la disposition que je viens de décrire, s’unit à elle par la foi, par la grâce et la vertu, par Ses dons et par Sa divine présence, et fait Lui-même ce qu’Il ne faisait que par la foi, comme par Son instrument et Sa vertu, et remplit la volonté de l’homme que nous avons vue étendue et soumise à tout ce que l’on voudrait des vérités et des effets nécessaires pour rendre l’homme semblable à Jésus-Christ.
C’est, dis-je, Lui-même qui opère cela dans l’âme et dans le corps à proportion de leurs capacités, non seulement en les rendant participants de Ses souffrances spirituelles et corporelles, mais aussi en leur communiquant Sa vertu divine par laquelle ils soutiennent tous les travaux et les peines de cette vie [15] chrétienne et sainte d’une manière surnaturelle et toute divine. Car il ne faut pas se persuader que Jésus-Christ ne soit formé que de douleurs et infirmités humaines ; la principale et plus noble partie est divine, et partant, lorsqu’ Épitre Il se communique aux hommes par la foi et la grâce, Il les fait participants de l’une et de l’autre. Lorsque Il opère en eux, c’est par [Sa divinité] et Son humanité tout ensemble : par Son humanité, Il leur fait part de toutes Ses souffrances humaines et, par Sa divinité, Il rend ces souffrances humaines d’un prix inestimable et d’une digne satisfaction pour les péchés des hommes.
Or, quoique Il opère sans cesse dans les âmes dans lesquelles Il habite, il est vrai néanmoins que Son ouvrage n’est pas si tôt accompli qu’on le pourrait bien croire : cela se fait plus tôt dans les uns que dans les autres, selon la fidélité qu’ils apportent à coopérer avec Lui au dessein de leur sanctification. Jésus-Christ a voulu être enfant, en a mené la vie, Il a crû en sagesse et en grâce, en âge et en expérience, et enfin a été consommé dans l’acte et la perfection de Rédempteur des hommes par la mort très ignominieuse. Il fait encore de même parmi les chrétiens : Il est enfant dans quelques-uns, et ne peut vivre avec eux qu’en enfant ; Il est grand, fort et sage dans les autres, et leur en fait faire les actions ; Il est tout consommé dans la plénitude de Son âge et de la perfection dans les autres, et vit avec eux comme lui, en les faisant attendre avec patience [16] l’heure bienheureuse dans laquelle Il les attirera tout à fait à Soi. Cette différence de vie et d’être dans les hommes vient de la différente manière que chacun se donne à Lui : les uns ne Lui donnent que ce qui ne devrait arrêter que des enfants, comme sont les plaisirs, les honneurs, les richesses du monde : ils ne veulent rien donner davantage ; les plus forts entrent dans eux-mêmes, et Lui donnent tous leurs désirs et passions qu’ils soumettent à la conduite de la raison, se mortifiant sans relâche pour l’amour de Lui dans la rencontre des objets qui pourraient les troubler. Les derniers passent plus avant et donnent tout sans réserve et vont puiser jusques au plus profond de leurs âmes les moindres petites réserves de propriété, même dans les choses les plus saintes, pour les offrir en sacrifice à ce divin Réparateur de leur salut, ne voulant avoir aucun mouvement extérieur ni intérieur qui ne vienne de Sa propre et divine volonté, et rejetant toute autre vue et tout autre désir et pensée comme criminels et éloignés de leur dessein.
Jésus-Christ qui a voulu souffrir les tentations du démon dans les mystères de notre rédemption, ne veut pas que l’oeuvre de notre salut et perfection se consomme en nous sans que nous ayons passé par l’épreuve des tentations. Aussi n’y a-t-il rien qui fasse mieux connaître aux hommes l’extrémité de leur [17] faiblesse, leur bassesse et vileté que les tentations, qui les réduisent jusques au fond de la lie et de la boue de corruption et leur fait dire en vérité avec le prophète : Ego fixus sum intime profundi200, à quoi ils ne pourraient arriver par tous les efforts qu’ils pourraient faire sur eux-mêmes, parce que la nature ne saurait descendre si bas ni se jeter d’elle-même dans une si profonde humiliation qui la réduit au néant de son impuissance, lui faisant sentir tout ce qu’elle est et ce que peut une créature qui est assujettie au péché, hors du domaine de Dieu et dans l’indépendance de la conduite particulière de son Créateur. Car les démons remuant tous les efforts de la nature corrompue, excitent, par la permission de Dieu, un soulèvement si général de tout l’homme qu’il semble qu’il n’a jamais eu ni foi ni loi : il croit qu’il y a un Dieu, mais il ne sait plus où Il est. Il sait que les révoltes de la chair s’opposent aux lois divines, mais il ne peut pas les empêcher, et tout ce qui est en lui fournit des matières pour les entretenir : toutes les pensées y sont, les désirs les suivent, l’appétit y consent, le corps ne respire autre chose ; il est en doute si la volonté supérieure n’aura point descendu jusqu’en ce bas étage pour approuver le désordre qui s’y passe. Et, pour dire en peu de mots, l’on se sent tellement enlacé dans les chaînes du péché que l’on ne peut pas sentir leur poids qui tient esclaves ceux qui sont dans l’exercice, dans les tentations, en les réduisant sous la corruption de la nature qui leur fait éprouver tout [18] ce qu’il y a de plus dur et de plus horrible dans le péché, excepté la consommation, car Dieu les préserve qu’ils n’y tombent, au moins s’ils sont fidèles à demeurer dans leur pure et simple foi, vivant là-dedans comme des personnes qui seraient enfermées avec des serpents les plus furieux et les plus remplis de venin que l’on puisse imaginer.
Que pensez-vous que doit faire une personne qui a été jetée dans ce lac de misères ? Elle ne doit pas retourner à l’usage de sa propre volonté pour combattre ces monstres, ni se servir des moyens qui lui ont été autrefois fort utiles pour se défendre ; elle ne doit pas aussi fuir, mais il faut qu’elle se laisse déchirer, dévorer et réduire au néant par ces bêtes furieuses, et qu’elle dise avec le prophète : Ponet in pulvere os meum, si forte sit spes201, et qu’elle demeure prosternée dans sa propre poussière retenant seulement avec sa foi l’espérance que Jésus-Christ la viendra délivrer de ces lacets du péché qui voudraient la détourner de Son amour et de Son service. Que si, par malheur, il arrive que l’on vienne à succomber par la violence des tentations, ce qui peut arriver à toutes sortes de personnes, il ne faut pas se décourager pour cela, ni rebrousser chemin pour s’éloigner de Dieu plus encore que l’on a fait : au contraire, il faut courir après Lui, par la même route que l’on avait prise, et quoique la confusion que l’on a d’être tombé couvre la [19] face de l’âme des nuages et des troubles qui voudraient la mettre ou dans le désespoir ou dans l’inquiétude, elle doit bien prendre garde de ne s’y laisser pas aller et de ne les exécuter seulement pas ; autrement, elle se mettrait en danger de se perdre, croyant que tout est perdu pour elle. Mais il faut qu’elle reçoive et supporte cette profonde humiliation qui la met jusques au-dessous du néant (s’il est permis de dire ainsi), et qu’elle aille trouver le médecin spirituel, qu’elle découvre son mal en s’accusant, et qu’ayant reçu l’absolution, elle ne pense plus qu’à suivre Dieu ainsi qu’elle le faisait avant sa chute.
J’avoue qu’il est bien dangereux aux âmes élevées en perfection et qui viennent à tomber de rencontrer des directeurs qui, par leur rigueur et pour ne savoir pas ce que Dieu veut faire dans ces âmes par ces humiliations où leur faiblesse les a jetées, les enfoncent davantage dans le désespoir au lieu de leur donner charitablement la main pour les aider à se relever : ils ne considèrent pas que les chutes, quoique criminelles, ne sont presque rien devant Lui si les âmes retournent à Lui tout aussitôt qu’elles ont bronché, car, leur chemin étant encore tout droit, elles n’ont qu’à marcher devant elles dans la foi, qu’elles n’ont pas perdue, et il est certain que Dieu leur redonnera bientôt leur première tranquillité si elles attendent Sa Majesté avec l’espérance de Son retour.
Je n’ai pas voulu passer ceci sans en dire ce peu de mots, pour donner cet avis à plusieurs personnes qui se peuvent trouver en de très grandes peines dans [20] de pareilles rencontres, pour ceux que Dieu tient de Sa main et [pour] qu’ils s’empêchent de tomber dans ces pas si glissants : ils n’ont qu’à se laisser avec toutes les choses comme engloutis dans leur perte, sans se soucier de ce qui arrivera d’eux à la fin de tout cela, ni de ce que Dieu en veut faire, encore que cela dût durer plusieurs années, car, encore que cette si longue durée fasse peur et fasse craindre que Satan n’ait pris le dessus et soit devenu maître de l’âme, qui ne s’entretient plus, ce semble, que de boue et d’infamie au lieu que par ci-devant les viandes célestes et angéliques faisaient sa nourriture, elle ne doit pas néanmoins quitter sa place ; elle doit demeurer ferme dans la foi de Jésus-Christ, qui viendra, quand il Lui plaira, dissiper tous ces nuages et ces pensées infernales. Qu’elle demeure dans sa perte comme ne prenant plus aucun intérêt en soi-même ni en tout ce qui la touche : elle est toute livrée à Jésus-Christ, qui la laisse ballotter aux démons et à la nature corrompue durant tout cet état déplorable, pour la retirer de leurs mains plus glorieuse et plus pure, encore qu’il lui semble tout le contraire. Si elle se laisse aller à la défiance, sa force se diminuera aussi, selon le dire du sage : Si desperaveris in die angustiae inminuetur fortitudo tua202.
Mais enfin, s’il faut être perdu, ne vaut-il pas mieux que ce soit entre les bras de Jésus-Christ, dans lesquels on doit se jeter au temps de cette tempête, durant laquelle on ne voit et l’on ne trouve que des précipices ? Il ne faut donc plus [21] réfléchir ni sur perte ni sur danger, mais il faut faire comme une personne qui est dans l’abîme et qui ne fait ou ne peut faire autre chose que de se laisser couler au fond, ou par son propre poids ou par la grandeur de quelque autre qui la charge. Je n’entends pas dire qu’on se laisse aller au péché dans lequel ce torrent de confusion tâche d’entraîner, mais je dis qu’il faut se laisser anéantir par les attaques du péché qui mettent l’âme dans la dernière désolation, parce qu’il lui semble qu’elle y soit tout à fait enfoncée.
Il faut que celui qui travaille et qui s’avance à la perfection chrétienne souffre beaucoup de tentations afin d’imiter Jésus-Christ notre bon Maître, qui l’a été souvent en plusieurs choses ainsi qu’il est dit dans l’Écriture : Tentatus fuit similitudine absque peccato203. C’est aussi parce qu’il est nécessaire que l’homme connaisse par sa propre expérience qu’il ne peut de lui-même autre chose que se précipiter dans toutes sortes d’abîmes de péché si la main de Dieu ne le retenait, ce qu’il ne peut mieux éprouver et reconnaître qu’après qu’il a été élevé à des grâces et des faveurs particulières de Dieu, et traversé, ce semble, toute la région animale qui s’est vue domptée et captive sous le service de la foi, lorsqu’il semblait qu’il ne fallait plus qu’entrer dans le repos du Seigneur, et que, presque tout d’un coup, il sent en soi une révolte générale qui met du trouble partout, et des nuages si épais que toutes ses [22] lumières sont cachées, sa foi même qui fait son établissement en Jésus-Christ, se trouve obscurcie, <qu’>il ne lui en reste plus que la substance, en mort204. Il expérimente que tout ce qui est en lui mène au péché et l’y attire aussi fortement que s’il ne faisait que commencer et qu’il n’a nulle force pour résister ni aucun lieu de retraite pour fuir : il faut succomber ou soutenir contre toute la violence de l’appétit corrompu et contre sa volonté propre qu’il sent attirée à donner dans tous les filets du démon et de la nature. Et je vous laisse à penser si un homme réduit à cet état peut se persuader qu’il peut quelque chose de soi pour s’avancer dans les voies de la perfection. Et s’il vient donc par malheur à tomber, comme Dieu a permis que cela soit arrivé à quelques-uns très saints et très grands personnages, que sera-ce, soit qu’il tombe soit qu’il soit soutenu de la main de Dieu ! Il reçoit une telle impression de sa faiblesse et de son extrême impuissance qu’il se livre librement entre les mains de Dieu, afin qu’Il fasse en lui tout ce qu’Il jugera le plus à propos.
C’est pour donner ce pouvoir à Jésus-Christ d’agir à Sa manière dans les âmes de Ses amis qu’ils sont exercés de cette sorte. Car si la créature se veut mêler en qualité de cause principale de sa perfection, tout ne peut aller que très mal parce qu’il n’y a que Jésus-Christ qui ait l’idée du terme auquel elle doit arriver : c’est Lui-même qui le lui a destiné en lui distribuant des grâces selon la mesure qu’il Lui a plu de donner. C’est donc à la créature de suivre seulement et à être fidèle à cheminer partout où l’on la conduit sans vouloir savoir où elle va, ni d’où elle vient, ni où elle doit finir : Jésus-Christ est son guide et sa caution, Il ne la trompera [23] pas pourvu qu’elle se confie, laquelle n’a plus de peine à le faire après qu’ayant été battue de tous côtés par la tempête, elle a éprouvé sa très grande impuissance et elle en est demeurée convaincue.
Après que les horribles tempêtes et tentations ont passé dedans une âme, elle se trouve comme abîmée au plus profond de soi-même et de son néant, elle se voit toute seule, dépouillée de tout et réduite à la dernière extrémité de pauvreté et d’impuissance ; elle n’ose presque plus lever les yeux en haut pour regarder le ciel : ce n’est pas qu’elle ait perdu sa foi, qui est toujours assez ferme en elle pour la faire attendre constamment jusqu’à ce qu’il plaise à son Sauveur Jésus-Christ de la gratifier de Son heureux retour. Il est vrai que ce n’est pas à elle à se ressusciter de cette mort dans laquelle elle doit demeurer tant qu’il plaira à son divin Époux, car la mort pour lors opère en elle sa perfection205 : mors in nobis operatur206, de même que la vie le fera lorsqu’elle sera ressuscitée par la vertu de Jésus-Christ qui, l’ayant laissée dans ce tombeau autant de temps qu’Il a jugé à propos pour son bien, fait revivre sa foi, qui semblait être éteinte dans l’absence et l’éloignement de son divin soleil, et comme quelque clarté au profond de ses cachots obscurs, son espérance aussi commence à se ranimer. Et quoiqu’elle ne voie et ne possède rien encore qui la puisse pleinement satisfaire, elle demeure contente et en repos, se rendant attentive à recevoir et à correspondre à ce qui se passe en elle de la part de Dieu, car pour ce qui est d’elle, elle ne se doit plus mêler de rien depuis que toute sa propriété [24] lui a été ôtée par son anéantissement. Elle n’a plus droit de rien faire puisqu’au commencement de son abandon, elle se livra toute à Jésus-Christ qui l’a poussée, et par son opération intérieure et par la violence des tentations, comme nous avons vu, jusqu’à la fin d’elle-même au-delà de quoi elle n’a plus rien. Si donc elle agit, ce n’est plus comme d’elle-même, c’est par la vertu de Jésus-Christ qui est en elle, qui lui sert de vie et de lumière : Vivit vero in me Christus207.
La première opération que Jésus-Christ fait dans l’âme au milieu de cette solitude, c’est de lui faire expérimenter par la foi qu’elle est en Lui et qu’elle ne subsiste que par Lui, et que, quoiqu’elle n’ait rien d’elle-même, qu’elle possède néanmoins tout ce qui est désirable en Lui et par Lui : le goût et plaisir qu’elle sent de se voir établie en Jésus-Christ comme ne faisant qu’un avec Lui, la contente si fort qu’il lui semble avoir assez de bonheur quand elle n’aurait rien davantage. Mais ce n’est pas le dessein de Dieu, qui voulant former en elle Jésus-Christ dans un dernier accomplissement, la porte plus avant et, par la vertu du même Jésus-Christ qui est en elle, lui fait produire des opérations surnaturelles qui la font croître en Lui. Car toute la nature humaine dans un homme saint et fidèle à Dieu, ayant été pacifiée par la grâce après tous ces combats, et revivant en Jésus-Christ par cette même grâce et par sa foi très vive et pleine de charité divine, est reconduite par le même Jésus-Christ, qui l’a délivrée du péché, par tous les étages de l’homme dans lesquels le péché a régné, pour y rétablir, par cette même nature qui avait été corrompue en tous ses endroits, une vie sainte et conforme au principe duquel elle est revêtue, tous les membres s’en ressentant : les organes des sens reçoivent ses impressions, les passions sont réglées, et l’esprit étant [25] maître ne tend plus qu’à Dieu. Voilà comment Jésus-Christ opère le salut de l’homme en l’homme à la nature duquel Il s’est uni par Sa grâce comme Il l’avait fait autrefois à celle de tous les hommes par Sa propre nature et substance.
Notre Sauveur ayant gagné l’homme tout à Soi le veut rendre à lui-même, mais dans un état bien différent de celui dans lequel Il l’avait trouvé ; s’étant donc uni à lui en qualité de principe de vie surnaturelle, Il s’étend dans toutes ses parties et organes (quoiqu’elles ne soient que corporelles) pour les porter à faire toutes leurs actions dans la modération et selon la règle justement ordonnée par la nature. Il fait que les sens extérieurs, au lieu de se laisser emporter comme ceux des bêtes, dans une avidité furieuse après les objets qui leur peuvent donner du plaisir, recherchent et reçoivent seulement ce qui leur fait besoin pour la conservation et entretien de la nature et du support dans lequel ils agissent ; et ils fuient pareillement tout ce qui lui est contraire, en telle sorte néanmoins que, s’ils sont dans la nécessité de souffrir du mal et d’être privés de leur bien, ils ne portent pas pour cela l’inquiétude ni le trouble jusqu’au trône de l’esprit, dans lequel Dieu a mis Son tabernacle, mais ils se soumettent et souffrent ce qu’ils haïraient et se privent de ce qu’ils désireraient beaucoup selon leurs inclinations.
Des sens, l’on entre dans le logis des passions qui ont mis autrefois l’homme hors de lui-même, comme des lions enrag[és] qui ne pourraient être retenus ni par les [26] chaînes de la crainte de Dieu, ni par celles de la raison et bienséance, après que l’homme a été abattu au point que nous l’avons vu, sans forme presque ni figure d’homme, mais comme un amas de poussière et de corruption que le vent peut dissiper et réduire à rien. Il n’est plus capable de se remuer, ni de s’émouvoir de soi-même qu’à mesure qu’il recevra ce même Esprit de vie qui doit le ranimer et ressusciter dans une vie nouvelle ce qui était mort à la corruption et au péché. Cet Esprit de vie chrétienne s’insinue donc dans l’étage des passions, et par sa divine vertu, qui leur est comme un premier principe, Il les émeut et les gouverne en telle manière qu’elles ne se portent ni ne s’éloignent de quoi que ce soit que par les mouvements et les impressions de cette même vertu, laquelle, étant sortie de Jésus-Christ, première vérité et première bonté, ne peut produire dans l’homme et par l’homme que des effets d’une merveilleuse bonté et sainteté.
La raison, qui s’est déréglée en se laissant aller, en donnant son consentement au débordement des passions, et qui en doit encore être la maîtresse, sous l’ordre et la conduite de Jésus-Christ, a plus de besoin que qui que ce soit d’être pleinement revêtue de ce même Esprit, tant pour s’élever par Lui aux choses supérieures et divines que pour bien gouverner ce qui est au-dessous d’elle.
Jésus-Christ s’établit dans la partie raisonnable de l’homme en lui faisant connaître et goûter qu’Il est la seule [27] vérité qu’on doit désirer et l’unique bonté qui doit être aimée, ce qu’Il imprime si fortement dedans l’âme qu’elle en est toute persuadée, ce qui la dégage et l’éloigne de tout ce qu’elle avait aimé et chercher avec tant d’ardeur : elle voit, et s’étonne de son aveuglement qui lui faisait apercevoir toutes choses sous des apparences si éloignées de la vérité qu’elle ne peut concevoir comment l’on peut aimer ce qui n’est que vanité et qui n’est établi que sur de la poussière et du vent. Ces vues font en elle un changement si extraordinaire qu’il lui semble qu’elle commence à naître et à recevoir une vie toute nouvelle, qui l’élève au-dessus de tout ce qui la faisait ramper dans la bassesse des choses sensibles ou de celles qui n’ont de fondement que dans la fantaisie et imagination des hommes, de sorte qu’au lieu de courir après cette multitude d’objets qui dissipaient toutes ses forces, elle s’arrête et s’établit sur la lumière de la foi, qui pénètre ses puissances et qui la tient unie avec Jésus-Christ qui est sa voie, sa vérité et sa vie : c’est en Lui qu’elle trouve le repos et la paix qu’elle voulait trouver en la possession des créatures, qui ne lui ont pu donner que de l’inquiétude et du chagrin, ainsi qu’elle l’a éprouvé ; c’est ce qui la fait plus fortement s’établir sur ce principe qui est infaillible et qui, dans le dépouillement et la privation de toutes choses, la rend parfaitement heureuse.
Elle ne veut donc plus pour tout bien sinon Jésus-Christ, c’est-à-dire une vie éloignée et élevée par-dessus tout ce qui se peut penser, et subsistant seulement par la foi qui lui fait tout trouver en Lui auquel elle est unie. Si elle se sert de sa lumière naturelle, c’est [28] toujours sous la conduite de la foi à laquelle son entendement s’est rendu captif, et qui est désormais dans tout l’homme cet Esprit de vie duquel parle Ezéchiel dans ce mystérieux chariot qui portait la gloire de Dieu tout-puissant, lequel Esprit animait et les roues et le chariot, et les animaux qui le traînaient et même les chérubins qui étaient les spectateurs de ce triomphe.
Ainsi cet esprit de Jésus-Christ, qui est donné à l’âme à l’âme raisonnable par la foi, ayant pénétré sa raison, l’élève et la conduit par tout ce qu’il y a de plus noble et de plus excellent jusqu’au trône de Dieu, lui en découvre les merveilles et lui en fait goûter les plaisirs. Il purifie ce qu’il y avait de gâté dans la partie animale de l’homme, et, l’animant d’une vie surnaturelle la fait rouler, aussi bien que la raison, dans des voies éternelles dans lesquelles la majesté de Dieu se rencontre et fait le couronnement et la fin de tous ses mouvements.
Mais prends garde qu’il est dit des roues de ce chariot qu’elles roulaient toujours en avant et qu’elles ne retournaient jamais d’où elles <avaient> [étaient] parties : c’est ainsi que l’on doit faire dans ce chemin de Dieu, car, si l’on veut retourner, c’est remettre la nature dans ses propres mouvements et la retirer de la conduite de l’Esprit de Dieu ; c’est où l’on manque assez souvent pour vouloir trop savoir où l’on va et ce que l’on est. Pour bien faire, il faut demeurer dans cet esprit d’abandon auquel on s’est livré en se liant à Jésus-Christ par la foi, lorsqu’on s’est donné à Lui en pleine liberté par Sa grâce et par la conduite de Sa lumière.
La foi, ayant tiré l’homme de son néant, [29], l’a fait remonter par tous les étages qui le composent et a formé en chacun d’iceux208 Jésus-Christ, selon que chacun est capable de porter son image : les sens, quoique grossiers, ne sont pas privés de ce bien ; les passions et l’imagination y ont leur part ; et la raison, ayant goûté cette première visite, s’est retirée de toutes ces espèces des créatures et quitté ses discours naturels pour adhérer à ce seul bien par un simple regard, animé d’amour et de foi et par une simple tendance de la volonté qui court aveuglément après ce bien infini qu’elle n’a encore connu qu’au travers des rideaux de la foi, qui tient néanmoins toutes ses inclinations si fortement attachées que l’on peut dire qu’elle est toute là.
Ce n’est pas assez, et si l’homme demeurait là, ce qu’il y a de plus noble en lui serait privé de la part que Jésus-Christ lui a préparée et de la promesse qu’Il a faite de nous-mêmes à Son Père éternel. Il faut que tout ce qui est en l’homme soit consommé en Jésus-Christ et que rien ne lui manque en aucune grâce pour sa parfaite et sa pleine rédemption : c’est pourquoi Il le fait passer dans une autre région où il est nécessaire que l’esprit de l’homme se laisse transporter à celui de Jésus-Christ, car ses propres opérations lui seraient inutiles et l’empêcheraient d’atteindre au sommet du bonheur qui lui est préparé.
La foi qui est ici beaucoup plus étendue qu’en aucun autre lieu pénètre aussi plus profondément l’esprit de l’homme et le remplit de sa lumière plus amplement, en sorte qu’il expérimente qu’il est réellement élevé au-dessus de soi-même et de sa manière d’agir ordinaire, et que la foi qui l’avait abstrait [30] des espèces des créatures, lui ravit maintenant ses propres opérations et le ravit à soi-même pour le conduire et le faire passer dans un pays où il n’a point encore été. C’est une région au-dessus de lui qui lui semble toute pleine de ténèbres, parce que, venant de lui-même où il avait accoutumé de connaître chaque chose par son nom et selon son espèce, il n’aperçoit ici qu’une vaste étendue où il n’y a plus rien qu’il puisse nommer ni connaître. Ce n’est pas qu’il ne ressente en soi une certaine assurance qui le met plus en repos que ne faisaient ses propres opérations car, dans cette vaste étendue où son esprit est élevé, il se sent comme une même chose avec une secrète plénitude, qui est tout bien, quoiqu’il ne voie et ne sente encore rien de distinct. Ces ténèbres lui font un doux repos, et il ne peut faire effort ni pour en sortir ni pour s’y approfondir davantage. Aussi n’a-t-il plus de chemin ni de voie que cette même obscurité, qui ne lui donne point de doute, mais qui ne laisse pas de l’étonner au commencement à cause qu’il ne sait où il est, et qu’il se sent comme tout d’un coup transporté de sa façon d’agir ordinaire dans une impuissance totale de produire aucun mouvement, et qu’il ne peut plus se servir d’aucun moyen pour s’unir à Dieu que de demeurer perdu à soi-même dans cette grande et vaste obscurité, attendant qu’on le conduise où il plaira à Celui qui l’y a mis : c’est de vrai tout ce qu’on peut faire en cet état.
Après que ceci a duré autant que Dieu [31] l’a jugé à propos, l’esprit de l’homme, qui n’a pu vivre ici que de foi, et qui s’est vu privé du pouvoir de s’aider et d’agir par lui-même, se sent porté par cet esprit et [cette] vertu secrète de Jésus-Christ, qui l’avait mis en cet état, à se laisser conduire encore plus haut, soit que Dieu se serve de la foi qui devient plus lumineuse, soit qu’Il lui donne une autre lumière, comme il est bien croyable pour faire ce transport qui met l’homme tout à fait au-dessus de soi. Et, de vrai, il ne connaît plus rien de soi-même, parce qu’il est tout englouti par l’immensité de la lumière qui le pénètre tout et qui ravit toutes ses puissances actives, leur faisant produire des opérations qu’il ne faut plus appeler humaines, quoiqu’elles se fassent en l’homme, mais divines, puisque c’est par elles que l’homme est uni à Dieu d’une façon si merveilleuse qu’on ne saurait l’expliquer. L’on dit bien que cela se fait, mais d’expliquer ce que c’est et comment il se fait, celui même qui l’expérimente ne le saurait dire, car c’est Dieu possédé pleinement dans cette vie mortelle, non pas dans toute la plénitude du paradis où l’esprit de l’homme est dégagé de tout et plein de la lumière de gloire, mais c’est plus que suffisant pour le rendre très heureux, quand il n’aurait que ce bien.
Il n’y a pas beaucoup d’avis à donner ici. Je dirai seulement que ce que l’on y doit craindre, ce sont les réflexions sur soi-même pour vouloir pénétrer ce qui se passe en l’esprit, car cela doit seulement être reçu de la créature comme Dieu le lui donne et elle doit demeurer contente lorsque Dieu se retire, car ce n’est pas ici un état permanent. L’on doit se souvenir que, durant cette vie mortelle, l’on ne doit faire aucun tabernacle pour y demeurer et [32] pour s’y arrêter : quelque communication que Dieu fasse de Soi-même à l’esprit de l’homme, il faut descendre de la montagne du Thabor après y avoir vu la gloire de Dieu qui vient peu à peu à se couvrir comme par une nuée, qui est une espèce qui demeure dans l’esprit de l’homme, et qui participe quelque chose de la beauté de ce qui s’est passé en lui de la part de Dieu, qui le tient encore tout ravi et tout étonné à cause des merveilles qu’il a expérimentées et desquelles cette espèce lui donne encore quelque représentation, laquelle se diminue peu à peu aussi bien que tout le reste. Et l’esprit de l’homme revient à soi-même pour faire vivre tout ce qui est en lui d’une manière humainement divine, en ce qu’il ne vit plus à soi-même, ni par soi-même, mais par l’Esprit de Jésus-Christ, qu’il a puisé dans les élévations desquelles il vient de sortir, lequel Esprit de Jésus-Christ ne tient pas celui de l’homme comme élevé par-dessus soi, mais il est comme une même chose avec Lui, comme s’il lui était naturel d’être ainsi et que son esprit fût tout passé et transformé en celui de Jésus-Christ par Lequel il fait toutes choses : s’il aime, s’il hait, s’il cherche, s’il fuit, s’il possède ou s’il est privé de tout, c’est tout pour Jésus-Christ et par Lui. Ce n’est pas que, si l’on y prenait garde, l’on ne puisse revenir à la propre nature, et chercher ses intérêts sous prétexte du licite, mais il faut bien se souvenir qu’il n’y a plus rien pour soi ni à soi dans tout ce qui est créé et qu’il n’y a plus rien que Dieu qui soit notre terme et notre fin dernière, et par conséquent que nous ne devons chercher ni vouloir que Lui seul.
[33] Quoique ceux qui sont parvenus à ce point que de goûter Dieu dans le sommet de l’esprit, ne se soucient plus de rien et qu’ils mettent toute leur félicité à recouler de toutes leurs affections vers cette mer immense de tous les biens, ils ne sont néanmoins pas exempts des attaques des misères humaines, notre Sauveur le voulant ainsi tant pour se les rendre semblables et les faire mériter que pour les tenir dans l’état où ils sont des viateurs209, et afin qu’ils ne pensent pas qu’ils doivent vivre comme les anges au-dessus de tout le sensible. Mais il faut qu’ils vivent dans la chair et parmi toutes ces misères. Comme les anges, qui en sont exempts, ils ont à soutenir, par cette force et vertu de Jésus-Christ qui est en eux, toutes choses et leur privation, même des nécessaires, ou qui leur étaient convenables. Ils ne doivent rien prendre de l’applaudissement humain, ni refuser les mépris. La nature, à qui la vertu ni la grâce n’ôtent pas les appétits, ni les désirs, ne manque point de former des sujets de craindre à tous les hommes, en quelque perfection qu’ils soient, et de leur faire voir par expérience qu’il faut toujours avoir la bride à la main pour l’empêcher de s’écarter : le corps avec ses besoins crie toujours à la faim, à la soif et aux douleurs, et fait émouvoir tous les appétits, en sorte que l’on est très souvent contraint de dire avec saint Paul : quis me liberabit de corpore mortis hujus, gratia Dei per Jesum Christum210.
Ce n’est pas que le fond ne demeure invariable au milieu de tous les accidents et inviolablement attaché à Dieu par la foi, qui est assez souvent si nue et si dépourvue de tous les secours de la raison et même [34] de la grâce sensible que l’on soit tout réduit à la pure nature et qu’on ne voit ni bien ni mal. Cela est assez étrange, après avoir traversé tant de divers passages de la vie spirituelle et avoir goûté les merveilles de l’Esprit, de se voir réduit ainsi comme à rien et dans un train commun. Ce que l’on doit faire, c’est d’attendre avec foi et espérance le retour de Dieu et soutenir cet état de vie qui semble être toute fainéante et oiseuse. Il est vrai qu’il faut se prendre garde des surprises de la nature animale, qui cherche toujours ce qui lui est plus conforme et, pour peu qu’on lui lâche la bride, elle ne manquera pas de s’échapper, outre que le démon est toujours aux aguets pour tirer l’âme de son sépulcre et pour la faire ressusciter à cette vie de nature corrompue, laquelle a laissé en mourant des cendres qui conservent toujours quelques étincelles de feu, qui peut aisément être allumé par la diversité des objets qui se présentent.
De tout ce que je viens de dire, vous pouvez voir que nous devons nous servir jusques à la fin de l’avis que nous donne saint Paul : Cum timore et tremore salutem vestram operamini211, travaillez à votre salut avec crainte et tremblement. Mais aussi avec confiance, parce que le Sauveur emploie sans cesse tout ce qu’Il a gagné pour nous auprès de [35] Son Père éternel afin que Ses desseins soient accomplis en nous, lesquels se terminent tous au même salut, et puisque nous ne pouvons nous unir à Lui ni à tous Ses mérites que par la foi et par la pratique des choses qu’Il a faites pour nous acquérir tant de biens, il faut conclure que notre vie doit être de foi, qui opère par la charité ce que Jésus-Christ a fait et enduré pour nous tous. Fin de ce Traité.
par le révérend père Maur de l’Enfant Jésus
Religieux Carme demeurant à présent à Bordeaux en l’ermitage de l’Ormont.
[36] Mon fils212, ne vous étonnez pas de ce que j’ai demeuré si longtemps à satisfaire au désir que vous m’avez témoigné, que vous avez d’apprendre de moi les secrets mystères de la vie spirituelle et les voies plus cachées de notre salut, par lesquelles Dieu conduit certaines âmes qu’Il a spécialement choisies pour être les vaisseaux de Son amour et des temples vivants dans lesquels Il demeure et opère des merveilles si grandes que la plupart des hommes ont de la peine à en être persuadés. La cause de ce retardement n’est pas le manque d’affection pour votre avancement spirituel, qui m’est aussi cher que le mien même, ni aucune négligence à vous aider dans un travail de si grande importance. Mais j’ai été persuadé qu’il était bon de vous donner du temps pour laisser croître ce désir et pour vous laisser entrer dans l’expérience que j’ai de la nécessité qu’ont les hommes de travailler premièrement à purger par les mortifications continuelles, tant intérieures qu’extérieures, la rouille et les ordures du péché, jusques à ce qu’ils aient obtenu par la grâce de Dieu un état de tranquillité et de repos dans lequel leur liberté, délivrée de la captivité et de l’esclavage de ce qu’il y a de plus grossier dans la nature corrompue, puisse s’élever avec quelque facilité vers leurs objets213 de l’esprit et aller à Dieu qui est sa fin. C’est avec cette préparation qu’il faut entrer dans ces voies qui nous mènent à la possession de Dieu et à cette union avec Sa divine Majesté, qui nous fait jouir du bonheur qui est promis à ceux qui ont tout quitté et qui se quittent eux-mêmes pour s’abandonner totalement à la conduite de ce divin Maître.
Vous m’avez demandé souvent pourquoi, de tant de personnes qu’on voit s’appliquer à la dévotion, il y en a si peu qui entrent dans les voies de l’Esprit. Cela peut venir de deux causes : j’ai déjà touché la première, qui est que la plupart se veulent introduire d’eux-mêmes dans la salle de ce banquet céleste avant de s’être dépouillés des haillons et des vieux habits du péché, et sans être revêtus de la robe nuptiale et des habits de l’Épouse ; ils veulent voler avant d’avoir des ailes et s’établir dans un état où l’on ne peut être introduit que par la grâce et qui n’est donné qu’après mille victoires sur soi-même. Il est [37] [nécessaire] au préalable de détruire en nous totalement et d’avoir arraché de l’âme jusqu’aux plus petites inclinations qu’il [le péché] a laissé dans le coeur, qui l’y font renaître pour si peu qu’on se néglige, et qui sont comme ces derniers liens par lesquels il le tient encore attaché pour le faire suivre en temps et lieu.
J’ai encore touché la seconde cause qui empêche ces personnes dévotes d’arriver à la fin où Dieu les appelle et où il semble qu’elles aspirent de toute l’étendue de leurs désirs : c’est qu’elles n’ont pas le courage, après avoir quitté le péché, de se quitter elles-mêmes pour s’abandonner aveuglément aux conduites de Dieu. La mort de soi-même, par les portes de laquelle il faut passer pour traverser des chemins pleins de ténèbres, paraît si affreuse à leurs yeux que sa seule idée les fait trembler de peur d’en approcher. C’est pourquoi on les voit rôder toute leur vie dans les mêmes routes sans s’avancer de rien, mais toujours attachées à de mêmes pratiques. Elles ne font que languir dans une vie commune, qui n’est animée que de leur propre industrie et de quelques méditations qu’elles ont roulées mille fois dans leur esprit et qui ne font plus nulle impression sur leurs âmes. C’est ce qui les rend si faibles dans la vertu que, nonobstant toutes leurs méditations et autres exercices ordinaires, elles se laissent aller aux premiers objets qui se présentent sans se trouver nulle force pour y résister. Ainsi leur vie se passe dans un mélange d’amour-propre et de dévotion sans avoir nul véritable établissement dans l’état de la perfection.
Vous voyez bien maintenant, mon cher fils, que j’ai eu grande raison de ne vous pas faire plus tôt l’ouverture des secrets et des sentiers de la perfection chrétienne, attendu la nécessité que vous aviez de travailler de vous-même pour disposer le fond de votre âme à recevoir les opérations divines ; il a fallu vous laisser le loisir de faire [38] beaucoup de préparation pour bâtir dans votre cœur un tabernacle vivant à Dieu, qui le veut bien choisir pour Sa demeure et pour y opérer les merveilles de votre salut et de votre sanctification. C’est Son dessein, si vous n’y mettez point d’obstacles, ainsi que j’espère que vous ne le ferez pas et que j’ai sujet de l’attendre des bonnes résolutions où vous êtes, et beaucoup plus de ce que la grâce a déjà fait jusques à présent. Et, pour aide à ce dessein, si Dieu me fait la grâce d’agréer et de bénir mon emploi, je vous promets de ne rien omettre à vous dire et à vous découvrir de ce qui pourra être utile à votre avancement spirituel et qui sera de ma petite connaissance214.
Mon fils, il n’y a rien de plus important ni de plus nécessaire à ceux qui veulent entreprendre quelque chose de grand que de bien connaître la fin et le terme auxquels ils prétendent aller, afin de juger si les voies par lesquelles ils marchent et si les moyens desquels ils se servent sont propres pour les conduire là où ils aspirent d’arriver. Il faut donc premièrement que nous nous arrêtions à considérer soigneusement en quoi consiste la perfection du chrétien puisque c’est la fin à laquelle tous les hommes doivent tendre. C’est dans cette vie le terme de tous leurs mouvements, dans lequel, tous leur désirs étant remplis d’un Bien qui les contente pleinement, ils y demeurent dans une paix et dans un repos si parfaits qu’ils n’ont rien plus à désirer que la claire et pleine jouissance de ce même bien dans la félicité éternelle. Ce bien, qui est la dernière fin et, par conséquent, le Souverain Bien de la créature raisonnable, ne peut être autre [39] que la jouissance de Dieu, qui Se communique à l’âme et la fait participer de Son bonheur infini. Dans cette jouissance, selon la mesure des communications qu’elle reçoit de ce Bien, consiste toute la félicité dont elle est capable dans tous ces états.
Et comme cette créature raisonnable ne saurait avoir la jouissance de Dieu, ni être unie à Lui que par connaissance et par amour, et par conséquent ne peut atteindre que par ces deux voies à la perfection à laquelle elle est destinée, il est très nécessaire de connaître les dispositions requises dans l’entendement et dans la volonté pour que ces puissances soient en état de produire et de recevoir ces opérations si merveilleuses et si relevées qu’elles atteignent jusques à l’essence de Dieu même. La connaissance et la jouissance de Dieu même selon les forces de la nature sont le Souverain Bien et la félicité naturelle de l’âme comme l’a reconnu le philosophe. Il n’y a entendement ni humain ni angélique qui, par sa capacité naturelle, puisse atteindre ni s’unir à cette essence divine dans elle-même. Il en faut dire autant de la volonté puisqu’il est certain que ni l’une ni l’autre de ces deux puissances ne peuvent s’élever au-dessus d’elles-mêmes, ni se porter jusques à ces états supérieurs à leur nature dans lesquels Dieu peut être découvert et possédé en Lui-même. Mais il a plu à cette divine Bonté de ne nous laisser pas dans le simple état de la nature, et, nous ayant donné une âme immortelle qui n’y pouvait point trouver son compte, Il nous a élevés dans l’état de l’Éternité et il nous a destiné une béatitude surnaturelle qui consiste dans la Vision215 et dans la possession de Son essence par connaissance et par amour. Et comme les moyens doivent être proportionnés à la fin, il a été nécessaire de nous disposer à cette félicité supérieure et à la possession [40] de ce Bien si élevé au-dessus de nous par des communications anticipées qui fussent du même ordre surnaturel et faire faire dans cette vie à ces deux puissances de notre âme, l’entendement et la volonté, comme des essais de cette vision et de cet amour ; et pour cela, Il leur a donné le secours qui s’appelle la grâce, qui fortifie notre âme et l’informe en quelque façon, lui donnant un être surnaturel et une participation de la nature divine.
Par le moyen de cette grâce, nous sommes constitués en puissance de produire des opérations dignes de Dieu même et qui s’élèvent d’autant plus vers Lui que cette qualité divine remplit et pénètre profondément le fond de notre âme. Elle fait de nous une nouvelle créature qu’elle régénère en Jésus-Christ pour n’être plus sujette à la corruption de la nature, mais toute vivante à Dieu et opérante par Lui dans une entière soumission à Sa conduite et à Ses divines impressions. Dieu, qui ne donne Ses grâces aux hommes qu’afin de les faire dignes de Ses divines communications, a une complaisance particulière d’en trouver quelques-uns chez lesquels la nature humaine, réformée et purifiée par les opérations de ces mêmes grâces, soit devenue capable d’être élevée jusqu’à la jouissance réelle et véritable de Sa divine présence et d’une union très intime avec Lui qui, si elle n’est pas telle qu’elle sera dans le Paradis, peut néanmoins arriver à une telle plénitude et à une telle pénétration de tout l’homme que, dans les moments de ces communications ineffables, il jouit d’une félicité de laquelle il peut dire : nec oculus vidit, nec aurea audivit..., etc.216
Sa divine Majesté, trouvant cette disposition dans une personne dans laquelle Sa grâce règne entièrement, et dont la volonté est toute transformée et comme [41] perdue en celle de Dieu même, lorsque la créature a anéanti son être, ses propres actions et sa propre vie pour n’être plus et ne vivre plus qu’à Dieu, Dieu la fait subsister dans un être nouveau de la grâce, non pas qu’elle perde son être et sa subsistance naturelle, mais tout ce qu’elle avait de propre, ou que le péché avait introduit chez elle, étant sacrifié à Dieu, Il occupe Lui-même le fond de cette âme, et, la divinisant en son fond, Il en fait sortir des opérations conformes à leur principe. Et comme cette grâce est ainsi une participation à la nature divine, elle fait les mêmes choses, avec quelque proportion, dans l’âme qu’elle informe, que ferait la nature divine si elle s’unissait à elle. Car, voyez ce que serait cette nature : premièrement, elle lui donnerait un être de sainteté et ensuite, de cet être, des opérations conformes à cet être qu’elle leur aurait donné. Et comme la nature des opérations suit toujours la nature de l’être, ces opérations seraient des participations des opérations de la nature divine. C’est ce qui se fait par la grâce, et ce Dieu d’une infinie et inconcevable bonté, qui n’est jamais séparé dans Ses dons et qui vit réellement dans les âmes qu’Il a sanctifiées, voulant leur faire expérimenter en cette vie le dernier terme de Ses bontés et la fin où peuvent aboutir Ses faveurs, élève leur entendement par une lumière particulière, au moyen de laquelle Il est uni à cette première vérité, qui se trouve comme écoulée en Lui par manière de premier principe et lui fait produire, par une opération comme divine, un terme qui est comme un Verbe divin, une image de Sa substance qui remplit toute cette âme et lui représente et la fait toute jouir, dans son entendement et dans sa volonté, de Dieu qui lui est présent, non pas à la vérité en la manière de l’autre vie, mais [42] d’une façon si abondante qu’elle remplit toute sa capacité.
Je crois, mon fils, que c’est assez pour le présent de vous avoir montré, quoique sommairement, jusques à quelle sublimité d’union avec Dieu peut arriver en cette vie l’âme fidèle régénérée par la grâce de Jésus-Christ, supposé qu’elle se laisse conduire aux seuls mouvements divins et qu’elle détruise à fond dans elle-même ceux de la nature corrompue. Il y en a assez pour vous donner l’envie de connaître les voies les plus propres et les plus convenables pour vous mener à la possession de ce bien.
La jouissance que Dieu donne de Soi-même aux âmes qui se sont consommées dans Son amour suppose un état de perfection au moins selon la façon dont Il use ordinairement dans la conduite des âmes, parce que cette divine union se faisant par les opérations qui tendent vers l’objet le plus haut et le plus excellent qu’il soit possible de concevoir, elles doivent sortir d’un principe qui ait quelque proportion avec cet objet. Nul ne peut aller au-delà des bornes de son pouvoir et l’on ne peut agir que selon ce qu’on est : par conséquent, il faut de nécessité que l’homme duquel sortent des opérations qui lui donnent la jouissance de Dieu, soit plein de Dieu dans tout le fond de son âme, ce qui est le véritable état de perfection, lequel se forme dans l’homme de l’anéantissement de lui-même. Ensuite duquel Dieu a pris une pleine possession de lui, y a établi Son Royaume et y vit et fait vivre cet homme à la manière de Dieu même autant que la faiblesse humaine le peut permettre en cette vie. [43]
C’est à cet état qu’aspirent toutes les personnes qui tendent et qui travaillent à la perfection, c’est-à-dire à être tellement possédées de Dieu, tant dans la substance que dans les puissances de leurs âmes, qu’Il soit le principe et l’origine de leur vie surnaturelle, aussi bien qu’Il l’est de la naturelle, que ce soit Lui qui prévienne et qui conduise tous leurs mouvements, soit qu’ils tendent à Lui ou aux choses qu’il faut faire pour Lui. Il faut que la créature vienne à ce point de ne voir plus rien pour soi, ni dans le ciel ni dans la terre, que ce Bien qui la possède ; il faut aussi que rien n’ait plus ni part ni pouvoir sur elle sur ses inclinations et sur ses affections, dans ses désirs ni dans ses desseins, que Dieu qui a établi en elle son royaume, et, en un mot, que, si elle est, elle ne soit plus qu’en Dieu et pour Dieu. Tout ceci vous fait voir à peu près l’état auquel doit arriver l’homme pour pouvoir produire ces opérations merveilleuses dans lesquelles se trouve la consommation du bonheur en cette vie et le dernier point de la perfection.
Il est à présent question de voir quel chemin il faut prendre pour parvenir à ce bien ; vous voyez d’abord que ce n’est pas l’œuvre d’un jour ni l’entreprise d’une personne qui ne voudrait se donner à Dieu qu’à demi, ou qui, même en se donnant, voudrait conserver quelque chose de son intérêt même spirituel et être toujours assurée qu’elle est dans les bonnes voies et connaître qu’elle plaît à Dieu. Certes, si l’on savait par où il faut passer et ce qu’il faut souffrir pour arriver à cette vie divine, je crois que personne ne [se] hasarderait à s’engager dans un si rude chemin ; il faudrait pour commencer un effort aussi extraordinaire de la grâce que celui dont on a besoin pour s’y soutenir quand on y est [44] arrivé. Mais puisque vous avez déjà tant avancé et tant dépensé du vôtre pour arriver à cet état, il n’est pas juste de vous laisser en chemin sans vous enseigner les sentiers par lesquels il vous faudra passer.
Mon fils, je connais dans votre disposition intérieure que, par la miséricorde de Dieu et par sa grâce, vous vous êtes purifié des attaches des sens et du trouble de vos passions, et que votre âme, revenue à soi, après avoir été longtemps égarée dans les régions du péché, est en état de se pouvoir donner librement toute à Dieu, sans laisser aucune part dans ses affections, ni à soi-même ni à aucune autre créature. Ce qui vous reste pour achever ne doit pas tant tenir de votre industrie propre ni de vos efforts que de la conduite de la grâce, qui fait presque tout l’ouvrage de notre sanctification. La grande difficulté qui se rencontre ici est de se savoir si bien accommoder à cette grâce qu’elle nous trouve toujours disposés à recevoir ses mouvements et à les recevoir de la manière qu’elle les donnera ; il faut s’arrêter avec elle et cheminer quand elle vous y pousse, prendre ses ombres comme ses lumières : Sicut tenebrae eius ita et lumen eius217, être pleins quand elle veut et vides quand il lui plaît. Il faut être pauvres et riches, élevés et abattus ainsi qu’elle le voudra, et enfin se résoudre à ne désirer rien par avance et à ne recevoir à chaque moment que ce que Dieu opère en nous, et ne voir ni vouloir autre chose que ce qui est et se passe, tant en nous-mêmes qu’au-dehors.
La pratique de tout ceci est beaucoup plus difficile qu’on ne peut se l’imaginer en le lisant sur ce papier. Car il faut tellement s’abandonner à la conduite de Dieu que l’on n’y mette plus rien de soi activement et qu’on n’y mêle rien de son industrie : il est seulement nécessaire de se donner tout à la suite de Ses [45] opérations, qui nous préviennent et nous attirent et emportent amoureusement avec elles si nous nous laissons seulement aller et ne lui portons pas de résistance. De sorte que, dans cet état, quoique nous ne soyons que passifs aux mouvements divins, il faut être actifs en ce que ces sacrés mouvements remplissent nos puissances : elles sont excitées à tendre avec eux vers l’objet auquel elles nous conduisent. Dieu, donc, voulant être le seul auteur, le principe et la fin de notre sanctification, met en nous tout ce qui fait et qui forme l’état de Sa sainteté, et la créature n’a rien en elle-même ni d’elle-même qui puisse atteindre au moindre degré d’être et de vie surnaturelle, quelque excellence naturelle qu’elle puisse avoir. Et comme la sainteté est une participation de la nature divine, il n’y a que Dieu seul qui la puisse donner, et personne ne peut L’obliger à le faire que comme il Lui plaît et autant qu’Il veut. Ceux à qui Il fait cette faveur peuvent bien être appelés des dieux : Ego dixi : dii estis et filii excelsi218, n’y ayant rien d’humain là-dedans : aussi ne doivent-ils plus agir ni vivre que selon l’excellence de l’être qu’ils ont reçu, et quoiqu’il soit tout fondé sur l’être naturel et que ce soit par lui et en lui que se font toutes les opérations de l’homme, néanmoins cette participation divine, qui est comme la forme et qui met en acte l’homme qui en est revêtu, est la première cause et la source de laquelle procèdent les opérations divinement humaines. Leur vie toute divine n’est qu’en Dieu et ne tend qu’à Dieu, et par conséquent ne peut venir que de Dieu.
Quoique la sainteté, qui est une participation de la nature divine, ne puisse être donnée que de la part de Dieu, si est-ce que l’homme contribue avec la grâce à introduire dans son âme les dispositions qui sont nécessaires tant pour y maintenir le royaume de Dieu que pour l’y augmenter, tant par de plus [46] profondes pénétrations de la grâce dans le fond et dans la substance de l’âme que par une étendue plus ample de cette grâce dans toutes ses puissances. C’est en quoi consistent les plus grandes difficultés de la vie spirituelle, parce que l’homme ne doit pas s’avancer de lui-même ni prévenir les mouvements divins, mais aussi il doit tellement s’y accommoder et les suivre qu’il n’en laisse aucun d’inutile. Car Dieu ne voulant rien faire dans nos âmes que par nous et de notre libre consentement, Il veut que notre volonté soit tellement transformée en la Sienne qu’il semble que ce ne soit qu’une. Mais comme l’on n’a pas encore, dans les commencements de cette vie d’union, toutes les expériences des choses si merveilleuses qui s’y passent, il est très facile d’y faire des fautes, soit pour vouloir aller trop vite ou pour ne s’avancer pas autant qu’il faudrait. Il y a temps d’agir et de tendre vers Dieu comme vers l’objet de notre félicité, et un autre temps où Il veut seulement que nous recevions de Lui l’influence de Sa grâce et de Ses dons desquels Il nous remplit pour nous mettre en état d’opérer plus noblement et plus parfaitement. Et cela dure pendant toute notre vie, parce que l’homme est toujours capable de se perfectionner de plus en plus ; et à mesure qu’il reçoit des nouveaux degrés de grâce et de sanctification, il est mis de plus en plus en état d’agir plus noblement vers Dieu et de produire des actions qui atteignent de plus près à Sa divine Majesté soit par connaissance soit par amour.
Lorsque Dieu veut parler à une âme et qu’Il veut la remplir de Ses divines impressions, elle doit se tenir en repos de crainte de troubler l’ouvrage que Dieu veut faire en elle, comme elle le troublerait infailliblement si elle se servait alors de sa propre industrie et de ses efforts naturels pour tâcher de seconder les mouvements de Dieu. La coopération qu’on [47] demande d’elle pour lors est seulement de recevoir, accepter et s’accommoder à ce qui se fait en elle de la part de Dieu. Car, d’ordinaire, lorsque Il veut détruire dans l’âme quelque chose qui n’est pas conforme à ce qu’Il désire d’elle, Il le fait bien par l’opération de Sa grâce, mais il faut que l’homme y contribue en même temps, non seulement par l’acquiescement de sa volonté, mais aussi en soutenant une peine secrète qui se ressent au fond de l’âme et qui excite la nature qui ne peut souffrir qu’on arrache ainsi sa propre vie jusque dans la racine sans en faire ressentir la douleur à celui qui lui fait ce mal de consentir à sa perte. Et d’autant que Dieu ayant détruit en l’homme le royaume du péché en tout ou en partie, Il y introduit le Sien à même proportion et rend l’âme dans une liberté divine qui lui donne une grande étendue vers le bien, tant pour agir que pour pâtir, et la remplit de Sa grâce à la même mesure qu’Il l’a vidée du péché. Il faut que cette âme non seulement consente à ces opérations que Dieu fait, mais aussi qu’à l’aide de cette grâce, elle agisse et entre dans les dispositions réelles que Sa Majesté opère en elle, qu’elle les accepte en faisant usage et se servant de Ses dons, vivant et opérant désormais par ces mêmes dispositions et qualités qu’elle a reçues de Dieu.
Vous voyez donc, mon fils, que l’on n’est pas purement passif et sans rien faire dans ce commerce divin, car encore qu’on ne s’efforce pas par soi-même à produire des actes vers Dieu, l’on se tient pourtant tout prêt pour recevoir et pour suivre tout ce qu’il Lui plaira nous donner. On est là, comme dit le prophète, ayant la bouche ouverte et attirant l’esprit, os meum aperui et adtraxi spirituum219. L’on est en la présence de Dieu, sicut cervus desiderat ad fontes aquarum220, « comme le cerf tout pénétré de soif qui désire une fontaine ». C’est ainsi que sont les âmes qui, ayant [48] épuisé leurs forces et leur industrie à force d’aimer et de mourir à tout, après même avoir épuisé toutes les lumières qu’ils avaient acquises dans les méditations ou contemplations, voire même celles qu’elles avaient reçues de la bonté infinie de Dieu pour leur conduite dans la poursuite du chemin de la perfection, deviennent en un état de ne pouvoir plus se servir de quoi que ce soit que de leur simple désir qui leur est comme une soif très ardente et perpétuelle qui les consomme par son ardeur, et les purifie jusqu’au fond.
Mais aussi, ce désir est le dernier acte de vie de la créature qui expire en Dieu par son moyen. Car, par lui, l’âme est transportée en Dieu ou, pour mieux dire, ce feu intérieur ayant consommé tout ce qu’il y avait de propriété de vie dans la créature, Dieu en prend possession : Il s’unit à elle et la fait vivre de Sa propre vie par le moyen de la grâce par laquelle Il fait tout en l’homme. Cette grâce lui est alors comme une seconde nature qui lui sert de principe pour toutes ses opérations, en sorte que, si l’homme était assez fidèle pour se tenir toujours à la suite de ses mouvements, il ne ferait rien qui ne fût agréable à Dieu.
Mais il est vrai qu’il n’y a guère que ceux qui sont confirmés en grâce qui puissent avoir une telle fidélité, outre que Dieu tient cet ordre dans la conduite spirituelle des hommes qu’après les avoir élevés bien haut et les avoir fait goûter les délices de Sa divine présence, Il les fait revenir au plus bas étage de la nature pour la purger encore davantage et la rendre capable d’être plus profondément pénétrée par la grâce et de recevoir par conséquent un être plus parfait et qui la fasse davantage approcher de Dieu. Et dans ces retours de bassesse il semble que la nature, qui ne semblait plus avoir de vigueur, veuille reprendre de nouvelles forces pour se remettre en son premier état. Elle [49] remue tout ce qui peut contribuer à ses desseins, elle émeut les sens, elle excite les passions, elle rappelle ses propres intérêts, elle souffle les étincelles de la propre volonté ; et le propre jugement vient au secours pour lui persuader que ce qui s’est passé en elle jusques à maintenant n’ont été que des illusions de sa fantaisie ; et enfin toute cette milice du péché s’étant soulevée contre elle, et Dieu d’autre part qui a retiré ce concours sensible par lequel Il la soutenait, elle se sent dans de terribles agonies et tellement déchirée de toutes parts qu’elle ne sait où fuir ni de quel côté se tourner.
Il n’y a point d’autre refuge pour elle durant cette furieuse tempête que de se perdre en Dieu et de s’abandonner à Lui à travers ces troubles, quoiqu’elle Le sente éloigné d’elle d’une infinie distance. Mais n’importe, si elle est assez généreuse pour se jeter dans cet abîme d’abandon à Dieu, elle est sauvée. Car c’est pour cela qu’Il a permis que la tempête se soit élevée : Il la fait descendre peu à peu de cette montagne de bonheur où elle jouissait de Lui si pleinement pour la réduire à une grande pauvreté et privation de biens desquels Il l’avait fait jouir. Après la pauvreté qui l’a déjà beaucoup affaiblie, Il la jette dans cette désolation où sa plus grande peine n’est pas ce qu’elle souffre dans ces privations, mais c’est qu’elle ne sait plus si dans ces attaques elle ne s’est point écartée de Dieu par le péché, qui est le seul mal qu’elle craint, ne comptant tout le reste pour rien.
Ce temps qui dure autant qu’il plaît à Dieu, sert merveilleusement aux âmes que Dieu juge dignes de ces combats. Et, à vrai dire, il faut plus ou moins passer par ces détresses pour arriver au sommet de la perfection. Et il faut souvent y repasser après y être arrivé, parce que, Dieu étant un être infini, il y a en Lui une infinité de degrés de perfection dont Il peut [50] donner la participation à Ses créatures par le moyen de Sa grâce, et tant qu’on est dans cette vie mortelle, on est toujours capable d’avancer dans la perfection et de croître de lumière en lumière autant qu’il plaît à Dieu de Se communiquer. Il est donc nécessaire, selon l’ordre que Dieu tient ordinairement dans la conduite des âmes, qu’Il fasse retourner du sommet de la jouissance dans l’extrémité de sa privation, non pas à la vérité dans le péché, qui n’est propre qu’à souiller les âmes, mais dans toutes les attaques et tous les désordres qu’il met dans les hommes par les combats qu’il leur livre et les doutes et les perplexités où il les met, Dieu permettant tout cela pour le plus grand bien des âmes qui le souffrent parce qu’elles acquièrent par ces nouvelles descentes de nouveaux degrés de perfection et un état plus noble, selon lequel (en remontant vers Dieu au sommet de l’esprit où Il les rappelle pour Se donner derechef à elles, mais plus noblement) elles opèrent plus parfaitement leurs actions conformément à ce nouvel état.
Cette descente ne se fait pas tout d’un coup et, d’une si pleine jouissance de ce divin Objet, on ne vient pas si subitement à en être privé tout à fait : cela se fait par degrés, Dieu retirant peu à peu Sa lumière, qui était l’instrument de cette jouissance, jusqu’à ce qu’enfin l’âme se trouve délaissée à soi-même et dépouillée de tous ses intérêts. Il est vrai que la foi lui demeure toujours, et la charité, qui la tient tout ce temps unie à la volonté de Dieu par sa bonne volonté, qui est ce qui lui reste, car il lui est impossible de s’aider d’autre chose. Encore sa foi est si simple et si nue qu’elle ne fait que subsister ; sa charité n’est pas morte, mais elle lui est si imperceptible qu’il lui semble que tout lui est indifférent et que Dieu est si éloigné d’elle qu’elle ne pourra jamais le recouvrer ; elle attend néanmoins avec patience, se confiant [51] en la fidélité de Dieu pour les Siens, et quand bien même il lui arriverait quelque lâcheté, cela lui sert de poids pour s’approfondir dans l’abîme de son néant où Dieu la veut trouver pour l’élever davantage par une plus grande communication de Sa grâce.
Vous voyez, mon fils, par ce que je viens de vous dire, que l’âme, dans tous ces plus hauts états de perfection, n’est jamais oiseuse [oisive] et qu’au contraire, tant plus elle s’approche de Dieu par Sa grâce, tant plus elle est en état d’opérer plus noblement. Et, de vrai, si elle est quelquefois passive ou dans une sainte oisiveté, c’est seulement pour attendre et recevoir les divines communications, afin qu’en étant remplie, elle opère plus divinement avec elles. Mais de croire qu’il faille se mettre devant Dieu sans rien penser ni dire, ni rien faire non plus que des prières, ce serait s’abuser. Il est fort dangereux encore de se contenter d’un simple souvenir de Dieu en la présence duquel on se met par la foi, et il est à craindre qu’on ne soit bientôt à bout et de ce souvenir et même d’une certaine tendance amoureuse qu’on dit qu’on a vers Dieu en cet état. Je ne veux pas néanmoins condamner cette manière d’agir avec Dieu, mais je vois que tant de personnes ne font autre chose toute leur vie sans avancer ni reculer qu’il est à croire qu’elles ne font pas grand fruit. Et comme naturellement on aime le repos, lorsqu’on se croit assuré qu’on est bien, on s’adonne fort volontiers à cette sorte d’exercice sans penser qu’il y ait autre chose à faire. Et le mal est qu’assez souvent ces mêmes personnes qui, selon ce genre de vie et en vertu de cet état, devraient être mortes tant à elles-mêmes qu’à toutes autres choses, se trouvent dans les occasions aussi vives et aussi pleines d’elles-mêmes que si elles n’avaient jamais fait oraison. Ce qui fait bien paraître qu’elles n’avancent point dans la [52] perfection et que cette conduite est dangereuse.
Le dessein de Dieu par tout ce qu’Il a fait dans les âmes est de les tirer de l’imperfection et de la servitude du péché pour les disposer à l’union avec Lui et à la jouissance de Lui-même, qui est la fin qu’Il prétend et à laquelle nous devons aspirer. C’est pourquoi par tout ce qu’Il opère en nos âmes, Il veut toujours détruire le péché, et soit qu’Il le fasse intérieurement et par soi-même dans le fond de l’âme et dans ses puissances, soit qu’Il le fasse au-dehors par les tribulations et les souffrances, Son dessein en l’un et en l’autre est de nous faire mourir à nous-mêmes et à tout ce qui est créé. De sorte que les âmes qui ne profitent point en cela, quand elles seraient ravies cent fois le jour, il ne leur sert de rien, car il n’y a que la sainteté qui soit regardée de Dieu, et Il nous la donne lorsque avec Sa même grâce, nous mourons aux corruptions de la nature. La sainteté, qui est une participation de la nature divine, élève toutes nos affections et toutes nos inclinations au-dessus de tout ce qui n’est point Dieu et fait que nous ne désirons et que nous ne voulons rien que Lui ; elle nous met en un état surnaturel qui a de la ressemblance avec l’être de Dieu, d’où doit procéder une manière d’agir et de vivre semblable à celle de Dieu. Je dis ceci afin de faire voir la vérité de ce que j’ai déjà avancé, à savoir qu’il ne sert de rien à l’homme qui croit vivre intérieurement et être toujours dans la présence de Dieu, et même qui goûte, il lui semble, les douceurs du paradis, s’il ne s’avance, par les voies de l’abnégation et de la mort de soi-même vers cette vie divine, qui est détachée de tout et élevée au-dessus de toutes les passions humaines et de tout ce qui se peut penser ou désirer qui n’est pas Dieu. Ce qui amuse et trompe plusieurs personnes qui ne voudraient pas avoir manqué à faire leur oraison tous les jours, mais [53] qui se comportent de cette manière que j’ai dite, par une simple attention à la présence de Dieu, demeurant là en repos sans faire autre chose, c’est que, ne se sentant pas sujettes à de grands péchés ni même aux emportements auxquels plusieurs autres sont sujets, et que d’ailleurs leurs consciences ne leur reprochent presque rien, elles se persuadent aisément qu’elles sont et qu’elles font ce que Dieu demande d’elles, et, surtout, ne pouvant plus s’accommoder aux méditations et considérations qui leur étaient ordinaires au commencement de la vie spirituelle et dans lesquelles elles se sont exercées fort longtemps.
Je sais bien que l’on ne doit pas toujours demeurer dans la pratique des méditations quand il plaît à Dieu de nous appeler à la contemplation et à cette union avec Lui, et que plusieurs, qui se sont fort longtemps exercés, se sentent enfin si fort persuadés des vérités qu’ils ont connues et si fort enflammés de l’amour de tant de pratiques chrétiennes et saintes que Dieu est le seul objet pour l’amour duquel elles veulent tout entreprendre pour tâcher de l’atteindre qu’il serait désormais inutile de les contraindre à observer toujours leurs premières méthodes pour s’occuper avec Dieu. Ils le regardent donc en Lui-même comme l’auteur et la source universelle de tout bien et, s’unissant à Lui par amour au-dessus de toute considération et raison, ils demeurent dans une certaine jouissance de Sa divine présence qui assure, réjouit et met en repos toutes leurs puissances. Mais d’autant qu’ils sont encore faibles à soutenir cette façon d’agir avec Dieu, ils doivent renouveler de temps en temps leur attention afin de ne demeurer pas en oisiveté et sans rien faire.
Les âmes font grand tort à Dieu et à elles-mêmes lorsqu’elles ne suivent pas Son attrait [54] intérieur et Ses secrets mouvements par lesquels Il les attire à une manière de vie et d’action plus parfaites que celles qu’elles ont accoutumé, remplies de leur propre industrie naturelle qui les empêche de s’élever au-dessus d’elles-mêmes pour trouver Dieu et s’y unir à Lui très intimement. Mais il est vrai qu’il est aussi dangereux, très dangereux, de vouloir de soi-même s’introduire à ces voies si particulières et si relevées, sans y être appelé ou introduit par Celui même à qui seul il appartient d’ouvrir et de fermer comme il Lui plaît la porte de ce banquet divin : il est bien à craindre qu’il n’arrive de même qu’à l’homme de l’Évangile, qui était entré aux noces sans avoir les habits nuptiaux et les livrées de l’Époux. La raison ou la cause de ce danger est que les personnes qui s’introduisent dans ces voies plus parfaites avant qu’elles n’aient les dispositions pour y pouvoir marcher comme elles le voudraient, [de]viennent en peu de temps languissantes et sans forces ni vigueur, sèches et arides, sans nourriture spirituelle. Ensuite de quoi, elles se plongent dans un chagrin et dans un ennui qui les fait résoudre à tout quitter, ou du moins les fait vivre misérablement sous un poids d’obscurité et de peines épouvantables sans croître ni avancer en aucune manière, mal qui ne vient que de ce qu’elles veulent aller par dessus leurs forces, ou pour mieux dire de ce qu’elles veulent agir avant que d’avoir l’être capable de produire les opérations dans lesquelles elles veulent s’exercer.
Ceci est de telle conséquence que ceux qui tombent en ce défaut se privent des moyens de parvenir à ce qu’ils cherchent et à ce que Dieu demande d’eux, parce que ce n’est pas à l’homme à se conduire ni à choisir ses voies pour arriver à sa fin surnaturelle. C’est à Notre Seigneur Jésus-Christ qui est l’auteur de notre salut et qui a marqué le terme et les [55] voies de la perfection et sanctification de chacun, à les mener par la voie qu’Il leur a préparée ; tout ce qu’Il veut de nous en cela est que nous entrions dans Ses desseins et que nous suivions les routes dans lesquelles Il nous met et nous attire pour arriver au degré qu’Il nous a destiné.
Mais comme on ne peut pas toujours si bien juger de ce que Dieu demande et qu’on craint de se tromper soit, ou pour trop avancer ou pour trop retarder, il faut consulter et suivre les avis des personnes expérimentées et spirituelles qui ont déjà passé par ces chemins, ou du moins se servir encore des livres spirituels qui traitent de ces matières et suivre les conseils que les uns et les autres nous donneront. Et même, lorsqu’on va bonnement et simplement sans rechercher dans l’élévation de ses voies ni son repos propre ni sa propre excellence, quand on n’aurait ni livres ni personnes qui puissent donner les lumières de ce qu’on devrait faire, si on s’abandonnait entre les mains de Dieu, Il ne manquerait pas de faire connaître ce qui serait plus à propos et plus conforme à Sa sainte volonté, car c’est Son affaire. Et pour l’intérieur, Il ne demande que des volontés dépouillées de tous les propres intérêts intérieurs et extérieurs et qui ne veuillent que Le suivre.
Supposé que l’on soit véritablement tiré de Dieu pour quitter la multiplicité soit des discours et des raisonnements humains, soit des autres moyens desquels on s’est servi jusques alors pour se dépêtrer des empêchements plus grossiers de la nature corrompue, après qu’on est venu à bout du désordre des [56] appétits sensuels, du trouble des passions et de l’amour déréglé de soi-même, et qu’on se sent en paix et en état de se pouvoir donner dignement à Sa divine Majesté, il ne faut pas craindre alors d’entrer dans cette pratique de simplicité de coeur, d’esprit et d’exercice, par laquelle on ne va pas à Dieu comme à quelque objet fort éloigné et élevé au-dessus de nous, mais comme à quelque chose qui nous appartient, qui est avec nous et dans nous et à qui nous voulons être entièrement et sans réserve.
Cette manière de vie est bien plus conforme à la vie de Dieu que tout ce que l’on a fait ci-devant et attire beaucoup plus fortement Dieu dans nos âmes, car alors Il commence à prendre toute l’administration spirituelle et intérieure de Sa créature qui le suit du mieux qu’elle peut, tant dans les délaissements, les afflictions et humiliations qui lui viennent de Sa part que dans les saveurs qu’il Lui plaît de lui faire pour la fortifier : si elle fait ce qu’elle doit, elle soutiendra tous ces divers changements sans se changer soi-même et sans troubler sa paix et son repos, car, puisqu’elle s’est toute abandonnée à Dieu, elle se doit rendre et se regarder comme le but de toutes les flèches qu’Il voudra lui envoyer et comme l’objet de Ses desseins et n’en plus former aucun d’elle-même ni sur elle-même, comme n’étant plus à elle. Lorsqu’une âme se trouve dans cette pratique, il y a grand sujet d’espérer qu’elle a les dispositions que désire Sa divine Majesté pour continuer d’accomplir en elle ce qu’Il a ordonné de toute éternité pour sa perfection.
La manière que l’âme qui est arrivée à ce point, doit observer dans son occupation intérieure avec Dieu, est de tendre vers Lui comme très présent et très intime à elle-même sans se former aucune idée ni concept particulier de Sa Majesté, mais remplir finalement sa [57] pensée de Dieu comme de quelque chose de réel et véritable, qui lui est plus présent et plus intime qu’elle n’est à soi-même. Je sais bien que l’on se forme toujours quelque objet qui est comme une expression de la pensée, quoique l’on doive être persuadé que tout ce que l’on atteint par tous ses propres efforts ne peut être Dieu ; mais à mesure que l’on devient plus simple, l’on opère plus simplement, et le terme des pensées est aussi par conséquent plus simple et plus relevé. Et avec tout cela, ce ne sont encore que des efforts et des expressions de la créature qui, aidée et élevée par la grâce, pousse hors de soi, le mieux qu’il lui est possible, ce qu’elle a de meilleur, pour tâcher d’atteindre et d’arriver au souverain Bien qui est sa fin dernière. Mais voyant bien que ce ne sont pas les efforts humains ni sa propre industrie qui la peuvent faire monter à ce point de bonheur, elle se laisse épuiser à force de tendre et d’aspirer vers ce qu’elle aime et devient toujours plus simple dans sa façon d’agir, parce que d’autant plus qu’elle se donne elle-même, d’autant plus elle reçoit de Dieu, qui forme en elle un fond et un état de perfection selon lequel la créature agit aussi plus noblement.
Et il arrive, dans la suite du temps et dans la continuation de sa fidélité, qu’elle se trouve entièrement épuisée de ses propres forces sans pouvoir plus se mouvoir hors de soi ni vers quelque chose qui soit au-dessus d’elle, parce que Dieu a pris une pleine possession de tout son fond et l’occupe toute, en telle sorte qu’elle ne voit plus rien de Dieu hors de soi. Et elle se sent comme s’Il l’avait toute divinisée et pris tout ce qui est de la créature pour la transformer en Dieu, de sorte que toute la vie de la créature est absorbée en celle de Dieu par une grâce qui pénètre tout ce qu’elle est, et devient comme une source de plénitude intimement [58] unie à Dieu et qui fait comme une même chose avec Lui : ce n’est donc plus la créature à proprement parler qui vit de la vie surnaturelle, c’est Jésus-Christ qui vit en elle et qui gouverne tous ses mouvements et qui la met dans la béatitude dès cette vie mortelle.
Les personnes qui se trouvent en état de n’en pouvoir plus, après s’être employées de toutes leurs forces à recouler en Dieu de toute l’activité de leur amour, ne laissent point de se trouver en peine, ne sachant à quoi se résoudre lorsqu’elles arrivent dans le passage de cet état de vie dans un autre si différent dans lequel il leur faut entrer ; car il faut quitter celui de cette simple et amoureuse tendance vers Dieu, mais qui, étant dans l’effort et l’activité de la créature, n’est pas celui que Dieu demande des personnes qu’Il a destinées pour recevoir les derniers témoignages de Son amour dans cette vie. Il y en a donc un autre dans lequel l’âme, étant unie avec son principe et son Dieu, ne fait plus nulle avance de sa part, mais c’est Dieu, son divin Époux, lequel, en qualité de maître, de roi et d’ami, a soin de tout ce qu’elle est et de tout ce qui la regarde : Il la prévient en tout et elle n’a qu’à suivre Ses divins mouvements et s’y rendre fidèle.
Or, sur ce changement de ces vies si éloignées et si différentes l’une de l’autre, il y a un chaos à traverser dans lequel il se trouve fort peu de personnes qui veuillent se jeter et qui osent s’abandonner à ces ténèbres. C’est aussi ce qui fait que peu de personnes parviennent à cette manière de pur amour et d’union parfaite avec Dieu.
Tous ceux et celles qui ont écrit de ce qui se [59] passe dans les âmes qui sont arrivées sur le bord de cet abîme et sur les rivages de la mort, nous en disent des choses si terribles que ce n’est pas merveille que si peu de personnes passent outre ; et encore, la vérité est telle qu’ils ne nous en disent pas la moitié, d’autant que cela se peut bien éprouver, mais non pas exprimer. Une âme qui s’est toute abandonnée à Dieu et de laquelle Il s’est rendu le maître ne peut plus s’en dédire : je sais qu’elle le pourrait par une infidélité non pareille, mais j’entends qu’elle ne le peut moralement après de tels engagements entre Dieu et elle et qu’elle ne le voudra jamais, quelque combat que rende la nature en cette extrémité dans laquelle il faut rendre la vie.
Pour dire quelque chose de ce qui se passe dans une âme que Dieu veut faire sortir de la vie qui se peut encore appeler humaine, parce que l’homme y est encore en sa pleine liberté - il y conduit ses actions par les lumières de sa raison, quoique fort illuminée et remplie de grâces de Dieu qui le portent à agir et à vivre selon le plus parfait degré de sa raison, - et qu’il plaît à Sa divine Majesté de faire entrer cette âme dans une vie plus relevée et plus parfaite, que nous appellerons divine, parce que l’homme n’y est plus à soi-même et y dépend entièrement de la conduite et du gouvernement de Dieu, dans l’immensité duquel il s’est jeté par un abandon général de soi-même et de toutes les autres choses où il pouvait avoir intérêt. Ce qui se fait alors est qu’il est nécessaire que l’homme meure à cette vie humaine, bien qu’elle semble bien parfaite, bien sainte, fondée et établie sur les principes de la grâce. La raison est que jusque-là, l’homme n’a travaillé que pour se regagner soi-même et se rendre maître de soi-même, pour se retirer de la [60] servitude du péché, des sens et des passions auxquelles il était assujetti par un esclavage honteux à sa noblesse, et préjudiciable aux intérêts lésés de la grâce jusqu’alors. Et tous les efforts que l’homme fait pour seconder les opérations de cette grâce se sont terminés dans l’homme à le rendre à lui-même et à le mettre dans un état où il soit véritablement libre pour se donner à qui il lui plaira sans en pouvoir être empêché par ses inclinations déréglées ni par le trouble de ses passions : voilà jusques où il est arrivé, quelque degré qu’il puisse avoir acquis dans ce genre de vie active, qui est pourtant avoir beaucoup avancé, puisqu’on s’est mis dans une disposition prochaine à recevoir la vie divine que Dieu a préparée à ceux qui se sont tellement laissés gouverner à Sa grâce, qui l’ont rendue maîtresse de leur fond et de tout ce qui en dépend.
Dieu n’a pas fait monter l’homme si haut pour le laisser là, ayant encore quelque chose de plus excellent et de meilleur à lui donner, et, à dire vrai, il semble, dans les épreuves par lesquelles Il le fait passer, qu’à peine il est entré dans les premiers principes de la vie spirituelle. Car tout ce qu’il a enduré et toutes les morts qu’il a souffertes, dans tant de combats qu’il a rendus contre les sens et la nature corrompue, ne sont rien en comparaison de ce qu’il faut souffrir avant que d’arriver à la vie qui lui est préparée. Car si on a coupé les branches et le tronc de la corruption humaine, on n’en a pas encore arraché les racines, qui sont demeurées dans les champs et dans le fond, où est, à la vérité, la sainteté et la grâce, mais où elle trouve encore cet empêchement de la propriété de soi-même. Mais comme l’homme ne peut plus presque rien ici et que l’ouvrage qui reste, est presque l’ouvrage de Jésus-Christ seul, qui le doit exécuter par Sa [61] grâce, l’homme ne sera que le patient, mais volontaire, et qui fera aller par tout son consentement pour tirer et jeter dehors ce qui est en lui de lui-même, et, par là, désagréable à Dieu. Pour venir mieux à bout de ce dessein, Dieu, pour ainsi dire, lui liera pieds et poings pour l’empêcher de se remuer et de se mêler de rien que de laisser faire. Dieu veut que cette affaire soit toute Sienne et ne demande de l’homme sinon qu’il le veuille et qu’il en souffre les douleurs pour en avoir le mérite.
Voici comme Dieu se comporte en son endroit : il semble qu’Il agit à la façon d’un ennemi le plus cruel qu’on saurait imaginer ; Il dépouille l’homme de ses lumières, Il le prive du concours sensible de Ses grâces, Il le jette dans des obscurités épouvantables. Les démons ressuscitent les spectres de sa vie passée ou lui en forment de nouveaux ; s’il a vécu dans l’innocence, ses sens, qui ne sont pas morts dans ses racines, pullulent mille rejetons d’impureté qu’ils fortifient par des pensées de même nature et qui le font mourir à chaque moment, ne sachant s’il n’y aurait donné quelque consentement. Les passions, qui ont si longtemps dormi, sont excitées et, par leur tumulte, font du bruit et du désordre à leur tour. La raison et le jugement est comme un soleil couvert des plus épaisses nues, qui ne sert que pour donner quelque ombrage propre à épouvanter par la vue qu’on a de son misérable et épouvantable état. Si le dehors vient aider à augmenter ce désordre (ce qui arrive assez souvent), c’est un surcroît d’accablement, insupportable à une âme qui ne peut recevoir aucune force ni consolation de qui ni de quoi que ce soit : elle ne peut s’élever à Dieu ou, du moins, cela ne lui sert de rien, car les cieux sont de bronze pour elle ; qu’elle prie, qu’elle crie, personne ne l’entend. Tant [62] plus qu’elle veut se remuer, tant plus on étreint ses liens. Elle ne voit et ne sent que sa perte et sa ruine totale. S’il lui reste quelque chose, c’est une petite étincelle de bonne volonté, qui lui fait dire que Dieu fasse tout ce qu’il Lui plaira puisque Il a commencé. Cela n’est néanmoins pas capable de la mettre en repos car toutes choses la poussent et lui font voir qu’elle est la plus criminelle des créatures. Elle ne voit dans toute sa vie, à comprendre même ses actions les plus saintes, que de la corruption et recherche de bien pour elle-même ; toute sa vie lui apparaît avoir été polluée par son amour propre et elle n’y trouve aucune pureté de bien, ce qui la laisse dans une mer d’amertume. Encore ce qui en est dit ici, n’est rien en comparaison de ce qui se passe dans une âme que Dieu veut purifier pour la faire passer dans un état où elle aura une demeure en Lui qui sera solide et assurée et que rien ne pourra troubler.
Mon fils, ne vous étonnez pas des rigueurs que l’amour divin fait éprouver aux âmes qu’Il a choisies pour être le temple de Ses délices. Car lorsque vous aurez connu le bonheur qu’Il leur a préparé, vous avouerez que ces souffrances ne sont rien en comparaison du bien qui les attend.
Mais plutôt voyons de quelle façon l’on doit agir dans une rencontre si affreuse, dans laquelle il semble que ciel et terre, hommes et démons aient bandé tous leurs ressorts pour exercer une âme qui se trouve dans ce passage. Je vous avoue que je ne crois pas qu’on doive fort s’émouvoir ni en haut ni en bas, je [63] veux dire ni vers Dieu comme au-dessus de soi, ni vers soi-même pour voir ce que l’on pourrait faire dans une telle désolation, car l’âme est ici dans un état mourant, et son bien est de seconder l’opération divine en ne faisant autre chose sinon se laisser arracher la vie de toutes parts et de se laisser abîmer dans une perte générale de tout et principalement de soi-même. Il n’y a donc rien à faire qu’à mourir, ce qui est beaucoup faire, puisque tant qu’il y aura le moindre filet de propre vie, l’on ne sera point dans l’état que Dieu demande pour ressusciter une âme dans le pur Esprit de Sa grâce et de Son pur amour. C’est pourquoi il arrive presque toujours qu’il faut retourner plus d’une fois dans ces états de peine et de purgation si extraordinaire, d’autant qu’il se trouve très rarement des personnes qui puissent soutenir tout d’un coup des épreuves si rudes, et qui puissent ou veuillent tout abandonner dès la première fois pour se laisser posséder et pénétrer de la grâce qui fait tout ce saint négoce, et de lui laisser une telle domination, et si absolue qu’il ne reste plus rien en elle de la corruption ancienne et des restes du péché.
C’est un abîme impénétrable que ce passage de la mort spirituelle, qu’il faut néanmoins traverser pour arriver à une vie qui n’est plus sujette à la mort, car lorsqu’on croit être mort à tout et qu’on s’est dépouillé de tout, il faut recommencer. Ce n’est pas assez d’avoir vaincu le mal et les mauvaises inclinations et habitudes qui nous détournent de Dieu, il faut de plus se dépouiller même des bonnes en tant qu’elles viennent de nous et qu’il y a quelque chose de la créature. Il faut que, comme dit saint Paul : mortale [64] hoc absorbatur a vita221, c’est-à-dire qu’il est nécessaire que tout ce qui reste d’humain en nous soit englouti par la vie divine et que la source et les principes de notre vie et de nos actions soient toutes pénétrées de la grâce, qui, étant une participation de la nature divine, nous fera désormais être et opérer divinement et non plus dans cet état : quoique ce soit nous qui agissions, nous agissons non pas par nous-mêmes, mais par cette grâce qui est en nous comme une forme qui nous donne un être surnaturel et fait que toutes nos puissances peuvent agir surnaturellement.
Mais pour venir à un tel dépouillement dans lequel il semble que la nature perde, s’il semble [semble-t-il], sa propre substance et sa vie ordinaire, on ne saurait croire la peine qu’il y a : les douleurs qu’il faut souffrir sont inexplicables ; je ne crois pas que les agonies de la mort corporelle soient plus rudes ni plus affreuses avant qu’on puisse faire entrer une âme dans ces agonies. Il faut y retourner mille fois et y mettre plusieurs années, quoique Dieu, de Sa part, ne manque pas à travailler pour la réduire à cet état. Il lui envoie des humiliations de la dernière épreuve, Il la met à sec, Il rappelle l’abondance de Ses douceurs, Il frappe de toutes parts et fait frapper par des causes étrangères. Il renvoie une pauvre âme jusques au centre des misères : elle se voit et se sent en pire état que celui du néant, toutes les ordures du péché lui passent par-dessus la tête. Et tout cela n’est que pour la faire venir à ce point qu’elle soutienne d’être réduite au néant dans sa vie, dans son estime et dans sa volonté, et qu’il n’y ait rien plus au monde à voir ni à vouloir pour elle, ni qu’il n’y ait même rien à faire qu’à courber ses épaules sous le joug, c’est-à-dire toutes ses puissances sous la puissante main de Dieu. [65] Qu’elle laisse faire cette main à son égard tout ce qu’il Lui plaira dans le temps et dans l’éternité sans vouloir plus se mettre en peine de soi-même ; qu’elle ne regarde plus rien pour soi, mais suive seulement les ordres qui lui sont donnés et accepte tout ce qui arrive, au-dedans et au-dehors, comme des effets et des manifestations de la divine Volonté ; que cette Volonté soit le seul objet qu’elle aura désormais en vue en tout ; Sa richesse, c’est tout son trésor, sa vie et tout son bonheur. Voilà ce que c’est que mourir et être mort à soi-même. Mais qui en voudrait expliquer toutes les mesures et en prendre les longueurs, les largeurs et les profondeurs, il faudrait des volumes entiers : je me contenterai d’en avoir ce petit échantillon pour le point222, puisque aussi bien il en faut presque toujours dire quelque chose dans la suite du discours de la vie surnaturelle que l’âme qui a passé ce détroit, acquiert dans la possession de la grâce, qui est en elle le principal agent.
Vous pourrez me demander comment une âme qui ne prend et ne pense à autre chose qu’à se donner toute pour être toute possédée de Dieu, est si longtemps à arriver à ce Bien, puisqu’elle accepterait mille morts pour être assez heureuse d’y parvenir. La raison en est que non seulement l’âme doit être mise et portée dans cette mort par la grâce comme une cause externe, mais aussi il faut qu’elle se donne elle-même la mort activement et que sa volonté et son opération fasse[nt] ce coup. C’est la rigueur des rigueurs quand on en vient au fait et à l’épreuve, car de mourir par la main d’un autre, on le peut supporter, mais de se tenir ferme comme dans un feu dévorant qui vous consomme peu à peu, et qu’il faille le vouloir et s’y attacher soi-même, il ne se trouve que très peu de personnes assez [66] fermes pour une telle épreuve. Tous voudraient bien venir à cette belle vie où l’on ne vit que de Dieu, mais on ne peut pas sauter là sans passer par le milieu de ce purgatoire. Il faut mourir pour posséder Dieu : nemo videbit faciem meam et vivet223.
Ce n’est pas qu’il n’y ait du plus et du moins dans ces épreuves parce qu’il y a divers degrés de grâces que Dieu donne selon qu’il Lui plaît et selon les degrés de perfection et d’union auxquels Il appelle les hommes, mais toujours il faut mourir si on veut consommer cet ouvrage. Il est vrai que ceux qui s’abandonnent de bonne heure aux conduites de la grâce, entrent plus facilement dans cette perte que ceux qui se veulent trop aider et qui y mettent du leur et de leur industrie. Car ces derniers veulent voir où ils en sont et où on les mène et, comme il faut passer par des chemins inconnus et dans des obscurités merveilleuses, ils ne peuvent consentir à se laisser conduire sans savoir où on les mène et sans connaître les chemins. C’est ce qui fait qu’il faut que Dieu Se serve de tant de manières d’exercices pour leur faire anéantir cette propriété et cette réserve qu’ils font d’eux-mêmes, voulant prendre part à tout ce qui se fait en eux. Tant que cela sera ainsi, ils ne pourront jamais entrer dans le repos du Seigneur, ni goûter le bien de la paix qu’Il donne aux âmes qui ont volontairement tout perdu pour Son amour.
Les personnes qui sont dans ce rang et qui connaissent ce qu’il faut faire, qui le voudraient bien faire aussi, mais qui ne se sentent pas assez fortes pour soutenir l’effort d’une telle mort, doivent attendre avec patience, ainsi que le paralytique de la piscine probatique224, jusques à ce que le Fils de Dieu les porte et les pousse dedans par Sa grâce. Cependant, qu’elles fassent [67] toujours du mieux ce qui dépend d’elles pour mourir au moins en tout ce qu’elles peuvent et qu’elles s’humilient profondément dans la vue de leur faiblesse et de leur peu de courage. Car, encore que Dieu ne leur fît cette grâce de mourir à elles-mêmes que vers le temps de leur mort naturelle, elles seraient toujours assez heureuses d’être arrivées en mourant à la fin qu’Il leur avait destinée.
C’est une demande que fait le saint homme Job : homo nudatur atque consumptus ubi quaeso225 ? Qu’est-ce que devient l’homme qui est dénué de tout et tout consommé et perdu ? A répondre mystiquement et selon la vérité, un tel homme n’est plus ni pour soi ni pour les autres : non seulement il n’a plus rien, mais il ne peut plus rien vouloir pour soi : que voudrait-il puisque toutes les créatures ne lui sont plus rien et qu’il ne veut Dieu que pour l’amour de Lui-même et par pure complaisance à Son bon plaisir ? Je vois bien que vous voulez me demander où il est donc et ce qu’il fait, où il vit et de ce qu’il vit. Je vous dis que cet homme anéanti est comme retombé dans son premier principe, qui est d’une part le néant, et de l’autre la main toute-puissante de Dieu, qui le tire de son néant pour lui donner l’être naturel qu’il a, et qu’il y demeure toujours soutenu par cette même main et par l’influence continuelle de la Volonté divine, qui fait subsister toutes les créatures auxquelles Il a donné l’être. Cet homme, dis-je, qui est mort à soi-même par les opérations de la grâce et par la fidélité qu’il a eue dans une infinité de combats, a confié tout ce qu’il avait à Jésus-Christ, notre [68] Rédempteur, [et] se trouve heureusement entre les mains de son premier Auteur. Il est comme un enfant prodigue entre les mains de son père, après avoir consommé toute sa substance, son être naturel et tous les trésors des grâces que Jésus son sauveur lui avait méritées et données.
On lui redonne non pas sa première innocence, mais un état et un fond de grâce au moyen duquel il reçoit une vie nouvelle et toute divine, qui n’a plus rien des vies précédentes, lesquelles avaient toujours été mêlées de l’impur et de l’amour-propre qui se trouvait parmi le bon grain des vertus et de l’amour de Dieu. Cette nouvelle régénération élève l’homme à un tel degré d’excellence qu’il ne vit et n’agit plus qu’à la façon de Dieu, duquel il est tout pénétré, d’autant que c’est Dieu même qui, par Sa grâce, opère tout en cet homme et par cet homme, quoique tout paraisse être fait humainement par lui comme il l’est en effet, Dieu S’accommodant à la façon de l’homme, voulant seulement être le premier principe de sa vie et de ses actions. Pour répondre encore à cette question : où est l’homme qui s’est perdu en Dieu en s’abandonnant tout à Lui ? disons de plus qu’il est retourné en Dieu, Lequel il a trouvé aussitôt qu’il a eu tout quitté et qu’il est entré dans cette perte totale : Crede Deo et recuperabit te226 . Quiconque peut entrer dans ce degré de confiance en la fidélité de Dieu pour se perdre en Lui, Dieu le recouvre et lui redonne, dans une plus parfaite liberté, le centuple de soi-même et de tout ce qu’il avait quitté de meilleur pour le suivre dans Ses voies inconnues.
L’homme qui est ainsi retourné spirituellement dans son premier Principe par grâce et par amour, devient tout renouvelé et expérimente en soi, je dis même, dans toute son humanité, une rénovation et [69] réformation en toutes choses, non pas que tout soit tellement changé et si fort pénétré de la grâce qu’il n’y ait plus rien à faire, car il y a toujours à purifier durant qu’on est dans cette vie, mais il est vrai que les principes de sa vie humaine et morale et les puissances de son âme se trouvent dans un état où elles ne reçoivent d’autres inclinations ni d’autres mouvements que ceux que Dieu lui donne pour le faire tendre à Lui comme à son souverain bien et sa dernière fin.
Ce n’est pas que, s’ils ne prennent garde aux surprises des sens, qui sont toujours attirés des passions et émus par leurs propres objets, il ne fût quelquefois attrapé dans leurs pièges, surtout lorsque l’âme est vide des attraits divins et qu’elle ne sent et n’expérimente rien que sa propre misère, ou lorsque Dieu la laisse entre les mains de ses ennemis qui l’exercent admirablement, remuant en elle tout ce qui est capable de la détourner de sa fin, et même de l’attacher aux créatures ; et alors la tempête est si grande qu’elle cache toutes les lumières de la raison et celles de la grâce et que tout est en désordre : chaque inclination tire de son côté et l’imagination, qui sert aux ennemis comme de premier mobile pour tourner tout à leurs desseins, est toute pleine de ce qui déplairait à Dieu si la volonté de l’homme y descendait pour prêter son consentement. D’où vous pouvez juger en quel danger et en quelle faiblesse l’âme se trouve dans ces rencontres, dans lesquelles elle est réduite à ne voir et à n’avoir plus rien qu’un certain fonds de bonne volonté, par laquelle elle soutient toutes ces misères sans les vouloir et sans les approuver autrement que dans la volonté de Dieu, qui tient l’âme en Ses mains durant ces tempêtes et la fait passer à travers des abîmes, des objets, des périls sans qu’elle en soit souillée, [70] du moins si elle est fidèle comme je le suppose.
La vie d’une âme en cet état doit être toute en l’abstraction de tout ce qui est au monde et elle ne doit plus rien voir pour elle hors de Dieu, car tout le reste, pour saint qu’il puisse être, ne lui sera qu’un piège, si ce n’est que cela lui [deux mots illis.] par un ordre spécial de Dieu ou par le ministère de ceux à qui elle doit obéissance. La raison est qu’elle ne doit avoir aucun mouvement ni aucun dessein pour quoi que ce soit qui lui soit propre, puisqu’elle s’est entièrement abandonnée au gouvernement divin, et de [que] tout ce qui se fait au-dehors et au-dedans d’elle lui doit être bon, excepté le péché. Il arrive qu’après mille révolutions intérieures et mille renversements qui viennent par les opérations de Dieu dans l’âme, ou par l’exercice des démons, ou par la malice des hommes, elle se trouve enfin dépouillée de tout, la grâce ayant fait son ouvrage parmi tous ces renversements dans la volonté humaine, qu’elle a purifiée par toutes ces épreuves qu’elle a reçues de toutes parts et qui lui ont fait vider ce qu’elle avait de propre et, la réduisant dans sa pure nudité et pauvreté, l’a rendue capable d’être transformée en Dieu pour ne faire plus qu’une même chose avec Lui et ne vouloir plus que ce qu’Il voudra.
Il est vrai que si ce changement, ou plutôt cette transformation est telle que je le suppose, il ne faut plus chercher la volonté de l’homme en lui car elle n’y est plus, car elle est en Dieu où il vit, non plus lui, mais c’est Dieu qui est sa vie et son tout. Il n’a et ne veut plus que Lui, qu’il possède comme dans un repos éternel, d’autant que rien ne le saurait troubler, ni le détourner de Dieu, puisque sa volonté est toute remise à Dieu. [71]
Je sais bien que l’homme n’arrive à cette bienheureuse mort qu’après avoir combattu plusieurs années et souffert des agonies si étranges qu’on ne le saurait croire qu’après les avoir expérimentées. Saint Paul nous en fait l’expression en peu de mots qui nous font bien voir les douleurs inconcevables qu’il y a à souffrir puisqu’il faut que l’âme se sépare et s’arrache de son propre esprit et que cette division pénètre jusques à la moelle. Cela ne se peut pas faire tout d’un coup à cause de la faiblesse humaine. Et les opérations que Dieu fait dans l’homme pour le réduire à ce point, le plongent plusieurs fois dans les abîmes de mort et de perte de lui-même, jusques à ce que la vertu de ces opérations ait pénétré jusques au fond de son être où est la racine de tout le mal. Et c’est aussi dans ce fonds que se sentent des angoisses presque infinies parce qu’il semble qu’on arrache l’âme de là et qu’on lui ôte sa propre vie. Or, il est vrai qu’on lui ôte cette vie de corruption, qui est la source de l’amour-propre, et c’est pour lors qu’elle se trouve toute seule et dénuée et dépouillée de tout, parce que Dieu ne l’a pas encore revêtue de la nouvelle vie qu’Il lui a préparée.
Cet état de nudité et de dépouillement dans lequel l’âme se trouve lui est comme un enfer, qui la prive du pouvoir de tendre et de s’avancer vers sa dernière fin. Elle se sent incapable de s’élever vers son souverain Bien par aucun effort d’elle-même, toutes ses puissances lui semblant desséchées jusque dans la racine, et il ne lui reste qu’un désir et une faim de Dieu qui la dévore sans la pouvoir satisfaire par aucune [72] industrie. Mais Dieu qui ne l’a réduite en cet état que pour la rendre digne de Lui, ne demande autre chose d’elle, sinon qu’elle suive Ses desseins en ne faisant autre chose que seconder Son opération, qui allume en elle ce feu par ce désir de Dieu afin de la consommer. Elle ne doit donc faire autre chose que soutenir cet effort de se voir brûler et consommer dans ce feu divin qui n’a pas pour le présent les douceurs de l’amour, mais qui en a tous les effets, car il détruit dans l’âme jusques au fond tout ce qui contrarie l’amour divin, et c’est son premier effet, ce qui ne se peut exécuter sans faire souffrir de grands maux à l’âme par la séparation de tout qui s’était uni à elle, et qu’elle retenait et regardait comme les principes de son bonheur. C’est ce fond de l’amour-propre qui s’était comme identifié avec elle, en telle manière que tout ce qu’elle faisait ou de bien ou de mal était toujours infecté du venin de ce principe.
Après que ce feu a pénétré jusques à ce fond de l’âme et l’a purifiée, Il S’unit à elle comme principe d’une vie divine qui ressuscite toutes ses puissances et les met en disposition d’opérer, non plus par elles-mêmes ni par le principe naturel, mais par la vertu de ce principe surnaturel qui est la grâce et l’amour, lequel, ayant donné à l’âme un être tout nouveau, insuffle dans toutes ses puissances une vertu de nouvelles opérations surnaturelles, divines et conformes à cet être surnaturel. Or pour venir à cet état, il a été nécessaire de réduire l’âme dans ce néant d’elle-même, et dans cette impuissance de rien faire, ni de s’élever par aucune opération qui fût sienne vers Dieu, son unique bonheur. Elle a été même privée de cette vertu de s’élever vers Dieu et ne lui restant que ce certain feu dévorant, qu’elle [73] sentait au fond d’elle-même comme une faim insatiable qui ne pouvait être satisfaite que par la plénitude de Dieu, lequel néanmoins n’y paraissait ni au-dessus ni au-dessous d’elle, jusques à ce que Dieu ayant consommé tout ce qui lui restait de propre vie, de vue et de sentiment, elle trouve qu’en même temps qu’elle a été dévorée, ce feu s’est changé en principe de vie pour elle, et la fait renaître en Dieu, où elle se trouve et se sent comme si elle n’était plus elle-même. Elle se voit subsister en Dieu par cette divine et secrète vertu qui a pénétré et transformé le fond de son être : Il a pénétré toutes ses puissances, et même jusqu’aux organes du corps, dont il faut qu’elle se serve pour exercer ses opérations plus divines qu’humaines.
Je vous ai fait voir en abrégé les détroits par où il faut passer avant que d’arriver à ce point de bonheur que de trouver sa vie en Dieu et de ne vivre plus que de Lui. Maintenant que j’ai commencé à vous entretenir de cette rénovation de l’homme dans l’état de la grâce qui est la maîtresse en son âme et qui en possède toute la conduite, il faut que je vous dise la manière de se bien comporter dans le commencement de cette nouvelle vie, ce qui vous sera d’autant plus nécessaire qu’étant proche de la dernière union avec votre fin bienheureuse, il vous est de la dernière importance de ne vous écarter de la voie que vous devez tenir pour parvenir au bout de ce dessein et pour atteindre au terme auquel la grâce de Dieu vous attire.
Je vous ai dit que, jusque-là, les opérations de Dieu dans votre âme n’ont point eu d’autre fin que de lui ôter tout ce fond de propriété qui faisait qu’elle s’attribuait toutes choses et qu’elle se recherchait dans ses meilleures et plus saintes [74] actions, et que, pour cela, il a fallu que la grâce l’ait réduite et plongée souvent dans son néant, quelquefois par des tentations horribles, qui faisaient qu’elle se voyait elle-même plus noire et plus méchante que les démons, et d’autres fois par des calomnies affreuses de la part des hommes qui la faisaient voir telle aux autres, quelquefois par des peines intérieures qui lui ont été comme un petit enfer, ou, enfin, assez souvent par toutes ces afflictions ensemble, qui l’anéantissaient jusques au plus profond d’elle-même et jusques au dernier point de son néant. Tout cela s’est fait afin de la purifier tellement de toutes les inclinations par lesquelles elle avait encore quelque penchant à aimer et vouloir quelque chose en propre et pour soi-même, qu’il ne lui en restât plus aucun vestige, et qu’étant rendue à elle-même et toute libre dans un entier dégagement de tout, elle peut sans empêchement reprendre une nouvelle voie pour aller à Dieu, son unique et souverain bien, Lequel S’étant rendu le maître par toutes ces inventions amoureuses, l’attire et l’élève à Soi dans une vie aussi relevée et excellente que celle où le péché l’avait tenue autrefois était basse et digne de tout mépris. Et alors, au lieu de l’approfondir, pour le dire ainsi, et la replonger en elle-même comme Il faisait en l’état précédent, Il l’élève et l’attire en haut par divers degrés d’élévation et de clarté en clarté, selon l’ordre et les degrés de communication qu’Il lui fait de Ses grâces, et aussi selon la disposition qui est en elle pour recevoir Ses divines impressions.
La grâce, quoique victorieuse dans l’âme, n’a pas encore toute son étendue dans ce commencement, et il semble qu’elle s’y tient comme cachée sous la cendre de cette destruction du péché et de l’amour-propre qu’elle vient de consommer, et quoique son [75] opération, qui jusqu’ici s’était employée à détruire le mal, commence maintenant à édifier et à donner à l’âme une vie toute opposée à celle du péché qu’elle a détruite, quoiqu’elle ne demeure plus aussi dans l’âme comme une chose morte et sans action, et qu’au contraire elle commence à la faire revivre et à ranimer toutes ses puissances pour produire par elles des actions dignes de Dieu et de son nouvel état, il faut néanmoins vous tenir sur vos gardes, et tous vos efforts doivent être à vous rendre attentif à suivre ce nouvel état, qui est surnaturel. C’est-à-dire que vous ne devez plus rien laisser prendre ni dérober à la nature, laquelle, quoique vaincue, a toujours mille portes et mille détours pour regermer, pour sortir au-dehors et s’épancher vers les choses qui peuvent flatter votre appétit et vos inclinations, à qui on se laisse d’autant plus facilement tromper que les choses qui paraissent assez licites, si on ne se tenait dans une fidélité inviolable à ne se détourner pas d’un seul point, volontairement, sur quelque matière que ce soit, pour suivre le mouvement de la nature, à faute de quoi on se trouvera bientôt fort écarté de sa route ; et les ténèbres venant peu à peu à obscurcir l’entendement, il sera très dangereux de décliner vers227 les objets plus nuisibles.
C’est pourquoi il vous est important de bien savoir que cet être et état surnaturel, par lequel vous avez votre demeure et comme votre domaine en Dieu, est fort différent de l’état de ceux qui sont, à la vérité, dans la grâce, c’est-à-dire qui ne sont pas en péché mortel, mais qui n’ont point passé par ces épreuves : l’âme doit connaître et ressentir qu’elle y a été purgée, non seulement du péché actuel, mais [76] encore des mauvais effets que le péché laisse après soi dans les âmes où il a [une] entrée, et outre cela, que cette grâce (si l’homme a secondé ses opérations) la purifie des restes du péché originel, et ôte de lui les racines du mal qui reproduisent toujours en nous certaines secrètes propensions à nous rechercher nous-mêmes dans tout ce que nous faisons et voulons de meilleur. Et enfin cette grâce a tout pénétré et revêtu la substance de l’âme comme d’une forme qui lui a donné un être tout nouveau et une nouvelle nature, et l’a unie immédiatement à Dieu, cette grâce étant une vertu et un lien que Son amour a trouvé pour nous élever à Lui par-dessus tous les efforts humains et d’une manière toute divine.
D’autant que l’homme ainsi établi dans ce nouvel être de grâce et purifié comme de la corruption de la nature, ne peut se détourner tant soit peu de Dieu, son seul objet et sa fin bienheureuse, sous quelque prétexte que ce soit, qu’il ne fasse un très grand préjudice, parce que cet état duquel Dieu l’a honoré demande de lui des opérations qui soient conformes à cet être. Et comme c’est Dieu, par Sa grâce, qui l’a donné à l’homme afin qu’il puisse atteindre à Sa Majesté, qui est sa fin, Il demande que l’homme n’ait de vue ni de vie que pour Lui, qu’il n’ait autre objet que Lui, autre mouvement que vers Lui, en un mot qu’il soit tout à Lui, âme, vie, puissances, corps et tout ce qu’il est, de même que de Sa part Dieu est tout donné à lui.
L’homme qui est mort à tout ce qui est hors de Dieu ne doit rien prendre hors de ce fonds pour soutenir et entretenir sa vie cachée en [77] Dieu avec Jésus-Christ, ainsi que dit saint Paul : Mortui estis et vita vestra abscondita est cum Christo in Deo228 : il n’a donc plus rien à voir ni à prendre hors de là, et quoi que ce soit du dehors ne le doit atteindre ni toucher, s’il est fidèle à se tenir dans les bornes de son état. L’âme, qui est douée d’une nouvelle vie, ne prenant plus rien de tout ce qui est hors de Dieu pour sa nourriture, doit chercher en Lui ce qui lui est nécessaire, et, comme Dieu S’est uni à elle en qualité de principe et de source de vie spirituelle, ne faisant avec elle qu’une même chose, Il l’élève et lui donne la capacité de produire avec Lui des actions de vie surnaturelle et divine de la manière qu’Il les produit en Soi-même, avec cette différence que celles de la créature sont finies et accommodées à la mesure qu’elle a reçue de la participation de la nature divine et que celles que Dieu produit en Lui sont infinies et sont Dieu même.
Ainsi la vie de l’âme ne peut être que dans la connaissance et dans l’amour, comme la vie de Dieu même en Lui, dont les divines opérations aboutissent aux deux termes, l’un de la connaissance et l’autre de l’amour : si elle n’a donc rien à prendre au-dehors, sa vie doit consister seulement à connaître et à aimer Dieu. Pour Le connaître, il faut qu’Il soit présent à son entendement, et pour L’aimer, il est aussi nécessaire qu’Il soit uni à sa volonté : elle ne doit donc plus regarder Dieu comme séparé d’elle, mais comme une plénitude de lumière et de bien, qui lui est plus intime qu’elle-même et qui la remplit de Sa présence, et lui est un principe de vie qui la fait subsister et agir, lequel elle ne regarde plus comme quelque chose de séparé ni au-dessus d’elle, mais comme une même chose, de sorte [78] qu’en cette manière cette âme jouit du bien même de Dieu et de Sa même félicité, à la façon néanmoins de créature ; mais enfin, elle est pleine de contentement et ne peut rien désirer au-delà que la béatitude du paradis, où elle verra à découvert ce qu’elle ne goûte et n’expérimente que sous des voiles et des espèces qui lui cachent la face de Dieu.
Ce qui fait voir ce que j’ai dit au commencement, que l’âme ne doit recevoir sa vie que de Dieu, Lequel lui étant plus intime qu’elle ne l’est à elle-même, elle ne peut et ne doit prendre ni recevoir de vie que dans Dieu, qui en est le principe, l’objet et la fin, et qui fait comme une même chose avec elle pour produire avec elle une même vie et les mêmes actions.
Dieu pourrait bien, si c’était Son plaisir, rendre l’homme tout à fait saint par Sa grâce en même temps qu’Il lui en ferait la première communication et le rendre capable dès cet instant de produire des opérations conformes à cet être de sainteté, mais Sa divine Majesté, Se voulant accommoder à la façon et à la faiblesse humaine, qui ne peut tout d’un coup se donner entièrement à toute l’étendue de la grâce, lui donne premièrement l’entrée et l’établissement dans la grâce, et ensuite de l’être, lui donne la vie et les opérations qui lui sont convenables. Mais [79] Il ne lui donne pas encore cette vie dans toute la plénitude qu’elle doit atteindre dans la parfaite et réelle union avec Lui, car c’est là seulement que l’homme peut dire : Sanabor cum apparebit gloria tua229. Ce n’est pas pourtant qu’à l’heure même il voit Dieu clairement, mais il est tellement rempli et tellement imbu de Sa présence réelle qu’il n’a rien plus à désirer en ce monde.
Or, avant qu’il remonte à ce point de bonheur, il faut qu’il passe par plusieurs degrés de lumières et d’expériences où il souffre de nouvelles purgations. Ou, à mieux dire, comme son esprit est naturellement restreint en lui-même et n’a de son chef aucune force pour pouvoir s’élever à son bonheur, il reçoit par les opérations divines une plus grande étendue et devient plus simple et plus propre à recevoir les infusions divines, et [ce] qui se peut appeler purgation, parce qu’il y a toujours à mourir par tout et en tout temps, d’autant qu’on y peut toujours recevoir par la grâce de plus grandes étendues qui réparent les défauts de notre nature et la vident de quelque imperfection ; mais ces morts sont si douces, si délicates et si subtiles230 qu’on ne s’en aperçoit qu’au moment qu’il les faut souffrir : on peut appeler cette espèce de mort la mort des justes, qui sont déjà ressuscités avec Jésus-Christ de la mort du péché, qui ont souffert encore la mort de leur être propre, et qui meurent pourtant tous les jours davantage, parce qu’ils ne font plus que s’enfoncer et s’abîmer de plus en plus en Dieu jusques à ce qu’ils y soient tout perdus et si transformés en Lui qu’ils n’aient plus d’autres mouvements que les Siens, d’autres vues ni d’autre volonté que la Sienne en toutes les manières qu’elle se fera connaître. [80] Dans ce commencement d’être nouveau et d’établissement en Dieu par la grâce, l’homme sent et expérimente son fond tout renouvelé, et il se sent tout rappelé comme dans le plus profond de lui-même pour y jouir du bien qu’il y possède et de la liberté qu’il a reçue en Dieu par la destruction des deux captivités du péché et de l’amour-propre.
Il ne pense pas encore à s’élever au-dessus de soi parce que, dans ce fond de son âme, il est tout rempli de la présence divine, quoique ce ne soit pas par manière d’objet qu’il en jouit, mais par manière d’être et de principe : il est fait une même chose avec Lui. Cette vue ou expérience par laquelle l’homme se sent réuni à Dieu comme à son premier principe le comble d’une joie indicible et lui fait oublier toute autre chose, l’arrêtant à jouir du bien qu’il possède. C’est à lui à prendre garde de ne point empêcher ou diminuer l’opération de Dieu en voulant l’aider et faire quelque chose par son industrie et par ses propres efforts, car s’il y a temps auquel on doive tout faire cesser en soi et demeurer en repos, c’est en celui où Dieu veut être le maître et l’auteur de tout le bien que reçoit Sa créature . Ce n’est pas que l’on soit dans un repos ou oisiveté inutile, sans vie et sans action : au contraire, on agit pour lors de l’action de Dieu en nous et on est, par Lui, tout en action vers Lui, c’est-à-dire tout plein d’amour et de connaissance expérimentale qui vient de Dieu comme principe et cause efficiente principale, et de l’homme qui produit la même action avec Lui, pour Lui et en Lui. Ce que vous devez remarquer pour savoir qu’en quelqu’état de degré de perfection [81] qu’on soit, de même qu’on n’est jamais sans vivre, on n’est aussi jamais sans action.
Cette question a toujours été grande dans la théologie mystique et même scolastique, mais pourtant résolue par plusieurs très doctes et très saints personnages, qui ont dit ce que c’est que ce divin silence, et prouvent leur doctrine par l’Écriture sainte et par les docteurs de l’Église, [ce] qui me dispense de m’arrêter longtemps à en parler. Il en faut pourtant dire quelque chose qui pourra peut-être servir à ceux qui liront cet écrit.
Il est certain que l’homme a sa manière d’agir naturelle et humaine vers un objet et une fin ainsi que toutes les autres créatures ; l’objet et la fin de l’homme, ainsi que nous avons dit, n’est autre que Dieu, qui est la première vérité et le souverain bien dans la possession duquel consiste le dernier accomplissement de la créature raisonnable ; mais, si elle ne Le possède pas selon ce qu’elle en peut atteindre par ses forces et actions naturelles, sa félicité ne peut être parfaite, puisqu’elle ne remplit pas sa capacité et laisse l’homme dans la recherche, dans l’inquiétude et dans l’indigence. Pour lui donner donc une fin qui soit proprement sa dernière fin et sa béatitude, Dieu lui a donné des états au-dessus de celui de la nature, qui sont l’état de la grâce et celui de la gloire, dans lesquels néanmoins il faut que ses facultés naturelles arrivent à cette fin, mais élevées [82] et fortifiées par un secours surnaturel. C’est pourquoi, dans cet état, quoique surnaturel, de la grâce, il faut agir humainement. C’est pour cela que l’on enseigne à tous ceux qui se veulent donner à Dieu d’employer toutes les puissances de leur âme à rechercher cette bonté souveraine, à se convaincre de son amour et à se consommer et épuiser dans des efforts de recouler en Dieu par amour, mais après s’être exercé longtemps en toutes sortes de méditations et considérations sur tant de sujets que nous avons d’être à Dieu, tous, et de nous redonner tous à lui.
Et, en suite [à la suite] des lumières qu’on a puisées dans cet exercice d’avoir fait suivre la volonté dans tous les mouvements d’amour et de soumission qu’on a pu, on vient enfin à n’en pouvoir plus et à ne tirer plus aucun goût ni profit de tous les exercices qui ont fait autrefois nos délices spirituelles : on ne peut plus faire aller la raison dans tous ces sujets d’entretien qui l’avaient si bien occupée, et la volonté, qui sent en elle quelque secret instinct qui la rappelle au-dedans sans savoir à quoi ni comment. On se trouve en peine de se résoudre et de savoir quelle voie on doit prendre et ce que Dieu désire. Et c’est alors qu’il faut commencer à quitter cette façon naturelle de raisonnement de laquelle je viens de parler. Quoiqu’elle ait été bonne en son temps et fort utile à l’homme pour s’avancer vers Dieu, néanmoins, puisqu’il est appelé à un genre de vie plus relevé, il ne doit pas faire de difficulté de quitter le premier, toujours néanmoins par le conseil de quelqu’un qui sache ce que c’est, pour entrer dans une manière, et de vie et d’action, plus parfaite. L’homme donc n’agira plus dorénavant en homme. Mais sa manière [83] d’agir sera toute simple et approchante de la façon d’agir des anges, lesquels agissent simplement sans discours et sans raisonnement. Ce changement se peut en quelque façon appeler inaction, repos ou silence à cause que l’homme a quitté sa manière d’agir naturelle et humaine et qu’il opère par de plus hauts principes de ce don du Saint-esprit qu’on appelle sapience, c’est-à-dire goût et saveur des choses divines. L’âme trouve alors en elle-même les lumières qu’elle cherchait au-dehors dans ces commencements : elle s’en trouve remplie sans les aller chercher plus loin et elle fait sa nourriture de sa félicité.
Il arrive encore qu’outre cette simple manière de vie, Dieu opérant en l’âme de plus grandes merveilles et Se voulant donner à elle Lui-même en jouissance réelle, après avoir consommé toutes ses forces actives dans cette simplicité de vue et de vie, la fait expirer en Lui et vit en elle d’une manière si admirable et si divine qu’on ne peut la concevoir que par l’expérience : Il lui ravit sa propre vie et lui donne la Sienne autant que la créature est capable de la recevoir, et pour lors elle cesse de vivre même de cette vie simple et angélique, et c’est ce qu’on appelle inaction et silence.
Ce qui fait que plusieurs n’entrent point dans ce repos du Seigneur et que les autres sont si longtemps sans y pouvoir entrer, c’est qu’ils ne peuvent et ne veulent pas quitter cette simple vie pour entrer dans les ténèbres de la mort par laquelle il faut passer pour voir et jouir de Dieu : Sa divine Majesté, pour les y faire entrer, les y pousse et les porte à faire cesser leurs efforts, mais comme il n’y a rien de plus terrible à la nature que de suivre ce dernier pas, il y en a fort peu qui le fassent et passent outre. Voyez de [84] qui nous parlons : ce sont des personnes élevées presque au dernier degré de la perfection ; néanmoins elles ne peuvent entrer dans l’abîme de Dieu tant qu’elles agissent d’elles-mêmes et qu’elles veulent voir par où elles marchent, ce qui fait qu’elles ne sauraient atteindre Dieu, parce que la créature ne peut arriver à Lui par ses propres efforts ; il faut que toute action naturelle cesse et, fussent des chérubins ou des séraphins en lumière et en amour, tout cela ne peut agir qu’en créature. Or pour atteindre à Dieu, il faut que ce soit par une opération divine et que Dieu S’unissant à l’esprit de l’homme et faisant avec lui un même principe, produise une action qui se termine à Dieu réellement dès cette vie, quoique bien éloignée de la manière des bienheureux.
C’est alors proprement qu’il est nécessaire que l’homme cesse, qu’il laisse agir Dieu et qu’il demeure en repos et silence. Il faut que ce mouvement se rapporte à cette action qu’il avait pour tendre vers Dieu, s’unissant à Lui comme vers son Objet, quoiqu’elle [cette action] fût très simple, soit anéantie, parce que Dieu S’unissant à lui, il ne peut plus Le chercher comme quelque chose qui soit hors de lui. Sa forme, son action et sa vie ne sont plus pour acquérir, mais pour jouir du bien qu’il possède. Mais comme ce bien peut être possédé encore plus parfaitement, Dieu le tirera de cette jouissance actuelle, et on le fera descendre au fond de lui-même pour y jeter les fondements de nouveaux degrés d’élévation par des nouveaux degrés de perte et d’anéantissement, ce qui continuera jusques à la fin de la vie.
Je ne dois pas sortir de ce chapitre sans dire un mot du repos et de l’inaction qui arrivent dans les ravissements lorsque l’âme est enlevée par une force divine qui élève toutes [85] ses puissances au-dessus d’elles-mêmes sans qu’elles y puissent résister. Il est vrai que, pour lors, elle ne peut ni agir ni se mouvoir parce que le Saint-esprit, qui habite en elle et qui la remplit, agit et les meut si fortement qu’elle ne peut avoir d’autre action ni d’autre mouvement que celui qu’Il lui donne ; et quoiqu’elle n’agit pas d’elle-même, elle est néanmoins toute en action par l’opération de cette divine vertu qui l’enlève, l’occupe et la remplit.
Et de tout ceci on peut juger que le repos et l’acte de l’oisiveté de laquelle parlent ceux qui ont écrit de la vie mystique, n’est pas repos inutile, dans lequel on ne fasse que demeurer devant Dieu et attendre en repos une ou deux heures sans rien faire non plus que des pierres ou des troncs de bois, comme des personnes qui dormiraient. Ce n’a jamais été ainsi qu’on a voulu parler de l’oraison véritable de quiétude et de silence intérieur, car il n’y a point d’état de perfection ni en ce monde ni en l’autre qui ne soit tout dans la plus noble et la plus excellente action qu’on puisse produire. Dieu, qui est le principe et l’exemplaire de tout bonheur, et qui jouit du souverain repos, n’étant heureux que par Son action, c’est par la participation qu’Il donne de cette action aux créatures spirituelles qu’Il les rend heureuses ; mais cette action béatifiante ne pouvant provenir du fond de la créature, il faut qu’elle se dépouille de ce qu’elle a pour se laisser remplir de la forme divine qui est la grâce, et qu’elle reçoive d’elle la manière d’opérer en la façon qu’il faut pour s’unir à Dieu qui est en elle : ce qu’elle fait encore par le moyen des dons du Saint-esprit et de la lumière, qui [l’]élève au-dessus d’elle-même et la rend digne de goûter et de voir en quelque façon ce bien [86] qui fait le bonheur de toutes les créatures.
L’union de l’esprit de l’homme avec Dieu qui se fait dans le fond de l’âme, est à la vérité le terme et la fin des efforts qu’elle doit faire, et des mouvements qu’elle doit avoir pour se réunir à son premier principe duquel elle s’était détournée par le péché. Mais cette union n’est pas le terme des opérations qu’elle doit produire conjointement avec ce même premier principe auquel elle se trouve unie et avec lequel elle ne fait qu’une même chose. Il est vrai qu’Il la met dans la jouissance réelle et véritable de Dieu en qualité de fin dernière et de souverain bien possédé réellement par la créature, et par connaissance et par amour. De la plénitude de ce premier principe qui remplit l’esprit de l’homme, et avec lui un même principe, et que ces sacrées et merveilleuses opérations qui procèdent de la plénitude qui la remplit et qui fait avec elle un seul et même principe, en quelque manière bienheureuse dès cette vie …231.
Mais cet état, quoique si relevé et si excellent, ne fait proprement que le fondement et l’établissement, ou, si vous voulez, la cause de la consommation de sa souveraine et totale perfection. Mais vous devez bien remarquer qu’encore que l’homme ait cet être de perfection, il ne dépend pas de lui de produire des opérations conformes au dernier degré de consommation de ce même être, non plus que nous voyons qu’un enfant, quoiqu’il soit homme essentiellement, ne peut néanmoins agir en homme que dans la suite du temps et des années ; [87] mais la véritable raison et cause de cela, c’est que l’homme est agi de Dieu comme cause principale de laquelle il reçoit tous ses mouvements et <qui> [qu’il] ne peut se mouvoir au-dessus de ses forces, ni tendre, ni s’unir à Dieu, quand même qu’il y est attiré et porté par Ses divines influences, qu’Il lui donne comme il Lui plaît, auxquelles il doit s’accommoder en les suivant humblement et fidèlement sans se mêler d’avancer ni de retarder que selon qu’il est mû et gouverné de son divin Principe. Tout ceci supposé, l’on ne doit pas prévenir par ses propres opérations, ou par quelques sortes de moyens que ce soit, les opérations de Dieu ; autrement, l’on se jetterait dans les ténèbres et des sujets d’inquiétudes qui pourraient donner beaucoup de peines.
Vous me direz : « Qu’y a-t-il donc à faire dans ce[tte] rencontre si l’on ne sent point l’opération divine qui vous porte à quelque chose ? Faut-il attendre en silence, et sans rien faire jusques à ce qu’on aperçoive quelque attrait de sa part ? » Je vous réponds qu’il ne faut pas entièrement demeurer en oisiveté, il ne faut pas aussi par son propre effort tâcher de s’élever vers Dieu, mais il faut vouloir cette volonté de Dieu de la soutenir dans ce présent état. Et l’on doit faire ainsi en toutes choses, tant intérieures qu’extérieures, lorsque Dieu retire de l’âme Ses influences sensibles et qu’Il la laisse comme à elle-même, car c’est faire ce qu’Il veut que de faire ainsi, et par cette voie, Dieu Se rend bien plus maître de la volonté de l’homme que lorsque Il la remplit par Ses douceurs et Ses attraits ; et aussi l’homme donne bien plus du sien que quand Dieu l’attire si puissamment qu’Il l’élève presque entièrement après Soi. [88] C’est à proprement parler prêter l’oreille de son coeur à Dieu qui lui parle actuellement, et ce n’est pas seulement L’écouter, mais recevoir ce qu’Il dit comme une divine semence que l’on fait profiter par le consentement que la volonté y donne et le concours qu’elle y apporte, en se laissant passer [et] transformer en la volonté de Dieu. C’est par ces opérations de Dieu dans l’âme de l’homme qui les reçoit et s’y laisse librement aller, que l’on devient tous divins et que l’on prend comme une autre nature et d’autres dispositions par les impressions que Dieu forme dans l’âme. C’est aussi par là qu’elle est enfin établie dans un être ou dans un état capable de s’élever par ses opérations au-dessus d’elle-même et de tendre à Dieu comme vers sa fin dernière et son souverain bien par des moyens qui sont propres pour l’y conduire.
Ce n’est plus comme d’autres fois que l’âme tendait vers Dieu comme vers sa fin par la bonne intention qu’elle mêlait dans ses actions, qui les lui rendait méritoires, et ainsi elle ne tendait à sa fin que par la vertu de cette même fin qui l’attirait ; mais à présent que Dieu S’est uni à l’âme comme principe de sa vie et de ses actions, et qu’Il a renouvelé son fond en Se donnant à elle par Sa grâce comme forme vivifiante, l’on peut dire qu’elle égale en quelque façon, en qualité de principe, la fin dont elle veut jouir, et qu’ainsi sa possession lui est comme naturelle à cause de l’état de la grâce où Dieu l’a établie en Se donnant à elle. Ce n’est pas néanmoins qu’elle ait cette pleine jouissance dès le moment que cette union se fait dedans son fond, car Dieu, qui l’a conduit par les ressorts de Sa sagesse, [89] l’a fait passer par divers degrés, l’un après l’autre : ascensiones in corde suo disposuit232 ; chaque degré, lui donnant comme un espèce d’être nouveau, lui produit aussi de plus nobles opérations ; mais il a été nécessaire que les opérations de Dieu en elle, aient causé ce nouveau degré et que l’âme se soit donnée à Lui d’une nouvelle manière, et autre que celle par laquelle elle s’était livrée à Sa divine Majesté avant que de monter ici. Et ainsi, montant de degré en degré, elle trouve sa fin, parce que Dieu l’ayant toute pénétrée par Sa grâce et remplie de Ses dons et de Ses lumières, il S’unit à elle, non plus par manière d’être, des principes et de cause efficiente, mais par opération, Se donnant à elle en forme d’objet et contenant tout bien, et de fin dernière. Après quoi, il n’y a plus rien à désirer que la claire vision qui se donne dans le paradis.
Encore que cet état dépasse pour le point vos forces tant actives que passives, je ne laisserai pas néanmoins de vous en faire l’ouverture, dans la connaissance que j’ai de votre disposition et de l’attrait divin que votre âme ressent, qui la pousse et excite à s’élever vers ce bien ineffable qui est le centre de son bonheur et l’accomplissement de sa perfection.
Il faut que vous sachiez qu’après que la grâce et l’opération divine a purifié l’homme de toute propriété, et qu’il n’a plus rien de soi-même que l’être naturel qui ne lui peut pas être ôté sans le détruire, il se trouve qu’en cet être naturel, l’homme est élevé par la lumière et par la vertu divine à un état de noblesse et d’excellence qui est au-dessus [90] de lui-même, et qu’il se sent ému233 par un principe intérieur, qui est le maître en lui, à produire des actions qui sont de toute autre nature que toutes celles qu’il a produites jusques à présent en quelque état qu’il ait été. Car sa lumière et sa vue sort[ent] du dedans comme d’un principe qui en a toute la plénitude, et non pas comme d’un objet qui soit séparé de lui et qui soit un autre avec lui, lequel lui communiquant par des espèces particulières ses beautés et ses bontés, l’attirait à son amour ; mais présentement, c’est l’opération de l’homme, procédant de ce Principe divin avec lequel l’homme est fait un, qui produit l’objet qui fait tout son bonheur, lui faisant connaître et expérimenter le bien qu’il possède, de laquelle expérience et connaissance il sort nécessairement un amour, une joie et des contentements [si] excessifs qu’on ne saurait les exprimer par paroles parce qu’il n’y a rien là-dedans que de divin : la manière de l’éprouver est divine ; l’objet, c’est Dieu même, et les délices sont semblables à celles du paradis, excepté que les unes sont à découvert, et les autres cachées sous les voiles d’un foi très simple et très nue, qui est néanmoins si entourée des lumières célestes qu’on dirait quelquefois que ce serait le même paradis.
Vous voyez comme, dans cet état, l’homme est tout Dieu et Dieu est tout dans l’homme : il n’y a plus rien de bas ni de créé dans l’affection ni dans la pensée, Sa divine Majesté S’étant rendue maîtresse de tout ce qu’il y a dans l’homme qui peut être élevé à l’union amoureuse et jouissante d’elle-même. La pointe et le sommet de son esprit, ou pour mieux dire, l’unité de son esprit, s’étant réduite dans l’unité de son premier Principe, ne prend plus d’ailleurs la source de ses mouvements ni de sa volonté [91] : il les reçoit toutes de ce divin Principe qui s’est uni avec lui et qui est comme sa forme ou comme son acte, qui lui donne la force et la capacité d’agir divinement. C’est des personnes qui sont arrivées à ce point de perfection que saint Jean dit : Qui spiritu Dei aguntur hi sunt filii Dei234. Pendant que ces personnes sont dans cette plénitude de Dieu, il n’y a rien à craindre pour elles à cause que les richesses spirituelles qu’elles possèdent, sont si grandes et attirent si fortement toutes leurs affections qu’il est comme impossible de les divertir de là et de leur faire trouver le moindre goût en quoi que ce soit ailleurs.
Mais parce que, durant toute cette vie mortelle, l’on peut toujours profiter et avancer dans l’amour de Dieu, il est nécessaire que Dieu retire Son concours sensible de ces âmes si élevées pour les faire encore retourner en elles-mêmes et pour les purifier davantage, les faisant remonter par des degrés de perfection qui les élèvent de plus en plus et les rendent plus parfaites. Il ne faut donc pas que ceux que Dieu a fait monter jusques ici, disent avec saint Pierre : Bonum est nos hic esse235, et qu’ils veuillent demeurer dans ces tabernacles de bonheur, en retenant, s’ils pouvaient, ces divines influences sur eux plus longtemps que Dieu ne l’a ordonné, car ce serait chercher les dons de Dieu plutôt que Lui-même et que Sa divine volonté, qui est, en cette vie et en l’autre, l’unique règle de notre perfection et bonheur. C’est néanmoins ce qui arrive ordinairement à ceux qui ne font que commencer à entrer dans cet état, parce qu’ils craignent de manquer à ce qu’ils doivent, et que ce soit faute de s’appliquer assez que la divine lumière se retire de leur esprit, et aussi parce que c’est une [92] douceur si ineffable de jouir ainsi de Dieu qu’il est très difficile de n’en désirer pas la continuation, lequel désir semble d’autant plus légitime que c’est Dieu même qu’on désire et Sa divine et réelle présence expérimentale. Mais il est encore plus juste que l’on s’en prive afin de le laisser achever l’ouvrage de notre salut et sainteté, de même que fit la Vierge Marie, Sa très sainte Mère, l’abandonnant à la volonté du Père éternel et à la rage de Ses ennemis pour la consommation du salut de tous les hommes, quoique Sa divine présence lui fût comme un paradis en terre. Ce n’est donc pas à l’homme à se mêler de cette affaire, quoiqu’elle se fasse en lui et par lui. C’est assez qu’il se trouve, qu’il aille et qu’il vienne partout où Dieu le conduira, qu’il prenne ce qu’Il lui donnera et qu’il s’en prive aussi facilement qu’il l’a reçu.
Il est bon que je vous fasse remarquer qu’après cette divine jouissance de laquelle je viens de parler, il demeure dans l’esprit une idée ou une espèce de ce qu’il a ressenti, laquelle lui représente le bonheur duquel il vient de jouir ; ce n’est néanmoins pas, et l’on s’y pourrait tromper, mais c’est comme la nuée lumineuse qui cacha la gloire du Fils de Dieu aux yeux des apôtres le jour de Son Ascension. L’on ne doit non plus s’arrêter à vouloir retenir cette espèce que le sujet qu’elle représente. Ce n’est pas aussi qu’il faille l’effacer de l’esprit et en détourner sa vue, parce que l’impression qu’elle fait est très bonne et retient les forces actives et passives en vigueur et attentives vers ce qui s’est comme échappé de leurs yeux, laquelle espèce se diminue et s’évanouit à mesure que l’homme descend du sommet de l’esprit où il avait été [93] conduit par la grâce, dans les plus profonds abîmes de son néant, dans lesquels la même grâce le reconduit pour lui faire recevoir un être nouveau de purification et de sainteté, selon lequel il puisse opérer plus noblement et jouir plus excellemment de Sa divine présence lorsqu’il plaît à Dieu le faire monter à la montagne de paix, c’est-à-dire à l’unité de l’Esprit où Sa divine Majesté Se communique toute à lui.
Je vous ai fait voir que la montée vers ce divin séjour se fait en recevant de la part de Dieu Ses grâces et Ses lumières divines qui élèvent l’esprit a claritate in claritate a Domini spiritu236. Mais dans la descente, il en va tout au contraire : tout se fait par privation et par anéantissement de toutes choses. Il est vrai que la force de cette divine union qui s’est faite au sommet de l’esprit, demeure entière, car ce n’est pas une chose passagère, mais comme quelque chose de substantiel et de réel qui est en l’âme en forme d’être surnaturel ; mais les effets de cette union et jouissance se sont évanouis, et Dieu a retiré Ses lumières afin de laisser agir cette âme, et sur ses propres forces, toujours néanmoins animées de la grâce, afin de lui faire mériter des grâces et des degrés d’amour plus excellents, de sorte qu’elle revient alors toute à elle-même et presque comme si elle n’avait rien goûté de divin, sauf qu’il lui reste toujours une disposition tout autre, qu’elle voit et regarde tout ce qui se présente à elle tout autrement qu’elle ne faisait auparavant et comme une personne qui vient de l’autre monde. Cette descente ne se fait néanmoins pas tout d’un coup, au moins ordinairement, car Dieu en use autrement envers quelques-uns qui se [94] trouvent tout d’un coup dans une entière privation de tout ce dont ils jouissaient, ce qui les étonne avec sujet237, mais comme ce sont des personnes accoutumées aux renversements et aux changements que l’Esprit de Dieu a si souvent faits en eux, ils demeurent en paix et veulent cela même présentement aussi bien que ce qu’ils ont ressenti de plus doux.
Si le soleil, qui est la cause principale de toutes les productions qui se font dans le monde, dardait sans cesse ses rayons sur une même région ou climat, il [la] consommerait par l’excès de ses chaleurs et, au lieu de la rendre fertile, il y brûlerait tout ce qui est en état de produire des fruits : c’est pour cela qu’il est nécessaire qu’il s’éloigne, qu’il se cache, qu’il fasse des nuits et des jours, des hivers et des étés, des automnes et des printemps. C’est à proportion tout de même du Soleil de nos âmes, qui leur fait autant de bien lorsque Il S’éloigne d’elles par une absence sensible que lorsque Il les comble des douceurs célestes, qui leur fait expérimenter, par Sa présence réelle, la raison qu’autant que nous, dans cette vie mortelle, nous pouvons toujours acquérir de nouveaux degrés de perfection à l’acquisition desquels Dieu veut que l’âme coopère, afin qu’elle en ait le mérite comme Il lui en veut donner la gloire ; et pour mériter, il faut qu’elle donne quelque chose d’elle-même et qu’elle perde quelques degrés de son être moral pour le faire passer et [95] transformer en Dieu.
Or, pour faire cette perte d’elle-même et pour donner réellement à Dieu quelque chose du sien, il faut qu’elle soit à elle-même et en quelque liberté sans être prévenue si extraordinairement de ses divins mouvements, qui l’enlèvent si fort qu’elle ne peut presque vouloir autre chose que ce à quoi ils la portent : il est donc utile que Sa divine Majesté retire l’excès de Ses faveurs et qu’Elle laisse l’âme un peu comme à elle-même et dans sa pleine liberté pour en recevoir d’elle un sacrifice volontaire, et qui lui soit d’autant plus agréable qu’elle le fait plus d’elle-même. Ce n’est pas qu’elle puisse rien faire sans l’assistance de la grâce, en quelque état qu’elle puisse être, et qu’elle ne soit libre parmi la plus grande douceur des attraits divins, si ce n’est peut-être dans les ravissements, lorsque les sens et la raison sont entièrement suspendus par l’abondance des lumières et par l’opération de Dieu ; mais, comme lorsque la grâce agit avec tant de force, comme tout est presque de Dieu et que la créature est plus pâtissante qu’agissante, au contraire lorsque Dieu la laisse plus à elle-même, il semble que ce qu’elle donne vienne plus librement et plus volontairement d’elle, d’autant mieux qu’il faut qu’elle donne cela en mourant à soi-même et comme en détruisant quelque chose de son être propre, ce qui cause toujours quelque douleur à la nature.
Les choses passeront ainsi jusques à ce que Dieu ait tout pris à Soi et qu’Il ait atteint depuis une fin jusques à l’autre par Sa grâce, c’est-à-dire jusques à ce qu’Il ait renouvelé et vivifié tout ce qui est [96] sensible en l’homme aussi bien que ce qui est spirituel. D’où vous pouvez facilement juger que, si l’homme voulait s’efforcer de demeurer toujours dans cet état d’élévation et de jouissance, il se ferait un tort indicible, empêchant Dieu d’accomplir en lui Son dessein, outre qu’il travaillerait inutilement, car après que Dieu a retiré Ses lumières, qui sont propres pour élever l’entendement à cette jouissance, tout ce qui lui reste est cette espèce de laquelle j’ai parlé qui, n’étant pas Dieu, la vue de l’âme qui la prendrait pour objet ne se terminerait qu’à quelque chose de créé, qui ne pourrait produire en elle rien de surnaturel ; mais seulement elle lui représenterait en quelque manière ce qu’elle a expérimenté et goûté de Dieu.
Il est assez rude à une âme qui a goûté des choses si merveilleuses et si saintes, de s’en voir si tôt privée et tout à fait dépouillée et, ce qui est encore plus fâcheux, c’est qu’elle se verra et se sentira avec le temps pleine de choses entièrement opposées à ce qu’elle avait expérimenté et qui faisait son bonheur, ce qui est plus difficile à supporter la première fois que l’on a fait ce voyage que les autres, qu’il faudra faire souvent durant toute la vie, parce que l’on apprend, par la suite des expériences, que tel est l’ordre de Dieu dans la conduite des âmes à la perfection. Pour bien faire ce voyage mystérieux, il faut que l’homme suive tout doucement la conduite de Dieu, et qu’il prenne garde de n’avancer ni de retarder aussi ces divines opérations par ses propres efforts, car, de même qu’il n’a eu qu’à recevoir les infusions de Sa grâce et à seconder, y allant là où elle l’attirait [97] et le portait, il faut aussi que, dans la descente, il se laisse dépouiller des influences sensibles de cette même grâce, et qu’il consente à être réduit dans son premier état de pauvreté et de bassesse et d’y souffrir toutes les misères propres au même état, avec cette seule différence qu’il lui est donné une force secrète, avec laquelle il supporte plus courageusement et plus facilement ce qui se présente de plus fâcheux dans ce second état où il est réduit.
Il est vrai qu’avant d’arriver à l’extrémité de cette bassesse, il passe par divers degrés par lesquels il ressent encore quelque douceur du bien qu’il a possédé, mais il ne faut pas qu’il s’y arrête que comme en passant chemin, laissant tout écouler jusques à ce qu’il se voit réduit à ce point de ne pouvoir plus élever sa vue en haut pour se souvenir de ce qui s’est passé ; au contraire son imagination et ses sens se soulèvent contre lui et le remplissent d’espèces et d’idées si contraires à tout ce qu’il a expérimenté qu’il lui semblera que ce qu’il a vu et goûté n’a été qu’un pur songe, ne voyant pas que, si cela eût été véritable, il pût après ressentir en soi-même des choses aussi répugnantes. Il est certain qu’on y est assez empêché, et les choses vont quelquefois si avant que l’on ne sait que faire, car la nature est laissée toute à elle-même. L’imagination et les sens sont plus vifs, ce semble, après leurs propres objets qu’ils n’avaient jamais été ; et les démons, qui n’ont osé attaquer l’âme dans ses hautes élévations, la sentant toute seule, lui livrent des combats par toutes les avenues.
Il ne lui reste plus qu’une foi amoureuse et le fonds de cette union qu’elle a contractée avec Dieu dans les splendeurs de son élévation, et [98] c’est là-dessus qu’elle subsiste, ce qui ne se fait pas ici par manière d’opération ni de combat ou par des actes de renonciation à toutes ces choses qui la veulent détourner de Dieu, mais par une manière qui la fait demeurer et subsister en entier au milieu de ces traverses : elle soutient ces rudes attaques par une force intérieure qui la fait demeurer en elle sans sortir à toutes ces choses, quoiqu’elle ne voie et ne sente rien de son divin époux. Elle ne perd jamais la confiance qu’elle a prise en sa fidélité, et attendant de pied ferme quand il Lui plaira de la venir retirer de ce purgatoire, elle s’y nourrit et s’y soutient de la volonté de Dieu qui la tient là-dedans, sans qu’elle en veuille sortir que lorsque cette même divine volonté l’en viendra retirer : c’est de cette sorte qu’on se doit comporter dans ce retour du sommet de l’esprit à ce qui est de plus bas en l’homme, afin de donner lieu aux divines opérations de rendre ce même homme tout divin et tout spirituel.
Lorsqu’on est au bord de ce passage et qu’on se trouve à ce dernier terme de bassesse, l’âme se sent et se voit dépouillée de toutes les richesses qui faisaient l’ornement de son état au temps de ses grandeurs et de ses élévations : le soleil divin, qui s’est retiré d’elle, l’a laissée dans une entière privation du secours qui lui serait nécessaire pour produire des actions et pour mener une vie conforme à ce haut état auquel Sa Majesté l’avait élevée, et d’autant qu’elle ne peut rien avoir de soi ni d’aucune créature qui la puisse aider pour remonter [99] au degré duquel elle est descendue. Il faut qu’elle soutienne le poids de son impuissance sans se remuer de côté ni d’autre, et qu’elle demeure sans faire autre chose que soutenir non seulement, comme je viens de dire, ce poids presque insupportable de sa propre impuissance, mais encore le poids de Dieu qui semble vouloir écraser la créature par l’immensité de sa pesanteur : ce poids fait une certaine douleur au profond de l’âme, qui lui ôte toutes ses forces et sa respiration spirituelle. Rien n’est comparable à cette angoisse, et toutes les attaques des démons et de la nature ne lui sont comme rien en comparaison ; mais aussi Dieu, par ce tourment, fait de si merveilleux effets en elle et y met des dispositions, ou plutôt y forme un degré de nouvel être spirituel plus excellent et plus utile pour elle et pour son avancement que les grandes richesses que Dieu lui avait données en Se donnant à elle en jouissance.
Ne vous persuadez pas que l’âme fidèle voulût sortir d’elle-même de ce martyre amoureux, quoiqu’elle y souffre pour ainsi dire infiniment, car elle a toujours une secrète assurance que c’est son divin époux qui la réduit en cet état : c’est pourquoi elle vit contente, et elle ne voudrait pas se délivrer quand il ne faudrait passer qu’une seule parole pour obtenir sa liberté, parce que sa volonté est si parfaitement passée en celle de Dieu qu’elle ne se sert plus de la sienne comme propre, mais comme étant toute en celle de Dieu ; c’est tout ce qui lui reste dans l’état où elle est réduite que cette bonne volonté, et hors de cela, elle se sent dépouillée de [100] tout le reste de force, de vigueur, de vue et de lumières. C’est ce qui l’approfondit si fort en elle-même ou, pour mieux dire, dans son néant, qu’elle ne voit et qu’elle ne goûte autre chose, et elle est contrainte de dire avec Job : In nidulo meo moriar238. C’est ce qu’il faut que l’homme fasse et qu’il soit tout consommé dans son néant afin que, de ses cendres, Dieu fasse renaître un homme tout nouveau, recréé à Son image et semblance. Il ne doit point élever sa vue ni son désir en haut pour en attendre quelque saveur : toute son attention doit être à suivre l’opération divine qui le conduit dans les cavernes produites d’amour. Le tout est très affreux à la nature, puisqu’il faut qu’elle quitte tout, mais très profitable à l’esprit parce qu’il a moyen de se retirer dans son centre, qui est Dieu, et il y peut jouir de son repos, quoique ce soit avec une privation des douceurs qui accompagnent la divine présence lorsqu’elle se communique à l’esprit dans l’état de la jouissance.
Quand l’homme est arrivé dans ce fond d’anéantissement et de bassesse où il n’a plus rien qui le soutienne, la grâce le pousse à se laisser tomber en Dieu, qui est seul au-delà de cet abîme du néant et qui soutient Ses créatures par Lui seul, lorsqu’elles sont assez heureuses de pouvoir sortir d’elles-mêmes et d’être dépouillées de toute propriété pour ne subsister plus qu’en l’être et par l’être de Dieu, duquel elles sont faites participantes par la grâce, où cette chute ou manière de tomber en Dieu ne se peut [101] guère enseigner par paroles, d’autant qu’elle ne se fait pas par l’industrie ni par l’effort de la créature, laquelle ne saurait atteindre par son opération vers le néant, qui est comme une cessation d’être, ni Dieu qui Se trouve au-delà du néant, comme la plénitude de l’être auquel rien de créé ne peut atteindre : cela se fait par l’opération de la grâce, l’homme se laissant aller dans une région obscure pour lui, sans qu’il sache où il est ni ce qu’il faut qu’il y fasse.
La vérité est qu’il n’y a rien à faire pour lui en cet état dans lequel, quoiqu’il soit tout entouré de ténèbres, il sent une certitude du bien qu’il possède qui le rend si content qu’il ne saurait désirer autre chose. Ces ténèbres lui servent de lumières et il peut dire avec le prophète : Et nox illuminatio mea in deliciis meis239, car de même que, dans son élévation, l’abondance des lumières élevait son esprit au-dessus de lui-même dans la possession du bien qui contentait parfaitement ses désirs, ici cette obscurité et cette nuit dans laquelle il se trouve comme au-dessous de soi, lui fait trouver et posséder Dieu en forme de premier principe, avec lequel il est fait un avec Lui et lequel il subsiste en Lui comme dans sa force pour, de là, y remonter encore, spirituellement et réellement, vers sa fin dernière et vers son but béatifique. C’est pourquoi il peut dire avec le même prophète : sicut tenebrae eius ita et lumen ejus240 ; et tout ce qui se passe au sommet de l’esprit par la communication des lumières divines, se fait au fond de l’âme dans cette totale privation des mêmes lumières par le dernier anéantissement dans lequel elle est jetée, comme au-dessous d’elle-même, pour tomber dans [102] l’abîme de Dieu, qui la soutient et qui Se fait sentir à elle, au travers de ces ténèbres, comme son centre dans lequel elle demeure en repos, non pas que je veuille dire qu’elle passe en l’être de Dieu, ni que son être naturel soit anéanti, car ce serait une erreur ; mais tout ce qu’elle pouvait avoir de propre en sa volonté, en sa liberté et en son jugement, est tout absorbé dans cet abîme, et désormais elle ne reçoit plus, ni d’ailleurs ni de soi-même, aucun mouvement pour sa conduite intérieure, mais elle le reçoit de ce seul principe de vie avec lequel elle est faite comme une même chose.
Lorsque l’âme fut mise la première fois dans cet abîme de ténèbres et d’anéantissement, elle n’avait pas encore été élevée à la souveraine union et jouissance de Dieu parce qu’il fallait passer par ce purgatoire avant d’y pouvoir arriver. C’est pourquoi ce qu’elle souffrait, ou avant d’y entrer ou après y être entrée, lui fut sans comparaison plus affreux et plus rigoureux que la seconde fois qu’elle y est retournée, et toujours, de plus en plus, cela lui sera moins rude toutes les fois qu’il arrivera : la première fois, il lui fallut comme arracher sa propre vie pour la jeter dans ce chaos dans lequel, ne sachant que devenir, ni si elle était tout à fait perdue ou si elle pourrait se sauver, elle souffrait des tourments presque infernaux. Mais, étant ressuscitée de cette mort et ayant <recouvert> [recouvré] en Dieu un meilleur être que celui qu’elle avait perdu et quitté volontairement [103] pour Lui, elle monte par Sa grâce, comme il a été dit, jusques au trône de Son amour et de Sa parfaite union et jouissance. Depuis, étant obligée, par la conduite de Dieu, de redescendre jusques au profond d’elle-même pour la privation de tant de biens qu’elle avait goûtés dans cette jouissance, excepté celui de l’union réelle et essentielle avec Dieu qui lui demeure toujours, elle se voit enfin réduite si bas et si fort laissée à elle qu’il lui semble qu’elle n’a jamais rien expérimenté des choses surnaturelles, et comme cela ne lui donne pas néanmoins grande peine, parce que, jusques ici, cet être qu’elle a reçu en Dieu la soutient.
Mais parce qu’elle a été conduite en cette bassesse afin d’acquérir un nouveau degré d’être surnaturel ou, pour parler avec saint Thomas, « afin de s’enraciner davantage en la grâce », il faut qu’elle entre encore dans l’anéantissement d’elle-même comme dans une nouvelle purgation, dont il faut soutenir la douleur non pas en crainte ni en doute comme la première fois, mais c’est une douleur qu’on peut appeler essentielle à cause qu’elle se fait dans le fond de l’âme et comme dans sa propre substance. C’est pourquoi il n’y a que l’opération et la main de Dieu qui puisse la lui causer, et elle est un effet de Sa seule grâce et de Sa bonté miséricordieuse. L’âme soutient passivement et en reçoit un fruit merveilleux qui est un nouveau degré d’union avec Dieu en tant que principe de son être surnaturel, et étant plus parfaitement conjointe avec Lui, elle produit des opérations plus nobles et plus excellentes, et est enfin relevée peu à peu vers le sommet de son esprit par cette même vertu divine qui la possède et qui la pénètre ; et lorsqu’elle y est arrivée, [104] elle y jouira de la présence réelle de son divin objet, mais dans une plénitude plus grande et avec plus de clarté que la première fois qu’elle fut admise à ce bonheur. Le retour dure autant de temps qu’il plaît à Dieu jusques à son dernier accomplissement, parce qu’il faut que l’âme y aille par degrés afin que tous les étages de son être intérieur soient faits participants de ce nouveau degré de grâce. Or l’établissement en Dieu, cela se fait par les diverses opérations tant de la grâce que de l’âme, qui en est informée et empreinte, et qui, agissant par tous ces divers étages, elle les perfectionne et illumine à mesure, et de même qu’elle les a purgés en descendant, les faisant participants de ses privations. Je crois que ceci pourra paraître et être pris pour des fables par ceux qui ne l’ont point expérimenté. Or, néanmoins, tous les bons et véritables théologiens connaissent bien que ce sont là les vraies conduites de la grâce, qui purifie l’âme et qui l’élève vers Dieu qui est sa fin dernière, qui la donne aux hommes à ce seul dessein.
Ces divers mouvements arrivent parce qu’il est nécessaire que l’homme soit réduit dans ses premiers principes avant qu’il puisse arriver à sa dernière fin ; or l’un de ces premiers principes, c’est le néant duquel Dieu l’a tiré pour lui donner un être naturel conforme à l’idée qu’Il en avait de toute éternité, lequel être, Sa divine Majesté [105] avait revêtu d’un autre plus noble et plus excellent, qui est l’être surnaturel dont Il l’avait doué en lui donnant Sa grâce : l’homme perdit ce second en se laissant aller au péché et rendit tous ses descendants participants de son crime. Dieu est l’autre premier principe de l’homme, non seulement parce qu’Il l’a tiré de ce néant par Sa toute-puissance et qu’Il lui a donné cet être de grâce par lequel Il l’a fait participant de sa propre nature, mais aussi parce qu’Il donne continuellement Ses influences pour conserver l’un et l’autre de ces êtres, et qu’Il Se tient uni à l’homme pour le soutenir et porter et le pousser à chercher tout ce qui peut le rendre heureux, lui donnant tout ce qui lui est nécessaire pour arriver à cette béatitude. Mais l’homme s’étant séparé de Dieu, tant par la perte de cette grâce originelle que les péchés actuels qu’il commet tous les jours, il a aussi perdu l’être surnaturel et l’union qu’il avait avec Dieu comme son premier principe : s’étant désuni de Lui, il ne peut plus voir, désirer ni chercher autre bien que celui qui est conforme à sa nature, n’ayant plus rien qui le porte et qui l’élève vers le bien surnaturel qui est sa dernière fin ; ce n’est donc pas merveille de le voir vagabond et errant parmi toutes les créatures qu’il prend pour sa dernière fin, y mettant tout son bien et tout son plaisir. Mais lorsque Dieu veut retirer les âmes de ce malheur par un excès de Sa bonté, il faut qu’Il les ramène à Lui comme à leur premier principe par qui seul elles peuvent recouvrer l’être surnaturel qu’elles ont perdu, afin que, par cet être, elles puissent tendre vers leur fin dernière et vers l’objet de leur entier bonheur. [106]
Or pour être réduits à ce premier principe, il faut retourner au néant duquel on est sorti : non pas, à la vérité, à l’annihilation de l’être naturel, mais à l’anéantissement de tout l’usage qu’on a fait de cet être naturel dans l’état de péché et de la corruption ; et, parce que cela est passé comme en nature et est identifié avec l’être naturel, lorsqu’il faut séparer l’un d’avec l’autre, qu’il faut faire mourir et anéantir toute cette suite et ces opérations de la nature, c’est de même que si on arrachait la vie à celui qui souffre ces privations, qui lui sont autant de morts, parce qu’il y a tant de sujets à quoi il faut mourir et qui sont si profondément enracinés dans l’âme qu’ils sont, ce semble, jusques à sa propre substance. C’est pour cette cause qu’il est nécessaire que les opérations de la grâce fassent faire à l’homme divers retours et circulations sur soi-même afin d’ôter, par la multiplication de ces retours, ce qui n’a pu être ôté par la première fois. Et d’autant que l’homme est trop faible pour pouvoir soutenir sans miracle ce qu’il faudrait souffrir pour le tirer tout d’un coup de l’abîme de ses misères, il y faut revenir plus d’une fois, car c’est tout autre chose que la volonté soit retirée et éloignée, et autre chose que le fond en soit entièrement purifié, ce qui ne se fait qu’à la longue. Et néanmoins, il est certain que l’homme ne se réunit point réellement et par sentiment à Dieu, son premier principe, que tout ce qu’il a contracté de corruption ne soit anéanti. Je ne dis pas, quant à cette entière purgation, que l’on ne soit pas dans la grâce : au contraire, on n’y fait rien que par la grâce ; mais d’être passé en Dieu, et de L’avoir trouvé en soi-même en qualité de premier principe [107] et de cause efficiente et dans l’union de laquelle, et par la vertu de laquelle, l’âme opère et retourne incessamment vers sa dernière fin qui est Dieu même, possédé et goûté, en qualité d’Objet dans l’abondance des divines lumières, il faut pour cela qu’il n’y ait point de milieu entre Dieu et l’âme qui puisse empêcher Dieu de lui communiquer Ses dons et Se communiquer Soi-même. Voilà le véritable sujet pour lequel Dieu tient les hommes dans ces divins changements et vicissitudes, afin de les purifier par Ses diverses opérations de toutes les rouilles qu’ils ont contractées par le péché241.
Ce que le Verbe éternel a fait dans la nature humaine, la prenant dans Sa personne et faisant en elle un suppôt242 divin et l’homme-Dieu, qui est le chef de tous les hommes et l’auteur de leur rédemption et de leur salut, Il le veut faire en chaque suppôt de la même nature, non pas l’unissant substantiellement à Sa nature ni à aucune des Personnes divines, mais néanmoins véritablement et réellement, par la participation de Sa même nature par la grâce, qui les élève à la dignité d’enfants adoptifs, de même que le Verbe incarné était ce qui terminait, ce qui élevait à la dernière perfection et ce qui était comme l’agent principal en Jésus-Christ.
Il faut que la grâce soit dans l’homme le principe de tous ses mouvements et qu’il n’y ait plus rien en lui de propre qui domine et qui gouverne. C’est ce que Dieu fait par Sa sainte grâce en celui qui a renoncé à tout et qui s’est tellement perdu en Dieu qu’il ne trouve plus [108] rien de soi, car, après cette perte il se trouve dans un établissement spirituel où il ne veut et n’a besoin de rien : il semble que son être soit comme une même chose avec celui de Dieu tant il est ferme et se sent subsister en Lui par la grâce et par la foi ; il est plein et entièrement content et satisfait sans presque savoir de quoi ni comment, parce qu’il est encore dans ce lieu de ténèbres et d’obscurité et qu’il n’est pas en état de pouvoir beaucoup agir ; mais il commence seulement à sentir qu’il a en soi un principe de bien infini, à la connaissance et jouissance duquel il peut et doit parvenir pour le dernier accomplissement de sa perfection et de son bonheur. Et néanmoins, comme ce principe est fait une même chose avec lui et qu’il ne peut rien faire par ses mouvements, il ne va aussi et ne se remue qu’à même qu’il est mû par Lui ; ce Principe, produisant de soi quelques étincelles de Ses lumières et les versant dans l’esprit humain auquel Il est uni, commence à lui faire mieux connaître l’état de son bonheur et le pousse à passer plus avant et à l’élever en haut vers le sommet de l’esprit où Il lui veut communiquer de plus grands rayons de Sa gloire.
Ce commencement, qui ne sert que pour lui faire connaître et sentir le bien qui est dans le fond de son âme, l’occupe alentour de ce même bien pour en recevoir les lumières par lesquelles il pourra entrer dans une possession plus pleine et plus parfaite de Lui. Car cette première et si fondamentale union est comme d’un être avec un autre, mais la seconde, qui se fait au haut de l’esprit, se fait par opération de ces deux êtres, du divin et de l’humain, unis ensemble [109] par la grâce, et c’est de cette union ou unité avec Dieu comme premier principe que sort cette opération merveilleuse. Mais l’homme, quoique uni à Dieu en qualité de premier principe, n’est pas en état de recevoir tout d’un coup Ses influences dans toute l’abondance qu’Il les lui veut communiquer, et aussi chaque partie de l’homme n’est pas capable de les recevoir également. La bonté de Dieu est si grande qu’Il S’accommode à sa faiblesse et le reconduit en haut en passant par tous ces divers étages de Lui-même : il fait, dans chacun de ses degrés, une impression de Soi et de Sa grâce à proportion de la capacité que donnent ces divers états. La partie inférieure reçoit ce qui lui est propre, comme la supérieure reçoit ce qui [lui] est proportionné même à son état pour vivre l’une et l’autre surnaturellement selon leur portée. Mais avant que cette partie inférieure, qui est toute animale et sensible, puisse en quelque manière devenir spirituelle, ou au moins spiritualiser sa vie et ses actions, il faut un si long temps et une si grande quantité d’opération[s] du feu de l’amour divin, et il y faut une telle fidélité qu’il y en a bien peu qui parviennent à l’entier et parfait rétablissement de la nature humaine dans son premier principe, duquel elle s’était éloignée par le péché. Cela ne doit néanmoins détourner personne de travailler à un ouvrage si excellent puisque, quelque degré qu’on en puisse atteindre, c’est toujours un bien inestimable pour une âme qui y a travaillé. [110]
Tout de même que le Verbe incarné S’est uni à toute la partie inférieure et animale qui composait un homme avec l’âme spirituelle, de même la grâce, qui tient lieu de Verbe dans nos âmes et qui est une divine semence de la mort et des passions de Jésus-Christ, doit pénétrer l’homme partout et aller jusques où la corruption du péché a pu s’étendre, afin de remettre toute l’humanité de chaque individu dans l’état et dans la puissance de faire tendre tous ses mouvements vers sa dernière fin et de la délivrer de cette masse de corruption qui la faisait toujours pencher vers l’amour des choses créées. Et parce qu’il n’y a rien dans l’homme qui puisse le rétablir en cet état que la grâce, il est nécessaire que cette vertu divine la remette dans les dispositions propres pour produire des actions proportionnées au terme où il désire arriver. Ce n’est pas assez que l’esprit en soit pénétré et que la volonté soit gagnée, il faut de plus que toutes les parties de l’homme reçoivent les effets de cette grâce à proportion de leur capacité, afin que, de même qu’elles ont servi à l’iniquité et aux opérations du péché, elles servent aussi aux actions de la justice : il faut qu’elles contribuent avec l’Esprit à recouler en Dieu à leur manière et à se sacrifier elles-mêmes pour Son service, détruisant selon tout leur pouvoir, par l’assistance de la grâce, tout ce que le péché a causé de désordre en elles, en s’assujettissant par entier à l’esprit et à la raison.
Il y a peu de personnes qui parviennent à cette perfection que toute leur partie inférieure soit tellement dominée de la grâce et de l’Esprit que rien ne s’y passe qui se ressente du dérèglement des passions ; mais Dieu le fait en qui il Lui plaît et quand Il le veut. C’est bien Son dessein que [111] cela fût en tous les hommes et Il le ferait particulièrement dans ceux qu’Il appelle à une plus haute perfection s’ils se tenaient dans les dispositions nécessaires à ce que la grâce pénétrât et s’étendît par toutes les parties de l’humanité, tant du corps que de l’âme. L’on donne aux commençants des leçons pour leur apprendre à détruire cette corruption de la partie inférieure, leur faisant mortifier tous les membres de leurs corps, tant pour faire justice à Dieu du tort qu’on lui a fait par leur ministère que pour en chasser l’appétit déréglé que le péché y a introduit ; et lorsqu’ils ont au moins amorti la plus grande vivacité de leurs sens et de leurs passions, on leur donne d’autres principes pour les aider à monter plus haut. Ce n’est pas qu’on puisse en si peu de temps arracher ce mal jusques dans la racine : c’est une œuvre qui est réservée à la grâce, après qu’elle s’est rendue maîtresse du coeur et de la volonté de l’homme pour travailler à arracher de la partie animale ce qui est de reste du mal et du péché ; ce reste est ce qu’il avait de plus subtil et de plus délicat et qui n’a pu être connu à cause de sa subtilité qu’après que l’esprit a été éclairé et illuminé d’une plus forte grâce. C’est elle qui vient mettre tout cela dehors, et elle y demeure vivifiant toutes les parties de l’homme, quoique animales et sensuelles, et par ce moyen il est rendu comme tout spirituel, n’aimant et ne cherchant que les choses spirituelles même par l’appétit inférieur.
L’homme dans l’état de corruption ne vivait qu’à soi-même, et la nature était le principe et la fin de tous ses mouvements ; au contraire, dans l’état de la grâce, après qu’elle s’est [112] rendue maîtresse, alors elle fait avec l’homme un principe de vie surnaturelle, et il ne fait plus rien de soi-même ni pour soi, mais toutes ses actions et tous ses désirs tendent à Dieu duquel il a reçu une nouvelle naissance. C’est pour cette raison que saint Jean dit que « celui qui est né de Dieu ne pèche point », d’autant qu’il n’a en vue que Dieu pour l’amour duquel il veut et fait toutes choses. Ce n’est pas qu’on ne puisse déchoir de cet état, car il est véritable que le démon ne cesse d’épier toutes les occasions dans lesquelles il pourrait présenter à la nature des objets qui fussent capables de charmer ses sens et d’émouvoir ses passions afin de l’exciter à les poursuivre, ce qui ferait tomber l’homme dans le précipice ; et comme l’on n’est point plus fort et plus parfait que ne l’était Adam notre premier père, si l’on prête l’oreille tant soit peu au sifflement du serpent, aux attraits et inclinations et persuasions de la nature, l’on se verra bientôt au-dessus [au-dessous] de ce que l’on avait foulé aux pieds. Mais aussi, de l’autre côté, la grâce retient l’homme qui, de plus, est aidé durant ses combats de son ange gardien, qui le fortifie par ses conseils, détournant sa vue des objets qui lui sont dangereux.
L’homme qui veut se conserver doit être fort soigneux de s’éloigner de toutes les occasions qui le pourraient détourner de Dieu et se tenir sur ses gardes, vivant en abstraction de toutes choses et se contentant de Dieu seul qu’il possède en lui-même : soit qu’il Le possède par la jouissance actuelle lorsqu’il plaît à Sa divine Majesté [de] Se communiquer à lui réellement et objectivement, ainsi qu’il a été dit, soit que ce soit en manière d’être et de premier Principe, [soit qu’Il]243 ne fait que Se faire sentir et expérimenter au fond de l’âme, au milieu des ténèbres dans lesquelles Il Se cache quelquefois244 [113] pour faire mieux approcher l’homme de Sa divine Majesté. Et dans ces manières, Dieu est plus utile, incomparablement, à l’homme, que ne sont tous les biens imaginables qu’il saurait recevoir.
Il faut néanmoins avouer que, nonobstant ces états de perfection si élevée, Dieu met quelquefois l’homme dans des épreuves si étranges qu’il ne sait que dire ni que penser. Il lui fait perdre toute règle et toute mesure en telle sorte qu’il ne sait où il en est et, tout ce qu’il peut, c’est de dire avec notre Seigneur Jésus-Christ : Pater et quid me dereliquisti ?. Ce n’est pas qu’Il abandonne les Siens, mais Il les laisse à eux-mêmes et en proie à tous leurs ennemis, lesquels se jettent sur eux comme sur une proie qui est livrée à leur discrétion. Il les conserve néanmoins et les soutient de Sa main invisible et insensible, afin qu’ils ne viennent pas à broncher ; plusieurs grands personnages, les saints et spirituels ont ressenti ces épreuves à l’heure de la mort, Dieu voulant, comme il est à croire, purifier par ce moyen leurs âmes si parfaitement qu’il n’y ait plus rien à purger dans l’autre monde. Cela se fait comme et quand il Lui plaît. Du moins devons-nous être très persuadés que nous sommes dans ce monde dans la vallée de misère et que nous en ressentirons les effets jusques au dernier respir de notre vie, quelques grâces et élévations que nous puissions avoir reçues. Et il est nécessaire que nous soyons toujours tenus dans l’humiliation et dans l’abaissement, car autrement les grâces du ciel nous serviraient, par notre faute, de pièges pour nous détourner de Dieu. [114]
Ce serait une erreur très notable si on se voulait persuader qu’on puisse arriver à un tel degré de perfection et à un si haut état qu’on ne puisse plus avancer davantage, car tant que l’on est dans cette vie mortelle et passagère il [y] a toujours à profiter et on ne doit jamais s’arrêter ni être rassasié que lorsque l’on voit à découvert la face de Dieu : Satiabor cum apparuerit gloria tua245. La raison de cette vérité est parce que Dieu peut Se communiquer de degré en degré à l’infini, et Il n’en donne jamais tant qu’Il n’en puisse beaucoup plus donner et que l’amour et la connaissance de la créature est en capacité d’être élevée et étendue par des opérations en quelque façon infinies. C’est pour cela qu’il a été dit ci-dessus que Dieu ne tient pas les âmes qu’Il chérit, toujours dans l’état de jouissance, et qu’Il les renvoie par temps en ce qu’il y a en elles de plus bas et de plus grossier, afin qu’en les retirant de ces grandes délices, elles s’appliquent à la perfection de ce qui est humain, et qu’elles réduisent et fassent réduire en pratique à toute la partie animale les vérités qu’elles ont goûtées et connues au sommet de l’esprit et que, par ce moyen, tout l’homme devienne parfait, et que ce qu’il y a en haut de plus excellent et de plus merveilleux se trouve aussi dans la partie inférieure selon qu’elle en est capable. Or, durant tout ce commerce et cette communication des mystères de l’Esprit à la partie sensible, l’homme exerce méritoirement toutes les fonctions de sa volonté, qui est émue [115] et gouvernée par la grâce, et par conséquent il mérite de la bonté de Dieu de nouveaux degrés de sainteté ; et ainsi, toujours de même jusques à ce qu’il plaise à Sa divine Majesté de le retirer pour lui donner une vie beaucoup plus heureuse et assurée pour l’éternité.
Si l’on voulait toujours se tenir au haut de l’esprit et attendre jusques à ce que Dieu revînt pour Se donner réellement en jouissance, ce serait contraindre Dieu à faire ce qu’Il ne veut pas, et la vérité est que l’on ne ferait rien que demeurer oiseux sans aucun profit ni avancement ; car de dire qu’on voudrait souffrir en silence et patience cette absence de Dieu, ce serait s’abuser, puisque Il veut qu’on coure après Lui et qu’on Le suive, non pas pour vouloir en jouir que comme et quand il Lui plaira. Il veut toujours qu’on descende avec Lui dans soi-même pour y nettoyer et purifier ce qui a encore quelque rouille d’impureté et d’amour-propre. Il ne faut donc pas dire avec l’épouse des Cantiques, qui était dans son lit à repos lorsque son époux l’appela : Lavi pedes meos, quomodo inquinabo illos246 ?. Nous voyons comment il la laissa après l’avoir appelée et qu’il s’enfuit si vite qu’elle ne le put attraper ; elle alla par toutes les places de la ville et par les portes, elle qui ne voulait pas seulement se remuer ni se tirer de son repos pour le suivre247. On doit se faire sage sur son exemple. Et, lorsque l’Esprit Se veut communiquer, Le recevoir, et quand Il Se veut retirer et qu’Il nous appelle pour travailler avec Lui à réparer le débris de notre maison intérieure, il faut Le suivre : la perfection [116] est partout, à l’extérieur comme à l’intérieur. Dieu doit tout pénétrer et l’homme être tout pénétré de Dieu.
Comme il y a deux façons de posséder Dieu en cette vie, Dieu a aussi deux moyens de Se faire trouver. La première manière de trouver et d’être uni à Dieu, c’est de Le posséder comme premier principe et comme cause efficiente de notre vie spirituelle, laquelle Il produit en nous par Sa grâce avec laquelle Il est toujours présent. La seconde, c’est lorsque Il Se donne à nos âmes comme fin dernière et comme le souverain objet de leur félicité.
Cette première manière de posséder Dieu, qui se fait dans le fond de l’âme où Dieu Se fait sentir et expérimenter en forme de premier principe et cause efficiente, se trouve par la voie des ténèbres divines dans lesquelles Dieu jette l’âme, après qu’elle a épuisé tous ses propres efforts et qu’elle a réduit ses puissances à n’en pouvoir plus. Il faut dès lors qu’elle cesse d’agir en leur manière ordinaire et qu’elle s’abandonne dans un abîme de ténèbres immenses, dans lesquelles toute l’action de l’homme, s’il faut l’appeler action, est de se perdre et de s’enfoncer toujours plus profondément dans sa perte. Après quoi, il lui arrive de ne pouvoir pas même se perdre ni s’enfoncer davantage dans cet abîme, mais il y demeure comme perdu et, pour lors, comme s’il avait traversé [117] ces abîmes de ténèbres ; il se trouve au-delà et tout seul sans savoir où il est ni où il doit aller, et se sent dépouillé de tout comme s’il n’avait jamais travaillé à la vie spirituelle ; il ne voit plus pour soi, ni en haut ni en bas. Néanmoins, il se trouve content sans savoir de quoi, car il n’a rien en objet qui lui cause cette satisfaction et cette tranquillité intérieure. Il est vrai qu’il sent, comme dans le fond de lui-même, une vérité et un principe qui lui causent ce bien sans qu’il en puisse former aucune idée : c’est un bien qui lui est toutes choses, sur lequel il se sent établi comme sur un principe inébranlable et infini, qui cause à la vérité en lui une faim et un désir de Le voir et d’en former quelque idée ; mais il est de sa fidélité de ne rien faire de soi-même et de soutenir Dieu dans ce simple désir ou dans cette faim qu’Il lui cause ; car autrement, ce serait se retirer d’un bien inestimable et d’empêcher totalement Dieu de faire ce qu’Il veut.
Je sais bien qu’il n’y a rien si difficile que de soutenir Dieu dans cet état de simple repos dans le fond de l’âme, car il semble que Sa divine Majesté la consomme toute en Elle-même par ce certain appétit intérieur qu’Il lui cause, qu’on peut dire qu’Il pénètre jusques à la moelle de l’âme, si l’on peut ainsi parler. Cela se passe peu à peu et, Dieu redonnant quelque petite lumière dans l’esprit, Il fait connaître à l’homme son bonheur, ce qui croissant toujours davantage, il se trouve, à la fin, tout rempli de Dieu, qui Se faisait mieux sentir que connaître dans le fond de l’âme et qui Se manifeste [118] après à elle dans le sommet de son esprit, selon la mesure des ténèbres qu’elle a eu[es], afin qu’il soit vrai de dire : Sicut tenebrae eius ita et lumen eius248. C’est là que son appétit et sa faim est rassasiée et elle y est comblée de tant de biens qu’il lui semble être pleinement heureuse, quoiqu’elle sache bien que le bonheur du Ciel sera toute autre chose249.
J’ai dit que, durant les ténèbres, l’âme ne doit rien faire que se perdre et demeurer dans sa perte jusques à ce que Dieu l’en vienne retirer, parce que Ses ténèbres divines sont la voie par laquelle elle n’a qu’à marcher toujours, car sa perte est la fin où elle doit aller. Il faut tout au contraire que la lumière soit son chemin lorsque Dieu la veut relever, et qu’elle s’y laisse aller, marchant toujours au travers sans regarder ni vouloir savoir où elle va, jusques à ce qu’elle ait fait rencontre et qu’elle soit arrivée à la source de cette même lumière. C’est là que, recevant une surabondance d’une lumière toute extraordinaire, elle y est pénétrée, elle y est abîmée, elle jouit de Dieu, elle demeure en Lui par Ses divines opérations qui sont le comble d’un bonheur inestimable. Il est nécessaire de vous dire que, de même que dans l’état de descente et de bassesse spirituelle, l’on est réduit au-dessous de tout et au-dessous de soi-même et mis comme dans le néant. Ainsi, dans l’état de sublimité et d’élévation spirituelle, l’homme est élevé au-dessus de soi-même : il a tout et est tout en Dieu, à cause qu’il est tellement pénétré de la participation de Sa divine nature qu’il semble que tout ce qu’il avait de propre et de lui-même est absorbé en Dieu [119], et qu’il n’y ait plus de désunion entre eux, et il semble que la créature soit réduite dans l’unité avec son Dieu et son tout. C’est ce que Jésus-Christ demanda à Son Père éternel pour tous Ses fidèles amis : Ut unum sint in nobis sicut ego et tu, Patre, unum sumus250. C’est cette grande unité qui a fait dire à plusieurs que la créature n’opérait plus en cet état, parce qu’il semble qu’il n’y ait plus en elle que Dieu et que toutes ses puissances actives sont tellement remplies de la vertu divine qu’il semble que ce soit elle qui fasse tout et que la créature se repose sans rien faire. Mais il en est au contraire : jamais les facultés de l’âme ne sont plus fortement en action, et, à dire vrai, elles sont toutes en action et toute leur capacité est en acte, selon, néanmoins, qu’elles sont plus ou moins occupées de la vertu divine qui les émeut et les fait agir. Et par conséquent, l’homme jouit dès ce monde de tout le bonheur qu’il peut y souhaiter, puisque, dans cet état, il ne peut voir ni goûter autre chose : son appétit est rempli et il ne peut avoir autre désir que celui de la gloire éternelle.
Fin, Ce 5 mai 1679.
Dans l’esprit qui anime la collection où prend place ce volume qui veut favoriser une redécouverte du trésor en langue française de textes se prêtant à une lectio divina, nous proposons aux chercheurs et lecteurs le partage de notre base de données : un DVD est disponible qui contient le corpus de l’œuvre de Maur de l’Enfant-Jésus. Il lui est adjoint une fraction des œuvres de l’abbé de Brion, son disciple, et enfin quelques études. Nous remercions les bibliothèques et archives qui nous ont permis de constituer cet outil de travail. Nous demandons aux chercheurs de se manifester auprès des Éditions du Carmel, 33 Avenue Jean Rieux, 31 500 Toulouse.
MAUR DE L’ENFANT-JÉSUS, GRAND CARME. 4
Jean de Saint-Samson maître des novices. 4
Les années de formation de Maur de l’Enfant-Jésus (1617-1647). 8
Les difficultés d’une réforme en Gascogne (1648-1670). 9
L’ermite de Lormont (1671-1690). 11
Lettres à Jeanne-Marie Guyon, jeune femme mariée. 20
1. La conduite que vous mandez… (fin 1670 ?). 20
2. Je vous aiderai de bon cœur… (1673 ?). 21
3. Vous dites que vous êtes toujours dans le néant… (1673 ?). 22
4. Vous dites que Dieu ne vous laisse point sans croix (1674 ?). 24
5. Vous n’avez qu’à travailler à détruire… (1674 ?). 25
6. Travaillez pendant que vous avez le temps de le faire. (1674 ?). 26
7. Il ne faut faire autre chose durant la maladie… (1674 ?). 26
8. Je suis bien aise, ma très chère fille… (1674 ?). 26
9. Quand voulez-vous travailler à vous mettre dans la disposition que Dieu veut ..? (1674 ?). 26
10. …Je vous demandais des nouvelles de toute la famille. (1674 ?). 27
11. Je voudrais bien, chère fille, vous apprendre… (1674 ?). 27
12. Vous voulez, chère fille, que je vous donne une règle générale… (1674 ?). 28
13. …un grand nombre de personnes qui travaillent à la vie spirituelle… (1674 ?). 29
14. Vous … appuyer plutôt sur la fidélité de Jésus-Christ… (1674 ?). 31
15. Si Notre Seigneur ne vous tenait sur la croix… (1674 ?). 32
16. Je vois que la croix vous pèse beaucoup… (1674 ?). 33
17. Notre Seigneur S’est donc servi de ces sottises du monde… (1675 ?). 33
18. Mais vous, que devenez-vous ? (1675 ?). 34
19. Ne vous étonnez pas lorsque vous sentirez des tempêtes… (1675 ?). 34
20. Il est vrai que la créature raisonnable ne saurait rentrer parfaitement en Dieu… (1675 ?). 35
21. Vous êtes un peu plus à votre aise (1675 ?). 36
Lettres à une religieuse de la Visitation. 37
1. Pour la retraite (9 août 1680). 37
11. Sur quelque peine intérieure (1681-1682 ?). 38
8. Sur la mort et l’abandon à Dieu (26 novembre 1682). 39
9. S’unir à Dieu par la mort de soi-même (10 décembre 1682). 39
10. Sur la confession (2 février 1683). 40
12. Sur le sujet de la confession (24 décembre 1683 ?). 40
2. Sur divers sujets (6 mai 1684). 40
17. Sur la confession (1684 ?). 41
18. Sur le même sujet (1684 ou 1685 ?). 42
3. Sur la mort de madame sa sœur (14 mai 1685). 42
4. Sur la retraite (17 août 1685). 43
13. Sur les dispositions de la solitude (1685 ?). 43
14. Sur une disposition souffrante (1685-1686 ?). 43
15. Sur l’abandon (1685-1686 ?). 43
16. Sur l’abandon (1686 ?). 44
5. Sur une disposition d’anéantissement (6 décembre 1686). 44
19. Sur la résignation (1687 ?). 45
20. Sur le même sujet (1687-1688 ?). 45
6. Sur la perfection religieuse et ses obligations (21 octobre 1688). 46
21. Sur l’oraison (fin 1688 ou début 1689 ?). 47
7. Sur la paix de l’âme (21 juin 1689). 48
Le Royaume intérieur de Jésus-Christ dans les âmes. 56
1. L’ignorance que les âmes ont de Dieu et de Jésus-Christ est cause de tout leur malheur. 56
2. Dieu Se fait connaître aux hommes par la foi qu’Il leur donne. 57
3. Il est meilleur pour plusieurs d’être conduits à Dieu par la voie de la foi. 57
4. Jésus-Christ commence à régner par la foi dans nos âmes. 58
5. Le droit qu’a Jésus-Christ de régner dans nos âmes. 59
6. Jésus-Christ prend possession du droit qu’Il a sur nous par la foi. 60
7. Jésus-Christ, ayant pris possession d’une âme par la foi, veut en être tout seul le maître. 61
8. Jésus-Christ et le monde ne peuvent demeurer ensemble dans une âme. 61
9. C’est notre bonheur que Jésus règne tout seul en nos âmes. 62
10. Les causes qui empêchent plusieurs de laisser régner Jésus-Christ dans leurs âmes. 63
11. Que ces empêchements, quoique difficiles, peuvent être ôtés. 64
13. Quelle disposition est nécessaire pour établir en nous le Royaume de Jésus-Christ. 65
14. Comment Jésus étend en nous Son Royaume par la foi. 66
15. Il S’établit en l’âme comme Maître souverain. 67
16. L’âme voit et goûte la bonté de Dieu par la foi tout autrement que par le discours. 68
17. Dieu lui montre Sa grandeur. 68
18. Il lui fait voir Son infinie durée. 69
19. Dieu fait voir à l’âme Sa Sagesse. 70
20. De la Vertu et Toute-puissance de Dieu. 70
21. De l’immensité de Dieu. 71
22. De l’immutabilité de Dieu. 72
23. De l’unité et simplicité de Dieu. 73
24. De la gloire de Dieu et de Son ineffable félicité. 73
25. De Jésus-Christ, abrégé des merveilles de Dieu et auteur de notre salut. 74
26. Jésus est venu au monde pour être le chef des prédestinés. 75
28. La bonté souveraine paraît anéantie en Jésus. 76
29. La grandeur s’est anéantie en Jésus. 77
30. La Sagesse et la Vertu divine paraissent anéanties en Jésus. 78
31. L’anéantissement de l’immutabilité de Dieu en Jésus. 79
32. La simplicité de Dieu anéantie en Jésus. 79
33. La gloire ou la félicité divine anéantie en Jésus. 80
Dieu habite dans l’homme par la foi et par la grâce comme son sanctificateur. 82
1. Jésus, par Sa mort, nous a faits participants de Son être et de Sa vie divine. 84
2. Les enfants de Jésus-Christ doivent mener une vie conforme à l’être qu’Il leur a donné. 84
3. Les voies qu’on doit tenir en cette vie surnaturelle. 85
4. Il faut anéantir l’être de la nature corrompue par le péché. 87
5. L’âme doit anéantir de soi et par soi toute la bonté qu’elle a trouvée dans les créatures. 88
6. La grandeur des créatures n’est rien. 89
7. La durée des créatures est comme rien. 90
8. La sagesse du monde doit être tenue pour folie et un néant par l’homme chrétien. 90
9. Il faut anéantir la puissance du péché. 91
10. De la vertu et force du péché qu’il faut détruire et anéantir. 92
11. De l’unité que l’état de péché s’est faite en l’homme, laquelle il faut détruire. 93
12. Qu’il faut anéantir toute la gloire du péché. 94
13. La foi rappelle l’homme au-dedans de soi pour en chasser les restes du péché. 95
14. Comment l’homme doit rentrer en soi pour bien remédier à ses misères. 95
15. L’homme en cet état a grand besoin de l’usage des sacrements. 96
16. Après les sacrements, la Vie et les Mystères de Jésus-Christ doivent lui servir d’entretien. 97
19. La foi et la grâce font monter plus haut notre homme chrétien. 100
20. La foi et la grâce donnent vie et force pour détruire le désordre des passions. 100
21. L’homme doit se rendre maître de l’imagination et de tout l’appétit sensitif. 101
22. Il ne peut le faire que par la foi, par la grâce de Jésus-Christ. 102
23. Comment l’homme animé de l’Esprit de Jésus-Christ doit renoncer à tout le sensible. 103
25. L’homme ayant établi la vie chrétienne dans la partie animale doit monter à la spirituelle. 105
26. Quel ordre l’homme doit établir en cette partie supérieure. 106
27. Du désordre de la mémoire et de son rétablissement. 107
28. Du bon ordre que l’homme chrétien doit établir en sa volonté. 108
1. Le royaume intérieur de Jésus-Christ dans les âmes. 109
2. L’homme reçoit par Jésus-Christ sa subsistance en Dieu. 110
3. Comment on doit se comporter en ce commencement de vie surnaturelle. 111
4. Des fautes que l’on commet ordinairement en cette entrée de vie surnaturelle. 113
5. Ce que doit faire l’homme chrétien en cet état de combats et même de chute. 114
6. Ce qui arrive et ce qu’il faut faire après tous ces combats. 116
7. L’homme chrétien possède en cette vie surnaturelle une certaine plénitude de bonté. 117
8. Dieu revêtit aussi l’homme chrétien de Sa grandeur. 118
9. De l’immutabilité de cette vie. 119
10. L’homme chrétien devient participant de la puissance de Jésus-Christ. 120
11. L’homme chrétien a aussi une participation de la vertu divine. 121
12. L’âme doit avoir l’action conforme à l’excellence de son être. 122
13. De la sagesse que l’Esprit de Jésus-Christ communique. 123
14. De l’établissement de l’homme chrétien dans la vérité. 125
15. De l’unité que Dieu produit en l’âme. 126
16. Comment l’âme doit se comporter dans cet état d’union. 128
17. De la vie et des opérations de l’âme dans l’état d’union. 129
18. Du Royaume de Jésus-Christ dans l’âme. 130
19. Jésus-Christ comme Roi de l’âme est aussi le Principe de ses opérations. 131
21. L’âme ne doit plus opérer que comme un même principe avec Jésus-Christ. 134
24. Que cette vie surnaturelle doit aussi passer dans l’imagination et aux passions. 139
25. Cette vie surnaturelle doit aussi s’étendre sur les sens et sur le corps. 140
[Premier] traité de la vie intérieure et mystique 142
1. Ce que la foi fait en nous dans les commencements. 142
2. Comment la foi commence à croître dans les cœurs. 143
3. Jésus-Christ se forme en nos âmes à mesure que la foi croît. 144
4. Comment Jésus-Christ se forme en nous par la foi. 145
6. Les tentations qui surviennent aux hommes de cet état. 147
7. Pourquoi il est nécessaire que l’homme qui travaille à sa perfection soit tenté. 149
9. Ce que fait Jésus-Christ dans les divers étages de l’homme. 151
10. Ce que Jésus-Christ opère dans la partie raisonnable de l’homme. 151
11. Ce que Jésus-Christ opère dans l’esprit de l’homme. 152
12. L’homme, quoique élevé dans de si hauts états, ressent toutefois les misères humaines. 154
[Deuxième] traité de la vie intérieure et mystique 156
1. En quoi consiste la perfection du chrétien en cette vie. 157
3. Qu’il est dangereux de s’introduire de soi-même dans cette simple manière d’agir. 164
4. Cette façon de vivre et d’agir simplement avec Dieu dispose les âmes à une vie plus parfaite. 165
6. De quelle manière l’on se doit comporter en cette occasion. 167
7. Ce que c’est que mourir à soi-même. 168
8. Ce que devient une âme morte et perdue à elle-même. 170
9. Comment Dieu donne une nouvelle vie à l’homme qui est mort et perdu en Lui. 171
10. Comment l’on doit se comporter dans le commencement de cette vie nouvelle. 172
11. L’âme doit tirer ici sa vie du dedans et ne prendre rien du dehors. 174
13. Comment l’on doit entendre la véritable manière du silence et de l’inaction mystique. 176
15. De l’état
de jouissance et d’union intime avec Dieu. 179
16. L’homme qui est arrivé à l’état de jouissance, n’y doit pas toujours demeurer et pourquoi. 181
17. De la manière que l’on doit se comporter en cette descente. 182
18. Ce qu’il faut faire tant qu’on est descendu et réduit dans ces dernières bassesses de l’âme. 183
19. Comment l’homme trouve Dieu dans cet anéantissement. 184
20. L’âme reçoit ici un être nouveau afin d’opérer plus noblement. 184
Imprimé sous Lulu.com
© 2020.
Ce
travail est mis à disposition selon les termes de la Licence
Creative Commons Attribution 4.0 International. - This work by
Dominique Tronc is licensed under CC BY-NC-ND 4.0. To view a copy of
this license, visit https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0
§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§§
Pages qui suivent :
Styles, estimation de taille, références à retrouver si possible et à traduire,
Quatrième de couverture ,
Proposition pour la page de titre d’un futur volume « Ecrits de Jeunesse ».
Styles les plus fréquemment utilisés :
frappe km (& frappe km + ital & frappe km centré)
normal ajusté 12
normal ajuste cit 11
citations Note (& Citations*…)
titres 1 à 4
…à noter donc qu’il n’y a pas une parfaite uniformité dans ce tapuscrit à longue histoire : ainsi les citations apparaîssent sous deux styles voisins ; on uniformisera citations et textes (adoptant pour ce dernier un seul style, contrairement à ce tapuscrit où les deux premières parties du Royaume sont plus denses).
Taille estimée à 622 ko espaces non compris soit (622/1022) x 573 < 350 pages env. du vol. « Bertot ».
Traduire et (si possible) retrouver les références :
c’est une lampe méprisée et inutile dans la pensée des riches, qui regorgent de sciences humaines et de la sagesse du monde. Lampas contempta apud cogitationes divinum, dit Saint Grégoire en ses Morales [Livre 10, ch. 27].
comme dit Saint Bernard, : un ami de Dieu tombe plus rarement, [282] et se relève plus promptement, Cadit rarius, surgit velocius.
Car autrement, cum acies mentis in Deum intenditur immensitatis coruscatione reverberatur. C’est le Docteur Angélique qui dit cette belle vérité dans l’un de ses Opuscules.
[elles] lui demandent aussi bien que celle des Cantiques : [352] Dites-nous où Vous aller repaître, où Vous allez-vous coucher, et Vous cacher au plus fort de Vos abondantes communications et de Vos plus ardents amours ?
Quatrième de couverture :
Maur de l’Enfant-Jésus (1617-1690), disciple le plus attachant du grand mystique aveugle Jean de Saint-Samson qui inspira la réforme dite de Touraine, poursuivit discrètement l’œuvre tout intérieure de son père spirituel. Son influence s’étendit au-delà du cercle de ses frères en religion, vers des confidents, dont Jean-Joseph Surin, ainsi que vers des dirigées, dont la jeune Jeanne-Marie Guyon. Mais son excentrement par rapport à la capitale du Royaume et une vie passée en grande partie dans un ermitage l’ont fait mal reconnaître des historiens religieux, à l’exception notable de Michel de Certeau, le biographe de son ami Surin.
Son œuvre est substantielle tout en demeurant de dimension raisonnable. Il vécut assez pour parcourir un long chemin mystique, dont témoignent des textes bien structurés, souvent inspirés, qui font écho à la profondeur des dictées de Jean de Saint-Samson sans en présenter les difficultés d’accès.
Ce volume s’ouvre sur une brève étude qui évoque le large cadre de la réforme française entreprise à l’intérieur du vénérable ordre des Carmes puis qui donne les éléments connus de la vie de Maur. La plus grande partie constitue la première édition critique de ses écrits les plus profonds.
L’écrit mystique s’adapte le mieux à un besoin personnel particulier : c’est le cas les deux Correspondances qui nous sont parvenues et des deux Traités de la vie intérieure et mystique adressés très probablement à un disciple, l’abbé de Brion. Le conséquent Royaume intérieur de Jésus-Christ correspond par contre aux besoins d’une communauté incluant des novices, ce qui justifie l’insistance ascétique de ses premières parties.
Maur de l’Enfant-Jésus a sûrement connu des difficultés qui nous le rendent proche et attachant lorsqu’il les évoque de manière passionnée. Fondé sur un vécu mystique rapporté avec précision et profondeur, le trésor caché du champ dont parle l’Évangile se découvre et guide le « chrétien intérieur ».
Maur de l’Enfant-Jésus
ecrits de jeunesse
1650-1664
directoire des novices
(Extraits de l’œuvre dirigée par Marc de la Nativité)
Entrée a la divine sagesse
Les trois portes du palais de la divine sapience
montee spirituelle & traité de la fidélité
Théologie chrétienne et mystique
sanctuaire de la divine sapience
exposition des communications divines.
Le sacre berceau de l’enfant-jesus
Édition critique précédée d’une étude
par Dominique Tronc.
1 A.-E. Steinmann, La nuit et la flamme, chemins du Carmel, Paris-Fribourg, 1982 ; J. Smet, The Carmelites ; A history…, 4 vol., Carmelite spiritual center, Darien, Illinois, 1982. (traduction : I Carmelitani…, 4 vol., Edizioni carmelitane, Roma, 1989).
2 C. Janssen, dans Les origines de la réforme des Carmes en France au XVIIe siècle, Martinus Nijhoff, s’Gravenhage, 1963, p. 225, souligne l’influence des déchaux sur les pratiques ; S.-M. Morgain, dans Pierre de Bérulle et les Carmélites de France, Cerf, 1995, p. 69, souligne le rôle du chartreux dom Beaucousin en relation avec les deux groupes réformateurs.
3 H. Bremond, Histoire littéraire du Sentiment religieux en France… II L’Invasion mystique (chap. V sur Jean de Saint-Samson), 1930, 2006 ; S.-M. Bouchereaux, La réforme des Carmes en France et Jean de Saint-Samson, Vrin, 1950 ; H. Blommestijn, Jean de Saint-Samson, L’éguillon, les flammes, les flèches et le miroir de l’amour de Dieu…, Pontificiae Universitatis Gregorianae, Rome, 1987.
4 Corpus aux Archives d’Ille-et-Vilaine à Rennes, 9H39 à 9H44 ; disponibles en version modernisée : Jean de Saint-Samson, Œuvres mystiques, Paris, O.E.I.L., 1984 & La pratique essentielle de l’amour, Coll. « Sagesses chrétiennes », Cerf, 1989.
5 D. Tronc, Un mystique réformateur des Carmes, Jean de Saint-Samson (1571-1636), Carmel, n°112, juin 2004, 71-82, (art. repris partiellement ici).
6 C. Janssen, Les origines…, op. cit., p. 83.
7 C.Janssen, « L’oraison aspirative chez Jean de Saint-Samson », Carmelus, 1956, vol. II, p. 211, présente en parallèle les textes de Harphius [van Herp] et de Jean.
8 R.P. Donatien de S.Nicolas, La Vie, les Maximes et partie des œuvres du très excellent contemplatif, le Vénérable frère Ian de S.Samson…, Paris, 1651, [source que nous citons : P], p. 92.
9 Œuvres spirituelles et mystiques du divin contemplatif f. Iean de S.Samson […] avec un abrégé de sa vie, recueilly et composé par le P. Donatien de S. Nicolas, Pierre Coupard, Rennes, 1658-1659, [source que nous citons : R], p. 62, colonne de gauche, à la hauteur repérée « B » [que nous notons b pour indiquer la col. de gauche ; la majuscule serait conservée pour indiquer la col. de droite].
10 R 762A.
11 R 79 A.
12 R 773e.
13 R 79 a.
14 R 760A.
15 R 78B.
16 R 309b
17 P 495-497.
18 R 683c, R 683B.
19 R 754a.
20 R 145a.
21 Archives d’Ille-et-Vilaine, 9H42, folio 2 sv.
22 R 169D.
23 Blommestijn, op.cit., p.86-87. Catherine de Gênes, Jean de Saint-Samson et Jean de la Croix, seront les trois mystiques cités bien avant tous les autres dans les Justifications établies en 1695 en vue des entretiens d’Issy par madame Guyon avec l’aide de Fénelon.
24 Dict. Spir., 3.1542/3 (tome III, col. 1542 et 1543) ; Y. Durand, Un couvent dans la ville. Les grands carmes de Nantes, Rome, 1996, p. 209.
25 M. de Certeau, « Le Père Maur de l’Enfant-Jésus, Textes inédits », R.A.M. n° 139, 1959, 266 sv., p. 268.
26 Voir C. Janssen, « L’oraison aspirative chez Herp… », op. cit., vol. III, p. 19 à 216, dont p. 21, la « prière brève, qui part d’un coeur brûlant dans un élan très intense … préparation à … une prière sans forme et sans paroles dans la contemplation de Dieu et l’union avec lui. »
27 Les quatre volumes des Directoires des novices (Paris, Cottereau, 1650-1651) ont intéressé des carmes des deux réformes : étude par K. J. Healy, Methods of prayer in the Directory of the Carmelite reform of Touraine, Institutum Carmelitanum, Rome, 1956 ; réédition du dernier volume par le P. Innocent de Marie Immaculée, Méthode claire et facile pour bien faire l’oraison mentale et pour s’exercer avec fruit en la présence de Dieu, éd. Beyaert, Bruges, 1962. Enfin il existe un cinquième volume (non compris sous le Directoire) : le Traité de la componction. Voir DS 10.284/7, où l’article « Marc de la Nativité de la Vierge » est consacré en grande partie au Directoire. Nous rééditerons un choix dans notre second volume consacré à Maur.
28 Méthode claire et facile…, p. 217-219.
29 Pour cette présentation biographique nous sommes redevables à : M. de Certeau, Le Père Maur de l’Enfant-Jésus, Textes inédits, R.A.M. n° 139, 1959, 266 sv. ; F. Lemoing, Ermites et reclus du diocèse de Bordeaux, Bordeaux, 1953 ; D. Di Domizio, Maur de l’Enfant-Jésus (+1690), a study of his life and works, Institut Catholique, réf. 9099, Thèse 254 (qui fut dirigée par Louis Cognet). L’étude de Michel de Certeau [1955] est la plus solide, D. Di Domizio [1969] apporte des compléments compte tenu de son exploitation des archives carmes et de son souci de présenter un résumé de chaque œuvre ; enfin Blommestijn [1978] résume dans Dict. Spir., 10.826/831, les événements attestés.
30 Dict. Spir., 3.1542, art. « Dominique de Saint-Albert ».
31 Di Domizio, op. cit., p. 3.
32 Les cheveux qui servirent à la confection des personnages d’une