LES AMIS DES ERMITAGES DE CAEN & DE QUEBEC
Dossier assemblé par Dominique Tronc
III. MEMBRES DU CERCLE NORMAND
V. LIENS (MI-Bernières)
VI. DOCUMENTS (Québec)
TABLE
LES AMIS DES ERMITAGES DE CAEN & DE QUEBEC 1
LES DEBUTS : Origine franciscaine 17
La réforme française du Tiers-Ordre régulier. 18
Antoine le Clerc (1563-1628) 18
Chrysostome de Saint-Lô (1594-1646) 25
LES AMIS DE BERNIERES : « L’école du Cœur » 30
Jourdaine de Bernières (1596-1645), la fondation et l’histoire d’un couvent d’ursulines. 36
[La sainte famille Bernières] 36
[Notre très honorée fondatrice Jourdaine de B.] 37
[La peste et la retraite dans une maison des Bernières] 37
[Jourdaine âgée élue pour la troisième fois] 41
Jean de Bernières (1601-1659) 43
Une œuvre reconstituée et influente. 45
M. Rocquelay prêtre (-1669) 52
Jean Eudes (1601-1680), missionnaire. 52
Jean Aumont (1608-1689), pauvre villageois. 54
Gaston de Renty (1611-1649) 61
Mectilde-Catherine de Bar (1614-1698) 65
Une vie bien remplie. Influences. 69
DISCIPLES et FILIATION en FRANCE 72
Louis-François d’Argentan (1615-1680), capucin. 72
La filiation de Bertot à Madame Guyon (1647-1717) 74
Deuxième bras du « delta spirituel » 75
Henri-Martin Boudon (1624-1702) 75
Claude La Colombière (1641-1682) 76
Marie-Madeleine de la Peltrie (1603-1671) 78
[Mme de la Peltrie et Mr de Bernières, une entreprise secrète] 78
M. de Bernières (-1701), neveu de Jean 81
François de Laval (1623-1708) 84
Troisième bras du « delta spirituel » 85
FIGURE : UN RÉSEAU D’AMIS (PRÉSENTATION SYNCHRONIQUE) 91
Dirigé par le P. Chrysostome 93
Les visites à Marie des Vallées (1590-1656) 100
Le soutien de Charlotte le Sergent (1604-1677). 100
L’influence de Marie de l’Incarnation (1599-1672) 101
Mectilde / Catherine de Bar 104
Dirigée par le P. Chrysostome 104
Lui succède Charlotte le Sergent. 118
Confessée par Epiphane Louys (1614-1682) 119
Dirigé par Bernières à l’Ermitage de Caen 121
III. MEMBRES DU CERCLE NORMAND (Florilège) 128
Marie des Vallées 1590-1656 128
Influence directe par des conseils aux visiteurs. 128
La source toute intérieure 131
Les influences sur les générations suivantes 132
Le champ historique / sociologique 134
Le champ spirituel et mystique 135
Jourdaine de Bernières 1596-1670 (Annales des ursulines de Caen) 143
[La sainte famille Bernières] 143
[Notre très honorée fondatrice Jourdaine de Bernières] 143
[La peste et la retraite dans une maison des Bernières] 145
[Mme de la Peltrie et Mr de Bernières, une entreprise secrète] 148
[Lettre de Mme de la Peltrie] 149
[Il ne faut pas oublier la maison reconnue l’Ermitage…] 151
[Le janséniste Charles du Four suivi de l’interdit] 153
[Jourdaine âgée élue pour la troisième fois] 154
[Jourdaine et Chrysostome] 155
Jean de Bernières 1602-1659 158
La présence de Dieu se voit clairement dans un intérieur épuré. 158
Se laisser conduire à l’Esprit de Dieu 161
Autres dispositions d’une maladie, où le corps et l’âme sont en croix. 163
Le grand fruit que nous pouvons tirer des croix intérieures. 164
Des différentes sortes d’oraison mentale. 166
Qu’il faut être indifférent à telle oraison que Dieu voudra que nous fassions. 168
Qu’il est sur tout nécessaire de s’appliquer à l’oraison. 170
Des obstacles qui empêchent de faire oraison. 174
Des moyens qui facilitent l’exercice de l’oraison. 177
Qu’il ne se faut porter de soi-même qu’à une oraison ordinaire. 180
Comme on passe de l’oraison ordinaire à la contemplation. 182
Des sacrées ténèbres de l’oraison 187
De la pure et parfaite oraison 196
De la faim et du rassasiement de Dieu 200
De l’intime union d’amour de l’âme avec Dieu en l’oraison 210
Du silence intérieur où Dieu parle et est écouté. 214
De la contemplation très épurée 217
Des différentes caresses que Dieu fait à l’âme dans l’oraison 222
Jean Aumont (1608-1689), pauvre villageois. 227
L’ouverture intérieure du royaume de L’AGNEAU OCCIS dans nos cœurs : 228
L.55 A Mademoiselle de la Chevalerie. 244
L. 61 au P. Saint-Jure du 13 novembre 1643 244
L.72 Vers le 11 décembre 1643 A la Mère Marie de la Trinité 245
L.102 Vers le 22 avril 1644 A la Mère Élisabeth de la Trinité 245
L.117 A la mère Elisabethe de la Trinité 24 juin 1644 246
L. 133 4 octobre 1644 A la Mère Thérèse de Jésus-Languet 247
L.174 Vers le 6 janvier 1645 A la Mère Thérèse de Jésus-Languet 248
L.176 Vers le 6 janvier 1645 A son Directeur le R. P. Saint-Jure S. J. 249
L.195 A son Directeur, le R. P. Saint-Jure, S. J. 249
L.197 Trois lettres à son Directeur, le R. P. Saint-Jure S. J. 250
L. 200 Extrait d’ « Un de ses papiers ». 250
L.252 Destinataire inconnu. 250
L.286. 2 juin 1646 [M. des V.] 251
L.295 Vers le août 1646 A l’un de ses amis au Collège de Bourgogne. [relation Eudes] 252
L.357 Septembre 1647 Au Père Jean Eudes. 253
L.369 Octobre 1647 Au Père Jean Eudes.+ note 254
L.299 3 août 1646 Au Président de Castille. 254
L. 302 Trois lettres à son Directeur le R. P. Saint-Jure S. J. 255
L.339 Début mai 1647 A son Directeur, le Révérend Père Saint-Jure S J. 257
L.350 27 juin 1647 A son Directeur le Révérend Père Saint-Jure S J. 258
L.379 A son Directeur le Révérend Père Saint-Jure S. J. 259
3.68B D’un Serviteur de Dieu […] lettre écrite de Canada. 262
3.69. Réponse à la lettre […] écrite de Canada. 264
3.69B. Du même serviteur de Dieu… 277
3.70. Réponse à la précédente. Dieu tout en l’âme. 278
Mgr de Laval 1623-1708 (Gosselin, Vie) 282
Sur l’embarquement de Mgr de Laval et le neveu de Bernières 286
Seconde partie IV Du premier fondement de la vie et sainteté chrétienne 288
X La perfection du dégagement chrétien 288
XXII De l’excellence des vertus 289
Lectionnaire propre à la Congrégation de Jésus et Marie (Paris 1977) 290
IV. MARIE DE L’INCARNATION 1599-1672 297
Correspondance « spirituelle » 305
L.1 De Tours, à Dom Raymond de S. Bernard, Feuillant, fin 1626 (?). 305
L.5 De Tours, à Dom Raymond de S. Bernard, Feuillant, début 1627. 306
L.6 De Tours, à Dom Raymond de S. Bernard, Feuillant, 27 juillet 1627. 306
L.9 De Tours, à Dom Raymond de S. Bernard, Feuillant, 1634 (?) 307
L.17 De Tours, à Dom Raymond dc S. Bernard, Feuillant, 3 mai (?) 1635. 308
L.25 De Tours, à Dom Raymond de S. Bernard, Feuillant, 1633-1635 (?). 309
L.49 De Québec, à son fils, 10 septembre 1640. 310
L.56 De Québec, à son Fils, 4 septembre 1641. 312
L.66 De Québec, à Mademoiselle de Luynes, 29 septembre 1642. 317
L.68 De Québec, à son Fils (1), 1er septembre 1643. 321
L.84 De Québec, à l’une de ses Sœurs /, 3 septembre 1644. 328
L.87 De Québec, à la Mère Françoise de S. Bernard, 330
…Sous-Prieure du Monastère des Ursulines de Tours, 27 septembre 1644. 330
L.100 De Québec, à son Fils, 11 octobre 1646. 333
L.109 De Québec, à son Fils, été 1647. 340
L.123 De Québec, à son Fils, 22 octobre 1649 346
L.132 De Québec, à un Père de la Compagnie de Jésus (1), 1er septembre 1651 [L’incendie] 358
L.135 De Québec, à son Fils, 13 septembre 1651. 361
136 De Québec, à son Fils, octobre-novembre 1651. 364
L.140 à la Communauté de Tours [sur Mère Marie de saint Joseph] 368
L.143. De Québec, à son Fils, 9 septembre 1652. 374
L.153 De Québec, à son Fils, 26 octobre 1653. 380
L.161 De Québec, à son Fils, 24 septembre 1654. 390
L.183 De Québec, à son Fils, septembre-octobre 1659. [Laval] 396
L.185 De Québec, à son Fils, 17 septembre 166o. 402
L.192 De Québec à son Fils, 2 novembre 1660 406
L.195 à son Fils, 16 septembre 1661. 409
L.201. De Québec, à son Fils, 10 août 1662. 414
L.216 De Québec, à son Fils, 29 juillet 1665. 416
L.222 De Québec, à son Fils, 22 septembre 1666. 424
L.242 à son Fils, 12 octobre 1668 426
L.243 De Québec, à son Fils, 16 octobre 1668. 428
L.247 De Québec, A son fils, 3o juillet 1669. 429
L.263 De Québec, au P. Poncet, Jésuite, 17 septembre 1670. 432
L.267. à son Fils, 25 septembre 1670 435
L.269 De Québec, au P. Poncet, Jésuite, 25 octobre 1670. [de la Peltrie - le voyage] 440
L.274 à son Fils, 8 octobre 1671 451
Correspondance « Indienne » 457
L.43 De Québec, à une Dame de qualité, 3 septembre 1640. 457
L.80 De Québec, à son Fils, 26 août 1644. 478
L.97 De Québec, à son Fils, 29 août-10 septembre 1646. 485
109 De Québec, à son Fils, été 1647. 496
L.121 De Québec, à la Communauté des Ursulines de Tours, septembre 1649. 509
L.128 De Québec, à son Fils, 3o août 1650. 512
L.131 De Québec, à son Fils, 3o octobre 165o. 516
L.172 De Québec, à son Fils, 14 août 1656. 517
L.184. De Québec, à son Fils, 25 juin 166o. 520
L.196 De Québec, à son Fils, septembre 1661. 530
L.204 à son Fils [tremblement de terre] 534
II De Québec, la Mère Cécile de Ste-Croix 541
à la Supérieure des Ursulines de Dieppe, 2 septembre 1639. 541
[la traversée et l’arrivée à Québec]. 541
VI La traversée des deux premières Ursulines de Paris 549
XIV De Québec, la Mère Marie de S. Joseph au R.P. Claude Martin, 1646 (?). 551
XXIV De Québec, Madame de la Peltrie à Dom Claude Martin, 165 5 552
XXXVII. De Québec, la Mère Marguerite de S. Athanase à Dom Claude Martin, 8 août 1672. 553
Dans la Vie par dom Claude Martin : 557
Dans notre choix de la Correspondance de MI 557
L.43 De Québec, à une Dame de qualité, 3 septembre 1640. 558
L.66 De Québec, à Mademoiselle de Luynes, 29 septembre 1642. 559
L.143. De Québec, à son Fils, 9 septembre 1652. 563
L.183 De Québec, à son Fils, septembre-octobre 1659. [Laval] 563
L.185 De Québec, à son Fils, 17 septembre 166o. 565
L.192 De Québec à son Fils, 2 novembre 1660 566
L.269 De Québec, au P. Poncet, Jésuite, 25 octobre 1670. [de la Peltrie - le voyage] 566
6 Août 1641 L 2,6 Je suis aussi content de demeurer ici comme d’aller en Canada. 579
10 Janvier 1641 L 1,2 Imitez le pauvre et humble Jésus. 580
16 octobre 1643 Pensée sur la pauvreté et l’anéantissement. 580
15 février 1644 LMB Saint Maur 581
5 novembre 1654 L 1,46 Mon fond, c’est la seule lumière de la Foi. 582
16 Janvier 1657 L 2,31 Les trois degrés pour monter au sommet de la montagne. 583
12 Décembre 1658 L 3,20 Un pauvre chétif homme qui tend à l’anéantissement est capable de tout. 583
Proviennent-ils de Paris ? ou de Rouen, seconde ville du royaume ? De cités plus modestes : Caen et Tours ! Car tout repose sur quelques mystiques qui apparaissent ici ou là et pas forcément dans de grands centres culturels, politiques ou sociaux.
Tout commence à la fin du XVIe siècle lorsque le royaume de France sort avec Henri IV du choc entre protestants et catholiques 1. En 1600 Paris compte environ deux cent cinquante mille habitants, Rouen est la seconde ville du royaume avec environ soixante-dix mille habitants, Caen a trente mille habitants (Paris doublera sa population à la fin du siècle, Rouen et Caen stagneront). C’est de Caen, dixième ville du royaume, que surgira un renouveau spirituel à partir d’une maison sans prétention, construite et animée par Jean de Bernières « dans la cour » d’un couvent d’ursulines dirigé par sa sœur aînée Jourdaine. Jean et Jourdaine sont dirigés par le Père Chrysostome de Saint-Lô, un franciscain.
Notre histoire va être celle du cercle né autour de ces figures. Nous les appelons Amis des Ermitages : Amis, car les contacts directs d’aide entre spirituels sont essentiels: on ne fait pas de feu avec une seule bûche. Ermitages, parce qu’il faut un foyer spirituel, un lieu concret facilitant les rencontres. Il y en eut deux, le premier foyer à Caen suivi d’une migration en Nouvelle France à Québec.
Ils prennent place au sein d’une tradition qui remonte au Moyen Age, tandis que l’on pourra suivre leurs successeurs en France jusqu’au XIXe siècle. Nous nous limitons à la première moitié du XVIIe siècle : des débuts normands aux émigrations vers le Canada. Ensuite les lignées divergent.
§
Nous présentons en première partie sous le titre I. FILIATION ET AMIS le cercle large de l’Ermitage normand. C’est la vision « horizontale » où nous accordons la plus grande importance aux mystiques fondateurs.
Comment s’opère la succession d’aîné à cadet ? C’est la vision « verticale » Nous reprenons les liens entre quelques fondateurs où nous centrons l’aperçu intérieur sur des II. DIRECTIONS MYSTIQUES dont celles de Bernières et de Mectilde par « notre bon père Chrysostome ».
Suivent des matériaux :
III. MEMBRES DU CERCLE NORMAND regroupe des extraits mystiques pour ses principales figures.
IV. MARIE DE L’INCARNATION regroupe des extraits de sa correspondance.
V. LIENS relevés entre Marie de l’Incarnation et Jean de Bernières.
VI. DOCUMENTS (Québec) extraits.
Mais tout d’abord présentons un tableau du réseau d’amis. Limité à quelques fondateurs, il est complété infra.
Ce réseau des Amis de deux Ermitages - l’un situé à Caen, l’autre à Québec -, d’un Cercle de la Quiétude et de Bénédictines, présente les figures fondatrices autour desquelles s’assemblèrent de nombreux spirituels en « Ecoles du Cœur ».
Trois branches d’un « delta spirituel » se forment à partir de l’Ermitage animé par Jean de Bernières sous la direction de « notre bon père Chrysostome ». En Nouvelle France, animé par Mgr de Laval, dans le Cercle de la Quiétude créé par Monsieur Bertot pour être repris par Madame Guyon et par Fénelon, chez les Bénédictines du Saint-Sacrement, ordre contemplatif fondé par Mère Mectilde.
Ce diagramme résume notre synthèse d’une longue histoire de liberté qui relie religieux et laïcs dans une tradition propre aux Tiers ordres franciscains. Elle se prolongera jusqu’à nos jours en terres catholiques et protestantes.
Quatre parties dans cette première présentation des FILIATION et des AMIS :
LES DEBUTS : Origine franciscaine,
LES AMIS DE BERNIERES : « L’école du Cœur »,
DISCIPLES et FILIATIONS en France,
MIGRATIONS CANADIENNES.
Notre histoire commence dès la naissance de l’ordre franciscain. Il recouvre rapidement l’Europe et sont déjà plusieurs dizaines de milliers à la mort de François en 1226. En particulier son tiers ordre est très vivant. Pour contrôler des dérives possibles – il y avait eu du temps de François bien de mouvements de réforme, dont les pauvres de Lyon, les vaudois, etc., qui n’eurent pas eu la chance de François d’être accepté par un évêque ami devenu pape - on créa en 1400 un Tiers Ordre Régulier.
Les deux tiers ordres - le laïc et le régulier - seront en interaction. C’est le secret d’une fécondité rare constatée au XVIIe siècle où deux mille membres du TOR occupent une place importante alors qu’ils sont très minoritaires au sein de cent mille franciscains français qui vécurent le siècle 2.
Le balancement de génération à génération entre clercs et laïcs est également remarquable. S’ajoute la variété des appartenances : franciscains, ursulines, jésuites, prêtres et laïcs se retrouveront en amitié à l’Hermitage de Caen construit par Bernières.
Nous commençons à l’arrivée en France de tertiaires réguliers et poursuivrons par une revue de ses amis.
Le père Vincent Mussart (1570-1637) en est l’artisan lorsqu’il découvre dans la bibliothèque du couple Acarie (Mme Acarie deviendra la première Marie de l’Incarnation cofondatrice des carmélites françaises) les commentaires du mystique Denys le chartreux (1402/3-1471) sur la troisième règle de saint François. Ceci se passe vers 1592/3. Il rencontre un ermite réputé, Antoine Poupon. La vie érémitique n’est pas facile à l’époque des guerres de religion:
Ils tombèrent entre les mains des Suisses hérétiques, qui espérant une bonne rançon de quelques Parisiens qu’ils avaient pris parce que le siège [de Paris, 1594] devait être bientôt levé, étaient résolus de les laisser aller, et de prendre les deux hermites. Frère Antoine en eut avis secrètement par une Demoiselle prisonnière, le malade [Vincent Mussart] qui tremblait la fièvre quarte entendit ce triste discours, et se jetant hors de sa couche descendit l’escalier si promptement qu’il roula du haut en bas, sans néanmoins aucune blessure. L’intempérance des soldats, et l’excès du vin les avaient mis en tel état, que Vincent et Antoine s’échappèrent aisément...
Puis des compagnons se présentent : sept tertiaires vont suivre une année de noviciat et en 1595 le Tier-Ordre régulier renaît en France 3.
Le rôle éminent d’Antoine le Clerc « sieur de La Forest » est souligné par l’historien du Tiers Ordre franciscain Jean-Marie de Vernon qui nous livre en 1667 un aperçu complet de sa vie 4. Il couvre cinq chapitres ce qui est tout à fait exceptionnel puisqu’il ne se distingue ni par son rang au sein de la noblesse ni par quelque rôle éminent au sein de l’Église ou de l’Ordre.
Né de bonne famille à Auxerre, il mène une jeunesse aventureuse et doublement compromettante pour des yeux catholiques. L’historien nous avertit :
À vingt ans il prit les armes, où il vécut à la mode des autres guerriers, dans un grand libertinage. La guerre étant finie, il entra dans les études, s'adonnant principalement au droit […] Il tomba dans le malheur de l'hérésie [protestante][528] d'où il ne sortit qu'après l'espace de deux ans.
Le récit de sa conversion est le « coup de foudre » rapporté par le Père Jean-Chrysostome qui fait le compte-rendu de la conversion de son conseiller de jeunesse, ami « de maison et façonné aux armes » 5.
Le texte évoque les grandes peurs de la damnation que l’on rattache en général au Moyen Âge. Après le coup de poing initial donné par la grâce, la vie mystique est découpée en quelques grandes périodes ponctuées de moments charnières, dans une dynamique qui couvre la durée d’une vie. Une existence résumée en quelques paragraphes rend l’impression saisissante de force associée à la brièveté de toute condition.
Nous allons lire largement - nous ferons souvent de même favorisant le florilège mystique plutôt que l’étude historique – sans toutefois signaler oralement les coupures opérées dans le texte :
I. Un autre serviteur de Dieu a été conduit à une très haute perfection [86] par les vues pensées de l’Éternité. Il était de maison et façonné aux armes. Voici que, environ à l’âge de vingt-trois ans, comme il banquetait avec ses camarades mondains, il entrouvrit un livre, où lisant le seul mot d’Éternité, il fut si fort pénétré d’une forte pensée de la chose, qu’il tomba par terre comme évanoui, et y demeura six heures en cet état couché sur un lit, sans dire son secret.
II. Le lendemain, ayant l’usage fort libre de ses puissances, environné néanmoins de la vue d’Éternité, il s’alla confesser à un saint Religieux avec beaucoup de larmes et lui ayant révélé son secret, il en reçut beaucoup de consolation, car il était serviteur de Dieu et homme de grande oraison, qui avait eu révélation de ce qui s’était passé, et qui en se séparant lui dit : « mon frère aime Dieu un moment, et tu l’aimeras éternellement. » Ces mots portés et partis d’un esprit embrasé, lui furent comme une flèche de feu, qui navra son pauvre cœur d’un certain amour divin, dont l’impression lui en demeura toute sa vie.
III. Ensuite il fut tourmenté de la vue de l’éternité de l’Enfer, environ huit ans, dans plusieurs visions […]
IV. Après cet état il demeura trois autres années dans une croyance comme certaine de sa damnation : tentation qui était aucune fois si extrême, qu’il s’en évanouissait.
V. Ensuite de cet état, il [89] demeura un an durant fort libre de toutes peines […]
VI. Après cette année, il en demeura deux dans la seule vue de la brièveté de la vie […] Ce qui lui donna un si extrême mépris des choses du monde […] [qu’il] ne pouvait comprendre comme les hommes créés pour l’éternité s’y pouvaient arrêter. [90]
VII. Ensuite […] il fut huit ans dans la continuelle vue que Dieu l’aimait de toute Éternité ; ce qui l’affligeait, avec des larmes de tendresse et d’amour, d’autant qu’il l’aimait si peu et avait commencé si tard. Il eut conjointement des vues fort particulières de la Sainte Passion.
VIII. Dans la dernière maladie, il fut tourmenté d’un ardent amour envers Dieu, et d’une grande impatience d’aller à son Éternité.
Revenlons sur la biographie du « sieur de la Forest ».
Il possédait un talent utile dans le monde :
Son bel esprit et sa rare éloquence paraissaient dans les harangues publiques dès l'âge de vingt ans. Sa parfaite intelligence dans la langue grecque éclata lorsque le cardinal du Perron le choisit pour interprète dans la fameuse conférence de Fontainebleau contre du Plessis Mornay...
Mais mieux, charité, travail, vie intérieure approfondie, dons mystiques, se combinent, mais sans facilité :
[532] Un lépreux voulant une fois l'entretenir, il l'écouta avec grande joie, et l'embrassa si serrement, qu'on eut de la peine à les séparer. […] Une autre peine lui arriva, savoir qu'étant entièrement plongé dans les pensées continuelles de Dieu qui le possédait, il ne pouvait plus vaquer aux affaires des parties dont il était avocat. [535] Ses biens de fortune étant médiocres, la subsistance de sa famille dépendait presque de son travail…
Indice révélateur d’une vie mystique, le « soulagement » ou paix du cœur ressenti en sa présence :
Dieu lui révélait beaucoup d'événements futurs, et les secrets des consciences : par ce don céleste il avertissait les pécheurs […] marquait à quelques-uns les points de la foi dont ils doutaient ; à d'autres il indiquait en particulier ce qu'ils étaient obligés de restituer […] Les âmes scrupuleuses recevaient un grand soulagement par ses conseils et ses prières…
Une vie bien remplie s’achève en combattant courageusement la crainte du diable, mal dont tous étaient atteints au début du XVIIe siècle (Benoît de Canfield, François de Sales…).
Voici par notre historien du TOR un récit typique des récits d’agonie qui termine la Vie et précèdent la revue des Vertus dans les écrits hagiographiques d’époque :
Quatre mois devant sa mort étant sur son lit dans ses infirmités ordinaires, il s'entretenait sur [542] les merveilles de l'éternité : on tira les rideaux, et sa couche lui sembla parée de noir ; un spectre sans tête parut à ses pieds tenant un fouet embrasé : cette horrible figure ne l'effrayant point […] il parla ainsi au démon : « […] garde-toi bien de toucher au fond de mon âme, qui est le trône du Saint-Esprit. » L'esprit malin disparaissant, le pieux Antoine demeura calme, et prit cette apparition pour un présage de sa prochaine mort ; ses forces diminuèrent toujours depuis […] il vit son âme environnée d'un soleil, et entendit cette charmante [au sens fort de charme] promesse de notre Seigneur : « Je suis avec toi, ne crains point. » Les flammes de sa dilection s'allumèrent davantage, et il ne s'occupait plus qu'aux actes de l'amour divin, voire au milieu du sommeil.
Plus sobrement le Père Jean-Chrysostome concluait ainsi :
VIII. Dans la dernière maladie, il fut tourmenté d’un ardent amour envers Dieu, et d’une grande impatience d’aller à son Éternité. [91 des Traités de 1651]
Les proches bénéficièrent de l’agonie priante du mourant - il en sera de même à la mort de Jean-Chrysostome :
[543] M. Bernard [un ami] présent sentit des atteintes si vives de l'amour de Dieu, qu'il devint immobile et fut ravi. […] Le lendemain samedi vingt-trois de janvier […] il [le sieur de la Forest] rendit l'esprit à six heures du soir dans la pratique expresse des actes de l'amour divin…
Puis :
on permit [544] durant tout le dimanche l'entrée libre dans sa chambre aux personnes de toutes conditions, qui le venaient visiter en foule. Les religieux du tiers ordre de Saint-François gardaient son corps, qui fut transporté à Picpus.
Voici page précédente un portrait conventionnel, mais prêtant une figure très attachante « à notre bon Père Chrysostome »,
La gravure figure en frontispice à la page de titre de l’ouvrage édité par Bernières à Caen d’écrits recueillis - difficilement - par la Mère Mectilde à Paris en son couvent de franciscains du TOR : tous n’étaient pas des amis du mystique…
>> La vie mystique chez les Franciscains du dix-septième siecle. Tome I. Introductions, Florilège issu de Traditions franciscaines (Observants, Tiers Ordres, Récollets), D. Tronc, Ed. du Centre Saint-Jean-de-la-Croix, coll. « Sources mystiques », 367 pages.
§
Étant encore écolier, [Jean-Chrysostome] écrivit de Rouen à M. de la Forest pour le consulter sur sa vocation. Étant venu à Paris, il prit l'habit à Picpus…6.
Ce rapport entre le sieur de la Forest et le jeune homme est un exemple des nombreuses relations qui se poursuivront entre le TO des laïcs et le TO des Réguliers : il n’y a pas de hiatus entre la vie intérieure et le monde. Alternent, par quelque bénéfique hasard, après le Père Vincent Mussart, Antoine le Clerc, sieur de la Forest ; puis le Père Jean-Chrysostome, Monsieur de Bernières, le prêtre Jacques Bertot, madame Guyon, l’archevêque Fénelon... (succession propre à l’une des filiations nées à l’Ermitage). Des relations directes les relient, mais n’ont souvent pas laissé de traces écrites 7.
Jean-Chrysostome de Saint-Lô est la figure centrale à laquelle se réfèrent les membres du cercle mystique normand, qui n’entreprennent rien sans l’avis de « notre bon Père Chrysostome ». Seule l’humble « sœur Marie » des Vallées jouira d’un prestige comparable et attirera chaque année ses membres à séjourner auprès d’elle.
Ce que nous connaissons de la biographie de Chrysostome provient essentiellement de Boudon 8. Les connaisseurs de l’école normande n’y ajoutent guère d’éléments9. Tout ce que nous savons sur Chrysostome se réduit à quelques dates, car si Boudon est prolixe quant aux vertus, il reste discret quant aux faits ! Sa pieuse biographie couvre des centaines de pages qui nous conduisent « de la vie aux vertus », mais le contenu spécifique au héros se réduit à quelques paragraphes.
Jean-Chrysostome naquit vers 1594 et étudia au collège des jésuites de Rouen. À dix-huit ans, il prit donc l’habit suivant l’avis du sieur de la Forest et entra le 3 juin 1612 contre le gré paternel au couvent de Picpus à Paris fondé par Mussart :
Le P. Chrisostome dit de St Lo [sic] naquit à St Fremond Basse-Normandie diocèse de Bayeux et fut nommé Joachim au baptême. Un de ses frères fut capucin et une sœur a été clarisse à Rouen de l'étroite observance. Joachim étudia à Rouen et y eut pour maître le P. Caussin, jésuite10. Étant encore écolier, il écrivit de Rouen à M. de la Forest pour le consulter sur sa vocation. Étant venu à Paris, il prit l'habit à Picpus. Son père fit ce qu'il put pour le faire sortir du cloître et y employa à cet effet un magistrat considérable du parlement de Normandie. Le jeune homme tint ferme...11.
Après une vie de directeur12, il traverse à son agonie un dernier dépouillement intérieur dont l’effet se communique, tout comme ce fut le cas d’Antoine le Clerc :
... L’on remarqua que la plupart de religieux du couvent de Nazareth où il mourut [le 26 mars 1646], fondaient en larmes et même les deux ou trois jours qui précédèrent sa mort, et cela sans qu’ils pussent s’en empêcher13.
Les incompréhensibles « larmes » sont à rapprocher des « atteintes vives de l’amour de Dieu » ressenties auprès d’Antoine, comme des phénomènes proprement mystiques.
Jean-Chrysostome assura ainsi un rôle de passeur. En témoignent des lettres remarquables de direction adressées à Catherine de Bar et à Jean de Bernières sur lesquelles nous revenons en fin de journée. Elles éclairent une très vigoureuse conduite d’abnégation et de « désoccupation ». Son influence couvre la première génération du cercle spirituel : Jean de Bernières et sa sœur Jourdaine, Mectilde du Saint-Sacrement et Jean Aumont; les historiens ajoutent des figures extérieures à notre école : Vincent de Paul, J.-J. Olier…
Voici page précédente un portrait conventionnel, prêtant une figure de dévôt des plus sérieux à Monsieur de Bernières.
§
Réseau d’amis associant aînés et cadets, le « cercle mystique normand » basé à Caen se constitue donc autour de Chrysostome et de ses dirigé(e)s Jourdaine et Jean de Bernières. Nous reviendrons dans notre seconde partie des DIRECTIONS MYSTIQUES non seulement sur Jean-Chrysostome, mais sur Marie des Vallées et Marie de l’Incarnation provisoirement « oubliés ».
La moitié des membres de « l’école du cœur » nés du vivant de l’initiateur Jean-Chrysostome sont directement rattachés aux courants franciscains. Le rayonnement de Jean de Bernières sur des amis qui séjournent dans son Ermitage est renforcé par son exemplaire pauvreté et sa charité, fondée sur l’oraison dans l’abandon à la grâce divine. Le réseau informel fut vivant par sa descendance dans deux ordres toujours actifs, l’un fondés par Catherine de Bar appelée aussi « Mère du Saint-Sacrement », l’autre par saint Jean Eudes.
Catherine fonde en Pologne ; Mgr de Laval crée l’Ermitage du Nouveau Monde au séminaire de Québec ; M. Bertot confesseur aux ursulines de Caen puis aux bénédictines de Montmartre est à l’origine du cercle mystique 14 dont des membres quiétistes pénétreront plus tard des terres protestantes.
Quel nom donner à une telle association sans unité de conditions ni de liens canoniques (mais monsieur de Bernières « prit l’habit de notre ordre [franciscain] » dit l’historien du TOR Jean-Marie de Vernon et il se plaignit de ne pouvoir vivre la pauvreté ; Mme Guyon prendra également vœu portant sur la pauvreté. Tous deux étaient issus de riches familles).
Les expressions d’Oratoire du cœur et d’Ecole de l’oraison cordiale apparaissent chez Bremond dans le chapitre qu’il consacre à Querdu Le Gall et à Jean Aumont (deux figures secondaires du réseau) 15. Filiation mystique du pur Amour, insistant sur le lien de nature mystique qui exista entre aînés et cadets, et évitant la note intellectuelle attachée à École est malheureusement bien long. En ayant soin d’enlever la note affective attribuée à cœur depuis Rousseau et le Romantisme, nous adoptons la contraction en Ecole du cœur. Elle ouvre sur une pratique mystique de l’oraison.
Le tableau des deux pages suivantes dispose les noms des figures que nous allons rapidement présenter.
Verticalement chronologique (1ere colonne) il témoigne des influences d’aînés vers des cadets.
Horizontalement il indique des compagnonnages.
Au centre une filiation Chrysostome - Bernières – Bertot – Guyon.
S’appuyant solidement à droite sur une colonne en grande partie féminine de Marie des Vallées, Jourdaine, Mectilde.
La dernière colonne concerne de près la Nouvelle-France, elle est largement à compléter et nous sommes avec vous pour apprendre !
À gauche des amis un peu plus autonomes, dont Eudes et Renty.
À souligner :
-Près de trente figures choisies dans une foule dévote.
-La diversité des appartances (en italiques). De g. à dte et de ht en bas : jésuite, bénédictin, laïc, franciscain, laïque, ursuline, pour la seule première ligne. On y ajoutera la diversité franciscaine : TOR, capucin, récollet ; un prémontré, de simples prêtres…
Cette diversité explique une difficulté rencontrée jusqu’à aujourd’hui pour rendre compte de leur importance : pas de définition claire, pas d’Ordre fédérateur permettant une identification claire d’un objet d’études – s’ajoute l’ombre portée par la condamnation du quiétisme en 1699.
FILIATIONS ET AMITIÉS MYSTIQUES
Nés avant 1600 |
J.-B. de Saint-Jure Jésuite, 1588-1657
Dom Quinet Bénédictin, 1595-1665 |
Antoine Le Clerc, « le Sieur de la Forest » 1563-1628
« Notre bon Père » Jean-CHRYSOSTOME Tiers Ordre Régulier franciscain, 1594-1646 |
Nés de 1600 à 1620 |
St JEAN EUDES, fonde la Congrégation des Eudistes, 1601-1680
GASTON DE RENTY, marié, 1611-1649
Charlotte le Sergent Bénédictine à Montmartre 1604-1677
|
Jean de BERNIÈRES, « Jean de Jésus pauvre » fonde l’Ermitage 1602-1659
M. Rocquelay prêtre, secrétaire de J. de B. -1669
J.-F. d’Argentan, « coauteur » Capucin 1615-1680
M. de Gavrus -1691
|
Nés depuis 1620 |
Paulin d’Aumale, Tiers Ordre Régulier franciscain, ?~1694
Henri Boudon prêtre, 1624-1702
Cl. la Colombière Jésuite, 1641-1682 |
M. Jacques Bertot prêtre, 1620-1681 (Ursulines Caen & Bénédict.Montmartre, le « directeur mystique »)
Mme GUYON, 1648-1717 FÉNELON, 1651-1715 |
Marie des Vallées servante, « sœur Marie » 1590-1656
Jourdaine de Bernières, Ursuline Mère de Sainte Ursule, 1596-1670 |
MARIE de l’INCARNATION Marie Guyart-Martin, Ursuline 1599-1672 |
Michèle Mangon, Ursuline Mère de la Conception, ~1600-1660
Mère MECTILDE, fonde bén. du St Sacrt 1614-1698
Louys Épiphane Prémontré, 1614-1682 « Frère Jean » Aumont« le vigneron » 1608 -1689 |
Marie-Madeleine de la Peltrie 1603-1671
M. de Mézy
Dom Claude Martin fils de M. de l’Inc., Bénédictin de Saint-Maur, 1619-1696 |
Archange Enguerrand Récollet « le bon religieux franciscain », 1631-1699 |
Mgr de LAVAL, 1623-1708 |
Explorons les figures dans l’ordre chronologique de leurs naissances. On ne pourrait que perdre le parfum intérieur c’est-à-dire l’essentiel en les rassemblant sous des habits communs d’appartenances religieuses ou de corps de pensée ou sous des thèmes fédérateurs issus par exemple de l’école historique des Annales.
Nous laissons pour l’instant de côté les deux grandes figures apparemment excentrées (au moins pour les Français du centre du Royaume !) de « sœur » Marie des Vallées et de Marie de l’Incarnation (« du Canada »).
Attachée à son frère cadet, Jourdaine sauvera sa mémoire, non sans rencontrer des contrariétés éditoriales. Son frère allait souvent parler à la communauté des ursulines et le bâtiment de l’Ermitage était situé « aux pieds » du couvent c’est-à-dire à son service (en fait dans sa cour, au même niveau).
Sur Jourdaine et la vie de « son » couvent, nous disposons de précieuses Annales du monastère de Ste Ursule de Caen établi en 1624… Ce long manuscrit sauvé par miracle 16 expose tardivement, mais avec intelligence sur la durée d’un siècle les vicissitudes vécues dans ce couvent ; en particulier les religieuses seront en butte à des jansénistes zélés, mais nous négligerons ce sujet. Nous citons plutôt que de gloser :
Dès qu'elles [les religieuses destinées à la fondation] furent arrivées à Caen qui fut le sixième septembre 1624, on les conduisit à la maison que Mme de Bernières mère de la fondatrice avait mis par ses soins en état de recevoir les religieuses. Elles la trouvèrent garnie des meubles et autres provisions nécessaires, et quand il leur manquait quelque chose on n'allait pas plus loin que chez M. et Mme de Bernières qui fournissaient abondamment à tout, jusqu'à dégarnir un lit de taffetas cramoisi pour tendre le sanctuaire et faire un pavillon au Saint-Sacrement.
L'on sait quel fut leur fond de religion [à la famille Bernières], et avec quelle exactitude ils observèrent la loi du Seigneur. Il [le père de Jean] leur donna trois fils, le premier fut d'épée, et fit voir que la piété n'est pas incompatible avec les armes. M. D’acqueville (21) pris la robe et fut conseiller au grand Conseil. Il était d'une prudence et d'une probité extraordinaire, c'était le père des pauvres, et on peut dire que la charité lui procurera une mort prématurée, car étant maire de ville à Paris il voulut se procurer à la descente des bateaux remplis de soldats qui avaient des maladies contagieuses et pour […] les pressants entre ses bras pour les conduire à l'hôpital. Au retour il fut ?atteint de la même maladie dont il mourut. Pour Monsieur de Bernières de sainte mémoire qui était le troisième [fils], ses écrits le font assez connaître.
Cette maison que nos Mères occupèrent émit située en la rue Guilbert, elles y furent 12 ans tandis que sans interruption on travaillait à bâtir celle où nous sommes présentement.
Dans son couvent des Ursulines, construit magnifiquement en 1624 avec l’argent de la famille,
Ce jour [d’engagement] qu'elle disait le plus heureux de sa vie fut le 30e de novembre 1626. (27) Elle ne voulut pas l'avancer d'un moment quoiqu'on lui offrit de faire venir une dispense de Rome aisée à obtenir eu égard à son âge, à ses talents […] La providence qui l'avait choisie pour gouverner cette maison en fit un exemple de régularité, d'obéissance, d'humilité. […] (28)
Après sa profession, on la vit courir sans relâche dans les voies de la perfection, et elle y fit de si grands progrès que peu de temps après, on l'établit maîtresse des novices […] Elle était si remplie de Dieu et avait tant de grâce pour en remplir les autres, que dans les instructions particulières et les exhortations générales, ces novices étaient pénétrés de la force et de l'onction de l'esprit qui parlait par sa bouche…
La peste qui désolait les environs de la ville de Caen entra dans notre maison, et y attaqua une sœur converse qui venait de faire profession. Aussitôt que cette pauvre fille sentit son mal, elle fit prier la mère de Sainte Ursule [Jourdaine] d'aller la trouver dans un lieu écarté. S'y rendant promptement et la malade lui ayant expliqué l'état où elle se trouvait la supplia de ne point approcher d'elle, disant qu'elle croyait que c'était la peste. Mais la charitable maîtresse sans s'effrayer du péril voulut voir l'endroit où elle paraissait […] et malgré les vomissements et les autres accidents qui tourmentaient cette fille, elle resta auprès d'elle tout le temps nécessaire pour la consoler et l'encourager à bien soutenir cette épreuve du Seigneur. Elle s'offrit même de l'assister jusqu'à la mort si on le lui voulait permettre. 16-(34) 17 la mère supérieure avertie de cet accident fit visiter la malade ; et dès qu'on eut aperçu que c'était la peste, elle fut séparée de la communauté avec deux religieuses une de chœur et une converse qui s'offrirent volontairement pour la garder.
Cependant les supérieurs jugèrent qu'il fallait transporter la malade hors la ville avec ses gardes, il s'agissait de trouver un lieu, chose qui n'était pas facile. Ce fut singulièrement en cette occasion que Monsieur de Bernières fit paraître la tendresse qu'il avait pour sa fille et pour sa chère communauté.
Il prêta donc une maison de campagne à demi-lieue de la ville pour y retirer la malade et celles qui l'assistaient, ou il eut soin de les faire visiter et consoler, en ne les laissant manquer d'aucune chose surtout des secours spirituels. M. le prieur de ?Venoix administra les sacrements à la malade, et communia plusieurs fois les deux religieuses qui étaient auprès d'elle. 17-(35) La malade mourut bien secourue en toutes manières. Celles qui l'assistaient n'eurent aucun mal, et revirent enrichies des mérites que leur charité leur avait acquis, faisant voir qu'on a rien à craindre où Dieu nous veut. Toutes les autres furent aussi préservées, mais ce ne fut pas sans de grandes attentions, et bien des mouvements.
On jugea nécessaire de faire sortir un grand nombre de novices, et toutes les pensionnaires, avec plusieurs religieuses pour les conduire. Monsieur de Bernières continuant ses bontés prêta une autre maison de campagne bien meublée et propre à les recevoir, mais par malheur il n'y avait point de chapelle ni de lieu propre à en servir. Elles furent obligées de faire leur oratoire sous une charterie qu'on orna le mieux qu'il fut possible. Là, comme dans le plus magnifique temple, on disait tous les jours la sainte messe. 18-(36) Elles y communiaient régulièrement deux fois la semaine, un père de la compagnie de Jésus, à qui en avait eu recours dès l'établissement allait entendre leur confession sous les ?vendredi. L'office divin y était récité aux heures marquées avec autant de piété que dans nos églises. Je ne peux cependant passer sous silence une particularité réjouissante […] leur sérieux y fut mis plus d'une fois à l'épreuve, par l'ignorance d'un homme qui leur servait de sacristain, lequel ne savait des réponses de la messe que le seul mot d'amen qu'il plaçait partout, de sorte qu'une religieuse était obligée de la répondre…
Apparaît ici la très discrète et austère Mère Michelle Mangon, grande spirituelle amie du Père Chrysostome:
19-(37) La Mère supérieure avec celles qui étaient restées au couvent firent tout ce qui était nécessaire pour en ôter le mauvais air, et rappelèrent les fugitives qui avaient un empressement extrême de se réunir à elles. Le désir qu'eut la mère de Sainte Ursule de rester dans sa chère clôture fut si grand, et son détachement du monde si parfait, que passant auprès du logis de M. son père et de Madame sa mère, elle ne voulut point descendre du carrosse pour y entrer, quelque instance qu'on lui en fit, et quelque bonne que parussent les raisons qu'on lui disait. Elle crut qu'il n'en était point qui ne dussent céder à l'intention qu'elle avait de donner un exemple à la postérité. En effet le sien eut tant de pouvoir sur toute sa compagnie 21-(38) qu'aucune novice ne se voulut séparer des autres quoiqu'elles en fussent fortement sollicitées par leurs parents, mais rentrèrent toutes ensemble dans leur maison avec beaucoup de joie de voir réunies pour louer et remercier Dieu qui les avait préservés…
Jourdaine devint supérieure du couvent dès 1630. Elle fit montre d’une belle autorité qui pouvait s’accompagner de conseils pittoresques : ainsi à propos d’une novice à éprouver, écrit-elle : « Mettez-la à bouillir… »18.
Voici quelqu'une de ces maximes qu'on a eu soin de recueillir comme très propre à maintenir le bon ordre […] Qu'avons-nous à faire, disait-elle, de nous embarrasser du monde, il nous quitte plus volontiers que nous ne pensons. Ne nous faisons de sorte que le moins que nous pourrons. L'enceinte de nos murs peut suffire à notre béatitude. (51)-33 […] soyons religieusement observatrice du silence, et si attentives sur nos paroles que nous puissions compter les inutiles pour en rendre compte, puisque Dieu nous le demandera un jour. Le silence d'action n'est pas moins nécessaire pour se maintenir dans le recueillement. Cinquièmement ne manquons jamais à faire la retraite annuelle, les affaires temporelles n'en souffriront rien. Et soyons fille d'oraison, nous en serons plus utiles au prochain.
161 Cependant quelque soin qu'elle ait pris de se dérober à nous cacher les ferveurs et les grâces singulières qu'elle a reçues dans ses communications avec Dieu nous en pouvons apprendre quelque chose par son commerce de lettres avec le révérend père Chrysostome pénitent directeur de Monsieur de Bernières qui était à son égard, ce qu'était à Sainte Thérèse ce bon gentilhomme dont elle parle si souvent. Comme elle n'avait rien de secret pour lui, et que réciproquement il lui faisait part des lumières qu'il recevait si abondamment dans son oraison, ils se trouvèrent des rapports de grâce et de lumière qui les réunit tous la même conduite. La mère de la Conception [Jourdaine] lui donnait par écrit sa manière d'oraison, ses vues de perfection, ses sentiments intérieurs, les dons et les grâces dont Dieu l'honorait, particulièrement dans ses retraites, ses peines ses doutes, etc. et en un mot tout ce qui se passait de bon et de mauvais dans elle, comme le font toutes les âmes fidèles à se faire conduire sûrement dans les voies de Dieu ; monsieur de Bernières en consultait le père Chrysostome et ce sont ces réponses à une ursuline qu'on 162 trouve dans son livre des maximes et lettres spirituelles qui nous font connaître quelques traits de sa vie intérieure dont elle n'a laissé que peu d'écrits…
Ce fut elle qui obtint de leur saint directeur la communication des écrits de Monsieur de Bernières. M. Roquelay son fidèle secrétaire eu ordre de les lui ?remettre entre les mains, et comme elle était alors supérieure, elle les fit transcrire par les mains de sœur Charles et de Jésus. Nous en conservons deux tomes in-folio [malheureusement perdus], d'où l'on a extrait les deux parties du Chrétien intérieur qui ont été imprimées.
… il s'agissait des intérêts de Dieu et de la religion, […] C'est ce qui lui fit refuser avec une fermeté inflexible deux religieuses du Port Royal, qui lui furent envoyées avec une lettre de cachet en l'année 1663. Elle les retint hors la clôture, tandis qu'elle envoya un exprès à Bayeux porter une lettre à monseigneur l'évêque rempli de si bonnes raisons pour se défaire des deux religieuses 149 qu'enfin elle gagna sa cause, elles furent envoyées ailleurs. […]
Elle a passé les jours et une partie des nuits à écrire des lettres pour envoyer au bout du monde à de saints missionnaires, avec lesquels elle avait des correspondances pour moyenner avec eux la conversion des peuples sauvages du Canada et de L'hybernie. […150] Il n'y avait rien de plus aimable que son commerce de lettres avec les personnes qui passaient dans la Nouvelle-France pour y cultiver ces jeunes plantes de l'Évangile qu'on y élevait, lesquelles se sentant redevables à ses bienfaits, lui faisaient des remerciements suivant leur génie capable de toucher et mettre en mouvement un aussi bon cœur que le sien.
>> Jean de Bernières, Le Chrétien intérieur, textes choisis suivis des Lettres à l’Ami intime, Texte établi et présenté par Murielle et Dominique Tronc, Paris, Arfuyen, « Les carnets spirituels », 2009, 200 pages. [septième livre du Chrétien intérieur et « Lettres à l’Ami intime ».]
>> Jean de Bernières, Œuvres Mystiques I, L’Intérieur chrétien suivi du Chrétien intérieur augmenté des Pensées, Edition critique avec une étude sur l’auteur et son école par Dominique Tronc, Ed. du Carmel, coll. « Sources mystiques », 2011, 518 pages.
>> Jean de Bernières, son influence sur l’histoire de la spiritualité », 381-421, & « Des éditions anciennes aux éditions contemporaines », 583-588, in : Rencontres autour de Monsieur de Bernières (1603-1659) Mystique de l’abandon et de la quiétude, coll. « Mectildiana », Editions Parole et Silence, 2013, 594 pages. [ce collectif assemblé par J-M. Gourvil & D. Tronc regroupe les contributions de dom T. Barbeau, J. Dickinson, J.-M. Gourvil, I. Landy, dom J. Letellier, B. Pitaud, J. Racapé, dom E.de Reviers, D. Tronc, A. Valli.]
>> Jean de Bernières, Œuvres Mystiques II, Correspondance, Edition critique présentée par le P. Eric de Reviers, Ed. du Centre Saint-Jean-de-la-Croix, coll. « Sources mystiques ». [à paraître prochainement]
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Il utilisa sa fortune à la fondation d’hôpitaux, de missions et de séminaires. Insensible aux différences sociales (il traite son serviteur en frère spirituel), il n’obéissait pas aux règles de l’époque concernant son rang :
Il paye de sa personne, car il va chercher lui-même les malades dans leurs pauvres maisons, pour les conduire à l’hôpital [...] porte sur son dos les indigents qui ne peuvent pas marcher jusqu’à l’hospice. [...] Il lui faut traverser les principales rues de la ville : les gens du siècle en rient autour de lui19.
Dans ses Lettres à l’ami intime20, Bernières se dévoile, car bien que son ami prêtre Jacques Bertot soit plus jeune il lui parle à cœur ouvert des états les plus profonds vécus dans ses dernières années :
Je ne puis vous exprimer par pensées quel bonheur c’est de jouir de Dieu dans le centre […] Plus Dieu s’élève dans le centre de l’âme, plus on découvre de pays d’une étendue immense, où il faut aller, et un anéantissement à faire, qui n’est que commencé : cela est incroyable, sinon à ceux qui le voient en Dieu même, qu’après tant d’années d’écoulement en Dieu, l’on ne fasse que commencer à trouver Dieu en vérité, et à s’anéantir soi-même…21.
Jean pratique un abandon intérieur qui ne l’empêche pas d’être très actif et en premier lieu de diriger ceux qu’il attire. Ce « directeur des directeurs de conscience22 » parle avec humour d’un « hôpital » un peu particulier qui accueille des hôtes de passage, maison qu’il a fait construire « au pied23 » du couvent de Jourdaine :
Il m’a pris un désir de nommer l’Ermitage l’hôpital des Incurables, et de n’y loger a avec moi que des pauvres spirituels […] Il y a à Paris un hôpital des Incurables pour le corps, et le nôtre sera pour les âmes 24.
Je vous conjure, quand vous irez en Bretagne, de venir me voir ; j’ai une petite chambre que je vous garde : vous y vivrez si solitaire que vous voudrez ; nous chercherons tous deux ensemble le trésor caché dans le champ, c’est-à-dire l’oraison 25.
Dans une lettre du 29 mars 1654, il précise ainsi le but d’une association pour laquelle il a construit un foyer d’accueil :
C’est l’esprit de notre Ermitage que d’arriver un jour au parfait néant, pour y mener une vie divine et inconnue au monde, et toute cachée avec Jésus-Christ en Dieu.
Nous achevons sur l’histoire d’
Jean de Bernières n'a écrit que des lettres et quelques notes personnelles prises au cours de retraites. On a fabriqué en les assemblant avec toute la liberté permise à l’époque L’Intérieur Chrétien, puis dès l’année suivante Le Chrétien Intérieur. Ce dernier titre entreprend une glorieuse carrière : « Le Chrétien Intérieur […] publié en 1661 […] atteint dès 1674 sa quatorzième édition et la même année le libraire Edme Martin estime qu’il en a vendu trente mille exemplaires26 ».
Le texte atteint un public très large, car il est facile à lire. Il est plein d’onction. Un choix orienté par l’éditeur-corédacteur d’Argentan adapte le mystique à l’esprit de son temps. Aussi le titre se retrouve dans des bibliothèques même réduites. Ainsi « la veuve de Pierre Helyot27 […] détient les Fleurs des saints en deux volumes in-folio, le Chrétien Intérieur de Bernières-Louvigny, une Explication des cérémonies de la messe et une quinzaine d’autres petits livres de dévotion dont […] une préparation à la mort »28.
L’Intérieur Chrétien (1659) est devenu Le Chrétien intérieur, ce dernier lui-même faisant l’objet de deux versions : « primitive » de 1660 et « tardive » de 1676 29. Succèdent des Œuvres spirituelles (1670) distinctes et fiables, enfin on ajoute aux Chrétiens des Pensées (1676). Des rééditions modernes sont disponibles ou en cours 30.
La grandeur mystique du trajet de l’abjection à l’abandon est évidente par la mise en ordre chronologique de la correspondance. Jean a réussi à rester très caché dans sa vie personnelle, mais de récentes contributions soulignent les multiples influences qu’il a exercées 31.
Reprenons ici la suite de citations des Annales du couvent en commençant par ce qui concerne la pierre angulaire de l’Ermitage – réduit après un nettoyage post-quiétiste illustré par la reproduction figurant au verso de ce feuillet et qui s’ouvre par :
Il ne faut pas oublier la maison reconnue l'Ermitage que Monsieur de Bernières frère de notre révérende mère fondatrice fit bâtir dans l'avenue qui conduit de notre cours du dehors. [Barré : la communauté avait acheté le fond ?450 ? livres] ce bâtiment fut commencé en 1646 et achevé en 49. La communauté avait acheté le fond ?[illis.]? livres. Et il donna ?2000 ? [illis.] [barré : à la communauté] en demandant de [illis.]pendant sa vie dont il fit part à plusieurs ecclésiastiques qui demeuraient avec lui. Monseigneur de la Boissière qui a été évêque dans les pays étrangers M. Bertot qui a été notre supérieur en fût le second…
Large omission dans la copie du XIXe siècle de tout ce qui suit 32. À partir d'ici le bas de page est barré ainsi que la page suivante, deux fois en croix !
110 …M. Roquelé [add.: secrétaire de Monsieur de Bernières] que nous pouvons mettre au nombre de nos bienfaiteurs y demeura longtemps. Il nous laissa en mourant non seulement une grande idée de ses vertus, mais encore de grands témoignages de son attachement pour la communauté, à laquelle il donna 1000 écus pour fonder une messe à perpétuité, dont celle du lundi, se dit pour la dernière décédée sur l'autel privilégié. De plus il nous envoya tous ses livres qui ont bien augmenté notre bibliothèque. Il nous donna aussi de
111 que [sic]…
Changement de main et discontinuité du sens : feuillet[s] enlevé[s] ? La numérotation est continue : 110-111, et donc postérieure au ms. lui-même plus ancien que sa copie du XIXe siècle citée en note. Le texte suit ainsi :
…que M. de Gavrus prenait la place de son ?saint oncle se retirât dans cette maison avec plusieurs gentilshommes pieux et détachés du monde comme lui, pour y faire revivre l'esprit de son saint fondateur. Le premier n'en sortait que pour visiter les ouvriers qu'il faisait travailler à l'église de l'hôpital général dans le qu'il avait la conduite, dès qu'elle fut ?rehaussée de bâtir, Dieu l'attira à lui, il en fit le lieu de sa sépulture et demanda d'être mis à l'entrée de la poste.
Messieurs de ?Moneanisi de Dampierre et Dargences leur succédèrent, ajoutant à la vie solitaire et intérieure des premiers hermites au milieu d'une ville, ce que la charité peut faire de plus utile pour le prochain ; qui est le service des pauvres. Ils pansent leurs plaies, les soignent et leur donnent toute sorte de médicaments ne trouvant point de plus grandes douceurs dans leurs travaux que le soulagement qu'ils donnent au plus dégoûtant.
Commençons une revue de figures remarquables associées à l’Ermitage en suivant l’ordre chronologique. Certaines sont à l’origine du grand mouvement mystique qui couvre plus de deux siècles en plusieurs branches d’un « delta spirituel » : branche canadienne par Marie de l’Incarnation et Mgr de Laval, branche religieuse de l’ordre des Bénédictines du Saint Sacrement fondé par Mectilde-Catherine de Bar, branche « quiétiste » animée par monsieur Bertot puis par madame Guyon et Fénelon… Sans oublier la congrégation des Eudistes dont la dépendance vis-à-vis de l’Ermitage est moindre.
Outre le passage que nous venons de citer, les mêmes Annales rédigées jusqu’en 1738 peuvent mettre plus aisément le secrétaire de Bernières en valeur que ce dernier qui a fait l’objet d’une condamnation post-mortem :
159..... Je trouve en 1665 une donation de cent livres de rente, fait à cette communauté par M. François Roquelay prêtre secrétaire et intime ami lequel voulant montrer de plus en plus sa singulière affection qu'il avait pour nous, il donna encore l'année suivante la somme de 2200 livres, le tout avec des conditions très avantageuses qui sont écrites dans les registres. Le chapitre s'engagea par reconnaissance à le faire participant de toutes nos prières et bonnes œuvres, et après sa mort, les mêmes messes communions et offices comme pour nos sœurs décédées.
Jean Eudes est du même âge que Jean de Bernières et leur amitié durera longtemps. Il illustre l’esprit actif de tous les membres de l’Ermitage et le « préquiétiste » Bernières s’usera plus vite encore à la tâche...
Originaire d’une famille paysanne, Jean Eudes entre à l’Oratoire et se distinguera par son assistance héroïque aux pestiférés qui sont isolés par peur de la contagion. Son biographe moderne nous explique : « Jean Eudes voulait assister les malades : il ne pouvait donc rester dans les quartiers encore sains. Il décida de vivre comme ceux qu’il aidait. On les isolait dans les prés, abrités dans de grands tonneaux […] dans la vallée de l’Orne, les prairies Saint-Gilles appartenant à l’abbaye aux Dames […] c’est là qu’il priait, dormait, mangeait ; et l’abbesse, nous dit-on, venait elle-même lui servir ses repas 33. »
Jean Eudes consacre ensuite son activité aux missions, évangélisant des diocèses normands 34. Il quitte l’Oratoire pour pouvoir fonder une congrégation en vue de former des prêtres et prend en charge plusieurs séminaires, malgré l’opposition de ses anciens confrères appuyés par des jansénistes. Il trouve « lumière et encouragement » chez Marie des Vallées - on lui doit notre principale source sur elle, le fameux manuscrit de Québec - ainsi qu’auprès de Bernières et de Renty.
Pour lui « l’amour, vie de Dieu, est l’alpha et l’oméga de toute réalité […] chacun est aimé sans mesure, d’un amour unique ». Notre cœur - symbole d’amour et d’intériorité mystérieuse qui fait « un seul être de tous les membres du corps mystique » - est fait pour « une très simple vue de Dieu, sans discours ni raisonnement ». Le sens profond que prend pour lui le mot « cœur » est remarquable, avant que ce terme d’origine physiologique, caractéristique du temps où l’on plaçait notre centre dans cet organe ne soit dévalué par des sensibilités imaginatives. C’est un symbole d’intériorité et d’amour.
Regardez votre prochain […] comme une chose qui est sortis du cœur et de la bonté de Dieu , qui est une participation de Dieu, qui est créée pour retourner en Dieu 35.
Autre disciple de Jean-Chrysostome de Saint-Lô, laïc membre du Tiers Ordre, Jean Aumont vécut dans le monde : il possédait peut-être un petit vignoble à Montmorency 36. Il fut en relation assez étroite avec Catherine de Bar : le « bon frère Jean » aurait été envoyé en exil en 1646 par suite de son ardeur à propager les maximes de Jean-Chrysostome mort la même année (ceci laisse entrevoir des tensions fortes entre ces mystiques et leur entourage). Il est « tellement rempli de la divine grâce à présent, qu’il a perdu tout autre désir. Il se laisse consommer » dit-elle. Il rencontrera de nouveau Catherine à Caen en 1648 et à Paris en 1654.
Il nous a laissé un livre atypique 37, beau, original et savoureux, dont les illustrations (de même que les images publiées par Querdu Le Gall 38) ont fait la joie de Bremond lorsque celui-ci présenta « le vigneron de Montmorency et l’école de l’oraison cordiale ». Dans L’Agneau occis dans nos cœurs (1660) l’auteur est parfois trop abondant et imaginatif et son style est rocailleux 39. Mais il recèle de grandes beautés et témoigne d’une « intelligence extrêmement vive, pénétrante et limpide au didactisme le plus subtil 40. »
Cet homme apparemment si simple avait atteint les profondeurs de la vie en Dieu : il nous transmet son élan qui fait fi de tous les obstacles. L’ouvrage rare n’ayant jamais été réédité et reflétant avec originalité de suggestives représentations propres à l’ancienne astrologie médiévale, nous en livrons ici d’assez longs extraits. Tout d’abord une vive analogie imagée :
Mais dites-moi de grâce si quelqu'un enfermé en votre cave, et frappant à la porte pour se faire ouvrir, vous alliez cependant au plus haut et dernier étage la maison demander qui est là : vous n'auriez sans doute aucune bonne réponse, car la grande distance du grenier à la cave ne permettrait pas que votre ‘Qui va là ?’ fût entendu. Mais peut-être que cette personne-là n'ayant pas encore bien appris tous les lieux et endroits de la maison pourrait bien être excusée d'aller répondre au grenier quand on frappe à la porte de la cave, et ignorant principalement ces bas étages et lieux souterrains : c'est pourtant d'ordinaire où l'on a de coutume de loger le meilleur et le plus excellent vin ; mais assez souvent l'on se contente d'y envoyer la servante sans se donner la peine d'y descendre soi-même pour en puiser à son aise et se rassasier. Je veux dire que Dieu étant l'intime de notre intime 41, il frappe à la porte de ce fond et plus profond étage de nos âmes, et que partant il y faut descendre en esprit et par foi pour y écouter en toute humilité ce qu'il plaira à Sa divine Majesté de nous y ordonner pour son contentement, et ne nous pas contenter d'y envoyer la servante de quelque chétive considération, laquelle ne peut descendre jusqu'au caveau de l'Époux, mais seulement sans s'abaisser elle demande du faîte de la maison qui est là. […]
Voici donc, âmes chrétiennes, que tout le secret et l'importance de l'affaire de notre salut est qu'il faut bien apprendre et bien savoir une bonne fois pour toutes notre vie, que toute la beauté, le trésor et les richesses de l'âme chrétienne sont par dedans elle-même, et que c'est par ce dedans que Dieu nous frappe, et nous appelle d'une voix de père et de cordial ami 42.
Il faut enfin entrer, et se retirer en esprit, en foi et en amour dans notre église intérieure, d’étage en étage, de degré en degré, et de dedans en dedans jusques dans le sanctuaire divin. Et là l’âme toute ramassée et réunie en elle-même, et toute réduite à son point central, et toute passive et abandonnée aux impérieux débords du divin [31] amour, qui la pénètrent au-dedans et qui la revêtent et investissent de divinité, et ainsi, l’âme croissant en amour croît aussi en lumière…
[33] Enfin il faut avouer que Dieu aime infiniment le cœur humain, au fond duquel est la capacité amatique [d’aimer] propre à recevoir ce Dieu d'amour dans le fourneau de sa volonté : car comme Il est infiniment aimant, Il cherche des cœurs qui se veulent donner tout entier en proie à son divin amour afin que, les en ayant tous remplis jusques à en regorger, ils le puissent aimer en sa manière infinie avec son même amour.
Il faut passer au-delà du fonctionnement « dans la tête » :
[57] C'est la maladie naturelle de l'homme de vouloir être homme raisonnant et à soi sans démission ; et roulant dans sa tête le chariot naturel de ses pensées, il se figure une foi plus imaginaire qu'infuse, et partant plus acquise que donnée, et ainsi avec certaine pratique spirituelle et non intérieure, puisqu'il ne tend pas en dedans au fond du cœur, mais demeurant seulement dans la nature du propre esprit bien policé et prudemment exercé par les temps, les lieux, les motifs, les actes, les sujets et les raisonnements sur tout cela ; et cependant on ne s'avise pas que l’on tient continuellement le dos tourné à Dieu et à ce divin soleil intérieur qui luit au fond de nos âmes, et dont ils ne sont point éclairés, parce qu’ils se tiennent la face de l’âme tournée en dehors sur leurs actes, sur les points et motifs des sujets et objets de leur méditation avec la roue du raisonnement, tout ainsi qu’un écureuil enfermé dans une cage en forme de roue qui court sans cesse à l’entour de soi-même, et n'entre jamais dedans, et ne cessant de tournoyer sans rien avancer, ni bouger d'un pas, ni sortir de sa place, ni même changer de posture ; ainsi fait l'homme qui cherche Dieu à la naturelle ne cessant de rôder, et tournoyer à l'entour de la roue de ses propres raisonnements...
Voici un développement à partir de belles images qui relie les forces intérieures à des figures astrologiques communes à une culture évangélique populaire :
De la souveraineté de la Foi sur toutes les lumières infuses les plus sublimes...43.
…Dieu n'a rien fait que de parfait. Et comme il est en soi et de soi lumière éternelle, il va éclairant et illuminant toutes ténèbres, soit par lui-même, ou par causes secondes. D'où vient qu'il a posé au ciel de notre âme ses deux grands corps lumineux, la Foi et la Charité, pour y verser leurs influences et ordonner toutes les saisons. Et partant, la Foi nous y est comme une belle Lune, qui va nous éclairant parmi cette vastitude immense et ténébreuse qu'il y a à passer entre Dieu et nous ; et elle nous a été donnée de Dieu tout ainsi que l'Étoile d'Orient fut donnée aux Mages pour les conduire sûrement, et les éclairer pour chercher et trouver ce tendre Agneau de Dieu dans son palais de Bethléem, où elle disparut et s'éclipsa à l'abord de ce beau Soleil lumineux de l'Orient (403) éternel, tout nouvellement levé sur notre horizon pour y éclairer les épaisses ténèbres de la gentilité. Ainsi la Foi comme une belle lune attachée au ciel de notre esprit va éclairant et vivant parmi tous les étages de ce monde spirituel de degré en degré.
Mais tout ainsi que l'Étoile d'Orient disparut aux Mages lors de leur entrée en Jérusalem, de même [il] en arrive à l'âme recueillie et ramassée au fond de sa Jérusalem intérieure, de là où se lève ce grand corps lumineux de la Charité ; lequel comme un beau Soleil éclatant, ardent et tout lumineux et embrasant, fait éclipser la Foi pour ce moment par son abord enflammé, opérant et impérieux, et qui réduit et réunit toute lumière en son principe. En sorte que pendant ses grandes irradiations embrasées de la Charité dont l'âme est tout investie, pénétrée et abîmée en cet océan divin, la foi n'y paraît point pendant l'opération, quoiqu'elle y soit beaucoup plus noblement, et plus lumineuse, et comme vivifiée et éclairée de la Charité, qui fait la vie de sa lumière. Et tout ainsi qu'au lever du soleil toute la lumière des Astres s'éclipse, de même à l'abord du Soleil de la Charité, toutes les vertus comme lumières participées de ce grand corps éclatant et flamboyant de ses divines ardeurs, s'éclipsent pendant le temps et le moment de cette irradiation. Quoique la Foi s'éclipse et disparaît durant ces lumineuses irradiations de la Charité, elle ne laisse pas d'être toujours dans l'âme, même tenant le dessus sur toutes les lumières de la Charité, parce que nous croyons infiniment plus de Dieu par la Foi qu'il ne nous en est manifesté par ces excessives lumières d'amour.
L’ambition spirituelle est une qualité lorsqu’elle est bien comprise, affirmation qui est bien loin du dolorisme et que l’on entend rarement à l’époque :
[454…] Âme chrétienne, voulez-vous contenter votre démangeaison d'être ? Eh bien, soyez à la bonheur, mais en Jésus-Christ ; et ne soyez point jamais ailleurs ; car ce que vous ne pouvez être vous-même par nature, vous le pourrez être en Jésus-Christ par la foi, par sa grâce, et par son amour, et en vous rendant intérieurement à lui au fond de votre cœur : tout ce que vous ne pourrez apprendre ni atteindre par votre propre esprit, vous le pourrez savoir et appréhender par l'Esprit de Jésus-Christ. Car le Saint-Esprit donné à l'âme va anéantissant la créature pour la rendre en lui, et la faire grande et solidement savante. Non toutefois en comprenant ou atteignant par nous-mêmes les divins Mystères, mais en nous laissant comprendre à eux, ils nous conduisent et nous font entrer en Dieu, d'où ils sont sortis, et nous y font être créature nouvelle…
La souveraine liberté réside dans l’adhérence au divin attrait :
Et comme cet écoulement de l'âme en la Divinité est prévenu d'un puissant attrait intérieur, cela fait que l'on dit ne pas agir, quoique pourtant l'âme agisse toujours, mais d'une manière si simple et si libre qu’il ne paraît point à l'âme qu'elle agisse. Et à la vérité elle n'agit que d'un acte très simple, qui consiste en attention ou en adhérence au divin attrait ;
[…] il faut donc approcher de Dieu en esprit et par foi. Mais où, chères âmes ? C’est au fond de votre cœur, là où vous vous devez retirer en silence et humilité, pour y recevoir l’illustration du pur Amour dans le miroir intérieur de votre âme, duquel rayon lumineux et clarifiant, est réimprimée en votre âme la divine ressemblance, laquelle vous ouvrira le droit héréditaire à l’héritage du Père ; et partant entrons dans le cabinet de notre cœur et y établissons notre demeure au plus profond de ce mystérieux désert [...] solitude qu’elle porte partout avec elle, où elle se peut retirer comme dans un monastère naturel, vivant et portatif...
[603] Se tourner à l’opposite sur l’exercice naturel des puissances et s’en façonner des notions, raisonnements et affections, c’est de propos délibéré se façonner des idoles spirituelles, auxquelles on défère plus qu’à Dieu...
Gaston de Renty 44 reçut l’éducation d’un grand seigneur, se distingua en mathématiques et sciences naturelles, entra à dix-sept ans à l’académie militaire, fut marié à vingt-deux ans : le couple aura deux fils et deux filles. Il publie à vingt-huit ans un traité de la sphère céleste, une géographie, un manuel de fortification. « Tous les éléments d’une réussite mondaine sont réunis » - mais il veut se faire chartreux !
Découvert et ramené à Paris, il s’occupe de reconstruire des églises ! Sa mère, dont les projets sont ainsi ruinés, le poursuivra de procédures pour lui disputer l’héritage paternel. Il trouve le cadre de son action dans la Compagnie du Saint-Sacrement dont il est un supérieur exemplaire de 1639 à sa mort, multipliant les fondations charitables. Se levant à cinq heures, il peut également diriger des carmélites, une ursuline, une fille de Saint-Thomas, la présidente de Castille ; il fonde avec Henry Buch les Frères cordonniers en 1645, puis les Frères tailleurs. « Dans Paris inondé, glacé et assiégé, il porte lui-même du pain à des pauvres honteux dans des quatrièmes étages45. »
Son influence sera considérable au XVIIIe siècle, en particulier sur le fondateur du méthodisme John Wesley qui l’étudie lors de son séjour dans la Géorgie lointaine et qui tire un Abrégé très élaboré de sa Vie 46, ainsi que sur le quaker W. Penn, sur le groupe mystique guyonien d’Aberdeen, etc.
Ses lettres témoignent d’un profond équilibre spirituel et d’une grande paix, ce que ne laissait pas deviner sa biographie 47.
…tant s'en faut qu’elle [la grâce] nous restreigne à deux conditions qu'au contraire elle les sanctifie toutes. … Et je crois que ce serait une très grande erreur de vouloir faire changer une personne de son état et de sa condition pour lui faire trouver la perfection … Car il faut savoir que la grâce ne détruit pas la nature, mais la perfectionne 48.
…vrai renoncement de soi, qui consiste à ne se servir plus de sa propre prudence, prévoyance, ni de la capacité de notre esprit, mais met l’âme nue et dépouillée de tout dans l’abandon et la tutelle de l’esprit de son Dieu qui lui suggère en chaque temps et action ce qui est à faire et est son mouvement et sa vie; mais cet état doit être accompagné de paix, et d’une grande adhérence à Dieu dans son recueillement 49.
La paix mystique l’habite, il ne sait que suivre le mouvement de la grâce quand il s’agit de s’occuper d’autrui :
Pour ce qui me regarde, je n’ai pas grand-chose à dire. Je porte par la miséricorde de Dieu un fond de paix devant lui en l’esprit de Jésus-Christ, dans une expérience si intime de la vie éternelle, que je ne la puis déclarer: et voilà où je suis le plus tiré, mais je suis si nu et si stérile, que j’admire la manière où je suis, et en laquelle je parle. Je m’étonnais, comme parlant à la personne susdite, je commençais un discours sans savoir comme je le devais poursuivre, et disant la seconde parole, je n’avais point de vue de la troisième et ainsi des suivantes. Ce n’est pas que je n’aie la connaissance entière des choses en la manière que j’en suis capable, mais pour produire quelque chose au dehors, cela m’est donné et comme on me le donne, je le donne à un autre, et après il ne me reste rien que le fond susdit 50.
L’unité ou communion des saints est une réalité perçue ici-bas :
Il y a environ dix ou douze jours que m’étant mis à mon ordinaire le matin à prier Dieu, je sentais en moi-même n’y avoir aucune entrée: je me tiens là humilié... Lorsqu’il me fut donné à connaître qu’en effet j’avais l’indignité que je sentais, mais que je devais chercher en la communion des Saints mon entrée à Dieu... J’eus connaissance pour lors que Dieu et Notre Seigneur ne nous formaient pas pour être tous seuls et séparés, mais pour être unis à d’autres, et composer avec eux par notre union un Tout divin. Comme une belle pierre, telle que serait le chapiteau d’une colonne, est inutile, si elle n’est au lieu où elle est destinée pour tout l’ouvrage, et jusqu’à ce qu’elle soit posée et cimentée avec tout le corps du bâtiment, elle n’a ni sa conservation, ni sa décoration, ni en un mot, sa fin. Cela m’a laissé dans l’amour et dans la liaison véritable et expérimentale de la Communion et de la communication des Saints... 51.
>> Catherine de Bar 1614-1698 Mère Mectilde du Saint-Sacrement, Les amitiés mystiques de Mère Mectilde, un florilège, Dominique Tronc [en préparation]
Catherine de Bar fit profession chez les franciscaines Annonciades en 1633 52. Nommée supérieure, elle fuit avec ses religieuses la guerre et l’entrée des Français en Lorraine et trouve refuge au monastère des bénédictines de Rambervilliers, puis à l’abbaye de Montmartre où elle passe l’année 1641. Établie à Caen, elle rencontre Jean de Bernières et tout le groupe qui l’entoure, dont Jean Eudes et Marie des Vallées. À cette époque Bernières lui écrit avec rudesse : vous n'êtes pas pourtant dans cet état [de pur amour], car l'on vous chérit trop…
Elle reconstitue sa communauté à Saint-Maur-des-Fossés près de Paris en 1643. Elle se confie alors au père-Chrysostome de Saint-Lô, qui « trouvait plus de spiritualité dans le petit hospice de Saint-Maur que dans tout Paris. » Elle demeurera en correspondance avec Bernières53, de même que son nouveau confesseur Epiphane Louys (1614-1682), qui se liera également avec Bernières.
Elle traverse dans sa jeunesse les douleurs du vide :
3 juillet 1643. Monsieur, Notre bon Monsieur Bertot nous a quittées avec joie pour satisfaire à vos ordres. Il vous dira de nos nouvelles et de mes continuelles infidélités et combien j'ai de peine à mourir. Je ne sais ce que je suis, mais je me vois souvent toute naturelle, sans dispositions de grâces. Je deviens si vide et si pauvre, même de Dieu que cela ne se peut exprimer. Cependant il faut selon la leçon que vous me donnez l'un et l'autre que je demeure ainsi abandonnée laissant tout désir...
13 novembre 1643. …Il n'y a rien dans mon cœur. Je suis pauvre véritablement, mais si pauvre que je ne puis exprimer... 54.
C’est la préparation à une vie active accompagnant une longue montée spirituelle55.
Bernières meurt en 1659 tandis que Mectilde va vivre encore pendant 39 ans. L’ascension mystique se poursuit au milieu d’une perpétuelle activité de la fondatrice et de dures épreuves intérieures. Maladie et délaissement marquent les dernières années qui nous laissent les plus beaux témoignages mystiques :
Oui, mes enfants, dans l'abandon il y a une grâce ineffable qui conduit l'âme jusque dans le sein de Dieu [...] Je trouve néanmoins qu'il y a encore quelque chose de plus dans le délaissement que l'âme fait d'elle-même. Car dans l'abandon nous nous avons encore en vue, mais dans le délaissement nous nous perdons [...] Il y en a très peu qui se délaissent, parce que les retours que nous faisons sur nos intérêts nous font reprendre ce que nous avions abandonné. Et voilà comme j'ai appris le délaissement : mon imagination, après deux ou trois jours de ma maladie, me présenta à mon jugement, et Dieu me fit la miséricorde de me mettre dans un état d'abandon et de délaissement. En ce même temps, mon âme me fut représentée comme une chiffe, et je voyais cette chiffe toute marquée de Dieu. Cela me fit comprendre que Dieu voulait que je me délaissasse ainsi que l'on fait d'une chiffe, qu'à peine relève-t-on de terre, ou du moins si on la relève, ce n'est que pour la mettre en quelque coin, et non pour la serrer dans un coffre. En vérité, mes enfants, il fait bon être chiffe ! [...] Dieu m'a renvoyée afin que je commence à vivre en simplicité comme un enfant, tout abandonnée à lui sans retour sur moi.56.
Je me suis coulée comme un petit moucheron en Dieu […] Il y a plus de trente ans que je l'ai prié de me tenir sous ses pieds. J'ai été effrayée de voir l'amour infini de ce Cœur adorable envers les créatures. Il ne s'irrite point contre elles, pour tous les outrages qu'il en reçoit à tout moment. Au lieu de nous foudroyer comme nous le mériterions, il n'en a pas même de ressentiment. Il n'est pas vindicatif : toujours prêt à nous recevoir, il n'attend pas même que nous allions à lui. Il nous prévient par ses grandes miséricordes.57.
Mectilde-Catherine de Bar fut active par de nombreuses fondations. Résumons-les : Institut de l’Adoration perpétuelle rue Cassette à Paris58 où les religieuses s’établirent en 1659, fondations de Toul (1664), agrégation de son monastère de profession de Rambervilliers (1666), agrégation à Nancy (1669), fondations de Rouen (1676-1678), d’un second monastère à Paris (1684), agrégation du Bon Secours de Caen (1685), fondations de Varsovie (1687-1688), de Châtillon (1688) et Dreux (1696)… La fondatrice est accablée et supplie ainsi en 1685 un Prieur en vue d’éviter sa réélection :
La crainte de retomber aux élections de la Prieure dans cette place que j’ai remplie si indignement, m’oblige de vous représenter Mon très Révérend Père que je ne trouve en moi aucune capacité de bien faire […] J’ai deux incommodité[s] qui s’y oppose[nt] ; la première est que n’ayant plus de dents je ne puis plus parler qu’avec une très grande peine et sans me pouvoir bien faire entendre, n’ayant pas la poitrine bonne je ne peux parler si haut, la seconde c’est que je suis assez sourd[e] […] Les infirmités de l’esprit sont beaucoup plus grandes…59
Usée à la fin d’une vie si bien remplie elle se confessa au P. Paulin, le supérieur du couvent du TOR de Picpus et le dépositaire des papiers de Bertot. Le jour de sa mort, vers six heures du matin, ce dernier lui demanda : "Ma Mère, que faites-vous ? À quoi pensez- vous ?" Elle lui répondit par ces deux mots qui ouvrirent jadis sa mission de fondatrice et qu'elle redit si souvent depuis : "J'adore et me soumets".60
La mort de la fondatrice à plus de 83 ans précède de peu la création d’un monastère à Rome en (1703)61. De nos jours les bénédictines du Saint-Sacrement sont actives en France, Italie, Allemagne, Pologne, et veillent sur la mémoire de leur fondatrice62. Il s’agit d’une des trois rivières dont la source commune se situe à l’Ermitage de Caen : cet ordre de bénédictines, la communauté canadienne, la filiation mystique transmise par monsieur Bertot.
Résidant à la fin de sa vie au premier monastère de la rue Cassette dont elle était la supérieure, Mectilde-Catherine était connue et appréciée de Madame Guyon qui déclare à son confident63 :
« La Mère du Saint-Sacrement est celle dont je vous ai parlé, qui est l’Ins[ti]tutrice de cet ordre [des bénédictines du Saint-Sacrement], fut de mes amies et [est] une s[ain]te. »
Fénelon de son côté écrira à une religieuse à l’occasion de sa mort 64:
« Elle me disait, elle m’écrivait, qu’elle ne sentait pas la moindre révolte […] ‘Je sens’ (m’écrivait-elle l’année passée) ‘en moi une disposition si prompte à entrer dans tous les desseins de Dieu et agréer les états les plus anéantissants qu'aussitôt qu'il m'y met, je baise, je caresse ce précieux présent’ […] Conservez la simplicité […]que notre chère Mère [du Saint-Sacrement] vous a enseignée. »
Le franciscain capucin Louis-François d’Argentan (1615-1680), accéda à de larges responsabilités au sein de son ordre 65. Il retient l’attention des admirateurs de Bernières à la suite de son activité opiniâtre d’éditeur-corédacteur. Ses réécritures bien adaptées à l’esprit du temps contribuèrent à faire connaître son maître 66. Son œuvre propre le montre abondant, mais pâle imitateur de Bernières67. Glanons toutefois chez lui un beau reflet du maître68 :
« Ne considérez pas l’humanité seule, ni aussi la divinité seule séparément, ou l’une après l’autre [...]Si donc elle contemple l’une et l’autre ensemble, il faut qu’elle ait des images et qu’elle n’en ait point en même temps, et dans la même simple vue; ce qui semble impossible... Il participe à nos faiblesses et nous participons à Sa force [...] vous Le contemplez souffrant et mourant en vous-même, bien mieux et plus distinctement que vous ne pourriez Le considérer endurant en Jérusalem et sur le Calvaire. » [I, 268-272].
Zélé éditeur de Bernières, à ses ajouts au sein d’éditions successives correspondent une baisse de la fidélité aux sources provenant de dictées, et par là de qualité, car d’Argentan était moins doué. Il a la grande honnêteté de nous le déclarer en évoquant ses propres écrits :
À mon grand regret, elles [ses propres Conférences Théologiques] n’allument pas, ce me semble, un si grand feu dans la volonté, parce qu’elles n’ont pas cette abondance de l’onction divine, qui se fait goûter par tout le Chrétien Intérieur … qu’il n’est pas en notre pouvoir de donner à nos paroles, si le saint Esprit ne répand sa grâce sur nos lèvres 69.
Il nous renseigne aussi avec candeur à nos yeux sur son travail de réécriture. Notre capucin souligne si bien la « fatigue » que ressentent d’honnêtes spirituels non mystiques à la lecture de textes abordant des états intérieurs sans figures !
« N'attendez pas dans ce petit livre [du Chrétien] une disposition si régulière, ni une liaison si juste des matières qu'il traite. Il [Bernières] ne parle pas pour instruire personne, il va où Dieu le conduit, et bien heureux qui le pourra suivre. Et ne m'accusez pas si je n'ai pas été si exact à écrire tout ce qu'il a dit sur un sentiment que j'ai quelquefois trouvé plus étendu qu'il ne fallait ; ou si j'ai d'autres fois ajouté quelques lignes du mien quand Dieu m'en a donné la lumière et que j'ai cru qu'il était nécessaire pour un plus grand éclaircissement 70. »
>> Jacques Bertot Directeur mystique, Textes présentés par Dominique Tronc, coll. « Sources mystiques », Editions du Carmel, Toulouse, 573 p., 2005. [Première étude présentant le résultat de recherches sur la ‘vie cachée’ de monsieur Bertot et la reconstitution du corpus de ses écrits précède le choix d’un septième de leur volume].
La vie mystique fleurira une deuxième fois autour du célèbre couvent de bénédictines de Montmartre dans le cercle spirituel animé par Bertot et repris par madame Guyon. Notons ici le rôle d’un courant bénédictin entrelacé au courant issu du Tiers Ordre Régulier franciscain. Nous relevons d’autres liens avec le cercle normand, car, outre sa direction par monsieur Bertot, madame Guyon est ouverte à la vie intérieure par “le bon franciscain” Enguerrand, lui-même en relation avec Jean Aumont : c’est une « chaîne parallèle » reliant en deux générations à Bernières. Un remarquable mémoire sur Marie des Vallées est présenté dans le Directeur Mystique accompagnant les écrits de Bertot assemblés par elle puis édités par le groupe de Poiret71 : son influence est ainsi confirmée tardivement en 1726. Enfin madame Guyon connaît et apprécie la “sainte” Mère du Saint-Sacrement.
Ainsi les liens avec la mouvance franciscaine se sont maintenus : outre l’ouverture à la vie intérieure par “le bon franciscain” Enguerrand, le seul vivant contemporain cité est “l’auteur du Jour mystique” Pierre de Poitiers, franciscain capucin ; enfin les papiers de Bertot furent déposés au couvent franciscain de Nazareth alors dirigé par Paulin d’Aumale avant de parvenir à madame Guyon puis d’être édité par le groupe du pasteur Poiret.
Madame Guyon sera associée mystiquement à Fénelon (1651-1715) et leurs cercles s’établiront en Hollande, Suisse et Allemagne, Écosse. Certes madame Guyon ne put citer Bernières compte tenu de la condamnation post-mortem 72, mais les cercles spirituels s’en souviendront : informés de l’existence à Lausanne d’un groupe suspect de piétisme, les autorités bernoises firent le 6 janvier 1769 une saisie des rares livres et écrits en possession du pasteur Dutoit, second éditeur de madame Guyon, dont la liste prouve la conscience qui demeura de la filiation passant par Bernières puis Bertot 73.
Reprenant de son ami François de Laval la charge de l’archidiaconé d’Évreux, Boudon reçoit le sacerdoce le 1er janvier 1655. Il se met à l’œuvre « jetant l’effroi dans tous les ouvriers d’iniquité et plein de bonté pour les âmes faibles », 74 mais rentre en conflit avec des jansénistes. On échafauda une histoire scandaleuse mettant en cause une veuve mère de famille. Elle entreprit de se justifier par ses écrits et « ce fut un beau tapage ». Il fut ensuite accusé d’avoir eu pour servante une sainte fille déguisée en homme, aussi « on le chansonna sur le Pont-Neuf ». Mais il conservera la confiance et l’appui de Bernières :
Jean déclare à la cohorte ennemie que Boudon aura toujours un refuge en sa maison, et que lui, Jean, se trouverait heureux d’être calomnié et persécuté pour lui 75.
L’Archidiacre est cependant déposé et interdit. Il demeura « dans une humilité admirable jusqu’en 1675, où son principal accusateur, touché de repentir, se rétracta. » Il reviendra à la table de son évêque et ce dernier assistera de nouveau à ses prédications… Boudon est l’auteur d’une très abondante production littéraire76. Ses livres eurent un succès extraordinaire et furent traduits en nombreuses langues. La doctrine - bien exercée par la vie - tient au recours en « Dieu seul » 77 et en la pratique d’une sainte abjection, au sens de révérence devant la grandeur divine, où « l’on reconnaît les doctrines de l’Ermitage. »
Dans sa jeunesse Claude La Colombière jésuite (1641-1682) connaît l’Ermitage qui est pour lui « un paradis terrestre 78. » Juste après sa profession jésuite le 2 février 1675 il est nommé supérieur de Paray-le-Monial où vit la visitandine Marguerite-Marie Alacoque (1647-1690). Il en devient « le directeur par une volonté expresse de Dieu ». Mais il y demeure seulement dix-huit mois, arrivant à Londres le 13 octobre 1676. Après cinq semaines passées dans le cachot de King’s Bench à la fin de l’année 1678, expulsé, il rentre à Lyon, épuisé. Revenu à Paray-le-Monial en septembre 1681, il meurt six mois plus tard, le 15 février 1682 79.
Nous utilisons toujours les Annales :
« Les refus de la mère fondatrice plusieurs fois réitérées pour de nouvelles fondations n'empêchèrent pas Mme de la Peltrie de lui demander ses conseils et quelqu'une de ces religieuses pour contribuer au dessein que Dieu lui avait inspiré de fonder une maison d'ursulines dans la Nouvelle-France à la ville de Québec. Cette vertueuse veuve en avait consulté plusieurs fois Monsieur de Bernières qui approuvant fort cette sainte entreprise n'oublia rien de ce qu'il put faire pour sa réussite et [... qu'ils eussent add.] de fréquents entretiens sur ce projet se firent toujours si secrètement que personne n'en eut la connaissance. Ils savaient ce que dit le sage, qu'une affaire déclarée est ordinairement une affaire échouée. Ce fut avec cette prudente conduite 38 que se conclut en fort peu de temps la plus grande entreprise que les femmes pussent faire pour la gloire de Dieu [add. et le salut des âmes]. On peut voir cette histoire fort particularisée dans la vie de la religieuse Mère de l'Incarnation qui alla établir ce monastère à l'autre bout du monde avec Mme de la Peltrie. Voici l'extrait d'une lettre qu'elle écrivit à notre mère fondatrice étant sur le point de son embarquement qui exprime lieu les sentiments tout divins de son cœur vers Dieu, que tout ce qu'on en pouvait dire. Comme cette lettre est écrit de sa main nous la conservons aussi précieusement qu'une relique, la voici mot à mot.
Suit le texte de la lettre de Mme de la Peltrie 80 :
Ma très chère et honorée sœur, 39 Je serais la plus ingrate du monde si avant que de m'embarquer je ne vous rendais, mais très humbles devoirs, pour vous remercier des obligations infinies que je vous ai, et pour vous dire le dernier adieu […] J’ai prié mon ange gardien visible, Monsieur de Bernières, votre frère, de vous dire toutes choses. […] Ce 20e septembre 1633 [en fait 1639 !]
« Il faudrait encore citer parmi les anciens disciples de Bernières à l’Ermitage de Caen Augustin de Saffray de Mézy, ancien duelliste converti, qui fut le premier gouverneur de la Nouvelle-France sous l’autorité directe du roi (1663-1665). »81
« C'est une figure très originale 82; après avoir été « plongé dans le siècle » , après avoir passé pour un duelliste raffiné, il finit par édifier même Mme de Longueville. C'est M. de Bernières, son ami intime, qui l'a conquis à la vie de la grâce. Il prend à l'Ermitage de telles leçons d'humilité que, aux processions, il aime à porter la croix des Capucins ; il devient l'ami de cœur du pauvre Boudon, du futur évêque de la Nouvelle-France. La Compagnie du Canada ayant donné son territoire au Roi, Louis XIV laisse l'évêque de Québec choisir lui-même le premier gouverneur : Mgr de Laval se rappelle son ancien confrère de l'Ermitage, et en 1663 l'emmène avec lui au Canada. Comme signe de particulière confiance, l'évêque donne au gouverneur une clef de son séminaire pour qu’il y puisse venir à toute heure […] les deux amis cessèrent vite de s’entendre, le Roi ayant commis l’imprudence de donner la présidence du Conseil au gouverneur et à l’évêque […] Un jour, dans une discussion plus violente que d'habitude, M. de Mézy accable Mgr de Laval des plus grossières injures, et lui jette à la tète la propre clef du Séminaire. M. de Mésy, on le voit, n'avait pas encore tout à fait « dépouillé le vieil homme » ; il était fort vif. Pourtant il n'avait pas oublié complètement les beaux jours de l'Ermitage. Lorsque, en février 1665, il se sentit près de mourir, il se fit transporter à l'Hôtel-Dieu fondé par l'évêque, dans la salle des pauvres. Il fit venir Mgr de Laval pour une réconciliation sincère. Il se confessa à lui, il eut le temps de rétracter publiquement tout ce qu'il avait dit ou écrit contre le clergé et son chef; il mourut enfin, le 5 mai, dans les bras de l'évêque, et fut enterré, suivant sa volonté, dans le cimetière des pauvres. »
Louis Ango des Maizerets qui avait accompagné Mgr de Laval en 1663, au retour de son voyage en France, et qui fut désigné comme premier assistant du supérieur 83
« Celui-ci descend des grands marchands de Dieppe 84, de ces Ango qui traitent d'égal à égal avec les rois. Sa famille possède un château à Argentan 85. Il fait ses études à La Flèche, où il entre dans la congrégation du Père Bagot. Il se retrouve à Paris avec ses amis de collège, et fonde avec eux une espèce de petite communauté au faubourg Saint-Marceau. En 1652 la guerre civile les force à quitter Paris ; ils vont se réfugier au château de M. de Maizerets. Au bout de quelques mois, les amis se séparent : quelques-uns retournent à Paris, tandis que Louis Ango, avec d'autres, entre à l'Ermitage. Tout en restant un homme du monde aux manières prévenantes, alliant la politesse la plus parfaite à la simplicité, il se pénètre de l'esprit de la maison ; il y prend le goût de la vie pénitente et mortifiée. Puis, à la dispersion de l'Ermitage, après la mort de M. de Bernières, il va faire son séminaire à Paris, aux Bons-Enfants : ordonné prêtre, il se sent peu à peu envahi par le désir d'aller retrouver au Canada ses anciens confrères de Caen, le neveu de M. de Bernières, et Morel, et Dudouyt, et l'évêque de Pétrée ; Mgr de Laval, pendant un de ses séjours en France, le décide ; Ango quitte tout, famille, patrie. Sur le vaisseau qui l'emmène au Canada, le scorbut éclate : M. de Maizerets tombe si gravement malade que ses amis font pour lui un vœu à saint Ignace et à saint François-Xavier : il est sauvé. À partir de ce moment, sa vie se confond avec celle de l'Église du Canada, avec celle du « séminaire » que Mgr Laval a fondé là-bas, à l'imitation de l'Ermitage ; à ce séminaire il donne tout, et d'abord sa fortune : « Nos biens étaient communs avec ceux de l'évêque, écrit-il. Je n'ai jamais vu faire parmi nous aucune distinction du pauvre et du riche ni examiner la naissance et la condition de personne, nous regardant tous comme frères`. » Il donne aussi son travail, sa santé, sa vie. Il finit par être frappé d'une hémiplégie qui lui ôte l'usage de la parole : « En quoi, dit une chronique manuscrite du séminaire, Dieu l'a voulu purifier », car on l'accuse d'être un peu indiscret 3. C'est sa concession à la faiblesse humaine. Par ailleurs c'est un homme fort, qui, pendant près de cinquante ans, se dévoue à l'éducation des enfants. Il les aime d'une tendresse presque féminine, qui éclate surtout au moment de sa fin : il pleure en les voyant autour de son lit de mort, et il leur donne sa bénédiction sans pouvoir parler. »
l’Ermitage de Caen, en plus de François de Laval : Henri de Bernières qui en fut le premier supérieur et occupa cette charge à quatre reprises, en tout pendant 25 années ;86
« . Il part pour le Canada en même temps que l'évêque de Pétrée : « C'est un jeune gentilhomme qui ravit tout le monde par sa modestie », écrit la Mère Marie de l'Incarnation. Il se dévoue à l'Église de la Nouvelle-France, « faisant voir par ses vertus, dit une Ursuline de Québec, le fruit qu'avait produit en lui l'éducation qu'il avait reçue de son saint oncle, M. de Bernières ». II meurt à Québec le 3 décembre 17002. »87.
Les Annales en parlent ainsi :
42-(60) […] Monsieur de Bernières ne pouvant aller conduire à Québec Mme de la Peltrie, lui donna un autre lui-même pour lui servir d'ange visible, ce fut son neveu fils de M. Dacqueville, seul dans la famille qui se soit engagé dans les ordres sacrés ; déjà il était diacre quand son saint oncle conduisit la fondatrice des ursulines en la Nouvelle-France, et pour lui donner un aumônier de vaisseau dont il fut sûr, il inspira au jeune diacre de se faire prêtre pour se sacrifier à cette nouvelle mission. La chose ne fut pas difficile à lui persuader étant naturellement fort porté au bien, il reçut la proposition, et aussitôt la mit en effet. Une seule difficulté (61)-43 s'opposaient à son pieux dessein, Madame sa mère qui l'aimait extrêmement et qui était charmé d'avoir un fils consacré aux autels, se faisait une forte anticipée quand elle pensait à lui voir dire sa première messe, et à participer tous les jours à son sacrifice. C'était un grand embarras que de lui déclarer cette nouvelle vocation pour tirer son consentement. L'on crut qu'étant aussi vertueuse qu'elle l'était elle ne s'y opposerait pas absolument. Mais pour éviter les obstacles qui auraient pu apporter quelque retardement Monsieur de Bernières animé de l'esprit de Dieu se faisant fort du consentement le fit embarquer, et revint en apporter lui-même la nouvelle à Madame sa mère, guérissant à même temps par des saintes industries la plaie qu'il avait faite. C'est ce que j'ai cru rapporter plus d'une fois à Madame Dacqueville sa mère, qui eut la consolation après vingt ans d'absence de le revoir en ce pays, à la vérité pour peu de temps et seulement pour chercher les moyens de donner une partie 44-(62) de son bien au séminaire des missions de Québec, où il retourna incessamment pour y tenir jusqu'à sa mort la place de grand vicaire et de supérieur des ursulines et hospitalières de cette ville, où il finit sa sainte vie dans les travaux, et la rigueur d'un hiver qui fit mourir beaucoup de personnes en ce pays. Ce fut en 1701.
Jean Dudouyt, débarque à Québec au cours de l’été ou à l’automne de 1662 et nommé procureur du Séminaire en 1664.88
« Nous sommes certains de l'affiliation de l'abbé Jean Dudouyt 89, un des plus grands missionnaires du Canada. De taille moyenne, il a l'œil vif, la figure ascétique, le maintien grave et digne. Il aurait pu avoir des ambitions mondaines : il a tout quitté pour entrer à l'Ermitage 90. La vie austère qu'on y mène l'attire, comme aussi l'intransigeance dans l'orthodoxie. Dangereusement malade, il voit s'approcher de son lit, pour lui donner le viatique, le curé d'une paroisse de Caen, véhémentement soupçonné de jansénisme. Dudouyt refuse absolument de communier de sa main : on est obligé d'aller chercher un autre prêtre. Tant de vigueur agrée au futur évêque de Québec ; Dudouyt finit par aller rejoindre Mgr de Laval dans son vicariat apostolique D'esprit pratique, ayant le sens administratif, Dudouyt devient le bras droit de son évêque. Il se distingue surtout dans une mission de confiance que lui a donnée Mgr de Laval : Dudouyt revient à Paris, chargé de traiter avec Colbert la grave question de l'eau-de-vie au Canada. L'évêque de Québec, qui ne voit que l'intérêt religieux, condamne la traite ; Colbert, qui ne cherche que l'intérêt fiscal, approuve les traitants.
Les lettres de Dudouyt à son évêque reflètent la pure doctrine de l'Ermitage. Il y a là beaucoup plus que la moyenne de l'esprit catholique 91. Avec une entière liberté, Dudouyt ose, par exemple, lamer les procédés qu'emploie un frère de l'évêque, Henri de Laval, prieur de la Croix, notamment à propos d'un procès que ce frère soutient pour le prieuré de Tournay : « Cette affaire est assez douteuse... Je ne sais quelle en sera l'issue. Il serait à souhaiter qu'il ne s'y fût pas engagé. Il vaudrait beaucoup mieux se disposer à bien mourir... Cela n'édifie pas. » Même liberté dans les conseils un peu autoritaires que cet homme apostolique envoie à Mgr de Laval : « Je bénis Dieu, avec tous vos amis, de vous avoir conservé pour le bien de son Église, et le prie de vous donner des grâces et des années pour affermir ce que vous avez si heureusement établi. Votre âge et vos indispositions ne vous permettent pas de supporter de si grands travaux. Il faut les modérer, et prendre les soulagements nécessaires pour travailler plus longtemps au salut des âmes que Notre-Seigneur vous a confiées 92. » Peu de prêtres écriraient sur ce ton à leur évêque, quand même ce ne serait pas un Montmorency-Laval. Il y a là comme un souvenir de la primitive Église ; ou peut-être encore est-ce un reste de l'amitié spirituelle qui les unissait à l'Ermitage ; d'avoir été tous deux les élèves de M. de Bernières entretenait entre eux une de ces amitiés de séminaire qui résistent aux différences de la hiérarchie. Puis Dudouyt a sa grandeur propre : c'est, dit-on au Canada, « l'un des plus grands ecclésiastiques que Mgr de Laval ait employés 93. » Revenu à Paris, il s'y considère comme en exil, séparé qu'il est de son évêque, et de ce Séminaire de Québec qui est la reconstitution lointaine de l'Ermitage. En 1677 il supplie Mgr de Laval de le rappeler : « L'on pourra vous écrire qu'il serait à propos que je reste encore quelque temps en France; mais il n'y faut pas acquiescer... Il ne serait pas d'édification que je restasse plus longtemps en France 94. » Il y mourut pourtant; mais Mgr de Laval rapporta au Canada le cœur de son fidèle compagnon, de celui qui l'avait aidé à fonder l'Église de Québec ; pour ne pas être tout à fait séparé de son ami, l'évêque inhuma ce cœur dans sa cathédrale 95. »
Mgr de Laval sera présenté vendredi par dom Thierry Barbeau.
M. de Laval demeura quatre ans chez M. de Bernières , & y mena la vie la plus recueillie & la plus austère. L'oraison, l'étude, les conférences spirituelles n'y étaient interrompues que par les visites qu'il rendait assidûment aux malades de l'Hôtel-Dieu.
L’évêque fondera un Ermitage à Québec à l’image de celui qui l’a formé à Caen 96.
Il donnera une dernière marque de l’estime et de la confiance qu’il portait envers François de Laval en lui demandant d’emmener avec lui l’un de ses neveux, Henri, le fils de son frère cadet, Pierre, le sieur d’Acqueville que nous venons de présenter.
On lira l’appréciation donnée de Laval par Marie de l’Incarnation, en 1659 :
C’est une consolation d’avoir un homme dont les qualités personnelles sont rares et extraordinaires. … Il ne sait ce que c’est que respect humain. Il est pour dire la vérité à tout le monde, et il la dit librement dans les rencontres. Il fallait ici un homme de cette force pour extirper la médisance…
Citons seulement un exemple de belle conformité à la grâce divine : Mgr de Saint-Vallier avait sur le Séminaire des vues différentes de son prédécesseur François et en entreprit la refonte. À l’automne 1689, le vieil évêque se confiait ainsi à l’abbé Milon, prêtre du Séminaire des Missions étrangères de Paris :
Vous jugerez bien, mon cher Monsieur, que s’il y a eu jamais une croix amère pour moi, c’est celle-ci, puisque c’est l’endroit où j’ai toujours dû être le plus sensible, je veux dire le renversement du Séminaire, que j’ai toujours considéré, comme en effet qu’il l’est, comme l’unique soutien de cette Église et tout le bien qui s’y fait. […] Mais au milieu de toutes ces agitations, nous ne devons pas nous abattre si les hommes ont du pouvoir pour détruire, la main de Notre-Seigneur est infiniment plus puissante pour édifier. Nous n’avons qu’à lui être fidèles et le laisser faire97.
Après avoir situé tour à tour les figures associées à l’Ermitage normand, nous voulons maintenant préciser ce qui les unit. La vie mystique ne se prêtant pas à une approche thématique voire une théorie des idées, nous préférons insister sur les liens établis entre deux mystiques. Plus précisément entre aînés et cadets comme enseignement qui se doit d’être adapté à chacun même s’il s’avère utile à d’autres.
Nous choisissons les quelques directions dont nous avons des traces écrites:
Bernières dirigé par Chrysostome et conseillé par trois figures féminines : Marie des Vallées, Marie de l’Incarnation, Charlotte le Sergent.
Mectilde dirigée par le même Chrysostome et conseillée par la même Charlotte.
François de Laval et Mectilde dirigés par Bernières devenu à son tour un « aîné ».
Nous avons déjà vu un canadien conseillé par Bertot.
Nous n’avons pas le temps de nous pencher sur Mectilde dirigeant de nombreuses bénédictines ou Bertot dirigeant Mme Guyon…
Le tableau des figures que nous avons présenté tout à tour en première intervention adoptait la forme d’un damier : cette présentation matricielle assurait verticalement un déroulement et regroupait horizontalement par affinités.
Il ne laissait pas voir les recouvrements qui permettent des influences entre figures par contacts répétés durant de nombreuses années. Aussi une présentation synchronique s’impose tout en rendant moins claires les filiations :
<< Benoît de Canfield (1562-1610) capucin
<< Antoine le Clerc (1563-1628) laïc
1590 Marie des Vallées, « sœur Marie »….……1656
1594 JEAN-CHRYSOSTOME fr.TOR 1646
1596 Jourdaine de Bernières = M. Ste Ursule ursuline…1670
1599 MARIE DE L’INCARNATION [du Canada] ursuline 1672
1601 Jean Eudes, Congrégation des Eudistes…… 1670
1602 JEAN DE BERNIÈRES, laïc…………1659
1604 Charlotte le Sergent, bénédictine………………….. 1677
1611 Gaston de Renty laïc…1649
1614 Mectilde fondatrice Bénédictines du SSt……… 1698
1620 Jacques Bertot, prêtre………………..1681
nçois de Laval, évêque………>>1708
1631 Archange Enguerrand…… 1699
1646 Pierre Poiret >>1719
1648 Madame GUYON >>1717
1651 Franç. FÉNELON >>1715
Bernières et plus tard madame Guyon sont les « nœuds » d’une toile où se rejoignent les liens établis par ces fortes personnalités. Il ou elle « n’inventent » rien, mais transmettent ce qu’ils reçoivent. Jean reprend la très ancienne tradition franciscaine incarnée par « notre bon Père Chrysostome », avant d’être influent sur Mectilde-Catherine de Bar, Jacques Bertot et d’autres. On n’oubliera pas des « frères » plutôt que disciples tels Gaston de Renty et Jean Eudes.
L’historien des deux Tiers Ordres franciscains rapporte :
Le sieur de Bernières de Louvigny de Caen éclate assez par son propre lustre, sans que ma plume travaille pour honorer sa mémoire. Son livre posthume publié sous l'inscription du Chrétien intérieur avec tant de succès, est une étincelle du feu divin qui l'embrasait. Les lumières suréminentes dont son esprit était rempli, n'ont pas pu être toutes exposées sur le papier ni dans leur entière force : comme il était enfant de notre Ordre dont il a pris l'habit ; aussi en a-t-il tendrement aimé tous les sectateurs98.
Quand il s’agit d’éditer une « œuvre » à partir de ses lettres, on fait appel à d’Argentan, franciscain de la réforme capucine, puis à un minime, ordre inspiré des franciscains. La liste des membres majeurs de l’école du Pur Amour souligne une prédominance franciscaine99. Jean est un « enfant de notre Ordre », appartenance naturelle quand on est sous la direction du « bon père Chrysostome » ! Membre de la confrérie confidentielle de la « sainte Abjection » unissant des amis tous pénétrés de révérence envers la grandeur divine, dont nous avons précédemment rencontré les règles sévères100, Jean fut dirigé fermement. Il est émouvant de saisir l’esprit dans lequel son directeur répond aux demandes d’aide exprimées avec simplicité. Voici l’échange101 :
Mon révérend père,
Je me suis trouvé depuis quelques semaines dans une grande obscurité intérieure, dans la tristesse, divagation d'esprit, etc. Ce qui me restait en cet état était la suprême indifférence en la pointe de mon esprit, qui consentait avec paix intellectuelle à être le plus misérable de tous les hommes et à demeurer dans cet état de misère où j'étais tant qu'il plaira à notre Seigneur.
Réponse :
J'ai considéré votre disposition. Sur quoi, mon avis est que cet état de peine vous a été donné pour vous disposer à une plus grande pureté et sainteté intellectuelle par une profonde mort des sens est une véritable séparation des créatures. Je vous conseille durant cet état de peines :
1. De vous appliquer davantage aux bonnes œuvres extérieures qu'à l'oraison,
2. Ayez soin du manger et dormir de votre corps,
3. Faites quelques pèlerinages particulièrement aux églises de la sainte Vierge,
4. Ne violentez pas votre âme pour l'oraison : contentez-vous d'être devant Dieu sans rien faire.
5. Dites souvent de bouche : je veux à jamais être indifférent à tout état, ô bon Jésus, ô mon Dieu, accomplissez votre sainte volonté en moi, et semblable. Il est bon aussi de prononcer des vérités de la Divinité, comme serait : Dieu est éternel, Dieu est tout puissant, et de la sainte Humanité, comme serait : Jésus a été flagellé, Jésus a été crucifié pour moi et par amour. Ce que vous ferez en corps que vous n'ayez aucun goût en la prononçant, etc.
Le P. Chrysostome n’hésite pas à éclairer Jean inquiet sur une oraison devenue « abstraite » après les ferveurs anciennes :
J'ai lu et considéré le rapport de votre oraison. …
1. Souvenez-vous que d'autant plus que la lumière monte haut dans la partie intellectuelle et qu'elle est dégagée de l'imaginaire et du sensible, d'autant plus est-elle pure, forte et efficace, tant en ce qui est du recueillement des puissances qu'en ce qui est de la production de la pureté.
2. Quand vous sentirez disposition à telles lumières, rendez-vous entièrement passif.
3. Souvenez-vous qu'aucune fois cette vue est si forte qu'au sortir de l'oraison le spirituel croit n'avoir point affectionné son objet, ce qui n'est pas pourtant. Car la volonté ne laisse pas d'avoir la tendance d'amour, mais elle est comme imperceptible, à cause que l'entendement est trop pénétré de la lumière.
4. Enfin, souvenez-vous que dans cet état, il suffit que la lumière soit bonne et opérante, et il n'importe que l'entendement et la volonté opèrent également ou qu'une puissance absorbe l'autre. Il faut servir Dieu à sa mode dans telle lumière qui ne dépende point de nous. […]
Mais aussi bien Chrysostome répond à des questions touchant la vie pratique, par exemple en réponse au désir de solitude éprouvé par Jean :
Divisez votre temps et tendez de ne vous donner aux affaires que par nécessité, prenant tout le temps qu'il vous sera possible pour la solitude de l'oratoire. O cher frère, peu de spirituels se défendent du superflu des affaires. O que le diable en trompe sous des prétextes spécieux et même de vertu. […]
Puis Jean devenu à son tour directeur d’âmes demande l’avis de son maître :
Question :
Comment dois-je conseiller les âmes sur la passivité de l'oraison. Les y faut-il porter et quand faut-il qu'elles y entrent et quels en sont les dangers ?
Réponse :
Ordinairement le spirituel ne doit pas prévenir la passivité. Je dis ordinairement, d'autant que s'il travaille fortement il pourrait demeurer quelque peu de temps sans agir, s'exposant à la grâce et à la lumière, et éprouver, de temps à autre, si telle pauvreté lui réussit. Benoît de Canfeld en son Traité de la volonté divine102, est de cet avis. Je crois néanmoins que celui qui s'en servira doit être discret et fidèle. […]
L’adhésion à une sévère rectitude permet une transmission mystique dont Bernières témoignera ensuite chaleureusement :
Ce me serait grande consolation que […] nous puissions parler de ce que nous avons ouï dire à notre bon Père […] puisque Dieu nous a si étroitement unis que de nous faire enfants d’un même Père […] Savez-vous bien que son seul souvenir remet mon âme dans la présence de Dieu103 ?
On a beaucoup insisté sur le caractère sévère de Chrysostome de Saint-Lô et certes Bernières prendra à la lettre ses injonctions :
Le Père Jean Chrysostome lui avait écrit que l’actuelle pauvreté était le centre de sa grâce […] Ce sentiment d’un directeur […] adressé à un disciple […] en augmentait les ardeurs d’une manière incroyable. Ainsi il commença tout de bon à chercher les moyens d’être pauvre. Mais comme son bon directeur n’était plus ici-bas […] il ne trouvait presque personne qui ne s’y opposât104.
Bernières a peut-être dû surmonter un tempérament scrupuleux, mais il bénéficia heureusement des conseils de trois mystiques amies :
L’influente « sœur Marie » des Vallées a déjà été présentée105, en terminant sur un plaisant témoignage de son influence. Il mérite d’être cité de nouveau, car il illustre la convivialité des rapports qui pouvaient exister entre membres de “l’école”:
Dans un voyage que M. de Bernières fit à Coutances, pendant qu’il y fut il alla souvent prendre son repas chez M. Potier où était la sœur Marie. Or l’un et l’autre firent dessein d’envoyer quérir du sucre et quelque autre petite délicatesse, afin de le mieux traiter, mais lorsqu’il était présent, ils ne s’en souvenaient point du tout ; et quand il était parti, ils étaient fâchés d’y avoir manqué, mais pourtant ils oublièrent encore par après, excepté un soir qu’ils l’attendaient et qu’ils se souvinrent bien, mais cette fois il ne vint pas. Ensuite de cela, comme la sœur Marie se plaignait de leur peu de mémoire, Notre Seigneur lui dit : « C’est ma divine volonté qui en a ainsi disposé. Elle veut que vous lui aidiez à marcher dans le chemin de la perfection. Toutes ces choses ne sont que des retardements, excepté quand on en use par infirmité ou par quelque autre bonne raison. [320]106.
La bénédictine Charlotte le Sergent (1604-1677), figure cachée au sein du couvent de Montmartre107, « sublime » mystique pour Bremond108, soutint Bernières (et bien d’autres dont Mectilde-Catherine de Bar):
Persuadé que Dieu l’éclairait sur la conduite d’autrui, on la consultait de tous côtés et même des personnes qui d’ailleurs étaient fort éclairées : comme Monsieur de Bernières… Elle lui dit entr’autres choses […] « Il m’a semblé que votre âme se rabaissait par trop en réfléchissant sur elle-même, et sur les opérations divines dans son intérieur. Elle doit être à mon avis plus simple et s’attacher uniquement à l’Auteur de cet ouvrage et non pas à ses effets. Il vous doit suffire de lui laisser une pleine liberté d’agir à sa mode et selon son bon plaisir » […]
Monsieur de Bernières étant pressé d’abandonner toutes choses et d’entreprendre une vie pauvre et réduite à la mendicité […reçut cette réponse :] « Votre esprit naturel est agissant et actif […] vous devez demeurer indifférent à tout […] seulement vous humilier. C’est en ce point que consiste la pauvreté d’esprit dans ce vide et dans ce dénuement de toute propre élection »…109.
Bernières, après avoir conduit Marie de l’Incarnation [Guyart] « du Canada »110 à Dieppe, restera l’un des deux correspondants préférés – l’autre est son fils Dom Martin --, mais les longues lettres « de quinze ou seize pages » sont perdues :
Ses lettres ne traitaient pour la plupart que de l’oraison […] Il [Bernières] en faisait une estime singulière. Il me dit qu’il avait connu bien des personnes appliquées à l’oraison […] qu’il n’en avait jamais vu qui en eût mieux l’esprit, ni qui en eût parlé plus divinement 111.
Notre Mère est une seconde sainte Thérèse […] C’est aussi le sentiment de Monsieur de Bernières […] quoiqu’il y eût peu de personnes éminentes en oraison qui n’eussent communiqué avec lui […] je lui ai néanmoins entendu dire qu’il n’avait jamais vu de personnes élevées au point où était la mère de l’Incarnation 112.
On ne peut donc que supposer un échange fructueux avec la mystique ursuline, en remarquant que Marie Guyart reçoit des « communications de pur amour » avant la fin 1626 et que, devenue l’ursuline Marie de l’Incarnation, elle est déjà fort avancée mystiquement lors de sa rencontre avec Jean au printemps 1639113. Elle fut une « aînée » conseillère, car l’approfondissement de Jean est apparent dans sa correspondance de 1645 à sa mort, douze ans plus tard, passant de l’ « abjection » à l’abandon.
l’intimité de leur relation.
>> Véronique Andral, Catherine de Bar / Mère Mectilde du Saint-Sacrement / Itinéraire spirituel, Rouen 1997.
>> Catherine de Bar 1614-1698 Mère Mectilde du Saint-Sacrement, Les amitiés mystiques de Mère Mectilde, un florilège, Dominique Tronc [en préparation]
Dans les deux textes reproduits ici, le Père Chrysostome apporte point après point ses réponses aux questions que se pose la jeune dirigée. Elle lui demande conseil sur son expérience profonde et ardente. Chrysostome lui répond de façon très détachée et froide de façon à ne susciter chez cette femme passionnée ni attachement ni émotion sensible ; afin que son destin extraordinaire soit mené jusqu’au bout, il ne manifeste pratiquement pas d’approbation, car il veut la pousser vers la rigueur et l’humilité la plus profonde. La relation faite à son confesseur est rédigée à la troisième personne :
Premier texte : Relation au Père Chrysostome [avec réponses], juillet 1643.
Proposition114 : Cette personne [Mectilde] eut dès sa plus tendre jeunesse le plus vif désir d'être religieuse ; plus elle croissait en âge, plus ce désir prenait de l'accroissement. Bientôt il devint si violent qu'elle en tomba dangereusement malade. Elle souffrait son mal sans oser en découvrir la cause ; ce désir l'occupait tellement qu'elle épuisa en quelque sorte toute son attention et tous ses sentiments. Il ne lui était pas possible de s'en distraire ni de prendre part à aucune sorte d'amusement. Elle était quelquefois obligée de se trouver dans différentes assemblées de personnes de son âge, mais elle y était de corps sans pouvoir y fixer son esprit. Si elle voulait se faire violence pour faire à peu près comme les autres, le désir qui dominait son cœur l'emportait bientôt et prenait un tel ascendant sur ses sens mêmes qu'elle restait insensible et comme immobile en sorte qu'elle était contrainte de se retirer pour se livrer en liberté au mouvement qui la maîtrisait. Ce qui la désolait surtout, c'était la résistance de son père que rien ne pouvait engager à entendre parler seulement de son dessein. Il faut avouer cependant que cette âme encore vide de vertus n'aspirait et ne tendait à Dieu que par la violence du désir qu'elle avait d'être religieuse sans concevoir encore l'excellence de cet état.
Réponse : En premier lieu, il me semble que la disposition naturelle de cette âme peut être regardée comme bonne.
2. Je dirai que dans cette vocation, je vois beaucoup de Dieu, mais aussi beaucoup de la nature : cette lumière qui pénétrait son entendement venait de Dieu ; tout le reste, ce trouble, cette inquiétude, cette agitation qui suivaient étaient l'œuvre de la nature. Mais, quoi qu'il en soit, mon avis est, pour le présent, que le souvenir de cette vocation oblige cette âme à aimer et à servir Dieu avec une pureté toute singulière, car dans tout cela il paraît sensiblement un amour particulier de Dieu pour elle.
Proposition : cette âme, dans l'ardeur de la soif qui la dévorait ne se donnait pas le temps de la réflexion ; elle ne s'arrêta point à considérer de quelle eau elle voulait boire. Elle voulait être religieuse, rien de plus ; aussi tout Ordre lui était indifférent, n'ayant d'autre crainte que de manquer ce qu'elle désirait ; la solitude et le repos étant tout ce qu'elle souhaitait.
Réponse : 1. Ces opérations proviennent de l'amour qui naissait dans cette âme, lesquelles étaient imparfaites, à raison que l'âme était beaucoup enveloppée de l'esprit de nature. 2. Nous voyons de certaines personnes qui ont la nature disposée de telle manière qu'il semble qu'au premier rayon de la grâce, elles courent après l'objet surnaturel : celle-ci me semble de ce nombre. Combien que par sa faute il se soit fait interruption en ce qu'elle [reçoit] de Dieu.
[Le dialogue se poursuit et se terminera sur une 19e proposition ; le père Chrysostome est patient !]
Proposition : Elle entrait dans son obscurité ordinaire et captivité sans pouvoir le plus souvent adorer son Dieu, ni parler à Sa Majesté. Il lui semblait qu'Il se retirait au fond de son cœur ou pour le moins en un lieu caché en son entendement et à son imagination, la laissant comme une pauvre languissante qui a perdu son tout ; elle cherche et ne trouve pas ; la foi lui dit qu'il est entré dans le centre de son âme, elle s'efforce de lui aller adorer, mais toutes ses inventions sont vaines, car les portes sont tellement fermées et toutes les avenues, que ce lieu est inaccessible, du moins il lui semblait ; et lorsqu'elle était en liberté elle adorait sa divine retraite, et souffrait ses sensibles privations, néanmoins son cœur s'attristait quelquefois de se voir toujours privé de sa divine présence, pensant que c'était un effet de sa réprobation.
D'autre fois elle souffrait avec patience, dans la vue de ce qu'elle a mérité par ses péchés, prenant plaisir que la volonté de son Dieu s'accomplisse en elle selon qu'il plaira à Sa Majesté.
Réponse : Il n'y a rien que de bon en toutes ses peines, il les faut supporter patiemment et s'abandonner à la conduite de Dieu. Ajoutez que ces peines et les autres lui sont données pour la conduire à la pureté de perfection à laquelle elle est appelée et de laquelle elle est encore bien éloignée. Elle y arrivera par le travail de mortification et de vertu.
Proposition : Son oraison n'était guère qu'une soumission et abandon, et son désir était d'être toute à Dieu, que Dieu fût tout pour elle, et en un mot qu'elle fût toute perdue en Lui ; tout ceci sans sentiment. J'ai déjà dit qu'en considérant elle demeure muette, comme si on lui garrottait les puissances de l'âme ou qu'on l'abîmât dans un cachot ténébreux. Elle souffrait des gênes et des peines d'esprit très grandes, ne pouvant les exprimer ni dire de quel genre elles sont. Elle les souffrait par abandon à Dieu et par soumission à sa divine justice.
Réponse : J'ai considéré dans cet écrit les peines intérieures. Je prévois qu'elles continueront pour la purgation et sanctification de cette âme, étant vrai que pour l'ordinaire, le spirituel ne fait progrès en son oraison que par rapport à sa pureté intérieure, sur quoi elle remarquera qu'elle ne doit pas souhaiter d'en être délivrée, mais plutôt qu'elle doit remercier Dieu qui la purifie. Cette âme a été, et pourra être tourmentée de tentations de la foi, d'aversion de Dieu, de blasphèmes et d'une agitation furieuse de toutes sortes de passions, de captivité, d'amour. Sur le premier genre de peine, elle saura qu'il n'y a rien à craindre, que telles peines est un beau signe, savoir de purgation intérieure, que c'est le diable, qui avec la permission de Dieu, la tourmente comme Job. Je dis plus qu'elle doit s'assurer que tant s'en faut que dans telles tempêtes l'âme soit altérée en sa pureté, qu'au contraire, elle y avance extrêmement, pourvu qu'avec résignation, patience, humilité et confiance elle se soumette entièrement et sans réserve à cette conduite de Dieu.
Sur ce qui est de la captivité dont elle parle en son écrit, je prévois qu'elle pourra être sujette à trois sortes de captivités : à savoir, à celle de l'imagination et l'intellect et à la composée de l'une et de l'autre. Sur quoi je remarque qu'encore que la nature contribue beaucoup à celle de l'imagination et à la composée par rapport aux fantômes ou espèces en la partie intellectuelle, néanmoins ordinairement le diable y est mêlé avec la permission de Dieu, pour tourmenter l'âme, comme dans le premier genre de peines ; en quoi elle a rien à faire qu'à souffrir patiemment par une pure soumission à la conduite divine ; ce que faisant elle fera un très grand progrès de pureté intérieure.
Quant à l'intellectuelle, elle saura que Dieu seul lie la partie intellectuelle, ce qui se fait ordinairement par une suspension d'opérations, exemple : l'entendement, entendre, la volonté, aimer, si ce n'est que Dieu concoure à ses opérations ; d'où arrive que suspendant ce concours, les facultés intellectuelles demeurent liées et captives, c'est-à-dire à la conduite de Dieu sans se tourmenter. Sur quoi elle saura que toutes les peines de captivité sont ordinairement données à l'âme pour purger la propriété de ses opérations, et la disposer à la passivité de la contemplation. Sur le troisième genre de peines d'amour divin, il y en a de plusieurs sortes, selon que Dieu opère en l'âme, et selon que l'âme est active ou passive à l'amour, sur quoi je crois qu'il suffira présentement que cette bonne âme sache :
1. Que l'amour intellectuel refluant en l'appétit sensitif cause telles peines qui diminuent ordinairement à proportion que la faculté intellectuelle, par union avec Dieu, est plus séparée en son opération de la partie inférieure.
2. Quand l'amour réside en la partie intellectuelle, ainsi que je viens de dire, il est rare qu'il tourmente ; cela se peut néanmoins faire, mais je tiens qu'il y a apparence que, par l'ordinaire, tout ce tourment vient du reflux de l'opération de l'amour de la volonté supérieure à l'inférieure, ou appétit sensitif.
3. Quelquefois par principe d'amour l'âme est tourmentée de souhaits de mort, de solitude, de voir Dieu et de langueur ; sur quoi cette âme saura que la nature se mêlant de toutes ces opérations, le spirituel doit être bien réglé pour ne point commettre d'imperfections ; d'où je conseille à cette âme :
1. d'être soumise ainsi que dessus à la conduite de Dieu ;
2. de renoncer de fois à autre à tout ce qui est imparfait en elle au fait d'aimer Dieu ;
3. elle doit demander à Dieu que son amour devienne pur et intellectuel ;
4. si l'opération d'amour divin diminue beaucoup les forces corporelles, elle doit se divertir et appliquer aux œuvres extérieures ; que si ne coopérer en se divertissant, l'amour la suit [la poursuit], il en faut souffrir patiemment l'opération et s'abandonner à Dieu, d'autant que la résistance en ce cas est plus préjudiciable et fait plus souffrir le corps que l'opération même. Je prévois que ce corps souffrira des maladies, d'autant que l'âme étant affective, l'opération d'amour divin refluera en l'appétit sensitif, elle aggravera le cœur et consommera beaucoup d'esprit, dont il faudra avertir les médecins. J'espère néanmoins qu'enfin l'âme se purifiant, cet amour résidera davantage en la partie intellectuelle, dont le corps sera soulagé. Quant à la nourriture et à son dormir, c'est à elle d'être fort discrète, comme aussi en toutes les austérités, car si elle est travaillée de peines intérieures ou d'opérations d'amour divin, elle aura besoin de soulager d'ailleurs son corps, se soumettant en cela en toute simplicité à la direction. Sur le sujet de la contemplation, je prévois qu'il sera nécessaire qu'elle soit tantôt passive simple, même laissant opérer Dieu, et quelquefois active et passive ; c'est-à-dire, quand à son oraison la passivité cessera, il faut qu'elle supplée par l'action de son entendement.
Ayant considéré l'écrit, je conseille à cette âme :
1. De ne mettre pas tout le fond de sa perfection sur la seule oraison, mais plutôt sur la tendance à la pure mortification.
2. De n'aller pas à l'oraison sans objet. À cet effet je suis d'avis qu'elle prépare des vérités universelles de la divinité de Jésus-Christ, comme serait : Dieu est tout-puissant et peut créer à l'infini des millions de mondes, et même à l'infini plus parfaits ; Jésus a été flagellé de cinq milles et tant de coups de fouet ignominieusement, ce qu'Il a supporté par amour pour faire justice de mes péchés.
3. Que si portant son objet à l'oraison elle est surprise d'une autre opération divine passive, alors elle se laissera aller. Voilà mon avis sur son oraison : qu'elle souffre patiemment ses peines qui proviennent principalement de quelque captivité de faculté. Qu'elle ne se décourage point pour ses ténèbres ; quand elle les souffrira patiemment, elles lui serviront plus que les lumières.
19. Proposition : Il semble qu'elle aura une joie sensible si on lui disait qu'elle mourra bientôt ; la vie présente lui est insupportable, voyant qu'elle l'emploie mal au service de Dieu et combien elle est loin de sa sacrée union. Il y avait lors trois choses qui régnaient en elle assez ordinairement, à savoir : langueur, ténèbres et captivité.
Réponse : Voilà des marques de l'amour habituel qui est en cette âme. Voilà mes pensées sur cet état, dont il me demeure un très bon sentiment en ma pauvre âme, et d'autant que je sens et prévois qu'elle sera du nombre des fidèles servantes de Dieu, mon Créateur, et que par les croix, elle entrera en participation de l'esprit de la pureté de notre bon Seigneur Jésus-Christ. Je la supplie de se souvenir de ma conversion en ses bonnes prières, et je lui ferai part des miennes quoique pauvretés. J'espère qu'après cette vie Dieu tout bon nous unira en sa charité éternelle, par Jésus-Christ Notre Seigneur auquel je vous donne pour jamais.
Dans le texte infra on note la précision et le soin pris pour encadrer la jeune femme (elle n’aura que trente ans à la mort de son directeur). Cette liste (en trente points !) livre le parfum propre à l’école. Bertot proposera de même un décalogue de règles115 à observer par la jeune madame Guyon.
Autre réponse du même père à la même âme116.
Cette vocation paraît : 1. Par les instincts que Dieu vous donne en ce genre de vie, vous faisant voir par la lumière de sa grâce la beauté d'une âme qui, étant séparée de toutes les créatures, inconnue, négligée de tout le monde, vit solitaire à son unique Créateur dans le secret dû.
2. Par les attraits à la sainte oraison avec une facilité assez grande de vous entretenir avec Dieu des vérités divines de son amour.
3. Dieu a permis que ceux de qui vous dépendez aient favorisé cette petite retraite qui n'est pas une petite grâce, car plusieurs souhaitent la solitude et y feraient des merveilles, lesquels néanmoins en sont privés.
4. Je dirais que Dieu par une providence vous a obligée d'honorer le saint Sacrement d'une particulière dévotion, et c'est dans ce Sacrement que notre bon Seigneur Jésus-Christ, Dieu et homme, mènera une vie toute cachée jusqu'à la consommation des siècles, que les secrets de sa belle âme vous seront révélés.
5. Bienheureuse est l'âme qui est destinée pour honorer les états de la vie cachée de Jésus, non seulement par acte d'adoration ou de respect, mais encore rentrant dans les mêmes états. Aucunes honorent par leur état sa vie prêchante et conversante, d'autres sa vie crucifiée ; quelques-uns sa vie pauvre, beaucoup sa vie abjecte ; il me semble qu'Il vous appelle à honorer sa vie cachée. Vous le devez faire et vous donner à Lui, pour, avec Lui, entrer dans le secret, aimant l'oubli actif et passif de toute créature, vous cachant et abîmant avec Lui en Dieu, selon le conseil de saint Paul, pour n'être révélée qu'au jour de ses lumières.
6. Jamais l'âme dans sa retraite ne communiquera à l'Esprit de Jésus et n'entrera avec lui dans les opérations de sa vie divine, si elle n'entre dans ses états d'anéantissement et d'abjection, par lesquels l'esprit de superbe est détruit.
7. L'âme qui se voit appelée à l'amour actif et passif de son Dieu renonce facilement à l'amour vain et futile des créatures, et contemplant la beauté et excellence de son divin Époux qui mérite des amours infinis, elle croirait commettre un petit sacrilège de lui dérober la moindre petite affection des autres et partant, elle désire d'être oubliée de tout le monde afin que tout le monde ne s'occupe que de Dieu seul.
8. N'affectez point de paraître beaucoup spirituelle : tant plus votre grâce sera cachée, tant plus sera-t-elle assurée ; aimez plutôt d'entendre parler de Dieu que d'en parler vous-même, car l'âme dans les grands discours se vide assez souvent de l'Esprit de Dieu et accueille une infinité d'impuretés qui la ternissent et l'embrouillent.
9. Le spirituel ne doit voir en son prochain que Dieu et Jésus ; s'il est obligé de voir les défauts que commettent des autres, ce n'est que pour leur compatir et leur souhaiter l'occupation entière du pur amour. Hélas ! Faut-il que les âmes en soient privées ! Saint François voyant l'excellence de sa grâce et la vocation que Dieu lui donnait à la pureté suprême, prenait les infidélités à cette grâce pour des crimes, d'où vient qu'il s'estimait le plus grand pécheur de la terre et le plus opposé à Dieu, puisqu'une grâce qui eût sanctifié les pécheurs, ne pouvait vaincre sa malice.
10. L'oraison n'est rien autre chose qu'une union actuelle de l'âme avec Dieu, soit dans les lumières de l'entendement ou dans les ténèbres. L'âme dans son oraison s'unit à Dieu tantôt par l'amour, tantôt par reconnaissance, tantôt par adoration, tantôt par l'aversion du péché en elle et en autrui, tantôt par une tendance violente et des élancements impétueux vers ce divin objet qui lui paraît éloigné, et à l'amour et jouissance auquel elle aspire ardemment, car tendre et aspirer à Dieu, c'est être uni à Lui, tantôt par un pur abandon d'elle-même au mouvement sacré de ce divin Époux qui l'occupe de son amour dans les manières qu'il lui plaît. Ah ! Bienheureuse est l'âme qui tend en toute fidélité à cette sainte union dans tous les mouvements de sa pauvre vie ! Et à vrai dire, n'est-ce pas uniquement pour cela que Dieu tout bon la souffre sur la terre et la destine au ciel, c'est-à-dire pour aimer à jamais ? Tendez donc autant que vous pourrez à la sainte oraison, faites-en quasi comme le principal de votre perfection. Aimez toutes les choses qui favorisent en vous l'oraison, comme : la retraite, le silence, l'abjection, la paix intérieure, la mortification des sens, et souvenez-vous qu'autant que vous serez fidèle à vous séparer des créatures et des plaisirs des sens, autant Jésus se communiquera-t-Il à vous en la pureté de ses lumières et en la jouissance de son divin amour dans la sainte oraison ; car Jésus n'a aucune part avec les âmes corporelles qui sont gisantes dans l'affection des sens.
11. L'âme qui se répand dans les conversations inutiles, ou s'ingère sous des prétextes de piété, se rend souvent indigne des communications du divin Époux qui aime la retraite, le secret et le silence. Tenez votre grâce cachée : si vous êtes obligée de converser quelquefois, tendez avec discrétion à ne parler qu'assez peu et autant que la charité le pourra requérir ; l'expérience nous apprendra l'importance d'être fidèle à cet avis.
12. Tous les états de la vie de Jésus méritent nos respects et surtout ses états d'anéantissement. Il est bon que vous ayez dévotion à sa vie servile ; car il a pris la forme de serviteur, et a servi en effet son père et sa mère en toute fidélité et humilité vingt-cinq ou trente ans en des exercices très abjects et en un métier bien pénible ; et pour honorer cette vie servile et abjecte de notre bon Sauveur Jésus-Christ, prenez plaisir [à servir] plutôt qu'à être servie, et vous rendez facile aux petits services que l'on pourra souhaiter de vous, et notamment quand ils seront abjects et répugnants à la nature et aux sens.
13. Jésus dans tous les moments de sa vie voyagère a été saint, et est en iceux la sanctification des nôtres ; car il sanctifie les temps, desquels il nous a mérité l'usage, et généralement toutes sortes d'états et de créatures, lesquelles participaient à la malédiction du péché. Consacrez votre vie jusqu'à l'âge de trente-trois ans à la vie voyagère du Fils de Dieu par la correspondance de nos moments aux siens, et le reste de votre vie, si Dieu vous en donne, consacrez-le à son état consommé et éternel, dans lequel Il est entré par sa résurrection et par son ascension. Ayez dès à présent souvent dévotion à cet état de gloire de notre bon Seigneur Jésus-Christ, car c'est un état de grandeur qui était dû à son mérite, et dans lequel vous-même, vous entrerez un jour avec lui, les autres états d'anéantissement de sa vie voyagère n'étant que des effets de nos péchés.
14. L'âme qui possède son Dieu ne peut goûter les vaines créatures, et à dire vrai, celui est bien avare à qui Dieu ne suffit117. À mesure que votre âme se videra de l'affection des créatures, Dieu tout bon se communiquera à vous en la douceur de ses amours et en la suavité de ses attraits, et dans la pauvreté suprême de toutes créatures, vous vous trouverez riche de la pure jouissance du Dieu de votre amour, ce qui vous causera un repos et une joie intérieure inconcevables.
15. Vous serez tourmentée de la part des créatures qui crieront à l'indiscrétion et à la sauvage : laissez dire les langues mondaines, faites les œuvres de Dieu en toute fidélité, car toutes ces personnes-là ne répondront pas pour vous au jour de votre mort ; et faut-il qu'on trouve tant à redire de vous voir aimer Dieu ?
16. Tendez à vous rendre passive à la Providence divine, vous laissant conduire et mener par la main, entrant à l'aveugle et en toute soumission dans tous les états où elle voudra vous mettre, soit qu'il soit de lumière ou de ténèbres, de sécheresse ou de jouissance, de pauvreté, d'abjection, d'abandon, etc. Fermez les yeux à tous vos intérêts et laissez faire Dieu par cette indifférence à tout état, et cette passivité à sa conduite vous acquerra une paix suprême qui vous établira dans la pure oraison, et vous disposera à la conversion très simple de votre âme vers Dieu le Créateur.
17. Notre bon Seigneur Jésus-Christ s'applique aux membres de son Église diversement pour les convertir à l'amour de son Père éternel, nous recherchant avec des fidélités, des artifices et des amours inénarrables. Oh ! Que l'âme pure qui ressent les divines motions de Jésus et de son divin Esprit est touchée d'admiration, de respect et d'amour à l'endroit de ce Dieu fidèle !
18. Renoncez à toute consolation et tendresse des créatures, cherchez uniquement vos consolations en Jésus, en son amour, en sa croix et son abjection. Un petit mot que Jésus vous fera entendre dans le fond de votre âme la fera fondre et se liquéfier en douceur. Heureuse est l'âme qui ne veut goûter aucune consolation sur la terre de la part des créatures !
19. Par la vie d'Adam, nous sommes entièrement convertis à nous-mêmes et à la créature, et ne vivons que pour nous-mêmes, et pour nos intérêts de chair et de sang ; cette vie nous est si intime qu'elle s'est glissée dans tout notre être naturel, ni ayant puissance dans notre âme, ni membre en notre corps qui n'en soit infecté ; ce qui cause en nous une révolte générale de tout nous-mêmes à l'encontre de Dieu, cette vie impure formant opposition aux opérations de sa grâce, ce qui nous rend en sa présence comme des morts ; car nous ne vivons point à Lui, mais à nous-mêmes, à nos intérêts, à la chair et au sang. Jésus au contraire a mené et une vie très convertie à son Père éternel par une séparation entière, et une mort très profonde à tout plaisir sensuel et tout intérêt propriétaire de nature, et Il va appelant ses élus à la pureté de cette vie, les revêtant de Lui-même, après les avoir dépouillés de la vie d'Adam, leur inspirant sa pure vie. Oh ! Bienheureuse est l'âme qui par la lumière de la grâce connaît en soi la malignité de la vie d'Adam, et qui travaille en toute fidélité à s'en dépouiller par la mortification, car elle se rendra digne de communiquer à la vie de Jésus !
20. Tandis que nous sommes sur la terre, nous ne pouvons entièrement éviter le péché. Adam dans l'impureté de sa vie nous salira toujours un peu ; nous n'en serons exempts qu'au jour de notre mort que Jésus nous consommera dans sa vie divine pour jamais, nous convertissant si parfaitement à son Père éternel par la lumière de sa gloire que jamais plus nous ne sentions l'infection de la vie d'Adam ni d'opposition à la pureté de l'amour.
21. La sentence que Notre Seigneur Jésus-Christ prononcera sur notre vie au jour de notre mort est adorable et aimable, quand bien par icelle il nous condamnerait, car elle est juste et divine, et partant mérite adoration et amour : adorez-le donc quelquefois, car peut-être alors vous ne serez pas en état de le pouvoir faire ; donnez-vous à Jésus pour être jugée par lui, et le choisissez pour juge, quand bien même il serait en votre puissance d'en prendre un autre. Hugo, saint personnage, priait Notre Seigneur Jésus-Christ de tenir plutôt le parti de son Père éternel que non pas le sien : ce sentiment marquait une haute pureté de l'âme, et une grande séparation de tout ce qui n'était point purement Dieu et ses intérêts.
22. Notre bon Seigneur Jésus-Christ dit en son Évangile : Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés. Oh ! En effet, bienheureuse est l'âme qui n'a point ici d'autre désir que d'aimer et de vivre de la vie du pur amour, car Dieu lui-même sera sa nourriture, et en la plénitude de son divin amour assouvira sa faim. Prenez courage, la faim que vous sentez est une grâce de ferveur qui n'est donnée qu'à peu. Travaillez à évacuer les mauvaises humeurs de la nature corrompue, et cette faim ira toujours croissant, et vous fera savourer avec un plaisir ineffable les douceurs des vertus divines.
23. Tendez à acquérir la paix de l'âme autant que vous pourrez par la mortification de toutes les passions, par le renoncement à toutes vos volontés, par la désoccupation de toutes les créatures, par le mépris de tout ce que pourront dire les esprits vains et mondains, par l'amour à la sainte abjection, par un désir d'entrer courageusement dans les états d'anéantissement de Jésus-Christ quand la Providence le voudra, par ne vouloir uniquement que Dieu et sa très sainte volonté, par une indifférence suprême à tous événements ; et votre âme ainsi dégagée de tout ce qui la peut troubler, se reposera agréablement dans le sein de Dieu, qui vous possédant uniquement, établira en vous le règne de son très pur amour.
24. Il fait bon parler à Dieu dans la sainte oraison, mais aussi souvent il fait bon l'écouter, et quand les attraits et lumières de la grâce nous préviennent, il les faut suivre par une sainte adhérence qui s'appelle passivité.
25. Le spirituel dans les voies de sa perfection est sujet à une infinité de peines et de combats : tantôt il se voit dans les abandons, éloignements, sécheresses, captivités, suspensions ; tantôt dans les vues vives de réprobation et de désespoir ; tantôt dans les aversions effroyables des choses de Dieu ; tantôt dans un soulèvement général de toutes ses passions, tantôt dans d'autres tentations très horribles et violentes, Dieu permettant toutes ces choses pour évacuer de l'âme l'impureté de la vie d'Adam et sa propre excellence. Disposez-vous à toutes ces souffrances et combats, et souvenez-vous que la possession du pur amour vaut bien que nous endurions quelque chose, et partant soyez à Jésus pour tout ce qu'il lui plaira vous faire souffrir.
26. Derechef, je vous répète que vous soyez bien dévote à la sainte Vierge : honorez-la dans tous les rapports qu'elle a au Père éternel, au Fils et au Saint-Esprit, à la sainte humanité de Jésus. Honorez-la en la part qu'elle a à l'œuvre de notre rédemption, dans tous les états et mystères de sa vie, notamment en son état éternel, glorieux et consommé dans lequel elle est entrée par son Assomption ; honorez-la en tout ce qu'elle est en tous les saints, et en tout ce que les saints sont par elle : suivez en ceci les diverses motions de la grâce, et vous appliquez à ces petites vues et pratiques selon les différents attraits. Étudiez les différents états de sa vie, et vous y rendez savante pour vous y appliquer de fois à autre ; car il y a bénédiction très grande d'honorer la sainte Vierge. Je dis le même de saint Joseph : c'est le protecteur de ceux qui mènent une vie cachée, comme il l'a été de celle de Jésus-Christ.
27. La perfection ne consiste pas dans les lumières, mais néanmoins les lumières servent beaucoup pour nous y acheminer, et partant rendez-vous passive à celles que Dieu tout bon vous donnera, et en outre tachez autant que vous pourrez à vous instruire des choses de la sainte perfection par lectures, conférences, sermons, etc., et souvenez-vous que si vous ne nourrissez votre grâce, elle demeurera fort faible et peut-être même pourrait-elle bien se ralentir.
28. L'âme de Jésus-Christ est le paradis des amants en ce monde et en l'autre ; si vous pouvez entrer en ce ciel intérieur, vous y verrez des merveilles d'amour, tant à l'endroit de son Père que des prédestinés. Prenez souvent les occupations et la vie de ce tout bon Seigneur pour vos objets d'oraison.
29. Tendez à l'oraison autant que vous pourrez : c'est, ce me semble, uniquement pour cela que nous sommes créés : je dis pour contempler et pour aimer ; c'est faire sur la terre ce que font les bienheureux au ciel. Aimez tout ce qui favorisera en vous l'oraison, et craignez tout ce qui lui sera opposé. Tendez à l'oraison pas vive, en laquelle l'âme sans violence entre doucement dans les lumières qui lui sont présentées, et se donne en proie à l'amour, pour être dévorée par ses très pures flammes unissant les attraits et divines motions de la grâce. Ne vous tourmentez point beaucoup dans l'oraison, souvent contentez-vous d'être en la présence de Dieu, sans autre opération que cette simple tendance et désir que vous sentez de L'aimer et de Lui être agréable ; car vouloir aimer est aimer, et aimer est faire oraison.
30. Prenez ordinairement des sujets pour vous occuper durant votre oraison ; mais néanmoins ne vous y attachez pas, car si la grâce vous appelle à d'autres matières, allez-y ; j'ai dit ordinairement, car il arrivera que Dieu vous remplissant de sa présence, vous n'aurez que faire d'aller chercher dedans les livres ce que vous aurez dans vous-même ; outre qu'il y a de certaines vérités divines dans lesquelles vous êtes assez imprimé, que vous devez souvent prendre pour objets d'oraison. En tout ceci, suivez les instincts et attraits de la grâce. Travaillez à vous désoccuper et désaffectionner de toutes les créatures, et peu à peu votre oraison se formera, et il y a apparence, si vous êtes fidèle, que vous êtes pour goûter les fruits d'une très belle perfection, et que vous entrerez dans les états d'une très pure et agréable oraison : c'est pourquoi prenez bon courage ; Dieu tout bon vous aidera à surmonter les difficultés que vous rencontrerez dans la vie de son saint Amour. Soyez fidèle, soyez à Dieu sans réserve ; aimez l'oraison, l'abjection, la croix, l'anéantissement, le silence, la retraite, l'obéissance, la vie servile, la vie cachée, la mortification. Soyez douce, mais retenue ; soyez jalouse de votre paix intérieure. Enfin, tendez doucement à convertir votre chère âme à Dieu, son Créateur, par la pratique des bonnes et solides vertus. Que Lui seul et son unique amour vous soient uniquement toutes choses. Priez pour ma misère et demandez quelquefois pour moi ce que vous souhaitez pour vous.
« Notre bon P. Chrysostome » meut en 1646. Pendant un temps Mectilde est dirigée par Charlotte le Sergent (déjà rencontrée pour son influence sur Bernières). Elle lui écrit :
Vous n'avez rien à craindre, le je ne sais quoi qui vous va séparant de toute douceur est ce que j'estime le plus simple et le plus sûr de votre voie [...] Je vous dis ce que l'on me met en l'esprit sans le comprendre, étant dans un état où je n'ai rien, rien, rien, sinon une certaine volonté qui veut ce que Dieu veut et qui est disposée à tout118.
Mais surtout monsieur de Bernières assurera la relève.
Ce mystique attachant lorrain comme Catherine naquit la même année 1614. Il fut en relation étroite avec elle et rédigea pratiquement la totalité de l’œuvre destinée aux bénédictines de ses fondations. Nous l’avons déjà présenté119.
Jean-Chrysostome meurt lorsque Mectilde a trente-deux ans et un long chemin reste à parcourir. Pendant treize ans elle bénéficie de la pleine maturité de Bernières. Une vaste correspondance existe. Elle recherche un petit coin en Provence ou devers Lyon, (pour n'être plus connue de personne). Bernières répond :
De l'hermitage de saint Jean Chrysostome, ce 14 février 1651.
Dieu seul et il suffit.
… Je ne vous ai jamais oubliée devant Notre Seigneur, quoi que je ne vous aie pas écrit, notre union est telle que rien ne la peut rompre. Ces souffrances, nécessités et extrémités, où vous êtes, me donneraient de la peine si je ne connaissais le dessein de Dieu sur vous, qui est de vous anéantir toute, afin que vous viviez toute à lui, qu'il coupe, qu'il taille, qu'il brûle, qu'il tue, qu'il vous fasse mourir de faim, pourvu que vous mouriez toute sienne, à la bonne heure. Cependant, ma très chère Sœur, il se faut servir des moyens dont la Providence vous fera ouverture pour vous tirer du lieu où vous êtes, supposé l'extrémité où vous réduit la guerre. J'ai bien considéré tous les expédients contenus dans vos lettres ; je ne suis pas capable d'en juger, je vous supplie aussi, de ne vous pas arrêter à mes sentiments. Mais je n'abandonnerai pas la pauvre Communauté de Rambervillers…120
François de Laval appartenait à la branche cadette de l’illustre famille des Montmorency. Il fut élève du collège de Clermont, devint « l’abbé de Montigny » en 1647 121. Promis à une brillante carrière ecclésiastique, mais attiré par les missions, il vécut un temps dans la communauté d’amis qui devait être à l’origine du Séminaire des Missions étrangères de Paris: elle incluait François Pallu 122 et Henri-Marie Boudon en faveur de qui François se démit de son archidiaconat en 1653. L’année suivante, il cédait ses biens à son frère cadet, renonçait à ses titres familiaux, et frappait à la porte de l’Ermitage dirigé par Jean de Bernières :
M. de Laval demeura quatre ans chez M. de Bernières, & y mena la vie la plus recueillie & la plus austère. L’oraison, l’étude, les conférences spirituelles n’y étaient interrompues que par les visites qu’il rendait assidûment aux malades de l’Hôtel-Dieu. Les jeûnes, les veilles, les macérations, les pèlerinages préparaient ce pieux Ecclésiastique, sans qu’il le sût, à la vie apostolique qu’il a depuis menée en Canada. […] Ces exercices étaient communs à tous ces pieux solitaires [les ermites], mais l’Abbé de Montigny s’y signalait ; on le voyait dans les hôpitaux panser les plaies les plus dégoûtantes & rendre les plus bas services, & par une mortification semblable à celle de S. François Xavier, porter à sa bouche, serrer avec ses lèvres, & sucer lentement les épingles & les bandages pleins de pus, faisant semblant, par humilité, de le faire sans attention, & seulement pour les tenir, tandis que ses mains travaillaient ailleurs. On l’a vu faire plusieurs longs pèlerinages à pied sans argent, mendiant son pain, & cacher à dessein son nom, afin de ne rien perdre de la confusion, du mépris, & des mauvais traitements ordinaires dans ces occasions, & qui ne lui furent pas épargnés ; il s’en félicitait comme les Apôtres, & remerciait Dieu d’avoir quelque chose à souffrir pour son amour 123.
Dans une lettre adressée à son ami Lambert de la Motte, Bernières donne des nouvelles de l’Ermitage :
Notre petit ermitage ne manque pas de prier Dieu pour vous, & pour tous vos chers Messieurs, auxquels vous ferez, s’il vous plaît, nos très affectionnées recommandations. M. N. [François de Laval] rend à la mort de soi-même tant qu’il peut, il n’a encore d’inclination que pour son anéantissement, quant à présent, mais aussi il est préparé à tout ce que Dieu voudra, soit pour la Chine, soit pour le Canada, soit pour demeurer en France, il attend que Dieu lui fasse connaître sa sainte volonté 124.
Une lettre de Jean de Bernières à François de Laval a été conservée qui jette une vive lumière sur la nature des relations entre le maître et le disciple. Bernières lui écrit au lendemain de sa consécration épiscopale le 12 décembre 1658 :
Monseigneur, Jésus soit notre unique vie pour le temps, & l’éternité.
Je ne vous puis exprimer la joie que nous avons tous reçue d’apprendre par vos chères lettres votre Sacre, qui a été fait sans doute par une providence toute particulière de Dieu. Mais un pauvre, & chétif homme qui tend à l’anéantissement, pour impuissant qu’il soit, est capable de tout, Dieu se mêlant de ses affaires. Vous n’êtes pas, Monseigneur, seulement dans la tendance au néant ; je suis persuadé que vous commencez d’y arriver, & qu’ainsi Notre Seigneur a eu plus de soin de votre Sacre que vous-même, & que vous pouvez tout en celui qui vous conforte. Ne quittez jamais (permettez-moi de vous parler de la sorte) cette manière d’agir en esprit de mort, & d’anéantissement ; quelque effort que vous fassent les prudents, & les sages, lesquels ne s’y peuvent ajuster ; ils veulent toujours agir appuyés sur leur lumière, & les âmes anéanties perdent la leur, pour demeurer abîmées en Dieu, qui seul doit être leur lumière, & leur tout. Dans le grand emploi que Notre Seigneur met sur vos épaules, & dans toute la conduite de votre vie, ne vous comportez jamais autrement ; vous expérimenterez des secours extraordinaires de Dieu, lequel s’il ne fait pas réussir ce que vous prétendez pour les affaires extérieures de sa gloire, il avancera celles de votre intérieur, vous jetant dans une plus grande perte de vous-même, & un plus profond abîmement [sic] en lui, & devenu un même esprit avec lui, vous honorerez, & glorifierez le Père Éternel, comme il l’a glorifié lui-même ; votre âme trouvera des trésors immenses dans cette sainte pratique d’anéantissement. Je vous l’ai déjà dit plusieurs fois, Monseigneur, que vous avez grande vocation à cet heureux état, & qu’exécutant l’ordre de Dieu sur vous dans la multitude des actions extérieures, où vous devez être appliqué, vous arriverez à la perfection. Je vous tiens plus riche d’aller en Canada, avec cette grâce, que si vous aviez tous les trésors du monde : je craindrais pour vous, en vérité, l’abondance d’honneur & de bien temporel, mais il ne faut rien craindre pour celui, qui ne veut rien en ce monde que se perdre en Dieu. Nous aurions grande consolation de vous pouvoir encore voir une fois avant que de quitter la France, afin de parler à cœur ouvert du divin état d’anéantissement ; c’est assez néanmoins que Dieu vous parle lui-même, je l’en remercie de tout mon cœur 125.
>> La Vie Admirable de Marie des Vallées et son Abrégé rédigés par saint Jean Eudes suivis des Conseils d’une grande servante de Dieu, Ed. du Centre Saint-Jean-de-la-Croix, coll. « Sources mystiques », 2013, 693 pages.
>> Marie des Vallées, Le Jardin de l’Amour divin, Textes choisis et présentés par Dominique et Murielle Tronc, Arfuyen, « Les carnets spirituels », 2013, 207 p.
L’influence de Marie des Vallées (1590-1656) [M des V] s’exerça directement par les conseils qu’elle donna à ses visiteurs dont saint Jean Eudes, Jean de Bernières et d’autres spirituels de l’Ermitage de Caen fondé par ce dernier. C’est la raison pour laquelle nous la rattachons au cercle de l’Ermitage 126.
La postérité d’une telle influence fut assurée à la génération suivante grâce aux « dits » rapportés. Ils sont livrés dans La Vie admirable rédigée par saint Jean Eudes et dans les Conseils édités en collaboration avec Joseph Racapé 127.
Les membres de l’Ermitage de Caen faisaient annuellement un séjour auprès de « sœur Marie ». Nous en trouvons des traces écrites dans La Vie ou les Conseils. Voici un passage révélateur :
L’an 1653, au mois de juin, quelques personnes de piété étant venues voir la sœur Marie pour la consulter sur plusieurs difficultés qu’elles avaient touchant la voie par laquelle Dieu les faisait marcher, qui était une voie de contemplation, elles demeurèrent quinze jours à Coutances, la voyant tous les jours et conférant avec elle sur ce sujet, deux, trois, quatre, et quelquefois cinq heures par jour.
Il est à remarquer qu’elle n’est pas maintenant dans cette voie, étant dans une autre incomparablement au-dessus de celle-là par laquelle elle a passé autrefois, mais il y a si longtemps qu’elle ne s’en souvient plus. C’est pourquoi, lorsqu’elles lui parlaient de cela, au commencement elle leur disait que ce n’était pas là sa voie et qu’elle n’y entendait rien. Mais peu après Dieu lui donna une grande lumière pour répondre à toutes leurs questions, pour éclaircir leurs doutes, pour lever leurs difficultés, pour parler pertinemment sur l’oraison passive, pour en découvrir l’origine, les qualités et les effets, pour faire voir les périls qui s’y rencontrent, pour donner les moyens de les éviter et pour discerner la vraie dévotion d’avec la fausse.
« Cette voie est fort bonne en soi, leur dit-elle, et c’est la voie que Dieu vous a donnée pour aller à lui, mais elle est rare : il y a peu de personnes qui y passent, c’est pourquoi il est facile de s’y égarer.
« Ce n’est pas à nous de choisir cette voie et nous ne devons pas y entrer de nous-mêmes et par notre mouvement. C’est à Dieu de la choisir pour nous et nous y faire entrer. On n’en doit parler à personne pour la leur enseigner, car si on y fait rentrer des personnes qui n’y soient pas attirées de Dieu, on les met en danger et grand péril de s’égarer et de se perdre. Si quelques-uns en parlent, il faut les écouter. Si on reconnaît à leur langage qu’ils marchent en ce chemin, alors on peut s’en entretenir avec eux. Cette voie est pleine de périls, il y faut craindre la vanité, l’amour-propre, la propre excellence, l’oisiveté et perte de temps.
« Il ne faut pas s’imaginer qu’il n’y ait que ce chemin qui conduise à l’anéantissement de nous-mêmes et à la perfection. Tous chemins vont en ville. Il y a une infinité de voies qui vont à la perfection : les uns y vont par la contemplation, les autres par l’action, les autres par les croix, les autres par d’autres chemins. Chaque âme a sa voie particulière. Il ne faut pas penser que la voie de la contemplation soit la plus excellente… 128
Les conférences mystiques n’excluaient pas de bons moments. Mais ils restent contrôlés :
Dans un voyage que M. de Bernières fit à Coutances, pendant qu’il y fut il alla souvent prendre son repas chez M. Potier où était la sœur Marie. Or l’un et l’autre firent dessein d’envoyer quérir du sucre et quelque autre petite délicatesse, afin de le mieux traiter, mais lorsqu’il était présent, ils ne s’en souvenaient point du tout ; et quand il était parti, ils étaient fâchés d’y avoir manqué, mais pourtant ils oublièrent encore par après, excepté un soir qu’ils l’attendaient et qu’ils se souvinrent bien, mais cette fois il ne vint point. Ensuite de cela, comme la sœur Marie se plaignait de leur peu de mémoire, Notre Seigneur lui dit : « C’est ma divine volonté qui en a ainsi disposé. Elle veut que vous lui aidiez à marcher dans le chemin de la perfection. Toutes ces choses ne sont que des retardements, excepté quand on en use par infirmité ou par quelque autre bonne raison. »]129
Le grand respect de tous les pèlerins mystiques envers celle qu’ils nommaient notre « sœur Marie » demeura gravé dans le bronze ce dont témoigne la cloche du séminaire de Coutances : « +1655 iai este nommee Marie par Marie des Vallers et par Mre Jean de Berniere ». Et sœur Marie fut inhumée dans la chapelle du séminaire de Coutances, le 4 novembre 1656130.
Elle était donc bien « considérée comme une sainte femme, et une conseillère spirituelle avisée, par beaucoup de personnes notables. On peut citer entre autres : Gaston de Renty (1611-1649) ; Jean de Bernières (1602-1659) ; la mère Mechtilde du Saint-Sacrement (Catherine de Bar) (1614-1698), fondatrice des Bénédictines du Saint-Sacrement ; Catherine de Saint-Augustin ; Simone de Longprey (1632-1668 à Québec), moniale hospitalière de la Miséricorde, béatifiée le 23 avril 1989 ; Mgr François de Montmorency-Laval (1623-1708), premier évêque de Québec, béatifié le 22 juin 1980 ; Mgr Pierre Lambert de la Motte (1624-1679), vicaire apostolique de Cochinchine, etc. » 131.
Jean Eudes prit courageusement sa défense dans son Abrégé que nous publions à la suite de la Vie : il ne pouvait abandonner sa dirigée et en même temps inspiratrice ; il précède ainsi l’archevêque de Cambrai Fénelon prenant la défense de madame Guyon.
Est la clef du respect de tous ces proches, livrée dans les Conseils. Que se passait-il autour d’elle ? On perçoit trois niveaux :
1.Elle répond aux questions et ses réponses seront notées probablement le jour même par ses interlocuteurs dont saint Jean Eudes,
2.Elle raconte ce qui lui arrivait dont ses « songes » ou rêves, pour instruire,
3.Une communication de cœur à cœur en silence se produit dans une prière commune mystique.En témoigne probablement Bernières dans les Conseils d’une grande servante de Dieu rapportés dans le Directeur mystique :
27. Je dis à la sœur Marie que je conversais avec elle en Dieu, sans que je pense y converser de paroles. Elle m’a dit qu’il y a un langage intérieur, et que cela était vrai. Je suis venu peu à peu à ne plus parler avec elle, mais à demeurer auprès d’elle en Dieu […] J’ai bien connu que c’était imperfection à moi de lui parler, n’étant pas la manière que Dieu voulait sur moi. Il me semblait que mon âme était introduite dans un cabinet seule avec elle, où les autres ne pouvaient empêcher la conversation, non pas elle-même : c’est un pur don que Dieu seul peut faire132.
33. En l’année 1655, notre voyage pour voir la sœur Marie ne fut pas à dessein d’avoir quelque réponse ou quelque don particulier, mais afin d’obtenir par ses prières, l’établissement de la réelle présence de Dieu dans le fond de notre âme. Nous avions eu quelques mois auparavant plusieurs lumières qu’il y a dans l’essence de l’âme une capacité comme infinie de recevoir cette réelle présence ou plutôt d’être abîmée en Dieu même ; nous étions dégoûtés de nous servir d’aucuns moyens, cette communication essentielle de Dieu ne se pouvant faire qu’en Dieu et par Dieu même, ce que notre âme expérimente par un instinct secret.
34. Elle ne laissa pas de nous dire des histoires, ou des visions ou lumières qu’elle avait eues de l’état de déification, qui faisaient connaître le bonheur d’une âme qui entre en cet heureux état. Nous lui témoignâmes de le désirer, et que nous ne pouvions plus goûter aucun don, mais Dieu seul, et qu’elle priât pour nous obtenir cette grande miséricorde : nous trouvions notre intérieur changé, comme étant établi dans une région plus indépendante de moyens, et où il y a plus de liberté, de pureté et de simplicité, où l’anéantissement et la mort de soi-même sont expérimentés d’une manière tout autre que par le passé.133
Puis l’influence devenue moins directe se poursuit par la diffusion de ses paroles :
-Soit perçue négativement par des jansénistes (nous ne traitons pas les épisodes compliqués de la collision entre mystiques et anti-mystiques),
-Soit perçue positivement - cela nous intéresse - par d’autres spirituels :
(1) Mgr de Laval emporta en Nouvelle-France le manuscrit. C’est un indice de vénération profonde car on ne transportait pas de bibliothèques dans les traversées aventureuses de l’époque ! Le manuscrit « de Québec » traversa d’ailleurs deux fois l’océan…
(2) L’influence atteindra à la fin du siècle madame Guyon – elle se rattache au même réseau mystique par monsieur Bertot passeur de Caen à Montmartre– réseau qui s’étendit ainsi à Paris et pénétra la Cour peu après le milieu du siècle. Madame Guyon écrit en 1693 au duc de Chevreuse :
... pour Sœur Marie des Vallées, les miracles qu’elle a faits depuis sa mort et qu’elle fait encore en faveur des personnes qui l’ont persécutée, la justifient assez. C’est une grande sainte et qui s’était livrée en sacrifice pour le salut de bien des gens. Elle était très innocente, l’on ne l’a jamais crue dans le désordre, mais bien obsédée et même possédée, mais cela ne fait rien à la chose134.
(3) L’influence se prolonge au XVIIIe siècle par les Conseils édités près d’Amsterdam en 1726 par le groupe du pasteur Poiret, influent éditeur de trésors mystiques 135.
(4) La personnalité de M des V parvint à émouvoir des chercheurs spirituels au XXe siècle :
Emile Dermenghem, reconnu par la suite pour ses belles études sur le soufisme, la fait heureusement revivre même s’il insiste sur les possessions et autres étrangetés 136.
Julien Green témoignera dans son Journal :
La Vie de Marie des Vallées est vraiment un livre extraordinaire […] : « Je vous crucifierais, dit-elle au Seigneur, je frapperais à grands coups de marteau sur les clous, je vous mettrais même en Enfer, si la Divine Volonté me l’ordonnait ». Voilà qui est parler, et que nous sommes loin des timides façons du christianisme ordinaire ! […] Que cette sainte me plaît. Elle parle à Dieu presque d’égal à égal, et elle a l’air d’avoir perdu la tête au moment où son bon sens de paysanne est le plus fort. 137 .138.
§
Quel intérêt nous pousse à lire M des V aujourd’hui ?
Selon deux champs distincts :
Le témoignage éclaire les conditions difficiles auxquelles eurent à faire face des mystiques au début du XVIIe siècle. Leurs vies présentent des phases semblables : épreuves, déréliction, parfois troubles proches de la folie, résurrection intérieure. Même Benoît de Canfield ou François de Sales en sa jeunesse se croient un moment au moins perdus !
La comparaison de deux grandes figures qui sortirent de leur enfer héroïquement par le haut reste à faire : je pense au proche cadet Jean-Joseph Surin (1600-1665) [Marie des Vallées : 1590-1656].
Comme lui, l’« innocente » servante, obsédée par la crainte voire la conviction d’être possédée, à une période où l’on brûle les sorcières par milliers, s’est jetée sans réserve à Dieu. Elle s’est aussi dangereusement « livrée en sacrifice » pour le rachat de ses persécuteurs. Ce don a renforcé des épreuves. On apprécie mieux aujourd’hui le risque d’une telle offrande à porter le mal d’autrui. Jean-Joseph Surin arrive à Loudun en 1634, l’année où Marie émerge du « mal de douze ans » et il va entreprendre à son tour un étrange voyage intérieur.
Dans ses précieuses notices à l’édition de la correspondance de Surin139, Michel de Certeau décrit comment le jésuite tente une approche humaine au milieu du théâtre fou de Loudun – et ce qui s’ensuivit140.
Il s’agit de quitter ce qui attire notre curiosité et de tenter une approche plus intérieure.
M des V montre comment l’on peut surmonter ses handicaps naturels par le haut, comme le fera Surin (et d’autres). Ces handicaps furent probablement renforcés par ce que nous pensons avoir été des épreuves troubles vécues dans sa jeunesse -peut-être même peut-on supposer quelque viol dont on imagine les effets sur bien des années.
De tels témoignages mis à jour et situés dans leur contexte soulignent comment peut s’opérer une progressive emprise de Dieu. Cette emprise permet de passer au-delà du plan psychologique et d’atteindre le plan spirituel, ce dont témoigne une grande paix et sagesse durant les dix dernières années. Selon une voie certes étrange et dépendante de l’époque. En témoignent des rêves et des « dits » de toute beauté.
Il faut ici souligner ce qui constitue à nos yeux le bon « mode d’emploi » de La Vie : commencer la lecture au Livre quatrième sinon même par les Conseils à la fin du volume! Ce que j’ai vérifié la semaine dernière lors d’une relecture de l’ensemble du volume : à une rupture de la copie par introduction de feuillets vierges et par un changement de main du copiste (indiqué note 121, page 151) correspond un changement très profond d’atmosphère où les beaux et profonds passages prennent place en remplaçant bien des diableries. S’agirait-il de deux rédactions distinctes d’époques dirfférentes?
Laissons-lui la parole. Je vous convie à achever cette matinée sur quelques extraits d’un volume de 693 pages :
Le deuxième jour de décembre [1644], Notre Seigneur lui proposa une forme d’abbaye dont l’abbesse était la divine Volonté. […]
Les âmes qui sont en ce noviciat ne font profession que quand elles sont entièrement dépouillées d’elles-mêmes. Lorsqu’elles font profession, elles sont au pied de la montagne de perfection sur laquelle s’acheminant, elles commencent de se déifier peu à peu, et en cet état elles ont à pratiquer les excès de l’amour divin qui contient sept articles :
Le premier est d’allumer le feu dans l’eau.
Le second de marcher sur les eaux à pied sec. […]
Le cinquième de faire la guerre à Dieu et Le vaincre. […]
Voici l’explication que Notre Seigneur lui a donnée de ces choses : allumer le feu dans les eaux, c’est conserver l’amour divin dans les souffrances. Plus les souffrances s’augmentent, plus l’amour divin s’augmente et s’embrase.
Marcher sur les eaux à pied sec, c’est mépriser et fouler aux pieds les plaisirs licites et illicites sans y toucher. Les plaisirs sont signifiés par les eaux parce qu’ils s’écoulent comme l’eau et n’ont point d’arrêt. […]
Faire la guerre à Dieu et le vaincre, c’est s’opposer à Dieu fortement quand Il veut châtier les pécheurs et le fléchir à miséricorde[…]
Toutes ces choses surpassent la nature, dit la sœur Marie. Il n’y a que Dieu seul qui les puisse opérer dans l’âme. 141
§
Un jour Notre Seigneur dit à la sœur Marie : « Les aveugles se sont assemblés pour faire le procès au soleil. Ils disent pour leur raison qu’il a perdu sa lumière et qu’il faut le chasser du ciel parce qu’il occupe inutilement la place qu’il y a.
– Je vous prie, ayez pitié d’eux, car ils ne savent ce qu’ils disent, et leur donnez un arrêt favorable.
– Oui, dit Notre Seigneur. Je m’en vais terminer ce procès et lui donnerais arrêt en l’excès de mon amour. »
Et en même temps Il prononça l’arrêt en cette sorte : « Je condamne le soleil de donner des yeux aux aveugles pour le connaître et pour voir sa lumière. »142
[…]
– Qu’est-ce que ces yeux et qu’est-ce que cette lumière du soleil ?
– Ces yeux, répliqua Notre Seigneur, c’est Ma divine grâce que Je donnerai à tous, et la lumière du soleil, c’est la foi.143
§
Elle aime Dieu purement :
L’an 1653, le 29 juillet, la sœur Marie, étant animée extraordinairement, parla en cette sorte : « C’est une chose très certaine que mon esprit s’en est allé au néant et qu’il a épousé la divine Volonté. Ce n’est point une rêverie ni une imagination.144
Dans la même inspiration :
Il lui dit : « Vous êtes comme un luth qui ne dit mot si on ne le touche, et qui ne dit que ce qu’on lui fait dire ; c’est la divine volonté qui vous anime, qui vous fait parler et qui vous fait dire ces choses145. »
§
Ses visions sont d’une grande beauté mais parfois obscures elles demandent attention et interprétation. Ce sont des analogies mystiques :
Un jour la Sainte Vierge dit à la sœur Marie : « Allons, ma grande basse [servante], travailler au bois. » La Sainte Vierge avait une faucille, une hache et une échelle dont les échelons étaient de corde, et une petite bêche. Elle la mena à l’entrée du bois où ce n’était qu’épines et broussailles. Elle lui bailla la faucille et lui commanda d’essarter [débroussailler] toutes ces épines. Elle le fait et voyant ses mains ensanglantées, elle dit à la Sainte Vierge : « Ma mère, j’ai mes mains tout ensanglantées. » La Sainte Vierge répartit : « Mon Fils ne m’a jamais demandé de mitaines. » Elle continue, fait la même plainte plusieurs fois et entend la même réponse. En essartant, elle arrive à un bel arbre touffu qui jetait de belles branches de tous côtés. La Sainte Vierge lui dit : « Frappe, ma grande basse, frappe sur ces branches ». Elle frappe, il en sort du sang.
Elle en a frayeur et se veut retirer. La Sainte Vierge lui dit plusieurs fois avec colère : « Frappe, il occupe la terre. » Elle coupa ses branches tout autour, c’est-à-dire celles du bas. Elle lui commanda d’essarter comme devant avec les mêmes plaintes et les mêmes réponses, et elle disait ce verset : Sequar quocumque ierit. Et elles arrivèrent à un bel arbre tout émondé auquel il ne restait qu’une petite branche en haut pour soutenir une colombe. Elle y monta jusqu’en haut par le moyen des estocs qui y étaient restés après avoir été émondés, et ne trouvant rien pour s’appuyer, elle fut saisie de frayeur, mais elle fut changée en colombe et devint aveugle et bien effrayée, ayant peine à s’appuyer et ne sachant [273v] où voler ailleurs, à cause qu’elle était aveugle.146
§
Son exigence :
Eh bien ! Que demandez-vous ? Voulez-vous que je vous donne la méditation ?
– Nenni, dit-elle, ce n’est pas cela que je veux.
– Voulez-vous la contemplation ?
– Non.
– Quoi donc ?
– Je demande la connaissance de la vérité ! 147
§
Son plus profond désir est de sauver les âmes :
« Mais quand je serais arrivée à la porte du paradis, après que toutes les âmes y seraient entrées jusqu’à la dernière, si on me fermait la porte, que dirais-je ? Je dirais à Dieu sans regret, puisque toutes les âmes sont sauvées : « Je suis en repos, je suis contente qu’on m’envoie au néant »148
§
Sa grande prudence dans la conduite d’autrui due à une longue expérience :
Ce n’est pas à nous de choisir cette voie et nous ne devons pas y entrer de nous-mêmes et par notre mouvement. C’est à Dieu de la choisir pour nous et nous y faire entrer. On n’en doit parler à personne pour la leur enseigner, car si on y fait rentrer des personnes qui n’y soient pas attirées de Dieu, on les met en danger et grand péril de s’égarer et de se perdre. Si quelques-uns en parlent, il faut les écouter. Si on reconnaît à leur langage qu’ils marchent en ce chemin, alors on peut s’en entretenir avec eux. Cette voie est pleine de périls, il y faut craindre la vanité, l’amour-propre, la propre excellence, l’oisiveté et perte de temps.
Il ne faut pas s’imaginer qu’il n’y ait que ce chemin qui conduise à l’anéantissement de nous-mêmes et à la perfection. Tous chemins vont en ville. Il y a une infinité de voies qui vont à la perfection : les uns y vont par la contemplation, les autres par l’action, les autres par les croix, les autres par d’autres chemins. Chaque âme a sa voie particulière. Il ne faut pas penser que la voie de la contemplation soit la plus excellente.149
§
Sa manière ordinaire de connaître la vérité des choses qui lui sont proposées par diverses personnes n’est pas par intelligence ni par lumière, mais par un goût expérimental qui lui ouvre le fond du cœur dans lequel elle entre…150
§
Sa modestie empreinte de réalisme :
En une autre occasion, Il lui dit encore : « Voulez-vous savoir ce que vous faites et de quoi vous servez à Mon œuvre ? Vous y servez autant qu’un petit enfant de deux ou trois ans qui voyant charger un tonneau dans une charrette, va pousser au bout avec une petite buchette, puis il dit qu’il a mis le tonneau dans la charrette et cependant il a bien plus apporté d’obstacle qu’il n’a servi, incommodant et retardant ceux qui chargeaient le tonneau, parce qu’ils avaient crainte de le blesser. 151
§
Terminons par ce beau passage qui fait songer à Ruusbroec :
L’an 1647, la sœur Marie entendit une voix qui criait en elle : « Audience, audience, ô grande mer d’amour. C’est une petite goutte de rosée qui demande d’être absorbée dans vos ondes, afin de s’y perdre et de ne se retrouver jamais. » Cette voix cria ainsi presque trois jours durant continuellement.
La sœur Marie demanda : « Qu’elle est cette voix ?
– C’est la voix, dit Notre Seigneur, d’une âme qui est arrivée à la perfection, laquelle est dépouillée d’elle-même et de tout ce qui n’est point Dieu, et qui est revêtue et embrasée d’amour et de charité, et qui crie par les grands désirs qu’elle a d’être tout à fait transformée et déifiée 152. Mais je la laisse dans ce divin feu afin de la purifier encore davantage.
Dès qu'elles [les religieuses pour la fondation] furent arrivées à Caen qui fut le sixième septembre 1624, on les conduisit à la maison que Mme de Bernières mère de la fondatrice avait mis par ses soins en état de recevoir les religieuses. Elles la trouvèrent garnie des meubles et autres provisions nécessaires, et quand il leur manquait quelque chose on n'allait pas plus loin que chez M. et Mme de Bernières qui fournissait abondamment à tout, jusqu'à dégarnir un lit de taffetas cramoisi pour tendre le sanctuaire et faire un pavillon au Saint-Sacrement.
L'on sait quel fut leur fond de religion [aux Bernières], et avec quelle exactitude ils observèrent la loi du Seigneur. Il [le père de Jean] leur donna trois fils, le premier fut d'épée, et fit voir que la piété n'est pas incompatible avec les armes. M. D’acqueville (21) pris la robe et fut conseiller au grand Conseil. Il était d'une prudence et d'une probité extraordinaire, c'était le père des pauvres, et on peut dire que la charité lui procurera une mort prématurée, car étant maire de ville à Paris il voulut se procurer à la descente des bateaux remplis de soldats qui avaient des maladies contagieuses et pour… à les secourir, …… les pressants entre ses bras pour les conduire à l'hôpital. Au retour il fut… de la même maladie dont il mourut. Pour Monsieur de Bernières de sainte mémoire qui était le troisième [fils], ses écrits le font assez connaître.
Cette maison que nos Mères occupèrent était située en la rue Guilbert, elles y furent 12 ans tandis que sans interruption on travaillait à bâtir celle où nous sommes présentement.
§
Notre très honorée fondatrice étant vers la fin de ses deux ans de novice qu'elle avait passés dans une parfaite observance des Règles, et des vertus propres de l'état que Dieu lui avait destiné, fit son sacrifice avec toute la joie d'un coeur qui se donne librement et sans contrainte à Jésus-Christ. Elle ne démentit point dans la suite les obligations de cet engagement dont les lumières de son esprit lui avaient fait voir et pénétrer toutes les conséquences. Ce jour qu'elle disait le plus heureux de sa vie fut le 30e de novembre 1626. (27)
Elle ne voulut pas l'avancer d'un moment quoiqu'on lui offrit de faire venir une dispense de Rome aisée à obtenir eu égard à son âge, à ses talents ; mais surtout à ses vertus qui s'élevèrent depuis autant au-dessus de ses talents que ses talents même l'élevaient au-dessus des autres. La providence qui l'avait choisie pour gouverner cette maison en fit un exemple de régularité, d'obéissance, d'humilité. Elle ne négligea aucune de ces vertus qui paraissent petites lorsqu'on ne les regarde pas dans la lumière de Dieu. Ce n'est pas qu'il n'en coûtait à son esprit naturellement grand et élevé au-dessus de la bagatelle, mais elle comprenait parfaitement qu'on peut être très grand dans les petites choses, et très petit dans les grandes. Comme elle s'était livrée à l'esprit de Dieu dès son entrée en religion il n'y eut point d'instrument de pénitence qu'elle ne connut, et elle les mit tous en pratique. Rien n'était [im]possible pour elle, et l'on vit d'abord les heureux présages de ces qu'elle a été dans la suite après la profession. (28)
Après sa profession, on la vit courir sans relâche dans les voies de la perfection, et elle y fit de si grands progrès que peu de temps après, on l'établit maîtresse des novices ; elle crut qu'il lui était permis de faire résistance et de représenter le besoin qu'elle pensait avoir de donner toute son application à se sanctifier avant que de travailler à instruire les autres, mais ces sentiments d'humilité firent connaître de plus en plus sa capacité pour cet emploi. On lui ordonna de l'exercer, ce qu'elle fit avec tout le succès qu'on attendait de sa ferveur. Elle était si remplie de Dieu et avait tant de grâce pour en remplir les autres, que dans les instructions particulières et les exhortations générales, ces novices étaient pénétrés de la force et de l'onction de l'esprit qui parlait par sa bouche. Ces sources d'eaux vives qui en sortaient, avaient pour principe le grand fond de piété et de foi qui l'animait. Ses sentiments pour Dieu étaient toujours vifs, et ses idées de ce premier être toujours nobles et élevées. Elle était pénétrée de respect pour sa grandeur, de reconnaissance pour ses bienfaits, de tendresse et de confiance pour ses bontés ; et elle inspirait ses sentiments à ses filles. C'était dans cette occasion de perfection qu'elle se perdait sans cesse ; c'est de cette divine présence qu'elle [trouvait] continuellement ses forces et sa consolation dans les peines et afflictions inséparables de cette vie. Elle en eut des plus sensibles (29)-11 dès ses premières années de Religion. Elle perdit M. son frère aîné qui mourut à l'armée au service de la république, la tendresse qu'elle avait pour lui la rendit très sensible à sa mort. La peste enleva presque le même temps de de ses plus intimes amis qui avaient beaucoup travaillé à son établissement bientôt après Dieu disposa de Mme de Saint-Michel sa soeur aînée qui l'avait accompagnée en son voyage de Paris ; et lui avait donné les preuves de la plus sincère amitié.
§
La peste qui désolait les environs de la ville de Caen entra dans notre maison, et y attaqua une soeur converse qui venait de faire profession. Aussitôt que cette pauvre fille sentit son mal, elle fit prier la mère de Sainte Ursule d'aller la trouver dans un lieu écarté. S'y rendant promptement et la malade lui ayant expliqué l'état où elle se trouvait la supplia de ne point approcher d'elle, disant qu'elle croyait que c'était la peste. Mais la charitable maîtresse sans s'effrayer du péril voulut voir l'endroit où elle paraissait ... et malgré les vomissements et les autres accidents qui tourmentaient cette fille, elle resta auprès d'elle tout le temps nécessaire pour la consoler et l'encourager à bien soutenir cette épreuve du Seigneur. Elle s'offrit même de l'assister jusqu'à la mort si on le lui voulait permettre. 16-(34) la mère supérieure avertie de cet accident fit visiter la malade ; et dès qu'on eut aperçu que c'était la peste, elle fut séparée de la communauté avec deux religieuses une de choeur et une converse qui s'offrirent volontairement pour la garder. (ajout : Ce fut la mère Agnès de l'Assomption et soeur Françoise de la rivière de saint Jean l'évangéliste).
Cependant les supérieurs jugèrent qu'il fallait transporter la malade hors la ville avec ses gardes, il s'agissait de trouver un lieu, chose qui n'était pas facile. Ce fut singulièrement en cette occasion que Monsieur de Bernières fit paraître la tendresse qu'il avait pour sa fille et pour sa chère communauté.
Il prêta donc une maison de campagne à demi-lieue de la ville pour y retirer la malade et celles qui l'assistaient, ou il eut soin de les faire visiter et consoler, en ne les laissant manquer d'aucune choses surtout des secours spirituels. M. le prieur de ?Venoix administra les sacrements à la malade, et communia plusieurs fois les deux religieuses qui étaient auprès d'elle. 17-(35) La malade mourut bien secourue en toutes manières. Celles qui l'assistaient n'eurent aucun mal, et revirent enrichies des mérites que leur charité leur avait acquis, faisant voir qu'on a rien à craindre où Dieu nous veut. Toutes les autres furent aussi préservées, mais ce ne fut pas sans de grandes attentions, et bien des mouvements. On jugea nécessaire de faire sortir un grand nombre de novices, et toutes les pensionnaires, avec plusieurs religieuses pour les conduire. Monsieur de Bernières continuant ses bontés prêta une autre maison de campagne bien meublée et propre à les recevoir, mais par malheur il n'y avait point de chapelle ni de lieu propre à en servir. Elles furent obligées de faire leur oratoire sous une charterie qu'on orna le mieux qu'il fut possible. Là, comme dans le plus magnifique temple, on disait tous les jours la sainte messe. 18-(36) Elles y communiaient régulièrement deux fois la semaine, un père de la compagnie de Jésus, à qui en avait eu recours dès l'établissement allait entendre leur confession sous les ?Jancedys. L'office divin y était récité aux heures marquées avec autant de piété que dans nos églises. Je ne peux cependant passer sous silence une particularité réjouissante que j’ai apprise de la mère de Saint Charle (ajout: (illis.) qui y était novice. Elle m’a raconté que leur sérieux y fut mis plus d’une fois à l’épreuve, par l’ignorance d’un homme qui leur servait de sacristain, lequel ne savait des réponses de la messe que le seul mot d’amen qu’il plaçait partout, de sorte qu’une religieuse était obligée de la répondre tandis que l’ignorant la ?fermait. Il faut encore remarquer que l’espace était si étroit entre les rangs qu’on se touchait la tête en disant Gloria Patria ce qui ne les empêchait pas (bas coupé) comme les anges.19-(37)
Dieu qui mortifie et vivifie tout à la fois sut mélanger la douceur avec la peine de l’éloignement. Leurs divertissements étaient si réglés qu’elles ne passaient point les bornes prescrites. Les pensionnaires y faisaient leurs exercices ordinaires, de sorte que l’ordre s’y observait exactement en toutes choses, et que l’esprit de religion ne souffrit aucune atteinte dans l’éloignement du monastère.
La Mère supérieure avec celles qui étaient restées au couvent firent tout ce qui était nécessaire pour en ôter le mauvais air, et rappelèrent les fugitives qui avaient un empressement extrême de se réunir à elles. Le désir qu’eut la mère de Sainte Ursule de rester dans sa chère clôture fut si grand, et son détachement du monde si parfait, que passant auprès du logis de M. son père et de Madame sa mère, elle ne voulut point descendre du carrosse pour y entrer, quelque instance qu’on lui en fit, et quelque bonne que parussent les raisons qu’on lui disait. Elle crut qu’il n’en était point qui ne dussent céder à l’intention qu’elle avait de donner un exemple à la postérité. En effet le sien eut tant de pouvoir sur toute sa compagnie 21-(38) qu’aucune novice ne se voulut séparer des autres quoiqu’elles en fussent fortement sollicitées par leurs parents, mais rentrèrent toutes ensemble dans leur maison avec beaucoup de joie de voir réunies pour louer et remercier Dieu qui les avait préservés, et qui les rassemblait pour travailler à son service et à sa gloire. Elles redoublèrent leur ferveur, et crurent ne devoir pas dérober un moment au Seigneur d’une vie qu’il leur avait conservé dans un si grand péril.
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Voici quelqu’une de ces maximes qu’on a eu soin de recueillir comme très propre à maintenir le bon ordre qu’elle a établi dans cette maison. Premièrement, bien observer les grilles et les tours de la sacristie et des parloirs pour empêcher les entretiens trop longs et trop fréquents. Deuxièmement que les religieuses ne soient point informées des affaires séculières qui souvent troublent la paix de l’âme. Qu’avons-nous à faire, disait-elle, de nous embarrasser du monde, il nous quitte plus volontiers que nous ne pensons. Ne nous faisons de sorte que le moins que nous pourrons. L’enceinte de nos murs peut suffire à notre béatitude. (51)-33 troisièmement prenons garde sur toutes choses, qu’il ne rentre dans la maison aucun livre suspect soit dans la piété ou en matière de doctrine : j’aimerais mieux voir la peste dans le monastère qui n’attaquerait que le corps, qu’un mauvais livre qui porte un poison mortel dans l’esprit. Quatrièmement soyons religieusement observatrice du silence, et si attentives sur nos paroles que nous puissions compter les inutiles pour en rendre compte, puisque Dieu nous le demandera un jour. Le silence d’action n’est pas moins nécessaire pour se maintenir dans le recueillement. Cinquièmement ne manquons jamais à faire la retraite annuelle, les affaires temporelles n’en souffriront rien. Et soyons fille d’oraison, nous en serons plus utiles au prochain. On a remarqué qu’elle favorisait volontiers celles qui avaient un attrait particulier pour la vie intérieure, leur accordant plus de retraites et de communions qu’aux autres. Mais aussi elle leur demandait plus de fidélité, et ne manquait pas à leur faire naître les occasions de mourir à elles-mêmes.
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Les refus de la mère fondatrice plusieurs fois réitérée pour de nouvelles fondations n’empêchèrent pas Mme de la Peltrie de lui demander ses conseils et quelqu’une de ces religieuses pour contribuer au dessein que Dieu lui avait inspiré de fonder une maison d’ursulines dans la Nouvelle-France à la ville de Québec. Cette vertueuse veuve en avait consulté plusieurs fois Monsieur de Bernières qui approuvant fort cette sainte entreprise n’oublia rien de ce qu’il put faire pour sa réussite et [... qu’ils eussent add.] de fréquents entretiens sur ce projet se firent toujours si secrètement que personne n’en eût la connaissance. Ils savaient ce que dit le sage, qu’une affaire déclarée est ordinairement une affaire échouée. Ce fut avec cette prudente conduite 38 que se conclut en fort peu de temps la plus grande entreprise que les femmes plus faire pour la gloire de Dieu [add. et le salut des âmes]. On peut voir cette histoire fort particularisée dans la vie de la religieuse Mère de l’Incarnation qui alla établir ce monastère à l’autre bout du monde avec Mme de la Peltrie. Voici l’extrait d’une lettre qu’elle écrivit à notre mère fondatrice étant sur le point de son embarquement qui exprime lieu les sentiments tout divins de son cœur vers Dieu, que tout ce qu’on en pouvait dire. Comme cette lettre est écrite de sa main nous la conservons aussi précieusement qu’une relique, la voici mot à mot.
Ma très chère et honorée sœur, 39 Je serais la plus ingrate du monde si avant que de m’embarquer je ne vous rendais, mes très humble devoirs, pour vous remercier des obligations infinies que je vous ai, et pour vous dire le dernier adieu […] J’ai prié mon ange gardien visible, Monsieur de Bernières, votre frère, de vous dire toutes choses. […] Ce 20e septembre 1633 [en fait 1639 !]
[lettre reproduite dans l’appendice de la correspondance de Marie de l’Incarnation édition Oury 1971 pages 949 & 950 ]. Ici 40 & 41.
42-(60) ......... Je n’en dirai plus qu’une circonstance qu’on le trouverait pas ailleurs. Monsieur de Bernières ne pouvant aller conduire à Québec Mme de la Peltrie, lui donna un autre lui-même pour lui servir d’ange visible, ce fut son neveu fils de M. Dacqueville, seul dans la famille qui se soit engagé dans les ordres sacrés ; déjà il était diacre quand son saint oncle conduisit la fondatrice des ursulines en la Nouvelle-France, et pour lui donner un aumônier de vaisseau dont il fut sûr, il inspira au jeune diacre de se faire prêtre pour se sacrifier à cette nouvelle mission. La chose ne fut pas difficile à lui persuader étant naturellement fort porté au bien, il reçut la proposition, et aussitôt la mit en effet. Une seule difficulté (61)-43 s’opposaient à son pieux dessein, Madame sa mère qui l’aimait extrêmement et qui était charmé d’avoir un fils consacré aux autels, se faisait une forte anticipée quand elle pensait à lui voir dire sa première messe, et à participer tous les jours à son sacrifice. C’était un grand embarras que de lui déclarer cette nouvelle vocation pour tirer son consentement. L’on crut qu’étant aussi vertueuse qu’elle l’était elle ne s’y opposerait pas absolument. Mais pour éviter les obstacles qui auraient pu apporter quelque retardement Monsieur de Bernières animé de l’esprit de Dieu se faisant fort du consentement le fit embarquer, et revint en apporter lui-même la nouvelle à Madame sa mère, guérissant à même temps par des saintes industries la plaie qu’il avait faite. C’est ce que j’ai cru rapporter plus d’une fois à Madame Dacqueville sa mère, qui eut la consolation après vingt ans d’absence de le revoir en ce pays, à la vérité pour peu de temps et seulement pour chercher les moyens de donner une partie 44-(62) de son bien au séminaire des missions de Québec, où il retourna incessamment pour y tenir jusqu’à sa mort la place de grand vicaire et de supérieur des ursulines et hospitalières de cette ville, où il finit sa sainte vie dans les travaux, et la rigueur d’un hiver qui fit mourir beaucoup de personnes en ce pays. Ce fut en 1701.
§
63-45 ........ Revenons au zèle de nos premières mères pour bien fonder cette maison. Comme il y était tout renfermé, il ne faut pas douter que sa force ne produisit de grands effets. Nous en pouvons juger sur ce qui nous en reste, je parle de ce magnifique bâtiment le plus beau de toutes les maisons d’ursulines en France. On y travaillait sans interruption
§
{p.62 Gouvernement de la Mère Michelle Mangon…} Nous avons à parler d’une des plus saintes supérieures de son siècle. Je trouve dans sa vie écrite par un religieux de Saint François, certains traits qui lui donnent bien du rapport à la grande sainte Thérèse : au moins y trouve-t-on la vérité de ce que cette sainte dite avoir reconnu par son expérience, que Dieu favorise d’une protection plus particulière les premières supérieures d’une nouvelle fondation, qu’il leur donne plus zèle pour sa gloire, plus de charité pour le prochain, plus d’esprit intérieur, plus d’attention et de force pour soutenir et avancer le bien du monastère. De sorte que les âmes profitent davantage sous leur conduite, et toutes choses avancent plus de leur temps qu’elles ne font ordinairement sous celles qui leur succèdent (88)-70
De ce que Sainte Thérèse dit avoir remarqué dans les maisons qu’elle a fondées, ne peut-il pas être dit de la nôtre. Je pourrais même ajouter que la divine bonté ne s’est pas contentée de communiquer abondamment son esprit sur nos deux premières supérieures, mais qu’elle a encore répandu avec surabondance sur plusieurs qui les ont suivies, afin que la perfection soit établie plus fortement, et que ses premiers succès bien cultivés contribuassent à former les autres.
C’est de cette excellente religieuse la mère Ursule de la conception, devenue une digne supérieure, et une très grande sainte ; que je dois faire connaître la sagesse et les lumières, quoiqu’elle ait toujours aimé les ténèbres d’une vie cachée, elle n’a pu dérober à nos connaissances un enchaînement de vertus toutes plus admirables les unes que les autres qu’elle semblait vouloir toutes réduire au mépris du monde et d’elle-même, et aux rigueurs (89)-71 d’une vie pénitente qu’on pourrait nommer une mort continuelle ; elle exprimait parfaitement ces paroles de saint Paul quasi morientes, et ecce vivimos. Je ne parlerai point des grâces dont le Seigneur la prévint dès sa plus tendre jeunesse, et de la fidélité à y correspondre ; on les trouvera fort en détail dans sa vie particulière, et dans nos chroniques ;
§
Il ne faut pas oublier la maison reconnue l’Ermitage que Monsieur de Bernières frère de notre révérende mère fondatrice fit bâtir dans l’avenue qui conduit de notre cours du dehors. [Barré : la communauté avait acheté le fond ?450 ?livres] ce bâtiment fut commencé en 1646 et achevé en 49. La communauté avait acheté le fond ?.... ? livres. Et il donna ?2000 ? .... [barré : à la communauté] en demandant de ..... pendant sa vie dont il fit part à plusieurs ecclésiastiques qui demeuraient avec lui. Monseigneur de la Boissière qui a été évêque dans les pays étrangers M. Bertot qui a été notre supérieur en fut le second.
{copie du XIXe siècle : Il ne faut pas oublier ici la maison nommée l’Hermitage que (p.86) Monsieur de Bernières frère de notre révérende Mère Fondatrice fit bâtir dans l’avenue qui conduit à notre cours du dehors. Ce bâtiment fut commencé en 1646 et achevé en 1649. La Communauté ayant acheté le fonds, Mr de Bernières donna 2130 livres, demandant le logement pendant sa vie. Il y reçut plusieurs ecclésiastiques, par mi lesquels Mr de la Boissière qui fut évêque dans les pays étrangers, Mr Louis de Laval évêque de Québec et Mr Bertot, qui a été notre supérieur. / Le 27 décembre 1651, les Habitants de Saint-Lô…}
{= large omission dans la copie de tout ce qui suit :}
[ à partir d’ici le bas de page est barré ainsi que la page suivante : deux fois en croix! ]
110 …M. Roquelé [add.: secrétaire de Monsieur de Bernières] que nous pouvons mettre au nombre de nos bienfaiteurs y demeura longtemps. Il nous laissa en mourant non seulement une grande idée de ses vertus, mais encore de grands témoignages de son attachement pour la communauté, à laquelle il donna 1000 écus pour fonder une messe à perpétuité, dont celle du lundi se dit pour la dernière décédée sur l’autel privilégié. De plus il nous envoya tous ses livres qui ont bien augmenté notre bibliothèque. Il nous donna aussi de
[changement de main et discontinuité du sens : feuillet[s] enlevé[s] ? Pas de date en haut de page – La numérotation est continue : 110-111, et donc postérieure ]
111 que [sic] M. de Gavrus prenait la place de son ?saint oncle se retirât dans cette maison avec plusieurs gentilshommes pieux et détachés du monde comme lui, pour y faire revivre l’esprit de son saint fondateur. Le premier n’en sortait que pour visiter les ouvriers qu’il faisait travailler à l’église de l’hôpital général dans le qu’il avait la conduite, dès qu’elle fut ?rehaussée de bâtir, Dieu l’attira à lui, il en fit le lieu de sa sépulture et demanda d’être mis à l’entrée de la poste.
Messieurs de ?Moneanisi de Dampierre et Dargences leur succédèrent, ajoutant à la vie solitaire et intérieure des premiers hermites au milieu d’une ville, ce que la charité peut faire de plus utile pour le prochain ; qui est le service des pauvres. Ils pansent leurs plaies, les soignent et leur donnent toute sorte de médicaments ne trouvant point de plus grandes douceurs dans leurs travaux que le soulagement qu’ils donnent au plus dégoûtant
§
129 à 133 .....cependant nous fûmes interdites par une entreprise sans exemple, pendant le temps de la vacance du siège épiscopal, monseigneur l’évêque de Bayeux étant mort peu après la permission qu’il nous a donné de mettre le billet sur le tour de notre sacristie qui fut le principe de tous ces mouvements et nous fûmes interdites par un simple ... de l’officialité sans la participation de Messieurs les grands vicaires. Il fit lui seul ce que les plus grands prélats et les plus zélés pour la discipline de l’église ne peuvent se résoudre de faire qu’en la dernière extrémité 134 connaissant bien les suites fâcheuses qui arrivent ordinairement de ces interdits. {ici reprise après omission dans la copie du XIXe siècle, p.108 : Dieu sait quelle fut l’étonnement de ces bonnes religieuses, dit le mémoire imprimé, quand elles virent leur l’église fermée, et qu’il n’y avait plus pour elles ni sacrifice ni sacrements……} Dieu sait quelle fut l’étonnement de ces bonnes religieuses, dit le mémoire imprimé, quand elles virent leur l’église fermée, et qu’il n’y avait plus pour elles ni sacrifice ni sacrements…
135 à139 ……L’interdit qui commença le jour de la fête de Saint-Charles finit le premier dimanche après les Rois. Dans cet intervalle on ne manqua point d’entendre la sainte messe tous les jours de fête et d’y communier. Le révérend père Mangot jésuite dont nous avons déjà parlé se rendait dans notre église dès les cinq heures pour confesser et faire participer aux saints mystères. Il consolait les unes, tranquillisait les autres 140 et maintenait tout dans l’ordre et dans la paix par ses sages conseils.
§
… pour une troisième fois. Son l’humilité ne ne lui en donnait pas moins d’éloignement que son grand âge et sa faible santé lui inspiraient de refuser. Cependant elle accepta le fardeau [.......] 148 Elle se trouva engagée à soutenir les suites fâcheuses d’une affaire qui avait commencé du temps de la mère Ursule de la Conception ; je l’ai écrite fort amplement, il s’agissait des intérêts de Dieu et de la religion, la foi animait son courage et elle n’appréhendait que les malheurs qui étaient arrivés à plusieurs monastères, pour n’avoir pas éloigné les personnes suspectes en matière de doctrine. C’est ce qui lui fit refuser avec une fermeté inflexible deux religieuses du Port Royal, qui lui furent envoyées avec une lettre de cachet en l’année 1663. Elle les retint hors la clôture, tandis qu’elle envoya un exprès à Bayeux porter une lettre à monseigneur l’évêque rempli de si bonnes raisons pour se défaire des deux religieuses 149 qu’enfin elle gagna sa cause, elles furent envoyées ailleurs. [.....] elle a passé les jours et une partie des nuits à écrire des lettres pour envoyer au bout du monde à de saints missionnaires, avec lesquels elle avait des correspondances pour moyenner avec eux la conversion des peuples sauvages du Canada et de L’hybernie. [....150 .....] Il n’y avait rien de plus aimable que son commerce de lettres avec les personnes qui passaient dans la Nouvelle-France pour y cultiver ces jeunes plantes de l’Évangile qu’on y élevait, lesquelles se sentant redevables à ses bienfaits, lui faisaient des remerciements suivant leur génie capable de toucher et mettre en mouvement un aussi bon cœur que le sien. ....
§
159..... Je trouve en 1665 une donation de cent livres de rente, fait à cette communauté par M. François Roquelay prêtre secrétaire et intime ami lequel voulant montrer de plus en plus sa singulière affection qu’il avait pour nous, il donna encore l’année suivante la somme de 2200 livres, le tout avec des conditions très avantageuses qui sont écrites dans les registres. Le chapitre s’engagea par reconnaissance à le faire participant de toutes nos prières et bonnes œuvres, et après sa mort, les mêmes messes communions et offices comme pour nos sœurs décédées. ....
§
161 Cependant quelque soin qu’elle ait pris de se dérober à nous cacher les ferveurs et les grâces singulières qu’elle a reçues dans ses communications avec Dieu nous en pouvons apprendre quelque chose par son commerce de lettres avec le révérend père Chrysostome pénitent directeur de Monsieur de Bernières qui était à son égard, ce qu’était à Sainte Thérèse ce bon gentilhomme dont elle parle si souvent. Comme elle n’avait rien de secret pour lui, et que réciproquement il lui faisait part des lumières qu’il recevait si abondamment dans son oraison, ils se trouvèrent des rapports de grâce et de lumière qui les réunit tous la même conduite. La mère de la Conception lui donnait par écrit sa manière d’oraison, ses vues de perfection, ses sentiments intérieurs, les dons et les grâces dont Dieu l’honorait, particulièrement dans ses retraites, ses peines ses doutes, etc. et en un mot tout ce qui se passait de bon et de mauvais dans elle, comme le font toutes les âmes fidèles à se faire conduire sûrement dans les voies de Dieu ; Monsieur de Bernières en consultait le père Chrysostome et ce sont ces réponses à une ursuline qu’on 162 trouve dans son livre des maximes et lettres spirituelles qui nous font connaître quelques traits de sa vie intérieure dont elle n’a laissé que peu d’écrits; mais on trouve une lettre du père Chrysostome qui en dit beaucoup en peu de mots, il ........... Mr de Bernières et le mère de la Conception, ....... la communication intime d’une personne touchant les voies de la vie intérieure.
Ce fut elle qui obtint de leur saint directeur la communication des écrits de Monsieur de Bernières. M. Roquelay son fidèle secrétaire eu ordre de les lui ?remettre entre les mains, et comme elle était alors supérieure, elle les fit transcrire par les mains de sœur Charles et de Jésus. Nous en conservons deux tomes in-folio, d’où l’on a extrait les deux parties du chrétien intérieur qui ont été imprimé. .........
{p.135 C’est à la Mère de la Conception que nous devons la communication des écrits de Mr de Bernières ; elle l’obtint de leur saint directeur Mr Roquelay, fidèle secrétaire de Mr de Bernières eut ordre de les lui p.136 remettre entre les mains, et comme elle était alors supérieure, elle les fit transcrire par les Mères de Saint-Charles et Marguerite de Jésus. Nous en conservons deux tomes in-folio, desquels on a extrait les deux parties du Chrétien intérieur…}
>> supra, I.
Nous livrons ici des extraits de l’édition Arfuyen du Chrétien intérieur :
( Livre III, Chapitre 4 )
L’idée d’un miroir est toute propre à expliquer ceci : car il est vrai que Dieu se fait voir quelquefois dans le fond de l’âme comme dans une glace bien polie, en la même sorte que le soleil, ou plutôt sa figure, se fait voir dans une fontaine d’eau bien claire. L’âme ne voit pas la face de Dieu en elle-même, cela est réservé pour la gloire ; mais aussi elle le voit plus clairement que dans les autres créatures, Dieu imprimant son visage en elle, de même comme le soleil se dépeint soi-même dans une fontaine.
Mais il faut que la pureté et la paix soient très grandes dans l’intérieur, pour y conserver l’impression de cette présence : car comme l’haleine ternit le miroir, de même les imperfections volontaires ternissent la pureté de l’âme ; et comme la moindre émotion qui trouble l’eau de la fontaine, lui fait perdre l’image du soleil, de même les extroversions et l’épanchement vers les créatures font perdre à l’âme la vue de cette divine présence.
Quant Dieu se manifeste ainsi présent à une âme, elle ne doit regarder que lui ; autrement elle perd son bonheur, n’étant pas possible de considérer le soleil peint dans la fontaine, et ceux qui passent par le chemin : il les faut laisser passer sans détourner ses yeux, quelque amis qu’ils soient ; autrement vous êtes en danger de trouver que le Bien-aimé vous aura voilé sa face, dont vous aurez détourné les yeux. Il y a temps de parler, et temps de se taire. Taisons-nous à toutes ces créatures en ce bienheureux moment, et rendons cet honneur à la présence de Dieu en nous, de ne nous en point divertir.
Il arrive quelquefois que Dieu permet au diable de se peindre en sa place ; c’est quand l’âme n’a plus que des pensées noires, des idées mauvaises, des tentations, des imaginations folles ; sur quoi il faut prendre patience dans la reconnaissance de ses indignités, et confesser que l’on mérite d’être continuellement banni de la face de Dieu. Mais si notre fidélité est grande dans cet état de ténèbres et de peines intérieures, Dieu ne sera pas longtemps sans montrer sa face, et dissipera toutes ses ombres. Il y a des amants si passionnés des personnes qu’ils ont aimées durant leur vie, qu’ils s’adressent à des magiciens pour leur faire encore voir ce qu’ils ont aimé après la mort ; et s’ils le font dans les miroirs enchantés, ils en sont ravis. Une âme passionnément amoureuse de Dieu, est ravie de le voir seulement un moment au fond de son cœur : elle ne craint point les mortifications ni la perte de toutes les créatures, qui ôtent la crasse du miroir et qui le purifient.
A mesure que le fond de l’âme se purifie davantage, Dieu fait de plus en plus ressentir sa présence ; où il semble que les maximes suivantes servent à épurer l’intérieur, ou à se conserver dans la pureté :
1. l’indifférence à tout état, à tout emploi, à toute manière de glorifier Dieu ;
2. d’être réglé pour l’extérieur, en faire peu, et le faire avec grand intérieur ;
3. s’établir très bien dans l’esprit de mortification, d’aimer les souffrances, l’anéantissement : ce doit être le fondement de l’intérieur ;
4. un grand amour vers Jésus mourant dans les opprobres de la croix ;
5. grand recours à la grâce, la demander souvent et y avoir une continuelle dépendance ;
6. la mort de toutes les créatures, quelles qu’elles soient.
On dit que Dieu est dans le fond de l’âme, qu’il y est caché : pour l’y trouver, il s’y faut cacher avec lui, et se recueillir, se convertissant au-dedans de soi pour se mettre dans cet état que les spirituels nomment introversion. Le temps le plus favorable à cette disposition, c’est la nuit, où toutes les créatures sont comme mortes et anéanties, ne pouvant faire aucune impression sur nos sens ; c’est dans les ténèbres que l’on conserve mieux la révérence que l’on doit à la présence de Dieu.
Ô que les irrévérences que nous commettons tous contre lui, sont continuelles ! Nous le laissons seul, quand même nous nous apercevons qu’il est au fond de notre âme pour y recevoir nos hommages ; nous détournons nos yeux du regard de sa majesté, quoiqu’il nous regarde ! Comme si quelqu’un admis par faveur dans le cabinet et en la présence du Roi qui le regarde et qui lui parle, en détournait incessamment la tête, pour regarder par les fenêtres ceux qui passeraient par la rue.
Une âme qui sent Dieu présent, est bien éloignée des légèretés ordinaires. La moindre parole ou action qui ne tende point à Dieu, lui est insupportable, parce que l’âme ne voulant point sortir du respect qu’elle doit à Dieu, elle craint les moindres irrévérences comme la mort. Or de pareilles légèretés sont des irrévérences et des défauts d’attention à la présence de Dieu. En cet état, l’âme n’a pas seulement un grand respect pour Dieu comme Dieu, mais aussi pour Jésus-Christ Dieu et Homme, pour sa doctrine et pour ses maximes ; elle ne fait nul état de toutes les fausses opinions du monde en comparaison. Elle goûte mieux la privation de toutes les créatures que leur jouissance, lui étant certain qu’un moment de la jouissance de Dieu, telle qu’on l’expérimente ici, vaut mieux que tout le monde ensemble.
Et puis l’âme voyant que dans toutes les créatures il n’y a rien de semblable au Créateur, est tellement convaincue de cette vérité qu’elle dit souvent : Quis ut Deus ? 153 Et quand même Dieu nous met dans les ténèbres, et qu’il semble nous éloigner de sa face, nous laissant froids et obscurs, il se fait honorer en nous par cette marque de sa majesté, qui nous condamne à ces ténèbres ; et si nous souffrons patiemment cet éloignement, ou cette absence de Dieu, nous faisons hommage à sa justice, comme un homme condamné aux galères pour avoir rendu quelque indignité au Roi, honore la dignité royale par ce châtiment.
( Livre III, Chapitre 13 ).
Il ne faut point de contrainte dans les pratiques de la vie spirituelle, ni tellement se déterminer à en faire une, si Dieu qui ne se lie pas à nos desseins, nous appelle ailleurs ; mais il veut que l’on suive ses attraits. Il faut ramer avec les avirons, mais il ne faut pas que ce soit contre le vent. Nous devons opérer et agir sans doute ; néanmoins il faut que ce soit en secondant le souffle du Saint-Esprit, qui se fait bien sentir, quand on y est accoutumé. Une âme qui n’agit que parce qu’elle est mue de Dieu, reconnaît bien les mouvements de Dieu : je ne sais comment cela ne s’explique point ; mais il est pourtant très véritable, on le sait par expérience.
Je dois dépendre totalement de la divine Providence, sans aucune attente ni appui aux créatures, quoique saintes, me jetant entre ses bras, comme un enfant qui n’a aucun souci que de se laisser porter à sa chère mère, de sucer doucement le lait de ses mamelles, et puis étant enivré de cette agréable liqueur, lui faire mille petites caresses. J’avoue que Notre Seigneur me traita de la sorte : car, sans avoir aucun soin de nourrir ma petite âme de viandes spirituelles, ne les cherchant quasi point dans les livres, mais seulement dans son sacré Cœur, j’expérimente que rien ne me manque. J’en suis quelquefois tout étonné, et crains qu’il n’y ait de la négligence de travailler si peu de ma part. Néanmoins toutes ces craintes durent peu, voyant que Dieu pourvoit à mes besoins sans que j’y pense.
Je reconnais par cette expérience que Dieu veut que je dépende de lui seul et que je n’aie nul appui à la créature : car en même temps que cela arrive, son soin diminue, et mon âme tombe dans l’indigence, tirant peu de secours de la créature où elle semblait s’appuyer ; de sorte qu’elle la quitte promptement, se coulant à la seule mamelle de la Providence, qui lui suffit. Une mère a souvent du lait dans une mamelle, et non pas dans l’autre ; que si le petit enfant veut changer, il est trompé ; mais trouvant peu de secours dans la mamelle gauche, il retourne à la droite, sans plus jamais la quitter : son expérience l’a fait sage. Mon âme prenant quelquefois la mamelle de la créature, s’en trouve mal, et retourne aussitôt à celle de la Providence. Je n’ai point appris à m’abandonner à sa conduite par oraison, car je ne suis qu’un enfant, mais par la seule expérience.
Je crains quelquefois d’aimer trop l’oraison, et d’avoir trop de consolations sensibles ; mais je m’apaise, croyant que Dieu veut que je vive en enfant, et que je lui fasse de petites caresses. Il choisit d’autres âmes pour de grands travaux qui regardent sa gloire. Que si un enfant voulait quitter le sein de sa mère pour lui rendre des services, il tomberait sur le nez et ne ferait rien. Il faut donc qu’il laisse agir les autres, et qu’il se contente des caresses de sa mère. Tout mon office donc est d’être attaché à Dieu ; je dois paisiblement laisser travailler les autres aux grandes affaires, comme les aînés de la maison, en comparaison desquels un petit enfant n’est rien que faiblesse.
Ma perfection consiste dans ma fidélité à un parfait abandon de tout moi-même à Dieu ; tant plus il sera grand, tant plus je m’avancerai dans les voies de Dieu sur moi, et dans ses desseins. Je ne dois donc rien faire pour moi-même ni rien vouloir, mais dépendre en mes pensées, volontés, emplois, dispositions intérieures et extérieures, de la pure conduite de Dieu et de son bon plaisir. Une âme bien éclairée n’aime pas les dispositions en elle-même, mais Dieu qui l’y met, et veut qu’elle y soit ; et cette volonté est l’unique objet de ses complaisances, lui étant égal d’être dans de toutes sortes de dispositions que Dieu lui donne, et n’en aimant aucune davantage qu’un parfait abandon d’elle-même à la Providence.
Ô cher abandon, vous êtes à présent l’objet de mon amour, qui dans vous se purifie, s’augmente et s’enflamme. Quiconque vous possède, ressent et goûte les aimables transports d’une grande liberté d’esprit. Une âme se perd heureusement en vous, après avoir perdu toutes les créatures pour l’amour de l’abjection, et ne se retrouve jamais qu’en Dieu, puisqu’elle est séparée de tout ce qui n’est point lui. […]154
( Livre VI, Chapitre 7 ).
Je commence à sortir de mon état, où j’ai été plus de cinq semaines : mon corps qui se corrompait, appesantissait mon âme, ou plutôt l’anéantissait, car elle semblait être réduite au néant, et à une dernière impuissance de connaître et aimer son Dieu, dont elle n’avait, ce semble, aucun souvenir, sinon que je me souvenais de ne m’en souvenir pas ; et me voyant dans un état d’incapacité, je demeurais sans autre vue que de mon néant, et de la profondeur de ma misère, m’étonnant de l’impuissance d’une âme que Dieu a délaissée à elle-même. Ce seul sentiment qui occupait mon âme et mon néant, m’était, ce me semble, connue par une certaine expérience, plutôt que par abondance de lumière.
Jusqu’à ce que Dieu réduise l’âme à ce point-là, elle ne connaît pas bien son infirmité ; elle découvre mille fausses opinions et vaines estimes qu’elle avait d’elle-même, de ses lumières, de ses sentiments et de ses ferveurs ; elle voit qu’elle y avait appui secret, et n’aperçoit cela que quand tout lui est ôté, la privation lui faisant connaître ce qu’elle possédait.
Ce qui s’est passé en moi, sont des effets d’une maladie naturelle, qui néanmoins m’ont réduit au néant, et beaucoup humilié : car, tout de bon, j’ai été dans des oublis de Dieu si grands qu’ils vous étonneraient ; et je n’eusse pas cru qu’une âme qui connaît Dieu, et qui a reçu de lui tant de témoignages sensibles de son amour, entrât dans une si grande et si longue privation d’amour actuel, par son infidélité, et faute de réveiller par quelque petit effort son assoupissement extrême.
Quelle différence de ma dernière maladie à la présente ! Mon âme était dans celle-là tout enflammée, lumineuse, vigoureuse, supérieure à son corps ; et en celle-ci elle a été froide, obscure, et l’obscurité même, faible, infirme, anéantie et accablée de son corps. L’on entrevoit son néant et son infirmité dans l’oraison ; mais les lumières et les douceurs qu’on y reçoit, empêchent qu’on ne la voit comme il faut. […]155
( Livre VI, Chapitre 10 ).
Je pensais que, dans ce jour de dévotion particulière, je pourrais m’embraser d’amour ; mais j’ai été quasi toujours distrait en mon oraison, quoique j’eusse le livre en la main ; mon esprit ne se trouve plus propre aux occupations intérieures. Sans mentir, j’ai bien changé de voie, puisqu’il a plu à Dieu, et n’ayant pas fait bon usage de celle de douceur et de lumière, la justice m’a mis dans celle-ci, qui est toute de rigueur et d’obscurité : qu’il en soit à jamais béni !
Ce qui augmente mon déplaisir, c’est que je ne suis point fidèle en beaucoup d’occasions de vertu qui se rencontrent. Il est vrai que la tentation m’attaque souvent, et elle m’est quelquefois si présente que j’ai crainte de faire de grosses fautes, m’amusant, ce me semble, à la regarder. Autrefois, tout me portait à Dieu, à présent tout m’en détourne ; de sorte que je ne suis plus dans l’amour actuel, mais dans la tentation actuelle. Autrefois, j’étais comme insensible, à présent je suis sensible jusqu’aux moindres choses ; je me trouve dans un tel abandonnement qu’il me semble que je n’ai jamais joui des consolations.
Quand il me faut faire quelque bien, je sens de la lâcheté et de la répugnance. La seule imagination de la pauvreté me donne des frayeurs horribles qui me tourmentent fort ; je crains d’être méprisé, de tomber dans l’incommodité, de souffrir des douleurs : enfin tout me fait peur et peine. Ce qui m’est un surcroît d’amertume, les serviteurs de Dieu ne me consolent plus comme ils faisaient : je suis pour faire de lourdes chutes, si je ne suis puissamment secouru.
Ce qui est plus abject dans mon état, c’est que je suis sensible pour la privation des choses de la terre : car si c’était la privation de Dieu et de ses grâces qui m’afflige, j’en serais, ce me semble, consolé. Je ne fais quasiment point d’oraison, c’est-à-dire, je ne fais rien à l’oraison ; je communie tout rempli de distractions ; je suis près de me chagriner en toute occasion ; peu de chose me choque fort sensiblement. Aujourd’hui j’ai eu quelques bons intervalles, pendant lesquels j’ai été fort occupé des vues qui suivent.
Qu’est-ce que l’homme, mon Dieu, quand vous ne le visitez point ? Combien est extrême sa pauvreté, son indigence et sa misère ! Je ne l’aurais jamais cru, si je ne l’avais vu par expérience en ce peu de temps que vous m’avez délaissé. Ô mon âme, que ta faiblesse est grande ! Que ton incapacité est profonde et presque incroyable ! Reconnais-la bien, et ne l’oublie jamais.
Que puis-je sans vous, mon Dieu ? Mon esprit n’est rien qu’un cachot ténébreux, et mon cœur la retraite de toutes sortes de mauvais sentiments et de pensées extravagantes : il n’a point d’inclination au bien, au contraire il a une pente furieuse au mal.
Hélas ! C’est à présent que je vois bien et que j’expérimente l’absolue dépendance que j’ai au regard de Dieu, bien plus que l’ombre ne dépend du corps ; je ne fus jamais si anéanti ni si abîmé dans mon néant ; je ne puis voir en moi, ni dans aucune créature, de stabilité ; toutes ensemble ne peuvent soutenir celui que Dieu délaisse. Ô que vaine est la consolation des créatures, quand celle du Créateur nous manque ! […]156
( Livre VII, Chapitre 2 ) 157
Je trouve une comparaison qui explique fort bien la différence de l’oraison ordinaire et de l’oraison passive : c’est qu’un homme peut bien voir les meubles d’une chambre et les beautés d’un cabinet en battant le fusil, allumant la chandelle, et regardant toutes ces choses ; ou bien avec la lumière du soleil qui entre dans la chambre : pour lors il n’a point de peine, il n’a qu’à ouvrir les yeux. La méditation ressemble à la première façon de voir avec de la chandelle ; la contemplation parfaite à la seconde manière de voir avec la lumière du soleil, parce qu’elle se fait non seulement sans peine, mais avec plaisir et tout d’un coup. Quand la lumière du soleil manque, il se faut servir de la lueur de la lampe ou de la chandelle ; quand Dieu ne se communique pas par la contemplation, il le faut chercher par la méditation et se contenter de ce que Dieu donne, avec paix et humilité.
Quand Dieu retire sa lumière passive, l’on ne peut pas la retenir, ce serait une folie de s’y efforcer ; mais il faut simplement acquiescer au bon plaisir de Dieu, qui viendra quand il lui plaira. Quand Dieu veut que nous soyons dans les ténèbres, sans chandelle et sans soleil, par les impuissances où il nous met, il faut y demeurer avec patience et humilité : l’âme ne doit vouloir que lui seul, en la manière qui lui sera la plus agréable.
Quelque parfaite que soit l’âme, elle n’est pas toujours élevée à un haut degré d’oraison, mais plus ou moins, selon qu’il plaît à Dieu : elle descend quelquefois dans les pratiques des vertus ou des emplois de la charité, ou bien elle médite avec le discours, ou elle s’applique à Dieu avec la pure Foi obscure. L’âme se doit tenir indifférente, montant et descendant selon la conduite de l’Esprit de Dieu, se jugeant toujours indigne de tout, et jamais par effort d’esprit elle ne doit prétendre aux faveurs de la haute contemplation. Mais quand on a vocation à ces hautes oraisons, le chemin pour y arriver est une parfaite mort à toutes choses par la fidèle imitation de Jésus dans ses états crucifiés, abjects et pauvres, avec un amour de la solitude, autant que notre condition le pourra permettre.
Il y a bien de la différence entre une lumière ou une affection donnée à l’âme élevée à l’oraison passive, et la lumière qui lui est procurée par la méditation avec la grâce ordinaire. La première est bien plus intime et plus pénétrante, et pleine de plus de bénédictions ; la dernière néanmoins suffit pour acquérir les vertus et servir Dieu dans l’état où il nous appelle.
L’âme doit être attentive à l’état présent où Dieu la met et y demeurer avec paix, humilité et soumission à ses divines dispositions, et laisser à son bon plaisir de régler le temps de ses visites et la manière d’oraison qu’il lui voudra donner. Quelquefois ce sera par la simple pensée, d’autres fois par le discours, ou par la Foi seule, ou par une lumière passive : il faut recevoir ce qui nous est donné de son infinie bonté avec grand respect, nous estimant indignes de la moindre bonne pensée. Ce que l’âme a donc à faire dans l’oraison et hors l’oraison, est d’être fort attentive aux sentiments que Dieu lui donne, et les suivre avec courage et avec fidélité. Si elle sent que Dieu l’élève à l’oraison extraordinaire, elle doit s’y laisser aller ; si elle est retenue dans l’ordinaire, elle doit y demeurer ; si dans l’aridité, y demeurer aussi contente.
Le grand secret de la vie spirituelle est de se purifier et de se laisser mouvoir à Dieu, qui est notre principe et notre fin dernière. Il y a des choses déclarées, comme les commandements de Dieu et de l’Église, les obligations de nos états, ce à quoi l’obéissance, la charité ou la nécessité nous obligent ; nous n’avons pas besoin de sentir des mouvements immédiats de Dieu pour les faire, mais seulement en certaines choses imprévues dans la conduite intérieure, qui regarde les choses qui ne sont ni commandées ni défendues. Il faut une très grande pureté pour sentir toujours le mouvement de Dieu dessus nous. Il y a à craindre que notre imagination ne nous trompe.
Les Saints qui par la conduite de la grâce ont écrit des choses intérieures, nous impriment souvent leurs pensées et leurs sentiments, et même ils prient Dieu pour cela au ciel ; c’est pourquoi il y a grande bénédiction à lire leurs livres avec grâce et dévotion. Mais quelque étude que nous puissions faire, l’on ne connaît point ce que c’est que l’oraison par ce que les livres en disent, mais par le propre exercice et par la lumière de la même oraison. Nous savons toujours bien en général que l’oraison est la source de toute vertu en l’âme : quiconque s’en éloigne, tombe en tiédeur et en imperfection. L’oraison est un feu qui réchauffe ceux qui s’en approchent ; et qui s’en éloigne, se refroidit infailliblement. Sain ou malade, gai ou triste, il faut toujours faire oraison si on ne veut pas déchoir notablement de la vertu.
(Livre VII, Chapitre 3)
L’âme doit éviter des extrémités qui sont quasi également vicieuses : l’une de vouloir plus de grâce et de perfection que Dieu ne lui en veut donner, et tomber pour cela dans quelque trouble et dégoût, voyant la grande grâce des autres et les dons d’oraison qui les élèvent au-dessus de notre état, qui paraît beaucoup ravalé en comparaison ; l’autre de ne pas être assez fidèles à opérer suivant sa grâce, soit par lâcheté, craignant les peines et les souffrances que l’on rencontre dans la pratique de la vertu ; soit par légèreté, pour n’avoir pas assez d’attention sur notre intérieur, qui fait que nous ne connaissons pas les mouvements de la grâce, ou, les ayant connus, nous nous divertissons trop aisément aux choses extérieures et oublions ainsi les miséricordes de Dieu.
Quand une âme est bien pure, et qu’elle a l’expérience des mouvements de la grâce en elle, les reconnaissant et les distinguant des mouvements de la nature, elle n’a qu’à s’exposer aux rayons du Soleil divin pour les recevoir dans son centre, en être illuminée et échauffée. Et c’est ainsi à mon avis que Dieu veut que de certaines âmes fassent oraison, quand elles ont l’expérience que telle est la volonté de Dieu sur elles ; et vouloir faire autrement sous prétexte d’humilité ou de crainte de tromperie, c’est ne se pas soumettre à la conduite de l’Esprit de Dieu, qui souffle où il lui plaît158 et quand il lui plaît. C’est un grand secret d’être dans une entière passivité et anéantir toute propre opération.
Quand le divin Soleil s’éclipse volontairement pour sa gloire et pour le bien des âmes, comme dans les ténèbres, ou que nos imperfections rendent le fond de notre cœur impur et crasseux, et peu susceptible des lumières surnaturelles, l’âme n’a qu’à se tenir contente dans ces privations et obscurités, puisque c’est le bon plaisir du divin Soleil qui l’éclaire. Pour la tenir dans ces ténèbres, il n’a pas moins de lumières : c’est ce qui satisfait cette âme obscure et résignée. Dieu seul est le sujet de sa joie, et non la réception des lumières ou des faveurs qu’il lui communique par sa libéralité infinie. Voilà pourquoi elle ne perd ni sa paix ni sa joie en perdant les lumières et les douceurs de son oraison.
Celui qui se donne à un Prince pour le seul intérêt et la seule satisfaction du Prince, sans y rechercher son propre honneur, son contentement particulier ni son intérêt, est indifférent quel service il lui rende et quel traitement il en reçoive, pourvu qu’il en demeure satisfait. S’il le retient auprès de sa personne pour le caresser, il en est content non parce qu’il reçoit des caresses, mais parce que le Prince se contente en cela. S’il l’éloigne de lui, l’employant dans les affaires fâcheuses et pénibles, il est content ; non parce que c’est un éloignement ou une peine, mais parce que c’est le plaisir du Prince, qui est la seule chose qu’il ait regardée quand il s’est donné à lui. Telle doit être une âme qui veut servir Dieu pour le très pur amour de Dieu. Si Dieu la caresse dans une oraison toute pleine de douceur, elle en est contente parce que tel est le bon plaisir de Dieu ; s’il la bannit de sa présence, la tenant dans les ténèbres, elle en est contente parce que tel est le bon plaisir de Dieu ; s’il l’applique aux exercices de la charité, voulant qu’elle mène une vie plus active et laborieuse que contemplative, elle en est aussi contente, parce qu’elle y voit le bon plaisir de Dieu, qui est l’unique chose qu’elle cherche dans son service.
Cette indifférence dispose une âme à recevoir de fort grandes grâces : car elle la met quelquefois dans un total oubli de soi-même et de toutes les créatures, sans qu’elle fasse même aucune réflexion sur les intérêts temporels ou éternels, n’ayant en vue que le seul bon plaisir de Dieu et ne désirant que lui seul, en sorte que le moindre retour vers elle-même ou vers la béatitude, ou vers quelque autre chose qui ne soit pas Dieu, lui est insupportable, parce qu’elle ne veut que Dieu seul : [ce] qui est un état de grande nudité et d’une mort entière à soi-même, et une oraison fort sublime, où Dieu élève une âme qu’il voit soumise et indifférente à une moindre oraison ou à un état de pur délaissement si tel est le bon plaisir de Dieu.
Il arrive aussi souvent que dans un état de peines et de privation l’âme est tellement dans la nuit obscure, qu’elle ne voit rien de Dieu qui lui semble entièrement caché ; et, ce qui fait sa plus grande croix, elle n’a point de pensée de le pouvoir jamais trouver, la seule vue de son bannissement l’occupant. Si dans cet état elle est contente et qu’elle consente au dessein rigoureux de Dieu sur elle, elle est en Dieu d’une façon excellente, sans qu’elle y pense être ; elle possède son souverain Bien quand elle croit l’avoir perdu ; et quand elle pense être toute remplie de soi-même et de sa misère, de ses répugnances et de ses imperfections, elle est en effet pleine de Dieu et unie à son bon plaisir d’une façon plus noble et plus pure qu’elle ne saurait croire. Tel est l’avantage d’une âme qui n’affectionne point une manière d’oraison plutôt qu’une autre, mais qui se tient indifférente pour recevoir de Dieu celle qu’il lui voudra donner : son avantage est qu’elle fait toujours fort bonne oraison.
(Livre VII, Chapitre 4)
Faute de bien concevoir que toute notre perfection, et toute la gloire de Dieu que nous pouvons lui procurer en nous, gît en notre intérieur, et non à faire des ouvrages extérieurs, notre vie se passe vainement et inutilement pour Dieu et pour nous. Il n’y a rien de plus précieux à l’homme que son intérieur, il le doit conserver de préférence à qui que ce soit ; il n’y a rien aussi où Dieu reçoive plus de gloire au-dehors de lui-même. C’est donc là principalement qu’il faut s’efforcer de lui en rendre. C’est de l’intérieur que procèdent les purs amours vers Dieu et vers le prochain, la pureté d’intention, le zèle de la gloire de Dieu, et tous les biens qui sont en l’âme, et il est négligé pour nous occuper trop au-dehors et aux bonnes affaires extérieures, où il se glisse ordinairement beaucoup d’impureté par le mélange des recherches de la nature.
Beaucoup d’âmes sont déchues et passent leur vie pour la plus grande partie dans l’impureté et dans l’imperfection faute de lumière ; et elles manquent de lumière parce qu’elle ne s’acquiert ou ne se donne ordinairement que dans l’oraison. Or, laissant l’oraison sous de bons prétextes, comme de vaquer au salut des autres, de travailler à la gloire de Dieu, elles se trouvent privées de cette lumière ; et faute de l’avoir, elles manquent de correspondance à sa grâce.
Et faut remarquer que l’âme doit être fidèle à ces temps d’oraison, si elle veut faire subsister la vie de grâce en elle, et ne pas s’attendre de n’avoir plus de bonnes affaires159, car il s’en trouve toujours assez, et c’est même un artifice du démon d’en susciter, pour retirer les bonnes âmes de l’oraison ; à quoi l’on doit bien prendre garde, cela étant une très subtile tentation. Pourvu qu’il nous affaiblisse et qu’il ôte la vigueur de l’âme, c’est ce qu’il cherche : car après il nous fait tomber dans des imperfections et défauts qui nous portent grand préjudice. Combien y a-t-il d’âmes que les bonnes affaires ruinent, pour en trop faire ou ne les faire pas de l’ordre de Dieu et de la grâce.
Apportons une fidélité généreuse à l’exercice de la sainte oraison. Par son moyen, l’on approche de la divine source d’où dérive en l’âme toute vertu. C’est un feu que l’oraison : qui s’en éloigne, tombe dans la froideur. En quelque état que vous vous trouviez, sain ou malade, abject ou honoré, pauvre ou abondant, ne manquez jamais à votre oraison qui doit être préférée à toutes choses : elle tient resserré et caché en soi tout le bonheur et félicité qui se peut participer de Dieu en ce monde. Le plus grand bien que je voudrais souhaiter à une personne que j’aimerais, ce serait le don de l’esprit d’oraison, sachant que c’est la chose qui nous donne entrée dans le cabinet des merveilles de Dieu et qu’elle contient en soi toutes les grâces.
L’oraison est donc la source de toutes les grâces en l’âme ; sans elle, rien, et l’âme s’en ira peu à peu mourant. Quelques affaires qu’aient eues les saints, ils ont toujours eu fidélité à l’oraison. Jésus-Christ même nous l’a montré par l’exemple de sa vie conversante, en laquelle il faisait souvent des oraisons et se retirait pour ce sujet. La grande source de nos désordres, c’est que nous nous engageons par légèreté et faute de circonspection, à des desseins et des ouvrages humains ; et comme Dieu ne nous y veut pas, il nous y laisse sans grâce, et ensuite nous tombons en mille fautes et nous nous trouvons en de grandes indispositions pour l’oraison ; et l’oraison nous manquant une fois, tout nous manque.
Il faut que toute notre vie roule sur cette maxime que notre perfection consiste principalement dans notre intérieur ; que notre intérieur ne se forme que par la fidélité à la grâce, qui est celle qui produit en nous la mort des créatures, les anéantissements de nous-mêmes, l’amour de la mortification et des austérités corporelles, l’inclination à la solitude et à la fuite de tout ce qui flatte les sens et ce que le monde chérit. Cette grâce qui opère en nous tous ces bons effets ne se reçoit bien abondamment que dans l’oraison, ne s’augmente ordinairement que par l’oraison ; et nous ne saurions bien le reconnaître et lui être fidèle qu’autant que nous faisons bonne oraison. Or il est très difficile et comme impossible de conserver l’esprit d’oraison dans les tracas et dans les affaires qui, pour l’ordinaire, ne servent qu’à divertir notre esprit de Dieu : de là vient que peu d’âmes parviennent à la perfection, d’autant que peu se disposent à la pure oraison ; la plupart la négligent ou la quittent absolument et l’anéantissent sous prétexte de la charité du prochain.
Qu’il faut de discrétion à une âme qui veut être toute à Dieu pour éviter les obstacles de la perfection, qui sont souvent très spécieux ! Qu’elle a besoin de fidélité et de courage ! Quiconque est faible dans l’oraison ne doit pas se répandre dans l’action, quelque bonne qu’elle paraisse ; autrement elle profitera peu dans les voies de Dieu et son intérieur demeurera très petit.
Quand on voit plusieurs grands serviteurs de Dieu qui travaillent à le faire honorer et aimer et qui font tant de grandes actions pour son service, ce grand bien qui a de l’éclat donne quelquefois de l’émulation et on voudrait travailler comme eux ; mais la fidélité ne consiste pas à suivre leur grâce, chacun doit ménager la sienne et admirer sans envie celle des autres. Je n’ai, ce me semble, désir d’être que ce que Dieu désire que je sois, ni plus ni moins, tant à l’intérieur comme à l’extérieur, tant à la nature comme à la grâce. Je vois les autres parfaits et moi imparfait, sans que cela me décourage, mais je le vois avec plaisir ; les autres exempts de leurs passions, et moi combattant avec les miennes ; les autres rendant de grands services à Dieu, et moi ne faisant rien ; les autres forts et puissants pour agir, et moi infirme et maladif ; enfin je vois avec plaisir que les autres font tout et que je ne suis rien que misère et impuissance.
Je me console en la vue du dessein de Dieu sur moi et en l’amour de son bon plaisir. Car Dieu veut avoir quelquefois des bouches inutiles dans sa maison et des personnes qui ne servent de rien qu’à faire voir ses bontés et ses magnificences, comme l’on voit dans quelques grands Seigneurs, qui ont des personnes inutiles seulement pour faire voir qu’ils sont riches et puissants. Quand on n’a point d’autre occupation sur la terre que de vaquer à l’oraison, on est, ce semble, inutile car on ne fait point de service à Dieu pour le moins qui paraisse ; mais il se faut réjouir dans cette inutilité, qui donne sujet à Dieu de faire voir ses bontés.
Je ne doute pas qu’il n’y ait au ciel beaucoup d’âmes qui n’auront guère rendu de service à Dieu, qui aient paru aux yeux du monde comme tant de solitaires, tant de personnes sans talents, et néanmoins ils seront quelquefois les plus élevés dans la maison éternelle : tout leur emploi n’ayant été qu’à cultiver dans leur intérieur les grâces qu’ils auront reçues de son infinie bonté, le service et la gloire qu’ils lui ont rendus, n’étaient connus que de lui.
(Livre VII, Chapitre 5)
Je vois clairement et connais par expérience que les affaires temporelles de nos maisons désoccupent beaucoup de Dieu : l’esprit y pense lorsqu’il y faut donner ordre, et quitte cette douce et bienheureuse application à Dieu. L’âme ne fait pas mal ; au contraire, y étant obligée, elle plaît à Dieu de penser au temporel pour une bonne intention ; mais elle fait sans comparaison mieux de ne penser qu’à Dieu seul, et de ne se point causer cette fâcheuse privation de son souverain Bien pour des soins terrestres. Ceux que Dieu laisse dans des états mondains font bien d’y vaquer parce qu’il ne veut pas davantage d’eux ; mais ceux qu’il attire sans réserve pour être tout à lui par la voie de l’oraison, ne peuvent, sans infidélité, être dans les soins des choses de la terre : ils les doivent éviter et ne se partager pas, un Dieu les voulant avoir pour lui seul.
Les affaires obscurcissent et empêchent mon âme, et jamais je n’y voudrais vaquer par aucune considération humaine, mais par le pur amour de Dieu qui nous veut humilier jusques là de nous rendre nécessiteux et assujettis au temporel pour le soutien du corps : il faut néanmoins toujours avoir grand égard à ne lui donner que le nécessaire. Je sens manifestement obscurcir et anéantir mon âme quand je mange quelque délicat morceau, quoique ce soit à regret. La vie animale se fortifie alors en moi, et la vie de l’esprit s’affaiblit. Le corps affaibli n’affaiblit point mon âme à présent ; mais elle devient vigoureuse pour s’élever à Dieu quand le corps est abattu par quelque sorte d’abstinence, et cependant tout le monde crie.
Il faut qu’un intérieur soit très parfaitement établi quand, dans les emplois mondains et dans les soucis temporels, il subsiste en sa pureté et ferveur. Il s’y rencontre mille occasions qui excitent les mouvements de colère, d’impatience, de tristesse, de vaine joie : quoiqu’on ne les suive pas, on les sent ; et ce sentiment diminue de la profonde paix du cœur, par laquelle il est tout uni à Dieu. Il faut très peu de chose pour empêcher qu’une âme ne s’élève à la contemplation, ou plutôt qu’elle n’y soit élevée de Dieu ; et aussi très peu de chose pour l’obscurcir quand elle y est élevée, car la moindre petite émotion la rend indisposée à recevoir les impressions divines. C’est pourquoi un homme d’oraison doit être un homme mort ; et ainsi si l’oraison ne porte une personne à remporter de continuelles victoires sur ses passions, humeurs et inclinations, et à la pratique de toutes les vertus chrétiennes, c’est une fausse oraison et une pure illusion.
Je connais plus clairement que jamais que l’esprit d’oraison ne se conserve ni ne se perfectionne qu’en ceux qui sont tout morts à leurs sens, austères, pénitents et dégagés de ce qui n’est point Dieu. Il est vrai qu’il faut suivre conseil pour les austérités corporelles quand on est d’une complexion faible ; mais communément on s’épargne trop et nous sommes bien éloignés de l’esprit des grands pénitents qui étaient très austères et aussi grands contemplatifs. C’est se moquer de vouloir faire oraison et de vouloir encore prendre goût aux créatures ; quoique ce fût en chose permise à la rigueur, ce n’est pas sans infidélité à un intérieur dans lequel l’oraison et la conformité avec Jésus-Christ crucifié doit régner. Ce que l’on peut faire au commencement de la vie dévote ne doit pas être permis dans le progrès : il faut vivre conformément à l’état présent où Dieu nous met.
Gerson160 dit fort bien : « Si vous refusez les consolations extérieures, vous aurez les intérieures. » La raison est, ce me semble, que les consolations intérieures participent de leur source, qui est l’union de Dieu à l’âme, et ne peuvent se rencontrer souvent avec aucune impureté ou imperfection. Or il est vrai que les joies et consolations des sens sont terrestres, impures et imparfaites ; par conséquent, elles sont contraires à l’Esprit de la grâce, qui rend l’âme fort pure et pénitente, et dans un parfait dénuement de tout ce qui n’est point Dieu.
De plus les consolations intérieures sont proprement des petites participations des délices infinies que Dieu a de soi-même dans soi-même. Dieu est jaloux de pareilles faveurs et ne les communique qu’à un cœur dont il est aimé uniquement et qui ne veut prendre plaisir qu’en lui seul ; autrement il se resserre dans sa divine essence et ne se manifeste point. Or les consolations de la terre, quand elles entrent dans un cœur, le partagent et le retirent de Dieu, et Dieu aussi s’en éloigne et lui retire ses faveurs.
C’est pourquoi les saints qui veulent être tout à Dieu se mortifient sans réserve et tant que le corps le peut porter, afin que leur amour ne se répande point par les sens et que nulle créature n’y puisse avoir part, mais seulement celui pour lequel elles sont créées. Courage, âme chrétienne, embrassez la croix et suivez Jésus-Christ : il vous conduira dans le séjour de ses délices. Ne vous embarrassez point des choses extérieures sans l’ordre de Dieu bien reconnu, si vous n’en voulez recevoir de l’affliction d’esprit et du déchet dans votre perfection. Bienheureux qui fuit la multiplicité, car par ce moyen il a un grand accès à l’oraison.
Plusieurs choses nous semblent nécessaires qui ne servent qu’à entretenir la corruption de la nature qui opère quasi continuellement. Si Dieu faisait un précis de toutes nos actions, il ne s’en trouverait peut-être pas une bonne et qui lui plût entièrement. Nous ne faisons quasi rien que selon la nature et nos inclinations humaines, et si la grâce s’y trouve, c’est rarement et quasi jamais selon toute son étendue. Quelquefois elle est au commencement, mais peu dans la suite. Or ce qui est purement naturel ne plaît pas à Dieu ; [il] faut que la grâce s’y trouve afin que l’action lui soit agréable et qu’elle nous dispose à l’union avec lui. Oh, que la pure vertu est rare ! Ce qui paraît le meilleur est mélangé de nature et de grâce. Ceux qui ont lumière le voient ; les autres ne s’aperçoivent que des péchés et des grosses imperfections.
De tout cela on peut conclure qu’il y a principalement quatre grands obstacles qui empêchent à la plupart l’exercice de l’oraison, qui sont : 1. le trop d’affaires où l’on s’engage sans l’ordre de Dieu ; 2. le trop de délicatesse et le trop peu d’austérités corporelles ; 3. le peu de retraite intérieure et extérieure : on n’affectionne pas assez la récollection ni la solitude ; 4. le trop de lâcheté à mener une vie purement humaine, suivant les inclinations de la nature. Jamais on ne sera homme d’oraison si on ne vit de la vie surhumaine et si on ne pratique les vertus avec fidélité et avec générosité.
(Livre VII, Chapitre 6)
1. Il ne faut point que celui qui veut entreprendre l’exercice de l’oraison s’attende à autre chose qu’à des croix de corps et d’esprit : de la part de l’enfer qui hait surtout les gens d’oraison ; de la part de la nature qui a des répugnances à une vie qui la crucifie en tout et à un exercice qui l’élève au-dessus de toutes ses inclinations ; et de la part du monde qui ne goûte pas tant de retraite ni tant de mortification. Mais l’on ne peut entreprendre le grand service de Jésus-Christ crucifié sans porter sa croix. Une vie pauvre et abjecte, méprisée et souffrante, et qui se retranche au pur nécessaire, qui consiste au vivre et vêtir, et encore l’un et l’autre pauvrement, est une bonne disposition à l’oraison.
2. C’en est une très excellente de se conserver dans la conformité aux états de la vie souffrante de Jésus-Christ et dans l’exercice de ses pures vertus, les pratiquant dans les occasions. N’avoir point d’autre prudence que la sacrée folie de la croix ; suivre les voies de la grâce qui nous sont inspirées, quittant tout ce qui s’y oppose comme des obstacles aux desseins de Dieu, quoi que puissent dire la prudence humaine et la répugnance de la nature.
3. C’est un bon moyen d’oraison de n’avoir que cette unique affaire, qui n’est pas petite puisque c’est faire en terre l’unique chose que font les Bienheureux au ciel, contempler et aimer Dieu. Du moins nous en devons faire notre principale affaire, faisant céder toutes les autres à celle-là, et non pas comme font la plupart qui accommodent leur oraison à la disposition de leurs autres affaires. Il ne faut donc point se charger d’affaires ni d’emplois, ni s’aller offrir avec empressement à servir les uns et les autres sous prétexte de charité. Marthe qui s’empressait fort pour servir corporellement Jésus-Christ même, fut reprise de se troubler autour de la multitude des choses qu’elle entreprenait, et sa sœur louée de ne s’arrêter qu’à l’unique nécessaire qui était la contemplation.
4. C’est un bon moyen d’oraison de ne s’engager point dans le commerce du monde, ni dans les visites pour en faire ou pour en recevoir, si elles ne sont très nécessaires et que les obligations de la charité ou de nos conditions nous y forcent ; et s’il est libre de les choisir, éviter celles où les entretiens sont dangereux ou inutiles, ou mondains, et choisir celles qui nous donnent lieu de parler ou d’entendre parler de l’unique nécessaire, qui est le service de Dieu et l’exercice de l’oraison, tout cela sans choquer la discrétion ni la charité.
5. C’est un moyen important pour l’oraison d’être toujours bien sur ses gardes dans le temps de maladie ou d’incommodité pour ne se relâcher pas tout à fait. Sous prétexte de soulager le corps, on donne trop à la nature et on perd quelquefois, dans une maladie assez courte, les longues habitudes de mortification qu’on avait acquises avec beaucoup de peines. On ne doit pas aussi abandonner son oraison pendant ce temps-là, mais tâcher d’entretenir une union avec Dieu très simple par la Foi, qui n’a besoin de rien, ni de forces de corps, ni de goûts, ni de lumières ; elle se peut très bien faire même dans l’état même de délaissement.
6. C’est un moyen très utile pour l’oraison de s’accoutumer à ne rien faire que par le mouvement de Dieu. Le Saint-Esprit est dans nous, qui nous conduit : il faut être poussé de lui avant que de rien faire. Ceci tient l’âme dans une très grande pureté, et l’âme connaît bien ces mouvements divins par une paix, douceur et liberté d’esprit qui les accompagnent ; et quand elle les a quittés pour suivre la nature, elle connaît bien par la secrète syndérèse161 qu’elle a commis une infidélité qui la retarde dans sa voie. La pratique de ce moyen met une âme dans une continuelle disposition à l’oraison, où elle trouve facilement entrée.
7. C’est un moyen des plus nécessaires pour l’oraison d’habituer son âme à ne s’occuper point de soi-même ni d’aucune créature, mais de Dieu seul qui est son centre et sa fin dernière ; elle n’est faite que pour s’appliquer à lui et se reposer en lui, et manque au dessein de son Créateur autant de fois qu’elle le quitte pour demeurer dans elle-même ou dans les créatures. Je sais bien qu’au commencement de la vie spirituelle, c’est beaucoup de ne plus penser aux choses vaines et mondaines et d’habituer son intérieur à se purifier de l’imperfection et s’orner des vertus. On doit pour cela faire quelque retour sur ses imperfections, ses bonnes ou mauvaises inclinations, selon que le mouvement de Dieu le dictera. En ce temps, l’âme n’est point capable de s’élever plus haut et elle s’occupe en cela utilement. Mais quand il plaît à Dieu entrer en elle et la faire entrer en lui, ses pensées se doivent toutes tourner vers lui, et lui seul doit être le lieu de sa demeure et de son repos.
C’est en quoi manquent plusieurs spirituels qui ignorent les voies de Dieu. Ils se tiennent trop dans eux-mêmes, ne se lassant jamais d’avoir attention sur leurs mouvements, de les examiner, de fouiller et creuser jusques aux moindres racines de leurs imperfections, ce qui, comme j’ai dit, est bon en son temps ; mais il y en a un où il faut vivre tout à Dieu et en Dieu. Il faut toujours marcher dans les voies divines ou humaines de Jésus-Christ ; autrement, nous n’avançons point dans la perfection.
(Livre VII, Chapitre 7)
Il faut préparer pour l’ordinaire le sujet duquel nous voulons traiter avec Dieu dedans l’oraison. C’est la pratique de tous les saints ; et faire autrement, c’est manquer de respect à Dieu puisque, si nous voulons parler à un Roi ou à quelque personne de considération, l’on y pense un peu avant, et pour parler à Dieu irons-nous sans nous en mettre en peine ?
Or cette préparation du sujet se fait quelque temps devant que de se mettre dans l’actuelle oraison. [Il] faut élever son cœur à Dieu et lui demander qu’il lui plaise nous inspirer ce de quoi il veut que nous traitions en sa sainte présence ; et puis ce qui viendra, ou de Dieu, ou de ses perfections, ou de Jésus, ou de ses mystères, ou de quelques vérités chrétiennes, s’y entretenir, si Dieu ne nous met autre chose dans l’esprit ; à quoi il faudra s’attacher humblement et fidèlement, et par soumission à Dieu, sans s’arrêter au sujet prévu ; ne point penser à des sujets par trop extraordinaires, à quoi nous ne devons pas croire facilement que Dieu nous veuille porter ; et puis nous n’en savons rien, ses visites dans les âmes étant fort incertaines et dépendantes de sa seule bonté ; c’est pourquoi à tout événement l’on prépare un sujet qui ne nuit point si Dieu nous donne autre chose.
Jamais nous ne devons entrer dedans notre oraison que nous n’ayons demandé pardon à Dieu de nos fautes, et imploré sa miséricorde. Car nous mettre en sa sainte présence et traiter avec lui au sortir de nos imperfections où nous lui avons déplu, c’est nous rendre indignes qu’il nous regarde et qu’il nous écoute.
Il est de fort grande importance de bien connaître les voies de Dieu sur les âmes pour se conformer aux desseins de sa grâce. Toutes ne sont pas appelées à une même sorte d’oraison et, sans vocation spéciale, l’on ne se doit appliquer qu’à la plus commune et ordinaire, où l’âme agit elle-même, s’entretenant avec Dieu par la considération, prenant un livre pour s’aider à cela, ou se ressouvenant de quelque sujet qu’elle aura autrefois goûté, et agissant avec une grande dépendance et fidélité avec Dieu ; n’étant point appelée de Dieu à une oraison plus haute, elle serait dans une pure oisiveté si elle n’agissait pas d’elle-même. Or elle ne doit pas croire que Dieu l’appelle à une oraison plus élevée, sinon lorsqu’il lui ôte les moyens de s’employer à celle-ci, l’attirant à quelque autre meilleure. Car c’est une règle générale qu’on ne doit contempler que lorsque l’on ne saurait méditer.
Il est vrai que s’étant mise en la présence de Dieu et pensant au sujet qu’elle a préparé, elle doit demeurer fort tranquille dans sa méditation, afin que, s’il plaît à Dieu lui donner quelque chose l’occupant par lui-même, elle ne brouille point ou empêche les opérations divines par ses propres et naturelles. Quand Dieu veut posséder une âme et y opérer par ses grâces, la créature n’y doit pas mettre empêchement, ce que nous faisons très souvent par nos industries et nos soins, qui nous semblent nécessaires et sans lesquels nous ne croirions rien faire. Il faut donc recevoir les lumières que Dieu nous donne le plus purement et le plus respectueusement que nous pourrons afin qu’elles en demeurent plus efficaces. C’est agir moins respectueusement au regard de Dieu que nous ne ferions au regard d’un Prince, auquel si nous avons l’honneur de parler, nous continuons avec révérence tandis qu’il nous écoute, mais sitôt qu’il nous veut parler, nous nous taisons et l’écoutons avec tout respect et sans l’interrompre.
Notre principale affaire dans le temps et dans l’éternité étant de vaquer à Dieu, suivant ce que dit Notre Seigneur : Porro unum est necessarium162, il faut prendre garde de se dissiper beaucoup et engager par trop son âme dedans les choses extérieures, quoique bonnes, car il importe peu que notre cœur soit lié d’une chaîne d’or ou d’une chaîne de fer quand il n’a plus la liberté de vaquer à Dieu. Il faut donc faire tout doucement tout ce que nous pourrons pour le service de Dieu et la charité du prochain, selon nos talents, et chacun en sa manière ; mais il faut conserver sur toutes choses l’estime et le désir de l’oraison, dans cette ferme croyance qu’il faut avoir que nous ne saurions faire aucune autre chose où Dieu soit plus servi et d’où nous tirions plus de profit pour notre avancement spirituel.
Pour imparfaite que soit une oraison, j’en fais plus d’état quasi que de la meilleure action. Il ne faut donc point s’en dégoûter ni la quitter jamais pour peu que nous y pensions faire ; mais y persévérer fidèlement en la manière que nous pourrons. Faisant tout ce qui est de nous, nous ne sommes pas obligés à davantage. Le serviteur qui n’avait qu’un talent fut blâmé et condamné du maître pour ne l’avoir pas employé.
Quand je ne suis point propre à faire l’oraison actuelle, je fais de petites réflexions pour reconnaître les choses auxquelles j’ai quelque répugnance ou aversion, et je les fais ou en esprit ou en effet, si je le puis : comme parler avec l’un, traiter d’affaires avec l’autre, auxquels je n’aurais pas d’inclination, d’aller en un lieu où je serais mortifié, et ainsi du reste. Car il faut se vaincre en toutes choses en se faisant une guerre continuelle, et j’ai souvent éprouvé que cela facilite l’exercice de l’oraison, et que Dieu nous y donne d’autant plus d’entrée que nous aurons fait plus de violence sur nous-mêmes pour nous surmonter.
(Livre VII, Chapitre 8)
Une âme qui n’entretient point en soi-même d’imperfection volontaire et qui sent des désirs efficaces de vivre de la vie de Jésus doit être fort passive à la conduite de Dieu en son oraison, et tendre à une grande simplicité par un retranchement de tout raisonnement en son entendement, et de toute multiplicité d’actes en sa volonté. Je sais bien qu’il se faut tenir dans la méditation et le bas degré d’oraison jusques à ce que Dieu nous élève à la contemplation ; mais il faut s’élever aussitôt que l’on sent que Dieu nous attire et éviter une fausse humilité qui nous empêche de suivre l’instinct et la motion du Saint-Esprit, qui souffle où il lui plaît et qui donne ses grâces aux parfaits et aux imparfaits, pour augmenter l’état des parfaits et faire sortir les imparfaits de leur état impur et terrestre.
A mon avis, le grand secret de l’oraison est de recevoir en tranquillité et en pureté l’impression des rayons du Soleil divin qui réside dans le fond de notre âme. C’est lui qui peut illuminer sans le secours de nos raisonnements, qui allume en nous le divin amour sans tourmenter notre volonté par la production d’une multitude d’actes, et fera fructifier toutes les vertus sans quasi nous en apercevoir ni savoir comment cela se fait. Que l’âme ait soin d’être nette et pure de toute imperfection, morte aux créatures et dans le désir de souffrir ; et pour l’oraison, qu’elle ne s’en mette point en peine : Dieu fera en elle tout ce qu’il faut et en une manière qui passera ses espérances et même son intelligence.
Qu’est-ce que Dieu n’opère point dans une âme qui ne veut rien faire que s’abandonner à lui et se soumettre simplement, humblement et parfaitement à sa conduite ? En ce degré d’oraison, le sujet préparé peut quelquefois servir ; quelquefois aussi Dieu en donne un autre selon son bon plaisir. Il ne faut point se laisser tirailler à l’esprit de la grâce, mais se laisser doucement attirer et s’occuper de ce qu’il communique, en soumission, tranquillité et pureté. L’on ne peut point donner des règles certaines à ceux qui sont dans cet état d’oraison, Dieu y opérant différemment selon son bon plaisir. Tout le conseil qu’on pourrait donner serait de se tenir dans la suprême indifférence à tout état de privations et de lumières, de douceur et de rigueur.
Je crois pourtant que l’on se peut servir utilement d’une manière d’oraison plus basse quand nous n’avons point d’ouverture à une plus élevée ; mais cela ne se doit faire qu’après avoir frappé plusieurs fois à la porte de la miséricorde de Dieu. Que si l’Epoux ne veut point que nous le baisions à la bouche par la contemplation, tenons-nous à ses pieds par une simple méditation.
Ce qui nous servira bien pour nous élever à la parfaite union sera d’avoir dans l’esprit plusieurs vérités universelles de la Divinité et de la sainte Humanité, comme : 1. Dieu est tout-puissant et sa bonté infinie ; 2. Il a un amour éternel pour nous, et l’œil de la divine Providence est toujours ouvert pour nous conduire ; 3. Dieu étant amour, il ne veut aussi que l’amour ; 4. Il est le centre de l’âme qui ne peut avoir de repos qu’en lui ; 5. La très sainte Trinité est le vrai modèle de la parfaite oraison, qui ne se fait que par les parfaites connaissances des Personnes Divines et par le pur amour. C’est ce qui relève la vie contemplative si hautement et qui la met dans une petite participation de la vie éternelle de Dieu en lui-même.
J’ai pris résolution de demander à Dieu la grâce que mon oraison demeure toute intellectuelle et que je ne ressente point si sensiblement les consolations célestes qui ruinent la nature. Ce sont des amorces à l’amour-propre, qui flétrissent la pureté d’oraison et diminuent l’attention contemplative, qui sera bien plus forte et plus vigoureuse quand elle sera ramassée dans la pointe de l’esprit : l’amour en deviendra plus ardent et plus continuel. C’est l’union continuelle qui est l’objet de la perfection : ce qui nous en peut détourner nous doit être extrêmement suspect, comme sont les goûts et les sentiments de la partie inférieure.
Mon âme, exposez-vous donc à Dieu simplement dans l’oraison, vous abandonnant toute à lui et recevez l’impression de lui telle qu’il lui plaira vous la donner ; ayez seulement grand soin de la pureté de la soumission et du parfait dégagement de toutes créatures, et prenez simplement ce que Dieu vous donnera. S’il ne vous donne rien, soyez contente de n’avoir rien, et demeurez paisible dans la seule union à sa sainte volonté. Quelquefois Dieu laisse une âme dans les privations et puis il l’élève à la pure union, et cela se fait tôt ou tard, selon qu’il lui plaît. Les affaires et occupations sont périlleuses si elles nous font perdre l’attention intérieure à Dieu qui est essentielle à la vie spirituelle.
(Livre VII, Chapitre 9)
Cette oraison est un simple souvenir de Dieu qui est encore plus simple qu’une pensée, n’étant qu’une réminiscence de Dieu qui est cru par la Foi nue, comme il est vu et su par la lumière de gloire dans le ciel. C’est le même objet, mais connu différemment de l’âme : cette voie est une docte ignorance. La terre est le pays des croyants et le ciel celui des voyants. Il ne faut pas savoir Dieu ni les choses divines en ce monde, mais il les faut croire.
La Foi doit être nue, sans images ni espèces, simple sans raisonnements, universelle sans considération des choses distinctes. L’opération de la volonté est conforme à celle de l’entendement, nue, simple, universelle, point sentir ni opérer des sens, mais toute spirituelle. Il y a de grands combats à souffrir dans cette voie de la part de l’esprit qui veut toujours agir et s’appuyer sur quelque créature. L’état de pure Foi lui déplaît quelquefois fortement, mais il le faut laisser mourir à toutes ses propres opérations, estimant pour cela beaucoup et recevant volontiers tout ce qui nous aide à mourir, comme les sécheresses, aridités, délaissements, qui enfin laissent l’âme dans l’exercice de la pure Foi par laquelle Dieu est connu plus hautement que par les lumières qui servent de milieu entre Dieu et l’âme ; et l’union de notre esprit par la Foi est pure et immédiate, et par conséquent plus relevée. Il faut aussi que la volonté meure à tout ce qui n’est point Dieu pour vivre uniquement en lui de son pur amour : car la vie de la volonté est la mort, et cette mort ne s’opère ordinairement et n’est réellement que dans les privations réelles et effectives.
Cette oraison est uniforme et n’est pas sujette à beaucoup de changements ni ne ruine pas le corps ; car elle est sans effort naturel, qui est plutôt contraire, puisque toutes les industries humaines ne la peuvent donner, dépendant purement de Dieu qui la communique quand il veut et à qui il lui plaît. Il est vrai que cette pure et nue contemplation de Dieu par la Foi n’est donnée que rarement et après avoir passé par plusieurs purgatoires et états pénibles ; les plus grands saints mêmes ne l’ont pas toujours eue. Au commencement, on ne l’a que comme par petits éclairs passagers ; c’est beaucoup si on la possède une demi-heure, mais il en reste toujours de grands effets dans l’âme.
Un des principaux est que cette lumière de Foi fait voir toutes choses, la vérité de nos Mystères, nos imperfections et les perfections qui nous manquent, et les vertus pratiques ; le tout fort simplement, non successivement l’une après l’autre, comme par le raisonnement qui n’aurait jamais pu arriver à produire une connaissance si nette et si universelle. Mais que le raisonnement a de peine à mourir et à ne plus vivre de faveurs et de lumières humaines et être absolument réduit dans l’obscurité ! Cependant il faut passer par là pour être disposé à l’opération divine.
Il y a divers degrés de contemplation ; mais il faut se contenter de celui que Dieu donne. Durant que nous sommes en terre, il y a toujours à purifier et partant, il faut toujours souffrir. Les trois-quarts de notre vie se passent à souffrir et porter la croix. On ne laisse pas, dans les états obscurs et crucifiés, d’être uni à Dieu fort intimement quoique l’âme ne sente pas l’union. J’aime beaucoup la voie de la pure Foi en l’oraison, par laquelle l’âme connaît Dieu autant qu’elle le peut connaître en cette vie ; il n’importe que cette voie soit obscure : elle est certaine. Je désire me défaire tant que je pourrai de la lumière de la raison. O que la pure Foi est belle !
Ce qui sert beaucoup à spiritualiser une âme, c’est de faire un continuel usage de la Foi, n’aimer rien et n’estimer rien que ce qu’elle nous fera aimer et estimer. L’homme se défait rarement de la raison, et néanmoins s’il ne s’élève au-dessus, il demeure terrestre et imparfait. La Foi est une participation de la Sagesse éternelle ; hors de sa conduite, tout [est] mensonge et folie ; c’est elle qui nous montre le vrai avec assurance : ses lumières sont obscures, mais certaines ; et leur obscurité vaut incomparablement mieux que toutes les clartés de l’esprit naturel.
De plus, pour rendre l’oraison plus intellectuelle et que la nature n’y ait point de part, il faut se divertir de certaines choses qui ont coutume de nous porter à Dieu avec sensibilité, comme la musique, la vue des belles églises, des tableaux de dévotion, de regarder le ciel, et autres choses semblables. Cela est bon au commencement et durant quelque temps, mais quand l’âme est attirée à la parfaite pureté d’oraison, il faut l’habituer à ne prendre son aliment, c’est-à-dire ses connaissances et son amour unique que de la Foi et des lumières infuses et surnaturelles. Quand l’on n’y prend pas garde, l’on ne se tient pas assez dans la passiveté et l’on va mendier la vie de l’âme des objets sensibles, Dieu voulant la lui donner lui-même par des connaissances plus épurées.
Et puis, la nature, ayant des goûts sensibles, s’y attache sans le croire, et on se retarde dans la pure union avec Dieu qui ne veut que Dieu seul et met l’âme dans un dénuement de toutes espèces sensibles et de toutes sortes de goûts. Quand néanmoins Dieu nous laisse dans la pauvreté et qu’il ne nous donne entrée d’aller à lui que par l’ordre des choses sensibles et du raisonnement, il faut humblement s’accommoder à cet état pour éviter l’inutilité ; et puis, Dieu ne voulant donner que cela, l’âme ne doit pas prétendre davantage.
Si pourtant l’âme se sentait attirée dans le délaissement et pauvreté intérieure, et à la pure souffrance intérieure, elle ne doit pas rechercher les choses sensibles pour se porter à Dieu, mais demeurer pauvre, dénuée et souffrante sur la croix intérieure tant qu’il plaît au divin Epoux l’y laisser souffrir. Cet état est amer, mais il est purifiant, et rend l’âme capable d’une plus grande union avec Dieu.
(Livre VII, Chapitre 10)
Un jour de sainte Magdelaine, il me sembla que mon oraison changea et devint plus simple, plus élevée et plus forte. Mon esprit allait connaissant Dieu non plus par lumières ou sentiments, mais par de certaines ténèbres desquelles Dieu est environné. Ces ténèbres me faisaient voir que Dieu ne peut être connu et qu’il est infiniment au-dessus de nos entendements, qui ne peuvent mieux le connaître qu’en avouant qu’il ne se peut connaître. Autrefois, les lumières et sentiments me servaient pour m’unir à Dieu, à présent elles me conduisent seulement ; mais les ténèbres les dissipent et mon âme se sentant perdue dans une profonde ignorance de Dieu, elle le connaît, ce lui semble, mieux qu’elle n’eût jamais fait ; et ensuite je n’ai aucune peine de m’occuper en Dieu de cette manière, qui, laissant des impressions plus grandes de la Divinité, augmente aussi toutes mes dispositions intérieures d’amour, de haine du péché, et autres semblables.
Il me semblait donc en ce temps que mon oraison devenait plus continuelle. Je fus fort encouragé de voir ce que dit saint Denys163, que cette ignorance est la meilleure et plus haute sagesse de Dieu. Je fais donc mon oraison en la manière susdite, y ayant facilité et comprenant bien que la connaissance que l’on a de Dieu par cette voie est plus grande que celle que les discours ou les lumières ou les sentiments nous donnent. Reconnaître qu’on ne peut rien connaître de Dieu est le connaître autant qu’il peut être connu en ce monde, sa grandeur étant infiniment au-dessus de nos intelligences. De sorte que la vraie oraison n’est que dans l’abstraction de toutes choses créées. Et afin que notre entendement vive tout à Dieu, il faut qu’il meure à tout ce qui n’est point Dieu et qu’il l’envisage par un acte de Foi dans une lumineuse obscurité.
Par cette voie, Dieu est plus connu et aimé de l’âme que par plusieurs vues et affections, lesquelles sont toutes ôtées et retranchées dans l’obscurité de ces sacrées ténèbres. L’âme se sent occupée en cette façon par-dessus toute raison, par une lumière obscure et qui surpasse les sens. Elle n’est point attachée à son objet par vues et affections sensibles, mais toutes spirituelles ; encore l’esprit n’a-t-il autre vue sinon qu’il n’en peut avoir qui lui fasse connaître la grandeur incompréhensible de Dieu. Cette occupation est douce, simple, tranquille et indépendante des sens intérieurs et extérieurs ; au contraire, l’âme a peine de leur part par mille fantômes que l’imagination lui présente, mais tout passe devant ses yeux sans néanmoins la distraire. Cette occasion laisse dans l’âme plusieurs bons effets, comme une paix et une joie profonde, une fermeté dans les bons desseins et dans les pratiques de la vertu, surtout un amour très grand pour l’anéantissement, en vue et imitation de l’ineffable anéantissement du Fils de Dieu.
Une des marques plus assurées pour discerner si on est en effet occupé de Dieu dans cette oraison de ténèbres, est de voir s’il reste en l’âme des connaissances de ses misères et de ses infidélités : car tant plus elle communique avec Dieu, tant plus elle voit les moindres choses. Par exemple, on s’aperçoit que dans une telle action on n’a pas eu une intention assez pure, mais que la nature s’y est mêlée avec la grâce ; que l’on se divertit trop aisément de la présence de Dieu ; que l’on a fait trop d’effort de nature dans l’oraison où l’on devait être plus passif ; et toutes ces connaissances qui sont données clairement à une âme, l’humilient beaucoup.
On ne saurait quasi être plus purement en Dieu que par cette oraison, y étant, par une simple vue de la Foi pure, au-dessus de tout discours et conception. En cet état, je ne connais rien de Dieu sinon que je n’en puis rien connaître : l’imbécillité de mon âme et les excès infinis de ce divin Soleil font que sa lumière m’est inaccessible. Cette Foi obscure me mène pourtant plus loin dans Dieu que toutes les conceptions que j’ai jamais pu former, et ma volonté est échauffée d’une manière admirable au milieu de ces ténèbres lumineuses. En cet état, toute mon âme est unie à Dieu très simplement et intimement ; et comme l’union est forte, l’on ne s’en sépare pour traiter avec les créatures qu’avec violence.
L’âme, qui ne sait rien de Dieu en cette disposition sinon qu’il est incompréhensible, se perd dans les ténèbres qui environnent cette infinie grandeur. Cette vue sans vue ne voit rien de distinct et particulier de Dieu, mais est une savante ignorance de ce que Dieu est en soi-même, qui laisse en l’âme de grands effets d’estime et d’amour, pénétrant beaucoup l’intérieur en lui faisant une impression très forte de la grandeur de Dieu et de ses infinies perfections. Dieu demande une grande pureté et paix intérieure à une âme dans cet état.
C’est donc une excellente manière de s’occuper en Dieu que d’anéantir toutes nos lumières et connaissances pour entrer dans les sacrées ténèbres qui environnent sa Majesté : car cette lumière inaccessible n’est qu’obscurité pour nous ; et il faut s’élever au-dessus de toutes vues et lumières, et perdre son entendement dans ces ténèbres et dans cette mort de nos propres connaissances, confesser que Dieu est au-dessus de toutes nos intelligences comme il est au-dessus de tous nos amours. Perdre ainsi notre volonté et l’anéantir dans l’impuissance de pouvoir aimer ; c’est l’aimer que d’avouer que l’on ne le peut aimer et qu’il est au-dessus de nos amours. L’âme marche de la sorte dans une perpétuelle mort et anéantissement, et ne connaît ni n’aime Dieu, ce semble, mais Dieu se connaît et s’aime en elle.
(Livre VII, Chapitre 11)
Dieu, dans la petite oraison, se découvre quelquefois à l’âme comme un soleil qui la remplit de clarté par laquelle et dans laquelle Dieu est connu, et les autres choses dont elle a besoin ou que Dieu lui veut découvrir. L’on voit bien cette clarté qui nous fait connaître Dieu, mais Dieu est inaccessible, comme la lumière du soleil naturel est bien vue et non le corps du soleil qui nous éblouit, et en sa lumière nous voyons les autres créatures du monde.
Un aveugle-né s’imagine que s’il avait les yeux ouverts et qu’il vît la lumière, il verrait le soleil, mais il reconnaîtrait par expérience que sa lumière ne lui servirait qu’à lui faire plus clairement entendre que le soleil ne se peut voir à cause de l’excès de sa clarté. De même dans les ténèbres intérieures, l’on croit que l’on connaîtrait plus Dieu si on était dans la lumière, mais la lumière ne sert qu’à faire voir qu’il ne se peut connaître. Et la connaissance de Dieu négative, ou par voie de négation, est plus grande dans la Foi éclairée que dans la Foi obscure.
Quand j’envisage Dieu dedans l’oraison, ou une de ses perfections, ou Jésus, ou l’une de ses dispositions, ou quelqu’une de ses maximes, il me semble que tous ses objets sont pleins d’une lumière particulière qui sert beaucoup à l’âme pour découvrir leur excellence. Les perfections divines, par exemple, me paraissent lumineuses et jettent dans l’entendement certains petits rayons qui les font connaître, de sorte qu’on les découvre à la faveur de leurs propres lumières. Il me semble que les vérités particulières, comme : qu’il faut fuir le mal, faire le bien, haïr le péché, embrasser la vertu, et semblables, considérées en elles-mêmes et séparément de l’entendement de Dieu, ou du cœur de Jésus, n’ont point une particulière lumière ; elles sont obscures en elles-mêmes et ne se découvrent qu’à l’aide de la lumière de la Foi, comme les corps qui sont hors du soleil ne se voient que par sa lumière.
C’est pourquoi je crois que l’âme se doit occuper à Dieu et aux vérités qu’elle regarde, dans lui ; et à Jésus et aux vérités chrétiennes comme résidentes dans son sacré Cœur. De cette sorte (sauf l’estime de la Foi, qui est toujours la plus certaine), la volonté s’embrase bien autrement en l’amour, l’adoration et la complaisance de son Dieu, et à l’imitation des divines perfections de Jésus. Cette sorte d’oraison est simple et ne tracasse point l’âme par plusieurs discours. Car la perfection et les effets extérieurs qu’elle produit se voient d’une manière simple et tout d’un coup, comme la toute-puissance de Dieu se peut voir en elle-même seulement ou avec la création du monde ; la Providence se peut voir et adorer ou en elle-même ou avec les effets admirables qu’elle fait voir dans le gouvernement du monde. En l’une et l’autre sorte, l’âme n’est point multipliée par discours, mais envisage cela d’une seule vue.
Quand on considère une vérité chrétienne, par exemple l’excellence de la pauvreté, comme séparée du sacré cœur de Jésus, l’âme se divertissant de sa vue, tombe en distraction et regarde quelque autre chose indifférente ; mais quand elle voit la pauvreté comme résidente en Jésus et qu’elle s’en divertit, elle s’occupe pour lors en Jésus. Ou bien quand elle considère une des perfections de Dieu en Dieu, elle regarde souvent Dieu au lieu de sa perfection, ainsi elle fait en l’oraison un heureux change164 ; et quand l’âme se divertit, elle est plus heureusement occupée. Notre esprit étant inconstant, il se divertit aisément de son occupation première pour en prendre une autre, mais quand il trouve un objet comme Dieu ou Jésus, il demeure arrêté dans sa distraction et se fixe d’une manière admirable. O qu’il fait bon de se divertir de la sorte ! Au lieu d’y perdre, l’on y gagne. Et que l’oubli de notre premier objet est heureux, qui est suivi du souvenir de Dieu ou de Jésus ! L’âme souvent se perd dans ces divins abîmes, au lieu de considérer les vertus chrétiennes ou les perfections divines, et, ainsi perdue, elle perd le sentiment et l’amour de tout ce qui n’est point Dieu. O heureuse perte !
Une des connaissances qui nous est la plus nécessaire, est celle de nos misères et imperfections, parce qu’elle sert à établir en nous l’humilité sans laquelle nous ne faisons rien dans la vie spirituelle. Mais on peut avoir cette connaissance de ses propres défauts en deux manières. La première, en les regardant en eux-mêmes, et s’occupant directement en leur considération : Ego vir videns paupertatem meam165. La seconde, envisageant les divines perfections dans la lumière desquelles nous découvrons nos imperfections.
La première manière ressemble à un jour d’hiver dans lequel tout est dans la froideur et on ne voit rien que stérilité : on a bien quelque lumière qui produit des sentiments bas de soi-même ; mais cette humilité nous cause souvent de l’abattement, découragement et ennui. L’autre manière ressemble à un beau jour d’été qui a plus de clarté et plus de chaleur. La vue de nos misères qui nous vient par cette voie-là, est plus avantageuse et produit une humilité plus généreuse et plus pleine de confiance ; et la vue des perfections divines, qui est la première et directe occupation de l’âme, allume un feu divin en elle qui la brûle au milieu de ses misères. Voilà pourquoi c’est un grand secret dans la vie spirituelle de regarder toutes choses en Dieu, qui est une lumière infinie, et n’en sortir jamais, puisqu’en lui on peut connaître et faire toutes choses.
Depuis qu’une âme s’est habituée à marcher par les voies de la Foi et de la pureté, elle acquiert une facilité à demeurer en Dieu si grande qu’elle sent de l’inquiétude quand elle demeure dans les créatures et reconnaît par expérience qu’elles ne sont pas son centre pour lui donner du repos, ni sa lumière pour la conduire, mais Dieu seul. L’âme de Jésus-Christ qui est notre exemplaire166, non seulement demeurait en Dieu à cause de l’union hypostatique, mais toutes ses pensées et affections étaient abîmées dans la Divinité, qui remplissait cette admirable créature de grâce, de lumière et de vérité pour l’exécution de ses décrets éternels touchant la Rédemption des hommes. Il exécutait les mystères de sa vie mortelle, mais c’était demeurant en Dieu et sans sortir de la Divinité dans laquelle il voyait tout ce qu’il lui fallait exercer dans la terre. Nous devons faire le même : puiser en Dieu toutes les lumières de notre conduite, et c’est ordinairement dedans l’oraison actuelle qu’il nous les découvre : Accedite ad eum et illuminamini167.
(Livre VII, Chapitre 12)
L’oraison passive se fait ainsi : l’on envisage Dieu en ses perfections, ou Jésus dedans ses états, ou quelque vérité chrétienne par la Foi ; et puis l’âme demeure dans un parfait repos, recevant tout doucement les impressions divines, qui la pénètrent, la convainquent, l’échauffent et l’embrasent pour toutes sortes de vertus. Et, quoiqu’elle n’en pratique pas les actes intérieurs distinctement, mais qu’elle demeure jouissante de la douceur de ses impressions, elle s’y rend fidèle dans les occasions, et s’y trouve bien disposée. Dans la méditation que nous faisons, Dieu agit avec nous, mais nous faisons quasi tout ; là où dans l’oraison passive, nous opérons avec Dieu, mais il opère quasi tout. Il ne faut pas aisément croire que l’on soit dans ces états passifs. Pour y entrer, on a besoin de grande pureté, d’une longue pratique d’oraison et de l’avis d’un bon directeur, et cependant travailler avec l’oraison ordinaire.
Une âme élevée dans l’état passif d’oraison se trouve unie à Dieu sans qu’elle ait travaillé à s’y unir, et reçoit de lui plusieurs lumières, vues, désirs et affections, comme il lui plaît les communiquer. Pour lors l’âme adhère purement à la grâce et ne se remue point pour prendre elle-même des vues, désirs ou affections : elle se contente de ce que l’Esprit, qui la tient liée, lui donne, et n’a que cet unique soin de le contenter et adhérer à son divin amour. Durant qu’elle demeure et opère conformément à ce divin état, elle ne se sert point de sa liberté naturelle pour agir, mais suit les motions divines dans l’anéantissement des propres opérations. Quand elle est bien morte et bien passive en elle-même, son état de passivité ne change point, quoique ses dispositions ordinaires changent, car elle reçoit de Dieu les ténèbres comme la lumière, les froideurs comme les ardeurs, les pauvretés comme l’abondance, demeurant ferme dans son fond à ne vouloir que Dieu et ses saintes volontés avec toute indifférence et une parfaite mort de ses propres opérations.
Dieu fait ce qu’il lui plaît en elle, d’elle et par elle ; cependant elle demeure inébranlable à ne vouloir que les effets de la volonté de Dieu par les mouvements de la grâce. Ce qui est bien à remarquer dans ces états passifs, l’âme demeure quelquefois dans la simple union ou contemplation des divines perfections, se tenant en un profond repos et comme sans agir ; et d’autres fois elle fait même des actes de ses puissances ; c’est selon qu’il plaît à Dieu la mouvoir et l’exciter, car son unique affaire est la parfaite soumission à la grâce de laquelle, tandis qu’elle ne s’écarte point quoiqu’elle agisse par le mouvement de cette grâce, elle ne sort point de l’état de passivité puisqu’elle ne se meut que parce qu’elle est mue de l’Esprit de Dieu.
Jamais une âme ne goûtera la passivité susdite si toutes ses puissances ne sont accoisées168, si elle n’est déjà avancée dans la vertu, si elle n’est établie dans une grande paix, si elle ne fait une oraison quasi continuelle, si elle n’est très pure, etc. Car quel moyen que Dieu entre en une âme si elle n’est exempte des troubles et imperfections ordinaires ? Comment entendrait-elle la voix de Dieu au milieu du bruit des créatures, si elles vivaient en elle par quelque affection ? Pour se laisser appliquer à Dieu où il veut et quand il veut, il faut être dans un état de pure attention à ses ordres, qu’il nous fait connaître intérieurement, quelquefois par des lumières dans l’esprit, et d’autres fois par des mouvements et instincts dans la volonté.
La pureté de l’âme parfaite demande qu’elle ne se regarde point, ni son intérêt, mais la seule volonté de Dieu, de sorte qu’elle ne regarde pas même le bonheur qu’elle a de servir Dieu et de faire telle ou telle chose pour sa gloire, mais elle ne regarde que la volonté de Dieu, qui veut qu’elle opère ou souffre telle chose. Son principal soin est de regarder son Dieu, s’abîmer en lui par amour sans examiner curieusement les grâces et les dons qu’elle reçoit.
Elle connaît dans la passivité de ses oraisons qu’il y a plusieurs voies d’aller à Dieu, plusieurs moyens de se consumer à son service et que l’amour fait des sacrifices des âmes en plusieurs manières. Les uns se consument dans les travaux pour le prochain, les autres dans les tourments pour la Foi par la cruauté des tyrans ; quelques-uns par les mortifications et pénitences, les autres par les ardeurs de l’amour en l’oraison. L’âme est indifférente pour être sacrifiée par l’amour en la manière que Dieu voudra et sert à sa gloire comme il lui plaît. Le seul fondement de son choix est la sainte volonté de Dieu et non point la perfection ou la beauté de l’état, s’attachant à celui où elle sait que Dieu la veut quoique moins élevé qu’un autre.
Dieu est le maître qui opère en notre âme différemment, tantôt donnant plus de lumière à notre entendement, tantôt plus d’amour à notre volonté, en sorte qu’une puissance semble absorber l’autre. Il ne faut pas que l’âme se tourmente en cet état, mais qu’elle demeure unie en la manière que Dieu la veut. C’est le grand secret de la vie d’oraison, de demeurer passif aux opérations de Dieu et n’agir pas de soi-même lorsqu’on est mû de la grâce. Souvent vous ne savez laquelle des deux puissances, l’entendement ou la volonté, est plutôt pénétrée. Dieu qui est le maître, les possède en même temps, les remplit et opère puissamment en elles sans l’industrie de la créature ; de sorte que l’on est plus tôt persuadé et gagné à Dieu que l’on ne s’en est aperçu.
L’âme qui est en cet état a deux choses à éviter avec fidélité : l’activité de son esprit humain et l’impureté de son affection. Pour le premier, notre esprit ne veut point mourir à soi-même, mais veut agir et discourir par lui-même, aimant toujours beaucoup ses propres opérations ; il y prend tant de plaisir que difficilement peut-on venir à bout sans grâce et grande fidélité de se dépouiller de soi-même en le faisant entrer dans une passivité entière pour être seulement susceptible des motions divines. L’âme attirée à cet état ne doit pas se lasser de vaincre son esprit humain. Les longues habitudes qu’il a d’agir avec liberté empêchent son anéantissement, mais la grâce nous donnera une meilleure habitude.
La seconde chose à éviter est l’impureté de l’âme ; c’est pourquoi il faut entrer dans une parfaite nudité de tout ce qui n’est point Dieu. Qu’elle ne recherche dans son intérieur et son extérieur que lui seul et son bon plaisir sans aucune vue de ses intérêts. Hélas ! L’amour que Dieu nous porte ne nous oblige-t-il point assez d’avoir de la fidélité pour lui ? Et l’amour que nous devons avoir pour notre perfection ne doit-il point nous animer à n’y épargner aucune peine ?
( Livre VII, Chapitre 13 )
Ce qui dispose beaucoup une âme à entrer dans la pure et parfaite oraison est un abandon absolu et sans réserve au bon plaisir de Dieu touchant l’oraison, se donnant à lui par pure soumission pour être occupée en la manière qu’il voudra. L’âme qui se sent attirée à dépendre de la Providence pour les sujets et la manière de son oraison, doit être toute morte pour ce regard, et recevoir avec soumission et mortification tout ce qui lui viendra de Dieu, soit qu’elle soit attirée à la contemplation ou qu’elle demeure dans le raisonnement, soit qu’elle ait facilité ou difficulté, douceur ou aridité. L’âme ainsi purement unie au bon plaisir divin et morte à tout, est très bien disposée à entrer dans l’union, non par douceur seulement, mais même au milieu des croix intérieures, dans lesquelles elle a une union crucifiée plus forte et plus agréable à Dieu que dans la douceur.
La pureté de l’oraison, selon ma lumière présente, consiste dans une simple vue de Dieu par la lumière de la Foi, sans raisonnement ou imagination. La raison et l’imagination ne laissent pas d’aider à une bonne oraison, mais non pas à la pure. Il me semble que l’âme se doit abîmer en Dieu et y demeurer en repos dans une mort de notre esprit humain. Cette demeure en Dieu se fait et par connaissance et par amour ; mais quelquefois la connaissance est plus abondante que l’amour et l’absorbe, de manière qu’il semble que l’on n’en ait point. Ce qui n’est pas car il y a toujours une secrète tendance d’amour imperceptible. Quelquefois l’amour absorbe la connaissance et est plus abondant et sensible. Tout cela comme il plaît à Dieu.
Quand il attire une âme plus haut que l’oraison ordinaire et qu’il la veut toute à lui seul, elle doit quitter tout soin pour ne s’appliquer qu’à Dieu. Les vertus et dispositions qui étaient la vie de l’âme dans un autre temps ne sont plus alors de saison : car il faut qu’elle ne vive que de la vie de Dieu, c’est-à-dire de sa seule connaissance et de son amour sans nulle vue sur soi-même. Dieu prend le soin lui-même d’une âme qui agit de la sorte et lui imprime les dispositions qui lui sont nécessaires sans qu’elle les ait prévenues. « Pense en moi et je penserai pour toi », dit Jésus-Christ à sainte Catherine169. Dans son oraison même, il lui donne des lumières pratiques qui ne durent guère et qui sont très efficaces, et qui ne la font pas sortir de la pureté d’oraison ; et puis, hors l’oraison, elle reçoit aussi des lumières pratiques pour être appliquées aux plus excellentes vertus dans les occasions.
La pure et parfaite oraison ne consiste point dans les goûts sensibles, mais dans la suprême pointe de nos esprits et de nos volontés, d’une manière toute spéciale qui ne se peut quasi exprimer. Car cette suprême région de l’âme est le temple sacré où Dieu se plaît de résider ; c’est là où il se fait voir et goûter à sa créature d’une manière toute au-dessus des sens et de toutes choses créées. L’âme, conduite par la seule Foi et attirée par ses divins parfums, va trouver Dieu en ce saint sanctuaire et converse avec lui dans une familiarité qui étonne les Anges mêmes. C’est ici où se fait la pure oraison puisqu’il n’y a rien que Dieu et l’âme sans aucune créature qui se puisse mêler dans ce saint pourparler, Dieu opérant tout ce qui se passe par lui-même, sans se servir d’images ni de discours ni de goûts sensibles. Cette suprême pointe de l’âme n’étant capable de rien de sensible, le seul pur Esprit la peut posséder, qui est Dieu, lequel lui communique ses illustrations, vues et sentiments qui lui sont nécessaires pour la pure union.
La parfaite oraison est donc une certaine manifestation expérimentale que Dieu donne de soi-même, de ses bontés et de ses douceurs. Don admirable qui ne s’accorde qu’aux âmes très pures et qui dure ordinairement assez peu de temps ! Mais la condition de cette vie ne permet pas davantage : car il faut vivre ici dans l’humilité, la patience et la croix. L’âme, retournant du milieu de ces embrassements divins, rapporte un grand amour et une haute estime de Dieu, une profonde connaissance de ses imperfections, et se trouve ainsi toute disposée d’agir et de souffrir et de pratiquer les pures vertus.
Peu de personnes arrivent à la pureté de la parfaite oraison parce que peu se rendent susceptibles des motions divines par un vide profond de leurs puissances. Pour en venir là, il faut que rien ne nous tienne à l’esprit ni au cœur. Je conçois bien que Dieu ne donne pas beaucoup de ces grandes faveurs aux âmes qui ne se mortifient pas puissamment ; il les retient dans ses divines mains, qui en sont toutes pleines car il ne trouve point de cœurs préparés pour les recevoir : faveurs dont la moindre vaut mieux que tout le monde ensemble. Ceux-là seuls le savent qui en ont l’expérience. Pour moi je n’y connais rien ; j’ai seulement ouï dire que ce sont des unions admirables, des baisers très intimes, des productions d’amour si pures que les joies du ciel ne le sont guère davantage. Ces faveurs sont très grandes, puisqu’elles élèvent l’âme dans de hautes unions et la ravissent à soi-même et à toute créature par des surprises amoureuses qu’une seule grâce éminente peut faire170.
L’on parvient à la parfaite unité avec Dieu par la parfaite nudité de toutes créatures ; et la nudité s’acquiert par une mortification continuelle et quelquefois par infusion divine. Il faut donc beaucoup prier et mourir à toutes ses inclinations et humeurs, et renoncer à tout moments à soi-même et aux créatures. Depuis que le péché originel a corrompu tout l’homme, il ne peut vivre de la grâce qu’en mourant continuellement. Quand Dieu se met de la partie et qu’il mortifie, l’âme qui veut mourir est bientôt morte : il donne des coups admirables qui sont des coups d’ami et qui crèvent les apostumes171 qui nous étaient inconnues. L’âme meurt plus en un jour, quand il s’en mêle, qu’elle ne ferait en dix ans par des mortifications ordinaires. Adorons donc cette divine et aimable main qui nous tue, et ne nous plaignons jamais que du peu de correspondance que nous apportons à ses desseins. Une grande perte de biens, d’amis, d’honneurs, de consolations, avance fort en l’âme la nudité des créatures, car, pour l’ordinaire, nous ne quittons ces attaches qu’en perdant les sujets qui nous y lient.
Au temps de l’actuelle172 oraison, l’âme ne regarde pas les effets qui s’en font en elle ; elle en serait reprise intérieurement comme d’une distraction. Pour lors son occupation est en Dieu seul et sa grâce présente ne la porte que là, la divertissant de toute autre pensée ; mais sans qu’elle y pense, Dieu laisse de puissantes impressions en elle, et des dispositions à la pratique des grandes vertus, surtout à aimer les croix et les anéantissements effectifs : c’est cela seul que l’âme doit aimer et rechercher, ne pouvant plaire uniquement à son Dieu [que] par cette voie.
( Livre VII, Chapitre 14 )
Je me suis quelquefois trouvé dans une oraison de désirs que je pourrais nommer une faim de Dieu : car ma volonté intellectuelle en était affamée et sentait un appétit de Dieu sans autre production d’actes particuliers d’amour, ou de complaisance ou de bienveillance, etc. Comme quand on a faim de la nourriture sans avoir désir de ceci ni de cela, mais seulement certaine disposition famélique. En cet état, l’âme ne fait rien que d’être affamée de son Dieu, que l’on connaît par la Foi d’une manière générale et confuse.
Cette oraison était fort intellectuelle, mon appétit naturel ne s’y mêlait que rarement, et je ne faisais ni élans ni soupirs, toute cette opération se faisant dans la partie supérieure. Il me semble que cette manière d’oraison était compatible avec quelques affaires et se conservait quoique l’âme eût des distractions en l’entendement et en l’imagination. Cette oraison me semblait très simple et toute spirituelle ; d’où vient que je ne sais comment l’âme la reçoit ni ce qu’elle y fait, sinon que je sentais une faim de Dieu qui, ce me semble, se peut encore avoir au milieu de la possession de Dieu. Telle oraison dure longtemps et ne rompt point la tête et n’est troublée que par les saillies impures de la nature : c’est pourquoi il faut être tout mort durant qu’elle continue.
J’ai eu ensuite une oraison de faim des états de Jésus-Christ, dont la possession est toute nécessaire au pur amour, et dispose infailliblement. Qui désire ce pur amour les doit aussi désirer : sans eux, l’on n’est point dans la pureté requise à cet amour. A présent donc, au lieu des craintes de la pauvreté, j’en ai des désirs ; au lieu de sentir des appréhensions de souffrir, j’en ai des inclinations.
Enfin cette oraison fait cesser les combats intérieurs, et on reçoit des assurances des états souffrants et humbles où Dieu nous veut pour vivre purement à lui et pour lui. Qu’y a-t-il de plus pur que ce qui est purement Dieu et où il n’y a rien du nôtre ? La disposition de la grâce nous porte purement à aimer la pauvreté et ce qui semble contraire à notre bien particulier, que nous négligeons et abandonnons pour entrer dans les seuls intérêts de Dieu. Une âme qui vit de la sorte vit dans la pureté de l’amour et participe aux pures vertus de Jésus-Christ.
Que de générosité il faut avoir à un cœur qui veut aimer purement ! [Il] faut qu’il retranche toutes les satisfactions naturelles pour contenter seulement Dieu. Qu’on n’espère point vivre de la vie de la grâce sans une continuelle violence et sans être attaché incessamment à la croix. J’avoue, ô bon Jésus, qu’il faut que votre grâce nous prévienne et nous accompagne continuellement : c’est elle qui nous fait ressentir cette faim sacrée des souffrances, des humiliations et des pauvretés, qui est une petite participation de celle que vous avez eue durant votre vie mortelle.
Il arrive aussi ordinairement que Dieu qui, ouvrant sa main libérale, remplit tout animal de bénédiction, prenant plaisir à rassasier la faim que lui-même a excitée dans une âme, se communique abondamment au fond de sa volonté qui se trouve toute rassasiée et pleine de Dieu. Cette plénitude de Dieu expérimentée et goûtée l’occupe avec douceur et paix. Cette disposition remplit quelquefois toutes les puissances de l’âme de sorte que l’entendement, la mémoire, la volonté, l’imagination sont toutes pleines de Dieu seul, et nulle pensée pour lors n’y peut avoir entrée, mais elles sont toutes occupées de la possession de Dieu. Quelquefois cette jouissance se retire purement dans la volonté, dont elle remplit la capacité pleinement et parfaitement, et ainsi l’oraison n’est plus qu’un sentiment de Dieu remplissant le fond du cœur et le comblant d’une grande joie.
Se faut-il étonner si la plénitude de Dieu par laquelle il est suffisant à lui-même, suffit pour contenter abondamment et surabondamment un cœur ? Ô quand il plaît à l’infinie Bonté de donner aux âmes quelque petite participation de sa plénitude, qu’elles jouissent purement et simplement de ce grand bonheur ! Elles demeurent en une grande passiveté et ne sont mues d’aucun désir, quelque saint qu’il soit, et ne peuvent faire aucuns actes, mais demeurent toutes rassasiées et toutes contentes de cette infinie plénitude.
En cet état, l’âme jouit de Dieu en Dieu dans un parfait contentement, ne goûtant que Dieu seul qui lui est tout ; le reste ne lui est plus rien ; aussi Dieu pour la remplir de lui-même en chasse toutes les créatures. Que cette oraison est rare aux âmes peu mortifiées et peu instruites dans les voies de Dieu ! Il n’y faut avoir faim d’aucune chose que de Dieu, ne jeter ses yeux que sur lui seul sans regarder même les ouvrages de sa grâce. Toutes sortes d’autres vues, quelque parfaites qu’elles soient, sont anéanties : Dieu seul occupe l’âme en paix et en amour.
Quand vous trouverez votre âme rassasiée de Dieu, rendez-vous passif en cette disposition à l’attrait de la grâce, qui, vous pénétrant, donnera à votre cœur une réplétion173 grande ; et vous connaîtrez l’incapacité des créatures pour remplir votre âme, ce qui vous fera expérimenter un dégoût général de tout ce qui n’est point Dieu. Je trouve cette disposition toute autre que celle que l’on reçoit pour l’ordinaire de l’union de Dieu, le rassasiement étant une union plus intime et plus profonde ; aussi les jouissances des plus agréables créatures semblent des charognes en comparaison de la jouissance que l’âme a dans cette disposition.
Ce rassasiement se répand aussi quelquefois sur l’homme extérieur de sorte qu’il est tout rassasié au-dedans et au-dehors ; les sens mêmes ont un goût sensible, et s’ils se veulent occuper à quelque objet sensible, leurs sentiments se trouvent tout émoussés et endormis.
Ces dispositions où Dieu me met augmentent toujours mon désir de la solitude et du mépris parfait du monde où je ne trouve que des empêchements à mon union. Et puis je reconnais que je ne suis plus bon à faire ce qu’il y faut faire, car je n’ai rien à goût que de goûter la présence de mon Bien-Aimé. Tout ce qui m’en divertit m’est une croix fort pesante, mon esprit même n’est plus capable des affaires du monde. Aussi, comme n’étant plus bon à rien, je me regarde comme un vieux meuble qui ne vaut plus qu’à brûler. Je pense que Dieu veut que je ne fasse plus rien désormais que de brûler du feu sacré de son amour, ou, comme un pauvre infirme et estropié qui ne peut plus rien faire pour gagner, que je meure de faim, c’est-à-dire que mon âme, souffrant une faim continuelle de Dieu, meure à tout ce qui n’est point Dieu.
( Livre VII, Chapitre 15 )
Notre Seigneur m’a fait la miséricorde de me donner, ce me semble, quelque intelligence et expérience de l’oraison infuse et de quelques particularités et circonstances qui la regardent. En mon oraison du matin, je me trouvais en la présence de Dieu, en silence d’admiration, de révérence et de paix. Je demeurai longtemps en cette occupation et, quoiqu’il s’élevât quelque trouble et tentation dans la partie inférieure, la supérieure néanmoins demeurait attachée à Dieu sans recevoir de préjudice en sa quiétude. Cette fermeté de paix et de tranquillité était bien autre qu’à l’ordinaire, bien plus solide et plus assurée.
Aussi je conçus que ce qui est donné de Dieu par infusion au centre de l’âme, soit lumière, soit affection, paix ou amour, est à couvert des tromperies de la nature, des tentations des démons et du bruit des créatures, car Dieu la met au fond de nos âmes par lui-même et sans l’entremise des sens. C’est pourquoi il n’est pas sujet à leurs attaques et vicissitudes, mais il demeure toujours pur et entier tant qu’il plaît à Dieu de faire son opération. Je conçus aussi fort bien que le fond de l’âme est une demeure sacrée et secrète où Dieu réside et où il se plaît de faire ses opérations indépendamment de toutes les industries propres de l’homme. Il y manifeste tantôt son être et ses perfections, tantôt ses mystères ou quelque autre vérité. Il s’y communique en mille façons et manières comme il lui plaît. Il me semble qu’avec un petit rayon de sa face, il nous fait connaître ce qu’il veut : Illuminet vultum suum super nos174.
C’est une grâce bien grande quand il se comporte ainsi avec l’âme et qu’il converse seul avec elle seule en l’intime de son cœur. Je ne m’étonne plus de ce que les saints disent qu’ils ont un cabinet intérieur où ils trouvent Dieu et jouissent de lui d’une façon merveilleuse, ni, aussi, comme les âmes d’oraison la font sans peine et quasi continuellement, car on reçoit tant et on travaille si peu qu’il ne faut pas s’étonner de sa facilité.
L’âme ainsi conduite au secret de son cœur reçoit un grand discernement des mouvements de la nature et de ceux de la grâce, non seulement de l’ordinaire, mais de l’extraordinaire : sachant bien que Dieu se coule en elle par infusion, alors elle répond à son attrait et laisse ses propres opérations pour être toute passive. Les vérités que l’on voit dans cette lumière infuse sont bien d’autres impressions que quand on les découvre par la méditation, et l’âme conçoit bien autrement les vertus, la réformation de ses mœurs, la forme d’agir et de souffrir, etc. Il lui semble qu’elle commence à se développer175 de la nature et de ses inclinations, dans lesquelles elle demeurait avec beaucoup de faiblesse, avançant peu en la perfection ; et en cet état, elle demeure plus forte, plus généreuse et plus déterminée d’aller à Dieu.
Si je ne me trompe, Dieu m’a mis dans cet état, me donnant des attraits pour m’y élever. Mais il me fait connaître en même temps qu’il faut plus de pureté et de fidélité que jamais à renoncer à soi-même et aux créatures, et à faire ce qu’il demande de nous ; plus d’humilité pour nous estimer indignes de ses grâces et pour retourner à l’oraison ordinaire quand il nous laissera souffrir les aridités, sécheresses et absences de Dieu, et les porter avec résignation lorsqu’elles arriveront. Je n’ai vu ni expérimenté qu’un petit échantillon de cette grande oraison pour me faire souhaiter de la posséder entière, et abandonner tout le reste pour jouir de ce bonheur, dont un moment vaut mieux que mille mondes. Puisque Dieu veut nous favoriser, pourquoi refuserons-nous ses miséricordes en nous tenant dans les bassesses des choses sacrées ?
Je n’ai plus de peine à comprendre comment les connaissances de plusieurs vérités sont imprimées et découvertes à une âme qui sera même des plus simples176 et qui n’aura nulle science acquise ; et comment, par la lumière qui est au-dedans de soi, elle voit les choses qui sont au-dehors et fort éloignées, ni comme elle peut connaître les perfections divines et ses propres imperfections. C’est là le cabinet de Dieu : tout le monde n’y entre pas, ni l’entrée n’en est pas toujours ouverte. Allons quelquefois frapper à la porte confidemment, mais humblement ; s’il ne nous ouvre point, demeurons fort contents et paisibles à la porte, et y pratiquons une très grande patience quoique nous y demeurions fort longtemps : le temps des visites de Dieu dépend de son bon plaisir.
Si le fond d’un cœur n’est bien pur, jamais il n’aura capacité à recevoir les infusions et les communications divines, n’y pouvant avoir d’union entre la pureté et l’impureté. Je ne fus jamais si convaincu qu’il faut tout quitter pour vaquer à Dieu seul, aimer pour cela les mépris, les souffrances et la pauvreté ; et que la grâce me demande cette fidélité, et que j’obéisse à la vocation divine à l’aveugle, crevant les yeux de mon entendement pour ne voir pas les inconvénients de la pauvreté et n’avoir pour tout appui que l’abandon à la Providence. Il y a des âmes appelées à un état d’oraison et d’union continuelle à qui Dieu prépare de grandes miséricordes, mais qui n’y correspondent pas assez, faute de bien connaître leur attrait, et pour ne se dégager pas assez des créatures et des soins des choses temporelles.
Depuis que l’âme a reçu l’impression de la Divinité dans l’oraison infuse, elle la voit et la trouve partout par un secret d’amour connu seulement à ceux qui en ont l’expérience. L’amour a des yeux merveilleusement pénétrants qui ne s’arrêtent pas à l’écorce des créatures, mais qui passent jusques à la Divinité qui y est cachée. Quand l’âme est pareillement imprimée177 de Jésus, elle le voit et trouve partout et en toutes choses : car la communication intime que Jésus fait de soi-même aux puissances intérieures de l’âme est cause qu’elles en sont occupées, de sorte qu’elles sont toutes en lui et qu’il lui semble que les créatures se convertissent toutes en Jésus, l’unique objet de son amour.
O que c’est une grande grâce que d’être bien imprimé de Jésus-Christ ! Car l’âme y est attachée totalement et ne s’en peut séparer. C’est un effet désirable de l’infusion divine qui se fait en nous sans nous, où Jésus s’écoule dans le fond de notre intérieur, occupe le centre de notre âme et même toutes nos puissances.
( Livre VII, Chapitre 16 )
Voici ce que Notre Seigneur m’a fait comprendre et expérimenter de cette manière de prier. Je sentis en mon oraison toutes mes puissances accoisées178 et remplies d’une grande paix et suavité au corps et en l’âme, qui provenait de la présence de Dieu en mon intérieur, lequel je voyais y résidant et opérant plusieurs grâces. Lorsqu’il tient l’âme endormie en quiétude, elle jouit et reçoit sans rien faire et ne sait comment elle jouit, sentant seulement en elle cette suavité et ce calme très doux ; elle s’aperçoit pourtant bien que c’est Dieu présent qui lui donne cela.
Il lui donne aussi de grandes certitudes de sa présence et des connaissances expérimentales de ce qu’il est Dieu : qu’il est bon, puissant, miséricordieux et son souverain bien et sa fin dernière. L’âme s’aperçoit bien qu’elle conçoit toutes ces choses d’une manière bien différente que quand elle en raisonnait ou en entendait discourir. Elle se voit élevée au-dessus des sens, de l’imagination et du raisonnement. Le sacré repos qu’elle reçoit de Dieu présent lui donne une vie intérieure de connaissance et d’amour toute autre, et pour ainsi dire elle goûte Dieu et ce goût lui donne des expériences de ce qu’il est. Le goût d’un rayon de miel apprend plus ce que c’est que le miel que tous les discours et raisonnements du monde. Et, de vrai, c’est le même dans un sacré repos où l’on a goûté Dieu ; vous connaissez mieux par sa bonté qu’il est notre souverain bien et notre fin dernière que par toutes sortes de raisonnements ou méditations.
L’âme qui a goûté Dieu ne peut goûter les créatures, croyant faire tort à Dieu qui veut être uniquement aimé ; et durant que l’on goûte quelque autre chose, quoique très innocemment, l’on cesse de goûter Dieu seul et c’est cette cessation d’amour que l’âme ne peut souffrir.
Dans ce sacré repos, l’âme apprend à travailler puissamment à la mortification de ses passions et la pratique des vertus, et pour le prochain quand la charité le requiert. Elle y pratique une très grande mortification quand il faut quitter cette admirable jouissance pour aller aux affaires de Dieu. L’âme qui ne jouit point de Dieu ne sait ce que c’est de souffrir et d’être mortifiée.
Dans cet état où la volonté est captive, comme dit sainte Thérèse179, l’on ne craint rien tant que de retourner à sa liberté, et en vérité je reconnais que c’est un supplice, et l’âme en a de très grandes frayeurs. Dans la douceur de cet état, elle apprend d’une manière haute et élevée d’agréer l’amertume des croix et des souffrances, de devenir indifférente à la paix ou à la guerre, à l’action ou à l’oraison ; enfin elle apprend à ne vouloir que Dieu. Elle devient véritablement engourdie pour les affaires temporelles et n’est habile qu’à cet exercice d’oraison et à goûter ce sacré repos que les lectures, prédications et conférences ne font que troubler. Elle conçoit le vrai sens de ces paroles du Cantique180 : N’éveillez pas la bien-aimée qu’elle ne le veuille, c’est-à-dire : qu’elle ne soit hors de ce sacré endormissement, qui lui est donné par la présence de Dieu. Elle jouit de ce sacré repos sans y avoir aucune attache, toute prête de n’en jouir jamais si Dieu le veut ; mais elle craint d’être infidèle, de peur que Dieu n’aille ailleurs se faire aimer et qu’il ne la laisse.
Quand vous sentez, mon âme, que Dieu opère en vous et qu’il répand ses suavités, vous donnant du lait sacré de ses divines mamelles afin que vous sachiez par expérience ses bontés et ses miséricordes, soyez fort attentive et respectueuse à son opération et ne vous découvrez pas aux créatures ; c’est pour lors son bon plaisir de vous traiter magnifiquement, n’allez pas vous répandre dans les créatures : aussi bien vous n’y trouveriez qu’indigence et pauvreté. Quand ce bienheureux moment arrive, retirez-vous dans votre intérieur et là, jouissez de la grâce qui vous est faite. Ne vous étonnez pas qu’elle est grande et que vous la recevez, car Dieu fait de vos misères un trône de ses bontés et de ses miséricordes.
Ces grâces sont si intimes que l’homme sensuel ne les connaîtra pas, il les croira des imaginations, mais il est vrai que ce sont des choses bien réelles et qui produisent dans une âme d’admirables effets. Il ne faut qu’une fois ou deux avoir goûté cet état pour être riche et recevoir en l’entendement la certitude des choses de la Foi, et dans la volonté des affections ardentes et solides pour la pratique de toutes les vertus. L’entendement qui s’aperçoit que la volonté jouit d’un si grand bien, le considère et voit qu’il ne peut provenir des créatures, mais de Dieu seul ; et ainsi il connaît plus de Dieu en un moment qu’il n’avait fait en plusieurs mois.
Ce qu’il y a de bon dans les grâces extraordinaires, c’est qu’elles sont des moyens dont Dieu se sert pour imprimer en l’âme de grandes choses, de grandes vérités, des désirs et des affections des plus grandes vertus du christianisme. Une âme est plus convaincue et plus affectionnée à souffrir les mépris, la pauvreté et donner tout à Dieu, qu’elle ne serait par mille méditations. Dieu ne laisse pas de communiquer ces effets-là par d’autres voies, comme les lectures, méditations, conférences et autres, mais il est vrai, quand il plaît à Dieu opérer tout seul dans une âme, qu’il y fait beaucoup en peu de temps.
Entre les vertus que cet état imprime, une des principales est qu’il tire et retient l’âme en Dieu, de sorte qu’elle est plus en lui qu’il n’est dans elle, l’amour qui lui est communiqué étant un poids qui la fait écouler et pencher vers le Bien-Aimé. Un grand Prince qui fait à un pauvre paysan de ses sujets qui ne l’aurait jamais vu, quelque grand et magnifique présent, donne plus de connaissance à cet homme de sa grandeur royale que s’il lui envoyait tous les orateurs de son royaume pour l’en entretenir et la lui faire connaître par de belles raisons. De même une âme connaît plus Dieu en une de ces faveurs susdites que par tous les discours que les prédicateurs lui en pourraient faire. Quand Dieu enseigne immédiatement181, il illumine davantage que quand il se sert des créatures.
Ces faveurs ne sont pas nécessaires au salut ni même à la perfection, mais elles y sont très avantageuses, car les communications les plus particulières de Dieu se font dans cet admirable repos, Dieu mettant l’âme dans cette douce quiétude pour la préparer à recevoir ses grandes grâces et leur infusion, y trouvant toujours l’âme disposée par l’union dans laquelle elle tire du sein de la Divinité une douceur qui est comme un lait fortifiant, purifiant et délectant.
Que l’âme se rende bien passive à la grâce qui l’appelle à cet état ; y étant, qu’elle demeure unie en paix avec son Dieu et que, sans se mettre en soin d’autres dispositions, elle se serve de la seule union pour agir et pour souffrir, et pour tout exercice intérieur, car c’est un des plus excellents, puisque c’est un exercice de charité éminente. En toutes actions comme parler, manger, visiter, etc., le plus ordinaire exercice intérieur, c’est cette paix dans l’union avec Dieu, où l’âme n’agit pas tant comme elle souffre l’opération divine. Dans l’oraison même, je remarque que l’âme est prévenue182 de cette union, paix et repos, et Dieu lui donne là seulement ce qu’il plaît à sa miséricorde de lui communiquer, soit vues ou sentiments de ses divines perfections, ou des mystères de Jésus-Christ.
Quand l’âme n’est pas dans cette quiétude, tout ce qu’elle fait dans son opération n’est pas pour y arriver et attirer cette grâce sur elle. Si elle vient, il la faut recevoir et, si elle ne vient pas, patienter et s’y préparer par l’exercice de mortification et pureté de vertu autant que Dieu nous en fera la grâce. Quand elle nous manquera, il ne faut jamais s’en étonner, mais demeurer en paix dans l’exercice intérieur tel que nous le pourrons avoir.
Ayant été dans cette oraison de quiétude durant plusieurs jours, elle me fut ôtée, ce me semble, pour avoir un peu contesté avec quelqu’un de mes amis que je voulais persuader de prévenir quelqu’autre d’une charitable courtoisie. O Dieu, que la grâce est délicate ! Et les plus grandes le sont davantage. Que j’apprends de choses de cette soustraction ! Que la créature est chétive ! Combien elle est impuissante de retenir les grâces de Dieu ! Et, partant, qu’il est vrai que ce soit de pures grâces ! De là, j’appris d’aimer la pure vertu et la bonne mortification.
( Livre VII, Chapitre 17 )
A peine peut-on expliquer les secrets admirables de cette disposition de l’âme dans cette oraison, sinon qu’on la peut appeler l’oraison d’unité d’amour, parce que la volonté ne sent point d’autre amour en elle que le même que Dieu a pour soi-même183.
Un seul amour lui semble suffisant pour Dieu et pour l’âme aimante, étant assez qu’elle adhère à une très grande simplicité et unité à cet unique amour que Dieu a pour ses beautés et pour ses bontés infinies. L’amour particulier de l’âme s’abîme comme une goutte d’eau dans cet océan infini d’amour par une union si intime que cela ne se peut expliquer ; et, en se perdant ainsi, il se trouve infiniment plus parfait, comme une petite étincelle de feu s’abîmant dans une grande fournaise brûle avec une ardeur toute autre qu’elle ne ferait pas par elle seule. Elle n’est pas aimante, ce lui semble, mais Dieu est s’aimant en elle ; et en cette manière la volonté humaine est tellement imprimée des qualités de l’amour divin qu’elle n’a point d’autres sentiments ni dispositions intérieures que celles que Dieu a pour soi-même. Comme elle aime Dieu en la façon dont il s’aime, elle hait le péché en la manière que Dieu le hait ; Dieu ne pouvant goûter que ce qui est Dieu, l’âme fait le même car elle ne repose qu’en Dieu seul.
En cet état d’oraison, on reçoit des lumières fort simples qui découvrent l’admirable sagesse de Dieu dans le procédé qu’il a tenu pour la Rédemption des hommes en la vie et en la mort de son Fils, si pleine d’abjection et de souffrances. Dieu, s’aimant soi-même, ne peut pas qu’il n’aime les croix, puisqu’elles satisfont à sa justice, et l’âme pareillement ne peut cesser de vouloir souffrir puisqu’elle est dans l’unité d’amour avec Dieu : car l’unité d’amour élève l’âme au-dessus de la nature. Et, comme l’âme de Jésus, toute abîmée dans l’amour de son Père, se réjouissait des excès de ses souffrances et de ses humiliations, de même l’âme, dans l’unité de cet amour, agrée les choses qui lui sont contraires et qui la détruisent. La mort, les douleurs, les mépris, les mortifications, sont aimables dans l’unité d’amour : hors de cela, ce n’est qu’un enfer pour la créature.
Cette unité d’amour me contraint si puissamment d’aimer en souffrant que je ne fais point différence entre croix et amour ; et je vois si clairement que tous les conseils de Jésus-Christ, particulièrement celui de la pauvreté, servent admirablement à la pureté d’amour, que je suis convaincu que je dois entrer dans sa pratique avec joie, nonobstant les aversions de la nature. Être pauvre de toutes choses et avoir un peu du pur amour, c’est être infiniment riche. Posséder toutes choses et n’avoir point du pur amour, c’est être infiniment pauvre.
J’ai au fond de moi un consentement tacite d’amour que Dieu fasse de moi tout ce qu’il lui plaira, qui me donne, ce me semble, un grand abandon à la divine Providence et qui me retranche de tout soin et inquiétude pour ma perfection. Je veux ce que Dieu veut et rien plus. Il faut pacifier tous les mouvements de mon âme, non seulement les mauvais, mais les bons, car le calme y doit être grand et la paix profonde ; autrement, nous n’y jouirons pas de l’union divine.
Quand Dieu a dessein de communiquer le pur amour, il prépare l’âme à la réception de cette grande faveur par de pesantes croix, des souffrances et des abjections qui la rendent le rebut du monde. Qui connaît les richesses du pur amour, connaît celles de la croix car elles sont inséparables. Qui ne veut rien souffrir, ne veut point entrer dans la pureté d’amour, mais demeure comme un paralytique gisant sur le fumier de son amour naturel. Notre Seigneur dit dans l’Evangile que, quand il sera exalté, il attirera tout le monde à lui. Il promettait qu’étant élevé en croix il donnerait le désir de l’imiter en ses souffrances pour l’imiter aussi dans la pureté d’amour vers son Père, ce qui ne se peut faire si l’on n’est élevé au-dessus de soi-même.
Mon oraison donc consiste à m’unir continuellement et très intimement à l’unique amour dont Dieu s’aime, et mon âme n’a point d’attrait à autre chose. En cet amour, il lui semble qu’elle trouve la pratique de toutes les autres vertus d’une manière bien plus excellente que dans elles-mêmes. Je connais une âme qui, en sa pratique d’aimer, ressemble au cœur qui n’est jamais plus inquiété que quand il n’a pas la liberté de ses mouvements, ni plus en repos et tranquille que quand il se peut mouvoir ; de même quand les affaires et nécessités du corps empêchent les mouvements de son amour, elle est dans la souffrances et l’inquiétude, et lorsqu’elle est débarrassée, elle jouit d’un parfait repos184. Je remarque pourtant que son inquiétude est toute pleine d’amour car la souffrance qu’elle a de ne pouvoir aimer avec liberté est un amour très pur et très fort ; de sorte qu’elle demeure très soumise et indifférente à tous états puisqu’elle y peut aimer purement, y demeurant par union au bon plaisir de Dieu.
J’éprouve bien que l’amour est un poids qui fait continuellement pencher l’âme vers l’objet aimé, ma volonté étant continuellement tournée vers son Dieu sans autre mouvement que d’une certaine pente et inclination, pleine d’amour et de suavité. Il me semble que mon entendement n’aide point ma volonté en cet état par aucune vue, car je la trouve toute embrasée et toute tournée vers son divin Objet sans aucune vue précédente. Il me paraît que le divin amour lui donne immédiatement par lui-même des touches si secrètes et si intimes que cela la met en une très parfaite union. Je ne trouve rien qui explique mieux ceci que l’aiguille touchée de l’aimant qui se tourne continuellement et imperceptiblement vers le pôle et est dans des inquiétudes tant qu’elle ne le regarde pas fixement. Mon âme fait de même, et touchée, je ne sais pas comment, du divin amour, elle n’a point de repos que quand elle est convertie vers lui et séparée de toutes les créatures ; elle va doucement, s’élevant vers ce divin centre, sans aucun effort pourtant, se sentant seulement attirée doucement à la parfaite union.
Mon entendement en cet état vient bien voir ce qui se passe dans la volonté, mais il n’y contribue rien, ce me semble, à produire cette tendance amoureuse, non qu’il ne lui présente quelquefois quelque vérité qui lui donne des redoublements d’amour très simples et tranquilles ; mais la volonté185 est unie sans cela. J’admire qu’à mon réveil et au sortir de la conversation des personnes qui me visitent, je trouve toujours ma volonté tournée vers son divin Objet, et ne sais comment cette inclination amoureuse s’est entretenue et conservée. J’éprouve qu’en cet état mon âme se trouve disposée à la pratique de toutes sortes de vertus quoiqu’elle n’en fasse aucune résolution particulière. Elle sort de cette oraison toute passionnée pour la parfaite mortification et pour une entière séparation de tout ce qui n’est point Dieu ; aussi s’aperçoit-elle bien qu’elle ne peut subsister dans ce bienheureux état qu’attachée continuellement à la croix de Jésus-Christ dont elle devient amoureuse de plus en plus.
J’entre dans cette oraison sans autre préparation que celle de la pureté du cœur, ou plutôt je m’y trouve : car Dieu aime l’âme et la prévient auparavant qu’elle s’en aperçoive. Je m’y conserve et y subsiste, ce me semble, sans aucune industrie, pourvu que mon cœur soit fort aimant la parfaite pureté et qu’il demeure fidèlement séparé de toutes les créatures. Il me semble que Notre Seigneur me fait cette miséricorde dont vous m’aiderez à le remercier et prierez sa Bonté de me donner la grâce que mes infidélités ne m’éloignent point de cet état.
( Livre VII, Chapitre 18 )
On n’arrive jamais à l’état heureux du silence intérieur où se font les plus secrètes et divines communications de l’âme avec Dieu, que l’on ne passe par trois voies, où l’on éprouve beaucoup d’amertume. La première est la mort des sens extérieurs qui soit telle que tous les objets sensibles soient tournés à dégoût pour l’âme et lui soient des croix ; car durant qu’elle s’amuse encore aux plaisirs des sens, elle n’avancera jamais pour s’élever à Dieu. Chacun éprouve les détroits où il faut passer pour arriver à cette mortification générale de tout ce qui est sensible, et la plupart se laissent vaincre dès ces premiers pas et en demeurent là.
Une seconde voie par où il faut passer est l’anéantissement de toutes les vues et sentiments des sens intérieurs, où il y a bien encore d’autres difficultés à vaincre, et telles que, si Dieu, qui conduit les âmes par ces divins sentiers186, ne les soutenait souvent et ne ménageait leur mort intérieure par des ressorts fort secrets de sa grâce, elles perdraient souvent courage dans leur entreprise.
La troisième voie est encore plus laborieuse, car il faut faire mourir les opérations des facultés même spirituelles : la mémoire, l’entendement et la volonté ; c’est ce qui est de plus difficile. L’âme est longtemps à comprendre que cela se doive et plus longtemps à en venir à bout ; et si Dieu ne retirait à l’âme tous les appâts et tous les appuis qu’elle tire de ses propres lumières et des affections de la volonté, elle ne s’en déprendrait jamais. Il vient en cet état mille tentations : que l’on perd le temps, que c’est une pure oisiveté : souvent on est tourmenté de la part même des directeurs qui, n’ayant point passé par cette voie, ne la peuvent comprendre, ni moins l’approuver. Bienheureuse l’âme qui en rencontre un qui la fortifie et l’encourage dans les difficultés de ce passage ! Autrement, elle n’arrivera pas à ce sacré silence si ce n’est par une grâce bien extraordinaire.
Une âme, donc, ainsi dénuée et comme toute anéantie, entre dans ce sacré silence dont les commencements sont un peu pénibles, bien que mêlés de suavité, par une certaine expérience de la présence de Dieu en l’âme, laquelle, élevée au-dessus des sens et de la raison pour n’envisager Dieu que par une simple lumière de la Foi, est conduite à une autre lumière qui semble mitoyenne entre la lumière de la Foi et celle de la gloire : elle a quelque chose de la certitude de la Foi, elle a aussi quelque chose de la clarté de la gloire, non qu’elle soit en effet ni l’une ni l’autre, mais elle a quelque ressemblance.
Les effets que Dieu produit dans l’âme en cet état de silence intérieur, sont admirables, car il agit en elle comme un peintre sur une toile préparée pour son usage où il met divers traits de son pinceau ainsi qu’il lui plaît.
1. D’abord il semble que Dieu fait un silence dans toutes les puissances qu’il tient liées et obscurcies, mais en disposition de tout ce qu’il voudra d’elle : l’esprit se remue un peu pour voir ce que l’on veut faire, mais il est rebuté et obscurci ; on le simplifie, on le captive de tous côtés, et il n’a rien sur quoi s’appuyer, de sorte qu’il demeure en Dieu comme tout perdu et anéanti ; si Dieu opère, il se fait quelque chose, sinon il repose en lui en patience et humilité.
2. D’autres fois, Dieu se manifeste, mais comme retiré en lui-même et l’âme le connaît présent et est en respect, comme un valet devant son maître.
3. D’autres fois, on désapproprie l’âme de tout et on la met dans le néant de toute opération où elle jouit d’un grand repos et quiétude, ne voulant ni s’appliquant à rien en particulier, mais se tenant prête et en disposition de tout ce qu’il plaira à Dieu lui manifester, et c’est, ce me semble, la disposition la plus ordinaire de l’âme dans l’état du silence intérieur.
4. D’autres fois, elle sent une plénitude de Dieu qui semble la posséder toute, et même quelquefois les sens y participent par des goûts et suavités qui leur sont communiqués ; et l’âme est dans un grand dégagement de tout et dans un esprit continuel de sacrifice.
5. D’autres fois, elle se trouve toute captive du saint amour qui, lui faisant goûter la douceur de son souverain bien, lui fait trouver le reste fade et amer, pour excellent qu’il paraisse.
L’entendement n’use point ici de son raisonnement ni de ses propres lumières, mais Dieu lui donne certaines manifestations promptes et subites qui font aussi en l’âme des changements si soudains qu’elle n’a pas le loisir de s’en apercevoir sinon après qu’ils sont faits. Autrefois, quand l’âme est en doute ou agitée de quelque dérèglement ou bien abattue par sa propre faiblesse, il semble que Dieu se manifeste à elle pour l’accoiser, l’instruire, la relever et la secourir selon son besoin. L’âme en cet état n’a rien à faire que de se tenir fort passive à tout ce qu’il plaira à Dieu lui communiquer, soit opération soit repos ; demeurer simple, humble, fidèle à ses obligations, et surtout éviter la dissipation des sens, l’égarement d’esprit en des pensées vaines et l’empressement intérieur ou extérieur dedans ses opérations.
Le rien est disposé à tout ce que Dieu voudra, ne désire rien, ne fait élection de rien, il ne refuse aussi rien ; Dieu y agit comme bon lui semble et il est tout soumis à l’opération divine. Voilà l’état où doit être une âme au respect de Dieu, mais elle n’en vient pas là sans de grands combats, des morts continuelles et longues souffrances. Il est vrai que la jouissance de Dieu vaudrait bien qu’on endurât toutes les croix du monde jusques à la fin des siècles.
En cet état de silence intérieur, on ne peut point donner de lois d’exercice, ni l’âme n’en peut prendre aucun, mais elle doit attendre ce qui lui est donné de Dieu en toute simplicité, sa règle et sa méthode étant de n’en point avoir. Tantôt elle souffre et tantôt elle agit, d’une façon ou d’une autre, selon qu’il plaît à Dieu lui en donner les impressions.
( Livre VII, Chapitre 19 )
Le jour de saint Alexis, notre Seigneur me donna l’intelligence de l’état d’oraison, où je dois à présent demeurer invariable, par le conseil des serviteurs de Dieu, quoi que m’en dise la raison qui n’y comprend rien.
Mon oraison donc est un vide de toutes créatures où l’âme ne fait rien, ce lui semble, que d’entrer dans une particulière possession de Dieu qui fait en elle ce qui lui plaît sans qu’elle le sache ni qu’elle en ait le discernement. Avant que d’être établi en cet état, il y a bien à souffrir de la part de l’imagination et de l’esprit humain qui vont continuellement proposant leurs images, espèces, lumières et sentiments, à cause de la longue habitude qu’ils avaient de le faire. L’âme doit être fidèle à demeurer dans le vide de tout cela, se rendant très passive et laissant écouler toutes les choses susdites. Les livres mêmes et les bonnes lectures en cet état sont nuisibles car cela appuie la manière ordinaire d’opérer et fortifie l’ancienne béatitude, de sorte que l’âme qui a goûté de certaine passivité, ne peut plus pour l’ordinaire s’en servir. Il ne faut point dire que c’est tenter Dieu car quand il veut que l’âme traite avec lui en cette manière et que la disposition de l’âme le requiert, c’est fidélité d’y acquiescer. Il faut distinguer les temps et toutes choses s’accommodent.
Dans le vide dont je parle, il y a plusieurs degrés. Le premier évacue l’âme de tout le raisonnement et des affections procurées par la méditation, pour donner lieu à une plus noble connaissance qui lui est donnée de Dieu. Le second évacue cette connaissance et ne souffre que les motions de Dieu particulières et distinctes. Le troisième, à notre façon de concevoir, est une pure et générale connaissance de Dieu par la Foi. Il faut que l’âme entre dans ces différentes dispositions selon qu’il plaira à Dieu l’y conduire et qu’elle y demeure en parfaite nudité, n’ayant liaison qu’à lui seul et à son bon plaisir.
Il ne faut pas s’étonner des difficultés qu’on rencontre en la pratique, mais il faut s’y préparer et porter la croix qui est imposée à ceux qui sont appelés à cet état, lesquels doivent perdre leurs âmes pour les retrouver en Dieu187. Les doutes, qu’on ne fait rien, sont trop fréquents, car, encore bien que souvent dans l’oraison l’âme ait des assurances qu’elle va bien, cela lui est souvent caché, et l’esprit humain, qui ne voit goutte à ceci, entre dans de grandes craintes. Quand l’âme ne ferait que s’évacuer de toutes choses et de soi-même, non par activité m ar passiveté, elle ne serait pas oisive, car elle se dispose à recevoir l’opération extraordinaire et surnaturelle de Dieu qui est empêchée en l’âme par ses propres opérations. Il faut que l’esprit humain meure avant que de ressusciter à une vie nouvelle.
L’âme commence (s’il y a commencement à cette oraison passive où il n’y a ni méthode ni précepte) par un regard ou vue de Dieu en soi, confuse et générale ; et puis elle reçoit ce qui lui est donné, ou demeure en souffrance en toute nudité, ne voulant rien que souffrir188 et étant dégagée de tout le reste puisque tel est le bon plaisir de Dieu en elle pour ce temps-là. L’âme ne peut rendre compte de ce qui se passe en elle en cet état de passivité ; Dieu opère en elle et par elle sans qu’elle le sache : elle a pourtant une vue obscure qu’en son fond elle est bien, et qu’elle est à Dieu et cela lui suffit.
Dans les états de peine que l’âme porte en cette voie, elle est fortifiée de Dieu sans qu’elle le connaisse : elle craint tout et néanmoins il n’y a rien à craindre pour elle puisqu’elle est plus dans la protection de Dieu que jamais : car une âme ainsi passive et abandonnée est dans la singulière Providence de Dieu qui lui cache cela et la laisse dans les peines et dans les craintes fâcheuses de son état et quelquefois de son salut. Il n’est pas expédient que l’âme aperçoive l’ouvrage de Dieu en elle, car elle le gâterait par ses réflexions et ses complaisances. Sa malignité est si grande que tout se salit entre ses mains : c’est ce qui fait que Dieu lui cache souvent tout.
Personne n’entendra l’oraison passive qu’il n’en ait eu l’expérience. C’est folie de la communiquer auparavant que Dieu la donne, et d’en disputer contre ceux qui n’en ont point d’expérience.
Dieu en cet état d’oraison prend bien une autre possession d’une âme que dans l’oraison active. C’est lui qui opère ses miséricordes comme il lui plaît, et l’âme est recevante l’opération divine à laquelle elle coopère d’une façon très pure et spirituelle. Elle n’est pas oisive : au contraire, elle agit avec une activité épurée de la manière ordinaire d’agir et néanmoins très réelle. Les bienheureux sont parfaitement passifs et aussi très actifs puisque leurs puissances sont dans une action très sublime. Tant plus l’oraison est du pur Esprit, plus elle paraît passive au regard de nous qui ne comprenons les choses spirituelles que par les sens.
L’âme qui est en cet état, expérimente quasi toujours l’impression divine, non seulement en l’oraison mais en beaucoup d’autres choses dont elle a le discernement par cette lumière, d’où vient que spiritualis homo judicat omnia189. Dieu en use diversement avec cette âme : quelquefois il lui donne son amour et sa lumière immédiatement, sans aucune disposition précédente ; quelquefois par la vue d’une image, par le souvenir d’un passage de l’Ecriture qu’on aura autrefois lu ; quelquefois par un sermon, une conférence, etc., mais c’est toujours Dieu qui infond190 les lumières et les sentiments, la chose extérieure n’ayant servi que d’instrument à sa grâce.
En ce temps, je compris qu’une âme établie en Dieu par la foi et par l’amour y est d’une façon très simple et très nue, ne pouvant ni raisonner ni faire d’actes en aucune façon, mais demeurer en Dieu simplement et s’occuper en lui, de lui-même, de ses divines perfections, de Jésus et de ses états ou du sujet qui lui est donné dans l’oraison. A l’extérieur, elle agit en Dieu.
Je ne pouvais comprendre ceci auparavant que d’avoir la lumière ; à présent toute autre oraison précédante celle-ci me paraît un tracas. Qu’est-ce que l’âme prétend par les pensées, les vues, les affections, les sentiments, sinon d’aller à Dieu ? Mais quand elle y est, elle ne peut avoir toutes ces choses, elle n’a simplement qu’à reposer en Dieu, et vivre de Dieu en Dieu même : voilà toute son affaire. Et tous les Sacrements, principalement celui de l’Eucharistie, ne lui servent qu’à s’établir, s’affermir, s’enfoncer dans Dieu davantage. Les divins Sacrements élèvent les âmes à Dieu lorsqu’elles en sont encore éloignées ; mais celles qui sont dans l’union, ils les y maintiennent et les y plongent de plus en plus.
Que l’âme se défait rarement de toute opération propre ! Et cependant cela la fait sortir de Dieu. Elle en sort pour y rentrer et elle n’avait qu’à y demeurer. Je remarque qu’à mon réveil, mon âme envisage Jésus-Christ, dans lequel elle se repose quelque temps, et par lequel elle se sent attirée à la contemplation de la divine essence en pureté de foi. Cette idée divine de Jésus-Christ fait éclipser toutes images des créatures, et puis elle s’éclipse insensiblement elle-même, laissant l’âme dans la connaissance générale, confuse et amoureuse de Dieu ; et puis elle ne s’aperçoit plus de ce qui s’opère en elle, Dieu étant, en ce commencement, environné de ténèbres dans lesquelles les lumières et vues de l’esprit humain sont anéanties.
J’étais aussi entré dans un vide de toute action intérieure, excepté celles que Dieu demande de moi clairement. Les entretiens spirituels, les actions de charité, les visites des pauvres, se mêler de beaucoup de pareilles choses, emportent le temps de la contemplation qui est mon premier et principal devoir. Et comme mon âme doit servir Dieu dans le vide de toutes les créatures, aussi doit-elle se dégager de beaucoup de bonnes occupations et se réserver avec la Magdelaine le loisir et le repos en l’oraison. Et parce que la solitude extérieure et l’éloignement de toute conversation favorisent cette manière de vie, il la faut posséder le plus que l’on pourra et demeurer au désert, avec estime néanmoins des autres exercices de la vie active qui sont excellents dans l’ordre de la volonté de Dieu.
Il faut en effet se débander un peu l’esprit et se divertir par des promenades et des occupations extérieures. Les solitaires que j’ai connus en usent de la sorte : la santé du corps s’en réserve mieux, et la liberté de l’esprit. J’ai bien connu qu’il y a beaucoup d’amusements dans ma vie et que j’en dois mener une plus retirée et solitaire ; autrement je ne serais pas fidèle à la grâce de ma vocation et ne contenterais pas Dieu comme il le désire. Je dois me défaire de toutes affaires et ne dois pas même donner mes conseils. Si je ne prends garde à moi, le diable m’attrapera à cela et me fera différer pour mon dépouillement.
( Livre VII, Chapitre 20 et dernier )
Ceux qui pratiquent l’oraison savent par expérience que Dieu s’unit à l’âme en différentes manières, toutes très intimes, très pures et très douces. Quelquefois et très souvent, par les attraits très suaves de sa bonté et miséricorde, cette union est fort agréable car elle se fait dans ses jouissances qui font trouver à l’âme le Paradis dans la terre. Quelquefois Dieu s’unit à l’âme par les rigueurs de sa justice, lorsqu’elle est dans les croix intérieures et extérieures et qu’il n’y a quasi plus que la suprême partie de la volonté qui est unie et liée à Dieu juste, d’une manière à la vérité rude, mais très pure, l’âme ne pouvant en cet état [n’]aimer que Dieu tout purement puisqu’il ne descend en elle qu’avec un équipage de rigueur. O qu’une simple union, qu’un acquiescement au bon plaisir de Dieu est alors pur et parfait !
Quelquefois Dieu s’unit à l’âme par le moyen de sa sainteté et de sa bonté, puissances et autres perfections ; et afin que toutes ces unions soient pures, il suffit que l’âme se rende entièrement passive à toutes les opérations de Dieu en elle, qu’elle reçoive doux, amer, rigoureux ou consolant, avec respect et amour.
Il faut remarquer que pour vivre de cette vie divine, il n’est pas nécessaire de ne pas sentir des rébellions des sens et de la nature : il suffit que, par la partie supérieure, nous demeurions fermes en cet état, où la seule grâce peut élever et où l’on ne peut subsister que par une mort continuelle à toutes créatures. L’on ne peut donc continuer en cet état sans avoir un grand amour de la croix. Il faut que celui qui veut vivre de cette sorte se résolve de souffrir continuellement.
Tout le commerce intérieur entre Dieu et l’âme se fait particulièrement en la volonté ; l’entendement en est aussi capable, mais la volonté reçoit en soi les plus intimes, les plus pures et parfaites communications ; aussi est-elle plus propre à cela. L’entendement en cet exil est sujet à beaucoup d’illusions, mais la volonté est plus assurée dans ses voies, et le diable ne peut contrefaire ce qui se passe en elle au regard du pur amour. L’âme qui a senti par expérience les effets de ce pur amour ne peut être facilement trompée ; de là vient que la pureté de la volonté est la principale disposition pour l’oraison d’union, soit qu’elle soit ordinaire ou extraordinaire, c’est-à-dire que Dieu la prévient de ses attraits puissants. Cette pureté est tout à fait nécessaire, Dieu ne se plaisant d’opérer et de faire des merveilles que dans la pureté. Cette pureté gît à ne vouloir que Dieu et son bon plaisir, et être mort à tout le reste, se contentant de tout ce qu’il plaît à Dieu donner à l’âme de grâce et de vertu dans ses oraisons et dans sa vie.
Dieu trouvant une âme ainsi pure, surtout dans sa volonté, réside en son fond où il exerce ses divines opérations, la mettant dans de différents états selon les différents desseins qu’il a sur elle. Tantôt il se plaît de la consumer d’amour, et, pour cet effet, il lui manifeste ses perfections ; tantôt il la crucifie et exerce sur elle sa justice ; tantôt il se cache afin de la purifier davantage et la fait mourir à tout ce qui n’est point Dieu ; tantôt il lui donne des avis pour sa perfection, tantôt après quelque imperfection il lui donne des reproches intérieurs ; tantôt il éclaire son entendement, puis il enflamme sa volonté ; enfin, l’âme hors du bruit des créatures reconnaît toujours que son divin Epoux opère quelque chose en elle à quoi elle se doit rendre purement passive et adhérer en toute simplicité, en la pure pointe de son esprit, à tous les desseins du divin Epoux.
Elle est retirée dans ce secret cabinet de son cœur et élevée au-dessus d’elle-même et de toutes les créatures. Là elle ne se sépare point de son divin Epoux ; s’il lui envoie des peines, elle ne s’en occupe pas, mais de son divin amour ; enfin c’est là où il la caresse, là où il l’enrichit de plusieurs dons, et c’est là aussi où l’âme emploie toutes ses puissances intellectuelles pour l’aimer et glorifier. C’est là sa demeure ordinaire d’où elle ne descend dans la partie inférieure que par pure nécessité, étant retenue par les caresses de son divin Epoux dont elle jouit et auquel elle adhère par la foi toute pure sans s’arrêter plus ni à l’imagination ni à toutes les images et fantômes, son oraison devenant toute intellectuelle.
Je m’imagine qu’une maîtresse de maison, qui aurait le Roi et la Reine dans son cabinet qui voudraient lui parler en secret et cœur à cœur, n’aurait garde de s’appliquer à autre chose et ne voudrait pas les quitter pour aller à la cuisine laver les écuelles. O Dieu, quelle incivilité, quelle infidélité serait-ce à une âme qui a l’honneur d’avoir la majesté de Dieu dans le cabinet de son cœur, qui se plaît de s’y manifester, et qui se choisit même quelques âmes qu’il veut être auprès de lui pour leur parler et pour recevoir d’elles des complaisances et non d’autres services extérieurs ! Si ces âmes si favorisées (au moins leur partie supérieure) quittent Dieu pour s’en aller avec les sens extérieurs parmi les affaires temporelles, qui ne regardent que le corps, qui est comme remuer les ustensiles de la cuisine, méprisant pour ce négoce si abject la présence du Roi, quelle ingratitude serait-ce, et quelle infidélité !
O mon âme, soyez fidèle, vous êtes trop favorisée de Dieu pour ne vous donner pas uniquement à lui. Quittons tout, abandonnons le temporel : le prenne qui voudra. Ne craignons pas que rien nous manque si nous possédons Dieu. Si sa Providence nous donne si abondamment les grandes faveurs de ses divines caresses, ne nous défions pas qu’elle nous laisse manquer des moindres choses qui regardent le corps, qui ne sont rien en comparaison.
Vacquons à l’oraison et ne l’abandonnons jamais, ce doit être notre seule et unique affaire.
Autre disciple de Jean-Chrysostome de Saint-Lô, laïc membre du Tiers Ordre, Jean Aumont vécut dans le monde : il possédait peut-être un petit vignoble à Montmorency 191. Il fut en relation assez étroite avec Catherine de Bar : le « bon frère Jean » aurait été envoyé en exil en 1646 par suite de son ardeur à propager les maximes de Jean-Chrysostome mort la même année (ceci laisse entrevoir des tensions fortes entre ces mystiques et leur entourage). Il est « tellement rempli de la divine grâce à présent, qu’il a perdu tout autre désir. Il se laisse consommer » dit-elle. Il rencontrera de nouveau Catherine à Caen en 1648 et à Paris en 1654.
Il nous a laissé un livre atypique 192, beau, original et savoureux, dont les illustrations (de même que les images publiées par Querdu Le Gall 193) ont fait la joie de Bremond lorsque celui-ci présenta « le vigneron de Montmorency et l’école de l’oraison cordiale ». Dans L’Agneau occis dans nos cœurs (1660) l’auteur est parfois trop abondant et imaginatif et son style est rocailleux 194. Mais il recèle de grandes beautés et témoigne d’une « intelligence extrêmement vive, pénétrante et limpide au didactisme le plus subtil 195. »
Cet homme apparemment si simple avait atteint les profondeurs de la vie en Dieu : il nous transmet son élan qui fait fi de tous les obstacles. L’ouvrage rare n’ayant jamais été réédité et reflétant avec originalité de suggestives représentations propres à l’ancienne astrologie médiévale, nous en livrons ici d’assez longs extraits. Tout d’abord une vive analogie imagée : *
Mais dites-moi de grâce si quelqu’un enfermé en votre cave, et frappant à la porte pour se faire ouvrir, vous alliez cependant au plus haut et dernier étage la maison demander qui est là : vous n’auriez sans doute aucune bonne réponse, car la grande distance du grenier à la cave ne permettrait pas que votre ‘Qui va là ?’ fût entendu. Mais peut-être que cette personne-là n’ayant pas encore bien appris tous les lieux et endroits de la maison pourrait bien être excusée d’aller répondre au grenier quand on frappe à la porte de la cave, et ignorant principalement ces bas étages et lieux souterrains : c’est pourtant d’ordinaire où l’on a de coutume de loger le meilleur et le plus excellent vin ; mais assez souvent l’on se contente d’y envoyer la servante sans se donner la peine d’y descendre soi-même pour en puiser à son aise et se rassasier. Je veux dire que Dieu étant l’intime de notre intime196, il frappe à la porte de ce fond et plus profond étage de nos âmes, et que partant il y faut descendre en esprit et par foi pour y écouter en toute humilité ce qu’il plaira à Sa divine Majesté de nous y ordonner pour son contentement, et ne nous pas contenter d’y envoyer la servante de quelque chétive considération, laquelle ne peut descendre jusqu’au caveau de l’Epoux, mais seulement sans s’abaisser elle demande du faîte de la maison qui est là. […]
Voici donc, âmes chrétiennes, que tout le secret et l’importance de l’affaire de notre salut est qu’il faut bien apprendre et bien savoir une bonne fois pour toute notre vie, que toute la beauté, le trésor et les richesses de l’âme chrétienne sont par dedans elle-même, et que c’est par ce dedans que Dieu nous frappe, et nous appelle d’une voix de père et de cordial ami197.
Il passe d’une image empruntée à la vie concrète d’une maison à une analogie prise dans l’Evangile :
[15], Mais tout ainsi que le Lazare sortant du sépulcre et échappé de la mort resta encore lié [de bandelettes], ainsi l’âme échappée des chaînes de la mort éternelle et du sceau du péché, reste encore liée aux choses mondaines et scellée des autres sceaux et habitudes ci mentionnés ; pour la poursuite et la victoire desquels il faut absolument la sainte persévérance, que nous devons demander à Dieu, et l’attendre en toute confiance de son divin amour.
Et ainsi de comparaisons en comparaisons, se poursuit la parole du « Socrate campagnard, qui ne connaîtrait que son catéchisme, et dont les paraboles abondantes rejoindraient toutes, sans qu’il s’en doutât d’abord, la philosophie de M. Bergson198 » !
Tout le but et l’intention de ce petit œuvre, âme chrétienne, est de vous découvrir et ouvrir la porte étroite de la vie, et vous donner les moyens de vous échapper de la mort des ténèbres, en vous montrant comme il se faut retirer et recueillir dans votre temple intérieur, et, comme nous sommes corporels et spirituels, la loi de Dieu nous a bâti des temples corporels pour nous y retirer et y rendre un culte visible à la divinité pour le bon exemple et l’édification du simple peuple ; mais lorsque nous entrons [26] dans cette église extérieure, il nous faut souvenir que Dieu par sa bonté s’en est bâti une intérieure dans le fond de notre âme, où il veut être aussi servi d’un culte intérieur et spirituel ; et partant qu’il nous convient de passer en esprit de cette église visible et matérielle, dans l’église intérieure et spirituelle de notre âme, et de ces deux églises n’en faire plus qu’une l’une dans l’autre. Là où vous remarquerez trois étages, la nef, le chœur et le sanctuaire divin qui ont rapport aux trois étages de l’oraison, savoir : un entretien actif, un entretien actif et passif ensemble, et un entretien purement passif ; lesquels s’exercent et se doivent exercer au fond du cœur chrétien par trois sortes d’emplois de l’amour divin intérieurement exercé dans les trois cieux de l’âme, par ces trois moyens susdits.
Suit la description du premier ciel qui a pour soleil Jésus-Christ, pour lune la très sainte Vierge, pour étoiles nos saints patrons. Puis :
[28] …le second ciel de notre temple intérieur a pour soleil le Saint-Esprit et pour lune l’imitation de la vie souffrante de Jésus-Christ et de sa très aimée mère […qui disposent les âmes] pour entrer plus avant dans le désert de leur cœur, et d’y opérer de cœur, c’est-à-dire faire cesser l’activité du propre intellect …et ouïr de l’oreille du cœur ce que l’amour divin dit au cœur. […]
Il faut enfin entrer, et se retirer en esprit, en foi et en amour dans notre église intérieure, d’étage en étage, de degré en degré, et de dedans en dedans jusques dans le sanctuaire divin. Et là l’âme toute ramassée et réunie en elle-même, et toute réduite à son point central, et toute passive et abandonnée aux impérieux débords du divin [31] amour, qui la pénètrent au-dedans et qui la revêtent et investissent de divinité, et ainsi, l’âme croissant en amour croît aussi en lumière…
[33] Enfin il faut avouer que Dieu aime infiniment le cœur humain, au fond duquel est la capacité amatique [d’aimer] propre à recevoir ce Dieu d’amour dans le fourneau de sa volonté : car comme Il est infiniment aimant, Il cherche des cœurs qui se veulent donner tout entiers en proie à son divin amour afin que, les en ayant tous remplis jusques à en regorger, ils le puissent aimer en sa manière infinie avec son même amour.
Il faut passer au-delà du fonctionnement « dans la tête » :
[57] C’est la maladie naturelle de l’homme de vouloir être homme raisonnant et à soi sans démission ; et roulant dans sa tête le chariot naturel de ses pensées, il se figure une foi plus imaginaire qu’infuse, et partant plus acquise que donnée, et ainsi avec certaine pratique spirituelle et non intérieure, puisqu’il ne tend pas en dedans au fond du cœur, mais demeurant seulement dans la nature du propre esprit bien policé et prudemment exercé par les temps, les lieux, les motifs, les actes, les sujets et les raisonnements sur tout cela ; et cependant on ne s’avise pas que l’on tient continuellement le dos tourné à Dieu et à ce divin soleil intérieur qui luit au fond de nos âmes, et dont ils ne sont point éclairés, parce qu’ils se tiennent la face de l’âme tournée en dehors sur leurs actes, sur les points et motifs des sujets et objets de leur méditation avec la roue du raisonnement, tout ainsi qu’un écureuil enfermé dans une cage en forme de roue qui court sans cesse à l’entour de soi-même, et n’entre jamais dedans, et ne cessant de tournoyer sans rien avancer, ni bouger d’un pas, ni sortir de sa place, ni même changer de posture ; ainsi fait l’homme qui cherche Dieu à la naturelle ne cessant de rôder, et tournoyer à l’entour de la roue de ses propres raisonnements...
Notre mystique décrit sept degrés de récollection intérieure par lesquels sont levés les sept sceaux de l’Apocalypse qui tenaient l’âme captive. Ce texte dense fait bien voir la tentative très intéressante de décrire le vécu phénoménologique car elle n’est pas polluée par quelque culture théologique mal assimilée. Comme Ruusbroec, il insiste sur l’absence d’entre-deux au sommet de la vie mystique :
Le sixième degré d’abstraction intérieure conduit jusqu’à son centre, et y fait savourer à l’âme un repos tout divin, tout spirituel, et centralement et également amoureux et lumineux. Et d’autant plus pur et parfait que la vie de l’âme est noble dans son intégrité spirituelle, et selon son opération impérieuse mue du divin Amour, il lui est donné pouvoir sur toutes les choses au-dessous d’elle et l’empire sur elle-même, puisqu’elle a ici le courage héroïque de sacrifier et immoler à Dieu au fond de son être ce qu’elle a de plus cher, ce qu’elle aime davantage, qui est l’attache à sa propre vie ; et pour lors l’âme cessant de vivre à elle et pour elle, commence à vivre de Dieu et pour Dieu, et selon la manière de Dieu ; et partant l’âme fait ici le parfait sacrifice d’elle-même, donnant à Dieu tout ce qu’elle a et ce qu’elle est en elle-même ; et Dieu la reçoit et lui est agréable. Mais il n’est pas encore content que l’âme se donne à lui, et que lui se donne à elle dans elle-même avec tous les dons, mais elle veut encore qu’elle se désapproprie de tout cela et qu’elle meure à cette complaisance, à cette jouissance de lui dans elle-même, pour l’aller posséder dans lui-même dans l’Eternité.
Et c’est ce qui fait le septième et le dernier degré plus qu’intime, puisqu’il est outre l’âme en Dieu ; et par lequel enfoncement central l’âme demeure détachée, libre et affranchie de tout servage, entrant humblement et librement à Dieu sans milieu, ni entre-deux, sans voile, ni sans figure, lui rendant par amour et hommage souverain tous les dons avec elle-même… Et partant, âmes chrétiennes, vous pourrez voir clairement et distinctement comme la récollection, l’abstraction et l’introversion centrale doit être conduite à sa fin qui est Dieu au septième jour qui est le sabbat divin, le jour de liesse…
Jean utilise une comparaison avec le cycle de la nature, comme chez Ruusbroec199, dans la section intitulée…
L’âme dans ses trois différents états de commencement, de progrès et de perfection en la sainte oraison, agréablement comparée à l’arbre fruitier, selon trois différentes saisons de son fruit, en fleur, en verdeur, et en maturité, et planté en différents terroirs sous différents climats :
Le premier regard du soleil corporel sur les arbres fruitiers fait épanouir les fleurs et y dessèche humide que la rosée du matin y avait accueillie dedans la fleur, afin qu’étant réchauffée le fruit s’y forme [...]
Le second regard du soleil sur l’arbre fruitier est que [298] réchauffant la terre, il la soulage et l’aide à produire l’humeur où la sève, laquelle nourrit le fruit et le conduit à sa grosseur. Et comme dans cette saison la sève est en sa grande vigueur, elle fait aussi que le fruit quoique gros, est cependant de couleur très verte et de goût très âcre, et tient beaucoup à l’arbre.
Le troisième regard et la troisième opération du soleil sur l’arbre fruitier envisageant ce fruit dans sa grosseur, et le soleil étant selon cette saison très ardent, il dessèche la terre et en purifie l’humeur, et y fournit la couleur selon chaque espèce, accommodant sa vertu au sujet qu’il atteint. [...]
De même le premier regard de l’Amour divin sur la terre de notre cœur et l’arbre fruitier de notre volonté, c’est de réchauffer cette terre morfondue par les glaces de l’hiver du péché, et lui faire produire les premières fleurs de la dévotion, en y desséchant l’humide que les vapeurs du propre amour y avait amassé. [...]
Le second regard de ce soleil amoureux sur l’arbre fruitier de [299] notre volonté est que, réchauffant la terre de notre cœur, il y produit l’humeur ou la sève de la grâce, laquelle nourrit ce fruit et le conduit à sa grosseur après avoir purifié la terre de notre cœur [...]
Le troisième regard et la troisième opération du soleil éternel sur l’arbre intérieur de notre volonté, et qui regardant les fruits dans leurs grosseurs, dessèche la terre de notre cœur des ardeurs de son midi, y purifie l’humeur de la complaisance de sa propre vie et y fournit la couleur de chaque vertu, comme la fermeté de la foi sous la blancheur de l’Agneau, et la couleur jaune de sa très simple mort et Passion, la candeur de l’espérance sous le rouge et l’attente des flammes du Saint-Esprit, et le doré de la Charité sous la couleur panachée [300] de la plénitude du Saint-Esprit, lequel amène en l’âme toutes les vertus chrétiennes vivifiées en charité, et chargées de toutes les divines couleurs du divin Amour. Et partant sont des fruits arrivés à leur maturité, et propres à être servis sur la table du grand Seigneur, car la sève de l’attrait de la grâce se retirant avec le propre Esprit au centre de la racine de la volonté, outre la substance rend ses fruits dans la terre sainte de l’humanité glorieuse de Jésus-Christ, pour être servis par lui et en lui devant Sa Majesté divine.
Et tout ainsi que la terre toute seule ne peut produire ni donner du fruit à l’arbre, si l’arbre et la terre ne sont également envisagés des rayons du soleil corporel, de même si ce divin soleil de nos âmes ne lance ses divins regards sur la terre intérieure de notre cœur et sur l’arbre intime de notre volonté, elle ne produira aucune bonne œuvre pour la terre promise de l’Eternité, ainsi à proportion des regards du soleil et des situations de la terre qu’il envisage, il produit la diversité des fruits : comme dans les terres chaudes du midi, il y produit quantité de vin et d’huile. Devers l’orient, il y fait tout abonder, à cause que la terre et la situation a beaucoup de correspondance à l’influence bénigne de cet astre, lequel est fort tempéré et second sur ces terres orientales. Devers le couchant, il n’y croît pas de vin ni d’huile, si ce n’est de poissons : ainsi ces terres sont fort aquatiques et froides, et sont peu fertiles. Pour le regard du nord il y a des glaces en quantité, et beaucoup de froid, parce que le soleil en est fort éloigné, et par ainsi la terre y produit peu, et en plusieurs endroits rien du tout.
Et par ainsi, âmes chrétiennes, si vous n’êtes point sur la terre de votre midi, il ne tient qu’à vous de vous y mettre et d’y exposer le fond de votre volonté sous le midi de l’amour divin et sous la véhémente ardeur de sa chaleur infinie... [...] [301]
Mais si vous êtes encore rôdant vers ces terres du couchant, froides et aquatiques de la tiédeur, là où il ne croît ni vin ni huile, si ce n’est de poissons, au moins apprenez de ces poissons à vous retirer dans votre élément pour vous y conserver et accroître la vie. Car sitôt que le poisson sort de son élément, indubitablement il meurt. Mais il nous apprend encore une belle leçon, c’est qu’il n’en sort jamais s’il n’en est tiré par force avec l’hameçon [...] [302]
Si je n’avais crainte de trop grossir cette œuvre, et par ce moyen la rendre moins commode et de trop grand prix pour les pauvres et les simples, je vous ferai voir par toute la terre et les cieux, par tous les animaux grands et petits, forts ou faibles, rampants ou cheminant sur la terre, par tous les arbres, par toutes les plantes et fleurs et fruits de la campagne, par toute la mer et les poissons, les bestiaux, navires et nacelles, la nécessité de se retirer intérieurement en esprit et par foi au fond de nos cœurs pour nous y relancer intérieurement dans cet immense vastitude de sa Divinité outre [au-delà de] nous-mêmes…
Voici un développement à partir de belles images qui relie les forces intérieures à des figures astrologiques communes à une culture évangélique populaire :
De la souveraineté de la Foi sur toutes les lumières infuses les plus sublimes...200.
…Dieu n’a rien fait que de parfait. Et comme il est en soi et de soi lumière éternelle, il va éclairant et illuminant toutes ténèbres, soit par lui-même, ou par causes secondes. D’où vient qu’il a posé au ciel de notre âme ses deux grands corps lumineux, la Foi et la Charité, pour y verser leurs influences et ordonner toutes les saisons. Et partant, la Foi nous y est comme une belle Lune, qui va nous éclairant parmi cette vastitude immense et ténébreuse qu’il y a à passer entre Dieu et nous ; et elle nous a été donnée de Dieu tout ainsi que l’Étoile d’Orient fut donnée aux Mages pour les conduire sûrement, et les éclairer pour chercher et trouver ce tendre Agneau de Dieu dans son palais de Bethléem, où elle disparut et s’éclipsa à l’abord de ce beau Soleil lumineux de l’Orient (403) éternel, tout nouvellement levé sur notre horizon pour y éclairer les épaisses ténèbres de la gentilité. Ainsi la Foi comme une belle lune attachée au ciel de notre esprit, va éclairant et vivant parmi tous les étages de ce monde spirituel de degré en degré.
Mais tout ainsi que l’Étoile d’Orient disparut aux Mages lors de leur entrée en Jérusalem, de même [il] en arrive à l’âme recueillie et ramassée au fond de sa Jérusalem intérieure, de là où se lève ce grand corps lumineux de la Charité ; lequel comme un beau Soleil éclatant, ardent et tout lumineux et embrasant, fait éclipser la Foi pour ce moment par son abord enflammé, opérant et impérieux, et qui réduit et réunit toute lumière en son principe. En sorte que pendant ses grandes irradiations embrasées de la Charité dont l’âme est toute investie, pénétrée et abîmée en cet océan divin, la foi n’y paraît point pendant l’opération, quoiqu’elle y soit beaucoup plus noblement, et plus lumineuse, et comme vivifiée et éclairée de la Charité, qui fait la vie de sa lumière. Et tout ainsi qu’au lever du soleil toute la lumière des Astres s’éclipse, de même à l’abord du Soleil de la Charité, toutes les vertus comme lumières participées de ce grand corps éclatant et flamboyant de ses divines ardeurs, s’éclipsent pendant le temps et le moment de cette irradiation. Quoique la Foi s’éclipse et disparaît durant ces lumineuses irradiations de la Charité, elle ne laisse pas d’être toujours dans l’âme, même tenant le dessus sur toutes les lumières de la Charité, parce que nous croyons infiniment plus de Dieu par la Foi qu’il ne nous en est manifesté par ces excessives lumières d’amour.
Mais enfin, l’opération de l’Amour divin étant finie et l’âme revenant à elle-même, toutes les vertus reparaissent en l’âme, mais portant les livrées de la très noble Charité, ainsi que l’Étoile d’Orient le fit revoir aux Mages à la sortie de Jérusalem, pour les exciter à poursuivre leur chemin et enfin arriver au lieu de leur demeure. […] D’où vient que le Verbe divin s’est approché de nous par son Humanité, sans le secours de laquelle sa Divinité nous était inaccessible dans l’immense sublimité de son Être, où elle est cachée dans ses lumières impénétrables et infinies, où elle habite en souveraine, et là où elle règne en Dieu, c’est-à-dire indépendamment et hors d’atteinte d’aucune créature ; et partant, nous n’aurions jamais pu l’y choisir pour objet intérieur et proportionné, parce que Dieu nous est invisible, ni le prendre pour notre exemplaire, parce qu’il n’y a aucune forme en lui, ni nous y conformer parce qu’il est inimitable, ni l’atteindre parce qu’il est immense, ni l’aborder à cause de l’excès de ses lumières, dans lesquelles il se tient caché à nos ténèbres et se dérobe à nos puissances.
Mais enfin, voici que la Sagesse incarnée et incréée s’étant [s’est] intéressée dans nos besoins, comme celle qui apportait en terre la lumière surnaturelle et divine pour éclairer les hommes non seulement d’une simple étoile, mais de l’immense clarté et splendeur du Père, laquelle s’est enfermée dans l’humaine nature comme dans une admirable lanterne, quoique obscure, à travers de laquelle il a tempéré ses (405) glorieux regards, qui nous eussent anéantis ; parce qu’il n’y a aucune créature qui puisse supporter le regard divin, comme divin, sans mourir. [...]
Des images d’origine alchimique :
Nous devons laisser écouler en l’intérieur tout notre esprit, notre mémoire, notre entendement [...] Quand nous parlons d’anéantir le propre être ou la propre vie, ce n’est pas aussi la destruction du propre être, mais la destruction de l’estime du propre être, ni aussi la mort de la propre vie, mais la mort du propre amour et complaisance à (451) la propre vie finie pour entrer en la vie infinie ou l’infinie complaisance de Dieu. [...] Il faut que l’âme souffre une destitution totale et que sa substance soit pénétrée et repénétrée des ardeurs du divin amour, et que sa volonté y serve comme de fourneau et d’alambic tout ensemble pour épurer cette essence toute abandonnée et pacifique, pour y supporter l’excessive opération de son ardeur embrasée et impérieuse qui la pénètre, et en évacue tout ce qu’il y a de défectueux et empêchant la divine union des deux Amants ; c’est ce que nous appelons dépouillement [...] [qui] ne se peut achever que dans l’âme passive [...] aucunes fois Dieu s’insinue dans l’âme, et d’autres fois il insinue l’âme en soi.
L’ambition spirituelle est une qualité lorsqu’elle est bien comprise, affirmation qui est bien loin du dolorisme et que l’on entend rarement à l’époque :
[454…] Âme chrétienne, voulez-vous contenter votre démangeaison d’être ? Eh bien, soyez à la bonheur, mais en Jésus-Christ ; et ne soyez point jamais ailleurs ; car ce que vous ne pouvez être vous-même par nature, vous le pourrez être en Jésus-Christ par la foi, par sa grâce, et par son amour, et en vous rendant intérieurement à lui au fond de votre cœur : tout ce que vous ne pourrez apprendre ni atteindre par votre propre esprit, vous le pourrez savoir et appréhender par l’Esprit de Jésus-Christ. Car le Saint-Esprit donné à l’âme va anéantissant la créature pour la rendre en lui, et la faire grande et solidement savante. Non toutefois en comprenant ou atteignant par nous-mêmes les divins Mystères, mais en nous laissant comprendre à eux, ils nous conduisent et nous font entrer en Dieu, d’où ils sont sortis, et nous y font être créature nouvelle…
La souveraine liberté réside dans l’adhérence au divin attrait :
Et comme cet écoulement de l’âme en la Divinité est prévenu d’un puissant attrait intérieur, cela fait que l’on dit ne pas agir, quoique pourtant l’âme agisse toujours, mais d’une manière si simple et si libre qu’il ne paraît point à l’âme qu’elle agisse. Et à la vérité elle n’agit que d’un acte très simple, qui consiste en attention ou en adhérence au divin attrait ; et cela parce que l’âme s’est laissée dépouiller peu à peu de la multiplicité de ses actes naturels, pour se laisser réduire intérieurement à la simplicité de son acte intensé [rendu intense] par l’opération de l’amour divin, qui se rend simple et un ; parce que ce divin Amour s’étant emparé de l’âme et de ses facultés par son consentement, il se rend impérieux et dominant sur elle, non par force, mais par amour, qui a captivé [rendu captif] l’amour.
Et cette captivité savoureuse de l’Amour divin opère en elle sa souveraine liberté. Car servir à l’Amour Personnel, c’est régner, et être son captif d’amour, c’est être infiniment libre…
Et c’est ce que pratiquait et enseignait saint Paul...
Le moyen sans moyen et autres sujets :
[549] Car enfin si l’on s’attache facilement aux choses périssables pour quelque faux lustre que l’on y aperçoit, à plus forte raison à cette divine Vie et jouissance de vie si délicieusement possédée dans elle-même, où elle s’y est tellement attachée et fait propriétaire, et non seulement par l’usage profitant qui rend gloire à Dieu, mais elle s’y est tellement attachée et arrêtée qu’elle ne peut d’elle-même s’en défaire ; mais il faut que le Saint Amour y intervienne et qu’il y opère, et qu’ainsi l’âme pour s’en faire quitte et y bien réussir, n’a point d’autre moyen que le moyen sans moyen. C’est un langage qui ne peut être entendu que des vrais amoureux, qui savent laisser brûler, embraser et consommer leurs âmes dans le divin fourneau de la volonté, tout ainsi que le bois se laisse brûler et consommer dans le feu sans se mouvoir.
Moïse ayant mené et conduit ses brebis jusqu’au fond du désert, il arriva enfin à la montagne de Dieu Oreb ; et là Dieu lui apparut et traita avec lui. Ainsi l’âme chrétienne doit conduire et ramasser son troupeau, qui sont les sens intérieurs et les passions du cœur, que chaque âme doit mener au recueillement au plus profond de son désert intérieur et de la solitude du cœur, et là y traiter avec Dieu, y paraître à la lumière de sa face, c’est-à-dire à son fils Jésus-Christ, qui est le grand Pasteur du (556) troupeau évangélique, où il nourrit l’âme de l’amour paternel de ses entrailles ; il faut donc approcher de Dieu en esprit et par foi. Mais où, chères âmes ? C’est au fond de votre cœur, là où vous vous devez retirer en silence et humilité, pour y recevoir l’illustration du pur Amour dans le miroir intérieur de votre âme, duquel rayon lumineux et clarifiant, est réimprimée en votre âme la divine ressemblance, laquelle vous ouvrira le droit héréditaire à l’héritage du Père ; et partant entrons dans le cabinet de notre cœur et y établissons notre demeure au plus profond de ce mystérieux désert [...] solitude qu’elle porte partout avec elle, où elle se peut retirer comme dans un monastère naturel, vivant et portatif...
[558] Et partant, toujours chercher Dieu et ne le point trouver, c’est toujours semer et ne point recueillir ; et cela parce qu’on le cherche mal en le cherchant au-dehors, et c’est au-dedans qu’il se donne.201.
[566]... l’âme a par son consentement […] laissé vaincre en elle par [...] son divin Amour tout être étranger et jusqu’à l’anéantissement du sien propre [...] ainsi consommée heureusement dans le sein de la divinité, où elle commence d’y opérer de lui et par lui [...] savourant la douceur de la divine lumière et la clarté infinie de ce divin Océan dans l’intime de ce Ciel intérieur où l’âme est réduite et où elle converse avec Dieu, et voit les choses divines et ineffables qui s’y opèrent, et qu’elle y expérimente, jusqu’à ce qu’il [567] plaise à Dieu d’en disposer par la mort. Et par ainsi l’âme mène une vie à l’extérieur que les hommes voient, et une à l’intérieur que Dieu voit et que Dieu agrée, et que Dieu demande d’une telle âme, qui l’a laissé régner en elle en sa façon infinie.
Ce silence de demi-heure est le moment heureux auquel l’âme est ravie au sein de la Divinité. C’est un silence, parce que le propre de Dieu est d’opérer dans le repos ; et c’est encore un silence parce qu’il opère sur un sujet passif qui fait la matière paisible et spirituelle de l’œuvre de Dieu [...] l’âme a vogué [...] dans la grande nef de la charité au moyen de laquelle elle est enfin arrivée heureusement dans l’Océan immense de la Divinité…
… Dieu s’est fait le centre intérieur de l’homme et a fait la terre sa [574] circonférence […] il a pris plaisir dans la structure de l’homme en ayant fait le parfait raccourci de tous ses divins ouvrages ; en sorte qu’il a son Ciel au fond de son âme, puisque la Divinité en fait le centre, et ainsi pour aller à son ciel et de son ciel à Dieu, c’est en descendant et abaissant son esprit avec humilité au fond de son être, là où Dieu habite, et où il l’attend pour lui faire un parfait sacrifice de toutes les créatures et de lui-même...
[581] [...]Dieu veut ouvrir son immensité et lui donner tout cet espace pour voler à son plaisir et y jouir de sa franchise et de sa pleine liberté ; et ainsi n’y trouvant plus rien qui la limite, elle se laisse enlever et abîmer, par l’ouverture intérieure de son fond central dans l’Immensité divine.
Si enfin l’âme fait en sorte que ce filet d’or qui l’arrête encore dans le fini puisse être rompu, pour lors vous verrez cette Aigle généreuse s’essorer202 à perte de vue dans cette divine Immensité et s’y résoudre et engloutir ainsi qu’une goutte de rosée tombée dans l’océan, laquelle en s’y perdant, n’y perd que sa petitesse... [582] [...]Et tout cela en retirant ainsi notre esprit de l’extérieur à l’intérieur, du dehors au-dedans, de la circonférence au centre et de notre centre à l’Être divin, y réintroduire notre âme par voie d’amour comme elle en était sortie par voie de création et l’introniser dans le cœur de son immensité pour y régner éternellement.
Sommaire de cette pratique d’oraison intérieure en Jésus-Christ, dont l’humanité sainte est l’unique médiatrice qui nous donne accès à la Divinité, concentrée au fond et plus intime du cœur, pour y vivre d’une vie cachée avec Jésus-Christ en Dieu.
Notre âme n’a rien à faire en toute cette pratique d’oraison de recueillement, que d’abaisser son esprit et sa volonté devant Dieu, qu’elle doit croire être immense. […]
Et à cet effet s’y présenter et s’y abandonner tout à lui sous ses pieds comme un petit enfant tout couvert de plaies et de chaînes, pour y être guéri et déchaîné, souhaitant ardemment et humblement qu’il daigne lui appliquer son sang, ses larmes et ses mérites infinis pour la délivrer des sept sortes de captivités susdites : ce qu’il fera de grand cœur, et le fera avec des tendresses de vrai Père, et des ardeurs d’un amour ineffable. Car il ne souhaite rien tant que de trouver des cœurs à qui se communiquer. Et pour cela même il a donné sa propre vie et tout son sang. Donc l’âme y demeurant là attentive à lui, bientôt lui par les vives ardeurs de son amour, lui consommera tous ses liens et toutes les inclinations, les affections et complaisances dont l’amour-propre l’attache au péché et à toutes les autres captivités mondaines et sensuelles, extérieures et intérieures, et jusqu’à l’attache des biens surnaturels qu’elle possède dans le fond d’elle-même ; et ainsi libérée et affranchie de tous ces liens, il la fera entrer et participer à son infinité, et en sa manière immense et infinie.
Le tout consiste donc, après la croyance d’un Dieu immense et inaccessible, que c’est l’Humanité adorable du béni Agneau de Dieu qui nous le rend accessible, et que c’est par Jésus-Christ que nous y avons accès, parce qu’il y est notre médiateur nécessaire et le Soleil divin de notre âme, y étant dedans nous et outre nous-mêmes comme Centre de notre centre, par lequel il faut que le centre de notre âme passe pour arriver au Centre incréé de la Divinité. […]
[603] se tourner à l’opposite sur l’exercice naturel des puissances et s’en façonner des notions, raisonnements et affections, c’est de propos délibéré se façonner des idoles spirituelles, auxquelles on défère plus qu’à Dieu...
...Car la véritable Oraison et la plus agréable à Dieu et utile à nous, c’est cette continuelle présence et assistance de l’âme et de l’esprit recolligé à la face de Dieu au fond du cœur, dans cet anéantissement de nos propres actes et abandonnement de nous-mêmes et de nos puissances à sa divine volonté, à l’exercice de la foi et à l’activité intérieure de son [605] amour et union de l’un et de l’autre ; car dans cet abandon total et abîme de néant où l’âme se plonge volontairement, elle rend un hommage à Dieu, et un culte d’adoration parfaite et un sacrifice d’holocauste de tout ce qu’elle est, et de tout ce qu’elle a, et de tout ce qu’elle peut avoir, et de tout ce qu’elle peut agir et pâtir. Et partant elle y fait dans ce seul acte, mais divinement, tous les actes de toutes les vertus ensemble.
>> Gaston, Jean-Baptiste de Renty, Correspondance, Texte établi et annoté par Raymond Triboulet, Desclée de Brouwer, 1978.
LETTRE 6e
Chere Sœur,
Je quitte l’heure de mon oraison pour vous escrire, mais pour mieux dire, Je ne veux changer que de posture, et prier Dieu avec vous. Toute œuvre est oraison quand elle est faitte pour Dieu, et cette œuvre prie d’elle mesme et honore Dieu : Nous pouvons prier par parolles interieure ou exterieure, c’est a dire mentalement ou vocalement, nous pouvons prier par action, et nous pouvons prier par disposition, en sorte que de toutes parts nous retombions tousjours a dire : Ah ! mon Dieu ! que vous estes bon.
Je fais resolution en la presence de mon Dieu, d’avoir soin des reparations, des manufactures, des marchez & des baux qui seront à faire dans le bien qu’il m’a donné en manîment, & ce d’autant plus qu’il me fait la grace de me disposer à luy en faire une demission totale, & de tout ce que je suis, à ce grand jour de sa Nativité prochaine, & me mettre en estat qu’il en sera le proprietaire, & moy le procureur et le serviteur pour le distribuer, & tout prest de le ceder à la moindre marque de sa volonté. Je reconnois donc aujourd’huy par sa divine misericorde, que ma condition estant roturiere dans le Christianisme /1, je dois m’appliquer à ces soins autant que le demanderont les besoins, & que les rencontres le permettront; & même, d’y travailler, & aux choses les plus basses, comme à remuër la terre, à massonner & autres choses, puis qu’il m’a donné par sa grace l’industrie de quelques arts ; & je dois faire autant de cas de ces emplois que de celuy du secours des ames, regardant non les choses en ce qu’elles sont, mais la volonté de Dieu & ce qu’elle désire de moy. Je supplie ce Seigneur de mon cœur de me pardonner les manquemens que j’ay faits contre cela jusques à maintenant. Je faits ce present memoire apres la veuë qu’il m’en a donné, ce cinquiesme de Novembre, mil six-cens quarante-trois, pour me servir de memorial de mon obligation.
/1. Jacqueline Pascal évoque dans une lettre du 19 janvier 1655 à son frère Blaise, « ceux qui sont roturiers selon M. de Renty »
carmélite à Beaune — autographe.
LETTRE 14
J.M.J.
Ma tres Reverende Mere,
Je suplie N. S. et Sa tres Sainte Mere d’estre la lumiere et la force de nos conduittes. Je ne peux que je ne vous rende tesmoignage de la continuelle presence que N. S. me donne de vous et de la consommation qu’il faict de mon estre en diverses manieres pour luy demander la perfection de ses desseins sur vous; je ne voy rien qui ne me marque cela, touts mes chetifs exercices tendent a cela, en ce que j’entends lire Il me marque ce qui est pour vous ; enfin je vous dis simplement que je n’ay garde de vous aller chercher par moimesme puisque vostre presence m’est donnee en cette sorte,
prieure du Carmel de Beaune — autographe.
LETTRE 32
A Ma tres Chere Seur
J. M. J.
Ma tres chere Seur
Vive Jesus et sa tres Sainte Mere
je ne trouve point du tout estrange que vous soies maintenant fermee a vous mesme et aux autres puisque vostre peine qui est vostre estat porte cela de sa nature : la petitte parentese que vous ayes eue de vous ouvrir et manifester si librement et entierement a nous, est un privilege particulier qui a esté donné pour faire voir l’œuvre de Dieu et ses desseins sur vous ; cette manifestation estant (faitie) finie, les fenestres et les portes ont este fermees et vous ne sentes plus que le tintamare et la confusion qui est en vous. Mais le pilote qui voit un continuel branlement de son vesseau sur les ondes ne s’estonne point de cette agitation; quelques uns sont beaucoup malades et ne scavent ou ils sont ny où ils vont, quoy qu’ils avancent tousiours vers le port, et jusques à ce qu’ils soient en terre ferme, croient plustost la mort que la vye : Cette similitude est pour vous, la terre promise vous garira, mais la valee de larmes vous esprouvera./ N. S. nous a par sa tres grande misericorde et sans esgard a mon indignité donné quelque lumiere sur cela; […]
LETTRE 39
A Ma tres chere Seur J. M. J.
Ma tres chere Seur
Il faut recevoir tous ces divers effects de quelque nature qu’ils puisse estre, de complaisance ou d’aversion, de joye ou de douleur, comme ne les recevant pas ; c’est a dire il faut aller a Dieu tout droit sans regarder seullement derriere soy ny a costé, et malgré tout ce qui ce presentera fixer vostre volonté à Dieu qui est vostre fin, et vous arester peu ou point du tout aux moiens, sinon en tant qu’ils vous sont moyens. Il faut mourir, il est certain, et nostre vye ne consiste qu’en nostre mort (mais) ensorte que nous ne ferons jamais de resurrection, ny assention spirituelle, ny ne receverons jamais la plenitude de la grace du Saint-Esprit, qu’auparavant nos principes vicieux ne soient amortis par une fidelle veille et courageuse guerre sur nous mesme; mais ce qui est rude dans les termes où l’on ne parle que de tuer, banir et aneantir, est bien gracieux dans l’execution a ceux qui avec resolution travaillent en perseverence. Car a mesure que nostre ennemy descroist, à mesure J.-C. croist, et nous separant et esloignant de la compagnie des Diables, nous nous avoisions et associons à un Dieu, qui ayant donné le progres a nostre grace ne cesse de nous avancer a l’homme parfaict pour nous consommer dans son sein paternel.
Il ne faut donc point ce descourager ny retomber dans un rebat d’erreur, qui est que nous n’avons point d’autre part que l’enfer, cela est certain pous nous mesme, mais pourquoy la mition de J.-C. ? est il venu pour les justes ? Il dit que non; est il venu pour les coupables ? Si vous me dites aussy que non, qu’est il donc venu operer en l’aliance des hommes ? vous me dires peutestre que c’est seullemt a vostre esgart et cela seroit contre sa parolle; […]
prieure au Carmel de Dijon.
Il reçoit conoissance de son Estat et de celuy d’une ame a laquelle Jesus-Christ l’avoit lié particulierement.
LETTRE 3
Hé que le bon Jesus fait de choses ! Il faut que je vous dise qu’en chantant Magnificat 1, le Jour de Saint Denis en l’Église, sur ce Verset, /Deposuit potentes de sede,
io et exaltavit humiles * /, J’eus une veuë de l’ame dans la plenitude d’elle mesme, dans la puissance et richesse de ses facultez et Inventions naturelles, dans la vie de ses Sens Interieurs et exterieurs, qui veut tout voir, tout entendre; enfin qui est puissamment puissante en la plenitude du monde, et de la vanité; et nostre Seigneur me fit comprendre par ce verset qu’il nous despouille de cet esprit propre, arogant et riche d’Iniquité, et qu’il nous reduit au rien, qu’il nous aneantit, humilie et simplifie, et que de là, / Exaltavit humiles /, Il esleve l’ame en la confiance des Enfants, et en effet, se charge du soin paternel pour la conduire dans ses voyes, la secourir, et soustenir entre ses mains et la garder enfin comme la prunelle de ses yeux.
11 Et en mesme temps Je vis cette ame a, mais de la nature, et de tout ce qu’elle avoit des sens, et de l’humain, et qu’elle avoit esté reduite à ce neant, et qu’elle se tenoit tousiours la, et qu’elle se ramenoit tousiours la, et que c’estoit pourquoy elle avoit la confiance, la paix, et la protection de ses secours ; que ce grand depouillement luy estoit Infiniment agreable, non seulement de ce qui est de l’ancienne Creature, mais mesme de ce qui est de ses dons, pour le suivre nue, et estre en audiance nue; que cet estat découvre de Loing les moindres choses comme l’on feroit le moindre arbrisseau en une rase campagne; que l’ame en cet Estat porte une grande Impression d’abandon, de confiance et de reconoissance et qu’il en faisoit ce qu’il vouloit.
12 Enfin en peu de temps, je vis tant de choses que je ne les pourrois dire, l’esprit surpassant de beaucoup la puissance, ou plustot la foiblesse de nos termes.
Ce 4 Octobre 1644
prieure au Carmel de Dijon.
LETTRE 15
De sa disposition.
L’autre Jour Je fus trois ou quatre heures dans une Église avec grande seicheresse et rien sur quoy m’arrester. J’entendois derriere moy un bon serviteur de Dieu qui disoit un chapelet de Gloria Patri etc. J’offrois tout ce qu’il disoit, et craignois bien de perdre mon temps. Enfin tout d’un coup il me fut monstré que quand l’ame estoit comme dans un desert et qu’elle ne trouvoit rien pour s’arrester, qu’alors la corde du pur amour luy estoit donnée, et je resentis quelque chose de l’effet de ce que Sainte Catherine de Gennes en dit*; Et conus combien il est Important de perseverer en simplicité, et nuë presence vers son Dieu quelque difficulté qui nous vienne en l’Esprit. Je croy que c’est paresse, et mon fond d’oisiveté, mais quand je finis de prier Je serois encore plus prest de recommencer; quoy qu’il ne me vienne rien. […]
j’ay vû mon ame sur la situation de la mort, du neant, et de la nudité, c’est à dire, dans la purgation et dans le vuide d’elle-mesme, et de tout ce qui est creé. Quand l’ame est suspendue en un désert, où elle n’a plus ny veuë de quoy que ce soit, ny aucun appuy à rien, il me fut montré que Dieu la tiré hautement à soy par un bout de corde du pur amour qu’il luy jette du ciel, comme disoit Sainte Catherine de Gennes * 1, et que cette corde estoit l’Enfant Jesus, en l’union duquel nous devons rendre à Dieu tous les usagesd'une victime, qui en Pureté en Innocence et en Simplicité se sacrifie et se consomme pour sa gloire.
Je suis quelquefois une heure ou deux à l’Oraison, sans qu’il ne vienne rien, quelquefois j’y souffre par secheresses et par distractions et lassitude, mais de quelque façon que ce soit, je ne finis jamais que je ne voulusse recommencer et le desir m’en est renouvellé ; quelquefoie la lassitude du corps s’en va tout à coup par une force interieure qui m’est communiquée, et qui me dispose à continuer l’Oraison hors du lieu et du temps de l’oraison dans la conversation et dans les affaires ; et je vous diray en sincerité, qu’encore que je fasse tout si mal, il n’y a guere de difference de tout mon temps pour l’Oraison, ms trouvant recueilly en tout.
Depuis long-temps je n’ay aucun usage à l’Oraison, ny quasi aussi en autre temps de l’entendement ny de la memoire : je ne vois rien, je ne sens rien, ny n’ay goust ny dégoust à rien, je sens seulement ma volonté vive et preste à tout ce qui luy sera monstré pour Dieu. […]
Cette Oraison, dit-il, dans un de ses papiers, n’est point par raisonnement ny par recherche, mais par un loyal amour, qui tend toûjours à donner plûtost qu’à recevoir. L’obscurité de la foy est à l’ame, plus certaine que toutes les lumieres qu’elle peut avoir, et dont elle doit user avec respect et action de grace et non par complaisance ny par attache : il n’y a point là de bandement d’esprit. Cette Oraison ne fait point mal à la teste, c’est un estat de presence modeste, dans laquelle on se tient devant Dieu, attendant de son esprit ce qu’il luy plaira de mettre en nous, que nous recevons en simplicité et en confiance, comme s’il nous parloit.
Pour les obscurités, par les délaissements et les autres peines d’esprit, on les souffre quoiqu’il en coûte, et on s’y jette à corps perdu, pour ainsi dire, en abandon, comme un poisson en l’eau qui est son élément; à Dieu de tous côtés; en Dieu pour jamais et pour tous.
Louange soit au Saint Enfant Jesus ! et qu’il vous daigne tellement penetrer de la grace de sa sainte Enfance que vous ne soyez plus qu’Innocence, pureté, et simplicité; Je benis ce Saint Enfant de ce qu’il vous porte a vous aban-
162 donner tant a vous mesmes, et il est certain que c’est pour vous mener et establir en la pureté de l’amour, car sans cela il ne peut estre pur; Mais quand l’ame est par les diverses espreuves purgée et desapropriée, et qu’elle ne trouve plus en elle que neant, et aucun appuy surquoy que ce soit, alors le ciel s’ouvre et la corde du pur amour nous livre a Dieu; c’est un feu qui estoit caché sous les cendres, et qui ayant Jour s’eslance avec ardeur par l’ouverture qui luy est donnée, et croist d’Instant à Instant, eslargissant tout ce qui est à l’entour, Jusques a ce que tout soit consommé.
[… ]
Elle me fit donner à mon arrivée, un Papier qu’elle ne m’avoit voulu envoyer à cause de l’Incertitude de mon partement, et, comme Je vous parle comme à un autre b mesme, Je vous le copieray, non que je prenne fondement sur ces choses, dont je suis si esloigné, Toutes fois Je suis obligé de dire que je sens en moy ces dispositions par l’operation divine, ausqu'elles J’avancerrois davantage si J’estois moins infidele. Et tout ce qu’elle n’a jamais dit a tousjours esté conforme à l’estat présent auquel Dieu me tenoit. Il y a trois ou quatre ans qu’elle eut ordre de me
105 donner un chapelet, et il luy fut dit que c’estoit une clef. Sans luy expliquer ce que c’estoit que cette clef, voicy l’Explication.
Le dimanche de quasimodo quatriesme d’avril 1646, comme cette bonne ame estoit dans la chapelle du Rosaire, à complie, Nostre Seigneur luy dit. / Je vous veux donner l’Interpretation du chapelet que vous avez donné à vostre frere. Vostre Rosaire 3 represente les trois Estats de l’Eglise : les Prestres, Les Nobles, et le tiers Estat, Nous luy avons donné le second qui represente la Noblesse, il m’a donné sa Noblesse temporelle quittant le monde pour l’amour de moy. Je luy ay donné ma noblesse spirituelle; qui est
106 l’amour, et la charité; L’amour et la charité sont une clef qui ouvre le chemin que J’ay marché en cette vie ; Tous ceux qui me veullent suivre par Imitation, Il leur est necessaire d’avoir cette clef, parce que le chemin est fermé à tous ceux qui ne l’ont point. Dans ce chemin l’amour divin consomme l’ame en elle mesme, et la transforme en Dieu; il l’anneantit et la deifie, et n’y demeure que Dieu seul vivant et régnant. Voila la dignité, et la fin de la noblesse que je luy ay donnée. /
Mission du P. Eudes au Bény.
[…] Enfin les missionnaires eussent souhaité d’être cent, aussi bien qu’ils n’étaient que dix-huit, pour satisfaire au peuple, qui attendait quelquefois deux, trois, et quatre jours à pouvoir se confesser, et, au bout de quatre semaines, quantité ne l’ont pu. L’on communiait à quatre, cinq et sept heures du soir. Il est impossible que l’on ne soit touché de voir la ferveur des pauvres gens quitter tout pour se rendre à la Parole de Dieu ; et il faut rendre cet honneur au P. Eudes de le tenir comme un admirable et extraordinaire organe de Dieu pour le ministère où il l’a appelé. On ne peut résister à des vérités dites si nûment, si saintement et si fortement.
Je ne vous en dirai pas davantage sur ce sujet, car les particularités seraient trop longues. Il y avait plus de douze mille personnes le dernier jour. Toute une montagne en était couverte. C’était une naïve idée du jugement.
Je vous avoue que j’ai été touché, lorsque j’ai appris combien de tempêtes et d’instantes poursuites vous avez eues à supporter. Je ne sais pas pourquoi on s’alarme tant, ni ce que vous avez fait contre l’Évangile! Il n’y a toutefois que cela à condamner. Je crois qu’on aura de la peine à vous faire ce reproche au sujet de votre dessein.
Mais je ne m’étonne nullement de toutes ces traverses ; il suffit de savoir que vous êtes à Jésus-Christ et que vous désirez de le suivre, pour s’attendre que la contradiction vous est due pendant les jours de votre chair. Soyez seulement fidèle à vous confier à Notre Seigneur, et prenez garde que le battement du dehors ne mette du trouble et de l’obscurité dans la lumière qui vous a éclairé et pressé de sortir.
Je supplie notre grand Dieu de vous délivrer du procès du raisonnement humain qui souvent, en ces matières, multiplie à l’infini ; vous assurant que si vous ne l’écoutez point, il se manifestera à vous, je veux dire qu’il vous consolera et vous fortifiera en foi, sur votre appel, et en expérience des dons du Saint-Esprit. »
Date : A la mort de Mgr d’Angennes, évêque de Bayeux (16 mai 1647), le chapitre interdit les missions du P. Eudes dans le diocèse : c’est là que Boulay place cette lettre. Mais il nous semble que « les tempêtes » supportées par le P. Eudes ont redoublé quand, après la mission de Fouqueville, il se rend à Paris en septembre et vérifie l’hostilité du nouvel évêque, Mgr Molé (voir lettre 343).
Permettez a que je vous die tout simplement qu’une de mes plus grandes apprehensions à vostre égard est, que vous n’entrepreniez trop sur vous mesmes, et que n’estant point assez retenu vous vous rendiez inutile. L’ennemy trouve quelquefois, et pour l’ordinaire, ses avantages de cette sorte dans les sujets les mieux disposez; vous n’estes plus à vous, mais un homme à tout le monde, et qui est redevable avec saint Paul à tous les hommes. Conservez-vous donc, non en vous conservant, mais en ne vous accablant pas de travaux et de fatigues. L’on me mande combien Dieu vous benit; souffrez que pour l’interest que j’y prens, je vous aye di cecy en tout respect et humilité.
— Date : Le P. Eudes, ayant perdu Mgr d’Angennes, évêque de Bayeux, son protecteur et craignant l’hostilité du successeur Mgr Molé, part pour le diocèse de Chartres, où Gaston de Renty lui avait procuré une mission à Nogent-le-Rotrou (juin-juillet) : Renty s’était employé à dissiper la méfiance du prélat à l’égard du P. Eudes. L’hostilité de Mgr Molé se confirmant (voir lettre 3 5 7) le P. Eudes repart, dans le diocèse de Chartres, à La Ferté-Vidame ; trois semaines après l’ouverture de la mission (22 septembre) il tombe gravement malade, est tenu pour mort, se souvient des demandes de missions présentées par Renty pour la Bourgogne, fait vœu à la Sainte Vierge de s’y rendre... et guérit. Il reçoit de Renty la présente lettre envoyée à La Ferté-Vidame. Les projets de missions du P. Eudes, nourrisar Renty pour la Bourgogne, sont déjà exprimés en août 1646 (voir lettre 300, note 6) ; ils n’aboutiront, à la suite de ce vœu, que le le r décembre 1647.
[…] Et quand je parle d’amour, Je ne parle pas tousjours d’un sensible amour et transport sensible, Car sans cela la fidelité et l’effet ne laisse pas souvent d’estre mesme plus fort, ainsi qu’un grand brasier est plus formé quand la flame est consommée. Je ne parle pas donc du sensible et du visible, mais de la fidelité, et de la force qui se trouve dans nostre aneantissement pour suivre en abandon tout ce que Dieu presente, l’acceptant de sa main et en usant en simplicité par communion et liaison avec J.-C. N. S., ce qui se fait mesme lors que l’ame est bien establie, et qu’elle ne cherche que Dieu d’une maniere si simple qu’il n’y a aucun travail ny bandement d’esprit, Craignons les spiritualitez qui sont inventions d’esprit, Mais allons simplement en confiance dans une vie, et la suitte d’une foy rééelle, qui est vivre avec J.-C. selon l’Évangile devant Dieu et pour Dieu. Sans songer à soy mesme que pour se consommer soy mesme en accomplissant par succession jusques à la fin les divines ordonnances du temps et de l’eternité;
Je vous suplie de me donner tousjours part en vos Saintes prieres et de me croire de tout le cœur.
Monsr Vostre, etc.
Au Beny ce 3 e Aoust 1646.
Je n’agis pas moins pour mon recueillement, écrivit-il un jour à son Directeur, j’agis encore plus ; car j’aurois un desir de tout faire, et j’agis d’une maniere claire où je n’ay point de part, car c’est Nostre Seigneur qui fait tout.
En une autrefois il luy manda :
l’usage à l’égard du monde est à l’ordinaire en moy; quand il faut écrire ou parler à ceux qui demandent avis, il semble que l’on possède toute connoissance, et on se sent estre dans tout ce que l’on dit, et après, cela s’efface de l’esprit, toutes les portes sont fermées, il n’en reste plus rien.
Et encore dans une autre lettre :
me trouvant un jour fort chargé de diverses affaires à écrire et à agir, j’eus mouvement d’en separer entierement mon esprit, et mesme instant je le sentis déchargé, et depuis rien ne m’a coûté, et, si j’en fais plus, sans y penser : cette grâce m’a esté renouvellée souvent, quoy qu’en diverses manieres, et je reconnois bien qu’elle est grande, et que j’en dois estre bien reconnoissant, parcequ'elle me sert pour me conserver en simplicité au milieu de la multiplicité.
L’estat dont j’ay vu le billet est de Dieu entierement : il porte l’effet du vray renoncement de soy, qui consiste à ne se servir plus de sa propre prudence, prevoiance, ny de la capacité de nostre esprit, mais met l’ame nue et despouillee de tout dans l’abandon et la tutelle de l’esprit de son Dieu qui luy sucgère en chaque temps et action ce qui est à faire et est son mouvement et sa vye ; mais cet estat doit estre accompagné de paix, et d’une grande adherence à Dieu dans son recueillement, c’est a dire que la pointe de l’esprit soit tousiours tournee avec vigeur et ferveur vers la majesté supresme, dans une union simple avec Nostre Seigneur nostre reconsiliateur, et qui seul nous donne acces vers Dieu par son esprit, lequel nous donne cet estat de despouillement pour reparer nos grands raisonnements et enchesnements de convenances et de retours ; c’est un desert qui est donné à l’ame qui ne produit rien et qui ne sent qu’aridité infertille en sorte qu’elle ne se peut rien promettre pour l’avenir, ce qui l’estonne fort parce qu’en effet c’est un grand changement, mais il faut qu’il serve à habituer l’ame à vivre en foy, c’est à dire non selon elle et ce qu’elle faisoit, non s’arestant à ce qu’elle voit, mais à ce qu’elle croit. […]
Marchant un des jours de ce Caresme par les rues de Paris fort crotté et bien bas d’extérieur, je portais en moy ce sentiment de l’Apostre, quand il dit qu’il estait comme l’ordure et la balieure du monde*, et comme il me semblait que j’estais dans ce rebut, je donnais benediction pour malediction, et le reste du passage qui me fut mis en puissance passive, et en acte recevant lumière pour l’entendre et force pour l’executer. Je connus combien la propriété, et les choses neuves jusques aux bottes, jusques à un regard et à une contenance, blessent, si l’on n’y prend bien garde, la simplicité et la dignité de cet avilissement chrestien; et je voyais que c’était une grande tentation de penser conserver son estat de grandeur et de marque pour donner plus d’exemple, et avoir plus de poids pour servir Dieu. C’est un prétexte, dont se sert nostre infirmité au commencement; mais la perfection nous tire enfin à Jésus-Christ humilié et rendu le dernier des hommes dans la Croix. Quel honneur de tenir compagnie à Jésus-Christ si seul et si peu suivy en son ignominie et en son humiliation ! c’est une de mes terreurs, que je n’ay pas encore bien commencé.
Pour ce qui me regarde, je n’ay pas grande chose à dire; Je porte par la misericorde de Dieu un fond de paix devant luy en l’esprit de Jésus-Christ, dans une experience si intime de la vie eternelle, que je ne la puis déclarer : et voylà où je suis le plus tiré, mais je suis si nu et si sterile, que j’admire la maniere où je suis, et en laquelle je parle. Je m’étonnois, comme parlant à la personne susdite, je cômençois un discours sans sçavoir comme je le devois poursuivre, et disant la seconde parole, je n’avois point de veuë de la troisième et ainsi des suivantes. Ce n’est pas que je n’aye la connoissance entiere des choses en la maniere que j’en suis capable, mais pour produire quelque chose au dehors, cela m’est donné et comme on me le donne, je le donne à un autre, et après il ne me reste rien que le fond susdit.
J’ay esté bien pauvre tout ce mois, et je ne scay si je l’ay jamais esté plus en sentiments et en pesanteur de corps et d’esprit, que tout le jour du Saint Sacrement I. Je fus à l’Office, à la Procession, à la Messe, à la Communion, au Sermon, à Vespres et à Complie comme une vraye beste, je ne sçavois en quel sens me tenir, ny à genoux, ny de bout. J’estois dans un sentiment inquiet pour le corps, et vague pour l’esprit, sinon que dans mon fond je sçay bien que je voulois honorer Dieu en Nostre Seigneur Jésus-Christ. Apres les Complies je me trouvay tellement pesant que me voyant inhabille à pouvoir demeurer devant le Saint Sacrement, car je tombois tout de bout, je voulus voir si, me retirant à l’écart, je ferois mieux pour m’assoupir un peu, mais je me trouvay apres encore plus harassé et plus lâche de corps et d’esprit; j’eusse eu le courage de me coucher tout plat.
Il me vint alors en memoire ce qu’autrefois j’avois lû dans un papier, que vous m’aviez donné, d’un certain assoupissement arrivé à une personne de vertu : aussitost je me leve et m’en vay sous le Crucifix devant le Saint Sacrement determiné d’honorer Nostre Seigneur en tout les états; dès que je fus à genoux, et que par le secours divin j’emportay cette victoire sur moy, mon esprit fut ouvert, et je recus du Saint-Sacrement cette lumière, que pour estre un pain, lequel ait du rapport avec luy, il falloit que je fusse moulu comme le grain, puis pétri avec l’eau, et enfin cuit au feu et que c’estoit là le moyen d’estre incorporé au pain mystérieux Jésus-Christ; et au mesme instant, qu’il me faisoit voir cela tout à la fois, je sentis un desir si ardent d’estre dans cet effet qu’il m’est toûjours demeuré depuis. Le blé, le brisement et broyement des meules de moulin m’a esté une bonne nourriture; l’eau des afflictions est excellente pour pétrir et faire changer le grain de forme; Mais la perfection, c’est la cuisson de l’amour divin qui affermit et donne couleur. Voila ce que je sentis en ce moment. et j’ay connu depuis que pour entrer dans les voyes de l’esprit, il faut, comme le blé avant qu’aller au moulin, estre purgé de sa paille, estre battu et vané de nos grossieretés terrestres ; et que le grain n’étoit propre pour nos usages qu’estant pur, et qu’il n’ait sa fecondité que par sa mort et par sa destruction dans la terre.
Je ne comprends pas ce que l’on appelle mortification, si on vit dans cet estat de conformité, parce que n’y ayant plus de résistance en l’esprit il n’y a plus de mortification : qui ne veut que ce que Dieu veut, est toujours content, quoy qu’il luy arrive.
>> Catherine de Bar 1614-1698 Mère Mectilde du Saint-Sacrement, Les amitiés mystiques de Mère Mectilde, un florilège, Dominique Tronc [en préparation]
>> Jacques Bertot Directeur mystique, Textes présentés par Dominique Tronc, coll. « Sources mystiques », Editions du Carmel, Toulouse, 573 p., 2005. [La première étude présentant le résultat de recherches sur la ‘vie cachée’ de monsieur Bertot et la reconstitution du corpus de ses écrits précède le choix d’un septième de leur volume].
Mon très cher frère 203.
[…] Il me semble que depuis la dernière retraite que je fis au mois de septembre, la lumière du fond que j’appelle lumière de vérité commence par sa réelle et secrète opération à détruire la lumière des puissances, que je croyais auparavant lumière du fond, n’en ayant pas expérimenté d’autre.
La différence que je trouve entre lui et l’autre est que la première est toujours avec un certain éclat, appui et plénitude. Il semble que l’on a toutes les choses en réalité, et néanmoins elles ne sont qu’en goût et en lumière ; mais un goût et une lumière qui paraissent si déliés et si purs, qu’on les prend pour la chose même. Ce n’est point pour lors encore le temps des vertus ; l’âme fourmille d’imperfections qu’elle n’a pas les yeux assez perçants pour découvrir, non plus qu’on ne saurait voir les atomes dans une [472] chambre que par les rayons du soleil. L’âme en cet état a toujours une secrète bonne opinion de soi-même, qu’il lui est impossible de détruire, et elle ne la découvre que fort peu et de temps en temps, et non pas par état permanent. La constitution de l’âme n’est pas calme, quoiqu’il lui paraisse, mais dans des désirs continuels, vifs et pénétrants, de se perdre, de n’être plus, que Dieu soit tout, et non qu’Il Se serve de nous, mais que Lui seul agisse en nous. On a l’intelligence et des lumières fréquentes de l’économie de la lumière du fond, ce qui en rend étrangement amoureux, mais ne la donne pas, se contentant de la faire désirer en mille manières ; et cela fait que l’âme se donne à Dieu en autant de manières pour qu’Il la détruise et qu’Il vive seul en elle.
Le passage de cette lumière en l’autre que j’appelle la vérité, est rude et difficile, parce que l’âme ne sait où elle va, ni comme elle va : elle croit perdre lorsqu’elle gagne, et comme la vérité découvre toutes les imperfections de l’état précédent, son éloignement de Dieu, son manque de vertu, etc., elle cause une peine très grande et difficile à porter. Son effet est d’opérer sans éclat et sans lumière, mais de détruire par une certaine réalité d’opération les imperfections de l’âme et d’y opérer les vertus sans qu’on se puisse apercevoir comment. Ce n’est pas que de temps en temps il ne rejaillisse des intelligences de ce qui se fait, mais cela ne sert pas d’appui ni ne fait pas le fond de l’état, qui n’est autre que Dieu caché en l’âme.
Les imperfections et même les péchés, [473] et généralement toutes les fautes et imprudences servent extrêmement en cet état, comme aussi l’extrême faiblesse que l’on ressent pour la vertu pour faire quoi que ce soit. Il me semble que c’est dans cette faiblesse et impuissance que les vertus prennent racines, qui sont pour lors toutes divines, l’opération de l’âme n’y ayant pas de part. Le principal effet de cette lumière est d’opérer la pureté en détruisant toute impureté et tout ce qui est de l’âme. Elle ne se mêle pas comme la lumière des puissances avec l’opération des puissances, mais la détruit : elle veut être seule sans avoir de corrival [sic]. Qu’elle fait bien voir que l’on n’a pas encore commencé ! Et l’on demande à Dieu de ne pas entrer avec nous en jugement pour tout le passé.
Un autre effet est qu’elle rend propre à tout ce à quoi elle vous applique, quoiqu’il vous paraisse, et même que vous soyez convaincu de n’y avoir aucune aptitude, ce qui se fait en s’y abandonnant sans hésitation. De plus il me paraît que Dieu prend un soin particulier de l’extérieur, et qu’Il ménage toutes les occasions avec un amour très grand pour l’âme, et toute chose concourent à faire connaître l’intérieur : il y a une correspondance admirable entre l’extérieur et l’intérieur. […]
Mon très cher frère.
C’est avec beaucoup de joie que je réponds à [475] la vôtre, remarquant le progrès du don de Dieu, qui assurément est très grand, commençant de vous faire voir et de vous découvrir la lumière de vérité ou la lumière du centre, ce qui veut dire la même chose. Elle est dite lumière de vérité d’autant qu’elle découvre Dieu qui est la vérité même, et quand le manifestant, elle en fait jouir peu à peu. La lumière des puissances, quoique véritable et conduisant à la vérité, n’est pas appelée lumière de vérité, d’autant qu’elle ne donne jamais que le particulier et les moyens et non la fin.
Elle est appelée aussi lumière du centre, d’autant qu’elle peut seulement éclairer cette divine portion où Dieu réside et demeure, ne pouvant jamais éclairer les puissances, mais plutôt les faire défaillir par son étendue immense, qui tient toujours de la grandeur de Dieu, en quelque petit degré et commencement qu’elle soit. C’est pourquoi elle n’est jamais particulière, mais générale, elle n’est jamais multipliée, mais en unité, et les puissances ne pouvant avoir que du particulier ne peuvent donc la recevoir qu’en s’éclipsant et se perdant heureusement (comme les étoiles par la lumière du soleil) dans le centre, où peu à peu cette divine lumière les réduit, en s’augmentant et croissant.
Remarquez que je viens de dire qu’en quelque commencement qu’elle soit, elle est générale et totale, étant un éclat de la face de Dieu ; et cependant ce total va toujours augmentant, éclairant et développant peu à peu le centre de l’âme et la Vérité éternelle en ce centre, de la même manière que vous voyez que le soleil se levant peu à peu commence [476] par son aurore. Cette aurore s’accroît insensiblement et se dilate, et ainsi le soleil se répand imperceptiblement sur toute la face de la terre, l’éclaire et il produit tous les beaux effets que nos yeux lui découvrent.
Il n’en va pas de même des puissances : car outre qu’elles ne font voir que la voie et le particulier, et ne peuvent jamais autrement, quelque élevées qu’elles soient par leurs lumières particulières, elles ont toujours tout successivement et en quelque manière trompeusement. Je dis successivement, faisant tantôt voir une chose tantôt l’autre dans une multiplicité qui n’a point de fin si la lumière du centre ne la finit ; et ainsi cette diversité de voir tantôt une chose tantôt l’autre, met en l’âme quelque confusion, d’où naissent les désirs qui accompagnent inséparablement et infailliblement toutes les lumières des puissances, qui n’ont la vérité qu’en désirs et non en aucune réalité ; plus ces lumières des puissances augmentent, plus les désirs s’accroissent ; et ainsi l’augmentation et la fin de telles lumières est l’accroissement des désirs. Ce qui est tout différent en la lumière du centre, d’autant qu’aussitôt qu’elle commence, elle fait naître le calme en l’âme, et son augmentation est l’accroissement du repos. De telle manière que l’on peut par là juger quand la lumière des puissances finit et que celle du centre et de vérité commence, d’autant qu’un certain repos et calme se saisit de l’âme, ce qui lui donne un certain assouvissement, qui ôte peu à peu, ou fait disparaître cette multiplicité anxieuse, cette faim et ces désirs de Dieu et des choses saintes. Quand l’âme s’entend en ce passage, elle ne se donne pas de peine, [477], mais plutôt elle laisse peu à peu évanouir ses désirs et ses lumières multipliées et distinctes, pour donner lieu au calme et au repos qui commence, lequel s’accroissant insensiblement dénuera, simplifiera et perdra les puissances en cette lumière uniforme et nue, l’âme n’ayant pour toute activité et pour tout distinct qui l’assure, que le calme et le repos dans lequel elle se laisse aller, sans savoir ce qui s’y fait ou ce qui ne s’y fait pas.
Cette lumière, étant du centre, est la fin ; et ainsi elle a pour marque assurée et certaine le repos, la nudité et l’unité, en quoi et par quoi elle doit jouir de tout et avoir tout, selon les degrés de son accroissement, sans que l’âme ait besoin de s’assurer de rien de particulier ; d’autant que Dieu traiterait mal une âme qui est dans cette divine lumière, de ne la pas poursuivre incessamment pour la dénuer et la défaire du particulier par l’accroissement de la nudité en repos. Je vous dis ceci comme le plus général de cette lumière, afin de vous donner quelque connaissance encore plus ample de sa manière, pour lui être fidèle.
[…] soyez assuré qu’il n’y a nul danger, mais plutôt grande utilité de laisser perdre la vue des choses particulières, le sentiment de vos désirs [479] et la multiplicité de vos découvertes pour aller à Dieu: il vous suffit que la lumière du centre soit commencée, pour vous assurer que vous n’avez plus de besoin de la voie pour marcher. Il vous suffit donc que votre âme tombe peu à peu dans le calme et dans la nudité, et par là peu à peu le terme et la fin se développera et se dévoilera en vous. Tout ce que vous avez à faire présentement, est de vous attendre à beaucoup mourir à vous-même, comme par le passé, par la lumière des puissances, vous avez beaucoup couru et désiré Dieu par une infinité de manières quoique toujours tendantes à un même but.
L’effet donc particulier de la lumière du centre en vous, et aussi l’effet général, est la mort et la perte de vous-même : tous les préceptes et tous les conseils sont réduits à cette exécution. Car comme la lumière du centre ou de vérité est toujours en unité et a toutes choses en un, aussi son effet en la créature n’est point multiplié, mais un : ce qui s’exécute vraiment par la mort et la sortie de soi, de ses inclinations et de son propre esprit, non par une pratique multipliée comme en la lumière des puissances, mais par cet unique, mourant à soi.
Dès que la lumière du centre commence, les yeux de l’âme commencent d’être ouverts pour voir et pour poursuivre Dieu, quoiqu’ils ne voient et n’aient rien ; et par là insensiblement Dieu élève l’âme en repos et en paix et Il la tire de la multiplicité des dispositions et de la diversité des passages qu’elle avait accoutumé d’avoir en manière d’objets, pour le poursuivre infatigablement, bien qu’en se reposant. Ce [480] que vous remarquerez qui ne se peut jamais faire qu’autant que l’âme s’outrepasse soi-même et ses inclinations pour tomber peu à peu dans la mort de tout le connu, aperçu et goûté, l’âme courant après un certain inconnu qui l’attire infiniment plus, quoiqu’en secret et en silence, que ne faisaient tous les brillants particuliers. Ici les objets manquent, même Dieu comme objet.
L’âme ne peut avoir de cesse, d’autant que c’est Dieu qu’elle poursuit et par un moyen si général et si nu qu’elle n’a qu’à mourir peu à peu, et elle fait toujours ce qu’il faut. Elle n’attend rien de particulier en elle pour faire oraison, ou pour se disposer à quoi que ce soit. Elle doit être certaine que cette lumière du fond et du centre de l’âme ne s’éclipse non plus, ni ne peut non plus s’éclipser, que Dieu peut quitter une âme. Les vicissitudes sont passées, les lumières des puissances finissant : ainsi l’âme ne doit rien attendre pour se mettre en oraison, ni ne doit rien avoir pour la continuer, mais elle doit supposer sa lumière toujours présente et mettre les yeux de son âme en elle. Et elle verra assurément, sans voir, et elle aura sans rien avoir de distinct, et Dieu travaillera et fera en elle ce qu’il lui faut sans apercevoir son opération, car Son opération est une non-opération à notre mode, c’est-à-dire une opération en repos et une multitude de choses en unité. Cette divine lumière donc qui ne peut être expliquée ni déclarée que par telles choses d’expérience, et non par la qualité des choses qu’elle produit, va travaillant toujours incessamment, autant que l’âme se laisse mourir, non par effort qu’elle fasse, mais [481] par la vertu efficace de cette simple lumière uniforme et divine.
Je dis non par effort qu’elle fasse, pour exclure tous les efforts particuliers par actes, aspirations, élévations et intentions: car elles ne sont plus de saison, et l’âme y doit mourir peu à peu pour se laisser écouler insensiblement dans l’opération divine, qui dans l’âme en cet état est toujours en acte pour élever l’âme, pour la purifier et pour la perfectionner selon le dessein éternel de Dieu. Cette cessation d’efforts consiste donc en la perte de ces choses, mais non en la cessation de la générosité avec laquelle l’âme doit poursuivre Dieu ; car elle est toute autre, non en agissant vers Dieu, mais en mourant et perdant son soin, ce qui consiste proprement à peu à peu ne faire plus les choses par soi-même et à ne les quitter par soi, mais à les faire et quitter par un principe divin qui est toujours présent à l’âme pour, par lui, faire et ne pas faire ce qu’il faut à chaque moment.
Si bien que cette lumière centrale quoiqu’elle ne demande du côté de l’âme que la mort seulement, elle demande cependant tout. Car comme elle donne tout, elle exige le tout, mais en sa manière : c’est-à-dire que, comme Dieu est notre premier principe et qu’Il a mis en nous Ses merveilles en nous faisant à Son image, et comme nous sommes déchus de cet état en réfléchissant sur nous et en voulant nous posséder et en nous possédant et ainsi en devenant le principe de nos volontés, de nos désirs, de nos pensées et de tout le reste, jusques où notre libre arbitre a pu aller, il faut par nécessité, afin que Dieu [482] rentre tout de nouveau en possession de tout notre être et de tout nous-mêmes selon qu’Il nous a créés, que nous recommencions à nous laisser posséder par ce principe divin : lequel, reprenant tout de nouveau possession de tout nous-mêmes, fait un usage admirable de tout ce que nous sommes, non par une contrainte comme de mort, ainsi que beaucoup de personnes non expérimentées pourraient le croire, mais par une liberté si naturelle, mais divine, que vraiment expérimentant quelque chose de ceci, l’on voit qu’étant hors du principe divin, l’on était hors de son être naturel, mais que rentrant dans le gouvernement divin, l’on reprend son être véritable, sa véritable liberté et que mourant à soi pour être mû par ce principe divin, peu à peu chaque chose en nous reprend sa nouvelle vie.
L’âme donc ici n’a point de pratique particulière; mais elle a seulement une attention générale pour ne rien faire par soi-même et ainsi, soit à l’oraison ou dans l’action, pourvu qu’elle soit fidèle en ceci, tout est en bon ordre, d’autant que Dieu ne manque jamais de Se communiquer à chaque moment, selon l’exigence et la nécessité de l’état où l’âme est.
Si elle est en oraison, elle n’a qu’à se laisser doucement entre les mains de Dieu, se contentant de ce qu’Il lui donne et se laissant peu à peu de cette manière écouler et perdre dans Son opération inconnue ; et ainsi elle fait tout ce qu’il faut. Je dis inconnue, d’autant que l’âme doit faire peu d’état de tout le connu en cette lumière du degré du centre, puisque tout le connu est expérimenté, quelque [483] excellent qu’il soit, et toujours infiniment moindre que l’inconnu en Dieu ; d’autant que le connu est en la créature et l’inconnu en Dieu. Qu’elle passe donc doucement et en repos son oraison et elle verra à la suite et peu à peu que l’opération de cette divine lumière est infiniment plus efficace pour faire sortir l’âme de soi et la remettre en Dieu que n’ont été toutes lumières précédentes des puissances.
L’âme trouve aussi que c’est proprement par cette lumière et en cette lumière qu’elle commence à voir et à découvrir son néant, et à avoir des instincts et des inclinations comme substantiels de sa bassesse et de sa petitesse, commençant à voir véritablement que toutes les lumières précédentes des puissances ont bien fait voir quelque chose de ses misères, mais en cachant toujours le fond de la propre corruption ; d’autant que ces lumières étaient données dans le propre de l’âme, et ainsi elle voyait toujours ce qu’il y avait de plus propre 204 dans la créature. Mais celle du centre étant reçue hors de l’âme, c’est-à-dire dans le centre, et introduisant en Dieu, elle découvre la vérité telle qu’elle est. Si bien que plus cette lumière s’augmente, plus le centre de la propre corruption se fait voir, et plus le néant de la créature se découvre, de telle manière que ces deux choses se correspondent et vont de pas égal. Ainsi à mesure que la lumière du centre augmente, la découverte du néant de la créature se fait, ce qui ne peut jamais être que par cette divine lumière. [484]
D’où vient que toutes les âmes qui ne sont pas assez heureuses d’y arriver en cette vie, ne peuvent jamais voir leur néant, ni découvrir ce qu’elles sont dans la vérité et la réalité. Ce qu’elles ont au plus, sont certaines lumières passagères qui ne peuvent pas plus pénétrer que l’extérieur en quelque façon ; mais pour aller dans le fin fond de l’être et porter leurs lumières jusque dans la fin de la misère humaine, la seule lumière centrale le peut. […]
[485] N’avez-vous jamais pris garde qu’il est impossible à une personne de voir son visage soi-même ? Il faut qu’elle le voit dans quelque glace. Or Dieu est le véritable miroir, dans lequel nous nous pouvons voir certainement et sans fausseté. […]
La lumière du centre étant une lumière toute particulière, elle a aussi ses effets tout d’une autre manière que celle des puissances, ce qui est cause que la constitution de l’âme change beaucoup. Dans le temps de la lumière des puissances, l’âme avait un soin comme inquiète et affamée du temps de l’oraison ; en ceci elle prend tout ce temps au moment que la Providence lui donne, mais avec un certain [487] abandon qui ne lui souffre pas d’y être propriétaire. Elle fait, aussitôt que cette lumière commence à devenir un peu forte, que Dieu qui S’y donne est un moment éternel, et qu’ainsi elle n’a qu’à faire de moment en moment (sans tant de soin ni de réflexion soit sur le passé ou le futur, comme elle avait accoutumé en la lumière des puissances), ce qu’elle a à faire de moment en moment, s’assurant que la divine Providence soigne pour elle, et qu’elle n’a qu’à faire que de se laisser conduire, demeurant dans son fond de disposition. Et ainsi peu à peu elle trouvera que son action non seulement sera égale à son oraison, mais encore que ce sera si justement ce qu’il lui faut, soit pour sa pureté ou sa perfection et pour tout généralement, qu’elle remarquera dans la suite qu’il semble que Dieu n’ait qu’à penser à elle, toutes choses étant un moment de Dieu pour elle et une application de Sa providence pour lui faire faire tout et l’approprier à tout ce que Dieu veut. D’où vient qu’à la suite chaque moment lui est un moment heureux205, pourvu qu’elle n’y mélange point son opération, ses inclinations et ses desseins, mais qu’elle se tienne fidèlement au moment de la Providence, qui est toujours précieux et rempli de toute bénédiction, autant que l’accroissement de la lumière centrale se fait.
Je dis donc qu’à telles âmes le moment éternel est précieux, et qu’ainsi la Providence divine prend un spécial soin d’elles autant qu’elles se perdent et qu’elles perdent tout soin, toute précaution et généralement toute application, hors de faire de moment en moment ce que cette divine [488] Providence demande d’elles par leur état et en chaque moment de leur vie. Ainsi vous voyez que leur action est comme une suite de leur oraison et que leur oraison est comme la disposition à la continuation de l’action sans multiplicité de dispositions, mais insensiblement en unité.
[…]
Comme je vous ai dit que cette perte dans laquelle la lumière du centre met la personne, consiste à n’être plus le principe de ses opérations et de ce que l’on est, aussi faut-il prendre garde que cela soit général et que, sous prétexte de bonne intention, qui n’est plus de saison, l’on n’use pas mal de son corps. C’est pourquoi voyez à faire ce qu’il faut pour votre santé et pour conserver votre vie selon l’ordre de Dieu. Généralement prenez garde qu’il suffit à une âme du degré de lumière du centre de garder une seule chose, quelle qu’elle soit, dont Dieu ne soit pas le principe, et ainsi dans laquelle l’âme vive, pour l’arrêter toujours, sans qu’elle puisse faire autre chose que d’aller et de venir dans un même lieu, et ainsi sans avancer jamais. Et pour approfondir ceci, il faut savoir que Dieu est un abîme sans fond ; et qu’ainsi être arrêté par quelque chose qui nous empêche de nous perdre incessamment dans cet heureux abîme est nous arrêter et nous perdre. […]
§
Je voudrais finir, mais il est vrai qu’au même temps je ne le puis. Il faut donc que je vous dise encore qu’il est à remarquer que la lumière du centre tirant l’âme, comme je vous ai dit, à la mort de soi, l’élève au-dessus de son procédé qui est toujours distinct et en images, pour lui en donner un tout nu sans image, sans distinction, et par une manière toute générale, lui faisant trouver peu à peu les choses en la manière de Dieu. C’est pourquoi peu à peu elle perd la pratique des vertus, un certain soin et vigilance sur soi, et elle devient dégoûtée insensiblement de telles pratiques. Ce procédé donne de la peine un long temps. Mais l’âme amoureuse de son avancement, par la lumière secrète qu’elle a, qui lui fait outrepasser toutes choses, nonobstant [491] sa peine poursuit et néglige telles pratiques, ayant dans son fond un je ne sais quoi que cette divine lumière lui donne secrètement, qui lui dit que ce n’est rien perdre que de perdre les vertus de cette manière, que c’est vraiment les semer en Dieu, et qu’un jour cette divine lumière ayant mis éminemment l’âme en Lui, pour lors elle les retrouvera, non comme choses distinctes, mais comme une même chose avec Dieu et en Dieu.
Quand l’âme est fort fidèle en ce point et que le sujet est capable et fort pour soutenir une forte perte, Dieu ne Se contente pas seulement d’effacer tel procédé de pratique des vertus de l’âme par cette divine lumière ; mais selon qu’Il la voit résolue, par providence, Il la laisse comme tomber dans des défauts, ce qui déracine encore bien autrement cet opérer propre des vertus, pour mettre un non-opérer, et un non-être en cette divine lumière. Ceci est quelquefois très long, Dieu poursuivant cette mort profondément, comme l’on peut remarquer en la vie de quantité de saints et de saintes qui ont expérimenté ces passages très rigoureusement par des défauts et des péchés même, qui ont été le gibet amoureux où ils sont morts et ont rendu la vie à Dieu, pour ne vivre plus ni pour les vertus ni pour eux, mais pour vivre en Dieu.
On ne saurait croire combien ce passage déracine de propre vie, en ôtant les propres actes et en supprimant une vie secrète hors de Dieu, que l’on ne voit qu’après que l’on est fort avancé dans cette mort.
[…]
La même lumière divine poursuit une âme et lui ôte peu à peu de reste de ses pratiques, dispositions et autres exercices, vers la Sainte Vierge et les saints, et généralement tout ce qui pouvait faire multiplicité. L’âme devient d’abord surprise par tel procédé, voyant la sainteté des autres consister en telles pratiques ; et même plus elles augmentent en piété et sainteté, plus ces pratiques et les prières vocales et leurs dispositions intérieures deviennent ferventes. Toutes ces choses insensiblement s’évanouissent, et l’âme ne sait comment, poursuivant sa lumière du centre, [495] toutes ces choses s’oublient, demeurant dans un général qui la rassasie et lui ôte non seulement le pouvoir, mais l’inclination de se multiplier, et même de s’adresser à la Sainte Vierge et aux saints, expérimentant insensiblement que plus elle oublie tout pour demeurer dans sa paix silencieuse, perdue et nue, plus un je ne sais quoi très intime est content en elle : et secrètement elle juge que, quoique qu’elle ne s’adresse pas aux saints par les puissances, elle ne laisse pas d’avoir dans son fond la solide dévotion pour eux. Cela vient même souvent à tel point de nudité et de dépouillement, que l’âme perd tout, à ce qu’il lui semble, et cela autant qu’elle doit retrouver la Sainte Vierge, les saints et généralement toutes ses pratiques en sa lumière centrale, et ensuite en Dieu.
Tout ceci s’exécute par la lumière divine centrale avec une raison divine très éminente et que l’on trouve à la suite très générale et miséricordieuse, afin de dépouiller l’âme, la dénuer et la simplifier de telle manière que peu à peu cette divine lumière réduit l’âme en son unité, laissant en elle, pour toute disposition, une sérénité, un calme et une unité si paisible que l’âme est suffisamment convaincue qu’elle est en la main de Dieu, quoique hors d’elle et infiniment éloignée de sa multiplicité.
Il se passe beaucoup de temps en l’établissement de cette divine lumière faisant et opérant ce que je vous dis en l’âme : c’est pourquoi il faut avoir beaucoup de patience et de longanimité, pour suivre ses démarches et mettre nos pas sur ses pas. [496]
Où il faut remarquer que la lumière divine centrale et lumière de vérité, quand elle a commencé à se donner, se donne du premier abord en général, pour rectifier l’âme propre, et pour peu à peu la tirer comme vous venez de voir, de ses sorties hors d’elle et par elle, afin de la réduire peu à peu en son unité propre. Ainsi ce commencement de communication de la lumière du centre se termine en une communication générale, nue, sereine et très simple, faisant cet unique effet susdit, de remettre l’âme en son unité, c’est-à-dire en l’unité de l’âme. Car ensuite que la lumière divine a effectué en l’âme cette unité et qu’elle a réduit tout en nudité et simplicité, il ne faut pas croire que la lumière divine s’arrête là, supposé la fidélité de l’âme et le dessein de Dieu. L’âme ne commence là qu’à être en état de poursuivre les grandes démarches de la lumière centrale dont la première démarche est de trouver l’unité de Dieu ; d’autant que l’âme étant réduite par la lumière divine en son unité, elle est en état d’être élevée par la lumière divine en l’unité de Dieu où elle commence à trouver toutes choses, comme vous verrez plus amplement.
Il faut remarquer en passant que durant cette démarche générale de la lumière du centre, l’âme ne doit pas prétendre de retrouver encore en elle tout ce qu’elle a perdu et ce qu’elle perd, comme il est dit ; il suffit qu’elle soit assurée qu’en sa nudité, en son calme et en sa perte, toutes choses sont, et elle sait tout : car il faut bien prendre garde à la suite à ne vouloir pas retrouver les choses autrement que chaque degré porte et les doit redonner. [497]
Il faudrait ici poursuivre comment cette admirable lumière centrale, ayant mis l’âme en son unité, ne cesse pas sa course, mais plutôt la commence en quelque manière, pour donner et communiquer l’unité divine. Je dis « commence », d’autant que tout ce qui s’est donné et ce qui s’est fait jusqu’ici, n’a été que pour rendre peu à peu l’âme capable de Dieu, et c’est en la communication de Son unité divine que commence ce grand et admirable don de Dieu même.
La lumière du centre a des démarches infinies jusqu’à ce qu’elle soit devenue à sa juste grandeur, et autant qu’éminemment qu’elle se peut donner en cette vie. Il ne faut pas s’imaginer ni croire qu’une âme qui est assez heureuse d’être arrivée à cette lumière éternelle, soit au comble de son bonheur : il ne fait que commencer. C’est pourquoi l’âme doit aussi commencer sa fidélité pour sortir vraiment de soi-même par son moyen.
Or ces démarches sont telles. Quand elle prend une âme, elle la fait peu à peu sortir d’elle-même en la tirant en l’unité divine. Car il faut remarquer que comme cette lumière du centre donne uniquement Dieu, aussi Le donne-t-elle selon qu’Il est, premièrement Un, avant que d’être conçu et entendu trine en Personnes. Et ainsi cette lumière éternelle, calmant et dénuant l’âme, la tire peu à peu et la réduit en son unité, la tirant des créatures, de soi-même et de toutes choses créées, et ainsi lui faisant tout trouver par cette unité divine et en cette unité divine. Ici cette unité divine se révèle et se manifeste en lumière éternelle et [498] par cette divine révélation, qui n’est autre chose que l’écoulement de cette divine et éternelle lumière, et la manifestation de l’unité divine en sa manière, qui est proprement d’effacer tout le distinct, tout le multiplié en la créature et de dénuer tout en unité et par l’unité de Dieu. D’exprimer ce que c’est : c’est une pure révélation qui, à tout moment, se renouvelle en l’âme. De dire aussi comment toutes choses, comment toutes les perfections divines et comment les Personnes divines sont en cette unité : c’est pure révélation et ainsi qui ne peut bien s’exprimer. L’âme sortant peu à peu de soi par l’écoulement de cette divine lumière, qui donnant l’unité divine, donne un tel dénuement, une telle pureté, et fait sortir l’âme d’une telle distinction que cela peut être possédé, et l’âme en peut jouir, mais non l’exprimer : elle peut bien en jouir en lumière divine, mais non en l’âme. Là elle n’a rien de distinct et a cependant tout, là elle n’a rien de multiplié et a toutes choses : et ainsi elle a tout et elle n’a rien; ce qui fait que peu à peu elle arrive à un souverain repos qui lui ôte tout désir, toute recherche, toute prétention. Car trouvant l’unité divine, par laquelle tout est et subsiste, aussi a-t-elle le comble de son désir, lequel se va augmentant plus son repos s’accroît. Une paix générale et profonde se saisit de tout elle-même, ce qui est son oraison et le tout de son âme, ne se mettant plus en souci de ce qu’elle a ou de ce qu’elle n’a pas. Tout tombe, s’abîme et se fond en cette paix, laquelle plus elle s’accroît, plus elle devient en unité et l’unité de Dieu.
Jusque là l’esprit ne pouvait s’accoiser 206 [499] ni se contenter sans voir et apercevoir quelque chose de distinct : ici la paix lui suffit et l’esprit s’apaise entièrement, ne cherchant et n’allant haut ni bas [...] Pour lors cette unité divine déracine tellement tous désirs, toutes recherches et toute multiplicité que l’âme n’a pour tout en soi que paix et unité entière, laquelle s’accroît incessamment à mesure que cette unité s’écoule en l’âme où elle perd tout ce qui est d’elle, en cette unité, laquelle va déracinant tellement toutes choses et toute manière distincte et multipliée de créature qu’elle n’a et qu’elle ne trouve qu’unité et tout en unité.
[500] Cette divine révélation est admirable et un très grand bonheur : c’est la base, l’être et le soutien de tout ; et plus cette révélation s’augmente, plus ce bonheur s’accroît pour lequel l’âme se sent admirablement créée. […] Jamais on ne jouit de l’unité divine : elle nous perd heureusement en elle et ainsi étant perdus en cette unité, Dieu jouit de tout ce qui est, attirant tout en cette unité […][501] Là l’âme est mise en un agir, sans aucun mouvement, mais bien en unité, en un tout qui contient tout.
Enfin c’est tout dire quand on dit qu’en vérité là, Dieu révèle à cette âme Son unité divine, et qu’ainsi il faudrait dire ce que c’est que d’exprimer ce premier degré de lumière du centre ou de lumière divine et éternelle, et qu’à mesure que Dieu révèle à telle âme Son unité divine, Il la fait passer et se perdre en cette même unité.
De dire que l’âme jouit là des merveilles de Dieu, c’est se tromper et ne pas exprimer les choses dans la vérité. Car à mesure de la révélation, se fait la perte. Et ainsi il vaut mieux dire (et cela est vrai), que c’est Dieu qui jouit de Soi en Son unité, où l’âme se perd heureusement par cette divine révélation.
Or cette révélation ne se fait pas, comme l’on comprend que se font ordinairement les révélations, par le dehors, par son de voix ou par intelligence divine : nullement, mais bien par une révélation si intime que rien ne le peut être davantage ; d’autant que l’Unité divine, étant et possédant le plus intime de nous-mêmes comme notre premier principe, et qui est la base, le soutien de tout, le fait entendre par le plus intime, et ainsi se révèle d’une manière surprenante par un silence admirable. C’est pourquoi l’âme qui sait par son centre le mystère, n’y correspond qu’en paix et silence [502] qui la font défaillir suavement à elle-même, comme nous voyons qu’une eau qui s’écoule en la mer, se mélange et se perd en la mer, sans plus se pouvoir retrouver.
[…]
J’ai lu votre lettre avec beaucoup de consolation, y remarquant parfaitement bien décrit ce que j’ai expérimenté tout le cours de cette année. […] Elle [La lumière du fond] anéantit en moi toute propre opération, et il me paraît que ce n’est pas moi qui agit, qui pense, qui désire, mais un autre en moi qui est Jésus-Christ, qui n’y est pas comme objet, mais comme principe. Ceci vous fera bien entendre ce que je veux dire.
De là vient que je ne puis faire de différence de la solitude ou de l’action, étant comme dans une abstraction continuelle et néanmoins dans une liberté entière de mes sens et de mes puissances pour penser et agir et pour faire tout ce qui est ordre de Dieu. […]
Le bon père l’Alleman [sic] 207 est mort cet hiver et il ne m’est pas venu en pensée de prendre d’autre directeur pour mon intérieur […] Pour les choses extérieures on confère les uns avec les autres et avec les bons pères jésuites, selon les différentes occurrences et le besoin.[…]
Notre Seigneur me donne discernement pour la conduite et il me semble que je pénètre le cœur de ceux qui me parlent et que je ressens en moi leurs dispositions. Rien n’est capable ici de donner de la vanité et on parle de soi avec autant de liberté comme d’un autre : on ne désire aucune perfection [505] ni état ; on est en tout content du moment présent, qui est la volonté de Dieu ou Dieu même. Il n’y a point de moyens, ils sont tous devenus fin, et toutes choses sont réduites dans une parfaite unité. […] Dieu bénit toujours mes petits travaux, et il répand bien des grâces sur notre séminaire. Adieu, je crois que je vous suis assez recommandé, puisque je ne suis qu’un avec vous. Je vous recommande aussi notre séminaire du Canada. 1674.
[...][506] Soyez donc au nom de Dieu fidèle, non à faire quelque chose, d’autant qu’il n’est plus temps, mais à ne rien faire par vous-même, et à mourir de cette manière incessamment, prenant tout de moment en moment et par le moment, qui sera toujours rempli de tout ce qu’il vous faudra, tant pour honorer Dieu et lui rendre vos devoirs, que pour bien faire ce que vous devez faire à chaque moment.
Où il faut remarquer un grand et important principe, savoir que comme Dieu est pour Lui-même et par Lui-même tout ce qu’il Lui faut pour Se béatifier Soi-même pleinement, sans avoir besoin que de Lui ; aussi est-Il tel pour la créature. Je dis pour la créature, d’autant qu’Il est son centre, sa perfection et son bonheur ; par sa créature, d’autant aussi que la créature sort de Dieu comme une émanation qui a toute Sa perfection, non seulement en Sa ressemblance et en Sa jouissance, mais encore en ce que la créature se laisse réfléchir vers son Créateur qui en lui donnant l’être et tout ce qu’elle a de moment en moment et le lui communiquant, retire [sic] à Soi ces mêmes dons, c’est-à-dire toute Sa créature, comme vous voyez que le soleil se communiquant par ses rayons, les fait retourner vers lui par des douces vapeurs, d’autant que tout ce que Dieu fait, Il le fait pour soi-même. Et ainsi la créature mourant à soi et ne s’appropriant rien par sa propre opération, reçoit purement de moment en moment ce qu’elle est et pour quoi elle est et ce qu’elle doit opérer; et par cette même opération divine par laquelle elle reçoit [507] cela, elle reçoit aussi force et faculté pour retourner vers son principe. Ainsi une âme qui a peu à peu appris à mourir à elle-même en quittant son opération propre, se rend capable de l’opération divine, qui est de moment en moment ne manque jamais de lui donner tout ce qui lui faut […]
[…]
[509] Ce que l’âme a donc à faire est de ne rien faire par elle-même, mais bien de faire et de souffrir tout ce qui se présente de moment en moment ; et ainsi elle aura tout ce qu’il lui faut pour être pleinement contente et pour pleinement contenter Dieu dans ce moment et toujours ; d’autant que la plénitude un moment remplit l’autre ; et ainsi de moment en moment elle est et fait tout ce qu’il faut pour remplir ce que Dieu désire d’elle, sans chercher les choses, comme font les âmes qui vivent dans leur propre opération et de leur propre opération. Elles sont toujours en mouvement et en désir, elles souhaitent incessamment de glorifier Dieu ; et jamais ne jouissent de rien : elles sont incessamment en haleine pour toutes choses et n’ont nullement ce qui leur faut. Cela est fort bon en son temps, d’autant que l’on va à Dieu par les bons désirs et par les saintes affections ; mais comme durant tout ce temps on vit et on marche en la terre, on ne peut jamais trouver le point d’éternité, qui consiste dans un plein repos et à se satisfaire pleinement du moment où l’on est. Ainsi quand on a fait un long usage de son soi-même par de saints désirs, Dieu en décharge, délivrant l’âme de son opération propre et lui faisant par ce moyen trouver son repos par chaque moment de sa vie, qui est très rempli de Dieu, étant un moment éternel qui remplit tout de Lui-même pour Lui-même selon la capacité du sujet. De cette manière il n’est pas besoin de se fatiguer de désirs et de soins de ce que l’on fera ou de ce que l’on ne fera pas, de ce qui arrivera et généralement de tout ce qui peut arriver : Dieu y soigne par Lui-même et pour Lui, [510] et pour remplir Son dessein éternel ; et cela suffit.
Je sais bien que cela fait beaucoup mourir la créature, Dieu conduisant toujours toutes choses autrement que nous ne le désirerions et que nous ne le voudrions ; mais qu’importe ? Il suffit de mourir pour bien faire toutes choses, et nous verrons sans aucune faute, qu’encore que vivant en nous-mêmes et du premier abord, les choses nous semblent nous perdre et renverser tout, à mesure que nous mourrons nous changerons de jugement et nous dirons que tout est admirablement bien fait. […]
[…]
Ainsi telles âmes ne s’amusent pas, ni même n’y pensent pas, à discerner si chaque chose qui arrive au moment, vient de Dieu immédiatement, ou de la créature, ou d’elles-mêmes : elles se laissent posséder au moment et c’est assez : ainsi chaque moment est leur paix et leur tout, n’ayant qu’à mourir en tout et de cette sorte chaque moment leur devient moment divin. […] et ainsi l’on ne désire pas plus l’une que l’autre [chose], ni d’être consolé que d’être attristé, ni d’être oublié de Dieu à ce qu’il paraît, que d’en être fort rempli d’une manière sensible, etc. On est plein de tout, étant possédé et possédant le moment comme moment éternel […]
>> Vie de Mgr de Laval / premier évêque de Québec et Apotre du Canada / 1622-1708/ par / L’abbé Auguste Gosselin / Curé de Sain-Féréol / Docteur ès-lettres de l’Université Laval, Québec, 1890. [Deux tomes dont nous donnons des extraits du premier].
Tout laïque qu’il était, Boudon exerçait autour de lui un véritable apostolat de bonnes ouvres. Il était en rapport (63) de lettres et d’avis spirituels avec les principaux hommes de bien de son temps, les Vincent de Paul, les Olier, les Surin; les Bourdoise, les de Bernières, les Renty. Il était en communication avec presque toutes les communautés religieuses. Il rendit surtout d’inappréciables services à la vénérable Catherine du Bar, dite Mecthilde du Saint-Sacrement ; c’est grâce à ses conseils et à ceux de M. de Bernières qu’elle put réussir à fonder son admirable association de l’adoration perpétuelle.
On regrettait que Boudon ne pût se décider à entrer dans le sacerdoce, pour lequel il semblait avoir toutes les marques possibles de vocation. L’abbé de Montigny, surtout, qui savait tout ce que cette âme renfermait de ressources et d’aptitudes pour la direction des consciences et pour le saint ministère, gémissait de voir la répugnance de son pieux ami à recevoir les ordres sacrés. Le désir de hâter sa détermination et de le voir entrer le plus tôt possible dans la carrière sacerdotale, ne fut pas étranger à la résolution qu’il prit de résigner en sa faveur son arch, diaconé d’Evreux.
Mais s’il n’était pas facile de persuader Boudon de se faire prêtre, il l’était encore moins de l’engager à débuter dans la carrière ecclésiastique par la dignité d’archidiacre. Longtemps les instances de l’abbé de Montigny furent inutiles ; il eut recours au P. Bagot. Ce saint religieux, persuadé que la volonté divine appelait Boudon ti l’Église d’Evreux, lui parla au nom de l’autorité qu’il avait sur son âme, et de l’obéissance qu’il devait aux desseins de la Pro- (64) vidence sur lui. Ces puissants motifs triomphèrent enfin de sa résistance ; Boudon consentit à entrer dans l’état ecclésiastique, et à succéder à François de Laval dans i'archidiaconé d’Evreux.
§
(66) …Boudon avait-il donné prise à la calomnie par quelqu’une de ces imprudences, dont les âmes les plus naïves et les plus saintes sont capables ? Ce qui est certain, c’est qu’il fut complètement réhabilité plus tard, et reconnu parfaitement innocent.
Quoiqu’il en soit, l’évêque d Evreux lui retira dès lors tonte ea confiance, et ne le regarda plus que comme un homme perdu et méchant. (67)
Comme il arrive presque toujours dans le malheur, Boudon se vit bientôt isolé, et abandonné de presque tous ses amis. Elle est si nombreuse la troupe des lâches, qui ne sont fidèles que dans la bonne fortune, et qui, craignant de se compromettre, rougissent de tendre une main secourable à un ami dans l’adversité ! Bourlon en fit la triste expérience ; mais, délaissé de tout le monde, il n’en fut que plus attaché à sa devise : Dieu seul !
§
(69) … En même temps qu’il écrivait â Boudon, Mgr de Laval s’employait auprès de l’évêque d’Evreux pour le supplier de rendre justice à son ami, et, dans une lettre magnifique, il lui disait " tout ce qu’il connaissait de sa piété et de sa vertu 208 ", Mais tout fut inutile. Cet évêque, bien intentionné d’ailleurs et de bonne foi, s’était persuadé que Boudon était un monstre d’hypocrisie et de perversité, dont toutes les œuvres, loin de glorifier Dieu, devaient porter au scandale et au mépris de la religion. Tant il est vrai qu’il n’y a rien de plus â craindre que les préjugés, et que, chez les grands surtout, ils peuvent conduire aux plus cruelles injustices !
Il avait eu quelqeu temps pour direc- (79)teur le P. Jean Chrysostome de Saint-Lô, religieux du tiers ordre, homme intérieur et contemplatif, qui l’avait initié aux secrets de la vie spirituelle.
De Bernières s’était bâti â Caen une maison qu’il appelait l’Ermitage ; elle était située dans la cour même du couvent des ursulines, dont sa sœur, Jourdaine de Bernières, était supérieure 209 ; ce qui explique les rapports qu’il eut avec Mme de la Peltrie et les ursulines de Québec,
Il avait réuni dans son ermitage un petit nombre de ses amis, qui ne respiraient, comme lui, que le désir de se sanctifier et de s’immoler â la gloire de Dieu et au salut des âmes. Tous y vivaient uniquement occupés de leur sanctification, pratiquant l’oraison, et se tenant aussi constamment que possible en la présence de Dieu. M. de la Colombière appelait cette maison un paradis terrestre. " C’est ainsi, dit-il, que j’appelle et qu’on doit appeler ce fameux Ermitage de Caen, où l’auteur séraphique du Chrétien intérieur changeait en anges tous ceux qui avaient le bonheur d’être les compagnons de sa solitude. Les occupations ordinaires de ce céleste séjour étaient la prière, la mortification, les entretiens spirituels. Les récréations étaient de travailler â l’hôpital, d’y servir les pauvres, de faire leurs lits, de panser leurs plaies 210. " (80)
Voici quelle était à peu près la vie journalière des heureux habitants de l’ermitage. Chacun y avait sa petite cellule. On se levait de grand matin, et l’ont faisait en commun une heure d’Oraison. Phis l’on entendait la sainte messe, et l’on y faisait presque tous les jours la sainte communion. Ceux qui étaient prêtres pouvaient cependant aller dire la messe dans les différentes communautés de la ville ; car ce fut, toujours un des principes de l’ermitage : joindre aux exercices de sa propre sanctification ceux qui pouvaient rendre service au prochain. Les repas se prenaient en commun, un, et à des heures marquées.
Le reste de la journée se partageait entre les œuvres de piété personnelles, et les œuvres de charité pour le prochain. Voyait-on un pauvre dans la rue ? on s’empressait de l’assister comme un des membres souffrants de Jésus-Christ. On visitait les malades, soit à domicile, soit dans les hôpitaux, et on leur rendait tous les soins possibles. Apprenait-on que quelque famille était dans la douleur? Vite, on allait lui porter les paroles de la consolation chrétienne. Le catéchisme aux enfants délaissés était une des œuvres favorites des disciples de M. de Bernières. En un mot, ils s’exerçaient à toutes ces actions de charité qui ont immortalisé, de nos jours, Ozanam et ses compagnons, et qui seraient la plus magnifique démonstration de la divinité de la religion chrétienne, si elle avait encore besoin d’être démontrée.
Autant que possible, on faisait tous les principaux exercices de piété en commun ; mais on se réunissait au moins (81) tous les soirs, pour ces entretiens spirituels où M. de Bernières était passé maître, et où il inculquait à ses disciples, d’une manière admirable, la doctrine des conseils évangéliques.
On vit successivement, ou à la fois, dans cet ermitage de M. de Bernières, les frères Dudouyt, les frères De Maizerets, M. de Mésy 211, M. de la Vigne, M. Merlot, M. Morel, M. Boudon, le baron de Renty, etc.
Nous ne savons à quelle date précise y alla résider François de Laval ; mais il est probable que ce fut dans la première partie de 1655, immédiatement après son retour de Rome.
[…] (82) Après avoir passé dans cet ermitage trois années entières, consacrées t l’exercice de toutes les vertus sacerdotales, François de Laval devint un instrument docile, et prêt à tout entreprendre pour la gloire de Dieu.
« Ici, dit un témoin 212 dans le procès préliminaire de béatification, j’ai des raisons personnelles d’insister sur l’influence que cette sorte de noviciat à l’ermitage de Caen exerça sur le long et glorieux apostolat de Mgr de Laval. J’ai beaucoup connu M. de Bernières, qui était l’âme de cet ermitage, ou du moins j’ai eu l’occasion d’étudier beaucoup ses écrits, spécialement au séminaire de Saint-Sulpice, à Paris, où des séminaristes fervents ne pouvaient se lasser de lire son ouvrage du Chrétien intérieur ; et ils avaient sans cesse à la bouche, dans leurs entretiens, les sentences et les maximes de ce livre admirable […] »
(139) Mgr de Laval devait s’embarquer à La Rochelle pour le Canada. Il quitta Paris au commencement d’avril (1659), sans bruit ni ostentation, comme il convenait à un apôtre. Il dut recevoir, cependant, avant de partir, les félicitations et les vœux, non seulement de ses amis, mais de beaucoup d’autres personnes qui s’intéressaient à l’Eglise naissante du Canada.
(140) Ceux qui s’étaient montrés hostiles à sa nomination et à sa consécration, ne lui avaient pas fait une opposition personnelle : il était estimé de tout le inonde. On ne le vit pas partir, sans un vif intérêt, pour les missions de .la Nouvelle-France. " Les associés de Montréal eux-mêmes, dit M. Fanion, avaient demandés l’érection d’un siège épiscopal au Canada avec trop de persévérance, pour ne pas se réjouir de voir enfin leurs vœux accomplis en partie par la nomination de M. de Laval. Ils s’empressèrent de le visiter, et l’invitèrent même à assister à leurs assemblées, pour être informé par eux des desseins qu’ils s’étaient toujours proposés dans l’ouvre de Villemarie 213. " .
Il emmenait avec lui deux prêtres, Jean Torcapel et Philippe Pèlerin, que leurs infirmités obligèrent l’année suivante à retourner en France, et Henri de Bernières, simple tonsuré, neveu de M. de Bernières de l’ermitage de Caen. Ce jeune homme avait renoncé â un brillant avenir en France, et était parti à l’improviste, sans même consulter sa famille, mais avec une lettre de son oncle pour Mgr de Laval :
" Mon très cher et honoré frère, écrivait M. de Bernières, Jésus soit notre tout à jamais ! Ce mot est pour vous prier très humblement d’agréer que mon neveu vous accompagne. Je le tiendrai bienheureux de faire le voyage avec vous ; vous lui servirez de père et de directeur. O que la Providence de Dieu est admirable ! Le petit clergé du Canada sera composé de quatre personnes, pauvres, abjectes, méprisées du monde, mais pleines du désir d’être tout à fait à Dieu, puisqu’elles ne veulent uniquement que Dieu 214."
A ces quatre personnes s’était joint M. Charles de Lauson-Charny, fils de l’ancien gouverneur du Canada, et administrateur lui-même de ce pays, pendant une année, après le départ de son père pour la France (1656-1657). Il avait d’abord été marié (1652) à Marie-Louise Giffard, fille du seigneur Giffard, de Beauport. Devenu veuf, il était passé en France (1657), avait embrassé l’état ecclésiastique,et venait d’être ordonné prêtre. Par son expérience des affaires et les rapports qu’il avait eus dans le monde, il devait rendre de grands services a Mgr de Laval durant les premières années de son épiscopat.
On ignore le nom du navire sur lequel s’embarqua le vicaire apostolique avec sa petite troupe d’apôtres. On ignore également si c’était un simple vaisseau marchand, ou l’un des navires du roi. Ce qui est certain, c’est qu’il ne put prendre le premier vaisseau du printemps : on confia (142) à celui-ci, pour le Canada la nouvelle de la prochaine arrivée de l’évêque.
Mgr de Laval passa à la Rochelle les jours de la semaine sainte, et attendit le départ du secon d vaisseau…
[…] Ce vaisseau portait donc toutes les meilleures espérances de l’Église du Canada: le premier évêque de la Nouvelle-France, quatre prêtres dévoués, et un simple ecclésiastique. Sur ces six hommes apostoliques, deux seulement, le P. Lalemant et M. de Charny, avaient vu le nouveau monde.
De sorte que, si nous regardons Dieu aver les yeux de la foi, nous le verrons en sa vérité tel qu’il est, et comme faces à face en quelque manière. Car, encore bien que la foi soit jointe à l’obscurité, et qu’elle nous fasse voir Dieu, non pas clairement comme on le voit dans le ciel, nais obscurément et comme au travers d’un nuage; néanmoins elle n’abaisse pas sa grandeur suprême à la portée de notre esprit, comme fait la science, mais elle pénètre, au travers de ses ombres et obscurités, jusque dans l’infinité de ses perfections, et nous le fait connaître tel qu’il est, c’est-à-dire infini en son être et en toutes ses divines perfections. Elle nous fait connaître que tout ce qui est en Dieu et en Jésus-Christ Homme-Dieu, est infiniment grand et admirable, infiniment adorable et aimable, et infiniment digne d’être adoré, glorifié et aimé pour l’amour de lui-même. Elle nous fait voir que Dieu est très véritable et fidèle en ses paroles et en ses promesses; qu’il est tout bonté, tout douceur et tout amour au regard de ceux qui le cherchent et qui mettent leur confiance en lui; mais qu’il est tout rigueur, tout terreur et tout sévérité au regard de ceux qui l’abandonnent, et que c’est chose épouvantablement horrible de tomber entre les mains de sa justice. Elle nous donne une connaissance très assurée que la divine Providence conduit et gouverne toutes les choses qui se passent en l’univers, très saintement, très sagement, et en la meilleure manière qui puisse être, et qu’elle mérite d’être infiniment adorée et aimée pour toutes les choses qu’elle ordonne, soit par justice, soit par miséricorde, au ciel, en la terre et en l’enfer. 140.
C’est pourquoi je dis qu’il faut nous détacher de Dieu même en quelque manière, c’est-à-dire des douceurs et consolations qui accompagnent d’ordinaire la grâce et l’amour de Dieu; des pieux desseins que nous formons pour la gloire de Dieu; des désirs que nous avons d’avoir plus de perfection et d’amour de Dieu; et même du désir que nous pouvons avoir d’être délivrés de la prison de ce corps, pour voir Dieu, pour être unis à lui parfaitement, et pour l’aimer purement et continuellement. […] lorsque nous ne sentons pas en nous autant de vertus et d’amour de Dieu que nous en souhaitons, nous demeurions néanmoins en paix et sans inquiétude, nous humiliant de l’obstacle que nous y apportons, aimant notre propre abjection, nous contentant de ce qu’il plaît à Dieu nous donner, persévérant toujours dans le désir de nous avancer, et ayant confiance en la bonté de Notre-Seigneur, qu’il nous donnera les grâces qui nous sont requises pour le servir selon la perfection qu’il demande de nous. 160, 161.
2. Ceux qui se conduisent par l’esprit du christianisme en la pratique des vertus, savent fort bien qu’ils ne peuvent exercer le moindre acte de vertu par eux-mêmes; qu’au contraire, si Dieu se retirait d’eux, ils tomberaient au même temps dans un abîme de toutes sortes de vices; et que, la vertu étant un don de la pure miséricorde de Dieu, il la lui faut demander avec confiance et persévérance. C’est pourquoi ils demandent instamment et continuellement à Dieu les vertus dont ils ont besoin, sans se lasser jamais de les lui demander; et avec cela ils apportent, de leur côté, tout le soin, la vigilance et le travail qu’il leur est possible, pour s’y exercer. Et toutefois, ils prennent bien garde à ne se confier ou appuyer aucunement sur leurs soins et vigilances, sur leurs exercices et pratiques, sur leurs désirs et résolutions, non plus que sur les prièresq qu’ils font à Dieu pour ce sujet; mais ils attendent tout de la pure bonté de Dieu, et ne s’inquiètent point lorsqu’ils ne voient pas en eux les vertus qu’ils désirent. Et au lieu de se troubler et décourager, ils demeurent en paix et en humilité devant Dieu, reconnaissant que c’est par leur faute et infidélité; que, s’il les traitait comme ils le méritent, non seulement il ne leur donnerait rien de ce qu’ils lui demandent, mais même qu’il les dépouillerait de toutes les graces qu’il leur a jamais données; et qu’il leur fait encore trop de faveur de ne les rejeter et abandonner pas entièrement. Ce qui allume en eux un nouveau feu d’amour, et une nouvelle confiance au regard de cette infinie bonté, avec un désir très ardent de rechercher par toutes sortes de voies les vertus qui leur sont nécessaires pour le servir et glorifier.
Regardez donc votre prochain en Dieu et Dieu en lui; c’est-à-dire regardez-le comme une chose qui est sortie du cœur et de la bonté de Dieu, qui est une participation de Dieu, qui est créée pour retourner à Dieu, pour être logée un jour dans le sein de Dieu, pour glorifier Dieu éternellement, et dans laquelle Dieu sera en effet éternellement glorifié, soit par miséricorde ou par justice. Regardez-le comme une chose que Dieu aime, en quelque état qu’il soit; car Dieu aime tout ce qu’il a créé, et il ne hait rien de ce qu’il a fait. 48.
Vous me demanderez peut-être comment il peut se faire qu’une créature aussi fragile, faible et misérable que l’homme puisse être sainte comme Dieu est saint. Mais je vous répondrai, qu’encore que cela soit impossible à la faiblesse humaine, c’est pourtant possible et même facile, avec la grâce de Dieu, qu’il ne refuse à personne quand on la lui demande de bon cœur.
Que faut-il faire pour cela ? Une seule chose, et une chose qui est très douce. Qu’y a-t-il de plus doux et de plus facile que d’aimer ?[…] Ne savez-vous pas que l’amour transforme l’amant en la chose aimée ? Si vous aimez les choses terrestres, dit saint Augustin, vous devenez tout terrestre. Si vous aimez les choses célestes, vous devenez tout céleste. Si vous aimez les choses divines, vous devenez tout divin. 77.
45. Le cœur de Jésus nous est donné pour être notre propre cœur 77.
Du Four est largement repris par Raoul Allier, La Cabale de Dévots, 1627-1666, Ouvrage couronné par l’Académie Française, Colin, 1902.– Allier est l’auteur estimable, mais partial de La Philosophie d’Ernest Renan (1895), Les troubles de Chine et les Missions chrétiennes (1901) - Aussi en France même aujourd’hui la question des rapports entre pré-quiétistes et jansénistes est souvent posée par des érudits friands de batailles.
« …cette troupe de fantastiques était composée environ de trente personnes … on dit qu’ils continuent dans le dessein d’aller en Canada … ils n’ont point d’autre motif de leur transmigration, sinon qu’ils s’imaginent que la foi va prendre fin en France, par la Cabale et faction des jansénistes… la raison pourquoi ils choisissent le Canada pour se retirer, c’est parce que M. de Montigni Evesque de Petrée qui a demeuré longtemps à l’Hermitage, où il a été instruit en la Théologie mystique par M. de B.[ernières] Trésorier de France, y exerce les fonctions Episcopales en qualité de Commissaire Apostolique, et que les Jésuites, qui sont leurs oracles, règnent en ce Païs et y sont Maistres de la Religion, car ils croient que la Foi n’est en seureté que dans les lieux où l’on ne parle point de la grâce efficace, ni de Prédestination gratuite, où l’on ne sait ce que c’est que de Hiérarchie, que d’authorité Episcopale, que de Paroisses et de Curez, et où enfin les maximes d’Escobar, de Tambourin et de l’Apologie sont approuvées et bien receuës… » (page 28 du « Memoire pour faire connoistre l’esprit et la conduite de la Compagnie establie en la ville de Caën, appellée l’Hermitage », 1660, [par Du Four]).
Autre passage du même, p.26 : « …ils sentent bien leur faible, et voient bien que toutes ces fausses raisons, dont ils se servent pour défendre le party du relâchement et du libertinage, ne sont que comme un fard … pour éluder les efforts de ceux qui se sont déclarés pour la bonne Morale et pour la Hiérarchie… » [Du Four attaque la Compagnie du Saint-Sacrement dont certes certains membres furent des inquisiteurs plutôt que de favoriser le « libertinage », mais sûrement pas Renty ou son successeur Bernières à la Compagnie de Caen].
« Il y a dans cette secte quelque chose des anabaptistes d’Alemagne, des Illuminez d’Espagne & des Trembleurs d’Angleterre. C’est aussi une Confrerie secrette répandüe dans toute la Normandie contre l’authorité des Ordinaires, & animée par des Chefs séculiers qui ont correspondance avec les Jésuites qui les remuent selon leur interest. » (« Extrait d’une Lettre du 25. De May 1660 », page 6)
Tout ceci est né d’une manifestation certes folklorique qui suivit la mort de Bernières, menée « en habis indecens, sçavoir ledit de la Gonnivière [François de la Gonnivière Escuyer] en chemise, sans pourpoinct ny chapeau, et les autres sans collet, manteau, ny chapeau, dit et proféré publiquement par les Ruës de cette ville [de Caen] … que le Sieur Curé de saint Jean & les autres Curés de la Ville sont fauteurs de l’heresie des Jansénistes… » (« Copie de la sentence du lieutenant criminel du Bailliage et siège Presidial de Caën portant condamnation d’amende, & injonction de sortir de la Ville… », p.7.)
La « Sentence de l’Official de Bayeux portant Interdit de la Chapelle et du Monastère des Religieuses Ursulines de Caën, pour la rebellion par elles commise aus Arrests du Conseil et Sentence dudit Official, sur l’injure par elles faite à M. du Frour Abbé d’Auney », 1660 : « …portant injonction ausdites Religieuses de se trouver ne la Grille de leur Parloir … de satisfaire à la teneur dudit Arrest à peine itérative d’excommunication et interdiction… » p.4 « Nous avons mis et constitué, mettons et constituons ladite Chapelle et Monastère desdites Religieuses Ursulines de Caen en interdit, & à ce moyen avons fait et faisons defences d’y célébrer la saint Messe et Divins Offices… » p.7.
>> La Vie de la vénérable Mère Marie de l’Incarnation, par dom Claude Martin, Solesmes, 1981 (reproduction de l’édition originale de 1677)
Comme les autres fois je me sentais ravir l'âme par la personne du Verbe, ici toutes les trois personnes de la très sainte Trinité m'absorbèrent en elles, de sorte que je ne me voyais point dans l'une que je ne me visse dans les autres.
Pour mieux dire, je me voyais dans l'unité et dans la Trinité tout ensemble. Ce qui me toucha le plus fut que je me voyais dans la Majesté comme un pur néant abîmé dans le Tout, lequel néanmoins me montrait amoureusement que quoique je ne fusse rien, j'étais néanmoins toute propre pour lui qui est mon Tout. En cette vue que j'étais le rien propre pour ce Tout ineffable il me faisait jouir d'un plaisir indicible. Je crois que c'est une jouissance semblable à celle des Bienheureux. Je comprenais encore que c'était là le vrai anéantissement de l'âme en son Dieu par une vraie union d'amour. Mais cette vue par laquelle je jouissais, et qui me faisait voir que moi rien j'étais propre pour ce grand Tout, est au-delà de tout ce qu'on peut dire. La vue qui m'était donnée de mon néant ne diminuait pas l'amour : car voyant que j'étais propre pour le Tout, cela donnait un accroissement à mon âme, qui outre qu'elle était abîmée en cette divine Majesté, agissait doucement pour la caresser, et parce qu'elle était propre pour cela, tout lui était permis. Les actes qu'elle faisait n'était point d'elle-même, mais elle sentait qu'ils étaient produits en elle par celui dans lequel elle était tout abîmée. Car il se donnait tout à elle, et elle se laissait toute prendre à lui. Il semblait que ce grand Dieu étant en elle fut chez lui, et il semblait à l'âme qu'elle fut le paradis de son Dieu, où elle était avec lui par un amour inexplicable.
Au sortir de cette grande union j'étais comme une personne toute ivre qui ne peut comprendre les choses qui se présentent à ses sens. Ainsi je demeurai longtemps renfermée en moi-même sans pouvoir avoir de l'attention à rien, et il me demeura cette vue gravée en l'esprit, que j'étais le rien propre pour le Tout215.
Plus on vieillit, plus on est incapable d'en écrire, à cause que la vie spirituelle simplifie l'âme dans un amour consommatif, en sorte qu'on ne trouve plus de termes pour en parler. V
Une crainte que j'avais de corrompre les dons de Dieu, et ensuite d'être mise au rang des hypocrites, donnant sujet de croire par mes productions que je sois quelque chose et au fond je ne suis rien et ne vaut rien en toutes manières, à cause de mon peu de correspondance à la grâce. XIII
Confessons ensemble qu'il nous a tout donné gratuitement par son élection sainte, sans qu'il y ait rien eu de notre part qui est pu prévenir sa volonté pour nous enrichir de tant de biens et nous faire des dons si magnifiques.XXVIII
Ce trait de l'amour fut si pénétrant et si inexorable pour ne rien relâcher de la douleur, que je me fusse jetée dans les flammes pour le satisfaire. Et ce qui est le plus incompréhensible, sa rigueur me semblait douce. 27
J'avais quelquefois un sentiment intérieur que notre seigneur Jésus-Christ était proche de moi et à mon côté, afin de m'accompagner, et cette présence et compagnie m'était si douce et si divine... 44
Elle sentit qu'on lui ouvrait l'esprit pour la faire entrer dans un état de lumière,où Dieu lui fit voir sur l'heure qu'il était comme une grande et vaste mer ; car comme la mer élémentaire ne peut rien souffrir d'impur, ainsi ce Dieu de pureté infinie ne veut et ne peut rien souffrir de sale mais il rejette toutes les âmes mortes, lâches et impures. 45
Je me sentais tirée puissamment et en un moment, sans avoir le loisir ni le pouvoir de faire aucun acte intérieur ni extérieur. Il me semblait être tout abîmé en Dieu qui m'ôtait tout pouvoir d'agir. C'est une souffrance d'amour qu'il faut bâtir tant qu'il lui plaît... [...] J'étais ainsi une heure ou deux et cela se terminant avec une grande douceur d'esprit... 50
J'avais une si grande vivacité intérieure qu'en marchant elle me faisait faire des sauts, en sorte que si l'on m'eût aperçue, l'on m'eût prise pour une folle. Et de fait, je l'étais, ne faisant rien comme font les autres. 51
Mais vous êtes partout et je sais que vous êtes dans moi, pourquoi donc vous plaisez-vous à mes peines ? 54
(Sur les affaires) 55
Tu appelles ton grand Dieu, ton maître, ton seigneur, tu dis bien, car je suis. Mais aussi je suis charité, l'Amour est mon nom [...] Quand elle s'entretenait de Dieu avec des religieux ou des personnes dévotes, elle ne l'entretenait point autrement que l'amour... 57
Aussi quand il dit celles-ci à son coeur : la paix soit en cette maison, il y mit une source de paix qui demeura toute sa vie, et dont elle n'était pas seul arrosée, car elle découlait encore continuellement sur le prochain avec lequel elle conversait d'une manière si prudente et si douce qu'elle ne mécontenta jamais personne. 61
Les disciplines d'orties dont je me servais l'été, était si sensibles après en avoir employé trois ou quatre poignées à chaque fois, qu'il me semblait être dans une chaudière bouillante, et pour l'ordinaire je m'en sentais trois jours durant, puis je recommençais. 63
(25 ans) 69
Les cinq heures de temps se passaient à genoux sans me lasser ni penser à moi, l'amour de ce divin Sauveur me tenant liée et comme transformée en lui. [...] L'âme se trouvait dans la vérité, et entendait ce divin commerce en un moment. Et lors que je dis que Dieu me le fit voir, je ne veux pas dire que ce fut un acte, parce que l'acte est encore dans la diction et paraît matériel ; mais c'est une chose divine qui est de Dieu même. Le tout s'y contemplait, et se faisait voir à l'âme d'un regard fixe et épuré, libre de toute ignorance, et d'une manière ineffable. En un mot l'âme était abîmée dans ce grand océan où elle voyait et entendait des choses inexplicables. 80
Les oeuvres de Saint-Denis ... Je les entendais clairement en toutes leurs parties, et je fus extrêmement consolée, y voyant les grands mystères que Dieu par sa bonté m'avait communiqués : mais les choses sont bien autres lors que la divine Majesté les imprime et les fait voir à l'âme [...] Ce grand saint les surpasse tous selon l'impression qui m'en est demeurée... 82
Quelquefois encore il la purifiait par son immensité, car comme elle lui était toujours unie, il lui ouvrait les yeux en sorte qu'elle se voyait en lui comme dans une grande mer qui ne peut souffrir aucune impureté, et qui rejette la terre tout ce qui ressent la corruption. 94
Il m'était plus aisé de m'entretenir avec Dieu par la foi, sans le soutien d'aucune autre chose que de cette simple vue. Cela me nourrissait et me tenait contente et paisible, étant bien aise d'obéir à sa divine disposition. Cependant je me regardais toujours comme un objet vil, méprisable et indigne de ses miséricordes, expérimentant sans cesse mon impuissance, et la dépendance continuelle que je devais avoir de cette bonté infinie, sans le secours de laquelle je ne voyais pas pouvoir subsister un seul moment. [...] Peu à peu mes peines diminuaient, et de moment en moment mon esprit se réveillait pour caresser celui qui était mon amour. Mais cet esprit était sévère et exact à ne rien laisser sortir au-dehors pour la consolation de la partie inférieure… [...] Au lieu que quand la partie inférieure vient à goûter, elle souille tout par ses appropriations et ses gourmandises spirituelles. 96
Il faut perdre tous mots et tous noms, et se contenter de dire Dieu, Dieu ; car tout autre chose est moindre que ce qu'il faut dire de cette suradorable majesté. 101
Mon âme était bien éloignée de faire des recherches curieuses pour savoir davantage de ce Dieu ; car pour le respect elle était comme un petit moucheron tant elle était abaissée et anéantie en elle-même : et tout cela n'empêchait point l'amour, mais il était tout autre qu'auparavant, c'est-à-dire non dans les tendresses et dans les larmes, mais fort et vigoureux. [...] Elle [l'âme] était ravie d'être rien, et de ce que Dieu était tout ; parce que si elle eût été quelque chose il ne serait pas tout. Ainsi elle se plaisait à se voir dénué pour ce grand Tout... 102
Elle voulait être rien et qu'il fut tout, n'aimant rien plus que d'être dénué et vide, et de regarder la plénitude de son objet. 108
Tout s'est passé dans la volonté, laquelle par la vue de la conduite amoureuse de la divine bonté sur elle, reconnue par l'accomplissement de ses desseins déjà advenus, et si avantageux à sa sanctification; savoir, de l'avoir placée si avant dans son amour, et d'avoir pensé tout cela sur elle lors qu'elle était encore dans le néant, ou n'étant rien, elle ne pouvait rien faire, ni demander, ni désirer : dans ces vues, dis-je, elle était dans une douce union disant et redisant à l'amour : tout ce qui est à moi est à vous, et tout ce qui est à vous et à moi; 121
(30 ans) 163
(Le fils perdu l'espace de trois jours)169
Je souffrais partout et jour et nuit. Et je ne croyais pas qu'il y eut plus de faveur de Dieu pour moi. 209
Il ne voulait plus étudier et se perdait entièrement, de sorte que le maître du séminaire le voulut rendre.218
Après tout cela j'étais persuadé que les croix que je souffrais ne venaient pas de la disposition de Dieu, mais que j'étais si imparfaite, qu'elles ne pouvaient avoir d'autre cause que moi-même. C'était une tentation de désespoir la plus grande que j'eusse jamais eue. 225
Au bas de ce lieu qui était très éminent, il y avait un grand et vaste pays plein de montagne, de vallées et de brouillards épais...229
(Le dessein du père Le Jeune) 349
(Monsieur de Bernières et toute la suite) 351 sq., 376 sq..., 389 sq.
Les peines n'est plus affligeante que j'ai soufferte [...] Ont été au sujet de nos Néophites Algonquines Montagnets et Hurons, qui depuis dix ans ont été la proie de leurs ennemis [...] Je ne pourrais jamais exprimé les afflictions et les agonies intérieures que j'ai souffertes en diverses occasions. 409
Je me voyais dans mon estime la plus basse, la plus ravalée et la plus digne de mépris qui fût au monde [...] Dans cette bassesse d'esprit je m'étudiais de faire les actions les plus basses et les plus viles ne m'estimant pas digne d'en faire d'autres. Aux récréations je n'osais presque parler [...] Je me faisais néanmoins violence en ce temps de divertissement pour éviter la singularité... 415
Dieu était comme une grande mer... 417
Mon âme se voit dans ce grand tout comme dans une glace très claire où elle découvre toutes ses défectuosités jusqu'au moindre atome d'imperfection dont elle est entachée, et c'est cela qui la rend humble, et la fait cacher d'autant plus en son Dieu pour être par lui purifiée, brûlée et consumée ; elle se défie d'elle-même, et par une amoureuse confiance, elle se plaint d'autant plus à lui de ce qu'il permet qu'elle soit si imparfaite, étant si proche de sa divine Majesté, lui, dis je, qui en un instant la peut rendre propre pour aimer du plus pur amour, puisqu'il ne veut que des âmes qui lui ressemblent. 421
Cette parole intérieure me fut dite : apporte-moi des vaisseaux vides. 424
Mais l'amour m'aveuglait et m'empêchait de voir ce que j'avais à souffrir pour arriver à la parfaite nudité. Mais il faut que je vous avoue que plus je m'approche de Dieu, plus je connais que j'ai encore quelque chose qui me nuit et qu'il me faut ôter. 427
Combien l'amour divin est terrible, pénétrant et inexorable [...] Il n'y a que l'Esprit de Dieu qui connaisse ces voies et qui les puisse détruire par son feu très ardent et très subtil et par son souverain pouvoir. Quand il lui plaît d'y travailler, c'est un purgatoire plus pénétrant que la foudre... [...] Il arrivait quelquefois que Dieu qui était le maître de ce fond, semblait se cacher et le laisser solitaire pour un peu de temps, et alors il demeurait comme dans une vacuité toute pure. Cet état est difficile à supporter aux âmes avancées, aussi est-ce le principe d'où naissent les désespoirs qui tendent à jeter l'âme et le corps au fond des enfers. Une fois étant debout proche du très Saint-Sacrement, il me parut une grande flamme qui sortait par un soupirail, [...] je me sentis portée en tout moi-même de m'y jeter par un mépris de Dieu ; mais tout soudain sa divine miséricorde me retint [...] Que si je n'eusse rencontré un lambris qui touchait le lieu où j'étais, et auquel je m'attachais je fusse tombée, tant cette opération fut excessive et violente. 429
Je demeurais la dernière dans la maison entre deux feux ou à peine fus je sortis de ma chambre, qui était sous le clocher, que la cloche fondit, et comme je ne sauvais le feu me suivais avec impétuosité en notre dortoir, je sortis comme quelques autres qui m'avaient devancé par la grille du parloir qui était au bout du dortoir, laquelle par bonheur n'étant que de bois, fut favorablement rompue par ceux qui était venu à notre secours 555
Le premier état est l'oraison de quiétude [...] Reçoit et pâtit les opérations de Dieu, autant qu'il plaît à sa bonté d'agir en elle et par elle. Après cela elle se trouve comme une éponge toute plongée dans ce grand océan, où elle ne voit plus par distinction les perfections divines, mais toutes ces vues distinctes sont suspendues et arrêtées en elle, en sorte qu'elle ne sait plus rien que Dieu en sa simplicité [...] D'où elle passe à un silence, où elle ne parle pas même à celui qui la tient captive [...] Ensuite elle s'endort avec beaucoup de douceur et de suavité... 682
Le second état de l'oraison surnaturelle est l'oraison d'union [...] 686
Les croix, les peines, les maladies, ni quoi que ce soit ne sauraient troubler ni inquiéter ce fond qui est la demeure de Dieu [...] Celui qui les dirige intérieurement leur met en un moment dans la pensée ce qui est à dire ou à faire [...] Voilà en peu de mots la disposition où il plaît à la divine bonté de me mettre ; à quoi j'ajouterai qu'étant devenue extrêmement faible par mes grandes maladies... 697
>> MARIE DE L’INCARNATION URSULINE (1599-1672) / CORRESPONDANCE / Nouvelle édition par Dom Guy OURY moine de Solesmes / Préface de S.E. le Cardinal Charles JOURNET / Ouvrage publié avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique / Abbaye Saint-Pierre, Solesmes 1971216.
Mon âme, se voyant comme absorbée dans la grandeur immense et infinie de la Majesté de Dieu, s’écrioit : « Q largeur, ô longueur, ô profondeur, ô hauteur infinie, immense, incompréhensible, ineffable, adorable ! Vous estes, ô mon grand Dieu, et tout ce qui est n’est pas, qu’en tant qu’il subsiste en vous et par vous. O éternité, beauté, bonté, pureté, netteté, amour, mon centre, mon principe, ma fin, ma béatitude, mon tout ! ».
... Après ces sacrifices de la pénitence, mon esprit étoit rempli de tant de nouvelles lumières qu’il étoit offusqué et éblouy, s’il faut ainsi parler, de la grandeur de la Majesté de Dieu. Ce qui luy étoit montré auparavant par une véritable affirmation, il ne le pouvoit plus voir que dans la négation, et par dessus tout cela il voyoit ce grand Dieu comme un abyme sans fond, impénétrable et incompréhensible à tout autre qu’à luy même. En quelque lieu que je me trouvasse, à quelque occupation que je fusse appliquée, je ne me pouvois voir qu’absorbée et abymée dans cet Estre incompréhensible, ny regarder les créatures que de la même manière. De sorte que je voyois Dieu en toutes choses, et toutes choses en Dieu, et cette infinie Majesté étoit à mon égard comme une grande et vaste mer qui, venant à rompre ses bornes, me couvroit, m’inondoit et m’enveloppoit de toutes parts. Je me sentois comme perdue à l’égard de la nature, et dans cette perte je ne pouvois ny voir ny comprendre rien de beau que les perfections qui m’étoient montrées. Je ne pouvois comprendre comme les hommes oublient si facilement celuy dans lequel ils sont, et par lequel ils vivent et subsistent, et je voyois en même temps comme la bonté infinie de Dieu retient sa justice, de crainte qu’elle ne punisse ces ingrats, et qu’elle n’écrase ceux qui se laissent aller à l’offence mortelle.
Je croy que notre Seigneur vous veut conduire par la voye d’un grand dénuement, et je suis extrêmement consolée de la disposition où il vous met touchant les larmes : car bien que ce soit un don, si est-ce pourtant que la nature s’y peut prendre en tant que cela lui plaist en quelque façons. Or l’esprit épuré de toutes choses, sans s’arrêter aux dons, s’élance en Dieu par un certain transport qui ne luy permet pas de s’arrêter à ce qui est moindre que cet objet pour lequel il a été créé, et c’est en cela que consiste la parfaite nudité. Une fois que j’estois bien fort unie à cette divine Majesté, luy offrant, ainsi que je croy, quelques âmes qui s’étoient recommandées à mes froides prières, cette parole intérieure me fut dite : .Apporte-moy des vaisseaux vuides. Je reconnus qu’elle vouloit parler des âmes vuides de toutes choses, qui comme S. Paul courent sans cesse au but afin d’y arriver, et que c’est dans ces âmes-là que Dieu réside volontiers et qu’il prend plaisir de se familiariser. Et quand il nous dit : Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait, il nous instruit que comme il est un et éloigné de la matière, ainsi il veut que les âmes qu’il a choisies pour arriver à une haute perfection, soient unes, c’est-à-dire dépouillées de toutes choses, et de l’affection même de ses dons; afin qu’étant attachés à luy seul, elles soient faites un même esprit avec luy […]
[…] Premièrement j’ay souffert une peine extrême de ne pas assez aimer, qui est une peine qui martyrise le cœur. Là dessus Notre Seigneur me donna un si puissant attrait, qu’il me sembloit que je tenois mon cœur en mes mains luy en faisant un sacrifice. […] Enfin mon Ame étoit insatiable ne voulant que la plénitude de l’amour. En cet attrait, ces angoisses intérieures me serroient étrangement par la présence amoureuse de Notre Seigneur qui m’étoit si intimement uni que je ne le puis exprimer. […] Après cette occupation d’esprit, je fus deux ou trois jours que je ne pouvois faire autre chose que de dire à l’Amour : Hé quoy, un chétif cœur est-il digne de Jésus? Des personnes aussi chétives que je suis pourront-elles aimer Jésus? Il m’est demeuré en l’âme une impression qui m’a toujours continué depuis, qui est que je me voy comme immobile et impuissante à rien faire pour le bien-Aimé. Je me voy comme ceux qui sont anéantis en eux-mêmes, et cela me met dans un extrême abaissement, qui me fait encore davantage aimer : car je voy très clairement qu’il est tout et que je ne suis rien, qu’il me donne tout et que je ne puis luy rien donner. […] De Tours, le 27 Juillet.
Vous souvenez-vous de cette lumière que N. S. me donna au commencement de ma conversion, par laquelle je voyois toutes les choses créées derrière moy, et que je courois nue à sa divine Majesté? CeIa se fait tous les jours aux dépens de mes sentimens. Je pensois dès ce temps que ce fût fait, parce que je voyois toutes choses sous mes pieds. Mais hélas ! je ne voyois pas encore ce qui étoit en moy de superflu; et c’est ce que le divin Jésus retranche continuellement. Ce n’est pas tout; il me fit voir une âme nue et vuide de tout atome d’imperfection, et Il m’enseigna que pour aller à luy il falloit ainsi être pure. Or comme je luy étois unie très-fortement, je croyois qu’en vertu de sa divine union il me rendroit telle qu’il me l’avoit fait connoître et qu’il ne m’en coûteroit pas davantage. Mais l’Amour m’aveugloit et m’empêchoit de voir ce que j’avois à souffrir pour arriver à la parfaite nudité. J’étois bien éloignée du terme que je croyois tout proche; car je vous avoue que plus je m’approche de Dieu, plus je voy clair qu’il y a encore en moy quelque chose qui me nuit et qu’il me faut ôter. Quand je considère l’importance de cette admirable vertu, je crie sans cesse à ce divin Epoux, et le conjure d’ôter sans pitié tout ce qui me pourroit nuire. Il le fait, mais comme je vous ay dit, c’est un martyre qui m’est continuel, tant dans l’intérieur que dans l’extérieur. […]
[…] Là-dessus m’étant endormie, il me sembla qu’une compagne et moy nous tenant par la main cheminions en un lieu très-difficile. Nous ne volions pas les obstacles qui nous arrêtaient, nous les sentions seulement. Enfin nous eûmes tant de courage, que nous franchîmes toutes ces difficultez, et nous arrivâmes en un lieu qui s’appelait la tannerie, où l’on fait pourrir les peaux durant deux ans, pour s’en servir après aux usages où elles sont destinées. Il nous fallait passer par là pour arriver à notre demeure. Au bout de notre chemin, nous trouvâmes un homme solitaire /217, qui nous fit entrer dans une place grande et spacieuse, qui n’avait point de couverture que le Ciel : Le pavé étoit blanc comme de l’alebâtre, sans nulle tache, mais tout marqueté de vermeil. Il y avoit là un silence admirable. Cet homme nous fit signe de la main, de quel côté nous devions tourner, car il n’était pas moins silencieux que solitaire, ne nous disant que les choses qui étaient nécessaires absolument. Nous aperçûmes à un coing de ce lieu un petit hospice ou maison fait de marbre blanc, travaillé à l’antique d’une architecture admirable. […] La situation de cette maison regardoit l’Orient. Elle étoit bâtie dans un lieu fort éminent au bas duquel il y avoit de grands espaces /218, et dans ces espaces une Église enveloppée de brouillards si épais que l’on n’en pouvoit voir que le haut de la couverture qui étoit dans un air un peu plus épuré. Du lieu où nous étions il y avoit un chemin pour décendre dans ces grands et vastes espaces, lequel étoit fort hazardeux pour avoir d’un côté des rochers affreux, et de l’autre des précipices effroiables sans appui : avec cela il étoit si droit et si étroit, qu’il faisait peur seulement à le voir. […]
Le plaisir que je ressentois d’une chose si agréable ne se peut expliquer. Je m’éveillay là dessus jouissant encore de la douceur que j’avais expérimentée, laquelle me dura encore plusieurs jours. Mais je demeuré en suite fort pensive ce que voulait signifier une chose si extraordinaire, et dont l’exécution devait être assurement fort secrète […]
Au commencement de cette année comme j’étais en oraison, tout cela me fut remis en l’esprit avec la pensée que ce lieu si affligé que j’avais veu étoit la nouvelle France. Je ressentis un très grand attrait intérieur de ce côté là, avec un ordre d’y aller faire une Maison à Jésus et à Marie. Je fus dès lors si vivement pénétrée que je donné mon consentement à notre Seigneur, et lui promis de lui obéir s’il lui plaisait de m’en donner les moyens. Le commandement de notre Seigneur, et la promesse que j’ay faite de lui obéir, me sont tellement imprimées dans l’esprit outre les instincts que je vous ay témoignez, que quand j’aurais un million de vies, je n’ay nulle crainte de les exposer. Et en effet les lumières et la vive foy que je ressens me condamneront au jour du jugement, si je n’agis conformément à ce que la divine Majesté demande de moy. […]
Mon âme est à l’Amour, et l’Amour est à mon âme; et si je l’ose dire, tous biens sont communs, et il n’y a plus de distinction du mien et du sien. L’âme voiant ainsi par un doux regard que son bien-aimé est à elle, et qu’elle est à son bien-aimé, elle se plaist pourtant d’être son esclave. Et quoy qu’elle soit riche de ses biens, elle veut tout pour luy et rien pour elle : elle veut être rien, et qu’il soit tout, et c’est en cela qu’elle trouve son contentement. Elle n’aime rien tant que de se voir toute dénuée, et toute vuide, et de regarder avec complaisance la plénitude de son bien-aimé. O que c’est une aimable occupation ! […]
Ma très-chère et très-Révérende Mère, nous venons d’arriver à Paris, par la grâce de notre Seigneur, en fort bonne santé. La Maison de Monsieur de Meules Maître d’Hôtel de chez le Roy a été ouverte de la manière du monde la plus obligeante. Monsieur de Bernières y pourra avoir un apartement; et tant pour lui que pour nous, on tapisse et meuble les chambres. […] Nous ne laisserons pas de tenir notre arrivée secrète, et de faire en sorte que notre dessein ne soit connu que de ceux qui en peuvent favoriser l’exécution, car je prévoi que nous serons accablées de visites sitôt qu’on en aura la connoissance. Cependant Monsieur de Bernières est tombé malade, ce qui nous recule un peu, car il agissoit puissamment pour nous, et je ne vous puis exprimer le soin qu’il prend de nos affaires. C’est un homme ravissant; durant notre voiage, il faisoit nos Règles avec nous, en sorte que nous étions dans le carrosse et dans les hôtelleries comme dans notre Monastère, et il me semble que je ne fais que de partir de Tours, tant le temps s’est écoulé doucement et régulièrement /219. Que dirai-je de Madame de la Peltrie? Elle me met dans des confusions continuelles par ses bontez en mon endroit. C’est une Mère admirable qui n’épargne aucune dépense à notre sujet : je crains qu’elle n’y excède, et je vous prie de lui en écrire, et de lui en faire des réprimandes. […]
L’amour et la vie de Jésus soient vostre partage. Mon très cher fils /220, je ne veux pas agir avec vous comme voue faites avec moy. Hé quoy ! avez-vous eu le courage de laisser partir la flotte sans me donner un mot de consolation par une lettre de vostre part? D’autres l’ont fait, sans lesquels je n’eusse point sçeu de vos nouvelles. Je ne dis pas ce qu’on me mande à vostre sujet /221. C’est assez que je sache vos besoins pour les offrir a nostre bon Dieu : reste à vous supplier puisque vous n’avez pas esté assez heureux de faire profiter vostre vocation, que pour le moins vous ne vous rendiez pas si infidèle de la quitter tout à fait : mais de recouvrer par vos diligences ce que vous avez perdu par négligence. J’escris à plusieurs de nos amis à vostre considération pour tâcher de vous trouver une condition sortable au cas que vos desseins ne puissent s’accomplir. Il est temps que vous vous connaissiez; vous estes assez âgé pour cela : l’on vous a aidé puissamment durant vostre cours; maintenant c’est à vous de vous pousser vous mesme. Cela seroit trop honteux à un jeune homme bien fait de n’avoir point de cœur. Tirez-vous donc de la pusillanimité, mon cher fils, et estimez que vous n’aurez rien en ce monde sans peine. Avez-vous quitté la dévotion à la sainte Vierge et à son glorieux époux saint Joseph? Ne faites point cette faute : vous n’avancerez jamais dans les voies du salut que par leur secours. Hantez ceux qui leur sont dévots et qui imitent leurs vertus : par ce moyen vous gagnerez les bonnes grâces de Dieu. Fréquentez les sacremens, fuyez ceux qui vous en voudroient détourner etc. Priez pour moy et remerciez la divine bonté de la grande grâce qu’elle me fait de m’appeler a une si haute vocation. Demandez-luy que je luy soit bien fidèle et qu’elle me fasse la grâce de persévérer jusqu’à la mort à son saint service en cette bénite terre du Canada laquelle je suis si indigne d’habiter. Entretenez tousjour l’affection des RR. PP. Jésuites, rendez aussy beaucoup à mes frères et à mes sœurs qui sont pour vous obliger au possible. A Dieu. Je suis, mon très cher fils, votre très affectionnée mère,
De Québec, le 10. Septembre 164o. Sœur Marie de l’Incarnation R(eligieuse) U(rsuline)
Jhésus Maria Joseph
L’AMOUR et la vie de Jésus soient vostre héritage.
Mon très cher et bien-aimé filz,
La vostre m’a aporté une consolation si grande qu’il me seroit très dificille de vous l’exprimer222 ; J’ay esté toute cette année dans de grandes croix pour vous, mon esprit envisagent les escueilz où vou[s] pouviez tomber. En fin, nostre bon Dieu luy donna le calme dans la créance que son amoureuse et patternelle bonté ne perdoit point ce qu’on avoit abandonné pour son amour. La vostre m’i confirma, mon très cher filz, et me fit voir ce que j’avois espéré pour vous et bien par dessus mes espérances, puisque sa bonté vous a plasé dans un ordre si saint et que j’honore et estime grandement; j’avois souhaitté cette grâce pour vous lors de la réforme de St-Julien et de Marmoustier, mais comme il faut que les vocations viennent du ciel, je ne vous en dist mot, ne voulant pas mettre du mien en ce qui apartiens à Dieu seul.
Vous avez esté abandonné de vostre Mère et de vos parans. Cet abandon ne vous a-il pas esté utille ? Lors que je vous quitté, n’ayent pas 12 ans, je ne le fist qu’avec des convulsions estranges qui n’estoient conneue que de Dieu seul. Il failloit obéir à son divin vouloir qui vouloit que les choses se passasent ainsi, me faisant espérer qu’il auroit soin de vous. Mon cœur s’afermi pour surmonter ce qui avoit retardé mon antrée en la sainte Religion 10 ans antiers. Encore falut-il que la nécessité de faire ce coup me Fust signifiée par le R. Père dom Raymon et par des voys que je ne puis pas coucher sur ce papier, bien vous le diroi-je à l’oreille; je prévois l’abandon de nos parens qui m’a donné mille croix, joint à l’infirmité humaine qui me faisoit craindre vostre perte.
Lors que je passé par Paris, il m’estoit facile de vous plasser. La Reine, Madame la duchesse Dayguillon et Madame la Contesse Brienne qui me firent l’honneur de me regarder de bon œil et qui m’ont encore honorée de leurs commandemens cette année par leur Lestres ne m’eussent point refusé ce que j’eusse désiré pour vous. Je remersié Madame la duchaisse Daiguillon du bien qu’elle vous a voulu faire ; mais la pansée qui me vint pour lors fut que si vous estiez avancé dans le monde, vostre âme seroit en danger de ce perdre. De plus, les pansées qui m’avoient autre fois ocuppé l’esprit pour ne désirer que la pauvreté d’esprit pour héritage, pour vous et pour moy, me firent résoudre de vous laisser une seconde fois entre (les) mains de la Mère de bonté, me comfiant que puisque j’alois donner ma vie pour le servise de son bien-aimé fils, elle prandroit soin de vous. Ne l’aviez-vous pas ausy prise pour Mère et pour Espouse lors que vous entrâte dans la Congrégation, (le jour de la Purification)? Vous ne pouviez donc attandre d’elle, q’un bien pareil à celuy que vous possédez. C’eût esté quelque chose que les avantages qui ce sont présantez pour vous à Paris, mes qui eussent estez infiniment ravalez au-desous de ceux que vous possédés maintenant. Je crois, et la vostre me l’assure, que vous ne les regrettez pas, ni l’abaissement de naissance dont vous me parlez, qui n’et nulement concidérable, je ne scais qui vous en a donné connoissance; je n’eusse eu garde de vous en parler. Je ne vous ay jamais esmé que dans la pauvretté de Jésus-Christ dans laquelle se retrouve tous les trésors.
Il est certain, vous n’estiez pas au monde que je les souhaittois pour (vous) ; mon cœur en ress(ent)oit des mouvemens si puissans que je ne les puis exprimer. Vous estes donc maintenant dans la milice, mon très cher fils. Au nom de Dieu, faitte estat de la parole de Jésus-Christ et pansez qu’il vous dit : « Celuy qui met la main à la charue et tourne le dos arrière n’et pas propre pour le royaume des cieux ». Ce qu’il vous promet est bien plus grand que les avantages qu’on vous faisoit espérer, que vous devez estimer boue et fange pour vous acquérir Jésus-Christ. Vostre glorieux patriarche saint Benoist vous en a donné un grand example. Imité-le, au nom de Dieu, et que mon cœur ait cette consolation, par la première flotte, que mes veux offerts à sa divine Magesté depuis z I an sans intermision ayant estez reçeus au ciel. Je vous vois en de saintes résolutions, c’est ce qui me fait espérer que Dieu vous donnera la persévérance. Il ne se passe jour que je vous sacrifie à son amour sur le cœur de son bien-aimé fils. Plaise à sa bonté que vous soyez un vray holaucoste tout consommé sur se divin autel.
Il est vray ce que vous dites, mon très cher filz. J’ay trouvé en Canada tout autrement que ce6 que j’an pansois, mais en un divers sans que vous n’avez pansé. Les travos m’i sont dous ' et si facille à porter que j’y expérimante ce que (dit) Nostre Seigneur : « Mon joug est dous et mon fardeau léger ». Je n’ay pas perdu mes peines dans le soin espineux d’une langue estrangère qui m’et maintenant si facille que je n’ay point de peines d’anseigner nos saints mistères à nos Néophites dont nous avons eu grand nombre cette année : plus de 50 séminaristes, plus de 700 visites de sauvages et sauvagesses que nous avons tous assistés spirituellement et temporellement. La joye que mon cœur ressans dans le saint amploy que Dieu me donne esuye toutes les fatigues que je peux prandre dans les ocasions ordinaires. Je suplie nostre Rde Mère Françoise de Saint-Bernard de vous envoyer une copie du récit que je luy fais du progrès de nostre séminaire.
Pour tout le christianisme, voilà 3 nations qui veullent se venir randre sédantaire à Sillery. Leurs filles seront pour le séminaire. Tous les chrestiens font très bien. Un Montagnés, nouveau chrestien, a fait l’office d’apostre en sa nation et a esbranlé avec le R. Père Le Jeune les 3 nations dont je vous parle. Des lestres qu’on escrit de nos séminaristes (au dit Rd Père), lors qu’il catéchisoit les (dites) nations, ont tiré tous ces bons catécumaines en admiration et leur a donné envie de nous donner leurs filles, puisqu’elles peuvent parvenir à ce que font les filles Françoise, tant au chemain du salut que pour les siances d’où il sembloit que leur misérable condition d’estre née dans la barbarie les vouloir exclure. Tous nos nouveaux chrestiens ont eu fort à souffrir pour la tiranie des hyroquoys qui leur ont livré la guerre comme à nos François.
Mr nostre Gouverneur les a chassé dans un combat qui leur a livré pour sauver nos bons néophites. La relation vous le dira. Les Rds Pères de la Compagnie qui sont aux hurons ont eu des fatigues incroyables dans leurs missions cet hyver, les froids et les !lèges ayent esté extraordinairement exésifs. Adjoutez à cela la barbarie de cette nation qui les a fait souffrir excesivement. Le Rd Père Chaumonnot que vous connoissez a ressenty leurs coups. C’et un apostre qui est ravi d’estre trouvé digne de souffrir pour Jésus-Christ. Il a quasi apris miraculeusement la langue huronne et a fait des merveilles dans une nation où luy et le Rd Père Brébeuf ont jetté les premières semances de l’Évangille. Les Rds Pères Garnier et Pijar ont pansez estre tuez ; Nostre-Seigneur les a gardez miraculeusement. Le Rd Père Poncet a eschapé les mains des yroquois qui estoient escartez lors que son canot passoit vite, conduit par des hurons qui craignoient la mort que ce grand serviteur de Dieu souhaittoit ardammant.
Il est demeurant aux 3 Rivières; (il) assiste les algonquins avec le zèlle que vous pouvez juger; il est savant en la langue algonquine. C’est aussy celle que j’étudie, qui me sert aux algonquines et montagnaises, comme estant des nations adjasantes.
La Mère Marie de St Joseph étudie la langue huronne (Nous avons aussy des filles de ce pays; elle y réussit fort bien).
Nous avons néanmoins plus affaire d’algonquin; c’est pourquoi toutes s’y apliquent. L’on a découvert vers les costes du port des nations en nombres qui parlent cette langue : ont les instruit, tous veullent croire. L’on croit qu’il y pourra avoir quelques martirs dans les grandes cources qu’il faut faire, où le diable, enragé de ce (que) Jésus-Christ luy ravit l’ampire qui luy avoir osé usurper il y a tant d’années, suscite toutjours quelques meschans pour nuire aux ouvriers de l’Evangille. Je souhaitte que vous voyez la relation. Je tâcheray qu’on vous en envoye une lorsqu’elle sera imprimée.
Je suis en une consolation très sansible du bon souhait que vous faite pour moy (c’et le martire). Hélas, mon très cher fils, mes péchez me priveront de ce bien; je n’ay rin fait jusque icy qui soit capable d’avoir gaingné le cœur de Dieu car, pansé-vous, il faut avoir beaucoup travaillé pour estre trouvée digne de respandre son sang pour Jésus-Christ; je n’ose porter mes prétansions si haut : je laisse faire à sa bonté immance qui m’a toutjours prévenue de tant de faveurs, que si sans mes mérites, elle me veut (encore) faire celle où je n’ose prétandre, je la suplie qu’elle le fase; je me donne à elle, je vous y donne aussy et la suplie, pour une bénédiction que vous me demandez, qu’elle vous comble de celles qu’elle a départie à tant de valeureux soldats qui luy ont gardé une fidélité inviolable.
Si on me venoit dire : « Vostre fils est martir », je panse que j’an mourrois de joie. Laissons-le faire; il a ses tems, ce Dieu plain d’amour. Soyez-lui fidelle et vous assurez qu’il vous trouvera les ocasions de vous faire grand saint si vous obéisez à ses divins mouvemens, si vous vous plaisez de mourir à vous-mesme et de suivre l’example que tant de grands saints de vostre Ordre vous donnent. Si Nostre Seigneur vous fait la Grâce d’estre profès, je vous suplie de m’an donner avis, et aussy come sa bonté vous a apellée et quelz moyens vous avez pris pour l’exécuter.
En fin, mon très cher filz, faite-moy part de vos biens, qui comme vous pouvez juger, m’aporteront une consolation très grande. Je croy que le Rd Père Supérieur vous le permettra. Je me donne l’honneur de luy escrire et de le remersier de l’honneur de son affection et ses soins pour vous. Et priez bien Dieu pour moy; je vous visite plusieurs fois le jour; je parle de vous sans sesse à Jésus, Marie et Joseph.
Possible que passera une de nos Mères de Tours, cette première flotte, pour nous venir trouver. Cela n’et pas encore tout assuré, l’affaire despandant de quelque sirconstances qui ne pouront estre vidée qu’and France; ce sera la Mère Le Coq, dite de St Joseph, que vous avez veue ma maittraise de novice. C’et une grande servante de Dieu; elle est de présant supérieure à Loche. Ce sera néanmoins Tours à qui nous la demanderons, car elle en est professe. Mr de Bernière m’a escrit vostre bonheur : il en est ravy. Le Rd Père dom Raimond et tous mes parans. m’an ont aussy escrit, comme nos bonnes mères de Tours qui vous aime grandement.
A Dieu, mon très cher fils; je ne me lasserois point de vous antretenir. Le Rd Père Poncet vous salue; il est ravi de vostre bonheur; la Mère Marie de St Joseph aussy, à qui Dieu fait beaucoup de grâces et luy donne de grands talans pour luy gaingner des âmes. Priez pour elle et pour (moy) qui suis,
Mon très cher et bien-aimé fils,
Vostre très humble et très affectionnée mère,
Sœur Marie de l’Incarnation, R. urs. ind. De Québec, au séminaire (de St Joseph, des Ursulines,
Le 4e septembre 1641.
Priez pour moy le jour de la feste du glorieux apostre saint Paul. Je fus proffesse à ce jour.
[…] Nous avons reçu votre aumône par le moien de Monsieur de Bernières, je vous en rends mes très-humbles remercimens : sans ce secours je croi qu’il nous eût fallu renvoyer nos Séminaristes dès cette année, comme je croi qu’il faudra faire à l’avenir, ainsi que Monsieur de Bernières nous le signifie pour les causes que je vous dirai, ce qui nous seroit une privation très-sensible, à laquelle néanmoins il nous faut résigner, si notre bon Jésus le veut; nous sommes ses servantes qui devons baisser le col a ses jugemens. Vous sçavez la grande affection qu’a eu pour nous notre bonne fondatrice, qui nous a amenées en Canada avec une générosité, comme tout le monde sçait, des plus héroïques. Elle a demeuré un an avec nous dans ce même sentiment et dans un cœur tout maternel, tant à notre égard qu’envers nos Séminaristes. Elle commença ensuite à vouloir visiter les Sauvages de temps en temps, ce qui étoit très-louable : peu de temps après elle nous quitta tout à fait ne nous venant visiter que peu souvent. On jugeoit de là qu’elle avoit de l’aversion de la clôture, et que n’étant pas Religieuse, il étoit raisonnable de la laisser à sa liberté. De notre part nous estimions que pourveu qu’elle nous aidât de son bien ainsi qu’elle s’étoit engagée de parole à laquelle nos amis et nous nous étions confiez, cette retraite ne feroit point de tort au Séminaire. Cependant le temps se passoit et son affection à nous établir diminuoit de jour en jour. Ce qui retarda encore beaucoup nos affaires, c’est que les personnes qui vinrent l’an passé pour établir l’habitation de Mont-Réal, qui sont un Gentilhomme et une Damoiselle de France, ne furent pas plutôt arrivez qu’elle se retira avec eux /223. Elle reprit ensuite ses meubles et plusieurs autres choses qui servoient à l’Église et au Séminaire et qu’elle nous avoit donnez. Nous laissâmes tout enlever sans aucune répugnance, mais plutôt, à vous dire mon cœur, en les rendant je sentois une grande joie en moy-même, m’imaginant que notre bon Dieu me traittoit comme saint François que son Père abandonna, et à qui il rendit jusqu’à ses propres habits. Je me dépouillé donc de bon cœur de tout, laissant le Séminaire dans une très-grande pauvreté : Car comme cette bonne Dame s’étoit jointe à nous, et que tout ce qu’elle avoit servoit en commun, nous nous passions de ce qu’elle avoit avec les meubles que nos Mères de France nous avoient donnez pour notre usage, sa fondation étant si petite, qu’elle n’eût pas suffi à nous meubler pour nous et pour nos Séminaristes. Par cette retraite elle ne nous a pas laissé pour coucher plus de trois Séminaristes, et cependant nous en avons quelquefois plus de quatorze. Nous les faisons coucher sur des planches mettant sous elles ce que nous pouvons pour en adoucir la dureté, et nous empruntons au magazin des peaux pour les couvrir, notre pauvreté ne nous permettant pas de faire autrement. De vous dire que notre bonne fondatrice a tort, je ne le puis selon Dieu : Car d’un côté, je voi qu’elle n’a pas le moien de nous assister étant séparée de nous, et son bien n’étant pas suffisant pour l’entretenir dans les voiages qu’elle fait : D’ailleurs comme elle retourne dans le siècle il est juste qu’elle soit accommodée selon sa qualité, et ainsi nous n’avons nul sujet de nous plaindre si elle retire ses meubles : et enfin elle a tant de piété et de crainte de Dieu, que je ne puis douter que ses intentions ne soient bonnes et saintes. Mais ce qui m’afflige sensiblement, c’est son établissement à Mont-Réal où elle est dans un danger évident de sa vie à cause des courses des Hiroquois, et qu’il n’y a point de Sauvages sur le lieu. Et ce qui est le plus touchant, elle y reste contre le conseil des Révérends Pères et de Monsieur le Gouverneur qui ont fait tout leur possible pour la faire revenir : Ils font encore une tentative pour lui persuader son retour, nous en attendons la réponse qu’on n’espère pas nous devoir contenter. Ce grand changement a mis nos affaires dans un très mauvais état : Car Monsieur de Bernières qui en a la conduite me mande qu’il ne les peut faire avec le peu de fondation que nous avons qui n’est que de neuf cens livres. Les Mères Hospitalières en ont trois mille et Madame la Duchesse d’Aiguillon leur fondatrice les aide puissamment; avec tout cela elles ont de la peine à subsister. C’est pourquoi Monsieur de Bernières me mande qu’il nous faut résoudre si Dieu ne nous assiste d’ailleurs, de congédier nos Séminaristes et nos ouvriers ne pouvant suffire à leur entretien, puisque pour paier seulement le fret des choses qu’il nous envoie, il lui faut trouver neuf cens livres qui est tout le revenu de notre fondation. Et de plus, dit-il, si Madame votre fondatrice vous quitte, comme j’y voi de grandes apparences, il vous faudra revenir en France, à moins que Dieu ne suscite une autre personne qui vous soutienne.
A ces paroles ne direz-vous pas, Mademoiselle, que tout est perdu? En effet on le croiroit s’il n’y avoit une providence amoureuse qui a soin des plus petits vermisseaux de la terre. Cette nouvelle a beaucoup affligé nos amis qui en sçavent l’importance, et néanmoins mon cœur est en paix par la miséricorde de notre bon Jésus pour lequel nous travaillons. Dans la confiance que j’ay en son amour, j’ay résolu de retenir nos Séminaristes et d’aider nos pauvres Sauvages jusqu’à la fin. J’ay encore retenu nos ouvriers pour bâtir le Séminaire, espérant qu’il ne nous a pas amenées ici pour nous détruire et nous faire retourner sur nos pas. Si pourtant sa bonté, ou son aimable justice le vouloit pour châtier mes péchez, me voilà prête d’en recevoir la confusion à la veue de toute la terre: Il ne m’importe ce qui m’arrive, pourveu qu’il en tire sa gloire : Et à l’heure que je vous écris, mon cœur possède une paix si accomplie que je ne vous la puis exprimer : J’ay une singulière satisfaction de vous le dire comme à celle que j’aime et que j’honore le plus en ce monde. Oui, Mademoiselle, puisque votre humilité se porte jusqu’à me vouloir honorer de votre affection et bienveillance, vous avez si fort gagné mon cœur, qu’il ne se peut empêcher de vous dire les biens et les maux qui lui arrivent.
Après ce que Monsieur de Bernières m’a écrit, il sera sans doute épouvanté voiant que je lui demande des vivres comme à l’ordinaire, et de plus que je lui envoie des parties pour six mille livres qui ont été emploiées à paier les gages de nos ouvriers, et à l’achat des matériaux de notre bâtiment, sans parler du fret du vaisseau : Car en tout cela nous n’avons que la providence de notre bon Dieu : On dit que tout est perdu, et cependant je me suis sentie portée intérieurement à poursuivre ce que notre Seigneur nous a fait la grâce de commencer en sa nouvelle Église. L’arrivée des vaisseaux nous donnera une nouvelle instruction, et peut-être un nouveau courage pour travailler plus que jamais au service de notre Maître.
[…]
Comme j’étois sur le point de finir cette lettre, il est arrivé une barque de Mont-Réal qui nous apprend que cette bonne Dame est résolue d’y passer l’hiver parmi les dangers. Je vous avois bien dit que ses intentions sont bonnes et saintes, car elle m’écrit avec une grande cordialité et me mande que le sujet qui la retient à Mont-Réal, est qu’elle cherche le moien d’y faire un second établissement de notre ordre au cas qu’elle rentre dans la jouissance de son bien. Mais je n’y voi nulle apparence, et le danger où elle est de sa personne me touche plus que toutes les promesses qu’elle me fait. Voilà le vaisseau prest de lever l’ancre, ainsi il faut que je finisse et que tout de nouveau je vous rende mes très-humbles remercimens de tous vos bienfaits. Et à l’égard de l’affection que mon cœur a pour vous, la parole est trop foible pour l’exprimer : Que l’amour infini de notre aimable Jésus vous le dise donc, puisque lui seul sçait ; que je suis toute vôtre; Oui sans réserve je suis votre très-humble.
De Ouébec le 29. Septembre 1642.
Mon très-cher Fils : La paix et l’amour de Jésus. Vous vous plaignez que vous n’avez pas reçu les amples lettres que je vous écrivois l’an passé. Mille lieues de mer et plus sont sujettes aux hazards, et tous les ans ce qu’on nous apporte, et ce qui repasse en France court la même risque. Je faisois réponse à tous les points de la vôtre, et puisque vous le voulez, et qu’il ne m’est pas possible de vous rien refuser, j’en feray une petite récapitulation. Mais afin que vous ne perdiez pas tout je vous en ay déjà écrit une partie par le premier vaisseau qui doit arriver en France un mois devant les autres, s’il arrive à bon port.
Vous pouvez croire qu’aprenant que vous êtes tout à Dieu par les saints vœux de la Religion, mon cœur a reçu la plus grande consolation que d’aucune nouvelle que j’aye apprise en ma vie. La miséricorde infinie de Dieu m’a fait cette grâce en vous la faisant. (Je vous avois donné à luy avant que vous fussiez né. Estant au monde mon cœur soupiroit sans cesse après luy ; afin qu’il plût à sa bonté de vous accepter. A peine aviez-vous atteint l’âge de treize ans qu’il me promit qu’il auroit soin de vous, ce qui donna à mon cœur un repos que je ne vous puis dire. Lorsque vous fûtes un peu plus grand et qu’on me disoit que votre vie était un peu trop libre, j’entray à votre sujet dans des croix qui me faisoient recourir sans cesse à Dieu, que je sçavois pourtant bien ne vous devoir pas manquer; mais vous pouviez par vos manquemens renverser ses desseins, ou plutôt moy en être la cause. Ce fût alors que je luy donnay pour garant de votre âme la sainte Vierge et saint Joseph, par lesquels je vous offrois chaque jour à sa divine Majesté. Pensez-vous, mon très cher Fils, que je ne visse pas bien que lors que je vous parlois de Dieu, des biens de la Religion, et du bonheur de ceux qui le servent, votre cœur étoit fermé à mes paroles? Je le voyois, et c’étoit là le plus grand sujet de mes croix; car il me sembloit qu’à chaque pas vous alliez tomber dans le précipice : Mais j’avois toujours dans le cœur un instinct qui me disoit que Dieu avoit une grâce à vous faire pour vous appeller au temps et en la manière qu’il m’avoit appellée pour le servir d’une manière toute particulière. Et en effet je la vois à peu près décrite en ce que vous me mandez qui vous arriva. Remarquez bien cela, mon très cher Fils, si vous me survivez vous en sçaurez davantage, puisque vous voulez que je vous donne mes papiers, si l’obéissance le permet en ce temps là, je le veux afin que vous connoissiez les excez de la bonté divine sur moy, aussi-bien que sur vous.
C’est un excez de l’amour de notre divin Maître de brûler nos cœurs sans les consumer. C’est néanmoins un effet de notre misère de ce que son opération n’a pas tout son effet. L’agent ne manque pas de son côté, mais notre froideur s’oppose aux touches divines, et empêche l’âme d’arriver à ce parfait anéantissement qui surpasse toute purification imaginable. Je n’ay pas cessé, mon très cher Fils, de prier pour vous, et je ne manque point de vous offrir sur l’Autel sacré du cœur très-aimable de Jésus à son Père éternel. (Mais quoy, me dites-vous, je suis sacrifié sur le cœur qui met l’incendie par tout, et je ne brûle pas? Pensez-vous que nous sentions toujours le feu qui nous brûle, je parle de ce feu divin; nous ne serions jamais humbles, si nous ne sentions nos foiblesses, et il est bon que l’amour nous rende son feu insensible afin que nous brûlions plus purement).
C’est encore un excez de notre misère d’avoir en nous le Saint des Saints, et n’être pas saint dès la première fois qu’on le touche, ou qu’on le reçoit. O mon très-cher Fils qu’il y a loin de luy à nous, quoy-qu’il soit en nous et uni à nous, l’ayant reçu au très-saint Sacrement. Si nous voulions une bonne fois suivre et imiter notre vie et voye exemplaire, nous deviendrions saints dès la première communion. Mais quoy ! bien que nous ayons des momens de bonnes dispositions que ce céleste Epoux agrée, qui sont celles que l’Église ordonne pour communier dignement, et qui produisent en nous des effets de sanctification; nous sommes si foibles et si chétifs, que nous reprenons ce que nous luy avions donné, notre misérable amour propre ne pouvant souffrir un anéantissement aussi entier que le veut celuy qui ne veut que des âmes qui lui ressemblent. Remarquez bien ce point, notre propre amour nous rend esclaves et nous réduit à rien; car est-ce quelque chose que de sortir du tout pour être à nous-mêmes, qui ne sommes qu’un pur rien? Ne cherchez donc point d’autre cause de ce que nous ne sommes pas saints dès la première communion que nous faisons. La méditation de ce grand silence où Dieu vous a appellé, vous fera voir plus clair que moy dans cette matière. Et de plus, vous avez tant de Saints parmy vous consommez au service du grand Maistre, qu’avec leurs avis et leurs exemples, vous deviendrez saint si vous voulez.
Vous dites que vous désireriez dire un jour la Messe dans les terres des Infidèles. Si Dieu vous faisoit cet honneur, j’en aurois la joye que vous pouvez juger. (O que je serois heureuse si un jour on me venoit dire que mon Fils fût une victime immolée à Dieu ! Jamais sainte Simphorose ne fut si contente que je le serois224. Voila jusqu’où je vous aime, que vous soyez digne de répandre votre sang pour Jésus-Christ). Je bénis sa bonté des désirs qu’il vous donne; mais prenez garde de ne vous pas trop embarrasser l’esprit dans des raisonnemens superflus, qui vous pourroient causer une continuelle perte de temps : et il arriveroit que vous ne vous en déferiez pas facilement; parce que la passion étant émue par des désirs trop impétueux, offusque la lumière de l’esprit, en sorte qu’il est difficile de bien juger d’une vocation, laquelle se fait connoître plus parfaitement par une confiance douce et amoureuse, et par une longue persévérance qui n’ôte point la paix du cœur, que par un bouillon ardent, et par une agitation continuelle qui n’est que dans les sens. (Il me paroît que dès mon enfance Dieu me disposoit à la grâce que je possède à présent, car j’avois plus l’esprit dans les terres étrangères pour y considérer en esprit les généreuses actions de ceux qui y travailloient et enduroient pour Jésus-Christ, qu’au lieu où j’habitois. Mon cœur se sentoit uni aux âmes Apostoliques d’une manière toute extraordinaire : Il me prenoit quelque fois de saillies si fortes, que si les respects humains ne m’eussent retenue, j’aurois couru aprés ceux que je voyois portez avec zèle au salut des âmes. Je ne sçavois pas alors pourquoy j’avois tous ces mouvemens, car je n’avois ni l’expérience ni l’esprit pour les reconnoître, aussi n’étoit-il pas temps : car celuy qui dispose les choses suavement, vouloit que je passasse par divers états avant que de manifester sa volonté à la plus indigne de ses créatures). Il s’est passé bien des choses dans les distances des temps; vous les sçaurez un jour, mon très-cher Fils, je vous ay seulement dit ici en passant pour votre consolation et pour votre instruction, ce qui se passoit en moy dans mon enfance.
Quant aux pensées que vous me proposez; croyez-moy, ne vous portez à rien qu’à suivre Dieu; je veux dire que vous vous abandonniez à sa conduite avec une douce confiance, et que vous attendiez dans la paix du cœur ce que ses desseins auront projetté pour vous. Après cela ne vous mettez point en peine, il vous conduira par la main, car c’est ainsi qu’il se comporte envers les âmes qui cherchent à le contenter, et non pas à se satisfaire elles mêmes. O qu’il est doux de suivre Dieu! Je ne vous dis pas cecy afin que vous étouffiez son esprit, mais afin que vous le serviez dans une plus grande pureté. et que vous ne respiriez que dans l’accomplissement des desseins qu’il a sur vous pour sa gloire et pour la sanctification de votre âme. L’obéissance exacte à vos Supérieurs sera la pierre de touche qui vous fera connoître si vous êtes dans cette disposition.
Ah, mon cher Fils, que cette dépendance des desseins de Dieu sur vous est importante ! C’est le secret pour devenir grand saint et se rendre capable de profiter aux autres. (Je suis ravie de voir ici des Saints—c’est ainsi que j’appelle les ouvriers de l’Evangile — dans un dénuement épouventable; et vrayment cette parole de l’Apôtre leur peut bien être appliquée : Vous êtes morts et votre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu. Je n’ay point de termes pour dire ce que j’en connois). Méditez cette sentence et pensez qu’il y a bien loin avant que d’être semblable à notre divin Maistre. (Ce que la créature ne peut d’elle-même, Dieu le fait ici d’une façon qu’on n’auroit jamais pensé. Ne croyez pas que quand vous me demandez ce que j’endure et que je n’en omette rien, je vous parle de la disette des choses temporelles, de la pauvreté du vivre, de la privation de toutes les choses qui peuvent consoler les sens, des peines qui les peuvent affliger, des contradictions, des adversitez et de choses semblables; non, tout cela est doux et l’on n’y pense pas, quoyqu’il soit sans fin : ce sont des roses où l’on se trouve trop bien, et je vous assure que la joye que j’y ressens m’a souvent mise en scrupule.
Voilà que l’on me vient de dire que le vaisseau qui apportoit la plus grande partie de nos vivres et toutes les nécessitez tant de notre Communauté que de nos Séminaristes, est perdu, ce qui appartient aux Révérends Pères et aux Mères de l’Hôpital y étoit aussi, avec tout cela nous sommes dans un aussi grand repos que si tout cela ne nous touchoit point, quoique cette perte nous jette dans une extrême disette. Mais béni soit notre divin Maistre, qu’à jamais il soit infiniment béni : Il nourrit les oyseaux du Ciel, et les animaux de la terre, nous laisseroit-il mourir. Ce ne sont donc pas ces choses là qui font souffrir, mais c’est une certaine conduite de Dieu sur l’âme qui est plus pénible à la nature que les tortures et les gesnes). Et lorsque je vous dis que les ouvriers de l’Evangile sont morts et que leur vie est cachée en Dieu, ils ont passé par cette conduite, se joignant même à l’ouvrier, et se rendant avec luy (inexorables à eux-mêmes pour faire mourir toute vive cette nature, qui est si nuisible aux parfaits imitateurs de Jésus-Christ).
Il me semble que (je vous voy dans l’impatience de sçavoir si j’ay tant souffert. Ouy, mon cœur ne vous peut rien céler, et je ne suis pas encore au bout, aussi ne suis-je pas encore arrivée à la perfection de ceux dont je vous parle : mais obtenez-moy la grâce d’y pouvoir arriver, ce sera une récompense de ce que j’ay enduré pour vous. Car la crainte que j’avois que vous ne tombassiez dans les précipices que vous couriez dans le monde me fit faire un accord avec Dieu, que je portasse en cette vie la peine due à vos péchez, et qu’il ne vous châtiât pas par la privation du bien qu’il m’avoit fait espérer pour vous. Ensuite de cette convention vous ne sçauriez croire combien grandes sont les croix que j’ay souffertes à ce sujet. Et même sur le point que vous alliez faire votre Profession, je fus une fois contrainte de sortir de table et de me retirer pour vous offrir à Dieu. Ce fut alors que les croix que je souffrois pour vous prirent fin ainsi que je l’ay remarqué, comparant vos lettres avec ce qui m’étoit arrivé. Je vous dis cecy pour vous faire voir combien Dieu vous a aimé, vous tirant à soy par des voyes toutes pleines de sa bonté, et afin que toute votre vie se consume à luy en rendre de continuelles actions de grâce) : pour moy c’est mon occupation quoique je le fasse très imparfaitement.
Cette sorte de croix, dont je vous parle, est suivie des traverses que nous souffrons pour le Royaume de Jésus-Christ, auquel les Démons s’opposent furieusement. Il est vray, et je vous le dis dans mes autres lettres, que nous avons de grandes consolations par les conversions qui se font, mais la persécution de nos nouveaux Chrétiens, et les révolutions continuelles qui arrivent à ce sujet, nous font souffrir et ressentir ce que c’est que d’avoir épousé les intérêts du Fils de Dieu. Je m’étens beaucoup, mais il faut que je le fasse puisque vous le voulez.
(Vous me parlez de votre solitude; il est vray que la retraite est douce et qu’on ne traite jamais mieux avec Dieu que dans le silence: C’est ce qui me console de ce que sa bonté vous a appellé à un Ordre saint où cette vertu règne en sa perfection, et où vous pouvez faire pour vous et pour autruy plus que vous ne feriez de paroles). La vie mixte a son tracas, mais elle est animée de l’esprit de celuy qui l’ordonne. Je ne me trouve jamais mieux en Dieu que lorsque je quitte mon repos pour son amour, afin de parler à quelque bon Sauvage et de luy apprendre à faire quelque acte de Chrétien : je prens plaisir d’en faire devant luy, car nos Sauvages sont si simples que je leur dirois tout ce que j’ay dans le cœur. Je vous dis cela pour vous faire voir que la vie mixte de cette qualité me donne une vigueur plus grande que je ne vous puis dire. Aussi est-ce ma vocation que je dois aimer par dessus toute autre : et si je puis avoir le bien de n’être plus Supérieure, et de me voir délivrée de l’inspection que je suis obligée d’avoir sur un Monastère que nous faisons bâtir, je seray ravie de n’être plus que pour nos Néophites : C’est peut-être mon amour propre qui me fait parler, mais sans avoir égard à mes inclinations, je désire que la volonté de Dieu soit faite.
Pour vous votre office est de recevoir les Hôtes, et d’être en lieu de faire la charité. Quand on aime trop sa cellule, il est bon d’en être un peu privé pour un temps).
Vous me ferez plaisir de me mander le progrez de votre saint Ordre que j’aime et honore uniquement : je sçay les grands services qu’il a autres fois rendus à l’Église, et j’espère qu’il reviendra à sa première splendeur. Les grands progrez que nous voyons de son rétablissement en sont de grands présages : de notre bout du monde je l’offre à Dieu, quoyque je sois très pauvre et indigne d’être écoutée, mais mon cœur s’y sent porté et je ne le puis retenir.
(Je me réjouis de ce que votre Supérieur vous exerce à la mortification, c’est une marque qu’il vous aime et qu’il vous veut du bien) : laissez faire Dieu et vos Supérieurs, et croyez que sa bonté vous mettra où il vous veut pour sa gloire et pour votre sanctification. Vous m’obligeriez de m’envoyer un de vos sermons par écrit. N’ay-je pas droit d’exiger cela de vous, puisque vous pouvez juger que j’auray une sensible consolation de voir au moins ce que je ne puis entendre? Si Dieu vous veut dans le ministère de la Prédication, il vous (45) donnera les talens nécessaires : quoyqu’il en soit vous êtes à luy, je suis contente, vivons et mourons dans son saint service, mon très-cher Fils.
Vous me demandez si nous nous verrons encore en ce monde? je ne le sçay pas ; mais Dieu est si bon que si son nom en doit être glorifié, que ce soit pour le bien de votre âme et de la mienne, il fera que cela soit; laissons-le faire, je ne le voudrois pas moins que vous, mais je ne veux rien vouloir qu’en luy et pour luy; perdons nos volontez pour son amour. Je vous voy tous les jours en luy, et lors que je suis à Matines le soir, je pense que vous y êtes aussi, car nous sommes au chœur jusqu’à huit heures et demie, ou environ, et comme vous avez le jour cinq heures plutôt que nous, il semble que nous nous trouvons ensemble à chanter les louanges de Dieu. (Vous me réjouissez de ce que vous aimez l’humilité : en effet vous en aviez bien besoin aussi bien que moy, car le monde nous en avoit bien fait à croire) : conservez toujours l’amour de cette précieuse vertu, qui est le fondement solide, sans lequel tout l’édifice de la perfection que vous voulez élever en votre âme seroit ruineux et de peu de durée. (Enfin demeurez dans la consolation que vous avez d’être serviteur de Dieu et que je suis sa servante, qui sont les plus nobles de toutes les qualitez, et celles que nous devons le plus aimer). Demeurons en Jésus, et voyons-nous en luy.
De Québec le 1. Septembre 1643.
Ma très-chère et très-bonne Sœur. Notre bon Jésus soit à jamais l’objet de votre amour. C’est avec la plus tendre affection de mon cœur que je chéris le vôtre, et plus étroitement que jamais, puisque vous voulez être toute à Dieu. Vous me demandez des avis spirituels pour mener une vie parfaite dans l’état d’une véritable veuve qui ne veut plus avoir d’amour que pour Jésus-Christ :
Et sur tout vous me demandez comme j’ay fait quand Dieu a permis que je l’aye été. O mon Dieu ! je serois bien empêchée de vous le dire, car ma vie a été un tissu d’imperfections et d’infidélitez. Mais du côté de la grâce, je vous avouerai que Dieu me faisoit riche et qu’il me donnoit tout, en sorte que si j’eusse été bien obéissante à ses mouvemens, je serois à présent une grande Sainte. Puisque vous le voulez sçavoir; ce que je tâchois de faire, c’étoit de vuider mon cœur de l’amour des choses vaines de ce monde : je ne m’y arrêtois jamais volontairement, et ainsi mon cœur se vuidoit de tout, et n’avoit point de peine de se donner tout à Dieu, ni de mépriser tout le reste pour son amour.
Ne faites-vous point quelque peu d’oraison mentale? Cela vous serviroit beaucoup, même pour la conduite de votre famille et de vos affaires domestiques: Car plus on s’approche de Dieu, plus on voit clair dans les affaires temporelles, et à la faveur de ce flambeau on les fait beaucoup plus parfaitement. On apprend à faire ses actions en la présence de Dieu, et pour son amour : On n’a garde de l’offenser quand on le voit présent : On s’accoutume à faire des oraisons jaculatoires qui enflamment le cœur, et attirent Dieu dans l’âme ; ainsi de terrestre on devient spirituel, en sorte qu’au milieu du tracas des affaires du monde, on est dans un petit paradis où Dieu prend ses plaisirs avec l’âme, et l’âme avec Dieu.
Dans les occupations néanmoins que je sçay que cause votre négoce, Dieu ne demande pas de vous que vous fassiez de longues oraisons, mais de courtes, et qui soient ferventes. Je me souviens que notre défunte mère, lors qu’elle étoit seule dans son trafic, prenoit avantage de ce loisir pour faire des oraisons jaculatoires très-affectives. Je l’entendois dans ces momens parler à notre Seigneur de ses enfans, et de toutes ses petites nécessitez. Vous n’y avez peut-être pas pris garde comme moy /226, mais vous ne croirirez pas combien cela a fait d’impression dans mon esprit. Je vous dis cecy, ma chère Sœur, afin que vous l’imitiez; car c’est un exemple domestique dont nous devons faire plus d’état que de tout autre, et j’estime que c’est ce que notre bon Dieu demande de vous.
J’ay une singulière joye de ce que vous êtes dans le dessein de demeurer comme vous êtes, le reste de vos jours : je m’assure que vous y possédez la parfaite paix du cœur, puisqu’il n’est plus partagé, et que Dieu seul en est le maître et le possesseur. Mais dans cet état, il est sur tout nécessaire que vous ayez un Directeur à qui vous déclariez les mouvemens et les dispositions de votre âme. Choisissez-en un qui soit sage et prudent, et quand vous en aurez un qui ait ces qualitez, ne luy celant rien, il vous conduira dans la voye du Ciel, si vous suivez ses avis. Je m’en vais quitter la charge de Supérieure, et en même temps beaucoup de tracas où cet employ m’engage: après quoy je tâcherai de pratiquer les avis que je vous donne, sur tout de m’offrir en continuelle hostie au Père Eternel sur le cœur de son bien-aimé Fils. Je veux que ce soit là ma principale affaire intérieure, car pour l’extérieur je suis toute à l’obéissance. Donnons-nous donc tout de bon à celui qui se donne tout à nous. Ah qu’il fait bon n’être plus à soy, mais à celui qui est toute chose et en toutes choses. Je ne sçay ce qui m’emporte aujourd’huy, mais insensiblement je sors de moy-même et vous dis tout ce que j’ay dans le cœur.
Faites autant de lecture spirituelle que le temps vous le pourra permettre, et priez votre Père Directeur de vous indiquer les livres qui vous seront propres. Je croi que la très-sainte Mère de Dieu et son très-aimable Epoux saint Joseph sont vos Patrons. Ce sont aussi les miens. Aimons-les, honorons-les, servons-les de tout notre cœur, et ils nous conduiront dans le Ciel.
De Québec le 3. Septembre 1645.
Ma très-Révérende, très-honorée, et très-aimée Mère. Mon cœur ressent tant de tendresses pour celle que je reconnois pour ma véritable Mère, que je ne les puis exprimer. Ouy, je vous ay si présente à mon esprit, qu’il me semble que je suis encore à Tours, et que vous me venez surprendre dans notre petite cellule, où votre affection pour moy vous faisoit me donner la satisfaction que je chérissois le plus. Vous me dites que vos visites à Québec sont fréquentes; les miennes ne le sont pas moins à Tours. Ce sont nos bons Anges qui font cela; parlons-nous donc par leurs intelligences, ou plutôt par notre tout aimable époux, qui sçait que notre amour est en luy, et pour luy. Ma plus que très-bonne Mère, il traite si amoureusement mon âme, que je ne puis m’empêcher de vous le dire dès l’abord. Son amour tient à mon égard des voyes semblables à celles que vous avez veues et sçeues, car mon cœur ne vous pouvoir rien celer. Aujourd’huy je connois bien plus clairement que je ne faisois en ce temps-là, pourquoy il me faisoit passer par tant de différentes voyes. O ma chère Mère, qu’il y a loin de nous à la pureté de Dieu, et que la purgation d’une âme qu’il veut toute pour luy et qu’il veut élever à une haute pureté est une grande affaire ! Je voy ma vie intérieure passée dans des impuretez presque infinies : la présente est comme perdue, et je ne la connois pas : elle ressent néanmoins des effets et des avant-goûts de cette haute pureté où elle tend, et où elle ne peut atteindre. Ce ne sont pas des désirs ny des élans, ny de certains actes qui font quasi croire que l’on possède son Bien : Non, c’est une vacuité de toutes choses, qui fait que Dieu demeure seul en l’âme, et l’âme dans un dénuement qui ne se peut exprimer. Cette opération augmentant, ce qui est passé, pour saint qu’il paroisse, n’est qu’une disposition à ce qui est présent. Si vous sçaviez, ma très-honorée Mère, l’état où j’ay été près de trois ans de suite depuis que je vous ay quittée, votre esprit en frémiroit. Imaginez-vous les pauvres les plus misérables, les plus ignorans, les plus abandonnez, les plus méprisez de tout le monde, et qui ont d’eux-mêmes ce même sentiment; j’étois comme cela, et je me voyois vraiment et actuellement si ignorante, que le peu de raison que je pensois avoir ne me servoit que pour me faire taire. Lors que mes Sœurs parloient, je les écoutois en silence et avec admiration, et je me confessois moy-même sans esprit. Je ne laissois pas de faire toutes mes affaires, comme si cela n’eut point été, quoy que dans tout ce temps j’en eusse de très-épineuses. Dieu me faisoit la grâce de venir à bout de tout, et je ne sçay comment, car tout ce que je faisois m’étoit désagréable et insipide, et me paroissoit de la qualité de mon esprit. Quelquefois je me trouvois comme ces pauvres orgueilleux, lesquels bien qu’ils ayent l’expérience qu’ils sont pauvres, ne laissent pas de penser qu’ils sont quelque chose, et de vouloir que les autres le pensent comme eux : Tout ce qu’on leur dit leur déplaît, et ils font toujours mauvaise mine. Enfin, ma chère Mère, il n’y a misère que je n’aye expérimentée, et je n’avois aucune facilité qu’à l’étude et à l’instruction de nos Néophites; encore Dieu ne vouloit pas que j’y eusse de la satisfaction, car j’y ay eu mille et mille mortifications, non du côté de Dieu, parce qu’il m’y aidoit extraordinairement, mais de la part des créatures à qui il donnoit le mouvement, et dont il se servoit pour m’affliger. Ce n’est pas que de temps en temps sa bonté ne me fit expérimenter de grands effets de son amour, mais cela n’empêchoit pas que je ne retournasse à mon état de pauvreté et de misère.
Tout cela ne m’a pas peu servy pour connoître le néant de la créature, qui se void bien mieux dans l’expérience de ses propres misères, que dans les veues spéculatives de l’Oraison pour élevée qu’elle soit. A présent Dieu m’assiste puissamment en diverses rencontres qui auroient été capables d’étonner un esprit. Il m’a donné un si grand courage que je ne me connois plus. Vous voyez, ma très-bonne Mère, comme je vous parle avec simplicité comme à ma véritable mère; si votre cœur m’a devancé, le mien vous va trouver pour s’ouvrir à vous, et vous faire voir ce qu’il y a de plus caché. Voulez-vous bien, ma très-chère Mère, que je vous dise que j’ay été extrêmement consolée d’apprendre la manière avec laquelle Dieu vous traite. Je connois une personne qu’il traite de même; peut-être le verrez-vous, car il est passé en France : cette conduite l’a entièrement métamorphosé : car il est devenu tout simple, tout dénué, tout cordial, en un mot, il ne tient à rien dans le monde. C’est là, selon mon petit jugement, une récompense que notre cher époux veut donner aux âmes qui l’ont servy au regard du prochain; service qui tire après soy de grandes fatigues, et où l’on est presque toujours hors de soy, en sorte que l’on y goûte plus de croix et d’amertumes que l’on n’y ressent de consolations. Je n’en ay pas une longue expérience, ma très-bonne Mère, c’est vous qui en pouvez parler comme sçavante, et qui goûtez maintenant les fruits de vos travaux, en attendant ceux qui ne finiront jamais, et qui ne se trouvent que dans le sein de notre très-aimable Epoux. Vous m’obligez infiniment de m’honorer d’une si grande familiarité. Cela montre que vous êtes toujours la même pour moy, et m’oblige d’être aussi toujours la même pour vous.
De Québec le 27. Septembre 1644.
Mon très-cher et bien-aimé Fils. Je vous ay écrit les nouvelles de ce que Dieu opère en ce pais, avant que j’eusse reçu aucune de vos lettres; car les vaisseaux sont arrivez tard lorsqu’on les croyoit perdus, et qu’on commençoit déjà à ressentir la famine. J’ay donc enfin reçu vos lettres avec une consolation singulière, et j’y ay trouvé un grand sujet de bénir Dieu pour le zèle qu’il vous donne pour le salut des âmes infidèles. Cela me fait croire que vous vous souvenez d’elles auprès de sa bonté source vive du secours que nous attendons pour la réduction de tous ces peuples. Continuez à les offrir à sa divine Majesté, et vous luy en gagnerez peut-être plus sur votre Oratoire, que si vous étiez actuellement employé à les convertir.
Vous m’avez fort obligée de me dire le succez des affaires de votre Congrégation. Dieu soit éternellement béni de vous avoir donné la paix. […]
(Mais dites-vous vray, mon très-cher Fils ? Il me semble que vous ne me dites pas tout ce que vous avez dans le cœur. Hé, pourquoy ne vous familiarisez vous pas avec un Dieu si bon et si amoureux. Je vous avoueray que le regardant comme Juge redoutable, il nous faut cacher au fonds des abysmes, et même jusques sous les pieds de Lucifer : Si on le considère comme Père, il demande nos respects et nos obéissances : Mais il est notre Epoux, et en cette qualité, comme dit saint Bernard, il demande de nous un retour réciproque, un retour d’amour). Et de plus notre cœur nous dicte cette leçon d’amour, qu’il nous faut tout convertir en celuy qui n’est qu’amour. O que cette leçon est aimable ! Elle tient ses Diciples en un colloque perpétuel : si par la foiblesse humaine, ou par la nécessité des affaires, ils tombent dans quelque égarement, le cœur attent avec une douce tranquillité la veue de son objet, pour recommencer avec plus de fermeté ses entretiens avec son bien-aimé. Car le moyen de pouvoir vivre si long-temps en ce monde sans la veue et la jouissance parfaite de notre unique bien? Si sa bonté ne se laissoit posséder à l’âme, et si elle ne luy permettoit un amoureux accez auprès d’elle, je vous diray dans mon sentiment que la vie seroit une mort. Prenons donc courage pour nous approcher avec confiance de celuy qui est le plus beau de tous les enfans des hommes. C’est là un passage du Prophète, bien capable de me toucher le cœur, et de me beaucoup occuper l’esprit pour les grands secrets que je comprens dans la double beauté du sacré Verbe incarné, mon très-cher et tout unique bien. Si j’avois votre oreille, je vous en dirois davantage comme à mon très-cher Fils, à qui je ne voudrois rien cacher des dispositions de mon cœur, non plus que des grâces de Dieu sur moy, ni de mes infidélitez en son endroit.
J’ay eu l’année dernière une grande maladie qui m’a pensé emporter, car comme, grâces à notre Seigneur, je ne suis point infirme, je n’ay pas grande expérience des maladies. Je me disposé néanmoins pour mourir, parce que mon mal qui étoit une colique néphrétique accompagnée d’une grosse fièvre, étoit très-violent et dangereux. Pour le présent, je me porte mieux que jamais, et je suis preste d’aller en tous les endroits du monde où l’obéissance me voudra envoyer.
(Je suis extrêmement consolée de vous voir si pauvre. Hé, ne sommes nous pas assez riches de posséder Jésus? Je ne veux donc pas que vous vous mettiez en peine de me rien envoyer. Si vous êtes un homme de désirs, comme Daniel, ouvrez la bouche de votre cœur, et notre très-aimable Jésus la remplira). Je ne vous prie point de prier pour moy; vous y avez trop d’affection : faites-donc en sorte auprès de Dieu que je sois fidèle à ses inspirations, et qu’il anéantisse en moy tout ce qui luy est désagréable.
De Québec le il. Octobre 1646.
Ma très-chère et bien-aimée fille. La paix et l’amour de Jésus soient votre part et votre héritage éternel. Béni soit cet objet suraimable de nos cœurs, qui veut purifier votre âme avec tant de miséricorde. Pensez-vous que je dise vray, ma chère fille? Oui assurément, les souffrances par lesquelles vous avez passé, sont les marques du bien qu’il vous veut. II me semble que cy-devant je vous avois parlé comme si vous eussiez dû entrer en cet état. Sçachez donc encore une fois que toutes les âmes à qui Dieu veut faire de grands biens sont conduites par ce chemin. Premièrement il vous a appellée par un grand attrait intérieur, et il vous a donné ensuite de fortes impressions et des désirs ardens d’entrer dans la parfaite imitation de son fils, vous donnant l’expérience de ce que ce même fils a dit autrefois : Nul ne vient à moy si mon Père ne le tire. Il vous a donc tirée dans la solitude où il vous a parlé au cœur, par les saints mouvemens qu’il vous a donnez dans votre enfance spirituelle, où néanmoins quelque vertu qu’on ait, l’on commet beaucoup d’imperfections, comme de présomption, d’amour de propre excellence, de gloutonnie et d’avarice spirituelle : On boit tous ces défauts comme de l’eau et sans qu’on s’en apperçoive, parce que l’enyvrement intérieur offusque de telle sorte qu’on ne voit rien de mauvais : Un certain mélange des opérations de Dieu et des sentimens de la nature éblouit et fait tout voir le plus parfait du monde au jugement de la raison imparfaite; et au fonds quoique tout cela ne soit pas coupable, n’étant pas voulu ni recherché, ce sont néanmoins de très-grandes impuretez en matière de choses spirituelles, et des imperfections qui rendent l’âme foible quand il faut opérer de grands actes intérieurs dans la pureté de la foy, puis qu’elle est embarrassée dans les sens. Si l’âme demeuroit toujours en cet état, elle ne feroit pas un grand chemin dans la voye de l’esprit; Mais Dieu qui vous veut plus parfaite glue vous n’êtes, vous a prévenue par un excez de sa bonté pour vous y faire avancer. Vous eussiez été trop foible pour souffrir une si grande soustraction de sa grâce sensible, s’il ne vous eût donné ce qu’il vous donna lorsque vous étiez devant le saint Sacrement. C’étoit pour vous fortifier dans le combat qui est un commencement de purgation de la partie sensitive de l’âme, pour laquelle il ne vous faut point décourager : car ne pensez pas que pour être rentrée dans votre paix ordinaire, tout l’orage soit passé; non, attendez vous à davantage, si Dieu vous aime, comme je le croy de sa bonté. Or vous connoîtrez si vous faites du progrez, et si la purgation a son effet par degré; si vous êtes bien fidelle, patiente, douce et paisible; si vous êtes obéissante à l’opération de celuy qui vous purifie; si vous êtes exacte à l’observance de vos Règles; sur tout si vous êtes bien humble dans le temps de la souffrance et du délaissement : J’ajouteray encore, si vous évitez les amitiez particulières, et les intrigues où les personnes du Cloître, sur tout celles de notre sexe sont sujettes; enfin si vous fortifiez votre âme contre une certaine humeur plaintive, et contre de certaines tendresses sur soy-même que l’on a dans les peines que l’on ressent. Car dans ce temps là le Diable ne dort pas; il tâche lorsque l’âme est dans l’impuissance d’agir, de donner mille addresses à la partie inférieure qu’il luy représente comme des choses bonnes, justes et permises, et sur tout qu’il faut s’intriguer pour passer pour personne de mise et d’esprit. Les âmes foibles se perdent quelquefois là dedans, et souvent elles s’écartent du chemin que la grâce leur traçoit : Et c’est de là que plusieurs reculent, ou ne font aucun progrez dans la vie spirituelle après plusieurs années de conversion, et ainsi ils perdent la grande et avantageuse part que Dieu leur vouloit donner dans ses bonnes grâces et dans son amour. Si donc vous êtes courageuse dans les temps de purgation semblables à celuy-cy que vous me marquez, vous ferez ce que Dieu veut de vous, car son dessein en ces rencontres n’est que de vous rendre plus capable de ses faveurs et des impressions saintes, qui conduisent l’âme à grands pas à la perfection, à laquelle les âmes lâches ne pourront jamais arriver. Voilà pour le temps de l’affliction.
Quant à celuy de la bonace, ce que vous avez à faire est de ne vous appuyer jamais non pas même un seul moment sur vos propres forces; au contraire défiez vous continuellement de vous-même : car il y a des Démons qui travaillent puissamment en ce temps auquel on croit estre plus en assurance, à gagner quelque chose sur l’âme quand ce ne seroit qu’un soupir ou coup d’œil en sa faveur, c’est à dire, par amour propre, ou par un motif humain. Une Ame qui aime Jésus doit toujours avoir un œil pointé sur luy, et un autre sur elle-même et sur sa propre bassesse. C’est à dire que notre union avec Dieu, si elle est véritable, bien loin de nous fermer les yeux à nos bassesses, elle nous les ouvre au contraire à mesure que nous approchons de cette incompréhensible pureté, pour nous faire voir clair dans nos foiblesses et infirmitez : et c’est par ce moyen que nous devenons abjets à nous-même, et humbles à nos yeux.
Tout ce que je viens de dire regarde vos dispositions présentes, après quoy ne pensez pas que tout soit fait. Si Dieu vous aime vous passerez par des changemens d’états spirituels, dans lesquels vous croirez que tout est perdu pour vous : mais en quelque état que vous soiez, souvenez vous toujours que l’intention de Dieu est de vous y santifier. Je ne doute point que le R. Père Salin et votre Supérieure ne vous ayent donné dans les rencontres les avis nécessaires pour vous y fortifier : car les instructions que l’on reçoit dans les commencemens doivent tendre à deux fins; la première, à nous instruire et former en la vie spirituelle; et l’autre à nous y affermir par de bons principes, et par des maximes saintes fondées sur la vie et sur les exemples de Jésus-Christ notre adorable Maître et divine cause exemplaire. Et vous remarquerez que quand ces maximes sont conformes à notre condition, elles ne doivent pas estre variables, mais constantes et fermes jusqu’au dernier soupir, n’y aiant aucun moment en notre vie, où nous puissions nous exemter d’obéir à notre Dieu, et de l’imiter. Si donc l’on vous a établie sur ces principes, comme je le présume de la bonne conduite des Révérends Pères de la Compagnie, et de celle de ma Révérende Mère Françoise de saint Bernard, et aussi comme je l’ay remarqué dans vos lettres et dans vos écrits, roulez continuellement sur ces maximes, faites-y vos examens particuliers pour découvrir les imperfections que vous y commettez, pour voir aussi si vous y faites quelque progrez. Prenez garde sur tout à une chose qui est d’une très grande importance pour l’avancement spirituel d’une âme; sçavoir qu’il ne faut pas entreprendre tout à la fois la pratique de toutes les vertus et de toutes les maximes que l’on a en veue; ce seroit une entreprise inutile, dont la foiblesse humaine ne vous permettroit pas de venir à bout : Vous en auriez la spéculation, mais vous n’en auriez pas la pratique parfaite. Ce n’est pas qu’il ne se rencontre des occasions où il faut ramasser toutes ses forces et mettre en pratique cette généralité de vertus et de maximes, mais cela n’est pas ordinaire. Faites donc le choix des imperfections qui vous nuisent le plus et où vous tombez le plus souvent, et prenez ensuite les maximes contraires et propres pour les combattre. Mettez un mois à l’une, huit jours à l’autre, selon votre nécessité (9). Quand vous vous serez bien affermie dans une maxime, passez à la pratique des autres sans résister, et sans avoir pitié de la nature corrompue qui ne laissera pas de se plaindre, et de crier quelquefois pour vous jetter en des tendresses sur vous-même; mais n’écoutez point ses plaintes ny ses cris, si ce n’est que ceux qui vous gouvernent y remarquent de l’indiscrétion ou de l’excès. Si vous faites ainsi, ma chère fille, vous arriverez au degré de perfection où Dieu vous veut, et où votre condition de Religieuse vous oblige de tendre.
Votre Directeur vous a mise dans un bon train, ne vous mettez donc point en peine d’en chercher un autre; profitez de ce qu’il vous a appris, et suivez la conduite de celle que Dieu vous donnera pour Supérieure conformément à ce que la règle ordonne. Je me suis toujours bien trouvée de regarder mes Supérieurs comme me tenant la place de Dieu. Mais il y a un certain orgueil secret qui s’insinue dans les filles, si elles n’y prennent garde, qui les porte à un dégoût de l’ordre que Dieu a étably pour leur conduite; Elles s’imaginent que la conduite du dedans n’est pas solide, et qu’il en faut chercher une autre, et ainsi ce vice secret les porte insensiblement dans le mépris de ceux de qui elles doivent attendre les ordres de Dieu sur elles, et qui les mèneroient bien-tôt dans l’esprit de leur Ordre et de leurs règles d’où elles s’éloignent par cet égarement, qui est un mal-heur qu’on ne peut assez déplorer. Cela n’empesche pas que de temps en temps, et en de certaines nécessitez inévitables selon que la règle le permet, on ne puisse demander quelques bons avis et l’éclaircissement de quelques doutes aux Confesseurs que l’on aura élu extra-ordinairement, ou à quelque autre personne de mérite; en sorte pourtant que la fidélité à votre Supérieure, et à votre Directeur ordinaire l’emporte par dessus tout autre.
Pour ce qui est des grâces particulières dont vous me parlez, appuiez vous sur le plus essentiel et le plus solide, et vous verrez qu’elles ne vous sont données, que pour votre sanctification, et pour la pratique des vertus que vous ne devez jamais regarder comme éloignée, car ce ne seroit qu’un amusement; mais il vous en faut pratiquer les actes selon les occasions présentes. Par exemple, s’il s’agit de votre vocation au Canada, faites en France ce que vous feriez icy : si vous estes en classe, faites aux filles Françoises ce que vous feriez aux filles Sauvages du Canada, offrant à Dieu vos actions dans cette intention. Vous ferez le même des autres vertus, et par ce moyen tout vous profitera, et les vertus que vous n’auriez qu’en spéculation, seront réduites en actes. Vous remarquerez icy qu’il y a une certaine anxiété de désirs qui trouble l’âme; il s’en faut garder autant qu’il se pourra, pour conserver la paix du cœur qui est la demeure du saint Esprit. Ne vous inquiétez donc pas pour votre vocation au Canada : Si elle est de Dieu, elle se perfectionnera. et sa bonté la conduira à son exécution dans le temps de son ordonnance pour sa gloire, pour votre bien et pour notre consolation. Cependant je suis tous les jours avec vous en esprit, et je tâche de faire pour vous ce que demande la divine Majesté, et ce que vous désirez de moy.
Les deux imperfections que vous me témoignez être en vous, et que vous dites être votre foible, ne seront jamais corrigées en perfection qu’à mesure que vous deviendrez spirituelle. L’une et l’autre étant fondées dans votre naturel vous en aurez plus de peine, et aussi plus de vertu en travaillant à la mortification. On vous a dit la vérité, que vous avez en cela quelque chose de moy : car j’ay été la plus complaisante du monde en ma jeunesse, et j’ay eu et j’ay encore cette vivacité naturelle en mes actions ; tout cela se tourne en bien lors qu’on s’accoutume à faire ses actions avec présence d’esprit, c’est à dire, si vous veillez en sorte que si vous êtes complaisante, vos complaisances soient à Jésus par des colloques amoureux selon l’esprit de grâce qu’il vous donne. Et pour le regard des créatures n’ayez jamais de la complaisance que dans l’ordre de la charité; car quand il est question d’amusemens ou d’imperfections, n’en ayez jamais pour personne : Il faut en ces occasions passer par dessus tous les respects humains; vous n’en serez pas tant aimée de quelques unes mais vous en serez plus chérie de Dieu, et plus estimée des plus sages et des plus saintes. Ce n’est pas qu’il faille rechercher l’estime, mais elle suit naturellement la grâce et la vertu. Vous me dites que l’amour de cette vaine estime se veut nourrir en vous : hélas ! ma chère fille, une bonne réflexion sur vous-même vous convaincra tout aussi-tôt l’esprit, que l’estime qu’on a de soy-même, et le désir qu’on a d’estre estimé des autres est la plus grande sottise du monde : les misères que chacun expérimente en soy-même en sont des preuves convaincantes.
Je n’ay point reçu cette lettre dont vous et ma chère Mère Clère me parlez, je n’aurois pas manqué d’y répondre. On m’a donné de si bonnes preuves de la vertu de cette chère fille, que je suis d’avis que vous continuyez votre conversation avec elle, puisqu’elle vous porte à la vertu, et qu’elle ne tend qu’à Dieu. L’amitié qui tend à ces fins est toujours bonne, toutes les autres sont mauvaises, et il les faut éviter. Elle me prie de répondre à quelques propositions qu’elle me fait; je le fais avec la sincérité et le mouvement intérieur qui m’y porte. Je ne sçay pourtant de quelle manière elle prendra ma réponse : Mais il faut que je vous avoue que je ne puis trahir ni flatter personne en matière de vertu, et qu’alors la sincérité est ma guide. Tâchez donc de courir à qui mieux mieux dans la carrière de la vertu où la couronne est donnée aux vainqueurs. […]
Mon très-cher et bien-aimé Fils, la paix de notre très-aimable et très-adorable Jésus. J’ay reçu la vôtre et tout ce qui étoit dans votre pacquet lorsque je ne l’attendois plus. Il me restoit néanmoins quelque peu d’espérance dans la pensée que vous auriez pris la voye de nos Révérendes Mères de Paris, comme la plus sûre; et je ne me suis pas trompée, puisqu’en recevant leurs lettres, j’ay reçu tout ce que vous m’avez envoyé. Mais j’ay à m’entretenir d’autres choses avec vous, mon très-cher Fils. (Quoy, vous me faites des reproches d’affection que je ne puis souffrir sans une répartie qui y corresponde : Car je suis encore en vie, puisque Dieu le veut. En effet vous avez sujet en quelque façon de vous plaindre de moy de ce que je vous ay quitté. Et moy je me plaindrois volontiers, s’il m’étoit permis de celuy qui est venu apporter un glaive sur la terre qui y fait de si étranges divisions. Il est vray qu’encore que vous fussiez la seule chose, qui me restoit au monde où mon cœur fût attaché, il vouloit néanmoins nous séparer lorsque vous étiez encore à la mamelle, et pour vous retenir j’ay combatu près de douze ans encore en a-t’il fallu partager quasi la moitié. Enfin il a fallu céder à la force de l’amour divin et souffrir ce coup de division plus sensible que je ne vous le puis dire; mais cela n’a pas empêché que je ne me sois estimée une infinité de fois la plus cruelle de toutes les mères. Je vous en demande pardon, mon très-cher Fils, car je suis cause que vous avez souffert beaucoup d’affliction. Mais consolons-nous en ce que la vie est courte, et que nous aurons par la miséricorde de celuy qui nous a ainsi séparez en ce monde, une éternité entière pour nous voir et pour nous conjouir en luy.)
Quant à mes papiers, qui sont-ils? Je n’en ay que peu, mon très-cher Fils : car je ne ni arreste pas à écrire des matières que vous pensez. Il est vray qu’étant malade à l’extrémité j’avois donné le peu que j’en avoir à la Mère Marie de saint Joseph pour les faire brûler, mais elle me dit qu’elle vous les envoiroit; ainsi ils fussent toujours tombez entre vos mains quand vous n’eussiez pas témoigné les désirer. Mais puisqu’ainsi est que mes écrits vous consolent, et que vous les voulez, quand je n’aurois qu’un cahier j’écriray dessus qu’il vous doit être envoyé, si je meurs sans parler et sans avoir connoissance de ma mort.
Vous désirez sçavoir la conduite de Dieu sur moy. J’aurois de la satisfaction à vous la dire, afin de vous donner sujet de bénir cette bonté ineffable qui nous a si amoureusement appeliez à son service. Mais vous sçavez qu’il y a tant de danger que les lettres ne tombent en d’autres mains, que la crainte que cela n’arrive me retient. Je vous assure néanmoins que cy-après je ne vous cèleray rien de mon état présent : au moins vous en parleray-je si clairement que vous le pourrez connoître. A dire vray, il me semble que je dois cela à un fils qui s’est consacré au service de mon divin maistre, et avec lequel je me sens avoir un même esprit. Voicy un papier qui vous fera voir la disposition où j’étois quand je relevé de maladie il y a près de deux ans. Ce n’est pas que je m’arrête à écrire mes dispositions, s’il n’y a de la nécessité : mais en cette occasion une sentence de l’Escriture sainte, m’attira si fort l’esprit, que ma foiblesse ne pouvant supporter cet excez, je fus contrainte de me soulager par ma plume en écrivant ce peu de mots, qui vous feront connoître la voye par où cette infinie bonté me conduit. (Cette voye n’est autre que son amoureuse familiarité et une privauté intime avec une lumière intellectuelle, qui m’emporte dans cette privauté, sans pouvoir appliquer mon esprit à d’autre occupation intérieure qu’à celle où cette lumière me porte. Les sujets les plus ordinaires de cette privauté sont les attributs divins, les véritez de l’Escriture sainte tant de l’ancien que du nouveau Testament, particulièrement celles qui regardent les maximes du Fils de Dieu, son souverain Domaine, et l’amplification de son Royaume par la conversion des âmes de telle sorte que cet attrait m’emporte par tout, tant dans mes actions intérieures que dans les extérieures. Quand je dis que je ne me puis appliquer à d’autre occupation, j’entens pour m’y arrêter ; car ôté les occupations qui tiennent tout mon esprit, c’est à dire, où ma liberté m’est ôtée par la liaison où la tient cette suradorable bonté de mon divin Epoux, je luy dis tout ce que je veux selon les occurrences, même dans mes exercices corporels, et dans le tracas des affaires temporelles; car il m’honore de sa présence continuelle et familière. Vous n’aviez qu’un an ce me semble quand il commença de m’attirer à cette façon d’Oraison, laquelle néanmoins a eu divers états où il m’est arrivé des choses différentes et particulières selon les desseins que sa bonté a eus sur moy tous pleins d’amour et de miséricorde, eu égard à mes très-grandes vilitez, bassesses, rusticitez et infidélitez insuportables à tout autre qu’à une bonté infinie, de laquelle j’ay arrêté le cours un nombre innombrable de fois ; ce qui a beaucoup empêché mon avancement dans la sainteté de laquelle sans mentir je n’ay pas un vestige. C’est ce que je vous conjure de recommander à notre Seigneur, car sans ce point je seray comme la cymbale qui tinte, mais qui n’a qu’un son passager: et je crains beaucoup de détruire les desseins que Dieu a sur moy et de dissiper les grâces qu’il me donne pour les accomplir.
Depuis ma maladie, ma disposition intérieure a été dans un dégagement très-particulier de toutes choses, en sorte que tout ce qui est extérieur m’est matière de croix. Elles ne me donnent néanmoins aucunes inquiétudes, mais je les souffre par acquiescement aux ordres de Dieu qui m’a mise sous l’obéissance dans laquelle rien ne me peut arriver que de sa part. Je sens quelque chose en moy qui me donne une pante continuelle pour suivre et embrasser ce que je connoîtroy être le plus à la gloire de Dieu, et ce qui me paroîtra le plus parfait dans les maximes de l’Evangile qui sont conformes à mon état, le tout sous la direction de mon Supérieur. J’y fais des fautes sans fin, ce qui m’humilie à un point que je ne puis dire. (Il y a près de trois ans que je pense continuellement à la mort, et cependant je ne veux et ne puis vouloir ni vie ni mort, mais seulement celuy qui est le Maître de la vie et de la mort, au jugement adorable duquel je me soumets pour faire tout ce qu’il a ordonné de moy de toute éternité. Ces sentimens donnent à mon âme et à mon cour une paix substancielle et une nourriture spirituelle qui me fait subsister et porter avec égalité d’esprit les événemens des choses tant générales que particulières qui arrivent, soit aux autres soit à moy, dans ce bout du monde, où l’on trouve abondamment des occasions de pratiquer la patience et d’autres vertus que je ne connois pas.)
Au reste ne vous réjouissez pas, ainsi que vous dites, d’avoir une mère qui sert Dieu avec pureté et fidélité ; mais après avoir rendu grâce à cette bonté ineffable des faveurs dont elle me comble, demandez-luy pardon de mes infidélitez et impuretez spirituelles : et je vous prie de n’y pas manquer, non plus que de luy demander pour moy les vertus contraires. Voicy donc ce papier dont j’ay parlé; je le copie, parce qu’il n’est qu’en un brouillon écrit sans dessein et seulement pour soulager une tête foible. Sur ces paroles du Prophète : Speciosus forma præfiliis hominum, une lumière me remplissant l’esprit de la double beauté du Fils de Dieu, il fallut que mon cœur se soulageât par ma plume, mais sans réflexion, car l’esprit ne me le permettoit pas. Comme c’étoit à la seconde Personne de la sainte Trinité que mon âme avoit accez, aussi étoit-ce à elle que s’adressoient mes aspirations suivant les veues de l’esprit. Tout est ineffable dans son fond, mais voicy ce qui s’en peut exprimer: (Vous êtes le plus beau de tous les enfans des hommes, ô mon bien-aimé vous êtes beau, mon cher amour, et en votre double beauté divine et humaine.)
[…]
Ma très chère Mère. La vie de Jésus soit la sanctification de la vôtre pour l’éternité. C’est avec amour et avec une entière affection que j’ay reçu votre lettre et votre charitable présent, pour lequel je vous prie d’agréer mes très-humbles remercimens. Vous me dites que ma Révérende Mère votre digne Supérieure m’a écrit : je n’ay pas reçu sa lettre non plus que beaucoup d’autres, je ne laisse pas de luy écrire un mot pour luy témoigner ma reconnoissance.
N’est-il pas vray que nous avons un Martyr dans le Ciel et un puissant avocat auprès de Dieu ? Nous avons déjà ressenti les effets de sa protection en diverses occasions, sur tout cette année que la flotte des Hurons conduite par le R. Père Brissani, étant arrivée devant une de nos habitations de François proche de laquelle un grand nombre d’Hiroquois s’étoient cachez à dessein de surprendre les François et les Hurons, et de les envelopper dans un même carnage, l’on a veu un secours du Ciel d’autant plus admirable qu’il a été impréveu et inopiné. Car le Père qui ne sçavoit rien des embûches des ennemis fit descendre à terre tous les Hurons, et par un mouvement secret, les fit ranger en bataille comme pour se battre. Quand ils furent en état, quoi qu’il ne vit personne, il se mit à crier et commanda à ses gens de crier comme luy, selon la coutume des guerriers de ces Nations; au même temps cette armée Hiroquoise parut, et sans dire mot fit sa décharge sur eux. Mais étant animez par les exhortations de ce brave Père, ils se ruèrent si vigoureusement sur les ennemis, qu’ils les mirent en fuite, en tuèrent un grand nombre, emmenèrent dix-sept prisonniers, et enlevèrent tout leur butin. Sans ce bon instinct que Dieu donna au bon Père, les Hurons étoient détruits, et la traitte de cette année perdue. L’on attribue cette grâce, ainsi que beaucoup d’autres, aux prières et aux mérites de notre saint Martyr. Mais venons à ce que vous me proposez.
Vous me parlez d’une vie cachée; qu’en diray-je, ma très-chère et bien-aimée Sœur, puisqu’elle est cachée, et qu’il est très-difficile de parler de ce qui ne parolt pas ? Dans ce pais et dans l’air de cette nouvelle Église, on voit régner un esprit, qui ne dit rien qu’obscurité. Tous les événemens qui nous arrivent sont des secrets cachez dans la divine providence, laquelle se plaît d’y aveugler tout le monde de quelque condition et qualité qu’il soit. J’ay veu et consulté là dessus plusieurs personnes, qui toutes m’ont dit : Je ne voy goutte en toutes mes affaires et néanmoins nonobstant mon aveuglement, elles se font sans que je puisse dire comment. Cela s’entend de l’établissement du pais en général, et de l’état des familles en particulier. Il en est de même du spirituel 1 : Car je voy que ceux et celles que l’on croyoit avoir quelques perfections lorsqu’ils étoient en France, sont à leurs yeux et à ceux d’autruy très-imparfaits, ce qui leur cause une espèce de martyre. Plus ils travaillent, plus ils découvrent d’imperfections en eux-mêmes. Et la raison est que l’esprit de la nouvelle Eglise a une si grande pureté, que l’imperfection pour petite qu’elle soit luy est incompatible; ensuite de quoy il faut se laisser purifier en mourant sans cesse à soy-même. Je me représente ce Christianisme primitif comme un purgatoire dans lequel à mesure que ces âmes chéries de Dieu se purifient, elles participent aux communications de sa divine Majesté. Il en est dis-je ici de même. Cet esprit secret, qui n’est autre que l’esprit de Jésus-Christ, et de l’Evangile, donne à l’âme purifiée une certaine participation de soy-même, qui l’établit dans une vie intérieure qui l’approche de sa ressemblance. Demandez-moy ce que c’est que cette vie, je ne le puis dire, sinon que l’âme n’aime et ne peut goûter que l’imitation de Jésus-Christ en sa vie intérieure et cachée. Elle se trouve toujours petite à ses yeux et défectueuse en ses actions, se comparant à la pureté et à la sainteté de notre divine cause exemplaire. La distance des lieux et le danger que les lettres ne soient interceptées, ne me permet pas d’en dire davantage à ma très-chère Sœur, et même ce que je viens de dire est seulement pour luy obéir, ne m’étant pas possible de luy rien refuser. En attendant que nous nous voyons en l’autre vie qui vous fera voir clair dans mes pauvretez, je vous prie de vous contenter de cela, et cependant de prier pour moy qui suis toute en Jésus, Vôtre. De Québec le Io. Octobre 1648.
Mon très-cher Fils. Lorsque j’ay reçu la vôtre deux vaisseaux étoient déjà partis, et ceux qui restoient étoient sur le point de faire voile. J’étois pourtant prête de vous écrire pour me consoler moy-même n’ayant reçu aucune consolation de votre part. Mais la vôtre me donne matière de le faire bien plus amplement que je ne me l’étois proposé. Si je ne vous puis répondre en tout ce que vous désirez de moy, à cause du prompt départ des vaisseaux je le feray par avance à mon loisir pour l’année prochaine. Commençons-donc, mon très-cher Fils.
Ne vous étonnez-pas s’il se trouve des âmes telles que vous me les décrivez, retenues et stupides lorsqu’on les veut jetter sur quelques discours de Dieu. Je ne sçay pas ce que vous en avez pu expérimenter, mais il est vray qu’il y a des dispositions durant lesquelles il n’est pas possible de dire ce que l’on ressent dans l’intérieur, non pas même en termes généraux. En voicy deux raisons dont je vous puis parler affirmativement. La première est que la disposition ou état spirituel où l’on est, n’est plus dans le sensible ni dans cette chaleur qui échauffe le cœur et le rend prompt à déclarer ce qu’il ressent : ce qui fait que ceux qui ont déjà fait quelque progrez dans la vie spirituelle et qui ont de nouvelles et fréquentes lumières se trouvent heureux de rencontrer quelqu’un en qui ils puissent répendre ce qu’ils estiment ne pouvoir contenir en eux-mêmes. Leur sens peine, parce qu’il n’est pas encore spiritualisé, et quelquefois leur abondance est si grande que s’ils n’évaporoient par la parole ou par des soupirs la ferveur de leur esprit, ils mourroient sur le champ, la nature n’en pouvant supporter la violence. Je connois une personne que vous connoissez bien aussi, qui a autrefois été contrainte de chercher des lieux écartez pour crier à son aise de crainte d’étouffer. Cela se fait sans réflexion et sans dessein par un transport d’esprit dont la nature n’est pas capable. Hors ce transport ces (ils) personnes là sont éloquentes à parler de Dieu dans les rencontres, mais dans le transport si elles parloient à quelqu’un de la chose qui les occupe, cela seroit capable de leur aliéner le sens.
La seconde raison est qu’il se trouve des dispositions intérieures si simples et spirituelles que l’on n’en peut parler, et on ne peut trouver des termes assez significatifs pour se faire entendre. L’onction intérieure que l’on possède ou dont l'on est possédé, est si sublime que tout ce que l’on voudroit dire de celuy de qui on veut parler, paroît bas et indigne de luy. Delà vient qu’on se sent impuissant d’en parler. On se plaît à entendre ceux qui en parlent, et cependant sans dire mot on jouit dans l’intérieur de ses embrassemens et de sa conversation familiaire. C’est encore une troisième raison qui me vient de cette impuissance, parce que l’occupation intérieure retenant l’esprit ne luy permet pas de s’entretenir extérieurement. Il y a bien d’autres raisons; mais outre mon incapacité, je suis dans un tracas d’affaires qui ne me permet pas de m’étendre. Je suis en danger de passer la nuit à vous répondre en paix ce peu que j’ay à vous dire. Mais que ne voudrois-je pas faire pour vous? Non que je voulusse entreprendre de vous donner des instructions; mon sexe et mon ignorance, eu égard à votre condition, ne me le permettent pas; mais je me sens dans l’impuissance de vous rien refuser. Je suis simplement cette pante entrant dans votre inclination pour l’amour de Dieu qui me lie à vous, outre ce qu’il y a mis par la nature, d’une façon qu’il me seroit difficile de vous exprimer.
Faites que ce commerce spirituel prévale à ce qui luy est inférieur : vivons unanimement dans le sacré cœur de Jésus pour y concevoir ce que produit dans une âme la fidelle pratique des maximes que vous sçavez. Sçachez qu’elles portent suavement dans l’état que vous dites vous être inconnu. Je vous y répondrai en son lieu.
Il est vray que les ferveurs immodérées font l’effet que vous dites, mais lorsque notre Seigneur donne un talent pour cela, ce qu’il fait d’ordinaire pour un temps, l’esprit emporte le dessus et fait suivre la nature après soy : je veux dire, qu’il ne se passe rien qui ne soit dans la conduite du saint esprit. Cette conduite ôte toute impétuosité pour se régler au gré de celuy qui donne le mouvement, et l’âme qui se laisse ainsi conduire à un si puissant Maître, demeure par état dans une paix et tranquillité que l’on peut bien sentir et expérimenter, mais qu’il est difficile d’exprimer. Il y a des âmes que Dieu appelle doucement sans des attraits aussi puissans que ceux là, mais les unes et les autres sont menées par un même esprit : elles n’affectent en cet état aucune imperfection volontaire (16), et si elles en corn-mettent, ce sont des surprises et des effets de la fragilité humaine dont on ne se peut faire quitte qu’avec la vie : Car comme on ne demeure pas toujours dans un même état, chacun a ses foiblesses qu’il ne découvre qu’à mesure que Dieu luy communique sa lumière : et il ne la communique que par degrez, si ce n’est que par une voye extraordinaire, et par un don de sapience tout particulier, il ne découvre ses secrets à l’âme en un instant pour la mettre dans un amour actuel et dans un état de lumière et de chaleur tout ensemble. Mais après tout c’est une vérité, qu’encore qu’en cet état extraordinaire de lumière, on découvre les plus petits atomes d’imperfection tout d’un coup et sans réfléchir, on voit néanmoins qu’il y a toujours à détruire en nous un certain nous-même qui est né avec nous et sans lequel nous serions déjà bien-heureux en cette vie. On tombe, on se relève : c’est comme si vous disiez, qu’il s’élève de petites nuées sur le Soleil qui font de demi-ombres, qui passent et repassent viste. En tombant on se relève, et lors même que l’on tombe on parle et on traitte avec Dieu de ce misérable nous-même, qui nous fait faire ce que nous ne voulons pas, en la manière, comme je croy que dit saint Paul : je fais le mal que je ne veux pas faire. Mais suivons l’ordre de votre lettre.
Il est vray que l’âme trouve en ce monde les habitations que vous dites. Vous décrivez la première : Ce nous-même dont nous avons parlé, répond à la seconde : mais pourveu que nous ne l’aimions point et que nous ne suivions point volontairement son inclination, il ne nous peut nuire. Si même nous sommes fidelles à Dieu il nous en fera voir peu à peu les difformitez et les laideurs qui nous en donneront de l’aversion. Il est vray que la nature cache en soy des ressorts inconcevables : mais on les découvre à mesure que l’on avance dans les voyes de Dieu et que l’on passe par les différens états de la vie spirituelle, comme nous disions cy-dessus. C’est un effet de la bonté de Dieu de nous les cacher de la sorte; car si nous les voyions tout à la fois, notre foiblesse ne les pourroit supporter sans un abbatement de cœur pour la pratique de la vertu; au lieu que les voyant peu à peu et successivement, la nature en est moins effrayée. Il faut tâcher de faire le bien quand on le connoît, et d’étouffer les inclinations de ce misérable nous-même quand on les découvre, et persévérant avec fidélité dans cet exercice, on arrivera au Royaume de la paix et à la véritable tranquillité intérieure, où l’on goûte et savoure Dieu, où l’on meurt vrayment au monde et à soy-même, et où la nature après avoir été mortifiée, ne resuscite plus à sa première vie. Là l’intention pure et droite servira de rempart à la corruption et aux attachemens où la nature se pourroit porter; on y trouve toutes les finesses de l’amour propre, et l’on y distingue facilement le vray d’avec le faux.
(Ouy mon très-cher Fils, j’aime les maximes que vous sçavez, parce qu’elles portent à la pureté de l’esprit de Jésus-Christ. Il ne me seroit pas possible, quoyque je sois une foible et imbecille créature, de goûter une dévotion en l’air, et qui n’auroit du fondement que dans l’imagination. Notre divin Sauveur et Maître s’est fait notre cause exemplaire, et afin que nous le puissions plus facilement imiter, il a pris un corps et une nature comme les nôtres. Ainsi en quelque état que nous soions, nous le pouvons suivre avec sa grâce qui nous découvre suavement ce que nous devons retrancher car la pureté de son esprit nous fait voir l’impureté du nôtre et tout ensemble les difformitez de nos opérations intérieures et extérieures. L’on trouve donc toujours à pratiquer ces maximes saintes, non avec effort ou contention d’esprit, mais par une douce attention à celuy qui occupe l’âme, et qui donne vocation et regard à ces aimables loix. Voilà la dévotion qui me soutient sans laquelle je croirois bâtir sur le sable mouvant. Dieu est pureté et il veut des âmes qui luy ressemblent en tâchant d’imiter son adorable Fils par la pratique de ses divines maximes. Et comme je viens de dire tout se fait doucement, car si le naturel n’est turbulant et inquiet, elles ne sont pas pénibles; parce que depuis qu’une âme veut une chose, si elle est courageuse, c’est demi fait; Dieu y donne son concours, puis la vocation savoureuse, et enfin la paix et le repos de l’esprit. Quand il est question d’y travailler par des actes préveus, résolus et réfléchis, pour prendre un chemin bien court, il me semble que le retranchement des réflexions sur les choses qui sont capables de donner de la peine, est absolument nécessaire, d’autant que l’imagination étant frappée, l’esprit, si l’on n’y prend garde, est aussi-tôt ému; après quoy il n’y a plus de paix ny de tranquillité. Pour vous dire vray, depuis trente ans que Dieu m’a fait la grâce de m’attirer à une vie plus intérieure, je n’ay point trouvé de moyen plus puissant pour y faire de grands progrez, que ce retranchement universel de réflexion sur les difficultez qui se rencontrent, et sur tout ce qui ne tend point â Dieu, où la pratique de la vertu).
Il ne vous faut pas étonner de cette grande activité d’entendement. Je croy que les personnes d’étude y sont sujettes à cause des matières qu’elles ont à traitter, si ce n’est qu’elles ayent la volonté entièrement gagnée à Dieu car alors la volonté est la maîtresse, et quand elle veut elle attire par sa force l’entendement après soy. Je me suis autrefois trouvée en cette peine, lors qu’ayant à enseigner les mystères de la Foy à des personnes déjà avancées dans la vie spirituelle; je jettois seulement la veue sur ce qu’en dit le petit Catéchisme du Concile, et tout aussi-tôt mon esprit en possédoit les véritez. Je me trouvois ensuite dans une telle activité d’entendement et dans un discours si suivi, qu’il ne se peut rien davantage. Mais comme ce n’estoit pas là mon centre ordinaire; la volonté par un seul acte imposoit silence à l’entendement pour le faire jouir avec elle par une contemplation simple et amoureuse des fruits qui sont cachez dans les mystères. De la sorte les trois puissances de l’âme demeuroient dans leur centre, où sans distinction d’opération, et comme si elles n’eussent été qu’une seule puissance, elles connoissoient, aimoient, et étoient à leur Dieu Etre pur et simple. Quand, dis-je, la volonté est gagnée à Dieu, et qu’elle ne se détourne point volontairement de l’attrait où la divine Majesté l’appelle, qui est pour l’ordinaire l’amour actuel et l’entretien familier, l’entendement ne luy peut nuire, car elle est la Maîtresse, et elle luy commande comme elle veut par une certaine force intérieure qui vient d’une puissance secrète qui la meut. Et remarquez que cette puissance tend toujours à ce que Dieu seul soit le Maître par tout.
Vous observerez encore que dans le cours ordinaire il y a des personnes qui ont l’entendement si volage et naturellement si facile à courir çà et là que l’Oraison se passe sans qu’ils donnent rien à la volonté; C’est un vice de nature, où il n’y a que l’humilité et la patience à pratiquer, parceque s’en affliger, ce seroit jetter le trouble dans l’imagination qui feroit un double ravage. Par la pratique de la vertu l’on gagne ce que l’on croit avoir perdu; une bonne et persévérante volonté gagne le cœur de Dieu, qui donne ensuite ce qu’on n’a pu acquérir par son travail.
Vous dites vray qu’il y a des états d’union d’entendement et de volonté, et que ces états sont passagers. Ce sont, ce me semble des essais ou des épreuves que Dieu veut faire d’une âme pour l’amorcer et la gagner à luy. Si elle luy est fidèle en ces rencontres, elle avancera plus avant dans la voye de Dieu. Il semble que les promesses qu’on luy fait en cet état dans l’Oraison, sont comme des contracts qui doivent être gardez inviolablement, autant que la foiblesse humaine le peut permettre avec le secours de la grâce. Encore qu’on ne s’en apperçoive pas, on ne laisse pas d’avancer; Mais Dieu, qui sçait que l’âme est encore foible, luy cache son progrez et la grâce même qu’il luy donne, parceque n’ayant pas encore l’esprit assez convaincu de son néant et de son impuissance au bien, elle s’attribueroit ce qui est dû à son Bienfaiteur.
Ce que j’appelle union d’entendement, c’est lorsque cette puissance est immédiatement occupée de Dieu par une notion spéciale ou générale. Cette notion est pourtant amoureuse, et elle emporte avec soy toute l’âme : Mais, c’est l’entendement qui arrête la volonté pour aimer, sans même qu’elle connoisse qu’elle fasse des actes. C’est une infusion de grâces qui ne se peut exprimer. Tout ce que j’en puis dire, c’est que l’âme ne veut rien pour elle-même, mais tout pour Dieu, de qui elle reçoit des effets d’une bonté immense.
L’union d’entendement et de volonté est un attrait de Dieu, qui produit tout ensemble un effet de lumière et d’amour, ce qui met l’âme en des privautez avec Dieu qui sont inexplicables; ce qui opère en l’âme des effets très précieux, sur tout une facilité continuelle à traitter famihairement avec sa divine Majesté en quelques affaires qui se puissent rencontrer; et un état de paix actuelle qui est à l’âme une réfection savoureuse où les sens n’ont point de part. Le cœur n’est jamais dans l’abbatement; il est toujours vigoureux quand il faut traitter avec Dieu : et lorsque dans la conversation qu’il est obligé d’avoir avec les créatures, il est interrompu, son inaction est un repos et une simple attention à celuy de qui il se sent possédé, sans que cette attention empêche le commerce du dehors, pourveu qu’il soit dans l’ordre de l’obéissance ou de la charité.
Mais, mon très-cher Fils, en verité je vous admire des remarques que vous faites sur ce que je vous écris. Soyez persuadé que je ne m’arrête jamais à faire toutes ces distinctions. Voici pourtant quelques mots pour répondre à ce troisième degré que vous dites.
C’est qu’ensuite de cette privauté dont je viens de parler, l’âme ne pourroit pas s’assujetir, non pas même dans un temps libre, à réfléchir sur diverses matières, tant spirituelles puissent elles être : Elle n’y peut penser que par un simple regard. La volonté est toujours dans l’amour actuel avec une liberté entière de parler, quoi que ce parler ne se fasse point par un long discours, mais par une aspiration simple et continue. L’âme a un langage court, mais qui la nourrit merveilleusement, comme si elle disoit : mon Dieu, vous soiez béni. Ce mot, Dieu, dit plus en l’âme qu’on ne peut exprimer. O ma vie, O mon tout, O mon amour ! à mesure que la respiration naturelle se fait, cette aspiration surnaturelle continue : Et lorsque par l’ordre de la charité, ou par l’obligation de quelque emploi il faut interrompre ce langage, le cœur ne cesse point d’être attentif à son objet.
Mais le présent le plus précieux en tout, est l’esprit du sacré Verbe incarné, quand il le donne d’une façon sublime, comme il le donne à quelques âmes que je connois de cette nouvelle Église, et comme il l’a donné à nos saints Martyrs les Révérends Pères de Brébeuf, Daniel, Jogues et l’Allemant, qui ont fait paroître par leurs généreux courages combien leur cœur étoit rempli de cet esprit et de l’amour de la croix de leur bon Maître. C’est cet esprit qui fait courir par mer et par terre les ouvriers de l’Evangile et qui les fait des Martyrs vivans avant que le fer et le feu les consume. Les travaux inconcevables qu’il leur faut endurer sont des miracles plus grands que de resusciter les morts.
Pour venir au particulier, je vous dis que c’est un présent parce qu’il ne s’acquiert pas dans une méditation : Il peut néanmoins arriver que Dieu le donne à une âme qui aura été fidèle en quelque occasion de conséquence pour sa gloire, et même en une petite faite avec un parfait amour de Dieu et une entière haine de soy-même : Mais pour l’ordinaire il le donne après beaucoup de sueurs dans son service, et de fidélitez à sa grâce. Ce don est une intelligence de l’esprit de l’Evangile et de ce qu’a dit, fait et souffert notre adorable Seigneur et Maître, avec un amour dans la volonté conforme à cette intelligence. Concevez un point de la vie cachée du Fils de Dieu, cela contient une sainteté que les plus hauts Séraphins adorent, et ils reconnoissent qu’ils ne sont que des atomes et des néants en comparaison des sublimes occupations intérieures de ce divin Sauveur. Considérez encore les trois années de sa conversation avec les hommes, ses entretiens particuliers, ses prédications, ses souffrances, sa passion, sa mort, vous direz que ces trois années ont porté ce qu’il y a de plus divin : il nous a donné ou acquis tous les biens de la grâce et de la gloire. Par la distinction des états de cet adorable Maître, nous connoissons la différence des nôtres avec quelque proportion, car à Dieu ne plaise que nous fassions de la comparaison entre luy et nous. Dans cet aveu la compagnie familiaire que l’on a avec Dieu, surpasse ce que j’en ay dit cy-dessus, et donne une générosité bien d’une autre trempe que la première. Cet excellent sermon de la montagne : Bien-heureux sont les pauvres d’esprit, etc. et celuy de la Cène sont la force et le bastion des âmes à qui Dieu fait ce présent. Ne vous imaginez pas qu’en cette occupation il se passe rien dans l’imagination ou dans le corps; Non, le tout est dans la substance de l’esprit par une infusion de grâce purement spirituelle. En cet état, on ne pratique pas seulement les maximes que vous sçavez, on se sent encore poussé à la pratique de toutes celles de l’Evangile, qui sont conformes à l’état où nous sommes appeliez, et aux emplois où l’obéissance nous engage. L’âme fait plus de chemin en un jour dans cette disposition, qu’elle ne feroit en tout autre dans un mois. Cette approche amoureuse du sacré verbe incarné porte dans l’âme une onction qui ne se peut exprimer, et dans les actions une sincérité, droiture, franchise, simplicité, fuite de toutes obliquitez; elle imprime dans le cœur l’amour de la croix et de ceux de qui l’on est persécuté : Elle fait sentir et expérimenter l’effet des huit béatitudes d’une manière que Dieu sçait et que je ne puis dire.
Tous ces heureux effets et beaucoup d’autres que je ne dis pas, viennent de l’onction et de l’attrait continuel, avec lequel l’esprit de Jésus emporte l’âme. Cet esprit persuade, convainc, et attire si doucement, qu’il n’est pas possible de luy rien refuser, et de plus il agit dans l’âme comme dans une maison qui luy appartient entièrement. Cette douce persuasion est son langage, et la réponse de l’âme est de se laisser emporter en cédant amoureusement. Ce sont de mutuels regards et des intelligences si pures que nos paroles sont trop basses pour les énoncer. L’âme sans faire peine à la nature, qu’elle attire facilement après soy, se voit tranquille dans les choses les plus pénibles et difficiles. Quand même la nature par foiblesse et infirmité, seroit surprise par quelque tort ou injure qu’on luy fait, l’âme s’en apperçoit aussi-tôt, et la nature n’a plus de force : La paix et l’onction intérieure fait même qu’on aime ceux qui ont fait l’injure. Il en est de même de tout le reste. L’âme est humblement courageuse et sans respect humain dans les occasions où il y va de la justice et de l’équité, néanmoins avec une soumission entière de jugement à ceux qui la dirigent.
Dans cet état l’âme ne commet plus d’indiscrétions, parcequ'elle est unie à Dieu d’une façon qui la rend libre : Elle voit clair en toutes ses opérations, n’étant plus dans des transports de désir et d’amour comme elle a été autrefois. C’est ici la liberté des enfans de Dieu qui les introduit dans sa familiarité sainte par la confiance et par le libre accez qu’il luy donne. Dans les états passez elle étoit dans un ennyvrement et transport qui la faisoit oublier elle-même; mais ici elle est à son bien-aimé, et son bien-aimé est à elle avec une communauté d’intérests et de biens, si j’ose ainsi parler. Cela fait qu’elle s’expose à tout pour sa gloire, et que nonobstant toutes les croix qui se rencontrent, elle pratique suavement la loy du parfait anéantissement, pour n’être plus, et afin qu’il soit tout et l’unique glorifié. Ce n’est pas qu’il se trouve des occasions où les croix se rendent plus sensibles et qu’il ne s’y commette même des imperfections : mais cela passe vite; l’âme s’humilie et fait facilement sa paix par l’agréement de son humiliation : Car remarquez que plus l’âme s’approche de Dieu plus elle connoît son néant, et quoy qu’elle soit élevée à un très-haut degré d’amour, elle ne laisse pas de s’abaisser à un très profond degré d’humilité, ces deux dispositions s’accordent parfaitement ensemble, ce qui me fait connoître la vérité de cette parole de notre Seigneur, que celuy qui s’humilie sera élevé.
Il me semble que tout ce que je viens de dire répond suffisamment à vos questions, quoique j’écrive avec une grande précipitation, et que le tout soit mal arrangé : suppléez, je vous prie, à mon défaut, car je suis une pauvre créature chargée d’affaires tant pour la France que pour cette Maison. Trois mois durant ceux qui ont des expéditions à faire pour la France, n’ont point de repos, et comme je suis chargée de tout le temporel de cette famille, qu’il me faut faire venir de France toutes nos nécessitez, qu’il m’en faut faire le payement par billets, n’y ayant pas d’argent en ce pais, qu’il me faut traitter avec des Mattelots pour retirer nos denrées, et enfin qu’il me faut prendre mille soins et faire mille choses qu’il seroit inutile de vous dire, il ne se peut faire que tous les momens de mon temps ne soient remplis de quelque occupation, en sorte que je ne vous puis répondre avec tout le loisir que je désire. Ne laissez pas pourtant de m’écrire à l’ordinaire, mais envoyez vos lettres de bonne heure, afin que je puisse prendre mon temps pour y satisfaire.
(Vous m’avez beaucoup consolée de me dire vos dispositions : Prenez bon courage : Ayez une sainte opiniâtreté à vous tenir proche de Dieu en la façon qu’il vous attire : Liez-vous à sa bonté dans cet état de tranquillité et de repos): Gardez vos règles avec humilité : Soyez soumis en simplicité à vos Supérieurs. Que la science ne vous enfle point le cœur : Ne sçachez rien pour vous, mais pour Dieu : En prêchant les autres prêchez-vous vous-même par une sainte intention de faire ce que vous enseignez. Si vous faites cela vous verrez ce que Dieu opèrera en votre âme. Vous me demandez si je vous présente à sa divine majesté en mes Oraisons? Oui, je le fais et de bon cœur, car je voudrois vous voir à luy en la façon qu’il désire. Vous m’êtes trop cher en son adorable présence pour vous y oublier, je croy aussi que vous ne m’y oubliez pas de votre part. C’est pourquoy je vous prie de luy demander que je luy sois plus fidèle que je ne l’ay été jusqu’à présent, de crainte que mes infidélitez n’empêchent l’effet de ses desseins sur moy, à qui sa bonté a déjà fait tant de miséricordes.
Pour nos affaires, vous m’obligerez beaucoup de m’en parler comme vous faites. Nous n’avons point encore d’Evêque, à cause, comme je croy des troubles de France. […]
Ce que vous apprendrez par la relation, vous fera voir, que ce que je vous écrivis l’an passé, étoit un indice de ce qui est arrivé. Le Révérend Père de Brébeuf, premier Apôtre des Hurons, avoit eu plusieurs visions touchant ce qui lui est arrivé à sa mort et à celle de ses compagnons, et de ce qui devoit arriver à l’Église. On a trouvé tout cela dans ses écrits. Notre Seigneur lui avoit fait voir sa face toute défigurée, comme elle l’a été depuis au rapport de plus de cent témoins. Il avoit encore veu ses mains impassibles dans la même vision : Et il est arrivé que son corps aiant été mutilé de toutes parts, ses os décharnez, sa chair mangée, lui encore vivant, il ne s’est pas trouvé la moindre fracture à ses mains, contre l’ordinaire de ces Barbares, qui voulant tourmenter un homme, commencent à couper les doigts et à arracher les ongles, ce qu’ils font, disent ils, pour caresser les Patiens ; en sorte qu’on ne le put reconnoitre qu’à ses précieuses mains. Notre Seigneur lui aiant révélé le temps de son martyre trois jours avant qu’il arrivât, il alla tout joyeux trouver les autres Pères, qui le volant dans une gaieté extraordinaire, le firent seigner par un mouvement de Dieu : Ensuite de quoi le Chirurgien fit seicher son sang par un pressentiment de ce qui devoit arriver, et de crainte qu’on ne lui fit comme au Révérend Père Daniel, qui huit mois auparavant avoit été tellement réduit en cendre, qu’on n’avoit trouvé aucuns restes de son corps.
Il y a bien d’autres merveilles que nous avons apprises de ceux qui en ont été les témoins oculaires. Depuis deux jours quelques captifs qui se sont sauvez des mains de l’ennemi, nous ont rapporté que ces Barbares coupèrent la bouche du Révérend Père de Brébeuf, de rage qu’ils avoient qu’il ne cessoit de prêcher et de prier Dieu, encore qu’ils l’eussent tout décharné et mangé, et comme ils sont adroits à écorcher les hommes aussi bien que les bêtes, qu’ils lui eussent laissé les veines et les artères entières sur les os, afin d’alonger ses tourmens, et qu’il ne mourut pas si-tôt. C’est vraiment pour Dieu, et en haine de la Foi, que ces Hommes Apostoliques ont souffert de si horribles tourmens. Ce sont les effets du présent de l’esprit de Jésus-Christ, dont je vous ai parlé au commencement de ma Lettre. La relation vous les fera voir comme des miracles de patience. Pour moi, je ne suis qu’une poussière indigne d’une si sainte mort; priez Dieu qu’il me fasse miséricorde.
Mon Révérend Père. Si les lettres que nous vous avons écrites par la Nouvelle-Angleterre et par les pescheurs vous ont esté rendues, vous aurez apris que la main de Dieu nous a touchées et réduites à l’extrêmité, comme je vous vais dire.
Le vendredy de l’Octave de la Nativité de Nostre-Seigneur, une sœur converse novice ayant mis du feu dans la mets ou paitrin où estoit son levain pour boulanger le matin suivant, s’estant oubliée de le retirer, ce feu prit à la mets et à toute la boulangerie, en sorte que sur les onze heures de nuit, une religieuse qui couchoit dans la classe des enfans (qui estoit au-dessus de cette boulangerie) s’éveilla en sursaut au bruit de la flamme qui, estant renfermée, s’entonnoit dans le tuyau de la cheminée, bruyant et pétillant d’une estrange façon. Cette pauvre Mère, bien estonnée, courut par tout; elle sonne la cloche, elle crie que l’on se sauve; il estoit temps, mon Révérend Père ! On s’efforce de sauver les enfans, on en vint à bout, mais non pas sans un évident danger; on rompt les grilles, on passe par la sacristie, le feu ayant gagné les autres avenues.
Je voulus monter au dépost ou en nostre petit magasin pour jetter quelques étoffes par la fenestre, me doutant bien que nos pauvres Mères se sauveroient à demy nues. Le bon Dieu me voulant sauver la vie, m’osta cette pensée, me faisant souvenir des papiers de nostre communauté, où je couru pour les sauver. Quoy que le danger n’y fust pas si grand, je vis néanmoins deux feux à mes deux costez et un dernier qui me poursuivoit. Dans ce péril je fis une inclination à mon crucifix m’abandonnant à la Providence divine. Le R. Père Supérieur de vostre maison, et tous vos Pères se jettèrent dans la chappelle, emportèrent le saint Sacrement, et sauvèrent la pluspart des meubles de la sacristie. Un de vos Frères pensa estre dévoré des flames. Sortant de cette incendie, je trouvay toutes mes pauvres Sœurs presque nues, priant Dieu sur la neige, qui est fort profonde en cette saison. Elles regardoient les effets de la divine Providence avec des visages aussi contens, comme si l’affaire ne nous eut point touché, ce qui fit dire à quelques personnes fort émeues la veue de cet effroyable spectacle, ou que nous estions folles, ou insensibles, ou remplies d’un grand amour de Dieu.
Je vous assure, mon très cher Père que jamais nous ne ressentîmes un tel effet de grâce pour le dénuement entier de toutes choses, qu’à cette heure-là. (Ce que nous possédions en ce monde, d’habits, de vivres, de meubles et autres choses semblables, fut consumé en moins de deux heures.) (Ah ! que vous eussiez eu de compassion de voir nostre chère fondatrice, Madame de la Peltrie, si sensible au froid, estre pieds nuds sur la neige, n’ayant sur son corps qu’une petite tunique).
La nuit estoit fort sereine, le ciel bien étoilé, le froid très grand, mais sans vent. Au fort de l’incendie il s’en éleva un petit qui jetta les flammes du costé du jardin et des champs, sans cela le fort, vostre maison et les circonvoisines, estoient toutes en danger, tant il sortoit d’étincelles et de charbons ardens portez fort loin par la véhémence des flammes. On trouva du feu dans les ruines plus de six semaines après cet embrasement. Mais retournons à nos pauvres Sœurs.
Nostre bonne Mère de Saint-Athanase qui estoit encore en charge, ne nous voyant pas toutes au commencement, souffrit des convulsions de mort dans la crainte que quelques unes ne fussent envelopées dans les flammes. Elle se jetta aux pieds de la sainte Vierge et fit un vœu en l’honneur de son Immaculée-Conception. Pour moy j’attribuay à un vray miracle que pas une de nous ou de nos pensionnaires n’ait esté consumée par un feu si promt et si violent. Une femme huronne, très bonne chrestienne, ne s’estant pas éveillée si tost que les autres se jetta enfin par une fenestre sur un chemin qui estoit dur comme de la glace; nous la croyons morte, mais elle revint à elle, Nostre-Seigneur nous la voulut conserver.
(Nos petites pensionnaires estoient en chemise sur la neige, elles pensèrent mourir de froid; quelques-unes en ont esté fort malades, toutes leurs robbes et leur petit équipage fut brûlé. Nous avions quelques habits et quelques meubles pour nos séminaristes sauvages, le feu a tout ravy et nous a réduites sur la neige comme le bon Job sur un fumier. Il y a cette différence que tous nos chers amis françois et sauvages estoient touchez d’une extrême compassion dont le bon Job estoit privé.
Les Mères Hospitalières ayant appris nostre désastre nous invitèrent d’aller demeurer en leur maison. Vos Pères nous y conduisirent. Ces bonnes Mères (ondoient en larmes nous voyant en un si pitoyable estat. Elles nous revêtirent de leurs habits gris, nous donnant avec une cordialité admirable tout ce qu’elles pouvoient, car n’ayans rien, nous avions besoin de tout. Nous fusmes trois semaines en leur maison, quinze personnes que nous estions, vivant comme elles, en mesme table et dans les mesmes exercices.
(Le lendemain de cet incendie, Mr le gouverneur et le R. Père Supérieur nous menèrent voir cette pitoyable masure, ou plutost cette grande fournaise de laquelle on n’osoit encore approcher; toutes les cheminées estoient tombées, les murs de refan /227 abatus, les murailles crevassées. De rebâtir sur ces ruines, il n’y avoit point d’aparance, tout estoit brûlé jusqu’au fondement. D’ailleurs nous n’avions rien et le fonds de nostre fondation ne suffiroit pas pour nous rétablir. On croyoit que nous ne penserions qu’à nostre retour en France après une telle perte qui nous jettoit dans l’impuissance de nous relever; mais chacune de nous se sentoit si fortifiée dans sa vocation, avec un si grand concours de grâces, que pas une ne témoigna aucune inclination de retourner en son ancienne patrie. Le pais qui, d’ailleurs, nous fournit abondamment de l’employ pour l’instruction des filles françoises et des sauvages, nous voyant dans cette résolution, nous témoigna puissamment l’agréer. C’est une consolation de voir l’amour et l’affection des habitans. Je ne dis rien de vos Pères, ils nous ont secourues de toute l’étendue de leur pouvoir jusqu’à nous envoyer les étofes destinées pour leurs habits. En un mot, ils ont montré qu’ils n’avoient rien à eux. La compassion est passée jusqu’aux pauvres; l’un nous offroit une serviette, l’autre une chemise; qui, son manteau, qui une poulie, qui quelques œufs, avec des témoignages de compassion si grande que nos cœurs en estoient attendris. Vous sçavez la pauvreté du pais, mais la charité y est encore plus grande.
Après trois semaines de séjour chez nos bonnes et charitables hôtesses, on nous conduisit en un petit bastiment que Madame nostre fondatrice fit faire, il y a quelque temps, en attendant que nous puissions estre en nostre monastère rétabli; les incommoditez que nous souffrons en ce petit lieu et dans nos disètes sont très grandes. Ce n’est pas ce qui nous afflige. Nous nous voyons endetées et engagées à tout le monde, sans aucun meuble pour garnir cette nouvelle maison, sans autres habits que ceux que nous portons et sans vivres; nous ne sçavons encore ce qui nous viendra de France, sans pouvoir secourir nos pauvres Sauvages.
N’aurez-vous point de compassion, mon R. Père, de vos pauvres filles? N’en aurez-vous pas de soin auprès de Nostre-Seigneur? Ne le prirez-vous pas qu’il nous suscite quelque restaurateur ou quelque restauratrice pour nous relever d’une si profonde chute? Je dis quelque sainte âme qui s’acquerra des couronnes éternelles en nous faisant la charité. (Hélas ! j’instruisois les filles et les femmes huronnes, par semaine, avec la Mère Assistante; ce m’estoit une consolation que je ne vous puis exprimer. Nous les secourions des deux mains selon le corps et l’esprit, et une nuit nous a privées de tous ces biens ! Dieu soit bény éternellement !) Je suis, Mon Révérend Père, Vostre très humble et très obéissante servante,
Sœur Marie de l’Incarnation,
Religieuse, Ursuline, Indigne.
De Sainte-Ursule de Kébec, Ce 1. Septembre. /228
Mon très-cher Fils. Jésus soit notre tout pour l’éternité. Un petit navire arrivé en ces quartiers, nous a apporté des lettres de nos Mères de Tours, par le moyen desquelles j’ay appris de vos nouvelles. Il s’en retourne sans qu’aucun autre ait paru, et cependant nous voilà au trezième de Septembre. Je ne veux pas le laisser partir sans vous rendre des témoignages de ma sincère affection, et pour vous prévenir touchant ce que vous pourriez apprendre à notre égard, aimant mieux que vous le sçachiez de moy que d’aucun autre.
Nous ne sommes pas mortes de la main des Hiroquois, (mais nous avons passé par le feu dans un accident inopiné qui arriva à notre Monastère le trentième de Décembre dernier, et qui l’a réduit en cendre avec tous nos biens temporels, nos personnes seules ayant été sauvées de cet horible incendie par une providence de Dieu toute particulière. Je sortis la dernière ayant le feu au dessus et au dessous de moy et un autre qui me suivoit. Je me sauvé par les grilles qu’une ou deux de nos Sœurs avoient rompues parce qu’elles n’étoient que de bois, et si je n’eusse trouvé cette issue il m’eût fallu sortir par une fenêtre qui étoit encore libre, mais qui étoit au troisième étage, ainsi que fit une pauvre Huronne qui se jetta sur de la nège glacée dont elle fut fort blessée. Je fus ensuitte trouver mes pauvres Sœurs sur la nège où elles étoient presque nues. Je ne vous raporte point icy toutes les particularitez de cet accident, je ne vous écris qu’en abbrégé. Nos amis nous ont assistées d’habits, de vivres et d’autres nécessitez. lls nous ont même prêté de l’argent pour rebâtir notre Monastère qu’il a fallu reprendre dès les fondemens. Il a 108. pieds de long et 28 de large. Les parloirs ont 3o pieds de long et 24 de large. Je vous laisse à juger si nous n’avons pas eu un rude coup : notre perte est de près de soixante mille livres, que la Providence de Dieu nous avoit données : Elle nous les a aussi ôtées. C’est d’elle encore que nous les attendons, car les dètes que nous avons contractées pour ce bâtiment surpassent nostre fondation. Vous direz peut-être, ainsi que plusieurs de nos amis, que nous eussions mieux fait de repasser en France que de nous mettre en des frais si grands et si hazardeux, tout étant icy incertain par les incursions des Hiroquois. Cette affaire a été consultée des premiers du pais, qui nous ont fait voir en cette rencontre la bonté de leurs cœurs, et le soin avec lequel ils nous protègent. La conclusion a été que nous ne quitterions point! mais que nous nous mettrions en état de rendre à Dieu les services convenables à notre vocation, qui par sa miséricorde est plus forte que jamais. Car il faut que je vous dise, mon très-cher Fils, à la gloire de sa Majesté que nous avons reçu un si grand renfort de grâces et de courage, que plus nous avons été dépouillées des biens temporels, plus la grâce a été abondante en nous (6). Ce n’est icy qu’un petit mot en passant, je vous diray par une autre voye les dispositions secrètes de mon cœur.
La résolution de nous relever étant prise, on me chargea de la conduite et de l’oeconomie de ce bâtiment, où j’ay eu bien des peines et des fatigues dans les difficultez qui se rencontrent dans ce pais couvert de lièges jusques en May, et dans la disposition des matériaux et des autres choses nécessaires à un édifice comme le nôtre. Nos élections en suite ont été faites, voiez combien de fardeaux à des épaules si foibles, dans un pais si pauvre et parmi les incommoditez d’un accident comme le nôtre. (Ne pensez pas pourtant, mon très-cher Fils, que tout cela m’abatte le cœur; non lorsque j’ay commencé icy notre établissement, ç’a été sur l’appuy de la divine Providence. Notre fondation nous donnoit seulement de quoy vivre, le reste, pour nous bâtir et pour aider nos pauvres Sauvages, cette aimable Providence nous l’avoit donné, sa main n’est pas racourcie, et si elle l’a retirée pour un temps, elle la peut encore étendre pour nous combler de ses bienfaits. J’espère qu’elle me fortifiera dans les travaux qu’elle voudra que j’entreprenne pour sa gloire, car de moy, je vous assure que je suis une très imbécille créature, et c’est en cela que reluira davantage la magnificence de sa gloire).
Notre bâtiment est déjà au carré de la muraille, l’on monte les cheminées et dans huit jours on lèvera la charpente. Si les vaisseaux étoient arrivez de France nous pourrions faire un effort empruntant des ouvriers de nos amis qui en amènent de France, et cela étant nous y pourrions loger dans quatre ou six mois, mais sans ce secours nous n’y pourrons loger que l’année prochaine vers cette saison. C’est une chose étonnante combien les artisans et les manœuvres sont chers ici, nous en avons à quarante cinq et à cinquante cinq sols par jour. Les manœuvres ont trente sols par jour avec leur nourriture. Notre accident étant arrivé inopinément nous étions dépourveues de tous ces gens là, c’est ce qui fait qu’ils nous coûtent cher; Car dans la nécessité nous en faisons venir de France à un prix plus raisonnable : on les loue pour trois ans, et de la sorte ils trouvent leur compte et nous aussi. Maintenant il y a des jours ausquels nous avons pour trente livres de journées d’hommes, sans parler de ceux qui travaillent à la toise ou à la tâche. Quatre bœufs qui font notre labour, traînent les matériaux de bois et de sable, nous tirons la pierre sur le lieu, voila comme les affaires se manient en ce pais.
Cependant nous logeons dans une petite maison qui est à un bout de notre Clôture de trente pieds de longeur et de vingt de largeur : Elle nous sert d’Église, de parloir, de logement, de réfectoir, d’offices et de toute autre commodité, excepté la classe que nous faisons dans une cabane d’écorce. Avant notre incendie nous la louions, mais aujourd’huy nous sommes trop heureuses d’y loger. Elle nous est commode en ce que nous pouvons veiller à nos bâtimens sans sortir de notre Clôture. Priez Dieu pour moy, mon très-cher Fils, qu’il me fortifie et me rende digne de le servir au dépens de ma vie et de mon honneur : c’est de là que je tire ma gloire, de laquelle même je luy fais de tout mon cœur un nouveau sacrifice. Je suis.
Après avoir fini ma lettre, il faut que je vous dise encore qu’(il semble que notre bon Dieu veuille triompher de nous en nous réduisant à l’extrémité. Croiriez-vous que pour quarante à cinquante personnes que nous sommes y compris nos ouvriers nous n’avons plus que pour trois fournées de pain, et nous n’avons nulles nouvelles des vaisseaux qui apportent le rafraîchissement à ce pais. Je ne puis faire autrement que de me réjouir dans tout ce qu’il plaira à cette bonté paternelle de faire. Qu’elle en soi bénie éternellement). De ,Québec le 13 . Septembre 1651.
Mon très-cher Fils. L’amour et la vie de Jésus soient notre vie et notre amour pour l’éternité. Vous m’obligez infiniment des bons avis que vous me donnez et des souhaits que vous faites pour moy. Vous avez veu par mes autres lettres que je n’ay pas été assez heureuse que de mourir par le feu des Hiroquois, mais qu’il s’en a peu fallu que mes Sœurs et moy n'ayons été consumées par celuy de la Providence. (Je ne vous ay pas voulu dire ouvertement ce qui se passa en mon intérieur dans les momens de cette affliction; je l’ay réservé à celle-cy. Il faut donc que vous sçachiez qu’après qu’humainement j’eus fait tout ce qui se pouvoit faire pour obvier à la perte totale de notre Monastère, soit pour appeller du secours, soit pour travailler avec les autres), je retourné en notre chambre pour sauver ce qui étoit de plus important aux affaires de notre Communauté (voyant qu’il n’y avoit point de remède au reste. Dans toutes les courses que je fis, j’avois une si grande liberté d’esprit et une veue aussi présente à tout ce que je faisois que s’il ne nous fût rien arrivé. Il me sembloit que j’avois une voix en moymême qui me disoit ce que je devois jetter par notre fenestre, et ce que je devois laisser périr par le feu. Je vis en un moment le néant de toutes les choses de la terre, et Dieu me donna une grâce de dénuement si grande que je n’en puis exprimer l’effet ni de parole ni par écrit. Je voulus jetter notre Crucifix qui étoit sur notre table, mais je me sentis retenue comme si l’on m’eût suggéré que cela étoit contre le respect, et qu’il importoit peu qu’il fut brûlé). Il en fut de même de tout le reste, car je laissé mes papiers et tout ce qui servoit à mon usage particulier. Ces papiers étoient ceux que vous m’aviez demandé, et que j’avois écrits depuis peu par obéissance. Sans cet accident mon dessein étoit de vous les envoyer parceque je m’étois engagée de vous donner cette satisfaction, mais à condition que vous les eussiez fait brûler après en avoir fait la lecture. La pensée me vint de les jetter par la fenestre, mais la crainte que j’eus qu’ils ne tombassent entre les mains de quelqu’un me les fit abandonner volontairement au feu. Et en effet cela se fit par une providence de Dieu particulière, parceque le peu que j’avois jetté fut resserré par une honête Damoiselle qui a des enfans qui ne se fussent pas oubliez d’y jetter la veue. Après toutes ces réflexions, je mis encore la main dessus comme par hazard, et je me sentis portée intérieurement à les laisser. Je les laissé donc pour obéir à l’esprit de Dieu qui me conduisoit, car je vous assure que je ne voudrois pas pour quoy que ce fût qu’on les eût veues : car c’étoit toute la conduite de Dieu sur moy depuis que je me connois. J’avois differé plus de cinq ans à rendre cette obéissance. J’y avois tant de répugnance qu’il m’a fallu réitérer par trois fois le commandement. J’y obéis enfin, mais à présent c’en est fait, mon très-cher Fils, il n’y faut plus penser.
(Lorsque je me fus ranger avec mes sœurs que je trouvé sur la neige, ma paix intérieure et les agréemens aux desseins de Dieu sur nous firent de grandes opérations dans mon cœur. C’étoit un concours de plaisirs correspondans au bon plaisir de Dieu dans un excez que je ne puis exprimer. Je voyois que tous les tracas et les suites de cet accident alloient tomber sur mes épaules et qu’il me falloit disposer au travail plus que jamais. Tout moy-même étoit dans l’agréement de tous les travaux qui me pourroient arriver, et Dieu me donna une si forte vocation pour cela, que les peines qui se sont rencontrées depuis dans les occasions continuelles m’ont été douces et légères. Il me sembloit voler lorsque le travail étoit le plus pénible par le concours de la grâce qui me possédoit). j’ay été mise dans la charge de Supérieure le 12. de Juin dernier, ce qui a encore augmenté mes soins. (Voilà le gros de mes dispositions intérieures : Si le temps me le permettoit, je vous en parlerois plus en détail et répondrois de point en point à la vôtre, mais les vaisseaux vont partir quasi au même temps qu’ils sont arrivez.
Notre incendie ne m’a pas été plus pénible à supporter, que je vous le viens de dire). Mais il faut que je vous avoue qu’on m’a mandé de France des choses qui m’ont déplu. Dieu n’a point été offensé dans l’embrasement de notre monastère, mais plutôt ses volontez ont été accomplies et agréées, comme je croy, de notre part; mais il est à craindre qu’il ne l’ait été dans les nouvelles qu’on m’a écrites puisqu’elles sont contre la vérité, et qu’elIes ont pu donner quelque atteinte à la charité. L’on a été dire à nos Mères de Tours que lorsque nous passâmes par Dieppe pour venir en Canada, nous fîmes un nouveau contract avec les Mères de la Congrégation de Paris où il y avoit des clauses préjudiciables à notre Congrégation de Tours. Ce bruit s’est répandu dans toute la Communauté en sorte que toutes celles qui m’ont écrit ne se sont pas oubliées de m’en parler, et quelques-unes avec ressentiment. Elles m’écrivent même les termes de ce prétendu contract et disent que c’est moy qui me suis laissée tromper et qu’on a abusé de ma facilité. Je me doute bien qui est la personne qui leur a fait ce rapport qui n’a ni vérité ni fondement : Car ni Madame notre fondatrice ni moy n'en avons jamais eu seulement la pensée, et nous n’avons jamais fait en France d’autre traitté que celuy que nos Mères ont veu et approuvé. Cependant vous ne sçauriez croire le mauvais effet que cela a causé dans l’esprit de quelques-unes. Je vous viens de dire qu’elles ont consenti au traitté et à toutes ses clauses, quoi qu’il y en eût une qui me déplût extrêmement : mais comme l’on ne fait pas tout ce que l’on veut de l’esprit des Fondateurs, j’y donné les mains comme les autres, et vis bien qu’il falloit attendre l’occasion pour y apporter remède : Car le vouloir faire hors de temps outre qu’il y eût eu de la violence, nous eussions tout gâté. Cela ne se put faire que l’an passé, que Madame notre fondatrice ayant veu à l’œil par la défaite des Hurons, que son dessein se pouvoit anéantir si elle ne faisoit un nouveau contract, trouva bon que l’on en fit un, par lequel il nous fût permis, en cas que les affaires de Canada fussent entièrement désespérées, d’employer sa fondation à nous faire une Maison en France; ou pour mieux dire, que le fonds qu’elle nous a donné nous suivroit en quelque endroit que nous nous établissions de la nouvelle ou de l’ancienne France. Enfin cela s’est fait avec autant de solidité qu’il se peut. Le R. Père l’Allement passant par Tours a assuré nos Mères de tout cela, et cependant l’impression qu’elles ont prise de ce faux rapport est si forte qu’elles n’en peuvent revenir. Au reste cela n’empêche pas qu’elles ne conservent pour nous des cœurs tous pleins de charité, et qu’elles ne nous conjurent de la manière la plus forte de repasser en France et de retourner en notre maison, nous assurant que nous y serons toutes reçues à bras ouverts. La peur qu’elles ont pour nos personnes n’est pas croyable, elles nous prient de ne pas attendre l’extrémité et de prévenir le dernier péril.
Ce qui m’a le plus déplû dans ces rapports, est qu’on y offenseles Révérends Pères de la Compagnie qu’on dit y avoir recherché leurs intérests, ce qui est, sauf respect, une très-grande fausseté. Vous avez veu par mon autre lettre les grandes assistances qu’ils nous font : tous ceux qui sont dans la nécessité en reçoivent de même : Petits et grands, et tous généralement ont recours à eux dans les accidens de misère qui leur arrivent. On a rapporté au R. Père l’Allement les sentimens de nos Mères, lors qu’il a passé par Tours : On luy a dit même qui sont ceux qui ont causé le trouble, mais sa modestie me les a teu. Il m’a seulement dit qu’il les a visitées, et qu’il les a éclaircies sur quelque créance mal fondée qu’elles avoient. Il m’a dit enfin qu’il est satisfait au dernier point de cette Communauté et ce n’est pas par dissimulation, car vous sçaurez que c’est un homme qui chérit tendrement ceux qui l’offensent.
Vous voyez mon infirmité, mon très-cher Fils. Car de voir qu’on offense sans raison et à notre occasion des personnes qui nous font des charitez dans l’excez, tant pour le spirituel que pour le temporel, cela me donne du mécontentement, et dans ces rencontres il me faut pratiquer la vertu. Dieu néanmoins me fait cette grâce que rien ne demeure dans mon cœur quand on m’a offensée ou quelqu’un à cause de moy ou de nous. Le sentiment que j’ay d’abord est que nous devrions tous vivre avec plus d’intégrité et de simplicité. Si nous étions plus proche l’un de l’autre, nous aurions plus de communications sur ces matières de vertu, pour lesquelles j’ay plus d’amour que de pratique. Mais puis qu’il nous sépare, voyons-nous et parlons-nous en luy, comme c’est en luy que je suis.
De Québec, 1651 .
Mes Révérendes Mères. Dans le dessein que j’ai de vous faire le récit de la vie et des vertus de la Mère Marie de saint Joseph, ma très-chère et très fidèle Compagne, Religieuse Professe de votre maison, et Assistante de celle-ci, je tiendrai à une grâce du Ciel bien particulière, si je me puis ressouvenir de tout ce que j’en sçai : mais il y a tant de choses à dire, que j’ai crainte que quelque chose n’échappe à ma mémoire. Je ne dirai rien que je n’aye veu depuis vingt et deux ans que j’ai eu le bonheur de la connoistre et de converser avec elle, ou que je n’aye appris, soit d’elle-même dans les entretiens familiers et de confiance que nous avons eu ensemble, soit des personnes spirituelles, avec qui elle a conféré des secrets de son intérieur et des grâces extraordinaires qu’elle avoit reçues de Dieu. Mais quoi que je puisse dire, ce sera toujours peu en comparaison de ce que son humilité nous a tenu caché, dans le dessein qu’elle avoit de ne plaire qu’à Dieu, et de n’être connue que de lui-seul. Je tâcherai néanmoins de dire ce que j’en sçai, tant pour la consolation de nos Mères de France, que pour servir d’exemple à celles qui nous succèderont à l’avenir dans ce Monastère.
5. I . De sa naissance, de son enfance, et de son éducation.
[…]
2. Ses parens la mettent en pension aux Ursulines de Tours, où elle donne des marques de sa piété, de sa sagesse, et de son zèle pour la vie Religieuse.
[…]
Dès qu’elle fut parmi les Pensionnaires, l’on reconnut qu’il y avoit des grâces et des vertus extraordinaires en cette jeune demoiselle. Ses compagnes l’aimoient et recherchoient d’être aimées d’elle; car elle étoit si sage et si grave pour son âge, qu’elles la regardoient comme leur petite mère et directrice. Ses Maîtresses avoient tant d’estime de sa sagesse qu’elles lui laissoient le soin de beaucoup de choses avec autant d’assurance que si c’eût été une Religieuse, sur tout en ce qui regardoit l’instruction du Catéchisme, et l’inspection sur les mœurs de ses compagnes. Celles qui vivoient de ce temps là pourroient dire beaucoup de choses sur ce sujet.
Elle devint fort infirme, soit par l’impureté de l’air, soit par la qualité de la nourriture : car comme nos Mères étoient fort pauvres en ces commencemens, les Pensionnaires s’en ressentoient un peu. Les Médecins aiant jugé à propos de lui faire respirer l’air natal, sa Mère la vint quérir pour la mener en sa maison. Ce lui fut une affliction très-sensible de quitter un lieu qu’elle regardoit comme son Paradis, car aiant dessein d’être Religieuse, elle craignoit que cet éloignement ne fut un obstacle à son désir : C’est pourquoi elle faisoit son possible pour cacher son mal, et elle le supportoit avec une patience héroïque; mais comme il étoit grand, parceque c’étoit un asme et fluxion sur le poumon accompagnée de fièvre, elle ne le put longtemps dissimuler. On la porta doucement à céder, à quoi elle donna les mains sur la promesse qu’on lui fit de la ramener en peu de temps.
Elle ne fut pas long-temps dans la maison de ses parens, qu’elle ne recouvrît sa santé et ses premières forces. Et quoi qu’elle ne fut alors âgée que de douze ans, elle signala son zèle et sa ferveur pour le salut des âmes. On la voioit continuellement catéchiser les domestiques et les personnes de dehors qu’elle pouvoit rencontrer, et qu’elle croioit en avoir besoin. Messieurs ses parens étoient ravis de l’entendre, et ils ne pouvoient concevoir qu’une fille de cet âge eût peu parvenir à une telle capacité à moins d’une faveur du Ciel toute particulière. Sa piété s’accordoit avec son zèle, car elle faisoit oraison mentale, et se confessoit et communioit souvent. Quand il lui fallut faire des habits, elle en demanda de bruns et de simple laine, ce que sa mère lui accorda quoi qu’avec répugnance. On la voioit mortifiée, modeste, douce, humble et obéissante, et ces dispositions de vertu jointes à ses belles qualitez naturelles, sur tout à un bon esprit et à un excellent jugement, la faisoient regarder d’une autre manière que par le passé. Jusqu’alors on l’avoit chérie et caressée, mais sa vertu et sa maturité commencèrent à la faire honorer et respecter de tout le monde.
A peine eut-elle passé quatre mois avec Messieurs ses parens qu’elle commença à presser son retour aux Ursulines de Tours. Elle y trouva de la résistance; mais comme l’amour est ingénieux, elle fit si bien qu’elle en vint à bout. Quelque désir qu’elle eut de les quitter, elle ne le peut faire sans une vertu héroïque, car elle les aimoit tendrement, particulièrement sa Mère, de l’affection de laquelle elle étoit toute pénétrée, par les preuves qu’elle lui en avoit données en mille manières : Mais l’amour et le service qu’elle vouloit rendre à Dieu et à la très-sainte Vierge l’emportèrent par dessus toutes les tendresses naturelles. Eux de leur côté étoient si vivement touchez de cette séparation, qu’ils ne purent se résoudre de la conduire, ni même de lui dire adieu; mais ils prièrent une de leurs parentes de la vouloir accompagner, ce qu’elle fit.
Cette fille qui, comme j’ay remarqué, avoit le jugement mûr, et le naturel très-excellent, quelque généreuse qu’elle fut, pensa pâmer de douleur au moment qu’elle les quitta. Mais ce sentiment naturel étant passé, elle ressentit en son âme une joie nompareille d’avoir rompu les liens, qui seuls pouvoient l’attacher au monde. Elle va donc au lieu où elle vouloit se sacrifier à Dieu et à sa sainte Mère. Elle y fut reçue avec des démonstrations toutes particulières de tendresse et d’affection. On la remit avec les Pensionnaires, où elle pratiquoit les mêmes exercices que la première fois, mais, d’une manière bien plus élevée et plus parfaite. Elle n’y fut pas longtemps sans retomber dans ses infirmitez, qu’elle cachoit autant qu’il lui étoit possible. Cependant son désir d’être Religieuse ne lui donnoit point de repos : Elle faisoit sans cesse des vœux à la sainte Vierge, afin qu’elle lui donnât la santé nécessaire à cet effet, et qu’elle fût la protectrice de sa vocation. D’ailleurs elle faisoit des poursuites continuelles auprès de nos Mères pour être admise au Noviciat, non en qualité de Novice, parce qu’elle n’avoit pas l’âge (15), mais pour y porter l’habit de pos-
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progrès de notre Communauté; car en ces rencontres il n’y avoit rien qu’elle ne fît, et qu’elle ne souffrît, et Dieu lui donnoit des lumières admirables pour tout cela.
Sa patience.
Cette chère Mère avoit toutes les vertus dans un degré très-éminent, mais je puis dire qu’elle étoit consommée dans la patience. Quatre ans et demi avant sa mort, peu de temps après que notre Seigneur lui eût dit qu’elle ne vivroit plus que de foi et de croix, elle tomba dans plusieurs maladies, toutes grandes et dangereuses. Elle fut attaquée d’un asthme, d’un mal de poumon, d’une douleur de poitrine, d’une toux continuelle, qui lui faisoit cracher le sang en abondance, et tout cela étoit accompagné d’une fièvre continue. Elle a supporté toutes ces maladies avec une douceur et une patience nompareille. L’on n’entendoit aucune plainte; quoi que souvent les douleurs parussent insupportables : Et elle est demeurée dans cette tranquillité souffrante depuis le temps que je viens de dire jusqu’à la mort. Car encore que de temps en temps elle parut avoir d’assez bons intervalles, elle m’a néanmoins avoué dans sa dernière maladie, qu’elle n’avoit point guéri. Et cela m’étoit visible, quand j’y faisois réflexion; car elle avoit toutes les peines du monde à marcher et à respirer. S’il lui falloit ramasser quelque chose à terre, elle étoit tellement affoiblie, quand elle s’étoit redressée, qu’elle sembloit être à l’extrêmité. Avec tout cela elle observoit la règle, sinon lors qu’elle gardoit actuellement le lit, ce qui étoit rare; elle psalmodioit et chantoit au Chœur, et le conduisoit entièrement, Dieu lui aiant donné un grand talent pour cela. Lors qu’on lui disoit qu’elle augmentoit son mal de poumon, et sa douleur de poitrine par son assiduité au chant, elle répondoit qu’elle gardoit sa règle, et que ses douleurs n’étoient pas considérables à l’égard du service de Dieu; qu’elle vivoit spirituellement, en faisant un peu de violence à sa nature pour un si bon sujet. Il étoit rare qu’elle ne se levât à quatre heures, même dans les plus grandes rigueurs de l’hiver. On lui permettoit quelquefois pour son soulagement, et même on lui commandoit, de faire son oraison proche du feu, à cause que le chœur où nous étions après notre incendie, étoit extraordinairement froid, ce qui la faisoit continuellement tousser. Sa cabane n’étoit qu’à quatre ou cinq pas du feu, et néanmoins quand elle y étoit arrivée, elle n’avoit plus d’haleine. Il en étoit de même à chaque pièce qu’elle mettoit pour s’habiller. Elle étoit si accoutumée à souffrir, que sa patience fut enfin changée en amour de complaisance aux adorables desseins de Dieu sur elle. On ne la pouvoit affliger davantage que de la plaindre. Si on la forçoit de prendre des soulagemens, elle les prenoit dans un esprit de pauvreté, et comme une aumône. Quand on lui rendoit quelque service ce qu’elle ne souffroit qu’à l’extrêmité, il n’y avoit rien de plus doux ni de plus commode. Elle étoit parfaitement obéissante à ses infirmières, ne leur étant à charge que le moins qu’elle pouvoit, et adoucissant la peine de leur ministère par mille reconnoissances qui leur gagnoit le cœur; en sorte qu’il y avoit plus de plaisir à la servir que de fatigue. J’en ai eu l’expérience durant trois ans que j’ai été son infirmière. En vérité, si je n’eusse veillé sur mes intentions, j’eusse eu de l’attache à la gouvernes, tant une âme sainte a d’attraits pour gagner les cœurs. J’avoue que les exemples que j’ai veus, ont beaucoup servi à ma perfection, et ils l’eussent fait encore davantage, si j’eusse été assez fidèle pour en taire un bon usage.
§12. Sa dernière maladie, et les vertus qu’elle y a pratiquées.
Quelque résistance qu’elle fît au mal, et aux soulagemens qu’on lui vouloit donner, elle succomba enfin entièrement, et elle fut obligée de s’abandonner à tout ce qu’on voudroit faire d’elle. Elle tomba malade de la maladie dont elle mourut le jour de la Purification de la sainte Vierge. Elle officia néanmoins ce jour-là au Chœur, quoi que ses douleurs fussent extrêmes, et elle dit assurément qu’elle en mourroit. Outre ses autres maladies, dont j’ai parlé, celle qui l’arrêta, fut un épanchement de bille par tout le corps, et particulièrement sur les parties malades, sçavoir sur le poumon, sur la poitrine, et sur les parties pectorales. Ce nouveau mal redoubla la douleur des autres par son acrimonie. Elle toussoit sans quasi avoir le loisir de respirer, et les efforts qu’elle faisoit, lui faisoient jetter le sang en abondance. Une forte fièvre survint là-dessus, qui ne lui donnoit point de repos, et elle passoit ainsi les jours et les nuits. Avec toutes ces douleurs, elle avoit le courage d’aller communier au Chœur, et d’y entendre les conférences, pour le respect qu’elle portoit au très saint Sacrement, et à la Parole de Dieu : Ce qu’elle a continué de faire jusqu’au quatrième de Mars, qu’elle fut réduite à une telle extrémité, qu’on lui fit recevoir le saint Viatique et l’Extrême-onction.
Outre les douleurs et les fatigues de sa maladie, elle recevoit de très-grandes incommoditez dans le lieu où nous étions logées. Il étoit fort petit, et l’on ne pouvoit aller au Chœur sans passer proche sa cabane et à sa veue; le bruit des sandales, les clameurs des enfans, les allées et les venues de tout le monde, le bruit de la cuisine, qui étoit au dessous, et dont nous n’étions séparées que par de simples planches, l’odeur de l’anguille qui infectoit tout, en sorte que durant la rigueur du froid il falloit tenir les fenestres ouvertes pour purifier l’air, la fumée de la chambre qui étoit presque continuelle; enfin la cloche, le chant, la psalmodie, le bruit du Chœur, qui étoit proche, lui causoient une incommodité incroiable et augmentoient étrangement l’étouffement du cœur et du poumon. Comme nos cabanes étoient les unes sur les autres, il y en avoit une sur la sienne, où la sœur qui y couchoit, la pouvoit beaucoup incommoder. Elle souffroit cependant tout cela avec une patience héroïque : Et tant s’en faut qu’elle en fît des plaintes, qu’au contraire elle nous vouloit persuader que cela la divertissoit. Elle tenoit comme une providence et une miséricorde de Dieu de ce que par l’embrasement de notre Monastère, elle étoit réduite dans un lieu, où elle pouvoit avoir la consolation d’entendre de son lit la sainte Messe, l’Office divin et la Prédication, et par ce moien de vivre régulièrement jusqu’à la mort.
[……..omission des pages 462 à 466]
Mon très-cher Fils. Voicy la réponse à la vôtre du 13. d’Avril, car touchant les affaires générales du pais et les particulières de notre Communauté, je vous ay amplement écrit par trois autres lettres que vous avez reçeues, ou que vous recevrez de moy cette année. Cette quatrième est pour vous parler confidemment, et pour vous dire en premier lieu que j’ay été affligée de ce que la lettre que je vous écrivis l’année dernière vous a fait de la peine, vous donnant sujet de croire que c’étoit de vous que je voulois parler en tierce personne. Mais pourquoy de vous? je n’avois garde de le dire, puisque je n’en avois pas la pensée; et cette pensée n’avoit garde de me venir puisque je sçay assurément que cela n’est pas. Je vous parlois de certains reproches que nos Mères de Tours m’avoient faits assez mal à propos, quoy qu’assez innocemment; et je touchois en tierce personne celuy qui en avoit été l’auteur, ne le voulant pas nommer pour le respect que je luy porte, et pour les obligations que je luy ay. Croiez donc mon très-cher Fils, que tout ce que vous m’écrivez m’est d’autant plus agréable que je n’y reconnois que de la vérité et de la solidité.
Je trouve tout ce que vous me dites touchant notre demeure en ce païs, ou notre retraite en France, dans le véritable raisonnement que la prudence peut produire. J’ay les mêmes sentimens que vous; mais l’exécution s’accorde rarement avec nos pensées comme le remarquent ceux qui ont connoissance de la conduite de Dieu sur ces contrées, où il semble que sa Providence se joue de toute la prudence humaine. (Je suis aussi certaine que sa divine Majesté a voulu notre rétablissement, et que la vocation que j’ay eue d’y travailler est venue d’elle, que je suis assurée de mourir un jour. Nonobstant cette certitude et les dépenses que nous avons faites, nous ignorons ce que le païs deviendra.) Il y a pourtant plus d’apparence qu’il subsistera qu’autrement, et (je me sens aussi forte en ma vocation que jamais, disposée pourtant à notre retraite en France, toutefois et quantes qu’il plaira à Dieu me la signifier par ceux qui me tiennent sa place) sur la terre. Madame notre Fondatrice est aussi dans la même disposition quant à sa vocation, mais non pas pour son retour en France, Dieu ne luy ayant pas encore donné cette grâce de dénuement, au contraire, elle a de si forts mouvemens de nous bâtir une Église, que les insultes des Hiroquois n’empêchent pas qu’elle ne fasse amasser des matériaux pour ce dessein. On la persuade fortement de n’y pas penser, mais, elle dit, que son plus grand désir est de faire une maison au bon Dieu; ce sont ses termes, et qu’en suite elle luy édifiera des temples vivans : Elle veut dire, qu’elle fera ramasser quelques pauvres filles françoises écartées, afin de les faire élever dans la piété, et de leur donner une bonne éducation qu’elles ne peuvent avoir dans leur éloignement. Elle n’a point eu d’inspiration de nous aider dans nos bâtimens; tout son cœur se porte à son Église, qu’elle fera faire peu à peu de son revenu qui est assez modique. Monsieur de Bernières luy a envoyé cette année cinq poinçons de farine qui vallent ici cinq cens liures. Il nous a aussi envoyé une horologe, avec cent livres pour nos pauvres Hurons. Que direz-vous à tout cela? Pour moy toute ma pante intérieure est de me laisser conduire à une si aimable providence, et d’agréer tous les événemens que sa conduite fera naître de moment en moment sur moy.
Je parlois encore ce matin à deux personnes très-expérimentées dans les affaires du pais, touchant deux filles que nous voulons faire venir de France pour les faire converses. Ils n’y trouvent nulle difficulté; pour moy j’y en trouve beaucoup : Premièrement à cause des dangers de la mer, secondement à cause des troubles du Royaume, et enfin à cause de la société ou conjonction des personnes. C’est pour cela que nous n’avons point encore pris de résolution. Pour l’hostilité des Hiroquois, ce n’est pas ce qui nous retient : Il y en a qui regardent ce pais comme perdu, mais je n’y voy pas tant de sujet d’appréhender pour nous, comme l’on me mande de France que les personnes de notre sexe et condition, en ont, d’appréhender les Soldats fançois. Ce que l’on m’en mande me fait frémir. Les Hiroquois sont bien barbares, mais assurément ils ne font pas aux personnes de notre sexe les ignominies qu’on me mande que les François ont faites. Ceux qui ont habité parmi eux m’ont assuré qu’ils n’usent point de violence, et qu’ils laissent libres celles qui ne leur veulent pas acquiescer. Je ne voudrois pourtant pas m’y fier, parce que ce sont des barbares et des infidèles : Nous nous ferions plutôt tuer que de nous laisser emmener, car c’est en cette sorte de rébellion qu’ils tuent, mais, grâces à notre Seigneur, nous n’en sommes pas là : (Si nous avions connoissance des approches de cet ennemi, nous ne l’attendrions pas, et vous nous revériez dès cette année. Si je voyois seulement sept ou huit familles françoises retourner en France, je croirois commettre une témérité de rester, et quand bien même j’aurois eu une révélation qu’il n’y auroit rien à craindre, je tiendrois mes visions pour suspectes, afin de nous attacher mes sœurs et moy au plus sûr et apparent). Les Mères hospitalières sont dans la même résolution. Mais, pour vous parler avec simplicité, la difficulté qu’il y a d’avoir les nécessitez de la vie et du vêtement fera plutôt quitter, si l’on quitte, que les Hiroquois; quoi qu’à dire la vérité, ils en seront toujours la cause foncière, puisque leurs courses et la terreur qu’ils jettent par tout, arrête le commerce de beaucoup de particuliers. C’est pour cela que nous défrichons le plus que nous pouvons. Le pain d’ici a meilleur goût que celuy de France, mais, il n’est pas du tout si blanc ni si nourrissant pour les gens de travail. Les légumes y sont aussi meilleures et en aussi grande abondance. Voilà, mon très cher Fils, où nous en sommes, au regard des Hiroquois.
J’entre fort dans vos sentimens touchant la nécessité de pourvoir pour l’avenir à l’observance de nos règles. Pour le présent, je dis à ma confusion, je ne voy pas en moy une seule vertu capable d’édifier mes Sœurs. Je ne puis répondre de l’avenir, mais, à ce que je puis voir de celles qui sont passées de France, je m’assurerois de la plus grande partie comme de moy-même : Et quand même elles y voudroient repasser, ce qu’elles sont bien éloignées de faire, celles du pais que nous avons fait Professes, ayant été élevées dans nos règles et n’ayant jamais goûté d’autre esprit, seroient capables de le maintenir : C’est pour cela que nous ne nous pressons pas d’en demander. De plus la playe que la main de Dieu nous a faite est encore trop récente, et nous en ressentons trop l’incommodité. Nous craignons encore qu’on ne nous envoye des sujets qui ne nous soient pas propres, et qui ayent de la peine à s’accommoder au vivre, à l’air, aux personnes. Mais, ce que nous appréhendons davantage, est qu’elles ne soient pas dociles, et qu’elles n’ayent pas une bonne vocation : car comme elles apportent un esprit différent du nôtre, si elles n’ont de la soumission et de la docilité, elles auront de la peine à s’accommoder, et nous peut-être à les souffrir. Cette contrariété d’esprit a déjà fait repasser deux hospitalières, et cet exemple que nous avons devant les yeux fait le sujet de ma crainte. Car quelle apparence de faire faire mille ou douze cens lieues à des personnes de notre sexe et de notre condition, parmi les dangers de la mer et des ennemis, pour les renvoyer sur leurs pas. J’aurois de la peine à me résoudre à cela, à moins d’une nécessité absolue, comme si une fille étoit si arrêtée à s’en vouloir retourner qu’on ne la pût retenir qu’avec violence et peut-être au préjudice de son salut. J’avois un grand désir de faire venir ma Nièce de l’Incarnation qu’on m’a mandé plusieurs fois être sage et vertueuse, et avoir une grande vocation; j’eusse même pris plaisir à la dresser en toutes nos fonctions, et en tout ce qui regarde le pals. Mais la crainte que j’ay eue qu’elle ne fût pas contente, et de l’exposer au hazard d’un retour, m’a retenue. De plus j’ay de l’âge, et en mourant je la laisserois dans une solitude qui luy seroit peut-être onéreuse. Et enfin les empêchemens que les Hiroquois aportent au christianisme, ne nous permettant pas d’avoir comme auparavant des filles sauvages, ce luy seroit une peine bien grande de se voir privée de la fin pour laquelle elle seroit venue : Car à vous dire la vérité, ce point est extrêmement pénible et abattant. Comment une jeune fille aura-t’elle le cœur d’apprendre des langues très-difficiles, se voyant privée des sujets sur lesquels, elle espéroit les exercer? Si ces hostilitez devoient durer peu de temps, l’esprit feroit un effort pour vaincre cette répugnance; mais la mort viendra peut-être avant la paix.
Voilà ce qui m’a arrêtée pour ma Nièce, nonobstant le désir que j’avois de luy satisfaire, et la consolation que j’en pouvois espérer : car étant éloignée de vous et hors des occasions de vous voir, elle m’eût été un autre vous-même, puisque vous êtes les deux personnes pour lesquelles mon esprit fait le plus souvent des voyages en France; mais plutôt dans le cœur de notre aimable Jésus, où je vous visite l’un et l’autre dans les souhaits que j’y fais de votre santification, et de la parfaite consommation de tout vous-même : Mais je fais un sacrifice de cette satisfaction à mon divin Jésus, abandonnant le tout à sa conduite pour le temps et pour l’éternité : Il sçait ce qu’il veut faire de nous, prenons plaisir à le laisser faire, et si nous luy sommes fidèles, notre réunion sera d’autant plus parfaite dans le Ciel, que nous aurons rompu nos liens en ce monde pour obéir aux maximes de son Evangile. Mais revenons à notre propos.
Nous ne nous pressons donc pas de demander des sœurs de Chœur en France, et nous croyons qu’il faut un peu différer, afin de prendre des mesures si justes que nous et elles n’ayons pas sujet d’être mécontentes. Nonobstant néanmoins toutes les raisons que j’ay apportées nous ne nous pourrons dispenser de demander deux sœurs converses, et peut-être dès cette année.
Je ne sçay si je vous ay dit ailleurs que comme il n’y a point icy d’Evêque, celuy de Rouen s’est déclaré qu’il nous en tenoit la place. Et pour se mettre en possession, il a ordonné pour son grand-Vicaire le R. Père Supérieur des Missions, lequel d’ailleurs étant le principal Ecclésiastique du pais, nous nous reposons sur son authorité pour la validité de nos professions après la consultation qui en a été faite en Sorbonne signée de six Docteurs.
Quant à ce qui vous touche n’attribuez point à un défaut d’affection si je ne vous ay pas envoyé les papiers que vous m’aviez demandez; je ne les garlois que pour cela, car autrement je les eusse fait brûler après avoir satisfait à mon Supérieur qui m’avoit commandé de les écrire, et qui me les avoit remis entre les mains : mais comme je vous le mandé l’année dernière, un autre feu les a consumez. Néanmoins, puisque vous le voulez, si je puis dérober quelques momens à mes occupations qui sont assez continuelles, j’écriray ce que ma mémoire et mon affection me pourront fournir, afin de vous l’envoyer l’année prochaine.
(Voilà, mon très-cher Fils comme la vie se passe; si notre bon Dieu n’y suppléoit par l’infusion de ses grâces actuelles, qui pourroit subsister? Je vous confesse que je n’ay point de quoy me plaindre, mais plutôt que j’ay sujet de chanter ses miséricordes. Je vous assure qu’il me faut un courage plus que d’homme pour porter les Croix qui naissent à monceaux tant dans nos affaires particulières, que dans les générales du pals, où tout est plein d’épines, parmi lesquelles il faut marcher dans l’obscurité, où les plus clair-voians sont aveugles, et où tout est incertain. Avec tout cela mon esprit et mon cœur sont dans le calme, et ils attendent de moment en moment les ordres et les événemens de la Providence, afin de s’y soumettre. Toute l’obscurité qui se rencontre me fait voir plus clair que jamais dans ma vocation, et me découvre des lumières qui m’étoffent obscures et inconnues lorsque Dieu me les donnoit avant que je vinsse en Canada.) Je vous en parleray dans les écrits que je vous promets, afin de vous faire connoître et admirer la conduite de la divine bonté sur moy, et comme elle a voulu que je luy obéisse sans raisonnement humain, me perdant dans ses voies d’une manière que je ne puis exprimer. (Notre chère Mère de saint Joseph étant au lit de la mort, me prédit que j’aurois bien des croix à supporter, je les attend, mon très-cher Fils et les embrasse à mesure qu’elles se présentent; et après tout notre cher Sauveur me fait expérimenter que son joug est doux et son fardeau léger. Qu’il en soit bény éternellement, d’avoir tant d’égard à mes foiblesses qu’il ait voulu goûter toute l’amertume de la croix pour ne m’en laisser que la douceur.)
Quand je vous parle de notre pauvreté, ne croyez pas que je vous demande rien sinon des prières que j’estime pour moy de véritables richesses. Je laisse tout le reste à la conduite de la divine Providence qui est surabondamment riche pour subvenir à nos besoins. Je vous assure qu’elle ne nous a encore laissé manquer parmi toutes nos pertes du nécessaire à la vie, non plus que du vêtement, et qu’elle a paternellement pourveu à tout. Et même dans la longue maladie de la bonne Mère de saint Joseph, cette providence nous a tellement aidées, qu’elle n’eût pu être mieux secourue en France au milieu de ses Parens, ôté l’incommodité du logement. Je vous ay déja parlé de sa mort, je n’en dis rien ici davantage. Je pers à cette privation, mais je me console de ce que Dieu la possède, car sans cela la perte d’un si digne sujet me seroit extrêmement sensible. Mais enfin Dieu soit béni de tout; Il est mon tout et ma vie en quelque part que je puisse être.
De Québec 1652 (36) .
Mon très-cher et bien aimé fils. L’amour et la vie de Jésus soit notre vie pour l’éternité. J’ay receu votre lettre en date du troisième jour d’Avril, et ensemble l’agréable présent qui l’accompagnoit. Vous avez bien sujet de dire que ç’a été pour ma consolation que vous me l’avez envoyé : car en effet j’en ay été très-consolée, et (j’ay rendu à Dieu et à son saint Esprit mes très-humbles actions de grâces de celles qu’il vous communique tant en votre particulier pour votre santification, que des talens qu’il vous donne pour aider le prochain, soit par l’exercice de la prédication, soit par l’oeconomie de la charge qu’il vous a mise entre les mains. J’espère que sa divine Majesté ne vous abandonnera jamais, pendant que vous serez un fidèle dispensateur de ses biens), car il dit dans l’Evangile à son serviteur fidèle : Venez, mon bon et fidèle serviteur, parceque vous avez été fidèle en peu de chose, je vous élèvera et constituerai sur beaucoup.
(Mais sçavez-vous bien, mon très-cher fils, qu’il ne m’a jamais été possible de lui rien demander pour vous que les vertus de l’Evangile, et sur tout que vous fussiez l’un de ses vrais pauvres d’esprit: Il m’a semblé que si vous étiez rempli de cette divine vertu, vous posséderiez en elle toutes les autres éminemment; car j’estime que sa vacuité toute sainte est capable de la possession de tous les biens de Dieu envers sa créature. Puisque vous voulez que je vous parle sans réserve, il y a plus de vingt-cinq ans que la divine bonté m’a donné une si forte impression de cette vérité à votre égard, que je ne pouvois avoir d’autres mouvemens que de vous présenter à elle, luy demandant avec des gémissemens inénarrables que son divin esprit faisoit sortir de mon cœur, que cette divine pauvreté d’esprit fût votre partage. L’esprit du monde m’étoit pour vous un monstre horrible) et c’est ce qui m’a fait vaincre tant d’oppositions qui se sont formées à vos études, parceque dans les sentimens que Dieu me donnoit à votre égard, je voyois qu’il falloit se servir de ce moyen pour parvenir à ce que je prétendois, et pour vous mettre dans l’état où vous pouviez posséder cette véritable pauvreté d’esprit.
(Je rends très-humbles actions de grâces à sa bonté de l’attrait qu’elle vous donne pour la vie mystique. C’est une des dépendances de cette pauvreté d’esprit, laquelle purifiera encore ce qui pourroit être de trop humain dans l’exercice de la prédication, que je ne vous conseille pas de quitter, si ce n’est qu’il cause du dommage à votre perfection, ou à votre santé, ou à l’exercice de votre charge. Si donc vous vous adonnez tout à bon à la vie intérieure, vos prédications avec le temps en seront plus utiles pour le prochain, et Dieu en sera plus glorifié). Celle que vous m’avez envoyée m’a beaucoup plu. Un bon fils donne des louanges à son père, et cela luy est bien séant. Si notre très-cher Père Poncet n’étoit point tombé entre les mains des Hiroquois je luy en donnerois la communication, afin de le consoler dans l’ouvrage de son Ecolier.
Mais venons au point des promesses que je vous ai faites, et dont vous attendez l’effet cette année. J’ay fait ce qui m’a été possible pour vous donner cette satisfaction; je vous diray que l’on n’écrit icy en hiver qu’auprès du feu, et à la veue de tous ceux qui sont présens : Mais comme il n’est nullement à propos que l’on ait connoissance de cet écrit, j’ay été obligée contre l’inclination de mes désirs d’en différer l’exécution jusques au mois de May. Depuis ce temps-là j’ay écrit trois cahiers de seize feuillets chacun in quarto dans les heures que j’ay pu dérober à mes occupations ordinaires. J’en étois à ma vocation au Canada au mois d’Aoust que les vaisseaux étant arrivez, il m’a fallu tout quitter pour travailler au plus pressé. Mon dessein étoit de vous les envoyer en attendant le reste, sans la raison que je vous veux dire, qui est que faisant mes exercices spirituels depuis l’Ascension jusqu’à la Pentecôte, dans les réflexions que je faisois sur moy-même, j’eu des veues fort particulières touchant les états d’oraison et de grâce que la divine Majesté m’a communiquez depuis que j’ay l’usage de raison. Alors sans penser à quoy cela pourroit servir, je pris du papier et en écrivis sur l’heure un Index où abbrégé, que je mis en mon portefeuille. Dans ce temps-là mon Supérieur et Directeur, qui est le R. Père Lallemant m’avoit dit que je demandasse à Notre Seigneur que s’il vouloit quelque chose de moy avant ma mort qui pût contribuer à sa gloire, il luy plut de me le faire connoître. Après avoir fait ma prière par obéissance, je n’eus que deux veues ; la première, de m’offrir en holocauste à la divine Majesté, pour être consumée en la façon qu’il le voudroit ordonner pour tout ce désolé pais : et l’autre, que j’eusse à rédiger par écrit la conduite qu’elle avoit tenue sur moy depuis qu’elle m’avoit appellée à la vie intérieure. Pour la première j’en parlé sur l’heure à mon R. Père, en luy parlant de mes autres dispositions présentes ; mais pour l’autre j’eus de la confusion de moy-même, et n’en osé rien dire. Cependant cet Index étoit le point de l’affaire, qui me revenoit continuellement en l’esprit, avec un scrupule d’avoir écrit ce que j’avois projeté de vous envoier sans la bénédiction de l’obéissance. Il est vray que mon Supérieur m’avoit obligée de récrire les mêmes choses que j’avois écrites autrefois et qui avoient été brûlées avec notre Monastère; mais c’estoit l’intention que j’avois de vous les envoyer, qui me faisoit de la peine pour ne l’avoir pas déclarée. Enfin pressée de l’esprit intérieur, je fus contrainte de dire ce que j’avois célé, de montrer mon Index, et d’avouer que je in'étois engagée de vous envoler quelques écrits pour votre consolation. Je luy dis l’ordre que j’y gardois, qu’il approuva : et il ne se contenta pas de me dire qu’il étoit juste que je vous donnasse cette satisfaction, il me commanda même de le faire. Je vous envoie cet Index, dans lequel vous verrez à peu près l’ordre que je garde dans l’ouvrage principal que je vous envoiray l’année prochaine, si je ne meurs celle-cy, ou s’il ne m’arrive quelque accident extraordinaire qui m’en empesche, et je tâcheray d’en retenir une copie pour suppléer aux risques de la mer.
Dans le dessein donc que j’ay commencé pour vous, je parle de toutes mes avantures, c’est à dire, non seulement de ce qui s’est passé dans l’intérieur, mais encore de l’histoire extérieure, sçavoir des états où j’ay passé dans le siècle et dans la Religion, des Providences et conduites de Dieu sur moy, de mes actions, de mes emplois, comme je vous ay élevé, et généralement je fais un sommaire par lequel vous me pourrez entièrement connoître, car je parle des choses simplement et comme elles sont. Les matières que vous verrez dans cet abrégé y sont comprises, chacune dans le temps qu’elle est arrivée. Priez Notre Seigneur qu’il luy plaise de me donner les lumières nécessaires pour m’acquitter de cette obéissance à laquelle je ne m’attendois pas. Puisque Dieu le veut j’obéiray en aveugle : je ne sçay pas ses desseins; mais puisque je suis obligée au vœu de plus grande perfection, qui comprend de rechercher en toutes choses ce que je connoîtray luy devoir apporter ou procurer le plus de gloire, je n’ay point de répartie ni de réflexion à faire sur ce qui m’est indiqué de la part de celuy qui me tient sa place.
Au reste (il y a bien des choses, et je puis dire que presque toutes sont de cette nature, qu’il me seroit impossible d’écrire entièrement, d’autant que dans la conduite intérieure que la bonté de Dieu tient sur moy, ce sont des grâces si intimes et des impressions si spirituelles par voye d’union avec la divine Majesté dans le fond de l’âme, que cela ne se peut dire. Et de plus, il y a de certaines communications entre Dieu et l’âme qui seroient incroiables si on les produisoit au dehors comme elles se passent intérieurement. Lorsque je présenté mon Index à mon Supérieur, et qu’il en eut fait la lecture, il me dit : allez sur le champ m’écrire ces deux chapitres, sçavoir le vingt et deux et le vingt et cinq. J’obéis sur l’heure et y mis ce qu’il me fut possible, mais le plus intime n’étoit pas en ma puissance. C’est en partie ce qui me donne de la répugnance d’écrire de ces matières, quoique ce soient mes délices de ne point trouver de fond dans ce grand abyme, et d’être obligée de perdre toute parole en m’y perdant moy-même. Plus on vieillit, plus on est incapable d’en écrire, parce que la vie spirituelle simplifie l’âme dans un amour consommatif, en sorte qu’on ne trouve plus de termes pour en parler).
Il y a vingt ans que je l’aurois fait plus avantageusement et avec plus de facilité, et il y auroit des matières qui donneroient de grands sujets d’admirer la grande et prodigue libéralité de Dieu à l’endroit d’un ver de terre tel que je suis : car j’ay laissé quelques papiers à ma Révérende Mère Françoise de saint Bernard, qui sont mes oraisons des exercices de dix jours que l’obéissance m’obligea d’écrire : j’avois fait encore quelques autres remarques dans un livret touchant les mêmes matières. Si j’avois ces écrits ils me serviroient beaucoup et me rafraichiroient la mémoire de beaucoup de choses qui se sont écoulées de mon esprit. J’ai laissé deux exemplaires de tout cela, car comme mon Directeur vouloit avoir mes originaux, j’en fis une copie dans un petit livret, pour m’en servir dans les occasions. Lorsque j’étois sur le point de quitter la France je retiré adroitement les Originaux qui depuis sont demeurez avec les copies. J’ay depuis demandé les uns et les autres à cette Révérende Mère, afin qu’on ne vît aucun écrit de ma main dans le monde, mais elle me les a refusez absolument, comme elle me mortifia beaucoup avant mon départ parceque j’avois brûlé quantité d’autres papiers de cette nature.
Ces écrits, dont je viens de parler, regardent seulement la conduite de Dieu sur moy dans la France. Pour le Canada, il me seroit difficile d’écrire toutes les dispositions où je me suis trouvée depuis que Dieu m’y a appellée. J’y ay souffert de grandes croix de la part de Dieu, des créatures, et de moy-même qui suis la pire de toutes. J’en diray quelque petite chose; mais il y a bien des raisons qui m’obligent de taire le reste, et je croy que c’est la volonté de Dieu que j’en use de la sorte. Si j’avois votre oreille, il n’y a point de secret en mon cœur que je ne vous voulusse confier : Je vous ferois volontiers mes confessions générales et particulières, Dieu vous ayant marqué de son caractère saint. Vous voyez par là que je n’ay point de réserve à votre égard, et qu’il n’y a que la distance des lieux qui empêche notre commerce pour les choses de Dieu, car il n’en faut point avoir d’autre dans le temps ni dans l’éternité. Afin donc que cet Index demeure secret je l’enferme en cette lettre, laquelle par la qualité des matières que j’y traite, vous voyez qu’elle doit être particulière à vous et â moy.
[Abbrégé de la vie de la M. Marie de l’Incarnation.]
Premier état d’Oraison.
1. Par lequel Dieu fait perdre à l’âme l’affection des choses vaines et des créatures qui la tenoient attachée.
2. Inclination grande à la fréquentation des Sacrerens, et les grands effets que ces sources de sainteté opéroient en elle, particulièrement l’espérance et la confiance en Dieu.
3. Elle se sent puissamment attirée par les cérémonies de l’Église.
4. Du puissant attrait qu’elle a pour entendre les prédications, et les effets que la parole de Dieu opéroit en elle.
Second état d’Oraison.
5. Changement d’état par lequel Dieu illumine l’âme, luy faisant voir la diformité de sa vie passée.
6. Puissans effets par une opération et illumination extraordinaire causée par le sang de Jésus-Christ [6].
7. Confession de ses péchez en suite de l’opération précédente [6-7].
8. Dieu luy donne le don d’une Oraison actuelle et continuelle, par une liaison à Jésus-Christ 17].
9. Diverses illuminations ensuite de cet esprit d’oraison; plusieurs vertus luy sont aussi données, particulièrement la patience, l’humilité, et sur tout un grand amour pour la pauvreté d’esprit [8].
Troisième état d’Oraison.
Io. Par lequel Dieu luy donne un esprit de pénitence intérieure, et extérieure extraordinaire [9].
I I. Des veues et des motifs qui la portent à cet esprit de pénitence [9].
12. Des occasions que Dieu fait naître pour la faire entrer dans la pratique de l’humilité, de l’abnégation et de la patience [9].
13. Elle a tant d’amour pour les humiliations, qu’elle craint d’en perdre les occasions [9].
Quatrième état d’Oraison.
14. Par lequel Dieu ayant illuminé l’âme, il la dirige par des paroles intérieures tirées de l’Ecriture sainte [10].
15. Profonde veue de son néant ensuite de ces paroles intérieures [ 1 1 ] .
16. D’une manière de privauté avec Dieu, où l’âme se sent poussée passivement, sans qu’elle puisse agir d’une autre manière [12].
Cinquième état d’Oraison.
17. Par lequel Dieu applique l’âme à la pratique des maximes et vertus de l’Evangile enseignées par Jésus-Christ [13-14].
18. En cet état le corps étant dans le monde, l’esprit est dans la religion où se pratiquent ces saintes et divines maximes du Verbe incarné [13-14-15].
19. Le grand tracas du monde n’est pas capable de divertir l’âme de la veue de son objet spirituel, par lequel elle est portée à de plus grands actes de vertu [16].
20. Elle souffre un martyre dans le monde, le voyant si contraire à la vie et aux maximes de Jésus-Christ [17].
Sixième état d’Oraison.
21. Par lequel Dieu appelle l’âme à un état de pureté intérieure extraordinaire, laquelle par sa miséricorde il opère en elle [18].
22. En suite de l’opération précédente les trois personnes de la très-sainte 'Trinité se manifestent à elle d’une façon extraordinaire, et luy donnent diverses veues des opérations de Dieu dans les Anges et dans les âmes pures [18-19].
23. Diverses connoissances luy sont données sur la distinction des attributs divins [21 ] .
24. Des dispositions qui sont passivement données à l’âme pour la mettre dans un état de pureté capable des grandes opérations que Dieu veut faire en elle, qui la font languir d’amour et aspirer au divin mariage [20].
Septième état d’Oraison.
25. Par lequel la très-sainte Trinité se découvre de nouveau à l’âme d’une manière plus haute et plus sublime que la première; et en cette opération la deuxième personne divine la prend pour son Epouse [22].
z6. Les effets que ce divin mariage de l’âme avec la sacrée personne du Verbe opère en elle [23].
27. En cet état d’Oraison l’esprit est totalement abstrait des choses de la terre, d’où s’ensuit une continuelle extase dans l’amour de la seconde personne divine [24]. z8. Le saint Esprit par une motion continuelle luy fait chanter un épithalame par rapport à celuy du cantique des cantiques [25].
29. Langueurs amoureuses de l’âme dans lesquelles elle ne vit plus en elle, mais en celuy qui l’a toute absorbée en ses amours [26].
30. D’une suspension ou opération qui fait agoniser l’âme, la tenant dans un martyre d’amour extrême [27].
31. Du soulagement qui luy est donné dans cette opération si crucifiante, sans lequel il ne luy seroit pas possible de vivre sur la terre [27].
3z. Nouvelles souffrances et angoisses de l’âme, de se voir encore retenue dans le monde, puisque le corps ne meurt pas : Et du soulagement que Dieu luy donne à ce sujet [28].
33. Des moyens dont Dieu se sert pour luy faire quitter le monde et ses parens, afin de l’attirer dans la Religion [29].
34. Des pièges que le Diable luy dresse pour s’y opposer [3o].
Huitième état d’Oraison
35. Où est compris ce que Dieu opère en l’âme dans ce nouvel état de vie [31-32].
36. Troisième grâce par l’opération de la très-sainte Trinité, où les trois Personnes divines se communiquent à l’âme d’une manière plus sublime qu’auparavant [33].
37. De l’intelligence que Dieu luy donne de plusieurs passages de l’Écriture sainte, au sujet du sacré Verbe incarné [34].
38. Elle souffre de grandes peines intérieures; et comme la divine Majesté se sert des Révérends Pères de la Compagnie de Jésus pour l’aider [35-36].
Neuvième état d’oraison.
39. Qui porte une grâce particulière d’aider spirituellement le prochain [37].
40. Vocation particulière pour procurer le salut des âmes [38-39].
41. Dieu luy manifeste sa volonté, luy révélant qu’il se veut servir d’elle dans la mission de Canada [401.
42. Les moyens dont Dieu se sert pour venir à l’exécution de cette vocation [41].
43. Désirs qui consument l’âme touchant le salut du prochain : et l’exécution de la volonté de Dieu sur ce dessein [41].
Dixième état d’Oraison.
44. Par lequel Dieu fait mourir l’âme à ses désirs, et en ce zèle qui sembloit la dévorer, voulant triompher d’elle en luy ôtant sa volonté [42].
45 . Elle demeure heureusement captive dans les volontez de Dieu, qui luy fait voir, qu’il veut être le Maître dans l’exécution du dessein du Canada [43].
46. Révélation que Dieu donne à un saint homme touchant la vocation de le servir au salut des âmes dans la mission du Canada, ce qui s’accorde avec les opérations que la divine Majesté fait en N. à ce sujet. [C’est elle même] [44].
Onzième état d’Oraison.
47. Par lequel Dieu oblige l’âme de poursuivre l’exécution de son dessein [45].
48. Ce qui se passe en l’âme dans cette poursuite, Dieu exécutant ce dessein après l’examen et l’approbation des Supérieurs [46].
49. Disposition et visite de Dieu, qui fait voir à l’âme ce qu’elle aura à souffrir en Canada; et comme il luy manifeste sa sainte volonté [46].
50. L’amour avec lequel elle s’abandonne aux dispositions et ordonnances divines : et l’inclination qu’elle ressent de se consumer pour Jésus-Christ, en revanche de ses faveurs [47-48].
Douzième état d’Oraison.
51. L’âme expérimente ce que Dieu luy avoit fait connoître des abandonne-mens qu’elle devoit souffrir en Canada [49-51].
52. Diverses contradictions : Dispositions intérieures à ce sujet [52-53]. La nature pâtit beaucoup, et l’esprit encore plus par la révolte des passions [54]
54. Elle expérimente des tentations très-rudes et de longue durée [55].
55 . Comme elle se comporte dans ses longues croix avec le prochain, et dans les fonctions du service de Dieu [56].
56. L’âme pâtit extrêmement dans la pensée qu’elle est déchue de la perfection et de la pratique de la vertu : Ce que Dieu luy inspire à ce sujet [57].
Treizième d’état Oraison.
57. Dans lequel par une grâce spéciale que l’âme reçoit par l’entremise de la Sainte Vierge, elle est délivrée en un moment de ses crucifiantes dispositions [58].
58. La grande paix qu’elle possède dans un nouvel amour que le sacré Verbe incarné luy donne pour ses divines maximes [59-6o].
59. Le grand amour et union de sa volonté en ce que Dieu fait, et permet en elle, hors d’elle, dans les accidens, etc. [61].
6o. L’âme ayant connu la volonté de Dieu, qui se veut servir d’elle, l’exécute avec amour, et sa divine Majesté luy fournit des grâces pour cette exécution [62-63].
61. Présence et assistance de la sainte Vierge, qui accompagne l’âme dans cette exécution, d’une manière extraordinaire [64].
62. L’âme se consume de plus en plus dans les amours du sacré Verbe incarné. Divers effets de cet amour consommatif [65-66].
63. Les différences qu’il y a de cet état aux précédens, quoi qu’ils semblent avoir quelque ressemblance, au sujet du sacré Verbe incarné [67-68].
Honneur, Gloire, et Louanges au suradorable Verbe incarné.
Il me semble, mon très-cher Fils, que cet écrit court, mais substanciel vous donnera une suffisante intelligence de l’esprit intérieur qui me conduit, en attendant que je vous en puisse donner une plus ample connoissance. Priez le saint Esprit, qu’il luy plaise de me donner la lumière et la grâce de le pouvoir faire, si son saint nom en doit être glorifié. (Il m’a fait de grandes et amples miséricordes, ausquelles j’ay été infiniment éloignée de correspondre. C’est pourquoi je croy que sa divine Majesté m’ayant préparé une grande place dans le Ciel, si je luy eusse été fidèle, l’aura donnée à quelque âme plus correspondante, et peut-être à ma chère et fidèle compagne, la Mère Marie de saint Joseph. Ma privation est grande, mais elle est moindre que je ne mérite. J’aime la justice qui vange les injures de Dieu, et je me glorifieray en cela même qu’il sera glorifié en ses Saints, même à mon exclusion. C’est de là que je possède la paix de cœur, qu’il y ait des âmes selon son divin plaisir). Qu’il soit béni éternellement.
J’avois donné charge qu’on vous envoiât une copie du récit que j’ay fait à nos Mères, de la vie et de la mort de notre chère défunte. On me mande qu’on ne l’a pas encore fait, parce que cet écrit est tombé entre les mains du R. Père le Jeune. Ce bon Père en a pris ce qu’il a voulu pour mettre dans la Relation, sans que je l’en eusse prié. Il m’a beaucoup obligée de le faire, mais il m’eût fait un singulier plaisir de ne point faire paroître mon nom. Moy qui ne sçavois rien de tout cela, étant Lectrice au réfectoir, je me trouvé justement à commencer par cette histoire. J’en eus de la confusion et la quitté pour la faire lire à une autre. Le souvenir de cette chère Mère m’est précieux, et je ne pense à elle et n’en parle qu’avec tendresse. Dieu nous fasse la grâce de l’imiter afin de participer aux biens qu’elle possède.
De Québec le 26. d’Octobre 165 3.
Mon très cher fils. Jésus soit notre vie et notre tout pour l’Eternité. Je ne puis laisser partir les vaisseaux, sans vous dire quelque chose de ce qui s’est passé en cette nouvelle Église depuis l’année dernière. Je vous mandé ce qui s’étoit passé dans la captivité du Révérend Père Poncet, et comme il fut ramené après plusieurs travaux que les Hiroquois lui avoient fait souffrir. Depuis ce temps-là (il nous a paru par tout ce qui s’est passé, que Dieu s’est contenté de l’offre que ce bon Père lui a faite de mourir comme Victime, afin de l’appaiser, et de donner par sa mort la paix à tout le pais : Car depuis ce temps-là les Hiroquois n’ont fait que des allées et des venues pour la demander. Et ce qui est le plus merveilleux, ceux des Nations voisines qui ne sçavoient pas ce qui se passoit chez les autres, sont venus en même temps pour traitter avec nous.) Pour marque qu’ils demandent la paix avec sincérité, aiant appris qu’une Nation barbare avoit pris un jeune homme de l’habitation de Montréal, et qui étoit le Chirurgien de la Colonie Françoise, ils l’ont racheté à leurs dépens, et l’ont rendu à son habitation. Ils ont fait des présens considérables, afin qu’on leur donnât des François pour hiverner avec eux, et être les témoins de leur fidélité. On leur en a donné deux qui se sont volontairement offerts. Durant tout le temps qu’ils ont demeuré parmi eux, ils les ont chéri et aimez extraordinairement, et enfin ils les ont ramenez au Printemps portant avec eux des Lettres des Hollandois qui assurent que c’est tout à bon que les Hiroquois demandent la paix.
Tout le long de l’année les François, les Hurons, les Algonguins, et les Montagnez ont vécu ensemble comme frères. L’on a fait les semences, les récoltes, et le trafic avec une entière liberté; et cependant les pauvres Sauvages en général n’osent se fier aux Hiroquois après tant d’expériences qu’ils ont de leur infidélité. Ils disent sans cesse à nos François, que les Hiroquois sont des fourbes, et que toutes les propositions de paix qu’ils font, ne sont que des déguisemens, qui tendent à nous perdre. Ils le disent encore aux Hiroquois mêmes, ce qui a pensé tout gâter et rompre plus que jamais. Mais enfin les Hiroquois ont poursuivi avec tant d’instance, qu’on s’est rendu à leur prière. C’est une chose admirable de les entendre haranguer sur les affaires de la paix; car ils ne se sont voulu servir que des personnes les plus considérables d’entre eux, pour être les Ambassadeurs de ce traitté, et ceux qui les ont entendus, avouent qu’ils ont beaucoup d’esprit et de conduite.
Au mois de Juillet dernier ils sont venus trouver Monsieur le Gouverneur de la nouvelle France, et les Révérends Pères, où après plusieurs conseils et présens, ausquels on a répondu de part et d’autre, on leur a accordé qu’un Père les iroit visiter, et qu’il feroit le tour de leurs cinq nations pour connoître s’ils conspiroient tous dans le désir de la paix. Le Révérend Père le Moine qu’ils appellent en leur langue Ondeson fut nommé pour cela avec un honnête jeune homme François qui s’offrit pour l’accompagner. Ils partirent avec les Ambassadeurs, qui promirent de les ramener dans cinquante jours. Ils ne furent pas à mi-chemin que des Messagers coururent comme des Cerfs par tous les villages des cinq Nations, criant à haute voix : Ondeson vient, Ondeson vient. A ce bruit il se fit un concours de peuple pour lui venir au devant afin de lui faire honneur. L’on n’a jamais rien veu de semblable parmi ces Barbares. Ce n’étoit que festes et festins. Chez les Hurons et parmi les autres Nations les Révérends Pères n’osoient quasi parler dans les commencemens; il leur falloit souffrir des gênes extrêmes jusqu’à ce qu’ils les eussent apprivoisez. Mais ceux-ci ont honoré le Père dès l’abord, lui donnant par tout la première place, et le priant de présider en tous leurs conseils.
Ils lui disoient : Prie le Maître de nos vies : Fais ce que tu sçais qu’il faut faire; car nous-autres nous ne sommes que des bêtes. Nous te déclarons que nous voulons embrasser la Foi, et croire en celui qui est le Maître de nos vies. Nous aimons les robes noires, parce qu’ils aiment la pureté, et qu’ils ont la véracité, et qu’ils s’intéressent dans les affaires de leurs troupeaux. Ils disoient cela, parce qu’ils avoient veu comme ils s’étoient exposez à la mort chez les Hurons, afin de les secourir. Ceux-là même qui avoient fait mourir les Pères de Brébeuf et Garnier lui donnèrent les livres qu’ils leur avoient ôtez au temps de leur martyre, et qu’ils avoient gardez depuis comme des choses dont ils faisoient estime. On apporta ensuite plusieurs enfans au Père, afin qu’il les baptizât. Une Esclave Huronne fort bonne Chrétienne, aiant instruit une grande fille durant le temps de sa captivité, la présenta aussi pour être baptisée. Le Père lui dit : Pourquoi, ma Sœur, ne l’as-tu pas baptisée? Ne t’ai-je pas autrefois instruite sur ces matières? Elle répartit : Je ne croiois pas, mon Père, que mon pouvoir se pat étendre sur de grandes personnes, mais seulement sur des enfans malades. Alors le Père la trouvant suffisamment instruite, la baptisa.
Dans ce Bourg qui étoit celui des Onontageronons, et le capital de la Nation, le Père trouva parmi les esclaves les Hurons, qui composoient autrefois son troupeau au Bourg de saint Michel. Ces pauvres Captifs voiant leur bon Père, furent comme ressuscitez de mort à vie, et pour leur donner la joie entière, il les confessa, et leur administra les Sacremens. Considérez, je vous prie, les ressorts admirables de la divine Providence. Dieu a permis que ces pauvres Chrétiens aient été pris par ces Barbares pour le salut de leur Nation : Car ce sont eux qui leur ont donné la connoissance de Dieu, et qui ont jetté parmi eux les premières semences de la Foi.
C’est par eux qu’ils ont connu et les Pères et nous qu’ils appellent les Filles saintes.
Aussi leurs Ambassadeurs n’ont pas manqué de nous rendre visite. Ils ont admiré nos Séminaires sauvages, les entendant chanter les louanges de Dieu en trois langues différentes. Ils étoient ravis de les voir si bien dressées à la Françoise. Mais ce qui les toucha le plus, fut de voir que ne nous touchant en rien, nous en faisions estime, les aimant et caressant comme les mères aiment et caressent leurs enfans. Mais je retourne au Père que j’ai laissé parmi les Hiroquois.
Ces peuples donc firent de beaux présens et en grande quantité; mais le plus précieux fut celui qui signifioit qu’ils vouloient croire en Dieu, et un autre pour être présenté à Achiendasé, c’est ainsi qu’ils appellent le Révérend Père Supérieur des Missions, afin qu’il envoiât des Pères en leur pais pour y faire une maison fixe. Dès lors ils désignèrent une très-belle place sur le bord d’une grande rivière, où est l’abord de toutes les Nations. Lors qu’ils jettoient les projets de cette habitation il arriva une chose remarquable. Il y a proche de ce lieu une grosse fontaine qui se décharge dans un grand bassin que la Nature a formé pour recevoir ses eaux.
Nos François en aïant goûté, ont trouvé qu’elle étoit salée : Ils en ont fait bouillir de l’eau, et ont trouvé que c’est une saline qui fait de très-beau et très-bon sel. Les Sauvages qui tutoient cette eau, et la prenoient pour un poison, trouvèrent admirable cette façon de faire du sel d’une chose si méchante, et tiennent cela pour un miracle des François. Ce n’est pas un miracle, mais ce sera un trésor pour les François, qui doivent y aller habiter.
Lorsque le Père étoit là, on levoit une compagnie de deux mille hommes, pour aller en guerre contre la Nation du Chat. Le Capitaine qui la devoit commander, étoit l’un des Ambassadeurs qui étoit venu demander la paix. Lorsqu’il fut prêt de partir, il vint prier le Père qui l’avoit instruit en chemin, de le vouloir baptiser. Mais il y trouva de la difficulté, et lui dit : qu’il lui confèreroit ce Sacrement à son retour de la guerre. Mais, mon frère, repartit le Sauvage, tu sçais que je vas en guerre, et que j’y puis être tué : si je meurs, me promets-tu que je n’irai point dans les feux. A ces paroles, le Père le baptisa.
Le Père étant à Onontagé, il arriva un accident qui pensa tout rompre. Le feu prit dans le Bourg, sans qu’on sçut comment, où il brûla vingt cabanes chacune de cinquante ou soixante piez de long. C’étoit pour faire croire à ces Barbares que le Père étoit sorcier, et qu’il avoit fait venir le Diable pour les brûler. Il commençoit déjà de se disposer à la mort, connoissant l’humeur de ces Payens. Il s’avisa néanmoins d’un moien qui lui réussit, sçavoir de les aller consoler par le moïen de son Hôte, et de leur offrir un présent pour essuier leurs larmes : ils se sentirent si obligez de cette compassion, que le Père leur témoignoit, que bien loin de s’irriter contre luy, ils demeurèrent pleinement confirmez que les François et les Pères étoient leurs amis.
Les Hiroquois ont ramené le Père selon leur promesse dans le temps qu’ils avoient marqué. Il n’est pas croiable combien les François et nos nouveaux Chrétiens ont été ravis de son retour, et de l’heureux sucrez de son voiage. Il restoit seulement une difficulté qui empêchoit que la joie ne fût entière. C’est que les Agnerognons n’avoient point paru dans tous les conseils qui furent tenus à Onontagé, ce qui faisoit craindre qu’ils ne couvassent quelque mauvais dessein. Mais les Hurons qui y avoient été envoiez, et qui sont de retour du jour d’hier, ont rapporté qu’ils sont du parti de la paix, et qu’il n’y a nul sujet de craindre de leur part : Que s’ils ne se sont pas trouvez aux assemblées, ils en ont fait des excuses, disant qu’ils en ont été empêchez par la guerre qu’ils avoient contre les Sauvages de la nouvelle Angleterre.
Toutes les parties conspirant donc dans le même dessein, il a été conclu que les Révérends Pères iront au printemps de l’année prochaine avec trente François. Dès cette heure il y a des dispositions pour cinq Missions, qui trouveront abondamment à y exercer leur emploi : Et, ce qui leur sera avantageux, c’est que les Hiroquois sçavent la langue Huronne, les Pères qui y doivent aller la sçavent aussi, et par ce moien l’on peut dire que tout est prest; dès à present le Père le Moine y retourne pour hiverner et pour disposer toutes choses.
Si cette paix dure, comme il y a lieu de l’espérer, ce pais sera très-bon et très-commode pour l’établissement des François, qui se multiplient beaucoup et font assez bien leurs affaires par la culture des terres qui deviennent bonnes à présent que l’on abat ces grandes forests qui la rendoient si froide. Après trois ou quatre années de labour, elle est aussi-bonne, et par endroits meilleure qu’en France. L’on y nourrit des bestiaux pour vivre et pour avoir des laitages. Cette paix augmente le commerce, particulièrement des Castors dont il y a grand nombre cette année, parce qu’on a eu la liberté d’aller par tout à la chasse sans crainte. Mais le trafic des âmes est le contentement de ceux qui ont passé les mers pour les venir chercher, afin de les gagner à Jésus-Christ. L’on en espère une grande moisson par l’ouverture des Hiroquois. Des sauvages fort éloignez disent qu’il y a au-dessus de leur pais une Rivière fort spacieuse qui aboutit à une grande mer que l’on tient être celle de la Chine. Si avec le temps cela se trouve véritable, le chemin sera fort abbrégé, et il y aura facilité aux ouvriers de l’Évangile d’aller dans ces Royaumes vastes et peuplez : le temps nous rendra certains de tout.
Voilà un petit abbrégé des affaires générales du pais. Quant à ce qui regarde notre Communauté et notre Séminaire, tout y est en assez bonne disposition, grâces à notre Seigneur. Nous avons de fort bonnes Séminaristes que les Ambassadeurs Hiroquois ont veues à chaque fois qu’ils sont venus en Ambassade. Comme les Sauvages aiment le chant, ils étoient ravis, comme j’ay déjà dit, de les entendre si bien chanter à la Françoise, et pour marque de leur affection, ils leur rendoient la pareille par un autre chant à leur mode, mais qui n’étoit pas d’une mesure si réglée. Nous avons des Huronnes que les Révérends Pères ont jugé à propos que nous élevassions à la Françoise : car comme tous les Hurons sont à présent convertis, et qu’ils habitent proche des François, on croit qu’avec le temps ils pourront s’allier ensemble, ce qui ne se pourra faire que les filles ne soient francisées tant de langage que de mœurs. Dans le traitté de paix on a proposé aux Hiroquois de nous amener de leurs filles, et le R. Père le Moine à son retour de leur pais nous devoit amener cinq filles des Capitainesses, mais l’occasion ne lui en fut pas favorable. Ces capitainesses sont des femmes de qualité parmi les Sauvages qui ont voix delibérative dans les Conseils, et qui en tirent des conclusions comme les hommes, et même ce furent elles qui déléguèrent les premiers Ambassadeurs pour traiter de la paix.
Enfin la moisson va être grande, et j’estime qu’il nous faudra chercher des ouvriers. L’on nous propose et l’on nous presse de nous établir à Mont-Réal, mais nous n’y pouvons entendre si nous ne voions une fondation, car on ne trouve rien de fait en ce pais, et l’on n’y peut rien faire qu’avec des frais immenses; ainsi quelque bonne volonté que nous aions de suivre l’inclination de ceux qui nous y appellent, la prudence ne nous permet pas de faire autrement. Aidez-nous à bénir la bonté de Dieu de ses grandes miséricordes sur nous, et de ce que non seulement il nous donne la paix, mais encore de ce que de nos plus grands ennemis il en veut faire ses enfans, afin qu’ils partagent avec nous les biens d’un si bon Père.
De Québec le 24. Septembre 1654.
Mon très-cher et bien-aimé Fils. Ce m’a été une grande privation de voir un Navire arrivé, et de ne point recevoir de lettres de votre part. J’ay pourtant été toujours persuadée que vous m’aviez écrit; mais j’ay cru, et je ne me suis pas trompée, que vos lettres étoient dans le premier vaisseau, qui nous apportoit la nouvelle que nous aurions un Evêque cette année, mais qui n’a paru que long-temps après les autres. Ce retardement a fait que nous avons plutôt reçu l’Évêque que la nouvelle qui nous le promettoit. Mais ça été une agréable surprise en toutes manières : Car outre le bonheur qui revient à tout le pais d’avoir un Supérieur Ecclésiastique, ce lui est une consolation d’avoir un homme dont les qualitez personnelles sont rares et extraordinaires. Sans parler de sa naissance qui est fort illustre, car il est de la maison de Laval, c’est un homme d’un haut mérite et d’une vertu singulière. J’ay bien compris ce que vous m’avez voulu dire de son élection; mais que l’on dise ce que l’on voudra, ce ne sont pas les hommes qui l’ont choisi. Je ne dis pas que c’est un saint, ce seroit trop dire : mais je dirai avec vérité qu’il vit saintement et en Apôtre. Il ne sçait ce que c’est que respect humain. Il est pour dire la vérité à tout le monde, et il la dit librement dans les rencontres. Il falloit ici un homme de cette force pour extirper la médisance qui prenoit un grand cours, et qui jettoit de profondes racines. En un mot sa vie est si exemplaire qu’il tient tout le pais en admiration. Il est intime ami de Monsieur de Bernières avec qui il a demeuré quatre ans par dévotion; aussi ne se faut-il pas étonner si aiant fréquenté cette échoie il est parvenu au sublime degré d’oraison où nous le voions. Un Neveu de Monsieur de Bernières l’a voulu suivre /229. C’est un jeune Gentilhomme qui ravit tout le monde par sa modestie. Il se veut donner tout à Dieu à l’imitation de son Oncle, et se consacrer au service de cette nouvelle Église : Et afin d’y réussir avec plus d’avantage, il se dispose à recevoir l’Ordre de Prêtrise des mains de notre nouveau Prélat. Je vous ay dit que l’on n’attendoit pas d’Evêque cette année. Aussi n’a-t-il rien trouvé de prest pour le recevoir quand il est arrivé. Nous lui avons prêté notre Séminaire qui est à un des coins de notre clôture et tout proche la Parroisse /230. Il y aura la commodité et l’agréement d’un beau jardin : Et afin que lui et nous soions logez selon les Canons; il a fait faire une clôture de séparation. Nous en serons incommodées, parce qu’il nous faut loger nos Séminaristes dans nos apartemens; mais le sujet le mérite et nous porterons cette incommodité avec plaisir jusqu’à ce que sa Maison Episcopale soit bâtie.
Dés qu’il fut sacré Evêque à Paris, il demanda au R. Père Général des Jésuites le Père Lallemant, qui depuis trois mois étoit Recteur de la Flèche, afin de l’accompagner. C’est un bien pour tout le pais, et pour nous en particulier; pour moy encore plus que pour tout autre : Car je vous dirai en confiance que je souffrois dans la privation d’une personne à qui je puisse communiquer de mon intérieur. Toute l’année j’ay eu un mouvement intérieur que notre Seigneur m’envoiroit du secours. Il l’a fait lors qu’il étoit temps; que son saint nom en soit éternellement béni.
Vous sçavez ce qui s’est passé les années dernières au sujet de Monsieur l’Abbé de Quellus. Il est à présent Directeur d’un Séminaire de Prêtres de saint Sulpice de Paris que Monsieur de Bretonvilliers a entrepris de bâtir à Mont-Réal avec une très-belle Église. Cet Abbé, dis-je, est descendu de Mont-Réal pour saluer notre Prélat, il étoit établi Grand-Vicaire en ce lieu-là par Monseigneur l’Archevêque de Rouen, mais aujourd’huy tout cela n’a plus de lieu, et son autorité cesse. Les progrès néanmoins de la Mission y sont grands : Il y est venu des Hospitalières de la Flèche, l’on y va faire tout d’un coup l’établissement de trente familles, le dernier vaisseau aiant amené à cet effet un grand nombre de filles. On nous presse aussi de nous y établir, mais nous ne sommes pas en état de le faire. Monseigneur notre Prélat aura l’inspection sur tout cela, quoi qu’il ne soit ici que sous le titre d’Evêque de Pétrée et non pas de Québec ou de Canada. Ce titre a bien fait parler du monde : Mais cela s’est fait de la sorte au sujet d’un différent qui est entre la Cour de Rome et celle de France. Le Roy veut que l’Evêque de Canada dépende de lui et lui prête Serment de fidélité comme les autres de France : Et le saint Père prétend avoir quelque droit particulier dans les Nations étrangères ; c’est pour cela qu’il nous a envoié un Evêque, non comme Evêque du pais, mais comme Commissaire Apostolique, sous le titre étranger d’Evêque de Pétrée.
Vous êtes en peine des affaires de ce pais. Elles sont comme elles étoient avant que les Hiroquois eussent fait la paix, car ils l’ont rompue, et ont déjà tant pris que tué neuf François dans une rencontre où on ne les attendoit pas, et où même on ne croioit pas qu’ils eussent de mauvais desseins contre les François. Ils ont déjà fait brûler tout vif un de leurs prisonniers, ce sera merveille si les autres ont un meilleur traitement. L’on a aussi depuis tué onze de leurs gens, et l’on se donne de garde des autres : Car l’on a apris d’un Huron captif qui les a quittez, qu’ils préparent une puissante armée pour venir enlever nos nouveaux Chrétiens, et comme je croi, autant de François qu’ils pourront. Ce Huron s’est sauvé en cette sorte. Un canot d’Hiroquois où il étoit, voiant un canot de Hurons qui alloient harponner Ce l’anguille, le laissa passer pour se jetter dessus quand ils ne seroient plus unis et en état de se défendre. Ce captif touché de tendresse pour ceux de sa Nation, se déroba de ses Maîtres, qui étoient décendus à terre, et retourna sur ses pas donner avis à ses compatriotes du dessein des Hiroquois, et du danger où ils étoient. Ils s’embarquèrent au plutôt et lui avec eux, et tous ensemble vinrent en diligence à Québec, où ils donnèrent avis des entreprises des Hiroquois; sans cela il y auroit eu bien des têtes cassées, car outre les Hurons qui n’auroient pu éviter leur rage, ils se seroient glissez parmi les moissonneurs qui sous la bonne foy de la paix travailloient sans crainte et sans défiance. En effet cela est arrivé aux trois Rivières où ils ont pris les neuf François dont je viens de parler. A l’heure que j’écris cecy Monsieur notre Gouverneur est en campagne pour leur donner la chasse ou pour en prendre quelqu’un. Ce qui l’a fait sortir est que les Hiroquois qu’il tenoit prisonniers entre de bons murs fermez de portes de fer, aiant apris que leur Nation avoit rompu la paix, et croiant qu’on ne manqueroit pas de les brûler tous vifs, ont forcé cette nuit leur forteresse, et ont sauté les murailles du Fort. La sentinelle les voiant a fait le signe pour avertir, et aussi-tôt l’on a couru après. Je ne sçay pas encore si on les a pris, car ces gens-là courent comme des Cerfs.
Vous m’étonnez de me dire que nos Mères nous vouloient rappeller: Dieu nous préserve de cet accident. Si nous n’avons pas quitté après notre incendie et pour toutes nos autres pertes, nous ne quitterons pas pour les Hiroquois, à moins que tout le pais ne quitte ou qu’un Supérieur ne nous y oblige, car nous sommes filles d’obéissance, et il la faut préférer à tout. Je suis néanmoins trompée si jamais cela arrive. L’on dit bien qu’une armée des ennemis se prépare pour venir ici, mais à présent que leur dessein est évanté cela ne leur sera pas facile. Si néanmoins notre Seigneur les laissoit faire, ils nous auroient perdus il y a long-temps, mais sa bonté renverse leurs desseins nous en donnant avis, afin que nous nous en donnions de garde. Si les affaires étoient en hazard, je serois la première à vous en donner avis, afin de vous faire pourvoir à nos sûretez, puisque nos Mères vous en confient leur sentiment. Mais grâces à Dieu nous ne voions et ne croions pas que cela arrive. Si pourtant il arrivoit contre nos sentimens, ne serions nous pas heureuses de finir nos vies au service de notre Maître et de les rendre à celui qui nous les a données. Voilà mes sentimens que vous ferez sçavoir à nos Mères, si vous le jugez à propos.
Mon sentiment particulier est que si nous souffrons en Canada pour nos personnes, ce sera plutôt par la pauvreté que par le glaive des Hiroquois. Et pour le pais en général, sa perte, à mon avis, ne viendra pas tant du côté de ces barbares que de certaines personnes qui par envie ou autrement écrivent à Messieurs de la Compagnie quantité de choses fausses contre les plus saints et les plus vertueux, et qui déchirent même par leurs calomnies ceux qui y maintiennent la justice, et qui le font subsister par leur prudence. Comme ces mauvais coups se font en cachette on ne les peut parer; et comme la nature corrompue se porte plutôt à croire le mal que le bien, on les croit facilement. De là vient que lors qu’on y pense le moins on reçoit ici des ordres et des arrests très-fâcheux. En tout cela Dieu est très-grièvement offensé, et il nous feroit une grande grâce s’il purgeoit le pais de ces esprits pointilleux et de contradiction.
Le dernier vaisseau s’est trouvé à son arrivée infecté de fièvres pourprées et pestilentieles. Il portoit deux cens personnes qui ont presque tous été malades. Il en est mort huit sur mer, et d’autres à terre. Presque tout le pais a été infecté, et l’Hôpital rempli de malades. Monseigneur notre Prélat y est continuellement pour servir les malades, et faire leurs licts. On fait ce que l’on peut pour l’en empêcher et pour conserver sa personne, mais il n’y a point d’éloquence qui le puisse détourner de ces actes d’humilité. Le R. Père de Quen par sa grande charité a pris ce mal et en est mort. C’est une perte notable pour la Mission : Car c’étoit l’ancien Missionnaire des Algonguins où il avoit travaillé depuis vingt-cinq ans avec des fatigues incroiables. Enfin quittant la charge de Supérieur des Missions, il a perdu la vie dans l’exercice de la charité. Deux Religieuses Hospitalières ont été fort malades de ce mal ; grâces à Dieu, notre Communauté n’en a point été attaquée : Nous sommes ici dans un lieu fort sain et exposé à de grands vents qui nettoient l’air. Pour mon particulier ma santé est très-bonne : Je ne laisse pas de soupirer puissamment aprés l’Eternité, quoique je sois disposée à vivre tant qu’il plaira à notre Seigneur.
Mon très-cher Fils. J’ay reçu votre lettre du 26. Mars, sans avoir veu lesautres dont vous me parlez. L’on dit qu’elles ont été brouillées et ensuite portées à l’Acadie : Si cela est nous ne les pourrons recevoir que l’année prochaine. Celles de Monsieur le Gouverneur et de nos Révérends Pères, et quasi toutes les autres sont tombées dans la même fortune. Il me suffit, mon très-cher Fils, que j’aie apris de vous même votre bonne disposition pour en rendre grâce à celuy qui vous la donne. Je vous ay déjà écrit une lettre bien ample par le premier vaisseau parti au Mois de Juillet, une autre plus courte par le R. P. le Jeune, et une troisième par un autre navire, afin de vous ôter l’appréhension que vous pouriez avoir à notre sujet, entendant parler des insultes que nous font les Hiroquois. Notre bon Dieu nous en a délivrées par sa grande miséricorde : ils sont retournez en leur pais, et pendant qu’on trairte avec eux pour l’échange de quelques prisonniers, on prend favorablement le temps pour serrer les moissons; Elles sont déjà bien avancées, et les nôtres sont faites; car on ne lève les grains qu’en Septembre, elles vont quelquefois jusques en Octobre, en sorte que la nège surprend les paresseux. Depuis quelques mois les Outasak sont venus avec un grand nombre de canots chargez de castors, ce qui relève nos Marchands de leurs pertes passées, et accommode la plus part des Habitans : car sans le commerce le pais ne vaut rien pour le temporel. Il peut se passer de la France pour le vivre; mais il en dépend entièrement pour le vêtement, pour les outils, pour le vin, pour l’eau de vie et pour une infinité de petites commoditez, et tout cela ne nous est apporté que par le moien du trafic.
Après ce petit mot de l’état du pals, je répond à la vôtre après vous avoir dit que Dieu par sa miséricorde me conserve la santé et que toute notre Communauté est dans une paix et dans une union aussi parfaite qu’on la sçauroit souhaitter. Notre Révérende Mère de saint Athanase a été continuée en sa charge dans l’élection que nous avons faite au mois de Juin dernier . (Pour moy j’ay toujours les affaires de la Maison sur les bras, je les porte par acquiescement aux ordres de Dieu, car toute ma vie j’ay eu de l’aversion des choses temporelles, sur tout en ce pais où elles sont épineuses au point que je ne vous puis exprimer. Mon cœur néanmoins et mon esprit sont en paix dans les tracas de cette vie si remplie d’épines; et j’y trouve Dieu, qui me soutient par sa bonté et par sa miséricorde, et qui ne me permet pas de vouloir autre chose que ce qu’il voudra de moy dans le temps et dans l’éternité. Par ce peu de mots, vous voiez, mon très-cher Fils, ma disposition présente, et que je suis à la bonté divine par l’abandon d’un esprit de sacrifice continuel. Je ne sçay si aiant passé soixante ans, il durera encore longtemps. Les pensées que le terme de la vie approche, sans que j’y fasse réflexion me donnent de la joye : mais quand je m’en aperçois, je la mortifie pour me tenir en mon esprit de sacrifice, et pour attendre ce coup final dans le dessein de Dieu, et non dans la jubilation où mon esprit voudroit s’emporter, se voiant sur le point d’être dégagé des liens de cette vie basse et terrestre, et si pleine de pièges : car sans parler de ceux du dehors qui sont infinis, qui ne refuiroit ceux de la nature, qui plus ils vieillissent, plus ils sont subtils et à craindre?) Priez Dieu, puisqu’il veut que je vive, qu’il me délivre de leur malignité.
Monseigneur notre Prélat est tel que je vous l’ay mandé par mes précédentes, scavoir très-zélé et inflexible. Zélé pour faire observer tout ce qu’il croit devoir augmenter la gloire de Dieu; et inflexible, pour ne point céder en ce qui y est contraire. Je n’ay point encore veu de personnes tenir si ferme que luy en ces deux points. C’est un autre saint Thomas de Villeneuve pour la charité et pour l’humilité, car il se donneroit luy-même pour cela. Il ne réserve pour sa nécessité que le pire. Il est infatigable au travail; c’est bien l’homme du monde le plus austère et le plus détaché des biens de ce monde. Il donne tout et vit en pauvre, et l’on peut dire avec vérité qu’il a l’esprit de pauvreté. Ce ne sera pas luy qui se fera des amis pour s’avancer et pour accroître son revenu, il est mort à tout cela. Peut-être (sans faire tort à sa conduite) que s’il ne l’étoit pas tant, tout en iroit mieux; car on ne peut rien faire ici sans le secours du temporel : Mais je me puis tromper, chacun a sa voye pour aller à Dieu. Il pratique cette pauvreté en sa maison, en son vivre, en ses meubles, en ses domestiques; car il n’a qu’un Jardinier, qu’il prête aux pauvres gens quand ils en ont besoin, et un homme de chambre qui a servi Monsieur de Bernières. Il ne veut qu’une maison d’emprunt, disant que quand il ne faudroit que cinq sols pour luy en faire une, il ne les voudroit pas donner. En ce qui regarde néanmoins la dignité et l’authorité de sa charge, il n’omet aucune circonstance. Il veut que tout se fasse avec la majesté convenable à l’Église autant que le pais le peut permettre. Les Pères luy rendent toutes les assistances possibles, mais il ne laisse pas de demander des Prêtres en France, afin de s’appliquer avec plus d’assiduité aux charges et aux fonctions ecclésiastiques.
Monsieur le Gouverneur fait de son côté paroître de jour en jour son zèle pour la conservation et pour l’accroissement du pais. Il s’applique à rendre la justice à tout le monde. C’est un homme d’une haute vertu et sans reproche. Je vous ay mandé par mes dernières les soins qu’il a eu pour notre conservation, étant venu luy-même plusieurs fois dans notre Monastère pour visiter les lieux et les faire fortifier, ordonnant des corps de gardes, afin que nous fussions hors des dangers des Hiroquois, dans le temps de leurs remuemens. En votre consideration, j’ay souvent l’honneur de sa visite, outre celles qu’il donne à notre Révérende Mère. Il y a toujours à profiter avec luy, car il ne parle que de Dieu et de la vertu, hors la nécessité de nos affaires que nous luy communiquons comme à une personne de confiance et remplie de charité. Il assiste à toutes les dévotions publiques, étant le premier à donner l’exemple aux François et à nos nouveaux Chrétiens. Nous avons rendu grâces à Dieu apprenant qu’il étoit continué en sa charge pour trois ans. La joye a été universelle et publique, et nous souhaitterions qu’il y fut continué par Sa Majesté le reste de ses jours. Si Messieurs de la Compagnie sçavoient son mérite, ils s’emploiroient assurément à se procurer ce bien à eux-mêmes et à tout le pais.
Les bonnes Mères hospitalières qui vinrent l’année dernière s’établir à Mont-Réal, ont été à la veille de repasser en France. Leur fondation étoit entre les mains de Monsieur N. receveur des Tailles qui est mort assez mal en ses affaires, et comme sa charge et ses biens ont été saisis, les deniers de ces pauvres filles s’y sont trouvez envelopez, et on les tient comme perdus. Mais Monseigneur notre Prélat les a retenues sur la requeste qui luy a été présentée par les habitans de Mont-Réal; car ce sont des filles d’une grande vertu et édification. On nous y demande aussi, mais Monseigneur a répondu pour nous, que nous ne pouvions y aller sans une fondation assurée. Vous ne sçauriez croire combien dans les apparences humaines ce pais est peu assuré, et avec ce peu d’assurance l’on y fait par nécessité des dépenses incroiables. C’est un mal commun et nécessaire. Nous nous sommes veues à la veille que tout étoit perdu : Et en effet cela seroit arrivé, si l’armée des Hiroquois qui venoit ici et qui nous eût trouvez sans défense n’eût rencontré dix-sept François et quelques Sauvages Chrétiens, qu’ils ont pris et menez en leur pais. Je vous en ay mandé l’histoire bien au long dans une autre lettre. A présent que leur retour a donné le loisir de se fortifier, l’on n’a pas tant sujet de craindre, sur tout dans nos maisons de pierre, d’où l’on dit qu’ils ne s’approcheront jamais, parce qu’ils croient que ce sont autant de forts. Nonobstant tout cela nous avons fait une bonne provision de poudre et de plomb, et avons emprunté des armes qui sont toujours prêtes en cas d’alarmes. C’est une chose admirable de voir les providences et les conduites de Dieu sur ce pais, qui sont tout à fait au dessus des conceptions humaines. D’un côté, lorsque nous devions être détruits, soixante hommes qui étoient partis pour aller prendre des Hiroquois ont été pris eux-mêmes et immolez pour tout le pais. D’ailleurs les François d’ici et les Algonquins prennent presque tous les avant-coureurs des Hiroquois qui étant exposez au feu découvrent tout le secret de la nation. Enfin Dieu détourne les orages lors qu’ils sont prests de fondre sur nos têtes; et nous sommes si accoutumés à cette providence, qu’un de nos domestiques que je faisais travailler à nos fortifications, me dit avec une ferveur toute animée de confiance : Ne vous imaginez pas, ma Mère, que Dieu permette que l’ennemi nous surprenne; il envoyera quelque Huron par les prières de la sainte Vierge, qui nous donnera tous les avis nécessaires pour notre conservation. La sainte Vierge a coutume de nous faire cette faveur en toutes occasions, elle le fera encore à l’avenir. Ce discours me toucha fort, et nous en vîmes l’effet dès le jour même ou le lendemain, que deux Hurons qui avoient été pris et qui s’étoient sauvez comme miraculeusement par l’assistance de la sainte Vierge, arrivèrent et apportèrent la nouvelle de la prise de nos François, et que l’ennemi s’étoit retiré en son pais. Cette nouvelle fit cesser la garde dans tous les lieux, excepté dans les forts, et tout le monde commença à respirer, car il y avoit cinq semaines qu’on n’avoit point eu de repos ni de jour ni de nuit, tant pour se fortifier que pour se garder. Pour moy je vous assure que j’étois extrêmement fatiguée; car nous avions vingt-quatre hommes sur lesquels il falloit que je veillasse continuellement pour leur donner tous leurs besoins de guerre et de vivres. Ils étoient divisez en trois corps de garde, et faisoient la ronde toute la nuit par des ponts de communication, qui alloient par tout : ainsi ils nous gardoient fort exactement. Je veillois au dessus de tout cela : Car encore que je fusse enfermée dans notre Dortoir, mon oreille néanmoins faisoit le guet toute la nuit de crainte d’alarme, et pour être toujours prête à donner à nos Soldats les munitions nécessaires en cas d’attaque. Enfin, nous fûmes heureuses d’être délivrées de ce fardeau, et l’on en chanta le Te Deum en toutes les Églises. Il y a près de cinq mois qu’il se fait tous les jours un salut solemnel où le S. Sacrement est exposé, afin qu’il plaise à Dieu de protéger le pais. Voilà mon papier rempli, il faut que je finisse, vous suppliant de joindre vos prières aux nôtres, et de nous procurer encore celles de mes Révérends Pères vos bons Religieux.
Mon très-cher et bien-aimé Fils. Je vous ay écrit par tous les vaisseaux. Voici le dernier que je ne puis laisser partir sans me consoler avec vous, vous disant adieu pour cette année. Plusieurs des plus honêtes gens de ce pais sont partis pour aller en France : Et particulièrement le R. P. le Jeune y va pour demander du secours au Roy, contre nos ennemis que l’on a dessein d’aller attaquer en leurs pais. L’on espère que Sa Majesté en donnera, et en cette attente l’on fait ici un grand nombre de petits batteaux qui ne sont guères plus grands que les canots des Hiroquois, c’est à dire, propres à porter quinze ou vingt hommes. Il est vray que si l’on ne va humilier ces barbares, ils perdront le pais, et ils nous chasseront tous par leur humeur guerrière et carnacière. Ils chasseront, dis-je, ceux qui resteront, car avant que d’en venir là, ils en tueront beaucoup, et tous si on les laisse faire. Il n’y a nulle assurance à leur paix, car ils n’en font que pour allonger le temps, et prendre l’occasion de faire leur coup, et d’exécuter leur dessein, qui est de rester seuls en toutes ces contrées, afin d’y vivre sans crainte, et d’avoir toutes les bêtes pour vivre et pour en donner les peaux aux Hollandois. Ce n’est pas qu’ils les aiment, mais parce qu’ils ont besoin de quelques-uns par le moien desquels ils puissent tirer leurs nécessitez de l’Europe; et comme les Hollandois sont plus proche d’eux, ils traitent plus facilement, non sans leur faire mille indignitez que les François ne pourroient jamais souffrir : Mais l’amour des biens de la terre, et le désir d’avoir des Castors, font que les Hollandois souffrent tout.
Voilà le véritable dessein des Hiroquois, comme nous l’avons apris d’un Huron Chrétien de la dernière défaite qui s’est sauvé d’une bande de six cens de ces barbares, qui venoient ici à cette Automne pour nous surprendre et pour ravager nos moissons. Il ajoute que pour retirer quatorze Oioseronons qui sont dans les fers à Mont-Réal, ils alloient paroître en petit nombre devant l’habitation avec un pavillon blanc, qui est le signe de la paix, feignant la vouloir demander : Car ils disent que les robes noires voiant ce signe ne manqueront pas d’aller au devant avec quelques François, qu’ils prendront les uns et les autres afin de les échanger avec leurs prisonniers, et que l’échange fait, ils se jetteront sur les François, afin de les détruire. Mais avant que de les exterminer, ils ont envie d’enlever les femmes et les filles pour les emmener en leur pais.
Le Huron fugitif ajoute à tout cela, qu’il est arrivé à ces six cens Barbares un accident qui pourra bien les faire retourner sur leurs pas sans rien faire. Comme ils se divertissoient en chassant à l’eau un Cerf ou vache sauvage, l’un d’entre eux voulant tirer sur la bête pour l’arrêter, tira sur le chef de l’armée et le tua; et comme ces gens là sont fort superstitieux, ils ont tiré un augure de ce coup, que leur guerre n’iroit pas bien pour eux, et qu’assurément il leur arriveroit du malheur. Dans cette pensée qui passoit en leur esprit pour une conviction ils commencèrent à défiler, et le captif prit occasion de là de s’enfuir, aiant les plaies de ses doigts coupez et brûlez encore toutes fraîches.
C’est ce même captif qui nous a apris la fin de nos François et de nos Sauvages Chrétiens qui avoient été pris au Printemps dernier, après s’être défendus jusqu’à l’extrémité. Il dit qu’ils les ont tous fait brûler avec des tourmens et des ignominies horribles. Ils ont souffert la mort avec une générosité qui épouventoit leurs tyrans. Le dernier mort à qui l’on hachoit les doigts peu à peu, se jettoit à genoux à chaque pièce qu’on lui coupoit pour remercier Dieu et le bénir. Avec tout cela il étoit demi-rôti, car on les a fait brûler à petit feu, ces barbares étant pires et plus démons en cruauté que les démons mêmes.
Toutes ces connoissances ont tellement animé les François qu’ils sont résolus de détruire ces misérables par eux et par le secours qu’ils attendent de France. Ils ne peuvent plus différer leur perte après tant d’hostilitez et de ruptures de paix. Autant qu’ils en prennent ils les mettent entre les mains des Algonguins, qui sont gens de cœur, fort bons Chrétiens et très fidèles aux François, qui les traitent comme ils sont traitez quand ils sont pris. Vous vous étonnez de cette résolution, et vous dites que cela répugne à l’esprit de l’Évangile et des Apôtres qui ont exposé leur vie pour sauver les infidèles, et ceux même qui les faisoient souffrir. Monseigneur notre Prélat a été de votre sentiment, il a même fait apprendre la langue à Monsieur de Bernières pour les aller instruire; vous sçavez combien de fois nos Révérends Pères y sont allez pour le même sujet; tout nouvellement ils ont voulu y aller pour faire un dernier effort, mais on les a retenus comme par violence, le péril étant trop évident et inévitable. Après tant d’efforts inutiles et d’expériences de la perfidie de ces infidèles, Monseigneur a bien changé de sentiment, et il tombe d’accord avec toutes les personnes sages du pais, ou qu’il les faut exterminer, si l’on peut, ou que tous les Chrétiens et le Christianisme du Canada périsse. Quand il n’y aura plus de Christianisme ni de Missionnaires quelle espérance y aura-t-il de leur salut? Il n’y a que Dieu qui par un miracle bien extraordinaire les puisse mettre dans la voie du Ciel. Il est tout puissant pour le faire. Priez-le de cela, si c’est pour sa gloire, et s’il y a encore parmi ces Barbares quelque âme prédestinée qu’il veuille sauver, comme il en a sauvé six ou sept cens ces dernières années, que les Révérends Pères y ont prêché, et fait les fonctions d’apôtres avec des travaux incroiables.
Dans le déplorable état où sont les affaires communes du pais, peut-etre que nos Mères seront en peine de nous, et qu’elles penseront à nous rappeller auprès d’elles. Si elles sont clans cette disposition, je vous supplie, mon très-cher Fils, d’en détourner le coup, car outre que nous ne sommes pas en danger pour nos personnes, nous n’avons point de peur. Et de plus soiez assuré, et assurez-les que s’il y avoit quelque péril évident, Monseigneur notre Prélat, n’en feroit pas st deux fois; il feroit mettre les Hospitalières et les Ursulines dans un même vaisseau, et nous renvoiroit en France. Mais grâces à notre Seigneur le mal n’est pas à cette extrémité : Et quoique l’intention des Hiroquois soit de nous chasser ou de nous détruire, je croi que celle de Dieu est de nous arrêter, et de faire triompher cette nouvelle Église de ses ennemis. Adieu pour cette année.
Mon très-cher Fils. J’ay reçu avec une consolation toute particulière vos trois lettres, qui toutes m’ont appris que notre Seigneur vous a rendu la santé. Je vous avoue que (je) craignois que ce mal ne vous emportât, et j’avois déjà fait mon sacrifice en dénuant mon cœur de ce qu’il aime le plus sur la terre pour obéir à sa divine Majesté. Mais enfin vous voilà encore; soiezdonc un digne ouvrier de sa gloire, et consumez-vous à son service. Pour cet effet je suis très-aise que vous soiez hors de Compiègne, où les soins des affaires temporelles partageoient votre esprit. Servez-vous de ce repos comme d’un rafraîchissement que le Ciel vous présente pour faire de nouveaux amas de vertu et de bonnes œuvres, et pour emploier toutes vos forces à la gloire de celuy pour qui nous vivons. Vous avez bien commencé, et j’ay pris plaisir à l’adresse avec laquelle vous avez saintement trompé Monseigneur d’Angers au sujet de la réforme de saint Aubin. I1 faut quelquefois faire de semblables coups pour avancer les affaires de Dieu, qui a soin puis après d’essuyer les disgrâces qui en peuvent naître de la part des créatures. Vous en avez une preuve, puisque ce grand Prélat vous aime, et que son esprit n’en est pas plus altéré contre vous. J’apprens encore, que vous servez Dieu et le prochain par vos prédications. Vous m’avez beaucoup obligée de m’envoyer celle que vous avez faite des grandeurs de Jésus, et vous avez raison de dire qu’elle trait-te d’un sujet que j’aime. Je l’aime en effet, car tout ce qui parle des grandeurs de notre très-adorable Jésus, me plaît plus que je ne vous le puis exprimer. Je vous laisse à penser si mon esprit n’est pas content quand je reçois quelque chose de semblable de mon Fils que j’ay toujours souhaitté dans la vie de l’Lvangile pour en pratiquer les maximes, et pour y annoncer les louanges et les grandeurs du sacré Verbe incarné. Vous n’aviez pas encore veu le jour que mon ambition pour vous étoit que vous fussiez serviteur de Jésus-Christ, et tout dévoué à ses divins conseils, aux dépens de votre vie et de la mienne. La pièce est belle et bien conçue en toutes ses circonstances, mais je crains que ces grandes pièces d’appareil ne vous peinent trop, et que ce ne soit en partie la cause de vos épuisemens. J’y remarque un grand travail, mais la douceur d’esprit s’y trouve jointe. Si j’étois comme ces Saints qui entendoient prêcher de loin, je prendrois plaisir à vous entendre, mais je ne suis pas digne de cette grâce. Il est à croire que nous nous verrons plutôt en l’autre monde qu’en celuy-cy. Dieu néanmoins a des voyes qui nous sont inconnues, sur tout dans un pais flotant et incertain comme celuy-cy, où naturellement parlant, il n’y a pas plus d’assurance qu’aux feuilles des arbres quand elles sont agitées du vent.
(Vous me demandez quelques pratiques de mes dévotions particulières. Si j’avois une chose à souhaitter en ce monde, ce seroit d’être auprès de vous afin de verser mon cœur dans le vôtre, mais notre bon Dieu a fait nos départemens où il nous faut tenir. (Vous sçavez bien que les dévotions extérieures me sont difficiles : Je vous diray néanmoins avec simplicité, que j’en ay une que Dieu m’a inspirée, de laquelle il me semble que je vous ay parlé dans mes écrits. C’est au suradorable cœur du Verbe incarné : il y a plus de trente ans que je la pratique, et voici l’occasion qui me la fit embrasser.
Un soir que j’étois dans notre cellule traitant avec le Père Éternel de la conversion des âmes, et souhaittant avec un ardent désir, que le Royaume de Jésus-Christ fût accompli, il me sembloit que le Père Éternel ne m’écoutoit pas, et qu’il ne me regardoit pas de son œil de bénignité comme à l’ordinaire. Cela m’affligeoit ; mais en ce moment, j’entendis une voix intérieure qui me dit : demande-moy par le cœur de mon Fils, c’est par luy que je t’exauceray. Cette divine touche eut son effet, car tout mon intérieur se trouva dans une communication très-intime avec cet adorable cœur, en sorte que je ne pouvoir plus parler au Père Éternel que par luy. Cela m’arriva sur les huit à neuf heures du soir, et du depuis environ cette heure là, c’est par cette pratique que j’achève mes dévotions du jour, et il ne me souvient point d’y avoir manqué, si ce n’est par impuissance de maladie, ou pour n’avoir pas été libre dans mon action intérieure. Voici à peu près comme je m’y comporte lorsque je suis libre en parlant au Père Éternel.
C’est par le cœur de mon Jésus ma vote, ma vérité et ma vie que je m’approche de nous, ô Père Éternel. Par ce divin cœur je vous adore pour tous ceux qui ne vous adorent pas : je vous aime pour tous ceux qui ne vous aiment pas; je vous adore pour tous les aveugles volontaires qui par mépris ne vous connoissent pas. Je veux par ce divin cœur satisfaire au devoir de tous les mortels. Je fais le tour du monde pour chercher toutes les âmes rachepties du Sang très précieux de mon divin Époux : Je veux vous satisfaire pour elles toutes par ce divin cœur. Je les embrasse toutes. pour vous les présenter par Lui. Je vous demande leur conversion; voulez-vous souffrir qu’elles ne connoissent pas mon Jésus? permettrez-vous qu’elles ne vivent pas en celny qui est mort pour tous? Vous voyez, ô divin Père, qu’elles ne vivent pas encore; Ah ! faites qu’elles rivent par ce divin cœur. C’est ici que je parle de cette nouvelle Église,) et que j’en représente à Dieu toutes ses nécessitez, puis j’ajoute : Sur cet adorable cœur je vous présente tous les ouvriers de l’Evangile ; remplissez-les de votre esprit saint par les mérites de ce divin cœur. Des ouvriers de l’Evangile, mon esprit passe aux Hiroquois nos ennemis dont je demande la conversion avec toutel'instance qui m’est possible. Puis je parle aux deux âmes que vous connoissez, et je dis : (Sur ce sacre cœur comme sur un autel divin, je nous présente N. votre petit serviteur, et ,V. votre petite servante, je vous demande au nom de mon divin Epoux, que vous les remplissiez de son esprit, et qu’ils soient éternellement à vous sous les auspices de cet adorable cœur). Je fais encore mémoire de quelques personnes avec qui j’ay des liaisons spirituelles, et des Bienfaiteurs de notre maison, et de cette nouvelle Église. (Je m’adresse ensuite au sacré Verbe incarné, et je luy dis: Vous savez mon bien-aimé tout ce que je veux dire à votre Père par vostre divin cœur et par vostre sainte âme; en le luy disant, je vous le dis, parceque vous êtes en vostre Père et que votre Père est en vous. Faites-donc que tout cela s’accomplisse,) et joignez-vous à moy pour fléchir par votre cour celuy de votre Père. Failes selon votre parole, que comme vous êtes une même chose avec luy, (toutes les âmes que je vous présente soient aussi une même chose avec luy et avec vous. Voilà l’exercice du sacré cœur de Jésus.
J’envisage ensuite ce que je dois au Verbe incarné, et pour luy en rendre mes actions de grâces je luy dis : Que vous rendrai je, ô mon divin Jpoux, pour les excez de vos grâces en mon endroit? C’est par votre divine Mère que je vous en veux rendre mes reconnoissances. Je vous offre donc son sacré cœur, ce cœur, dis je, qui vous a tant aimé. Souffrez que je vous aime par ce même cœur, que je vous offre les sacrées manuelles qui vous ont allaitté, et ce sein virginal que vous avez voulu santlffier par votre demeure avant que de paroître dans le monde. Je vous l’offre en action de grâces de tous vos bienfaits sur moi tant de grâce que de nature : Je vous l’offre pour l’amendement de ma vie, et pour la santification de mon âme, et afin qu’il vous plaise me donner la persévérance finale dans vostre grâce et dans vostre saint amour. Je vous rends grâces, ô mon divin Epoux de ce qu’il vous a plu choisir cette très-sainte Vierge pour vostre Mère, de ce que vous luy avez donné les grâces convenables à cette haute dignité, et enfin de ce qu’il vous a plu nous la donner pour Mère. J’adore l’instant sacré de vostre Incarnation dans son sein très pur, et tous les divins moyens de vostre vie voyagère sur la terre. Je vous rends grâces de ce que vous vous êtes voulu faire non seulement vostre vie exemplaire par vos divines vertus, mais encore vostre cause méritoire par tous vos travaux et par l’effusion de vostre Sang. Je ne veux ni vie ni moment que par vostre vie. Purifiez-donc ma vie impure et défectueuse par la pureté et perfection de vostre vie divine, et par la vie sainte de vostre divine Mère. Je dis ensuite ce que l’amour me fait dire à la très-sainte Vierge, toujours néanmoins dans le même sens que ce que je viens de dire, et je ferme par là ma retraite du soir. Dans les autres temps mon cœur et mon esprit sont attachez a leur objet et suivent la pante que la grâce leur donne. Dans l’exercice même que je viens de rapporter je suis le trait de l’esprit, et ce n’est ici qu’une expression de l’intérieur : Car je ne puis faire de prières vocales qu’à la psalmodie, mon Chapelet d’obligation m’étant même assez difficile).
Je porte au col une petite chaîne de fer il y a plus de vingt et trois ans, peur marque de mon engagement à la sainte Mère de Dieu : je n’y ai point d’autre pratique, sinon en la baisant de m’offrir pour esclave à cette divine Mère.
(Accommodez-vous je vous prie, mon très-cher Fils, à ma simplicité, et excusez ma facilité). je puis dire comme saint Paul, que je fais une folie, mais je dirai aussi avec luy, que c’est vous qui me contraignez de la faire. (J’ay encore composé une Oraison, qu’un de mes amis m’a mise en latin, pour honorer la double beauté du Fils de Dieu dans ses deux natures divine et humaine ; voicy comme elle est conçue : Domine Jesu-Christe, splendor paterne gloria, et figura substantia ejus ; Vota renovo illius servitutis qua me totam gemina pulchritudini tua promisi reddituram : omnemque gloria, qua hic haberi aut optari potest rejicio, prater eam qua me vere ancillam tuam in aternum profitebor. Amen, mi Jesu.
Ce qui m’a donné le mouvement à cette dévotion de la double beauté du sacré Verbe incarné, est, qu’étant un jour en notre maison de Tours dans un transport extraordinaire, j’eus une veue de l’éminence et sublimité de cette double beauté des deux natures en Jésus-Christ. Dans ce transport je pris la plume et écrivis des vœux conformes à ce que mon esprit pâtissoit. J’ay depuis perdu ce papier. Étant revenue à mov, je me trouvé engagée d’une nouvelle manière à Jésus-Christ, quoique quelque écrit que ce puisse être, il ne puisse jamais dire ce qui se passe dans l’âme quand elle est unie dans son fond à ce divin objet. Dans ce seul mot Figure de la substance du Père, l’esprit comprend des choses inexplicables, l’âme qui a de l’expérience dans les voyes de l’esprit, l’entend selon l’étendue de sa grâce ; et dans ce renouvellement de vœux à cette double beauté, l’âme qui est une même chose avec son bien-aimé entend ce secret, comme elle entend celuy de sa servitude envers luy.)
Je vous ay autrefois parlé de la dévotion à saint François de Paule : car je croy que vous n’ignorez pas que ce fut notre bisaveul qui fut envoyé par le Roy Louis, pour le demander au Pape et pour l’amener en France. J’en ay bien entendu parler à mon grand père; et même ma Tante qui est morte lors que j’avois quinze ans, avoit veu sa grande mère, fille de ce bisaveul, qui la menoit souvent au Plessis pour visiter ce saint homme, qui par une pieuse affection faisoit le signe de la croix sur le visage de cette petite en la bénissant. C’est ce qui a toujours donné une grande dévotion à notre famille envers ce grand Saint. Mon grand Père nous racontoit cela fort souvent, afin d’en perpétuer après luy la mémoire et la dévotion, comme il l’avoit reçeue de son ayeul.
Voilà le récit d’une partie de mes dévotions, que je vous fais avec la même simplicité que vous me l’avez demandé : Souvenez-vous de moy dans les vôtres, car de mon côté je ne fais rien que vous n’y ayez bonne part.
De Québec le 16. Septembre 1661.
Mon très-cher Fils. Je vous ay parlé dans une autre lettre d’une croix que je vous disois m’être plus pesante que toutes les hostilitez des Hiroquois. Voici en quoi elle consiste. Il y a en ce pais des François si misérables et sans crainte de Dieu, qu’ils perdent tous nos nouveaux Chrétiens leur donnant des boissons très-violentes comme de vin et d’eau de vie pour tirer d’eux des Castors. Ces boissons perdent tous ces pauvres gens, les hommes, les femmes, les garçons et les filles même; car chacun est maître dans la Cabane quand il s’agit de manger et de boire, ils sont pris tout aussi-tôt et deviennent comme furieux. lls courent nuds avec des épées et d’autres armes, et font fuir tout le monde, soit de jour soit de nuit, ils courent par Québec sans que personne les puisse empêcher. Il s’ensuit de là des meurtres, des violemens, des brutalitez monstrueuses et inouïes. Les Révérends Pères ont fait leur possible pour arrêter le mal tant du côté des François que de la part des Sauvages, tous leurs efforts ont été vains. Nos filles Sauvages externes venant à nos classes, nous leur avons fait voir le mal où elles se précipitent en suivant l’exemple de leurs parens, elles n’ont pas remis depuis le pied chez-nous. Le naturel des Sauvages est comme cela : ils font tout ce qu’ils voient faire à ceux de leur Nation en matière de mœurs, à moins qu’ils ne soient bien affermis dans la morale Chrétienne. Un Capitaine Algonguin excellent Chrétien et le premier baptisé du Canada nous rendant visite se plaignoit disant : Onontio, c’est Monsieur le Gouverneur, nous tue, de permettre qu’on nous donne des boissons. Nous lui répondîmes : dis-lui qu’il le défende. Je lui ay déjà dit deux fois, repartit-il, et cependant il n’en fait rien : Mais priez-le vous-même d’en faire la défense, peut-être vous obéira-t’il.
C’est une chose déplorable de voir les accidens funestes qui naissent de ce trafic. Monseigneur notre Prélat a fait tout ce qui se peut imaginer pour en arrêter le cours comme une chose qui ne tend à rien moins qu’à la destruction de la foy et de la Religion dans ces contrées. I1 a emploié toute sa douceur ordinaire pour détourner les François de ce commerce si contraire à la gloire de Dieu, et au salut des Sauvages. Ils ont méprisé ses remonstrances, parce qu’ils sont maintenus par une Puissance séculière qui a la main forte. Ils lui disent que partout les boissons sont permises. On leur répond que dans une nouvelle Église, et parmi des peuples non policez, elles ne le doivent pas être, puisque l’expérience fait voir qu’elles sont contraires à la propagation de la foy, et aux bonnes mœurs que l’on doit attendre des nouveaux convertis. La raison n’a pas fait plus que la douceur. Il y a eu d’autres contestations très-grandes sur ce sujet : Mais enfin le zèle de la gloire de Dieu a emporté notre Prélat et l’a obligé d’excommunier ceux qui exerceroient ce trafic. Ce coup de foudre ne les a pas plus étonnez que le reste : Ils n’en ont tenu conte disant que l’Église n’a point de pouvoir sur les affaires de cette nature. /231
Les affaires étant à cette extrêmité, il s’embarque pour passer en France, afin de chercher les moiens de pourvoir à ces désordres qui tirent après eux tant d’accidens funestes. Il a pensé mourir de douleur à ce sujet, et on le voit seicher sur le pied. Je croi que s’il ne peut venir à bout de son dessein, il ne reviendra pas, ce qui seroit une perte irréparable pour cette nouvelle Église, et pour tous les pauvres François /232 ! il se fait pauvre pour les assister, et pour dire en un mot tout ce que je conçois de son mérite, il porte les marques et le caractère d’un saint. Je vous prie de recommander, et de faire recommander à notre Seigneur une affaire si importante, et qu’il lui plaise de nous renvoier notre bon Prélat, Père et véritable Pasteur des âmes qui lui sont commises.
Vous voyez que ma lettre ne parle que de l’affaire qui me presse le plus le cœur, parceque j’y voi la majesté de Dieu déshonorée, l’Église méprisée, et les âmes dans le danger évident de se perdre. Mes autres lettres répondront aux vôtres.