RENCONTRES AUTOUR DE MONSIEUR DE BERNIERES

(1602 – 1659)





1 313 000 caractères sans espaces

Nous avons utilisé les titres et styles « disponibles » suivants :

Titres 1 : parties I à IV. Titres 2 : titres des contributions. Titres 3 et 4 : au sein des contributions .

Styles : Normal, Citations, Note de bas de page

. Rencontres autour de Jean de Bernières mystique de l’abandon et de la quiétude



.Thierry Barbeau

.John Dickinson

.Jean-Marie Gourvil

.Isabelle Landy

.Joël Letellier

.Bernard Pitaud

Joseph Racapé

.Eric de Reviers

.Dominique Tronc

.Annamaria Valli

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.Avec des textes de Jean de Bernières

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.PAROLE ET SILENCE

.Collection MECTILDIANA

.dirigée par Daniel-Odon Hurel, c.n.r.s. et Joël Letellier, o.s.b.

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.La collection Mectildiana aux Editions Parole et Silence regroupe un ensemble de textes relatifs à Mère Mectilde du Saint Sacrement (Catherine Mectilde de Bar, 1614-1698) et à son entourage, en trois séries :

.Série des « Œuvres complètes » présentant les écrits de Mectilde du Saint-Sacrement.

.Série « Etudes et documents » consacrée à des études se rapportant au contexte mectildien.

.Série « Œillade » destinée à faire connaître par des choix de textes la spiritualité mectildienne.

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.Ce volume est le deuxième de la série « Etudes et documents ».

.1. Yves Poutet, Catherine de Bar (1614-1698). Mère Mectilde du Saint-Sacrement. Moniale et fondatrice bénédictine au XVIIe siècle, Avant-propos du P. Joël Letellier, o.s.b. Parole et Silence, 2012.

.2. Rencontres autour de Jean de Bernières (1602-1659) mystique de l’abandon et de la quiétude. Actes du colloque du samedi 13 juin 2009 à Caen pour le 350e anniversaire de la mort de Jean de Bernières, éd. par Jean-Marie Gourvil et Dominique Tronc, Parole et Silence, 2012.



CE VOLUME CONTIENT :

Redécouvrir Jean de Bernières 5

I. SITUER « MONSIEUR DE BERNIÈRES » 9

Caen à l’époque de Jean de Bernières et de François Montmorency de Laval 10

L’entourage et la spiritualité de Jean de Bernières (1602-1659) 19

II. JEAN ET SES AMIS SPIRITUELS 88

La présence de Jean de Bernières dans les écrits de Marie de l’Incarnation et de son fils Dom Martin 89

Un disciple méconnu de Jean de Bernières : le bienheureux François de Laval, premier évêque de Québec (1623-1708) 104

La correspondance spirituelle entre Jean de Bernières et mère Mectilde du Saint-Sacrement 136

La filiazione Bernières – Bertot – Catherine Mectilde de Bar 213

III. JEAN DANS SON SIECLE 245

Jean de Bernières, dans l’histoire sociale et spirituelle de l’époque moderne 246

Jean de Bernières, sources et influences sur l’histoire de la spiritualité 365

IV. LIRE JEAN DE BERNIERES 400

Jean de Bernières, Portrait spirituel à partir de sa correspondance et de ses notes spirituelles. 401

Textes de Jean de Bernières  lus en l’église Saint Jean de Caen le 13 Juin 2009. 507

Sources bibliographiques 513

TABLE DES MATIERES 523





.Redécouvrir Jean de Bernières

Parmi les mystiques du XVIIe siècle, Jean de Bernières (1602-1659) est une grande figure laïque. Son importance et la profondeur de sa vie intérieure égalent celles de figures religieuses qui le précèdent de peu : l’évêque pasteur des âmes François de Sales (1567-1622), le franciscain capucin Benoît de Canfield (1562-1610), le grand carme Jean de Saint-Samson (1571-1636), l’ursuline amie Marie de l’Incarnation fondatrice au Canada (1599-1672).

L’influence spirituelle et mystique de « Monsieur de Bernières » s’étendit non seulement auprès de ses dirigé(e)s, mais par ses écrits qui, arrangés et publiés peu après sa mort, rencontrèrent un succès inattendu. L’Intérieur chrétien devenu Le Chrétien intérieur bénéficia d’innombrables éditions. Cette influence très large a pu être comparée à celle exercée par L’introduction à la vie dévote de l’évêque de Genève. Bernières figure ainsi parmi les auteurs de spiritualité les plus lus au XVIIe siècle. L’un des éditeurs du Chrétien intérieur dit en avoir imprimé trente mille exemplaires.

Déjà de son vivant il fut une personnalité forte et appréciée. Trésorier de France il collabore à la fondation de nombreuses œuvres à Caen avec saint Jean Eudes et le baron Gaston du Renty. Il est membre influent de la Compagnie du Saint Sacrement. Dans une ville où les protestants et les jansénistes occupent une place importante, et qui connut de nombreux troubles politiques liés à la misère — en 1639 les « nu-pieds » se révoltent — Jean est reconnu comme un catholique artisan de paix. Mais alors que l’autre Jean (Eudes) fut canonisé, le fondateur de l’Ermitage devint suspect, car son oeuvre fut rattachée post-mortem en 1689 au corpus quiétiste (mais lui-même ne fut pas mis en cause) condamné au moment même d’une tentative de béatification à Rome ; ceci en bonne compagnie dont Benoît de Canfeld, confesseur de Monsieur Vincent, et Jean-Joseph Surin.

En effet, entre la disparition en 1659 de monsieur de Bernières et la fin du siècle, la méfiance vis-à-vis des expressions mystiques s’accroît. Le Crépuscule des mystiques, titre évocateur donné par Louis Cognet à sa célèbre étude de la crise quiétiste, marque un tournant dans l’histoire de la spiritualité et dans l’histoire des mentalités : un « univers dionysien » laisse place à l’exercice d’une rationalité moderne peu adaptée aux expressions d’un christianisme intérieur.

La redécouverte de la grande richesse spirituelle du début de l’époque moderne se fera au début du XXe siècle sous l’impulsion d’Henri Bremond. La volonté de sortir Jean de Bernières d’un relatif oubli participe de cette redécouverte des trésors de notre histoire. Car notre époque en recherche est sensible aux témoignages de vécus existentiels. C’est tout justement là où réside l’intérêt de la redécouverte de Bernières : n’ayant pas à tenir compte d’une appartenance à un ordre religieux, cet homme actif autant que contemplatif, se livre intimement et très simplement, toujours avec grande humilité, mais non sans manifester une ferme autorité.

Notre époque a ressuscité de grandes figures mystiques du XVIIe siècle : celles de Canfeld par les travaux d’Orcibal, de Surin par les travaux de Certeau, de Marie de l’Incarnation et de son fils Dom Claude par les travaux de Dom Oury. Si les travaux de Souriau (1913) et de Heurtevent (1938) sortirent Bernières de l’obscurité, il manquait une approche plus récente d’une spiritualité commune aux membres du cercle de l’Ermitage.

Une journée d’étude organisée autour du « Caennais Jean de Bernières mystique de l’abandon et de la quiétude » eut lieu le 13 juin 2009 au cœur de sa ville natale, dans l’église St Jean qu’il a si souvent fréquentée et dans laquelle il avait été inhumé au moment de la disparition du monastère des Ursulines à la fin du XVIIIe siècle. Trois cent cinquante années et un mois après la disparition du mystique le 3 mai 1659, cette première manifestation collective fut organisée à l’initiative de Jean-Marie Gourvil avec l’appui du Centre d’Études Théologiques de Caen et de la paroisse1. L’assistance à cette journée fut plus nombreuse que ses organisateurs n’étaient en droit d’espérer. Ce fut un signe de l’intérêt attaché aujourd’hui aux conditions permettant à tous d’exercer une vie mystique complète, active et contemplative tout à la fois, à la suite de la figure exemplaire de Jean.

Le présent ouvrage a été donc construit en complétant largement des matériaux recueillis lors de cette journée d’étude. Tandis que les auteurs de contributions orales ont depuis remanié leur texte, des études complémentaires ont été sollicitées auprès d’autres connaisseurs de Bernières et grands amateurs de ses écrits mystiques. Nous n’avons pas voulu restreindre leurs approches alors même qu’elles privilégient tel disciple plutôt que le maître, car elles illustrent ainsi son rayonnement.

Les amis de Jean de Bernières se retrouvent ainsi rassemblés. Ils honorent celui dont Bremond déclarait qu’il « ne pense pas autrement que l’unanimité des grands mystiques, depuis le pseudo Denys jusqu’à saint Jean de la Croix »2.

Un premier ensemble de deux contributions expose des fondamentaux nécessaires pour SITUER « MONSIEUR DE BERNIERES » : John A. Dickinson présente le cadre normand caractérisé par une dureté des temps et des politiques. Dom Joël Letellier développe en une large fresque l’entourage humain sur lequel Bernières exerça sa profonde influence puis évoque les principaux thèmes de ce « chrétien intérieur. » Le lecteur prendra ici déjà connaissance de nombreux textes issus de ce dernier3.

Un second ensemble comporte quatre contributions qui présentent les rapports entre JEAN ET SES AMIS SPIRITUELS. Quatre regards convergent ainsi à partir de ces figures vers l’animateur du cercle de l’Ermitage. Il s’agit de l’ursuline Marie de l’Incarnation (du Québec), de l’évêque François de Laval, de la bénédictine fondatrice Mectilde de Bar et du prêtre Jacques Bertot. Plus précisément Isabelle Landy-Houillon s’attache à la présence de Jean dans les écrits de Marie de l’Incarnation et de son fils Dom Martin. Dom Thierry Barbeau nous introduit au bienheureux François de Laval, premier évêque de Québec ainsi qu’à la réplique de l’Ermitage fondée en Nouvelle-France. Le père Bernard Pitaud présente des extraits de la correspondance de la direction spirituelle de Mectilde puis s’attache à l’évolution de cette grande figure fondatrice. Enfin, nous sommes heureux de franchir le cercle francophone grâce à la contribution d’Annamaria Valli, sœur de l’ordre fondé par Mectilde.

Le troisième ensemble présente JEAN DANS SON SIÈCLE. Il comprend deux contributions qui s’attachent aux influences reçues et exercées par delà les figures amies précédentes. Jean-Marie Gourvil présente un Bernières actif soutien des pauvres et rattache notre Trésorier de France dans la grande tradition mystique commune aux Églises chrétiennes qui s’efface avec la condamnation des mystiques et l’enfermement des pauvres à la fin du XVIIe siècle. Dominique Tronc rappelle les influences reçues d’un directeur franciscain puis celles exercées sur divers membres du cercle de l’Ermitage et de leurs descendants à travers des filiations spirituelles.

L’ouvrage ne pouvait se refermer sans LIRE JEAN DE BERNIERES. Dom Éric de Reviers nous propose une lectio autour de trois thèmes : « Dame Pauvreté », le Saint Abandon, l’Oraison mystique. Cette présence de monsieur de Bernières par des extraits de lettres de direction — après les larges citations offertes par Dom Joël Letellier et par le père Bernard Pitaud — est complétée hors correspondance par les lectures qui furent faites en l’église Saint-Jean de Caen à la fin de la journée d’étude.

Enfin des « Sources bibliographiques » soulignent l’importance des travaux de Charles Berthelot du Chesnay et de Paul Milcent, deux disciples récents de saint Jean Eudes qui fut un ami de Jean de Bernières, puis décrit des éditions anciennes, propose les rééditions disponibles et un choix d’études.

Le présent recueil constitue ainsi tout à la fois une étude et un florilège de notre spirituel, en une tresse associant citations, gloses, approches historiques. Des regards indépendants convergent vers l’auteur à partir d’amis qu’il sût rassembler en son Ermitage. Le corpus de son œuvre sera rendu entièrement disponible lorsque le volume de la Correspondance complètera celui des Chrétiens récemment paru.

Il reste pour nos successeurs à approfondir de nombreux thèmes : « Bernières et l’Ecole Rhéno-flamande. » ; « L’Ermitage fut-il un béguinage ? » ; « La grande diversité spirituelle d’amis collaborant à une même œuvre » ; « Bernières et Marie des Vallées » (leurs deux noms sont gravés sur la grande cloche du séminaire de Coutances fondé par saint Jean Eudes…) ; un « Bernières et Thérèse de Lisieux » et, pourquoi pas, un « Bernières et l’hésychasme oriental ».

Mieux comprendre Bernières c’est revenir au témoignage d’une vie mystique vécue par un laïc intégré dans la Cité. La rupture culturelle de la fin du XVIIe siècle marque encore notre mentalité et rend difficile l’accès à une vie ouverte sur le christianisme intérieur et sur sa grande tradition mystique. En approchant « monsieur de Bernières » nous nous intégrons dans la Paradosis trop oubliée.

. J-M.G & D.T.

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.I. SITUER « MONSIEUR DE BERNIÈRES » 

.Caen à l’époque de Jean de Bernières et de François Montmorency de Laval

John A. Dickinson

Chaire d’études canadiennes

Université de Paris III – Sorbonne Nouvelle

Chercheur associé, CRHQ

Université de Caen



L’homme est un produit de son temps et l’environnement politique, économique, social et religieux dans lequel il évolue influence sa perception du monde et les choix qu’il peut faire. Quel était donc le Caen de Jean de Bernières et François de Montmorency de Laval, futur premier évêque de la Nouvelle-France, dans la première moitié du XVIIe siècle ?

.Une période de crises politiques, religieuses, sociales et environnementales

L’historiographie s’est longtemps préoccupée de la « crise du XVIIe siècle » présente partout en Europe et même dans tout l’hémisphère nord4. Crise politique avec des guerres internationales sans cesse qui provoquent la montée des impôts et des révoltes populaires suivies de l’émergence d’États nationaux plus centralisés et plus forts surtout après le traité de Westphalie (1648) ; crise religieuse avec diverses tentatives d’affirmer la primauté d’une confession sur les autres symbolisée par une chasse aux sorcières5 ; crise économique qui voit se ralentir la croissance induite par l’apparition des métaux précieux américains en Europe ; crise démographique et sociale avec le retour de la malnutrition et de grands épisodes pesteux qui soulignent l’écart entre riches et pauvres ; crise écologique, enfin, qui plonge l’Europe dans un « petit âge glaciaire » compromettant les récoltes et semant l’insécurité alimentaire6.

La jeunesse de Jean de Bernières se déroule cependant sous de bons auspices. La fin des guerres de religion avec l’accession d’Henri de Navarre au trône (1594) et ensuite l’apaisement des conflits religieux suite à l’édit de Nantes (1598) qui reconnaît certains droits aux protestants marque un petit temps d’arrêt dans les guerres intestines. Malgré l’assassinat d’Henri IV en 1610 par un illuminé catholique, François Ravaillac, et une régence sous la gouverne de l’Italienne Marie de Médicis, le royaume connaît une certaine prospérité jusqu’au tournant des années 1620 : « La poule au pot d’Henri IV fut mise à cuire dès les dix dernières années de ce roi, puis mitonnée sous les dix premiers ans de Marie de Médicis au pouvoir » a pu écrire Emmanuel Le Roy Ladurie7. Le malaise au sein de l’État se résorbe avec l’arrivée au pouvoir d’Armand Jean du Plessis, cardinal duc de Richelieu en 1624, qui mène une politique de centralisation et renforcement de la marine pour contrer les aspirations des puissances protestantes, notamment la Hollande et l’Angleterre. Cette politique pousse la France à s’impliquer dans la Guerre de Trente Ans à partir de1630.

L’entrée de la France dans ce conflit correspond aussi aux débuts d’une dégradation climatique, le « petit âge glaciaire », qui provoque des crises de subsistances, principales causes des mouvements sociaux à l’époque moderne. Bernières et Laval furent témoins de la dégradation économique qui entraîne la pauvreté et la misère. Sans protection de l’État, les miséreux étaient laissés à eux-mêmes et à la charité d’origine privée ou religieuse. D’où l’importance des œuvres caritatives que Bernières animait et qui inspirèrent Laval dans sa mission canadienne.

.Une ville à la vie culturelle bien développée « les pieds dans l’eau »

Dans les descriptions littéraires de Caen du XVIe et XVIIe siècle, les auteurs évoquent les beautés naturelles de ses paysages et vantent un lieu de rencontre des beaux esprits. Charles de Bourgueville écrit en 1572 que la ville est « l’une des plus belles, spacieuse, plaisante et délectable. » Cinquante ans plus tard, Gabriel Du Moulin estime que « la meilleure partie des beaux esprits qui ont paru depuis cent ans et paroissent encore sur l’horizon de la France, en sont sortis et des places voisines8. » Ces descriptions occultent cependant l’insalubrité d’une ville « les pieds dans l’eau » entourée de l’Orne et du grand et du petit Odon, sujette à des inondations récurrentes. Donc, ville importante, cultivée, certes, mais il n’en demeure pas moins que c’est une ville qui souffre de la comparaison avec Rouen et dont les gloires anciennes commencent à pâlir ; capital régionale avec une panoplie d’institutions royales9 mais n’ayant pu se tailler une place importante dans le négoce national et international que lui disputaient les foires de Guibray à côté de Falaise même après la création d’une foire municipale caenaise en 1601.

Au XVIe siècle, Caen connut des périodes d’avancées et de replis, mais sa population stagne sans qu’on puisse vraiment en saisir les contours. Les épidémies, les disettes et la guerre civile en sont les grands responsables. Au siècle suivant, la ville connut une croissance sensible tout comme Rouen, mais cette dynamique a plus à voir avec la misère des campagnes qu’avec un développement urbain dynamique10. En effet, les journaliers du plat pays ne trouvant plus de travail à la campagne affluent en ville. À la naissance de Jean de Bernières, Caen ne comptait vraisemblablement qu’environ 12 000 habitants. Pendant sa vie, la ville doubla sa population pour atteindre un total d’environ 25 000 âmes au début du règne personnel de Louis XIV11. Cette ville qui se voulait importante marqua le pas pendant le reste du siècle et ne comptait qu’environ 5 900 feux (22 000 à 26 000 âmes) à la fin du XVIIe siècle12. De ce nombre, environ le quart ou le cinquième était de la Religion prétendue réformée, ce qui en fit une minorité importante dans la ville13. Aux douze paroisses catholiques de la ville et de sa banlieue (la treizième, Sainte-Paix, s’ajoutera au tournant du XVIIIe siècle) s’ajoutaient trois communautés de la « nouvelle opinion » à l’intérieur de l’enceinte fortifiée que les bourgeois ne voulaient pas abandonner après les affres des guerres de religion.

La croissance de Caen à cette époque se nourrit essentiellement de paroisses rurales et non pas de l’accroissement naturel. En effet, en 1666, près de 39 % de la population est née en dehors de la ville, surtout en provenance des paroisses rurales à l’ouest de l’Orne. Maladies épidémiques endémiques et notamment la peste, contribuent à ralentir la croissance. Mais Caen n’est qu’un pôle d’attraction entre autres. Sauf pour quelques paroisses dans une couronne proche comme Saint-Sylvain et Mézidon, l’Île-de-France exerce un attrait puissant qui perdure jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. D’abord partis comme travailleurs migrants à l’époque des récoltes, les paysans s’y fixent dans la Beauce et dans la Brie où le travail agricole est mieux rémunéré et plus constant 14

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L’immigration en ville s’accélère, car l’appartenance urbaine avait un intérêt marqué à cette époque qui voit flamber la taille. En effet, celle-ci passe de 31 millions de livres sous la régence à 36 millions au début du ministère de Richelieu (1627) et atteint 85 millions en 163915. Devant la multiplication des astuces fiscales pour faire rentrer des fonds, les nantis cherchaient par tous les moyens à échapper aux impôts16. Ainsi, des « bourgeois du samedi » venaient en ville pour assister à la messe pour obtenir un brevet de résidence et éviter les impôts qui frappaient durement le plat pays17.

Siège d’un présidial depuis 1552, d’un grenier à sel, d’une élection avec des trésoriers généraux dont Jean de Bernières, d’une généralité (1542) et, par la suite, d’une intendance avec l’instauration de cette fonction sous Richelieu, d’une amirauté, Caen était un centre administratif de premier ordre et la ville la plus importante de la Basse-Normandie18. Les gens de justice y étaient nombreux et contribuaient à animer une vie intellectuelle foisonnante. La ville possédait un collège des jésuites, des abbayes illustres, des hôpitaux, des ordres féminins et une université ; une académie informelle des sciences, arts et belles lettres sera fondée en 165219 pour permettre aux beaux esprits locaux de se faire valoir sur une scène intellectuelle plus large. Seuls fleurons qui lui manquaient : l’évêché qui se trouvait à Bayeux (bien que l’évêque résidât le plus souvent à Caen) et le parlement situé à Rouen. Sa taille et la concentration de gens de qualité lui valurent d’être le lieu d’activités de plusieurs métiers élitaires. Les déclarations de bourgeoisie de 1666 font état de trois faiseurs d’instruments de musique, six sculpteurs, dix peintres, dix-huit orfèvres flanqués de trois argentiers, six armuriers ou arquebusiers, seize libraires ou marchands-libraires. Malgré tout, ce n’est pas le lieu de passage que Caen deviendra au siècle suivant puisqu’on n’y dénombre que neuf hôteliers contre 43 au milieu du siècle suivant et 59 à la veille de la Révolution20.





.Chef-lieu d’une économie locale



Si Charles de Bourgueville s’extasie sur l’activité portuaire de Caen au milieu du XVIe siècle, il faut bien admettre que cette activité sert essentiellement un commerce local et que Caen a du mal à s’insérer dans les grands courants des échanges internationaux porteurs de développement fort et durable à l’époque moderne21. Les études sur le commerce maritime international manquent pour le XVIIe siècle, mais Caen se retrouverait certainement loin derrière Rouen, Le Havre et même Honfleur et Granville. Il s’agit d’un port qui draine son arrière-pays proche pour acheminer des denrées vers les grands ports océaniques ou fluviaux de la façade atlantique de la France.

Le développement industriel languit. Le textile continue sa domination et la draperie se développe, mais d’une manière assez effacée ce qui n’est pas le cas des faiseurs de bas reconnus comme corporation en 165222. La pierre de Caen tirée des carrières aux abords de la ville ne retrouve pas sa gloire moyenâgeuse. Le cuir grâce aux nombreux cours d’eau nécessaires pour le tan s’affirme sans qu’on ne puisse préciser son ampleur. L’imprimerie, alimentée par les huguenots prospères au XVIe siècle, mais décline par la suite. Néanmoins, la ville bas-normande demeure un centre de diffusion d’ouvrages de spiritualité à bon marché au XVIIe siècle. Quoi qu’il en soit, Caen demeure bien inférieur à Rouen dans ce domaine23.

.Un centre intellectuel

Certes, la vie intellectuelle était développée et la création de l’Académie de Caen en 1652, permit aux érudits locaux, catholiques et protestants, de se tenir au courant des nouvelles nationales et internationales, les modes intellectuelles parisiennes et de discuter de leurs propres travaux24. Auparavant, les hommes de lettres se réunissaient chez les libraires pour prendre connaissance des nouvelles politiques et littéraires d’ailleurs. D’après Pierre-Daniel Huet, futur évêque d’Avranches, il s’agissait d’une « assemblée des gens les plus honnêtes et les plus savants de leur siècle25. » La correspondance échangée entre les Caenais et les académiciens parisiens révèle aussi que Caen voulait s’intégrer, non sans succès, dans le débat d’idées européen de l’époque.

.La charité nécessaire

C’est donc dans un milieu urbain marqué par la pauvreté, la maladie et la misère que Jean de Bernières a évolué. La ville était un terreau fertile pour développer des œuvres caritatives, car ni l’État ni même l’Église ne pouvaient suppléer à tous les besoins. Outre l’oraison qui occupait tant de temps et de place dans les écrits de notre mystique normand, la charité, surtout envers les malades, était au cœur des activités de l’Ermitage. Dans son éloge funèbre de Mgr de Laval, l’abbé de la Colombière décrivit ainsi les occupations de ce célèbre pensionnaire de Jean de Bernières : « la prière, la mortification, les entretiens spirituels. Les récréations étaient de travailler à l’hôpital, d’y servir les pauvres, de faire leurs lits, de panser leurs plaies26. »

Jean de Bernières a vécu une période de « ruptures » du point de vue étatique et religieux surtout. La Normandie, surtaxée, a contribué fortement à la grogne populaire contre la politique fiscale de Richelieu et ensuite de Mazarin, notamment lors de la « révolte des nu-pieds » en 1639, et dans une moindre mesure lors de la Fronde. Par ailleurs, Caen et sa région étaient un foyer important des « nouvelles opinions » qui se répandent au XVIe siècle.

La contestation politique a fortement marqué l’époque de Jean de Bernières. La construction d’un état absolutiste sous Richelieu coûtait cher. Plus que toute autre province, la Normandie était « une vache à lait » de la fiscalité royale. À la fin du XVIe siècle, la province contribuait le quart des impôts, mais ne comportait que le dixième de la population du royaume ; cette part diminua par la suite, mais les Normands étaient toujours plus taxés que les autres Français27. Les cahiers des états de Normandie (1638) affirment : « Les membres de cette province sont cariés et pourris de toutes sortes d’ulcères, affaiblis par grandes et réitératives saignées28. » Le tour de vis fiscal occasionné par l’entrée de la France dans la Guerre de Trente Ans à partir de 1630 quintupla la contribution normande à la taille. Caen n’était pas une ville abonnée et vit sa contribution grimper à 72 000 livres en 1661 avant de retomber à 28 000 en 1664 avec l’abonnement29. Ces prélèvements fiscaux, auxquels de Bernières était intimement impliqués comme trésorier de France, contribuaient fortement à la misère des populations locales.

Les révoltes paysannes étaient un phénomène récurant à cette époque et la Normandie s’embrasa en 1639. C’est la menace pour le Cotentin, d’être soumis à la gabelle, qui mit le feu aux poudres. Si l’Avranchin était la région la plus affectée, Caen connut des émeutes. Les 13 et 14 août, une foule « composée que de gueux gens de la lie du peuple, pauvres femmes et enfants30 » s’en prend aux maisons de quatre collecteurs des impôts, les pillent et en démolissent une dans le faubourg Saint-Julien et la rue de l’Odon au nord de la ville. Toutes les portes sont fermées, les ponts levés et les soldats du château tirent sur un attroupement à la porte Saint Julien, tuant une femme et blessant plusieurs manifestants. Un couvre-feu assure la tranquillité pendant quelques jours. Le 26 août, une troupe de 2 000 séditieux attaque la maison du receveur des tailles. Malgré une défense qui fit deux morts chez les émeutiers, la maison fut abandonnée donnant courage à l’émeute et d’autres maisons des gens du roi étaient menacées. Les gens de condition, dont Jean de Bernières, s’organisent et affrontent la foule avant qu’elle ne commette d’autres dégâts31.

.Une action laïque pour contrer le protestantisme

Jean de Bernières habitait au sud de la ville, assez loin de ces événements brutaux. Mais cette crise d’autorité, cette mise en question des valeurs de sa classe sociale, ont dû bouleverser ses certitudes et le pousser à rechercher un réconfort dans une action religieuse rédemptrice reconnaissant une hiérarchie qui respectait les structures sociales traditionnelles. Mais, cette religion, malgré la présence de grands prédicateurs catholiques à Caen, était aussi mise en cause par une forte présence protestante.

Le protestantisme était très répandu dans la région de Caen qui concentrait le plus grand nombre de calvinistes dans le nord et était particulièrement populaire parmi les gens de l’élite. Après la Saint-Barthélemye, il y eut recul des réformés, mais l’Edit de Nantes introduit une période de tolérance jusqu’à l’assassinat de Henri IV. Les difficultés reprennent surtout après l’affaire de Béarn (1617-1620) et les affrontements deviennent plus durs avec l’accession de Richelieu qui considère que l’unité religieuse et l’unité nationale vont de pair. Après la défaite des forces protestantes et la perte de leurs places fortes, la paix d’Alès (1629) semble inaugurer une période d’accalmie. La mort de Richelieu et de Louis XIII marquera effectivement un arrêt des persécutions et le protestantisme français prendra un peu de vigueur. Cette plus grande tolérance est rentrée dans les mœurs et c’est une ville œcuménique qu’évoque Jean Regnault de Segrais au début du siècle suivant : « Il y avait longtemps, avant la Révocation, que les catholiques et les huguenots vivaient ici dans une si grande intelligence qu’ils mangeaient, buvaient, jouaient, se divertissaient ensemble et se quittaient librement, les uns pour aller à la messe, les autres pour aller au prêche, sans aucun scandale ni d’une part ni de l’autre32. »

Toutefois, Jean de Bernières, influencé par Jean Eudes et de l’école de spiritualité française instaurée par Pierre de Bérulle, qui insistait sur les dévotions christocentriques et mariales, ne partageait sans doute pas cette ouverture envers les huguenots. D’autant plus que Caen abritait l’un des prédicateurs les plus importants de la première moitié du siècle, Pierre Du Bosc (1623-1692). Dans son Histoire des ouvrages des savants, Henri Basnage de Beauval fait son éloge : « M. Du Bosc avait reçu de la nature tous les dons extérieurs qui contribuent à l’éloquence. Il parlait avec beaucoup de dignité et de grandeur : le geste, la voix, la majesté de sa personne, tout concourait à le rendre un parfait orateur. Son discours était soutenu de sentiment, orné de comparaisons et embelli d’expressions pompeuses. » L’auteur de l’Histoire de la révocation de l’édit de Nantes ajoute encore à cet éloge : « On peut dire qu’il avait tous les dons nécessaires à un orateur chrétien. Il avait l’esprit éclairé par la connaissance des belles-lettres. Il était bon philosophe, solide théologien, critique judicieux. Il était fort bien fait de sa personne. Il avait une voix également agréable et forte, un geste bien composé, un corps robuste, une santé vigoureuse. Tout le monde s’accorde à louer la douceur de son caractère, son désintéressement, sa piété et son zèle sans bornes pour l’Église protestante33. » Outre Du Bosc, Caen était la résidence de Samuel Bochart, autre polémiste calviniste fort respecté.

Pour combattre l’influence protestante, le parti des dévots constitua des sociétés secrètes comme « les Bons Amis » ou la compagnie du Saint-Sacrement auxquelles était affilié Jean de Bernières. C’est dans ce contexte de rivalité qu’il fonda l’Ermitage de Caen en 1649, qui a fortement marqué l’histoire du catholicisme français pendant le siècle des saints. C’était un carrefour de la nouvelle spiritualité catholique issue de Trente34 et participe à la reconquête par l’Église catholique des brebis égarées. Que ce soit un laïc qui anime ce centre n’a rien d’anormal dans le contexte du renouveau catholique.

.Père spirituel de l’Église canadienne

Mais l’influence de l’Ermitage dépasse largement le cadre normand et même français ; il a joué un rôle très important dans la fondation de l’Église du Canada. Déjà en 1639, Jean de Bernières avait encadré le départ des premières ursulines vers Québec. En effet, le mariage « fictif et blanc » avec la veuve Madeleine de la Peleterie35 permit à celle-ci de récupérer son héritage pour le consacrer aux fondations de Marie de l’Incarnation (ursulines de Québec) et, par la suite, de Jeanne Mance36 (Hôtel-Dieu de Montréal)37. Après avoir conduit ces dames au port d’embarquement (Dieppe), il s’occupa de la gestion des biens en France, car trop malade pour entreprendre le voyage transatlantique.

Il accueillit par la suite le premier évêque du Canada, François de Montmorency de Laval qui séjourna à l’Ermitage de 1654 à 1658, après sa nomination comme évêque du Tonkin ; nomination qui ne sera jamais effective. Pendant son séjour caenais, le futur prélat fit l’apprentissage de plusieurs aspects du travail épiscopal. Il conduisit à bien la réforme d’une maison religieuse et plaida la cause des religieuses qui dirigeaient l’hôpital38. Il y cultiva l’esprit de renoncement qui renforça une approche, rigoriste « inflexible » dira Marie de l’Incarnation, qui lui était propre39. Il y recruta les premiers membres de son séminaire : le premier curé de la paroisse de Québec, Henri de Bernières, neveu de Jean et élevé sous son toit après la mort de son père ; et Louis Ango de Maizerets, second supérieur du Séminaire de Québec. Ces deux confrères avaient fréquenté l’Ermitage et étaient imbus des préceptes de la spiritualité de Jean de Bernières40.

Figure emblématique, mais peu reconnue du renouveau catholique en France, Jean de Bernières a fortement marqué Caen au début du XVIIe siècle, et par le rayonnement de sa spiritualité, a contribué à l’établissement d’une Église canadienne s’inspirant de l’esprit de renoncement et de service des plus démunis de l’Ermitage de Caen.





.L’entourage et la spiritualité de Jean de Bernières (1602-1659)

.Avec quelques traits caractéristiques de ses lettres contenues dans les Œuvres spirituelles en la première période de sa correspondance, 1641-1645

.Dom Joël Letellier, o.s.b.

Abbaye Saint-Martin de Ligugé

Jean de Bernières-Louvigny est un de ces personnages incontournables pour qui s’intéresse au XVIIe siècle mystique, très influent en son milieu normand et paradoxalement assez méconnu du public même averti. Certes, il ne saurait être comparé à l’Aigle de Meaux ou à l’Archevêque de Cambrai et son nom est ignoré de la plupart de ceux qui connaissent au moins Mme Guyon ou la famille Arnauld. Le Grand Siècle, surtout après la mort de Jean de Bernières, va se partager entre jansénisme et quiétisme et, de façon caricaturale, le spirituel qui ne sera pas d’un côté sera vu comme appartenant à l’autre. Et comme, pour toute crise, on recherche les causes, les antécédents et les moindres signes précurseurs, on en viendra à soupçonner et même à condamner des pensées qui, objectivement et sans anachronisme, mériteraient un tout autre traitement.

Les écrits de Jean de Bernières n’ont pas été épargnés à cet égard. Mais là encore, parler de « ses écrits » suscite méfiance et suspicion et bien des confusions. Les manuscrits ont transité, après la mort de leur auteur, en des mains qui n’ont pas eu autant de respect pour le texte que nous aurions pu le souhaiter. D’où des éditions successives plus ou moins fiables. Comment s’approcher au mieux des textes authentiques ?

Quoi qu’il en soit, Bernières s’est trouvé au confluent de nombre de personnalités dont la trajectoire a croisé la sienne ou qui ont cheminé étroitement avec lui durant de nombreuses années. On peut vraiment parler d’un cercle mystique et caritatif dont le centre était la ville de Caen. Cela dit, son rayonnement dépassait largement la Normandie et même la région parisienne puisque Bernières fut personnellement très impliqué dans l’envoi et la mission des Ursulines au Canada. De plus, son influence ne s’arrêta pas avec sa mort, car c’est dans les années qui suivirent que furent édités « ses écrits » qui eurent des dizaines de milliers de lecteurs.

Pour tenter d’atteindre au mieux le véritable Bernières, nous avons opté pour l’étude de sa correspondance conservée presque exclusivement dans une édition posthume. Notre choix, pour cette étude sur la spiritualité de Bernières à travers ses lettres, s’est porté sur la première période de sa correspondance soit de janvier 1641 à décembre 1645. Il nous a semblé utile en effet de dissocier ces premières années des suivantes pour être en mesure, ultérieurement, de mieux dégager l’évolution de sa pensée.

Avant de traiter de la spiritualité proprement dite de Bernières à travers ce premier lot d’une trentaine de lettres sur cent soixante quinze environ, il nous est nécessaire de préciser quelques points essentiels concernant les textes reçus et aussi et surtout de retrouver le contexte de cette période, c’est-à-dire de nous concentrer assez longuement sur l’entourage de notre auteur et sur ceux qui ont hérité, d’une façon ou d’une autre, de sa pensée spirituelle.

.I/ Le texte et le contexte. Succès des éditions, mais difficulté d’atteindre l’écrit originel

Outre quelques sources manuscrites, dont les Annales des Ursulines de Caen, rédigées en 1714, de quelles éditions disposons-nous pour atteindre Bernières ? Cinq ensembles imprimés se dégagent de 1659 à 1677.

1659 : L’Intérieur chrestien ou la conformité intérieure que doivent avoir les chrestiens avec Jésus-Christ, Paris, Claude Cramoisy. Charpy de Sainte-Croix : voir Extrait du Privilège du Roi. Il y a aussi le travail d’un « copiste » : voir l’ « Avertissement à qui lit ». L’Épitre « à Jésus Christ est signée Nicolas Charpy de Sainte-Croix dans la réédition de 1677.

1660 : Le chrestien intérieur ou la conformité intérieure que doivent avoir les chrestiens avec Jésus-Christ, divisé en huit livres qui contiennent des sentiments tous divins, tires des écrits d’un grand serviteur de Dieu de notre siècle par un Solitaire, Rouen, Claude Grivet. Le « Solitaire » est Louis-François d’Argentan. Très nombreuses éditions successives notamment chez la veuve d’Edme Martin, Paris en 1680 et 1684, chez Charles Robustel à Paris en 1690, etc.

1670 : Les œuvres spirituelles de M. de Bernières-Louvigny, ou conduite assurée pour ceux qui tendent à la perfection, divisées en deux parties : la première contient des maximes pour l’établissement des trois états de la vie chrestienne, la seconde contient des lettres qui font voir la pratique des maximes, Paris, Claude Cramoisy. Autres éditions chez la veuve d’Edme Martin à Paris en 1678, chez Bonaventure le Brun à Rouen en 1678, etc. Édition par Robert de Saint-Gilles : voir Extrait du Privilège du Roi.

1676 : Les Pensées de M. de Bernières-Louvigny ou Sentiments du chrestien intérieur sur les principaux mystères de la foi pour les plus grandes fêtes de l’année, in Le Chrétien intérieur, ou La conformité intérieure que doivent avoir les chrétiens avec Jésus-Christ. Divisé en huit Livres, qui contiennent les sentiments tous divins tirés des Écrits d’un grand Serviteur de Dieu de nôtre siècle, Augmenté des Pensées de M. de Bernières Louvigny, Paris, Veuve d’Edme Martin, pp. 279-36641.

1677 : Le chrestien intérieur ou la conformité intérieure que doivent avoir les chrestiens avec Jésus-Christ, second tome, tiré comme le premier des manuscrits de feu de sainte mémoire, M. de Bernières-Louvigny, autrefois trésorier de France au bureau de Caen, par le P. Louis-François d’Argentan, capucin, Rouen, François Vaultier et Veuve de Louis Dumesnil.

Il n’est pas nécessaire de retracer ici, même rapidement, l’histoire complexe de l’utilisation et de la transmission des « écrits » de Bernières, d’abord par Nicolas Charpy de Sainte-Croix puis par le P. Louis-François d’Argentan. Nous renvoyons aux études déjà anciennes42 et surtout aux mises au point plus récentes43 concernant ce problème délicat des éditions et celui, qui lui est connexe, de la plus ou moins grande fiabilité des textes reçus. Notons toutefois que Le Chrétien intérieur fut un ouvrage largement réédité puisqu’en 1672 on en était déjà à la treizième édition et qu’en 1675, plus de trente mille exemplaires avaient été vendus. Il fut traduit en allemand, en anglais et en italien et se répandit encore au XVIIIe et jusqu’en plein XIXe siècle. Dans son Histoire littéraire du sentiment religieux, l’abbé Henri Bremond constatait que « de tous les docteurs mystiques au XVIIe siècle, y compris Canfeld, Lallemant, Surin, Guilloré, nul n’a eu plus de lecteurs que Jean de Bernières. Son œuvre posthume, Le Chrétien intérieur, qui semble ne pouvoir convenir qu’à une élite assez clairsemée, a trouvé autant d’acheteurs que les livres les plus populaires de vulgarisation ascétique ou dévote. (…) Cent mille français – et peut-être davantage – capables de comprendre, de goûter, de s’assimiler un spirituel si transcendant, (…) ce simple fait en dit long sur le prodigieux succès de la renaissance que nous racontons et sur les aptitudes mystiques que souvent l’on refuse à notre pays ».44

Si l’Inquisition romaine anti quiétiste jeta ses filets sur tous les ouvrages qui lui semblaient suspects, au nombre desquels Le Chrétien intérieur en 168945 et Les Œuvres spirituelles en 169246, elle ne put empêcher, comme on le voit, la diffusion de ces livres qui ne sauraient d’ailleurs, objectivement, avec recul et sans anachronisme, porter le poids d’un tel soupçon. De plus, il faut bien reconnaître que ce qui est tombé sous le couperet pourrait davantage être incriminé aux éditeurs de Bernières qu’à lui-même qui n’a rien publié et dont les œuvres ont été malheureusement assez malmenées. Nicolas Charpy de Sainte-Croix47 avait lui-même écrit dans sa Préface qu’il avait mis de l’ordre dans les documents de Jean de Bernières et qu’il les avait liés et fortifiés selon la grâce. On peut imaginer ce que cela peut signifier. De même, le père Louis-François d’Argentan48 avertissait à son tour le lecteur en disant qu’il avait mis non seulement de l’ordre, mais qu’il avait lui aussi agencé les choses selon son inspiration. C’est suffisamment dire pour que l’on comprenne qu’il avait ou supprimé ou ajouté aux textes de Bernières selon les cas, bref qu’il les avait arrangés à son goût et donc ne les avait pas transmis tels quels.

En ce qui concerne le recueil de maximes et de lettres publié par Robert de Saint-Gilles en 1670, nous serions en présence d’un ensemble plus fiable49. L’éditeur a bénéficié d’un apport de documents plus sûrs et plus complets qui avaient été soigneusement gardés par la sœur de Bernières. On peut donc penser qu’il nous fait approcher, avec une relative fidélité, des textes originaux des lettres de Bernières. Cela étant dit, on peut s’interroger sur l’origine des maximes et croire qu’elles reflètent l’enseignement de son père spirituel, le P. Jean-Chrysostome de Saint-Lô. Elles seraient vraisemblablement des notes prises au cours d’entretiens spirituels. Ces maximes constituent le premier volume des Œuvres spirituelles et sont classées, tout comme les lettres qui forment le second volume, en trois grandes parties correspondant aux trois grandes étapes reconnues de la vie spirituelle et mystique, soit la vie purgative, la vie illuminative et la vie unitive. Il faut bien reconnaître qu’un tel classement, pour des maximes et à plus forte raison pour des lettres, nous semble souvent très aléatoire et déroutant, mais c’est ainsi.

Les lettres nous paraissent bien authentiques, mais on peut regretter certaines coupures, l’absence de noms propres et des titres qui ne rendent pas suffisamment compte du destinataire pour pouvoir l’identifier de façon certaine. Si une telle certitude est parfois acquise grâce à certains indices probants, cela reste des hypothèses en bien d’autres cas. Quant aux dates que le compilateur nous indique en marge, elles sont parfois exactes, parfois douteuses ou même manifestement erronées ; parfois même, elles sont inexistantes.

Comme cette correspondance active est le reflet sans doute le plus fidèle, quant à la lettre et quant à l’esprit, de Jean de Bernières lui-même, c’est là qu’il faut y chercher la spiritualité qui l’animait et qu’il voulait transmettre à ses correspondants. Jusqu’à nos jours, il semble bien que la seule chose qu’il importait de déceler dans ses écrits était ce qui pouvait être considéré comme du quiétisme ou à tout le moins comme du pré-quiétisme. Or, une telle perspective parait très réductrice. Ce n’est pas avec une semblable grille de lecture et un tel a priori de suspicion que l’on doit aborder notre auteur. Un recul est nécessaire pour appréhender les textes avec le maximum de compréhension et de bienveillance en cherchant à déceler le contexte et le dynamisme spirituel qui donne de la cohérence à l’ensemble.

Ce Corpus de lettres, presque intactes ou conservées seulement en partie pour certaines d’entre elles, en regroupe cent soixante-quatorze. Elles couvrent les années 1641-1659, c’est-à-dire les dix-huit dernières années de Bernières. On y trouve un grand nombre de confidences qui évidemment n’auraient pas leur place dans un traité. La spécificité de la correspondance spirituelle est qu’elle nous ouvre l’intérieur des âmes et nous révèle quelque chose de si intime et personnel entre une âme et Dieu ou entre deux personnes qui se confient l’une à l’autre que la lecture semble être parfois indiscrète. Le bénéfice d’une telle lecture est toutefois double, car si elle nous oblige à une certaine discrétion dans la critique étant donné le caractère éminemment personnel et circonscrit de ce type d’écriture, elle nous révèle sans fard les pensées, les joies comme les inquiétudes, les tâtonnements comme les progrès, le travail réel de la grâce et les efforts de la liberté individuelle, les rapports difficiles ou les amitiés réciproques, et, de plus, elle nous incite à emprunter nous aussi un chemin spirituel analogue en sachant faire la part de ce qui est propre à chaque époque et à chacun en particulier. Même avec un regard qui se voudrait être celui d’un observateur indépendant et plus objectif, il est rare que nous ne nous sentions à un moment ou à un autre concerné, mis en cause ou au moins mis en demeure de nous positionner à notre tour.

Si nous avons choisi de regarder de plus près les thèmes abordés dans les trente premières lettres de cet ensemble, c’est-à-dire celles des années 1641-1645, c’est parce qu’elles peuvent nous révéler les préoccupations spirituelles majeures de Bernières à cette période avant que ne meure son père spirituel en mars 1646. D’autres périodes, deux ou trois autres, seraient à prendre en compte ensuite pour essayer de mieux discerner l’évolution de sa pensée ou de son expression.

. L’entourage de Jean de Bernières, le contexte de ses premières lettres et sa lignée spirituelle

Avant de procéder à l’examen des thèmes spirituels que contient cette correspondance, il nous faut dire quelques mots sur le contexte et par conséquent sur Jean de Bernières lui-même et son entourage ainsi que sur sa postérité spirituelle jusqu’au « crépuscule des mystiques » que fut la crise du quiétisme.

.La famille de Jean de Bernières et sa sœur Jourdaine

En 1641, Jean de Bernières a 39 ans. Né en 1602, il mourra à l’âge de 57 ans le 3 mai 1659. C’est dire que les lettres que contient le second volume des Œuvres spirituelles sont des lettres d’un homme mûr. Pour le comprendre, il faut connaître un peu le milieu familial auquel il appartient. Déjà au 13e siècle, un certain Jean de Bernières, mort en 1294, était évêque de Sées50. Incontestablement, l’exemple de ses parents et de ses proches lui a donné une impulsion chrétienne décisive, un engagement profond aussi bien dans les affaires temporelles que dans la relation à Dieu. Vie professionnelle des plus honnêtes, forte vie de prière et dévouement inlassable auprès des plus pauvres et des malades, tel est le premier tableau que l’on peut dresser de chacun des membres de cette noble famille normande, à commencer par les propres parents de Jean qui eurent trois filles et quatre garçons. Jean est le troisième des garçons. Sur les sept enfants, deux sont morts très tôt et les cinq autres menèrent tous une vie exemplaire jusqu’à mourir au service des pestiférés comme ce fut le cas pour l’un de ses frères qui avait été maire de Caen51.

Jean affectionnait surtout sa sœur aînée Jourdaine, la troisième des filles, née en 1596. C’est pour répondre à sa vocation religieuse que leur père, le baron Pierre de Bernières, Seigneur d’Acqueville et de Louvigny, Trésorier général de France, voulut contribuer, en 1624, à la fondation à Caen d’un couvent d’ursulines à l’exemple de ceux qui venaient de s’ouvrir à Toulouse en 1615, Bordeaux et Dijon en 1619 et Lyon en 1620. Issu de la première maison des Ursulines fondée à Paris en 1612 sous l’impulsion de Mme Acarie et de Mme de Sainte-Beuve avec le concours de Françoise de Bermond qui vivait déjà, en Provence, de la Règle et de l’esprit d’Angèle Merici (1474-1535), ce couvent de Caen allait se développer en grande partie grâce à Jourdaine et à sa famille. Si Jourdaine devint Ursuline dès 1624 dans une habitation provisoire cédée pour l’occasion par sa famille, c’est aussi cette même famille qui fit entreprendre dès 1631 et pendant cinq ans de grands travaux de construction pour un grand bâtiment, toujours à Caen, capable d’accueillir une plus vaste communauté. Jourdaine de Bernières, dont le nom de religion était Mère de Saint-Ursule52, en devint la première supérieure et y remplit plusieurs mandats en alternance notamment avec Mère Ursule de la Conception, de son nom Michèle Mangon de Saint-Gilles, sœur du P. Robert Mangon de Saint-Gilles qui, à partir de 1665, deviendra Visiteur des Ursulines de Caen succédant ainsi à Dom Louis Quinet53, Abbé cistercien de Barbery, et sera surtout, comme on le sait, l’éditeur des Œuvres spirituelles de Bernières en 1670.

Jean de Bernières, à la ressemblance de son père, a occupé des charges professionnelles importantes. Il était Ecuyer du roi, Conseiller et Trésorier de France à Caen. À la différence de son père cependant, Jean ne s’est pas marié, mais a consacré sa vie de laïc célibataire à ses affaires, aux bonnes œuvres et à la prière. Si les affaires lui donnaient du tracas et s’il lui était impensable de ne pas se dévouer pour aller porter secours aux plus démunis, c’est vers la prière et plus précisément la vie mystique d’union à Dieu dans l’oraison qu’il se sentait vivement attiré et à laquelle il aurait voulu consacrer tout son temps.

.Marie de l’Incarnation et Madame de la Peltrie

Toujours en lien avec les Ursulines, nous ne pouvons pas ne pas évoquer ici la part très active que prit Jean de Bernières, à partir de 1638, dans l’envoi d’un petit groupe d’ursulines au Canada sous la conduite de Marie Guyart, en religion Mère Marie de l’Incarnation54 (1599-1672), Ursuline de Tours. Elle était, comme on le sait, la mère de Dom Claude Martin, le bénédictin mauriste qui allait devenir le premier biographe de sa mère55. Cette fondation au Nouveau Monde, en 1639, n’aurait pas pu se faire sans l’impulsion de la fameuse et originale Mme de la Peltrie56 (+ 1671), sans le concours humain et financier de Jean de Bernières qui s’est considérablement impliqué dans cette mission et bien évidemment sans l’engagement des Ursulines de Tours et des Augustines Hospitalières de Dieppe57. Le 4 mai 1639, elles sont six religieuses à s’embarquer sur le « Saint-Joseph » : trois ursulines de Tours dont Marie de l’Incarnation et trois augustines hospitalières de Dieppe qui fonderont le premier hôpital de Québec. C’est Mme de la Peltrie qui a affrété le navire et qui part aussi. Dans des conditions de traversée très difficiles, elles arriveront au Québec trois mois plus tard le 1er août 1639. Jean de Bernières a accompagné le petit groupe jusque dans la chaloupe qui les a amenées sur le bateau. Il serait bien parti lui aussi, mais il fallait qu’il reste en France pour gérer les affaires de Mme de la Peltrie afin de pouvoir financer la fondation.58

.Gaston de Renty et la Compagnie du Saint-Sacrement

Pour soutenir cette mission au Canada et, de façon plus habituelle, pour toutes les œuvres caritatives auxquelles il s’est consacré, Jean de Bernières était entouré de tout un réseau de personnes influentes et généreuses, fortement engagées dans la vie de foi et la pratique des bonnes œuvres. En premier lieu se trouvait Gaston de Renty59 (1611-1649), un homme tout donné et fort entreprenant, qui, après ses études à Caen, aida les pauvres occasionnellement à Paris en exerçant la médecine, fut visiteur de prison, ami des pauvres, constructeur d’église ou d’hôpital, riche en aumônes et organisateur de confréries charitables et pieuses telles celle de Valognes revivifiée en 1641, fondateur et animateur de la Compagnie du Saint-Sacrement de Caen vers 1644, sans oublier son influence à Paris où la Compagnie du Saint-Sacrement60 avait été fondée en 1627 et à laquelle il avait appartenu dès 1639. C’est au sein de ces œuvres charitables et pieuses que Jean de Bernières et Gaston de Renty nouèrent une solide amitié spirituelle. Tous deux cherchaient à la fois à soulager les misères des pauvres et à s’élever très haut dans la vie spirituelle et mystique dans une vie d’humilité, de service et d’oraison. Gaston de Renty avait comme directeur de conscience le P. Charles de Condren61, deuxième supérieur général de l’Oratoire depuis la mort du cardinal de Bérulle en 1629, avant de prendre, à la mort du P. de Condren en 1641, le père jésuite Jean-Baptiste de Saint-Jure62. Plus tard, en 1649, à la mort de Gaston de Renty, c’est Jean de Bernières qui lui succédera pour guider la Compagnie du Saint-Sacrement de Caen.

.Saint Jean Eudes et la Congrégation de Jésus et Marie

C’est dans ce même milieu normand que Jean de Bernières rencontra et apprécia un homme rempli du même zèle de feu, le P. Jean Eudes (1601-1680)63. Originaire du village de Ri près d’Argentan, il fait ses études à Caen et, en 1623, entre à l’Oratoire de Paris fondé douze ans plus tôt, en 161, par Pierre de Bérulle. Il est ordonné prêtre en décembre 1625 et trois ans plus tard, dès 1628, il commence à prêcher des missions paroissiales avec grand succès. Il en donnera cent dix-sept au total et s’y investira de tout son cœur d’apôtre, mais dès que la peste se sera déclarée dans une ville, il se mettra à accourir en toute hâte pour secourir les pestiférés, ainsi à Sées en 1627 ou à Caen en 1631. Dès 1634, il est en relation avec Jean de Bernières qui, avec Gaston de Renty et la Compagnie du Saint-Sacrement, l’aide en toutes ses œuvres et notamment à accueillir en des refuges les prostituées repenties. Avec l’aide précieuse de Jean de Bernières qui devient son bras droit en de multiples démarches64, il fonde à Caen en 1641, pour les femmes repenties, « Notre Dame de Charité du refuge » qui se structurera en Institut « de Notre-Dame de Charité » dès 1644, érigé canoniquement à Caen en 165165. Richelieu veut le connaître et le fait venir à Paris en 1642 pour s’entretenir avec lui. Par ailleurs, sous l’impulsion du Concile de Trente, il ressent l’urgence de former des prêtres et, pour cela, il sort en 1643 de l’Oratoire alors qu’il est le supérieur de la maison de Caen depuis 1640 et fonde la Congrégation de Jésus et Marie, dite plus tard des Eudistes. C’est l’époque où l’on fonde aussi dans le même souci les premiers séminaires, Monsieur Vincent à Paris en 1642 ainsi que Monsieur Olier à Paris, Rouen et Toulouse.

Les persécutions ne manqueront pas pour Jean Eudes, et elles viendront de plusieurs côtés, des oratoriens qu’il vient de quitter ou plus tard des jansénistes, mais l’œuvre prospérera avec l’amitié constante et le soutien de Jean de Bernières. Jean Eudes commence à écrire, notamment La Vie et le Royaume de Jésus dans les âmes chrétiennes66 en 1637 ainsi que Le Catéchisme de la Mission en 1642, et le rayonnement de ses prédications dépassera les limites de la Normandie : il ira jusqu’en Bourgogne et, une trentaine d’années plus tard en 1671, à la Cour de Louis XIV. Le creuset où Jean Eudes va puiser ses forces spirituelles est de toute évidence l’amour que Dieu a pour nous en son Fils Jésus-Christ. Voilà pourquoi le cœur de Marie est rempli de cet amour. En 1648 à Autun, avec l’autorisation de l’évêque, il célèbrera la première messe de l’histoire de la liturgie en l’honneur du Cœur de Marie67. Plus tard en 1672, il recommandera fortement la célébration du Cœur du Christ. On sait que le culte des Cœurs de Jésus et de Marie, répandu très tôt par saint Jean Eudes sera approuvé par Rome en 1765 et deviendra ensuite une solennité universelle. Jean de Bernières ne manquera pas de donner écho autour de lui à cette spiritualité qui s’enracine d’ailleurs dans une tradition ancienne vénérable.

.Marie des Vallées, la « sainte de Coutances » et le P. de Saint-Jure

Nous n’avons pas évoqué jusqu’ici la rencontre de saint Jean Eudes et de Marie des Vallées (1590-1656), la mystique de Coutances68. Tout commence, pour Jean Eudes, lors d’une mission qu’il prêche à Coutances en 1641, car, à la demande de Mgr Léonor de Matignon l’évêque du diocèse, il se rend auprès d’elle pour l’examiner en direction spirituelle. Il en ressort impressionné et se rend attentif à ce qu’elle vit comme souffrance, discernant en elle l’œuvre de Dieu : « En cette même année 1641, au mois d’août, Dieu me fit une des plus grandes faveurs que j’ai jamais reçues de son infinie Bonté, car ce fut en ce temps que j’eus le bonheur de commencer à connaître la Sœur Marie des Vallées, par laquelle la divine Majesté m’a fait un très grand nombre de grâces très signalées. Après Dieu, j’ai l’obligation de cette faveur à la T. S. Vierge Marie, ma très honorée Dame et ma très chère Mère, dont je ne pourrai jamais assez la remercier », dira-t-il plus tard en action de grâce69.

Déjà en 1625, le P. Jean-Baptiste de Saint-Jure70, jésuite, avait prêché le carême à Coutances et à cette occasion il avait pu rencontrer Marie des Vallées pendant six semaines et il allait ensuite la suivre pendant une vingtaine d’années. Il confiera à saint Jean Eudes et à Gaston de Renty « qu’il ne voulait pas d’autres preuves de la sainteté de Marie des Vallées que les effets de grâces très particulières qu’il avait ressenties en lui-même par son moyen ». Dès 1625, à son retour de Coutances, il en avait parlé au P. Pierre Coton (1564-1726), le confesseur jésuite des deux rois Henri IV et Louis XIII, qui était réputé pour son discernement. Celui-ci fit alors un détour pour se rendre aussitôt à Coutances et s’entretint avec Marie des Vallées qui lui révèla des choses le concernant. Il devait mourir quelques mois plus tard non sans l’avoir remercié par écrit pour les grâces reçues.

Beaucoup d’autres religieux et ecclésiastiques vinrent la visiter à Coutances comme le P. Julien Hayneuve71, le P. Raoul Le Pileur72, le P. François Domptius73, jacobin, grand docteur et exorciste, ainsi que le P. Jean-Chrysostome, pénitent du Tiers-Ordre régulier franciscain, directeur de Jean de Bernières, venu tout exprès du couvent de Nazareth à Paris comme le P. Elzear74 son neveu, ainsi que le P. Luc de Bray75. En 1641, année de la mort du P. Charles de Condren76, le P. de Saint-Jure devient le directeur spirituel de Gaston de Renty qui, dès 1634 et sans avoir encore rencontré Marie des Vallées, en avait certainement entendu parler. De plus, une carmélite de Pontoise, Sœur Marie du Saint-Sacrement, avec laquelle il avait des liens profonds, avait eu une révélation à son sujet et il ne pouvait pas ne pas le savoir77.

Dans ce contexte, on comprend que Jean de Bernières ne pouvait à son tour qu’être très influencé par la vie mystique de cette âme hors du commun. Non seulement il la connaissait, mais il la faisait connaître78. La forte influence de cette mystique qu’on appelait « la sainte de Coutances »79 allait imprégner la spiritualité du milieu normand et allait aussi susciter bien des controverses dont saint Jean Eudes et Jean de Bernières firent largement les frais.

.Le P. Jean-Chrysostome de Saint-Lô et la « Sainte Abjection »

Nous venons d’évoquer la présence du P. Jean-Chrysostome de Saint-Lô80 (1594-1646), Religieux pénitent du Tiers Ordre régulier franciscain. Comme il a été le directeur vénéré de Jean de Bernières, il est de ce fait un maillon indispensable de son entourage spirituel et son influence a été très forte non seulement sur Jean de Bernières lui-même, mais aussi sur certains de ceux que nous avons nommés, tels Jourdaine de Bernières et les Ursulines de Caen ou saint Jean Eudes, mais aussi sur d’autres comme Mère Mectilde du Saint-Sacrement dont nous allons parler ci-après ou comme le P. Henri-Marie Boudon81 (1624-1702), archidiacre d’Évreux qui fut son premier biographe. Mais qui est donc ce tertiaire franciscain ? Son nom de famille est inconnu. Le jeune Joachim, tel était du moins son prénom, est né en 1594 à Saint-Frémond, alors dans le diocèse de Bayeux. L’un de ses oncles avait été Trinitaire, supérieur même d’un des couvents des Mathurins, cet Ordre destiné à racheter les chrétiens retenus captifs par les musulmans. Joachim avait au moins un frère qui est devenu capucin et au moins une sœur qui est devenue clarisse à Rouen et lui-même, très tôt, aimait prier et prolonger ses oraisons. Il étudia au collège des jésuites de Rouen et le P. Caussin82 qui fut son maître de rhétorique, fut le témoin de sa ferveur et de ses austérités. Le jeune étudiant chercha un saint homme avec qui il pouvait correspondre et il le trouva en la personne d’un laïc, homme de culture et de forte spiritualité, qui habitait Paris : Antoine le Clerc, sieur de la Forest (1563-1628). Joachim lisait et relisait ses lettres qui le nourrissaient.

Il décida alors d’entrer au couvent franciscain de Picpus, près de Paris, contrariant les projets de son père qui alla jusqu’à faire appel, pour l’en faire sortir, à un haut magistrat du Parlement de Normandie. Ce fut en vain, car, à l’issue de son année de noviciat, à l’âge de 18 ans, le 3 juin 1612, il prononça ses vœux. Il fut élu Provincial de France en 1634 puis, lorsque cette Province fut divisée en deux en 1640, il devint supérieur de la Province Saint-Yves, c’est-à-dire plus particulièrement des régions de Bretagne et de Normandie. Il résidait à Paris, d’abord au couvent de Picpus puis à partir de 1640 au couvent de Nazareth. C’est là qu’on pouvait le rencontrer, c’est lui que Jean de Bernières allait consulter et c’est vers lui qu’il envoya Gaston de Renty pour lui faire rencontrer saint Vincent de Paul. Le P. Jean-Chrysostome se déplaçait souvent pour remplir sa charge. Il partait en voyage pour ses missions dont certaines lui étaient confiées par Louis XIII auprès de Marie de Médicis ou par Anne d’Autriche lui demandant d’aller jusqu’en Espagne examiner une mystique, la Mère Louise83. On a vu qu’il était allé voir Marie des Vallées à Coutances. Il a laissé quelques ouvrages dont le traité De la sainte désoccupation de toutes les créatures et d’autres opuscules de méditations et exercices de piété84.

Jean de Bernières apprit beaucoup de lui et il s’est efforcé en bon disciple de suivre son maître sur la voie de l’amour authentique du Christ par une vie de dépouillement, de pauvreté, d’abnégation de soi pour ne vivre qu’en Dieu et pour Dieu seul. Le P. Jean-Chrysostome ne se ménageait pas ni dans les exercices corporels d’ascèse ni dans la pratique de la charité et du service du prochain, mais son désir profond était de s’unir à Dieu dans l’attention à sa Présence, dans l’abandon à sa Volonté, dans l’oraison, dans le dépouillement de tout le créé. Il avait fondé une « confrérie de la Sainte-Abjection » qui compta Jean de Bernières parmi ses premiers membres. Elle était destinée à stimuler la vie de charité et d’humilité par une imitation du Christ pauvre et humble qui s’est mis au service des plus pauvres. Le P. Jean-Chrysostome avait d’ailleurs écrit un ouvrage intitulé De la Sainte Abjection.

.Catherine de Bar devenue Mère Mectilde du Saint-Sacrement

Jean de Bernières vénérait si fort le P. Jean-Chrysostome qu’il ne manqua pas de l’indiquer comme directeur spirituel à Mère Mectilde du Saint-Sacrement (1614-1698)85, une moniale bénédictine venue de Lorraine et qui se retrouvait, réfugiée avec quelques compagnes, dans une maison de Saint-Maur-des-Fossés, non loin de Paris. Du coup, une riche correspondance s’établit entre Jean de Bernières et Mère Mectilde sur la base de leur maître commun. Le P. Jean-Chrysostome allait visiter de temps en temps ces quelques moniales qui, sous sa direction et avec le soutien constant de Jean de Bernières, se fortifiaient dans la vie de prière et de dépouillement. Il disait qu’il « rencontrait plus de spiritualité renfermée (dans ce petit lieu) qu’il n’y en avait dans toute la grande ville de Paris »86. En 1646, c’est à Saint-Maur-des-Fossés que le P. Jean-Chrysostome, affaibli et fort malade, voulut passer ses derniers jours sur terre. Il y mourut effectivement le 26 mars 1646, Mère Mectilde étant à son chevet.

Catherine de Bar, en religion Mère Mectilde du Saint-Sacrement, était une Lorraine de Saint-Dié, née en 1614 et entrée à l’Annonciade de Bruyères dans les Vosges en 1631 alors qu’elle n’avait que 16 ans. Elle devint très vite l’Ancelle de sa communauté, c’est-à-dire la supérieure, et portait alors le nom de Mère Saint-Jean l’Evangéliste. À cause de la peste et surtout de la guerre qui faisait rage, elle fut obligée avec ses moniales de se déplacer de lieu en lieu au milieu des dangers. Elle passa ainsi les huit premières années de sa vie religieuse sous l’habit de l’Annonciade avant de revêtir en 1639 l’habit de bénédictine à Rambervillers où elle put trouver refuge et faire Profession le 11 juillet 1640 à l’âge de 25 ans.

De nouveau la guerre obligea les sœurs à partir en exode par petits groupes. Près de Saint-Mihiel, elle pria ardemment la Vierge Marie au sanctuaire marial de Benoîte-Vaux le 1er août 1641 et elle fut doublement exaucée : par les Lazaristes de saint Vincent de Paul qui vinrent la secourir en l’aidant à gagner Paris et par Marie de Beauvilliers87 (1574-1657), la grande abbesse réformatrice des bénédictines de Montmartre qui l’accueillit pendant une année, du 21 août 1641 au 7 août 1642. Ce fut une grâce de choix, car elle fut ainsi au contact d’une communauté réformée et d’un courant de pensée irrigué par la spiritualité des mystiques rhéno-flamands et celle dite de l’école abstraite. Le célèbre capucin Benoît de Canfeld88 (1562-1610) avait en effet été le confesseur et le protecteur de la jeune abbesse Marie de Beauvilliers pendant toute une année qui avait été décisive, d’août 1598 à août 1599, et de plus, avant de repartir pour l’Angleterre, il avait pris le plus grand soin pour que son successeur soit le P. Ange de Joyeuse89 (1563-1608), son frère de noviciat gagné aux mêmes idées réformatrices et mystiques. Certes, cela faisait déjà une quarantaine d’années que ces deux personnages marquants n’étaient plus à Montmartre, mais leur très grande influence spirituelle imprégnait l’abbesse et la communauté, spécialement Sœur Charlotte Le Sergent (1604-1677)90 à qui Mère Mectilde était justement confiée.

Or, Jean de Bernières, de son côté, était lui aussi instruit de cette spiritualité apportée par le P. Benoît de Canfeld. Il l’était par tout un courant de pensée et sans doute plus particulièrement par le P. Jean-Chrysostome de Saint-Lô, de la famille franciscaine, proche par conséquent des capucins qui se faisaient les propagateurs fervents de cette mystique. Aussi, lorsqu’au terme de son année à Montmartre, Mère Mectilde fut envoyée en mission en Normandie par sa prieure de Rambervillers, elle allait rencontrer un milieu spirituel avec lequel elle pouvait se trouvait en affinité. Sa tâche était de prospecter la région de Caen en vue de trouver des monastères et autres lieux de refuge pour ses sœurs de Lorraine dont l’une était en convalescence dans la grande abbaye bénédictine de La Trinité à Caen. Allant la retrouver, elle fut accueillie la veille du 15 août 1642 par l’abbesse réformatrice Laurence de Budos91 dont elle fait connaissance. Dans cette abbaye se trouvait aussi Jacqueline Bouette de Blémur92 , en religion Mère de Saint Benoît, devenue célèbre pour la rédaction des Éloges, qui a été bénédictine à La Trinité de Caen de 1630 à 1678 avant d’aller rejoindre Mère Mectilde en son monastère de la rue Cassette à Paris. Après quelques pérégrinations et séjours en d’autres abbayes normandes, Mère Mectilde entra surtout en relation, en octobre 1642, avec l’abbaye cistercienne de Barbery, située entre Caen et Falaise, et son abbé dom Louis Quinet93 et, par lui, avec le groupe des spirituels de Caen rassemblés autour de Jean de Bernières et Gaston de Renty.

Mère Mectilde se trouvait ainsi sous la mouvance du courant bérullien dans l’esprit de Condren. La présence et l’influence de Dom Louis Quinet qui était en lien avec les communautés religieuses de la région et notamment les Ursulines de Caen, fut très précieuse aussi bien sur le plan matériel que sur le plan spirituel et ce d’autant plus que la maison de Bretteville-sur-Laize proche de Barbery qui avait été trouvée pour accueillir les bénédictines était misérable et vraiment inhospitalière. Un certain Monsieur de Torp fut alors leur bienfaiteur providentiel et les tira d’embarras au moins provisoirement en les installant dans une maison proche de l’abbaye de Barbery et en les signalant à l’Abbé qu’il connaissait bien. C’est ainsi que, grâce à dom Louis Quinet, Jean de Bernières put entrer en contact avec elles et leur apporter son soutien en venant lui-même soulager ces quelques sœurs dans leur désarroi. C’était là le début d’une relation spirituelle privilégiée qui allait durer dix-huit ans, jusqu’à sa mort en 1659. C’est durant l’été de 1642, à l’occasion de son court séjour à l’abbaye de la Sainte-Trinité à Caen, ou à l’automne que Mère Mectilde fit aussi la connaissance de saint Jean Eudes.

Quoique fort bien entourée, Mère Mectilde tomba malade et il était évident qu’elle et ses sœurs ne pouvaient rester en ce refuge provisoire. Le P. Bonnefond, un jésuite qu’elle avait connu à Montmartre, leur avait d’ailleurs trouvé une maison proche de Paris à Saint-Maur-des-Fossés94. C’est en juin 1643 que Mère Mectilde, avec l’une de ses sœurs, gagna Paris et y rencontra, selon le souhait de Jean de Bernières, le P. Jean-Chrysostome qui devint son directeur. L’installation à Saint-Maur se fit au mois d’août de cette année 1643 et c’est là que Jean de Bernières lui rendit visite, là aussi que le P. Henri Boudon vint faire la connaissance de Mère Mectilde, là encore que le P. Jean-Chrysostome mourut en mars 1646. En cette même année 1646, Mère Mectilde fut sollicitée pour retourner à Caen afin d’être la supérieure pendant trois ans d’un monastère issu de la Réforme de Montivilliers, ce qui s’accomplit effectivement de 1647 à 1650. Supérieure de Notre-Dame-de-Bon-Secours à Caen, Mère Mectilde retrouva le milieu des spirituels caennais, Dom Louis Quinet et Jean de Bernières, avant de rejoindre son monastère lorrain de Rambervillers où elle fut élue prieure en juin 1650.

La suite de la vie de Mère Mectilde jusqu’à sa mort en 1698 dépasse le cadre fixé dans cette étude. Précisons seulement qu’elle revint à Saint-Maur puis à Paris, alors dans les troubles de la Fronde, et qu’elle trouva refuge avec quelques-unes de ses sœurs près de la rue du Bac proche des Jacobins au Faubourg Saint-Germain en juin 1652 avant de s’établir rue Férou en janvier 1654 à proximité du palais du Luxembourg et de Saint-Sulpice. Enfin, le 21 mars 1659, Mère Mectilde et sa communauté s’installèrent rue Cassette en ce monastère de fondation royale, le premier de ce qui allait devenir l’Institut de l’Adoration perpétuelle du Très Saint Sacrement. Or, c’est à peine deux mois après cette installation que meurt subitement Jean de Bernières à l’âge de 57 ans, le 3 mai 1659 précisément, alors qu’il était à son prie-Dieu, agenouillé et tout en prière, au soir de la fête de l’Invention de la Sainte Croix pour laquelle il venait d’assister aux offices liturgiques. Il avait comme accompli son rôle auprès de celle que le P. Jean-Chrysostome lui avait confiée en 1646. Tous les deux avaient hérité de l’esprit de leur directeur commun, tous les deux ensuite allaient vivre de cet héritage spirituel commun en s’exhortant mutuellement, chacun des deux se mettant en quelque sorte à l’école de l’autre.

N’oublions cependant pas que Jean de Bernières a douze ans de plus que Mère Mectilde et que tout laïc qu’il est, il se révèle plein de sagesse et d’expérience surtout dans les débuts de leur correspondance lorsque Mère Mectilde qui n’a pas encore trente ans manifeste à la fois sa fougue intérieure et son désarroi face à des situations matérielles et spirituelles difficiles. Elle n’hésite pas à écrire au secrétaire de Jean de Bernières, le P. Francois de Roquelay95, à charge pour lui de faire l’intermédiaire, ce qu’il accomplit bien fidèlement dans les deux sens. Jean de Bernières en effet dont la vue baissait considérablement avait auprès de lui deux personnes, un domestique et aussi ce prêtre à qui il dictait ses pensées et en qui il avait toute confiance. Il faut aussi rappeler que Jean de Bernières était souvent en déplacement pour ses affaires ou pour rencontrer quelque personne pieuse ou dans le besoin et qu’il n’était pas toujours disponible à cause du nombre de ses dirigés ou encore parce qu’il se ménageait des temps de prière et de retraite dans la solitude.

.L’Ermitage de Caen, le P. Henri-Marie Boudon et Mgr François de Laval

C’est d’ailleurs à cette fin que Jean de Bernières s’attela en regroupant autour de lui un certain nombre de personnes désireuses de mener une vie de prière plus intense et en construisant en quelque sorte une école d’oraison. Construction spirituelle tout autant que matérielle puisqu’il fit édifier à proximité immédiate des Ursulines un bâtiment destiné à recevoir en des chambres individuelles ceux qui voulaient mener quelque temps cette vie de solitude, de prière et de charité hors de toutes contraintes. Ils allaient aussi voir les malades et faire le catéchisme, après leurs prières. Ce groupe aussi bien que cette maison contigüe au couvent des Ursulines, voilà ce qu’on appelle « l'Ermitage » de Caen où ont pu se rencontrer tant et tant de spirituels Normands connus ou ignorés en quête de vie mystique.

Dans la période qui nous occupe ici, la construction du bâtiment n’en est qu’à ses débuts puisqu’il fut commencé en 1646 et achevé deux ans plus tard en 1648, mais, dès juillet 1645, Jean de Bernières déclarait dans une de ses lettres :

« Au reste j'ai trouvé cinq ou six personnes de rare vertu, et attirées extraordinairement à l'oraison, et à la solitude, qui désirent se retirer dans quelque ermitage pour y finir leur vie, et être dans l'éloignement du monde, dans la pauvreté, et l'abjection, et inconnues aux séculiers qu'elles ne voudraient point voir, mais être connues à Dieu seul. Il y a longtemps que Notre Seigneur leur inspire cette manière de vie. J'aurais grand désir de les y servir au dehors, et favoriser leur solitude, puisque nous avons attrait à ce genre de vie qu'elles entreprennent (…) Tous les esprits ne seraient pas capables de telles choses, mais ces personnes sont fortes en nature, et en grâces. »96

On s’est posé la question de savoir si la Compagnie du Saint-Sacrement et l’Ermitage ne regroupaient pas les mêmes personnes. Il est vrai qu’après la mort de Gaston de Renty en 1649, c’est Jean de Bernières qui assura la responsabilité des deux groupes, mais même si plusieurs personnes fréquentaient ces deux milieux à la fois, il n’y a pas lieu de les confondre, car l’Ermitage est d’abord un lieu de solitude et d’oraison pour certaines personnes qui veulent y mener une vie mystique et demeurer cachées. Certains hôtes s’y établissaient à demeure pour le restant de leurs jours, d’autres ne pouvaient y faire retraite pour se ressourcer spirituellement que de façon temporaire. La description du projet donnée par Jean de Bernières dans la même lettre peut nous sembler bien austère : « C'est un petit troupeau de victimes, qui s'immoleraient les unes après les autres à Dieu. Ce sont d'excellentes dispositions que les leurs, et leur plaisir serait de mourir dans les misères, la pauvreté, et les abjections, sans être vues, ni visitées de personnes que de nous. Cherchez donc un lieu pour ce sujet, où elles puissent demeurer closes et couvertes, en lieu sain et auprès de pauvres gens. Car le dessein est d'embrasser et de marcher dans les grandes voies, et les états pauvres et abjects de Jésus. » On reconnaît bien ici l’impulsion spirituelle du P. Jean-Chrysostome.

Bien précieux est le témoignage des origines et de la vie de l’Ermitage que nous dresse quelques années plus tard le P. Henri-Marie Boudon, en dressant le portrait du P. Jean-Chrysostome et en soulignant la pureté de cœur de son disciple Jean de Bernières :

« Cette pureté si simple venait de sa grande union avec Notre Seigneur dans l’oraison, qui a fait la grande occupation de sa vie. Son saint directeur lui avait conseillé pour y vaquer avec plus de liberté, de faire bâtir un logis dans l’entrée de la maison des religieuses ursulines de Caen, près de la grande porte de leur cour extérieure, l’assurant qu’un jour elle servirait à plusieurs serviteurs de Dieu pour s’y retirer. Ce fut le bon Père qui en donna et traça le dessin, le nombre et la grandeur des chambres, et tout ce qui devait accompagner ce petit bâtiment ; l’on a bien vu par la suite que le Père parlait par l’esprit de Dieu. On appelait ce lieu l’Ermitage, parce que, quoiqu’il fût dans une grande ville, on y menait une vie retirée, et toute d’oraison. Je puis assurer avec sincérité qu’ayant eu la grâce d’y passer deux ou trois mois, je n’y ai jamais ouï d’autres entretiens durant tout ce temps-là que ceux de l’oraison. L’on n’y parlait d’autre chose, et durant le temps de la récréation, aussi bien qu’en tout autre temps : et en vérité, c’était la plus douce récréation de ce saint lieu ; et ce qui est de merveilleux, c’est que l’on ne s’y ennuyait jamais. L’on y passait les jours, les mois, et les années, en parlant toujours de la même chose, qui semblait toujours nouvelle ; et c’est qu’elle tendait uniquement à Dieu seul, le seul lieu de notre véritable repos. Les discours du monde, les nouvelles de la terre n’y avaient aucun accès : il n’y avait aucun exercice particulier de piété réglé, parce que l’oraison perpétuelle en faisait toute l’occupation. L’on s’y levait de grand matin, et durant toute la journée, c’était une application continuelle à Dieu. M. de Bernières sortait pour les affaires de Dieu et pour les fonctions de sa charge : mais ceux qui l’ont connu, savent qu’il ne sortait jamais de l’union avec Dieu. Il avait passé par différents degrés de l’oraison, et enfin il y était élevé dans ce qu’il y a de plus sublime ; et l’on peut dire, sans exagérer, qu’il a été, tout trésorier de France qu’il était, un des plus grands contemplatifs de notre siècle »97.

Parmi ceux qui ont fréquenté ce groupe de l’Ermitage98 et que nous n’avons pas mentionnés jusqu’ici figurent par exemple des missionnaires en instance de départ pour l’Extrême-Orient ou pour le Canada au nombre desquels le célèbre François de Montmorency-Laval99 (1623-1708), grand ami et disciple de Jean de Bernières, qui devient en 1659 le premier évêque du Canada et fondateur du séminaire de Québec, une maison qui doit beaucoup au modèle de l’Ermitage de Caen.

Le P. François de Montmorency-Laval est resté quatre années auprès de Jean de Bernières. C’est ce que nous révèle Mère Marie de l’Incarnation100 dans une lettre qu’elle envoie à son fils dom Claude Martin en septembre-octobre 1659 peu après l’arrivée de l’évêque à Québec auquel s’était joint d’ailleurs le P. Jérôme Lalemant ainsi que Henri de Bernières101, le neveu de Jean de Bernières, qui avait reçu la tonsure et qui allait être ordonné prêtre par Mgr de Laval le 13 mars 1660.

Voici comment s’exprimait Mère Marie de l’Incarnation :

« Vos lettres étaient dans le premier vaisseau, qui nous apportait la nouvelle que nous aurions un évêque cette année, mais qui n’a paru que longtemps après les autres. Ce retardement a fait que nous avons plutôt reçu l’évêque que la nouvelle qui nous le promettait. Mais ça a été une agréable surprise en toutes manières. Car outre le bonheur qui revient à tout le pays d’avoir un Supérieur ecclésiastique, ce lui est une consolation d’avoir un homme d’un haut mérite et d’une vertu singulière. J’ai bien compris ce que vous m’avez voulu dire de son élection ; mais que l’on dise ce que l’on voudra, ce ne sont pas les hommes qui l’ont choisi. Je ne dis pas que c’est un saint, ce serait trop dire, mais je dirai avec vérité qu’il vit saintement et en apôtre. Il ne sait ce que c’est que le respect humain. Il est pour dire la vérité à tout le monde, et il la dit librement dans les rencontres. Il fallait ici un homme de cette force pour extirper la médisance qui prenait un grand cours, et qui jetait de profondes racines. En un mot, sa vie est si exemplaire qu’il tient tout le pays en admiration. Il est un intime ami de Monsieur de Bernières avec qui il a demeuré quatre ans par dévotion ; aussi ne se faut-il pas étonner si ayant fréquenté cette école il est parvenu au sublime degré d’oraison où nous le voyons. Un neveu de Monsieur de Bernières l’a voulu suivre. C’est un jeune gentilhomme qui ravit tout le monde par sa modestie. Il se veut donner tout à Dieu à l’imitation de son oncle, et se consacrer au service de cette nouvelle Église. Et afin d’y réussir avec plus d’avantages, il se dispose à recevoir l’Ordre de Prêtrise des mains de notre nouveau prélat ».

Le P. Henri-Marie Boudon102 (1624-1702), est un ami intime de Mgr François de Laval (1623-1708), tous les deux de la même génération et disciples de Jean de Bernières, de plus de vingt ans leur aîné, et par lui, du P. Jean-Chrysostome, trente ans plus âgé qu’eux. C’est le P. Henri-Marie Boudon qui fut chargé de l’abbé François de Laval lorsqu’il séjourna à l’Ermitage, mais en revanche c’est lui qui lui succéda comme archidiacre d’Évreux. C’est Jean de Bernières qui conseilla à Henri-Marie Boudon de devenir prêtre et c’est auprès de Mère Mectilde, dans la chapelle de son monastère de la rue Cassette qu’il tint à célébrer sa première messe en la fête reportée de l’Annonciation, le 5 avril 1655. Il connaissait déjà Mère Mectilde depuis plus de dix ans pour l’avoir visitée lorsqu’elle était encore à Saint-Maur-des-Fossés. Lors des odieuses attaques qui s’abattirent sur le P. Henri-Marie Boudon, Jean de Bernières et les siens ne manquèrent jamais de lui apporter leur soutien fidèle. Une précieuse correspondance garde le témoignage du lien très fort qui unissait ces différents acteurs.

.Le père Jacques Bertot et Madame Guyon

Parmi les personnalités qui furent influencées de Jean de Bernières et qui furent pour une part en lien également avec ceux que nous venons d’évoquer, il faut mentionner le P. Jacques Bertot103 (1620-1681), un ami intime, supérieur des Ursulines de Caen puis confesseur des bénédictines de Montmartre et qui, par ailleurs, aura aussi pour dirigée Mme Guyon (1647-1717).

Le P. Jacques Bertot104 est né à Caen le 29 juillet 1622 où il fit ses études. Ordonné prêtre, il fréquente l’Ermitage et sera « l’ami intime » de Jean de Bernières pour reprendre l’expression qui se trouve en tête des lettres qui lui sont adressées. À Caen et au-delà, il eut une large influence notamment sur les missionnaires envoyés en Asie ou au Canada. Des lettres de Mgr Pallu en 1667 ou que lui-même a envoyées en 1673 et 1674 à des missionnaires canadiens en témoignent. Lui aussi fut en relation avec Marie des Vallées105. Pendant vingt ans, de 1655 à 1675, il est surtout le confesseur des Ursulines de Caen où se trouvent, comme nous le savons, Jourdaine de Bernières et Michelle Mangon de Saint-Gilles. Il en est même le supérieur ecclésiastique et se révèle fort rigoureux, du moins tel que cela nous apparaît d’après certains épisodes relatés dans les précieuses Annales manuscrites des Ursulines de Caen106. En 1675, il présente sa démission pour gagner Paris où il devient le confesseur des bénédictines de Montmartre. Depuis longtemps, il connaissait cette abbaye où il avait rencontré l’abbesse Marie de Beauvilliers décédée en 1657, puis surtout Françoise-Renée de Lorraine, Mme de Guise (1629-1682), qui avait été coadjutrice dès 1644, abbesse jusqu’en 1669. C’est à la demande de cette dernière qu’il avait rédigé en 1662 son livre des Retraites, approuvé par dom Louis Quinet, abbé de Barbery, et qu’il se fixa à Montmartre, ayant en bénéfice l’abbaye de Saint-Gildas. Il mourut à Montmartre, âgé de 59 ans, le 28 avril 1681.

Il avait depuis longtemps noué aussi de profondes et durables relations avec les bénédictines du Saint-Sacrement, avec Mère Mectilde tout particulièrement, dès 1645, et aussi avec les moniales de Rambervillers en Lorraine, le monastère d’origine de Mère Mectilde, comme en témoignent plusieurs lettres des années 1659-1660107. Aussi bien à Rambervillers qu’au monastère de la rue Cassette à Paris, le P. Jacques Bertot a certainement rencontré le prémontré Dom Épiphane Louys108 (1614-1682) qui fut en relation très forte avec l’Institut des Bénédictines de l’Adoration perpétuelle, lui aussi se situant dans la même mouvance spirituelle et mystique.

Le P. Jacques Bertot avait visiblement beaucoup de relations et était très apprécié pour ses prédications et pour sa direction. Il fut mis à contribution pour certaines affaires délicates au nombre desquelles par exemple, vers 1673, la défense de saint Jean Eudes109 lorsqu’il fut attaqué par ses anciens confrères oratoriens au sujet de Marie des Vallées. Diplomate à ses heures, confesseur et directeur de la haute aristocratie, le P. Jacques Bertot fait rayonner avec son cercle la spiritualité de Bernières dans Paris110.

Parmi toutes les dirigées du P. Jacques Bertot, la plus célèbre assurément fut Mme Guyon111 (1647-1717). Comment se sont-ils rencontrés ? Dans son autobiographie112, Mme Guyon nous rapporte qu’alors âgée d’une vingtaine d’années, mariée depuis plus de quatre années avec déjà deux enfants, elle cherchait désespérément quelqu’un qui pourrait la comprendre dans sa vie spirituelle et sa voie d’oraison. À Montargis où elle se trouvait, elle avait été bien éduquée par les Ursulines et les Dominicaines, mais son attrait grandissant pour l’oraison ne trouvait guère de compréhension chez ses confesseurs.

De passage pour quelque temps à Montargis en 1668, un franciscain récollet du nom d’Archange Enguerrand113 (1620-1699) eut sur elle une très forte influence. Le 22 juillet 1668, elle se confia à ce « bon franciscain » et sa réponse fut : « C’est, Madame, que vous cherchez au-dehors ce que vous avez au-dedans. Accoutumez-vous à chercher Dieu dans votre cœur et vous l’y trouverez »114. Il lui enseigna alors ce qu’il vivait de la vie mystique dans la ligne de Benoît de Canfeld, du P. Jean-Chrysostome et de Jean de Bernières. Lui-même allait écrire un ouvrage destiné aux bénédictines de Mère Mectilde et aux « personnes associées à l’Institut sacré des religieuses bénédictines du très Saint Sacrement » : La dévotion de l’adoration perpétuelle du très Saint Sacrement, publié à Paris en 1673. Il conseilla à la jeune femme de se confier à la Mère Geneviève Granger, la prieure des bénédictines de Montargis115. Peu auparavant, la duchesse de Béthune-Charost, née Marie Fouquet,116 à qui son père Claude Bouvier de la Mothe louait un corps de logis et qui lui avait parlé de la simplicité de l’oraison lui avait conseillé d’aller voir Mère Geneviève Granger.

Mère Geneviève Granger117 (1600-1674) qui assura le supériorat de l’abbaye de Montargis à la suite de sa sœur Marie Granger, décédée en mars 1636, allait avoir une grande influence sur Mme Guyon. C’est donc à elle que s’adressa Mme Guyon sur le conseil de la duchesse de Béthune-Charost et surtout du récollet Archange Enguerrand. Or, en 1668, Mère Geneviève Granger avait déjà 68 ans d’âge et 32 ans de priorat alors que Mme Guyon n’avait encore que vingt ans. Si Mère Geneviève Granger n’était pas entrée à Montmartre, elle y était passée en 1630 avant d’être envoyée à Montargis pour étoffer l’essaim des fondatrices. Elle bénéficiait de l’appui de l’abbaye de Montmartre et notamment du P. Jacques Bertot et de sa spiritualité. C’est ainsi auprès de Mère Geneviève Granger que Mme Guyon fit la connaissance de ce père si influent qui lui transmit l’enseignement spirituel et mystique de l’Ermitage de Caen et de Montmartre, issu comme on le sait du P. Benoît de Canfeld, du P. Jean-Chrysostome de Saint-Lô et de Jean de Bernières. Mère Geneviève Granger avait elle-même reçu dans sa première formation monastique, au monastère de Hautebruyère, une spiritualité mystique de cette même mouvance, car sa tante Mère Jeanne Absolu qui en était l’abbesse et qui bénéficiait d’un grand renom de sainteté avait été une dirigée du P. Benoît de Canfeld118. Mme Guyon prit le P. Jacques Bertot comme directeur allant même à Paris pour le rencontrer.

Mère Geneviève Granger décéda le 5 octobre 1674 et ce fut une de ses nièces, Mère Geneviève Nau, qui lui succéda comme prieure. Née à Bléré en Touraine en 1637, entrée à Montargis et professe le 12 septembre 1653, elle continuera l’œuvre de ses tantes dans la même mouvance, mais Mme Guyon trouva auprès d’elle « moins de compréhension et de faveur », car la nouvelle prieure « n’avait ni le goût, ni le temps de s’occuper de la jeune exaltée ».119

En 1676, Mme Guyon perdit son mari et devint une jeune veuve de moins de trente ans. Se sentant parfois incomprise du P. Jacques Bertot, elle se tournait aussi vers le P. François La Combe (1640-1715), barnabite de Thonon, ainsi que vers dom Claude Martin ou vers l’évêque de Genève résidant à Annecy Mgr Jean d’Arenthon d’Alex. Après la mort du P. Jacques Bertot, son directeur, en 1681, elle suivit les conseils de Mgr Jean d’Arenthon, s‘installa à Gex, du moins pour un temps, et prit le P. François La Combe comme directeur. C’est en 1682 qu’elle écrivit son premier ouvrage Les Torrents120. Son mysticisme devenant un peu encombrant à Gex, elle suivit le P. François La Combe qui devait se rendre à Verceil et elle séjourna à Turin. Puis elle dut repartir pour Grenoble où sa mystique d’abandon connut un vif succès auprès des laïcs et des communautés religieuses, y compris certains chartreux malgré les réticences très fortes du Père général Innocent Le Masson puis de l’évêque de Grenoble Etienne Le Camus (1632-1707). C’est à Grenoble qu’elle écrivit pourtant beaucoup et publia même en 1684 son célèbre traité sur l’oraison du cœur le Moyen court et très facile pour l’oraison121. Devant quitter Grenoble, elle gagna Marseille et rencontra le mystique aveugle François Malaval (1627-1719) avec lequel elle se sentit en affinité spirituelle. En 1685, elle revient à Verceil puis de nouveau à Turin, à Chambéry, à Grenoble, à Dijon et enfin à Paris retrouvant la duchesse de Béthune-Charost, fille de Nicolas Fouquet, ainsi que les deux filles de Colbert et leurs maris, les ducs Paul de Beauvilliers et Charles de Chevreuse, « l’élite morale de la cour ».

La suite des évènements est connue où se mêlent à la fois les éléments religieux concernant la doctrine, mais aussi les passions humaines avec les ruses et les calculs politiques. Ni le P. Benoît de Canfeld, ni Jean de Bernières, ni le P. Jacques Bertot ne peuvent être tenus responsables de cette escalade. Nul doute qu’il y ait eu de l’excès dans l’attitude et les dires de Mme Guyon mais au-delà d’elle et de sa pensée, une lutte s’est déclenchée entre Bossuet (1627-1704) et Fénelon (1651-1715). Nous sommes déjà sur un autre terrain, mais « le crépuscule des mystiques »122 est amorcé. Rappelons pour terminer cette étude historique les principales étapes concernant Mme Guyon123.

Rome venait de condamner Molinos124 (1628-1696) et l’archevêque de Paris François Harlay de Champvallon accusa le P. La Combe et Mme Guyon de quiétisme. Le premier fut arrêté, exilé et mourut emprisonné. C’est en janvier 1688 que Mme Guyon fut internée chez les Visitantines de la rue Saint-Jacques jusqu’à sa libération en septembre 1688, par l’entremise de Mme de Maintenon. Dès sa libération, elle rencontra Fénelon en qui elle trouva un appui qui lui restera toujours fidèle et, lui, fit la connaissance d’une âme profondément mystique quoique très originale qui ne pouvait le laisser indifférent. Ils correspondirent beaucoup en 1689. Si Fénelon avait ses entrées par Mme de Maintenon chez les Dames de Saint-Cyr, Mme Guyon également. Elle eut vite une notable influence principalement sur le noviciat. On n’y parlait que de pur amour et d’abandon et ses livres étaient appréciés. Mme de Maintenon, avertie du danger, écarta alors Mme Guyon puis ensuite Fénelon.

On confia à Bossuet les écrits de Mme Guyon qui les lut et qui rendit un verdict favorable en août 1693. Cependant, sous les instances de Mme de Maintenon qui désirait de sa part une condamnation des écrits incriminés, Bossuet réexamina l’affaire et eut deux entretiens, le 30 janvier puis le 20 février 1694, avec Mme Guyon dont l’un, rue Cassette où se trouvaient les bénédictines du Saint-Sacrement avec Mère Mectilde125. Le 4 mars, Bossuet condamna l’ensemble des idées de Mme Guyon. Un examen de la doctrine de Mme Guyon fut organisé de telle sorte que devant Bossuet, Tronson et Louis-Antoine de Noailles, Fénelon soit mis aussi en cause. Ce furent les entretiens d’Issy qui aboutirent le 10 mars 1695 à la signature des trente-quatre Articles d’Issy. Fénelon venait tout juste d’être nommé archevêque de Cambrai, en février. Mais dans l’entretemps, Bossuet avait envoyé Mme Guyon à la Visitation de Meaux où elle se trouvait depuis le 13 janvier et où elle gagna vite l’estime de la supérieure et de la communauté. Bossuet, malgré la forte pression de Mme de Maintenon, n’arrivait pas à extorquer une signature qui aurait rendu manifeste un errement de Mme Guyon. Celle-ci quitta la Visitation de Meaux avec un certificat d’orthodoxie. Bossuet, en s’acharnant contre Mme Guyon, cherchait en fait à mettre à mal son adversaire Fénelon.

Mme Guyon se fixa à Popincourt à partir du 30 novembre 1695. C’est là qu’elle fut arrêtée par la police et internée à Vincennes à la demande de Bossuet. Elle fut ensuite transférée dans une communauté de Vaugirard en octobre 1696 puis à la Bastille. Ses deux femmes de chambre furent aussi internées et on transféra le P La Combe de Lourdes à Vincennes pour lui extorquer des informations alors qu’il commençait à perdre la raison à cause de sa longue captivité. Bossuet rendit manifeste la condamnation des idées de Mme Guyon en 1699 et 1700. En 1701, alors qu’on allait libérer la prisonnière, Bossuet s’y opposa. Ce n’est même qu’en 1703 que ses enfants furent autorisées à la visiter et la trouvèrent très affaiblie. Son fils obtint enfin sa libération le 24 mars 1703. Elle quitta la Bastille en litière et son fils la prît chez lui près de Blois, avant qu’elle ne s’installe à Blois même, ayant autour d’elle une petite confrérie du pur amour. En relation avec le pasteur protestant Pierre Poiret (1646-1719), elle eut une large influence dans le milieu piétiste en Angleterre et en Hollande, surtout auprès du milieu jacobite d’Écosse. Fénelon lui envoya le chevalier André-Michel Ramsay (1686-1743), d’origine écossaise, converti au catholicisme en 1711, qui s’installa à Blois en 1713 et devint en quelque sorte le secrétaire de Mme Guyon et propagateur de ses idées. C’est lui qui devint l’historien de Fénelon et de Mme Guyon. Fénelon mourut le 6 janvier 1715 et Mme Guyon mourût deux ans et demi plus tard le 9 juin 1717 après avoir encore une fois manifesté par écrit son attachement à l’Église et son orthodoxie foncière126.

.En conclusion pour cette partie historique sur l’entourage et l’influence de Jean de Bernières

Nous nous étions donné pour cadre de situer Jean de Bernières dans son milieu historique, c’est-à-dire dans sa lignée spirituelle, aussi bien en évoquant ceux qui ont inspiré sa pensée spirituelle comme le P. Benoît de Canfeld ou le P. Jean-Chrysostome de Saint-Lô que ceux qui ont été ses compagnons de route comme par exemple sa sœur Jourdaine, Gaston de Renty, le P. Jean Eudes, ou encore ceux et celles qu’il a inspirés d’une façon ou d’une autre, ceux qu’il a connus et sur qui il a exercé une certaine ascendance, ceux chez qui on peut déceler l’héritage de Jean de Bernières tels Mgr de Laval, Mère Marie de l’Incarnation, Mère Mectilde du Saint-Sacrement, le P. Henri-Marie Boudon ou le P. Jacques Bertot. Par ailleurs et comme en marge de ces personnalités, mais tellement impliquées dans ce courant, à des périodes et à des titres très différents, se trouvent deux figures féminines particulières : nous avons évoqué la figure controversée et si mystérieuse de Marie des Vallées qui a occupé une place importante dans la mystique du milieu normand à cette époque et nous avons enfin voulu prolonger la filiation de Jean de Bernières, par l’intermédiaire du P. Jacques Bertot, du P. Archange Enguerrand et de Mère Geneviève Granger, en retraçant l’itinéraire de Mme Guyon. Il nous a semblé intéressant d’avoir une vue d’ensemble sur cette filiation qui a déjà été travaillée,127 mais qu’il nous faut toujours plus approfondir et dont il importe de saisir les liens historiques pour mieux définir les affinités spirituelles.

II/ La spiritualité de Jean de Bernières d’après ses premières lettres, de 1641 à 1645

Il n’a pas été possible de déceler avec certitude chacun des destinataires des lettres contenues dans les Œuvres spirituelles128. Les indications fournies sont rares et douteuses. Ce n’est que par recoupements que l’on peut être certain ou quasi certain de l’attribution dans les cas où nous l’indiquons. Le regroupement en une quinzaine de thèmes majeurs des sujets abordés dans ce premier lot de correspondance est de rendre manifestes les points d’insistance de Jean de Bernières durant cette période, quel que soit le destinataire. La convergence de plusieurs extraits ne fait que renforcer notre approche de ce qui animait Jean de Bernières dans ses convictions les plus profondes. Un tel regroupement a nécessité de faire des choix, mais notre objectif constant a toujours été de laisser Jean de Bernières s’exprimer lui-même dans sa langue du XVIIe siècle et de respecter sa pensée.

.Le dynamisme de l’imitation du Christ. Vivre de la vie de Jésus.

Ce qui semble premier dans le dynamisme spirituel de Jean de Bernières est l’imitation du Christ. Le chrétien doit se comporter comme le Christ s’est comporté. « Le vrai chemin pour aller à Dieu, c’est de marcher avec Jésus-Christ »129, c’est vivre de la vie de Jésus, c’est lui être fidèle et se laisser gouverner par lui. L’imitation du Christ n’a rien de statique, c’est une sequela Christi, c’est emprunter une route, c’est marcher à la suite du Christ et avec lui. Il nous appartient de prendre la bonne route en suivant « le seul exemple de Jésus »,130 mais n’oublions pas que c’est Dieu qui nous place lui-même sur ce chemin et qui nous tire vers lui : « O quel bonheur de savoir la voie d'aller à Dieu, ou plutôt de nous laisser aller à lui quand il nous tire! Alors on dit par expérience : « Trahe me post te, curremus in odorem unguentorum tuorum » [Ct 1,3 « Entraînez-nous après vous ; nous courrons à l'odeur de vos parfums ». C'est le progrès de la grâce de disposer une âme pour suivre le Divin Amour »131.

Pouvoir suivre le Christ est un tel don de la grâce qu’il serait incohérent de refuser cet appel : « Il me semble que j'aurais des confusions extrêmes de ne pas vivre désormais de la vie de Jésus, puisqu'Il me l'a si abondamment communiquée »132, voilà pourquoi « il faut correspondre à toutes ses faveurs »133. Par ailleurs, « Dieu ne gouverne pas toutes les âmes d'une même manière ; c'est-à-dire, dans une même voie ». À chacun de nous par conséquent d’être attentif au dessein de Dieu, de le laisser agir en nous et d’emprunter la voie par laquelle il veut nous attirer à lui134, même si cette voie peut parfois nous faire peur, car elle est exigeante : « Imitez Jésus, qui était doux et humble de cœur135. La pratique de ces deux vertus sert à nous conduire avec le prochain »136 ; « Prenez courage, marchez dans la voie, en laquelle Dieu vous a mise »137 ;  « Il n'y a point d'autre voie que celle-là ».138

Notre cœur devrait être constamment accordé à celui de Jésus-Christ. Dans une lettre de cette période, mais non consignée dans les Œuvres spirituelles, Jean de Bernières n’hésite pas à dire de façon catégorique : « J’aime mieux n’en point avoir, ou plutôt mourir, que d’avoir un cœur qui ne soit pas semblable à celui de Jésus » et cependant, tout aussitôt, il déplore avec humilité l’écart entre cette affirmation et ce qu’il voit dans sa propre vie : « Comment accordez-vous ma vie avec ces sentiments ? Vie qui est si peu semblable à celle du Fils de Dieu »139. Être accordé au cœur de Jésus, c’est pour une âme qui se veut être l’épouse de Jésus-Christ, suivre l’époux, lui plaire en toutes choses et aller là où il veut : « Allez droit, et simplement à votre but, qui est d'être fidèle épouse de Dieu ».140 C’est l’amour et la fidélité qui doivent nous faire imiter les plus grands saints qui ont suivi Jésus : « Aujourd'hui dans l'Evangile, il est dit que Saint Pierre a tout quitté pour suivre Jésus-Christ (cf. Mt 19, 23). Vous ne sauriez faire autrement, si vous voulez être de sa suite. Passez pour insensé ou extravagant, à la bonne heure. Hélas! Vous êtes trop heureux de souffrir quelque chose pour son amour »141.

.L’imitation du Christ crucifié. La conformité du disciple au maître.

Là où le Christ est passé, le véritable disciple est appelé aussi à passer. L’épouse ne saurait quitter son époux ou vivre autrement que lui. Comment concevoir « que l’époux soit dans les épines et que l’épouse soit dans les délices ? », Jean de Bernières ne peut que rappeler les exigences de l’union dans l’amour : « Accompagnez votre Époux partout dans la pauvreté, dans le mépris, dans le rebut, dans la pratique de toutes les vertus conformes à votre institut, et surtout dans le zèle du salut des âmes petites ou grandes »142. Ne pas se préférer au Christ, mais agir par amour en conformité à la vie du Christ, c’est marcher à l’encontre de ses propres préférences, de ses inclinations. Il y a là un profond mystère d’union qui ne saurait être compris par la raison humaine, mais seulement par la grâce que Dieu donne à certains de le suivre jusque-là. L’énoncé même de ce mystère d’imitation du Christ en son abaissement peut être dur à entendre pour celui qui ne vit pas cela dans l’amour et l’union au Christ : « Être parfait chrétien (…) c'est tendre à la destruction, à l'anéantissement [cf. Phil 2, 6-7] et au renoncement de tout soi-même. Ce langage n'est pas entendu des hommes, car il surpasse la raison humaine. Le seul exemple de Jésus Christ, et sa doctrine le font concevoir »143.

L’effroi pourrait être grand devant pareille exigence ou si grand radicalisme, mais « le dessein est d'embrasser et de marcher dans les grandes voies, et les états pauvres et abjects de Jésus ».144 « Il n’importe », déclare avec foi Jean de Bernières, » Jésus me gouverne, et si je lui suis fidèle, il ne me manquera rien parce qu'il me mettra dans un pâturage gras à merveille [cf. Ps 23, 2], c'est à dire, dans la pratique de ses divins mystères où l'âme s'engraissera non de douceurs, mais de souffrances et de privations. Soyons donc fidèles non seulement à la contemplation des mystères, mais à leurs pratiques, et ainsi nous vivrons de la vie de Jésus »145.

Cette dernière exhortation nous invite à considérer que la véritable union au Christ n’est pas tant dans la jouissance ou les élévations mystiques que dans la ressemblance au Christ crucifié et humilié. En un passage très important, Jean de Bernières, aussi attaché à l’esprit d’oraison qu’il soit et aussi respectueux qu’il soit des états mystiques qu’une âme peut connaître, souligne, à la suite de sainte Thérèse d’Avila, l’authenticité d’une conformité pratique et amoureuse au Christ crucifié :

« Il faut prendre garde de mettre la perfection où elle n’est pas,146 cela nous causerait beaucoup de retardement ; c’est pourquoi il sera bon que nous prenions garde d’avoir une trop grande estime de la voie unitive mystique, non qu’elle ne soit bonne, et très bonne, à une âme que Dieu conduit par là. Mais il ne faut pas croire que la voie unitive pratique ne soit plus excellente, et plus nécessaire, puisque ce n’est rien autre chose que la vie chrétienne pratiquée, et que l’autre est une vie mystique, qui consiste en des unions et élévations d’esprit en l’oraison. Je remarque que Notre Seigneur dit : « Quiconque veut venir après moi, qu’il prenne sa croix, et qu’il me suive. » [Mc 8, 34]. Il ne dit point qu’il soit élevé en l’oraison, mais qu’il prenne sa croix, c’est à dire, qu’il pratique les maximes évangéliques. Heureux sont ceux qui sont crucifiés, bien qu’ils ne soient pas élevés en esprit! Et ces derniers ne sont heureux, que parce qu’ils sont dans la conformité de Jésus crucifié, et que par leur union ils sont plus disposés à la croix, et aux souffrances. La vie crucifiée étant comme la fin de la vie mystique, qui ne sert avec ses lumières, et ses douceurs, que pour fortifier l’âme à porter la croix. Sainte Thérèse dit que la marque d’un bon ravissement, c’est quand il opère en l’âme des désirs extraordinaires de souffrir ; qu’on ne peut revenir de ces saintes communications avec Dieu, que bien instruit ; qu’il faut que la perfection de son amour soit à souffrir pour l’amour de l’Aimé, et non à jouir de Lui. La jouissance en ce monde ne vaut point la souffrance, de quelque manière qu’on la prenne. Ne nous plaignons donc jamais de n’avoir point de part à la vie mystique, pourvu que notre vie soit crucifiée, et réjouissons-nous de voir en l’oraison notre pauvre esprit dans les épines, sécheresses, froideurs, et lâchetés, supposé que nous voulions Dieu en vérité. Réjouissons-nous, dis-je alors, plutôt que d’être dans les roses d’une ferveur sensible, il faut aimer la croix aussi bien pour notre esprit, que pour notre corps. C’est le propre d’un vrai chrétien de se glorifier en la croix de Jésus Christ [cf. Gal 6, 14]. Or elle s’étendait aussi bien en l’âme qu’au corps. Cette divine âme de Jésus a été toute dans les délaissements de secours sensibles de la partie supérieure, et de son divin Père. Nous devons aimer cette conformité, et y demeurer très agréablement. Que notre volonté donc soit toute dans l’amour des souffrances, et non des jouissances, et ne nous plaignons de rien, sinon que nous ne souffrons point »147.

Ce texte présente pour nous l’immense avantage d’être très clair sur le sens que revêt pour Jean de Bernières l’imitation du Christ : la conformité du disciple au maître, la marche à la suite du Christ doit aller jusqu’à cet amour suprême du don de soi dont la caractéristique consiste donc d’abord « à souffrir pour l’amour de l’Aimé, et non à jouir de Lui ». La véritable imitation du Christ est ainsi exprimée dans une autre lettre : « Courage ! Allons à Dieu en la manière de Jésus-Christ; c'est-à-dire, vers la croix, et les souffrances »148.

.L’imitation du Christ dans les voies de la pauvreté et de l’abjection.

Le fait est que Jésus-Christ a connu sur terre la pauvreté, le rejet et la mort sur la croix. À l’anéantissement de son incarnation, il faut aussi joindre l’abjection qu’il a connue sur terre. Voilà pourquoi, tout ce qui peut nous rapprocher de la situation qu’a connue Jésus doit être accueilli non comme une disgrâce due aux événements, mais comme une grâce de choix qui nous rend semblable à lui :

« Ce ne sont pas les hommes, ni les rencontres qui me ruinent, c'est la grâce qui me dépouille, pour me rendre semblable à Jésus-Christ pauvre. Dans les occasions où je perds mon bien, je dois dire : « D'où vient ce bonheur à votre serviteur, ô Jésus, que votre pauvreté le vienne visiter, vos souffrances, vos mépris, votre abjection ? Etc. » Comme Jésus n'a jamais été en la terre sans pauvreté et sans abjection, aussi la pauvreté et l'abjection bien agréée ne seront jamais sans Lui. Qui possède l'un, possède l'autre. Quelle consolation pour les pauvres ! Prenez donc garde, mon âme, de ne pas seulement faire un pas en arrière. En fait de pauvreté, tendez-y selon l'étendue de votre grâce dans les occasions. Vous ne ferez jamais mieux vos affaires qu'en perdant toutes choses, et devenant très pauvre et très abjecte comme Jésus »149.

Du coup, ce sont ces moments de contrariétés qui peuvent et doivent être les instants porteurs d’union au Christ les plus authentiques. À nous de saisir l’instant présent pour être portés plus avant dans les voies de Dieu, non pas d’une façon notionnelle, mais d’une façon existentielle :

« Notre Seigneur vous a donc mis à l'épreuve. Courage, notre cher Frère, voilà qui va bien. J’espère que par votre fidélité, vous vous rendrez digne de recevoir beaucoup de grâces, qui seront les fondements de votre perfection. Je vois bien que vous êtes dans la pratique de l'anéantissement, et que les délaissements que vous souffrez vous donnent une connaissance expérimentale de votre abjection. Agréez seulement votre état présent, et contentez-vous-en. Car il vous conduira bien avant dans les voies de Dieu »150.

C’est vivre de l’Esprit de Jésus que d’aimer ce qu’il a aimé et de pratiquer ce qu’il a pratiqué : « Laissez-vous posséder par l’Esprit de Jésus, et demeurez satisfaite avec lui. Vous cherchez la perfection bien loin, et elle est dans vos mains, si vous aimez l’Esprit de Jésus qui aime les pauvretés, les misères, et les croix. Que le principal but de vos oraisons, exercices et dévotions, soit de vous bien établir dans l’Esprit de Jésus »151. Jésus, durant sa vie terrestre, a connu divers « états », de son état d’enfant pauvre à celui du crucifié, et, à notre tour, et chacun selon son charisme propre, nous avons à le suivre partout où il est passé. Une vie qui ne serait pas conforme aux états de Jésus serait une mort, mais une vie qui demeure pauvre, qui souffre et meurt avec Jésus vit déjà d’une autre vie qui lui donne une vraie joie : « Jésus enfant dans une étable [cf. Lc 2, 16], Jésus pauvre, et abject et mourant est un objet après lequel mon âme ne peut en avoir d'autre. Hors de là elle est famélique et n’a point de joie. Quand vos mystères sont une fois goûtés, ô Jésus, il est impossible de se plaire ailleurs, et toute autre vie que celle qui leur est conforme, n'est pas vie, mais une vraie mort »152 ; « N'est-il pas temps d'aimer Jésus de la bonne sorte, et d'entrer dans l'imitation des divins états de sa vie voyagère [Christus Viator], autant que la condition où je suis me le peut permettre… ? »153.

Ces états du Christ sont autant de divins mystères que nous ne devons pas seulement contempler, mais que nous devons pratiquer : « Soyons donc fidèles non seulement à la contemplation des mystères, mais à leurs pratiques, et ainsi nous vivrons de la vie de Jésus »154. Jésus Christ ayant connu l’abjection, c’est-à-dire le dénuement, le mépris, les souffrances et en un mot l’anéantissement, le chrétien doit vaincre sa peur, sa crainte et son horreur de la souffrance pour considérer que s’il est lui-même dans les contrariétés et l’abjection de quelque manière que ce soit, ce peut être une manière, un moyen, d’être plus uni que jamais à son Sauveur qui est mort pour que nous ayons la vie. Dans cet esprit, ne nous étonnons pas de trouver chez Jean de Bernières des paroles très fortes, voire même des raccourcis saisissants et parfois choquants pour nos oreilles contemporaines par exemple sur l’amour de l’abjection et la joie de se trouver dépouillé, humilié et méprisé. « Cher Frère, que vous êtes heureux d'avoir des lumières de la sainte abjection, et d'être dans les occasions de la pratiquer excellemment ! Voici le secret de votre grâce. Soyez-y fidèle, et vous vous étonnerez des miséricordes que Dieu fera à votre âme »155.

.L’idéal évangélique des Béatitudes.

C’est dans l’esprit des Béatitudes qu’il faut comprendre cet idéal chrétien, radicalement opposé à l’idéal du monde et à ses valeurs :

« Il n’y a rien de grand en la terre que la bassesse, rien de riche que la pauvreté, rien d’honorable que le mépris, puisque le pauvre et humble Jésus en a fait tant d’état, et les a tant aimés durant sa vie mortelle. Si l’esprit d’humilité, de pauvreté, d’abjection, et de croix ne règne en vous, je vous renonce. O que j’ai d’amour pour ces vertus si chéries du Fils de Dieu ! C’est la félicité de ce monde que de les posséder. Que d’avantages Notre Seigneur vous donne pour entrer en ce bonheur, puisqu’il vous a fait pauvre et abjecte selon la naissance, comme vous savez, infirme et dénuée de toute chose ! (…) Ce qui dégoûterait tout le monde me donne de l’attrait »156 ; « Il faut aimer les volontés qui renversent nos désirs (…), et aimer toutes les croix, et les peines. Car elles sont des occasions favorables pour trouver Dieu seul »157.

Autant une communion de plus en plus forte avec le Christ par une conformité de vie avec la sienne peut rendre le chrétien joyeux, autant sur le plan des inclinations naturelles, il peut y avoir légitimement bien des craintes et des peurs devant la souffrance et la croix. Jean de Bernières parle clairement de cette « horreur de la croix », de la « nature qui souffre » face à une perspective qui ne peur que provoquer des frayeurs. Nous nous trouvons constamment devant une dialectique parfois assez difficile à saisir, car il s’agit toujours d’une tension paradoxale entre deux extrêmes : d’une part, une crainte, une peur et une grande angoisse de la nature, car les inclinations naturelles tendent à nous entraîner vers un bien-être corporel et moral, vers un bonheur temporel, d’autre part, une joie d’appartenir au Seigneur et de participer à ses souffrances par une union étroite et une correspondance profonde à ses desseins souvent difficiles à percevoir sur le moment même et sans recul suffisant. Nous sommes donc en présence de deux registres, celui de la nature et celui de la foi, celui d’une joie éphémère qui donne des craintes de perdre ce bien-être temporel et celui d’une joie profondément inaltérable qui relativise les malheurs d’ici-bas et qui même les considère comme des moyens ou des occasions d’une purification et d’une union plus intime avec le Christ et ce, d’autant plus que le temps d’ici-bas est bref et ne constitue certes pas le tout de notre vie.

Il y a donc comme un mystère d’union à découvrir, caché derrière tout ce qui, dans notre vie, peut légitimement nous dérouter ou nous faire mal. La satisfaction au milieu des contrariétés et des malheurs ne peut être acceptable que dans la perspective d’une vision profondément chrétienne de l’esprit des Béatitudes et dans la considération de la vie même du Christ depuis la pauvreté de sa naissance jusqu’à son dénuement extrême sur la croix. À l’anéantissement du Dieu fait homme doit correspondre le don de la vie qui triomphe de la mort, d’une vie qui est donnée par Celui qui est ressuscité d’entre les morts et qu’il communique à celui ou à celle qui épouse sa trajectoire en tous ses états et ses mystères158. Cela nous permet de comprendre les raccourcis que, dans la foi, les mystiques comme Jean de Bernières peuvent utiliser dans leurs expressions assez hardies. Ainsi cette série de textes :

« L’âme bien pénétrée de l’amour de Dieu, ne peut cesser en cette vie d’estimer la croix et la pénitence, d’aimer les souffrances et les mépris, puisque cet amour de croix enferme en soi un grand amour de Dieu, qui ne fait personne que s’aimant soi-même. Il ne faut donc jamais se détacher de la croix, où la divine providence nous attache. Que si elle nous en détache, il faut par conformité à ses desseins nous abandonner à sa conduite, et souffrir l’état exempt de souffrance, et y demeurer paisiblement, et n’être toutefois jamais sans tendance à la croix. Dieu, qui connaît nos faiblesses, et qui nous donne ses grâces avec mesure, ne nous laisse pas toujours sur la croix, et n’augmente pas toujours nos souffrances. Mais il laisse pourtant toujours imprimé au fond du cœur une pente secrète vers la croix. C’est là le caractère du vrai chrétien, c’est ce qui l’élève au-dessus de la pure raison humaine, c’est ce qui le rend membre et disciple de Jésus-Christ. La principale inclination de la grâce du christianisme, c’est de porter à souffrir. Être chrétien, et ne point souffrir, est chose impossible. En effet l’expérience me fait connaître que quand je suis sur la croix, je sens dans le fond de mon intérieur une joie solide et parfaite, quoique l’homme extérieur soit dans la tristesse, et dans la répugnance. Au contraire, quand je ne souffre plus, mes sens, se sentant soulagés, se réjouissent. Mais au fond de l’âme j’aperçois une certaine humiliation de n’être plus souffrant et abject. Il faut donc prendre garde que notre intérieur ne soit rempli de saillies, de mouvements de nature, de certaines petites satisfactions secrètes, d’une horreur de la croix, et d’opinions contraires à la lumière de la foi. Il n’est pas croyable combien l’âme vit bassement dans cet état purement naturel. Que d’imperfections l’environnent pour lors ! »159.

« Enfin, je n'ai plus rien que le dénuement de toutes choses, et la croix. C'est assez, ou ce doit être assez, pour satisfaire à mon amour, non sur le Thabor, mais sur le Calvaire, en la manière de la bienheureuse Madeleine qui aimait Jésus, souffrant et mourant dans les cruelles souffrances qu'elle en ressentait elle-même, parmi les abjections et les opprobres de la croix. C'est ainsi que je veux aimer, et non pas seulement dans le recueillement amoureux. (…) Aussi en la Sainte communion, après que Jésus est entré chez moi, j'ai dit à mon âme embarrassée avec les répugnances que la nature ressent pour la pauvreté, et pour les croix que je porte à présent : « voici Jésus, voici Jésus »160.

« Être parfait chrétien, c'est être un homme renversé, détruit et anéanti selon les inclinations naturelles (…) Il faut donc détruire l'inclination aux richesses, à l'honneur, à la santé, aux plaisirs innocents, et aimer les pauvretés, les mépris, et les douleurs. Autant de fidélité que nous aurons en ceci, autant plaisons-nous à Dieu. Je sais bien qu'il faut nourrir et recréer raisonnablement le corps, conserver ses biens temporels pour s'en entretenir selon sa condition, et en faire l'aumône. Mais il faut pourtant toujours avoir une pente surnaturelle à la pauvreté et aux mépris, et être fidèle aux occasions qui s'en présentent. J'ai beaucoup besoin de votre grâce, mon Dieu, pour avoir la fidélité de marcher contre le torrent des maximes du monde, et de la nature comme il faut. Donnez-la-moi, je vous en conjure »161 ; « Jamais une âme ne vivra en vérité, et humilité, si elle suit les maximes du monde qui la font vivre selon les inclinations d'Adam. Elle doit épouser celle de Jésus-Christ, et la folie de sa croix (cf. 1 Cor 1, 18 ; 24-25), et croire qu'elle n'est jamais mieux que lorsqu'elle est dans les misères, les persécutions, et les croix. Il n'y a point d'autre voie que celle-là. Jamais nous ne trouverons Dieu que nous ne nous perdions nous-mêmes dans les abjections, et les mépris. Quand nous ne ferions dans nos retraites, que de demeurer bien convaincus que le vrai chemin pour aller à Dieu, c'est de marcher avec Jésus-Christ, dans les pauvretés, abjections, et misères, nous ferions tout ce qui se doit faire »162.

.Par la grâce du dépouillement, Dieu opère une œuvre mystérieuse de purification

Une telle participation à la pauvreté du Christ peut être la résultante d’un effort particulier et volontaire ou peut être provoquée par des événements contrariants rencontrés au cours de l’existence, mais, d’un point de vue beaucoup plus fondamental, et par l’intermédiaire de causes secondes qui entraînent au dépouillement ou provoquent à un certain dénuement, c’est Dieu qui opère son œuvre mystérieuse de purification.

« Que je serais riche, si je pouvais être vraiment ainsi dénué de tout, et de moi-même ! C'est ce que Notre Seigneur opère en moi, fait par justice, ou par miséricorde. C'est à quoi je dois tendre. C'est mon exercice présent. Une personne peut bien se dépouiller de ses habits et de sa chemise, mais d'avoir le courage de se dépouiller de sa peau, elle sentirait trop de mal. Il faut que d'autres le fassent, et c'est, ce me semble, tout ce qu'elle peut faire que de le souffrir. Une âme se peut dépouiller par le dénuement actuel qu'elle opère elle-même des biens extérieurs, mais au regard des biens de l'âme, c'est tout ce qu'elle peut que d'être dans la passivité, et de souffrir la privation de Dieu, et de ses grâces en elle »163.

« Jésus fait notre tout. Vous me dites que mon voyage est long ; j’en demeure d’accord. Mais cette longueur n’arrive pas, à mon avis, sans une spéciale providence de Dieu, qui me veut faire mourir tout à fait aux créatures par le peu de succès que j’aurai en mes affaires, s’il n’y arrive changement. Un retour sans succès est un retour plein de confusion, dont je serai bien aise de goûter un peu. Ma nature y a de grandes répugnances. Mais mon esprit s’en réjouit dans la vue que ce sera une bonne entrée à la vie pauvre et abjecte de Jésus, si longtemps désirée »164.

« Ma nature frissonnait quelquefois, quand toutes mes affaires fâcheuses me venaient en l'esprit. Mais l'amour de la pauvreté et du mépris l'apaisait tout-à-fait. Je protestai souvent que la seule charité du prochain et l'ordre de Dieu me faisaient faire le voyage. Je m'occupais très souvent aux occupations intérieures de la très sainte Trinité. Je faisais des aspirations à la divine Providence : « O divine Providence! Ô amoureuse Providence, je reconnais vos soins dans l'état présent de mes affaires. Vous cachez vos aimables conduites sous les pertes de biens que vous m'envoyez. Et vous m'acheminez peu à peu comme un enfant dans les voies de la sainte pauvreté. Les yeux de mon âme voient les avantages spirituels que vous me procurez dans les rencontres fâcheuses »165.

« Nous devons demeurer paisiblement revêtus de notre misère et abjection parmi nos bassesses et faiblesses, jusques à ce que Dieu nous élève à la pratique des excellentes actions. Si je ne suis pas dans l'union, il faut aimer l'abjection. Enfin il se faut dénuer de toutes affections petites ou grandes. Ô que le dénuement parfait est rare ! Et que de douleurs on sent avant que d'être écorché tout vif comme Saint Barthélemy ! Vous ne vous étonnerez pas si je me plains un peu, et si je sens ma peau. Je bénis Dieu de tout mon cœur, et pour vous et pour moi, de tous les sujets de dépouillement qui nous arrivent. (…) Que si c'est sa bonté qui me veuille éprouver, j'adore ses desseins, et me soumets d'en porter la rigueur tant qu'il lui plaira »166.

« Notre bon Père [Jean-Chrysostome de Saint-Lô] est de retour à Paris dans d'extrêmes croix et dans quelque indisposition corporelle. Il croit que si la fièvre l'attaque, il ne pourra résister et qu'il mourra. Voilà l'extrémité du dépouillement pour nous. Il faut y entrer généreusement s'il arrive. Car il faut vouloir ce que Dieu veut sans réserve. Je lui ai communiqué nettement vos désirs d'abjection. Il m'a dit que vous ne vous en mettiez point en peine. Vous en aurez assez, mais ce sera de l'abjection que vous ne cherchez pas »167 ; « Notre cher Père me disait encore hier, que ce qui vient de la Providence est bien meilleur pour notre perfection, que ce que nous choisissons. Et la pauvreté de providence est la plus excellente, et qui produit en l’âme fidèle une très profonde pureté »168.

« C’est une chose rare qu’une parfaite pureté de cœur ! Elle ne se rencontre que dans les états souffrants, et abjects »169 ; « Dieu qui veut épurer mon pauvre cœur m'a fait quitter ce genre de vie si doux et excellent en apparence pour me mettre dans l'embarras et la bassesse des affaires temporelles. J'avoue que d'abord je me suis un peu plaint, comme vous le savez, de sa rigueur de me donner des attraits pour l'aimer et de m'en ôter le moyen »170

La métaphore du vêtement, dans la ligne de l’enseignement paulinien, est souvent utilisée. De la même façon qu’il faut d’abord se dévêtir, être dépouillé de ses vieux habits, avant de se revêtir d’habits neufs ainsi faut-il, pour la personne, se dépouiller dans son intérieur et dans son avoir pour être renouvelée en revêtant le Christ lui-même. Nous avons déjà rencontré chez Jean de Bernières cette comparaison et nous l’avons entendu se désoler de voir la rareté d’un vrai dépouillement à cause de son exigence et de sa dureté : « Ô que le dénuement parfait est rare ! Et que de douleurs on sent avant que d'être écorché tout vif comme Saint Barthélemy ! »171. Car en effet, il ne s’agit pas seulement d’enlever une vieille chemise et de la remplacer par une autre neuve, il s’agit d’un dénuement intérieur, en renonçant à nos attaches les plus viscérales, qui ne peut que faire souffrir. Ce n’est pourtant qu’à ce prix que l’union au Christ est rendue possible. Le but est bien de mettre son « âme dans une parfaite nudité et pureté, la rendant propre à l’union avec Jésus-Christ »172. Le rôle du directeur spirituel est d’encourager à opérer un tel dépouillement, aussi douloureux qu’il puisse être, et de discerner la façon dont le Seigneur veut revêtir celui ou celle qu’il appelle à vivre dans l’amour et l’union.

« Correspondez au sentiment que Dieu vous donne d'être toute à lui. Le véritable et unique moyen pour cela, c'est d'être dans un parfait dénuement, n'y ayant rien ni au ciel, ni en la terre, dont votre cœur ne soit dépouillé. Pour vos étrennes, au lieu de vous donner quelque chose, je vous veux tout ôter, et c'est ce que vous devez faire, de vous dépouiller continuellement. Et puis j'espère que Dieu m'inspirera ce dont Il veut que vous soyez revêtue, et je vous le ferai connaître »173.

.De la discrétion et de la douceur. L’abandon à la Providence.

L’urgence et le radicalisme du dépouillement apparaissent le plus fréquemment, et cependant Jean de Bernières sait user de discrétion et s’adapter avec douceur, par exemple, au sujet de certains défauts à faire disparaître :

« Il faut travailler doucement à s'en défaire, et se revêtir des vertus du Verbe incarné, et s'humilier beaucoup (…) Ne vous embrouillez pas l'esprit à tant écrire de la disposition de votre âme. Marquez tout simplement tous vos principaux défauts, sans vous occuper à les rechercher avec tant de soin. Et quand ils seront connus, défaites-vous-en doucement, en pratiquant des actes contraires. Votre esprit est tel qu'il ne le faut pas charger de beaucoup de choses, il ne les digérerait pas, mais plutôt elles vous causeraient une indigestion spirituelle. Peu et bon, et ainsi vous entrerez dans une sainte liberté qui vous rendra propre à vous unir à Dieu, que je prie de vous combler de ses plus particulières faveurs »174.

On sent là chez Jean de Bernières, au-delà d’une rigueur qui peut faire peur, une très grande sagesse à s’adapter à chacun. Jésus qui s’est montré « doux et humble de cœur » le fait agir à son tour avec « affabilité et douceur »175. N’est-ce pas d’ailleurs le conseil qu’il donne dans la même lettre à des sœurs vivant en communauté : « Nos sœurs quoique imparfaites sont toujours à l'Époux, et partant il faut les aimer tendrement, et les traiter avec grande douceur, autant que l'Époux en elles ».

Nous avons vu que Jean de Bernières est bien conscient qu’à travers les événements qui surviennent, les contrariétés, et en un mot ce que nous appelons les causes secondes, c’est Dieu qui est à l’œuvre pour susciter en nous au milieu des dépouillements et des renoncements, une purification plus intense et par conséquent une adhésion plus forte de l’âme à Dieu. C’est assez dire pour comprendre que les voies de la Providence sont supérieures à nos propres choix de mortification en termes d’efficacité et de fécondité spirituelles. Voilà pourquoi Jean de Bernières insiste fréquemment sur la voie de l’abandon de soi à Dieu. Il s’agit donc de développer une attitude de disponibilité aux inclinations de la grâce, qui est faite de passivité aux mouvements divins en même temps que d’une attente active des opérations divines. Du même coup, se retrouvent deux thèmes liés ensemble et devenus connexes : d’une part le thème de l’indifférence qui nous fait préférer non pas nos inclinations propres, mais celles de Dieu à travers ce que la Providence nous dévoile et d’autre part la volonté de toujours suivre non pas ce qui nous plaît, mais ce qui plaît à Dieu, c’est-à-dire de préférer le bon plaisir de Dieu et disons-le d’emblée, la joie de l’Époux.

.L’indifférence amoureuse et l’attention aux mouvements divins

Une des images les plus classiques est celle de la malléabilité de la cire qui épouse la forme qu’on lui imprime. Si après avoir reçu une certaine forme, il faut en recevoir une nouvelle, notre indifférence amoureuse sera de se dépouiller de la première forme pour recevoir la nouvelle forme si c’est bien cela qui plaît à Dieu. Parmi les très nombreux textes de Jean de Bernières qui vont dans ce sens avec une très forte insistance, commençons par un très beau passage qui récapitule en quelque sorte tous les thèmes que nous venons d’évoquer.

« Vous connaîtrez de plus en plus, qu'il n'y a qu'à se laisser manier par Dieu comme une boule de cire molle, et recevoir les impressions et la forme qu'il vous voudra donner. Une âme doit être tout à fait anéantie et indifférente à tout ce que Dieu voudra opérer en elle, recevant avec une profonde humilité tous les sentiments qu'il Lui plaira donner, sans les prendre par elle-même. S'Il ne lui donne rien, demeurer ainsi dénuée tant qu'il lui plaira, pourvu qu'avec fidélité elle agisse selon le trait de sa grâce. O qu'une âme parfaitement anéantie est agréable à Dieu, et que son indifférence est une grande disposition à la vertu et à la sainteté ! Il faut requérir la grâce d'en venir à ce bienheureux état, où rien que Dieu ne vous soit plus rien, et pour dire avec un dévot de ce temps : « Que celui-là est heureux qui sait tout perdre, s'abandonnant à Dieu pour acquérir Dieu même, et s'abîmer en Dieu ! ». Une âme dépouillée de toutes choses est le lieu où Dieu fait sa demeure, et prend ses délices avec elle. Aspirez à ce bienheureux état, et ne vous souciez de rien que d'aller à Dieu par le moyen de votre conduite, à laquelle vous ne devez pas vous attacher, sinon autant que Dieu veut ; mais être résolue de la perdre, si la divine volonté le permet »176.

Il faut bien de la volonté pour se disposer ainsi à suivre la volonté de Dieu et à se dépouiller de ses préférences et attraits de nature, mais, précisément, l’essentiel en fin de compte est pour le vrai disciple de laisser toute la place à la volonté de Dieu, de lui emboîter constamment le pas, de s’en remettre toujours à lui. Certaines pratiques ascétiques peuvent aider à une maîtrise de soi, mais elles ne sont que moyens pour une disponibilité plus grande aux mouvements de la grâce. Si les moyens sont pris comme des fins, même de façon inconsciente, ils risquent de nous enfermer plutôt que de nous diriger vers une dépendance qui loin de nous aliéner nous porte au contraire vers une vraie liberté. Quoi qu’il en soit, la grâce de Dieu nous est donnée en toutes les étapes de préparation, de vie de croissance ou d’union.

« C'est le progrès de la grâce de disposer une âme pour suivre le Divin Amour, et pour cet effet de l'exposer toute dénuée à ses attraits, lesquels elle doit recevoir avec un parfait dégagement de son côté, ne désirant rien, s'Il ne veut rien lui donner, et recevant simplement ce qu'Il lui plaira communiquer (…) J'ai vu depuis peu des âmes géhennées [= enfermées], et emprisonnées dans les pratiques ! Elles croient aller bien haut, et cependant elles ne s'aperçoivent pas qu'elles n'ont point d'autres ailes pour voler que celles de la nature177. Mais ne nous trompons pas, et sachons que l'Esprit de Dieu ne souffle que là où il veut : « Spiritus ubi vult spirat » [Jn 3,8 « L'Esprit souffle où il veut »]. Cela étant, il faut donc attendre ses divins mouvements. Parce que toutes nos dévotions sont naturelles, puisque la nature y agit plus que la grâce. Il faut que ce soit le contraire ; non que je nie que la nature agisse, mais c'est dépendamment des mouvements de la grâce. Je veux dire qu'elles dépendent de Dieu. Soyez après vos obligations dans une attente générale aux mouvements divins. Recevez avec humilité, indifférence, et amour ce que l'on vous donnera, et si l'on ne vous donne qu'un talent, n'en désirez pas deux. Contentez-vous de la portion que l'on vous servira, et ensuite agissez tout simplement ; et vous verrez dans peu, combien fait une âme, qui ne veut rien faire par elle-même, mais par la seule dépendance de la grâce. Enfin Dieu se communique aux simples ; faisons ce que Dieu voudra de nous »178.

.Le bonheur de contenter Dieu et la joie d’accomplir la volonté divine

Dans un texte de la même veine, Jean de Bernières va peut-être encore plus loin pour montrer le bonheur et contentement que nous pouvons connaître en accomplissant la volonté de Dieu, c’est-à-dire en faisant à chaque instant et chacun à sa place ce que Dieu veut que nous fassions. Cette correspondance des deux volontés, celle de Dieu et la nôtre, est le fondement de notre vrai bonheur, ce qui fait aussi la joie de Dieu. « Ma seule joie, mon bien, ma béatitude consistent à contenter Dieu ». Peu importe que nous soyons petits ou grands, ce qui importe est de correspondre à chaque instant à ce que Dieu désire pour nous même si, dans un premier temps, l’effet de la volonté divine peut sembler amer en renversant nos désirs.

« Notre bonheur consiste à être dans une continuelle dépendance de ses divines volontés, et y être parfaitement soumis. Je dois être aussi satisfait d'être petit, comme d'être grand, si Dieu le veut. C'est un grand abus de prendre pour nous-mêmes les sentiments que les saints ont eus. Il faut laisser agir Dieu sur nous, et recevoir les impressions qu'il nous donnera, sans faire réflexion, si elles sont grandes ou petites. C'est assez qu'elles soient de Dieu. C'est la voie en laquelle Dieu veut que vous marchiez ; voie sûre, tranquille, et pleine de paix, et en laquelle on ne veut rien que contenter Dieu. Prenez donc tout simplement ce que Dieu vous donnera. Quelque peu que ce soit, c'est toujours plus que vous ne méritez. Il faut qu'une âme soit dans la disposition de ne vouloir que ce que Dieu veut, et en la manière qu'il le veut. Autrement elle se cherche soi-même, et son plaisir, et non purement Dieu. C'est ce que l'on veut dire, quand l'on parle d'une âme perdue en Dieu, et abîmée en lui, anéantie au regard de soi-même. C'est une âme qui n'a aucun mouvement que pour vouloir ce que Dieu veut, et en la manière qu'Il le veut. Une telle âme n'a point de désir que pour les choses voulues de Dieu comme voulues de Dieu, et non comme saintes, éminentes, et relevées. Il n'y a rien de plus précieux que les saints sacrements. Elle ne les désire qu'en la volonté de Dieu, n'en désirant la participation, quand la divine providence ne le dispose pas. Une telle âme croit que c'est faiblesse de regretter ses pertes, quoique grandes, parce qu'elle n'estime rien que la volonté de Dieu. Elle est aussi contente de faire peu que beaucoup, pourvu qu'en ce peu elle y voie la volonté de Dieu, et par la même volonté tout lui est agréable. Elle est aussi dégagée de tout ce qui n'est pas Dieu. Elle est morte à soi, et dans cette disposition elle est propre à recevoir les communications de Dieu, et ses saintes unions. Elle connaît bien l'inégalité des emplois, dans lesquels Dieu met ses serviteurs. Les uns sont petits, les autres grands. Celui-là seul la contente, que Dieu désire d'elle présentement. La pratique de ceci est douce infiniment, et remplit l'âme d'une paix inconcevable. Quand je mange, je suis aussi content comme quand je fais oraison, puisqu'alors Dieu veut que je mange. Et ainsi de tout, chaque chose en son temps, selon la disposition divine. Je suis aussi content de demeurer ici comme d'aller en Canada, d'être infirme comme d'être sain, d'être inutile comme de travailler. Ma seule joie, mon bien, ma béatitude consiste à contenter Dieu ; ce que je fais en faisant sa volonté. Ce n'est que pure humanité, faiblesse, et amour propre que la plupart de nos désirs ; nos craintes nous travaillent, nos amours, nos tristesses. Il ne faut pas qu'une âme s'engage à rien désirer, si auparavant elle ne voit la volonté de Dieu ; et toutefois nous nous engageons aux choses par impétuosité, par passion, par pure inclination, et à l'étourdi ; mais une âme de grâce ne fait pas ainsi. Il faut aimer l'effet de la volonté divine, quel qu'il soit, amer ou doux ; les effets de la divine volonté sont bien différents, mais ils sont semblables en ce qu'ils viennent également de lui. Rachel et Léa étaient également filles de Laban ; mais parce que Jacob recherchait son propre contentement, Léa ne lui plaisait pas tant que Rachel. Ainsi en va-t-il des âmes vives en elles-mêmes. Au contraire, il faut aimer les volontés qui renversent nos désirs, comme nous agréerions celles qu’il ferait succéder, et aimer toutes les croix, et les peines. Car elles sont des occasions favorables pour trouver Dieu seul »179.

Nous voyons bien qu’il y a là un point central de la spiritualité de Jean de Bernières. La correspondance pour ne pas dire l’adhésion ou l’adhérence de l’âme à Dieu est le tout de la vie spirituelle. Il ne s’agit pourtant pas d’une action qui se voudrait automatique et formelle, mais il s’agit d’une relation amoureuse, d’un élan d’amour, qui porte à ne pas différer la réponse que l’on peut apporter au « bon plaisir de Dieu », aux impulsions de sa grâce. L’âme-épouse ne saurait avoir « d’autres désirs que les désirs de l’Epoux ». Ainsi, lorsque Jean de Bernières parle de l’indifférence que l’on doit avoir, et même de la « suprême indifférence » face aux desseins de Dieu, il ne s’agit nullement d’un désintérêt, mais tout au contraire d’un élan amoureux et tellement consentant à tout ce que Dieu veut que cela signifie que cette « suprême indifférence » est une attention continuelle de notre esprit à la Présence de Dieu. Faute de percevoir cela, le mot d’indifférence pourrait être l’occasion d’un grave contresens. C’est qu’en vérité, lorsqu’on considère que Dieu est « notre centre », le tout de notre vie, ce qui n’est pas lui ne peut être que relatif à ses desseins et n’avoir de valeur qu’en fonction de notre finalité qui est de nous fixer en Dieu. Même le sentiment de l’absence de Dieu peut nous faire prendre conscience paradoxalement de la grâce de la Présence de Dieu. Notre douleur peut alors être perçue selon une vue de foi qui vient alors renforcer notre adhésion amoureuse à Dieu, au-delà de notre incompréhension immédiate. Quelques passages explicitent très clairement cette conviction de Jean de Bernières :

« Mon âme par ce moyen entre dans la voie de l'amour, qui lui ôte la timidité qui glace le cœur, et qui le rend peu susceptible des impressions de l'amour divin »180 ; « De même souffrir ce que Dieu veut, parce qu'Il le veut, et que tel est son bon plaisir, est la pure vertu. Qu'heureuse est l'âme qui se peut maintenir dans cette disposition ! En quelque état intérieur ou extérieur que Dieu la mette, elle est contente, et paisible selon l'Esprit. Elle n'a point d'autres désirs que les désirs de L'Époux, point d'autres contentements que les siens. La vie ou la mort lui sont indifférentes, comme la consolation ou la désolation. Cela seul lui agrée, où est le bon plaisir de Dieu son divin époux. Une telle âme ne se plaint point… »181 ; « Au contraire, je tire cet avantage de leur éloignement [des créatures], que la présence de mon Dieu m'est plus présente, et que plus par la suprême indifférence je m'élève au-dessus de toutes les créatures, quelque saintes qu'elles soient, je sens mon cœur plus uni à Dieu comme à son centre, dans lequel il prend un paisible repos »182 ; « Que si c'est sa bonté qui me veuille éprouver, j'adore ses desseins, et me soumets d'en porter la rigueur tant qu'il lui plaira (…) Ce qui me reste est que j'ai encore la suprême indifférence en mon esprit, qui me fait consentir avec paix intellectuelle à être le plus misérable de tous les hommes, et à demeurer toujours dans l'état où je suis. J'aperçois encore comme de bien loin l'excellence de la pauvreté, et des mépris, et je me tiens bien indigne d'être dans l'union actuelle du divin amour »183.

Dans une lettre contemporaine de ces passages que nous venons de citer, Jean de Bernières reprend les propos de saint François de Sales et notamment l’image de la statue dans sa niche. Puissions-nous, selon cette image, être à la place qui nous a été assignée et n’en changer que si l’on nous déplace :

« Je remercie Notre Seigneur des grâces qu'il vous fait, de demeurer tranquille dans l'état où il vous met à présent : état d'abjection, et pour le corps, et pour l'âme, puisque vous ne faites rien, ce semble, pour Dieu, et que vous demeurez comme une statue inutile dans la niche de votre lit184. Lisez, je vous prie, le chapitre onzième du sixième livre de l'amour de Dieu de Monsieur de Genève. L'imagination qu'il fait d'une statue contient de belles vérités, et des enseignements excellents sur les dénuements où doit être l'âme fidèle, et seulement amoureuse du contentement, et du bon plaisir de Dieu, sans rechercher nullement ses intérêts propres. Croyez-moi, qu'il est rare de trouver une personne dénuée de toute créature. Son prix est de grande valeur devant les yeux de celui qui voit le fond du cœur. Laissez-vous dévorer à [par] la providence divine. Qu'elle vous jette où il lui plaira, qu'elle vous mette même sur le fumier comme le Saint Job [cf. Job 2, 6-8] tout couvert de plaies, il n'importe ; pourvu que vous y soyez par son ordre, vous y serez bien. L'amour propre rend notre nature si gluante, qu'elle ne peut quasi s'approcher des créatures sans s'y attacher. À moins que d'être dans un petit trou séparé de tout le monde, il n'y a pas moyen, ce semble, de conserver la suprême pureté qui nous unit à Dieu. L'état où vous êtes y peut beaucoup servir, c'est pourquoi jouissez-en à la bonne heure, et offrez-vous à Dieu pour y être toujours, s'Il le veut. L'on m'a dit d'agréables nouvelles, quand on m'a assuré que vous ne vous mettez en peine de rien que de contenter Dieu à sa mode présente, et que vous ne pensez pas au gouvernement de la maison, jetant tout votre soin en celui qui vous nourrit de ses divines faveurs et lumières. Comme il faut penser à ses affaires quand Il le veut, il n'y faut pas penser quand Il ne le veut pas. Il n'a pas affaire de vos soins pour la conduite de ses prédestinés. Savez-vous que nous gâtons tout pour vouloir trop faire. Demeurez donc dans votre niche, contente de son contentement, et de son ordre. Pour moi je suis toujours dans le train ordinaire, le désir de la solitude me revient voir souvent. Mais après qu'il a fait sa visite, je le prie de s'en retourner, et qu'à présent je suis empêché, ne pouvant aller où il me veut mener, je le congédie ainsi tout doucement, sans m'embarrasser avec lui. Je ne refuse pas pourtant les offres qu'il me fait de son service, quand l'occasion s'en présentera. Je roule donc tout simplement, et tranquillement appuyé sur l'ordre de Dieu, comme sur mon Bien-aimé ; pourvu que je sois avec ce cher Ami, tous lieux me sont indifférents. Pour mes imperfections, j'en commets quelques-unes dans le tracas où je suis, et aussitôt elles me conduisent dans l'abjection qui est notre refuge ordinaire »185.

.Vouloir ce que Dieu veut. « Laissez-moi obéir, laissez-moi vivre, laissez-moi guérir ! »

Dans cette expérience intime d’union à Dieu jusque dans l’épreuve et les souffrances, Jean de Bernières, en des expressions très fortes et avec des tournures condensées, nous rappelle l’esprit qui animait saint Ignace d’Antioche lorsqu’il s’adressait aux chrétiens de l’Église de Rome186. Vivre sans le Christ, c’est mourir alors que mourir ou souffrir en Christ, c’est véritablement guérir et vivre. Il y a là un paradoxe qui est le paradoxe chrétien par excellence exprimé par ces formules qui peuvent choquer comme, par exemple, « souffrir me plaît autant que de jouir » ou lorsqu’il évoque « ces souffrances amoureuses » qui sont les siennes :

« Que sera-t-il donc ? Je ne sais. Vous voyez, mon Dieu, ce que l'on demande de moi. Laissez-moi obéir, laissez-moi vivre, laissez-moi guérir, j’ai bien peur que ceux qui me veulent guérir ne me fassent mourir, si Dieu continue de m’attirer à Lui au milieu de ces souffrances amoureuses. Je suis pourtant si dégagé de toutes les douceurs et des attraits de l’amour, que si je m’en pouvais défaire, souffrir me plaît autant que de jouir. Une seule chose me possède, et dont je ne veux jamais désister, c’est de m’abandonner à Dieu. Qu’il fasse de moi tout ce qui sera agréable à ses yeux. Je ne lui demande rien et aussi je ne lui refuse rien de sa part. S’il m’attire, je me laisse aller. S’il me rebute, je ne vais point à Lui, je m’abandonne à Lui. Par là j’exprime la suprême indifférence à tout état, et toute disposition, où je veux vivre et mourir. Si telle indifférence me fait mal, à la vérité, je ne veux guérir, car je ne veux jamais m’en éloigner. À Dieu en Dieu. »187

Même les désirs spirituels les plus légitimes que l’on peut éprouver, mais qui ne peuvent se réaliser et qui, de ce fait, sont causes de souffrances, sont en quelque sorte des désirs de « nature » par rapport au vrai désir encore plus purifié qui est d’accepter « de laisser tout à Dieu et de ne rien choisir de nous-mêmes », Dieu désirant nous conduire » dans un plus grand dénuement et abjection d’esprit »188. Même si la nature souffre, le fait de s’abandonner à la volonté divine est vrai plaisir et Dieu ne manque pas d’envoyer ses consolations :

« Ce mot vous apprendra, que je suis chargé de toutes sortes de croix, mes affaires reculent plutôt que d’avancer, et m’ôtent le moyen d’aller trouver notre Bon Dieu à la solitude. Ce qui m’est une mortification extrême que mon âme porte, par la grâce de Notre Seigneur, avec paix et abandon à Lui. Je goûte de toutes les privations les unes après les autres, et c’est là mon plaisir, puisque tel est l’ordre de Dieu sur moi. J'aurais grande consolation de vous écrire davantage à tous, mais le loisir ne me le permet pas. Parmi tous mes soins, ma nature quelquefois souffre. Quelquefois aussi elle ne souffre point et entre dans la voie de l'esprit que Dieu recrée et fortifie par plusieurs consolations »189.

D’un certain point de vue, il faut donc faire effort pour « vouloir ce que Dieu veut sans réserve »190, il faut s’activer et faire ce que nous pouvons par « un exercice continuel de mortification, de conformité, d’abandon, de charité du prochain » 191, il faut tendre à la pauvreté et lorsque l’occasion d’un dépouillement se présente, « il faut y entrer généreusement »,192 mais d’autre part, Jean de Bernières demande de tout abandonner entre les mains de Dieu pour qu’il accomplisse tout ce qui lui plaît193, de ne pas se mettre en peine, de laisser faire la Providence, de se tenir purement passif194 : « J'abandonne tout ce qui me regarde entre ses mains. Qu'il fasse tout ce qu'il lui plaira »195. Les nombreuses affaires que Jean de Bernières avait à gérer lui donnaient du souci. Nous trouvons de lui cette belle confidence : « Mes affaires me voulaient quelquefois occuper l'esprit. Mais n'étant pas temps d'y penser, je disais : « A Dieu ne plaise, que j'occupe mon âme à penser à ces choses hors la nécessité, il faudra sur le lieu y faire ce que nous pourrons, puis nous retenir en paix, et abandonner le tout à la conduite de la Providence divine, sans s'en occuper que de bonne sorte, et autant que la charité m'y engage. »196.

.Présence et absence. Des peines de la privation aux joies des retrouvailles.

Cet abandon dans les mains de Dieu et ce contentement dans les voies de la Providence produit une grande paix dans l’âme et cependant, nous l’avons compris, c’est en même temps et paradoxalement dans les épreuves et les souffrances que cet abandon et ce contentement sont les plus manifestes. Cette attention à la Présence de Dieu et à son mystère qui s’opère en nous devient d’autant plus forte que Dieu se fait absent. La « privation sensible «  de Dieu, d’une certaine manière, met les sens et l’âme en émoi, mais ce peut être alors l’occasion d’une plus grande joie de se savoir engagé davantage dans une voie d’abjection et de pauvreté qui en réalité nous rapproche de Dieu. Il y a chez Jean de Bernières cet aspect dialectique du Dieu qui donne ses grâces sensibles et qui les enlève, du Dieu présent et du Dieu absent ou, du moins, du Dieu dont on ne sent plus la présence. De ce fait, il y a place pour la souffrance de la distance comme pour la joie des retrouvailles. Au Jésus perdu succède le Jésus retrouvé. D’où le mystère du divin qui se manifeste ou qui se retire et, par le fait même, l’impression heureuse qu’il produit dans l’âme ou le délaissement dans lequel il maintient l’âme pour une plus grande purification et perfection. Nous avons là une belle affirmation de la transcendance de Dieu qui sait se faire pourtant si proche et en même temps nous avons, dans les confidences que nous livre Jean de Bernières de belles descriptions d’ordre psychologique et anthropologique. Relevons quelques passages touchant ce thème.

« Je ne suis plus dans l'exercice des amours par une suave tendance à la jouissance du souverain bien ; mon âme est si misérable qu'elle ne fait quasi que regarder sa misère, n'ayant point de vigueur pour en sortir. Dieu s'est caché, et mon âme perdue sensiblement dans lui, s'est retrouvée. Mais ce qui me crucifie le plus, c'est que j'entrerais quasi en pensées que les vues de la vie surhumaine, autrefois si goûtées, ne fussent pas de véritables vues, mais des idées vaines, et forgées dans mon imagination, puisque j'ai encore horreur de la pauvreté, et des mépris, qui étaient, ce me semble l'objet de ma joie, et de mon amour »197.

« Une telle âme ne se plaint point, ne s'inquiète point, puisqu'elle ne désire rien au ciel ni en la terre, que son divin Époux, dont elle souffre encore la privation sensible, quand il lui plaît se retirer, ou pour la châtier de ses manquements, ou pour éprouver sa fidélité » 198 ; « … au regard des biens de l'âme, c'est tout ce qu'elle peut que d'être dans la passivité, et de souffrir la privation de Dieu, et de ses grâces en elle »199 ; « Quand on s'attriste de l'absence de quelque ami, c'est faute de lumière, puisque le grand ami est continuellement avec nous »200

« O Jésus, l'unique objet de mes amours, je vous ai retrouvé ; où étiez-vous, ou plutôt où étais-je durant ces jours passés ? J'étais vagabond parmi les créatures ; et quoique par votre miséricorde (ce fut par force néanmoins), je n'étais plus avec vous, j'étais emprisonné dans les affaires, et dans les bienséances humaines. Vos attraits, et vos douceurs que je ressens à présent, me redonnent la liberté et la vue de votre présence, et de vos adorables mystères ; mon âme se repaît au milieu d'eux comme entre de beaux lis, dont la beauté, et l'odeur la recréent. Elle était sur les épines de se voir parmi le monde. Jésus mon amour, vous êtes retourné, vous êtes retrouvé. Jésus, mon âme ne se peut rassasier de Vous en Vous ; tout le reste ne lui est que misères et amertumes (…) Vous êtes retrouvé, ô Jésus, mon amour, et quoique mes infidélités vous devaient chasser bien loin, vous revenez à moi. À moi, Jésus, à moi, Jésus, que vous connaissez si bien, et dont les misères, sont si grandes ; à moi qui vous ai tant offensé ; à moi qui fais et souffre si peu pour vous. O Jésus, que votre procédé envers vos créatures est admirable ! Si je ne suis tout à vous, si je ne vis tout pour vous, si je vis hors de vous, je suis le plus ingrat de tous les hommes »201.

.Contemplation et admiration. L’émerveillement devant la pédagogie de Dieu

Ce dernier passage nous ouvre à l’admiration que Jean de Bernières manifeste en plusieurs de ses lettres. Son émerveillement se porte surtout sur la miséricorde de Dieu et sur la façon pédagogique qui se révèle en toutes ses actions et procédés. La réalisation de son dessein d’amour est une merveille qui le fait s’écrier : « O stratagème de l'Amour divin, qui, voulant la pureté de mon âme, la met dans un dénuement réel et effectif de toutes créatures ! »202, « Dieu en soit loué ! »203. Jean de Bernières se montre profondément épris du mystère de Dieu qui ne cesse de se déployer dans le monde, source pour nous de contemplation, d’émerveillement et de vraie connaissance.

« En vérité, j'admire les miséricordes de Dieu en votre endroit, et sa divine providence, qui a disposé les choses si suavement pour mettre votre âme dans une sainte liberté, qui produit et qui produira de plus en plus des effets merveilleux de paix, de suavité, d'union, et d'amour »204 ; « Liberté sainte d'une âme, que vous êtes rare ! Dégagement de toute chose, sinon de Dieu, que vous êtes admirable ! (…) Je bénis Dieu de tout mon cœur, et pour vous et pour moi, de tous les sujets de dépouillement qui nous arrivent »205.

« Durant que le dépouillement se fait, la pauvre nature est sans doute dans des angoisses et des peines sensibles, Dieu lui cachant qu'Il la dépouille pour la purifier, mais elle sent seulement la souffrance. Sitôt pourtant qu'il plaît à la divine Providence lui découvrir son admirable procédé, elle sent une joie et une paix qui lui est inconcevable. Je bénis à présent les desseins de Dieu de m'avoir mis dans les tracas et les brouilleries d'où je sortirai par sa grâce plus dépouillé que je n'y étais entré »206.

« Jésus soit notre tout pour jamais. Je vous dirai tout à mon retour, mais la divine Providence est admirable en sa conduite sur nous. Mon voyage de Paris me doit beaucoup servir. J'ai vu de grandes choses dans l'intérieur de notre bon Père [Jean-Chrysostome de Saint-Lô], qui m'a donné de fortes impressions pour aller dans les voies de la perfection. Il s'est communiqué à moi très intimement. Dieu soit béni de la grâce que j'ai reçue »207.

« Que je ne sorte donc jamais de vos divins mystères, que j'oublie tout le reste, et que je vive de leur contemplation. Pour lors, je mangerai le beurre et le miel [cf. 7, 15], et j'aurai la connaissance du bien et du mal, de la fausseté et de la vérité »208.

.Le progrès dans l’abandon à la Providence, fruit de la grâce et de la fidélité : bannir la crainte

Jean de Bernières sait que ce n’est pas en un jour que l’âme se livre entièrement à Dieu. Il y faut de la détermination certes, mais aussi, comme on l’a vu, de la douceur. L’abandon à la Providence divine ouvre des portes nouvelles et c’est dans la prière que l’on doit demander à Dieu de nous donner constamment sa grâce :

« Il faut s'avancer peu à peu, et la vraie méthode d'y arriver, c'est de demander souvent à Dieu cette grande grâce, et de purifier son cœur »209 car « c'est le progrès de la grâce de disposer une âme pour suivre le Divin Amour, et pour cet effet de l'exposer toute dénuée à ses attraits »210 ; « Une âme qui veut être toute à Dieu, doit être toujours dans cette disposition de ne vouloir rien faire de propos délibéré contre la vertu ; ce qui veut dire, qu'elle ne voudrait rien faire avec vue et volonté contre la perfection. Ce point pratiqué avec fidélité avance fort une âme »211.

Au regard de ces exigences, le découragement peut être grand. Le souvenir des infidélités passées et présentes, la prise en compte de ses faiblesses et de sa fragilité peut ternir le regard et freiner la marche. Le but n’est pas de se regarder, mais de se tourner vers Dieu, de quitter la voie de la crainte pour se tourner vers la voie de l’Amour :

« Ma très chère Sœur, si je faisais réflexion sur moi, comme vous faites sur vous, je ne vous dirais pas ainsi ce que je pense, parce qu'il me paraîtrait y avoir de la vanité, de l'orgueil et de l'extravagance. Mais quelque misérable que je sois, je tâche de m'occuper plus en Dieu qu'en moi-même, je pense plus à ses miséricordes qu'à mes imperfections, et mes réflexions se font plus sur ses bontés que sur mes malices. Mon âme par ce moyen entre dans la voie de l'amour, qui lui ôte la timidité qui glace le cœur, et qui le rend peu susceptible des impressions de l'amour divin. Lequel étant un feu consumant nos imperfections, qui devant lui disparaissent comme la neige devant le Soleil. Quittez un peu toutes ces pensées que vous êtes si imparfaite, et remplissez votre esprit des divines perfections. Vous verrez que votre cœur se dilatera et que vous sortirez de cette voie de crainte, dans laquelle votre nature vous engage encore insensiblement. Le diable même n'en est pas fâché, cela vous empêchant de monter dans une plus haute voie, qui est celle de l'amour. Méprisez toutes les vues de vos misères pour vous occuper dans les vues du Bien-Aimé »212 ; « Prenez garde d'être trop exacte et trop empressée à remarquer vos fautes, car c'est un grand défaut lorsqu'une âme s'y embarrasse, s'y occupe, et y perd du temps. Il faut aller tout simplement, et rondement à la connaissance de l'état de notre âme »213 ; « Il faut ruminer souvent les qualités d'une épouse, son respect, son amour, sa fidélité, et le reste, et que de la correspondance à cet attrait dépend votre perfection. Si vous faites bon usage de ceci, vous ferez grand progrès dans la perfection, et serez presque toujours unie d'amour à votre Dieu »214.

Jean de Bernières ne cherche pas à enfermer une âme dans une introspection stérile, mais au contraire il l’incite à s’ouvrir au soleil de la grâce, à s’exposer à la chaleur de l’amour :

« » Jam hiems transiit, imber abiit, surge, amica mea, et veni. » [Ct 2,10 « Car voici, l'hiver est passé, les pluies ont cessé, elles s'en sont allées. Lève-toi, mon amie, ma belle, et t'en viens ! »]. Il me semble que Notre Seigneur vous dit, levez-vous plus haut, mon amie, mon épouse, l'hiver a duré assez longtemps dans votre intérieur, entrez dans l'été de mon divin amour »215.

Constamment, Jean de Bernières affirme que le meilleur est de « laisser tout à Dieu et ne rien choisir de nous-mêmes »216. Le secret de tout progrès n’est pas ailleurs : « Vous connaîtrez de plus en plus, qu'il n'y a qu'à se laisser manier par Dieu… »217 ; « … et vous verrez dans peu, combien fait une âme, qui ne veut rien faire par elle-même, mais par la seule dépendance de la grâce »218.

Les expressions de Jean de Bernières peuvent être assez surprenantes. Nous avons déjà rencontré ce texte : « Laissez-vous dévorer à [par] la providence divine. Qu'elle vous jette où il lui plaira, qu'elle vous mette même sur le fumier comme le Saint Job tout couvert de plaies, il n'importe ; pourvu que vous y soyez par son ordre, vous y serez bien »219. Le dénuement, ajoutait-il, est un « prix de grande valeur devant les yeux de celui qui voit le fond du cœur ».

De telles expressions doivent toujours être replacées dans leur contexte historique et littéraire et doivent aussi être contrebalancées par d’autres expressions pour qu’une plus juste compréhension de sa pensée puisse être respectée. « Se laisser dévorer » correspond à la mort de la volonté propre pour que le Christ puisse vivre en chacun de nous, de la manière que Dieu désire et selon son dessein d’amour. C’est la réponse à notre vocation propre qui fait de nous des êtres libres. « Vivez donc toujours dans une amoureuse dépendance de sa providence, et dans la fidélité à toutes ses conduites sur vous, et devenez grande Sainte »220 ; voilà « la voie où il vous veut attirer à lui, afin que vous soyez toute sienne, car sans doute c'est le dessein qu'il a sur vous. C'est pourquoi il vous a fait quitter le monde, et vous a placée au lieu où vous êtes consacrée à son service. Il faut donc correspondre à toutes ses faveurs (…) Il veut de vous sans doute une fidélité d'épouse à faire toutes ses saintes volontés avec amour. Voilà l'attrait qu'il vous donne, et le dessein qu'il a sur vous. Voilà l'ouvrage qu'il veut accomplir en vous, et pourquoi il vous communique ses lumières, et ses inspirations ».221

Pour lui-même, comme pour ses proches, Jean de Bernières veut engager l’avenir par un abandon total à la Providence, gage de fidélité et donc de tout progrès dans la vie spirituelle :

« A présent, je ne veux plus la solitude ou le tracas, la paix ou la guerre, les affaires temporelles ou spirituelles, la compagnie de mes amis spirituels ou leur éloignement. Je ne veux plus que l'unique bon plaisir divin et sa pure disposition sur moi, soit pour le temps soit pour l'éternité. Je ne puis dire que je veuille quelque chose ».222

.Avec la fidélité et la pureté d’intention d’une épouse

Nous venons de voir comment Jean de Bernières exhorte l’âme chrétienne à se comporter comme une épouse de Jésus-Christ. Plusieurs passages de ses lettres mettent en valeur cette comparaison sponsale dans la ligne notamment du Cantique des Cantiques. C’est principalement dans une lettre de 1643 qu’il exploite ce thème :

« Allez droit, et simplement à votre but, qui est d'être fidèle épouse de Dieu, pour faire avec amour toutes ses divines volontés reconnues. Votre esprit débarrassé marchera à grands pas à la perfection de la fidélité d'une véritable épouse, en évitant ce qui déplaît à L'Époux, les moindres péchés et les imperfections, et ce, en faisant vos examens avec exactitude. Vous ferez ensuite ce qui lui plaît, et ce qu'il demande de vous. Vos règles, votre supérieure, et les inspirations vous le feront connaître. Et cela reconnu, il faut le pratiquer avec la pureté d'intention d'une épouse. Faire ce que Dieu veut, parce qu’Il le veut, et que tel est son bon plaisir, est une manière d'agir sûre, et fort haute ».223

Les noces de l’âme ne peuvent être celles célébrées avec le monde, mais avec le Christ. L’époux de l’âme ne saurait être le monde et ses lois, mais Jésus-Christ et sa croix : « Jamais une âme ne vivra en vérité, et humilité, si elle suit les maximes du monde qui la font vivre selon les inclinations d'Adam. Elle doit épouser celle de Jésus-Christ, et la folie de sa croix [cf. 1 Cor 1, 18 ; 24-25] ».224

Tout ce que vit une épouse ne peut être qu’en union étroite et intime avec son époux, en joie comme en peine : « Si vous agissez, ce sera pour l'amour de votre Époux, et pour faire sa volonté. Si vous souffrez, ce sera pour participer à sa croix »225. Et cependant la voie de la crainte peut parfois sembler l’emporter sur la voie de l’amour véritable, Jean de Bernières le sait et le fait remarquer avec un doux reproche : « Si je vous croyais, je ne le nommerais pas votre Époux, parce que marchant par la voie froide de la crainte, vous aimez mieux le considérer comme votre Juge »226.

Il ne faut pas penser que l’épouse doit être absolument parfaite pour être épouse. Les épousailles de l’âme au Christ sont de l’ordre de l’appartenance et de l’union et c’est cette union dans l’amour qui crée un dynamisme de ressemblance, qui incite l’épouse à plaire à l’époux parce que l’époux ne cesse de l’aimer. La vie consacrée est un chemin d’appartenance et d’amour selon l’analogie d’une relation conjugale :

« Toutes les sœurs du couvent étant les épouses, et les sœurs de son Époux, « Soror mea sponsa mea » [« Que ton amour a de charmes, ma sœur, ma fiancée » cf. Ct. 4, 10], dit-il au Cantique, elle [l’âme religieuse] les aime, chérit et favorise uniquement, et encore qu'elles soient un peu difformes, elle ne laisse pas de les honorer, et respecter, ayant la qualité d'épouses, et appartenant à son époux. Un Prince défectueux en sa taille ne laisse pas d'être toujours un Prince, et toute la Cour ne manque pas de l'honorer. Nos sœurs quoique imparfaites sont toujours à l'Époux ».227

L’essentiel est de saisir toutes les occasions qui se présentent pour plaire au Christ. Jean de Bernières ne manque pas le rappeler même et surtout lorsque la peine et la souffrance envahissent l’âme : « Ce martyre intérieur est une grande grâce, et une grande disposition pour être agréable aux yeux de votre Époux ».228 En des accents pleins de dévotion et de tendresse, Jean de Bernières fait parler en son cœur l’épouse et l’époux en une sorte de dialogue :

« Je fais tout simplement ce que vous voulez, mon cher Jésus, enseignez par vous-même à votre épouse ce que vous désirez d'elle, communiquez-lui vos faveurs plus particulières, et la mettez dans le bienheureux état de ne vouloir que ce que vous voulez d'elle, et parce que vous le voulez, afin qu'elle vous glorifie dans le temps, et dans l'éternité parfaitement » (…) « O Jésus, ce n'est pas moi qui parle, c'est vous qui parlez en moi, et qui dites : « Je veux que mon épouse m'aime, et qu'elle me le témoigne dans la fidélité à faire par amour toutes mes volontés » (…) « Vive Jésus, Epoux des âmes ! ».229

.Le Cœur virginal de Marie et le Sacré-Cœur de Jésus. L’humilité de l’Enfant-Jésus

La Vierge Marie a eu un cœur tout donné, tout offert, d’une pureté incomparable. C’est assurément elle la Mère de Dieu qui est l’épouse du Cantique des Cantiques, l’âme fidèle par excellence, l’épouse sans tâche. Le mystère de Marie est inséparable du mystère de l’Amour de Dieu reconnu et adoré en son divin Cœur. Jean de Bernières, ce proche de saint Jean Eudes, prend les Cœurs de Jésus et de Marie pour modèles d’humilité et d’amour, se donnant totalement jusqu’à se faire pauvres et petits parmi nous : « Le Sacré Cœur de Marie, la plus sainte, la plus pure de toutes les créatures s’est abîmée dans l’anéantissement et dans l’humiliation, car il ne cherche à se purifier que pour s’humilier et non pour se purifier, car il n’y a point de tâches en elle. Comme le Cœur de Jésus dans la Circoncision (…) Oh ! Quel prodigieux abaissement de Marie dans le mystère [de la Purification] d’aujourd’hui ! Elle prend ses délices dans l’humiliation des pécheurs. Vous voyez donc ces deux cœurs tout purs, tout sages et tout bons, aimer avec tant de passion… »230. C’est dans cette même lettre du 2 février 1643 qui n’appartient pas au corpus des Œuvres spirituelles de Jean de Bernières que la ressemblance au cœur de Jésus est exigée. L’union se fait par la sainte communion au Corps du Christ, mais il doit y avoir une conformité de vie et Jean de Bernières entend bien être corrigé et repris si son cœur « n’est pas conforme à celui de Jésus » et il fera de même si, chez sa dirigée, il voit un « cœur dissemblable à celui de Jésus », car dit-il « le Père éternel (…) n’a de complaisance que pour le cœur de son Fils et pour ceux qui lui ressemblent », ce qui inspire à Jean de Bernières ce cri : « O mon doux Jésus, que j’ai d’amour pour votre Cœur et pour ceux qui lui ressemblent ! ».

Jean de Bernières est convaincu que le Cœur de Jésus est la source de tout amour et de toute connaissance pour la vie spirituelle qu’il appelle la « vie surhumaine », c’est-à-dire la vie surnaturelle, la vie de la grâce par rapport aux inclinations de la nature. Tous les intermédiaires peuvent venir à manquer, seul peut suffire le cœur de Jésus :

« J’eus un autre jour une vue : que le Cœur seul de Jésus Christ me pourrait suffire de lecture, et de conférences, et que dans Lui je rencontrerais les lumières et les sentiments purs de la vie surhumaine. Il en est la source. Les amis spirituels ne sont que petits ruisseaux pour l’ordinaire plein de boue, et de fange, quand nous les entretenons. Remontons souvent à cette divine source, et y buvons de cette eau de vie. Ne croyons pas avoir tout perdu, quand nous perdons nos directeurs et nos amis. Le Cœur de Jésus Christ nous demeure, allons y prendre les lumières, et les sentiments nécessaires à nos conduites, et nous serons des hommes spirituels »231.

Boire à cette « eau de vie » contenue dans le cœur de Jésus nous fait communier à sa vie et ce que dit Bernières ici est à mettre en relation avec les effets de la Communion eucharistique, tels qu’il les a expérimentés sensiblement par une grâce spéciale : « Sacrée Communion, c'est de vous que j'attends des forces (…), par une application admirable du Corps de mon Jésus à toutes les parties de mon âme, comme le Prophète qui s'applique au corps de l'enfant mort (…) Il y a des liqueurs qui ne sont pas plutôt avalées, qu'elles se répandent jusqu'au bout des doigts, avec un renfort pour tout le corps affaibli. Telle a été aujourd'hui la Sainte Communion au regard de mon âme, n'étant pas de cette manière tous les autres jours que je communie. Dieu en soit loué ; il me semble que j'aurais des confusions extrêmes de ne pas vivre désormais de la vie de Jésus, puisqu'Il me l'a si abondamment communiquée »232. Ne l’oublions pas, pour Jean de Bernières, c’est la contemplation des mystères et la mise en œuvre de ce qu’ils enseignent qui nous font vivre de la vie de Jésus.233 Son désir est grand, aussi grand que sa foi : « O mon Seigneur, je vous en supplie très humblement de ma part, et vous en conjure par votre précieux sang ».234

« Qui me donnera la liberté de ne penser qu'à mon Jésus, et à ses adorables mystères ? Car aussi bien il m'a dérobé mes pensées, et mes affections, je ne suis plus à moi, ni en moi [cf. Gal 2, 20]. Quiconque ne goûte point votre vie, Jésus, il ne peut vivre longtemps, il a perdu le goût du vrai pain qui fait vivre les Chrétiens de la vie de la grâce. Mon âme, nourrissez-vous des mystères de Jésus, c'est-à-dire de souffrances, de mépris et de pauvretés, car c'est tout ce qu'ils contiennent ».235 ; « Il n’y a rien de plus précieux que les saints sacrements ».236 Ce que retient surtout Jean de Bernières, ce qui le fascine, c’est toujours l’humilité de Dieu qui se rend volontairement pauvre, qui se fait l’un d’entre nous en commençant par être un enfant, un petit enfant pauvre. Cet Enfant-Roi infiniment plus puissant que les monarques de la terre s’est pourtant fait tout petit :

« J'ai ouï parler de la grandeur de la cour, de la magnificence des Rois, et de leur gloire ; l'on m'a raconté les délices les plus grandes du siècle : tout cela me paraît folie, et croix. Les mystères divins, et humains de votre divine vie seule me sont grandeurs, délice, et joie. Mon âme goûte plus de voir Jésus dans une boutique travailler comme un garçon de métier, qu'elle ne fait de voir tous les monarques dans leurs trônes gouverner le monde. Jésus enfant dans une étable… ».237

La dévotion à l’Enfant-Jésus n’est pas qu’une simple affaire de tendresse, elle est la stupéfaction de voir Dieu s’humilier à ce point en son incarnation. Jean de Bernières a reçu une lumière, dit-il, « un rayon de sa grâce céleste, qui m’a fait connaître la grandeur, la beauté et l’excellence de l’esprit du pauvre et humble Jésus ».238 Il s’empresse de recommander de se placer sous la protection de ce divin modèle, par exemple :

« L'enfant Jésus soit l'unique objet de nos affections »239 ; « Je dérobe ce moment aux affaires du Canada, pour vous demander si le pauvre et petit enfant Jésus est le maître de votre cœur, et s’il y règne absolument.(…) Laissez-vous posséder par l’Esprit de Jésus (…) L’esprit de l’humble et pauvre petit enfant Jésus (…) J’aime Jésus, et tout ce qui est chétif, et abject comme Lui, selon le monde ».240

Marie, qui a été une humble servante et un modèle d’humilité, a suivi Jésus en sa voie terrestre. C’est pourquoi Dieu a fait rejaillir sur elle la gloire de sa Résurrection. Dieu est la source de tout bien et la gloire qu’elle reçoit de Dieu est une participation que Dieu lui donne en rayonnement. Sa joie est de voir Dieu glorifié, non pas de se voir glorifiée. C’est le 15 août 1645 que Jean de Bernières écrit ce texte, beau et surprenant à la fois :

« Que la Sainte Vierge n'a été élevée en cette triomphante journée, que par la communication que Dieu lui a faite d'un petit rayon de sa divine béatitude, qui la rend si heureuse, et si glorieuse. Or, recevant cette gloire immense, elle la reçoit si purement, qu'elle ne s'y repose point ; mais seulement en la source d'où elle dérive. Elle glorifie son Dieu par sa gloire qu'elle lui renvoie tout entière. Sa joie n'est pas de se voir pleine de gloire, mais de savoir Dieu le Dieu de sa gloire, d'être le souverain bien de ses créatures (…) Mais, mon âme, qui est celle-ci qui est belle comme la lune, choisie comme le Soleil, et terrible aux démons ? [cf. Ct 6, 10]. C'est une pauvre fille d'une maison ruinée de biens temporels ; c'est la femme d'un charpentier ; c'est la mère d'un pendu. Que les jugements de Dieu sont éloignés de ceux des hommes ! Que le procédé de la grâce est opposé à celui du monde ! Sachez que la hauteur de sa gloire se trouve dans la profondeur de la croix et des humiliations. Marie a été la plus misérable, la plus chétive, et la plus crucifiée de toutes les créatures après son fils. Aussi elle est la plus heureuse après lui. Mon âme, la mesure de votre félicité sera prise sur celle de vos misères. Recevez-les donc de quelque côté qu'elles viennent, sans regarder aux dispositions de ceux par qui elles arrivent. Pensez seulement à les embrasser comme celles de Jésus-Christ, toutes pures et toutes saintes ».241

. L’attrait de la solitude pour faire de son cœur la demeure de Dieu et trouver le repos en son centre

Lorsque Jean de Bernières s’exprime ainsi : « La présence de Dieu m’est plus présente (…) Je sens mon cœur plus uni à Dieu comme à son centre, dans lequel il prend un paisible repos. Je suis fort occupé de la présence de Dieu, et je tiens à une grande grâce le sentiment intime que j'en ai. »242, il est évident qu’au-delà des termes employés et de l’expression littéraire, c’est son expérience même de qui est ici révélée. Nous pouvons parfois être surpris, voire choqués, par son insistance à imiter le Christ dans sa voie d’abjection et de souffrance et on serait en droit d’attendre sans doute de lui une vision un peu plus positive du monde terrestre et de notre vie de société. Les états de Jésus ne sont pas que des états de souffrance. Jésus a connu aussi la joie et l’amitié. S’il est vrai que Jean de Bernières semble parfois exclure de son champ de vision des aspects éminemment positifs de notre vie d’ici-bas, c’est parce qu’il a pleinement conscience de la fugacité de ce monde, de ses attraits trompeurs, de la vanité des honneurs et des fortunes terrestres au regard de la finalité de l’être humain et du bonheur de l’éternité bienheureuse.

Pour autant, Jean de Bernières ne se désintéresse nullement de la cité terrestre. C’est un homme d’action et de grand vent qui a de nombreuses affaires à traiter pour sa vie professionnelle, mais aussi, par choix personnel guidé par sa foi, pour répandre le Règne de Dieu dans les âmes. Son zèle est débordant et il met ses moyens humains et financiers au service de Dieu, au service de l’Église, au service des missions, des âmes consacrées, des laïcs qui veulent prier, des pauvres qui sont dans la nécessité. Il sait qu’il faut se dépouiller de tout et être pauvre comme le Christ a été pauvre sur la terre, mais il sait calculer les dépenses, construire des bâtiments, verser des aumônes, établir des rentes, expédier de l’argent au loin, gérer tout un patrimoine. Jean de Bernières n’est pas un homme qui vit dans des rêves ou avec un idéal désincarné. Il est aux prises avec le réel. C’est un homme de terrain. Il a aussi de solides et profondes amitiés. S’il s’abandonne à la Providence divine et ne veut s’attacher à personne d’autre qu’au Christ humble et pauvre, il a de grandes affections et sait laisser s’exprimer son cœur.243 Il voit précisément le Christ en celui ou celle qui a besoin de lui pour avancer, pour vivre en cette vie d’abord et pour se préparer à la vie éternelle. Néanmoins, s’il ne rechigne pas à la besogne de se faire tout à tous, il est au plus profond de lui-même un homme épris de solitude pour se mettre en relation d’amour et de contemplation avec Dieu qu’il considère à juste titre comme la Source de tout, le Soleil qui illumine tout homme, le créateur de l’univers et le centre de son âme. Lui que ses yeux trahissaient par leur humaine faiblesse, il semble qu’il ait eu une vue plus perçante que beaucoup de ses contemporains allant bien au-delà précisément du visible.

Attiré et aimanté par cette Source divine qu’il sent si mystérieusement présente en lui, il voudrait se retirer définitivement dans la solitude et la prière, dans un cœur à cœur avec Dieu. C’est dans ce contexte que l’on peut et doit comprendre la vie intérieure de Jean de Bernières, la vie qui l’anime du dedans et qu’il voudrait communiquer aux autres comme un trésor à partager.

D’où aussi la sainte impatience de « quitter la terre » pour enfin vivre la vie en Dieu, comme on le voit dans cette lettre qu’il faut savoir lire avec discernement :

« Ô que j'ai de désirs de vous voir bientôt, si Notre Seigneur n'empêche mon voyage, comme il a fait par une maladie dont je me relève ! Voici le premier jour que j'ai quitté le lit. J'espérais de quitter la terre, et d'aller en solitude dans le ciel puisque je ne la puis trouver en ce monde. En vérité je partais sans aucun regret ; toutes les créatures, même les plus saintes, souvent ne sont que des embarras. Il ne faut que Dieu seul à une âme qui aime, puisqu'Il est l'unique centre de notre amour. Je suis encore demeuré pour faire pénitence, et pour vous revoir, afin d'apprendre de vous les moyens de me donner totalement à Dieu. Je ne sais ce que c'est de la conduite de Dieu sur moi. Plus je suis dans les affaires, plus je suis fortement attiré à l'union. Et ne la pouvant si continuelle, comme je désirerais, je demeure suspendu entre le ciel et la terre, chargé d'une bonne croix. Je me console de ce que la terre est pour souffrir, et que la souffrance est préférable. Souffrons donc, notre cher frère, chacun en sa manière. Je crois que je serais malade de vous écrire si longtemps, mais je ne vous puis quitter. À Dieu en Dieu «. 244

Jean de Bernières sait que s’il recherche la solitude, c’est pour prier et plaire à Dieu. Le consentement à la volonté de Dieu de ne pas pouvoir se retirer comme il le souhaiterait plaira à Dieu qui viendra prendre son repos en lui : « J'ai quasi honte d'avoir fait tant de plaintes, ainsi que vous avez vu, de ma chère solitude. Je n'en veux point d'autres que la solitude du bon plaisir divin en laquelle l'âme réside très purement »245.

Pourtant, son désir demeure non seulement pour lui, mais aussi pour que d’autres puissent bénéficier d’une même retraite en dehors de Caen, avant que ne soit construit l’Ermitage : « Que notre frère N. se console, et qu’il se prépare à mon retour, de venir en solitude huit ou dix jours à quelque lieu loin de C. [Caen], car je me veux tirer hors des compagnies, pour être dans une étroite solitude, et commencer la vie que j’ai résolue ».246 Souvent, Jean de Bernières incitait ses amis et ses dirigés à se retirer pour les mener plus sûrement dans les voies de l’oraison et de la perfection : « Courage, N., si vous revenez en santé je vous mènerai en solitude et vous ferai aller à la perfection comme il faut ».247 ; « Je supplie Notre Seigneur de vous donner sa grâce pour aller au haut degré de perfection, où Il vous veut »248 ; « Allez à la perfection, non parce que c'est un état relevé, et sublime ; mais parce que Dieu vous y veut ».249 Et pourtant Jean de Bernières se savait pauvre et bien imparfait, loin d’une vie parfaitement unie à Dieu :

« Ayez pitié de moi, qui suis accablé d'affaires, dont un jour j'espère être délivré. Mais patience, il faut servir Dieu à sa mode, et non à la nôtre. J'ai néanmoins grand désir d'être tout à Dieu »250 ; « Au moins si la mort me surprend, elle me trouvera un peu dénué. Je dis un peu, car hélas ! Tout ce que je fais dans les voies de la grâce n'est rien que de très faibles commencements de la vie parfaite, à laquelle sans doute j'aspire plus que jamais »251.

Sans jamais cesser d’aspirer au « repos de l’oraison » qui procure la joie d’être près de Dieu, car « c’est l’unique béatitude d’être près de lui seul dans la retraite »252, Jean de Bernières mettra l’accent sur une intériorité plus profonde et une conformité toujours plus grande à la volonté de Dieu sur lui. La maladie elle-même peut devenir propice à la prière : « J'avoue que ma maladie a été plutôt une retraite, qu'une vraie maladie. Aussi je ne sentais guères d'incommodité, et mon esprit s'est trouvé dans une grande disposition de s'élever à son Dieu. Je confesse que j'ai suivi ses mouvements, qui étaient si tranquilles et si doux, que je ne crois pas que cela me peut faire de mal. Mon esprit était en grande liberté, mon cœur sentait Dieu présent, et s'y attachait assez continuellement sans violence ».253 Certes la grâce sensible n’est pas négligeable : « Quelquefois en l'oraison nous recevons de petits avant-goûts du Paradis. Il faut pour lors entrer dans la béatitude du Seigneur qu'Il a en soi, Le reconnaissant notre centre, et souverain bien ».254 « Notre Seigneur me redonnant se attraits, mon âme commença à rentrer dans son Dieu, dans son Jésus, dans ses mystères, prenant une joie extrême de se voir en liberté ».255 Mais que la grâce sensible soit présente ou non, l’âme doit rester confiante et sereine : « En quelque état intérieur ou extérieur que Dieu la mette, elle est contente, et paisible selon l'Esprit »256

C’est cette quiétude du cœur que donne la certitude de la présence continuelle de Dieu qui permet de passer au milieu des épreuves, des tracas de toutes sortes et même de l’agitation des villes. On peut s’amuser en entendant Jean de Bernières confier combien son esprit était en Dieu lors de ses voyages  dans la capitale : « Nous ne sentons plus que les odeurs de Jésus-Christ [cf. Eph 5, 2]. Nous ne voyons plus que lui au milieu des tintamarres de Paris » ! 257 Au cours de ses déplacements, il s’efforçait de toujours garder son esprit et son cœur près de Dieu :

« Je m’occupais sur les chemins aux choses spirituelles de méditation, lectures, etc. Je communiais tous les jours, je tâchais, étant dans le coche, de détourner accotement [= adroitement] les mauvais discours (…) Je m’occupais très souvent aux occupations intérieures de la très Sainte Trinité. Je faisais des aspirations à la divine Providence ».258

Jean de Bernières parle souvent de « la vie surhumaine ». Nous avons déjà eu l’occasion de dire que cette expression, pour lui, désigne la vie spirituelle, la vie surnaturelle hors de portée de la seule sensibilité ou de la seule raison humaine. Il s’agit du don de la grâce qui, au-delà du sensible et du rationnel, irrigue « la partie supérieure de l’âme », la « fine pointe de l’âme » qui est, selon l’acception anthropologique courante depuis les Pères de l’Église le réceptacle de la grâce, le lieu de communication avec l’Esprit : « Je n'ai pas de consolations sensibles, mais je suis pourtant bien, car la partie supérieure est dans des affections grandes pour la vie surhumaine que je désire embrasser plus que jamais (…) Qu'une âme est heureusement avantagée d'avoir les vues de la vie surhumaine, vie cachée et inconnue des hommes ! Elle vaut mieux que toute la terre. D'heure en heure, si Dieu en donne la liberté, il faut en faire l'examen, afin de purifier son âme de toutes les affections qui ne sont pas de la vie surhumaine. Elle réside en la partie supérieure de l'âme, et il ne faudra pas s'étonner quand l'inférieure en aura des dégoûts, des ennuis et des aversions ».259

Que ce soit « la partie supérieure de l’âme » qui garde le calme ou que ce soit le « fond intérieur » qui reste en paix lorsque les épreuves surgissent, c’est la même réalité qui reste inchangée. Il y a un point d’ancrage : une grâce d’union qui est donnée à celui ou à celle qui ne vit pas à la superficialité ou à la périphérie de son être. Voilà ce qu’expérimente Jean de Bernières : « Je sens dans le fond de mon intérieur une joie solide et parfaite ».260 Nous avons déjà vu que c’est à la source du Cœur de Jésus qu’il va puiser « l’eau de vie » pour avoir « les sentiments purs de la vie surhumaine ».261 Là encore, que ce soit la source ou le soleil, les images se succèdent pour tenter d’évoquer « les impressions de l’amour divin » qui est « un feu consumant » devant qui les imperfections « disparaissent comme la neige devant le soleil ». Désormais, rappelle Jean de Bernières, le Seigneur le déclare : « L'hiver a duré assez longtemps dans votre intérieur, entrez dans l'été de mon divin amour ». C’est ainsi, comme il le confie lui-même, qu’il « entre dans la voie de l’amour ». 262 Et cette voie qui procure de la gloire à Dieu et qui est la voie du vrai bonheur263 consiste à « lui rendre de l’amour »264. C’est assurément lorsqu’on monte à cette « plus haute voie qui est celle de l’amour » que le cœur peut se dilater, l’esprit étant libéré pour « s’occuper dans les vues du Bien-Aimé ».265 C’est bien là en union profonde et vraie avec Jésus que Jean de Bernières expérimente que son cœur est « dans une paix grande et une extrême joie »266 : « Les mystères divins, et humains de votre divine vie seule me sont grandeurs, délice, et joie ».267

Jean de Bernières a des amis au ciel qui intercèdent pour lui et qui lui servent de modèles, à commencer par Jésus lui-même si fréquemment invoqué, et puis il y la Vierge Marie268, saint Pierre269, saint Barthélémy270, les « ermites du paradis »271, pour garder son expression, sainte Marie-Madeleine : « Cette grande sainte est un exemplaire de mon amour »272 ; « . La bienheureuse Madeleine (…) trouva Dieu présent en elle qui seul lui suffisait. J'entre un peu dans les joies de cette Sainte, de posséder Dieu après l'avoir si heureusement trouvé ».273 Un jour, après la communion, confie-t-il, et à l’exemple de sainte Marie-Madeleine, l’âme de Jean de Bernières s’est approchée de Jésus, « de ses divins pieds, et y est entrée dans l'oraison de quiétude, en la contemplation de ses grandeurs : « C'est Jésus, c'est Jésus », répétais-je à mon âme, pour l'entretenir dans son repos ».274

Jean de Bernières connaît les larmes de la componction, celles qui coulent d’un cœur contrit d’avoir causé du « déplaisir » à un Dieu qui se donne pourtant à nous avec tant d’amour. Le choc de « la divine bonté » et de son « excellence » avec notre péché ou même avec notre « moindre manquement » fait jaillir les larmes : « le moindre manquement de fidélité que je dois à Dieu dans les occasions où il me fait connaître sa sainte volonté me donne d’extrêmes déplaisirs, et cela me fait jeter des larmes. La raison est que m’ayant donné une plus grande connaissance de ses divines perfections, je sens mon âme pleine d’une si grande estime de cette infinie excellence, que je ne puis lui déplaire, ou ne lui pas plaire (…) Je tâche de vouloir ce qui est plus Dieu ».275 Dix jours plus tard, après avoir vu son Père spirituel et s’en être ouvert, il confie à nouveau : « J'arrive tout présentement de le visiter, d'où je reviens si plein de consolation que j'ai peine à retenir mes larmes. Il m'a fait des discours si beaux et si touchants de la vanité du monde que j'en suis tout étonné ».276

Plusieurs années avant cet épisode, Jean de Bernières avait senti en lui semblable expérience. C’était en 1643 alors qu’il était à la messe. C’est au moment de communier et en entendant l’antienne de communion que son cœur avait été tout remué de la douce présence de son Seigneur en lui pourtant si pauvre et si fragile :

« Ma Révérende Mère, ces paroles entendues dans votre chapelle après la Sainte Communion ont fait des effets considérables en mon âme, qui était par la miséricorde de notre Seigneur en grande ferveur et dans une position que Dieu seul peut donner et que je ne puis exprimer sinon qu'un moment en vaut mieux que toutes les créatures. J'ai eu beaucoup de confusion de communier, attendue mon indignité, dont j'avais une vue toute particulière, et je ne pouvais me résoudre de loger si mal notre bon Jésus. Confusion qui produisait en mon intérieur des douceurs humiliantes, et qui mettaient mon âme dans l'abîme de ses misères avec une grande paix. Après la Sainte communion, je me trouvai encore dans cette confusion, voyant un tel Seigneur uni si intimement à moi. Il m'a semblé qu'il s'y unissait plus parfaitement, tant plus que la confusion, dont je parle, s'augmentait. Enfin, je serai trop long à dire tout, il m'a paru que cette union s'est si bien faite en toute mon âme, que je ne la sentais occupée d'aucune créature quelle qu'elle soit ; et ainsi désoccupée, j'ai des suavités si grandes que je ne puis les dire. En effet, elles ne se peuvent expliquer, sinon que je ne pouvais sortir de la chapelle, je craignais que l'on ne me vînt parler. Par cette union il m'a semblé que Dieu rompait mes liens qui m'empêchaient d'être tout à Lui, et au même temps on a chanté Dirumpisti vincula mea [Ps 115,16 « Tu as rompu mes liens »], etc. ». J'ai eu des lumières sur ces liens, connaissant que beaucoup nous sont inconnus, qui ne laissent pas de nous retenir en la terre. C'est une grande miséricorde que de les connaître. Car ils ne sont pas si tôt connus qu'on s'en défait, lorsque l'on en voit l'importance, et le retardement qu'ils apportent à l'union avec Dieu ».277

Le désir de Jean de Bernières est « que cette douce union s’augmente » sans cesse. C’est là toute sa raison d’être et son expérience intime : « La vue de la présence de Dieu intime en moi, et inséparable, me remplit de joie. Dieu est en moi, et je suis en Lui, et rien ne m'en peut séparer, puisque nécessairement Il est présent en moi (…) Puisque je vous ai trouvé, mon Dieu, je ne vous abandonnerai jamais. Mon âme est si présente à vous, qu'il me semble qu'elle jouit de vous »278. L’âme dépouillée de Jean de Bernières est devenue « le lieu où Dieu fait sa demeure »279. Rien n’est cependant statique en cette Présence divine en soi, car elle est un constant appel à cheminer vers une vie parfaite selon le cœur de Dieu, cette « vie parfaite », dit-il, « à laquelle j’aspire plus que jamais »280 et cela malgré toutes les misères qu’il voit en lui et qui lui font dire avec foi et détermination : « J’ai néanmoins grand désir d’être tout à Dieu ».281

Être présent à la Présence, entrer en soi pour y découvrir Dieu, c’est prendre un chemin d’intériorité qui ouvre et dilate le cœur, c’est du même coup s’effacer devant la majesté de Dieu, devant le mystère de son amour, c’est s’offrir tout entier à Dieu comme une hostie sanctifiée, c’est prendre ses délices « dans le cabinet des merveilles de Dieu », c’est habiter ce centre plus profond que notre propre intérieur. Les conseils de direction spirituelle que Jean de Bernières donne, notamment au sujet de l’offrande totale de soi-même ainsi que de l’esprit et de la pratique de l’oraison, ne cessent de trahir sa propre expérience mystique :

« Offrez-vous à Dieu pour y être toujours, s'Il le veut »282 ; « non seulement par esprit d'anéantissement et d'hostie (…), mais par esprit de révérence au regard de la grandeur, et de l'excellence de Dieu »283 ; « Entrons dans cet abîme de la divinité, le centre de tous les bienheureux »284 ; « Il ne faut que Dieu seul à une âme qui aime, puisqu'Il est l'unique centre de notre amour »285 ; « Méditez-le, goûtez-le, et tout ira bien chez vous. Mais sans cela, quand même vous seriez une Reine, vous ne seriez rien ».286

Et voilà quelques perles qu’il nous livre, comme homme de prière expérimenté, sur l’oraison, sa beauté et sa nécessité :

« Je me suis entretenu en l'oraison de la souveraine gloire, béatitude, et joie que Dieu prend en soi-même, de soi-même, comme il est infiniment heureux de la vue de ses infinies perfections, et que le bonheur qu'il en reçoit, est infini, immuable, éternel, et incompréhensible »287 ; « Quelquefois en l'oraison nous recevons de petits avant-goûts du Paradis. Il faut pour lors entrer dans la béatitude du Seigneur qu'Il a en soi, Le reconnaissant notre centre, et souverain bien. C'est pour Le glorifier dans cette qualité, qu'il nous faut un peu goûter de ces délices du ciel »288 ; » Le diable ne peut souffrir qu'on porte les âmes à la pureté de la vertu et de l'oraison. Le nombre est très rare de ceux qui y prétendent, et le nombre de ceux qui aident à y prétendre, est encore moindre ».289 Jean de Bernières ne cesse de recommander « une fidélité généreuse à l'exercice de la sainte oraison. Par son moyen, l'on approche de la divine force, d'où dérive en l'âme toute vertu. C'est un feu que l'oraison. Qui s'en éloigne tombe dans la froideur (…) En quelque état que vous vous trouviez, sains ou malade, abject ou honoré, pauvre ou abondant, ne manquez jamais à votre oraison, qui doit être préférée à toutes choses. Elle tient et ressent caché en soi tout le vrai bonheur et félicité qui se peut participer de Dieu en ce monde. Le plus grand bien que je voudrais souhaiter à une personne que j'aimerais, ce serait le don et l'esprit d'oraison, sachant que c'est la chose qui nous donne entrée dans le cabinet des merveilles de Dieu, et dans le conclave sacré de son divin Amour. En ceci est compris toute grâce »290

.Conclusion : une fenêtre ouverte sur l’univers de Jean de Bernières

Au terme de ce double parcours sur l’entourage et la spiritualité de Jean de Bernières, plusieurs constats peuvent être établis. Avant cela bien évidemment, il nous faut rappeler les limites et les lacunes de cette étude tant sur le plan biographique et historique en ce qui concerne Jean de Bernières lui-même et son entourage – ce que nous avons dressé est un tableau d’ensemble qui donne des points de repère dans les relations et filiations spirituelles – que sur le plan de sa spiritualité puisque, d’une part, nous ne disposons plus de ses écrits de première main et qu’il nous faut bien nous contenter d’un Corpus réalisé par d’autres mains que les siennes, d’autre part, notre choix de textes s’est porté uniquement sur sa correspondance active et encore sur une petite partie échelonnée les cinq premières années de sa correspondance seulement. Il ne s’agit donc pas ici d’une vision globale de la pensée de Jean de Bernières, mais d’une fenêtre ouverte sur son univers. De plus, si nous avons opté pour un regroupement autour de quelques thèmes majeurs de sa pensée, la quinzaine de titres retenus ne saurait être exhaustive pour caractériser vraiment sa spiritualité sous tous ses aspects. Pour cela, il aurait aussi fallu personnaliser davantage les lettres et rendre plus manifestes les relations entre l’expéditeur et chaque destinataire, entre le directeur et ses dirigés ou ses confidents, faire intervenir autant que possible une part de la correspondance passive. Nous savons sur ce point qu’il n’est cependant pas toujours aisé d’identifier avec certitude le destinataire et que la datation des lettres elle-même est parfois sujette à caution. Enfin, notre intention a été de donner le plus souvent possible la parole à Jean de Bernières lui-même pour faire sentir son mode de pensée et son style si marqué par l’époque du Grand Siècle, beau et déconcertant parfois pour nos oreilles modernes. Un certain nombre de tournures nous surprennent et certains mots sont inusités de nos jours ou encore n’ont plus le même sens ou du moins la même intensité, comme par exemple le néant291 et l’anéantissement, le caractère abject d’un fait et l’abjection, les délices292 ou les mépris, la nature, la créature, le dénuement293, l’indifférence, la vie surhumaine294, etc.

Nous parlions de constats et c’est par là que nous voudrions clore cette étude. Tout d’abord, nous avons affaire à une personnalité aussi engagée sur le terrain de l’action, sous de multiples formes, caritative, missionnaire, apostolique, financière, etc., que sur celui de la contemplation. Assurément, Jean de Bernières est un homme de prière. Par ailleurs, s’il a des amitiés fortes, s’il ne se montre pas insensible, son point d’honneur d’homme et de chrétien entend les réguler, les maîtriser et finalement s’en dépouiller pour n’avoir d’autre affection que pour Dieu seul. Quoiqu’il ne soit pas religieux ou ecclésiastique, il appartient à un courant de pensée qui encourage la pauvreté quant aux biens matériels et aussi quant aux choix de volonté pour ne dépendre que du bon vouloir de Dieu. D’où son insistance sur le dénuement et le dépouillement, y compris de lui-même, sur l’indifférence au sens où il entend ce terme qui est dépendance totale à la volonté divine quels que puissent être les penchants personnels. Ceux-ci sont même anéantis et offerts en sacrifices pour le bon plaisir de Dieu. En fin de compte, le chrétien ne peut chercher qu’à imiter Jésus-Christ dans sa voie d’oblation, d’anéantissement et de perte de lui-même jusque sur la croix. Toute souffrance, toute « abjection » est l’occasion la plus favorable à une union à Dieu. Cette grâce d’union, qui peut être vécue dans la pratique quotidienne de la vie et rencontrée plus spécialement lors des épreuves inévitables à traverser, est supérieure, pour Jean de Bernières qui insiste sur ce point, à toute grâce mystique avec faveurs sensibles et toute élévation d’esprit qui ne participerait pas réellement d’une façon ou d’une autre aux souffrances du Christ.

Jean de Bernières, par l’influence reçue du père Jean-Chrysostome de Saint-Lô et principalement du courant capucin irrigué par le Benoît de Canfeld, en lien avec la Compagnie du Saint-Sacrement représentée à Caen par Gaston de Renty, en lien aussi avec le père Jean Eudes, avec tant d’autres personnalités influentes et mystiques comme la fameuse Marie des Vallées, a pu transmettre la flamme à tant d’autres religieux, religieuses ou laïcs. On aura remarqué le très grand lien qui l’unissait à sa sœur Jourdaine et aux ursulines de Caen, à Mère Marie de l’Incarnation et sa fondation du Canada, mais aussi à Mère Mectilde du Saint-Sacrement, au père Jacques Bertot et au père Henri-Marie Boudon sans oublier Mgr François de Laval. Toute cette filiation principalement normande et parisienne allait être plus ou moins visée par la suite comme pré-quiétiste mais si Mme Guyon peut à juste titre s’inscrire dans cette lignée spirituelle, cela ne signifie pas pour autant que ce qui a été condamné comme quiétisme – si tant est qu’on puisse le définir exactement – se retrouve obvie chez Jean de Bernières et ses nombreux amis.

S’il faut terminer par un mot de Jean de Bernières, choisissons celui-ci :

« Ne désistez point de vouloir être tout à Dieu ! »295



.II. JEAN ET SES AMIS SPIRITUELS 

.La présence de Jean de Bernières dans les écrits de Marie de l’Incarnation et de son fils Dom Martin

.Isabelle Landy-Houillon

Université Denis Diderot (Paris VII).

« J’ai entendu dire à Monsieur de Bernières, qui était en son temps un homme remarquable dans la vie spirituelle, qu’il n’avait jamais vu de personnes élevées [en oraison] au point où était la Mère de l’Incarnation ».Ces quelques lignes tirées de La vie de la vénérable Mère Marie de l’Incarnation 296 écrite en 1677 par son fils Claude Martin, lui – même bénédictin de la Congrégation de Saint Maur, suffisent à présenter les trois figures exceptionnelles qui nous retiennent aujourd’hui, mais que des circonstances non moins exceptionnelles empêchèrent de jamais se réunir concrètement, paradoxe qu’il convient de signaler d’abord.

En effet, si Monsieur de Bernières et Marie Guyart de l’Incarnation se sont côtoyés quelques mois avant le départ de Marie pour le Canada en mai 1639 (du 22 février 1639 lorsque Mme de la Peltrie et son mari supposé viennent chercher Marie à son monastère de Tours 297 jusqu’à l’embarquement à Dieppe le 4 mai suivant), Claude en revanche, alors élève de rhétorique chez les Jésuites à Orléans, devra attendre une halte des voyageurs sur la route de Tours à Paris pour retrouver sa mère une dernière fois, mais ni M. de Bernières, ni Mme de la Peltrie son épouse supposée n’assistèrent aux adieux définitifs de la mère et du fils (tels que les raconte Claude dans une scène pathétique de la Vie (p. 375) que nous ne connaissons que par lui : « Ce fut en cette occasion qu’il fit à Dieu un sacrifice volontaire de sa mère »). Une fois arrivés à Dieppe, « le grand serviteur de Dieu ne nous pouvait quitter », écrira plus tard Marie de l’Incarnation 298 ; on sait en effet que « le dessein de M. de Bernières était de conduire Marie de l’Incarnation et ses compagnes jusques en Canada, et de ne les abandonner qu’il ne les eût mises au lieu où elles devaient consommer leur sacrifice, mais on lui conseilla de rester en France afin de recueillir les revenus de Mme de la Peltrie pour satisfaire aux frais de la fondation ». « Enfin , il fallut se séparer, continue Marie dans la même lettre, et quitter notre ange gardien pour jamais ».

Dès lors, avec le « destin transocéanique 299 » de Marie de l’Incarnation s’instaure le commerce des lettres, conversation entre absents, substitut de la présence évanouie avec le vaisseau qui s’éloigne, échange « au bord de tous les infinis » comme dirait Victor Hugo, celui de la mer, celui du temps qui creuse la distance, celui de la verticalité inhérente à une relation située d’emblée sub specie aeternitatis, sans retrouvailles escomptées ailleurs que dans le sein de Dieu. Or, et c’est le second paradoxe, de la volumineuse correspondance que Marie de l’Incarnation entretint avec M. de Bernières de 1639 à 1659, année de la mort de ce dernier, il ne reste rien que l’indication de Claude Martin en tête de l’édition en deux volumes des lettres de sa mère 300 qu’il fit paraître en 1681 : « A M. de Bernières, elle écrivait des lettres de quinze et seize pages, en sorte que chacune eût été capable de faire un livre 301 ». De cet inestimable document, tout avait déjà disparu à l’époque où Claude aurait pu les utiliser pour la Vie de sa mère qu’il commença très tôt après sa mort survenue en avril 1672.

Symétriquement, les éditeurs du Chrétien intérieur 302 signalent dans leur Epître dédicatoire à Jésus – Christ que « ce que Monsieur de Bernières communiquait de parole aux présents, la charité dont son cœur brûlait l’obligeait de l’étendre jusques aux absents par une multitude de lettres qui étaient reçues […] comme des reliques d’un Esprit tout rempli de Dieu ». Quant à la correspondance entre Marie de l’Incarnation et Claude Martin, véritable cordon épistolaire et maternel entre « l’aigle – mère et l’aiglon qu’elle excite à suivre ses vestiges dans les voies de Dieu » (Vie, préface, p. XX ), nous n’en possédons qu’un volet, c’est –à – dire les lettres de Marie à son fils, celles de Claude à sa mère ayant été sans doute détruites sitôt que lues, comme cela se faisait fréquemment à l’époque. Elles ne nous sont donc connues que par les traditionnels « accusés de réception » qui accueillaient le plus souvent leur arrivée : « J’ai  reçu votre paquet et toutes vos lettres avec la consolation que vous pouvez croire » (Cor., p. 314), ou les formulations de réponse qui présupposent une demande : « Vous me demandez si nous nous verrons encore en ce monde ? je ne le sais pas, mais […] » (Cor., p. 187).

Dans ces conditions et en l’absence de documents si essentiels (rappelons ici que l’édition des lettres de Marie de l’Incarnation procurée par Dom Oury en 1971 n’en offre que 278 sur un total que Dom Jamet, en 1930, estimait à 7 ou 8000), parler de la présence de Jean de Bernières dans les écrits de Marie de l’Incarnation et de son fils relève d’une entreprise aussi téméraire qu’ambiguë, car si la présence littérale de Monsieur de Bernières dans les textes conservés, signifiée par son nom propre, est somme toute bien mince, la parenté spirituelle qui unissait les trois protagonistes est en revanche évidente et l’éloignement des êtres ne fit que favoriser l’écriture et la circulation, par delà l’océan, de la plus haute spiritualité.

.Présence de Monsieur de Bernières dans les textes

Au départ il y eut une aventure qui, pour religieux qu’en fût le dessein, n’a rien à envier à la production romanesque de l’époque : déguisements, secrets, rencontres, hôtelleries, péripéties, rien ne manque pour solliciter une plume facile ( Ecrits, t. II, p.194). Il n’est donc pas étonnant que le nom de Monsieur de Bernières, par qui tout arriva, figure très tôt dans la correspondance de Marie de l’Incarnation, dès le séjour à Paris, lorsqu’il s’agit d’informer la Supérieure de Tours de l’heureuse arrivée dans la capitale : « Monsieur de Bernières pourra [ y ] avoir un appartement chez Monsieur de Meules ; il est tombé malade, ce qui nous recule un peu, car il agissait puissamment pour nous et je ne puis exprimer le soin qu’il prend de nos affaires. C’est un homme ravissant » (Cor., p. 81). Un an plus tard : « Monsieur de Bernières s’est chargé de nos affaires et nous envoie nos nécessités » (Cor., P. 99). Mais c’est la lettre tardive au P. Poncet, jésuite, ancien professeur de Claude et artisan très actif du projet canadien, qui présente le récit le plus complet de l’aventure, depuis la vocation de Mme de la Peltrie , la riche veuve d’Alençon, jusqu’à l’embarquement sur la chaloupe (Cor., p. 904 — 911) qui les mène au vaisseau : l’implication de Monsieur de Bernières est constante. C’est toute la lettre qu’il faudrait lire pour avoir une idée de cette folle équipée, à laquelle l’humour de Marie de l’Incarnation ne semble pas avoir été totalement insensible.

À quoi il faudrait joindre la conclusion de Claude Martin (Vie, p. 389) : « Tout le monde sait que cet excellent homme s’est rendu considérable dans le monde par une infinité d’actions très héroïques, mais je puis dire que le soin qu’il prit de ces trois grandes âmes [Marie de l’Incarnation, Mère de Saint – Joseph et Mère Cécile de Sainte Croix dans leur voyage jusqu’à Dieppe] pendant l’espace de quatre mois [de février à mai 1639] fait une des plus belles parties de sa vie ». Par la suite, on ne trouve dans la correspondance de Marie que cinq attestations formelles de lettres reçues de Monsieur de Bernières, sous la forme canonique du « Monsieur de Bernières me mande » (Cor., p.176, 597, 818) ou « m’a écrit » (Cor., p. 133, 176) et la matière du courrier est alors invariablement d’ordre économique :  « Monsieur de Bernières qui a la conduite de nos affaires me mande qu’il n’y a plus d’argent […], qu’il nous faut résoudre de congédier nos séminaristes […], peut – être revenir en France […] je lui demande des vivres comme à l’ordinaire ». Plus rarement, ce sont de bonnes nouvelles : ainsi l’accession de Claude Martin à l’état religieux : « Monsieur de Bernières m’a écrit votre bonheur, il en est ravi » (Cor., p., 133) ou l’arrivée prochaine d’un évêque, Monseigneur de Laval (Cor., p. 597) : « Monsieur de Bernières me mande […] que l’on nous veut envoyer l’intime ami de Monsieur de Bernières [François de Montmorency – Laval] avec qui il a demeuré quatre ans par dévotion [à l’Ermitage de Caen] ; aussi ne se faut – il pas étonner si, ayant fréquenté cette école, il est parvenu au sublime degré d’oraison où nous le voyons » (Cor., p. 613) ; même hommage indirect en 1663 : « Notre gouverneur Monsieur de Mésy est un gentilhomme de Normandie, très pieux et très sage, intime ami à feu Monsieur de Bernières qui durant toute sa vie n’a pas peu servi à le gagner à Dieu » (Cor., p. 710), et on apprendra aussi (Cor., p. 483) que « Monsieur de Bernières a envoyé à Madame notre fondatrice [Mme de la Peltrie ] cinq poinçons [tonneaux] de farine qui valent ici cinq cent livres livres et une horologe [sic] avec cent livres pour nos pauvres hurons »

Mais c’est au témoignage de Claude Martin qu’il faudra recourir pour dépasser les anecdotes rapportées par Marie de l’Incarnation et entrer plus avant dans le personnage de Monsieur de Bernières, correspondant fantôme de l’ursuline.

Rappelons tout d’abord que Claude, en dehors bien sûr de la lecture déterminante du Chrétien intérieur qu’il lira après 1660, connaissait Jean de Bernières. Ils ont pu se rencontrer soit aux abords de la Normandie lorsque Claude accomplissait son temps de formation à Tiron, Jumièges, Sées ou Rouen, soit plus tard à Paris, entre 1654 et 1657, lorsqu’il est à la tête du monastère des Blancs – Manteaux. Mais c’est l’expédition au Canada et le rôle décisif qu’y joua Jean de Bernières qui sont   l’occasion pour Claude Martin de présenter pour la première fois dans la Vie de sa mère le maître de l’Ermitage : « C’est ici, écrit – il, qu’il faudrait parler des qualités et du mérite de cet excellent personnage, mais il en fait lui – même une si belle peinture dans son Chrétien intérieur qui n’est autre chose que sa vie qu’il a écrite par l’ordre de ses directeurs et dans ses lettres spirituelles qui contiennent son véritable esprit et les maximes éminentes de sa conduite, que tout ce que j’y pourrais ajouter ne ferait qu’affaiblir l’idée que tout le monde s’en est formée » (Vie, p. 354).

Mais peu avant cet hommage de formulation un peu conventionnelle, un texte de Claude Martin nous fait comme assister aux conversations qui animèrent peut – être le voyage en coche de Tours à Paris : « Un personnage fort illustre et des plus éclairés de ce siècle dans la vie intérieure [indication dans la marge : M. de Bernières de Louvigny] ayant appris de sa propre bouche ce qui se passa dans cette rencontre 303, cette opération de Dieu sur sa volonté lui parut si singulière qu’il prenait plaisir à l’en interroger et à s’informer de ses circonstances et de ses effets […]. Comme l’autorité de cet excellent homme, continue Claude Martin, peut donner un grand poids à une faveur si extraordinaire, je rapporterai ici son témoignage[…] : je voyais, dit – il, les Mères Ursulines disposées et appelées à la mission et leur conversation m’édifiait à merveille, surtout celle de la Mère Marie de l’Incarnation. Car je me souviens que cette grande religieuse parlait très bien de l’excellence de la vie apostolique et qu’elle en avait des sentiments admirables tirés pour la plupart de l’Ecriture sainte. Elle disait un jour au Père Eternel en se plaignant doucement : Vous me donnez des désirs extrêmes que mon Jésus soit le Roi des Nations et de contribuer à cela ; envoyez – y moi donc, ô mon Dieu. Et une autre fois elle disait […]. Mais elle souffrit un jour une opération bien extraordinaire, car s’efforçant de prendre la volonté divine pour ne la quitter jamais […], Notre Seigneur alors prit la sienne et du depuis elle n’a point eu de volonté propre, mais la seule volonté de Dieu a été sa volonté […]. En un mot c’est une grande âme et solidement vertueuse, qui a une profonde humilité, une charité éminente, et qui ne perd point l’union actuelle avec Dieu ». Précieux témoignage, on le voit, et particulièrement dense, véritable feuilleté de voix qui par celle du narrateur Claude Martin nous fait entendre directement celle de Jean de Bernières et indirectement celle de Marie dans l’entretien spirituel, dans la prière, dans le silence de l’union avec Dieu. Pour notre part, et reprenant les derniers termes de Monsieur de Bernières, nous retiendrons trois points essentiels : l’humilité ou l’anéantissement, l’oraison ou l’union avec Dieu et enfin la charité ou la vie apostolique à laquelle se rattache la question de la « vie mixte ».

.Spiritualités comparées : créature et Créateur

Tout d’abord on se souvient comment le Chrétien intérieur s’ouvre par un premier livre intitulé « L’Amour des humiliations », donné comme « le fondement solide de toute la perfection chrétienne » (p. 1) avant de déboucher au livre III sur un autre degré de cette « montée spirituelle », l’abandon. Humilité, humiliation, si certains contextes préservent la valeur d’action du second quand il s’agit des humiliations infligées à Jésus abject et humble sur la croix, les deux termes sont le plus souvent synonymes comme en témoigne encore le Dictionnaire de Furetière (1680) ; « Humilité : parmi les chrétiens se dit d’une vertu intérieure qui leur donne un anéantissement d’eux – mêmes devant les grandeurs de Dieu », humiliation étant donné comme « terme de dévotion qui se dit de ce profond abaissement de cœur qu’on dit avoir devant la majesté divine, rien de plus contraire à la nature humaine que la vraie humilité ». Au « grand théâtre de l’anéantissement » (Chrétien intérieur, p. 62) et sous la plume de Jean de Bernières créateur à Caen de l’Ermitage – rebaptisé Hôpital des Incurables -  défilent donc abjection, opprobre, corruption, fumier, sentine, bassesse, avilissement, rebut : « je ne vous dirais jamais autre chose quand je vous parlerais cent ans ; avec ces choses notre âme se vide de soi -  même et des créatures et se rend capable de Dieu ».

Sans préjuger des aménagements ultérieurs apportés au texte original de Jean de Bernières, on notera avec la richesse des modulations qui assurent la lente progression de cette mélopée noblement doloriste, le ton volontiers oratoire et les ressources les plus éprouvées de la rhétorique traditionnelle : apostrophes lancées aux entités abstraites : « ô cher abandon », exhortations : « allons, mon âme, à la mort de tout ce qui n’est pas Dieu » (Ch. I., p. 61), qui rappellent l’illustre voisin rouennais Pierre Corneille, de quatre ans le cadet de Monsieur de Bernières et qui ne quittera définitivement la Normandie pour Paris qu’en 1662 : « Allez honneurs, plaisirs qui me livrez la guerre […] » s’écrie Polyeucte dans ses célèbres stances (1642) 304. Quant à l’invocation de Monsieur de Bernières : « O mort que vous êtes belle » (Ch. I., p.  85) qui vient clore paradoxalement l’évocation horrible de la mort (puanteur, pâleur, pourriture, compagnes du parfait anéantissement), elle prolonge la confidence : « J’ai désiré autrefois la mort et elle me semblait belle parce qu’elle me donnait liberté d’aller jouir de Dieu » tout en en déplaçant la tonalité : avec l’imaginaire de l’anéantissement développé par la piété christocentrique, elle illustre la survivance d’une sensibilité baroque, celle de la génération 1620 – 1630, encore ébranlée par les horreurs des guerres de religion, de la peste (à Caen en 1627 – 1630), bientôt de la Fronde , confrontée sans relâche aux « misères de ce temps » et plus proche dans ses représentations des Tragiques d’Agrippa d’Aubigné parus en 1616 que de l’esthétique classique dont peut se prévaloir un Bossuet par exemple, traitant le même thème du tombeau ouvert au carême du Louvre de cette même année 1662 : « Venez voir dans un même objet la fin de vos desseins et le couronnement de vos espérances, venez voir tout ensemble la dissolution et le renouvellement de votre être ; venez voir le triomphe de la vie dans la victoire de la mort : veni et vide. O mort, nous te rendons grâce des lumières que tu répands sur notre ignorance […] » 305.

Ainsi résonnent le Sermon sur la mort et son voile d’abstractions jeté sur le macabre dans l’harmonie du style : entre Jean de Bernières et Bossuet il y a, pour l’histoire des textes, passage d’une génération à une autre. En témoigneraient dans Le Chrétien intérieur divers archaïsmes lexicaux ou syntaxiques comme le verbe accoiser dont Furetière dit que « c’est un vieux mot qui signifiait adoucir, apaiser. Ce mot vient de coy et du latin quietus ». Et Bernières d’écrire au chapitre « De l’oraison de quiétude » (livre VII, ch. 16, p. 717) « Je sentis toutes mes puissances accoisées et remplies d’une grande paix ». Entre les synonymes accoisement et quiétude il n’y a pas flottement dans le vocabulaire contemplatif, mais seulement la confluence et le rappel de deux héritages, l’un sacré avec quiétude, l’autre profane avec accoisement, qui permettent de situer Jean de Bernières dans le contexte historique dont il est tributaire.

C’est dans ce même contexte que se situe Marie de l’Incarnation, à peu de choses près contemporaine de Jean de Bernières. Néanmoins, tout les sépare, le sexe, la vie familiale, les choix de vie, sauf l’essentiel, et leur œuvre respective, tout en partageant les mêmes fondements théologiques, résonne de manière très différente.

Pour s’en tenir au thème de l’humilité qui parcourt l’ensemble de l’ouvrage de Jean de Bernières, il convient de noter quel autre traitement Marie de l’Incarnation lui a réservé, essentiellement dans ses deux Relations autobiographiques de 1633 et 1654. En effet, on a montré ailleurs 306 comment, loin de l’ontologie universelle de Descartes qui vient de lancer en 1637 le postulat libérateur du Cogito, l’aventure contemporaine de Marie de l’Incarnation témoigne, après bien d’autres, que l’avènement du christianisme et d’un Dieu personnel ont radicalement modifié le statut des êtres, désormais impliqués dans leur singularité et la capacité qui leur est donnée de se retourner sur soi pour y trouver le péché, mais aussi la sollicitude du Dieu incarné à l’égard de la créature créée à son image. De ce point de vue l’expérience mystique constitue la démonstration exemplaire d’une individualisation de la conscience dans sa relation personnelle avec Dieu qui fera de l’ « intime de l’âme la couche royale de l’Epoux » (Ecrits, t. II, p. 128), prouvant ainsi qu’entre Dieu et l’homme existe une convenance primordiale et rassurante, car « Dieu est Dieu du cœur humain », comme le rappelle François de Sales dans le Traité de l’Amour de Dieu paru en 1616.

Or s’il n’est pas sûr que Marie ait lu personnellement ce dernier ouvrage, alors qu’elle dit avoir lu l’Introduction à la vie dévote, il semble bien pourtant que la Relation de 1654 donne l’application fidèle de l’anthropologie salésienne telle qu’elle transparaît dans les chapitres XV et XVI du livre premier qui traitent précisément de la convenance et de l’inclination qui sont entre Dieu et l’âme. C’est en effet dans un langage également psychologique et anthropomorphique que Marie note cette conformité de Dieu « abaissant sa grandeur » (Ecrits, t. II, p. 73) et de l’âme « qu’il élève et grandit jusqu’à lui », si bien que non seulement « l’âme perdue dans le Bien Aimé le possède tout entier », mais « Dieu tout d’un coup se laisse posséder à l’âme, où il lui permet par son attrait une communication très intime » (Ecrits, t. II, p. 125),  comme si lui « qui a pourtant des milliers de millions d’âmes aimantes » (p. 341) à combler,  avait porté son choix sur la « dernière de ses créatures ». Ce n’est pas qu’en dépit des « submergements de l’âme engloutie » (p. 152) Marie n’ait toujours reconnu qu’elle était « le rien à qui le Tout se plaisait de faire miséricorde », mais alors il lui est répondu : « encore que tu sois le néant et le rien, toutefois tu es toute propre pour moi » (p.173).

C’est le sens de la réponse au Connais toi toi – même que reprend à son tour François de Sales dans le dernier de ses Entretiens spirituels 307 sur la « générosité » entendue au sens de l’époque d’estime de soi : « nous devons non seulement reconnaître notre vileté et misère, ains aussi l’excellence et la dignité de nos âmes ». Marie, elle aussi, décline la misère de l’homme, la bassesse et la vanité, l’abjection, la chétivité, l’anéantissement de cette « créature » bornée et limitée, objet de mépris , de rebut, de la haine de soi – boue, fange, chien mort, vermisseau etc. Et pourtant, dans les termes mêmes de François de Sales, elle note comment la possède « une humilité généreuse qui n’attendant rien de soi et attendant tout de Dieu » (Ecrits, t. II, p. 100) compense « le néant et la boue de sa vanité » par un intime sentiment de sa grandeur qui lui dit « qu’il ne faut pas demeurer là », car « ce petit reculement de confusion ne se fait que pour mieux sauter et s’élancer en Dieu » (François de Sales, Entretiens spirituels, III,  p. 1021). C’est d’ailleurs, dans le texte de la Relation , le sens des tours concessifs du type « quoiqu’elle s’estimât ce qu’elle était, basse et vile créature, néanmoins sa tendance était […] » ou encore que […] toutefois , dont le premier segment écarte ou estompe les marques de notre impuissance pour mieux mettre l’accent sur l’aspect positif de notre nature : « Il est vrai que la créature ne peut rien de soi, mais lorsque Dieu l’appelle » (Ecrits, t. II, p. 93) […] « l’âme est contrainte, quoiqu’elle ait la vue de sa bassesse, de pousser ses élans sans y pouvoir en façon quelconque résister » (t. II, p.128).

Déjà et dès les notes sur son oraison prises à Tours entre 1633 et 1635 que Claude Martin publiera en 1682 sous le nom de Retraites et dont l’abbé Bremond disait qu’ « elles étaient plus utiles que vingt traités de mystique (Écrits, t.I, p. 418), elle avait noté comment « l’extrême abaissement et anéantissement de moi – même, vase de terre fragile à se casser », comment « l’humiliation consommée n’empêche pas que Dieu se communique aux âmes », d’autant qu’il se communique « par la seule inclination de sa bonté et parce qu’il est amour » ( t. I,  p.444).

Comme si le mouvement qui fait toujours plonger plus loin dans « l’abîmement de l’âme » pour y trouver l’inanité sans fond se voyait contrarié par la tendance inverse, saut, rebond, qui réhabilite la créature de Dieu et fait pencher la balance en faveur d’une anthropologie spirituelle, sans doute plus proche de l’humanisme dévot que de l’augustinisme désespérant. A vrai dire, même si l’on ne trouve pas chez Jean de Bernières ce schème oppositif entre le négatif et le positif qui transparaît jusque dans la structure des phrases de Marie de l’Incarnation, on ne peut pas affirmer non plus qu’il reste pour autant sur le constat désolant de notre « rien » ontologique : chez lui comme chez elle en effet, l’anéantissement ne désigne pas un état justifiant un sentiment stérile d’autodépréciation, mais un processus de « purgation », ouvrant au sentiment du manque et au désir de Dieu si bien que Jean de Bernières aurait sans doute souscrit à ce propos de Marie de l’Incarnation : « la vue de l’inégalité infinie qui est entre Lui et moi » est « comme un flambeau qui en faisant voir la place de notre néant fait en même temps voir la place de Dieu dans l’âme libérée », afin, pourrait – on ajouter, que « Dieu naisse dans l’âme et l’âme naisse en Dieu »308 à moins que ne domine, dirait Jean de Bernières, le sentiment d’une opération sans limite, processus de purification en cours et sans fin : « Plus Dieu s’élève dans le centre de l’âme, plus on découvre de pays d’une étendue immense où il faut aller, et un anéantissement à faire, qui n’est que commencé »309. En tout cas, il ne reconnait pas cette « humilité généreuse » (t. II, p.100), « humble hardiesse » (t. II, p. 435) qui par une alliance oxymorique des termes permet à l’âme noble dotée de libre – arbitre (t. II, p.107) encore anoblie par les privautés du Verbe, d’interroger Dieu sur les saints capables de produire des fruits de charité, « je veux dire, précise Marie de l’Incarnation, ces grandes actions qui ne sont propres qu’aux âmes héroïques » (t. I, p. 456).

Ainsi, en possession de cette vertu généreuse qui, joignant la hardiesse (t. II, 99) à la force, donne « un courage à tout surmonter et à tout faire » (t. II, p. 161), loin du memento mori et de la tête de mort, « universel autoportrait » selon la formule de Louis Marin310, Marie de l’Incarnation illustre le divorce entre le moi de l’anéantissement et le je sujet de la décision, capable de faire l’histoire en agissant dans et sur le monde : de l’extase à l’action se dégage « une voix assez puissante pour être entendue des extrémités de la terre »  (t. II, p. 200) et œuvrer à l’  « amplification du royaume de Jésus – Christ » (t. II, p. 202) ; endossant la croix et la bannière, la « capitainesse », version féminisée du jésuite missionnaire, peut, en dépit de la clôture, suivre son Capitaine à la recherche des âmes à sauver « en attendant la récompense et la couronne dans le Ciel », comme l’écrira Claude Martin plus tard.

Car elle est bien de la trempe – et de la génération – qui font les martyrs et les saints comme elle en côtoie, comme en crée au même moment Corneille sur la scène française, avec Polyeucte par exemple. Marie rappelle comment, au moment de partir parmi les sauvages dans ce pays barbare, (Cor., p.909), Monsieur de Bernières avait souhaité « que je fusse égorgée pour Jésus – Christ et il en souhaitait autant à Mme de la Peltrie  ». Elle – même le souhaitait à l’occasion pour son fils Claude (Cor., p.184) : « Qui vit chrétiennement vit en martyre, mais pourtant en joie, car la solide joie est dans le procédé de la grâce » écrit Monsieur de Bernières ( Ch.I., p.172) ; non pas la joie passagère telle qu’on peut la connaître dans la vie « voyagère », selon son expression, mais la joie foncière dont parle aussi Marie (Ecrits, t. I, p. 453), en de tout autres termes cependant, et c’est par là, toujours au sein de la tension humilité / générosité, que se laisse encore percevoir l’originalité respective des deux protagonistes.

En effet, le problème est moins ici la justification objective de cette joie que la reconnaissance d’une « passion » effectivement ressentie par la créature : « J’ai d’abord [dès l’abord] été saisie d’une très grande joie et d’un contentement non pareil d’avoir en moi de quoi me glorifier et de voir que le véritable sujet de ma gloire est de savoir Dieu et de le connaître par la foi », écrit Marie. Dans ses Relations d’oraison (t. I, p. 452), le vocabulaire de la générosité au sens de l’ » estime de soi » se retrouve ici avec l’assurance glorieuse de la créature, honorée par la sollicitude du Créateur : savoir Dieu, « science céleste, ajoute Marie, dont la divine Bonté m’a fait une si bonne part », « joie sainte, consolation spirituelle , note Claude Martin dans sa dixième Conférence ascétique 311, qui est un des fruits du Saint Esprit ». Or si cette joie très tôt éprouvée ne la quitte plus jusqu’à la mort sereine et héroïque dans les plus atroces souffrances que Claude raconte dans la Vie de sa mère, il semble en revanche qu’on ne trouve rien de tel dans Le Chrétien intérieur. En effet, sur la quinzaine d’occurrences du mot « joie » relevées dans le texte, le plus grand nombre désigne soit la joie des autres : du Sauveur (p. 97), des anges (p. 406), des apôtres (p. 123), soit la joie d’un « je » qui souffre, qui s’humilie, qui se réjouit de « n’avoir aucun talent de nature », de « n’être bon à rien » (p. 51, etc.), toutes formes d’autodénigrement dont Marie a pu avoir la tentation au début de sa vie spirituelle, mais qui fut rapidement et sagement réprimées par son directeur d’alors (Ecrits, t. I, 193) au nom d’un orgueil suspect (sans préjuger bien entendu de la « haine de soi », également foncière, heureusement contrebalancée, on l’a vu, par la certitude d’être connue de Dieu). Reste chez Jean de Bernières « la joie de l’âme de ce que Jésus est glorieux » (Ch. I., p. 437) qui contredit « l’âme glorieuse de la science de Dieu » en quoi consiste précisément la joie éprouvée par Marie, et cette dernière formule de Monsieur de Bernières, la plus révélatrice sans doute :  « la joie de mon cœur est dans l’ordre de Dieu et non dans la joie où il me met » (p. 267), où l’on perçoit, à travers la rectification et non, la répugnance du dévot à intégrer dans les cadres de la psychologie humaine une affection spécifique effectivement ressentie, au seul motif qu’elle serait conforme à l’ordre divin. Claude Martin ne voit pas là de contradiction et s’en rapporte seulement à notre « sensibilité spirituelle », une entrave peut – être à l’oraison parfaite sans qu’il soit pour autant légitime d’en ignorer les effets312.

On pourrait sans doute trouver confirmation de ce qui précède en évoquant , dans le cadre de la « sensibilité naturelle » cette fois, leurs positions divergentes face au plaisir musical. Une lettre de Marie de l’Incarnation raconte en effet comment le premier évêque de Québec, Mgr de Laval, ancien hôte de l’Ermitage fraîchement débarqué (« je ne dis pas que c’est un saint, ce serait trop dire, mais je dirai avec vérité qu’il vit saintement et en apôtre » (Cor., p. 613) entreprit deux ans plus tard une réforme assez mal perçue semble – t –il : « il s’en est peu fallu, écrit Marie, que notre chant n’ait été retranché. Il nous laisse seulement nos Vêpres et nos Ténèbres que nous chantons comme vous faisiez au temps que j’étais à Tours. Pour la Grande Messe , il veut qu’elle soit chantée à voix droite313, n’ayant nul égard à ce qui se fait soit à Paris, soit à Tours, mais seulement à ce que son esprit lui suggère être pour le mieux. Il craint que nous ne prenions de la vanité en chantant et que nous ne donnions de la complaisance au dehors. Nous ne chantons plus aux messes parce, dit – t – il, que cela donne de la distraction au célébrant et qu’il n’a point vu cela ailleurs » (Cor.,.p. 653). C’était bien en effet la position de l’Ermite caennais, même si le texte du Chrétien intérieur traduit, du livre IV (sur la solitude) au livre VII (sur l’oraison), deux phases successives dans la recherche de l’oraison auxquelles correspondent deux modes différents de l’expérience sensorielle : il est sans doute bon qu’au commencement et durant quelque temps « le chant des Eglises réjouisse l’âme et lui donne grand accès aux occupations divines » (p. 337), mais « quand l’âme est attirée à la parfaite pureté d’oraison, il faut l’habituer à ne prendre son aliment […] que de la foi et des lumières infuses et surnaturelles » (p. 673). Car « pour rendre l’oraison plus intellectuelle et que la nature n’y ait point de départ, il faut se divertir [se détourner] de certaines choses qui ont coutume de nous porter à Dieu avec sensibilité, comme la musique, la vue des belles églises, des tableaux de dévotion », etc. (ibid.).

De telles dispositions, que l’on retrouverait également dans les querelles d’époque autour de l’éloquence sacrée314, très contraires aux prescriptions du Concile de Trente et aux pratiques jésuites, allaient aussi à l’encontre des goûts de Marie de l’Incarnation qu’elle n’a jamais reniés dès son entrée en religion : la psalmodie lui cause des transports, chanter les louanges de Dieu la met « hors d’elle » (Ecrits, t. II, 175) ; « en chantant cela soulageait et donnait air à mon esprit, et touchait les sens » en sorte que « j’avais de puissants mouvements de sauter et de battre des mains et de provoquer tout le monde de chanter les louanges d’un si grand Dieu » (t. II, 174). Plus tard au Canada, ce sont les sauvages qu’elle entend chanter les louanges de Dieu en leur langue barbare (Cor., p. 531) ; du reste « les sauvages aiment le chant », et l’air de Québec est de ce point de vue très bénéfique : « si en France on ne mangeait que du lard et du poisson salé comme nous faisons ici, on serait malade et on n’aurait point de voix ; nous nous portons fort bien et nous chantons mieux qu’on ne fait en France » (Cor., p. 110). Son zèle pour la décoration n’était pas moins admirable « et elle n’épargnait point sa peine pour contribuer quelque chose [sic] à la gloire de Dieu. Notre église en sera une marque éternelle », témoigne une de ses compagnes, (Cor., p. 1026) « car elle a fait toutes les peintures et les dorures dont le retable est enrichi ». À l’évidence Marie de l’Incarnation ne pouvait partager cet arrêt rigoriste de Monsieur de Bernières : « là où il y a moins de la créature, il y a plus de Dieu » (Ch. I., p. 35).

.Oraison, contemplation et charité

On peut penser qu’elle y eût davantage souscrit en matière d’oraison. De cette question centrale dont on ne peut dissocier la dimension charitable ou plus largement apostolique, on ne retiendra que quelques points dont débattirent évidemment les trois amis.

A vrai dire la brièveté dont je vais devoir user faute de temps pourrait trouver une justification plus noble dans cette lettre de Claude Martin à un de ses confrères : « Je ne sais pas ce que vous voulez que je vous dise sur ce sujet [il s’agit de l’oraison de quiétude], car encore que ce soit la plus grande chose du monde, c’est cela néanmoins où il y a le moins à dire. Quand on a dit que l’on demeure uni à Dieu par une vue simple de foi accompagnée d’une inclination douce et amoureuse du cœur, il n’y a rien à dire. Vous avez entendu dire quelquefois qu’il n’y a rien de si grand et de si petit que la théologie mystique ? Il n’y a rien de si grand parce qu’elle donne la possession de Dieu […]. Il n’y a rien aussi de si petit, car en deux mots vous avez dit ce que c’est » 315. En vertu de quoi Jean – Joseph Surin, l’exorciste de Loudun, dans son tardif Guide spirituel 316, pouvait légitimement mettre en garde devant la multiplicité des désignations et la minutie de ces « anatomies » spirituelles :  « il est vrai que ceux qui traitent des degrés de l’oraison les multiplient fort […], mais toutes les sortes d’actes différents de contemplation ne me semblent pas devoir faire autant de degrés », vu qu’ « il y a quasi autant de sortes d’oraison qu’il y a de personnes spirituelles » (Claude Martin, op. cit., p. 59) et que loin « que ce soient là des oraisons substantiellement différentes, ce ne sont que des dispositions accidentelles de votre oraison » (ibid. p.120) dont le détail n’est pas indispensable : « soyez persuadé, écrit Marie à son fils, que je ne m’arrête jamais à faire toutes les distinctions » (Cor., p. 375).

Ainsi donc la vie spirituelle s’oriente – t – elle dans une double direction : liberté et simplicité. Liberté, parce que « Dieu étant le véritable maître de l’oraison, c’est à lui d’en donner la méthode et le mouvement (« à son bon plaisir », dit Jean de Bernières (Ch. I., p. 626), et « toute oraison est bonne quand elle nous élève à Dieu » Claude Martin, op. cit., p. 291). Simplicité, et sur le double plan de l’expression et de l’expérimentation : non seulement « en deux ou trois mots on a tout dit », mais « l’âme a un langage court » (Cor., p. 375) et « plus on vieillit, plus on est incapable d’ [en] écrire parce que la vie spirituelle simplifie l’âme dans un amour consommatif en sorte qu’on ne trouve plus de termes pour en parler » (Cor., p. 516). Sur le plan de la théologie mystique en effet, l’oraison parfaite est « de simple regard » où « l’âme contemple Dieu dans lequel elle est » (Cor., p. 930). Dans la contemplation où se confondent oraison de quiétude ou d’union, ou silence intérieur, sommeil mystique ou mariage spirituel (Claude Martin, op. cit., p. 262), la référence à Denys l’Aréopagite est commune à nos trois spirituels. Elle intervient à propos de la « lumineuse obscurité de la foi » (Ch. I., p. 677) et de « l’inconnaissance de Dieu » chez Jean de Bernières, mais surtout lorsqu’il est question de la passivité de l’âme. « Dans la contemplation l’âme pâtit les choses divines : patitur divina », formule traditionnelle citée par Claude Martin dans son Traité de la Contemplation 317 ou dans la Préface aux Retraites de sa mère, tandis que celle – ci rappelle dans une lettre à son fils du 8 octobre 1671 la révélation que fut, dès 1629, la lecture des œuvres de Saint Denys, « ce grand saint , le plus grand de tous », qui lui fit comprendre comment elle était agie par l’Esprit de Dieu.

Mais la contemplation, essentiellement inactivité par laquelle « l’âme dans un parfait repos reçoit tout doucement les impressions divines » (Ch. I., p. 591), ne se réduit pas à une ou des expériences, fussent – elles exceptionnelles, c’est une disposition d’union habituelle avec Dieu : « l’on n’en sort point, écrit Claude Martin,  parce que l’on y demeure toujours et l’on n’y entre point parce que l’on y est déjà »318. « Si l’on demande quelle différence il y a entre le temps de l’oraison et les autres temps, la réponse est claire : il n’y en a pas, ou s’il y en a, c’est que dans les autres temps l’union est moins forte et intense à cause des divers emplois où l’on est obligé de s’appliquer selon l’ordre de Dieu » (ibid.). « Quand Dieu se sera emparé de votre fond pour vous tenir dans l’union intime et actuelle avec sa divine Majesté […], toutes vos occupations ne vous pourront distraire de ce divin commerce », écrivait de son côté Marie à Claude.

Ainsi s’ouvre la perspective apostolique, aux visées proches ou lointaines selon que Dieu en a décidé pour vous : « C’est le Canada que je t’ai fait voir, il faut que tu y ailles faire une maison à Jésus et à Marie ». « L’émanation de l’esprit apostolique n’est autre que l’Esprit de Jésus – Christ », écrit – elle » qui m’agissait si fortement au sujet du salut des âmes » (t. II, p. 201) et « me portait en esprit dans les Indes, au Japon, dans l’Orient, dans l’Occident, dans les parties du Canada et dans les Hurons, et dans toute la terre habitable où il y avait des âmes raisonnables » à sauver (t. II, p. 198).

La contemplation peut et doit rejaillir en actes et paroles, « la vie mixte » ou « mêlée » ne fait pas sortir de l’oraison : « car tout est oraison » lorsque le cœur parle sans cesse à Dieu comme le faisait déjà la jeune veuve logée au haut de la maison de son père,  tourterelle absorbée dans sa broderie et la pensée de Dieu, à qui la vie s’est chargée très tôt de montrer comment Marthe et Marie n’étaient pas inconciliables. Si leur « allégorie », comme dit Claude Martin, signifie deux formes de la vocation religieuse, elle signifie aussi deux modes de vie complémentaires, moins des étapes de la vie terrestre à la vie future que la perfection d’une géométrie théologique qui associe la hauteur de la connaissance de Dieu (Marie) à l’horizontalité apostolique au service du prochain et de la charité (Marthe) 319.

Si Claude, lui – même tenté par la vocation missionnaire, a été le mieux placé pour diffuser par son enseignement et sa réflexion la position de sa mère sur une vie mixte « de cette qualité », il n’en est pas de même pour Jean de Bernières : ses scrupules, ses doutes, sa crainte de l’enfer — une des formes de la peur en Occident — lui rendaient sans doute étrangères « la joie et l’allégresse » qui parcourent les textes de Marie consacrés à la révélation du Canada et qui, on ne saurait l’oublier, sont d’abord le fait d’ « une humeur gaie et agréable » qui faisait croire à sa mère qu’elle ne serait jamais propre à l’état religieux ( Ecrits, t. II, p. 371). Quoi qu’il en soit, très tôt dans Le Chrétien Intérieur, Jean de Bernières a parlé des « belles actions pour la gloire de Dieu comme d’aller en Canada, en Angleterre, convertir les âmes à milliers » comme de « meubles » dont on peut, au contraire de l’amour de l’abjection, se passer : « notre perfection consiste principalement dans notre intérieur » (Ch. I., p. 639) et « Marthe qui s’empressait fort pour servir corporellement Jésus – Christ même, fut reprise de se troubler autour la multitude [sic] des choses qu’elle entreprenait, et sa sœur louée de ne s’arrêter qu’à l’unique nécessaire qui était la contemplation » ( p. 652). On a vu plus haut que d’autres interprétations de l’épisode évangélique pouvaient avoir cours et Claude Martin, dans son Traité sur la contemplation, distinguait même, à la suite de François de Sales, une Marthe et Marie de la prière 320.

Pour finir avec celle que, au dire de Claude Martin, Monsieur de Bernières « vénérait profondément », mais qu’il jugeait peut – être « inclassable » comme certains théologiens modernes321, on rappellera seulement l’hommage mortuaire de son directeur pendant les longues années du Canada, le P. Jérôme Lalemant : « Je lui ai été en tout et partout un serviteur inutile, me contentant d’être l’observateur des ouvrages du Saint – Esprit en elle, sans m’ingérer d’aucune chose, la voyant en si bonne main, de crainte de tout gâter » (Lettre à Claude Martin, été 1672, Cor. p. 1020). Mais lui – même connaissait – il le dernier secret de sa protégée qu’elle laisse percer peu de temps avant sa mort ?  « Elle portait, écrit Claude dans sa Vie (p. 623), un instrument de pénitence et de dévotion qu’elle ne quittait jamais. C’était une croix d’argent, longue de quatre pouces et armée d’épines et de clous fort pointus, qu’elle portait sur le dos en mémoire de celle que Notre Seigneur porta sur ses épaules lorsqu’on le conduisait au Calvaire. Les marques des pointes entraient bien avant dans sa chair qui en était toute rouge et écorchée. Cette pénitence fut découverte par une religieuse qui, lui rendant un petit service, lui aperçut autour du col un cordon qu’elle tira brusquement pour voir ce que c’était et elle reconnut que c’était cette croix. La Mère de l’Incarnation la mortifia fort d’avoir ainsi découvert son secret […] ; néanmoins, comme elle était fort condescendante et qu’elle avait de la peine à refuser ce qu’on lui demandait, elle dit, se sentant pressée, que c’était Monsieur de Bernières qui lui avait donné cette croix lorsqu’elle était encore en France en échange d’une autre qu’elle avait et que, depuis ce temps – là, elle l’avait toujours portée sans la quitter ».



.Un disciple méconnu de Jean de Bernières : le bienheureux François de Laval, premier évêque de Québec (1623-1708)

.Dom Thierry Barbeau, o.s.b.

Abbaye Saint-Pierre de Solesmes

Lorsque sont évoqués les liens étroits qui unirent Jean de Bernières-Louvigny et les fondateurs de l'Église du Canada, les noms de Marie Guyart de l'Incarnation ou de Mme de La Peltrie viennent spontanément à la mémoire, mais rarement celui de François de Laval-Montmorency et de toute une cohorte d'anciens disciples de Bernières qui franchirent l'Atlantique322. Pourtant, le premier évêque de Québec fut bien un disciple, au sens fort du terme, de Jean de Bernières, au même titre que Catherine de Bar, Jacques Bertot ou encore Henri-Martin Boudon et Pierre Lambert de la Motte. Selon son premier biographe, Bertrand de La Tour, le séjour que fit François de Laval à l'Ermitage, sous la conduite de Bernières, devait le marquer pour le reste de sa vie. En outre, les ecclésiastiques qui le rejoignirent au Canada et qui constituèrent plus tard la communauté du Séminaire de Québec avaient été formés eux aussi à l'école de Bernières et « portèrent dans le Nouveau Monde l'esprit qu'ils y avaient pris323 », écrit La Tour. Ce qui faisait dire à l'historien canadien, l'abbé Auguste Gosselin, que « l'Ermitage de Caen a été comme le berceau de l'Église du Canada ». Bien après la mort de Jean de Bernières et la fermeture de l'Ermitage, Mgr de Laval, puis le Séminaire de Québec après lui, devaient perpétuer longtemps l'enseignement du maître. La Tour écrit encore à ce propos :

Un élève de M. de Bernières ne pouvait manquer d'avoir beaucoup de goût pour la théologie mystique. L'Abbé de Montigny la porta en Canada, et l'inspira à tous les Prêtres qui l'y suivirent, dont plusieurs avaient été formés par le même maître. Il la trouva déjà établie parmi les Jésuites qui y travaillaient depuis plusieurs années et y vivaient comme des Saints, chez les Hospitalières venues de Dieppe, conduite par la Mère S. Augustin, une des épouses du Seigneur les plus privilégiées, et chez les Ursulines, fondées par Madame la Peleterie [sic], et formées par la Mère de l'Incanation, la Thérèse de la Nouvelle-France. L'erreur et le vice n'avaient pas encore enfanté ces monstrueux excès d'une spiritualité mal entendue, que le Saint-Siège a si justement frappé d'anathème dans les ouvrages de Molinos. Ce goût de spiritualité, auquel on se livrait avec autant de fruit que de confiance, s'est conservé longtemps en Canada, et quoiqu'il paraisse aujourd'hui diminué, il y reste toujours un fonds d'estime pour la vie spirituelle, bien éloigné des injustes préjugés que les esprits forts se font gloire d'avoir en France, sans savoir même de quoi il s'agit324.

Ce passage des Mémoires sur la vie de M. de Laval de La Tour méritait à tout le moins d'être cité au début de cette étude, tant ce qui est dit suscite l'interrogation sur la prégnance du rayonnement de Bernières au Canada. La Tour publia son ouvrage à Cologne en 1761, mais il l'avait rédigé pendant son séjour au Canada, en 1729-1731, où il avait pu consulter des sources de premières mains et interroger des témoins oculaires de la vie de Mgr François de Laval. La Tour est habituellement digne de confiance et ce qu'il écrit ne peut être sous-estimé à la légère.

La mise à l'Index des livres prohibés, en 1689, du Chrétien intérieur (1660) et des Oeuvres spirituelles (1670) a jeté le discrédit sur Jean de Bernières, bien qu'à titre personnel il n'ait jamais été accusé de quiétiste. Ainsi est-il aisé de comprendre pourquoi l'influence de Bernières sur François de Laval a pu être un temps occultée, sinon minimisée, en cherchant à éloigner ce dernier d'un courant mystique qui fut longtemps suspecté, auquel pourtant le premier évêque de Québec appartient entièrement.

Ce sont les liens entre Jean de Bernières et François de Laval, les racines mystiques et la spiritualité de ce dernier, qui seront ici présentés, à travers tout d'abord le séjour qu'il fit à l'Ermitage de Caen et les relations qu'il entretint avec Bernières jusqu'à son départ pour le Canada, puis le chemin de la désappropriation qu'à la suite de Bernières il vécut comme évêque missionnaire, et enfin dans la fondation de son grand œuvre, le Séminaire de Québec, nouvel Ermitage transplanté, au-delà de l'Atlantique, sur les bords du Saint-Laurent.

Mais auparavant, il n'est peut-être pas inutile de brosser, à grands traits, la biographie de François de Laval325 et d'évoquer ainsi rapidement la place qu'il occupe dans l'histoire de l'Église du Canada.

.François de Laval : un homme, une vie

Né à Montigny-sur-Avre (Eure-et-Loir) le 30 avril 1623, de Hugues de Laval, seigneur du lieu, et de Michelle de Péricard, « parents probes, très pieux et vraiment catholiques326 », François de Laval appartenait à l'illustre famille de Montmorency dont les Laval forment la branche cadette. Un bas-relief, œuvre du sculpteur Henri Charlier, érigé dans l'église de Montigny-sur-Avre en 1923, rappelle le souvenir de l'enfant du pays. Sous le regard de la Sainte-Famille, dévotion particulièrement chère à l'évêque et à ses diocésains, Mgr de Laval y est représenté, symboliquement donné par la France à la Nouvelle-France.

.Formation et influences

Troisième fils du seigneur de Montigny, François de Laval fut destiné à l'état ecclésiastique et envoyé, pour ses études, au collège royal de La Flèche, en Anjou, à l'automne 1631. Il n'avait que huit ans. Le collège de La Flèche était alors, après celui de Clermont, à Paris, le premier établissement d'enseignement tenu en France par les jésuites. Il devait y demeurer jusqu'à son départ pour Paris en 1641, soit dix ans. Les murs de ce qui est aujourd'hui le Prytanée militaire de La Flèche conservent le souvenir de François de Laval. À l'entrée de la grande chapelle, à la consécration de laquelle il dut assister le 2 septembre 1637, une plaque rappelle le séjour de l'ancien élève du collège des jésuites.

En 1641, François de Laval intégrait le collège de Clermont pour y faire sa théologie. La mort de son père en 1636, et surtout la disparition coup sur coup de ses deux frères aînés en 1644 et 1645, firent de lui l'héritier et le chef de sa famille. Sa vocation sacerdotale s'en trouva compromise et on le pressa de se marier. Il interrompit un temps ses études. Mais le jeune homme, « qui est donné à Dieu dès sa jeunesse », comme l'écrit Marie de l'Incarnation327, regagna bientôt le collège de Clermont. Tonsuré dès l'âge de huit ans et demi ; nommé en 1637 par son oncle maternel, François de Péricard, évêque d'Évreux, chanoine de sa cathédrale, l'abbé de Montigny — nom sous lequel François de Laval était désormais connu dans le monde — était ordonné sous-diacre, en 1646, diacre, en 1647, et prêtre, le 1er mai de cette même année. En 1648, il renonçait à son canonicat – tout honorifique – d'Évreux pour exercer la charge d'archidiacre du même diocèse. Dans ce but, il obtint, en 1649, une licence en droit canonique de l'Université de Paris, comme le prescrivait, pour cette fonction, le concile de Trente.

François de Laval avait alors 25 ans, et une brillante carrière ecclésiastique s'ouvrait devant lui. Cependant, le jeune prêtre exemplaire qui « célébrait tous les jours, et avec une grande dévotion, le saint sacrifice de la messe, et ne manquait jamais à aucun de ses devoirs religieux328 », se sentait irrésistiblement appelé à la mission ad gentes. Il partageait son temps à présent entre Évreux et Paris, où le retenait la Société des Bons Amis à laquelle il appartenait. Cette association, appelée aussi l'Assemblée des Amis et, par abréviation, l'Aa, avait été fondée en 1630 ou 1632 à La Flèche, à l'initiative de six pensionnaires du collège et placée sous la responsabilité d'un des professeurs jésuites, le père Jean Bagot, directeur de la congrégation mariale des internes. Elle sera introduite plus tard à Clermont et devait par la suite se propager en province. L'Aa regroupait non seulement des étudiants des jésuites, mais aussi des prêtres, des religieux et des laïcs. Ceux-ci travaillaient ensemble à leur avancement spirituel et s'adonnaient à des œuvres de charité auprès des plus démunis. En 1650, cinq des Amis les plus fervents, François Pallu, Henri-Marie Boudon, Luc Fermanel de Favery, Jean-Baptiste Gonthier et François de Laval, décidèrent de vivre en communauté et s'établirent dans une maison de la rue Copeau (ou Coupeau), aujourd'hui rue Lacépède, au faubourg Saint-Marcel. D'autres associés se joignirent bientôt à eux, comme Vincent de Meur. La communauté de la rue Copeau devait être à l'origine du Séminaire des Missions étrangères de Paris329 — dont l'abbé de Montigny fut l'un des fondateurs avec Pierre Lambert de La Motte, François Pallu et Vincent de Meur, le premier supérieur. La plupart de ses membres devaient se consacrer aux missions aussi bien intérieures qu'extérieures.

.L'appel à la mission

La visite à Paris, en janvier 1653, du jésuite Alexandre de Rhodes, l'apôtre des missions du Tonkin, allait révéler à François de Laval sa véritable vocation, la vocation missionnaire à laquelle il aspirait secrètement, sans apercevoir les moyens concrets de la réaliser puisqu'il était prêtre diocésain. Le père de Rhodes souhaitait que soient créés, au Tonkin et en Cochinchine, des vicariats apostoliques dont les titulaires, évêques in partibus infidelium, seraient placés directement sous l'autorité du Saint-Siège et auraient pour principale tâche de former un clergé autochtone. François de Laval et ses condisciples de la rue Copeau, que le père Bagot avait présentés au père de Rhodes, furent tout de suite séduits par le projet et se portèrent volontaires pour partir aussitôt qu'on leur le demanderait. Avec l'accord de la Sacrée Congrégation de la Propagande, trois prêtres aptes à l'épiscopat, proposés d'un commun accord par les pères de Rhodes et Bagot, furent bientôt désignés : François Palu, Bernard Picques et François de Laval. Ce dernier était destiné au Tonkin (actuel Nord-Vietnam). Mais l'opposition du Portugal, entre autres, qui voyait d'un mauvais œil la présence en Asie d'évêques français, fit traîner l'affaire. La mort du pape Innocent X, le 7 janvier 1655, compromit définitivement le beau projet du père de Rhodes. Trois ans plus tard, le nouveau pape, Alexandre VII, devait reprendre les choses en main. Mais alors seul François Pallu sera choisi, avec Pierre Lambert de La Motte, pour partir dans le Sud-Est asiatique. Quant à François de Laval, il sera désigné non pour le Tonkin, mais pour le Canada.

François de Laval ne songea plus désormais qu'à se préparer dans la retraite à la mission qui lui serait confiée, quelle qu'elle fût. Le 7 décembre 1653, il se démettait de son archidiaconé en faveur de son grand ami Henri-Marie Boudon, « purement et simplement, pour le bien de l'Église, sans demander aucun autre bénéfice, ni retenir aucune pension330 ». L'année suivante, il cédait ses biens à son frère cadet, Jean-Louis, renonçait à ses titres familiaux, et vint, à Caen, frapper à la porte de l'Ermitage dirigé par Jean de Bernières.

Depuis de nombreuses années déjà, on se préoccupait de créer un évêché en Nouvelle-France. En 1657, les Associés de Montréal proposèrent un candidat en la personne du sulpicien Gabriel de Thubières de Levy de Queylus. Mais celui-ci n'avait pas la faveur des jésuites. Les pères Paul Le Jeune et Jérôme Lalemant soumirent alors le nom de François de Laval, ancien élève de la Compagnie, à la reine mère Anne d'Autriche. La Cour, soucieuse que le futur évêque vécût en bonne intelligence avec les missionnaires jésuites, l'accepta aussitôt et Louis XIV le proposa au Saint-Siège. Le 3 juin 1658, Alexandre VII octroyait ses bulles à Mgr François de Laval, évêque in partibus infidelium de Pétrée et vicaire apostolique du Canada en Amérique Septentrionale. Ce dernier qui, quant à son avenir, s'en était entièrement remis à la volonté de Dieu, accepta la mission du Canada qu'on lui proposait maintenant à la place de celle du Tonkin. Il était d'ailleurs de longue date — depuis sa plus tendre enfance — familiarisé avec la mission de l'Église en Nouvelle-France. En outre, Jean de Bernières et l'Ermitage de Caen, qu'il fréquentait assidûment, avaient pris une part active, en 1639, au départ de Mme de La Peltrie (Marie-Madeleine de Chauvigny), de Marie de l'Incarnation (M. Guyart) et de Marie de Saint-Joseph (M. de Savonnières de la Troche de Saint-Germain) pour le Canada. Et Bernières portait constamment le souci de la mission : « Monsieur de Bernières me mande, et le R. Père Lalemant me le confirme, que l'on nous veut envoyer pour Évêque Monsieur l'Abbé de Montigni, qu'on dit être un grand serviteur de Dieu331 », écrivait Marie de l'Incarnation à son fils, Dom Claude Martin, le 24 aout 1658. L'abbé de Montigny aurait alors senti renaître en lui l'attrait qu'il avait eu pour cette mission au cours de ses années passées à La Flèche, où il avait eu maintes fois l'occasion de rencontrer les missionnaires jésuites de la Nouvelle-France et certainement avait-il lu leurs fameuses Relations, adressées chaque année du Canada depuis 1632.

Le nouvel évêque de Pétrée soupçonnait-il les difficultés que sa nomination devait lui susciter de la part de l'Assemblée du Clergé de France, qui voyait d'un mauvais œil la création de vicariats apostoliques placés directement sous la dépendance de Rome ? L'opposition vint surtout de l'archevêque de Rouen, Mgr François de Harlay de Champvallon, qui, sous prétexte que les navires transportant les colons de la Nouvelle-France partaient d'un des ports de son diocèse, prétendait avoir juridiction sur le Canada, où, à Montréal, il avait un grand vicaire en la personne de l'abbé de Queylus. On refusa la consécration au nouvel évêque. Mais Rome et la Cour décidèrent de procéder en secret à celle-ci, dans une église exempte de toute juridiction épiscopale. C'est ainsi que le 8 décembre 1658 dans la chapelle de la Vierge, à l'intérieur de l'enclos de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés, à Paris, le nonce du pape en France, Mgr Piccolomini, imposait les mains à Mgr de Laval. La chapelle de la Vierge n'existe plus. Mais dans l'église aujourd'hui paroissiale de Saint-Germain-des-Prés, dans la partie droite du déambulatoire, un bas-relief, œuvre lui aussi de Henri Charlier, rappelle, depuis 1923, le sacre de Mgr de Laval. Celui-ci y est représenté à genoux et incliné devant l'évêque consécrateur, à l'instant où l'abbé de Montigny s'apprête à recevoir l'onction sainte qui fera de lui le premier vicaire apostolique de la Nouvelle-France.

.Le premier évêque de la Nouvelle-France

Le 13 avril 1659, jour de Pâques, Mgr de Laval s'embarquait à La Rochelle pour le Nouveau-Monde. Il arrivait à Québec le 16 juin. Il n'avait que 36 ans, et les 50 années qui lui restaient à vivre, il les consacrerait entièrement à l'établissement de l'Église au Canada. La juridiction du vicaire apostolique s'étendait sur un gigantesque territoire qui couvrait entièrement l'espace revendiqué par l'Empire français, soit près des trois quarts de l'Amérique du Nord, de Terre-Neuve aux montagnes Rocheuses et jusqu'au-delà des Grands Lacs, et de la baie d'Hudson jusqu'au golfe du Mexique. L'Église du Canada est avant tout missionnaire, préoccupée d'abord de l'évangélisation des amérindiens. Mais elle est aussi présente auprès du petit nombre des Français qui habitent la colonie, notamment par les maisons d'enseignement, les hôpitaux et les hospices – qui également prenaient grand soin des indiens —, fondés par les communautés religieuses établies en Nouvelle-France, comme les ursulines et les augustines hospitalières présentes à Québec depuis 1639. Mgr de Laval allait donner à l'Église naissante — conduite jusque-là par les récollets et les jésuites dont l'objectif premier était l'évangélisation des « sauvages », et par les sulpiciens de Montréal – ses structures diocésaines et paroissiales stables afin de répondre aux besoins de la population toujours croissante. Ce qui ne se fit pas sans grandes difficultés, le vicaire apostolique ayant du mal à faire reconnaître son autorité jusqu'à l'érection de l'évêché de Québec, en 1674, et jusqu'à ce qu'il en devienne le premier évêque en titre.

L'évêque de Pétrée n'avait pas attendu cette date pour déployer une grande activité. Formé dans l'esprit de la réforme catholique, il s'efforça de mettre en œuvre les directives du concile de Trente. Il fut l'un des meilleurs représentants de la grande tradition des évêques réformateurs qui s'inscrivirent à la suite d'un saint Charles Borromée, « la lumière des prélats de nos derniers temps332 », comme le désignait Mgr de Laval, ou encore d'un saint François de Sales. Trois mois après son arrivée, le vicaire apostolique établissait une officialité ou tribunal ecclésiastique qui jugerait de toutes les causes relevant de la juridiction de l'Église. En 1663, il fonde le Séminaire de Québec, son grand œuvre, à la fois grand séminaire et communauté de prêtres séculiers, constituant le presbyterium de la nouvelle Église. S'y ajoute, en 1668, un petit séminaire destiné à éveiller des vocations chez les jeunes garçons. À la même époque, il met sur pied, à Saint-Joachim, une école d'arts et métiers. En 1664, il avait érigé la paroisse de Québec, bien qu'en tant que vicaire apostolique il n'en avait pas les pouvoirs, ce qu'il ignorait alors. Lorsque le diocèse sera créé, l'église paroissiale de Québec deviendra l'église cathédrale, placée sous le double patronage de l'Immaculée-Conception et de saint Louis. Mgr de Laval devait par la suite établir vingt-cinq nouvelles paroisses. Une de ses toutes dernières réalisations fut l'érection canonique du Chapitre de Québec en 1684.

Si, pasteur d'une Église naissante, Mgr de Laval concentra ses efforts sur la fondation et l'approbation d'institutions destinées à consolider l'Église du Canada, il n'en restait pas moins missionnaire dans l'âme. Les institutions qu'il créait, comme le Séminaire de Québec, se voulaient aussi des instruments efficaces au service de l'évangélisation. En pratique, il laissait aux jésuites, qui auront toujours son soutien, toute latitude dans les choix et les pratiques missionnaires. L'évêque visitait régulièrement les « missions sédentaires » d'amérindiens établies à l'« Ancienne » puis à la « Jeune » Lorette ( aujourd'hui Wendake) près de Québec, à Sillery, à Tadoussac, à la Montagne à Montréal, à la Prairie-de-la-Madeleine. Il recherchait les occasions de rapprochements et les contacts personnels avec les amérindiens. Rien n'illustre mieux le respect qu'il avait pour leur dignité humaine que le long conflit sur la traite de l'eau-de-vie qu'il eut avec les autorités civiles, allant jusqu'à menacer d'excommunication ipso facto ceux qui donneraient des boissons enivrantes aux indiens, « pour tirer d'eux des castors » comme le dénonçait aussi Marie de l'Incarnation333. Quelques jours après son arrivée à Québec, Mgr de Laval devait être appelé d'un nom huron qui lui restera attaché sa vie durant : « Hariaouagui », qui peut se traduire littéralement par « Homme de la grande affaire ». Et celle-ci peut être elle-même interprétée comme « la grande affaire du salut »334. François de Laval fut, auprès des Hurons et de toutes les autres nations amérindiennes, « Hariaouagui », « l'homme de la grande affaire du salut » ou tout simplement le « bon pasteur ».

Sa santé déclinant, Mgr de Laval pensa qu'il était temps qu'un successeur plus jeune et plus énergique que lui prenne le relais de la nouvelle Église. Son choix se porta sur Jean-Baptiste de la Croix de Chevrières de Saint-Vallier, qui fut consacré évêque de Québec le 25 janvier 1688. Mais il eut très vite à regretter la confiance qu'il avait mise en ce dernier. Mgr de Saint-Vallier usa de tout son pouvoir pour réorganiser le diocèse de Québec sur le modèle des diocèses de France, détruisant l'œuvre originale que le fondateur avait patiemment créée, notamment son cher Séminaire. Blessé au plus profond de son âme, Mgr de Laval n'émit aucune plainte et prêcha la soumission et l'apaisement, fidèle qu'il fut jusqu'au bout à son idéal évangélique et pastoral de la désappropriation qui caractérise toute sa spiritualité. « Mgr l'Ancien » — nom par lequel désormais on désignait avec vénération Mgr de Laval — ayant obtenu l'autorisation de rester en Nouvelle-France en 1688, se retira au Séminaire de Québec où il va vivre vingt ans dans la retraite et l'inaction, sauf pour remplir à l'occasion les fonctions proprement épiscopales en l'absence de Mgr de Saint-Vallier qui, parti en France en 1700, ne devait rentrer au Canada qu'en 1713. C'est ainsi qu'à l'âge de quatre-vingts ans, il fit encore une fois le voyage de Québec à Montréal pour y donner la confirmation. Mgr de Laval mourut au Séminaire de Québec le 6 mai 1708, vénéré comme un saint.

Le 22 juin 1980, Jean Paul II béatifiait François de Laval, en même temps que Marie de l'Incarnation (1599-1672), l'ursuline mystique et missionnaire de Tours et de Québec, et Kateri Tekakwitha (1656-1680), la vierge et martyre mohawk. La mémoire de Mgr de Laval est, aujourd'hui encore, très vivante au cœur des chrétiens du Canada qui continuent toujours à le vénérer comme un saint. Un monument impressionnant, œuvre du sculpteur Louis-Philippe Hébert et érigé en 1908 en haut de la côte de la Montagne à Québec, rappelle le souvenir de celui qui fut l'un des pères de la patrie ; le père de la patrie ira jusqu'à dire Jean Paul II. Dans la basilique-cathédrale de Québec, sa chapelle funéraire surtout, réaménagée en 1993, est le but de nombreux pèlerinages. Le pasteur y est représenté par un gisant de bronze, dû aux artistes Jules Lasalle et Marion Ducharme. Le sol de la chapelle, de granit noir poli, reproduit en relief la carte du vaste territoire de l'Église naissante, qui s'étendait de Gaspé à la Louisiane, et dont François de Laval demeure à jamais le père dans la foi.

.L'Ermitage de Caen ou la formation spirituelle d'un futur pasteur

La première formation reçue des jésuites au collège de La Flèche et l'appartenance à l'Assemblée des Amis puis à la communauté de la rue Copeau constituent assurément l'élément premier dans la préparation à la future mission de pasteur de François de Laval. Ce dernier demeurera toute sa vie très attaché aux jésuites, avec lesquels il devait être amené à collaborer si étroitement comme vicaire apostolique, puis comme évêque de la Nouvelle-France. Son attrait pour la mission du Canada — même si en réalité il ne l'a pas choisie — remonte de toute évidence à ses années d'études à La Flèche, avons-nous déjà dit. L'Assemblée des Amis fut le milieu privilégié de l'approfondissement de sa vie chrétienne et le creuset de ses engagements futurs au service de la mission. L'influence de l'Aa est manifeste sur les diverses institutions mises en place par l'évêque missionnaire, sur le Séminaire de Québec notamment.

L'autre étape importante dans l'itinéraire, ici plus intérieur, de François de Laval est assurément son séjour à l'Ermitage de Caen fondé par Jean de Bernières. Le premier évêque de Québec est sans conteste un disciple du mystique normand. L'idéal évangélique et pastoral de désappropriation, auquel il sera fidèle toute sa vie et ce jusqu'à l'héroïsme, doit beaucoup à l'enseignement reçu de Bernières.

C'est sur cette étape capitale de la vie de François de Laval, qu'il faut d'abord s'arrêter. Elle paraît en effet l'une des plus déterminantes dans son itinéraire personnel et sa formation de futur pasteur. La vie et l'œuvre qui seront plus tard celles de Mgr de Laval en Nouvelle-France, sa spiritualité tout particulièrement, y sont comme contenues en germe.

.Le séjour de François de Laval à l'Ermitage de Caen

D'après les Mémoires de La Tour, François de Laval aurait rejoint l'Ermitage de Caen à la suite de plusieurs de ses anciens condisciples de la rue Copeau : Louis Ango des Maizerets, qui s'y était retiré dès 1653, et Jean Dudouyt335. Serait-ce ces derniers qui l'auraient mis en relation avec Bernières ? François de Laval le connaissait peut-être déjà personnellement. Il avait peut-être eu l'occasion de le rencontrer à Caen ou à Paris. Il serait étonnant du moins qu'il n'en ait jamais entendu parler.

Quoi qu'il en soit précisément de la genèse de leurs relations, François de Laval vint frapper à l'Ermitage de Caen au cours de l'été 1654. En effet, Mère Mectilde du Saint-Sacrement (Catherine de Bar) écrivait à Bernières le 21 août :

J'ai bien cru que M. de Montigny vous consolerait et édifierait par sa ferveur, je suis très aise de le savoir là : qu'il y puise bien le pur esprit de Jésus et qu'il s'y laisse bien anéantir afin qu'il soit rendu digne des desseins que Dieu a sur lui336.

Le 15 septembre suivant, elle écrivait de nouveau à Bernières :

À ce que je vois, M. de Montigny n'aura pas eu de regret de visiter les ermites, puisqu'il trouve tant de grâce à la grâce dont Dieu prend plaisir de remplir leur Ermitage. Il fera bien d'y donner le plus qu'il pourra. Il y a plus d'un an que j'avais un mouvement très fort de le persuader de faire ce voyage, et [il est] possible que la Providence a renversé celui du Tonquin [sic], pour l'arrêter quelque temps où il est, où il puisera le vrai esprit de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui le rendra capable de convertir le monde et de faire des miracles337.

Ce serait donc à l'invitation de Catherine de Bar, au moins, que François de Laval se serait rendu à l'Ermitage de Caen. Et c'est vraisemblablement sa sœur, Mère Anne de Saint-Joseph Laval-Montigny, une des toutes premières moniales de l'Insitut du Saint-Sacrement naissant, ou encore son grand ami Henri-Marie Boudon, qui aurait fait connaître l'abbé de Montigny à la Mère Mectilde. Celle-ci avait en effet écrit à Boudon le 20 mai 1653, l'année précédente justement  :

Nous avons vu le bon M. de Montigny, lequel nous a toutes embaumées de l'odeur de Jésus Christ en lui ; il en est tout rempli, et j'ai reçu beaucoup de joie de le voir si uni à la croix et si passionné des opprobres et des mépris, des pauvretés et douleurs de Jésus-Christ338.

François de Laval devait rester quatre ans à l'Ermitage de Caen, de 1654 à 1658, depuis le temps de la démission de son archidiaconé d'Évreux jusqu'à sa nomination comme vicaire apostolique en Nouvelle-France, se préparant ainsi à la mission qui lui serait confiée. Son séjour à Caen fut cependant entrecoupé d'absences plus ou moins longues, semble-t-il, l'Ermitage étant en quelque sorte son port d'attache.

La Tour a laissé du passage de l'abbé de Montigny à l'Ermitage un récit circonstancié, quelque peu hagiographique, mais non dénué d'intérêt :

M. de Laval demeura quatre ans chez M. de Bernières , & y mena la vie la plus recueillie & la plus austère. L'oraison, l'étude, les conférences spirituelles n'y étaient interrompues que par les visites qu'il rendait assidument aux malades de l'Hôtel-Dieu. Les jeûnes, les veilles, les macérations, les pèlerinages préparaient ce pieu ecclésiastique, sans qu'il le sût, à la vie apostolique qu'il a depuis menée en Canada. […] Ces exercices étaient communs à tous ces pieux solitaires [les ermites], mais l'Abbé de Montigny s'y signalait ; on le voyait dans les hôpitaux panser les plaies les plus dégoûtantes & rendre les plus bas services, & par une mortification semblable à celle de S. François Xavier, porter à sa bouche, serrer avec ses lèvres, & sucer lentement les épingles & les bandages pleins de pus, faisant semblant, par humilité, de le faire sans attention, & seulement pour les tenir, tandis que ses mains travaillaient ailleurs. On l'a vu faire plusieurs longs pèlerinages à pied sans argent, mendiant son pain, & cacher à dessein son nom, afin de ne rien perdre de la confusion, du mépris, & des mauvais traitements ordinaires dans ces occasions, & qui ne lui furent pas épargnés ; il s'en félicitait comme les Apôtres, & remerciait Dieu d'avoir quelque chose à souffrir pour son amour339.

Au cours de son séjour à Caen, François de Laval oeuvra également à la réforme d'une communauté religieuse – que malheureusement La Tour ne nomme pas par discrétion — et défendit avec succès le bon droit des sœurs hospitalières que l'on voulait retirer de l'hôpital. Il rendit ainsi divers services dans le diocèse à la grande satisfaction de l'évêque d'Évreux, Mgr François Servien340.

Entre l'Ermitage de Caen et la communauté de la rue Copeau, il n'y avait guère de différence. L'esprit était le même et les occupations habituelles des « ermites » consistaient aussi, comme pour les Amis, en temps d'oraison, entretiens spirituels, pratiques de pénitence, œuvres de charité : visites des malades et des pauvres ; et pèlerinages, ici « pèlerinages d'abjection ». Cependant, à Caen, François de Laval s'était mis à l'école d'un maître spirituel éminent.

.La direction spirituelle de Jean de Bernières

Est-il possible de connaître le contenu de la direction spirituelle de Jean de Bernières auprès de François de Laval ? L'absence d'échange épistolaire entre les deux hommes — du moins qui ait été conservé — ne permet pas malheureusement d'en reconstituer les étapes. Cependant, une lettre de Bernières adressée vraisemblablement à Mgr Pierre Lambert de La Motte, retiré alors dans la solitude de La Couarde avec plusieurs futurs missionnaires, permet peut-être de lever le voile sur ce que furent les conseils que Bernières donna à François de Laval. Cette lettre a été publiée sans le nom du destinataire par Robert de Saint-Gilles dans son édition des Oeuvres spirituelles de M. de Bernières Louvigny, parue à Paris en 1670. Lambert de La Motte avait fréquenté lui aussi l'Ermitage de Caen et était personnellement resté très attaché à Bernières341. La lettre adressée « à un grand serviteur de Dieu destiné avec plusieurs autres aux Missions étrangères, auxquels il [Bernières] donne ces instructions », mérite d'être citée ici presque intégralement, tant elle se réfère finalement à la même situation qui fut celle de François de Laval à l'Ermitage de Caen, et ce d'autant plus que Bernières l'achève en faisant clairement allusion à ce dernier.

Dans sa lettre, Jean de Bernières souligne d'abord le bienfait de la vie solitaire et du retrait des affaires et du commerce des hommes, qui sont à ses yeux la condition première pour « s'anéantir & mourir à soi-même » :

J'ai eu beaucoup de joie d'apprendre que vous avez résolu, & votre petite troupe, de passer une année dans la retraite : il me semble que ce dessein est de Dieu, qui voulant que ceux qu'il choisit pour être ses serviteurs d'une façon particulière, soient à lui sans réserve, il les dispose à cette grâce par le détachement & le mépris des choses temporelles, & par la mort, & l'anéantissement de soi-même. Auparavant que d'être en votre petit ermitage, vous avez pratiqué le premier en demandant l'aumône, & en cherchant de loger dans les hôpitaux ; les abjections & les rebuts des hommes ont été vos délices ; vous travaillez maintenant au second dans la vie solitaire c'est là où Notre Seigneur parle au cœur, lui découvrant les mystères adorables de sa vie & de sa mort, & les secrets admirables de son procédé, durant qu'il a été en la terre ; c'est dans la solitude que notre âme dénuée & désambarrassés des images & des fantômes des affaires, est susceptible des divines lumières, qui lui font connaître nettement & clairement, que le vrai sentier pour être tout à Dieu, est d'anéantir & mourir à soi-même. Il n'est pas aisé d'être convaincu de cette vérité au point qu'il faut, pour se résoudre d'en venir à la pratique ; si l'âme ne se nourrit à loisir dans la retraite de cette bonne viande, & si elle ne boit à la source de cette eau vive, qui rejaillit à la vie éternelle, notre vie qui doit être partagée en une infinité d'occupations, doit aussi avoir un temps destiné à la sainte solitude. Sans cela je ne crois pas, que l'on entre bien avant dans la mort de soi-même ; [...] c'est peu de chose de donner tout son bien aux pauvres, de faire de grandes austérités, d'avoir une dévotion fort ardente, si le plus nécessaire manque, qui est de sortir totalement de soi-même, & de ne rien retenir de son amour propre.

Pour parvenir à ce parfait anéantissement de soi-même, qui est « le vrai sentier pour être tout à Dieu », il y a des degrés :

Cet anéantissement consommé est le plus grand des ouvrages de Dieu, & le chef d'oeuvre de la grâce, il ne voit les âmes de cet état qu'avec des complaisances infinies ; pour l'ordinaire on n'en jouit qu'au ciel, puisque la terre ne possède point de ces âmes parfaitement anéanties : il ne faut pas pourtant se décourager, mais tendre continuellement à ce bonheur. Il y a des degrés pour monter sur le haut de cette montagne : le premier, est de renoncer au moins d'affection, à toutes les grosses créatures, comme sont les richesses, les honneurs, les plaisirs. Le second est de renoncer aux plus déliées & spirituelles, au propre jugement, à la propre volonté, & aux consolations divines. Le troisième est d'être si anéantis, que Jésus Christ nous soit toutes choses, & que notre âme n'ait aucun appui hors de lui seul ; c'est à Jésus Christ lui-même à communiquer le dernier état, qui est un don tout pur de sa miséricorde, qu'il accorde néanmoins à ceux qui ont été fidèles à pratiquer les deux premiers avec le secours de sa grâce ordinaire.

Et Bernières d'énoncer le cœur de son enseignement :

Le grand secret donc de la vie spirituelle est de mourir à soi-même : cette mort se doit rencontrer dans toutes nos actions, prétentions & désirs, autrement notre fond propre, qui est tout plein de corruption, ne permettra pas que nous puissions rien produire avec pureté d'amour.

Celui qui s'engage dans cette voie ne saurait se passer d'un « sage directeur ». Bernières parle ici d'expérience :

Il s'y commet des excès qui font grand préjudice au corps & à l'esprit, & qui ensuite rendent l'âme incapable de s'avancer à la perfection ; cela arrive très souvent, si on ne prend garde à s'y conduire par l'avis d'un sage Directeur. Les consolations divines, les désirs de souffrir, & autres semblables grâces de Dieu, nous portent à des extrémités ; il faut connaître la mesure de son attrait, pur ne faire pas plus qu'il faut ; les grands efforts d'esprit dans une oraison trop longue sont dangereux, il faut marcher doucement & rondement. Prenez garde que votre solitude d'une année ne casse la tête à quelqu'un, c'est une grande charité d'y faire souvent réflexion, il faut de la variété dans les exercices, & éviter un trop long silence.

Enfin, Bernières termine sa lettre en donnant des nouvelles de l'Ermitage et de l'un de ses membres dont le nom biffé par l'éditeur des lettres peut être identifié sans l'ombre d'un doute avec celui de François de Laval, dont par ailleurs l'amitié avec Pierre Lambert de la Motte – si la lettre est effectivement adressée à ce dernier — est connue :

Notre petit ermitage ne manque pas de prier Dieu pour vous, & pour tous vos chers Messieurs, auxquels vous ferez, s'il vous plaît, nos très affectionnées recommandations. M. N. [François de Laval] rend à la mort de soi-même tant qu'il peut, il n'a encore d'inclination que pour son anéantissement, quant à présent, mais aussi il est préparé à tout ce que Dieu voudra, soit pour la Chine, soit pour le Canada, soit pour demeurer en France, il attend que Dieu lui fasse connaître sa sainte volonté342.

Bernières semble dire ici que François de Laval a fait sien l'enseignement qu'il vient de donner dans sa lettre : précieux témoignage de la part du maître lui-même.

Par chance, une lettre de Jean de Bernières à François de Laval a cependant été conservée et publiée également par Robert de Saint-Gilles dans les Oeuvres spirituelles. Son authenticité ne semble pas poser de difficulté, bien que l'original n'existe plus comme pour toutes les lettres de Bernières imprimées. Elle jette une vivre lumière sur la nature des relations entre le maître et le disciple. Bernières écrit à François de Laval, le 12 décembre 1658, au lendemain de sa consécration épiscopale :

Monseigneur,

Jésus soit notre unique vie pour le temps, & l'éternité.

Je ne vous puis exprimer la joie que nous avons tous reçu d'apprendre par vos chères lettres votre Sacre, qui a été fait sans doute par une providence toute particulière de Dieu. Mais un pauvre, & chétif homme qui tend à l'anéantissement, pour impuissant qu'il soit, est capable de tout, Dieu se mêlant de ses affaires. Vous n'êtes pas, Monseigneur, seulement dans la tendance au néant ; je suis persuadé que vous commencez d'y arriver, & qu'ainsi Notre Seigneur a eu plus de soin de votre Sacre que vous-même, & que vous pouvez tout en celui qui vous conforte. Ne quittez jamais (permettez-moi de vous parler de la sorte) cette manière d'agir en esprit de mort, & d'anéantissement ; quelque effort que vous fassent les prudents, & les sages, lesquels ne s'y peuvent ajuster ; ils veulent toujours agir appuyés sur leur lumière, & les âmes anéantis perdent la leur, pour demeurer abîmées en Dieu, qui seul doit être leur lumière, & leur tout. Dans le grand emploi que Notre Seigneur met sur vos épaules, & dans toute la conduite de votre vie, ne vous comportez jamais autrement ; vous expérimenterez des secours extraordinaires de Dieu, lequel s'il ne fait pas réussir ce que vous prétendez pour les affaires extérieures de sa gloire, il avancera celles de votre intérieur, vous jetant dans une plus grande perte de vous-même, & un plus profond abîmement [sic] en lui, & devenu un même esprit avec lui, vous honorerez, & glorifierez le Père Éternel, comme il l'a glorifié lui-même ; votre âme trouvera des trésors immenses dans cette sainte pratique d'anéantissement. Je vous l'ai déjà dit plusieurs fois, Monseigneur, que vous avez grande vocation à cet heureux état, & qu'exécutant l'ordre de Dieu sur vous dans la multitude des actions extérieures, où vous devez être appliqué, vous arriverez à la perfection. Je vous tiens plus riche d'aller en Canada, avec cette grâce, que si vous aviez tous les trésors du monde : je craindrais pour vous, en vérité, l'abondance d'honneur & de bien temporel, mais il ne faut rien craindre pour celui, qui ne veut rien en ce monde que se perdre en Dieu. Nous aurions grande consolation de vous pouvoir encore voir une fois avant que de quitter la France, afin de parler à cœur ouvert du divin état d'anéantissement ; c'est assez néanmoins que Dieu vous parle lui-même, je l'en remercie de tout mon cœur343.

Le ton de cette lettre peut étonner, sa profondeur spirituelle plus encore. Tous deux manifestent à la fois l'ascendant de Bernières sur François de Laval, la confiance qu'ils se portent l'un à l'autre et l'intimité de leur relation. Cette lettre est le parfait écho de la précédente. Elle contient le même enseignement de « l'anéantissement de soi-même », si central chez Jean de Bernières, spiritualité que le disciple paraît, aux dires du maître lui-même, avoir parfaitement intégrée.

Dans ses Mémoires, La Tour insérera des « Avis particuliers pour M. de Laval344 » que Bernières lui aurait adressés. Il citera un court passage de la lettre du 12 décembre 1658, avec ce qui est vraisemblablement des extraits d'autres lettres dont les originaux sont aujourd'hui perdus. L'aspect fragmentaire et disparate de ces « Avis » rend leur utilisation mal aisée. La visée de ces derniers est plus pratique, illustrant les mêmes thèmes de l'abandon, de la pauvreté et du détachement.

Jean de Bernières donnera une dernière marque de l'estime et de la confiance qu'il portait envers François de Laval alors que celui-ci s'apprêtait à prendre le bateau pour le Canada, en lui demandant d'emmener avec lui l'un de ses neveux, Henri, le fils de son frère cadet, Pierre, le sieur d'Acqueville. François de Laval recevait de Bernières ce billet que La Tour a retranscrit sans en indiquer la date :

Ce mot est pour vous prier très humblement d'agréer que mon neveu vous accompagne ; je le tiendrai bienheureux de faire ce voyage avec vous, vous lui servirez de père & de directeur. O que la providence de Dieu est admirable ! Le petit Clergé de Canada sera composé de quatre personnes, pauvres, abjectes, méprisées du monde, mais pleins du désir d'être tout-à-fait à Dieu, puisqu'elles ne veulent uniquement que Dieu345.

Henri de Bernières partait sans l'agrément de ses parents et son oncle lui avait écrit, pour l'encourager, une lettre datée du 10 février 1659 que Robert de Saint-Gilles a aussi publiée dans les Oeuvres spirituelles :

Abandonnez-vous au soin, & à la conduite de votre Père, qui est aux cieux : il a plus de véritable amour pour vous, que toutes les créatures ensemble n'en pourraient avoir. Tous les solitaires ont beaucoup de joie de vous voir réduit à la pauvreté, ils vous feront part de tout ce que Dieu leur donnera, puisque Monseigneur de Pétrée [François de Laval], & vous, êtes du nombre des solitaires. Mais votre bonheur est bien meilleur que le nôtre, puisque vous êtes destiné à une vie mourante & souffrante, & nous à une vie contemplative qui est toute pleine de douceur346.

Henri de Bernières, « jeune Gentilhomme qui ravit tout le monde par sa modestie, [qui] se veut donner tout à Dieu à l'imitation de son Oncle, et se consacrer au service de cette nouvelle Église347 », écrivait Marie de l'Incarnation à son fils, Dom Claude Martin, à l'automne 1659, était alors âgé de 24 ans et simple clerc tonsuré. Ordonné prêtre par Mgr de Laval le 13 mars 1660, il devait devenir le premier curé de la paroisse de Québec, vicaire général du diocèse, premier supérieur du Séminaire de Québec et premier doyen du chapitre. C'est dire la confiance que le nouvel évêque avait en lui. Il devait être, à ses côtés, un des acteurs principaux de l'établissement de l'Église naissante348.

Une fois au Canada, Mgr de Laval pourra bientôt manifester publiquement son attachement à Jean de Bernières à la suite de la mort de ce dernier survenue le 3 mai 1659. Dès qu'il apprit la nouvelle, le 7 septembre vraisemblablement, à l'arrivée du dernier vaisseau, le « Saint-André », en provenance de France, l'évêque prescrit qu'un service soit chanté dans toutes les églises pour le repos de son âme et vient lui-même célébrer la messe dans l'église des jésuites de Québec, le 11 septembre, date à laquelle on lit dans le « Journal des Jésuites » :

Monseigneur de Pétrée, évesque, ayant désiré qu'on fît le service pour monsieur de Bernières partout, nous le fismes le jeudy, intimant la veuille au réfectoire que le lendemain, tous les Pères diroient la messe de Requiem et nos Frères un chapelet et communieroient. Monsieur l'Évesque dit la messe de communion. Il eut eu bien de l'inclination qu'on eût dit un service, mais nous nous en excusasmes, luy faisant voir que c'estoit contre nos coustumes349.

Après la mort de son maître, le valet chambre de Jean de Bernières, Denis Roberge, qui avait assisté à ses derniers instants, s'embarqua pour le Canada en 1660 et se mit au service de l'évêque350. L'Ermitage de Caen se reconstituait en quelque sorte à Québec autour de Mgr de Laval. D'autres anciens disciples de Bernières allaient bientôt le rejoindre en Nouvelle-France.

.Jean de Bernières et François de Laval : une commune spiritualité de la désappropriation

Après avoir tenté de cerner la nature des relations qui unissaient François de Laval à Jean de Bernières, dans la mesure de la documentation extrêmement mince aujourd'hui disponible, il faut se poser à présent la question de la conformité de leur spiritualité réciproque. Dans quelle mesure le disciple est-il resté fidèle au maître ? Comment l'enseignement reçu à l'Ermitage a pris forme dans son existence pour le reste de sa vie ?

Marie de l'Incarnation invite à poser cette question, lorsqu'elle écrit à son fils, Dom Claude Martin, en septembre 1659, quelques mois après l'arrivée de Mgr de Laval à Québec :

Je ne dis pas que c'est un saint, ce seroit trop dire, mais je dirai avec vérité qu'il vit saintement et en Apôtre. Il ne sçait ce que c'est que respect humain. […] En un mot sa vie est si exemplaire qu'il tient tout la païs en admiration. Il est intime ami de Monsieur de Bernières [elle le croit toujours vivant] avec qui il a demeuré quatre ans par dévotion ; aussi ne se faut-il pas étonner si aiant fréquenté cette échole il est parvenu au sublime degré d'oraison où nous le voions351.

Le jugement émis ici par Marie de l'Incarnation, experte dans les voies de l'oraison, est de poids.

François de Laval n'a pas laissé malheureusement d'écrit analogue à la Relation de 1654 rédigée par Marie Guyart, dans lequel il ferait part de son cheminement intérieur. Est-il possible alors de rejoindre son expérience spirituelle ? Hermann Giguère, dans plusieurs études qui ont renouvelé la question352, a montré que la physionomie spirituelle de Mgr de Laval pouvait se ramener à l'idéal évangélique de la désappropriation, qu'il avait en commun avec Jean de Bernières, mais qu'il poursuivit d'une manière qui lui était propre. En effet, François de Laval n'a pas vécu cette spiritualité de la désappropriation avant tout sur le mode du dépouillement mystique de type contemplatif, à l'instar de Marie de l'Incarnation, mais comme évêque missionnaire, à travers son ministère pastoral qui l'a entièrement modelé.

À l'école de Bernières qui était celle de cette vie mixte, il avait appris à unifier vie active et vie contemplative à travers l'abandon à Dieu. Cette expérience de l'abandon à Dieu, intimement liée chez lui à la vie apostolique, fera passer François de Laval de la désappropriation des êtres à la désappropriation de soi-même, chère à Bernières, comme à tous les mystiques. « Il est bien juste que nous ne vivions que de la vie du pur abandon en tout ce qui nous regarde au dedans comme au dehors353 » écrira-t-il.

.La pauvreté évangélique

Pour François de Laval, la désappropriation revêt d'abord un caractère de détachement restrictif et privatif. Elle s'identifie alors aux valeurs évangéliques de pauvreté et d'humilité qui conduisent à l'entière disponibilité, jusqu'à l'abandon de soi-même au service de sa mission. Marie de l'Incarnation, en témoin privilégié de la vie de l'évêque, écrivait à son fils, dom Claude Martin, le 17 septembre 1660, soit un peu plus d'un an après l'arrivée de Mgr de Laval au Canada :

Monseigneur notre Prélat est tel que je vous l'ay mandé par mes précédentes, sçavoir très-zélé et inflexible. Zélé pour faire observer tout ce qu'il croit devoir augmenter la gloire de Dieu ; et inflexible pour ne point céder en ce qui y est contraire. Je n'ay point encore veu de personnes tenir si ferme que luy en ces deux points. C'est un autre saint Thomas de Villeneuve pour la charité et pour l'humilité, car il se donneroit luy-même pour cela ; Il ne réserve pour sa nécessité que le pire. Il est infatigable au travail ; c'est bien l'homme du monde le plus austère et le plus détaché des biens de ce monde. Il donne tout et vit en pauvre, et l'on peut dire avec vérité qu'il a l'esprit de pauvreté. Ce ne sera pas luy qui se fera des amis pour s'avancer et pour accroître son revenu, il est mort à tout cela. Peut-être (sans faire tort à sa conduite) que s'il ne l'étoit pas tant, tout en iroit mieux ; car on ne peut rien faire ici sans le secours du temporel. Mais je me puis tromper, chacun a sa voye pour aller à Dieu. Il pratique cette pauvreté en sa maison, en son vivre, en ses meubles, en ses domestiques ; car il n'a qu'un Jardinier, qu'il prête aux pauvres gens quand ils en ont besoin, et un homme de chambre [Denis Roberge] qui a servi Monsieur de Bernières. Il ne veut qu'une maison d'emprunt, disant que quand il ne faudroit que cinq sols pour luy en faire une, il ne les voudroit pas donner. En ce qui regarde néanmoins la dignité et l'authorité de sa charge, il n'omet aucune circonstance. Il veut que tout se fasse avec la majesté convenable à l'Église autant que le païs le peut permettre. Les Pères [Jésuites] luy rendent toutes les assistances possibles, mais il ne laisse pas de demander des Prêtres en France, afin de s'appliquer avec plus d'assiduité aux charges et aux fonctions ecclésiastiques354.

Ces lignes ne sonnent-elles pas comme en écho aux recommandations que Bernières adressait à François de Laval, au lendemain de sa consécration épiscopale, « d'agir en esprit de mort, & d'anéantissement […] dans le grand emploi que Notre Seigneur met sur vos épaules, & dans toute la conduite de votre vie » ? Elles illustrent aussi ce conseil que Bernières, selon La Tour, lui aurait donné au moment de son départ pour le Canada :

Il vaut mieux n'être pas Evêque que d'être Evêque humain. Ce seroit un grand malheur qu'un Evêché empêchât d'être parfait Chrétien. Que la sagesse du monde y trouve à redire, qu'importe ? Jésus-Christ est la voie & le terme : on ne le trouvera jamais qu'en suivant ses maximes355.

La Tour montre aussi Mgr de Laval, tout juste arrivé à Québec, se dépenser à la visite et au soin des malades, administrer lui-même les sacrements, sans se dispenser de ses pratiques de pénitence au milieu des conditions déjà extrêmes d'un pays de mission356. Le nouvel évêque s'adonne en définitive aux œuvres semblables à celles qu'il avait pratiquées à l'Ermitage de Caen. Il le faisait aussi selon le même esprit. Les longues courses pastorales, l'hiver en raquettes sur la neige et l'été en canot sur les rivières, avaient simplement remplacé les pèlerinages d'autrefois. Dans une lettre qu'il écrivit le 1er septembre 1708 à Henri-Jean Tremblay, procureur du Séminaire de Québec à Paris, Hubert Houssart, qui était le valet de chambre de François de Laval et à ce titre son intime depuis 1688, se plaît à énumérer les « menues et ordinaires actions et traits de ferveur, de dévotion et de pénitence, [qu'il a] vu pratiquer journellement à Monseigneur pendant les vingt ans depuis sa démission de son évêché jusqu'à sa mort357 », témoignant combien jusqu'à la fin le prélat avait marché sur la voie du détachement ascétique.

Cette forme première de désappropriation qu'est la pauvreté évangélique résidait aussi, aux yeux de François de Laval, dans le partage et la mise en commun des biens, dont il fera un des fondements de la communauté des prêtres du Séminaire de Québec.

.L'abandon mystique

Le détachement des biens par la pratique des vertus évangéliques de pauvreté, mais aussi d'humilité s'accompagnait chez François de Laval de l'entier abandon de lui-même. « C'est en cet état qu'on reconnaît la vérité qu'il n'y a que Dieu seul et que tout le reste n'est rien qu'un pur néant358 », écrivait-il à Henri-Marie Boudon le 12 novembre 1682, au sortir d'une maladie qui avait mis sa vie en danger.

Les quelques lettres conservées que Mgr de Laval écrivit à Boudon, son ami intime, révèlent quelque chose de cet état d'abandon intérieur auquel il était parvenu. Il lui écrivait déjà dans une lettre précédente, le 6 novembre 1677 :

Tout ce que la main de Dieu fait nous sert admirablement, quoique nous n'en voyions pas sitôt les effets. Il y a bien des années que la Providence conduit cette Église [du Canada], et nous par conséquent, par des voies fort pénibles et crucifiantes tant pour le spirituel que pour le temporel. Pourvu que sa sainte volonté soit faite, il ne nous importe. Il me semble que c'est toute ma paix, mon bonheur en cette vie que ne [vouloir] point d'autre paradis. C'est le royaume de Dieu qui est au dedans de l'âme qui fait notre centre et notre tout359.

En 1690, il lui écrit encore :

Priez bien […] que nous puissions faire un bon usage des Croix dont il plaît à Notre-Seigneur de faire bonne part au pays et spécialement à toute l'Église. […] Notre-Seigneur est aimable en tout et en prenant tout de sa divine main, nous jouirons toujours d'une paix que tous les hommes ne nous peuvent ôter360.

Mgr de Laval fait ici allusion aux graves difficultés suscitées par son successeur, Mgr de Saint-Vallier.

Les tensions entre le nouvel évêque et le Séminaire de Québec, l'interdiction qui lui fut notifiée de retourner au Canada après sa démission, conduisirent François de Laval au total abandon à Dieu : « Il y a longtemps que Dieu me fait la grâce de regarder tout ce qui m'arrive en cette vie comme un effet de sa providence. J'adore donc de tout mon cœur et ce qui se passe à mon égard361 », écrivait-il au Père de La Chaise, en mai 1687, alors qu'il sollicitait du roi la permission de revenir à Québec.

La lettre que Mgr de Laval écrivit, le 9 juin 1687, aux directeurs du Séminaire de Québec est à cet égard très significative. Il venait de recevoir la nouvelle qu'il n'était pas autorisé à rentrer au Canada comme il le souhaitait « uniquement pour y achever de finir [ses] jours en repos et avoir la consolation de mourir dans le sein de [son] Église362 ». Il convient d'en citer un large extrait :

Je n'eus pas plus tôt reçu ma sentence que Notre-Seigneur me fit la grâce de me donner les sentiments d'aller devant de très [Saint-]Sacrement lui faire un sacrifice de tous mes désirs et de ce qui m'est de plus cher en ce monde. Je commençai en faisant amende honorable à la justice de Dieu, qui me voulait faire la miséricorde de reconnaître que c'était par un juste châtiment de mes péchés et infidélités que la Providence me privait de la bénédiction de retourner dans un lieu où je l'avais tant offensé, et je lui dis, ce me semble de bon cœur et en esprit d'humiliation, ce que le grand-prêtre Héli dit lorsque Samuel lui déclara de la part de Dieu ce qui lui devait arriver : « Dominus est, quod bonum est in oculis suis faciat ». Mais comme la bonté de Notre-Seigneur ne rejette point un cœur contrit et humilié, et que humiliat et sublevat, il me fit connaître que c'était la plus grande grâce qu'il me pouvait faire que de me donner part aux états qu'il a voulu porter en sa vie et en sa mort pour notre amour, en action de grâces de laquelle je dis un Te Deum avec un cœur rempli de joie et de consolation au fond de l'âme, car pour la partie inférieure, elle est laissée dans l'amertume qu'elle doit porter. C'est une blessure et une plaie qui sera difficile à guérir et qui apparemment durera jusqu'à la mort, à moins qu'il ne plaise à la divine Providence, qui dispose des cœurs comme il lui plaît, apporter quelque changement à l'état des affaires. Ce sera quand il lui plaira et comme il lui plaira, sans que les créatures puissent s'y opposer, n'étant en pouvoir de faire que ce qu'elle leur permettra. Il est bien juste cependant que nous demeurions perdus à nous-mêmes et que nous ne vivions que de la vie du pur abandon en tout ce qui nous regarde au-dedans comme au-dehors.

Et plus loin, il revient sur les dispositions intérieures qui étaient alors les siennes :

Quoi qu'il en soit, c'est de la main de Notre-Seigneur et de sa sainte Mère que nous devons tout recevoir comme une grâce bien spéciale, et je puis dire pour moi la plus grande et la plus précieuse que j'aie encore reçue de ma vie. Priez-les que j'en fasse un saint usage et j'espère néanmoins qu'ils me feront la miséricorde de mourir en Canada, quoique j'aie bien mérité d'être privé de cette consolation. Verumtamen non mea sed Dei voluntas fiat. Je possède sur cela par sa bonté infinie une paix profonde dans le fond de l'âme363.

Mgr de Laval était finalement de retour à Québec le 3 juin 1688. Mais Mgr de Saint-Vallier avait sur le Séminaire des vues différentes de son prédécesseur et en entreprit la refonte. À l'automne 1689, le vieil évêque se confiait encore à l'abbé Milon, prêtre du Séminaire des Missions Étrangères de Paris :

La Providence de Dieu, qui vous inspire de prendre avec tant de bonté part à notre peine et à nos intérêts, nous oblige plus particulièrement de nous abandonner entièrement à son adorable conduite et y mettre toute notre confiance. […] Vous jugerez bien, mon cher Monsieur, que s'il y a eu jamais une croix amère pour moi, c'est celle-ci, puisque c'est l'endroit où j'ai toujours dû être le plus sensible, je veux dire le renversement du Séminaire, que j'ai toujours considéré, comme en effet qu'il l'est, comme l'unique soutien de cette Église et tout le bien qui s'y fait. […] Mais au milieu de toutes ces agitations, nous ne devons pas nous abattre si les hommes ont du pouvoir pour détruire, la main de Notre-Seigneur est infiniment plus puissante pour édifier. Nous n'avons qu'à lui être fidèles et le laisser faire364.

Les lettres que François de Laval écrivit dans les années 1687-1690, à un moment crucial de son existence, et dont les passages les plus significatifs viennent d'être cités, montrent combien la désappropriation ne fut pas vécue par ce dernier uniquement sur le plan du détachement ascétique, mais, grâce à la libération intérieure à laquelle ce dernier fraie le chemin, dans l'abnégation de lui-même à travers l'entier abandon à Dieu de sa personne. C'est en cela surtout qu'il fut un disciple de Jean de Bernières et que leurs spiritualités se rejoignent. Bernières n'écrivait-il pas, dans le lettre citée plus haut adressée peut-être à Lambert de La Motte, que l'âme en état « d'anéantissement consommé » est « si anéantie, que Jésus Christ [lui est] toutes choses, & qu['elle] n'a aucun appui hors de lui seul ».

.Un Ermitage pour une Église naissante : la fondation du Séminaire de Québec

L'influence de Jean de Bernières ne devait pas se faire sentir uniquement sur le premier évêque de Québec, mais s'étendre également à l'ensemble de son clergé à travers l'institution originale du Séminaire fondé par Mgr de Laval. « Comme tous ceux qui composèrent le Séminaire de Québec, avaient été formés à l'école de M. de Bernières, [ils] portèrent dans le Nouveau monde l'esprit qu'ils y avaient pris », écrit encore La Tour. Ce dernier donne ensuite six maximes spirituelles du maître qui peuvent se résumer en celle-ci : « Nous n'avons point de meilleur ami que Jésus-Christ. Suivons tous ses conseils, surtout ceux de l'humiliation & de la désappropriation du cœur ». Puis La Tour poursuit :

C'est sur ce grand système de désappropriation que fut établie la communauté des biens, la dépendance du Séminaire, l'union étroite, en un mot l'esprit & le gouvernement du Clergé du Canada365.

Il n'est pas question ici de retracer l'histoire de la fondation du Séminaire de Québec366, mais bien plutôt d'en montrer l'esprit qui l'anima à ses origines et de saisir en quel sens Jean de Bernières peut l'avoir inspirée. En effet, si la communauté des Aa de la rue Copeau dirigée par le P. Bagot a pu servir de modèle à la création du Séminaire de Québec, comme ce fut aussi le cas pour le Séminaire des Missions Étrangères de Paris, il certain que l'Ermitage de Caen eut une influence plus importante encore sur le grand œuvre de François de Laval.

.L'Ermitage de Québec

Dès son arrivée au Canada, François de Laval comprit la nécessité de doter le clergé de Nouvelle-France d'une structure d'entraide, à la fois spirituelle et matérielle, analogue à l'Assemblée des Amis et à l'Ermitage de Caen. La Tour écrit :

Ce que la piété avait d'abord inspiré, l'état de cette Église naissante le rendait absolument nécessaire ; elle n'avait ni assez de bien, ni assez d'ouvriers pour faire des corps séparés, & laisser les particuliers indépendants les uns des autres. En ne formant qu'un même corps, on économise les biens, on partage les charges, on s'entraide, on se soulage, on se remplace367.

Mgr de Laval donnera lui-même les raisons à l'établissement du Séminaire de Québec :

Il est necessaire en la nouvelle france plus que en aucun autre lieu dy en avoir un

1° parce que lon ne peut treuver decclesiastiques en france qui veillent y aller et quitter leur establissement a moins quils ne soint asseurés dy passer leur vie dans un lieu ou lon se charge deux

2° Leur fonctions sont si continuelles quelles accablent les prestres qui y sont employés que souvent et pendant un temps considerable à peine peuvent ils avoir le moyen de dire leur office, et a moins que de se renouveler dans un seminaire, ils se desgoutent et Repassent en france ce qui m’est arrivé en plusieurs Bons ecclesiastiques368.

La décision de fonder un séminaire était prise dès 1661. Mgr de Laval en signa le décret d'érection à Paris le 26 mars 1663, lors de son premier voyage en France au cours duquel sa juridiction sur l'Église du Canada s'était vue renforcée. Les clauses de l'acte de fondation du Séminaire de Québec révèlent toute l'originalité de l'institution :

Un Seminaire pour servir de Clergé à cette nouvelle Église, qui sera conduit, et gouverné par les superieurs, […] dans lequel l'in elevera et formera les jeunes clercs […], et en outre affin que l'on puisse dans le dit Seminaire, et Clergé former un Chapitre, qui soit composé d'Ecclesiastiques dudit Seminaire […], que ce soit une continuelle escole de vertu, et un lieu de reserve, d'ou nous puissions tirer des sujets pieux, et capables pour les envoyer à toutes rencontres, et au besoin dans les paroisses, et tous autres lieux dudit pays, affin d'y faire les fonctions curiales, et autres, ausquelles ils auront esté destinés, et les retirer des mesmes parroisses, et fonctions, quand on le jugera à propos […], sans qu'aucun puisse estre titulaire, et attaché particulierement à une paroisse, voulant au contraire qu'ils soient de plein droict amovibles, revocables, et destituables à la volonté des Evesques et du Seminaire par leurs ordres conformement à la saincte prattique des premiers siecles […] et affectons dès à present, et pour toujours toutes les dixmes de quelque nature qu'elles soient, […] pour estre possedées en commun, et administrées par le dit Seminaire […], à condition qu'il fournira la subsistance de tous les Ecclesiastiques […], qu'il entretiendra tous les dits ouvriers Evangeliques, tant en santé, qu'en maladie, soit dans leurs fonctions, soit dans la Communauté, lorsqu'ils y seront rappellés, qu'il fera les frais de leurs voyages, quand on en tirera de france, ou qu'ils y retourneront, […], qu'après que le dit Seminaire aura fourni toutes les depenses annuelles, ce qui pourra rester de son revenu, sera employé à la construction des Eglises, en aumosnes, et en autres bonnes ?uvres pour la gloire de Dieu, et pour l'utilité de l'Église selon les ordres de l'Evesque, sans que toutefois, nous […] en puissions jamais appliquer quoy que ce soit à nos usages particuliers369.

Si le Séminaire du Québec avait pour première tâche de préparer les candidats au sacerdoce à leur futur état de vie, conformément au dix-huitième décret, intitulé Cum adolescentium aetas, de la XXIIIe session du Concile de Trente, Mgr de Laval cependant entendait l'associer plus largement à l'administration et à la vie de tout le diocèse. Ce dernier souhaitait avant tout en faire une communauté de prêtres séculiers qui constituerait ni plus ni moins son presbyterium.

De retour à Québec, le 15 septembre 1663, François de Laval s'installa immédiatement avec les prêtres de son Séminaire dans la maison presbytérale qu'il avait fait édifier, en 1661-1662, près de l'église Notre-Dame. Cette modeste bâtisse était « la maison commune de tous les Ecclésiastiques », écrit La Tour, et Mgr de Laval voulut que ces derniers « trouvassent chez lui un asile toujours ouvert, qu'ils y vinssent même chaque année faire une retraite, […] qu'ils y eussent une ressource assurée, la nourriture & l'entretien jusqu'à la fin de leurs jours, & des prières après leur mort370 ».

Il n'est pas impossible que le projet initial du Séminaire de Québec ait été suggéré par Jean de Bernières lui-même, avant le départ de François de Laval pour le Canada, du moins sous la forme d'une petite communauté de prêtres que le maître aurait appelée « l'Ermitage de Québec ou les frères du Canada371 », toujours selon La Tour. Quoi qu'il en soit, trois des cinq membres fondateurs du Séminaire étaient d'anciens disciples de Bernières à l'Ermitage de Caen, en plus de François de Laval : Henri de Bernières qui en fut le premier supérieur et occupa cette charge à quatre reprises, de 1665 à 1672, de 1673 à 1683, de 1685 à 1688 et de 1693 à 1698, en tout 25 années ; Louis Ango des Maizerets qui avait accompagné Mgr de Laval en 1663, au retour de son voyage en France, et qui fut désigné comme premier assistant du supérieur ; et Jean Dudouyt, débarqué à Québec au cours de l'été ou à l'automne de 1662 et nommé procureur du Séminaire en 1664. En outre le dernier venu des fondateurs du Séminaire, Hugues Pommier, arrivé seulement à Québec en 1664, avait fait partie de l'Assemblée des Amis de Dijon et s'était associé à l'Aa de Paris huit mois avant son départ de France en 1663372. Enfin, Denis Roberge, ancien valet de chambre de Jean de Bernières et passé depuis au service de Mgr de Laval, devint le premier domestique « donné » du Séminaire.

Il faudrait encore citer parmi les anciens disciples de Bernières à l'Ermitage de Caen qui prirent le bateau pour le Canada, Augustin de Saffray de Mézy, ancien duelliste converti, qui fut le premier gouverneur de la Nouvelle-France sous l'autorité directe du roi (1663-1665). Pressentis la charge de gouverneur par Mgr de Laval qui le connaissait et l'appréciait, Mézy devait bientôt rentrer en conflit avec ce dernier.

.Les « Règles » de Jean de Bernières

Le Séminaire de Québec ne fut pas doté à sa création d'un règlement particulier. Il suffisait aux quelques prêtres qui vivaient en commun avec l'évêque de demeurer fidèles à l'esprit des Aa et de l'Ermitage de Caen par lesquels ils étaient passés pour la plupart. À cet effet, Jean de Bernières aurait donné par écrit, avant le départ de François de Laval pour Québec, des « Règles » pour « les frères du Canada ». La Tour, qui les retranscrit dans ses Mémoires, n'en précise malheureusement pas la source, comme à son habitude. S'agit-il de règles composées par Bernières lui-même et destinées explicitement à servir de directoire spirituel à l'usage du clergé de la Nouvelle-France, ou d'une compilation réalisée à partir des écrits du maître par Mgr de Laval ou un des membres fondateurs du Séminaire ?

Quoi qu'il en soit, ces « Règles » servirent assurément de guide à l'institution naissante et doivent être ici reproduites intégralement, selon la version qu'en donne La Tour :

I Dieu est notre centre & notre dernière fin. Nous sommes créés pour le posséder, non seulement dans le ciel, mais aussi sur la terre. Tout le désir de Dieu même est de réunir la créature au Créateur, séparés par le péché & l'affection aux choses créées. La vie n'est qu'un passage pour arriver à cette heureuse fin. Les Chrétiens ne doivent avoir d'autre objet que de s'écouler en Dieu, comme les fleuves dans la mer. C'est la vérité fondamentale dont nous devons être fortement persuadés & pénétrés d'une manière active.

II Cette recherche active par forme de méditation & de raisonnement doit se faire au commencement de la conversion. Dans la suite il suffit de la faire par voie de foi, qui éclaire simplement, mais puissamment, pour connaître & goûter cette heureuse fin, & par cette connaissance & ce goût nous faire passer de nous-même en Dieu, & supporter les travaux de la vie. Cette attention ou contemplation de foi suffit, sans autre d'oraison, à ceux qui avancent.

III Cette manière d'oraison, plus pure & plus spirituelle, causera souvent des ténèbres, des sécheresses, des faiblesses, des dégoûts ; il faut tout supporter avec patience, c'est faire une bonne oraison. Dieu ne manque pas de nous aider dans cet état pénible par des vues passagères, mais pénétrantes, qui nous font goûter notre bonheur. Dieu est un être pur & spirituel il ne peut être possédé que par l'esprit.

IV Nos chers frères de Canada sont tous capables de ce procédé spirituel plusieurs même y sont avancés, ils n'ont qu'à y être fidèles ; ils feront de grands progrès, s'il joignent aux travaux extérieurs les souffrances intérieures. Ces deux peines réunies leur donneront plutôt la mort intérieure que toutes les douceurs & les lumières. La providence les favorise infiniment en les envoyant dans un paye sauvage travailler au salut des âmes, mourir à eux-mêmes, & se réunir à leur dernière fin. Ce serait une illusion de croire qu'ils feraient mieux en France, gagnant plus d'âmes, s'avançant dans l'oraison par de plus grands secours. Ce sont des tromperies de la nature, qui ne peut se résoudre à mourir.

V.Dans tout ce qu'ils feront par devoir ou par dévotion, dans toutes les croix qu'ils souffriront, intérieures ou extérieures, qu'ils ne changent ni d'objet ni d'intention, qu'ils regardent toutes choses comme des moyens pour aller à Dieu, qui est leur centre. Jamais il ne faut s'arrêter dans le chemin ou dans les moyens, mais uniquement dans le terme. L'intérieur & l'extérieur ne composeront qu'un même tout, & l'âme, simplement attentive, ne sera point partagée à divers objets. Plus les travaux & les peines seront grandes, plus le moyen d'aller à Dieu sera efficace, principalement les travaux apostoliques.

VI Quand il plaira à Dieu d'adoucir l'amertume des souffrances par des lumières & des consolations intérieures, ne les rejetez pas comme opposées à la mort spirituelle, mais recevez-les comme des moyens nécessaires à votre faiblesse, qui vous aideront à souffrir. Tout ce que la bonté de Dieu accorde doit être reçu avec respect, humilité, reconnaissance & dépendance. Tout nous conduit au Créateur, lumières & ténèbres ; laissez-vous en pénétrer : Benedicite lux & tenebrae.

VII Lorsque l'on éprouvera plus de facilité à raisonner ou à produire des actes intérieurs, il faut en profiter. Ce n'est point alors un effort de l'esprit humain. Il n'y a que ceux qui se font par manière d'étude qui nuisent ; les autres entretiennent le goût de l'âme pour chercher Dieu.

VIII Les oraisons jaculatoires sont à peu près celles-ci. Comme le cerf altéré désire les sources d'eau vive, ainsi mon âme désire Dieu. Les créatures mêle insensibles tendent sans cesse vers leur centre, & les Chrétiens s'en éloignent par l'affection aux créatures. Il est impossible d'aller à la vie, qui est Dieu, que par le détachement des créatures & la mort à soi-même. La conversion de toute la terre ne sert de rien, si on ne meurt à soi-même : cette mort seule suffit, quand on ne convertirait personne.

IX.La lecture des livres spirituels, faite avec dégagement d'esprit, nous donne du secours & de l'assurance. Un voyageur demande souvent le chemin, & l'assurance qu'on lui en donne le tranquillise : nous sommes des voyageurs qui allons à Dieu ; les bons livres, les gens expérimentés, nous confirment dans notre voie. Mais il faut se borner à son degré ; si on lit ce qui regarde le degré supérieur, ce ne doit être que pour s'animer à y parvenir. La lecture spirituelle doit se faire lentement, non en courant. Il n'est pas question de remplir, mais de vider son esprit. Ce n'est point une étude. Il ne s'agit que de connaître & de pratiquer le dénuement, ce qui se fait mieux par la simple lumière de la foi & le détachement des créatures, que par la multitude des connaissances & des raisonnements. La foi contient éminemment toutes ces vérités particulières, elle a une efficacité infinie pour élever l'âme à Dieu373.

Il s'agit plutôt ici d'un directoire spirituel que d'un règlement précis et minutieux. Outre des conseils sur la vie d'oraison, celui-ci veut conduire avant tout au dénuement qui doit être celui du prêtre dans son ministère apostolique. La spiritualité qui s'en dégage est toujours celle, si centrale, de la désappropriation.

.Partage des biens et obéissance

Les premiers règlements rédigés pour le Séminaire de Québec, ceux des officiers et des prêtres agrégés, allaient traduire dans le concret « ce grand système de désappropriation » qui, selon La Tour, était « l'esprit & le gouvernement du Clergé du Canada ». François de Laval fut le premier à donner l'exemple. La Tour écrit :

Pour établir solidement ce bel ordre, il voulut lier tous les membres du Clergé par l'honneur & la religion, en exigeant leur parole & leur signature, & leur faisant faire une espèce de voeu qu'il appela de désappropriation, qui sans avoir l'étendue ni la force d'un voeu de pauvreté religieuse, en a les effets, & sans ôter la capacité d'acquérir, & la propriété des biens par une mort civile, comme le voeu solennel, rend à peu près également dépendant des supérieurs, & donne devant Dieu un pareil mérite. Il voulut bien s'engager lui-même, se mit à la tête de tout, vivant en commun d'abord chez lui, & ensuite dans le Séminaire, & quoique maitre de tout & par le suffrage de tous les cœurs & par ses bienfaits, puisqu'il avait tout donné à son Clergé, il n'agissait qu'avec une sorte de dépendance du Supérieur du Séminaire, dont il demandait toujours les avis, ou plutôt, pour parler selon son idée, auxquels il demandait constamment permission374.

Bien que vivant au Séminaire au milieu de ses prêtres, Mgr de Laval n'avait pas souhaité exercer lui-même la charge de supérieur ; l'acte de fondation stipulait que le Séminaire serait sous la conduite d'un supérieur nommé par l'évêque, en l'occurrence Henri de Bernières nommé en 1665375.

La Tour donne encore un extrait d'une lettre de Ango des Maizerets, second supérieur du Séminaire, selon lequel « le prélat [Mgr de Laval] ne faisait rien de considérable que de concert avec nous tous ; nos biens étaient communs avec les siens. Je n'ai jamais vu faire parmi nous aucune distinction du pauvre & du riche, ni examiner la naissance & la condition de personne, nous regardant tous comme frères376. » C'est ainsi que concrètement, le 12 avril 1680, François de Laval faisait donation de tous ses biens au Séminaire de Québec377. L'évêque en conservait l'usufruit, mais les administrait en accord avec les directeurs du Séminaire378.

Un nouveau projet de communauté de biens entre Mgr de Saint-Vallier, nouvel évêque nommé de Québec, et le Séminaire de Québec, en date du 24 décembre 1685, revient sur l'importance de l'union entre l'évêque, son clergé et le Séminaire, voulue par Mgr de Laval, ainsi que sur le point essentiel du partage des biens :

L'esprit de grâce qui a uni si estroitement Monseigneur de Laval premier Evesque de Quebec avec le seminaire consiste en ce que l'ayant institué pour conspirer coniointement avec Luy a une mesme fin, qui est d'estendre le royaume du fils de Dieu, en establissant l'Église du Canada, il s'est toujours consideré comme une mesme chose avec son seminaire, et le seminaire reciproquement s'est toujours regardé comme une mesme chose avec luy. C'est pour cela qu'à l'exemple du seminaire de Jesus Christ premier et fondamental seminaire des Missions Estrangers, tous les biens temporels ont esté communs entre eux, Mond. Seigneur ny le seminaire n'ayant pas jugé devoir rien posseder en propre, pour contibuer ainsi plus efficacement tous ensemble au bien de l'oeuvre.

Cette desapropriation ou communauté de biens temporels ayant esté jusques a present le fondement et le soutien de toutes les entreprises que l'on voit reüssir a la gloire de Dieu dans tout le Dioceze, et qui n'auroient peu selon toutes les apparences estre executées avec beaucoup plus de biens possedés en propre Dieu ce semble fait assez connoistre par la que c'est le moyen qu'il desire estre employé pour l'accroissement de son ouvrage. C'est pourquoy il est extremement a desirer que les Evesques conservent tousjours cet esprit de degagement avec le seminaire, que le Chapitre nouvellement estably et les curés fixés despuis peu, aussi bien que les missionnaires qui tous y ont esté elevez dans ce mesme esprit ne s'en departent jamais, non plus que ceux qui viendront apres eux et que suivant la regle de la desappropriation ils ne disposent ny les uns ny les autres d'aucun revenu que par l'avis du conseil composé des officiers du Seminaire, du Chapitre, des curés et missionnaires auquel Monsieur l'Evesque presidera379.

Une fois promu évêque en titre en 1688, Mgr de Saint-Vallier, souhaitant s'aligner sur ce qui se faisait dans les diocèses de France, séparera les personnes et les biens. Le Séminaire de Québec, comme communauté de prêtres pour tout le clergé diocésain, ainsi que l'avait voulu François de Laval, n'existait plus.

La désappropriation, dont le thème revient souvent dans les textes, se traduisait avant tout dans le partage des biens dont aucun membre du Séminaire ne pouvait se dispenser. La communauté des biens paraissait tellement essentielle aux fondateurs que ces derniers la maintinrent dans le premier règlement, contre l'avis des directeurs du Séminaire des Missions Étrangères de Paris qui avaient été chargé d'en discuter le projet.

Les premiers textes normatifs du Séminaire de Québec devaient traduire l'esprit selon lequel il avait été fondé vingt ans plus tôt. Les « Reglements particuliers pour les officiers du Seminaire des missions estrangeres, etabli à quebec, Touchant L'etat et la conduitte dudit Seminaire380 », approuvés le 6 mars 1683, rappellent d'emblée, au chapitre premier, que les responsables du Séminaire ne sauraient s'acquitter de leurs responsabilités s'ils ne restaient pas fidèles à « l'esprit de grâce », par la pratique des quatre règles essentielles que sont la charité, l'obéissance ou dépendance, la désappropriation et la chasteté, auxquelles ils s'engagent par serment.

Les « Regles Des Ecclesiastiques associés au Corp du Seminaire des Missions Etrangeres De Quebec381 », du 7 juin 1686, à l'article III, invitent à la charité, « la loy de Jesus Christ », qui doit animer entre eux les prêtres du Séminaire. L'article IV traite de l'amour de la désappropriation, à l'exemple des premiers chrétiens, dont, après le précepte de la charité, il n'y a rien de plus cher que le Christ ait voulu apprendre à ses disciples. Aussi la désappropriation est-elle la marque distinctive du Séminaire et tellement essentielle que « l'on n'y admettra ny retriendra personne qui ne L'ait et ne Soit resolu d'y perseverer382 ». Tout en restant propriétaire de ses biens, chacun mettait à la disposition de tous l'ensemble de ses revenus, y compris les honoraires des messes. Le règlement recommande avec autant d'insistance l'obéissance, toujours à l'imitation du Christ, de sorte, est-il dit à l'article V, « qu'il faut ou renoncer a estre Disciple de Jesus Christ ou ne point mettre de bornes a notre obeissance qui doit estre comme la pierre fondamentale du Seminaire » qui est « une Soumission entière de son propre jugement et de sa propre volonté à l'égard des officiers Superieurs383 ».

L'esprit qui présida à l'organisation du Séninaire de Québec était bien le même qui anima la communauté de l'Aa parisienne ou encore de l'Ermitage de Caen. Petit détail qui en dit long, la cérémonie qui marquait l'agrégation d'un nouveau membre à la communauté du Séminaire était, à quelques détails près, la réplique exacte « de la manière de recevoir les confrères » dans les Aa384. Mieux encore, l'idéal de la désappropriation, vécu de façon absolue par les prêtres agrégés, fait de ces derniers d'authentiques disciples de Jean de Bernières, et du Séminaire de Québec, un nouvel Ermitage aux dimensions d'une Église particulière.

L'influence de Bernières au Canada s'étendit donc, bien au-delà de la personnalité de François de Laval, à l'ensemble du clergé de la Nouvelle-France. Le partage et la mise en commun des biens, cet aspect plus « apostolique » de la désappropriation, tendait en définitive à l'idéal de la première communauté chrétienne de Jérusalem dont parlent les Actes des Apôtres. C'est encore La Tour qui le dit, paraphrasant les Actes :

Rien ne représente mieux la primitive Église que la vie de ce petit Clergé. Ils n'étaient tous qu'un cœur & qu'une âme, sous la conduite de M. de Laval, & ne faisaient qu'une famille, dont il était le père. Biens de patrimoine, bénéfices simples, pensions de la Cour, présents & honoraires, ils mirent tout en commun. […] C'est à cette union étroite que la religion fut redevable des rapides progrès qu'elle fit en Canada, & le Clergé de la piété édifiante qui faisait son caractère385.

§

François de Laval fut un authentique disciple de Jean de Bernières, à l'encontre d'une Marie de L'Incarnation, par exemple, qui fut plutôt pour Bernières une « sœur ainée », une conseillère dans les voies de la vie mystique. Son séjour à l'Ermitage de Caen l'aura profondément marqué. Il aura été en quelque sorte le noviciat qui le forma intérieurement à sa future vie de pasteur. De cette relation, les principales pièces du dossier ont été ici présentées. Le maître a transmis au disciple sa spiritualité de la désappropriation. Une étude comparative des écrits de Mgr de Laval et de Bernières, dans la mesure où l'état actuel des œuvres de ce dernier retravaillées par ses éditeurs le permet, conduirait assurément à affiner l'analyse, à la nuancer, à montrer ce qui chez le disciple pouvait peut-être s'écarter de l'enseignement du maître, car François de Laval fut aussi une personnalité relativement indépendante.

L'influence spirituelle de Jean de Bernières s'étendit à l'ensemble du clergé de la Nouvelle-France par le biais de cette institution originale que fut le Séminaire de Québec. Ce dernier jette rétrospectivement un éclairage sur l'Ermitage de Caen dont il semble bien être la réplique, dans un contexte différent certes et pour les vastes dimensions d'une terre de mission.

L'action de Jean de Bernières, conjointement à celle des confrères de l'Aa parisienne, pour moins importante qu'elle fût, n'en a pas moins été aussi réelle sur la fondation du Séminaire des Missions Étrangères de Paris, auquel d'ailleurs celui de Québec fut uni en 1665, formant une seule famille vouée à la mission. Là aussi Bernières semble avoir été une des sources de la spiritualité du Séminaire de Paris. François Pallu lui-même devait écrire en 1667, après la découverte qu'il fit du Chrétien Intérieur :

Au nom de Dieu, que le principal soin des directeurs soit de bien établir l'intérieur des séminaristes par l'exercice de l'oraison, des lectures spirituelles, des conférences, etc., ne manquant jamais d'y donner tout le temps ordonné par les règles. Qu'on fasse cas surtout, pour les matières de tous les exercices, des conseils du Fils de Dieu et du pur Évangile, tels qu'on les voit dépeints dans Le Chrétien Intérieur386.

L'enseignement de Jean de Bernières sur la vie mixte, alliant à la fois mystique de la contemplation et mystique de l'apostolat, à l'instar de Marie de l'Incarnation, mais dans des états de vie très différents, aura trouvé un large écho auprès des missionnaires. Il n'est peut-être pas exagéré de dire que Bernières fut en quelque sorte un des « pères spirituels » de la mission en Amérique du Nord et en Extrême-Orient.

Malheureusement la condamnation du quiétisme, en s'en prenant à la fausse mystique, atteignit la vraie, si bien que le mouvement missionnaire se coupa de ses racines profondes, quoique dans une moindre mesure au Canada où l'influence de Jean de Bernières avait été plus grande et devait se perpétuer plus durablement. Mais l'historiographie isolera pour longtemps la figure du premier évêque de Québec de celui qui avait été pourtant son maître à l'Ermitage de Caen.



.La correspondance spirituelle entre Jean de Bernières et mère Mectilde du Saint-Sacrement

.Bernard Pitaud, P.S.S.

Enseignant à l'Institut catholique de Paris,

a été Directeur de l'Institut de formation des éducateurs du clergé

et supérieur de la province de France

de la Compagnie des prêtres de Saint- Sulpice.

En 1999, les Sœurs bénédictines du Saint-Sacrement de Rouen ont confié à l’auteur de ces lignes un dossier qu’elles avaient constitué contenant de nombreuses lettres de la correspondance entre Mère Mectilde du Saint-Sacrement et Jean de Bernières. Les Sœurs bénédictines souhaitaient une analyse du contenu de ces lettres pour mieux percevoir la nature de la relation de « direction spirituelle » entre l’ermite normand et leur fondatrice et pour mieux comprendre l’évolution spirituelle de Mère Mectilde. Le résultat de cette analyse a été communiqué aux Sœurs lors du colloque organisé en l’an 2000. Le travail a été complété pour des conférences aux Sœurs dans les années qui ont suivi.

Le dossier avait été établi à partir d’une biographie de 770 pages (le manuscrit est aux Archives des Sœurs bénédictines du Saint-Sacrement, à la cote P 101) composée à la charnière du XVIIe et du XVIIIe siècles par une nièce de Mère Mectilde, Mme de Vienville. Dans ce manuscrit figure la copie de nombreuses lettres de Mère Mectilde à Jean de Bernières et, en nombre moins important, des réponses de ce dernier. Il a été complété par plusieurs autres manuscrits où figurent également quelques lettres (D 13 et P 60), et pour Jean de Bernières par des lettres tirées d’un ouvrage de la bibliothèque du couvent de Varsovie (Œuvres spirituelles de M. de Bernières-Louvigny ou conduite assurée pour ceux qui tendent à la perfection — Seconde partie : Contenu des lettres qui font voir la pratique des Maximes – Seconde édition, à Paris, chez la veuve d’Edme Martin, rue St Jacques, 1677).

Pour répondre à la demande des Sœurs, nous avons simplement étudié le dossier tel qu’il nous avait été transmis dans l’ordre chronologique des lettres. Pour ne pas surcharger ces pages avec un appareil critique, somme toute surdimensionné par rapport à l’objectif poursuivi, nous n’avons pas indiqué les références aux manuscrits. Mais il est bien évident qu’un travail plus scientifique devrait s’appuyer sur une étude critique de la correspondance, étude qui n’a pas encore été effectuée. Nous avons simplement signalé les points d’interrogation qui subsistent au sujet de la datation et du destinataire de plusieurs lettres de Bernières. La critique interne permet d’en lever quelques-uns, mais pas tous. Il arrive aussi parfois que dans les manuscrits, les dates figurent avec seulement l’indication de l’année. Une plus grande précision a pu quelquefois être rétablie par la critique interne. Aucun autographe ne subsiste de toute cette correspondance.

.Introduction : la rencontre ; une amitié spirituelle ; les conditions de la correspondance

C'est durant son séjour en Normandie en 1642 et 1643, à Caen puis à Barbery, que Mère Mectilde387 a rencontré pour la première fois Bernières, par l'intermédiaire de Dom Quinet abbé de l'abbaye cistercienne de Barbery. Elle n’avait à l’époque que vingt-sept ans. Il est certain que le contact avec Bernières impressionna fort la jeune religieuse, puisqu'elle demeura en relations épistolaires suivies avec lui et son entourage, c'est-à-dire essentiellement avec Mr de Roquelay, un prêtre qui était le secrétaire de Bernières. Elle semble parfois écrire indifféremment à l'un et à l'autre. Elle n'hésite pas à se confier à Roquelay. Cependant, quand elle s'adresse à lui, c'est pour ne pas importuner Bernières qu'elle sait surchargé de travail ou tellement adonné à l'oraison qu'il a besoin de solitude. Roquelay alors lui sert d'intermédiaire. Mais quand elle veut traiter vraiment des affaires de son âme, quand elle a besoin d'un conseil important, c'est à Bernières qu'elle écrit. Il lui arrive même de le faire durant les quelques années où elle est dirigée par le père Chrysostome388, lorsqu'elle sait celui-ci trop occupé.

Ce comportement, qui peut nous paraître un peu étrange, révèle que la direction spirituelle devait être, au XVIIe siècle, et au moins dans certains cas, pratiquée de manière plus souple qu'aujourd'hui. Même la conception du secret y était moins rigoureuse, aussi bien du côté du directeur que du dirigé. Nous ne verrions pas, de nos jours, un directeur spirituel publier une biographie d'un de ses dirigés par exemple. C'est bien pourtant ce que fit le père de Saint-Jure pour Gaston de Renty très peu de temps après sa mort. À plusieurs reprises, dans sa correspondance, Mère Mectilde émet le souhait de parler à un conseiller qui soit vraiment discret. Cela laisse entendre qu'à cette époque, lorsqu'il rencontrait un cas plus difficile ou plus complexe ou même simplement plus riche et plus édifiant, un directeur en conférait aisément avec des personnes compétentes, en évitant bien sûr de nommer la personne. Il arrivait ainsi que l'état spirituel de quelqu'un fasse l'objet de conversations qui pouvaient dépasser les limites de la réserve. Un siècle plus tôt, Thérèse d'Avila elle-même s'était plainte déjà de l'indiscrétion de ses directeurs. Il est vrai que pour être mieux éclairée sur les grâces qu'elle recevait, la réformatrice du Carmel ne manquait pas de s'adresser à plusieurs.

Ainsi dans une lettre qu'elle écrira à Bernières en 1651, Mère Mectilde lui fera de grandes recommandations de discrétion. Dans cette lettre, elle ne lui parle pas d'elle-même, mais d'une autre personne qui a dû produire un écrit sur le « ravissement de la volonté », fruit probable d'une expérience spirituelle : « Je vous envoie le ravissement de la volonté avec défense de dire de qui il vient et de le montrer à personne qui puisse connaître son auteur. Elle vous conjure de prendre bien garde à ce point. Il est très important, et s'il arrive autrement, cela ferait d'étranges ravages. Vous savez comment Dieu la conduit ; il faut suivre ses voies à son égard, et elle le souhaite ardemment. Vous y prendrez garde s'il vous plaît ». Évidemment, il ne s'agit pas ici à proprement parler de secret de la direction, mais ce petit texte montre bien comment, à l'intérieur de ces réseaux de personnes spirituelles, beaucoup de textes et d'expériences s'échangeaient et se trouvaient ainsi exposés à des indiscrétions. Celles-ci étaient dommageables en elles-mêmes, mais aussi dangereuses en ces temps où le jansénisme était très actif et friand de toute information provenant des milieux où l’on parlait de mystique.

Cette lettre témoigne donc de ces échanges de correspondance spirituelle, fréquents à l'époque, entre petits groupes d'amis. C'était le cas dans l'entourage de Bernières. Or, les auteurs de ces nombreuses lettres y laissaient forcément apparaître quelque chose d'eux-mêmes. Si bien que certaines qu'on pourrait prendre pour des lettres de direction ne sont en fait que de simples partages, comme on dirait aujourd'hui, avec des amis auxquels on faisait toute confiance. De même, quand ces personnes se retrouvaient, elles parlaient volontiers les unes des autres, assurées qu'elles étaient, normalement, de leur mutuelle discrétion. De plus, dans ces petits groupes, on se communiquait des écrits, soit des livres imprimés, soit des manuscrits relatant des expériences spirituelles ou des itinéraires particuliers. Enfin et surtout, les membres priaient beaucoup les uns pour les autres. Une véritable chaîne de prière s'établissait entre eux et s'étendait facilement à d'autres personnes.

Les exemples de ces échanges abondent dans les écrits de Mère Mectilde. Dans une lettre à Rocquelay du 17 juillet 1644, elle déclare : « Je vous remercie de la charité que vous m'avez procurée auprès de cette bonne âme. Croyez que tout ce qui sera à mon pouvoir, je ne l'omettrai pas. Je me sens pressée d'écrire à la sainte âme que vous savez pour lui demander quelque secours... L'intérieure que vous m'avez renvoyée vient d'une de mes sœurs que vous ne connaissez pas encore, il ne fallait pas me la renvoyer, car j'en ai copie ».

Quoi qu'il en soit de ces relations qui ne relèvent pas à proprement parler de la direction spirituelle, la complexité des états spirituels de Mère Mectilde, durant l'époque qui nous préoccupe, aurait dû normalement la conduire à avoir un directeur, géographiquement proche d'elle, avec lequel elle aurait pu parler régulièrement. Or, ce fut le cas seulement durant les trois années où elle s'adressa au père Chrysostome. Ensuite, elle considéra Bernières comme son directeur, mais elle le rencontra très peu, et n'eut jamais par ailleurs la liberté intérieure suffisante, jusqu'à la mort du mystique normand, et malgré les invitations de ce dernier, pour s'ouvrir en totale confiance à quelqu'un d'autre.

Nous nous proposons d’étudier ici la relation qui s'est établie entre Mère Mectilde et Bernières, et qui s’est échelonnée entre 1642 et 1659, date de la mort de ce dernier. La tâche n’est pas aisée, car si nous disposons de nombreuses lettres de Mère Mectilde (soixante-douze lettres à Bernières ; quarante-quatre à Rocquelay ; une vingtaine d’autres durant la même période à divers autres destinataires), plus rares sont les lettres de Bernières à Mère Mectilde dont une copie ait été conservée et dont on puisse identifier la destinataire avec certitude (ou quasi certitude par la critique interne). Une part de la correspondance fut pourtant publiée peu de temps après sa mort, en plusieurs ouvrages qui connurent plusieurs éditions : « Œuvres spirituelles », que nous avons signalé en commençant et « Le Chrétien Intérieur ». Mais comme cela est arrivé pour beaucoup d’autres auteurs, les éditeurs de l’époque ont organisé les lettres en fonction de thèmes et ont supprimé le nom des destinataires. Ils ont ensuite, selon une pratique courante alors, détruit les originaux. Pour éviter toute indiscrétion et reconnaissance possibles, ils ont donné à chaque lettre un titre anonyme, par exemple : « à une religieuse, sur le sujet de... », ou plus simplement encore : « à N..., sur le sujet de ... ». Dans la correspondance ainsi publiée, il arrive que la critique interne suggère que telle ou telle lettre ait pu être adressée à Mère Mectilde. Mais rares sont les cas où on peut l’avancer avec une large probabilité, sauf quand on retrouve la copie de la lettre dans le manuscrit P 101 ou un autre, avec le nom de la destinataire.

Le matériau dont nous disposons présente donc des lacunes importantes qu’il est impossible de pallier, sans compter bien sûr les lettres disparues. Pour cette raison, et aussi pour les limites inhérentes à toute analyse de ce type de texte, il convient de rester prudent quant à la pertinence des résultats auxquels on parvient.

Ce travail, commencé à l'occasion du colloque sur Mère Mectilde, organisé en 2000 à Paris, et poursuivi par la suite dans des conférences données à la Communauté des Sœurs Bénédictines du Saint-Sacrement de Rouen, est divisé en deux parties : il comprend tout d'abord l'analyse du type de relation spirituelle qui s’est établie entre Mère Mectilde et Bernières. Puis, il s'attache à décrire l’évolution spirituelle de Mère Mectilde elle-même telle qu’elle apparaît au long de la correspondance.

.LA DIRECTION SPIRITUELLE DE MERE MECTILDE PAR BERNIERES

.Les débuts de la relation

Certaines lettres de Mère Mectilde à Bernières au tout début de leur relation se sont peut-être perdues, puisque nous trouvons deux lettres de Bernières en février 1643 (au moins une en tout cas, l'autre n'étant pas datée, mais son contenu indique une suite probablement assez proche de la précédente), alors que la première lettre de Mère Mectilde en notre possession date du 30 juin de la même année. Rien n'indique cependant que Bernières n'ait pas pris l'initiative de la relation. Quoi qu'il en soit, le 2 février 1643, Bernières exhortant Mère Mectilde à l'amour de l'humiliation et témoignant de son propre désir de s'humilier et d'entrer dans le mépris, lui déclare : « C'est pourquoi, ma chère sœur, je ne veux plus paraître Père spirituel chez vous ; ce n'est pas à moi à faire l'entendu aux choses de dévotion ; au reste, il y a bien de la nature en tout ceci ; ou je n'en ferai plus rien, ou vous me direz que je le fasse. Mais prenez garde à la conduite de Dieu sur moi, je suis très imparfait et chétif, et je parais autre parmi les épouses de Jésus-Christ ; je ne suis pas digne de baiser la terre sur laquelle elles marchent ». Ces formules qu'on retrouve souvent chez les spirituels dont on sollicite la direction, ne sont pas des expressions convenues, d’une modestie plus ou moins sincère. Conscient de ses limites, Bernières met en garde les religieuses contre une confiance trop rapidement accordée et qu'il pourrait décevoir. En tout cas, ces protestations d'incapacité nous montrent que Mère Mectilde a déjà demandé à Bernières d'exercer un certain rôle de guide spirituel. On ne sait pas bien si elle l'a demandé seulement pour elle ou pour la petite communauté dont elle n'était d'ailleurs pas la supérieure. Bernières ne refuse pas, mais il tient, avant d'aller plus loin, à la prévenir des risques qu'elle prend et qu'elle fait prendre éventuellement à ses compagnes.

La lettre suivante nous surprend quelque peu parce que Bernières s'y exprime sur le registre de l'amitié spirituelle : « Je suis pressé de vous donner une commission que je vous conjure d'exécuter fidèlement ; vous êtes la meilleure amie que j'aie au monde, du moins je le crois ; faites-en l'office dans l'exécution de cette commission, qui est qu'aussitôt que vous vous apercevrez que mon cœur ne sera pas conforme à celui de Jésus, prenez un rasoir, ouvrez mon côté et arrachez ce misérable cœur ». Avec une image violente et crue dont les spirituels du XVIIe siècle sont coutumiers, Bernières demande donc à Mère Mectilde le service de la correction fraternelle. Et il achève sa lettre en lui confiant sa misère et aussi sa crainte d'être hypocrite et que « tous ces transports ne soient que nature » .

Le lecteur moderne est désorienté devant la complexité du rapport qui s'établit ainsi entre l'ermite et la religieuse. En fait, il ne semble pas qu'il soit encore question de direction. Ne s'agit-il pas plutôt d'une forte amitié spirituelle dont Mère Mectilde attend beaucoup pour son propre avancement ? En tout cas, il est clair que la rencontre entre les deux personnages n'a pas été anodine et qu'elle a donné naissance à une relation d'une grande intensité qui confine pour Mère Mectilde à la direction spirituelle. Mais on peut dire qu'elle ne considère pas encore à proprement parler Bernières comme son directeur ; ce n'est en effet que quelques années plus tard, après la mort du père Chrysostome, qu'elle demandera explicitement à l'ermite normand de le devenir.

.Le père Chrysostome

Le 30 Juin de la même année, Mère Mectilde écrit à Bernières depuis Paris où elle est en attente de partir éventuellement pour Saint-Maur. Elle a en effet quitté la Normandie avec ses compagnes en vue d'un établissement possible, mais encore très problématique, à proximité de Paris. Sa lettre a pour but de rendre compte de sa première entrevue avec le père Chrysostome auquel Bernières l'a adressée au moment où elle quittait la Normandie. Elle l'appelle « Monsieur, mon très cher Frère » ; bientôt, elle supprimera le « Monsieur » . Notons en passant qu'elle donnera aussi le nom de « Frère » à Roquelay auquel elle écrit très régulièrement, mais qu'elle continue d'appeler « Monsieur » dans l'adresse de ses lettres. La suite de la lettre montre qu'elle a beaucoup apprécié le provincial de France du Tiers-Ordre de Saint François, dont la réputation d'homme spirituel était fort répandue : « O ! Que cet homme est angélique et divinisé par les singuliers effets d'une grâce très intime que Dieu verse en lui. Je voudrais être auprès de vous pour en parler à mon aise et admirer avec vous les opérations de Dieu sur les âmes choisies. O ! Que Dieu est admirable en toutes choses! Mais je l'admire surtout en ces âmes-là ».

Elle s'est tout de suite ouverte à lui avec confiance : « J'ai eu l'honneur de le voir et de lui parler environ une heure. En ce peu de temps, je lui ai donné connaissance de ma vie passée, de ma vocation et de quelque affliction que N.S. m'envoya quelque temps après ma profession ». Le père Chrysostome l'encouragea dans sa voie et accepta de la diriger : « Il m'a promis de prendre grand intérêt à ma conduite ». Il prit le contre-pied de certains avis qui avaient été donnés à la religieuse sur son état spirituel du moment (elle ne dit pas par qui, mais cela prouve au moins qu'elle avait consulté quelqu'un d'autre) : « Je lui ai fait voir quelques lettres que l'on m'a écrites sur ma disposition. Il m'a dit qu'elles n'ont nul rapport à l'état où je suis et que peu de personnes avaient la grâce de conduite, ce que je remarque par expérience ». Mère Mectilde estime donc, à la suite de Chrysostome lui-même, qu'il y a peu de bons directeurs. Elle vient d'en trouver deux en peu de temps. Elle va les utiliser largement.

Son nouveau directeur va tout de suite lui demander de rédiger un mémoire sur sa vie passée, sans doute pour mieux pouvoir l'aider et aussi pour lui permettre d'objectiver ce qu'elle a vécu. Cette rédaction a dû être effectuée très rapidement, ainsi d'ailleurs que la réponse écrite du père Chrysostome. En effet, dès le 18 juillet, Mère Mectilde écrit à Bernières : « J'ai reçu mes sentences de notre saint personnage, lequel me fait bien clairement connaître le peu d'usage que j'ai fait de la grâce et comme je n'ai pas encore commencé de pratiquer la sincère vertu ». Elle ajoute qu'elle ne peut pas lui envoyer cet écrit, d'une part parce qu'il est trop long, d'autre part parce qu'il renferme certaines allusions incompréhensibles sans explications. Mais aussitôt, elle se reprend : « Toutefois, si je demeure encore quelque temps ici, je ne pourrai m'empêcher de vous les envoyer, afin qu'en connaissant ma misère, mon néant et mes grandes chutes et infidélités, vous augmentiez la compassion que votre charité doit avoir pour mon âme ». En tout cas, elle va lui faire parvenir son propre mémoire : « J'ai sujet de craindre en ma vie, et j'ai grand besoin de fidélité. Vous le verrez en lisant mes écrits que je tâcherai de vous envoyer par le premier poste. Je ne crois pas avoir loisir de les copier, toujours aurai-je la consolation de les savoir entre vos mains comme en un lieu très secret et fermé ». Il est clair que le fait d'avoir actuellement le père Chrysostome comme directeur n'a en rien touché à la totale confiance qu'elle accorde à Bernières auquel elle continue d'ouvrir son âme comme si de rien n'était.

.Années 1643-1644

On sait, par une lettre du 31 mars 1644 que Bernières a reçu tous ces écrits. Mère Mectilde lui dit en effet : « J'écris à notre bon frère Monsieur Rocquelay et à notre bonne Mère Supérieure (Jourdaine de Bernières) ; je vous dis hier que vous avez toute liberté de leur montrer nos écrits, laissant à votre discrétion de nommer mon nom ; si ce n'est aux deux susdites personnes, j'espère que vous ne le direz pas. Je vous demande la grâce et la charité de ne dire jamais aucun bien de moi, puisque véritablement il n'y en a point ». Nous avons dans ce petit texte la confirmation qu'à l'intérieur des petits groupes spirituels, les expériences des uns et des autres étaient communiquées ; parfois sous forme anonyme, en tout cas, Mère Mectilde demande ici le secret, sauf pour ce qui concerne Rocquelay et Jourdaine de Bernières, qui peuvent entrer dans la confidence. Un peu plus loin dans la lettre, Mère Mectilde renouvelle d'ailleurs à Bernières sa demande de discrétion. Mais vis-à-vis de Rocquelay, elle n'a pas de secret, puisque le 20 avril 1644, elle lui écrit : « Notre cher N. (il s'agit évidemment de Bernières) vous aura fait voir mes misères, si ses grandes occupations lui permettent, et je doute que vous les avez vues, car vous n'en parlez point ».

Est-ce à Mère Mectilde que Bernières a envoyé directement le petit chef-d'oeuvre spirituel qu'il écrivit « par forme de récréation » le 16 octobre 1643 sur la terre d'anéantissement qu'il vient de découvrir ? Rien n’est moins sûr, car à la fin du document, nous lisons : « Voilà, notre Mère, comme je vous fais part de mes folies pour vous récréer ». Bernières ne s'adresse pas ainsi à Mère Mectilde qui n'est pas prieure. Il l'appelle « Ma très chère sœur ». Pourtant, le 28 novembre, elle lui écrit : « Il y a environ 4 ou 5 ans que je suis en possession d'une terre quasi pareille à celle dont vous me faites la description ». Et la suite de la lettre montre qu'elle a eu connaissance de la totalité du document. De plus, elle dit : « dont vous me faites la description » ; donc, Bernières le lui a envoyé. L'a-t-il fait directement ou par l'intermédiaire de Roquelay ? Mère Mectilde remercie ce dernier quelques jours auparavant, le 13 novembre d'un « petit trésor que je reçois très cordialement et qui tient très bien à mon dessein et affection ». S'agit-il de notre texte ? C'est possible.

Il faut dire en quelques mots la teneur du document de Bernières. Celui-ci explique qu'il a éprouvé une grande crainte de la pauvreté. Une des terres auxquelles il tenait ayant été vendue, il lui vint alors à l'esprit que Notre Seigneur pourrait lui donner une autre terre qu'il appelle « la terre d'anéantissement ». Elle contenait plusieurs fermes, celle de la destruction de soi-même, celle de la pauvreté, celle du mépris, celle des douleurs, celle des sécheresses et des délaissements. Cet héritage lui venait, dit-il, de sa femme, la folie de la croix. Dans toutes les fermes où il se promenait avec bonheur, il rencontrait Jésus, pauvre, méprisé, délaissé, mourant sur la croix. En arpentant sa nouvelle possession, il découvrait combien jusqu'ici il s'était beaucoup recherché lui-même, jusque dans ses meilleures intentions apostoliques. Sur cette terre, il y avait une Église, Dieu lui-même, contemplé dans ses grandeurs à travers l'anéantissement du Christ. Si le Christ s'est fait pauvre, a été méprisé et a souffert, il a divinisé la pauvreté, le mépris et la souffrance. Si nous y entrons, nous serons nous-mêmes divinisés. Enfin sur cette terre, il y avait un étang, l'étang de la pauvreté où les âmes se baignent pour acquérir la pureté, pureté qui consiste à être plein de Dieu, lorsqu'on a accepté d'être anéanti à l'image de Jésus. Et le document se termine par cette prière : « Mon Dieu, je désire de prendre part à votre esprit de pauvreté, et si je ne le possède pas réellement, qu'au moins je l'aie intérieurement avec un si grand dégagement de toutes les créatures que je les estime de la boue, comme St Paul ».

Nul doute que ce texte magnifique a circulé dans l'entourage de Bernières. Quelle que soit la manière dont elle l'a reçu, mère Mectilde le considère comme un envoi personnel, et elle répond à Bernières dans la même tonalité, ce qui montre la profonde connivence qui existait entre eux. Elle a acquis elle-même cette terre « par douaire de mon époux389 lorsque mourant sur la croix, il m'en fit présent comme d'une terre où, le reste de mes jours, je pourrais en toute assurance faire ma demeure ». Et elle continue sur ce ton plaisant, mais où se déploie une réflexion spirituelle très profonde : elle dit que ses fermes ne sont pas disposées tout à fait de la même manière et lui propose quelques échanges, car il est plus courageux qu'elle pour vivre certaines situations. Cette lettre révèle la communion de pensée qui s'était déjà établie entre les deux interlocuteurs.

L’échange se poursuit dans la lettre suivante datée du 1er décembre. Bernières lui a écrit le 20 novembre, et il l'a, dit-elle, « si fort obligée que je ne puis vous en témoigner autres sentiments sinon que je prie Dieu qu'il vous rende digne d'une perpétuelle union et qu'il vous honore de ses adorables croix ». Aucun doute, Bernières a poursuivi ses confidences qui vont provoquer en retour celles de Mère Mectilde. Il est intéressant ici de noter qu'à propos de l'union et des croix dont elle vient de parler, elle ajoute : « Ce sont les sacrés trésors que vous pouvez posséder en terre ». Elle reste évidemment marquée par le document du 16 octobre où Bernières lui-même parlait du trésor découvert en la terre d'anéantissement.

Vers la fin de cette lettre, Mère Mectilde établit de son côté les règles de la correspondance avec Bernières : « Je recevrai donc vos lettres quand la commodité vous permettra de m'écrire et sans vous peiner390. Je vous supplie de n'en point perdre l'occasion, nonobstant que pendant ce saint temps, je demeurerai en silence selon la sainte coutume de religion ». Et elle ajoute un peu plus loin : « Continuez votre bon zèle pour l'avancement de mon âme, il me semble que Dieu vous y oblige par son saint amour, et puisqu'il m'a fait l'honneur de me racheter de son sang précieux et que mon âme n'est pas moins qu'un souffle de la Divinité. Ces motifs sont assez suffisants pour faire continuer votre charité à l'endroit d'une pauvre créature... » C'est clair : elle supplie Bernières de lui écrire, mais elle-même restera en silence jusqu'à ce qu'il se manifeste.

Or, les trois lettres suivantes que nous possédons sont adressées à Rocquelay qu'elle invite d'ailleurs vivement pour les mêmes raisons à lui écrire. Dans la troisième, datée du 25 janvier 1644, elle pose la question : « notre sainte âme est-elle toujours en silence » ? Bernières ne lui a donc pas écrit. Quelle est la raison de ce silence ? On penserait spontanément à un état prolongé de recueillement. Pourtant, la lettre suivante, datée du 15 février, prouve que Bernières a d'autres occupations que l'oraison ; il est retenu par les affaires des missions au Canada dans lesquelles il est très engagé. C'est pour cette raison qu'elle hésite à lui écrire et qu'elle passe par l'entremise de Rocquelay. Elle peut d’ailleurs s'adresser à ce dernier directement : un courrier reçu de lui l’y autorise : « Vous m'avez extrêmement consolée par votre dernière », lui dit-elle.

Les choses se compliquent du fait que le père Chrysostome semble lui-même très occupé : « étant toujours surchargé d'affaires, je ne l'ose l'importuner » ; et du coup, elle se retourne vers Bernières : « De sorte que je supplie votre charité de souffrir que je m'adresse quelquefois à vous pour en recevoir ce que ma nécessité demande et ce que la gloire d'un Dieu vous oblige de me donner ». Des expressions comme celle-ci montrent qu’irrésistiblement, elle revient vers Bernières dès qu'elle en a l'occasion, quitte d'ailleurs à provoquer celle-ci en arguant de la surcharge du père Chrysostome. Une autre lettre datée du 31 mars, est également très explicite à cet égard : « ... J'espère beaucoup de votre charité : soyez autant simple en mon endroit que je le suis au vôtre et ne rebutez point mes humbles prières, après que vous aurez reconnu mes indignités. C'est par la connaissance de mes besoins que vous serez doublement obligé de me secourir ; la charité parfaite demande cela de vous ».

Il faut attendre le 18 août pour trouver une nouvelle lettre à Bernières. Depuis février, elle a écrit plusieurs fois à Rocquelay, mais fidèle à l'engagement qu'elle a pris, elle n'a pas importuné Bernières. Ayant reçu une lettre de lui, elle se trouve autorisée à lui écrire de nouveau, et cette lettre commence de manière étonnante. Alors que jusqu'ici elle l'a souvent supplié de ne pas la priver de ses conseils, elle déclare : « Il me semble vous avoir supplié de ne vous mettre en peine de m'écrire pour me témoigner la sainte affection que vous avez pour moi ». Elle a sans doute été profondément touchée par ce que Bernières lui a écrit. Et elle continue : « Croyez, mon très aimé frère, que les effets de votre sainte charité sont extrêmement admirables en mon endroit, ne pouvant comprendre comment Notre Seigneur vous donne des bontés si grandes pour une pauvre pécheresse ; il me veut convertir par votre moyen, j'en ai des preuves certaines puisque c'est par les secours que vous m'avez donnés et procurés que je suis sortie de certains états intérieurs où mes imperfections me tenaient liée ». Sans le dire, ne considère-t-elle pas Bernières comme son vrai directeur ?

Les cinq lettres suivantes sont adressées à Rocquelay. Nous commençons à nous habituer au rythme de la correspondance de Mère Mectilde à cette époque : quatre ou cinq lettres à Rocquelay, une à Bernières. Avec Rocquelay, elle n'a certes, pas le même contrat. Cependant, il faut noter qu'elle a avec lui également une attitude de réserve : « Bénie soit la divine Providence qui m'a aujourd'hui consolée de vos chères lettres que j'attendais avec instance dans le désir de recueillir mon cœur en l'amour de mon tout par les saintes connaissances que votre charité me communique. Je ne saurais vous dire combien j'ai trouvé long votre silence et je vous supplierai volontiers sans contrevenir à la divine conduite de n'être plus si exact à la garde d'un silence qui m'est préjudiciable ». Avec le secrétaire de Bernières, elle n'anticipe donc pas non plus, et attend la réponse pour écrire elle-même de nouveau. Le texte qui vient d'être cité est extrait d'une lettre datée du 21 octobre. La précédente adressée à Rocquelay datait du 19 août. Deux mois environ, ce qui donne une idée d'un rythme que Mère Mectilde trouvait trop espacé.

Mais le plus intéressant dans cette lettre, ce sont les raisons que donne Mère Mectilde de son propre silence. Elles sont de deux ordres : d'abord Rocquelay faisait retraite, sans qu'on sache d'ailleurs de quel type de retraite il s'agissait et quelle en était la durée. Ensuite, Mr de Barbery lui a écrit qu'elle était « trop prolixe » en ses lettres, notamment, dit-elle, en celles que je vous écrivais [...] et qu'en cela j'agissais contre la grâce ; ceci arrêta un peu ma plume, jusqu'à ce que j'en serais assurée d'ailleurs ». Et elle remarque avec une apparente naïveté : « je ne sais où il les avait vues ». Ce petit incident, sans conséquence aucune sur les relations entre Mère Mectilde et Rocquelay, est un bel exemple de ces nombreux échanges dont nous avons parlé qui existaient entre toutes ces personnes et qui conduisaient parfois à des indiscrétions. Et elle termine sa lettre ainsi : « Je vous supplie que notre cher A.391 se souvienne quelquefois devant Dieu de sa pauvre et indigne sœur ». Elle est cependant consolée à l'avance par l'idée que Bernières va peut-être venir à Paris et qu'elle pourra le rencontrer ; si Rocquelay est du voyage, sa joie sera à son comble : « Nous parlerons ouvertement de tout ce que nous aimons, qui est celui au saint amour duquel je vous suis, monsieur ... etc... »

.Année 1645

Le 3 janvier 1645, dans une nouvelle lettre à Rocquelay qu'elle « réveille » de la part de l'Enfant Jésus à l'occasion des étrennes, elle semble cette fois être résignée au silence de Bernières qui se prolonge : « Je vous supplie d'assurer notre cher frère A. que je trouve bon son silence lorsque les affaires de Dieu l'occupent ». Même envers Rocquelay, elle se fait moins insistante : « Si vous pouvez m'écrire, j'en aurai un grand contentement, mais je vous supplie en cela comme en toutes autres choses, suivez l'ordre et le trait du Saint-Esprit ».

Malheureusement, l'entrevue tant désirée avec Bernières n'eut pas lieu, puisque quelques jours seulement avant le voyage de ce dernier à Paris avec son fidèle compagnon, elle dut partir pour Rambervilliers. Elle envisage maintenant, c'est ce qu'elle écrit à Rocquelay le 29 janvier, qu'elle ne pourra plus jamais les revoir, si elle reste en Lorraine. Cependant, si elle revient à Paris, elle espère bien qu'ils seront encore dans la capitale. Une nouvelle lettre à Rocquelay en février redit sa peine d'avoir manqué cette rencontre et son acceptation de cette « chère privation ».

Le 26 juin 1645, Mère Mectilde est rentrée à Saint-Maur et elle prend contact avec Bernières au sujet d'une affaire dont les termes échappent au lecteur. Des projets sont manifestement en cours qui concernent la petite communauté. De quoi s'agit-il exactement ? Impossible de le dire à la seule lecture de la lettre.

La lettre suivante, datée du 30 juin, apporte quelques renseignements : un projet a été élaboré entre Bernières et les cinq religieuses d'établir celles-ci en « une sainte retraite », sans doute assez austère car Mère Mectilde croit bon de répondre de ses compagnes qui ont « des cœurs généreux et pénétrés du saint amour », tout en étant très réservée sur elle-même car elle s'estime indigne. Le lieu de cette retraite serait-il ce Saint-Firmin dont il est question un moment ? Dans la lettre suivante, Mère Mectilde parle de Mr de Saint-Firmin, un ami de Bernières.

Cette lettre, datée du 4 juillet, fait état par ailleurs des déboires financiers de Bernières : « C'est à présent que vous serez notre vrai Père dans la pauvreté et dans l'abjection, car il me semble que l'une ne va pas sans l'autre ». Et voici que Mère Mectilde se met à conseiller Bernières comme le ferait un directeur. Nous avons déjà observé cette tendance chez elle. Ici, elle s'exprime sans réserve : « S'il vous réduit à vivre d'aumônes, ce sera pour consommer votre perfection d'être plus conforme à Jésus pauvre, méprisé et anéanti...c'est une grande grâce que Dieu fait à une âme qu'il réduit à la mendicité et sans appui que de son amoureuse Providence. Il est assez miséricordieux pour vous faire entrer dans cet état. Un peu de patience et nous verrons ses effets ». Qu'est-ce qui motive le ton de cette lettre ? A-t-elle perçu un découragement chez Bernières. « Je vous confesse que la lecture de votre lettre m'a bien surprise. Dieu travaille lorsque nous n'y pensons pas. Faisons tout notre possible avec un pur et simple abandon à la conduite de Dieu ». Il est probable que Mère Mectilde a senti qu'elle devait soutenir Bernières dans une épreuve très douloureuse où il a été quelque peu ébranlé. Mais dès la lettre suivante, en date du 30 juillet, elle redevient “ dirigée ”.

Les lettres de cette période sont brèves ; elles parlent toutes de « notre affaire », c'est-à-dire probablement du déplacement éventuel de la petite communauté, mais Mère Mectilde y livre peu de chose concernant sa propre vie intérieure, sans doute parce qu'elle a l'occasion de parler de temps en temps avec Bernières qui est encore à Paris. Le 5 novembre en effet, elle lui écrit : « Je ne saurais vous dire la mortification que je ressentis dernièrement d'être privée de votre entretien ». Ce qui veut bien dire qu'ils se rencontraient de temps en temps.

Le 11 novembre, nous sommes informés que Bernières va quitter Paris. Apparemment, il va se retirer à quelques heures de la capitale pour faire retraite durant un mois avec le père Chrysostome. C'est du moins ce que laisse entendre une lettre à Rocquelay écrite probablement en décembre. Mère Mectilde écrit à Bernières avant son départ : « C'est donc aujourd'hui que j'entre dans la privation de votre chère présence et que je dois révérer la divine Providence qui l'ordonne de la sorte, vous laissant aller de bon cœur et avec humble soumission où elle vous appelle, puisque son saint amour nous a unis pour l'éternité, allez partout à la bonne heure où la gloire vous appelle ; je ne vous perdrai point de vue devant sa majesté, mais au nom de Jésus et de sa sainte Mère, souvenez-vous de prier Dieu quelquefois pour moi ». La communion qui les unit conduit la religieuse à renoncer à la présence de Bernières puisque la gloire de Dieu appelle celui-ci ailleurs. Elle veut le remercier, mais finalement, elle ne s'étend pas, car « Dieu est Dieu et...lui seul vous suffit ». Elle lui demande simplement de ne pas l'oublier et de lui faire parvenir autant que possible ses écrits, car ceux-ci produisent en elle de « bons effets », et « particulièrement vos dispositions présentes, lorsque la charité vous excite à m'en écrire quelque chose ». Nous sommes ici toujours dans le domaine de l'échange spirituel. Elle demande ensuite à Bernières de la recommander, avant de partir, le père Chrysostome : « Obligez-le par vos prières intimes à être toujours mon père et mon cher directeur, puisque la bonté de Dieu me l'a donné par vous ». Chrysostome demeure donc le directeur officiel, mais elle est profondément liée spirituellement à Bernières : « Souffrez que je vous dise : « Trahe me post te »392; je vous veux suivre, encore que ce soit de mille lieues loin ».

La lettre suivante, en date du 15 novembre, le confirme : « Dites-moi, je vous prie, en confiance et vraie simplicité ce que ressent présentement votre âme, ce qu'elle souffre et ce qu'elle reçoit par cette influence d'amour qu'elle expérimente, ne dissimulez point, parlez naïvement ». Elle fait cette demande d'autant plus volontiers que c'est Chrysostome qui la lui suggère : « Le saint personnage que vous m'avez donné pour guide ordonne de m'adresser à vous pour recevoir quelque secours en ma peine ». Mais on le voit, la relation tend de plus en plus au partage spirituel.

Bernières étant absent, elle renoue avec Rocquelay dont il a été peu question durant toute cette période. Elle lui écrit deux lettres à la fin de l'année 1645 où elle s'ouvre à lui avec beaucoup de simplicité.

.La mort du père Chrysostome en 1646.

Les lettres du début de l'année 1646 sont marquées par l'inquiétude de la maladie du père Chrysostome. Mère Mectilde s'étonne tout de même que Bernières lui ait répondu de manière si brève alors qu'elle lui exposait des états spirituels complexes. Mais voilà que Bernières à son tour est malade et que Mère Mectilde se prépare à être séparée des deux personnages qui l'aident le plus dans sa vie spirituelle. Une lettre à Rocquelay du 16 février 1646 nous avertit de ses dispositions d'abandon. Elle est rassurée le 28 février, une lettre à Jourdaine de Bernières en témoigne, et pour Bernières et pour Chrysostome. La santé du premier va effectivement se rétablir, mais pour le second, il ne s'agit que d'une rémission, et le 26 mars, une lettre de Mère Mectilde nous révèle que Chrysostome est à la dernière extrémité. Il a reçu l'Extrême-Onction. Deux jours plus tard, le 28 mars, Mère Mectilde annonce à Bernières la mort du religieux de Saint François. Elle en est toute bouleversée : « j'en suis inconsolable, et bien que mon plus cher plaisir soit dans la volonté de mon Dieu, Sa Majesté permet que je ressente ma perte jusqu'à un dernier point ; je me sens dans une si grande nudité de support que je ne vous le saurais exprimer ». Il est clair que les liens spirituels avec Bernières n'empêchaient point une grande communion avec Chrysostome qui devait l'aider beaucoup par sa direction. Très vite, Mère Mectilde se retourne vers Bernières : « Très cher frère, ayez pitié de moi, et pour l'amour que ce saint Père vous portait, soyez moi en ce monde ce qu'il m'était ». D'ailleurs, la relation avec Chrysostome a permis d’approfondir le lien qui existait entre elle et Bernières. Il faut donc qu'après sa mort, ils soient l'un et l'autre fidèles à ce lien.

La lettre suivante, du 10 avril est encore plus explicite : « Votre humilité vous a fait dire ce que vous ne devez penser, mon très cher frère, pour moi qui suis la faiblesse et la pauvreté même, il m'est permis de recourir à vous et notre saint Père me l'a ainsi ordonné en sa dernière visite, de sorte que vous serez désormais et mon Père et mon frère très cher, espérant que le saint amour qui nous unit vous donnera assez de charité pour me donner secours ». Bernières a dû montrer des hésitations devant sa première demande ; elle insiste en s'appuyant sur Chrysostome lui-même. Le 16 avril, elle exprime toute la place que tenait ce dernier dans sa vie ; elle ne pleure pas seulement quelqu'un qui l'aidait beaucoup ; elle regrette un homme qu'elle considérait comme un très grand spirituel, et il s'agit maintenant pour elle de « conserver entre nous son esprit et ses hautes maximes de perfection qu'il nous enseignait de pratiquer ». D'ailleurs, n'a-t-elle pas la certitude qu'il est « absorbé dans Dieu d'une manière ineffable et qui me donne de la joie de son bonheur ». Son problème est que, maintenant, elle ne peut obtenir ses écrits que ses supérieurs conservent, car ils les suspectent de comporter bien des erreurs. Cependant, comme Bernières, elle reçoit des secours spirituels qu'elle interprète comme venant de Chrysostome : « Voulant participer à l'esprit de ce saint Père, il me semblait que Jésus-Christ me remplissait du sien propre, et ceci fit d'assez bons effets, selon qu'il me semble ».

Toute cette période est donc très occupée par les suites matérielles (concernant les écrits), psychologiques et spirituelles de la mort du père Chrysostome. De plus, Mère Mectilde doit être prise par de fortes préoccupations, car les rares lettres qu'elle adresse à Bernières jusqu'en juillet sont brèves ; elle n'y parle d'elle-même que de manière générale. Ce n'est que le 7 juillet qu'elle a le loisir de prendre la plume un peu longuement. Encore le fait-elle très difficilement, car elle se trouve dans un état d'esprit qui l'empêche de communiquer avec l'extérieur. Elle parvient tout de même à exprimer ce qu'elle vit de manière assez brève, mais claire.

Bernières répond, la lettre de Mère Mectilde, datée du 28 juillet, en témoigne, de même que celle du 31 août. Même si nous n'avons pas le texte de ses réponses, il est clair que l'échange qui s'établit entre les deux se situe bien au niveau de la direction spirituelle. Elle parle de ses états, elle demande conseil.

Durant cette période, nous avons peu de lettres adressées à Rocquelay, ce qui se comprend très bien puisque la correspondance avec Bernières est plus fréquente et régulière. Cependant, dès le 5 octobre, Mère Mectilde tire le signal d'alarme auprès du dévoué secrétaire : « votre silence est bien grand, et je suis en soin si notre cher frère M. de B. a bien reçu nos lettres. Il me semble que vous et lui commencez d'abandonner votre pauvre sœur... » Elle reprend donc des habitudes qu'elle avait quelque peu perdues ; le silence de Bernières la conduit à frapper à la porte de Rocquelay.

Mais par une lettre du 23 octobre, nous savons qu'elle a reçu plusieurs réponses de Bernières, ce qui lui permet d'écrire de nouveau. Ce texte est très important par son contenu, car Mère Mectilde expose longuement l'état spirituel dans lequel elle se trouve, état de passivité grandissante. Mais un détail nous renseigne également sur la manière de direction de Bernières, du moins avec Mère Mectilde. Il répond certes aux questions qu'elle lui pose, il donne ses réactions à ce qu'elle lui confie sur elle-même. Mais aussi, il lui parle de lui : « La sainte disposition où vous êtes m'attire avec vous dans un entier dégagement, et en considérant l'abondance des divines miséricordes en vous, j'en demeure dans l'admiration, et dans un désir d'en louer et remercier Dieu éternellement ; je ne saurais plus rien faire que cela pour les personnes que j'aime ». La relation de direction ne supprime donc pas chez Bernières le partage fraternel. Cette attitude s’explique en partie par le fait qu'il est habitué depuis longtemps à un certain type d'échange avec sa dirigée et qu'il ne modifie pas ses habitudes. Cela confirme d'ailleurs la demande que Mère Mectilde lui a faite : « Vous serez désormais et mon Père et mon Frère très cher ».

Une lettre à Bernières datée du 6 novembre fait état de la demande qui vient de lui être adressée de devenir supérieure du monastère de Notre-Dame de Bon Secours de Caen ; ce monastère était une filiale de l'abbaye de Montivilliers. Mère Mectilde s'inquiète de ses sœurs qu'elle répugne à abandonner, étant donné l'attachement qu'elles ont pour elle. D'autre part, même si elle s'en remet à la volonté de Dieu qui s'exprimera par le jugement de Bernières, elle ne cesse d'affirmer qu'elle a « une très grande répugnance à la supériorité ». Quatre jours après, le 10 novembre, elle redit à Bernières ses inquiétudes ; elle demande des explications : pourquoi a-t-on besoin d'une supérieure ? Celle-ci est-elle nommée à vie ? « Je laisse toutes choses entre vos mains lui dit-elle, mais je vous dirai en passant que je n'espère pas que ceci réussisse...j'aime mille fois mieux un petit coin dans mon état d'abjection que toutes les abbayes de France. Il me semble que je ne puis recevoir en ce monde de plus horrible affliction que de tomber dans quelque grade ».

Le 17 novembre, c'est Rocquelay qui devient à son tour le confident de ses réticences en même temps que celui de sa disponibilité profonde à la volonté de Dieu. Mais l'occasion de la lettre est l'envoi qu'il lui a fait des cahiers du père Chrysostome sur la « Sainte Abjection » et qu'elle va pouvoir faire imprimer.

Le 14 décembre, Bernières reçoit une très longue lettre dans la même tonalité. La disponibilité est totale et la paix intérieure très grande, mais les obstacles demeurent. Elle ne se voit pas du tout supérieure, pas plus à Caen qu'au faubourg Saint-Germain où le curé de Saint-Sulpice, Mr Olier, lui propose de prendre la tête du monastère des Filles de Notre-Dame de Liesse. D'autre part, elle s'inquiète pour ses sœurs de Saint-Maur : le refuge qui avait été un moment prévu sera-t-il disponible ? A moins qu'elle ne réussisse à stabiliser la maison de Saint-Maur, mais la demande dont elle a été l'objet l'a stoppée dans ses intentions. Elle s'inquiète également pour le couvent de Rambervilliers dont la situation demeure précaire et dont les responsables semblent incapables de prendre une décision claire. A travers toutes ces incertitudes, son orientation profonde n'est en rien remise en cause : « Je suis bien partout, à Saint-Maur comme à Rambervilliers, et pourvu que Dieu demeure en moi et me retire et me préserve du tracas, tous lieux par sa grâce me sont indifférents ». Et elle réitère à Bernières le besoin qu'elle a de recevoir ses conseils éclairés : « Pour moi, mon très cher frère, je vous suis plus redevable pour la plus petite de vos lettres que votre bonté prend la peine de m'écrire, et elle me donne plus de bien intérieur et de consolation que si vous me donniez des empires ».

.Supérieure des moniales Bénédictines de Caen en 1647

Est-ce à Mère Mectilde que s'adresse une lettre datée simplement de l'année 1647, où Bernières déclare : « L'attention à ce que nous sommes, ce que nous ferons, ce que nous deviendrons, si telle et telle chose arrivait, ne peut compatir avec le parfait abandon, qui rend l'âme toute simple, pour être tout occupée à ne s'occuper qu'en Dieu seul ». A-t-il trouvé que Mère Mectilde, malgré sa profonde disponibilité, était trop préoccupée par les hypothèses et les conjectures et qu'elle devait se libérer encore davantage de ses soucis ? Il est impossible de le dire, puisque cette lettre ne comporte ni indication de destinataire ni date précise.

Le 12 janvier 1647, Bernières écrit à une religieuse au sujet d'une maladie qu'il vient de traverser, alors qu'il séjournait à Caen, et dans laquelle il a éprouvé son impuissance, son néant, son incapacité à rejoindre Dieu. Là encore, on ne sait malheureusement pas à qui parle Bernières, mais ces quelques pages révèlent bien, s'il en était besoin, la manière dont il procédait avec ses intimes : il s'exprimait sur lui-même sans aucun fard. Ce directeur n'hésitait donc pas à s'exposer, mais il ne le faisait sans doute qu'avec ceux avec lesquels il entretenait une relation de fraternité. Cette lettre était-elle adressée à Mère Mectilde ? Le 18 janvier, celle-ci répond en tout cas à une lettre de Bernières qui lui a parlé de sa maladie. Avec une belle liberté, elle lui déclare : « Donnez-nous quelquefois de vos nouvelles sans vous incommoder, et de l'état de votre maladie ; j'ai quelque doute qu'elle ne vous emporte après avoir bien langui comme notre bon Père. Hélas, si cela arrive, je serai dans la grande pauvreté de grands amis ; mais si Dieu le veut, allez je vous sacrifie. Il me tarde de me voir toute seule sans secours et sans appui que de Dieu seul en qui je me repose » ; Mère Mectilde avait parfois l'amitié un peu rude. D'autre part, dans cette lettre, elle exprime les réactions négatives des supérieures de Rambervilliers quant au projet de Caen et leur désir de la faire revenir en Lorraine

Dans une autre lettre datée de la même année, Bernières fait savoir à une personne de confiance dont on ignore l'identité ses scrupules de directeur : « Je vous supplie de consulter un peu devant Dieu, savoir si, dans le même dessein de mener une vie méprisée, abjecte et cachée, je ne dois point cesser de donner des avis spirituels à quelques personnes qui, quelquefois, m'en demandaient. J'ai eu un très grand dégoût de le faire, depuis que Notre Seigneur m'a un peu fait connaître moi-même, et pour parler véritablement, je n'en suis point capable, et je crains que cela ne serve à entretenir une bonne opinion que l'on pourrait avoir de moi, plus avantageuse que je ne mérite ». Mais il ajoute tout de suite : « Vous et N... en serez toujours exceptés, puisqu'il n'y a rien de caché entre nous, sinon que je ne découvre pas assez mes misères ». On aimerait évidemment que Mère Mectilde ait été la destinatrice de cette lettre ou au moins qu'elle soit l'autre personne dont il est question et qui bénéficiera toujours des conseils de Bernières. En tout cas, il est clair que ce dernier répugne à la direction spirituelle par humilité et désir de mener une vie de plus en plus cachée et humble, et que d'autre part, avec les personnes auxquelles il s'adresse dans cette lettre, la direction spirituelle s'accompagne d'échanges fraternels.

Le 15 février, Bernières écrit à Mère Mectilde depuis Caen, où il est rentré après sa maladie. Ici, nous sommes pratiquement sûrs que cette lettre est adressée à Mère Mectilde car elle fait réponse à une longue lettre que Bernières a reçue, écrite du 14 décembre (ce qu’il précise lui-même). Or nous savons que Mère Mectilde lui a écrit longuement à cette même date, et d'autre part, le contenu de la lettre ne peut guère faire de doute. Il porte d'abord sur l'obéissance que Mère Mectilde tient à avoir pour ses supérieures de Lorraine et que Bernières approuve. Ensuite, ce dernier réagit à des confidences qu'elle lui a faites le 14 décembre sur l'ascèse à laquelle elle se livre et il cherche à la modérer. Puis, il lui dit qu'il aimerait bien qu'elle soit auprès de lui pour qu'il puisse s'entretenir avec elle dans la pensée du père Chrysostome : « Vous ne laisserez pas d'être toujours ma très chère Sœur, puisque Dieu nous a si étroitement unis, que de nous faire enfants d'un même Père, et d'un si accompli en toutes sortes de vertus. Savez-vous bien que son seul souvenir remet mon âme dans la présence de Dieu quand elle est dissipée, et anime son courage à puissamment travailler à la bonne vertu ». La présence du père Chrysostome disparu demeure donc très prégnante et sert de lien entre les deux correspondants.

Une lettre de Mère Mectilde datée du 16 février résonne dans la même tonalité. Après avoir exprimé que son retour à Rambervilliers lui paraît de plus en plus inéluctable, et que la perspective du supériorat de Caen s'éloigne en conséquence de plus en plus, elle confie tout de même à Bernières que malgré ses réticences, le fait de bénéficier plus facilement de ses conseils lui aurait fait accepter son déplacement en Normandie ; en effet, Bernières est dépositaire de la grâce et de l'esprit du père Chrysostome, il est donc plus à même de la conduire sur le chemin qu'elle a commencé avec le franciscain. Elle est dans l'incertitude en particulier au sujet de ses pratiques d'ascèse. Bernières l'a déjà mise en garde contre des excès sur ce point dans une lettre précédente. Il semble que le père Chrysostome l'avait engagée sur une voie très exigeante sur laquelle elle a continué. Mais sa santé en a été éprouvée et son entourage l'a contrainte à se modérer. C'est dans ce contexte qu'elle dit à Bernières : « Je suivrai en toutes choses vos avis, car vous avez très bonne part à la grâce et l'esprit de notre bon Père, et c'est ce qui me faisait accepter plus volontiers notre demeure à Caen. Ce digne Père m'a laissée dans un petit commencement qui demande d'être cultivé par une continuation de ses maximes et de ses sentiments, et je pensais recevoir cette grâce de votre charité, si Dieu tout bon m'avait approchée de vous, mais puisqu'il ne le veut point, sa sainte volonté soit faite ».

Ces paroles nous font saisir d'abord la complexité des sentiments de Mère Mectilde. Elle a exprimé une opposition farouche à devenir supérieure du monastère de Caen. Cependant, la perspective d'être proche de son directeur lui ferait bien accepter la charge, car elle se sent encore incertaine sur les voies de la sainteté. Elle sait qu'elle a besoin d'être guidée et elle ne voit pas qui d'autre que Bernières pourrait lui être vraiment utile, lui qu'elle appelle : « mon très cher Frère et le Père de mon âme », indiquant dans cette expression les deux états successifs de leur relation, mais qui subsistent désormais ensemble.

Mais nous voyons surtout apparaître dans cette lettre une certaine conception de la direction spirituelle, assez fréquente au 17ème siècle : le directeur est une sorte d'initiateur mystique à l'esprit duquel participent ses dirigés. Ici, Bernières, qui était lui-même dirigé de Chrysostome, participe de sa grâce et de son esprit. Du coup, il est capable de poursuivre auprès de Mère Mectilde le travail entrepris par le bon Père. Il ne faut pas oublier que nous sommes à une époque très marquée par la pensée du Pseudo-Denys, pour lequel la grâce se répand par communication hiérarchique des êtres entre eux. Lorsqu'un homme se révèle comme un grand directeur, il est considéré comme un initiateur spirituel, comme un canal de la grâce particulière qui est la sienne. Tel fut par exemple le Père de Condren auquel, longtemps après sa mort, Mr Olier ne cesse continuellement de se référer en l'appelant le Bienheureux Père. En tout cas, le 26 février, Mère Mectilde qui se réjouit d'une visite possible de Bernières à Paris que ce dernier lui a laissé entrevoir, lui déclare : « Ce sera en ce temps de la chère vue que nous renouvellerons tous les saints entretiens de notre bienheureux Père, et que votre charité nous fortifiera pour pratiquer fidèlement ses maximes et ses avis ». Quelque temps après, elle écrira à Rocquelay qu'elle va faire sa retraite pendant la semaine sainte, « sans directeur que les maximes de notre bienheureux père393, que je lirai et méditerai selon la grâce qui m'en sera donnée ».

Bernières répond à Mère Mectilde de manière assez fréquente, puisque, toujours le 26 février, elle lui parle de trois lettres qu'elle a récemment reçues et qui lui ont été très profitables pour sa vie spirituelle.

Pendant ce temps, elle poursuit sa correspondance avec Jourdaine de Bernières et avec Rocquelay. Une petite notation apparemment sans importance dans une lettre à la première et en date du 27 février, nous renseigne sur certaines pratiques que nous avons déjà évoquées et qui nous montrent encore un rapport à la discrétion assez différent de celui auquel nous sommes habitués aujourd'hui. « O ma très chère sœur, déclare Mère Mectilde à la sœur de Bernières, quels sont les discours que notre bon père vous fait de mes misères, je les lui mande tout bonnement pour l'émouvoir à compassion, et vous aussi, de mes infidélités qui sont extrêmes ». Ce qui signifie que Bernières a parlé à sa sœur des confidences de Mère Mectilde, pourtant sa dirigée en titre. Et Mère Jourdaine n'a pas considéré comme une indiscrétion d'évoquer ces propos à l'intéressée elle-même. Celle-ci d'ailleurs ne le prend pas en mauvaise part. Au contraire, elle semble trouver que son directeur a été à son sujet trop louangeur et elle renchérit pour bien manifester sa misère.

Bien que plus fréquentes depuis qu'il était devenu son directeur, les lettres de Bernières n'étaient pas bien régulières, en raison d'une part de ses nombreuses activités, et d'autre part du fait qu'à certaines périodes il se retirait complètement dans le silence : « Vos chères lettres du 24 du mois passé, écrit Mère Mectilde le 3 mai, ont beaucoup consolé mon âme. Je n'osais interrompre votre silence pour ce que j'avais appris que vous étiez dans les jouissances du divin Epoux. C'est ce qui m'a fait demeurer en respect aux pieds de Jésus-Christ, souffrant pour son amour la privation de vos chères nouvelles puisque tel était son bon plaisir, prenant mes délices de vous savoir tout occupé en lui et de lui ». Et, au sujet de l'affaire de Caen sur laquelle les supérieures de Lorraine semblent soudain mieux disposées : « Vous m'auriez bien consolée de m'en écrire vos pensées avec liberté. Croyez que Notre Seigneur m'apprend à marcher sans appui, car il me semble qu'il vous a donné quelque mouvement de vous tenir en silence ».

C'est au cours du mois de mai 1647 que la décision que Mère Mectilde deviendrait supérieure du monastère des bénédictines de Caen fut prise. Dans plusieurs lettres à Bernières, elle proteste encore de sa répugnance à exercer cette charge, que seule tempère le fait de se trouver à proximité de son directeur : « je ne vous écris rien des sentiments de mon âme et comme je suis dans un plus grand sacrifice que jamais, j'espère de vous en faire le récit de vive voix, puisque je connais manifestement que c'est la volonté de Dieu que je possède pour quelque temps l'honneur et la chère consolation de votre présence ».

Bernières se réjouit de son côté, dans une lettre datée du 15 juin, de la venue de Mère Mectilde : « Mon c?ur se réjouit de la disposition divine en cette affaire. Préparez-vous à un renouvellement de grâce selon l'esprit de notre bon Père, je prierai qu'il nous le donne... Enfin toute ma joie est que vous pourrez ici être crucifiée, c'est le bien que je vous désire ; il faut donc vous disposer, et vous préparer à mener une vie toute pleine de grâce, durant que vous serez auprès de nous. Je commencerai aussi de bon cœur, ainsi venez à la bonne heure, afin que nous allions tous ensemble à grands pas dans les voies du Verbe Incarné et l'unique objet de notre amour. Vous jouirez ici de la solitude, quand vous voudrez, et y trouverez notre cher Père. Courage, puisque vous y trouverez des personnes qui ont son esprit, et pour moi, je ressens tant de secours de lui, que je m'imagine qu'il converse invisiblement parmi nous. Ne manquez pas d'aller visiter son tombeau avant que de partir ». Bernières attend donc de la venue de Mère Mectilde un renouvellement mutuel dans la grâce, renouvellement qui sera provoqué par les entretiens qu'ils auront dans l'esprit du père Chrysostome.

L'arrivée de Mère Mectilde au monastère des bénédictines de Caen s'effectua à la fin du mois de juin 1647. Dès lors, la correspondance entre elle et Bernières s'espace notablement. Elle n'a plus guère besoin d'écrire puisqu'elle peut le voir régulièrement. Les lettres sont provoquées par une maladie ou par une absence prolongée de Bernières. Entre juin et la fin de l'année 1647, nous n'avons que deux lettres de Mère Mectilde à Bernières, une en août, une en décembre. Les lettres de Bernières, par le fait, devaient être également très rares. Le 1er février 1648, il lui envoie un mot parce qu'il a été empêché d'aller la voir par des circonstances extérieures. Notons, dans ces quelques lignes, une réflexion sur le sentiment qu'il éprouve de son incapacité : « Tout ce qui m'étonne, c'est que vous vous trouviez aidée par moi qui suis ce que Dieu sait ».

.Année 1648

Une lettre écrite par Bernières et datée simplement de 1648, sans autre indication, et sur laquelle nous reviendrons plus tard, car elle comporte des réflexions importantes sur la vie spirituelle, particulièrement sur l'oraison, parle peut-être de Mère Mectilde. On ne peut cependant l'affirmer avec certitude. Bernières y déclare qu'il a « eu communication avec une grande servante de Dieu ». Celle-ci « contre son ordinaire, avait grande facilité à lui parler de son intérieur », et il ajoute : « Sans doute que l'on apprend extrêmement avec une âme de grâce et d'expérience, avec laquelle on a sympathie ». Bernières, directeur spirituel, est une âme d'écoute

La correspondance reprend à la fin du mois de juin 1648. Bernières en effet se trouve à Paris et son séjour dans la capitale se prolonge plus longtemps que prévu : « C'est une bonne mortification à tous nos amis, et pour mon particulier, elle m'est d'autant plus sensible que la nécessité que j'ai de votre secours est grande », écrit Mère Mectilde le 25 juin. Le 19 août, elle insiste, avec d'autant plus de conviction qu'elle a appris que Bernières a été malade : « Revenez bien vite, je vous supplie, nous avons besoin de vous pour nous aider dans notre petite voie ».

Quelques lettres suivent ainsi jusqu'en décembre 1648. Elles évoquent les réponses de Bernières. Manifestement, cet échange de correspondance tient plus de l'échange spirituel que de la direction à proprement parler. Bernières se trouve dans un état de silence intérieur dont il s'ouvre à Mère Mectilde qui tire un très grand profit de ces confidences : « Perdez-vous, très cher frère, et vraiment cher frère, et vous laissez consommer dans le divin silence où le Saint- Esprit vous attire ; mais je vous conjure, ne l'observez point en mon endroit, puisque Notre-Seigneur ne veut point que vous ayez de réserve ni de retenue avec votre pauvre et indigne sœur. Je comprends bien, ce me semble, la blessure qui vous travaille si suavement, laissez-vous doucement à sa sainte violence et continuez de me dire votre pensée, je vous en conjure très instamment ».

Bernières a dû avoir un scrupule. Il se demande si sa correspondance ne lui est pas dictée par l'amour-propre. Alors, Mère Mectilde le rassure : « Non, non, mon bon et très cher frère, ce n'est pas l'amour-propre qui vous fait dire ce que votre charité nous écrit, c'est la divine Providence qui conduit vos pensées et votre plume pour encourager mon âme à la fidélité d'amour qu'elle doit à Jésus-Christ. Je ne vous puis dire combien une de vos paroles, pour petite qu'elle soit, a d'efficace pour moi et combien elle me réveille. Bégayez toujours de la sorte, je vous supplie, peut-être que mon âme deviendra petite enfant et apprendra ce langage purement. Ne considérez pas que toutes ces choses ne sont pas la pure union, mais voyez seulement que votre charité est obligée de nous dire vos pensées en toute simplicité puisque Notre-Seigneur en sait bien tirer sa gloire ».

Le 26 octobre 1648, Mère Mectilde commence à laisser entendre à Bernières qu'un retour à Rambervilliers est de nouveau probable. La menace se fait même très précise : « Je ne sais point de certitude, mais les lettres que je reçois de notre communauté de Lorraine, nous donnent la croyance qu'à moins d'un coup de la toute-puissance, il faudra promptement partir, non incontinent après Pâques, mais au mois de juin prochain ». Dans cette même lettre, elle parle d'un certain frère Jean394 « qui est ici depuis dix jours environ » ; et elle ajoute : « C'est un bon serviteur de Dieu, mais nonobstant cela, il faut que je vous dise en toute simplicité que je ne ressens nul attrait de lui parler, voire je sens des retraites dans le fond de mon âme et des renfoncements si grands qu'à peine puis-je lui dire deux paroles ». Mère Mectilde montre ici la difficulté qu'elle a de s'ouvrir à quelqu'un d'autre qu'à Bernières lui-même.

Il est clair qu'à cette époque, la grande union spirituelle qui existe depuis leur première rencontre entre Bernières et Mère Mectilde s'approfondit. Le 5 novembre, elle lui écrit : « Mon âme aime et chérit la vôtre plus intimement, plus cordialement et fortement que jamais, et je ne sais qui fait cette liaison si étroite, vu l'impureté de la mienne et combien je suis loin de la plus petite perfection que la grâce a établie en la vôtre. Cependant votre sainteté est la mienne, et je vous désire tout ce que je voudrais posséder pour être plus purement à Jésus-Christ. Sur ce sujet donc, mon très cher Frère, souffrez ma liberté qui vous conjure de demeurer dans la fidélité de votre sacrifice ».

Le 7 décembre, alors que Bernières est toujours à Paris et qu'il est accablé par un procès où il va perdre ce qui lui reste de sa fortune, Mère Mectilde lui écrit : « Mon âme ressent une grande tendresse pour la vôtre et le progrès que vous faites dans la perfection m'est cher comme le mien propre. Souffrez donc, très cher Frère, les effets de la divine Providence et laissez-vous paisiblement consommer... J'ai quasi l'impatience de votre retour, mais il faut mourir à ce désir et à cette satisfaction puisque votre procès recommence ».

.Années 1649 à1651

Entre le 7 décembre 1648 et le 7 janvier 1651, nous n'avons aucune lettre de Mère Mectilde à Bernières. Que s'est-il donc passé ? Il est probable que Bernières est rentré de Paris au début de l'année 1649. Sa présence à Caen a rendu inutile la correspondance. Le 22 juin 1650, Mère Mectilde a été élue prieure du couvent de Rambervilliers. Elle a aussitôt quitté la Normandie pour la Lorraine en passant par Saint-Maur.

Nous possédons une lettre de Bernières adressée à Mère Mectilde et qui porte la date du 15 décembre 1650. Bernières y fait allusion à des lettres reçues de Mère Mectilde et que nous ne connaissons pas. Certaines lettres de cette époque ont donc été perdues. Le contenu des propos de Bernières nous oblige d'ailleurs à poser une question sur l'authenticité de la date de cette lettre. Voici les phrases qui introduisent le doute : « Madame N... m'a sollicité plusieurs fois d'écrire à R. (Rambervilliers) pour empêcher que vous n'y retourniez ; mais je n'ai pu m'y résoudre, n'ayant aucun mouvement pour cela ». Ou bien Bernières fait allusion à des pressions qui datent déjà de plus de six mois, ou bien la date annoncée de sa lettre est trop tardive, puisque nous savons que le 28 août, Mère Mectilde arrivait à Rambervilliers pour prendre la direction du monastère. Mais ceci est secondaire. Il y a dans la lettre de Bernières un autre intérêt : il renonce à demander que Mère Mectilde reste à Caen parce que lui-même se trouve de plus en plus abandonné à la volonté de Dieu et détaché de toutes les créatures : « Au contraire, je consens de vous laisser aller dans le désert, pour ne vous voir peut-être jamais. Il faut obéir à Dieu et vous perdre pour lui et à lui entièrement ; et toutes nos petites consolations, nos appuis pour aller à Dieu, nos desseins de profiter à sa gloire, ne sont que des bagatelles et des amusements, quand Dieu n'y fait pas connaître sa volonté clairement ». Et il continue en disant qu'on lui a suggéré que Mère Mectilde aurait mieux fait de fonder un monastère à Paris où elle serait plus utile et où elle-même serait plus soutenue. Mais il n'est pas de cet avis : « Sur quoi je ne préfère pas mon jugement aux autres, mais je vous conseille de vous aller perdre dans ce désert et d'y expérimenter tous les plus rudes dépouillements que Dieu permettra vous arriver ».

L'hiver 1650 est de nouveau marqué par de graves troubles en Lorraine. La ville est assiégée et Mère Mectilde doit se réfugier deux mois en Alsace. C'est pourtant de Rambervilliers qu'elle écrit à Bernières le 7 janvier 1651 : « Premièrement, vous saurez, mon très cher Frère, que nous sommes dans les guerres, dans les alarmes, dans les appréhensions et dans les misères plus grandes que celles qui nous ont obligées la première fois de sortir de notre monastère. L'on ne parle que de glaive, que de feu et de famine. Le peu de monde qui reste dans le pays est quasi au désespoir, tant les maux y sont extrêmes. Voilà où la Providence m'a conduite, au milieu de ces misères, chargées de vingt filles, sans savoir où nous tourner ».

Cette lettre du 7 décembre est extrêmement longue, la plus longue sans doute de toutes celles que Mère Mectilde ait écrites à Bernières, du moins quant à celles qui sont en notre possession. Elle lui expose en détail les difficultés auxquelles elle se heurte dans sa vie spirituelle à cause des responsabilités qui sont les siennes et des conditions dans lesquelles elle est obligée de les exercer : « Au reste, un pays si désert et si vide et dénué des bonnes âmes, que vous vous voyez souvent privé de messe et de confesseur, et pour des autres âmes qui soient spirituelles, il n'en faut point venir chercher ici, ni directeur, ni personne de conseil, ni d'avis, non seulement pour les voies de la grâce, mais pour les choses de moindre considération ». Elle mesure davantage ses propres limites : « Je n'ai jamais remarqué mon peu de grâce et de talent pour les affaires comme je le vois à présent ». Ce qu'elle désire le plus maintenant, c'est se retirer dans la solitude, dans un refuge que lui accorderait son Ordre et où elle pourrait se livrer à la contemplation. Elle supplie Bernières de lui donner son avis sur ce point. En même temps, on lui propose une abbaye en Alsace, mais, dit-elle, « je n'ai aucune vocation pour être abbesse et ne puis m'y résoudre », et encore « mon âme se trouve bien plus suavement du côté de la besace que de la crosse ».

La réponse de Bernières sera sans équivoque. Il dit à Mère Mectilde qu’elle ne doit pas abandonner sa Communauté dans les difficultés où elle se trouve, que le désir de partir ailleurs est une tentation, qu’elle trouvera l ‘anéantissement bien plus sûrement au milieu des troubles qu’elle connaît que dans la solitude.

Bernières ne manque donc pas de répondre aux questions de Mère Mectilde lorsque celles-ci exigent une réponse immédiate qui engage l’orientation concrète de sa vie. Mais pour le reste, il en va bien souvent autrement, comme nous l’avons déjà remarqué. Une lettre écrite en 1651, sans autre précision, ni de mois ni de destinataire, le confirme. Il y exprime sa profonde réticence à répondre aux demandes spirituelles qui lui sont adressées : « Dieu seul doit suffire à une âme morte et anéantie ; c'est ce qui me rend paresseux à vous donner de mes lettres ; car hélas! Que trouverez-vous dedans, que de chétives pensées ? Et quand ce serait même quelques lumières sur l'état que vous savez, ce n'est pas Dieu, et par conséquent, vous envoyant mes lettres, je ne vous envoie rien qu'un sujet pour vous divertir peut-être de Dieu... Ne trouvez donc pas mauvais, si quand vous m'écrivez, je ne vous fais point réponse, puisque les dispositions différentes de nos âmes demandent que vous m'écriviez et que je ne vous écrive point ; je le ferai pourtant, puisque vous le voulez ». Bernières ne manquait pas d'humour. Et en effet, il répondit...

À cette époque, comme à d'autres moments, il n'hésite pas dans la direction à donner tout un enseignement très probablement fondé sur sa propre expérience. Ses dirigés le lui réclament : « Il faut vous dire, puisque vous le voulez et que la direction l'a ordonné, quelques effets que Dieu opère dans la personne que vous savez ». Le lecteur ne prend pas beaucoup de risques en pensant que la personne en question ici est Bernières lui-même. Suit un long développement sur l'union passive avec Dieu de l'âme anéantie.

A partir du mois de mars 1651, Mère Mectilde est de retour à Paris. Un échange de lettres en juin fait état de calomnies, émanant d'un religieux, probablement influencé par le jansénisme (« c'est un malheureux effet de cette nouvelle secte de porter la division partout », dit en effet Bernières).

Aux réticences de Bernières à écrire, Mère Mectilde oppose une habile stratégie spirituelle. Bernières se trouve dans un état de mort et d'anéantissement. Qu'à cela ne tienne! Cet état n'est-il pas fait pour la vie ? Et en écrivant, Bernières ne donne-t-il pas la vie ? « Encore que Dieu seul vous suffise et que vous soyez en lui tout mort et anéanti, c'est le sujet qui me fait quelquefois vous écrire, non à dessein de vous en retirer un moment, mais bien pour dans ce bienheureux état de mort, vous faire faire un acte de vie en Jésus-Christ et par Jésus-Christ, car Dieu est charité, et en nous consolant d'un pauvre petit mot, vous ne vous séparez point de lui. Hélas, vous ne refuseriez pas un pauvre à votre porte qui demanderait de vous parler ». Elle n'insiste pas trop cependant : « Je ne prétends point vous être à charge, mais seulement quand votre trait intérieur vous le permettra, et s'il ne vous le permet point, je n'en veux point». Elle intègre dans sa vie spirituelle cette difficulté qu'elle éprouve quand elle ne reçoit pas de réponse à ses lettres : « Je veux bien qu'il me fasse encore mourir à ce point qui est le seul qui me peut consoler, mais s'il veut que j'entre dans la nudité de tout, je le veux sans réserve, sans toutefois que cela se fasse par moi-même, je croirais faire faute à cause de notre union ». Elle consent donc à ce qui est pour elle une mort, mais uniquement si cela vient de Dieu. De son côté, elle ne se résoudra pas à ne pas demander à Bernières le secours de ses conseils : « Mais quand cette mort et privation viendra immédiatement de sa part, j'y consens sans retour, car je désire que Dieu seul soit le triomphant et régnant uniquement en tout ; et je vous écrirai pour vous obliger de me dire deux mots qui me serviront d'instruction dans ma petite voie et serviront à d'autres que Dieu veut que votre charité ne dénie point ce secours ».

Au mois de novembre 1651, Mère Mectilde est atteinte d'une grave maladie. Les médecins la disent condamnée. Elle se remet peu à peu, mais sans qu'on lui laisse beaucoup d'espoir sur ses chances de vie. « J'avais besoin de votre secours, écrit-elle à Bernières le 25 novembre, mais la Providence me réduisit à un tel état que je ne pouvais tenir ma plume et ma faiblesse a été extrême. Je ne devais vivre que trois jours selon le sentiment des médecins ». Le 2 décembre, elle répond à Bernières qui lui a écrit dès qu'il a su sa maladie. Elle va un peu mieux, mais elle est encore très faible. Des projets de s'établir à Paris se font jour au sujet desquels elle demande son avis à son directeur.

.Années 1652 et 1653

Le 5 mars 1652, elle est toujours en vie malgré les pronostics défavorables des médecins, elle suit même le jeûne du Carême. C'est à Rocquelay qu'elle écrit ; elle sait que Bernières est très occupé à lutter contre le jansénisme. Elle-même, dit-elle, s'y est employée, et elle a eu la joie d'en détourner plusieurs personnes.

Le 26 juillet, dans une lettre qu'elle écrit à un jeune homme, Henri-Marie Boudon, un de ses correspondants, lié à Bernières, qui sera ordonné prêtre en 1655, deviendra archidiacre d'Évreux, et sera un spirituel réputé, on voit se préciser le projet de fondation à Paris d'un monastère en vue de l'adoration perpétuelle.

Les lettres à Bernières s'espacent : « O mon bon Frère, que j'ai de choses à vous dire ; si je pouvais écrire ; mais j'observe tant de silence pour les choses intérieures que j'ai perdu l'usage d'en parler ; je ne sais et connais plus rien que le tout de Dieu et le néant de toutes choses », écrit-elle le 7 septembre. Ce changement d'attitude est donc lié à une évolution de sa vie spirituelle, nous aurons l'occasion d'y revenir. Disons simplement qu'elle est plus abandonnée à Dieu et qu'elle a moins besoin du secours de son directeur.

Le 24 septembre, nous voyons apparaître pour la première fois parmi les correspondants de Mère Mectilde le frère Luc de Bray395. Ce nom a déjà été prononcé récemment dans certaines de ses lettres. Elle a eu manifestement contact avec ce religieux à Paris puisqu'elle lui parle très simplement de sa vie spirituelle et lui expose l'état où elle se trouve en ce moment ; un état d'anéantissement où elle semble ne pas avoir prise sur ce qui se passe en elle et qui provoque une distance vis-à-vis de ses relations, y compris spirituelles : « Il me semble que je vois un peu plus de séparation des créatures et que même je dois m'abstenir de la conversation des saints qui sont sur la terre à raison de la malignité de mon orgueil ou de la subtilité de ma vanité. Je suis en état d'observer plus de silence que du passé et de me tenir dans mon néant où l'on m'a fait reculer d'une étrange sorte pour en trouver le fond, et là n'être plus trouvée des créatures ». C'est donc pour cette raison qu'elle écrit moins à Bernières. D'ailleurs une autre lettre au même frère Luc de Bray dont nous n'avons pas la date précise, mais très probablement contemporaine en raison des problèmes qu'elle y aborde, le confirme : « J'ai donc quitté les créatures, même les plus saintes, et je ne communique plus et je n'écris plus ».

Fin novembre, elle va tout de même répondre à Bernières qui lui a écrit pour une affaire et lui faire part de son état spirituel. Elle a été en butte à diverses difficultés et les a, par grâce, traversées dans la paix de l'âme.

Le 2 janvier 1653, elle dit à Bernières que leur relation ne restera pas autant dans le silence que l'année précédente. La raison en est la proposition qui lui a été faite de fonder à Paris un monastère pour l'adoration perpétuelle du Saint-Sacrement, et dont elle lui parle longuement pour lui demander son avis. Elle se trouve elle-même dans un grand embarras. Elle ne se voit pas plus supérieure d'un monastère aujourd'hui que plusieurs années auparavant. Mais elle craint, par son refus, d'empêcher une œuvre aussi importante de se réaliser. Elle supplie donc Bernières de l'aider dans son discernement.

La réponse de Bernières ne se fait pas attendre. Dès le 9 janvier, il donne son sentiment, non sans avoir protesté que seule leur « union » par laquelle les affaires de l'un et de l'autre leur sont communes, lui permet d'exprimer un avis. Cet avis est positif. Il estime cependant qu'elle doit « fuir continuellement » la tentation « de paraître quelque chose » : « il faut craindre ce malheur, il ne faut pas cependant qu'il nous dégoûte d'entreprendre les ouvrages que Dieu demande de nous ».

La lettre suivante de Mère Mectilde à Bernières est datée du 3 mai. Auparavant, trois lettres à Rocquelay ont été conservées. Dans la première, en date du 22 février, elle dit son contentement de la réponse de Bernières, et elle confie au secrétaire son admiration de l'état spirituel dans lequel se trouve son directeur. Dans la seconde, du 10 avril, elle annonce l'installation du petit monastère de la rue Cassette.

La lettre du 3 mai est-elle une réponse à Bernières qui écrit le 24 avril « à un sien ami », selon l'expression de l'éditeur des lettres ? Ce sien ami pourrait être la nouvelle supérieure, puisque Mère Mectilde commence sa lettre par ces mots : « J'ai reçu votre chère lettre du 24 du mois passé avec une très grande consolation ». L'attribution est donc possible, bien que nous n'ayons aucune preuve que Bernières n'ait pas écrit le même jour à une autre personne vis-à-vis de laquelle il se serait trouvé dans les mêmes sentiments. Le contenu des deux lettres peut faire pencher pour Mère Mectilde. Bernières explique en effet à son correspondant que, s'il écrit rarement, c'est qu'à son avis, leur union n'a pas besoin pour se conserver de tous ces témoignages de bienveillance : « il suffit que notre demeure soit continuellement en Dieu, et qu'anéantis à nous-mêmes, nous ne vivions plus qu'en Dieu seul, lequel ensuite est notre amour et notre union. Quiconque est arrivé à cet état voit en Dieu ses amis, les aime et les possède en lui ; et comme Dieu, il est partout, il les possède partout ». La destinataire de la lettre est-elle Mère Mectilde ? On sait d'une part qu'il lui écrivait assez rarement, et d'autre part qu'il considérait leur relation au moins autant comme une amitié que comme une direction spirituelle. Ces deux éléments vont bien dans le sens du contenu de la lettre, sans que l’on puisse cependant trancher avec certitude, car il se comportait sans doute de la même manière avec d’autres de ses correspondants. Etrange conception tout de même que cette amitié qui ne s'exprime que très peu et qui cherche toujours à se purifier de telle manière que les amis se perdent en Dieu pour se trouver en lui. Mère Mectilde dit de son côté qu'elle se sent prête à entrer dans ces dispositions, mais que cependant les lettres de Bernières lui sont « précieuses et très utiles » et qu'elle les reçoit « avec joie et respect quand la Providence m'en donne ». Cependant, « la privation d'icelles m'est aussi très agréable à raison de son principe, et j'y expérimente cette belle vérité : qui a Dieu a tout, et je ne vois pas que l'âme qui le posséde et se laisse posséder de Lui puisse plus rien désirer de ce monde » ; Elle proteste qu'elle n'accusera jamais la « sainte affection » de son directeur de « froideur ou de négligence ». Elle fait aussi allusion dans cette lettre à Mr Boudon dont il a déjà été question et auquel elle s'est manifestement confiée : « Il a beaucoup de charité pour mon âme et a tâché de me soutenir dans quelques petites contradictions et même m'a fort rassurée dans mon état passé parce quelque serviteur de Dieu ne pouvait souffrir ma conduite ».

. Le père Lejeune

Dans une lettre du 20 mai 1653 à Rocquelay, nous voyons apparaître le nom de quelqu'un qui va revenir assez souvent dans la suite de la correspondance de Mère Mectilde : il s'agit du R.P. Lejeune396 qu'elle décrit comme « un rare serviteur de Dieu et qui est tout de feu et d'amour pour Notre-Seigneur ». Quatre jours plus tard, toujours dans une lettre à Rocquelay, elle fait de nouveau allusion à ce religieux, parce que Rocquelay lui a demandé de lui transmettre de l'argent. Un mois plus tard, le 22 juin, nous apprenons que Bernières a recommandé Mère Mectilde au père Lejeune : « Je vous supplie, mon très cher frère, de remercier un million de fois notre très bon frère de la recommandation qu'il a faite de moi au R.P. Lejeune ; ce bon Père prend des soins tout pleins de charité. Il nous a fait un des jours de l'Octave une conférence ravissante et qui nous a toutes très édifiées. Je me suis résolue de lui parler franchement si notre bon frère le juge à propos ; je vous supplie que par vous, j'en sache son sentiment et s'il est homme de foi nue ; non que je sois très savante en cet état, mais pour peu que l'on en goûte qu'il ne brouille pas, car il y a des docteurs qui défont ce que Dieu fait. Je m'en tiendrai à notre très cher frère. Priez-le, je vous supplie, de me parler franchement, et je serai bien aise de me soumettre en tout et de vivre d'obéissance aussi bien que de foi ».

Voici donc Mère Mectilde devant une question importante. Bernières est son directeur, mais il n'est pas sur place et l'on sait déjà que sa conception de la direction spirituelle ne l'entraîne pas à écrire souvent. Il estime que sa dirigée aurait besoin de s'adresser à quelqu'un d'autre qui puisse l'accompagner de plus près. Il lui conseille donc ce père Lejeune dont la réputation est solidement établie. Mère Mectilde est prête à accepter, mais avec une certaine circonspection tout de même : elle tient à ce que ce prêtre soit homme d'expérience et ne fasse pas partie de ces docteurs qui défont ce que Dieu fait.

Le 1er Juillet, une lettre de Bernières, peut-être adressée à Mère Mectilde (« à une personne religieuse, laquelle avait avec lui grand rapport d'état intérieur », a dit l’éditeur), nous surprend par une demande inhabituelle pour lui : « J'ai quelque désir de savoir l'état où vous êtes, et si vous ne gardez la pure solitude en Dieu, où le pur amour se trouve. Mandez-nous de vos nouvelles ». Mais il ajoute : « Et cependant croyez que nous sommes autant unis que nous le sommes avec Dieu ; notre unique affaire, c'est de demeurer unis et abîmés dans cette infinie bonté ; et notre bonheur serait, si nous étions si bien perdus, que nous ne puissions jamais nous rencontrer ».

Le 9 août 1653, nous apprenons par Mère Mectilde écrivant à Bernières qu'elle a vu le père Lejeune et qu'elle lui a parlé : « Il y a plus de trois semaines que je n'ai vu le RP Lejeune ; je ne sais s'il est ou non satisfait de moi, je lui ai parlé selon ma petite capacité et l'avais prié de m'interroger sur tout ce qu'il lui plairait, avec résolution de lui répondre en toute simplicité ; je ne sais ce qu'il fera. Je suis toute prête à lui obéir avec joie, si cela vous plaît, sur tout ce qu'il désire que je fasse ». Elle est donc soumise à ce que Bernières lui demande. Mais la suite de la lettre montre que les choses sont en réalité plus complexes ; elle ajoute : « Vos chères lettres me font plus de bien que toutes les directions des autres personnes. Je crois que c'est à cause de l'union en laquelle notre bon Père nous a unis avant sa mort, nous exhortant à la continuer et à nous entre-consoler les uns les autres. Je ne vous en demande pourtant que dans l'ordre qui vous en sera donné intérieurement, car je veux apprendre à tout perdre pour n'avoir plus que Dieu seul, en la manière qu'il lui plaira ».

Ces quelques lignes sont capitales pour comprendre la relation entre Mère Mectilde et Bernières. Elle veut bien être dirigée par quelqu'un d'autre. Mais la vraie nourriture de sa vie spirituelle, c'est l'union profonde dans laquelle elle se trouve avec Bernières. Cette union spirituelle consiste dans une très grande communauté de vues avec lui, une commune orientation de la vie avec Dieu qui se trouve renforcée à chaque fois qu'elle reçoit une lettre de lui. Cette union spirituelle leur vient d'ailleurs de leur maître commun, le père Chrysostome, qui l'a voulu ainsi. Nous sommes donc en fait moins sur le registre de la direction spirituelle que sur celui de l'initiation et de la communion mystiques. C'est pourquoi, l'idéal étant de se perdre en Dieu, le non-échange, la non-correspondance, sont un moyen à la fois de cette perte et de la communion. Ils communient d'autant plus profondément entre eux qu'ils acceptent de se perdre dans l'absence de relation.

Le 2 septembre, l'appréciation de Mère Mectilde sur ses relations avec son directeur se fait beaucoup plus précise. Elle dit à Bernières qu'elle continue à voir le père Lejeune et à faire ce qu'il lui ordonne. Elle n'est point rebutée par lui. Elle désirait bien avoir un directeur, même si ce qu'elle voit chaque jour en matière de direction la rendait bien circonspecte. Elle voulait « un homme inconnu et qui ne parlât jamais de moi à personne ». Cette réflexion montre combien la direction spirituelle ne présentait pas toujours à l'époque les conditions de discrétion idéales, comme nous l’avons déjà signalé à plusieurs reprises. Elle fait aussi allusion à une lettre que Bernières lui a adressée au sujet de la direction et qui l'a poussé à accepter d'être conseillée par le père Lejeune. Mais en fait, elle a « peu d'attrait pour ce digne personnage » alors qu'elle a « grand respect et estime pour lui ». Elle n'a pas trouvé en elle « d'ouverture pour lui » ; elle a répondu comme elle a pu à ses questions et elle reste bien déterminée à lui obéir, mais il est évident que la communication reste bien limitée. Elle demande aussi à Bernières d'intervenir auprès du père Lejeune pour « lui ôter la pensée que je veux être traitée doucement, et je ne peux souffrir la flatterie. Je ne prends pas un directeur pour cela, mais bien pour me dire mes vérités et mes défauts ». Elle a été habituée avec le père Chrysostome à des méthodes plus rudes ; Et elle insiste : « Je le reçois pour mon directeur puisque Dieu vous a donné la pensée de me le donner. Je n'y ai point d'autre attrait que la soumission que je vous dois et à l'Esprit de Dieu qui, je crois, vous a donné cette pensée, car vous ne faites rien hors de ce divin mouvement ». Elle proteste encore de son désir de passer par-dessus son inclination pour s'ouvrir à son nouveau directeur, mais aussitôt, elle entretient Bernières de son état spirituel du moment. Cela lui donne une nouvelle occasion de justifier ses réticences à s'exprimer devant le père Lejeune : « Apprenant que le grand secret est de n’être tenue de rien et de ne tenir rien que Dieu seul, encore est-ce d'une manière si essentielle que l'on n'a point de parole pour en parler. Une chose me rebute de parler de ce qui se passe en moi, c'est l'amusement où je vois quelques âmes en ce pays et j'en connais qui consomment toutes leurs grâces à l'évaporer en remarques, en paroles et en écriture ». Elle se trouve aussi gênée de parler d'elle en raison de grâces mystiques qu'elle reçoit. Elle pense d'ailleurs qu'elle peut se tromper, et de toute façon, tout lui est indifférent : « Or, comme je n'avais aucune croyance à mes pensées et que je ne faisais fond sur rien que sur le seul bon plaisir de Dieu auquel j'ai un abandon intime, je croyais n'avoir point tant de besoin de direction attachée, c'est-à-dire d'un directeur qui soit auprès de moi toutes les semaines, car je ne saurais me captiver à remarquer toutes mes pensées et mes opérations ». Décidément, Mère Mectilde fait tout ce qu'elle peut pour s'éviter ce qui est manifestement pour elle une épreuve plus qu'une aide. La raison majeure n'est-elle pas qu'elle ne ressent pas dans la relation avec le père Lejeune cette communion qu'elle avait avec le père Chrysostome et qu'elle éprouve avec Bernières ?

La réponse de Bernières ne se fait pas attendre. Elle est datée du 4 septembre. D'abord il l'assure qu'il ne veut pas la contraindre et qu'il tient avant tout à sa liberté : « Mon style a toujours été et est encore de ne rien proposer aux âmes où elles aient rebut, et j'attends que la grâce leur donne une indication contraire ; jusqu'à ce temps-là, je les laisse dans la liberté, et ne veux pas les contraindre. Si vous continuez à n'avoir point d'ouverture de coeur à N, ne vous violentez pas ». Il ne doute point cependant des qualités de directeur du père Lejeune et de son adaptation à la vie spirituelle de Mère Mectilde : « Je puis vous assurer que si vous voulez être inconnue aux créatures, ou vivre dans la mort, et l'éloignement de toutes choses, jamais homme n'y fut plus propre ; son procédé étant de conduire les âmes sans leur faire connaître ce qu'elles sont, ou ce qu'elles font afin de leur ôter tout appui qu'elles pourraient prendre sur elles-mêmes. Il ne veut pas aussi qu'elles en prennent sur le directeur ; d'où vient qu'il traite avec elles beaucoup réservé et resserré, se prenant garde de ne les applaudir et approuver. Cette manière est sans doute rude et toutes sortes d'âmes ne se peuvent pas conduire par là, car elles deviennent resserrées et réservées, n'ayant aucune ouverture de cœur avec celui qui semble n'en avoir pas pour elles ». Bernières ferait-il ici quelque reproche à Mère Mectilde dont le détachement ne semble pourtant pas faire de doute ? Il semble en tout cas que la manière de direction du père Lejeune soit très différente de ce qu'attend la dirigée. Bernières pense-t-il qu’elle recherche une relation qui soit plutôt de l'ordre de la communion spirituelle ? La direction du père Lejeune, telle que la décrit Bernières, doit lui apparaître dès lors bien lointaine. Bernières a-t-il cru pressentir que Mère Mectilde avait besoin de franchir un cap en ce domaine et qu'elle ne disposait pas en sa personne d'un véritable directeur ? C'est peut-être pourquoi, malgré la liberté entière qu'il laisse à la supérieure, il termine sa lettre par ces mots : « Quand le Père N vous ira voir, parlez-lui sincèrement sur tout ce qu'il vous demandera, il ne vous pressera pas ».

Dans une autre lettre datée du 7 septembre (décidément Bernières écrit bien souvent à cette époque), il lui redit : « J'ai de la peine à consentir que vous ne parliez point au Père et à quelques autres âmes de confiance qui s'adressent à vous, la vanité, dites-vous, vous attaquerait. Demeurez perdue dans votre fond, et elle ne vous trouvera pas que l'on interprète votre procédé à orgueil, cela n'est rien et ne doit pas empêcher que vous ne fassiez la charité ». Ici, Bernières ne parle pas que de direction spirituelle. Il évoque aussi des communications que Mère Mectilde se refuse avec d'autres personnes. En n'acceptant pas de dévoiler quelque chose de ce qui se passe en elle ne manque-t-elle pas à la charité ? Puis il revient sur les arguments de la prieure : « je reviens à ce que vous dites que si vous aviez un directeur, il faudrait lui dire ce qui se passe dans votre intérieur de temps en temps, et ne le sachant pas, vous ne le pouvez pas ; aussi vous savez mieux que moi qu'il ne faut dire que ce que l'on connaît simplement et naïvement, et le directeur éclairé entendra ce que vous n'entendez pas ; et quand vous ne pourrez lui rien dire, il ne laissera pas de comprendre ce que vous voudriez dire ».

Une lettre datée du 8 septembre, adressée très probablement au père Lejeune, nous aide à voir plus clair dans cette complexité. Il commence par ce constat : « Je sais par vos dernières que l'union entre vous et N ne s'est pas faite au point que je l'aurais désiré ». Et l'on apprend un peu plus loin que le père Lejeune craint en fait que Mère Mectilde se fasse quelque illusion sur son état spirituel. Sans doute faut-il voir là une des raisons de cette distance dont nous avons parlé tout à l'heure. Avec beaucoup de délicatesse, Bernières conseille le père Lejeune sur son rôle de directeur : « Vous avez raison de craindre l'illusion et la tromperie, elle se rencontre aisément en ce monde ici où tout est mélangé et où il n'y a presque rien de pur ; mais aussi il ne faut pas tant appréhender d'être trompé ; car il faut, pour la perfection des âmes, hasarder quelquefois un peu sa réputation ; avoir tant de précaution à la conserver n'est pas souvent compatible avec la charité d'aider les âmes qui auraient quelque pente à l'illusion. Il ne faut pas prendre garde à ce que je dis, ma lumière est petite, mon discernement faible et ma simplicité grande. Il arrive aussi souvent que quand des âmes découvrent que le directeur désire d'elles qu'elles soient dans une grande pureté et qu'elles n'aient aucun appui, cela les décourage et leur ferme le cœur. Il faut tout doucement les encourager et leur donner de l'appui qu'on leur ôte par après. Chacun a sa manière de conduire, pour l'ordinaire néanmoins, il faut un peu de condescendance, de douceur et d'attrait pour gagner un coeur que l'on veut gagner tout à fait à Dieu. Il y a longtemps que je connais N, je sais son fort et son faible, mais il me semble qu'elle va candidement dans les voies de Dieu ; je ne dis pas qu'elle ne puisse se tromper, mais elle aimerait être détrompée » ; Et Bernières de poser à la fin de sa lettre une question radicale : « Au reste, que je sache un peu ce que vous voulez dire dans quelqu'une de vos lettres où j'ai vu ces mots : Il y a un riche néant où Dieu se trouve, et quelque chose de semblable. Comment est-ce que l'âme peut arriver dans son néant, y trouver Dieu et s'y perdre ? La vie mystique est-elle dans votre approbation ? Il se trouve beaucoup de directeurs qui la font passer pour une chimère, et plusieurs autres l'estiment une vie vraie réelle ».

Celle lettre est capitale. D'abord parce que Bernières y fait preuve d'un empressement et d'une fermeté qui ne lui est pas accoutumée. Lui qui ne répond que de loin en loin aux lettres de sa dirigée s'intéresse soudain de très près à ce qui lui arrive dans cette direction où lui-même l'a engagée. Alors qu'il est laïc et qu'il proteste toujours de son incompétence, il se permet de conseiller un religieux et finalement de lui poser la question de confiance : oui ou non croyez-vous à la vie mystique ? Dès lors, nous sommes avertis sans aucun doute de la raison ultime des difficultés que Mère Mectilde éprouve à se confier au père Lejeune. Elle sent celui-ci sur la réserve quant à la réalité de ce qu'elle vit dans son abandon mystique entre les mains de Dieu. D'autre part, et ce détail n'est pas sans importance, on sait par cette lettre de Bernières que le père Lejeune craint pour sa réputation. Cela signifie, nous le savons par ailleurs, que l'état spirituel de Mère Mectilde suscite autour d'elle un certain nombre de controverses (elle a eu des difficultés avec les jansénistes et cela explique pour une part ses réticences à se confier), et que le père Lejeune hésite à s'engager trop ouvertement. On comprend dès lors sans peine que la communication ne puisse s'établir.

Toutes ces difficultés n'empêchent pas Mère Mectilde de confier son état spirituel au père Lejeune dans une lettre du 6 novembre Une lettre à Rocquelay, en date du 25 novembre, nous apprend que le père Lejeune avait projeté d'aller à Caen pour s'entretenir avec Bernières de Mère Mectilde. Mais il n'a pu mettre ce projet à exécution. Elle-même continue de penser que ce bon Père ne la traite pas assez durement. Mais elle voudrait bien qu'il puisse parler d'elle avec Bernières : « En attendant ce bonheur, je me tiendrai à ce bon Père avec respect et soumission. Je ne fus jamais si libre que je suis. Tout m'est quasi indifférent ».

.Année 1654-1659

Début février 1654, elle écrit à Bernières pour lui dire que les religieuses du monastère « prendront la croix »397 le 10 de ce mois. Elle confie leur établissement à sa prière, mais ne revient pas sur la question du directeur spirituel. Par contre, le 16 mars, elle revient sur le sujet au cours d'une longue lettre où elle décrit à Bernières son état spirituel : « Tout ce que je puis vous dire, mon très cher frère, c'est que ce bon Père n'a pas encore approfondi mes dispositions les plus intimes ; j'ai trop peu d'esprit et de capacité pour les exprimer ». La suite de la lettre montre qu’avec Bernières au contraire elle s’exprime volontiers, tout en protestant qu’elle ne peut rien dire : « Je crois que si je vous pouvais parler, que vous m'entendriez facilement, car vous avez tant de bonté que vous vous abaisseriez dans ma petite voie pour m'y donner instruction ». Belle description de la direction spirituelle. Cependant elle reste soumise à ce que son vrai directeur décidera : « Parlez au Père Lejeune comme Dieu vous inspirera, mon dessein est de ne lui rien cacher et demeurer sous sa conduite autant que la sainte Providence l'ordonnera ; c'est elle qui me l'a donné, elle me le conservera tant qu'il lui plaira ». Et elle termine sa lettre en s'étonnant elle-même de s'être bien épanchée cette fois-ci. Elle voudrait bien d'ailleurs rencontrer Bernières et conférer avec lui de beaucoup de choses très importantes à la gloire de NS dans cette maison et pour mon particulier». C'est ce qu'elle lui dit le 20 mars, dans une lettre où elle ne fait aucune allusion au père Lejeune et où elle demande instamment à Bernières de lui répondre : « C'est la grâce que je vous demande, y étant obligée par l'ordre de notre Bienheureux Père » (Le père Chrysostome bien sûr).

Est-ce à Mère Mectilde que Bernières écrit le 22 mars ? On pourrait le penser, vu le contenu de la lettre. D'une manière un peu sèche qui contraste avec sa manière habituelle, il lui dit : « J'ai grande joie qu'il (Jésus souffrant) ait fait notre union par providence particulière, et il est superflu, ce me semble, que vous demandiez à faire une union qui est déjà faite et laquelle continuera ». On ne trouve pas de demande explicite de ce style dans les lettres précédentes de Mère Mectilde. La fin de la lettre donne cependant à penser que la destinataire pourrait bien être la prieure : « Vous avez la Loi et les Prophètes, ayant le bon Père N. Je soumets tous mes sentiments aux siens, ayant grand respect pour sa grâce, et sachant combien son âme est éclairée dans les voies de Dieu ». S'il s'agit bien du père Lejeune, Bernières doit donc être rassuré sur ses positions quant à la vie mystique.

Bernières reste dans les mêmes sentiments dans une lettre du 29 mars : « je ne sais pas le particulier de votre oraison, vous avez le bon M. N auprès de vous, auquel NS a donné grâce pour aider les âmes de votre état, ses conseils vous seront très bons ». Mais il ajoute aussitôt : « et quand Dieu voudra que vous nous mandiez quelque chose de votre oraison, nous vous dirons nos petites pensées en toute liberté et simplicité ; mais ne le faites que quand Dieu vous en donnera le mouvement. Car il vaut mieux demeurer perdue en Dieu que de sortir par soi-même sous prétexte de charité à produire nos pensées et nos sentiments en dehors ». Bernières entend bien tout de même rester disponible pour Mère Mectilde, mais on voit qu'il se contredit légèrement dans les conseils qu'il lui adresse puisqu'il l'a invitée naguère à parler par charité. Il est vrai qu'ici il s'agit de la communication qu’elle a avec lui.

C'est dans une lettre du 18 mai que nous voyons Bernières changer d'avis au sujet de la direction du père Lejeune : « Je viens de recevoir vos dernières, et je sens mouvement d'y répondre tout présentement, pour vous dire que l'état intérieur où vous êtes ne permet pas de pouvoir faire une longue déclaration de vos dispositions intérieures à celui que vous prenez pour votre directeur ; la grâce vous mettant dans la mort et dans le néant, il ne faut pas vous en tirer sous quelque prétexte que ce soit, il faut y demeurer toute perdue et abandonnée à la conduite divine ». Bernières englobe-t-il le directeur en question dans sa réprobation quand il dit : « ceux qui vous pressent et persécutent, s'ils ne le font pour vous éprouver, sembleraient n'entendre pas ce que Dieu fait en vous, ils devraient porter respect à son ouvrage, et ne pas le brouiller ni détruire ». En tout cas, quelques lignes plus tard, il déclare : « Je commence à croire que celui dont vous me parlez n'a pas grâce pour votre conduite intérieure, quoique ce soit un apôtre et un saint ; mais que ces éminentes qualités ne vous obligent pas à vouloir de lui une chose qu'il semble que Dieu ne veut point. J'avoue que c'est une abjection de n'entrer pas dans l'esprit d'un si grand homme, et de ce qu'il ne goûte pas ce que Dieu vous fait goûter ; les grâces sont différentes, une seule personne n'a pas l'expérience de toutes ». Le père Lejeune ne comprend donc pas Mère Mectilde et Bernières est contraint à un constat d'échec. Il reste malgré tout prudent : « ne jugeons pourtant pas encore définitivement, je confèrerai avec lui, et puis je vous écrirai ; je crois qu'il se découvrira à moi, mais je le laisserai parler le premier, car si le sentier mystique ne lui est pas révélé, je ne lui en dirai rien, mais seulement des choses extérieures où Dieu m'applique ». Bernières revient donc sur ses inquiétudes au sujet de la capacité du père Lejeune à comprendre certains cheminements mystiques ; Puis, il propose à Mère Mectilde qu'elle continue de lui écrire : « Si vous voulez de temps en temps m'écrire trois lignes comme est votre intérieur, je vous manderai en trois autres lignes mes petits sentiments. je crois qu'il faut nous réduire à nous appuyer les uns les autres, et à nous servir, notre bon Père me l'a dit souvent ; faisons-le donc jusqu'à ce que Dieu y donne ordre par sa Providence. Il ne faut pas grand discours à déclarer son intérieur, ni se mettre beaucoup en peine pour cela, les âmes d'une même voie s'entendent à demi-mot ». Ici, Bernières se rend à l'évidence d'une direction spirituelle plus classique où le directeur répond aux lettres de sa dirigée. Mais il le fait en se référant au père Chrysostome, dont Mère Mectilde a toujours invoqué le conseil pour obtenir des réponses de Bernières, et en se fondant sur leur communion profonde dans la voie mystique tracée par leur Père commun.

Le 23 Juin, Mère Mectilde n'a pas eu d'autre courrier de Bernières et, en prenant prétexte de la Saint-Jean, elle s'inquiète des résultats du dialogue qui, normalement a eu lieu entre l'ermite normand et le père Lejeune.

Le 23 août, nous restons dans l'expectative. Mère Mectilde a reçu quelques lettres de Bernières, mais très brèves. Elle dit que le père Lejeune vient visiter souvent la communauté et qu'il a grand soin de la santé de la prieure. Mais nous n'en savons pas plus. Le 15 septembre, il n'est plus question du père Lejeune, et on croit revenir plusieurs années en arrière en entendant Mère Mectilde demander à Bernières de lui écrire plus souvent.

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A partir de 1655, nous possédons une seule lettre de Mère Mectilde à Bernières. Elle est datée du 26 janvier 1655 : « Il me semble que ce serait la plus grande et la dernière de mes joies en ce monde de vous revoir et entretenir encore une bonne fois et autant qu'il m'est permis de le désirer, je le désire, mais toujours dans la soumission, car la Providence ne veut plus que je désire rien avec ardeur. Il faut tout perdre en ce monde pour tout retrouver en Dieu ; c'est en lui, mon bon frère, que je vous trouve, et il me semble que la charité qu'il a mise en vous pour nous ne s'éteint point, et c'est ma joie »

Par contre, il semble que Bernières ait adressé plusieurs lettres à Mère Mectilde. Il est impossible de l'affirmer avec certitude, car les destinataires ne sont pas nommés, comme nous l'avons déjà dit. Mais, jusqu'en 1659, un certain nombre de lettres sont bien dans le style de leur correspondance, en particulier une lettre du 20 octobre 1654 où il répond à une demande sur l'oraison passive. Cette lettre qui constitue à elle seule un petit traité de vie mystique parle de l'union de Bernières à la destinataire : « Vous savez bien que notre union en Dieu est si grande..». Une phrase y fait allusion à la direction spirituelle : « Il est nécessaire que celui qui marche et celui qui conduit soient favorisés des grâces de Dieu d'une manière particulière ; autrement ils demeureront tous deux en chemin et n'iront pas jusqu'au point de la consommation parfaite ». Le directeur et la dirigée sont donc engagés sur le même chemin et la direction est pour le directeur la voie par laquelle il marche lui-même vers l'union avec Dieu.

Une lettre du 2 février 1655, qui pourrait être la réponse à la lettre de Mère Mectilde du 26 janvier, parle encore longuement de la vie mystique. Bernières s'y épanche de manière étonnante, car sous des dehors d'objectivité, c'est en fait de lui-même et de ce qu'il vit dont il s'entretient. Il dit en même temps qu'il fera tout son possible pour se rendre à Paris l'été prochain. Mais, ce qui est surprenant, si ces lettres s'adressent bien à Mère Mectilde, c'est le soin qu'il met à lui parler avec forces détails de la vie mystique, de l'oraison passive, et aussi à lui répondre sur ce qui se passe en elle. Il y a dans ces lettres une tonalité de certitude sur l'état intérieur de la prieure qui n'était pas apparu jusqu'ici. Il faut sans doute que Bernières ait compris que Mère Mectilde est parvenue à un haut degré d'union à Dieu pour qu'il s'exprime ainsi à son sujet. Une lettre du 20 novembre 1656 en témoigne : « Nous avons vu avec consolation le changement intérieur qu'il a plu à NS vous donner ; c'est sans doute une faveur spéciale pour laquelle il lui faut rendre actions de grâces extraordinaires : c'est un don précieux et qui vaut mieux que tout ce que votre âme a reçu jusques à présent. Enfin c'est Dieu lui-même qui se donne dans le fond de votre âme en vérité et en réalité, d'une manière qui ne se peut exprimer, bien que vous en ayez l'expérience ; c'est cette expérience qui doit faire maintenant votre oraison et votre union avec Dieu ».

Est-ce de Mère Mectilde dont il parle dans une lettre du 21 janvier à quelqu'un présenté par l'éditeur comme son ami intime ? Si c'est le cas, celui-ci devait être en relation avec la prieure et en situation de l'aider, car Bernières lui recommande de faire en sorte qu'elle ne fasse rien qui puisse la sortir de son état de passivité.

Notons pour mémoire une lettre de Bernières au père Lejeune, en date du 5 novembre 1654 où il lui expose la voie d'anéantissement : « On est longtemps à connaître que la perfection est au dedans et non au dehors de l'âme ; qu'elle consiste à n'être plus du tout propriétaire de sa volonté, de son jugement et de tout ce qui n'est point Dieu».

En mai 1659, la date n'est pas plus précise, Mère Mectilde annonce à Mère Dorothée du monastère de Rambervillers, la mort de Mr de Bernières, le samedi 3 mai : « Après avoir soupé, sans être aucunement malade, il s'entretint à son accoutumée avec ces Messieurs, et après, s'étant retiré et fait ses prières pour aller se coucher, il s'en est allé dormir au Seigneur, de sorte que sa maladie et sa mort n'ont pas duré le temps d'un demi quart d'heure. Voilà comme Notre Seigneur l'a anéanti. J'en suis touchée en joie et en douleur, mais la joie l'emporte de beaucoup, d'autant que je le vois réabîmé dans son centre divin où il tant respiré durant sa vie... Ce grand saint est mort avant que de mourir, par un anéantissement continuel en tout et par tout. »

Le 27 juin, en prévenant le frère Luc de Bray qui était à Rome, elle avoue pourtant : « je suis plus seule que jamais, ne parlant à personne et me sentant portée à un éloignement de tout le monde... J'appauvris tous les jours et suis si rebutée de moi-même que je ne voudrais plus paraître... Je suis dans un état intérieur que je ne puis dire, Dieu seul le connaît. Il me semble que si NS vous ramène à Paris durant que la divine Providence m'y tient, que je pourrai vous parler plus facilement qu'aux autres, la liaison et la confiance que j'ai en vous est grande et sans doute vous aiderez à ma conversion ».

.DEUXIEME PARTIE : L’EVOLUTION DE LA VIE SPIRITUELLE DE MERE MECTILDE

Après avoir étudié la relation elle-même qui s’est établie entre Jean de Bernières et Mère Mectilde, nous allons maintenant essayer d’analyser l’évolution spirituelle de Mère Mectilde telle qu’elle apparaît dans cette correspondance. Les textes dont nous disposons sont évidemment sur ce plan des textes privilégiés, puisque l’échange qui s’établit entre la fondatrice des Bénédictines du Saint Sacrement et l’ermite normand est un échange d’amitié et de direction spirituelle en même temps. Ils permettent donc, sur une durée de dix-sept ans, de saisir avec une certaine précision la manière dont Dieu a conduit Mère Mectilde et dont elle a consenti aux mouvements de l’Esprit.

.Les purifications de 1642 et 1643

Dans une lettre à Roquelay datée de décembre 1642, la première où elle parle de sa vie spirituelle, Mère Mectilde confie au secrétaire de Bernières son regret de sa vie passée, des grandes infidélités à la grâce dont elle s’est rendue coupable durant l’année qui vient de s’écouler. Elle est manifestement marquée par cette disposition spirituelle, car les mots qu’elle emploie sont forts : “ Ma vie dans ces méchancetés m’est insupportable et la patience de mon maître à supporter et souffrir mes chutes ordinaires est admirable ”. La lettre est relativement brève, car la parole lui fait défaut, tellement elle est stupéfaite devant la miséricorde de Dieu : “ O mon Dieu, divin Sauveur ! ...Que votre miséricorde à mon endroit est aimable... Mon Père très-aimé, permettez-moi de finir...je demeure muette sans que je manque de matière et de sujet de vous entretenir ”.

La lettre suivante, adressée au même, la montre très étonnée de voir que Dieu la comble de grâces “ cet aimable Jésus me tient en captivité ”, alors qu’elle n’est “ pas seulement convertie ”. Roquelay s’est trompé sur son état ; il a cru qu’elle souffrait et il est heureux pour elle de la voir “ porter la livrée de Jésus souffrant ”. Mais elle n’a “ pas cette grâce ”, bien qu’elle soit animée par “ un grand désir de (s)’anéantir et de souffrir ”. Elle estime que l’anéantissement et la souffrance sont les deux moyens qui doivent la conduire là “ où Dieu (lui) commande d’arriver ”. Selon la suite de la lettre, ce point semble n’être rien d’autre que l’union avec Dieu vers laquelle elle est entraînée par un très violent désir spirituel : “ il n’y a plus d’apparence de vivre sans être toute à Dieu, sans être abîmée dans son cœur, noyée de son amour et toute anéantie dans le grand Tout ”. La vie n’est donc plus la vie en dehors de l’union avec Dieu qui suppose anéantissement et souffrance : “ Ne demandez plus pour moi et n’ayez d’autre désir sinon qu’il me rendre digne de souffrir et que je ne sois plus, mais qu’il soit tout en moi ce qu’il y veut et doit être ”.

Ce désir produit en elle une sorte de déchirement. Vouloir être unie totalement à Dieu et pour cela vouloir être “ anéantie ” entraîne le désir de la mort, mort à soi-même, mais aussi mort réelle, puisque seule cette dernière consommera l’union. Mais en même temps la conscience de l’indignité ajoute à la douleur intérieure “ O mon Frère, que je suis affligée et outrée : je meurs sans mourir, je ne sais plus où j’en suis. Priez Dieu qu’il me confonde, qu’il m’abîme, qu’il me convertisse ou que je meure effectivement, car il m’est impossible de vivre ”. C’est ce qu’elle confie, toujours à Roquelay, le 5 mars suivant. Nous pouvons noter aussi que son désir de retrait du monde, exprimé déjà fortement dans la lettre précédente : “ Je veux être à Dieu plus que jamais et me veux retirer tant qu’il me sera possible du tracas ”, ne l’empêche pas de faire le catéchisme le dimanche et les jours de fêtes aux femmes et filles de la paroisse : “ elles n’étaient pas moins de quatre-vingt dimanche dernier ”.

Le 15 mai, elle reprend contact avec Roquelay. Elle semble plus apaisée ; elle ne désire plus mourir. Il lui suffit de posséder “ la béatitude en terre ” qui consiste à être “ toute absorbée et perdue en Lui ” : “ Il faut que je vous avoue que je n’envisage point le Paradis, qu’il me suffit d’être toute à Dieu, non seulement de m’être donnée à Dieu, mais d’être toute délaissée à Dieu ”. Ce mot “ délaissée ” implique un abandon, une passivité qui, dit-elle, “ se conçoit bien mieux de pensée qu’il ne s’explique de parole ”. Et elle supplie Roquelay de prier pour que s’accomplisse en elle “ cette sainte perte de moi-même ”, en proclamant une béatitude insolite qu’elle écrit en lettres capitales : “ Bienheureux qui se voit réduit à porter dans son impuissance la puissance qui le détruit ” ; Le terme “ détruit ” marque le caractère radical de l’abandon qu’elle désire voir s’établir en elle pour laisser toute la place à Dieu. Il marque aussi ce que doit souffrir la personne qui est ainsi “ délaissée ” à Dieu. Il est impossible d’entrer dans cette forme d’abandon sans une mort à soi-même que Mère Mectilde n’hésite pas à comparer à une destruction selon le langage des spirituels qu’elle fréquente depuis quelques mois.

On peut légitimement penser qu’elle n’a pas inventé la béatitude qu’elle souligne, mais qu’elle l’a trouvée dans l’un ou l’autre des écrits qui circulait dans l’entourage de Jean de Bernières. L’équilibre entre le langage du désir de l’abjection et le langage de l’amour devait être délicat à trouver chez ces personnes qui aspiraient tellement à disparaître pour se jeter en Dieu. Bernières donne un bel exemple de cet équilibre dans une lettre à Mère Mectilde en date du 15 février précédent où il manifeste sa grande affection pour le Cœur de Jésus : “ Je reconnais maintenant que l’unique moyen de procurer de la gloire à Dieu, de lui rendre de l’amour, c’est le désir d’être dans le mépris ”. Mère Mectilde elle-même, écrira quelques mois plus tard, le 30 novembre, à Roquelay : “ le désir de son saint amour semble s’accroître à toute heure, toute ma passion serait d’en être consommée ”.

Dans une lettre à Bernières du 30 juin, elle remercie ce dernier de l’avoir mise en contact avec le père Chrysostome. Celui-ci l’a confirmée dans son désir d’être toute à Dieu : “ il m’a assuré que j’étais fort bien dans ma captivité, que je n’eusse point de crainte que Dieu voulait que je sois à lui d’une manière très singulière ”. Notons qu’elle utilise ici le langage de la captivité, langage classique chez les spirituels, dont l’enracinement biblique se trouve en Eph, 4,7-8 : “ Cependant, chacun de nous a reçu sa part de la faveur divine selon que le Christ a mesuré ses dons. C’est pourquoi l’on dit : Montant dans les hauteurs, il a capturé des captifs, il a donné des dons aux hommes ”. Elle est captive de Dieu et elle avoue de nouveau son profond désir de solitude qui “ s’augmente tous les jours ”.

Nous savons déjà que Mère Mectilde a, sur la demande du père Chrysostome, dressé un petit mémoire dans lequel elle a consigné les événements de sa vie passée. La réponse du religieux lui a fait prendre conscience du “ peu d’usage qu’ (elle) a fait de la grâce et comme (elle) n’a pas encore commencé de pratiquer la sincère vertu ”. C’est ce qu’elle écrit à Bernières le 18 juillet 1643.

Il faut revenir sur cette « relation au père Chrysostome » qui permettra de mieux comprendre la situation spirituelle dans laquelle se trouve Mère Mectilde à cette époque. Elle y résume sous forme de 19 « propositions » différents événements et états spirituels qui l’ont particulièrement marquée et qu’elle estime essentiels dans sa propre histoire avec Dieu. Le père Chrysostome exprime son avis dans des réponses à chaque proposition ; tout cela étant formulé de manière impersonnelle afin d’éviter les indiscrétions au cas où cet écrit serait égaré ou perdu.

Mère Mectilde évoque d’abord le désir profond de devenir religieuse qui l’a habitée « dès sa plus tendre jeunesse ». Ce désir, incompris de sa famille, était violent, mais il n’entraînait pas, semble-t-il, une conversion correspondante : « cette âme encore vide de vertus n’aspirait et ne tendait à Dieu que par la violence du désir qu’elle avait d’être religieuse sans concevoir encore l’excellence de cet état ». La réponse du père Chrysostome à cette proposition est simple : il considère que dans cette vocation, bonne en soi, se mêlait beaucoup de la nature, à cause des troubles et inquiétudes dont le désir était accompagné.

Avec le recul, Mère Mectilde pense qu’elle n’a pas suffisamment réfléchi à l’Ordre dans lequel elle rentrerait : « elle voulait être religieuse, rien de plus ; aussi tout Ordre lui était indifférent ». Elle nous fait part aussi de la grande dévotion qu’elle nourrissait envers la Vierge Marie et que celle-ci semblait récompenser par des « faveurs » diverses et même par des visions. Le père Chrysostome manifeste vis-à-vis de ces dernières pas mal de circonspection ; il ne se prononce pas sur leur réalité, mais il en mesure les risques, rappelle que « le diable se mêle souvent » en des choses semblables, et qu’elle doit plutôt « fonder sa perfection solidement sur la mortification de la vertu ».

Puis, à la 5ème « proposition », vient l’évocation de périls très grands qu’elle a couru dans sa vie religieuse : « Dans quelque suite de temps les accidents déplorables pour des religieuses la mirent dans une grande occasion de relâche et en périls très grands ». Mère Mectilde s’est donc trouvée en grande tentation et elle a vu de très près le précipice398. Elle doit d’autant plus en remercier Dieu et la Vierge, car c’est une grande grâce qu’ils lui ont faite que de la sauver de ce danger.

Ayant échappé au naufrage, elle en a tout de même été très troublée ; elle est entrée dans une « désolation insupportable », dans laquelle il lui était « impossible de se tourner vers Dieu », et elle était agitée par « d’étranges tentations ». Heureusement, elle eut la chance, dans sa détresse, de rencontrer « une personne séculière de grande piété de qui la conversation la toucha intérieurement, mais extraordinairement pour se convertir entièrement à Dieu ».

Malgré cela, son confesseur et un religieux qu’elle consulta lui conseillèrent de quitter son Ordre, où elle était d’ailleurs déjà supérieure de communauté, « pour se mettre dans quelque maison bien réformée ». Pour mettre ce dessein à exécution, elle éprouva bien des difficultés et subit bien des vexations. Elle fut aidée, dit-elle, par un secours particulier de la Vierge Marie, accompagné là encore de phénomènes extraordinaires sur lesquelsle père Chrysostome porte le même regard que précédemment : « je sais par longue expérience que beaucoup d’illusions coulent dans cette voie qui font des maux incroyables dans les âmes ». Enfin, après environ deux ou trois ans et après avoir renoncé à sa charge de Supérieure, elle obtint la permission de quitter les Annonciades pour entrer dans l’Ordre bénédictin, à Rambervilliers, « après de grandes peines intérieures et extérieures ».

Elle recommença donc un noviciat, s’attacha à maintenir en elle une grande pureté d’intention, et commença à pratiquer l’oraison de manière régulière. Elle connut rapidement un état d’abandon à l’action de Dieu, n’ayant souvent besoin que d’une seule parole pour entrer et demeurer en contemplation. Sa maîtresse des novices « lui commanda de se laisser à Dieu et à sa divine conduite sans agir contre l’attrait du Saint-Esprit, lui disant que du passé399 elle avait bâti, mais que pour l’avenir Dieu détruirait et bâtirait lui-même ». Malheureusement, un changement de communauté400 vint perturber ces belles dispositions sans doute pas encore assez profondément établies. Très occupée par les tâches communautaires, ayant peu de temps pour s’adonner à l’oraison, elle connut alors « d’horribles peines intérieures, quelquefois de blasphèmes et de désespoir », qui cessaient parfois sans raison apparente. Elle se trouvait alors « toute anéantie dans Dieu qui lui faisait un nouveau désir d’être plus parfaitement à lui ». Quelque temps après, elle ressentit plutôt comme une captivité de l’esprit ; elle ne pouvait rien faire ni éprouver dans l’oraison.

Cette grande diversité d’états montre que Mère Mectilde à cette époque en était aux débuts de la vie spirituelle. Le père Chrysostome voyait en elle une vraie vocation à la contemplation, mais qui s’était manifestée jusqu’alors avec « peu de fermeté » ; selon lui, ce défaut de stabilité s’expliquait par le fait que sa nouvelle dirigée n’avait « pas encore travaillé suffisamment à la mortification et à la vertu ». Il estimait donc que les désirs de Mère Mectilde étaient bons et sincères, mais qu’ils avaient besoin d’être affermis par une pratique des vertus. Dans ce contexte, les sécheresses, les obscurités qu’elle traversait opéraient progressivement les nécessaires purifications : « Il n’y a rien que de bon en toutes ces peines, diagnostiquait le père Chrysostome, il les faut supporter patiemment et s’abandonner à la conduite de Dieu ; ajoutez que ces peines et les autres lui sont données pour la conduire à la pureté de perfection à laquelle elle est appelée et de laquelle elle est encore bien éloignée ».

La 19ème et dernière « proposition » fait la jonction entre cette « relation » de Mère Mectilde au père Chrysostome et un point qu’elle a abordé dans les lettres que nous avons déjà évoquées, à savoir le désir de mourir : « Il semble qu’elle aura une joie sensible si on lui disait qu’elle mourrait bientôt ; la vie présente lui est insupportable voyant qu’elle l’emploie mal au service de Dieu, et combien elle est loin de sa sacrée union. Il y avait lors trois choses qui régnaient en elle assez ordinairement, savoir : langueur, ténèbres et captivité ». À quoi le père Chrysostome répond qu’il voit là « des marques de l’amour habituel qui est en cette âme » et qu’il pressent « qu’elle sera du nombre des fidèles servantes de Dieu, mon Créateur, et que, par les croix, elle entrera en participation de l’esprit de la pureté de notre bon Seigneur Jésus-Christ ».

C’est donc sur cette note optimiste que s’achève le petit écrit dont Mère Mectilde a envoyé copie à Bernières, et où elle expose un itinéraire déjà long et tourmenté, mais qui constitue seulement ses premiers pas dans la vie spirituelle.

Le 25 septembre, une lettre à Roquelay indique qu’elle a eu connaissance d’un événement douloureux survenu à l’abbaye de Caen. Elle en profite pour réitérer l’expression de son désir d’être sur la Croix, tout en regrettant que ce désir ne soit pas actuellement exaucé.

Le 13 novembre, une lettre au même Roquelay laisse entendre qu’elle traverse un état spirituel de purification. En effet elle se sent très pauvre, “ il n’y a rien dedans (son) cœur ” ; elle ne peut même pas exprimer sa pauvreté, sinon en disant qu’elle est “ déplorable ” ; elle porte aussi en elle une vive conscience de ses fautes ; elle craint que Dieu ne finisse par la délaisser en raison de ses résistances à la grâce ; elle désire pourtant profondément l’amour de Dieu : “ le désir de son saint amour semble s’accroître à toute heure, toute ma passion serait d’en être consommée ” ; mais elle ne le sent pas en elle : “ le malheur est que je ne me sens pas toute pleine de Dieu ”. Elle vit donc douloureusement cette contradiction entre son désir profond et ce qu’elle pense vivre en réalité, en raison de la sécheresse qui l’habite.

Deux jours plus tard, elle écrit à Bernières pour le tenir au courant de multiples événements survenus dans la communauté ou dans son environnement et qui ont troublé les sœurs. Elles les ont vécus comme autant de croix venant éprouver leur fidélité et leur capacité à supporter le mépris : “ je vous dirai que la divine Bonté ne nous laisse pas beaucoup de temps sans nous envoyer des sujets qui réveillent l’amour et la soumission que nous devons à ses aimables croix et quelquefois vous aurez plaisir à voir comme elles se chassent l’une l’autre ”.

Il y a d’abord une histoire compliquée de lettres communiquées indiscrètement et plus ou moins falsifiées. Apparemment la sœur qui a écrit ces lettres, dénommée Appoline, du couvent de Montmartre, l’a fait sans permission ; elle s’est donc fait réprimander par sa supérieure ; mais il semble que la supérieure de Mère Mectilde s’est rendue aussi coupable en transmettant ces lettres ; alors Mère Mectilde prend sur elle l’odieux de la faute : “ Pour obvier au déplaisir que notre Révérende Mère pouvait recevoir par cette bonne Dame, j’agrée de bon cœur qu’elle dise que j’avais fait toute cette affaire, car pour mon particulier, je ne me soucie de rien ”.

Mais il y a pire : une sœur de la communauté veut quitter la vie religieuse et semble même s’éloigner de la vie chrétienne : “ Vous avez su que le diable, par ses tentations, a fait en l’esprit d’une des nôtres, laquelle s’est défroquée elle-même, et s’abandonnant à ses détestables passions, ne veut plus être religieuse, si j’osais, je dirais encore qu’elle ne veut plus être chrétienne, ni servante de Dieu ”. Cette attitude fait beaucoup souffrir Mère Mectilde à qui on a confié cette religieuse en attendant que les supérieurs ecclésiastiques statuent sur son cas : “ Avouez-moi, mon très cher Frère, que c’est un accident bien étrange et qui mérite bien d’épancher mille ruisseaux de larmes ”.

À quoi il faut ajouter “ mille autres contrariétés qui sont suscitées par la jalousie de quelques Religieux, qui toutefois sont peu de choses et qui ne servent qu’à nous porter à un plus grand dépouillement ”.

Les difficultés s’accumulent donc et Mère Mectilde les interprète comme une purification de la communauté : “ C’est encore ma pensée qu’il nous veut mortes à toutes satisfactions, qu’il veut nous naturaliser dans le mépris, dans les confusions, dans les rebuts et dans tout le reste. Amen. Amen. Amen. J’y consens de tout mon cœur, la très sainte volonté de mon Dieu soit parfaitement faite ”.

La purification intérieure évoquée par Mère Mectilde dans la lettre précédente à Roquelay se trouve donc accompagnée et amplifiée par ces épreuves extérieures qui s’abattent sur elle et sur la communauté. C’est de nouveau le thème d’une lettre adressée à Bernières peu après, le 28 novembre, où elle fait allusion à l’allégorie de la “ terre d’anéantissement ” dans laquelle le mystique normand a décrit son propre état spirituel. Nous avons déjà pour une part analysé cette lettre. Avec beaucoup d’humour, elle lui dit être propriétaire elle-même, depuis 4 ou 5 ans, d’une terre semblable à celle dont il a fait la description. Elle en a hérité de son époux, le Christ mourant sur la Croix comme d’une habitation où elle pourrait “ en toute assurance ” faire sa demeure. Comme Bernières a dépeint sa propriété comme composée d’une série de fermes, la ferme de la destruction de soi-même, celle de la pauvreté, du mépris, des douleurs, des sécheresses et du délaissement, Mère Mectilde joue avec ces différentes expressions pour décrire sa propre situation spirituelle, elle dit qu’elle éprouve de la difficulté à joindre aux autres la ferme des douleurs et elle propose à Bernières des échanges ; elle-même lui donnerait un peu de ses terres, en particulier une part de cette ferme des douleurs qu’il pourrait exploiter mieux qu’elle.

On voit qu’au cœur d’une vie spirituelle des plus éprouvantes, l’humour ne perdait pas ses droits et empêchait sans doute les protagonistes de ces relations épistolaires de se prendre trop au sérieux. Pourtant, le chemin spirituel que parcourait Mère Mectilde était rude. Elle le désirait comme un chemin d’anéantissement dans une communion profonde à l’abaissement du Christ : “ Je me donne à Jésus anéanti et j’adore ses aimables desseins puisqu’il veut que je marche dans l’abjection ; je veux m’y abîmer, et de toutes les forces de mon âme travailler au parfait abandon, à tout mépris, à l’entière pauvreté et à toutes privations ”, déclare-t-elle dans une autre lettre à Bernières, datée du 1er décembre. Elle précise plus loin ce qu’elle a déjà dit à Roquelay le 13 novembre : sa grande peine, c’est le sentiment qu’elle éprouve de ne pas aimer Dieu : “ Mais la plus sensible de mes peines en tous les exercices ci-dessus, c’est la privation intérieure, non des sensibilités, car je suis naturalisée désormais à cela, mais d’une privation qui surpasse tout ce que j’en peux dire. Quel malheur de n’aimer point Dieu ”. La purification par laquelle passe Mère Mectilde contrecarre donc son désir le plus profond qui est d’aimer Dieu. Or elle n’éprouve rien de cet amour. La communion à Jésus anéanti va donc chez elle jusqu’à l’apparente privation de son désir. Malgré tout, puisqu’on entre dans le temps de l’Avent, elle se renferme “dans le néant pour adorer Jésus incarné ”. Fin décembre, elle s’excusera auprès de Roquelay de le déranger, mais dira-t-elle, “ la nécessité me presse de parler, et la charité vous oblige d’écouter les soupirs d’une âme toute glacée de l’amour de son Dieu ”. L’épreuve doit être sévère, car elle ajoute : “ Comment, mon très bon frère, avez-vous le courage de boire à longs traits dans le torrent de divines voluptés sans souhaiter une seule petite goutte de cette amoureuse rosée dans le cœur d’une gémissante pécheresse votre pauvre et très indigne sœur que vous laissez au milieu des orages et dans le danger de faire naufrage dans la Mer Morte de son amour-propre ”. L’allusion à la parabole du riche et du pauvre Lazare est assez évidente. Notons aussi qu’à deux reprises, dans cette lettre et dans la précédente à Roquelay, elle parle de Marie et de son cœur virginal qui peut la conduire à l’amour de son Fils.

.Année 1644 : Justice et miséricorde ; vers la découverte de l’amour

Toute l’année 1643 a donc été pour la future fondatrice des bénédictines du Saint-Sacrement une année de purification intérieure, manifestée par un état de sécheresse spirituelle. Sécheresse qui non seulement privait Mère Mectilde de consolations sensibles, mais l’atteignait bien plus profondément au niveau même de son désir de Dieu qui lui semblait éteint en elle. Mais voilà qu’au début de l’année 1644, le 25 janvier précisément, la tonalité de ses propos change complètement. Elle écrit à Roquelay : “ Il faut que je vous dise avec ma franchise ordinaire que le plus intime sentiment qui me possède est de rentrer en Dieu. Cette simple pensée est mon occupation ordinaire et le plus intime de mes désirs, quoique je n’aie pas la capacité d’exprimer les entretiens délicieux qu’il me donne ”. Le désir de l’union à Dieu habite donc de nouveau sensiblement Mère Mectilde. Elle l’exprime sous la forme du souhait d’habiter en Dieu. Elle dit même “ rentrer en Dieu ”, comme si elle était encore à l’extérieur de Dieu, en distance par rapport à lui. Mais cette expression “ rentrer en Dieu ” marque aussi la force et l’intensité du désir de la communion.

Cependant, Mère Mectilde exprime une question : “ Lorsque l’âme se sent attirée et toute pleine d’un attrait intérieur comme de se voir toute fondue dans Dieu, est-il permis de désirer que ce trait soit si puissant qu’il puisse consommer entièrement l’âme ” ? Manifestement, elle est encore novice dans la vie mystique. Elle sent que le désir de l’union à Dieu lui fait côtoyer la mort, non seulement la mort spirituelle à elle-même, mais aussi la mort physique, condition nécessaire pour voir pleinement se réaliser le désir de l’âme de “ rentrer en Dieu ”. Et la crainte s’installe en elle et lui fait poser la question : est-il permis de désirer l’entière consommation de l’âme, (sous-entendu possible seulement par le passage par la mort) ? Elle s’explique : “ ces attraits ne laissent pas grands discours dans l’entendement, mais la volonté est bien touchée, et sans pouvoir exprimer ses désirs, elle soupire après sa consommation et la grâce de rentrer en Celui dont elle est sortie ”. Comme beaucoup de spirituels de cette époque, Mère Mectilde exprime le mouvement de la vie chrétienne comme un retour à Dieu. La vie est en effet une sorte d’exil en dehors de Dieu dont on est sorti. Naturellement, par le baptême et la grâce sanctifiante qu’il confère, le chrétien vit en Dieu déjà sur cette terre. Mais cette vie en Dieu n’atteindra sa plénitude qu’à travers la mort. C’est pourquoi l’âme tend vers une union à Dieu que la vie mystique rend à la fois très profonde et insatisfaite ; l’âme tend à être “ consommée ” en Dieu, c’est-à-dire à ne faire plus qu’un avec lui de telle manière qu’elle se fond en Dieu en quelque sorte. Seule la mort peut accomplir ce mouvement.

Cet état spirituel provoque une souffrance et s’accompagne de ce qu’elle nomme des “ épines intérieures ” ; il n’occulte pas non plus, et sans doute au contraire, la vue de ses misères, mais ces difficultés n’ont rien de commun avec la nuit qu’elle éprouvait auparavant : “ La vue de mes misères est actuelle, mais je me réjouis en Dieu qui est la souveraine perfection et qui est suffisant à soi-même ”.

L’horizon s’est donc éclairci. Une lettre du 15 février, adressée cette fois à Bernières, le confirme. Il semble qu’elle ait maintenant bien assumé ce désir de rejoindre Dieu au-delà de la mort : “ on voudrait mourir de très bon cœur. O ! Que l’on aurait de joie ! Hélas ! Il faut souffrir le bannissement et la privation quand il plaît au bon Seigneur ”. Du coup, elle peut de nouveau désirer souffrir : “ Je veux souffrir de tout mon cœur et prie Jésus souffrant de me donner son esprit de croix, d’abandon, de pauvreté et d’anéantissement ”. Mais elle n’a en fait que de “ petites souffrances ” qui comptent à peine puisqu’elle dit plus loin qu’elle est “ entièrement privée de souffrances ”.

La fin de la lettre, un peu difficile à saisir dans ses détails, semble exprimer le désir de solitude de Mère Mectilde. Elle parle en tout cas d’ “un grand nombre d’imperfections  dans ces communautés ”. Elle attend “ l’ordre de Dieu ”. De quoi s’agit-il précisément ? Probablement de l’établissement de la communauté en un lieu stable. Sans doute l’incertitude actuelle crée-t-elle bien des tracas : “ Il y faut tant de complaisances. Il faut dissimuler par contrainte et parler à tout temps et mille autres choses que vous pouvez bien concevoir ”. Elle souhaite sans doute plus de calme. En tout cas, elle “ demeure paisible…Les choses temporelles me touchent fort peu, et nonobstant que l’on blâme mon indifférence, je ne peux faire autrement ”.

La lettre suivante, datée du 31 mars fait état d’un désir précis que Mère Mectilde a déjà, dit-elle, exprimé à Jean de Bernières : “ Il me souvient que vous me dites lors que je parlais de me retirer, que Dieu subviendra à ma nécessité intérieure, et vous ayant répliqué que dans quelques années, je voulais dire dans deux ou trois ans, je quitterais tout pour me retirer du tracas… ” Et elle fait état de l’étonnante réponse de Bernières : “ et vous me fîtes réponse que je mourrais ”. D’où la question de Mère Mectilde : “ Il m’est venu un désir de savoir si vous pensez que je doive bientôt mourir et quel sujet avez-vous de dire cela, vu ma santé, et combien je suis robuste ”. La question restera sans réponse, du moins sans réponse connue. L’intérêt d’ailleurs n’est pas là, mais dans le fait que nous voyons s’exprimer avec détermination dans les propos de Mère Mectilde un désir de solitude qui ne la quittera pas, mais qui évoluera, nous le verrons.

Cette lettre soulève aussi le problème de la discrétion au sujet des écrits qui circulent à l’intérieur du petit cercle des dévots qui gravitent autour de Bernières. Nous avons déjà abordé cette dans la première partie de ce travail. Mère Mectilde a envoyé à Bernières un écrit, certainement celui que lui a demandé de composer son directeur, le père Chrysostome, dans le but de mieux la connaître et aussi sans doute de lui permettre d’objectiver pour elle-même certains épisodes de sa vie passée. Elle recommande à Bernières d’être très discret et de ne pas révéler son nom, sauf à telle ou telle personne très sûre : “ Enfin vous voyez si je suis réservée, non je vous assure à votre endroit, mais je le suis extrêmement à tout le reste, et je crois qu’il le faut être, et ne se découvrir à toutes sortes de personnes ”. Comme nous l’avons déjà signalé à plusieurs reprises, des textes comme ceux-ci montrent à l’évidence que ces petits groupes de personnes spirituelles qui se communiquaient entre autres leurs expériences d’oraison, manquaient parfois à la discrétion la plus élémentaire.

Elle reprend la correspondance avec Roquelay le 5 avril. Le climat est toujours à la joie. Nous sommes dans le temps de Pâques : “ Vous me donnez des nouvelles bien joyeuses d’un Dieu ressuscité. Je vous mandais qu’il était mort par l’avant-dernière de mes lettres (ce qui prouve, s’il en était besoin, que bien des lettres ont été perdues ; en tout cas nous ne possédons pas celle dont il est question ici). Désirez pour moi comme pour vous qu’il vive dans mon cœur comme dans son trône et son lieu de repos ; qu’il y fasse retentir des divines paroles Pax vobis ego sum, noli timere401 ; paroles évidemment pleines de consolation ”.

Nous pouvons remarquer aussi dans cette lettre, comme dans beaucoup d’autres, l’importance que Mère Mectilde attache à la prière les uns pour les autres. Elle la sollicite sans cesse pour elle-même de ses correspondants. Le petit groupe auquel elle appartient est un groupe d’échange spirituel, mais aussi un groupe de prière fraternelle. La lettre suivante, du 20 avril, au même Roquelay, témoigne encore de son besoin d’être aidée par la prière du secrétaire de Bernières, d’autant plus qu’elle semble avoir un sujet de souffrance qu’elle n’explicite pas. Elle paraît surtout très pénétrée du sentiment de sa propre misère, et elle voudrait bien que Roquelay lui apprenne le chemin de ce parfait abandon “ entre les bras de Dieu ”, dont elle a pris connaissance dans un écrit du père Lejeune.

La période paisible qu’elle vient de traverser semble achevée. De nouveau, on entend parler de souffrances intérieures, de conscience vive de ses “ misères ”. Après tout, ce n’est que la justice de Dieu qui s’exerce à son égard. Les ténèbres doivent être épaisses, car elle dit : “ C’est ma félicité lorsque j’ai la liberté de lui faire hommage ”. Mais elle sort d’elle-même en se réjouissant des grâces reçues par les autres. C’est ce qui ressort d’une lettre à une autre religieuse, écrite dans les premiers jours du mois de mai.

Au sujet de ses peines intérieures, elle reprend quasiment les mêmes mots en écrivant cette fois à Jourdaine de Bernières, le 15 mai, et en qualifiant son état d’une sorte “ d’agonie ”.

Il est clair que c’est la conscience de ses fautes qui habite surtout à cette époque Mère Mectilde et qui la met dans la confusion en même temps que dans l’admiration de la miséricorde de Dieu à son égard. Cependant, cet état spirituel alterne ou peut-être va de pair avec le désir d’union à Dieu dont nous avons parlé tout à l’heure : “ O ! Le martyre que la vie ! Toutes choses créées augmentent les douleurs d’une âme qui aspire au Ciel ”. Au point que son esprit est tout entier accaparé par le fait qu’elle appartient à Dieu : “ Je vous proteste que je suis tellement bête que je ne puis qu’avec de grandes peines m’appliquer aux choses temporelles ”, dit-elle à Roquelay le 15 juillet. Une paix profonde l’envahit : “ Ce mot que je suis à Dieu me satisfait de sorte que j’attends avec paix son bon plaisir sur moi ”. On comprend que, parfois, ses sœurs lui aient reproché son indifférence : “ Rien ne peut entrer dans mon esprit et je ne puis prendre si à cœur nos affaires que je m’en puisse inquiéter ”. Dieu lui suffit : “ Qui a Dieu a tout et il est parfait, et celui qui n’a pas Dieu n’est rien et n’a rien, quoi qu’il fasse ”. Dans une lettre suivante, du 17 juillet, elle demande à Roquelay : “ Est-ce par amour-propre de se lier de telle sorte à Dieu qu’on ne ressent quasi point les contrariétés qui arrivent. ” ?

La vie intérieure de Mère Mectilde est donc agitée par des alternances d’états spirituels divers : à certaines périodes, elle s’est trouvée dans l’obscurité la plus noire et dans la souffrance ; à d’autres moments, tout entière en Dieu, elle vit dans une paix profonde. Dans ces moments-là, elle voudrait souffrir, puisqu’elle estime que ses misères ne la rendent digne que de souffrance. Mais elle comprend aussi que les souffrances arrivent à l’âme pour qu’elle soit mieux dépouillée et ainsi mieux donnée tout entière à Dieu. Elle ne reste donc pas enfermée dans une spiritualité de la rétribution dans laquelle elle semblerait parfois se complaire et où ses misères réclament la justice divine. Elle pressent aussi dans les nuits qu’elle traverse le lieu et le moyen d’une purification qui la fait avancer sur le chemin de l’union avec Dieu : “ Heureuse l’âme qui est bien dégagée ! La simple pensée d’un parfait dénuement donne joie à mon esprit, nonobstant que j’en suis infiniment éloignée et je prends grand plaisir de savoir des âmes qui le pratiquent fidèlement ou qui souffrent que Dieu l’opère en elles. C’est une grande miséricorde que sa Majesté fait à celles qu’il gratifie sur ce point ”. Notons que dans ce texte, elle fait bien la distinction entre le dénuement qui est réalisé par l’effort humain et celui qui provient de l’opération divine. Mais les textes où elle décrit ses états spirituels demeurent encore assez imprécis, trop incertains pour qu’on puisse affirmer que Mère Mectilde lit alors très clairement ce qui se passe en elle.

De toute manière, sa pensée demeure assez complexe, notamment en ce qui concerne les rapports entre la justice et la miséricorde, comme nous venons de le suggérer : elle se voit profondément pécheresse ; elle trouve donc normal que la justice divine s’exerce à son égard ; elle ne s’étonnerait pas que celle-ci la précipite en enfer, puisque, pense-t-elle, elle le mérite grandement. Or elle parle de “ la divine, très sainte et amoureuse justice de mon Seigneur et de mon Dieu, que j’aime d’une tendresse égale à sa sainte miséricorde, et si j’osais, je dirais davantage ”. Elle est consciente du caractère un peu étonnant de ses propos puisqu’elle dit : “ si j’osais ”. Comment faire passer la justice avant la miséricorde ? Cependant Mère Mectilde qualifie la première de très sainte et amoureuse ”. Elle n’oppose donc pas justice et miséricorde, mais elle prend “ un plaisir plus grand dans l’effet de la première que de l’autre ”, parce que, dit-elle, “ je vois une main d’amour qui fait justice à soi-même, faisant ce que mon amour-propre m’empêche de faire ”. Les nuances de la pensée sont bien délicates. Sans doute faut-il comprendre d’abord que c’est par amour que Dieu fait justice, et aussi que la justice permet de restaurer l’amour, en détruisant ce qui doit l’être pour que l’amour puisse prendre la place qui est la sienne. Il reste que l’articulation entre la justice et la miséricorde dans l’expérience spirituelle de Mère Mectilde a sans doute encore à cette époque à se clarifier.

Il est possible que Le père Jean-Chrysostome ait perçu cette difficulté. En effet, dans une réponse à Mère Mectilde qui lui a demandé des conseils sur le chemin à suivre pendant sa retraite, il insiste beaucoup sur l’importance de l’amour : “ Dans votre retraite, tendez à l’amour divin, car vous y avez disposition particulière. Prenez pour vos sujets d’oraison ceux auxquels la grâce vous inclinera intérieurement auxquels vous pourrez joindre l’amour de Dieu qui vous paraît en l’Incarnation, en la sainte Eucharistie, et au crucifiement ”. La lettre est brève, mais il insiste : Voyez aussi si vous vous porterez aux méditations de l’Être divin,, de l’immensité, bonté, sainteté, infinité et toute-puissance. Ne lisez que des sujets d’amour divin ”. On peut noter d’une part que le père Chrysostome oriente sa dirigée vers l’objectivité des mystères de la foi et d’autre part qu’il cherche à lui donner comme objectif ultime la contemplation de l’amour. Et bien qu’il lui dise qu’elle a “ disposition particulière à l’amour divin ”, son insistance laisse pressentir chez sa dirigée un besoin ou une difficulté.

Bien sûr, nous avons pu remarquer déjà dans nombre de textes cités que Mère Mectilde n’ignore pas le langage de l’amour. Son désir d’union à Dieu en particulier est tout entier sous-tendu par l’amour. Mais il est possible que dans les purifications qu’elle subit, les souffrances qu’elle traverse, la conscience aiguë de sa misère qui l’habite, elle ait eu tendance à majorer la justice au détriment de l’amour, à donner plus d’importance à la purification qu’à sa finalité. Sans qu’on puisse l’affirmer avec une totale certitude, les conseils de son directeur ont peut-être cette signification.

En tout cas, une lettre à Roquelay datée du 10 décembre commence par ces mots : “ Amour, Amour, Amour pour Jésus anéanti dans les entrailles virginales de sa très Sainte Mère ”. Mère Mectilde ne nous a pas jusqu’ici donné l’habitude de ces épanchements. C’est comme si elle était décentrée d’elle-même. L’abandon qu’elle demandait, il semble qu’elle l’ait obtenu : “ Je vous dirai que depuis quelque temps il a plu à la divine Providence me faire ressentir quelque effet du véritable abandon et de la parfaite pauvreté d’esprit qui dénue l’âme de tant de choses pour la faire entrer dans la nudité de Jésus souffrant. C’est la voie où, du présent, je suis attirée et en laquelle je prends mes intimes délices parce que cet état d’esprit éloigne tellement l’esprit de toutes choses qu’il ne peut s’occuper que de la pauvreté de Jésus, toutes les choses transitoires passent comme si elles n’étaient point ”. On dirait que Mère Mectilde a atteint un équilibre spirituel nouveau. Le véritable abandon et la parfaite pauvreté d’esprit ont pour effet immédiat de la conduire à la contemplation de Jésus souffrant, anéanti et pauvre. A moins que ce soit cette contemplation qui opère pleinement en elle le total abandon. N’oublions pas que le père Chrysostome lui a conseillé de se tourner vers les mystères de la foi dans leur objectivité. Ces mystères de la foi qu’elle contemple font leur œuvre en elle ; ce sont des mystères de dénuement qu’elle épouse et qui la font parvenir elle-même à une telle pauvreté qu’elle ne peut plus faire autre chose que de les contempler. Contemplation et dénuement s’entraînent ainsi mutuellement. L’abandon, le dépouillement, ne sont plus le résultat d’un effort de volonté qui ouvrirait la porte à la contemplation, même si cet effort demeure nécessaire. C’est le mystère contemplé qui, par sa propre vertu, s’identifie la personne et la dépouille de tout ce qui n’est pas lui.

C’est sans doute pour cette raison que, dans une lettre qui suivait juste son temps de retraite, elle avait évoqué le silence dans lequel elle était mise soudain : “ Vous me dites, mon très cher Frère, que je suis devenue muette ; je ne sais ce que c’est, mais je me trouve insensiblement dans un silence que je n’ai pas une seule parole à proférer. Je trouve une grande satisfaction à me taire, mais non pas toutefois avec les âmes qui sont de Dieu et qui me peuvent porter à Lui, encore que souvent dans les entretiens pareils je me trouve dans le silence, étant seulement attentive aux saintes paroles que l’on dit ou plutôt à l’objet pour l’amour et de l’amour duquel on s’entretient ”. Des propos comme ceux-ci éclairent sans aucun doute les précédents ; il est évident que Mère Mectilde éprouve dans sa vie spirituelle un nouvel état qui la surprend elle-même et dont le silence est le signe. Si elle se tient en silence, c’est bien parce qu’elle est attentive uniquement, comme elle le remarque, “ aux saintes paroles que l’on dit ”, et finalement, “ à l’objet pour l’amour et de l’amour duquel on s’entretient ”. Elle est saisie tout entière par le mystère de Dieu qui la met en silence et qui la dépouille d’elle-même.

La retraite de septembre 1644 marque donc une étape décisive dans l’évolution spirituelle de Mère Mectilde.

Les lettres suivantes témoignent d’un climat intérieur paisible, en même temps qu’elles font état de difficultés extérieures où Mère Mectilde exprime sa soumission à la volonté de Dieu ; en effet Mère Mectilde est rentrée précipitamment à Rambervilliers et voit s’éloigner la perspective de rencontrer Bernières et Roquelay, eux-mêmes en voyage à Paris : “ Je marche à l’aveugle dans les voies de la soumission, ignorant ses desseins, je les adore sans les connaître ”. Cet abandon quant aux événements extérieurs, elle le vit aussi dans sa relation quotidienne à Dieu : “ J’aime plus que jamais ma chère devise : EGO DEI SUM402 et je la porte gravée au plus intime de mon cœur pour l’accomplir mille fois le jour, par un entier abandon, ou plutôt par la totale perte de moi-même, par un pur anéantissement dans Dieu ”.

.Années 1645 et 1646 : l’anéantissement en Jésus-Christ ; l’adhérence à la volonté divine

Cela ne l’empêche pas de traverser des périodes difficiles où elle sent, comme elle le dit, “ la privation du saint amour ”, alors qu’elle reconnaît “ au ciel et en la terre point de bonheur plus grand que d’aimer Dieu d’un amour de pureté ”. Mais elle semble intégrer cela plus facilement à son cheminement spirituel ; elle envisage cette sécheresse comme un moyen d’accéder au dénuement qu’elle recherche. Elle pense qu’elle doit tout abandonner y compris la lumière et la joie que procure l’expérience de Dieu. C’est ce qu’elle écrit à Bernières dans une lettre du 30 juillet 1645 : “ Je ne sais ce que je suis, mais je me vois souvent toute naturelle403, sans dispositions de grâce ; je deviens si vide et si pauvre, même de Dieu, que cela ne se peut exprimer ; cependant il faut, selon la leçon que vous me donnez l’un et l’autre, que je demeure ainsi abandonnée, laissant tout périr ; il en arrivera ce qu’il plaira à Notre-Seigneur ; mais toutes choses sont parfois si brouillées que l’on n’y voit goutte ”. La conformité à “ Jésus pauvre, méprisé et anéanti ”, qu’elle recommandait le 4 juillet à Bernières lorsque celui-ci se trouvait atteint par de graves déboires financiers, se réalise pour elle dans ce désert spirituel où elle ne voit goutte.

Revenue à Saint Maur, Mère Mectilde est de nouveau sous la menace de partir. Elle risque d’être appelée à devenir prieure d’un monastère à Metz. Bien qu’elle ne désire aucunement cette responsabilité, elle est abandonnée à la volonté de Dieu. Par ailleurs, elle demeure dans les mêmes sentiments : “ Il faut que je vous dise, écrit-elle à Roquelay le 7 novembre, que je deviens, ce me semble, amoureuse de la souffrance sans consolation…J’appris le jour des trépassés qu’il était impossible d’aimer la pureté sans aimer la souffrance, ni par conséquent d’être pure sans souffrir. Cette vérité me plut beaucoup, mais je ne la saurais exprimer entièrement parce que ce fut après la sainte communion ; je ne la puis écrire, mais seulement je suis pour certain404 qu’il n’y a rien de pur qui ne passe par la fournaise et dans le creuset de la pure souffrance ”. Non seulement elle est abandonnée et elle laisse “ tout périr ” comme elle le disait dans une lettre précédente, mais elle en vient à aimer la souffrance qui seule permet d’acquérir la pureté. Il ne faut pas s’y méprendre ; cet amour de la souffrance n’a rien de morbide, il est désir d’union au Christ souffrant, et si le monde ne le comprend pas, c’est qu’il manque de liberté intérieure et d’intelligence spirituelle pour en saisir l’intérêt : “ O souffrance très précieuse ! Si les mondains connaissaient ton prix, chacun te voudrait posséder, mais il faut être dégagée d’une étrange façon pour en connaître son mérite. À Dieu, très cher et très aimé frère, je prie le divin Jésus souffrant qu’il nous unisse à ses saintes et pures souffrances ”.

Ce désir de souffrir, Mère Mectilde l’exprime avec force, quelques jours après, dans une lettre adressée à Bernières. Celui-ci d’ailleurs vit lui-même cette blessure de l’amour dont parle Jean de la Croix, et Mère Mectilde lui demande de lui en exprimer quelque chose : “ Dites-moi, je vous prie, en confiance et vraie simplicité, ce que ressent présentement votre âme, ce qu’elle souffre et ce qu’elle reçoit par cette influence d’amour qu’elle expérimente, ne dissimulez point, parlez naïvement, je vous en supplie et conjure par le Cœur amoureux de Jésus qui est l’objet et le sujet de vos blessures ”. On peut noter que c’est l’humanité de Jésus, son Cœur aimant et aimé, qui provoque la blessure. Dans cette lettre en date du 15 novembre 1645, elle supplie Bernières, dans un style qui utilise l’image classique chez les mystiques des flèches et de l’arc de prier pour qu’elle éprouve la douleur de l’amour : “ je vous conjure de contraindre le sacré archet qui décoche ces adorables flèches de viser droit dans mon cœur et le prendre désormais pour être le but et le blanc de ses traits, ou qu’il me tue et m’emporte, ne pouvant plus vivre sans ressentir les blessures de son carquois d’amour ”. Un peu plus loin, elle déclare que lorsqu’on a été blessé un jour de cette plaie, on ne peut plus jamais guérir, et c’est l’un des plus grands contentements qu’on puisse éprouver sur cette terre. Mais cet état exige une grande solitude dans laquelle elle souhaite de plus en plus se retirer.

Deux lettres à Roquelay, difficiles à dater précisément, mais qui ont probablement été écrites à la fin de l’année 1645, expriment plus simplement le désir de Mère Mectilde d’être toute à Dieu, de le laisser détruire en elle “ tout ce qui empêche l’établissement de son règne ”. Mais comment être toute à Dieu, demande-t-elle ? À son avis, le vrai et seul moyen, c’est l’abandon et l’indifférence ; les autres pratiques, dit-elle, “ ont quelque chose qu’il faut anéantir ”, tandis que l’abandon lui semble “ bien simplifié ”. Cela signifie sans doute que l’abandon engage l’âme vers une forme de passivité qui la libère totalement pour Dieu, alors que les autres pratiques risquent toujours de laisser trop de part à la volonté humaine.

Plusieurs lettres à Bernières au début de l’année 1646 sont occupées par les inquiétudes de Mère Mectilde sur la santé du père Chrysostome. Elle n’y parle donc pas d’elle-même, sauf pour revenir le 16 janvier sur la blessure de l’amour et souhaiter que “ la plaie soit mortelle ”, puisque lorsqu’il s’agit d’amour de Dieu, “ l’âme ne peut être entièrement satisfaite si elle n’est toute consommée ”. Nous retrouvons ici un thème qui lui est cher et que nous avons déjà évoqué, celui de l’amour qui entraîne le désir de mourir, puisque l’union parfaite ne peut se réaliser qu’à travers la mort.

Un mois plus tard, le 10 février, elle ose exprimer quelque chose qui ressemble à un progrès spirituel : “ Je sens et je vois, ce me semble, que la puissante et très adorable main de mon Dieu, me touche et m’attire efficacement, mais d’une manière d’amour toute ineffable…Il me semble que je commence à vivre depuis que mon Dieu règne plus absolument en moi ”.

La mort de son directeur, le père Chrysostome, le 26 mars, l’affecte beaucoup humainement, mais la trouve en même temps dans un grand abandon. Elle a perdu un appui qui lui était très cher, mais elle s’en remet totalement à Dieu ; elle garde heureusement le soutien de Bernières, dont elle avait d’ailleurs fait le sacrifice, puisque l’ermite de Caen a lui-même été victime d’une maladie qui a failli le mener à la mort. Les diverses lettres où elle parle longuement du décès du père Chrysostome, à Bernières, à Rocquelay, à Jourdaine de Bernières, révèlent une personnalité à la fois très humaine et spirituellement très forte. Elle ne craint pas d’exprimer sa peine, d’évoquer ses pleurs, mais c’est la foi qui domine, la certitude que “ ce digne Père était absorbé dans Dieu, mais d’une manière ineffable et qui me donne de la joie de son bonheur ”. Telle une autre Marie-Madeleine, “ je suis tous les jours sur un tombeau et je ne l’y peux trouver ”, elle ne peut rencontrer désormaisle père Chrysostome que dans la foi de la résurrection : “ il m’est impossible de le trouver qu’en la manière que je l’ai vu laquelle m’est si douce et pleine de paix qu’il me semble qu’il augmente mon oraison ”(cette parole fait référence à l’expérience qu’elle vient de décrire où elle l’a vu absorbé en Dieu).

Le drame de la disparition de son directeur se double pour Mère Mectilde de celui de la suspicion qui entoure les écrits de ce dernier ; ceux-ci risquent d’être soumis à des corrections qui vont les dénaturer. C’est un peu comme si on le lui enlevait une deuxième fois. Mais elle expérimente en même temps que sa mort est une source de grâces : “ Le dimanche de Quasimodo, écrit-elle à Bernières le 12 mai 1646, j’ai reçu un effet de la miséricorde de Dieu assez particulier pour moi, eu égard à mes indignités, voulant participer à l’esprit de ce saint Père, il me semblait que Jésus-Christ me remplissait du sien propre et ceci fit d’assez bons effets, selon qu’il me semble, il se passe en moi ce que je ne puis dire, je me trouve changée, mais non pas encore au point que j’espère de l’être ”. C’est donc directement à l’esprit du Christ, c’est-à-dire à l’Esprit-Saint, qu’elle participe, alors qu’elle demandait à participer à l’esprit du père Chrysostome. Et cette participation l’entraîne vers Dieu de manière plus sûre et plus abandonnée, puisque c’est Dieu lui-même qui anime le mouvement vers lui : “ Tous les jours, je me sens de nouveau fortifiée pour aller à Dieu dans la pureté de ses voies et par son propre esprit, je me trouve plus forte et plus abandonnée à Dieu avec quelqu’autre disposition que moi-même je ne comprends pas et que je ne saurais dire ”. Elle n’en tire d’ailleurs pas une quelconque présomption, car, dit-elle, “ ma grâce est petite, mais telle qu’elle est, j’en suis si amoureuse que je me veux rendre à mon Dieu selon toute l’étendue d’icelle ”. Et elle termine cette lettre avec l’affirmation que “ Jésus pauvre et abject est à présent l’amour de mon cœur, et celui qui me retiendra dans l’anéantissement ”.

Le 7 juillet, une nouvelle lettre à Bernières fait état de dispositions spirituelles de “ captivité et d’impuissance ” dans lesquelles elle est tenue depuis quinze jours. Elle voudrait bien expliquer à Bernières ce qu’elle ressent, mais elle en est bien incapable puisqu’elle ne peut elle-même démêler ses propres sentiments. État sans doute d’autant plus difficile à vivre que la supérieure de la communauté est absente et que Mère Mectilde la remplace, alors qu’elle se trouve “ dans une telle ignorance et incapacité de toutes choses que je ne sais de quelle façon je dois agir ”. Elle a vécu d’ailleurs à cet égard une expérience étonnante : au moment où la supérieure quittait la maison, “ mon esprit, dit-elle, fut élevé et attiré par un esprit de puissance à Jésus-Christ, et je demeurai immobile environ demi-heure sans application aucune à son éloignement ”. Dieu l’a donc attirée en lui et l’a ainsi détachée des créatures, dont elle répugnait de devoir s’occuper ; mais du coup, cela lui permet de traiter avec elles sans crainte : “ la vue des créatures ne m’afflige plus, d’autant que je n’y suis appliquée que par l’ordre de mon Jésus qui tirera sa gloire et mon abjection par telle conversation ”. Mais le fond de son attitude est “ un certain état où l’âme est toute adhérente à son Dieu, le regardant par simple intelligence et demeurant ainsi exposée volontairement à l’ardeur de ses divines flammes pour lui donner lieu d’opérer la consommation dans la transformation qu’il fait de l’âme avec lui-même ”. Nous sommes donc là en présence d’un état d’union avec Dieu, d’adhésion à Dieu auquel la personne s’offre pour qu’il la transforme en s’unissant à elle. Et cela entraîne d’ailleurs chez Mère Mectilde le désir de la communion fréquente : “ en suite de toutes ces pensées, il me survient un désir de communier tous les jours autant qu’il me sera possible, ce que je ne ferai jamais que par votre avis, car je pense que vous connaissez mes misères… ”. Il est intéressant de constater que le désir de l’union transformante provoque celui de la communion eucharistique, preuve que chez Mère Mectilde, la vie mystique ne se sépare pas de la vie sacramentelle.

Dans la lettre suivante, en date du 28 juillet, elle s’inquiète de son audace, elle craint d’étonner ses sœurs, d’autant plus que leur confesseur est acquis aux idées de Monsieur Arnauld405 ; surtout elle a vive conscience de son indignité. L’interprétation de certains passages n’est pas évidente, mais il semble bien que Bernières, qui lui a répondu le 20 juillet, a acquiescé à son désir : “ j’ai néanmoins résolu de vous obéir pour un mois et j’ai tâché d’en rendre capable Monsieur Gavroche, notre confesseur ”. Un mois plus tard, le 21 août, elle aura repris son rythme habituel de communions : trois ou quatre fois par semaine.

Mais l’essentiel de cette lettre consiste dans une brève description de son état spirituel : “ Il m’a semblé que cet esprit de puissance dont autrefois je vous ai parlé dominait en moi présentement par une opération de simple adhérence et comme d’un total abandon ” ; en fait, elle fait allusion à sa lettre du 7 juillet où elle a effectivement employé l’expression “ esprit de puissance ” en décrivant l’expérience où elle a été attirée à Jésus-Christ et où elle est restée captivée en lui durant une demi-heure, au moment où sa supérieure la laissait en responsabilité de la petite communauté. L’expression “ esprit de puissance ” semble indiquer une action forte, presque violente. L’état qu’elle décrit dans la lettre du 21 août est plus paisible puisqu’il se caractérise par “ une opération de simple adhérence et comme d’un total abandon ”. Il rappelle d’ailleurs ce qu’elle a déjà dit le 7 juillet, puisqu’elle a parlé d’“ un certain état où l’âme est toute adhérente à son Dieu ”. C’est le même esprit de puissance qui domine en elle, mais il le fait maintenant d’une manière simple et pacifiée, dans l’abandon spirituel.

Le 23 octobre suivant, elle prend le temps de décrire son état d’une manière plus détaillée. Bien qu’elles soient occupées par les affaires de la maison, elle et ses compagnes ont su s’organiser de telle manière que pour ce qui la concerne, Mère Mectilde peut faire quatre heures d’oraison quotidiennement et même plus : “ Nous avons fait beaucoup de retranchements, et nous nous appliquons bien davantage aux choses intérieures ; nous vivons dans un très grand abandon à la très sainte Providence et dans la disposition où la divine miséricorde me tient, je croirais faire une grosse infidélité de m’occuper beaucoup du temporel ”. Et elle poursuit : “ Il me semble que mon oraison s’augmente un peu, et mon âme se trouve incomparablement plus dégagée des sens et des créatures ; la plus actuelle occupation de mon esprit, c’est un regard amoureux et tout plein de respect vers son Dieu avec une très passive adhérence à ses divins plaisirs ; cet état produit mille bénédictions à mon âme et l’élève au-dessus d’elle-même et la fait reposer dans Dieu, où souvent elle demeure anéantie en cette adorable présence, dans la vue que Dieu lui est tout en toutes choses ”. Mère Mectilde semble donc goûter un état de passivité spirituelle. Elle reprend le mot “ adhérence ”, cher à Bérulle et à ses disciples. Plus loin, elle parlera d’une “ douce adhésion à tous les desseins, plaisirs et mouvements ” de Jésus sur son âme. L’adhérence marque à la fois une profonde union et une attitude d’offrande et d’abandon qui permet à l’union transformante de se réaliser.

En tout cas, elle note un changement profond dans sa vie spirituelle, qu’elle attribue à l’intercession au ciel du père Chrysostome : “ depuis la mort de notre bon Père, il me semble que j’ai changé de disposition ” ; et elle raconte une expérience qu’il lui a été donné de faire, alors qu’elle priait le bienheureux Père : “ après cette petite prière, je me trouve dans un grand silence, mon âme adhérait passivement à son Dieu et on me tenait en état de recevoir de grandes choses ; dans ce silence et ce grand recueillement de toutes mes puissances, il se fit en mon âme une impression de l’esprit de Jésus-Christ et cela se faisait ; tout mon intérieur était rempli de Jésus-Christ, comme une huile épanchée, mais qui opérait une telle onction que, depuis ce temps-là, il m’en a toujours demeuré quelque sentiment ; mais ceci fit des effets tout particuliers en moi ; je fus comme toute renouvelée et possédée de Jésus-Christ, je n’opérais plus que par Jésus-Christ, enfin Jésus-Christ est le précieux tout de mon cœur ”.

Il est très clair que Mère Mectilde a connu une modification profonde dans sa relation à Dieu. Désormais, et tout en affirmant son indignité, elle est, comme elle le dit plus loin, anéantie en Jésus-Christ, de telle manière que lui seul règne en elle et qu’elle peut dire avec l’apôtre Paul : Vivo ego, c’est-à-dire “ je vis, mais ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi ”. Elle exprime ici de toute évidence un état mystique où elle se trouve tout entière abandonnée à l’action de l’Esprit : “ il serait malaisé de vous dire ce que je conçois d’une âme qui n’a plus de conduite que Jésus, elle n’opère plus que par les mouvements de son esprit ; elle est morte pour elle et pour les créatures ; elle est dans une passivité quasi actuelle, l’amour des divins plaisirs de son Dieu la charme et la ravit, tout ce qui regarde les saints plaisirs lui est infiniment agréable ”. Le langage que Mère Mectilde utilise quand elle évoque cet état spirituel se trouve tout à fait dans la ligne de celui de l’Ecole Française de spiritualité. Son expérience qu’elle réfère spontanément à celle de saint Paul est celle de l’abandon à l’Esprit qui devient l’acteur premier dans la vie de la personne qui s’est laissée envahir par lui. De plus Mère Mectilde est tout entière centrée sur l’objectivité du mystère de Dieu : “ toute ma réjouissance, c’est que Dieu est ce qu’il est, il est la plénitude de toute grâce, de toute sainteté, et mon âme porte respect et application aux perfections divines ; la simple vue d’icelles tient mon esprit en oraison ”.

La fin de l’année 1646 est marquée par la menace pour Mère Mectilde d’être appelée à devenir prieure du monastère des bénédictines de Caen. Le 6 novembre, elle dit à Bernières ses craintes et sa “ répugnance à la supériorité ”, et en même temps sa disponibilité foncière : “ Je porte un état d’insensibilité à toutes choses pour me rendre à Dieu seul, et si vous y remarquez son bon plaisir, je me sacrifierai de très bon cœur, car je ne veux plus vivre que pour Jésus-Christ ”. Mais profondément, ce qu’elle recherche, c’est la vie cachée et la solitude ; elle l’affirme clairement quatre jours plus tard, le 10 novembre : “ j’aime mille fois mieux un petit coin dans mon état d’abjection que toutes les abbayes de France. Il me semble que je ne puis recevoir en ce monde de plus horrible affliction que de tomber dans quelque grade. Je trouve que mon esprit dit très souvent au fond de l’intérieur : Seigneur, détournez-les de moi et me laissez vivre et mourir abjecte. O que l’état solitaire contient de bénédictions ! Et ce que j’appréhenderais bien de le perdre, et évaporer l’esprit d’oraison qui est encore bien faible en moi ”. Mais le 17 novembre, la soumission à la volonté de Dieu se fait plus explicite : “ pour moi, je pense que notre Seigneur nous veut entièrement dépouiller de toutes les affections que nous avons d’y jamais retourner (à Rambervilliers) et qu’il nous exilera qui çà, qui là, pour faire son ouvrage en la manière qu’il lui plaira. Pour moi, je vous le dis franchement que je n’ai plus aucune attente de ce côté là et que notre bon Seigneur me tient dans une telle adhérence à ses ordres et dans un amour si intime de ses divines volontés, que je suis dans l’abandon à son bon plaisir sans qu’il me soit permis de faire ou former aucun désir ou dessein particulier ”. Ces affirmations paraîtraient prétentieuses si elles n’émanaient pas d’une personne dont on sait par ailleurs combien elle est persuadée de sa misère et qu’elle est “ un pauvre néant qui n’ai pas fait encore de progrès dans les voies de la sainte perfection ”. On peut lui faire confiance lorsqu’elle déclare son abandon entre les mains de Dieu, en reprenant ce terme “ adhérence ” qui décidément revient souvent à cette époque sous sa plume. On mesure ici le chemin qu’elle a accompli depuis plusieurs années, puisqu’elle semble traverser paisiblement les difficultés : “ il faut que je demeure anéantie dans la sainte Providence et que ses saintes volontés soient tout mon plaisir et les délices de mes affections ; voilà comme je demeure au milieu de mille orages qui s’élèvent très souvent et qui semblent tout renverser, mais j’ai une grande expérience de la bonté de notre Seigneur dans cette disposition ; car de quelque côté que le navire tourne, l’âme envisage toujours son Dieu, mais d’un regard simplement amoureux qui la fait perdre et abîmer dans le sein de la divinité ; je ne sais si je dis bien, mais la paix que l’âme possède me fait penser que c’est ainsi ”. Cet état spirituel qu’elle cherche à décrire en ayant conscience qu’il a quelque chose d’indicible est d’ailleurs habité par un désir apostolique, car non seulement elle trouve “ bon d’être tout à Dieu ”, mais elle ne sent “ qu’un seul désir, c’est que Jésus-Christ règne sur toutes choses et soit en toutes choses ”.

Une lettre du 14 décembre, toujours adressée à Bernières, marque encore une nouvelle progression dans l’abandon à la volonté divine. Elle a écrit à Rambervilliers pour demander à ses supérieures leur avis sur ce qu’on lui propose. Cette démarche semble lui avoir procuré une liberté plus grande : “ Là dessus je me suis derechef toute abandonnée à la Providence, et notre bon Seigneur me fit la grâce d’entrer en une disposition qui me lie à ses divines volontés d’une manière bien plus pure, ce me semble, que du passé : j’y trouve moins de réserve et une bien plus grande paix intérieure ; ceci m’est arrivé après la sainte communion, où mon âme fut mise dans un dépouillement si grand de toutes choses qu’elle se vit ne tenir ni au ciel ni à la terre, mais simplement adhérente à son Dieu ; et il me semble qu’il tira d’elle des sacrifices si dégagés et si entiers que je n’en avais jamais fait de pareils. Depuis ce temps, il m’est demeuré l’idée d’une boule de cire entre les mains du Maître qui la veut mettre en œuvre, et sa bonté me tient de telle sorte que je ne tourne ni à droite ni à gauche ; je la laisse choisir pour moi ”. Elle est donc devenue totalement malléable entre les mains de Dieu. C’est lui qui agit en elle et elle attend de lui les décisions qu’elle prendra.

Nous possédons la réponse de Bernières ; en effet, le 2 décembre, il reprend lui-même, en écrivant “ à une religieuse ” à laquelle il déclare qu’il a reçu sa “ grande lettre du quatorzième décembre ”, l’image de la boule de cire : “ soyez donc comme une petite boule de cire entre ses mains, et soyez contente de ses divines dispositions ”. Il l’invite également à ne pas exagérer en matière d’ascèse alimentaire, car elle lui a confié certaines décisions qu’elle a prises en la matière, comme de ne plus manger “ ni œufs ni poissons, seulement un potage ou bien quelques légumes ou racines ”. Bien qu’elle affirme que sa “ nature s’y est accoutumée ”, qu’elle se porte très bien et que son “ esprit en est plus libre et dégagé des fumées et vapeurs ”, Bernières ne semble pas pleinement convaincu et lui recommande la prudence. De même la met-il en garde par rapport à des révélations qui lui ont été faites et dont elle lui a décrit la teneur ; “ une grande servante de Dieu ” lui a dit qu’elle avait eu à son propos une vision et que Dieu avait sur elle de grands desseins. Bernières fait appel à l’autorité du père Chrysostome pour rappeler à Mère Mectilde que les illusions sont fréquentes en ce domaine et qu’il faut seulement se fier à la foi “ qui nous révèle les voies du Verbe Incarné et les divins états qu’il a portés en la terre ”.

.Années 1647à 1649 : le supériorat de Caen ; l’adhésion au bon plaisir divin ; solitude et responsabilité

Le 16 février 1647, la décision qu’elle vienne comme supérieure à Caen n’est pas encore prise, mais pour la première fois, on la sent prête à quitter Saint Maur, car on s’agite autour d’elle. On sait qu’elle est sollicitée pour devenir prieure et on cherche à la retenir. Elle n’aime pas ce bruit qui la met en vedette : “ j’ai grande répugnance à demeurer en un lieu où l’on me connaisse, et jusqu’ici, j’ai tâché de n’entretenir personne et me suis gardée, ce me semble, d’entrer dans l’amitié des créatures, et nonobstant cela, il semble que les créatures me pourchassent ”. Nous touchons là, semble-t-il, à ce qui constitue chez Mère Mectilde un combat majeur, sinon peut-être le combat essentiel, dans sa vie spirituelle : l’opposition entre son désir de solitude et de silence et la nécessité de prendre des responsabilités, de rencontrer sans cesse des gens pour des motifs qui n’étaient pas toujours spirituels, de s’occuper de choses sans rapport direct avec Dieu : “ O sainte solitude, ô sacré silence où l’âme n’a rien à démêler avec les créatures ! C’est une chose effroyable que, partout où je vais, la créature me suit ; c’est un malheur pour moi plus grand que je ne le saurais dépeindre, et si je le vois sans remède, qui est bien le pire de tout. Patience en abjection, voilà mon partage ”. Pourtant, elle demande à Bernières : “ sacrifiez-moi, je vous supplie, de tout votre cœur, et m’abandonnez au bon plaisir de Jésus-Christ pour suppléer à ma lâcheté et à la répugnance que je ressens pour la conversation ”. Elle est donc prête à faire la volonté de Dieu, quelle qu’elle soit.

Dans la deuxième partie de la lettre, elle exprime cependant la conviction qu’elle n’ira pas à Caen, puisque son entourage ne le veut pas. Elle confie aussi à Bernières qu’elle lui a obéi au sujet des austérités alimentaires, d’autant plus qu’elle a eu un problème cardiaque à la suite duquel ses sœurs ont fait pression sur elle pour qu’elle mange davantage. Le fait que Bernières se soit recommandé du père Chrysostome l’a manifestement impressionnée : “ je suivrai en toutes choses vos avis, car vous avez très bonne part à la grâce et à l’esprit de notre bon Père, et c’est ce qui me faisait accepter plus volontiers notre demeure à Caen ”.

Être “ seul avec Dieu seul ”. Mère Mectilde exprime de nouveau son désir de solitude dans une lettre à Bernières du 26 février : “ Il faut vous dire que depuis quelque temps, je porte une disposition de silence et d’éloignement de toutes choses ; que le désir me serait favorable pour vivre plus à mon aise dans le dégagement ! ”. Et cependant, elle réitère l’affirmation de sa disponibilité : “ je demeure en une telle captivité de ma volonté dans l’ordre que Dieu a établi sur moi, que je ne puis former aucun désir, ce qui fait demeurer l’âme dans un entier abandon à la conduite de Jésus-Christ par une simple et amoureuse adhérence à ses divins plaisirs ”. Elle déclare vers la fin de la lettre que cet état de captivité est en même temps un état de “ très grande liberté ” ; “ Accordez-moi ces deux points ensemble, dit-elle à Bernières avec une sorte d’humour, et concevez mes dispositions ”. La résonance paulinienne est ici très forte. Dans l’intervalle elle a parlé de sa santé qu’elle estime meilleure. Elle a cessé le jeûne une petite quinzaine de jours, mais elle souhaite le reprendre, car elle ne voudrait pas tomber dans la paresse et la lâcheté “ qui sont les ennemis de l’oraison ”. Elle s’en remet cependant sur ce point au jugement de Bernières. La réponse de ce dernier, qui a pu être identifiée, reste d’ailleurs sibylline : “ je suis bien aise de voir l’aversion que vous avez pour les soulagements de la vie corporelle, qui sont très contraires à la pure oraison, quand nous les prenons par notre mouvement ” ; en fait il s’exprime ici de manière générale et ne prend pas directement position sur le cas de Mère Mectilde. Le lendemain, elle écrit à Jourdaine de Bernières dans une lettre que nous évoquerons plus loin, qu’elle a cédé sur ce point du jeûne au désir de ses sœurs, et que “ le parfait dénuement anéantit encore les désirs d’austérité pour demeurer plus purement sacrifiée dans une suprême indifférence ”.

Plus intéressants sont les propos de Bernières sur l’accord entre la captivité et la liberté : “ Vous me mandez que vous portez un état de captivité et de liberté, et que j’accorde cela ensemble. Il n’est pas bien difficile : car, comme nous ne pouvons vivre à Dieu que nous ne mourions à nous-mêmes, aussi nous ne pouvons être dans la liberté de Jésus-Christ que nous ne mettions dans les fers et la captivité le vieil Adam avec toutes ses inclinations et volontés naturelles ; et partant, le même effet de grâce qui nous met dans la liberté, nous met dans la captivité ”. L’interprétation donnée ici par Bernières est conforme aux textes pauliniens d’Ephésiens, 4,8 ou encore 1Cor, 15,25 ou Colossiens, 2,15, ou 2Corinthiens, 2,14. Tous ces textes évoquent le cortège triomphal du vainqueur qui traîne derrière lui les captifs qu’il a faits prisonniers. Ici les captifs, c’est le vieil Adam et toutes les tendances égoïstes et mauvaises qui sont en l’homme. La condition pour que l’homme soit libre, c’est que tout en lui soit soumis au Christ.

Une lettre, datée du 27 février, adressée par Mère Mectilde à Jourdaine de Bernières constitue un bel exemple des indiscrétions qui se commettaient alors et qui souvent n’étaient pas perçues comme telles. Jean de Bernières a dû parler avec une certaine admiration à sa sœur des confidences que lui a faites Mère Mectilde sur sa vie spirituelle, conversation que Jourdaine de Bernières a évoquée sans problème. Mère Mectilde ne réagit pas parce qu’elle estimerait que son conseiller à outrepassé les limites de la discrétion, mais parce qu’il semble avoir dit du bien d’elle, ce qui la plonge dans la confusion : “ O, ma très chère sœur, quels sont ces discours que notre bon père vous a fait de mes misères ; je les lui mande tout bonnement pour l’émouvoir à compassion (et vous aussi) de mes infidélités qui sont extrêmes ”. Elle ajoute que la proximité du Carême lui donne des attraits particuliers pour désirer le parfait anéantissement et la “ destruction ” d’elle-même.

Une nouvelle lettre à Bernières en date du 3 mai aborde encore la question de sa venue au monastère de Caen : “ Si quelquefois je suivais mes sentiments, je prierais avec instance que cela ne soit point (je veux dire que je n’allasse point à Caen), mais le fond de mon âme demeure si abandonné qu’il ne se veut mourir que dans le seul bon plaisir de son Dieu sans pouvoir faire aucun choix de lui-même. Voilà ma pauvreté, je ne fais rien que de me tourner vers l’objet divin de nos amours et lui dis dans le silence de mon cœur : Fiat voluntas tua sicut in coelo et in terra. Je désire que Dieu fasse de moi tout ce qui lui plaira sans réserve. S’il a dessein de m’anéantir à Caen et de nous y porter des abjections infinies, je suis prête de partir pour les aller recevoir et consommer mon sacrifice dans les flammes qu’il lui plaira d’allumer ”.

Il est clair que ces longs mois d’indécision sur le projet qu’elle devienne prieure du monastère de Caen ont été pour Mère Mectilde un temps où s’est affiné en elle l’abandon à la volonté de Dieu. Elle garde d’un bout à l’autre la certitude qu’elle n’est pas faite pour la “ supériorité ” : “ la charge de supériorité m’est quasi insupportable, et n’était l’ordre de Dieu qui l’établit, elle me serait répugnante au dernier point ”, dit-elle encore à Bernières le 11 mai. Mais elle est prête à accepter cette responsabilité si telle est la volonté de Dieu, puisqu’elle n’a rien de plus cher que d’être abandonnée à cette volonté. De toute façon, si elle devient supérieure, ce sera pour y vivre l’abjection et y être anéantie. Et elle demande finalement à Bernières de décider pour elle ; elle se tiendra à sa décision comme à celle de Dieu : “ choisissez pour moi ce qui est plus de Dieu, et je m’y arrêterai sans vaciller davantage ”.

Le 25 mai, la décision est prise ; elle a reçu ses obédiences de Lorraine, elle attend seulement l’accord de l’official de Paris. Elle-même semble apaisée : “ je suis, ce me semble, si abandonnée à son bon plaisir que j’abîme mes impuissances, mes indignités, mes ignorances et mes ténèbres dans son admirable vouloir. Je ferai et deviendrai ce qu’il lui plaira, et il me semble que je serai toujours satisfaite, pourvu que lui seul soit ”. Elle envisage la tâche qui lui est confiée comme l’œuvre de Dieu : “ qu’il me donne la grâce et son esprit pour faire son ouvrage, ou plutôt qu’il le fasse par lui-même ”.

Cet ouvrage, Bernières le lui définit juste avant qu’elle arrive à Caen, par une expression que les maîtres de l’Ecole Française affectionnaient particulièrement : “ l’ouvrage que vous y devez faire, c’est de tâcher d’y former Jésus-Christ dans les cœurs ”.

On sera surpris de remarquer, dans les conseils que donne Bernières des recommandations vestimentaires qu’on peut estimer superflues : “ Au reste, N…voudra vous vous donner un habit tout neuf, mais il faut qu’en sortant de chez vous, vous preniez le plus pauvre, non pas pour le changer ici, mais pour le garder par esprit de pauvreté. Ne quittez pas la pratique de cette chère vertu pour la supériorité d’un monastère riche ”. Bernières veut sans doute prémunir Mère Mectilde contre la tentation de tenir son rang dans ce “ monastère riche ” dont elle devient la prieure. Etait-ce bien nécessaire ? La nouvelle supérieure répond, dans une lettre du 15 juin, avec beaucoup de liberté : “ Pour ce qui est de nos habits, je ne prendrai qu’une robe qui nous fut donnée à Noël du reste d’une religieuse de Montmartre qui nous l’envoya par aumône. J’ai regret de l’avoir rapiécée, et le scapulaire aussi. J’ai néanmoins été contrainte de faire acheter de la serge, la plus grossière que j’ai trouvée pour nos grands habits d’église ”. Mais ce qui lui importe, c’est qu’elle voudrait bien “ pouvoir entrer comme une pauvre sans être vue ni connue de personne ”.

Ces propos ont sans doute inspiré Mère Mectilde dans sa lettre suivante à Bernières, où, pour qualifier sa tâche, elle utilise une comparaison vestimentaire. Parlant à Dieu, elle déclare : “ Je suis pour votre amour la servante de vos servantes ; que si en nettoyant les robes de vos épouses, la mienne en est poudreuse, je me confie et m’abandonne à votre bonté, mes intérêts, ma perfection et mon salut est entre vos mains, et je proteste que je ne suis plus qu’une victime de votre bon plaisir ”. Consciente qu’elle a une œuvre de réforme à accomplir, elle pressent qu’elle ne pourra la mener à bien sans renoncer à la manière dont elle souhaite vivre sa propre vie spirituelle, et en particulier à son grand désir de solitude. Mais elle abandonne tout cela entre les mains de Dieu, parce qu’elle est désormais toute “ sacrifiée ” à son “ adorable plaisir ”.

Une retraite de quatre à cinq jours qu’elle vient de faire lui a permis de franchir de façon encore plus claire et plus totale qu’auparavant ce cap de l’adhésion au bon vouloir divin : “ j’ai fait 4 à 5 jours de retraite avec tant de consolation que je reprenais vie et rajeunissais à vue d’œil. Il me semblait que j’étais dans mon centre me voyant séparée des créatures et seule avec le divin objet de notre amour ; je vous confesse que mon âme y prenait grand plaisir ”. “ Être dans son centre ” est une expression fréquemment utilisée à l’époque pour marquer le lieu et l’attitude spirituelle où Dieu attire l’âme et où celle-ci devient pleinement elle-même, en étant unie à lui. Mère Mectilde a vécu, semble-t-il, la majeure partie de sa retraite dans cette union à Dieu liée à la séparation des créatures. Mais, la fin de la retraite a été marquée par un changement profond : “ mais d’autant que l’ordre de Dieu ne la veut point dans cette jouissance, on l’a fait passer avant que de sortir de sa retraite dans un nouveau sacrifice au bon plaisir de Jésus. J’ai vu comme le divin plaisir me doit être toutes choses, et, à même temps, mon cœur plein d’amour et de respect pour lui, il rendait les hommages les plus intimes que la grâce lui fournissait, et, à même temps, abîmait tout désir de perfection et de jouissance ”. Il faut entendre ici sûrement que ce n’est pas le désir de perfection comme tel qui lui est enlevé, mais le désir de la perfection tel qu’elle l’éprouvait dans le style de vie qu’elle aurait voulu mener, et qui lui paraissait plus parfait que celui d’une supérieure toujours livrée à des préoccupations multiples : “ Mon âme disait à son Seigneur : mon Dieu, il me semblait du passé que vous me fassiez l’honneur de m’attirer à la contemplation de vos divines grandeurs et dans une sorte d’amour qui semblait me devoir consommer, à présent vous retirez votre abondance pour me lier à votre divin plaisir, et pour le respect duquel vous me faites faire ce que naturellement je répugnais, mais c’en est fait, je suis à vous et toute sacrifiée à votre adorable plaisir ”. Mère Mectilde est donc, au cours de sa retraite, sortie d’un état spirituel qu’elle qualifie d’état d’abondance et où elle était comblée sensiblement de l’amour divin, pour entrer dans un autre état, beaucoup moins gratifiant et où elle adhère simplement à ce qu’elle appelle l’adorable plaisir de Dieu.

Notons qu’elle parle de plaisir alors que jusqu’ici elle parlait de volonté divine. Puisque la jouissance de l’amour de Dieu lui est retirée, elle recherche maintenant simplement le bon plaisir divin. Elle abandonne donc tout ce qui lui était jusqu’ici donné pour n’adhérer qu’au plaisir de Dieu, symbolisé dans la fonction de prieure du monastère qui lui est confiée.

On peut considérer cette lettre, écrite en juillet ou en août, comme une sorte de point d’orgue à toute l’évolution de Mère Mectilde durant cette période où s’est décidé non sans difficultés et avec beaucoup d’atermoiements son envoi au monastère de Caen. Tout un chemin spirituel s’est effectué en elle qui l’a conduite à renoncer à la vie qu’elle aurait souhaité mener pour adhérer au “ bon plaisir de Jésus ”. Et pour cela, elle a dû même consentir à ce que Dieu la prive, privation ô combien symbolique, de la joie dont il la comblait pour être liée à sa volonté, à son plaisir, mais dans la sécheresse. Dans une lettre du 1er février 1648, Bernières dira lui-même : “ Il faut être à Jésus en la manière qu’il le veut, et renoncer à nous-mêmes dans les choses les plus saintes ”.

On sait que la présence de Mère Mectilde au monastère de Caen a considérablement réduit le volume de la correspondance entre elle et Jean de Bernières, puisqu’ils pouvaient plus facilement se rencontrer. Pour la religieuse, ce fut sûrement une grâce ; pour ceux qui cherchent aujourd’hui à préciser son évolution spirituelle, c’est un manque auquel ils sont obligés de se plier.

Le 12 décembre cependant, Bernières est souffrant, et Mère Mectilde lui écrit. La lettre commence ainsi : “ Monsieur, Jésus pauvre et contemplatif soit à jamais glorifié de votre meilleure disposition ”. Ce début est pour le moins surprenant ; et pourtant on retrouve dans ces deux qualificatifs attribués à Jésus les deux grands désirs des deux correspondants dont ils n’ont pas cessé de s’entretenir depuis le début de leurs échanges : la pauvreté et la contemplation. La lettre par ailleurs est brève. Mère Mectilde y donne des nouvelles de sa santé qui n’est pas non plus très bonne. À la fin, elle écrit : “ J’aurais encore deux mots à vous dire sur les blessures dont vous pensez que mon cœur a été navré. O infidèle que je suis ! La grâce de Jésus m’a visitée, mais ma misère et mon infidélité a tout perdu ”. Ces quelques mots sont trop allusifs. Elle a sûrement reçu une grâce mystique dont elle estime ne pas s’être montrée digne.

Six mois s’écoulent avant la lettre suivante. Le 25 juin 1648, Mère Mectilde écrit à Bernières qui se trouve à Paris et doit y prolonger son séjour. Elle lui confie ce qu’elle appelle “ quelques misères ”. La communauté dont elle est supérieure ne lui donne pas toute satisfaction et elle risque d’en désespérer : “ C’est que mon âme entre souvent dans un grand dégoût de toute cette communauté et une forte pensée me voudrait persuader qu’il n’y aura jamais ni de vertu ni de perfection ”. Du coup, elle regrette sa solitude et l’oraison dans laquelle elle ne peut plus se plonger avec la même liberté d’esprit qu’autrefois. Elle a l’impression de perdre son temps et elle pense que tous ses efforts tourneront à sa confusion, ce qui ne l’inquiète pas beaucoup. Mais elle voudrait bien quitter cette responsabilité : “ pourvu que j’en sorte je serai contente, car je vois manifestement que tout le mal vient de mon imperfection et de mes incapacités ”.

Cependant, l’abandon reprend le dessus : “ Ma disposition présente me tient en paix au milieu des contrariétés, mon âme s’assujettit à ce que Notre-Seigneur aura agréable d’en disposer, elle rentre un peu dans sa petite oraison et une pensée me dit que je ne dois point m’inquiéter des événements, non plus que du peu de progrès de toutes ces bonnes religieuses, mais que je dois m’élever à Dieu au-dessus de toutes ces choses et m’appliquer à lui comme si j’étais délivrée du fardeau que je porte ”. Et elle ajoute qu’elle a repris à communier plus fréquemment : “ parce que je l’avais quittée quelque temps par crainte, je l’ai reprise par amour, ce me semble, et désire de communier pour entrer tout de nouveau en Jésus-Christ et vivre de sa vie et de son esprit ”. Expression magnifique qui nous montre, s’il en était besoin, combien la vie spirituelle de Mère Mectilde était profondément sacramentelle.

Le 19 août, elle souhaite que Bernières revienne vite à Caen pour l’aider dans sa “ petite voie ”, expression qu’elle utilise de temps en temps pour caractériser son propre chemin spirituel.

Le 24 août, elle se sent tiraillée entre le bon sens qui lui conseille de rester au moins deux ans à la tête du monastère, et les désirs de ses supérieures de Lorraine qui voudraient la faire revenir. Elle reste paisible : “ J’abandonne tout cela à la Providence, je ne m’en veux point occuper, je m’applique plus que du passé à ma petite oraison et n’ai plus de tendance qu’à être anéantie, mais d’un anéantissement que je ne dois point procurer et qui ne soit point actif. Je possède une paix assez grande dans ma misère. Je me laisse ainsi à la puissance de Jésus-Christ ”. Ces phrases nous confirment que Mère Mectilde vit à cette époque quelque chose d’une réelle passivité mystique.

On remarque qu’elle utilise assez fréquemment l’adjectif “petit ” à propos de son état spirituel : “ petite voie ”, “ petite oraison ”. Elle recommence dans une lettre du 10 septembre, en réponse à ce que Bernières lui a confié de son propre état. Elle lui dit sa joie de le voir abîmé en Dieu et “ enseveli dans un profond silence ”. Elle lui demande de prier pour qu’il en soit de même pour elle. Et elle ajoute : “ Depuis notre petite retraite, il me semble que je suis toute renouvelée dans une espèce de cet état406, mais si incomparablement407 plus bas à raison de mon infidélité et que ma vocation est petite. Néanmoins je reçois des forces tout autres que du passé, mon esprit est bien plus libre, plus dégagé et moins sensible qu’il n’était. Je sens quelque chose au fond de mon âme qui me lie et m’oblige à la fidélité de mon petit état ; il me semble que je ne m’en puis dédire, du reste je ne sais ce que je fais ni ce que je suis ; il faut mourir dans le pur abandon à la sainte Providence ; il me semble que j’en suis là, mais doucement, car je suis faible ”.

La conscience de sa fragilité n’empêche pas Mère Mectilde de constater un progrès dans sa vie spirituelle, progrès qui évidemment ne vient pas d’elle ; elle reçoit des forces neuves, elle sent quelque chose au fond de son âme, elle est liée, elle est obligée ; d’ailleurs elle ne maîtrise en rien ce qui se passe en elle puisqu’elle ne sait ni ce qu’elle fait ni ce qu’elle est.

Une lettre du 28 septembre confirme cet état qu’elle décrit comme une adhésion à Dieu qui sépare des créatures : “ il y a longtemps que je suis en quelque sorte d’éloignement408 des créatures, quoique très excellentes. O ! Que vous dites bien vrai qu’ayant trouvé le souverain bien, on ne le peut plus quitter et que même la vue des bonnes âmes et même de nos amis nous est quasi insipide ”.

Dans une lettre du 8 octobre, Mère Mectilde demande à Bernières de lui donner des éclaircissements sur son état : “ s’il est possible, dites-moi deux mots de l’opération et de la ferme, nue et pure foi et de la disposition de l’âme dans cet état de pure foi, ce qu’elle fait et ce que devient l’imaginatif. Il me trouble quelquefois tant que je n’en sais que faire. L’entendement comprend-il quelque chose dans ces anéantissements ? Je vous supplie pour l’amour que vous portez à Jésus-Christ de me dire ce qu’il vous donnera en pensée sur ces sujets et sur ce qui fait la pure union ”. Manifestement, Mère Mectilde n’est pas très au clair sur ce qui se passe en elle. Son imagination se manifeste trop à son gré alors qu’elle pense être anéantie dans la foi pure. Elle déclare aussi un peu plus loin qu’elle attend avec impatience le retour de Bernières pour pouvoir s’exprimer plus librement.

Le 26 octobre le départ de Caen se précise, selon les nouvelles qu’elle a reçu de Lorraine. Elle pense que ce devrait être fait pour Pâques de l’année suivante. Deux autres lettres, une du 5 novembre et une autre du 7 décembre sont surtout consacrées à dire à Bernières l’attention et le soutien qu’elle lui porte dans les épreuves qu’il traverse. Il est en effet à cette époque en procès à Paris pour des affaires qui concernent ses propriétés ; le procès tournera d’ailleurs en sa défaveur et il en sortira très appauvri financièrement. Mère Mectilde ajoute simplement : “ Notre Seigneur me conduit par les ténèbres et par la pauvreté ; je ne sais plus ce qu’il fera de moi, je ne connais plus, je ne goûte plus, je ne vois plus rien, sinon qu’il faut se perdre, et encore ne sais-je de quelle sorte je me dois perdre. Tout ce que je puis faire, c’est de demeurer paisible en m’abandonnant à la divine conduite sans retour ”.

.Années 1650 et 1651 : Rambervilliers ; la solitude, vocation ou tentation.

Nous ne possédons aucune lettre des années 1649 et 1650. Il est probable que le retour de Bernières en Normandie en 1649 a rendu la correspondance inutile. Nous savons que Mère Mectilde est élue prieure du couvent de Rambervilliers le 22 juin 1650 et qu’elle regagne alors la Lorraine. Dans les premiers mois de janvier 1651 (la lettre porte une date incomplète : le 7 de l’an 1651. Cela veut-il dire le 7 janvier ? C’est ainsi en tout cas que nous l’avons déjà interprétée dans la première partie de ce travail), elle écrit à Bernières et lui fait part des troubles qui se produisent dans la région et qui rendent très difficile la vie conventuelle (la communauté se compose alors de vingt religieuses) : “ Il faut une grâce toute particulière pour vivre récolligée409 et conserver l’esprit d’oraison en ce pays. Les alarmes sont si fréquentes que notre pauvre maison est toujours remplie du monde qui s’y jette pour éviter les premiers coups de furie que les soldats déchargent sur ceux qu’ils rencontrent ”. Avec un humour qui montre qu’elle doit parfaitement faire face à la situation, elle fait allusion au souhait qu’avait exprimé Bernières qu’elle puisse se retirer à Rambervilliers pour y mourir solitaire ; elle vit en effet, dit-elle, dans une “ étrange solitude ”.

Aussitôt, elle exprime les divers états par lesquels elle est passée après sa prise de fonction : elle n’hésite pas à parler de révolte : “ il s’éleva une telle révolte dans mon esprit que j’en pensais tomber malade ”. Seule la “ pure adhérence à l’ordre divin ” lui a permis de tenir bon. “ ״si Dieu ne tenait ma volonté suspendue à l’ordre de son bon plaisir, il me serait impossible d’y pouvoir rester seulement une heure, tant il y a d’antipathie de tout ce que j’y rencontre à ma disposition ”. Mais une fois encore, l’abandon à la volonté de Dieu est le plus fort, même si elle espère que cette situation ne se prolonge pas : “ cependant, il faut souffrir et y mourir si le Bon Dieu n’a pitié de moi en me donnant un moyen d’en sortir ”.

Ce qui la préoccupe surtout, c’est qu’elle est empêchée de se tenir en Dieu comme elle avait l’habitude de le faire dans les périodes moins mouvementées que celle qu’elle traverse. Elle s’estime elle-même peu douée pour “ les affaires ”, comme elle dit. Pourtant elle est sans arrêt sollicitée : “ vous diriez que je suis ici tout à fait hors de mon centre, car il faut toujours agir au-dessus de soi-même et avec contrariété. Si Dieu ne m’assiste, ma pauvre petite oraison y sera bientôt toute anéantie ”. Elle a décidé pourtant de se retirer en son particulier de temps en temps et de conseiller les religieuses qui cherchent à tendre à la vertu dans ces conditions très difficiles.

Elle demande l’avis de Bernières sur un point précis : le “ refuge ” que les sœurs ont à Paris connaît bien des difficultés. Une des religieuses a repris l’habit séculier, il n’en reste plus que deux. À Rambervilliers, on s’interroge pour savoir si Mère Mectilde ne devrait pas retourner dans la capitale, d’autant plus qu’elle n’est pas dans les meilleurs termes avec le duc de la Ferté, gouverneur de Nancy, qui pourrait la faire exiler. Elle craint évidemment de faire sa propre volonté, puisque la situation de Rambervilliers lui paraît intenable. Elle n’a cependant pas d’attrait véritable pour retourner à Paris : “ mon très intime attrait serait d’entrer dans quelque maison de notre ordre en laquelle l’on me reçoive par pure charité comme à refuge et que l’on nous y tienne sans autre considération que d’une pauvre réfugiée. Il me semble qu’en cet état je serais dans mon centre, n’ayant d’autre obligation que de me rendre à la grâce de Jésus-Christ ”. Elle fait même l’hypothèse de demander un bref au Pape pour obtenir de se retirer “ dans une maison de notre Ordre pour y fuir le reste de ma vie et me rendre à Dieu selon mon obligation ”.

Nous retrouvons dans l’expression de cette détresse profonde le mouvement qui anime Mère Mectilde depuis toujours : le désir de s’unir à Dieu dans la solitude. Il ne faut pas voir là un manque de courage devant la difficulté de la situation (elle est prête d’ailleurs à mourir, comme elle le dit clairement à la fin de la lettre), mais simplement la certitude qu’elle n’est pas dans le lieu qui lui permettrait de répondre à sa vocation profonde, liée à la conviction qu’elle n’est pas à la hauteur des responsabilités qui lui sont confiées.

Elle confie tout de même à Bernières que Dieu ne la délaisse pas totalement. En effet, si son oraison n’est plus ce qu’elle était, Dieu lui fait “ la grâce de ressentir encore ses attraits ”. C’est ce qui lui permet de subsister : “ je prie Notre-Seigneur que si je suis indigne de la grâce de pure oraison, qu’il me rende digne d’être la victime de son bon plaisir ”. Et comme ce n’est pas par sa faute qu’elle a perdu la solitude, il lui faut attendre “ le bon plaisir de Dieu sur mon âme ”.

Cette très longue lettre se termine par une autre demande de conseil : elle a été l’objet d’une sollicitation de la part de sa propre sœur pour devenir abbesse d’une grande abbaye en Alsace. Spontanément elle a refusé : “ intérieurement, dans le fond de mon âme, je sens une très grande aliénation d’esprit pour cela et trouve que mon âme se trouve bien plus suavement du côté de la besace que du côté de la crosse ”. Elle demande cependant l’avis de Bernières, mais lui redit son désir de se retirer dans une maison de l’Ordre pour y vivre inconnue, comme une “ pauvre réfugiée ”.

Ces tergiversations de Mère Mectilde sont assez surprenantes. Qu’elle veuille se retirer dans la solitude ne nous surprend pas. Elle a toujours exprimé ce désir, même s’il n’a pas encore pris cette forme. Qu’elle demande l’avis de Bernières au sujet d’un abbatiat possible étonne davantage. Cela montre son trouble et laisse entendre que le désir de solitude radicale est peut-être bien lui-même une tentation.

En tout cas, la réponse de Bernières est assez cinglante : “ il faut qu’un capitaine meure à la tête de sa compagnie, autrement c’est un poltron…Courage, ma chère sœur, le pire qui vous puisse arriver c’est de mourir sous les lois de l’obéissance et de l’ordre de Dieu ”. Il ne tient donc aucun compte de ce que Mère Mectilde pense être sa vocation. Il estime simplement que son devoir d’état actuel est de se tenir au service de la communauté dont elle est responsable et de ne pas la quitter dans la détresse qu’elle traverse, même si la guerre la contraint à partir de Rambervilliers : “ : “ J’ai bien considéré tous les expédients contenus dans vos lettres ; je ne suis pas capable d’en juger, je vous supplie aussi de ne pas vous arrêter à mes sentiments. Mais je n’abandonnerais pas la pauvre Communauté de Rambervilliers, quoique vous fussiez contrainte de quitter Rambervilliers ; c’est à dire qu’il vaut mieux que vous vous retiriez à Paris pour y subsister et faire subsister votre refuge qui secourra vos Sœurs de Lorraine, que d’aller au Pape pour avoir un couvent, ou viviez solitaire, ou que de prendre une abbaye ”.

Nous savons que le 1er mars, Mère Mectilde a quitté Rambervilliers avec quatre jeunes sœurs, en raison de la recrudescence de l’insécurité. Elle arrive à Paris le 24, dans l’agitation de la Fronde, et retrouve ses sœurs réfugiées au faubourg Saint-Germain.

Le 10 mai, une nouvelle lettre de Bernières évoque les calomnies dont Mère Mectilde et lui-même ont été victimes de la part d’un “ bon Père ”, certainement janséniste ; c’est l’occasion pour l’ermite normand de l’inviter “ à souffrir en grande patience et humilité tout ce qui se pourrait dire de nous de vrai ou de faux, et de ne manquer jamais de prier Dieu de redonner à ce bon Père l’esprit d’union et de paix ”. L’abjection ne vient-elle pas donner à nos vertus le sceau de la réalité ?

Une très belle lettre de Bernières que l’on date environ de cette époque explique à Mère Mectilde ce qu’est “ la vie nouvelle ” qu’elle recherche. Cette lettre est donc une réponse à une demande de Mère Mectilde dont malheureusement nous ne possédons pas de trace. Mais les propos de Bernières permettent de se faire une idée de ce que sa dirigée lui disait : “ Vous dites que vous êtes à charge et que vous êtes inutile ”. Sans doute Mère Mectilde éprouve-t-elle un état de malaise, probablement lié à son désir de solitude. Puisqu’elle ne sert à rien, ne ferait-elle pas mieux de vivre en solitaire ? Au contraire lui répond Bernières, c’est de vivre dans l’abjection qui est le sommet de la vie spirituelle : “ cette vie nouvelle que vous voulez n’est autre que la vie de Jésus-Christ qui nous fait vivre de la vie surhumaine410, vie d’abaissement, vie de pauvreté, vie de souffrance, vie de mort et d’anéantissement. Voilà la pure vie dans laquelle se forme Jésus-Christ et qui consomme l’âme en son pur et divin amour. Soyez seulement patiente et tâchez d’aimer votre abjection ”. Puisqu’elle se voit inutile, il vaut mieux qu’elle accepte de vivre ainsi plutôt que de chercher autre chose : “ O qu’il est rare de mourir comme il faut, nous voulons toujours être quelque chose, et notre amour-propre trouve de la nourriture partout. Rien n’est si insupportable à l’esprit humain que de voir qu’on ne l’estime point, qu’on n’en fait point de cas, qu’il n’est point recherché ni considéré ”. Ainsi Mère Mectilde, qui s’estime “ à charge ”, voudrait fuir. Mais c’est justement dans cette apparente inutilité qu’elle doit demeurer, car elle y est conformée au Christ pauvre et anéanti : “ vous ne croiriez jamais, si vous ne l’expérimentiez le grand avantage qu’il y a d’être en abjection dans les créatures. Cela fait des merveilles pour approfondir l’âme dans sa petitesse et dans son néant. Quand elle sent et voit qu’elle n’est plus rien qu’un objet de rebut, cela vaut plus qu’un mont d’or…Vous savez la grâce de la sainte abjection, et les opprobres, les souffrances et les contradictions d’un Jésus-Christ ”. Bernières ajoute que Mère Mectilde n’est pas trop à plaindre, car elle est plus estimée qu’elle ne le pense : “ Vous n’êtes pourtant pas dans cet état, car l’on vous chérit trop ”.

Cette lettre marque de toute évidence une étape importante dans l’itinéraire spirituel de Mère Mectilde. Malgré tout le cheminement qu’elle a déjà parcouru, elle est encore, de l’avis de Bernières, animée par des désirs qui ne la rendent pas entièrement disponible à la volonté de Dieu. En particulier ce désir de fuir dans la solitude qu’elle considère comme sa vocation. Bien sûr, Bernières a largement encouragé ce désir, tant qu’il se situait dans le cadre habituel de vie de la religieuse. Mais depuis, il a pris des formes plus radicales, et Bernières y voit un dérèglement de la volonté qui ne se soumet pas entièrement à ce que Dieu veut. C’est pourquoi, il l’invite à ne plus avoir de désirs : “ Le parfait repos est la perte de l’âme et de tout soi-même en Dieu. Quand une âme n’a plus de désirs, elle commence à goûter le repos ”. Voilà donc l’étape que Mère Mectilde doit maintenant franchir.

Pour Bernières, la solitude n’est pas d’abord une solitude physique, mais une préoccupation de Dieu seul qui élimine toute influence des créatures qui viendrait troubler la relation avec Dieu. C’est ce qu’il dit dans une lettre adressée à une religieuse qui n’est pas Mère Mectilde et qui est datée de 1651, sans autre précision : “ Celui-là seul connaît la solitude admirable que l’âme a en son Dieu, qui la rend indépendante de tout ce qui n’est point lui, qui en a l’expérience, et cette expérience lui apporte tant de richesses et tant de biens qu’il ne le peut exprimer, ni le veut aussi, puisque sa capacité étant toute pleine de Dieu, elle n’a de vue ni d’affection que pour Dieu seul ”

.Années 1651 à 1654 : le silence intérieur ; la purification des calomnies, le combat de la fondation

Une lettre de Mère Mectilde, en date du 3 juin 1651, évoque son état spirituel depuis son retour à Paris : “ je suis dans un lieu où les serviteurs de Dieu sont en grand nombre et où l’on trouve des trésors et des secours très grands ; mais Notre-Seigneur ne veut pas que je fasse en cela ma fortune ”. Elle n’a jamais été femme à s’ouvrir facilement, elle s’est toujours méfiée des discours humains, à l’exception de quelques personnes privilégiées auxquelles elle accordait sa totale confiance : “ Il me retire dans le fond et je trouve en lui seul infiniment plus par la sainte union que tout ce que les créatures me peuvent donner par leur éloquence ”. Elle témoigne en tout cas d’une attitude d’abandon que nous avons déjà souvent trouvée chez elle : “ O que c’est un grand secret d’être seule avec Dieu seul et de laisser faire son ouvrage ”. “ Seule avec Dieu seul ” ; la voici de nouveau transportée dans cette solitude qu’elle chérit tant, mais qu’elle vit au cœur de sa vie quotidienne, souvent très occupée.

Elle évoque aussi les calomnies dont elle est l’objet : “ Il faut vous dire un mot touchant les discours que l’on a fait de moi. Je vous dis confidemment, mon bon frère, qu’ils m’ont causé tant de bonheur que s’il était à ma disposition de faire choix, je n’en voudrais pas être exempte. Je les ai portés et porte sans application et sans retour que pour vous en avoir écrit deux mots en passant et à quelqu’autre, mais mon âme n’en a ressenti aucun soulèvement. On la tient dans une disposition (telle) qu’elle ne s’émeut de rien, se laissant toute à celui qui seul la doit posséder ”.

Ce sont les mêmes sentiments d’abandon qu’elle exprime le 25 juillet à Mr Boudon, le futur archidiacre d’Évreux, mais d’une manière plus générale : “ Vous me faites honte de me dire que Dieu se veut servir de moi, avorton que je suis ; mais après que j’ai vu qu’il s’est autrefois servi d’une ânesse pour enseigner un prophète, il faut que je demeure dans ma petite voie d’anéantissement et que je me perde en celui qui nous est tout ”.

Il faut attendre le 25 novembre pour lire une nouvelle lettre à Bernières qui exprime encore une totale disponibilité à la volonté divine, mais cette fois, à l’occasion d’une grave maladie dont elle a été atteinte : “ dans toute cette langueur et incertitude de vie, mon âme est toujours selon sa capacité demeurée en Dieu, et de quelque façon qu’il me tournait, tout mon fonds allait de même avec un si entier abandon, ce me semble, à son bon plaisir, que je ne demandais pas seulement un moment pour me disposer à la mort…il me semble qu’une âme dans le véritable état de mort et d’anéantissement est toujours prête de partir lorsque le bon plaisir de Dieu en veut disposer. Elle ne tient plus à rien sur la terre, et elle n’y demeure que par amour à l’ordre de Dieu, non que cette distinction se fasse en elle ; mais il y a je ne sais quoi au fond qui fait que l’âme passe tellement en Dieu qu’elle ne peut plus avoir de vouloir ou non vouloir ”. Mère Mectilde est-elle maintenant parvenue à l’état d’absence de désir auquel l’invitait Bernières ? On notera en tout cas l’expression : “ l’âme passe tellement en Dieu ”, qui indique une union telle que l’âme abandonne tout vouloir humain.

Le 2 décembre, une lettre à Roquelay avec lequel elle semble ne pas avoir correspondu depuis longtemps, confirme ces dispositions en même temps que son état de santé précaire, mais qui va en s’améliorant , comme le montre la lettre suivante au même Roquelay, en date du 5 mars 1652, où elle dit qu’elle fait le Carême et jeûne sans incommodité alors que les médecins affirmaient qu’il ne lui restait que très peu de temps à vivre : “ Pourvu que je meure dans l’état de mort, rien ne me fait de peine ”, dit-elle dans une formule lapidaire, mais qui exprime bien ses dispositions spirituelles.

À plusieurs reprises la correspondance entre Jean de Bernières et Mère Mectilde fait état de difficultés avec les jansénistes et évoquent discrètement l’action menée par eux, chacun avec ses moyens, pour combattre les partisans de Port-Royal qui gagnaient en influence. On pressent qu'une grande part des calomnies dont l'un et l'autre étaient l'objet provenait des jansénistes. Cela est confirmé par une lettre adressée à Mr Boudon, le 26 juillet 1652 par Mère Mectilde. Nous y voyons exprimée l’intention de celle-ci de fonder “ un établissement pour adorer perpétuellement le Saint Sacrement ” : “ …la tempête s’est levée si haut que je ne sais si elle ne renversera point l’œuvre. Car on me blâme d’une étrange manière, disant que mes prétentions sont d’être supérieure et que je me procure cette qualité jusque dans Rome…après tout cela, les messieurs de Port-Royal se joignent et redoublent d’importance, et je savais que cela ferait grand éclat et que je passe pour la plus ambitieuse de charges qui fut jamais, et pour bien d’autres choses qui exerceraient une personne moins stupide que moi ; mais je suis si bête que je ne me trouble point, laissant le tout à la disposition divine ”.

Ces calomnies la purifiaient. Elle le dit à Bernières le 7 septembre 1652 : “ O mon bon frère, que j’ai de choses à vous dire, si je pouvais écrire ; mais j’observe tant de silence pour les choses intérieures que j’ai perdu l’usage d’en parler ; je ne sais et connais plus rien que le tout de Dieu et le néant de toutes choses. J’ai bien passé par les tamis depuis que je vous ai écrit, et Dieu sait combien les humiliations, si j’en reçois par l’ordre de la Providence me sont utiles ”. Elle écrit dans le même sens au frère Luc de Bray le 24 septembre : “ La Providence m’a fourni quelques sujets d’humiliation par le saint zèle de quelques bonnes personnes. Je laisse cette histoire pour vous dire que Notre-Seigneur me fait la miséricorde de me soutenir en m'humiliant ”. Elle va jusqu’à lui confier l’état spirituel étrange dans lequel elle se trouve : “ …je suis en doute de l’état que je porte depuis quelque temps. Je ne le puis bien exprimer : je suis et ne suis point ; je ne sais où je suis, je ne sais ce que je suis ni ce que je veux ou ce que je ne veux pas. Concevez si vous pouvez ce que je voudrais dire, je n’ose passer plus outre, je n’ose rien dire de plus parce que je ne sais pas comme je suis, si je suis plus ou moins anéantie ”. Mais elle reconnaît que les épreuves qu’elle doit traverser la conduisent vers un plus grand anéantissement : “ Je suis en état d’observer plus de silence que du passé et de me tenir dans mon néant où l’on m’a fait reculer d’une étrange sorte pour en trouver le fond et, là, n’être plus trouvée des créatures. Oh ! Quel bonheur d’avoir trouvé le centre de mon néant ! ”.

Elle revient sur ce point dans une nouvelle lettre à Bernières du 23 novembre. Elle exprime comment les coups qu’elle a reçus de divers côtés auraient pu l’ébranler si elle n’avait été soutenue par Dieu : “ Notre Seigneur me fit la miséricorde de me faire rentrer d’une manière toute particulière dans le centre de mon néant où je possédais une tranquillité extrême, et toutes ces petites bourrasques ne pouvaient venir jusqu’à moi parce que Dieu (si j’ose parler de la sorte) m’avait comme cachée en Lui ”. Elle précise que toutes ces difficultés lui ont été très bénéfiques pour l’aider à devenir plus humble : “ Cela a bien détruit mon appui et ma superbe qui m’élevaient de pair avec les saints et ma vanité semblait me rendre égale. O je suis bien désabusée de moi-même ; je vois bien d’un autre œil mon néant et l’abîme de mes misères ; j’étais propriétaire de l’affection et de l’estime des bonnes âmes ; Notre-Seigneur a rompu mes liens de ce côté-là et m’a mise dans un néant si profond que je n’y vois plus personne pour saint qu’il soit ”.

Ainsi les calomnies dont elle a été victime l’ont obligée à descendre plus profondément en elle-même et à y découvrir des attachements qu’elle ne soupçonnait pas, y compris même un certain type d’attachement à Dieu : “ Je vous confesse ingénument comme à un autre moi-même qu’il m’a semblé que Notre Seigneur Jésus-Christ faisait un renouvellement en moi d’une manière bien différente des autres dispositions que j’ai portées en ma vie ; il me dépouillait même de lui-même et m’a fait trouver repos et subsistance hors de toutes choses, n’étant soutenue que d’une vertu secrète qui me tenait unie et séparée ”. On peut penser que la séparation dont elle parle ici est non seulement la séparation des créatures, mais aussi une certaine séparation de Dieu lui-même auquel pourtant elle est profondément unie. Si tel est bien le sens de cette phrase, Mère Mectilde voudrait donc dire qu’elle est unie à Dieu, mais sans aucun esprit de propriété. Dieu serait vraiment l’Autre auquel elle est unie dans son altérité même.

En tout cas, ce “ renouvellement ” dans lequel elle est entrée lui permet de vivre encore mieux sa “ petite voie ” : “ Ses bienfaits m’accableraient si je les envisageais en particulier ; mais je les laisse en lui pour y demeurer abîmée selon ma petite voie et ma petite grâce ; je dis ma petite grâce, non par plainte ; mais c’est que je la crois telle en comparaison de celle des grandes âmes qui sont des phénix dans la grâce, et moi, je suis au-dessous de tout le néant imaginable…je n’ai plus de peine que l’on me méprise, que l’on me calomnie etc…, je vois tout cela d’un œil de vérité car je suis plus que tous les diables, et si je ne fais pas tant de malice, c’est Dieu qui me retient ; je le dois à sa grâce et non à ma vertu ”. On est frappé de la ressemblance de ces propos avec ceux que tiendra Thérèse de l’Enfant-Jésus un peu plus de deux siècles plus tard.

L’indifférence à laquelle est ainsi Mère Mectilde lui permet de vivre les événements avec une sorte d’insensibilité qui l’étonne. Les perspectives pour sa communauté sont pourtant inquiétantes : “ Vous seriez tout étonné si vous saviez même les conduites de la Providence même dans les choses extérieures ; je ne demande point et cependant la petite Communauté subsiste nonobstant que les Messieurs de la doctrine411 nous aient retranché tout le secours que l’on nous donnait ”.

Voilà en effet que, malgré toutes les oppositions, l’hypothèse de la fondation d’une Communauté destinée à l’adoration perpétuelle du Saint sacrement se fait de plus en plus proche. La Reine s’en est mêlée sous l’influence de Mr Picoté, prêtre de Saint-Sulpice ; elle en a écrit à l’évêque de Metz, Henri de Bourbon, qui, en sa qualité d’abbé de Saint Germain des Prés, devait donner son consentement puisque la nouvelle fondation allait se trouver sur le territoire de l’abbaye. Mère Mectilde est pressentie pour être prieure. Le 2 janvier 1653, elle explique toute l’affaire à Bernières et lui demande conseil : “ Je ne sais, mon très cher frère, ce que je dois conclure, si je dois tout quitter ou soutenir le poids qui sans doute me fera succomber…Jusqu’ici, j’avais toujours espéré que Notre Seigneur, connaissant le fond de mon abîme et la répugnance que j’ai à ces choses, à cause de mon indignité et de la pente que j’ai pour la solitude, me ferait la miséricorde d’anéantir cette affaire ”.

Une fois de plus, dans ce moment difficile, le désir de la solitude s’exprime chez Mère Mectilde. La réponse de Bernières, en date du 9 janvier, est très sage, comme à son habitude. Il renvoie sa dirigée à une solitude plus intérieure qu’extérieure et l’incite à faire l’œuvre de Dieu. Il exprime d’abord son incompétence dans cette affaire, en ajoutant que ses liens étroits avec Mère Mectilde l’obligent tout de même à s’y intéresser : “ C’est ce qui me fait prier Dieu ardemment pour votre affaire que je crois très faisable s’il n’y a point d’autres difficultés que celles dont vous me parlez, et vous ne devez pas manquer de rendre ce service à Dieu, sans vous oublier vous-même : je veux dire ne pas tant vous occuper à l’extérieur que vous ne donniez pour l’intérieur qui doit toujours être votre principal, et sur toutes choses412 fuir continuellement le désir qui vient insensiblement dans la nature de vouloir paraître quelque chose et cette secrète inclination à l’élévation qui vous est un grand empêchement à la perfection. Il faut craindre ce malheur, il ne pas cependant qu’il nous dégoûte d’entreprendre les ouvrages que Dieu demande de nous ”.

Une lettre du 10 avril à Roquelay nous apprend que le Saint Sacrement est désormais exposé dans le petit monastère, même si ce dernier n’est pas encore totalement établi. Mère Mectilde est perdue dans un profond silence même si elle estime être loin d’avoir franchi tous les degrés de l’anéantissement.

Le 3 mai, dans une réponse à Bernières, elle déclare : “ Notre Seigneur me fait assez de miséricordes, si j’étais bien fidèle, je commence à bien voir d’une autre manière que du passé le néant de toutes choses et le misérable amusement des âmes qui ne se rendent pas tout à Dieu, et c’est dans cette vue que je ne puis former plus aucun désir ni dessein de quoi que ce soit ni pour le temps ni pour l’éternité ; mon âme ne semble vouloir plus rien, ni en ce monde ni en l’autre que de se laisser toute à son Dieu et qu’il soit en elle selon son bon plaisir ”.

Le 9 août, elle exprime à Bernières des dispositions semblables : “ Pour moi, j’apprends à me taire ; je m’en trouve bien. Je sais quelque petite chose de mon néant et je tâche d’y demeurer et de n’être plus rien dans les créatures et qu’elles ne soient plus rien en moi. J’ai, ce me semble, quelque amour et tendance de vivre d’une vie inconnue aux créatures et à moi-même. Je me laisse à Notre Seigneur Jésus-Christ pour y entrer par son esprit ”.

C’est à partir du 2 septembre que commence le long dialogue entre Mère Mectilde et Bernières à propos du père Lejeune. Nous en avons déjà longuement traité, et nous ne reviendrons pas sur cette question. Notons cependant qu’une des raisons qu’elle donne pour ne pas se confier au père Lejeune est le risque d’en dire plus que ce qui se passe réellement en elle, la crainte aussi de la vanité : “ Or, comme je n’avais aucune croyance à mes pensées et que je ne faisais fond sur rien que sur le seul bon plaisir de Dieu auquel j’ai un abandon intime, ce me semble, je croyais n’avoir point tant de besoin de direction attachée, c’est-à-dire d’une directeur qui soit après moi toutes les semaines car je ne saurais me captiver à remarquer toutes mes pensées et mes opérations. Je ne suis pas délicate, je veux dire de ces âmes d’éclat et de lumière ; je suis une pauvre pécheresse qui se laisse en proie au bon plaisir de Dieu au dedans et au dehors ; ma paix est grande et ma joie intime toutefois sans attache, ce me semble, car je suis toute à tous les desseins et les ordres de la conduite de Dieu, que je sois en lumière, que je sois en ténèbres, que je sois en ferveur, que je sois en misères, élevée ou abaissée, il me semble que je suis égale à tout, Dieu étant immuable, il suffit ”. Mère Mectilde s’appuie donc sur son abandon même à l’action de Dieu en elle pour penser qu’elle n’a pas besoin d’une direction spirituelle très suivie. Le fait qu’elle s’étudie peu elle-même lui ôte le désir de parler de ses états spirituels. Prétexte ou réalité ? Sans doute y a-t-il un peu des deux. On peut surtout penser qu’elle n’était pas vraiment en confiance avec le père Lejeune et qu’elle préférait en rester à la relation qu’elle entretenait avec Bernières, relation qui la satisfaisait pleinement.

Dans une lettre du 6 novembre, elle décrit cependant au père Lejeune son état spirituel du moment : “ L’estime et les louanges humaines commencent à me crucifier douloureusement, et rien de ce monde ni de l’autre ne me puit contenter ; il n’y a que Dieu seul ; mais il se retire et me fait ressentir ce que je suis d’une étrange manière et pus je me trouve au-dessous de l’enfer. Cette opération est détruisante, mais je crois qu’elle fait beaucoup de bien à l’âme qui se trouve par après bien plus dépouillée d’elle-même et dégagée des plus subtils intérêts de grâce et d’éternité ”. Le travail de purification que le Seigneur opère depuis longtemps chez Mère Mectilde se poursuit donc. Il atteint les plus “ subtils intérêts ”, ceux de la grâce et de l’éternité, c’est-à-dire les satisfactions personnelles qu’on peut trouver sous les dehors les plus spirituels.

Le 16 mars 1654, Mère Mectilde décrit de nouveau à Bernières un état spirituel qu’elle a déjà évoqué à plusieurs reprises : une ignorance de ce qui se passe en elle ; son seul attrait va vers l’abjection, le “ rebut des créatures ”, l’incapacité de parler d’elle-même : “ je suis dans une pauvreté et misère extrêmes, et le pis est que je ne m’en peux occuper ni affliger. Dieu fera sa sainte volonté et il suffit…Je voudrais bien avoir la grâce de me bien exprimer et de vous faire connaître jusqu’au fond de mon abîme, où je sens bien qu’il faut se perdre sans ressource pour ne plus se retrouver. Il me semble que c’est là où la main adorable de Dieu me conduit, et ma satisfaction serait de vous la pouvoir bien faire entendre tel qu’il est dans la vérité et la nudité, mais je ne sais si c’est tentation, dès que je veux parler de ce qui se passe en moi, je le perds et ne trouve plus rien, et me semble que tout ce que je dis n’est point ce que je voudrais ”. Ainsi, Mère Mectilde semble perdre totalement la maîtrise des mouvements de sa vie spirituelle. La nuit qu’elle traverse est une nuit d’ignorance par rapport à elle-même qui lui enlève toute possibilité de complaisance en quoi que ce soit sinon dans l’abjection ; elle ne peut que demeurer dans “ ma stupidité et dans mon néant sans rien n’y faire que d’y souffrir tout ce qui est de l’ordre du divin bon plaisir ”.

Quatre jours plus tard, Mère Mectilde fait part à Bernières de l’établissement du monastère : “ je ne puis plus différer de vous demander de vos nouvelles et vous en donner des nôtres, maintenant que la divine Providence nous a mises dans la chère solitude où nous avons commencé jeudi dernier de nous rendre par les obligations de notre établissement les victimes du saint sacrement et dans les usages d’une vie plus solitaire et plus cachée conformément au mystère adorable de ce divin sacrement. “ MYSTERIUM FIDEI ”.

La réponse de Bernières est datée du 29 mars : “ J’ai reçu vos dernières qui m’ont donné grande consolation d’apprendre par vous-même les soins extraordinaires que la divine Providence a eus pour votre établissement, pour vous donner sans doute une solitude qui servira pour vous consommer dans son pur amour ”. Bernières revient donc sur le thème de la solitude si cher à Mère Mectilde. Il estime que c’est dans le monastère qui vient d’être établi qu’elle va trouver désormais la solitude qu’elle cherche, et dont il est clair qu’elle est d’abord intérieure : “ Cet ouvrage extérieur doit servir à l’ouvrage intérieur que Jésus anéanti veut faire en vous, lequel vous conduira par sa sainte grâce au parfait anéantissement, afin que lui seul soit, vive et opère en vous. Je me réjouis de ce que votre âme ne désire autre vie que la vie de Jésus ; mais aussi sa mort vous soit donnée, la mort parfaite à toutes choses ”.

Quelques lignes plus loin, il revient sur la vocation du monastère et de Mère Mectilde par conséquent : “ Je suis persuadé de la grandeur de votre vocation et de l’institution de votre Communauté qui sans doute sont incomparables, puisque vous êtes appelées pour être les victimes du Saint Sacrement, c’est-à-dire du pur amour, et que vous devez demeurer cachées et solitaires dans la clôture de votre petite maison, y menant une vie toute divine, séparée de la conversation des hommes, à l’exemple de Notre Seigneur qui demeure caché et solitaire sous les espèces du Très Saint Sacrement, y menant une vie toute d’amour pour les hommes ”.

Il est clair que, désormais, la vie spirituelle de Mère Mectilde sera profondément marquée par l’orientation du monastère qu’elle vient de fonder. Une lettre à Bernières du 23 juin le confirme : “ Je voyais d’une manière ineffable comme Jésus-Christ répare dans le Très Saint Sacrement la gloire de son Père ; cela fut bien étendu et j’appris comme nous devions faire l’amende honorable que nous sommes tous les jours obligées de faire dans cette maison devant le Très Saint Sacrement. Mais en même temps, nous retrouvons les mêmes données que précédemment, qui tiennent à l’évolution personnelle de Mère Mectilde : “S’il me reste quelque volonté ou désir, ce n’est plus que pour désirer que Dieu seul soit et je ne suis pourtant pas fidèle à cela ; il me semble que j’ai une plénitude de Dieu et une plénitude de misères ; voilà une grande contrariété ; et cependant cela ne me trouble point et ne m’afflige plus du tout, ce qu’autrefois me faisait peine413. Je ne trouve plus de croix ni quasi plus rien à souffrir, car depuis que l’âme a trouvé un petit sentier secret, elle n’est plus sujette à être brouillée et les créatures lui sont bien moins ; ce n’est point que je mène une vie élevée car je ne vois rien de si bas, ni de si commun, et cependant, le repos s’y trouve si entier que rarement il est interrompu ”. Quel est donc ce “ petit sentier secret ” dont parle ici Mère Mectilde ? Bien sûr, cette expression évoque celle de la « petite voie » que nous avons rencontrée à plusieurs reprises. La dernière lettre que nous analysons plus loin nous en décrit sans doute l’état ultime : la vie cachée dans une solitude intérieure ; mais désormais, Mère Mectilde accepte la mission qui est la sienne, être prieure de ce petit couvent voué à l’adoration perpétuelle du Saint Sacrement, orientation qui marquera profondément sa vie spirituelle à venir.

Est-ce à Mère Mectilde que Bernières adresse une lettre sur l’oraison “ de présence de Dieu réelle et immédiate ” ? Il est difficile de l’affirmer avec certitude, d’autant plus que nous ne possédons pas la lettre de Mère Mectilde à laquelle répondrait Bernières. Plusieurs éléments cependant font pencher pour l’affirmative, notamment l’allusion à un certain Timothée dont elle a parlé dans des lettres précédentes, de même que la proposition qu’un prêtre vienne aider la Communauté de ses conseils, ce qui correspond à une demande de Mère Mectilde. Bernières évoque aussi un possible voyage à Paris, ce qui évoque une suggestion que Mère Mectilde a faite quelque temps auparavant. En tout cas, Bernières n’est pas sûr que sa correspondante ait encore atteint les sommets de l'oraison mystique:  “ Il me semble que votre esprit est beaucoup multiplié en des retours et réflexions ; je ne sais pas bien si vous expérimentez encore cette perte réelle en Dieu dont nous parlons…L’être de Dieu et sa réelle présence ne peut être communiqué que dans le fond, qui est une capacité dans le centre de notre essence où Dieu seul fait sa demeure, s’y manifeste et s’y donne à goûter d’une manière qui n’est entendue que dans ceux qui en ont l’expérience ”.

La dernière lettre que nous possédions de Mère Mectilde à Bernières est datée du 26 janvier 1655. Elle lui confie son désir de vivre cachée et de faire vivre son monastère de la même manière : “ j’ai toujours un éloignement en fond et me semble que je ne trouve que Dieu seul pour tout appui et qu’en lui je trouve ma seule suffisance. Il me semble aussi que je n’ai point l’ambition de faire un monastère de parade, au contraire, je voudrais un lieu très petit et où on ne soit point vu, ni connu de qui que ce soit. Il y a assez de maisons éclatantes dans Paris et qui honorent Dieu dans la magnificence ; je désirerais que celle-ci l’honorât dans le silence et dans le néant, sans cependant rien diminuer de tout ce qui peut contribuer au culte et à l’honneur du Saint sacrement, soit pour l’Église et l’autel du Seigneur ”.

Bernières répond le 2 février. Il dit qu’il essaiera d’aller à Paris rendre visite au monastère l’été prochain. Ce sera probablement la dernière fois qu’ils se verront, car la mort peut le surprendre et la faiblesse de ses yeux l’empêchera d’entreprendre d’autres voyages. Par ailleurs, comme à son habitude, il lui parle moins d’elle que de la vie spirituelle en général et des états qu’il ressent lui-même. Il lui souhaite d’arriver à l’état d’anéantissement parfait : “ je ne vous désire que ce seul bonheur en cette vie, et si nous ne nous voyons jamais, n’attendez point d’autre discours de moi que de vous déduire les merveilles d’une âme qui est dans le néant et qui subsiste en Dieu seul, tant pour vivre que pour opérer. C’est l’image de Jésus-Christ qui n’a point d’autre suppôt que celui du Verbe divin, et dont la vie par conséquent et toutes les opérations, ont été divines ”. Mais il lui fait part aussi d’une douleur très grande qu’il ressent par intervalles : “ Je vous confesse que, quand je rentre dans moi-même et que la vie de Jésus-Christ reçoit interruption ou division, il me semble que je reçois une douleur si cuisante que je ne la puis exprimer ”. Cela vient de l’infidélité qui “ sépare l’âme de Jésus-Christ qui est sa véritable vie ”. Il ne s’agit pas d’une infidélité volontaire étant donné l’état d’union dans lequel se trouve l’âme, mais de ce qu’il appelle la “ faiblesse ” : “ O que c’est une douce et heureuse chose que la jouissance seule et véritable de Jésus-Christ en Dieu, quoi que par le moyen de la lumière de la foi ! Et c’est le Paradis de cette vie. Mais au contraire, que c’est une dure chose que de que de souffrir la séparation de Jésus-Christ que l’on possédait dans le fond de son âme ! Et c’est l’enfer de ce monde ”.

Ainsi s’achevait une correspondance d’une très grande richesse. Aucune lettre ne nous a été conservée des dernières années de la vie de Jean de Bernières qui mourra en 1659, comme nous l’avons dit dans la première partie.

Nous allons maintenant essayer de ressaisir de façon synthétique toute cette évolution spirituelle que nous avons analysée de manière détaillée.

.Conclusion

On peut dire que durant les premiers temps de la relation, dans les années 1642 à 1644, Mère Mectilde traverse une période de purifications extérieures et intérieures ; bien des souffrances lui viennent de difficultés dans sa communauté, mais surtout, elle est touchée par une vive conscience de sa misère et atteinte par une profonde sécheresse dans son désir même d’être toute à Dieu ; elle voudrait être anéantie, abandonnée totalement à Dieu, mais elle ne ressent rien dans son désir, pourtant profond, d’aimer Dieu, au point qu’elle pense ne pas l’aimer : « Quel malheur de n’aimer point Dieu ! », dit-elle.

Peu à peu, dans les mois qui suivent, son désir d’être unie à Dieu s’approfondit ; il prend forme dans des expressions très fortes comme le désir « d’entrer en Dieu » ou « d’être fondue en Dieu ». Parallèlement, elle accepte mieux ses misères, son péché, elle s’en réjouit même ; c’est une manière pour elle de mieux s’abandonner. Par conséquent son cheminement devient plus paisible.

Il n’est pas pour autant sans aspérités ni angoisses. Depuis longtemps, elle se trouve confrontée à une question dont tous les mystiques ont éprouvé la pointe douloureuse : elle souhaite souffrir et même mourir. Les lettres successives font apparaître l’ambiguïté de ses motivations. Elle considère la souffrance comme une juste rétribution de ses fautes ; elle court donc le risque d’envisager les événements douloureux qui lui arrivent comme une punition méritée. Elle doit donc passer d’une conception de la souffrance comme rétribution à une conception comme purification ; celle-ci devant la libérer progressivement de ses attaches aux créatures et à elle-même pour aimer d’une manière plus parfaite.

Ce problème est lié pour elle à la difficile question du rapport entre la justice et la miséricorde. Nous avons vu combien la justice divine tenait une place importante dans l’univers religieux de Mère Mectilde, et comment, peu à peu, probablement sous l’influence du père Chrysostome, la justice fut de plus en plus, chez elle, imprégnée par l’amour. A tel point qu’elle en vint à considérer l’abandon et le dépouillement non pas comme le résultat d’un effort de la volonté humaine, mais comme l’accueil de l’action de Dieu dans notre humanité. Un rôle excessif donné à la justice divine accuse en effet la tendance à participer par l’ascèse à l’oeuvre de cette justice. L’amour au contraire fait passer au premier plan le sens de l’accueil du don de Dieu, même lorsque celui-ci se présente sous la forme de la souffrance. L’ascèse n’en est pas diminuée pour autant, mais elle se situe dans la ligne du consentement à l’action de Dieu. Du coup, elle cesse d’être considérée comme le ressort majeur du progrès spirituel ; on sort du volontarisme pour entrer dans une forme de passivité qui ouvre à la vie mystique.

La correspondance montre bien comment la retraite de septembre 1644 à marqué sur ce point un tournant décisif dans l’évolution spirituelle de Mère Mectilde. Elle y a compris d’une manière nouvelle le sens de sa propre devise : « Ego Dei sum ». Comme elle le dit elle-même : « Ce mot que je suis à Dieu me satisfait de sorte que j’attends avec paix son bon plaisir sur moi ». Nous savons que le bon plaisir divin deviendra quelques années plus tard le pôle essentiel de sa vie spirituelle. Nous pouvons y voir l’aboutissement de cette évolution que nous venons de décrire brièvement, et qui est caractérisée par l’envahissement progressif de l’amour.

Au progrès dans la passivité mystique dont nous venons de parler, il faut joindre l’entrée de plus en plus profonde dans le silence intérieur ; Mère Mectilde en a toujours été familière, mais au fur et à mesure qu’elle avance dans la vie spirituelle, le silence la plonge en Dieu de telle sorte qu’elle n’a plus envie de s’étudier, de parler de ce qui se passe elle, et qu’elle devient de plus en plus attentive, comme le père Chrysostome l’y a invitée « aux saintes paroles », c’est-à-dire au mystère de Dieu tel qu’il apparaît « objectivement » dans la Parole.

Il est toujours difficile, évidemment, de dater de façon précise les seuils importants franchis dans la vie spirituelle. On sait que les cheminements intérieurs sont lents et souterrains et qu’ils échappent souvent aux prises de nos analyses. Cependant, on peut légitimement considérer l’année 1644 comme l’époque où, sous l’impulsion décisive de son directeur, le père Chrysostome, Mère Mectilde est entrée dans la vie mystique, si du moins l’on entend par vie mystique un état spirituel où la personne devient de plus en plus passive entre les mains de Dieu et où son activité est essentiellement un consentement à l’action de Dieu en elle.

Il ne faut cependant pas considérer qu’à partir de ce moment-là Mère Mectilde va vivre comme sur un nuage. Ses lettres en témoignent, les purifications ne sont pas terminées, et elle continue de passer par des épreuves intérieures très dures. Il y a des degrés dans la vie mystique, et elle est loin de les avoir tous escaladés. Dix ans plus tard, du moins si c’est bien à elle que s’adresse cette lettre (comme nous en avons émis la réserve plus haut), Bernières lui écrira qu’elle n’est justement pas parvenue au point d’être toute à Dieu. Mais, de toute évidence, au cours de cette année 1644, et la retraite de septembre 1644 en constitue le signe, elle a franchi un seuil décisif.

Elle va poursuivre ce chemin commencé dans le sens d’une passivité de plus en plus abandonnée où la volonté humaine comme telle tient de moins en moins de place. Elle-même fait état de changements qui s’opèrent en elle, par exemple cette « manière d’amour tout ineffable » dont elle parle le 10 février 1646. Ou encore, dans une lettre du 7 juillet de la même année, elle évoque « un esprit de puissance » qui l’attire à elle et auquel elle est unie par « une opération de simple adhérence » (notons ici que pendant plusieurs mois, elle va souvent utiliser ce langage de l’adhérence, cher aux disciples de Bérulle. Mais, à partir de 1647, ce langage disparaît pratiquement de ses lettres à Bernières). C’est cet abandon amoureux à l’amour qui lui permettra de supporter sans en être perturbée la mort du père Chrysostome et de la vivre au contraire comme une source de grâces. Dans la même lettre du 7 juillet de la même année, elle dit avoir fait l’expérience du détachement des créatures tout en étant capable de s’en occuper. Ceci nous renvoie à une autre expérience dont elle parle dès 1642, celle du désir de mourir pour être unie à Dieu. Comme chez la plupart des mystiques, l’apôtre Paul en parle explicitement, l’action, le contact avec les réalités créées, apparaissent dans les débuts comme un obstacle à l’union parfaite avec Dieu. Pour rejoindre Dieu, il faut qu’aucun écran ne se dresse entre lui et la personne. Il vaut donc mieux mourir, d’autant plus que la force du désir tend d’elle-même à la suppression de tout ce qui empêche l’union totale : « Toutes choses créées augmentent la douleur d’une âme qui aspire au ciel », disait Mère Mectilde en 1644. Nous savons qu’elle dépassa assez rapidement cette difficulté et qu’elle accueillit la tension entre le désir de voir Dieu et l’acceptation de sa volonté concrète dans la mission qu’il lui confiait sur terre.

Cependant, elle ne vécut pas sans difficultés les premières responsabilités auxquelles elle fut appelée, le supériorat de Caen et surtout celui de Rambervilliers. Certes, elle ne désirait plus mourir, mais elle désirait la solitude. Ce désir est récurrent dans les propos de Mère Mectilde, depuis les premières lettres à Bernières. Mais jusqu’au supériorat de Rambervilliers, il ne prend pas de forme radicale. Il se présente, à Saint Maur, à Caen, comme une tendance spontanée à avoir le moins de commerce possible avec les personnes de l’extérieur, à prendre de nombreuses heures de silence et d’oraison, à vivre le plus possible une vie cachée. Mère Mectilde semble d’ailleurs voir là un aspect de sa vocation. Elle le partage avec Bernières qui vit lui-même une vie d’ermite, qui répond le moins possible aux lettres qu’on lui adresse et qui prend de longs temps de retraite où il est inaccessible. Au moment de la fondation à Paris du petit monastère destiné à l’adoration perpétuelle, elle redit qu’elle entend vivre là « une vie cachée ». Mais il semble que le désir de la solitude devient, au moment de son supériorat à Rambervilliers, une véritable tentation. Car il prend la forme d’une fuite vers un refuge soit dans un monastère de son Ordre, soit vers un ermitage grâce à un indult qu’elle demanderait au pape. Nous l’avons vu, l’intervention de Bernières est alors décisive ; il lui demande de ne pas quitter sa congrégation, de ne pas fuir les combats quotidiens. La solitude à laquelle elle est appelée est une solitude intérieure qu’elle doit trouver, comme elle l’a fait jusqu’ici, au milieu des réalités qu’elle vit et non pas en y échappant. La meilleure preuve qu’il s’agissait d’une tentation est qu’elle hésitait aussi entre l’acceptation d’une riche abbaye en Alsace ; sans y être particulièrement attirée, elle se posait la question de savoir si elle devait répondre positivement à la demande qui lui était faite. Cette période d’hésitation doit être vue comme le signe du grand désarroi dans lequel se trouvait alors Mère Mectilde au milieu des troubles de la Lorraine.

Nous pouvons noter aussi que dans les dernières années de sa correspondance avec Bernières, elle traverse de nouveau des périodes de purification : purification venant des calomnies répandues contre elle, en particulier par les jansénistes ; mais aussi la nuit dans laquelle elle entre en 1654, nuit de l’ignorance totale par rapport à ce qui se passe en elle ; elle semble perdre toute maîtrise de sa vie spirituelle, prélude sans doute au franchissement d’une nouvelle étape dans la vie mystique.

Pour conclure, nous pouvons souligner un point qui revient souvent dans les lettres de Mère Mectilde et qui caractérise une orientation profonde de sa vie spirituelle ; elle l’exprime le plus volontiers par l’expression de la « petite voie ». Cette expression, popularisée au 20ème siècle par les écrits de Thérèse de Lisieux, n’a cependant pas été créée par celle-ci, même si elle l’a réinventée. Mère Mectilde et d’autres sans doute l’avaient employée avant elle pour désigner la vie cachée en Dieu. La « petite voie » de Mère Mectilde, c’est, si l’on peut dire, sa voie à elle, qui ne peut être que petite, parce qu’elle-même n’est pas grande. Elle a trop conscience de sa pauvreté, de ses misères, de son péché, de ses infidélités, pour se croire importante. Dieu seul lui suffit, et c’est en cela que sa voie est petite, car elle sait que par elle-même elle ne peut rien : « je ne trouve que Dieu seul pour tout appui et (qu’) en lui, je trouve ma seule suffisance ». Etrange parenté entre la normande de naissance du XIXème siècle et la normande d’adoption du XVIIe siècle. Dans la correspondance avec Bernières, nous l’avons vu, la « petite voie » devient en 1654 le « petit sentier secret », lorsque Mère Mectilde assigne au monastère qu’elle vient de fonder la vocation de la vie cachée ; elle ne veut pas en faire un « monastère de parade », comme elle dit, car il y a bien « assez de maisons éclatantes dans Paris et qui honorent Dieu dans la magnificence ». Elle voudrait « un lieu très petit et où on ne soit point vu ni connu de qui que ce soit ».

Ainsi, la vocation de la nouvelle congrégation et celle de sa fondatrice se confondent : vocation d’anéantissement, de solitude, de silence, de petitesse, de vie cachée. Il s’agit d’honorer le Dieu caché dans le Saint Sacrement ; Mère Mectilde veut que le monastère qu’elle vient de fonder honore le Dieu caché « dans le silence et dans le néant ». L’orientation profonde du monastère est ainsi ancrée dans l’objectivité même du mystère qu’il a pour mission de servir et d’honorer.



.La filiazione Bernières – Bertot – Catherine Mectilde de Bar

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.Annamaria Valli, OSBap

Monastero di San Pietro, Montefiascone (VT), Italia

Membre du Centre d'histoire bénédictine italienne

È risaputo414 da tempo che la lorenese Catherine Mectilde de Bar (1614-1698), fondatrice a Parigi delle benedettine dell’Adorazione (25.03.1653) fu in rapporto con Monsieur de Bernières e questa familiarità segnò la sua vita e il suo messaggio. Forse è meno noto che la frequentazione di lui era convolgimento nella rete dei rapporti importanti nella vita di lui. Qui vorremmo metterlo a tema esplorando, nel loro contesto, i cenni che la sua corrispondenza – edita nelle cosiddette Lettres inédites415 – riserva a Monsieur Jacques Bertot (Caen, 1620 — Paris, 1681) in anni decisivi per l’itinerario spirituale di lei. La critica ha infatti segnalato recentemente che « Bertot fut lié assez étroitement à Catherine de Bar »416

Si tratta propriamente di tre cenni. Due escono dalla penna di Mectilde che scrive a Madre Benoîte de la Passion de Brême, priora delle benedettine a Rambervillers, sua antica maestra di noviziato (Mectilde infatti aveva emesso la sua professione nel 1640 in tale monastero lorenese, che si ispirava alla riforma dei santi Vanne ed Hydulphe) : sono conservati, rispettivamente, in una lettera del 31 agosto 1659417 e in un’altra lettera del 18 febbraio 1661. Il terzo cenno invece si rinviene in una lettera della corrispondente del 22 gennaio 1660.

La figura di Jacques Bertot, prete secolare e ricercato direttore di spirito, è chiaramente evocata nelle tre lettere considerate come un punto di riferimento decisivo sia per Madre Mectilde, priora delle benedettine dell’Adorazione a Parigi, sia per la comunità delle benedettine di Rambervillers.

Se poi allarghiamo lo sguardo alla sequenza intera di lettere, scritte da lei e da Madre Benoîte, comprese tra il 1659 e il 1661 – il 3 maggio 1659 era morto Bernières, il 21 novembre 1661 Mectilde inizierà un ritiro decisivo della sua vita – vediamo come in quell’arco di tempo risuonasse ancora l’eco di Bernières nel vissuto della fondatrice, anche per il tramite di Monsieur Bertot, presenza nota a quell’intera comunità di benedettine.

.1. Il vissuto di Mectilde nelle lettere a Rambervillers del 1659-1661

L’anno 1659 fu importante nella parabola della fondatrice delle benedettine dell’Adorazione. Era stato inaugurato in Parigi il primo vero monastero della nuova osservanza il 21 marzo di quell’anno, concludendo una ricerca di stabilità che era costata preoccupazioni non da poco, e la Madre poteva essere grata a Dio anche per il tipo di sequela cristiana che vedeva incarnato nelle sue prime novizie. Al gruppetto originario di discepole, che erano benedettine già professe come lei del monastero riformato di Rambervillers, ora si aggiungevano, le prime vocazioni che scoprivano la vita benedettina nella forma mectildiana. Ma nell’itinerario spirituale di Mectilde il successo della fondazione non equivale a un traguardo raggiunto o un momento risolutivo del compimento di sé nel Signore. Questo – consensualmente lo si riconosce – toccherà un vertice nel ritiro dell’inverno 1661-1662. Come narra infatti il manoscritto N 249, Mectilde ha vissuto per più di sette anni (1653/54-1661/2)418 qualcosa di così indicibilmente doloroso da far temere per la sua stessa vita fisica : « durant plus de sept ans après l’établissement de l’Institut elle portait des peines intérieures si extrêmes que son corps ne les pouvant soutenir, l’on crut souvent qu’elle en mourrait »419.

Vediamo più da vicino la descrizione di queste sofferenze nella lettera del 31 agosto 1659 e collochiamole poi sullo sfondo delle notizie che le lettere indirizzate a consorelle di Rambervillers tra il 1659-1661 ci trasmettono420.

.1.1 L’attesa della morte fisica

Sofferenze obiettive segnano questo periodo di vita di Mectilde: chi vive con lei se ne accorge, anche se esse non intralciano minimamente, – e questo ha del prodigioso, a dire dello stesso manoscritto N 249 –, l’adempimento dei suoi doveri di guida della comunità. Malattie ripetute, organiche e psicosomatiche, conducono la Madre a un passo dalla morte421. Mectilde da subito fa i conti con questa possibilità, anche se la voglia di vivere la mantiene nell’attesa inconfessata di una risoluzione repentina ed insperata, come quella sperimentata l’anno precedente :

« Ma croix n'est pas encore finie ; il faut que je l'embrasse, et peut être faudra-t-il que j'y meure. […] ma fin approche […] me voici dans une extrémité si grande que, si Dieu ne me regarde en miséricorde, il faut mourir. Monsieur Bertot sait mon mal […] qui fait dire à ce bon Monsieur que je suis dans mon dernier temps.

[…] la bonne Mère Marguerite du Saint Sacrement422 […] me manda, lorsque j'étais fort malade, que je n'en mourrais point et que celui qui faisait le mal ferait lui-même la guérison. Cela arriva de la sorte, car ayant tous les jours la fièvre, avec des redoublements de frisson, un samedi, avant l'Immaculée Conception de Notre-Dame, l'on m'enleva mon mal tout d'un coup »423.

Quella febbre, che accompagnava una tosse persistente « il y a près de six mois », come spiegherà pochi giorni dopo alla vice priora dello stesso suo monastero di professione, aveva fatto impensierire tutta la comunità a ragion veduta e per lei avevano escogitato ogni rimedio possibile, ottenendo però solo benefici temporanei per l’amatissima Priora424.

Due anni dopo la situazione non è migliorata. Mectilde confessa che la sua debolezza è tale che basterebbe un soffio per toglierle la vita che le resta425. L’allarme è giustificato, a giudizio di Madre Benoîte, che comprende – scrive (anche se conosce esperienze soltanto analoghe, non della stessa durata di quella attestata da Mectilde) – trattarsi di un « état de mort », cioè di una condizione esistenziale tendenzialmente permanente, anche se non statica, in cui il credente sperimenta l’azione di Dio su di sé come anticipazione paradossale in questa vita della beatitudine riservata alla sorte dei credenti dopo la morte : « Bienheureux mille fois les morts qui sont passés et trépassés en Jésus Christ qui est notre pure vie ! (cfr. Apocalisse 14,13) ». Se però l’esperienza supera una certa durata ed intensità, si affretta sul serio la morte fisica: così a giudizio della stessa Madre Benoîte 426.

Mectilde leggerà le righe di partecipazione commossa della sua corrispondente quando ormai sarà entrata nel suo ritiro di rigorosa solitudine in preparazione alla morte; ritiro che invece si cambierà in un recupero di forze spirituali e fisiche e le permetterà di spiegare con cognizione di causa la beatitudine paradossale di quei credenti che agli occhi del mondo e di se stessi sono « morti », ma conoscono Gesù Cristo come la loro vita.

Il rimando a quella beatitudine, in ogni caso, le era familiare. Nel maggio 1659, narrando le notizie avute sulla morte di Bernières, Mectilde alludeva a quella stessa beatitudine come ritratto perfetto del “santo” eremita publicus di Caen427:

« Paris, mai 1659

« Ma très chère Mère,

« Ce petit mot est en hâte pour vous dire une nouvelle qui vous surprendra sans doute, puisque c'est pour vous dire que Notre Seigneur a tiré M. de Bernières, notre cher frère, dans son sein divin, pour le faire jouir d'un repos éternel, samedi dernier, 3 mai. Après avoir soupé, sans être aucunement malade, il s'entretint à son accoutumée avec ces Messieurs, et après, s'étant retiré et fait ses prières pour aller coucher, il s'en est allé dormir au Seigneur, de sorte que sa maladie et sa mort n'ont pas duré le temps d'un demi quart d'heure. Voilà comme Notre Seigneur l'a anéanti. J'en suis touchée en joie et en douleur, mais la joie l'emporte de beaucoup, d'autant que je le vois réabîmé dans son centre divin où il a tant respiré durant sa vie.

« Que faisons-nous sur la terre, sinon de soupirer après Jésus Christ pour être réunies à lui ? Nous sommes sorties de Dieu et nous y devons retourner ; hors de là l'âme n'a point de repos et n'en pourra jamais trouver. Ce grand saint est mort avant que de mourir, par un anéantissement continuel en tout et par tout, et nous pouvons dire de lui ce que dit l'Ecriture : « Beati mortui qui in Domino moriuntur » [Apoc 14,13 Vulgata]. Ô ma très chère Mère, en puissions-nous dire autant les unes des autres ! Mourons incessamment, mourons toujours, car, dès que nous cessons de mourir, nous cessons de vivre »428.

È la realtà dell’ « annientamento » dunque che lega insieme la “morte” con il “respiro vitale” e fa sì che si possa “vivere annientati” senza sperimentare malattie fisiche, come attestato dalla biografia di Bernières: infatti, l’« annientamento » di cui si tratta è in primo luogo comunione con Cristo, anche se sul versante della comunione con il suo essersi fatto “Niente” (cfr. Fil 2,8) nel grandioso disegno dell’incarnazione e della redenzione. L’« annientamento » è allora la sigla della vita del « bon chrétien » che − scegliendo di essere « chrétien interieur », nel senso di vivere il richiamo all’interiorità come dominante − persegue lo “spogliamento” di sé per la sussistenza in Dio. L’« annientamento » è cioè « annientamento » « in Cristo » che fa sperimentare il compimento della vita, ben oltre gli esercizi di vigilanza ascetica, doverosi ed evangelicamente motivati, che pur il cristiano coltiva.

Mectilde arrivò a sperimentarlo vivendo un lungo processo di purificazione ovvero di conformazione di sé al mistero di Dio nella fede. Qualche passaggio lo potremo individuare nelle lettere che ora leggeremo

.1.2 Mectilde si interpreta

Negli anni in cui andava sperimentando i vari aspetti dell’ « état de mort », a se stessa e agli intimi – Madre Benoîte è ovviamente nel numero – Mectilde spiegava ciò che sta vivendo rifacendosi alla sua vocazione vittimale (hostia, vittima) e oscillando in un’interpretazione che diceva attrazione di sé nel mistero di Cristo Redentore ma anche portava i segni di una lettura penale429 della Sua morte salvifica.

Altrove Madre Mectilde sa esprimersi con lucidità grande circa il fondamento della vocazione vittimale, che rinviene nella risposta libera alla chiamata all’incorporazione in Cristo430 e sa addentrarsi nel dinamismo mirabile della libertà e della grazia che anima tale vocazione, e che va salvaguardato ad ogni costo, sempre riposizionando la libertà dell’uomo nell’affidamento umile al mistero di Dio431. Queste lettere ci documentano invece come abbia dovuto conquistare passo passo nel suo vissuto la certezza che il volto del Dio giusto sia quello dell’amore. Lo scritto del 31 agosto ne è un esempio, comparendo in essa la duplice valenza – positiva e negativa – del termine « consummation », e scivolando anche il discorso sul versante negativo. Esso poteva voler dire « riduzione in cenere », ma anche « compimento » (così lo intendevano i mistici di quel secolo alla scuola di Charles de Condren [1588-1641]).

« Je dois être hostie de Jésus Christ, ‘qu'il me consomme selon la complaisance de son amour’. Ce me serait trop de grâces de posséder la solitude, que je désire et que j'ai toujours fort à cœur, ne voyant point de véritable moyen de posséder plus intimement Dieu que dans cette retraite, mais mes péchés s'y opposent et Notre Seigneur fait ‘justice de me la dénier’.

[…] Quand il plaît à Notre Seigneur me laisser seulement approcher de l'ombre de la croix, hélas ! je suis à demi-morte, mais il la suspend au-dessus de moi et la soutient par sa vertu divine. Cependant je ne me saurais plaindre ; aussi n'ai-je pas le mot à dire. Je demeure comme abîmée aux pieds de Notre Seigneur, le laissant faire ma ruine, ‘ma destruction et ma consommation’ comme il lui plaît »432.

Questi due passi spiegano le infrastrutture concettuali che fanno pendere l’attesa ora verso la pienezza dell’unione, pur onerosa, ora verso il prezzo “dovuto” di sofferenza per quella stessa unione. Da una parte Mectilde lega l’esperienza dell’unione a Dio alla solitudine, dall’altro mette in primo piano la propria debolezza e peccaminosità. Ne segue che la convinzione del dover essere ‘’distrutti’’, cioè puniti per soddisfare la divina giustizia, oscura a tratti l’esperienza – pur riconosciuta – della forza divina che permette di attraversare e reggere le sofferenze indicibili indotti dalla prossimità alla Croce. Ribadisce infatti che occorre che lei muoia, nel senso distruttivo del termine, dovendosi annoverare da se stessa tra i più orribili peccatori :

« Nous demeurons ainsi mourante sans mourir souffrante sans souffrir, car en vérité je ne puis dire que je souffre. Tout ce qui était plus fort à soutenir, c'est une effroyable destruction qui se fait au fond de l'âme ; tout y meurt et tout y est perdu ; je ne sais où je suis, ce que je suis, ce que je veux, ce que je ne veux pas, si je suis morte ou vivante, cela ne se peut dire. Priez Dieu qu'il me fasse sortir du péché ; je suis horrible devant ses yeux divins »433.

Il concetto di “distruzione” attira così a sé e fa cambiare di segno la pregnanza positiva insita in quello di “consumazione”, che è invece l’esito della vocazione vittimale.

La dimensione vittimale di ogni vocazione cristiana non va identificata nell’esercizio delle cosiddette « opere “superogatorie” di riparazione » che in essa possono imporsi o risultare opportune: ogni vocazione cristiana include la partecipazione del credente al processo redentivo dell’espiazione cristologica434. Il Signore ci ha salvato sulla croce, amando soffrendo e morendo; il cristiano unito a lui certamente ama, soffre e muore ma sperimentando nella sua propria inedita parabola esistenziale l’assistenza della forza divina. Mectilde afferma questa verità di fede, ribadisce che nella speranza le è riservato una pienezza di vita ma, sapendo che l’esito su questa terra è la morte, la sua penna insiste troppo sull’esito penale.

Di contro, però, questa attesa di “distruzione” è dialettizzata dalla tensione spirituale-affettiva: Mectilde tanto cerca l’unione a Dio, tanto si protende instancabilmente verso il cuore di Cristo, la cui carità invincibile si effonde verso gli uomini. Non si stanca mai di contemplare da questa angolatura l’economia della salvezza, cioè rapportandosi continuamente al momento unico e singolare del mistero della Croce e alla sua efficacia che permane, in virtù della mediazione sacramentale ed ecclesiale :

« Mon plus grand bonheur en ce monde est de me trouver dans votre sainte union au Cœur de Jésus douloureux en croix, et anéanti dans le Très Saint Sacrement. […] Donnez-moi votre secours, par la charité que vous avez puisée dans le Cœur de Jésus Christ, comme à une âme qui a perdu la vie et qui ne peut ressusciter que par Jésus Christ »435.

L’esperienza di questa carità che viene da Cristo, in quanto assume i tratti dell’esperienza del “puro amore”, diventa risoluzione dell’ondeggiamento sempre in agguato tra attesa di “distruzione” e del “compimento”, perché allora Mectilde recupera l’adesione all’operare di Dio nella sua vita scoprendo che ciò che Egli le chiede è sempre per una conoscenza maggiore di Lui nella comunione trasformante.

Ne scrive la Madre il 18 febbraio 1661, rilanciando un tema che compariva in una lettera di Madre Benoîte di un anno prima436. Dio agisce nell’anima, ma il credente non si accorge della Sua opera, perché Dio opera nel suo fond; unico indizio che lo fa sospettare con ragione di causa è la sofferenza che non si risolve e fa sprofondare la Madre in un sentire carico d’umiliazione e fallimento – cioè nell’ « abiezione » – ma paradossalmente la pena non schiaccia, anzi, sorregge. Mectilde sta guidando una fondazione che non avrebbe voluto e che vorrebbe lasciare rientrando nella sua comunità di professione, ma il piano di Dio le chiede di essere strumento della potenza divina. Dall’estate precedente il problema era dibattuto tra le due comunità ed era stato risolto con la “cessione temporanea” – si auspicava fosse solo temporanea – di Madre Mectilde e di Madre Bernardine de la Conception Gromaire per il consolidamento della comunità parigina437. Ne ascoltiamo l’eco nell’intimo di Mectilde, che si esprime con un linguaggio trasfigurato da tematiche care a chi ha scelto la « retraite » come sua dimensione fondamentale di vita cristiana, « retraite » che non ostacola l’aprire il cuore e la vita alle vicissitudini per l’evangelizzazione da sempre attestate nella comunicazione della fede438:

« Quoiqu'accablée dans de continuels tracas je ressens d'une singulière manière la présence efficace de Jésus Christ Notre Seigneur. Certainement, quand il lui plaît, tous temps et toutes occasions lui sont propres. Il opère ce qu'il veut et fait connaître à l'âme que son œuvre est indépendante même au-dedans et qu'il n'a besoin que de son amour et de sa toute puissance quand il veut opérer souverainement.

Avec tout cela je suis plus que jamais plongée dans ‘l'abîme de mon abjection’, car son ouvrage ne m'ôte pas cette connaissance et ce sentiment. N'en disons pas davantage : mais ‘pour l'amour de ce même pur et divin amour’, priez-le qu'il fasse sa très sainte volonté en moi, et qu'il se contente lui seul en toutes les différentes dispositions que sa divine Providence me fait porter »439.

Mectilde non aveva avuto subito chiaro che la forma dell’amore cristiano è quella dell’“amore puro” perché in modo gratuito e senza ripensamenti Dio si è autocomunicato all’uomo peccatore in Cristo Gesù. Aveva tentennato, inseguendo una adesione a Dio in Cristo – a suo dire – disinteressata, ma in realtà che cercava la sua propria “purezza” per separazione ed esclusione anziché per il recupero dell’intenzionalità originaria del piano di Dio in Cristo. Ne cercava conferma nel soffrire piuttosto che nell’abbandono, cui è coestensiva la mortificazione della fede, fede che deve perseverare nell’affidarsi contro l’evidenza dello scacco.

Così nel 1659 aveva formulato la richiesta di « avoir la part que son amour et sa miséricorde [de Jésus] m'y veut donner, quoiqu'infiniment indigne », nel senso di aver parte ai « douleurs intérieures et secrètes, et qui sont encore inconnues »440 del Cristo Redentore vivo nell’oggi della sua Chiesa, ma avrebbe voluto scegliere lei la forma della sua conformazione al Signore, scegliendo il ritirarsi dalla guida del nuovo cenobio. Quest’anelito alla solitudine “fisica” come anelito all’eremo – lo vedremo nel paragrafo successivo – è una componente non marginale nella sua ansia di distacco e separazione totale dal “mondo” nella « mort des créatures »441.

Lo scorrere dei giorni non le risparmiò l’ « abiezione », cioè la faticosa esperienza del rimanere nella fede quando questa mette in discussione la propria positività davanti agli altri. La contestazione della fondazione era una lima profondissima che avrebbe voluto sradicare l’apprezzamento dell’opera del Signore in lei e dell’opera compiuta da Lui con lei, anche se il Suo aiuto provvidenziale era continuo e risolutorio di ogni speciosa difficoltà indotta dai detrattori.

Le era chiesto di cercare e costruire la pace nel distacco da gratificazioni terrene e da sé442. Siamo all’“amore puro” che non è concettualizzabile per se stesso, ma è l’esperienza del rimanere attaccati al Signore quando la tribolazione mette in discussione l’adesione. E di fatto lì scopre e riscopre la valenza insostituibile dell’ingrediente dell’abbandono nella professione dell’amore, per poter perseverare nella sapienza della croce443. In altri termini: quell’esperienza di « abiezione » le fa ritrovare paradossalmente il respiro del disegno buono di Dio, riscoprendo il piano creaturale e di signoria del Dio alleato.

Con questa rinnovata consapevolezza Mectilde vince le considerazioni esagerate sulle esigenze della giustizia penale. Se il beneplacito di Dio ha contemplato la morte del Figlio, ciò non è avvenuto per un regime mercantile, che richiederebbe – nel nostro rapporto con lui – di preoccuparsi noi di misurare la nostra accoglienza della salvezza, le modalità del nostro espiare l’averla disattesa ecc.. Nella lettera del 18 febbraio 1661 Mectilde lo riconosce enunciando il suo criterio-guida in tutte le svolte dell’esistenza,

« Je ne sais qu'un secret dans la vie intérieure : c'est le cher et précieux abandon de tout nous-même au plaisir de Dieu »444.

e chiedendo ed augurandosi di conseguenza :

« Qu'il vive et règne lui seul, et il suffit, sans nous réfléchir, ni sur le progrès ni sur les dons de Dieu, ni même sur notre éternité. Que le pur et divin amour nous consomme comme il lui plaira, puisque nous ne sommes créés que pour lui seul »445.

Ormai ella punto tutto sull’abbandono, cioè sceglie di stare là dove si è a misura del piano divino di salvezza (e non della ricerca di gratificazione umana, che sempre cerca d’inquinare l’accoglienza della autocomunicazione di Dio), modificando via via la sua attesa quando la volontà di Dio si manifesta.

Il credente che soffre così, rimane aperto all'azione divina, e dunque all’azione di Colui che è amore.

Il riconoscimento di essere chiamati al « puro amore » si invera infatti obiettivamente nella risposta volitiva di abbandono, cui è intrinseca la mortificazione della fede: la croce da cui mai ci si può esonerare è quella di diventare credenti, e più in generale dell'obbedienza al beneplacito divino.

Il vissuto di fede di Mectilde dovrà però ancora appropriare per sé il fatto che il piano divino su ciascuno è buono non solo genericamente – perché in Dio non c’è commistione di male –, ma perché è sempre una proposta di vita piena, anche se non in maniera mondana, appropriare la vita di Gesù Cristo. Questo sarà la scoperta esistenziale del ritiro di quaranta giorni a cavallo tra il 1661-1662, i cui contenuti ci ha tramandato nei testi poi organizzati da altra mano nel Véritable esprit, ove ora rappresentano i capitoli XI e XII446. A livello ideale questa realtà era ben nota alla Madre, ma solo come dover essere, pur sinceramente riconosciuto447. In quel ritiro sarebbe diventata esperienza di non ritorno.

« Abiezione », « puro amor e» e « abbandono » rimandano obiettivamente alla dottrina esperienziale che si condivideva all’Ermitage di Frère Jean de Jésus pauvre e che non si smarrì alla sua morte, anzi. L’eco di Bernières viveva ad esempio nel ministero di Monsieur Bertot, di cui le lettere su cui stiamo indagando conservano la traccia.

.2. Le notizie su Monsieur Jacques Bertot e il rimando a Bernières

Nella lettera di fine agosto 1659 Mectilde annuncia alla corrispondente, Madre Benoîte, un progetto di viaggio di lui in Lorena per l’anno seguente :

« Monsieur [Bertot] a dessein de vous aller voir l'année prochaine, il m'a promis que si Dieu lui donne la vie il ira. Il voudrait qu'en ce temps là, la divine Providence m'y fit faire un voyage afin d'y venir avec vous ! » 448

Non è chiaro se Madre Benoîte già lo conosca di persona. Comunque tra le monache di Rambervillers si parla di lui, e Madre Bernardine de la Conception è più precisamente informata circa il periodo del progettato viaggio diBer: la pasqua del 1660. Ecco allora che nell’inverno seguente, scrivendo a Mectilde, Madre Benoîte ribadisce la sua attesa e la speranza che il progetto di lui davvero si compia :

« Je suis en peine d'une lettre que j'ai donnée à notre chère Mère, lorsqu'elle était ici, pour vous envoyer ; c'était pour Monsieur Bertot. Je la lui donnai ouverte, ce me serait une satisfaction de savoir si vous l'avez reçue. Notre chère Mère nous a dit que ledit Monsieur voulait avoir la bonté de nous venir voir a Pâques. Vous feriez une singulière charité à mon âme de m'obtenir ce bien là, car il me semble que j'ai grande nécessité de personnes pour mon âme »449.

Monsieur Bertot infatti è di casa nel monastero di Mectilde in rue Cassette, lì gli si recapita la lettera di invito e soprattutto lì Mectilde può perorare la causa di quel suo viaggio in Lorena.

.2.1 Monsieur Bertot tra Bernières e Mectilde (il fascino dell’Ermitage)

La familiarità di cui sopra non stupisce: la corrispondenza di Bernières ci informa che nel 1645 Bertot ha soggiornato in quella che era una casa di rifugio per Mectilde e le sue consorelle esuli dalla Lorena e riparate nei pressi di Parigi, a Saint-Maur-des-Fossés. Tale è la comunione di ideali che legava a quell’epoca Mectilde a Bernières che ella segna la propria lettera come scritta dall’Ermitage du saint Sacrement. La relazione che essa dà a Frère Jean, sull’attività svolta da Bertot presso il piccolo monastero femminile e poi sulla sua situazione di coscienza, ci rivela che Bertot vi aveva svolto il suo ministero a nome di Bernières.

Del resto, proprio ad inizio di quel mese, Frère Jean aveva comunicato a monsieur Bertot – alluso, nelle lettere di Bernières pubblicate nella seconda metà del secolo XVII, come l’Ami intime (amico intime nel senso che a lui Frère Jean comunicava, senza riserva alcuna, le sue esperienze interiori450) – che c’erano delle persone che avevano elaborato un progetto d’eremo, che ricalcava quello che egli aveva in cuore e cui stava dando forma, da alcuni mesi. Il suo Ermitage in rue de Singer a Caen, com’è noto, era stato fondato il 4 febbraio di quell’anno451. Con madre Véronique Andral OSBap (1923-2001) possiamo identificare quelle persone in Mectilde e consorelle452: a sostegno si può produrre una pagina di una Vita della fondatrice delle benedettine dell’Adorazione contenuta in un manoscritto del secolo XVII e una lettera del 30 giugno 1645453.

Bertot – comprendiamo – è stato da loro per conoscerle, verificare la richiesta avanzata a Bernières e consolidarle nel loro ideale. Leggiamo le due lettere :

« 4 juillet 1645

(Monsieur de Bernières à un Ami intime)

« M.

« […] j’ai trouvé cinq ou six personnes de rare vertu et attirées extraordinairement à l’oraison et à la solitude qui désirent se retirer dans quelque ermitage pour y finir leur vie et être dans l’éloignement du monde dans la pauvreté et l’abjection et inconnues aux séculiers qu’elles ne voudraient point voir, mais être connues à Dieu seul. Il y a longtemps que Notre Seigneur leur inspire cette manière de vie. J’aurais grand désir de les y servir au dehors et favoriser leur solitude puisque nous avons attrait à ce genre de vie qu’elles entreprennent sans vouloir se multiplier ni augmenter de nombre, même en cas de mort. C’est un petit troupeau de victimes qui s’immoleraient les unes après les autres à Dieu. Ce sont d’excellentes dispositions que les leurs et leur plaisir serait de mourir dans les misères, la pauvreté et les abjections, sans être vues ni visitées de personne que de nous. Cherchez donc un lieu pour ce sujet, où elles puissent demeurer closes et couvertes, en lieu sain et auprès de pauvres gens. Car le dessein est d’embrasser et de marcher dans les grandes voies et les états pauvres et abjects de Jésus. Tous esprits ne feraient pas capables de telles choses, mais ces personnes sont fortes en nature et en grâces. Faites donc ce dont je vous prie sur ce sujet et surtout gardez le silence, sans en parler à personne du monde »454.



« De l’ermitage du Saint-Sacrement, 30 juillet 1645

(Mectilde à Monsieur de Bernières)

« Monsieur,

« Notre bon Monsieur Bertot nous a quittées avec joie pour satisfaire à nos ordres et nous l’avons laissé aller avec douleur. Son absence nous a touchées, et je crois que notre Seigneur veut bien que nous en ayons du sentiment, puisqu’Il nous a donné à toutes tant de grâces par son moyen, et que nous pouvons dire dans la vérité qu’il a renouvelé tout ce pauvre petit monastère et fait renaître la grâce de ferveur dans les esprits et le désir de la sainte perfection. Je ne vous puis dire le bien qu’il a fait et la nécessité où nous étions toutes de son secours [...], mais je dois vous donner avis qu’il s’est fort fatigué et qu’il a besoin de repos et de rafraîchissement. Il a été fort travaillé céans, parlant [sans] cesse, fait plusieurs courses à Paris en carrosse dans les ardeurs d’un chaud très grand. Il ne songe point à se conserver. Mais maintenant, il ne vit plus pour lui. Dieu le fait vivre pour nous et pour beaucoup d’autres. Il nous est donc permis de nous intéresser de sa santé et de vous supplier de le bien faire reposer. ..]. Il vous dira de nos nouvelles et de mes continuelles infidélités, et combien j’ai de peine à mourir. Je ne sais ce que je suis, mais je me vois souvent toute naturelle, sans dispositions de grâce. Je deviens si vide et si pauvre, même de Dieu, que cela ne se peut exprimer. Cependant, il faut, selon la leçon que vous donnez l’un et l’autre (sic), que je demeure ainsi abandonnée, laissant tout périr. Il en arrivera ce qu’il plaira à Notre Seigneur, mais toutes choses sont quelquefois si brouillées, que l’on n’y voit goutte. J’ai une grande confiance en vos saintes prières et en celles de la bonne Sœur Marie455. Vous savez maintenant mieux que jamais ce qu’il me faut. Faites qu’elle obtienne de Notre Seigneur, et je vous en serai éternellement obligée.

« À Dieu, notre très bon Frère, redoublez vos saintes prières pour nous »456.

Tra le cinque aspiranti « hermitesses » del 1645 c’era Madre Bernardine de la Conception Gromaire, che guidò la comunità di Saint-Maur fino al luglio 1646, quando – dovendo rientrare a Rambervillers – chiederà a Mectilde di diventare lei superiora della casa457. Si chiarisce così come l’eco dell’Ermitage sia arrivato in Lorena e come si radicherà a suo tempo nella nuova fondazione parigina: infatti, dal natale 1652 Madre Bernardine sarà di nuovo a Parigi a fianco di Madre Mectilde458. L’esperienza dell’Ermitage dunque non era importante solo per la fondatrice delle benedettine dell’Adorazione ma per le sue prime compagne, tra cui un’autorità come Madre Bernardine.

.2.2 Assolutamente necessario vivere della vita di Gesù Cristo, « pleine d’abjection et de souffrances »

.2.2.1 Un detto di Bernières ereditato da Mectilde

La lettera del 31 agosto 1659 ci conserva un detto di Bernières che diventa un pilastro nell’esperienza di Mectilde :

« C'est un enfer au dire du bon Monsieur de Bernières, d'être un moment privée de la vie de Jésus Christ : je veux dire, qu'il soit privé de sa vie en nous ; c'est ce que je fais tous les jours, en mille manières »459.

Lo rileggiamo, ancora uscito dalla penna di lei, nella lettera del 3 settembre a Madre Dorothée Heurelle :

« Croyez, ma très chère Mère, que la mort ne m'est douloureuse qu'à cause que Jésus Christ n'a point vécu en moi, et que c'est une chose effroyable d'avoir empêché sa vie divine de s'établir en moi. Oh ! quel enfer dans une âme quand Jésus Christ n'y vit point ! »460.

A cinque anni di distanza ancora lo si ritroverà in una lettera alla Madre Benoîte de la Passion del 23 febbraio 1664 :

« Qu'est-ce que la vie si Jésus ne s'y rencontre ? Oh ! c'est un enfer commencé»461.

Viene alla mente la pagina del primo Chrétien interieur (libro VII, cap. XVII), « De l'intime union d'amour de l'âme avec Dieu en l'oraison » :

« Un seul amour […] semble suffisant pour Dieu et pour l’âme aimante […]. L’amour particulier de l’âme s’abîme comme une goutte d’eau dans cet Océan infini d’amour par une union si intime que cela ne se peut expliquer ; et, en se perdant ainsi, il se trouve infiniment plus parfait, comme une petite étincelle de feu s’abîmant dans une grande fournaise brûle avec une ardeur toute autre qu’elle ne ferait pas par elle seule. Elle n’est pas aimante, ce lui semble, mais Dieu est s’aimant en elle ; et en cette manière la volonté humaine est tellement imprimée des qualités de l’Amour divin qu’elle n’a point d’autres sentiments ni dispositions intérieures que celles que Dieu a pour soi-même. […] Elle ne repose qu’en Dieu seul. En cet état d’oraison, on reçoit des lumières fort simples qui découvrent l’admirable Sagesse de Dieu dans le procédé qu’il a tenu pour la Rédemption des hommes en la vie et en la mort de son Fils, si pleine d’abjection et de souffrances. Dieu, s’aimant soi-même, ne peut pas qu’il n’aime les croix, puisqu’elles satisfont à sa Justice, et l’âme pareillement ne peut cesser de vouloir souffrir puisqu’elle est dans l’unité d’amour avec Dieu, car l’unité d’amour élève l’âme au-dessus de la nature. Et, comme l’âme de Jésus, toute abîmée dans l’amour de son Père, se réjouissait des excès de ses souffrances et de ses humiliations, de même l’âme, dans l’unité de cet amour, agrée les choses qui lui sont contraires et qui la détruisent. La mort, les douleurs, les mépris, les mortifications, sont aimables ‘dans l’unité d’amour : hors de cela, ce n’est qu’un enfer’ pour la créature »462.

Viene detta « enfer » l’esperienza del non vivere di Gesù Cristo, nel senso del non vivere della sua vita divina così come il Padre l’ha manifestata « dans le procédé qu’il a tenu pour la Rédemption des hommes en la vie et en la mort de son Fils, si pleine d’abjection et de souffrances ». « La mort, les douleurs, les mépris, les mortifications », che la coerenza alla scelta della vita evangelica induce nel mondo segnato dal peccato, ha il suo esemplare salvifico nella vita « voyagère » di Gesù, a patto che si colga che in essa tutto si gioca sull’« unité d’amour»463. O l’« enfer» o l’« unité d’amour » con la vita sofferente di Gesù, perché la possibilità dell’eccedenza della vita divina in noi rispetto alle possibilità della creaturalità è fondata nella redenzione compiutasi nell’annientamento del Verbo incarnato. E nella contemplazione di questo annientamento entra – con la considerazione di tutti i misteri della vita del Signore – anche la deduzione teologica che « Jésus Christ n'a d'autre support que le Verbe divin »464. Il negativo dunque è segno di Dio, quando è accolto secondo il piano di Dio, il piano di Dio, del resto, non disdegna il mondo ma ammette, con criteri di carità o necessità, « la jouissance des plaisirs, des honneurs et des richesses »465.

In positivo circa questo vivere di Gesù Cristo, Frère Jean scriveva alla Nostra :

« Cette vie nouvelle que vous voulez n'est autre que la vie de Jésus Christ, qui nous fait vivre de la vie surhumaine, vie d'abaissement, vie de pauvreté, vie de souffrance, vie de mort et d'anéantissement, voilà la pure vie dans laquelle se forme Jésus Christ, et qui consommé l'âme en son pur et divin amour. Soyez seulement patiente et tachez d'aimer votre abjection. […] Sucez la grâce de la sainte abjection dans les opprobres et confusions d'un Jésus Christ ».466.

.2.2.2 La rilettura nel « secret merveilleux de la vie intérieure »

.secondo Mectilde

Mectilde però non si limitava a ripetere verbalmente la tesi esperienziale del « carissimo fratello » e « caro angelo » Jean de Bernières467 circa la paradossale grazia della « vie de Jésus Christ », tutta segnata dal “contrario” delle gratificazioni umanamente attese. L’aveva sperimentata a sua volta, arrivando anche a “toccarne” il fondamento a seguito di una “grazia di risurrezione”468 da collocare tra il 21 novembre 1661 e il 2 febbraio 1662. Ciò che visse in quei giorni impresse in lei in maniera indelebile che si può amare e vale la pena di amare ciò che normalmente fa ribrezzo in virtù della sapienza della Croce; ma non solo : le diede anche la capacità di spiegare – in maniera simbolica – perché e come vivere così sia ideale di vita evangelica e di diritto sia possibile a ogni cristiano. Nella sua rielaborazione cade l’espressione « vie surhumaine », che pur poteva vantare alle spalle la teorizzazione di Francesco di Sales469, per concentrarsi su una metafora che esprime il vissuto, a lei suggerita dalla sentenza pasquale di Gv 12,24 sul chicco di grano caduto in terra. La metafora è quella della sepoltura, in quanto segna un perdurare nella morte e produce marcimento di ciò che è sepolto, prima di risorgere a vita nuova. Tale metafora diventa l’infrastruttura del « secret merveilleux de la vie intérieure » (VE XII,9.21)» secondo Mectilde.

La vita cristiana rivela la sua bellezza se è « vie intérieure », cioè se viene coltivata con la consapevolezza che il dono da cui procede segna l’« intérieur » della persona umana, e se questa consapevolezza si distende fino ad abbracciare il « secret merveilleux de la vie intérieure » (VE XII,9.21): questo è illustrato dal chicco di grano caduto nella terra. Mectilde lo legge ponendo l’accento sulla sepoltura del chicco nella terra.

Cristo è sempre contemplato da Mectilde come Verbo Incarnato « annientato » nell’economia storico-salvifica, e i misteri della Sua vita sono sempre a favore dell’uomo e portano effetto nell’anima del battezzato. Il ciclo vegetativo del chicco di grano, posto in dissolvenza sul mistero della sepoltura del Signore, getta luce sul perché ci sia relazione di grazia che va da Cristo all’anima e dall’anima a Cristo. Con una precisazione importante: offre una spiegazione che non sopprime il rimando a una soluzione di continuità tra la sepoltura e la risurrezione, che solo l’intervento gratuito di Dio fonda e garantisce.

L’accento posto sulla sepoltura del chicco caduto in terra favorisce la considerazione della durata dell’evento; e concentrando la riflessione sul soggetto sepolto che permane nella morte, permette di registrare con finezza ed interpretare con senso delle sfumature le diverse esperienze di quel soffrire penetrante e persistente – alluso con il termine “morte” – di cui i vissuti delle “figlie” erano intessuti470.

Sul versante teologico, il mistero della sepoltura del Cristo, quale “tempo” paradossale della sua attesa di riprendere vita nella morte, permette di appellare all’intervento del Padre, totalmente gratuito anche se non imprevisto, implicato nella Sua risurrezione.

Dalla connessione tra mistero cristologico e mistero antropologico (chiave di volta della vita cristiana secondo Mectilde), riceve luce il fatto che l’intervento misericordioso di Dio sull’anima morta e marcita – in conseguenza della sepoltura – avvenga solo quando lo dispone il Padre; ma fa ribadire anche che il soggetto debba curare il disporsi nell’attesa, un disporsi che dev’essere in maniera confacente alla sua propria situazione esistenziale. Avvalendosi di una dottrina dell’anatomia dell’anima, Mectilde può affermare che c’è comunicazione tra i « fonds » che logicamente possono distinguersi in essa471, perché l’uomo non si può concepire se non radicato in Dio per la mediazione di Cristo. E quella dottrina a sua volta dice l’ineffabilità del ritrovarsi divinizzati nel cammino d’introversione, che fa sperimentare gravosi percorsi e situazioni di purificazione e di distacco472.

Ma come avviene che – quando piacerà a Dio – si giunga a sperimentare una vita che vinca il marcimento del sepolcro, rimanendo nella situazione storica dei viatori?

Sempre coerente alla sua otica che valorizza il mistero della sepoltura, Mectilde lo spiega a partire dal concetto paolino del nascondimento con Cristo in Dio (cfr. Colossessi 3,3-4) 473, su cui fa reagire un altro passo di san Paolo, quello in cui il battesimo cristiano è associato alla morte e sepoltura di Cristo (cfr. Romani 6,4)474; e in questo contesto appella al detto di Bernières sull’assoluta necessità di vivere della vita divina del Cristo viatore perché, a meno di questo, è meglio sperimentare l’inferno :

« …il vous faut assujettir à la sentence que saint Paul vous annonce de la part de Dieu. Vous êtes mortes, et votre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu ; si votre vie est ‘ensevelie dans Jésus’, vous ne devez plus paraître avoir nul mouvement de vie. Jésus seul doit paraître vivant, puisqu'en vérité il est l'unique vie, et source de vie ; et c'est faire un affront à ce principe de vie, et une injure insupportable, et qui mérite des supplices infinis, d'empêcher un moment de cette vie divine, il vaudrait ‘mieux descendre en enfer, que de la faire cesser un instant’ » (VE XI,1-3 [sottolineo io]).

L’apice del suo discorso sta nell’ideale che prospetta, l’ideale del “vivere morti”, del « vivre de cette vie de mort » :

« Cela supposé, il est question de savoir comme votre âme doit demeurer cachée et tout ensevelie en Jésus-Christ, et vivre de cette vie de mort » (VE XI,4).

Sul fondamento donato della partecipazione al mistero di Cristo sepolto per noi, come vivere allora? « Comme … demeurer cachée et tout ensevelie » ?

Senza distrarsi mai dall’unico assoluto amore per Cristo. À tal fine ogni benedettina dell’Adorazione dovrebbe essere

« sans choix, sans désirs, sans affections, sans dessein, et sans nulle autre volonté, que d'être uniquement à Jésus-Christ, mais sans activité, sans empressement, sans inquiétude, et sans impétuosité de votre propre esprit, portant actuellement dans l'intime de votre cœur une inclination, un épanchement, et une possession amoureuse de Jésus en vous, par une disposition de pure foi, vous laissant abîmer en lui, comme un petit ruisseau qui s'écoule dans l'Océan, vous laissant ainsi ensevelie et comme tout engloutie sans ressource » (VE XI,5).

Da notare: non è richiesto solo un atteggiamento e un operare “negativo”, un uso difensivo della libertà, ma è richiesto in “positivo” il suo impegno nella misura “alta”, cioè disinteressata, dell’amore.

Nel testo di Mectilde appena sopra riportato, come già nel passo del Chrétien intérieur citato nel paragrafo precedente la realtà vivificante di Dio che si autocomunica all’anima è allusa con la metafora dell’oceano, che – per i movimenti delle acque cui rimanda – pone in dialettica la fissità del sepolcro. Va da sé che quel seppellimento non può essere l’ultima parola, visto lo scorrere del ruscelletto che gravita necessariamente verso l’oceano. E alla persona non resta che permanere nell’ « unité d’amour », che è volere ciò vuole Dio, diceva Frère Jean.

Se tale persona è dedita alla vita interiore per vocazione ecclesiale e dono di grazia come poteva esserlo una benedettina claustrale del secolo XVII, ed è condotta da Dio al punto di ritrovarsi « dans la totale perte et mort d'elle-même » (cfr. VE XII,24), cioè in una situazione in cui « l'âme est ensevelie dans sa pourriture » (VE XII,25), non cambia l’attitudine vincente da esercitare nella propria esistenza. Spiega infatti Mectilde che essa deve restare fedelmente nell’assenso dispositivo, perché un giorno (qui475 o nell’eschaton) Cristo si manifesterà e l’uomo scoprirà di essere fatto solo per questa manifestazione di Lui in sé. E la collaborazione dispositiva al manifestarsi della vita divina, quando si vive operando nell’orizzonte che dà valore solo ad essa – per noi, o la vita divina di Gesù sofferente o l’inferno –, si traduce nella volontà di « tout perdre », nel senso di voler perdere tutto ciò che non è omogeneo ad essa :

« Notre vie doit être animée du bon plaisir de Dieu. Il doit être l'âme de notre âme ; c'est lui qui nous doit donner la vie, et nous faire opérer. Hors de cette vie, il n'y a point de vie pure en nous, tout y est corrompu ; mais il faut tout perdre… » (VE XV,15).

Gli ambiti in cui si verifica l’omogeneità del nostro volere e sentire con la vita di Gesù sono gli apprezzamenti di valore in relazione a noi stessi e agli altri; da qui la precisazione che Mectilde introduce :

« …il faut tout perdre, et anéantir ce que nous sommes en nous-mêmes, dans les créatures et dans les dons de Dieu. Avant que d'arriver à cet anéantissement, il faut perdre ces trois choses » (ivi).

Possiamo svolgere: prima che la persona viva dell’annientamento divinizzante ad opera di Dio in Cristo, occorre estrema libertà interiore in noi stessi, di fronte agli altri e nella considerazione degli stessi doni che Dio ci ha fatti :

« Et puis, mon âme, vous ne serez plus qu'une pure capacité du bon plaisir de Dieu, qui fera de vous et en vous ce qu'il lui plaira. »

« Oh ! qu'il fait bon n'être rien et n'attendre rien que Dieu ! »

« Il est impossible de trouver Dieu, en se cherchant soi-même. »

« Il faut marcher dans les ténèbres pour trouver la lumière, »

« se perdre pour se trouver, »

« mourir pour vivre, »

« s'anéantir pour laisser régner Dieu» (ivi). »

Tutto questo processo rientra nella « disposition de pure foi », che dice la qualità di quella « unité d’amour » raccomandata da Bernières. Non è la fede semplicemente intellettiva, dogmatica, ma è la fede/agape : infatti Mectilde preferisce scrivere, piuttosto che « unité d’amour », « possession amoureuse de Jésus en vous ». Ed è la fede/agape nella modalità dell’incipiente esperienza mistica.

L’insistenza paradossale di Mectilde sull’essere seppelliti per vivere restando nella morte è coerente con le spiegazioni di Monsieur Bertot sui gradi dell’orazione passiva. Esistono – egli diceva – vari gradi di «morte», il primo dei quali include la putrefazione, come suggerito per altro dalla portata simbolica dell’evento della risurrezione di Lazzaro, accaduta quando il morto era già nel sepolcro476. Mectilde avrà sentito parlare a viva voce da lui di questi gradi di passività mistica ? Non possiamo provarlo, ma l’ipotesi è ragionevole.

I passi di VE XI e XII citati in questo paragrafo sono tolti dagli scritti di Mectilde vergati nel ritiro 1661-1662 o sono estratti da altri testi della Madre, ritenuti dalle sue discepole di complemento o di illustrazione (per tutti) della dottrina esperienziale di vita che si stava imponendo per intrinseca autorevolezza477 (dopo quel ritiro, tale dottrina era entrata nel carisma di fondazione del monastero di Parigi, rue Cassette, e di quelli ad esso collegati). Mectilde era entrata in quel periodo di rigoroso isolamento trovandosi in una situazione di orazione passiva, segno di una conoscenza esperienziale della via del Signore in cui la presenza di Lui si impone. Questa situazione era ormai da anni la sua quotidianità, anche se i modi della presenza erano cangianti e le difficoltà e sofferenze interne ed esterne, assieme alle tentazioni, si succedevano e ripetevano. Non a caso in una delle lettere già da noi citate, là dove formula la lettura del vissuto della corrispondente sulla base del proprio, appella all’ « état de silence», che è una « vue de Dieu, un effet assuré de sa sainte présence »478.

Durante quella quarantena silenziosa, alla Madre venne donato di assumere in maniera nuova i due versanti – di croce e di gloria – del mistero di Cristo e della vita cristiana, sbilanciandosi come non aveva mai fatto prima sul versante della consegna di sé a Cristo Vita, essenzialmente vita, unica ragion d’essere del suo battesimo e della sua professione monastica. Battesimo e professione monastica saranno infatti sempre da lei spiegati non come atto soltanto, ma come condizione dinamica che chiede di esercitare una fede che ci “nasconde in lui”. Los coprì contemplando il mistero del natale di Gesù, seguendo il calendario liturgico e appropriando il mistero nella silenziosa e solitaria adorazione eucaristica. Scriveva in quei giorni a Mme de Rochefort :

« Je prie Notre Seigneur qu'il soit votre divin Maître et qu'il grave au fond de votre cœur les leçons de son Pur Amour. C'est lui seul qui le peut faire efficacement, et moi je dois demeurer dans mon néant où parmi les morts ‘je me vois comme ensevelie’ sans espérance de vie que la pure bonté de Jésus Christ qui est la seule et unique Vie. ‘J'adore ce Verbe divin anéanti sous la figure d'un enfant et caché sous la sainte hostie’, comme une source de vie de laquelle dépend notre résurrection et ‘hors de laquelle il n'y a que mort et enfer éternel’. Il me semble que nous devrions avoir une singulière dévotion à Jésus comme Principe et Source de Vie, et que nous devrions nous tenir incessamment en cet état de mort en sa sainte présence, afin qu'il nous spire un petit mouvement de sa Vie divine.

« Oh ! que cette vie est adorable et efficace ! Un moment de cette vie en nous vaut mieux que tout ce qu'il y a de grand au ciel et en la terre. Je voudrais que nous en fussions bien persuadées afin que nous eussions plus de fidélité à mourir car cette précieuse vie ne vient en nous qu'après la mort de notre propre vie. Mourons donc, et mourons avec plaisir, puisque cette mort nous cause un bien infini en son excellence et en sa durée» 479.

Ne discese che tutto ciò che nelle situazioni esterne del vivere suonava come mortificazione, croce ecc., cioè « néant », poteva essere letto come beneplacito divino divinizzante: la sua fede da allora in poi non perderà mai più di vista che l’interlocutore assoluto nelle nostre vicende umane, che ci chiedono di « tout perdre », è Dio, che la meta del voler seguire la strada del suo Figlio è il ritornare a Lui, e che tutto ciò si compie attraverso Gesù Cristo in noi.

Questo processo di divinizzazione – altro nome dell’“annientamento” – ex parte Dei è sicuro e fondato nell’incorporazione sacramentale. Ex parte hominis è scoperto dal credente che ratifichi l’ « état de mort » battesimale, volendo vivere in un « perpétuel état de mort », cioè vivendo in « un esprit d'anéantissement en tout et partout » (VE XI,5). La disposizione pratica si racchiude in un nome solo : pazienza, « une patience éternelle (c'est-à-dire prodigieuse) » (VE XII,13.31), sia riguardo il sentire che l’agire (in questo senso, da portare « gravée dans son cœur et sur son bras [cfr. Ct 8,6] » : VE XII,35). Ciò che Dio farà di noi, a quel punto, sarà opera sua e compreso da noi per quello che è : autocomunicazione di Lui a noi e in noi. Per la sua gloria, a nostra salvezza.

.3. Conclusioni

La ricerca presentata ha preso avvio dalla tesi storiografica del legame tra Jean de Bernières e Jacques Bertot, da un lato, tra Jean de Bernières e Catherine Mectilde de Bar, dall’altro. Qui ripercorrerò i dati presentati enucleandoli con chiarezza perché siano considerati in ulteriori ricerche. Li rivisiterò poi raccogliendoli attorno a un lemma che si impone nei testi qui letti – « se perdre » –, perché anche questa ricerca conferma che c’è un richiamo vicendevole tra i nostri autori.

.3.1 Il guadagno della ricerca

.3.1.1 Bernières e le benedettine rifugiate di Saint Maur-des-Fossées

Abbiamo letto la lettera del 4 luglio 1645, scritta da Bernières all’Ami intime, cioè a Monsieur Bertot, contestualizzandola con madre Véronique Andral e abbiamo compreso che la relazione “allargata” tra Bernières e la comunità di Mectilde entrò come significativa nel processo di definizione progressiva della forma di vita instaurata nella Casa dell’Ermitage. La relazione spirituale tra la benedettina e il laico eremita di Caen, cioè, non fu una semplice vicenda di direzione spirituale tra due (la religiosa accompagnata e il maestro, ‘’amico’’, ‘’angelo’’ accompagnatore), ma si era trasformata in influsso di un orientamento spirituale sulla comunità benedettina di appartenenza di Mectilde. Infatti Bernières aveva visitato la Casa di quelle benedettine, casa impiantata a Saint Maur-des-Fossés, nei pressi di Parigi, nel 1643480. Ma anche da loro egli ricavava sostegno almeno nel senso che poteva esplicitare ciò che andava coltivando in cuore.

Tra l’altro i dati presentati dall’Andral a commento di quella lettera chiedono di correggere l’identificazione delle « cinq ou six personnes de rare vertu et attirées extraordinairement à l’oraison et à la solitude qui désirent se retirer dans quelque ermitage » : non si tratta dei primi membri (uomini) dell’istituzione di Frère Jean481, ma delle prime compagne di Mectilde.

.3.1.2 Il ministero sacerdotale di Monsieur Bertot evocante Bernières

Nel contesto del legame tra la comunità di Saint-Maur e Bernières – leggendo noi dietro le righe entusiaste di Mectilde a Bernières sul ministero svolto da Monsieur Bertot – , questi ci è apparso come colui che, informando di persona a Saint Maur circa quanto era stato realizzato in Normandia da Frère Jean, verifica la consistenza di una dichiarazione epistolare di quelle monache, concernente la conferma dello stesso orientamento spirituale : c’é sintonia tra le benedettine esuli dalla Lorena per cercare doveroso riparo, e il laico eremita di Caen. Mectilde aveva conosciuto e frequentato Bernières in Normandia, per la situazione anomala di vita in cui si trovava durante il soggiorno in quei luoghi con le compagne, dall’agosto 1642 al giugno 1643. Ora si era arrivati al 1645, si era rinvenuta una sistemazione logistica soddisfacente, ma non si sapeva ancora quale configurazione giuridica dare a quella Casa di benedettine dipendente del monastero lorenese di Rambervillers, da cui Mectilde e le compagne erano uscite nel 1642, Casa che era posta in una regione ecclesiastica e culturale tanto diversa. L’Ermitage di Frère Jean, adiacente al monastero delle Orsoline della sorella di lui, dovette apparire a Mectilde come una conferma indiretta della sensatezza del sogno condiviso con Bernières circa la forma di vita da impiantare per sé e le compagne: trovare anche per esse un eremo di cui lui fosse in qualche modo l’animatore. Ma i piani di Dio erano altri.

L’ordinazione presbiterale abilitava Monsieur Bertot a farsi carico di un ministero di predicazione e di consiglio presso una comunità religiosa più di quanto potesse incarnarlo Frère Jean « maître à penser »482 del « lieu d’initiation » alla vita interiore483 che aveva fondato.

Le lettere del 1659-1661 ci hanno informato, infatti, che questo ministero non si interruppe quando morì Frère Jean: ora Bertot frequentava il monastero di quelle che ormai erano state riconosciute dall’autorità ecclesiastica e civile come le benedettine riformate di Rambervillers, cui era stato concesso un « Breve […], per la fondazione di un convento del suddetto ordine a onore del Santissimo Sacramento dell’altare nell’area della Città (Parigi) e sotto la giurisdizione dell’(Abate) di Saint-Germain des Prés, in data 9 marzo 1653 »484.

Tra di loro Monsieur Bertot portava sicuramente l’eco dell’insegnamento di Bernières e la sua particolare riflessione e dottrina. A posteriori, le parabole esistenziali di coloro che passarono per l’Ermitage dimostreranno che esso rappresentò per tutti un momento di incremento della propria conversione nel solco della personale vocazione. « Les prêtres […] cerchent à y definir le sens de leur choix et le champ de leur futur ministère »485 e così dovette essere successo per Bertot, che consacrò la sua vita al ministero di guida spirituale e scrittore di argomenti legati alla vita cristiana e all’orazione, accettando come legame prioritario dapprima la residenza presso il monastero delle Orsoline di Caen (1655-1675), poi presso quello delle benedettine di Montmartre a Parigi (1675-1681[†]). Tipico del suo discorso è « une extrême densité et une grande rigueur […]. Mais il émeut quand son amour appelle à tout laisser pour vivre dans le Divin »486: in questo giudizio sulle pagine di Bertot riconosciamo le tracce delle sue componenti, e cioè l’esperienza vissuta e la capacità di auto- comprensione e rigorizzazione del proprio ed altrui vissuto di fede

.3.1.3 La teoria mistica di Bertot evocata da Mectilde de Bar

Il perdurare negli anni del ministero di Bertot presso la comunità di Mectilde, in quanto rende ipotizzabile una riattualizzazione costante dell’eredità di Bernières, giova alla comprensione della lezione esperienziale di Mectilde. Il passo sulla sorte del chicco di grano quale parabola del cammino interiore – passo amato e citato487, tolto dal VE, il manifesto fondazionale delle benedettine delle’Adorazione –si illumina a tutto campo se si riconoscono, tra le sue fonti esperienziali, non solo il vangelo e l’opera dello Spirito santo nell’anima della Fondatrice, ma le riflessioni sul vissuto mistico sistematizzate da Monsieur Bertot, che veicolava in modo proprio il messaggio di Bernières. À lui dobbiamo la descrizione di come Dio dapprima « fait mourir » l’intelletto, la volontà e la memoria e poi di come « les fait comme pourrir dans leur sepulcre, c’est-à-dire qu’Il permet qu’elles trouvent au de hors de quoi souffrir, par les rebus et les contradictions »488. Ma si potrebbero citare anche altri passi non sistematici dei suoi scritti in cui ricorre il tema della « pourriture » come precisazione dell’esperienza di « mort » dell’anima che vive in Cristo. In particolare una lettera del volume secondo del Directeur mystique, così recita :

« Ce qui se fait dans la terre est une image admirable de l'opération divine qui ne fait ses grands et admirables ouvrages que par le rien créé et par la corruption de chaque chose, de la même manière que les créatures viennent de la corruption des autres. C’est ce qui étonne quelquefois plusieurs âmes, qui se considérant dans les commencements en elles-mêmes, elles étaient toujours fleuries, pleines et fécondes ; et à la suite tout leur est ôté, perdant tout.

« Vous avez cru autrefois avoir des merveilles et vous n'aviez rien ; et à présent que vous croyez n'avoir rien et être toute corruption et pauvreté, vous pouvez être tout si vous en faites usage, concourant avec Dieu qui y agit en Dieu vous laissant doucement pourrir et mourir et vous dénuer, et par là tomber dans le calme et l’abandon »489.

Egli spiega in un’altra lettera che questa era la sua propria esperienza dopo un inizio di luce. Comprendiamo allora che da qui deriva la sua distinzione circa due modalità fondamentali di accedere all’esperienza mistica, l’una con visioni ed estasi, l’altra in pura fede. La cosa è interessante per chi vorrà proseguire la ricerca sull’itinerario spirituale di Mectilde.

Le lettere del 1659-1661 utilizzate in questo studio comprendevano anche passi relativi a visioni e rivelazioni delle corrispondenti della Madre, a cui essa si affidava490. Andrebbe indagato se e come e quando arrivò a comprendere che tutto ciò dev’essere omogeneo alla fede e non necessario per concorrere all’edificazione cristiana del vissuto. La modalità mistica non è da escludere ma non è decisiva nella qualità della comunione con Cristo e la forma della modalità anche mistica può non essere di luce e di frutti positivi, ma di marcimento. Insegnava una volta Bertot, non sappiamo a chi :

« Quant à ce que je dis, que le trésor est en vous, ce n'est pas que je dis que vous soyez parfaitement arrivée là, mais qu'ayant le don de faire usage de vos pauvretés en devenant petite et ‘en pourrissant’, par cela même, la source coulera et deviendra féconde en oraison et en vertus. C'est de cette eau dont parle sainte Thérèse, mais en vision et extase ; et ceci est en foi car cette eau divine, quoique très une et simple, se donne en une infinité de manières. Et je vous avoue que jusqu'à ce que j'aie beaucoup connu ceci, l'eau de sainte Thérèse incommodait, bien que je la goûtasse ; mais à la suite l'unité de ces eaux m'étant montrée, je vois qu'il est indifférent aux âmes qui en ont le don, quelle eau elles aient. Ainsi si vous saviez quel bonheur vous avez d'avoir le don, et que votre voie et l'eau qui vous doit arroser vous soit découverte, vous en auriez une infinie reconnaissance vers Notre Seigneur, car vous pouvez aller à pas de géant, quoique ces démarches ne soient rien »491.

.3.2 Una figura simbolica dell’esperienza : « se perdre [….] dans l’océan »

Anche se ogni sistematizzazione è sempre dubbia e rischiosa, i dati sopra presentati permettono alcuni rilievi interpretativi. Ed allora su di essi mi attardo, cercando di non uscire dalla complessità propria del simbolo, che “tiene insieme” vari aspetti e componenti della realtà che vuole esprimere. Pertanto il mio discorso si svolgerà attorno al lemma « se perdre » senza mai dimenticare che – nel passo che mi fornito lo spunto e che ne richiama un altro di Mectilde492 – l’azione indicata è legata all’immagine dell’oceano e il soggetto che si muove verso esso e vi penetra ha avuto origine da quello stesso elemento (come la goccia d’acqua, appunto).

Sappiamo che le pagine del Chrétien intérieur portano il segno dell’opera redazionale di Louis François d’Argentan (Jean Yver [Argentan, 25 aprile 1615 – Rouen, 8 luglio 1680]), cappuccino, teologo scrittore, più volte incaricato del servizio d’autorità nel suo Ordine. Il passo da cui sono partita493 per leggere altri tratti di Mectilde de Bar non è uscito tale e quale dalla bocca di Frère Jean494, è il frutto di un lavoro di collazione redazionale del redattore, eppure formalmente possiamo stare sicuri : ci fa entrare con sostanziale verità e appassionata condivisione nelle linee della dottrina esperienziale di Bernières, perché P. François fu un discepolo fedele, che per il maestro ed iniziatore mistico spese il meglio di sé495.

Dal punto di vista dei contenuti – ciò che ora ci interessa – esso è un passo sintetico ed emblematico in quanto porta in luce il tema della “perdita” come unione con l’infinito divino, senza omettere di esplicitare il radicamento cristologico della proposta spirituale che all’Ermitage si persegue. Se è vero, infatti, che «le point central de la pensée de Bernières est la doctrine de l'abandon. À travers les épreuves de la vie, l'homme comprend que l'objet ultime de son désir est le Créateur et moins la création […] L'abandon produit une expérience de la présence de Dieu »496, i passi in cui Jean de Bernières « décrit l'union à Dieu dès cette vie comme identique à la vision béatifique des saints au paradis » sono da dialettizzare con la sua insistenza sugli « états pauvres et abjects de Jésus » : abbiamo visto che l’ideale del suo “eremo” è « embrasser et marcher dans les grandes voies et les états pauvres et abjects de Jésus » 497. Egli era entrato nell’universo della paolina follia della Croce e il tipo spirituale dei frequentatori dell’Ermitage – « l’Hôpital des incurables […] pour les âmes »498 – è il « bon chrétien »499, non un eroe dell’ascetismo, ma uno che ha preso sul serio il fatto che l’uomo naturale non conosce le operazioni dello Spirito di Dio500: eppure lo Spirito di Dio vuole invece operare nell’uomo per trasformarlo a misura di Cristo.

L’esperienza della “perdita” è la parola d’ordine di quel « bon chrétien » che invoca e sceglie per sé il principio secondo cui « un seul amour […] semble suffisant pour Dieu et pour l’âme aimante »501. Si tratta dell’amore di Dio (genitivo soggettivo) che circola nell’uomo e lo trae fuori dalla sua misura. Tale dinamismo non può che essere sperimentato dall’uomo come qualcosa che lo ingloba trasformandolo. Le immagini della goccia nell’oceano o della scintilla nella fornace dicono bene la pienezza esperita da chi e resta piccolo anche se elevato per grazia alla partecipazione alla natura divina, nella smisurata distanza ontologica tra i due partners.

Anche tutto il percorso di Catherine de Bar si potrebbe riassumere con il linguaggio della “perdita”, così fecero i suoi primi biografi, valorizzando il suo scritto con la parabola (o « songe mysterieux ») della venditrice che lascia dapprima la sua bottega, poi i pochi beni che si era riservati, raccolti nel grembiule, infine permette che le si lacerino vestiti e addirittura la pelle per seguire il Signore e per arrivare a poter dire : « Je me perdis en Lui, mais si perdue que je ne me retrouvai plus »502.

Siamo alla stessa meta di pienezza che il passo del Chrétien difende.

I passi delle lettere di Mectilde esaminati, però, ci mettono di fronte allo spessore di sofferenza che quella “perdita” fa esperire. Ci dicono ciò qualcosa che il Chrétien sottaceva, anzi, insinuava che si poteva – almeno ad un certo punto dell’esperienza di Dio – evitare, sull’esempio dell’anima di Gesù, che gode nel Padre mentre soffre.

Mectilde si appoggia ad un’altra cristologia, quella della derelizione di Cristo nell’agonia sulla croce503. Abbiamo letto come per lei diventa importante la considerazione dei dolori dell’anima di Gesù504, dolori che entrano nell’efficacia salvifica del Suo mistero di dono a noi e in noi. L’unità d’amore con Dio in Cristo più che un atto puntuale è un dinamismo vissuto, incarnato in uno spazio-tempo: il soggetto deve continuamente recuperare ed unificare tutte le dimensioni del suo esistere su questa terra perché la consegna di sé all’Amore e alle sue operazioni possa darsi.

Il « se perdre », da Bernières a Mectilde, ha la densità di una sequela che ben riconosce nei dolori del Redentore un aspetto della rivelazione della condiscendenza del Figlio di Dio, della sua assunzione della condizione umana, e dunque una via della nostra partecipazione al mistero trinitario, tramite Lui che è l’esemplare e il modello di tale soffrire. Proprio perché avviene entro tale sequela, il «se perdre» non è immediatamente un atto di orazione ma la sostanza della figura della fede che un uomo esercita, scegliendo di giocare il suo destino secondo i criteri del Signore Gesù. Si capiscono allora le esperienze di abiezione e povertà effettiva di Frère Jean e di Mectilde, ciascuno nel loro contesto vocazionale. Ma mentre questa sequela “perdente” agli occhi del mondo si dà, e la fede entra in un’esperienza della “morte” dell’io che perdura – dunque che va fino al “marcimento”, come hanno enunciato Bertot e Mectilde – il credente si accorge che c’è un amore che lo sorregge; esso fa continuamente riformulare l’assenso a permanere nella fede, trasformando l’esperienza di una sequela tanto mortificata in esperienza di abbandono. Il credente si addestra allora a riconoscere l’amore di Dio per lui anche lì, anzi: proprio lì, e lo riconosce in fine, quando piace alla misericordia di Dio svelarglielo, come l’amore del Dio che è vita, essenzialmente vita.

Avvenen qualcosa del genere nella vicenda storica della vita « voyagère » e della passione e morte di Gesù. Non si tratta allora di “spiegare” la salvificità della morte del Signore con riferimento alla giustizia del Padre, si tratta invece di additare in quel mistero le dimensioni dell’« amour divin et pur», che è un amore personale e che non permette che l’amato rimanga nella morte. L’amato è il Figlio unigenito del Padre e, in Lui, il genere umano tutto. Per lo Spirito santo. Il « se perdre » vissuto nell’esperienza cristiana è un’esperienza trinitaria.

« Se perdre » è il nome della figura della “rappresentanza solidale” possibile nell’esperienza della fede di un credente che, in Cristo Gesù, conosce Dio mentre mette i suoi passi dietro ai suoi e provoca – per ciò che così fa di sé e ciò che vive, nella preghiera e fuori di essa –, chi l’avvicina a fare lo stesso, attestando loro la qualità evangelica dell’amore. In questa “perdita” c’è un aspetto negativo che il credente patisce, perché il cammino avviene in un mondo che ha a che fare con il peccato, che è anche, per qualche aspetto, il proprio peccato. Ma l’esperienza del « se perdre » è intessuta della pienezza attinta nell’abbandono, perché un Altro viene incontro e sorregge, cosicché la sofferenza, di pena o di prova, che fa sperimentare gli effetti del peccato, si può vivere nell’unità con Colui che salva in essa e abilita a rispondere. Allora il « se perdre » è il segno dell’essere entrati in una logica di condivisione gratuita che nessuno e niente può interrompere, e che è l’altro nome dell’amore divino. « Se perdre » è il dono di sé a Dio e al mondo peccatore oltre ogni evidenza, dono che riceve in contraccambio la ricostituzione di sé in Cristo Gesù.

Il «se perdre» si può sperimentare quando si è superato l’inganno della realizzazione di sé guidata da un’autonomia da Dio scambiata quale forma della propria libertà505; per chi ha scelto di vivere l’interiorità, l’inganno spesso si consuma sotto forma di ricerca di un qualche guadagno gratificante che compensi la rinuncia alla logica mondana506. Il «se perdre» chiede di integrare lo scacco della perdita del gusto di Dio. Nell’orizzonte aperto dalla fede nel Dio di Gesù Cristo, inizia allora il tempo della passività, in cui – sostenuti da Gesù Cristo – si assente all’opera di trasformazione dello Spirito Santo come dominante507. L’abbandono, conducendo al «se perdre» in Dio, porta all’uomo a rivestire/ricevere i lineamenti di Cristo da sempre pensati per lui, perché il Suo amore è diventato il nostro: « unité d’amour », entro un amore «pur et divin».



.III. JEAN DANS SON SIECLE




.Jean de Bernières, dans l’histoire sociale et spirituelle de l’époque moderne

Jean-Marie Gourvil


.Bernières et la modernité

Rien ne me destinait à consacrer au fil des années, de si longs moments à lire et travailler sur l'œuvre de Jean de Bernières. Directeur des études dans un Institut Régional du Travail Social, mes préoccupations ont été durant de longues années la question sociale aujourd'hui, un enseignement sur la fin de l'État-Providence et les innovations sociales. Formé en sciences humaines à l'Université de Vincennes, puis au Québec, mes domaines d'activités sont le travail social et le développement social local. Mes réflexions se sont bâties autour de la crise de la modernité. Le sentiment que nous sortons de la modernité et que nous abordons progressivement une autre période s'impose progressivement à mon esprit. J'ai lu et relu Max Weber508, Michel Foucault509, Nicolas Berdiaev, Alain Touraine510 et de nombreux auteurs critiques de la modernité. Sans être historien, un intérêt pour l'histoire et pour le XVIIe siècle s'affirme avec le temps. Comment comprendre la crise de notre société, la crise de l'État-Providence et à l'inverse les dynamiques d'innovation à l'œuvre, sans revenir sur l'histoire de la construction de nos institutions à l'époque moderne, sans décrypter le mouvement de rationalisation des comportements et d'institutionnalisation des questions sociales à l'âge classique511 ?

Par ailleurs, entré dans l'Église orthodoxe après 1968, je me suis intéressé aux Pères grecs et à l'hésychasme512. Dans l'héritage de Vladimir Lossky, auteur de Théologie mystique de l'Église d'Orient513 et de sa célèbre thèse sur Maître Eckhart : Théologie négative et connaissance de Dieu chez Maître Eckhart514, dans celui de Nicolas Berdiaev qui a lu avec un grand intérêt les mystiques occidentaux515, je me suis tourné vers ces mystiques avec un regard orthodoxe. La monumentale Histoire de la spiritualité chrétienne516 a été l'une de mes premières sources d'information. J'ai découvert Louis Cognet, son analyse des auteurs rhéno-flamands517, sa présentation de la spiritualité moderne. La consultation inlassable du Dictionnaire de spiritualité518 et de L'Histoire littéraire du sentiment religieux de Bremond519 furent les passages obligés. Un autre sentiment s'impose à moi alors progressivement : une même tradition spirituelle parcourt l'Orient et l'Occident. Palamas et Eckhart manifestent une même Paradosis (Tradition) chrétienne. Une vision commune de la vie spirituelle existe encore bien des années après le schisme de 1054520. Elle s'éteint cependant, à la fin du XVIIe siècle lorsque la modernité a accompli son œuvre crépusculaire.

L'histoire des institutions sociales semble croiser à l'époque moderne, celle de la spiritualité. Le « grand renfermement » des pauvres à la fin du XVIIe siècle coïncide, comme nous le verrons, avec la condamnation des mystiques. Des auteurs aussi différents que Foucault, Bremond et Cognet nous livrent des éclairages sur la modernité qui sont plus convergents sans doute qu'on ne l'a généralement pensé.

L'aventure de l'œuvre de Jean de Bernières, spirituel et homme de charité, hautement considéré en son temps puis placé à l'Index, illustre les ruptures de l'âge classique.

Mais pourquoi s'intéresser à Bernières?


Résidant à Caen après les années passées au Québec, mes lectures m'ont amené à découvrir Jean de Bernières. Son nom est rapidement associé à celui de Mme Guyon, et à l'histoire de la Nouvelle-France. Une note de bas de page du livre de Françoise Mallet-Joris sur Jeanne Guyon m'alerte521. Première lecture du Chrétien intérieur rédigé par le père François d'Argentan, édition Cramoisy, 1662. Françoise Deroy-Pineau, historienne et sociologue québécoise522, m’invite à un colloque à Alençon, consacré à Mme de la Peltrie523, puis à un autre colloque chez les Dominicains de Tours, sur Marie de l'Incarnation. La Société des Amis de Port-Royal en septembre 2008 consacre son colloque annuel à Port-Royal et la tradition chrétienne d'Orient. Communication sur Jean de Bernières et Pierre Nicole524. Rencontre avec Dominique Tronc. Organisation avec le Centre d'Études Théologiques de Caen, le 13 juin 2009, à l'occasion du 350e anniversaire de la mort du fondateur de l'Ermitage, du colloque : Jean de Bernières, mystique de l'abandon et de la quiétude.


Les textes essentiels525 pour la connaissance de Jean de Bernières ont été écrits par Maurice Souriau, Raoul Heurtevent et Henri Bremond. Il ne faut pas oublier les ouvrages classiques consacrés à Gaston de Renty526, à St Jean Eudes527 et à la Compagnie du Saint-Sacrement528. Nous y découvrons avec détails, la vie de Bernières et le milieu normand ainsi que celui des dévots. La reconstitution de la filiation entre Bernières et Mme Guyon, par Dominique Tronc, les publications parues ou en cours concernant Mère Mectilde du Saint-Sacrement complètent notre connaissance du réseau de l'Ermitage529.

Pour comprendre Bernières, nous allons dans le cadre de cette contribution, essayer de le situer comme l'indiquent les premières lignes de ce texte, dans le déroulement de la période moderne, dans le mouvement de construction de la modernité. Raoul Heurtevent explique dans l'ouvrage cité, la rapidité de jugement, dont a été victime Bernières. Il indique que Molinos a eu droit à un vrai procès, mais pas Bernières530. Ce questionnement est légitime et nécessaire. Nous avons besoin de comprendre ce qui s'est passé en cette année 1689. Mais nous proposerons ici, une lecture plus globale de la période moderne avec ses grandes évolutions et ses crises. Nous essayerons de comprendre le changement d'attitude envers Bernières entre 1659, date de sa mort, et 1689, date de sa condamnation, comme un des indicateurs d'une rupture dans l'histoire des mentalités et dans l'histoire des institutions à l'époque moderne. Réflexions qui croisent en même temps l'histoire de la spiritualité et l'histoire des œuvres.

Prenons cependant le temps du doute. Cette démarche n'est-elle pas aventureuse ? Essayons de nous appuyer sur quelques auteurs pour tenter de la justifier avant d'aller plus loin et d'exposer les matériaux recueillis.

Foucault a été un critique inlassable de la modernité et de l'époque moderne. Jeune professeur, il abandonne son enseignement en psychologie pour se consacrer à l'histoire de la folie, à son traitement institutionnel et à l'histoire des mentalités531. Au-delà de la folie, c'est l'histoire de la prise en charge de la « misère du monde » qu'il observe. Il analyse les mécanismes de pouvoir qui émergent à l'époque moderne : le travail d'éducation, de correction des corps et des esprits, la conception d'institutions dont l'architecture a pour fonction le contrôle social. Pour Foucault, si le Moyen-Age a développé une attitude mystique face à la misère, la période moderne invente une attitude correctrice, morale et savante. Il voit le tournant décisif de cette évolution dans le « grand renfermement » des pauvres de Paris en 1657. Ce renfermement pour Foucault est une décision symbolique, elle indique le nouveau regard que porte cette période sur le sens de la pauvreté et sa gestion. Nous prendrons en compte cette rupture de l’âge classique, sur laquelle nous reviendrons longuement, pour comprendre la condamnation de Bernières et des mystiques de son époque.

Jacques Depauw presque trente années après L'Histoire de la folie à l'âge classique, reprend en historien plus outillé que Foucault, le dossier du renfermement parisien. Dans son ouvrage majeur pour nous, Spiritualité et pauvreté à Paris au XVIIe siècle532, il traite de façon minutieuse une masse importante d'archives concernant la spiritualité et les hôpitaux au Grand Siècle. Il décrit l'évolution de la spiritualité dans les décennies qui précèdent le grand renfermement et les changements qui apparaissent progressivement dans la relation aux pauvres. Il rejoint Foucault, mais insiste sur l'évolution de la spiritualité comme indicateur de l'évolution des mentalités.

Enfin, nous justifions notre démarche historique assez large en nous appuyant sur la présentation faite par Robert Sauzet, historien de la Réforme et de la Contre-Réforme, lors du colloque d'Alençon sur Mme de la Peltrie évoqué ci-dessus. Il présente cette célèbre veuve, fausse épouse de Jean de Bernières, en la situant comme représentante de la mentalité spirituelle d'un premier XVIIe siècle qu'il qualifie de fortement mystique. Il évoque les éléments les plus étonnants du parcours de celle-ci, caractéristiques de cette mentalité fantaisiste et en même temps fortement spirituelle, du début du siècle. Il la situe au sein d'un courant mystique lié au franciscanisme, aux jésuites et aux mystiques espagnols. Il conclut son intervention : Mme de la Peltrie n'est-elle pas un « produit de l'essor spirituel du premier XVIIe, incompréhensible sans référence à lui533 » ? Nous dirons la même chose de son faux mari, Jean de Bernières. Nous retenons la proposition explicative de Robert Sauzet de deux XVIIes siècles aux mentalités bien différentes. La distinction entre un premier et un second XVIIe siècle semble, de fait, assez communément admise par les historiens.

Fort de l'appui de ces trois auteurs, nous nous croyons habilités à entreprendre notre travail autour de Jean de Bernières, en le situant dans les deux temps de son siècle.

.Bernières entre popularité et condamnation

Le nom de Jean de Bernières nous est encore connu malgré les vicissitudes de l'histoire. Il a marqué son temps par une activité sociale et missionnaire importante, par le rayonnement des disciples qui fréquentaient l'Ermitage fondé à la fin de sa vie, par les écrits publiés après sa mort (1659) à partir de ses notes d'oraison, de conférences et de sa correspondance. Le Chrétien intérieur est l'ouvrage emblématique auquel est attaché son nom534. Il eut une grande influence sur la spiritualité de la fin du XVIIe et encore au XVIIIe siècle. Il est lu jusqu'à la fin du XIXe dans quelques cercles restreints.

Heurtevent introduit son ouvrage sur Bernières en citant un professeur de l'Université de Caen qui écrivait en 1676 :

« Voici l'intègre trésorier de France, Bernières, aujourd'hui habitant du Ciel, illustre par son éminente piété et par ses livres, lesquels reçoivent unanimement les louanges les plus flatteuses de toutes les âmes de piété, non seulement en France, mais à l'étranger et dans les contrées les plus lointaines. »535

Au début du XXe siècle Bremond écrit : « ... de tous les docteurs mystiques au XVIIe siècle, y compris Canfeld, Lallemant, Surin, Guilloré, nul n'a eu plus de lecteurs que Jean de Bernières »536. Il indique reprenant Souriau qu'aucun auteur ne semble avoir été plus en vogue que lui. Trente mille exemplaires de ses œuvres auraient été imprimés et lus en France, au Québec et dans d'autres pays. Cet homme se situe dans l'héritage de la tradition : « Bernières ne pense pas autrement que l’unanimité des grands mystiques, depuis le Pseudo-Denys jusqu’à St Jean de la Croix »537.

Mais il faut reconnaître que la lecture de Bernières n'est pas aisée pour nous modernes du XXIe siècle, son style n'est pas le nôtre. Les rédacteurs des ouvrages établis à la demande — ou pas — de sa sœur Jourdaine, nous livrent les propos du maître de l'Ermitage, mais laisse transparaître aussi leur propre spiritualité sans doute, moins lumineuse. Nous verrons que la mort de Bernières se situe à la césure des deux XVIIe et que les auteurs qui tentent d'écrire l'ineffable, sont déjà obligés à cette époque, de se conformer à l'esprit du temps qui vient. Bernières n'écrit pas pour être publié. Publier ses notes est une prise de risque538. Dominique Tronc présente dans ce volume, en détail, l'aventure du Chrétien Intérieur et des autres oeuvres publiées sous le nom de Bernières, ainsi que leur influence.

Bremond ne cachait pas que la lecture de notre auteur l'avait ennuyé :

« Son style est sans poésie, sans artifice, rien qui puisse retenir l'attention, flatter la curiosité, ou, au besoin, vaincre la première répugnance des honnêtes gens, au sens classique du mot, et encore moins des profanes »539.

Cependant celui qui prend le temps de la lecture, voit jaillir entre les phrases austères, des lignes ardentes qui nous livrent des intuitions profondes, des affirmations saisissantes, des mots qui nous révèlent ce que peut être l'union à Dieu, le mariage mystique, l'union transformante, la déification. Ses contemporains ont perçu qu'en terre normande surgit au milieu du XVIIe siècle un personnage d'exception. Nombreux de son vivant, ont reconnu le mystique, le maître. À travers l'insistance radicale sur l'abandon, ils ont perçu la voie suréminente. Bien que laïc, il a guidé de nombreuses personnes, clercs et laïcs, et pas des moindres (Jacques Bertot, Mère Mectilde, Marie de l'Incarnation, Mgr de Laval...). L'analyse des correspondances de Bernières montre ses liens amicaux et spirituels, ses conseils faits souvent de confidences profondes et d'encouragements. Il était intégré dans un réseau d'amitiés local, national et international. Trésorier de France et membre de la Compagnie du Saint-Sacrement il est « dans la Cité ». Ses collaborations avec Jean Eudes et Gaston de Renty avec les fondateurs de la Nouvelle-France furent intenses.

Il est condamné cependant une trentaine d'années après sa mort. Nous ne pouvons pas lire Le Chrétien intérieur et les autres œuvres publiées après sa mort, sans avoir en mémoire ce double mouvement. S'arrêter sur la condamnation et rejeter l'œuvre n'est pas notre choix, la réduire à une simple erreur liée à des circonstances ponctuelles ou à un principe de précaution comme le souhaitait Henri-Marie Boudon540 semble insuffisant. Boudon écrit en effet, à une carmélite que la situation est difficile, que beaucoup de livres sont condamnés et « [qu'] il y a peu de livres qui traitent des choses spirituelles dont l'on ne puisse craindre la censure ». Il prend pour prétexte que ces livres peuvent donner lieu à des « abus » et à un usage « hérétique ». Il se devait d'être prudent, nous ne sommes plus obligés de l'être. Il nous faut lire les textes de Bernières en tenant compte de leur succès, de leur condamnation, de l'histoire du siècle et du basculement des mentalités à partir des années 1660.

Longtemps après sa mort, les traductions italiennes du Chrétien intérieur et des œuvres spirituelles publiés sous son nom, sont mises à l'Index à Rome et de façon réitérée, en 1689, 1690, 1692, 1728. Elles sont maintenues à l'Index durant les périodes qui suivent. En 1900, c'est la totalité de son œuvre qui est mise à l'Index. Certaines éditions du Chrétien intérieur ne sont pas nommées par les premiers décrets de mise à l'Index, mais c'est de fait, très tôt, l'œuvre complète de Jean de Bernières qui est déclaré selon l'expression de Bossuet dans une lettre à l'une de ses correspondantes : « suspecte »541.

Souriau et Heurtevent ont longuement décrit cette condamnation et son contexte. Il faut prendre conscience de la radicalité de la condamnation qui touche une œuvre qui avait connu un grand succès. C'est ce paradoxe qui nous importe ici.

La mise à l'Index des œuvres attribuées à Bernières se produit au moment où ses amis espèrent la reconnaissance de leur maître. Rappelons qu'il est condamné trente années après sa mort, au moment de la crise quiétiste. Sont condamnés à la même époque les écrits de nombreuses spirituels dont : Malaval (1688), Benoît de Canfeld (1689), Jean-Joseph Surin (1695). Molinos avait été condamné en 1687.

Une édition expurgée du Chrétien intérieur est faite en 1867, mais Souriau se demande qui peut bien la lire et quels commentaires on en fait542 ? L'auteur spirituel du XVIIe le plus lu est progressivement oublié. Dans la ville de Caen, une rue centrale porte encore son nom : la rue de Bernières, mais personne n'imagine qu'il s'agit d'un éminent personnage. On songe davantage à la terre qui correspondait à son titre de noblesse : à la commune de Bernières et à ses plages. La municipalité sollicitée, ne souhaite pas faire apparaître sur les plaques de la rue le nom complet « Jean de Bernières », ni mettre de dates, ni aucun commentaire543.

Bernières avait été enterré dans la chapelle des ursulines, mais lors de la disparition du monastère avant la Révolution, les cendres ont été transférées à l'église St Jean. Une plaque de marbre indiquait l'emplacement de ces cendres. Après le bombardement de l'église, lors de la Seconde Guerre mondiale, des travaux sont réalisés, la tombe est alors supprimée. La plaque de marbre placée sous le nouveau buffet d'orgue est inaccessible au public. Les cendres de Bernières544 sont dans un petit reliquaire de cuivre, sous scellés, dans un placard du presbytère de la paroisse.

Ces hommes que nous avons cités, si remarquables, si appréciés en leur temps disparaissent de la mémoire collective alors que certains de leurs proches sont canonisés comme saint Jean Eudes ou St Vincent de Paul. Il nous faudra essayer de comprendre les ruptures de l'histoire, la ligne de partage qui sépare ceux qui semblaient si proches, mais que l'histoire de fait, oppose. Il y a bien une ligne de séparation qui traverse ce siècle. Les uns témoignent d'une première phase de l'histoire du siècle, les autres de la seconde. Retraçons maintenant quelques éléments de biographie de notre Trésorier de France.


.Jean de Bernières : sa vie, son œuvre

.Un trésorier de France

Jean de Bernières naquit à l'aube du XVIIe siècle en 1602. Le renouveau spirituel de la France est déjà à l'œuvre. La même année paraît la traduction française de La Perle évangélique545, publication manifestant au début du siècle, la vitalité de la mystique du Nord. Les guerres de religion sont terminées, Henri IV règne. Monsieur Vincent a vingt et un ans, Pierre de Bérulle en a vingt-sept, Jean Eudes vient de naître (1601). Benoît de Canfeld est déjà à la fin de sa vie. Il meurt en 1611. Fénelon naîtra une cinquantaine d'années plus tard. Bernières est bien un homme de la première moitié du siècle. Mort en 1659, il est contemporain de Louis XIII. À la fin de sa vie, la France est marquée par la Fronde.

Jean de Bernières est issu d'une famille profondément chrétienne et anoblie de longue date. Un évêque de Sées fut au XIIIe siècle un Bernières. Le père de Jean est comme son fils le sera, Trésorier de France. La famille Bernières fut au cours de son histoire marquée par une disgrâce. Pour des raisons méconnues, un des aïeux perdit son titre de noblesse. La famille retrouve cette condition en devenant baron de Louvigny, puis en étant autorisée ultérieurement, à reprendre le titre de Bernières. Toute sa vie Jean de Bernières revendique la nécessité de faire fi des titres et manifesta le désir de « sortir de sa condition ».

La fratrie comprend quatre garçons et trois filles. Il fit ses études chez les jésuites de Caen, comme Jean Eudes. Il garda toute sa vie de bonnes relations avec la Compagnie et une grande amitié pour son condisciple, même si leurs spiritualités ne sont pas identiques. Ils partageront le même dévouement pour les œuvres de charité. La famille Bernières fait construire à Caen le couvent des ursulines dont la fille Jourdaine sera plusieurs fois élue Supérieure et dans lequel sa mère devenue veuve, finira ses jours. Une autre sœur entre chez des Bénédictines de la Trinité de Caen. Les parents de Jean de Bernières consacrent leur vie à la prière et à la charité, mais doivent calmer le zèle excessif des enfants. Nous sommes bien dans une famille « catholique » du début du XVIIe, le zèle religieux fait partie de la culture familiale. L'un des membres de la famille fonde l'Hôtel Dieu de Caen et le finance grandement546. Les autres membres de la famille étendue, oncles, tantes, neveux, partagent cette culture exigeante qui s'est bâtie au cours des guerres de religion.

Souriau décrit avec beaucoup d'humour cette vie familiale faite de rigueur, mais aussi de comportements fantasques caractéristiques de l'histoire de Jean de Bernières, de celle de l'Ermitage et de la mentalité de l'époque. L'une des nièces de la famille, ursuline, est contrainte sur ordonnance de Louis XIII, de quitter le monastère et de se marier. Des gardes franchissent les murs du monastère et l'enlèvent. Ils la présentent à son futur mari. Elle accepte le mariage. Le Baron normand Gaston de Renty note, malgré l'amitié qu'il a pour Bernières, certains de ces comportements qui l'étonnent, notamment une ascèse excessive et par ailleurs une faculté à « trop bien recevoir » ses amis. Il nous est difficile de saisir au XXIe siècle les multiples facettes des attitudes de cette époque. La plus grande fantaisie peut aller de pair avec un grand sens spirituel547.

Jean de Bernières fait souvent allusion à un caractère colérique dont il se disait « incurable ». Il était toutefois, aux dires de Marie de l'Incarnation, un homme simple qui ne se défaisait jamais d'une grande amabilité. Il savait entretenir une conversation sans trop jouer le dévot et faire l'honnête homme. On est aux antipodes du Tartuffe. Il cultivait l’amitié et fut entouré de nombreux fidèles. Il défendait ses amis contre vents et marées. Il vint au secours d'Henri-Marie Boudon, archidiacre d'Évreux, lorsque ce dernier fut accusé de complicité envers une femme qui se serait déguisée en clerc. Il aspirait à mourir pour rejoindre Dieu, mais il avouait à ses amis « je ne vous puis quitter ». Il entretenait des relations cordiales avec ses serviteurs qu'il considérait comme des frères dans la prière.

Trésorier de France, il est un membre actif de la Compagnie du Saint-Sacrement dont le baron normand Gaston de Renty (1611-1649) fut l'une des personnalités marquantes tant à Paris qu'en Normandie. Il semble que son quotidien fut essentiellement occupé par la gestion des œuvres, par la charité envers les pauvres et après la création de l'Ermitage en 1645, par l'enseignement et la direction de ses disciples. Sa correspondance dont témoignent de nombreux articles du présent montre une activité épistolaire importante.

Il crée à côté de l'Hôtel Dieu une annexe, « L'Hôpital des petits renfermés », qui accueille de jeunes enfants et les prépare à la vie active. Nous ne possédons pas beaucoup d'information sur cet établissement548. Jean visite aussi les malades des faubourgs de la ville et les amène sur son dos à l'Hôtel-Dieu situé dans l'île St Jean. La distance n'est pas si importante, mais outre le fait de franchir l'Orne et les murs de la ville, il accomplissait un travail qu'il n'était pas séant d'accomplir pour une personne de sa condition. Renty pour partager la condition des pauvres, cassait des cailloux sur les routes du Bény-Bocage.

Il crée, avec Jean Eudes qui n'est pas membre de la Compagnie du Saint-Sacrement et n'a jamais résidé à l'Ermitage, ce qui deviendra La Charité, une maison d'accueil pour jeunes femmes voulant échapper à la prostitution. Il fit les plans de l'établissement et s'impliqua dans sa gestion. Ce ne fut pas toujours sans poser quelques tensions avec le père Eudes. La collaboration de Bernières et de Jean Eudes est à multiples facettes. Souriau en dresse la liste : création de maisons de refuges, financement de séminaires, d'objets liturgiques, financement de missions549. La cloche du séminaire de Coutances fondé par Jean Eudes, porte encore les noms de sa marraine et de son parrain ainsi que l'année de sa consécration : « Marie des Vallées et Jean de Bernières 1655 ».

C'est sur les conseils du père Jean-Baptiste Saint-Jure, jésuite, qu'accompagné de Gaston de Renty, il visite plusieurs fois Marie des Vallées à Coutances. Il défend cette femme lorsqu'elle est attaquée, il lui doit aussi sans doute beaucoup dans son propre cheminement. Souriau se demande si elle n'est pas à l'origine de son goût pour l'oraison passive. Ils sont tous deux influencés par la spiritualité de Benoît de Canfeld. Marie des Vallées aurait appris, adulte, à lire en quelques jours, en déchiffrant des textes du capucin. Bernières comme Marie des Vallées utilisent encore le mot de « déification » qui disparaîtra à la fin du siècle. Les autres spirituels du milieu normand se gardent bien d'utiliser ce mot.

Il faut noter que c'est autour de dom Louis Quinet, abbé de l'abbaye cistercienne de Barbery, en proximité de Caen, que se réunissait le groupe des sympathisants de Marie des Vallées auquel participait Bernières. C'est cependant un moine de Barbery qui espionnant le groupe et retenant leurs conversations, a été l'adversaire de la visionnaire de Coutances lors de son procès. Jean Eudes fut à Rouen son défenseur550. De l'abbaye de Barbery bombardée durant la Seconde Guerre mondiale, il ne reste, sous le lierre, que des ruines. Le logis de l'abbé, où devait se réunir le groupe, est resté intact.

La vie de Bernières comme celle de ses contemporains est marquée par un événement social et politique que n'abordent ni Souriau, ni Bremond : la révolte des « Nu-pieds »551. Sous Louis XIII la misère sévit en Normandie. La paysannerie se soulève en 1639, au sud du Cotentin. Ceux qui récoltent le sel sont menacés d'être soumis à la gabelle. Des paysans, des petits nobles et quelques membres du clergé se mobilisent et forment « l'armée de la souffrance ». Le soulèvement prend naissance à Avranches et dans l'Avranchin, en juillet. L'armée des pauvres atteint Coutances au nord, Donfront et Vire à l'est, puis Caen et Rouen. Le 13 août des émeutiers pillent et détruisent à Caen, la maison de l'un des percepteurs de la ville. Les élites locales prennent les armes et tentent d'organiser elles-mêmes le maintien de l'ordre. Les soldats du roi résidant dans l'imposant château médiéval qui domine le quartier bourgeois de la ville, se renferment derrière les portes de l'enceinte. Le calme revient à Caen. La révolte poursuit son avancée dans toute la Normandie.

Le roi Louis XIII confie au chancelier Séguier le soin de mater la révolte. Le journal de bord que tient le chancelier552 nous permet de mesurer la force de la répression. Elle fut sanglante. Il écrit dans son journal :

« Le gouvernement cru le moment venu de frapper un grand coup, propre à intimer pour longtemps, en France, l'esprit de révolte. On avait envoyé Gassion et ses aguerris et intrépides soldats qui se disaient eux-mêmes et à bon droit, les fléaux de Dieu, pour tailler en pièces l'armée des Nu-pieds. Elle tint bon quelque temps ; mais ce redouté capitaine en eut raison »553

De nombreux révoltés sont pendus aux arbres des routes et leurs corps abandonnés aux rapaces. Les gravures de l'époque sont impressionnantes. La petite noblesse et la paysannerie payent le prix fort. Les élites normandes dont les conseillers du Parlement de Rouen avaient « connivé » dit le texte de Séguier, depuis longtemps avec leurs gens, ils n'avaient pas défendu les intérêts du Roi, ni prévenu celui-ci du danger. Le chancelier entre dans la ville de Caen, et fait enfermer de nombreux émeutiers. Il demande aux nobles, aux officiers, de prêter un serment d'obéissance totale au roi et de tout faire à l'avenir, jusqu'à la mort, pour qu'il n'y ait ni soulèvement, ni sédition populaire. Bernières figure sur la longue liste des personnalités citées par le chancelier Séguier, qui ont dû prêter serment.

Une émeute à propos de la gabelle ne pouvait laisser Bernières, Trésorier de France, hors du jeu politique. Le journal de Séguier décrit Jean Eudes secourant les prisonniers et leur venant en aide lui-même. Nous ne savons pas quelle fut la position de Bernières face à la révolte et la répression, mais nous pouvons comprendre son appel à la pauvreté, son soutien aux œuvres. Triboulet consacre de belles pages de sa biographie de Renty à la révolte des Nu-pieds et à la répression dans le bocage et en Normandie. Nous n'avons aucun commentaire direct de Renty, mais Triboulet signale que l'engagement du Baron dans la Compagnie du Saint-Sacrement prend une tournure plus active après les années 1639-1640. La rébellion matée, les troupes du Roi restent encore en Normandie de nombreux mois, les paysans hébergent et nourrissent les soldats en attendant qu'ils regagnent le nord de la France alors en guerre.

.La fondation de la Nouvelle-France

Depuis quelques années, Jean de Bernières est sorti de l'oubli, en France, en raison notamment, des recherches menées sur l'émigration vers la Nouvelle-France et aux travaux de Françoise Deroy-Pineau sur les pionnières de cette aventure554. Les travaux de Dominique Deslandres sur les missions au XVIIe, présentent le contexte dans le lequel est fondé la Nouvelle-France555 et permet de situer Bernières dans l'histoire des missions au XVIIe. L'année où gronde la révolte de Nu-pieds des émigrants normands quittent Dieppe vers la Nouvelle-France, en mai 1639. Il n'est pas lieu ici de faire l'histoire de l'émigration vers les rives du St Laurent, mais rappelons quelques évènements.

En 1627, Richelieu fonde la Compagnie des Cent- Associés qui exerce un monopole dans tous les domaines au Canada. En contrepartie, elle devait s'engager à implanter 4 000 colons français en 15 ans. Les jésuites sont nombreux en Nouvelle-France au début du XVIIe siècle. Les premiers migrants partent d'Honfleur, les suivants de Dieppe puis ensuite, surtout de La Rochelle. Mme de la Peltrie et Marie de l'Incarnation l'ursuline de Tours s'associent dans la fondation d'un monastère d'ursulines à Québec. Jean de Bernières va jouer un rôle important dans l'histoire de ces deux femmes. Mme Guyard, veuve, en religion Marie de l’Incarnation, rêve dans son couvent d’ursulines à Tours, de terres lointaines. De son côté une autre jeune veuve du Perche, Madeleine de la Peltrie dont le mari est mort lors du siège de La Rochelle, cherche à orienter sa vie et la gestion de sa fortune, dans une perspective missionnaire ou charitable.

Les désirs de ces deux femmes se rejoignent. Jean de Bernières les accompagne de Tours à Paris puis à Dieppe, dans la préparation de leur aventure vers les rives du St Laurent. Il simule, avec la bénédiction des jésuites et de l'évêque de Tours, un mariage avec Mme de la Peltrie pour faciliter ses démarches et la protéger des suspicions de sa famille. Il accompagne Mme de la Peltrie en ayant les comportements apparents d'un époux, obtint les documents officiels permettant la fondation envisagée, négocie le voyage en bateau avec la Compagnie des Cents- Associés. À Dieppe, il accompagne les deux femmes jusque dans la chaloupe qui les mène au bateau. Il gère ensuite, de Caen, toute sa vie, la dotation donnée par Mme de la Peltrie à la fondation de Québec.

Avant de quitter Dieppe le 4 mai 1639, Madeleine de la Peltrie écrit à Jourdaine de Bernières, une lettre qui indique son lien avec Bernières :

« Je serais la plus ingrate du monde si, avant de m’embarquer, je ne vous rendais mes très humbles devoirs… j’ai prié…votre frère, de vous dire toutes choses ! Mon Dieu que je lui suis obligée ! Aidez-moi… à le remercier. Hélas, sans lui qu’aurais-je fait ? Je vous le recommande très particulièrement. Je n’ai regret qu’à lui et à vous dans l’ancienne France ; que ne le puis-je emmener avec moi ! Tout le monde le nomme mon ange ; il est vrai qu’il m’en a servi. Je vous supplie de garder mon argent et celui des bonnes Mères quand on vous le remettra… et d’en disposer suivant les intentions de mon ange gardien… ; il vous dira plus au long ce que je veux vous dire. » 556

Bernières fut surtout l'ami spirituel de l'ursuline avec laquelle il entretint une correspondance abondante, malheureusement perdue. L’Ermitage fut un foyer propice aux rêves de Nouvelle-France. Mgr de Laval, premier évêque du Québec, fut à Caen, durant quatre années, un intime de Jean de Bernières. Il arrive au Québec, l'année de la mort de Bernières. Son neveu, Henri de Bernières, fut le premier curé de Québec. Son valet Denis Roberge, parti à la mort de son maître en Nouvelle-France. Un précédent valet avait quitté l’Ermitage pour accompagner Mgr de Laval. D’autres proches de Jean de Bernières et de St Jean Eudes prirent la même destination557. On doit constater que l’Ermitage et Jean de Bernières ont joué un rôle capital dans la fondation de la Nouvelle-France. On pourrait sans doute accorder à Jean de Bernières d’être l’un des Pères de la Nouvelle-France, même si, comme Moïse qui n’entra pas en Terre promise, il ne fit pas le voyage vers le St Laurent ! L’abbé Gosselin, historien québécois, écrit : « On peut dire que l’Ermitage de Caen a été comme le berceau de l’Église du Canada. »558

.L'Ermitage, hôpital des incurables et béguinage normand

Après le départ de Mme de la Peltrie et de Marie de l'Incarnation pour la Nouvelle-France, Bernières avec l'accord du père Chrysostome de St Lô, projette de construire à proximité du monastère des ursulines à Caen, une résidence pour lui-même et accueillir des personnes pour des séjours courts ou prolongés. Ils s'inspirent d'ermitages italiens et espagnols. La construction sera achevée en 1649. Les dix dernières années de Bernières seront celles de l'Ermitage. Dans ce qu'il appelle son « hôpital des incurables559 », il reçoit, enseigne, rédige ou dicte son abondante correspondance. Les confrères qui s'appellent eux-mêmes « les solitaires » n'ont pas d'offices particuliers, ils assistent aux offices liturgiques dans la chapelle des ursulines. Ils se livrent à l'oraison de nombreuses heures et participent aux actions de charité si diversifiées dans la ville. Souriau dont l'ouvrage paraît avant la Seconde Guerre mondiale, décrit le lieu. Il ressemble à d'autres hôtels de la ville de la même époque. Il fut détruit par les bombardements de 1944, mais une photo de la bâtisse détruite a été conservée par le père du Chesnay, archiviste des eudistes. Le toit et certains murs sont effondrés, mais on a tout de même une image de ce que devait être l'Ermitage. L'actuel hôtel Daumesnil qui abrite le tribunal d'instance, semble de la même facture. L'Ermitage accueille de façon libre des laïcs célibataires ou mariés, seuls ou en couples, des membres du clergé. Prière et charité font le quotidien.

Bernières attire à lui des personnes qui lui demandent conseils. Sa réputation de piété est si grande qu'il attire de bonne heure, l'attention de témoins qui ont su voir et entendre560. La liste des personnalités qui ont séjourné à l'Ermitage ou en étaient proches est fort longue. Tous les proches séjournent à l'Ermitage, dont Jacques Bertot, l'Ami intime561.

Mais comment interpréter la création originale de l'Ermitage ? Triboulet, dans la biographie citée de Gaston de Renty, montre son désaccord profond à la création de ce lieu. Pour l'historien, cette initiative ne correspond absolument pas à l'esprit de la Compagnie du Saint-Sacrement et à l'œuvre de son Baron. Bernières aurait attendu la mort de Gaston de Renty pour commettre ce qui, pour Triboulet, est un « faux pas ». Triboulet mesure bien l'amitié et la grande collaboration entre les deux hommes, mais note aussi leur différence. Le livre IV du Chrétien intérieur nous livre sans doute ce que le biographe de Renty ne peut accepter :

Ô hommes, venez et voyez s'il y a beauté, bonté et perfection pareille à celle de mon Dieu ! Ô qu'il est aimable, et qu'il est peu aimé ! Ô qu'il est grand, et qu'il est méprisé ! Ô qu'il est infini en toutes perfections, et qu'il est peu connu ! Montrez-moi un peu clairement votre face, à l'unique désir de mon âme, afin que ravi de vos beautés, je ne m'occupe jamais plus qu'en vous seul. Peut-il y avoir quelque créature qui me puisse désormais obliger de la regarder ? Jamais plus je ne jetterai ma vue sur aucune : elle sera toujours fichée sur mon Dieu. Adieu donc, petites créatures, jamais plus vous ne m'amuserez ; je vous quitte pour ne plus penser qu'à mon Bien-Aimé. Je sens qu'il m'attire à ne plus penser qu'à lui seul. Mes amis, ne m'importunez plus, laissez-moi en repos posséder mon Dieu et admirer ses perfections. Servez-le dedans le prochain ; mais laissez-moi faire que je le serve dedans lui-même. Je ne veux plus que lui, je ne désire m'occuper que de lui seul, puisqu'il lui plaît me faire sentir que c'est son bon plaisir. Adieu créatures, adieu mes amis, adieu dévots, adieu le monde : je m'en vais à Dieu, pour m'unir à lui dans une retraite perpétuelle, et ne m'en séparer jamais562.

La création de l'Ermitage se situe sans doute davantage dans la lignée des béguinages flamands que dans celle des œuvres de la période moderne. C'est à partir de ce lieu de prière et d'oraison que Bernières veut aller à Dieu et jouir dès maintenant de sa Beauté. Ermite dans la ville, il se veut d'abord frère des Amis de Dieu563. Il ne s'oppose ni à Jean Eudes, ni à Renty, ni à la Compagnie du Saint-Sacrement, ni aux œuvres, mais il privilégie la prière. La Compagnie le présente au moment de sa disparition comme « l'un des plus illustres confrères en vertu que l'on ait eu dans les Provinces »564. Il a accompagné toute sa vie les promoteurs des œuvres de la période moderne, mais consacre ses dernières années à la vie suréminente en Dieu dont on retrouve de si nombreuses allusions dans Le Chrétien intérieur.

.La mort de Jean de Bernières

Bernières meurt le 3 mai 1659, vingt années après le départ des bateaux de Dieppe. Durant les mois qui suivirent sa mort, quelques jeunes disciples organisèrent des manifestations que Souriau décrit longuement. Les jeunes disciples de l'Ermitage, opposants radicaux au jansénisme, prêchent l'abandon total à Dieu et la possibilité d'une expérience de Dieu dès cette vie. Ils organisent après la mort de leur maître, dans la ville de Caen, une manifestation anti-janséniste. Ils étaient sommairement vêtus, à la limite de la décence, et accusaient une partie du clergé de la ville d'être du parti. Ils furent arrêtés, mais relâchés. En mai de l'année suivante, d'autres manifestations similaires eurent lieu à Falaise, à Argentan et à Sées. Ils furent ces fois-ci, condamnés. L'Ermitage ne survécut pas à la mort du maître des lieux. Le parti janséniste, occupant des places importantes dans la région normande, se retourna contre Jean Eudes et il le mit en difficulté en raison des liens qui l'unissaient à Bernières.

.Les ruptures de l'époque moderne

Nous avons évoqué dès les premières lignes notre grille de lecture de la question Bernières : les textes, attribués à un homme du début du XVIIe, ayant eu un succès sans précédent, sont condamnés une trentaine d'années après la mort de leur auteur, à la fin du XVIIe.

La mise à l'Index de ces textes, au fil des années, est de plus en plus globale et définitive. Nous allons prendre distance par rapport à l'évènement de 1689 et tenter de situer le destin de l'oeuvre de Bernières dans les ruptures successives de la période moderne.

Nous ferons un grand détour en nous éloignant de Bernières, tout en faisant quelques allusions à l'histoire caennaise au XVIIe. Nous reviendrons au maître de l'Ermitage à la fin de notre texte, en rappelant les principaux traits de sa spiritualité.

Les historiens acceptent en général, l'idée d'une rupture progressive entre le Moyen-Age et la période moderne. Un débat subsiste sur la fin de la période moderne. De nombreux historiens la font s'achever avec la Révolution française. La structuration des études d'histoire est bâtie sur ce principe. D'autres auteurs, plus sociologues qu'historiens, prolongent la période moderne jusqu'à la période contemporaine en utilisant le concept plus large de « modernité »565. Dans le domaine de l'histoire sociale, il est intéressant de noter que certains auteurs décrivent la continuité des institutions sociales de la période moderne jusqu'à la période récente en faisant un bond par-dessus la Révolution566. La contribution de Foucault à cette prise de position a été capitale. Dans cette perspective l'introduction de la démocratie a modifié, au nom de « la passion de l'égalité » (A. de Tocqueville), les rapports politiques au sein de l'espace national, mais n'a pas fondamentalement modifié le fonctionnement quotidien des institutions qui sont restées marquées jusqu'à la période récente, par le paradigme moderne apparu sous l’Ancien Régime. Les hôpitaux, les prisons, les écoles notamment ont été et sont encore très modernes. La crise de l'État-Providence dans cette perspective est une crise des institutions modernes567. Nous nous concentrerons ici, pour comprendre Bernières, sur la période qui précède la Révolution française.

Nous allons essayer de rappeler comment à chacun des trois moments : le Moyen-Age, un « premier XVIIe » suivi d’un « second XVIIe » siècle, se tissent les liens complexes entre l'histoire sociale et l'histoire des mentalités.

Au cours de cet itinéraire, nous suivrons un certain nombre de thèmes dont les évolutions montrent les ruptures et les recompositions qui s'opèrent à chaque moment de la période observée. Nous serons attentifs à la conception de la spiritualité qui ne cesse d’évoluer, à la question de la pauvreté et de la souffrance, à la vision de la morale, aux rapports entre l'initiative locale et le pouvoir centralisateur de l’État, à la lente création des œuvres qui deviendront au cours de la période moderne progressivement ce que nous appelons : les services publics.


.Le Moyen-Age, vie communautaire et vision enchantée du monde

La longue période qui comprend les différentes étapes du Moyen-Age ne semble pas à priori homogène. Mais il est cependant possible de dégager des caractéristiques récurrentes au cours de ces siècles. Les travaux des historiens du Moyen-Age que nous avons pu consulter donnent de bonnes indications sur les questions que l'on se pose568. Le Moyen-Age se caractérise par une forte vie communautaire et un rapport encore symbiotique entre le profane et le sacré, une vision encore enchantée du monde569.

Durant le Moyen-Age, un grand sens de la vie collective permet de faire face aux risques de pénurie alimentaire, aux variations climatiques, aux maladies, aux violences diverses et aux angoisses personnelles. Pour Le Goff « c'est une époque pleine de » 570 . On travaille moins de 200 jours par an, les autres jours sont consacrés aux fêtes tout aussi profanes que religieuses. Bercé et Muchembled nous livrent des tableaux détaillés de cette culture populaire que les siècles de la modernité vont faire disparaître. Les corporations multiples, les groupements de jeunesse profitent de toutes les occasions pour organiser des fêtes y compris dans les cimetières et dans les églises paroissiales. Les murs des cimetières mettront un terme à ces coutumes. Les morts et les vivants seront alors bien séparés.

L'État est absent des questions sociales. Les familles, les corporations multiples, les paroisses assurent la structuration de la vie sociale et la prise en charge des personnes en difficulté (les veuves et les orphelins notamment, les personnes ayant perdu leur activité pour raison de maladie ou pour raison économique). Dans le monde rural, les organisations sociales villageoises et la paroisse structurent la vie sociale pour gagner un peu d’autonomie par rapport au « château ». Ce monde communautaire est fortement hiérarchisé. On est guerrier ou travailleur ou clerc. Ces conditions forment un système d'interdépendances et aussi de solidarités571.

L'Église occupe une place importante dans la société et dans les solidarités locales. Les évêchés et les monastères accueillent les démunis, les étrangers et les pèlerins. Comme au temps de saint Basile et de saint Jean-Chrysostome, les hôpitaux, les aumôneries accueillent les pauvres et ceux qui passent, sans différencier encore le soin, de l'aide sociale. Les paroisses participent à la collecte et à la distribution de l'aumône. Durant cette longue partie de notre histoire, saint Martin, donnant la moitié de son manteau à un pauvre devant les portes d'Amiens, est la figure emblématique de la charité, du don direct au pauvre.

.Le pauvre au Moyen-Age

La figure du pauvre dans la société ante-moderne est multiforme. Le pauvre est d'abord simplement celui dont la condition est de travailler de ses mains. Il a l'obligation de respecter la vision du monde et la morale liées à sa condition572. Ce pauvre est pris en charge lorsqu'il traverse une difficulté. Il reçoit une aumône régulière et peut mendier avec quelquefois un insigne qui l'y autorise et encourage le donateur potentiel. D'autres pauvres comme les étrangers, les pèlerins sont accueillis, avec discernement, mais accueillis. D'autres enfin, vagabonds et marginaux provoquent la peur et peuvent être victimes de la population et de la justice locale. Le titre du livre de Geremek  : La potence ou la pitié, indique bien la tension que subit le pauvre lorsqu'il est errant.

Le pauvre n'est pas seulement celui qui l'est par condition. Il y a celui que la vie a frappé, le chevalier pauvre et même le seigneur pauvre, dépossédé de sa terre ou touché par la maladie. On cite aussi les pauvres moines, les ermites vieillissants et perclus qui sollicitent une aide. La pauvreté est l'épreuve qui peut s'abattre sur toute personne et la terrasser.

Il faut rappeler pour saisir l’attitude face à la pauvreté que dans cette société tout est encore sacré. La vie est traversée par la lumière divine et la puissance des ténèbres. La lecture de Denys l'Aréopagite, permet de comprendre la vision enchantée du monde. Bernières lisait encore, celui qu'il appelle : le Grand Denys.

« En un mot tout être vient du Beau-et-Bon, subsiste au sein du Beau-et-Bon, se convertit au Beau-et-Bon. C’est au Beau-et-Bon que tout ce qui existe et tout ce qui devient doivent leur être et leur devenir, vers lui que tend tout regard, par lui que tout se meut et se conserve ; de toutes choses il est fin et moyen ; en lui réside le principe de toute exemplarité, de toute perfection, de toute production, de toute forme et de tout élément… tout tend vers le Beau-et-Bien, il est l’objet de tout « éros »… C’est à travers lui... que les êtres sont mutuellement amoureux les uns des autres, que les inférieurs se tournent vers les supérieurs, que ceux du même rang s’unissent à leurs semblables, que les supérieurs exercent la providence à l’égard des inférieurs... « 573

Le Moyen-Age adhère à cette vision lumineuse, mais se sait en même temps fragile, habité par la ténèbre. Chacun s'affronte à la bile noire et à la mélancolie. Chacun sait qu'il peut être emporté « comme le tronc d'arbre par un torrent », lit-on dans certains textes de l'Antiquité tardive. Cette période fait de l'affrontement à l'épreuve, à la tristesse, à l'affliction, le lot de tous. Nul ne peut être sauvé et aller au paradis, nul ne peut être sage, saint ou artiste s'il n'a pas mené ce combat574 : tradition du combat de l'homme intérieur. La lecture constante au cours de ces siècles des œuvres de Jean Cassien illustre la pérennité de cette philosophie de la vie575.

Dans cet univers, le pauvre peut être l'objet de la méfiance et de la rigueur des juges et des « gens d'armes », mais il tient aussi un rôle mystique. Pour les chrétiens, le Christ est le grand pauvre. Celui qui est démuni en est la figure576.

Autre caractéristique fondamentale de la pensée du Moyen-Age et de toutes les mystiques : pour aller à l'Un il n'y a pas d'autre chemin que la pauvreté, que l'abandon radical. Des sages grecs aux pauvres de Yawhé, des premiers Pères de l'Église aux saints de la fin du Moyen-Age, l'idée archaïque de « l'abandon » traverse les temps. François d'Assise qui épouse Dame pauvreté après avoir embrassé un lépreux en est le modèle. Maître Eckhart dans son 52e sermon, commente la Béatitude : « Heureux sont les pauvres en esprit »577 et montre que c'est par le rien que l'on accède au tout. Pour ces mystiques, la naissance de Dieu dans le fond de l'être constitue l'expérience humaine par excellence. Elle passe par un détachement radical578. Maître Eckhart est condamné pour avoir défendu cette position dans ses sermons latins et surtout dans ses sermons allemands. La tradition de la mystique abstraite défend cette position jusqu'à la fin du XVIIe siècle.

Les premiers siècles du Moyen-Age attribuent aux monastères, souvent situés en milieu rural, la double fonction d'être des lieux spirituels et des lieux de charité. Les ordres mendiants, à partir du XIIIe siècle, font sortir la spiritualité du monastère pour l'ouvrir sur la ville. Dans la mouvance du franciscanisme et des ordres mendiants579, les béguins et les béguines diffusent une spiritualité radicale, intégrée dans la vie urbaine. Les « Amis de Dieu » aiment spirituellement les pauvres et vivent eux-mêmes dans la pauvreté réelle imitant ces hommes « ivres de Dieu » qui étaient partis au désert aux premiers siècles de l’Église580. L’éros de Dieu que nous avons évoqué ci-dessus trouve son chemin dans le manque, dans le rien, y compris par l'abandon de la posture vertueuse. La vie de Marguerite Porete mise au bûcher sur la place de Grève à Paris en 1310, sous les yeux du jeune étudiant Eckhart, illustre cette posture poussée à l'extrême.

Dans cette perspective, on comprend que la coutume du baiser aux pauvres et aux malades soit une pratique répandue au Moyen-Age. Certains nobles demandaient au moment de leur mort que leur corps soit jeté à la fausse commune comme ceux des pauvres. Les « hommes pieux », comme on le verra plus loin, ont longtemps envahi les hôpitaux pour embrasser les plaies des malades. Comportements maximalistes, loin de notre mentalité contemporaine. On peut qualifier la charité au Moyen-Age de spirituelle et compassionnelle. Pour finir, rappelons la légende d'Yvain empruntée à Chrétien de Troyes. Le chevalier Yvain et Dame Laudine s'étaient fixé une année de séparation pour qu'Yvain se livre aux exploits chevaleresques qu'il se doit d'accomplir. Ayant dépassé l'année promise, la Belle refuse de le revoir. Yvain sombre dans la mélancolie et l'errance. Il oublie tout de sa vie : son nom, sa famille, son rang. Il est seul avec sa souffrance. Un ermite prend soin de lui. Un jour qu'il dort sur l'herbe, un groupe de femmes le reconnaissant se penche sur lui malgré ses vêtements déchirés et sa nudité. L'une dit : « J'ignore dans quel malheur est tombé un homme aussi noble [...] on peut devenir fou de douleur et perdre l'esprit ». Une autre l'enduit d'un onguent, Yvain reprend progressivement une vie humaine. Il deviendra le chevalier au Lion et retrouvera Dame Laudine. Le commentaire anthropologique proposé par Muriel Laharie dans La nouvelle histoire de la psychiatrie 581, est fort utile pour nous modernes. L'angoisse, la mélancolie n'ont pas le même statut à cette époque qu'aujourd'hui, elles peuvent être un passage vers la sagesse ou la sainteté.

.L’éducation au Moyen-Age

Faisons référence rapidement à la question de l'éducation. Durant cette période l'éducation des enfants est assurée par le milieu social. L'enfant grandit au milieu de la communauté, quelle que soit sa condition. La société est pour lui « apprenante ». L'apprentissage est déjà très formalisé. La formation aux arts mécaniques de haut niveau, comme l'architecture, se fait par compagnonnage comme l'attestent les documents sur les constructeurs des cathédrales582. Certains enfants se préparant à la fonction de chantre, de clerc sont instruits dans les écoles « presbytérales » de certaines paroisses, au voisinage des cathédrales et dans les monastères (les oblats). L'enseignement est donné en latin. L'historien de la formation au Moyen-Age, Pierre Riché , voit dans ces écoles un véritable réseau de « petites écoles » se situant dans la ligne de celles de l'Antiquité583. Il est probable cependant que les traces de programmes scolaires dont nous disposons ne concernaient à cette époque, qu'une élite aristocratique ou les futurs membres du clergé. La réforme carolingienne imagina une scolarisation des tous les enfants, elle ne concerna, de fait, qu'une minorité. Il ne faut pas oublier l'importance à cette époque des Écoles cathédrales et des Écoles monastiques. Elles sont les héritières des Écoles philosophiques antiques et donneront naissance aux universités.

Le XIVe siècle marque pour les historiens, un tournant. La solidarité rurale ou urbaine des siècles précédents doit faire face aux mutations économiques et sociales. La vie devient difficile pour les paysans et pour les citadins. L'introduction de l'économie marchande rend les riches plus riches et les pauvres plus pauvres584. Les mauvaises saisons et la peste viennent compléter le tableau de cette époque. Dans certaines régions, la moitié de la population décède le temps d'une épidémie. Tantôt, la population est en surnombre par rapport au travail et à l'alimentation disponible, tantôt l'économie manque de bras.

L'Europe ne sait plus comment traiter la pauvreté. L'État s'introduit progressivement dans l'organisation des aumôneries et des hôpitaux585. La mendicité est réglementée. Donner directement au pauvre devient plus difficile. En Europe, les gueux sont expulsés ou enfermés dans les hôpitaux. Rome commence dès le XVIe siècle, Paris le fera dans la seconde partie du siècle suivant.

Durant la période, dite du christianisme flamboyant, on assiste à la multiplication sans fin des dévotions (prières multiples, pèlerinages, prières aux saints guérisseurs...). Ces pratiques collectives se déroulent à l'église du village ou dans les multiples chapelles situées au milieu des champs, avec ou sans la présence du prêtre. Apogée de la culture religieuse populaire. Chiffoleau écrit : « le foisonnement rituel, les tentatives savantes pour rendre compte des liens qui unissent les hommes à Dieu se développent dans la mélancolie, le deuil, l’angoisse, mais cela n’exclut nullement, en contrepartie, un fabuleux amour de la vie »586.

La charité reste dans la logique compassionnelle du haut Moyen-Age même si la question des pauvres errants pose de nouveaux problèmes aux hôpitaux et aux municipalités. Par ailleurs, de nombreuses petites écoles apparaissent dès le XVIe siècle587. Les maîtres sont souvent des clercs (non-prêtres) payés par les parents ou les bourgeois des villes. Initiatives soumises à la bénédiction de l'évêque ou à l'approbation des municipalités.

.L'émergence de la période moderne et le Concile de Trente

L'émergence de la modernité est liée à de multiples facteurs. La croissance de l'économie marchande à la fin du Moyen-Age et la montée d'une bourgeoisie en sont les indicateurs. Les villes prennent une place importante sur la scène politique. Durant cette période, la pauvreté continue d'augmenter par vagues successives. Les questions religieuses sont au centre de la vie politique. De nombreux groupes de spirituels développent leur activité en dehors du contrôle de l’Église. Cette époque est aussi celle du livre. L'édition d'ouvrages de spiritualité lus à domicile, les petits livrets, constitue jusqu'à la fin du XVIIe une part substantielle du travail des imprimeurs.

Les critiques contre l’Église catholique vont entraîner le mouvement de Réforme sous deux versants : la Réforme protestante et la Réforme catholique, la Contre-Réforme. Ces deux réformes partagent paradoxalement de nombreux points communs qui constituent le socle de la mentalité moderne.

Arrêtons-nous sur le vaste sujet du Concile de Trente. Face à la montée du protestantisme, l’Église catholique prend peur. Mais elle s'inquiète aussi de l'état des mœurs dans la société des XIVe, XVe et XVIe siècles.

De nombreuses voix s’élèvent au sein de l’Église pour dénoncer le christianisme populaire taxé de superstitions, les comportements sexuels peu conformes à la règle et les abus dans le clergé. À cette époque, il semble que beaucoup de couples ne se marient que lorsqu’ils font baptiser leur premier enfant et que les prêtres souvent issus du village ou du pays, ne portant pas de soutane, vivent avec leurs gens. Certains ont une concubine et des enfants. Le haut clergé commendataire réside lui, loin de ses terres, c'est souvent le cas aussi, des curés de paroisse qui concèdent leur activité à un vicaire.

Le Concile réuni à Trente de 1545 à 1563 constitue un tournant dans l'histoire de l'Église, mais aussi dans l’évolution des mentalités588. Le Concile prend des décisions théologiques concernant la question protestante, il édicte aussi une série de principes qui manifestent la volonté d’instaurer une civilisation plus conforme au catholicisme.

La première grande œuvre de la Contre-Réforme est l’invention du prêtre moderne. Il doit être formé et si possible depuis le jeune âge (instauration des petits et grands séminaires). Il porte la soutane et dans la foulée du Concile, on lui proposera de vivre dans un presbytère et de disposer d'un « jardin de curé ». Le recentrage de la vie chrétienne autour du prêtre et de l'église paroissiale marque la volonté de lutter contre le christianisme populaire et les superstitions. Nous savons que les réformes du Concile ont entraîné la destruction de chapelles de campagne, de fontaines sacrées et de nombreux jubés, l’interdiction de pèlerinages et de nombreux cultes aux saints guérisseurs. Progressivement, on prie en groupe, en présence d’un prêtre. Cette pastorale sera marquée par la visite régulière de l'évêque, la chasse au concubinage, l'insistance sur la décence pour les femmes, le contrôle des confessions et des communions. Les religieuses ayant prononcé des vœux devront vivre cloîtrées589.

La seconde grande action de la Contre-Réforme est l’invention des œuvres. La charité compassionnelle médiévale est l'objet de critiques, elle favoriserait l'oisiveté et déprécierait le modèle de vie laborieuse. La mise en place assez lente de la Contre-réforme en France, en raison de l'opposition du roi et de celle d'une partie de la noblesse, se fait sous la houlette de l’Assemblée du clergé qui s’appuie sur les initiatives de nombreux clercs et de nombreux laïcs. Ces milieux dévots vont créer les œuvres modernes : notamment les collèges, les écoles, de nouveaux modes de fonctionnement des hôpitaux, de nouvelles formes d'aumônerie et d'assistance, la formation des ouvriers, le contrôle des marginaux. Les travaux des historiens sur les dévots et notamment sur la Compagnie du Saint-Sacrement montrent le lien entre la spiritualité et la création des œuvres590.


Il convient d'éviter de penser qu'un seul mouvement unifié de la Réforme catholique se manifeste tout au long du XVIIe siècle. Le XVIIe siècle est marqué par une césure. La première partie prendrait ses racines au XVIe siècle, dès la fin du Concile de Trente et la seconde s'achèverait à la mort de Louis XIV en 1715 ou en 1717 à celle de Madale Guyon. La césure se situe au sommet de la courbe que forme le mouvement montant puis déclinant de l'histoire spirituelle. Lebrun situe cette césure en 1660591. Cognet semble la placer en 1650. La Fronde 1648-1660 constitue une période de troubles économiques, politiques et culturels importants et provoque sans doute la rupture592. Paul Hazard situait cette rupture plus tardivement, dans les années 1680, mais montrait que les Lumières se préparaient dès le XVIIe siècle finissant593.


Un grand nombre de travaux ont été publiés sur la spiritualité de l'époque moderne. Essayons simplement de préciser les caractéristiques spirituelles du premier et du second XVIIe siècle.

L'expression de Bremond, « l'invasion mystique » a marqué les esprits. Le titre du second volume de la monumentale Histoire du sentiment religieux est repris sans cesse pour décrire la fin du XVIe et le début du XVIIe siècle.

Les guerres de religion achevées les ordres monastiques et mendiants revivent. La spiritualité se diffuse dans les villes. Le mouvement spirituel déjà à l’œuvre à la fin du Moyen-Age se poursuit. « Les mystiques sortent de terre de tous les coins et inondent le territoire »594. Les salons des grandes familles accueillent ce mouvement spirituel. Le salon parisien de Barbe d'Acarie est le plus connu. Elle y accueillait tous les spirituels du temps : Benoît de Canfeld, Bérulle, François de Sales et tant d'autres.

Bremond et Cognet ont été les grands historiens de cette invasion mystique. De nombreux travaux ont complété leurs contributions. Pour ces auteurs, ce mouvement subit plusieurs influences. L'influence rhéno-flamande est certaine. Lebrun montre que la source essentielle de la mystique de la fin du Moyen-Age et du début de l'époque moderne est l’œuvre de Denys l'Aréopagite connue à travers la mystique du Nord. L'influence de la spiritualité nordique, en France au début du XVIIe siècle, se manifeste par la proportion des publications appartenant à ce courant595. Les auteurs les plus lus sont : Harphius, Louis de Blois, La Perle évangélique, Ruysbroeck. Cette influence nordique perdure dans le courant de la mystique dite abstraite. Benoît de Canfeld, capucin d'origine anglaise, « le maître des maîtres », cristallise ce courant qui se reconnaît dans son ouvrage La Règle de Perfection596. Le détachement total de soi-même et l'abandon à la volonté de Dieu sont les voies de la déification. Pour Canfeld, faire la volonté de Dieu n'est pas simplement accomplir quelque chose pour Dieu, c'est s'unir à Dieu lui-même. L'influence du Carmel espagnol fut aussi très importante, tant saint Jean de la Croix que Thérèse d'Avila.

Il faut s'arrêter sur saint François de Sales dont les deux ouvrages majeurs L'introduction à la vie dévote et le Traité de l'amour de Dieu ont marqué ce siècle et les suivants. Ils décrivent une spiritualité accessible aux personnes de toute condition, aux hommes et aux femmes assumant des responsabilités dans le monde. Mais avec François de Sales une étape est franchie. La vie spirituelle utilise un autre vocabulaire, plus psychologique, moins essentialiste que celui des périodes précédentes. Mentionnons aussi Pierre de Bérulle, fondateur des Oratoriens, importateur du Carmel thérésien en France et père de l'École française de spiritualité. Cognet décrit un premier Bérulle, celui qui écrit le Bref discours sur l'abnégation intérieure et un second Bérulle celui Des grandeurs de Jésus. Le premier est dans la tradition du Moyen-Age, le second participe pour tenter de défendre la mystique, à l'invention d'un nouveau vocabulaire. Cognet essaie de discerner au XVIIe siècle, sous les mots, sous les œuvres, la perdurance de la mystique liée à Denys. Il voit aussi dans les différents courants qu'il présente, les fidélités, les écarts, les glissements, et les surgissements de nouveaux vocabulaires.

Comment analyser cette évolution spirituelle dans l'histoire de la modernité ? Nimo Bergamo dans L'anatomie de l'âme597, présente clairement les changements anthropologiques qui s'opèrent. L'anthropologie ternaire rhéno-flamande s'efface et émerge progressivement une anthropologie binaire. La fine pointe de l'âme devient une faculté subtile de l'être, mais elle n'est plus probablement, le lieu intime, profond, le fond de l'être où se manifeste le Divin. La théologie de l'illumination dans l'inconnaissance disparaît. Nous voyons se dessiner les prémices du second XVIIe siècle598.

Le premier jansénisme se place sur un autre terrain que celui de l'école abstraite, mais se veut tout aussi radical et exigeant599. Le jansénisme fuit progressivement toute mystique et toute aspiration à l'expérience de Dieu, pour ne garder que l'austérité et la radicalité des comportements600.

Les congrégations fort nombreuses, liées à la spiritualité de Bérulle s'engagent progressivement dans la gestion des œuvres601. Les jésuites restent déchirés entre une mouvance mystique représentée par le père Louis Lallemant et ses disciples (Surin, Rigoleuc...) et un mouvement plus conforme à l'esprit du temps. Au moment de la crise quiétiste, Bossuet conforte la suspicion de l'Église par rapport à la mystique.

.Le crépuscule des mystiques

L'invasion mystique du premier XVIIesiècle, contrairement à ce que nous a laissé penser Bremond, est rapidement l'objet d'une critique. Le courant anti-mystique s'accroît en même temps que l'éruption mystique se développe. La lutte contre les « illuminés » espagnols et les mouvements mystiques venus des Flandres est concomitante à l'émergence de la mystique du premier XVIIe. On avait condamné Maître Eckhart au XIVe siècle, les armes d'opposition à la théologie mystique étaient prêtes. La peur d'être condamné amène progressivement les auteurs spirituels à éviter l'usage de certains mots traditionnels comme fond de l'être, fond de l'âme, union à Dieu, déification, transformation, illumination, perfection, vie suréminente, abandon, et à inventer progressivement un vocabulaire en même temps plus rationnel et plus affectif. Le livre récent de Sophie Houdard, Les invasions mystiques602, analyse cet affrontement entre deux conceptions de la vie spirituelle. Il décrit avec finesse l'évolution du vocabulaire mystique. Les auteurs de l'époque nous livrent leur expérience mystique en ayant recours à un vocabulaire acceptable par les autorités. Pour éviter les difficultés, ils s'expriment dans des termes de plus en plus éloignés du vocabulaire traditionnel. Benoît de Canfeld mort en 1610 doit, de son vivant, réécrire plusieurs fois la fin de La Règle de perfection par crainte d'être condamné de son vivant.

Lorsque Cognet écrit le premier volume de son Histoire de la spiritualité moderne, il arrête son exploration en 1650. Décédé trop tôt, il ne nous livre pas ce que l'on pouvait espérer. Par contre Le crépuscule des mystiques603 publié avant le premier volume mentionné, donnait déjà de fait, sa réponse. Le second XVIIe siècle en traitant la question quiétiste comme il l'a fait, a favorisé l'évolution des mentalités que nous avons mentionnées. Houdard retrace la longue histoire au cours du siècle, du courant anti-mystique et analyse les ouvrages qui de façon savante, détruisent les racines dionysiennes de la spiritualité604. Elle termine son texte par une phrase qui sonne comme le glas : « Le temps est désormais à la douceur et aux « devoirs d'état [...] La démolition du langage des mystiques est achevée ». Le jugement est sévère, mais juste. Il y aura de grands spirituels au XVIIIe et aux siècles suivants. Nous pouvons citer le père de Caussade. La biographie de Louise du Néant publiée au XVIIIe siècle montre la perdurance de l'esprit d'abandon. St Thérèse de Lisieux lisant Surin montre que le fil n'est pas rompu. Mais l'accès à la vie spirituelle est rendu plus difficile605. La science des saints s'efface des mentalités.

Le second XVIIe comme le XVIIIe siècle est progressivement cartésien, rationaliste, affectif et moraliste. La querelle de Pierre Nicole contre ce qu'il appelle les nouveaux mystiques, dont Jean de Bernières, éclaire cette époque. En lisant le Traité de la prière de Nicole, on mesure combien la mentalité du Moyen-Age est loin. L'expérience de Dieu n'est plus possible, il ne reste pour le croyant que la certitude de sa droiture et de la conformité de ses comportements à la règle. Selon l'expression de Nicole : seule la « commune vertu » est possible 606. C'est dans ce contexte qu'intervient la condamnation de Jean de Bernières, de Malaval – « des aveugles qui veulent conduire des aveugles » écrit Nicole — de Surin et celles de Mme Guyon et de Fénelon quelques années après.

Les tensions internes au premier XVIIe font progressivement basculer le Grand Siècle dans le rigorisme. La mystique s'efface sous les coups de la critique, le moralisme et l'intellectualisme occupent toute la place. L'anthropologie de la mystique du Nord disparaît. On passe lentement de l'anthropologie ternaire traditionnelle (corps-âme-cœur/esprit) à l'anthropologie binaire moderne (corps et âme) en exaltant tantôt le travail de l'intelligence et de la méditation, tantôt celui de l'affect avec une insistance sur l'amour de Jésus en dehors, le plus souvent, de toute idée d'union à Dieu et de déification.

Cette mutation profonde de l'époque moderne peut être interprétée comme la montée du rationalisme et du rigorisme. Weber montre dans son analyse des « fondements religieux de l’ascétisme séculier » que la mentalité médiévale s'efface progressivement et qu'un processus de sécularisation des valeurs monastiques est à l’œuvre607. C'est l’émergence d'une éthique d’austérité qui tranche avec la culture populaire issue du Moyen-Age. Cette éthique d'austérité prend des formes singulières selon les pays d'Europe et dans les différentes couches de la société, mais ce mouvement d'ensemble constitue une des caractéristiques culturelles fondamentales de la modernité608. On passe progressivement de l'homme des passions en quête de Dieu, de l'Antiquité tardive et du Moyen-Age, à l'honnête homme de l'époque moderne.

.L'hôpital des deux XVIIes siècles, de la compassion à l'hôpital général

.Les dynamiques de la création des œuvres

Après avoir abordé l'évolution de la spiritualité entre les deux XVIIes siècles, essayons de voir quelle influence cette évolution eut sur une première série d'œuvres : les hôpitaux (l'aumône, l'accueil dans les hôpitaux, les refuges pour les enfants ou les femmes...). Nous aborderons ensuite son influence sur l'éducation.

Il y a dans la création des œuvres au moment de la Contre-Réforme, concomitance entre deux dynamiques qu'il faut sans doute mieux distinguer qu'on ne le fait habituellement.

D'une part, un mouvement vise l’institutionnalisation de la prise en charge de la pauvreté et de l'éducation des enfants. Ce souci est lié à l'influence du Concile de Trente, à sa volonté d'encadrer moralement les populations, de les former, de les catéchiser. D'autre part, nous assistons à un fort mouvement mystique dont nous avons rappelé l'importance. Ces deux dynamiques sont de natures différentes, voire même, à certains moments, opposées et forment un écheveau complexe qu'il faut tenter de comprendre sans faire d'amalgame trop rapide.

Le premier semble vouloir d'abord la droiture des comportements, le second, sans nier le premier, revendique une quête personnelle, une expérience de Dieu à travers les épreuves, les croix, dit Bernières, tant pour celui qui est charitable que pour celui qui est l'objet de la charité. L'analyse de la création des œuvres montre que ces deux courants sont alliés dans les initiatives nouvelles, mais que leur cause commune est souvent ambiguë. Leur alliance se défera à la fin du XVIIe siècle. Jean de Bernières après avoir accompli beaucoup pour les œuvres, écrit à la fin de sa vie comme nous l'avons vu : « Adieu créatures, adieu mes amis, adieu dévots, adieu le monde ! », mais il incite, cependant, ceux auxquels il écrit, à poursuivre les œuvres, si telle est leur voie.

Arrêtons-nous sur la Compagnie du Saint-Sacrement à laquelle sont associés Renty et Bernières, dans la création de nombreuses œuvres au XVIIe. Les historiens Tallon609 et Gutton610 décrivent la création des œuvres par la Compagnie, avec beaucoup de détails. La Compagnie ne constitue pas, cependant, un groupement spirituel bien identifié et homogène. Les actions unissent les confrères, mais la diversité spirituelle de ses membres reste forte. Lebrun écrit :

Cette Compagnie a prétendu jouer un rôle catholique. Sans relever d'aucune école spirituelle particulière, elle est plutôt un carrefour où se rencontrent différentes tendances. Ses origines sont significatives : un capucin, un jésuite, un oratorien. Ce qui lui importe, c'est la convergence des efforts vers la réalisation d’œuvres de charité.611

Lebrun indique, dans un ouvrage sur Bossuet, que Surin trouva de l'aide auprès de membres de la Compagnie pour publier, à une époque où Monsieur de Meaux en est un membre actif, le Catéchisme spirituel qui sera mis à l'Index en 1695. Par ailleurs Bossuet s'appuie sur la condamnation de son ancien confrère décédé, Bernières, dans sa lutte contre Fénelon et Mme Guyon au moment de la querelle quiétiste. Nous savons que certains membres de la Compagnie étaient très opposés au jansénisme et d'autres, plutôt favorables. Enfin sur le projet de création d'un hôpital général à Paris, sur lequel nous reviendrons, les membres de la Compagnie ont laissé percer leurs différences de point de vue. La Compagnie est traversée par des courants diversifiés beaucoup plus encore que ne le laisse penser Tallon et surtout le biographe de Renty, Triboulet, qui en fait une préfiguration de l'Action catholique des années 1950. Gutton écrit : « toutes tentatives pour rapprocher (La Compagnie) d'un intégrisme, ou inversement d'un christianisme social seraient destructrices »612.

Les stratégies charitables des dévots n'ont pas été homogènes ni surtout constantes tout au long du siècle. Une analyse plus fine montrerait sans doute, des courants, des glissements, des alliances, des points de vue majoritaires et d'autres minoritaires.

.Pauvreté et spiritualité au XVIIe siècle

L'État constate dès le XVe siècle la difficulté des hôpitaux à gérer la pauvreté alors que les errants sont toujours plus nombreux. La gestion hospitalière laisse à désirer. Les sommes allouées au fonctionnement des établissements sont souvent considérées comme des bénéfices. Le Concile de Trente en avait accepté le principe, mais en essayant de le moraliser613. Le pouvoir royal intervient assez tôt dans la gestion des hôpitaux et incite les fondations à plus de rigueur. Il impose une gestion sous l'autorité de laïcs. Les hôpitaux accueillent essentiellement des personnes pauvres, ayant besoin ou pas, de soins. Les milieux protestants opposés à l’aumône directe souhaitent que les municipalités gèrent les hôpitaux et l'assistance aux pauvres. Le roi appuie la gestion municipale des hôpitaux. Les religieux continuent à donner les soins, mais les élites municipales surveillent les établissements.


Au XVIIe siècle, le réseau des hôpitaux à Paris par exemple, comprend quelques grands hôpitaux : les Quinze-Vingt, St Louis, l'Hôtel-Dieu, l'Hôpital du Saint-Esprit, les Enfants rouges — sans oublier le Bureau des Pauvres qui se charge des aumônes —, mais il existe, surtout, une multitude de petits établissements gérés par des laïcs ou des religieux614. Ils sont créés par des confréries, des métiers, des donateurs, des paroisses. Ces hôpitaux ne comprennent souvent que 10 à 20 lits, voire moins de 10. Ils forment un réseau dense, de proximité dont la tenue est variable. Le titre d'un petit établissement : « Les pauvres veuves de Grenelle » montre l'enracinement et l'objet précis de ces hôpitaux. Ils se transforment progressivement en petits couvents. Ces maisons sont ouvertes et fermées assez facilement. La visite aux pauvres fait partie des habitudes du voisinage. La clôture quand elle existe (elle sera plus fréquente à la fin du siècle), est pour les religieuses. Les malades sont fréquemment l’objet de visites.


Depauw consacre de nombreuses pages de son ouvrage à l'attitude spirituelle face à la pauvreté à Paris. Parmi les ouvrages circulant dans le milieu dévot il cite : Pierre d'Alcantara, Thérèse d'Avila, Alphonse Rodriguez, Louis de Grenade. Il note l'intérêt partagé pour La Règle de perfection de Benoît de Canfeld et les ouvrages de saint François de Sales.

Nous retrouvons dans cette littérature parisienne, l'attitude médiévale face à la pauvreté. Le pauvre est toujours celui dont la condition est de travailler de ses mains sans avoir d'autres revenus que celui de son travail. Il peut tomber dans l'épreuve et la nécessité. C'est le pauvre « honteux ». Le pauvre de Dieu est celui qui choisit la pauvreté. Il y a aussi, le négligeant615. Le pauvre par nécessité, celui qui subit le coup du destin, est l'objet d'une sollicitude, mais on souhaite qu'il profite de cette condition qu'il n'a pas choisie, pour se consacrer à la prière et faire l'expérience de Dieu. Elle implique un rapport hiérarchique entre le riche et le pauvre. L'un est l'obligé de l'autre. Ce milieu dévot, lecteur des grands spirituels, cultive un goût pour la vie contemplative, mais pratique la charité, donne l'aumône et visite le pauvre à l'hôpital. Cette visite n'est pas seulement politesse et encouragement, mais geste de soin direct : s'occuper des plaies, soigner, laver. Les dévots développent ces pratiques à Paris, Renty les met en œuvre tant à Paris que dans son bocage. Jeanne Mance que Renty soutint fut la soignante des pauvres de Montréal. Il convient pour eux de s'adonner à la prière et à la contemplation, mais souvent pour savoir ce qu'ils doivent entreprendre. Cette prière n'est pas qu'« intellection », elle est recherche de la lumière spirituelle. Un passage de Louis de Grenade permet de comprendre le lien entre la contemplation et la vertu :

« Cette connaissance n'est pas tant une cognoissance spéculative qu'une cognoissance de pratiques et d’œuvres d'autant qu'elle ne se donne pas pour scavoir mais pour œuvrer [...] (Elle) ne demeure pas seulement dans l'entendement comme celle qui s'acquiert es escholes, mais elle communique sa vertu et sa volonté, l'inclinant à tout ce à quoi elle l'excite et l'appelle […] conformément à ce que dit l'éspousée es Cantique : « mon âme est tressaillie oyant mon bien-aimé parler à moi616 »

Cette vie contemplative ne trouve son issue pour le laïc, que dans la charité. Pour Louis de Grenade comme pour Benoît de Canfeld, le prêtre accomplit son devoir de contemplatif en célébrant, en confessant, en accompagnant et en priant. Le laïc lui accomplit son devoir de contemplatif par une vie mixte :

« aussi appelons-nous dévotion ce bien qui accompagne toujours la bonne et sainte oraison, et ce qui l'accompagne est cette promptitude et effort à faire tout bien »617

Pour Canfeld, faire la volonté de Dieu c'est tout accomplir avec cette certitude que Dieu le veut. Cet homme dont on connaît l'austérité, disait qu'il valait mieux aller se promener, prendre quelques plaisirs, visiter les malades avec cette assurance que l'on accomplit la volonté de Dieu, que de se livrer au jeûne, se faire discipline ou toute œuvre pénible. Pour les dévots, la vie spirituelle est mixte, prière, jouissance de Dieu et service des pauvres, même pour les commençants. L'esprit compte plus que l’œuvre elle-même. Le dévot prolonge sa prière par les œuvres et toutes les actions de la journée, il les accomplit dans la volonté de Dieu. Il sait aussi que sa richesse lui a été donnée pour qu'il la partage. L'inégalité dans la répartition des richesses est ressentie comme providentielle : elle contraint à la solidarité.

Cette spiritualité intègre aussi une volonté d’abaissement. Les dévots se savent d'une autre condition que celle des pauvres. Saint François de Sales exprime son amour de la pauvreté, mais avoue qu'il ne la connaît pas. Il faut donc faire preuve d'abaissement, d'abjection et servir le pauvre. La jouissance de Dieu, la « cognaissance non spéculative » de Dieu nécessitent cet abaissement, cette compassion pour le pauvre. Le devoir de solidarité n'est pas un devoir de répartition de la richesse, mais celui de prendre soin, de chérir. C'est la charité.

Depauw consacre de belles pages à ce qu'il appelle « l’héroïsme baroque ». Les familles aisées rédigeaient souvent la biographie de membres de leurs familles qui s'étaient consacrés à la charité. Ces Vies, parmi lesquelles les veuves occupent une grande place, nous donnent une vision originale des dévots, bien loin des comportements raisonnables auxquels on peut s'attendre. Ces Vies éclairent les comportements fantasques ou excentriques de la famille Bernières. Ces Vies montrent des hommes et des femmes qui visitent les hôpitaux et y effectuent, comme nous l'avons évoqué ci-dessus, une tâche de soignant. Ils soignent les malades, les embrassent et même sucent les plaies et font l'aumône. Ces attitudes ne sont pas toujours celles que souhaiteraient les gestionnaires des établissements. L'invasion des dévots dans les salles n'est pas sans poser de problèmes. Mais le personnel manque. Les quelques religieuses ne suffisent pas.

Les Vies décrivent certains dévots se faisant mendiants eux-mêmes pour sentir la condition du pauvre en supportant d'être appelés « fols et hypocrites ». L'un d'eux, Pierre Sanejehan, cherche les humiliations publiques. Interprétant le conseil de saint Paul sur la folie de ceux qui croient au Christ, il avait imaginé se promener dans Paris avec une clé attachée au bout d'une ficelle.

«  Le plus souvent il haussait les épausles tout ainsy que fait un gueux qui est assailly de poux, qu'il tournoit la teste et contrefaisoit les postures d'un hebesté et d'un homme qui n'a pas le sens commun. »618

Ces modes de vie rappellent la tradition antique des « fols en Christ ».

L'amour du pauvre est bien volonté de dépassement de son ego, désir d'abjection, dans une perfection où loin des limites imposées par sa condition, l'être jouit d'une vie «  suréminente ». Ces « extravagances » sont celles de l'époque. Il faut bien mesurer ce climat religieux du premier XVIIe. Les murs des établissements sont poreux, on y rentre et on en sort. Les visiteurs sont peu maîtrisables. Les comportements de ces priants, de ces dévoués bouleversent la hiérarchie des conditions. Les propos sur la jouissance de Dieu, la pauvreté, voir l'abjection et les comportements fantasques semblent monnaie courante. Ces hommes et ces femmes ne sont pas pour la plupart, religieux.

Après la lecture de ces Vies, ce n'est plus Bernières qui nous interpelle, mais une époque de notre histoire. La création de l’Hôtel-Dieu de Caen par un proche de Jean de Bernières se situe dans la même dynamique que celle que l'on voit à Paris. Notre Trésorier de France, nous l'avons déjà noté, allait chercher les pauvres dans le quartier de Vaucelles, hors les murs, pour les emmener sur son dos à l'Hôtel Dieu. Renty apprend le métier d'infirmier, de chirurgien pour soigner les pauvres lui-même. Il casse les cailloux sur les routes du bocage avec ses gens, il écrit à l'un de ses correspondants qu'il se promènerait nu dans Paris si Dieu le lui demandait. Une anecdote : un seigneur normand invite Renty dans son domaine, lui montre son immense meute de chiens et l'invite à participer à une chasse. Le Baron de Beny-Bocage l'invite en retour, lui montre les centaines de pauvres qu'il soigne régulièrement et qu'il a invitées à la réception. Le faux mariage de Bernières avec Mme de La Peltrie, ses disciples se promenant presque nus dans les rues de Caen après sa mort, semblent tout aussi fantasques que ce que l'on devine de certains comportements du temps. Notre étonnement est à la mesure de notre vision contemporaine des comportements religieux qui n'ont pas toujours été aussi « bien séants » qu'on le croit619. Depauw conclut son chapitre sur les Vies des dévots parisiens en indiquant que tout ceci annonce le succès du Chrétien intérieur de Bernières-Louvigny 620.

.Le moment St Vincent de Paul

Venons-en à l'attitude du second XVIIe en matière d'assistance. La France a mis fort longtemps à mettre en œuvre les directives du Concile de Trente. Il faut attendre la grande misère de la Fronde (1648-1660) pour que les mesures préconisées par le Concile sur la question de l'assistance et des hôpitaux voient le jour. Le Concile de Trente avait, au cours de ses sessions, évolué sur ce sujet. Il avait fini par définir la pauvreté comme un problème social grave qu'il fallait résoudre avec un souci d'efficacité. Vocabulaire nouveau qui montre que l'entrée dans la modernité est tridentine. Geremek résume les travaux du Concile en montant qu'un tournant se prend. La pauvreté n'est plus un problème compassionnel, la mendicité est présentée comme contraire aux lois divines et aux règles de la vie chrétienne :

« (La pauvreté) est source d'impiété, porte préjudice à la coexistence sociale et au bien public et constitue donc une menace pour la Paix. La Contre-Réforme et la raison d'État communient dans ce raisonnement et parlent le même langage621.

Les années de la Fronde vont marquer le Grand Siècle et provoquer une rupture dans notre histoire. La pauvreté augmente à nouveau. L'Église réorganise la gestion des aumônes qui est confiée aux organisations paroissiales. Le don direct au pauvre est alors interdit, il faut donner à la caisse des « pauvres de la paroisse ». Il convient de discerner plus qu'avant, le bon et le mauvais pauvre. La mendicité elle-même est réglementée. Phénomène nouveau : de nombreuses congrégations de femmes laïques voient le jour. Elles ne sont pas liées par des vœux monastiques, et donc, non cloîtrées. La plus importante est la congrégation des Filles de la Charité, fondée au moment de la Guerre de Trente Ans (1618-1648) par saint Vincent de Paul et Louise de Marillac. Elle est en pleine croissance au moment de la Fronde. L’œuvre de Louise de Marillac provoque d'autres initiatives du même type.

On constate donc à la césure du Grand Siècle, deux éléments nouveaux dont il faut essayer de comprendre les logiques. L'un manifeste une volonté de rationalisation et de bonne gestion publique dans la mouvance du Concile de Trente. L'assistance n'est plus une affaire personnelle et spirituelle, elle devient une affaire d'État. Le Roi organise avec la collaboration de l'Église, la gestion de la pauvreté. L'autre manifeste une volonté de professionnaliser le soin et l'assistance, mais par une intervention au plus proche de la vie quotidienne des pauvres, à leur domicile. C'est le moment très important de saint Vincent de Paul, transition qu'il faut observer comme nous y incite Depauw, avec attention.

Les lazaristes participent à la rédaction de vastes enquêtes destinées au Roi : « Les relations sur l'état de la pauvreté en France ». Monsieur Vincent avait commencé ses premières actions missionnaires, en milieu rural, sur les terres de la famille de Gondi. Progressivement, c'est dans toutes les régions et dans les villes qu'il pose la question de la pauvreté. Cette évolution constitue un moment capital. C'est moins le pauvre qui compte que la pauvreté. C'est moins l'acte compassionnel qui est cherché que la résolution du problème. Saint Vincent de Paul participe fortement à l'évolution de la gestion de la pauvreté. Citons encore Depauw :

« Ce n'est pas la perspective salutaire qui exige le geste, c'est une situation. Il faut répondre à l'état des campagnes, répondre aux besoins des pauvres malades, répondre au drame des enfants abandonnés […] La nécessité prend une dimension sociale qui exige une organisation et une action collectives qui modifient le discours d'exhortation. De la même manière, sans négliger le discours traditionnel, il l'actualise en mettant l'accent tout particulièrement sur l'Incarnation 622«

Dans ce « moment saint Vincent de Paul » il faut remarquer que les Filles de la Charité ont pour cloître, les rues de la ville, pour chapelle, l'église paroissiale et pour cellule, la chambre du malade. Pour saint Vincent de Paul, le pauvre a gardé, encore, le sens que lui donnait la tradition. Si la pauvreté est un problème qu'il faut résoudre, le pauvre est encore digne d'une attention spirituelle. Le dévoué a gardé l'état d'âme de la tradition et assiste le pauvre dans son monde, il accepte de partager la condition du pauvre, de pauvre. Moment de transition dans le déroulé de l'époque moderne. Les Visitandines et les ursulines avaient accepté le cloître, Monsieur Vincent refuse, lui, l'obligation tridentine, et résiste à l'évolution des mentalités.

Le XVIIe siècle ne s'achève pas sur le « moment saint Vincent de Paul ». La Fronde provoque un traumatisme profond, les mentalités changent. L'aumône devient sujet de doutes. Doit-on donner au pauvre ? Le riche doit-il faire preuve de solidarité ? Doit-on se défaire de tout ce qui est en surplus ? D'importants débats ont lieu en Sorbonne sur ces sujets. L'aristocratie avait toujours adhéré à l'obligation de partager avec le pauvre, mais la bourgeoisie finit par douter de sa nécessité. La fortune qu'elle a acquise est le fruit de son travail, et non le signe d'une condition. La bourgeoisie veut bien entendre l'appel à aider les nécessiteux, mais ne souhaite pas que l'on en fasse une question personnelle ou spirituelle. C'est une affaire d’Église ou d'État. Dans la hiérarchie sociale, bourgeois et ouvriers appartiennent au même ordre : le Tiers-Etat. Le bourgeois ne se sent pas concerné par le don personnel au pauvre. Comme nous l'avons déjà mentionné, les protestants ne souhaitaient pas que l'aumône reste un don personnel, la bourgeoisie catholique leur emboîte le pas.

Le temps de la Fronde connaît les premières campagnes de charité avec des sermons, des petits imprimés distribués en grand nombre. Pour déclencher la pitié, on raconte des situations réelles de détresse et on publie des récits probablement exagérés, de scènes d'anthropophagie ou d'autophagie dans les campagnes françaises. Les caisses des pauvres des paroisses sont abandonnées au profit d'organisations plus importantes gérées de façon plus centralisée par les évêques ou les grosses paroisses comme à Paris, celle de Saint-Sulpice : « Le magasin charitable ». À cette période les jansénistes et les « catholiques » font preuve de zèles concurrents pour organiser de façon rationnelle le recueil des aumônes et leur distribution aux bons pauvres. Il faut aider :

« Ceux qui ont des charges et des emplois honnêtes ou qui tiendront boutique en qualité de marchand ou artisan ou ceux qui peuvent avoir raisonnablement honte de demander publiquement l'aumône à cause de leur profession ou de leur naissance.623 »

.L’hôpital général et l’enfermement des pauvres

Sous la pression de certains membres de la Compagnie du Saint-Sacrement, le projet d'hôpital général voit le jour. Le projet concerne Paris, mais aussi notamment  : Lyon, Marseille, Toulouse, Rouen. À Paris, il est convenu de maintenir les grands hôpitaux spécialisés comme les Quinze-Vingt, l'Hôtel-Dieu, l'Hôpital Saint-Louis et de nombreux autres, pour des fonctions de soins, et de restructurer autour de la fonction d'enfermement des pauvres, plusieurs hôpitaux très anciens dont certains sont à la périphérie et possèdent des terres. Le renfermement des pauvres n'est pas une idée nouvelle. Le Concile de Trente s'y était opposé au début de ses travaux, mais avait fini par l'accepter. Pour Geremek c'est Rome qui inaugure le grand renfermement. Dans un chapitre de son livre La potence ou la pitié, il décrit la procession romaine, le renfermement des pauvres de Rome624. Les papes réticents à l'enfermement finirent par le mettre en œuvre dès le XVIe siècle. L'afflux des pauvres et des pèlerins vers la ville sainte posait de nombreux problèmes.

L’Hôpital Général imaginé par certains confrères de la Compagnie doit devenir pour Paris, le lieu de renfermement de toutes les populations à risque. Projet à visée totale, totalitaire selon Depauw. Gutton à partir notamment de l'exemple de Lyon, montre l'influence des membres de la Compagnie sur les projets d'hôpitaux généraux : « Les dévots sont des partisans convaincus de l'enfermement des marginaux »625 . Il s'agit de régler la question de l'errance, de l'aumône, de l'enfance en danger et de tous ceux qui ont des comportements réprouvés comme les prostituées. L'hôpital général se voulait un lieu d'hébergement et de travail à visée rééducative. Le travail des pauvres devait permettre d'équilibrer les comptes de l'hôpital alors que les aumônes distribuées par les hôpitaux, aux pauvres non enfermés, ruinaient tout effort de bonne gestion. À Paris sont regroupés dans le même projet, quatre hôpitaux : La Pitié, centre administratif, où sont accueillies les petites filles et les femmes de mauvaise réputation, l'hôpital Scipion pour les enfants incorrigibles, La Salpetrière et Bicêtre pour les autres pauvres, les orphelins et les vieillards.

La procession parisienne est organisée : le 7 mai 1657, on publie dans chaque paroisse l'entrée des pauvres à l'Hôpital Général, le 13 mai on célèbre pour eux des messes et le 14 mai, le renfermement des pauvres est accompli « sans aucune émotion »626. La tradition du baiser au lépreux, de l'aumône aux pauvres s’efface. Le pauvre est objet de l’État, l’Église devient gestionnaire d'une politique royale. Saint Vincent de Paul s'est opposé vigoureusement à l'hôpital général. On lui avait proposé de gérer l'Hôpital Général de Paris. Sa réputation dans la gestion des œuvres, était grande, il avait été aumônier général des galères. Mais pour Monsieur Vincent cet hôpital est inacceptable. On n'enferme pas les pauvres, on ne cloître pas ceux qui en prennent soin627.


Six mois après le grand enfermement, le 25 novembre 1657, le Roi reçoit une délégation des directeurs de l'Hôpital Général de Paris. Celle-ci dresse à Louis XIV un tableau élogieux de l’œuvre accomplie. Nous n’en donnons qu'un court extrait :

« Votre Majesté a assujetty une nation tout entière (la nation des pauvres mendiants) ; elle a réduit 25 ou 30 000 personnes qui composaient une République toute différente en loix et en moeurs dans la capitale de son royaume […] Elle a soumis des gens qui prenant avantage de leur nécessité n'obéissoient point aux loix pour ce qu'ils ne possedoeint rien. Ils aydent désormais à supporter les charges de l'État estant devenus artisans, laboureurs […] ils connaissent peu Dieu parce que l'ignorance est la compagne de la mendicité ; ils ne se soucient peu des princes parce qu'ils ne possèdent rien [...] ils n'ont ni conscience, ni honneur [...] Monsieur le Premier ministre a entrepris de civiliser cette nation farouche et brutale [...] par une bonne discipline628 »

Une étape nouvelle dans l'histoire de la spiritualité et dans celle des œuvres est franchie. Moment important de l'époque moderne, moment fondateur de la modernité elle-même. De nombreux pauvres de Paris reprirent l'errance. Le renfermement fut moins systématique que le laisse penser Foucault, il devenait cependant, l'horizon à atteindre. La charité et le soin du pauvre ne sont plus une affaire personnelle, une question spirituelle. La pauvreté et la gestion des pauvres deviennent un problème politique que les institutions doivent résoudre. Dans le meilleur des cas, on prendra soin de lui avec un regard moral et éducatif. Mais le pauvre moderne n'est plus celui du Moyen-Age, celui de la légende d'Yvain telle que racontée par Chrétien de Troyes. Le chapitre de L'Histoire de la Folie consacrée au grand renfermement est à lire attentivement. Foucault écrit « Le misérable ne peut être un sujet moral que dans la mesure où il a cessé d'être sur la terre, l'invisible présence de Dieu [...] la misère a perdu son sens mystique »629. Le passage de la mystique de la pauvreté à la gestion des pauvres se fait avec un acharnement à rendre les pauvres responsables de la misère qui les atteint. En 1701, nous sommes à la fin de notre second XVIIe, plus de 9000 pauvres sont enfermés à Paris630.

.À Caen : un hôpital général pour les pauvres, un autre pour les insensés

Quelle aurait été l'attitude Renty, décédé en 1649, face au grand renfermement de Paris, quelle a été celle de Bernières face à la création par les autorités rouennaises, de l'Hôpital Général de Caen ? Nous ne le savons pas. Ils viennent du premier XVIIe et partagent comme toutes les personnes de la Contre-Réforme le souhait d'aider, d'organiser, d'éduquer. Secrétaire de la Compagnie de Paris, Renty envoie en avril 1646, aux Compagnies de provinces, une notre consacrée à la gestion des hôpitaux631. Le Baron normand demande à ce que l'on étudie la meilleure administration qui soit possible pour les hôpitaux et pour la gestion de l'aumône. Il critique vivement les abus et les fraudes et le délabrement des bâtiments. Son propos ne contient aucun mépris pour les pauvres, mais est sévère pour les gestionnaires. Quelques mois après la mort de son mari, la veuve de Gaston de Renty rencontre Jean de Bernières devenu secrétaire de la Compagnie de Caen. Elle lui apprend que son mari voulait, avant de mourir, donner tous ses biens aux pauvres. Elle avait eu beaucoup de peine à l'en dissuader.

Renty a collaboré au sein de la Compagnie, avec les dévots du second XVIIe, mais aurait-il accepté le grand renfermement ou aurait-il rejoint son confrère, Saint Vincent de Paul ? Bernières meurt 10 années après Renty en 1659, après, la transformation de l'Hôtel-Dieu de Caen en hôpital général en 1655-56. L'Hôpital Général de Caen est ouvert un an avant celui de Paris, mais après celui de Lyon et surtout après celui de Rouen. L'autorisation royale632 montre que le fonctionnement de cet établissement caennais a commencé dès avril 1655, avec une première reconnaissance de fonctionnement en juin 1659, l'accord définitif par le Grand Conseil du Roi est de 1669 et la décision finale est validée par le Parlement de Rouen en 1674. La documentation disponible, sur l'Hôpital Général de Caen, montre un mépris pour les pauvres. La mendicité gêne cette fin de siècle, on perçoit la volonté de mettre le pauvre au travail633. La gestion de l'institution fait appel à de multiples sources locales de financement. La gestion est mise sous la responsabilité d'un conseil de notables issus des paroisses. Toutes les forces vives de la ville sont conviées. Les pauvres refusant l'hôpital sont menacés d'être enfermés dans la sinistre tour aux fous, la Tour-Châtimoine. Cette tour, située derrière l'abside de l'Abbaye aux hommes, fut détruite en 1789. On a construit à son emplacement le Palais de Justice.

Nous ne savons pas quelle fut l'opinion de Bernières sur la « procession Paris », ni s'il y eut une « procession » à Caen. Au moment de l'ouverture de l'Hôpital Général à Caen, Bernières est à l'Ermitage et s'est consacré à Dieu seul. Nous n'avons jamais lu, sous sa plume aucun mépris pour « la nation des mendiants », pour « les sans loi qui ne possèdent rien ». Des recherches complémentaires sur la Compagnie du Saint-Sacrement de Caen nous permettraient d'éclairer notre jugement et notre compréhension de Bernières. Se reconnaissait-il dans le vocabulaire fondateur de l'Hôpital Général de Caen qui est bien loin des attitudes baroques du premier XVIIe ? Bernières, comme Monsieur Vincent meurt lorsque les hôpitaux généraux apparaissent. Une page de l'histoire est tournée.

La fin de l'invasion mystique voit naître un rigorisme et une austérité des mœurs. La mystique de l'abandon à Dieu se transforme en une morale faite d'obéissance et de soumission à une norme morale, aux devoirs de « son état ». La culpabilisation, la moralisation, l'éducation du pauvre deviennent l'objet des institutions sociales gérées par les religieux.

Krumenacker dont nous avons déjà cité le livre L'École française de spiritualité, décrit l'évolution du bérullisme vers 1650 et le déclin de la mystique. Les théologiens de cette époque se demandent ce que l'on pourrait encore garder de la mystique et font évoluer le langage spirituel vers le moralisme. Les comportements sont plus normés et la mystique qui échappe à cet ordre, devient progressivement l'objet de critiques de plus en plus fortes.

« Alors que (le phénomène mystique) jusqu'au début du XVIIe siècle [...] exprimait une rencontre avec le surnaturel, exceptionnelle certes, mais sans rien d'étrange, il apparaît, quelques décennies plus tard, incompréhensible, inconvenant, révélateur d'un esprit malade ou d'une supercherie.634 »

Krumenacker montre que dans cette évolution, la présence des clercs devient plus prégnante, et que les femmes sont confinées dans les œuvres. Les femmes mystiques semblent moins nombreuses ou moins mises en avant. La gestion des œuvres occupe toute la place dans les discours. Saint Vincent de Paul (1581-1660) n'est plus présenté à la fin du second XVIIe et au XVIIIe comme un saint et un spirituel, mais comme un grand gestionnaire d'œuvres. On pouvait avoir le même point de vue au XVIIIe siècle, sur saint Jean Eudes. La centralisation de la gestion des œuvres est en route. Il faut alors pour les congrégations, accepter de gérer les pauvres et s'intégrer dans les circuits de financement des œuvres.

La création d'un autre hôpital à Caen, l’Hôpital du Bon Sauveur, illustre cette période. Au début du XVIIIe, à la fin de notre second XVIIe, Anne Leroy s'installe dans la ville avec quelques sœurs dans le quartier de Vaucelles pour visiter les malades et soigner les pauvres. Les historiens du Bon Sauveur, Pierre Morel et Claude Quetel635 notent que, très vite il leur faut trouver une source de subsistance. Les congrégations à Caen ne manquent pas. La communauté hésite. Elle choisit d'abord sur les conseils du Lieutenant général de Police de se consacrer aux filles et aux femmes menacées par la prostitution. Malgré les récriminations de la communauté de la Charité et de la municipalité qui trouvent qu'il n'y a pas tant de prostituées dans la ville, elles reçoivent leurs lettres patentes et le financement nécessaire. La vie quotidienne est pour les religieuses et les femmes accueillies, basée sur le rythme de la vie conventuelle. Cependant les années passant, elles abandonnent progressivement cette population pour accueillir les premiers insensés. À la fin de l'Ancien Régime, les crédits pour les insensés augmentent. Le Bon Sauveur deviendra l’un des plus grands asiles de France.

Cet exemple illustre le passage de la charité compassionnelle à la mise en œuvre d'une politique d'État qui utilise l'espace et la culture conventuelle à des fins de gestion des populations à risque. L'hôpital général est un lieu géré par la municipalité et dans lequel œuvrent des religieux. Le Bon Sauveur est une communauté religieuse qui accueille derrière le cloître, les insensés. Nous ne sommes plus dans la configuration du monastère médiéval qui fait vivre une aumônerie. La communauté n'a comme fonction et raison sociale que la garde des insensés. Cette remarque n’ôte rien au dévouement de ces femmes et à la grandeur de l'action accomplie, mais montre l'évolution concomitante de la spiritualité et de la fonction sociale de l'Église. L'aidant, le dévoué est enfermé avec l'aidé derrière les murs du cloître. L'ascèse monastique des héros de Dieu du Moyen-Age est devenue une morale rigoureuse permettant la gestion des personnes en difficulté.

Pour expliquer les liens entre le calvinisme et l'esprit du capitalisme, Weber avait analysé le détournement de l'ascétisme monastique vers l'ascétisme séculier. Nous pouvons noter ici un détournement de l'ascétisme monastique vers l'ascétisme des œuvres. La structure culturelle du monachisme est réemployée à des fins de contrôle et d'éducation. La quête des dévoués est une volonté de conformité à une morale exemplaire. Le grand renfermement coïncide avec la fin de la mystique issue de Moyen-Age. L'Église, écrit Foucault, abandonne la conception de la misère que le Moyen-Age avait sanctifiée dans sa totalité636. L'expérience de Dieu n'est plus à l'ordre du jour. La gestion de la pauvreté et des pauvres est simplement une question à mettre — dans notre vocabulaire contemporain — à l'agenda des politiques publiques. Elle est une préoccupation pour les professionnels enfermés avec les pauvres et se dévouant à leur prise en charge sans l'espoir que cette vie leur ouvrira les portes de la compassion qui fut celle du Moyen-Age. Nulle expérience possible pour le soignant et le soigné, au fond de leur âme, selon l'expression de Bernières, des « rayons du Soleil Divin »637.

Tallon a interprété la fin de la Compagnie du Saint-Sacrement en 1667, comme à la fois la peur d'un pouvoir devenu trop puissant, mais aussi comme l'échec de la conciliation entre action et prière. Il fait de la création de l'Ermitage le symbole du refus de l'action et celui d'une contemplation qui ne serait plus si active638. On peut interpréter aussi, simplement, la fermeture de la Compagnie, comme le signe d'un temps révolu pour les dévots. Le Roi gère la modernité. Il n'a plus besoin des dévots. Il a besoin de religieuses soignantes ascétiques et volontaires, mais pas de la compassion médiévale ou baroque.

Pour clore ce propos, projetons-nous quelques décades dans le XVIIIe siècle, citons encore Claude Quétel639 qui décrit l'évolution d'un couvent de cordeliers de l'Oise où l’accueil des insensés, sur le mode plutôt libéral, devient de plus en plus contraignant avec le temps. Le supérieur, le : Gardien dans le langage franciscain, est emmené en Justice par des malades qui le trouvent trop carcéral, mais il obtient gain de cause. Au moment de la Révolution, il devient le citoyen Tribou, régisseur d'une maison de force et fonde plus tard à Clermont un établissement qui deviendra aussi, l'un des plus grands asiles de France640.

.L'école et l'éducation des deux XVIIes siècles

Après la question de la pauvreté, centrale pour saisir notre Trésorier de France, nous aborderons le thème de l'évolution de l'éducation au XVIIe siècle. La famille Bernières s'est engagée dans la création du monastère des ursulines de Caen. Jourdaine en fut la fondatrice. Il nous faut aborder ce thème pour comprendre le contexte dans lequel vivait Bernières641.

.L'invention du collège

L'éducation sans école était l'une des caractéristiques du Moyen-Age. Ceux qui se destinaient à des fonctions de clerc poursuivaient cependant, comme nous l’avons noté, une formation dans des écoles paroissiales ou avec un précepteur. L'Éducation par l'Institution sera pour tous, la caractéristique de l'époque moderne, aussi bien avant la Révolution française qu'après. Les enfants du XVIIe siècle sont progressivement scolarisés dans les petites écoles, dès l'âge de sept ans, parfois dès quatre ans, et jusqu'à 12-14 ans. Après ce premier temps d'étude, ils sont orientés vers la vie professionnelle et l'apprentissage s'ils sont fils d'artisans ou de commerçants, ils vont aux champs s'ils sont fils de paysans et rentrent au collège s'ils font partie des élites.

Les jésuites ne sont pas les créateurs des collèges,642 mais ont été les pionniers de « l'École moderne ». Dès le XVIe siècle, la formation des enfants de la bourgeoisie et de l'aristocratie ne sera plus assumée seulement par la vie communautaire et l'enseignement des précepteurs. C'est l'époque des collèges. Les jésuites ouvrent dès la fin du XVIe siècle et durant tout le XVIIe de nombreux collèges. Bernières et Jean Eudes furent élèves de celui de Caen. Ce collège a aujourd'hui disparu, il ne reste que la chapelle appelée Notre-Dame de la Gloriette dont la crypte avait abrité les cendres de Jean Eudes avant que celles-ci ne soient dispersées.

Dans ces collèges, les élèves sont d'abord externes puis au fil des années, internes. Les jésuites restent réticents à l'internat. Les familles prennent en charge les frais hébergement en ville. Il est probable que Jean de Bernières fut externe, son compagnon Jean Eudes, venant de loin devait être logé en ville643. Le financement des collèges était assuré localement par l'Église et les municipalités. Durant les premières décennies de leur fondation, l'enseignement est centré sur la grammaire, le latin, le grec, le français. Les autres matières seront introduites ultérieurement. Un programme scolaire commun et le modèle pédagogique dit du « Ratio » des jésuites s'impose.644 La formation est centrée sur les grands auteurs de l'Antiquité dont on attend qu'ils lèguent aux futurs adultes, un héritage de vertus et d'héroïsme. Il semble que de façon générale la pédagogie ignacienne éveillait des vocations spirituelles personnelles et des talents.

Les Oratoriens et d'autres congrégations comme les Doctrinaires rentrent dans la même dynamique. Tentés à la fin du XVIIe par les positions jansénistes, les collèges oratoriens seront marqués par une pédagogie plus rigoriste.

La scolarisation des filles se différencie de celle des garçons. Elle se déroule systématiquement dans des monastères où la clôture est de rigueur645. La ville de Caen possède à cette époque deux collèges pour les filles (chez les Ursulines et les Visitandines). Les bâtiments du collège des visitandines646 qui existent encore montrent l'ampleur de ces Institutions. Le monastère des ursulines fondé par la famille de Bernières a disparu avant la Révolution. Le monastère des ursulines de Caen créé en 1624, par la famille Bernières avec l'appui de celui de Paris, est dès l'origine, lié au principe de la clôture. Le monastère semble accueillir des filles de toute condition, riches et pauvres. Les quelques documents que nous avons pu consulter montrent une pédagogie centrée sur les devoirs de la religion et une grande bienveillance à l'égard des jeunes filles.647 Un texte de Jourdaine donne le ton648 :

« Que celles qui sont destinées à l'instruction des enfants se rendent capables de s'en bien acquitter, qu'elles y soient exactes et qu'aucune occupation ne vienne les en distraire. Que les religieuses employées aux classes s'étudient à connaître les usages du pays, que la charité, la prudence soient en cela leurs guides. Prenez garde d'humilier les enfants [...]Prévenez avant de punir et s'il s'en faut venir à la pénitence, exigez qu'elle s'accomplisse. N'infligez rien qui puisse faire du mal aux enfants, cherchez à gagner leur cœur, prenez garde de les irriter davantage. Différez plutôt, s'il est nécessaire, la correction de la faute, étudiez le moment favorable pour faire comprendre à l'enfant qu'elle a mal fait ; usez de tous les moyens de persuasion qu'il vous sera possible, ne vous rebutez pas des difficultés. Dans les rapports avec les parents, soyez discrètes, réservées ; si vous remarquez quelque défaut capital dans une enfant, il faut en avertir les parents, mais avec toute sorte de ménagement, mêlant aux blâmes quelques paroles de louange. »

Jourdaine de Bernières est dans les textes consacrés à son frère Jean, l'objet de simples d'allusions. Une notice649 de la congrégation de 1675 indique qu'elle a toujours eu des jésuites comme directeurs spirituels. Pour conserver sa virginité, elle refuse un mariage alors que son prétendant lui promit de respecter ce choix. Comme fondatrice du monastère, elle aurait pu en demeurer la supérieure toute sa vie. Elle souhaitait cependant qu'on la remplace à cette charge régulièrement pour n'avoir pas de statut particulier au sein de la communauté. La notice que nous avons citée indique que « Le beau livre du Chrétien intérieur est un témoignage manifeste de la conduite intérieure de la vertueuse ursuline ». Elle meurt en 1670. L'évêque de Bayeux lui-même assiste aux obsèques et prononce l'oraison funèbre. Les maximes qui lui sont attribuées sont de la même veine que celles de son frère Jean.

Il est intéressant de ne pas oublier Marie de l'Incarnation, ursuline de Tours et de Québec. Elle fonde son monastère-école à Québec, dans les années 1640. Sa pédagogie n'est pas rigoriste650. L'enfermement conventuel existe, il faut protéger et accueillir les jeunes filles des colons et les Amérindiennes qu'on leur confie pour l'hiver. Mais la teneur des propos de Marie de l'Incarnation montre une grande attention, une affection même pour chaque fille. L’ursuline dut subir, par contre, l’austérité de Mgr de Laval.

Il faut noter qu'un mouvement vers une éducation plus austère se manifeste pour les filles, à la fin du XVIIe siècle et au XVIIIe. À travers une école particulière, celle de St Cyr, on voir l'évolution de la pédagogie. Fondée pour accueillir les jeunes filles de la noblesse appauvrie par les guerres de Louis XIV, on constate l'affrontement, au sein de l’école, entre le courant mystique assez libéral dont témoigne au moment de la fondation, la présence de Mme Guyon, et le courant rigoriste appuyé par Mme de Maintenon qui dirige l’école jusqu'à sa mort en 1719.

.L’école des enfants pauvres et la formation des apprentis

En créant les écoles catéchétiques, le Concile de Trente a initié un mouvement d'ouverture de petites écoles qui dépasse le simple catéchisme. Des précepteurs clercs et laïcs avaient, depuis le XVIe siècle, ouvert de leur côté, de nombreuses petites écoles payantes pour les enfants de commerçants et d'artisans. Les promoteurs sollicitaient l’aval de l'évêque au nord de la Loire et de la municipalité au sud. La présence de ces maîtres était souvent instable et épisodique. Leur pédagogie était autoritaire. Cette scolarisation avait pour objectif, non de former des clercs comme au Moyen-Age, mais des gens de métiers. Montaigne dans le premier livre des Essais s'oppose à ces écoles qui dépossédaient les enfants de l'affection de leurs parents : « Je ne veux pas que l'on emprisonne ce garçon, je ne veux pas qu'on l'abandonne à la colère et humeur colérique d'un furieux maître d’école ».

Le mouvement de création de petites écoles pour les pauvres prend son essor réellement à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle avec Jean-Baptiste de la Salle, membre de la Compagnie du Saint-Sacrement. Il accepte de former les maîtres d'école (appelés frères651) et d'ouvrir les premières écoles populaires gratuites (externat). Jean-Baptiste de la Salle et ses frères s'adressent surtout aux enfants qui vivent auprès des échoppes et des boutiques de leurs parents. Il souhaitait les ouvrir à tous, mais les précepteurs et les maîtres qui faisaient payer leurs services s'y opposèrent violemment. Il écrit :

« L'esprit de cet Institut consiste dans un zèle ardent d'instruire les enfants [...] de les porter à conserver leur innocence, s'ils ne l'ont pas perdue, et de leur donner beaucoup d'éloignement et une grande horreur du péché et pour tout ce qui leur pourrait faire perdre leur pureté »652.

La littérature pédagogique écrite par Jean Baptiste de la Salle montre le dévouement qu'il demande aux frères. Il fonde ses écoles de nombreuses années après Jourdaine de Bernières. Ses écrits témoignent d'un sens de l'autorité envers les jeunes garçons plus accentué que chez Jourdaine. La différence est surtout importante dans la relation aux parents que les frères des écoles chrétiennes semblent prendre avec beaucoup moins de considération. Ce fondateur se soucie peu du rôle de la famille et du milieu social. Les frères doivent lutter contre la « bassesse d'esprit et d'éducation des parents ». Il écrit par contre :

«  Le Frère est plus qu’un frère auprès des élèves, il est en quelque sorte un “époux” engagé, pour le meilleur et pour le pire, dans un itinéraire profane et religieux qui s’efforce d’être salvifique. Son vœu de chasteté prend ainsi une nouvelle dimension, celle d’une fidélité totale aux enfants pour l’amour et la gloire de Dieu »653.

Jean-Baptiste de la Salle refuse la pédagogie de l'enseignement mutuel des corporations. Il invente l'école primaire moderne avec les classes et les tables alignées, avec la cour de récréation fermée. Il insiste auprès des frères pour que les mouvements d'entrée et de sortie des classes, les prises de parole, les gestes soient emprunts de discrétion et de bonne éducation en utilisant le vocabulaire de la piété monastique. Notons que Jean-Baptiste de la Salle fonde sa congrégation à la fin du XVIIe, période où la vie spirituelle se confond progressivement avec le contrôle des comportements. Il rédige un ouvrage caractéristique du temps : « Les Règles de la bienséance et de la civilité chrétienne, à l'usage des Écoles chrétiennes ». L’École participe à la civilisation des mœurs dont nous avons déjà fait mention. La règle qui s'applique aux frères est de type monastique : couchage en dortoir et rythme de prière commençant à cinq heures du matin, messe et oraison journalière, vie en silence en dehors des exigences liées à l'enseignement, récréation collective hebdomadaire. Les enfants devront entrer dans le même moule culturel.

Il ne faut pas voir dans ce phénomène, un enfermement des enfants dans un cadre autoritaire et carcéral, mais y reconnaître l'invention de la pédagogie moderne comme la stratégie d'un dévouement sans faille qui enferme derrière les murs d'une institution, les dévoués et leur clientèle en dépossédant la communauté locale de sa fonction « apprenante ». François Lebrun, spécialiste de l'histoire de l’École et de l'histoire de l’Église à l'époque moderne654, s'interroge sur cet enfermement pédagogique généralisé. L'enfant du XVIIIe siècle est un enfant aimé de ses parents, il est l'objet de tous les soins, mais pour le former, il est devenu convenable de l'enfermer avec des clercs célibataires. Résumant la pensée du temps il écrit : «  N'est-ce pas le modèle éducatif par excellence, celui qui en isolant le pensionnaire, en le préservant de tout contact avec le monde, en le soumettant à une surveillance incessante permet le mieux de réussir le grand œuvre de son éducation ? » Il répond à cette question en citant l'un des pédagogues du XVIIe : « Cette éternelle vigilance est gênante, mais nécessaire ! » On retrouve ici, s'il fallait insister encore, la manifestation de la logique du panoptique présentée par Foucault dans Surveiller et punir655.

Des travaux récents sur l'organisation des métiers et la formation professionnelle à cette époque éclairent notre réflexion. Les dévots sont en général très soucieux de l'organisation du travail des ouvriers manuels. Ils critiquent vivement le compagnonnage, les corporations, les confréries qui assument entre 12-14 ans et l'âge adulte la formation professionnelle en dehors de toute institution scolaire. Les réunions des corporations, comme celles des organisations de jeunesse, sont accompagnées, pour leurs détracteurs, de trop de beuveries et de comportements licencieux.

Sous l'impulsion de la Compagnie du Saint-Sacrement sont ouverts, dans plusieurs villes, des ateliers collectifs qui se conforment dans la journée au rythme de prières des monastères. On y intègre des apprentis qui demeurent ensuite sur place comme ouvriers. Le silence est de rigueur durant le travail. Certaines corporations de métiers laissent leur place à des « fraternités ». Les apprentis après leur période de formation restent travailler dans la fraternité et acceptent d'être liés, parfois, par des vœux qui sans être monastiques, constituent un cadre ascétique. Le célibat des frères est fortement recommandé. Selon Gutton on voit qu'ici « la volonté de se séparer du monde des laïcs est clairement affirmée »656.

Gaston de Renty, secrétaire parisien de la Compagnie, milite pour ces fraternités et s'implique directement dans les fraternités de cordonniers et de tailleurs. Il s'opposait aux comportements des jeunes apprentis des Compagnons du Devoir. Une opportunité lui fait créer une première fraternité de cordonniers. Il voulait que ce groupe vive comme les premiers chrétiens, partageant le fruit de leur travail et distribuant le surplus aux pauvres. Il visite souvent cette fraternité de frères ouvriers qui s'implanta par la suite, dans d'autres villes. Il conserve pour cette communauté l'organisation de la Compagnie du Saint-Sacrement. Chaque fraternité est autonome, mais celle de Paris joue un rôle d'information et de coordination. Les frères s'organisent entre eux, en prenant comme parrain localement, une personnalité qui les aide à s'implanter.

La présentation que fait Triboulet dans sa biographie de Renty, des fraternités, est moins « disciplinaire » que celle qu'en fait Gutton. Cette forme de communauté serait une tentative d'auto-organisation des ouvriers, sur une base spirituelle avec comme finalité, le partage des revenus et l'aumône aux pauvres. On peut mesurer la différence du projet de fraternité avec la mise au travail des pauvres dans l'hôpital général. Les fraternités constituent certes une lutte contre la culture populaire, mais elles se veulent surtout, une forme de vie communautaire non contractualisée par des vœux monastiques. Il reste un arrière-fond de béguinage derrière cette innovation.

.La spiritualité dionysienne de Jean de Bernières

Nous avons donné en introduction de ce texte quelques éléments de la biographie de Bernières. Nous avons longuement décrit la période dans laquelle il vivait, en essayant de le situer dans les divers mouvements de l'époque moderne. Nous avons repris l'hypothèse d'une rupture entre deux XVIIes siècles. Bernières serait une figure du premier XVIIe, encore attaché aux éléments constitutifs de la spiritualité du Moyen-Age et aux œuvres du début de la Réforme catholique. Dans cette perspective, il est une figure majeure de la mentalité d'avant celle que symbolise le grand renfermement de 1657. Il meurt dès 1659. Les dévots l'apprécient et le lisent durant quelques années, mais la condamnation de 1689 vient mettre un terme à une époque. Le premier XVIIe n'est plus. Basculement de l'histoire, émergence de la modernité. Elle fera oublier Bernières et les mystiques de son époque.

Pour finir ce texte, abordons la spiritualité de Jean de Bernières.657 Sous la rudesse d’écrits qui déroutent, nous percevons une lumière suréminente que nous pouvons, aujourd'hui apprécier. Le Moyen-Age, la tradition du Nord ne nous effrayent plus. Nous pouvons trouver réconfort dans ce qui irritait profondément Jean-Pierre Camus, Jacques-Bénigne Bossuet ou Pierre Nicole. Nous pouvons trouver un grand repos à lire Le Chrétien intérieur comme Thérèse de Lisieux en lisant Surin à la fin du XIXe siècle. Nous ne rappellerons que quelques traits essentiels. Nous avons utilisé pour tenter de cerner la spiritualité de Bernières essentiellement le Chrétien intérieur658.

.La nudité de l'âme et l'expérience de Dieu

Le point central de la spiritualité du Chrétien intérieur est l'abandon. Les notions d’humilité, de néant, de renoncement, d’abnégation, d’abjection et d’abandon sont déclinées sous de multiples formes. Les premiers chapitres du Chrétien intérieur qui ont profondément ennuyé Bremond, constituent pour le lecteur moderne, un exercice redoutable. Il convient cependant de dépasser la forme littéraire, liée peut-être au père François d'Argentan659 tout autant qu'à Bernières lui-même, et d'essayer de pénétrer sa pensée. La correspondance donne un portrait plus « humain » de notre personnage660.

Cet ouvrage manifeste la spiritualité d'un aristocrate qui souhaite rompre avec sa « condition », comme François d'Assise avait rompu avec le milieu des commerçants d'Assise. Il valorise l'acte d'abandon de soi et l'acceptation de l'humiliation, de la moquerie, de l'opprobre : « Il faut nous défaire de cet amour de notre excellence »661, « faire le sacrifice de notre superbe »662 , « faire mourir tout désir d'honneur »663. La seule réserve à l'abandon de sa volonté propre est la nécessité de ne pas offrir aux gens de sa maison des occasions où la malice les ferait pécher.

L’abandon est le concept central vers lequel convergent les autres. L’homme doit s’en remettre totalement à Dieu comme Abraham accepte d’immoler son propre fils. Jean de Bernières reprend souvent cette image biblique. L’abandon de la volonté propre, liée à la conscience de son propre néant, constitue la clef de voûte de la pensée de notre ermite. À travers les épreuves de la vie, l’homme comprend que l’objet ultime de son désir est le Créateur et moins la création : « L’âme se vide de soi-même et des créatures et se rend capable de Dieu »664, « s’oubliant soi-même et se perdant en Lui »665. Il écrit encore : « les hommes ne sont faits que pour posséder Dieu, de la passion infinie que Dieu à de s’unir à eux »666. Il se donne comme but : « de ne s’attacher uniquement qu’à la Beauté Divine »667.

La dialectique du « Rien » et du « Tout » occupe une place importante :

« Je suis donc bien aise que vous soyez Tout et de n'avoir Rien, pour être Tout de Vous668 ». « Que cette Divine idée que Dieu est Tout, est puissante pour détacher l'Âme de toutes choses, afin de la remettre dans le Tout ! Elle se perd elle-même dedans ce grand Tout, O qu'il est vrai que je ne suis rien et que Dieu est Tout »669.


Les notions d’abnégation et d’abjection qui occupent les premiers Livres du Chrétien intérieur sont dépassées par celle d’abandon dans les Livres suivants. Le dolorisme qui se cachait derrière les premières notions s’efface pour faire place à la « montée mystique de l’âme »670 .

Pour Jean de Bernières, chaque épreuve, chaque perte, chaque souffrance sont l’occasion de cet abandon, de cet anéantissement qui mène à l’union à Dieu. La doctrine du néantisme est classique au XVIIe siècle. Le climat dans lequel vit Bernières est profondément marqué par l'augustinisme. La vision de l'homme est assez pessimiste. Il convient cependant en acceptant cette coloration, de discerner sous la vision tragique, l'émergence d'une espérance et d'une expérience de Dieu qui est celle des plus grands mystiques. La doctrine du néantisme rejoint la doctrine de Pères grecs comme Jean Climaque671 et Maxime le Confesseur672 que l’on relit durant ce siècle. À travers ce thème, on retrouve aussi la figure de Marie l’Égyptienne à laquelle fait allusion explicitement notre auteur.

Le néantisme est une catégorie traditionnelle de la spiritualité patristique, et de la spiritualité de l’École rhéno-flamande673. Il fut aussi un leitmotiv de la spiritualité bérulienne674. Il prend chez Bernières avec celui d'abjection, une place centrale qui déroutera le lecteur contemporain peu habitué à la patristique et à la littérature des dévots du XVIIe. Nous retrouvons ici une vision de l'affrontement à la souffrance et à l'épreuve bien différente de celle de la pensée moderne. Nous sommes loin aussi, de l'idée d'une dette à payer à Dieu (la théologie de la Rédemption héritée de St Augustin et de St Anselme de Cantorbéry)675. Nous sommes dans un univers, où au cœur de l'affrontement aux épreuves de la vie, l'homme découvre l'Éternel. Pour Bernières comme pour les Pères, l’homme chemine vers Dieu dans l’affrontement à l’épreuve et l’abandon. Dieu accompagne, soutient, reçoit et console celui qui monte vers lui. Il s'agit d'une nostalgie du Paradis où l'homme recevait tout de Dieu676.

À côté des pages sur les épreuves de la vie, Jean de Bernières parle abondamment de l’amour de Dieu en utilisant le langage du Cantique des Cantiques. L’abandon est pour notre auteur comme pour la tradition chrétienne, la condition d’un désir, d’un amour, d’un « éros » (Denys l’Aréopagite et Maxime le Confesseur) qui exige le vide et la nudité de l’âme677. Pour accueillir Dieu, l’âme doit se vider de tout ce qui n’est pas l’aimé. « Le pur amour nous fait abandonner tout, et nous-mêmes, pour ne regarder que Dieu seul »678, « Accoutumez-vous, mon âme, à vous rendre présente à Dieu, présent au fond de votre intérieur, quittez toutes les créatures, car ce Divin Époux ne veut point de rival, il vous veut posséder toute »679, « Amour vous me brûlez de vos divines flammes680 ».

L’abandon produit une expérience de la présence de Dieu que l’auteur décrit en utilisant le vocabulaire traditionnel : « embrasements », « feu », « caresses », « grâces », « bontés de Dieu », « de grandes certitudes de la présence de Dieu », « unions immédiates », « consolations divines », « jouir de Dieu »… Cette union à Dieu est cependant ontologique : « La vue de la présence de Dieu intime en moi me remplit de joie. Dieu est en moi et je suis en lui inséparablement puisqu’incessamment il est présent en moi par son immensité qui lui est essentielle »681. Jean de Bernières décrit l’union à Dieu dès cette vie comme identique à la vision béatifique des saints au Paradis « Il n’y a point de différence d’être dans la Béatitude ou dans le parfait abandon »682, « votre chez-vous, mon âme, n’est pas vous-mêmes, mais c’est Dieu-même »683.

.La contemplation, la prière passive et la vie surhumaine

Jean de Bernières met le primat de la vie chrétienne dans l’Oraison. Tout le Livre VII du Chrétien intérieur est consacré à l’Oraison et à la contemplation. Ce Livre est sans doute le cœur de l’ouvrage. Il s’agit de l’un des textes les plus importants de l’histoire du sentiment religieux. Il est centré sur la recherche constante du repos en Dieu, de l’Oraison de quiétude684. Le maître de l’Ermitage appelle ses disciples à se consacrer avec générosité à l’Oraison « Vaquons à l’Oraison, et ne l’abandonnons jamais ; ce doit être notre seule et unique affaire »685.

L’homme intérieur se construit dans l’Oraison, l’homme extérieur est celui qui se disperse dans les multiples sollicitations des sens. L’homme intérieur saisit toutes les occasions de la vie pour se consacrer à ce qu’il appelle « la vie surhumaine » :


« Il faut habituer son âme à ne s’occuper point de soi-même, ni d’aucune créature, mais de Dieu seul qui est son centre […] elle n’est faite que pour se reposer en lui […] lui seul doit être le lieu de sa demeure et de son repos » [...] « Il faut vivre tout à Dieu et en Dieu »686.


« Nous envisageons Dieu quelquefois comme l'Âme du monde, et notre Âme s'écoule en lui comme vers son centre, dans lequel elle prend un doux repos [...] Cet abandon [...] la détache de toutes les créatures et la rend fort passive à la conduite de Dieu, se laissant pénétrer de ses attraits »687


Il accepte que les premiers moments de la prière soient méditatifs, mais propose que rapidement on abandonne la méditation pour jouir de la présence de Dieu. Il est moins partisan que les jésuites de son temps et Bérulle, d'une méditation systématique sur la vie de Jésus. La méditation ne constitue qu'une étape. L’âme doit se tenir là, en repos et attendre l’action de Dieu sans même se soucier de celle-ci. Il écrit : « à mon avis, le plus grand secret de l’Oraison est de recevoir en tranquillité […] l’impression des rayons du Soleil Divin qui réside au fond de notre âme, c’est lui qui peut illuminer sans le secours de notre raisonnement »688.

Il indique à la fin du Livre VII689, qu’après une première étape de connaissance par l’entendement, l’âme progresse dans les ténèbres, dans une grande ignorance de Dieu, mais qu’alors elle le connaît mieux que jamais. L’âme est occupée par une lumière obscure qui surpasse les sens et les raisonnements et lui fait connaître la grandeur incompréhensible de Dieu690. Cette expérience provoque des élans d’amour et des embrasements ineffables de l’âme. Elle mène l’âme jusqu’à la contemplation la plus haute et à la « transformation en Dieu ». Il rejoint ici la doctrine des Pères grecs sur la théologie négative et la déification691.


.La question de la vertu et de la désoccupation

Bernières est un mystique, mais pas un moraliste. Il conseille à ses disciples : «  Il faut faire un petit amas de nos misères, et se mettre dessus comme Isaac sur le bûcher, et puis se sacrifier là par un volontaire anéantissement, au feu de l'amour de Dieu692 ».

Notre auteur écrit que la vertu ne saurait exister sans l’œuvre intérieure.


« L’Oraison est la source de toute vertu en l’âme, quiconque s’en éloigne tombe en tiédeur et en imperfection. L’Oraison est un feu qui échauffe ceux qui s’en approchent ; et qui s’en éloigne se refroidit infailliblement. Sain ou malade, gai ou triste, il faut faire oraison, si on ne veut pas déchoir »693.


Jean de Bernières propose la « désoccupation », c’est-à-dire la primauté de la contemplation sur l’action pour ceux qui peuvent vivre dans l’union à Dieu694, désoccupation qui peut prendre la forme de la solitude, mais aussi celle du détachement de soi dans l’action. Il accepte et revendique la nécessité de l’amour du prochain et de la mission, mais il sait aussi que l’Union à Dieu est la belle œuvre à laquelle doivent se consacrer ceux qui y sont appelés.


Les autres contributions de cet ouvrage traitent en détail des influences subies par Bernières. Notons simplement qu'il est lié à Benoît de Canfeld, le grand mystique capucin de la fin du XVIe siècle et du début du siècle suivant, Bernières a comme directeur spirituel le père Jean-Chrysostome de Saint-Lô, membre du Tiers Ordre régulier de saint François. Bernières fut lui-même membre laïc du Tiers Ordre de saint François. Par l'influence de Renty et de St Jean Eudes, il est lié aussi à Bérulle695. Malgré ce qu'en pensent plusieurs auteurs, il ne convient pas d'en faire un réel bérullien, même s'il utilise la dévotion à Jésus696. L'influence des jésuites les plus mystiques est probable.