Tome I Correspondances de directions mystiques au sein de L’École du Cœur au dix-septième siècle
DE DIRECTION AU SEIN
DE L’ÉCOLE DU CŒUR
Tome I Dix-septième siècle
Lettres échangées entre le Père Chrysostome, Monsieur de Bernières, Mère Mectilde, Monsieur Bertot, Madame Guyon
Correspondances assemblées par Dominique Tronc
TOME I ET II. LETTRES ENTRE CORRESPONDANTS CONNUS
Tomes I. Dix-septième siècle
Conseils de Marie des Vallées. Lettres échangées entre le Père Chrysostome, Monsieur de Bernières, Mère Mectilde, Monsieur Bertot, Madame Guyon, Fénelon, la « petite duchesse » de Mortemart, des conseillers amis, leurs disciples.
Présentation
Les directions de Bernières et de Mectilde par le P. Chrysostome
Conseils d’une grande Servante de Dieu appelée Sœur Marie des Vallées
« Frère Jean » de Bernières confident puis directeur de Mectilde
Mr de Bernières à Mère Mectilde, relevé complet
Mère Mectilde à des compagnes et compagnons
Mère Mectilde & Monsieur Bertot
L’influence du P. Maur de l’Enfant-Jésus.
Madame Guyon est établie comme « dame directrice
Madame Guyon dirige le duc de Chevreuse
Madame Guyon dirige l’abbé Fénelon
I. La « Correspondance secrète » d’octobre à décembre 1689
II. Le « complément » de l’année 1690.
III. L’Archevêque Fénelon maintient le contact
La « petite duchesse » Marie-Anne de Mortemart (1665 1750)
en relation avec Madame Guyon, Fénelon et son neveu
Notes de fin: passages relevés en vue d’une future anthologie
§
Tome II. Dix-huitième siècle :
Directions par Madame Guyon du neveu de Fénelon, de disciples français et étrangers
Directions par Fénelon.
Échanges entre disciples écossais.
Correspondances quiétistes de Milley et de Caussade.
Direction par Madame Guyon du neveu de Fénelon.
Directions par Madame Guyon de disciples français “cis” et étrangers « trans » .
Rencontre entre Madame Guyon et Fénelon
Directions assurées par Fénelon
Directions assurées par Milley et par Caussade
Échanges entre disciples écossais “mystics of the North-East”
Notes de fin: passages relevés en vue d’une future anthologie
TOMES III ET IV. LETTRES À DIVERSES PERSONNES
Tome III. Lettres adressées à diverses personnes par Monsieur Bertot et par Madame Guyon
Présentation
Lettres de Monsieur Bertot à diverses personnes
(Correspondances des tomes II et III du Directeur mistique).
Madame Guyon, Quatre-vingt quinze lettres choisies parmi les
Lettres adressées à diverses personnes
(I. L’état des commençants, II. « Un état plus avancé » III. « Un progrès qui va encore plus loin »)
Index et Tables
Notes de fin
Fin
§
Tome IV Lettres adressées à diverses personnes par Monsieur de Bernières, par des Amis des Ermitages de Caen et de Québec, par Marie de l’Incarnation.
Monsieur de Bernières Correspondance à diverses personnes non nommées de 1631 à 1646
Monsieur de Bernières Correspondance à diverses personnes non nommées de 1647 à 1659
Les amis des Ermitages de Caen & de Quebec
Marie de l’Incarnation
Notes de fin
Fin
CORRESPONDANCES DE DIRECTIONS MYSTIQUES :
1. AUTEURS DE LA FILIATION OU PROCHES DE L’ÉCOLE DU COEUR
(voir ! LIVRES 1-5 A-L / J. Cor. Directions et Aut. Filiation)
4 tomes au grand format « in-folio » A4 sont consacrés aux correspondances de directions entre correspondants connus puis inconnus. Leurs contenus sont résumé supra.
COR.DIRECTIONS I
COR.DIRECTIONS II
COR.DIRECTIONS III
COR.DIRECTIONS IV
3 tomes regroupent des principaux auteurs de correspondances ainsi que d’autres textes :
AUT.FILIATION I : auteurs de la filiation précédant Mme Guyon
AUT.FILIATION II : auteurs de disciples ou d’inspirés par Mme Guyon
AUT. III : auteurs inspirés par Mme Guyon (v. Olphe-G) de directions parallèles par Milley et par Caussade
Les 7 tomes précédents de ~< 800 pages chacun couvrent la filiation mystique des 17e et 18e siècles français puis européen.
Filiation animée par le P. Chrysostome, Bernières, Mectilde, Bertot, Guyon et Fénelon, leurs disciples, inspirant les directions de Milley et de Caussade (consulter Olphe-G sur Guyon en AUT. III pages 151-190).
Anime l’intériorité mystique catholique et protestante en Europe durant deux siècles.
Récente et bien attestée sur deux siècles 1.
Je ne reprend pas un exposé redondant 2.
En voici les figures principales :
Antoine le Clerc (1563-1628)
Chrysostome de Saint-Lô (~1594-1646) Marie des Vallées (1590-1656)
Jean de Bernières (1601-1659) Mère Mectilde (1614-1698)
Monsieur Bertot (1620-1681) Pierre Poiret (1646-1719)
Madame Guyon (1648-1717) François de Fénelon (1651-1715)
Charles-Honoré de Chevreuse (1656-1712) Paul de Beauvillier (1648-1714)
Isaac Dupuy (- après 1737) le marquis de Fénelon (1688-1745)
Marie-Anne de Mortemart (1665-1750) Marie-Christine de Noailles (1672-1748)
Ce dossier présente les échanges mystiques qui eurent lieu entre les membres de l’’École du Cœur. Parmi une douzaine de figures « apôtres’ » se détachent les correspondances inspirées de Jean de Bernières, Jacques Bertot, Jeanne-Marie Guyon. L’essentiel du vécu mystique exprimé au dix-septième siècle se retrouve au sein de leurs correspondances rédigées en notre langue.
Leurs trois corpus proposent un message commun. Il se répète de génération en génération, chacune prenant le relais de la précédente. S’y rattachent comme branches vivantes de l’arbre mystique les échanges avec Chrysostome de Saint-Lô, Mère Mectilde, François de Fénelon.
Un même courant mystique traverse la diversité des conditions humaines telles qu’elles sont vécues dans les trois ordres de la société existants à l’époque et par les deux sexes — une diversité déjà présente pour les trois figures principales : Monsieur de Bernières est un grand bourgeois laïc, Monsieur Bertot est un confesseur mystique d’origine paysanne, Madame Guyon connut la vie mariée, la Cour et les prisons.
D’autres figures mystiques furent accomplies intérieurement mais elles sont moins présentes dans ce qui nous est parvenu de leurs écrits épistolaires : il s’agit du fondateur franciscain Chrysostome de Saint-Lô (partiellement « sauvé » par Bernières et par Mectilde), de Mectilde fondatrice bénédictine, ‘Mère du Saint-Sacrement’ qui traversa le siècle, du confesseur Lacombe qui ne fut pas médiocre, de la « petite duchesse » de Mortemart aimée de Madame Guyon. S’y ajoutent de nombreuses figures dont on relève la liste en fin d’ouvrage (les Françaises « cis » dont le duc de Chevreuse) et les étrangères « trans » dont l’éditeur hollandais Poiret, des disciples Écossais, etc.).
Revenons aux trois figures principales. Nous sont parvenues des lettres de Bernières rédigées entre ~1635 et 1659 soit durant les 24 dernières années d’une vie de cinquante-neuf ans ; celles de Bertot entre ~1660 et 1681 couvrant les 21 dernières années d’une vie de soixante ans ; les lettres de Madame Guyon entre ~1683 et 1717 distribuées sur les 34 dernières années d’une vie de soixante-neuf ans (réduites à ~25 années si l’on déduit une dizaine d’années d’enfermements).
Tous se lient par des échanges entre aînés et cadets. On les retrouve au sein d’imposants corpus épistolaires. Parfois avec incertitude, car ils y ont été intégrés avec discrétion par les premiers éditeurs qui omettent dates et noms pour mieux protéger les une et les autres. Nous avons opéré les restitutions avec prudence.
Ils traduisent les façons fort diverses dont s’opère le travail de transmission mystique ou simplement d’assistance spirituelle.
Là réside l’intérêt des traces d’échanges. Il l’emporte sur celui des « livres » souvent recomposés à partir de lettres — pratique courante de l’époque — ou rédigés à l’intention d’un cercle élargi. Des lettres discrètement échangées sont protégées des censures et des Inquisitions. Car le Chrétien intérieur de Monsieur de Bernières, le Moyen court et les Torrents de Madame Guyon furent condamnés.
L’intérêt d’ouvrages adressés à un plus grand nombre est moindre : l’autocensure est pratiquée au dix-septième siècle par tout auteur d’ouvrage pour lequel des Approbations sont requises chez les éditeurs du « Roi Très Chrétien ». La réécriture est admise à l’époque : elle est honnêtement et naïvement avouée par Louis François d’Argentan le « co-rédacteur » capucin du Chrétien intérieur.
Des omissions s’imposent chez l’éditeur et disciple Pierre Poiret grâce auquel nous avons l’essentiel de Bertot et de Guyon, car étranger et protestant, il lui fallait protéger leurs correspondants (et ses informateurs) en supprimant noms et indices personnels. Le « sauveur » de Guyon et de Bertot fut malgré tout critiqué par des disciples français catholiques pour des projets heureusement menés à terme (l’édition d’une Vie par elle-même peu hagiographique).
Les conditions que je viens d’évoquer compliquent la tâche d’identification des destinataires de lettres et rendent certains choix problématiques. Je propose le huitième des trois corpus qui couvrent environ six mille pages.3 J’y adjoins ici quelques emprunts faits à d’autres sources.
Bernières (1601-1659) est remarquable par un élan spirituel qui l’a mené de la révérence devant la grandeur divine à l’abandon au flux de Sa grâce.
Bertot (1620-1681) est remarquable par la solide et exigeante « foi nue » qu’il illustre par des analogies empruntées à la nature normande. C’est le plus dense et exigeant des directeurs.
Madame Guyon (1648-1717) est remarquable par son intelligence, sa vitalité et une simplicité qui n’exclut pas une fine psychologie.
Ces trois pôles sont entourés d’une pléiade de mystiques moins favorisés dans leurs possibilités expressives.
Se détachent l’autorité du fondateur franciscain Chrysostome (1595-1646), l’immense correspondance de Mère Mectilde (1614-1698), Fénelon (1652-1715) dont le génie littéraire a fait oublier le mystique.
Ils sont ici présents en une succession chronologique de « dialogues ». Seule Marie de l’Incarnation excentrée en Nouvelle-France n’est pas représentée — les longues missives échangées avec Bernières demeurent introuvables4.
Résumé commun à tous ceux d’une même filiation : le pur amour est vécu par abandon de la volonté propre non de soi-même, mais par action de la grâce reçue en passiveté. L’exigence est très forte, mais tout intérieure et sans ascèse visible. Elle est affirmée avec humilité chez Bernières, avec force chez l’abrupt Bertot, plus voilée, mais sans compromis possible chez la souple Guyon.
Leurs témoignages montrent un souci constant de répondre aux besoins de leurs compagnons.
1. L’époque mystique vivante qui nous est la moins lointaine est française ! elle succède à la flamande du quatorzième siècle et à l’espagnole du seizième siècle. Car aux dix-septième et dix-huitième siècles, le français domine en tous lieux — mais pour moins de deux siècles5.
2. En époque inquisitoriale — en tous les siècles précédant les deux plus récents d’Occident — les textes à visée collective sont censurés (en Hollande, un espace relativement ouvert , Spinoza ne publie pas, mais il entretient ses amis qui l’éditeront après sa mort ) . L’échange discret de lettres est l’expression écrite compatible avec la paix nécessaire pour ‘ le penser ’.
3. Les correspondances privées respectent diversités et minorités, donc l’originalité des rares mystiques existants au sein d’une majorité religieuse. S’y adapte une littérature d’opuscules et de traités plus généraliste. Ce sont des signaux visibles - mais qui n’éclairent pas localement, intimement. Les lanternes pourront être plus largement ouvertes au siècle des Lumières – en d’autres domaines.
4. En général on n’a pas conservé de dialogues entre mystiques. Soit par effet grossissant où seul est respecté le très saint ou le grand fondateur devenu émetteur textuel par nécessité — ce qui entraîne l’absence de correspondance passive6. Soit par destruction par peur, celle des lettres de Jean de la Croix. Soit par auto-destruction — l’hypothèse bénigne — pour Madame Acarie, la première Marie de l’Incarnation.
Soit plus généralement parce qu’une reconnaissance improbable ne s’est pas donc produite : Marie Guyart, seconde Marie de l’Incarnation dite « du Canada » n’est sauvée que par son fils d’outre l’océan. Madame Guyon est sauvée par l’éditeur protestant Poiret, un disciple qui ne pourra jamais rendre visite.
Surtout les correspondances ne conservent pas les pièces passives de correspondants considérés comme secondaires et de moindre intérêt — sauf au sein d’une filiation qui tient à garder pour formation vivante un dialogue questions-réponses (pour exemples : Chrysotome et ses dirigé(e)s — Bertot et son ‘décalogue’ adressé à Guyon).
5. L’extraordinaire s’est cependant produit et il s’est répété quatre fois ! Toute une littérature est à redécouvrir reliant les animateurs de la tradition mystique Chrysostome – Bernières et Mectilde – Bertot – Guyon – Fénelon, Poiret, etc. Et l’on a tous les chaînons qui les unissent, en dialogues Chr.-B., B.-Bt, Bt-G., G.-Fénelon...
6. Les Corpus B., Bt, G. ont été transmis parce que tout autre appui visible manquait : Jean de B. et sa sœur Jourdaine de B., Guyon, Poiret ont été très conscients des sauvetages à mener d’urgence. Ils ont œuvré pour éviter la disparition d’une vie mystique menée en commun7.
7.L’histoire de ces sauvetages reste à conter : Bernières préserve « notre bon père » Chrysostome, la sœur Jourdaine de B. préserve son frère, Guyon préserve Bertot, Poiret préserve (tout !) Guyon, les bénédictines « filles » de Mectilde sauvent cette dernière (avec une pincée de Bernières). Cas unique d’une « conspiration » réussie : le « devoir de mémoire » est accompli en réponse typique d’une minorité persécutée. Reste à dater, à exposer…
8. Ce « Trésor de langue sauvée » à défaut d’un efficace direct exercé de cœur à cœur s’avère indépendant de théorie théologique, constitué de simples rapports entre individus. Donc n’appréciable qu’en un aujourd’hui où l’on favorise vécu à croyance.
9. C’est sans réaliser leur importance, mais sensibilisé par les rencontres de textes « pratiques » plutôt que théoriques que j’ai assemblés les trois corpus ; Guyon d’abord, publié ; Bernières en attente de publication prochaine par Éric de Reviers, Bertot, le plus dense à mes yeux, ne le sera pas semble-t-il à court terme par défaut de surface (expression littéraire pesante). Soit : Guyon correspondances I II III (2003-2005) 2500 pages, Bertot (2005 puis 2018) 500 puis 2000 pages, Bernières 1500 pages.
À ces nœuds de la filiation, au tronc de l’arbre s’attachent de belles branches : Fénelon appréciée par les littéraires comme par les spirituels ; Mectilde, sauvée par ses « filles », actuellement transcrite partiellement ; restitutions opérées pour Chrysostome, pour Lacombe, pour les ducs « cis », Poiret et les écossais « trans ».
10. Cette littérature « sensible au cœur » donne sa valeur et rends vie au travail d’érudition même si elle ne s’adresse guère à ce corps de métier.
Son socle de premier niveau est disponible, sauvé par Jourdaine sœur de Bernières, puis par l’éditeur Poiret et les disciples de Madame Guyon. Les restitutions souvent intégrales de tels directoires mystiques permettent de proposer/de retrouver/d’exposer les grandes lignes d’une voie mystique commune.
De nombreuses lettres adressées à des figures anonymes sont aussi admirables et utiles. Elle font l’objet des Tomes III et IV Destinataires inconnus (deux ouvrage de même vaste dimension A4, non édités en ligne. Elles furent écrites par Monsieur de Bernières qui animait l’Ermitage de Caen, par Monsieur Bertot « passeur » de Caen à Paris, par Madame Guyon.
Les traces de ce qui les animait intimement furent préservées par des membres vivant la filiation mystique. Manuscrits préservés par eux seuls, car ils ne purent être imprimé avec quelque visibilité (sauf Bernières affadi) suite au rejet janséniste, à l’incompréhension de théologiens, aux sanctions prises par le « Roi Catholique » espagnol, par le « Roi Très Chrétien » français, par la Papauté italienne en 1687 puis en 1699. Rien pour équilibrer vingt-cinq mille titres spirituels religieux édités au XVIIe siècle.
Chrysostome, Bernières, Bertot, Guyon (sauf Moyen court et Cantique imprimés par un disciple grenoblois) auraient à nos yeux totalement disparus si Bernières lui-même, Mère Mectilde, Guyon elle-même, le pasteur Poiret n’avaient veillés à obtenir et à permettre la conservation d’écrits jugés précieux - en priorité les correspondances avec un aîné ou une aînée mystique - à l’intention des cadets mis en route sur le chemin de l’amour divin. Le disciple éditeur Poiret acheva un long travail mémoriel.
Il s’agit de sauvegardes de textes des quatre directeurs succédant dans la lignée. Dans cette présentation qui favorise la lisibilité à l’exposé continu d’une « histoire », les attestations des soucis et efforts entrepris - extraits de lettres, précisions portant sur des contenus, bibliographie - sont reportées en notes parfois longues8.
Elles sont attachées aux noms et titres de la séquence 1. à 5. suivante :
1. Mère Mectilde 9et Jean de Bernières 10 sauvent partiellement le P. Chrysostome : Divers exercices de piété et de perfection 1654
2. Jourdaine de Bernières sauve son frère Jean de Bernières : L’Intérieur chrétien 1659 Le Chrétien Intérieur 1660 11
3. Madame Guyon 12 et Pierre Poiret 13 sauvent l’essentiel de Jacques Bertot : Le Directeur mistique 1726
4. Fénelon avec Dupuy sauve les correspondances Guyon 14
5. Pierre Poiret sauve « tout » Madame Guyon 15 : Lettres 1717 Vie par elle-même 1720, Torrens 1720, etc.
Les textes des correspondances de nos auteurs figurent en Garamond caractères gras de corps 10. Nos présentations et explications sont de même style mais avec retrait marginal. Nos notes sont de même style mais en caractères maigres réservés aux bons yeux. Nous nous limitons ainsi hors titres à trois styles16.
Il s’agit d’un compromis entre l’opportunité d’éditer « une bible » de trois à quatre millions de caractères17 par « in-folio » cartonné à faible coût tout en maintenant sa lisibilité 18.
Reprises de nos précédents travaux chez Champion et chez d’autres éditeurs ainsi qu’en ligne lulu.com et sous www.cheminsmystiques.fr. J’y renvoie pour présentations de correspondants mystiques ainsi que pour des compléments historiques. Je concentre ici en une masse presque raisonnable l’essentiel en deux tomes, (huit milllions de signes pour les correspondants connus - s’y ajoute une masse équivalente en lettres sans destinataires repérés mais souvent d’intérêt intérieur égal 19 ).
.
Une correspondance entre Chrysostome et Bernières est imprimée à la fin de l’ouvrage édité à Caen sous le nom de Divers exercices de piété et de perfection20. Elle couvre la dernière moitié de la seconde partie de l’ouvrage intitulé « Diversités spirituelles ». Ces lettres non datées ont échappé très généralement à l’attention, car Bernières très discret se fait précéder par d’autres dirigé(e)s, sans que son nom apparaisse. En outre une deuxième pagination prend la suite de la pagination principale d’où un oubli par des érudits peu tournés vers l’appréciation intime des dialogues numérotés qui suivent cette brève présentation.
C’est pourtant un document extraordinaire qui livre l’intimité des rapports entre deux mystiques.
On notera la netteté avec laquelle Chrysostome sait répondre aux questions de Bernières qui sont toujours intemporelles - actuelles. Elles sont le plus souvent très concrètes (que faire de nos biens ?) et hors de toute considération théorique. Bernières n’a pas encore atteint à cette date une pleine maturité intérieure. Il va rapidement surmonter ses hésitations et des scrupules, et sera en cela vivement mené et encouragé par « notre bon Père Chrysostome ». Voici ce dialogue dont les pièces sont numérotées ; nous ajoutons l’incipit entre guillemets, les titres de l’édition étant divers et imprécis.
M., Jésus Maria. J’ai lu et considéré la vôtre, dont je vous remercie très humblement, car l’honneur de votre souvenir m’est très cher. Quant aux choses de votre âme, dont il vous a plu m’écrire ; voici mon petit sentiment que je soumets à votre meilleur jugement. 7822.
1. Cette vocation à l’oraison vous oblige à une grande pureté d’âme et de vertu, car c’est la raison que le lieu où le Dieu tout saint veut reposer, et opérer, soit aussi bien pur, ou tendant à la pureté de perfection sans retenue.
2. Cette vue simple et générale de l’immensité Divine, avec la jouissance de votre volonté, est une parfaite contemplation, et qui selon que vous écrivez, paraît purement passive. Prenez garde si dans ce temps votre volonté est opérante, soit par admiration de l’entendement auquel elle se conjoint, soit par amour, par adoration, ou par quelque autre affection ; il n’importe, pourvu qu’il se fasse quelque opération. Ce n’est pas que l’âme ne se trouve quelquefois en cet état, sans pouvoir discerner si elle a opéré, tant elle est passive, et Dieu opère puissamment en elle ; il semble en ce que vous écrivez, que vos puissances soient en ce temps passivement en admiration, et en amour 79 dans les coopérations fort simples, et tout cela est fort bon.
3. Vous avez raison de dire que s’abîmer dans Dieu est autre chose que de s’unir à Dieu, et que vous le sentez ainsi. Sur quoi je vous dirai que selon que vous écrivez, il y a toujours union, mais à raison de l’abondance, votre âme semble passer en une déiformité i 23; et vous connaîtrez mieux cela dans l’expérience que je ne vous le saurais expliquer avec la science des livres.
4. Dans l’occasion de vos faiblesses, vous vous défendez, vous abîmant dans l’immensité, sans pratiquer un acte formel de vertu, contraire à l’imperfection ? À quoi je réponds, que cela se peut, et fort bien ; néanmoins il est bon ensuite dans la force de l’âme, de pratiquer tels actes formels de vertu, semblables en quelque façon à celles que vous avez omises, à raison que la perfection consiste en la vertu, et que l’âme y fait progrès par ces pratiques, beaucoup plus que par la pratique 80 susdite.
5. Vous vous étonnez de vos faiblesses au milieu de tant de faveurs ; demeurez pacifique dans cette vue, aimant bien fort l’abjection qui vous en provient ; ensuite, humiliez-vous, puis prenez à tâche de pratiquer les vertus contraires à vos défauts, et laissez votre perfection entre les mains du bon Dieu, qui manifestement vous chérit et demeure en vous.
Courage Monsieur, votre voie est très bonne ; souvenez-vous de moi pauvre pécheur, environné et chargé de beaucoup d’affaires, etc.
M. J’ai lu et considéré vos articles, assurément toutes ces lumières de la beauté d’abjection, tant en Jésus 81 qu’en l’âme du parfait, sont surnaturelles, c’est-à-dire passives, et de la grâce d’oraison. Je vous crois appelé d’une manière particulière, à honorer Jésus-Christ dans ses humiliations, dont la beauté qui vous pénètre, marque une consommation de l’amour de Jésus dans votre âme. Il est bon de cultiver cette vue de la beauté d’abjection, tantôt par la méditation, et tantôt par œuvres.
La vue par laquelle l’âme voit la voie d’abjection et de souffrance, incomparablement plus belle que celle de douceur et d’amour est purement surnaturelle, et marque que l’âme passe en un état bien plus parfait, que celui dans lequel elle était auparavant.ii
Il me semble que votre trait vous attire présentement beaucoup à la Passion, qui est la très inscrutable Abjection24 de Jésus. Je suis en lui, etc. 82
I. Proposition. Je suis souvent dans l’état de douceur et d’amour, et quelques-uns me disent que je ne dois pas faire d’austérités un peu grandes ?
Réponse. Je vous dirai que cette consolation et douceur de votre voie qui reflue sur le cœur détruit et consomme la force du corps ; et par conséquent tant qu’elle durera, vous avez besoin de nourriture pour réparer la consommation des esprits. Il pourra arriver que cet état passe dans l’opération purement intellectuelle ; l’on a raison de conseiller une grande discrétion en l’austérité, car j’ai remarqué que l’amour qui reflue au cœur vous consomme. 83 Que faut-il donc faire ? Ayez des secrets d’austérité. 1. Nourrissez-vous, mais regardez ce que vous pourrez faire pour perdre le goût sensuel des viandes. 2. Dormez ce qui est nécessaire avec soumission et mortification. 3. Pratiquez quelques autres austérités du corps externe, comme le cilice et chemise rudes, etc. 4. Voyez à ne vous point échauffer le sang ; appliquez-vous aux mortifications intellectuelles, c’est-à-dire de toutes les inclinations naturelles. 5. Cherchez par voie d’austérité à faire vos actions par principe surnaturel, et dans le retranchement de la nature : cette mortification est grande, et élève l’âme à une très haute pureté et contemplation.
II. Proposition. Je doute si je dois lire des sujets d’oraison, ou si je dois prendre ce que notre Seigneur me donne.
Réponse. Il est difficile de conseiller les âmes de votre état sur le sujet de l’oraison, 1. Je vous puis dire néanmoins en général que vous soyez 84 fort libre. 2. Que sans violenter cette liberté, il sera bon en la plupart de vos oraisons d’offrir un sujet à Dieu et ensuite de laisser aller au trait passif. 3. Il importe que vous sachiez qu’il y a des âmes qui parviennent à une telle passiveté, qu’elles ne peuvent souffrir aucun sujet, et qu’il y en a d’autres en qui la nature influe beaucoup à l’arrêt du sujet, auquel, encore qu’il soit passif, elles s’attachent. Vous pourrez donc suavement faire réflexion sur ceci.
III. Proposition. Les mouvements de colère ou promptitude auxquels je suis sujet me nuisent à l’oraison, mon âme s’en sentant obscurcie et affaiblie.
Réponse. Ces passions demeurent en vous pour votre humiliation, j’avoue qu’elles empêchent l’union (dont vous parlez) en sa pureté. Ce que vous avez à faire c’est, 1. De les supporter patiemment. 2. De vous obliger à un certain 85 nombre d’actes contraires, et puis les offrir à la Sainte Vierge, et la supplier d’en faire oblation à Jésus, pour le progrès de votre pureté intérieure.
IV. Proposition. Je crains aussi de m’occuper trop aux bonnes affaires du prochain25 .
Réponse. Il est nécessaire d’observer le tempérament des affaires du prochain, car vous avez une double vocation au prochain, et à la contemplation. Il faut donc que vous vous donniez des règles pour opérer en cela purement, et non selon l’esprit de nature ; mon avis est, que vous marquiez autant que faire se pourra les heures de toutes choses. 2. Que vous essayiez doucement, à faire suivre l’idée opérante de votre oraison, dans l’occupation du prochain : je dis doucement, car si telle occupation consommait vos forces, il s’en faudrait divertir par mortification. 3. Tendez à vous défaire prudemment des soins et des charges qui ne sont point affaires de Dieu, et de vous en reposer sur quelqu’un, 86 car vous êtes le premier pauvre auquel il faut faire l’aumône26.
V. Proposition. De quelle sorte faut-il être fidèle aux vues qu’on reçoit en l’oraison ; par exemple, j’ai une vue que Jésus est en la personne du pauvre, pour y être fidèle ; j’entrerais dans des pensées de rendre des respects extraordinaires au pauvre, comme de lui baiser les pieds à tout moment, etc. j’ai une vue d’abjection ; la fidélité semblerait me porter à des abjections grandes, comme de faire le fol, etc.
Réponse. Je vous dirai, 1. Que la discrétion est la mère des vertus. 2. Que la vue charme et pique par sa beauté la partie intellectuelle de l’âme. 3. En cette opération l’âme doit avec simplicité regarder la volonté divine, pour en faire usage en la susdite vertu de discrétion. 4. Il arrive quelquefois que la vue est si violente, que l’âme perd toute règle, et passe aux excès, ainsi qu’on fait aucun saints, à quoi il faut résister. Mais hélas ! Quand le grand coup se donne, je ne saurais que vous dire, 87 sinon que les saints ont fait ce que nous lisons. 5. Pour ce qui est de vous résister pour le présent aux actes d’abjection dont vous m’écrivez, contentez-vous de les faire intérieurement : néanmoins pour ce qui est de baiser les pieds des pauvres, je m’y porterais, si votre confesseur ou directeur y consentait.
Je vous rends grâce de la copie de la lettre que vous savez, où je trouve beaucoup de l’Esprit de Dieu. Et puisque votre humilité me demande avis sur l’usage que N. en doit faire, je vous dirai que c’est une chose bonne et pratiquée de tout temps, de rechercher le secours des bonnes âmes : néanmoins pour faire cela purement, il le faut faire discrètement, et sans curiosité ; car il ne faut pas faire un fond certain de la révélation27, et hors les choses qui sont de grande importance, lesquelles nous sommes engagés ; je ne voudrais pas demander la révélation du dessein de Dieu en moi, 88 mais seulement le secours des prières de telles âmes, pour aller avec ferveur à la perfection, et si l’on m’écrivait ce que l’on a écrit à N. je leur recevrais humblement pour m’encourager, m’attachant toujours aux voies ordinaires sans faire un principal fond de telles choses.
I. Proposition. Dites-nous un peu mon cher Père, ce que c’est que de vivre sans appui d’aucune des créatures ?
Réponse. Pour arriver à cette pureté dont la lumière vous travaille si profondément ; je tiens que cela se fait par une mort intellectuelle à toutes créatures, que ceux-là seuls savent, qui jouissent de tel état ; c’est une faveur très haute, et très rare à laquelle ils parviennent, et qui à mon avis tient beaucoup de l’infusion surnaturelle. Si vous me demandez, que faut-il faire 89 pour prétendre à cet état ? Je vous dirai qu’il faut passer par trois principaux degrés ou exercices.
1. Par une horreur de vous-même, par la vive vue du double néant qui est en nous, d’être et d’iniquité.
2. Par une très pure désoccupation des créatures.
3. Par une simplicité de conversion à Dieu, ensuite duquel degré l’âme se trouve morte à soi et aux créatures, et vivante en Dieu de la vie de Jésus. C’est de cet état dont parle Saint-Paul quand il dit : vous êtes morts, et votre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu.
J’ajoute que l’oraison en la pureté de vertu sert beaucoup pour parvenir à cet état ; enfin il faut vouloir ce que Dieu veut et tendre à la perfection à la mode de Dieu et non à la nôtre ; mais si tel était sa sainte volonté, je serais bien aise d’être avec vous dans quelque profonde solitude éloignée de toute créature, pour ne vaquer qu’à Dieu seul.
II. Proposition. Comment faut-il faire pour 90 se bien conserver en la présence de Dieu parmi les embarras des affaires ?
Réponse. L’on peut cultiver doucement la présence de Dieu, 1. Par la pureté intérieure. 2. Par le dépouillement intellectuel de tout ce qui n’est point Dieu. 3. Par l’esprit d’oraison. 4. Par les élévations à Dieu, selon le trait de sa grâce, et de sa lumière surnaturelle.
Quant est de vous, tâchez de porter votre présence de Dieu en toutes œuvres et en toutes actions ; car par cette voie, votre âme ne se tourmentera pas tant pour le divertissement qui lui viendra du dehors, je dis plus, que par cette pratique, elle se tiendra beaucoup plus purement unie à la volonté divine, et pourra enfin acquérir une vive vue de Dieu en toutes choses, de sorte que les différents états de sa présence lui seront indifférents. 91
Mon révérend Père, Depuis que je vous ai obéi touchant la sainte communion, je me suis trouvé dans des dispositions bien différentes du passé, car j’étais autrefois dans l’exercice de l’union et de l’amour, je recevais des caresses de Jésus présent en moi, et je prenais aussi la hardiesse de lui en donner28. À présent je ne vois que mon néant, mes péchés passés, mes infidélités présentes, et je demeure quasi toujours dans un profond anéantissement par la connaissance que j’ai pour lors de mon peu de disposition intérieure ; ce qui me donnerait des pensées de ne communier pas si souvent, si ce n’était l’obéissance.
Réponse. Ce Sacrement contient l’Auteur des grâces, d’où il arrive que ceux qui le reçoivent, en remportent 92 aussi différentes grâces, selon leurs différentes dispositions, et par rapport au dessein de l’Auteur qui est présent.
C’est donc le dessein de Jésus, de communiquer à votre âme deux différentes grâces, l’une accroissant sa grâce habituelle, l’autre en la faisant participante de son anéantissement d’une manière admirable. C’est l’époux éternel qui se divertit avec l’âme son épouse, tantôt dans le pur amour, et tantôt dans les souffrances et anéantissements.
L’amour est très excellent, mais en vérité l’anéantissement dans une âme pure, porte avec soi une beauté très singulière, et très ravissante29 ; et ce d’autant plus que l’âme est unie à Jésus anéanti en Croix, lequel anéantissement est renouvelé intérieurement dans le spirituel, par le pur usage du sacrifice et sacrement de l’Autel. 93
Mon révérend Père, Je me suis trouvé depuis quelques semaines dans une grande obscurité intérieure, dans la tristesse, divagation d’esprit, etc.
Ce qui me restait en cet état était la suprême indifférence en la pointe de mon esprit, qui consentait avec paix intellectuelle, à être le plus misérable de tous les hommes et à demeurer dans cet état de misère où j’étais, tant qu’il plaira à notre Seigneur.
Réponse. J’ai considéré votre disposition. Sur quoi, mon avis est que cet état de peine vous a été donné pour vous disposer à une plus grande pureté et sainteté intellectuelle par une profonde mort des sens est une véritable séparation des créatures. Je vous conseille durant cet 94 état de peines :
1. De vous appliquer davantage aux bonnes œuvres extérieures qu’à l’oraison,
2. Ayez soin du manger et dormir de votre corps,
3. Faites quelques pèlerinages particulièrement aux églises de la sainte Vierge,
4. Ne violentez pas votre âme pour l’oraison : contentez-vous d’être devant Dieu sans rien faire.
5. Dites souvent de bouche : « je veux à jamais être indifférent à tout état, ô bon Jésus, ô mon Dieu, accomplissez votre sainte volonté en moi », et semblables. Il est bon aussi de prononcer des vérités de la Divinité, comme serait : « Dieu est éternel, Dieu est Tout puissant ». Et de la sainte Humanité, comme serait : « Jésus a été flagellé, Jésus a été crucifié pour moi et par amour ». Ce que vous ferez encore que vous n’ayez aucun goût en les prononçant, etc.
Et sur un autre point de votre lettre, je vous dis derechef, que vous pouvez, selon mon petit avis, conférer deux fois la semaine avec la personne que vous savez, ou du 95 moins vous le devez faire une fois ; assurez-vous l’un et l’autre, et qu’en cela vous ferez chose de Dieu, et vous devez rejeter les pensées contraires, car j’ai reconnu manifestement que cela profite à vos âmes. Je réponds volontiers aux articles et propositions que vous me faites l’un et l’autre sur vos dispositions, et je vois de plus en plus que c’est la charité de Jésus-Christ qui a uni vos âmes30.
Vous dites que les conférences que vous avez ensemble vous rendent plus tendre aux moindres imperfections.
À quoi je réponds, que quand nous parlons de Dieu, Jésus qui est la Sapience et la lumière incréée, est parlant et opérant avec nous, et influe en nous les vues de pureté et sainteté, par rapport à la sienne. Voilà le principe originel de cette lumière.
II. Proposition. Mon âme envisageant un jour Jésus en Croix, pris un grand plaisir, et un goût extraordinaire à voir 96 le spectacle d’un Dieu crucifié, et l’horreur du calvaire lui paraissait d’une beauté admirable. Mon Dieu que de plaisir il y a d’envisager la beauté d’un Dieu mourant pour les hommes ! Je ne puis dire en quoi consiste cette beauté si grande, sinon que c’est Dieu qui meurt pour les hommes ; après cela il m’est très fâcheux d’envisager les plus beaux ouvrages de la nature et de l’art. Tout ce qui se lit n’est pas pour moi de bon goût, si Jésus crucifié n’y est dépeint.
Réponse. Sur cette vue de Jésus crucifié, je dis que c’est une faveur très grande et assez rare, et c’est proprement une vue de la beauté de la Justice, que Dieu homme faisait par sa mort en la Croix : cette beauté ayant pénétré l’âme, l’enflamme au même moment d’un très pur et très violent amour, qui la sépare des créatures, et lui en donne un dégoût inénarrable ; d’où il arrive que cette séparation secrète étant faite, l’âme ne peut trouver dans les créatures rien qui la contente, si elle n’y voit Jésus crucifié, qui est 97 l’unique objet de son amour.
Remarquez que j’ai dit « séparation secrète », d’autant qu’elle se fait par le rayon de la susdite beauté, sans que l’âme l’entende ; de sorte qu’elle demeure même tout étonnée de se voir si éloignée des créatures ; et enfin elle découvre que c’est la beauté de cette justice qui la ravit, d’où il s’allume un feu inénarrable envers Jésus crucifié, le Dieu de sa rédemption.
III. Proposition. Je comprends les principaux attraits que Dieu a donnés à mon âme en ce peu de mots : « Connaître Dieu. Le glorifier. Faire sa volonté. Mourir à Adam. Vivre à Jésus-Christ. Vivre à Dieu, et en Dieu. » Voilà ce me semble les voies par lesquelles Dieu a voulu que je marche, et à quoi il veut que je sois fidèle.
Réponse. Sachez que le plus grand secret pour recevoir les lumières surnaturelles, et pour en faire fruit est, 1. De se vider du péché. 2. De l’affection, et de l’idée des créatures. 98. 3. D’être bien passif aux traits et émotions de la grâce. L’âme ayant passé ces degrés, elle entre heureusement dans la vie, dans l’union et dans les dispositions de Jésus. Sur quoi je vous dirai, 1. Qu’elle y entre selon le degré de sa sainteté, ou pureté. 2. Tout ce qui suit dans vos articles, sont les participations en Jésus du spirituel uni et vivant en lui, que l’on peut rapporter et considérer de la manière suivante :
Jésus n’estimait et n’aimait rien que Dieu pour Dieu, et en Dieu, et tout le reste lui était un pur néant. Ainsi le spirituel de cet état va à Dieu dans cette union.
Jésus après Dieu ne voyait rien de plus beau que sa Croix, d’où ensuite il n’estimait et n’aimait rien tant qu’elle, dans la très haute vue du décret du père éternel. Ainsi le spirituel de cet état ne voit rien de beau et n’aime rien tant comme la Croix, les souffrances, l’anéantissement31, etc. 99
Jésus en tous moments se sacrifiait à la pure gloire de Dieu, et ce sacrifice était celui de sa pure vie, en la vue de celui qui devait être consommé sur le Calvaire. Ainsi le spirituel de cet état se sacrifie virtuellement ou actuellement en tous les moments de sa vie à la gloire de son Dieu.
Jésus ne voulait vivre, agir, ou penser que pour Dieu. Ainsi fait le spirituel de cet état, autant qu’il est pur, et purement uni et vivant en Jésus. Voilà les effets que j’ai reconnus, et que vous avez décrit dans la déclaration que vous m’avez faite plus au long de vos dispositions passées et présentes. Continuez donc à la bonheur vos fidélités envers un si bon Dieu, etc. 100
M. J’ai considéré votre dernière lettre, et je demeure dans mon sentiment l’ayant examiné devant mon Dieu, que dans la grande connaissance que j’ai de vos dispositions intérieures, je me sens obligé de vous dire que votre grâce marque une vocation à la vie contemplative et à la vie active. Je dis plus, non seulement elle marque une telle grande vocation ; mais une très particulière, à la pureté de l’une et de l’autre vie. C’est pourquoi je vous conseille de donner la moitié du jour à la contemplation, et l’autre à l’action. Et afin de répondre à votre grâce, qui certainement vous appelle à la pureté de ces deux vies ; communiez comme je vous ai déjà 101 dit journellement, pour entrer chaque jour en la vie pure de Jésus-Christ, qui sera lui-même contemplatif et actif en vous, dans la pureté de votre grâce : ne manquez pas à cela, car autrement, selon mon petit avis, vous feriez contre le dessein de Dieu. Je tiens que par cette voie vous passerez à une nouvelle lumière qui vous purifiera beaucoup, et vous disposera au dernier état que Dieu semble vous préparer : bref je ne puis avoir égard aux difficultés que vous m’objectez pour ne pas communier chaque jour, je crois que Dieu ne demande de vous que la fidélité de votre partie supérieure ; supportez patiemment les petits combats des passions dont vous m’écrivez, qui en vous humiliant servent à la pureté de votre justification.
Il est vrai, ô notre cher Frère, la pureté d’amour attire à soi ; mais disons plus clairement, que la pureté d’amour de Jésus attirait, 102 s’unissait [sic : unissait ?], et enflammait les pauvres cœurs des pèlerins d’Emmaüs. Ainsi sommes-nous enflammés selon notre disposition, par la communication non seulement de Jésus, mais aussi des saintes âmes, qui sont possédées du pur amour.
3.32 Quand est de prendre le droit chemin de cette pureté d’amour, j’avoue que la suprême nudité fait la grande affaire ; mais ayez encore un peu de patience, l’esprit de Jésus-Christ et sa plénitude de lumière se fera paraître quand il lui plaira. Attendez donc en la vue de la Providence, une plus claire manifestation de sa volonté, pour vous dépouiller de vos biens, etc.
M., J’ai lu et considéré le rapport de votre oraison ; sur quoi je vous 103 dirait que la lumière m’en a semblé très bonne, très pure, et très parfaite, qui marque par son abondance votre vocation à la vie contemplative.
1. Souvenez-vous que d’autant plus que la lumière monte haut dans la partie intellectuelle, et qu’elle est dégagée de l’imaginative et du sensible, d’autant plus est-elle pure, forte et efficace, tant en ce qui est du recueillement des puissances, qu’en ce qui est de la production de la pureté.
2. Quand vous sentirez disposition à telle lumière, rendez-vous entièrement passif.
3. Souvenez-vous qu’aucune fois cette vue est si forte, qu’au sortir de l’oraison, le spirituel croit n’avoir point affectionné son objet, ce qui n’est pas pourtant, car la volonté ne laisse pas d’avoir la tendance d’amour, mais elle est comme imperceptible, à cause que l’entendement est trop pénétré de la lumière. 104
4. Enfin, souvenez-vous que dans cet état, il suffit que la lumière soit bonne et opérante ; et il n’importe que l’entendement et la volonté opèrent également, ou qu’une puissance absorbe l’autre ; il faut servir Dieu à sa mode dans telle lumière qui ne dépende point de nous.
5. Vous avez raison de dire que souffrir Croix et mépris, et être rempli de Dieu dans la partie supérieure, est un très bon et un admirable état. Sur quoi vous remarquerez (1). Que tel état est fort conforme à celui de Jésus en sa vie voyagère, d’autant qu’il était plein de Dieu, et souffrant tout ensemble. (2). Que cette plénitude de Dieu ne se doit pas prendre simplement, lorsqu’elle se manifeste en la contemplation par une abondante lumière ; mais encore, en ce que hors le temps de telle jouissance, elle ne laisse pas de séparer l’âme des créatures, et de l’élever à son Divin objet par une vive, mais secrète tendance d’amour. 105
6. J’ajoute à ce que je ne vous ai dit plusieurs fois touchant la communion, que le motif de vous en retirer par vue de votre indignité est fort bon, et provient de la lumière de votre oraison : mais pourtant je crois que par soumission à la direction vous devez passer outre, & Communier33 comme je dis chaque jour. Vous satisferez à cette grâce quand approchant de la sainte Table, vous joindrez à la vue de votre indignité la sainte et pure confiance en Jésus, auquel vous vous devez unir par les droits qu’il vous en a donnés en la consommation de tous les saints Mystères de notre Rédemption. Croyez-moi que Jésus très pur et très saint vous attend à sa divine Table, et veut en se donnant à vous sacramentellement, détruire toute la vie d’Adam, et vous communiquer la plénitude de la sienne dans sa pureté, sainteté et force. Prenez donc courage, car je vois votre âme en disposition de se consommer heureusement dans cette 106 vie divine de Jésus. Assurément vous ferez dans cette pratique un progrès incroyable. O. qu’il y a bien de la différence entre une âme qui est possédée de cette vie de Jésus et de son très pur Esprit, et de celle qui ne l’est pas.
Vous disiez dans votre écrit que désormais les peines vous serviraient à faire des sacrifices à la Divine Majesté cachée, et réellement présente au fond de votre cœur, etc.
Sur quoi je dis que ces lumières que Dieu vous continue sur les souffrances, privations, anéantissements, et mépris de vous-même, marquent que vous êtes appelés à une très pure perfection. Prenez donc courage, et priez ce bon Dieu qui vous fait tant de grâces, pour moi qui suis tout plein de misères, etc. 107
Notre cher frère et ami en Jésus-Christ.
Je dirai que je trouve les rapports de vos oraisons très bonnes ; mais à mon avis, votre lumière marque que vous êtes appelé à une vue de Dieu, qui vous arrête dans l’adoration et l’amour, et même qui vous attache et unis dans la jouissance. C’est pourquoi je vous conseillerais de vous y porter, prenant pour sujet de vos oraisons, ou Dieu en soi, ou Dieu en ses perfections, pour l’aimer et adorer, ou passivement, ou activement : passivement quand votre oraison sera passive, ou activement quand il vous est nécessaire d’opérer vous-même. Il y a longtemps que je vois en vous disposition à une très haute contemplation : j’y trouve votre partie intellectuelle fort propre, et votre 108 grâce marque votre vocation.
2. Votre désir de solitude provient de votre disposition surnaturelle, et sainte vocation à la contemplation ; et à mon avis, cela est entièrement vrai : car c’est l’ordinaire de l’époux de tirer l’âme son épouse du bruit des créatures, et de la conduire à une solitude très intérieure, et même extérieure, pour lui parler du pur amour.
La grâce ne vous attirant pas à une entière solitude extérieure, et vous en demandant une intérieure qui soit très pure, et même aidé de l’extérieure, selon le trait que vous en sentirez intérieurement ; suivez-le, mais ne pensez point présentement à d’autre état, que celui dans lequel la divine Providence vous a mis.
3. Vous avez une grâce qui vous porte au mépris des choses temporelles, et ouvre le chemin à quelque chose de plus parfait ; mais ayez encore un peu de patience, et gardez encore la seigneurie34, et l’usage 109 de votre temporel ; le temps viendra que l’on vous dira ce qu’il faudra faire.
I. Proposition. Quelques personnes veulent m’inquiéter pour mon bien temporel, et cela me voudrait occuper l’esprit, si je ne me prenais garde, et me divertir de l’union assez continuelle que j’ai avec mon Dieu, et plus ce me semble qu’à l’ordinaire : mais aussi en continuant mon application à mon Divin objet, je souffrirai les pertes, 1. Le paiement d’une somme considérable. 2. Une notable perte sur la vente d’un bien dont je voudrais défaire. 3. Et ne trouvant point à qui le vendre, j’aurais la confusion qu’ayant du bien, on le verra déchoir comme par ma 110 faute. 4. Que si je m’occupe à cela, je serai dans une continuelle distraction, avec des procès, et des affaires nouvelles, etc.
Réponse. Ayant considéré ce que dessus, je vous dirai, Que celui-là est très heureux qui est très pauvre. Vous voyez en cette histoire, combien il est difficile de garder la paix parmi les mondains ; à mon avis, vous devez tendre à rendre ce bien même avec perte, cherchant néanmoins occasion de faire affaire. Souvenez-vous qu’en faisons cette perte, vous vous ferez l’aumône, comme étant le premier pauvre que Jésus vous recommande. Je dis que vous devez tendre, car vous ne devez rien précipiter, et il faut éviter la perte notable, et les inconvénients tant que faire se pourra.
II. Proposition. Voici mes mouvements et résolutions présentes, 1. Souffrir les infidélités de ceux qui agissent contre moi sans me plaindre. 2. Payer plutôt que de m’embarrasser à des procès, etc.
Réponse. C’est l’esprit de Jésus-Christ 111 que vous souffriez et payiez, pourvu qu’en cela vous ne fassiez point de tort à ceux qui sont adjoints, qui se voudraient défendre, car autrement comme ils sont dans la justice, vous ne devez pas les abandonner.
III. Proposition. Pour l’exécution de tout cela, je me servirai de l’amour de l’abjection, de la pauvreté et du mépris, car il me semble que Dieu veut tout cela de moi, et que pourvu que j’aie de quoi vivre, je dois négliger tout le reste. Et puis dans l’état où il semble que Dieu me veut, dans le bonheur que j’ai de communier si souvent, et d’être attiré à la contemplation ; je dois souffrir d’être réduit à peu de bien et peu d’honneur, quoiqu’il semble que l’un et l’autre servent de quelque chose pour le prochain. Dieu vaut bien les pauvres (dis-je souvent en moi-même) toute ma félicité est de vaquer à Lui. Donnez-moi s’il vous plaît réponse sur ces choses, de peur que mon âme dans le doute ne commette quelque infidélité, ou n’agisse pas conformément au dessein de Dieu sur moi, lequel je 112 désire suivre à quelque prix que ce soit.
Réponse. Je dis que le fidèle amant doit être pauvre à pauvre ; méprisé à méprisé avec Jésus. 2. Celui qui communie tous les jours est souvent tourmenté de la douce odeur de Jésus, pauvre et souffrant. 3. Vous êtes pauvre d’esprit, et il ne faut rien faire sans direction en ce qui est de votre temporel. 4. Peut-être que Dieu vous fera un jour la grâce d’être très pauvre, ou du moins d’aspirer fortement et ardemment à cette très haute et très pure pauvreté. 5. Je vous estimerais très heureux si vous étiez réduit à une extrême pauvreté, et très profond mépris, même en votre ville. Jésus ne voit rien de plus beau après la Divinité que le mépris, et la pauvreté de la Croix. Je conçois le trait de votre grâce très haut, et capable d’un grand mépris, et d’une grande pauvreté ; ne faites rien néanmoins sans conseil. Quant à moi je vous trouverais très propre à faire un parfait pauvre, et un 113 parfait méprisé. Le sieur Bardon35 quitta tous ses biens, et demeura au milieu de ses parents mendiant et méprisé, sans s’être réservé un double, d’où ensuite il entra dans une pure communication avec Jésus-Christ. Voilà mes petites réponses que je soumets aux meilleurs amis des serviteurs de Dieu. Ne précipitez rien ; je crois que Dieu vous donnera lui-même lumière des voies, par lesquelles il vous veut conduire.
Notre très cher frère en Jésus-Christ,
Je prévois que vous pourrez être fortement tiré et occupé de l’esprit d’oraison, d’où je vous souhaiterais un lieu favorable, pour votre vacation et pour votre santé. Je crois néanmoins que vous avez fait en ce rencontre d’affaire dont vous m’avez écrit, ce que vous deviez pour rendre gloire à Dieu. 114 Je vous conseille de continuer à condescendre à Monsieur N. quittant pour cet effet votre propre intérêt, et de contribuer autant que vous pourrez de votre temporel pour l’assister36. Je vois ce me semble au travers de cette affaire un secret de Providence qui m’est inexplicable. O notre cher frère ! Vous devez regarder tout votre bien comme hors de vous, et comme déjà appartenant à la disposition du bon Dieu, qui fera paraître sa volonté dans le sujet qui se présente. Je souhaiterais donc par esprit de perfection que comme vrai pauvre, vous suivissiez cette Divine Providence, acquiesçant à l’occasion qui se présente.
Quand est du total du bien je ne suis pas d’avis que présentement vous vous en dépouilliez, mais je souhaiterais que vous tinssiez toutes choses en état, à la réserve de ce que vous céderez à N. tant pour l’affaire dont il est question, que d’autres semblables. Je crois que quand 115 le bon Dieu voudra que vous en usiez autrement, il le vous fera connaître, et vous y suivrez la perfectioniii ; j’estime fort la suprême pauvreté de celui qui est vrai pauvre avec Jésus-Christ pauvre. Il faut donc pour bien faire que vous pratiquiez cette suprême pauvreté, non à votre mode, mais dans la conduite de Dieu ; ce que vous ferez retenant présentement votre bien pour le distribuer aux pauvres ; et faisant dans un autre temps ce qui vous sera conseillé pour accomplir la volonté de Dieu.
M., J’ai considéré vos lettres sur le sujet que vous savez. Toutes les affaires spirituelles doivent être pratiquées en esprit de patience et 116 de discrétion, selon les ouvertures faciles et raisonnables que la Providence nous présente, autrement elles ne rendraient point le fruit de bénédiction.
Quant à vous je vois clairement que votre âme avance beaucoup dans la lumière, et dans la pratique ; prenez courage, allez votre train ordinaire, suivez la Divine Providence dans les ouvertures qu’elle vous donnera : jusqu’à présent elle vous a traité très amoureusement, et vous avez obligation de vous abandonner à sa divine conduite. Communiez tous les jours, pratiquez les bonnes vertus, donnez la moitié du jour à l’oraison et l’autre moitié aux œuvres de piété et charité ; continuez vos conférences avec N. voilà assurément ce que vous devez faire présentement.
Quant à vos désirs d’austérité, je vous dirai que la discrétion est la mère des vertus. L’on a raison de vous retenir, car vous êtes faible de corps, et d’ailleurs j’ai remarqué 117 que l’oraison le doit aussi affaiblir.
Toute la perfection consiste à faire la volonté de Dieu, que nous accomplissons en nous soumettant à la direction. Je suis d’avis qu’en ce point nous nous conformions à l’esprit de sainte Thérèse, qui conseillait les austérités discrètes, et réprouvait les excessives. Vous avez raison de dire que la pureté de vertu, de mortification, et d’oraison, ne se trouve jamais dans une âme corporelle et sensuelle. C’est pourquoi il est bon qu’avec l’avis de N. vous vous serviez de quelques instruments de pénitence, pourvu qu’ils ne soient point excessifs. Il est bon aussi que vous régliez avec cette même personne les mortifications des sens, et particulièrement sur le sujet de la sobriété ; prenez le nécessaire avec humilité et obéissance, et vous verrez que Dieu tout bon sanctifiera votre travail.
J’avoue que le spirituel doit être passif à toutes peines et toutes souffrances pour ses péchés, envers le Père éternel en l’union de Jésus 118 -Christ qui lui a donné l’exemple ; mais aussi faut-il nier qu’il se doive appliquer telles peines ou austérités par esprit propriétaire ; car ainsi faisant il serait actif dans l’amour-propre, et non passif dans la volonté divine.
I. Proposition. Je n’aime point les répugnances, ni les sentiments de la nature, ni les combats intérieurs ; parce que ces choses occupent mon âme, et lui ôtent la vue et la jouissance de Dieu, la contraignant de venir apaiser le trouble de la partie inférieure, et durant qu’elle est ainsi aux mains avec ses passions, elle est désoccupée de Dieu. Voilà pourquoi je voudrais que ma nature fût entièrement morte. 119 L’on me dit que c’est là un état de souffrance, et que comme tel il est aimable : je l’avoue ; mais mon intérieur va présentement droit à la vue de Dieu. Comment faut-il que je me comporte dans cet état de répugnance ? Tâcherai-je de m’en défaire ?
Réponse. Il y aurait bien des choses à dire sur cette question. Voici en abrégé mon sentiment.
1. Il est difficile au spirituel qui se sent attiré à la contemplation de se défaire de tout ce qui l’empêche de suivre son trait et sa grâce : s’il est néanmoins Religieux, ou employé en des affaires d’obligation pour la gloire de Dieu, il ne faudra rien faire sans l’avis du directeur.
2. Le spirituel libre se sentant tiré fortement doit en bref tendre à se défaire de tout ce qui l’empêche, à la réserve de quelque emploi qui pourrait être beaucoup à la gloire de Dieu. Quand l’âme est dans la vue d’oraison, elle ne peut rien souffrir qui la divertisse ; c’est pourquoi 120, si je me pouvais défaire de tout ce qui m’empêcherait la jouissance de mon trait surnaturel et de ma grâce, je le ferai. Et ce n’est point refuser la Croix que d’entrer dans telles pratiques ; au contraire, c’est suivre la volonté divine, qui se manifeste par la vocation et par la disposition de l’âme.
II. Proposition.
[1.] J’ai eu des vues ou sentiments de mon extrême indignité, et combien je mérite d’être dans la privation de toutes les vues de Dieu et de ses perfections, et que pour peu qu’il m’en veuille donner, c’est infiniment au-dessus de ce que je suis digne.
2. De plus, j’ai été occupé en l’oraison de la vue que Dieu renfermé dans soi-même possède une joie infinie, qui le ravit en la vue de ses perfections, et qu’il est toujours jouissant d’une félicité infinie : ma volonté en cet état entra en la joie de son Seigneur, et était passivement joyeuse, goûtant avec plaisir en Dieu la félicité de Dieu, en sorte qu’elle ne pouvait comprendre comment elle pourrait être mécontente qu’il lui arrivât, 121 puisque le Seigneur était si content ; et m’oubliant moi-même, je ne faisais point de réflexion sur ce qui m’arriverait si j’étais malheureux même dans l’Éternité, comme autant de temps dérobé à la complaisance que je dois avoir du bonheur de Dieu.
3. Un jour après la sainte communion considérant mon indignité, j’avais quelque affliction de voir Jésus si mal logé ; je ne savais où le recevoir, puisque je me voyais tout plein d’imperfections. Dans cette peine il me vint en l’esprit que le soleil entrant dans un cachot puant, y était reçu plus dans sa propre gloire et ses propres lumières, que dans le cachot même. Ainsi avec amour et complaisance, je regardais Jésus dans sa propre gloire parmi mes misères.iv
Réponse. Le sentiment de votre indignité qui provient de la vue de Dieu est merveilleusement efficace, 1. D’autant que le spirituel se voit dans Dieu, qui est la vérité suressentielle. 2. Quand l’âme profite en la pureté de vertu, elle entre dans la contemplation par les vues secrètes 122 et hautes de Dieu. Je dis plus, que comme ce Divin Époux vit de sa divine Essence, et de ses divines beautés et perfections, ainsi cette âme en vit elle par pure contemplation et par pur amour : la lumière du 3. chiffre37 est excellente. O. qu’il est bien vrai que Jésus nous communiant de la pureté de sa sainte Humanité et Divinité, règne dans ses gloires de miséricorde et d’amour.
III. Proposition. Il me semble que la raison pourquoi nous avançons si peu dans les voies de Dieu et de la sainte perfection ; c’est que nous ne suivons pas avec courage et fidélité les mouvements de Dieu ; nous nous laissons vaincre aux difficultés provenantes de la nature, du monde, des amis, en mille terreurs paniques que nos imaginations forgent. Il faut marcher avec vitesse et générosité ; les lâches n’auront point de part à la perfection, etc.
Réponse. Le Spirituel est dans un continuel combat, la nature se veut tout approprier dans ses inclinations et parmi les créatures. La 123 grâce au contraire s’efforce de la dépouiller et de la transformer en Jésus, par sa vertu, et par son esprit, d’où il arrive que la pauvre âme se laissant tirer à la grâce devient spirituelle, pure et indépendante de la chair ; ensuite de quoi elle est susceptible des véritables lumières et motions divines, desquels étant mue et illuminée, elle s’élève au-dessus de soi-même pour s’unir à son Divin original et éternel principe, dans lequel elle se perd et s’abîme ne vivant que pour son amour, tant parmi les jouissances que par les croix ; soyez fidèle à cela, ô qu’il est important et admirable !
[IV.] Proposition. Je me sens toujours porté à une plus grande retraite et solitude, et à vivre plus frugalement et austèrement, car sans doute je dois dénier à ma nature toutes les sensualités du boire et du manger, prenant simplement ce qui est nécessaire pour vivre. Et il ne faut pas s’étonner si la nature se plaint un peu au commencement ; elle ne peut mourir plus 124 glorieusement ni avec plus de complaisance pour Dieu que la pénitence. À quoi sert de conserver la vie si délicatement ; aimons l’austérité modérée et approuvée par nos directeurs.
2. Une âme qui aime l’embarras et la trop grande action ne goûtera jamais la douceur de la solitude ni le doux départ des créatures.
3. Une âme de grandeur et de richesse n’aura jamais grande union avec Jésus abject et pauvre ; et c’est pourtant cette abjection et pauvreté qu’il a chérie toute sa vie.
4. Une âme qui veut aller bien avant dans la contemplation doit aller bien avant dans les croix.
5. Les états par lesquelles Dieu fait passer l’âme sont de jouissance, de croix et d’épreuve : il faut les aimer tous également, et demeurer paisiblement dans les privations.
6. C’est une chose pitoyable de ce que nous n’avons que des yeux de chair, ne comprenant pas le sens des affaires intérieures et éternelles.
7. Je veux plus aller aux festins, 125 je me retirerai peu à peu des compagnies et conversations, sinon précisément dans les temps qui sont pour l’action, c’est-à-dire pour négocier simplement les affaires de Dieu et non les nôtres, que nous commettrons à quelque autre.
Réponse. Toutes ces résolutions ne peuvent provenir que de la grâce, qui combat la nature et veut élever l’âme au-dessus de ce qui est corporel et sensuel ; sur quoi vous remarquerez que cet esprit de pénitence introduit par la grâce est merveilleusement efficace quand il est bien établi, d’autant qu’il ferme les avenues à toutes les carnalités et sensualités, et retire la partie intellectuelle tout à Dieu dans lequel seul elle peut prendre son plaisir. Le mondain et sensuel n’entrera jamais dans ce bienheureux état, et ordinairement le spirituel n’y saurait parvenir, qu’après beaucoup de combats et de victoires.
[V.] Proposition. J’ai eu des lumières et sentiments que la Croix est la souveraine félicité et béatitude des chrétiens en la terre 126 ; de sorte que si l’âme se jette entre les mains du Père éternel, il la traitera comme il a traité son Fils unique, il prendra ses complaisances à la crucifier. Si elle se jette entre les bras du Fils, il la traitera comme son Père l’a traité, et la mettra en la Croix avec lui. Si elle s’adresse au Saint Esprit, il lui donnera des mouvements de croix et de souffrance. Si à la Sainte Vierge, elle croira beaucoup favoriser cette âme de la conduire sur le Calvaire, et lui obtenir de son cher Fils part à ses douleurs et à ses mépris. Si elle prie les saints de lui obtenir quelque grâce ; aussitôt, ils la chargeront de la Croix sur les épaules, afin que cette âme soit de la suite Jésus crucifié comme ils ont été, et qu’elle participe à la source de bonheur, gloire et grandeur. Enfin l’âme ne trouvera personne dans le ciel qui ne lui procure la Croix.
Réponse. Autant que le spirituel est mort aux créatures, autant entre-t-il dans l’union intime de son Dieu, et autant est-il capable d’être mû des Personnes Divines, qui opèrent 127 grâce, amour et perfection dans le fond de son âme, et dans les facultés intellectuelles, la Croix étant le vrai moyen d’arriver à cette pure et entière union.
[I. Proposition]
Mon révérend Père, Depuis l’avis que vous m’avez donné, que c’est l’ordre de Dieu présentement sur moi que je fasse ce que vous savez, je m’y attache et m’y emploie avec paix et tranquillité, nourrissant mon âme de la vue et de l’ordre de Dieu, qui me charme et me soutient. C’est dans cet ordre que je prends un paisible repos, continuant mes exercices ordinaires de communions, oraison, etc. Sans y vouloir manquer. Et quand il se présente quelque accident fâcheux je dis en moi 128 même : voici le temps favorable de faire les actions d’un vrai chrétien ; si nous sommes fidèles servons Dieu à sa mode et non à la nôtre, etc.
Réponse. L’indifférence pure à tout état est la sanctification du spirituel : soyez donc passif à cette nouvelle conduite de la Providence, vous ne sauriez faillir puisque c’est l’ordre qu’on vous donne. Cet état produit, et produira de petites amertumes pour votre purgation intérieure ; prenez courage, soyez pur et saint dans cette voie, la grâce de Jésus-Christ ne vous manquera pas, et c’est elle qui produit en vous les lumières que marquent votre écrit. Cependant, espérez le temps de solitude et d’amour. Il viendra notre cher frère non à votre mode, mais à celle du bon Dieu.
II. Proposition. Comment ferais-je pour être toujours attentif à Dieu, et aux affaires ? Etc.
Réponse. O. cher frère ! Vous ferez comme Jésus-Christ, qui souffrait tant de si douloureuses 129 privations pour vous et par amour : ainsi souffrez celles de votre état présent. 2. Tendez à l’union intime, cherchant en toutes vos actions ce qui sera de la plus grande gloire de Dieu. 3. Tendez à faire court (discrètement) dans les affaires, afin que dans de certaines heures vous entriez seul à seul, fidèle à fidèle dans votre solitude, avec ce très cher et très pur époux de votre âme, qui vous y attend.
III. Proposition. Ce qui me soutient beaucoup, c’est l’amour de la pauvreté et du mépris. Voilà pourquoi je m’attache fort à cause de mon état, à méditer les états humains de Jésus en ses mystères, etc.
Réponse. Tenez ferme sur ces fondements, sur lesquels Jésus-Christ a édifié, et édifiera jusqu’à la fin des siècles la perfection de ses chers amants. Quand la grâce opère telles lumières, il importe extrêmement de lui coopérer dans la fidélité des petites œuvres qui se présentent : Ces souhaits et amours, pour la pauvreté et de [sic] mépris, marquent 130 que votre grâce vient du cœur de Jésus-Christ, puisqu’elle opère en vous ces sentiments et dispositions.
Le spirituel n’ayant autre centre que Dieu aimable, et Jésus méprisé et souffrant, il n’aime que les dispositions d’icelui, et la consommation dans le sein éternel de celui-là.
Quant au désir de solitude, 1. Soyez très solitaire intérieurement, ne souffrant rien dans votre partie intellectuelle que l’union Divine.
2. Divisez votre temps, et tendez de ne vous donner aux affaires que par nécessité, prenant tout le temps qu’il vous sera possible pour la solitude de l’Oratoire. O. cher frère ! Peu de spirituels se défendent du superflu des affaires. O. que le diable en trompe sous des prétextes spécieux, et même de vertu.
IV. Proposition. J’appréhende un peu quelques occupations et affaires qu’il faut que je fasse, comme des sujets de grande distraction ; mais je me console de ce que 131 j’aurai à y souffrir, tant des infirmités du corps, que des mortifications de n’être pas habile et propre aux affaires.
Réponse. Le spirituel étant dans l’union divine, c’est-à-dire un à un, avec le Dieu de son amour, il gémit dans les affaires, après le centre de son amour, duquel il ne veut et ne peut se divertir que pour honorer l’amour souffrant parmi les croix et les mépris. J’ai considéré vos dispositions, qui marquent le progrès de votre chère âme ; prenez courage, le bon Dieu bénit en vous sa sainte grâce.
[I.] Proposition. Comment doit-on conseiller les âmes sur la passiveté d’oraison ; les y faut-il porter, et quand faut-il qu’elles y entrent, et qu’elles en sont les dangers ? 132
Réponse. Ordinairement le spirituel ne doit pas prévenir la passiveté. Je dis ordinairement, d’autant que s’il travaille fortement, il pourrait demeurer quelque peu de temps sans agir, s’exposant à la grâce et à la lumière, et éprouver de fois à autre si telle pauvreté lui réussit.
Benoît de Canfeld en son Traité de la volonté Divine est de cet avis. Je crois néanmoins que celui qui s’en servira doit être discret et fidèle. 2. Le spirituel lâche qui s’expose indiscrètement à la lumière passive, se répand dans l’oisiveté, et dans la distraction, et quelquefois s’il est faible de cerveau, il s’expose à l’illusion.v
II. Proposition. J’ai su de vous quelque chose touchant les communions fréquentes, ce qui me fait vous demander comment on s’y doit disposer en esprit d’oraison, lorsqu’on a des affaires.
Réponse. Le spirituel ayant des affaires, s’il en est désoccupé dans l’affection, et qu’il les conduise par principe de vue de Dieu, il se doit contenter 133 du peu de temps que la Divine Providence lui donne. 2. Plusieurs se flattent dans les affaires, et ne tendent pas assez fidèlement à ménager du temps pour l’intérieur. 3. La communion indévote contriste Jésus-Christ.
III. Proposition. Comment peut-on faire suivre l’idée opérante de son oraison dans l’occupation du prochain ?
Réponse. Cela doit être différent selon les diverses dispositions naturelles, et surnaturelles des âmes, lesquelles doivent suivre pour présence de Dieu, ce qui paraît plus propre en leur état, sans s’attacher à l’objet de leur oraison. L’âme sera en un temps pénétrée d’une vérité ou objet, et en un autre temps d’une autre vérité et d’un autre objet, en cela il faut observer la liberté d’esprit. L’on peut donc garder l’idée opérante de l’oraison, dans quelques sentiments faciles, et dans les résolutions ; si l’objet de l’oraison vous presse de sa lumière, suivez-le, et faites usage d’amour avec discrétion. 134
M. Jésus soit notre lumière. Les grâces des âmes, et la vocation à la sainte perfection sont très différentes ; il importe extrêmement au spirituel de bien examiner à quel état et à quel degré sa grâce paraît ; le conduire autrement n’étant pas passif à la conduite Divine, il avance très peu, et demeure dans un centre qui n’est pas conforme au dessein de Dieu. Il faut que le feu se retire à sa sphère38, l’air à la sienne, et la terre et l’eau à la leur. Et si le feu voulait se loger dans le centre de la terre, ce serait un désordre répugnant au dessein de la Divinité. Ainsi en va-t-il du spirituel, car s’il paraît par sa grâce être destiné à rendre et demeurer dans un centre élevé de perfection, il fait contre le 135 dessein de Dieu de s’arrêter dans celui qui est bas, terrestre et imparfait.
Je vous ai toujours dit que vous n’étiez pas dans le centre de votre grâce, et de votre perfection, et que votre vocation vous appelait à un état beaucoup plus pur et parfait. Votre grâce va principalement à la contemplation, à laquelle pour soulager votre corps, vous pourrez joindre un peu d’action.
2.39 La grâce vous appelle à la parfaite et pure conformité des différents états et dispositions de Jésus-Christ, et j’ai reconnu cela très clairement, tant par vos dispositions précédentes, que par celles que vous m’avez communiquées depuis peu encore.
Pour donc correspondre parfaitement à la conduite Divine, mon avis serait que vous entrassiez dans l’exécution des propositions que vous m’avez faites ; mais il faut que cela se fasse d’une manière bien pure, et conforme aux dispositions de Jésus 136 Christ, et cela est très facile à faire ; et je crois que vous n’aurez aucun repos que vous n’en usiez de la sorte, parce que vous ne seriez pas dans le centre de votre grâce.
Comme donc j’ai bien étudié votre grâce, et vos dispositions, je vous dis assurément que Dieu tout bon vous veut pauvre évangélique, en la manière qui vous a déjà été prescrite ; vous devez y tendre et travailler ; et cependant, souvenez-vous que le diable est bien rusé pour empêcher la pureté de perfection d’une âme.
Adieu cher Frère. Voici le temps d’aimer du pur amour, ne tardez plus. Ce pur Amour ne se peut trouver que dans le cœur évangélique très pauvre sans réserve.
Dieu. Jésus. Marie. Amour. Croix. Pureté. Amen40.
Mectilde, âgée de vingt-huit ans et demi est depuis dix mois réfugiée en Normandie. Elle a rencontré en juin 1643 le P. Chrysostome par l’intermédiaire de Jean de Bernières, l’un de ses dirigés qui a déjà pris soin d’elle sur le plan matériel et que nous rencontrerons plus tard comme ami directeur mystique prenant la suite du P. Chrysostome. Ce dernier est patient et réponds point par point aux multiples propositions soumises par Mectilde - ceci à plusieurs reprises ! Beaux modèles intemporels de direction.
Monsieur, mon très cher Frère42,
Béni soit Celui qui par un effet de son amoureuse Providence m’a donné votre connaissance pour, par votre moyen avoir le cher bonheur de conférer de mon chétif état au saint personnage que vous m’avez fait connaître.
J’ai eu l’honneur de le voir et de lui parler environ une heure. En ce peu de temps, je lui ai donné connaissance de ma vie passée, de ma vocation et de quelque affliction que Notre-Seigneur m’envoya quelque temps après ma profession. Il m’a donné autant de consolation, autant de courage en ma voie et autant de satisfaction en l’état où Dieu me tient que j’en peux désirer en terre. Ô que cet homme est angélique et divinisé par les singuliers effets d’une grâce très intime que Dieu verse en lui ! Je voudrais être auprès de vous pour en parler à mon aise et admirer avec vous les opérations de Dieu sur les âmes choisies. Ô que Dieu est admirable en toutes choses ! Mais je l’admire surtout en ces âmes-là.
Il m’a promis de prendre grand intérêt à ma conduite. Je lui ai fait voir quelques lettres que l’on m’a écrites sur ma disposition. Il m’a dit qu’elles n’ont nul rapport à l’état où je suis et que peu de personnes avaient la grâce de conduite, ce que je remarque par expérience.
Entre autres choses qu’il m’a dites, et qu’il m’a assurée, c’est que j’étais fort bien dans ma captivité, que je n’eusse point de crainte que Dieu voulait que je sois à lui d’une manière très singulière et que bientôt je serai sur la croix de maladies et d’autres peines. Il faut une grande fidélité pour Dieu.
Je vous dis ces choses dans la confiance que vous m’avez donnée pour vous exciter de bien prier Dieu pour moi. Recommandez-moi, je vous supplie, à notre bonne Mère Supérieure [Jourdaine, sœur de Jean de Bernières] et à tous les fidèles serviteurs et servantes de Dieu que vous connaissez. Si vous savez quelques nouvelles de la sainte créature que vous savez [Marie des Vallées], je vous supplie de m’en dire quelque chose. […]
On sent que la jeune femme est nature dans sa relation, alternant compte-rendu, exclamations, incertitude présente quant à sa « carrière ». Cela changera en passant de la dirigée à la directrice ! Pour l’instant la jeune Mectilde a besoin d’être assurée en ce début de la voie mystique.
Le Père Chrysostome apportera donc point par point ses réponses aux questions que se pose la jeune dirigée. Elle lui demande conseil sur son expérience profonde et ardente. Chrysostome lui répond de façon très détachée et froide de façon à ne susciter chez cette femme passionnée ni attachement ni émotion sensible ; afin que son destin extraordinaire soit mené jusqu’au bout, il ne manifeste pratiquement pas d’approbation, car il veut la pousser vers la rigueur et l’humilité la plus profonde. La relation faite à son confesseur est rédigée à la troisième personne ! En effet le P. Chrysotome parle par l’intermédiaire de son dirigé M. de Bernières 43.
[T4, p.617 sv.]
Cette personne [Mectilde] eut dès sa plus tendre jeunesse le plus vif désir d’être religieuse ; plus elle croissait en âge, plus ce désir prenait de l’accroissement. Bientôt il devint si violent qu’elle en tomba dangereusement malade. Elle souffrait son mal sans oser en découvrir la cause ; ce désir l’occupait tellement qu’elle épuisait en quelque sorte toute son attention et tous ses sentiments. Il ne lui était pas possible de s’en distraire ni de prendre part à aucune sorte d’amusement. Elle était quelquefois obligée de se trouver dans différentes assemblées de personnes de son âge, mais elle y était de corps sans pouvoir y fixer son esprit. Si elle voulait se faire violence pour faire à peu près comme les autres, le désir qui dominait son cœur l’emportait bientôt et prenait un tel ascendant sur ses sens mêmes qu’elle restait insensible et comme immobile en sorte qu’elle était contrainte de se retirer pour se livrer en liberté au mouvement qui la maîtrisait. Ce qui la désolait surtout, c’était la résistance de son père que rien ne pouvait engager à entendre parler seulement de son dessein. Il faut avouer cependant que cette âme encore vide de vertus n’aspirait et ne tendait à Dieu que par la violence du désir qu’elle avait d’être religieuse sans concevoir encore l’excellence de cet état.
Réponse. [1.] En premier lieu, il me semble que la disposition naturelle de cette âme peut être regardée comme bonne.
2. Je dirai que dans cette vocation, je vois beaucoup de Dieu, mais aussi beaucoup de la nature : cette lumière qui pénétrait son entendement venait de Dieu ; tout le reste, ce trouble, cette inquiétude, cette agitation qui suivaient étaient l’œuvre de la nature. Mais, quoi qu’il en soit, mon avis est, pour le présent, que le souvenir de cette vocation oblige cette âme à aimer et à servir Dieu avec une pureté toute singulière, car dans tout cela il paraît sensiblement un amour particulier de Dieu pour elle.
Cette âme, dans l’ardeur de la soif qui la dévorait ne se donnait pas le temps de la réflexion ; elle ne s’arrêta point à considérer de quelle eau elle voulait boire. Elle voulait être religieuse, rien de plus ; aussi tout Ordre lui était indifférent, n’ayant d’autre crainte que de manquer ce qu’elle désirait : la solitude et le repos étant tout ce qu’elle souhaitait.
Réponse : 1. Ces opérations proviennent de l’amour qui naissait dans cette âme, lesquelles étaient imparfaites, à raison que l’âme était beaucoup enveloppée de l’esprit de nature. 2. Nous voyons de certaines personnes qui ont la nature disposée de telle manière qu’il semble qu’au premier rayon de la grâce, elles courent après l’objet surnaturel : celle-ci me semble de ce nombre. Combien que par sa faute il se soit fait interruption en ce qu’elle s’éloignait44 de Dieu.
2663b T4p619 45
Entre toutes les dévotions de cette âme elle honorait la sacrée mère de Dieu extrêmement, aussi en recevait-elle tous les jours quelques faveurs; la nuit de sa profession se voulant un peu reposer, elle se vit en esprit conduite de deux anges auprès de la très Ste vierge qu'elle voyait comme dans dans un trône, cette âme lui fut présentée lui offrant humblement ses vœux, la Ste vierge les reçut et les présenta à la Ste trinité; au retour de son songe en vision, elle s'éleva en grande ferveur, s'en alla à l'église passer le reste de la nuit, son cœur semblait lors se consommer d'amour, et à l'heure qu'elle prononçait ses vœux il parut une couronne de grande clarté soutenue sur sa tête un peu élevée par 2 mains, les rayons de cette couronne rejaillissaient contre les murailles du chœur, au rapport des personnes qui la ville, entre autres d'un prêtre et 2 ou 3 religieuses.
Réponse. Cette apparition n'a rien de répugnant, mais elle en doit user discrètement, car je lui conseille de s'éloigner de toutes choses semblables où le diable se mêle souvent, elle doit fonder sa perfection solidement sur la mortification et la vertu.
2664 T4p621
Durant le temps que cette âme persévéra, elle fut souvent récréée et fortifiée par la très sainte vierge qu'elle voyait tenant des roses et qui dissipait des nuages de son cœur qui souffrait pour ne pouvoir satisfaire au désir d'amour qu'il ressentait.
Réponse. Par cet écrit je ne saurais faire un jugement assuré de son imaginative, je ne doute néanmoins que [qu'à] l'ordinaire de ce sexe elle [ne] soit susceptible d'objets, ce que je conjecture des visions et des peines qui se remarquent dans son esprit - son entendement et sa volonté s'attacheront facilement aux objets surnaturels et de perfection, il faut seulement qu'elle se défende de l'excès d'opération.
Dans quelque suite de temps les accidents déplorables pour des religieuses la mirent dans une grande occasion de relâche et en périls très grands.
Réponse. C'est un miracle comme cette âme n'a fait un entier naufrage dans ce rencontre que j'ai su, [note : sur son départ précipité au moment de la guerre dans l'Est] elle ne doit pas manquer de bien remercier Dieu et la Ste vierge qu'elle invoqua pour lors, car assurément voilà un chef-d'œuvre de leur amour envers elle, et je crois qu'elle doit beaucoup espérer de la bonté divine de secours et de grâce pour tendre à une haute perfection.
Les occasions ayant beaucoup diverti cette âme, elle se trouva extrêmement coupable d'infidélité aux grâces de Dieu, et plus que je ne puis dire, ensuite de quoi elle se sentit si extrêmement gênée qu'elle souffrait comme un martyre intérieur, et dans un abîme de désolation insupportable, il lui semblait comme impossible de se retourner vers Dieu, et était agitée d'étranges tentations.
Réponse. L'âme destinée au salut, à la perfection, à la grâce et à la gloire quand elle sort de son centre, souffre ces choses.
Cette âme abîmée dans cette peine considérait les voies qu'elle devait tenir pour s'en délivrer, la tout aimable providence divine lui suggéra une personne séculière de grande piété [Monsieur de Bernières] de qui la conversation la toucha intérieurement, mais extraordinairement pour se convertir entièrement à Dieu. [2665 p.623]
Réponse. Ce personnage a été envoyé de Dieu à cette âme.
Elle fut ensuite extrêmement travaillée de tentations contre la foi et autres qui ne lui donnaient de relâche, sur quoi elle recourait à Dieu passant la nuit à prier, il lui semblait voir les diables la tourmenter jusqu'à lui faire perdre cœur. Son confesseur lui conseilla de sortir du lieu où elle était y prévoyant du danger pour elle.
Réponse. Ce conseil a été fort bon et inspiré de Dieu, il me semble de cet écrit que Dieu appelle cette religieuse à une perfection particulière.
Un religieux de sainte vie, auquel cette fille se déclara lui conseilla de quitter l'ordre où elle vivait, pour se mettre dans quelque maison bien réformée.
Réponse. Ces conseils étaient inspirés de Dieu qui, enfin a donné à cette âme l'effet de sa sainte entreprise.
Dans la résolution d'obéir au saint religieux, cette fille qui était supérieure de son couvent, commença d'être persécutée par celles qui entrèrent en défiance sur son dessein ; ces persécutions grandes durèrent deux ou trois ans, pendant lesquels elle était plongée dans la vue de son néant; qui la faisait souffrir de bon cœur la vexation, enfin après quelque trêve de ses tentations, dont elle restait pourtant du tout exempte, elle se trouva plus tranquille.
Réponse. Cette vie a été ondoyante et muable, ce qui est provenu en partie de ses fautes, cette âme a bonne disposition à un établissement dans la voie de perfection, mais jusqu'ici je ne vois aucun travail solide.
Pendant le cours des afflictions de cette âme qui durèrent beaucoup, la sacrée mère de Dieu la consolait souvent après la Ste communion ; de sorte qu'elle était tellement fortifiée qu'elle était affamée de souffrance, un jour que ces travaux étaient redoublés, en faisant la Ste communion, elle vit la Ste vierge qui s'approcha d'elle, lui présenta son fils crucifié et tout couvert de plaies, surtout son sacré côté bien ouvert, où cette mère de bonté invita cette âme d'entrer, laquelle se [2666 p.625] sentant portée de prendre sa demeure dans ce sacré lieu, alors de ce transport d'esprit elle fit veut de n'avoir plus d'autre volonté que celle de son dieu. Après ces choses elle se sentit inébranlablement fortifiée, pour souffrir avec contentement, nonobstant qu'elle fut de corps fort malade. Cette âme se vit un jour portée dans un désert fort obscur et en un lieu d'où elle se sentait impuissante de pouvoir sortir, et entendant une voix qui l'invitait à se tirer de là, elle souffrit dans son extrême impuissance sachant très bien que c'était la voix de son dieu qui l'appelait, et ses désirs d'aller à lui augmentaient.
Réponse. J'ai considéré ces visions, apparitions, et paroles intérieures de cet écrit; mon petit avis serait que l'on y fît aucun fondement pour sa conduite, encore qu'elle semble fort bonne et ne contenir rien de répugnant; ma raison est qu'une âme encore imparfaite comme elle était est sujettr à beaucoup d'illusions. Cette âme dans la vie future pourra être sujette aux révélations, visions et paroles intérieures ; je lui conseille de se divertir fortement de cela, par les avis des bons directeurs, et par les prières instantes qu'elle fera à Dieu; ce n'est pas qu'en général je réprouve telle chose, car je ferais mal; mais je sais par longue expérience que beaucoup d'illusions coulent dans cette voie, qui font des maux incroyables dans les âmes.
Dans le cours des afflictions de cette âme, elle renonce et se décharge de sa supériorité, et enfin, après de grandes peines intérieures et extérieures, elle obtint de Sa Sainteté ... D'entrer dans un ordre qu'on lui avait inspiré, et le fit, aidée de la grâce divine.
Réponse. Je conjecture de l'écrit que lors qu'elle ne souffrira pas des peines extérieures, l'opération de l'amour divin de la partie intellectuelle la fera beaucoup souffrir en son appétit sensitif, dont le corps s'affaiblira. Il est à souhaiter que tel amour réside beaucoup dans la partie intellectuelle.
Les peines de cette âme en cette année de noviciat, furent des craintes de n'avoir assez de pureté d'intention, sur quoi elle protestait [2667 p.627] à Dieu que c'était pour son pur amour qu'elle faisait ce changement. Elle commença de s'adonner de bonne sorte à l'oraison où elle ne pouvait plus agir, et en cet état elle souffrait beaucoup de peines, n'ayant pas la liberté des puissances surtout de l'entendement et imaginative, elle se tenait bien à la présence de dieu, mais sans pouvoir rien faire que d'être abandonnée à sa puissance et bonté, son cœur et sa volonté était pour dieu, et quelquefois tellement abîmée dans son aimable volonté qu'elle ne se possédait quasi plus, néanmoins elle se retirait de cette disposition pour entrer en celle de considération et méditation, et d'autant plus elle s'efforçait, plus elle était sèche, aride, et impuissante.
Réponse. Si cette âme travaille fidèlement à la perfection elle sera sujette à différents états intérieurs, et il est nécessaire qu'elle soit bien soumise et obéissante à ses directeurs, la providence lui en veuille donner en ses besoins futurs, car il s'en trouve peu qui entendent bien tels états, et les passivités des âmes, où il faut séparer la nature et le diable de l'opération divine.
14 proposition.
Elle ne faisait. Alors de lecture pour l'oraison, une seule parole lui suffisait pour sujet de son entretien intérieur, et pour échauffer sa volonté qui selon qu'il lui semble était toute à Dieu et comme une chose perdue et abandonnée à lui. Sa bonne mère Maîtresse qui était une grande contemplative [Mère Benoîte de la Passion] et étroitement unie à Dieu, lui servit beaucoup, car sachant cette disposition, et comme un mot pour l'objet de son oraison l'entretenait : comme mon tout, mon maître. Cette bonne mère donc sachant que cette âme se retirait de cet état d'abandon, lui commanda de se laisser à Dieu et à la divine conduite sans agir contre l'attrait du St Esprit, lui disant que du passé elle avait bâti, mais que pour l'avenir Dieu détruirait et bâtirait lui-même. Cette disposition continua jusqu'à ce que par malheur elle fut mise dans une autre maison religieuse …, où elle n'avait pas le loisir de prier Dieu, qu'à la dérobée, ne faisant que travailler jour et nuit en choses extérieures, ce qui dura un an, durant lequel elle expérimenta [2669 p629] d'horribles peines intérieures, quelquefois de blasphèmes et de désespoir, pendant lesquelles elle se trouvait impuissante de faire actes contraires ; ce qu'elle pouvait faire était de se laisser toute à Dieu pour souffrir comme une victime immolée à la divine Justice. Ces grandes et sensibles tentations étaient quelquefois dissipées de son esprit sans s'en apercevoir, se trouvant dans un recueillement des puissances et toute anéantie dans Dieu qui lui faisait un nouveau désir d'être plus parfaitement à lui, néanmoins en cette peine l'esprit souffre plus qu'il ne saurait exprimer.
Réponse. Il importe pour le travail de perfection de cette âme que les occupations extérieures soient modérées et moins excessives, car elle est encore trop faible pour les emplois excessifs, dans lesquels nous voyons les plus parfaits se relâcher.
Ceci est une disposition de contemplation, qui était imparfaite, à raison de l'imperfection de l'âme : je dirais en l'écrit suivant, en général, ce qui lui convient faire pour cela, et dans la suite du temps selon ses états actuels ; les serviteurs de Dieu lui donneront leurs conseils.
Quelque temps après ces choses, cette âme entra dans une langueur très grande, et son esprit était comme en captivité, ne pouvant opérer aucune chose ; elle ne pouvait faire de grandes considérations, et si quelquefois elle élevait son esprit sur quelque mystère, s'efforçant de le tenir dans son imagination, incontinent elle demeurait muette sur ce sujet considéré, sans pouvoir produire aucune chose, ayant perdu tout sentiment. Rien ne pouvait émouvoir [2671 p631] son amour que Dieu seul, encore c'était en un temps qu'elle ne s'en apercevait. point ou rarement.
Réponse. Cette âme, selon son écrit avait vocation à la contemplation, laquelle jusqu'à présent a eu peu de fermeté, à raison qu'elle n'a pas encore travaillé suffisamment à la mortification et à la vertu.
Je ne vois pas que cette opération soit captivité, c'est peut-être passivité d'oraison. Enfin, quoi que ce soit, je vous dirai ce que c'est que captivité en laquelle l'âme ne reçoit, ni ne fait rien à raison de la suspension d'opération. Vous verrez ce qui vous convient faire, et selon ce qui se passera en cette âme dans la suite du temps vous prendrez conseil [adressé très probablement à son directeur Monsieur de Bernières].
Toutes les belles choses du paradis ne la touchaient point, et si quelque chose pouvait faire brêche dans son esprit, c'est que Dieu est toutes choses, ou c'est que Dieu est ; sans dire ou penser davantage ; cela la satisfaisait merveilleusement mais le sentiment n'y avait point de part.
Réponse. Ces sentiments proviennent de l'amour habituel qui est en l'âme, il en faut user discrètement, d'autant que le corps aura peine à les porter. Il est à désirer que l'usage de l'amour passe dans la partie intellectuelle, ce qui arrivera si l'âme entre dans une grande pureté de mortification et de vertu.
C'est chose de Dieu et de la perfection que de travailler à la contemplation selon sa vocation et ses dispositions naturelles et surnaturelles ; et à mon avis, étant bien conduite elle y ?parviendra, pourvu qu'elle [2673 p.633] travaille à bon escient à la mortification et à la vertu.
En ces communions elle allait de tout son cœur recevoir son Dieu, avec désir d'être toute à lui, et qu'il fusse tout à elle, mais toujours sans sentiment sensible, et lors qu'elle avait communié elle entrait dans son obscurité ordinaire et captivité ; sans pouvoir le plus souvent adorer son Dieu, ni parler à sa Majesté. Il lui semblait qu'il se retirait au fond de son cœur ou pour le moins en un lieu caché en son entendement et à son imagination, la laissant comme une pauvre languissante qui a perdu son tout ; elle cherche et ne trouve pas ; la foi lui dit qu'il est entré dans le centre de son âme, elle s'efforce de lui aller adorer, mais toutes ses inventions sont vaines, car les portes sont tellement fermées et toutes les avenues, que ce lieu était inaccessible, du moins il lui semblait ; et lorsqu'elle était en liberté elle adorait sa divine retraite, et souffrait ses sensibles privations, néanmoins son cœur s'attristait quelque fois de se voir toujours privée de sa divine présence, pensant que c'était un effet de sa réprobation.
D'autres fois elle souffrait avec patience, dans la vue de ce qu'elle a mérité par ses péchés, prenant plaisir que la volonté de son Dieu s'accomplisse en elle, selon qu'il plaira à Sa Majesté.
Réponse. Il n'y a rien que de bon en toutes ses peines, il les faut supporter patiemment et s'abandonner à la conduite de Dieu ; ajoutez que ces peines et les autres lui sont données pour la conduire à la pureté de perfection à laquelle elle est appelée et de laquelle elle est encore bien éloignée. Elle y arrivera par le travail de mortification et de vertu. 46 [2673 p.633]
Son oraison n’était guère qu’une soumission et abandon, et son désir était d’être toute à Dieu, que Dieu fût tout pour elle, et en un mot qu’elle fût toute perdue en Lui ; tout ceci sans sentiment. J’ai déjà dit qu’en considérant elle demeure muette, comme si on lui garrottait les puissances de l’âme ou qu’on l’abîmât dans un cachot ténébreux. Elle souffrait des gênes et des peines d’esprit très grandes, ne pouvant les exprimer ni dire de quel genre elles sont. Elle les souffrait par abandon à Dieu et par soumission à sa divine justice.
Réponse : J’ai considéré dans cet écrit les peines intérieures. Je prévois qu’elles continueront pour la purgation et sanctification de cette âme, étant vrai que pour l’ordinaire, le spirituel ne fait progrès en son oraison que par rapport à sa pureté intérieure, sur quoi elle remarquera qu’elle ne doit pas souhaiter d’en être délivrée, mais plutôt qu’elle doit remercier Dieu qui la purifie. Cette âme a été, et pourra être tourmentée de tentations de la foi, d’aversion de Dieu, de blasphèmes et d’une agitation furieuse de toutes sortes de passions, de captivité, d’amour. Sur le premier genre de peine, elle saura qu’il n’y a rien à craindre, que telles peines est un beau signe, savoir de purgation intérieure, que c’est le diable, qui avec la permission de Dieu, la tourmente comme Job. Je dis plus qu’elle doit s’assurer que tant s’en faut que dans telles tempêtes l’âme soit altérée en sa pureté, qu’au contraire, elle y avance extrêmement, pourvu qu’avec résignation, patience, humilité et confiance elle se soumette entièrement et sans réserve à cette conduite de Dieu.
Sur ce qui est de la captivité dont elle parle en son écrit, je prévois qu’elle pourra être sujette à trois sortes de captivités : à savoir, à celle de l’imagination et l’intellect et à la composée de l’une et de l’autre. Sur quoi je remarque qu’encore que la nature contribue beaucoup à celle de l’imagination et à la composée par rapport aux fantômes ou espèces en la partie intellectuelle, néanmoins ordinairement le diable y est mêlé avec la permission de Dieu, pour tourmenter l’âme, comme dans le premier genre de peines ; en quoi elle n’a rien à faire qu’à souffrir patiemment par une pure soumission à la conduite divine ; ce que faisant elle fera un très grand progrès de pureté intérieure.
Quant à l’intellectuelle, elle saura que Dieu seul lie la partie intellectuelle, ce qui se fait ordinairement par une suspension d’opérations, exemple : l’entendement, entendre, la volonté, aimer, si ce n’est que Dieu concoure à ses opérations ; d’où arrive que suspendant ce concours, les facultés intellectuelles demeurent liées et captives, c’est-à-dire, elles ne peuvent opérer ; en quoi il faut que l’âme se soumette comme dessus47 à la conduite de Dieu sans se tourmenter. Sur quoi elle saura que toutes les peines de captivité sont ordinairement données à l’âme pour purger la propriété de ses opérations, et la disposer à la passivité de la contemplation. Sur le troisième genre de peines d’amour divin, il y en a de plusieurs sortes, selon que Dieu opère en l’âme, et selon que l’âme est active ou passive à l’amour, sur quoi je crois qu’il suffira présentement que cette bonne âme sache :
1. Que l’amour intellectuel refluant en l’appétit sensitif cause telles peines qui diminuent ordinairement à proportion que la faculté intellectuelle, par union avec Dieu, est plus séparée en son opération de la partie inférieure.
2. Quand l’amour réside en la partie intellectuelle, ainsi que je viens de dire, il est rare qu’il tourmente ; cela se peut néanmoins faire, mais je tiens qu’il y a apparence que, pour l’ordinaire, tout ce tourment vient du reflux de l’opération de l’amour de la volonté supérieure à l’inférieure, ou appétit sensitif.
3. Quelquefois par principe d’amour l’âme est tourmentée de souhaits de mort, de solitude, de voir Dieu et de langueur ; sur quoi cette âme saura que la nature se mêlant de toutes ces opérations, le spirituel doit être bien réglé pour ne point commettre d’imperfections ; d’où je conseille à cette âme :
1. d’être soumise ainsi que dessus à la conduite de Dieu ;
2. de renoncer de fois à autre à tout ce qui est imparfait en elle au fait d’aimer Dieu ;
3. elle doit demander à Dieu que son amour devienne pur et intellectuel ;
4. si l’opération d’amour divin diminue beaucoup les forces corporelles, elle doit se divertir et appliquer aux œuvres extérieures ; que si ne coopérer en se divertissant, l’amour la suit [la poursuit], il en faut souffrir patiemment l’opération et s’abandonner à Dieu, d’autant que la résistance en ce cas est plus préjudiciable et fait plus souffrir le corps que l’opération même. Je prévois que ce corps souffrira des maladies, d’autant que l’âme étant affective, l’opération d’amour divin refluera en l’appétit sensitif, elle aggravera le cœur et consommera beaucoup d’esprit, dont il faudra avertir les médecins. J’espère néanmoins qu’enfin l’âme se purifiant, cet amour résidera davantage en la partie intellectuelle, dont le corps sera soulagé. Quant à la nourriture et à son dormir, c’est à elle d’être fort discrète, comme aussi en toutes les austérités, car si elle est travaillée de peines intérieures ou d’opérations d’amour divin, elle aura besoin de soulager d’ailleurs son corps, se soumettant en cela en toute simplicité à la direction. Sur le sujet de la contemplation, je prévois qu’il sera nécessaire qu’elle soit tantôt passive simple, même laissant opérer Dieu, et quelquefois active et passive ; c’est-à-dire, quand à son oraison la passivité cessera, il faut qu’elle supplée par l’action de son entendement.
Ayant considéré l’écrit, je conseille à cette âme :
1. De ne mettre pas tout le fond de sa perfection sur la seule oraison, mais plutôt sur la tendance à la pure mortification.
2. De n’aller pas à l’oraison sans objet. À cet effet je suis d’avis qu’elle prépare des vérités universelles de la divinité de Jésus-Christ, comme serait : Dieu est tout-puissant et peut créer à l’infini des millions de mondes, et même à l’infini plus parfaits ; Jésus a été flagellé de cinq milles et tant de coups de fouet ignominieusement, ce qu’Il a supporté par amour pour faire justice de mes péchés.
3. Que si portant son objet et à l’oraison elle est surprise d’une autre opération divine passive, alors elle se laissera aller. Voilà mon avis sur son oraison : qu’elle souffre patiemment ses peines qui proviennent principalement de quelque captivité de faculté. Qu’elle ne se décourage point pour ses ténèbres ; quand elle les souffrira patiemment, elles lui serviront plus que les lumières.
Il semble qu’elle aurait une joie sensible si on lui disait qu’elle mourrait bientôt ; la vie présente lui est insupportable, voyant qu’elle l’emploie mal au service de Dieu et combien elle est loin de sa sacrée union. Il y avait lors trois choses qui régnaient en elle assez ordinairement, à savoir : langueur, ténèbres et captivité.
Réponse : Voilà des marques de l’amour habituel qui est en cette âme. Voilà mes pensées sur cet état, dont il me demeure un très bon sentiment en ma pauvre âme, et d’autant que je sens et prévois qu’elle sera du nombre des fidèles servantes de Dieu, mon Créateur, et que par les croix, elle entrera en participation de l’esprit de la pureté de notre bon Seigneur Jésus-Christ. Je la supplie de se souvenir de ma conversion en ses bonnes prières, et je lui ferai part des miennes [T4, 641] quoique pauvretés. J’espère qu’après cette vie Dieu tout bon nous unira en sa charité éternelle, par Jésus-Christ Notre Seigneur auquel je vous donne pour jamais.
[T4, 641/3/5/7/9]
2681 p.641
D'où vient que l'âme est insensible, nonobstant qu'elle désire être toute à Dieu, et qu'elle y aspire de tout son cœur ; mais toujours sans sentiment ?
Réponse. Que cet état est bon et souhaitable, et propre à faire progrès en la perfection ; c'est qu'il y a deux parties en l'âme, supérieure et inférieure ; l'âme donc peu par celle-là, qui est intellectuelle, désirer d'être tout à Dieu sans aucun sentiment en l'appétit sensitif, ou partie inférieure ; ce qui est une bonne marque, savoir est de pureté ; car plus le spirituel avance, plus il retranche des sentiments de la partie inférieure.
Si l'attrait intérieur était d'un entier abandon de tout soi-même à Dieu ; et un parfait anéantissement serait-il bon de le suivre ?
Réponse. Cet attrait serait fort saint, mais il le faudrait ménager discrètement ; sans violence de la partie affective inférieure qui réside au cœur ; ce qui est aisé à faire au spirituel, qui est beaucoup opérant par sa partie intellectuelle, par un certain retranchement des sentiments de la partie inférieure.
Est-il bon de se laisser entièrement à la disposition de la divine providence, et en cet abandon ne prendre pas grand soin des choses temporelles, ni même de ce que l'on deviendra, mais de se contenter d'être toute à Dieu ? [2683 p.643]
Réponse. Il faut user de discrétion. Il faut que le spirituel soit très indifférent à tout état ; mais ainsi que disait Saint Ignace, il doit travailler comme s'il n'était point attaché à la providence, et en même temps, néanmoins, il doit tout espérer de Dieu comme si son travail n'était qu'une chose adjointe.
En l'oraison doit-on forcer son entendement pour considérer les vérités que l'on se propose ?
Réponse. Il ne faut point forcer son entendement, mais il le faut conduire doucement ou vérités les plus essentielles, et prendre garde à le divertir un peu de certains objets où il peut s'amuser par un certain secret esprit de nature.
Que pensez-vous d'une âme qui se délaisse toute à la puissance de Dieu, et s'offre à sa divine Justice pour en porter les effets, notamment lorsqu'elle est dans ses peines ?
Réponse. Je dis que cela est une chose très bonne, et qui vaut autant que l'âme est mortifiée et pure. Je dis plus, cette âme mortifiée et purifiée.
Comment faut-il méditer la Passion ? Et comment faut-il former des images et se les représenter ?
Réponse. C'est une chose bonne de donner à l'âme une forte impression de la Divinité et ensemble la porter à la sainte Passion, laquelle le spirituel contemple selon ses dispositions naturelles et surnaturelles. Les uns se représentent les mystères par images intérieures ; les autres par fos. L'une et l'autre est bonne. Ordinairement la dernière est meilleure.
Lorsque que l'on se sert de figures en représentation, les faut-il envisager comme choses qui se passent à l'heure même ? Ou si on se doit imaginer avoir été [2685 p.645] sur le Calvaire pour y remarquer les particularités d'un Dieu souffrant ? Faut-il s'imaginer le Calvaire en son cœur ?
Réponse. Toutes ces manières sont bonnes, il faut suivre celle à laquelle on se sent attiré. Je dirais néanmoins que celles qui nous représentent la chose se faisant actuellement est la plus efficace. Il n'importe si par foi ou par imagination.
Quels livres sont propres pour les lectures ?
Réponse. Il faut tendre à lire les livres qui portent à la mortification, à la vertu, à la perfection et à Dieu ; et cela supposé, pour le choix on peut donner quelque chose à son inclination.
Que voulez-vous dire par ce mot tendre à la pureté de mortification et de vertu ?
Réponse. Tendre à la pureté de vertu, c'est tendre sans réserve à chercher toujours en chaque opération de vertu ce qui est plus Dieu et ce qui est moins nature ; et faisant le tout pour le pur amour de Dieu, sans aucun retour sur soi.
Trouvez-vous bon qu'on se retire de tant d'occupations qui nuisent beaucoup ; et qu'on tâche, autant que l'obéissance le permet de se retiré en solitude et hors du tracas.
Réponse. Il faut tendre à la solitude discrètement néanmoins, car il y a des temps ou il la faut quitter pour des affaires essentielles. Il ne faut pas offenser l'obéissance, mais on doit, et pour soi et pour ses sœurs, craindre l'excès d'occupation, et tendre à la discrète désoccupation ; si néanmoins l'obéissance exposait derechef, on se doit bien garder d'y contrevenir ; mais il faut tendre à en faire un usage discret, et à la solitude intérieure. [2687 p.646]
Quel genre de présence de Dieu doit-on pratiquer n'ayant pas d'imaginative pour se former des images ; la croyance du tout qui abîme le néant, une immensité qui contient tout, une puissance incompréhensible qui soutient tout ; ou un Dieu qui nous fait agir, ou qui agit en nous, ou se reposer dans une simple vue de Dieu ?
Réponse. Tout cela est très bon, il en faut faire usage pur et saint, retranchant tant qu'on peut, discrètement néanmoins et suavement, le mélange de l'esprit de nature.
Qu'elles doivent être les intentions et les actions par soumission aux ordres et desseins de Dieu ; ou pour ce qu'il est.
Réponse. Tout cela est fort bon ; il faut prendre courage si le sentiment et les opérations agitaient le cœur, il faudrait en faire un usage discret.
Trouvez-vous bon qu'on se lie par une sainte association avec les âmes choisies et élevées que notre Seigneur fait la grâce de rencontrer ?
Réponse. Cette pratique est très bonne et fructueuse ; il en faut faire bon usage et sans empressement, vous donnant avis que le public proclame souvent aucuns être serviteurs de Dieu et spirituels qui ne le sont pas.
Il se trouve quantité de personnes, et même quelquefois de la propre communauté qui demande des avis, et veulent confier leur intérieur, témoignant faire de grands profits de ce qu'on leur peut dire, quoi que ce soit contre le gré, sachant très bien la capacité que le péché ôte la grâce nécessaire à cela. Et comme on connaît la méchante vie, on a grande peine et répugnance de répondre aux autres, craignant de commettre un grand orgueil de parler de ce dont on est très indigne, nonobstant [2689 p.647] même que l'on soit certain du bon usage qu'on en fait.
Réponse. Si l'obéissance le permet, il faut continuer discrètement cette pratique ; je dis discrètement parce que le fond de l'âme n'est pas encore assez établi, et l'on doit craindre la propre excellence et l'orgueil ; néanmoins il faut aller à la charité du prochain tant qu'il se peut, car c'est l'esprit de Jésus-Christ. Or pour le faire purement et sans péril, je conseille dans les temps qu'on se trouve obligé et appliqué à cette pratique de faire quelques lectures des humilités des saints. 2. De faire dans ces jours-là quelques réflexions sur sa vie passée et sur ses fragilités. 3. En ces examens de conscience considérer les fautes qu'on a faites en cette pratique-là. 4. Avant que d'enseigner le prochain, faire dans soi-même quelque petit recueillement, et renoncer à tout esprit de nature, et à toutes les sentiments de vanité et de propre excellence.
Dans le texte qui suit on retrouve toujours la précision et le soin pris pour encadrer la jeune femme : elle n’aura que trente ans à la mort de son directeur. Une liste - cette fois elle atteint trente points ! - livre le parfum commun à l’école. Monsieur Bertot qui succèdera à M. de Bernières proposera bien plus tard de façon très semblable un « décalogue » de règles à observer par la jeune madame Guyon (dans une filiation, on n’invente pas). Nous livrons tout le texte malgré sa longueur, unique par sa précision et sa netteté dans une direction mystique assurée avec fermeté par « le bon Père Chrysostome » : on est loin de tout bavardage spirituel.
Le texte ne répond pas point par point à des « propositions » successives mais constitue un petit traité (« décalogue » en 30 points!).
I. Cette dévotion49 paraît :
1. Par les instincts que Dieu vous donne en ce genre de vie, vous faisant voir par la lumière de sa grâce la beauté d’une âme qui, étant séparée de toutes les créatures, inconnue, négligée de tout le monde, vit solitaire à son unique Créateur dans le secret du50 silence.
2. Par les attraits à la sainte oraison avec une facilité assez grande de vous entretenir avec Dieu des vérités divines de son amour.
3. Dieu a permis que ceux de qui vous dépendez aient favorisé cette petite retraite qui n’est pas une petite grâce, car plusieurs souhaitent la solitude et y feraient des merveilles, lesquels néanmoins en sont privés.
4. Je dirai que Dieu par une providence vous a obligée à honorer le saint Sacrement d’une particulière dévotion, et c’est dans ce Sacrement que notre bon Seigneur Jésus-Christ, Dieu et homme, mènera une vie toute cachée jusqu’à la consommation des siècles, que les secrets de sa belle âme vous seront révélés.
5. Bienheureuse est l’âme qui est destinée pour honorer les états de la vie cachée de Jésus, non seulement par acte d’adoration ou de respect, mais encore entrant dans les mêmes états. D’aucuns honorent par leur état sa vie prêchante et conversante, d’autres sa vie crucifiée ; quelques-uns sa vie pauvre, beaucoup sa vie abjecte ; il me semble qu’Il vous appelle à honorer sa vie cachée. Vous le devez faire et vous donner à Lui, pour, avec Lui, entrer dans le secret, aimant l’oubli actif et passif de toute créature, vous cachant et abîmant avec Lui en Dieu, selon le conseil de saint Paul, pour n’être révélée qu’au jour de ses lumières.
6. Jamais l’âme dans sa retraite ne communiquera à l’Esprit de Jésus et n’entrera avec lui dans les opérations de sa vie divine, si elle n’entre dans ses états d’anéantissement et d’abjection, par lesquels l’esprit de superbe est détruit.
7. L’âme qui se voit appelée à l’amour actif et passif de son Dieu renonce facilement à l’amour vain et futile des créatures, et contemplant la beauté et excellence de son divin Époux qui mérite des amours infinis, elle croirait commettre un petit sacrilège de lui dérober la moindre petite affection des autres et partant, elle désire d’être oubliée de tout le monde [T4, 653] afin que tout le monde ne s’occupe que de Dieu seul.
8. N’affectez point de paraître beaucoup spirituelle : tant plus votre grâce sera cachée, tant plus sera-t-elle assurée ; aimez plutôt d’entendre parler de Dieu que d’en parler vous-même, car l’âme dans les grands discours se vide assez souvent de l’Esprit de Dieu et accueille une infinité d’impuretés qui la ternissent et l’embrouillent.
9. Le spirituel ne doit voir en son prochain que Dieu et Jésus ; s’il est obligé de voir les défauts que commettent des autres, ce n’est que pour leur compatir et leur souhaiter l’occupation entière du pur amour.vi Hélas ! Faut-il que les âmes en soient privées ! Saint François voyant l’excellence de sa grâce et la vocation que Dieu lui donnait à la pureté suprême, prenait les infidélités à cette grâce pour des crimes, d’où vient qu’il s’estimait le plus grand pécheur de la terre et le plus opposé à Dieu, puisqu’une grâce qui eût sanctifié les pécheurs, ne pouvait vaincre sa malice.
10. L’oraison n’est rien autre chose qu’une union actuelle de l’âme avec Dieu, soit dans les lumières de l’entendement ou dans les ténèbres. Et l’âme dans son oraison s’unit à Dieu, tantôt par amour, tantôt par reconnaissance, tantôt par adoration, tantôt par aversion du péché en elle et en autrui, tantôt par une tendance violente et des élancements impétueux vers ce divin51 objet qui lui paraît éloignévii, et à l’amour et jouissance auquel elle aspire ardemment, car tendre et aspirer à Dieu, c’est être uni à Lui, tantôt par un pur abandon d’elle-même au mouvement sacré de ce divin Époux qui l’occupe de son amour dans les manières [T4, 655] qu’il lui plaît. Ah ! Bienheureuse est l’âme qui tend en toute fidélité à cette sainte union dans tous les mouvements de sa pauvre vie ! Et à vrai dire, n’est-ce pas uniquement pour cela que Dieu tout bon la souffre sur la terre et la destine au ciel, c’est-à-dire pour aimer à jamais ? Tendez donc autant que vous pourrez à la sainte oraison, faites-en quasi comme le principal de votre perfection. Aimez toutes les choses qui favorisent en vous l’oraison, comme : la retraite, le silence, l’abjection, la paix intérieure, la mortification des sens, et souvenez-vous qu’autant que vous serez fidèle à vous séparer des créatures et des plaisirs des sens, autant Jésus se communiquera-t-Il à vous en la pureté de ses lumières et en la jouissance de son divin amour dans la sainte oraison ; car Jésus n’a aucune part avec les âmes corporelles qui sont gisantes dans l’infection des sens.
11. L’âme qui se répand dans les conversations inutiles, ou s’ingère sous des prétextes de piété, se rend souvent indigne des communications du divin Époux qui aime la retraite, le secret et le silence. Tenez votre grâce cachée : si vous êtes obligée de converser quelquefois, tendez avec discrétion à ne parler qu’assez peu et autant que la charité le pourra requérir ; l’expérience nous apprendra l’importance d’être fidèle à cet avis.
12. Tous les états de la vie de Jésus méritent nos respects et surtout ses états d’anéantissement. Il est bon que vous ayez dévotion à sa vie servile ; car il a pris la forme de serviteur, et a servi en effet son père et sa mère en toute fidélité et humilité vingt-cinq ou trente ans en des exercices très abjects et en un métier bien pénible ; et pour honorer cette vie servile et abjecte de notre bon Sauveur Jésus-Christ, prenez plaisir à servir plutôt qu’à être servie, et vous rendez facile aux petits services que l’on pourra souhaiter de vous, et notamment quand ils seront abjects et répugnants à la nature et aux sens.
13. Jésus dans tous les moments de sa vie voyagère a été saint, et c’est en iceux la sanctification des nôtres ; car il a sanctifié les temps, desquels il nous a mérité l’usage, et généralement toutes sortes d’états et de créatures, lesquelles participaient à la malédiction du péché. Consacrez votre vie jusqu’à l’âge de trente-trois ans à la vie voyagère du Fils de Dieu par correspondance de vos moments aux siens, et le reste de votre vie, si Dieu vous en donne, consacrez-le à son état consommé et éternel, dans lequel Il est entré par sa résurrection et par son ascension. Ayez dès à présent souvent dévotion à cet état de gloire de notre bon Seigneur Jésus-Christ, car c’est un état de grandeur qui était dû à son mérite, et dans lequel vous-même, vous entrerez un jour avec lui, les autres états [d’anéantissement] de sa vie voyagère n’étant que des effets de nos péchés.
14. L’âme qui possède son Dieu ne peut goûter les vaines créatures, et à dire vrai, celui-là est bien avare à qui Dieu ne suffitviii 52. À mesure que votre âme se videra de l’affection aux créatures, Dieu tout bon se communiquera à vous en la douceur de ses amours et en la suavité de ses attraits, et dans la pauvreté suprême de toutes créatures, vous vous trouverez riche repère :53 par la pure jouissance du Dieu de votre amour, ce qui vous causera un repos et une joie intérieure inconcevables.
15. Vous serez tourmentée de la part des créatures qui crieront à l’indiscrétion et à la sauvagerie : laissez dire les langues mondaines, faites les œuvres de Dieu en toute fidélité, car toutes ces personnes-là ne répondront pas pour vous au jour de votre mortix ; et faut-il qu’on trouve tant à redire de vous voir aimer Dieu ?
16. Tendez à vous rendre passive à la Providence divine, vous laissant conduire et mener par la main, entrant à l’aveugle et en toute soumission dans tous les états où elle voudra vous mettre, soit qu’ils soient de lumière ou de ténèbres, de sécheresse ou de jouissance, de pauvreté, d’abjection, d’abandon, etc. Fermez les yeux à tous vos intérêts et laissez faire Dieu, par cette indifférence à tout état, et cette passivité à sa conduite, vous acquerriez une paix suprême qui [vous établira dans la pure oraison54] et vous disposera à la conversion très simple de votre âme vers Dieu le Créateur.
17. Notre bon Seigneur Jésus-Christ s’applique aux membres de son Église diversement pour les convertir à l’amour de son Père éternel, nous recherchant avec des fidélités, des artifices et des amours inénarrables. Oh ! Que l’âme pure qui ressent les divines motions de Jésus et de son divin Esprit, est touchée d’admiration, de respect et d’amour à l’endroit de ce Dieu fidèle !
18. Renoncez à toute consolation et tendresse des créatures, cherchez uniquement vos consolations en Jésus, en son amour, en sa croix et son abjection. Un petit mot que Jésus vous fera entendre dans le fond de votre âme la fera fondre et se liquéfier en douceur. Heureuse est l’âme qui ne veut goûter aucune consolation sur la terre de la part des créatures !
19. Par la vie d’Adam, nous sommes entièrement convertis à nous-mêmes et à la créature, et ne vivons que pour nous-mêmes, et pour nos intérêts de chair et de sang ; cette vie nous est si intime qu’elle s’est glissée dans tout notre être naturel, n’y ayant puissance dans notre âme, ni membre en notre corps qui n’en soit infecté ; ce qui cause en nous une révolte générale de tout nous-mêmes à l’encontre de Dieu, cette vie impure formant opposition aux opérations de sa grâce, ce qui nous rend en sa présence comme des morts ; car nous ne vivons point à Lui, mais à nous-mêmes, à nos intérêts, à la chair et au sangx. Jésus au contraire a mené et une vie très convertie à son Père éternel par une séparation entière, et une mort très profonde à tout plaisir sensuel et tout intérêt propriétaire de nature, et Il va appelant ses élus à la pureté de cette vie, les revêtant de Lui-même, après les avoir dépouillés de la vie d’Adam, leur inspirant sa pure vie. Oh ! Bienheureuse est l’âme qui par la lumière de la grâce connaît en soi la malignité de la vie d’Adam, et qui travaille en toute fidélité à s’en dépouiller par la mortification, car elle se rendra digne de communiquer à la vie de Jésus !
20. Tandis que nous sommes sur la terre, nous ne pouvons entièrement éviter le péché. Adam dans l’impureté de sa vie nous salira toujours un peu ; nous n’en serons exempts qu’au jour de notre mort que Jésus nous consommera dans sa vie divine pour jamais, nous convertissant si parfaitement [à son Père éternel] par la lumière de sa gloire que jamais plus nous ne sentions l’infection de la vie d’Adam ni d’opposition à la pureté de l’amour.
21. La sentence que Notre Seigneur Jésus-Christ prononcera sur notre vie au jour de notre mort est adorable et aimable, quand bien par icelle il nous condamnerait, car elle est juste et divine, et partant mérite adoration et amour : adorez-le donc quelquefois, car peut-être alors vous ne serez pas en état de le pouvoir faire ; donnez-vous à Jésus pour être jugée par lui, et le choisissez pour juge, quand bien même il serait en votre puissance d’en prendre un autre. Hugo, saint personnage, priait Notre Seigneur Jésus-Christ de tenir plutôt le parti de son Père éternel que non pas le sien : ce sentiment marquait une haute pureté de l’âme, et une grande séparation de tout ce qui n’était point purement Dieu et ses intérêts.
22. Notre bon Seigneur Jésus-Christ dit en son Évangile : bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés. Oh ! En effet, bienheureuse est l’âme qui n’a point ici d’autre désir que d’aimer et de vivre de la vie du pur amour, car Dieu lui-même sera sa nourriture, et en la plénitude de son divin amour assouvira sa faim. Prenez courage, la faim que vous sentez est une grâce de ferveur qui n’est donnée qu’à peu. Travaillez à évacuer les mauvaises humeurs de la nature corrompue, et cette faim ira toujours croissant, et vous fera savourer avec un plaisir ineffable les douceurs des vertus divines.
23. Tendez à acquérir la paix de l’âme autant que vous pourrez par la mortification de toutes les passions, par le renoncement à toutes vos volontés, par la désoccupation de toutes les créatures, par le mépris de tout ce que pourront dire les esprits vains et mondains, par l’amour à la sainte abjection, par un désir d’entrer courageusement dans les états d’anéantissement de Jésus-Christ quand la Providence le voudra, par ne vouloir uniquement que Dieu et sa très sainte volonté, par une indifférence suprême à tous événements ; et votre âme ainsi dégagée de tout ce qui la peut troubler, se reposera agréablement dans le sein de Dieu, qui vous possédant uniquement, établira en vous le règne de son très pur amour.
24. Il fait bon parler à Dieu dans la sainte oraison, mais aussi souvent il fait bon l’écouter, et quand les attraits et lumières de la grâce nous préviennent, il les faut suivre par une sainte adhérence qui s’appelle passivitéxi.
25. Le spirituel dans les voies de sa perfection est sujet à une infinité de peines et de combats : tantôt il se voit dans les abandons, éloignements, sécheresses, captivités, suspensions ; tantôt dans des vues vives de réprobation et de désespoir ; tantôt dans les aversions effroyables des choses de Dieu ; tantôt dans un soulèvement général de toutes ses passions, tantôt dans d’autres tentations très horribles et violentes, Dieu permettant toutes ces choses pour évacuer de l’âme l’impureté de la vie d’Adam, et sa propre excellence. Disposez-vous à toutes ces souffrances et combats, et souvenez-vous que la possession du pur amour vaut bien que nous endurions quelque chose, et partant soyez à Jésus pour tout ce qu’il lui plaira vous faire souffrir.
26. Derechef, je vous répète que vous soyez bien dévote à la sainte Vierge : honorez-la dans tous les rapports qu’elle a au Père éternel, au Fils et au Saint-Esprit, à la sainte humanité de Jésus. Honorez-la en la part qu’elle a à l’œuvre de notre rédemption, en tous les états et mystères de sa vie, notamment en son état éternel, glorieux et consommé dans lequel elle est entrée par son Assomption ; honorez-la en tout ce qu’elle est en tous les saints, et en tout ce que les saints sont par elle : suivez en ceci les diverses motions de la grâce, et vous appliquez à ces petites vues et pratiques selon les différents attraits. Étudiez les différents états de sa vie, et vous y rendez savante pour vous y appliquer de fois à autre ; car il y a bénédiction très grande d’honorer la sainte Vierge. Je dis le même de saint Joseph : c’est le protecteur de ceux qui mènent une vie cachée, comme il l’a été de celle de Jésus-Christ.
27. La perfection ne consiste pas dans les lumières, mais néanmoins les lumières servent beaucoup pour nous y acheminer, et partant rendez-vous passive à celles que Dieu tout bon vous donnera, et en outre tachez autant que vous pourrez à vous instruire des choses de la sainte perfection par lectures, conférences, sermons, etc., et souvenez-vous que si vous ne nourrissez votre grâce, elle demeurera fort faible et peut-être même pourrait-elle bien se ralentir.xii
28. L’âme de Jésus-Christ est le paradis des amants en ce monde et en l’autre ; si vous pouvez entrer en ce ciel intérieur, vous y verrez des merveilles d’amour, tant à l’endroit de son Père que des prédestinés. Prenez souvent les occupations et la vie de ce tout bon Seigneur pour vos objets d’oraison.
29. Tendez à l’oraison autant que vous pourrez : c’est, ce me semble, uniquement pour cela que nous sommes créés : je dis pour contempler et [pour] aimerxiii ; c’est faire sur la terre ce que font les bienheureux au ciel. Aimez tout ce qui favorisera en vous l’oraison, et craignez tout ce qui lui sera opposé. Tendez à l’oraison pas vive, en laquelle l’âme sans violence entre doucement dans les lumières qui lui sont présentées, et se donne en proie à l’amour, pour être dévorée par ses très pures flammes suivant les attraits et divines motions de la grâce. Ne vous tourmentez point beaucoup dans l’oraison, souvent contentez-vous d’être en la présence de Dieu, sans autre opération que cette simple tendance et désir que vous sentez de L’aimer et de Lui être agréable ; car vouloir aimer est aimer, et aimer est faire oraison.xiv
30. Prenez ordinairement des sujets pour vous occuper durant votre oraison ; mais néanmoins ne vous y attachez pas, car si la grâce vous appelle à d’autres matières, allez-y ; je dis ordinairement, car il arrivera que Dieu vous remplissant de sa présence, vous n’aurez que faire d’aller chercher dedans les livres ce que vous aurez dans vous-même ; outre qu’il y a de certaines vérités divines dans lesquelles vous êtes assez imprimée, que vous devez souvent prendre pour objets d’oraison. En tout ceci, suivez les instincts et attraits de la grâce. Travaillez à vous désoccuper et désaffectionner de toutes les créatures, et peu à peu votre oraison se formera, et il y a apparence, si vous êtes fidèle, que vous êtes pour goûter les fruits d’une très belle perfection, et que vous entrerez dans les états d’une très pure et agréable oraison : c’est pourquoi prenez bon courage ; Dieu tout bon vous aidera à surmonter les difficultés que vous rencontrerez dans la vie de son saint Amour. Soyez fidèle, soyez à Dieu sans réserve ; aimez l’oraison, l’abjection, la croix, l’anéantissement, le silence, la retraite, l’obéissance, la vie servile, la vie cachée, la mortification. Soyez douce, mais retenue ; soyez jalouse de votre paix intérieure. Enfin, tendez doucement à convertir votre chère âme à Dieu, son Créateur, par la pratique des bonnes et solides vertus. Que Lui seul et son unique amour vous soient uniquement toutes choses. Priez pour ma misère et demandez quelquefois pour moi ce que vous souhaitez pour vous55.
Sur le don d’anéantissement ou de la foi nue, l’emploi pour le prochain, la présence réelle de Jésus-Christ, la conversation en esprit et en silence, la communication essentielle de Dieu58.xv
1. Cette Servante de Dieu étant consultée par un Serviteur de Dieu, elle lui dit [408] d’avoir courage, qu’il n’est point arrivé, mais qu’il est en chemin ; qu’il faut laisser aller les personnes qui ont des lumières et des beaux sentiments, que ce n’est point là sa voie. Elle l’a connu par son discours, c’est le tout pur rayon. Il faut bien se donner de garde de59 ruiner son corps. Il y a peu d’âmes arrivées au divin rayon : quelquefois l’union est couverte de cendre par les actions extérieures et autres choses ; ce n’est rien, on n’est point désuni pour cela. Que c’est une chose rude aux pauvres sentiments de tirer de [409] leur opération naturelle, et de passer en Dieu.
2. Elle a dit qu’elle ne peut rien faire ni penser, sinon demeurer dans sa maison qui est le néant. Il lui prend des désirs de connaître la vérité ; mais elle est mise en sa maison : elle ne saurait prier, ni rien faire que comme on le veut. Les Dames, qui sont le mépris et la souffrance, etc., préparent la maison pour l’anéantissement, et elles ne s’en vont pas, quoiqu’il soit fait, elles demeurent comme en Notre Seigneur Jésus-Christ.
3. Elle m’a dit quantité de fois, vous voilà en beau chemin, Dieu vous y conduise. Que voilà un beau chemin ! Que Dieu est bon ! Elle m’a dit que l’anéantissement est très long ordinairement, et que bien souvent on ne sait où on est ; et que l’on n’a pas moins pour cela, au contraire l’incertitude et les peines font bien avancer : enfin c’est une grande grâce que l’anéantissement. Les sécheresses sont dans les sens, et Dieu est dans le fond qui est immobile, et ne se retire pas. Et comme Dieu ne se retire pas du commun, que par le péché mortel ; aussi ne se retire-t-il pas quand il a donné le don, et les obscurités n’empêchent pas que Dieu n’y soit, et par conséquent que l’oraison n’y soit : Dieu par le don d’anéantissement se donne, mais peu à peu il croît en l’âme dans l’anéantissement. Elle m’a dit que nous en avons assez, que de l’assurance de la voie et du don, il ne faut point attendre de réponse, que tout est assez bien sans cela ; elle fait une estime de cet état. Il faut avoir une grande liberté et gaieté. Elle m’a dit plusieurs fois que l’amour-propre, la propre complaisance, et la vanité perdent tout.xvi Par l’anéantissement Dieu vient dans l’âme, et y venant la fait mourir à elle-même. [410]
4. Je lui ai dit que mon âme suivait Dieu, outrepassant et oubliant tout pour se pouvoir perdre en lui. Elle m’a dit que pour lors l’âme cherche Dieu ; mais que parfois Dieu la regarde, et quoiqu’elle ne s’en aperçoive pas, qu’il ne faut pas laisser de poursuivre : car Dieu y est, et c’est assez.
La vraie demeure de l’âme, c’est la maison du néant, où il n’y a rien. Il lui fut dit que la chambre du Roi était l’humilité, et que la fenêtre par où venait la lumière divine dans la chambre était la connaissance de soi-même. Nous avons parlé du pur amour, et que l’âme qui aime, a toutxvii.
5. Pour dernière instance, elle m’a absolument assuré de mon état, et que je devais être tout passif et en quiétude. Le chemin de l’anéantissement est long si ce n’est par miracle : c’est un grand bonheur que d’être en chemin. Il faut mourir aux passions, aux sens et aux puissances, et que Dieu soit venant et régnant dans l’âme. Elle m’a dit derechef que l’anéantissement est un chemin fort étroit : l’entendement y doit être anéanti, et par conséquent compris et possédé de Dieu ; et peu à peu le divin rayon croît.
La voie active est large, d’autant que les sens ont leurs affaires ; mais ici il faut qu’ils endurent, et qu’ils soient beaucoup à l’étroit. Durant que Dieu est l’agent, il faut le laisser faire ; et quand il n’agit plus, il faut agir.
Elle m’a dit que peu souvent on est assuré de son anéantissement ; et qu’il faut vivre comme cela. Elle m’a dit que c’est un don que Dieu nous a fait : j’ai bien vu par son discours que c’est assez. Elle me disait : voilà votre voie ; les autres marchent autrement : il faut suivre la sienne ; les autres ont des contemplations, et inclinations, il faut qu’ils y aillent.xviii [411]
Plus on s’anéantit, plus on se transforme ; et il n’y a qu’à laisser Dieu faire.xix
6. Le premier jour je n’ai point vu de lumière particulière, sinon la donation du don [d’anéantissement ou de foi nue]60 et faire ensuite selon le don, et cela portait effet de grâce en mon âme, outrepassant tout pour vivre dans ce don.
J’ai vu que quand le don est fait à l’âme, il ne s’en va pour rien : la maladie lui offusque tout l’esprit, et cela n’empêche point qu’il n’y soit. Elle m’a dit : voilà votre affaire. Elle m’a assuré de la vocation de M. B. pour le prochain.
7. Comme je l’ai été prier pour demander à Dieu la certitude de mon oraison, elle m’a dit de me donner de garde de la curiosité, que la certitude a été donnée, et qu’il faut marcher. Enfin que le don est donné, et que c’est assez que l’on ait la certitude du don de l’anéantissement : l’âme se va transformant en Dieu, et quelquefois d’autant qu’il n’est pas tout parachevé, les sens s’extrovertissent ; et cela donne de la peine, mais il faut patienter ; il faut que l’âme soit humble et connaisse son rien ; il y a des sentiments qui vivent, et Dieu les laisse et fait souffrir comme à Job.
Ce qui arrive aux espèces du Saint Sacrement, est une figure de l’anéantissement : bien souvent on ne le connaît pas, et l’on souffre des craintes et des désespoirs ; les sens sont de pauvres enfants qu’il faut quelquefois envoyer se promener, et le fond demeure uni. Les sens ne sont pas capables de l’oraison, c’est pourquoi il faut avec discrétion les récréer. Dans l’anéantissement on ne sait pas toujours s’il est vrai ; et c’est une grande peine, on ne sait quelquefois rien faire pour se soulager. [412]
8. Il ne faut point parler de ceci, et laisser les actifs dans leurs activités, et suivre son anéantissement. Quand Dieu y conduit l’âme, il fait mourir les puissances, les passions et les sens, enfin tout, afin de régner absolument, et qu’il n’y ait plus que la volonté de Dieu, car la volonté de Dieu est Dieu : tout doit se perdre en la Divinité. L’âme étant arrivée à l’anéantissement, Dieu lui soustrait la certitude, pour l’anéantir davantage.xx
9. Elle ne peut ni prier ni rien faire ni penser, sinon comme on lui fait faire : il faut qu’elle demeure dans son néant, et qu’elle souffre tout. Elle approuve que l’âme aille très souvent dans ce néant : l’âme n’y a rien et fait l’oraison dans son néant et son rien.xxi J’ai bien vu que les sens ont des désirs, ont leurs vies ; et par conséquent quoiqu’anéantis, ils ne laissent pas d’avoir leur vie : il faut les laisser courir, craindre, etc., et demeurer uni dans l’anéantissement. L’âme ne veut que Dieu, c’est un amour bien pur : c’est assez de demeurer dans son néant, pour prier, pour avoir les mystères, etc. ; car y étant on est en Dieu, et tout se fait en Dieu ; c’est aussi une communion spirituelle très relevée ; car l’âme est plus morte à soi et par conséquent plus vivante en Dieu. Qu’il y a à souffrir pour être anéanti !
Étant en compagnie, il faut parler afin de n’incommoder pas le prochain ; et que l’anéantissement ne laisse pas d’être. Que dans les grandes maladies il s’y trouve aussi, et même qu’il augmente. Que les personnes de cet état ne sont pas si austères, qu’elles gardent leur repos ; et que les trop grandes austérités atténuent.
10. L’âme ayant le don n’est point distraite pour [413] parler, pour agir ; quoique selon les sens elle le soit : car dans le fond elle a le don, et Dieu y opère toujours la purifiant : bien qu’il semble parfois qu’on ait commis quelques défauts, il ne faut que les laisser consumer à l’anéantissement. Cet état est un grand bonheur parce que Dieu y opère, et par conséquent entre en possession de l’âme, et de plus en plus la va purifiant, jusqu’à ce qu’Il soit tout seul. C’est un tout pur amour, parce que l’âme s’y anéantit toute, afin que Dieu seul y opère, c’est une présence de Dieu toute continuelle ; d’autant que c’est un continuel opérer : et l’on doit bien dire Ego dormio, et cor meum vigilat61. Ô le grand état ! Elle m’a répété cela plusieurs fois : que la bonté de Dieu est grande !xxii
11. Dans cet état, on se met point en peine des sécheresses, au contraire, elles y aident ; ce ne sont pas les goûts, mais l’opération de Dieu que l’on cherche.
Nous avons eu grande joie ensemble, en parlant de cet état. C’est un lait dont Dieu repaît notre âme, c’est un bonheur inestimable : mais il ne faut pas vouloir y faire entrer les autres. Car comme c’est une opération de Dieu, si Dieu ne les y appelait, Il n’y opérerait pas, et par conséquent on serait inutile : pour l’âme qui y est appelée, plus elle est passive et en repos, plus son bonheur est grand. Quand je lui disais que je goûtais merveilleusement cet état : c’est un signe (dit-elle) que c’est votre voie ; allons, vous dans votre quiétude, et moi dans mes souffrances. Je crois qu’elle fera ce qu’elle pourra pour l’augmentation du don. [414]
Je lui donnai le bonsoir et lui désirai une bonne nuit : elle me fit réponse à l’heure, qu’il fallait faire la volonté de Dieu ; et je compris par là qu’il fallait toujours vivre en Dieu. Par l’anéantissement Dieu vit en l’âme, Il la possède et la va purifiant, jusqu’à ce qu’Il y soit seul.
12. La sœur Marie nous a assuré derechef que notre foi est de Dieu, que c’est un don et un grand don, et rare ; peu de personnes marchent en ce chemin. Elle l’appelle voie miraculeuse, l’âme y expérimente les excès du divin amour. Elle répétait souvent : ô amour ! ô excès ! C’est un ravissement continuel en Dieu, l’âme étant séparée de soi-même et de ce qui n’est point Dieu. Cette voie est passive, contenant infinis degrés en foi, c’est une échelle mystique : Dieu dès le premier degré prend l’âme par la main et la conduit ; elle n’a qu’à demeurer passive et Dieu fait son ouvrage.xxiii
Il ne faut pas parler de cette voie aux personnes qui n’y sont pas appelées, de peur de les troubler, et de leur donner occasion de faire quelque jugement téméraire, en condamnant légèrement ce qu’ils n’entendent pasxxiv, c’est charité de le taire, et de parler seulement de la pratique des vertus et de la manière ordinaire de servir Dieu.
On n’entre dans la voie passive qu’après quelques années de dispositions, Dieu ne faisant pas ce don qu’après que l’âme a beaucoup travaillé et souffert pour son amour, au moins c’est son procédé ordinaire.
13. Dieu lui fit comprendre ces paroles sur ce qui me regarde : Sa conduite est sainte, et m’est agréable, qu’il persévère : Notre Seigneur [415] l’entendant non seulement pour la conduite particulière de sa vie et de son oraison, mais touchant ceux qui veulent demander quelques avis. Sur la réplique qu’il n’était pas prêtre, elle dit qu’une personne, qui s’est sacrifiée à Dieu, est Prêtre, et qu’en un mot il faut faire ce que Dieu veut, sans réflexion ; et que s’il ne le faisait pas, il serait contre sa voie ; et que s’il n’était pas vrai, que l’état de sœur Marie n’était pas vrai.
14. Sa manière de connaître la vérité des choses qui lui sont proposées, ce n’est pas de les connaître par intelligence, mais par goût expérimental, qui lui ouvre le fond de son âme, dans lequel elle entre, celui qui y règne donnant l’approbation à ce qui est véritable : au contraire, une tristesse saisissant son cœur qui le serre et le ferme de sorte qu’il n’est pas possible que rien y puisse entrer, c’est une marque que Dieu n’approuve pas ce qui est proposé.
Elle a grande discrétion à ne faire pas paraître quand quelque chose est rejeté, de peur de donner de la peine à ceux qui lui en ont parlé ; et puis ceci est si extraordinaire, qu’il n’est compris de personne, n’y ayant d’autre raison sinon qu’il plaît ainsi à Dieu d’opérer.
15. Elle dit que la foi nue manifeste, sans manifester néanmoins, Jésus-Christ clairement dans le fond de l’âme ; de la même manière qu’elle le lui fait connaître dans le Saint Sacrement, où elle le croit sans le voir, où elle le possède sans le toucher, où elle en jouit d’une manière insensible et invisible : c’est assez néanmoins à une âme qui a le don de la vraie foi ; tous les autres dons et grâces qui sont quelquefois ajoutés paraissent superflus. Dieu seul [416] suffit, dans le fond et dans le Saint Sacrement : je dis plus, l’âme connaît qu’elle a trouvé Jésus-Christ dans le Saint Sacrement, l’ayant trouvé dans son fond par une unité admirable qu’elle expérimente, mais qui ne peut s’exprimer. Cette unité en Jésus-Christ est telle qu’elle fait même posséder Jésus-Christ dans son fond aussi réellement et véritablement que les bienheureux sont en paradis, bien que d’une manière différente. Cette unité en Jésus-Christ communique une unité avec la très Sainte Trinité et avec tous les saints, de sorte qu’on expérimente que les trois personnes divines abîment en elle [singulier ou pluriel ?] les trois puissances de notre âme, par un anéantissement qui ne se peut dire, et qui est si grand que l’âme se trouve perdue, et toutes ses opérations ; ne pouvant trouver dans son fond en la pureté de cette lumière de la foi qui lui a été donnée, que Jésus-Christ qui la va conduisant vers la Sainte Trinité qui l’abîme et transforme en elle par ses divines opérations.
16. Quelques-uns qui lui parlent expérimentent que Jésus-Christ est tout vivant en elle, et qu’il y règne ; mais elle n’en connaît rien : de sorte que possédant tout, elle croit n’avoir rien. Elle est tellement perdue dans ce Néant et dans le rien qu’elle n’a pas la capacité de pouvoir seulement distinguer ni discerner dans l’intérieur d’autrui, qu’à mesure qu’on (Dieu) lui fait voir : elle parle à plusieurs personnes de différentes grâces, et ce Néant lui suggère tout ce qu’il leur fait dire selon leur besoin, sans rien préméditer.xxv
17. Que les âmes sont malavisées de ne se pas contenter du pur don de la foi nue, qui donne Dieu à l’âme d’une manière insensible et invisible, et néanmoins très véritable, et très réelle. [417] Toutes les autres lumières, les consolations, les transports ne sont que pour consoler l’amour particulier de l’hommexxvi, mais l’amour pur de Dieu est plus satisfait du pur don de la foi, y ayant moins de la créature, et une plus pure souffrance qui la transforme plus parfaitement en Jésus-Christ crucifié et mourant dans une nudité totale sur l’arbre de la croix, dans la privation de toute consolation divine et humaine. Ce fut néanmoins dans cet état où se fit la consommation de notre rédemption en la réunion de Dieu avec la nature humaine.
Que les âmes sont mal instruites de croire perdre leur union dans l’état obscur et nu, c’est au contraire où elle s’augmente ; et s’il fallait choisir quelque état en cette vie, ce serait celui de la pure souffrance et nudité totale.
18. La sœur Marie dit que Dieu lui a fait connaître qu’il donne à des hommes et à des femmes du monde, la grâce des anciens religieux et ermites, et qu’il ne faut pas s’étonner si dans les cloîtres, les grands dons d’oraison ne s’y rencontrent pas, les religieux tournant le dos à Dieu par le peu de fidélité qu’ils ont gardée.
19. La voie de N.62 est pour aider le prochain, il n’en doit faire difficulté ; autrement il se détournerait de sa voie ; et qu’elle est autant assurée que la sienne.
Il faut, dit-elle, bien se donner de garde dans la voie de l’oraison, de la vanité. La vanité se rend servante de l’amour-propre, et de la propre excellence, faisant proposer à l’âme les récompenses, les mérites, les dons et les grâces : n’y ayant pas réussi, elle fait proposer par [418] la propre excellence, l’éminence et la grandeur de l’oraison : quand cela ne réussit pas aussi, le diable fait connaître qu’elle a eu raison de ne pas consentir à l’amour-propre et à la propre excellence, afin de lui donner de la vaine gloire ; mais l’âme connaissant son artifice le rebute. Alors elle se doit donner de garde de Dieu même, qui lui communiquant beaucoup de quiétude et de consolation, elle s’y attacherait, si elle n’y prenait garde, et si elle ne demeurait ferme et constante à ne vouloir que Dieu seul.
L’amour-propre étant chargée de mérites, de richesses spirituelles, de faveurs et de dons, va lentement et pesamment : l’amour divin au contraire va vitement et légèrement, étant tout nu, la grande chaleur l’obligeant à se dépouiller. L’amour divin quand il est parfait réduit l’âme à la nudité totale. L’âme anéantie ne demande rien ni pour soi ni pour le prochain, non pas même la conversion ; mais elle dit seulement : Seigneur que votre grâce fasse tel et tel effet, ne pouvant se mêler en façon du monde, mais laissant faire tout à Dieu qui est, et elle n’est plus.
20. La sœur Marie très souvent n’aperçoit pas même Dieu dans son fond, il se cache, et elle le laisse cacher, sans vouloir qu’il se manifeste plus clairement ; car elle ne peut choisir : toute sa capacité est de laisser faire Dieu. Et Sa Majesté lui ôte les prières, les méditations, la contemplation, l’usage des sacrements, la communication des serviteurs de Dieu, la lecture de la Sainte Écriture même. Elle se laisse tout [419] ôter et se mettre dans le Néant où elle demeure continuellement, étant sa voie : les incertitudes, craintes, et frayeurs d’être trompée, les tristesses l’assiègent et occupent ses sens ; mais elles la tiennent dans le Néant. C’est pourquoi elle les appelle sa voie et son chemin.xxvii Si quelquefois on lui donne quelques lumières, ou qu’il tombe dans son esprit quelque pensée, ou qu’elle reçoive quelque touche d’amour, cela se passe incontinent, et elle retombe dans le néant, où elle trouve Dieu sans le trouver, en jouit sans jouir, le connaît sans le connaître.
Dans les exorcismes une personne voyait par vision sur le coin de l’autel, Jésus-Christ enfant qui l’encourageait à souffrir, et lui tendait les bras, et plus elle était agitée, plus aussi s’approchait-il d’elle, de sorte qu’elle désirait l’accroissement de ses souffrances, afin que Jésus-Christ s’approchât d’elle davantage. Enfin dans la continuation de ses peines, Jésus-Christ se logea dans son cœur, et puis se cacha d’une telle manière qu’elle ne l’aperçut plus, sinon qu’elle expérimentait par intervalles qu’il était devenu l’âme de son âme, et la vie de sa vie, c’est-à-dire le principe de toutes ses opérations et mouvements.
21. Au commencement Jésus-Christ se communique dans les sens, et puis dans le fond, où il réside spirituellement, et le pur esprit de l’homme demeure caché en lui ; les sens n’apercevant pas cette demeure de Dieu, et ne recevant aucune communication sensible : on les enferme dans la maison du Néant, où ils vivent dans une désolation et sécheresse extrême.
Si les sens dans la voie d’anéantissement se [420] perdent, leur activité est redonnée, et glorifie Dieu en leur manière : pour son esprit, il est dans le néant, c’est-à-dire, il n’est plus, ou plutôt il est transformé en Jésus-Christ régnant et opérant dans ses puissances et dans ses sens.xxviii
22. Elle ne pouvait assez parler de la grandeur du don, quand Dieu s’est une fois donné lui-même dans le fond : c’est un privilège et une grâce spéciale que Dieu ne communique que peu à peu aux âmes, si ce n’est par miracle.
Il est aisé de remarquer quand une âme y est arrivée : elle est contente de son Néant, il lui est toutes choses, et sa nourriture est de Dieu seul qui prend et plaisir et goût singulier de l’instruire de cet état ; enfin Jésus-Christ se manifeste à elle.
Quand une âme s’aperçoit qu’elle est arrivée à Dieu, elle devient extrêmement humble : car les grands dons de Dieu humilient grandement ; et comme en cet état on le connaît beaucoup, on se connaît aussi beaucoup soi-même.xxix
N. a connu que sa grâce devait être dans le pur esprit, et que les sens n’y participassent presque pas, étant toute dans le fond, et n’en cherchant aucune certitude ni appui, mais plutôt de mourir entièrement.
23. En l’année 1654, la dernière entrevue était sur la lumière divine, et comme l’on voyait tout en Dieu ; et je vois que celle-ci est de voir Jésus-Christ et de jouir de Jésus-Christ. Je lui disais que mon intérieur pour le présent était une présence de réalité de Jésus-Christ, dont la sœur Marie a été bien aise ; et elle m’a dit que cela va bien, la présence de Dieu en général s’étant évanoui en Jésus-Christ ; que voilà [421] qui est pour arriver à ce que dit saint Paul [Gal. 2, 20] : Je vis, ce n’est plus moi ; mais c’est Jésus-Christ qui vit en moi.
Cette présence de Jésus-Christ est dans le pur esprit, dont il découle en même pureté sur les sens, qui est comme une extension de Jésus-Christ.
24. Comme je lui ai parlé de mon changement d’état pour le prochain, elle m’a dit que c’est que mon état intérieur se retire vers le saint et pur esprit, et qu’au contraire les sens s’épanouissent vers le prochain ; ce que j’ai vu être très véritable. Elle a été forte aise de ce changement, et que je garde la même solitude intérieure quoi que mon extérieur travaille au prochain.xxx
Je lui ai parlé pour savoir s’il était nécessaire de voir dans les personnes qui entrent en religion, une vocation : elle m’a fait cela [sic] de grande conséquence, et à moins de cela il ne les faut pas persuader ; que c’est ce qui ruine tout, et que c’est ce qui cause que l’on voit peu de vrai religieux ; qu’il faut fort examiner et chercher leur vocation, avant que de les engager.
25. Elle m’a dit que l’essence de l’état de présent est une réalité, réalité de la présence de Jésus-Christ, et que plus l’état croît, laquelle fait évanouir la créature, et s’épand même jusque sur les sens, gardant toujours son unité de pur esprit.
Je lui ai dit que mon état précédent, qui était de demeurer en Dieu en général, de perte et de récollection, et de solitude extérieure, et les autres choses qui accompagnent tels états, s’était évanouis et perdus63 en Jésus-Christ ; [422] et que mon intérieur n’était plus que Jésus-Christ en présence véritable et très spirituelle, et que de lui découlait le travail au prochain, l’évanouissement de la solitude, l’amour de la pauvreté, etc., car comme Jésus-Christ avait toutes ces choses-là, il me semble qu’elles découlent aussi de lui.
Elle est dans de grandes souffrances sans rien voir dans son fond, les sens étant purement baignés dans l’amertume ; mais quand le Soleil se lève, tout cela disparaît.
26. Je lui ai dit derechef que ma solitude extérieure s’était évanouie au lever de Jésus-Christ. Elle en a été forte aise, et je comprends bien comment cela se fait, que la seule âme qui a l’expérience entendra. Jésus-Christ se revêt de toute l’âme comme d’un vêtement : il lui semble que c’est lui (Jésus-Christ) seul qui souffre, qui agit, qui parle : et c’est bien elle qui fait tout cela et non pas Notre Seigneur ; mais cela se fait par un admirable mystère, savoir que l’âme est devenue Notre Seigneur, si bien qu’elle n’a non plus de mouvement propre qu’un habit qu’une personne a vêtu.
Ce don de Notre Seigneur Jésus-Christ est très grand, qui suit les autres d’anéantissement. Fort long temps Notre Seigneur ne fait que mettre dans l’âme, ensuite il y est croissant, après souffrant, prêchant, ou en quelque autre état ; mais en elle, il y est purement souffrant, si bien que tout est évanoui en elle, sinon la souffrance.
Autrefois il fallait que mon fond allât chercher Dieu dans le sien, mais à présent c’est assez que d’être en sa présence, sans outrepasser ni pénétrer rien.
Nous n’avons plus parlé de Dieu dans le [423] fond ni d’anéantissement ; nous n’avons parlé que de Jésus-Christ : tout s’est si bien effacé de mon esprit, que lui y réside, y établissant sa réalité, et non pas encore ses états.
Elle demandait dernièrement quelque chose à Notre Seigneur, et il lui dit qu’il fallait mourir en croix, son état étant de Jésus-Christ crucifié. Quand la réalité de Jésus-Christ est établie, il y vit comme il a vécu en la terre, soutenant l’âme par vertus divines et secrètes dans ses souffrances, actions, etc.
Quand cet état de Jésus-Christ paraît dans l’âme, c’est alors qu’elle cesse d’être, et qu’elle ne se voit plus : cela quelquefois ne dure pas longtemps en lumière, mais en effet et réalité, il est permanent. C’est ici l’état le plus heureux de l’âme : qu’elle se donne bien de garde de retomber en elle-même par ses réflexions ; car pour ce qui est des propriétés, Jésus-Christ les va ruinant et consumant sans qu’elle le sache. Cet état, et être Jésus-Christ en l’âme, est une faveur et don au-dessus de tout don ; puisque c’est la porte d’entrée à tous les autres, de la Sainte Trinité même.
27. Je dis à la sœur Marie que je conversais avec elle en Dieu, sans que je pense y converser de paroles. Elle m’a dit qu’il y a un langage intérieur, et que cela était vrai. Je suis venu peu à peu à ne plus parler avec elle, mais à demeurer auprès d’elle en Dieu xxxi; et faire ainsi tout ce qu’il fallait que je fisse, en cette manière ; ma grâce étant toute dans le pur esprit. Il a bien fallu mourir pour entrer en cette manière d’agir purement, mes sens et mon esprit y répugnaient bien fort, et la grâce ne m’y a pas conduit tout d’un coup. J’ai bien connu que [424] c’était imperfection à moi de lui parler, n’étant pas la manière que Dieu voulait sur moi. Il me semblait que mon âme était introduite dans un cabinet seule avec elle, où les autres ne pouvaient empêcher la conversation, non pas elle-même : c’est un pur don que Dieu seul peut faire64. Elle m’a dit qu’il n’y a que la volonté de Dieu qui soit quelque chose ; il ne faut donc ni dans l’intérieur, ni dans l’extérieur, que la suivre, et n’y pas ajouter un iota.
28. Je l’ai priée de prier Notre Seigneur pour être certifiée de sa volonté sur moi, dans l’emploi au prochain. Notre Seigneur a répondu que c’est son esprit qui me pousse à y travailler, et qui me donne les désirs que j’ai ; que tout cela est de lui, que c’est un don qui m’a été obtenu par la Sainte Vierge, laquelle m’a obtenu la naissance de Notre Seigneur dans mon âme, de laquelle découle ce grand don de l’amour du prochain comme il était en Jésus-Christ ; et qu’à mesure que Jésus-Christ croîtra dans mon âme, l’amour du prochain y croîtra aussi ; et que je pourrais davantage lui aider. Elle dit que c’est un très grand don, et plus grand que celui de ma solitude, durant laquelle Jésus-Christ était conçu en mon âme ; mais maintenant qu’il y est né : et ainsi que je dois laisser dilater mon cœur selon l’étendue du don ; et que loin d’empêcher mon intérieur, il le fera croître ; tout ainsi que Notre Seigneur à mesure qu’il croissait, à mesure aussi semblait-il croître en amour du prochain.
Elle dit que j’aie à être bien fidèle, d’autant que c’est un don très grand ; que c’est mon emploi ; que ma règle à m’y gouverner est la volonté divine ; que mon emploi au prochain est d’y semer les vertus et des choses intérieures [425] et que les autres sont pour défricher le péché [sic] ; que voilà ma grâce.
La sœur Marie a été si aise de cela qu’elle disait : que ceci me semble beau ! Vous voilà tout à fait uni avec M. de B. et Mme de N.65 Vous voilà missionnaire ; il faut travailler, selon les ouvertures.
Je lui ai parlé comme je connaissais les intérieurs, dont elle a été bien aise, me disant que chacun a le sien, qu’il ne les faut conduire que selon la volonté de Dieu sur eux.
29. Elle me disait que c’était la Sainte Vierge qui faisait naître Notre Seigneur au monde dans les intérieurs, et qu’elle avait cette grâce-là, comme aussi de l’y conserver ; enfin qu’elle a le même droit sur Jésus-Christ dans les âmes qu’elle avait sur lui étant au monde. J’ai remarqué que tout cela avait une telle correspondance avec ce qui se passait intérieurement dans mon âme, lorsqu’elle me le déclara, que je ne saurai le comprendre, sinon adorer Dieu qui l’a fait.
Quelquefois il semble à cause du travail au prochain que notre union en est obscurcie : il ne faut que se laisser calmer, ou plutôt outrepasser, car ce n’est rien. Elle m’a témoigné grande joie de ce que la volonté de Dieu m’était découverte : jusqu’ici, dit-elle, vous avez travaillé pour vous, mais à présent Dieu veut que vous travailliez pour lui.
Toute la pure sanctification d’une âme, est la volonté divine, qu’il faut suivre aux dépens de quoi que ce soit sans réflexion, laissant mourir l’esprit humain, rien ne devant paraître devant elle.
30. Que je goûte cette grâce là ! me disait-elle, parlant de la naissance de Notre Seigneur, et [426] comme elle était toute dirigée à l’amour du prochain, n’étant venu au monde que pour cela ; que cette naissance est encore tendre pour moi et chez moi, mais qu’elle croîtra, qu’il en faut bien espérer.
Elle m’a dit comment l’âme ensuite de l’anéantissement vient à prier Dieu vocalement et mentalement tout ensemble, qui est une chose très divine, et que la seule expérience peut faire comprendre ; car cela est admirable : et elle m’a dit là-dessus qu’un jour Notre Seigneur révéla à une personne, qu’il y avait eu une bonne femme qui l’avait plus honoré et loué en récitant l’Ave Maria, que tout un corps d’un Chapitre en récitant tout l’Office ; ce sont ici des mystères admirables.
31. Je me dois attendre à des mépris et à des paroles fâcheuses, parlant et travaillant au prochain. Elle a trouvé tant à-goût le désir qui m’est venu d’aller à pied, parce que cela est conforme à Jésus-Christ.
Pour aider aux autres, il faut discerner les voies de Dieu, et ses conduites sur eux en Dieu ; à moins de cela on s’y trompe bien, comme aussi dans le choix des vocations. Un jour elle voyait une fille fort accomplie en tout, et priant Notre Seigneur qu’il la prît pour lui, il lui dit : les hommes choisissent le bel extérieur, et moi la belle âme. Quelquefois il choisit pour lui une personne fort mal faite, et de peu d’esprit en apparence.
Il faut qu’une Supérieure discerne de cette sorte la conduite et la voie de Dieu sur chaque âme, afin de la conduire purement ; à moins de cela elle perd tout, et fera aller les âmes par [427] d’autres voies que Dieu ne veut : et comme il n’y a que le pur ordre de Dieu qui soit quelque chose dans une âme, si vous l’ôtez, vous la perdez. O, que c’est une chose difficile d’être appliqué à la conduite des autres !
32. Nous avons aussi parlé de l’état souffrant, et comment il peut être aussi déifié, et encore plus, que l’état de consolation.
L’état souffrant plus il est anéantissant, plus il semble éloigné de Dieu ; l’esprit y semble tout séparé, les souffrances, les incertitudes sont fort fréquentes, les défauts naturels y sont aussi ; Dieu passe dans le pur fond et esprit, laissant le reste dans l’abandon et comme à soi-même ; quelquefois ce dehors et extérieur vient comme à s’éclaircir et tranquilliser, et c’est pour lors qu’on voit que l’on est uni ; cet état est fort déifiant et déifié.
Un jour il lui fut manifesté que son âme était comme un aigle qui allait avoisiner la Divinité, et jouir de ses admirables éclats, qui est l’état de consolation : mais aussitôt elle fut déjetée par terre, et enfouie si avant qu’elle ne voyait ni ne s’apercevait de rien, non plus qu’une personne qui aurait été véritablement enfouie, et dans cet état son âme ne laissait pas d’être déifiée.
Dieu donne à l’âme dans cet état un désir et une faim au commencement de le trouver, et ensuite de se perdre et consommer en lui, qui ne se perd et n’éteint jamais ; et plus elle va, plus elle croît, et c’est la goutte d’eau qui lui fut montrée, désirant se perdre dans l’océan : et Dieu cependant la fait souffrir et désirer davantage, afin de la faire plus perdre et [428] abîmer. Elle dit qu’il n’y a rien qui soit capable d’éteindre ni d’adoucir les désirs qui sont en cet état, que la possession de la chose : quand vous convertiriez tout le monde, et feriez toutes les belles choses, si vous ne venez à posséder, ce n’est pas une paille dans un incendie.
33. En l’année 1655, notre voyage pour voir la sœur Marie ne fut pas à dessein d’avoir quelque réponse ou quelque don particulier, mais afin d’obtenir par ses prières, l’établissement de la réelle présence de Dieu dans le fond de notre âme. Nous avions eu quelques mois auparavant plusieurs lumières qu’il y a dans l’essence de l’âme une capacité comme infinie de recevoir cette réelle présence ou plutôt d’être abîmée en Dieu même ; nous étions dégoûtés de nous servir d’aucun moyens, cette communication essentielle de Dieu ne se pouvant faire qu’en Dieu et par Dieu même, ce que notre âme expérimente par un instinct secret.
La première fois que nous vîmes la sœur Marie, nous lui dîmes que nous ne demandions que ses prières ; ce qu’elle approuva, de sorte que notre entretien ordinaire avec elle était de demeurer en silence et de dire quelque prière vocale quand elle en disait elle-même.xxxii
34. Elle ne laissa pas de nous dire des histoires, ou des visions ou lumières qu’elle avait eues de l’état de déification, qui faisaient connaître le bonheur d’une âme qui entre en cet heureux état. Nous lui témoignâmes de le désirer, et que nous ne pouvions plus goûter aucun don, mais Dieu seul, et qu’elle priât pour [429] nous obtenir cette grande miséricorde : nous trouvions notre intérieur changé, comme étant établi dans une région plus indépendante de moyens, et où il y a plus de liberté, de pureté et de simplicité, où l’anéantissement et la mort de soi-même sont expérimentés d’une manière tout autre que par le passé.
Ayant résolu de n’en demander aucune certitude à la sœur Marie, le père Eude [sic] nous assura pourtant qu’elle lui avait témoigné que notre voie était bonne et de Dieu, ce qui nous fut suffisant pour y continuer avec fidélité ; soutenue par cette certitude jointe avec ce qui arriva à notre première visite en la présence du père Eude et de M. de M. Le R. P. Eude lui ayant demandé qu’elle priât Notre Seigneur de lui faire connaître si notre état était bon, elle déclara qu’il était de Dieu, le sachant en sa manière ordinaire. Le P. Eude lui demanda qu’elle dit un Ave Maria pour témoignage que le don était vrai, et que la Sainte Vierge en obtiendrait l’augmentation et confirmation ; ce qu’elle fit avec grande facilité, n’ayant jamais la liberté de prier que pour les choses que Dieu veut accorder.
35. Un jour en priant Dieu pour nous en notre présence afin de demander le don de Sagesse, on lui fit comprendre que c’était du vin de la vigne d’Engaddi, et non pas de l’amour ; ce don-ci étant doux et paisible, et non violent comme celui de l’amour. Il lui tomba aussi en pensée le jardin du Saint Sacrement où les âmes déifiées se trouvent et demeurent, et que c’était la vraie explication des paroles de Notre Seigneur. « Quiconque perdra son âme, la trouvera ». Il me semble en effet que jusqu’à l’état de déification [430] l’âme se conserve encore elle-même dans les dons et grâces ; mais elle ne peut entrer en cet état qu’après s’être totalement perdue : qu’il y a de la différence entre la Sagesse et l’amour divin, qui prend l’âme entre ses bras, et la porte en Dieu pour être déifiée en lui et recevoir le don de Sapience.
L’attribution de lettres de Bernières (en corps gras) adressées à Mectilde (en corps maigre) reste fort incertaine. Aussi je “ratisserai large” dans la reprise intégrale qui suit le présent choix, quitte à doubler des lettres de Bernières reprises au Tome III de Correspondances « sans destinataires reconnus ».
Le présent “choix” double une intégrale assez monotone composée dans sa plus grande partie de lettres de Mectilde et permet de “sauter” sans regret le début de ce qui n’est encore qu’un “sentier” mystique.
Le P. Jean-Chrysostome meurt lorsque Mectilde a trente-deux ans. Un long chemin reste à parcourir. Pendant seize ans elle va bénéficier de la maturité intérieure de Bernières. Une séquence d’extraits de lettres nous est parvenue depuis 1643, lettre remerciant Bernières de l’avoir présentée au P. Chrysostome, citée précédemment en ouverture de la direction par ce dernier, jusqu’à la mort de Bernières survenue en 1659 à Caen.
Mais toute correspondance devient inutile lorsqu’ils peuvent se voir ou entrer facilement en relation par émissaires. On note donc une concentration des extraits que nous avons retenus sur quelques années où Mectilde réside à Saint-Maur près Paris de fin août 1643 à juin 1647, puis plus tard, lorsque Mectilde a quitté Caen (où elle résida de 1647 à 1650), reprise de correspondance couvrant de 1651 à 1654.
Mon choix s’arrête lorsque « tout est mis en place » sur le plan intérieur chez Mectilde. On se reportera à l’analyse détaillée de leur correspondance par Bernard Pitaud 66
Elle peut être complétée par Annamaria Valli.67
Lorsqu’elle s’adresse au fidèle secrétaire de Bernières la jeune femme est fort entortillée, comme à l’occasion d’une lettre qui remerciait cinq mois plus tôt Bernières pour la rencontre de son premier directeur Chrysostome — mais cela changera complètement lorsque la jeune dirigée deviendra mystique accomplie directrice d’expérience ; c’est l’intérêt de suivre une correspondance au long cours parce qu’elle illustre une progression sur le chemin mystique. Commençons par citer intégralement une lettre qui témoigne de débuts laborieux :
Monsieur,
Béni soit Celui qui vous a donné la pensée de m’envoyer ce petit trésor [un texte de Bernières] que je reçois très cordialement, et qui tient très bien à mon dessein et affection. Je vous en remercie de tout mon cœur et le supplie qu’il consomme votre cœur de son divin et très désirable amour. Je vous conjure de n’être point chiche en mon endroit de telles choses qui sont très utiles à mon âme laquelle se trouve toute stérile et impuissante d’aucune chose. Ne vous étonnez pas, très fidèle serviteur de Dieu, si je ne produis rien de bon dans mes lettres, s’il n’y a rien dedans mon cœur. Je suis pauvre véritablement, mais si pauvre que je ne puis exprimer ma pauvreté nonobstant qu’elle soit déplorable, je la souffre par soumission à Dieu aimant ses très saintes volontés, priez Dieu cher esclave de Marie que je puisse faire un saint usage des misères que je porte en moi, j’ai grand-peur que les redoutables paroles de mon Sauveur ne s’accomplissent en moi qui suis objet de sa justice : Ego vado et quaraetis me, et in peccato vestro moriemini , ayant résisté tant de fois à la grâce ce sera justement que Dieu m’en privera lorsque je la rechercherai et qu’il me laissera mourir dans mon péché ; plus je vais avant, plus je me sens vide de toutes choses. Mais le malheur est que je ne me sens pas toute pleine de Dieu quoique le désir de son saint amour semble s’accroître à toute heure, toute ma passion serait d’en être consommée, il faut des personnes de crédit pour m’obtenir cette faveur de Sa Majesté adorable, vous qui avez l’honneur de converser avec les plus familiers de sa cour, ne voudriez-vous pas prendre la peine de me procurer leur secours et les effets du saint pouvoir que mon Sauveur leur a donné, s’il est vrai comme je n’en peux douter que vous êtes zélé de la perfection de votre indigne sœur, employez sérieusement votre force et votre pouvoir. Car je veux aller au Ciel avec vous. Je veux aller louer Dieu avec vous ; puisque sa sainte miséricorde a uni nos espoirs en son amour en terre, priez-le qu’ils le soient à l’éternité comme il m’en donne la volonté et d’être en lui très affectueusement, Votre 68.
Deux jours plus tard, elle informe Bernières de la difficulté vécue lors du manque de vocation d’une cloîtrée de son monastère :
… Je vous confesse, mon Frère, ma faiblesse et le peu de courage que j’ai eus à la réception non d’une croix, mais d’un monstre qui véritablement nous est plus sensible que toutes les croix imaginables. Vous avez su le désordre que le diable par ses tentations a fait en l’esprit d’une des nôtres, laquelle s’est défroquée elle-même et s’abandonnant à ses détestables passions, ne veut plus être religieuse, si j’osais, je dirais encore qu’elle ne veut plus être chrétienne, ni servante de Dieu. Je ne vous peux parler d’une chose si étrange sans ressentir les douleurs et les peines que je souffris lorsqu’ayant fait enlever cette créature qui était dans Paris pour l’amener où nous sommes, je la reçus plus morte que vive, ne sachant ce que je faisais. Il me semblait que c’était un démon que je traînais après moi. […] 69.
Puis deux semaines plus tard, l’échange s’inspire non sans préciosité d’une carte du Tendre :
Il y a environ quatre ou cinq ans que je suis en possession d’une terre quasi pareille à celle dont vous me faites la description. Je l’acquis par Douaire de mon époux lorsque, mourant sur la croix, il m’en fit présent comme d’une terre où le reste de mes jours je pourrais en toute assurance [amoureuse] faire ma demeure. Je trouve néanmoins quelque chose de différence de la vôtre, c’est que les fermes de la pauvreté et du délaissement ou abandon sont jointes ensemble, et sont faites en maison de plaisance où je vais presque d’ordinaire passer le temps. J’ai fait faire une galerie qui de ma grande salle voit facilement dans la ferme du mépris : ce sont mes promenades et mes divertissements que ces deux fermes. Quant à la quatrième que vous appelez douleur, il me semble qu’elle est un peu bien longue, et j’ai déjà fait mon possible pour la joindre aux autres et en faire une place digne d’admiration. Je n’en peux pourtant venir à bout, bien que ce dessein me coûte. Je vous supplie de voir si vous ne pouvez pas me servir et obliger en ce point […]70.
Elle reçoit à ce moment des réponses [aujourd’hui perdues] de Bernières à son avant-dernière lettre et vit de premières sécheresses :
J’ai reçu les vôtres datées du vingt novembre par lesquelles vous m’avez si fort obligée que je ne puis vous en témoigner autres sentiments sinon que je prie Dieu qu’il vous rende digne d’une perpétuelle union et qu’il vous honore de ses adorables croix. Ce sont les sacrés trésors que vous pouvez posséder en terre. Je me donne à Jésus anéanti et j’adore ses [aimables] desseins puisqu’il veut que je marche dans l’abjection, je veux m’y abîmer et de toutes les forces de mon âme travailler au parfait abandon, à tous mépris, à l’entière pauvreté et à toutes privations. Mais la plus sensible de mes peines en tous les exercices ci-dessus, c’est la privation intérieure, non des sensibilités, car je suis naturalisée désormais à cela, mais d’une privation qui surpasse tout ce que j’en peux dire. Quel malheur de n’aimer point Dieu ! C’est tout dire par ce mot. […] 71.
Deux mois passent, elle lui écrit :
Je prie Dieu qu’il accomplisse les sacrés souhaits que vous faites à mon âme par les vôtres du dix-huit courant reçues aujourd’hui. Allons, mon très cher Frère, courons avec Jésus. Je désire de le suivre avec vous du plus intime de mon cœur, ne me demandez pas pardon pour m’avoir éveillée. Un esprit bien surpris de sommeil se rendort au même temps qu’on l’éveille. Il faut que je vous dise avec ma franchise ordinaire que le plus intime sentiment qui me possède, c’est de rentrer en Dieu : cette simple pensée est mon occupation ordinaire et le plus intime de mes désirs quoique je n’aie pas la capacité d’exprimer les entretiens délicieux qu’il me donne. Néanmoins il me reste un doute, et je vous supplie de m’en dire votre sentiment et celui de notre très chère A[me] [probablement Marie des Vallées]. Lorsque l’âme se sent attirée et toute pleine d’un attrait intérieur comme de se voir toute fondue dans Dieu, est-il permis de désirer que ce trait soit si puissant qu’il puisse consommer entièrement l’âme. Ces attraits ne laissent pas grand discours dans l’entendement, mais la volonté est bien touchée et, sans pouvoir exprimer ses désirs, elle soupire après sa consommation et la grâce de rentrer en celui dont elle est sortie. La mort, l’anéantissement est mon affection, et mon grand plaisir est d’être hors du souvenir des créatures. Je vis dans une grande tranquillité d’esprit, parmi les épines intérieures que quelquefois la divine Providence me fait ressentir. La vue de mes misères est actuelle, mais je me réjouis en Dieu qui est la souveraine perfection et qui est suffisant à soi-même. […] 72.
Puis le mois suivant :
[…] Je n’osais m’adresser directement à vous, sachant bien que présentement les affaires du Canada vous occupent, néanmoins j’étais pressée de vous demander par l’entremise de notre bon Frère Monsieur de Rocquelay l’assistance que vous m’avez donnée. Notre bon Père Chrysostome étant toujours surchargé d’affaires, je ne l’ose l’importuner de sorte que je supplie votre charité de souffrir que je m’adresse quelquefois à vous pour en recevoir ce que ma nécessité demande et ce que la gloire d’un Dieu vous oblige de me donner. […]73.
La nécessité spirituelle est largement comblée en cette période de lumières :
[…] Il n’y a rien dans cet écrit que vous puissiez faire transcrire, car de plus de mille personnes vous n’en trouverez point de ma voie, ni qui lui soit arrivé tant de choses. Vous n’en verrez qu’un bien petit abrégé en cet écrit, car des grands volumes ne suffiraient pour contenir le tout. J’espère néanmoins que vous en concevez suffisamment pour admirer la bonté de Dieu qui m’a enlevée par les cheveux comme le Prophète. Le bon Père Chysostome ne se peut tenir de remarquer quelle Providence de Dieu, et combien amoureuse sur une pécheresse comme moi. […]74.
Les lumières durent peu, car souvent elles ne préparent qu’à recevoir courageusement ce qui les suit, un « nettoyage » intérieur. Un mois et demi passe de nouveau puis elle écrit à la sœur de Bernières :
Priez, très chère Mère, Celui qui nous est tout qu’il me rende digne de faire un saint usage des croix ; mais notamment des intérieures, lesquelles mettent quelquefois dans quelque sorte d’agonie ; dites pour moi, je vous supplie, pensant à mes misères : « Iustus es Domine ». Oh ! que mes péchés, mes libertinages passés et mes infidélités présentes méritent bien ce traitement, lequel je trouve (nonobstant ses violences) tout plein de miséricorde. « Bénie soit la main adorable qui me fait ressentir quelque petite étincelle des effets de sa divine justice. Aimez pour moi cette justice de Dieu, c’est ma félicité lorsque j’ai la liberté de lui faire hommage ». « Adorez cette divine justice. »75.
Et à Rocquelay, le secrétaire de Bernières, un trimestre plus tard, lorsque le « nettoyage » s’intensifie de par la « main d’amour » :
[…] Ne pouvant me persuader que la Majesté adorable d’un Dieu daignât bien abaisser les yeux pour regarder le plus impur et le plus sale néant qui fut jamais sur terre. […] Si elle me mandait que la très sainte et très aimable justice de mon Dieu m’abîmerait au centre des enfers, je n’aurais nulle difficulté de porter croyance à une telle sentence. Car en esprit j’y suis en quelque manière abîmée, ne voyant aucune place qui me soit convenable que le plus affreux de ses cachots que je porte et souffre par hommage à la divine, très sainte et amoureuse justice de mon Seigneur et de mon Dieu, que j’aime d’une tendresse égale à sa sainte miséricorde. Si j’osais, je dirais davantage, prenant un plaisir plus grand dans l’effet de la première que de l’autre, et parce que je vois une main d’amour qui fait justice à soi-même, faisant ce que mon amour-propre m’empêche de faire. Aimez Dieu pour moi, mon très cher frère, voilà tout ce que je puis dire dans l’état présent. […]76.
Moins d’une semaine plus tard :
Monsieur, […] Notre Seigneur vous donne des bontés si grandes pour une pauvre pécheresse. Il me veut convertir par votre moyen, j’en ai des preuves certaines puisque c’est par les secours que vous m’avez donnés et procurés que je suis sortie de certains états intérieurs où mes imperfections me tenaient liée. Je crois que notre bon Dieu prend un singulier plaisir à la charité que vous me faites et je vous puis assurer qu’elle ne sera point sans récompense même dès cette vie, Sa Majesté veut bien que vous secondiez les désirs que j’ai d’être entièrement à Jésus Christ. Mon actuelle occupation est de tendre à lui et d’être à lui sans aucune réserve.
Venant de recevoir une réponse de la sœur Marie des Vallées transmise par Bernières et peut-être une communication intérieure entre elles établie, elle poursuit ainsi :
La lettre de la bonne âme me jette dans un tel étonnement de la miséricorde d’un Dieu sur son esclave. J’ai été plusieurs jours dans une disposition intérieure que je ne puis exprimer, mais que vous pouvez bien comprendre. Les sentiments que j’ai sur ce qu’elle me dit sont si profonds que j’en reste anéantie jusqu’au centre de l’enfer ne pouvant concevoir que la souveraine majesté de mon Dieu daignant abaisser ses yeux divins pour regarder une abomination. Sa bonté m’abîme de toute part. Qu’il en soit glorifié éternellement ! Je vous supplie et conjure en son saint amour de continuer vos grandes et saintes libéralités en mon endroit et de me remettre de temps en temps dans le souvenir de cette sainte âme. Je voudrais bien qu’elle m’obtînt la grâce d’être pleinement, entièrement et sans aucune réserve à Dieu. C’est toute ma passion que de rentrer en lui selon ses aimables désirs. […] 77.
Puis tout se calme, « nous voyons que Mère Mectilde continue son chemin vers le Rien-Tout » constate V. Andral :
Le plus intime sentiment qui me possède est de rentrer en Dieu. Cette simple pensée est mon occupation ordinaire et le plus intime de mes désirs… la mort, l’anéantissement est [sic] mon affection […] La vue de ma misère est actuelle, mais je me réjouis en Dieu qui est la souveraine perfection et qui est suffisant à soi-même78.
À Saint-Maur de Paris, elle caresse l’idée de la solitude qu’elle espère vivre à Caen un jour - tentation qui ne se réalisera pas.
Véronique Andral fait le récit de ce projet d’ermitage, une tentation commune à bien des mystiques :
« Au commencement de l’année 1645, la Mère Bernardine avec la Mère Mectilde furent obligées de retourner à Rambervillers. Cinq mois après, elles revinrent à Saint-Maur où elles trouvèrent M. de Bernières qui leur découvrit le dessein qu’il avait de se retirer en une solitude. Elles louèrent son dessein et lui avouèrent qu’il y avait longtemps qu’elles pensaient à faire la même chose et, depuis ce temps, leurs entretiens ne roulèrent que sur cette matière. La Mère Mectilde écrivit deux lettres à M. de Bernières à Paris, dans lesquelles elle lui représente au vif les grands désirs qu’elles avaient pour la solitude. Elle lui fit aussi savoir qu’elles sont déjà au nombre de cinq qui avaient ce dessein, qu’elles le prient de prendre cette affaire en main, et d’avertir en même temps le Père Chrysostome pour en savoir son sentiment là-dessus » (N 250, 53).
Le 30 juin Mère Mectilde écrit à Bernières :
« (Je) vous assure de la constante et ferme résolution des cinq solitaires qui augmente tous les jours dans l’affection à une sainte retraite telle que votre bonté se propose de nous faire observer, nos désirs sont extrêmes… Et comme je ne reconnais au ciel ni en la terre point de bonheur plus grand que celui d’aimer Dieu d’un amour de pureté, faisant quelquefois réflexion sur le genre de vie que nous prétendons d’embrasser, il me semble que c’est le chemin raccourci qui conduit au sacré dénuement… Il faut être pauvre de toutes manières pour l’amour de celui qui nous appelle dans sa voie »79.
« Elle conclut cette lettre : Les cinq hermitesses vous saluent !
Et Bernières écrit à un ami, à Caen, le 4 juillet 1645 :
Monsieur… Au reste j’ai trouvé cinq ou six personnes de rare vertu et attirées extraordinairement à l’oraison et à la solitude, qui désirent se retirer dans quelque ermitage pour y finir leur vie et pour vivre dans l’éloignement du monde et dans la pauvreté et abjection, inconnues aux séculiers qu’elles ne voudraient point voir, et connues de Dieu seul. Il y a longtemps que Notre-Seigneur leur inspire cette manière de vie. J’aurais grand désir de les servir au-dehors et de favoriser leur solitude, puisque Notre-Seigneur nous a donné l’attrait à ce genre de vie qu’elles entreprennent, sans aucun dessein de se multiplier ni augmenter de nombre, même en cas de mort. C’est un petit troupeau de victimes qui s’immoleraient à Dieu les unes après les autres.
Ce sont d’excellentes dispositions que les leurs, et leur plaisir sera de mourir dans la misère, la pauvreté et les abjections, sans être vues ni visitées de personne que de nous. Cherchez donc un lieu propre pour ce sujet où elles puissent demeurer closes et couvertes, avec un petit jardin, dans un lieu sain et auprès de pauvres gens, car le dessein est d’embrasser et de marcher dans les grandes voies et les états pauvres et abjects de Jésus… Ces personnes sont fortes en nature et en grâce. Faites donc ce dont je vous prie pour ce sujet, et surtout gardez le silence, sans en parler à personne du monde (P 101, 200).
Le 12 juillet il écrit encore à ses amis de Caen :
« Cherchez tous ensemble par-delà une maison qui soit propre à nos ermites, leur dessein est approuvé… La Mère Mectilde est une âme toute de grâce… »
Le 4 juillet Mère Mectilde avait écrit de son côté parlant encore de son projet :
« La résolution est toujours ardente ».
Et le Père Chrysostome lui répondait :
« Un peu de patience pour votre ermitage, entrez maintenant dans la pure solitude du cœur ».
‘Mais Bernières est ruiné (il devait fournir ledit ermitage), ce qui renverse le projet. Le désir ardent de solitude n’est donc pas réalisé. Détachement, suivi d’un bond en avant, ce que nous vérifierons plusieurs fois dans la suite. 80.
Quittons cette tentation d’évasion — qui se reproduira — en poursuivant au fil chronologique. Le 30 juillet Mectilde écrit :
Monsieur, Notre bon Monsieur Bertot 81 nous a quittées avec joie pour satisfaire à vos ordres. […] Il vous dira de nos nouvelles et de mes continuelles infidélités, et combien j’ai de peine à mourir. Je ne sais ce que je suis, mais je me vois souvent toute naturelle, sans dispositions de grâce. Je deviens si vide et si pauvre, même de Dieu, que cela ne se peut exprimer. Cependant, il faut, selon la leçon que vous me donnez l’un et l’autre, que je demeure ainsi abandonnée, laissant tout périr. Il en arrivera ce qu’il plaira à Notre Seigneur, mais toutes choses sont quelquefois si brouillées, que l’on n’y voit goutte. J’ai une grande confiance en vos saintes prières et en celles de la bonne Sœur Marie. […] Vous savez maintenant mieux que jamais ce qu’il me faut. Faites qu’elle l’obtienne de Notre Seigneur, et je vous en serai éternellement obligée. À Dieu, notre très bon Frère, redoublez vos saintes prières pour nous82.
Puis le souci porte sur la santé du P. Chrysostome :
Je vous assure, Mon très cher Frère, que je vais faire prier Dieu en tous les lieux de ma connaissance pour la conservation de notre bon Père [Chrysostome]. Plus je fais de réflexion sur nos états plus je vois le besoin que nous avons de sa sainte conduite. […] Communiquez toutes choses à notre cher Père et ensemble concluez de ce qu’il convient de faire pour la gloire de Dieu, et pour la perfection de celles qui seront destinées à cette œuvre. Je vous supplie de me recommander à notre bon Père et lui dites que j’ai une entière croyance que Dieu me veut faire beaucoup de bien par lui. […]83.
On retrouve le côté imagé, écriture tributaire des romans précieux :
Fidèle amant de Jésus !
Monsieur, Vous qui, par un très saint et particulier effet de la grâce, expérimentez quelque chose d’une douleur qui procède d’une très précieuse plaie d’amour, je vous conjure de contraindre le sacré archer qui décoche ses adorables flèches de viser droit dans mon cœur et le prendre désormais pour être le but et le blanc de ses traits ou qu’il me tue et qu’il m’emporte, ne pouvant plus vivre sans ressentir les blessures de son carquois d’amour. Ô que vous êtes heureux encore d’en être consommé ! Dites-moi, je vous prie en confiance et vraie simplicité, ce que ressent présentement votre âme, ce qu’elle souffre et ce qu’elle reçoit par cette influence d’amour qu’elle expérimente. Ne dissimulez point. Parlez naïvement, je vous en supplie et conjure par le Cœur amoureux de Jésus qui est l’objet et le sujet de vos blessures. Parlez à son esclave et la convertissez toute à Lui. Il veut cela de vous. C’est pourquoi je vous demande avec humilité, prosternée à vos pieds, cher et bien aimé de Jésus. Le saint personnage que vous m’avez donné pour guide ordonne de m’adresser à vous pour recevoir quelque secours en ma peine. Considérez-moi, très fidèle serviteur de Dieu, et ayez pitié de moi ! […] 84.
La maladie ou l’usure du P. Chrysostome s’accentue au début de l’année suivante 1646 :
[…] Je suis pressée de vous mander derechef la maladie de notre cher Père qui est travaillé d’une fièvre quarte bien violente et dont les médecins ne jugent pas qu’il en puisse jamais échapper. Un bon religieux de son couvent m’a mandé qu’il n’y avait point d’apparence de guérison pour lui d’autant que la chaleur naturelle était toute dissipée et qu’il n’avait aucune force pour résister au mal. Nous voilà au point que nous avons (vous et moi) si vivement appréhendé, et, pour vous parler franchement, j’en suis extrêmement touchée et mon plus grand déplaisir, c’est de ne lui pouvoir rendre service, ni voir l’excès de ses douleurs. Mon très cher Frère, je crois certainement que vous devriez venir recevoir pour vous et pour moi ses dernières paroles. Vous lui devez ce devoir et ce respect que je souhaiterais lui pouvoir rendre. Ce serait d’un cœur et d’une affection toute filiale. Bon Dieu ! Que la perte d’un si saint personnage m’est sensible ! Faites prier Dieu pour lui de bonne sorte. Je vous en supplie, recommandez-le instamment à notre très chère Sœur, la Mère supérieure [Jourdaine], et à notre bon Frère, Monsieur Rocquelay. Je ne fais point de réponse au petit mot que la bonne âme [Marie des Vallées] me mande par vous. […] 85.
C’est l’agonie :
Fidélité sans réserve ! Sacrificate sacrificium, etc. Je n’espérais pas vous mander de si tristes nouvelles, mais il ne faut pas différer de vous dire que notre très cher Père [Chrysostome] reçut hier au soir l’Extrême-Onction.
Aujourd’hui matin, le médecin m’a mandé qu’il était à l’extrémité.
Je vous laisse à penser quelle surprise et quel choc j’ai reçu à ces nouvelles. Il sortit d’ici mercredi, fête de notre Bienheureux Père [saint Benoît = 21 mars]. Il était en si bonnes dispositions que j’en étais ravie. Il retourna trop tôt pour nous, car venant d’un bon air, le lendemain il retombe dans sa maladie, dont les médecins conclurent qu’il lui fallait tirer du sang. […] Dans l’extrémité où il est, on n’en attend plus que la disposition de l’ordre divin. […] C’est à présent que nous entrons dans le vrai dépouillement, car il me semblait qu’en le possédant, je jouissais d’une précieuse richesse. Je dirai désormais : « Mon père qui êtes aux Cieux », puisque je le crois dans la béatitude éternelle s’il meurt. Et je commence déjà à le prier fervemment qu’il me donne secours du ciel comme il l’a fait en la terre pour aller à mon Dieu. J’ai mandé au bon Frère Jean [Aumont] de vous avertir promptement de tout. […]86.
Et deux jours plus tard :
« Fiat voluntas tua ! »
Monsieur, C’en est fait, le sacrifice de notre saint Père est consommé ! Au temps où je vous écrivais son extrémité, il était déjà parti pour son voyage dans l’éternité. […] Je ne trouve point de paroles pour vous dépeindre ma douleur. Très cher frère, ayez pitié de moi et pour l’amour que ce saint Père vous portait, soyez-moi en ce monde ce qu’il m’était. Je ne doute point qu’il ne vous ait fait savoir sa mort en vous allant dire adieu. Je vous conjure, par le précieux sang de Jésus-Christ, de me mander ce que vous en avez appris. Vous me consolerez nonobstant que je le tiens et l’honore comme un grand saint. Il mourut donc lundi, vingt-six du courant, entre neuf et dix heures du soir. Le même jour, le matin, il m’envoya avertir qu’il était à l’extrémité et que le jour auparavant il avait reçu les Saintes huiles environ les trois heures après midi du lundi auquel jour on célébrait à Paris la fête de l’Annonciation. Il me vint un vif sentiment qu’il mourrait, dès lors je fis le sacrifice à mon Dieu et me trouvai dans la disposition de prier pour une âme qui s’allait rendre dans le cœur de Dieu. Le reste du jour se passa ainsi et je désirais passer l’heure de son agonie en prières. Quelque temps après neuf heures du soir, étant à genoux, il me vint en pensée de dire le Subvenite qui est une prière qui se fait pour les agonisants, en laquelle on prie les anges et tous les bienheureux de venir recevoir l’âme du mourant pour la conduire dans le Ciel. Un moment après, j’entendis un petit bruit et je fus saisie de crainte et de douleur dans le sentiment de ma perte, je ne vis rien, mais je demeurai dans la pensée qu’il était mort et je continuai de prier, même la nuit et le jour suivant. […] Je ne vous mande point les particularités de cette triste mort, je ne les ai pas encore reçues. […] ne craignons plus de faire imprimer ses écrits, envoyez-m’en afin que j’y fasse travailler et que je reçoive par la lecture d’iceux la grâce de son esprit… 87.
Mectilde indique que Chrysostome connut des « abjections » au sens du monde… et propose d’éditer ses écrits… si on peut les récupérer 88 :
[…] La sainte abjection l’a accompagné à la vie et à la mort et même après la mort, il est demeuré abject dans l’esprit de quelques-uns de l’ordre. Frère Jean [Aumont] m’a mandé ceci et dit qu’il ne faut point réveiller sa mémoire dans leur maison pour le respect de quatre ou cinq. Ô Dieu de puissance infinie, laisserez-vous un saint dans l’anéantissement ? […] J’ai bien de l’appréhension qu’on ne les brûle, car ils sont entre les mains de ses persécuteurs. Songeons au moyen de les retirer, je vous supplie : vous verrez avec le bon Père Elzéar ce qu’il faudra faire. Le Provincial lui donne quelque espérance, mais je crois que c’est un amusement et il paraît tel. Nous n’avons que ses écrits qui nous puissent imprimer la sainteté de sa vie et les maximes de la haute perfection qu’il concevait.
Très Cher Frère, les vôtres du 28 de mars que je reçus ces jours passés ont fortifié mon âme dans la perte de son support. […] pour moi qui suis la faiblesse et la pauvreté même, il m’est permis de recourir à vous, et notre saint Père me l’a ainsi ordonné en ma dernière visite… 89.
Mectilde, dans une réponse adressée à Jourdaine, sœur de Bernières, conte son deuil intérieur puis évoque la méconnaissance de Chrysostome par ses pairs puis la difficulté pour recouvrer les écrits du mystique :
[…] Il me semble que je n’ai plus de secours en terre et que je me dois désormais toute renfermer dans Dieu, où je trouverai celui qu’il a retiré de la terre pour l’abîmer dans l’éternité de son divin amour. Je vois néanmoins que mon dénuement n’est pas entier, puisqu’il me reste la chère consolation d’écrire à notre très cher frère et de recevoir ses avis et les vôtres. Notre saint Père nous a très instamment recommandé la communication avec grande franchise : ce sont ses dernières paroles que j’observerai toute ma vie à votre endroit et celui de nos deux bons frères. Ce fut l’avis qu’il me donna pour, après sa mort, conserver entre nous son esprit et ses hautes maximes de perfection qu’il nous enseignait de pratiquer. Je suis très aise que l’on vous écrivît sa mort ; le bon Père Elzéar, son bon parent90, nous vint voir et se chargea de nos lettres qui vous exprimaient quelque peu de ma douleur. Je ne sais si vous l’avez reçu. Quoi qu’il en soit, ne vous mettez pas en peine de ma santé : elle sera toujours bonne lorsque je ne désisterai point de me rendre à Dieu.
J’écrivis ces jours passés à notre très cher frère où je lui mandais que notre saint Père demeurait toujours en abjection dans l’esprit de quelques-uns de leur maison, et Frère Jean [Aumont] m’a mandé qu’il n’en faut point parler.
J’avais prié Monsieur de N. de faire effort pour avoir quelques-uns de ses écrits, mais particulièrement celui des attributs divins. Il les a demandés avec trop peu de ferveur et, comme le Provincial lui demandait s’il les voulait voir et lire, il ne lui en témoigna point d’ardeur et le remercia. Pour dire vrai, j’en fus fâchée, car s’il les eût pris pour quinze jours, je les aurais fait copier. […] Frère Jean désire de nous voir. J’apprendrai encore quelque chose de lui ; j’ai demandé quelque chose pour conserver comme relique ; mais je n’ai pas été digne d’obtenir ce que je désirais. Un peu avant sa mort, il m’avait donné sa petite ceinture de fer qu’il a portée beaucoup d’années ; je la garde bien chèrement. Je suis ravie de voir dans les vôtres que vous ressentez des grâces de ce saint Père. […] 91.
Et dix jours plus tard elle livre à Bernières son expérience intime et de nouveau les difficultés pour obtenir des écrits :
[…] J’ai parlé au bon Frère Jean, lequel m’a priée de vous dire que vous l’excusiez s’il ne vous écrit point. Vous savez combien il vous est acquis, mais il ne peut faire davantage. Il est tellement observé qu’à peine lui peux-je (sic) dire deux mots. La divine Providence le tient dans quelque humiliation de la part de quelques-uns de son couvent.
Nous avons parlé de notre saint Père, non tant que je voudrais, mais autant que j’ai pu à la dérobée pour savoir les sentiments qu’il avait de lui. Il me dit qu’aux premiers jours de sa mort, il avait résolu de lui donner un an entier le mérite de toutes ses actions, mais qu’il n’a pu persévérer et qu’au lieu de prier pour lui, il se sent porté de le mettre au nombre de ses bons protecteurs. Je fus extrêmement consolée de l’entendre, d’autant que j’avais eu ce même sentiment la nuit de son enterrement, mais je ne le voulus pas publier. J’en dis néanmoins deux mots au révérend Père Elzéar et depuis ce temps que je vis, ce me semble, à une heure après minuit que je fus éveillée en sursaut, comme ce digne Père était absorbé dans Dieu, mais d’une manière ineffable et qui me donne de la joie de son bonheur. Je le vis d’une telle sorte qu’il ne me passe point de l’esprit et tout présentement, j’en ai la même idée. Je suis tous les jours sur un tombeau et je ne l’y peux trouver. Il m’est impossible de le trouver qu’en la manière que je l’ai vu, laquelle m’est si douce et pleine de paix qu’il me semble qu’il augmente mon oraison. Voici la copie d’une lettre que notre bonne Mère Benoîte m’a écrite qui me confirme dans ma croyance. Je n’en ai parlé à personne qu’à ce bon Père. Vous savez que ce ne sont choses à publier s’il n’y va de la gloire de Dieu en la glorification de son saint Nom. Vous m’en direz votre sentiment. De plus, je suis capable d’être trompée et je le mérite pour mes grandes infidélités. […]
Je tente toutes les fortunes et voies possibles pour tirer quelque chose de ses dignes écrits, mais c’est temps perdu que d’y faire effort. Le Père provincial et les autres ont arrêté et protesté que jamais ils ne laisseront sortir d’entre leurs mains ces écrits sans être corrigés d’un esprit conforme à leurs sentiments et disent qu’ils sont tout pleins d’erreurs. Cela me touche sensiblement et me fait voir qu’à moins que d’un miracle, ils ne céderont rien et nous sommes en danger de tout perdre. La privation de ces écrits m’est à présent plus sensible que sa mort. Je me sens si obligée de me remplir de son esprit et de ses maximes que je recherche avec diligence tout ce que j’en peux avoir, et je vous supplie de m’y aider, car vous avez beaucoup de pouvoir. Le bon Frère Jean a défense de parler des particularités de la vie de ce saint Père et je n’oserais en écrire aucune chose, ni même rejeter ses merveilleuses fidélités. Cela n’est-il pas étrange ? Il en faut parler si discrètement dans son couvent que cela me fait peine. […] 92.
La censure veille :
Monsieur, J’ai reçu deux de vos lettres, la première du 19 d’avril et la seconde du 3 mai. Notre Révérende Mère Prieure me les envoya de Paris où j’étais pour lors et où je tentais les moyens d’arracher quelques écrits discrètement, partant des mains du Père Provincial, mais j’appris avec douleur qu’il avait protesté de n’en laisser sortir aucun de leurs mains quoiqu’on puisse faire et, lorsque vous m’avez mandé que vous étiez quasi assuré de les avoir, j’ai eu très grande difficulté de le croire. Je vois néanmoins par les vôtres dernières que vous en avez été refusé. Voilà une très grande perte que nous faisons dans la privation des choses dignes et précieuses, comme j’estime ses écrits. Il y a plusieurs contradictions sur iceux et par malheur on les fait examiner par des savants du temps qui ne comprennent rien à son divin style. Ils se sont extrêmement choqués sur ce mot de désoccupation et ont très grand regret que le premier petit traité qu’il en a fait est imprimé. Après qu’ils auront fait corriger ses écrits à leur mode, peut-être qu’ils les feront imprimer selon les paroles du Provincial. Si je ne regardais en cela l’ordre de notre bon Seigneur, j’en aurais de très sensibles déplaisirs et ne me pourrais empêcher de blâmer leurs procédés, mais il faut se soumettre et espérer que sa bonté infinie ne permettra point qu’une œuvre si sainte que les traités de ce saint Père soient ensevelie dans les ténèbres et je vais prier pour cela. […]93.
Un trimestre passe, consolations :
Monsieur, J’ai reçu deux de vos très chères lettres. La première datée du 2 août qui, me donnant des nouvelles d’une félicité éternelle par les réponses de la sainte âme, m’auraient ravie hors de moi-même si la puissance de notre divin Jésus ne m’avait retenue en captivant tellement ma joie et la douce consolation que je pouvais prendre que je demeurais quelque temps dans une autre disposition, comme si mon âme eut été élevée au-dessus de toute satisfaction et contentement même pour la gloire, sans voir autre chose que Dieu seul qui me devait suffire sans m’appuyer sur ce que lui-même en peut révéler. Peu de temps après, relisant derechef votre chère lettre et m’arrêtant sur cette flèche d’amour, cela fit en moi un effet d’anéantissement et d’admiration de la divine dignation [bienveillance, bonté] de notre bon Seigneur, et je connus l’obligation que j’avais d’être fidèle, pour donner lieu au saint amour de produire en mon âme ses saints et purs effets. Je fus encore dans un autre étonnement de voir que Dieu tout bon vous avait donné une charité si grande pour nous que de vous souvenir de mes misères dans un temps où je pense que le divin amour faisait d’admirables opérations en vous puisque vous étiez dans la communication de ses divins secrets. […]94.
Chrysostome est un relais « d’en-haut » actif auprès de son ex-dirigée qui décrit son oraison passive :
Dieu seul et il suffit ! Mon très cher Frère, Je ne vous saurais exprimer combien de joie et de consolation j’ai reçu de vos chères lettres, et lumières et grâces que mon âme a reçues par la lecture d’icelles. Dieu tout bon soit à jamais béni de vous avoir donné la pensée de visiter en esprit votre pauvre Sœur. […]
Depuis la mort de notre bon Père, il me semble que j’ai changé de disposition et je ne sais si vous avez vu quelque petite chose, mais grande pour moi, que j’ai reçu de la divine bonté. Entre autres choses (je serais trop longtemps à dire le reste), il me fut donné d’entendre que cette année était pour moi une année de miséricorde et, pour vous parler franchement, il ne se passe guère de jours que je n’en reçoive de nouvelles. Je les attribue au mérite et à l’intercession de notre bon Père et admire une chose en lui à mon égard. La première fois que je m’en aperçus fut peu de jours après sa bienheureuse mort. Je me sentis poussée intérieurement de demeurer environ deux heures à genoux, les mains jointes, et mon âme se trouvait dans un si grand respect que je ne pouvais me mouvoir à l’extérieur.
Au commencement, je faisais une très humble et très douce prière à notre bienheureux Père de me donner part à son esprit. Enfin je désirais avoir liaison avec son âme, et entrer dans ses fidélités au regard de la grâce, et après cette petite prière je me trouve dans un grand silence. Mon âme adhérait passivement à son lieu et on me tenait en état de recevoir de grandes choses. Dans ce silence et ce grand recueillement de toutes mes puissances, il se fit en mon âme une impression de l’esprit de Jésus Christ et cela se faisait, tout mon intérieur était rempli de Jésus Christ, comme une huile épanchée, mais qui opérait une telle onction, que depuis ce temps-là, il m’en a toujours demeuré quelque sentiment, mais ceci fit des effets tout particuliers en moi. […]95.
Le désir ou la tentation de solitude reprend en fin d’année 1646, ce qui provoque une très longue missive :
Mon très cher Frère, […] pour vous parler de mes sentiments, j’ai une entière répugnance aux charges et grades de religion, et mon attrait me porterait, ce me semble, à être comme le rebut d’une communauté, sans qu’aucune créature pensât à moi. Dans cette disposition, la partie supérieure de mon âme est tellement sacrifiée et soumise aux bons plaisirs de Dieu qu’il me semble n’y ressentir aucune rébellion, et il me fait cette grande miséricorde de demeurer toujours très abandonnée à sa sainte volonté. Voici ce que j’ai fait sur ce sujet, afin de n’y rien faire de moi-même96. […]
Là-dessus je me suis derechef toute abandonnée à la Providence, et notre bon Seigneur me fit la grâce d’entrer en une disposition qui me lie à ses divines volontés d’une manière bien plus pure, ce me semble, que du passé ; j’y trouve moins de réserve et une bien plus grande paix intérieure ; ceci m’est arrivé après la sainte communion, où mon âme fut mise dans un dépouillement si grand de toutes choses qu’elle se vit ne tenir ni au ciel ni à la terre, mais simplement adhérente à son Dieu ; et il me semble qu’il tira d’elle des sacrifices si dégagés et si entiers que jamais je n’en avais fait de pareils. Depuis ce temps, il m’est demeuré l’idée d’une boule de cire entre les mains du Maître qui la veut mettre en œuvre, et sa bonté me tient de telle sorte que je ne tourne ni à droite, ni à gauche ; je la laisse choisir pour moi. Il me suffit de me délaisser et reposer tout en lui, de façon que les réponses que je recevrai de Lorraine soient d’aller ou de demeurer, je les recevrai comme les ordres de mon bon Seigneur et sans avoir d’autres regards, je ferai mon possible pour les accomplir. J’espère que dans quinze jours nous en aurons des nouvelles ; mais, en attendant, priez Dieu toujours, mon très cher frère, afin que Dieu seul soit au commencement, au milieu et à la fin de cette affaire.
Je vais maintenant vous parler de nos affaires temporelles 97 […] À la réserve de la charge de Supérieure, qui m’est toujours suspecte, je serais bien, ce me semble, à Caen. Vos saintes conférences et les fréquentes répétitions des saintes maximes de notre bon père me serviraient merveilleusement pour aller vite à la perfection. Je ne choisis rien du tout que les volontés tout aimables de Notre Seigneur. Voici quelque vue obscure d’une grande servante de Dieu, que je connais avoir de hautes grâces d’oraison et d’union. Elle me parla ainsi : « Ma Mère, environ sur l’heure du soir, j’eus une vision intellectuelle qui me représentait Notre Seigneur Jésus Christ devant vous, et vous à ses pieds, à deux genoux, les mains jointes. Notre Seigneur était debout, en habit de pauvre, et son divin visage paraissait tout triste ; il semblait faire quelque plainte et vous demander secours. Il leva la main droite et vous marqua au front et fit en vous quelque chose qui me fut inconnu. Durant ce temps-là, je criais : « Ma Mère, soyez fidèle ! Dieu a de grands desseins sur vous ». J’eus une pensée de ne vous point dire ceci, mais on me dit intérieurement d’une voix fort intelligible : « Ne crains point de lui dire, elle en sera plus humble ». La même personne me vit encore deux autres fois à la droite de Notre Seigneur, mais je n’ai point demandé ce qui s’y passait.
Notre bon Père a vu cette âme et a trouvé ses visions bonnes pour moi. Je les laisse à la sainte Providence. Tout ce que l’on me dit ne sert qu’à m’anéantir plus profondément. Il faut encore ajouter que cette vision a été donnée en Normandie ; cette âme à qui elle a été faite y était. Toutes ces pensées et ces vues ne me touchent pas, sinon pour me sacrifier et abandonner sans réserve aux desseins de Dieu et pour me tenir en grande humilité. J’ai cru vous devoir dire toutes ces choses, afin de vous donner toutes les connaissances qui vous peuvent aider à connaître les volontés de Dieu sur son esclave ; ce sera pour mon âme un très grand bonheur si Dieu me fait approcher de vous. Tous les sentiments que vous m’avez écrits sont très considérables. J’en ai tiré copie pour les envoyer à Rambervillers ; elles y verront leurs avantages. Quant à la conduite de nos Sœurs d’ici, elles sont toutes capables de me diriger et conduire… […] je suis bien partout, à Saint-Maur comme à Rambervillers, et pourvu que Dieu demeure en moi, et me retire et me préserve du tracas, tous lieux par sa grâce me sont indifférents. […]98.
Le désir de solitude ne s’accomplira pas, elle aura des activités multiples et intenses. S’ensuit une suspension dans notre choix de pièces orientées vers l’intériorité 99. Car Mectilde devient le 21 juin 1647 (soit six mois après la date de l’extrait précédent) la prieure des Bénédictines du Bon-Secours de Caen. Elle y passera trois ans et deux mois avant de repartir comme prieure à Rambervillers, Vosges. En route vers l’est pour retrouver le couvent de Rambervillers sans savoir qu’elle y demeurera très peu de temps, chassée de nouveau par la guerre, cette fois entreprise par les Français, elle prévient ses amis :
À Monsieur de Rocquelay, « Route de Rambervillers » [29.01.1645]
Notre sortie de Paris a été en quelque façon si précipitée qu’il me fut impossible de vous écrire selon que je l’avais projeté. Sans doute que les nouvelles de notre voyage vous auront surpris comme elles ont fait beaucoup d’autres qui ne me croyaient jamais être de la partie. La divine Providence l’a voulu contre toute apparence humaine. Je marche à l’aveugle dans les voies de la soumission, ignorant ses desseins. […] 100.
On la retrouve à Rambervillers où elle vient d’être élue Prieure. Le 7 de l’an 1651 : « C’est ici une étrange solitude… » Elle est dans le « tintamarre » et en éprouve une révolte à en tomber malade. Elle est perplexe et a la tentation de se retirer dans un monastère où elle aurait la paix. Elle projette de demander un Bref au Pape pour se tirer de là. Mais « je ne veux rien faire de ma volonté ». Elle ne désire qu’oraison et solitude. Une abbaye en Alsace, comme sa sœur le lui avait proposé ? Non, elle préfère porter la besace que la crosse ! Ce qu’il lui faut, c’est un petit coin en Provence ou devers Lyon, (pour n’être plus connue de personne). Elle craint que sa « petite oraison » ne s’évapore dans ce tracas 101. [il y a six ans entre les deux voyages]
Bernières lui répond par une belle et longue lettre :
De l’hermitage [sic] de saint Jean Chrysostome ce 14 février 1651.
Dieu seul et il suffit.
Je répondrai brièvement à vos lettres, qui sont les premières et les dernières que j’ai reçues de votre part, lesquelles m’ont beaucoup consolé d’apprendre de vos nouvelles, et de votre état extérieur et intérieur. Je ne vous ai jamais oubliée devant Notre Seigneur, quoi que je ne vous aie pas écrit, notre union est telle que rien ne la peut rompre. Ces souffrances, nécessités et extrémités, où vous êtes, me donneraient de la peine si je ne connaissais le dessein de Dieu sur vous, qui est de vous anéantir toute, afin que vous viviez toute à lui, qu’il coupe, qu’il taille, qu’il brûle, qu’il tue, qu’il vous fasse mourir de faim, pourvu que vous mouriez toute sienne, à la bonne heure. Cependant, ma très chère Sœur, il se faut servir des moyens dont la Providence vous fera ouverture pour vous tirer du lieu où vous êtes, supposé l’extrémité où vous réduit la guerre102. J’ai bien considéré tous les expédients contenus dans vos lettres ; je ne suis pas capable d’en juger, je vous supplie aussi, de ne vous pas arrêter à mes sentiments. Mais je n’abandonnerai pas la pauvre Communauté de Rambervillers, quoique vous fussiez contrainte de quitter Rambervillers ; c’est-à-dire qu’il vaut mieux que vous vous retiriez à Paris pour y subsister, et faire subsister votre refuge qui secourera vos Sœurs de Lorraine ; que d’aller au Pape pour avoir un couvent, ou viviez solitaire, ou que de prendre une abbaye : La divine Providence vous ayant attachée où vous êtes, il faut mourir, et de la mort de l’obéissance et de la croix. Madame de Montgomery vous y servira et Dieu pourvoira à vos besoins, si vous n’abandonnez pas les nécessités spirituelles de vos Sœurs. Voilà mes pensées pour votre établissement, que vous devez suivre en toute liberté !
Pour votre intérieur, ne vous étonnez pas des peines d’esprit et des souffrances que vous portez parmi les embarras et les affaires que votre charge vous donne, puisque ce sont vos embarras et affaires de l’obéissance. Les portant avec un peu de fidélité, elles produiront en votre âme « une grande oraison », que Dieu vous donnera quand il lui plaira. Soyez la victime de son bon plaisir, et le laissez-faire. Quand il veut édifier dans une âme une grande perfection, il la renverse toute ; l’état où vous êtes est bien pénible, je le confesse, mais il est bien pur. Ne vous tourmentez point pour votre oraison, faites-là comme vous pouvez, et comme Dieu vous le permettra, et il suffit. Ces unions mouvementées, ces repos mystiques que vous envisagez ne valent pas la pure souffrance que vous possédez, puisque vous n’avez ce me semble ni consolation divine, ni humaine. Je ne puis goûter que vous sortiez de votre croix, par ce que je vous désire la pure fidélité à la grâce, et que je ne désire pas condescendre à celle de la nature. Faites ce que vous pourrez en vos affaires pour votre Communauté ; si vos soins ont succès à la bonne heure ; s’ils ne l’ont pas ayez patience, au moins vous aurez cet admirable succès de mourir à toutes choses. Si vous étiez comme la Mère Benoîte religieuse particulière, vous pourriez peut-être vous retirer en quelque coin ; mais il faut qu’un capitaine meure à la tête de sa compagnie, autrement c’est un poltron. Il est bien plus aisé de conseiller aux autres que de pratiquer. Dieu ne vous déniera pas ses grâces… Courage, ma chère Sœur, le pire qui vous puisse arriver c’est de mourir sous les lois de l’obéissance et de l’ordre de Dieu. À Dieu, en Dieu, je suis de tout mon cœur, ma très chère Sœur, votre très humble, obéissant, frère Jean hermite, dit « Jésus pauvre », c’est le nom qu’il avait pris en renonçant à ses biens103.
Le deuxième priorat est bref : sept mois, interrompu par la guerre. Elle est revenue à Paris en 1651. Elle va fonder les bénédictines du Saint-Sacrement ce qui l’occupera fort à partir de 1652 et ouvre ainsi une seconde moitié de vie plus sédentaire. À partir de maintenant, nous avons moins de lettres intérieures à citer en relation avec Bernières et les amis de Caen104.
D’abord une grande crise doit être surmontée : c’est ce que Véronique Andral que nous citons titre « Le centre du Néant » .
Le 7 septembre 1652, Mère Mectilde écrit à Bernières :
« Je ne sais et ne connais plus rien que le tout de Dieu et le néant de toutes choses. J’ai bien passé par le tamis, depuis que je vous ai écrit… Je vous dirai un jour les miséricordes que Notre Seigneur m’a faites depuis un an et demi, et qu’il les a bien augmentées depuis quelques mois ». « J’observe tant le silence pour les choses intérieures que j’ai perdu l’usage d’en parler… Je n’ai pas la liberté intérieure de communiquer ». Elle s’enfonce dans le silence et écrit le même jour à Mère Benoîte : « Je suis devenue muette et je n’ai plus rien à dire, car je ne sais et ne connais plus rien dans la vie intérieure. Je n’y vois plus goutte… »105.
Mère Mectilde a trouvé le « fond » de son néant, mais il y a plusieurs fonds, et elle va aller de fond en fond au moins jusqu’en 1662 […] sa voie s’approfondit et se simplifie. Elle va en reparler à Bernières en lui envoyant le livre de « La Sainte Abjection », œuvre du Père Chrysostome, le 23 novembre 1652106.
Notre Seigneur me fit la miséricorde de me faire rentrer d’une manière toute particulière dans le centre de mon néant où je possédais une tranquillité extrême, et toutes ces petites bourrasques [elle vient de subir de très grandes humiliations] ne pouvaient venir jusqu’à moi parce que Dieu, si j’ose parler de la sorte, m’avait comme cachée en Lui… Cela a bien détruit mon appui et ma superbe qui m’élevait de pair avec les saints, et à qui ma vanité semblait se rendre égale ! Oh ! Je suis bien désabusée de moi-même. Je vois bien d’un autre œil mon néant et l’abîme de mes misères ! J’étais propriétaire de l’affection et de l’estime des bonnes âmes. Notre Seigneur a rompu mes liens de ce côté-là… Il m’a semblé que Notre Seigneur faisait un renouvellement en moi d’une manière bien différente des autres dispositions que j’ai portées en ma vie : il me dépouillait même de lui-même et m’a fait trouver repos et subsistance hors de toutes choses, n’étant soutenue que d’une vertu secrète qui me tenait unie et séparée. C’est que Notre Seigneur me fait trop de miséricordes107.
Le 9 août de l’année suivante 1653 elle a l’occasion de joindre Bernières par l’intermédiaire du fidèle Boudon :
Je vous fais ce petit mot pour vous assurer que j’ai mis en mains de Monsieur Boudon le livre que vous avez désiré que je vous envoie. Je crois qu’il le portera demain au messager. Ce bon Monsieur est à Paris depuis environ trois semaines ; nous l’avons vu avec Monsieur de Montigny108, lequel est aussi un très grand serviteur de Dieu. Je l’ai mené ces jours passés à Montmartre où nous trouvâmes le Père Paulin109. Je crois que vous savez qu’il demeure à Paris et qu’il fait merveille dans la sainte voie d’anéantissement. Pour moi, j’apprends à me taire, je m’en trouve bien110. Je sais quelque petite chose de mon néant et je tâche d’y demeurer et de n’être plus rien dans les créatures et qu’elles ne soient plus rien en moi. J’ai, ce me semble, quelque amour et tendance de vivre d’une vie inconnue aux créatures et à moi-même. Je me laisse à Notre Seigneur Jésus Christ pour y entrer par son esprit. Il y a plus de trois semaines que je n’ai vu le Révérend Père Le Jeune 111 ; je ne sais s’il est ou non satisfait de moi, je lui ai parlé selon ma petite capacité et l’avais prié de prendre la peine de m’interroger sur tout ce qu’il lui plairait, avec résolution de lui répondre en toute simplicité : je ne sais ce qu’il fera. Je suis toute prête de lui obéir et avec joie, si cela vous plaît, sur tout ce qu’il désire que je fasse.
Vos chères lettres me font plus de bien que toutes les directions des autres personnes. Je crois que c’est à cause de l’union en laquelle notre bon Père nous a unis avant sa mort, nous exhortant à la continuer et à nous entre-consoler les uns les autres. Je ne vous en demande pourtant que dans l’ordre qui vous en sera donné intérieurement, car je veux apprendre à tout perdre pour n’avoir plus que Dieu seul, en la manière qu’il lui plaira. Je vous supplie de prier Dieu pour moi afin que je sois fidèle à sa conduite. Je la vois bien détruisant mon fond d’orgueil et tout ce qui me reste des créatures. J’ai pourtant une petite peine qui me reste au regard de la fondation où la Providence nous a engagées et j’aurais beaucoup de pente à m’en retirer. Je vous manderai le sujet. Présentement, il faut finir : il est trop tard. Je viens de voir le Révérend Père Le Jeune. J’ai bien à vous écrire, mon très bon frère, mais, en attendant, priez Dieu pour moi112.
Nous avons cité supra la demande de protection de Mère Mectilde par « notre très chère sœur » Marie des Vallées dans une lettre adressée à Bernières en 1654 ainsi que celle du 25 août de la même année citée infra qui présente les « bons ermites » groupés autour de Jean de Bernières.
Achevant ici presque notre choix, on consultera ses éditeurs récents : V. Andral et d’autres religieuses de l’Institut, B. Pitaud, E. de Reviers113. Citons V. Andral :
« Le 26 janvier 1655 elle a encore un désir : elle écrit à Bernières :
« Il me semble que la plus grande et la dernière de mes joies serait de vous voir et entretenir encore une fois avant de mourir, et autant qu’il m’est permis de le désirer, je le désire, mais toujours dans la soumission, car la Providence ne veut plus que je désire rien avec ardeur. Il faut tout perdre pour tout retrouver en Dieu ».114
Quand on sait la véhémence des désirs de Mère Mectilde dans sa jeunesse, on voit le chemin parcouru.
Elle parle ensuite de son monastère « ce petit trou solitaire » et ajoute : « S’il m’était permis de me regarder en cette maison, je serais affligée de son établissement, me sentant incapable d’y réussir. Mais il faut tout laisser à la disposition divine » 115.
Elle le consulte sur son désir de ne s’appuyer que sur Dieu seul : « Il me semble aussi que je n’ai point l’ambition de faire un monastère de parade. Au contraire, je voudrais un lieu très petit et où on ne soit ni vu ni connu de qui que ce soit. Il y a assez de maisons éclatantes dans Paris et qui honorent Dieu dans la magnificence. Je désirerais que celle-ci l’honorât dans le silence et dans le néant ». Elle termine : « un mot, je vous supplie »116.
D’après Collet, Bernières lui répond : « Ne doutez pas que je fasse mon possible pour aller vous voir cetété prochain afin de nous entretenir encore une bonne fois en notre vie, y ayant l’apparence que ce sera la dernière, soit que la mort nous surprenne, soit que l’incommodité de mes yeux ne me permette pas de faire ce voyage plus souvent…117. »
En conclusion, voici un extrait d’une lettre non datée de Bernières, peut-être de 1652 :
Cette vie nouvelle que vous voulez n’est autre que la vie de Jésus Christ, qui nous fait vivre de la vie surhumaine, vie d’abaissement, vie de pauvreté, vie de souffrance, vie de mort et d’anéantissement, voilà la pure vie dans laquelle se forme Jésus Christ, et qui consomme l’âme en son pur et divin amour.
Soyez seulement patiente et tâchez d’aimer votre abjection. Vous dites que vous êtes à charge et que vous êtes inutile ; cette pensée donnerait bien du plaisir à une âme qui tendrait au néant. Ô ! Qu’il est rare de mourir comme il faut ! Nous voulons toujours être quelque chose et notre amour-propre trouve de la nourriture partout. Rien n’est si insupportable à l’esprit humain que de voir que l’on ne l’estime point, qu’on n’en fait point de cas, qu’il n’est point recherché ni considéré.
Vous ne croiriez jamais si vous ne l’expérimentiez, le grand avantage qu’il y a d’être en abjection dans les créatures. Cela fait des merveilles pour approfondir l’âme dans sa petitesse et dans son néant, quand elle sent et voit qu’elle n’est plus rien qu’un objet de rebut. Cela vaut mieux qu’un mont d’or.
Vous n’êtes pas pourtant dans cet état, car l’on vous aime et chérit trop. C’est une pensée qui vous veut jeter dans quelque petit chagrin et abattement. Présentez-là à Notre Seigneur et sucez la grâce de la sainte abjection dans les opprobres et confusions d’un Jésus Christ118.
Il s’agit ici d’une mort mystique. Bernières meurt physiquement en 1659, mais Mectilde, après « sept ans d’épreuves » qui s’achèvent par sa retraite de 1661-1662, sera pleinement utile pendant près de quarante ans, épaulée par des ami(e)s et elle formera à son tour.
Titres, sigles, corps de caractères
Le début de chaque pièce, lettre complète ou extrait préservé comme maxime est précédé par un repérage par sigle, date120, un titre choisi pour être explicite ou d’un incipit de la lettre.
Sigles :
M : Maximes
M 1 : vie purgative, M 2 : vie illuminative, M 3 : vie unitive
Par exemple : « Janvier 1641 M 1, 27 (1.3.9) » = Maxime 27e de vie purgative (27 obtenu par sommation des références données pour les Maximes sous deux niveaux, ici § I, 5 +§2, 13 +§3, 9). Nous indiquons donc à la suite la séquence « (1.3.9) » qui permet de retrouver le texte dans une édition ancienne.
L : Lettre
L1 : Lettre vie purgative
L2 : Lettre vie illuminative
L3 : Lettre vie unitive
(…)
LMR : lettre de mère Mectilde à Roquelet (secrétaire de Bernières)
LMB : lettre de mère Mectilde à Bernières
LBM : lettre de Bernières à mère Mectilde
LMJ : lettre de mère Mectilde à Jourdaine de Bernières
Chr. Int. III, 5 : Chrétien Intérieur, livre III, chapitre 5.
Int. Chr. III, 5 : Intérieur Chrétien, livre III, chapitre 5.
Nous renvoyons pour ces deux derniers ouvrages à la récente édition : Jean de Bernières, Oeuvres mystiques I, L’intérieur chrétien suivi du Chrétien intérieur et des pensées, Sources mystiques, Éditions du Carmel, 2011
Nous avons utilisé deux corps de caractères, gras pour Bernières, normal pour la correspondance passive qui provient de Mectilde. Cette dernière eut une vie longue de fondatrice dont on ne perçoit ici que son début mystique. Son plein épanouissement suivra une crise intérieure et la mort de Bernières. On appréciera mieux son accomplissement mystique dans un Florilège 121 livrant de préférence des textes nés après la mort de son directeur.
Dans les notes de bas de page, les citations bibliques sont empruntées à la Bible de Jérusalem au format numérique.
Je prie122 celui qui remplit votre cœur de la sacrée dilection de son divin amour pour ces indignes esclaves123, qu’il vous donne la volonté de nous rendre un très signalé service, ou plutôt de le rendre à la très Immaculée Mère de Dieu qui le recevra de très bon cœur puisqu’il tend à la gloire de son Fils. Vous apprendrez de ce bon Père le lieu de notre petite retraite et comme il va à Caen exprès pour obtenir la permission de faire dire la sainte Messe en notre oratoire. Je crois que pour cet effet il serait à propos de faire dresser une requête pour la présenter à Monsieur de Bayeux, mais il se faut bien garder de choquer l’esprit de ce bon prélat par quelque terme ou discours qui lui puisse donner quelque conjoncture d’établissement. Je vous supplie d’en conférer avec Monsieur de Bernières. J’en aurais écrit à Monsieur de Mannoury, si l’on ne m’avait assuré qu’il est à Paris avec notre bon Père Eudes. Vous m’avez donné tant d’espérances de vos bontés que tout simplement je m’adresse à votre charité que je supplie au nom et pour l’amour de mon bon Maître et divin Sauveur, il vous plaise me gratifier de votre secours en cette affaire : ce par le très saint sacrifice de la Messe. Priez, je vous supplie pour [2] la conversion de celle qui attend l’honneur de vous revoir pour animer son cœur à l’amour de celui que je prie vous consommer et me rendre digne d’être pour sa gloire/M/Vôtre etc.
Barberi, fête de Noël 1642. /Dieu seul.
Quoique extrêmement pressée124 de mes occupations ordinaires, je ne puis m’empêcher125 le désir que j’ai de vous faire mes adieux, n’espérant pas vous revoir cette année, et de vous supplier que, de toute la ferveur de votre cœur, vous pleuriez et vous détestiez mes abominables péchés devant la Majesté adorable de Jésus Enfant reposant sur le sein virginal de Marie dans l’étable. Regrettez ma vie passée et les grandes infidélités que j’ai commises cette année, par les oppositions que j’ai mises aux grâces que la miséricorde de ce Dieu tout d’amour se disposait à me faire, si mes passions indomptées ne l’avait empêché. Suppliez-le derechef que je me convertisse sans plus tarder. Ma vie dans cette méchanceté m’est insupportable, et la patience de mon Maître à supporter et souffrir mes chutes ordinaires est admirable ; la parole me demeure à la bouche et à peine vous pourrai-je entretenir davantage : mon cœur se saisit dans la vue de ce que je suis, et j’admire un Dieu qui me souffre sur la terre. Il est vrai que je dois vivre et être exposée à la risée de tout le monde comme une laronnesse de la gloire de Dieu et comme la plus scélérate qui ait jamais été. O mon divin Sauveur ! Que votre patience est adorable, que votre miséricorde est aimable en mon endroit de souffrir un monstre et une abomination comme moi. Ah ! mon cher frère très aimé, permettez-moi de finir : je n’ai plus de parole, pleurez pour [156] moi, et demandez très fortement ma conversion. Je demeure muette quoique je ne manque pas de matière et de sujet de vous entretenir. Je suis votre….
Ma très chère Sœur126, Une âme qui veut être toute à Dieu doit être toujours dans cette disposition de ne vouloir rien faire de propos délibéré contre la vertu ; ce qui veut dire qu’elle ne voudrait rien faire avec vue et volonté contre la perfection. Ce point pratiqué avec fidélité avance fort une âme. Pour les sentiments de louange et recherche de propre intérêt que vous marquez dans votre écrit, ce sont misères et faiblesses qui nous restent du péché originel. Il faut travailler doucement à s’en défaire127, et se revêtir des vertus du Verbe incarné, et s’humilier beaucoup, voyant combien nous sommes méprisables. Néanmoins, prenez garde d’être trop exacte et trop empressée à remarquer vos fautes, car c’est un grand défaut lorsqu’une âme s’y embarrasse, s’y occupe et y perd du temps. Il faut aller tout simplement et rondement à la connaissance de l’état de notre âme.xxxiii Lorsque vous avez de la difficulté aux vérités que vous prenez pour méditer, agissez par la foi, et dites : « Mon Dieu, je n’ai pas assez d’esprit ou de lumières pour pénétrer ces vérités ; mais je les crois de tout mon cœur, car vous les avez révélées. » Vos affections sont bonnes, mais il faut quelquefois particulariser les générales pour notre instruction. Imitez Jésus, qui était doux et humble de cœur128. La pratique de ces deux vertus sert à nous conduire avec le prochain. Ne vous étonnez pas d’avoir de la difficulté à pratiquer les mortifications, c’est le bon de la mortification de la pratiquer contre nos répugnances. Vous n’êtes pas dégoûtée de désirer d’avoir toujours la présence de Dieu. C’est tout ce que les Saints peuvent avoir en la terre après de longues années employées à son service et à la victoire d’eux-mêmes. Il faut s’avancer peu à peu ; et la vraie méthode d’y arriver, c’est de demander souvent à Dieu cette grande grâce et de purifier son cœur de toute affection aux créatures. Le petit livre de la désoccupation vous y servira129. Vous ne devez pas tant lire, mais beaucoup ruminer et prendre une lecture aisée à entendre. Voilà une partie de mes petites pensées, mais surtout, notre très chère Sœur, ne vous embrouillez pas l’esprit à tant écrire de la disposition de votre âme. Marquez tout simplement tous vos principaux défauts, sans vous occuper à les rechercher avec tant de soin. Et quand ils seront connus, défaites-vous-en doucement, en pratiquant des actes contraires. Votre esprit est tel qu’il ne le faut pas charger de beaucoup de choses ; il ne les digérerait pas, mais plutôt elles vous causeraient une indigestion spirituelle. Peu et bon, et ainsi vous entrerez dans une sainte liberté qui vous rendra propre à vous unir à Dieu, que je prie de vous combler de ses plus particulières faveurs130.
Amour et fidélité131.
Jésus anéanti soit l’unique amour de votre cœur !
[Je ne sais si ce sera toujours à la hâte et comme à la dérobée que je vous écrirai. Ce m’est une sensible mortification de n’avoir un moment de loisir pour répondre à celles que vous m’avez écrites qui m’ont fourni d’une milliesse que je voudrais vous pouvoir exprimer, mais]
Cet aimable Jésus me tient [si fort barré] en captivité et je ne puis vous rien dire132 pour le présent, sinon que vous êtes extrêmement trompé de croire que je souffre. Mon très cher frère, Je suis indigne d’une telle faveur : c’est un trésor que la souffrance et Notre Seigneur ne le donne qu’aux fidèles amants et à ceux qu’il a destinés à la couronne d’immortalité. Moi, qui ne suis pas seulement convertie, comment pouvez-vous [page 140] penser que je sois si avantagée que de porter la livrée de Jésus souffrant ? Non, je n’ai pas cette grâce ; mais je vous confesse ingénument que j’ai un grand désir de m’anéantir et de souffrir.
Voilà les deux points qui dominent en mon esprit et que j’ai connus m’être extrêmement nécessaires pour parvenir où Dieu me commande d’aspirer133. Après plusieurs réflexions, je n’ai rien trouvé qui touche plus sensiblement mon cœur134 que ces deux points que je vous supplie de demander pour moi. Je veux être à Dieu plus que jamais et me veux retirer, tant qu’il sera possible, du tracas : c’est pourquoi j’ai besoin de votre assistance.
Priez pour moi et demandez135 ma conversion. Je vous supplie, dites136 quelques saintes Messes à cette intention, car il n’y a plus d’apparence de vivre sans être toute à Dieu, sans être abîmée dans son amour, noyée dans son cœur et anéantie dans le grand Tout137. Ne demandez rien autre138 pour moi et n’ayez plus d’autre139 désir sinon qu’il me rende digne de souffrir et que ne sois plus, mais qu’il soit tout en moi ce qu’il y veut et doit être.
Je voudrais140 bien la tenir auprès de moi141 pour lui dire que je ne lui puis écrire. Je vous supplie, ayez bien soin de son âme. Je ne puis vous dire combien elle m’est chère et le désir que j’ai de la voir parfaite. Faites-lui bien concevoir l’heureux état du142 saint abandon à Dieu. Simplifiez son esprit autant143 qu’il vous sera possible. Que toute son ambition soit d’être à Dieu, mais en la manière qu’il veut qu’elle y soit sans s’aheurter144 à rien qu’à son divin vouloir. Encouragez-la s’il vous plaît à aimer Dieu toujours de plus en plus et assurez-là que je lui serai fidèle en ce que je lui ai promis touchant sa perfection, mais ma promesse n’est qu’autant que Dieu m’en donnera de grâce et de capacité.
À Dieu145. Je vous donne à Dieu et le supplie vous consommer de son saint amour par lequel, je vous suis, Monsieur, votre, etc.
Ma très chère Sœur146, Si je faisais réflexion sur moi, comme vous faites sur vous, je ne vous dirais pas ainsi ce que je pense, parce qu’il me paraîtrait y avoir de la vanité, de l’orgueil et de l’extravagance.xxxiv Mais quelque misérable que je sois, je tâche de m’occuper plus en Dieu qu’en moi-même147. Je pense plus à ses miséricordes qu’à mes imperfections, et mes réflexions se font plus sur ses bontés que sur mes malices. Mon âme par ce moyen entre dans la voie de l’Amour qui lui ôte la timidité qui glace le cœur, et qui le rend peu susceptible des impressions de l’Amour divin. Lequel étant un feu consumant nos imperfections qui devant Lui disparaissent comme la neige devant le Soleil148. Quittez un peu toutes ces pensées que vous êtes si imparfaite, et remplissez votre esprit des divines perfections149. Vous verrez que votre cœur se dilatera et que vous sortirez de cette voie de craintexxxv dans laquelle votre nature vous engage encore insensiblement150. Le diable même n’en est pas fâché ; cela vous empêchant de monter dans une plus haute voie qui est celle de l’Amour. Méprisez toutes les vues de vos misères pour vous occuper dans les vues du Bien-Aimé151. Pour les tentations contre la foi, les perplexités et l’aveuglement d’esprit, c’est une croix, j’en demeure d’accord ; portez-la avec amour : c’est un martyre fort agréable à Dieu. Les tyrans tentaient les premiers chrétiens conte la foi. Maintenant qu’il n’y en a plus, les tentations tiennent leur place pour éprouver la fidélité des chrétiens.xxxvi Que vous êtes heureuse de combattre pour la foi ! Ce martyre intérieur est une grande grâce et une grande disposition pour être agréable aux yeux de votre Époux152. Si je vous croyais, je ne le nommerais pas votre Époux, parce que marchant par la voie froide de la crainte, vous aimez mieux le considérer comme votre Juge. Quand j’ai écrit ceci, je n’avais pas encore lu toutes vos remarques et résolutions faites dans la crainte, et peu assaisonnées de l’amour ; ce qui me confirme de plus en plus dans ce que j’ai dit dessus, et me fait vous dire : Jam hiems transiit, imber abiit, surge, amica mea, et veni153. Il me semble que Notre Seigneur vous dit : « Levez-vous plus haut, mon amie, mon épouse, l’hiver a duré assez longtemps dans votre intérieur, entrez dans l’été de mon divin amour. » Cependant, priez pour un misérable qui veut pourtant aimer sans autre réflexion. La cordialité est la marque de la perfection véritable154.
Que vous dit votre cœur ce matin, ma très chère Sœur155 ? Quelles sont ses principales affections ? Quels sont ses plus grands désirs ? Le sacré Cœur de Marie, la plus sainte, la plus pure de toutes les créatures cherche à se purifier que pour s’humilier et non pour se purifier, car il n’y a point de tâches en Elle, comme le Cœur de Jésus dans la Circoncision ne cherchait que le mépris et l’abjection, ayant voulu prendre les marques du pécheur. Oh ! Quel prodigieux abaissement de Marie dans les mystères d’aujourd’hui ! Elle prend ses délices dans l’humiliation des pécheurs avec tant de passion les plus grands mépris. O. mépris, que vous êtes donc désirables, puisque vous êtes l’objet des plus tendres affections de Jésus et de Marie !156 Sans doute que l’amour que l’on a pour vous est un sacrifice d’une agréable odeur devant Dieu et qu’une âme n’est jamais plus en état de Lui plaire et le de Le glorifier que lorsqu’elle a l’amour des humiliations157. Il n’y eut jamais deux cœurs plus pleins du divin amour ; il n’y en eut jamais aussi de plus humiliés et de plus anéantis. Je reconnais maintenant que l’unique moyen de procure de la gloire à Dieu, de lui rendre de l’amour, c’est le désir d’être dans le mépris : que nos plaintes sont injustes quand nous nous plaignons de ceux qui nous anéantissent !158 Que nos inquiétudes sont mal fondées. Nous croyons tout perdu parce qu’on nous méprise. Il faudrait avoir de l’inquiétude de ce que l’on n’est pas méprisé. Oui, cela serait si nous avions le cœur comme il faut. C’est la grâce qui donne de telles inclinations. La nature en donne de contraires ; lesquelles sont les meilleurs ? Pour moi, je veux les premières, à quelque prix que ce soit : c’est pourquoi, ma chère Sœur, je ne veux plus paraître Père spirituel chez vous : ce n’est pas à moi à faire l’entendu aux choses de dévotion159.xxxvii Au reste, il y a bien de la nature en tout ceci ; ou je n’en ferai plus rien, ou vous me direz que je le fasse. Mais prenez garde à la conduite de Dieu sur moi. Je suis très imparfait et chétif, et je parais autre parmi les Épouses de Jésus-Christ. Je ne suis pas digne de baiser la terre sur laquelle elles marchent. Je vous prie d’avoir pitié de ma vie passée. Je jurerais devant Dieu que ça n’a été que pure hypocrisie. Oh ! Ma très chère Sœur, que je suis pauvre et abject, que ma misère est extrême, que de mépris je mérite160 !
Ma très chère Sœur, avant que Jésus unisse son Cœur au mien par la Sainte Communion, je suis pressé de vous donner une commission que je vous conjure d’exécuter fidèlement. Vous êtes la meilleure amie que j’aie au monde, du moins je le crois : faites-en l’office dans l’exécution de cette commission qui est qu’aussitôt que vous vous apercevrez que mon cœur ne sera pas conforme à celui de Jésus, prenez un rasoir, ouvrez mon côté, et arrachez ce misérable cœur. J’aime mieux n’en point avoir, ou plutôt mourir que d’avoir un cœur qui ne soit pas semblable à celui de Jésus. Ceux qui auront la vraie lumière ne vous accuseront point de cruauté. Pour moi, j’attribuerai cela à un grand service. Je ne doute pas que le Père éternel qui n’a de complaisances que pour le Cœur de son Fils et pour ceux qui Lui ressemblent ne prenne plaisir à ce spectacle, quoique sanglant, puisqu’Il prit ses délices à voir Jésus attaché à la croix161. Très chère Sœur, ma vue d’humiliation qui est si belle me fera devenir fou et perdre le sens humain. Je dirai des folies Mon Jésus162 ! Si vous n’arrêtez vos divins mouvements et que vous en fassiez éclipser les rayons célestes qui me font voir les beautés des mépris. Je verse mon âme dans la vôtre. À qui dirai-je ses ardeurs qu’à vous ? Mais prenez garde à vous-même, si je vois votre cœur dissemblable à celui de Jésus. Je vous ferai le coup d’ami, en vous l’arrachant pareillement. O mon doux Jésus, que j’ai d’amour pour votre Cœur et pour ceux qui lui ressemblent163 ! Vous brûlerez ceci, si vous voulez, car ce qui y est contenu scandaliserait le monde. Comment accordez-vous ma vie avec ces sentiments ? Vie qui est si peu semblable à celle du Fils de Dieu. C’est ce qui me fait craindre que tous ces transports ne soient que nature. Priez pour moi.
À Barberi, ce 5 mars 1643164.
Jésus crucifié soit au milieu de nos cœurs ! Monsieur, très humble salut en la croix de mon bon Maître et de mon Sauveur. Je ne vous dois point demander en quel état est le saint amour dans votre cœur puisque je crois que vous êtes tout consommé. Je loue Dieu des grâces que vous avez reçues dans votre sainte retraite165. J’ai espéré que pendant ce temps vous auriez un petit souvenir de nous166. J’en ai un besoin très particulier. Au nom de Jésus et pour l’amour de Jésus, Marie et de Joseph, faites-moi la charité de faire, à mon intention, quelques neuvaines de prières à la sacrée mère d’amour167. O mon Frère, que je suis affligée et outrée. Je meurs sans mourir et je ne sais plus où j’en suis. Priez Dieu qu’il me confonde, qu’il m’abîme, qu’il me convertisse ou que je meure effectivement, car il m’est impossible de vivre. Recommandez-moi aux prières des serviteurs168 et servantes de Dieu et faites prier Sa Majesté adorable169.
Voilà vos chères lettres que j’ai lues et considérées fort sérieusement170. Je crois qu’en obéissant à celui qui vous les écrit171, vous ferez ce que Dieu demande de vous. J’ai remarqué en icelle la sainte indifférence et le sacré abandon de tout vous-même172 à l’amoureuse conduite de Dieu. O état précieux et tout divin ! Je désire que nous soyons parfaitement plongés dans l’aimable perte où l’on ne trouve que Dieu et jamais soi-même. Je me suis mise plusieurs fois en devoir de dresser173 une supplique à la dévote Notre Dame qui fait tant de miracles en notre pays nonobstant que j’ai fait mon possible174 pour l’écrire selon la prière que vous n’en aviez faite, il m’a [143] été impossible d’en venir à bout, ce qui me fait croire que la sacrée Mère d’amour ne veut pas que vous ayez d’autre secrétaire que vous-même. C’est pourquoi je vous supplie de n’employer personne à cet effet, mais prenez cette peine vous-même et la faite avec toute simplicité et humilité, vous suppliant de m’excuser si ma très admirable Princesse ne m’a trouvée digne de vous rendre ce petit service. Écrivez-la donc s’il vous plaît et me l’envoyez dans dix ou douze jours parce qu’en ce temps j’aurai commodité pour la faire porter en assurance.
Il faut175 que je vous avertisse de mon occupation pour toutes les fêtes et dimanches que je serai en ce lieu. C’est que je fais le catéchisme à toutes les femmes et filles de la paroisse. Elles n’étaient pas moins de quatre-vingts, dimanche dernier. Je vous supplie qu’en ces jours vous disiez à mon intention un Veni sancte à une heure après midi et priez Notre Seigneur qu’il opère dans ces âmes qui la plupart ne le connaissent point, ni ne l’adorent, ni le prient point. Voilà une occupation bien jolie, si Notre Seigneur m’en donne le talent ; demandez-le pour moi et me croyez au saint amour vôtre176.
Monsieur177, Notre Seigneur triomphant et glorieux vous comble de son saint amour pour humble remerciement de la sainte charité que vous me faites. Je chéris bien fort les beaux sentiments d’abjection que vous m’avez envoyés. Béni soit l’auteur d’iceux et bienheureux celui à qui la divine bonté les communique. Si jamais j’ai eu de la passion pour aimer la vertu, il me semble que c’est à présent : j’ai un grand attrait pour chérir la sainte abjection178, le sacré abandon et la sainte dépendance. Pour moi je trouve que celui qui goûte parfaitement ces points possède un paradis179 en terre et qu’il se peut estimer un des plus heureux homme du siècle. Quelle félicité et béatitude y a-t-il au ciel que Dieu ? et si une âme en terre est toute absorbée et perdue en Lui, que veut-elle180 désirer ? Il faut que je vous avoue que je n’envisage point le paradis ; il me suffit d’être toute à Dieu, non seulement de m’être donnée à Dieu, mais d’être toute délaissée à Dieu. Il me semble que cet abandon se conçoit mieux de pensée qu’il ne s’explique par la parole. Désirez-moi, mon très cher frère181, cette très sainte perte de moi-même. J’aime beaucoup cette béatitude : Bienheureux qui se voit réduit à porter dans son impuissance la puissance qui le détruit. Désirez qu’elle s’accomplisse en moi, je vous supplie de me recommander aux saintes âmes182 que vous connaissez.
Vous avez bien pris de la peine à l’occasion d’un vrai néant : Celui pour le saint amour duquel183 vous agissez, soit votre récompense ! J’ai toujours cru184 que vous ne pourriez pas comprendre les écrits que vous m’avez renvoyés, néanmoins c’est la haute perfection enclose en ces petits cahiers ; mais je vous avoue que le style est si difficile que, si elle ne m’avait expliqué par d’autres termes la substance de ce qu’elle écrit185, j’aurais peine à le concevoir. Je n’ai pas assez de grâces pour le transcrire186 ni assez de lumière pour déclarer les vérités qu’il contient. Toutefois si Notre-Seigneur m’en donne le désir, j’espère qu’il m’en donnera encore l’effet : j’attendrai pour ce faire son inspiration. Cependant, priez toujours Dieu pour ma parfaite conversion et croyez qu’en son saint amour, je suis vôtre.
Ma très chère Sœur187, Voici tout simplement ce qu’il me semble que Dieu me donne pour vous dire touchant la voie où Il vous veut attirer à Lui afin que vous soyez toute sienne ; car sans doute c’est le dessein qu’Il a sur vous. C’est pourquoi Il vous a fait quitter le monde, et vous a placée au lieu où vous êtes consacrée à son service188.
Il faut donc correspondre à toutes ses faveurs ; et pour ce sujet, concevoir souvent que Dieu ne gouverne pas toutes les âmes d’une même manière ; c’est-à-dire dans une même voie189. Qu’Il désire des unes une chose, et des autres une autre ; et qu’Il veut de vous sans doute une fidélité d’épouse à faire toutes ses saintes volontés avec amour190. Voilà l’attrait qu’Il vous donne, et le dessein qu’Il a sur vous191. Voilà l’ouvrage qu’Il veut accomplir en vous, et pourquoi Il vous communique ses lumières, et ses inspirations ; Il vous fait part de ses divins sacrements ; et c’est ce que vous devez prétendre en vos oraisons, etc192.
Votre attrait reconnu, débarrassez votre esprit de toutes autres pensées, de tous autres desseins et projets de perfection, de toutes autres idées. Simplifiez votre intérieur en vous défaisant de toutes craintes de ne savoir pas ce que Dieu veut de vous, de tous autres désirs de perfection, de mille réflexions inutiles193. Allez droit et simplement à votre but, qui est d’être fidèle épouse de Dieu, pour faire avec amour toutes ses divines volontés reconnues194. Votre esprit débarrassé marchera à grands pas à la perfection de la fidélité d’une véritable épouse, en évitant ce qui déplaît à l’Époux : les moindres péchés et les imperfections ; et ce, en faisant vos examens avec exactitude195.
Vous ferez ensuite ce qui Lui plaît, et ce qu’Il demande de vous. Vos règles, votre supérieure, et les inspirations vous le feront connaître. Et cela reconnu, il faut le pratiquer avec la pureté d’intention d’une épouse. Faire ce que Dieu veut, parce qu’Il le veut et que tel est son bon plaisir, est une manière d’agir sûre et fort haute196. Qui peut véritablement la goûter doit bien remercier la divine Bonté. Cela est bien facile à dire, mais la fidélité en ce point n’est pas commune. De même souffrir ce que Dieu veut, parce qu’Il le veut, et que tel est son bon plaisir, est la pure vertu197. Qu’heureuse est l’âme qui se peut maintenir dans cette disposition ! En quelque état intérieur ou extérieur que Dieu la mette, elle est contente et paisible selon l’Esprit198. Elle n’a point d’autres désirs que les désirs de l’Époux, point d’autres contentements que les siens. La vie ou la mort lui sont indifférentes, comme la consolation ou la désolation. Cela seul lui agrée, où est le bon plaisir de Dieu son divin Époux199. Une telle âme ne se plaint point, ne s’inquiète point, puisqu’elle ne désire rien au ciel ni en la terre, que son divin Époux, dont elle souffre encore la privation sensible, quand il Lui plaît se retirer, ou pour la châtier de ses manquements, ou pour éprouver sa fidélité200.
Toutes les sœurs du couvent étant les épouses, et les sœurs de son Époux : « Soror mea sponsa mea 201», dit-il au Cantique, elle les aime, chérit et favorise uniquement ; et encore qu’elles soient un peu difformes, elle ne laisse pas de les honorer et respecter, ayant la qualité d’épouses, et appartenant à son Époux. Un prince défectueux en sa taille ne laisse pas d’être toujours un prince, et toute la cour ne manque pas de l’honorer. Nos sœurs, quoiqu’imparfaites, sont toujours à l’Époux ; et partant, il faut les aimer tendrement et les traiter avec grande douceur, autant que L’Époux en elles.
Voilà, ma très chère sœur, quelques-unes de mes pensées. « Je fais tout simplement ce que vous voulez, mon cher Jésus, enseignez par Vous-même à votre épouse ce que vous désirez d’elle, communiquez-lui vos faveurs plus particulières, et la mettez dans le bienheureux état de ne vouloir que ce que Vous voulez d’elle, et parce que vous le voulez, afin qu’elle Vous glorifie dans le temps et dans l’éternité parfaitement. Mon cher Jésus, je vous aime, ce me semble, et tout ce qui vous appartient m’est très cher. C’est pourquoi j’aime très sincèrement ma très chère sœur, puisqu’elle Vous aime. Mon Seigneur, il faut qu’elle soit toute à Vous. Oui, mon Dieu, il le faut, je le veux. »
Je parle trop hardiment, je parle en maître, disant : je veux ; moi qui ne suis qu’un misérable ver de terre202. O Jésus, ce n’est pas moi qui parle, c’est vous qui parlez en moi, et qui dites : « je veux que mon épouse m’aime, et qu’elle me le témoigne dans la fidélité à faire par amour toutes mes volontés ». C’est pourquoi ne vous étonnez pas, ma très chère sœur, de cette façon de parler. « O mon Seigneur, je vous en supplie très humblement de ma part et vous en conjure par votre précieux Sang. Amen. » Pour vous faire affectionner la fidélité d’une véritable épouse, c’est assez de penser, et de considérer que c’est votre attrait, et que Dieu vous fera par-là beaucoup de grâce. Il faut ruminer souvent les qualités d’une épouse : son respect, son amour, sa fidélité, et le reste, et que de la correspondance à cet attrait dépend votre perfection. Si vous faites bon usage de ceci, vous ferez grand progrès dans la perfection, et serez presque toujours unie d’amour à votre Dieu. Car si vous agissez, ce sera pour l’amour de votre Époux, et pour faire sa volonté. Si vous souffrez, ce sera pour participer à sa croix203. Quel moyen que L’Époux soit dans les épines, et que l’épouse soit dans les délices ? Il n’y aurait pas d’apparence204. Enfin, accompagnez votre Époux par tout : dans la pauvreté, dans le mépris dans le rebut, dans la pratique de toutes les vertus conformes à votre institut, et surtout dans le zèle du salut des âmes, petites ou grandes, dont vous êtes chargée, et n’oubliez pas une admirable condescendance, affabilité, et douceur, avec laquelle Il a conversé avec le prochain. Vive Jésus, Époux des âmes.
De St Maur, 30 juin 1643205. Mon très cher Frère, Béni soit celui qui par un effet de son amoureuse Providence m’a donné votre connaissance pour avoir, par votre moyen, le bonheur de conférer de mon chétif état au saint personnage que vous m’avez fait connaître206 ! J’ai eu le bonheur207 de le voir et de lui parler environ une heure. En ce peu de temps je lui ai donné connaissance de ma vie passée, de ma vocation et de quelques afflictions que Notre-Seigneur m’envoya quelque temps après ma profession. Il m’a donné autant de consolation, autant de courage en ma voie et autant de satisfaction en l’état [26] où Dieu me tient que j’en peux désirer en terre. O. que cet homme est angélique et divinisé par les singuliers effets d’une grâce très intime que Dieu verse en lui ! Je voudrais être auprès de vous pour en parler à mon aise et admirer avec vous les opérations de Dieu sur les âmes choisies. O qu’Il [Dieu] est admirable en toutes choses, mais je l’admire surtout en ces âmes-là ! Il m’a promis de prendre grand intérêt en ma conduite. Je lui ai fait voir quelques lettres que l’on m’a écrites sur ma disposition. Il m’a dit qu’elles n’ont nul rapport à l’état où je suis et que peu de personnes ont la grâce de la conduite208 : ce que je remarque par expérience. Entr’autres choses qu’il m’a dites, il m’a assuré que je suis fort bien dans ma captivité209, que je n’eusse point de craintes, que Dieu veut210 que je sois à lui d’une manière très singulière et que bientôt je serai sur la croix de la maladie et d’autres peines, qu’il faut une très grande fidélité pour Dieu211.
Je vous dis ces choses dans la confiance que vous m’avez donnée pour vous exciter à bien prier Dieu pour moi. Recommandez-moi, je vous supplie à notre bonne Mère Supérieure et à tous les fidèles serviteurs et servantes de Dieu que vous connaissez. Si vous savez quelques nouvelles de la sainte créature que vous savez212, je vous supplie de m’en dire quelque chose. J’appréhende213 bien que je ne retournerai pas sitôt, et peut-être plus du tout si l’affaire que Dieu vous a inspirée ne réussit pas. Je ne m’attache à rien, je suis [27] paisible en l’attente de la volonté de Notre-Seigneur pour notre établissement, néanmoins j’ai une très grande passion pour la solitude ; mon désir s’augmente tous les jours, mais il faut que j’attende le moment que Dieu a ordonné. J’espère que je ne serai pas toujours ainsi, c’est la pensée de notre bon Père qui me consola en ce point. J’oubliais de vous dire qu’il a reçu votre lettre avec joie, il la baisa : ce qui témoigne l’amour qu’il a pour votre âme. Il m’a promis de me voir deux ou trois fois la semaine, il m’a donné214 la liberté de lui écrire tout ce que je voudrais et de lui faire des propositions selon ce que je ressens en mon âme. Je n’ai garde de négliger la grâce que Notre-Seigneur m’a faite en la connaissance de ce saint homme. Il me donne bien à croire que je ne suis pas encore sur le point de mourir, nonobstant que les Dames de ce pays et autres personnes qui me voient assurent que je suis bien touchée au poumon215 et me disent que si je ne pense pas à moi, je mourrai bientôt. O la joie pour moi de mourir ; mais las ! je n’espère pas encore cette grâce puisque Notre-Seigneur veut faire en moi ce que je suis indigne de comprendre. Donnez-moi toute à lui et lui protestez pour moi que c’est d’un cœur et d’un amour entier que je suis toute à lui, pour lui et en lui. Je suis pour toute éternité, votre.
M216. C’est pour vous faire connaître mon état présent, qui est bien différent de celui où vous m’avez vu, plein de lumières, de douceur, de générosité et d’ardeur. Je suis au contraire dans l’obscurité, dans l’égarement d’esprit, dans la tristesse, dans la lâcheté et dans la froideur217. Il y a quelque apparence que l’infidélité a donné lieu à la justice de Dieu, de me laisser ainsi dénué et pauvre, ayant fait mauvais usage de ses grâces. Mais je déteste mon imperfection, et j’agrée le châtiment. Que si c’est sa Bonté qui me veuille éprouver, j’adore ses desseins, et me soumets d’en porter la rigueur tant qu’Il Lui plaira. Quand je vous mandais218 que je ne pensais jamais souffrir, j’étais bien éloigné de l’état où je suis. En ce temps-là les plus fâcheux accidents ne m’auraient quasi pas touché, tant mon âme était détrempée de consolations. À présent la pauvreté et les douleurs envisagées seulement, me font peur et me donnent de la tristesse219. Les vues de la vie surhumaine220, autrefois charmantes, ne font nulle impression sur mon âme. Dans mon oraison je n’avais que faire de sujet. À présent les livres, et les plus beaux sujets ne peuvent arrêter mon esprit rempli de distractions ou hébété. Mes délices étaient à communier221. Je ne puis à cette heure quasi penser à Jésus en moi que je laisse seul, sinon que je prends un livre pour lire des oraisons, encore avec grandes distractions. Mes passions sont déjà à demi réveillées, et ma colère se fera bientôt sentir si Dieu ne m’assiste222. Enfin ce n’est plus moi, c’est la misère, l’infirmité d’Adam et la faiblesse qui paraît en moi. Je ne suis plus dans l’exercice des amours par une suave tendance à la jouissance du souverain Bien. Mon âme est si misérable qu’elle ne fait quasi que regarder sa misère, n’ayant point de vigueur pour en sortir. Dieu s’est caché, et mon âme perdue sensiblement dans Lui s’est retrouvée223.
Mais ce qui me crucifie le plus, c’est que j’entrerais quasi en pensées que les vues de la vie surhumaine, autrefois si goûtées, ne fussent pas de véritables vues, mais des idées vaines et forgées dans mon imagination, puisque j’ai encore horreur de la pauvreté et des mépris, qui étaient, ce me semble, l’objet de ma joie et de mon amour.xxxviii Car ou ces vues étaient fausses, ou elles étaient vraies. Si elles étaient fausses, j’étais trompé et je trompais les autres ; ce qui m’est un bon sujet de tristesse. Si elles étaient vraies, je n’y ai pas été assez fidèle. Après tout je voudrais bien ne m’occuper pas tant de mes misères, mais plutôt de la Bonté divine, et c’est ce que je ne puis224.
Ce qui me reste est que j’ai encore la suprême indifférence en mon esprit, qui me fait consentir avec paix intellectuelle à être le plus misérable de tous les hommes, et à demeurer toujours dans l’état où je suis225. J’aperçois encore comme de bien loin l’excellence de la pauvreté et des mépris, et je me tiens bien indigne d’être dans l’union actuelle du divin Amour. J’espérais hier au soir me trouver aujourd’hui dans le Ciel avec la Sainte Vierge triomphante. J’ai lu son triomphe exprès, mais je n’ai pu élever mon esprit qui est demeuré pesant et terrestre226.
Si vous me demandez à présent qui je suis : hélas ! Je vois bien clairement mon double néant, ma bassesse et mon peu de vertu, ma mauvaise nature et mon éloignement extrême de la vie surhumaine227. Si vous voulez savoir ce que je désire, il me semble que je ne veux point changer mon état, et que je veux être dans une continuelle dépendance de Dieu228. Ainsi il me paraît que je suis dans une plus profonde pauvreté d’esprit que jamais, me voyant dépouillé des saveurs et des grâces les plus intimes229. Vous savez le sacrifice que j’ai fait de l’affection et hantise de quelques-uns de mes plus intimes amis230. Cela m’a appauvri du côté des créatures les plus saintes, et les plus chéries231. J’ai aussi sacrifié ma vie en désir en quelque rencontre, et les pertes de biens me dépouillent du reste des choses temporelles. Mais que je serais riche, si je pouvais être vraiment ainsi dénué de tout et de moi-même ! C’est ce que Notre Seigneur opère en moi, fait par justice ou par miséricorde. C’est à quoi je dois tendre. C’est mon exercice présent232.
Une personne peut bien se dépouiller de ses habits et de sa chemise, mais d’avoir le courage de se dépouiller de sa peau, elle sentirait trop de mal. Il faut que d’autres le fassent, et c’est, ce me semble, tout ce qu’elle peut faire que de le souffrir. Une âme se peut dépouiller par le dénuement actuel qu’elle opère elle-même des biens extérieurs, mais au regard des biens de l’âme, c’est tout ce qu’elle peut que d’être dans la passivité, et de souffrir la privation de Dieu et de ses grâces en elle233. Après, ceci écrit, j’ai lu le dernier chapitre du neuvième livre de Monsieur de Genève234, lisez-le et remarquez que Judith demeura vêtue de deuil, etc.235 : « Ainsi nous devons demeurer paisiblement revêtus de notre misère et abjection parmi nos bassesses et faiblesses, jusques à ce que Dieu nous élève à la pratique des excellentes actions. » Si je ne suis pas dans l’union, il faut aimer l’abjection. Enfin il se faut dénuer de toutes affections petites ou grandes. Ô que le dénuement parfait est rare ! Et que de douleurs on sent avant que d’être écorché tout vif comme Saint Barthélemy 236! Vous ne vous étonnerez pas si je me plains un peu, et si je sens ma peau. Je bénis Dieu de tout mon cœur, et pour vous et pour moi, de tous les sujets de dépouillement qui nous arrivent.
À S.Maur le 25 septembre 1643 237
Nous avons reçu les vôtres du 17 du courant. Oh ! que de bon cœur je veux dire avec vous : Benedicite omnia opera Domini Domino ! Et que bénies soient encore les contrariétés, bénies soient les privations les mépris, bénies soient les confusions, bénis soient les rebuts, bénis soient ceux et celles qui nous haïssent, bénis soient ceux qui nous calomnient et persécutent ! O qu’heureuse et mille fois heureuse l’âme qui sera trouvée digne de souffrir toutes ces choses pour le pur amour de son Dieu, et ne pourra-t-on dire d’elle ce qu’on dit des apôtres238 : Gaudentes a conspectu concilii, etc. ! Hélas, mon très cher Frère, je ne suis pas si fortunée que d’être de celles-là que ce Dieu d’amour gratifie de sa croix. C’est notre chère Madame Le Haguais qui a été trouvée digne de souffrir pour Jésus-Christ ; et moi, comme infidèle, j’ai été privée de ce bonheur, ne ressentant dans l’intime du cœur que les désirs de recevoir la croix et la passion de Jésus sans toutefois vouloir priver du mérite tous ceux et celles qui la portent. Voire de bon cœur je leur donne toute la récompense que j’en pourrais mériter en faisant un saint usage d’icelle. Ce me serait trop de grâce d’être par icelle parfaitement à Dieu, mais quoi ! il faut adorer [150] en silence les divins plaisirs de Sa Majesté et mourir aux désirs des croix et de toute autre chose puisqu’ils peuvent servir d’empêchement à la parfaite union qui veut de nous une entière mort.
Vous dites, mon très cher Frère, que vous avez eu de quoi donner à Dieu seul, au récit de la funeste tragédie (ou plutôt d’un événement ordonné de Dieu de toute éternité), arrivée dans l’abbaye de Caen239. Les premières nouvelles que notre Ange240 nous en donna me renversèrent aux pieds de l’adorable justice de mon Dieu, recevant et acceptant avec humble soumission les effets d’icelle qui nonobstant l’humiliation qu’il m’apportait, je ne laissai pas de ressentir la peine où était notre chère mère Le Haguais. O Mon Frère qu’elle est aimée de Dieu ! Je ne puis en tout cela envisager nos intérêts, ni la perte que nous faisons en vos quartiers, car j’ai tant sujet de me perdre en Dieu que je ne peux plus respirer autre chose qu’une solitude arrêtée pour y consommer mes jours. Depuis toutes ces tristes nouvelles, j’ai été près de partir pour retourner à Barbery ; le coche était assuré et me petits paquets tout portés. C’était par l’ordre de Monsieur de Barbery et comme je devais sortir, Notre Mère changea de dessein et résolut en elle-même que je ne partirais encore qu’après d’autres mandements. Derechef l’on m’a mandé et ordonné d’y retourner, néanmoins je ne partirai pas que Monsieur de Barbery soit ici. Il doit arriver dans douze jours pour le plus tard et s’il persiste avec notre Mère dans ce même sentiment je m’abandonnerai à l’obéissance et partirai environ dans les trois semaines ou possible quinze jours. J’irai recevoir les petites croix que la divine Providence me prépare, tant par l’accident de Caen que par la mort d’un bienfaiteur (Monsieur de Torp) qui nous assistait beaucoup. Je ne veux envisager ni l’un ni l’autre que dans un esprit de soumission à Dieu, je m’abandonne de tout mon cœur à ses divins vouloirs et pouvoirs sur moi. Vous saurez bientôt si je dois retourner. Nous attendons aujourd’hui nos sœurs de la Résurrection et de la Présentation. Si elles viennent, je pourrai retourner avec une compagne. Priez Dieu, mon cher Frère, qu’il donne quelque petite stabilité à nos demeures. Mais dites aussi : Fiat voluntas, etc et me donnez à Dieu de tout votre cœur. Vous savez combien nous sommes unis en Lui et le serons dans l’éternité. Je vous laisse tout à Lui et en Lui. Je demeure, votre…
Ma nuit fut partagée en deux différentes dispositions241. M’étant couché dans une crainte naturelle de la pauvreté, qui m’avait extraordinairement peiné plusieurs fois, en ayant toujours eu horreur242. Je fus donc ainsi beaucoup inquiété en dormant, et je passai une partie de la nuit dans des pensées mélancoliques. M’étant éveillé, je fis des efforts pour dissiper cette disposition, et je me rappelai quelque chose que j’avais lu le soir dans la vie du Père Condren243. Je priais Dieu et me rendormis. Je sentis dans mon sommeil une tout autre disposition : tout endormi que j’étais, j’embrassais la pauvreté comme l’une des vertus les plus chéries du fils de Dieu. Je m’aperçus qu’il s’était coulé en moi une grande douceur qui me fortifiait et m’apaisait avec tranquillité, de sorte que les occasions de la pauvreté me semblaient agréables et non plus horribles. Je m’éveillais ensuite, toujours dans la même disposition et dans laquelle je fis mon oraison que je passai dans l’estime et dans l’amour de la pauvreté. J’étais surpris de mon changement. J’en remerciais Dieu sans cesse. Je continuais plusieurs jours à être dans le même état. L’on avait vendu chez nous une terre pour laquelle j’avais eu inclination. La nature, comme je l’ai dit, sentait de la peine à s’en voir dépouillée.
Il me vint en pensée que Notre Seigneur me ferait une grande grâce de me donner une autre terre qui se présenta de cette sorte à mon esprit : je me figurais qu’une âme peut avoir une terre qui s’appelle la terre d’anéantissement. Elle contient plusieurs fermes, dont la première et principale, et qui est comme le manoir seigneurial, où le chef se nomme la destruction de soi-même. Ah mon Dieu, que de beautés dans ce fief !xxxix Que d’excellences mon âme y aperçut, puisqu’il relève de Jésus mourant en croix. La seconde ferme se nomme la pauvreté. La troisième ferme, du mépris. La quatrième, des douleurs. La cinquième, celle des sécheresses et des délaissements. Je me sentis parfaitement satisfait à la vue d’une si belle terre de promission244, et dans laquelle le lait et le miel coulent en abondance, comme l’expérience le fera connaître. Cette vue me fit perdre la crainte et l’horreur que j’avais de la pauvreté, mais au contraire je la désirais et l’acceptais de tout mon cœur. Je voyais clairement que la possession de quelque autre terre était incompatible avec celle de l’anéantissement245.
Mon Jésus, soyez béni à jamais de vos miséricordes ! Mon cœur, ce me semble, est entre vos mains comme une cire molle246. Il n’y a qu’un moment qu’il avait la pauvreté en horreur, et maintenant elle fait ses délices. Qui peut donner de si différentes impressions et qui peut faire ce changement dans un cœur de chair s’il n’y en eut jamais ? C’est votre grâce. Conservez-la-moi, mon adorable Maître, et me la continuez, car autrement le cœur retournera à se inclinations naturelles. Élevez-le au-dessus de sa condition et faites-le aimer d’un véritable amour la pauvreté, les mépris et les douleurs. L’on me demandera peut-être qui m’a donné cette terre, car elle n’est pas de mon patrimoine. Le vieil Adam qui est mon père n’en a point de pareille247. Je crois que c’est du bien de sa femme, la Folie de la croix que j’épousais sans m’informer exactement de ses richesses. Je m’estimais heureux d’entrer dans son alliance. Je ne demandais aucune terre ni possession. De dire combien j’estime cette terre, en vérité, je ne le puis. Mais il me semble que j’oserais jurer que je l’aime mieux que toutes les richesses du monde. Je ne sais si c’est la nouveauté qui fait que je vais souvent m’y promener, et je prends plaisir à aller tantôt dans une ferme et tantôt dans l’autre.
Mais ce qui me comble de joie, c’est que partout j’y rencontre Jésus. Dans la ferme de pauvreté, je le trouve dans une extrême indigence, n’ayant pas même où reposer sa tête. Dans celle des douleurs, je l’aperçois qui me dit : Viens, approche et vois s’il y a douleur semblable à la mienne. Dans la ferme du délaissement, il est mourant en croix, disant ces belles paroles : Mon Père, pourquoi m’avez-vous abandonné ? En allant par les allées de cette bienheureuse terre, j’ai plusieurs pensées qui servent à m’entretenir. Je dis en moi-même : que bienheureux sont ceux qui peuvent entrer dans cette terre et y demeurer, puisqu’ils ne vivent plus à eux-mêmes, mais à Dieu seul. Je dis quelquefois en moi-même : Oh, belle terre ! Si tu étais connue des hommes, ils quitteraient volontiers tout ce qu’ils ont pour te posséder. Que notre aveuglement est grand, mon âme ! Le soleil qui éclaire cette divine terre n’est pas comme celui qui illumine le monde. Non, me répond-elle. C’est la foi et non pas la raison, mais une foi tout éclairée de plusieurs petits rayons célestes. Comment ai-je découvert cette terre ? En vérité, je n’en sais rien. Mais je sais cependant bien que ce n’est pas une imagination, et que je sens que c’est une véritable terre, que j’y suis entré, et je ne sais pour combien de temps.
Je ne rencontre, ce me semble, personne dans ce lieu, cependant il n’est pas inhabitable ni inhabité. Mais les habitants étant anéantis aux yeux des autres et aux leurs, ne sont pas vus, ne se voient point eux-mêmes. Quelle joie de ne pas être vu ! C’est un des grands avantages de cette belle terre.xl Je ne sais ce que je deviens quand je suis en ce lieu, je ne vois point, je n’écoute point. Quand je n’y suis point, j’ai d’autres sens intérieurs et extérieurs. En vérité, me dis-je en moi-même, je suis étonné de la douceur que j’y trouve, mais c’est une douceur qui est au-dessus des sens. J’aurais beau en parler, l’on ne me croirait pas. Mais aussi n’aurai-je pas quelque bile répandue, ou quelque idée de quelque fausse douceur ? Je ne crie pas, car cette douceur est toute puissante pour mettre la paix dans l’extérieur et dans l’intérieur de l’homme. Bonnes gens qui cherchez la paix, vous ne la trouverez pas au milieu de vos petites et épineuses possessions. Il n’y a que du tracas et de l’inquiétude. C’est ici le lieu de la vraie paix que le monde tout entier ne peut donner. Ah, il faut avouer, mon âme, que les avenues de cette terre sont de difficile abord ! Il est vrai, dit-elle, mais dans les peines qu’il faut souffrir. C’est une extrême consolation de marcher sur les pas de Jésus-Christ. Cela est étrange de ne pouvoir connaître cette terre.
Une âme ne sera bonne à rien, n’aura aucun talent pour les autres, par conséquent elle ne pourra augmenter la gloire de Dieu en eux. Au lieu de s’attrister et de faire des réflexions sur les désavantages de sa nature, qu’elle vienne dans cette terre d’anéantissement, elle y fera un excellent ouvrage qui rendra gloire à Dieu. Mais quel ouvrage ? C’est de renoncer à l’inclination de s’élever, qui est en bon français, une participation de l’orgueil d’Adam, orgueil (qui est) le plus grand ennemi de Dieu. N’est-ce pas un grand ouvrage d’anéantir cet ennemi ? Cette inclination à l’élévation est tellement en moi, qu’elle a pénétré jusqu’à la moelle de mes os. Je consens à ma propre destruction pour détruire ce monstre. Autant d’anéantissements actifs ou passifs sont autant de coups qui lui donnent la mort. Quelle raison nous oblige à la poursuite de l’anéantissement248 ? C’est Jésus vivant et mourant dans l’anéantissement, qui m’impose la loi d’anéantissement, si tu veux lui être semblable, être parfait chrétien, glorifier son Père comme il l’a glorifié.
Voici encore quelques-unes des pensées dans lesquelles je m’entretiens dans les promenades que je fais dans cette terre. Mes réflexions les plus ordinaires sont sur Jésus mourant. De toutes parts je reviens à cette terre. Quand on ne me juge pas propre à rendre service aux autres, je m’y en retourne gaiement. Quand je suis surpris dans mes imperfections au lieu de m’en excuser, je fais un tour dans la ferme du mépris249. Quand je suis malade, je vais me divertir pour me soulager. Et quand je ne réussis pas dans mes entreprises, j’en fais de même. Il y a sur le frontispice de la porte : exinanivit semetipsum factus obediens usque ad mortem, mortem autem crucis250. Cette idée de la terre d’anéantissement m’a donné une autre idée de la pureté de la vertu. Voyant, ce me semble, que jusqu’à présent, dans toutes mes petites actions et entreprises que j’ai faites pour Dieu, je n’y ai rien qui ressente la pureté de la vertu et qui puisse contenter les yeux de Dieu. J’espère mieux faire à l’avenir, si je suis assez fidèle pour garder ma terre. Si nous prenons garde de près à nos désirs, nous les trouverons remplis d’inclinations à l’élévation et de fuites de l’anéantissement. Nos craintes, nos inquiétudes et nos tristesses ne sont que pur éloignement de l’anéantissement, et nos joies, des petites satisfactions de notre élévation251.
On dit, quand un homme ou une communauté a acquis quelque terre. Voilà qui va bien maintenant, il ne faut plus que guerres qui viennent, les ennemis n’emporteront point la terre. L’on peut bien prendre les meubles, l’argent, mais la terre est fixée et ne s’éloigne pas. J’en dis de même de notre terre d’anéantissement : quand l’âme en a pris possession, et pendant qu’elle la garde, elle ne doit rien craindre252. La substance de la vie spirituelle est assurée : le monde ni le diable ne peuvent y demeurer, c’est pourquoi ils ne l’emportent point, elle ne leur est pas propre du tout. Oui bien quelques meubles, comme les consolations sensibles, les désirs trop opiniâtres des austérités, le trop grand désir de servir les autres sous prétexte de la gloire de Dieu, d’un autre côté un trop grand désir de la solitude, le désir d’aller en Canada, en Angleterre, les belles idées de spiritualité et plusieurs autres253. Le diable, la nature et le monde aiment ces sortes de meubles, et une âme qui n’a que cela n’a rien. Mais qu’elle n’ait que la seule terre d’anéantissement, elle est riche pour toujoursxli, de sorte que la prudence surnaturelle nous fait tout mépriser pour tendre là. Mais quoi ! Qu’y a t-il de plus grand que d’être tout consommé du désir des austérités, d’avoir de puissants mouvements d’aller convertir les pauvres sauvages en Canada, d’aller en Angleterre y sauver les âmes par milliers ? Oui, oui, cela est bon, je ne voudrais pas le condamner. C’est un peu de meubles qui sont beaux, mais si avec cela une âme n’a de la terre, elle restera pauvre254.
La terre d’anéantissement seule contient des trésors inépuisables et jamais personne n’a manqué avec elle. Je crois qu’un couvent de Filles pourrait bien s’établir en cette terre. Je voudrais bien avoir trouvé quelques religieuses pour faire cette fondation. Voilà, Notre Mère, comme je vous fais part de mes folies pour vous récréer, puisque vous l’avez souhaité. Mais ne scandalisez pas les autres en montrant ce papier, et surtout à des personnes qui ne sont pas si simples que nous. Toutefois, je ne m’en soucie guère. Tout ce qui en peut arriver, c’est que les âmes déliées et avisées nous feront rentrer dans notre terre. Usez-en comme il vous plaira. Il y a aussi une belle Église dans cette terre d’anéantissement, et c’est la divinité même et toutes ses infinies perfections. Entrer dans cette Église, c’est entrer dans Dieu et y contempler ses grandeurs. Après quoi une âme est toute pleine d’estime des anéantissements de Jésus fait homme et crucifié pour nous. Ce qui ne se connaît jamais si bien que quand les divines perfections de Jésus sont vivement approfondies. Ensuite, on fait à proportion état de la terre d’anéantissement et de toutes ses fermes, parce que de bien concevoir qu’un Dieu se soit anéanti, se fait pauvre, ait été méprisé et ait souffert, c’est diviniser toutes ces choses qui ne manquent jamais de diviniser les âmes qui les cherchent et qui les embrassent à l’exemple de Jésus crucifié, l’objet de nos adorations et l’exemplaire de notre vie.
Il y a aussi dans ma terre une fontaine bouillante qui forme un grand étang, où les âmes anéanties en désirs se baignent. Cet étang s’appelle la profonde pauvreté des créatures : plus on s’y plonge, et plus on s’y purifie. Et quiconque possède l’extrême pauvreté, possède l’extrême pureté. Car il n’y a que les affections aux créatures qui nous souillent, et ternissent la pureté que l’on doit avoir pour être plein de Dieu. C’est cette plénitude de Dieu que l’on cherche dans la terre d’anéantissement, comme il faut. Oh ! Qu’il y a de profit à considérer comme plusieurs saints et saintes se sont abîmés dans cet étang. Voyez Saint Alexis, comme il s’y jette à corps perdu, embrassant l’extrême pauvreté le jour de ses noces255. Considérez Sainte Marie égyptienne qui s’enfuit dans le désert, se perdant dans ces vastes solitudes pour trouver la pauvreté de toutes choses. Mon Dieu, que cette grande sainte l’avait heureusement trouvée, vivant sans secours d’aucune créature, sans vêtements et presque sans pain. Elle recevait des consolations de personne, et personne ne la plaignait dans ses maux, personne ne prenait part à ses consolations. Elle était seule avec Dieu seul, dans la profonde pauvreté des créatures256. Que cet esprit de pauvreté est excellent, qu’il est nécessaire à une âme qui veut être tout à Dieu et qui veut que Dieu lui soit tout ! O. Jésus, le plus pauvre de tous les hommes, donnez-nous cet esprit qui est une petite participation du vôtre, car quand je vous considère sur le calvaire, il me semble que vous dites à tout le monde. Voyez s’il y a pauvreté semblable à la mienne. Vous y êtes sans amis, sans aucun secours, pas même de la part de votre Père, dépouillé de vos habits de votre peau et même de votre vie. Mon Dieu, je désire de prendre part à votre esprit de pauvreté, et si je ne la possède pas réellement, qu’au moins je l’ai intérieurement avec un si grand dégagement de toutes les créatures, que je les estime de la boue, comme saint Paul257.
Monsieur258, Béni soit Celui qui vous a donné la pensée de m’envoyer ce petit trésor que je reçois très cordialement, et qui tient très bien à mon dessein et affection. Je vous en remercie de tout mon cœur et le supplie qu’il consomme votre cœur de son divin et très désirable amour. Je vous conjure de n’être point chiche en mon endroit de telles choses qui sont très utiles à mon âme laquelle se trouve toute stérile et impuissante d’aucune chose. Ne vous étonnez pas très fidèle serviteur de Dieu, si je ne produis rien de bon dans mes lettres. Il n’y a rien dedans mon cœur. Je suis pauvre véritablement, mais si pauvre que je ne puis exprimer ma pauvreté nonobstant qu’elle soit déplorable, je la souffre par soumission à Dieu [5] aimant ses très saintes volontés, priez Dieu, cher esclave de Marie que je puisse faire un saint usage des misères que je porte en moi, j’ai grand-peur que les redoutables paroles de mon Sauveur ne s’accomplissent en moi qui suis objet de sa justice : Ego vado et quaretis me, et in peccato vestro moriemini259, ayant résisté tant de fois à la grâce ce sera justement que Dieu m’en privera lorsque je la rechercherai et qu’il me laissera mourir dans mon péché, plus je vais avant plus je me sens vide de toutes choses. Mais le malheur est que je ne me sens pas toute pleine de Dieu quoique le désir de son saint amour semble s’accroître à toute heure, toute ma passion serait d’en être consommée, il faut des personnes de crédit pour m’obtenir cette faveur de Sa Majesté adorable vous qui avez l’honneur de converser les plus familiers de sa Cour, voudriez-vous pas prendre la peine de me procurer leur secours et les effets du saint pouvoir que mon Sauveur leur a donné, s’il est vrai comme je n’en peux douter que vous êtes zélé de la perfection de votre indigne sœur, employez sérieusement votre force et votre pouvoir. Car je veux aller au Ciel avec vous. Je veux aller louer Dieu avec vous, [6] puisque sa sainte miséricorde a uni nos espoirs en son amour en terre priez-le qu’ils le soient à l’éternité comme il me donne la volonté d’être en lui très affectueusement. Votre.
M.260 Notre révérende Mère Prieure et moi vous remercions très affectueusement du soin que vous avez de nos pauvres sœurs de Barbery. Dieu bénisse la peine que vous prendrez à leur occasion et son saint amour soit votre récompense. J’ai reçu les vôtres datées du 25 du passé et je me suis étonnée de leur retardement. Puisque votre charité désire savoir les nouveaux accidents que la providence adorable nous a envoyés depuis les vôtres ;
Je vous dirai que la divine Bonté ne nous laisse pas beaucoup de temps sans nous envoyer des sujets qui réveillent l’amour et la soumission que nous devons à ses aimables croix et quelquefois vous auriez plaisir à voir comme elles se chassent l’une l’autre. Je ne sais si c’est le bon accueil que nous tâchons de leur faire qui les fait revenir souvent ou si c’est pour nous habituer à en faire un saint usage. Je veux croire le dernier et que Dieu veut par icelles nous sanctifier. Ne pensez-vous pas qu’il en est ainsi ? Dites-nous votre sentiment. Cependant je continuerai à vous dire que la bonne Madame de Caen a envoyé la lettre que notre Mère écrivait à Madame le Haguais, à Madame de Montmartre, et plus encore lui a mandé qu’elle avait des lettres de [la Mère] Ste Appoline qu’elle écrivait à Mad. Le Haguais pour [174] l’exhorter à persévérer dans la résolution d’être des nôtres, nous sommes étonnées comme quoi Madame de Caen a vu ou trouvé les dites lettres qu’elle a changé quant au style et substance d’icelles, d’autant que la M [ère] Ste Appoline ne parle pas de la sorte par les écrits. Après que Madame de Caen eut averti Madame de Montmartre touchant Ste Appoline, la dite dame interrogea [la Mère] Ste Appoline et la reprit d’avoir écrit à une religieuse étrangère et qui lui était inconnue. Pour conclusion de cette histoire elle en fut quitte pour une bonne correction et défense d’écrire plus désormais. Madame de Montmartre fâchée au possible voulut savoir qui de nous avait été la porteuse des dites lettres. Pour obvier au déplaisir que Notre R [évérende] M [ère] pouvait recevoir par cette bonne Dame, j’agrée de bon cœur qu’elle dise que j’avais fait toute cette affaire ; car pour mon particulier je ne me soucie de rien. Je vous laisse à juger si Madame de Montmartre est satisfaite de moi. Laissons cette peine et contrariété pour tomber dans une autre qui est d’autant plus sensible qu’il y va de l’intérêt de la gloire de Dieu et de l’honneur de la religion.
Je vous confesse, mon Frère, ma faiblesse et le peu de courage que j’ai eu à la réception non d’une croix, mais d’un [175] monstre qui véritablement nous est plus sensible que toutes les croix imaginables. Vous avez su que le diable par ses tentations a fait en l’esprit d’une des nôtres, laquelle s’est défroquée elle-même et s’abandonnant à ses détestables passions, ne veut plus être religieuse, et si j’osais, je dirais encore qu’elle ne veut plus être chrétienne, ni servante de Dieu. Je ne vous peux parler d’une chose si étrange sans ressentir les douleurs et les peines que je souffris lors qu’ayant fait enlever cette créature qui était dans Paris pour l’amener où nous sommes, je la reçus plus morte que vive, ne sachant ce que je faisais. Il me semblait que c’était un démon que je traînais après moi. J’étais émue à ce point que j’en tombai en pâmoison et ressentais autant de douleur comme si j’eusse été au gibet. Avouez-moi, mon très cher Frère, que c’est un accident bien étrange et qui mérite bien d’épancher mille ruisseaux de larmes. Cette créature m’a été donnée en garde, attendant l’avertissement que nous en devions faire à Monsieur notre Supérieur. Nous attendons les réponses [176] ou pour la renvoyer en son pays si elle n’est point R [eligieuse] ou si elle l’est, la traiter comme un tel défaut mérite. Je vous manderai ce qui en arrivera.
Il nous survient ensuite de cette croix une infinité d’autres que vous pouvez bien penser entre mille autres contrariétés qui sont suscitées par la jalousie de quelque Religieux qui toutefois sont peu de choses et qui ne servent qu’à nous porter à un plus grand dépouillement. Désormais nous devrions être stabiliées261 dans la tempête des revers de fortune et des déplaisirs, car il me semble qu’il ne se passe guère de jour sans en expérimenter de nouvelles soit extérieures soit intérieures. Je crois que l’une et l’autre sont bonnes quand elles nous portent plus fidèlement à Dieu.
Je ne vous puis dire autre chose de tout ceci sinon que je vous supplie de louer et remercier Dieu pour nous et le supplier nous rendre dignes de faire un saint usage de tout ce que sa sainte Providence nous donne. C’est encore ma pensée qu’il nous veut mortes à toute satisfaction, qu’il nous veut naturaliser dans le mépris, dans [177] les confusions, dans les rebuts et dans tout le reste. Amen, amen, amen. J’y consens de tout mon cœur, la très sainte volonté de mon Dieu soit parfaitement faite. Adieu, je vous ai bien diverti de nos événements. Mandez-nous les vôtres et le temps que vous viendrez à Paris262. Notre R. M. désire le savoir. Nous nous en réjouissons pour nous consoler et entretenir ensemble de l’adorable Tout et des effets de ses divines miséricordes. Elle m’a commandé de remercier de sa part mon très cher frère Monsieur Rocquelay du soin qu’il prend de nos pauvres Sœurs de Barbery. Je vous supplie de lui témoigner et me recommander aux prières de notre chère Mère Supérieure. J’ai grand désir de savoir de sa santé et de participer toujours à ses saintes prières. Donnez-moi à Dieu, je vous y laisse tout entièrement vous étant en lui, Monsieur, votre…, etc.
Il y a environ263 quatre ou cinq ans que je pris possession d’une terre quasi pareille à Celle dont vous me faites la description264. Je l’acquis par douaire265 de mon époux lors que mourant sur la croix il m’en fit présent comme d’une terre où le reste de mes jours je pourrais en assurance faire ma demeure. Je trouve néanmoins quelque chose de différend de la vôtre, c’est que la ferme de la pauvreté et du délaissement ou abandon sont jointes ensembles, et sont faites en maison de plaisance où je vais presque d’ordinaire passer le temps. J’ai fait faire une galerie qui de ma grande salle voit facilement dans la ferme du mépris. Ce sont mes promenades et mes divertissements que ces deux fermes. Quant à la quatrième que vous appelez douleur, il me semble qu’elle est un peu bien longue : j’ai déjà fait mon possible pour la joindre aux autres et en faire une place digne d’admiration. Je n’en peux pour tout venir à bout, bien que ce dessein me coûte. Je vous prie de voir si vous ne pouvez pas me servir et m’obliger en ce point, ou si [4] vous voudriez changer votre terre contre la mienne en vous donnant quelque chose de plus. Vous prendrez du temps pour y aviser et m’en donnerez réponse au plus tôt, s’il vous plaît. Car je veux m’habituer pour toujours. Dans ce beau palais je crois que la nôtre réussirait et deviendrait parfaitement belle entre vos mains parce qu’étant d’un sexe courageux vous pouvez faire des merveilles en ce lieu et approcher joliment la ferme de douleur. Pour moi une place toute faite me serait bien propre. J’espère quelque satisfaction en la proposition que je vous fais. Je suis mortifiée de rompre mon discours, mais la Commodité part en hâte à Dieu. Notre [illis.] vous salue très affectueusement ; je vous supplie que mon très cher frère M. Roquelai et notre chère Mère Supérieure reçoivent nos humbles saluts. Je suis en Jésus, votre…
Mon très cher Frère en notre Seigneur, Paix et amour.
J’ai reçu les vôtres datées du vingt novembre266 par lesquelles vous m’avez si fort obligée que je ne puis vous en témoigner autres sentiments sinon que je prie Dieu qu’il vous rende digne d’une perpétuelle union et qu’il vous honore de ses adorables croix. Ce sont les sacrés trésors que vous pouvez posséder en terre. Je me donne à Jésus anéanti et j’adore ses aimables desseins puisqu’il veut que je marche dans l’abjection, je veux m’y abîmer et de toutes les forces de mon âme travailler au parfait abandon, à tous mépris, à l’entière pauvreté et à toutes privations. Mais la plus sensible de mes peines en tous les exercices ci-dessus, c’est la privation intérieure, non des sensibilités, car je suis naturalisée désormais à cela ; mais d’une privation qui surpasse tout ce que j’en peux dire. Quel malheur de n’aimer point Dieu. C’est tout dire par ce mot.
J’ai reçu la description de votre royale terre267, je vous en ai écrit en hâte mon petit sentiment qui vous divertira. Ne me refusez point la grâce que je vous demande au nom de Jésus et Marie, et recevez mes adieux pour le reste de cette année. Je me vais renfermer dans le néant pour adorer Jésus incarné. Priez la Mère d’amour qu’elle me rende digne de lui tenir fidèle compagnie. Je vous conjure par son Cœur virginal de me faire part des pensées, des vues et des sentiments que vous aurez sur ce sacré mystère, et vous souvenez de demander ma conversion et celle de notre pauvre Sœur qui part d’ici pour aller faire juger son procès et annuler ses vœux268.
Je n’irai point en Lorraine à cause des extrêmes dangers. Je recevrai donc vos lettres quand la commodité vous permettra de m’écrire et sans vous peiner. Je vous supplie de n’en point perdre l’occasion, nonobstant que pendant ce saint temps, je demeurerai en silence selon la sainte coutume de religion. Tenez pour certain que je ne vous puis jamais oublier devant Dieu, ni notre bon frère, ni notre chère Mère Supérieure269 qui m’a consolée par ses lettres. Je lui écris un petit mot que vous lui donnerez s’il vous plaît en me recommandant à ses saintes prières. Notre bonne Mère Prieure vous [94] salue très affectueusement et se réjouit bien de voir par vos lettres que Notre Seigneur tient dans votre souvenir.
Continuez votre bon zèle pour le salut de mon âme : il me semble que Dieu vous y oblige par son saint amour, puisqu’il m’a fait l’honneur de me racheter de son sang précieux et que mon âme n’est pas moins qu’un souffle de sa divinité. Ces motifs sont assez suffisants pour faire continuer votre charité à l’endroit d’une pauvre créature qui n’est pas digne de porter le titre de R [eligieuse].
Amour. Fidélité. /Jésus couronne votre cœur270, Marie sanctifie votre âme et la divine crèche soit votre aimable solitude ! Pardonnez-moi si je vous éveille du sacré sommeil de l’Épouse nonobstant que mon Bien-Aimé désire qu’on la laisse reposer : la nécessité me presse de parler et la charité vous oblige d’écouter les soupirs d’une âme toute glacée et privée de l’amour de son Dieu. Comment, mon très cher frère, avez-vous le courage de boire à longs traits dans le torrent des divines voluptés sans souhaiter une seule petite goutte de cette amoureuse rosée dans le cœur d’une gémissante pécheresse, votre pauvre et très indigne sœur que vous laissez au milieu des orages et dans le danger de faire naufrage dans la mer morte de son amour-propre ? Éveillez-vous, cher frère, éveillez-vous par le zèle que vous devez avoir de la gloire de mon Dieu ; et priez fervemment pour la petite esclave de la crèche et l’indigne captive du cœur virginal de l’admirable Marie ; priez qu’elle se convertisse et qu’elle commence une nouvelle vie. Dites-moi, je vous supplie, si vous avez pris la résolution de me priver de vos lettres et de la visite que vous m’aviez promise. C’est la connaissance que vous avez de mes nécessités qui vous fait retirer de moi, [155] comme d’une pourriture et d’une corruption. Je veux souffrir l’éloignement, puisque mon Divin Maître l’ordonne, mais je ne puis me résoudre d’être privée de votre souvenir devant celui qui en son saint amour m’a rendue, Monsieur, votre…
Jésus soit votre amour271 et Marie votre conduite, très cher esclave de l’admirable Mère d’amour ! Ce n’est point pour retirer votre cœur de la sacrée contemplation de la divine accouchée que je vous présente ces mots ; mais fort succinctement je vous fais humble prière de donner ce paquet à notre bien-aimée Sœur de Manneville. Si cet aimable Jésus vous communique les bénédictions de son adorable naissance, ou que la Mère de dilection dilate vote cœur, faites-lui part de vos faveurs et en vos sacrés entretiens souvenez-vous de prier pour une créature, qui n’ose se qualifier d’aucun titre, tant elle se trouve néant et péché ; elle se tiendra bien honorée d’être le marchepied de l’amoureuse crèche. Souhaitez que je sois perdue cette fois, sans me pouvoir jamais retrouver que dans le cœur virginal de celle qui me fait être en l’amour de son précieux et chérissable enfant, votre…
Je prie Dieu272 qu’il accomplisse les sacrés souhaits que vous faites à mon âme par les vôtres du 18 du courant reçu aujourd’hui. Allons, mon très cher Frère, courons avec Jésus. Je désire de le suivre avec vous du plus intime de mon cœur, ne me demandez pas pardon pour m’avoir éveillée. Un esprit bien surpris de sommeil se rendort au même temps qu’on l’éveille. Il faut que je vous dise avec ma franchise ordinaire que le plus intime sentiment qui me possède est de rentrer en Dieu, cette simple pensée est mon occupation ordinaire et le plus intime de mes désirs quoique je n’ai pas la capacité d’exprimer les entretiens délicieux qu’il me donne. Néanmoins il me reste un doute, et je vous supplie de m’en dire votre sentiment et celui de notre très chère A273. Lorsque l’âme se sent attirée et toute pleine d’un attrait intérieur comme de se voir toute fondue dans Dieu, est-il permis de désirer que ce trait soit si puissant qu’il puisse consommer entièrement l’âme, ces attraits ne laissent pas grands discours dans l’entendement, mais la volonté est bien touchée et sans pouvoir exprimer ses désirs elle soupire après sa consommation et la grâce de rentrer en celui dont elle est sortie. La mort, l’anéantissement est mon affection, et mon grand plaisir d’être hors du souvenir des créatures. Je vis dans une grande tranquillité d’esprit, parmi les épines intérieures que quelquefois la divine Providence me fait ressentir. La vue de mes misères est actuelle, mais je me réjouis en Dieu qui est la [39] souveraine perfection et qui est suffisant à soi-même. Je vous ai prié de m’écrire promptement, mais je vous supplie que ce soit à votre loisir sans vous presser ni incommoder. Notre sainte Âme est-elle toujours en silence. Je vois bien que je serai mortifiée de ses réponses. Tâchez, je vous supplie, de la faire prier Dieu pour moi. J’ai ajouté un mot à celle-ci par le commandement de notre Révérende Mère que je vous dirai sur un autre papier après vous avoir assuré que je suis toujours en Jésus, vôtre…
Jésus, Marie, Benoît. Monsieur, mon très cher frère. Béni soit Celui qui est éternellement274. Notre révérende Mère m’a permis de vous écrire (nonobstant le carême) et vous assurer que vous m’avez extrêmement consolée par votre dernière. Je n’osais m’adresser directement à vous, sachant bien que présentement les affaires du Canada vous occupent, néanmoins j’étais pressée de vous demander par l’entremise de notre bon Frère Monsieur de Rocquelay l’assistance que vous m’avez donnée275. Notre bon Père Chrysostome étant toujours surchargé d’affaires je ne l’ose l’importuner. De sorte que je supplie votre charité de souffrir que je m’adresse quelquefois à vous pour en recevoir ce que ma nécessité demande et ce que la gloire d’un Dieu vous oblige de me donner.
N’excusez point votre simplicité, je vous supplie, il me semble qu’elle n’est point encore assez grande puisqu’elle se veut considérer en une occasion où elle doit parler en confiance, se tenant assurée de ma fidélité. Que vous dites bien d’appeler ce moment bienheureux, mais, mon Dieu, qu’il est de courte durée. On voudrait mourir de très bon cœur. O. que l’on aurait de joie, hélas, il faut souffrir le bannissement et la privation quand il plaît au bon Seigneur.
Je veux souffrir de tout mon cœur et prie Jésus souffrant de me donner son esprit de croix, d’abandon, de pauvreté et d’anéantissement, demandez-le pour moi. Je vous supplie, n’ayez [37] point compassion de mes petites souffrances. Je me console dans la vue du bon usage que mes Sœurs en font. Je les vois assez disposées à recevoir les divines volontés, néanmoins il y en a qui ne portent seulement avec patience les souffrances, mais qui les désirent. Béni soit Dieu qui nous fait tant de grâces nonobstant que je n’y participe que par affection étant entièrement privée de souffrances. C’est mes infirmités qui en sont la cause.
J’aurais regret de me voir hors d’un monastère si je me voyais exempte d’un grand nombre d’imperfections dans ces communautés. Il y faut tant de complaisances. Il faut dissimuler par contrainte et parler à tout temps et mille autres choses que vous pouvez bien concevoir. Je demeure paisible attendant l’ordre de Dieu. Les choses temporelles me touchent fort peu et nonobstant que l’on blâme mon indifférence je ne peux faire autrement. On parle de nous établir. Notre Mère, non plus que moi, n’y a point d’inclination. Nous nous abandonnons à Dieu de tous nos cœurs.
Après Pâques, nous ferons quelque changement pour nos Sœurs de Barbery, ou elles iront à Saint-Silvin276 ou elles viendront avec nous. Je les y désire pour la consolation des unes et des autres. La Providence divine est admirable. La reine nous a envoyé aujourd’hui cent écus pour passer le carême. Nous n’avons aucune nécessité, c’est ce qui me fait souhaiter mes pauvres Sœurs. Je vous remercie de tout mon cœur des charités que vous leur faites. Je prie Notre-Seigneur qu’il vous donne la sainte croix en récompense et me rende digne d’être pour toujours/M/votre, etc.
Monsieur, mon très cher frère,
Puisque Notre Seigneur277 m’a voulu priver de votre cher entretien, j’espère qu’il vous fera recevoir la présente, pour vous faire recevoir la présente, pour vous supplier de vous charger de nos lettres que vous prendrez la peine d’envoyer à nos Sœurs de Barbery.
J’écris à notre bon Frère M [onsieur] R [ocquelay] et à notre bonne Mère Supérieure. Je vous dis hier que vous avez toute liberté de leur montrer nos écrits, laissant à votre discrétion de nommer mon nom si ce n’est aux deux susdites personnes. J’espère que vous ne le direz pas. Je vous demande la grâce et la charité de ne dire jamais aucun bien de moi puisque véritablement il n’y en a point.
De plus je vous supplie de me renvoyer (lorsque vous serez à Caen), les écrits que je n’ai point encore copiés comme la grande double feuille et les deux petites jointes à une lettre. [34] Après que vous les aurez montrées vous me les renverrez ou leur copie. Vous me renverrez aussi les deux premiers écrits que je vous ai envoyés il y a longtemps.
Enfin, vous voyez si je suis réservée, non, je vous assure, à votre endroit, mais je le suis extrêmement à tout le reste, et je crois qu’il le faut être, et ne se découvrir à toutes sortes de personnes. Je n’ai point de répugnance de me faire connaître à votre humilité à ce que désormais vous ne soyez trompé, et vous m’estimiez telle que je suis et ce que j’ai mérité d’être par mes grands péchés.
Il n’y a rien dans cet écrit que vous puissiez faire transcrire, car de plus de mille personnes vous n’en trouverez point de ma voie ni qui lui soit arrivé tant de choses. Vous n’en verrez qu’un bien petit abrégé en cet écrit, car des grands volumes ne suffiraient pour contenir le tout. J’espère néanmoins que vous en concevez suffisamment pour admirer la bonté de Dieu qui m’a enlevée par les cheveux comme le Prophète. Le bon Père Chrysostome ne se peut tenir de remarquer quelle Providence de Dieu, et combien amoureuse sur une pécheresse comme moi. Toute la répugnance que je puis avoir de la vue de l’écrit, c’est certaines rêveries. La lecture desquelles pourront faire concevoir quelque chose, mais vous les lirez discrètement, et en sorte que l’on n’en puisse rien penser, outre que les plus grandes faveurs que j’ai reçues de Dieu servent à m’humilier et confondre. [35]
Priez Dieu pour ma conversion, voilà où j’en demeure, car il me faut convertir, et je ne le puis sans le secours efficace de la grâce, demandez-la pour moi, je vous en conjure, et m’aidez de votre pouvoir. J’espère beaucoup de votre charité. Soyez autant simple en mon endroit que je le suis au vôtre et ne rebutez point mes humbles prières, après que vous aurez reconnu mes indignités. C’est par la connaissance de mes besoins que vous serez doublement obligé de me secourir. La charité parfaite demande cela de vous. Je vous donne à Dieu et je vous supplie en son saint amour de n’oublier sa très indigne esclave.
Il me souvient que vous me dites lors que je parlais de me retirer, que Dieu subviendra à ma nécessité intérieure, et vous ayant répliqué que dans quelques années, je voulais dire dans deux ou trois ans, je quitterais tout pour me retirer du tracas, et vous me fîtes réponse que je mourrais. Il m’est venu un désir de savoir si vous pensez que je doive bientôt mourir et quel sujet avez-vous de dire cela, vu ma santé, et combien je suis robuste. S’il vous plaît de me répondre sur ce point. Je vous renvoie un livre que j’ai retenu longtemps. Il vient de Monsieur de Saint-Firmin278. Voilà aussi un petit billet qu’une de mes Sœurs écrit au Révérend Père Chrysostome, je vous supplie de me bien recommander à lui à Dieu encore une fois mon très cher Frère. Donnez-moi de tout votre cœur à Celui qui me permet d’être en son saint amour, Votre…
Ce 5 avril 1644/Paix et amour279. Monsieur, j’ai reçu les vôtres adressées par leur inscription à Notre Révérende Mère, elle vous écrit touchant l’affaire de nos Sœurs, c’est pourquoi je ne vous en dirai rien, seulement [32] je vous congratule du retour de notre N. C. A.280 Que vous êtes heureux ! Je vous ai déjà prié et vous supplie encore avec toute l’insistance que je puis de me transcrire ce que vous savez, ma Sœur de la R. n’a pas de loisir dans leur changement pour me donner cette consolation. Je vous conjure par les sacrés noms de Jésus, Marie, Joseph, de prendre cette peine. Notre C. A. me l’a tant promis et m’a bien assuré que vous avez assez de bonté pour me faire cette grâce, je la veux donc espérer par votre charité et pour Dieu.
Vous me donnez des nouvelles bien joyeuses d’un Dieu ressuscité. Je vous mandais qu’il était mort par l’avant-dernière de mes lettres. Désirez pour moi comme pour vous qu’il vive dans mon cœur comme dans son trône et son lieu de repos. Qu’il y fasse retentir des divines paroles : Pax vobis ego sum, noli timere, paroles pleines de consolation. Que vous me réjouissez, mon très cher Frère, de m’assurer que tous les jours vous me sacrifiez à la Majesté de mon Dieu à l’autel par Jésus-Christ et avec Jésus-Christ. Continuez, je vous supplie. Vos prières ne seront point vaines. J’espère qu’un jour ce Dieu plein d’amour pour ses indignes créatures et altéré de l’ardente soif de notre salut exaucera vos vœux et les saintes prières que vous faites pour ma conversion. Vos lettres n’étant qu’un réveil matin pour me donner plus parfaitement à Dieu, je serais bien aise d’en recevoir plus souvent de notre cher Fr. et de notre bonne Mère. Priez-les de ne m’oublier point. Que vous êtes heureux dans l’abondance et moi abjecte dans les privations ! Dieu soit béni éternellement. [33] Sitôt que notre cher A. sera arrivé, vous le saluerez de ma part en l’amour de Notre Seigneur. Donnez-moi l’espérance d’avoir l’écrit qu’il m’a promis. Je vous supplie : ayez assez grande charité pour votre pauvre sœur en Jésus-Christ. /M/Votre, etc.
À Monsieur de Rocquelay281. Mane nobiscum Domine quoniam ad etc282/M./j’ai reçu deux de vos lettres. La première du 10 du courant, la seconde du 14 et toutes deux par la voie que je vous écrivis, laquelle est fort prompte et assurée. Je n’ai pu vous rendre réponse plus tôt à raison de quelques visites. Vous me consolez par vos premières de me dire que Notre Bon Dieu me mène per regiam viam sanctae crucis283 Je n’ose me flatter dans l’espérance de marcher par ce royal chemin. Priez pour moi, mon cher Frère, vous voyez mes besoins en voyant nos écrits.
Notre cher N.284 vous aura fait voir mes misères, si ses grandes occupations lui permettent et je doute si vous les avez vues, car vous n’en parlez point ni de notre Mère Supérieure. Je suis bien aise que vous n’ayez rien remarqué à ma Sœur de la Nativité. Vous voyez les grâces que Dieu lui fait et comme il l’a disposée à très haute perfection. Je m’en réjouis dans la vue que mon Dieu en sera glorifié. Au reste, vous pouvez bien dire avec vérité que je vous parle à cœur ouvert. Vous m’en devez croire et voyant ma grande simplicité qui vous expose mes misères, il me semble que vous devez avoir pitié de moi et priez fortement pour ma conversion. D’où vient que diffère de me parfaitement convertir ? Mon Dieu, que j’ai sujet de m’anéantir et de me confondre, je [29] ne sais où je suis, pensant à mon abjection. Je ne trouve point de lieu pour me confondre assez profondément. Et je trouve le centre de l’enfer surpasser mes mérites. Que vous me consolez de faire tant pour moi devant Dieu, et que j’ai sujet d’admirer la divine bonté qui vous donne un cœur tout de feu pour une pauvre misérable pécheresse. Persévérez, mon bon et très cher Frère, tout ce que vous faites pour moi n’est point perdu. La charité n’est point et ne peut être vaine. Je vous remercie du plus intime et du plus profond de mon cœur du grand bien que vous me portez et désirez à mon âme. Je vous fais le même don et mes présents de ma part. Mais las, très cher Frère, qu’est-ce que je vous donne ? Vous me connaissez mieux que moi-même. Je n’ai point assez de paroles pour vous exprimer mes sentiments. Concevez-les, je vous supplie, et m’envoyez les belles lettres que vous avez reçues du Révérend Père Lejeune. J’aime beaucoup ses écrits à cause de cet abandon, mais je vous supplie, dites-moi votre sentiment sur ce parfait abandon et comme il se faut jeter tout de bon entre les bras de Dieu. Parlez-moi maintenant. J’ai besoin de secours dans l’état présent et j’implore votre charité, car je dirais volontiers que je souffre, mais comme je suis indigne de cette grâce je dis que ma misère est grande.
Je me laisse à Dieu tant que je puis en attendant que sa très sainte volonté s’accomplisse. Recommandez-lui une affaire qui regarde sa gloire. C’est une Dame Abbesse qui [30] veut se réformer. Elle a demandé à n [otre] M [ère] de nos Sœurs et elle lui en a promis deux, l’une desquelles est connue de vous je ne la nomme point, l’autre est à Rambervillers. Cette bonne Dame est de Metz en Lorraine, et ses Filles, ce sont des Dames chanoinesses ne portant pas seulement l’habit de religieuse. Il y aura bien à faire en cette réforme. Demandez grâce et lumière pour elles qui seront employées à cette œuvre. Je vous écrirai plus particulièrement.
Pour notre affaire de Saint Maur, Monsieur de B [arbery] juge que ce n’est pas la gloire de Dieu de faire un établissement, je crois que le tout est déjà rompu si ce n’est que Dieu le veuille absolument. Ce n’est pas sans regret de la part du Père Jésuite qui persiste toujours sans savoir qui renverse la besogne. Dites ceci à notre cher N285. Je vous supplie de recommander tout à Dieu. J’ai grande joie que nos chères Sœurs de Barbery sont si fortement déterminées à l’obéissance. Il faudra néanmoins qu’elles viennent ici et une des causes les plus importantes c’est que notre Mère doit faire un voyage en Lorraine ce printemps ou l’été.
C’est bien son intention d’envoyer ma Sœur Scholastique avant que de faire venir mes Sœurs de la R. et A286., mais comme c’est une fille de courage bien déterminée à la Croix et qui est fort vertueuse elle fera très bien. Ce n’est pas un enfant. Elle contentera nos amis par sa vertu et par ses ouvrages, car elle travaille fort bien. Considérant toutes les raisons que vous alléguez en vos [31] dernières, notre Mère les a pesées sérieusement, mais elle ne peut mieux faire sans détruire ce petit bien qui paraît meilleur que Saint-Silvin. Toutefois, je ne sais ce qui peut arriver en Normandie, Notre Mère ayant grand désir d’y retourner. Pour ce qui est d’en laisser une pour accoutumer la Mère Scholastique, je ne crois pas qu’elle le désire, elle et si résolue de souffrir qu’elle ne souhaite point de soulagement. Elles ne seront pas trop à Saint-Silvin n’étant que trois religieuses et une servante287. Quant à ma Sœur Angélique de la Nativité, ses incommodités pressent de la soulager, au reste ne me donnez point de raisons pour me faire connaître que tout ce que vous me dites n’est que pour le bien de nos Sœurs, j’ai assez d’expérience de l’extrême charité que Notre seigneur a mise dans votre cœur pour les pauvres religieuses de Rambervillers. Il en soit éternellement béni et qu’il me donne la grâce d’être en son saint amour. /M. /Votre, etc.
Mectilde à Jourdaine de Bernières, réf. FC.2524. (lettre omise288)
À Monsieur de Rocquelay. Monsieur, j’ai reçu les vôtres datées du 28 avril sur lesquelles je vous dirai seulement que pour nos Sœurs de la R. et…289, qu’il faut absolument avoir leur obéissance de Monsieur de Bayeux ou autre député de sa part. Ça a été toujours mon sentiment quoique je l’ai soumis à d’autres. Monsieur de Barbery a raison de dire que n’étant point établies, on n’a que faire des évêques, mais voyez comment Monsieur de Saint-Martin nous harangue. Il faut que nos Sœurs se fassent sages à nos dépens, outre que la bienséance les oblige à cela pour éviter le scandale. Voilà donc cette affaire arrêtée, savoir qu’il faut obédience et prendre un honnête congé.
Béni soit Dieu, béni soit Dieu éternellement de ce qu’il vous donne et à notre cher N290 quelque souvenir d’une pauvre pécheresse ! Pensez-vous que mon cœur ne soit extrêmement réjoui de voir un double excès de la miséricorde de mon Dieu sur mon âme, versant dans les vôtres tant de zèle et de charité pour son avancement ? Cela augmente de beaucoup la confiance que j’ai en la divine bonté et me fait espérer l’application de son sang pour la guérison de mes horribles plaies. Dieu veuille que vous et votre cher N. ne soient trompés ! Mon Dieu, donnez-moi la grâce que je ne trompe point vos fidèles serviteurs ! C’est ma crainte et mon empressement présents, d’autant que je vois bien plus clairement que je suis la plus grande pécheresse de l’univers et pire que tous les démons. Ah, mon très cher Frère ! Où serait réduite ma pauvre âme si la divine miséricorde n’empêchait les desseins des diables. Encore ont-ils cru m’aveugler, mais Dieu m’a donné lumière par une âme sainte que j’ai vu ces jours passés et de laquelle j’espère recevoir encore plusieurs assistantes. C’est une Fille religieuse à laquelle j’ai permission d’écrire et de nous entretenir ensemble. C’est une consolation pour moi de la connaître. Car si je sors d’ici pour aller où notre Mère m’a engagée, elle peut me servir devant Dieu en cette affaire et en d’autres par mon travail ou plutôt par les lumières que Dieu lui donne sur toutes les affaires qui lui sont recommandées. Je vous en écrirai plus particulièrement lorsque je lui aurai écrit, car notre entretien fut si pressé qu’il fut si impossible d’apprendre ce que je désirais. Entre autres marques, elle est bien anéantie et fait tant d’état de l’humilité qu’elle ne parle quasi d’autre chose. Si Dieu me fait la grâce d’avoir quelque communication avec elle je vous les enverrai par écrit, mais elle est si humble qu’elle m’a déjà fait promettre que je ne parlerai point d’elle ni de ce qu’elle me dira, excluant néanmoins notre chère association, savoir : Vous, notre N291 et notre bonne Mère Supérieure, parce qu’il n’y peut, ce me semble, y avoir quelque chose de caché entre nous et je vous assure qu’il n’y aura rien de ma part autant que Dieu me le permettra. Je vous écris en hâte et je ne pensais dire qu’un mot, mais voilà comme je m’emporte ! Les vôtres me donnent bien sujet d’anéantissement et je voudrais y pouvoir répondre, mais je ne puis pour cette fois ni me consoler avec notre C. A. ou ce serait bien en hâte. Vous lui diriez, s’il vous plaît, que ses chères lettres ne me parlent point de notre établissement. Mais je lui donne avis qu’il n’est point en l’état de réussir pour quelque contrariété d’une Demoiselle séculière qui aurait trop d’ascendant sur la religion. Elle serait préjudiciable et en hasard de détruire la vraie observance. Il y a sujet d’entretien là-dessus et il nous aurait grandement obligée de nous dire ses sentiments. Je l’en supplie très instamment et que ce soit en bref, vous l’en supplierez de tout votre possible, s’il vous plaît. À Dieu, mon très cher Frère, je suis votre… etc. S’il vous plaît, Notre Mère vous salue très respectueusement et vous prie de porter ces lettres à Monsieur de Saint-Martin et lui faire venir les obédiences qu’elle a données à nos Sœurs tant pour y retourner ici que pour aller à Saint-Silvain. De plus, vous tâcherez autant que vous pourrez de les faire partir en bref et si faire se peut le lundi de la Pentecôte.
À Jourdaine de Bernières Benedictus sit Sanctissimum Sacramentum 292 / M./J’ai reçu les vôtres datées du 5 du courant par lesquelles je conjecture de l’excès de votre charité à l’endroit de notre chère Sœur Scholastique et Monsieur de B [ernières] me confirme dans ma croyance m’assurant de la sainte affection avec laquelle vous [illis.] Notre Mère Prieure est confuse de l’incommodité [25] qu’elle vous aura donnée ou à votre communauté. Elle vous remercie très humblement de tous les biens que votre bonté lui a communiqués pour mon particulier. Je vous en suis beaucoup obligée. Le ciel vous récompensera de tout et singulièrement du saint petit livre que vous m’avez envoyé. On dit qu’il ne s’en trouve plus d’imprimé. Je vais le faire remettre sous la presse, car j’en désire quantité293. Vous avez fort bien compris dans la lettre de N294 ce que je demande de sa charité, et lesquelles choses il m’a promis. J’excuse le retardement qu’il apporte à me donner ce bien d’autant que je sais qu’il est si fort occupé de Dieu et employé es œuvres de son service qu’il n’a pas le loisir d’effectuer ce qu’il m’a promis, mais puisque la Divine Providence vous a fait la dépositaire de ces trésors, je vous supplie en l’amour des sacrées plaies de notre très adorable Maître de me faire part des grands biens que vous possédez.
Entre autres choses, il m’a parlé de certains degrés de la parfaite abjection que notre bon Père Chrysostome a fait depuis peu, mais ils ne sont imprimés. Lui ayant dit que j’avais un imprimeur à ma liberté il m’assura qu’il me les enverrait avec la beauté divine et quantité d’autres choses, je ne sais s’il en a perdu le souvenir. Au temps qu’il pourra appliquer son esprit à ces choses, je supplie votre bonté de lui en parler. Cependant, de votre295 [26], soyez-moi favorable et prenez quelque pitié d’une âme dans toutes sortes de privations. Je vous renverrai fidèlement ce que vous m’envoyez après que je l’aurai copié.
Priez, très chère Mère, Celui qui nous est tout. Qu’il me rende digne de faire un saint usage des croix, mais notamment des intérieurs, lesquelles me mettent quelquefois dans quelque sorte d’agonie. Dites pour moi, je vous supplie, pensant à mes misères : Justus est Dominus296, etc. O que mes péchés, mes libertinages passés et mes infidélités présentes méritent bien ce traitement lequel je trouve nonobstant ces violences tout plein de miséricordes. Bénie soit la main adorable qui me fait ressentir quelque petite étincelle des effets de sa divine justice. Aimez sur moi cette justice de Dieu, c’est ma félicité lorsque j’ai la liberté d’y faire hommage. Je vous donne à Sa Majesté dans le sacré repos que in pace in idipsum297, etc. Je m’explique et je me réjouis de toutes les grâces qu’il vous fait. J’ai une satisfaction sans pareille de le remercier de toutes les faveurs desquelles il embellit vote âme. Sans cesse je l’adore et loue pour vous, pour notre N298 et pour notre Monsieur de Rocquelay. Je vous ai tous très bien présentés devant Dieu, mais quelquefois d’une manière plus particulière. Au reste je vous procure à tous trois tous les biens intérieurs que je puis par des saintes prières que l’on dit pour vous.
Notre chère [27] sainte Mère Benoîte de la Passion299 prie pour tous d’une manière toute angélique, car elle est si fort transpercée et transportée que le jour du vendredi saint elle crût mourir. Mr notre chapelain, nous écrivit promptement les suites de sa maladie. Elle se porte mieux, mais sa blessure ne peut guérir. Je la souhaite auprès de vous dans cette disposition sans toutefois contrevenir à la sainte clôture qu’elle garde chèrement. Si j’ai l’honneur d’être un jour avec elle, je vous en manderai les particularités. Notre voyage n’est point encore conclu. Il faut attendre le retour de nos Sœurs ou plutôt leur venue à Saint-Maur. Sitôt qu’il y aura quelque chose d’arrêté, je vous le ferai savoir. Notre Mère P. a grande répugnance à me laisser aller et je doute que ses raisons ou oppositions auront quelque effet. Je suis à Dieu, je ne m’occupe point de ces choses. Mais néanmoins, je vous supplie de recommander à Dieu cette réforme. Adieu, ma toute chère Mère. J’ai encore beaucoup à vous écrire, mais je suis interrompue pour cette fois. [28] Par charité, donnez-moi de tout votre cœur à Dieu et adorez sa très aimable justice sur son esclave et sur vôtre, etc./Vôtre… etc.
À Monsieur de Rocquelay300. Dites, s’il vous plaît, à notre cher […] que Monsieur de Barbery lui écrit et que je le supplie de faire ce qu’il lui priera. Je n’écrirai point par ce poste. Saluez notre très cher ange et bien-aimé frère pour moi301. O, le martyre que la vie ! Toutes choses créées augmentent les douleurs d’une âme qui aspire au ciel. Je vous proteste que je suis tellement bête que je ne puis qu’avec de grandes peines m’appliquer aux choses temporelles. Rien ne peut entrer dans mon esprit et je ne puis prendre si à cœur nos affaires que je m’en puisse inquiéter. Ce mot que je suis à Dieu me satisfait de sorte que j’attends avec paix son bon plaisir sur moi. Très cher Frère, voilà une lettre de notre bonne Mère Maîtresse qui me donnerait de la tentation si j’étais encore sensible. Je suis très aise d’avoir reçu de ses nouvelles, mais je suis dans l’impuissance d’agir pour mon particulier. C’est pourquoi recommandez à Dieu le voyage de Lorraine que nous ne ferons encore sitôt. Dites, je vous supplie, à mon très cher A302 que je le supplie au nom de Dieu de me mander son sentiment sur mon retour à Rambervillers. À Dieu ! Je ne vous importunerai pas beaucoup cette fois. Tous désirs, s’ils sont efficaces nous tirent à Dieu. La pureté nous rend dignes de Dieu et l’abnégation nous conduit à la plénitude de Dieu. Qui a Dieu a tout et il est parfait et celui qui n’a pas Dieu n’est rien et n’a rien quoiqu’il fasse et encore qu’il ferait des miracles il ne peut rien faire de parfait ni aucune œuvre qui soit digne du Paradis. Donnez bien à Dieu. Je suis toujours en lui, Monsieur, votre…
À Monsieur de Rocquelay303. J’ai reçu ce matin les vôtres, mais n’y remarquant point de date, cela m’empêche de voir s’il y a longtemps qu’elle est écrite [qu’elles sont écrites]. Quoi qu’il en soit, elles me sont venues à souhait, car je n’osais vous importuner à raison de vos occupations continuelles, mais puisque vous m’en donnez la liberté je vous dirai que je reçois de toute l’affection de mon cœur les saluts que vous m’envoyez puisqu’ils sont de la croix. Je les reçois comme très agréables et me donne à l’effet d’iceux nonobstant que pour l’heure présente je suis entièrement privée du souverain bien que vous croyez que je possède. Est-ce par amour-propre de se lier de telle sorte à Dieu qu’on ne ressent quasi point les contrariétés qui arrivent. Je voudrais bien être digne de souffrir. Je me tiendrais bien heureuse. On m’a fait espérer que quelques jours la divine bonté se souviendra de son esclave. Je suis toute à sa [21] puissance attendant avec paix et repos les effets de son adorable justice. Je me trouve bien de me retirer de toutes choses autant qu’il est à mon possible. Heureuse l’âme qui est bien dégagée. La simple pensée d’un parfait dénuement donne joie à mon esprit nonobstant que j’en suis infiniment éloignée et je prends grand plaisir de savoir des âmes qui le pratiquent fidèlement ou qui souffrent que Dieu l’opère en elles. C’est une grande miséricorde que Sa Majesté fait à celles qu’il gratifie de ce point. Donnez-moi à sa toute-puissance pour être détruite et désirez que Dieu seul vive et règne dans son esclave selon son bon plaisir. Il me vient en pensée que vous me croyez que je sois malade. Je vous supplie : ne pensez à rien de cela et croyez que je suis toujours en bonne disposition si je suis parfaitement abandonnée à Dieu. Demandez-lui pour moi cette grâce si vous désirez m’obliger.
Il faut que je vous raconte mes petites aventures. Ces jours passés la Providence m’a envoyé une personne séculière conduite d’une voie assez extraordinaire. Elle avait de la répugnance à venir à Saint-Maur dans la pensée qu’elle ne connaissait personne de nous autres. Dieu lui dit intérieurement qu’il en disposerait une pour l’entendre, ce qui arriva nonobstant que je n’avais point grande inclination à lui parler. Elle s’entretint fort familièrement de plusieurs choses fort singulières qui sont même de conséquence. Il faudrait vous voir pour vous dire la meilleure part. Cependant je vous dirai une [22] partie de ce qu’elle me dit sur les choses extérieures. La première, que Dieu m’avait choisie entre plusieurs pour me faire religieuse de Rambervillers, que ma perfection était dans cette maison et que je ne devais faire aucun projet pour ailleurs. Bien que possible, je serais employée pour quelque temps en autre part. Secondement. Notre établissement ici n’aura pas grande solidité parce que Dieu veut que l’on retourne, la paix étant faite. Troisièmement. Elle dit qu’elle allait réformer l’abbaye que vous savez, que Dieu y voulait établir sa gloire. Elle me dit quantité de choses pareilles. Sa conversion est admirable. Elle est Damoiselle de Lorraine et demeure à Paris. Il y a neuf ans, elle est sortie de son pays par l’efficace d’une parole intérieure : Audi filia et vide et inclina aurem tuam et obliviscere populum tuum et domum Patris etc. Ce qu’elle fit avec une généreuse conscience et comme elle ne savait ce que Dieu voulait faire d’elle, elle le supplia de la conduire ce qu’il fit l’instruisant continuellement. Elle a une dévotion très particulière à la sacrée Mère de Dieu. Elle dit que les saints sont nos avocats et que nous les devons prier d’autant que nous sommes indignes d’être exaucés. Elle dit encore que la moindre petite satisfaction de nature nous prive de très grandes grâces. C’est cet attrait que l’abandon à la Providence joint à une extrême pauvreté de toutes [23] choses qui comprend assez le dégagement où elle est. J’espère selon ses promesses la revoir en peu de jours. Je vous manderai ce que j’en aurai appris.
Quant à notre bonne [s…]304, je vous assure qu’elle n’est point morte, si ce n’est depuis huit jours, car je reçois fort souvent de ses nouvelles. Il est vrai qu’elle a reçu l’extrême Onction d’une très grande maladie, mais elle se porte mieux et Dieu l’a revêtue du saint habit de la religion le jour de la Sainte Trinité dernière, dans une maison des Filles de Notre-Dame qui sont depuis longtemps établies à […] Je puis néanmoins vous assurer que la vie n’est plus guère longue sur cette terre misérable et soyez certain que vous saurez les particularités que Notre Seigneur me fera la grâce d’apprendre. Continuez vos saintes prières pour elle, je vous supplie, et pour moi, misérable pécheresse. Je ne vous puis exprimer mes besoins tant ils sont extrêmes. Je vous remercie de la charité que vous m’avez procurée auprès de cette bonne âme. Croyez que tout ce qui sera à mon pouvoir, je ne l’omettrai pas. Je me sens pressée d’écrire à la sainte âme que vous savez305 pour lui demander quelques secours, mais au nom de Dieu et pour l’amour de la Très Sainte Vierge et du grand Saint Joseph, tenez la main à ce que je puisse en avoir la réponse. Je vous demande ce surcroît de charité. Je vous [24] envoie mes lettres, priez notre bon306 de me donner cette consolation puisqu’il en a le pouvoir. Ma Sœur Catherine de Ste Dorothée vous supplie d’écrire son nom pour être de la confrérie de la Sainte Trinité et pour porter le scapulaire des Pères de la Rédemption des captifs. L’intérieur que vous m’avez renvoyé vient d’une de mes Sœurs que vous ne connaissez pas encore. Il ne fallait pas me le renvoyer, car j’en ai copie. On travaille toujours à nous établir selon que le tout réussira. Je vous le manderai. Adieu, mon très cher Frère, croyez-moi véritablement/M. /votre, etc.
M307. Je remercie Notre Seigneur des grâces qu’Il vous fait de demeurer tranquille dans l’état où Il vous met à présent : état d’abjection, et pour le corps et pour l’âme, puisque vous ne faites rien, ce semble, pour Dieu, et que vous demeurez comme une statue inutile dans la niche de votre lit. Lisez, je vous prie, le chapitre onzième du sixième Livre de l’Amour de Dieu de Monsieur de Genève308. L’imagination qu’il fait d’une statue contient de belles vérités, et des enseignements excellents sur les dénuements où doit être l’âme fidèle, et seulement amoureuse du contentement et du bon plaisir de Dieu, sans rechercher nullement ses intérêts propres.309
Croyez-moi, qu’il est rare de trouver une personne dénuée de toute créature. Son prix est de grande valeur devant les yeux de Celui qui voit le fond du cœur. Laissez-vous dévorer à la Providence divine. Qu’Elle vous jette où Il lui plaira, qu’Elle vous mette même sur le fumier comme le Saint Job310 tout couvert de plaies ; il n’importe, pourvu que vous y soyez par son ordre, vous y serez bien311. L’amour propre rend notre nature si gluante, qu’elle ne peut quasi s’approcher des créatures sans s’y attacher312. À moins que d’être dans un petit trou séparé de tout le monde313, il n’y a pas moyen, ce semble, de conserver la suprême pureté qui nous unit à Dieu. L’état où vous êtes y peut beaucoup servir. C’est pourquoi jouissez-en à la bonne heure, et offrez-vous à Dieu pour y être toujours, s’Il le veut.
L’on m’a dit d’agréables nouvelles, quand on m’a assuré que vous ne vous mettez en peine de rien que de contenter Dieu314 à sa mode présente, et que vous ne pensez pas au gouvernement de la maison315, jetant tout votre soin en Celui qui vous nourrit de ses divines faveurs et lumières. Comme il faut penser à ses affaires quand Il le veut, il n’y faut pas penser quand Il ne le veut pas. Il n’a pas affaire de vos soins pour la conduite de ses prédestinés. Savez-vous que nous gâtons tout pour vouloir trop faire316. Demeurez donc dans votre niche, contente de son contentement et de son ordre317.
Pour moi je suis toujours dans le train ordinaire, le désir de la solitude me revient318 voir souvent. Mais après qu’il a fait sa visite, je le prie de s’en retourner, et qu’à présent je suis empêché, ne pouvant aller où il me veut mener, je le congédie ainsi tout doucement, sans m’embarrasser avec lui. Je ne refuse pas pourtant les offres qu’il me fait de son service, quand l’occasion s’en présentera. Je roule donc tout simplement, et tranquillement appuyé sur l’ordre de Dieu, comme sur mon Bien-aimé ; pourvu que je sois avec ce cher Ami, tous lieux me sont indifférents319. Pour mes imperfections, j’en commets quelques-unes dans le tracas où je suis, et aussitôt elles me conduisent dans l’abjection qui est notre refuge ordinaire320. Priez pour moi, etc.
Monsieur321, Il me semble vous avoir supplié de ne vous mettre point en peine322 de m’écrire pour me témoigner la sainte affection que vous avez pour moi. Croyez, mon très cher Frère323, que les effets de votre charité324 sont extrêmement admirables en mon endroit325. Je ne peux comprendre comment Notre Seigneur vous donne des bontés si grandes pour une pauvre pécheresse. Il me veut convertir par votre moyen, j’en ai des preuves certaines puisque c’est par les secours que vous m’avez donnés que326 je suis sortie de certains états intérieurs où mes imperfections me tenaient liée327. Je crois que notre bon Dieu prend un singulier plaisir à la charité que vous me faites, je vous puis assurer qu’elle ne sera point sans récompense même dès cette vie. Sa Majesté veut bien que vous secondiez328 les désirs que j’ai d’être entièrement à Jésus Christ. Mon actuelle occupation est de tendre à lui et d’être à lui sans aucune réserve.
La lettre de la bonne âme329 me jette dans un si grand étonnement330 de la miséricorde d’un Dieu sur son esclave que j’ai331 été plusieurs jours dans une disposition intérieure que je ne puis exprimer, mais que vous pouvez bien comprendre. Les sentiments que j’ai sur ce qu’elle m’a dit [9] sont si profonds que j’en reste anéantie jusqu’au centre des enfers ne pouvant concevoir que la majesté332 de mon Dieu daignât abaisser ses yeux divins pour regarder une abomination. Sa bonté m’abîme de toutes parts, qu’il en soit éternellement glorifié333. Je vous supplie et conjure en son saint amour de continuer vos grandes et saintes libéralités en mon endroit et de me remettre de temps en temps dans le souvenir de cette sainte âme. Je voudrais bien qu’elle m’obtienne334 la grâce d’être pleinement, entièrement et sans aucune réserve à Dieu. C’est toute ma passion que de rentrer en lui selon ses aimables désirs335.
Je ne m’étonne point si vous avez si grand désir de la solitude ; vous avez goûté la suavité du Seigneur, je vous porte compassion336 dans l’emploi où vous êtes, mais337 celui qui par un excès de son divin amour vous a très338 fortement élevé au-dessus339 de tout. Je m’en réjouis et le supplie de vous consommer entièrement. C’est l’abrégé de tout les biens que je vous peux souhaiter340. Je suis en son amour vôtre341.
Je vous remercie mille et mille fois des soins que vous avez pour l’établissement de nos Sœurs à Saint-Silvain342. Monsieur de Barbery en a écrit à notre Révérende Mère. Je prie Notre Seigneur que ses divines volontés s’accomplissent en nous et en tous les charitables desseins que vous avez de soulager ces esclaves.
Je ne m’étonne point si vous avez si grand désir de la solitude. Vous avez goûté la suavité du Seigneur. Je vous porte aucunement de la compassion dans l’emploi où vous êtes ; mais celui qui par un excès de son divin amour, vous attire fortement, vous élève au-dessus de tout, je m’en réjouis, et le supplie de vous consommer entièrement. C’est l’abrégé de tous les biens que je vous peux souhaiter.
Notre Mère vous343 a écrit ses344 sentiments sur nos petites affaires, pour savoir les vôtres, et si vous êtes d’avis que la bonne Mère Benoit345 aille en Normandie, [180] si l’établissement réussit. C’est une digne religieuse, mais si cela arrive, notre pauvre maison346 souffrira beaucoup de son absence. Toutes mes Sœurs vous présentent leurs très humbles et affectionnés saluts, se recommandant à vos saintes prières. Je suis au Saint Amour de Jésus, Votre etc.
Notre divine Princesse347, la sacrée Mère d’amour, nous rend dignes de participer à ces adorables excès au jour de son admirable [16] triomphe. Ne soyez point en peine de vos lettres. Je les ai reçues fidèlement. Est-ce point les réponses de notre sainte âme et une lettre de notre bon, etc.348 et une des vôtres. Je les reçus le jour de la Saint-Laurent environ les huit heures du soir. Je ne sais quel remerciement vous faire d’une telle charité que vous m’avez faite et procurée. Je vous envoie cet essai d’oraison. Aussitôt que la disposition du père de gondran [Condren] sera transcrite, je vous la renverrai fidèlement. N’en soyez point en peine, je vous supplie.
Au reste la réception des vôtres m’ont si fort consolée que je ne vous puis dire jusqu’au point où elles ont porté mon pauvre esprit et je vous supplie continuer de m’envoyer des charités pareilles, car je vous assure qu’elles sont bien efficaces puis qu’elles se font ressentir dans un cœur de glace comme le mien qui fut tellement surpris en la lecture des réponses de la sainte âme que vous savez et en celle de notre bon N.349 écrivit que j’en demeurais hors de moi, ne me pouvant persuader que la Majesté adorable d’un Dieu daignât bien abaisser ces yeux divins pour regarder le plus impur et le plus sale néant qui ne fut jamais sur la terre. Ma pensée est que possible cette âme s’est méprise et renvoyé une réponse pour l’autre. Si elle me mandait que la très sainte et aimable justice de mon Dieu m’abîmerait au centre des enfers je n’aurais mille difficultés de porter croyance à une telle sentence, car en esprit j’y suis aucunement abîmée ne voyant aucune place qui me soit convenable que la plus affreuse de ses cachots. Que je porte et souffre par hommage à la divine, [17] très sainte et amoureuse justice de mon Seigneur et de mon Dieu que j’aime d’une tendresse égale à sa sainte miséricorde, et si j’osais, je dirais davantage, prenant un plaisir plus grand dans l’effet de la première que de l’autre. Et parce que je vois une main d’amour qui fait justice à soi-même, faisant ce que mon amour propre m’empêche de faire. Aimez Dieu pour moi, mon très cher Frère. Voilà tout ce que je vous puis dire dans l’état présent, et continuez vos saintes charité vous en aurez de grande récompense devant notre bon Dieu une des plus agréables sera de voir que vous aurez contribué à la conversion d’une des plus détestables pécheresses de l’univers.
Je vous rends mille et mille millions d’humbles actions de grâces des biens et saintes prières que vous me procurez. Je prie notre bon Dieu qu’il vous consomme de son divin amour. Je n’écris point cette fois à notre très chère M. supérieure, mais je vous supplie, présentez-lui mes très humble obéissances. J’attends cette semaine notre très cher Père Chrysostome. J’attends quelque chose de sa charité pour une de mes sœurs d’ici et pour la Mère Benoîte. Je vous enverrai le tout lorsque je l’aurai, quand Notre Seigneur vous donnera quelque chose ensuite de sa divine soif. Je vous supplie m’en faire part afin qu’avec vous je puisse au mieux qu’il me sera possible désaltérer l’ardeur de mon Jésus et souffrir lors qu’il m’en rendra digne. Je vous laisse tout à lui et pour lui. Je suis/M./Votre etc.
M. Voulant répondre à la vôtre, j’ai trouvé que les sentiments que Dieu m’avait donnés en l’oraison ne vous seraient pas mauvais ; je vous les rapporte. J’ai pensé en mon oraison ce que c’est que la créature après la chute d’Adam. Je ne faisais que dire : « Qu’est-ce que la créature ? » C’est un abîme d’orgueil, d’aveuglement, d’aversion de Dieu, et de conversion vers ses semblables. « Qu’est-ce que la créature ? » C’est un amas de toute corruption, de toute pauvreté, et de toute incapacité350. « Qu’est-ce qu’elle doit faire ? » S’humilier, s’anéantir, s’abîmer dans le néant continuellement, avoir défiance de soi-même, et vivre dans une crainte perpétuelle de sa fragilité. Vivant dans les lumières de sa grâce qui lui font voir son état criminel, et sa pente continuelle au mal, elle vivra dans l’esprit de pénitence, elle fuira toute sorte d’honneur et d’aise, elle se plaira d’être anéantie et crucifiée des autres. Il n’y a point de si grande abjection qu’elle ne trouve petite ; et elle imite les pauvretés et les mépris de Jésus qui s’est mis en sa place durant qu’Il a vécu sur la terre351. Jamais une âme ne vivra en vérité et humilité, si elle suit les maximes du monde qui la font vivre selon les inclinations d’Adam. Elle doit épouser celle de Jésus-Christ et la folie de sa croix352, et croire qu’elle n’est jamais mieux que lorsqu’elle est dans les misères, les persécutions et les croix353. Il n’y a point d’autre voie que celle-là. Jamais nous ne trouverons Dieu que nous ne nous perdions nous-mêmes dans les abjections et les mépris. Quand nous ne ferions dans nos retraites, que de demeurer bien convaincus que le vrai chemin pour aller à Dieu, c’est de marcher avec Jésus-Christ dans les pauvretés, abjections et misères, nous serions tout ce qui se doit faire. Adieu en Dieu.
À Monsieur de Rocquelay354. Bénie soit la divine Providence qui m’a aujourd’hui consolée de vos chères lettres que j’attendais avec instance dans le désir de recueillir mon cœur en l’amour de mon tout par les saintes connaissances que votre charité me communique. Je ne saurais vous dire combien j’ai trouvé long votre silence et je vous supplierai volontiers sans contrevenir à la divine conduite de n’être plus si exact à la garde d’un silence qui m’est préjudiciable. De ma part, je ne l’ai observé que pour deux raisons : la première, de votre retraite et la seconde, parce que Monsieur de Barbery m’écrit que j’étais trop prolixe en mes lettres, notamment en celles que je vous écrivais (je ne sais où il les avait vues) et qu’en cela j’agissais contre la grâce. Ceci arrêta un peu ma plume jusqu’à ce que j’en serais assurée d’ailleurs.
Vous apprendrez ici la maladie de notre Bonne Mère Prieure, une fièvre double, tierce, la réduit à l’extrémité et les médecins n’ont pas bonne opinion de son mal. Je supplie votre charité de prier Dieu pour elle et recevez vos humbles recommandations et la conjuration qu’elle vous fait e prier Notre Seigneur qu’il la convertisse. Elle ne demande point la guérison du corps, mais bien celle de l’âme souhaitant de se voir toute à Dieu, recommandez-la s’il vous plaît à toute la sainte connaissance que vous avez et à Madame votre bonne Mère que je salue de toute mon affection. Nous sommes en peine de notre pauvre Mère, néanmoins nous espérons que l’amoureuse Providence de Dieu qui dispose de tout saintement, justement et amoureusement. Il sait le besoin que nous avons d’elle et je le dis volontiers à notre Bon Dieu. « Mon Seigneur, celle à qui vous avez confié la petite troupe de vos humbles esclaves et qui peut faire beaucoup pour votre gloire est malade » Après ces mots, je me repose en confiance.
Vous me dites, mon très cher Frère, que je suis devenue muette. Je ne sais ce que c’est, mais je me trouve insensiblement dans un silence que je n’ai pas une seule parole à proférer ? Je trouve une grande satisfaction à me taire, mais non pas toutefois avec les âmes qui sont de Dieu et qui me peuvent porter à lui, encore que souvent dans les entretiens pareils je me trouve dans le silence, étant seulement attentive aux saintes paroles que l’on dit ou plutôt à l’objet pour l’amour et de l’amour duquel on s’entretient. Vous me consolez dans l’espérance d’un trésor, je vous supplie autant que je puis de ne nous point oublier.
J’attends cette semaine le bon Père Chrysostome pour l’entretenir sur les pensées d’une retraite que j’ai faite ces jours passés. Je vous enverrai ses sentiments sur ce que j’ai expérimenté. Je voudrais vous en entretenir dès l’heure présente, mais je suis occupée extraordinairement, tant par la maladie de notre mère que pour me voir obligée de faire ce qu’elle faisait avant son mal. Je suis fort consolée d’entendre parler des saintes âmes que vous connaissez. Mon Dieu que j’aime ce dénuement, mais que j’en suis éloignée. Envoyez-moi ce qui me peut conduire dans cette perfection et vous aurez part au profit qui en reviendra. Je vous supplie que notre cher N355. se souvienne quelquefois devant Dieu de sa pauvre et indigne Sœur. On m’a dit qu’il devait bientôt venir à Paris. Je m’en réjouis, car certainement notre bon Père viendra à Saint-Maur avec lui. Très cher Frère, tâchez d’être de la partie et notre joie sera grande. Nous parlerons ouvertement de tout ce que nous aimons qui est celui au saint amour duquel je vous suis, Monsieur, etc.
Amour, amour, amour pour Jésus anéanti356 dans les entrailles virginales de sa Très sainte Mère.
Vive Jésus l’éternel amour de nos cœurs dans les entrailles virginales de sa très Sainte Mère ! Je viens de recevoir une lettre que notre bonne Mère Benoîte vous écrit. Je vous l’envoie vous suppliant de prendre la peine de lui écrire comme vous l’avez reçue. Je pensais vous envoyer la disposition, mais elle est encore entre les mains de notre bon Père Chrysostome. Je promets qu’aussitôt qu’il y aura fait réponse, je vous en enverrai la copie. Vous verrez un excès de la miséricorde divine à la sanctification de cette âme. C’est une élue. Vous aurez la consolation de voir ses écrits. Mes Sœurs vous prie [nt] très instamment d’avoir encore un peu de patience, qu’en peu de temps elles vous renverront la disposition du Père de Gondran. Elles la font copier. J’ai brouillé la disposition d’oraison que vous demandez. Je vous l’enverrai sans faillir.
Vous m’avez mandé, mon très cher Frère, que votre bonne amie est en silence, mais vous ne faites point de [15] distinction de cette bonne âme. Est-ce point celle qu’autrefois m’a écrit, ou bien est-ce encore une autre ? Dites-moi cela, je vous supplie, et tâchez au nom de Dieu que je puisse avoir un mot de réponse sur la dernière lettre que je lui ai écrite au sujet d’une âme en peine. Je vous supplie de lui rendre ce service et vous m’obligerez. Je me réjouis de la disposition de notre chère S. Je prie la divine bonté lui augmenter ses infinies miséricordes, mandez-moi un peu si je ne suis point entièrement hors e son souvenir. Je me recommande à ses saintes prières, aux vôtres et à celles de notre chère Mère Supérieure. Je suis navrée que son incommodité l’attache si fort sur la croix, je vous supplie de la saluer de ma part. Je crois que je vous écrirai bientôt plus amplement s’il plaît à notre Bon Dieu. Adorez pour moi le Saint Enfant Jésus et me sacrifiez à sa Sainte Enfance, le remerciant pour moi du présent que sa miséricorde m’a fait depuis peu de pauvreté, douleur et mépris. À Dieu, soyons à lui plus que jamais ! Amen.
Monsieur357, Je vous désire consommé des divines flammes du saint amour de mon très adorable Jésus pour étrenner à cette nouvelle année. Je vous réveille de la part de ce Petit Enfant et vous convie de réjouir mon esprit par les saintes leçons qui vous ont été faites dans l’étable. Colligez de notre cher A358. ce qu’il y a appris et m’en faites part, je vous supplie, comme à celle qui, à la porte de votre charité, attend cette aumône en toute humilité. Je vous vois dans un recueillement si profond que je doute si vous en pourrez désister pour me donner la convocation que je vous demande, je ne laisserai de l’espérer. Cependant que je vous dirai que depuis quelque temps il a plu à la divine Providence me faire ressentir quelque effet du véritable abandon et de la parfaite pauvreté qui dénue l’âme de tant de choses pour la faire entrer dans la nudité de Jésus souffrant. C’est la voie où du présent je suis attirée et en laquelle je prends mes intimes délices parce que cet état éloigne tellement l’esprit de toutes choses qu’il ne peut s’occuper que de la pauvreté de Jésus. Toutes les choses transitoires passent comme si elles n’étaient point. Dieu seul, je dis Dieu seul, est la simple occupation, tendance et consolation de l’âme. O Sainte nudité, que vous êtes aimable et agréable à l’âme qui a le bien de vous goûter et connaître ! À Dieu, mon très cher Frère, je vous supplie d’assurer notre très cher Frère A359 que je trouve bon son silence lorsque les affaires de Dieu l’occupent. Si vous pouvez m’écrire, j’en aurai un grand contentement, mais je vous supplie en cela comme en toutes autres choses. Suivez l’ordre et le trait du Saint-Esprit, puisque vous êtes chevalier de l’ordre. N’agissez que par l’ordre de celui en qui je suis pour toujours par son saint amour, Monsieur, etc.
À Monsieur de Rocquelay360. Notre sortie de Paris a été en quelque sorte si précipitée qu’il me fut impossible de vous écrire selon que je l’avais projeté. Sans doute que les nouvelles de notre voyage vous auront surpris comme elles ont fait beaucoup d’autres qui ne me croyaient jamais être de la partie. La divine Providence l’a voulu contre toute apparence humaine. Je marche à l’aveugle dans les voies de la soumission, ignorant ses desseins. Je les adore sans les connaître, sachant très bien que tous les évènements sont effet de la divine sagesse qui peut dans toutes les occasions nous sanctifier si nous correspondons à la grâce. J’aime plus que jamais ma chère devise : « Ego Dei sum » et je la porte gravée au plus intime de mon cœur pour l’accomplir mille fois le jour, par un très entier abandon ou plutôt, par la totale perte de moi-même, par un pur anéantissement dans Dieu, félicité la plus glorieuse qui se puisse rencontrer sur la terre. Infailliblement elle est sortie du Paradis pour nous faire goûter la douceur de ses fruits. Désirez, mon très cher Frère que je suis rassasiée de Celui seul qui peut contenter pleinement mon esprit et qui est uniquement désirable. Je vous offre à Sa Majesté dans l’incertitude de vous revoir. Je suis à Dieu. Vous êtes à Dieu. Cette pensée est la plus délicieuse du monde, parce que lorsqu’elle occupe mon esprit, elle l’oblige à vous sacrifier avec lui aux sacrés vouloirs de la Divine Providence. Qu’il est doux de respirer sous cet air et ne me vouloir que par ses ordres !
Si la volonté divine eut permis que je vous voie avec votre cher Ange361 avant que de faire le voyage, ma joie eut été bien entière. J’appris de notre très honoré Père Chrysostome qu’il devait venir dans dix jours, mais il n’y avait pas moyen de retarder. Il me promit qu’il se souviendrait de moi dans les saintes conférences que vous ferez ensemble. J’espère que votre bonté ne sera pas moins grande, nonobstant mon éloignement qu’elle l’a toujours été pour les biens de mon âme. Cette union de mes esprits en Dieu et pour Dieu ne vous permet pas de changer. C’est une grande consolation pour moi, qui serai possible privée toute ma vie de l’honneur et de la satisfaction de vous revoir. Je vivrai toujours dans la croyance que votre fidélité sera invisible et que croissant de jour en jour dans le saint amour de mon Dieu, vous vous souviendrez dans l’abondance de ses miséricordes, d’une pauvre créature qui n’a pour toute richesse que pauvreté, douleur et mépris. Vous prendrez la peine, s’il vous plaît, de faire lecture de la présente à notre cher Ange362 puisque j’écris autant pour lui que pour vous et pour notre très chère et très honorée Mère Supérieure363. Assurez-les que je ne désisterai jamais de la fidélité que je leur ai promise moyennant le secours de la grâce, si les séjours dans mon quartier devait tirer en longueur. Je vous en donnerai avis et vous ferai part de tout ce que la divine bonté me fera rencontrer de précieux. Seulement, je vous conjure en l’amour de notre bon Seigneur, digne seule chose, c’est que vous continuiez tous trois de désirer devant Dieu l’accomplissement de son bon plaisir en moi désirant qu’il soit en moi selon la plénitude de son saint amour. Je crois que vous avez assez de bonté pour m’écrire quelquefois et pour m’envoyer des nouvelles des saintes âmes que vous connaissez et particulièrement de celle de qui j’attends encore une réponse charitable364. Tenez-y la main, je vous supplie et m’écrivez bien simplement toutes les nouvelles que vous trouverez en votre pays.
Je vous enverrai des nôtres et vous recommanderai bien chèrement à notre bonne Mère Benoîte et à d’autres que je connais et que j’apprends tous les jours à connaître par permission de la divine Providence qui dispose les choses pour favoriser les désirs que j’ai de connaître les serviteurs de mon Dieu. Si je retourne possible, serez-vous encore à Paris ? Ce serait pour moi un grand bonheur si notre cher Ange365 était obligé de prolonger son voyage jusqu’à mon retour. Je rentre dans mon sacré abandon pour aimer de tout mon cœur ce qu’il plaira à mon Dieu d’en ordonner, ayant cette ferme croyance que de quelque sorte que le tout arrive nous serons entièrement sans réserve à Lui. Cette pensée me console dans la perte que je fais de vos chères présences. Je les désirais trop. Il fallait en être privée pour entrer dans une plus étroite pauvreté. O sainte pauvreté de toutes choses, je vous embrasse pour être à jamais compagne de mon esprit ! Il faut finir pour vous dire adieu. Je vous donne donc à Dieu de tout mon cœur et vous offre à sa toute-puissance, le suppliant de vous anéantir et abîmer dans la pureté de mon saint amour pour toute l’éternité. Je vivrai dans l’espérance de nous y voir un jour pour avec les bienheureux à jamais chanter : misericordias Domini in aeternum cantabo après que j’aurai participé à la sainte Croix de mon Maître et qu’il aura consommé le cœur que je lui ai consacré et que vous lui sacrifiez tous les jours à la sainte Messe. Continuez en son amour cette charité admirable, lui demandant avec instance ma parfaite conversion. À Dieu encore mes très chers et honorés Frères, je vous laisse à Dieu et en Lui je suis sans changer, Messieurs, votre, etc. Je vous écris la présente à Voy, le dimanche 29 janvier 1645. Ce bourg est à 20 lieues de Rambervillers.
Monsieur366, Jésus est notre vivre, et notre gain est de mourir à toutes choses dans cet amour de pauvreté. Je vous présente les belles fleurs d’une sainte nudité pour intime salut. Je crois que vous aurez reçu celle que je vous écrivis pendant les chemins de notre voyage à Rambervillers. La présente vous assurera que par la grâce de notre Bon Dieu nous y sommes arrivés heureusement, mais incertaines du temps que nous pourrons sortir pour retourner à Paris. Les affaires que notre Mère y doit déménager traînent en fort grande langueur, il faut attendre le moment que la divine Providence a ordonné pour cet effet. Cependant je vous écris ces mots, voici une lettre de notre chère Mère de la Résurrection qui nous avertit que vous êtes à Paris avec Monsieur, notre très cher Frère. Je vous laisse à juger si je suis bien aise d’être si loin et dans la croyance que je ne vous y verrai plus. Je loue et bénis Notre Seigneur de tout mon cœur d’une telle privation. Il ne m’en pouvait point arriver de plus importante. Il y a si longtemps que nous nous réjouissons de votre venue dans l’espérance que vous nous donniez quelquefois par vos lettres. C’est un coup de la sage conduite de Dieu que je veux adorer sans y trouver tant soit peu à redire. Il ne suffit que c’est son bon plaisir que je souffre cette chère privation, suppliant Sa Majesté l’avoir pour agréable puisque c’est la plus grande que je lui puisse offrir en matière pareille. J’espère que votre charité ne laissera pas de se souvenir quelque petite fois de nous, j’en supplie très humblement Monsieur de Bernières. Je ne lui écris point sachant bien qu’il n’aurait le loisir de faire lecture de mes lettres. Faites-lui part de la présente, s’il vous plaît, et lui offrez mes humbles recommandations. Je crois que sa bonté n’est point raccourcie en mon endroit puisque c’est tout pour Dieu. Voilà mes chères Sœurs de Saint-Maur bien consolées. Je me réjouis de leur bonheur et du profit spirituel qu’elles feront par vos saints entretiens. Je dirai en esprit : Amen, pour toute la gloire que vous rendiez à notre Bon Dieu. Vous me ferez une charité extrême si vous me mandez combien de temps vous croyez être dans Paris afin que je puisse quelquefois me consoler en vous visitant de mes lettres. Priez Dieu pour nous, je vous supplie et m’obligez de prendre la peine de présenter nos humbles obéissances à notre bon Père Jean Chrysostome. Suppliez-le d’avoir mémoire de moi devant Notre Seigneur. Je vous salue en son saint amour et suis toujours de même affection tant à vous qu’à Monsieur notre très honoré Frère, Monsieur, votre, etc.
M., Jésus anéanti367 soit la consommation de nos désirs et de nos desseins. Notre bonne Mère est tellement fervente dans les résolutions que vous savez qu’elle ne peut quasi attendre le moment d’en recevoir la conclusion. Elle m’a fait écrire à notre bon père pour en avoir une prompte réponse368. Je vous envoie la lettre ouverte. Après que vous l’aurez lue vous la fermerez, s’il vous plaît, et comme nous avons plusieurs choses à expédier il serait bon de savoir bientôt si nos desseins pourront avoir leur effet. Je vous supplie d’y faire votre possible et de nous en mander des nouvelles. Nous ne vivons plus que dans cette espérance et le retardement d’un jour paraît bien long aux plus ferventes. Notre bonne Mère est si fort touchée que c’est merveille de la voir. Au nom de Dieu, hâtez-vous pour la consoler, car si cela ne réussissait pas, je ne sais ce qu’elle se résoudrait de faire.
Je ne vous écris cette fois qu’au sujet de notre affaire. Tout ce qu’il me reste à vous envoyer pour notre bon Père n’est point encore écrit. Mandez-moi, s’il vous plaît, si votre volonté continue sur la chère entreprise et ce que vous en espérez. Nous considérons sans cesse l’excellence [62] d’icelle et quelle grâce nous recevrons si la divine bonté nous en donne l’effet. Chacune se dispose d’entrer dans une fidélité très entière. Vous diriez, à nous voir, que nous allons à des noces de réjouissance et en des lieux de félicité. Elles s’y portent avec des cœurs animés d’une grande ferveur. Je vous supplie de songer à prier Dieu pour moi. Vous n’ignorez pas mes besoins et combien je suis glacée si les serviteurs et servantes de Dieu ne prient pour moi. Difficilement, pourrai-je arriver au but tant désiré ?
Mandez-nous de vos nouvelles par la porteuse. À votre sortie d’ici, vous étiez dans la résolution d’écrire qu’on vous prépare votre ermitage. Notre Mère a pensé que nous serions très bien quelque temps dans votre maison des champs, toutefois nous laissons toutes choses à votre sage conduite. Faites comme Notre Seigneur vous enseignera. Je le supplie vous donner la persévérance et à moi la grâce d’un parfait anéantissement. Je suis en son saint amour…
Je réponds369 aux deux lettres que vous avez pris la peine de m’écrire, et vous assure de la constante et ferme résolution des cinq solitaires qui augmente tous les jours dans l’affection à une sainte retraite telle que votre bonté se propose de nous [57] faire observer. Nos désirs sont extrêmes et rien de tout ce que vous nous représentez d’affreux à la nature ne peut ébranler le courage que Dieu nous donne pour nous sacrifier sans réserve à toutes les souffrances que Sa Majesté divine nous voudra gratifier. Je vous réponds de mes compagnes. Ce sont des cœurs généreux et pénétrés du saint amour, mais, pour vous parler en franchise, je suis celle dont vous devez craindre de sa fidélité. Je connais cet état d’une manière si excellente, et c’est une grâce si grande que Dieu fera à celles qui le posséderont que je me connais très indigne d’être de ce nombre. Il faut, mon très cher Frère, que vous m’aidiez beaucoup par vos saintes prières. J’ai bien un désir, mais cela ne vaut rien sans l’effet. Est-il possible que le grand et puissant Dieu ne doit un jour prendre pitié de son esclave ? Je le supplie vous faire concevoir mes sentiments puisque je serais trop longue à vous les exprimer. Vous verriez la grande disette que je souffre en la privation du saint amour et comme je ne reconnais au ciel ni en la terre point de bonheur plus grand que celui d’aimer Dieu d’un amour de pureté, faisant quelquefois réflexion sur le genre de vie que nous prétendons d’embrasser, il me semble que c’est un chemin raccourci qui conduit au sacré dénuement. Je trouve que c’est un grand point que l’âme soit bien dénuée et la fidélité avec laquelle elle entrera dans la grâce d’icelui la rendra digne de grandes choses. J’aime et j’honore cette disposition que la grâce divine opère. Désirez que la divine bonté me rende digne d’y entrer. [58]
Je vous supplie de la part des cinq solitaires qu’aussitôt que notre très cher et bon Père aura donné sa résolution sur notre dessein vous preniez la peine de nous le faire savoir en toute diligence afin de travailler promptement à son exécution et disposer des affaires d’ici et de Saint-Firmin. Nous attendons vos réponses avant de rien ordonner. Pour votre maison des champs, nous n’y penserons plus. La divine Providence vous en fera trouver quelque autre. Ne vous mettez pas en peine pour notre temporel. L’abondance de Dieu est trop suffisante pour manquer à celle qui ne veut chercher que Lui et qui s’abandonne sans réserve. Il veut bien que nous imitions les saints Pères du désert qui vivaient du travail de leurs mains. Il faut être pauvre de toutes sortes pour l’amour de Celui qui nous appelle dans sa voie. C’est ma croyance qu’on ne fera pas grande difficulté de nous souffrir dans une petite maison puisque nous ne cherchons point d’établissement. À Dieu, je suis au saint amour, Votre…
J’ai reçu les vôtres370 et appris l’état de vos affaires. C’est à présent que vous serez notre vrai frère dans la pauvreté et dans l’abjection, car il me semble que l’un ne va pas sans l’autre. Je loue et adore mon Dieu pour l’honorer qu’il vous fait de vous visiter certainement. Il se verra glorifié par cet accident : la disposition ou vous êtes le fait bien connaître, néanmoins je crois que vous devez faire quelque effort pour détourner ce torrent qui vous menace. Vos commodités ne sont point vôtres, mais Dieu vous les a données pour les employer à sa gloire en la manière qu’il lui plaît. Le fermier qui a du bien de son maître est obligé de [le] lui conserver, mais si la force l’emporte il ne sera point coupable. Faisons notre possible.
J’écris à Monsieur de Saint-Firmin et le prie de tout mon cœur de vous aller voir, s’il fait quelque chose c’est un coup de Dieu, car il n’y a aucune considération en soi qui le puisse obliger de vous servir. [55] Ce qui me console c’est qu’il vous connaît et qu’il vous honore. Au reste, mon très cher Frère, voyez comme la divine Providence vous accorde en quelque façon vos désirs, voilà une solitude qui se prépare d’une manière que l’on n’aurait point prévue. J’admire toujours plus la sainte et adorable conduite de notre bon Dieu. Néanmoins j’espère qu’il agréera votre humble soumission et vos intimes désirs, partant si vous vous retirez, tachez de venir promptement à Saint-Maur où vous serez reçu des cinq solitaires avec des affections qui ne se peuvent dire. Je ressens votre mortification, mais je n’ai pas assez de puissance pour y remédier, cela m’affligerait si je ne savais quelque chose de la grâce que Dieu a mise en vous. S’il vous réduit à vivre d’aumône, ce sera pour consommer votre perfection d’être plus conforme à Jésus pauvre, méprisé et anéanti. Sainte vie que tu es aimable, charmante et délectable à l’âme qui connaît ton mérite. Très aimé Frère si nous étions pénétrés vivement de ces vérités pourrions-nous vivre sans être abîmés dans la sainte abjection. Il me vient une pensée d’envier votre sacré bonheur. Mais mon Dieu, ses faveurs-là sont réservées aux grandes âmes et non pas aux avortons comme moi. Je vous annonce que c’est une grande grâce que Dieu fait à une âme qu’il réduit à la mendicité et sans appui que de son amoureuse Providence. Il est assez miséricordieux en votre endroit pour vous faire entrer dans cet état. Un peu de patience et nous verrons ses effets.
Quant au dessein de question, la résolution est toujours ardente. [56] Mais après l’approbation de notre bon père, il faut vous voir soit ici ou à Paris, afin de conclure l’affaire pour une dernière fois nous vous supplions d’avoir toujours bon courage sans vous mettre en soin des pauvretés que nous souffrirons ensemble puisque vous espérez que Notre Seigneur vous accordera vos désirs.
Je vous confesse que la lecture de votre lettre m’a bien surprise. Dieu travaille lorsque nous n’y pensons pas. Faisons tout notre possible avec un pur et simple abandon à la conduite de Dieu et aux évènements de sa sainte providence371. Mandez-moi, je vous supplie, ce qui vous est survenu depuis hier. J’attends de vos nouvelles. Cependant je vous laisse à dieu et suis toujours en son saint amour. Vôtre…, etc.
Monsieur372, Notre bon Monsieur Bertot373 nous a quittés avec joie pour satisfaire à vos ordres et nous l’avons laissé aller avec douleur, son absence [52] nous a touché et je crois que notre Seigneur convient que nous en ayons du sentiment puisqu’il nous a donné à toutes tant de grâce par son moyen, et que nous pouvons dire dans la vérité qu’il a renouvelé tout ce pauvre petit monastère et fait renaître la grâce de ferveur dans les esprits et le désir de la ste perfection. Je ne vous puis dire le bien qu’il y a fait et la nécessité où nous étions toutes de son secours, et lors que la ste providence vous fît venir à Paris, si vous eussiez rejetté le mouvement de ce voyage, vous eussiez fait un grand mal à mon avis. Car personne ne pouvait faire ce que vous et lui avez fait céans. Dieu seul connaît ce que je veux dire et sans doute Il vous le fait voir en Lui, mais quand nous vous remercierons à jamais, ce ne serait rien faire comparé à ce que nous devons à votre charité, et il fallait que vous-même y fussiez en personne pour donner la liberté. Vous voyez mon très cher frère que votre voyage à Paris est de Dieu, et peut-être exprès pour cette pauvre maison qui avait un merveilleux besoin du secours que vous lui avez donné. Notre Seigneur en sera lui-même votre digne récompense. Je laisse au bon monsieur Bertot de vous dire, mais je dois vous donner avis qu’il est fort fatigué et qu’il a besoin de repos et de rafraîchissement. Il a été fort travaillé céans parlant sans cesse, fait plusieurs courses à Paris sans carrosse dans les ardeurs d’un chaud très grand, il ne songe point à se conserver, mais maintenant il ne [53] vit plus pour lui Dieu le fait vivre pour nous et pour beaucoup d’autres, il nous est donc permis de nous intéresser de sa santé et de vous supplier de le bien faire reposer.
Il vous dira374 de nos nouvelles et de mes continuelles infidélités, et combien j’ai de peine à mourir. Je ne sais ce que je suis, mais je me vois souvent toute naturelle, sans dispositions de grâce. Je deviens si vide et si pauvre, même de Dieu, que cela ne se peut exprimer. Cependant, il faut, selon la leçon que vous donnez l’un et l’autre, que je demeure ainsi abandonnée, laissant tout périr. Il en arrivera ce qu’il plaira à Notre Seigneur, mais toutes choses sont quelquefois si brouillées, que l’on n’y voit goutte. J’ai une grande confiance en vos saintes prières et en celles de la bonne Sœur Marie375. Je vous supplie très instamment mon très cher frère de nous y recommander de la bonne manière. Vous savez maintenant mieux que jamais ce qu’il me faut. Faites qu’elle l’obtienne de Notre Seigneur, et je vous en serai obligée éternellement. Il me semble que cette grâce est entre vos mains pour moi, et si tous trois, vous, Mr Bertot et la bonne sœur [Marie] la demandez ensemble et de même cœur à Dieu pour moi, je suis certaine qu’il ne vous refusera point, car j’ai commencé une neuvaine pour cela qui m’a été fortement inspirée où tous trois vous êtes compris. Je me confie toute en vous, ne nous oubliez point ni toute cette maison. Vous savez ses besoins et pour l’amour de notre Seigneur écrivez-nous souvent, nous sommes de jeunes plantes. Il faut avoir grand soin de les bien cultiver. Je crois que Dieu vous en demandera compte. [54] À Dieu, notre très bon Frère, redoublez vos saintes prières pour nous. Je vous prie que tout l’hermitage prie surtout Mr Lambert et Monsieur des Messiers que nous saluons très affectueusement,/Vôtre etc.
Une âme se perd en Jésus lorsqu’elle s’anéantit et toutes ses dispositions et inclinations naturelles, et qu’elle ne vit plus que de celles de Jésus. Heureux qui se peut ainsi perdre et qui ne se retrouve jamais376 !
Quelque petite grâce que nous recevions, elle est toujours infiniment au-dessus de nos mérites, et nous sommes trop heureux de servir au Seigneur qui nous la donne. Mais aussi comme il ne faut pas prétendre aux grâces que nous n’avons point, il faut être extrêmement fidèles à celles que nous recevons377.
M./J’ai reçu les vôtres378 sur lesquelles je ne vous fais point de réponse, notre bonne Mère P. m’a dit qu’elle vous écrirait bien amplement ses pensées sur l’affaire dont il est question. Je vous assure, Mon très cher Frère, que je vais prier Dieu en tous les lieux de ma connaissance pour la conservation de notre bon Père [Chrysostome]. Plus je fais de réflexion sur nos états plus je vois le besoin que nous avons de sa sainte conduite. Nous allons commencer une neuvaine de communions pour cet effet, nous adressant à la sacrée Mère de Dieu qui a tout pouvoir dans le Ciel. Chacune de nous en particulier le demande à Dieu. Je vous supplie, attendant votre réponse dans notre pauvre retraite de Saint-Maur, faites-moi savoir comme il se porte et puis que la divine Providence vous tient à Paris. Tâchez de le faire soulager, Monsieur de Saint-Firmin fut hier ici. Il me dit qu’il avait grand regret de n’être venu à Saint-Maur que vous y étiez. Il désire de vous voir. Il connaît [51] de très bons médecins. Voyez si je le dois prier de les consulter ou si vous prendrez la peine de parler vous-même aux médecins pour leur faire concevoir ses incommodités, il est important qu’ils en sachent les causes. Il me tarde d’apprendre ce qu’ils en auront conclu. Je voudrais être à Paris pour employer ma petite puissance à vous servir en cela. J’écris à monsieur Ameline sans lui parler de son affaire. Je laisse le tout à notre bonne Mère qui en peut parler comme il faut. Communiquez toutes choses à notre cher Père [Chrysostome] et ensemble conclure de ce qu’il convient faire pour la gloire de Dieu, et pour la perfection de celles qui seront destinées à cette œuvre. Je vous supplie de me recommander à notre bon Père et lui dites que j’ai une entière croyance que Dieu me veut faire beaucoup de bien par lui. Je le salue très humblement à Dieu, très cher Frère, je suis…
Je vous écris379 ce petit mot, en hâte pour vous supplier de me renvoyer par la porteuse le mémoire que je vous envoyais lorsque je vous suppliai de vous informer d’un certain jeune homme contenu en icelui380. Je vous supplie très humblement de m’en mander ce que vous en aurez appris. N’ayez point de répugnance à cela, car je ne vous nommerai pas. Monsieur Gavroche désire aussi des nouvelles de son prétendu bénéfice. [45] Voilà bien de la besogne que je vous ai taillée. Je vous supplie de m’excuser de la liberté que je prends.
Je ne vous mande rien de particulier. Je suis trop pressée. Nos humbles et bien affectionnées recommandations à notre cher Père [Chrysostome] lorsque vous le verrez. À Dieu je vous désire la perfection des trois degrés de la sainte pauvreté de toutes les créatures, le mépris véritable actif et passif de toutes créatures et la souffrance sans consolation d’aucune créature. Je ne saurais vous dire combien j’aime cette belle sentence. J’en ai fait ma devise.
Le R. P. Président de la Congrégation de Lorraine a encore écrit aujourd’hui pour me faire aller à Metz. Voyez les importunités du démon. Rien de cela ne m’occupe. Je veux être à Dieu sans réserve, mais à sa mode et façon, puisqu’il veut de moi un entier abandon à sa conduite. C’est de tout cœur que j’adore et j’accepte l’effet de tous ses desseins de telle sorte qu’ils soient. Priez Dieu pour votre pauvre sœur, Monsieur, votre… etc.
Que vous dirai-je, mon très cher Frère381, sinon que me sentant poussée d’un nouveau et très fort désir d’être à Dieu, je demande le secours de vos saintes prières pour ma parfaite conversion. Je faisais ce matin une revue de vos lettres. Je trouve dans toutes celles que vous m’avez écrites cette sainte passion d’être à Dieu. O Mon très cher Frère, que faut-il faire pour être toute à Dieu ? Où faut-il aller ? Que faut-il dire ? Et que faut-il penser ? Pour moi je vous proteste que je suis hors de toute connaissance et de toute science qui me puisse enseigner cela. Je puis simplement dire ma pensée que le vrai moyen d’aller à Dieu est de n’avoir point de moyen et que le seul abandon à Dieu est plus capable de nous unir à Lui que tout autre. Voyez, je trouve que toutes les autres pratiques ont quelque chose qu’il faut anéantir, mais le sacré abandon me semble bien simplifié. O Saint abandon et très sainte indifférence, vous êtes les chères affections de mon cœur ! Je ne veux jamais être privée de vos chères et aimables compagnies puisque vous êtes si heureuses que d’avoir toujours Dieu pour unique objet de vos sacrés regards. Priez Dieu pour moi en ce changement de vie que je dois faire par l’avis de notre saint directeur382. Il m’a fait voir comme je n’ai pas encore bien commencé et qu’il faut mener encore une vie plus pure, que je n’ai pas un brin de vraie vertu et que je n’ai point encore eu de fidélité pour Dieu. Vous en verrez quelque chose lorsque je retournerai qui sera dans huit jours selon l’apparence que nous en avons sinon j’enverrai le tout à notre cher G383. Priez Dieu pour ce que la grâce ne soit point inutile en moi. Vous apprendrez nos affaires d’ici par trois mots que j’écris à notre cher G384. Recommandez-moi bien à eux et à notre chère Mère et quand vous verrez mes infidélités passées, pleurez mes péchés et désirez que je fasse pénitence. La sainte indifférence et le sacré abandon de tout nous-mêmes à l’amoureuse conduite de Dieu est un état précieux et tout divin. Je désire que nous soyons parfaitement plongés dans l’aimable porte où l’on ne trouve que Dieu et jamais soi-même. À Dieu, Monsieur, votre, etc.
Je vous envoie ce que vous m’avez demandé385, mais au nom de Dieu et de Sa très Sainte Mère, renvoyez-le-moi au plus tôt, car il m’est impossible de m’en priver longtemps. Je ne vous saurais dire combien ils me sont profitables. Vous avez tant de soin de ma perfection que j’espère que votre bonté ne me refusera pas cette grâce, tâchez donc que je les reçoive bientôt et cependant dites-moi comment vous vous portez.
Je ne vous saurais dire la mortification que je ressentis dernièrement d’être privée de votre entretien. O. que j’aurais été heureuse de me rassasier de mon Dieu par votre moyen. Tâchez de revenir pour me dire ce que la grâce vous a donné à ces saints jours. La charité demande cela de vous. Ne me la déniez pas.
À Dieu, mon très cher Frère, à Dieu ! J’écrirai mercredi à notre très cher Père [Chrysostome] ; recommandez-moi à ses saintes prières et vous-même priez Dieu pour moi de tout votre cœur. Il faut absolument se convertir cette fois-ci, mais aidez-moi386 et me croyez toujours en Notre Seigneur.
C’est donc aujourd’hui387 que j’entre dans la privation de votre chère présence388 et que je dois révérer la divine Providence qui l’ordonne de la sorte, vous laissant aller de bon cœur et avec humble soumission où elle vous appelle puisque son saint amour nous a unis pour l’éternité. Allez partout à la bonne heure où la gloire vous appelle. Je ne vous perdrai point de vue devant Sa Majesté, mais au nom de Jésus et de sa Sainte Mère, souvenez-vous de prier Dieu quelquefois pour moi. Mes besoins sont extrêmes, je le supplie de vous les faire connaître tels qu’ils sont.
Mon très [40] cher frère, j’aurais bien des remerciements à vous faire si je voulais m’étendre sur les grandes obligations que je vous ai. Je ne veux pas pourtant vous en témoigner mes sentiments en produisant d’autres reconnaissances, sinon que Dieu est Dieu et que Lui seul vous suffit. O. que votre dernière lettre m’a fortifiée et causé de bonheur, très aimé Frère. Il faut bien que la grâce ait eu du dessein en nous unissant par le saint amour. Je ne vous puis dire les bons effets que vos écrits font en moi et particulièrement vos dispositions présentes. Lorsque la divine conduite vous aura éloigné de votre pauvre sœur, au nom de Dieu, ne l’oubliez pas, continuez à lui envoyer, le plus souvent que vous pourrez par M. Rocquelay ce que le ciel vous donnera afin que vous coopériez à ma conversion.
Que vous êtes heureux, mon très cher frère, d’être hors des créatures et de vous-même ! O que cette parole est charmante : « Dieu est Dieu et Il le sera éternellement ! » Elle me servira d’oraison tant qu’il lui plaira la tenir gravée dans mon âme, mais, je vous supplie, envoyez-moi la suite de votre disposition présente. Elle me pénètre et me touche merveilleusement.
Je vous envoie ce que vous me demandez tant de moi que d’autres personnes. Il y a quelque chose de la bonne mère Benoîte, et la disposition de ce bon garçon aveugle. Tout ce que je pourrai avoir, je vous le renverrai bien fidèlement, je vous en assure.
Je vous supplie avant que de partir de me recommander à notre très cher et bon Père [Chrysostome], et le remerciez pour moi de tous les soins et [41] les assistances que j’ai reçus de sa bonté. Obligez-le par vos intimes prières d’être toujours mon père et mon cher directeur, puisque notre Seigneur me l’a donné par vous. Faites, je vous supplie, que ce bonheur me soit continué nonobstant que mes grandes infidélités me rendent indignes d’une telle grâce. J’espère toujours que Notre Seigneur me fera la miséricorde que les peines que vous et notre très cher Père prendrez pour ma conversion ne seront point inutiles et qu’un jour Sa Majesté très adorable en sera glorifiée.
Je vous renvoie aussi la Disposition de M. le Haguais, je me réjouis de son progrès à la sainte vertu. Je remercie très humblement notre très cher père de vous avoir commandé de me renvoyer vos écrits389. Souvenez-vous de la promesse que vous m’avez faite de m’envoyer ce que vous avez écrit en vos tablettes je vous supplie de n’y point manquer au loisir de monsieur R [ocquelay]390.
Adieu donc, mon très cher frère, adieu le cher amant de mon Dieu. Allez à Dieu et souffrez que je vous dise : « Trahe me post te ! » Je vous veux suivre, encore que ce soit de mille lieues loin, prêtez-moi le secours de vos saintes prières et des grâces que la divine bonté vous fait, pour reconnaissance desquelles je l’adore, le loue et le bénis éternellement. Adieu encore une fois que Jésus le Dieu de notre amour soit votre consommation. Je demeurerai inviolablement en Lui, bien que j’en sois très indigne,/M/Votre etc.
Jésus391 soit le tout de nos cœurs pour jamais ! Monsieur, Je vous écris ces mots pour savoir si vous êtes de retour de vos missions et si notre Seigneur a béni votre travail392. Comme il vous a donné grâce efficace pour tendre au sacré dénuement, vous êtes privé pour un temps de la présence de notre cher Ange393 et qui nonobstant qu’il soit près de nous je ne laisse pas d’être en privation. L’amour de la solitude l’a retiré avec notre bon Père à neuf lieues de Paris pour le temps d’un mois entier. Je ne sais si ce saint Ange sera si longtemps, il m’a écrit une petite lettre par laquelle il me donne espérance de le voir un bien petit espace de temps. Ces entrevues ne servent qu’à nous mortifier, mais si notre Bon Seigneur le veut ainsi il n’y a rien à redire. Il m’a déjà une fois privée de sa présence et de la vôtre une fois, il faut nous résoudre à ne nous plus revoir en ce monde si la divine Sagesse l’ordonne de la sorte. Je ne trouve point de félicité pareille à celle d’une âme qui ne veut en tout et partout que ce que Dieu veut et en la manière qu’elle veut. Si Sa Majesté vous permet de vous souvenir de son indigne esclave, priez-la de toute la ferveur de votre cœur qu’elle me rende telle qu’elle me désire. Si j’avais le cher bien de vous voir, il me semble que je ne perdrais point de temps en vous découvrant mes chétives pensées et les petits sentiments que la miséricorde de Dieu me donne de tendre à la pureté de son saint Amour. J’ai besoin d’un très grand secours et Dieu seul me le peut donner, c’est pourquoi je vous conjure par la sainte dilection qu’il a mise en nos cœurs de faire quelques instances à cette adorable bonté de me donner les moyens de passer outre. J’en ai le désir, mais il y a je ne sais quoi qui m’arrête encore à ce passage et je crois que la divine justice n’est point encore satisfaite. Si cela est ainsi de tout votre cœur qu’elle détruise en moi tout ce qui empêche l’établissement de son règne et la pureté des saintes unions. J’aurais beaucoup à vous dire, mais l’écriture n’est pas toujours capable d’exprimer toutes choses, elle n’a pas assez de secret. Je vais finir. À Dieu à lui entièrement et parfaitement sans réserve. Je suis en Lui plus que je ne puis dire, Monsieur, votre…
Je sens toujours beaucoup d’amour pour la félicité de Dieu, et il me semble que Dieu m’attire à l’honorer. Il y en a qui sont dévots à la sapience divine394. Ma dévotion est particulièrement attachée à la félicité de Dieu. Je crois qu’elle consiste à une possession infinie et immuable qu’Il a de toutes ses perfections. La vue de cette félicité me donne de la joie, et en même temps un grand désir de souffrir, afin de glorifier par mes souffrances Celui qui étant heureux dans Lui-même, et qui n’ayant que faire de nos honneurs, veut néanmoins être ainsi glorifié des créatures. Elles ne peuvent accroître son bonheur essentiel, mais elles augmentent autant qu’elles peuvent sa gloire extérieure, en souffrant volontairement pour l’amour qu’elles portent à ce Dieu infiniment heureux et glorieux en Lui-même. De sorte qu’il y a en moi deux dispositions tout à la fois : l’une de complaisance très douce, qui fait participer en quelque manière à la félicité de Dieu ; l’autre, qui est la principale, est une complaisance divine par forme de repos en Dieu seul, de la perfection duquel je me réjouis plus que de la mienne propre.
La vue de Dieu heureux en soi est ma principale disposition395. Ce qui me fait souvent dire, que si mes petites affaires ne vont bien, ma grande affaire ne peut jamais manquer, et c’est le sujet de ma joie. Par les petites affaires, j’entends les affaires temporelles396 ; et par les grandes, j’entends la félicité de Dieu397. D’abord que je me réveille, mon âme quitte toutes les créatures qui se présentent, et sans s’y amuser elle va droit à la félicité de Dieu. Là, élevée au-dessus de soi-même et de tout ce qui n’est point Dieu, elle se repose agréablement et en paix. C’est son lieu ordinaire, et elle ne peut demeurer plus bas que dans Dieu heureux398.
Tout ce que j’entends dire et tout ce que je vois, me fait réjouir de la félicité de Dieu. Si l’on parle de la mort, je dis : « Mon Dieu est immuable et heureux »399. Si on parle de la pauvreté, je dis : « Mon Dieu est riche et heureux ». Si l’on parle des grandeurs humaines, je dis : « Mon Dieu est infiniment plus grand, et heureux ». Ainsi tout me sert à m’élever et à me reposer en Dieu, tranquillement heureux400. Quand même je suis dans les combats, dans les répugnances, dans les peines et dans les souffrances de la partie inférieure, l’intellectuelle est toujours attachée à Dieu et à sa félicité par application d’esprit et de volonté ; c’est à dire, par vue et par amour, ou plutôt par occupation. Car cette partie supérieure de l’âme est plutôt occupée qu’appliquée, quoi qu’elle ne sente pas toujours de la douceur et du goût401.
Je ne puis dire avec délibération que je me réjouis en ceci ou en cela402. Quand ce serait même quelque chose qui regarderait ma perfection ou mon éternité. Car il me semble que ma joie serait mal employée, puisque je n’en dois faire usage qu’au sujet de la félicité de Dieu ; laquelle m’est tout en toutes choses. Je ne puis aussi avoir de tristesse, ni de craintes volontaires, puisque Dieu est Dieu, et qu’il le sera éternellement, et toujours heureux en soi-même. Il me semble aussi que mon amour n’est pas dans toute la pureté qu’il doit être, quand il n’est point uniquement pour la félicité de Dieu. Depuis cet attrait, je ne regarde point les autres perfections de Dieu en elles-mêmes ; je ne les regarde que comme pièces qui composent la félicité de Dieu qui m’occupe403.
Fidèle amant de Jésus ! /Monsieur404,
Vous qui, par un très saint et particulier effet de la grâce expérimentez quelque chose d’une douleur qui procède d’une très précieuse plaie d’amour, je vous conjure de contraindre le sacré archer qui décoche ses adorables flèches de viser droit dans mon cœur et le prendre désormais pour être le but et le blanc405 de ses traits ou qu’il me tue et qu’il m’emporte ne pouvant plus vivre sans ressentir les blessures de son carquois d’amour. O. que vous êtes heureux encore d’en être consommé !
Dites-moi, je vous prie en confiance et vraie simplicité ce que ressent présentement votre âme, ce qu’elle souffre et ce qu’elle reçoit par cette influence d’amour qu’elle expérimente. Ne dissimulez point. Parlez naïvement, je vous en supplie et conjure par le Cœur amoureux de Jésus qui est l’objet et le sujet de vos blessures. Parlez à son esclave et la convertissez toute à Lui. Il veut cela de vous. C’est pourquoi je vous demande avec humilité, prosternée à vos pieds, cher et bien aimé de Jésus.
Le saint personnage que vous m’avez donné pour guide ordonne de m’adresser à vous pour recevoir quelque secours en ma peine. Considérez-moi très fidèle serviteur de Dieu et ayez pitié de moi. Sans doute si vous étiez à ma place, vous feriez la même prière à une personne qui serait à la vôtre.
Que j’ai de choses à vous dire, mais je n’ose produire crainte de l’amour-propre. Est-il pas vrai, mon très cher Frère, que l’un des plus grands contentements que vous possédez en terre c’est d’être blessé et navré d’une plaie qui ne guérira jamais en ce mortel séjour ? O sainte plaie, que j’ai de passion de l’expérimenter avec vous et de mourir par icelle. Je vous demande l’aumône pour l’amour de celui qui vous a blessé. Priez-le qu’Il me fasse la grâce de recevoir ses coups très précieux, très aimables et tout désirables.
J’ai plus de passion que jamais de me retirer en solitude pour me délaisser toute à Jésus. Je n’ai point fait de connaissance avec le peuple qui vient nous visiter de Paris. Je m’éloigne tant qu’il est possible des créatures d’autant que je sais par expérience combien leurs entretiens pleins de compliments (etc.) retirent l’âme du repos et quiétude qu’elle a en Dieu lorsqu’en silence elle le possède.
Je crois que c’est un martyre aux âmes destinées à la retraite et à la solitude de paraître en compagnie. Bien heureuses sont celles qui peuvent être retirées si parfaitement qu’elles ne voient jamais personne. Puisque je suis indigne de cette grâce, priez Dieu qu’il me blesse et je serai contente, car vivre sans l’aimer c’est mourir et ressentir un douloureux enfer. Je consens à ma mort du moment que je parle, plutôt que de vivre sans mourir d’amour pour Celui qui a uni nos esprits en Lui et qui me permet d’être, Monsieur, etc.
Il faut qu’un chrétien soit dans la transformation de Jésus406. Cette transformation veut qu’il ait aversion aux choses de ce monde, et qu’il les abandonne quand Dieu lui fait voir qu’Il le demande, et qu’il ne les garde que par obéissance à l’ordre de Dieu. Hélas qu’il est peu de parfaits ! puisqu’il est peu d’âmes qui aiment avec passion ce que Jésus a aimé sur la terre, et qui correspondent fidèlement à la Providence divine. Quand Elle les veut dans des états pauvres et abjects, la nature l’emporte souvent. Ô faiblesse humaine. « Ô Seigneur, venez à mon aide ! » Quand serai-je tout à Jésus ? Que de combats il faut donner continuellement à la nature ! Que de répugnances, que de souffrances ! Combien faut-il supporter des hommes ? Lesquels, comme dit Saint Paul, étant animaux n’entendent pas les choses de Dieu qui, même, leur passent pour folie407. « Que je sois tout à vous, Ô mon Dieu »408.
Il est vrai que je ne suis qu’un pur néant et que péché. Qu’à raison du néant je ne mérite rien, et que quand je serais réduit dans mon rien409, je n’aurais à dire, si je pouvais parler, sinon : « j’ai ce que je mérite, puisqu’aucuns biens de nature et de grâce ne me sont dus ». Mais à raison du péché toutes les créatures ont droit de me persécuter et me perdre, pour venger l’injure faite à leur Créateur. Pourquoi donc me fâcherais-je, si quelqu’un me fait peine, et s’il m’outrage en mes biens, ou en ma réputation410 ?
Dieu, par sa divine conduite, prétendant faire de moi, misérable fils d’Adam, un autre Jésus-Christ, il faut que je craigne plus que l’enfer l’éloignement de la vie de Jésus411. Car cette différence de sentiments et de dispositions avec Jésus est pour moi une opposition à Dieu, et une privation de son saint amour412.
Il est impossible d’aimer Dieu sans le connaître, et c’est dans la solitude extérieure où l’on connaît Dieu et ses perfections413. Le monde applique son esprit aux affaires qui l’empêchent de voir la beauté du Bien-aimé414, et par ce moyen son amour se refroidit415. Il faut aller dans la solitude pour y allumer nos flammes dans l’amour actuel de ses perfections416. L’absence du Bien-aimé rend l’amour languissant417. Approchez-vous de Dieu et de la retraite, et conversez intimement avec Lui, si vous voulez opérer par amour et pour Lui418. Car pour aimer, il faut avoir la vue des perfections du Bien-aimé419. Et c’est ce qui s’acquiert dans la solitude. D’où suit que pour acquérir de l’amour de Dieu, il faut de la solitude420. Pour y faire progrès, il faut de la solitude421. Et pour le consommer et le perfectionner, il faut encore de la solitude. Et à bien prendre les choses, qui dit amour, dit solitude. Car l’amour presse une âme et la tourmente pour l’obliger à demeurer seule avec le Bien-Aimé. La présence de toute autre chose l’incommode422.
Le Royaume des cieux souffre violence, et ceux qui se la font grande le posséderont423. Que diriez-vous d’un grand Prince, qui ayant dessein et pouvant conquérir un empire, serait détourné de son entreprise par les pleurs d’une servante ou d’un gueux ? Nous sommes appelés à la conquête du Royaume de Dieu, et la misérable nature nous en divertira ? Faiblesse et folie extrêmes424 !
Ne pouvant vous aller voir durant le saint temps de l’Avent425, ainsi que mon âme l’aurait bien désiré, pour s’entretenir avec vous des anéantissements ineffables de Jésus, j’ai cru que je devais par ce peu de lignes, vous témoigner le désir que j’ai d’être tout à Dieu par la voie de l’anéantissement. Je connais plus que jamais que c’est par où il faut marcher : tout autre chemin est sujet à tromperie ; mais s’anéantir est hors de toute illusion426. O que peu de personnes pèsent le procédé de Jésus en ce saint temps427 ! Que très peu pénètrent ces saintes dispositions ! Mais que très peu entrent dans une vraie imitation428 ! O, ne soyons pas de ce nombre, marchons à grands pas dans la voie de la perte de nous-mêmes. Certainement je crains bien la fidélité. Opérons : nous en savons assez, puisque nous savons que Jésus s’est anéanti dans les entrailles de la Sainte Vierge, qu’il y est demeuré anéanti neuf mois, qu’il en est sorti le jour de sa naissance, pour accroître ses divins abaissements, dans l’étable de Bethléem, les continuer durant sa vie, et les consumer en sa mort sur la Croix, théâtre de tout anéantissement429. Si nous avons jusqu’ici vécu autrement que le Fils de Dieu, regrettons notre malheur, et désormais l’accompagnons dans ses saints anéantissements. C’est pourquoi Dieu permet que les créatures nous quittent d’affection, que de petites disgrâces nous arrivent, que nous sommes un peu méprisés, que nous souffrons quelque chose, que nos imperfections sont reconnues des autres, qu’on nous censure à cause que nous entreprenons la perfection. Tout ce qui nous anéantit est bon, et il n’y a rien de meilleur en la terre : chérissons-le précieusement, car c’est ce qui nous rendra conformes à Jésus. Si vous vous plaignez des contrariétés qui vous surviennent, si vous ne vous cachez aux yeux des autres, si vous n’honorez et cédez à tout le monde, si vous n’aimez la pauvreté et le mépris, et que vous fassiez encore un peu d’états des choses du monde, vous n’êtes point anéantie, et Dieu n’opérera point en vous les merveilles de son Amour430. Que la créature est injuste de se refuser à son Créateur qui la veut remplir et posséder ! Que l’on est peu sage de ne devenir pas insensé aux yeux des prudents et raisonnables ! Il faut être folle, N., afin que vous soyez sage de la Sagesse du Verbe incarné. Vivez donc heureusement anéantie en lui. Que tous les exercices de la sainte religion soient vos chers délices ; et que tout ce qui ressent la nature et le monde soit votre tourment. Marchez fidèlement avec Jésus anéanti jusqu’à être crucifiée avec lui, si tel est son bon plaisir431. Mais nous ne méritons pas tant d’honneur, consentons seulement aux anéantissements qu’il fera de nous, ou par lui-même ou par les créatures, afin que mort à tout ce qui n’est point lui, il vive à nous de sa vie divine. C’est ce que je vous désire, N. Priez aussi que ce bonheur m’arrive. Je suis en lui tout à vous. »
La vue de l’état du péché me faisait connaître combien j’étais indigne d’aucune miséricorde de Dieu. Et je m’étonnais comme Il voulait s’abaisser et s’occuper à faire du bien à une chétive créature comme moi ; Lui qui n’a besoin d’aucune chose432. Une âme qui est une fois dans l’état du péché n’en peut jamais sortir d’elle-même. Et sans la grâce elle y croupirait continuellement. O Quelle impuissance et quelle humiliation !
M433. Pour vous rendre compte de mon voyage de Paris, en venant je m’occupai sur les chemins aux choses spirituelles de méditations, lectures, etc. Je communiais tous les jours ; je tâchais, étant dans le coche, de détourner accortement434 les mauvais discours, quand j’en avais l’occasion. Mes affaires me voulaient quelquefois occuper l’esprit435. Mais n’étant pas temps d’y penser, je disais : « À Dieu ne plaise, que j’occupe mon âme à penser à ces choses hors la nécessité, il faudra sur le lieu y faire ce que nous pourrons, puis nous retenir en paix, et abandonner le tout à la conduite de la Providence divine, sans s’en occuper que de bonne sorte, et autant que la charité m’y engage. » Ma nature frissonnait quelquefois, quand toutes mes affaires fâcheuses me venaient en l’esprit. Mais l’amour de la pauvreté et du mépris l’apaisait tout à fait436. Je protestai souvent que la seule charité du prochain et l’ordre de Dieu me faisaient faire le voyage. Je m’occupais très souvent aux occupations intérieures de la très Sainte Trinité437. Je faisais des aspirations à la divine Providence : « O. divine Providence ! Ô amoureuse Providence, je reconnais vos soins dans l’état présent de mes affaires. Vous cachez vos aimables conduites sous les pertes de biens que vous m’envoyez. Et vous m’acheminez peu à peu comme un enfant dans les voies de la sainte pauvreté. Les yeux de mon âme voient les avantages spirituels que vous me procurez dans les rencontres fâcheuses438. »
Ce ne sont pas les hommes ni les rencontres qui me ruinent, c’est la grâce qui me dépouille pour me rendre semblable à Jésus-Christ pauvre439. Dans les occasions où je perds mon bien, je dois dire : « D’où vient ce bonheur à votre serviteur, ô Jésus, que votre pauvreté le vienne visiter, vos souffrances, vos mépris, votre abjection ? etc. » Comme Jésus n’a jamais été en la terre sans pauvreté et sans abjection, aussi la pauvreté et l’abjection bien agréée ne sera jamais sans Lui. Qui possède l’un, possède l’autre. Quelle consolation pour les pauvres ! « Prenez donc garde, mon âme, de ne pas seulement faire un pas en arrière. En fait de pauvreté, tendez-y selon l’étendue de votre grâce dans les occasions. Vous ne ferez jamais mieux vos affaires qu’en perdant toutes choses et devenant très pauvre et très abjecte comme Jésus440. Prenez garde que les pensées trop continuelles des affaires temporelles ne dissipent les bonnes pensées, puis les bons sentiments, et ensuite les bonnes œuvres441. Enfin que la suite des affaires à Paris soit avec précaution de vous trop dissiper. Que ce soit un exercice continuel de mortification, de conformité, d’abandon, de charité du prochain. »
Je pus voir un jour notre bon Père442, lequel, quoique nous soyons éloignés de lui, croit que je n’ai besoin d’autre directeur, sachant assez lui-même mes dispositions. Mais il approuve des conférences avec quelques bons serviteurs de Dieu. Il dit bien que c’est un merveilleux avantage de trouver un homme de bien spirituel et expérimenté. Plusieurs âmes ont la grâce, mais ce n’est pas assez. Il faut de la science, de la piété et spiritualité443. Quand une âme bien disposée trouve un bon directeur, elle fait merveille. Ce bon père demande à Dieu la pauvreté des créatures, leur mépris actif et passif, afflictions sans consolation, et l’augmentation des répugnances à souffrir444.
La vue de mon néant et de ma pauvreté me pénètre tellement, qu’elle m’a réduit dans le rien du non-être. En me faisant voir que je ne mérite rien et que si Dieu ne me donnait rien, ni dans la nature ni dans la grâce, je ne pourrais me plaindre avec raison445.
Jésus anéanti446 soit à jamais l’objet de nos amours. J’ai reçu les vôtres très chères que j’attendais avec impatience. Votre silence me mortifiait beaucoup et je le suis doublement de ne vous pouvoir présentement faire une réponse telle que mon affection désire et que ma fidélité vous doit, non que le Bien-aimé de mon cœur m’impose le silence, mais sa Providence ne me donne pas assez de temps pour cette fois. Je suis pressé de vous mander derechef la maladie de notre cher Père447 qui est travaillé d’une fièvre quarte bien violente et dont les médecins ne jugent pas qu’il le puisse jamais échapper. Un bon religieux de son couvent m’a mandé qu’il n’y avait point d’apparence de guérison pour lui d’autant que la chaleur naturelle était toute dissipée et qu’il n’avait aucune force pour résister au mal. Nous voilà au point que nous avons (vous et moi) si vivement appréhendé, et, pour vous parler franchement, j’en suis extrêmement touchée et mon plus grand déplaisir, c’est de ne lui pouvoir rendre service, ni voir l’excès de ses douleurs. Mon très cher Frère, je crois certainement que vous devriez venir recevoir pour [108] vous et pourquoi ses dernières paroles. Vous lui devez ce devoir et ce respect que je souhaiterais lui pouvoir rendre. Ce serait d’un cœur et d’une affection toute filiale. Bon Dieu que la perte d’un si saint personnage m’est sensible ! Faites prier Dieu pour lui de bonne sorte. Je vous en supplie, recommandez-le instamment à notre très chère Sœur448, la Mère supérieure449, et à notre bon frère Monsieur Rocquelay.
Je ne fais point de réponse au petit mot que la bonne âme450 me mande par vous. J’attendrai encore un peu pour voir si notre cher Père me renverra mes dernières dispositions qui sont depuis le premier jour de cette année afin que je vous les puisse envoyer et vous faire voir qu’en des cœurs unis au saint amour de Jésus il n’y doit rien avoir de caché. En attendant, je vous remercie un million de fois de la peine que vous avez prise d’écrire à notre sujet. J’ai été un peu étonnée d’une si petite réponse sur tant de misères que je représentais, mais je dois adorer l’ordre de mon Dieu sur son esclave. La Providence duquel m’a destinée à une petite perfection, priez Sa Majesté qu’il me donne la grâce d’y être fidèle. Mon très cher Frère, pensez sérieusement à la maladie de notre très cher Père et voyez ce que vous pouvez faire. Je vous en donne avis y étant obligée, tout ce que j’en apprendrai je vous le ferai savoir. [109] J’ai envoyé exprès aujourd’hui savoir comme il se porte. Priez Dieu pour moi, très cher Frère, qui suis de tout mon cœur au saint amour de Jésus,/M. /Votre, etc.
Sur l’attente que mon âme avait d’être toute à Dieu et de Lui être fidèle, je me suis imaginé la maîtresse d’une maison qui aurait l’honneur de voir le Roi et la Reine dans son cabinet, et qui voudraient traiter avec elle familièrement et à cœur ouvert. Elle ne serait pas si mal avisée de vouloir s’appliquer à autre chose ou de les quitter pour aller à la cuisine donner des ordres ou travailler. Quelle incivilité, et quel mépris serait-ce! Je disais ensuite : « Dieu est en notre âme. Il s’y fait voir, Il s’y repose, et s’y plaît. Il choisit même quelquefois certaines âmes qu’Il veut être près de Lui pour l’aimer, pour l’entretenir, et pour Lui faire des complaisances, sans vouloir d’elles d’autres services extérieurs. Si ces âmes si favorisées quittaient Dieu, et s’en allaient avec les sens extérieurs parmi les affaires temporelles qui ne regardent que ce misérable corps, quelle infidélité, et quelle ingratitude serait-ce !451 »
Monsieur452, Jésus l’unique objet de notre amour soit notre consommation !
Je crois que vous êtes en peine de notre très cher Père [Chrysostome] ensuite des nouvelles que je vous ai mandées. Voici deux petits mots qu’il m’a écrits et fait écrire. Vous saurez par icelle qu’en l’une de ses lettres, il se dispose à la mort, et en l’autre il semble espérer de nous revoir. J’irai à Paris dans deux ou trois jours et je ferai tout mon possible pour le voir et lui parler. Ne soyez en soin pour ses nécessités, il ne chôme de rien. Notre bon Seigneur pourvoit à tous ses petits besoins. J’ai prié Monsieur de Saint-Firmin d’y avoir l’œil. Il m’a promis d’en soigner de bonne sorte. Tout ce que j’apprendrai de sa maladie je vous le manderai. Au reste, mon très cher Frère, je vous supplie très volontiers de faire en sorte que la sainte âme qui nous dit que le fidèle époux qui nous a blessés nous obtienne une plus profonde blessure, et qu’il est à souhaiter que la plaie soit mortelle puisque vous savez qu’en matière d’aimer un Dieu, l’âme ne peut être entièrement satisfaite si elle n’est toute consommée. Désirez donc pour elle cette consommation, je vous en conjure et supplie de toute l’instance et affection de mon cœur. Puisque vous avez commencé à me procurer et à me faire du bien, achevez pour la gloire de notre Bon Dieu. Mon très cher frère, procurez-moi la mort, mais la mort du pur et saint amour de mon Dieu, car vivre sans l’amour d’un vrai amour, c’est une vie malheureuse. Priez pour moi, je vous supplie, et me recommandez à notre chère Sœur453 et à notre bon Père, Monsieur Rocquelay. À Dieu, je suis en son saint amour, Monsieur, votre… etc. »
Jésus pauvre454 soit l’objet de votre amour ! J’ai reçu une de vos lettres c’est l’unique que j’ai reçue depuis la maladie de notre très cher Père [Chrysostome] et par laquelle vous exprimez quelque chose du grand sacrifice que vous avez fait à notre bon Seigneur touchant la mort de son très digne serviteur. Votre silence m’étonnait un peu et je commençais à douter que mes lettres ou vos réponses étaient perdues. Je vous supplie de les adresser toujours aux Bernardins au R. P. Procureur pour nous les faire tenir. Il n’y manquera point. Notre très cher Père m’a fait part de votre disposition et de vos généreux desseins, mon cœur en a reçu tant de joie que je fus un espace de [103] temps à louer et admirer notre Bon Dieu et les opérations de sa sainte grâce en vous. Je le supplie qu’il couronne votre entreprise d’une sainte persévérance. Il m’a dit que je vous demande copie des réponses qu’il vous a faites, car il fut pressé de vous les envoyer sans m’en pouvoir faire part. Ne vous mettez point en peine de son traitement, nous qui sommes près de lui. Nous en avons bien soin. Il m’a mandé qu’il y avait apparence que sa fièvre le voulait quitter et qu’il s’abandonnait à ce qu’il plairait à notre Bon Dieu d’en ordonner. Il nous fait aussi espérer de le voir dès les premiers beaux jours. Il faudrait que vous fussiez de la partie pour rendre la consolation entière.
Depuis votre retour Notre-Seigneur m’a fait beaucoup de miséricordes, je voudrais vous les pouvoir exprimer pour vous témoigner, mais fidélité. Mais mon très aimé Frère, je suis muette lorsque j’en veux dire quelque chose, d’autant que mes chétives paroles ne sont point capables d’expliquer seulement l’intime jubilation de mon esprit. On dit que de l’abondance du cœur la bouche parle, je suis tout au contraire de cette maxime et plutôt je dirai que l’étonnement et l’admiration ravit la parole et fait observer un profond silence. Seulement je vous supplie de continuer à prier et faire prier Dieu pour moi. Je sens et je vois, ce me semble que la puissante et très adorable main de mon Dieu me touche et m’attire efficacement, mais d’une [104] manière d’amour toute ineffable. Allons, allons à Dieu, mais sans réserve, chacun selon sa voie, avec une entière fidélité. Il me semble que je commence à vivre depuis que mon Dieu règne plus absolument en moi. Donnez-moi des nouvelles de Jésus opérant amour en vous. Parlez-nous avec liberté et franchise puisque vous savez ce que nous sommes en Lui et par Lui. À Dieu, très cher Frère, Jésus pauvre nous veuille appauvrir entièrement ! Je suis en Lui/M/Votre, etc
Le saint Amour de Jésus soit la consommation de nos désirs ! Monsieur455, Le saint Amour de Jésus soit la consommation de nos désirs ! Avant que j’aie reçu les vôtres du 6 du courant, notre très cher Père m’avait déjà donné avis de la maladie de notre très digne et très aimé Frère456. Certainement la divine Providence nous frappe du côté le plus sensible et si elle nous ravit ces deux saints personnages457, voilà un merveilleux dépouillement. J’en donnais l’importance, mais comme ils appartiennent à Dieu, je me veux plaire dans l’exécution de ses adorables volontés sur eux. Je les lui ai sacrifiés de tout mon cœur comme les deux plus rares trésors du cabinet de mon affection et je désire que mon Dieu soit glorifié en eux selon ses desseins éternels. J’aurais bien désiré de lui écrire, mais je n’oserais l’incommoder dans le fort de son mal. Je vous supplie, mon très cher Frère, que vous suppléiez au défaut de mes lettres, et lorsque vous le trouverez en disposition d’agréer le souvenir de sa pauvre et très indigne sœur, vous me recommandiez à sa charité devant mon Dieu, lui présentant aussi mes très affectionnées recommandations et l’assurant que je fais prier Dieu pour lui.
Je vous remercie un million de fois du petit billet que vous avez mis dans votre lettre lequel contient un abrégé de la disposition de sa sainte âme. Notre cher Père m’en avait dit quelque chose le jour d’auparavant la réception des vôtres. Je sais depuis longtemps que le saint amour le va consommant et je m’en réjouis devant mon Seigneur et mon Dieu, car c’est un de mes plus singuliers plaisirs que de savoir une âme qui, par la douce violence du divin amour, souffre le total anéantissement d’elle-même. Je prie Jésus le Roi d’amour qu’il l’abîme éternellement en lui.
Je vous supplie de nous faire savoir bien promptement de ses nouvelles, car selon les lettres de notre cher Père458, il y a crainte de mort. C’est pourquoi je prie notamment votre bonté de ne point oublier. Je porte une extrême compassion à notre chère Sœur, la bonne Mère Supérieure459. Il me semble que la perte que nous ferons si Notre Seigneur nous ravit ces deux âmes est irréparable. Et partant, si cela arrive, je me résous à un perpétuel silence. Je ne veux plus de communication en ce monde qu’avec vous et notre chère Sœur pour nous revêtir de l’esprit de ces deux Anges que la divine Providence nous a donnée pour nous guider et conduire à la sainte perfection, car je ne crois pas qu’au reste du monde, il s’en trouve de pareils. Ne perdez rien de toutes les paroles que ce digne Frère proférera et par l’esprit de Jésus-Christ qui nous tient en charité, faites-nous part fidèlement de tout. J’attends de vos nouvelles, mon très cher Frère, hâtez-vous de me dire comme il se porte. Je vous laisse à Dieu et je vous donne à sa toute-puissance pour opérer en vous pureté d’amour et je vous suis en Lui et pour Lui, Monsieur, votre…
À la Mère Jourdaine de Bernières, Supérieure des Ursulines à Caen. Un Dieu et rien de plus !
Lorsque je fais réflexion460 sur mes extrêmes misères, j’ai grande confusion de procéder à votre égard et à celui de nos chers frères461 avec tant de liberté, mais puisque l’ordre divin [105] nous a établi ce que nous sommes et confirmées par son très digne serviteur, je me soumets librement à tout ce que l’obéissance et la sainte direction de notre bon Père voudra de moi. J’ai reçu les vôtres du 15 de ce mois lesquelles m’ont consolée et réjouie intérieurement pour y avoir remarqué quelques particularités de la maladie de notre cher frère. Notre bon Père a toujours pris la peine de m’en faire savoir quelque chose suivant ce qu’il en apprenait de vos lettres. La miséricorde divine nous fait deux faveurs tout d’un coup, car il me manda hier qu’il n’avait point eu de fièvre le jour de son accès, seulement il avait ressenti de la faiblesse. Il nous promet de nous venir voir en peu de jours, j’y souhaiterais volontiers notre très cher frère pour recevoir une seconde fois la riche nuit qu’il reçut à Saint-Maur. Je crois qu’il vous l’aura raconté.
Au reste, ma toute chère Sœur, je me réjouis de l’extrême bonheur que vous allez posséder en la personne de ce digne frère : sa solitude étant près de vous, vous aurez toujours la consolation de ses angéliques entretiens. La Providence divine est adorable dans l’ordre qu’elle tient sur toutes choses ; mais je l’admire particulièrement en ce sujet, et l’en remercie comme si c’était à moi-même qu’elle fait cette faveur. Vous connaissez l’excellence du trésor, vous le chérissez [106] selon qu’il mérite et votre charité aura soin, s’il lui plaît, de nous faire part de ce qu’elle pourra recueillir de cette sainte âme. Notre Révérende Mère et toutes nos Sœurs ont souhaité ardemment être dignes de le posséder [le trésor].
Je ne lui écris point par ce poste, j’attendrai qu’il soit un peu plus fort. En attendant, je vous supplie, ma très chère Sœur, de lui faire présenter mes très humbles recommandations et l’assurer que je loue et adore Jésus pauvre et abject pour lui selon mon chétif pouvoir, me réjouissant infiniment de tout ce que le divin amour opère en lui. Je le supplie lorsqu’il en aura la liberté de se souvenir de mes misères. À Dieu, ma très chère Sœur, Jésus amour soit notre consommation. J’ais dans le dessein d’écrire à notre cher frère Roquelay, mais le porteur va partir. Je le salue au saint amour avec prière de se souvenir de ma misère et vous, ma très chère Sœur, donnez-moi à celui qui nous sera éternellement toutes choses. Je suis en Lui, toute,/M./Votre etc.
M462 . J’ai reçu de vos chères lettres, qui m’apprennent le départ de votre bonne supérieure et les miséricordes que Notre Seigneur vous a faites dans cette rencontre, dont je lui rends grâces très-humbles, et bénis ses bontés en votre endroit. L’on ne manque jamais de trouver pleinement Dieu quand on a perdu toutes les créatures ou que nous consentons agréablement à leur éloignement. Celles qui nous sont les plus chères et même utiles pour notre perfection, nous doivent être quelquefois suspectes, puis qu’étant créatures, nous pouvons nous allier à elles. C’est ce qui fait que les âmes de grâce avouent que la conduite de la Providence est admirable et très amoureuse dans telles privations ; ce que vous avez reconnu par expérience. Les effets qui ont été imprimés en votre cœur ne sont pas ordinaires, et ils vous doivent aussi porter à une fidélité extraordinaire pour n’avoir plus aucun commerce avec les créatures, qu’en Dieu et par l’ordre de Dieu même. Vous êtes à présent appelée plus que jamais à une parfaite pureté intérieure qui demande que vous n’ayez que Dieu seul en vue et en amour, et toutes les créatures en oubli463. Ce n’est pas à dire que vous ne conversiez avec le monde, puisque vous y êtes obligée, et que vous n’ayez soin des autres à présent que vous occupez la place de la supérieure. Mais il faut que ce soit si purement que vous voyiez Dieu en toutes choses, sans vous séparer de Lui pour arrêter le moindre de vos regards vers les créatures. La puissance de Jésus qui vous possède comme j’espère, vous fera agir de la sorte et vous donnera quelque part aux procédés de nos bons Anges, qui ont besoin des affaires et des personnes qui leur sont commises, sans perdre la vue de Celui qui leur est tout en toutes choses. Il faut, très chère sœur, tendre à ce grand dégagement. Si nous ne pouvons le posséder, patience ! Pour entrer dans la pureté de l’Amour qui ne souffre dans le cœur de l’amant que le seul Bien-aimé, dans la multiplicité des affaires qu’il entreprend pour son service464. Il est temps que vous soyez morte à tout pour n’être vivante qu’au bon plaisir divin qui est le centre des âmes pures et fidèles. Hors de là, ce n’est que misère et affliction d’esprit, imperfection et impureté. Là seulement se trouvent la joie, la pureté, et l’amour.
Je vous avoue, ma chère sœur que depuis peu, je conçois beaucoup de choses de la vie dont je parle. Vous en avez l’expérience. C’est pourquoi je ne vous en dis pas davantage, si non qu’il faut une rare fidélité pour mener sans discontinuation une si belle vie. C’est ce que nous apprenait notre très cher père465, par toutes les maximes466 de perfection qu’il nous a laissées : de tendre à l’abjection, à la solitude, à la mort de toutes choses, d’anéantir en nous tout esprit humain et mondain, de ne vouloir que Dieu et la croix. Ma très chère sœur, ce cher Père me sert encore si puissamment, que la lecture des avis qu’il lui a plu me donner me met toujours en ferveurxlii. Jamais je ne fus plus résolu de travailler de la bonne manière à la pure vertu et bonne mortification que je suis. Il me souvient que dans les dernières lignes qu’il m’écrivait, il mettait : « Courage, notre cher Frère ; encouragez-vous les uns les autres à la sainte perfection. Ô que Dieu a peu de vrais et de fidèles serviteurs ! Tendez à la pureté vers Dieu. » Je finirai de même cette lettre. Encourageons-nous les uns les autres pour cet effet. N’ayons rien de réservé et soyons dans une pleine et entière communication de nos dispositions et des grâces que Dieu nous fera, avec simplicité et sans réflexion. Et puis quel moyen de prendre conseil les uns des autres sans cela ? L’on vous accorde la communion journalière467 durant un mois ; après le mois passé, l’on verra si vous devez continuer : c’est à vous à voir, chère Sœur, si vos autres Sœurs en sont capables et si cela ne leur donnera point de pareil désir. Mon inclination va à vous conseiller de continuer, pourvu que Notre Seigneur continue à me le faire connaître, je Lui en demanderai lumière. Contentez-vous à présent d’un mois du jour de la réception de la présente. Mes recommandations aux prières de vos bonnes Mères et Sœurs.
M468 . Je vous dirai simplement pour répondre à la vôtre, que les vertus que vous devez pratiquer en l’état où vous êtes ne sont pas les mortifications du corps. Chaque chose a son temps et l’Esprit de Dieu aime l’ordre et la sainte discrétion. Mais notre amour-propre qui ne se contente pas de ce qui est commun et peu parfait nous porte à fuir ce qui servirait pour une parfaite santé. Je vous dirai donc devant Dieu que c’est mon sentiment que vous suiviez encore pour un mois ce que le médecin et N. vous diront. S’ils excèdent, et moi aussi, votre âme se soumettant par une aveugle obéissance n’en recevra point de mal. Au contraire elle se dépouillera de son propre jugement469 et entrera avec agrément dans l’abjection de ce que l’on pourra penser que vous recherchez trop de précautions et faites de grandes choses pour un petit mal. À la bonne heure ma très chère sœur, que l’on pense ce qu’on voudra ! Faites ce que Dieu veut et en la manière qu’Il le veut et ne pensez plus aux pensées des autres470.xliii L’on a des attaches si secrètes à son discernement et à l’inclination d’aller à la perfection qu’il faut y mourir et les rompre sans les avoir que par les yeux d’autrui. Il est vrai que les saints ont quelquefois fui beaucoup les soulagements dans leurs infirmités, mais ils étaient saints ; et ce n’est pas aux personnes faibles d’esprit, de corps et de grâce à faire comme eux, mais bien à se complaire en toutes sortes de petitesses. C’est à quoi je vous exhorte, ma très chère sœur, par un abandon de tout vous-même à Dieu et à sa grâce. Mais sachez que la véritable inclination à la vraie petitesse est très pure. Nous prétendons toujours par nous-mêmes quelque chose d’excellent ; à la vérité si secrètement que l’on ne s’en aperçoit pas. Avec cela, vous ne laisserez pas de conserver l’esprit de pénitence dont l’effet extérieur n’est suspendu que jusques à ce que vos forces corporelles soient un peu remises et que l’attache que vous avez à manger et à dormir selon vos pensées soit anéantie. Voilà bien du discours sur un rien. Mais un rien négligé et non reconnu comme il faut empêche d’aller à la perfection. Je ne vous veux point mener par une autre voie que par celle où je désire marcher. C’est là mon dessein plus que jamais, dans un dépouillement général effectif de toutes choses, même des meilleures selon la grâce, quand des personnes de grâce que je croirai telles me le diront. Le métier que je veux faire désormais c’est de me dépouiller sans réserve. Voyez si je ne dois pas prier N471. de me dispenser de lui donner des conseils comme vous savez que je fais. Cela peut servir à sa perfection et à son humilité, mais il faut craindre qu’il ne nuise à la mienne. Pensez-y devant Dieu et aussi si je dois continuer à écrire des choses spirituelles, etc.
Fidélité sans réserve472 ! Sacrificate sacrificium, etc. Je n’espérais pas vous mander de si tristes nouvelles, mais [98] il ne faut point différer de vous dire que notre très cher Père [Chrysostome] reçut hier au soir l’Extrême-Onction. Aujourd’hui matin, le médecin m’a mandé qu’il était à l’extrémité. Je vous laisse à penser quelle surprise et quel choc j’ai reçu à ces nouvelles. Il sortit d’ici mercredi, fête de notre Bienheureux Père473. Il était en si bonne disposition que j’en étais toute ravie. Il retourna trop tôt pour nous, car venant d’un bon air, le lendemain il retombe dans sa maladie dont les médecins conclurent qu’il lui fallait tirer du sang. Ce qui la réduit dans l’extrémité où il est, on n’en attend plus que la disposition de l’ordre divin. Je ne vous puis dire combien une telle perte me touche. Encore, si vous étiez ici pour lui rendre les derniers devoirs comme à notre très cher et très honoré Père !
C’est à présent que nous entrons dans le vrai dépouillement, car il me semblait qu’en le possédant, je jouissais d’une précieuse richesse. Je dirai désormais : « Mon Père qui êtes aux Cieux », puisque je le crois dans la béatitude éternelle s’il meurt. Et je commence déjà à le prier fervemment qu’il me donne secours du ciel comme il l’a fait en la terre pour aller à mon Dieu. J’ai mandé au bon Frère Jean [Aumont] de vous avertir promptement de tout. Je ne sais s’il l’aura fait. Je finis, attendant des nouvelles de ce st Père, j’envoie savoir comme il est. Je vous laisse dans la douleur de notre perte. Pour moi, je me sens comme abîmée dans le divin plaisir de mon Dieu avec agrément de toute [99] privation que je ressens très grande pour me donner moyen de me sacrifier de la bonne façon. À Dieu, mon très cher Frère, et pour l’avenir, mon Père et mon Frère. Au st amour, je suis,/M/Votre, etc.
Fiat voluntas tua/M/S’en est fait474, le sacrifice de notre saint Père475 est consommé. Au temps que je vous écrivais son extrémité, il était déjà parti pour son voyage dans l’éternité. Je ne voulais point vous mander de si tristes nouvelles, mais je crains que le bon Frère Jean [Aumont] ne vous en ait point averti, nonobstant, que je l’en ai prié instamment. Il est lui-même très affligé et moi-même, mon très cher Frère, j’en suis inconsolable et bien que mon plus cher plaisir soit dans la volonté de mon Dieu, Sa Majesté permet que je ressente ma perte jusqu’à un dernier point je me sens dans une si grande nudité de rapport que je ne vous le saurais exprimer. O le grand sacrifice : O la grande et excédante privation pour vous et pour moi qui ne fais que commencer. Je ne trouve point de paroles pour vous dépeindre ma douleur. Très cher Frère ayez pitié [100] de moi et pour l’amour que ce saint Père vous portait, soyez-moi en ce monde ce qu’il m’était. Je ne doute point qu’il ne vous ait fait savoir sa mort en vous allant dire adieu. Je vous conjure, par le précieux sang de Jésus-Christ, de me mander ce que vous en avez appris. Vous me consolerez nonobstant que je le tiens et l’honore comme un grand saint. Il mourut donc lundi, 26 du courant, entre neuf et dix heures du soir. Le même jour, le matin, il m’envoya avertir qu’il était à l’extrémité et que le jour auparavant il avait reçu les saintes huiles environ les trois heures après-midi du lundi auquel jour on célébrait à Paris la fête de l’Annonciation. Il me vint un vif sentiment qu’il mourait dès lors je fis le sacrifice à mon Dieu et me trouvai dans la disposition de prier pour une âme qui s’allait rendre dans le cœur de Dieu. Le reste du jour se passa ainsi et je désirais passer l’heure de son agonie en prières. Quelque temps après neuf heures du soir la pensée de dire le Subvenite, que c’est une prière qui se fait pour les agonisants en laquelle on prie les anges et les bienheureux de recevoir l’âme du mourant pour la conduire dans le Ciel. Un moment après j’entendis un petit bruit et je fus saisie de crainte et de douleur dans le sentiment de ma perte, je ne vis rien, mais je demeurai dans la pensée qu’il était mort et je continuai de prier, même la nuit et le jour suivant.
Le matin je fis la sainte communion pour lui et je ne le pouvais voir que dedans Dieu et ne peux prier que pour une [101] âme qui est abîmée dans la divinité. Remerciant l’éternel amour de ce grand Dieu qui l’avait consommé, j’ai une forte espérance en sa charité, croyant que puisqu’elle a été si grande pour nous sur la terre, elle l’est bien plus maintenant dans le ciel. Je vous supplie de le prier pour moi et puisqu’il nous a liés d’une sainte union vous et moi (très indigne). Soyons fidèles l’un à l’autre pour jamais. Allons à Dieu sans réserve, vous dans votre grande voie et moi dans la sainte abjection et la pureté d’amour où ce saint Père m’a assuré que j’étais appelée. Aidez-moi pour l’amour de Jésus et me portez à Dieu puisque notre s [ain] te amitié nous y oblige. Je ne vous mande point les particularités de cette triste mort, je ne les ai point encore reçues. Frère Jean me les enverra et je vous en ferai part. Hélas, très cher Frère, si vous y eussiez été, quelle satisfaction pour moi ! Je me soumets à l’ordre de mon Dieu et nous supplie de nous faire part de tout ce que vous avez de lui : ne craignons plus de faire imprimer ses écrits, envoyez-m’en afin que j’y fasse travailler et que je reçoive par la lecture d’iceux la grâce de son esprit, à Dieu, je demeure en la douleur dans l’agrément du bon plaisir de mon Dieu et je suis en son saint amour,
M., etc.
Très cher Frère, si vous voyez les pleurs et les gémissements de [102] toute notre communauté, cela vous ferait compassion. Jamais mort n’a fait si douloureux effet en mon âme. Nous faisons faire beaucoup de prières et communions pour lui. Nous fîmes hier son service et aujourd’hui on a dit trois messes pour lui. Encore que je le tiens saint je ne laisse de faire prier. On m’a dit qu’il avait voulu mourir comme un pécheur dans un grand sentiment d’abjection. Je vous écrirai le reste.
Vive l’anéantissement sacré de mon Dieu ! Par la lecture de votre lettre, j’ai appris que notre cher Père avait quitté la terre pour aller au ciel. J’eus une grande émotion de cœur qui me continua le long du jour (c’était le dimanche de Quasimodo). Cette émotion contenait en soi une grande ardeur d’esprit, qui brisait quasi les forces du corps. L’espérance, la réjouissance de sa béatitude emportait le dessus sur la tristesse. Au commencement de l’office des morts, je fus outré de nouveau d’une grande tristesse, mais l’intime complaisance au vouloir de ce grand Dieu ne permit point que les larmes coulassent. Il me semblait que mon âme se fondait en dilection du bon plaisir de Dieu. Étant en oraison après Vêpres, il me fut montré comme dans une nuée assez claire, que la perte que nous avons faite se trouvait dans le ciel, qu’on ne pouvait pas dire en vérité l’avoir perdu, que les pertes que l’on fait en Dieu se retrouvent pleinement en Lui.
Vous savez, ma très Chère Mère, combien j’ai perdu, parlant humainement, néanmoins il n’était pas en mon pouvoir d’en faire le sacrifice à ce Dieu d’amour, parce que mon vouloir était tout anéanti dans le vouloir divin. Je ne saurais dire, ma très Chère Mère, l’occupation de mon esprit tout ce jour-là. J’aime autant en béatitude, et même davantage que l’assistance que j’en recevais lorsqu’il était en terre. Il nous peut beaucoup plus servir en ces hauts lieux qu’en cette vallée de larmes. Je suis bien plus près de lui à présent que lorsqu’il était vivant à Paris, parce que nous le trouvons en Dieu.
Il faut que je vous dise, ma Chère Mère, qu’un peu avant la mort, une nuit en dormant il me semblait voir un religieux de l’ordre de Saint-François, grandement vénérable, qui me parlait de Dieu et des choses de la perfection avec beaucoup de dilection pour moi. La nuit suivante, je vis le même religieux dans un lieu où il y avait une grande assemblée de peuple, entre autres vous y étiez, Chère Mère, et notre Mère Prieure et une religieuse. Ce digne religieux était un peu éloigné de nous et tenait dessous ses pieds un serpent et beaucoup de bêtes venimeuses qui dans mon esprit représentaient le diable, la chair et le monde. Les ayant ainsi subjuguées, il s’en alla avec grande vitesse et agilité dans un lieu très haut et délicieux. Étant dans ce lieu délectable, il regardait toute l’assistance avec une grande douceur. Qu’est ceci, disais-je en moi-même ? Ne serait-ce point le Père Chrysostome qui s’en ira bientôt à Dieu ? Ma Chère Mère, je vous dis ceci en simplicité, et je n’y fais aucun fondement.
J’avais écrit sept ou huit articles pour lui envoyer, cependant le ciel nous a ravi cette belle âme tant illuminée de l’esprit de Dieu. Il ne le faut plus chercher sur la terre, mais au ciel, à la source des fontaines de lumière. Ne croyez pas, ma très Chère Mère, qu’il vous ai laissée orpheline, non, non, il nous sera propice au ciel. Réjouissons-nous donc de qui a tant été blessé par intime amour de son Dieu, est à présent jouissante et non plus souffrante. Celui qui a tant envoyé de soupirs et de respirs au ciel, par intime adhérence d’aimer intimement son Dieu, est enivrée des plénitudes des réjouissances éternelles. Désirons infiniment, ma très Chère Mère, qu’il nous obtienne la grâce d’être vraiment passive au milieu des bourrasques et évènements fâcheux de la vie. C’est là où bute mon esprit. C’est la source d’humilité d’être passive aux pieds de Dieu. C’est la royale demeure de la Captive de l’éternel Amour. Obtenez-moi cette grâce du ciel. Et que la puissante vertu de Jésus nous attire à l’anéantissement saint et sacré. C’est là où je vous embrasse très cordialement, et où je suis. Votre.
Un Dieu et rien de plus ! Monsieur476, Je vous écrivis le jour de l’enterrement de notre saint Père et vous mandai mes tristes sentiments. Le lendemain, le beau Père Elzéar son cher parent nous vint voir et nous fit le récit de tous les accidents de sa mort et quelque chose de sa sainte vie qui nous fit verser beaucoup de larmes, et pour mon particulier, sans un recours de notre Bon Dieu, cette mort m’était étrangement rude. Je vous mandais comme j’avais eu le sentiment de prier pour lui mourant et comme je le voyais en Dieu sans me distraire même de mes oraisons. Je ne sais si ce bon Père qui se chargea de notre lettre vous l’aura fait tenir ou s’il l’aura point réservée pour vous la donner en mains propres, d’autant qu’il est parti pour vous aller voir et se consoler avec vous. Je m’étais délibérée de vous écrire amplement tout ce que j’avais appris de sa mort, mais ce bon Père vous dira toutes choses.
La sainte abjection l’a accompagné à la vie et à la mort et même après la mort, il est demeuré abject dans l’esprit de quelques-uns de l’ordre. Frère Jean [Aumont] m’a mandé ceci et dit qu’il ne faut point réveiller sa mémoire dans leur maison pour le respect de quatre ou cinq. O. Dieu de puissance infinie, laisserez-vous un saint dans l’anéantissement ? Frère Jean vous prie de ne rien écrire au Provincial et moi, je pensais qu’il ne serait pas bon d’employer Madame de Brienne pour demander les écrits de ce saint Père. Qu’en dîtes-vous ? On ne l’oserait refuser. J’ai bien de l’appréhension qu’on ne les brûle, car ils sont entre les mains de ses persécuteurs. Songeons au moyen de les retirer, je vous supplie : vous verrez avec le bon Père Elzéar ce qu’il faudra faire. Le Provincial lui donne quelque espérance, mais je crois que c’est un amusement et il paraît tel. Nous n’avons que ses écrits qui nous puissent imprimer la sainteté de sa vie et les maximes de la haute perfection qu’il concevait.
Très Cher Frère, les vôtres du 28 de Mars que je reçus ces jours passés ont fortifié mon âme dans la perte de son support. J’adore et j’aime avec vous l’ordre de la divine Providence et je demeure plus que jamais abandonnée à sa sainte et aimable conduite. Votre humilité vous a fait dire ce que vous ne devez penser, mon très cher Frère, pour moi qui suis la faiblesse et la pauvreté même, il m’est permis de recourir à vous, et notre saint Père me l’a ainsi ordonné en ma dernière visite, de sorte que vous serez désormais et mon Père et mon Frère très cher, espérant que le saint amour qui nous unit vous donnera assez de charité pour me donner secours. Vous aurez pitié de mon ignorance pour la gloire de notre Bon Dieu. J’espère ce bien de vous, Très Cher Frère, et un surcroît de charité pour me porter à Dieu en pureté d’amour où notre saint Père m’a très souvent dit que j’étais appelée.
Hélas, sa bonté fut si grande la dernière fois qu’il a été ici ! Et il me racontait ses peines avec une confiance qui me donnait grande confusion, et parlant de ses grandes persécutions, il me dit ces paroles : la conscience ne me reprend d’aucune infidélité qui me soit connue en ces souffrances-là. Je crois avoir fait selon que la grâce voulait que je fasse. Paroles qui m’ont demeuré imprimées et jetée dans l’admiration de la pureté de son âme en des rencontres si fâcheuses, car je le voyais encore à la veille de souffrir beaucoup d’importunités de la part des religieuses. Je crois que le bon Père Elzéar vous dira tout cela.
Je finis mon très Cher Frère en vous disant que nous avons perdu en terre un ange et une des plus grandes lumières de l’Église, mais puisque notre bon Seigneur l’a voulu ainsi, qu’il en soit glorifié à jamais. Amen. Je n’ai pu écrire à notre très Cher Rocquelay, ni à notre très Chère Sœur la Mère Supérieure. Je vous supplie de les assurer de ce que je leur suis au saint amour, et vous, mon bon et très Cher Frère, soyons-nous dans le même saint amour tout ce que notre saint Père nous a commandé d’être fidèles, sincères et vraiment unis en Jésus et sa Sainte Mère. Ne changez pas, je vous supplie, quoique mes misères vous en peuvent faire avoir très justement le dessein. Pour moi, je mourrai dans la qualité que le saint amour m’a donnée à votre égard, de très fidèle, mais aussi très pauvre et très indigne sœur pour jamais, Monsieur, votre, etc.
À la Mère Jourdaine de Bernières, Supérieure des Ursulines de Caen477.
Puisque notre joie et notre plaisir doivent être dans les volontés de notre bon Dieu, je me soumets à tout ce qu’il lui plaira nous envoyer, sacrifiant sans réserve tous mes intérêts et même le progrès de ma perfection afin de me rendre conforme aux sentiments de notre très digne Frère Jean de Bernières, que vous avez pris la peine de m’exprimer pour ma consolation. Je voudrais vous pouvoir dire combien la mort de notre très saint Père Jean Chrysostome me dépouille des créatures. Il me semble que je n’ai plus de secours en terre et que je me dois désormais toute renfermer dans Dieu, où je trouverai celui qu’il a retiré de la terre pour l’abîmer dans l’éternité de son divin amour. Je vois néanmoins que mon dénuement n’est pas entier puisqu’il me reste la chère consolation d’écrire à notre cher Frère et de recevoir ses avis et les vôtres. Notre saint Père nous a instamment recommandé la communication avec grande franchise : ce sont ses dernières paroles que j’observerai toute ma vie à votre endroit et celui de nos deux bons frères. Ce fut l’avis qu’il me donna pour, après sa mort, conserver entre nous son esprit et ses hautes maximes de perfection qu’il nous enseignait de pratiquer. Je suis très aise que l’on vous écrivit sa mort. Le bon Père Elzéar, son bon parent, nous vint voir et se chargea de nos lettres qui vous exprimaient quelque peu de ma douleur. Je ne sais si vous l’avez reçu. Quoi qu’il en soit, ne vous mettez pas en peine de ma santé. Elle sera toujours bonne lorsque je ne désisterai point de me rendre à Dieu. J’écrivis ces jours passés à notre très Cher Frère où je lui mandais que notre saint Père demeurait toujours en abjection dans l’esprit de quelques-uns de leur maison, et Frère Jean m’a mandé qu’il n’en faut point parler.
J’avais prié Monsieur de N. de faire effort pour nous avoir quelques-uns de ses écrits, mais particulièrement celui des attributs divins. Il les a demandés avec trop peu de ferveur et, comme le Provincial lui demandait s’il les voulait voir et lire, j’en fus fâchée, car s’il les eût pris pour quinze jours, je les aurais fait copier. Je vois bien que ce bon M. n’était pas un de ses fidèles enfants. Il faut néanmoins que je fasse un second effort pour les avoir, mais j’attendrai l’avis de notre bon Frère auquel j’ai écrit de ceci. Le Révérend Père Elzéar vous fera bien mieux que moi le récit de la mort de notre digne Père. Je crois qu’il est présentement à Caen.
J’espère être demain ou après sur le tombeau de notre saint Père où certainement je verserai beaucoup de larmes. Je me souviendrai de vous, ma très Chère Sœur, car j’ai une grande confiance à ses prières et, depuis sa mort, j’ai reçu beaucoup de miséricordes et grâces très particulières. Je le prie en mes oraisons et je m’en trouve bien. Frère Jean désire de nous voir. J’apprendrai encore quelque chose de lui. J’ai demandé quelque chose pour conserver comme relique, mais je n’ai pas été digne d’obtenir ce que je désirais. Un peu avant sa mort, il m’avait donné sa petite ceinture de fer qu’il a portée beaucoup d’années. Je la garde bien chèrement et duquel je voulais vous en écrire et à notre cher Frère, mais j’attendais encore pour voir si ma disposition est solide. Je demanderai à notre bon Père pour vous ce que vous m’ordonnez et je vous supplie de lui demander pour moi qu’Il soit tout en toutes choses et que le trait que sa miséricorde me fait quelquefois ressentir arrive à son effet. Dites, s’il vous plaît, à notre cher Frère que celle que vous m’avez écrite de sa part a fait, ce me semble, de très bons effets en moi et fortifie beaucoup mes pensées. Je ne l’avais point encore reçue lorsque je lui écrivis. Je le supplie humblement, et vous aussi, ma très chère Sœur, de m’écrire quelquefois ses sentiments et les vôtres, car nous avons été sous la direction d’un même esprit. Cela sert beaucoup pour nous y conserver. Je vous demande, et à lui, cette grâce, sans toutefois me retirer de l’humble soumission que je veux avoir à l’ordre de notre bon Dieu pour toutes les privations qu’il lui plaira me faire ressentir. C’est à ce coup que je me délaisse à lui, à sa toute-puissance et à son saint Amour, sans vouloir plus rien autre chose que son divin bon plaisir en la manière qu’il lui plaira. C’est ici que tous désirs sont consommés et même les vues de perfection, pour se laisser perdre dans Dieu, prenant ses délices en ce qu’il est en Lui-même et qu’il veut être en nous pour l’éternité. Ces paroles ne sont pas capables d’exprimer ce que je veux dire, mais vous entendrez bien que l’esprit en conçoit infiniment davantage que la parole n’en dit. Adieu, ma très honorée et très chère Sœur. Je vous supplie d’assurer nos bons frères de notre souvenir et de notre affection. Lorsque je vous écris, j’entends parler à tous deux, car je ne puis présentement beaucoup écrire. Ma disposition souffre quelque peine à cela sinon quelquefois que l’esprit est moins occupé. Si j’écris aussi à l’un des deux, vous y prendrez, s’il vous plaît, votre part et m’excuserez si je procède si librement à votre endroit. Je ne puis agir autrement. À Dieu, Jésus vous soit toutes choses pour jamais ! Je suis en son saint amour… »
Paix et amour478 ! Monsieur, Je vous écris la présente à Paris, dans la chambre que notre saint Père nous traita479 huit jours entiers. Au reste, je ne sais comme vous parler de tout ce que j’aurais à vous dire. Toute la Connaissance de ce saint homme qui sont dans ce quartier viennent pleurer auprès de nous. Chacun en parle comme d’un saint. Madame de Brienne480 m’en a témoigné d’extrêmes sentiments et chacun envie le bonheur que nous avons possédé de l’avoir neuf ou dix jours avant sa mort.
J’ai parlé au bon Frère Jean, lequel m’a priée de vous dire que vous l’excusiez s’il ne vous écrit point481. Vous savez combien il vous est acquis, mais il ne peut faire davantage. Il est tellement observé qu’à peine lui peux-je dire deux mots. La divine Providence le tient dans quelque humiliation de la part de quelques-uns de son couvent. Nous avons parlé de notre saint Père, non tant que je voudrais, mais autant que j’ai pu à la dérobée pour savoir les sentiments qu’il avait de lui. Il me dit qu’aux premiers jours de sa mort, il avait résolu de lui donner un an entier le mérite de toutes ses actions, mais qu’il n’a pu persévérer et qu’au lieu de prier pour lui, il se sent porté de le mettre au nombre de ses bons protecteurs. Je fus extrêmement consolée de l’entendre, d’autant [89] que j’avais eu ce même sentiment la nuit de son enterrement, mais je ne le voulus pas publier.
J’en dis néanmoins deux mots au révérend Père Elzéar et depuis ce temps que je vis, ce me semble, à une heure après minuit que je fus éveillée en sursaut comme ce digne Père était absorbé dans Dieu, mais d’une manière ineffable et qui me donne de la joie de son bonheur. Je le vis d’une telle sorte qu’il ne me passe point de l’esprit et tout présentement, j’en ai la même idée. Je suis tous les jours sur un tombeau et je ne l’y peux trouver. Il m’est impossible de le trouver qu’en la manière que je l’ai vu, laquelle m’est si douce et pleine de paix qu’il me semble qu’il augmente mon oraison. Voici la copie que notre bonne Mère Benoîte m’a écrite qui me confirme dans ma croyance. Je n’en ai parlé à personne qu’à ce bon Père. Vous savez que ce ne sont choses à publier s’il n’y va de la gloire de Dieu en la glorification de son saint Nom. Vous m’en direz votre sentiment. De plus, je suis capable d’être trompée et je le mérite pour mes grandes infidélités. Je suis dans l’impatience d’apprendre de vos nouvelles et de la sainte âme de Constance. Il n’est pas que notre Seigneur ne nous ait manifesté quelque chose, vu que ce saint Père vous aimait plus chèrement que tout le reste de ses enfants. Je vous supplie de m’écrire bien promptement, sans me faire davantage souffrir de mon désir. Mon très cher Frère, parlez à votre pauvre, mais bien intime et fidèle sœur482 et me dites ce que vous avez [90] appris, si vous ne le pouvez. Notre bon Frère Rocquelay ou notre chère Sœur en prendra bien la peine pour Dieu.
Je tente toutes les fortunes et voies possibles pour tirer quelque chose de si dignes écrits, mais c’est temps perdu que d’y faire effort. Le Père provincial et les autres ont arrêté et protesté que jamais ils ne laisseront sortir d’entre leurs mains ces écrits sans être corrigés d’un esprit conforme à leurs sentiments et disent qu’ils sont tout pleins d’erreurs483. Cela me touche sensiblement et me fait voir qu’à moins que d’un miracle ils ne cèderont rien et nous sommes en danger de tout perdre. La privation de ces écrits m’est à présent plus sensible que sa mort. Je me sens si obligée de me remplir de son esprit et de ses maximes que je recherche avec diligence tout ce que j’en peux avoir, et je vous supplie de m’y aider, car vous avez beaucoup de pouvoir. Le bon Frère Jean a défense de parler des particularités de la vie de ce saint Père et je n’oserais en écrire aucune chose, ni même rejeter ses merveilleuses fidélités. Cela n’est-il pas étrange ? Il en faut parler si discrètement dans son couvent que cela me fait peine. Mon Dieu, glorifiez votre saint. C’est la prière que je vous fais pour lui. J’ai parlé à un peintre pour son tableau. Il fait comme il me l’a promis. Je m’en retourne à Saint-Maur samedi. Je pensais passer outre, mais notre bonne Mère est tombée malade et il faut que je retourne promptement. Je la recommande à vos saintes prières et me recommande bien affectueusement aux saintes prières de notre bon Frère484 et de notre très chère Sœur. Je vous supplie de me donner de vos nouvelles et de me croire au Saint Amour pour jamais, solitude, oraison, abjection, pur amour à Dieu. Souvenez-vous de ma misère, Monsieur, votre, etc.
À Monsieur de Bernières, le samedi 11 mai 1647.485
Monsieur, je vous supplie et conjure pour l’amour de notre bon Seigneur Jésus-Christ que vous me donniez conseil en cette occasion si importante ou j’ai besoin de votre secours touchant l’affaire de Madame de Mouy. Notre bonne Mère remet le tout à mon choix et me mande que je fasse ce que nous trouverons être plus à la gloire de Dieu et que je prenne le consentement de nos sœurs Dorothée de sainte Gertrude et Angélique de la Nativité.
La première se rend dans une Sainte la différence, l’autre y répugne beaucoup et pour mon particulier je continue dans la disposition que vous savez. La charge de supériorité m’est quasi insupportable et n’était l’ordre de Dieu qui l’établit elle me serait répugnante au dernier point, mais quoi ! Mon malheur est si grand que cette croix environne, car si je demeure je la ressens.
Notre communauté me mande qu’elle ne s’arrête que pour ce sujet ; ici, j’en porte déjà une assez lourde pièce par avance ; si je m’en vais (à Caen), c’est pour le même emploi selon que vous et Monsieur de Barbery m’avez mandé. Que faut-il faire au milieu de mes précipices ? Car il s’agit de faire un choix. Et pour l’amour que vous portez à Jésus-Christ et pour le respect de sa gloire et l’amour qu’il vous porte, choisissez pour moi ce qui est plus de Dieu et je m’y arrêterai sans vaciller davantage.
Je vous demande cette grâce par charité, c’est un bien que vous ferez à mon âme, laquelle vous en aura des infinies obligations. Dites-moi donc ce que je dois faire, mais je vous prie que vous me donniez réponse promptement, car je n’ai que cinq ou six jours pour donner une dernière résolution. Le conseil que vous me donnerez en cette rencontre me sera d’une très grande consolation. Donnez-le-moi donc pour l’amour de notre bon Seigneur le plus promptement qu’il vous sera possible. Voyez avec notre bonne Mère Supérieure et Monsieur Rocquelay ce que notre Seigneur veut de son esclave. Je suis prête à tout. Le refuge d’ici subsistera sans nous.
Notre Communauté de Lorraine est en très grande nécessité d’argent à raison qu’elle a fait réparer les ruines de notre maison. Il leur faut par nécessité six ou sept cents livres et elles n’ont espérance qu’en ce refuge et je ne le vois pas capable de leur donner cette somme, car il faut nourrir les religieuses qui y sont. Voilà ce que je vous puis dire dans le peu de loisir que j’ai pour vous écrire les présentes, la poste me presse, car elle partira bientôt.
Réponse pour l’amour de Dieu en toute diligence s’il est possible. Si vous me privez de votre conseil je ne sais ce que je ferais, car je n’ai que vous seul qui me puisse assister en cette affaire et plut à Dieu que la bonne âme de C… [Coutances, Marie des Vallées] vous eut dit son sentiment. J’attends le vôtre, auquel je m’arrêterai comme à la divine volonté en l’amour de laquelle je suis Monsieur votre, etc.
Dieu seul486/M./J’ai reçu deux de vos lettres, la première du 19 d’avril et la seconde du 3 mai487. Notre Révérende Mère Prieure me les envoya de Paris où j’étais pour lors et où je tentais les moyens d’arracher quelques écrits discrètement, partant des mains du Père Provincial, mais j’appris avec douleur qu’il avait protesté de n’en laisser sortir aucun (écrit) de leurs mains quoiqu’on puisse faire et, lorsque vous m’avez mandé que vous étiez quasi assuré de les avoir, j’ai eu très grande difficulté de le croire. Je vois néanmoins par les vôtres dernières que vous en avez été refusé. Voilà une très grande perte que nous faisons dans la privation des choses dignes et précieuses, comme j’estime ses écrits. Il y a plusieurs contradictions sur iceux et par malheur on les fait examiner par des savants du temps qui ne comprennent rien à son divin style. Ils se sont extrêmement choqués sur ce mot de désoccupation et ont très grand regret que le premier petit traité qu’il en a fait est imprimé. Après qu’ils auront fait corriger ses écrits à leur mode, peut-être qu’ils les feront imprimer selon les paroles du Provincial. Si je ne regardais en cela l’ordre de notre bon Seigneur, j’en aurais de très sensibles déplaisirs et ne me pourrais empêcher de blâmer leurs procédés, mais il faut se soumettre et espérer que sa bonté infinie ne permettra point qu’une œuvre si sainte que les traités de [85] ce saint Père soient ensevelis dans les ténèbres et je vais prier pour cela.
Le bon Père Elzéar vous a dit ce que je ne vous avais point écrit. Je n’en suis point fâchée puisque nous n’avons qu’un Cœur en Jésus-Christ. Je vous confesse que depuis ce temps-là, il m’a été impossible de me le pouvoir imaginer en terre et même étant sur son tombeau, je ne l’y trouvais point, mais toujours dedans Dieu en la manière qu’il lui avait plu m’en donner la pensée et cette vue me tenait beaucoup plus intimement à la pureté du saint amour, ce me semble. Les vôtres dernières m’ont extrêmement réjouie de voir le secours que tous ses enfants reçoivent de sa bonté et de son assistance. J’ai fait cette expérience depuis l’instant de sa mort et j’assurerais volontiers qu’il m’a fait changer de disposition. Le dimanche de Quasimodo, j’ai reçu un effet de la miséricorde de Dieu assez particulier pour moi, eu égard à mes indignités voulant participer à l’esprit de ce saint Père, il me semblait que Jésus-Christ me remplissait du sien propre et ceci fit d’assez bons effets, selon qu’il me semble. Il se passe en moi ce que je ne puis dire. Je me trouve changée, mais non pas encore au point que j’espère de l’être. Tous les jours, je me sens de nouveau fortifiée pour aller à Dieu dans la pureté de ses voies et par son propre esprit, je me trouve plus forte et plus abandonnée à Dieu avec quel qu’autre disposition que moi-même je ne comprends pas et que je ne saurais dire. Ne pensez pas pourtant que ce soit de grandes choses, nenni, car ma grâce est petite, mais telle qu’elle est, je suis si amoureuse que je me veux rendre [86] à mon Dieu selon toute l’étendue d’icelle par le secours divin et l’assistance de notre saint Père et de vos prières mon très cher Frère.
Je vous supplie, ne pensez pas que je fasse voyage où vous me mandez ni que j’accepte aucune offre ni de Monsieur de B488. ni d’autre qu’on me fait. Jésus pauvre souffrant et abject est à présent l’amour de mon cœur, et celui qui me retiendra dans l’anéantissement. J’ai une grande répugnance d’être dans l’idée des créatures. Je vois plus que jamais que je n’en dois rien attendre ni espérer et c’est la leçon de notre saint Père.
Indépendance suprême de toutes créatures
Mépris actif et passif de toutes créatures
Souffrance sans consolation dans une créature
Il faut que je tâche de pratiquer selon ma petite grâce ce que je pourrai de cette divine leçon.
Pour ce qui est de son portrait j’y tiendrai la main, au reste avant que je finisse il faut, nonobstant que je sois pressée, que je vous dise que le bon frère Jean [Aumont]489 est envoyé en exil depuis mardi matin qu’il sortit de Paris. Il m’écrivit un petit billet avant son départ qui m’a touché, me disant après m’avoir fait ses adieux, que notre Connaissance lui met une croix sur le cœur et sur ses épaules la plus grande qu’il n’ait jamais eue et qu’il ne puisse jamais recevoir. Que vous dire cela. Voilà un sujet d’extrême [87] humiliation pour moi et je ne sais comme il l’entend. Il ne manquera pas de vous voir en passant. Il s’en va à l’Aigle. Je ne manquerai pas de vous envoyer tout ce que je pourrai apprendre de notre s. Père, je vous supplie de faire de même de votre part.
Je pensais écrire au bon père Elzéar, mais je me trouve empêchée par mon peu de loisir et que la personne qui porte nos lettres au poste va partir. Je vous supplie et conjure par le saint amour de Jésus de lui écrire un petit mot pour moi et lui recommander d’avoir soin de mes misères avec cette sainte âme au nom de notre bon Seigneur. Faites-moi cette grâce, mon besoin est grand, d’autant que je suis plus obligée que jamais de me rendre purement à Dieu, je vous demande cette grâce par la sainte amitié que Dieu nous donne l’un pour l’autre en son saint-amour et m’en faites savoir des nouvelles, me faisant aussi part de tout ce que vous apprenez de si admirable. J’attends tous les jours de votre bonté ses écrits que vous m’aviez promis, je vous supplie pour l’amour de Dieu de me les envoyer au plus tôt. À Dieu que notre cher frère a, et notre très aimée sœur, soient assurés de notre souvenir devant Celui au saint-amour duquel je leur suis dévoué,/M. /Votre, etc.
Dieu seul/M./Je vous fais490 seulement un petit mot pour vous assurer que j’ai envoyé promptement votre mémoire à Monsieur de saint-Firmin, mais sa réponse est encore entre ses mains et je suis marrie que sa diligence n’a été conforme au désir que j’avais de vous le renvoyer au premier poste. Il faut encore un peu de patience. Vous voyez combien je suis peu fortunée à vous rendre quelque petit service. J’y tiendrai la main. Je ne puis écrire au révérend Père Elzéar sans avoir où j’adresserai mes lettres. Je vous supplie me le mander et si vous avez reçu les dernières que je vous ai écrites. La lettre de ce bon Père m’a fort consolée et animée à une plus haute estime de la sainte abjection de notre saint Père491. Si par hasard il est encore avec vous, je vous supplie l’en assurer et lui demander où je dois adresser mes lettres lorsque je lui écrirai. À Dieu en Dieu, je salue au saint amour notre cher frère492 et notre chère Sœur493. Je suis, Monsieur, votre, etc.
Amour, pureté et abjection/M. /Ce mot494 que je vous écris n’est qu’en hâte, pour seulement vous assurer que j’ai reçu les vôtres la veille de la fête du très saint sacrement, sur laquelle j’aurais encore à vous entretenir, mais le voyage de notre Mère étant sur le point d’être exécuté, j’en suis un peu occupée, soit en l’aidant à faire son petit paquet et en choses semblables. Je prendrai le loisir de vous écrire amplement si notre bon Seigneur me le permet et vous réciterai les misères et pauvretés de mon âme, mais en attendant que je reçoive cette consolation, commencez de bonne sorte à me recommander à notre bon Dieu et sachez, mon très cher Frère, que je demeure dans l’embarras au lieu d’entrer dans la retraite. Je crains beaucoup d’être infidèle à mon Dieu. Je sens bien que sa miséricorde est extrême en mon endroit, mais mon orgueil et ma lâcheté me feront périr si quelque bonne âme ne prie pour moi. Je vous conjure par le saint amour de vous en souvenir. Je fais la même prière à notre très cher frère Monsieur R [ocquelay] et à notre très honorée Sœur [Jourdaine], la Mère Supérieure [des Ursulines Michelle Mangon]. Ayez pitié de ma faiblesse et me fortifiez de votre secours aux pieds de Dieu et de notre saint Père. Je vous plains dans l’embarras où vous êtes. Dieu tout bon vous veuille ouvrir la porte de son divin repos. À Dieu, je suis en son saint amour,/M./Votre, etc.
Le jour de la Saint Jean [Baptiste], qui est la fête de notre très cher frère duquel j’ai eu un souvenir très particulier495. Dieu seul ! Monsieur, Jésus nous soit uniquement toutes choses à jamais ! Je me réserve de vous écrire après le départ de notre chère Mère où j’espère avoir plus de loisir qu’à présent. Cependant votre bonté m’oblige de vous écrire ce mot pour vous assurer que j’ai reçu les deux livres que notre très cher Frère [Bernières] nous envoie (par votre bon voisin). Je l’en remercie de tout mon cœur et vous aussi. C’est pour une bonne demoiselle de nos bienfaitrices qui nous les a demandés très instamment. Vous nous avez obligée extrêmement. Je [ne] prétends point vous entretenir par la présente. Je me réserve à vous raconter mes dépouillements qui semblent s’accroître tous les jours, mais d’une manière que je ne sais si je vous la pourrai dire. Je vous supplie de dire à notre très cher et très bon Frère que s’il veut faire imprimer quelque écrit de notre bienheureux Père [Chrysostome)] que monsieur le Curé de Saint-Jean en Grève à Paris me promet telle approbation que je voudrais pour les écrits de ce digne personnage. Que notre cher Frère voie s’il est à propos de faire imprimer la sainte abjection496. Une autre personne s’offre à payer les frais qu’il y faudra faire. Je suis dans l’attente de deux témoignages de deux bons prêtres, grands serviteurs de Dieu, qui ont eu connaissance particulière de la béatitude de notre saint Père. Je vous les enverrai si notre Seigneur me rend digne de les posséder. J’ai vu son portrait. On me l’apporta jeudi dernier, mais il a si peu de ressemblance à son original que j’ai prié le peintre d’en faire un autre. Je lui ai dit les défauts que j’y trouvais. Il m’a promis d’y travailler au bref. La vue de son image quoique mal faite m’a extrêmement touchée et causé de si grands respects que s’il eût été bien naturel, je me fusse jetée en terre pour le révérer et le baiser dans un grand sentiment d’humilité, mais il avait si peu de rapport que s’il ne m’eût assuré qu’il l’avait (peint) pour représenter ce saint Père, je ne l’aurais jamais pris pour cela. Notre bonne Mère partira mardi ou mercredi au plus tard. Je vous supplie de prier Dieu pour elle et pour moi qui demeure dans un tracas dont je suis très incapable. J’espère d’une merveilleuse sorte à Jésus. Sans cela, je mourrais de douleur. À Dieu, mes très chers frères et notre très Sœur, je vous donne tous trois à Jésus, l’unique tout de nos cœurs. Je le supplie qu’il vous augmente l’ardeur de mon divin amour pour l’extrême charité que vous me faites de me transcrire la sainte abjection [du P. Chrysostome]. Si vous saviez le plaisir que vous me faites et combien mon âme vous en sera obligée, vous auriez de la satisfaction dans la peine que vous prenez à ce travail. Notre bon Seigneur en sera glorifié, de cela, j’ose vous en assurer. Il faut dire en passant à notre cher frère que la mère sainte Appoline de Montmartre est de bonne sorte dans le rebut et abjection des créatures. Elle me l’écrit et mande qu’elle s’en trouve bien intérieurement. Il me semble que j’ai beaucoup de choses à vous mander pour un peu vous divertir ensemble, mais j’attendrai mon loisir s’il vous plaît. À Dieu donc ! Remerciez, je vous supplie, cet honnête homme qui m’a apporté exprès le paquet que vous m’avez envoyé. Jésus soit votre consommation ! Je suis en son saint amour, Monsieur, votre, etc.
Dieu, et vraiment il suffit/M./Il y a longtemps497 que je souhaite de vous écrire quelque chose de mes dispositions passées et présentes, mais je ne sais pas quelle capacité notre bon Seigneur me donnera de le faire. Il y a plus de quinze jours qu’il me tient dans une telle captivité et impuissance que je ne communique avec les créatures que par violence, et parce qu’il le faut. Je me suis mise en devoir de vous écrire dans ce grand silence que je ressentais, mais en vain, car ayant ma plume et mon papier en mains, il a fallu trois ou quatre fois les laisser, n’ayant pas même une pensée distincte de mon état, et néanmoins je désirais beaucoup de vous le communiquer et en tirer votre sentiment. Je vois bien que notre divin Seigneur ne le veut pas pour le présent puisqu’il me tient encore dans cette même impuissance, seulement je vous dirai en passant que notre bonne Mère est partie il y a huit jours et m’a laissée ici dans la sainte Providence. Je vous laisse à penser comme j’y suis, mon très cher Frère, dans une telle ignorance et incapacité de toutes choses que je ne sais de quelle façon je dois agir. Environ cinq jours avant le départ de cette bonne Mère, je fus abandonnée intérieurement au combat et les répugnances que je ressentais d’avoir à l’avenir quelque chose à démêler avec les créatures arrivèrent à tel point que mes nerfs et tout mon corps en recevaient violence durant lesquelles je faisais quasi sans relâche des [80] sacrifices, mais j’avoue quelquefois ils étaient bien faibles et une fois entre les autres, je pensais être submergée dans la douleur et la contrainte de m’opposer à ce voyage. Ceci me donna trois jours de bon exercice au bout desquels Dieu tout bon changea inopinément mon cœur et ma pensée par un amour vers son divin plaisir et je me trouve si fort dédiée, abandonnée et sacrifiée à icelui que mon cœur n’avait et ne pouvait, ce me semble, avoir d’autre respir en disant « À Dieu » à cette chère Mère et recevant ses derniers sentiments de tendresse et d’affection, mon esprit fut élevé et attiré par un esprit de puissance à Jésus-Christ et je demeurai immobile environ demi-heure sans application aucune à son éloignement et me disant le dernier « A Dieu » incontinent après la sainte communion, je demeurai de la sorte que dessus dans un recueillement et dans lequel il se passait, ce me semble, quelque chose que je ne puis exprimer, et je suis demeurée dans une sensibilité au regard de toutes choses. La vue des créatures ne m’afflige plus d’autant que je n’y suis appliquée que par l’ordre de mon Jésus qui tirera sa gloire et mon abjection par telle conservation. Je ne ressens plus de désirs et dirais, s’il m’était permis de parler ainsi, que je vois mon âme soulevée de terre, je veux dire, au-dessus de toutes les créatures, regardant le divin plaisir de Dieu quasi actuellement, se laissant tourner et retourner selon ses ordres, trouvant si beaux, si précieux et divins tous les desseins de son cœur que je ne saurais plus avoir de volonté que pour l’anéantir dans la sienne. Voilà un petit abrégé de ce que je comprends que je laisse à votre censure. Je vous supplie au saint amour de Jésus m’en dire [81] vos sentiments là-dessus. Je me sens portée d’aimer et respecter un certain état où l’âme est toute adhérente à son Dieu, le regardant par simple intelligence et demeurant ainsi exposée volontairement à l’ardeur de ses divines flammes pour lui donner lieu d’opérer la consommation dans la transformation qu’il fait de l’âme avec lui-même. En suite de toutes ses pensées, il me survient un désir de communier tous les jours autant qu’il me sera possible, ce que je ne ferai jamais que par votre avis, car je pense que vous connaissez mes misères et je prie Dieu du plus intime de mon cœur qu’il vous les fasse connaître telles que Sa Majesté adorable les connaît. Au reste, je ne sais si je dis vrai, mais il me semble qu’il y a du moins quelque chose de ceci et d’une certaine manière que mes termes ni mes paroles ne l’expriment point. C’est que je suis toute idiote. Ayez pitié de mes pauvretés et me prêtez secours pour aller à Dieu. Notre Père [Chrysostome] m’a ordonné d’avoir recours à votre charité et je vous demande l’aide que vous me devez par son saint amour, pour ne point tomber dans une infidélité qui ne se pourrait bonnement réparer. J’espère que votre bonté se souviendra de moi autant que Dieu tout bon vous le permettra. J’admire comme j’ai pu écrire la présente, assurément il y a de la Providence et je pense que Dieu tout bon le veut bien, le veut ainsi puisqu’il a permis que je vous dise deux mots sans savoir quasi ce que j’écrivais. Je me recommande à vos saintes prières. Si je ne vais à Dieu, je mérite un épouvantable châtiment. Rien à présent ne m’en empêche. Aidez-moi et priez pour moi qui suis,/M./, Votre…
Dieu et il suffit/Les vôtres498 m’ont beaucoup consolée, mais je l’eusse été incomparablement davantage si notre bon Seigneur m’eût trouvée digne d’entendre de votre charité un discours de plus longue haleine sur la sainteté [76] de cette vie dont vous êtes par la divine grâce présentement occupé. Hélas mon très cher frère que vous ai-je mandé touchant la sainte communion ? Croyez, je vous prie, que c’est une saillie de mon esprit qui sans l’avoir mûrement considéré a demandé l’accomplissement de ce qu’il désirait. J’espère que Dieu tout bon vous aura donné lumière. Je lui ai très intimement demandé et de vous faire connaître l’importance d’un tel désir. Je vous confesse que je n’avais point considéré beaucoup de choses que votre prudence m’a fait penser et surtout Mr notre confesseur qui n’en serait nullement capable, d’autant qu’il penche quasi entièrement dans les maximes de Monsieur Arnauld. Voilà déjà un point de conséquence. Secondement, quelques-unes de mes Sœurs en pourront prendre de grands étonnements, mais particulièrement celles qui n’entrent point dans la vie intérieure. Cela la pourrait choquer et lui donner peine. Toutefois pour ce point, je ne le puis assurer. C’est seulement une conjecture.
En troisième lieu, cela fait éclat.
Le quatrième : j’en suis tellement indigne que je n’ai point de termes pour vous exprimer ce que j’en ai conçu et c’est le sujet qui m’a obligée de prier Notre Seigneur qu’il vous fasse connaître ce que je suis et la fin de ce désir.
J’ai néanmoins résolu de vous obéir pour un mois et j’ai tâché d’en rendre capable Monsieur Gavroche notre confesseur. Je commençai le lendemain que j’ai reçu votre lettre qui était le 20 juillet, la fête du bienheureux Grégoire Lopez499. Je fus extrêmement aise [77] de me pouvoir donner à la puissance et à l’amour de Jésus Christ avec ce grand saint. Notre bienheureux Père [Chrysostome] m’a bien recommandé de l’aimer et de tâcher de l’imiter dans sa haute pureté. Il est vrai que la divine miséricorde m’a fait beaucoup de grâces, mais il faut que vous connaissiez mes infidélités aussi bien que les faveurs que je reçois de notre bon Seigneur. Elles sont extrêmes et la négligence que j’apporte à la grâce est un défaut épouvantable, car il me semble que mon esprit ne devrait plus être ni avoir vie qu’en Jésus-Christ. Je sens un grand désir d’user de la simplicité dont vous nous parlez dans les vôtres pour par icelles avoir moyen d’accomplir les conseils de notre bon Père, mais je vous supplie, avertissez-moi en toute franchise et liberté de ce que vous remarquerez être contraire à l’esprit de Jésus Christ. Vous ne pouvez refuser cette grâce sans offenser sa charité qu’il a mise en vous et qu’il prend plaisir d’y régner. C’est un grand bien d’être éloigné des créatures, même de celles qui nous sont utiles, comme vous dites. Mais, mon très cher Frère, il y a si peu de fond de vertu en moi que la moindre est souvent capable de me divertir. Je suis assez souvent touchée d’un intime désir d’en être entièrement éloignée et je trouve que mon esprit fait cette prière à son Dieu d’être anéantie dans toutes les créatures et que toutes les créatures soient anéanties en moi. Depuis la sortie de notre bonne Mère, je n’ai pas encore bien goûté la douceur [78] de ma solitude. J’ai eu beaucoup d’occupations et un peu de tracas qui m’aurait donné grande peine si l’état que je vous ai dépeint par mes dernières n’avait stabilié [affermi] mon esprit, car durant ce temps-là, rien ne me pouvait pénétrer, mais comme ses attraits ne durent pas toujours dans toutes leurs forces, il semble quelquefois qu’on ne les aperçoit quasi plus et alors, il faut être, comme je crois, bien fidèle et là où j’ai bien manqué. Mais si vous priez Dieu pour moi, il me donnera un nouveau courage et quelques secours dans mes nécessités. Je vous supplie encore une fois de bien penser à mes indignités avant que de me permettre de continuer davantage la ste communion. Je crois que vous êtes déjà tout inspiré de me l’interdire à raison de mes continuelles infidélités. Je n’en veux rien dire davantage. Je vais continuer à prier Dieu de vous donner son Saint-Esprit. À Dieu, notre très cher Frère. Jésus soit l’union de nos cœurs et notre consommation. Je suis en Lui,/M/Votre etc.
Mon Très cher Frère, Vos dernières toutes pleines d’onction m’ont infiniment consolé et m’ont fortifié de la créance que j’ai que Dieu vous veut tout à Lui sans réserve. Les faveurs qu’il commence à vous faire dans l’oraison sont sans doute surnaturelles et marquent que vous êtes appelé à une haute oraison500. Le recueillement des puissances501 qui vous est réservé par une affluence de tranquillité502 douceur, au-delà de ce que l’on peut s’imaginer, est plus qu’oraison de quiétude. Notre Seigneur n’a point de règles certaines en ses communications, donnant quelquefois les parfaites aux âmes les plus imparfaites, afin de leur faire voir en passant le bien dont il les mettra en possession, si elles demeurent fidèles au renoncement général de tout ce qui n’est point Lui503. Continuez donc, mon cher Frère à tout quitter et vous trouverez tout. Mourrez au monde et à vous-même, et infailliblement vous vivrez tout en don de Dieu. Que de bénédictions célestes suivent vos fidélités à ne point prêcher504, à ne point adhérer aux sentiments de vos proches, à contredire505 votre sensualité, à contredire le commerce des personnes qui ont l’esprit du monde ! J’admire les desseins de Dieu sur vous, qui ne vous fait tant de grâces que par sa pure bonté et non par vos dispositions précédentes. C’est pourquoi demeurez humble et reconnaissant, mais bien encouragé à suivre les voies de la grâce.
Quand vous serez ici, j’espère que votre feu m’échauffera et chauffera les froidures que les affaires ont fait en mon cœur506, qui vous assure pourtant des désirs qu’il a d’être tout à Dieu. Allons franc, très cher Frère, de compagnie à la perfection du divin Amour. Que rien ne nous empêche de faire cet heureux voyage, ni nos parents, ni nos amis, ni nos corps, ni nos biens. Nos bons Anges seulement nous sont nécessaires. Votre équipage se fera sans argent, sans crédit, sans amis, sans appui ; l’abjection, la pauvreté, les souffrances ne nous manquant point. Nous n’avons que faire d’être ensemble pour partir en même temps. Partez demain le jour de la Sainte Trinité. Je tâcherai de partir aussi. Nous nous rencontrerons bientôt au premier mauvais passage où nous aurons besoin l’un de l’autre. Ne vous fiez pas pourtant en moi. Car si je puis aller devant, je le ferai, et je n’appréhende point le contraire. Je chanterai souvent durant le chemin les cantiques du divin amour. « Mon Bien Aimé est à moi, et moi je suis à Lui507 » ; et plusieurs autres que la dilection sainte inspirera. Enfin, très cher Frère, aimons si fortement l’Amour que nous vivions et mourions d’Amour508.
Monsieur, J’ai reçu deux de vos très chères lettres. La première datée du 2 août qui me donnait des nouvelles d’une félicité éternelle par les réponses de la sainte âme [Marie des Vallées], m’auraient ravie hors de moi-même si la puissance de notre divin Jésus ne m’avait retenue en captivant tellement ma joie et la douce consolation que je pourrais prendre que je demeurais quelque temps dans une autre disposition, comme si mon âme eusse été élevée au-dessus de toute satisfaction et contentement même pour sa gloire sans voir autre chose que Dieu seul qui me devait suffire sans m’appuyer sur ce que lui-même en peut penser, peu de temps après relisant derechef votre chère lettre et m’arrêtant sur cette flèche d’amour cela fit en moi un effet d’anéantissement et d’admiration de la divine dignation de notre bon Seigneur, et je connus l’obligation que j’avais d’être fidèle, pour donner lieu au saint amour de produire en mon âme ses saints et purs effets. Je fus encore dans un autre étonnement de voir que Dieu tout bon vous avait donné une charité si grande pour nous que de vous souvenir de mes misères dans un temps où je pense que le divin amour faisait d’admirables opérations en vous puisque vous étiez dans la communication de ses divins secrets. Je remarque qu’au temps que vous pouvez posséder ce bonheur, je priais plusieurs jours de suite mon saint ange [P. Chrysostome] de faire prier cette sainte pour moi. Hélas, je ne pensais pas pour lors que vous deviez faire l’office de mon ange.
Cette charité si entière que vous m’avez rendue est un présage que vous devez encore faire d’autres puisque mon Seigneur vous fait expédier les commissions de mon bon ange. Je tiens pour certain qu’il veut que vous le soyez pour procurer en mon âme l’établissement de sa gloire. Cette parole a grand pouvoir de consoler (de mourir dans l’amour), mais si notre divin Jésus eut voulu dire mourir dans l’amour par l’amour, c’était le comble de mes désirs et ma consommation. J’ai honte de parler ainsi voyant l’impureté de mon âme et combien je suis indigne d’un regard de notre aimable Jésus, à plus forte raison d’être consommée par les pures flammes de son saint amour. Ce m’est trop de grâce qu’il me souffre dans mes abjections qui sont toujours extrêmes. Soyez certain, mon très cher Frère et mon cher ange, qu’il vous rendra bien au centuple le grand bien que vous m’avez procuré. Mon cœur s’en réjouit autant qu’il lui est possible sans intéresser son dénuement. Dieu tout bon vous le fait faire. J’espère qu’il l’en glorifiera. Il faut pourtant vous dire que tant que je tâche de vivre sans cet appui. Il produit néanmoins je ne sais quoi en mon âme qui m’oblige à une plus entière pratique de vertu, et me donne un certain sentiment de la manière qu’une âme destinée pour le ciel doit opérer, et qui doit être éternellement abîmée dans Jésus Christ. Ceci fait entrer l’âme dans une application plus ardente à cette union de Jésus et tendre à une plus haute pureté. Je vous obéis ponctuellement, car à même instant que j’eus lu ce précieux article, je me prosternais en terre dans un esprit d’amoureuse reconnaissance et d’anéantissement, et mon âme disait cela : peut-il bien être vrai mon pur et saint amour que vous m’ayez prédestinée ? Et comme la joie voulut avoir le dessus, alors je demeurais captive comme je vous ai dépeint ci-dessus. Mon ange et mon très cher Frère, je vous remercie très humblement et du plus intime de mon cœur du souvenir que Dieu tout bon vous a donné de moi. Il me semble que je sens un nouveau désir d’être plus fidèle que je n’ai été jusqu’à présent. Prêtez-moi toujours le secours de vos conseils et de vos saints avis et j’espère que par Jésus-Christ et vous, je vais à lui de toutes mes forces.
Il faut parler de nos communions. Voilà le mois passé que vous m’avez ordonné de communier journellement. Je vous dirai que j’ai été plus de six fois tentée de ne persévérer pas voyant les horribles indignités qui sont en moi et que mon âme est toute impure. La crainte me saisissait et puis la vue de votre commandement me fortifiait et me faisait communier. J’y ai porté quelque sécheresse dans le milieu et sur la fin plus d’amour et désir de fidélité dans la pure application de Dieu seul. Il m’a semblé que cet esprit de puissance dont autrefois je vous ai parlé dominait en moi présentement par une opération de simple adhérence et comme d’un total abandon. Voilà un petit abrégé de mes états. Si vous en désirez davantage pour mieux connaître mes indignités, je tâcherai de vous en écrire. Cependant je vais reprendre le train ordinaire de mes communions qui est de trois ou quatre fois la semaine environ, quelquefois moins attendant que vous me mandiez autre chose, car j’espère toujours que Dieu tout bon ne vous laissera point tromper et qu’il vous fera voir ce que je suis puisque mon orgueil et mon aveuglement est tel qu’il ne me permet point de vous le bien exprimer. Votre seconde lettre, mon très cher Frère, du 12 courant me convie à la communion fréquente. Permettez-moi de ne rien faire de plus que vous n’ayez reçu la présente et durant le temps que vous prendrez (sans vous incommoder) pour nous donner un mot de réponse. Je prierai le Saint Esprit qu’il vous illumine sur mes états et mes dispositions. Elles sont petites et bien abjectes, mais je me contente du divin plaisir de Jésus que s’il veut que je ne sois rien éternellement pour son divin plaisir je m’y soumets sans peine. Il me semble que je ne dois plus rien vouloir que pour lui. Je remercie un million de fois notre très honorée et chère Sœur [Jourdaine] de la peine qu’elle a pris de nous consoler et fortifier de ses lettres. Sa bonté m’excusera si je ne lui fais point de réponse aujourd’hui. Ce sera pour la première occasion. Je vous supplie de nous faire part de ce que la bonne âme [Marie des Vallées] a dit pour elle et pour vous et puis que vous voulez bien que nous soyons bien en Jésus Christ. Mettons toutes les pauvretés et les richesses des unes et des autres en commun. Je la salue au saint amour du plus intime de mon cœur. J’en dis autant à notre cher Frère R [ocquelay] auquel j’écrirai aussi es premières postes. Je vous supplie tous de prier pour moi. J’écrirai aujourd’hui au bon Frère Jean [Aumont] pour son affaire. J’ai été étonnée que votre résolution a été dans mon sentiment, et lequel je lui avais fait connaître il y a longtemps. Dites-nous comme va votre santé, je vous supplie. Notre bonne Mère est arrivée sans fortune, mais les fatigues de son voyage l’ont réduite malade… J’espère que Notre Seigneur la guérira. Adieu notre très cher Frère ! Votre, etc.
Ma très chère Sœur509, pauvres de toutes créatures, ne vivons que de Dieu purement en Dieu. Ce doit être à présent là notre principale occupation, puisque ce que nous possédions de plus cher en la terre est tellement en Dieu, qu’il sera éternellement une même chose avec Lui. Nous ne pouvons donc désormais être unis à ce cher père [Chrysostome] que nous ne soyons unis à Dieu. Et c’est ce qui nous doit faire estimer notre privation, puisqu’elle nous conduit à une si parfaite union510.xliv Les créatures durant qu’elles sont en la terre, quelques saintes qu’elles soient, peuvent causer quelque séparation de Dieu511. Et c’est pourquoi il ne faut s’y lier que dans le bon plaisir de Dieu512. Mais quand elles sont toutes abîmées en Dieu, c’est à dire dans l’état béatifique, elles ne peuvent produire en nous que ce qu’elles possèdent. Ce serait donc, ce me semble, très chères Sœur, un peu de faiblesse de lumière de nous plaindre de leur éloignement et quasi ne regarder les choses que dans les sens513. La perte des créatures nous doit être aimable, qui nous met dans l’heureuse nécessité de ne les trouver que dans le Créateur, et de nous faire perdre cette fâcheuse habitude de ne les rencontrer qu’en elles-mêmes. Ne croyons donc pas les sentiments de la nature et de notre amour propre qui pour nous divertir de la pureté de ce procédé, représente à notre esprit des raisons spécieuses d’avoir perdu l’appui de notre perfection et que nous ne trouverons plus de canal par où les grâces de Notre Seigneur découlent. Que c’est une chose très rare de rencontrer une conduite parfaite514 ! Il est vrai que ceux qui prennent les ruisseaux au lieu de la source peuvent souffrir beaucoup de déchet en de pareilles rencontres. Mais notre très cher père nous a appris que la pauvreté de toutes les créatures est l’unique disposition pour entrer dans la pureté du divin amour515.xlv Et partant, il nous a enseigné de n’avoir d’appui qu’en Dieu seul516, et il nous disposait ainsi imperceptiblement à sa perte517. J’avoue simplement, très chère Sœur que depuis sa mort je l’ai ressentie fort vivement. À présent que mon âme est plus tranquille, elle fait aussi un meilleur usage des pures lumières qu’il m’a communiquées. « Dieu suffit, me disait-il souvent, aimons Dieu et la croix, et quittons tout le reste. Amour, pureté, croix, il n’y a que cela nécessaire à l’âme. Et si notre fidélité est généreuse, je crois que choses grandes s’opéreront en nous, etc518. »
M./Ce petit mot n’est pas pour répondre aux vôtres très chères qui m’ont extrêmement consolée, mais seulement pour vous assurer que j’ai reçu les cahiers que votre bonté m’a envoyée. Mon Dieu, mon très cher frère, combien m’avez-vous obligée en cette action de charité que vous avez faite en mon endroit ? Je me réserve à vous en dire plus particulièrement mon sentiment. En attendant, prenez, s’il vous plaît, la peine de donner la ci-jointe à Madame Le Haguais fidèlement et en secret. Je vous écrirai au plus tôt. J’ai bien de quoi vous entretenir de notre bon Père et de notre cher Ange [Chrysostome et Bernières]. Priez Dieu pour moi de tout votre cœur. Je vous enverrai deux dispositions intérieures bien jolies. À Dieu, mon très cher Frère ! Que Jésus vous consomme de son divin amour et nous favorise d’une pauvreté suprême de toutes créatures, d’une souffrance sans consolation d’aucune créature ! Je vous fais part de ma leçon. Priez Dieu qu’il me donne un grand courage et une fidélité sans réserve. Je suis, M, Votre, etc.
M./Dieu seul et son divin plaisir soit notre éternelle suffisance ! Je vous supplie519 en son saint-amour de croire que je ne vous oublie point. J’avais hier520 un dessein et un mouvement tout particulier de vous écrire et de m’entretenir avec vous des admirables vertus de votre grand patron et surtout de son parfait dénuement, mais la sainte Providence ne m’en a pas trouvée digne. [74] Quelque occupation m’ayant ravi ce bonheur, j’ai tâché de le réparer aujourd’hui, nonobstant que je sois plus dans l’anéantissement et le silence. Je vous demande de vos nouvelles et comme vous vous portez tous trois. Votre silence est bien grand et je suis en soin si notre très cher Frère Mr de B [ernièrest a reçu nos lettres. Il me semble que vous et lui commencez d’abandonner votre pauvre Sœur pour la disposer à une privation bien plus grande dont elle est menacée521. Si notre bon Seigneur vous permet de nous écrire de vos nouvelles, je vous supplie, ne nous en privez pas plus longtemps. J’attends avec affection le traité de la sainte abjection de notre B. P. [Chrysostome]522. J’ai un imprimeur tout prêt qui désire avec passion de l’imprimer et deux excellents docteurs qui donneront leur approbation. Voyez si vous voulez prier Monsieur de Barbery d’y joindre la sienne. Si vous m’aviez donné la beauté divine, il y a longtemps que cela serait fait. Je vous supplie, que ce soit au plus tôt et me mandez, s’il vous plaît, si notre très cher frère le veut en petit livre ou en cahier. Envoyez-moi un petit morceau de papier de la largeur et longueur que vous le désirez. Voilà une copie de son portrait que le peintre m’a envoyé, mais je l’ai trouvée si mal rapportant à son original que je l’ai prié d’en faire d’autres et lui ai dit les défauts que j’y remarque. Celui-ci n’en a quasi point de ressemblance. Le second qu’il a fait est beaucoup mieux. J’espère qu’au troisième, il réussira et puis il nous en fera des tableaux à l’huile plus solides que celui-ci. Montrez-le, s’il vous plaît, et leur demandez s’ils ont reçu nos lettres.
L’opération de la grâce est bien grande en vous tous de ne vous donner le pouvoir de nous consoler d’un mot. Il semble que vous soyez morts pour nous. J’aurais beaucoup à dire, mais je diffère exprès jusqu’à une occasion où mon âme aura la liberté de vous dire quelque chose. Je vous conjure par le saint amour de Jésus de nous faire part des sentiments de notre très cher Frère et de tout ce que vous avez de précieux et de notre bienheureux Père523. De notre part, si la sainte Providence nous donne quelque chose, nous vous en ferons part aussi. À Dieu, je suis en Jésus pour jamais,/M/Votre etc.
Dieu seul et il suffit !
Mon très cher Frère, Je524 ne vous saurais exprimer combien de joie et de consolation j’ai reçu vos chères lettres et lumières et grâces que mon âme a reçues par la lecture d’icelles. Dieu tout bon soit à jamais béni de vous avoir donné la pensée de visiter en esprit votre pauvre Sœur. J’ai beaucoup de choses à vous écrire et encore plus à vous dire si la divine Providence me donnait les moyens de vous entretenir. Et avant de parler de nos affaires, disons quelque chose de mes misères et de mes pauvres et chétives dispositions. Il semble par les vôtres du mois passé que vous me croyez dans le tracas, mais je vous dirai que notre bon Seigneur m’en a retirée, et notre petite vie est tellement réglée que si je suis fidèle, je puis chaque jour faire plus de quatre heures d’oraison solitaire. Nous avons fait beaucoup de retranchements, et nous nous appliquons bien davantage aux choses intérieures. Nous vivons dans un très grand abandon à la très sainte Providence et dans la disposition où la divine miséricorde me tient. Je croirais faire une grosse infidélité de m’occuper beaucoup du temporel. Il me semble que mon oraison s’augmente un peu et mon âme se trouve incomparablement plus dégagée des sens et des créatures. La plus actuelle occupation de mon esprit, c’est un regard amoureux et tout plein de respect vers son Dieu avec une très passive adhérence à ses divins plaisirs. Cet état produit mille bénédictions à mon âme et l’élève au-dessus d’elle-même et la fait reposer dans Dieu, où souvent elle demeure anéantie en cette adorable présence dans la vue que Dieu lui est tout en toutes choses. Elle se trouve liée à Jésus par un trait de l’amour de son cœur qui la tient dans une douce adhésion à tous les desseins, plaisirs et mouvements d’icelui sur elle. Depuis la mort de notre bon Père [Chrysostome], il me semble que j’ai changé de disposition et je ne sais si vous avez vu quelque petite chose, mais grande pour moi, que j’ai reçu de la divine bonté. Entre autres choses (Je serais trop longtemps à dire le reste), il me fut donné d’entendre que cette année était pour moi une année de miséricorde et, pour vous parler franchement, il ne se passe guère de jours que je n’en reçoive de nouvelles. Je les attribue au mérite et à l’intercession de notre bon Père et admire une chose en lui à mon égard. La première fois que je m’en aperçus fut peu de jours après sa bienheureuse mort. Je me sentis poussée intérieurement de demeurer environ deux heures à genoux, les mains jointes, et mon âme se trouvait dans un si grand respect que je ne pouvais me mouvoir à l’extérieur. Au commencement, je faisais une très humble et très douce prière à notre bienheureux Père de me donner part à son esprit. Enfin je désirais avoir liaison avec son âme, et entrer dans ses fidélités au regard de la grâce, et après cette petite prière je me trouve dans un grand silence. Mon âme adhérait passivement à son lieu et on me tenait en état de recevoir de grandes choses. Dans ce silence et ce grand recueillement de toutes mes puissances, il se fit en mon âme une impression de l’esprit de Jésus Christ et cela se faisait, tout mon intérieur était rempli de Jésus Christ, comme une huile épanchée, mais qui opérait une telle onction, que depuis ce temps-là, il m’en a toujours demeuré quelque sentiment, mais ceci fit des effets tout particuliers en moi. Je fus comme toute renouvelée et possédée de Jésus-Christ. Je n’opérais plus que par Jésus-Christ enfin. Jésus-Christ est le précieux tout de mon cœur et ce qui se passa au temps que dessus dans quelque sorte d’obscurité, je vais manifestant tous les jours par un effet de la divine miséricorde en nos oraisons où mon âme est entrée par Jésus christ et y demeure toute sacrifiée en l’union de Jésus-Christ.
De là j’ai compris comme nous devons être anéanties en lui. Enfin que lui seul règne en nous et que nous puissions dire avec l’Apôtre : « Vivo ego… ». Il serait malaisé de vous dire ce que je conçois d’une âme qui n’a plus de conduite que Jésus. Elle n’opère plus que par les mouvements de son esprit. Elle est morte pour elle et pour les créatures. Elle ne vit plus que pour Jésus. Elle est dans une passivité quasi actuelle. L’amour des divins plaisirs de son Dieu la charme et la ravit. Tout ce qui regarde les saints plaisirs lui est infiniment agréable. Hélas, mon très cher Frère ! Que je serais heureuse si la sainte Providence de Jésus me donne les moyens de vous entretenir de toutes mes pauvretés et des abondances d’un Dieu ! Toute ma réjouissance, c’est que Dieu est ce qu’il est. Il est la plénitude de toute grâce, de toute sainteté, et mon âme porte respect et application aux perfections divines. La simple vue d’icelles tient mon esprit en oraison. Je ne puis vous dire combien les dispositions de votre chère âme ont apporté de bonheur et de force à la mienne. Non que je me croie prédestinée à de si hautes grâces, ce sont faveurs pour les mignons [bien-aimés] de mon Maître, mais je tire d’icelles des secours très particuliers qui me donnent lumière sur mes pauvres états. Ce que Dieu est bon, mon très cher Frère : « Gustate et videte quoniam… », vous le savez par une longue expérience, et moi toute petite que je suis, je vais adorant et aimant après vous, mais je crois que ceux qui peuvent devancer les autres en ce chemin de pur amour n’en font point de difficulté ni de scrupule. Que Dieu est admirable, mon très cher Frère, d’avoir tiré une pécheresse des plus abominables de la terre et lui donner liberté de courir par les sentiers de son divin amour ! Demandez très instamment, je vous supplie pour moi, la grâce de fidélité ; Il faut être tout à Dieu en vérité. Il n’y a pas moyen de s’en dédire. Tout est à lui, et il attire si fort notre cœur qu’il est comme suspendu entre le ciel et la terre. Il aspire à sa consommation. Les créatures lui sont tellement à dégoût, qu’il ne peut converser parmi elles que par soumission aux sacrés plaisirs de son Dieu. Mais on lui a fait depuis entendre une étrange leçon. On lui dit qu’il soit comme un mort insensible et indifférent à tout. Que tous ses désirs et ses affections quoique bonnes doivent être anéanties dans le cœur de Jésus, qu’il doit se laisser mouvoir, se laisser sacrifier et consommer sans retour, sans branler et sans produire aucune petite plainte, qu’il soit tout passé en lui et mort à soi-même. Je vous dis mes pauvres petites pensées et mes rêveries. Je les soumets à votre direction, mon très cher Frère et mon Père. Parlez à mon âme selon le mouvement que vous en aurez, ne craignant point de me faire connaître tout le mal et les impuretés que vous y remarquerez. Si vous me cachez quelque chose, je vous en accuserai devant la Majesté de ce grand Dieu. N’avons-nous pas promis fidélité en son saint amour ? Je vous supplie pour la gloire de son Nom de me dire bien naïvement vos pensées, et m’enseigner comme je dois marcher purement dans les voies de Dieu. Vos paroles ont grâce et onction pour mon âme.
La vôtre du 6 courant me conduit dans le parfait dénuement en m’apprenant que notre très chère Mère supérieure est en croix par une fièvre double tierce qui la crucifie. Je l’offre et la sacrifie avec vous, mon très cher frère, au grand Dieu de notre amour afin qu’il la sanctifie. La sainte disposition où vous êtes m’attire avec vous dans un entier dégagement, et en considérant l’abondance des divines miséricordes en vous, j’en demeure dans l’admiration, et dans un désir d’en louer et remercier Dieu éternellement. Je ne saurais plus rien faire que cela pour les personnes que j’aime. Je saurais demander la guérison à Notre Seigneur pour notre chère Mère Supérieure [Michelle Mangon], toute ma félicité est de savoir que les ordres de la sagesse éternelle seront accomplis en elle, et Jésus y prendra ses divins plaisirs. Je me trouve aux sacrés pieds de notre bon Seigneur pour elle, sans faire autre chose que de révérer ce qu’il fait en son âme et les desseins éternels qu’il a de la rendre semblable à Jésus-Christ. O ma très honorée Sœur ! Que vous êtes heureuse d’être toute abandonnée à Jésus sans retour à vous-même ! Laissons-nous consommer en la manière qui lui plaira, vous par les croix de la maladie, notre très cher Frère [Mr de Bernières] par les pures et très vives flammes du saint amour, et moi par la pauvreté, l’abjection, et en un mot par une totale perte de moi-même. Car je connais très clairement que Dieu seul veut régner en moi.
Présentez à Sa Majesté adorable, ma très chère sœur, un petit moment de vos douleurs et la priez que par la vertu du précieux Sang de Jésus elles soient appliquées à mon âme pour lui obtenir la grâce de pureté et de fidélité au pur et simple regard amoureux d’un Dieu ! Je fais prier Dieu pour vous, mon très cher Frère.
Si vos occupations étaient moins grandes, je vous supplierais de nous écrire souvent, mais je laisse la consolation que je recevrais de la fréquente réception de vos lettres à la sainte providence, de crainte que je ne recherche trop d’appui et de satisfaction, mais quand Notre Seigneur vous en donnera le mouvement, je vous supplie et conjure en son saint amour de ne le négliger point. Vous me priveriez de beaucoup de grâces.
J’aurais encore quantité de choses à vous dire et je vois que mon papier se remplit, nonobstant que je ne fais que commencer. Je laisserai le reste pour une autre fois. Cependant, je vous dirai quelque chose de nos petites affaires.
Pour ce qui regarde Rambervillers, nous n’avons point encore de résolution de tout ce qui s’est passé en la visite et élection. On m’a voulu faire craindre pour la supériorité, et effectivement, j’ai été si faible que j’en ai eu quelque appréhension, mais à présent tout est calme. Arrive tout ce qu’il plaira à Dieu ! Il me tient immobile et plus adhérente à ses divines volontés qu’aux souffrances de cette charge. Néanmoins on nous a mandé que la bonne Mère Benoîte en sera chargée. Nous attendons en paix tout ce qu’il plaira à Notre Seigneur d’en ordonner.
Pour notre refuge ici, nous vivons comme des enfants attachés à la sainte Providence qui nous subvient en nos besoins. Notre bon Père [Chrysostome] nous a très instamment exhortées en ses derniers jours d’établir ce refuge et d’en faire une retraite d’âmes ordonnées et attirées à l’oraison. Plusieurs bonnes âmes me pressent de faire cela. J’en demande votre sentiment pour l’amour de celui qui seul doit être honoré en toutes nos prétentions et nos desseins. Recommandez cette affaire à Notre Seigneur et je vous supplie de le recommander à la bonne âme de Coutances [Marie des Vallées] et si vous pouvez tirer en ses sentiments, car je ne veux rien en tout que la très pure volonté de Dieu. Mais s’il me fait la grâce de les connaître, j’y travaillerai de bon cœur, et me semble qu’il y a moyen d’y réussir. J’ai été fortement poussée de l’entreprendre et j’avais sur ce refuge plusieurs vues et connaissances de la manière qu’on y devait procéder, et même comme les religieuses devaient vivre en icelui. Je laisse tout à Dieu, nonobstant le zèle que je ressentirais pour cela et je n’y penserai plus que vous m’ayez dit votre pensée sur ce sujet.
Ne devons-nous pas plus espérer de vous voir, mon très cher Frère ? [Ne] viendrez-vous pas visiter le tombeau de notre bon Père [Jean Chrysostome] et par même moyen consoler de votre présence ses pauvres enfants ? Je n’espère pas encore retourner en Lorraine, mais si cela est, il faut auparavant que vous me fassiez la grâce de me faire voir la bonne âme de Coutances. Je ne crois pas que Notre Seigneur désagrée cela (sic). J’espère qu’il vous en donnera la pensée. Pour les commodités du voyage, j’y mettrai bon ordre et sans bruit. Il suffirait que vous y trouvassiez pour nous y donner accès.
Le bon Frère Jean [Aumont] vous salue d’une entière affection, et vous remercie de tout son cœur de la peine que vous avez prise pour son dessein. Il est tellement rempli de la divine grâce, à présent, qu’il a perdu tout autre désir. Il se laisse consommer. Notre Seigneur lui a ôté celui de la solitude, pour l’abîmer plus entièrement dans le torrent de ses divines voluptés. Qu’il me mande que son union est plus forte et plus actuelle ! Il persévère en fidélité et quelques fois il plaît à Notre Seigneur lui donner quelque parole intérieure pour moi, par lesquelles il m’instruit de quelque chose qui m’oblige d’être plus purement à Dieu. En ses dernières, il m’annonce une croix, et dit que Notre Seigneur lui a commandé de me l’écrire, et qu’il veut que je porte cette croix, que c’est son bon plaisir. Elle n’est point encore venue, mais dans la disposition où je suis, il me semble que par la divine miséricorde, la Toute Puissance de Jésus me tient toujours prête à tout ce qu’il lui plaira de m’envoyer. Mon très cher Frère, que c’est une précieuse voie que celle du sacré dénuement ! Mais hélas, que je suis éloignée de ses puretés ! Quand il plaît à Dieu me laisser à moi-même, il n’y a rien au monde de plus chétif, de plus misérable, de plus abject. Continuez, je vous supplie, de me présenter à Notre Seigneur et lui demander la grâce et fidélité pour moi. Toutes nos Sœurs vous saluent très affectueusement, elles s’adonnent beaucoup à l’oraison. Il y a une d’entre elles qui produit quelquefois de bonnes croix pour moi. Notre Seigneur est ma force et ma grâce pour les porter. Je voudrais bien savoir si notre bonne Mère Prieure vous a jamais écrit d’un grand accident où la sainte Providence de notre bon Dieu a paru manifestement pleine de miséricorde et de bonté pour nous. Je puis vous en envoyer l’histoire, si vous la voulez voir. Je l’ai fait écrire à celle d’entre nous à qui cela est arrivé. Elle va à Dieu de la bonne manière, mais son oraison me donne peu de peine. À raison que la vanité a été la cause de sa perte, si Dieu par un miracle l’eût pas préservée. Or cette vanité s’étendait à la faire entrer dans des voies élevées et surnaturelles pour l’oraison et elle faisait croire qu’elle y était en des dispositions passives et de contemplation, qu’elle m’a dit depuis avoir copié dans quelque livre pour s’en remplir l’esprit. Je connais cette fille. Il n’y a point de malice et même je crois qu’il y avait beaucoup de faiblesse en son esprit dans tout ce qu’elle faisait.
Premièrement elle n’est point agissant à l’extérieur, au contraire très lente en ses opérations. Au reste bien fidèle en ses obligations, bien désireuse de pratiquer la sainte humilité. Voici ce qu’elle m’écrit de son oraison : « Je ressens une tranquillité très grande en l’oraison et aux autres temps, quelquefois encore davantage, mais je n’ai point de pensées, je suis immobile et sans mouvement ». L’entendement est tout hébété, la mémoire perdue, la volonté ne peut opérer selon ses désirs naturels. « Je conçois », dit-elle, « que c’est une grande grâce que d’être de la sorte » et d’autant que je serais trop longue à vous transcrire ce qu’elle a couché dans un petit billet. Je vous l’envoie avec une très instante prière que je vous fais de me donner lumière sur cette âme, autant que Dieu tout bon vous la donnera. Je n’ai pas assez d’expérience pour la conduire. Je me défie un peu de l’esprit des filles, notamment lorsque j’y remarque de la faiblesse. Vous êtes mon aide et mon second dans le travail des œuvres du Seigneur, et pour son amour ne me déniez pas votre lumière, ni votre assistance. Après Dieu, je n’ai que vous. Et mon bon Père [Chrysostome] m’a dit de recourir à votre charité dans mes besoins.
J’écris un petit mot à la bonne Mère de Ragues [?] et je n’osais lui écrire à raison du retour de Madame son Abbesse. Monsieur Rocquelay, notre bon Frère, prendra la peine de lui porter et de lui faire mes excuses. Nous avons reçu son devant d’autel et nous l’en remercions très humblement.
Je n’écris point cette fois à notre chère Sœur, la Mère Supérieure [Michelle Mangon]. Vous lui ferez part de nos nouvelles si la maladie lui permet d’y avoir quelque application à Dieu. Je finis au milieu d’une multitude de choses qu’il me reste à vous dire, pour en recevoir votre avis. Faites, s’il vous plaît, nos humbles recommandations à Monsieur de la G. [?] et le suppliez de prier Dieu pour moi. Je suis au saint amour votre pauvre et très indigne Sœur du Saint-Sacrement. Mille et mille remerciements à notre très honorée Sœur du trésor qu’elle nous a envoyé. Je la supplie de les faire continuer. Elle fera une charité entière à une pauvre âme qui prend beaucoup de force et reçoit grâce en la lecture de pareilles dispositions.
Monsieur,
J’ai reçu les vôtres aujourd’hui et je vous y fais un mot de réponse. La lecture d’icelle m’a surprise aussi bien que celle de Monsieur de Barbery. Je vais vous dire tout simplement ce que j’en pense.
1/ Je doute aussi bien que vous si l’ordre de Dieu m’appelle en cette maison.
2/ Je n’ai ni grâce, ni capacité pour être supérieure525.
3/ Je crains de perdre l’esprit d’oraison qu’il semble prendre quelque petit accroissement, celui de pénitence et de sainte pauvreté et abjection que notre bon Père [Chrysostome] nous a si saintement imprimées en notre esprit.
4/ Notre communauté n’y consentira jamais, à moins que d’y remarquer les avantages d’un refuge tel que vous le proposez. Vous savez combien nos Sœurs ont d’amitié pour nous. Il faut un coup de la toute puissante main de Dieu pour me tirer d’avec elles. Mais, si elles espéraient d’être réfugiées près de nous, possible elles se laisseraient gagner. Notre Mère Prieure nous écrit et me mande de voir avec vous si nous pouvons encore espérer un refuge près de vous, et ce qui ferait réussir notre affaire526, c’est que nos Sœurs de saint-Silvin m’ont mandé qu’elles espéraient de sortir pour la Saint-Martin, mais elles me prient de n’en rien dire. Elles quittent la Basse-Normandie pour s’approcher de Paris : (si cela est), voilà déjà un de vos points accomplis. Voilà que j’écris à Monsieur de Barbery. Voyez, je vous supplie, ce que je lui écris et puis donnez la lettre à Monsieur Rocquelay, notre cher Frère, pour la cacheter et puis la faire tenir à Monsieur de Barbery. Je sais bien quelle est cette maison. Il y a près d’un an qu’il m’en a parlé, mais comme j’ai une très grande répugnance à la supériorité, et que d’ailleurs je suis liée dans une communauté de laquelle je ne sortirai jamais par moi-même, je me laisse et abandonne toute à Dieu sans réserve, pour être et faire ce qui lui plaira au temps et à l’éternité527. Et si d’aventure vous voyez jour de faire cette affaire pour l’amour de Dieu, avant que de rien conclure, demandez bien son Saint esprit pour connaître la divine volonté. Je me repose entièrement sur votre charité. Vous connaissez mes petites dispositions, et Notre Seigneur nous ayant liés par les chaînes de son saint amour, portez-moi toujours à ce qui est plus purement sa gloire. Je porte un certain état d’insensibilité à toutes choses pour me rendre à Dieu seul, et si vous y remarquez son bon plaisir, je me sacrifierai de très bon cœur, car je ne veux plus vivre que pour Jésus-Christ. Pour moi, je pense bien que, dès aussitôt que cette bonne dame [Madame de Mouy] nous aura vues, qu’elle désistera de ses poursuites. Vous savez, mon très cher Frère, que je suis une pauvre idiote et incapable de quoi que ce soit et, pour ce qui regarde d’y faire un voyage, je vous supplie d’en écrire à notre Mère promptement et qu’elle me le demande. Enfin, écrivez-nous une lettre que je puisse montrer pour avoir obéissance.
Voyez avec Monsieur de Barbery et me mandez si je dois prendre une compagne. Je crois qu’il est à propos, pour la bienséance et pour faire trouver bon ce voyage à nos Sœurs d’ici, il faudrait que vous et Monsieur de Barbery leur en écriviez un mot. Mais gardez-vous bien de leur parler des desseins qu’on a sur nous. Il leur faudra seulement faire entendre que c’est pour stabiliser un refuge pour elles, selon qu’elles-mêmes l’ont tant désiré, et que je ne ferai qu’aller et venir. Enfin, si Dieu le veut, il vous donnera toutes les paroles qui doivent opérer cette affaire. Voilà ce que j’avais à vous dire, et je vous laisse à juger quelle consolation pour moi d’être auprès de vous, de notre très chère Sœur [Jourdaine] et de notre bon Frère [Mr Rocquelay] auquel j’ai de très grandes obligations. Je l’en remercierai plus à loisir. Je fais diligence de vous envoyer la présente afin de voir ce que vous conclurez. Serait-ce point cette croix-là que notre bon Frère Jean nous a annoncée de la part de Dieu, car elle est de supériorité. Bon Dieu, n’y a-t-il pas moyen de souffrir sans être supérieure ? On n’a point encore fait de changement à Rambervillers. Vous verrez, s’il vous plaît, ce que j’en écris à Monsieur de Barbery. J’ai encore beaucoup à vous dire, mais ne le pouvant aujourd’hui, je tâcherai de vous écrire le reste de mes pensées au premier poste. Cependant, recommandez le tout à Dieu autant qu’il vous sera possible. C’est affaire de sa gloire. Il la faut conduire discrètement et purement pour lui seul. J’ai une grande joie de la voir entre vos mains. Je sens peine à quitter mon état pauvre et abject pour posséder plus de commodités et, en apparence, plus d’éclat. Mon cœur se pourra résoudre à faire le voyage, mais non à accepter la supériorité, et je ne pense pas que cela soit, ou Dieu me donnera bien d’autres grâces et fera d’étranges changements dans les esprits. J’ai reçu aujourd’hui tous les écrits de notre bon Frère Jean528. Je vais travailler de bonne sorte à les faire imprimer. Je lui écrirai au plus tôt.
À Dieu, mon très cher Frère ! Voyez avec quelle simplicité je vous écris. Vous le voulez bien, car vous êtes mon bon Frère et celui qui m’est donné de Dieu par la bouche de notre bon Père [Chrysostome].
Je suis en son saint amour, Monsieur, votre, etc.
Monsieur,
Je pense que vous avez reçu celle que je vous écrivis mercredi dernier. Je réitère aujourd’hui sans attendre la réception des vôtres pour vous très humblement supplier de me mander toutes les particularités de l’affaire que vous nous avez proposée. Si je ne me trompe, c’est chez Madame de Mouy. Il nous est du tout impossible de vous donner aucune résolution si vous ne prenez la peine de m’instruire des desseins de cette dame. Pourquoi veut-elle une Supérieure ? Les Supérieures dans sa communauté sont-elles perpétuelles ? Enfin, je vous supplie de me dire tout ce que vous savez de cela et ce qu’elle prétend et puis je vous écrirai selon la lumière que Dieu tout bon me donnera sur cette affaire et vous dirai avec grande franchise mes petits sentiments. Informez-vous bien de tout et si vos grandes occupations ne vous donnent point le loisir de nous écrire, notre bon Frère R[ocquelay] en prendra bien la peine. Je l’en supplie de tout mon cœur. Si vous ne trouvez point à propos d’envoyer celle que j’ai écrite à Monsieur de Barbery, je vous supplie de ne l’envoyer point. Je laisse toutes choses entre vos mains, mais je vous dirai en passant que je n’espère pas que ceci réussisse du moins n’y vois-je point d’ouverture et, si c’est l’œuvre et la volonté de Dieu, je le supplie de la faire par lui-même. Je n’y saurai rien contribuer. C’est bien assez que dans les vues de supériorité, je demeure abandonnée à toutes les volontés de Dieu. Ma faiblesse est trop grande pour faire autre chose. Vous me ne dites point qu’il y va de la gloire de Dieu dans cette charge et si vous la croyez faisable, si c’est pour quelques années ou pour toujours, si cette bonne Dame gouverne l’intérieur de sa communauté aussi bien que le reste, si elle tend à Dieu de la bonne manière. Je vous supplie très humblement de me donner réponse sur toutes mes objections et au plus tôt afin de vous écrire plus amplement et clairement. Je n’en puis dire pour le présent autre chose, sinon que j’aime mille fois mieux un petit coin dans mon état d’abjection que toutes les abbayes de France. Il me semble que je ne puis recevoir en ce monde de plus horrible affliction que de tomber dans quelque grade. Je trouve que mon esprit dit très souvent au fond de l’intérieur : « Seigneur, détournez-les de moi et me laissez vivre et mourir abjecte ! ». O. que l’état solitaire contient de bénédictions ! Et ce que j’appréhendais bien de le perdre, et (est de laisser s’évaporer l’esprit d’oraison qui est encore bien faible en moi. Je pensais hier en moi-même : serait-ce pas le diable d’affaire que notre bon Père nous faisait craindre ? Non puisque les serviteurs de Dieu s’en mêlent et qu’ils ne recherchent que sa gloire bien purement. Je remets le tout à la sainte Providence, mais croyez que je ne puis envisager les charges que comme de très douloureuses croix et néanmoins il faut mourir à tout et se laisser en proie aux desseins de Jésus-Christ. C’est ce que je fais selon ma petite grâce.
À Dieu ! C’est en hâte. Je suis bien pressée. Dieu, Dieu, et il suffit ! Je suis en Lui, Monsieur, votre, etc.
Dieu seul et il suffit !
Monsieur,
Je vous dois des reconnaissances infinies puisque les biens que vous me procurez sont infinis. J’ai reçu vos chers et précieux cahiers avec des satisfactions que je ne vous saurais exprimer, d’autant que vous donnez moyen de faire imprimer la sainte abjection529. J’ai écrit à Paris pour traiter avec l’imprimeur de notre bienheureux Père qui a grande affection d’imprimer toutes ses œuvres. Je tiendrai la bonne main à cet ouvrage afin que vous et celles qui ont l’honneur d’être ses enfants puissent participer à son esprit. Je ne vous puis dire les bons effets que la lecture de ces saints cahiers a causé dans l’esprit de nos Sœurs et combien ils m’ont touchée. Je vous déclare que ce sera la règle de ma vie et que la sainte abjection m’accompagnera dedans le tombeau, si toutefois il plaît à notre bon Seigneur agréer mes pauvres petits désirs. Il soit béni à jamais de vous avoir donné la sainte affection de nous faire tant de bien ! Cette charité, mon très cher Frère, servira à votre perfection puisque vous avez eu le zèle de travailler pour la nôtre. Je vous en suis très singulièrement obligée. Je vous supplie de prendre la peine de donner la ci-jointe en mains propres à ma chère mère Le Haguais et de présenter nos très humbles et très affectionnés saluts à notre très chère Sœur la Mère Supérieure [Jourdaine]. Je désire beaucoup de savoir de sa santé et comme la fièvre la traite à présent. Je vous supplie aussi, mon très cher Frère, de voir avec notre très honoré Frère, Monsieur de Bernières, ce qui sera conclu sur l’affaire qu’il a pris la peine de nous proposer. Je crois que vous le savez bien entièrement, et comme ses grandes affaires l’empêchent de nous en donner des nouvelles, je vous supplie, mon très cher Frère, de nous en écrire ce qu’il vous en dira et l’avertissez qu’une dame de Paris a aussi fait demander pour être Supérieure dans une maison qu’elle prétend de rétablir.
Si l’on peut obtenir un refuge pour nos Sœurs près de Caen, je crois que la chose qu’il nous a écrite se pourra faire, mais à moins de cela, ou que Notre Seigneur n’ait un dessein particulier pour moi dans cette charge, je n’y vois point d’autre. Je lui ai écrit deux fois pour cette affaire, mais je sais qu’il en a tant d’autres qu’il n’y saurait avoir si grande application. Informez-vous, je vous supplie, si ce refuge se fera. Je le désire à raison que notre bonne Mère Prieure nous mande que je fasse diligence d’en trouver un pour y loger celles de nos Sœurs qu’elle renverra en France. Je viens de recevoir de ses lettres qui nous avertissent que comme notre maison a été très négligée depuis plusieurs années, et que n’y ayant fait aucune réparation, elle va tomber en ruines tout entièrement sas y pouvoir remédier qu’avec une somme d’argent très notable. Que direz-vous de cet accident, mon très cher Frère ? Pour moi je pense que Notre Seigneur nous veut entièrement dépouiller de toutes les affections que nous avons d’y jamais retourner et qu’il nous exilera qui çà, qui là, pour faire son ouvrage en la manière qu’il lui plaira. Pour moi, je vous le dis franchement que je n’ai plus aucune attente de ce côté-là et que notre bon Seigneur me tient dans une telle adhérence à ses ordres et dans un amour si intime de ses divines volontés, que je suis dans l’abandon à son bon plaisir sans qu’il me soit permis de faire ou former aucun désir ou dessein particulier. Il faut que je demeure anéantie dans la sainte Providence et que ses saintes volontés soient tout mon plaisir et les délices de mes affections. Voilà comme je demeure au milieu de mille orages qui s’élèvent très souvent et qui semblent tout renverser, mais j’ai une grande expérience de la bonté de Notre Seigneur dans cette disposition, car de quelque côté que le navire tourne, l’âme envisage toujours son Dieu, mais d’un regard simplement amoureux qui la fait perdre et abîmer dans le sein de la divinité. Je ne sais si je dis bien, mais la paix que l’âme possède me fait penser que c’est ainsi. Vous le concevrez mieux que moi, mon très cher Frère, car je suis votre pauvre néant qui n’ai pas encore fait de progrès dans les voies de la sainte perfection. Je ne sais rien, aussi ne dis-je rien sinon qu’il fait bon être à Dieu. Oui, mon très cher frère, qu’il fait bon être tout à Dieu ! Que l’âme s’anéantisse pour laisser régner Jésus Christ en elle de son règne de puissance et d’amour ! Je vous supplie de prier Jésus et sa très sainte Mère pour moi et lui demander ma parfaire conversion, mais sur toutes choses, priez très instamment Notre Seigneur qu’il détruise en moi tout ce qui s’oppose à lui, surtout ce fond d’orgueil dont je suis toute pétrie. Je ne sens qu’un seul désir, c’est que Jésus Christ règne sur toutes choses et soit en toutes choses ! Et c’est la grâce que je lui demande pour vous et pour tous nos amis et amies. Je n’ai pu avoir d’autre désir depuis qu’il m’a fait connaître que la créature n’a rien à faire en ce monde que de s’anéantir pour laisser vivre en elle Jésus-Christ.
À Dieu, mon bon Frère ! Je vous supplie de me recommander à notre très cher Frère [Mr de Bernières] et si Notre Seigneur vous donne la liberté de nous écrire, je vous supplie d’en prendre la peine. Jésus Christ et sa très sainte Mère demeurant avec vous, je suis en leur saint amour, Monsieur, votre, etc.
Dieu seul et il suffit !
Mon très cher Frère,
J’ai reçu les vôtres très chères par lesquelles vous prenez la peine de nous déclarer vos pensées sur l’affaire dont il est question. Je vais vous dire en simplicité tout ce qu’il me sera possible de nos affaires. Et, pour vous parler de mes sentiments, j’ai une entière répugnance aux charges et grades de religion, et mon attrait me porterait, ce me semble, à être comme le rebut d’une communauté, sans qu’aucune créature pensât à moi. Dans cette disposition, la partie supérieure de mon âme est tellement sacrifiée et soumise aux bons plaisirs de Dieu qu’il me semble n’y ressentir aucune rébellion, et il me fait cette grande miséricorde de demeurer toujours très abandonnée à sa sainte volonté. Voici ce que j’ai fait sur ce sujet, afin de n’y rien faire de moi-même. J’ai premièrement remis toutes choses à la sainte et adorable Providence de Notre Seigneur. J’ai prié selon ma petite puissance. J’ai fait dire des messes et les bonnes âmes que je connais ont fait des neuvaines de communions, priant avec ferveur que les très saintes volontés de Dieu s’accomplissent en moi, selon ses desseins éternels. Quelques-unes ont eu des petites connaissances pour moi. Je vous en dirai quelque chose après que j’aurai achevé de vous exprimer ce que j’ai fait pour l’affaire dont vous avez pris la peine de nous écrire, après avoir beaucoup fait prier. J’ai écrit à notre bonne Mère Prieure [Bernardine Gromaire] et aux anciennes de notre communauté [de Rambervillers]. Je leur ai envoyé les lettres de Monsieur Ameline qui dépeint assez bien les volontés de Madame de Mouy. Je leur ai représenté les avantages qu’elles y peuvent rencontrer et la nécessité d’envoyer la Mère Benoîte [de la Passion] ici, ou que la Prieure y retourne. Et après leur avoir proposé mes petites pensées, je leur témoigne que je suis entièrement sous le pouvoir de l’obéissance, et qu’en cette affaire je ne formerai aucune idée de résolution, que j’attends la manifestation des divines volontés par les leurs. En un mot, je leur ai fait savoir que je n’ai de vie que pour l’employer à servir notre communauté, puisque Notre Seigneur le veut ainsi. Là-dessus, je me suis derechef toute abandonnée à la Providence, et notre bon Seigneur me fit la grâce d’entrer en une disposition qui me lie à ses divines volontés d’une manière bien plus pure, ce me semble, que du passé. J’y trouve moins de réserve et une plus grande paix intérieure. Ceci m’est arrivé après la sainte communion, où mon âme fut mise dans un dépouillement si grand de toutes choses qu’elle se vit ne tenir ni au ciel ni à la terre, mais simplement adhérente à son Dieu. Et il me semble qu’il tira d’elle des sacrifices si dégagés et si entiers que jamais je n’en avais fait de pareils. Depuis ce temps, il m’est demeuré l’idée d’une boule de cire entre les mains du Maître qui la veut mettre en œuvre, et sa bonté me tient de telle sorte que je ne tourne ni à droite ni à gauche530. Je la laisse choisir pour moi. Il me suffit de me délaisser et reposer toute en lui, de façon que les réponses que je recevrai de Lorraine soient d’aller ou de demeurer. Je les recevrai comme les ordres de mon bon Seigneur et, sans avoir d’autres regards, je ferai mon possible pour les accomplir. J’espère que dans quinze jours nous en aurons des nouvelles, mais en attendant, priez Dieu toujours, mon très cher Frère, afin que Dieu seul soit au commencement, au milieu et à la fin de cette affaire.
Je vais maintenant vous parler de nos affaires temporelles, puisque Dieu tout bon vous donne une charité si grande que, dans la presse de vos importantes obligations, vous ne laissiez pas d’avoir quelques pensées sur ce qui nous regarde. Touchant le refuge près de Caen, je doute si nos Mères me donneront liberté d’y être retirée. De plus, il faut vous parler comme à mon vrai frère, et à celui qui me sert de Père en l’amour et sacrée dilection de Jésus-Christ. Je ne vois point de résolution constante dans les esprits de notre maison de Rambervillers. Aujourd’hui elles veulent sortir, et puis elles veulent demeurer. Notre bonne Mère m’écrivit et m’ordonna de lui trouver un refuge pour quatre ou cinq religieuses, qu’il était impossible de vivre dans notre Maison. Après que j’ai eu fait toute diligence, elles n’en veulent point. Elles voudraient sortir et demeurer toutes ensemble. Cela ne se peut, et si elles se résolvent à nous laisser aller. Je crois que la somme de Madame de Mouy leur sera bien agréable. J’ai quelque doute qu’elles veuillent consentir à notre sortie d’ici [Saint-Maur-des-Fossés]. D’autres fois, je pense que la pauvreté les pressera d’accepter les cent livres pour réparer la maison. De tout cela, je ne puis rien juger sur notre sortie, et si cela dépendait de quelques-unes d’ici, elles n’y consentiraient jamais. Je vous ai écrit, mon très cher Frère, la plus grande croix que je porte ici. Et je pense que vous aurez reçu nos lettres, car il y a plus de huit jours. Pour ce qui est d’une maîtresse de novices, je ne vois pas que j’en puisse mener une de notre Maison. Il n’y en a point ici de propre que ma Sœur Dorothée [Catherine Dorothée de Sainte-Gertrude], mais elle est toujours malade, et je ne crois pas qu’elle y veuille condescendre. Pour Rambervillers, je n’en vois point que notre Mère Prieure [Bernardine Gromaire], la Mère Benoîte [de la Passion] et la Mère de la Résurrection, et je ne saurais espérer ni l’une ni l’autre. Ma Sœur de la Nativité est bonne fille qui tend bien à Dieu, mais elle est si faible qu’elle ne saurait quasi faire observance et, avec cela Notre Seigneur la tient encore en quelques obscurités de scrupule. Voilà mon très cher Frère, tout ce que je reconnais dedans notre communauté capable de soutenir quelques charges. Je ne vois pas moyen d’en espérer aucune. Les autres qui restent sont bonnes filles qui pratiquent la bonne vertu, mais qui n’ont pas, ce me semble, ouvertures aux voies plus dégagées. Je les trouve bonnes pour elles, mais pour conduire les autres, je n’ai pas remarqué qu’elles aient talent pour cela. Je sais très bien que la grâce opère des merveilles en peu de temps, mais en matière d’affaire, nous ne pouvons parler que du présent. Il faut laisser l’avenir à la Providence. Et je conclus donc que je ne pourrai point mener de Maîtresse de novices. Celles qui ont capacité pour cette charge sont occupées en notre Maison. Celles d’ici sont très faibles et scrupuleuses.
Je laisse ce point pour passer à un autre, et vous dire que depuis un mois on m’a proposé plusieurs fois, de la part de Madame de Brienne, de Monsieur le Curé de Saint-Sulpice, de Mademoiselle Angélique et autres, de prendre la supériorité des Filles de Notre-Dame de Liesse qu’on tâche de rétablir au faubourg Saint-Germain, et on me presse de l’accepter. Monsieur Le Vachet, ami de notre Père, est l’entremetteur de cette affaire. On nous appelle à Paris pour en traiter et pour prendre quelque résolution. Mon très cher Frère, je dirais quelquefois volontiers que le diable d’affaires est en campagne, car je reçois des propositions de toutes sortes. Je ressens bien plus de répugnance à l’affaire de Madame de Brienne qu’à toutes autres, car c’est une chose bien fâcheuse de se joindre avec des filles qu’on ne sait si elles ont grâce et vocation. On les croit très difficiles à gouverner et, en ce point, j’appréhenderais l’autorité de la Reine, mais Dieu tout bon y pourvoira. Je vous supplie de la charge de supérieure, qui m’est toujours suspecte, je serais bien, ce me semble, à Caen. Vos saintes conférences et les fréquentes répétitions des saintes maximes de notre bon père [Chrysostome] me serviraient merveilleusement pour aller vite à la perfection. Je ne choisis rien du tout que les volontés toutes aimables de Notre Seigneur. Voici quelque vue obscure d’une grande servante de Dieu, que je connais avoir de hautes grâces d’oraison et d’union. Elle me parla ainsi : « Ma Mère, environ sur l’heure du soir, j’eus une vision intellectuelle qui me représentait Notre Seigneur Jésus-Christ devant vous, et vous à ses pieds, à deux genoux, les mains jointes. Notre Seigneur était debout, en habit de pauvre, et son divin visage paraissait tout triste. Il semblait faire quelque plainte et vous demander secours. Il leva la main droite et vous marqua au front et fit en vous quelque chose qui me fut inconnu. Durant ce temps-là, je criais : « Ma Mère, soyez fidèle ! Dieu a de grands desseins sur vous ». J’eus une pensée de ne vous point dire ceci, mais on me dit intérieurement d’une voix fort intelligible : « Ne crains point de lui dire, elle en sera plus humble ».
La même personne me vit encore deux autres fois à la droite de Notre Seigneur, mais je n’ai point demandé ce qui s’y passait. Notre bon Père a vu cette âme et a trouvé ses visions bonnes pour moi. Je les laisse à la sainte Providence. Tout ce que l’on me dit ne sert qu’à m’anéantir plus profondément. Il faut encore ajouter que cette vision a été donnée en Normandie. Cette âme à qui elle a été faite y était. Toutes ces pensées et ces vues ne me touchent pas, sinon pour me sacrifier et abandonner sans réserve aux desseins de Dieu et pour me tenir en grande humilité. J’ai cru vous devoir dire toutes ces choses, afin de vous donner toutes les connaissances qui vous peuvent aider à connaître les volontés de Dieu sur son esclave. Ce sera pour mon âme un très grand bonheur si Dieu me fait approcher de vous. Tous les sentiments que vous m’avez écrits sont très considérables. J’en ai tiré copie pour les envoyer à Rambervillers. Elles y verront leurs avantages. Quant à la conduite de nos Sœurs d’ici, elles sont toutes capables de me diriger et conduire. Leurs grâces et leurs lumières vont bien plus haut que ma petite portée. Je révère leur vertu et ne suis pas digne de leur rien enseigner. Elles sont fidèles au Saint-Esprit. Il n’y a que cette pauvre fille dont je vous écrivis ces jours passé la triste disposition. Elle a besoin de vos prières. Je ne vois point de remède à son mal, d’autant qu’il est annexé à la nature. Il me paraît qu’elle a manqué de mortification et, de plus, son esprit est naturellement très faible et petit. C’est néanmoins un bon exercice à celle qui sera Supérieure ici. J’ai encore un mot à vous dire touchant le refuge que vous nous procurez avec tant d’affection et de bonté. Je vous en suis très obligée, mais je vous supplie que l’impuissance où la Sagesse éternelle vous a mis ne vous soit point une croix pesante, ni mortifiante. Jésus-Christ ne veut point autres choses de vous pour nous que vos saintes prières, vos conseils et un peu de soin aux affaires qui seront de sa gloire, comme celle dont il est question. Soyez pauvre, mais parfaitement pauvre, puisque Notre Seigneur vous fait l’honneur de vous donner part à ses états pauvres. Je révère la charité qu’il a mise en vous, mais je ne voudrais pas qu’elle vous fit faire autre chose que ce que vous faites. Il nous faut demeurer dedans nos voies avec fidélité, vous dans votre pauvreté, mon très cher et très aimé Frère, car c’est dans cet état que mon âme vous chérit d’une manière que je ne saurais exprimer, et moi dans le plus parfait abandon qu’il me sera possible. Je ne sais si c’est l’habitude, mais je n’ai pu rien détruire, ni pour moi ni pour mes Sœurs. Il me suffit que Dieu est, et me semble que toute ma joie et ma consolation est de me jeter dedans Dieu, et je trouve que Dieu est en tout et partout. Il ne faut que pureté pour le trouver. J’avais eu quelques ouvertures pour stabiliser notre refuge de Saint-Maur, mais l’affaire de Madame de Mouy l’a arrêté. Si elle ne réussit, je tâcherai de voir les moyens de nous assurer ici, mais ce ne sera pas sans quelque peine si Dieu ne me l’ôte, car j’aime si fort d’être abandonnée à la sainte Providence qu’il me semble que je ne devrais jamais avoir rien d’assuré, et cette pensée m’a donné quelque rebut pour Madame de Mouy, car on ne souffre rien dans sa Maison. La sainte pauvreté n’y répand point ses agréables odeurs. De plus j’aurais peine de m’y accommoder pour la nourriture, car l’abstinence ne s’y observe point, et depuis quelque temps je ne mange plus ni œufs, ni poisson, seulement un potage ou bien quelques légumes ou racines. Ma nature s’y est accoutumée, de sorte que je me porte très bien, et mon esprit en est plus libre et dégagé des fumées et vapeurs. J’ai aussi des incapacités naturelles aussi bien que des pauvretés intérieures et de grâce qui me rendent bien impuissante de la charge de Supérieure. Je ne saurais de rien servir au chœur pour le chant, je n’ai plus de voix. Depuis que j’ai eu la toux, il m’est impossible de chanter. Il faut dire ce point à Madame de Mouy, car il est important. Non, mon très cher Frère, il ne faut point penser à retourner en Normandie si le refuge n’y est bien solidement fondé. Laissons-le à la sainte Providence, et attendons les résolutions de nos Mères de Lorraine. Elles n’ignorent point les grandes affections que Dieu vous a données pour notre communauté ; c’est pourquoi elles vous sont autant obligées que si vous leur donniez des royaumes. Pour moi, mon très cher frère, je vous suis plus redevable pour la plus petite de vos lettres que votre bonté prend la peine de m’écrire, et elle me donne plus de biens intérieurs et de consolation que si vous me donniez des empires. Notre pauvreté telle, ce me semble, que Dieu seul y doit mettre la main pour sanctifier en icelle par la divine miséricorde et pour la secourir selon qu’il lui plaira. Je ne saurais rien faire en tout que d’adorer Dieu et laisser et toutes choses à sa volonté ; il est le maître absolu ; attendons qu’il fasse ce qu’il lui plaira. Je ne sais ce que c’est ; je suis bien partout, à Saint-Maur comme à Rambervillers et, et pourvu que Dieu demeure en moi, et me retire et me préserve du tracas, tous lieus par sa grâce me sont indifférents. J’aurais encore beaucoup à vous dire, mais c’est trop pour une fois ; il faut différer le reste ; cependant, priez toujours, mais priez ainsi : que Jésus Christ règne absolument et puissamment en moi, que je ne vive que pour lui, qu’il me soit uniquement toutes choses, que les créatures soient anéanties en moi, et que je ne produise jamais quoi que ce soit de moi-même, ni par moi-même, ni pour moi-même ; mais que ce moi-même soit détruit, afin que Jésus règne seul en moi d’un règne d’amour et de paix. C’est en son saint amour que je vous rends mille grâces très humbles de toutes les peines que vous prenez pour moi, ou plutôt pour lui, puisque son ouvrage. Je voudrais bien écrire à ce digne personnage, Monsieur de la Garende, qui a bien daigné nous honorer de ses lettres. J’ai ferai mon possible, et à notre chère Mère Supérieure [Jourdaine de Bernières] à qui je suis tant obligée. Si toutefois j’y manque pour cette fois, je vous supplie très humblement de leur faire mes excuses ; ce sera pour la première occasion. Cependant, je les salue au saint amour de Jésus et notre bon Frère Monsieur Rocquelay. Je suis à tous, mais à vous en particulier, mon très cher frère, votre indigne et très pauvre, mais très intime et fidèle…
Ma très chère sœur531, il y a si longtemps que je désire vous écrire deux mots que je m’y veux contraindre, mon mal m’en ayant empêché et ma fièvre ne me permettant aucun travail. Vos chères lettres m’ont été rendues ce matin et m’ont beaucoup consolé. J’adorais peu auparavant l’Essence divine et les infinies perfections de Dieu. Je commence à sortir de mon état où j’ai été plus de cinq semaines. Mon corps qui se corrompait appesantissait mon âme ou plutôt l’anéantissait, car elle semblait être réduite au néant et à une entière impuissance de connaître et d’aimer Dieu, dont elle n’avait, ce semble, aucun souvenir, sinon que je me souvenais de ne m’en souvenir pas532. Et me voyant dans un état d’incapacité, je demeurais sans autre vue que de mon néant et de la profondeur de la misère et de l’impuissance d’une âme que Dieu délaisse et qu’Il laisse à elle-même533. Ce seul sentiment occupait mon âme, et mon néant m’était, ce me semble, connu plus par une certaine expérience que par une abondance de lumière. Jusques à ce que Dieu mette l’âme en cet état elle ne connaît pas bien son infirmité, elle découvre mille fausses opinions et estimes qu’elle avait d’elle-même, de ses lumières, de ses sentiments, de ses faveurs. Elle voit qu’elle y avait un appui secret et n’aperçoit cela que quand tout lui est ôté, et que rien ne retourne comme auparavant534. Ce qui s’est passé en moi sont des effets d’une maladie naturelle qui néanmoins m’ont réduit au néant et beaucoup humilié. J’ai été dans des oublis de Dieu si grands qu’ils vous étonneraient très fort. Et vous ne croiriez pas qu’une âme qui connaît Dieu et qui a reçu tant de témoignages sensibles de son Amour entrât dans une si grande et si longue privation d’Amour actuel, par pure infidélité et faute de réveiller par quelque petit effort son assoupissement. Quelle différence de ma dernière maladie à la présente535. Mon âme était dans celle-là toute enflammée, lumineuse, vigoureuse, supérieure à son corps. L’on entrevoit son néant et son infirmité dans l’oraison, mais les lumières d’icelles et les douceurs empêchent qu’on ne la voie comme il faut. Dieu la fait sentir quelquefois et toucher comme palpablement par l’accablement qui arrive à l’âme536. Il ne régnait en moi que des sentiments d’impatience. Par la grâce de Dieu, je n’y consentais pas toujours, mais je n’étais plein que de cela537.
Le Divin plaisir de Dieu suffit. Monsieur, il y a longtemps je cherche les moyens de vous écrire, mais personne ne me pouvait donner adresse pour vous trouver à Rouen. J’avais prié Madame de Mouy de me la mander. Elle m’écrivait qu’elle ne le savait pas ; je bénis notre Seigneur qui me console aujourd’hui d’un mot de votre main, par lequel j’apprends la continuation de votre fièvre et comme le bon Dieu ne vous traite plus en enfant, mais comme un de ses fidèles serviteurs : c’est dans ces rencontres mon très cher Frère, que l’âme glorifie Dieu au dessus d’elle-même et d’une manière très agréable à la divine majesté. Je la supplie de vous donnner la grâce de lui être bien fidèle et que vous soyez parfaitement pauvre comme Jésus-Christ l’a été sur la Croix ; mon âme porte un grand respect à cet état de privation, je l’honore et chéris de tout mon cœur. Votre silence a été bien long ; votre fièvre en a été la cause, notre bon Seigneur ne m’a pas trouvé digne de recevoir plus tôt de vots chères nouvelles. Il en soit béni. L’union qu’il a mise en nous par lui-même et par la force de son pur amour demeure toujours entière nonobstant toutes les privations. Madame de Nouy nous écrit plusieurs fois et m’a pressé d’accepter ses offres, notre mère Prieure et notre communauté ont de telles répugnances pour cette affaire que l’appréhension qu’elles ont que je l’accepte leur fait prendre la résolution de me rappeler et de me faire retourner en Lorraine. Si vous voyez leurs sentiments, vous en seriez étonné et de quelle sorte elles nous écrivent, je crois, mon très cher Frère, que nous n’y devons plus penser : notre communauté me mande que je les ferai toute mourir, si je les quitte, notre Prieure languit : enfin tout est en affliction sur une simple prière, et vous diriez qu’on me prendra par violence tant elles pressent mon retour. Je pense que c’est temps perdu d’en écrire davantage, si ce n’est que notre Mère retourne ici elle sera plus facile à gagner ; ne prenez pas la peine de leur écrire si Dieu ne vous en donne le mouvement, leur résolution est trop arrêtée. Je suis en soin d’une lettre de trois ou quatre feuilles d’une lettre que je vous ai écrite ; je doute que vous l’avez reçue, car je pense que vous étiez déjà hors de Caen. J’ai été à Paris dans l’espérance de vous y trouver, mais la Providence vous tient à Rouen sur la croix. Aimons Dieu en la manière qu’il veut être aimé de nous chacun selon sa voie qu’importe (comme votre charité me disait l’autre jour) en quel état nous soyons, pourvu que nous fussions tel que Dieu nous veut. Je veux être à Dieu en la manière qu’il lui plaira ce me semble, soit en ténèbres, soit en pauvreté et abjection. Je suis contente de tout ce qu’il veut, si votre maladie vous permettait de me dire votre pensée sur la sainte indifférence à tous états ; sans doute vous me diriez des merveilles ; ce sera quand il plaira à notre Seigneur vous en donner la liberté et qu’il aura préparé mon âme à recevoir ses divines miséricordes par votre saint entretien que je désire autant qu’il m’est possible, sans me retirer de la soumission que je dois avoir à toute privation. Donnez-nous quelques fois de vos nouvelles sans vous incommoder et de l’état de votre maladie ; j’ai quelque doute qu’elle ne vous emporte après avoir bien langui comme notre bon Père538. Hélas ! si cela arrive, je serai dans la grande pauvreté de vrais amis ; mais si Dieu le veut, allez je vous sacrifie. Il me tarde de me voir toute seule et sans secours et sans appui que de Dieu seul en qui je me repose. Je suis en lui de tout mon cœur pour jamais d’une sincère affection, Monsieur, votre.
M539. Pour commencer par ma santé, je trouve qu’elle est un peu meilleure, quoique je ne dorme pas bien, et que je sois toujours au lit. Et si je n’étais point si souvent diverti des visites, il me semble que j’y passerais assez doucement ma vie. Notre Seigneur commence à renouveler en moi les désirs d’être tout à Lui, et d’entrer dans les états pauvres et abjects de sa vie voyagère540. Mon âme n’est plus si engourdie, et l’infirmité de mon corps se diminuant, il semble qu’elle devienne plus vigoureuse, ou fait que Notre Seigneur me redonne ses lumières et ses grâces qui m’avaient été ôtées durant mon séjour à Rouen. Je fais à présent réflexion plus particulière sur l’état où j’étais ; soit que Dieu l’opérait ou la maladie. Je commence à connaître qu’Il produira en moi de bons effets, et que cette grande impuissance où je me suis trouvé, me communique d’une manière que je ne peux expliquer, une voie de Notre Seigneur541. La réduction dans mon néant, étant, je crois, une préparation pour recevoir de nouvelles grâces, auxquelles je désire d’être très fidèle542.
Au milieu de mes ténèbres et de mes insensibilités, j’eus une pensée pour rendre à mon dépouillement suavement, mais pourtant efficacement, qui ne m’était jamais tombée en l’esprit. J’en remercie Notre Seigneur qui nous fait du bien au milieu de nos ingratitudes. Je la tiens si bonne et si propre à me dépouiller, que j’espère posséder ce bonheur dans sept ou huit mois, au point que notre bon Père l’a désiré543. J’en ai déjà fait quelque ouverture à ma belle-sœur544 qui l’agrée ; non le dépouillement, car je ne lui découvre pas encore mon intention, mais de me défaire de ma charge, en la manière que notre frère N545 vous le dira. Je commence à soupirer de nouveau après la possession d’une vie méprisée et abjecte.
J’ai trouvé dans le petit livre que vous m’avez envoyé, et que j’avais quasi peine à ouvrir, deux ou trois avis de notre bon Père qui me consolent extrêmement en les lisant546. Je reçois des nouvelles lumières, et de nouvelles forces pour aller promptement au dernier état que Dieu me prépare. Il faudrait se voir pour parler de ceci. Mais je vous avoue, N. que mon lit m’est bien agréable. Comme les visites des gens du monde se diminuent, celles de Notre Seigneur s’augmentent ; et peut-être je ne me trouverai de longtemps, dans un si grand repos. Dès le matin je me repais de la viande des voyageurs547, et du pain des Anges548, qui me fortifie à merveille. Et afin que je fusse à Rouen dans quelque petit délaissement, il fallait que je fusse privé de ce bonheur par un trait de la pure Providence, qui m’avait éloigné de deux ou trois journées seulement du lieu où je le pouvais posséder.
Si vous me demandez de mon oraison présente, je ne vous dirai autre chose, sinon que c’est un envisagement de Dieu dans ses divines perfections ou de Jésus en ses états549, qui repaît les puissances de mon âme et qui m’entretient avec beaucoup de joie et d’amour. Je suis tout plein de désirs d’être fidèle, et connaît clairement dans la même lumière la misère de ceux qui ne marchent pas dans les voies du Verbe Incarné550. O qu’il est vrai ce que vous me demandiez hier ! Que peu les connaissent ! Que peu les aiment et les cherchent ! Sortons de notre engourdissement, N. et allons à Dieu en la manière qu’Il le veut de nous. Que les créatures ne nous empêchent point. Hélas ! Quel rapport y a-t-il d’elles au Créateur, l’Amour duquel doit prévaloir à tout respect humain ? L’espérance de ma liberté me réjouit et me serait dire beaucoup de choses, si j’étais avec vous ; quoique la nature par de petits intervalles ressente encore un peu le dépouillement qu’elle prévoit. Mais notre bon Père dit dans nos réponses551, qu’il ne faut pas s’en mettre en peine, et que nous n’avons besoin que de la fidélité de la partie supérieure552.
Je vous supplie de consulter un peu devant Dieu : savoir si dans le même dessein de mener une vie méprisée, abjecte, et cachée, je ne dois point cesser de donner des avis spirituels à quelques personnes, qui quelquefois m’en demandaient553. J’ai eu un très grand dégoût de le faire, depuis que Notre Seigneur m’a un peu fait connaître moi-même. Et pour parler véritablement, je n’en suis point capable ; et je crains que cela ne serve à entretenir une bonne opinion que l’on pourrait avoir de moi, plus avantageuse que je ne mérite554.xlvi J’en remarquai hier quelque chose à notre petit frère. D’un côté je crains de le contrarier ; de l’autre je crains d’entrer dans un procédé qui ne soit pas conforme au dessein de ma vie. Vous et N., en serez toujours exceptés, puisqu’il n’y a rien de caché entre nous, sinon que je ne découvre pas assez mes misères. J’en ai un fonds si grand et si étendu, que je ne puis assez m’étonner, comme Notre Seigneur me souffre avec ses serviteurs. Et l’inutilité de ma vie passée avec l’infidélité aux grâces qu’il m’a faites m’est si présente, que je ne puis assez m’étonner de l’aveuglement de quelques bonnes personnes, qui quelquefois me donnent quelques louanges. O. ! N. que l’abîme du néant de la créature est infini ! Et que les miséricordes de Dieu en son endroit sont aussi infinies ! Je connais ces deux choses contraires dans une même lumière, si clairement que mon esprit n’en peut être désoccupé. Ne sortons jamais du néant, et de tout ; ces deux extrémités si éloignées se ramassent et se réunissent dans un cœur qui serait bien humble. Priez Notre Seigneur que le nôtre le puisse devenir, et qu’il ne se glorifie dans ses infirmités, que pour habiter la vertu de Jésus-Christ en lui555.
Ma très chère sœur556, me voici de retour à Caen encore malade et dans le lit, après l’avoir été six semaines à Rouen. Durant ce temps-là je n’ai point eu de vos nouvelles, ni ne vous ai pu donner des miennes, parce que j’étais trop accablé de mal. Recommençons maintenant, ma très chère sœur, le commerce de nos lettres, afin de nous entre consoler, et nous encourager pour aller à la pureté de la perfection. Je ne suis jamais plus satisfait, que quand je reçois un petit mot de vous, et cela me fait grand bien. J’ai reçu votre grande lettre du quatorzième décembre seulement après mon retour ici. Dieu soit loué des miséricordes qu’Il vous fait. Vous ne me consolez pas peu de me dire les dispositions de votre âme. Mais enfin cela est-il résolu que vous ne viendrez point au couvent de Caen ? Quel est le dernier sentiment de vos Mères557 ? J’approuve les sentiments de soumission, et d’obéissance, que Notre Seigneur vous donne à leur égard. Le parfait dénuement ne se trouve jamais mieux que dans la parfaite et aveugle obéissance558. Si Dieu vous veut attacher inséparablement où vous êtes, pour le bien de vos sœurs, à la bonne heure. Il faut rejeter toutes les autres propositions quelque grandes et spécieuses qu’elles soient. Il faut faire ce que Dieu veut que nous fassions, et rien plus. Soyez donc comme une petite boule de cire entre ses mains, et soyez contente de ses divines dispositions559. Que la pureté d’amour560 est rare, ma très chère sœur ! Les âmes ne la possèdent que dans la perte de tout ce qui n’est point Dieu, et dans une parfaite mort de toutes choses561. Quand j’ai lu votre lettre, j’ai trouvé que votre genre de vie est bien austère. Et je ne pense pas contrevenir aux ordres de ceux qui vous gouvernent, en vous disant ceci562 ; l’un d’eux ayant trouvé difficulté à choses semblables563. Si Dieu néanmoins veut cela de vous, il le faut faire. Mais si vos supérieurs désapprouvent ce procédé, le sachant, je ne crois pas que vous le deviez continuer564. Vous n’êtes pas tant à vous qu’à la Religion565. Le Père N566. qui vivant de la sorte, a obéi à ses supérieurs, qui lui ont commandé de manger comme les autres ; et Notre Seigneur a donné bénédiction à son obéissance. Car je crois qu’en suite il reçut beaucoup de grâces. Il se mortifie encore beaucoup au manger ; mais il mange comme la Communauté.
Sans doute, ma très chère sœur, que ce me serait grande consolation que vous fussiez ici, afin que nous puissions parler de ce que nous avions ouï dire à notre bon Père [Chrysostome] et nous entretenir de ses saintes Maximes, en la pratique desquelles l’âme se nourrit et se perfectionne ! Mais il faut vouloir ce que Dieu veut567, et quoi que vous soyez très éloignée de moi, vous ne laisserez pas d’être toujours ma très chère sœur, puisque Dieu nous a si étroitement unis, que de nous faire enfants d’un même Père568, et d’un si accompli en toutes sortes de vertus. Savez-vous bien que son seul souvenir remet mon âme dans la présence de Dieu, quand elle est dissipée, et anime mon courage à puissamment travailler à la bonne vertu ? J’avoue que tant plus j’examine les actions que je lui ai vu faire, ses pensées, et ses desseins, je n’y vois rien que de très dégagé du monde, et de l’esprit humain rien que de très pur, et conforme à l’Esprit de Jésus-Christ, qui sans doute le possédait. Mais, ma très chère sœur, n’aurons-nous jamais son portrait ? Que j’ai grand désir de le voir569 !
Or pour vous dire deux mots de mes misères, elles sont très grandes, et je vous supplie de bien prier Notre Seigneur pour moi. Que je ne me relâche point dans l’infirmité, qui est un état dangereux à une âme faible, et qui n’est pas tout à fait habituée dans la vertu. J’ai connu clairement mon néant dans ma dernière maladie. J’ai vu mon peu de vertu et la profondeur de ma faiblesse570. Je ne vous saurais dire comme j’étais disposé. Mais mon esprit était aussi accablé que mon corps, et presque dans une insensibilité et oubli de Dieu571. Je ne sentais plus cette vigueur que mon âme avait dans mes autres maladies572. Les lumières, vues, et sentiments m’ayant quitté, et tout m’étant ôté, sans le pouvoir recouvrer, j’étais délaissé à moi-même, et je n’avais d’autre sentiment que celui de mon néant et de mon infirmité. Dans cet état je touchai du doigt ma misère extrême, et ne pouvant dire autre parole, sinon, « redactus sum ad nihilum 573», j’ai été réduit au néant574. Je savais bien que je ne l’ai pas été par une voie extraordinaire, mais par un effet de la maladie, dont la Providence s’est servie pour me donner une connaissance de moi-même, toute autre que je n’avais jamais eue. Il me semble que je ne m’étais point connu jusqu’ici, et que j’avais des opinions de moi plus grandes qu’il ne fallait ; que je m’appuyais secrètement sur les vues et sentiments que Dieu me donnait.xlvii Mais tout m’ayant été ôté, et étant demeuré plus de cinq semaines dans une totale impuissance, j’ai été bien désabusé, et ne puis à présent faire autre chose que de rester abîmée dans mon néant, et dans une profonde défiance de moi-même575.
Toute ma consolation est, après la sainte communion considérant l’abîme de ma misère, d’envisager Jésus comme un abîme infini de perfections. En lui je trouve tout ce qui me manque. Je m’appuie en sa divine force au milieu de mes faiblesses, « abysus abysum invocat... 576» Je sens visiblement qu’à mon abîme d’imperfection se veut joindre cet abîme infini de vertu, et de grandeur. Vous entendez mieux ces sentiments que moi, et puis il faut finir577.
J’oubliais à vous dire sur un article de votre lettre, qu’il ne faut demander des révélations sur nos affaires. Je crois bien que vous ne le faites pas, et que vous vous contentez de les recommander aux prières des bonnes âmes. Les deux dont vous me parlez, ne me sont pas connues. C’est pourquoi je n’en dis rien. Mais notre bon Père m’a souvent dit qu’il se rencontre beaucoup d’illusions dans telles visions qu’il ne faut pas mépriser, mais aussi il ne faut pas s’y assurer578.xlviii La seule foi est certaine, qui nous révèle les voies du Verbe Incarné, et les divins états qu’il a portés en la terre. Marchons avec Lui, ne nous appuyant qu’en Lui. Adieu.
Monsieur, mon âme a reçu tant de forces et de consolations par la lecture de vos chères lettres que je ne vous en saurais jamais assez remercier et ce m’a été une petite mortification d’en être privée si longtemps ; mais puisque la divine Providence le permettait il fallait se soumettre aux divines volontés et agréer telles privations qui seront peut-être les avantes-courrières de beaucoup d’autres qu’il faudra souffrir par notre retour à Rambervilliers. Je prévois un prompt rappel de la part de nos mères et ici, de très grandes oppositions à me laisser aller et pour quelques lettres que la communauté en a écrites pour nous y disposer toute notre connaissance fait grand bruit et sont en résolution d’aller trouver Monsieur l’official pour l’obliger d’empêcher ma sortie de saint Maur. Tout ceci tend à mon humiliation et me donne un dégoût de demeurer davantage en ces quartiers. J’ai grande répugnance de demeurer en un lieu où l’on me connaisse et jusqu’ici, j’ai tâché de n’entretenir personne et me suis gardée, ce me semble, et d’entrer dans l’amitié des créatures et nonobstant cela, il me semble que les créatures me pourchassent. O mon très cher Frère, que la vue et l’entretien d’icelles me font de peines et je vois par là que je ne suis point morte, mais toute vivante à moi-même dans la recherche de mon repos. Sacrifiez-moi, je vous supplie, de tout votre cœur, et m’abandonner au bon plaisr de Jésus Christ pour suppléer à ma lâcheté et à la répugnance que je ressens pour la conversation. O sainte solitude, O sacré silence, où l’âme n’a rien à démêler avec les créatures ! c’est une chose effroyable que partout où je vais, la créature me suit : c’est un malheur pour moi plus grand que je ne le saurais dépeindre et si je le vois sans remède qui est bien le pire de tout. Patience en abjection, voilà mon partage.
Je crois que c’est une chose toute certaine que je n’irai pas à Caen, notre communauté y répugne d’une si étrange sorte que si vous voyiez les lettres de notre bonne Mère, sur ce sujet, vous en seriez étonné. J’ai laissé cette affaire au pied de la Sainte Croix où je l’ai toujours considérée lorsqu’il s’agissait de travailler et demeurer, ce me semble, abandonnée. Au reste, mon très cher Frère, j’ai cru vous accompagner dans la maladie et c’est ce qui a retardé les présentes.
À Monsieur de Bernières le 26 février 1647.579
Dieu seul ! Monsieur, vos trois dernières lettres me sont bien précieuses, mais la seconde en date du quatre courant contient pour moi une telle onction qu’elle m’a quasi tirée de moi-même et appliqué à Dieu seul d’une manière que je ne vous saurais exprimer. O mon très cher (Frère), mais très cher Frère, quittons toutes les créatures pour demeurer seul avec Dieu seul. Il faut vous dire que depuis quelque temps je porte une disposition de silence et d’éloignement de toutes choses que le désir me serait favorable pour vivre plus à mon aise dans le dégagement ; mais nonobstant sa beauté et l’affection que je lui porte, je demeure en une telle captivité de ma volonté dans l’ordre que Dieu a établi sur moi, que je ne puis former aucun désir, ce qui fait demeurer l’âme dans un entier abandon à la conduite de Jésus-Christ par une simple et amoureuse adhérence à ses divins plaisirs. J’ai beaucoup de choses à vous écrire et pour y satisfaire, il faut que je me prive de ma plus chère consolation pour vous entretenir. Du reste, je bénis notre Seigneur qui vous a remis en une meilleure disposition de votre santé.
Sa Providence sait combien vous êtes encore nécessaire pour sa gloire ; c’est pourquoi il ne vous a point tiré à lui pour nous laisser sans secours et sans assistance au chemin de la sainte vertu où sa bonté vous a donné à nous pour nous servir de guide. Conduisez-nous, je vous supplie, dans la pureté de son saint Amour. Je me donne à sa grâce pour bien commencer puisqu’il m’en donne les forces et la santé. Je suis très bien à présent et dans une capacité de reprendre mon petit ordinaire. J’ai désisté du jeûne 12 ou 15 jours et me suis reposée. Vous voulez bien, mon très cher Frère, que je me remette à mon devoir et que je n’adhère pas à la lâcheté et paresse qui sont les ennemis de la sainte oraison et ceux contre lesquels j’ai plus de haine et d’aversion. retardé les présentes.
Mais notre Seigneur ne va pas trouver digne du souffrir comme vous, car après m’avoir éprouvé d’un accident qui m’arriva la nuit où la violence d’une très grande agitation de cœur me tint près de quatre heures étendue les bras en croix sur la terre de dans notre petite cellule sans secours que Dieu seul ; un jour après, j’ai été remise en santé contre l’espérance des médecins qui tiennent que c’est un présage de grande maladie, et nos sœurs l’ayant su m’ont fait faire des commandements de manger et me reposer davantage. Je me suis soumise le mieux que j’ai pu et ai cru qu’il était plus à propos de céder et prendre quelques œufs que de tomber dans l’obligation de rompre mon abstinence. Je suivrai en toutes choses vos avis, car vous avez très bonne part à la grâce et à l’esprit de notre bon Père [Chrysostome] et c’est ce qui me faisait accepter plus volontiers notre demeure à Caen. Ce digne père m’a laissée dans un petit commencement qui demande d’être cultivé par une continuation de ses maximes et de ses sentiments, et je pensais recevoir cette grâce de votre charité, si Dieu tout bon m’avait approché de vous ; mais puisqu’il ne le veut point, sa sainte volonté soit faite. Je loue et je bénis de tout mon cœur la divine Providence qui vous a réduit au néant durant votre maladie. Je tiens votre disposition en icelle pour une des plus grandes grâces que vous ayez de longtemps reçue. Voyez ses effets : vous me consolez infiniment de me le mander avec tant de bonté et de franchise et cela fait du bien à mon âme que je ne vous saurais dire. Continuez de la traiter ainsi pour la gloire de notre bon Seigneur, la Providence duquel ne se donne pas le temps d’achever la présente et de vous exprimer beaucoup de choses qu’il me reste à vous dire tant de mon particulier que de notre bon Père, du bon père Elzéar et de nos affaires. Ce sera au premier loisir et que notre Seigneur m’appliquera à toutes ces choses ; en attendant, je vous supplie, faites-moi donner de vos nouvelles et de l’état de votre maladie. Je suis au saint Amour, Monsieur, votre
580 … Je vous dis en toute simplicité que ma santé est très bonne et bien entière ; mais après que je vous en ai assuré, je la remets sous votre direction. Je vous veux obéir autant que Dieu tout bon m’en donnera la grâce, car vous êtes mon très cher Frère et le Père de mon âme. C’est pourquoi j’espère de votre charité un petit mot pour me signifier vos sentiments et vos volontés.
J’ai écrit pour avoir le tableau de notre bienheureux Père. J’espère que nous enverrons bientôt une copie. Voyez, s’il vous plaît, le premier dessin, il n’a point de rapport à son original. Le peintre nous a écrit et me mande qu’il espère de bien réussir et que bientôt il m’en enverra un.
Le bon père Elzéar nous a été voir et fait un ample récit de la persécution de notre saint ; ce qui m’a bien touchée et confirmée dans la croyance que sa sainteté ne sera pas toujours inconnue, nonobstant que la médisance prenne accroissement. Ce bon Père m’a proposé une chose que je crois qu’il vous aura mandé : c’est de se retirer pour quelque temps de la Providence et aller en Lorraine servir de chapelain et de confesseur en notre maison de Rambervilliers. Il m’a dit d’en écrire à notre Mère prieure après l’avoir bien recommandé à notre Seigneur. J’ai écrit et abandonné le tout à la sainte Providence. Je doute que cela réussisse, non que je vois difficulté du côté de nos Mères, au contraire, elles en seront ravies, mais j’ai un sentiment qui me fait penser qu’il demeurera dans la croix pour y recevoir sa sanctification. La solitude est bien agréable, mais la croix et précieuse : fidélité dans les croix, cela est admirable ; néanmoins je n’ai pas laissé que d’en écrire, nous verrons ce qu’il en arrivera. Je serais bien aise d’en savoir votre sentiment. Je sais beaucoup de particularités de la division qui est dans son ordre et cela est bien pitoyable et d’une grande désolation.
Pour ce qui me regarde, mon très cher frère, je vous assure que je n’ai jamais demandé aucune révélation sur mon affaire et ce que je vous en ai mandé est arrivé sans que de ma part j’ai fait aucune instance aux personnes auxquelles cela est arrivé.
Je laisse le tout entre les mains de notre Seigneur, sa très sainte volonté soit faite.
Vous nous donnez grande joie de nous faire espérer le cher bien de vous voir l’été prochain. Ce sera en ce temps de la chère vue que nous renouvellerons tous les saints entretiens de notre R. P. et que votre charité nous fortifiera pour pratiquer fidèlement ses maximes et ses avis.
Pour notre retour en Lorraine, je me tiens toute prête et toute abandonnée, ce me semble, et sans rien contribuer à ma demeure à Saint-Maur. Monsieur l’official ne veut point permettre que j’en sorte. J’ai mandé à notre bonne Mère les oppositions qui se présentent et comme je suis, nonobstant tout cela prête à obéir. C’est à elle de faire plus d’instance si effectivement elle le désire. Je crois, mon très cher Frère, que c’est ce que j’ai pu faire en ce rencontre, attendant d’autres nouvelles de sa part. Quoi que l’on me commande, j’obéirai, ce me semble, sans retour volontaire et intérieurement il ne m’est point permis de faire aucune réflexion. Il faut marcher à l’aveugle dans les desseins de Dieu pour y accomplir ses divines volontés. Je porte un état de captivité et de très grande liberté. Accordez-moi, mon très cher frère, ces deux points ensemble, et concevez mes dispositions.
Je n’ai garde d’aller chez Madame de Mouy contre les ordres exprès de notre bonne Mère. Il faudrait pour faire un coup violenter la grâce d’abandon et du sacrifice que la divine Miséricorde me fait ressentir et je m’y trouve bien attachée. Si j’avais fait ce coup, Madame de Mouy me devrait chasser comme méchante et infidèle d’autant que j’attirerais par un tel défaut sur la maison et sur moi une infinité de malédictions. Monsieur de B [arbery] dira ce qu’il lui plaira ; mais tant que notre Seigneur me tiendra par sa grâce, je ne me rendrais pas à un pareil avis. Je supplie très humblement votre charité d’employer le premier quart d’heure de son loisir à m’écrire vos sentiments sur ma manière de vie afin que je ne fasse rien de ma volonté. Il faut que je finisse la présente, nonobstant que j’ai encore quelque chose à dire sur ce sujet. Notre Seigneur permet que mes yeux me font douleur et je ne vois quasi pas ce que j’écris. Cela n’est rien c’est seulement qu’on dit que je serais quelque jour aveugle. Si j’étais encore muette, mon souhait serait accompli, car ne parlant point, il faut nécessairement quitter les créatures et que les créatures nous quittent. Cela est beau, mais il faut être anéantie et mourir à tout. C’est là ou je vous laisse, mon très cher Frère, cependant que je vous supplierai de me donner à Jésus-Christ, afin qu’il me soit tout en toutes choses et que je sois inviolablement à lui, Monsieur, votre, etc.
Nous devons toujours prendre le parti de Dieu contre nous-mêmes. Cette pratique est très douce, très claire et très efficace pour vaincre nos passions, et pour nous élever dans les pures vertus ; particulièrement lorsque la vue nous en est donnée après la vue de la grandeur infinie de Dieu dans l’oraison581.
Tant plus un homme est vertueux, tant plus il est parfait et ressemble davantage à Dieu qui s’aime uniquement soi-même et tout ce qui ressemble et participe à sa perfection582.
Ma très chère sœur583, vos lettres du mois dernier me donnent grande consolation de vous voir si dégagée des créatures, et unie au bon plaisir de Dieu. Vivez et mourez, ma très chère sœur, dans ce bienheureux état, et recevez de la divine Providence ce qu’elle vous enverra. À mesure que l’âme est pure, elle entre dans une plus grande passivité aux dispositions que fait en elle et d’elle cette divine Providence. Je n’ai jamais douté que vous n’ayez gardé la pureté requise touchant le dessein de Madame N584. et que vous n’ayez une soumission tout entière aux ordres de la sainte Religion. Mais la fidélité que je vous ai promise m’oblige à vous écrire mes pensées sur ce sujet. Achevez de vous y conduire, comme vous y avez commencé, et que la recherche des créatures ne vous engage pas dans leur affection, mais dans le pur service de Dieu ; s’Il le désire de vous en ce lieu. Je suis bien aise de voir l’aversion que vous avez pour les soulagements de la vie corporelle, qui sont très contraire à la pure oraison, quand nous les prenons par notre mouvement. J’ai reçu des lettres de N585. qui me mande le projet dont vous m’avez écrit. Hélas, que la nature est adroite et artificieuse ! Elle tend toujours à fuir le Calvaire et s’en éloigner. Je suis de votre sentiment, la solitude est bonne, mais le Calvaire est préférable586. Puisque ce bon père587 est disciple de notre père, il faut qu’il se sacrifie comme lui dans les occasions que la Providence lui donne ; et je vous avoue que je ne pourrais pas consentir à un tel voyage et retraite588. Les pures vertus de Jésus demandent, ce me semble, toute autre chose589. Néanmoins je soumets ma pensée aux vôtres. Vous me demandez que vous portiez un état de captivité et de liberté, et que j’accorde cela ensemble. Il n’est pas bien difficile. Car comme nous ne pouvons vivre à Dieu, que nous ne mourions à nous-mêmes590 ; aussi nous ne pouvons être dans la liberté de Jésus-Christ, que nous ne mettions dans les fers et la captivité le vieil Adam avec toutes ses inclinations et volontés naturelles. Et partant, le même effet de grâce qui nous met dans la liberté, nous met dans la captivité591. Pour ma santé, elle est bonne à présent. Je me sens dans un désir très grand de commencer tout de bon à servir Dieu. Aidez-moi de vos prières, et me tenez tout à vous selon Lui.
À Jourdaine de Bernières le 27 février 1647592 (lettre omise)
Un Dieu et rien plus. J’ai reçu les vôtres du 18 courant…
À Monsieur de Rocquelay ce 1er avril 1647593
Dieu seul ! Monsieur, ce n’est pas pour vous consoler que je vous écris puisque la divine volonté vous fait porter si agréablement votre sacrifice, mais plutôt pour vous congratuler de la sainte persévérance que Dieu a donnée à votre bonne Mère et de lui avoir fait la grâce de mourir si saintement. Il me semble que vous avez droit de vous réjouir et de bénir avec nous la divine miséricorde de Jésus-Christ en son endroit. Je vous avoue que sa mort m’a fort touché.
Je vous supplie pour la consolation de toutes nos Mères de Lorraine de nous écrire un petit abrégé de ces souffrances et du reste de sa vie afin de leur envoyer pour la gloire de notre bon Seigneur.
Encore que je ne l’estime glorieuse ayant consommé sa vie pour la gloire de notre bon maître, je n’ai pas laissé de la recommander et de faire prier pour elle tant en messes qu’autrement. Je continuerai selon mon possible ; toutes nos sœurs sont touchées de vos lettres, j’en ai fait diverses fois la lecture et tant plus je la considère, plus j’admire la force de la grâce en cette digne âme qui a été si heureuse que de mourir dans quelque rapport à Jésus-Christ. C’est bien d’elle que nous pouvons dire ce me semble : Preciosa in conspectu Domini etc. Monsieur de Mannoury nous est venu voir. Je lui ai fait part de cette nouvelle qui console les serviteurs de Dieu d’autant qu’il se glorifie très parfaitement en elle dans le ciel.
Je n’ai rien à vous dire sur un sujet où il serait à propos de parler si vous aviez moins de générosité pour vous assujettir aux ordres de Jésus-Christ. Achevez donc votre sacrifice aussi saintement que votre digne Mère et continuez de prier pour moi de tout votre cœur. C’est tout de bon que je veux commencer, ce me semble, d’être plus fidèle à notre bon Seigneur, mais aidez-moi de vos saintes prières, ma faiblesse est grande.
Toutes nos sœurs vous saluent d’une sincère affection. Elles ne compatissent pas votre perte sur la terre puisque vous la retrouverez plus abondamment dans le Paradis.
Je vous supplie très humblement de nous recommander à notre très cher Frère. J’aurais bien voulu lui écrire, mais je ne l’oserais divertir de sa sainte occupation.
Je vous supplie très humblement de nous faire part de vos trésors et de ses saintes pensées, ayez la charité jusqu’à la fin, je vous supplie.
À Dieu mon très cher Frère. Jésus-Christ nous soit uniquement tout en toutes choses.
Je suis en son saint amour Monsieur votre, etc.
À Monsieur de Rocquelay, Ce 7 avril 1647594.
Monsieur, Je réponds en toute hâte à celle que vous avez pris la peine de m’écrire touchant les écrits de la bonne âme. Il est vrai que je les ai fait relier595, mais je vous assure que je ne les donne à personne, et Monsieur de Mannoury596 m’a demandé si je connaissais la grande sainteté du P. [Eudes]597. Je lui ai dit qu’un bon Religieux m’en avait une fois parlé et dit quelque chose touchant la perfection. Il m’en dit quelque chose lui-même. Au reste je suis bien marrie si notre bon frère a dit au P. [Eudes] que j’ai lesdits papiers, car Monsieur de Mannoury me tiendra bien pour une dissimulée, et avec raison. N’était-ce point quelque invention pour vous faire avouer quelque soupçon qu’il aurait pu avoir que vous me les auriez envoyés ? Je vous supplie de croire que je les tiendrai de si près et si bien enfermés que personne ne les verra. Et quelle conjecture Monsieur de Mannoury y a-t-il fait ? Tout cela n’est que soupçon, car je ne les communique point et ne me sens point portée de les montrer.
Au reste, je suis touchée du sacrifice de notre chère Madame de M., et de la savoir en cette extrémité de dénuement de tout appui et secours humain. Oh ! que Dieu est admirable quand il veut posséder entièrement une âme ! Il la dégage absolument et la sépare par sa puissance divine de ce dont elle n’aurait jamais eu la force ni le courage de se défaire. Sans doute, c’est aussi un bon sacrifice pour vous, car vous perdez, humainement parlant, mais, pour vous, je vous crois plus fort, d’autant que Dieu seul vous doit suffire. C’est pourquoi je ne vous plains pas à comparaison de cette chère Madame. Vous me dites de lui écrire. Hélas ! de quoi lui serviront mes chétives lettres ? Je me donne à Notre Seigneur pour elle. Il y a peu que je lui ai écrit par Madame Mangot598 qui se chargera de nos lettres pour lui faire tenir. Je ne sais si elle les aura reçues.
Voilà notre R. Mère Prieure de Rambervillers [Bernardine Gromaire] qui lui écrit ; elle salue affectueusement notre très cher frère et vous aussi. Elle se plaint de ce que vous et lui l’oubliez entièrement.
Il faut vous dire que j’ai reçu des nouvelles de Rambervillers touchant l’affaire de Madame de Mouy qui m’ont surprise et bien étonnée, car, après plusieurs refus de nos Mères, toutes ensembles ont été touchées et poussées le jour de la mort de notre bienheureux Père, après la sainte Communion, d’y consentir, moyennant quelques propositions qu’elles font à ma dite dame de Mouy. Elles en écrivent à Monsieur de Barbery et remettent le tout à sa prudente conduite. Cela étant, je crois que, si Notre Seigneur m’a choisie pour cet effet, que j’y serai envoyée, mais il faudra encore du temps, car il faut voir comme se comportera ce refuge en notre absence.
Je ne saurais vous dire combien le changement de nos Mères m’a étonnée, car, entre nous, on ne parlait plus de cette affaire. J’avais remercié Madame de Mouy. J’adore tous les desseins de Dieu sur son esclave. Je vous supplie de dire ceci à notre très cher frère. Hélas ! ce digne frère est bien dans le profond silence pour nous. Dieu en soit béni ! Je suis indigne de la consolation de ses chères lettres. Je le supplie, et vous aussi et notre très chère Sœur [Jourdaine de Bernières] de même, de prier Dieu pour moi durant la semaine sainte, en laquelle je ferai la retraite, sans directeur que les maximes de notre bienheureux Père, que je lirai et méditerai selon la grâce qui m’en sera donnée. À Dieu ! Je suis en son saint amour, Monsieur, votre…
M599. Jésus holocauste vous soit tout pour jamais. J’avais hier, étant à la ville, un grand désir de vous dire deux mots du grand bonheur que je possède dans la solitude par la miséricorde de mon Dieu, mais il ne me fut pas possible. Ce sera au premier jour. En attendant, attachons-nous à la conduite de Dieu sur nous et renonçons à nos propres conduites qui gâtent tout l’ouvrage de Dieu en nous600. Qu’importe ce que devient la créature pourvu que le souverain Créateur fasse en elle son bon plaisir ? L’attention à ce que nous sommes, ce que nous serons, ce que nous deviendrons si telle et telle chose arrivait ne peut compatir avec le parfait abandon qui rend l’âme toute simplexlix, pour être toute occupé à ne s’occuper qu’en Dieu seul601. Les réflexions sont quelquefois de la grâce, puisqu’elle nous les fait voir souvent au commencement de la vie spirituelle pour notre avancement, mais souvent aussi, dans le progrès, elles ne sont pas de saison. Oui, bien l’unique simplicité602 par un très pur abandon qui bannit toutes craintes, tristesses, découragements et autres vues qui nous séparent de Dieu. Je travaille à anéantir tout cela pour n’avoir en vue et en amour que Dieu seul et son bon plaisir, et recevoir de lui ce qu’il lui plaira me donner intérieurement et extérieurement603. Je ne sais à quoi je m’occuperai ce matin et ne sais pas aussi si je communierai, mais il me semble que je ne désire que Dieu au-dessus de toutes choses.
à Monsieur de Bernières le 3 mai 1647.604
Un Dieu et rien de plus ! Vos chères lettres du 24 du mois passé ont beaucoup consolé mon âme. Je n’osais interrompre votre silence pour ce que j’avais appris que vous étiez dans les jouissances du divin Époux. C’est ce qui m’a fait demeurer en respect aux pieds de Jésus-Christ, souffrant pour son amour la privation de vos chères nouvelles puisque tel était son bon plaisir prenant mes délices de vous savoir tout occupé en lui et de lui. Je le supplie vous continuer ses faveurs et à moi la grâce d’un profond anéantissement. Je n’ai pas été digne de voir le R. P. Elzéar, je lui avais écrit et prié de nous venir donner sa bénédiction. Les Pères de Paris nous mandèrent qu’il était parti dont nous fûmes bien mortifiées. Sans doute il sera retourné chargé de nouvelles richesses et notre bon Seigneur vous donnera petit à petit le trésor entier de notre bienheureux Père.
Je n’ai point vu Monsieur Forgeant. Je l’attends de jour en jour. Si j’étais si heureuse que de la pouvoir servir ce me serait un grand bonheur de vous témoigner par effet que vos recommandations me sont très chères et que je les accomplirai selon la puissance qui m’en sera donnée avec une entière affection je vous assure.
Pour l’affaire de Madame de Mouy, je ne sais ce que la Providence en conclura, ma pensée est que je n’irai point dans cette maison, et néanmoins nos Mères de Lorraine semblaient y vouloir consentir par leur dernière. J’ai continué le plus qu’il m’a été possible dans la sainte indifférence à tout ce qu’il plaira à mes Supérieures me commander. Je vous supplie pour la seule gloire de Dieu de prier que sa très sainte volonté s’accomplisse en moi. Vous m’auriez bien consolé de m’en écrire vos pensées avec liberté. Croyez que notre Seigneur m’apprend à marcher sans appui, car il semble qu’il vous a donné quelque mouvement de vous tenir en silence. J’adore tous les desseins de sa Sagesse éternelle et m’abandonne pour tout à son divin plaisir.
Il faut qu’il consomme tout par sa toute-puissance et que je sois vraiment anéanti, j’y consens de tout mon cœur et cependant je vous supplie, Monsieur Rocquelay, notre bonne Mère supérieure aussi, de prier pour moi si toutefois il vous est permis d’appliquer votre charité à mon âme qui en a un très grand besoin.
J’attends de votre bonté quelque avis sur la vie de Madame de Mouy et je vous conjure par le saint amour de Jésus-Christ de prier et de me mander vos pensées sur cela. Mon esprit n’envisage cette maison que comme un calvaire et un lieu de très grande abjection pour moi et je sais pour certain que si Dieu n’a un dessein particulier et inconnu de nous y envoyer, la chose ne se peut faire parlant humainement, car si vous voyiez les affections de notre Communauté en mon endroit, cela n’est pas imaginable et tous les jours elle prend accroissement et semble aller jusqu’à l’excès.
Néanmoins, si Madame de Mouy voulais donner quelque somme pour aider à réparer les ruines de notre maison de Rambervillers et souffrir que je fasse un voyage de six semaines, notre Communauté lui accorderait sa demande pour un temps et, à cet effet, notre Révérend Père Visiteur m’a déjà envoyé obédience pour faire le voyage de Lorraine ; mais je ne partirai point que je n’ai reçu les réponses d’une lettre que Monsieur de Barbery a écrite à notre Mère Prieure ; elle est d’un style si sec et rebutant que je crois qu’elle fera produire à notre Communauté le dernier remerciement ; je ne peux penser autre chose de cela.
Si quelquefois je suivais mes sentiments je prierais avec instance que cela ne soit point (je veux dire que je n’allasse point à Caen), mais le fond de mon âme demeure si abandonné qu’il ne se veut mourir que dans le seul bon plaisir de son Dieu sans pouvoir faire aucun choix de lui-même. Voilà ma pauvreté, je ne fais rien que de me tourner vers l’Objet divin de nos amours et lui dit dans le silence de mon cœur : Fiat voluntas tua sicut in coelo et in terra. Je désire que Dieu fasse de moi tout ce qui lui plaira sans réserve.
S’il a dessein de m’anéantir à Caen et de nous y porter des abjections infinies, je suis prête de partir pour les aller recevoir et consommer mon sacrifice dans les flammes qu’il lui plaira d’allumer. Adieu je suis à bout de mon papier sans y penser.
Je suis en Jésus-Christ la plus indigne, la plus abjecte et la plus chétive de vos sœurs, Monsieur votre, etc.
À Monsieur de Bernières, le 25 mai 1647.605.
Monsieur, Ces mots vous donneront avis que j’ai reçu mes obédiences de Monsieur notre Supérieur et de notre Révérende Mère Prieure de Lorraine, reste seulement à avoir celle de Monsieur l’Official de Paris que j’attends un des jours de la semaine prochaine de sorte que toutes nos expéditions seront bientôt faites. Restera de savoir l’ordre que Madame veut que je tienne pour aller à Caen. Il me reste encore beaucoup de choses à faire ici et je la supplierai volontiers de me donner encore quinze jours pour les expédier. Je ferai toutes les diligences possibles pour accomplir ce que votre charité m’ordonnera et me conseillera sur cette affaire.
Je ne vous écris rien des sentiments de mon âme et comme je suis dans un plus grand sacrifice que jamais, j’espère de vous en faire le récit de vive voix, puisque je connais manifestement que c’est la volonté de Dieu que je possède pour quelque temps l’honneur et la chère consolation de votre présence. Je le prie de tout mon cœur et qu’il me donne la grâce et son esprit pour faire son ouvrage, ou plutôt qu’il le fasse par lui-même. Je vous supplie de commencer à lui demander ce qui nous est nécessaire pour accomplir ses desseins. Je suis ce me semble si abandonné à son bon plaisir que j’abîme mes impuissances, mes indignités, mes ignorances et mes ténèbres dans son adorable vouloir. Je ferai et deviendrais ce qu’il lui plaira et il me semble que je serais toujours satisfaite pourvu que lui seul soit. Je me trouve en une disposition toute particulière de bien commencer, nous dirons le reste s’il plaît à notre bon Seigneur. J’ai tant d’affaires que je ne sais lesquelles quasi entreprendre les premières. Dieu me donnera grâce s’il lui plaît pour les faire toutes comme il le désire. J’ai pour le moins vingt lettres pour envoyer demain.
À Dieu, mon très cher Frère, priez pour moi, car le reste du temps que je serais ici, je serais accablée. Mes recommandations, s’il vous plaît à notre chère Mère Supérieure et à notre bon Frère. Toutes nos sœurs d’ici vous saluent avec beaucoup d’affection.
J’oubliais de vous dire une difficulté qui me vient touchant une compagne : nos Mères nous en donnent une, mais elle est bien infirme : c’est notre bonne sœur Dorothée.
Pour mon particulier je suis indifférente et ne suis ce me semble attachée à rien. Je ne sais si Madame de Mouy en agréera une et si la Communauté en sera contente. Je crois que nous devons suivre son sentiment en cette affaire sans considérer en aucune sorte, car notre Seigneur me détermine beaucoup par sa miséricorde. Voyez donc je vous supplie ce qu’il est expédient de faire pour la consolation et le repos de la Communauté et de cette bonne Dame et je vous supplie qu’en bref vous m’en écriviez la résolution.
À Dieu, je finis [par] manque de loisir pour demeurer éternellement au saint amour de Jésus.
Je suis en soin de mon abstinence. Je vous supplie de tenir la main qu’on me la laisse observer, autrement je ne puis aller à Caen. Vous savez combien j’y suis obligée. Monsieur, votre, etc.
M606. Jésus l’Hostie d’Amour, soit notre unique amour607. Je dis nôtre, car c’est en Lui que je fais ma principale demeure en cette misérable vie, qui n’est bonne, que parce qu’elle nous fournit de continuelles occasions de faire des sacrifices608. L’on veut suivre les voies de la vertu, que l’on ne souffre des mortifications perpétuelles qui sont des hosties bien agréables au souverain Seigneur. L’on ne peut subsister dans la vie active servant le prochain, que l’esprit du sacrifice ne nous anime. Autrement en voulant profiter aux autres, nous nous nuirons extrêmement. Dans les jouissances mêmes de la contemplation, c’est ce qui s’y rencontre de plus pur, que les sacrifices qu’on y doit pratiquer609. Enfin, N. l’union à Jésus sacrifié est la plus parfaite union qui se puisse posséder en ce monde610. Une âme qui y est adroite, ne perd presque point de moments d’honorer son Dieu, qui ne se plaît jamais davantage, que dans les reconnaissances que les créatures ont de ses grandeurs. Je viens de lire vos dernières avec consolation, mais je n’ai point eu le loisir de les lire qu’après dîner, les ayant reçues hier au soir. Je n’ai presque pas un moment dans la matinée, qui ne soit tout occupé auprès de Dieu, l’Époux que je ne puis quitter. Si tôt que je suis en oraison au matin, et que je L’ai un peu cherché, je Le trouve611. Après L’avoir trouvé, je ne Le puis quitter, durant qu’Il me tient lié à Lui par un très doux sentiment de sa présence612. Je ne vous puis pas dire grand-chose de ma disposition, sinon que c’est un goût de Dieu presque continuel. Le divin Époux se plaît ainsi de se communiquer à la chétive créature613.
À Monsieur de Bernières, le 15 juin 1647614.
Monsieur. Le divin bon plaisir de Jésus-Christ règne en nous si parfaitement que tout ce qui lui fait opposition soit anéanti. Je m’abandonne derechef et lui fait un nouveau sacrifice de tout moi-même et de tout ce qui regarde ma perfection. Je vous rends grâce mille et mille fois mon très cher Frère, de la sainte charité que vous faites à mon âme par vos saintes instructions. C’est la seule consolation qui me reste dans la douleur que mon peu d’anéantissement me fait ressentir sur cette élection. J’adore en icelle la divine providence et me soumets aux desseins de son adorable sagesse. Je ferai ce que votre sainte charité me conseille. J’écrirai à Madame de Mouy pour la prier et conjurer de ne nous point envoyer son carrosse quand nous serons à Lisieux.
Pour ce qui est de nos habits, je ne prendrai qu’une robe qui nous fut donnée à Noël du reste d’une religieuse de Montmartre qui nous l’envoya par aumône. J’ai regret de l’avoir rapiécée et le scapulaire aussi. J’ai néanmoins été contrainte de faire acheter de la serge la plus grossière que j’ai trouvée pour nos grands habits d’église et si j’eusse trouvé quelques bonnes religieuses qui nous eussent voulus donner par aumône quelques restes de la Communauté, j’aurais reçu en cela une consolation toute particulière. Notre bon Seigneur ne nous a pas trouvé digne d’une telle bénédiction.
Je lui sacrifie mon très cher Frère, celle que j’aurais reçue en l’honneur que vous nous auriez fait de venir nous recevoir. Ne le faites pas, je vous supplie puisque Jésus-Christ ne vous le permet pas. Je voudrais bien pouvoir rentrer comme une pauvre sans être vue ni comme de personne. Mon Dieu, mon très cher Frère, que mon âme aurait de peine de se voir dans les créatures, si la divine Miséricorde ne me faisait espérer plus de retraite et de dégagement. Priez pour nous, je vous supplie, afin que cette affaire ne fasse pas de détriment à la pureté de vertu que Dieu tout bon veut de moi en ce rencontre. Je ne crois pas pouvoir partir avant le 30e de ce mois, mais ce jour-là je n’y manquerai pas, si notre Seigneur ne nous arrête par maladie ou autre accident.
J’ai bien envie d’aller bien commencer d’être toute à Jésus-Christ. Le secours que je recevrai de votre charité nous y aidera beaucoup. Je prie l’Esprit-Saint et adorable de notre bon Maître qu’il me rende digne d’en faire les usages qu’il désire est que je sois plus véritablement que jamais en son saint amour votre fidèle sœur et très pauvre, indigne et obligée servante. Monsieur, votre, etc.
Madame615, la volonté de Dieu sans réserve. L’élection que toute la Communauté des B616a faite de vous pour la venir gouverner, vous doit faire croire que Dieu le veut, et c’est le sentiment de tous vos amis, et le mien. La divine Providence veut faire quelque chose que nous ne savons pas. Abandonnez-vous à Elle, et venez quand on vous le dira. Il y aura moyen de contenter votre abstinence, quand vous serez content du bon plaisir de Dieu. Nous nous verrons donc bientôt. Mon cœur se réjouit de la disposition divine en cette affaire. Préparez-vous à un renouvellement de grâce selon l’esprit de notre bon Père617. Je prierai le Saint-Esprit qu’il vous le donne. Au reste N. vous voudra donner un habit tout neuf, mais il faut qu’en sortant de chez vous, vous preniez le plus pauvre, non pas pour échanger ici, mais pour le garder par esprit de pauvreté618. Ne quittez pas la pratique de cette chère vertu pour la supériorité d’un monastère riche. L’ouvrage que vous y devez faire, c’est de tâcher d’y former Jésus-Christ dans les cœurs619 ; ce que vous ferez bien mieux avec vos haillons, qu’il ne faut pas quitter, quelque violence qu’on vous fasse. Venez aussi dans le coche620, si votre santé le permet.
Abjection et pauvreté doivent être votre équipage pour venir prendre possession de votre supérioritél.621 J’aurais quelque dessein d’aller au-devant de vous, mais je n’en ferai rien si Dieu ne me fait voir autre chose. Je désire pourtant que vous veniez chez nous. Enfin toute ma joie est que vous pourrez ici être crucifiée. C’est le bien que je vous désire. Il faut donc vous disposer et vous préparer à mener une vie toute pleine de grâce, durant que vous serez auprès de nous622. Je commencerai aussi de bon cœur. Ainsi venez à la bonne heure, afin que nous allions tous ensemble à grands pas dans les voies du Verbe Incarné et l’unique objet de notre amour. Vous jouirez ici de la solitude quand vous voudrez, et y trouverez notre cher Père623. Courage, puisque vous trouverez des personnes qui ont son esprit. Et pour moi, je ressens tant de secours de lui, que je m’imagine qu’il converse invisiblement parmi nous. Ne manquez pas d’aller visiter son tombeauli avant que de partir624, Adieu.
À Monsieur de Bernières, août ou juillet (P 101) en l’année 1647625.
Monsieur. Puisque je n’apprends pas de vos chères nouvelles je vous en donnerai des nôtres et vous dirai, mon très cher frère, que j’ai fait quatre ou cinq jours de retraite avec tant de consolation que je reprenais vie et rajeunissais à vue d’œil. Il me semblait que j’étais dans mon centre me voyant séparée des créatures et seule avec le divin l’objet de notre amour. Je vous confesse que mon âme y prenait grand plaisir ; mais d’autant que l’ordre de Dieu ne la veut pas dans cette jouissance, ou la fait passer avant que de sortir de sa retraite dans un nouveau sacrifice au bon plaisir de Jésus. J’ai vu comme le divin plaisir me doit être toute chose et à même temps, mon cœur plein d’amour et de respect pour lui, il rendait les hommages les plus intime que la grâce lui fournissait et à même temps abîmait tout désir de perfection et de jouissance.
Mon âme disait à son Seigneur : mon Dieu, il me semblait au passé que vous me fassiez l’honneur de m’attirer à la contemplation de vos divines grandeurs et dans une sorte d’amour qui semblait me devoir consommer, à présent vous retirer votre abondance pour me lier à votre divin plaisir et pour le respect duquel vous me faites faire ce que naturellement je répugnais, mais s’en est fait, je suis à vous et toute sacrifiée à votre adorable plaisir. Je suis pour votre amour la servante de vos servantes, que si en nettoyant les robes de vos épouses la sienne en est poudreuse je me confie et m’abandonne à votre bonté, mes intérêts, ma perfection et mon salut est entre vos mains et je proteste que je ne suis plus qu’une victime de votre bon plaisir. Plaisir divin que vous êtes précieux aux yeux de mon âme, que votre amour fasse ma consommation puisque Jésus-Christ le désire.
Au reste mon bon, mais très cher et très intime frère, je ne doute plus de la volonté de Dieu sur notre demeure ici. J’ai connu assez manifestement quel était son ordre et les effets de ses miséricordes me confirment tous les jours. Durant les jours de ma retraite, il a touché jusqu’au fond un de nos esprits qui s’est venu jeter entre nos bras pour avoir quelque assistance. Je suis Monsieur votre
À Monsieur de Bernières ce 12 décembre 1647626.
Monsieur. Jésus pauvre et contemplatif soit à jamais glorifié de votre meilleure disposition. Je ne sais qui vous a donné des nouvelles de la nôtre, je. Je fus hier un peu incommodé du rhume ne suis pas si mal que l’on vous a dit, mais cela se passe sans fièvre. Dieu merci, je suis prêt à faire tout ce que vous m’ordonnez et nos sœurs aussi. Je rompis hier mon jeûne sans réplique nonobstant que je n’en avais pas grande nécessité, ce ne sera rien de mon mal, il ne provient que de mon infidélité. J’ai bien envie d’être à Dieu plus que jamais, ma lâcheté est épouvantable. Priez Jésus qu’il me donne les forces et le courage pour me bien surmonter, et d’être tout à tous selon que la Providence m’oblige d’être. Je la bénis mille et mille fois de vous avoir remis en meilleure santé, conservez-vous je vous supplie pour l’amour de Dieu ne sortez pas sitôt, j’aime mieux être privé de la satisfaction de vous voir que d’augmenter votre mal en recevant les effets de votre grande charité. Il me fallait recevoir vos chères lettres pour me remettre la vie au corps.
Allons donc sans cesse à Jésus, mon bon et très cher frère et pour l’amour que vous lui portez, — moi aussi après vous, car je veux à quelque prix que ce soit que Jésus vive et qu’il nous soit uniquement tout en toutes choses. Je suis en lui.
J’aurais encore deux mots à vous répondre sur les blessures dont vous pensez que mon cœur a été navré. O. infidèle que je suis ! La grâce de Jésus m’a visitée, mais ma misère et mon infidélité a tout perdu.
À Dieu très cher frère, ayez pitié de votre pauvre sœur, Monsieur…
M. Vous ne voulez donc point que nous vous parlions des sentiments de la personne que vous savez. Mais vous désirez avoir communication des nôtres, qui en comparaison ne sont que des rêveries, et très petits. Les âmes de petite perfection se rencontrant par providence, elles s’aident les unes les autres avec de petites vues et de petits sentiments. Je le ferai donc avec ce sentiment dans le cœur. Je ne puis plus rien vouloir au ciel, ni en la terre quelque saint qu’il puisse être. Ma volonté me paraît perdue dans celle de Dieu628. Ce qui fait qu’au milieu des saints de Paris, et dans la connaissance que notre bon Père me donne de leurs grâces et faveurs sublimes, je ne puis en désirer une seulelii. Je n’ai pouvoir de vouloir que ce que Dieu veut de moi, ou plutôt de Le laisser vouloir pour moi, me tenant dans une grande passivité629. Je n’ai jamais tant senti ma volonté perdue. Toutes les beautés des plus grandes grâces ne me la pouvant faire retrouver, je ne puis comme expliquer cette perte de ma volonté630. Je me contente de la sentir et de vous la dire ; rien de mon âme ne vous étant caché. Au reste, l’Amour me paraît à Paris comme à Caen, et ses attraits me dérobent le temps destiné aux affaires631. Hélas, mon cœur étant tourné vers son divin Objet, et ressentant ses amoureuses impressions, ne peut rien goûter que ce qui le blesse. Et tout lui est croix, hormis ce qui le fait souffrir ; et les plaies lui sont plus aimables que toutes les douceurs de la terre. J’ai quitté tantôt l’exercice de l’amour actuel, pour faire réflexion sur ce que mon cœur fait, et quelles vues il a. Je n’ai rien remarqué, sinon qu’échauffé d’une douce flamme il brûle en disant : « Mon Dieu, mon Amour », sans vues bien expresses, mais avec un mouvement très tranquille et pacifique.
À Monsieur de Bernières le 25 juin 1648632
Monsieur. Je vous supplie de nous donner de vos nouvelles si notre Seigneur vous en donne la pensée et que vous occupations vous le permettent. Nous avons appris que vous êtes obligés de demeurer plus longtemps à Paris que vous ne vous l’étiez proposé. Voilà un événement de Providence qui ne nous doit pas être nouveau puisque j’avais un fort sentiment et l’est encore que vous ne retourneriez pas si tôt. C’est une bonne mortification à tous nos amis et pour mon particulier elle est d’autant plus sensible que la nécessité que j’ai de votre secours est grande.
Je vous supplie que du moins Monsieur Rocquelay nous dise de vos nouvelles et de votre santé en attendant que la Providence nous console par votre retour ou qu’elle vous donne un moment de temps pour nous en dire quelque chose.
Il faut vous dire par ces mots quelques misères que je porte, espérant que votre charité l’offrira à notre Seigneur et lui demandera grâces pour ma conversion et que vous prendrez aussi la pensée de nous en écrire vos sentiments. C’est que mon âme entre souvent dans un grand dégoût de toute cette Communauté et une forte pensée me voudrait persuader qu’il n’y aura jamais de vertu ni de perfection. Il paraît en mon âme un petit regret d’avoir quitté ma solitude et de me voir bien moins appliquée à l’oraison. Effectivement je perds le temps, ce me semble et tout mon petit travail retournera à ma confusion. Il n’importe pour ce point, il ne me touche pas beaucoup, pourvu que j’en sorte je serais contente, car je vois manifestement que tout le mal vient de mon imperfection et de mes incapacités.
Monsieur de Lavigne a commencé ses conférences du mercredi dans l’octave du Saint-Sacrement, je pris notre Seigneur qu’elles réussissent, jusqu’à présent j’en ai peu espéré. J’abandonne le tout à la divine Providence. Ma disposition présente me tient en paix au milieu des contrariétés, mon âme s’assujettit à ce que notre Seigneur aura agréable d’en disposer, elle rentre un peu dans ma petite oraison et une pensée me dit que je ne dois pas m’inquiéter des événements, non plus que du peu de progrès de toutes ces bonnes religieuses, mais que je dois m’élever à Dieu au-dessus de toutes ces choses et m’appliquer à lui comme si j’étais délivré du fardeau que je porte.
J’ai reçu un nouvel attrait pour la sainte communion et parce que je l’avais quittée quelque temps par crainte je l’ai reprise par amour ce me semble et désir de communier pour entrer tout de nouveau en Jésus-Christ et vivre de sa vie et de son esprit.
Je vous supplie de prier pour moi autant qu’il vous sera possible, sa nécessité est extrême. Si vous pouvez me dire deux mots de Jésus-Christ, cela me servirait beaucoup, car Dieu tout bon a mis grâces en vos paroles pour moi. Je ne vous dirai rien davantage pour cette fois. Puisque la Providence vous retient à Paris, nous vous y donnerons de nos nouvelles plus particulières espérant que votre charité nous en donnera des vôtres.
Monsieur Rocquelay vous aura mandé quelque chose de la sœur Marguerite ; je voudrais bien elle serait très nécessaire que le R. P. Elzéar viennent ici. Je vous supplie et conjure d’y faire votre possible temps pour cette petite cime que pour le besoin général de la communauté. Je lui en écrirai un mot de votre part, je vous supplie de le solliciter à venir.
À Dieu, notre très cher frère, nous allons chanter l’office divin. Le reste à une autre fois. Souvenez je vous supplie de votre pauvre et très indigne sœur. Monsieur votre, etc.
À Monsieur de Bernières, le 19 août 1648633. Monsieur. J’ai reçu une lettre de notre bonne amie, la mère de Saint-Jean, laquelle me mande vous en faire part, j’ai cru ne vous la devoir pas envoyer puisque vous êtes en quelque sorte de moyen de lui parler. Je vous supplie prendre la peine de lui faire tenir en main propre les ci-jointes, les adressant à la personne qu’elle vous a nommée, si vos indispositions et vos affaires ne vous permettent d’y aller.
J’ai appris que vous avez été malade, notre très cher frère, je crois que c’est la grande chaleur de Paris qui vous êtes bien contraire. Revenez bien vite, je vous supplie, nous avons besoin de vous pour nous aider dans notre petite voie et pour vous conférer la réception de la petite sœur, laquelle est reçue de toute la Communauté avec des témoignages tout particuliers de leurs bonnes affections. Aussitôt qu’elle fut reçue en chapitre solennellement, elle témoigna avoir joie de son bonheur et demi quart d’heure après elle entra dans ses grandes peines de dégoût, etc. Elle continue et cela paraît, elle est fort triste et on ne peut plus cacher ses faiblesses et tentations, d’autant qu’on feignait que le désir qu’elle avait d’être revêtue du saint habit la rendait-elle. Je suis d’avis de différer encore quelque temps de lui donner, du moins jusqu’à votre retour. Si Père Elzéar pouvait venir, il nous ferait bien du plaisir. Portez-vous bien, notre très cher frère, j’ai grand peur que vous ne soyez tout à fait malade.
Nous eûmes hier l’alarme au sujet de Madame de sainte Ursule qui était très malade. Aujourd’hui on nous assure que ce ne sera rien. Nous prions pour elle et pour vous, notre très cher frère, venez au plus tôt, je vous supplie, mais en attendant faites-nous savoir des nouvelles de votre santé et me tenez toujours en Jésus-Christ, Monsieur votre
À Monsieur de Bernières 24 août 1648 le jour Saint-Barthélemy634. Monsieur. J’ai reçu les vôtres avec consolation de vous savoir en meilleure santé et en liberté de pouvoir entretenir la bonne mère de Saint-Jean. J’ai toujours bien cru que sa connaissance vous serait utile et je m’en réjouis infiniment. J’ai reçu celle que votre charité nous a envoyée de sa part. J’ai vu par la lecture d’icelle que ses croix sont bien augmentées. L’assurance de sa fidélité me donne une joie bien particulière. Je lui écrirai jeudi prochain ne pouvant le faire aujourd’hui à raison que je suis contraint d’écrire en Lorraine pour mander à notre Mère Prieure qu’elle ne vienne pas cette année en ce pays, elle m’a mandé qu’elle était en résolution de partir. Je vois son voyage plein de croix pour elle si elle vient à présent, car je ne puis quitter que je n’achève du moins mes deux années. Notre bonne mère de Saint-Jean me dit dans sa dernière que je ne dois pas sitôt quitter ce lieu-ci, mais je réponds à cela que nos Mères de Lorraine ont fait venir de Rome des provisions bien puissantes pour nous en faire sortir.
J’abandonne tout cela à la Providence, je ne m’en veux pas occuper, je m’applique plus que du passé à ma petite oraison et n’ai plus de tendance qu’à être anéantie, mais d’un anéantissement que je ne dois pas procurer et qui ne soit pas actif. Je possède une paix assez grande sous ma misère. Je me laisse ainsi à la puissance de Jésus-Christ.
Il faut avant que je vous dise le reste de mes pensées que je vous assure que Madame sainte Ursule se porte très bien à présent, selon l’assurance que j’en reçus hier au soir. Notre Seigneur vous la conservera, il sait votre besoin, que s’il vous en dépouille avant le temps de question, marque infaillible qu’il veut que vous abandonniez tous vos desseins à sa Providence et que vous établissiez la pureté de votre perfection dans le dépouillement et la privation des choses qui vous étaient nécessaires pour vous conduire. Dieu a des voies profondes et des desseins admirables sur ses élus. Il me semble qu’il en tiendra sur vous dans les temps qui crucifieront encore votre nature et je ne sais quelle pensée me passe en l’esprit. Tout ce qui me consomme c’est que vous serez fidèles et que par toutes ses voies vous arriverez à la parfaite consommation de votre union toutes choses quoique bonnes étant mortes en vous, Dieu seul vous y donnera vie.
Dites s’il vous plaît à notre bonne mère Saint Jean que ses lettres me font beaucoup de bien et que vous et elle, mon cher frère, ayez pitié de ma pauvreté non pour nous enrichir, mais pour nous aider à vivre purement dans icelle et entrer dans les anéantissement que Dieu veut de nous. J’aurais beaucoup à vous dire si la poste ne me pressait, je remets le tout à jeudi. À Dieu notre très cher frère et bon, je suis pressée de finir. Priez Dieu pour moi ; le jour de saint Augustin et décollationsde saint Jean Baptiste la communion sera générale pour vous.
Je vous supplie de nous écrire souvent, quand ce ne serait que de petits mots, mais sans vous incommoder aucunement et faites en sorte, je vous supplie, que notre bonne Mère nous fasse aussi cette charité. À Dieu je suis en son saint Amour, Monsieur, vôtre…
À Monsieur de Bernières, le 7 septembre 1648635. Monsieur. Je pensais vous écrire amplement aujourd’hui et à notre chère Mère de Saint Jean, mais la Providence nous applique aux choses nécessaires pour la prise d’habit de la petite sœur qui sera demain, nous espérions quasi la chère consolation de vous y voir, mais nous nous voyons dans la privation. Nous y ferons mémoire de vous, très cher frère, en vous sacrifiant avec cette victime à Jésus-Christ. Je vous supplie de prier Dieu pour elle et pour nous.
Madame de Paumier est ici depuis quatre jours, elle souhaiterait bien la consolation de vous voir avant mon retour, je l’ai entretenue ce matin environ 1 h 30 et nous ayant parlé assez candidement je trouve son oraison excellente, je crois qu’elle y a fait un bon progrès depuis qu’elle n’a eu le bien de vous voir. Si elle savait que vous vinssiez la semaine prochaine elle vous attendrait. Notre petite sœur a fait sa retraite elle s’est ouverte à nous assez amplement, pourvu qu’elle soit bien humble la grâce fera merveille, mais elle a besoin d’abaissement : la communauté continue de l’aimer.
Madame de Mouy se trouve bien mal depuis quatre jours et l’est encore. Monsieur de Barbery vous salue, il est bien marri que vous ne serez pas à la novicerie de la petite sœur, il m’a demandé si vous reviendrez pas bientôt.
Voilà très cher frère une diversité de petites affaires, je vous supplie de me dire des nouvelles de la grande qui est le total anéantissement. Je vous demande part à la belle conférence du Rien que vous avez eue avec la chère Mère de Saint Jean et la mère de Sainte Clossine. Il me semble que je me trouve en disposition de faire quelque usage d’une chose si importante que de n’être plus rien. Je vous conjure de me dire tout ce que vous me pouvez dire de cet état en attendant que notre Seigneur vous ramène pour m’y fortifier.
À Dieu mon très cher frère, je finis par nécessité et par obligation de me rendre aux affaires de la sainte Providence. Jeudi le reste s’il plaît à notre Seigneur. Je suis en lui Monsieur, votre, etc.
À Monsieur de Bernières, le 10 septembre 1648636. Monsieur. Je ne vous saurais exprimer la force et la consommation que j’ai reçues par les vôtres dernières, je les trouve si pleines d’onction pour moi que je ne me rassasie pas d’en faire la lecture. Mon Dieu que j’ai de joie de vous voir abîmer dans l’essence divine, séparer des créatures et enseveli dans un profond silence. N’est-il pas vrai que c’est un grand bonheur à l’âme qui le connaît et le possède. Je vous supplie de le demander à notre seigneur pour moi en la manière qu’Il nous le veut donner. Depuis notre petite retraite, il me semble que je suis toute renouvelée dans une espèce de cet état, mais si incomparablement plus bas, à raison de mon infidélité, et que ma vocation est petite. Néanmoins je reçois des forces tout autres que du passé, mon esprit est bien plus libre, plus dégagé et moins sensible qu’il n’était. Je sens quelque chose au fond de mon âme qui me lie et m’oblige à la fidélité de mon petit état, il me semble que je ne m’en puis dédire, du reste je ne sais ce que je fais, ni ce que je suis, il faut courir dans le pur abandon à la sainte Providence, il me semble que j’en suis là, mais doucement, car je suis faible.
Je me défie de tout ce qui se passe en moi, à raison que ma corruption est grande. [Fin du P 101].
Je voudrais bien que notre Seigneur vous donnât la pensée de nous écrire quelquefois de semblables lettres que la vôtre dernière. Je vois par icelle le progrès que vous faites dans votre état. Continuez mon très cher frère et très honoré frère, vous avez trouvé la véritable et solide paix, demeurez-y fidèle et nous tendez la main pour vous suivre selon notre petite capacité.637
Au reste, très cher frère, nous avons donné le voile à notre petite sœur, nous en espérons grandes choses. Monsieur de Barbery l’aime beaucoup. Elle fait bien. Dieu en soit béni ! Vous en aurez comme j’espère de la consolation si elle continue d’être fidèle. Je ne vous dirai pas les nouvelles de la disposition de notre très chère sœur Jésus Hostie, vous saurez tout cela de sa part. Je participe à sa consolation et me résigne dans la continuation de ma pénitence pour le temps qu’il plaira à la Sagesse éternelle nous y tenir.
Je voudrais bien savoir si votre santé est bonne et si nous devons espérer la joie de vous revoir bientôt. Monsieur de Barbery vous salue Monsieur de Lavigne et Monsieur Bertault [Bertot] vous écrivent et vous saluent d’une très grande affection. Cette petite Communauté fait de même de tout son cœur.
Je crois que Madame N. fera avant son retour à Rouen sept ou huit jours de retraites céans. Je prie notre Seigneur qu’il vous ramène durant ce temps. Je désire votre retour très cher frère et je ne sais pourquoi, vu que j’ai une joie et une consolation dans le fond de mon âme lorsque je vous crois à Paris. En vos autres voyages je n’étais pas de la sorte.
Fortifiez-vous pour vous et pour moi, car il faut que vous m’aidiez dans ma petite voie et qu’en toute simplicité, nous ouvrions nos cœurs. C’est mon désir puisque Jésus nous a unis en lui d’une dilection si forte. À Dieu Monsieur, votre, etc.
À Monsieur de Bernières, le 28 septembre 1648638. Monsieur. Ce petit mot seulement pour vous dire que j’ai reçu les vôtres toutes pleines d’onction et de grâces pour moi. Jamais vos paroles n’ont opéré tant d’effet à mon âme qu’un petit mot que vous me dites à présent dans l’état de silence et de séparation où vous êtes. Je voudrais bien vous ouvrir mon cœur sur ce sujet et vous dire qu’il y a longtemps que je suis en quelque sorte d’éloignement des créatures, quoique très excellentes. O. ! Que vous dites bien vrai qu’ayant trouvé le souverain bien on ne le peut plus quitter et que même la vue des bonnes âmes et même de nos amis nous est quasi insipide. Perdez-vous très cher et vraiment cher frère, et vous laissez consommer dans le divin silence où le Saint Esprit vous attire ; mais je vous conjure ne l’observer point en mon endroit puisque notre Seigneur ne veut pas que vous ayez de réserve ni de retenue avec votre pauvre et indigne sœur.
Je comprends bien, ce me semble, la blessure qui vous travaille si suavement, laissez-vous doucement à sa sainte violence et continuez de me dire votre pensée, je vous en conjure très instamment.
Pour ce qui est du père Elzéar, je serais très aise de le voir ici, mais il faudrait que vous y soyez, autrement il deviendra pas de son cœur. Je crois qu’il fera du bien à cette maison par ses conférences. Si le bon frère Jean est encore à Paris je le salue de bonne affection et le prie de prier Dieu pour moi. J’en ai besoin pour bien accomplir les desseins de Dieu sur moi, du moins pour y être bien passive. Je vous conjure de me mander si vous reviendrez bientôt si notre Seigneur vous donne la pensée de faire venir le bon père Elzéar. Je m’en remets à votre charité qui sait ce qu’il m’est nécessaire.
Très cher frère, voilà ce que je vous puis dire aujourd’hui. J’ai un attrait tout particulier de vous parler de ma disposition et de mon état de silence lequel est bien inférieur au vôtre, mais telle qu’il est je prends grand plaisir d’être comme Dieu veut et de n’être plus rien, dans les créatures ni dans moi-même.
O chère solitude ! Je vous laisse pour vous y trouver en esprit et adorer en silence tout ce que Dieu opère en votre âme et me réjouir de sa plus pure union.
À Dieu mon bon frère. Vive Jésus dans l’intime de nos cœurs pour jamais !
À Monsieur de Bernières, le 8 octobre 1648639. J’ai reçu les vôtres du trois courant. Je vous rends mille et millions de grâces très humbles de votre charité. Je donne à mon corps tout ce que je lui peux donner pour le tenir en santé. Il me semble que je me soumets à tout ce que l’on peut désirer de moi. Monsieur de Lavigne avec la communauté nous ont ordonné, prié et pressé de rompre mon abstinence. À la première assemblée que je fus pressée de cela je me rendis sans réplique, j’ai continué sans rien dire. Je me porte très bien excepté la toux, mais elle n’est que par intervalles bien violente. Je n’ai pas de l’autre incommodité qui du passé l’accompagnait. Voilà donc pour ma santé je suis confuse de voir que vous en preniez soin, je suis indigne d’occuper un petit moment votre pensée.
Parlons maintenant du père Elzéar. Vous désiriez que je vous en mande clairement ma pensée. Je doute que ce soit tentation d’autant que je ne me sens pas intérieurement de désir qu’il vienne prêcher pour les raisons que vous nous alléguez et pour quelques autres de même espèce. Ce n’est pas pour ce qu’il lui faudrait donner, car la Communauté de bon cœur fera ce que je dirais à ce sujet, mais Madame de Mouy étant dans la faiblesse qu’elle est, il n’y a pas moyen de la raisonner là-dessus. Je serais bien aise qu’il vienne par hasard, comme s’il allait à Coutances et qu’il arrêta en ce pays trois semaines ou un mois ; nous ferions quelque aumône à son couvent lorsqu’il s’en retournerait. Nos sœurs ont grand désir de l’entendre faire des conférences, et s’il pouvait venir entre l’Avant et le Carême, ou bien d’ici l’Avant, cela serait mieux ce me semble.
Notre très chère sœur de la Conception, autrement la vieille Mère supérieure des Ursulines n’est pas d’avis que le père Elzéar vienne prêcher l’Avant et le Carême, elle est dans mon sentiment et j’en suis bien aise. Elle nous a fait la charité de nous le mander. Il en faut demeurer là ce me semble si notre Seigneur ne nous donne autre mouvement.
Non, non, non mon bon et très cher frère, ce n’est pas l’amour-propre qui vous fait dire ce que votre charité nous écrit, c’est la divine Providence qui conduit vos pensées et votre plume pour encourager mon âme à la fidélité d’amour qu’elle doit à Jésus-Christ. Je ne vous puis dire combien une de vos paroles pour petite qu’elle soit a d’efficacité pour moi et combien elle me réveille. Bégayez toujours de la sorte je vous supplie, peut-être que mon âme deviendra petite enfant et apprendra ce langage purement. Ne considérez pas que toutes ces choses ne sont pas la pure union, mais voyez seulement que votre charité est obligée de nous dire vos pensées en toute simplicité puisque notre Seigneur en sait bien tirer sa gloire. Je vous conjure que ce soit sans réflexion. Je bénis Dieu de tout mon cœur des grâces que la miséricorde nous fait, je vous demande par lui-même et par le désir qu’il vous donne de la pure union que vous m’en écriviez quelque chose. Cela m’est très nécessaire ; mais s’il est possible dites-moi deux mots de l’opération et de la forme, nue et pure foi, ce qu’elle fait et que devient l’imaginatif. Il me trouble quelquefois tant que je n’en sais que faire. L’entendement comprend-il quelque chose dans ses anéantissements ?
Je vous supplie pour l’amour que vous portez à Jésus-Christ de me dire ce qu’il vous donnera en pensée sur ce sujet et sur ce qui fait la pure union.
J’ai beaucoup de petite pensée que je voudrais vous dire, mais je ne le pourrais pas présentement à raison du peu de temps que la Providence nous donne hors de nos obligations. Je suis plus exact que du passé en mes observances et à présent que Messieurs les grands vicaires nous ont commandé d’aller dans la maison de Madame de Mouy elle me dérobe encore de mon temps d’observance. Notre Seigneur me fait quelques grâces, mais je n’ai pas assez de fidélité. Je me réjouis pour votre retour, car il faut mon très cher frère que vous nous aidiez à développer mon esprit qui porte de temps en temps un état que je ne connais pas et qui me fait tomber.
Allons à Dieu purement en nous entraidant l’un l’autre, vous savez mes besoins, je me confie à votre bonté. Je crois bien que la pure union est au-dessus de toutes choses, et que la pure et nue foi nous y conduit, mais il faut un silence prodigieux et une mort étrange de toutes choses. Il me semble que si j’étais plus dans l’oraison solitaire que notre Seigneur me ferait plus de miséricordes, mais il faut avoir patience. La plus grande de mes peines c’est que nos puissances ne se taisent pas comme il faut. Quel remède à cela, très cher frère ? Je vous supplie de me dire ce que vous en savez. Il faut bien nécessairement et parler et nous entretenir de toutes choses et après que nous aurons appris les voies de notre perfection, nous demeurerons en silence, mais ne l’observez pas avec nous mon très cher frère, jusqu’à ce temps je vous supplie ! Je sais très bien vous aurez peine d’abaisser vos pensées pour répondre à mes demandes, mais la charité qui vous anime vous donnera la facilité pour l’honneur et la gloire de Jésus. Vous voulez que je l’aime avec vous et que j’entre dans la fidélité de son pur amour ; aidez-moi je vous supplie, mais sans vous incommoder. J’attends cet effet de votre bonté, lequel nous lira en l’amour de notre Seigneur plus étroitement et me rendra pour l’éternité vôtre.
À Monsieur de Bernières, le 26 octobre 1648640. Monsieur. J’ai reçu les vôtres il y a huit jours et je pensais y faire un mot de réponse ; mais deux ou trois petits embarras m’ont privée de cette consolation et de vous pouvoir dire ma pensée sur notre retour. J’admire votre charité qui témoigne désirer notre demeure pour votre satisfaction. O Mon très cher et bon frère, votre âme étant dans le dégagement parfait de toutes les créatures aura bientôt oublié la plus indigne et chétive d’icelles lorsque la divine Providence aura ordonné notre retour.
Je ne sais pas de certitude, mais la lettre que je reçois de notre Communauté de Lorraine, nous donne la croyance qu’à moins d’un coup de la toute-puissance, il faudra promptement partir, non incontinent après Pâques, mais au mois de juin prochain. Je ne vous entretiendrais pas présentement sur ce sujet, mon très cher frère, car j’espère bien de vous revoir et d’être consolée et fortifiée de votre charité, seulement je vous supplie de faire tout ce que notre Seigneur mettra en votre puissance pour que la bonne mère de Saint Jean nous succède en la charge de prieure en cette Communauté et je demeurerai bien consolée. Te quittons ce sujet et parlons du bon frère Jean qui est ici depuis dix jours environ. Il part demain pour s’en retourner. C’est un bon serviteur de Dieu, mais nonobstant cela il faut que je vous dise en toute simplicité que je ne ressens nul attrait de lui parler, voir je sens des retraites dans le fond de mon âme et des renfoncements si grands qu’à peine puis-je lui dire deux paroles.
Il nous a apporté ses écrits pour les considérer. Et je n’ai pu en faire la lecture, tant pour autres occupations que par un je-ne-sais-quoi qui m’empêchait intérieurement de m’y appliquer. Je crois qu’il s’en retournera mal content de moi, mais certainement je n’y peux que faire. Il faut que j’en souffre la mortification et que je me renferme dedans mon rien, je ne suis pas digne de sa conversation. Il est bien toujours fervent et bien fidèle à Dieu. Il pensait faire quelque chose auprès de ses amis pour reporter à son couvent, mais les charités ne sont pas grandes présentement. Madame de Caen lui a donné trois pistoles, Madame de Mouy lui en donnera au moins deux. Je pense que je lui en pourrai bien donner autant, mais pas davantage. J’en suis marrie, mais il faut avoir patience dans ma petitesse. Ce bon frère m’a bien prié de vous faire ses recommandations, il eut bien souhaité vous trouver de retour. Je prie notre Seigneur vous donner la pensée et le mouvement de faire réponse à vos dernières et de prier Dieu pour votre pauvre sœur.
À Monsieur de Bernières le 5 novembre 1648641. Monsieur. J’ai reçu vos très chères lettres du 29 du mois passé. Mon âme il y a trouvé de quoi rassasier sa faim et les obligations qu’elle a de tendre à une entière fidélité. J’aurais encore beaucoup à vous entretenir sur ce sujet, mais je veux vous laisser un peu en repos cependant que vous êtes tant accablé de peines et d’affaires extérieures ; seulement je vous dirai que je vais de tout mon cœur prier Dieu pour vous afin que sa divine volonté s’accomplisse (en) votre personne et que les desseins du Roi et de toutes les créatures n’empêchent pas votre consommation dans la pureté de votre état présent.
Mon âme aime et chérit la vôtre plus intimement, plus cordialement et fortement que jamais et je ne sais qui fait cette liaison si étroite, vu l’impureté de la mienne et combien je suis loin de la plus petite perfection que la grâce a établie en la vôtre.
Cependant votre sainteté est la mienne et je vous désire tout ce que je voudrais posséder pour être plus purement à Jésus-Christ. Sur ce sujet donc mon très cher frère, souffrez ma liberté qui vous conjure de demeurer dans la fidélité de votre sacrifice.
Je n’ai pas de capacité pour vous rien dire sur vos affaires, mais je me contenterai de vous offrir très affectueusement et le plus fervemment qu’il me sera possible à notre bon Dieu et vous suivrez la lumière qu’Il aura agréable de vous donner pour sa gloire.
Notre chère sœur de la Conception vous écrit, Monsieur de Rocquelay qui nous apporte ses lettres pour mettre dans (les) nôtres croyant faire un plus gros paquet, mais la Providence en ordonne autrement. J’adresse la lettre de la Mère Saint Jean à Monsieur de Saveux (Bagneux ?) Pour vous exempter de la peine de les lui porter, je vous en remercie de tout mon cœur.
Je voudrais bien vous dire deux mots qui regardent la nièce de notre chère sœur de la Conception, elle a eu la bonté de nous l’offrir, je me sens bien portée de lui rendre le service que je lui dois, notamment en une occasion si bonne. Monsieur de Barbery me fait espérer de gagner Madame de Mouy et moi je ferai ce qu’il faudra faire vers la Communauté. Priez pour cela je vous en supplie, j’ai grand désir de vous parler de la petite sœur de Rouen, mais laissons cela pour votre retour. Vous avez trop d’affaires à présent.
Plut à Dieu vous tenir une ou deux heures à notre parloir pour nous entretenir du contenu de la vôtre qui m’anime si instamment à la fidélité et qui m’a obligé de redoubler mon oraison quoique bien petite et chétive ; mais il n’importe, notre seigneur a besoin en sa cour de petits marmitons aussi bien que de grands princes.
Il faut vivre dans mon abjection puisque c’est ma vie et aller à lui fidèlement. Cependant que vous autres prendrez l’essor pour voler dans la pureté de la contemplation divine. Soyez-y tout abîmé, mon très cher frère et ce sera la parfaite consolation de votre pauvre et indigne sœur.
À Dieu jusqu’à lundi, je ne peux pas me pouvoir mortifier de me priver de vous écrire le plus souvent que je pourrai. Je vous conjure de l’agréer.
À Monsieur de Bernières le 7 décembre 1648.642 Monsieur. Ces mots ne sont pas pour vous obliger à nous répondre sachant très bien l’embarras où la divine Providence vous a mis est extrêmes ; mais seulement pour savoir de votre santé et vous assurez que je prie et fais prier pour vous de très bon cœur.
J’en ai ressenti plusieurs mouvements et la bonne mère de Saint Jean nous écrivit une lettre qui nous exprimait quelques petites choses de vos peines en la poursuite de vos procès. Je prie notre Seigneur qu’il les termine bientôt nonobstant que je crois et que j’espère qu’il vous fera la miséricorde de lui être toujours fidèle, néanmoins l’occupation des créatures et avec les créatures fait quelquefois du retardement à la pureté de la vertu. J’adore la Sagesse éternelle qui vous y tient engagé et la supplie vous y conserver pur et net de leur corruption.
Mon âme ressent une grande tendresse pour la vôtre et le progrès que vous faites dans la perfection m’est cher comme le mien propre. Souffrez donc très cher frère les effets de la divine Providence et laissez-vous paisiblement consommer.
On nous a dit quelque chose des contrariétés que vous avez souffertes, des abjections et du reste, cela me touche sensiblement d’une sorte, mais me console d’une autre, voyant que votre chère âme glorifie son divin Seigneur par ces choses et qu’elle en devient plus belle.
Tout ce que je crains, c’est que le tracas ne vous accable prenez-y garde et vous conservez tant qu’il vous sera possible. Il faut des forces de corps pour porter votre croix. Courage donc, mon très cher frère, vous êtes la victime de Jésus-Christ. Demeurer fidèle dans votre sacrifice et le prier qu’il me rende digne d’être ce qu’il veut que je sois.
J’ai quasi l’impatience de votre retour, mais il faut mourir à ce désir et à cette satisfaction puisque votre procès recommence. Notre Seigneur me conduit par les ténèbres et par la pauvreté, je ne sais plus ce qu’il fera de moi, je ne connais plus, je ne goûte plus, je ne vois plus, je ne suis plus rien sinon qu’il faut se perdre et encore ne sais-je de quelle sorte je me dois perdre. Tout ce que je puis faire, c’est de demeurer paisible en m’abandonnant à la divine conduite sans retour. Si vous n’étiez si occupé je vous exprimerais le reste de mes misères, mais je ne veux pas vous surcharger, dites s’il vous plaît à votre homme de chambre qu’il nous mande de l’état de votre santé en attendant la consolation de la pouvoir apprendre de vous-même. À Dieu, mon bon frère je vous sacrifie de tout mon cœur à Jésus-Christ. Monsieur votre, etc.
M643, J’ai reçu vos dernières dans lesquelles vous me mandez que Dieu seul nous doit suffire ; et c’est bien la raison, puisqu’il est tout, et que les créatures ne sont rien644. J’avoue que l’éclaircissement de cette vérité dans mon esprit, m’a rendu toutes les personnes les plus saintes, et qui me servaient davantage, assez indifférentes645. Ce n’est pas que je n’ai beaucoup d’amour et de respect pour elles, mais je n’ai plus d’empressement, ce me semble, de les chercher ni de les posséder. Dieu est la source de toutes grâces. Il communique celles qui sont nécessaires aux âmes bien unies à Lui en fidélité et pureté. C’est là le secret de la vie intérieure la plus parfaite, de ne se séparer jamais de Dieu puisqu’en Lui on a tout646. Je remercie notre Seigneur de vous le faire si bien comprendre, et de vous dégoûter de tout ce qui n’est point Lui. Madame N. 647m’a sollicité plusieurs fois d’écrire à R648 pour empêcher que vous n’y retourniez. Mais je n’ai pu m’y résoudre, n’ayant aucun mouvement pour cela. Au contraire, je consens de vous laisser aller dans le désert pour ne vous revoir peut-être jamais. Il faut obéir à Dieu et vous perdre pour Lui et en Lui entièrement649. Et toutes nos petites consolations, nos appuis pour aller à Dieu, nos desseins de profiter à sa gloire, ne sont que des bagatelles et des amusements, quand Dieu n’y fait pas connaître sa volonté clairement650. Tous ceux qui m’ont parlé de votre demeure, à P651 m’ont voulu faire croire que vous étiez nécessaire pour faire un établissement. Que plusieurs bonnes âmes pouvaient avoir confiance en vous, que vous y trouveriez grand secours spirituel, et que R652 était un lieu pour y mourir de faim, et pour le corps et pour l’âme ; et plusieurs autres raisons que vous savez bien. Sur quoi je ne préfère pas mon jugement aux autres, mais je vous conseille de vous aller perdre dans ce désert, et y expérimenter tous les plus rudes dépouillements que Dieu permettra vous arriver. Ce n’est pas possible d’aller à l’extrémité du pur amour, sans passer par l’extrémité des privations et des dénuements653.
Qui tâte l’eau pour savoir si elle est froide, ne s’abîmera jamais dans l’océanliii. La prudence humaine a des raisons, la grâce les anéantit toutes, et se contente d’une seule qui est de quitter tout pour avoir tout654. Nous sommes trop savants, mais nous n’avons pas assez de pratique. Ne fuyons donc pas les occasions qui nous y mettent. Je vous confesse en toute simplicité que je n’ai trouvé aucun charme à P655 pour moi. Les serviteurs de Dieu ne nous peuvent dire autre chose, sinon qu’il faut mourir à tout pour vivre à Dieu et de Dieu ; de sorte, que je me suis trouvé dans la confusion de chercher encore des moyens d’aller à Dieu. Quand sa divine Providence me fera rencontrer quelques-uns de ses serviteurs, j’apprendrai d’eux ce qui me sera nécessaire pour l’état où je serai. À présent il faut que de la fidélité aux lumières qu’il nous a données.
M656. Dieu seul suffit. Je répondrai brièvement à vos lettres premières et dernières lesquelles m’ont consolé d’apprendre de vos nouvelles et de votre état intérieur et extérieur. Je ne vous ai jamais oubliée en Notre Seigneur quoique je ne vous aie écrit. Notre union est telle que rien ne la peut rompre. Les souffrances et les nécessités extrêmes où vous êtes me donneraient de la peine si je ne connaissais le dessein de Dieu sur vous qui est de vous anéantir toute afin que vous viviez toute à Lui. Qu’Il coupe, qu’Il taille, qu’Il brise, qu’Il tue, qu’Il vous fasse mourir de faim pourvu que vous mouriez toute sienne : à la bonne heure657 ! liv
Cependant ma très chère Sœur, il faut se servir des moyens dont la divine Providence vous fera ouverture pour vous tirer du lieu où vous êtes, supposé la nécessité où vous réduit la guerre. J’ai bien considéré tous les expédients contenus dans vos lettres. Je ne suis pas capable d’en juger ; je vous supplie aussi de ne vous pas arrêter à mes sentiments, mais je n’abandonnerai pas la pauvre communauté de R658, quoique vous fussiez contrainte de quitter N659 ; c’est-à-dire qu’il vaut mieux que vous vous retiriez à P660 pour y subsister et faire subsister votre refuge, qui donnera secours à vos sœurs de R661, que d’aller au Pape pour avoir un couvent où vous viviez solitaire, ou que de prendre une Abbaye. La divine Providence vous ayant attachée où vous êtes, il y faut mourirlv ; et de la mort de l’obéissance de la croix. Madame662 N. vous y servira, et Dieu pourvoira à vos besoins si vous n’abandonnez pas les nécessités spirituelles de vos Sœurs. Voilà mes pensées pour votre établissement, lesquelles vous pouvez suivre en toute liberté !
Pour votre intérieur, ne vous étonnez pas des souffrances et peines d’esprit que vous portez parmi les embarras et les affaires de l’obéissance. Les portant avec un peu de fidélité, elles produiront en votre âme une une grande oraison que Dieu vous donnera quand Il lui plaira. Soyez la victime de son bon plaisir et Le laissez faire. Quand Il veut édifier dans une âme une grande perfection, Il la renverse toute. L’état où vous êtes est bien pénible, je le confesse, mais il est bien pur. Ne vous tourmentez point pour votre oraison. Faites-la comme vous pourrez et comme Dieu vous le permettra, et il suffit.
Ces unions mouvementées, ces repos mystiques que vous envisagez ne valent pas la pure souffrance que vous possédez, puisque vous n’avez, ce semble, ni consolations divines ni humaines. Je ne puis goûter que vous sortiez de votre croix parce que je vous désire la pure fidélité à la grâce et je ne désire pas condescendre à celle de la nature. Faites ce que vous pourrez en vos affaires pour votre communauté. Si vos soins ont succès, à la bonne heure. S’ils ne l’ont pas, ayez patience. Au moins vous aurez ces admirables succès de mourir à toutes choses. Si vous étiez comme la Mère Benoîte simple religieuse, vous pourriez peut-être vous retirer à quelque coin ; mais il faut qu’un capitaine meure à la tête de sa compagnie, autrement, c’est un poltron. Il est bien plus aisé de conseiller les autres que de pratiquer. Dieu ne vous déniera pas ses grâces.663 Je me recommande bien fort aux prières de la Mère Benoîte. Je respecte beaucoup cette bonne âme. Ma Sœur de Saint-Ursule664, et les mères de la Conception, et de Jésus, vous saluent de toute leur affection comme tous les messiers de notre hermitage ; courage, ma chère Sœur, le pire qui vous puisse arriver c’est de mourir sous les loies (sic) de l’obéissance et de l’ordre de Dieu. lviDieu, en Dieu, je suis de tout mon cœur, ma très chère Sœur, votre très humble, obéissant, frère Jean hermite, dit Jésus pauvre665 ; c’est le nom qu’il avait pris en renonçant à ses biens.
Ma très chère soeur666.Dieu seul et il suffit. J’ai appris les discours que le père N667. a fait de vous et de moi, et qui vous cause tant d’abjection. Que tout cela ne vous étonne point ni oblige votre âme à y faire de grandes réflexions. Ce serait le moyen de se divertir de Dieu, qui seul nous doit occuper ; puisque c’est notre centre, nous devons tout oublier pour ne nous souvenir que de lui. Si ce bon père a débité tout ce que l’on dit, il me fait grande compassion, craignant que la mauvaise doctrine où il est engagé, ne lui ait changé ses dispositions668. C’est un malheureux effet de cette nouvelle secte de porter la division partout669. Vous et moi n’avons qu’à souffrir en grande patience et humilité tout ce qui se pourrait dire de nous de vrai ou de faux, et de ne manquer jamais de prier Dieu de redonner à ce bon père l’esprit d’union et de paix670.lvii Si de là on prend occasion de vous mépriser de vous décrier à la bonheur. Encore faut-il souffrir quelque chose en ce monde ici, et boire un peu de l’amertume du calice de Jésus-Christ671. Toutes nos vertus pour l’ordinaire ne sont qu’en idées et en paroles, si la sainte abjection ne les nourrit. Mme de Mouy672 a rescrit à ce père qu’elle n’approuve nullement tout ce qu’il a dit, et même qu’elle le désavoue. Enfin ma très chère sœur, laissons-nous abîmer dans l’abjection : cela servira à nous abîmer en Dieu673.
Je vous remercie très affectueusement de votre belle image de Notre-Dame de foi, nous l’avons posée sur l’autel de notre petite chapelle avec beaucoup de consolation d’esprit et de cérémonie, s’étant dit plusieurs messes, et les litanies de la Sainte Vierge ou vous avez eu part. Le soir auparavant nous l’envoyâmes dans le couvent de Sainte Ursule, ou toute la communauté la reçut avec grande dévotion, et les religieuses se mirent à genoux pour recevoir la bénédiction du petit Jésus.
… au reste ma très chère sœur674 vous êtes pauvre et glorieuse, que ne nous touchez vous un mot de votre nécessité corporelle, nous nous retrancherions pour vous assister, etc.
M675. Prenez courage, et continuez à vous avancer dans la mort de votre propre esprit et de vous-même, afin que vous vous trouviez tout vivant en Dieu et opérant en Lui d’une manière divine, que vous savez par expérience, bien mieux que je ne vous saurais exprimer. Que vous êtes heureux que Dieu se soit révélé en vous, et qu’Il vous donne à jouir de sa divine Présence, vraiment et réellement, et non seulement en image et en pensée ! C’est une source de bonheur ineffable qui est cachée aux prudents du monde676, et à ceux qui n’aiment pas à s’anéantir. Ils ne connaissent pas ce riche néant dans lequel on trouve tout, et hors duquel on ne trouve rien que douleur et affliction d’esprit. Il faut estimer toutes choses boue et fange, pour posséder ce divin Centre quand on l’a trouvé677.
Et cette découverte en pure foi et en la façon mystique, c’est une des plus grandes miséricordes que Dieu fasse en la terre. C’est trop dire à un homme qui a de l’expérience comme vous, mon très cher Père. Instruisez et soutenez notre nouveau Frère N. dans le commencement de cette voie. L’Esprit de Dieu souffle où il veut678. J’ai grande joie d’apprendre qu’il soit du nombre des anéantis. Qu’il prenne courage et qu’il s’abandonne sans réserve à toutes les occasions de mourir qui lui arriveront, pour arriver plus solidement et plus promptement à la jouissance réelle et expérimentale de Dieu, son principe et sa dernière fin ! Le plus difficile est fait. Puisque le trésor lui est montré, il n’a qu’à le posséder sans se découvrir à ceux qui ignorent cette grâce. Je me recommande à ses prières, et aux vôtres679.
M680. Dieu seul doit suffire à une âme morte et anéantie. C’est ce qui me rend paresseux à vous donner de mes lettres. Car hélas ! Que trouverez-vous dedans, que de chétives pensées et quand ce serait même quelques lumières sur l’état que vous savez, ce n’est pas Dieu, et par conséquent vous envoyant mes lettres, je ne vous envoie rien qu’un sujet pour vos divertir peut-être de Dieu. Puisque vous l’avez trouvé, N. ne cherchez plus les moyens de le trouver ; mais demeurez en lui toute perdue dans cette immensité de grandeur, et jouissez de lui sans savoir comment.
Afin que Dieu possède notre cœur tout seul, il en faut retrancher toutes les réflexions, et toutes les affections, autant qu’il est possible, par ce qu’elles diminuent sa possession. Le grand secret est d’aller continuellement se vidant de tout ce qui n’est point Dieulviii, afin que Lui Seul aille continuellement vous remplissant de son fort divin Esprit681. Quiconque prétend à la plénitude de Dieu, ne se plaint pas que les créatures l’abandonnent, mais il se plaint que les créatures le recherchent. Je ne suis pas dans la pureté dont je vous parle682. C’est pourquoi je ne dis pas cela pour moi, mais pour vous que Dieu appelle, il y a longtemps, à la perfection de son divin Amour683. Ne trouvez donc pas mauvais, si quand vous m’écrivez, je ne vous fais point réponse, puisque les dispositions différentes de nos âmes demandent que vous m’écriviez, et que je ne vous écrive point. Je le ferai pourtant, puisque vous le voulez684.
[Mère Mectilde a écrit le 16 juillet 1652 une lettre à Henri Boudon qui exprime bien la situation où se trouve la fondatrice aux prises avec ses ennemis. Elle signale par ailleurs que ses lettres adressées à Bernières ont été perdu ; ce qui expliquerait l’absence de traces de leur correspondance durant cette année 1652 : « Mon très cher frère, Dieu seul suffit !]
Mon très cher frère, Dieu seul suffit ! Le 26 juillet 1652685. Je reçus hier votre chère lettre avec grande joie, mais la lecture d’icelle m’affligea sensiblement et me confirma dans les pensées que j’avais sur le sujet dont vous m’écrivez. J’en fis la lecture à nos Sœurs et à d’autres de nos amies qui en ont été touchées, et je crois qu’elle fera de bons effets. Je suis résolue de l’envoyer en Lorraine686 (pour empêcher le poison qui y peut être porté. Hélas ! mon très bon frère, s’il ne fallait que mourir pour empêcher tant de désordre ! Je ne suis point pénétrée de ceux que la guerre cause, mais ceux-ci m’affligent et me font gémir. Tâchez de réparer : Dieu vous en donne la grâce ! Travaillez pour la consolation de l’Eglise. Je suis outrée au dernier point lorsque je vois qu’elle souffre.
Je me souviens d’une chose que vous avez vue dans les écrits de la bonne âme. Notre Seigneur a dit qu’il lui donnera une purgation, etc. car Notre Seigneur dit qu’il lui donnera aussi une saignée ; cela comprend beaucoup. Bienheureux ceux qui sont vrais enfants de l’Eglise, et bien unis àJésus Christ.
Je vous supplie, mon très cher frère, de nous écrire autant souvent que vous le pouvez sans vous incommoder. Vous savez ce que vous m’êtes en Jésus Christ et comme il veut que vous soyez ma force et sa vertu. Recommandez-moi bien à M. Burel et lui racontez un peu, si Notre Seigneur vous en donne la pensée, l’occasion qui se présente de faire un établissement pour adorer perpétuellement le Saint Sacrement. Dites-lui aussi que M. Tardif vint avant-hier me livrer une nouvelle persécution sur ce sujet, parce qu’étant à Saint Denis, il vit un mémoire que j’avais écrit pour obtenir de Rome un bref pour me mettre en état de contracter avec les Dames qui fournissent pour établir cette piété. Elles se sont toutes recueillies et fournissent une somme assez suffisante dans le commencement, mais la tempête s’est levée si haut que je ne sais si elle ne renversera point l’œuvre. Car on me blâme d’une étrange manière, disant que mes prétentions sont d’être supérieure et que je me procure cette qualité jusque dans Rome. Il m’en dit beaucoup et de qui j’avais pris conseil sur une affaire de telle importance ; après tout cela, les messieurs du Port-Royal se joignent et redoublent d’importance, et je savais que cela fera de grand éclat et que je passe pour la plus ambitieuse de charges qui fut jamais, et pour bien d’autres choses qui exerceraient une personne moins stupide que moi ; mais je suis si bête que je ne me trouble point, laissant le tout à la disposition divine. Je voudrais bien, mon très cher frère, que vous puissiez aller jusqu’à Caen voir M. de Bernières et prendre ses conseils et ses sentiments sur tout cela. M. Tardif veut que j’en confère avec la bonne âme de Coutances [Marie des Vallées]. Il faudrait que vous et M. de Bernières vissiez cela avec le bon Frère Luc [de Bray]687, pénitent, qui demeure à Saint-Lô (20). J’aimerais mieux mourir que d’entreprendre cet ouvrage ni aucun autre s’il n’est tout à la gloire de Dieu.
Vous savez mes intentions et mes dispositions ; je vous en ai parlé avec sincérité et franchise. Vous pouvez parler à ces bonnes personnes librement. M. de Bernières a une charité si grande pour mon âme qu’il sera bien aise de me donner ses avis pour la gloire de Notre Seigneur. Nous ne cherchons tous que cela.
De vous dire que j’ai ardeur pour cette œuvre, je vous confesse ingénument que je ne l’ai point du tout et qu’il me faut pousser pour m’y faire travailler : les serviteurs de Dieu m’en font scrupule. J’ai donc consenti que l’on agisse, mais il y a si peu de chose fait, qu’on le peut facilement renverser si l’on connaît que ce n’est point de Dieu. Mais ce bon M. Tardif ne peut en aucune manière l’approuver, disant que j’ai une ambition effroyable de vouloir être supérieure, que c’est contre mon trait intérieur et contre les desseins de Dieu sur moi, qu’il a souvent manifestés, même par la bonne âme, et que, si elle consent à cela, qu’il soumettra son esprit et n’y répugnera plus.
Je suis en perplexité savoir si je dois continuer, et je voudrais bien qu’il eût plu à Notre Seigneur donner mouvement à la bonne Sœur Marie de l’approuver. Néanmoins, je m’en remets à la conduite de la Providence, vous assurant que j’y ai moins d’attache que jamais. L’accomplissement ou la rupture de cette affaire m’est, à mon égard, une même chose, et, si j’osais, je dirais que le dernier me serait plus agréable, tant j’ai de crainte de m’embarquer dans une affaire qui ne soit point dans l’absolu vouloir de Dieu. Je vous supplie et conjure de beaucoup prier et d’en aller au plus tôt conférer avec notre bon M. de Ber-fières avant que l’affaire soit poussée plus avant, et que je la puisse rompre en cas qu’il ne l’approuve pas. J’attends ce secours de votre très grande bonté, et vous me ferez une charité très grande car l’on me presse d’y travailler.
Vous pouvez nommer les noms des dames à M. de Bernières. Je sais qu’il sera secret, et la somme qu’elles donnent montera à douze cents livres de revenus environ. L’intention des dames est l’adoration perpétuelle du très Saint Sacrement, pour réparer, autant que la créature le peut aidée de la grâce, les insolences et les abominables sacrilèges qui se commettent journellement par les magiciens et sorciers, et par la malice des soldats et des mauvais chrétiens, qui le foulent aux pieds tous les jours dans cette guerre malheureuse et dans celles de tant de provinces où le très Saint Sacrement a été profané. Si les serviteurs de Dieu y répugnent, je me soumets ; le scrupule qu’on me donne, c’est que ces dames nous regardent tellement pour cette œuvre, qu’elles semblent manquer si je la refuse. J’ai la pensée et la volonté, la chose étant faite, de m’en retirer doucement ; néanmoins je me peux tromper. Or, l’intention des fondatrices est que l’on choisisse un lieu, le plus solitaire qui se pourra trouver, dans les faubourgs de Paris et que les religieuses y vivront dans une profonde solitude, sans éclat, sans grandeur et sans bruit, vivant comme des morts en terre, ce lieu étant tout dédié au silence et à la retraite ; et vous savez que, lorsqu’il s’est présenté quelque autre chose qui a éclaté, Mad. de [Châteauvieux ?] s’en est retirée, ne pouvant souffrir que cette œuvre soit faite par les vues et prétentions des créatures, son dessein étant d’y voir honoré, par rapport, la vie anéantie de Jésus dans la sainte Hostie. Je vous en ai parlé autrefois ; vous en savez le fond.
Vous direz aussi à notre bon frère, M. de Bernières, comme notre bonne Mère de Saint Jean [Le Sergent] a demeuré688 céans quelques mois, et le reste que vous savez. Il faut tout dire à ce bon frère ; il est capable de mes misères et tiendra le tout bien secret. Vous lui direz aussi, s’il vous plaît, que je lui ai écrit quatre fois des lettres très importantes et qui me mortifient beaucoup, étant perdues. Je lui ai écrit tout au long notre affaire et lui en parlais encore d’autres qui touchent la doctrine. Tout cela est perdu : c’est ce qui m’a retenue en silence. Vous les assurerez que j’ai donné moi-même le paquet de la bonne Mère Paul [Pierre, de Rambervillers], qui en a été ravie. Elle a été malade à l’extrémité, elle est un peu mieux.
Je suis très aise que Madame la Comtesse de Montgommery ait le bonheur de vous connaître. C’est une âme qui cherche Dieu de bon cœur, et Mademoiselle de Manneville aussi ; ce sont de bonnes servantes de Dieu.
J’oubliais le principal : c’est de dire à M. de Bernières que c’est le bon Père de Saint Gilles [Minime] qui a cette œuvre en mains et qui me commande de ne la point rejeter, que je pécherais ; il a la bonté d’y travailler, ces dames lui ayant tout remis à sa conduite et à son zèle.
Si vous voyez les Mères Ursulines, je vous supplie de les saluer très humblement de ma part et me recommander à leurs saintes prières. Notre bon frère M. de Roquelay est un avec M. de Bernières ; c’est pourquoi ce que vous oublierez de dire à l’un vous le pouvez dire à l’autre ; il n’y a point de secret entre eux. Vous les prierez de recommander beaucoup cette œuvre à Notre Seigneur ; c’est son ouvrage et non celui des créatures ; il ne m’occupe point, et même je n’y peux penser que pour m’abîmer dans le bon plaisir de Dieu.
Voilà une longue distraction, mon très cher frère ; je suis pressée de vous être importune, je sais que cela ne vous retire point du sacré repos de votre âme en Dieu seul. Je le prie qu’il nous cache en lui et que rien ne vive en nous que son très pur et saint amour. Je suis en lui et en sa très Sainte Mère, votre pauvre sœur.
Monsieur689, Je ne crois pas que nous soyons si fort dans le silence cette année que celle que nous avons passée. Il semble que la Providence me donne sujet de vous réveiller en vous désirant une bonne et sainte an