Tome III Correspondances de directions mystiques au sein de L’École du Cœur
DE DIRECTIONS AU SEIN
DE L’ÉCOLE DU CŒUR
Tome III
De Monsieur Bertot et de Madame Guyon
à diverses personnes
Ce volume contient :
Un choix de lettres de Monsieur de Bernières ouvrant à
Lettres de Monsieur Bertot à diverses personnes mal identifiées
Tome II du “Directeur mystique”
Tome III du “Directeur mystique”
Tome IV du “Directeur mystique”
Un choix de quatre-vingt-quinze lettres de Madame Guyon ouvrant à
Lettres de Madame Guyon à diverses personnes mal identifiées
I. « L’état des commençants »
II. « Un état plus avancé »
III. « Un progrès qui va encore plus loin »
Assemblage d’une direction mystique commune à Jacques Bertot et à sa dirigée Jeanne-Marie Guyon. Deux sensibilités assurant un même service.
L’essentiel du vécu mystique exprimé au dix-septième siècle se retrouve au sein de trois correspondances. Elles se succèdent sur trois générations, chacune prenant le relais de la précédente.
De mêmes accomplissements précédant la mort des maîtres qui se succèdent au sein d’une filiation et d’importances comparables par leur durée et en volumes textuels, ces corpus proposent un message commun sous des imprégnations de tempéraments dissemblables.
Le même courant mystique traverse la diversité des conditions humaines telles qu’elles sont vécues dans les trois ordres existants à l’époque et par les deux sexes - déjà pour les trois figures principales : Monsieur de Bernières est un grand bourgeois laïc, Monsieur Bertot est un confesseur mystique d’origine paysanne, Madame Guyon connut la vie mariée, la Cour et les prisons.
D’autres figures eurent des accomplissements intérieurs comparables mais elles sont moins présentes dans ce qui nous est parvenu de leurs correspondances : il s’agit du fondateur franciscains Chrysostome de Saint-Lô (partiellement ‘sauvé’ par Bernières et par Mectilde), de cette dernière, Mectilde fondatrice, la Mère du Saint-Sacrement qui traversa tout le siècle, du confesseur Lacombe qui ne fut pas médiocre, de la « petite duchesse » de Mortemart aimée de Madame Guyon. S’y ajoutent de nombreuses figures (les françaises « cis » dont les ducs et leurs familles) et les étrangères « trans » dont l’éditeur Poiret et de fidèles écossais).
Revenons au trois figures principales. Nous sont parvenues des lettres de Bernières rédigées entre ~1635 et 1659 soit durant les 24 dernières années d’une vie de cinquante-neuf ans ; celles de Bertot entre ~1660 et 1681 couvrant les 21 dernières années d’une vie de soixante ans ; les lettres de Madame Guyon entre ~1683 et 1717 soit distribuées sur les 34 dernières années d’une vie de soixante-neuf ans (réduites à ~25 années si l’on en déduit une dizaine d’années d’enfermements).
Tous se lient par des échanges entre ainés et cadets à retrouver au sein d’imposants corpus de lettres. Parfois avec incertitude, car ils y ont été intégrés avec discrétion par leurs premiers éditeurs qui omettent dates et noms à protéger.
Ce qui nous intéresse c’est qu’ils traduisent les façons fort diverses dont s’opère le travail de transmission mystique ou simplement d’assistance spirituelle.
Là réside l’intérêt des restitutions. Il l’emporte sur celui de « livres » recomposés à partir de lettres – pratique courante de l’époque - ou rédigés comme tels à l’intention d’un cercle élargi. De plus des lettres discrètement échangées sont protégées des censures et des Inquisitions - le Chrétien intérieur de Monsieur de Bernières, les Moyen court et Torrents de Madame Guyon, furent lus et appréciés, mais condamnés.
Intérêt moindre d’ouvrages adressés à un plus grand nombre : l’autocensure est pratiquée au dix-septième siècle par tout auteur d’ouvrage destiné à un public dont des Approbations sont requises chez les éditeurs du « Roi Très Chrétien » ; la réécriture admise à l’époque est honnêtement et naïvement avouée par Louis François d’Argentan le « co-rédacteur » capucin du Chrétien intérieur.
Des omissions s’imposent chez l’éditeur disciple Pierre Poiret, car étranger et protestant, il lui fallait protéger les correspondants (et ses informateurs) en supprimant noms et indices personnels. Le « sauveur » de Guyon et de Bertot fut malgré ses précautions critiqué par des disciples français catholiques pour des projets heureusement menés à terme, dont l’édition d’uneVie par elle-même peu hagiographique.
Les conditions que je viens d’évoquer compliquent la tâche d’identification des destinataires de lettres et rendent certains choix problématiques. Je propose le huitième des trois corpus qui couvrent environ six mille pages1 augmenté de quelques emprunts à d’autres sources.
Au plan « qualitatif » :
Bernières (1601-1659) est remarquable par son élan spirituel qui l’a mené de la révérence devant la grandeur de Dieu à l’abandon au flux de la grâce.
Bertot (1620-1681) est remarquable par sa solide et exigeante « foi nue » qu’il illustre par analogies empruntées à la nature normande. C’est le plus dense et exigeant des directeurs.
Madame Guyon (1648-1717) est remarquable par sa vitalité et sa simplicité qui n’exclut pas une fine psychologie.
Ces trois pôles sont entourés d’une pléiade de mystiques accomplis moins favorisés dans leurs possibilités expressives.
Se détachent l’autorité du fondateur franciscain Chrysostome (1595-1646), l’immense correspondance de Mère Mectilde (1614-1698) dont je eite des extraits, Fénelon (1652-1715) génie littéraire oublié du point de vue mystique.
Ils sont ici présents en une succession chronologique comportant des « dialogues ». Seule Marie de l’Incarnation excentrée en Nouvelle-France n’est guère justement représentée - les longues missives échangées avec Bernières demeurent introuvables2.
Résumé commun à tous d’une même même filiation : le pur amour est vécu par abandon de la volonté propre non de soi-même, mais par action de la grâce reçue en passiveté. L’exigence est très forte, mais tout intérieure et sans ascèse visible. Elle est affirmée avec humilité chez Bernières, avec force chez l’abrupt Bertot, plus voilée mais sans compromis possible chez la souple Guyon.
Ces témoignages montrent un souci constant des besoins de leurs compagnons. Il suffit à chacun de répondre à tout besoin d’éclaircissement et de présence.
Raisons diverses :
1. L’époque mystique qui nous est la moins lointaine est française : elle succède à la flamande du quatorzième siècle et à l’espagnole du seizième. Aux dix-septième et dix-huitième siècles le français domine en tous lieux – mais pour moins de deux siècles3.
2. En époque inquisitoriale – en tous siècles avant les deux plus récents - les textes à visée collective sont censurés (en Hollande, espace d’ouverture, Spinoza ne publie pas mais entretient ses amis). L’échange discret de lettres est l’expression écrite compatible avec une paix nécessaire au penser.
3. Les correspondances privées respectent diversités et minorités, donc l’originalité des rares mystiques au sein d’une majorité religieuse à laquelle s’adapte une littérature d’opuscules et de traités. Ce sont des signaux. Les lanternes seront plus largement découvertes au siècle suivant des Lumières.
4. En général on n’a pas conservé de dialogues entre mystiques. Soit par effet grossissant où seul est respecté le très saint ou le grand fondateur devenu émetteur textuel par nécessité — ce qui entraîne l’absence de correspondance passive. Soit par destruction par peur, cas des lettres de Jean de la Croix. Soit par auto-destruction - hypothèse bénigne - pour Madame Acarie, la première Marie de l’Incarnation.
Soit parce que la reconnaissance improbable ne s’est pas produite : Marie Guyart, seconde Marie de l’Incarnation dite « du Canada » n’est sauvée que par son fils d’outre océan; Madame Guyon est sauvée par l’éditeur protestant Poiret, disciple qui ne pourra lui rendre visite.
Très généralement les correspondances ne conservent pas les pièces passives (de correspondants obscurs) — sauf au sein d’une filiation qui tient à garder pour formation vivante un dialogue questions-réponses (pour premier exemple : Chrysotome et ses dirigé(e)s — Bertot et Guyon).
5. L’extraordinaire s’est cependant produit et il s’est répété quatre fois ! Toute une littérature reliant les animateurs de la tradition mystique Chrysostome – Bernières et Mectilde – Bertot – Guyon – Fénelon, Poiret, etc. Et l’on a les chaînons qui les unissent, en dialogues Chr.-B., B.-Bt, Bt-G., G.-Fénelon, etc.
6. Les Corpus B., Bt, G. ont été transmis parce que tout autre appui visible manquait : Jean de B. et sa sœur Jourdaine de B., Guyon, Poiret ont été très conscients des sauvetages à mener d’urgence. Ils ont œuvré pour éviter la disparition d’une vie mystique menée en commun4.
7.L’histoire de ces sauvetages reste à conter : Bernières préserve « notre bon père » Chrysostome, la sœur Jourdaine de B. préserve son frère, Guyon préserve Bertot, Poiret préserve (tout !) Guyon, les bénédictines « filles » de Mectilde sauvent cette dernière (avec une pincée de Bernières). Cas unique d’une « conspiration » réussie : le « devoir de mémoire » est accompli en réponse typique d’une minorité persécutée. Reste à dater, bibliographer...
8. Ce « Trésor de langue sauvée » à défaut d’un efficace direct exercé de coeur à coeur s’avère indépendant de théorie théologique, constitué de simples rapports entre individus. Donc n’appréciable qu’en un aujourd’hui où l’on favorise vécu à croyance.
9. C’est sans réaliser leur importance, mais sensibilisés par les rencontres de textes « pratiques » plutôt que théoriques que se sont assemblé les trois corpus principaux ; Guyon d’abord, publié ; Bernières en attente de publication ; Bertot à mes yeux le plus dense qui ne le sera pas à court terme par défaut de surface (d’expression littéraire).
Soit : Guyon correspondances I II III (2003-2005) 2500 p., Bertot (2005 puis 2018) 500 puis 2000 p., Bernières (2019 en épaulant dom Éric de Reviers) 1500 p.
À ces nœuds de la filiation, au tronc de l’arbre s’adjoignent de belles branches disponibles : celle de Fénelon appréciée par tous, les littéraires comme les spirituels ; celle de Mectilde, sauvée par ses « filles », actuellement disponible ; restitutions opérées pour Chrysostome, pour Lacombe, pour les ducs « cis », Poiret et les écossais « trans ».
10. Cette littérature « sensible au cœur » donne valeur au travail d’érudition même si elle ne s’adresse pas à ce corps de métier.
Son socle de premier niveau est disponible.
Les restitutions souvent intégrales de tels directoires mystiques permettent de proposer/de retrouver/d’exposer les grandes lignes d’une voie mystique commune.
§
Ce qui fut sauvé par Jourdaine sœur de Bernières puis par l’éditeur Poiret et les disciples de Madame Guyon sont disponibles : bibliographie en fin de volume.
Adressées à divers correspondants souvent inconnus.
Extraits de l’édition intégrale établie par Eric de Reviers, travail majeur qui doit bientôt paraître chez l’éditeur Champion.
Événements importants dans la vie de Jean de Bernières :
1602 naissance de Jean de Bernières
1631 début de la construction du couvent des ursulines. Jourdaine de Bernières (1596-1670) en sera la supérieure
Épidémie à Caen, Jean Eudes (1601-1680) vit dans son tonneau.
Jean de B. reprend la charge de son Père de Trésorier de Caen qu’il assurera jusqu’en 1653
1634 Jean de B. et Jean Eudes fondent une maison pour les filles repenties
1638 début de correspondance (perdue) avec l’ursuline Marie de l’Incarnation (1599-1672) à Tours
1639 B. accompagnent Mme de la Peltrie et de Marie de l’Incarnation. Après un passage à Paris, elles s’embarquent le 4 mai de Dieppe vers la Nouvelle-France
1644 à 1646 Jean Eudes persécuté est aidé par le « chrétien parfait » Gaston de Renty (1611-1649)
1646 † de « notre bon Père Chrysostome » (Jean-Chrysostome de Saint-Lô, du Tiers Ordre régulier franciscain)
Début de la construction de l’Ermitage, maison d’accueil achevée trois ans plus tard. B. y habitera.
1647 B. en voyage à Rouen où se trouve Mectilde (1614-1698). Il voyage parfois ailleurs durant les années suivantes
1649 † de Renty le 24 avril
B. prend la direction de la Compagnie du Saint-Sacrement de Caen
1652 guerre civile à Paris
1655 établissement de la « maison de charité » de la Compagnie de Caen
Jean Eudes note les « dits » de « sœur Marie » [M. des Vallées] lors de séjours à Coutances. Il est en compagnie de B. et d’autres.
Le futur évêque de Québec Laval à l’Ermitage (François de Montmorency — Laval, 1623-1708)
1656 † de Marie des Vallées
Conflit avec des jansénistes ; conflit entre les ermites et l’Oratoire jansénisant
1658 Du Four à la porte du couvent des ursulines
1659 † de Bernières le 3 mai
1660 pamphlet de Du Four ; interdiction jetée sur le couvent des ursulines
1689 Le Chrétien intérieur traduit en italien est condamné.
1692 Les Œuvres spirituelles traduites en italien sont condamnées.
Titres, sigles, corps de caractères :
Le début de chaque pièce, lettre complète ou extrait préservé comme maxime est précédé par un repérage par sigle, date, un titre choisi pour être explicite ou d’un incipit de la lettre.
Sigles :
M : Maximes
M 1 : vie purgative, M 2 : vie illuminative, M 3 : vie unitive
Par exemple : « Janvier 1641 M 1, 27 (1.3.9) » = Maxime 27e de vie purgative (27 obtenu par sommation des références données pour les Maximes sous deux niveaux, ici § I, 5 +§2, 13 +§3, 9). Nous indiquons donc à la suite la séquence « (1.3.9) » qui permet de retrouver le texte dans une édition ancienne.
L : Lettre
L* : Lettre ajoutée aux œuvres spirituelles
L1 : Lettre vie purgative
L2 : Lettre vie illuminative
L3 : Lettre vie unitive
Chr. Int. III, 5 : Chrétien Intérieur, livre III, chapitre 5.
Int. Chr. III, 5 : Intérieur Chrétien, livre III, chapitre 5.
Dans les notes de bas de page, les citations bibliques sont empruntées à la Bible de Jérusalem.
6 mars 46 Je suis bien éloigné de vous conseiller de descendre de la croix. Je vous y attacherais davantage si je pouvais. […] ce cher Père me sert encore si puissamment, que la lecture des avis qu’il lui a plu me donner me met toujours en ferveur. Jamais je ne fus plus résolu de travailler de la bonne manière à la pure vertu et bonne mortification que je suis. Il me souvient que dans les dernières lignes qu’il m’écrivait, il mettait : « Courage, notre cher Frère ; encouragez-vous les uns les autres à la sainte perfection. Ô que Dieu a peu de vrais et de fidèles serviteurs ! Tendez à la pureté vers Dieu. »
M. Dieu tout seul suffit à l’âme, puisqu’il est suffisant à soi-même. Si nous étions établis comme il faut, dans le pur amour, nous ne voudrions rien posséder avec Dieu, crainte de le posséder moins purementi. Mais parce que nous avons des attaches secrètes aux lumières, aux goûts et à la félicité sensible, quand Dieu demeure seul dans nos cœurs, nous ne pouvons être satisfaits, si nous ne sentons la satisfaction de sa présence. Que toutes vos peines cessent, et au lieu de crier miséricorde comme si Dieu vous abandonnait, que votre âme magnifie le Seigneur, et qu’elle se réjouisse en lui seul. Car Il fait de grandes choses en vous en cet état de souffrances intérieures. Il y opère par une Providence spéciale la pureté de son amour, dont le moindre degré vaut mieux que la possession de toutes les créatures.
À la lecture de vos lettres j’ai remercié la divine Bonté des faveurs qu’elle vous départit au travers de toutes ces angoisses et obscurités d’esprit. Et je vous avoue qu’au lieu de vous soulager, si je pouvais augmenter vos peines, je le ferais pour donner lieu de croître en la pureté d’amour. Je suis bien éloigné de vous conseiller de descendre de la croix. Je vous y attacherais davantage si je pouvais. N’attendez de moi que de véritables effets d’amitié et non de vaines tendresses.
[…] Je vous avoue, ma chère sœur que depuis peu, je conçois beaucoup de choses de la vie dont je parle. Vous en avez l’expérience. C’est pourquoi je ne vous en dis pas davantage, si non qu’il faut une rare fidélité pour mener sans discontinuation une si belle vie. C’est ce que nous apprenait notre très cher père5, par toutes les maximes6 de perfection qu’il nous a laissées : de tendre à l’abjection, à la solitude, à la mort de toutes choses, d’anéantir en nous tout esprit humain et mondain, de ne vouloir que Dieu et la croix. Ma très chère sœur, ce cher Père me sert encore si puissamment, que la lecture des avis qu’il lui a plu me donner me met toujours en ferveur. Jamais je ne fus plus résolu de travailler de la bonne manière à la pure vertu et bonne mortification que je suis. Il me souvient que dans les dernières lignes qu’il m’écrivait, il mettait : « Courage, notre cher Frère ; encouragez-vous les uns les autres à la sainte perfection. Ô que Dieu a peu de vrais et de fidèles serviteurs ! Tendez à la pureté vers Dieu. » Je finirai de même cette lettre. Encourageons-nous les uns les autres pour cet effet. N’ayons rien de réservé et soyons dans une pleine et entière communication de nos dispositions et des grâces que Dieu nous fera, avec simplicité et sans réflexion. Et puis quel moyen de prendre conseil les uns des autres sans cela ? […]
Ma très chère sœur8, il y a si longtemps que je désire vous écrire deux mots que je m’y veux contraindre, mon mal m’en ayant empêché et ma fièvre ne me permettant aucun travail. Vos chères lettres m’ont été rendues ce matin et m’ont beaucoup consolé. J’adorais peu auparavant l’Essence divine et les infinies perfections de Dieu. Je commence à sortir de mon état où j’ai été plus de cinq semaines. Mon corps qui se corrompait appesantissait mon âme ou plutôt l’anéantissait, car elle semblait être réduite au néant et à une entière impuissance de connaître et d’aimer Dieu, dont elle n’avait, ce semble, aucun souvenir, sinon que je me souvenais de ne m’en souvenir pas. Et me voyant dans un état d’incapacité, je demeurais sans autre vue que de mon néant et de la profondeur de la misère et de l’impuissance d’une âme que Dieu délaisse et qu’Il laisse à elle-même. Ce seul sentiment occupait mon âme, et mon néant m’était, ce me semble, connu plus par une certaine expérience que par une abondance de lumière.ii Jusques à ce que Dieu mette l’âme en cet état elle ne connaît pas bien son infirmité, elle découvre mille fausses opinions et estimes qu’elle avait d’elle-même, de ses lumières, de ses sentiments, de ses faveurs. Elle voit qu’elle y avait un appui secret et n’aperçoit cela que quand tout lui est ôté, et que rien ne retourne comme auparavant. Ce qui s’est passé en moi sont des effets d’une maladie naturelle qui néanmoins m’ont réduit au néant et beaucoup humilié. J’ai été dans des oublis de Dieu si grands qu’ils vous étonneraient très fort. Et vous ne croiriez pas qu’une âme qui connaît Dieu et qui a reçu tant de témoignages sensibles de son Amour entrât dans une si grande et si longue privation d’Amour actuel, par pure infidélité et faute de réveiller par quelque petit effort son assoupissement. Quelle différence de ma dernière maladie à la présente. Mon âme était dans celle-là toute enflammée, lumineuse, vigoureuse, supérieure à son corps. L’on entrevoit son néant et son infirmité dans l’oraison, mais les lumières d’icelles et les douceurs empêchent qu’on ne la voie comme il faut. Dieu la fait sentir quelquefois et toucher comme palpablement par l’accablement qui arrive à l’âme. Il ne régnait en moi que des sentiments d’impatience. Par la grâce de Dieu, je n’y consentais pas toujours, mais je n’étais plein que de cela9.
[…] Sans doute, ma très chère sœur, que ce me serait grande consolation que vous fussiez ici, afin que nous puissions parler de ce que nous avions ouï dire à notre bon Père [Chrysostome] et nous entretenir de ses saintes Maximes, en la pratique desquelles l’âme se nourrit et se perfectionne ! Mais il faut vouloir ce que Dieu veut, et quoi que vous soyez très éloignée de moi, vous ne laisserez pas d’être toujours ma très chère sœur, puisque Dieu nous a si étroitement unis, que de nous faire enfants d’un même Père10, et d’un si accompli en toutes sortes de vertus. Savez-vous bien que son seul souvenir remet mon âme dans la présence de Dieu, quand elle est dissipée, et anime mon courage à puissamment travailler à la bonne vertu ?iii J’avoue que tant plus j’examine les actions que je lui ai vu faire, ses pensées, et ses desseins, je n’y vois rien que de très dégagé du monde, et de l’esprit humain rien que de très pur, et conforme à l’Esprit de Jésus-Christ, qui sans doute le possédait. Mais, ma très chère sœur, n’aurons-nous jamais son portrait ? Que j’ai grand désir de le voir !
Or pour vous dire deux mots de mes misères, elles sont très grandes, et je vous supplie de bien prier Notre Seigneur pour moi. Que je ne me relâche point dans l’infirmité, qui est un état dangereux à une âme faible, et qui n’est pas tout à fait habituée dans la vertu. J’ai connu clairement mon néant dans ma dernière maladie. J’ai vu mon peu de vertu et la profondeur de ma faiblesse. Je ne vous saurais dire comme j’étais disposé. Mais mon esprit était aussi accablé que mon corps, et presque dans une insensibilité et oubli de Dieu. Je ne sentais plus cette vigueur que mon âme avait dans mes autres maladies11.iv Les lumières, vues, et sentiments m’ayant quitté, et tout m’étant ôté, sans le pouvoir recouvrer, j’étais délaissé à moi-même, et je n’avais d’autre sentiment que celui de mon néant et de mon infirmité. Dans cet état je touchai du doigt ma misère extrême, et ne pouvant dire autre parole, sinon, « redactus sum ad nihilum 12», j’ai été réduit au néant. Je savais bien que je ne l’ai pas été par une voie extraordinaire, mais par un effet de la maladie, dont la Providence s’est servie pour me donner une connaissance de moi-même, toute autre que je n’avais jamais eue. Il me semble que je ne m’étais point connu jusqu’ici, et que j’avais des opinions de moi plus grandes qu’il ne fallait ; que je m’appuyais secrètement sur les vues et sentiments que Dieu me donnait. Mais tout m’ayant été ôté, et étant demeuré plus de cinq semaines dans une totale impuissance, j’ai été bien désabusé, et ne puis à présent faire autre chose que de rester abîmée dans mon néant, et dans une profonde défiance de moi-même. […]v
Ce rayon de lumière divine cause encore une grande surprise dans l’âme touchant l’aveuglement des hommes qui ne pensent à rien moins qu’à Dieu. Je ne m’étonne point qu’une âme qui pense avec application à l’éternité de Dieu, ne s’aperçoive pas du temps qu’elle est en l’oraison ; non plus que quand la grandeur de Dieu ou ses autres perfections l’occupent, les choses qui se passent ici-bas, ne lui semblent que des songes, et toutes les créatures que des néants13. Bref, une âme fortement mue de Dieu ne pense rien voir que Lui, en la présence duquel tout s’évanouit comme un songe, et disparaît.
[…] Que ce commerce est réel et admirable ! L’âme n’emprunte point de paroles tirées des images, et des fantômes des créatures pour parler à l’Époux ; mais elle parle par les infusions qu’elle reçoit de Lui immédiatement14.vi.vii
L’abandon à la Providence n’empêche pas que l’on se donne ordre aux affaires, et qu’on n’épargne ses peines pour éviter les dangers et les pertes quand il le faut. Mais ce doit être comme cette digne Mère de Chantal. Car si quelque malheur arrivait contre sa volonté humaine, elle s’arrêtait si absolument sur l’ordonnance et la conduite de Dieu, qu’elle y abîmait sa pensée. Pratiquant cette leçon de ne regarder jamais les causes secondes en ce qui arrive, mais uniquement cette première et universelle, qui dans les accidents qui traversent notre vie, dispose de tout souverainement15.viii
Dieu veut voir quelquefois des bouches inutiles dans sa maison, et des personnes qui ne servent de rien, si ce n’est à faire voir ses bontés et ses magnificences, comme il arrive chez des grands seigneurs qui souffrent assez souvent des personnes manger leur bien, seulement pour faire voir qu’ils sont riches et puissants. Je me réjouis de donner sujet à Dieu de faire voir ses bontés en moi qui suis inutile en sa maison, et je ne doute point qu’il n’y ait dans le ciel beaucoup d’âmes qui n’auront rendu à Dieu que fort peu de service sur la terre, et qu’il fera vivre éternellement dans la maison de sa gloire par pure bonté, et charité. […]
[…] Dieu ne vous manquera pas, pauvre créature. Qu’est-ce que vous gagnerez de vous tenir tant dans vous-même ? Quittez-vous vous-même16 le plus tôt que vous pourrez, et après avoir essuyé quelques craintes et peines qui vous viendront sur cet abandon parfait, vous marcherez dans les voies de Dieu d’un autre air que vous ne faisiez, et vous trouverez bientôt la région de paix. […]ix
La pure oraison cause la perte de l’âme en Dieu où elle s’abîme comme dans un océan de grandeur, avec une foi nue et dégagée des sens et des créatures17. Jusques à ce que l’âme en soit arrivée là, elle n’est point en Dieu parfaitement, mais en quelque chose créée qui la peut conduire à ce bienheureux centre. C’est pourquoi il faut qu’elle se laisse conduire peu à peu aux attraits de la grâce, pour ainsi s’élever à une nudité totale par sa fidélité. Durant qu’elle demeurera dans ses propres opérations, quoique bonnes et utiles en certain temps, voire même nécessaires, lorsque l’on n’est pas capable de plus hautes pratiques, elle ne parviendra jamais à cet état de la pure union avec Dieu, qui se fait d’une manière qui ne tombe point sous les sens18.x
L’âme ainsi perdue est tout abandonnée entre les mains de Dieu qui fait en elle est par elle tout ce qui Lui plaît. Elle est dans une soumission continuelle au regard de son bon plaisir et n’opère qu’autant qu’elle est appliquée par l’opération divine. Cette perte la rend plus capable d’opérer hautement, que si elle était encore engagée dans la manière commune d’agir19. C’est donc par cette perte que l’âme se trouve bien établie en Dieu, et qu’elle y fait sa demeure ; ou plutôt qu’elle devient un même esprit avec Lui.
La grande passivité de l’âme doit être de posséder Dieu en son fond par anéantissement, et non par aucune créature, puisque ce serait encore un milieu entre Dieu et l’âme qui empêcherait que son union ne fût pure et immédiate, à laquelle union l’âme de cet état est appelée.xi Et c’est ce qu’il veut d’elle, afin qu’elle soit contente de Lui seul, le possédant par anéantissement. Cet anéantissement ne s’opère que par une entière nudité de toutes choses, à laquelle l’âme n’étant point accoutumée, quand elle s’y trouve, elle croit n’avoir rien, et cependant elle a Dieu en vérité. Qu’elle sache donc que Dieu l’ayant une fois mise dans ce pur état d’anéantissement, elle n’a rien. Et si elle a tout, elle n’a rien, puisqu’elle est dans la privation de toutes les créatures. Et elle a tout, puisqu’elle a Dieu en esprit et vérité.
Ici semble commencer la vraie transformation en Dieu, qui seule peut contenter une âme qui en a eu l’expérience. Parce que son goût devient si délicat et si spirituel, qu’elle ne peut plus goûter les créatures dans la lumière qu’elle reçoit de leur bassesse, qui lui semble infinie en comparaison du Souverain Bien. Il n’est pas possible d’entendre ceci que par l’expérience, et l’on ne connaît jamais le goût de Dieu qu’en Dieu même, et par sa divine prévenance20.xii xiiiDieu est goûté à la vérité dans les créatures, et par les créatures ; mais ce n’est rien en comparaison de la manière essentielle dont je parle, et dont l’âme n’est capable que par la pure transformation.
À moins que d’en avoir eu l’expérience, il est impossible d’entendre en quelle manière l’âme au-dessus d’elle-même connaît Dieu sans le connaître, le goûte sans le goûter et le possède sans le posséder. Cela est si pur que l’esprit humain n’y peut atteindre ; tout y est plein de ténèbres pour lui. Il faut bien concevoir que quand l’intelligence ou la pointe de l’âme est unie immédiatement à l’essence divine par la foi nue, c’est l’union essentielle où l’âme jouit de Dieu, le possède et y est abîmée d’une manière qui ne se peut expliquer, sinon par quelques effets qui en résultent21. Les autres portions de l’âme sont capables des effets de Dieu, mais non pas de Dieu qui ne peut faire son séjour qu’en cette pure intelligence.xiv
En l’union accidentelle l’âme reçoit beaucoup de communications en son esprit et en ses sens, qui découlent de l’essence divine participée en l’âme d’une manière ineffable. Mais souvent cela se fait dans la circonférence de l’esprit humain avec les activités ordinaires. Mais dans l’union et l’oraison essentielle, l’âme est tout à fait au-dessus de l’esprit humain, et Dieu ne lui communique qu’une connaissance inconcevable qui l’abîme et qui la perd en Dieu ; la submergeant dans cet océan infini de grandeurs, où elle ne regarde et ne voit que Dieu seul principalement et uniquement ; laissant néanmoins en toute passivité remplir son esprit et ses sens de tout ce que Dieu lui veut communiquer, autant et en la manière qu’ils en sont capables. Et c’est ce qu’on appelle béatitude essentielle de l’homme spirituel en cette vie22. xv
[…] Il me fait cette miséricorde qu’il me semble que je n’ai attache à aucune créature, et que je n’ai besoin d’elles pour ma conduite intérieure ; aussi je n’en cherche pas une. Je reçois néanmoins avec humilité, quand la divine Providence le veut ainsi, les bons avis que l’on me donne quelquefois sans que je les cherche. Celui-là seul connaît la solitude admirable que l’âme a en son Dieu qui la rend indépendante de tout ce qui n’est point Lui.xvi Qui en a l’expérience, et cette expérience lui apporte tant de richesses et tant de biens qu’il ne le peut exprimer ni le veut aussi, puisque sa capacité étant toute pleine de Dieu, elle n’a de vue ni d’affection que pour Lui seul. Au commencement que nous parlions de la voie mystique, je ne pensais pas, ni ne concevais pas ce que Dieu y opère. […]
Si votre âme durant l’oraison est sans pensées et sans sentiments, ne vous en mettez point en peine, demeurez en cet état de stupidité intérieure. Il est ce semble, sans pensées et sans sentiments ; il n’est pas pourtant sans connaissance et sans amour, puisque la foi est la pure lumière qui vous illumine, et qui vous unit à Dieu. L’esprit humain qui est captivé et obscurci en cet état croit n’avoir rien, et cependant il a tout ce qu’il doit avoir, puisqu’il est en repos, en paix, et en union, quoique d’une manière insensible, et imperceptible23. […]xvii
[…] C’est un état de pauvreté qui contient toutes les richesses, parce que l’on y vit de Dieu en Dieu, et l’on s’y trouve tellement perdu, que l’on ne se retrouve jamais. Si vous saviez combien il est rare d’entrer dans la vérité et dans la réalité de cet état, vous ne vous étonneriez pas des souffrances qu’il faut porter afin d’y arriver. […]
[…] La foi est un rayon divin qui subsiste en sa pureté, au milieu des brouilleries et inquiétudes de nos sens, et qui nous tient unis à Dieu d’une manière spirituelle et non sensible, qui est plus véritable et réelle qu’elle n’est aperçue ou ressentie. Aussi qui veut habiter la région du pur esprit et quitter le procédé des sens, il faut s’accoutumer à faire l’oraison avec la pure lumière de la foi. Le rayon du soleil naturel demeure en sa pureté au milieu de la bouillie. […]
M. Depuis que Dieu par sa miséricorde a introduit l’âme dans la voie passive de l’anéantissement, et qu’elle y demeure fidèle, tout ce qui se passe en elle, c’est son divin Esprit qui l’opère ou qui le permet24. xviiixixSoit qu’elle chemine dans les ténèbres ou dans la lumière, qu’elle ait des tentations ou des consolations […]
[…] Enfin je ne me puis mieux expliquer, sinon que Dieu est mon âme, ou mon âme est Dieu, pour ainsi parler, et ensuite ma vie et mon opération. […]xx
Quand l’âme est parvenue à un degré d’oraison où l’esprit humain se trouve perdu dans l’abîme obscur de la foi, elle y doit demeurer en assurance. Car cette sacrée obscurité est plus claire que la lumière même, et cette ignorance est plus savante que la science. Mais la mort de l’esprit humain est rare, et c’est une grâce que Dieu ne fait pas à tout le monde. Il faut passer par plusieurs angoisses, et souffrir plusieurs agonies […]
M25. Jésus Ressuscité soit notre unique vie. Ces lignes sont pour vous réitérer les assurances de mes affections, et que si je vous écris rarement, c’est que je ne crois pas que notre union ait besoin pour se conserver de tous ces témoignages de bienveillance. Il suffit que notre demeure soit continuellement en Dieu, et qu’anéantis à nous-mêmes nous ne vivions plus qu’en Dieu seul ; lequel ensuite est notre amour et notre union. Quiconque est arrivé à cet état voit en Dieu ses amis, les aime et les possède en Lui, et comme Dieu, il est partout, il les possède partout. Toutes les vicissitudes, et tous les témoignages d’affection que nous nous rendons par l’entremise des sens, sont bons pour ceux qui vivent dans les sens, ils ne peuvent s’en passer. Mais l’expérience fait connaître, que quiconque a trouvé Dieu en quittant les sens, il trouve tout en Lui. Et il est sans comparaison plus agréable d’en user de cette sorte, qu’autrement. C’est mal juger d’une personne de croire qu’elle oublie ses amis pour ne leur écrire point. Les âmes qui vivent en Dieu ont des intelligences si secrètes et une manière de se communiquer si admirable, que cela ne se comprend que par l’expérience. […]xxi
Mon Révérend Père, Monsieur de Renti26 était mon intime ami. J’avais avec lui des liaisons très étroites, ce qui me met dans la confusion d’avoir si peu profité en sa compagnie. Quand il mourut, je ne pus jamais en avoir aucun sentiment de tristesse ; au contraire mon âme en fût toute parfumée d’une bonne odeur que je ne puis dire, et remplie d’une joie même sensible, avec une assurance certaine de sa béatitude. Quoi qu’il soit mort, je me sens encore plus uni à lui que jamais, et me semble avoir autant de familiarité avec lui. Si j’étais assez fidèle à demeurer perdu en Dieu, je l’y trouverais encore mieux. […]xxii
[…] C’est un des principaux avantages de cette voie, que l’on y acquiert les vertus sans réflexion et sans peine. Hors de cette oraison, l’on travaille beaucoup et l’on gagne peu. […]
[…] Dieu seul, Lui-même, doit être l’âme de votre âme, et la vie de votre vie, et ensuite la source de tous vos mouvements intérieurs et extérieurs. Vous expérimenterez avec le temps que votre intérieur fera plus, étant abîmé en Dieu. La lumière divine l’anéantissant ou transformant en Dieu. […] Le P. N. a l’esprit rempli de plusieurs beaux meubles pour y loger Dieu. Il faut qu’il en jette une bonne partie par la fenêtre.xxiii C’est-à-dire que s’il lui restait quelques affections, il les doit anéantir. Le cabinet de Dieu doit être tout nu. Aucune créature ne le doit parer. Il fait que N. aille peu à peu au dénuement. Je laisse à votre prudence de lui dire ce que je vous mande, ou non.
[…]L’on reçoit une liberté si parfaite que l’on vaque à l’extérieur sans contrainte, et sans extraversion. L’on ne craint pas même l’épanchement au-dehors à parler pour secourir le prochain, quand l’établissement du fond est solide […] xxiv
L’on m’a dit depuis peu qu’un bon Père Jésuite assista à la mort de Madame de Chantal. Et comme cette âme était toute perdue en Dieu, et ensuite dans un profond silence intérieur et extérieur, ce bon Père crût qu’il fallait savoir son état pour l’aider en ce passage si important. Et lui demandant : « ma Mère, où estes vous à présent ? » — « Je suis, répondit-elle, où j’étais il y a quinze ans. » — « Et où étiez-vous ? » — « J’étais dans la perte en Dieu. » […]
M. Jésus soit notre unique et seul appui. Pour répondre à votre dernière, je vous dirai dans ma simplicité et liberté ordinaire, qu’il est vrai qu’il semble que j’ai été d’intelligence avec Dieu pour ne vous donner aucune consolation, puisqu’en effet je ne vous ai pas écrit depuis plusieurs mois ; ne sachant pas comme cela est arrivé, car j’en avais et l’intention et l’affection. Je ne vous crois pas encore assez établi dans la voie de Dieu, pour vous priver de tout secours et de tout appui. C’est pourquoi je ne l’ai pas fait exprès ; mais je pense que Dieu l’a ainsi permis pour vous faire avancer à grands pas dans la pure oraison qui consiste à posséder Dieu dans un parfait anéantissement. […] Je suis bien aise que vous goûtiez l’oraison sans la goûter, puisque vous êtes résolu de la continuer, non seulement jusqu’à Pâque, mais d’ici à six ans. Donnez-moi de vos nouvelles à Pâque, et je vous dirai mon avis pour la continuation de votre oraison. Car il faut suivre l’ordre de Dieu qui doit être notre unique prétention. Je ne doute point que votre tristesse et vos soupirs ne procèdent de l’aversion que vous avez contre les tentations qui vous importunent. C’est une excellente ignorance que de ne se regarder point soi-même. […]
[…] Il est si facile de sortir du néant pour être quelque chose, que la plus grande miséricorde que Dieu fasse à une âme en la terre, c’est de la mettre dans le néant, de l’y faire vivre et mourir. Dans ce néant Dieu se cache, et quiconque demeure dans ce bienheureux néant, trouve Dieu et se transforme en Lui ! Mais ce néant ne consiste pas seulement à avoir aucune attache aux choses du monde, mais à être hors de soi-même ; c’est à dire, hors de son propre esprit et sa propre vie.xxv C’est Dieu seul qui fait ce grand coup de grâce, et c’est de sa pure miséricorde que nous devons attendre cet heureux état dont les grandeurs et les biens immuables ne se connaîtront que dans l’éternité. Si les âmes avaient un peu de lumière, toutes leurs prétentions ne seraient qu’à être réduites à ce néant divin. […]
[…] Ce mot est pour vous assurer, que je me sens aussi uni à vous à Caen comme à Rouen, et que notre union s’établit et s’affermit dans le fond de l’âme, aussi bien de loin que de près. […]
N’avoir rien, c’est avoir tout ; et ne savoir rien, même que l’on soit devant Dieu, est une manière de présence de Dieu très sainte et très utile.xxvi À mesure que N. se détachera du monde et de soi-même, Dieu s’approchera de son âme. Il faut qu’elle demeure en sa sainte présence le plus doucement et simplement qu’elle pourra, afin de recevoir des grâces qui l’obligeront de plus en plus à être à Dieu. Quand on a une bonne volonté et qu’on ôte les empêchements que l’on reconnaît et qui étaient volontaires, il ne faut pas amuser son âme à faire des réflexions sur ses misères et ses pauvretés, mais plutôt l’occuper de la vue de Dieu, de Jésus-Christ, ou de quelqu’un de ses mystères, et se contenter souvent d’être en sa sainte présence. Quoique dans une obscurité et grande distraction l’âme est souvent aveugle et ne voit pas Dieu. Mais il lui doit suffire que Dieu la voit et qu’Il la regarde dans le dessein qu’elle a d’être toute à Lui.
[…] Je vous puis assurer que votre état est bon. Ne craignez rien ; continuez avec fidélité à perdre votre âme en Dieu. C’est cette heureuse perte que vous ne concevez pas facilement. Je m’aperçois pourtant que vous l’expérimentez. Vivez donc toute perdue en Dieu, et faites ainsi toutes vos actions, sans vouloir exprimer dans votre intérieur des dispositions plus particulières ni des actes plus spécifiés. Si votre esprit humain a de la peine à goûter ce procédé, il ne faut pas être surprise, puisque cela ne lui est pas naturel, mais au-dessus de lui. Quant aux imperfections, que vous me mandez être en grand nombre, je vous prie de ne point faire beaucoup de réflexions volontaires dessus, pour les regarder, ni pour en délivrer votre âme ; tenez-vous perdue, et unie à Dieu ; il les anéantira toutes quand il lui plaira ; le trop grand soin de notre pureté intérieure est souvent une impureté devant Dieu. Le divin Soleil éclairera vos ténèbres, et échauffera vos froideurs par ses divins rayons. N’apportez point seulement d’empêchement à sa divine lumière, et vous verrez que tout ira bien.
[…] Mais cet ouvrage est souvent si caché et inconnu, même aux personnes spirituelles, qu’en vérité elles font beaucoup souffrir, ne pouvant concevoir que ce soit une œuvre de Dieu, de ne pouvoir ni penser, ni rien dire de distinct et d’aperçu27 xxvii. Les âmes qui sont en silence parlent suffisamment à ceux qui ont l’expérience des voies de Dieu28. Elles remarquent dans la mort la vie et dans le néant Dieu caché qui prend plaisir de les posséder d’une manière admirable, quoi que secrète et intime. Ma lumière est petite ; néanmoins je ne craindrai pas à vous dire que vous ayez à demeurer en repos, et à être totalement passive aux opérations de Dieu. Si vous ne connaissez pas, soyez paisible dans votre ignorance, et vivez sans réflexions volontaires. Soyez attentive sans attention sensible et trop aperçue à vous laisser imprimer aux impressions divines. Il semble qu’il est fort aisé de conseiller une âme que Dieu conduit lui-même. Or il n’y a qu’à Le laisser faire. […]
[…] l’âme n’est pas au point de la perfection, qu’elle n’ait outrepassé tout ce qui n’est point Dieu pour arriver à Dieu même, et y vivre dans une nudité parfaite d’être, de vie et d’opération29.xxviii xxix[…]
Dans toute cette élévation, l’âme expérimente qu’il faut qu’elle soit dénuée toujours d’affection des grâces sensibles, des lumières, et des sentiments […] Tout le secours que l’on peut rendre aux âmes qui sont déjà gratifiées de la grâce d’oraison est de leur donner de temps en temps quelques petits avis, pour les aider à ne point s’arrêter à ce qui n’est point Dieu. […]xxx
L’oraison passive est divisée en deux. La première qui est active et passive toute ensemble, c’est à dire où tantôt l’âme agit, et tantôt laisse opérer Dieu en elle. La deuxième est celle qui est passive, et qui ne peut souffrir aucune activité, ayant pour tout appui l’attrait passif de Dieu qui commence à la conduire, ou plutôt à la porter vers Dieu, son Principe et sa dernière Fin. En cet état il faut laisser opérer Dieu, et recevoir tous les effets de sa sainte opération, par un tacite consentement dans le fond de l’âme. L’âme donc qui a expérience de cette conduite passive, se laisse tirer à l’opération divine. Le procédé que tient cette divine opération, c’est d’élever l’âme peu à peu des sens à l’esprit, et de l’esprit à Dieu, qui réside dans le fond.
Dans toute cette élévation, l’âme expérimente qu’il faut qu’elle soit dénuée toujours d’affection des grâces sensibles, des lumières, et des sentiments ; et souvent Dieu, par un trait de sa Sagesse, la dépouille effectivement par des impuissances, des ténèbres, des stupidités, insensibilités que l’on doit souffrir et porter passivement, sans jamais rien faire pour en sortir. Dans ces souffrances, l’âme étant purifiée, est rendue capable d’un plus haut degré d’oraison. Son esprit étant rempli de dons de grâce et de lumières toutes spirituelles et intellectuelles, elle possède une paix admirable. Mais il faut qu’elle soit encore dépouillée de toutes ces faveurs30. xxxi xxxii
Pour cet effet Dieu augmente ses peines intérieures, et permet qu’il lui arrive des doutes et des incertitudes de son état, avec des obscurités en son esprit, si épaisses qu’elle ne voit et ne connaît plus rien. Elle ne goûte plus Dieu, étant suspendue entre le ciel et la terre. Cet état est une suspension intérieure, dans laquelle l’âme ne peut goûter rien de créé ni d’incréé. Elle est comme étouffée, et il ne faut pas qu’elle fasse rien pour se délivrer de ce bienheureux tourment, qui lui donne enfin la mort mystique et spirituelle, pour commencer une vie toute nouvelle en Dieu seul. Vie que l’on appelle d’anéantissement. La force du divin rayon l’ayant tirée hors d’elle-même et de tout le créé, pour la faire demeurer en Dieu seul. Cette demeure et cet établissement en Dieu est son oraison qui n’est pas dans la lumière ni dans les sentiments, mais dans les ténèbres insensibles, ou dans les sacrées obscurités de la foi, où Dieu habite. La fidélité consiste à vivre de cette vie si cachée en Dieu, et si inconnue aux sens, et porter en cet état toutes les peines et souffrances intérieures et extérieures qui peuvent arriver, sans chercher autre appui ni consolation que d’être en Dieu seul. La mort mystique est non seulement continuée, mais augmentée en cet état, et la vie divine prend accroissement31.
Les susdites ténèbres de la foi commencent à s’éclaircir, à découvrir à l’âme ce que Dieu est en soi, et tout ce qui est en Dieu32. C’est comme la première clarté que le soleil jette sur l’horizon, auparavant même le lever de l’aurore. xxxiii xxxiv Cette lumière est générale, tranquille, sereine, mais qui ne manifeste encore rien de distinct en Dieu, sinon après quelque temps passé. En suite de quoi on découvre Notre Seigneur Jésus-Christ dans l’abîme de la divinité, d’une manière admirable33 ; Le voyant comme dans la glace d’un miroir34, l’on voit quelque belle image qui est dans la chambre. Cette vision de Notre Seigneur Jésus-Christ ne se peut exprimer, et les sens ne la peuvent comprendre qu’avec des images sensibles. L’expérience fait goûter que ce n’est point l’image de Jésus-Christ, mais Jésus-Christ même. Autrefois elle a reçu des notions de Jésus-Christ dans ses puissances pleines de faveurs et de clartés. Mais elle connaît bien que ce n’est pas cela dont elle jouit. Pour lors, Jésus-Christ commence à être la vie de son âme et le principe de tous les mouvements et opérations. […]
Ce qui embarrasse les âmes, c’est qu’elles s’imaginent n’avoir rien s’il n’est sensible et aperçu. […]
M. Je connais un certain état d’anéantissement de la créature, si parfait que si l’âme y pouvait arriver, elle vivrait, ce me semble, dans une grande pureté puisqu’elle vivrait hors d’elle-même et en quelque façon, ne serait plus elle-même ni n’opérerait plus elle-même, mais elle agirait en Dieu par Dieu même. Cette lumière me pénètre si fort que je ne puis prétendre à un autre état et je sens mon cœur si fortement touché d’y aspirer que je ne puis l’empêcher d’y tendre. Mais comme cet ouvrage est un pur effet de la miséricorde de Dieu, je demande le secours de vos saintes prières et de toutes les bonnes âmes que vous connaissez. Je sais bien que l’état dont je parle est un grand don de Dieu et qu’il ne se communique qu’après une longue fidélité. Tout cela ne me décourage point, sentant que mon âme y aspire et qu’on lui en donne le mouvement. Tous les ouvrages extérieurs et les emplois mêmes pour le salut des âmes, ne me semblent pas suffisants pour sanctifier parfaitement une personne si cet état d’anéantissement ne survient. Il est vrai que le travail dans de pareils emplois souvent presse Notre Seigneur de le donner. C’est un état passif qui met l’âme tout à fait entre les mains de Dieu pour en disposer selon sa sainte volonté, et en l’intérieur et en l’extérieur. Le Père N. est pour demeurer estropié en France si son mal de pied continue, au lieu d’aller en Canada souffrir le martyre. Et cependant, comme il est dans l’état d’anéantissement, tout cela lui est indifférent pourvu qu’il soit tout à Dieu, à la mode de Dieu et non à la sienne. On est longtemps à connaître que la perfection est au-dedans, non au dehors de l’âme, qu’elle consiste à n’être plus du tout propriétaire de sa volonté, de son jugement et de tout ce qui n’est point Dieu. Je me suis toujours conduit pour N. avec assez de réserve sans m’y appuyer totalement ce me semble. Ce n’est pas que je ne crois qu’il n’est pas trompé, mais je sais bien aussi qu’il ne faut pas publier indiscrètement ses sentiments sur ce sujet. Il y a de l’obscurité dans cette vie et l’on ne connaît rien avec évidence. Mon fond, c’est la seule lumière de la Foi. C’est elle que je veux suivre, et tout le reste me paraît douteux35. xxxv
[…] Toutes ces expériences particulières qu’elle a eues autrefois, sont perdues et abîmées dans une unité si pure et si nue, qu’elle ne goûte rien en particulier36. xxxvi xxxvii Mais tout ce qui est Dieu est son fond, non pas éclairé, mais dans une obscurité divine ; laquelle lui cachant tout, lui donne néanmoins tout d’une manière qu’elle ne peut dire. La faim que Jésus Christ fût sa vie et son tout, est cessée. Il ne lui reste qu’un abîme qui attire de plus en plus une plus grande plénitude de l’abîme de la divinité. Je m’exprime comme je puis, car il faut chercher des termes pour dire quelque chose de la réalité de cet état, qui est au-dessus de toutes pensées et conceptions. Et pour dire en un mot, je vis sans vie, je suis sans être. Dieu est, et vit, et cela me suffit. Je n’ai plus tant d’effets de grâces dans mes puissances qu’à l’ordinaire, ni mes puissances ne goûtent plus rien qui sorte du fond. Il est, ce me semble, infiniment éloigné d’elles à présent.xxxviii
C’est par le fond seul que je goûte le fond, et toute la divinité me paraît anéantir tout moi-même, sans rien distinguer, si c’est Jésus-Christ ou la sainte Trinité, ou la divine essence. Cette unité divine est à présent mon fond, mais si caché et si perdu, que je ne trouve plus rien, sinon que je me perde moi-même ; et ensuite, je reçois mouvement pour agir et souffrir selon l’ordre de la Providence. Voilà bien des paroles pour ne rien exprimer de ce que je veux dire. Priez Notre Seigneur Jésus Christ de mettre en moi ce qu’Il lui plaira.
[…] force d’oraison37. […]
3 janv 56 quand elle en approche, la mer par un flux vient comme au-devant d’elle pour la solliciter de se hâter de se perdre.
Ma très chère Sœur38, Jésus Christ soit notre unique vie. Je viens de recevoir vos dernières qui me consolent beaucoup, apprenant de vos chères nouvelles. O que Notre Seigneur vous fait de miséricordes de vous donner un désir continuel de vous perdre et vous abîmer en Lui ! c’est le seul ouvrage de sa main, car Lui seul nous retire de tout le créé et de tous les moyens humains, pour nous unir à Lui d’une manière inexplicable, mais néanmoins véritable et réelle39. […]
Pour cet effet nous prendrons la comparaison d’une rivière, par exemple la Seine. Laquelle va continuellement pour se perdre en la mer, mais quand elle en approche, la mer par un flux vient comme au-devant d’elle pour la solliciter de se hâter de se perdre. Et puis quand elle est arrivée à la mer, alors on peut dire qu’elle est véritablement perdue, et qu’elle n’est plus puisque la mer seulement paraît40. xxxix xl[…]
Mon oraison a bien changé. Ce n’est plus qu’un exil ou un bannissement de Dieu ; et non pas comme à l’ordinaire une union avec Lui. L’état de lumière et d’amour s’est évanoui, ce n’est pas pourtant ce qui m’afflige41. Car quand Il revient quelquefois Il ne me satisfait pas, puisque le fond de mon âme ressent une inclination vers Dieu qui ne peut être contentée que de Dieu même. Mais comme mes imperfections et mes infidélités ne me permettent pas de m’en approcher, je demeure dans des tristesses et dans une désolation que je ne puis exprimer. […]
M. […] Je me sens bien éloigné d’expérimenter les choses que Notre Seigneur vous communique. Mais un degré inférieur ne laisse pas de goûter un supérieur par je ne sais quelle union qui ne le peut exprimer. Je reconnais que votre chère âme est sans doute pénétrée de la lumière éternelle. J’espère qu’elle le sera encore davantage et d’une manière plus essentielle. Plus une âme se va perdant et abîmant, plus elle est transformée en Dieu. Et comme cette perte ne se fait que peu à peu, il faut aussi avec patience et longanimité attendre de la pure miséricorde de Dieu votre abîmement parfait et consommé.
Pour moi je suis toujours dans la même connaissance, que j’ai un fond de corruption infiniment opposé à Dieu. Ce qui fait, comme je vous ai témoigné par mes dernières, ma grande croix et un sujet de souffrances qui ne se peut déclarer. Cette divine présence réelle me cause une absence et un éloignement de Dieu découvrant mes impuretés, me semblant que je n’ai jamais été plus éloigné de Dieu que lorsque je l’ai expérimenté plus proche. En un même moment je goûte sa présence et son absence, et je connais qu’il n’y a point de remède à mon mal, sinon que cette divine présence aille consumant peu à peu mes imperfections comme le soleil quand il se lève dissipe les ténèbres de la nuit42.xli xliiQuand on est arrivé au-dessus de tout moyen, notre avancement dépend de la pure communication de Dieu qui la fait comme il lui plaît.
Ma très chère Sœur, Jésus soit notre mort, notre vie, notre néant et notre tout. Nous avons vu avec consolation le changement intérieur qu’il a plu à Notre Seigneur vous donner. C’est sans doute une faveur spéciale, sur laquelle il lui faut rendre actions de grâces extraordinaires. C’est un don précieux et qui vaut mieux que tout ce que votre âme a reçu jusques à présent. Enfin c’est Dieu lui-même qui se donne dans le fond de votre âme en vérité et réalité, d’une manière qui ne se peut exprimer, bien que vous en ayez l’expérience. C’est cette expérience qui doit être maintenant votre oraison et votre union avec Dieu43. […]
Vous concevez bien que cette divine union ne se fait plus comme auparavant que votre état fut changé. Car elle se faisait par le moyen des lumières, des ferveurs de grâces et de dons que vos puissances recevaient de la bonté de Dieu, et dans cette jouissance vous Lui étiez unie. Et s’il arrivait que Notre Seigneur vous mît dans la privation, dans les obscurités, stérilités et les peines intérieures, votre union pour lors se faisait par la pure souffrance et dans un état pénible. À présent Notre Seigneur vous a élevée au-dessus de toutes ces dispositions créées, lesquelles quoi que très bonnes et saintes, sont néanmoins finies et limitées. Et ainsi ne peuvent donner qu’une participation bornée et petite, en comparaison de celle que l’on expérimente dans la perte de soi-même en Dieu44.xliii xliv
C’est cette heureuse perte qui nous tire de nous-mêmes et jetant notre propre être et notre vie dans l’abîme infini, le transforme en Dieu et le rend tout divin, lui donnant une vie et une opération toute déifiée45. Nous avons des joies très grandes de vous savoir arrivée à cet état. Vous voyez le chemin qui a précédé, combien il est long et difficile, et combien une âme est obligée de rendre grâces à Notre Seigneur, de lui découvrir le sentier du néant dans lequel en se perdant soi-même l’on trouve Dieu. Jouissez à la bonne heure du bonheur que vous possédez.
Mais sachez que vous n’êtes encore qu’au commencement de la vie anéantie, et que la porte vous vient seulement d’être ouverte. Y étant une fois entrée, ne tournez plus en arrière46. Mais persévérez pour vous laisser confirmer à ce feu divin qui ne cessera jamais de vous anéantir, si vous ne vous retirez point de sa divine opération. La comparaison d’un feu consumant exprime très bien le degré où vous êtes. C’est le propre de Dieu de réduire non seulement sa créature à la petitesse, de la brûler jusques à la rendre cendre et poussière. Mais même il la réduit au néant47.
Il est réservé uniquement à sa toute puissance aussi bien de perdre les âmes dans le néant mystique, que de les tirer du néant naturel par la création. C’est ici où commence la théologie mystique cachée aux sages et aux prudents, et révélée aux petits. Pour tout conseil nous vous disons que vous vous mêliez le moins que vous pourrez de votre anéantissement, puisque les efforts de la créature ne peuvent aller jusque-là. Il faut qu’ils succombent et que Dieu seul opère d’une manière ineffable. Il y a seulement dans le fond intérieur un consentement secret et tacite. Que Dieu fasse de la créature ce qu’il lui plaira48. Vous goûterez bientôt ce que c’est que le repos du centre, et comme on jouit de Dieu en Dieu même. […]xlv
[…] Le grand secret donc de la vie spirituelle est de mourir à soi-même. Cette mort se doit rencontrer dans toutes nos actions, prétentions et désirs. Autrement notre fond propre, qui est tout plein de corruption, ne permettra pas que nous puissions rien produire avec pureté d’amour49.
23 janvier 57 rentrez dans votre fond, ou plutôt dans Dieu même. Cela est très vrai et tout réel et non imaginaire… Les fleurs d’un arbre s’épanouissent fort facilement et promptement, mais le fruit n’est produit qu’avec le temps.
M. Pour ce qui vous regarde, nous n’avons rien à dire, sinon que nous remarquons que l’esprit de Jésus-Christ veut anéantir le vôtre pour se mettre en sa place, et devenir la vie de votre vie et le principe de tous vos mouvements tant intérieurs qu’extérieurs. C’est la plus grande grâce que l’on puisse recevoir en la terre, et c’est où vous devez tendre, consentant volontiers de tout perdre pour posséder cet heureux trésor. Cela ne se fait que par une expérience, par laquelle on goûte que le fond de notre âme est plein de Dieu. Dans lequel on trouve sa vie, son centre et son repos, et hors duquel il n’y a pour l’âme qu’inquiétude, douleur, et misère.
Vous avez raison de dire que tout votre bonheur est de rentrer dans votre fond, ou plutôt dans Dieu même. Cela est très vrai et tout réel et non imaginaire. […]
D’où vient aussi que vous ne vous mettez plus en peine d’être assurée de votre état ? Votre seul appui est Dieu, et il n’est pas difficile de comprendre comme les créatures ne servent pas beaucoup, lorsqu’il plaît à Dieu de se donner Lui-même et de nous aider d’une manière essentielle. […]
Les fleurs d’un arbre s’épanouissent fort facilement et promptement, mais le fruit n’est produit qu’avec le temps. Ceci vous doit servir de précaution, pour ne pas croire que vous soyez dans toute l’étendue de l’anéantissement que vous voyez et goûtez, puisque la formation réelle de Jésus-Christ ne se fait que dans la réelle souffrance, la réelle abjection, et la vraie mort de soi-même. Vous concevrez mieux cette vérité que nous-mêmes. Elle est d’importance dans la voie mystique, dans laquelle on s’abuserait aisément si nous ne savions que la seule mort donne la vie, le néant, le tout, et la nuit obscure de toutes sortes de privations de créature, la Lumière éternelle qui est Jésus-Christ. Vous êtes heureuse d’avoir vocation à cette grande grâce, prenez courage.
[…] Vous penchez toujours un peu du côté du scrupule et de la timidité. Tournez votre âme du côté de la confiance en Dieu et d’une sainte assurance et espérance, qu’il ne vous rebutera pas pour vos misères et pauvretés50. Et ne manquez pas de le prier souvent qu’il accomplisse en vous sa sainte volonté51.
[…] Prenez néanmoins courage, car je ne doute point que Notre Seigneur ne vous appelle à la mort mystique dans laquelle l’on possède Dieu hors de soi-même. Pour lors l’âme est ravie en Dieu par une extase admirable, qui ne se ressent point dans les sens, ni dans les puissances, mais qui s’opère seulement dans le pur fond de l’âme. Et c’est en quoi consiste la vie mystique ou divine : quand Jésus-Christ vit en nous et que nous ne vivons plus, qu’il opère en nous et que nous n’opérons plus qu’en lui. Pour arriver à cette mort dont je parle, il faut traverser des voies et des passages pénibles et difficiles, où l’esprit meurt peu à peu, sans qu’il contribue lui-même à se faire mourir52. C’est Dieu seul qui fait cet ouvrage. Nous ne devons point y ajouter ni diminuer. […]
[…] C’est la seule chose que je vous recommande : de souffrir en patience passive toutes les pointes des douleurs des épines intérieures dont votre âme est remplie. Je suis bien aise que vous ayez horreur de vous-même. Vous verriez encore bien plus le fond de votre corruption si la lumière était plus grande. Ne croyez néanmoins pas être sans amour secret ni caché, quoique vous n’en ayez aucun effet savoureux ni sensible. Prenez donc courage, et ne craignez pas votre intérieur ; il est comme il doit être. Dieu le changera quand Il lui plaira.
Jésus soit notre tout pour jamais. Je ne manquerai pas durant votre retraite d’avoir un soin très particulier de vous devant Notre Seigneur, afin qu’il achève en vous ce qu’il a si bien commencé. Dans votre solitude tenez votre âme dans le repos que Dieu lui communique, sans l’interrompre pour faire quelque lecture que ce soit, ou des prières vocales que lorsque vous en aurez facilité. Dans ce divin repos votre âme reçoit une union spéciale et secrète avec Dieu, et en cette union consiste principalement votre oraison. Dans l’état d’activité, on cherche Dieu par des considérations, des affections, et des résolutions.
Dans celui de passivité on a trouvé et goûté Dieu, et on demeure en repos avec Lui, recevant en cette disposition tout ce qui est donné à notre âme, soit lumières ou ténèbres, goût ou dégoût, recueillement ou distractions. Ces choses sont dans les dehors de l’âme, et la quiétude, le calme et la paix sont dans le fond. C’est pourquoi cette diversité et variété qui se rencontrent dans les sens n’incommodent pas la paix qui est dans l’intime de notre âme. […]xlvi
[…] Une vue simple et amoureuse doit nourrir votre âme53. Et quand même elle serait toute spirituelle et que vos sens ne l’apercevront pas, il ne faut laisser de vous en servir. Car désormais, il ne faut plus changer de procédé intérieur, quelques sécheresses, ténèbres, ou étouffement intérieur qui vous arrivent. Nous supposons, comme je le crois, véritable, que Dieu vous cherche pour se communiquer à vous d’une manière pure et spirituelle […]
La passivité dont je vous parle n’empêchera pas que vous n’agissiez intérieurement, et extérieurement quand ce sera l’ordre de Dieu. Car l’âme passive n’est pas comme un tronc d’arbre qui n’a nulle action, ni opération. Mais les vues, les mouvements, et les sentiments qu’elle a, c’est Dieu qui les opère en elle et par elle d’une façon qu’on ne peut comprendre, à moins que de l’expérimenter. Laissez donc pour l’ordinaire votre âme sans beaucoup agir, et croyez que Dieu agira en elle. Je dis croyez, car souvent il vous paraîtra le contraire dans les grandes agitations d’esprit, les troubles et les impuissances que vous aurez quelquefois par intervalle. Demeurez ferme et constant, et Dieu ne laissera pas de faire ce qu’Il prétend en vous. Je vous supplie de ne me pas oublier en vos saintes prières. Votre humilité à m’écrire de votre oraison vous disposera à ce que Notre Seigneur lui-même vous éclaire. Car pour moi je ne suis que ténèbres et que corruption. Je refuserais nettement mes amis de correspondre à leurs désirs si je faisais tant soit peu de réflexion sur ce que je suis. Souvenez-vous bien que les sécheresses, tristesses, ennuis, impuissances, et oppressions intérieures, étouffent les opérations sensibles de notre âme, mais non pas celles de Dieu. Et c’est assez à une âme passive54.
20 sept 57 Les ténèbres, les sécheresses et les étouffements intérieurs que l’on expérimente quelquefois, de sorte qu’il semble que l’on soit tombé dans un abîme, ne nous doivent pas étonner, puisque ce sont des effets de Dieu résidant au fond de l’âme
Les ténèbres, les sécheresses et les étouffements intérieurs que l’on expérimente quelquefois, de sorte qu’il semble que l’on soit tombé dans un abîme, ne nous doivent pas étonner, puisque ce sont des effets de Dieu résidant au fond de l’âme, qui la veut purifier et la rendre capable de ses divines communications […]
[…] Que mon esprit meurt, à la bonne heure ! Mais s’il ne meurt pas si tôt que je le désire, il faut avoir patience et mourir encore au désir de ne mourir pas assez tôt. |...]
M. Touchant la difficulté qui est venue à la personne dont il est question lisant sainte Thérèse55, pour l’image de Jésus-Christ. Je vous dirai en peu de mots qu’elle doit garder en son oraison la conduite passive qu’on lui a conseillée. Il faut donc qu’elle se tienne passive dans son état de repos. Que si l’image de Jésus-Christ lui est donnée, qu’elle ne la quitte point. Si elle lui est ôtée, qu’elle ne la cherche point. Mais qu’elle conserve toujours une intention de ne se séparer jamais de la sainte présence de Jésus-Christ, laquelle lui est communiquée d’une manière cachée et imperceptible dans l’oraison de repos, quoiqu’elle n’en ait pas la pensée dans l’esprit. C’est une présence de grâce qui suffit pour dire qu’en effet il ne faut jamais quitter Jésus Christ. Et une âme ferait très mal sous prétexte de dénuement, de faire dessein d’une abstraction qui la séparât de l’humanité sainte de Jésus-Christ. Si cette personne ne peut pas encore comprendre ce que j’ai dit, qu’elle ne s’en mette pas en peine et qu’elle ne craigne pas d’avoir un repos dans lequel l’image de Jésus-Christ ne paraisse point.
[…] Plus Dieu qui est la Lumière éternelle croît, plus nous connaissons que nous sommes éloignés d’être anéantis et déifiés. Cet état n’arrive à l’âme que peu à peu, et après une infinité de morts et d’angoisses réellement expérimentées, et non en lumière seulement. Comme votre degré est supérieur au mien, vous entendez mieux que moi ce que je veux dire. Et je ne puis rien dire sur votre état présent, sinon que je reconnais pour certains que la Lumière éternelle commence Elle-même à pénétrer votre intérieur. Et cette pénétration continuant, Elle la perdra en Dieu et la déifiera peu à peu56. C’est pourquoi il ne faut s’étonner s’il reste en nous un grand fond de créatures et d’orgueil à détruire. Quand nous vous verrons, nous vous dirons nos pensées plus facilement.
Si Dieu vous appelle par grâce à la pure passivité dans l’oraison, ne la quittez pas, parce qu’elle donne lieu à l’opération secrète de Dieu, qui va anéantissant d’une manière inconcevable les affections et les attaches de toutes créatures en nous, et nous fait aussi mourir à nous-mêmes57. Dites souvent : « Que mon âme meure de la mort des justes58 ». Dieu tout seul opère cette sainte mort qui est si précieuse devant ses yeux59, et ne l’opère que dans l’état passif, sans quasi que nous puissions apercevoir aucune opération de notre part. Vous direz peut-être que votre intérieur est plein de distractions et de ténèbres : à la bonne heure ! Cet abîme de misères et de pauvreté n’empêche pas que Dieu n’agisse secrètement et imperceptiblement, pour jeter votre âme et toutes ses opérations propres dans le néant. Ne vous imaginez donc pas qu’il ne se passe rien en elle. Mais demeurez seulement paisible et tranquille, et l’ouvrage de Dieu se fera. Et ce bienheureux néant d’opération vous approchera de Dieu et vous Le fera goûter. Si votre esprit humain naturellement raisonnant et pénétrant trouve à redire à ce procédé intérieur, dites-lui qu’il n’y entend rien et que cet état est élevé au-dessus de sa capacité. Que s’il demeure aveugle, il verra les merveilles de Dieu par les lumières de la foi pure qui seule découvre la manière d’opérer de Dieu en l’âme dans l’état passif60. xlvii xlviii
[…] Il sera bon qu’elle continue ses emplois ordinaires de charité et d’obligation, les faisant en esprit d’abandon à l’ordre de Dieu. Mais aussi avec une inclination continuelle à chercher uniquement Dieu pour se perdre, et se reposer uniquement en Lui notre centre, et notre béatitude61. […]
J’oubliais à dire que le Feu dont j’ai parlé, brûle l’âme sourdement et sans y produire aucune lumière distincte dans les puissances, mais seulement un repos et un calme. C’est assez pour être en union avec Dieu, en quoi consiste la vraie oraison
Monseigneur62, […] Ne quittez jamais (permettez-moi de vous parler de la sorte) cette manière d’agir en esprit de mort et d’anéantissement, quelque effort que vous fassent les prudents et les sages, lesquels ne s’y peuvent ajuster. Ils veulent toujours agir appuyés sur leur lumière et les âmes anéanties perdent la leur pour demeurer abîmées en Dieu, qui seul doit être leur lumière et leur tout. Dans le grand emploi que Notre Seigneur met sur vos épaules, et dans toute la conduite de votre vie, ne vous comportez jamais autrement63. […]xlix
Vous expérimenterez des secours extraordinaires de Dieu, lequel s’Il ne fait pas réussir ce que vous prétendez pour les affaires extérieures de sa gloire64, Il avancera celles de votre intérieur, vous jetant dans une plus grande perte de vous-même et un plus profond abîmement en Lui. […]
M. Jésus soit notre unique tout pour le temps et l’éternité. Je reçois votre dernière et y réponds en peu de mots. La grande et longue expression de votre intérieur présent, et la petite qui est à la fin de votre lettre, ne disent qu’une même chose. Il est vrai que c’est un grand don d’entrer dans le néant, plus grand d’y habiter, et très grand d’y être consommél li; c’est ce que notre bonne sœur N65. voulait dire par le don et l’augmentation du don. Votre état intérieur présent n’est qu’une continuation, et augmentation du don qui vous a été fait d’expérimenter que votre âme tombe dans le néant ; et que tout ce qu’elle fait opère ou souffre, petit ou grand, extérieur ou intérieur, lui est essentiel, à proportion du degré du néant, où elle habite66. Je ne m’étonne point que la moindre action que vous faites vous vient de Dieu, et donne à votre âme une constitution qui ne se peut exprimer, sinon quand on l’expérimente. Dire quelque chose d’indifférent au prochain, qu’on est obligé de lui dire par l’ordre de la Providence est aussi bien de Dieu, que de traiter avec Dieu de la conversion de son âme. C’est un secret du néant qui est ineffable et qui augmente de la déification, sans quasi en avoir la vue ni le goût. En tout ce que l’on fait, dit, et opère par l’ordre de Dieu, augmente l’anéantissement sans penser même au néant67. Je ne doute point que Notre Seigneur ne vous continue ses miséricordes, et ne vous fasse entendre beaucoup mieux que je ne le pourrais faire, quelle doit être votre conduite touchant votre intérieur. Lui seul parle au cœur et l’instruit d’une manière adorable68. Il faut aussi L’écouter et demeurer abandonné à ses divins mouvements et saintes persuasions.
Monsieur69, Je suis fort obligé à Monsieur votre frère de m’avoir procuré l’honneur de votre connaissance, vous assurant que j’ai reçu beaucoup de joie de vos lettres, qui m’apprennent les grâces et les miséricordes que Notre Seigneur vous a faites, et vous fait encore à présent. Il ne faut pas que rien du monde vous empêche d’y être très fidèle, et vous ne devez pas faire difficulté de tout quitter pour vous mettre en état d’obéir aux inspirations divines qui vous appellent avec tant d’amour et de bonté à la Religion. Quand il ne serait pas question de penser à votre salut, lequel vous ne pouvez pas faire dans le monde à cause de la corruption et des péchés qui s’y commettent, l’amour que Notre Seigneur vous témoigne mérite bien que vous correspondiez à ses divins attraits, et que vous le suiviez en quittant père, mère, frère, et sœur, amis et toute la fortune mondaine. Quel honneur Notre Seigneur vous fait, mon cher Monsieur, de vous choisir parmi un million de jeunes hommes qui mènent une vie déréglée, pour vous appliquer à son service particulier et vous mettre au nombre de ses bons amis et serviteurs ! Quand vous auriez à quitter une couronne, il ne faudrait pas délibérer. Puisque servir Dieu c’est régner70, et que d’être objet en la Maison de Dieu vaut mieux que d’habiter aux palais des gens du monde. Vous avez trop tardé ; il faut exécuter promptement le dessein généreux que Notre Seigneur met dans votre âme, et suivre pour ce sujet le conseil de votre sage directeur qui comprend fort bien la volonté de Dieu sur vous. C’est de lui que vous devez apprendre le temps et la manière de votre retraite. Votre oraison s’augmentera peu à peu avec la fidélité de la faire tous les jours. Votre directeur qui est sur les lieux, vous fera changer d’oraison quand il le jugera à propos. Mais au nom de Dieu, mon cher Monsieur, ne tardez plus à quitter le monde. Prenez extrêmement garde à la Religion ou la retraite que vous choisirez et prenez du temps pour y penser. Vous seriez bien avec Monsieur votre frère à Paris. C’est une maison pleine de bons serviteurs de Dieu et de grande bénédiction71.
[…] L’anéantissement étant une source inépuisable de lumières et de discernements pour conseiller ceux qui veulent aller à la perfection72. […] Il faut distribuer la lumière de mort et d’anéantissement aux âmes selon leur portée et leur état […]lii liii
[…] Je ne vous parle point de l’oraison dans laquelle vous devez vous entretenir, puisque toute votre oraison, dans le délaissement intérieur où vous êtes, est de n’en avoir point. C’est néanmoins la plus parfaite de toutes les oraisons que de porter et de sentir la pesanteur de la croix que Dieu met sur nos épaules. C’est la réelle et véritable oraison. L’abandon et la perte s’y trouvent sans que l’on se l’imagine. Cette extrême pauvreté intérieure nous remplit de Dieu, à la vérité d’une manière insensible et imperceptible à notre esprit humain. Trois ou quatre moments d’une telle oraison valent mieux qu’un jour entier de l’oraison qui ne se fait qu’en pensée et en sentiments amoureux73.
[…]
L’abandon ne consiste pas à ne rien faire dans l’intérieur, à
n’avoir ni pensées, ni affections, ni sentiments74 ;
mais à les recevoir plutôt de Dieu que de les exciter avec nos
industries par effort d’esprit.liv
lvC’est
une chose dont il faut se défaire peu à peu pour se laisser entre
les mains de Dieu, qui gouvernera notre intérieur comme il Lui
plaira75 ;
soit qu’il y arrive des lumières ou de l’obscurité, de la
facilité ou de la peine. […] Le temps où votre âme sera plus
embarrassée, ce sera quand la lumière de la foi l’éclairera en
obscurité. Ne vous dégoûtez pas de telles ténèbres ;
elles purgeront votre esprit et le rendront capable des
communications divines76.
Ceux qui commencent croient ne rien faire quand ils tombent dans cet
état d’obscurité, et l’expriment aux autres comme ils le
croient. Et c’est ici la source de toutes les contradictions et
persécutions que l’on fait aux mystiques. Prenez-y garde et nous
écrivez de temps en temps s’il fait jour ou s’il fait nuit dans
votre âme, s’il y fait chaud ou froid, si vous vous reposez ou si
vous agissez.
[…] Que si le regard et cette vue s’éclipse, ce qui arrive très souvent au commencement, rappelez ce simple souvenir, non par voie de méditation, mais par un simple souvenir de la même vérité77. Vous n’aurez pas continué longtemps cette façon d’agir avec fidélité et pureté de cœur, que vous en sentirez du profit et de la facilité. Je dis pureté de cœur, car quand nous faisons oraison la moitié de la journée, nous n’avançons qu’à proportion que nous n’irons aux moindres affections des créatures, même celles qui paraissent les plus légitimes, comme des parents et des amis, et aux desseins même de glorifier Dieu, auxquels Il ne nous appelle pas et où nous nous engageons souvent plus par notre volonté que par la sienne.
Si vous vous comportez de la sorte, ne craignez point l’oisiveté intérieure, car l’âme agit plus dans la simplicité que dans la multiplicité. Plus l’intérieur est pur et simple, plus il est agissant. C’est une erreur qui dans le commun des hommes de ne pas croire que cette vérité, et de remplir leur esprit d’une infinité de pensées qui les met en distraction plutôt qu’en recueillement ; lequel doit être plus du côté de la volonté que du côté de l’entendement. Je veux dire que la volonté ayant fait mourir les affections répandues dans les créatures, elle produit un amour tout simple vers Dieu qui lui donne un recueillement amoureux et une union avec Lui, laquelle seule vaut mieux que la multiplicité des sentiments et affections qu’elle avait auparavant78. […]
[…] Abandonnez-vous au soin et à la conduite de votre Père qui est aux Cieux. Il a plus de véritable amour pour vous que toutes les créatures ensemble n’en pourraient avoir. Tous les solitaires79 ont beaucoup de joie de vous voir réduit à la pauvreté. Ils vous feront part de tout ce que Dieu leur donnera puisque Monseigneur de Perrée80 et vous, êtes du nombre des solitaires. Mais votre bonheur est bien meilleur que le nôtre, puisque vous êtes destiné à une vie mourante et souffrante, et nous, à une vie contemplative qui est toute pleine de douceur81.
[…] Ensuite Notre Seigneur vous conduit par les aridités, sécheresses et peines intérieures. Ne refusez pas la miséricorde qu’Il vous fait de vous traiter de la sorte, et de laisser votre âme abîmée dans des états si pénibles. C’est par là qu’il veut devenir le maître, et établir son Royaume. Tout autre moyen ne vous serait pas si avantageux, quoiqu’il fût plus agréable à vos sens et à votre esprit. Quand il serait en votre pouvoir de changer tant soit peu votre intérieur, vous ne le devriez pas faire. Les voies de Dieu sont au-dessus des pensées des hommes ; lesquels se trompent souvent au choix des moyens qu’ils prennent pour Le servir. Je Le remercie de tout mon cœur de vous conduire de cette façon82. lvi lvii
Vous connaissez vous-même qu’elle vous humilie et abaisse votre orgueil. Demeurez-y donc abandonné ; et quand même vous n’auriez dans toutes vos oraisons, ni lumières, ni douceurs, et que vous en tiriez souvent de grands chagrins intérieurs et de pressantes peines d’esprit, il n’y a rien qui nous fasse tant mourir à nous-mêmes, que de souffrir en patience. L’on s’imagine que la seule contemplation ou oraison qui se fait avec facilité par les puissances de l’âme, avance beaucoup la mort de nous-mêmes. Je ne puis pas nier qu’elle n’y arrive. Mais l’impuissance des mêmes puissances, opprimée sous le fardeau des peines intérieures, y sert sans comparaison davantage. Et l’âme sans oraison qui lui paraisse ne laisse pas d’en avoir une très bonne qu’elle ne sent et ne goûte point.83
Vous voulez savoir la différence qu’il y a entre l’abandon et l’oisiveté. Elle est très grande. Et quand vous serez plus éclairé et plus expérimenté, vous la connaîtrez aisément. Mais la nuit obscure où vous êtes, vous ôte tout discernement84. L’oisiveté consiste à ne rien faire du tout, laissant son âme volontairement distraite et inutile, dans la croyance qu’elle ne peut rien faire. L’abandon empêche qu’on ne fasse rien par soi-même, mais soumet à l’âme faire tout ce que Dieu veut. […]
Le directoire ou la méthode que vous demandez pour l’abandon serait contraire à l’abandon même, qui n’a point d’autre manière que de se laisser entre les mains de Dieu pour faire de nous sa sainte volonté. Un directoire est pour nous marquer ce que nous devons faire et pratiquer ; et la fidélité à l’abandon consiste à faire la conduite de Dieu uniquement et non pas la nôtre.lviii […]
[…] Vous n’avez rien à craindre, mon très cher Frère. La grâce de mort et d’abandon que Notre Seigneur vous donne est précieuse. Ne vous en retirez jamais sous prétexte de ne rien faire et d’agir à l’extérieur sans aucun mouvement intérieur. Cette inaction dont vous me parlez dans vos lettres est une véritable action, mais que Dieu fait, plutôt que vous-même. Et laquelle étant toute spirituelle est cachée à vos sens qui n’agissent que d’une manière grossière et avec réflexion, croyant que l’âme n’opère pas lorsqu’elle opère plus parfaitement et plus purement. Vivez donc désormais, mon très cher Frère, sans scrupule de n’apercevoir point votre intérieur ; n’y pensez seulement pas. Il vous suffit de savoir que Dieu le fasse en sa manière, et que par son union secrète et intime, Il devienne le principe de toutes vos actions extérieures et intérieures. Moins vous aurez soin de vous, plus Dieu vous gouvernera d’une manière spéciale.
Et vous devez estimer, sans comparaison, davantage un petit degré de mort et d’anéantissement intérieur, que toutes les actions extérieures les plus saintes et les plus éminentes qui ne découlent pas d’un fond mort et anéanti. Je suis assuré que vous êtes plus uni à Dieu avec cette constitution intérieure, que si vous convertissiez toute la Chine sans icelle. Il faut mesurer la grandeur de la sainteté par la grandeur de l’union que l’on a avec Dieu ; laquelle se reconnaît par la profonde mort que l’on a de soi-même et des créatures. C’est ici l’essentiel de la vie mystique.lix […]
Et c’est un grand aveuglement de ce que les serviteurs de Dieu n’en font presque nul état, croyant que la vie mystique n’est que pour les solitaires. Vous savez bien mieux que moi, très cher Frère, cette importante vérité ; Dieu vous l’enseignant par expérience, puisque vous êtes dans les affaires sans affaires, et que le grand tracas qui est dans l’ordre Dieu ne vous occupe point. Si l’on veut que vous soyez Docteur, soyez-le ; il importe peu, pourvu que la mort et le néant soient de la partie. Laissez à la bonne heure disposer de vous, comme N. et vos amis voudront85. Exposez seulement vos désirs, et ne vous mettez pas en peine, si on les considère, ou non. Votre bonheur doit être de vous perdre en Dieu, et non pas de faire de grandes choses à l’extérieur.
[…] Tout votre bonheur sera de faire sa sainte volonté ; laquelle vous étant manifestée, doit ôter de votre esprit toute crainte et inquiétude86.
[…]Il faut reculer les affaires de Dieu pour vaquer à Dieu même, puisque c’est Lui seul qui nous donnera la grâce d’y pouvoir réussir, et de ne pas nous y chercher. lx[…]
[…] Monsieur N.87 aidera mieux que nul autre. Je le supplie de laisser votre âme dans une parfaite liberté, sans vouloir qu’elle s’applique à quelque chose en l’oraison, sinon quand Dieu le voudra. La non-oraison est la voie pour l’oraison mystique88 lxi. C’est une vérité qui trouble tous ceux qui marchent par un autre chemin, mais il faut que chacun suive sa grâce. Durant cette sainte semaine, et pendant les fêtes les plus grandes de l’année, vous devez demeurer dans la froideur et l’obscurité où Dieu vous laisse, sans vouloir vous exciter à des vues ou aux amours des mystères89. Vous les honorerez parfaitement, quand vous laisserez mourir votre âme dans l’état pénible où Dieu la met. En souffrant la continuation de votre mal de tête et les peines de votre intérieur, vous imiterez la Passion de Notre Seigneur, sans la méditer ; et la plupart des chrétiens la méditent sans l’imiter. Ne vous étonnez pas de votre mal de tête, quand il y aurait du remède, vous ne le sentiriez pas sitôt90. Je connais de mes amis qui l’ont porté quatre et cinq années et qui en sont délivrés. Quand il vous resterai toute votre vie, il n’empêchera que vous ne fassiez oraison en la manière que Dieu veut de vous ; au contraire il y servira beaucoup. Car si vous aviez la tête saine et libre, vous ne pourriez pas vous empêcher d’agir et de faire des efforts en l’oraison. Dieu fait bien ce qu’il fait et avec une sagesse admirable. Pourvu que votre volonté puisse mourir à l’affection de toutes les créatures, et n’avoir de l’amour que pour l’unique plaisir de Dieu, votre oraison non seulement sera bonne, mais excellente91. […]
[…] Dans cet état de simple attention, votre âme sera sujette, aussi bien que dans la méditation, à des distractions, des obscurités, des dégoûts, et des incertitudes intérieures. Quand cela arrive, ayez patience d’une manière simple, sans crainte de consentir à ces choses92. L’humilité et l’abandon à Dieu doucement exercé en sa Présence, vaux mieux infiniment que toutes les productions d’actes contraires aux sentiments et tentations qu’on a dans la nature. On s’imagine qu’il les faut détruire et s’en défaire avec force, et je conseille le contraire. Quand vous l’aurez expérimenté, vous vous en trouverez bien.
Mais ce qui vous embarrassera souvent sera de ne savoir ce que vous faites : si vous avez de l’oraison, ou si vous n’en avez pas93 ; si vous consentez ou non aux distractions94 ; et si ce n’est point paresse que cette simple attention. L’on craint de n’y pas assez exercer les puissances de son âme. Laissez passer toutes ces pensées et ne changez pas votre manière intérieure, demeurant en patience le mieux que vous pourrez, en attendant que l’orage se passe, ne vous mettant pas en peine des divagations de votre imagination, qui ne fera que courir de tous côtés.
Ne faites point de violence pour la retirer, vous contentant de demeurer en humilité et douceur d’esprit, qui la ramènera peu à peu95. […]
L’oraison qui se fait avec foi simple96, sans raisonnements et méditations, est bonne. Elle est fondée dans les Pères, et peut être appuyée de quantité de passages. Mais c’est un don de Dieu particulier et une oraison extraordinaire dont l’on ne peut être capable qu’après s’être exercé longtemps dans la méditation et dans la mortification. Que si l’on y veut conduire les âmes d’une autre façon, il faut changer la manière que l’on tient pour la conduite des novices, et renverser l’ancienne et louable coutume de donner des sujets de méditation dans toutes les communautés religieuses. Cette oraison pratiquée par ceux qui n’en ont point le don particulier et extraordinaire, ne fait nul effet en eux et les laisse croupir dans beaucoup d’imperfections, comme la colère, le mépris de l’opinion des autres, l’arrêt à son propre jugement, et la promptitude trop grande à dire ses pensées97. Enfin chaque maître dans la vie spirituelle croit que sans y être appelé et appliqué de Dieu, c’est une source d’illusion, et d’orgueil, ou pour le moins un amusement, après quoi l’âme se dégoûte tout à fait de l’oraison, et retourne dans sont train ordinaire.
L’état passif ne consiste pas à n’avoir point de pensées, ni à ne point faire d’actes ; mais seulement à supprimer notre activité propre, pour entrer dans l’activité de Dieu qui doit disposer de toute notre âme, et de toutes ses puissances ; de sorte que si Dieu donne à l’âme en cet état le mouvement de produire quelque acte, il ne faut pas le rejeter activement, ni le supprimer.
Cet état consiste à se laisser posséder à l’Esprit de Jésus-Christ qui veut vivre Lui Seul et opérer en l’âme. Et lorsque l’âme sent les premiers attraits de cet heureux état, et qu’elle l’expérimente avec suavité, elle n’a rien à faire qu’à demeurer abandonnée à l’opération de Dieu en elle. Cet abandon passif se ressent mieux qu’il ne s’exprime. Jamais on ne le comprendra par la seule lecture et par l’expression, à moins que l’on ne soit prévenu par une lumière particulière qui se fait connaître98.
Les distractions, les tentations, les ténèbres, et les sécheresses de l’intérieur ne lui feront plus de peur, puisqu’elles serviront même à l’établir dans l’état passif. C’est ce qui oblige à les porter en paix et résignation. En ce commencement l’âme ne produit pas beaucoup d’actes. Les pensées de Dieu, de la Sainte Vierge, et des mystères même s’anéantissent, et l’intérieur demeure comme dénué et étouffé. Et cela est comme j’ai dit l’oraison de ce degré, laquelle il ne faut pas changer sous prétexte de mieux en faisant des actes propres, ou en cherchant de bonnes lumières et de saintes pensées, lorsqu’il n’en vient point de la part de Dieu99.
Le second degré est illuminatif. C’est à dire que l’âme étant déjà accoutumée de vivre dans le dénuement de son propre esprit, et ayant fait une oraison fort obscure et même pénible, elle commence à avoir des goûts et des lumières qui la confirment dans son procédé intérieur, et qui lui font expérimenter le degré qu’elle ne voyait qu’en lumière et en spéculation. Elle reçoit pour lors des connaissances de Dieu et de ses perfections, des joies de Jésus-Christ et de ses mystères avec de grands sentiments. Elle a facilité de produire des actes intérieurs et extérieurs, et elle sent fort bien que cette production ne la fait point sortir de la passivité100. Pour lors la crainte et l’incertitude où elle était dans les premiers degrés, se changent en confiance et en assurance. L’âme en cet état entre dans une grande liberté pour se laisser mouvoir et appliquer à l’Esprit de Dieu.
L’âme en ce second degré de vie unitive éprouve encore de grands délaissements, ténèbres, sécheresses, et abandonnements de la partie sensible Et ne faisant plus fond sur ce qui se passe dans les sentiments, mais uniquement sur l’Esprit de Dieu qui la gouverne, elle demeure fidèle au milieu de toutes les diversités et changements sensibles ; son abandon étant arrivé au point d’une parfaite indifférence et soumission à la volonté divine101.
Le dernier degré c’est l’unitif, où l’âme devient un même esprit avec Dieu. Cette heureuse union fait qu’elle ne retourne presque jamais à ses propres activités. Mais si elle agit, si elle souffre, si elle converse, si elle dit ses prières vocales, c’est Dieu qui fait principalement toutes ces choses en elle. Comme le fer qui est devenu comme du feu dans la fournaise perd sa noirceur et sa froideur naturelle pour se revêtir des qualités du même feu, ainsi ce degré d’union élève l’âme à un si haut état, qu’en vérité elle y est dépouillée du vieil homme, et revêtu du nouveau qui est Jésus-Christ ; lequel lui communique d’une manière admirable toutes ses inclinations, ses sentiments, et ses mouvements, étant comme la source de ses opérations.
Dans ce dernier degré de la vie unitive, le temps d’oraison n’est pas réglé comme aux autres précédents ; savoir : de méditation ou de simplicité. Parce que l’âme agissant en ces deux degrés avec effort sensible102, elle pourrait, à moins que le temps de son oraison ne fût réglé, y intéresser la santé du corps ; et ensuite rendre une personne indisposée et peut-être incapable des autres emplois que Dieu demanderait d’elle. Mais en ce troisième degré, Dieu agissant beaucoup plus que l’âme qui demeure passive, elle peut très facilement continuer son oraison et la faire plus longue que dans les premiers degrés, ou même continuelle, autant que les affaires de Dieu lui permettront103.
LE DIRECTEUR MISTIQUE OU LES ŒUVRES SPIRITUELLES DE MONSR. BERTOT Ami intime de feu M. De BRNIERES, et Directeur de Made GUION & c.
SECOND VOLUME,
Contenant ses LETTRES SPIRITUELLES sur plusieurs sujets qui regardent La Vie intérieure et l’Oraison de Foi.
A COLOGNE Chez JEAN DE LA PIERRE 1726
[saut de page]
TABLE DES LETTRES [omise et suivie d’un] ERRATA
LE DIRECTEUR MISTIQUE… [reprise du titre]
1. Quand Dieu, après plusieurs grâces et miséricordes, dispose une âme pour Sa sainte présence et Sa communication amoureuse, Il lui communique toujours la paix, et ensuite l’établit peu à peu dans un repos solide qui est comme le siège et la demeure de Dieu : c’est pourquoi une personne intelligente [2]105, et qui sait les démarches de Dieu, aussitôt qu’elle voit et s’aperçoit que Dieu calme son âme, tâche d’y correspondre et s’ajuste peu à peu à Ses démarches.
2. Ce repos et cette paix viennent à l’âme très peu à peu. Au commencement l’âme sent et s’aperçoit seulement d’une inclination à la paix et au repos, de manière qu’elle n’en peut jouir que par intervalles, quoiqu’elle y ait une grande inclination : c’est pourquoi ce lui est une grande fête quand elle en reçoit la grâce de Notre Seigneur. Et pour lors elle doit être fort fidèle à la conserver, faisant seulement avec fidélité ce que Dieu demande de l’âme, soit pour l’extérieur de son emploi et condition, soit aussi pour l’intérieur en continuant sa manière d’oraison, mais avec plus de repos et de quiétude. Et même quand ce repos augmente passagèrement, comme cela n’est au commencement que par intervalles, il est bon de se tenir plus en repos de toutes opérations, autant qu’on le peut en bonne prudence, afin que l’âme se nourrisse de cette manne céleste ; et quand il cesse, ou qu’il diminue, ce qui arrive bientôt, alors il faut humblement le laisser aller, s’occupant, et sans empressement, à ce que Dieu veut, mais cela en conservant l’inclination à la paix et au repos dont on a joui.
3. Il faut remarquer que jamais Dieu ne donne ce repos et cette paix dont je parle, que par imprimer à l’âme une inclination fort secrète, mais intime pour la paix et le repos. Et comme cette grâce et ce don de paix et de repos divin a son siège et sa demeure dans la volonté comme dans la reine des puissances, afin que par son moyen les autres puissances, et généralement [3] tout ce qui est sous son domaine, puissent peu à peu participer à ce don divin dont Dieu l’honore, aussi ce repos dans les commencements n’étant que passager et non par état, il ne demeure dans l’âme par état qu’après avoir reçu plusieurs fois ce présent du ciel et après avoir mis plusieurs fois en pratique l’inclination secrète du fond de la volonté pour cette paix et ce repos, dont l’âme par fidélité se sert en l’absence de ce repos comme don passager plus spécial. Et ainsi le bon ménagement que l’âme fidèle fait de cette inclination de sa volonté pour la paix, soit dans ses actions ou dans son oraison, lui attire de plus fréquentes visites de Dieu, pour lui réitérer de fois à autres et peu à peu ce repos. Ce qui va augmentant de plus en plus cette divine inclination de la volonté, jusqu’à ce que peu à peu l’inclination de la volonté étant bien ménagée dans les actions extérieures et dans l’oraison, l’âme trouve en elle insensiblement et comme sans savoir le moyen, un repos plus fréquent et une paix comme par état pour faire tout en elle et par elle.
4. Cette inclination pour la paix et le repos est une impression dans la volonté, qui en tout ce que l’âme a à souffrir et à faire, incline l’âme à mettre sa volonté autant qu’elle le peut dans le repos, ou du moins à vouloir et à désirer vraiment le repos et la paix. Et ainsi comme la volonté a un domaine grand sur l’âme, et sur tout ce qui est en elle, savoir ses puissances, passions, actions et inclinations naturelles, insensiblement l’âme par cette inclination libre et vigoureuse, va peu à peu arrangeant tout cela et mettant le holà à ce petit monde, afin que la volonté comme maîtresse se mette [4] et se trouve dans la possession de son inclination et de son penchant. Et comme Dieu ne désire rien tant que de Se donner à l’âme, voyant le travail doux, humble et fidèle de la volonté pour venir à bout de sa chère et aimable inclination pour le repos et la paix, et aussi la prudente conduite dont elle se sert admirablement pour faire soumettre tout ce qui est en l’âme et ce que l’âme peut faire à cette inclination, Il la secourt et lui aide, et ainsi Il réitère de fois à autre plus fréquemment son repos. Ce qui augmente aussi son inclination, et la met de cette manière en un travail plus vigoureux, mais suave, pour suivre ce repos goûté et pour faire ce qui est en elle afin qu’elle le trouve plus fréquemment.
5. Où il faut remarquer que, comme ce divin repos fait rentrer l’âme en elle-même, et dans son intérieur où Dieu est, cette inclination qui est l’effet du repos, met toujours l’âme en quête pour y pénétrer, et pour travailler doucement de plus en plus à entrer et à être en son intérieur, où l’âme sait fort bien qu’elle trouvera ce repos comme une source d’eau qui a son principe dans le plus intime d’elle-même. Car ce repos n’est pas comme celui du monde, qui est seulement en la jouissance de quelque créature, et ainsi qui n’est qu’un faux repos et une tromperie ; mais ce repos divin dont on parle, est dans la jouissance de Dieu en nous-mêmes, et dans le plus intime de notre intérieur. C’est pourquoi la jouissance de ce repos donne un parfait contentement, n’étant pas établi sur aucune créature, mais sur Dieu au-dedans de notre être, si bien qu’il faudrait qu’une âme qui est assez heureuse d’en pouvoir jouir, [5] tombât dans le non-être pour perdre son repos, car ne pouvant perdre Dieu si elle ne le veut, elle ne saurait le perdre. Et c’est ce qui fait que l’inclination de la volonté touchée de ce divin aimant, travaille toujours pour chercher Dieu en son intérieur, afin qu’étant et devenant en repos, elle L’y puisse trouver.
6. Le bonheur donc d’une telle âme est d’être fort fidèle à bien user de sa volonté, afin que de se mettre et conserver dans la paix en le voulant ; et ainsi ordonnant par là toutes choses en elle, peu à peu elle se trouve en son travail surprise du repos qui fait son bonheur et sa joie, et dans lequel vraiment elle trouve tout, parce que Dieu ne manque jamais d’y venir et de s’y trouver. Ce qui fait le bonheur accompli de l’âme, car où Dieu est, toutes choses y sont et y sont en abondance ; et vraiment Dieu ne manque jamais de donner selon le degré de la paix et du repos, la jouissance de Sa Majesté.
7. Que les créatures sont malheureuses de chercher le repos dans le créé, quelque grand et avantageux qu’il leur paraisse ! Elles n’auront jamais que la faim qui les dévorera sans jamais trouver de repos. Au contraire l’homme qui est assez heureux pour être touché du divin repos dans sa volonté, a l’inclination et l’appétit de jouir du repos, non en aucune créature, mais en Dieu. Et cette inclination ou cet appétit n’a jamais pour suite, (comme celui du repos mondain,) une faim inquiète et turbulente ; mais bien un désir paisible : lequel quoiqu’il ne soit satisfait que dans la jouissance de Dieu en repos et en paix, l’âme ne laisse pas d’être humblement contente de ce que Dieu lui donne, encore qu’elle attend avec patience la réitération fréquente de son bonheur par le repos qui lui vient ; et comme sa volonté est en son domaine, cela est cause qu’elle se contente, n’ayant pas le repos humblement et tranquillement désiré.
8. Et là en cette disposition l’âme fait ses exercices d’oraison et autres, comme elle les doit faire en son degré et en son état, attendant doucement ce bienheureux repos et sa jouissance, quand et au temps qui lui sera accordé. Et comme il y a rien plus à nous que la volonté et la liberté ; aussi l’âme est fort en repos, quoiqu’elle ne voit et n’expérimente pas encore la paix et le repos comme elle le désire, se contentant de ce qu’elle a en sa jouissance, savoir la pointe de sa volonté touchée du désir et de l’inclination pour le repos, où elle se met en se tournant vers Dieu avec fidélité autant qu’elle le peut.
9. L’âme de cet état se trouve successivement en ces deux degrés de repos et selon qu’elle est, il faut qu’elle y ajuste sa fidélité. Quand donc en l’oraison elle s’occupe doucement de ces vérités et qu’elle n’y a que l’inclination au repos et à la paix ; il faut qu’elle s’applique doucement pour goûter et voir ces vérités, et pour en tirer du fruit, et cela selon son inclination tranquille, c’est-à-dire en y conservant sa tranquillité et son repos autant qu’elle le pourra. Où il faut remarquer que toutes les vérités en ce degré portent dans l’âme une certaine impression de paix, et peu à peu en la nourrissant, y vont augmentant sa paix et son repos.
Et même quand l’âme ne peut entrer en ces [7] vérités, et qu’il lui semble qu’elle en est chassée, et qu’elle se sent dans le trouble, et comme inquiète pour trouver quelque nourriture en ces vérités ; que l’âme pour lors se soutienne. Car si elle y fait application, elle trouvera que bien que ses sens soient dans l’inquiétude et que même ils aient quelque trouble à cause de leur sécheresse et de leur aveuglement, cependant le plus profond de la volonté sera comme en repos et jouira de quelque calme. Et pourvu que l’âme veuille se contenter de vouloir sa paix dans le plus intime, et quelquefois même dans la plus pure cime et pointe de la volonté, elle ne laissera pas de tirer du fruit des vérités, quoique selon les sens elle se croie toute distraite et vagabonde sans rien voir ni rien avoir dans les vérités qu’elle a prises.
10. Hors l’oraison même l’âme se trouvera quelquefois toute distraite par les objets différents de son état, vers lesquels les passions et les inclinations naturelles se portent avec empressement, chacune selon son appétit différent ; si bien que si l’âme ne s’aide de son fond de volonté pour fendre la presse et tâcher par son désir de repos de s’arrêter auprès de Dieu, elle perdra beaucoup de temps en ses emplois, sans aucune présence de Dieu.
Où il faut remarquer qu’au milieu du grand bruit de nos passions et de nos inclinations, quand elles sont touchées de quelque appétit, de désir ou le crainte, de douleur ou de joie, il n’est presque pas possible en ce degré d’avoir d’autre présence de Dieu que ce retour de la volonté par inclination de paix ; et que ce retour fidèle est vraiment présence de Dieu. [8]
11. Et cela est si vrai que l’âme étant fidèle à s’y conserver peu à peu et en pâtissant la peine de ses misères avec longanimité, cette inclination et cette volonté de paix et de repos, se change insensiblement en expérience de repos ; et Dieu par sa bonté met cette sainte abeille qui était par la volonté doucement en quête de la manne céleste, dans la ruche, pour se reposer là et se nourrir de son travail : car Dieu la met en repos d’une manière qu’elle ne sait pas ; si bien qu’elle jouit d’un calme qui lui est tout, et qui lui devient toutes chosese. Car pour lors l’âme étant tranquillisé, tant que cela dure, quelquefois elle y a l’esprit ouvert pour se nourrir et trouver une douce pâture dans les vérités qu’elle a prises pour son oraison ; si bien que deux choses se trouvant en elle en même temps, savoir l’ouverture suave des vérités, et la jouissance d’un repos qui la nourrit beaucoup. Quelquefois aussi et spécialement quand le repos est plus grand et plus intime, l’âme ne peut s’appliquer qu’à la jouissance de son repos, comme ayant tout, sans qu’elle soit en quête de rien sur ces vérités. Elle n’a qu’à y demeurer, d’autant qu’assurément ce repos communique au fond de la volonté toutes les lumières, ou pour mieux dire, cette manne céleste dont l’âme se repaît intimement, a tous les goûts et toutes les lumières ; et il suffit de s’y laisser sans s’embarrasser d’aucune enquête ni de chercher rien sur ces vérités : elle n’a qu’à se nourrir, ou pour mieux dire, elle n’a qu’à être et demeurer en repos, et Jésus-Christ sera sa nourriture. Car en vérité cette manne céleste est si pure et contient si bien toute vérité et tout [9] bien, et même elle est si ajustée au palais de notre volonté, que l’âme n’a pas besoin durant ce temps de faire aucune action qui lui marque de manger de cette manne. Elle n’a que faire de mâcher : d’autant que cela s’ajuste si bien en l’âme par ce souverain Maître qui est en elle, et qui lui donne ce repos céleste, que non seulement il contient tout bien pour elle, mais encore qu’il est toute manière pour en faire usage ; n’étant nécessaire là, et tant que cela dure, que de le recevoir humblement.
12. Ce repos, comme je l’ai déjà dit, est passager, et se donne successivement avec l’inclination de la volonté qui lui succède. Ou plutôt ce repos s’en allant, il laisse à la volonté une inclination, amoureuse du repos, laquelle étant bien ménagée attire insensiblement le repos ; et ce repos étant bien conservé aussi comme je dis, revient peu à peu plus souvent, et cause ainsi en l’âme tant de bien qu’enfin il la rend fertile et formée à tout bien. De manière que Dieu en est charmé et épris d’amour et par là lui communique plus souvent ce sacré repos, afin que de jour en jour les biens de l’âme croissant tellement, et sa beauté devenant si charmante pour le cœur de Dieu, elle mérite d’être et de devenir sa demeure continuelle ; factus est in pace locus ejus106. Et pour lors l’âme n’a pas seulement le repos et la paix continuelle, féconde en tout bien, mais le Dieu de la paix : ainsi elle jouit d’une paix admirable ou elle trouve la perfection de son âme d’une manière éminente.
13. Car il faut remarquer que Jésus-Christ nous promettant la paix, nous avertit qu’il y en a deux manières. Il dit107, Je vous laisse la paix ; et c’est cette paix dont je parle, qui dispose à l’autre, qu’il exprime par ces paroles108, Je vous donne ma paix. Or la paix de Dieu n’est pas seulement un don, mais lui-même. Ainsi la paix et le repos qui est le premier don surnaturel, est une grande grâce qu’il nous fait vaincre le monde, le Démon et toutes les difficultés, et qui nous remplit de tout bien comme d’une manne céleste. Celle qui suit et qui est la récompense de ce divin don, fait encore bien d’autres merveilles ; et il faudrait des volumes entiers pour exprimer, même légèrement, les effets de cette autre paix et de cet autre repos. Il faut l’expérience pour pouvoir comprendre ce que l’on pourrait dire de ce que Dieu donne par ce don divin : c’est pourquoi il faut remettre la déduction de ses miséricordes à un autre temps ; puisqu’il ne s’agit ici que de décrire un peu comment est une âme à laquelle Dieu veut donner le repos et la paix, et l’élever par là peu à peu et par degrés comme un enfant fort chéri. Car en vérité ceci n’est pas ordinaire, mais un don de Dieu qu’il destine pour certaines âmes qu’il veut élever à la grâce des enfants de Dieu, auxquels seuls il donne la paix, et ensuite sa paix comme un héritage commun aux saint hommes de la terre.
14. La personne pour laquelle ce papier est fait, doit tenir pour tout assuré que sa grâce spéciale, et ce à quoi Dieu l’appelle plus particulièrement est le sacré repos et la paix divine, en laquelle et par laquelle elle aura tout. Il faut donc qu’elle soit fort fidèle à parcourir les degrés de cette paix et de ce repos, afin qu’elle puisse monter de paix en paix, jusqu’à ce qu’enfin elle puisse être digne et capable de recevoir la paix divine qui n’est pas moins que Dieu.
15. Qu’elle ne s’étonne pas des contrariétés et des embarras de son état : d’autant qu’elle trouvera par leur moyen la mort à soi-même, sans quoi ce divin repos ne peut ni augmenter ni fructifier, ne prenant racine et vie qu’autant que l’âme meurt à elle-même en tout. Et ensuite étant beaucoup accru par la mort de soi-même, les croix et les pertes de soi que causeront les providences de son état, feront non seulement l’accroissement de sa grâce, mais feront encore la beauté et l’éclat de sa même grâce en devenant les effets, si bien que les croix et providences de notre état sont la mère qui produit et nourrit cette grâce de repos et de paix divine, et encore les fruits qui l’ornent, l’élèvent et l’enrichissent.
Les Juifs criaient à Jésus-Christ109 qu’il descendit de la croix, et qu’il croirait en lui : il n’avait garde de le faire, son cœur et son esprit pleinement dans le repos et la jouissance de son Père, voulait mourir et finir sur la croix, et en la croix comme toute sa vie s’y était passée.
16. Il n’y a que Dieu seul qui dans le repos et par le repos, puisse faire porter les croix et toutes les peines d’un état en la manière divine sans succomber au chagrin et à l’ennui de la vie présente, et qui puisse enfin rendre l’homme [12] pleinement capable de deux contraires, savoir de la joie et de la peine en un même temps. Et quand l’âme est fidèle et constante à conserver la paix dans tous les accidents de la vie par l’abandon, pour lors elle peut faire oraison partout et en tout temps, étant toujours disposée pour cet effet ; et quand cela n’est pas, il y a autant de changement qu’il y a de moments en la vie, chaque moment étant traversé par les diverses peines que nous causent les choses présentes ; mais la paix intérieure et ce repos divin approchant l’âme de Dieu, et même dans la suite la mettant en Dieu, la fixe par l’immobilité divine. Elle a ses agitations des affaires et souffre les mouvements de ses passions, mais en repos ; et par là elle les tient au-dessous de soi : ainsi elle ne laisse pas d’être à Dieu et en Sa possession, quoiqu’elle ressente les peines qui la tentent pour se tourner vers elles en quittant sa paix.
17. Quand l’âme a appris, par les divers accidents de la vie, quel mal lui fait le retour et penchant qu’elle a vers elle-même, en se peinant de ses croix et des accidents de son état, pour lors elle fait ce qu’elle peut pour n’être émue de rien, mais au contraire toutes choses la renvoient vers Dieu en son repos. Et ainsi, non seulement elle a le repos et jouit du repos dans le temps de l’oraison, mais encore [elle les conserve] au milieu de ses soins et de ses inquiétudes et des croix qui lui arrivent, tout cela la sollicitant au repos et pour se mettre en sa paix, où l’âme sait très bien qu’elle trouvera le remède à tout et même tout bien, et plus infiniment que l’on ne peut exprimer. Il faut de l’expérience pour [13] apprendre et savoir la plénitude de lumière et de grâce qui se trouve au temps que l’âme est en ce repos, et combien en ayant quelque peu joui, elle en devient saintement amoureuse jusqu’à ce qu’elle en puisse jouir à son gré et selon son désir, et que dans la suite elle en puisse même être pleinement possédée.
18. Cela est étrange que toutes choses tendent au repos comme à leur bonheur et à leur dernière fin, spécialement l’homme ; et que cependant il n’y arrive jamais, le cherchant où il n’est pas. Il le cherche dans les créatures, dans les biens, dans les honneurs, et en ce qui est dans la vie présente, par le délectable que les créatures ont, où jamais aucun ne l’a pu trouver. Le repos que chaque créature cherche n’est qu’en Dieu et jamais personne ne le pourra trouver que par les croix et la fidélité à mourir à soi-même. Par là, se quittant soi-même, on trouvera assurément son repos, étant ainsi en état d’en jouir en tout et partout, autant que l’on est fidèle à son oraison et à ce que Dieu demande de nous dans notre condition.
1. Vous m’attristez par vos lettres, m’apprenant que vous êtes plus mal ; et il n’y a que la seule soumission à l’ordre de Dieu qui puisse calmer sur cela quand on a une véritable union comme est la nôtre. C’est donc dans cet abandon que je désire me perdre et trouver la paix, aussi bien pour tout ce que l’on peut faire [14] de bien en ce bout du monde, qu’en tout autre chose ; et vous me consolez me marquant votre même dessein : c’est là le rendez-vous de tous les bons cœurs.
2. Ce que vous me dites touchant la résolution que vous avez prise de vous défaire de tout soin pour vaquer uniquement à votre perfection, est assurément ce que vous pouvez faire de mieux. Car sans doute une infinité de personnes sont trompées au choix des moyens de la vraie piété. Souvent ils sont très contents d’eux-mêmes pourvu qu’ils entassent une infinité de desseins, de désirs et d’actions de piété, ne regardant pas que cela est peu en comparaison de ce que l’on peut faire par le vrai anéantissement de soi-même, lequel très souvent n’est en l’âme que par la mort de toutes choses. C’est donc ce vrai néant de soi-même qu’il faut chercher, qui met l’âme dans le calme et par conséquent dans la possession de Dieu. Faisons tout ce que nous voudrons : si ce calme n’y est, la possession de Dieu ne s’y rencontrera pas et tout sera très petit.
3. Voilà la raison pourquoi ces âmes qui ne travaillent pas à jouir de Dieu par le calme et l’oraison ne sont jamais satisfaites, mais au contraire sont toujours affamées et désireuses d’une chose qu’elles ne rencontrent jamais, parce qu’elles ne la cherchent pas comme il faut, savoir par l’anéantissement de soi-même aux dépens d’une infinité de choses, ni où il faut, c’est-à-dire dans le calme et la paix, qui ne se trouvent que dans la véritable petitesse, non seulement quant aux choses du monde, mais encore en ce qui regarde Dieu.
4. Au nom de Dieu, faites donc violence [15] pour rompre vos liens, lesquels, comme ils sont dorés, sont aussi plus difficiles à dissoudre : je veux dire que comme c’est la charité qui vous attache à un million de choses bonnes et saintes, il est plus rude de les abandonner pour vaquer à l’inconnu, à la mort de vous-même et à la sainte oraison. C’est là notre cher bonheur, et où nous trouverons notre félicité ; mais ne croyez pas que les seuls saints desseins vous y fasse arriver, mettez la main à l’œuvre, et l’exécutez au nom de Dieu.
5. Je vous puis dire des nouvelles de ceci fort certaines, d’autant que je viens du pays des affaires de charité. Vous savez mes embarras depuis huit à neuf ans pour une pauvre orpheline. Dieu par Sa bonté m’en a délivré ; et de cette sorte que je suis dans ma très chère solitude, où je goûte par la miséricorde de Dieu infiniment plus que toutes les saintes actions, ni tous les hauts desseins de la gloire de Dieu ne m’ont jamais fait trouver. C’est pourquoi je sais, grâce au bon Dieu, l’une et l’autre terre, et ce que l’une et l’autre peuvent donner à ses habitants.
6. Attendez-vous à des tentations fréquentes, supposé que vous exécutiez ce dessein de la retraite, pour deux causes.
La première, d’autant qu’assurément le démon perd une âme quand elle exécute courageusement le dessein de l’oraison et de la retraite, à cause de l’amour divin qui se communique là, où il ne peut entrer, et où il ne voit point de sentier pour causer facilement du mal.
La seconde, parce que l’âme en cet état porte des fruits véritables, et non seulement imaginaires, car outre qu’elle se remplit de Dieu qui est le fruit par excellence, elle est ennoblie [16] de grâces pour faire du fruit admirablement aux autres, quoique avec peu de paroles, une conversation modérée et un empressement fort réglé par l’ordre de Dieu.
7. Pardonnez-moi donc si je vous dis que pour en venir là, il faut régler ses jours, ses semaines et ses mois. Je m’explique, en vous disant qu’il faut tâcher de savoir ce que vous devez faire, pour n’avoir nul scrupule d’abandonner une infinité de choses saintes afin d’être solitaire ; et pour toutes celles dont vous ne pouvez vous dispenser, d’en faire une très grande partie par autrui, vous sacrifiant par la confiance que vous aurez qu’ils feront mieux que vous. Excusez-moi si je vous parle si franchement ; mais je sais la fourberie de ma propre nature au fait de se donner à la sainte oraison en solitude par le retranchement des actions de piété, qui non seulement sont de perfection, mais qui souvent viennent à attacher sous l’apparence de justice.
8. Courage ! Vous savez combien Sa bonté vous a donné de saints desseins d’oraison, et comme vous en avez entendu de si bonnes nouvelles à Caen. N’est-ce pas une marque suffisante pour en assurer la vocation et par conséquent, la grâce par les mérites du sang de Jésus-Christ qui, j’espère, ne vous manquera nullement ?
1. Je crois que l’avis de N.110 a été juste et bon, vous empêchant de quitter votre emploi [17] pour venir ici, et pour vous sacrifier à Dieu dans l’abandon total en pauvreté et mépris de tout. Ce dessein est très saint, mais il doit être exécuté avec beaucoup d’ordre et de dépendance de Dieu ; à moins de quoi il se mélange dans la précipitation de l’esprit humain, qui ayant quelque goût veut faire trop promptement toutes choses. Ma pensée donc, que je soumets aux Serviteurs de Dieu, est qu’il vous faut former intérieurement ; car vous savez qu’il faut être avant que d’opérer, et qu’il faut un être égal à l’opération. Et ainsi je ne crois pas que les désirs que vous marquez en la vôtre111, partent encore d’un fond intérieur, qui comme un grand feu éclate par une vive flamme de pauvreté, d’abjection et de séparation de toutes choses.
2. Ce que vous avez donc, ce sont de saints désirs que vous devez saintement cultiver, tâchant de former et d’ajuster votre intérieur par leur moyen112, en mourant vraiment à vous-même par les occasions et les providences de l’état temporel où la providence vous a mis et vous mettra dans la suite.
3. Donnez-vous donc bien de garde de quitter votre emploi ; mais tâchez d’y vivre saintement, et de vous régler et former selon la sainteté des désirs que vous avez. Pour cet effet113 je crois qu’il est à propos que vous tâchiez de faire Oraison et d’y avancer par les saintes pratiques d’humilité, de mort à vous-même et de fidélité à tout ce que Nvous marquera. La fidèle pratique de ces choses peu à peu vous formera intérieurement, et ainsi à la suite l’on pourra mieux discerner où doivent aboutir ces désirs exprimés en votre lettre. [18]
1. J’ai beaucoup de joie toutes les fois que je reçois de vos chères nouvelles, mon âme se sentant extrêmement unie à la vôtre. Il est certain comme je vous l’ai déjà dit plusieurs fois, que le solide fondement pour conduire et établir sa vie, est l’ajustement fidèle à la volonté divine, marquée par ses providences. Ce principe est le calme et l’assurance, qui doit mettre la joie dans notre cœur en toute rencontre. Et quoique nous en déchoyions [par faiblesse, cela ne nous doit pas étonner : nous devons aussitôt revenir, et nous remettre en notre place ; et de cette manière nous le faisons tant et tant de fois, que notre cœur trouve enfin sa véritable et tranquille situation, tout ce qui n’est pas volonté de Dieu ne pouvant subsister en notre âme et y mettre la paix.
2. Toute la difficulté est de se souffrir soi-même dans le zèle que l’âme sent pour arriver à cette conformité de volonté. Car comme, étant très impure, elle fait une infinité de fautes presque sans s’en apercevoir, elle pense à remédier à une par une plus lourde, s’empressant et s’embrouillant : au lieu qu’après une faute il faut doucement s’humilier ou être humilié, et ainsi retrouver sa place partout en la volonté divine. De cette manière l’âme envisage et regarde toutes les providences de son état comme un stable fondement, qui au milieu de tous les orages les plus cruels fixe et arrête [19] tous les mouvements, mettant l’âme à l’abri de tout ce qui lui peut arriver, et par conséquent établissant une paix et une joie inébranlables, qui hors de là ne peuvent jamais être telles.
3. Ne vous étonnez pas des diverses vicissitudes que vous causent les mouvements différents et fort dissipants [sic] de votre charge. Cela peut bien causer de la dissipation dans l’imagination ; mais non pas en la pointe de la volonté où réside véritablement la présence de Dieu. Et quand vous vous voyez si agité de diversités incommodes, soutenez-vous dans la volonté d’être en la présence de Dieu ; et toutes ces choses ne feront que bourdonner autour de vous comme des mouches, qui cependant ne peuvent faire nul effet fâcheux.
4. Tout ce que vous me dites de votre disposition dans les croix qui vous sont arrivées, me console beaucoup ; et vous ne sauriez croire présentement l’effet de grâce qu’elles produisent en l’âme en telle disposition. Une âme sans mort à soi-même est comme un corps pourri, qui ne peut jamais donner que des vapeurs malignes ; et une âme sans croix ne peut jamais mourir à soi. Jugez donc si les croix sont nécessaires et utiles. C’est pour cet effet que Jésus-Christ a voulu mourir tous les moments de sa vie, et même mourir d’une mort si cruelle et si extraordinaire, renfermant en elle toutes les croix et les morts qui nous peuvent faire mourir. Il est bon en ce temps des plus vives croix, de rechercher toutes les plus vives lumières que l’on vous a données, pour les lire et en embaumer votre âme.
5. Ne vous étonnez pas de vos sécheresses, [20] ni de vos distractions en l’Oraison : elles sont nécessaires à l’âme pour la purifier en ses saints exercices ; et ce que vous me dites pour en faire usage, est très bien.
Au nom de Dieu retenez bien tout ce que je vous ai dit touchant l’expérience de vos misères et de vos faiblesses. Pour y remédier patientez humblement en repos sur votre fumier comme un pauvre Job ; désirant humblement votre changement, et y tendant doucement de votre mieux, sans perdre courage : de cette manière Jésus-Christ naîtra en votre âme par votre Oraison et vos exercices qu’il faut continuer comme nous les avons réglés.
1. Pour répondre à vos difficultés, je vous dirai que le néant dont vous me parlez, est fort bon, et c’est une suite de la grâce que vous avez eue il y a longtemps, selon ce que je vous ai dit et écrit. Mais remarquez que l’on n’arrive pas uniquement à ce néant114 par le vide absolu, [21], mais encore par le vide en pratique. Et comme chaque vertu fait vide en nous de notre propre inclination qu’elle contrarie, aussi ne doit-on faire qu’un même, du néant pratiqué par les vertus et les providences qui se présentent, et du néant qui est le penchant de notre cœur et de notre esprit.
Cette observation est nécessaire un long temps, d’autant que la vertu et la mort est pénible en réalité et en expérience en toute âme ; et ainsi insensiblement, si l’on n’y prend garde, elles tirent l’âme de la pratique pour demeurer dans le rien et le vide que l’on a par le penchant de son intérieur. A la suite que ce rien et ce néant devient plus divin et qu’ainsi l’on trouve davantage Dieu par les pratiques de mort à soi-même et des vertus, on n’a pas besoin de ces observations, puisque la vertu en pratique par les occasions et le néant en notre cœur deviennent tellement la même chose que l’inclination de l’âme est toutes vertus selon qu’elles se présentent, ne pouvant trouver Dieu avec plus de goût qu’en elles, ce qui fait que l’âme devient autant avide des vertus, de la mort à soi-même et généralement de tout ce qui peut lui causer de la peine, qu’autrefois elle l’aurait fui par adresse naturelle pour se repaître avec plus d’avidité de son néant et de son rien.
2. L’âme doit prendre garde que la raison pourquoi elle se trompe au commencement au fait des vertus, est que, comme Dieu n’est pas beaucoup grand en elle, et qu’ainsi elle ne Le peut pas encore beaucoup trouver dans les vertus et dans la mort à soi-même, elle les regarde comme des activités hors d’œuvre et qui lui nuisent. Elle se trompe faute d’assez [22] de lumière. Car elle n’a qu’à doucement et humblement y réfléchir et y travailler en suivant son penchant pour le vide et le néant, et elle trouvera que plus elle y travaillera et plus les autres travailleront à l’exercer, plus son néant sera fécond, et elle expérimentera que ce qu’elle a cru une activité qui n’était pas nécessaire, mais plutôt dommageable, lui est fort utile ; d’où vient que Dieu venant en elle beaucoup par son néant, vient aussi à lui faire trouver les mêmes vertus qu’elle a poursuivies, et par là Sa présence en elle s’augmente beaucoup. Où il faut remarquer que la pratique des vertus, la fidélité à mourir à nous au long et au large n’est point dit activité, quand elle n’est point recherchée, mais qu’elle découle comme naturellement de notre état et condition. C’est être passif à la Providence qui ordonne et règle les occasions sur nous, auxquelles il faut être extrêmement fidèle. Car toutes ces vertus et ces occasions de mourir sont comme des semences dans notre néant intérieur, lesquelles à la suite par l’augmentation de ce même néant devenant davantage Dieu, deviennent en fleurs, comme nous voyons qu’au printemps les parterres sont parsemés de fleurs qui durant l’hiver étaient cachées dans la terre ; si bien que qui n’aurait pas semé ces fleurs durant cette saison, n’aurait pas les fleurs dans le printemps et lorsque le soleil est plus avancé. Et voilà ce que font les âmes qui ont un commencement de foi, de néant et de simplicité, lesquelles pour se laisser trop en vide par un secret amour propre, oublient la pratique de mort dans les occasions de leur état : elles manquent à semer les fleurs, et quand le Soleil éternel est [23] plus avancé, il ne fait rien en elles, et passe inutilement sa course à la suite ; comme nous voyons que le soleil donnant sur un jardin non cultivé, n’y fait pas des fleurs, mais même par un accident funeste il y fait venir des mauvaises herbes.
3. C’est pourquoi il vous est de grande conséquence, en marchant doucement et humblement dans votre voie de nudité et simplicité, de faire en sorte que les vertus et les providences de mort aillent de pas égal en pratique, parce qu’y faisant de votre mieux, vous trouverez que tout cela sera si bien ajusté, que selon que votre âme aura de pureté par ces choses, la lumière divine s’augmentera, et à la suite deviendra plus féconde par sa chaleur pour faire multiplier au centuple les mêmes choses que vous avez semées avec peine. Et si je vous pouvais exprimer ce que sont et deviennent les vertus et les occasions de mourir à vous-même y étant fidèle, quand la lumière devient plus grande, et que Dieu s’approche davantage, je ne vous parlerais que par exagération ; d’autant que les moindres pratiques de vertu et de mort à soi deviennent si belles et si merveilleuses en Dieu que cela est inconcevable, et fait bien concevoir à l’âme le peu de lumière qu’on a au commencement de regarder les occasions de mourir à soi, d’être humilié, de pratiquer les petites vertus, comme quelque chose de bas et de moindre que sa nudité et simplicité. Il faut tâcher de se retirer de cette tromperie puisqu’en vérité la nudité et la simplicité en foi est en nous comme la lumière du soleil est dans le monde ; elle ne fait, dans son commencement [24] et à la suite, et elle ne travaille que sur ce qu’on lui donne ; et vous ne pouvez remarquer ses beaux effets que par l’ouvrage que vous lui présentez. Si vous ne semez du blé dans son temps, le soleil n’en fera jamais venir. Et n’est-ce pas par ce travail que vous remarquez la beauté de l’opération du soleil par la beauté des fleurs dans le printemps ? Si donc vous vous contentiez d’envisager nuement la pureté de sa lumière, vous ne recevriez nul effet de sa fécondité.
4. Ne craignez donc pas, mais plutôt soyez fidèles à poursuivre votre simplicité en votre rien, étant généreux à mourir et à souffrir les diverses morts que vous vous donnerez, et qu’on vous donnera ; et par là la lumière deviendra féconde autant qu’elle deviendra claire à la suite en se simplifiant et se dénuant. Il est certain que supposé que vous soyez fidèles à prendre votre rien et votre néant de cette manière, qu’il sera en votre unité beaucoup fécond, puisqu’il est véritable que la lumière divine est autant féconde qu’elle est lumineuse, et qu’ainsi une âme qui meurt également à soi en sa lumière, trouve toutes choses en son unité ; mais si (comme je viens de dire) elle ne meure pas, il est certain qu’elle n’y trouvera rien et à la suite peut s’égarer dans cette grande nudité et ce rien si étendu. Mais supposé sa mort, elle n’a que faire de craindre, car plus elle mourra et qu’on la fera mourir, plus elle y trouvera de fécondité ; et son unité et simplicité sera abondante en toutes choses. Et c’est proprement ce qui rend les âmes divinement éclairées si affamées des morts, des humiliations, [25] et du reste qu’elles trouvent et rencontrent dans le fond de leur simplicité et nudité en fécondité merveilleuse.
5. Je suis fort aise de vous voir éclairé de votre néant, c’est-à-dire que vous découvrez davantage le fond de votre corruption. Cela me donne de la joie, d’autant que cela me marque que la lumière divine s’accroît et qu’elle devient plus féconde. Car en vérité un esprit et un cœur qui ne devient pas éclairé de sa misère par le soleil éternel de plus en plus, ne donne pas des marques que sa lumière soit vraie, mais quelque imagination qui n’aura pas de suite. Au contraire quand la simplicité de la lumière divine tire du fond de notre âme les connaissances véritables et expérimentales de notre propre néant, et de notre propre corruption, elles labourent notre terre ; et comme nous voyons que de la boue, du fumier et de la terre toute sillonnée, il en revient du beau blé par la lumière du soleil, aussi de notre âme vraiment humiliée et apetissée par nos misères, nos péchés et nos faiblesses, la vertu et la perfection en la jouissance de Dieu naît et paraît pour notre consolation et sanctification. Et quand les choses ne viennent de cette manière, elles ne sont jamais réelles et véritables ; et plus elles sont telles, plus elles deviennent réelles, et la véritable vertu qui est une participation de Dieu, devient une plus grande nourriture à l’âme. Ceci est d’une extrême conséquence et, autant qu’on l’expérimente, autant peut-on juger de la vérité de son intérieur. [26]
1. Je serais bien confus d’être si longtemps sans vous répondre, si Notre-Seigneur n’était par sa bonté ma caution. En vérité il me détourne tellement des créatures que j’oublie tout volontiers et de bon cœur. Ce m’est une corvée étrange que de me mettre la main à la plume. Tout zèle, et toute affection pour aider aux autres m’est ôtée ; il ne me reste que le mouvement extérieur : mon âme est comme un instrument dont on joue, ou si vous voulez comme un luth qui ne dit ni ne peut dire mot que par le mouvement de celui qui l’anime116. Cette disposition d’oubli me possède tellement, peut-être par paresse, qu’il est vrai que je pense à peu de chose. Ce qui fait que je suis fort consolé qu’il se trouve des Serviteurs de Dieu pour aider aux autres, afin que je demeure dans ma chère solitude en silence et en repos. Ne vous étonnez donc pas si je suis si longtemps à répondre à vos lettres.
2. Pour commencer de le faire je vous dirai, que le bon Dieu vous ayant donné le désir d’être tout à lui, vous n’y arriverez que par les sécheresses, les pauvretés, et la perte de toutes choses. Cela est bientôt dit, mais non pas sitôt exécuté. Cependant il faut mettre la main à l’œuvre, et aller par où Dieu vous conduit de moment en moment ; et vous verrez par ex[27]périence qu’il ne manquera de vous donner des sécheresses. Quand cela sera, supportez-les ; car par là on arrive à ce que Dieu veut de l’âme. Vous verrez aussi que selon votre fidélité Dieu ne manquera jamais à vous donner des occasions de vous perdre à vous-même, aux créatures, et même à ce qui vous paraîtra être de Dieu à quoi vous pourriez vous arrêter et qui pourrait vous empêcher d’avancer davantage vers lui.
3. Ne vous étonnez donc pas si vous vous voyez fort obscure, incertaine et sans avoir rien de Dieu qui vous console et qui vous donne des marques qu’il vous aime et que vous l’aimez. Tout cela doit être reçu et non désiré : et si l’âme n’a rien et qu’il paraisse absolument qu’elle sert Dieu à ses dépens et sans consolation, tant mieux ; car cela est plus avantageux pour rencontrer plus promptement Dieu. Il faut faire avec fidélité ce que sa bonté désire de vous, soit pour votre Oraison, soit pour la présence de Dieu dans le jour, et la pratique des vertus dans l’état où il vous a mise. Tout cela se doit pratiquer et exécuter sans rien attendre, soit lumières, ou goûts ; et de cette manière un jour vaudra mieux qu’une année où l’on nourrit la nature par les lumières et les goûts que l’on se procure adroitement.
4. J’ai bien de la consolation de ce vous avez changé de conduite pour votre ménage et pour Monsr. votre Mari. On se trompe très souvent sur ce sujet par une fausse ferveur, et l’on ne fait pas usage d’un moyen de mort qui est infiniment précieux. Vous savez ce que je vous ai dit sur cet article. Je dis de plus, que la divine providence vous ayant liée à un ména[28]ge et à un mari, désire que vous vous serviez de telles providences pour mourir souvent à vos saints projets et à vos dévotions ; car agir de cette manière c’est quitter une chose sainte pour le Dieu de la sainteté. Et en vérité quand les providences de notre état, quelles qu’elles soient sont bien ménagées, c’est le chemin raccourci, et c’est trouver Dieu par Dieu même. Il est vrai qu’il n’y a rien de plus commun : il n’y a cependant rien de plus caché. C’est le Mystère de Jésus-Christ et que Jésus-Christ seul peut révéler. Et voilà pourquoi un Dieu, Sauveur des hommes, est et devient un pauvre enfant, ensuit un pauvre garçon selon l’état et la condition dans laquelle la divine Sagesse l’avait mis ; le faisant naître Fils de la sainte Vierge et de S. Joseph en apparence. Ô, qu’il y a de profondeur dans cette conduite ! Et jamais une âme n’arrive à un état surnaturel et [ni] à la divine source d’eau vive que par la fidèle pratique de son état et condition. Ce qui insensiblement surnaturalise tout en elle et rend tout ce qu’elle fait, comme une eau qui coule d’un rocher.
5. L’âme ne peut comprendre comment une vie si stérile de ferveurs et si dépourvue de grandes actions et avec une dureté qui tient de l’insensibilité de rocher, peut donner une eau si claire et cristalline. Cependant jamais les choses ne seront autrement, soit dans le monde ou dans la religion ; puisque ce qui n’est pas de cette manière, soit dans l’un ou l’autre état, nourrit secrètement la propre volonté, la suffisance et l’orgueil, et ainsi tarit peu à peu la grâce, quoiqu’il paraisse que l’on soit animée de ferveur et de zèle : [e]t tout au contraire la mort, causée et opérée par le Mystère caché de notre [29] condition, en nous étranglant cruellement et impitoyablement par la perte de tout ce que nous voulons et désirons, nous insinue la grâce et nous fait participants d’une secrète vie divine, que l’âme ne peut presque jamais découvrir en elle ; Dieu par sa bonté suspendant toujours la lumière, afin que la mort et la croix cruelle fassent mieux ce que Dieu désire.
6. Ne vous étonnez pas si je vous parle de cette manière. Vous avez vécu jusqu’ici en enfant avec bien des ferveurs et lumières : mangez incessamment de ce pain en vous laissant dévorer aux providences qui vous seront toujours heureuses pourvu que vous y soyez fidèle à les souffrir et à tout perdre.
Lisez et relisez souvent ceci ; car c’est le fondement de ce que Dieu demande de vous. Et puisque Dieu vous donne le mouvement de vous servir de moi, et qu’il veut que je vous aide, je le ferai tant que votre âme travaillera sur le fondement que je vous donne ; car à moins de cette fidélité et de courage mon âme ne pourrait avoir de lumière pour vous parler et assister.
7. Sur ce que vous me dites en votre dernière lettre,
(1.)117 vous devez observer que si le bon Dieu vous donne des lumières ou des instincts sur les Mystères du temps, vous pouvez vous y appliquer par simple vue, et recevoir de sa bonté ce qu’il lui plaira de vous donner ; et si votre âme n’a aucun désir de cette application, il ne faut que continuer votre simple occupation.
(2.) Continuez votre Oraison quoique obscure, et insipide. Dieu n’est pas selon nos lumières, et ne peut tomber sous nos sens.
(3.) Conservez doucement ce je-ne-sais-quoi [30] qui est imperceptible et que l’on ne sait comment nommer118, que vous expérimentez dans le fond de votre âme : c’est assez qu’elle soit abandonnée et paisible sans savoir ce que c’est.
(4.) Quand vous êtes tombée dans quelque infidélité, ne vous arrêtez pas à la discerner et à y réfléchir par scrupule ; mais souffrez la peine qu’elle vous cause, que vous dites fort bien être un feu dévorant, qui ne doit cesser que le défaut ne soit purifié et remédié.
(5.) Pour la douceur et la patience, elles doivent être sans bornes ni mesures. Souffrez tout ce que la divine providence vous envoie avec fidélité. Pour le manger vous avez assez de prudence ; et ne vous mortifiez pas trop en vous privant, car vous en avez besoin.
(6.) Pour les pénitences, la meilleure que vous puissiez faire, est de les quitter ; mais au lieu de cela ayez une grande exactitude à tout ce que je viens de vous dire : le temps des autres pénitences est encore bien loin.
(7.) Soyez fort silencieuse, mais néanmoins selon votre état, c’est-à-dire, autant que la bonne conduite vous le marque, en observant ce que vous devez à un mari, à vos enfants et à tout votre ménage ; ce qui est un devoir indispensable.
(8.) Ce que vous me dites est très vrai que vous êtes bien éloignée du but : prenant bon courage en mourant à vous, vous y arriverez ; mais non sans peine et grand travail. Pourvu que vous soyez fidèle, je ne vous manquerai pas au besoin, pour vous aider à vous approcher de Dieu promptement.
(9.) Vous expérimenterez très assurément que plus vous travaillerez de cette manière, [31] plus vous vous simplifierez et demeurerez doucement et facilement auprès de Dieu durant le jour, quoique dans l’obscurité : au lieu de vous nuire cela vous y servira. Perdez autant que vous pouvez toutes les réflexions en vous abandonnant à Dieu.
(10.) Quand vous avez fait des fautes et que vous y avez remédié de la manière que je vous ai expliquée ci-dessus, ne mettez point en peine si vous les oubliez ; et au contraire oubliez-les par retour simple à Dieu sans faire multiplicité d’actes. Je suis tout à vous en Notre-Seigneur. [31]
1. J’ai toujours grande joie d’apprendre que vous travaillez fortement, pour le faire à la suite efficacement, à mourir à vous-même, c’est là le seul moyen pour trouver la vie. Mais il est vrai qu’il faut se donner tant de coups, et si incessamment, qu’à moins d’un courage vraiment à l’épreuve, on quitte tout, ou du moins on ne travaille pas avec une poursuite assez courageuse.
2. Il est très vrai que la solitude et l’Oraison sont absolument nécessaires ; et à moins de ce secours ou d’un miracle de grâce extraordinaire, on peut peu avancer. C’est donc une grande grâce qu’il vous faut cultiver autant que vous pourrez ; et assurément de cette manière vous recevrez diverses lumières pour découvrir vos défauts actuels. Mais pour le fond d’où ils [32] sortent, il faut que la lumière croisse encore beaucoup, avant que vous puissiez découvrir jusqu’où il peut aller. C’est pourquoi il faut s’attendre à bien des faux pas, à moins que Dieu ne vous fasse la grâce de vous faire une avance de lumière ; ce qui ne se fait régulièrement que par une lumière plus avancée que la vôtre. Les défauts journaliers avec la lumière présente du fond font bien découvrir une certaine circonférence : mais il y a le fond délicat, d’où il sort une impureté continuelle, que l’on ne peut découvrir à moins d’une grâce pareille, ou bien que Dieu fasse déborder une grande lumière de vérité sur l’âme.
3. Continuez donc au nom de Dieu, et marchez chaque jour selon tout ce que Dieu vous donnera et que la providence vous fournira : ne vous épargnez en rien.
Heureuse l’âme dont Dieu prend possession ! Il en coûte assurément : car Jésus-Christ étant lumière de vérité, s’attachant à une âme il ne donne aucun quartier, supposé que l’âme ne s’en donne pas. Car présentement tout dépend de vous, c’est-à-dire, que la lumière commençant, elle s’accroît autant que la fidélité augmente.
4. Je prie Notre-Seigneur qu’il vous remplisse de grandes grâces en votre pèlerinage. Je me recommande aussi à vos prières, afin que je sois à Jésus-Christ en la manière qu’il le désire. Cela étant il me suffira ; tout le reste n’est rien. Je suis sans réserve tout vôtre.
1. Il ne faut pas croire que le progrès d’une âme, qui marche dans la vérité et qui veut tout de bon aller à Dieu, soit momentané. Je vois souvent des âmes dont la perfection et l’oraison vont aussi vite que leur volonté, au moins à ce qu’elles se persuadent, quoique vraiment cela ne soit que dans leur imagination et fabriqué par une ferveur précipitée bien qu’avec une bonne et sainte intention. Il n’en va pas de même d’un travail efficace et véritable, car il est rude et difficile, et on ne vient à bout de la vraie perfection que très peu à peu. La raison de cela est que le travail efficace de ces âmes est occupé sur elle-même pour rectifier tout de bon leurs inclinations et leurs penchants soit au péché et à l’amour-propre, soit aux créatures. Or comme cela s’est infiniment enraciné dans notre être, on y ressent une peine que la seule expérience peut dire ; et c’est ce qui fait que plus le travail y est efficace et véritable, moins on en est satisfait, car en ce genre de travail la pratique est lumineuse, et ainsi plus on se détruit soi-même, plus on découvre de quoi se combattre.
2. Il n’en va pas de même dans les premières ferveurs, ou souvent l’âme ne se met pas tout de bon à se combattre, n’y faisant pas consister la première démarche de sa perfection, et ne s’exerçant que sur des choses faciles, ou du moins qui sont agréables à la propre volonté ; [34] et ces sortes de choses sont les pâtures des ferveurs volontaires. On fait des merveilles, à ce que l’on croit, car ne se combattant pas soi-même, on se voit si saint que très souvent on s’admire secrètement. Mais quand, par la Providence, ces feux de ferveurs viennent à se diminuer, et que Dieu permet que l’on découvre qu’on combat contre un ennemi imaginaire, et qu’il y en a un autre qui est nous-même, qu’il faut détruire, on demeure très étonné parce que l’on voit que ce nouveau travail est fort ingrat, se croyant plus imparfait plus on se combat ; et qu’en vérité c’est vouloir miner un rocher que d’entreprendre un tel ouvrage qui paraît très infructueux et de peu de conséquence. Cependant c’est l’unique travail, quoique je voie peu d’âmes de celles que l’on appelle dévotes, l’entreprendre.
3. On s’adonne facilement à l’autre, d’autant que la propre suffisance et la propre volonté s’y trouvent satisfaites ; mais en celui-ci il n’y a que de l’humiliation, de la petitesse et de la difficulté, ayant pour but de se détruire véritablement et de se conformer à l’ordre de Dieu selon l’état et la condition où Il nous met. Ce qui dit bien des choses et taille bien de l’ouvrage à une âme qui veut aller de la bonne manière à Dieu. Il vaudrait mieux de travailler qu’un mois efficacement en ce genre de travail et puis mourir, que de vivre cinquante années entières dans la ferveur dont nous avons parlé. Car en vérité quand vous examinez de près ces âmes qui passent pour saintes aux yeux des hommes, vous n’y trouverez que défauts et plénitudes d’elles-mêmes et un ouvrage que l’on a bâti à fantaisie. [35]
4. Ne vous étonnez donc pas de trouver de la difficulté à rectifier vos inclinations. Travaillez avec courage ; et quand vous apercevrez vous être recherchée vous-même, humiliez-vous en devant Dieu, tâchant d’y remédier doucement et en repos, mais avec grande fidélité. Et pour ce qui est de la communion, à moins de quelque faute notable ne vous en exemptez pas.
5. Tachez de vous encourager pour poursuivre sans relâche ; mais toujours avec beaucoup de repos et d’abandon : car il faut prendre garde que le travail de la perfection demande une grande patience avec soi-même ; et quand on n’en a pas, souvent un travail trop poursuivi et non réglé échauffe le sang et fait grand tort, et remplit aussi de beaucoup de suffisance, particulièrement les femmes. C’est pourquoi il est bon de demander conseil à ceux qui sont expérimentés. Ne vous inquiétez donc pas de vos défauts : travaillez humblement et paisiblement à vous en défaire. Pour la confession vous devez vous confesser seulement des fautes plus notables et sans inquiétude, et remédier doucement aux autres : et par là Dieu vous les pardonnera comme ceux qui sont confessés. Priez pour moi, qui suis tout à vous en notre Seigneur.
1. Ne vous mettez pas en peine de ces embarras de défauts et de tentations qui [36] vous surviennent au milieu de vos actions et du repos dans lequel vous êtes. C’est l’exécution de l’ordre de Dieu sur vous. Ce n’est pas le procédé de Dieu, de faire passer tout d’un coup d’un état à l’autre sans expérimenter plusieurs vicissitudes qui nous font voir et découvrir nos misères et nos faiblesses, et qui par là nous mettent en dépendance de Dieu. Ces faiblesses et ces faux pas considérés en eux, font de la peine ; mais quand on les envisage comme je vous dis, c’est-à-dire, comme choses qui sont nécessaires pour établir l’état où on prétend, on les souffre plus patiemment et on en est humilié et apetissé et ainsi disposé à y arriver.
2. Soyez donc courageux et suivez doucement Dieu en repos et en paix, faisant, autant que vous pourrez, avec perfection ce que vous avez à faire : et quand vous faites quelques fautes en marchant et en allant de cette manière, remédiez-y par le repos et par le retour amoureux vers Dieu ; et non en quittant la chose d’ordre de Dieu, ni en la faisant autrement que vous voyez que vous la devez faire.
3. Le Démon craint et hait tellement les âmes courageuses qui sortent de son pouvoir par la vraie liberté en repos et en retour vers Dieu, en faisant avec courage et au-dessus d’elles-mêmes ce que Dieu demande d’elles, que très souvent afin de les intimider et de les rendre pusillanimes en rabaissant leur courage et leurs prétentions, il les remplit de crainte ; et que même souvent il les fait tomber, pour les convaincre par là qu’elles ne sont propres à rien, ou du moins qu’elles ne doivent pas prendre le vol si haut, et qu’ainsi elles se doivent retirer et se cacher. Mais quand ces âmes sont suffisam[37]ment éclairées de la finesse du Démon et de son dessein, elles le méprisent, et n’en font point de cas, se servant même des chutes, et des faiblesses qu’elles ont, en exécutant l’ordre de Dieu : ainsi ces faiblesses mêmes leur aident pour monter plus haut et exécuter avec plus de perfection ce même ordre, étant plus encouragées et animées, plus elles ont de telles faiblesses.
4. S. Bernard prêchant un jour et faisant grand fruit par ses prédications, le Démon voyant cela et ne pouvant l’en détourner, commença à l’inquiéter des tentations de vanité, lui faisant voir que s’il était en solitude, il ne serait pas exposé à cette misère, et que peut-être c’était par lui-même qu’il faisait les prédications et non pas par l’ordre de Dieu. Ce grand saint beaucoup éclairé de sa divine Majesté, et discernant fort bien ce que Dieu désirait de lui, passa outre et méprisa toute sa vanité, disant au Démon, qu’il n’avait pas commencé pour lui, et que, quoi qu’il lui arrivât, il ne finirait pas pour lui ; et de cette manière il outrepassa tout pour exécuter avec fidélité et perfection tout ce que Dieu demanda de lui119.
5. Prenez donc courage et servez-vous de la même manière des choses contraires qui vous arrivent en exécutant cet ordre divin. Ce que vous pouvez faire de fois à autres, est de vous retirer un peu intérieurement et vous remettre, sans qu’on s’en aperçoive, dans votre repos. De cette manière vous apprendrez peu à peu à faire chaque chose en perfection, demeurant dans votre repos et dans votre tranquillité. Ce que vous expérimenterez merveilleusement bien au [38] temps de l’Oraison, vous trouvant plus affectionné et disposé pour la faire, plus vous serez fidèle à ce divin procédé ; expérimentant que bien que vos sens soient troublés de fois à autres, cependant le profond de vous-même ne le sera pas.
6. Ainsi ajustez-vous doucement à ces vicissitudes, y gardant une continuelle disposition de repos quoique vos sens vous paraissent inquiétés et que parfois ils veuillent même être inquiétés. Si vous y êtes bien fidèle vous trouverez que vos Oraisons imperceptiblement vous conduiront et vous ajusteront à l’unité, vous simplifiant peu à peu. Car outre que tout ce qui est de Dieu en Oraison conduit à la simplicité, cela est encore bien plus vrai en l’état où vous êtes ; étant très certain que mourant avec fidélité et faisant avec courage, tout ce que Dieu demande de vous dans votre état, vous trouverez une grâce forte et vigoureuse, pour vous simplifier, et vous attirer beaucoup en unité vers Dieu en l’Oraison.
7. Et surtout ne vous amusez point à toutes ces réflexions, soit que vous ayez fait des fautes, ou que seulement vous ayez eu des tentations. Quand vous vous voyez brouillé ou incommodé par des images de tentations, ou autre chose, remettez-vous doucement en paix et en repos vers Dieu, et rectifiez par là toutes choses, sans vous arrêter à les examiner, ni vous en étonner. [39]
1. Il est très vrai qu’un peu de repos et de solitude est le bonheur de l’âme. On prend un air là qui redonne la vie et remet l’âme dans son centre. Je ne doute pas que la solitude et le repos ne fassent toujours en vous ce même effet ; c’est pourquoi il faut la prendre [la solitude ?] autant et aussi souvent que la divine providence vous en fournira de moyens.
2. Ce que vous me mandez de votre Oraison est très bien et arrive selon l’ordre. Ne vous étonnez donc pas, si votre âme devient si sèche, et qu’il demeure si peu dans votre mémoire des sujets, que vous avez lus et relus. Il ne faut pas laisser de120 faire de cette manière : car c’est faire l’ordre de Dieu ; et l’âme s’occupant après en simplicité, de ce qui lui demeurera, reçoit une substance, qui la nourrit et la fortifie. Je dis bien plus. Plus ce qui l’occupera deviendra simple, et presque non-aperçu ; plus il nourrira le pur fond de l’esprit, quoique les sens soient peinés d’incertitudes, et que même ils meurent peu à peu par cette diète, laquelle est l’opération de Dieu en ce temps. Car c’est le dessein de sa divine Majesté, de faire mourir peu à peu l’âme, en soustrayant sa nourriture, qu’elle prenait par sa facile opération, ou par ses conceptions et lumières passées.
3. Soyez donc fidèle à vous occuper simplement de vos sujets en l’Oraison et hors de l’Oraison ; et si l’un et l’autre vous manquent, occupez-vous simplement et doucement de sa simple pré [40] sence, laquelle vous sera même souvent fort obscure et sèche : mais il vous suffit d’être fidèle en la manière que je vous ai dite beaucoup de fois, et que j’ai mise dans le papier de la simplicité.
1. Ayez, je vous prie, grande application à l’usage que vous faites des écrits, n’en prêtant pas facilement, car ils pourraient faire du mal, à moins que la vocation surnaturelle soit fort discernée. Ils ne sont pas encore propres ou très peu pour N… ni pour M… Il faut les aider à purifier leurs âmes et à faire un saint usage de leur vocation avant qu’elles se dénuent. Ainsi elles ont besoin de bonnes et saintes vérités pour lectures, et de bonnes, saintes et simples pratiques pour emploi ; autrement on les ruinerait sans ressource. Il faut édifier et purifier leurs âmes avant que de les dénuer121.
2. On édifie par les saintes maximes de pureté, d’abjection, de fidélité aux providences de l’état et par une infinité de choses dont elles doivent être éclairées selon le degré où elles en seront. Ensuite elles doivent être éclairées de leurs défauts, non seulement par Dieu comme en la nudité, mais par les créatures et par les réflexions simples qu’elles doivent faire pour s’ajuster à l’ordre de Dieu sur elles. Et ainsi elles ont besoin d’être éclairées et non obscurcies [41], elles ont besoin d’être doucement et suavement remplies et non vidées, elles doivent travailler efficacement sur elles en embellissant leurs âmes de saintes vertus, et non être conduites et précipitées dans le vide et le rien. Et de cette manière vous voyez qu’il faut prendre un chemin tout contraire à celui de ces écrits, afin d’y arriver un jour, Dieu aidant.
3. Ce que je dis pour ces personnes-là, je le dis aussi pour toutes les autres âmes, qui ne sont pas encore arrivées à bout de lumière. Car la lumière obscure de foi qui fait la course et la consommation de cette grâce dont je vous ai tant parlé et écrit, ne vient en une âme pour l’ordinaire que par la lumière, et cette lumière venant par la pratique en excès ; la foi succède, et ainsi les ténèbres ne sont causées que par la lumière et ce vide ne vient en l’âme que par la plénitude. Ce qui oblige l’âme qui veut fidèlement et sûrement marcher en la voie de l’oraison de se servir de bonnes lumières, et de saintes pratiques selon son degré pour éclairer et purifier ses sens et ses puissances ; et ainsi les sens et des puissances étant éclairées et purifiées selon le dessein de Dieu, elle devient capable de la lumière de foi, comme j’ai dit.
4. Et pour se convaincre de ce procédé dans l’ordre de la conduite de Dieu, il faut savoir que l’âme étant une émanation de Dieu, elle est en soi-même capable de lumière et d’amour, et d’une grande pureté ; et ainsi l’âme en soi est lumière et amour, si vous la considérez comme sortant des mains de Dieu. Elle s’est salie par le péché originel et par les actuels [42] qu’elle a commis. Le travail donc de l’âme est de se procurer, par les bonnes lumières et par l’amour puisé dans les saintes pratiques, la lumière et l’amour dont elle est en soi capable ; et ainsi toutes les bonnes lumières éclairent son entendement, toutes les ferveurs dans les pratiques échauffent sa volonté ; et peu à peu selon son degré, c’est-à-dire moins simplement au commencement, plus simplement à la suite, et encore plus simplement plus elle avance, de telle manière que, se purifiant, elle est éclairée, et autant éclairée qu’elle en est capable dans sa capacité même.
5. Mais comme nous avons deux capacités, une active et propre et l’autre passive, la première est perfectionnée selon le dessein de Dieu par le moyen susdit, et comme disent tous les bons livres qui parlent des vérités chrétiennes et des saintes pratiques perfectives. L’autre est perfectionnée par la lumière de la foi, non en soi, mais hors de soi : car l’effet de la foi est de tirer toujours l’âme hors de soi, comme les bonnes lumières ont pour effet de perfectionner, purifier et éclairer l’âme en sa capacité propre.
6. Vous voyez par là combien il importe de prendre bien le procédé de Dieu en conseillant et en aidant aux âmes et que, s’y trompant, on les perd sans remède. Car si vous conseillez une âme et la conduisez dans les voies de la foi en simplicité et nudité, et qu’elle n’ait encore suffisamment marché dans la première fois perfective, pour être éclairés et purifiés en foi, vous la perdez : car il lui faut des lumières, et vous lui donnez des ténèbres ; il lui faut les pratiques, et vous lui conseillez le vide ; et [43] ainsi du reste que vous pouvez remarquer dans les avis de ces deux voies.
7. Si au contraire elle a assez travaillé à se purifier et à s’éclairer et qu’ainsi le travail de sa propre capacité soit consommé, et qu’elle ne trouve plus sur quoi travailler et que, nonobstant cela, vous lui conseilliez encore des vérités, des lumières et des pratiques, vous la mettriez dans un grand trouble. Car au lieu qu’elle trouve des lumières par les vérités, elle rencontre des ténèbres épaisses ; au lieu de posséder quelques saintes pratiques, tout s’échappe d’elle ; et de cette sorte plus elle pense faire, plus elle se brouille, s’inquiète, et perd son repos.
8. Où il faut remarquer que notre âme en foi est capable de lumière jusqu’à un certain point et non plus, qu’elle peut se remplir jusqu’à une certaine mesure et non plus ; et qu’ainsi notre entendement peut être éclairé jusqu’à la fin de sa capacité propre ; mais après cela il en faut demeurer là. C’est comme une chandelle qui éclaire tant qu’elle dure, mais venant à finir, sa clarté cesse et s’éteint. De même en est-il de la capacité de la volonté qui se remplit autant qu’elle peut ; mais étant remplie, si l’on veut lui donner encore, ce surplus se perd.
9. Et c’est pour lors que le sage directeur discerne qu’il faut commencer à se servir d’une autre lumière, dont le propre n’est pas d’éclairer la capacité propre, mais plutôt au-dessus de la capacité propre ; et cette lumière est la foi, qui aussi ne remplit pas plus on en reçoit, mais plutôt vide.
Les avis changent pour lors ; et au lieu de [44] conseiller les usages des lumières qui éclairent la capacité propre, il conseille la foi et ajuste ses avis au procédé et à l’accroissement de cette divine lumière.
10. Tant de livres ont été faits par de saintes personnes pour aider les âmes en la première conduite, comme Grenade, Rodriguez et une infinité d’autres, dont on se peut servir très fructueusement. Pour la voie de foi, il y en a aussi plusieurs, comme le bienheureux Jean de la Croix, Taulère, le Chrétien intérieur et une infinité d’autres que l’on trouve facilement. Et supposé la précaution susdite, on peut faire des progrès à l’infini dans l’une et l’autre voie, l’une préparant et disposant pour l’autre, et l’autre perfectionnant la première et mettant l’âme dans ce pour quoi elle est créée.
Vous pouvez sur cela aider toutes vos bonnes filles et aussi plusieurs du dehors selon ce procédé ; et de cette sorte, votre travail sera fructueux et utile. Je salue votre chère communauté et vous suis tout acquis pour Dieu122.
J’ai lu votre lettre. J’y répondrai de mon mieux par articles, conformément à ce que je vous ai écrit et que je crois, selon ma pauvre lumière, être votre grâce. [45]
1. Je ne crois pas que vous ayez eu une petite grâce ; elle a été assurément forte dans son commencement et d’une grande source ; mais l’ayant mal prise, elle n’a pas donné ses eaux comme elle l’aurait fait. Vous l’avez prise par élévation et tendance à grandeur de grâce et elle portait à l’anéantissement et à la destruction de vous-même. Si bien qu’encore que la grâce y ait été, et ait été le principe mouvant de ce que vous avez fait, n’ayant pas été absolument selon le biais de votre grâce, vous n’avez pas fait les démarches que vous auriez faites. Et même je vous puis dire présentement que j’ai plus de lumière de votre grâce et de ce qui s’est passé en vous, que c’est comme un miracle que cette élévation, qui était comme se fourvoyer dans votre voie, ne vous ait portée bien loin plus qu’elle n’a fait, toutes les choses qui se sont passées et que vous savez ne m’étonnant nullement.
2. À présent que vous voyez votre voie et que Dieu par Sa miséricorde vous éclaire, si vous prenez le biais de la voie, vous pouvez réparer tout le passé dans peu, ce qui ne se fera qu’en entrant dans votre rien par vos pauvretés en paix et en abandon, conduisant tout là et vous servant de tout pour arriver là. C’est là et par là que vous trouverez la source, laquelle réparera tout ; et j’ai pitié de vous qui ne pouvez comprendre une chose si facile, car il me semble que le bon Dieu me la donne fort claire pour vous.
Vous croyez toujours que vous être rabaissée et que votre grâce est petite, car vous voyez cette petitesse du côté de ce que vous savez, sans la regarder du bon côté comme étant le [46] moyen et votre voie pour mourir, pour creuser et trouver la lumière éternelle, qui ne viendra jamais que par la petitesse de vous-même, si bien que, si vous compreniez bien une bonne fois cette voie sur vous, vous auriez trouvé le trésor 123.
3. Sachez que jamais Dieu, et par conséquent la paix solide, ne viendra selon vos désirs que par ce biais ; tout le reste vous égarera. Et si vous ne preniez ce biais, vous seriez égarée toute votre vie, quand bien vous travailleriez jour et nuit, quand vous vous déchireriez de coups de disciplines, quand vous feriez des miracles. Mourir sur votre fumier et par votre fumier en cette manière est marcher plus en un moment que dix ans d’oraison en élévation.
Je vous le dis encore, vous êtes heureuse que Sa Majesté vous montre le chemin, car chaque moment peut être heureux pour vous, en y courant sans marcher selon votre pensée, et ne faisant rien selon vos desseins, mais en pourrissant et en mourant par toutes les pauvretés et toutes les rencontres journalières, comme je vous ai dit dans mes lettres précédentes. C’est là l’eau de source pour vous, qui sera féconde en vertu et en mort de vous-même autant qu’elle coulera par ce biais. C’est par là que l’oraison viendra et non autrement ; et enfin tout bien viendra par elle ; je n’en doute nullement et je le sais, comme je sais le biais pour N. si elle est fidèle.
4. Le malheur est que toute autre chose vous serait à goût, car c’est là que la nature trouve sa mort ; ce qui est la marque infaillible que ce que je vous dis est la vérité pour vous. Il n’y en a pas d’autre et il y en aura jamais d’autre. [47] C’est cette pourriture et pauvreté tant passée que présente et future qui porterait les fleurs des vertus, l’eau de source coulant par elle ; et l’âme assez heureuse de comprendre son biais et sa voie (je parle de celles qui sont assez heureuses d’avoir le don et la semence), s’apercevrait dans la suite avec surprise que la même terre a son eau qui la fait fleurir et fructifier.
5. Il y a des jardins qui n’ont pas leurs eaux en eux et qui dépendent de la pluie, ce qui est fort incertain ; les autres sont arrosés des eaux de source, qui les arrosent incessamment, et ainsi ils peuvent toujours fructifier. Il en est de même de l’âme qui est dans sa voie : au commencement sa pauvreté, ses misères et le reste, lui font trouver la source, à la suite tout cela la fait couler abondamment autant que l’âme meurt et cesse par là ; mais à la fin elle trouve et expérimente que cette même misère et pauvreté qui lui paraissait si stérile, si misérable et si infructueuse est toute féconde non par autrui, mais par elle-même, à cause de cette eau divine qui vient par le dedans et qui est cela même qui la fait et qui la rend féconde.
6. Ce qu’il y a d’admirable dans les voies de Dieu est que, comme Dieu est un, aussi sont-elles uniques, quoique multipliées en autant d’âmes qui ont le don. Ainsi les mêmes choses écrites en Sa lumière se peuvent appliquer à toutes, en connaissant cependant la diversité de leurs voies par où elles arrivent à ce don et par où ce don s’augmente et s’accroît. Ainsi connaissant votre voie, servez-vous de ceci. N., connaissant la sienne, s’en peut aussi servir ; c’est-à-dire assurez-vous que, cela étant votre voie, l’eau de source viendra par cette voie et portera [48] infailliblement les fruits d’oraison et de pureté. Je dis infailliblement, car Dieu ayant donné le don, pourvu que l’âme soit fidèle en sa voie et marche par sa voie, tout bien lui vient par là.
7. Il faudrait l’avoir expérimenté, pour savoir combien ce que je vous dis est véritable et combien il est certain que, quelque travail que l’âme fasse, si elle n’est dans sa voie, jamais cette eau de source ne vient ni ne peut venir ; et qu’ainsi l’âme ne peut avoir jamais en elle les effets de cette divine eau, quelque vocation qu’elle ait. C’est pourquoi vous voyez quelquefois des âmes qui aussitôt qu’elles commencent, deviennent fécondes, non en eau seulement, mais dans les effets de cette divine eau. Vous me demanderiez peut-être volontiers que je vous dise quels sont ces effets ? Ils se donnent assez à connaître et cela serait trop long ; il n’est pas nécessaire même. Car pourrissez et mourez comme il est dit, et vous verrez l’eau divine tirer de cela même des effets qui vous surprendront.
8. Je ne finirais jamais pour exprimer combien mon âme est pleine et combien je vois clairement cette vérité en vous, présentement que je vous écris. Si bien que je vous dis que vous avez un trésor en vous, et vous cherchez et vous vous tuez à chercher sans rien trouver. Arrêtez-vous pour bien comprendre ce que je vous dis et ai dit, et vous trouverez que vous avez ce que vous cherchez et qu’il n’est besoin que de le mettre en œuvre. Quant à ce que je dis, que le trésor est en vous, ce n’est pas que je dis que vous soyez parfaitement arrivée là, mais qu’ayant le don de faire usage de vos pauvretés [49] en devenant petite et en pourrissant, par cela même, la source coulera et deviendra féconde en oraison et en vertus.
9. C’est de cette eau dont parle sainte Thérèse, mais en vision et extase ; et ceci est en foi, car cette eau divine, quoique très une et simple, se donne en une infinité de manières. Et je vous avoue que jusqu’à ce que j’aie beaucoup connu ceci, l’eau de sainte Thérèse incommodait, bien que je la goûtasse124 ; mais à la suite l’unité de ces eaux m’étant montrée, je vois qu’il est indifférent aux âmes qui en ont le don, quelle eau elles aient. Ainsi si vous saviez quel bonheur vous avez d’avoir le don, et que votre voie et l’eau qui vous doit arroser vous soit découverte, vous en auriez une infinie reconnaissance vers Notre Seigneur, car vous pouvez aller à pas de géant, quoique ces démarches ne soient rien.
10. Je dis la même chose des autres âmes qui ont le don et qui connaissent leur voie ; mais il faut que je vous avoue que celles qui l’ont et qui vont par le rien de leurs pauvretés et misères, sont les royales, pourrissant et mourant bien plutôt. Il est vrai que cela est très pénible, je l’avoue, car c’est être tout vivant dans son cercueil pour y mourir et pourrir, où l’on meurt et pourrit par sa propre puanteur et où enfin on se consume par les vers qui sortent de soi-même ; mais tout cela ne s’opère en lumière divine et en eau de source que par le biais de petitesse, d’abandon et de repos dans son fumier, comme j’ai dit125. Enfin je finis, car je ne finirais jamais et je voudrais ne finir jamais, ceci étant la source de tout bonheur et de toute béatitude. [50]
10. Je porte compassion aux hommes qui ne connaissent et n’expérimentent pas cette vérité, et qui mettent toute la grandeur et la voie de toute grandeur dans la communication de Dieu en lumière et amour, terminé en beaux effets en l’âme. O, que ceci est petit à l’égard de ce que je veux dire et que j’exprime peut-être mal ! Je prie Notre Seigneur de vous le faire connaître. Priez pour moi.
D’abord que j’ai commencé à vous écrire, je ne croyais pas dire tant de choses ; c’est pourquoi vous voyez votre lettre en tant de divers morceaux de papier, les ayant pris comme je les ai rencontrés selon que la lumière continuait.
12. Il est fort à remarquer que les âmes qui ont le don quand elles sont instruites et déjà éclairées de leurs voies, combattent leurs défauts, s’en défont et y remédient dans leur voie et par leur voie même, le don, qui est cette source dans le fond de leur âme ayant en soi lumière et amour pour les détruire quand les âmes sont assez fidèles pour s’en servir comme il faut dans les rencontres actuelles de leurs défauts. Car on doit remarquer que ce don et cette source d’eau divine pour nous parlons, étant un don de Dieu, est dirigé par la Sagesse divine selon le penchant plus essentiel et actuel de la nature corrompue en chaque âme. Ce penchant de défaut est autre en vous qu’en N... : Et ainsi le don divin est approprié de Dieu selon le défaut ou les défauts de la personne qui est le sujet du don, tellement que ce don ou cette source divine va toujours combattant secrètement les défauts de l’âme, pourvu qu’elle ouvre la veille de126 sa fidélité pour en faire usage.
13. Or cet usage n’est pas de la manière de [51] ces autres âmes qui n’ont pas ce don, car il faut par nécessité que, par leurs diverses pratiques, intentions, et ferveurs prises et puisées dans diverses lumières qui leur viennent par le dehors, elles combattent défaut par défaut, et ébranchent ainsi peu à peu ce gros arbre de la propre corruption, sans pouvoir jamais tarir les rejetons ; d’autant que le fond où est leur vie en reproduit toujours de nouveaux, et cela par la Providence divine même, pour être le sujet sur lequel ces âmes emploient leurs ferveurs et leur fidélité, telles âmes ne montant presque jamais plus haut que l’exercice vers leur propre corruption ou comme on l’appelle, la vie purgative. Je dis presque, d’autant qu’il s’en trouve quelquefois qui ont une telle fidélité à ébrancher leurs défauts qu’elles méritent du bon Dieu une goutte de cette eau divine ; et pour lors elle changent d’exercices et viennent dans la manière des autres, qui est telle qu’au lieu de s’attacher directement aux branches, elles vont par le don intérieur à la racine de tout. Ce que ferait une personne habile qui voudrait se défaire d’un arbre qui l’incommoderait, ce ne serait pas de couper les branches, mais bien d’aller au tronc ; et de cette manière par un coup elle se déferait de toutes les branches, d’autant que le tronc est et contient la vie de toutes les branches, si bien que véritablement il les couperait toutes et les tuerait toutes en s’attaquant au tronc. Voilà comme se comportent les âmes où Dieu met Son don.
14. Et ainsi pour être plus clair dans la pratique, supposé que je ne le fusse pas assez dans mon discours précédent, sachez que Dieu vous donnant le don et mettant en vous un peu [52] de cette eau divine dans votre fonds, elle est appropriée par la main de Dieu à vos défauts, à la corruption de votre esprit et de tout ce qu’il y a en vous de corrompu, ce don et le don de petitesse et d’humilité coulant et se communiquant par l’intérieur selon la paix, l’abandon, et le repos. Si donc vous êtes fidèle à marcher votre voie qui est celle-ci, vous verrez que par là ce don sapera insensiblement la suffisance, l’élévation, l’orgueil, l’exaltation et un million de défauts qui, au lieu de vous faire courir pour rentrer dans votre fonds et centre, vous trompent sous prétexte de grandeur et de piété. Car prenez garde qu’ils vous font toujours sortir au lieu de rentrer, qu’ils vous font toujours être au lieu de défaillir à vous-même, et qu’ils vous font toujours vous remplir au lieu de vous vider. Cependant tel don cherche toujours à vous remplir en sa manière, c’est-à-dire en petitesse, repos et abandon, se servant adroitement de votre propre corruption, comme je vous ai dit que la corruption qui est dans les corps sert à les faire défaillir pour acquérir un être nouveau. Il n’y a que le don de Dieu qui puisse se servir de ce biais.
15. Un autre aura un don différent. Par exemple le don de N... est l’enfance et la petitesse d’enfant. Qu’elle fasse tout ce qu’elle voudra, jamais elle ne retranchera ses défauts, au contraire elle les multipliera secrètement, ne se servant pas de ce don et de cette eau de source [qui] lui [est] destinée de Dieu selon son besoin. Ainsi la petitesse, la docilité d’un enfant coulant par l’intime de son âme sapera ses défauts, en faisant mourir son esprit et en le réduisant à la mort par le tronc [53] et par le fond de sa corruption. Je dis cela en passant, pour vous faire voir comme chaque don en chaque âme est et doit être sa perfection, sa pureté et son exercice ; mais cela demande une fidélité exacte.
16. Heureuse l’âme qui connaît ceci ! Car en vérité l’on voit une infinité d’âmes avoir beaucoup de grâce ; et faute de voir clair dans un secret qu’elles ont en elles, qui n’est autre que ceci, elles ne trouvent jamais leur voie et se donnent ainsi bien de la peine sans presque jamais avancer. Si elles avancent, ce n’est pas dans leur voie, mais bien en quelques pratiques qui leur servent pour leur salut. Mais quand par bonheur elles rencontrent quelqu’un qui leur découvre leur voie, leur pauvre cœur se met au large et sent par expérience que voilà leur place, qu’elles perdent autant de fois qu’elles se retirent de leur sentier. Si bien que que c’est se retirer de sa voie et par conséquent ne pas marcher que de quitter son petit sentier. Quelle perte ! Puisque c’est uniquement par là que chaque âme trouve Dieu, son repos, sa perfection, et sa pureté. Enfin il faut finir et mettre ceci en exécution, car l’on ne finirait jamais. [53]
1. C’est avec bien de la joie que je vous écris ; et je voudrais de tout mon cœur que cela vous fût fort utile, vous établissant dans [54] la voie et le droit chemin pour aller à la perfection.
2. Je vois tant d’âmes se travailler beaucoup, souvent sans avancer que fort peu ; et cela faute de prendre le droit chemin : de telle manière qu’après bien de la peine, et une bonne partie de la vie consumée, il faut recommencer ; et souvent elles n’arrivent jamais à bien entendre la voie, d’où vient que même quelquefois elles ne peuvent bien [re ?] commencer ; ce qui est l’extrême malheur, non pour la damnation, mais pour la perfection. Je dis non pour la damnation : car travaillant pour aller à Dieu quoiqu’elles ne prennent la voie droite de la perfection, cependant elles se sauvent, évitant par ce moyen les péchés mortels. Mais il n’en faut pas demeurer là. Et puisque la providence a permis que nous ayons déjà tant parlé du procédé divin sur les âmes pour leur faire commencer le chemin de la perfection et pour leur faire poursuivre ce même chemin ; c’est de tout mon cœur que je vous dis encore une fois, que jamais Dieu ne s’approche d’une âme qu’en l’anéantissant, et que l’anéantir et l’humilier est s’en approcher.
3. Cet anéantissement s’opère pour l’ordinaire par ce qui est en l’âme même, Dieu par sa bonté élevant sa misère à ce degré de grâce. Si bien que ce n’est pas sans providence que l’âme se voit un si long temps dans la petitesse de ses voies toujours changeante et sans rien de stable, tantôt d’une sorte et un peu après d’une autre, sans rien établir qui lui puisse donner assurance de sa voie, et que Dieu y soit pour la purifier et l’élever à la perfection. Elle ne voit rien en elle que renversement ; et courant à la perfection et à la pureté, elle ne voit en sa lumière [55] et en son expérience journalière qu’impureté ; pensant se remplir de quelque chose de Dieu comme de sa présence ou de quelque jouissance, soit en lumière ou en amour, tout s’efface et se perd, et les distraction et évagations127 l’accablent : si bien qu’après bien du travail et un effort assez long temps continué, si elle n’est fort intelligente dans le secret divin, elle commence à perdre courage, les passions se réveillant, et les inclinations mauvaises non mortifiées en elle, faisant des échappées. Elle pense les détruire par élévation et par force ; et ne concourant pas humblement et suavement au dessein divin pour sa perte, sa mort, et son humiliation, elle ne fait rien : travaillant directement à y remédier, elle se souille : jusqu’à ce qu’en essayant de toutes choses, elle expérimente finalement que la divine providence se sert admirablement de sa pauvreté, corruption et misère pour la purifier ; et que trouvant heureusement sa mort intérieure par sa misère même, elle devient comme un phénix qui retrouve une nouvelle vie et un être tout nouveau dans sa mort même ; voyant que ce qu’elle croit être sa perte, est son gain ; et que ce qu’elle croit être sa ruine, est sa vie, sa pureté, et sa perfection128.
4. Mais comme ceci est très long, et que la purification ne s’opère pas tout d’un coup ; cela est cause que l’âme a tant de peine à apprendre ce secret et que même elle ne vient presque jamais à l’apprendre que quand les choses sont très avancées. Car quand on le sait parfaitement, et que l’âme demeure parfaitement tranquille en sa pauvreté et misère, opérant là sa perfection, sa pureté, et sa mort ; pour lors elle commence [56] d’être heureuse, étant dans le changement au-dessus du changement, dans l’impureté en la pureté, et dans la faiblesse au-dessus de la faiblesse, faisant heureusement usage de tout cela en paix et en abandon total.
5. J’ai lu toute votre lettre : et je remarque qu’elle ne contient qu’une expression que la nature fait de ce qu’elle souffre, et qu’elle souffrira jusqu’à ce que vous voyiez et sentiez ce secret dans ce procédé divin de votre humiliation et mort, par où vous trouveriez129 la paix, la pureté, et la mort de vous-même. Si vous aviez été assez heureuse dès le commencement de vos voies et dès que vous avez commencé à travailler, d’être aidée et d’avoir été éclairée de ce secret, vous auriez fait quelque chose, et votre travail aurait été utile : mais faute de cela il sert à peu de chose ; d’autant que vous avez travaillé en vous élevant, et vous avez vécu au lieu de mourir. Vous avez donné la vie à vos inclinations, au lieu de les détruire : et c’est ce qui vous a trompée, et en trompe bien d’autres, qui croient que pourvu que l’objet soit saint, ils travaillent utilement ; ce qui n’est pas : car les passions et les inclinations peuvent aussi bien se nourrir et vivre vers un objet saint que vers un [objet] mauvais et indifférent. Et comme vous avez naturellement l’esprit élevé, suffisant, et précipité ; cela fait que ce n’est pas l’objet qui vous purifie, mais bien la manière avec laquelle vous en usez : si bien que vous auriez travaillé, et vous travailleriez cent ans sans avancer d’un pas ; et cependant vous tendriez de tout votre cœur à la perfection, et vous feriez de votre mieux pour vous purifier : et tout au contraire vous [57] ne sauriez travailler un jour seulement par cette manière suave sans que le travail soit fort efficace.
6. Le tout est d’apprendre bien ce secret et de vous rendre fort fidèle au moment pour vous servir de vos pauvretés, et des providences journalières.
Faites votre Oraison de votre mieux selon que nous sommes convenus [sic], et aussi vos lectures ; car elles vous nourriront : et ne point y avancer, c’est avancer pour vous : car pourvu que vous y soyez humiliée à fond, c’est le dessein de l’opération de Dieu ; et il suffit.
Il faut de plus que vous vous serviez de toutes les rencontres journalières et des imperfections qui vous y arrivent ; et par là incessamment et insensiblement vous tomberez dans la mort par ce fond même de corruption que vous expérimentez en vous. Il y a tant à mourir et votre fond est si violent et si vivant qu’à moins de ce procédé divin, pris dans le fond de vous-même, jamais vous n’en viendriez à bout.
7. Quand vous ne sauriez jamais autre chose que ce secret, et que la divine lumière ne vous éclairerait que de cela, assurez-vous que vous seriez heureuse ; et faute de cela vous ne feriez jamais rien. Chaque âme a sa voie et son point de perfection par où de toute éternité Dieu a destiné de la conduire : cela manquant, elle errera toujours. N… a le sur130 ; faute de quoi, qu’elle travaille et qu’elle fasse ce qu’elle voudra, quand elle vivrait cinq cents ans toujours travaillant et désirant la perfection, elle commencera toujours : c’est un oiseau lié, qui voltige et se tourmente, et qui se donne bien de la peine sans sortir de sa place. [58]
8. Commencez donc une bonne fois. Ce que je vous ai dit dans ma dernière [lettre] et dans celle-ci, est commun à toutes les âmes, sur lesquelles Dieu a dessein de vivre en elles ; et selon le degré de ce dessein, est aussi la lumière de ce secret. Mais cela ne se fait et ne s’exécute pas dans toutes les âmes dans toutes les âmes de la même manière ; qui toutes diffèrent en défauts, en naturel, et en inclinations.
Vous n’avez donc qu’à vous encourager, pour être fidèle en la manière susdite, et assurément Jésus-Christ ne sera jamais un moment sans effet, quoique souvent vous ne le voyiez pas. Priez pour moi, et me croyez tout à vous.
1. Je vous dirai que c’est une grâce si grande de trouver en son état et en son chemin des choses contrariantes et des providences qui crucifient, qu’il est certain que pour peu que l’âme soit fidèle à y trouver Dieu et à s’y conserver humblement en repos, elle y trouve admirablement sa place. C’est pourquoi l’on peut dire véritablement de telle âme qu’elle a commencé à trouver le point de son bonheur dès cette vie, et que ce qui fait et cause la peine et le tourment des autres en tel emploi lui peut et doit faire son bonheur et sa joie. Quelle félicité donc a une personne de pouvoir trouver [59] autant Dieu et aussi présent à son âme qu’elle rencontre de croix, de contrariétés et de choses pénibles en son état et condition ! Oui je vous le dis en vérité, et un jour j’espère que vous le verrez vous-même, que la pointe des difficultés, des embarras, et des croix portées en un intérieur paisible, humble et tranquille n’est pas moins que Dieu et devient vraiment Dieu à telle âme ; si bien que voir et sentir ces choses est vraiment voir et expérimenter Dieu. Ce qui s’effectuera autant que peu à peu l’âme mourra à son savoir, à son vouloir [et] à ses sens, pour se servir de la foi qui élevant vraiment l’âme au-dessus de soi-même lui fait trouver véritablement Dieu en ces choses, ou pour m’exprimer mieux, lui fait trouver dans la suite ces mêmes choses lui être Dieu réellement.
2. Quand Jésus-Christ, Homme-Dieu, était conversant avec les hommes, ceux qui n’étaient pas beaucoup éclairés de la foi, ne pénétraient en lui que l’extérieur pauvre et abject ; ce qui leur faisait dire : Nonne filius fabri ? 131 Quoi ! Cet homme, n’est-ce pas le Fils d’un charpentier ? Et ainsi rabaissés par cette raison, et non éclairés divinement, ils s’éloignaient de lui par la petitesse, et par l’abjection de son pauvre état. Ceux au contraire qui étaient honorés du don de foi, et qui par son moyen pénétraient plus avant, y découvraient la divinité132. Et ainsi plus ils voyaient cet Homme-Dieu pauvre, petit, abject, crucifié ; plus ils y remarquaient des beautés admirables qui les charmaient, et qui causaient en eux l’admiration, l’étonnement, et l’amour. Si bien que la foi [60] qui leur faisait voir la Divinité133 dans l’intérieur de cet Homme-Dieu, leur découvrait pareillement la même Divinité en tout ce qu’il était et ce qu’il faisait.
3. La foi fait encore à présent la même chose. Car non seulement elle découvre la Divinité et ses beautés, mais encore elle manifeste les merveilles de l’Humanité sacrée, qui nous est communiquée par toutes les occasions crucifiantes de nos états. Et comme il est certain qu’une personne avec la foi n’avait pas besoin d’aller chercher la Divinité dans le plus caché de Jésus-Christ ; mais qu’il134 la trouvait en tout ce qui paraissait en lui : ainsi à la suite qu’une âme meurt beaucoup à soi pour faire régner la foi, elle n’a point tant besoin de pénétrer ; mais elle peut par son moyen trouver Dieu par la pointe de tous les crucifiements qui lui arrivent.
4. Vous pouvez voir par tout ceci comment la foi peut faire le même miracle qu’elle faisait Jésus-Christ étant vivant et conversant avec les hommes, et même encore plus facilement ; puisqu’il est vrai que l’Humanité sacrée135 par sa conversation avec les hommes étant si éloignée de la raison humaine, il était plus difficile qu’il ne nous est présentement, à cause de la continuité et de la longueur de la foi, de trouver Dieu dans ces crucifiements136.
5. Ne vous étonnez pas si à cause du grand embarras vous vous trouvez quelquefois si dissipé que vous vous sentez [?] ; et revenez bonnement aussitôt et comme vous pourrez : car la peine de ce retardement ne vous sera pas inutile, faisant de votre part ce que vous pourrez [61] sans y réussir. Quand diverses pensées et tentations vous surviennent en l’Oraison ou hors l’Oraison, ne vous embarrassez pas de cela : portez-en la peine avec fidélité ; et vous trouverez que la pointe de telles choses fera un bon effet dans votre âme, et qu’au lieu de vous salir elles vous purifieront, étant des croix pour une âme qui aime Dieu. Il vous doit suffire, comme je vous ai déjà dit, de retourner doucement et de vous remettre en la main de Dieu pour vous y conserver.
6. Et lorsque vous vous sentez plus misérable et plus capable de péché que jamais, que ce sentiment ne vous ébranle pas ; mais qu’au contraire il vous aide à vous remettre tout de nouveau entre les mains de Dieu, où vous pouvez seulement trouver de la force, et où vous serez toujours très bien. Nos misères, nos faiblesses et le fond infini de corruption qui est en nous, ne nous font de mal qu’autant que nous demeurons en nous-mêmes, où nous sommes capables de tout mal : mais tâchant de nous remettre et de nous tenir entre les mains de Dieu, ce fond se purifie, et nous recevons grâce pour le combattre peu à peu et le détruire, usant avec courage du secours divin que nous y recevons.
7. Prenez donc courage au nom de Dieu ; et servez-vous peu à peu de toutes ces lumières pour ajuster insensiblement votre âme au don de Dieu, afin de faire usage de toutes les misères que sa divine bonté vous présente, et ne vous étonnez pas de toutes les petites difficultés que vous trouverez pour vous perfectionner peu à peu en ces dispositions. [62] 137.
1. Je vous dirai que vous ne devez jamais vous étonner ni vous laisser abattre, pour peu que ce soit, des pensées de vanité et des autres inclinations qui se réveillent involontairement dans l’exécution de vos emplois. Vous savez ce que je vous ai mandé sur cela. J’y ajoute que telles pensées et telles peines ne peuvent que purifier ce que vous faites, votre cœur retournant doucement et en repos à Dieu par inclination amoureuse ; ce que vous ne devez que réitérer doucement de fois à autres, afin que par là l’habitude soit mise en œuvre.
2. Durant l’hiver que l’on a besoin de feu, on le souffle de fois à autres, et cette action passagère animant sa flamme, on le laisse agir de soi-même jusqu’à138 ce qu’enfin on voie qu’il soit trop assoupi. L’âme intelligente à s’aider de la grâce en l’esprit d’Oraison fait la même chose en ses emplois. Et si elle trouve qu’elle soit dans un doux repos et comme dans une inclination habituelle vers Dieu, qu’elle s’y tienne doucement ; car son action en sera plus pure et plus divine, la faisant retourner à Dieu. Vous devez spécialement éviter le défaut de quelques personnes trop violemment actives, qui ne croient pas retourner à Dieu en ce qu’elles font pour Dieu, si elles ne s’aperçoivent sensiblement et en leurs actes qu’elles le font ; et par là elles se distraient insensiblement de la pureté de ce qu’elles font, qui consiste à faire chaque [63] chose en perfection selon toute l’étendue que Dieu le demande, et avec une droiture véritable de la volonté.
3. Or cette droiture de volonté devient facilement habituelle et par état dans les âmes qui cherchent vraiment Dieu pour lui plaire : et ainsi toutes ces réflexions souvent inquiétantes, pour voir si l’on se plaît à soi-même en ces choses, arrêtent plutôt la droiture de la volonté qu’elles ne la perfectionnent. Je dis de se plaire [mot de lecture difficile dans le ms.] à soi-même : car tout ce qui inquiète vous doit être suspect de vous y rechercher vous-même. Et ainsi allez bonnement avec Dieu, le cherchant d’un cœur droit ; et sûrement139 vous le trouverez par cette manière.
4. C’est pour vous convaincre de cette vérité que Dieu vous a fait expérimenter qu’après ces diverses pensées inquiétantes vous avez trouvé le repos, et votre âme est tombée dans la facilité de faire ce que vous devez, et comme vous le devez, en votre emploi et en votre charge ; ce qui a fait évanouir insensiblement toutes ces pensées de vanité, en vous mettant en rectitude sans tant réfléchir pour voir dans le détail et dans les effets l’ordre de Dieu.
5. La vue simple de Jésus abject et en ses états petits et rabaissés, est une grande grâce pour votre âme. C’est pourquoi tant qu’elle dure, nourrissez-vous-en comme d’un précieux aliment ; et quand vous ne l’aurez plus, laissez votre âme humblement en inclination pour la retrouver. Car il faut savoir une grande vérité que tout étant pour Jésus-Christ et pour nous faire jouir de lui, Dieu ne nous donne ses grâces et ses miséricordes dans nos emplois et par nos emplois, et généralement par tout ce [64] que nous faisons et souffrons pour lui, qu’afin que cela peu à peu nous dispose et nous approprie pour Jésus-Christ. C’est pourquoi étant fidèle vous verrez souvent revenir ces vicissitudes de l’une et de l’autre de ces dispositions, jusqu’à ce qu’enfin votre cœur étant pleinement ragoûté de ce divin mets, et le palais de votre âme étant bien purifié pour discerner son goût selon sa dignité, il vous sera donné bien plus continuellement et davantage par état.
6. Je vous viens de dire que vous aurez beaucoup de vicissitudes de haut et bas : c’est pourquoi quand vous aurez goûté avec suavité quelque chose de Jésus-Christ ou de ses états, et que vous vous voyez rabaissé en vous-même par les sécheresses et par les distractions, souffrez humblement cette prison et cette mauvaise situation, qui n’est que pour vous purifier davantage et vous disposer bien plus amplement au retour de ce que vous avez goûté et de ce que vous devez goûter étant fidèle. Faites donc en votre prison humblement et doucement ce que vous pourrez en vous souffrant vous-même et vos faiblesses, soit qu’elles viennent par vos défauts ou même par les lassitudes du corps.
7. Faites la même chose quand vous vous trouverez en captivité intérieure en l’Oraison, et que votre esprit paraisse n’y rien goûter. Ménagez bien ce sacré temps en mourant à vous ; car pour lors la foi y étant plus pure, elle y opère davantage, et cela par toutes les choses que l’on croit ordinairement ruiner tout. Car la foi en ce temps opère admirablement par la divagation de l’imagination, par la peine du corps, par l’incertitude de ne [65] rien faire, et par un million d’autres choses qui accompagnent la sécheresse et la foi cachée en cette Oraison obscure. De manière que si vous ne savez pas ce secret, voulant remédier à ces choses comme à des effets qui vous éloignent de Dieu, vous vous mettriez en œuvre pour empêcher Dieu de faire beaucoup en votre âme : et l’entendant au contraire, vous faites humblement ce que vous pouvez et vous souffrez courageusement ce que Dieu fait. Et quand vous avez fait de cette manière je suis sûr [dans le ms., seur] que sans savoir le moyen comment cela se fait, vous trouverez cependant que votre âme à la fin de telle Oraison devient tranquille et fortement nourrie.
1. Il est de grande conséquence pour tendre à Dieu avec pureté, d’observer qu’il ne faut pas toujours s’arrêter à juger de Son bon plaisir par la sainteté propre que chaque chose contient, ce qui est le procédé des âmes qui sont entièrement commençantes : autrement l’on réserve toujours du propre en un million d’occasions, selon sa propre inclination. Il est donc à propos quand l’âme commence à n’y goûter un peu la divine volonté et l’ordre de Dieu, de ne pas s’arrêter à juger de chaque chose seulement par l’éclat de sainteté qu’elle a et par sa [66] grandeur propre, mais de passer outre pour y trouver une sainteté plus pure, plus éminente et plus selon le cœur de Dieu, savoir en y remarquant ce qui est plus selon Son agrément, ce qui sera toujours tout ce qui se rencontrera être plus selon Sa providence et Sa conduite sur l’état et sur la disposition où nous en sommes. Car comme Dieu est une bonté infinie qui nous aime vraiment d’un amour de Père, Il a toujours soin de nous à chaque moment selon ce qui nous est le plus nécessaire, et aussi selon ce que nous pourrons plus justement suivant nos forces corporelles et spirituelles.
2. Or l’âme, ayant fait quelque progrès au choix des moyens de tendre à Dieu par leur sainteté propre, doit à la suite ne pas toujours se servir de ce moyen, mais doit peu à peu s’ajuster autant qu’elle peut, au dépens de son amour-propre, de sa propre excellence, et de ses desseins propres, à ce qu’elle --140 soit par le conseil ou par les instincts de son cœur -- peut voir raisonnablement qu’il faut faire dans les occurrences, ayant égard à ce que Dieu lui donne et aussi à ce qu’elle peut selon les forces de son corps et les nécessités de son état ; et ainsi elle doit avoir beaucoup d’égard à n’envisager la sainteté de tout ce qu’elle fait, de tout ce qu’elle omet, et de tout ce qu’elle souffre qu’en vue du pur agrément de Dieu et de Son unique bon plaisir. Car il faut remarquer que toute la sainteté de cette vie, et par conséquent toute la communication de Dieu, ne consiste que dans le pur ajustement de l’âme au divin bon plaisir ; que ce n’est pas dans la sainteté des choses en soi, mais dans le règne de ce bon plaisir, qui fait vraiment disparaître toutes nos intentions, [67] tous nos désirs et toutes nos prétentions pour faire régner Dieu véritablement en nous et disposer de nous selon Son unique bon plaisir.
3. Ce principe supposé, il faut en voir la pratique dans un exemple. La communion, l’austérité de la vie, la pauvreté, la souffrance et le reste, ont une sainteté particulière en elles, comme des moyens divins que Jésus-Christ a sanctifiés par Sa vie et par Sa mort ; et ainsi l’âme fait très bien quand il y a rien qui lui marque autre chose, de tendre à l’exercice de ces moyens pour en faire usage, d’autant que leur sainteté propre sanctifie notre âme. Mais comme cette sainteté n’est pas toujours selon le plus grand agrément de Dieu, en pratique pour nous il ne faut pas demeurer opiniâtrement comme font plusieurs personnes à ne vouloir jamais en démordre ni lever les yeux plus haut que cette sainteté particulière et appropriée par sa conduite.
Quand donc la Providence, soit par le conseil, soit par des occurrences de notre état, soit enfin par quelque faiblesse de notre corps et par des infirmités, nous prive de la sainteté propre et particulière de ces moyens, il faut tâcher de ne pas se laisser abattre, ni croire que pour cela l’on perde quelque chose, supposé que l’âme soit fidèle à entrer et à s’unir aux desseins de Dieu en cette privation. Car étant fidèle à s’unir à ce dessein divin avec plus de dégagement même de sainteté, pour agréer et s’ajuster plus véritablement et purement au bon plaisir divin, et y trouver uniquement tout son bonheur et toute sa sainteté, pour lors non seulement dans cette nudité de toutes choses vous trouvez la sainteté [68] propre des moyens dont vous êtes privée, mais vous y trouvez encore une sainteté inconnue, et tellement selon le cœur et l’agrément de Dieu qu’elle donne très souvent plus infiniment que ce dont vous êtes privée ; et cela même autant que vous y trouvez la mort de vos desseins, quoique saints, de votre propre excellence, quoique divine en intention, et ainsi d’un million d’autres secrètes intentions qui se rencontrent souvent dans la propre volonté et dans le choix des moyens divins.
4. Et afin que l’âme puisse plus justement reconnaître l’agrément et le bon plaisir divin plus pur en toutes choses, qu’elle sache que, comme Dieu est la sainteté et la grandeur même, il suffit qu’Il veuille agréer une chose pour lui donner toute la sainteté et toute la grandeur. Ainsi il ne faut donc pas s’arrêter toujours à juger de chaque chose de notre vie par ce que nous jugeons le meilleur et de plus grand, mais bien par ce que la Providence de Dieu ordonne suavement et sagement en chaque moment ; et par conséquent l’on doit se servir pour cet effet, non seulement des affaires temporelles, des nécessités de son état et de ce que raisonnablement on doit faire ou de ce qui arrive en sa condition, mais encore de nos faiblesses corporelles et de la nécessité de nos corps. Car Dieu étant vraiment un bon Père, Sa divine Providence s’ajuste si bien à nos besoins qu’elle nous marque vraiment Son ordre en toutes choses et par toutes choses.
5. C’est pourquoi il est de grande conséquence, et même à la suite d’unique conséquence, de se laisser suavement conduire à la Providence divine par toutes ces rencontres ; autrement [69] on mélange toujours, et pour l’ordinaire on ne se lie jamais purement à l’ordre et à l’opération de Dieu, laquelle étant toujours ajustée non seulement selon nos besoins, mais même selon ce que nous pouvons et devons, ne le regardant point par cet envisagement 141 mais selon ce que nous y voyons de grandeur, très souvent nous opérons d’une manière et Dieu d’une autre. Et comme il est certain que tout l’accroissement intérieur consiste à faire en sorte que notre opération propre se perde dans l’opération de Dieu et en quelque façon n’en fasse qu’une avec elle, n’arrivant pas ou que de très loin à s’unir, comme je dis, à l’opération de Dieu, l’on fait toujours un million de mélanges. Je dis plus, qu’il y a quantité d’âmes qui, avec bon zèle et désir de leur perfection, n’arriveront jamais où Dieu les désire, non pas à cause des péchés de leur vie, mais bien faute de s’être assez ajustées à tout ce que Dieu faisait en elles et hors d’elles, et ainsi pour avoir toujours réservé un million d’opérations de desseins propres et d’autres choses qui les ont empêchées de faire ce que Dieu prétendait opérer.
6. Où il faut remarquer que jamais notre opération propre n’arrive à un grand effet de grâce en nous, et que cela ne se fait qu’autant que peu à peu elle est subordonnée à la conduite de la divine opération, et qu’ainsi peu à peu elle cesse en quelque manière, quoique sans cesser, pour faire régner celle de Dieu comme la maîtresse et l’unique. Et quand cela n’est pas, comme Dieu poursuit toujours Son dessein et qu’Il va toujours agissant sans changer Son opération, il se trouve que, suivant notre pensée et nos desseins, nous faisons une chose, et Dieu [70] travaille toujours et en fait une autre ; et notre opération n’étant de rien ou presque de rien, et l’opération divine n’étant efficace et effective en nous qu’autant que nous y correspondons, Il n’y fait rien, et ainsi en tout il n’y a rien de fait. Et cependant nous nous donnons infiniment de la peine et nous en donnons beaucoup à Dieu : nous nous en donnons beaucoup, d’autant que comme nous avons une bonne intention, nous poursuivons fortement nos desseins et nos pensées ; nous en donnons beaucoup à Dieu, car ne trouvant pas que nous nous lions à Son dessein comme il faut, Son opération n’a pas de suite, n’ayant pas d’effet. Et de cette sorte nous contristons incessamment le cœur de Dieu, quoique nous nous donnions beaucoup de peine et de fatigue en la vie dévote et sainte.
7. Et voilà pourquoi quantité d’âmes, comme je dis, font beaucoup et reçoivent beaucoup de Dieu, et cependant avancent très peu et presque pas, s’amusant à cueillir de la paille. Car en vérité tout ce qui n’est point par le bon plaisir et dans le bon plaisir divin en cette vie, quoiqu’il soit rempli d’un million de pratiques et de choses qui paraissent saintes et excellentes aux yeux des hommes, n’est plus que cueillir de la paille, étant comparé à la grandeur d’une âme (bien que très petite à ses yeux et aux yeux des autres) quand elle est fidèle de mourir vraiment à toutes choses pour s’ajuster incessamment à l’agrément et au bon plaisir divin par tout ce qui est en elle et hors d’elle. Et ceci est si vrai que l’âme, étant assez heureuse de beaucoup s’ajuster à cet ordre divin, non seulement trouve qu’il n’y a point de moment en sa journée où Dieu n’opère incessamment [71] en elle par tout ce qui est en elle et hors d’elle, mais encore qu’Il le fait avec tant de bonté et avec une volonté si bienfaisante qu’Il Se sert de tout, mêlant Son opération si agréablement et si admirablement avec toutes ces dispositions et tout ce qui la touche, qu’il est impossible qu’une telle âme fidèle puisse remarquer un moment, ni un clin d’œil de sa vie qui ne soit plein de l’opération divine, non seulement pour la sanctifier, mais même pour la consoler comme un enfant très cher à son Père.
8. Mais les âmes qui ne savent pas, en mourant à soi, s’ajuster avec tant de fidélité ni d’agrément à l’ordre de Dieu en toutes choses, non seulement sont toujours comme égarées, mais encore dans une grande disette. Car quoiqu’elles aient quantité de choses, en étant le principe avec la grâce ordinaire, cela ne les peut rassasier, mais plutôt les rend faméliques ; et ainsi elles n’ont de tout ce que Dieu fait en elles qu’une certaine faim sans se rassasier des bonnes choses et de Dieu même, dont elles goûtent les traces sans Le pouvoir joindre, ce qu’elles ne feront jamais que par l’ajustement parfait (autant qu’on le peut) à cet ordre divin. Et l’âme trouve cette vérité si parfaitement à la suite en commençant à s’unir avec complaisance à la volonté divine, qu’elle découvre que c’est vraiment par ce bon plaisir divin uniquement que l’on entre en Dieu ; et que jamais personne en cette vie ne pourra y être introduit qu’autant qu’il sera appetissé et anéanti pour s’unir et mettre toutes ses complaisances dans l’agrément de ce que Dieu veut. Par là on trouve si facilement Dieu qu’à la suite une âme voit [72] que le soleil n’est pas plus visible ni plus facile à trouver que Dieu l’est par Son bon plaisir. Mais il est vrai qu’il faut que ce bon plaisir et cette volonté divine peu à peu nous rectifie [nt] en nous faisant mourir par tous les moyens par lesquels il [s] se communique [nt], qui sont tout ce que nous avons et ce qui nous arrive dans nos états.
9. De tout cela, nous voyons que non seulement il faut être fidèle à nous servir des moyens divins quand la Providence nous les donne, mais aussi qu’il faut nous laisser suavement et humblement conduire à la même Providence, se mettant à la place de ces mêmes moyens, afin de nous ajuster suavement à sa conduite et de trouver par ce moyen le bon plaisir et le goût de Dieu dans Sa volonté en la privation de ces mêmes choses. Et quand l’âme sait s’aider de ce moyen, elle trouve que la vérité de ces belles paroles142 s’effectue, savoir que Dieu atteint d’une fin à l’autre fortement et avec suavité, disposant toutes choses admirablement pour y faire trouver Son divin ordre et toute notre perfection selon Son143 dessein éternel
10. L’envisagement de ceci apparaît d’abord fort doux et fort facile. Mais cependant il est difficile aux âmes propriétaires, et qui ne se disposent pas à aimer Dieu selon Son agrément et selon Son dessein, gardant toujours un million de recherches propres en tout ce qu’elles font, ne se laissant jamais assez dévorer par le bon plaisir de Dieu dans leur état et par les peines et les croix qui leur arrivent dans leur condition, ne trouvant du plaisir qu’en ce qu’elles [73] veulent, en ce qu’elles font, et en ce qu’elles poursuivent selon leur inclination. Et quoiqu’elles le qualifient de sainteté, l’on peut facilement découvrir que cela n’est pas ; d’autant qu’elles sont toujours troublées intérieurement et renversées toutes fois et quantes144 que les choses ne réussissent pas comme elles prétendent et le désirent.
Mais au contraire les autres qui subsistent par l’agrément et le bon plaisir divin, sont toujours en paix et en repos quoi qu’il arrive. Car jamais rien ne leur peut arriver qui ne soit pas volonté divine, sinon lorsqu’elles le veulent. De là il leur vient aussi une grande paix et une joie assez continuelle, car ayant toujours ce que l’on veut et en la manière la plus agréable, qui est le bon plaisir divin le plus nu, qu’aurait-on qui pourrait donner de la peine ?
11. Il n’y a donc qu’à faire usage des moyens divins comme Il nous les donne, et à nous ajuster ensuite à tout ce qui nous arrive, et à trouver par là peu à peu le bon plaisir divin en tout et partout, et s’y ajuster en mourant à soi. Et par ce moyen, entrant insensiblement par complaisance et agrément dans l’inclination de tout ce que Dieu veut de nous et sur nous, nous trouvons Dieu en toutes choses, non seulement pour notre consolation, mais aussi pour notre perfection. Et pour arriver à ce bonheur, il faut tâcher de s’habituer peu à peu à envisager ce divin ordre comme son principal en toutes choses, et rectifier par là beaucoup de défauts et ainsi se purifier ensuite. Ce même divin ordre sera aussi la source de quantité de pratiques de vertu et suppléera à tout ce que nous ne pouvons avoir ou faire dans les rencontres [74]. Car il est certain que qui fait ménager l’ordre de Dieu, fait trouver et supplée à tout ce qui manque, soit pour son oraison ou pour le reste durant le jour, ce qui est d’une grande consolation, pouvant jouer à des choses quoiqu’on ne les sait pas et ainsi faire oraison quoiqu’occupé au dehors et à des choses contrariante. Le livre de la volonté de Dieu [Règle de perfection] de Benoît de Canfeld145 peut beaucoup servir pour le détail de tout ceci, spécialement la première et la seconde partie. [74]
1. Il faut agir sans cérémonie, et s’écrire selon le besoin : c’est pourquoi, Monsieur, il ne faut point faire de réflexion pour me remercier. Il suffit que Notre-Seigneur me fasse la grâce de me donner les lumières qui vous soient utiles ; et je vous assure que j’ai grande consolation de ce que vous me mandez146. Je crois qu’il est de grande conséquence pour votre perfection et même pour votre consolation de lire et relire de fois à autres cette dernière lettre, comme un fondement solide pour vous soutenir dans la voie au milieu de vos embarras ; et l’on ne saurait croire combien il est de conséquence de s’établir solidement sur un vérita[75]ble principe pour y assurer ses démarches : autrement on est toujours flottant, et l’on passe une bonne partie de sa vie à faire et défaire. Ainsi je supposerai ce fondement stable sans vous le répéter toutes les fois que je vous écrirai.
2. L’assurance dans ses démarches vers Dieu est d’infinie conséquence, pour ne pas s’amuser aux réflexions. C’est pourquoi je vous dis que non seulement ce sensible pour la maladie de Made147. ne désagrée pas à Dieu, mais qu’il lui agrée148 ; étant une justice que puisque Dieu vous a unis ensemble par un Sacrement si saint, elle vous soit chère au point qu’elle vous l’est. Tout ce qu’il y a à observer, c’est de subordonner cette amitié et ce sensible au divin ordre de Dieu ; et pour cet effet de calmer doucement votre esprit pour agréer ce que Dieu désire dans les rencontres : et quand vous ne pouvez pas être maître de ce sensible, il vous doit suffire que la pointe de la volonté soit calme par l’abandon, et l’agrément de ce que Dieu veut. Ce qui souvent s’effectue par la volonté ; et afin que la volonté soit efficace, il n’est pas toujours nécessaire qu’elle efface le sensible des sens qui importunent ; pouvant subsister avec la pointe de leur incommodité. Ainsi quand quelque chose vous incommode, soit sur cela ou sur autre chose qui est d’ordre de Dieu, il vous suffit que votre volonté en agréant ce que Dieu fait, se calme ou se veuille calmer sans vouloir apaiser entièrement par effort le sensible des sens. Il suffit au cas que cette volonté ne le règle pas et qu’ils149 demeurent dans leur inquiétude, d’accepter humblement cette peine qu’ils vous causent : car venant par une cause qui est [76] ordre de Dieu, la peine qu’ils nous font étant portée avec esprit intérieur et abandon, est fort méritoire, et fort agréable à sa divine Majesté. Je dis plus ; que par ce procédé insensiblement la volonté se mettant en ordre, peu à peu comme maîtresse et reine de toutes nos passions et de nos sens, les règle à la juste raison, et au degré de l’ordre de Dieu sur notre état. Et quand on n’entend pas assez ce procédé, on se tourmente beaucoup inutilement pour étouffer le sensible des sens en toutes rencontres par un effort trop précipité. Et par là au lieu de régler l’intérieur souvent on le détraque ; parce que par ce procédé on vient rarement à bout de mettre les sens dans l’ordre qu’on veut : mais au contraire par l’autre [procédé] insensiblement on les attire comme des enfants à qui on présente quelque chose d’agréable ; et par là on les met à la raison.
Il est vrai que le grand tracas et la lassitude de votre corps et de votre esprit par la fatigue du chemin et de ce que vous avez à faire tous les jours, mettent beaucoup les sens en vigueur sur ce qui les touche ; car plus le corps et l’esprit s’affaiblissent par le travail, plus les sens deviennent vigoureux dans leur peine : et ainsi vous ne devez pas vous étonner en ces rencontres. Si ce qui vous afflige vous peine davantage, divertissez en votre esprit avec douceur, en souffrant humblement la peine qu’ils150 vous causent ; et cette peine ainsi portée sera agréable à Notre-Seigneur comme serait un mal de tête ou quelque autre douleur.
3. Il est de grande conséquence afin d’aller comme il faut en l’Oraison, de savoir que d’ici à longues années, la fatigue et la lassitude [77] diminueront non seulement l’application à l’intérieur, mais même la capacité pour recevoir les lumières que Dieu donne en l’Oraison. Ainsi il ne faut pas s’étonner si étant lassé vous ne trouvez point de suc ni de nourriture dans vos sujets. Vous devez recevoir ce procédé de Dieu, et vous contenter de ce qu’il vous y donne quoique vous ne le voyiez151 ni ne le discerniez152 pas. Dieu veut pour lors que vous mourriez ; et il vous suffit en le faisant : d’autant que ce qui vous cause cet effet est ordre de Dieu ; par conséquent ce qui le suit est une suite de ce même ordre de Dieu, qui ne laissera pas de faire en vous tout ce qu’il faut par ces mêmes sujets, quoique vous n’y remarquiez rien de sensible ni de distinct. Nous serions bien malheureux dans cette vie si nous n’avions rien de réel de Dieu en nous dans nos Oraisons, et dans la suite de la journée que nous sommes appliqués à Dieu, qu’autant que nous y remarquerions de distinct153. Non ; détrompons-nous de cela, faisant en l’Oraison et hors l’Oraison ce que nous devons selon ce divin ordre qui nous est marqué par les conseils. Soyons certains que Dieu opère toujours en notre Oraison et en tous les temps que nous nous occupons à lui, selon notre besoin, quoique nous n’en discernions rien, et quoique souvent nous voyions tout le contraire : car les sens qui ne se peuvent arrêter à rien que par le distinct, ne se peuvent contenter de cette opération intime et inconnue ; et par conséquent ils donnent toujours de la peine par leurs inquiétudes et par un million d’extravagances. Les personnes qui seront dans leur liberté feront mal de s’exposer aux lassitudes et aux fatigues trop grandes, par [78] la raison que je viens de dire, qu’ils154 diminueraient leur application intérieure : mais pour vous, à qui l’ordre de Dieu est marqué par votre emploi, allez hardiment, et soyez assuré que les sécheresses et le reste qui survient par là et qui vous incommodent, ne causeront pas de débris en vous ; mais y feront bien du bien, vous tenant et vous conservant en cette disposition susdite.
4. Il est encore de grande conséquence de savoir bien, comment on doit se comporter en ses défauts et l’usage qu’on en doit faire. Il est donc très-certain que nos défauts bien ménagés avec esprit d’humilité sont fort utiles pour nous apetisser en toutes manières. C’est pourquoi il faut tâcher d’y conserver beaucoup la paix, non seulement en se souffrant humblement imparfait, et en portant en patience toutes les vues qui nous viennent par nos fautes ; comme que nous ne nous corrigerons jamais, que cela nous empêchera d’arriver à notre perfection, que nous usons inutilement des grâces de Dieu, et un million d’autres vues pénibles qui nous surviennent par la pointe de nos défauts ; mais encore en ménageant doucement le travail pour s’en corriger. Car pour l’ordinaire une âme animée de Dieu devient zélée contre ses défauts ; et par conséquent elle s’anime avec quelque impatience contre soi-même lorsqu’elle en commet. Ce qui fait qu’elle veut avec précipitation déraciner les mêmes défauts : et par là elle se cause un million de troubles et d’inquiétudes, qui bien souvent la jettent dans un plus grand péril que ses défauts mêmes. Ce qu’il faut donc, dans le degré où vous êtes, c’est de travailler avec un humble [79] courage pour vous défaire de vos défauts, mais l’accompagnant d’une patience vraiment à l’épreuve, tâchant de gagner peu à peu et chaque jour quelque chose ; et souvent ne gagnant rien selon ce qu’on croit, le souffrant patiemment, on y travaille plus efficacement : d’autant que l’âme dépendant davantage de Dieu par la connaissance qu’elle a de son faible, se laisse plus volontiers comme un instrument dans la main de Dieu, afin qu’il détruise lui-même les défauts qui sont en nous. Et de cette manière Dieu permet très-souvent que travaillant à la destruction de nos défauts, nous n’y réussissions pas selon notre idée ; et qu’ainsi nous soyons humiliés : et par là Dieu inconnûment et sans que nous le sachions, sape et détruit peu à peu nos défauts. Ainsi vous voyez que la paix humble et tranquille soutenue de l’abandon en la main de Dieu, peut faire et fait des merveilles de toutes choses, même des plus contraires.
5. Pour ce qui est de la présence de Dieu et de votre application à elle durant le jour, outre ce que je vous en ai dit, remarquez bien comme chose de grande importance, afin de ne demander pas à votre âme l’impossible (auquel Dieu ne correspondrait pas), que sa divine Majesté qui est une bonté infinie, aimant infiniment sa créature, s’ajuste très suavement à son état, et à la disposition où elle est. C’est pourquoi étant dans les fatigues de la guerre et de votre emploi, faites bonnement ce que vous pouvez. Votre application à la présence de Dieu et votre récollection155 intérieure est [sont] merveilleusement bien [bonnes], en vous contentant du repos intérieur dans le fond et dans la pointe de votre [80] volonté, ne vous étonnant pas de l’agitation de vos sens et de vos pensées. Votre esprit en ce temps doit se laisser doucement à la conduite de la providence comme un vaisseau au gré des vents, lequel quoiqu’agité de diverses tempêtes, ne laisse pas de flotter sur l’eau et de tendre peu à peu et aller où l’on a dessein de le mener. Se trop violenter pour avoir une récollection, ou une présence de Dieu non tout à fait selon l’ordre de la divine providence en cet état, est violenter la conduite de Dieu sans beaucoup de fruit, mais plutôt se lassant le corps et l’esprit inutilement, et même souvent avec dommage de l’intérieur quoiqu’avec bonne intention : car l’accroissement de l’intérieur dépend tellement de la subordination suave et humble à ce que Dieu veut de nous de moment en moment, que pour peu que nous le forcions nous y apportons du dommage. Il n’en va pas de même dans les commencements, où du premier abord, il faut comme par force arracher les sens de leurs attaches et les obliger comme des enfants sans raison à se captiver à certaines règles. Mais quand l’âme commence un peu à se simplifier par grâce et par vocation (comme votre âme le fait,) tout ce procédé est d’infinie conséquence ; et vous ne sauriez assez vous appliquer afin d’en recevoir l’esprit pour vous y ajuster.
6. Je vous prie de ne pas perdre courage si promptement pour cette affaire ; il faut la poursuivre, et y faire de votre mieux. Les affaires du monde ont leurs difficultés : et souvent, il ne faut pas s’en étonner ; autrement on ne ferait jamais rien. [80]
1. Dans les commencements de l’intérieur et de la voie, les certitudes et les avis que l’on donne ne paraissent pas ce qu’ils sont. On ne peut juger de leur grandeur et de ce qu’ils contiennent que conformément à la lumière présente : mais à la suite que cette lumière augmente on est tout étonné que l’on comprend tout autre chose de ses avis. Je vous dis ceci Monsieur afin que vous vous ressouveniez souvent de ce que l’on vous a certifié du don d’oraison, et qu’assurément Dieu avait dessein de vous conduire peu à peu en lui par ce moyen. C’est vous dire infiniment, non seulement pour consoler votre âme, mais encore pour vous assurer de l’actuelle protection de Dieu qui vous tient par la main pour vous aider peu à peu dans les diverses rencontres fâcheuses, de quelque nature qu’elles soient.
2. C’est pourquoi il vous est de grande importance de ne pas laisser accabler votre esprit par la surcharge que lui donnent vos embarras présents. Ainsi étant en marche, ou beaucoup occupé par votre charge, au lieu de tirailler contre ces embarras qui lassent, fatiguent et occupent votre esprit, et vous ôtent le moyen et la facilité [82] de faire votre oraison, tâchez de vous posséder chaque moment en repos dans votre rien, vous tenant dans les mains de Dieu souple et humble comme un enfant, qui se contente du haut et du bas comme son Père le met ; et cette disposition humble et paisible suppléera très abondamment à votre oraison actuelle et réglée. Et comme ces choses distrayantes par l’ordre de Dieu, puisqu’elles sont de votre état, peuvent bien occuper et embarrasser votre esprit, mais non pas votre volonté, elles peuvent bien mettre des images dans votre imagination, mais non des objets dans votre cœur ; ainsi au milieu de toutes ces choses qui vous paraissent si contraires, vous pourrez amoureusement dérober votre volonté pour vous laisser de fois à autre (si elle ne le peut assez continuellement) désirer secrètement Dieu, ou L’aimer, ce qui est le mieux.
3. Où vous devez remarquer qu’aimer Dieu par la volonté de cette manière, n’est pas sentir ou expérimenter une chaleur d’amour ou quelque chose qui vous marque l’amour, mais bien une tranquillité de la volonté pour se soumettre avec complaisance à ce que Dieu veut, qui est proprement ce qui nous arrive et ce que Dieu ordonne de nous de moment en moment. Remarquez aussi que cette complaisance, que je dis amour, n’est pas toujours quelque chose d’agréable et de perceptible pour être véritable et solide, mais un consentement nu et volontaire de la pointe de la volonté.
4. Quand donc vous vous trouvez occupé et embarrassé par les affaires de votre état, ou que vous êtes las, de manière que raisonnablement il faut vous soulager, vous devez prendre toutes ces choses, c’est-à-dire les peines ou le repos [83] que vous devez donner à votre corps, comme ordre de Dieu ; et ainsi ne vous point forcer à outrepasser ces choses, mais vous ajuster humblement à la conduite petite, humble et paisible de Dieu sur vous.
Par là insensiblement vous découvrirez que la main de Dieu vous conduira toujours. Que s’il fallait que vous ne la puissiez voir que dans l’actuel don d’oraison et dans les moments que vous la ferez, vous méconnaîtriez Dieu une bonne partie de votre vie ; et de plus cette petite tromperie vous serait entièrement nuisible puisque ne connaissant pas Jésus-Christ revêtu de toutes ces petites providences, quelque fâcheuses et contraires qu’elles vous paraissent, vous perdriez beaucoup de lumières et beaucoup de grâces qui ne feraient pas leur effet.
5. Si les pauvres pèlerins d’Emmaüs eussent été assez heureux de connaître leur chère compagnie durant tout le voyage, ils auraient reçu beaucoup plus de grâces qu’ils ne firent ; leurs cœurs furent seulement touchés, ils reçurent quelque petite repréhension [sic] par un inconnu, mais Il ne se manifesta pas à eux qu’à la fin du jour et entrant dans le repos. sainte Madeleine fut du temps avec Jésus-Christ travesti ; et il paraît dans l’Évangile qu’Il a pris plaisir en diverses rencontres de Se cacher comme cela, afin que l’amour Le pût découvrir.
Tenez-vous seulement comme ces pèlerins en repos et en paix ; et vous verrez que chaque chose vous sera un effet de grâce qui vous marquera Sa présence ; et même vous verrez que cette présence de Jésus-Christ, qui Se montre par toutes les rencontres de votre état, tantôt [84] vous causant une peine, tantôt renversant vos desseins, vous sera si avantageuse à la suite dans votre oraison, qu’insensiblement elle vous mènera dans le plus secret de vous-même, où vous trouverez Dieu selon que vous y êtes appelé par la foi et le don d’oraison que Dieu vous destine.
6. Sachez, mon très cher Monsieur, que le secret c’est la mort à soi-même, et que jamais on ne peut trouver Dieu qu’en mourant. Ainsi l’adresse de la divine Sagesse est de trouver admirablement le moyen par lequel chaque âme doit mourir. Et comme toutes ces choses de votre état se succèdent l’une à l’autre, insensiblement vous verrez qu’elles vous causeront une mort qui vous sera pénible fort longtemps ; mais qui cependant à la suite vous fera trouver la vraie douceur et la vraie joie : et pour lors vous découvrirez le secret de Dieu, et pourquoi il permet toutes les petites difficultés que l’on a chaque jour.
7. J’ai été long sur cet article, d’autant qu’il est d’une conséquence infinie pour votre âme afin qu’elle puisse se calmer insensiblement et s’ajuster passivement à la conduite de Dieu : car par ce moyen vous pouvez plus faire en peu de temps que vous ne feriez par vos efforts en un temps plus considérable. Tâchez de prendre si bien l’esprit de cette conduite, que vous marchiez simplement comme un enfant, qui prend la peine et le repos selon qu’on le lui marque. Or Dieu vous le marque par la raison et par la nécessité : et s’efforcer156 au contraire par scrupule, par désir de plus grande perfection ou par crainte d’imperfection, c’est se fourvoyer en ce degré. Allez donc simplement et bonnement, et vous verrez à la suite que la subordination simple à Dieu, souvent en ne faisant rien par raison, donne plus Dieu sans comparaison que de faire beaucoup avec effort, et par soi-même, tout consistant en cet ajustement agréable et paisible au Père qui conduit son enfant.
8. Je vous assure que si on comprenait bien cette vérité, on arriverait plutôt à l’union divine en un an ou deux, que l’on n’y arrive souvent en vingt ou trente années par ses efforts. Et cela n’est nullement difficile à croire aux gens un peu clairvoyants, qui remarquent toujours qu’il y a beaucoup de suffisance et de présomption, et infiniment de son propre opération mélangée avec une opération de Dieu fort petite ; et qu’au contraire dans la soumission et la petitesse d’esprit qui se laisse conduire à Dieu à la manière qu’il le veut par ses providences, il y a beaucoup d’humilité et par conséquent une grande opération de Dieu. C’est pourquoi la Très — sainte Vierge admirant, toute en extase, la grandeur et les merveilles de l’opération divine dans l’Incarnation, ne peut autrement y répondre que par ses admirables et profondes paroles ; Quia respexit humilitatem ancillae suae 157: Dieu a fait en moi toutes ces merveilles parce qu’il a eu pour agréable l’humilité de sa servante.
9. Quand vous vous trouvez en abattement intérieur et en sécheresse, et que cela ne peut pas s’ajuster par votre repos intérieur et par votre oraison selon ce que vous le marquez ; souffrez humblement cet état, portez en la peine. Et si vous voyez que cet abattement continue un peu trop ; reposez votre esprit humblement et votre corps s’il se peut, prenant un petit divertissement. Ces manières qui nous font voir que nous sommes de pauvres hommes qui avons besoin de soulagement dans l’ordre de Dieu, nous apprennent que nous sommes de faible créatures et nous tiennent insensiblement dans un procédé humble et rabaissé.
10. Tout ce que vous me mandez dans le reste de votre lettre, soit de vos sujets d’oraison ou de la paix que votre âme goûte au milieu des croix, est tout à fait ce que Dieu veut de vous. Continuez s’il vous plaît et ne vous étonnez pas des petites difficultés que vous avez à votre oraison : tout cela y donne l’esprit de Dieu pourvu que la fidélité continue ; ce que j’espère beaucoup de sa divine Majesté. Car en vérité vous ne sauriez croire combien je vois que Dieu a de bonté pour vous, et comme j’espère qu’elle fera fructifier votre intérieur, le rendant à la suite très fécond, et autant que votre mort sera entière par toutes les diverses providences que Dieu permettra vous arriver. Chaque moment de votre vie vous doit être par conséquent infiniment précieux le considérant par ce don de Dieu. [87]
1. Je vous avoue M. que j’ai une joie très grande d’apprendre par vous-même de vos nouvelles, spécialement de votre intérieur ; et cette joie me vient de ce que je suis fort confirmé par tout ce que vous me dites en vos deux lettres, que vraiment Dieu est en vous, et y veut être de plus en plus par la mort de vous-même et de vos inclinations quoique saintes et bonnes, causée par tout ce que la personne dont vous me parlez vous fait et vous dit. Prenez donc courage au nom de Dieu, et n’envisagez en toutes ces paroles et en tout le reste que les moyens que Dieu vous fournit par sa providence de vous défaire d’un million de choses dont vous ne viendriez jamais à bout sans cette rude providence.
2. Je sais bien qu’il est très difficile de trouver Dieu et son divin ordre dans tout ce qui est fait contre Dieu : cependant il est très certain que qui se sert de la foi pour trouver la divine providence en ces choses, y trouve vraiment Dieu à son grand avantage ; et l’on ne saurait croire combien ces choses contrariantes et contraires font trouver la mort de son propre jugement, de sa propre conduite et de sa propre suffisance, qui infectent très ordinairement notre pauvre âme. Et quoique très souvent l’on croie par son expérience que ces choses brouillantes158 et inquiétantes renversent le repos de notre âme, et nous [88] dérobent aussi les moyens de faire Oraison ; cela n’est proprement que pour les âmes qui ne se tranquillisent pas en abandon entre les mains de Dieu. Mais supposé qu’on le fasse, on trouvera que ces rencontres fâcheuses purifiant l’âme la font plus faire d’Oraison et mieux en un quart d’heure, qu’elle n’aurait fait sans ces choses en plusieurs heures : et même que quand la providence divine croît si avant par ces contrariétés que de nous dérober tous les moyens de faire Oraison, nous ne devons pas nous troubler pour cela, mais plutôt calmer notre âme en abandon ; et nous trouverons qu’étant en repos en mourant à nous, ces choses nous seront une bonne Oraison.
3. Prenez donc courage M... Continuez doucement vos petits exercices quand vous le pourrez : mais quand vous ne le pourrez pas, étant occupée159 par service et par le reste des providences de votre état, ne vous en embarrassez pas ; mais plutôt laissez-vous façonner doucement et suavement par ces choses bizarres et éloignées [,] à ce qu’il vous paraît, de votre dessein : et vous trouverez à la suite qu’encore qu’elles vous paraissent vous éloigner, elles vous approchent et font merveilleusement bien et adroitement tout ce qu’il faut dans votre âme selon le dessein de Dieu. C’est là vraiment le moyen que Jésus-Christ a apporté dans la terre, ayant fait et opéré tout, non seulement par les croix, mais par toutes les choses contraires à son dessein selon l’opinion des créatures les plus prudentes.
4. Le monde et les choses du monde s’augmentent et s’accroissent en paraissant et en éclatant de plus en plus : et Dieu et les choses de [89] Dieu croissent tout au contraire en l’âme en s’apetissant et devenant rien jusqu’à être la servante et comme la balieuse [balayeuse]160 des autres. Ce principe qui est infiniment vrai dans l’exécution des desseins de Dieu, vous doit consoler autant que vous voyez augmenter chez vous des moyens de vous contrarier et apetisser, et de n’être rien. Les gens du monde qui ne voient goutte161 en ce procédé, remplissent tout le monde de plaintes, l’une de ce qu’elle a un mauvais mari, l’autre de mauvaises affaires : ainsi de tout ce que le monde a dans son sein ; qui n’est propre à rien sinon à former Jésus-Christ dans les âmes qui sont assez heureuses d’avoir la semence de l’intérieur, et quelque commencement de foi pour faire [un] usage divin des providences crucifiantes de son état.
5. Tenez-vous donc heureuse d’être un peu détrompée de ces fausses lumières, et de trouver votre bonheur où tous les autres trouvent leurs croix et leurs peines : et je m’assure que votre intérieur, prenant peu à peu augmentation par là, vous donnera plus de fruit solide et plus de joie que jamais vous n’en sauriez souhaiter agissant naturellement, par toutes les choses qui pourraient réussir selon vos inclinations.
1. Je vous remercie de tout mon cœur de la peine que vous vous êtes donnée de m’écrire, pour soulager M. Et pour répondre à la [90] vôtre, je vous dirai premièrement que vous ne devez nullement vous étonner de ces productions de la nature qui surviennent sans votre volonté. Vous devez tendre à la perfection non seulement pour contenter Dieu ; mais pour faire encore avec perfection ce que Dieu veut de vous. Et si en le faisant il vous vient des mouvements de vanité ou autres, laissez crier la nature sans la regarder, ni l’écouter, ne le méritant pas ; et faites ce que vous devez : et vous verrez par votre expérience que cette agilité à contenter Dieu vous élèvera plus à lui que toutes ces observations pointilleuses qui sont plus de la nature que de la grâce.
2. Vous voudriez être volontiers comme ces Dames qui ne veulent pas sortir de leurs chambres de peur de la poussière, et qui ainsi mènent une vie fainéante. Il faut être plus courageux et magnanime : et je suis sûr que passant au-travers de toutes ces petites difficultés, vous trouverez en votre âme une pureté toute autre162 en un jour, que vous ne feriez par toutes ces observations en dix années. Outre que cette manière d’observation tient l’âme toujours collée en soi-même, et ainsi la rétrécit tellement qu’elle ne devient jamais capable des grands dons de Dieu. Soyez donc forte en cette rencontre, et allez droit cherchant Dieu de tout votre cœur ; et vous verrez par votre expérience qu’allant à lui de cette manière, il purifiera admirablement les défauts que vous contracterez en chemin.
3. Vous faites très-bien dans les choses qui sont de conséquence de suivre l’avis de votre ami. Outre que Dieu donne bénédiction à ce procédé, il délivre encore l’âme d’un million d’empêchements où elle demeurerait incertaine [91] et par conséquent réfléchissante, et ainsi s’arrêterait. Mais quand vous êtes suffisamment certaine, allez bonnement et ne vous accoutumez pas à tant hésiter ; car comme votre naturel est fort timide, il est fort proche de la réflexion : mais par ce procédé vous pourrez beaucoup vous servir de ce même naturel pour vous perdre beaucoup en confiance en Dieu.
4. Pour ce qui est de vos emplois à la Cour, et de la manière avec laquelle vous y devez être et y trouver Dieu par l’ordre divin, à cause de votre charge, je ne le répèterai pas ici. Je vous l’ai écrit et dit tant de fois. Comme Dieu vous veut dans votre emploi et qu’il est d’ordre de Dieu sur vous, regardez ce même emploi comme Dieu et comme ordre de Dieu, et par conséquent tâchez de vous y perfectionner, et vous verrez sûrement, que vous trouverez Dieu en tout, et que votre Oraison y augmentera très-particulièrement, conjointement avec les vertus, que Dieu désire de vous. Et si vous ne compreniez pas ceci, et que vous ne le missiez163 en pratique, vous trouveriez toujours votre âme affaiblie et courbée sous le fardeau de votre charge, sans en tirer aucun fruit pour votre âme ; et par conséquent, au lieu de vous servir, elle [votre charge ?] vous nuirait beaucoup : mais prenant ce procédé, vous trouverez dans la suite, que Dieu s’augmentant en vous, il vous nourrira des fruits de son ordre en votre état et en votre charge. [92]
1. « J’ai eu très peu de temps à moi depuis que je ne vous ai vu. Ainsi je n’ai pu vous écrire plutôt. Et cependant j’en avais une très forte envie, quoiqu’il n’y ait pas assez longtemps que nous ne nous sommes vus, pour qu’il y ait quelque différence de mon intérieur à ce qu’il était, quand je suis parti pour venir ici.
2. « La vie que je mène présentement est si différente de celle que je menais, que c’est quasi un changement d’état : ainsi je crois qu’il est nécessaire que je vous dise celui où je me trouve à présent, qui est un très grand calme et un très grand repos. Je me sens même de la joie et assez sensible ; quoique je voie très clairement que sans l’ordre exprès de Dieu qui me met ici, rien n’est plus contraire à la vie que Dieu me fait la grâce de vouloir mener que tout ceci ; et que je dise très souvent en moi-même : Super flumina Babylonis illic sedimus et flevimus dum recordaremur Sion164 : Mais pourtant avec un entier abandon entre les mains de Dieu.
3. « Je fais mon oraison à l’ordinaire avec [93] de grandes interruptions. Je me sens avec la grâce de Dieu bien plus libre et bien plus dégagé que l’année passée : et je me trouvais tout autre à répétition de l’opéra que je ne m’y étais trouvé les autres années, me sentant alors des oppositions très grandes pour toutes ces vanités et ses folies et y renonçant très souvent par actes ; mais cette fois-ci je ne me suis pas senti ainsi. Je m’y suis trouvé tout à fait en calme et en repos, et y faisant mon oraison avec assez de facilité ; trouvant Dieu dans ces choses là, puisqu’elles sont son ordre sur moi. Je connais très clairement qu’il n’y a pas un bonheur pareil à celui d’envisager toujours l’ordre de Dieu sur soi ; puisqu’on ne peut trouver Dieu que par là, comme vous nous l’avez tout dit. Je n’ai jamais eu de plus forte envie d’être à Dieu de tout mon cœur ; et il me fait la miséricorde de vouloir tout faire pour cela.
4. « Il est bien impossible, étant aussi rempli de défaut que je suis et en sentant une aussi grande et trop féconde source en moi, que je ne tombe. Je tâche aussitôt de me relever en me retournant à Dieu. Peut-être n’y fais-je pas assez de réflexion, ni devant ni après ; car peut-être cela m’empêcherait quelquefois de tomber : mais ce ne pourrait être sans être plus rêveur et plus en soi, qui est pourtant une très vilaine demeure.
5. « Je suis dans de fâcheuses occasions et toujours en péril. J’ai bien besoin de la grâce et de la miséricorde de notre Seigneur pour me soutenir dans les dangers. Je tâche, autant que je le puis, de me retourner vers Dieu et de me mettre un peu en oraison [94]. Je regarde tous les emplois de ma charge comme mon oraison, et encore plus ; puisque je n’en puis avoir qu’en remplissant les devoirs de mon état. Je continuerai mes communions comme vous me l’avez ordonné. Je me sens assez sec dans mon oraison : mais j’y demeure portant avec un grand repos : étant convaincu que Dieu opère plus sur moi par le vide et par les sécheresses que par les lumières des sens. Voilà, je crois, tout ce que je vous puis dire de mon intérieur. » [94]
1. Je ne sais comment vous exprimer ma joie apprenant de vos chères nouvelles, et spécialement de celles qui touchent votre intérieur ; d’autant que c’est par là que la divine Bonté dispose votre âme pour la faire arriver où il la désire. J’ai lu votre lettre avec plaisir, et remarquant vraiment les démarches de Dieu, et y voyant clairement la confirmation de tout ce que Dieu m’a fait voir touchant votre perfection et ce qu’il veut de vous. Je vous avoue que j’ai été consolé et le suis encore dans les lumières qui me viennent touchant votre état : mais je le suis bien plus en voyant la pratique et en remarquant en vous les effets de cette divine lumière.
2. Prenez donc courage au nom de Dieu, et tâchez de vous bien confirmer dans le procédé divin que Dieu vous a fait tant expérimenter en vous parlant, et dont il vous donne quelque jouissance vous mettant en état de pratique au lieu où vous êtes. Soyez donc bien certain que votre état étant généralement ordre de Dieu, parce qu’il vous y appelle, tout vous y doit être de Dieu. Et ainsi vous l’y devez trouver incessamment aussi véritablement que vous le trouverez dans votre oraison. Je vous dis bien plus, plus les choses sont contraires à Dieu selon les sens, et plus ils y auront difficulté de l’y trouver ; plus votre esprit en foi sera en capacité de l’y trouver vraiment. Car ce contraire renversant le jugement et la raison chrétienne, et qui se trouve presque en tous les emplois de la Cour, en écrasant vos sens, et en faisant mourir votre esprit, peut lui faire trouver Dieu hautement dans son repos et dans son calme. C’est là vraiment où les choses très contraires produisent leur contraire selon les termes de la Vérité éternelle ; que la séparation produit l’union, que la perte fait trouver ; et que vraiment la mort des sens et de tout soi-même fait jouir de la vie.
3. Ne regardez donc jamais toutes ces choses si contraires, dans lesquelles par le devoir de votre charge vous êtes journellement, comme des choses contraires à votre perfection, mais bien comme des choses qui véritablement renferment Dieu par son divin ordre sur vous. Ce qu’il y a donc à faire est, ce que vous me dites et ce que vous faites, savoir d’être vraiment en calme et au repos pour y trouver Dieu. Ne vous laissez pas captiver par leurs contrariétés qui terrassent les sens, ni abattre par leur diversité si contrariante. Relevez souvent votre esprit au-dessus tout cela, en le remettant en repos et en sa place, le calmant par le divin ordre. Et je vous assure que si les choses mêmes de votre état sont ainsi prises quoiqu’étant éloigné extérieurement de Jésus-Christ, comme l’opéra et le reste des divertissements de la Cour, elle semble par une certaine corruption qu’elles ont, vous jeter hors de votre oraison et de la présence de Dieu, vous ne laisserez pas cependant d’y pouvoir trouver autant Dieu qu’en votre oraison, et ainsi y trouver le supplément de votre oraison, ces choses vous la dérobant par nécessité.
4. Car c’est une vérité incontestable que l’ordre divin, en quoi qu’il soit et en quelque lieu qu’il se trouve, supplée à tout, et renferme tout pour les âmes selon le degré où elles en sont. Je dis bien plus, qu’il est même Dieu pour celles qui sont assez heureuses d’être arrivées en lui par éminence de grâce. Jugez donc, s’il vous plaît, que cela étant tel pour telles âmes si avancées, il sera encore bien plus vrai que celles qui cherchent leur pureté et leur perfection dans les saintes œuvres et dans l’oraison pourront y trouver tout ce qu’elles cherchent, Dieu par sa providence les liant à tel ordre qui les en retire.
5. Je suis donc bien aise que vous expérimentiez cette vérité comme vous me le marquez, et qu’ayant par la bonté divine goûté par nos conférences la douceur de ces vérités, vous vous repaissiez du fruit par la pratique de tout ce que vous avez en l’état où vous êtes. Et il est certain que plus vous y serez fidèle, plus vous expérimenterez votre âme se dilater et être en repos dans les rencontres de votre état. C’est pourquoi dès que quelque chose vous ébranle et vous tire de votre repos et de votre paix, remettez vous y à l’heure même, afin que votre âme soit en situation pour recevoir les miséricordes de Dieu. Si vous remarquez que votre âme sent quelque contrariété et quelque embarras, remettez-vous au large par abandon ; et je suis sûr que vous y remédierez au même temps.
6. Ne vous étonnez pas des sécheresses et des aridités dans votre oraison. Soutenez les avec courage comme des caresses de Dieu, et des moyens très effectifs non seulement pour purifier votre âme, mais pour disposer votre cœur à la paix et à l’ouverture pour trouver Dieu et le calme dans tout ce que vous aurez à souffrir dans votre état : vous ressouvenant généralement que plus votre âme sera fidèle à mourir généreusement à elle-même, elle entrera plus purement au large dans les dispositions qu’elle expérimente, plus aussi aura-t-elle des expériences certaines que Dieu se communique davantage à elle, et que de son côté elle est plus fidèle à Dieu ; toutes ces dispositions allant toujours s’augmentant selon que vous approcherez de plus en plus de sa divine Majesté.
7. Il est de grande importance que vos défauts ne vous étonnent pas, ni ne vous embarrassent pas, vous faisant trop réfléchir sur vous-même pour vous en délivrer. Ce moyen n’est pas celui que Dieu désire de vous, étant [98] vraiment touché de Dieu pour aller à Lui en repos et par retour amoureux, qui purifieront sans comparaison plus votre âme après vos chutes et même vous en précautionneront davantage. Le moyen de se garantir du froid est de se tenir paisible près du feu, et le retour que l’on fait vers le feu en s’en approchant remédie au froid qui nous pénètre. Il en est de même pour les âmes dans lesquelles Dieu veut faire Sa demeure : ayant un cœur vide, paisible et incliné vers Dieu, Il ne manque pas de Se communiquer et de rectifier ce qu’il y a d’impur. Et comme l’esprit de telles personnes est fort délicat sur les moindres fautes, aussi les fautes qu’elles commettent leur servent-elles de réveil pour se mettre en repos et en retour vers Dieu et rectifier par là ce qu’il y a de désordonné et d’impur.
8. Ce procédé pour les défauts étant mis en pratique de la bonne manière, fait qu’ils ne nuisent point à l’âme ou très peu, et que même très souvent ils servent de beaucoup, étant comme un réveil-matin qui sollicite l’âme incessamment pour se réunir à son Principe et apprendre par là que le bonheur consiste vraiment en l’union véritable à ce premier Principe. Car comme telles âmes apprennent si fréquemment par la continuité de leurs défauts à goûter la douceur de l’écoulement de la bonté divine pour remédier à leurs misères, elles viennent en tel état qu’il leur serait impossible de se passer de Dieu quand bien elles auraient toutes les douceurs de la terre.
9. Et quand les âmes ne prennent pas ce procédé, en tendant à l’union et au repos, elles sont infiniment multipliées et divisées par [99] tous les défauts qu’elles commettent. Et ce qui est encore bien plus pitoyable, c’est qu’une faute est très souvent l’origine de quantité d’autres par le trouble, l’étonnement et l’orgueil secret qui se rencontrent dans les réflexions pleines d’anxiété sur leurs défauts ; et véritablement la chose est telle que pour l’ordinaire elles ne s’en défont presque jamais, mais plutôt elles vont multipliant. C’est pourquoi si on prend garde de près aux âmes vertueuses et timorées, on remarquera que tout leur travail durant toute la vie n’est que pour se défaire de leurs péchés et de leurs défauts sans prétention à autre chose, ce qui est un emploi qui seul ne peut remplir la capacité de la créature créée de Dieu pour jouir de Lui dès cette vie. D’où vient que vous voyez ces pauvres âmes toujours rétrécies et recourbées sur elles-mêmes par crainte, n’ayant pour l’ordinaire que des sentiments de rigueur sur elles, parce qu’elles sentent toujours le poids de leur corruption et n’expérimentent presque jamais rien de ce grand don de l’adoption des enfants de Dieu, que Dieu fait avec tant d’amour à Ses créatures, par lequel elles ont droit à une liberté victorieuse pour se défaire de leurs défauts en retournant amoureusement à Dieu leur Père.
10. Continuez votre oraison à l’ordinaire, ne vous étonnant nullement des sécheresses : puisqu’il est certain, que l’obscurité et la sécheresse sont plus avantageuses à un cœur droit et désireux de Dieu, que tous les goûts et que tout ce qu’on pourrait avoir d’aperçu ; étant très certain qu’une telle foi opère sans comparaison plus, et donne beaucoup plus de Dieu, que toutes ces choses aperçues. Le secret est, de porter avec courage la peine que cause cette obscurité, en se tenant autant uni et en repos que l’on peut.
Mon très-cher Père.
1. Je vous assure que si Notre-Seigneur a la bonté de me graver dans votre cœur, et de vous donner de l’amitié, de l’inclination et de la charité pour moi, j’en ai autant pour le moins pour vous ; et depuis le moment que j’ai eu la consolation de vous voir, j’ai fort pensé à vous, espérant beaucoup de votre intérieur et de la grâce que Dieu vous destine. Car à vous parler franchement et avec ouverture de cœur, j’espère de sa bonté qu’elle vous donnera beaucoup d’Oraison, si vous êtes fidèle à mourir à vous-même, et à laisser peu à peu écouler en repos et en abandon bien des impétuosités intérieures, que Dieu ne vous donne que pour consumer insensiblement en bons désirs bien de la nature et bien des faibles165 qui sont en vous.
2. Où il faut remarquer comme une chose de grande importance pour votre intérieur, et même pour toute votre conduite jusqu’à la fin de votre vie, que Dieu veut très-assurément vous communiquer beaucoup d’union avec lui, [101] et qu’il vous destine spécialement à l’intérieur pour vous y communiquer son Esprit. Mais comme cette vocation est dans un fond beaucoup actif de lui-même, et par conséquent sujet à beaucoup d’impétuosités naturelles, sa bonté veut consumer peu à peu ce naturel, et en suite toutes les imperfections qui l’accompagnent par une manière qui lui soit conforme. C’est pourquoi vous verrez que d’ici à long temps Dieu vous donnera des désirs et des occupations intérieures, pour faire exhaler vers lui la capacité de vos puissances, et vous vider ainsi peu à peu de vous-même en vous consumant devers166 Dieu. Et pourvu que par l’Oraison et par vos petits exercices pendant le jour, votre âme tende toujours à Dieu en repos, mais cependant en ferveur, vous verrez toujours de l’augmentation.
3. Je vous dis donc deux choses, savoir premièrement, que votre âme doit tendre vers Dieu en ferveur par l’amour, par les désirs, et par toutes les bonnes pensées que sa Majesté vous fournira en votre Oraison, et pendant le jour : car sans cette ferveur et sans cette fidélité à vous en aider, vous ne feriez pas usage de votre grâce ; et même vous ne consumeriez pas tout ce qu’il y a en vous de propre et qui peut être consumé pour Dieu. Secondement, que cette consommation devant Dieu se doit faire dans le repos et dans le calme, c’est-à-dire, que vraiment vous fassiez tout ce qui vous sera possible pour vous posséder en repos, en agissant, en souffrant et en faisant généralement tout ce que Dieu demande de vous.
Où vous avez à remarquer, qu’ayant fait l’un sans faire ce second comme vous le devez, je [102] veux dire, qu’ayant été actif en désirs, mais avec un peu trop d’impétuosité qui vous a retiré de votre repos intérieur, vous vous êtes toujours jeté dans l’inquiétude pour vous et pour les autres. Tâchez donc de vous bien posséder intérieurement et dans le plus de repos que vous pourrez ; soit au milieu de vos défauts, ou en tout le reste qui vous incommodera ; soit aussi à l’égard des autres en souffrant avec patience ce qu’ils vous font et même leurs défauts, sans vouloir les déraciner tout d’un coup, mais plutôt travaillant à en venir à bout peu à peu avec charité ; prenant aussi le même procédé à l’égard de vos défauts et de leur correction.
4. Vous savez que je vous ai dit que la grâce étant dans votre fond, et y ayant beaucoup de vocation pour l’Oraison et pour vous corriger en beaucoup de choses, vous n’en viendrez pas à bout comme plusieurs âmes que Dieu appelle aussi à l’Oraison, qui par la facilité de l’Oraison, de la recollection, et ainsi de quantité d’exercices intérieurs qui peu à peu mettent en œuvre leurs puissances et leurs sens, par là insensiblement les consument, et les réduisent à l’unité. Or Dieu ne prendra pas ce procédé en vous, votre fond est trop impétueux et turbulent : ce serait le moyen de vous jeter dans des inquiétudes étranges, ne pouvant réussir à un calme d’Oraison comme ces autres âmes. Dieu veut donc consumer votre vous-même peu à peu, tout de même comme on fait exhaler un parfum sur du feu : cet élément le consume insensiblement par sa chaleur. Ainsi l’amour divin aidé en repos et en calme des bonnes vérités en votre Oraison, et en vos autres exercices, fera exhaler, à la gloire de Dieu, [103] tout ce qui est en vous-même, et qui est de vous-même ; et par là peu à peu Dieu viendra en la place de ce que vous perdrez : et si vous êtes assez heureux de tout perdre en vous exhalant, c’est-à-dire en vous consumant pour Dieu, il y viendra magnifiquement : et selon ma pensée c’est son dessein.
5. C’est pourquoi ne vous donnez point de relâche, et tenez-vous heureux, plus vous aurez d’occasions et de providences de vous faire mourir à vous-même. Ce que vous remarquerez s’effectuer, autant que dans l’Oraison, dans les croix extérieures que les autres vous causeront, dans la peine que vous souffrirez par vos défauts, et enfin dans la patience et dans la longanimité que vous aurez à attendre Dieu et à vous ajuster à sa manière d’agir, vous recevrez tout cela avec un plus grand repos et un plus grand calme ; et qu’ainsi votre âme devenant plus féconde vers Dieu, elle se défera d’elle-même et de son procédé trop naturel avec plus de facilité et de liberté.
6. Où vous devez remarquer comme une chose de grande importance que selon que Dieu est, et que Dieu veut être dans le fond d’une âme, il est également pour elle en tout ce qui lui arrive par sa providence ; n’y ayant pas la moindre chose qui ne soit conduite et ordonnée par lui. Cette vérité très certaine supposée, vous devez vous servir pour votre intérieur et pour arriver aux desseins de Dieu, de tout ce que vous remarquez qui vous arrive de jour en jour dans votre état non seulement intérieur, mais même extérieur. C’est pourquoi vous devez beaucoup vous laisser en abandon pour tout ce qui vous peut arriver par le chan [104] gement et le désordre de votre congrégation, que je crois, qui mettra le désordre dans quantité de sujets : d’autant que Dieu étant peu en eux, ils ne seront pas capables de le porter et de faire usage de ce désordre en tâchant de se posséder et de faire167 fruits de ces croix ; mais qu’au contraire trouvant la porte au relâche, par là ils se perdront.
7. Pour ce qui est de votre Oraison, vous savez ce que je vous en ai dit, et comme il est vous est nécessaire de vous aider et de vous remplir de quelques vérités de Jésus-Christ pour exciter l’amour divin en votre âme et aussi pour la nourrir, et la fortifier par là, afin que, comme je vous viens de dire, l’amour croissant, et s’augmentant il consume et fasse exhaler ce qu’il y a d’imparfait dans votre âme. Or toutes les vérités de Jésus-Christ goûtées et pénétrées avec paix et repos vous feront assurément un grand effet ; et vous verrez par expérience, si vous êtes bien fidèle, comme je l’espère, que votre cœur se dilatera et s’ouvrira à la vue de ces vérités, et que votre fond intérieur s’en nourrira, comme nous voyons au printemps le Soleil [majuscule dans le ms.] faire ouvrir les fleurs et leur donner la vie. Et nonobstant vos sécheresses et la difficulté que vous aurez quelquefois en votre Oraison et pendant le jour, de vous nourrir des vérités, ne laissez pas de le faire ; d’autant qu’ayant de la foi, comme Dieu vous en donne, cette lumière vivante et vivifiante ne laissera pas d’en tirer une vie et une nourriture pour votre âme quoiqu’il vous paraisse qu’elle n’y fasse ni n’y goûte rien.
8. Ne vous étonnez pas des sécheresses et des tentations qui pourront venir. Il est impossible [105] de vous purifier, et d’être fidèle à Dieu selon votre don, sans en avoir beaucoup. Tout cela vous sera fort utile et même nécessaire, afin d’éprouver votre fidélité, et de vous aider à vous ajuster à la volonté de Dieu selon son plaisir. C’est pourquoi tâchez d’être égal autant que vous pourrez et de faire aussi ce qui vous sera possible, afin que Dieu vous plaise autant par ces états que par ceux où vous êtes consolé : et vous verrez que Dieu vous y sera pour le moins autant fécond, et aussi proche de vous que dans le temps de facilité.
9. Servez-vous donc au nom de Dieu de tout ce que Dieu vous met entre les mains par les grâces qu’il vous a données en notre entrevue168, et j’espère de sa bonté qu’il vous les continuera, et qu’à la suite par la fidélité vous expérimenterez que vraiment on vous dit la vérité touchant votre vocation pour l’Oraison et pour mourir véritablement à vous-même en paix et en repos.
Mon très-cher Père,
1. Soyez assuré je vous prie, que c’est de tout mon cœur que je vous rends le petit service dont je suis capable, et que vous ne devez point me faire des compliments sur cela. Je vous répondrai donc simplement selon ma petite [106] lumière, vous conjurant d’y faire application ; d’autant que vous êtes dans un pas glissant qui pourrait vous donner de l’embarras à la suite, et que vous pourrez facilement éviter et outrepasser sans qu’il vous cause de dommage, mais plutôt il vous pourra aider en y recueillant la grâce qui y sera.
2. Je ne m’arrêterai point à examiner si toutes les vues surnaturelles que vous avez eues sont véritables ou non ; cela est de nulle importance dans la grâce que vous poursuivez : car supposant votre vocation pour arriver à Dieu, il est plus utile d’outrepasser toutes ces vues surnaturelles que de vous y arrêter pour peu que ce soit. Et afin de vous confirmer dans cette vérité plus solidement, il faut que vous sachiez que telles vues ou visions surnaturelles peuvent arriver en deux degrés, ou (1.) l’âme étant déjà en Dieu et dans son centre, et par conséquent telles choses étant des écoulements de ce centre dans les sens ; ou bien (2.) l’âme allant en Dieu, et ainsi ces vues étant des secours pour élever les sens à Dieu. De quelque manière que vous les preniez, il est généralement plus utile de les outrepasser pour se retirer en Dieu que de s’y arrêter pour peu que ce soit : d’autant que cet arrêt étant vers une chose qui est conforme à l’inclination naturelle des sens, insensiblement elle causera de mauvais effets, comme amour-propre [ms., sans tiret], propre suffisance, éloignement de la petitesse intérieure, et un million d’autres défauts que ces visions quoique bonnes peuvent causer par accident ; mais les outrepassant, et s’en servant seulement pour aller plus vite vers Dieu par la mort de soi-même, [107] elles vous seront très utiles ; d’autant que tout ce qui est de Jésus-Christ aide toujours à mourir à soi et à s’outrepasser.
Ainsi il est donc meilleur et plus utile dans toutes ces vues de Jésus-Christ, de s’en servir pour l’effet qu’elles sont données, (qui est proprement pour nous faire mourir et nous apetisser, ce que je vous défie que vous puissiez faire pour peu d’inclination et d’estime que vous conserviez pour ces choses) que de s’y arrêter pour peu que ce soit.
3. Sur cela on peut avoir un doute qui est aisé à résoudre, savoir supposé que ces visions et ces vues soient surnaturelles, et par conséquent que Dieu les donne ; comment pourront-elles faire du mal, et causer de l’accident à l’intérieur ? Je réponds que l’âme est si corrompue par le péché, que généralement tout ce à quoi elle peut mettre la main, elle le corrompt et s’y corrompt, à moins qu’on ne le dérobe et arrache de son pouvoir au plus tôt169. Or tout ce qui vient dans les sens et dans les puissances qui cause image [singulier] en quelque manière que ce soit, quelque surnaturel qu’il puisse être, vient sous son pouvoir dès aussitôt qu’il est imaginé ; et ainsi à moins que de promptement et avec humble vigilance se retourner et se récouler en Dieu par ces choses mêmes, en les outrepassant, l’âme s’y trouve toujours prise, et sans qu’elle s’en aperçoive, insensiblement elle perd son vol, et peu à peu elle devient rampante en elle-même et dans ses inclinations.
4. D’où vient que vous voyez très-ordinairement que les âmes qui croient avoir telles choses surnaturelles, y sont attachées et en ont quelque estime ; et si on vient peu à peu à mésestimer [108] ces choses, elles sont touchées au vif, et insensiblement l’amertume du cœur leur vient : ce qui est une marque évidente qu’elles sont attachées au créé, et aux images de grandeur que telles choses ont imprimées170 dans leurs sens. Car si cela n’était pas, elles sentiraient de la joie lorsqu’on leur ôte ce sensible : parce qu’elles auraient toujours l’insensible en Dieu qu’elles ne peuvent perdre. De plus vous remarquez toujours que telles âmes qui conservent secrètement une estime et une liaison pour ces sortes de communications extraordinaires, si elles ne les outrepassent vigoureusement comme je dis, ont toujours par elles un accroissement et une augmentation de vie naturelle, à laquelle elles ne touchent presque jamais, comme est d’être estimées des autres, de fuir secrètement l’abjection et le mépris, d’être extrêmement promptes, et de prendre feu facilement quand on les choque ; et ainsi un million de choses qui marquent la propre vie de la nature qui est nourrie secrètement, sans qu’elle s’en aperçoive, par le créé imaginaire qui est en telle chose surnaturelle. De manière qu’au lieu que telles communications surnaturelles doivent vraiment et incessamment faire mourir et porter le glaive de division dans le plus délicat d’elles-mêmes, elles font tout le contraire en nourrissant et en appâtant la nature dans son plus précieux.
Or agissant de cette manière, comme je viens de dire, et, en prenant ce procédé, vous vous servez efficacement des vues surnaturelles que vous avez, pour vous aider et vous secourir afin de vous perdre davantage, et de mourir plus profondément à votre amour propre et à votre vie propre, et par là l’âme porte l’effet [109] véritable de ce qu’il y a de Jésus-Christ.
5. Il ne faut pas que vous vous trompiez, votre âme n’est pas dans le centre : elle est bien désireuse et touchée intérieurement pour y tendre ; mais elle n’y est pas encore. Il faut bien une autre mort et une autre nudité, que vous n’aurez que par la fidélité à mourir à vous-même, et par la continuation de votre Oraison, et de vos exercices intérieurs. De cela j’en suis très certain [ms., tiret], et j’en ai des raisons infinies. Ainsi je suis pleinement convaincu que toutes les vues que vous avez eues, que vous avez, et que vous pouvez avoir, ne sont pas un écoulement de votre centre ; mais bien des vues données dans vos sens pour animer votre âme à l’agilité, et au retour vers Dieu, sans quoi vous auriez de la peine à porter le sensible de vos sens en solitude, et à les réduire peu à peu à la simplicité.
6. Il faut prendre garde que votre naturel étant fort sensible et affectif, et par une suite nécessaire incliné à l’imaginatif, ces sortes de naturels ont l’imagination fort vive et tirent des images presque de rien, sans qu’ils s’en aperçoivent.
C’est pourquoi il est de grande conséquence que vous sachiez et vous vous certifiiez beaucoup que le solide où tend toujours le dessein de Dieu par tout ce qu’il donne et qu’il communique, est de donner une tendance et d’exciter et animer la pointe de la volonté à la nue et pure vertu. C’est pourquoi l’âme observant bien tout ce que je viens de dire et se précautionnant, a une certaine inclination cachée pour la nue et pure vertu à laquelle elle doit tendre à travers et par dessus toutes ces choses. [110]
C’est pour cet effet que Jésus-Christ Homme-Dieu171, quoiqu’uni substantiellement à la Divinité, et par conséquent jouissant de la plénitude de Dieu, a été toujours dans la pure et nue mort de soi-même, par la pointe de toutes les vertus qui l’ont fait un homme de douleur et de peine, tel que nous le pouvons envisager par un regard général de tout ce qu’il a été en sa vie. Et voilà l’essentiel et où tend la pointe de tout ce que Dieu donne.
7. Je ne me suis pas arrêté, comme je vous ai dit, à examiner chaque vue, savoir si elle est surnaturelle ou non ; car par ce procédé que je tiens il n’en est pas nécessaire. Car agissant de cette manière et comme j’ai dit, on peut cueillir les fruits de toutes choses, et elles tendront, ou plutôt elles nous conduiront toujours à leur fin, qui est en Dieu ; pourvu que nous les outrepassions comme j’ai dit. Et de cette manière on se tire d’un grand embarras d’incertitudes et d’un long examen [à savoir] si les choses sont vraies ou fausses, et même quel degré de vérité elles possèdent : ce qui amuserait beaucoup, et laisserait toujours des nuages dans l’âme.
Allons et courons notre chemin, et comme des [sic] bons voyageurs tâchons de ne nous charger d’équipages que le moins qu’il nous sera possible, afin d’aller plus promptement et plus légèrement à Dieu, qui n’est de tout ce que nous pouvons posséder et dont nous pouvons jouir en cette vie, et qui ne se laisse jamais approcher des âmes qu’autant qu’elles sont dénuées172 et mortes à elles-mêmes.
8. Tout le détail que vous avez vu, marque d’assez bonnes vérités, dont vous pouvez faire usage en la manière que je vous l’ai dit : et cela [111] supposé, toutes ces vérités de quelque façon qu’elles vous viennent, vous aideront peu à peu pour avancer chemin173, et pour arriver par elles insensiblement où Dieu vous désire. Si cependant sa bonté prenait la voie des mêmes vérités plus en foi, supposé174 votre fidélité, y ayant moins de sensible, plus elles vous feraient avancer et assurément elles vous feraient doubler le pas. Il faut pourtant s’abandonner à Dieu, et prendre la conduite, dont il se sert à notre égard, comme la meilleure pour nous, et comme celle dont il prévoit que nous avons besoin.
9. Vous avez très-bien fait de communiquer ces choses aux personnes que vous me marquez. Elles ne peuvent pas vous nuire, et même elles pourraient vous servir en telles occasions. Car une bonne prudence, éclairée de quelque lumière d’expérience, soit par elle ou par autrui, peut beaucoup en telles rencontres ; n’y ayant rien de plus facile pour s’égarer que telles opérations sensibles, vu principalement qu’elles ne découlent pas encore du fond.
10. Prenez donc courage, mon cher Père, et tâchez d’aller à grands pas, cherchant Dieu par tout ce que Dieu vous donne, et par votre chère solitude, non seulement pour mourir aux créatures, mais encore pour sortir de vous-même, c’est-à-dire de votre volonté, de votre sentiment, et de vos inclinations, afin que peu à peu mourant à vous, vous puissiez trouver Dieu, vous assurant comme une vérité infaillible, que vous ne le trouverez et ne le rencontrerez jamais, que par la véritable et réelle mort. De cette manière tout vous pourra aider à faire cette heureuse rencontre : non seulement l’intérieur et l’Oraison y contribueront, [112], mais encore toutes les occasions extérieures de votre état et de votre emploi, et ainsi peu à peu vous tomberez bien plus au large, pour avoir le moyen de plaire à Dieu et de l’aimer. Donnez-moi part à vos saintes prières et me croyez tout à Vous. Ce 25. Mai 1676.
1. C’est tout de bon, Madame, que je vous réponds avec joie, vous voyant beaucoup en croix ; je l’ai fait autrefois par condescendance, vous voyant moyennement crucifiée ; mais présentement que je vous vois de toutes parts attachée à la croix, je me satisfais beaucoup en vous présentant quelque consolation. Vous n’avez jamais été plus heureuse que vous commencez de l’être : et j’espère que ce bonheur ne finira que par le bonheur éternel, supposé que vous soyez fidèle (comme je l’espère) à vous laisser en croix. Vous n’avez donc qu’à vous laisser simplement en la disposition de la divine Sagesse qui fait et qui saura toujours bien vous faire et vous bâtir des croix où toute la raison humaine et tout le sens commun ne pourront jamais y rien comprendre. C’est pourquoi ne vous amusez pas à raisonner sur vos croix, ni à les vouloir ajuster à votre juste grandeur et capacité. Souffrez-les et vous y abandonnez175 sans réserve ; et vous verrez qu’autant que vous [113] diminuerez de vous-même en mourant peu à peu à vous, vous y trouverez votre place, ou plutôt vous trouverez qu’elles [ces croix] sont si bien ajustées pour ce qu’il vous faut, que vous ne voudriez pour rien y ajouter ni en diminuer, si vous aviez la lumière comme peu à peu vous l’aurez par leur moyen.
2. Le moyen donc de vous accommoder à vos croix, et d’accommoder parfaitement vos croix à ce qu’il vous faut, est d’y mourir un million de fois en expirant incessamment par toutes les pointes cruelles qu’elles vous donneront ; faisant en sorte qu’aucunes ne s’échappent par quantité de tours et de détours que la nature fine176 à chercher son propre, et à diminuer par là insensiblement les croix ou à s’en tirer, nous fait continuellement177. Je vous assure que si vous aviez la lumière assez perçante pour voir et découvrir la main de Dieu dans tout le procédé de M. votre Mari et de Me. votre mère et de tout le reste que vous me marquez, vous trouveriez vraiment que Dieu y est pour votre bien, et que c’est là véritablement ce qu’il vous faut178.
3. Ne vous arrêtez donc pas à chercher dans votre esprit, ni dans des conseils, je ne vous dis pas le moyen de vous en défaire [des croix] ; mais même le moyen de les faire beaucoup fructifier. Il vous suffit de les porter humblement, animant souvent votre cœur en vue de ce bonheur : et même selon qu’il augmente, et comme il est et sera toujours sans raison, il vous suffit de vous y ajuster comme vous pourrez sans beaucoup vous peiner ni vous embarrasser à voir si vous en êtes la cause ou non. Il vous suffit d’être la plus humble que vous pourrez dans ces rencontres et de prendre vraiment le procédé que vous me marquez. [114]
4. Adoucissez votre esprit autant qu’il vous sera possible par la vue de l’ordre de Dieu. Car il est très-difficile que telles croix ne choquent souvent l’esprit, et ne lui causent certains mouvements de tristesse, de chagrin, et d’ennui ; auxquels il faut remédier en renouvelant souvent la vue de la divine Sagesse qui vous impose cette heureuse nécessité de souffrir, et qui assurément s’y trouve et s’y trouvera<i> heureusement pour vous au cas que vous soyez fidèle, pour faire par là et par ce moyen non seulement votre purification, mais votre perfection.
5. Où il faut remarquer une chose fort considérable qu’il y a dans l’Église présentement des âmes qui tirent tout leur bonheur et leur grâce des croix, comme il y en a eu dans la primitive Église en ce temps-là quantité de personnes éclairées de la foi, qui étaient par une conduite admirable de la Sagesse divine, exposées au martyre, et qui recevaient de cette source de foi la grâce de la présence de Dieu, de l’Oraison, et de la communication avec Dieu, et généralement tout ce à quoi Dieu les destinait. Il en arrive de même dans ces temps-ci ; Dieu touchant certaines âmes, et leur donnant le désir d’Oraison, et d’arriver vraiment à lui, les attachant à la croix, les unes d’une sorte, les autres d’une autre, cela étant aussi différent que nos états sont divers. Et par là elles reçoivent la lumière et la grâce pour se purifier, pour augmenter beaucoup en l’Oraison ; et généralement elles trouvent en ce moyen toute plénitude de grâce selon le dessein de Dieu, pour accomplir en elles tout ce que sa Majesté désire d’y consommer en cette vie. Si bien que ces âmes cherchant la pureté de leur intérieur et [115] l’Oraison par un autre moyen qu’autant qu’elles demeurent attachées à leurs croix, ne la trouvent jamais : [elles] trouvent au contraire que plus elles prennent de moyens dans leurs inventions saintes pour se purifier et pour s’aider à s’éclairer en leur Oraison et au commerce avec Dieu, plus elles se brouillent et s’entortillent en leurs bonnes volontés par leurs inventions humaines quoiqu’avec sainte intention ; et que mourant humblement et simplement par leurs croix, et recevant ensuite [ms., en suite] ce que Dieu leur donne, sans en quelque façon y penser, elles trouvent que par ce moyen à mesure qu’elles meurent à soi, toutes choses se trouvent faites chez elles.
6. Et cela à la vérité avec beaucoup de raison quoique sans leur raison humaine : d’autant que leur croix leur étant une très-grande source de grâces, s’en servant simplement il en découle suffisamment pour tout leur bien, et même surabondamment à la suite que l’âme est plus fidèle à caresser, à aimer, et à chérir uniquement ses croix. Telles âmes assez heureuses d’avoir tel moyen divin, pour fournir généralement à tous leurs besoins, deviennent bientôt riches, étant fort pauvres, petites et humbles par l’attachement à telles croix. Et au contraire quand elles s’en détournent et n’y sont pas fidèles, elles remarquent en peu de temps, (si elles sont assez heureuses d’avoir suffisamment de la lumière,) que plus elles s’éloignent de la croix ou que plutôt la croix s’éloigne d’elles, insensiblement elles se multiplient, tombant peu à peu dans leur procédé plus humain ; et qu’ainsi un million de défauts et d’impuretés viennent à la foule accabler la pauvre créature.
7. La croix porte avec soi l’abjection et une [116] vie pénible, et empêche ainsi un million de petites vanités, de complaisances vers les créatures et sur soi-même, un amusement à un million de petits contentements humains dans la vie, et ainsi de quantité d’autres choses qui font sans s’en apercevoir une vie fort humaine. La vie crucifiée est à l’abri de ces dégâts et est au contraire une source très féconde [ms., avec tiret] de grâce pour remplir incessamment l’âme de tout ce qui est contraire à ces défauts.
Vous voyez donc combien vous êtes heureuse par tout cela, étant malheureuse selon le monde179. Et afin que cette grâce subsiste plus fortement en vous, tâchez de fois à autres au lieu de vous en prendre à vos larmes auprès de Dieu, d’envisager Jésus-Christ qui dans toute sa vie a été attaché à la croix, et y a fini cette même vie qui est la source de tout notre bonheur. Renouvelez souvent votre foi en envisageant Jésus-Christ de cette manière ; et elle vous sera féconde en rendant votre croix par ce moyen féconde.
8. Vous savez tout ce que je vous ai dit de vos exercices. Vous ne devez pas vous multiplier en autres choses ; mais seulement vous rendre fidèle : car l’Oraison, la présence de Dieu et la recollection durant le jour en votre emploi disposeront vos yeux intérieurs pour être vraiment éclairés et recevoir la divine lumière par vos croix.
9. Il est de grande importance que vous ayez soin de votre santé : car votre âme n’est pas encore si avancée, ni si pleine de la divine lumière pour être attachée à cette croix et pour la porter de manière qu’elle ne cause pas du débris dans votre corps. Il est nécessaire pour votre inté [117] rieur que vous tâchiez de soulager votre corps dans les rencontres, afin que vous ne tombiez pas malade. Car si vous tombiez malade n’ayant pas le moyen de faire Oraison, et de vous tenir facilement auprès de Dieu, vous n’auriez peut-être pas la lumière qui vous est nécessaire pour porter votre croix, et pour faire votre Oraison et le reste de vos petits exercices intérieurs comme choses très-nécessaires dans l’état où vous êtes. Pour ce qui est du manger, prenez garde d’excéder sur la mortification : il faut grande prudence sur cela pour la conservation de votre santé. Ne vous retranchez donc pas le manger qu’autant que vous vous apercevez de trop de sensualité, et que vous voyez que vous vous y recherchez trop.
10. Tâchez au nom de Dieu, que quand vous vous rencontrerez en embarras et en confusion intérieure, soit à cause du trouble que vous causent vos croix en général, soit aussi par la raison de vos obscurités et de l’égarement dans lequel votre esprit prompt et précipité vous jette souvent au fait de votre Oraison, et de vos défauts journaliers ; quand vous vous surprenez battant le pays180, et commençant à vous inquiéter pour donner ordre à votre disposition intérieure ; tâchez, dis-je, toujours à vous calmer avant tout en vous abandonnant à Dieu : et quand vous voyez le calme remis en votre esprit, pour lors voyez ce qu’il y a à faire selon les avis que vous en avez eus autrefois ; mais avant que vous le puissiez voir, il faut quelquefois du temps pour se calmer et même souvent une et deux journées. Et quand vous vous serez servie de ce procédé, vous verrez par expérience que [118] vous ne prendrez pas tant de diverses voies pour vous aider, ni que vous ne serez pas si souvent en suspens sur ce que vous devez faire et comment vous le devez faire. Car comme toutes les âmes qui sont en croix doivent être assurées que Dieu est avec elles, et que même il y est autant magnifiquement que la croix est pesante en toutes manières ; Cum ipso sum in tribulatione181; elles doivent être certaines sans hésiter que là est la lumière pour les éclairer, et qu’ainsi elles n’ont qu’à ouvrir les yeux pour la recevoir ; ce qu’elles font en se calmant et s’abandonnant en simplicité à Dieu.
11. Je m’assure que si vous prenez ce procédé, et que vous vous teniez [(sic) imparfait] ferme en tous ces petits avis, vous ne serez plus vacillante comme vous avez été, votre cœur et votre esprit s’affermiront ; et vous trouverez par expérience la vérité de ces belles paroles de Notre-Seigneur à S [aint] Pierre qui enfonçait dans les eaux à la vue de Jésus-Christ, qui lui dit ; Modicæ fidei quare dubitasti182. Ce n’a été en vérité que manque de fermeté, que vous vous êtes exposée à tant de changements et que votre âme a passé tant de temps tantôt à tenter un chemin, et tantôt un autre ; et tout cela sans avancer, mais plutôt en enfonçant incessamment dans le bourbier de vous-même.
12. Allez donc hardiment et courageusement, passant au milieu de toutes vos croix, portant votre croix ; et vous trouverez que dans tous vos aveuglements, et toutes vos incertitudes, [119] elle vous conduira sûrement et fera fidèlement en vous tout ce que le dessein éternel de Dieu veut de votre perfection. Je me recommande à vos saintes prières.
1. Il faut que vous preniez courage : ne vous étonnez pas si vous êtes si bouleversée et que vous perdiez votre route. Ayez patience ; et pour toute assurance en cet état et au milieu de vos obscurités et insensibilités, soutenez-vous seulement par l’abandon et par la fidélité à exécuter ce que l’on vous marque d’extérieur. C’est bien marcher, que d’aller par un chemin que l’on ne connaît pas, et même d’aller sans s’en apercevoir. Tout le mal est que la nature est toute encline à réfléchir : on ne croit pas pouvoir être en assurance si l’on ne s’y voit et que l’on ne s’y sente.
2. La vraie dévotion est de mourir à sa volonté et conduite propre par l’état que la divine providence nous a choisi, nous laissant entre les mains de la divine providence comme un morceau de bois en celle [s] d’un sculpteur pour être taillé et formé selon son bon plaisir183. Et il faut bien savoir que cela s’exécute assurément par l’état de votre vocation. Les ouvriers qui doivent travailler à faire cette statue sont M. votre Mari, votre mère, vos enfants, votre ménage184 ; et assurément si vos yeux [120] s’ouvrent à la divine lumière, vous verrez que cet ouvrage est admirable.
3. Ceci est un secret que la seule lumière divine découvre ; et il est difficile de l’entendre à moins de participer à cette divine lumière de foi. Les autres connaîtront et goûteront la dévotion en priant Dieu et en faisant des œuvres de piété. Cela est bon aux âmes qui n’ont pas de part à la lumière de foi ou [sic] la lumière divine : mais pour celles qui l’ont, elles [ces lumières] s’appliquent à leur état, et par là elles font et opèrent la mort comme chose absolument nécessaire pour donner lieu à l’augmentation et à l’accroissement de cette lumière, laquelle étant encore fort petite, est incertaine et fort obscure, de manière qu’il faut marcher par elle et par ce que l’on nous dit sur la foi d’autrui. Mais si vous êtes fidèle et qu’elle185 s’augmente beaucoup, vous verrez vous-même ce que je dis, et vous estimerez le bonheur que vous possédez ; puisque par là vous pouvez être formée et taillée par la bizarrerie, par la peine, la contrariété et ce qui arrive de moment en moment en votre état, qui pourra opérer un travail autant relevé que votre foi sera grande par la fidélité à en faire usage.
4. Je vous le dis encore une fois : il n’y a que la vérité divine de la foi qui découvre ce secret, et qui puisse attacher et fixer l’âme dans ce divin et admirable travail. Ne vous étonnez pas si vous n’y êtes pas sitôt maîtresse ; vous ferez bien des essais avant que de réussir : mais cela étant, vous trouverez votre âme préparée admirablement pour la foi, qui vous donnera peu à peu la présence de Dieu et l’Oraison. [121]
Ne laissez pas de prendre votre temps d’Oraison de la manière que nous l’avons arrêté. Allez généreusement au travers des obscurités, peines et incertitudes soit à l’Oraison ou hors l’Oraison ; et quoi que vous croyiez n’y rien faire ou vous tromper, poursuivez sans vous inquiéter.
5. Vos passions ni vos inclinations ne sont pas [sic] mortes ; il s’en faut bien : c’est pourquoi vous aurez bien de [s] combats, et souvent vous tomberez et retomberez ; mais par là vous apprendrez à vous connaître, et à vous combattre utilement. Quand les passions se réveillent fortement, ne vous embarrassez point à examiner, si vous y avez offensé Dieu ou non ; si la chose vous est claire faites-la ; si vous en êtes incertaine, ne vous accoutumez pas à examiner et à tant réfléchir. Allez bonnement avec Dieu, et ne pensez pas à ce qui vous fait de la peine, l’abandonnant à Dieu, afin de devenir généreuse et résolue.
6. Ayez soin de vos enfants et domestiques, et quand ils ont failli, corrigez-les, quoiqu’il vous paraisse quelquefois un peu d’émotion : ne vous en mettez pas en peine. Faites-le toujours avec charité et douceur ; mais aussi avec force quand il est nécessaire. Soyez fort complaisante à M. votre Mari, lui faisant voir, que vous avez plus de joie d’être avec lui, et de lui obéir, que de toutes les autres choses que vous pourriez faire. Cependant quand vous jugerez, que les choses ne lui désagréeront pas, vous pouvez les lui représenter, quand il y aura nécessité.
[Fin de la page 121]
[Fin de la lettre 2.25]
[122] [(où commence dès l’entête la lettre 2.26)]
(De la fidélité à se soutenir dans les sécheresses et à combattre sa corruption. Qu’il est de conséquence, de faire usage de la lumière en son commencement pour se corriger. Présence de Dieu durant qu’on y travaille. Veiller contre l’amour-propre dans les choses mêmes de Dieu.)
1. Dans tous les avis et dans toutes les pratiques il faut un milieu, à moins que l’expérience ne fasse voir autre chose. C’est pourquoi quand je vous ai dit que vous deviez dire vos raisons à M. votre Mari, j’entends suavement, humblement : et dès que vous croyez que l’effet ne réussit pas, cessez aussitôt humblement et adroitement. Les purement humains sont déraisonnables ; et il est bien difficile de s’assujettir à leur humeur, à moins que de prendre par grâce toutes figures186 : la prudence chrétienne vous doit instruire en cette rencontre.
Pour ce qui est de cette créature servante, vous ferez mieux de ne prendre à tâche de la corriger : souffrez et vous en servez pour mourir à vous-même ; et si elle en devient à la suite trop insolente, vous pourrez lui dire quelques mots de correction, mais rarement et avec grande prudence. Il vaut mieux véritablement mépriser ces boute-feux187, que s’amuser à contredire ; cela les humilie pour l’ordinaire davantage. La paix dans votre mariage est l’ordre de Dieu préférable à tout : votre Mari désire cela.
2. Souffrez avec abandon, quoique sans abandon qui vous satisfasse, les sécheresses et les [123] rebuts qui vous arrivent. Convainquez-vous bien une bonne fois, que les sécheresses, les rebuts de Dieu, les défauts expérimentés et une infinité de choses qui suivront infailliblement cela, savoir des défauts plus fréquents, des divagations, les passions plus faciles à s’émouvoir, l’insensibilité plus ordinaire, et le reste qui met l’âme dans un procédé naturel, dans lequel il faut faire tout à force de bras sans agrément188 ni de Dieu ni de soi-même, au contraire en perdant tout : que tout cela dis-je étant soutenu humblement et en confiance, c’est-à-dire, en faisant ce que l’on doit faire et en souffrant ce que l’on a à souffrir, sans se mettre en peine que Dieu l’agrée et le regarde, ou qu’il soit bien, étant fait de notre mieux, est très fructueux, et à la suite très utile. On peut par là sortir de soi et de ses défauts, et par conséquent arriver à Dieu plus en un mois, que par les douceurs, les assurances des vertus, du goût et de l’agrément de Dieu en plusieurs [mois]. Cependant cela est très-peu connu. C’est ce qui est cause que l’on en fait peu de fruit, et que l’on demeure toujours autour de soi. Ne vous pardonnez rien durant ce temps : car c’est pour lors que Dieu laboure en votre terre pour y recueillir à la suite les fruits des vertus, et autant devez-vous189 être fidèle pour travailler à les avoir quoique sans effet, à ce qu’il paraît.
Pour ce qui est de la Confession en ce temps brouillé et renversé, il faut seulement y dire ce que vous voyez de plus clair ; et le reste d’inconnu et brouillé ne laisse pas d’y être remédié. Il faut vous habituer à une grande netteté et liberté en ce divin Sacrement : deux ou trois cho- [124] ses principales c’est assez ; pour le reste il suffit d’en être humilié [part. accordé au masc. dans le ms.].
Habituez-vous autant que vous pourrez aux vigilances nécessaires dans votre état ; tels ressouvenirs sont de l’ordre de Dieu et ne gâtent jamais rien en quelque état que l’âme soit : mais quand par un vrai oubli l’on a laissé quelque chose, il ne faut pas s’en inquiéter, mais en être humilié [accordé au masc.].
3. Ne vous étonnez pas, que plus vous voulez vous donner à Dieu et plus vous travaillez pour cet effet efficacement et avec courage, plus aussi vous expérimenterez votre corruption de votre côté. C’est un signe que la lumière s’augmente, qui vous découvre ce qui y était déjà et que vous ne voyiez pas : ce qui vous le rend sensible, ces choses étant insensibles de soi, c’est la lumière de Dieu qui secrètement les découvre. Ce n’est pas que vous soyez ni plus colère [colérique], ni plus prompte, ni généralement ce que vous expérimentez présentement. Autrefois vous y étiez, et vous vous y laissiez emporter sans le voir ni le discerner ; mais présentement que vous voulez un peu travailler de la bonne manière, vous le voyez et vous le sentez davantage ; et plus vous travaillerez à la destruction de vos défauts, plus aussi la lumière de Dieu s’augmentera, et vous découvrirez encore davantage et sentirez plus puissamment et avec plus d’incommodité et d’inquiétude vos défauts, la corruption de votre naturel et de tout vous-même. Et cette lumière et [cette] découverte de vos défauts avec sentiments véritables ne cessera [ne cesseront] de s’augmenter, si vous êtes fidèle, autant que la lumière s’augmentera, jusqu’à ce [125] que la pureté de votre âme soit suffisamment augmentée pour que cette lumière ne vous soit plus si pénible. La lumière du Soleil qui donne dans une œil [sic] malade, lui fait voir avec peine les objets : cette peine ne vient pas de la lumière, mais du mal de l’œil. Ainsi en est-il de la lumière de Dieu : elle est toujours et en tout temps suave quant à soi, mais comme elle trouve au commencement une âme impure, tournée vers soi, pleine d’elle-même et remplie d’une infinité d’autres maux que la lumière rencontre, cela la rend pénible à l’âme. Mais quand l’âme par un courage généreux ne se laisse pas abattre, mais plutôt s’encourage pour combattre tous les défauts qu’elle découvre de jour en jour, elle vient peu à peu à bout de son impureté, et ainsi guérit ce mal et cette peine, en remédiant à ses défauts et en tendant à la pureté et à la rectitude de la lumière divine.
4. Voyez par tout ce discours que ce n’est pas une chose nouvelle que vous découvriez vos défauts ; car ils étaient. Et tout ce que vous avez à faire, c’est d’être bien reconnaissante de la lumière de Dieu, et de mettre les mains à l’œuvre afin de vous en défaire peu à peu et de les corriger, mais avec une longue patience et longanimité, et non avec précipitation, comme la nature voudrait. Car au fait de voir et de découvrir ses défauts, la nature se voyant imparfaite crève ; et par fougue elle voudrait venir à bout tout d’un coup de ce qui l’incommode, et des défauts qu’elle découvre. Et quand l’âme se laisse conduire par ce sentiment naturel, pour l’ordinaire le découragement suit, et à la suite l’on voit le mauvais effet des instincts de la nature [126] qui a mal usé de la grâce. Au contraire ce qui est de Dieu et de [la] grâce, est patient et longanime, insinuant à l’âme qui se gouverne par son moyen, les sentiments d’humiliation et d’humilité, pour avoir patience dans sa pauvreté et [sa] misère et pour travailler ainsi peu à peu, mais avec courage et sans relâche, à ruiner le rocher de notre propre corruption.
5. Ce que vous me dites de votre humeur contrariante, est une chose très-vraie en vous, à laquelle vous devez beaucoup travailler, afin d’acquérir une humeur vraiment complaisante et agréable ; ce qui sera fort difficile : car il faut saper190 la nature dans son fondement, et par grâce devenir autre que l’on n’est (sic). Cependant une telle humeur contrariante commet sans y penser quantité de défauts, et n’arrive jamais à la perfection que Jésus-Christ demande d’un cœur, d’autant qu’il y a une impureté perpétuelle avec le prochain par la différence des inclinations. La promptitude de votre naturel est la cause de ce premier défaut, laquelle il faut tâcher de rectifier par une douceur et une patience grande. Mais combien la nature pâtira-t-elle en elle-même avant que cela soit ! Cependant vous êtes heureuse de découvrir ce défaut : et vous devez vous observer par une longue et grande fidélité sur vos actions, vos paroles et vos desseins, afin de vous posséder en tranquillité, et de cette manière rectifier peu à peu cette promptitude et calmer ce torrent ; qui assurément est cause de quantité d’imprudences et de défauts, et qui met à la suite un empêchement trop grand à l’opération divine. Par là vous remédierez à quantité de paroles inutiles et qui sont [127] précipitées, quoique non des mensonges ; d’autant que mentir c’est dire contre son sentiment.
6. De plus vous empêcherez beaucoup de productions de l’amour propre, qui s’exhale merveilleusement et avec plaisir par ces sortes de promptitudes qui insensiblement salissent l’âme, et encore plus dangereusement, moins l’on s’aperçoit pour l’ordinaire des méchantes productions du naturel ; lequel n’étant pas rectifié avec la lumière divine comme il faut dans le commencement, se mêle malheureusement, et demeure avec la même lumière ; et de cela se fait un mélange, qui est un monstre fâcheux qui à la suite a des productions en l’âme très-malignes et très-opposées à Jésus, ce qui était facile au commencement à déraciner, et à extirper par la grâce et par la lumière de Dieu, autant qu’elle découvrait tels défauts. Mais ne l’ayant pas fait dans son temps, et ce naturel avec ses effets étant demeuré comme caché sous la grâce et la lumière, outre qu’il en diminue beaucoup, à la suite il a sa production et se découvre : et comme souvent ce n’est pas un péché qui soit grief191, il demeure avec la grâce et la lumière ; et ainsi se fait un mélange que sans un miracle l’on ne peut jamais extirper et détruire quand l’âme est beaucoup avancée, et que la lumière est beaucoup crue192 ; par la raison qu’en ce temps, on prend souvent les mouvements de la nature pour ceux de la grâce et [on] les qualifie ordinairement ainsi.
7. Le seul remède que je trouve quand ce malheur est arrivé, est, que Dieu donne à une âme déjà avancée beaucoup dans la lumière de Dieu, et qui n’a pas combattu son naturel et ses [128] défauts au commencement qu’il était temps, une personne d’une lumière beaucoup plus avancée qui lui découvre les défauts et les inclinations naturelles mélangées avec la grâce ; sans quoi l’âme même ne le fera jamais par la raison de l’inclination qu’elle a pour elle-même. Le degré de lumière de Dieu l’a même augmentée193 encore plus subtilement ; si bien que les recherches propres d’une âme éclairée sont plus fines et plus délicates sur soi sans comparaison, que d’une autre [âme] non éclairée. Et ainsi vous voyez la difficulté qu’une âme qui n’a pas combattu son naturel et ses inclinations dans le temps qu’elle avait la lumière pour cet effet, rencontre à la suite.
Pour moi j’ai vu qu’il est comme impossible qu’une âme qui est déjà avancée dans la lumière, puisse revenir sur ses pas par la même lumière pour s’en servir à faire ce qu’elle aurait fait dans le commencement, et rectifier ainsi par un état supérieur les défauts de l’inférieur. C’est en quelque façon obliger un homme d’un âge déjà avancé de rentrer dans le ventre de sa mère pour y devenir enfant. Cependant il se peut quand une âme devient assez petite et assez souple pour devenir enfant afin de voir et de travailler par la lumière d’autrui : car c’est ce seul moyen que je vois pour pouvoir faire voir distinctement les défauts du naturel et des inclinations mélangées avec la lumière et la grâce non combattues et détruites dans le commencement.
8. Quelqu’un me pourrait dire que s’il y a beaucoup de lumière et d’Oraison, telle grâce doit découvrir ces défauts. Je réponds que non, et que ce qu’elle découvre, est seulement une [129] inquiétude générale avec une peine sujette à tomber et retomber, mais non une vue distincte avec une facilité pour s’appliquer aux défauts du naturel et des inclinations, ce qui était facile au commencement. Cela cause un million de maux pour l’intérieur qu’il n’est pas nécessaire de dire présentement. Tout ce que je vous ai dit ici, a été seulement pour vous faire voir la conséquence infinie de travailler, et faire usage de la lumière en son commencement découvrant et éclairant l’âme pour se connaître, et par conséquent pour travailler à soi-même afin de se rectifier et s’ajuster sur les inclinations de Jésus.
9. Remarquez qu’au fait de la lumière qui fait voir les défauts pour les combattre en son commencement, plus elle est poursuivie, et plus l’âme lui est fidèle, plus aussi découvre-t-elle de défauts ; ce qui doit encourager : car plus on se connaît, plus on se doit haïr et travailler à se défaire de soi. Les âmes qui ne savent pas ce procédé de la lumière, insensiblement se découragent, voyant que plus elles travaillent moins elles font à ce qui leur paraît ; et ainsi elles retournent en arrière. Ne faites pas de cette manière. Travaillez fortement et augmentez votre désir et votre travail, plus vous vous voyez et découvrez imparfaite : portez en l’abjection (sic), et aimez que les autres voient votre misère ; et convainquez-vous bien que plus vous vous verrez pauvre et imparfaite, travaillant à vous en défaire, plus Dieu s’approchera de vous. Et quoique souvent le sentiment de son éloignement vous fasse peine, son éloignement est son approche ; pourvu qu’avec patience [130] et humilité vous travailliez pour vous purifier.
10. Dans ce temps que la lumière travaille à nous purifier et que l’âme y correspond de sa part de son mieux, la présence de Dieu n’est pas facile et suave. Il suffit à l’âme d’avoir quelque amoureux retour qui marque à Notre-Seigneur ses désirs ; car l’occupation à laquelle Dieu l’applique dans son état et [sa] condition, lui est dans l’ordre de Dieu sa présence. Ainsi il faut s’y perfectionner et s’y appliquer : et elle194 trouvera à la suite que la pureté intérieure ayant élevé l’âme, la rendra capable de la présence de Dieu en agissant et en exécutant son ordre, et qu’elle195 lui sera facile dans le même ordre, ce qui n’était pas au commencement ; l’ordre de Dieu pour lors étant sa présence.
11. Quand on ne sait pas bien le procédé de la grâce, on est souvent étonné des fougues de la nature que l’on combat ; jusque-là même que beaucoup prennent pour des instincts du Diable, ce qui n’est cependant très souvent que l’effet d’une nature opprimée malcontente, qui n’a pas son compte soit en soi, soit vers Dieu. Tout ce qu’il y a à faire, c’est d’avoir patience et de la combattre [la nature] avec générosité ; toutes ces sortes de productions étant une manifestation de ce qu’elle est, et ainsi une découverte de ce qu’il y a à combattre. Ce qui étant fait comme il faut, l’âme trouve à la suite, que quoiqu’elle crût n’avoir point de présence de Dieu en ce temps, et en être tout au contraire indigne, Dieu étant fâché contre elle, elle voit que la destruction de la nature et de ses inclinations par la pureté qu’elle acquerra en combattant et en souffrant, lui devient un beau calme, et ainsi elle trouve [131] et découvre ce qu’elle ne pouvait au commencement, quelque effort qu’elle se fît, qu’envisager seulement en passant.
12. Enfin il ne faut pas se tromper : chaque chose a son commencement, son progrès, et sa fin ; et faire une confusion de ces trois degrés c’est tout gâter. Le commencement de la perfection c’est la destruction véritable de soi-même et de ses inclinations : c’est pourquoi toutes les lumières et les grâces qui sont données en cet état sont pour cela uniquement ; et qui voudrait y mélanger les deux autres degrés perdrait tout. Travaillez donc et remplissez la grâce de ce premier degré, mettant les fondements avec générosité comme il faut : et vous verrez et expérimenterez que l’ayant fait de la bonne manière et avec ordre, les autres degrés suivront : et si cela n’était, vous ne verriez jamais d’ordre, mais toujours une confusion pénible et ennuyeuse.
13. Vous devez avoir pour un principe général qui vous doit infiniment servir jusqu’à la fin de votre vie, de vous défier incessamment de vos sentiments, de vos vues et inclinations ; d’autant qu’il y a en la créature un amour-propre si secret et une telle délicatesse pour soi-même, qu’il est inconcevable à moins d’une grande lumière de Dieu, et impossible de pouvoir exprimer jusqu’à quel point qu’il faut être pour en être à couvert [protégé]. Jugez donc comment on doit être au commencement que l’on travaille, et combien il faut s’éloigner des sentiments d’estime et d’inclination pour soi, et avoir pour suspect toutes les inclinations que l’on a et où il y a quelque regard de soi et de ce qui nous regarde ; et encore plus au fait des choses de Dieu [132] quand l’âme commence d’être plus avancée qu’au commencement où elle est toute entièrement dans les sens, et dans le péché. Car si l’on n’y prend garde, et que l’on n’ait un combat très rigoureux et généreux contre son amour-propre pour se haïr et ne se rien pardonner ; cet amour-propre se spiritualise et se nourrit aussi bien des choses de Dieu, comme dans les sens des choses du monde : et ainsi n’y prenant suffisamment garde, secrètement il [l’amour-propre] s’accroît, se dilate, et s’augmente ; avec cette différence seulement qu’il se cache plus finement et se couvre plus adroitement des prétextes et des inclinations saintes. Mais plus il est caché et raffiné, plus il est intime : ce qui fait que sans y penser, faute de s’être assez bien connu et combattu au commencement, on a nourri dans son sein un ennemi, qui quoique déguisé sous l’apparence de quelque piété, est plus orgueilleux, plus amoureux de soi, plus suffisant, et plus méprisant les autres qu’il n’était dans le commencement ouvertement. À découvert dans le sensible on avait peur de lui : car il était habillé en loup dévorant ; mais ensuite il se travestit en avançant dans les pratiques de piété et les exercices de dévotion, si on ne le poursuit à outrance, le découvrant tel qu’il est quoique déguisé.
14. Je vous dis tout ceci afin de ne vous jamais plus le redire, et pour vous avertir une bonne fois, qu’au fait de vous persécuter et de mourir à vous-même vous ne devez ni consulter ni suivre vos inclinations, mais les lumières, que la providence vous donnera par autrui, car tout dépend de la véritable haine, et ensuite de la destruction de vous-même. Toutes ces [133] vérités bien conçues, vous n’avez qu’à travailler d’ici à un très long temps selon elles, et vous servir de la consolation, et de l’aide de la bonne Mère [ms., majuscule], que vous avez auprès de vous. Il faut beaucoup faire et peu dire ; mais à cause de la faiblesse, cette bonne Mère vous servira beaucoup pour vous consoler.
2,27
1. Je ne puis vous écrire aussi souvent que je le voudrais, pour bien des raisons, dont je vous ai déjà touché quelques-unes : je le fais volontiers présentement, la divine providence m’en fournissant le moyen. Prenez courage notre chère sœur, et soyez beaucoup convaincue que lorsque les croix viennent en foule, c’est pour lors que la divine opération commence en magnificence. Toutes les choses précédentes qui ont paru, amour, lumière, succès, sont pour l’ordinaire tant mélangées du naturel, que souvent même le naturel les absorbe ; ce qui fait qu’il y a très peu de pureté et que l’âme y marche très lentement. Mais quand les croix commencent à [se] succéder, peu à peu, supprimant la nature et ce qu’il y a du naturel, elles donnent lieu au surnaturel ; et insensiblement à mesure qu’elles croissent en manière qu’elles accablent, elles deviennent l’instrument [134] magnifique de l’opération divine, Dieu étant en elles [dans ces croix] comme dans son trône, où sa toute-puissance divine fait des miracles, inconnus à la vérité à l’amour-propre et aux autres qui voient telles personnes crucifiées.
2. La Très sainte Vierge voyant Jésus-Christ en lumière divine dit ces belles paroles de lui ; Fecit potentiam in brachio suo196 ; que le Père Eternel a déployé vraiment sa puissance en Jésus-Christ souffrant : et un Prophète dit, parlant du même Jésus-Christ souffrant ; Et à qui le bras du Seigneur a-t-il été révélé ? 197 D’autant qu’il est très certain que l’opération infinie de Dieu y est dans une grandeur, dans une magnificence, dans un pouvoir et dans une sagesse qui ne se peut [qui ne se peuvent] exprimer ; parce que Jésus-Christ souffrant a déifié les souffrances, non seulement les siennes, mais toutes celles que ses membres doivent souffrir.
3. C’est pourquoi quand une âme est assez heureuse que la grêle198 des croix tombe sur son dos, qu’elle soit fidèle à réveiller sa foi, d’autant que ce qu’il y a à souffrir d’extérieur et les vertus de patience et d’humilité que l’on y peut pratiquer, ne sont que comme les vêtements extérieurs qui voilent et qui cachent la magnificence et le reste de l’opération divine qui se trouve (comme je viens de dire) en telles souffrances. Ce qui est caché aux âmes qui ne peuvent pas encore entrer dans le sanctuaire de l’intérieur : elles peuvent bien, étant à la porte, pratiquer les vertus de patience, d’humilité, et ainsi du reste ; mais il faut que la foi commence à être révélée pour passer outre et trouver cette divine opération, qui devient grande et magnifique à [135] mesure que les croix deviennent pesantes, humiliantes, accablantes : plus elles brouillent et semblent accabler absolument l’âme ; plus aussi cette divine opération se purifie et devient encore plus grande. De manière qu’il faut être extrêmement sur ses gardes au fait des croix, pour ne les pas diminuer par des excuses, justifications, plaintes, et par un million d’autres choses dont la nature et l’amour-propre se servent pour fuir adroitement l’instrument par lequel ils meurent : mais plutôt il faut se laisser en la main de la foi et de la divine providence, pour nous conduire dans le secret de leur divine opération, souffrant leur pointe avec joie, non pas sensible, mais spirituelle, et se contentant de ce qu’elle sont199 quoique pénible [s].
4. Je dis en la main de la foi, laquelle seule comme une Reine magnifique a le pouvoir de conduire et d’introduire dans l’esprit et dans l’intérieur des croix. Je dis encore de la providence pour marquer qu’elle seule peut être libérale des croix, pour deux raisons.
La première, pour faire voir que généralement les croix, de quelque manière et de quelque part qu’elles viennent, n’étant point procurées de propos délibéré, sont toutes de la main libérale de la divine providence : et qu’ainsi l’âme n’y doit rien éplucher ; mais les recevoir toutes de cette divine main sans s’arrêter à discerner si ces peines sont extraordinaires ou non, si elles viennent de Dieu ou de la créature, si elles sont raisonnables ou déraisonnables, si elles sont contraires à nos desseins ou non : il n’importe ; pourvu que la main toute libérale de la divine providence nous les donne.
La seconde raison est, qu’il est d’une conséquence [136] infinie de ne pas ajouter aux croix ni rechercher les croix ; car elles ne seraient pas de cette nature, étant d’un principe bien inférieur, et qui souvent trouble les âmes que Dieu commence d’honorer des croix.
5. Il faut donc ici faire trêve de ferveurs, et se contenter de faire la cour à la divine providence pour recevoir d’elle humblement et amoureusement toutes les croix qui arrivent : mais aussi il faut la suivre de pas égal, et ouvrir son cœur aussi largement pour les recevoir, que la divine providence ouvre sa main libérale pour les donner ; remarquant bien que toutes les croix qui viennent purement de la divine providence, purifient et ruinent extrêmement notre amour-propre ; et qu’au contraire, celles où il y a de notre mélange, quelque [s] saintes intentions que nous ayons, si elles ne le fomentent et ne le nourrissent, sont du moins très peu efficaces pour sa destruction, la lumière de notre esprit étant trop bornée pour pénétrer dans les plis et les replis des recherches de notre amour-propre, de notre propre suffisance et d’un million d’autres impuretés qui font la vie secrète de notre propre esprit. Il n’y a donc que la seule lumière et la main de Dieu qui soit [soient] et clairvoyante [s] et efficace [s] pour travailler sur ce sujet et pour venir à bout de la bonne manière de notre nous-même.
Ainsi je dis vrai quand je dis que la foi et la providence seules peuvent ménager200 ces croix aux âmes qui sont en état d’en faire usage.
6. Croyez-vous donc heureuse au nom de Dieu de ce que les croix tombent sur vous en foule comme elles font ; honorez-les et continuez d’honorer les instruments dont la divine [137] providence se sert. Ne vous mettez pas en peine qu’elles finissent ; au contraire, laissez aveuglément et suavement tout conduire à la divine providence, qui fera merveilleusement bien tout, et qui se servira admirablement de toutes choses pour bâtir des croix qui vous seront tout à fait propres tout le temps que la Sagesse divine le trouvera bon.
7. Vous ne sauriez croire combien vous êtes redevable à Dieu de cette conduite de croix, sans que vous y ayez pensé. Si vous le saviez comme il est, vous ne pourriez supporter cet amour divin sans mourir ; d’autant que non seulement telles croix purifient votre âme et la peuvent purifier dans la suite, mais qu’encore elles l’ornent et l’embellissent admirablement.
Car il faut remarquer que l’état de croix choisi de Dieu comme nous avons dit, fait deux effets admirables aux âmes selon le degré où elles en sont. Le premier est de purification, les purifiant d’un million de souillures qui ternissent la beauté de l’ouvrage et de l’image de Dieu en nous : ce qui a effet autant de temps qu’il y a quelque chose à purifier. Et aussitôt que la pureté est en degré, et en état de recevoir l’émail et la beauté des merveilles de Dieu, les mêmes croix sans changer bien souvent, font et parfont201 en l’âme (l’) admirable ouvrage des beautés divines.
8. Et la raison de tout cela est, que les croix étant généralement déifiées en Jésus-Christ, elles contiennent en soi tous les effets, comme la manne contenait tous les goûts, qu’elles ne distribuent et ne communiquent que conformément au degré et à l’exigence de la disposition [138] intérieure de l’âme, où elles sont reçues. Si bien que si une âme honorée de la grâce et de la providence des croix, faute d’usage, ou par un autre secret caché en Dieu, demeure dans le besoin de purification, les croix ne feront et n’effectueront que cet état ; si l’âme passe outre, les mêmes croix travailleront plus éminemment et feront l’ouvrage conformément à la disposition de l’âme.
9. Où il faut remarquer que les croix quoique horribles, laides, défigurées et défigurant les âmes où elles sont attachées, ont en elles non seulement une beauté infinie qui renferme toute beauté, mais que de plus elles ont tout pouvoir. C’est pour cet effet que Jésus-Christ les a eues uniquement durant toute sa vie et qu’elles ont caché et obscurci en lui toutes les beautés divines, d’autant que leur éclat par le secret divin était suréminent : In laborius à juventute mea202, dit Jésus-Christ ; j’ai été dans les croix dès ma tendre jeunesse. Et prenez bien garde que plus la vie de Jésus-Christ s’est avancée, plus les croix se sont multipliées, jusques à ce qu’enfin elles ont consommé la vie divinement humaine d’un Dieu-Homme.
10. Je dis qu’elles [ces croix] ont tout pouvoir : car il est certain que conformément à ces paroles de Jésus-Christ203 ; Data est mihi omnis potestas, etc. : toute puissance m’est donnée au Ciel et en la terre ; aussi les souffrances, dont Jésus-Christ a été rassasié, ont tout pouvoir et toute sorte de pouvoir ; et que de cette manière Dieu ne fait rien dans la terre, quelque grand et quelque magnifique qu’il soit, que par les souffrances [139] ; tout de même que Jésus-Christ n’a rien fait ni consommé pour le salut des hommes que par l’opération de ses croix : ce qui est cause que Jésus-Christ étant le chef d’œuvre du Père Éternel, il n’a parlé en son endroit que des croix, il ne l’a chargé que de croix, et enfin il l’a rassasié de croix
Tous les saints chacun selon son degré ont eu pour partage la croix et l’opération de croix et en croix pour accomplir les desseins de Dieu en eux : mais Jésus-Christ qui est la plénitude des saints, la consommation de toutes leurs grâces, et la source de tout leur mérite, a eu par conséquent et a porté plus de croix et de plus grandes sans comparaison qu’eux.
11. Car il faut que vous sachiez que les croix contiennent deux choses, l’une intérieure qui a rapport à Dieu et l’autre extérieure. Pour l’extérieur, il est certain qu’il y a plusieurs saints qui en ont souffert manifestement de plus grandes que Jésus-Christ : mais pour l’extérieur et l’intérieur il est sans exemple, et je dis plus, qu’un moment de ce que Jésus-Christ a souffert aurait consommé dix mille mondes. Et pour savoir ceci à fond, il faut remarquer que ce qui fait la différence de l’intérieur et de l’extérieur tout ensemble des souffrances de Jésus-Christ ou de ses membres, vient de l’application de la main de Dieu. Ainsi plus Dieu applique sa main, plus la souffrance est intime : ce qui fait qu’il ne faut pas remarquer dans les souffrances des Serviteurs de Dieu, ce qu’il y a seulement d’extérieur, mais l’application de la main de Dieu qui s’insinue également en l’intérieur et en l’extérieur. Ce qui est cause que Jésus-Christ étant d’un [140] pouvoir infini et ayant un pouvoir infini, c’est le bras de Dieu qui s’y applique et non le doigt de Dieu ni sa main comme dans les saints ; auxquels pour l’ordinaire Dieu n’applique que son doigt, et cependant ce sont de grandes croix qui s’augmentent à mesure que ce doigt s’appesantit. Mais quand sa main s’en approche seulement ce sont des souffrances extrêmes.
12. N’avez-vous jamais lu le livre de Job ? Ce saint homme passe une partie de sa vie à vouloir exprimer ses douleurs sans en venir à bout ; car il n’y a rien qui paraisse de si surprenant que les douleurs que ce saint homme souffrait : il se sert de toutes sortes de figures ; et après bien des expressions, et avoir bien déchargé son pauvre cœur qui n’est nullement content de tout ce qu’il dit, n’y ayant rien qui ne soit moindre infiniment que ce qu’il sent, du moins, dit-il, mes amis ayez pitié de moi : Manus Domini tetigit me204. Il ne dit pas que la main de Dieu se soit appliquée sur lui ; mais seulement qu’elle l’a touché, et que par ce simple toucher, elle a brisé ses os, et l’a réduit en poudre. Or en Jésus-Christ ce n’est pas de même ; car la toute-puissance [ms., minuscules] s’y est appliquée par son bras, Fecit potentiam, etc. [ms., & c.] [Cf. Luc 1 h 51]
13. De tout cela vous pouvez voir que Dieu se sert des souffrances pour faire des merveilles, parce qu’il s’en est servi en Jésus-Christ ; et que les souffrances opèrent autant que le doigt de Dieu y est. Ce qui est cause que dans toutes les souffrances qui nous arrivent il y a un je-ne-sais-quoi de caché que l’on ne peut comprendre : c’est souvent ce qui brouille, et fait qu’on [141] brouille les choses plutôt que de les ajuster.
14. Soyez donc au nom de Dieu fidèle en sa main pour porter toutes les croix, et tout le temps qu’elles dureront, comme la providence vous les donnera : elles changeront, elles augmenteront, ou elles diminueront, et enfin elles finiront par la conduite de Dieu. C’est pourquoi vous n’avez qu’à vous laisser doucement en la main de la providence, et d’exécuter tout ce que l’on vous a dit au fait de vos croix particulières, conformément même à tout ce que vous me mandez que vous pratiquez.
Ne vous lassez pas, et ne vous amusez pas à regarder les autres dans leurs voies : marchez par celle que la providence vous a choisie, et que la même providence vous gardera autant que vous serez fidèle : faites tout dépendre de cette grâce, et qu’il n’y ait rien que vous ne sacrifiiez pour y être fidèle. Il faut que la captivité où vous met votre Mari, que le peu de conduite et la bizarrerie des autres de votre famille soit et devienne [soient et deviennent] votre sage conduite ; et croyez que vous avez tout gagné quand vous avez tout sacrifié pour être fidèle à cette grâce.
15. Ceci est bientôt dit ; mais il est difficilement exécuté : car quand Dieu se mêle de nous bâtir des croix, il est un ouvrier si prompt et si adroit qu’elles nous viennent sans que nous y pensions, et que lorsque nous pensons nous en délivrer, d’une nous tombons en quatre205 ; car sans y penser toutes choses se changent en croix. Si nous désirons une chose, c’est assez pour en avoir le contraire ; et il semble véritablement que Dieu prenne plaisir à semer notre voie de [142] croix, non seulement pour l’extérieur, mais encore pour l’intérieur. L’Oraison devient croix ; l’amour de Dieu et généralement toute l’application intérieure ce n’est que croix : et ainsi quand nous pensons nous consoler au milieu des croix par ces saints exercices, ces mêmes choses deviennent en nos mains des croix.
16. Et sur ceci il y a un grand secret divin à observer : que comme Dieu est toutes choses, et qu’en Dieu toutes choses sont Dieu même, par exemple sa divine providence, sa divine volonté sont tout ce que Dieu est ; ainsi Dieu donnant et appliquant sa divine providence ou sa divine volonté à une âme quoique distinctement, il ne donne que des croix, il se donne pourtant tout lui-même. Il n’en va pas de même lorsque l’âme s’applique par elle-même (même avec grâce), à ses attributs divins : l’application en est particulière, et ne dit rien des autres. Ainsi si vous vous appliquez à la volonté divine, vous ne pensez pas à la providence, et ainsi du reste ; par la raison que l’application suit le principe par lequel elle est faite. Or comme le principe humain quoiqu’avec grâce, est particulier, et non général, aussi ne peut-il être appliqué qu’aux choses particulières. Mais comme Dieu est un principe général qui contient tout en soi, aussi son application particulière d’un attribut, ou de quelque autre chose, a en soi implicitement toutes choses. C’est ce qui fait que quantité de saints se sont appliqués à plusieurs choses particulières, qui cependant renferment toutes choses en elles : et les personnes qui ne sont pas éclairées suffisamment pour bien comprendre tout ceci, croient qu’imitant tels saints par quelques pratiques conformes, elles ont et [143] peuvent obtenir telles choses. Il n’en va pas de même, par la raison que je viens de dire : mais lorsque Dieu les y applique par lui pour lors elles ont implicitement tout en cette application.
Comme, par exemple, lorsque Dieu choisit pour trait plus particulier et comme général de la conduite d’une âme, les souffrances : pour lors qu’elle ne se mette pas en peine si son Oraison, si ses applications intérieures et le reste ne réussissent pas comme elle le voudrait, et selon son plaisir ; y faisant bonnement et avec conseil ce qu’elle y peut : tout est dans sa fidélité aux croix, et par là son Oraison et le reste réussiront. J’en dis autant des autres applications particulières que Dieu fait aux âmes : ce qui assurément doit être de grande consolation, et doit beaucoup animer une âme pour être fidèle au trait de Dieu ; ne s’amusant pas à se tant multiplier par elle-même, mais plutôt se recueillant en son trait divin, car elle y trouvera tout.
17. Ce que j’ai dit de l’application des attributs divins, je le dis aussi des croix et des autres choses divines en Jésus-Christ, dont Dieu fait l’application comme de moyens divins : Jésus-Christ les ayant tous consommés en sa personne et en l’unité divine, il les a remplis de toute bénédiction et de toute grâce. Ainsi quand Dieu, par exemple, applique à une âme pour son moyen les souffrances et l’humiliation ; (et ainsi de plusieurs autres moyens puisés en Jésus-Christ), comme cela a été en quelques saints ; quoiqu’il ne paraisse que cette application particulière de ce moyen, tous les autres [moyens] sont implicitement, mais véritablement compris en lui, et l’âme y étant fidèle y trouve admirablement [144] tout ; et autant que ce moyen augmente, autant aussi toutes choses augmentent par sa communication.
On ne finirait pas sur ceci étant une chose de grande conséquence, et qui doit consoler les âmes infiniment. Mais une lettre ne doit pas être un traité : je la fais longue à la vérité pour satisfaire à la pluralité des lettres que je devrais vous écrire, et dont je ne puis trouver le temps.
18. Faites un peu de réflexion sur deux choses importantes qui touchent cette dernière vérité que je vous viens de dire. La première, combien il est important à une âme où Dieu commence d’opérer par quelque moyen que ce soit, d’y être fort fidèle, d’autant que, quoiqu’il ne paraisse en l’âme qu’une chose fort petite, cependant comme c’est la main de Dieu qui le donne, il a en soi et renferme toutes choses.
La seconde, que quelque moyen que Dieu choisisse, il est toujours infiniment et uniquement avantageux à l’âme ; et ainsi elle s’y doit donner totalement, quoiqu’il [ce moyen] aille toujours écrasant la pauvre nature et qu’elle n’y trouve jamais sa consolation : comme toute vérité et tout bien sont en ce moyen, il suffit. C’est ce qui a été la cause du bonheur et de la consolation solide de quantité de saints. Quelques-uns ont été le jouet du monde, et la providence divine a su si bien les faire passer pour fols ou innocents, et même leur a fait si bien jouer ces personnages malgré leur pauvre nature, qu’ils ont trouvé une sainteté admirable quoiqu’il n’y parût ni Oraison ni autre chose de sainteté. Ainsi en est-il de quantité d’autres saints sancti [145] fiés par différents moyens comme leurs histoires nous le marquent.
De tout ceci vous voyez combien il vous faut être fidèle au moyen que Dieu vous choisit en votre état, et tâcher de suivre Dieu selon l’étendue de son trait et des providences qu’il vous fournira.
19. Et quoique je sois long pour une lettre, cependant je ne puis m’empêcher que je ne vous dise, que Dieu vous favorise plus sans comparaison en vous donnant des croix et [en] vous y tenant attachée, que s’il vous mettait dans les choses les plus admirables de la vie spirituelle dont quantité de personnes font grand cas. Pour moi je crois qu’il faut les honorer dans les autres, mais les laisser telles qu’elles sont. Le solide est la mort à soi-même, que nous n’aurons jamais véritablement que comme Jésus-Christ, par la croix et dans la croix. Toutes les morts qui ne sont point par ce biais ni par ce moyen, sont des morts en image et non en vérité : et par conséquent comme infailliblement et nécessairement la vie suit la mort, il ne suivra point de vie d’une mort en image ; ou s’il paraît y en avoir quelque espèce, elle ne sera qu’en image et en figure, et par conséquent elle n’aura rien de solide.
20. Les croix viennent à l’âme de toute [s] manière [s], soit de Dieu, des créatures, ou de soi-même : de Dieu, qui nous applique sa main ; des créatures, qui par un million de manières nous font de la peine et nous persécutent ; de nous-mêmes, soit par nos défauts naturels ou spirituels, par la peine que nous causent nos péchés, nous sentant souvent embourbés en nous-mêmes sans nous en pouvoir délivrer, ce [146] qui est le plus grand tourment qu’une âme éclairée de Dieu puisse souffrir.
De quelque part que viennent les croix, il faut également les souffrir ; d’autant qu’elles sont égales et autant efficaces à une âme où Dieu opère et où la foi est. Je dis plus, que même souvent l’opération divine est beaucoup plus efficace par nos misères et dans nos misères pour nous faire vraiment mourir, qu’en toute autre manière ; pour des raisons infinies que je serais trop long à expliquer : je vous dis seulement que tout est égal en la main de Dieu, où toutes choses nous deviennent divines.
21. Ne vous étonnez pas aussi si dans l’Oraison les croix continuent et que Dieu n’y change pas de procédé : cela vous est plus utile ; et vous n’avez qu’à porter les petites peines qui vous y arriveront en esprit d’abandon, la continuant quoique sans fruit à ce qui vous semble. J’en dis autant de la présence de Dieu, de vos lectures et de tout le reste qui remplit vos journées ; faites le tout avec fidélité, mais laissez-en la conduite à Dieu pour vous y donner ce qu’il lui plaira : moins il paraîtra vous y donner ; plus il vous y donnera.
Toutes les autres choses du jour et de la vie se changeant en croix, c’est un bonheur ; d’autant que c’est le véritable fruit que la grâce doit porter dans votre âme. Je sais bien que l’amour-propre ne fait pas ce jugement ; mais patientez et vous trouverez dans la suite que c’est la vérité.
22. Ne vous étonnez pas si le cloaque infecté de vous-même vous donne tant de peines par des pensées et des réflexions sur votre corps, et par un million d’autres faiblesses que [147] la nature produit : ces choses étant bien portées en esprit d’humilité sont fécondes en grâce et font merveilleusement mourir l’esprit, qui se voit enchaîné dans une si horrible et sordide prison, sans pouvoir s’en délivrer, ni même ajuster ce lieu. C’est un ordre de Dieu, d’y demeurer avec paix et en mourant ; c’est comme je vous ai déjà dit le bûcher sur lequel la nature et notre nous-même [sans s] consomme mieux son sacrifice qu’en aucun autre lieu, quelque saint qu’il soit, pourvu que l’âme meure incessamment par la pointe de telles croix.
Ceci est un secret divin que vous n’apprendrez de long temps Mais heureuse l’âme qui y est savante ! d’autant que c’est un bain salutaire pour se défaire de toute souillure.
23. Ne croyez jamais que le Démon se trouve dans tel procédé, supposé la pratique humble comme je la dis. Il craint comme un foudre206 divin l’humiliation divine qui découle de telle pratique ; car il fuit étrangement la pointe de l’humilité qui nous vient par nos pauvretés, nos faiblesses et nos misères. Il se trouvera volontiers dans les belles dévotions, dans les extases et le reste : mais d’approcher d’une âme petite et humiliée dans ses faiblesses, misères et pauvretés, il ne le fera jamais ; au contraire il la fuira comme tout épouvanté. Il s’approche des autres fort facilement ; d’autant qu’il y peut insinuer la propre excellence, la vanité et la superbe : mais comme telles choses ne peuvent approcher d’une âme embourbée en soi-même et accablée de ses misères, dans lesquelles elle est en esprit de néant, qu’y ferait-il ?
24. Vous voyez donc par toute cette lettre [148] combien vous devez calmer votre âme et vous bien garder de changer de conduite ; mais seulement être fort fidèle à la conduite intérieure en toutes choses comme je vous le marque. Donnez-moi part207 en vos saintes prières, et me croyez [i.e., croyez-moi] tout à vous.
1. Je ne puis vous dire à quel point s’augmente ma joie et ma satisfaction d’être au bon Dieu, et comme je suis résolue de ne me point épargner. Je me trouve si bien d’avoir été un peu plus fidèle, que cela m’encourage à mieux faire, et à vouloir mourir en tout. Je ne laisse pas parmi tous ces bons desseins d’y manquer souvent dans des occasions ; mais elles ne sont pas si fréquentes qu’à l’ordinaire.
2. « Je goûte fort l’ordre de Dieu, et j’ai un plaisir d’être auprès de N., quoique naturellement tout m’y répugne. Il m’est arrivé une fois ou deux, parce que je m’y trouvais fort recueillie ; de vouloir m’en retirer pour aller faire Oraison, croyant aller faire merveilles ; et j’expérimentais tout le contraire : c’était une inquiétude et une dissipation qui me peinait [peinaient] beaucoup ; et je ne pouvais pas être là en repos, voyant bien que ce n’était pas l’ordre de Dieu. Je me trouve un grand penchant à le suivre quand il me sera connu.
3. « Pour mon Oraison j’y ai grande inclination et ordinairement beaucoup de facilité ; quelquefois aussi j’y demeure sans pouvoir [149] penser à Dieu, y étant fort distraite. Je ne m’en inquiète point. Je ne fais pas de réflexion aux distractions et je ne les combats pas, quoique ce soient de méchantes choses : je tâche de demeurer devant Dieu comme un aveugle, attendant qu’il veuille m’éclairer ; d’autres fois comme un pauvre exposant mes misères : et ainsi du reste qui me vient dans l’esprit, songeant seulement qu’il me regarde, et que cela me doit suffire. La Communion, ce me semble, me met dans le calme : car quelquefois d’avant que de m’en approcher, je me sens toute en trouble ; et dans le moment208 la paix revient et j’y expérimente plus de force. Je vous prie d’être bien persuadé de l’attachement que j’ai pour vous et combien Dieu m’y lie. »
1. J’ai bien de la joie de vous voir expérimenter les fruits de votre grâce et de la fidélité que vous avez à mourir. Croyez que vous ne faites encore que goûter un peu sur les lèvres ; que sera-ce quand cette mort ira au cœur et ensuite au plus intime ? Cela ne se peut exprimer : car il est très certain que Dieu a mélangé dans la mort et dans les croix de nos [150] états le paradis qui un jour, Dieu aidant, nous glorifiera.
2,28
2. Quoi ! le croiriez-vous, que la croix et la mort de soi en son état et par les providences qui l’accompagnent, communiquent et donnent en substance en cette vie ce que la gloire étale dans l’autre vie ! C’est pourquoi une âme fidèle reçoit en chaque mort un goût de foi qui est vraiment amer au sens, mais qui est divin au cœur ; et à mesure que l’âme est plus fidèle, la croix et la mort aussi augmentent, et ainsi le goût divin devient plus grand. Si bien que tout ce que l’on en dit, et tout ce que l’on en peut dire n’est rien, étant comparé à l’expérience ; et les âmes qui se veulent contenter d’en entendre seulement parler (pour divinement que ce puisse être) ont bien par la pureté et l’effet de la grâce qui est dans l’expression un grand goût et une solide joie, mais en vérité ce n’est rien, étant comparé à l’expérience. Gustate & videte209, goûtez et voyez ; c’est-à-dire, expérimentez et vous comprendrez. Demeurez bien ferme au nom de Dieu au peu que vous en expérimentez, afin que ce peu vous dise incessamment au cœur : courage, mourez et vous goûterez.
3. Ne vous étonnez pas de faire bien des fautes, et même quantité [de fautes]. Observez-vous ; et revenez après vos chutes à la source, c’est-à-dire à ce que Dieu demande de vous. Et remarquez bien ce que vous me dites, que l’ordre divin en votre état est fort contraire à vos inclinations naturelles : je dis plus ; vous trouverez toujours que vous désirerez incessamment toute autre [151] chose selon votre inclination. Et vous me faites grand plaisir me disant que vous goûtez extrêmement cet ordre divin, et que vous commencez à découvrir sa beauté si cachée à l’esprit humain. Car de dire que la soumission et la subordination à un mari et tout le reste d’une condition, soit [soient] à une âme éclairée divinement un ordre si divin, il faut l’expérience pour le croire : cependant cela est vrai. C’est pourquoi vous trouverez toujours lorsque l’ordre divin demandera quelque chose de vous, que vous trouverez plus Dieu en son exécution, qu’à faire Oraison ou à vous employer dans les plus divins exercices ; car l’un vous sera Dieu et l’autre ne vous peut être tout au plus qu’une sainte et vertueuse pratique.
4. Vous me pouvez demander, pourquoi cela ? Je vous réponds que c’est, d’autant que ce qui est ordre divin sur nous en notre état ; quelque petit qu’il soit, est réglé de Dieu ; et ainsi il en est le principe : et par conséquent cela nous est Dieu : mais dans toutes les bonnes choses où nous nous portons par une bonne et sainte intention, Dieu n’en est pas toujours le principe ; et ainsi tout au plus la sainte intention avec laquelle nous travaillons ne peut rendre ce que nous faisons que vertueux et saint210.
5. C’est pour cet effet que votre âme, étant occupée au service ou à la récréation de N. par ordre divin, expérimente en ce temps tant de recollection. Voulant donc pour goûter encore davantage cette disposition, aller faire Oraison et quitter votre emploi, vous trouvez du vide en votre Oraison et vous ne pouvez trouver ce que vous aviez durant cet emploi. Cela est très vrai, et vous l’expérimenterez toujours et même [152] de plus en plus, et plus votre âme sera avec pureté dans ce divin ordre : car vous trouverez qu’il mettra la recollection et le repos dans le fond de votre âme, et qu’au partir de là211 votre esprit sera très disposé pour l’Oraison.
6. Soyez, je vous prie, fidèle à conserver ces expériences, comme étant d’infinie conséquence pour votre intérieur ; car trouvant une fois cette source d’eau vive dans l’ordre de Dieu vous en pourrez boire incessamment, n’y ayant rien de plus commun et (ni) de plus proche de nous que ce divin ordre.
Tout ce que vous me mandez de votre Oraison et de la manière de vous y comporter, et de rejeter les tentations et les distractions, est très bien et dans le degré de votre grâce. Ce que vous dites de la Ste [sainte] Communion est aussi fort bien ; continuez au nom de Dieu, et ayez humblement patience.
7. En vérité vous avez bien peu souffert et patienté à la porte de la Bonté divine, sans qu’elle vous [l’] ait enfin ouvert. Vous devez avoir infiniment de la reconnaissance pour une Majesté si infinie, qui vous regarde si amoureusement et avec une bonté si bienfaisante pour votre chère âme. Mourez donc un million de fois, et vous humiliez [i.e., et humiliez-vous], et soyez petite comme un atome. Où est le temps que vous vous mutiniez212 ? Voyez au nom de Dieu, le secours de sa Majesté, et comme il vous a cherchée et vous a regardée sans que vous pensassiez à lui ; et que son cœur tout plein d’amour n’a que des desseins d’amour sur vous ! Que vous êtes heureuse non seulement de le savoir, mais de savoir où est la source pour y boire à l’aise et sans vous en rassasier ! Si vous avez de la bon [153] té pour moi, je vous assure que j’ai pour votre âme tout ce que vous pouvez désirer.
1. « Quoique je sache que vous êtes assez occupé, et que vous ayez peu de temps à nous répondre, cela ne me peut empêcher de vous écrire ; et comme vous voulez qu’on agisse simplement et suivant ses besoins, c’est ce qui fait que je suis bien aise de vous dire mes dispositions.
A l’auteur
2. « Depuis dix ou douze jours, M. N. a eu la goutte213. J’ai cru qu’il était de l’ordre de Dieu de ne le pas quitter et de lui rendre tous les petits services que je pourrais. J’y suis demeurée, mais avec un [e] telle paix et satisfaction que je n’en ai jamais expérimenté de même. Quoique tous ces ajustements me soient insupportables je ne puis désirer autre chose, et j’y suis tellement contente que je ne me trouve pas ailleurs de même. Car quand je le quitte pour des moments pour faire quelques lectures ou prières, c’est avec inquiétude de ce que je n’y vois pas l’ordre de Dieu aussi manifeste que quand je suis auprès de M. N. J’ai trouvé pendant ces temps-là plus de force à embrasser les petites occasions de mort qui se sont présentées, et il me semble que je suis attentive pour y être fidèle. Tout cela assurément me porte à Dieu ; et je suis en recollection durant le jour quoi que [154] je fasse de mon mieux pour divertir mon mari.
3. « Je suis à mon Oraison assez en paix ; peu de chose m’y occupe. Depuis quelques jours mon sujet se perd assez souvent ; et quoique j’y veuille toujours revenir doucement comme vous me l’avez ordonné, je demeure sans rien avoir que j’aperçoive : mais pourtant il y a quelque chose dans le fond de mon âme qui m’occupe et qui me fortifie. Je ne sais si je dis comme il faut, mais vous suppléerez à mon ignorance. J’en fais sans manquer quatre heures214, à moins qu’il ne m’arrive quelque providence qui m’en détourne. J’en ferais encore autant sans peine si j’en avais le loisir, en [en] sentant toujours le désir dans mon âme.
« La bonne Mère215 m’aide infiniment. Je suis bien heureuse qu’elle souffre que je lui conte mes misères : tout ce qu’elle me dit va bien avant dans mon cœur, et j’ai fort envie d’en profiter. »
2,29
1. Vous avez très bien fait de m’écrire, et vous pouvez être sûre M. [Madame] que j’ai une [155] joie extrême de vous pouvoir être utile en quelque chose. J’en ai reçu une que je ne vous puis exprimer, remarquant en votre lettre non seulement l’accroissement de la lumière divine en votre âme, mais encore ses grandes démarches. Car vous ne pouvez être plus certaine par aucune chose de la vérité de cette divine lumière en votre âme que par cette paix et joie à vous contenter de l’ordre de Dieu dans le service que vous rendez à M. [Monsieur] Remarquez donc que non seulement tout ce service est ordre de Dieu sur vous, mais encore tout ce que ce divin ordre opère en votre âme. Autrefois vous auriez désiré un million de choses, et auriez été chagrine en ce bas emploi : mais l’Esprit de Dieu vous employant par sa divine lumière en cela, vous y fait trouver Dieu qui vous met dans le repos, et qui vous y fera trouver une plénitude où vous trouverez toutes choses, quoique vos sens, et souvent votre raison, n’y trouvent rien que petitesse et bassesse ; ce qui humilie beaucoup l’âme, et souvent même la peut faire descendre de sa lumière divine si elle n’est pas fort constante à se soutenir en cette fidélité.
2. C’est pourquoi soyez donc certaine que cette providence pour M. vous marque infailliblement l’ordre de Dieu pour votre emploi : et de plus voyant cet effet de grâce en vous par la joie et le repos, tâchez de vous soutenir afin d’être constante et fidèle, non seulement en cette rencontre, mais encore dans toutes les autres qui vous seront marquées par la même providence. Et vous verrez par votre expérience non seulement que la paix et le repos s’accroîtront toujours, mais encore que votre âme [156] deviendra de plus en plus lumineuse, non pas par des lumières particulières qui feront élancement en vous, mais bien par une pureté générale qui ennoblira et purifiera votre âme ; comme vous voyez qu’un cristal étant sali et plein de boue à mesure qu’on l’essuie on le clarifie et on lui donne son lustre : et cette pureté est beaucoup remarquée par le repos, la petitesse et l’abandon où se trouve l’âme dans les rencontres, qui lui arrivent. Au lieu que quand l’âme vit en elle-même et en ses désirs, elle est toujours agitée, et les choses ne se trouvent jamais comme il faut : tout au contraire elle en est toujours contrariée et par conséquent émue, ce qui la brouille et la rend ténébreuse ; ainsi elle ne saurait se trouver en bonne situation pour être en lumière et pour être comme elle voudrait. Ce qui met toujours en elle un certain mécontentement qui non seulement la rend non satisfaite de toutes choses qui lui arrivent, mais encore d’elle-même. Et de cette manière elle porte toujours toutes les créatures sur ses épaules, et soi-même aussi, pour en être crucifiée incessamment sans aucun fruit, mais plutôt tout lui causant un déplaisir continuel sans grâce : au lieu que l’âme s’ajustant à l’ordre divin en son état, trouve insensiblement tout le contraire, comme vous voyez et devez bien remarquer par ce qui se passe en votre âme.
3. Courage donc ; et vous trouverez que ce que vous jugiez qui vous devait être un empêchement vous sera un moyen très divin. Soyez donc fidèle, au nom de Dieu à aimer et faire tout ce que vous pourrez pour vous servir humblement et suavement de ce que Dieu vous met entre les mains en votre condition. Regardez [157] M. N. comme donné de Dieu à votre âme pour lui être un principe de beaucoup de grâces par les rencontres qu’il vous causera, de quelque manière que tout vienne ; et ainsi étant malade, servez Jésus-Christ en sa personne. Quand son humeur vous causera de la peine et qu’il vous en donnera par un million de manières et de rencontres, que la providence divine diversifiera admirablement pour votre bien ; voyez-y et y goûtez [goûtez-y] Jésus-Christ couvert de peines et défiguré par sa croix : [e] t sachez que si l’on pouvait trouver l’entrée de cette divine Sagesse216 de Jésus-Christ, l’on rencontrerait un torrent d’eau vive qui donnerait la vie en infinies manières quoique toutes semblables, étant en Jésus-Christ.
4. Je ne vous puis exprimer ma joie remarquant que vous commencez de goûter les effets de cette eau vive, et que comme vous dites fort bien, ce qui vous aurait donné la mort et qui vous aurait été insupportable, vous est présentement délicieux ; et que non seulement vous y trouvez la vie, mais encore une souveraine consolation. Ce qui est la cause que vous ne trouvez pas dans vos lectures et dans vos autres exercices intérieurs ce goût divin, que vous rencontrez en cette captivité petite et humble à servir et à obéir à M. N…, ne pouvant pas voir si manifestement ni si sûrement l’ordre divin en ces exercices que dans ces providences humiliantes. Vous trouverez toujours que dans l’usage de cela il y aura pour vous plus de force et plus de lumière pour mourir que dans toute autre chose, quelque sainte et grande qu’elle puisse être. C’est pourquoi vous trouverez que ce que vous faites pour le divertir ou pour le [158] soulager ne vous causera pas des distractions : au contraire cela vous recueillera et vous ouvrira la porte pour trouver Dieu, autant même que ces choses vous donneront de peine.
5. Tout ce procédé de grâce dépend de la fidélité que vous aurez à mourir par toutes ces rencontres de providence : ce qui non seulement purifiera votre âme, mais aussi vous simplifiera, en vous retirant du multiplié et vous appropriant pour voir votre sujet et pour en jouir en simplicité. C’est pourquoi faites doucement ce que vous pourrez pour vous comporter, comme je vous ai déjà dit, en vous simplifiant, mais en vous soutenant en votre sujet. Et votre sujet s’échappant de votre esprit après ces douces et humbles diligences, pour lors soutenez-vous simplement : et alors vous trouverez, quoique vos sens aient peu de multiplicité, que votre fond aura un je-ne-sais-quoi217, c’est-à-dire [ms., sans tirets], une nourriture en votre sujet par la foi simple qui l’occupe ; qui vous fera bien voir qu’encore que vous n’ayez pas bien du distinct, vous ne laisserez pas cependant d’être très occupée intérieurement.
6. Vous faites bien d’être fort fidèle aux quatre heures d’Oraison que vous faites : mais quand la providence vous en dérobera, pour lors laissez-vous heureusement surprendre à cette aimable larronnesse218, qui ne vous dérobe jamais rien que pour vous donner au centuple. Et ce que vous me dites marque très assurément que l’Esprit de Dieu y est, savoir que quand vous quittez l’Oraison après ces quatre heures, vous seriez encore toute prête pour en faire davantage : car assurément l’Esprit de Dieu affame et altère toujours, mais très agréablement et sans [159] inquiétude lorsqu’on ne peut pas en faire davantage. Vous ne m’avez jamais mieux exprimé votre intérieur, ni mieux dit ce qui s’y passe ; soyez-en certaine : c’est pourquoi je renvoie votre lettre avec celle-ci, afin que gardant l’une et l’autre, elles vous servent, d’autant que cela vous sera utile pour toute votre vie.
7. L’Esprit de Dieu est dans nos âmes, et y fructifie comme nous voyons que les plantes viennent dans nos jardins. Elles croissent toujours par le dedans et par leurs racines ; et ces racines s’augmentant peu à peu et fructifiant, les arbres croissent toujours et dans la suite produisent les fleurs et les fruits, sans changer, quoiqu’il y ait toujours et incessamment du changement. Ainsi il est bon de savoir que notre intérieur est un vrai arbre de vie qui doit toujours croître, et quoiqu’il nous paraisse différent selon les divers temps, que cependant dans la vérité c’est le même, qui dans ces divers temps prend ses augmentations. Je ne vous ai jamais tant aimée que je le fais ; car il est très vrai que votre intérieur change infiniment. Soyez au nom de Dieu bien petite et bien humble ; car j’espère que tout ce que je vous ai dit arrivera. Et en vérité j’en vois et en remarque de beaux commencements de grâce qui vous doivent infiniment consoler. Prenez donc courage, et cultivez avec plaisir ce petit et agréable arbre que la main du Très-Haut [ms., Très-haut] a planté. [160]
2,30
1. Il faut être bien convaincu que toute âme qui est appelée au don de foi, et qui par fidélité doit consommer cette grande miséricorde, ne le fera jamais que par la mort et autant qu’elle aura à mourir. Dieu n’opère dans notre âme aucun changement que par amour ; et cet amour est le feu qui doit consumer et nos imperfections et nous-mêmes. Or cet amour a une opération en croix et par les croix : ainsi jusqu’à la fin l’amour ne cessant point, la mort sera toujours, et ira toujours croissant. C’est pourquoi comme l’amour dans le fond de notre cœur et de notre âme ne dit jamais, c’est assez ; aussi la mort ne cesse jamais, mais va plutôt toujours augmentant, de même que nous voyons que le feu s’augmente toujours par son opération même, et qu’un petit feu devient un grand incendie en consumant et en changeant son sujet.
2. Or ces morts sont différentes selon le degré où l’âme en est : car comme l’amour est la cause de la mort, aussi la mort a ses différents degrés comme l’amour les a. Au commencement les morts sont palpables et sensibles : dans la suite que ces morts s’avancent, peu à peu les morts deviennent davantage dans l’esprit, et ainsi plus déraisonnables, c’est-à-dire que les morts nous sont causées par un million de choses, [161] soit par le dedans de nous, soit par le dehors, où la raison ne trouve point où s’appuyer, de manière qu’elle perd sa route. Au commencement que la mort touche les sens, on règle facilement quoique avec peine, ses fidélités pour les occasions de mourir : mais à la suite que les morts deviennent plus fréquentes et qu’elles touchent la raison et l’esprit, insensiblement elles font perdre les lumières qui aident à se conduire ; et l’esprit et la raison perdant fond dans les morts et par les morts, n’ont plus d’autre conduite et (ni) d’autres moyens pour se conduire que les morts mêmes et les occasions de mourir, qui sont si fréquentes en ce temps-là, que tout ce qui est au-dedans et au-dehors devient occasion de mourir par une sagesse divine, qui sait tellement se servir de tout et qui sait si bien ajuster et si bien ordonner naturellement tout le dedans et le dehors de nous-mêmes, c’est-à-dire [ms., sans tirets], tout ce qui est de providence sur nous tant intérieurement qu’extérieurement, qu’en tout nous y trouvons des précipices pour mourir.
3. Au commencement de ce degré Dieu ne commence que par quelque occasion particulière, comme celle que vous me marquez ; mais dans la suite que l’âme est beaucoup fidèle et qu’elle fait grand usage des morts, tout devient occasion de mort ; et l’âme s’en voit tellement assiégée, que si Dieu ne la soutenait fortement, comme il fait, elle aurait un million d’occasions de tristesse. Car elle ne voit que des occasions de mourir, tout se changeant (par un secret qu’elle ne peut jamais comprendre) en mort, et dans la suite même tout devient tellement mort et providence de mort sur elle, qu’elle n’a aucune [162] consolation ni aucun appui qu’en mourant et se laissant mourir. De dire les petites tristesses de la nature, les incertitudes des sens et de l’esprit, les égarements continuels de l’âme ; cela ne se peut au commencement ni même un long temps. Car comme Dieu a dessein non seulement de purifier les sens, mais même l’esprit, il faut qu’il détruise la propre conduite de l’âme ; et pour cet effet il ajuste par sa Sagesse les occasions de mourir, afin de nous retirer de ce qu’il y a de plus délicat en nous ; comme est l’assurance de notre perfection, de notre salut, et ainsi de pouvoir trouver quelque appui en quelque effet divin en nous.
4. Dieu donc pour détruire tout cela, et ainsi pour nous perdre plus profondément en lui, nous fait mourir et nous donne les occasions de mourir par nos propres misères, par nos propres faiblesses, et par un million de choses qui sont prises de nous-mêmes, dont Dieu se sert sans que nous puissions jamais nous ajuster à en faire usage qu’en mourant et nous perdant : de même aussi de toutes les choses extérieures. Dieu les tourne et les ajuste de manière que nous avons beau faire pour nous précautionner, et ajuster raisonnablement notre conduite : les occasions de mort seront toujours présentes malgré nous par toutes les choses qui nous arrivent de notre état auxquelles nous sommes de nécessité obligés de vaquer. Ce qui assurément est un effet de Sagesse divine sur nous : et comme le feu du purgatoire lequel est invisible, et va s’attachant au-dedans et au-dehors de nous, aussi Dieu par sa divine Sagesse conduit l’âme à l’obscur, et insensiblement par l’obscurité de la foi la fait ainsi tomber comme [163] dans un précipice où elle ne voit goutte [clair] pour se conduire, et où par conséquent elle ne trouve que mort.
5. De dire tout le détail ; cela est impossible : il suffit que l’âme sache que la foi commençant peu à peu dans une âme, la conduit imperceptiblement à la mort ; et que la foi augmentant, la mort augmente ; et que pour toute conduite et aide, quand l’âme s’aperçoit que sa raison perd fond219 dans ces croix et dans ces morts, elle doit se ternir ferme à mourir sans en voir le moyen ni découvrir la fin de sa mort. Et pourvu qu’elle se laisse mourir avec fidélité, ou que même paraissant être infidèle à la mort même, elle tâche encore de mourir par cela même, et ainsi de mourir à l’infini par toutes les occasions de mort, elle trouvera que la mort sera son appui sans appui ; car qui dit mourir, ne dit pas fond ou assurance, mais bien perte sans ressource. Et ainsi par diverses morts on apprend, sans apprendre perceptiblement, que la mort est le tout ; et que mourir est le bien et le tout qui fait [font] trouver un bonheur qu’on ne peut exprimer, mais qu’en vérité l’âme goûte.
6. Où il faut savoir que la raison du procédé de la Sagesse divine sur Jésus-Christ et par conséquent sur les âmes qu’il destine pour lui, de les conduire par la mort et de les faire vivre de mort, est, que comme Dieu n’est rien de ce que nos sens et notre esprit peuvent comprendre, et que même il est infiniment au-dessus, Dieu voulant se donner à une âme, il faut qu’il s’y donne et qu’insensiblement il s’y écoule par le moyen de la mort ; autrement il serait impossible que l’on pût jamais arriver à autre chose qu’à ce que les sens et l’esprit comprendraient, conservant [164] toujours quelque chose de conforme à la nature pour les nourrir et les soutenir. Et voilà même la raison pourquoi la Sagesse dans la mort et par la mort, se sert de ce qui est en nous et hors de nous plus propre à égarer et mettre hors de conduite notre raison ; autrement elle irait toujours par ce qu’elle connaîtrait et qu’elle trouverait de plus avantageux, et ainsi elle ne se laisserait jamais conduire à Dieu, qui veut être pleinement le maître de nous-mêmes, et qui jamais ne prend plaisir d’étaler ses miséricordes et ses grâces que dans une âme où il peut régner pleinement et à son gré. D’où vient qu’autant qu’une âme s’aperçoit qu’elle n’est pas pleinement aveugle et soumise en toute manière à Dieu, prenant son seul plaisir dans son inclination ou dans ce qu’il désire, quoiqu’elle n’y comprenne rien, elle ne pourrait jamais aborder en terre ferme ; d’autant qu’il n’y a que le seul plaisir divin et par conséquent l’ajustement à son ordre qui puisse affermir, et assurer l’âme.
7. C’est ce que l’on a vu en Adam : Dieu attache son règne entier, et la confirmation de sa grâce à une chose si petite comme de s’abstenir de manger d’une pomme, afin qu’Adam captivant son jugement et tout soi-même en cette obéissance, Dieu fût pleinement le maître de tout lui-même. Car de considérer le précepte en soi, il n’est de rien : il le faut seulement envisager dans la soumission totale et la dépendance souveraine que Dieu voulut qu’Adam eût de lui, afin de faire subsister ses dons très magnifiques en son âme et même sa pleine autorité sur toutes les créatures.
Il y a dans l’Écriture sainte quantité d’exemples [165] semblables, pour nous faire comprendre cette vérité : et il est très vrai que nous ne venons jamais et n’arrivons aucunement à la pleine liberté de nous-mêmes que par l’entière soumission à la conduite de Dieu ; ce qui ne se peut exécuter que par la suite des morts tant intérieures qu’extérieures que la Sagesse ordonne sur nous.
8. Mais la nature a des difficultés infinies à mourir, soutenant toujours ses droits, tantôt se tenant à une chose tantôt à une autre, comme nous voyons qu’un homme se noyant s’attache à tout ce qu’il peut pour conserver sa vie : et ainsi l’âme dans les morts, selon le degré où elle en est, a ses arrêts220 et ses soutiens. Et je ne m’étonne point que vous ayez tant de peine à perdre ce calme et cette paix qui certifie [certifient] votre âme ; d’autant qu’il faudra qu’elle soit bien dans un avancement plus grand qu’elle n’est, pour se laisser aller au long et au large par les morts, sans avoir d’autres appuis ni certitude que la mort. Et cependant il faut tant et tant mourir qu’on en vienne là : autrement on n’arrivera jamais à Dieu même. Car comme il est impossible que la foi fasse aucune [la moindre] démarche dans notre cœur, qu’autant que la mort le prépare ; aussi il est impossible que l’on vienne jamais à approcher Dieu que par la pointe cruelle des occasions qui nous font mourir : et toutes les personnes qui n’ont point l’âme assez généreuse pour vraiment mourir par toutes les occasions que je viens de dire, ne doivent point s’attendre au bonheur de trouver Dieu et de vivre en lui en cette vie.
9. La science donc de la mort est en quelque manière l’unique nécessaire ; puisqu’il est vrai que Dieu y attache le moyen d’arriver en cette [166] vie à notre bien, et même d’en jouir : ainsi il faut tâcher non seulement de se confirmer [se conformer ?] pour porter avec fidélité les morts ; mais même faire tout son possible pour ajuster doucement et humblement sa correspondance selon le degré de ces mêmes morts.
Ainsi il est d’importance que vous soyez fidèle passivement à vous laisser en croix, autant que Dieu le voudra, tâchant peu à peu de vous y conserver par la foi nue, qui vous certifie de ce bonheur. Il ne faut pas rejeter les petites consolations et certitudes que Dieu vous donnera pour vous faire demeurer en croix et en mort : mais quand Dieu vous les ôte et qu’il vous laisse en nudité pure, laissez-vous-y autant qu’il voudra, quoique vous n’aperceviez nul bien de ces croix ; il suffit seulement que vous mouriez, et qu’elles [ces croix] vous fassent mourir, c’est-à-dire, qu’elles vous crucifient ; et vous verrez dans la suite, que leur effet sera plus solide et plus véritable que moins il aura été perceptible et compréhensible à votre raison.
10. C’est pourquoi l’âme est sollicitée selon les démarches qu’elle fait, d’accompagner la mort qu’elle a à souffrir intérieurement et extérieurement, de sa correspondance selon son degré d’Oraison. Car quand elle commence à se simplifier, elle doit être plus simple en ses morts ; quand sa simplicité augmente, de même elle doit agir à l’égard de ces morts selon le degré de simplicité ou de passivité où elle en est. Et si dans le degré de simplicité les morts sont difficiles à porter, à cause que l’âme y demeure en simplicité ; dans les degrés de passivité, c’est encore toute autre chose : d’autant que pour lors, l’âme étant beaucoup destituée de son soutien et [167] de sa correspondance, elle y est aussi plus au pouvoir de la mort, pour la traiter au gré de Dieu, sans que l’âme puisse s’aider d’autre manière que passivement, souffrant les croix et se laissant dévorer à la mort passivement, comme elle agit dans l’Oraison passivement. Ce que l’âme peut avoir pour la certifier, c’est de se consoler de fois à autre un peu dans la lumière de la foi, laquelle ne s’éclipse jamais pour les occasions de mourir, pourvu que l’âme soit fidèle à vouloir mourir et à faire même ce qu’elle peut : et quand par faiblesse l’âme tombe et qu’elle se voit accablée de quantité de défauts, si elle est fidèle à se servir de la pointe de mort et de crucifiement221 que toutes ces choses contiennent, (quoiqu’elles viennent de notre mauvais cru elles ne laissent pas de nous donner le moyen de mourir : et la foi très obscure dans ces occasions-là, et si vous voulez, même très obscurcie, ne laisse pas de demeurer vraiment foi et lumière divine, qui [sujet ?] se sert de toutes ces misères, pour nous faire encore pénétrer plus avant dans nous-mêmes, et nous faire mourir plus hautement et plus profondément.
11. Où il faut remarquer, que les choses extérieures en la main de la foi sont merveilleuses pour nous faire mourir : mais c’est encore toute autre chose de nos pauvretés, de nos misères et de nos péchés en la main de cette divine lumière, allant bien plus profondément, furetant et cherchant notre propre vie, notre propre excellence et notre propre soutien jusque dans le fond de nous-mêmes pour y porter le glaive de mort ; et l’âme qui est assez heureuse de soutenir la foi en ces occasions, reçoit un bien et un [168] avantage de la mort qui ne se peut concevoir.
C’est pourquoi il suffit de se laisser comme on peut et de suivre de son mieux les occasions de mourir, en se soutenant en foi, sans foi même [= même sans foi] ; d’autant que tout le perceptible de la foi qui peut demeurer dans nos sens, s’évanouit, et l’âme déchéant222 de cette manière de tout soutien, devient bien plus en état, si elle est fidèle, de se laisser aller au gré de Dieu : comme nous voyons qu’une pierre n’étant arrêtée de rien roule par son propre poids sans cesse dans un abîme d’eau sans jamais y pouvoir trouver <le> de fin. Et la marque même que l’âme qui est avancée en passivité, peut avoir pour assurance qu’elle est bien dans ces morts et dans ce que je viens de dire, est qu’elle ne trouve point de fond ni d’appui en rien, c’est-à-dire, qu’elle n’a d’assurance ni par ses morts ni par sa lumière ni enfin (par) rien qui la puisse appuyer.
12. Et supposé que l’âme ait la fidélité suffisante pour se perdre beaucoup par ses morts, quoiqu’elle ne voie ni ne puisse voir le moyen comment les vertus divines naîtront en elles ; cependant cela sera : d’autant qu’il est certain que c’est par cet unique moyen que Dieu laboure la terre qui les doit produire ; et comme Dieu seul est la racine et le fond de telles vertus, aussi est-il impossible qu’elles viennent jamais dans une âme que par la mort et autant qu’elle meure. Si bien que dans la suite que l’âme meurt beaucoup à soi, insensiblement et sans que l’âme puisse jamais apprendre le moyen, elle trouve que de sa pourriture et de ses cendres naissent les vertus conformément aux morts qui l’ont pénétrée et dévorée : ainsi l’âme peut [169] juger des vertus divines qui l’ennobliront dans la suite par toutes ces occasions de mort et de mourir qui lui sont ordinaires. C’est pourquoi laissez-vous mourir autant que vous pouvez, et même que la vue du défaut des vertus vous y aide ; et vous verrez que ce que je vous dis est vrai.223
13. Ces principes généraux vous instruiront en particulier de ce que vous devez faire, sans que j’aie besoin de vous tout particulariser. Ce que vous me dites de votre domestique, est ce qu’il vous faut pour vous humilier et vous faire souffrir : bien de telles occasions vous seront utiles ; et j’espère que la bonté de Dieu vous en fournira assez en toute manière. Ce que vous avez fait ensuite est bien, et de la manière qu’il faut, pour purifier les fautes qu’on y peut avoir commises.
14. Il est de grande conséquence dans le degré où vous êtes, de soulager votre âme autant que vous pourrez en la tenant gaie : autrement sans s’en apercevoir, elle serait toujours en réflexion sur certaines peines qui causent les morts ; et par là et en voulant trop mourir à soi selon son degré, on ne mourrait pas. N’ayez donc pas de crainte que votre travail vous nuise : c’est un petit soulagement des sens de l’ordre de Dieu ; et ne vous étonnez pas des espèces qu’il vous cause ; laissez-les doucement (s’) évanouir en les remettant en foi. [170]
1. Je vous ai dit infinies fois et je vous le dis encore qu’il est de grande conséquence de faire attention à l’état présent que l’âme porte, supposé la bonne volonté, et d’aller par lui à Dieu sans en chercher d’autre ; faute de quoi l’on perd une infinité de temps à chercher ce que l’on ne trouvera jamais. Ce n’est proprement que cela que Dieu fait par Sa bonté en toutes Ses créatures aussi bien dans les pécheurs que dans les saints : dans les uns pour les convertir, dans les autres pour leur augmenter la sainteté. Il faut donc savoir que ce que nous avons de moment en moment, est ce qu’il nous faut pour nous rendre à Dieu selon tout ce qu’Il désire et selon tout l’usage saint que nous pouvons faire de tout nous-mêmes. Et les âmes qui ne sont pas encore parvenues à se calmer par l’usage présent de l’état qu’elles portent, et qui sont toujours en désir d’autres choses, sont bien loin de jamais trouver Dieu : au contraire elles ne peuvent trouver qu’elles-mêmes ou au plus qu’un bon usage de leurs actes propres et efforts de nature bien intentionnés.
Il faudrait pour approfondir ce grand et général principe, des volumes qui découvrissent comment Dieu tout bon ne manque jamais de Se communiquer à Sa créature selon le moment [171] de son besoin, et selon qu’elle a de capacité présente ; et, de plus, que c’est cela seul qui est la porte pour trouver Dieu par chaque moment, quelque disposition que l’âme ait, soit de pauvreté ou d’abondance, de faiblesse ou de courage, de perte ou de bien, de lumières ou des ténèbres, etc.
Ce qu’il y a donc à faire, dans ce que vous me mandez, est de faire usage de l’état présent, vous laissant peu à peu pourrir et mourir et par là tomber dans la vraie paix et l’abandon de vous-même. Dieu étant le tout de Sa créature n’agit pas comme les hommes, qui ne peuvent aller plus loin que le dehors et l’extérieur : Il va jusque dans le fond de l’être et opère en la substance comme sur l’extérieur ; Il Se sert de tout pour Ses ouvrages, et Il peut aussi bien opérer par une chose comme par l’autre, toutes choses étant en Sa main.
La pauvre créature qui ne sait presque jamais cette vérité à fond, ne peut vouloir être action de Dieu que ce qui va à la relever ou à l’annoblir ; mais ce qui est pour la renouveler par le fond et l’essence de son être, elle n’y connaît rien, à moins d’une révélation. Il faut donc savoir que Dieu opère Ses plus beaux ouvrages par la créature même, non en agissant, mais en défaillant ; et c’est opérer vraiment en Dieu. Comme nous voyons que chaque créature a un principe en soi pour la corruption par lequel elle défaut et périt pour changer en une autre ; de même Dieu S’écoule et S’insinue dans la pauvreté intérieure de Sa créature, afin que mourant par là à soi, elle se change en une autre.
Et voilà la cause pourquoi l’âme, quoiqu’elle [172] soit toujours en haleine pour expérimenter quelque chose de Dieu, pour l’ordinaire n’expérimente que sa corruption, qui se va toujours augmentant contre son gré ; et l’âme, ne comprenant et ne pouvant jamais comprendre ce procédé, va toujours se tourmentant et se peinant. Cependant supposé la fidélité, c’est l’opération de Dieu la plus sublime, Lequel caché dans l’être de Sa créature désireuse de Lui, concourt à sa corruption, à sa perte et à sa mort pour la faire vraiment mourir à soi, à son opération, à sa vie et à ses desseins, n’y comprenant rien à ses yeux et à ceux de Dieu selon son sentiment.
Je ne sais si vous me comprendrez. Je le voudrais, car qui peut comprendre par expérience ce point, a commencé à trouver Dieu, qui n’agira jamais d’une autre manière ; et s’Il agit autrement, c’est par Sa créature, et par conséquent opération créée et non de Dieu ; car agissant en Dieu, Il agira toujours par la pauvreté, la faiblesse et le rien de Sa créature.
Ce qui se fait dans la terre est une image admirable de l’opération divine qui ne fait ses grands et admirables ouvrages que par le rien créé et par la corruption de chaque chose, de la même manière que les créatures viennent de la corruption des autres. C’est ce qui étonne quelquefois plusieurs âmes, qui se considérant dans les commencements en elles-mêmes, elles étaient toujours fleuries, pleines et fécondes ; et à la suite tout leur est ôté, perdant tout.
Vous avez cru autrefois avoir des merveilles et vous n’aviez rien ; et à présent que vous croyez n’avoir rien et être toute corruption et pauvreté, vous pouvez être tout si vous en faites [173] usage, concourant avec Dieu, qui y agit en Dieu, vous laissant doucement pourrir et mourir et vous dénuer, et par là tomber dans le calme et l’abandon224. Les âmes qui sont toujours désireuses, remuantes et vivantes, ne peuvent jamais arriver là, quoiqu’elles soient saintes et bonnes : il n’y a que les pauvres, misérables et inutiles pour Dieu et en elles-mêmes, qui y arrivent.
Tâchez donc doucement et humblement de vous contenter de l’état présent où vous vous trouverez à chaque moment, demeurant dans votre état pauvre, et faisant petitement et pauvrement ce que vous pouvez pour le présent. Continuez vos petits sujets sans fruit et portez l’état du moment quel qu’il soit, laissant opérer [à] ce moment son effet, qui sera toujours de vous humilier et rabaisser.
Faute de savoir son mieux et la voie pour y arriver, on se tourmente sans fruit : on veut avoir une constitution d’état quand il n’est pas temps. Ce serait vous, chère sœur, qui la feriez et non pas Dieu ; et s’il en paraît quelquefois, ce sont comme des couleurs au ciel qui disparaissent au moment ; il faut avoir passé l’état de corruption et de mort avant que Dieu la donne et la fasse. Quand vous plantez une fleur, ne pourrit-elle pas avant que de devenir fleur ? Il ne faut pas désirer d’être avant que l’on ait perdu tout son être ; et l’on ne peut opérer que la perte n’ait précédé ; et pour vous parler plus clairement, d’ici à longues années vous ne verrez de constitution à votre intérieur : ce serait perte pour vous.
Allez doucement, pourrissant à la manière que Dieu le veut et le voudra ; jamais la [174] pourriture et le temps de la pourriture n’a d’état et de constitution. C’est celui qui suit par lequel Dieu donne lettres. Et quand une âme a et porte un état de stabilité, quelque petite qu’elle soit, c’est elle qui le fait ; ou il faut par nécessité que son état de pourriture et de mort soit passé. D’où vient que très souvent ce que l’on croit grand dans les âmes, est fort petit, étant de bonnes pensées et de bons actes qu’elles font.
J’ai été long ; mais plût à Dieu que vous apprissiez bien cette leçon. Vous seriez heureuse et vous trouveriez la stabilité, non comme vous le désirez et pensez, mais une véritable, dans le dessein et l’opération divine qui va insensiblement faisant mourir l’âme par elle-même et en elle-même. Priez pour moi.
Je commence celle-ci avec grande joie de me voir en état de me consoler avec vous, car mon cœur est très tendre pour vous et rien ne l’en peut séparer. Dieu y est, je n’en doute pas. Je vous parle toujours selon la lumière actuelle et présente que je crois être vraie. Je ne désire rien pour moi en vous. Et ainsi pourvu que vous soyez bien et que vous évitiez tout ce qui empêche la source de couler et de l’expérimenter couler en vous, cela me suffit. Je puis vous dire qu’à votre égard et à l’égard de N., elle a été d’expérience et a coulé, mais à pleine eau, en vous écrivant. Vous pouvez [175] encore dans toutes ces lettres goûter et expérimenter si cela est vrai.
2. Je vous avoue encore qu’une chose qui m’a poussé dans la lumière susdite de vous parler si simplement et si fortement est, qu’à moins d’un miracle continuel qui fasse incessamment couler l’eau nouvelle, et en abondance, toutes ces choses dites nous tiennent incessamment dans les sens et ainsi sujets au changement. On est presque jamais une heure de même, et l’on retombe toujours, de telle manière que l’on a toujours quelque chose qui rabaisse ; et par conséquent il faut toujours quelque nouvelle grâce qui ragoûte et qui récrée. Mais on serait heureux si on pouvait une fois passée des sens et de leur mutabilité sensible en l’esprit, qui se conduit en foi et par foi, non en goût : car le seul énoncé simple des vérités serait et ferait votre vie, et serait perpétuelle sans changement et sans différence quand bien l’on serait tous les jours ensemble.
3. C’est aussi le mal de N... mais d’une autre manière. Le sien est et vient par incertitude et inquiétude qui est par les sens : elle ne s’et défera jamais qu’en outrepassant ses sens pour subsister en esprit, et en perte. N....225 a le sien par ces incertitudes et troubles, qui me sont infiniment visibles. Je ne sais si vous me comprendrez bien : mais cela est bien de conséquence ; et à moins que de bien mourir à vos sens par la simple créance de foi divine à l’égard de Dieu, et humaine pour les personnes que Dieu vous donne et vous donnera, jamais vous ne quitterez le goût des sens et ainsi le sensible.
4. Que j’aurais de grandes choses à vous dire [176] sur la Fête de demain touchant cela, et comment Dieu fait passer tout d’un coup saint Paul du péché et des sens éclairés dans le pur spirituel en nue foi ! Je vous dirai seulement ces deux mots : il le terrasse par un éclat qui le convertit ; il lui parle, ce qui l’éclaire et le console, en lui faisant entendre qu’il était Jésus-Christ, que c’était lui-même. Quelle consolation pour lui en ce moment par la lumière divine éclairant son âme ! Il semble que cela devait suffire ; et que cette divine présence l’éclairant, lui devait apprendre toutes choses. Tout au contraire elle s’évanouit, lui donnant l’ordre d’aller à Ananias, Ministre de la foi, laquelle lui ouvre les yeux ; au lieu que la divine lumière brillant par la présence de Jésus-Christ les lui avait crevés en l’aveuglant.
Voilà en peu [sic] le Mystère de Jésus-Christ, et comment la foi fait des miracles sur les âmes capables de sa nudité, obscurité et simplicité. Il faudrait un gros volume pour expliquer le Mystère de la conversion de saint Paul : et ce n’est pas sans une grande providence et sagesse divine que la sainte Eglise conduite par cette divine lumière en a fait une fête solennelle : ce que l’on considère peu souvent, ne remarquant ordinairement en ce jour, que le saint Apôtre, de persécuteur de l’Eglise est devenu prédicateur de Jésus-Christ.
5. Le bon Dieu soit béni de tout : il faut être comme il le désire ; je le veux de tout mon cœur. C’est la béatitude que vous trouverez assurément si vous êtes fidèle à entrer de la bonne manière dans votre grâce, en remplissant ses desseins sur vous dont il vous a tant donné de lumière, et dont vous me dites avoir des [177] avant-goûts et des instincts assez continuels ; ce qui vous marque suffisamment l’amour de notre Seigneur sur vous. Prenez courage au nom de Dieu ; et vous confiez en sa bonté, que tâchant de vous quitter comme je vous ai dit au commencement de cette lettre, vous le trouverez par la perte de vous-même en foi, ce qui fait plus faire de chemin en un jour qu’en dix ans avec ses forces.
6. Je faisais aujourd’hui réflexion sur ces belles paroles du S [aint] Évangile, dites en manière de reproche à ces gens sans foi qui jugeaient du cœur de Dieu comme du leur, qu’il donne moins à qui sait moins : Votre œil est-il mauvais parce que je suis bon226. Et par ce beau mot les cœurs petits sont soulagés, sachant que la bonté divine est sans mesure vers les âmes qui sont fidèles à leur vocation quoique petite et tardive. Oui, chère Dame227, le cœur de Dieu est bon à une âme simple, et qui va simplement avec lui se contentant de sa grâce, de sa voie et de ce qu’il lui donne, l’aimant infiniment mieux parce que c’est un don de Dieu, que tout ce qu’elle pourrait désirer, fût-ce même d’être le premier Séraphim. Mais le malheur est que l’on ne suit pas sa grâce et son appel, et ainsi la bonté divine est arrêtée.
1. On trouve des croix par tout : il n’y a qu’en Jésus-Christ où la croix est béatitude, [178] et la pauvreté plénitude. Heureuse l’âme qui le trouve ! Ceci commence lorsqu’il éclaire l’âme pour lui découvrir ses misères ; ce qui est une grâce sans laquelle il est impossible que le fond de l’âme se réveille pour chercher Dieu. Ces vues et ces connaissances de ses misères insensiblement ressuscitent l’âme quand elle est fidèle à en faire usage par pratique ; et cette résurrection commence toujours par des instincts qui portent à Dieu et qui le font désirer, l’âme se donnant à lui en proie pour être peu à peu purifiée des misères qu’elle découvre. Et à mesure que ces misères se découvrent et qu’elle y donne ordre fidèlement, ces instincts qui la portent vers Dieu se réveillent encore davantage ; si bien que la vue de ses misères fait croître les instincts, et les instincts font courir l’âme. Mais le mal est, que l’âme n’est pas assez fidèle : car il faut que ces lumières et ces instincts remuent et renversent tout ce qui est dans l’âme ; et c’est où est la douleur, à cause du long chemin et des renversements qu’il faut faire : sans cela on n’arrivera jamais à Jésus-Christ, à quoi tendent toutes ces dispositions.
2. Je puis vous dire plus véritablement que jamais ; Heureuse l’âme où Jésus-Christ se manifeste et se communique, puisqu’il est la source et la plénitude de tout bien ! On dit ordinairement cela ; mais heureuse l’âme qui en jouit !
Heureuse l’âme où la lumière éternelle désire se lever et se communiquer ! C’est assurément une voie rude et difficile à cause des morts, des croix, et des obscurités dont elle est remplie ; mais il est vrai qu’elle aboutit à tant de bien et communique tant de bien, que l’on peut dire : heureuse la mort qui donne la vie. [179]
3. Vous me donnez une grande consolation, m’exprimant ce qui se passe en vous, qui me montre assez bien ce que Dieu doit faire en vous, savoir de vous découvrir vos misères ; ce qu’il continuera si vous êtes fidèle. Car avant que la lumière sans lumière vous ait fait découvrir tout ce que vous êtes, il y a bien du temps et bien des croix, la nature étant puissamment crucifiée dans la vue de ce qu’elle est. Ce qu’il faut cependant poursuivre par fidélité de pratique, quoique l’on tombe et retombe un million de fois : et la lumière en cet état se donne autant et même plus par les chutes poursuivies et remédiées fidèlement, que par le goût suave, qui accompagne peu cette lumière de vérité si ce n’est qu’elle soit déjà beaucoup avancée.
4. D’où vient qu’il faut beaucoup remarquer que la foi en cette voie a plutôt un instinct que lumière, soit de tendre à Dieu, soit de mourir à soi : car dans le commencement et bien long temps les instincts opérés de Dieu en cette voie font tout ; c’est-à-dire, que l’âme fait tout par eux et [est] excitée par leur vertu. C’est pourquoi durant tout ce temps quoique l’âme fasse tout par cette grâce, comme ce n’est que par les instincts qu’elle communique, l’âme semble faire tout [par] elle seule, et que Dieu laisse tout faire à sa fidélité et à son courage ; ce qui cause une grande peine, d’autant que ces instincts se vont toujours réveillant de plus en plus comme dévorant l’âme, plus elle pense être fidèle : c’est ce qui fait qu’à moins d’un très grand courage et [d’] une cruauté sur soi-même, la lumière (se ?) réveille peu, sinon par ces instincts. [180]
5. Prenez donc courage sans courage. Prenez garde d’avoir pitié de vous : Il faut que tout se réveille et que l’impureté cachée dans les inclinations, les passions et le reste se réveille, afin qu’on la voie en la sentant, et que par les instincts cruels et impitoyables l’on travaille à la suite fortement. Car remarquez que la grâce ne s’occupera d’ici à un long temps228 quand bien même on serait très-fidèle, qu’à purifier les inclinaisons, les passions, les appétits, et le reste de la partie inférieure : c’est pourquoi pendant tout ce temps la lumière ne sera qu’en instinct, et elle ne se donnera comme lumière que quand la partie inférieure sera purifiée et que vous serez au-dessus d’elle par la générosité et par un courage infini.
6. Remarquez bien que quand Dieu a commencé à donner cette lumière et que l’âme est déterminée à la suivre par la mort de soi, on est long temps comme enfoui sans lumière, sans mouvements, ni pour Dieu ni pour rien. En suite par des providences que l’on n’entend pas et que l’on ne peut comprendre, Dieu réveille l’âme ; ce qui est un grand bonheur : et pour lors commencent les instincts qui sont réveillés par toutes choses, par les lectures, les Oraisons, les discours, et par une infinité d’autres providences ; à quoi il faut être fort fidèle. Car si l’âme se poursuit sans relâche par la mort à soi, ils [ces instincts] se réveillent incessamment ; et alors il faut agir intérieurement conformément à l’instinct, tantôt se donnant, ou désirant la mort de soi-même, tantôt se sacrifiant et selon un million d’autres mouvements auxquels il faut être fort fidèle. Parce qu’à moins d’une grande suite de fidélité à observer et à mourir, on [181] souffre puissamment ; et plus la lumière croît et plus les instincts deviennent forts, plus la douleur est cuisante ensuite [ensuite : tel quel dans le ms.] des défauts : ce qu’il faut souffrir par humilité sans trop se remuer, et prendre sur tout229 garde d’être toujours en état d’abandon.
Les âmes qui se sont mises dans quantité de choses par elles-mêmes qui sont contre l’ordre de Dieu, ont infiniment à souffrir, jusqu’à ce que tout soit purifié et qu’elles soient revenues dans l’ordre de Dieu : elles sentent long temps cette inclination d’haïr l’imperfection et le péché, et cependant elles en font continuellement, ce qui est un tourment qu’il faut porter humblement et avec repos.
7. Vous dites fort bien, que lorsque Dieu par sa miséricorde appelle une âme et lui donne la vocation pour cette grâce, son salut y est attaché ; et si elle s’en fourvoyait il y aurait beaucoup à craindre pour une infinité de raisons, mais spécialement d’autant qu’elle serait toujours sans jamais rien trouver qui pût contenter son cœur : et ainsi cela serait cause qu’elle abandonnerait tout, et se remplirait comme par nécessité des choses du monde sans y trouver sa satisfaction, mais plutôt sa perte et son malheur.
8. Prenez sur tout garde d’être fort fidèle, et de ne vous rien réserver que vous n’abandonniez avec courage. Si vous êtes courageuse, la lumière sera toujours présente, mais aux dépens de l’âme ; car ce sera toujours pour la faire mourir. Je prie Notre-Seigneur, qu’il vous fasse sans esprit, sans jugement, sans volonté, et sans retour sur vous-même ; j’en ai aussi besoin pour vous aider ; d’autant que ma lumière croissant beaucoup j’ai peine de m’arrêter et de voir toutes les choses dont vous avez besoin, et dont je vous [182] ai parlé depuis très longtemps. Si j’étais fidèle la lumière immense se lève dans mon âme, et Jésus-Christ commence à s’y lever ; et je vois plus clair que jamais la vérité de la voie. Peut-être que je me trompe ; mais il semble que c’est la Vérité même : Jésus-Christ qui se communique et qui réduit mon âme peu à peu à l’unité en lui où je vois et où j’ai vu ce que je vous ai dit.
9. Aimez, je vous prie, Jésus-Christ de tout votre cœur ; car cette voie n’est à la fin autre chose que lui. Et qui le pourrait comprendre, à moins que sa bonté le donne ! Savoir que cette mort, cette obscurité, ces croix et ce petit commencement de foi sont la semence de Jésus-Christ, qui à la fin devient le bonheur de l’âme230.
1. Prenez courage ; travaillez sans vous rien pardonner et soyez cruelle sur vous-même. Si vous saviez le bonheur à quoi cette semence de foi prépare, vous n’épargneriez rien, mais plutôt vous vous exposeriez à tout. Travaillez au nom de Dieu à être fidèle à votre intérieur, mourant incessamment à tout ce que vous découvrez être impétuosité de nature, et à vous séparer de tout ce que vous pouvez soupçonner être la pâture de vos inclinations. Il y en a encore tant, quoique vous voyiez que les instincts se réveillent, que ce serait bien autre chose, si bien des choses étaient ôtées.
Votre âme voudrait se lever, marcher et [183] opérer selon le principe de vie qu’elle sent ; mais cela ne se fera qu’à mesure qu’elle se déchargera peu à peu de ce fardeau, dont elle sentira une certaine liberté, soulagement et vigueur. Mais ô Dieu ! Que la nature est forte et que ces inclinations sont fâcheuses par un million de faibles ! Mais courage ; ayez recours à la foi ; et pourvu que cette divine lumière prenne possession de votre âme, elle la purifiera peu à peu à vos dépens et la réveillera, lui insinuant un principe et un instinct de vie.
2. Continuez donc, pour vous répondre en deux mots, à faire votre oraison et à travailler en esprit d’oraison autant que vous pourrez ; exposant doucement et humblement votre âme à Jésus-Christ, auteur et consommateur de la foi231. C’est Lui qui est le principe de cette divine lumière, et c’est cette divine lumière qui découvre Jésus-Christ et qui à la suite se communique. Heureuse l’âme et mille fois heureuse qui par cette semence goûte ces vérités, car en vérité il s’y fait des merveilles !
Je vous dis ce que je vous ai déjà dit bien des fois, que qui saurait le bonheur d’une âme qui a la semence de la foi, l’estimerait heureuse non seulement pour le bonheur qui l’attend dans l’éternité, mais même dès cette vie. Jésus-Christ approche d’elle ou plutôt cette foi fait naître Jésus-Christ en elle, qui y devient une source infiniment féconde de tout bien. Qui saurait ce que c’est que Jésus-Christ, donneraient mille vies, s’il pouvait, pour pouvoir jouir de ce bonheur. Mais il faut que la foi fasse mourir, et mourir un million de fois, avant que Jésus-Christ vienne [184] ainsi en l’âme ; mais sans doute cela se fait, et l’âme doit vivre d’espérance en mourant de moment en moment par toutes les petites providences.
Soyez donc en repos, mourant à vous-même ; et à la suite, vous trouverez par votre oraison et par les diverses petites morts de vos désirs, de vos inclinations, habitudes, passions, de votre jugement et de votre volonté, que la foi augmentera et que votre mort deviendra plus profonde, pénétrant insensiblement le plus intime de vous-même.
3. Plus mon âme va en avant, plus je remarque dans la lumière de vérité qu’il faut qu’elle humilie l’âme qu’elle veut éclairer et cette humiliation devant être véritable, il faut qu’elle s’opère par la vue certaine de ses misères et de sa corruption ; ce qui doit aller toujours en augmentant, plus la lumière croit, jusqu’à ce que l’âme ait connu son néant et sa misère, non tellement quellement232, mais en vérité ; et cette vérité est selon le degré de lumière. Car comme cette lumière se donne fort différemment, aussi les âmes qui la reçoivent n’approfondissent pas leur néant et leur corruption en même degré et d’une même manière.
4. Ce procédé est infaillible ; et jamais la foi n’est communiquée que par ce moyen, ce qui est une grande grâce aux âmes qui en font grand usage. Car il faut remarquer qu’en ce degré de connaissance de soi et de destruction de soi-même, tout est remis à la fidélité de l’âme. C’est à elle à s’immoler et se sacrifier à Dieu, qui lui envoie des messagers pour lui marquer Son désir de venir en elle, ce qu’Il n’exécutera [185] que sa maison ne soit vide ; et c’est par la vue de ses misères, de son indignité, et de ses péchés que cela s’exécute, quand l’âme, étant en repos et se possédant en foi et en abandon, se vide de tout ce qui est de soi-même pour être remplie de l’invisible et de l’inconnu.
5. Il faut donc prendre courage et travailler infatigablement, sans se rien réserver, ce qui ne s’exécutera jamais qu’en mourant, et jamais la mort ne viendra que par toutes les occasions qui se découvrent tous les jours. Ne vous épargnez donc nullement, si vous voulez que la foi croisse incessamment. Je le vois, grâce à Notre Seigneur, plus que jamais. Mais vous trouvez si peu d’âmes qui veulent travailler tout de bon, qu’il faut par nécessité que la lumière nous soit cachée par tant d’atomes de notre propre corruption que cela est surprenant ; mais qui est assez heureux de voir, découvre incessamment Dieu comme un soleil d’infinie lumière de vérité se précipiter en elle pour y faire des merveilles, et cela à mesure de sa mort et de sa véritable destruction. Courage donc, car il y a infiniment à mourir et à purifier dans nos pensées, intentions, actions et dans tout le reste ; mais supposé ce courage, Dieu ne manque pas à venir.
1. Quand Dieu fait la miséricorde à une âme de la disposer pour Le chercher par [186] l’oraison commune et par les pratiques ordinaires de vertu et de fidélité, pour le plus souvent, si elle est constante à poursuivre Notre Seigneur, à désirer efficacement de Lui plaire et d’arriver à Son union par le moyen le plus prompt et le plus efficace, Dieu, tout plein de bonté, qui ne peut souffrir que les désirs d’une âme qu’Il chérit tant soient inutiles et sans effet, lui donne secrètement le don de foi par lequel elle peut arriver promptement et sûrement à l’union tant désirée.
Ce don est si grand et d’une miséricorde si infinie que cela ne se peut exprimer que par l’expérience des âmes qui en feront un fidèle usage, puisqu’il contient en soi et en son efficacité toute la voie de l’union et de la consommation de l’âme en Dieu par la venue véritable ou pour mieux dire, par la naissance de Jésus-Christ en toute elle-même. D’où vient que les âmes qui reçoivent ce don de foi et n’y sont pas fidèles, perdent tout et sont redevables à Dieu de tout ce qu’Il devait opérer en elle. Ceci est de grande conséquence et il le faut bien peser. Mais supposé qu’une âme soit fidèle à ce don, Il la conduit peu à peu par la main de degré en degré sans qu’elle doive avoir de peine et de crainte de se perdre, Le suivant avec fidélité et mourant à soi-même selon qu’Il le marque de temps en temps, d’état en état.
C’est donc ce don de foi, par laquelle une âme si heureuse doit faire son oraison, pratiquer les vertus et être fidèle à toutes choses. Et comme la foi est aussi infaillible que Dieu même, il faut avoir une confiance sans fin et à l’épreuve de tout, ne se mettant pas en peine, mais plutôt faisant usage avec fidélité de l’obscurité, [187] des croix et des renversements que l’âme trouve en le suivant.
2. Tout cela, que je dis brièvement, supposé, il faut savoir que la foi tenant l’âme fidèle par la main, la voyant courageuse pour ne s’effrayer ni d’elle ni de sa conduite, la fait passer par la purification, d’autant que, comme le principal et l’effet final de la foi est de conduire l’âme à l’union avec Jésus-Christ, il faut qu’elle la purifie pour lui donner sa ressemblance puisque l’union n’est fondée que dans la ressemblance. Et pour cet effet, elle commence à purifier les sens, ensuite les puissances, après et finalement le fond et le plus intime de l’âme. Elle prend cet ordre afin de mettre tout en ordre, rectifiant le désordre que le péché a mis dans nos sens et nos puissances, et au plus intime de l’âme.
Durant toute cette cure, l’âme reçoit beaucoup de peines, tant du côté de la foi, à cause de son obscurité, que des effets qu’elle produit, qui se terminent à ôter le péché de toutes ses parties ; et comme elle fait cela fort à l’obscur et aux dépens de l’âme, cela est cause qu’il faut nécessairement agoniser et souffrir, ne se voyant en assurance de rien, ni possédant rien qui soit stable.
3. La foi commence par les sens tant extérieurs qu’intérieurs, les purifiant par un amour qu’elle donne à l’âme de les faire ressembler à Jésus-Christ en pauvreté, en délaissement, en séparation des créatures et en humilité, lui imprimant une tendance secrètement amoureuse à être fidèle, par résignation et abandon à ce qui lui arrive de moment en moment dans la condition et l’état où la divine Providence [188] a mis l’âme, laquelle découvre qu’elle n’a pas besoin d’aller chercher d’autres abjections, souffrances, pauvretés, etc., que celles qui lui viennent dans son état, et qu’elle peut trouver et pratiquer ordinairement dans sa condition.
Les sens sont purifiés quand la résignation et l’abandon y sont en perfection raisonnable, ce que l’âme aperçoit peu à peu, mais non si parfaitement que dans les autres états et degrés.
4. Après que la résignation et l’abandon sont dans les sens en degré suffisamment avancé, et qu’ainsi ils sont purifiés, la lumière de la foi devient plus grande et plus spirituelle. Car il faut remarquer que durant tout le temps qu’elle opère et purifie les sens, elle n’est là que comme un instinct amoureux pour les porter à se conformer à Jésus-Christ.
Ensuite donc la lumière de la foi prenant possession des puissances et les conduisant par les degrés de purification, elle le fait en se manifestant comme lumière qui découvre peu à peu la beauté des merveilles des Mystères de Jésus-Christ, ce qui donne à ces puissances une inclination pour s’y conformer, laquelle croît à mesure que la lumière augmente. Cette lumière aussi se fortifie et devient plus grande et par conséquent plus pure, plus l’âme travaille à s’y conformer. Ce qui met insensiblement en l’âme une inclination de complaisance et de joie pour Jésus-Christ dans Ses états, souffrant, humilié et abject. Et comme la foi par la purification des sens y a mis la résignation et l’abandon aux souffrances et au reste des providences qui arrivent, la purification des puissances par la foi y met une complaisance et une joie à [189] cause de la participation des états de Jésus-Christ. Si bien que par la fidélité que l’âme a à suivre la foi dans la pratique par joie et amour, et par complaisance à ce qui lui arrive de moment en moment par conformité à Jésus-Christ, et aussi à s’appliquer aux Mystères pour y pénétrer, à l’aide de la foi, ses merveilles selon le désir de son cœur, les puissances de cette manière trouvent peu à peu leur pureté par l’ornement que Jésus-Christ leur communique.
5. Quand les puissances expérimentent que les lumières sur les Mystères de Jésus-Christ peu à peu se diminuent et qu’elles sont amoureusement affamées de la ressemblance et de la conformité à ce Dieu-Homme, humilié, pauvre et abject, (ce qui dit une grande pureté qui ne peut pourtant encore rassasier son cœur et l’intime de son âme), pour lors commence la course du fond, et la foi, prenant l’âme par la main d’une manière encore plus serrée et plus intime, lui fait entendre secrètement qu’encore qu’elle lui ait paru obscure, cruelle et pénible en la conduisant par la mortification des sens et des puissances, il faut qu’elle s’attende à bien davantage ; d’autant qu’elle lui a toujours fait voir un objet aimable et adorable, mais que présentement elle va tout effacer233 et la va mettre sans lumière, sans goût et sans assurance ni complaisance pour ce Dieu-Homme, et qu’elle lui va faire expérimenter deux contraires infiniment dissemblables en elle, savoir une secrète inclination du cœur et au même temps une horreur infinie, qui s’augmenteront pareillement si elle est fidèle. Cette inclination est pour Jésus-Christ dans Ses états, et cette répugnance est pour l’écrasement des providences qui lui arriveront [190] : car Jésus-Christ par une providence tout adorable conduit si justement toutes choses qu’elles lui sont une croix infiniment présente.
6. Elle est donc réduite dans son fond et y est comme une personne à qui l’on a coupé les pieds, les mains et la langue, à laquelle l’on fait du mal très cruellement, si bien qu’elle ne peut se secourir ni se plaindre. De même cette âme réduite en cet état est purifiée par la foi de son soi-même par les croix, les humiliations et les providences qui lui arrivent de moment en moment et qui ont le pouvoir non seulement de faire effet en ses sens et ses puissances, mais d’écraser et pulvériser son fond, c’est-à-dire de la faire mourir et de lui ôter peu à peu tout son propre, sans qu’elle se puisse soulager ni, à la suite, qu’elle le veuille.
Jusque-là la foi a fait souffrir les sens et les puissances et a fait quelque purification, mais très légère. C’est ici que se donnent les coups qui font du mal et qui causent la mort, mais si cruellement qu’il la faut comparer à la mort véritable du corps lorsqu’on lui arrache la vie par force et par la violence des douleurs.
D’exprimer comment les providences crucifiantes effectuent ce troisième degré, cela ne se peut : c’est assez d’exprimer qu’elles le font et que la foi, à l’aide de la Providence et de la conduite toute amoureuse de Dieu, l’opère quand l’âme est fidèle.
7. Tout le temps de la purification des sens et des puissances, l’âme ressent une instabilité étrange et peut facilement tout quitter là, et abandonner la foi, son aimable guide, ce qui doit beaucoup exciter à la confiance et au courage. [191] Car souvent les âmes qui ne se proposent que des douceurs dans la foi de Dieu, ou au plus quelque souffrance, en voyant tant et un si long temps, abandonnent tout, ou du moins se rendent paresseuses et veulent ajuster la grâce et la nature ; mais cela ne se fera jamais, il en faut être bien convaincu.
Quand la foi commence à purifier le fond, c’est pour lors que l’âme a un peu plus de stabilité ; d’autant qu’elle approche plus de Dieu et a une inclination plus intime pour l’union. Mais comme les croix et les providences humiliantes et crucifiantes, et les lumières intimes et secrètes sont plus fortes, inclinant l’âme à mourir pour vivre en Jésus-Christ, cela fait que si l’âme ne redouble comme infiniment son travail, sa fidélité et sa confiance, non à chercher, à penser et à faire, mais à être fidèle à mourir par l’aide de ce qui lui arrive, elle abandonnera tout peu à peu, ou du moins elle mourra de langueur sans mourir, c’est-à-dire sans arriver à la fin de son désir, qui est la mort véritable pour Jésus-Christ et en Jésus-Christ par la réelle conformité à Jésus-Christ.
8. Durant tout ce troisième degré, la foi prend plaisir de découvrir à l’âme (afin de l’animer secrètement), les beautés des croix de Jésus-Christ et le profond Mystère de la Sagesse infinie dans le don du même Jésus-Christ au monde.
Ces lumières ne sont pas dans les sens ni dans les puissances, mais ce sont des lumières très pures qui sortent de l’approche de Dieu ; et elles se renouvellent et se multiplient autant que l’âme est fidèle à mourir. Quand je dis « se multiplient », ce n’est pas que l’âme ait multiplicité, [192], mais unité par sa mort, n’étant point obligée ni à se ressouvenir ni par conséquent à en faire magasin, puisque l’âme ne les a qu’en mourant et par sa mort même, si bien qu’elle n’a besoin que d’être fidèle à mourir à tout, sa mort lui étant tout, ce qui, sans un miracle, ne s’effectue que par un très long temps.
9 . À moins d’une très profonde expérience, on croit, en lisant ces écrits, que ce que je dis ici est la fin et la consommation des ouvrages de la foi, et cependant ce n’en n’est qu’un petit commencement ; je dis le même de la consommation de tout ce troisième degré de purification que j’ai décrit, puisqu’il en suit encore deux autres bien plus longs, plus féconds et plus amples, qui sont l’illumination et l’union en foi.
10. On me dira peut-être que ces trois premiers degrés les contiennent : cela est vrai pour plusieurs peu courageux et qui craignent de donner le tout pour le Tout. Mais pour les âmes qui veulent vivre des croix et mourir par la pointe cruelle de la croix, il n’est pas vrai, d’autant que le degré d’illumination ne commence véritablement qu’à la fin de la purification susdite du fond ; d’où découle pour lors, quand elle est effectuée, une lumière admirable, qui parcourt les sens, les puissances, et le même fond en les éclairant et y opérant des merveilles. Et quand cette divine lumière a orné ces demeures et parties selon le degré et selon le dessein de Dieu, alors l’âme vraiment amoureuse non des dons, des caresses et des magnificences de la souveraine Majesté, mais de Dieu même, lui crie du plus intime de son cœur, que ce n’est point tout ce qu’elle a vu par [193] ce degré d’illumination qui la satisfait, mais qu’elle meurt du désir de L’aimer par un pur amour vraiment essentiel et véritable, et qui rassasie pleinement sa capacité, autant que la vie voyagère le peut souffrir.
11. Dans ces désirs, insensiblement toutes les belles lumières du degré d’illumination cessent, et un amour secret prend leur place ; et pour lors le degré d’union commence à consommer les sens, les puissances et le centre de l’âme, lui communiquant Jésus-Christ, Dieu et homme, véritablement et d’une manière qu’il faut expérimenter, par laquelle communication les sens, les puissances, et le fond de l’âme sont perdus en Jésus-Christ et ornés de Ses sens et puissances ; et enfin tout le soi-même de l’âme se trouve vraiment en Jésus-Christ qui devient sa vie, son mouvement et toute sa plénitude.
12. Ceci n’est qu’un faible crayon234 des merveilles qu’opère la foi dans les âmes qui sont assez heureuses d’en avoir reçu le don, et qui sont constantes pour tout perdre, tout souffrir, et tout faire afin de Lui être fidèle. À moins de cela, il ne faut s’attendre à rien, sinon à beaucoup souffrir et fort inutilement quand on a déjà un peu goûté du don de foi, à cause que, pour peu qu’on en ait, il donne une subsistance si solide à l’âme que l’on demeure fort peiné quand on retourne dans ses sens et dans son amour propre, n’y trouvant que du vide et de la misère. Cependant ils s’en trouvent qui, faute d’avoir été fidèles, passent misérablement leur vie, tombant et se relevant et ne faisant jamais rien qui subsiste.
Pour les âmes qui sont fidèles et qui veulent [194] efficacement travailler aux dépens de quoi que ce soit, je les assure que tout ce qui est ici décrit, est véritable, et n’est presque rien cependant à l’égard des merveilles de la foi et de son pouvoir pour effectuer ce que Jésus-Christ nous a promis dans Son Évangile. Mais elle ne sera jamais révélée, ni elle ne révélera jamais Jésus-Christ à une âme si elle n’est vraiment petite : Revelasti ea parvulis235.
13. Il est impossible de pouvoir décrire en détail ce qui se passe dans les différentes opérations de la foi dans la vie purgative et encore moins dans les autres voies et états. J’écris seulement ceci en abrégé pour en avoir quelque teinture, afin qu’on tâche d’être fidèle pour correspondre à la suite et à la longueur de l’opération de Dieu quand Il commence à donner le don de la foi, par la patience constante, courageuse, et vraiment longanime à se combattre ; autrement peu à peu elle diminue, et l’âme tombe dans l’embarras et la confusion ; et souvent après avoir combattu quelque temps, plusieurs quittent et retournent aux créatures ; ou si cela n’arrive entièrement, la confusion y demeure d’une telle manière qu’ils ne sont ni dedans ni dehors, et qu’ils ne peuvent faire usage ni de la foi, ni d’autres lumières intérieures, demeurant seulement soutenus de quelque fond de bonne volonté sans aucun ordre, ce qui est une perte infinie et déplorable.
2,35
14. Il faut remarquer que cette lumière de foi a pour un effet très spécial et qui lui est uniquement propre, de rectifier et rajuster le naturel [195] et d’y remettre l’ordre premier que le péché a détruit, le rectifiant selon qu’il a été créé de Dieu dans une droiture et simplicité admirable, et ne purifiant pas seulement le péché et les effets plus communs et plus connus du péché, mais pénétrant encore dans l’intime de l’être pour le remettre dans la pureté de sa création et selon qu’il est sorti des mains de Dieu, de telle manière que, par sa vertu pénétrante tant pour purifier que pour rétablir, elle va jusqu’au plus intime de tout l’être tant du corps que de l’esprit. Et c’est ce qui fait qu’aux âmes qui sont fidèles, elle est cruelle, rien ne pouvant échapper [à] sa vue pénétrante et l’efficacité de son opération, ce qui ne se peut effectuer que selon le degré de la fidélité de chaque âme. C’est un miracle d’en trouver qui soit pleinement fidèle pour se laisser soi-même et se confier entièrement à Dieu, d’autant que, plus cette lumière avance, plus elle fait perdre, peine et écrase. Ce qui est souvent cause que plusieurs âmes la voyant un peu, les unes en sont effrayées et ainsi l’abandonnent, les autres reçoivent un peu davantage, mais la peine qu’elle leur cause les étonne aussi ; et ainsi peu à peu elles en entendent, les unes plus, les autres moins, quelque nouvelle par la miséricorde du bon Dieu ; mais quand il faut être un peu touché de Sa main, on crie les hauts cris, croyant que tout est perdu, ne sachant pas et ne pouvant jamais apprendre, sinon par expérience, qu’elle ne fait du bien qu’en appauvrissant, qu’elle ne purifie qu’en salissant, qu’elle ne donne la vie qu’en tuant, et enfin qu’elle ne remet la créature, sa bien-aimée, dans la rectitude de la justice [196] originelle selon cette vie qu’en perdant sans ressource. C’est pourquoi le saint homme Job, plein de cette divine lumière, et admirablement fidèle à son opération, a dit d’elle ces admirables paroles : Mors et perditio audiverunt famam ejus236 : la mort et la perte totale de soi-même en ont entendu des nouvelles certaines.
15. Il est très vrai que c’est un plaisir admirable de voir cette divine lumière opérant dans ce saint homme, comment elle pénètre dans toutes les parties de son corps, de son âme et enfin de tout ce qu’il était, afin d’être une image et un exemple à la postérité. Elle le dépouille de toutes les créatures et de tous ses biens, et le fait misérablement pauvre. Mais de quelle manière ? C’est assurément avec une cruauté surprenante. De plus, ayant réduit cet homme dans la nudité totale, elle passe plus avant, pénétrant tout son corps et le chargeant d’un ulcère et d’une pourriture épouvantable ; ce qui l’approfondit encore beaucoup plus dans la pauvreté et dans l’abandon des créatures. Combien d’agonies et combien de désespoirs sa pauvre âme souffre-t-elle dans cette rude opération, n’ayant là pour soutien que sa résignation et sa conformité à l’ordre de Dieu ? Ce n’est là encore rien. Quand la foi trouve un cœur généreux et qui ne dit pas « c’est assez », mais qui s’abandonne totalement ; elle saisit ensuite son esprit de tant de peines qu’il faut lire les expressions admirables que cette divine lumière faisait produire à son esprit et à son cœur, qui, étant sur le pressoir de la divine puissance, sortaient au-dehors par ces expressions vraiment divines et [197] jugées telles par toute âme qui sait par expérience son langage quand elle possède un esprit.
16. Il faut lire avec beaucoup de respect ces admirables expressions que l’on n’entendra et ne comprendra que selon le degré de la communication de cette même foi et sagesse, car il est très certain que chaque parole est un admirable Mystère de cette divine sagesse et de l’adresse merveilleuse qu’elle a pour mettre au pressoir un esprit, afin de faire sortir tout l’impur et de lui insinuer la participation véritable de Dieu. Elle trouve si adroitement et si justement tous les moyens où l’esprit se peut accrocher et empêcher ainsi sa cure, qu’il ne se peut rien de semblable, comme on le voit dans la séparation des amis de Job, de sa femme et de tout ce qu’il pouvait avoir dans la terre qui lui pouvait donner quelque appui.
Les âmes qui sont avancées dans cette divine lumière trouveront grand goût et beaucoup de consolation, d’instruction et de soutien dans la lecture du livre de Job, leurs lumières s’unissant à cette admirable lumière de ce saint homme, pénétrant par là le sens vraiment mystique de ce livre.
17. Comme cette divine lumière de foi et de sagesse est si longtemps petite dans les âmes auxquelles elle est donnée, et que très peu y sont fidèles et ont la patience et la fidélité pour mourir, cela est cause que, venant à parler de ses effets plus avancés, quoique ordinaires, on est épouvanté et qu’on croit cela impossible et que ce sont exagérations mystiques. Cela n’est nullement ; et toute personne qui y sera fidèle, expérimentera infiniment plus que je n’ai dit, tout cela n’étant encore qu’un commencement. [198]
1. Une des choses les plus importantes et qui soulage davantage les âmes qui ont le don de foi, est de les certifier que supposé la certitude entière de ce don, elles ne se doivent pas mettre en peine pour s’assurer de n’être pas inutiles dans l’Oraison et l’action journalière ; pourvu qu’elles soient fidèles à s’observer touchant les inutilités du dehors, les attaches à elles-mêmes, et la fidélité pour se convertir vers Dieu selon le degré où elles sont. Les obscurités fort fréquentes, les insipidités, et les défauts où elles tombent de fois à autre non volontairement, leur sont des tentations continuelles de croire <de> ne rien faire ; d’autant qu’elles ne voient et n’aperçoivent ce qu’elles font : ce qui est cause que plusieurs âmes qui ont le don de foi, et qui feraient merveilles par son moyen, hésitent incessamment ; et au lieu d’en faire usage la brouillent toujours en ajoutant et en faisant ce qu’elle peuvent pour s’assurer par quantité de choses qui les éloignent de la foi.
2. C’est pourquoi je dis que c’est une des grandes grâces qu’une âme puisse avoir ayant le don de foi, d’être bien certifiée de l’usage que l’on en peut faire ; et par conséquent que supposé la certitude, il faut se garder infiniment des craintes de la nature, qui fait toujours hésiter et qui craint de se précipiter dans une voie si in [199] connue, particulièrement y ayant quantité de personnes qui faute d’expérience ne connaissent d’autre foi que la foi ordinaire du Christianisme, et ainsi ne savent vivre ni conduire les autres que par réflexion. Mais ceux qui savent par expérience, que Dieu donne à de [sic] certaines âmes un don de foi, savent aussi qu’elle [cette foi] opère dans ces âmes d’une admirable manière, et qu’insensiblement, et sans réflexion de la créature, elle les conduit peu à peu par la main jusque dans le sein de Dieu ; de telle manière que les âmes voient sans réflexion, elles goûtent sans goût, elles jouissent sans toucher : ce qui exclut ainsi toute réflexion, qui ne peut être qu’en lumière, goût, expérience.
3. Il est vrai que ce don est rare et qu’il faut être certifié par des personnes qui en aient l’expérience ; car si on se trompait en cette certitude on ferait des faux-pas très-notables. Car toutes obscurités, toutes sécheresses et tout non-goût, ne sont pas foi : et ainsi qui se conduirait dans des sécheresses et obscurités qui ne seraient pas foi comme dans celles qui sont foi, perdrait tout ; d’autant que les moyens de s’aider dans les unes et dans les autres sont entièrement contraires.
4. Mais supposé la certitude et l’assurance qu’une âme a du don de foi, elle n’a qu’à être fidèle au degré où elle en est, et à observer ce que je viens de dire au commencement : et assurément qu’elle ne se mette pas en peine de ces obscurités, sécheresses, et dégoûts ; car par là elle va autant et plus que si elle avait beaucoup d’amour aperçu et sensible.
J’ai dit qu’elle observe le degré où elle en est, d’autant que la foi a des degrés infinis, les [200] uns plus simples que les autres ; de telle manière que ce n’est pas assez que l’âme soit certifiée du don de foi, mais il faut encore qu’elle soit certifiée du degré conformément à ce que l’on a mis dans le traité de la Simplicité237.
5. Il est à remarquer que comme durant le chemin on commet bien des défauts, on arrête l’opération de la foi plus ou moins que les défauts sont volontaires ; et parfois on peut si bien la brouiller [la foi] que n’étant pas par providence secourue de personne, on pourrait perdre la route, ou du moins diminuer beaucoup la grâce de foi.
Comme cette grâce et ce don est [sont] très pur [s], il s’attache [ils s’attachent] incessamment à purifier l’âme et à la faire mourir aux créatures : ce qui fait qu’elle ne souffre point de volonté propre, d’arrêt d’esprit238, d’intérêt dans la dévotion ; et un million d’autres choses qui vont incessamment à la ruine de son soi-même ; et cela est cause qu’il n’y a rien de plus pénible que cette voie ni de plus facile à s’y fourvoyer à cause de l’amour infini que nous avons pour nous-mêmes et pour nos intérêts.
Pour ce qui est des défauts non-volontaires, il faut tâcher, après en être humilié [sic], de se remettre dans sa petite voie ; car tels défauts ne sont pas préjudiciables quand l’âme fait usage du don de foi avec ferveur et fidélité.
6. Afin donc que l’âme soit bien convaincue qu’elle ne peut pas si facilement être oisive, comme nous avons dit, il faut savoir que le don de foi dont il est question, est une lumière surnaturelle d’une pureté qui ne se peut exprimer et d’une activité comme infinie, ce que S [aint] Pierre ne pouvant exprimer se sert du mot de [201] lumière admirable, Il nous a transportés des ténèbres dans son admirable lumière239. Et dans un autre passage S [aint] Paul appelle cette foi la substance des choses que nous espérons240. C’est donc proprement une lumière qui sort de Dieu, et qui est sa véritable ressemblance ; de telle manière que comme Dieu est toujours en acte et en action tant en lui-même que vers les créatures, aussi dès qu’elle [cette lumière] est donnée et qu’elle est en degré suffisant, elle agit incessamment, tant pour nous appliquer à Dieu, que pour nous approprier pour les emplois où la divine providence nous destine.
7. Et afin de comprendre encore mieux l’activité de ce don de foi dans l’âme, on peut dire qu’il est comme un Soleil qui se levant peu à peu produit dans la terre les merveilleux effets que nous y voyons. Il [ce don] est encore comme un feu qui de sa nature est toujours agissant, si bien que pour manquer d’agir il faut qu’il cesse d’être. Mettez donc du feu sur un sujet disposé, et aussitôt il agira et produira son effet. Ainsi la foi attachée à notre âme et donnée pour nous élever et transporter en Dieu, agit incessamment selon la disposition du sujet et selon la fidélité de l’âme dans le degré où elle est.
Je me suis servi de toutes ces comparaisons afin d’exprimer plus naïvement et simplement l’activité du don de foi en l’âme, non seulement pour sa perpétuité supposé la fidélité dans le degré où l’âme en est, mais encore pour faire voir que cette foi divine, ayant beaucoup purifié l’âme où elle est, fait de merveilleux effets en l’embellissant des vertus et d’autres dons qui [202] émanent de la Majesté divine par son moyen. C’est pourquoi il est de conséquence que l’on fasse attention à ces comparaisons afin d’en bien pénétrer la lumière ; car il est très certain [ms., avec tiret] que la foi agit de cette manière en l’âme.
8. Mais comme son action est un très-long temps cachée et obscure, l’âme ne ressentant que sa pauvreté, nudité et misère ; cela est cause que presque jamais (à moins d’avoir l’esprit naturel fort capable de se perdre à ses vues et à ses intérêts,) on ne se défait de ses propres craintes : ce qui fait recourir sans cesse à des assurances, en se soutenant par des activités perpétuelles et par quantité d’autres choses que l’âme fait pour s’assurer. Mais quand l’âme est assez heureuse d’être d’un bon naturel, c’est-à-dire constant, doux, peu imaginatif, non craintif, mais plutôt enclin à se perdre, et que de plus Dieu accompagne son don de foi en tel naturel d’une conduite expérimentée ; il est certain que par là l’âme fait des démarches infinies, quoiqu’elle ne se sente pas aller, ni qu’elle ne remarque pas [sic] ses accroissements. Qu’elle se soumette seulement et s’aveugle ; car faisant de cette manière elle ne sera retardée par rien, sinon par la longanimité, qui est inséparable de la fidélité à ce don : mais ce retardement sera heureux d’autant que c’est se retarder pour courir, ou plutôt c’est courir incessamment, en croyant [ne] rien faire.
9. Il est vrai qu’il y a un malheur, que quantité d’âmes imaginatives pour avoir lu des livres qui parlent de cette foi, ou pour en avoir entendu parler quelques personnes, se jettent dans l’obscurité et la sécheresse sans s’aider ; et sans [203] être véritablement certifiées que ce soit foi : ce qui joint à une infinité de défauts, et de passions dans telles âmes, fait qu’elles sont sans aucun moyen de remède à cause de leur suffisance. Les autres personnes voyant telle chose, crient contre les obscurités et l’Oraison de foi, mettant indifféremment les bonnes et les mauvaises (âmes ?) ensemble.
« Je sortis lundi au soir de retraite, et j’espérais de pouvoir vous en aller rendre compte les jours suivants ; mais mon esclavage ne me l’a pas permis.
1. « L’état où je me trouve ordinairement dans l’oraison lorsque je suis fidèle à m’y tenir attentif, n’est autre chose qu’une application simple de mon esprit à Dieu vu très confusément ; et cette vue n’est, ce me semble ni profonde ni pénétrante, mais assez superficielle et aisée à trouver par les moindres distractions. La crainte que j’ai qu’elle ne soit troublée me tient dans une posture de corps respectueuses et immobiles. Si on me demandait alors à quoi je pense, je répondrai : que je ne suis pas distrait, mais que je ne pense à rien ; car il me paraît que ce qui termine ma vue n’est qu’un pur vide, et cependant ce vide m’attire. Il y a quelque chose dans ce nuage que je voudrais bien connaître moins confusément. Ce désir me presse, mais il ne me trouble pas. Je reviens aisément à la même disposition, lorsque les distractions et les extravagances l’imagination me l’ont fait perdre.
2. « Je sens quelquefois des envies de parler, non pas de faire de grands discours, mais de dire quelques paroles amoureuses comme Mon Dieu et mon tout etc. C’est un soulagement pour moi, auquel je doute pourtant si je me dois laisser aller.
Je n’ai pas le même doute à l’égard des réflexions qui me viennent sur la disposition où je me trouve, et je les chasse sans délibérer.
3. « L’oraison et la lecture du papier que vous m’avez fait la grâce de m’envoyer, ont presque fait mon unique occupation dans ma solitude ; et j’ai trouvé dans ce livre une lumière et une consolation que je ne puis vous exprimer. Dès que j’avais cessé quelque temps ma lecture, je sentais une impatience d’y retourner dont je n’étais presque pas maître. Mais il faut vous dire que parmi une infinité d’éclaircissements qu’elle m’a donnés, elle m’a fait naître quelques doutes sur ce qui regarde la manière dont je me suis conduit me suis conduit depuis que je suis entré dans l’oraison de foi.
(1). Il me semble que j’ai trop tôt cessé d’agir, et que je n’ai jamais connu ce tempérament de ne faire cesser l’homme qu’à proportion que Dieu opère. On m’a mis dans la simplicité sans ordre et sans mesure, et on m’appliquait uniquement à l’Etre divin.
(2). La lecture que j’ai fait depuis peu n’est point conforme à cette conduite ; et je n’ai observé nul ordre, m’étant simplifieé tout d’un coup et sans degrés.
(3). J’ai observé ce que vous m’avez dit ; j’ai presque toujours lu quelque chose de la Retraite du Chrétien intérieur sur la personne de Jésus-Christ, (tome I chapitre 7 du IV Livre du Chrétien intérieur de Monsieur de Bernières) avant que de commencer mon oraison. Je me mettais ensuite dans la présence de Dieu de la manière que j’ai déjà dit. Mais voici un petits embarras qui me venait assez souvent. Lorsque l’application à la présence de Dieu en moi cessait par les distractions, je ne savais si je devais retourner à mon sujet, ou me remettre simplement dans l’état où j’étais avant que d’être distrait. C’est ce que j’ai presque toujours fait sans savoir si je faisais bien ou mal ; et je puis vous assurer que mes sujets m’ont fort peu occupés.
(4). « Je ne sais s’il suffit pour continuer mon application intérieure à Dieu présent en moi, que j’aie une vue sombre, sèche, insensible et confuse, comme un homme qui regarderait dans un abîme obscur et profond, ou qui envisagerait un nuage fort épais ; ou si je dois me faire une image d’un objet plus marqué comme de l’Humanité de Jésus-Christ, ou de quelque action de sa vie. Je sens plus d’attrait au premier qu’au second : mais comme je ne sais si cela ne vient point des premières impressions qu’on m’a données, je suis bien aise de savoir votre sentiment là-dessus ; et je suis résolu de le suivre avec une docilité la plus grande du monde. Je vous assure que Dieu me donne pour vous un respect et une soumission de Fils. Conservez-moi toujours, je vous en conjure, la bonté que vous m’avez témoigné ; et que mes faiblesses et mes misères ne vous rebutent point.
Afin de vous répondre utilement et d’une manière, [virgule] qui vous serve longtemps, je vous dirai mes pensées sur chaque article de votre lettre.
1. Je commence donc par votre Oraison, et vous dis généralement que toute votre expérience selon que vous l’expliquez est très-bien ; que vous devez être fidèle en cette manière. Vous aurez beaucoup de peine à poursuivre cette simplicité et nudité, votre esprit, votre raison et vos sens vous causant souvent de l’ennui dans leur peu de stabilité, et dans le vide intérieur que vous expérimenterez. Mais il n’importe que les sens en cette rencontre souffrent, et que la raison ne comprennent pas comment ce procédé conduit à Dieu, et fait trouver Dieu en simplifiant l’âme et purifiant l’inclination amoureuse de sa [207] volonté, afin qu’elle fasse plus purement et à l’insu son ouvrage en cherchant Dieu où il est. Cette vue simple que vous me dites qui vous occupe en l’Oraison et qui ne découvre Dieu que confusément, est très bien et très bonne. Ne vous violentez pas à la rendre plus aperçue en pénétrant ni Dieu ni quelque vérité plus fortement. Car un long temps elle doit être dans cette confusion générale pour réunir doucement et tranquillement les diverses opérations de votre âme.
Ce que vous me dites de cette simple vue, est aussi fort bien, savoir qu’elle n’est ni profonde ni pénétrante. Remarquez bien que cela doit être un assez long temps. Où plusieurs personnes marchant en cette voie de repos en simplicité, se trompent, voulant trop tôt que leur vue confuse qui les tranquillise, devienne trop pénétrante et trop profonde : qui leur cache un je-ne-sais-quoi241 qu’elles veulent approfondir : au lieu de se nourrir par ce regard silencieux, tranquille et taciturne qui souvent même à la suite perd la nature de regard, pour demeurer confusément appliqué par une inclination amoureuse qui ne sait nullement le moyen par où elle est liée et (ni) par où elle se nourrit.
Que l’âme ne se mette donc pas en peine un fort long temps, que cet ouvrage lui paraît fort superficiel : l’opération est au-dedans inconnue ; et il faut qu’il se passe bien du temps avant qu’il se manifeste rien [quelque chose] aux sens ni à la raison qui donne des assurances de cette Oraison. Cette disposition rend l’âme fort aisée à être distraite, n’y voyant rien ou très peu de sensible qui l’occupe et qui arrête ses divagations : c’est pourquoi elle conçoit toujours le terme de ses dé [208] sirs et de sa vue, comme un vide qui la nourrit et qui l’occupe sans application.
Qu’elle ne s’embarrasse pas de ses distractions et (ni) de la facilité qu’elle a de perdre son occupation, qu’elle revienne doucement en se remettant en sa place par son retour simple vers Dieu, et de cette manière autant de fois qu’elle en est retirée, qu’elle y revienne sans s’inquiéter : car ces allées et venues peu à peu en l’humiliant et en l’apetissant l’ajusteront doucement et suavement à ce regarde simple et amoureux de Dieu.
Et quoi que l’âme ait beaucoup de désirs de tendre à pénétrer plus avant où ce vide vous attire ; désirez-le humblement sans vous efforcer de courir après, mais seulement en l’attendant en patience : et votre âme verra dans la suite que ce nuage et cette obscurité qui vous cache [cachent] quelque chose que vous voudriez posséder, vous le conserve [conservent] utilement, en le faisant fructifier par la mort de vous-même ; pour vous le donner amplement après selon que votre âme sera fidèle à son simple, amoureux et nu regard de Dieu ou de quelque vérité qui incline l’âme à cet état.
2. Vous me dites que vous avez un grand désir, et même qui vous presse, d’avancer en ce nu regard où votre âme trouve quelque chose d’avantageux quoiqu’elle ne le voie pas. Voilà la vraie marque du mouvement de la grâce en ce degré : elle agit tranquillement et fait désirer suavement, bien que souvent en sécheresse et en pressure de cœur ; mais sans inquiétude. En ce temps il faut tâcher d’aller doucement ; et quoiqu’il ne paraisse pas que vous avanciez par ce procédé, cependant vous le faites beaucoup [209] : car plus vous souffrez tranquillement en votre nudité intérieure et que vous la poursuivez, quoique vous n’aperceviez rien, plus vous avancez.
Ne vous étonnez pas si vous vous voyez si facile à perdre votre disposition : revenez encore aussi facilement ; et vous verrez que ces allées et ces venues insensiblement ajusteront votre âme à ce procédé, faisant peu de compte de ce que l’imagination vous objecte. Et quoique souvent il vous paraisse quelques souillures par infidélité, consumez-les par le retour amoureux à votre grâce, en vous simplifiant ; sans vouloir vous ajuster à avoir nulle amertume dans votre cœur : et vous verrez qu’insensiblement les souillures et les petits éloignements que causeront les distractions et les défauts, vous aideront même par le peine qu’ils vous causeront en vous soutenant dans votre disposition.
3. Quand en cet état de vue simple et nue il vous vient au fond de l’âme certains désirs tranquilles et amoureux de produire quelques paroles amoureuses vers Dieu, pour lors laissez-vous-y aller doucement et suavement, d’autant que ce moyen ne multiplie pas, le principe étant simple, car ce n’est point par empressement d’activité, mais par soumission et dépendance au mouvement de Dieu. Faites-en autant lors qu’il vous vient des petites lumières sur les vérités divines, ou sur le bonheur de la présence de Dieu. Il faut suavement et avec grande liberté laisser agir ce premier principe en nous ; et par ce moyen non seulement il nous simplifie, mais il nous nourrit et nous fortifie. Et quand Dieu se tait et paraît ne nous plus entendre, tenons-nous dans notre simple vue et [210] inclination amoureusement simple ; et nous serons fort bien postés242 pour avoir et faire ce que Dieu veut.
4. Vous faites très bien de ne point vous arrêter aux réflexions qui vous porteraient aux doutes de votre état, ou à douter de ce que vous y faites. Marchez en soumission, et vous avancerez toujours. Et il est certain qu’en ce degré vouloir voir et sentir ce que l’on fait, est s’arrêter, et arrêter le cours des miséricordes de Dieu qui se débordent sur votre âme non seulement simple en regard divin et amoureux, mais simple en croyant et en mourant à soi.
Vous pouvez être fort convaincu de ce principe par la lecture du Père Balthazar Alvarez243. Où vous remarquerez que Dieu l’a fait extraordinairement avancer en quelques années, où Dieu l’a traité rudement en l’appauvrissant et en lui supprimant le moyen de toutes ces réflexions pour gagner entièrement son cœur, non seulement par la perte de toutes choses, mais de lui-même. Et il compare admirablement son degré d’Oraison à un pauvre à qui toutes choses manquent : de manière qu’il était, dit-il, comme un pauvre à la porte d’un Grand, ne vivant que de misères et d’attentes, auquel on jetait de fois à autre un pauvre petit morceau de pain pour lui faire subsister la vie douloureusement. Cet état si pauvre, si dénué, si vide et si extraordinairement simple devient si fécond à la suite, qu’il est vraiment la conviction de la vérité de cette grâce.
5. Il faut que vous remarquiez comme une chose de conséquence, pour vous rétablir dans votre état d’Oraison selon votre première vocation que la lecture et la conversation où il se [211] trouve de l’onction et des lumières conformes à votre état et au dessein de Dieu sur vous, vous seront toujours d’une grande nourriture et très nécessaires ; d’autant qu’ils vous rétablissent admirablement, et même en quelque façon davantage que ne fera l’Oraison actuelle en votre situation présente. Je dis même plus, que si les lumières qui sont déduites en ces lectures sont plus avancées que n’était votre grâce en l’état où vous l’avez plus expérimentée ; et qu’ainsi présentement vous ne puissiez pas vous en servir actuellement : elles ne laisseront pas cependant de vous réveiller l’appétit intérieur, et de redonner une nourriture à votre âme par son fond intérieur qui vous sera d’une grande utilité, non seulement pour dissiper les nuages qui sont survenus à votre âme par les entre-deux que vous ont causés les dissipations et le peu de fidélité que vous avez eu [e] à faire usage de votre Oraison ; mais encore pour vous réveiller et vous remettre en état de votre première vocation. L’Oraison seule sans ces secours vous serait un moyen très pénible et peut-être bien-infructueux pour vous causer cet effet ; par la raison que votre âme étant présentement beaucoup éloignée de cette première grâce de vocation, elle ne peut que très peu attirer de l’onction et de la grâce par ce moyen d’Oraison, à cause des sécheresses et obscurités et entre-deux que l’Oraison actuelle est en nécessité de pénétrer : mais la lecture et la conversation de cette grâce prévenant plus ou davantage l’âme qu’elle n’est par son degré actuel, lui fait [font] trouver un certain goût et une nourriture qui insensiblement la repaît [repaissent] et la réveille [réveillent]. [212]
6. Où il est nécessaire de savoir plusieurs conséquences de cette vérité. La première ; que l’âme qui goûte ces lectures et se nourrit par elles, reçoit bien le goût en passant et en lisant, mais ne le peut pas conserver comme s’il lui était donné en l’Oraison. Ainsi il ne faut pas travailler à vouloir toujours retenir cette nourriture ou ce goût que vous recevez en telles lectures, qui vous est donné et qui vous vient à peu près comme celui que nous avons en nous nourrissant. Car durant le temps que je mange et que ce manger est encore en bouche, je le goûte, mais aussitôt qu’il est avalé, il passe en ma nourriture sans goût : ainsi ce serait une chose impertinente que de vouloir toujours conserver ce goût, et cela empêcherait la nourriture. Tout ce que l’on peut faire est selon que cette nourriture fait du bien de réitérer de fois à autre [ms., autre : sans s] cette lecture et conversation ; et par ce moyen l’âme est peu à peu réveillée en sa première grâce.
La seconde chose très à remarquer est, que l’âme en la situation où vous êtes, ne trouve pas cette nourriture ni ce goût dans l’Oraison actuelle ; cela ne se peut par bien des raisons : les sens au contraire y sont en pressure et très souvent en sécheresses intérieures. Cela n’empêche pas cependant que l’âme secrètement ne s’y nourrisse beaucoup ; mais non pas tant selon l’aperçu de l’âme. Et ainsi il faut qu’elle soit fidèle, nonobstant cela, à faire son Oraison dans les temps réglés. Et quand elle aperçoit que son appétit intérieur se réveille, et qu’il se fait en elle une certaine faim, qu’elle lise et qu’elle relise souvent les choses qu’elle verra lui [213] être de nourriture ; et elle trouvera par tout ce procédé qu’insensiblement son âme244 s’avancera et se remettra en sa place.
7. Tout ce que vous avez remarqué dans ce papier et que vous remarquerez encore à la suite dans toutes les lectures que vous ferez de ces vérités qui marquent la grande conséquence de ne pas prévenir l’opération de Dieu, mais de la suivre peu à peu, est d’une grande importance, et doit être fort considéré ; à moins que l’on ne veuille se causer beaucoup de dommage, et diminuer aussi l’effet de cette divine opération en nous, qui travaille plus en un jour, quoiqu’on ne s’en aperçoive pas, qu’en plusieurs années en s’avançant trop, même par bonne volonté. Mais comme il est très difficile de rencontrer des personnes qui soient fort éclairées en cette Oraison et à qui Dieu donne le don d’expérience pour discerner et pour prévenir les âmes qu’elles aident et ainsi les faire marcher sûrement et exactement ; [o] n doit en cette occasion adorer la providence et le secret divin nous y abandonnant sans le vouloir pénétrer. De manière qu’il est certain, qu’il a été nuisible, non seulement à vous, mais à bien d’autres, de n’en avoir pas été précautionnés. Et tout ce qu’il y a présentement à faire, c’est de le rajuster du mieux que vous pouvez selon la lumière présente en [en] voyant la conséquence ; mais de s’en embarrasser il ne le faut pas. C’est encore beaucoup que l’on trouve quelques Serviteurs de Dieu, qui au milieu de mille nuages et incertitudes nous disent le principal, et nous assurent en quelque manière de notre vocation sans nous dire et (ni) nous éclairer de toutes choses parfaitement. Je ne doute pas que si cela [214] avait été [le cas], que votre âme n’ait marché à plus grands pas ; et que même ayant un moyen plus facile d’attirer les dons de Dieu et de les goûter en plus grande abondance, cela vous aurait soutenu davantage. Car dans la vérité, n’être que simplement certifié de sa grâce en général, sans être éclairci [éclairé] du particulier et du moyen d’y arriver, est toujours deviner sa grâce et à quoi l’on tend ; mais être éclairci [éclairé] du vrai moyen d’y arriver et du particulier de la voie, c’est toujours avoir sa grâce en possession : d’autant que très assurément l’âme de cette manière est toujours en quelque façon sûre et certaine ; mais quand cela n’est pas [le cas], elle est presque incessamment remplie de doutes et de perplexités qui l’arrêtent et qui lui cachent beaucoup le dessein éternel. Il y aurait ici à dire beaucoup de vérités pour éclaircir [éclairer] tout à fait ce principe ; mais cela serait trop long pour une lettre : vous en remarquerez plusieurs éclaircissements dans divers papiers dont je vous ferai part245.
8. Touchant la difficulté que vous avez expérimentée en votre Oraison pour prendre et reprendre les petits sujets que vous avez lus durant votre retraite afin de vous aider ; vous devez remarquer, qu’au degré où vous êtes, il est de conséquence que vous lisiez toujours quelque petite vérité pour réveiller un peu le fond de votre volonté. Et lorsque vous êtes en actuelle Oraison, si cette vérité ne fait d’impression et n’incline pas amoureusement votre âme vers Dieu, et que plutôt en effaçant cette vérité, elle ait une tendance simple vers sa présence, tenez-vous-y doucement tout le temps que votre âme y expérimente liaison et ouverture. Mais quand vous voyez que les distractions [215] vous en ont retiré et qu’il y a du vide en votre âme, ayez un simple souvenir de cette même vérité pour la réveiller ; mais si le souvenir de cette vérité ne fait pas cet effet, et qu’y travaillant, le souvenir de cette simple présence le cause, demeurez-y simplement. Il est cependant de conséquence en l’état où vous êtes, que votre âme soit réveillée et remise en œuvre par ces vérités en cette manière, observant ce que je vous dis. Et une preuve qui vous doit convaincre de ceci est la nourriture que vous trouvez en la lecture : ce qui fait voir que l’âme n’est pas encore en degré d’être toute réveillée immédiatement, et qu’elle le doit être encore en diverses rencontres par les lectures et les vérités. Et comme je vous viens de dire en l’article précédent, qu’il est de la dernière conséquence de s’ajuster à l’opération de Dieu pour ne pas se simplifier que par ordre et en suite de cette opération ; aussi est-il de la même conséquence de s’ajuster au degré de la grâce en l’Oraison pour se servir des vérités et pour diminuer et augmenter leur secours selon que Dieu avance ou retarde davantage son opération immédiate par sa présence.
9. Il est de grande conséquence pour votre âme que vous ne vous formiez pas par vous-même un objet ni une idée de sa présence. Il suffit en votre degré que vous ayez une vue de Dieu en général, confuse et en quelque façon dans les ténèbres où votre âme tend, car ce sera là toujours son penchant, les pénétrant peu à peu et doucement jusqu’à ce qu’elle trouve son centre. Et quand la vue et l’inclination amoureuse vers Jésus-Christ figuré vous viendra [viendront] [216], il vous sera [seront] de grande nourriture, mais en son [leur] temps. C’est pourquoi contentez-vous de vos nuages et de vos obscurités, où vous trouverez votre paix et votre repos, et où insensiblement et imperceptiblement votre âme tendra toujours pour pouvoir trouver et goûter cet inconnu en votre âme.
10. Ce que je vous dis ici est bien différent de ce que je vous ai dit des vérités : Car cette présence est la fin de ce que vous prétendez246 et de ce que vous poursuivez ; et ces vérités dont vous vous devez aider avec ordre en votre état, sont des moyens : ce qui distingue notre état et notre degré en lumière immédiate ou médiate. Car vous savez bien que quand l’âme est en état de subsister dans la sainte présence et par son opération, elle y subsiste par une lumière immédiate qui découle de là et qui lui fait voir et goûter les choses. Quand elle n’est pas encore là et qu’elle est médiate et dans l’état médiat, c’est-à-dire qu’elle reçoit les lumières par les vérités, elle doit humblement s’y ajuster d’autant que par là, la simple présence lui est donnée et la nourriture intérieure découle par ces mêmes vérités à proportion de son degré, c’est-à-dire en se ménageant doucement ; car à mesure que la simple présence s’augmente, et que la simple présence devient plus forte, le moyen des vérités diminue. Et afin de bien réussir en tout ceci, il faut y aller bonnement avec toutes ces précautions : car de vouloir être trop pointilleux, par une exactitude trop particulière ; ce serait tomber dans la réflexion qui causerait une autre incommodité et un autre dommage.
Je vous renvoie votre lettre, afin que vous [217] la gardiez, et que vous voyiez de quelle manière vous devez agir dans les rencontres. Croyez que je suis à vous sans réserve.
1. Pour vous répondre en peu de paroles, je vous dirai premièrement, que comme c’est dans le silence que Dieu parle au cœur, il est extrêmement nécessaire que l’âme fasse ce qu’elle pourra pour avoir du temps et l’occasion de se mettre en silence et en solitude, quand bien ce ne pourrait être que par moments.
Où il faut remarquer que comme l’union avec Dieu est le principe général de tout notre bien et de toutes nos lumières en cette vie, et que cette union demande la vie retirée et silencieuse, il est certain que l’on doit préférer le silence à toutes choses ; que l’on doit se laisser conduire par la providence aux affaires, mais qu’il est permis et même qu’il est d’ordre de Dieu de choisir les occasions de silence et de solitude. Dans ce silence on se remplit, et dans le travail on se vide. Et ainsi jusqu’à ce que l’âme soit dans un grand degré d’union avec Dieu, non seulement ce silence est utile, mais même on le peut dire nécessaire absolument ; sans quoi insensiblement l’âme déchoirait quoiqu’elle eût toutes les bonnes intentions et que même elle ne travaillât qu’au nécessaire des choses qui lui sont commises247 de Dieu.
2. C’est pourquoi il est de la dernière conséquence [218] que l’âme se nourrisse de cette inclination de silence et de solitude ; mais pour la pratique qu’elle la règle selon qu’elle pourra : ne pouvant en prendre beaucoup, qu’elle en prenne peu, et qu’elle réitère plutôt de fois à autres par moments ce silence et cette recollection. Et si même il arrive qu’elle ne puisse prendre ces moments, que l’âme tâche d’être fidèle au silence et à la recollection intérieure, qui consiste en une certaine inclination silencieuse et solitaire que l’âme nourrit en elle au milieu de ses embarras. Par ce moyen elle se conserve en état pour profiter aux autres selon son état ; et quand cela n’est pas, insensiblement elle tarit et les petites passions et inclinations naturelles prennent le dessus. C’est ce qui a fait dire à S [aint] Bernard ces belles paroles ; que la vie solitaire doit être élue, mais que l’emploi actif pour le bien des autres, doit être souffert avec patience : et dans un autre lieu parlant à ses frères qui l’entretenaient des discours intérieurs, il leur dit ; que le soin qu’il avait des autres même le retardait248. Ce qui me semble convaincre suffisamment, que l’inclination principale de l’âme doit être le commerce intérieur avec l’abandon pour se rendre ensuite à ce que Dieu veut.
3. Et ainsi Madame, je crois que vous faites très bien de conserver cette inclination solitaire selon votre grâce ; mais aussi que vous devez doucement et humblement vous laisser aller aux besoins, observant que le nécessaire charitable s’y trouve, mais non pas l’inutile ; et qu’ainsi dans les conversations que vous avez avec les séculiers où vous parlez de Dieu, vous tâchiez d’y faire ce que vous voyez être d’ordre de Dieu. Mais quand vous remarquez votre âme commencer [219] un peu à se dégoûter, et que l’inclination solitaire et silencieuse vous prend ; il est assez nécessaire d’y correspondre : et peu à peu vous apprendrez par la pratique successive de l’un et de l’autre à connaître le parler de Dieu qui vous marquera quand il demandera le silence ou la charité.
4. Dans ce silence et cette solitude dont nous parlons, il est assez à propos d’y demeurer en paix comme attendant respectueusement que Dieu nous parle, ou bien demeurant avec le même respect auprès de Dieu. Et pour lors le silence et le respect sont le parler de l’âme, et sont aussi tout ce qu’elle peut et doit faire, à moins que Dieu ne lui marque autre chose ; ces sortes de petites retraites silencieuses durant le jour n’étant proprement que pour calmer son cœur et se mettre en repos proche de Dieu : ce qui n’empêche pas que dans l’Oraison l’âme ne quitte ce procédé silencieux pour s’occuper conformément à son degré.
5. Ne jugez jamais de l’avancement ni de l’utilité de votre Oraison par ce que vous y faites, et que vous y recevez, ou y sentez ; ce serait un mauvais moyen : mais bien par la fidélité que vous avez à faire ce que Dieu veut ce que vous y fassiez, si Dieu veut que vous y soyez pauvre et dénuée, soyez-la [soyez-le] ; et faites avec vos puissances, comme vous pourrez, ce que l’on vous conseille en votre degré : et vous trouverez par expérience que vous ferez toujours bien votre Oraison et très utilement pour votre perfection, si vous tâchez en mourant à vous de vous y ajuster selon qu’il le désirera de vous.
6. Quantité de personnes tirent peu de fruit [220] de l’Oraison, d’autant qu’elles croient qu’elle consiste à la faire et à la bien faire : cela est vrai, étant bien entendu [étant bien compris]. Mais ce faire et ce bien faire consiste [consistent] à être là et à faire là ce que Dieu veut ; et ainsi la plus grande complaisance et la plus grande conformité à ce procédé est [sont] la plus pure et la meilleure Oraison. D’où vient que très souvent on tire plus de profit d’une Oraison bien sèche, et où on pâtit davantage, parce que l’amour-propre et la propre suffisance y est [y sont] à la gêne, que dans celle l’où on a le vent en poupe et où très souvent la nature a le gouvernail. Car pour lors sans que l’on y pense, l’on suit ses petites inclinations et l’on adresse249 son vaisseau en l’Oraison où la propre volonté tend : et ainsi croyant avoir fait beaucoup parce qu’on a été à son aise et que la propre volonté a été un peu au large, on trouve cependant qu’on n’a pas fait un pas pour sortir de soi-même, qui est proprement le pur ouvrage de la vraie Oraison. Et au contraire ayant été bien sèche, bien pauvre, et bien contrariée en l’Oraison, consultant la raison, les sens, et l’amour-propre, on juge n’avoir rien fait ; et cependant l’âme ayant été fidèle à marcher pour lors contre soi-même selon l’ordre qu’elle doit tenir en son degré, elle trouve que chaque moment de telle Oraison n’est pas seulement une course, mais un vol léger très fort, par lequel durant tout ce temps elle s’écarte et s’éloigne de soi-même. C’est pourquoi il ne faut jamais prendre pour conseiller, (savoir s’il en a fait une bonne Oraison) l’esprit propre et la nature, mais bien un conseil expérimenté de quelque Serviteur de Dieu ; et ainsi s’y réglant par là et par les maximes que [221] l’on sait être de l’Esprit de Dieu, il faut s’y tenir fortement en mourant à soi.
7. Il est certain qu’au commencement que l’on travaille à l’Oraison, comme Dieu nous prend tout dans nous-mêmes, il est une bonté si infinie et si accommodante qu’il se sert durant un très long temps de ce même nous-même, par ses petites activités soit de pensées, d’affections, ou de paroles pour peu à peu nous attirer à lui et nous faire sortir de nous. Cela ayant déjà beaucoup réussi, et l’âme s’étant approchée de Dieu par la pureté plus grande, peu à peu le calme commence à se faire, et le bruit de ces opérations commence à cesser un peu en se simplifiant ; c’est pourquoi l’inclination du repos intérieur et de la simplicité survient. Et il est de très grande conséquence à l’âme de suivre Dieu pas à pas en s’ajustant suavement à ses démarches ; et ainsi il faut être active quand il nous veut actifs ; et présentement qu’il veut un peu faire reposer et simplifier l’âme, il faut contribuer doucement à cette opération.
8. Ce désir de Dieu que vous avez, est très bon, sa bonté l’imprimant dans nos cœurs afin de nous dégoûter des créatures et de tout le créé ; et quand il l’a imprimé un peu fortement, il le cache [ce désir] de fois à autres, afin que l’âme devienne inquiète et qu’ainsi son amour par cette privation simulée s’excite. C’est pourquoi ce dégoût des conversations et de toutes choses est un secret désir de Dieu, sans que vous vous en aperceviez, et ainsi vous devez laisser votre âme occupée de ce dégoût, qui insensiblement vous fait fuir de toutes choses sans cependant distinctement savoir où vous allez, et qui excite [222] ainsi peu à peu vos démarches vers Dieu.
9. Pour ce qui est de la Confession, ne vous embarrassez pas de rendre votre contrition sensible. Il suffit qu’elle soit raisonnable, c’est-à-dire dans le fond et l’inclination de la volonté qui est marrie250 de son péché : et il est certain que l’âme dans l’état où vous en êtes porte continuellement comme une contrition des fautes qu’elle commet. Et ainsi il suffit allant à confesse de vous remettre plus silencieusement auprès de Dieu ; et aussitôt vous verrez que votre âme voyant ses fautes sera inclinée derechef251 au désaveu de ces mêmes fautes sans que vous en fassiez d’actes sensibles, sinon de fois à autre que votre âme y est inclinée, mais en faisant cependant de plus véritables et de plus forts [actes] que si vous les faisiez par activité propre et par vous-même. Et quand vous ne ressentez en vous que toute corruption, sans vous apercevoir d’autre contrition que d’un fond d’humiliation, qui vous rabaisse devant Dieu sans avoir rien de sensible qui vous marque le regret, vous devez ne vous pas mettre en peine ; car cela suffit : d’autant que si l’on vous demandait pour lors si vous êtes marri de vos péchés, vous répondriez, assurément que oui.
10. Ce que vous me dites de la Communion est très bon et selon l’état présent de votre âme. Car comme le degré intérieur où vous êtes commence à goûter Dieu, aussi commence-t-il à vous donner la Communion, et le fruit de ce divin Sacrement ; non par raison comme autrefois, mais bien par expérience de lumière de foi : et c’est là que la Communion fréquente commence d’être utile et de profiter beaucoup [223]. Elle sert beaucoup dans le commencement à la vérité ; mais c’est par un moyen raisonnable, qui est si bas qu’il peut donner peu en comparaison de ce moyen présent : mais lorsque l’on commence à goûter Dieu, tout devient grand, et chaque Communion devient une source de grâce très féconde. Or pour ce goûter remarquez, que je ne dis pas, que ce soit toujours un goûter sensible, mais un goûter en foi.
11. Pour ce désir que vous avez de demeurer en repos en Oraison, au lieu de l’exercice du soir, je crois qu’il est fort bon, et que la raison que vous m’apportez pour craindre la paresse en ce repos ne vous doit point donner de peine : d’autant qu’il y quantité de raisons (que je vous pourrais dire) qui me convainquent que présentement vous le pouvez faire.
Comme votre âme se recueillit [se recueille] et se tient assez silencieusement durant le jour, il n’est pas besoin de renouveler si souvent votre intention durant le jour. Et il suffit que vous le fassiez selon l’inclination intérieure que votre âme en a : et même quand vous n’avez pas d’inclination particulière, continuez à demeurer silencieusement auprès de Dieu ; ou bien occupée de quelque petite disposition que Dieu vous donne, qui contient toutes [les] intentions sans les multiplier en les renouvelant.
12. Dans les souffrances il vous suffit de demeurer paisible, et de laisser votre âme en liberté, afin que selon les inclinations que Dieu lui donnera elle soit agissante, ou souffrante selon l’inclination de Dieu. Et dans les occasions où vous craignez d’offenser Dieu, il n’est pas nécessaire que vous vous éleviez en acte de [224] résignation vers Dieu, mais seulement que vous tâchiez de vous tenir auprès de lui, comme en vous y approfondissant de plus en plus ; comme l’on voit qu’un enfant qui se tenant à la main de sa mère est surpris de quelque peur, s’attache à elle, et paraît en se retournant vers elle, de se mettre comme en sauve-garde de toutes choses. Ainsi en fait l’âme qui commence d’être simplifiée et en repos dans l’inclination qu’elle porte de plus se tranquilliser que d’agir.
13. Ce que vous me dites de votre Oraison présente est très bon, et une marque que votre âme se simplifie. Car quand Dieu simplifie la diversité des lumières pour approcher l’âme davantage de lui, il commence toujours de toucher la volonté, et cela par un désir qui lui est toutes choses. Tout ce que vous m’en dites est fort bon et vous ferez bien de le continuer.
14. Vous pouvez de fois à autre252, pour soulager votre âme, faire vos affaires dans le temps des récréations : mais aussi il faut prendre garde qu’avec bonne conduite vous tâchiez d’observer quand il sera nécessaire que vous soyez aux récréations, afin de soutenir votre Communauté et lui faire un million de biens que l’expérience vous fera connaître.
15. Il est certain que pour le très-ordinaire253, Dieu ne nous défait de nos défauts et de nos péchés que quand il nous a réduits dans l’aveu humble et sincère que nous ne sommes que toute corruption, et qu’après avoir fait tout ce que nous avons pu, nous nous voyons comme dans l’impossibilité de nous purifier. En cet état il naît en l’âme une confiance en Dieu ; et pour lors il prend plaisir d’étaler sa miséricorde [225] sur le fumier de notre propre corruption en nous facilitant la victoire de quantité de péchés et des [de] défauts, dont nous n’avons jamais pu nous défaire.
1. C’est toujours avec beaucoup de joie, Madame, que je me donne bonheur de répondre aux difficultés, sachant qu’en vérité tout ce qu’on vous dit portrait fait de grâce et fructifie.
Il faut donc remarquer qu’en l’état où votre âme est, toutes les grâces et les opérations de Dieu se terminent toujours et se doivent terminer non seulement à la vue de vos défauts, de vos imperfections, et du fonds corrompu qui est en vous ; mais encore dans l’expérience de ces mêmes misères, afin de vous solliciter davantage d’y travailler efficacement, et d’employer comme il faut toutes les grâces et toutes les lumières de votre état présent.
2. Où il faut remarquer que durant le temps de la purification et jusqu’à ce qu’elle soit fort avancée, Dieu ne travaille spécialement notre âme que pour la faire : le reste qu’il opère et toutes les autres lumières qu’il nous donne, ne sont que comme en passant, et pour nous fortifier dans le travail si nécessaire de notre purification. C’est pourquoi l’on ne voit ordinairement que défauts, et l’on n’a d’expérience que de sa misère ; de manière qu’il paraît qu’au lieu d’avancer on recule, et au lieu de se purifier on se salit soi-même par des chutes sur chutes : ce qui jetterait souvent dans la découragement, tant par la vue de tant de misères que par le peu d’usage que l’on fait des miséricordes de Dieu, que l’on croit recevoir à tout moment.
3. Je dis que l’on croit ; d’autant que l’expérience de ses misères dans tout ce temps de purification n’est pas vue sûrement comme grâce spéciale et continuelle de Dieu : mais au milieu de ces ténèbres et de ces pauvretés on ne peut cependant qu’on ne le croie par un je-ne-sais-quoi qui gagne le cœur, et qui fait qu’au milieu des misères expérimentées, et du peu de fruit que l’on fait pour se corriger, on a incessamment un certain désir de Dieu, et de lui être fidèle, qui ne quitte presque pas l’âme. Il est vrai qu’il n’est pas consolant, mais affligeant ; à cause que l’âme est en cure, c’est-à-dire en état et en attente d’être guérie de ses misères, portant ainsi la peine de ses médecines : ce qui fait que ce désir au lieu de consoler inquiète, sollicitant toujours l’âme à aller et à voir toute autre chose qu’elle n’a, et à n’être nullement contente d’elle-même. Ce n’est pas le dessein de la grâce en ce degré : au contraire plus Dieu qui fait des miséricordes et plus l’âme y est fidèle, plus aussi paraît-il que l’âme est horrible, infidèle et peu constante à faire fruit des miséricordes de Dieu, et à les mettre en exécution. Tout le procédé de la grâce en ce degré est, pour faire en sorte d’éloigner l’âme d’elle-même, afin qu’elle se haïsse et qu’elle entende vraiment qu’elle n’est que misère, éloignement de Dieu et impureté qui doit être détruite pour y placer la pureté intérieure.
4. Ainsi vous ne devez pas vous étonner de ce que la grâce ne vous donne pas d’inclination pour vous-mêmes ni qu’elle ne vous fasse voir quelque pureté en vous : plus elle poursuivra cet effet est plus vous serait courageuse à travailler conformément et sur ses lumières ; plus sans vous en apercevoir d’ici à très longtemps, vous avancerez. Car avancer en ce degré est se détruire soi-même en ses inclinations propres, en son amour en l’estime de soi-même et en une infinité de dissemblances que la lumière divine prend plaisir de faire voir et faire toucher au doigt à l’âme, durant tout ce degré que vous passez et que vous avez à passer.
5. Pour la fidélité en ce degré, il est à remarquer que vous ne devez pas observer vos défauts, ni y remédier par une manière plus selon les sens ni plus multipliée que vos autres degrés simples où vous êtes. Ce serait ne rien faire, et plutôt vous jeter dans la confusion de vos inventions que de remédier à vos misères. C’est pourquoi il vous suffit, en suivant doucement et humblement la lumière qui vous découvre vos défauts et vous fait voir votre corruption, d’en être humiliée tranquillement, et de vous en confesser dans les rencontres selon le besoin plutôt que de retourner aux grands examens et aux confessions extraordinaires.
6. Car il faut remarquer comme un principe de conséquence que l’âme commençant à être simplifiée par la lumière de Dieu, doit remédier aux vues générales de sa corruption et de sa misère plus par le retour humble et tranquille vers Dieu en sa simplicité que par la multiplication, quoiqu’avec bonne intention, des pratiques de confessions ou d’autres divers actes, qui sont fort efficaces dans le temps que l’âme est dans la multitude de son activité par les méditations ou autres exercices semblables ; car par ce procédé elle va se défaisant davantage de ses impuretés près de Dieu qu’elle ne ferait par tous ses efforts.
7. Ne craignez pas que ce procédé soit une fainéantise de votre amour-propre qui aimerait le repos ; cela serait vrai si vous n’étiez pas au degré où vous êtes : mais assurément plus une âme en ce degré se tranquillise humblement et plus elle répare ses défauts en retournant simplement à Dieu, plus elle y remédie. Tout ce qu’elle a à observer est de porter courageusement la peine que la nature a pour lors de ses misères et de ses défauts, sans se soulager par la voie multipliée des exercices qui ont autrefois y remédié et ainsi le retour à Dieu joint avec la peine de sa faute, est un excellent remède pour réparer sa corruption, et pour se disposer même à la confession dans le besoin actuel, quand il est nécessaire.
8. Il ne faut pas s’amuser dans le degré dont nous parlons, à se donner soi-même les pensées d’humiliation et d’être humiliée en vue du fond le corruption. Il vaut mieux être tranquille sur son fumier en la vue humble et douce de sa misère que de penser à tant de choses, et laisser à la providence de faire penser et dire de nous ce qu’il lui plaira. Il vaut mieux sans comparaison, n’étant rien et moins que rien, nous laisser comme nous sommes, indifférents à tout ce qu’on pense de nous, que de nous remplir par nous-mêmes de bien des choses quoiqu’elles nous paraissent belles, qui sont la propriété de ce que nous voyons ne valoir rien ; et Dieu en fera comme bon lui semblera. Et je m’assure que notre rien crèvera plutôt par ce procédé que par tous les autres que nous pourrions prendre pour remédier à cette apostume qui nous incommode tant. Ainsi laissez dire et penser de vous ce qu’on voudra, vous n’êtes et ne serez en vérité que ce que vous êtes devant Dieu.
9. Et il est très certain que toutes ces belles vues que nous avons souvent de notre misère et de vouloir paraître devant les autres tels que nous sommes, n’est très souvent qu’en idée. D’où vient qu’après de beaux désirs nous retombons tout aussitôt, et nous donnons du nez en terre : ce qui fait bien voir qu’il faut seulement recevoir avec humilité les bons désirs que l’on a, sans s’y appuyer et sans y rien croire ; de manière que quand on vient à retomber, tombant de fort bas on se fait peu de mal.
10. Car de bonne foi, Madame, d’ici à long temps vous n’aurez de vraie consolation qu’autant que vous en prendrez et en voudrez prendre dans la vue et expérience de vos misères : car jusqu’à ce que la purification soit beaucoup avancée, la lumière divine fait peu de chose qui ait permanence en l’âme et où elle ait à s’assurer, et s’appuyer comme sur un état. Ainsi le meilleur est de demeurer humblement sur son fumier, attendant de Dieu la miséricorde de son changement avec paix et tranquillité en faisant ces petits exercices selon son degré.
11. Vous ne sauriez croire combien il vous est d’importance pour consommer avec fidélité l’état de purifications vous êtes, de porter autant que vous pourrez un cœur vraiment détaché et une volonté libre du créé. C’est vraiment dans cette volonté que se font les grandes opérations de Dieu et les grandes démarches vers sa divine Majesté. L’entendement est bien le flambeau qui l’éclaire ; mais la volonté est celle qui marche et qui étant la reine commande et tire après soi le reste du peuple. Une volonté donc vraiment dégagée et libre de tout, et animé seulement de l’inclination de Dieu, est en état nom de marcher, mais de voler vers Dieu se rendant à son bon plaisir.
Il y aurait ici des choses infinies à dire ; d’autant que c’est en vérité dans l’enceinte, la grandeur et la liberté de la volonté que se font les merveilleuses opérations de Dieu depuis le commencement jusqu’à la consommation de la perfection. Ainsi qui fait sincèrement porter une volonté dénuée de tout le créé, peut tout espérer de la bonté et de la puissance de Dieu.
12. Où il faut remarquer que quantité d’âmes reçoivent beaucoup de grâces de Sa miséricorde et cependant ne portent aucun fruit, faute du vide de la volonté. Ils sont comme des oiseaux qui ont des ailes et le pouvoir de voler et de se guider en l’air avec plaisir, et qui cependant sont liés et arrêtés : ils font des efforts et voltigent incessamment, mais sans autre effet que de se bien lasser ; ils sont liés, ces pauvres oiseaux. Il en va de même d’une volonté pleine quelque chose, la plus grande et la plus belle qu’elle puisse être. Elle est attachée à ce morceau de terre souvent par quelque filet d’or, c’est-à-dire par quelque belle intention : l’âme se tuera à voltiger par un million de bons désirs, de [231] desseins merveilleux et de résolutions admirables ; et cependant après tout, elle demeurera là sans arriver à rien de ce qu’elle prétend, d’autant que la volonté est liée et n’est point en liberté de posséder ce que Dieu lui présente et d’en jouir. Et si cette pauvre âme venait à découvrir qu’il n’y a qu’à vider sa volonté et à aller à Dieu avec une volonté vraiment vide du créé, elle serait heureuse, d’autant qu’elle se peut également remplir que son vide est grand.
13. Ainsi, Madame, le secret pour aller vitement et hautement à Dieu n’est pas si grand qu’on se l’imagine : il n’y a qu’à vider sa volonté et Dieu la remplira. Mais le malheur est que personne ne le veut faire. Je vois presque toutes les personnes de piété en soin d’avoir des révélations et des lumières pour savoir où elles en sont. Elles n’ont qu’à se mesurer à cette aune et je m’assure qu’elles seront certifiées très assurément. Ainsi elles n’ont qu’à voir si elles n’aiment point leur volonté, leur propre jugement, l’estime d’elle-mêmes, l’inclination pour quelque chose moindre que Dieu ; et elles verront bientôt où elles en sont. Au nom de Dieu, Madame, laissez votre volonté autant qu’il vous sera possible, vide de tout, et permettez à Dieu de grand cœur qu’Il la vide incessamment ; et vous trouverez que, sans vous apercevoir, vous deviendrez heureuse.
14. Pour ce qui est de votre oraison, elle ne changera pas de longtemps, ayant toujours des vicissitudes, tantôt de lumières, tantôt de ténèbres ; une fois de facilité, et aussitôt de peines et d’inquiétude. Tout cela n’est pas l’essentiel de votre oraison. Vous le devez recevoir humblement en vous tenant simplement occupée ; comme on vous l’a dit. Et quand vous ne pouvez avoir cette petite occupation qui vous lie à Dieu, et qu’au lieu de cela vous avez un simple désir d’être à lui selon que vous me l’exprimez, laissez le doucement occuper votre âme et la mettre en agilité vers sa divine Majesté par ce moyen ; et quand il vient à manquer et que votre âme tombe en défaut, ce que vous expérimentez facilement par son vide, retournez doucement à votre petite occupation ou vue sur quelque vérité qui mette votre âme en inclination vers Dieu.
15. Je vous prie de prendre courage, et que vos misères ni la peine que vous rencontrerez par la voie, ne vous étonnent pas. Plus même vous en trouverez, plus vous serez heureuse ; d’autant qu’elles creusent dans notre âme, et qu’ainsi en nous et nous humiliant, elles sont capables de nous faire trouver peu à peu la source d’eau vivante dans notre âme. Et je puis assurer votre âme, que si elle savait combien toutes choses, non seulement les crucifiantes, mais les plus éloignées, selon la raison, de notre perfection, peuvent contribuer à nous faire trouver Dieu, elle en serait charmée, et elle louerait incessamment sa divine Majesté d’avoir trouvé le moyen de pouvoir changer tout en fin or. Courage donc Madame, et en allant de toutes vos forces au bon Dieu, animez vos filles à travailler tout de bon à leur perfection ; et vous trouverez à la suite (Dieu aidant) que votre travail, soit pour vous-mêmes ou pour elles, ne sera pas inutile, mais plutôt très fructueux, et qu’enfin avant que de mourir vous mangerez des fruits de la terre que vous labourez.
16. Pour ce qui est de votre santé et ce qui regarde votre corps, assurez-vous que non seulement vous êtes en assurance de votre conscience de suivre l’avis de votre médecin ; mais qu’en vérité ce procédé humble et petit de soumission et de dépendance sans tous ces raisonnements trompeurs d’austérités, est sans comparaison plus propre à la grâce, nous cachant plus aux autres et à nous-mêmes.
J’espère de la divine bonté, qu’autant que vous serez fidèle à poursuivre infatigablement la mort de vous-même en toute chose, tâchant d’étouffer toutes les raisons trop humaines de votre esprit, et ne suivant jamais les mouvements de votre propre volonté, vous arriverez au dessein de Dieu sur votre âme, lequel ne s’achèvera jamais que par la vraie humiliation et le terrassement ; de telle manière que ce serait vous donner du poison que de vous donner l’amour de Dieu et Ses autres miséricordes dans un autre vase que dans le vrai néant de vous-même ; et autant que vous y boirez, vous serez désaltérée des créatures et de vos propres désirs, et au contraire altérée de Dieu et de la vie éternelle. Mourez et mourez en petitesse véritable devant vos yeux et devant ceux des [234] autres. Car hélas ! on ne fait que corrompre la grâce ; et mon âme ne peut expérimenter de vérité pour vous qu’en vous insinuant cette vraie humiliation dans laquelle seule est l’unique vérité pour votre âme.
Soyez cruelle à vous-même, et j’espère de la bonté divine que jamais nous ne nous verrons sans un renouvellement spécial tant en vous qu’en N., car ne terminant pas ce torrent impétueux des grâces divines que je vois venir sur vous autres, elles porteront grand effet pourvu que vos cœurs soient des vallées. Et remarquez bien une belle parole que m’a dite autrefois une âme254 très unie à Sa divine Majesté, savoir que les montagnes recevaient bien les pluies, mais que les seules vallées les gardent, fructifient et en deviennent fertiles. Heureuses et mille fois heureuses les âmes quand elles ont rencontré le trésor infini de la vérité, car elles sont en voie pour trouver les trésors des grâces infinies de Sa divine Majesté. Aimez donc en cette manière et ne cessez pas d’aimer, car jamais Dieu ne cessera de correspondre. Servez-vous de ce que votre chère âme expérimente pour voir la vérité de ce que je vous dis.
Rendez-vous fidèle de moment en moment à porter ce qu’il y aura d’humiliant, de rabaissant, et faisant mourir et vos sens et votre esprit ; et sans y ajouter, vous remarquerez que la divine Providence vous conduira bien loin dans le désert de votre amour propre ; je veux dire au-delà de ce que voudriez. Parlez quand vous ne voulez pas et que l’on le demande. Faites ce qu’il y a à faire, quoique [235] contre votre inclination, et vous formez selon l’inclination des autres, réprimant la vôtre ; et je m’assure que cela vous taillera de la besogne pour un long temps. Soyez donc fidèle à Dieu qui vous a aimée, vous aime et vous aimera, autant que vous Lui donnerez lieu de vivre en vous. Et quand cela sera autant qu’Il persistera, je crois que Sa bonté nous tiendra unis par le lien de Son infinie charité.
1. Pour ce qui touche votre intérieur, vous devez apprendre et beaucoup retenir un principe de grande conséquence, que Dieu ne fait pas tout ce qu’il y a à faire en nous tout d’un coup et subitement, mais peu à peu ; et que l’adresse de l’âme est de souffrir et de patienter doucement, en déracinant peu à peu ses mauvaises habitudes et tout ce qu’il y a en nous de contrariant les desseins de Dieu. On voudrait par impétuosité de nature tout faire tout d’un coup, et l’on ne s’aperçoit pas seulement que ce n’est rien faire ; d’autant qu’on ne s’ajuste pas à la grâce et à l’opération de Dieu qui concourt en sa manière pour la rectification de nos défauts. Ainsi lorsque par bonne intention et par désir même de glorifier Dieu l’on quitte cette subordination, on ne fait rien sinon se brouiller ; et au contraire quand on tâche en patientant de miner peu à peu ce dur rocher de nos péchés et de nos imperfections, on travaille efficacement, et ainsi on en vient à bout, et l’on y remédie sûrement.
2. Il est vrai qu’il faut se posséder beaucoup, et même que la qualité de l’esprit soit un peu forte pour prendre cet ajustement à la grâce : mais quand cela se rencontre, l’on ne saurait croire combien Dieu vient tôt à bout de nos extrême misères, et même de nos gros péchés. Quand cela n’est pas, quelque bonne intention et quelque saint désir de sainteté que l’on ait, ne se servant pas par subordination de l’opération de Dieu, l’on croit faire merveille ; et cependant pensant remédier à une chose, quatre autres rebourgeonnent de nouveau. C’est pourquoi vous voyez si peu l’avancement en quantité d’âmes qui désirent impétueusement en certain temps de se défaire de leurs péchés et de leurs mauvaises habitudes, mais qui tout aussitôt se lassent. Une personne qui entreprendrait un voyage de longue durée et qui rencontrant dès la première journée quelque haute montagne, voudrait la monter en courant avec violence, se lasserait bientôt ; et les personnes habiles à voyager jugeraient que ce ne serait pas le moyen de soutenir son travail. Il faut donc vaincre ses misères peu à peu, et quoique qu’elles nous humilient et que très souvent elles nous fassent paraître devant Dieu indigne de sa suite et de ses grâces, il est nécessaire d’en porter l’humiliation sans nous embarrasser, mais plutôt en nous animant à y travailler avec patience et générosité. Le sentiment de saint François de Sales sur cet article me paraît tout à fait beau et d’expérience, qui disait à sa fille Madame de Chantal : accueillons avec humilité les petites violettes au pied de la croix, et regardons avec un sentiment humble et respectueux les grandes âmes s’attacher aux cèdres du Liban. C’est là vraiment le moyen non seulement de sarcler son jardin, mais encore de le parsemer des plus belles fleurs du christianisme, qui n’ont de beauté, de relief, et d’éclat qu’autant que le fond en est en véritable patience, petitesse, perte, et mort de soi-même.
3. Appliquez ce divin principe à tout ce que vous devez faire pour surmonter vos défauts et pour arriver peu à peu à la perfection des vertus que votre cœur désire ; et vous verrez par expérience que les fleurs des vertus croîtront, et que les mauvaises herbes de vos défauts s’arracheront admirablement sans que vous vous en aperceviez en quelque manière. Il est donc de conséquence, selon ce principe, que vous vous supportiez beaucoup en surmontant peu à peu les défauts que vous voyez en vous ; et pour ce qui est des défauts d’autrui, en les supportant beaucoup par cette même patience : car comme je viens de dire, jamais vous ne viendrez à bout de vos défauts propres que par une humble patience en les déracinant ; aussi ne gagnerez-vous jamais les autres et ne leur aiderez point à se défaire de leurs imperfections et de leurs péchés que par une très longue et humble patience, qui non seulement leur aidera beaucoup, mais aussi vous fera beaucoup mourir.
4. Votre vue de soumission et dépendance est très bonne, et la pratique que vous en ferez produira effet de grâces ; mais il faut une grande prudence pour l’exécuter, afin de ne pas nuire à la personne dont vous vous servirez. Pour ce qui est du vœu d’obéissance, outre que vous ne le pouvez pas faire de droit, vous ne devez pas le faire, ces sortes de pratiques étant pour l’ordinaire fort nuisibles, et des sources scrupules et d’embarras non seulement pour la vie religieuse, mais encore pour tous les vœux que je remarque que plusieurs personnes de piété font à leur confesseur, qui ne les devraient jamais recevoir s’ils avaient une expérience assez profonde pour en voir la conséquence.
5. Ces inclinations qui se sont renouvelées en vous et ces désirs du pur amour, que ce feu divin consume des imperfections de votre âme, conformément aux vues que vous en avez et que vous me marquez, sont très excellentes et une marque non seulement des grâces que Dieu vous a données jusqu’à présent, mais encore de celles qu’il désire vous donner. Où il faut remarquer qu’un très longtemps Dieu fait naître dans les âmes certains instincts de lumière pour leur aider peu à peu à se défaire des imperfections plus grossières, et des penchants plus manifestes vers elles-mêmes et vers les créatures. Les âmes ayant travaillé de leur mieux sur ses premières démarches de l’esprit de Dieu, il réveille volonté par des inclinations amoureuses et des désirs forts que cette pureté s’augmente et qu’elle soit plus efficace pour détruire plus profondément ces défauts. Ensuite l’âme étant fidèle et goûtant et expérimentant sa faiblesse et son peu d’efficacité pour détruire ses défauts, en voyant davantage et même lui paraissant qu’elle en trouve encore bien plus qu’elle ne pensait ; pour lors il naît en l’âme des désirs et un instinct fort que ce divin feu de l’amour divin qui doit tout opérer et qui le peut, vienne consumer tous les défauts les plus cachés de l’âme. Pour cet effet plus ses désirs s’augmentent, plus aussi lui survient-t-il une certaine vue expérimentale d’une plus grande faiblesse et d’un amas de défauts qui la surprend. Et il faut remarquer qu’à mesure que l’âme est fidèle à désirer ce divin feu et qu’elle se répand et se met toute en désirs, aussi lui survient une expérience plus grande de ses misères et de ses pauvretés : ce qui souvent donne de la peine faute d’expérience, jugeant par là que plus on a de désir de Dieu, plus on se voit et se sent misérable. Mais quand cette expérience est arrivée, et que l’on voit que ce sentiment de sa misère est un effet de grâce, produit par le désir de l’amour divin que l’on a, l’on tâche de se souffrir patiemment et humblement en désirant de plus en plus ce feu divin, afin qu’il consume non seulement tout ce que l’on voit et tout ce que l’on sent de misères, mais encore ce que l’on ne voit pas, et que l’âme par un certain je-ne-sais-quoi prévoit fort bien qui est caché dans son fond. Ainsi il est très vrai que ces deux choses se suivent l’une l’autre, la connaissance et l’expérience de ses misères et les désirs du feu divin pour les détruire ; et plus on voit et plus on expérimente ceci, plus aussi on doit être fidèle, espérant beaucoup de son intérieur qui se réveille par ces mouvements divins.
6. Je vous remercie de prier Dieu pour moi, afin que Sa bonté me donne lumière pour voir et découvrir Son ordre divin sur vous : mais je vous puis assurer que Sa bonté n’y manque pas et que, conformément à cela, je ne voudrais pour [240] rien du monde vous épargner, ni vous celer rien qui pût contribuer à vous arrêter dans la voie de votre perfection. Je crois donc que vous devez en simplicité suivre les avis du médecin, sans de tant réfléchir sur le peu mortification et sur d’autres vues qui vous surviennent. Que vous importe comment vous soyez, pourvu que vous soyez au gré de Dieu ? C’est là où doivent se terminer toutes nos inclinations et nos prétentions ; et c’est vraiment se tromper que d’avoir d’autres idées de perfection. Faute de cette vue véritable et de cette mort de nous-mêmes que ce degré suppose, plusieurs personnes se tourmentent beaucoup pour travailler à leur perfection et cependant elles font très peu de choses ; d’autant que chacune travaille sur sa propriété, ce qui se termine à très peu, et l’on peut dire même à rien du tout.
7. La vraie perfection n’est pas de se perfectionner en ceci et en cela, mais bien de se perfectionner en ce qui nous doit mettre selon les inclinations et le bon plaisir divin ; et ainsi la volonté divine et Son bon plaisir sont plutôt notre perfection que non pas toute autre chose que nous pouvons avoir en vue et en désir. Et quand on ne prend pas ce procédé, ou faute de lumière, ou parce que l’âme n’est pas encore assez morte à ses intérêts, on se donne de la peine infiniment sur ses propres frais ; et tout cela en vérité est peu de chose devant Dieu, ce qui à la suite même trouvera peu sa place dans l’éternité. Car comme en ce pays-là rien ne pourra subsister que l’unique bon plaisir de Dieu, et que la vie présente dans la grâce est un commencement de l’éternité, si ce temps-ci n’est pas conforme à ce qui se sera en celui-là, [241] nous serons donc bien petits, croyant être quelque chose dans l’idée de notre perfection.
8. J’ai fait tant de réflexion sur ces belles paroles : Intra in gaudium Domini tui255 ; entrez dans la joie du Seigneur. On ne dit pas : entrez dans votre joie, mais dans celle de Dieu, pour nous montrer qu’il est certain que les bienheureux dans l’éternité seront heureux et pleins de gloire par le bonheur et par la félicité de Dieu. Ainsi en cette vie nous pouvons avoir la perfection uniquement autant que nous arrivons à nous conformer à l’ordre de Dieu et à entrer dans le bon plaisir divin et que, pour y être plus purement, nous quittons tout le nôtre.
Ce principe doit s’étendre non seulement sur ce qui est et ce qui fait notre intérieur, mais généralement sur tout où nous sommes obligés de nous employer ; et l’exécution de cela supposé, nous trouvons en tout ce que nous souffrons et en tout ce que nous faisons, soit pour nous ou pour les autres, une joie continuelle, nous contentant de l’ordre de Dieu et de Son bon plaisir selon que Sa Providence nous la fait rencontrer. Heureuse l’âme qui ne tend que là et qui n’a d’autre plaisir dans la vie que de se remplir de ce plaisir véritable !
9. Pour ce qui est de N. je vous avoue que cela est fâcheux : car à moins qu’elle ne se connaisse elle-même conformément à toutes les lumières qu’on lui en donne, elle ne pourra jamais avancer ; et c’est une faute grande de son naturel qui la trompe. Il y a bien de ces sortes de personnes dans le monde qui ont bien des grâces et une sainte intention, et qui cependant sont toujours fautives dans le jugement qu’elles portent d’elles-mêmes. C’est proprement parce qu’elles ont une inclination étrange pour tout ce qu’elles font, et pour tout ce qu’elles sont. Leur âme est à leur égard comme ces glaces trompeuses qui font voir les objets tout d’une autre manière qu’ils ne sont en vérité : et ce qui est étrange il y a même des personnes au monde qui volontairement et par choix ont de ces sortes de glaces, afin d’avoir la joie de se satisfaire en se regardant et en se voyant. Il faut avoir beaucoup de compassion pour ces pauvres âmes, où il y a assurément quelque grain de folie, et de manque d’esprit, tâchant de leur aider doucement et avec patience, afin que la charité que l’on exerce en leur endroit, leur attire quelque grâce et quelque lumière de vérité. Je suis à vous sans réserve
Tout le bonheur d’une âme étant de marcher dans sa vocation et de la remplir ; aussi tout son malheur est quand elle n’est pas fidèle de moment en moment pour faire ce que Dieu veut : car quoi qu’elle fasse et quelque grand qu’il soit, ce n’est rien ; puisqu’on ne marche qu’autant que l’on exécute ceci. Une infinité d’âmes passent et consument leur vie en choses saintes, sans pourtant avancer d’un pas, faute [243] de remplir les desseins de Dieu sur elles, ne laissant pas d’être souvent beaucoup contentes : mais à la suite la chose change bien, quand par quelque miséricorde de Dieu elles découvrent leur erreur et leurs défauts. Elles sont semblables à ces personnes qui sont enfermées dans un labyrinthe, qui marchent toujours sans avancer et n’ont pour fruit de leur travail que la fatigue de se sentir fort lassées par bonne intention. Il y en a plusieurs qui ne sont pas assez heureuses de découvrir leur défaut en la vie présente, mais seulement à la mort ; et comme elles ont eu bonne intention, elle leur a suffi pour être sauvées, ayant été assez fortes pour les empêcher du péché mortel : mais celles qui sont assez heureuses de découvrir leur défaut sont les bienheureuses de la vie. Pour lors elles ne jugent pas de leur intérieur par la grandeur et l’éminence de ce qu’elles font ni de ce qu’elles désirent ; mais seulement par l’ajustement de leur volonté à l’ordre divin, pour n’être dans le temps et dans l’éternité que ce que Dieu les fait être et ce que Dieu désire d’elles.
2. Ceci met un grand calme en l’âme, réglant beaucoup leurs [ses]256 désirs et leurs prétentions, leur faisant trouver leur bonheur et leur béatitude en ce qu’elles ont de présent par la divine providence ; tous leurs désirs et leurs inquiétudes se terminant à faire usage de l’état où elles sont, des croix et des renonciations et de tout le reste qui leur arrive, sans se laisser amuser à d’autres prétentions. Et elles ne trouvent pas peu de travail en cela, la nature ayant à mourir infiniment avant qu’elle soit purifiée, et beaucoup ajustée à l’ordre divin, qui est tout leur désir et leur juste prétention. C’est ce qui fait [244] qu’insensiblement l’âme257 est excitée d’être fort fidèle pour se laisser conduire et s’ajuster au procédé divin, lequel n’est pas toujours d’une même manière à cause de notre faiblesse et impureté.
3. Car quand nous serons purifiés et que Dieu seul sera purement en nous, ces vicissitudes et ces changements se perdront, n’y ayant plus qu’uniformité, ou pour mieux dire qu’une même chose en très pure simplicité. Mais comme notre impureté est si grande, il faut par nécessité que ce Dieu de bonté qui ne change jamais et qui est toujours le même, s’ajuste à notre faiblesse et soit à notre égard dans la vicissitude, faisant tantôt une chose et après l’autre. Ce qu’il y a à faire en cela, est qu’avec grande patience et longanimité nous suivions doucement son opération et que nous nous y ajustions. Quand il nous console, il faut recevoir humblement cette consolation, et par là être fidèle à mourir. Quand l’âme est en sécheresse et nudité, il faut être également fidèle, Dieu faisant aussi bien ce qu’il faut par là que par la consolation, et ainsi aller à la mort.
4. Car il faut savoir que comme la fin de toute l’opération de Dieu en nous, est, de nous donner la vie, et de nous faire vivre ; aussi il n’est jamais un moment sans opérer la mort. Ce que l’âme doit bien remarquer afin de ne pas s’amuser à rechercher ce que Dieu veut d’elle. Elle n’a qu’à regarder comme elle est, et à mourir par là : car soit qu’elle ait la consolation ou la sécheresse, enfin quelle qu’elle soit et en quelque état qu’elle soit, la mort doit être toujours sa pratique et à la suite l’effet de ce qu’elle aura. Il n’est donc pas tant nécessaire de réfléchir [245] particulièrement sur toutes les dispositions que l’on expérimente ; mais de s’en servir généralement pour mourir, sans savoir particulièrement comment cela se fait. De cette manière l’on trouve insensiblement la vie. Car la voie pour la vie, c’est la mort ; et plus tôt on l’embrasse et court à la mort, plus tôt aussi on trouve et on rencontre la vie.
5. Le malheur des âmes est qu’elles négligent incessamment cela, s’amusant à toute autre chose. Car le Diable qui est fin et rusé, conjecturant d’une âme qu’elle a quelque semence et quelque commencement de cette grâce, apporte tous ses soins pour l’embarrasser et lui fournir quelque emploi qui l’occupe, afin de lui ôter insensiblement cette occupation admirable et si utile. Car comme il sait bien que supposé qu’elle travaille à n’avoir que cette occupation de mourir par ce qu’elle a de Dieu de moment en moment, elle fera de si grandes démarches qu’insensiblement elle lui échappera et ira dans un pays où il ne peut aller ; il fait tout son possible pour lui donner quelque occupation de bas aloi258 : Occupationem pessimam dedit filiis hominum259. Il lui donne des soins, des liaisons, des affaires, etc. ; et ainsi il l’occupe, et de cette manière il l’embarrasse.
6. D’abord cela n’est pas souvent de grande conséquence ; mais à la suite il met le trouble, la confusion, et l’embarras, et fait ainsi perdre la piste et la voie de Dieu. Quand cela est une fois fait, l’âme est exposée à tout mal : car outre qu’elle perd l’Oraison, elle tombe toute [246] en soi, et ainsi marche dans ses voies non dans les voies de Dieu ; si bien que la fin est le labyrinthe : au lieu que marchant dans l’ordre de Dieu, et par l’ordre de Dieu, quoiqu’il semble à l’âme être dans un labyrinthe, cependant il se termine à la vie ; car il cause la mort de soi-même. Au contraire notre voie quand elle est nôtre et causée par le Démon et la nature, quoiqu’au commencement elle semble facile, se termine en confusion et perte de soi, non dans Dieu, mais dans soi-même et dans sa voie propre.
7. Toute cette vérité bien supposée, il n’y a qu’à travailler fortement à mourir par ce que la providence nous donne, sans nous amuser à une infinité de particularités qu’il faut outrepasser en mourant ; car la mort est l’abrégé ou pour mieux m’expliquer, le centre pour trouver la vie. Au commencement il faut bien plus particulariser afin d’instruire d’une infinité de choses ; mais à la suite il faut réduire les âmes dans le court et assuré sentier de la mort, que j’appelle le centre : d’autant que comme le centre contient toutes les lignes ; ainsi la mort resserre et contient toutes les voies, rectifiant et rajustant chaque chose pour la vie comme la fin de notre être. Cependant il y a peu d’âmes propres à ceci et qui veulent s’y ajuster. Que cela est digne de compassion ! C’est ce qui est cause qu’une bonne partie demeurent (sic) dans le péché. Les autres qui passent plus outre sont au plus occupées saintement, mais bassement : mais très peu portent avec efficace260 et dignement le fruit du sang précieux de Jésus-Christ qui ne se communique que par la mort. [247]
8. Je ne m’arrête pas à plusieurs dispositions particulières que votre écrit marque ; car ce particulier ne conduirait qu’au particulier. Il vaut mieux donner un principe général qui étant appliqué à toute disposition particulière y fait recourir incessamment l’âme par elle, et ainsi elle en fait usage ; ce qui est plus nécessaire et plus utile supposé [e] la fidélité de l’âme. Car les âmes qui ne peuvent goûter de ce remède général, à cause de leur peu de courage et de vigueur, se plaisent au particulier ; et ainsi s’amusent et font de cette manière vivre leur nature. Mais les autres qui éclairées de la grâce meurent incessamment, trouvent tout en quittant tout, et trouvent la vie dans la mort ; vie qui les fait vivre une vie, non de joie sensible, mais en esprit solide, pour être vraiment conforme [s] à Jésus-Christ, où enfin se termine la véritable vie par la mort de nous-mêmes. C’est là et par là que finissent les embarras des créatures, et où le Démon ne peut nuire. Mais ô Dieu, qu’il faut de générosité, de constance et de fidélité !
1. Notre Seigneur se communique aux âmes en deux manières différentes selon ses desseins. La première est générale et ordinaire, étant en la manière de la créature, par laquelle il sanctifie plusieurs âmes très éminemment ; c’est en éclairant leurs puissances et les élevant selon ses desseins plus ou moins, afin de louer et de glorifier Dieu par leurs pratiques de vertu, selon les lumières et l’amour qu’elles ont. Elles sont fécondes en bons desseins, en ferveurs, en saintes inventions et pratiques qu’elles puisent à l’oraison, dans les lectures et dans les entretiens familiers qu’elles ont avec Dieu ; et souvent quand elles sont bien fidèles et qu’il les a bien purifiées, elles reçoivent des lumières passives de Dieu par ces pratiques.
2. Les secondes sont conduites d’une autre manière. Comme Dieu les veut approcher de lui, il les dispose à vivre de la foi et leur donne ensuite cette foi, qui est une lumière obscure dont l’effet est d’approcher l’âme de Dieu même en l’obscurcissant, la desséchant et la dénuant de tout ce qui peut être un milieu entre Dieu et l’âme, afin que la foi soit plus pure et qu’elle l’approche de plus en plus de Dieu, en lui donnant l’inclination de se former sur Jésus-Christ. Ce qui fait que l’âme a une inclination secrète dans le cœur et dans son plus intime centre de lui ressembler, (sans que de très long temps on entende ce secret) ; et qu’elle porte secrètement une impression des inclinations de Jésus-Christ. Celle donc qui a prédominé en Jésus-Christ, a été une dépendance totale du bon plaisir divin, pour être et pour faire de moment en moment ce que la divine Sagesse avait ordonné sur lui.
3. C’était ce principe qui était à l’origine de tous ses Mystères, lesquels sont dans leur source et origine si naturels et si peu extraordinaires que c’est ce qui est digne d’admiration et comme le Mystère du Mystère ; ainsi qu’on le peut voir dans tous les Mystères de Jésus-Christ. La divine Sagesse a ordonné qu’il fût enfant, pauvre, abandonné de tout secours. Cela est arrivé comme naturellement ; d’autant qu’étant né une pauvre fille de la maison de David, elle est obligée, afin d’obéir à l’Empereur, d’aller à Bethléem. Le temps d’accoucher étant venu, il n’y a pas de logis à cause du grand monde et de sa pauvreté ; par conséquent il faut qu’elle accouche en une étable, et que tout le reste du divin Mystère de son enfance s’exécute en cette pauvre étable. La même Sagesse permet que ce divin Enfant soit persécuté, qu’Hérode entre en jalousie et qu’ensuite il massacre des Innocents. Cette même Sagesse désire une vie inconnue et laborieuse de Jésus-Christ : sa sainte mère ayant une maison à Nazareth, il s’y retire ; et saint Joseph étant pauvre et de son métier charpentier, Jésus-Christ aussi est du même métier et demeure dans la soumission et le travail. Poursuivez ces autres Mystères ; et vous y trouverez une suite de providences comme tout à fait naturelles ; j’entends où il ne paraît rien d’extraordinaire, mais tout se réduit à l’ordre commun de l’ordonnance divine : ce qui est le Mystère de Jésus-Christ le plus grand. Dans ses miracles il a paru de l’extraordinaire comme en cachette et à la dérobée.
4. Tout ce procédé est tellement exécuté pour les âmes à qui Dieu se communique de cette féconde manière, qu’elles n’ont d’amour que pour ce qu’elles ont à faire et à souffrir de moment en moment ; chaque moment étant rempli de toute la bénédiction qui leur est nécessaire, soit pour la pratique des vertus et la correction de leurs défauts, soit aussi pour remplir le dessein éternel de Dieu sur elle. Ceci leur donne une inclination secrète, et presque continuelle d’envisager Jésus-Christ dans ses divins Mystères, ne conservant nulle inclination pour ce qui est extraordinaire ; mais seulement celle de mourir de moment en moment par tout ce qui leur arrive incessamment : et elles trouvent que par cette fidélité elles pratiquent toutes les vertus qui sont propres pour l’édifice de leur perfection selon que Dieu la désire d’elles. Si bien que quand elles n’y sont pas fidèles, le trouble se met dans leur cœur et elles ne savent où elles en sont ; et quand elles le font, elles ont une grande foi et confiance que tout ce qu’il leur faut pour la vertu, pour leur correction et pour leur perfection leur est donné comme par une providence naturelle et très suave de moment en moment par toutes les choses qui leur arrivent, quoiqu’elles leur paraissent souvent très contraires éloignées de ce qu’il leur faut.
5. Ce qui les porte à s’aveugler et à mourir à elles-mêmes pour faire usage de chaque moment et tenir pour très précieux ce qui leur arrive, ne s’amusant jamais à regarder d’où il vient. Car par un Mystère admirable et par la conformité à Jésus-Christ tout est égal à une âme de cette grâce, quoiqu’il vienne par les créatures défectueuses et passionnées, ou aussi du diable et même de nos péchés et imperfections. La foi et la fidélité au moment présent dans l’état où nous sommes, fait faire un usage très admirable de tout et fait trouver la mort et la perte de soi-même, qui met l’âme en Dieu d’une manière que la seule expérience peut savoir. Il n’y a donc rien et il ne peut rien arriver qui ne soit et ne puisse être à une telle âme la voie et le sentier secret de trouver Dieu et de se perdre à la suite en lui. Tout devient voie de Dieu et le sentier secret de trouver Dieu et de se perdre à la suite en lui. Tout devient voie de Dieu à l’âme fidèle à mourir à elle-même par tout ce qui lui arrive et par tout ce qu’elle a de moment en moment.
6. Heureuse l’âme éclairée de ce secret ! Mais que peu y sont fidèles ! Car cette fidélité cause une croix et une mort continuelle. Ce qui fait que plusieurs ne pouvant souffrir ce qui les mortifie et crucifie sans relâche, quittent cette voie qui leur paraît trop étroite, pour se remettre dans quelques pratiques et inventions d’elles-mêmes ; ce qui leur fait un tort irréparable : puisque c’est à la mort et au crucifiement de ces âmes que Dieu est réservé ; et elles le trouveraient à la suite aussi facilement que naturellement et avantageusement autant qu’elles ont bu l’amertume des croix, des pertes et des mortifications de chaque moment de providence.
7. Ces âmes n’ont point ou très peu de pratiques : cette fidélité leur sert de toutes pratiques. Elles sont fort calmes : l’abandon et la perte en chaque moment présent leur sert d’ancre assurée. Elles ont peu de différentes lumières en leur oraison ; l’oraison et le moment ne devenant qu’un. Mais surtout elles savent que la seule lumière qui les fait heureusement subsister dans une fidélité à chaque moment que la providence leur envoie, est la foi en Dieu et l’oraison continuelle par le repos et la perte d’elles-mêmes qui insensiblement ne leur fait trouver que Dieu seul lequel leur est tout en tout.
8. Les âmes qui ont ce don et cette lumière doivent savoir qu’il faut qu’elles laissent évanouir et effacer toute idée des créatures ; car assurément il y a un soin et une application de Dieu toute spéciale sur elle. Et plus elle se perdront de vue et de ressouvenir pour songer à elles soit pour le spirituel ou pour le corporel et le temporel, plus le soin divin et la sacrée providence s’y appliquera par une manière admirable. Un cheveu de votre tête ne tombera pas sans mon Père dit notre Seigneur261 à l’âme. Ceci est général en l’oraison et en tout événement quel qu’il soit. O qu’heureuse est une telle âme puisqu’elle devient l’objet du soin amoureux de Dieu ! C’est lui qui est son séjour ordinaire et l’air qui la fait subsister. Nostra conversatio est in coelis262.
1. C’est aujourd’hui la fête de la Nativité de S [aint] Jean [le Baptiste], qui assurément est un très grand et précieux jour pour la terre, étant le jour où Dieu nous a marqué son amour vers sa créature. La terre ne produisait que des ronces et des épines ; mais aussitôt que Jésus-Christ a paru et s’est approché de cet Enfant aussitôt il le vivifie (sic) [vivifia] comme un Soleil qui lui a communiqué sa vie.
2. C’est pourquoi l’on remarque en cette sainte naissance un Enfant solitaire pour s’appliquer uniquement et sans réserve à son Dieu comme l’objet de son amour : un Enfant dans l’austérité de la vie pour ne prendre plaisir qu’en Dieu, dans lequel était sa seule satisfaction ; et par là son cœur vraiment aimant retrancha [253] tout plaisir et satisfaction à soi-même. On voit enfin un Enfant qui dès le commencement est dans la perfection : car il sait jouir de Jésus-Christ au-dessus de ses sens et de soi-même par une lumière que le même Jésus-Christ lui communiqua indépendamment de ses sens, et dont il faisait aussi usage indépendamment de ces mêmes sens ; et c’était la cause pourquoi il ne s’en est pas servi pour le voir ni pour lui parler. Il [le Baptiste] avait une manière plus relevée dont il a commencé à faire usage dans le ventre de sa mère263, Jésus-Christ étant aussi dans le ventre de sa sacrée mère.
3. Voilà les effets admirables que la présence de Jésus-Christ opère en une âme dont il s’approche par sa bonté et par une sagesse et providence si secrète que l’on en sait, et en comprend peu le moyen. C’est donc cette divine approche qui rend un cœur vraiment solitaire, comme il [Dieu] le fit en S [aint] Jean, qui le sèvre de toutes les créatures et les plaisirs de la vie pour les faire trouver en lui, ce qui est comme une manne cachée à bien du monde ; et enfin qui fait trouver le Paradis dans la terre, faisant rencontrer sa divine Majesté par un moyen qui établit l’âme dans un Paradis la désembarrassant de soi-même, pouvant sans son soi-même rencontrer et à tout moment trouver Dieu et en jouir.
Tout ce qui s’est passé dans cette sainte naissance et dans la suite de la vie de ce grand saint, est une lumière et une voix qui dit [disent] des merveilles de Jésus-Christ. Mais bienheureux qui entend ce discours ! C’est pourquoi il se nomme soi-même une voix qui crie dans le désert264.
1. Comme tout le bonheur de la vie consiste à être dans l’ordre de Dieu, (car de cette manière l’on possède son cœur et assurément l’âme doit en être pleinement satisfaite) cela est cause que je m’appliquerai seulement à vous parler de votre intérieur afin de vous aider, si j’en suis capable, à entrer dans le divin ordre de Dieu.
2. Je vous parlais l’année passée de la lumière de vérité, qui assurément seule a le pouvoir d’éclairer l’âme et de la conduire par la main dans la foi de vérité, c’est-à-dire en Jésus-Christ ; où elle peut trouver et trouver assurément toute sa nourriture et sa béatitude, pourvu que l’âme s’aveugle de telle manière qu’elle se laisse seulement est absolument conduire par elle. Je dis se laisse aveugler : car faute de cela on se conduit sans le savoir et on se fourvoie souvent sans s’en apercevoir ; à cause que l’aveuglement que la foi demande de l’âme est si général et retire tellement l’âme de ses lumières et de sa conduite, qu’elle croit toujours tout perdre en s’aveuglant par la conduite de la foi. Au contraire quand on se conduit soi-même, comme l’on va par ses bons désirs et ses bonnes prétentions, on croit faire merveilles ; et ainsi on se retire facilement et très facilement de la conduite de la foi et de la vérité, si ce n’est qu’à la suite sa propre lumière conduisant l’âme par les bonnes choses, (mais propre) par ses désirs et lumières, insensiblement la mène par là dans des embarras et dans un labyrinthe sans lumière.
3. Je ne puis mieux exprimer ceci dans la vérité que par l’expression de la vérité même Jésus-Christ, qui dit que le sentier qui conduit au bonheur et à la béatitude est si étroit, et se sert de ces paroles 265 : Quam augusta porta, et arcta via ! Lesquelles paroles expriment quelque admiration à cause de la difficulté et du chemin rétréci, par où la vérité mène une âme, dont le but et la fin est la liberté divine et la béatitude du cœur dès cette vie. Tout au contraire la voie de sa propre conduite est large, facile et spacieuse : si bien qu’elle semble vraiment une béatitude dans son commencement, l’âme volant et voguant dans l’amplitude de ses bons désirs, et ses bonnes conceptions et inventions : mais à la fin elle se rétrécit ; d’autant qu’elle est terminée par un labyrinthe de confusion dans lequel l’esprit et la propre volonté étant abîmés vont et marchent sans ordre dans la confusion de leur esprit et de leur conduite propre sans fin ni bornes.
4. Une raison qui me convainc qu’il est fort facile de tomber en ce désarroi, (à moins de se tenir fermement à la conduite de la foi, et d’être conduit par la vérité en aveuglement de son esprit propre et de son propre sembler,) est, que la foi et la lumière de la vérité quand elle prend une âme pour la conduire, agréablement et avec grand amour l’amène par des chose si petite et si pauvrette, et par des voies si humiliantes non seulement à l’égard des créatures, mais encore de l’âme même, que la foi se rend même méconnaissable, en paraissant s’amuser à faire de si petites choses et ainsi long temps : si bien que l’âme réfléchissant sur ce qu’elle est, et sur ce qu’elle a intérieurement, elle dit : assurément je perds tout à me laisser conduire de cette manière-là ; car je n’ai rien et Dieu ne me donne rien : et ainsi l’on travaille par soi-même, oubliant et méprisant sa conduite.
5. Cependant c’est le véritable procédé de la foi, lumière de vérité, de conduire l’âme, sa chère fidèle, par les petites choses, comme si véritablement elle ne faisait rien en elle et que Dieu n’eût nullement dessein sur elle. Car elle va toujours creusant, humiliant et l’apetissant peu à peu, jusqu’à ce que l’âme soit réellement petite à Ses yeux et perdue à Ses desseins et à Ses volontés, qu’elle soit petite comme un atome non seulement devant les créatures et soi-même, mais encore dans les desseins éternels. Et à moins que la foi ne soit en liberté de conduire l’âme là comme elle le désire, insensiblement elle se retire et laisse l’âme dans ses saintes intentions, ses bons desseins et ses saintes lumières, qui, comme je viens de dire, semblent au commencement admirables et causer un fruit surprenant, mais à la suite s’évanouissent et deviennent à rien. Au contraire cet divine lumière de foi ayant apetissé, humilié et anéanti véritablement une âme par le rétrécissement, l’aveuglement et la petitesse de son opération [257] et de ce qu’elle faisait en l’âme, la conduit par là dans le large de l’abîme divin, où elle ne trouve de rétrécissement et bornes qu’autant qu’elle se réserve quelque chose dans la voie précédente de petitesse, en voulant avoir soit lumière ou quelque autre chose, et enfin en voulant et désirant être quelque chose soit dans la perfection ou dans les desseins de Dieu. Si enfin elle se laisse conduire absolument, se crevant sans réserve les yeux et s’arrachant tous les désirs et desseins, elle rencontre l’immensité même sans bornes ni mesure.
6. O cher frère, heureuse l’âme éclairée et conduite par cette divine lumière de vérité, laquelle étant si petite et si rien, se laissent conduire de cette manière ! Une langue mortelle ne fait que bégayer en voulant exprimer ce qui en est ; et je vous assure que je vous dis la vérité. Courage donc, cher frère ; marchez en ne marchant pas ; désirez, mais d’être dans le point de l’ordre de Dieu qu’elle qu’il soit, et vous complaisez de tout votre cœur dans le dessein éternel de Dieu sur vous.
7. Je ne sais si je me trompe : mais il me semble que ma complaisance serait aussi parfaite pour le bon plaisir divin, en sachant qu’il m’aurait destiné pour être un moucheron que pour être un séraphin ; et que mon cœur l’aimerait autant, aimant son plaisir, et non le mien dans l’excellence de ce que je serais. Je crois qu’à moins qu’une âme ne se rende pliable à cette voie, elle ne peut jamais s’ajuster à la lumière de vérité, qui n’en fait pas d’autres et qui n’a jamais conduit aucune âme que par ce chemin. C’est pourquoi les âmes, ses chères fidèles sont toujours pleinement consolées, et abondamment en repos et paisibles, et enfin infiniment contentes, quand elles sont un peu avancées dans ses routes petites et secrètes. Car secrètement elle goûte que bien que cette vérité soit si petite, si humiliante, terrassante, elle n’est pas moins que la vérité divine ; et qu’ainsi jamais Dieu ne se communique à demi ; mais qu’au contraire c’est toujours avec profusion infinie, emplissant largement toute la capacité de la créature quoiqu’elle ne le voie, ne le sente, et n’en puisse rien juger.
8. Si vous me demandez de quelle manière est une âme laquelle marche plus fortement et avec plus de fidélité, et à laquelle la divine lumière de foi s’applique par conséquent le plus et avec plus grande magnificence ; je vous répondrai que c’est celle qui désire, sans désir, n’être rien et qui se laisse au gré du bon plaisir divin pour n’être rien : si bien que la lumière de foi en doublant encore l’apetisse de plus en plus, en lui soustrayant tout ce qui la pourrait faire être quelque chose soit à sa vue ou en la vue de Dieu ; la conduisant par une voie si petite, si commune et si basse, qu’elle a beaucoup de honte de soi-même et qu’elle se croit en vérité non seulement être tout du commun, mais encore être bien loin du commun des hommes un peu dévots. Car la sagesse et la vérité divine voyant une âme être fidèle, permet souvent (par des secrets qu’il faut adorer et non vouloir comprendre) lui arriver des défauts et autres chose si pauvres et quelquefois si surprenantes qu’elle se voit en vérité être et plus faible et plus misérable que le commun des hommes. Mais pour l’ordinaire la Sagesse divine ne donne et ne laisse arriver ce dernier que lorsque Dieu veut conduire fortement et avancer beaucoup en peu de temps une âme très petite à ses yeux.
9. Que les hommes souvent sont trompés dans leurs desseins de piété et d’oraison ! Pour moi en voyant et approfondissant cette vérité, je ne m’étonne nullement que si peu trouvent le biais et la voie de l’oraison et de la perfection, si peu marchant par cette route. Tout le monde désire être toujours quelque chose, soit pour les créatures, soit pour Dieu ; et la lumière de Dieu conduit à tout le contraire et désire toute autre chose : et faute de s’ajuster à cela, toute la vie se passe en contrariétés à s’opposer et à ne jamais trouver. Qui non colligit mecum, dispergit266.
10. Comme tout ce que vous me dites en la vôtre, me marque lumière et désir pour cela ; je vous assure que j’en ai grande consolation. Marchez donc au nom de Dieu, cher Frère, et vous conduisez par ces principes qui sont infaillibles et de la vérité même ; et vous trouverez tout ce qu’il vous faut par ce moyen. Ne vous mettez pas en peine de ce que les créatures disent et pensent : il suffit que vous fassiez et que vous soyiez de moment en moment comme Dieu le veut, sans que cela vous paraisse quelque chose, l’ordre de Dieu y étant et le moment quel qu’il soit étant l’ordre de Dieu.
11. Ce moment qui est ordre de Dieu, est ce qui est au moment le plus naturellement, c’est-à-dire, qui nous vient ou à cause de notre état, ou par les créatures agissant comme elles voudront, ou de la providence quelle qu’elle soit. Tout ce qui est donc en nous, hors de nous et sur nous, est le moment de l’ordre divin ; et cet heureux moment, qui au commencement vide, apetisse, et anéantit l’âme, et qui à la suite la remplit non en la manière de la créature, mais en la manière de Dieu. Car comme il agit en anéantissant, il ôte ce qui la limite et l’étrécit ; et ainsi la rend capable de l’infini ; comme une goutte d’eau est capable et devient participante de l’amplitude de l’océan, non en recevant la mer en elle, mais en se perdant dans la mer.
12. Pardonnez-moi si je vais jusque-là, mais il est difficile de parler du rien et de la misère et petitesse où la foi et la vérité conduisent une âme, sans dire un mot en passant du terme où elles vont et de la manière qu’elles tiennent. Les autres grâces qui sont admirées des âmes qui les ont, et des créatures qui les remarquent, rendent bien les âmes qui les ont, capables de Dieu, comme un vase est capable d’une liqueur, laquelle est limitée par la capacité du vase ; et c’est pour cet effet que les dons grands et admirables sont donnés à ces âmes, comme la présence de Dieu, les vertus et le reste qui accompagne le don d’oraison et d’union. Ce qui fait qu’elles sont admirées en terre et portent grand fruit par leur exemple. Mais les âmes que Dieu veut conduire par la foi, si elles sont fidèles, en les apetissant et humiliant, Il les fait sortir d’elles et par conséquent de leur capacité limitée ; mais aussi pour l’ordinaire, elles ne sont en cette vie pour le goût ni selon le goût d’aucune créature : c’est le repas de Dieu seul.
13. Courage donc, cher Frère, laissez-vous conduire et ensevelir dans la pourriture et le rien de vous-même ; les morts éternelles n’étant propres à rien. Faites de votre mieux pour accomplir l’ordre de Dieu, tant l’extérieur dans votre condition, que l’intérieur par votre application en l’oraison et hors l’oraison : mais ensuite laissez tout à Dieu, vous contentant de l’ordre divin, sans vous amuser à le discerner, mais le prenant de moment en moment. Quand vous avez besoin, voyez le bon Père N., car cela est merveilleusement dans l’ordre de Dieu, la conduite et la soumission aux créatures s’ajustant admirablement avec l’ordre divin.
1. C’est une chose digne de remarque pour l’intérieur, que quoique les personnes auxquels nous nous communiquons, voient dans leurs lumières nos besoins et nos nécessités, et qu’ils nous répondent et nous assistent par cette lumière de vérité ; il ne faut pas laisser de dire en simplicité ses peines, ses dispositions, et ce qui, comme l’on pense, se passe en son intérieur. Car autre chose est de voir en lumière divine sans objet qu’on lui propose ; autre chose est quand on lui propose un objet, d’en voir dans cette lumière et par cette lumière la vérité, et tout ce qu’il faut faire pour y être fidèle, et aussi tout ce que Dieu prétend par là d’une âme.
Le premier, qui est de voir les intérieurs sans objet, c’est-à-dire sans que les âmes en disant rien, est prophétie, et est de fois à autre donné en Dieu, lumière de vérité ; mais Dieu n’agrée pas, que l’on se serve de ce moyen ; au contraire il faut de soi faire ce que l’on peut pour ne le pas faire, mais plutôt si cela arrive le céler et le cacher.
2,46
2. L’autre manière est lors que l’on parle à une personne que l’on croit avoir trouvé Dieu, et ainsi qui voit en lumière de vérité. Cette lumière de vérité fait à une telle personne en Dieu et par Dieu ce que la lumière du soleil fait à nos yeux. Elle nous donne pas des yeux, elle fait voir les yeux : de plus quoiqu’une personne eût de bons yeux, et que la lumière du soleil fût fort claire et en un beau jour, il est très certain que nous ne verrions rien si nous n’exposions à nos yeux éclairés de la lumière du soleil quelque objet ; et de cette manière à l’aide de la lumière du soleil, nos yeux voient la beauté de l’objet qu’on leur propose. Si vous voyez une maison, vous en voyez la beauté et le reste. Si bien que vous voyez par là qu’autre chose est de voir les choses quand on les propose, autre chose est de les voir sans les proposer. Car quoique qu’en l’un et l’autre soit la même lumière, il faut que l’âme soit dans un état très éminent de voir les intérieurs sans objet.
§3 Ce que je vous dis pour ce qui est de l’intérieur des autres est très fréquent pour soi-même. Pour l’ordinaire une âme qui est en lumière divine, c’est-à-dire qui est assez heureuse d’avoir trouvé Dieu dans son fond où Il demeure sans jamais S’en séparer, jouit de Sa [263] lumière autant qu’elle est fidèle d’y demeurer et d’en jouir, mais non pas en sorte qu’elle puisse voir des objets en cette divine lumière et en jouir (ce qui est de nulle importance), sinon lorsque cette divine lumière est assez levée et que Dieu, soleil éternel, y est d’une manière qu’Il ne peut être sans objet, ce qui est beaucoup relevé. Car un très long temps, Dieu Se communique et Se lève en l’âme comme un soleil, et ce soleil est le Verbe divin que le Père Eternel va incessamment communiquant tout, de même comme incessamment Il l’engendre dans l’éternité. Or quand ce Verbe divin Dieu-homme est beaucoup communiqué, l’on voit en Lui, et c’est pour lors que les yeux sont ouverts et s’ouvrent incessamment de plus en plus. Car les âmes doivent savoir que Dieu, demeurant et résidant en elles, est une source infinie et aussi infiniment féconde, que le Père Eternel dans la génération de Son Verbe est infini, car il est très vrai, et l’âme l’expérimente, que ce qui se fait en elle, est ce qui se fait en Dieu quand l’âme est devenue par Sa pure miséricorde capable de Dieu même ; car pour lors Dieu en l’âme ne sort de Lui-même, sans sortir cependant, que par Son Verbe et par le saint Esprit.
4. Et ce qui me ravit, si je m’entends, est que jamais on ne trouve cette source que par la mort de soi, par l’humiliation, par la pauvreté et par un million de providences semblables ; et qu’autant que Dieu veut Se faire trouver, autant Il abîme une âme dans l’humiliation et la mort. Il n’y a pas d’autre chemin et il n’y en aura jamais. Je le vois clairement et, par la miséricorde de Dieu, je le vois tous les jours de plus en plus. Si Dieu ne favorise pas tant l’âme que de la [264] crucifier, humilier et la tourmenter véritablement, c’est un signe que Sa bonté se contentera de lui donner de bonnes lumières et quelques touches d’amour, supposé sa fidélité à ce que Dieu lui donne. Mais quand l’heureux moyen de l’humiliation et de la mort lui est distribué, pour lors elle trouve la porte du conclave267.
5. Et en vérité, si je ne parlais à des personnes que je connais et que je ne me laisse aller à la divine Providence, j’aurais grande honte de moi-même. Mais je vois très clairement que le plus pauvre ignorant villageois ou la plus rustique femmelette peut trouver, par sa mort et en étant humiliée, véritablement et réellement la sainte Trinité, autant que l’homme le plus docte et le plus saint. Tout est de la divine bonté qui fait mourir et humilie. Et ayant trouvé Dieu, elle peut jouir du Verbe Jésus-Christ aussi éminemment qu’il lui sera communiqué avec les effets du même Verbe. Tout cela n’est nullement extraordinaire, supposé le don et que la mort ait fait trouver la source de nos vies, qui rassasient suffisamment l’âme et qui en peut donner à d’autres.
6. Je vous avoue que je commence à voir le bonheur des âmes qui travaillent peu à peu tout de bon à ne se rien pardonner, et qui de cette manière mourant incessamment à elles-mêmes, deviennent saintement et tranquillement avides de toutes les petits et fréquentes occasion d’humiliations et de mourir ; ce qui est aussi ordinaire qu’il y a des moments au jour et suppose une grande fidélité pour tout
7. Vous voyez par ce long discours comment une âme doit toujours se renouveler et se servir [265] de tout, des croix, des contradictions, des défauts, des providences tant intérieures qu’extérieures : car il est vrai qu’à moins de l’expérience, on ne saurait croire combien Dieu veut que l’on soit exact et que l’on travaille à mourir et à se purifier en tout. Ne vous donnez donc aucun relâche, faites fruit de tout ce que vous Dieu vous donne, et de tout ce que Dieu vous a fait dire.
J’ai vu une âme beaucoup désireuse d’aller à Dieu et dont l’intérieur était dans une sainte impatience d’y arriver. Mais ô le malheur ! mais le malheur ! passant par des broussailles et des épines, elle y a accroché sa robe de telle manière que, toute impatiente, elle a été contrainte de demeurer pour défaire peu à peu sa robe. Je porte grande compassion à cette âme, car pensant se défaire d’un côté, des broussailles la raccrochent tout de nouveau, et comme elle ne veut déchirer sa robe, elle la détache d’un côté et d’un autre, mais sans effet, ce qui la retarde tout à fait. Je lui aurais dit volontiers : déchirez plutôt votre robe et suivez votre chemin par l’impétuosité de votre désir. Mais il faudrait tout déchirer et le monde verrait ce désastre ! Et depuis elle est attachée à sa robe, ce qui est peut-être sans remède.
1. Que les âmes qui mettent tout leur bonheur et toute leur consolation à jouir de Jésus-Christ sont heureuses ! Je dis plus : ce sont [266] les uniquement heureuses ; puisqu’elles sont hors du changement de la terre qui n’est que vicissitudes perpétuelles. Il n’y a proprement que Jésus-Christ qui soit la pierre ferme, et ce que Jésus-Christ a choisi qui puisse affermir. Ôtez-moi la pauvreté, la souffrance, l’abjection et la petitesse d’une personne, vous me la mettez comme une girouette au gré de tous les vents, non seulement des choses extérieures, mais d’elle-même. Car en vérité la condition qui éloigne par soi-même du procédé de Jésus-Christ, comme est celle des Grands du monde, les rend les malheureux du monde, les faisant le jouet de la fortune, et je ne sais par quel malheur elle les fait, par leur nature, s’ils ne la corrigent puissamment, très sujets au changement ; ce qui n’est pas une petite croix à une personne qui veut être tout de bon à Dieu, et qui fait une véritable et sérieuse réflexion sur soi-même.
2. Je vous avoue que cette lumière me sert pour tourner plus fortement mon cœur vers le pauvre et abject Jésus-Christ, et pour me convaincre fortement de son infinie Sagesse. Quand la foi ne m’apprendrait pas que Jésus-Christ est Dieu, le procédé qu’il a choisi pour venir vers les hommes afin de les rendre heureux, m’en convaincrait absolument, étant le seul et l’unique [procédé] que son infinie Sagesse pouvait trouver pour communiquer la béatitude aux hommes.
3. Mettez-moi un homme marqué au vrai de Jésus-Christ dans l’extérieur par la pauvreté, le mépris et l’humilité, réglé dans l’intérieur par la souffrance, par la mortification de ses passions et inclinations, vous me mettrez un homme roi de tout le monde et heureux en toute manière. Ha ! qui peut incommoder une [267] telle personne ? par où pourraient venir les peines ? si on lui ôte son bien, son honneur et si on le fait souffrir, il est pleinement content. De plus ses passions étant réglées qui le peut incommoder ? Au contraire ayant tous les royaumes du monde sans cela, il sera incommodé de toutes choses, et s’il ne l’est par le dehors, par le dedans il sera cruellement dévoré par autant de tigres impitoyables qu’il aura de passions, qui ne s’adoucissent à son égard qu’en les écrasant, et les réduisant sous le joug suave de Jésus-Christ, suave dans ce qu’il met la vraie joie par la mort totale. Vous serez vraiment libre quand Jésus-Christ vous aura délivrée.
4. Je me réjouis infiniment vous voyant goûter cette vérité, et remarquant que vous tâchez d’en nourrir votre âme. Fi de la grandeur, quand une âme commence de goûter Jésus-Christ. Courage, courez incessamment, vous convainquant de ce divin Mystère, et tâchant de ne vous donner aucune relâche pour avancer dans cette sainte et heureuse béatitude. Que tout ce qui vous arrive, ce que vous voyez et ce que vous avez chaque jour qui vous peut renouveler dans ce sentiment par quelque expérience, vous soit une béatitude ; ce que j’espère du bon Dieu si vous tâchez de ne vous donner aucune relâche, et que vous ne vous arrêtiez aucunement à regarder derrière vous.
5. Laissez tout cela aux pauvres aveugles du monde, qui comme des enfants sans lumière courent après une plume qui voltige en l’air. Allons au solide que tous les hommes ne nous sauraient ôter, et qu’au contraire ils nous donnent incessamment, ayant intention de nous le ravir. Ils font ce que les bourreaux faisaient [268] aux martyrs : en pensant leur ôter la vie, ils la leur donnaient ; en les déshonorant, ils les accablaient d’honneur ; et en les réduisant dans la dernière pauvreté et misère, ils les mettaient rois de tout le monde.
6. Ô268 heureuse l’âme éclairée de cette divine lumière ! C’est un autre monde dans le monde, peu connu, ou plutôt tout ignoré : ce qui fait l’enfer et le malheur de tant d’âmes qui faute de cette divine lumière sont et deviennent malheureuses, parce que les Souverains et les Grands les appauvrissent, et elles sont vraiment la boue du monde d’autant qu’on les rend abjectes et méprisées. Ainsi la même chose les rend malheureuses, et fait des reines des âmes éclairées. Cette divine lumière est le véritable secret de la pierre philosophale. Travaillez-y au nom de Dieu, et le priez [et priez-le] pour moi afin que j’y travaille.
1. [268] J’ai269 bien de la joie d’apprendre de vos nouvelles. Mais elle serait entière si vous pouviez bien comprendre la vérité du don de foi et comment il opère plus efficacement par l’obscurité, la perte et l’abandon, que par toutes les belles lumières et les sentiments élevés. C’est marcher en poule que d’être conduite de cette manière et c’est voler en aigle que d’aller par l’autre voie, pourvu que l’on soit forte à la supporter et à en faire usage. Cela suppose le don, car cela étant, l’obscurité est lumière [269] et les pauvretés intérieures, les dénuements et les précipices où il semble que l’on aille se perdre, ce sont des moyens de faire des grandes démarches sans s’en apercevoir, non plus que des personnes qui sont embarquées sur la mer, se voient aller, ayant le vent en poupe. Tout le mal est que l’on veut toujours tout voir et posséder toutes choses, et cependant pour voir Dieu et pour jouir de Lui, il ne faut rien avoir. Il est certain qu’il est fort rude à la nature de ne rien avoir, à cause qu’elle expérimente ensuite son vide et ses faiblesses causées par le principe de corruption qu’elle porte en elle.
2. L’âme court continuellement après quelque chose, quoiqu’on lui ait dit qu’aller ainsi sans rien avoir et expérimentant sa misère, qui nous aide beaucoup à nous enfoncer et à tomber dans le rien, est tout son bonheur, d’autant que cela lui découvre davantage sa pauvreté, sa misère et sa corruption, ce qui l’humilie et lui ôte une certaine suffisance et excellence propre, qui est le principe d’une infinité de corruption qui la fait demeurer dans sa misère en s’enfonçant en elle-même, au lieu que par l’autre voie devenant humiliée, elle se hait et s’abhorre, et ainsi se perd peu à peu à ses yeux, et insensiblement tombant dans le néant, elle s’écoule sans le savoir en Dieu. Ce n’est qu’à la suite qu’elle expérimente qu’après avoir tout perdu sans le savoir, Dieu dans Sa grandeur vit et subsiste dans son pauvre néant.
3. Je ne doute nullement de votre grâce et de votre vocation. Mais la difficulté est de se perdre et de suivre cette voie, laquelle est très assurément épineuse à la nature, qui n’aime et ne goûte que les belles choses qui éclatent et [270] sont saintes et grandes ; mais pour ce petit sentier, elle l’a en horreur comme sa perte spirituelle. C’est un miracle quand une âme vient à découvrir cette vérité par expérience. Cependant c’est le bonheur de l’âme, et autrement c’est se nourrir des miettes, quand bien ce seraient les plus beaux sentiments et les lumières les plus élevées que Dieu ait donnés à ses plus grands serviteurs.
4. Je Le prie de vous éclairer de cette vérité afin que votre esprit la voyant telle qu’elle est, se laisse tomber doucement dans le néant. Je vois que vous manquez encore un peu de lumière nécessaire pour cela, sans quoi vous verriez ce qui a empêché si longtemps votre avancement dans la perte de vous-même. C’est que vous avez été à gauche, au lieu d’aller droit : vous vous remplissiez par force et ainsi vous aidiez la nature à se nourrir et fortifier dans sa propre suffisance et excellence ; au lieu que, marchant ce sentier, vous fussiez peu à peu devenue petite et humiliée, et qu’ainsi vous fussiez tombée dans le repos et le rien. Mais ne laissez pas d’avoir courage : puisque la lumière a paru à vos yeux, quoique tard, c’est une marque que Dieu vous la veut donner.
5. Il ne faut pas objecter que vous avez soixante ans : car cette divine lumière travaillant peu, pourvu que l’âme soit fidèle, et qu’elle soit cruelle et sans miséricorde afin de terrasser la nature et lui ôter tous les moyens de se nourrir. Car supposé que Dieu fasse miséricorde à cette misérable nature, elle tournera toute sa nourriture en venin de suffisance, d’orgueil et de grandeur ; ce qui trompe l’âme sous prétexte que tout cela est sain.
6. Et voilà pourquoi Dieu paraît ainsi longtemps cruel et impitoyable à plusieurs âmes, même jusque-là que quand le sujet est fidèle et fort pour porter le feu de la tribulation, il semble que Dieu ne veuille jamais entendre parler de cette âme, qu’il lui souffre de gros défauts, la prive d’oraison et lui ôte le divin et l’humain, afin qu’étant humiliée devant Dieu, les créatures et soi-même, elle devienne à rien, mais un rien sans consolation. Ne croyez-vous pas que Dieu ne prenne plaisir qu’à enfoncer réellement et véritablement l’âme dans un cloaque de misères, qui la perde réellement à tout sans espoir de grâce ni rien de Dieu ? Mais ce dernier est le coup d’ami, et est donné à peu ; car peu en sont capables. Pour les autres, Dieu se contente de les humilier et de leur donner quelque sécheresse et quelquefois de les laisser tomber dans leur bourbier ; ce qui est encore beaucoup. Et de cela même peu le supportent, quoique cependant ce soit peu de chose. Mais quand il s’en trouve de plus fidèles, il passe outre selon ce que je viens de vous dire.
7. Voilà bien du discours : un éclair de lumière en fait bien voir d’autres. Mais, ô Dieu que peu marchent par là ! Et que c’est une grande grâce quand Dieu y conduit, et que l’âme ne craint pas de s’y crotter et de marcher dans les épines et les précipices ! C’est là le grand secret de l’Incarnation, pourquoi Dieu a voulu prendre un corps et un esprit sujet à tant de misères, se les rendant propres par l’union hypostatique pour en faire un usage divin, dont nous recevons la grâce par la foi. Il faut remarquer qu’ensuite de ce Mystère un Dieu-homme quoique infiniment sage, étant la Sagesse éternelle, unie hypostatiquement à l’homme, a été dans la dépendance d’un pauvre homme : ce qui a été un Mystère divin dont les âmes reçoivent des grâces infiniment dans le don de la foi. Ce qui est cause qu’à moins d’un miracle Dieu ne fait écouler la lumière et la grâce que par cette dépendance dans les âmes qu’il appelle à la foi, et par conséquent aux démarches dont j’ai parlé ci-dessus, et à l’anéantissement ; ces âmes n’ayant jamais de lumière que par dépendance, par la même raison qui est afin que cette misérable nature n’est rien en soi, et qu’ainsi elle meure de faim, ayant cependant tout dans sa dépendance, sa perte et son néant. Priez Dieu pour moi ; et je lui demanderai de tout mon cœur qu’il vous donne lumière sur cette voie, afin que vous marchiez courageusement et qu’ainsi vous remplissiez ses desseins éternels.
1. Pour établir solidement la paix d’une âme, il faut qu’elle bute incessamment à se former sur l’ordre de Dieu et qu’elle mette uniquement en cela sa perfection pour trois raisons :
La première, parce qu’il n’y a rien de plus grand ni de plus sanctifiant que l’ordre de Dieu, quelque petit qu’il nous paraisse.
La seconde, d’autant qu’il n’y a rien qui fasse [273] plus mourir l’âme et la mortifie davantage que la dépendance et la soumission humble et douce à cet ordre.
La troisième, parce qu’il y a rien de plus aimable de plus facile, cet ordre nous étant à tout moment présent et en notre disposition.
2. Cet ordre divin, quoique toujours un et le même, est cependant divers, car il nous est marqué par les commandements, par les providences et par les rencontres dans lesquelles nous tombons à tous moments, si bien qu’il n’y a rien, en aucun moment de notre vie, dans lequel nous ne rencontrions cet ordre. Et ainsi mettant sa perfection à s’y soumettre agréablement, on calmera tous ces désirs et on sera paisible dans tous les événements, et de plus on pourra jouir par là incessamment de la présence de Dieu, cet ordre ainsi humblement exécuté étant véritablement une présence de Dieu en l’âme.
3. Une âme parlant de l’état qu’elle porte à l’oraison et de ce qu’elle expérimente de ses faibles, qu’elle connaît très grands, fit voir la privation où elle se trouve de toutes les vertus et les convictions qu’elle a non par lumière, mais par état de tous les maux, dans lesquels elle tombe continuellement, ce qui la rend confuse et abjecte aux yeux de Dieu où elle se voit très misérable, et aux yeux des créatures qui la voient toujours dans de grandes fautes, et à ses propres yeux, expérimentant sa corruption continuellement.
On lui a répondu que tout cela était du fumier qui faisait engraisser et croître le pépin, [274] qui n’est autre chose que la vocation à l’oraison de foi et de simplicité. Que la différence de celle-ci à l’oraison ordinaire était que cette oraison ordinaire est en bonnes pensées, en bonnes lumières et en bonne volonté, mais qui souvent ne produisent que des connaissances spéculatives de ce que l’on est et ne donnent pas le commencement réel d’une abyssale humilité et abjection : ce qui se rencontre dans l’oraison de foi, où l’âme ne voit ou plutôt n’expérimente que faiblesse. Elle commence, par cet état, à entrer dans cette voie aimable de l’oraison par la petitesse et humiliation qu’elle porte de ses chutes et de ses faiblesses, ce qui attire de plus en plus Dieu dans son âme et en fait jouir.
4. On lui a fait voir comme le commencement de cette petitesse réelle que donnent les chutes, nous découvre la grandeur de Dieu et Sa bonté qui se plaît à se donner à ces âmes qui commencent leur voie par cette petitesse et cette humilité. C’est pour cela que la sainte Vierge se voyant mère de Dieu, s’écrie que le Très-Haut avait regardé (Luc, 5,42) l’humilité de Sa servante, non pas en vue de ses faiblesses puisqu’elle n’en n’avait pas, mais bien parce qu’elle était pleine de grâce qui lui découvrait le néant de toutes choses.
5. Ainsi une âme convaincue de sa misère et de ses passions en est humiliée en paix et en abandon et dans une grande confiance en Dieu, et non pas en sa force ni en son industrie, ne pouvant plus rien faire ni par acte et par effort ; mais par dépouillement de toutes ces mêmes choses. Ce qui peut lui nuire dans cet état, c’est lors qu’il y a eu des occasions de se renoncer et d’anéantir sa raison, et qu’elle ne le fait pas, écoutant ce que les passions ou les sens voudraient dire pour se plaindre : au lieu de supporter par amour pour Dieu qui est dans son fond, avec grande patience et humilité ce qu’elle sent de contraire ; et quand elle y a commis quelque faute de retourner doucement, sans retour pourtant, de sa volonté vers Dieu qui est dans son fond, de s’en humilier et de s’abandonner, avec confiance en sa miséricorde.
6. Ceci ne se doit pas faire par des actes distincts, mais bien par son état simple du fond de la volonté qui est à Dieu qui en jouit. Plus cette âme sera fidèle à la mort selon les providences pour les sens et les facultés ; plus elle attirera Dieu en elle. Il fait plus de cas de la petitesse et de la conviction de son abjection, que de toutes les grandes choses qu’elle pourrait pratiquer. Cette âme est en obligation de veiller sur soi, de peur que sa nature, ses sens et ses facultés qui dans la suite seront plus pauvres, plus sèches, et par conséquent plus dépouillées de vie dans leur manière d’agir, ne prennent le change, en s’occupant avec inquiétude de la vue qu’elle a de ses faiblesses, et de son fond corrompu ; ce qui l’éloignerait de la foi et de son état simple.
7. Mais ce qui lui fera discerner l’esprit de Dieu et de vérité, dans la vue qu’elle aura de ses faiblesses ses défauts, ce sera lorsqu’elle sera en paix, en humilité, en abandon et confiance en Dieu qui lui fera voir, si elle veut se servir de sa grâce, la possibilité de se corriger par son courage à faire usage des providences, qui nous donnent les moyens de faire mourir la malignité et la corruption de l’esprit, les passions et les faibles qui lui ont été marqués par sa conduite et par la lumière des expériences journalières.
8. Si Judas lorsqu’il fut convaincu qu’il avait livré le sang du Juste, s’était retourné vers Dieu avec confiance et humilité, il aurait obtenu miséricorde. Mais la nature et le démon ne manquent jamais, quand la connaissance que l’on a de ses fautes vient de l’une ou de l’autre, de jeter dans l’inquiétude et le découragement l’âme trouvant de l’impossibilité à se corriger. Il se faut défier de cette disposition et demeurer paisible dans la confiance en la bonté de Dieu, et espérer tout de sa bonté divine, ayant une douce et paisible douleur de son péché.
9. Il ne faut pas croire pour être appelé à l’oraison que l’on ne doit plus voir de chutes du de faiblesse. L’humilité, la contrition douce et l’abjection attireront plus de grâces que toute autre disposition. saint Pierre qui était destiné à être le chef de l’Eglise, n’a pas laissé de faillir. Son humilité et sa contrition font voir l’usage que l’on doit faire de ses chutes et de ses faiblesses. Et ainsi lorsqu’une âme se voit toute remplie de misères, de péché et de faiblesse, que son délaissement lui fait voir que l’on n’a pas de vertu ni d’oraison, que l’on est un pauvre misérable ; qu’elle se perde en paix, en confiance et en soumission, afin que Dieu fasse en elle et d’elle ce qu’il lui plaira : c’est ce qui attirera à cette âme beaucoup de miséricorde de Dieu. [277]
On ne peut jamais exprimer le bonheur d’une âme à laquelle Dieu donne la semence de la foi et de l’anéantissement. C’est un trésor infini, qui produira en son temps de quoi rassasier et soutenir l’âme, quoiqu’elle ne puisse comprendre dans la voie, jusqu’à ce qu’elle soit beaucoup avancée et qu’elle commence à jouir de ce trésor. Car durant qu’elle marche pour arriver à cette possession, c’est avec tant de pauvreté et tant de misère soit par son fond propre, soit aussi par la difficulté de la lumière qui est si obscure et si sèche, qu’elle ne peut presque jamais se persuader, sinon pour quelque moment, que telle voie puisse jamais rien produire. Il faut porter telle misère et tous les ennuis qui arrivent, autrement il est impossible que la semence de la lumière de la foi puisse avoir son effet.
Et afin de bien comprendre cette importante vérité, il faut savoir que cette semence de lumière de foi est donnée de Dieu dans le fond de l’âme ; et c’est pour cet effet qu’elle est appelée par plusieurs « lumières du fond », d’autant que, comme je dis, elle est reçue dans le fond, et que du même fond elle se communique très secrètement à l’âme pour la faire peu à peu revenir en foi, cherchant son fond, qu’elle ne trouve que par la manière que je vais dire.
Cette lumière de foi étant reçue dans le fond de l’âme, réveille le fond et le centre de [278] l’âme qui était enfouie dans le péché et par le péché270, exilé dans une région de dissimilitude infiniment loin de Dieu, quoiqu’il n’y eût pas de péché mortel ni véniel volontaire. Ce réveil se fait, la foi découvrant à l’âme le bonheur de se pouvoir posséder et ainsi de posséder son fond où Dieu Se trouve. Plusieurs lumières secrètes et obscures sont données à l’âme qui lui font désirer que Dieu vienne dans son fond comme étant son bonheur. Et Dieu prend plaisir à augmenter secrètement la foi pour faire croître ce désir.
Et comme il ne paraît pas à l’âme que Dieu entend son désir et qu’il l’exauce ; cela accroît son désir, soit en l’oraison, soit durant le jour : si bien que par la fidélité de l’âme cette fois croît, et par cette foi ses désirs s’augmentent ; et ainsi successivement. Cela se fait sans que l’âme puisse avoir la consolation que rien se fasse ; car elle a l’amour de la foi sans consolation qu’elle l’ait. Elle désire que Dieu habite en son âme et possède son fond, sans aucune certitude que cela soit : au contraire plus l’un et l’autre augmente, plus elle croit en être éloignée ; ce qui accroît beaucoup ses désirs. Dans la suite et à mesure de tels désirs Dieu vient, quoiqu’elle ne le sache ni ne le puisse savoir.
4. Dieu étant plus proche du fond de l’âme, il envoie un rayon de foi plus fort et plus pénétrant, qui commence à découvrir peu à peu à l’âme ses misères, à quoi elle n’avait pas encore bien pensé, afin que travaillant efficacement à les détruire selon quelles sont découvertes dans les diverses parties de l’âme, cette lumière rapproche peu à peu par ce moyen l’âme du fond où réside son bonheur. Et il faut savoir quand on dit que l’âme doit retourner à Dieu, que ses pas sont des degrés de similitude ; d’autant que le péché nous a éloigné dans une région de dissimilitude infiniment loin de Dieu : si bien que cette foi qui sort du fond de l’âme a la propriété de faire voir les péchés et les dissimilitudes, afin que l’âme travaillant à les détruire, s’approche à mesure de sa pureté. C’est comme qui serait dans un lieu secret d’où l’on appellerait des personnes pour venir se rendre dans ce lieu. Aussi cette foi par la vue des péchés et de la corruption propre fait retourner l’âme vers son centre autant qu’elle les fait voir, et que l’âme est fidèle à détruire et à corriger ce qu’elle découvre.
5. [279] Cette foi ayant fait voir la corruption et la dissimilitude de l’âme autant qu’il est besoin selon le dessein de Dieu et l’âme y ayant correspondu au point qu’il faut, elle découvre les vertus comme une plus grande approche de Dieu, et de cette manière l’âme approche de son fond beaucoup plus, poursuivant la pratique des vertus, comme elle a poursuivi la destruction de ses défauts : si bien que peu à peu à mesure qu’elle fait l’un et l’autre, elle s’aperçoit qu’elle commence à se posséder, car se posséder est posséder son fond. Et pour lors elle voit qu’elle a capacité de faire ou de parler ce qu’il faut faire ou parler, et tout le reste tant pour se garantir de ses défauts que pour pratiquer les vertus par la possession de soi-même, c’est-à-dire de son fond qui pour lors devient fort fécond avec facilité de se garantir des uns et de pratiquer les autres. Et voilà comment la foi peu à peu réveille l’âme pour se [280] retirer en soi et pour venir posséder Dieu dans le fond de soi-même.
6. Mais avant que cela soit fait, la foi est très longtemps à purifier les sens et les appétits, les passions et les puissances en la manière susdite. Ce qui est cause qu’il faut avoir une très grande patience et souffrir un million de croix : car la foi qui est la lumière qui effectue toutes ces merveilles, est très pénible à l’âme, et fait faire ce retour fort sèchement et avec une grande nudité ; et plus elle est grande, l’âme étant fidèle, plus elle fait marcher promptement jusqu’à ce que l’âme possède son fond.
7. Il faut remarquer qu’il y a bien de la différence entre avoir le fond et posséder son fond. Avoir son fond est jouir de la lumière du fond, qui fait faire tout le voyage de nous-même en Dieu, nous allant chercher fort loin dans la région de dissimilitude. Posséder son fond, c’est lorsque le retour est fait ou presque fait, et que l’âme est en Dieu et jouit de Lui. Pour lors posséder Dieu, c’est se posséder et être en capacité de faire tout avec poids et mesure sans précipitation, mais plutôt avec paix et comme il faut, c’est-à-dire selon la perfection de chaque chose. Et (si l’on est obligé de parler) de dire les choses quand et comment il faut et dans sa perfection : et ainsi de chaque chose ; car Dieu est la perfection de toutes choses. Et voilà ce que l’âme apète et désire, et ce que l’on a et ce que l’on doit avoir par pratique, qui se perfectionne peu à peu selon son degré de retour à Dieu par la foi ; mais on ne le peut jamais posséder selon son désir que l’on ne se possède en Dieu ; c’est pourquoi le désir de se posséder, s’augmente incessamment plus on approche de Dieu. [281]
1. Quand la foi est venue et qu’elle commence à se lever en l’âme, le procédé commence à changer, y ayant plus de repos, plus d’abandon et d’inclination à la perte : Ce sont les nourritures de la foi. Longtemps la foi est fort cachée et l’âme agit et travaille par l’instinct qu’elle sent, qui l’excite à chercher à mourir et à se détruire ; à quoi il faut être fidèle quelque renversement que l’on expérimente. Mais quand cela est aucunement271 bien fait, la foi s’augmentant donne un calme à l’âme ; et elle commence d’être plus manifeste : ce qui oblige l’âme de se reposer davantage, c’est-à-dire, d’agir en plus grand repos, voyant que selon qu’elle est fidèle à mourir et à se laisser soi-même, la foi opère en elle.
2. Car il est certain que dès que la foi commence d’avoir le dessus sur l’opération des puissances, elle opère toujours sans manquer, non seulement l’âme étant en actuelle Oraison ou en recollection durant le jour ; mais encore par tout ce que la personne fait, et qui lui arrive de moment en moment : il n’y a rien qui lui échappe et où elle ne se trouve ; d’autant que c’est une véritable émanation de Dieu dont tout ce que l’on peut dire n’est rien en vérité de ce que c’est, étant un trésor infini.
3. L’âme donc qui commence à l’expérimenter et qui en est certifiée, n’a qu’à mourir et à se rendre de plus en plus continuellement présente à son opération et à sa vertu ; et elle [282] trouvera que mourant et se quittant par ce moyen, il se fera en elle un œuvre272 que Dieu seul peut opérer. De vouloir le comprendre c’est se tromper ; car cela ne se fera jamais ni dans son progrès ni dans sa perfection. On en peut dire quelque chose par la divine illumination, mais, que ce soit ce que l’on veut dire, cela ne se fera jamais.
4. Au commencement c’est une lumière que S [aint] Pierre appelle admirable273 ; en son progrès c’est [un] amour opérant et agissant pour perdre et consumer l’âme comme le feu fait [avec] le bois274 ; et en sa perfection ce n’est ni l’un ni l’autre ; mais c’est Dieu véritablement, ayant en soi originairement et la lumière et l’amour. Et l’âme qui est arrivée à ce troisième degré, voit que bien qu’au premier [degré] les choses paraissent comme lumière, au progrès comme amour, ce sont vraiment [des] influences de Dieu, comme les rayons du Soleil [avec majuscule dans le ms.] sont le Soleil par communication, qui opère par là les merveilles du monde.
5. Une âme donc qui est certifiée d’avoir un commencement de cette divine foi et qui a les effets de ce que dessus275, doit être fidèle à mourir et à se séparer de soi autant que la foi l’y incline et le demande d’elle : car jamais cette foi ne croîtra qu’en augmentant ses démarches en la mort, la pureté et la séparation. Mais cela supposé, elle n’est jamais un moment également comme l’autre, non plus que le Soleil ne s’arrête jamais sur notre hémisphère. Ô le malheur des âmes qui l’arrêtent par leur défaut de mourir et d’être fidèles !
1. La seule expérience fait le bonheur qu’une âme peut espérer, laquelle a la semence du don de la foi passive. Cette semence est fort longtemps cachée en l’âme et n’a pour effet que la mort, causée par un million de diversités, tantôt de troubles et d’inquiétudes, tantôt de défauts assez fréquents, quoique l’âme fasse de son mieux pour s’en défaire ; mais comme cette semence est fort obscure et cachée, elle console fort peu, ne donnant qu’un certain instinct de chercher Dieu par un goût secret des vérités.
Quand l’âme est certifiée de cette semence de foi, elle doit tout faire et tout souffrir afin de la conserver en soi, pourrissant à la vérité et faisant pourrir l’âme par les diverses morts. Il arrive en cela ce qui arrive à la semence que l’on met en terre : elle prend vie et fructifie en pourrissant.
2. Pour dire tout le détail de ce qui se passe durant cet état qui est long, il faudrait des volumes. Ce à quoi l’âme doit prendre garde est spécialement de ne pas s’effrayer des morts et des combats, des sécheresses et des obscurités continuelles, voyant par les yeux d’autrui et se soutenant par la force de la personne qui lui est donnée, et pratiquant ce que l’on nous [284] marque, quoique nous n’y voyions goutte et que nous n’ayons que des défauts et de la corruption. Dieu, pour l’ordinaire, ne manque jamais en ce degré de donner quelqu’un qui aide. Car à moins de cela, c’est un miracle si l’on subsiste ou que l’on avance, parce que l’âme est là dans un labyrinthe où l’on ne peut aller sans guide, et l’on ne peut pratiquer sans se surpasser par une soumission aveugle ; et autant que cela est, autant on marche vite et on pratique fortement, quoique sans lumière, sans goût et sans vertu prise en soi.
3. Ce degré germe et produit une foi un peu plus forte et l’âme commence d’être plus vivante, mais non pas beaucoup plus lumineuse. C’est pour lors que la foi, quoique obscure, sèche et insipide, tire de l’huile de la pierre 276 par la fidélité paisible et tranquille de l’âme. Car encore que l’âme soit fort sèche en l’oraison, cependant cette foi exercée tire de la nourriture des vérités et une sorte de conviction que l’expérience seule peut savoir. L’âme commence d’être plus tranquille en tout et s’appliquant par foi à l’oraison, elle en tire et reçoit vie. Quand elle fait des lectures, c’est la même chose ; et pourvu qu’elle s’applique à l’un et à l’autre par une disposition tranquille et abandonnée, elle pénètre sans pénétration, elle voit sans lumière et elle goûte sans goût des vérités qu’elle prend pour sujet de son oraison ou pour faire sa lecture.
4. Je compare une âme en ce degré de foi à un enfant au ventre de sa mère, qui vit et qui se nourrit, mais de l’aliment que lui donne sa [285] mère : en cet état il vit et c’est tout ; il ne voit ni ne marche. Ainsi l’âme par ce second degré de foi reçoit un pouvoir secret de tirer vie des vérités, mais d’une manière fort secrète et inconnue.
Il faut prendre des vérités pour sujet d’oraison et de bonnes lectures ; autrement l’âme mourrait et la foi ne se nourrirait pas, de la même manière qu’un enfant, si sa mère ne se nourrissait, mourrait indubitablement.
5. Durant tout ce degré, Dieu ne manque jamais de donner quelqu’un qui fasse l’office de mère ; et à moins qu’une âme ne soit extrêmement soumise et ne s’aveugle extrêmement pour croire ce qu’on lui dit et pour pratiquer ce qu’on lui ordonne, elle demeure sans prendre nourriture et à la fin elle meurt. Dieu durant tout ce degré ne laisse pas au discernement de l’âme sa conduite ; tout ce qu’elle peut avoir de pratiques, tant pour se défaire de ses défauts que pour la pratique des vertus, est dans l’obéissance aveugle. Et à moins d’être véritablement et profondément éclairées sur ceci, plusieurs âmes perdent leur grâce ; et souvent même faute d’avoir quelque guide expérimenté, plusieurs n’y réussissent pas, en quoi il faut adorer les jugements de Dieu.
6. Comme Jésus-Christ a passé trente ans de Sa vie divinement humaine pour parfaire et consommer le divin et très adorable Mystère de Son obéissance à une pauvre fille et à un pauvre charpentier, aussi veut-Il qu’Il soit la source féconde et intarissable des grâces infinies que les âmes doivent recevoir par la soumission et la dépendance. D’où vient qu’il faut avoir un spécial [286] respect pour ce divin Mystère, s’y liant davantage, plus on se voit faible pour recevoir force par lui dans la soumission que l’on pratique, et aussi lumière, afin de marcher par où l’on nous marque, quoique l’on ne l’entende ni le voie aucunement.
7. Cette voie de foi dans son commencement et son progrès est un don si grand, que qui le saurait comme le savent les âmes qui y sont fort avancées, donneraient volontiers mille vies pour reconnaître la bonté de Notre Seigneur de qui on l’a reçu ; et l’on aurait aussi une crainte extrême de perdre ou d’empêcher qu’il ne se perfectionne, s’exposant plutôt à un million de croix, d’ennuis, et d’extrémités que de lui causer le moindre détourbier volontaire. Cependant on en cause tant d’involontaires, faute de s’aveugler et d’être fidèle aux vertus, que cela fait gémir bien les âmes qui en savent la conséquence, à cause que (supposer la fidélité) l’âme trouve que Jésus-Christ a dit admirablement vrai quand Il a exprimé ce don de foi par la parabole d’un grain de sénevé.
8. Car son commencement est très petit et le plus petit comme dit Notre Seigneur277. Et cependant peu à peu il croît tellement qu’il devient un grand arbre, jusque-là même que les oiseaux du ciel y peut faire leurs nids. C’est-à-dire que le don de foi est en son commencement une semence si petite que l’on ne s’en aperçoit pas à moins que l’on n’en parle à quelques personnes expérimentées ; mais dans la suite peu à peu, selon que l’âme meurt à elle-même et que cette foi prend ces accroissements suivants [287] ses divers degrés, par la nourriture propre à chaque degré, elle devient un grand arbre. Ce qui étonne, d’autant que le propre de la foi est d’être toujours petite, cachée, obscure, et anéantie ; et cependant elle devient un grand arbre, ce qui est très vrai dans l’expérience. Car quoique l’âme ait été et soit encore si petite à ses yeux et aux yeux des autres, cependant elle devient un grand arbre verdoyant et vivant jusque-là que les contemplatifs, qui sont signifiés par les oiseaux du ciel, viennent faire leur nid dans ses branches, c’est-àdire tirent lumière, certitude et force d’une telle âme vivante en foi.
9. Selon le jugement humain, les contemplatifs, étant toujours fleuris en belles lumières et en amour extatique, sont d’un degré admirable, et les âmes élevées et conduites par la foi ne sont rien auprès : au contraire elles sont infiniment humiliées et contemptibles. Cependant à la vérité ce rien du monde devient leur soutien et cette flammèche de feu cachée sous un million d’ombres devient un embrasement surprenant, de telle manière qu’ayant été humiliées en elles-mêmes par le jugement qu’elles ont porté de soi, se voyant auprès des autres qui sont éclairées et élevées comme oiseaux du ciel, et aussi par le jugement des autres qui en ont eu pitié à cause de la pauvreté et misère de leur état, elles deviennent à la suite les proues de la magnificence et puissance divine, où Dieu Se manifeste d’une manière qu’il faut admirer.
10. Et voilà pourquoi Jésus-Christ a dit ces belles paroles278 ; Si credideris videbis gloriam Dei ; Si vous êtes assez heureuse de croire, vous verrez la gloire de Dieu. Car en vérité par la foi Dieu lui-même est révélé en l’âme d’une manière dont il faut garder le secret ; par ce que c’est véritablement la gloire de Dieu qui lui est secrètement révélé, non en lumière de gloire, mais en communication de foi que jamais on ne comprendra que par la même lumière. C’est pourquoi Isaïe dit279 ; Si non crediteritis, non intelligetis : si vous n’avez la foi, jamais vous n’aurez l’intelligence, c’est-à-dire jamais Dieu ne vous sera révélé par le don d’intelligence dans lequel on comprend quelque chose de la gloire que Dieu donne à une âme qui est fidèle à passer les degrés d’accroissement du don de foi qui lui est donné.
11. Si l’âme doit mourir à sa lumière propre pour voir et jouir de la lumière de foi ; elle doit pour le moins autant se défaire de sa propre vertu et suffisance pour entrer par la foi dans la puissance divine et devenir forte par Dieu même. Par ce moyen mourant ainsi à elle-même en pratiquant ce que Dieu lui ordonne de moment en moment, ou en souffrant ce qui lui arrive, elle jouit d’une force divine qui la fait tout faire et tout entreprendre conformément à ces paroles280 : Omnia possibilia sunt credenti : tout est possible à l’âme qui a la foi et qui s’en sert. Car par là elle entre dans la jouissance du pouvoir divin : si bien que n’étant rien, elle est tout ; comme en ne voyant rien par ses propres lumières, elle découvre tout dans cet abîme infini de Dieu même.
12. Mais toute la difficulté est que jamais ni l’un ni l’autre n’est donné qu’à mesure de la séparation et de la mort, et que pour y arriver il faut que la foi conduise une âme peu à peu dans le véritable néant de sa lumière propre et de sa vertu et son propre pouvoir ; si bien que si on la recherchait on ne trouverait rien, le néant étant sa demeure non en lumière, mais en vérité. Une telle âme peut transporter les montagnes, c’est-à-dire outrepasser les difficultés comme si ce n’était rien.
1. Pour la crainte que l’on peut avoir d’être inutile par les sécheresses et l’abandon où se trouvent les sens et les puissances dans le degré de la foi passive, il faut savoir que l’âme qui est certifiée du don de la foi passive, doit croire que la foi sort du visage de Dieu, qui est un Être actif et toujours produisant incessamment avec une activité infinie. Aussi la foi passive dans une âme est comme les rayons qui sortent du corps du soleil ; et elle y fait ce que le feu fait, qui est de brûler ce qui lui est propre, et qui peut l’approcher et recevoir l’influence du feu, comme le bois, la toile et le drap, qui se brûlent par l’approche du feu qui les consume : et si cela ne se faisait, le feu s’éteindrait aussitôt. De même la foi dont nous parlons est toujours active dans l’âme.
2. Ce qui pourrait empêcher son activité est,
(1) si l’âme doutait du don après en avoir été certifiée par des personnes éclairées dans cette voie.
(2) si l’âme s’attachait ou s’occupait volontairement aux choses extérieures qui ne seraient pas d’obligation.
(3) si l’âme demeurait attachée à ses propres pensées et à ses sentiments dans les choses qui nous contrarient et qui sont contre nos inclinations ; nous en occupons volontairement : c’est être inutile ; et pour lors la foi n’opère pas.
(4) si l’âme négligeait dans son degré d’envisager la foi simplement et doucement sa vérité.
3. Quoique la foi paraisse perdue ce n’est qu’au sens et aux puissances : car la foi est dans le fond et dans le centre, où elle agit incessamment par lumière, connaissance et amour. Elle fait dans le fond ce que d’autres fois les sens et les puissances ont fait en actes, comme des actes d’amour, d’adoration, de bonnes résolutions, et ainsi de toutes les autres choses qui ont accoutumé de suivre cet état, qui s’accomplit par cette activité de la foi opérant dans le fond de l’âme. Et plus l’âme se trouve sèche et pauvre, et porte avec mort et patience cet état ; plus la foi s’augmente dans son fond et plus elle est active. Tous les biens viennent de ce fond qui découvre, à mesure que l’âme avance les Mystères, tout d’une autre manière que dans les autres sortes de grâces ; la foi rendant les choses absentes et passées comme si elles étaient présentes et réelles.
4. Mais cette voie est longue : il y faut une grande fidélité pour la petitesse, l’humilité, la séparation, et enfin la mort en tout et partout. Comme, dis-je, cette voie est fort longue, épineuse, pleine de souffrances et de ténèbres ; la pauvre âme n’a rien pour se conduire que la soumission et l’obéissance à celui qui la certifie de son état. Elle doit pour s’animer dans la persévérance, voir que Jésus-Christ qui était la vérité et la lumière éternelle, ne s’est point servi de sa puissance, de sa connaissance ni de sa sagesse pour se conduire depuis sa naissance jusqu’à ce qu’il ait travaillé à la conversion des hommes. Il a été soumis à la sainte Vierge et à saint Joseph, et s’est laissé conduire en tout comme s’il n’avait eu nulle connaissance. C’est ce que l’âme doit faire particulièrement, tant que la foi opère dans le fond jusqu’à ce que Dieu même prenne la place ; ce qui sera lorsque l’âme est très avancée : jusque-là elle doit être obéissante, simple et aveugle.
5. Les sécheresses et le vide sont donnés de Dieu pour deux effets, ou pour purifier ou pour illuminer. Pour purifier un million de fautes que nous commettons (soit que nous les connaissions ou bien que nous ne les connaissions pas), faute d’exactitude à nous observer et à observer les lumières divines. Par les sécheresses ces fautes sont purifiées ; d’autant que l’âme y est humiliée, et si elle les porte comme il faut, elle est rendue plus exacte et s’observe davantage. Ils sont aussi donnés pour éclairer ; car il est certain qu’une âme qui a la foi est plus en lumière, plus elle est obscure et plus elle est vide, Dieu retirant insensiblement l’âme des créatures et de soi-même par ce procédé qui est pénible, mais qui élève admirablement l’âme : car par là la foi croît beaucoup, la confiance augmente, et le plaisir que l’on trouvait en soi et aux créatures diminue. La foi croît ; car l’âme marche fidèlement nonobstant qu’elle ne voit goutte, parce qu’il n’y a que la foi qui la puisse guider. La confiance augmente ; d’autant que ne voyant rien qui l’assure, il faut que l’âme s’élève et se perde en confiance pure. Pour ce qui est de la séparation de soi et du créé, cela est très certain ; d’autant que l’âme étant aveugle en tout, et tout lui étant aussi insipide, elle ne se peut appuyer en ce qu’elle n’a pas et en ce qu’elle ne voit pas.
6. Il faut conclure que, supposé la vocation à la foi passive et la fidélité à ce que Dieu demande de l’âme, plus elle est conduite par la sécheresse et le vide, plus Dieu la traite bien. Mais il faut avouer qu’avant que l’âme s’en sache contenter, y voir et goûter Dieu, il se passe bien du temps. C’est pourquoi tout ce que l’âme peut faire jusqu’à ce que cela soit, est d’en faire un usage par résignation et abandon, se rendant la plus fidèle qu’elle pourra à mourir à soi et à tout le reste, car l’âme n’entrera dans cette résignation et cet abandon qu’autant qu’elle exécutera le second ; mais cette fidélité supposée, la résignation et l’abandon insensiblement conduiront l’âme à la découverte d’une lumière infinie, qui ne survient pas en l’âme, car elle y était, mais l’âme n’avait point d’yeux pour la voir. La lumière du soleil ne laisse pas d’être présente à un aveugle quoiqu’il ne voit pas. Donne-lui des yeux, il voit et jouit admirablement de cette belle et très féconde lumière. [293] J’en dis autant des obscurités. À la suite, quand l’abandon et la résignation ont purifié les yeux de l’âme, ce qu’elle croyait être privation de lumière et absence de Dieu, ce qu’elle jugeait vide, lui est une lumière ; et elle voit ces sécheresses et ces ténèbres comme une lumière très brillante, mais dans les mêmes ténèbres. Alors elle comprend bien ces belles paroles : Et nox illuminatio mea in deliciis meis281: la nuit est ma vraie clarté et dans mes plus grande délices ; l’âme étant plus dans les trésors infinis de Dieu, plus elle est obscure, vide, séparée et se sentant séparée de Dieu et proche de soi-même. Tout ceci est très véritable et la vérité même, qui cependant ne peut être connue et encore moins trouvée que par la pure lumière de vérité.
7. Mais comme plusieurs personnes tâchent de la rencontrer et de jouir de cette lumière en ténèbres et dans le vide sans la bien chercher, ils ne la trouvent jamais. Ils la cherchent par l’obscurité et par le vide, se contentant d’être en obscurité et sans rien avoir en leur intérieur, au lieu de la chercher par la pureté intérieure et par la fidélité à mourir à soi-même par ce qu’ils ont et doivent avoir dans l’état où ils sont. Faisant de cette manière, elle se présentera à leur âme, et alors ils n’ont qu’à porter les obscurités et à être fidèles aux obscurités et aux ténèbres qui leur arriveront, mais non pas à les chercher directement en se mettant dans le rien et se contentant dans les ténèbres qu’ils ont, sans se soucier de leur pureté et fidélité.
8. Cette divine lumière vient, sans que l’on y pense, surprendre les âmes. Lorsqu’elles sont en travail et en soin pour se rendre conformes au divin bon plaisir, elle est masquée et cachée les accompagnant sans qu’elles le sachent : et quand elle se découvre, elle charme de joie ces pauvres âmes qui lui disent de bon cœur qu’elle est une agréable trompeuse. Elles la croiaient infiniment éloignée et elles la trouvent si proche : que dire ? Je me trompe ; car elle est plus en elles-mêmes qu’elles-mêmes.
Qui saurait l’adresse du bon Dieu pour s’y insinuer et se donner en serait charmés : et bien plus, à moins d’une lumière extraordinaire, ou d’une grande soumission, on ne pourrait jamais croire ni concevoir comment Dieu trompe les âmes pour s’insinuer et se donner. Elles croient un long temps être en ténèbres et vides de tout et en privation, elles se résignent et font pratiques de vertu de cela ; et elles ne voient pas que c’est Dieu déguisé qui furtivement veut se rendre le maître d’elle. Mais quand leur vue est plus forte et qu’elles ont des yeux capables de voir, elles découvrent la tromperie agréable et charmante d’un Dieu immense et infini, qui s’accommodait à la bassesse de sa chétive créature.
9. Par là on passe du fini à l’infini et du créé à l’incréé par un moyen que nous devons appeler un Mystère dont la source est dans la privation et l’obscurité que Jésus-Christ a porté dans les sens et les puissances. Une âme qui a goûté et vu ce divin passage et comment Dieu l’a trompé par les pauvretés, les sécheresses et le vide, et charmés de l’amour infini et du soin de Dieu pour se donner sans toutes ses extases, changements, ravissement, visions et le reste, qui ne sont que des communications très passagères, au lieu que celle-ci est l’infini du même Dieu dans son infinité même, dont l’obscurité et ce vide sont le moyen de communication et autant qu’ils ont été et qu’ils sont grands, cet infini se communique.
10. Je crois que ce cher trompeur a voulu en diverses rencontres donner une petite figure de ce divin et intérieur Mystère dans les diverses apparitions qui se sont faites à quantité de saints, comme un saint Grégoire et à plusieurs autres, Jésus-Christ prenant plaisir de se travestir en la figure d’un pauvre, d’un lépreux etc. pour se donner lui-même dans le secret de leur intérieur par le moyen charitable que Dieu leur avait choisi.
11. Ceci est relevé ; mais je l’ai dit pour faire voir en quoi les sécheresses de la foi se peuvent terminer quand l’âme est fidèle à en faire usage comme je le dis : mais je vous dirai que peu d’âmes arrivent jusqu’à l’expérience de ce Mystère (qui n’est encore que la porte du palais,) faute de fidélité et peut-être de beaucoup d’autres choses qu’il faut laisser dans le secret de la divine Sagesse.
1. Dieu a donné le don de la foi habituellement aux âmes en cette vie, afin que les âmes qui sont assez heureuses pour être éclairées [296] de ce don, en puissent faire usage toutes les fois qu’elles le désirent. Où il est à remarquer que ce don de foi habituelle est donné et qu’il réside dans le fond de notre âme comme un beau soleil qui y luit incessamment, mais qui n’éclaire les puissances et les sens que selon que l’âme en fait usage par une fidélité libre282. Et ainsi l’esprit s’ajustant peu à peu à la clarté obscure de la foi, peut très souvent en faire usage, quoique les sens en soient souvent très éloignés par leurs sécheresses et distractions et par autre chose semblable. Je dis plus, comme cette lumière de foi est dans le fond de l’âme et qu’elle éclaire ainsi les puissances, et que dans ces puissances on peut distinguer deux parties, l’une plus spirituelle, qui approche de plus près du fond et qui est plus semblable au fond de l’âme à cause de sa spiritualité, l’autre qui regarde davantage les sens, et qui par conséquent s’y proportionne plus particulièrement à cause des espèces plus sensibles qu’elle en reçoit ; que les puissances selon ce plus spirituel peuvent assez ordinairement et même autant qu’elles le veulent, faire usage de la lumière de la foi habituelle dans le fond de l’âme pour croire, quoique les mêmes puissances au même temps aient en quelque façon le contraire, à cause de l’insensibilité et de l’obscurité des sens qui disent tout le contraire de ce que la foi dit insensiblement et imperceptiblement dans l’âme. Si bien que pour faire usage de ce don habituel de la foi éclairant toujours l’âme, si elle est fidèle, il ne faut point qu’elle fasse état de ce que les sens lui disent et lui représentent par leurs sécheresses, obscurités et insensibilités, ni même de ce que les puissances [297] expérimentent par le commerce des sens (comme je viens de dire) ; mais seulement s’assurer et s’arrêter solidement à ce que la foi dit, en croyant dans le fond de la volonté uni imperceptiblement à l’entendement, qui croit et qui fait usage de sa lumière au-dessus de ses ténèbres et de ses insensibilités, pour croire stablement et habituellement par le don de foi qui lui est donné.
2. Et ainsi il est très certain qu’une âme qui est un peu en expérience de ceci, avec un conseil d’une personne expérimentée, peut très stablement faire usage de la foi en tout temps pour avoir par son moyen l’accès très habituel vers Dieu, et pour demeurer auprès de Dieu et converser avec Lui en foi et par la foi, nonobstant toutes les choses contraires que son esprit et ses sens lui peuvent faire expérimenter. De manière que cette âme voit bien que Dieu par la foi est un soleil toujours présent et toujours éclairant l’âme, dont elle peut faire incessamment usage, autant qu’elle est fidèle à outrepasser et à surpasser toutes choses pour, par sa fidélité, faire usage, en croyant, de cette lumière divine comme soleil éternel.
Et afin de faire entendre ceci plus clairement, posons cette vérité que Dieu en cette vie est dans le fond de notre âme, l’éclairant toujours par la foi, comme le soleil matériel est en ce monde attaché au firmament éclairant les parties de la terre ; et comme il est libre aux hommes de se servir du soleil quand ils le désirent et comme ils le désirent, sans avoir besoin de s’amuser à savoir s’il y est ou s’il sera, n’ayant besoin que d’ouvrir les yeux et de faire ce qu’il faut pour voir, qu’ainsi en cette situation [298] spirituelle comme je la viens de dire, l’âme doit seulement par fidélité ouvrir les yeux à la foi pour croire au-dessus de ce sens et de tout ce qu’elle expérimente de contraire, et ainsi croire ; et par ce moyen elle pourra être sûre de pouvoir toujours voir et de pouvoir toujours et incessamment être en état de faire usage de sa foi.
4. Mais pour éclaircir davantage cette comparaison de la foi avec le soleil matériel, il est à remarquer que le soleil matériel ne peut pas éclairer facilement toutes les parties de la terre tout à la fois, à cause qu’il en est empêché par quelques-unes qui cachent les autres. Mais il n’en va pas de même de Dieu comme Soleil éternel par la foi : car étant situé au fond de notre âme comme premier principe de tout, il l’éclaire par cette divine lumière si éminemment qu’il y a rien qui lui puisse faire ombre, si l’âme s’élève par fidélité au-dessus de soi-même en croyant. Et ainsi son usage dépend (supposé le don de la foi) de la fidélité constante de la volonté pour vouloir croire et y demeurer stable en croyant : ce qui se facilite extrêmement à la suite, les puissances et même les sens s’ajustant peu à peu en s’outrepassant ; de manière que la foi s’étendant beaucoup en l’âme, (comme nous voyons que le soleil matériel fait dans le monde,) elle éclaire peu à peu non seulement totalement, mais très facilement. Ainsi le tout consiste à être bien fidèle en toute rencontre de bien faire usage de la foi, et de supposer toujours (sans en demander des nouvelles à nos sens) sa lumière levée et éclairant notre âme pour trouver toujours par son moyen Dieu veillant sur nous et disposé de nous éclairer par les brillants obscurs de la foi pour nous conduire et pour nous éclairer selon nos besoins, soit pour faire oraison actuelle, soit pour subsister et nous tenir recueilli en sa présence, soit enfin pour nous fournir toutes les lumières et toutes les secours qui nous sont nécessaires dans nos besoins ; Dieu étant en nous non seulement pour nous être toutes choses, mais encore pour nous être un secours pour toutes choses, bien plus que le soleil matériel n’est dans le monde, pour en être le principe, pour nous en faire voir la beauté et pour nous faire voir toutes choses.
5. Enfin il est à remarquer pour la consolation des âmes qui ne font que commencer d’entrer dans cette lumière de foi, que peu à peu elles peuvent arriver à sa possession et approcher de ce grand et admirable Soleil éternel dans le fond de leurs âmes par les actes qu’elles en font fréquemment, et par l’usage fidèle de cette lumière de foi qui leur est donnée au saint baptême, par les oraisons et par les pratique de vertus, qui établissent la foi peu à peu, et qui insensiblement la développent et la dégagent du bourbier de nous-mêmes, causé par le péché et l’engagement de nos inclinations et de nos passions.
6. C’est ce qu’a voulu dire très doctement et avec une grande expérience la grande sainte Thérèse, dans son Château de l’âme, où elle dit que Dieu est comme un beau diamant dans le fond de notre âme, tout embourbé et tout caché dans nos péchés et dans nos inclinations corrompues : et que l’âme découvrant ce secret et étant assez heureuse d’avoir l’inclination de trouver ce trésor caché, elle leur rencontre par la fidélité qu’elle a à ôter cette boue qui cache ce beau diamant ; et peu à peu en ôtant la boue et en essuyant ce précieux diamant, elle donne lieu à son éclat et à son brillant : et ainsi il répond admirablement cette grande et cette merveilleuse clarté dans toute l’âme, qui peu à peu lui va faire trouver en vérité le bonheur de cette vie, lui faisant posséder par la lumière de la foi ce dont la lumière de gloire donne la jouissance aux bienheureux dans l’éternité.
7. Cette sainte ayant commencé ce livre admirable de ces demeures intérieures par cette comparaison, a fait subsister toutes les démarches de l’âme sur ce fondement pour faire voir que la foi, étant trouvé par la fidélité de l’âme dans son commencement, va s’augmentant comme un beau soleil qui par ses rayons éclaire toutes les parties de l’âme autant qu’elle est fidèle à faire reluire la foi par la mort de soi-même, par les pratiques des vertus, et par sa confiance généreuse à trouver Dieu au-dedans de soi et à faire usage de sa divine présence dans les actions de sa vie : ce que l’on peut espérer par tous les petits actes de vertus et les autres fidélités de la vie chrétienne, étant fidèle à les exercer et à les poursuivre. [300]
1. Vous ferez très bien de vous retirer autant que vous pourrez durant ce saint temps de l’Avent. C’est un temps de grande bénédiction, [301] spécialement pour vous, à cause du fond de votre grâce, dont je ne doute nullement, goûtant et expérimentant assez souvent le fond du dessein de Dieu et la grâce qu’il a mise en vous, qui vous serait [seraient] une source de grâce très agréable et très féconde si vous étiez bien fidèle. Cette grâce, comme je dis, serait très féconde en un million de choses, dont je vous pourrais faire un grand volume si je vous disais tout le détail que je vois par le fond de votre vocation ; car par un clin d’œil découvrant ce fond en vérité, le reste est aussi découvert à proportion de la grâce de la sainte Enfance et des effets que ce divin Mystère a opérés en Jésus-Christ.
2. Et sur cela il faut en passant remarquer une chose très vraie et infiniment considérable, savoir que chaque Mystère est opéré en Jésus-Christ pour être la source et le fonds283 des diverses grâces des âmes ; et que comme ces Mystères sont le fonds et la source de chaque grâce, aussi sont-ils les sources des effets à proportion des effets de chaque Mystère.
3. Si je vous disais tout ce que mon cœur goûte sur cela caché sous un millions de choses, je vous surprendrais ; et je crois avec l’aide de Dieu ne me tromper pas [ne pas me tromper]. J’en ai le goût ; et il me semble qu’au travers de vos oppositions, qui sont réelles et véritables, je pénètre par une secrète lumière ce fond de vocation que vous avez suspendu par tout ce que vous me mandez.
4. Votre âme ne goûtera les fruits de ce divin Mystère qu’autant qu’il viendra et sourdra284 par votre intérieur. Vous en aurez pendant ce saint temps quelques petites lumières qui ne [302] feront que réveiller votre appétit intérieur, et vous faire un peu prégoûter ce que je vous en ai dit et ce que je vous en dis. Ôtez toutes ces naturalités, qui sont comme de grosses pierres qui bouchent la source ; et l’eau rejaillira de la caverne de Bethléem : et si cela était une fois, vous seriez si surprise de ce que je prégoûte pour votre consolation et instruction, qu’il ne serait pas possible que jamais vous vous dégoûtiez de cela, et que les divers effets d’une si grande grâce fussent étouffés.
5. Voilà pourquoi nous nous sommes connus ; voilà le premier goût que j’ai eu en vous voyant ; et voilà la goutte d’eau que j’ai goûtée et qui m’a fait vous poursuivre, et ne jamais quitter. Cependant cette goutte d’eau est dans les pierres : je la vois et je ne l’ai pas. Je la vois dans votre âme et dans votre naturel tel qu’il est dans sa source et entre les mains de Dieu. Je ne l’ai pas ; car ce même naturel approprié par les mains de Dieu au dessein premier de sa grâce et de notre régénération est accablé par les effets de ce même naturel perverti.
6. Ne vous en prenez pas au naturel ; il est très bon sur le dessein de Dieu ; mais vous le gâtez. Ce n’est pas que, grâces à Dieu ! il n’y ait un grand changement, mais non encore parfaitement : mais vous devez avoir consolation. Car il est vrai que remédiant le remède se goûte, et a effet au fond de votre grâce ; et si vous remédi [i] ez à tout il aurait effet total, et la source deviendrait grosse et abondante.
7. Il faut que je vous dise une chose qui est arrivée depuis peu, et dont j’ai une connaissance certaine ; sachant le fond de la grâce de [303] la personne dont il s’agit, et ayant traité avec elle pour le moins dix ou douze ans avec une ouverture entière de sa part, cette âme étant [d’] un excellent naturel pour la grâce. Sa grâce était la participation de Jésus-Christ crucifié285 : et elle a porté une croix très pesante en toute manière, soit intérieure soit extérieure, durant plus de quarante ans. Son naturel était timide pour être ajusté à sa grâce ; et ainsi elle a été outrepercée286 de croix furieuses, de scrupules et d’autres accidents dans un admirable amour de Dieu, qui accompagnait cette grâce de croix, qui était véritablement un amour crucifié, avec une pureté vraiment languissante dans une fidélité sans aucune consolation : car quoique très fidèle, elle se voyait toujours impure, de telle manière que par un secret admirable elle était crucifiée sans consolation et mourait continuellement de douleur sans douceur.
8. J’ai su la fin de cet ouvrage vraiment caché à toute créature, par sa propre sœur aussi Religieuse287. Elle m’a assuré qu’elle est morte comme elle avait vécu sans consolation et toujours crucifiée : si bien que par un secret de Dieu ses douleurs et son mal se sont redoublés dans la semaine sainte dernière ; et elles ont crû avec les jours de cette sainte semaine de telle manière qu’à l’heure et au moment que le prêtre qui chantait le Vendredi saint la sainte Passion, dit288 Et inclinato capite tradidit spiritum, aussi cet esprit vraiment crucifié avec Jésus-Christ fit la même action et expira. Comme j’ai su le secret de sa vie, j’ai eu grande joie d’apprendre aussi la fin de sa vie. [304]
9. Je vous dis ceci pour vous exprimer ma petite lumière sur votre âme, qui si vous étiez fidèle tirerait grâce de ce divin Mystère de l’Enfance, comme cette grande Servante de Dieu a fait de cette grâce de Jésus-Christ souffrant. Ce qui me confirme fort dans la lumière que je vous ai exprimée en cette lettre, savoir que les divins Mystères étant la source de notre grâce, produisent aussi les effets conformes quand les âmes sont fidèles. Et si on savait la grâce que Dieu fait à une âme, quand elle est assez heureuse d’être appliquée par vocation à la fécondité d’un Mystère, elle ne pourrait jamais avoir assez de jours pour reconnaître cette grâce.
1. Je ne manquerai pas, Dieu aidant, d’aller à Notre-Dame de la Délivrance et de faire la neuvaine que je commencerai la veille de Noël.
Je vous prie de dire à N. que le mal a cela, tout de même que les croix, qu’il contient en soi l’oraison et les applications à Dieu, qu’il les faut faire seulement selon que l’on voit que le mal le requiert pour ne pas s’intéresser, que l’ordre de Dieu demande seulement en ce temps l’abandon, la paix et le silence pour souffrir en ces dispositions avec quelques retours amoureux, non par acte, mais par abandon et par état : ce qui retranche insensiblement la corruption de la nature, qui flue aussi bien en [305] ce temps-là qu’en un autre, spécialement quand l’âme ne se tourne pas vers Dieu selon son biais et selon le dessein de Dieu sur elle. Il faut donc retrancher prudemment tout ce que l’on peut voir qui pourrait incommoder, car la foi supplée à tout et contient toutes les opérations extérieures et fait que l’âme étant dans sa disposition privée soit d’oraison soit de communion, les retrouve éminemment en ce qu’elle souffre ou fait par ordre divin, qui est souvent plus efficace non seulement pour produire la grâce, mais pour détruire les défauts, par la raison qu’étant dans le divin ordre chaque chose manifeste les défauts qui sont en l’âme par la pratique et expérience. Je ne sais si vous m’entendrez et elle aussi.
2. Je vous ai tant parlé de la petitesse et comment vous la devez pratiquer qu’à moins d’une lumière actuelle pour cet effet précisément je ne puis vous en dire davantage. Peut-être le divin enfant m’en donnera-t-il quelque chose à Noël. Mais lisez et relisez mes lettres et vous y trouverez plus que vous ne croyez, la divine lumière y ayant été, car la divine lumière qu’elle contient tout et dit tout selon la disposition des yeux qui la voient, et en vérité elle a tant été pour vous et pour N. que j’en suis étonné.
3. Sachez que jamais vous ne trouverez rien que dans l’Enfance et que là vous trouverez tout : ce sera votre trésor. Cette Enfance dit simplicité, joie en docilité d’un enfant, si bien que, pour que cela soit et que cette divine lumière qui vous est propre soit avec étendue selon l’ordre divin, il faut que la nature meure à tant de choses : précipitations etc. et enfin [306] que vous tâchiez de vivre toujours en esprit. Rien ne vous fera entrer dans cette divine lumière d’enfance qui vous est propre que la foi qui retranche l’usage des sens élevant l’âme en esprit. C’est dans cet esprit de petitesse que vous pouvez trouver seulement la solidité et la confiance. Au contraire, cela n’étant pas, votre esprit est toujours comme un oiseau sur la branche en avidité et en recherche. Enfin, sachez que tout de même qu’un enfant ne peut jamais trouver que son malheur dans sa propre volonté, sa volonté n’étant pas accompagnée de sagesse, jamais aussi vous ne trouverez rien en votre propre volonté, et au contraire par la divine conduite vous trouverez la divine Sagesse dans la soumission aveugle à la volonté d’autrui. Remarquez cela pour toujours.
4. Il faut non seulement que vous preniez garde par la lumière divine aux choses qui accompagnent l’état d’Enfance de Jésus-Christ, comme la pauvreté, l’abjection et le reste, mais [aussi] à ce qui le constituait qui était cette petitesse d’un enfant, ce manque de volonté et de conduite et tout le reste qui constitue l’enfance, car c’est en cela qu’est le fond de la lumière et Sagesse divine, sans quoi vous n’aurez jamais l’état d’Enfance en vérité.
Ceci est fort et il y aurait infiniment à dire étant d’une lumière très grande. Appliquez-vous à chaque parole, non pour en prendre l’écorce mais pour en puiser avec l’âme de la divine lumière le fond et l’essence, car c’est en cela que consiste l’Enfance divine pour vous ; et si vous pouviez perdre heureusement votre volonté pour une autre que Dieu vous a choisie, [307] vous trouveriez par là la divine Sagesse et vous ne le ferez jamais autrement.
5. Par là, la divine Sagesse vous donnera la pauvreté, l’abjection et le reste de ce qui accompagne l’Enfance ; et jamais rien de cela ne vous viendra qui soit effet de la divine Sagesse que par perte de volonté, de conduite, et en vous laissant conduire par autrui comme un enfant. Autant que cela arrivera, autant vous entrerez dans votre grâce ; cela manquant rien ne viendra, et cela est si vrai qu’au cas que vous soyez fidèle et que vous quittiez le passé pour entrer dans cette grâce, Dieu ne manquera pas jusqu’au dernier moment de votre vie de vous donner un homme qui par son ordre aura effet de grâce sur vous, et quand cela ne sera pas ce sera une marque que vous ne serez pas fidèle à votre grâce. Quand Jésus enfant ou plutôt quand l’état de l’Enfance de Jésus eut cessé, saint Joseph est mort. Sans y penser, en écrivant, la lumière est venue abondamment.
6. Prenez, au nom de Dieu, garde à votre grâce et aux renouvellements intérieurs qui la marquent, car ils sont vrais comme je vous l’ai mandé. Faites application forte à ce qui constitue essentiellement votre état et par où vous doit par conséquent venir la lumière et la grâce qui sera la mère qui engendrera le reste, je veux dire les accompagnements de la sainte Enfance. Vous n’aurez d’oraison que par là, et tout le reste vous y sera communiqué. Omnia bona mihi venerunt pariter cum illa, et innumerabilis honestas per manus illius289.
1. Je vous aurais écrit pour vous consoler et pour vous dire deux ou trois mots de la disposition où vous deviez être selon votre grâce dans votre mal : vous m’avez prévenu, [ce] dont je vous remercie et dont j’ai bien de la consolation.
2. Pour répondre à la vôtre, je vous dirai que pour l’ordinaire le grand effet de grâce que Dieu prétend en donnant des maladies aux personnes qui sont amoureuses de la sainte oraison et qu’il destine pour l’union en simplicité de foi est de les dénuer par là peu à peu et de leur ôter un million d’appuis que la nature ne quitterait jamais. Souvent même quand les âmes sont fortes, Dieu se plaît en cet état de les mettre en telle déréliction et tout ensemble de laisser leur pauvre nature comme des chevaux échappés sans être domptés ni arrêtés par rien, car, comme en ce temps le corps étant affaibli il ne leur reste nulle correspondance ni force, ainsi sont-elles du côté de Dieu et de leur part aussi dénuées de toutes choses aperçues, oubliant tout à la réserve des douleurs qui les pressent et d’un million d’instincts naturels qui les tourmentent.
3. Quand les âmes ne savent pas le secret divin et qu’elles regardent naturellement leur mal, attribuant seulement cet affaiblissement et cette pauvreté intérieure au mal qui naturellement [309] affaiblissant le corps diminue la vigueur de l’esprit, elles se tourmentent et souvent elles se font du mal et, bien plus, elles perdent tout le dessein de Dieu par telle maladie, ne faisant ni l’un ni l’autre, c’est-à-dire ne correspondant pas à Dieu par leur activité, car elles ne le peuvent, et ne faisant pas usage du mal, se contentant de la bonne intention qui le souffre par pénitence ou autre motif au lieu de s’unir au dessein de Dieu qui dénue, fait perdre et prive de tout, non seulement des précédents exercices mais encore de toute correspondance. Si bien que, si l’âme fait application, la maladie est une merveilleuse grâce pour dénuer et faire tout perdre afin de conduire et traîner l’âme insensiblement et sans s’en apercevoir dans l’abîme de Dieu, pourvu que dans le mal la pointe du cœur soit seulement vers Dieu en abandon : je le veux, je suis à vous, faites comme il vous plaira. C’est donc l’abandon unique, en repos et paix, perdant tout soin de ce que l’on est ou de ce que l’on devient, qui est la grande correspondance au dessein de Dieu dans les maladies des âmes où la foi a bien commencé. Car les âmes qui ne sont pas là doivent prendre leurs motifs et s’aider de la vigilance pour la pratique de la vertu. Et ici le repos et l’abandon fait pratiquer toute vertu dans le mal quand l’âme est fidèle selon que je dis.
4. N’avez-vous jamais pris garde, sur le bord de quelque rivière, comment elle entraîne à son gré par son mouvement propre quelque morceau de bois qui flotte dans l’eau : il ne fait rien et il fait tout, car il se laisse aller au gré [310] de l’eau qui le porte insensiblement jusqu’au plus profond de la mer290. Voilà l’exemple d’une âme qui correspond en simple abandon au vouloir divin dans le mal, lequel supplée et contient pour lors tout exercice, de telle manière que souvent même on les perd ; mais encore toutes les lumières, tous les goûts, et tout ce que l’on savait des voies de Dieu s’efface, devenant dénué de tout.
5. Quand l’âme a été bien fidèle de cette manière, les forces revenant peu à peu en l’esprit, et l’esprit se dépêtrant de la faiblesse comme d’un bourbier où il était abîmé, s’il n’y prend garde il devient fort actif et ainsi il se trouble. Mais il y faut prendre garde et continuer doucement son simple abandon en repos et en nudité trouvant là toute la simple et sainte multiplicité des divins Mystères de Jésus-Christ par les saintes fêtes jusqu’à ce que le corps et l’esprit soient entièrement fortifiés et capables d’agir. Et vous remarquerez que, comme la main de Dieu par la maladie vous a dénuée et fait trouver tout en votre simple repos et abandon perdu, l’activité revenant par la main de Dieu, sans précipitation de votre part, vous retrouverez la sainte et féconde multiplicité des divins Mystères avec bien de la grâce.
6. Il faudrait du temps pour vous parler de tout cela. Seulement je vous prie de vous faire souvent lire et relire ceci et vous y trouverez votre affaire. Ceci est fondé sur un grand et infaillible principe de la foi qu’il n’y a rien de naturel pour les âmes qui sont assez heureuses de vivre en foi, et qu’encore que les choses arrivent naturellement, tout est divin et [311] conduit par l’infiniment sage Providence. Si bien qu’il ne faut jamais rien regarder naturellement mais tout divinement, soit les maladies ou le reste qui nous arrive, tout étant pour la perfection de l’état où nous sommes, spécialement les âmes étant dans quelque simplicité de foi par vocation. D’où vient que quand une âme qui a déjà quelque commencement de cette grâce serait tellement avancée en âge que la vieillesse commencerait à l’affaiblir je ne doute point que cette faiblesse aussi bien que la maladie ne contribuât à la simplifier davantage, quoiqu’elle soit une cause naturelle, mais qui devient divine par le commencement de cette grâce surnaturelle et divine de simplicité ou de foi.
7. Vous dites fort bien que dans ce repos et dans cet abandon où l’âme perd tout soit du côté de Dieu ou d’elle-même, à la réserve de son nu abandon, elle a une délicatesse de conscience plus grande qu’auparavant quoiqu’elle ait moins et qu’elle fasse moins. Cela vient de ce qu’elle est plus purement et plus nuement sans son secours abandonnée à Dieu, et ainsi Dieu est son sensible, y ayant moins de naturel. Cela est certain, et c’est le moyen le plus solide et le plus infaillible pour connaître quand la privation, le dénuement et la simplicité sont de Dieu ou par une paresse naturelle. Car s’ils sont de Dieu, le sentiment devient délicat à cause que Dieu y devient le sensible de l’âme, qui ne peut rien faire de mal sans Le bien sentir ; et au contraire, s’ils ne sont pas de Dieu, mais par une intervention de l’âme, l’âme devient hébétée et aveuglée à ses défauts, à cause que, bien qu’il paraisse à l’âme qu’elle ne fait rien [312], cette paresse est multipliée secrètement et éloigne par conséquent de Dieu.
8. Prenez courage, demeurez comme Dieu vous met ; et à mesure que vos forces reviendront, reprenez simplement et en abandon vos petits exercices selon que votre cœur s’y trouvera porté et que l’ouverture par la lumière divine vous en sera donnée. Voilà une grande lettre que je prie Notre Seigneur de vous faire comprendre, car elle est d’infinie conséquence. Je suis à vous de tout mon cœur.
1. Je me réjouis que votre voyage se soit bien passé291 et que vous soyez de retour. Je vous assure que la solitude fait respirer tout un autre air que le monde. L’air du monde non seulement est infecté en plusieurs manières mais encore il n’a nul agrément, comparé à celui de la solitude où l’on goûte en vérité le printemps et une sérénité qui contient le goût de Dieu. Dieu seul est le printemps de la solitude et c’est là qu’on le goûte.
2. Il est vrai qu’avant que cela soit et que l’âme ait le calme, le désembarrassement et le reste que Dieu communique en solitude, il faut peiner et travailler, la nature se vidant d’un million de choses qui empêchent l’âme de goûter à loisir cet air doux et agréable d’une solitude calme et tranquille qui à la suite lui est vraiment Dieu : car qui fait cette solitude si [313] belle, si sereine, si douce et si agréable, sinon Dieu, qui se donnant à l’âme et l’âme L’ayant trouvé elle le goûte et en jouit comme nous jouissons de l’air agréable du printemps, de la beauté des fleurs, de leur odeur plaisante et de tout le reste.
3. En vérité les créatures, et le soi-même encore plus, sont un vrai hiver à l’âme qui y habite, et quand l’âme trouve Dieu, elle trouve le printemps en toute manière par la solitude et l’éloignement du créé en repos et cessation de tout. Je vous avoue qu’un je ne sais quoi me fait soupirer, avec patience et sans désir, après l’entier dégagement de la manière que Dieu le voudra. Je l’espère par le règlement de toutes choses qui sont, Dieu merci ! en Sa main, et si je me vois une fois en ce printemps de la solitude, qui que ce soit ne me raccrochera, avec l’aide de Dieu.
4. Je vous avoue que les choses de la terre, les dignités et les grands biens sont une pauvre affaire. N. avec tous ses biens est peut-être bien empêché. Les biens modérés ne sont bons en cette vie que pour être des murs afin que les créatures ne viennent pas inquiéter les personnes solitaires que Dieu n’appelle pas au grand don de pauvreté. Mais en vérité il faut que cela soit bien modéré puisque, quand il y en a plus qu’il ne faut, cela fait toujours un autre tracas et embarras. Heureuses les âmes qui ont le don de la pauvreté absolue, car par là elles ont l’entière solitude sans aucune crainte. Mais c’est une chose que j’admire de loin, me contentant de ma petite grâce et de ma petite solitude. Car selon ce don de pauvreté la solitude est grande. Pauvreté de biens, d’amis, [314] de créatures : voilà la grande solitude, à laquelle je ne prends part que selon le don de Dieu à mon âme.
5. Je prie Dieu de vous y donner part et de vous faire bien entendre le grand bruit des créatures, du soi-même et généralement du créé. Mais cela ne sera que goûtant la sérénité, le repos et le plaisir de cette agréable solitude. Comme j’en parle, l’une découvre l’autre et sans y penser. On se trouve entrant en cette solitude comme une personne qui serait dans le milieu de Paris les yeux fermés et les oreilles bouchées, qui, en ouvrant les uns et les autres, est fort surprise du tumulte et de l’embarras qui se découvre. « Eh ! mon Dieu ! dit l’âme, où étais-je ? je ne voyais ni entendais cet effroyable chaos, mais retrouvant mes yeux et mes oreilles par le don de la solitude en Dieu, je vois tout autre chose. Cependant un doux contentement, une tranquillité admirable, un éloignement du créé et généralement une satisfaction par une jouissance de toutes choses ayant perdu toutes choses, me fait goûter le printemps dans la solitude. »
6. Voilà quelque petit crayon de ce que la divine lumière en cette solitude donne peu à peu à chacun selon sa capacité et ainsi en n’étant rien elle est toutes choses et en ôtant tout elle donne tout. Et c’est pour cet effet que Jésus-Christ dans tous les états de sa vie a toujours été solitaire et a opéré tous Ses Mystères en solitude. Prenez-y garde, ce serait un détail agréable à voir ; mais vous le pouvez facilement observer dans chaque Mystère. Je prie Notre Seigneur qu’il vous donne une sainte année.
1. J’ai de la consolation que vous vous portez mieux. Tâchez de vous appliquer à ce que je vous écris, car c’est votre affaire et vous devez agir comme je vous le mande. Toutes ces pauvretés que vous me dites et que vous me direz encore sont une aide pour vous perdre et vous laisser en plus grande perte. Il faut y faire de votre mieux en tâchant avec abandon de vous corriger, mais quand la vue et même l’expérience de ces misères vous accable, il faut vous relever, non par force mais vous calmant et vous abandonnant. Si vous pouviez une fois bien comprendre cette leçon, vous seriez heureuse, car vous remédieriez à vos défauts et vous arriveriez au même temps où Dieu vous veut qui est la mort de vous-même.
2. La corruption n’est-elle pas le principe d’une autre génération ? Ne voyez-vous pas qu’il faut qu’un oignon de tulipe pourrisse avant qu’il produise ? Comment se vider de la plénitude, de l’estime de soi, de la suffisance, de l’orgueil et de la promptitude qu’en voyant et expérimentant ce fumier ? Mais le malheur est quand l’âme ne se sert pas de ces vues et expériences en paix et abandon pour s’en défaire en cessant ou défaillant et non en opérant. Vous ne cesserez jamais de voir et d’expérimenter ces pauvretés jusqu’à ce que vous preniez ce procédé comme il faut et qu’ainsi [316] vous deveniez petite par ces vues comme une fourmi, non en vous décourageant mais en vous unissant à Jésus-Christ qui prend plaisir d’être dans un cœur et d’en prendre possession quand il est vraiment humilié.
3. Travaillez donc doucement et simplement comme je vous ai dit et écrit tant de fois, faisant oraison et étant fidèle à chaque moment, et laissez travailler Notre Seigneur chez vous par vos pauvretés et par le fond de corruption qui se découvrira encore bien plus. C’est une chose admirable que ces vues étant dans un cœur humilié et doucement tranquille par l’ordre de Dieu, l’on trouve dans cette pauvreté et dans ce bourbier Jésus-Christ, et qu’au contraire se forçant par une secrète suffisance qui fait que l’on se veut remplir de vertus, pensant que ce soit un remplissement secret de Jésus-Christ, l’on s’éloigne de Lui.
4. Heureuse l’âme qui pourrit et pourrit encore un million de fois, car, pourrissant en paix et en abandon, elle germe à la suite ! Mais le tout est de faire ce que Dieu vous laisse à faire en cet état et de souffrir ce qu’Il veut faire Lui-même. Il veut, comme je vous viens de dire, que vous fassiez de moment en moment ce qu’il y a à faire et Il veut que vous souffriez en abandon ce que vous ferez.
5. Je prie Notre Seigneur qu’Il vous donne lumière, car voilà le fond de votre conduite. Si vous aviez entendu le secret de Jésus-Christ incarné, vous auriez marché à grands pas et peut-être ne l’auriez-vous pas pu, votre nature étant trop forte dans son commencement. Je crois de plus que ce défaut passé vous servira encore infiniment pour pourrir, le portant avec [317] la même disposition que les pauvretés journalières. Soyez pour le passé et pour le présent en abandon paisible, faisant ce que vous avez à faire et à la suite, Dieu aidant, le grain étant pourri il germera, et ce que je vous pourrais dire arrivera ; mais ce ne sera jamais que vous ne soyez pourrie ! Vous m’entendez, car je ne parle point de la pourriture corporelle.
6. Lisez et relisez ceci, et sachez que jamais vous ne le mettrez en pratique de manière que votre esprit en soit content ; quand cela sera votre pourriture sera achevée et elle commencera à germer. Je ne sais si vous comprendrez ce dernier.
1. On ne saurait assez se convaincre combien il est de conséquence de s’ajuster aux providences de Dieu : et quoiqu’elles semblent nous empêcher et même souvent détruire nos desseins pour Dieu, il n’importe ; pourvu qu’on s’y tienne avec une entière et nue fidélité. Un très long temps Dieu prend plaisir de faire passer et repasser les lumières pour convaincre l’âme et l’établir dans ce principe et dans cette vérité : mais quand il [ce principe] est suffisamment établi en l’âme, Dieu pour le [la] purifier davantage efface toutes ces vérités et soutient en nudité l’âme par ce principe même.
2. De vous pouvoir exprimer ce qu’il [ce principe ? Dieu ?] produit [318] dans une âme vraiment nue et fidèle à mourir à tout, et à tout intérêt tant humain que divin, pour subsister uniquement dans l’ordre et par l’ordre divin, sans en découvrir aucune excellence, ni où il conduit ni ce qu’il prétend, cela ne se peut [être exprimé] : car il est vrai que ce que Dieu opère dans une âme vraiment nue de toutes choses, subsistant de moment en moment par ce que Dieu fait en elle, est si grand qu’il donne de l’étonnement à l’âme qui en a l’expérience. Car comme Dieu par sa pure opération ne peut faire que lui-même ; aussi l’âme mourant à toutes choses et à elle-même, et recevant seulement ce que Dieu lui donne, ou ce qu’elle a soit intérieur soit extérieur, à la seule opération de Dieu : [e] t ainsi quoiqu’elle voie souvent qu’elle ne fasse pas grand-chose, et qu’il lui paraisse aussi que Dieu ne lui fait rien, mais seulement qu’elle est occupée comme naturellement des choses qui lui arrivent et qui sont ordinaires dans son état et condition ; au milieu de tout cela et en tout cela en mourant à soi pour y trouver seulement l’opération de Dieu, elle l’y trouve sans y rien trouver de différent. Et c’est cela proprement qui la faisant mourir à un million de choses, travaille magnifiquement, et fait vraiment l’ouvrage d’un Dieu et qui est vraiment à la suite Dieu en elle quand il l’a purifiée de tout ce qu’il y avait de contraire. Car il est certain que si nous savions bien nous laisser entièrement et nous abandonner véritablement à tout ce que Dieu fait en nous et autour de nous, c’est-à-dire à tout ce qui nous arrive, quelque naturel qu’il puisse être ; et même quelque détruisant [destructeur] et quelque renversant qu’il soit, nous [319] trouverions qu’il n’y a rien de mieux ni de meilleur pour faire tout ce qu’il faut faire en nous, que ce qui nous arrive.
3. C’est pourquoi il vous est de grande importance d’ajuster votre âme peu à peu à ce procédé. Et cela étant assurez-vous qu’elle aura souvent des régals intérieurs qui viendront du fond comme ceux que vous me marquez. Et je vous dis plus, que je vous puis assurer qu’au degré où vous êtes, vous ne devez pas accepter du premier abord la mélancolie et le petit abattement qui vous pourra [pourront] arriver et qui vous arrive [arrivent] ; mais qu’au contraire pour correspondre à Dieu comme il faut et pour entrer dans son dessein conformément à son opération divine, vous devez contribuer à vous donner de petites joies et à réveiller votre cœur en Dieu toujours présent pour être son aimable demeure. Mais quand vous avez fait doucement et humblement ce que vous avez pu, et qu’il vous paraît que Dieu n’y correspond pas, mais que vous êtes laissé [masculin] en quelque tristesse, de quelque lieu qu’elle vous vienne ; souffrez-la comme opération divine : mais que cependant la pointe de votre cœur ait toujours quelque réveil pour la joie aussitôt qu’elle paraîtra et que Dieu permettra que cette aurore se représente sur votre âme.
4. Où il faut que vous remarquiez ceci, comme de conséquence pour votre âme, que la tristesse et l’abattement ne sont pas opération divine sur vous qu’ayant fait de votre part ce que vous pouvez et devez pour l’outrepasser : par la raison292, que cette mélancolie, cette tristesse, et ce petit chagrin étant dans le fond de votre complexion naturelle, vous devez toujours [320] de votre part tâcher de vous en défaire afin de la [de les ?] surnaturaliser293. Mais ayant par détour de vous-même fait ce que vous avez pu, pour lors Dieu s’en sert, comme il se sert de toute autre chose, pour exécuter ce qu’il prétend en vous ; et vous trouverez qu’agissant de cette manière, tout ce qui sera en vous, quelque souffrant et détruisant [destructeur] qu’il soit, vous mènera beaucoup au large, n’y ayant que notre nous-même294 qui nous rétrécisse et nous captive.
5. Ne vous mettez pas fort en peine de ce que vous faites ou de ce que vous ne faites pas, demeurant en la main de Dieu : car si sa divine bonté demandait quelque œuvre de vous, ou il vous en donnerait l’inclination, ou il vous y engagerait par quelque providence qui vous marquerait son ordre. C’est pourquoi laissez-vous mourir et laissez les hommes juger selon leurs pensées.
6. Il n’est pas temps de quitter les lectures : et autant que vous remarquerez qu’elles seront nourriture à votre âme et qu’elles vous causeront de la joie, continuez ; car c’est une marque de l’ordre divin. Il ne faut jamais se priver des moyens divins que par surabondance. Ce n’est point en se privant de nourriture que l’on meurt à soi-même en l’état divin ; mais plutôt par surabondance de nourriture. Et ainsi il est d’importance durant que tel effet des lectures subsistera en vous, de les continuer : et par là insensiblement la lumière divine ira toujours s’augmentant, et vous verrez par là quand il faudra même cesser ; car qui a suffisamment, n’a pas besoin de chercher. Et quand vous vous apercevez que ce n’est pas seulement nourriture, mais qu’il y a trop d’enjouement naturel, [321] vous arrivant ce qui arrive aux hommes trop gloutons, lesquels ne se contentent pas de se nourrir, mais prenant de la nourriture par excès ; pour lors [en deux mots distincts dans le ms.] cessez, afin de digérer ce que vous en avez pris. C’est pourquoi quand vous lisez, digérez le tout doucement et posément, à mesure que vous lisez ; et quand vous vous apercevrez de l’excès, demeurez295 un peu : car vous ne lisez que pour vous nourrir. Le faisant de cette manière, vous verrez que les lectures vous seront très utiles, et même que très souvent vous y verrez et y remarquerez ce que secrètement votre aura reçu ou cherché en l’Oraison : et ainsi par ce moyen votre âme non seulement sera au large, mais aussi trouvera de la joie dans la voie de Dieu, rencontrant très souvent ce que vous avez de plus caché en vous par ce moyen.
1. L’âme dont il est question, doit être certifiée de plusieurs choses, qui lui importent infiniment pour sa conduite, et pour la paix imperturbable de son âme. Savoir, elle doit être assurée, que sa vocation à l’Oraison n’est pas depuis son renouvellement, mais bien dès le commencement de sa conversion, et du temps qu’elle commença à se donner à Dieu : [e] t faute d’y être fidèle en la manière de Dieu, [322] elle s’est reculée [éloignée] de sa vocation, et a pris un chemin pour l’autre, par lequel elle ne pouvait jamais rencontrer le terme de sa vocation, ni arriver où Dieu la voulait. Sa vocation donc dès le commencement, a été de sortir hors de soi-même, pour arriver à Dieu par une soumission, et une perte en la providence : ce qui lui devait fournir incessamment un moyen divin, et comme infini de passer en Dieu, qui est le vrai infini, qui doit calmer et rassasier notre âme, et toutes ses opérations et désirs. Et au lieu d’aller selon les instincts de cette vocation, par la paix, par la perte, et par où elle n’avait rien, elle a sensibilisé toutes ces choses, se servant de ces instincts et des saints désirs, pour se porter et s’enfoncer dans les choses mêmes ; et au lieu d’en sortir pour aller d’elles à Dieu, elle y est demeurée, se repaissant avidement d’austérités et d’actes de vertu pratiqués à sa mode. Et ainsi les mouvements de sa vocation ont été pervertis par sa nature empressée et précipitée, tournant à soi, ou plutôt consumant pour soi l’obéissance, la mortification, les actes de vertu et le reste qui étaient saints de soi à la vérité ; mais par leur mauvais usage ces choses n’ont pas fait fructifier sa vocation.
2. Quand donc le temps est arrivé que la divine providence toujours adorable l’a voulu éclairer pour la mettre dans sa voie, elle [cette âme] n’a pas découvert ni vu une chose nouvelle, mais bien une chose qui était il y a longtemps [ms., en deux mots], quoique cachée et encombrée par toutes les bonnes choses qu’elle avait faites jusqu’alors, lesquelles lui paraissant être quelque chose de grand et de saint lui cachaient sa voie, qui ne devait faire autre chose que l’apetisser, la perdre et [323] la faire sortir de soi, de ses efforts, et de tout ce qu’elle pourrait jamais être et avoir. Et ainsi ce sont les bonnes choses mal prises qui l’ont aveuglée et qui lui ont caché Dieu : d’autant que par là s’augmentait [s’augmentaient] la plénitude de soi, la suffisance, la faim précipitée, et un million de fautes, qui loin de calmer son âme, la mettaient incessamment en action pour soi et vers soi, au lieu de la porter à sortir de soi par un oubli véritable, et par une paix et un abandon dont la fin serait Dieu trouvé en nue obéissance, et joui en nue et très obscure providence ; prenant de moment en moment ce que cette divine providence lui donnerait et ordonnerait d’elle, et n’ayant rien, et ne cherchant autre chose ni assurance que [ou : que ce que] la nue obéissance et perte de soi lui communiquerait [communiqueraient] véritablement et foncièrement, quoiqu’elle n’en eût nulle connaissance.
2,61
3. Pour la pratique donc de tout ceci, et pour rectifier tout le passé, il n’y a qu’à se bien convaincre de cette vocation et de ce procédé divin, tâchant sur tout de vivre incessamment en paix et en abandon total, ne s’appuyant jamais sur rien qu’elle [cette âme ?] ait et dont son âme296 soit en possession ; mais bien sur l’étendue infinie de sa soumission à l’ordre divin qui lui fournira toujours sans rien avoir en soi ce dont elle aura besoin, la divine providence marchant de pas égal avec cet ordre divin par la soumission pour lui être toutes choses en toutes choses, pourvu que s’oubliant elle demeure en la main de la divine providence. Et ainsi peu à peu elle verra qu’en n’ayant rien elle aura tout, et par ce moyen elle passera insensiblement et imperceptiblement du créé à l’incréé, du fini à l’infini. Car il faut remarquer que tout ce qui est [324] de Dieu, aussitôt qu’il est reçu en nous quelque relevé qu’il soit, devient limité et fini ; et qu’afin qu’il demeure dans son excellence et grandeur, il faut qu’il demeure et qu’il soit toujours hors de nous.
4. Ainsi Dieu voulant conduire une âme par la dépendance, il faut qu’elle demeure nuement et pauvrement en elle. J’en dis autant de la divine providence : et par là se tenant ferme en cette pure soumission et en cette dépendance totale de la divine providence [minuscule], n’ayant pour soi que la perte et l’abandon, elle aura tout ; d’autant qu’elle aura et trouvera Dieu même. Mais le malheur est que l’on juge et que l’on veut toujours voir cette dépendance non en elle, mais en quelque chose qui soit en nous. J’en dis autant de la providence, laquelle doit être poursuivie de moment en moment pour faire et souffrir ce qu’elle donne et ordonne sans s’amuser à remarquer où elle va, ou ce qu’elle donne. Il suffit que l’âme la suive en paix et en abandon, faisant ou ne faisant pas ce qu’elle [la providence] marque. Et ainsi quoique l’âme croie n’avoir rien ou peu qui la contente, qu’elle se perde ou demeure en repos ; et elle verra que sa nue obéissance la fera aller et courir sans jamais s’arrêter, et enfin lui fera trouver Dieu dans lequel elle trouvera tout ce qu’elle peut désirer.
5. Voilà la raison pourquoi ne remédiant pas à vos défauts, ne pratiquant pas les vertus et ne courant pas à Dieu de cette manière, vous n’avez pas rempli votre vocation ni marché selon elle : et ainsi au lieu d’aller, vous vous êtes garrottée297 les pieds et les mains ; au lieu de trouver Dieu vous vous êtes enfuie de lui ; [325] et au lieu d’avoir la paix et la jouissance conformément à votre vocation, vous avez eu la précipitation, et des désirs anxieux pour compagnie, sans avoir rencontré nulle plénitude. N’allez donc plus cette route, marchez à l’aveugle en sécheresse et pauvreté de votre esprit ; et vous verrez que Dieu viendra, ou plutôt que votre âme courra pour être en Dieu autant qu’elle sera en paix et en nue perte, soutenue, sans soutien qui soit en vous, par l’unique soumission, et par la perte et par la divine providence sa chère compagne, qui ne manqueront jamais de vous tenir la main et de vous donner toutes choses en leur manière. Mais ne vous attendez ni aux lumières ni aux goûts, elles vous traiteraient trop mal, et diminueraient votre grâce. Contentez-vous de ces divines princesses qui ont en soi toute la beauté et l’excellence qu’un cœur peut désirer sans qu’elles fassent montre de ce qui peut sortir d’elles en vous, qui est toujours infiniment moindre qu’elles-mêmes quoiqu’il nous paraisse beau et admirable. Il vous suffit de les suivre [ces divines princesses] et vous aurez tout en vous perdant par elles.
6. Arrêtez-vous, et vous fixez [fixez-vous] donc à n’avoir et à n’être rien que ce que l’obéissance et la soumission vous fera [feront] être ; et pour tout soyez en paix et en abandon, vous perdant sans ressource en cette divine conduite, laquelle vous suffira en l’Oraison et hors l’Oraison pour être continuellement en pleine lumière. La dépendance, et par conséquent la mort de vous-même en soumission, vous sera [seront] une lumière et une source continuelle de lumière, laquelle selon votre fidélité sera en tout féconde, jusque [326] là qu’enfin à force de vous quitter et de mourir peu à peu à vous-même, c’est-à-dire, à vos inclinations, passions, et recherches, l’âme tombant dans un vrai calme, elle viendra en la vraie et nue lumière comme une personne dans une rase campagne que nul objet n’arrête ; et ainsi en ne voyant rien elle voit tout, car ce rien est le tout de l’âme.
7. Par là vous voyez que ce qui remplit l’âme d’objets sont les passions et les inclinations, et que les objets sont ce qui termine l’âme298. Ôtez votre vous-même299, vous ôtez les objets et vous donnez de cette manière la paix à votre cœur, le réduisant en simplicité et unité en la vraie lumière. Ôtez enfin la créature et vous trouvez Dieu assurément. C’est ce qui fait que les âmes qui avec le don de Dieu entreprennent cet ouvrage tout de bon et en simplicité, n’ont pas besoin de tant de choses ni de tant de pratiques ; plus même elles approchent, et plus leur affaire s’avance, plus deviennent-elles calmes, simples, et nues, jusque là qu’enfin tout leur devient lumière, non aperçue et [non] manifeste aux sens, mais certaine et véritable à l’esprit, marchant en assurance sans rien voir, et voyant tout par la dépendance et la soumission, n’ayant rien et cependant ayant toutes choses par ce même moyen. Ce qui est cause que s’habituant peu à peu à ce dénuement et à ne rien réserver pour leur assurance, elles [ces âmes] marchent incessamment en lumière, selon ce que j’ai déjà dit, comme une personne qui serait dans une rase campagne où aucun objet ne terminerait sa vue300 ; elle ne verrait rien, et cependant elle serait dans une bien plus ample et étendue lumière. Ainsi en est-il d’une âme la [327] quelle se laisse peu à peu dénuer pour n’être, ni subsister et n’avoir que ce qu’elle a de la divine providence en dépendance et soumission, par lequel moyen Dieu lui donne toutes choses sans que rien lui manque, ni qu’elle fasse réserve ni magasin301 de quoi que ce soit : et ainsi elle est acheminée au pur dénuement en lumière nue de foi, laquelle plus elle est nue, et sans rien manifester ni communiquer, plus elle est féconde et remplie ; et si elle communique et manifeste quelque chose c’est toujours pour corriger l’âme de quelque défaut qui est en elle, ou pour lui découvrir quelque vertu qui lui manque, et l’âme doit se servir de ces lumières pour son bien, mais en marchant toujours vers Dieu.
8. Il est à remarquer qu’il n’y a que les seuls défauts et l’infidélité qui arrêtent l’âme. Car de la part de Dieu il va et court toujours dès qu’il a donné le don ; et ainsi il n’est jamais arrêté en sa course selon le dessein éternel de la divine Sagesse : mais c’est l’âme qui s’arrête ; et c’est son grand malheur, qu’il faudrait tâcher d’éviter par une constante fidélité, et par la pureté, la mort et la séparation de ses inclinations.
Pour finir cet éclaircissement, vous devez savoir que dès que l’âme a le don, tout dépend de sa pratique, et que tant que l’âme est pure et vide de soi-même, jamais le Soleil éternel ne manque de se communiquer. Ainsi tout consiste à s’ajuster à cette manière de communication par la nudité, et tout cela selon l’ordre divin communiqué par la dépendance selon que je vous ai dit tant de fois, outre ce que j’en dis en cet écrit. [328]
1. Mandez—moi en simplicité ce que mes trois dernières lettres auront fait sur votre esprit, et si ce que je vous ai mandé est conforme à l’instinct secret et inconnu de votre cœur. Je dis secret et inconnu ; car assurément l’eau de source ne passe que goutte à goutte et comme par force, ainsi que nous voyons arriver à une source d’eau encombrée de pierres. Elles sont humides ; et quelquefois par la force de la vive source il en rejaillit quelque goutte laquelle fait douter qu’il n’y ait une source : je dis douter ; d’autant que par cet encombrement de pierres qui empêchent son cours, les gouttes d’eaux [sic] sont toutes bourbeuses.
2. Plus je vois d’âmes, plus je goûte la grande grâce que Dieu vous a faite de vous donner cette vocation ; car vous êtes en pouvoir d’arriver un jour : et les autres où il n’y a pas de vocation ni de semence, ne le peuvent. Elles ont beau se tourmenter en entendant parler de cette grâce, et en lisant des livres qui expriment les beautés de la lumière du fond, ou de la lumière éternelle du centre : tous leurs travaux ne se termineront qu’en essais et efforts d’activités qui leur figurent quelque chose selon qu’elles ont ouï ou lu ; mais pour venir à goûter ou expérimenter la vérité, jamais cela ne sera : non plus qu’un homme [329] quelque travail qu’il prenne pour fouir302 et chercher une source d’eau dans un lieu, si elle n’y est naturellement, ne l’y trouvera jamais ; et si enfin il y en fait venir, ce sera par artifice à grands frais et avec bien de la peine. Heureuse l’âme et mille fois heureuse qui a cette source divine dans son champ.
3. Cette source divine donne ses eaux en différentes manières selon la différente vocation des personnes ; et elle est cependant très-une dans son infinie multiplicité. C’est cette eau dont parle Notre-Seigneur dans le St. Évangile303. Fiet in eo fons aquæ salientis in vitam æternam. Et tout de même qu’il y a certaines sources cachées, il y en a aussi de très manifestes, comme sont certains grands saints et saintes dont leur eau de source est manifeste et paraît sans aucun travail ; ainsi que font ces sources dans ces lieux qui naturellement donnent abondance d’eaux sans leur aider : aussi il y en a d’autres qui ne se découvrent que peu à peu ; comme nous voyons qu’en certains lieux des fontainiers habiles découvrent par certaines marques d’expérience qu’il y a une source là, et cherchant peu à peu ils la trouvent.
4. Ne vous arrêtez au nom de Dieu à rien qui vous puisse empêcher ce bonheur. La nature sera contristée : mais ô Dieu ! la joie et la satisfaction qui suit [suivent] infailliblement ce travail, récompense [récompensent] en un moment toutes les peines passées. Cette source est le goût et la lumière, par laquelle on peut goûter et voir les divins Mystères ; c’est elle qui fait trouver Dieu, et [330] qui donne l’expérience d’une infinité de choses absolument cachées sans son secours. C’est ce qui fait que certaines âmes qui ont cette source cachée et cette semence en leur fond, expérimentent une inquiétude secrète et une faim pénible. Elles ont faim des Mystères et de la sainte Communion ; et toutes choses leur causent un goût caché et inconnu qui les tourmente, ne pouvant avoir ce qu’elles voudraient selon leur désir [le] plus intime : et à moins de très grandes infidélités tous les Mystères, toutes les fêtes et solemnités304 [solennités] leur causent de secrets renouvèlements [renouvellements], dont elles ne peuvent jouir à leur aise, à moins que de se mettre au large, et de donner une ouverture facile à ce qu’elles ont dans le plus secret d’elles-mêmes.
5. Car ce n’est pas par le seul dehors, c’est-à-dire, par la considération ou application extérieure qu’elles [ces âmes] se peuvent contenter : il faut que l’intérieur soit de la partie, dont elles ne se peuvent aider, si ce n’est que par la fidélité continuée elles se mettent au large, se séparant de tout et leur pauvre cœur étant pleinement en liberté. Mais quand cela arrive, elles trouvent que les Mystères sont la même source de grâce ; et l’extérieur des Mystères et des fêtes, les Communions et ce que la sainte Église notre mère leur donne est la même eau. Ce n’est pas qu’il arrive du changement aux Mystères, et aux autres choses ; mais bien que l’eau de source qui rejaillit par le fond et le plus intime de leur âme s’unissant à ces divins Mystères, ils deviennent une même eau de source.
6. C’est pour lors que les Mystères des temps leur deviennent féconds, soit aux temps de la [331] Nativité, de la Passion, ou aux autres, et autant féconds que leur source intérieure est grande, et qu’elles [ces âmes] l’ont dégagée [cette source] et ouverte. Car il y a des âmes qui ont en leur fond une très grande source, laquelle cependant faute de grande ouverture qui corresponde à la source, ne donne des eaux qu’à mesure de cette ouverture. Or cette ouverture comme vous pouvez voir par ce que je viens de dire, ne s’opère et ne se fait que par la séparation. Ce qui est admirablement vérifié par les divins Mystères de Jésus-Christ qui ne sont que séparation, mort, croix ; et jamais cette source ne donne que Jésus-Christ.
2,62
7. D’où vient que je m’étonne souvent de certaines âmes qui croient avoir des merveilles en elles ayant des visions ou des prophéties. Je laisse ce qu’il y a de vrai ou de faux en cela, pour dire que ces choses quand elles seraient vraies, sont très petites, comparées à cette divine eau de source, qui n’est en vérité et ne sera jamais en aucune âme qui sera assez heureuse d’en jouir, que le petit et le pauvre Jésus-Christ diversement goûté et expérimenté dans ses Mystères, et autres merveilles.
8. Sans y penser je m’étends bien loin : mais en vérité je ne puis m’en empêcher ; le peu de séparation que vous avez fait, ayant fait rejaillir quelque goûte d’eau que j’ai goûté [e] et qui me cause la faim et le désir, que vous jouissiez d’un trésor infini qui est dans votre champ. Je vous avoue après tout ce que je vois et entends tous les jours que c’est une très grande grâce quand on a un fidèle ami qui nous dit les choses, et que l’on soit à Dieu seul sans le commerce [332] des créatures. Il faut y être autant que Dieu veut pour purifier son âme ; car la vie active est destinée pour cet effet : mais au moindre signal de sa Majesté qui nous marque son agrément305 pour la quitter, une âme serait bien malheureuse le pouvant de ne le pas faire.
9. Je me réjouis de tout ce que vous me mandez dans votre dernière [lettre] ; et voyant votre sainte disposition, je prie Notre-Seigneur qu’il la confirme et qu’il vous fasse la grâce d’entrer parfaitement dans son dessein. Priez-le, je vous prie, que je le fasse aussi : car sa bonté me fait bien des miséricordes pour cet effet. Dieu seul est, et il suffit.
1. J’ai lu avec application l’écrit qui m’a été envoyé, lequel marque très assurément que Dieu vous appelle à la sainte oraison en foi nue. C’est une grâce que vous devez beaucoup estimer et conserver, non en agissant, mais en mourant. Vous devez donc savoir que Dieu vous appelle à l’anéantissement véritable par les puissances de Dieu et de Sa divine opération. Jusqu’ici vous avez fait un long circuit, faute de secours, mélangeant toujours votre propre opération avec celle de Dieu, laquelle, supposé [333] le don, n’est pas moins en la sécheresse que dans les goûts et les lumières. Cependant vous n’avez défailli et ne vous êtes laissé anéantir que la voyant et la goûtant ; et c’est en cela où vous avez plus besoin de secours pour vous bien certifier que Dieu vous appelle à ce divin néant opéré par la foi, laquelle est une lumière sans vicissitude, et qui ainsi doit être également suivie, soit qu’on l’expérimente ou non, soit qu’elle cause quelques effets, ou que l’âme ne voit que son néant et sa misère. Et à moins que de suivre fortement et sans vicissitude cette divine lumière, l’âme mélange toujours, faisant et défaisant, laissant souvent opérer Dieu et ensuite que l’on est dans la tentation de la sécheresse, reprenant son opération ; et de cette manière on fait un mauvais mélange, ce qui cause un mal que la seule expérience peut faire voir et découvrir.
2. Car comme par ce divin néant opéré par la foi nue, Dieu ne donne pas moins que Lui-même, aussi quand on manque à se simplifier et à se dénuer peu à peu de son opération et de sa vie propre, on quitte Dieu et Il ne prend pas possession de l’âme, de sorte qu’il arrive deux grands maux, qui sont que l’âme vit toujours en elle-même, empêchant Dieu d’y être par son opération, parce qu’il est certain que telles âmes, supposée leur vocation, ne peuvent jamais trouver Dieu ni L’avoir que par ce néant opéré en foi ; ainsi manquant à cette conduite par leurs opérations elles ne Le rencontrent point, mais plutôt sont toujours sourdement inquiètes sans savoir où est leur place. De plus ces âmes, appelées de Dieu pour Le posséder de cette [334] manière, ne peuvent jamais avoir les vertus que par ce biais, c’est-à-dire dans le seul néant et partant par la venue de Dieu en elles, de telle sorte que, manquant à l’un, elles manquent à l’autre sans savoir pourquoi elles ne peuvent acquérir ce qu’elles désirent tant. C’est ce que la Sagesse nous exprime fort bien en disant306 : « Tout bien nous est venu avec elle ».
3. Les personnes qui ne sont pas profondément éclairées dans cette conduite divine, ont beaucoup de peine à comprendre comment l’âme, ne faisant que mourir à soi et par conséquent à toute opération propre, puissent donner lieu à Dieu de venir en elles pour y vivre et opérer non seulement Soi-même, mais encore les divines vertus en Lui-même ; cependant cela est très véritable. Quand l’âme est assez heureuse d’être attirée ici, elle n’a qu’à mourir et à se simplifier peu à peu ; et elle remédiera par ce moyen à ses défauts non seulement volontaires mais naturels. Cette voie diffère de l’autre qui est seulement lumière pour honorer Dieu, L’aimer et Le servir, en faisant un saint usage de son soi-même ; et elle ne va jamais à la destruction véritable et effective des défauts, mais seulement à remédier tellement quellement aux volontaires. Mais celle-ci dont le propre est de donner Dieu par le néant total de soi-même en foi nue, va non seulement ôtant les péchés et les défauts et mettant les vertus qui les détruisent à leur place, mais encore règle si bien les passions et les mouvements de l’âme qu’elle réduit peu à peu l’âme qui est fidèle à une sainte et inviolable paix, tant en elle-même qu’aussi à l’extérieur envers le prochain. [335]
4. C’est pourquoi vous voyez par là qu’une âme de cette vocation a beaucoup à travailler, quoique ce soit sans rien faire d’elle-même, mais en laissant agir la divine opération qui est toujours présente, non seulement pour l’exciter mais pour lui faire pratiquer toutes les vertus conformément à chaque moment présent, sans qu’elle ait besoin des précautions des autres, supposé toujours sa fidélité à se simplifier pour tomber peu à peu dans le néant non seulement à l’oraison, mais encore dans toutes les actions et rencontres du jour ; car elle ne doit pas faire de différence entre le temps de l’oraison et celui de l’action, comme jusqu’ici elle en a fait par sa faute, y ayant trop mélangé son activité. La seule différence qu’il y a, c’est qu’en l’oraison l’âme est plus solitaire et plus calme. Et même dans la suite du temps, si elle est fidèle à n’y point mélanger son activité, elle expérimentera dans les occupations ce même calme et cette même tranquillité ; et ainsi tout doit devenir uniforme. Mais le mal est que l’on veut toujours voir et sentir ; et c’est ce qui gâte tout, où tout au moins qui retarde de beaucoup les desseins de Dieu.
5. Voilà à quoi Dieu vous appelle si vous êtes fidèle à tomber peu à peu dans le néant dans lequel vous honorerez et servirez mille fois mieux Dieu que par toutes les pratiques les plus saintes et relevées qui se puissent faire de soi-même. Toutes ces pratiques doivent aussi bien tomber dans le néant pour vous, que vous le faites vous-même. Car l’être moral de la créature devant y tomber en la manière que les âmes de cette grâce expérimentent, il faut de nécessité que tout ce qui est de son opération y [336] tombe aussi, par la raison que l’être défaillant, la vie et l’opération propre doivent le suivre par nécessité. C’est pourquoi les âmes à qui Dieu donne cette grâce, expérimentent non seulement une inclination continuelle à défaillir et à tomber dans le néant d’elles-mêmes, mais encore de tout ce qu’elles peuvent faire par elles-mêmes, comme de leurs intentions, pratiques, prières et autres choses de cette nature, qui faisaient leur première occupation et qui font la sainteté des âmes qui ne sont pas appelées à cette grâce.
6. Ce n’est pas assez de vous assurer de votre vocation pour le néant en foi et de vous donner lumière pour mourir à vous-même, mais il vous faut apprendre la manière que vous le devez tenir pour y réussir. Quand vous vous levez le matin, comme vous êtes certifiée de la présence de Dieu par la foi habituelle, dont vous avez le don non seulement comme tout le monde chrétien, mais d’une manière spéciale, non par actes, car vous les avez déjà dû outrepasser, mais par une habitude de constitution, l’âme, par un certain calme intérieur et une récollection de la volonté, se met, sans se mettre, en Dieu, c’est-à-dire proprement que laissant écouler toute distraction et production naturelle de l’âme par une certaine foi habituelle, elle est unie en récollection à Dieu intimement présent qui n’est jamais sans opérer ; et ainsi la récollection est son opération puisqu’en cette manière elle fait tout ce que les autres font par les actes d’adoration, de considération et autres.
L’âme demeure quelque temps de cette manière à genoux, sans que son intérieur change [337] de constitution, afin de ne rien brouiller par son activité propre en produisant quelque acte, mais laissant cependant à Dieu une entière liberté d’incliner l’âme et d’imprimer en elle ce qu’Il désirera ; et pour lors si elle sent le désir de faire un acte d’adoration, d’offrande ou autre, elle le peut ; mais à moins que Dieu ne le marque, elle doit demeurer dans sa constitution abandonnée et passive pour laisser Dieu faire tout en elle et pour faire tout en Lui. L’âme doit continuer ce calme et cette récollection par manière d’habitude intérieure sans changer pour le changement des actions, soit allant au chœur, à l’oraison ou aux autres actions qui remplissent le jour.
7. Il arrive assez ordinairement que l’âme ressent que plus elle tombe dans la simplicité et le calme, plus une certaine expérience de Dieu se manifeste ; tout de même que nous voyons qu’ayant laissé tomber quelque chose dans l’eau, on la laissera rasseoir et se calmer pour voir la chose plus facilement. Il en est ainsi de l’âme : elle voit qu’en toutes ces actions, oraisons et conversations, elle n’a qu’à se laisser calmer, et cette divine foi par son fonds d’habitude s’éclaircit et manifeste ainsi ce qu’il faut pour faire chaque action saintement et dans le point de sa grâce. Ceci est d’expérience ; et les âmes qui ne l’ont pas, ne peuvent comprendre cette conduite, qui est au-dessus de la capacité humaine et même de la grâce ordinaire, qui ne peut découvrir que ce que l’âme fait par elle-même, aidée de la grâce. Je dis plus, que les âmes mêmes qui ont ce don, mais qui n’est pas encore assez avancé, sont assez en peine à le comprendre quoiqu’il soit toute l’inclination [338] de leur cœur. Mais qu’elles aient courage et qu’elles meurent à elles-mêmes par toutes les peines, les ennuis et les incertitudes qu’elles expérimentent ; et ainsi peu à peu Dieu les laissera mourir et dénuer d’elles, et par là elles verront clair au milieu de leurs ténèbres.
8. En l’oraison vous ne devez pas prendre de sujet, ni vous mettre en la présence de Dieu par acte, mais par état et habitude, ainsi que j’ai déjà dit, et mourir par toutes les peines que vous ignorez, et recevoir en passiveté tout ce que Dieu vous donnera sans en faire de registre le gardant, et le laissant écouler aussi comme il plaira à Dieu, car Il doit être le maître et doit Se connaître et S’aimer en l’âme.
Que l’âme ne s’étonne pas des vicissitudes qu’elle expérimentera en l’oraison ; elle seront continuelles jusqu’à ce que l’âme soit arrivée à une grande mort d’elle-même et de son opération. Mais quand par ce moyen Dieu sera beaucoup écoulé en elle, pour lors elle expérimentera une certaine stabilité qui sera Dieu même ; mais jusque-là cette vicissitude est une partie de la mort, aussi bien que les sécheresses, les obscurités, les incertitudes et l’expérience de ses propres faiblesses et misères.
9. Quand il faut aller à confesse, demeurez en la présence de Dieu en la manière dont j’ai déjà parlé ci-dessus, pour être éclairé de vos fautes ; et recevez la lumière qui vous sera donnée et le regret de ses fautes, sans vous multiplier : car tout cela s’opère assurément étant dans cet état et degré, par l’intime et secrète opération de l’amour divin. Et au cas que Dieu ne vous fasse voir ni sentir aucun défaut, demeurez en repos dans votre néant sans vous forcer pour trouver des péchés : confessez simplement ce que vous connaîtrez selon la lumière que Dieu vous donnera. Pour la sainte communion, votre âme doit observer le même procédé, sans changer de pratique, mais seulement continuant son calme et son union en nue et simple foi, sans diversité ni différence si Dieu ne la donne ; et cela pour l’action de grâces comme en la préparation. Il faut continuer de même allant à la conversation et aux affaires.
10. Ce qui nous trompe le plus souvent et nous fait retourner en nous-mêmes et dans notre activité, est que lorsque l’on fait quelque défaut, on tâche insensiblement et même par un fonds de scrupule d’y remédier par activité, en faisant des actes de renoncement, de regret et autres, et l’on a point de cesse que l’on ne sente que les défauts soient purifiés non en Dieu, mais par sa propre opération : ce qui est une très grande faute en une âme de cette grâce. Car quand elle a fait une faute quelle qu’elle soit, il est nécessaire non qu’elle se remette en Dieu, mais qu’elle y demeure par la simple foi, souffrant en Dieu sans expérimenter Dieu sa purification ; et secrètement par sa mort elle a essentiellement le regret et le retour, et le remède à son défaut mille fois mieux que de l’autre manière de quelque nature qu’il soit : autrement c’est se salir encore plus dangereusement. Et de cette sorte nos péchés et défauts étant sincèrement remédiés de cette façon, sont comme une paille mise dans un grand brasier laquelle est dévorée en moins d’un instant.
11. Pour les prières vocales et d’obligation, les prières pour autrui, l’intercession des saints, gagner des les indulgences, et autres saintes pratiques, exécutez les de cette manière, disant seulement extérieurement ce qui est d’obligation, mais pour l’intérieur il faut le garder inviolablement de la manière que je viens de dire ; l’âme de cette grâce et de ce degré ayant le pouvoir et étant en état de faire tout en Dieu par simple foi sans aucun acte, mais par état et habitude et par une nue et perdue constitution de soi en Dieu.
12. Il faut remarquer que l’âme appelée à demeurer toujours en Dieu par la foi qui opère son néant, est en état d’espérer un accroissement à l’infini, ceci n’étant pas encore un degré parfait, y ayant encore un nombre infini de démarches de néant, de nudité et de perte, qui la feront être et vivre en Dieu bien plus purement, nuement et parfaitement que je ne l’ai exprimé, étant fidèle. Tout ceci est un degré pour y monter, car comme il y en a eu plusieurs degrés pour arriver à celui-ci, aussi l’âme doit passer quantité de degrés pour arriver à la perfection et consommation du néant et de la perte en Dieu. Prenez donc courage et envisagez souvent en Dieu ce à quoi Il vous appelle, afin de vous fortifier et de vous convaincre, comme j’ai dit, que vous devez trouver tout en Dieu selon la perte et le néant que vous aurez. Souvent Dieu nous laisse plusieurs défauts pour nous aider à nous perdre encore davantage ; d’autant qu’en ce degré ils opèrent cet effet, supposé la fidélité de l’âme à ne vouloir que Dieu et à perdre tout ce qu’il y a de grand, de saint et d’avantageux, que Dieu ne lui fait pas trouver dans sa perte, son dénuement et son néant. Si bien que par [341] cette entière nudité et perte, Dieu devient toute attention, toute perfection et tout objet de l’âme, non objectivement, mais en perte totale ; et plus l’âme peut être généreuse pour cela, plus promptement elle y arrive.
13. Quand ces âmes voient les autres âmes appliquées aux divins Mystères activement et même en lumière passive, elles en ont souvent une grande peine faisant insensiblement en sorte de se proportionner aux autres. Mais c’est inutilement, ne comprenant pas assez que cette application active et même passive en lumière divine n’est pas de leur degré : puisqu’elles ont essentiellement les divins Mystères, plus elles se perdent et se dénuent, quoi qu’elles n’en sachent rien et qu’elles les perdent de vue et de sentiment ; car c’est véritablement les avoir en ce degré de foi que de ne les pas avoir ni sentir en la manière des autres. Cependant il faut remarquer que comme il y a plusieurs degrés en cette simplicité et perte de soi-même, ainsi que j’ai déjà dit, aussi ce dénuement des Mystères s’opère peu à peu ; et qu’il faut les recevoir comme Dieu les donne. Mais à la suite de ce degré et plus on avance, on les a en ne les ayant pas, et on trouve tout dans sa perte : car trouvant Dieu on trouve tout et toute chose en lui, non en la manière humaine, mais divine et en la manière de Dieu ; ce qui est beaucoup dire à une âme qui en a l’expérience.
Prenez garde du mélange de lectures qui ne sont pas dans cette grâce ; car il s’en trouve tant en lumière seulement, que cela donne quelquefois le change, et fait que l’âme se multiplie infiniment sous bons et saints prétextes.
14. [342] Quand une âme est assurée de sa vocation pour marcher dans cette grâce de dénuement et de néant, c’est beaucoup dire. Car autrement si cela n’est pas, il est impossible d’y avancer un pas. On en peut contrefaire quelques traits, comme l’on peint un Mystère, mais pour en mettre la vérité et la réalité dans l’âme, il n’y a que le seul doigt de Dieu qui le puisse faire : si bien que l’âme qui s’y met sans vocation, contrefaisant cette grâce et se formant sur ces principes, se met en danger de se perdre par une oisiveté et un vide sec et inutile.
15. Plusieurs personnes saintes charmées de l’expression ou de quelques lumières de cet état, en disent beaucoup de choses, mais à moins d’une expérience réelle, il est autant impossible d’en dire un mot qui soit dans la vérité et la réalité qu’il est impossible de marcher sur l’eau sans secours qui affermisse cet élément, ou de découvrir ce qui est en Dieu sans la participation de Sa divine lumière.
Ce que je dis de ceux qui en parlent et en écrivent, se peut dire aussi de ceux qui veulent s’y introduire par quelque goût et subtilité d’esprit qu’ils se sont procurés par quelque livre ou entretien. Ils ne le peuvent nullement ; et telle pratique leur est toujours pratique. Comme au contraire les âmes y appelées [sic], et qui jouissent de la divine lumière de foi, qui opère leur néant, sont dans ces choses sans qu’elles leur soient pratiques. Car elles y sont parce que Dieu les y a mises, et toutes les aides qu’elles reçoivent ne sont que des facilités ou des secours afin que la nature trop empressée et active d’elle-même n’y mette pas d’empêchement à l’opération divine, qui veut seule faire [343] son ouvrage en la créature, quoique avec la créature, mais par une manière que la seule expérience peut exprimer à ceux qui le ressentent, sans pouvoir bien dire aux autres comme les choses se passent.
16. Comme ces âmes sont par une grâce spéciale destinées à une jouissance très particulière de Dieu par le néant d’elles-mêmes, aussi sont-elles appelées à porter l’expression de Jésus-Christ en elles et au-dehors d’elles par un écoulement particulier de Sa divine Majesté. De telle manière qu’à la suite de cette grâce dans les degrés qui y conduisent, Jésus-Christ est l’écoulement qui remplit peu à peu l’âme dans son intérieur et extérieur, Dieu ne S’y trouvant pas toujours nuement, mais Jésus-Christ homme-Dieu sans distinction ni division, si bien que cette lumière divine, quoique très nue, très perdue et très simple, n’est pas une lumière sèche et sans fruit puisqu’elle porte et fait germer le fruit de vie, Jésus-Christ. Il n’en va pas de même quand cette lumière est forgée et imaginaire : elle se maintient toujours dans une nudité qui est ténébreuse et sans fruit, et dans une sécheresse sans abondance, ne pouvant trouver en quelque degré qu’elle soit, la simplicité dans la multiplicité et l’unité dans la diversité.
17. Mais quand cet état est véritable, et qu’à la suite ce divin néant est avancé et que Dieu par conséquent est beaucoup en l’âme, pour lors elle est multipliée sans multiplicité, elle est extérieure sans extraversion et elle est infiniment féconde en son néant. Car Jésus-Christ la remplit intérieurement et extérieurement de telle manière que si au commencement et même un très long temps, elle a été toute nue et simple, à la suite sans quitter cette nudité et simplicité et même la nudité s’augmentant, elle devient infiniment féconde ; Dieu lui donnant toutes choses par sa simplicité même. Ceci ne vaut-il pas bien la peine non seulement que l’âme meure et meure un million de fois en son néant, mais encore qu’elle soit exercée de Dieu et des créatures. Ce qui contribuera merveilleusement et d’une manière très incompréhensible à l’usage de sa destruction et de son anéantissement, pourvu qu’elle soit fidèle à se laisser dépouiller et maltraiter de Dieu et des créatures.
18. Très souvent les âmes reçoivent ce don et sont en état d’en faire beaucoup de fruit ; mais elles en sont empêchées par des pièges que le diable leur tend finement et qu’elles ne peuvent découvrir sans une lumière et une application particulière.
Ces empêchements se peuvent réduire à trois que je vais marquer, afin que l’on y prenne garde. Le premier est le trop d’activités fondées sur un naturel violent qui ne peut et ne veut se perdre au point qu’il faut pour suivre cette grâce ; et ainsi la précipitation empêche les âmes et les multiplie. De plus (2.) le naturel timide, qui veut toujours être assuré et qui ainsi ne donne rien ou très peu de chose à la confiance ou à l’espérance en Dieu, les tient très souvent enchaînées d’une telle manière, que cette timidité les fait incessamment produire et être en mouvement pour s’assurer ; et par là on se trompe finement sous prétexte de Dieu et de l’assurance de la conscience. Cependant dans la vérité c’est un fin et subtil amour-propre, qui empêche de jamais se pouvoir perdre au moment de vue ; et par là elles fuient ce précipice divin où se doivent heureusement perdre les âmes qui ont cette grâce. Il faut avoir un grand cœur pour ne pas blêmir souvent à la vue horrible des vagues et des creux profonds des abîmes divins, où les âmes en se perdant sans se multiplier, apprennent admirablement la science du pur amour qui consiste en la confiance et l’espérance en Dieu au-dessus et contre toute espérance et confiance. Enfin (3.) Le Diable est quelquefois si subtil dans ses pièges qu’il arrête même ces âmes en les multipliant dans les choses grossières du monde, par lesquelles il les remplit, et extérieurement d’actions, et intérieurement de soins ; et de cette manière étant pleines, il n’importe de quoi, il les vide de Dieu et les égare dans leur voie, et tout cela par les plus beaux prétextes de Dieu, qui se puisse rencontrer307.
Mystères de la croix de Jésus-Christ révélé aux âmes humbles et abandonnées sans réserve. Que la divine justice est le partage du pur amour.
1. On ne peut jamais finir parlant des croix, étant un Mystère admirable et aussi profond que Jésus-Christ même. Cela est cause que lors que Dieu honore tant une personne que de lui faire part de ses croix, il marque par là son amour et son dessein sur elle. Ne vous épouvantez donc pas au nom de Dieu, et croyez fermement et au-dessus de tous vos sentiments, que les bourreaux et les persécuteurs au commencement de l’Eglise, au lieu de la détruire la fondaient admirablement. C’est le Mystère de Jésus-Christ caché, mais très caché aux humains sages et suffisants, et révélé seulement aux petits et aux humbles qui savent pour tout s’abandonner sans réserve.
2. Ne vous étonnez donc pas de ce que vous voyez votre intérieur si pauvre, et de ce qu’il vous paraît que notre Seigneur semble ne vous pas écouter mais au contraire vous abandonner, et même que votre naturel délaissée à elle-même se ronge par cette peine et ses ennuis secrets ; vous trouvant souvent même accablée de vos défauts : car l’âme en cet état est fort sujette aux diverses passions et faiblesses ; ce qui cause un grand ennui. De plus quand la divine sagesse par un ordre incompréhensible permet que les choses extérieures se mettent de la partie, et surtout quand Dieu veut que nous y donnions ordre, assurément cela est très amer et très rude. Mais que faire ? Il n’y a qu’à dire à son âme généralement : « mort et abandon », pour se laisser dévorer toute vivante à la divine Justice.
3. C’est ici un Mystère que le Père Éternel seul peut nous révéler, car très assurément la créature de foi ne le comprendra jamais ; d’autant qu’outre qu’Il est infini, il faut par nécessité, selon l’ordre de Dieu, qu’Il nous comprenne en nous dévorant et nous consumant sans que jamais nous Le puissions concevoir. Car comme le Père Éternel, aimant infiniment Son Fils, L’a exposé à toutes les rigueurs infinies de Sa divine Justice sans aucune miséricorde, aussi l’âme aimée du Père Éternel est exposée à [347] la rigueur amoureuse sans miséricorde quand elle est capable de le supporter, même animant toutes choses par cet esprit de justice à notre égard.
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4. Et pour pénétrer plus aisément ce divin Mystère de Jésus-Christ, il faut savoir que la divine Miséricorde qui est chargée de présents et de témoignages d’amour, de caresses et de tout bien pour enrichir les âmes, est préparée pour les pécheurs et les âmes faibles, qui sont encore peu fortes pour aimer. La Justice divine au contraire est sévère, renfrognée, avare, cruelle, sans société, marchant toute nue, pauvre et vide de tout bien ; et en cet équipage elle prend et se saisit cruellement des âmes destinées à l’amour, exerçant des rigueurs extrêmes plus ou moins, selon que les âmes sont fortes et destinées à un plus pur amour. Je dis même, et je ne crois pas me tromper, que la Justice divine ne se saisit jamais d’une âme qui n’est pas appelée au pur amour ; mais tout au contraire la douceur et la miséricorde l’accompagnent toujours afin de l’ennoblir de plus en plus des dons de la grâce. Mais ce n’est pas le fait ni l’exercice de la Justice de s’amuser aux dons, à cause qu’elle ne peut donner rien moins que Dieu : c’est pourquoi elle ne se donne qu’à celles qui sont appelées à jouir de Dieu. Mais comme en Dieu il y a plusieurs degrés de jouissance, la Miséricorde ne les quitte pas tout d’un coup, elle les suit jusqu’à ce que l’âme soit assez forte et qu’elle puisse porter la Justice fortement : pour lors elle suit en sa manière, qui est cependant encore différente selon la vocation et la portée des personnes. Car une âme qui est assez heureuse [348] pour boire dans le calice pur de la divine Justice, boit avec Jésus-Christ et entre en société et union avec ce divin Verbe humanisé. O quel bonheur ! ô, quelle félicité ! ô heureuse cruauté ! O, rigoureuse inhumanité, cruelle à la vérité, toute fiel, toute vinaigre et toute absinthe, qui cependant ne donne pas moins que Dieu même ! Enfin, ma chère sœur, la divine Justice et le partage de Jésus-Christ. Une âme n’est-elle pas bien partagée quand elle y a quelque part ? Il n’y a pas d’autres moyens d’en jouir en cette vie que par l’union à la divine Justice ; autrement on a part qu’aux dons et aux richesses de Dieu, mais non pas à Dieu même. Et voilà en quoi l’on se trompe infiniment, prenant pour l’ordinaire les dons pour l’Auteur des dons. Jésus-Christ a bu le calice de la Justice divine tout pure et a donné aux créatures la miséricorde pour les remplir de dons et de grâces.
5. Vous me direz peut-être : Mais quoi donc ! Les pécheurs ont la miséricorde, et les âmes pleines de Dieu la Justice ? On nous dit pourtant tout le contraire ; puisque l’on fait peur aux pécheurs de la Justice divine, et que l’on anime les âmes qui aiment Dieu par la miséricorde. Cela est vrai, et l’autre est encore plus vrai ; d’autant que Jésus-Christ ayant consommé toute l’ire de Dieu dans sa divine justice, les pécheurs qui ne veulent pas aimer et servir Dieu, attirent sur eux la plénitude de la colère de Dieu et du sang de Jésus-Christ ; et ainsi cette Justice opère sur eux ire et châtiment de Dieu : au contraire aux âmes qui sont capables du pur amour, elle leur communique Dieu même dans le plus intime de leur âme, autant qu’elle s’y donne à goûter en une vie pure et nue, et que l’âme par un amour secret et inconnu correspond à la Justice divine. N’est-il pas vrai que le même soleil endurcit la boue et fond et dissout la cire ? Il en est ainsi de la divine Justice : toute pleine du feu de l’amour divin, elle consume et dissout une âme capable et en état d’aimer, et endurcit une âme de boue et de péché. Voilà la raison qui fait que plus on veut aimer, plus aussi pour l’ordinaire Dieu paraît se retirer et s’éloigner, se rendant inaccessible et permettant par une providence adorable que tout ce que l’on fait et désire soit renversé.
6. Quand une fois l’âme a trouvé le sentier de la divine Justice, elle ne marche plus, mais elle vole. Et sur ce sujet il faut que je vous dise ce que Dieu fit connaître à une personne 308 qui est morte à présent, qui était un miracle de grâce, et qui avait pour partage la divine Justice dans un très grand degré de pureté dont les effets ont été surprenants en elle. Elle me disait que la Miséricorde allait fort lentement à Dieu, parce qu’elle était chargée de dons et de présents, de faveurs et de grâces de Dieu, qu’ainsi son marcher était grave et lent, mais que l’Amour divin qui était conduit par la divine Justice, allant sans être chargé de tout cela, marche d’un pas si vite que c’est plutôt voler. Oh, qu’heureuse l’âme qui attend et peut porter l’opération divine de la justice en Jésus-Christ ! Elle est et elle n’est pas : elle est en Dieu ; et elle n’est pas, d’autant qu’elle n’ait connu ni d’elle le ni des autres.
Vous êtes infiniment aimable, chère justice ! Qui vous connaît vous aime. Heureuse donc l’âme qui fait c’est qui vous êtes ! Vous êtes la trésorière des grâces autant que vous êtes amère et cruelle ! Vous êtes la plénitude des vertus, autant que vous avez été avare et sévère ! Vous êtes la jouissance sans fin et l’éternité même dès cette vie en plénitude, plus vous êtes impitoyable pour séparer de la douceur des dons et des correspondances tant de Dieu à l’âme que des créatures pour l’âme ! Enfin par vous l’âme entre en jouissance de la plénitude de Jésus-Christ, du Mystère de son sang précieux, et généralement de tout ce qui est opéré dans l’intérieur et l’extérieur de Jésus-Christ, soit à l’égard de son Père Eternel soit aussi pour ces pauvres créatures dans son Église ! C’est donc dans cette plénitude de la divine Justice que Jésus-Christ a prononcé en finissant sa vie : (a Jean XIX verset 30) Tout est consommé. Ne nous trompons pas : rien n’a le droit et la vertu de consommer soit nos péchés ou nos passions, nos mauvaises habitudes et enfin tout votre être propre que la divine Justice.
De la lumière du fond, de son commencement et de ses progrès. Que la lumière de foi y conduit peu à peu l’âme fidèle à mourir. Règles de conduite pour ce qui commence de l’avoir. Ses effets admirables dont l’âme jouit en abondon avec indifférence et liberté divine.
1. J’ai beaucoup de consolation, mon très cher frère, dans la lecture de la vôtre, y remarquant l’avancement de votre âme. J’ai toujours remarqué en vous, depuis que j’ai l’honneur de vous connaître, une grande vocation pour la lumière du fond ; et je ne doute nullement qu’étant fidèle à sa mode, elle n’augmente de jour en jour. J’ai dit à sa mode : car souvent on prend la fidélité pour un amas de pratiques ou d’austérités ; ce qui n’est pas sinon selon que Dieu le demande. Car la lumière de la foi et la lumière du fond (ce qui est la même chose n’y ayant que du plus ou du moins,) se nourrit uniquement de l’ordre de Dieu ; et ainsi tout ce qui n’est pas ordre de Dieu, quelque saint ou mortifiant qu’il soit, est impureté à sa divine pureté. Cette divine lumière donc, comme j’espère, s’augmentera pourvu que vous y correspondiez et comme il faut. Et vous devez vous assurer qu’en s’augmentant tout croîtra de pas égal, et qu’elle vous fera trouver toutes choses : car comme elle fait trouver Dieu, et est même Dieu à la suite ; aussi donne-t-elle les vertus, il est fait finalement trouver en Dieu, comme dans leur origine et leur source.
2. Toute la difficulté consiste en deux choses : la première à l’avoir ; car c’est assurément un don surnaturel et que l’on ne peut avoir sans une vocation spéciale. La seconde consiste en la manière de s’y conduire pour y correspondre et la faire croître : car je crois que plusieurs personnes en ont la semence, et que le don leur est fait ; mais faute de s’accommoder à elle et de s’ajuster à sa mode, ils l’accablent la ruinent comme le bon grain parmi des épines.
3. Pour la première, cette lumière du fond, étant la même que la lumière de la foi, est comme un grand jour et à la suite comme un grand soleil qui se lève dans le centre et par le centre de l’âme, dans les parties plus éloignées, savoir les puissances et les sens. Cette divine lumière du fond remplit du premier abord le centre de l’âme ; et voilà pourquoi on l’appelle lumière du fond ; mais ce fond et ce centre étant plein et éclairé, elle sort et éclaire les puissances et finalement les sens. Cette lumière paraît toute autre dans le fond, que lorsqu’elle éclairera les puissances et que finalement elle éclairera les sens ; ce sera la même lumière qui par surabondance du fond éclairera, remplira et rendra fécondes ces trois parties ; et cependant elle paraîtra toute différente. Car dans le fond ce sera un jour serein sans nuage et distinction, ôtant et perdant toute particularité, pour perdre ce fond et centre dans l’essence divine. Cette même lumière se communiquant et débordant sur les puissances, les éclairera en leur manière et les rendra fécondes, [353] selon leur capacité, en lumières divines ; mais cela rarement, c’est-à-dire qu’il est donné à peu, les rendant fécondes du Verbe divin et de l’amour divin, et c’est là qu’est redonnée la liberté pour prier, pour s’élever à Dieu, et enfin pour exhaler en louanges et en amour divin, dont Dieu Lui-même est le principe et la source. Enfin cette même lumière du fond s’écoule sur les sens, ou sur les fruits des vertus et d’un million de merveilles dont ils sont rendus capables par cette divine et féconde lumière.
4. Je commence donc à voir, comme je vous dis, que le commencement de cette divine lumière est la lumière de la foi, laquelle contenant en semence tout ce que je viens de dire, en donne des instincts et dispose peu à peu l’âme pour tout cela, quand l’âme est fidèle à la suivre en son obscurité, qui conduit à un million de morts et de séparations de soi-même. Il vous paraîtra par tout ce que je viens de dire que cela est trop sublime : mais je vous assure que qui est assez heureux d’avoir le don de foi et d’en jouir, doit humblement espérer tout cela ; pourvu qu’il soit fidèle en faisant usage de la foi par la mort, qui ne manque jamais de nous être donnée de moment en moment, si nous nous y rendons attentif en prenant les occasions de toutes les occurrences journalières, soit intérieures ou extérieures, dans lesquelles cette foi se communique sans cesse. Mais comme cette foi et si obscure, et qu’elle ne fait que de la peine et rien de grand, mais plutôt nous va toujours apetissant, humiliant et anéantissant par une manière si petite, et qui semble si naturelle, on ne croit rien avoir, et que tout cela n’est rien ; ce qui fait négliger sa voie et sa lumière : mais assurément la chose doit aller cette manière. Car l’office de la foi doit être de faire mourir, et si nous ne mourions et nous séparions de nous-mêmes par ce moyen, nous en viendrions jamais à bout ; à cause que la nature est si ancrée en la créature qu’elle s’attache encore plus aux dons de Dieu qu’à lui-même. Quand on croit avoir les dons de Dieu, souvent au lieu de ses dons nous tire de nous, nous y enfonçons par leur moyen : c’est pourquoi cette divine foi nous donne en nous ôtant, et nous rend digne de Dieu et capable de mériter ses regards et la jouissance de lui-même, en nous en nous enlaidissant et nous appauvrissant.
5. Il est vrai que si j’avais su dans le temps passé ce que je sais, à ce qu’il me semble, j’aurais non marché, mais volé, la foi m’appauvrissant et me dénuant comme elle faisait. Peut-être que je me trompe et que je n’aurais pas été plus vite pour cela ; cependant à présent que je vois plus clair ce qu’elle est et ses divins effets, je ne puis m’empêcher de croire qu’il ne serait passé un moment sans que mon âme n’eût été dans une course grande vers Dieu. Car il est vrai que je vois que lorsque cette foi se donne, elle ne cesse jamais d’opérer et d’éclairer obscurément en angoisse et peines de sa misère et pauvreté, et en impatience de ne rien avoir et de n’être pas à Dieu comme on le désirerait, ce qui est tout lumière de foi. Mais que fait-on, sinon se remplir plus on se voit vide, se presser d’aller à Dieu plus on se voit reculer, s’ajuster plus on se sent misérable ?
Plus vous vous voyez pauvre, laissez-vous [355] dans cette pauvreté pour tout perdre ; plus vous avez de faim et vous vous sentez éloigné de Dieu, laissez-vous là, car vous en approchez plus, et les efforts que vous feriez pour cet effet vous en éloigneraient.
6. Qu’y a-t-il donc à faire sinon de vivre en paix et en abandon dans la foi avec certitude, quoique incertain que la foi fera tout ce qu’il faut ; et ainsi remplissant chaque moment et donnant tout ce que la foi demande de vous, insensiblement elle vous conduira, ou plutôt par une manière que Dieu fait, elle tombera dans le repos et le fond deviendra éclairé.
La foi mène jusqu’au fond et au centre de l’âme en l’agitant, l’appauvrissant, et la rendant famélique ; et la même foi devenant calme, éclaire le fond et devient lumière du fond, c’est-à-dire l’âme jouit dans le fond de ce qu’elle a désiré, et a ce dont elle a été si famélique et si pauvre, ce qui n’est encore qu’un commencement.
7. Ce que vous me dites que vous expérimentez dans votre intérieur me marque que cette divine lumière qui est assurément. C’est pourquoi soyez fort fidèle
(1.) à faire autant d’oraison et à être autant recueilli que vous pourrez sans intéresser vos emplois ordinaires et votre santé. Je dis vos emplois ordinaires : d’autant que je vois clairement que cette foi s’ajuste admirablement avec l’ordre de Dieu ; et qu’il est vrai ce que vous me dites, que vous auriez du remords de conscience et de la sécheresse, si pour être solitaire extérieurement vous quittiez quelque emploi. Tâchez seulement de n’y être pas empressé, mais de les recevoir comme passivement de la providence, soit par ordre des autres, ou par l’ordre commun de l’état ou vous êtes. Je dis de plus sans intéresser votre santé : car prenez garde à la mélancolie ou à vous surcharger de travail qui vous ruine. N’ajoutez rien à l’ordre de Dieu, et tâchez dans l’état où vous êtes d’être toujours maître de ce que vous faites, afin que les affaires ne vous accablent pas. Quand votre intérieur sera au point qu’il faut pour souffrir et supporter l’accablement, pour lors il faudra vivre en pur abandon, et sans discrétion plutôt au-dessus de la discrétion. Mais durant qu’il y a encore du nous-même dans la foi, et que l’eau de source n’est pas encore une pique par-dessus notre tête, il faut se conduire et être conduit avec discrétion lumineuse.
8. (2.) Pour vos lectures n’en faites qu’autant qu’elles vous éclairent, et font effet en votre âme ; car hors cela, la foi n’opère pas par elle et elles sont sans fruit. Autant que vous serez fidèle à vous laisser conduire intérieurement et extérieurement, autant vous ne manquerez pas de lumière secrète pour vous faire discerner ce qui sera bon. Enfin pour la lecture n’en faites et faites-en, selon que vous verrez que cela correspondra à votre intérieur et qu’il vous sera nourriture. Lisez les livres qui feront de cette lumière ; car autant qu’elle croîtra en vous, autant les autres lumières et les expressions différentes vous seront inutiles et infructueuses.
9. (3.) Ne craignez pas de ne point faire de grandes mortifications. Peut-être même que si vous étiez assez courageux et que la conduite de votre directeur s’y accordât et l’agréât, elle vous serait ôtée par la raison qu’un [357] des principaux effets de la foi est de nous tirer de nous-mêmes, en nous ôtant tout ce dont nous sommes le principe et sur quoi nous pouvons appuyer ; et de cette manière nous ôtant peu à peu tout, et nous laissant dans une simple capacité de notre véritable rien, à la suite la foi et la lumière étant suffisantes pour nous remplir de Dieu, tout nous est redonné ; comme je vous viens de dire au commencement, que cette lumière du fond, ou Dieu par le fond, se donne par surabondance, étant le principe de ces mêmes choses. Cependant il faut que vous fassiez par soumission ce que le révérend Père Lalleman309 vous dira. Mais ne vous étonnez pas de n’y avoir nul goût ni aucune correspondance. Plus la lumière de la foi viendra et croîtra et plus elle vous approchera de Dieu, plus ces choses vous seront ôtées, jusqu’à ce que Dieu Lui-même soit venu en la manière susdite. Comme les lumières sont ôtées, aussi toutes les pratiques, tout l’amour, et tout le distinct est aussi ôté ; et enfin cette divine lumière met l’âme dans une simple capacité pour jouir de Dieu, l’âme se contentant, sans contentement, de son rien.
10. On n’arrive ici qu’après bien des années, car la lumière de la foi, comme une divine maîtresse et une sûre guide, conduit et tient toujours l’âme par la main ; et pourvu qu’elle se laisse crever les yeux pour se laisser bien conduire, elle arrivera assurément au port. C’est ce que je vois de plus en plus, car dès que le don de la foi est fait, il y a que du plus ou du moins et selon le degré où l’on en est, la correspondance est différente. Si vous êtes [358] dans le degré de foi, vous courez en vous reposant et vous jouissez en ayant rien et en vous reposant sans repos ; et cela, en tâchant comme vous pouvez de faire oraison et vos actions en recollection. Si ensuite la même lumière est devenue lumière du fond, on en jouit en repos et dans le vide de tout et étant perdu sans perte, etc.
11. Vous me demanderez peut-être si la foi n’est pas aussi appelée lumière du fond, comme je lui donne ce nom indifféremment. Je vous dis que oui, mais lumière du fond pour chercher le fond et pour y arriver ; et ensuite elle s’appelle lumière du fond parce qu’elle le constitue et l’éclaire et en fait jouir ; et c’est à cause de ces deux différents effets que la première est appelée lumière de foi et la seconde lumière du fond. De plus, même quand, par surabondance du fond, elle abîme et remplit les puissances et finalement les sens, on l’appelle du fond. Mais peu arrivent selon ma pensée à cette troisième : c’est un grand don, pour lequel nous sommes créés et qui souvent nous est réservé pour l’éternité.
12. Je ne sais si je me trompe ; mais il me semble que mon âme commence de goûter de la seconde eau, et que la lumière du fond commence de m’éclairer, ce qui assurément me fait un grand bien. Premièrement d’autant que je vois clairement tout le procédé de la lumière de foi qui a précédé, ce qui m’aide beaucoup. Et comme, par cette lumière, mon âme a trouvé le repos et qu’elle commence à jouir du centre, les créatures et généralement tout me tombe des mains, me pouvant contenter de Dieu seul (peut-être que je me trompe). [359] De plus comme cette lumière du fond est immense et toujours présente, — autrement elle n’y est pas, mais seulement c’est la foi —, cela fait qu’il n’y a rien de plus facile que de faire oraison, l’âme veillant à demeurer en ce repos dans une capacité de Dieu sans rien de distinct, ayant une intime et secrète capacité de s’écouler en Dieu, comme une goutte d’eau en a, étant mise en mer, de se perdre dans cet océan.
13. Là tout sert admirablement : car les croix, les emplois et tout le reste qui est ordre de Dieu, c’est-à-dire qui est naturellement dans mon état, tout cela causant mort et séparation, soit de moi ou de mon intérieur, me cause plus de perte et de cette manière me sert ; mais durant que cela se fait, je ne puis porter ce jugement et tout ne cause que perte : je ne vois cela qu’après que la personne est faite par l’opération secrète de Dieu en Dieu. Et il faut remarquer qu’il n’y a nulle opération en toute cette opération : car comme ce fond est Dieu et que l’opération de Dieu est son repos, il y a et il ne s’y trouve rien de distinct, ni en ce qu’il est ni en ce que Dieu y opère. Dieu est Son opération, comme Il est aussi toutes choses peu à peu. À mesure que ce fond devient plus ample et que Dieu S’y communique davantage, l’âme expérimente aussi davantage ce qu’Il est par Sa divine essence, un Dieu, la simplicité même, la source de tout et la fin centrale de toutes créatures, et un million de merveilles que l’on voit et dont on jouit sans distinction et sans opérer, c’est-à-dire sans qu’il se fasse de changement. Et je commence à voir que supposé [360] qu’un pauvre villageois eût cette divine lumière du fond, il découvrirait et verrait par une lumière infiniment profonde tout ce que Dieu est et tout ce que les docteurs en disent.
14. Tout cela se donne sans que l’âme en fasse aucun compte. Car elle a cela sans en jouir ; et elle en jouit sans crainte de le perdre ni désir de plus ample jouissance ; tout cela se perd et se fond dans une sérénité ou jouissance qu’il faut avoir pour la savoir. C’est une jouissance sans jouissance, jouissance qui ne dit nulle altération ni multiplicité. L’âme a les yeux ouverts : il est jour sans lumière et l’âme possède sans rien avoir. Tout devient en un non-opérer et en une jouissance sans rien avoir, et en une perte qui incessamment se renouvelle par toutes choses sans perte qui se tienne du côté de l’âme. C’est cette divine lumière qui fait tout cela sans action ni mouvement. Ce fond n’a pas de fond, car il n’y a ni ne peut y avoir de fond ni de terme, parce qu’étant Dieu, il est sans fond ni fin et est fondement de tout le reste qui suit, comme la divine Essence dans son repos et son unité est le fond des divines Personnes en unité d’un Dieu seul. Dans mon degré du fond en unité, je découvre le passé et commence à prégoûter un peu ce qui doit suivre, c’est-à-dire comment, dans le repos de la divine Essence, les trois Personnes divines y sont agissantes, le Père Eternel y engendre Son Verbe, le Père et le Fils spirent le saint Esprit. Quand cette divine lumière surabonde le fond, il est infiniment facile et encore plus facile que le fond [361] précédent, d’être en action des divines Personnes.
15. Vous avez désiré que je vous dise simplement quelque chose de ce qui peut être en mon âme. Je vous prie de prier notre Seigneur que cela soit en vérité ; car je vous assure que je ne désire que son bon plaisir. La paix et le repos, comme je vous l’ai dit, étant dans mon âme, tout m’est indifférent ; et il me semble que mon âme serait aussi contente de n’avoir rien de tout cela par ordre de Dieu que de l’avoir. Je l’ai sans contentement en cela, quoiqu’avec grande joie, non sensible mais centrale ; et avec tout cela j’aurais autant de joie que Dieu me le prît s’il en était contant, comme de l’avoir. Une paix sans paix s’est saisie de mon âme et de mon fond tellement, que tout m’est indifférent sans indifférence : tout m’est un dans le divin plaisir. Je ne sais si je ne me trompe : mais la liberté commence ; et je vois que vraiment Dieu est le souverain pays de la parfaite liberté pour n’être que ce que Dieu veut, et pour n’être rien dans le temps et l’éternité si Dieu le désire : et l’on est content. Priez pour moi et me croyez tout à vous de cœur.
Pour la solitude, comme je vous ai dit, mon âme en a instinct et la désire sans désir ; mais je me laisse au bon plaisir pour ce lieu selon la providence : car par les affaires je ne puis rien voir de clair. Il faut que ce soit la main de Dieu qui fasse tout et qui me plante où elle voudra.
Ma chère sœur.
1. Je vous avoue que mon cœur se défait et que mon âme tombe dans un tel oubli que les choses me sont ôtées des mains, car à mesure que Dieu Se manifeste et S’écoule, le reste disparaît. Ce n’est pas que mon âme n’ait en Dieu la même cordialité et sincérité qu’auparavant, mais elle est en Dieu et non dans les sens, ce qui est cause que j’ai peine de me mettre à écrire et que je l’oublie facilement. Je trouve une grande joie de n’avoir rien à faire et de laisser mon âme dans la paix et le repos être ce que Dieu la fait être et faire ce qu’Il fait. Ce procédé, quoiqu’il paraisse oubli des autres et non zèle de leur perfection, est vraiment ressouvenir et zèle véritable, mais en la manière de Dieu, non de la créature.
2. Car je vous avoue que je ne suis qu’à charge à moi-même, et qu’autant que je puis m’oublier et ne rien faire, autant mon âme se sépare, s’écoule et se perd, parce que Dieu la perd en Lui, comme le soleil, se levant et éclairant, perd et fait disparaître les étoiles en [363] perdant leur lumière propre en la sienne, qui est comme immense à leur égard et qui, étant plus lumineuse et plus forte, peu à peu en vient à bout. Elles ne perdent rien pour cela, car leur lumière et leur opération particulière est et subsiste plus avantageusement, étant disparue dans cette vive clarté, que lorsqu’elles éclairaient par leurs lumières propres. Il me semble qu’il en arrive autant ici, et que l’âme qui est de cette manière ne perd rien pour oublier toutes choses, et pour n’être plus propre à rien ; et que même aussi les choses et les créatures n’y perdent rien, d’autant que le soin et le travail que l’âme avait à leur égard n’est pas moindre quoiqu’il soit une autre manière. Après tout c’est peut-être paresse et fainéantise ; mais je vous avoue que je ne m’amuse pas à ce discernement : je laisse les choses ce qu’elles sont sans soin, sans désir ni prétention.
3. Peut-être me direz-vous que je n’ai pas grande peine, cela étant fort agréable. Je vous dirais que plus cela est rien, sec, insensible, perdu et sans expérience que ce soit quelque chose, plus c’est Dieu, et plus Il perd et consomme de cette manière susdite ; et plus mon âme va, ou pour mieux dire, plus Dieu vient, plus Il est nu et insensible. Et je découvre en cette véritable lumière de Lui-même que tout ce que l’on croit très souvent être Dieu, est quelque chose de Dieu et non Dieu. Car en vérité tout ce que l’on peut goûter, voir et sentir, quelque relevé, quelque grand et quelque lumineux qu’il soit, est parfois quelque chose de Dieu, ou comme des miettes qui tombent de Sa table, mais non Dieu. C’est [304] ce qui fait que l’âme ne sortant jamais de ce voir, de ce goûter et expérimenter, ne vient jamais à se perdre ni à disparaître ; et par conséquent ces créatures et son soi-même l’occupent toujours peu ou beaucoup à mesure qu’elle s’en approche. Si le soleil ne se levait jamais, les étoiles auraient toujours leur éclat et splendeur particulière, fort bornée et peu efficace. Mais le soleil éternel, Dieu même, ne se lève jamais, ni ne paraît par le centre de notre âme pour nous perdre et nous faire heureusement disparaître, que se manifestant tel qu’Il est, c’est-à-dire sans goût, sans connaissance et sans sentiment. Et comme l’âme n’ose entrer dans cette nuée et dans ce brouillard divin, ne le pouvant faire qu’en se perdant, aussi demeure-t-elle toujours à la porte, mendiant et se repaissant des miettes, sentant cependant la profonde peine de sa capacité, comme un estomac qui aurait extrêmement faim, auquel on ne donnerait que du vent pour se repaître. Car l’âme créée pour Dieu ne peut se nourrir et se rassasier de moins que de Lui-même.
4. Vous serez étonnée de cette lecture, et pourquoi je vous tiens ce langage. Je le fais pour deux raisons : la première, afin que vous ne vous étonniez pas que je suis un peu paresseux de vous écrire. La seconde, afin que vous appreniez une bonne fois que vous vous plaignez souvent de votre bonheur, et que vous prenez ordinairement en mauvaise part les caresses que Sa divine Majesté fait à votre âme. Car en vérité, supposé le don de la foi, Dieu ne fait et ne peut faire de plus intimes et de plus cordiales caresses qu’en Se cachant, [365] qu’en Se rendant insensible, et en Se perdant à la vue et à la connaissance de Sa créature. Cependant faute de savoir ce divin secret, l’âme ne correspond pas et désire toujours, cherche toujours, et se plaint toujours de ce qu’elle ne peut trouver ni posséder ce qu’elle a et ce qui se donne plus infiniment qu’elle ne peut et n’a jamais pu désirer ; et faute de le connaître, elle le méconnaît, et quelquefois la personne meurt sans l’avoir jamais connu. Heureuse l’âme et mille fois heureuse qui sait ce secret essentiel ! Et quoique l’âme ne vienne peut-être jamais à en faire l’usage que Dieu désire, Il ne change jamais Son procédé, par bonté infinie.
5. Quelquefois aussi Il Se déguise à cause de la grande faiblesse de la créature, et lui donne quelque lumière et quelque goût, Se retirant Lui-même ; et cette pauvre ignorante croit avoir trouvé merveille et être beaucoup remplie de Dieu, exhalant en louanges de la bonté et de la miséricorde divine pour son ample communication. Elle ne voit pas que ce qu’elle a, Dieu le lui donne contre Son cœur, et que d’autant qu’elle ne se contente pas du plus, il faut qu’Il lui donne le moindre, à cause de l’inquiétude où est l’âme. Dieu la traitant fort en enfant, Il agit souvent à son égard comme l’on fait avec les enfants : on leur ôte une pomme pour leur donner un diamant de prix ; ils trépignent et font du bruit jusqu’à ce qu’on leur ait redonné leur pomme et leur ragoût, quoiqu’il y ait bien de la différence ; et il y a que l’enfance qui les excuse. Aussi certainement il n’y a que le peu de discernement de plusieurs âmes qui les excusent [366] devant Dieu, en préférant le goût et la lumière au goût sans goût de la foi et à l’obscurité et au vide de la foi.
6. Leur excuse est, à ce qu’elles disent, qu’elles veulent aimer Dieu et Le connaître, et que s’ils étaient assurés que cela fût, elles se perdraient. Mais assurément, si cela était, elles ne se perdraient pas : car la certitude retient presque toutes les âmes de ce degré de foi ; au lieu que la perte totale et en toute manière, ce qui dit des choses infinies, fait trouver Dieu et jouir de Dieu sans borne ni mesure. Cependant on veut toujours se perdre et on ne se perd jamais ; on désire de n’avoir rien, et on est toujours occupé de quelque chose et autour de quelque chose, soit de lumière, d’amour ou de sentiment.
7. Mais ô merveille d’une âme qui sait vivre de la perte et se sait perdre par tout moyen et en tout moyen sans s’appuyer ni se certifier de quoi que ce soit ! Il est vrai que c’est un pays perdu et pour se perdre quand on s’y engage et veut se conduire par ces maximes et qu’on n’a pas le don de la foi. Mais quand on l’a, c’est se perdre misérablement et s’enchaîner que de ne pas se perdre continuellement dans l’obscurité, le vide et l’incertitude. Supposé qu’une âme ait ce don, et qu’elle marche fidèlement, plus elle avance et plus Dieu Se montre en son endroit gracieux et libéral ; plus Il lui donne des sécheresses, plus Il les augmente, plus Il la vide et l’abandonne à l’incertitude, la fortifiant secrètement pour y subsister. Je dis secrètement, d’autant que s’Il envoie des maladies, des croix et des peines, soit intérieurement ou extérieurement [367] plus Sa miséricorde est grande vers l’âme, plus Il la laisse vide pour souffrir seule et sans secours, comme s’il y avait en elle rien de Dieu, et bien plus, comme si tout y était humain, ni restant qu’un peu de bonne volonté pour souffrir. Ce desséchement de l’âme en toute manière est la communication de la force divine, si bien que plus l’âme redouble ses fidélités, plus Dieu la dessèche jusqu’à ce qu’enfin Dieu ait consumé tout son goûter, son voir, son souffrir, son assurance, sa force et son appui, pour n’en n’avoir aucun qu’en Dieu même par la très nue foi, non expérimentée, mais vraiment résidente dans le très pur centre de l’âme ou dans la très suprême cime de l’esprit.
8. Quand Dieu donne ce don de la foi aux âmes, elles ne sont et ne vont pas toutes de la même manière. Entre une infinité de manières, il y en a deux spéciales et qui peuvent presque faire toute cette différence, les autres n’étant que quelque suite de ces deux principales. Les unes reçoivent cette lumière de foi et en font usage par quelque don contemplatif, ayant quelque facilité à l’apercevoir et à découvrir ses effets et sa résidence en l’âme, par quoi elles subsistent et agissent et trouvent quelque consolation par l’usage de la foi avec lumière et repos. Ces âmes-là ne vont que lentement quoiqu’elles paraissent faire de grands pas, et qu’il leur semble à elles-mêmes avoir et apercevoir beaucoup de Dieu. Elles vont à pas de tortue, quoiqu’il semble qu’elles courent et qu’elles volent, à cause qu’elles sont appesanties par la contemplation, les lumières et le sensible de Dieu et de Ses dons ; [368] et plus Dieu les en remplit, plus Il les charge, et par conséquent les appesantit, à moins qu’elles ne soient secrètement éclairées de côtoyer ces mêmes dons et d’outrepasser leur contemplation en contemplant, c’est-à-dire d’aller toujours très légèrement et au-dessus de tout ce qu’elles voient, goûtent et expérimentent pour trouver l’invisible, l’inaccessible et l’infini, le centre de leurs cœurs et de leur désir. Cependant ces âmes se doivent contenter de leur état, quoique petit à l’égard de celui des autres âmes que je vais décrire. Elles sont admirables, comparées aux âmes que Dieu conduit par les sens et les dons des puissances ; mais quand on les regarde auprès des autres âmes, leurs compagnes en foi, ce sont des atomes et les autres des géants ; ce sont des étincelles de feu et les autres des incendies ; ce sont des bougies et les autres des soleils. Et cependant elles et tout le monde en jugent tout autrement ; d’autant que l’on ne discerne la foi que par ce qu’il y a de moindre et non par ce qu’elle a de véritable.
9. Ces autres âmes, donc, ont dans leur centre un certain secret don que l’on peut appeler un je ne sais quoi, étant un anonyme divin, d’autant qu’il ne se peut proprement nommer ni qualifier, qui les porte et les agite secrètement à désirer Dieu et à L’aimer ; et cependant elles ne sont jamais contentes, et ne le seront aussi jamais qu’elles n’aient rempli le vide qu’elles sentent. Plus elles désirent Dieu et Le cherchent, plus Il s’éloigne d’elles ; plus elles se pensent remplir de Lui, plus elles s’en trouvent vides ; et plus elles prétendent Lui plaire, plus elles s’en sentent éloignées et rebutées [369], comme si Dieu secrètement leur disait : « Je ne vous connais pas ni ne vous veux nullement. » Pendant tout cela, tout ce qui leur peut arriver de fâcheux, soit selon Dieu ou selon les créatures, ne les rebute pas, c’est-à-dire n’éteint ni n’amortit cette secrète recherche, et ce pressant désir qu’elles sentent très intime sans consolation, et qui plutôt est leur croix et leur peine. Ce qui est surprenant en ces âmes est que, ne désirant que Dieu et Lui plaire, elles trouvent toujours le contraire. Il semble que Dieu, qui ne désire autre chose que d’être aimé et trouvé de Sa créature, et qui ne recherche rien tant que de Se donner et d’être en la créature, semble ne vouloir d’elles et prendre plaisir à les laisser désirer et s’impatienter en recherchant, et à ne jamais leur rien accorder. Il est vrai que qui voit et entend telles âmes sans savoir le secret divin, juge qu’elles sont malheureuses et dans des croix extrêmes ; mais quand elles sont envisagées par des yeux clairvoyants et perçants dans l’abîme divin, on en juge comme des créatures très aimées et très aimables, et qui charment le cœur divin, sans en rien savoir ni expérimenter qu’elles sont les délices de Dieu, et qu’elles peuvent tout dans leur extrême oppression.
10. Tout ceci semble une belle exagération ; cependant c’est une belle vérité, et qui l’est encore davantage, plus les âmes deviennent pauvres et réduites au seul instinct, à la suite à la seule perte et finalement à n’avoir ni l’un ni l’autre, vivant sans rien avoir.
Mais afin que l’on sache encore mieux qui sont ces sortes de personnes, et qu’on les connaisse [370] plus facilement, il faut bien comprendre que ce sont des âmes que Dieu agite secrètement sans qu’elles le sachent, qui souffrent toujours sans assurance que Dieu y soit, et qui sont toujours de plus en plus vides et dépouillées, sans que Dieu agrée leur donner rien, sinon autant que leur faiblesse succombe. Car leur faiblesse est la mesure des dons, comme dans les autres grâces qui ne sont pas le don de foi, les dons sont la mesure des miséricordes multipliées de Dieu.
11. Vous me demanderiez peut-être volontiers si ces âmes ont la paix. Elles en ont assurément, mais non à suffisance, et qui les console pour leur donner quelque rassasiement, sinon sur la fin de leur course à cause que secrètement elles commencent à apercevoir le centre. Ce n’est pas qu’il n’y en ait toujours durant la voie, car elles ont secrètement une inclination de s’abandonner, qui ne les quitte jamais. Elles font des fautes, n’étant pas impeccables, et même très souvent, à cause que la nature ne trouve pas de consolation qui l’appuie et la soutienne. Mais ces sortes de défauts les humilient et leur servent infiniment à se quitter elles-mêmes, à se perdre de vue et s’écouler en Dieu. Car se perdre de vue par quoi que ce soit qui nous sépare de l’appui en nous-mêmes et sur ce qui est en nous, est se perdre dans l’inconnu qui est Dieu : Occulta et incerta Sapientiae tuae manifestasti mihi310 : Vous m’avez communiqué, dit le prophète, Votre divine sagesse qui me perd dans Votre inconnu et dans l’abîme incertain de Vous-même. [371]
12. Je crois que Dieu, tout bon et la bonté même, après une vie si humiliée et une mort si extrême, et par conséquent un amour qui ne peut se penser ni s’exprimer comme est celui qu’Il nous a mérité par cette mort qu’Il a souffert étant en terre, l’a fait pour chercher l’homme et pour le rendre capable de jouir de Lui et pour se préparer dans le monde quantité d’âmes qui fussent capables de ce que dessus. Mais souvent, faute de savoir et de connaître ce que Dieu désire d’elles, elles le négligent, travaillant à former un autre état, et à se mettre dans une autre voie inventée par leur lumière, et cherchée parmi les créatures. De cette manière elles travaillent beaucoup et ne trouvent rien, et souvent consument leur vie à vouloir se remplir, et elles se vident ; à vouloir aimer, et elles se sèchent ; à vouloir être certaines, et elles sont plus douteuses ; si bien que le secret est de se donner et abandonner à Dieu, se contentant de ce que l’on a, vivant et mourant par l’état que Dieu nous a choisi.
13 Tout cela supposé, ne vous mettez pas en peine si votre obscurité, votre pauvreté, et votre vide viennent par vous ou par les créatures. Dieu est en tout et agit partout. Il faut perdre ces sortes de vues qui font distinction, et marcher par ce que vous avez, et qui vous arrive de moment en moment. Car l’infinie sagesse de Dieu voit et connaît le moyen par lequel Il Se communique ; et c’est assez. Il le fait aussi bien par un moyen que par l’autre. O le secret divin ! Dieu est infini et sait Se communiquer par tout et en tout. C’est pourquoi il ne faut jamais hésiter ni douter un [372] moment que Dieu ne Se donne par tout ce qui vous arrive, et par tout ce que vous êtes, quelque manière que vous soyez311.
1. Je me réjouis de la continuation de votre grâce. Cette liberté tant pour l’intérieur que pour l’extérieur avec ses effets, est fort bonne. Tout ce qu’il y a à observer, est qu’il faut prendre garde, qu’étant si libre pour les bonnes œuvres, et même si capable, on ne s’y laisse trop aller, sans y penser. Il faut en cette sainte liberté, garder suavement la justice entre Marthe et Marie, pour donner à l’une et à l’autre ce qu’il leur faut : et de cette manière Dieu sera purement en l’âme, opérant par elle comme il faut. Cette divine liberté dont vous me parlez, est donnée à l’âme pour la dégager des sens et d’elle-même ; et ainsi mise en liberté par Jésus-Christ, qui est le vrai esprit de notre intérieur, elle est en capacité de jouir et d’agir comme il faut. Quand cette liberté n’est pas communiquée, l’âme est toujours enchaînée par les objets des sens et de l’esprit, sans pouvoir trouver purement le divin objet, qui est Dieu même, dans lequel elle se perd, et étant perdue, elle agit au-dehors sans en sortir ; car par cette divine liberté tout lui devient Dieu étant perdue en Dieu. Mais quand l’âme (faute d’une profonde expérience que l’on n’acquiert que dans la suite) ne [373] se donne pas de garde en cet état de se laisser aller outre mesure aux choses saintes, y trouvant par cette liberté Dieu, insensiblement le créé qui est toujours dans ces bonnes choses rabaisse et diminue peu à peu l’intérieur.
2. C’est pourquoi il est de grande conséquence de savoir que quoique l’âme voie, et expérimente qu’elle trouve Dieu si facilement en tout ce qu’elle fait, elle ne doit pas laisser de demeurer en Dieu dans certains temps afin que Marthe et Marie aient justement ce qu’il leur faut. Ainsi il ne suffit pas à une âme divinement libre d’agir pour Dieu et en Dieu : il faut encore qu’elle jouisse de Dieu, et cela même par intervalles purement ; autrement la créature sans s’en apercevoir l’attirerait à soi. Mais aussi cela supposé, cette divine liberté est un grand don puisque vraiment elle nous fait jouir de Dieu en Dieu, et de Dieu dans les créatures, nous dégageant d’un million d’atomes qui nous affaiblissaient le regard et la jouissance du Souverain Bien. Prenez garde à ceci, afin que votre lumière devienne très pure, et que vous vous sauviez d’un faux pas que vous ne découvririez qu’après un dommage grand.
3. Ne quittez pas vos emplois et vos affaires, mais soutenez votre âme en Dieu ; et vous y découvrirez un million d’atomes que les créatures quoique saintes vous donnent, et qui diminuent ainsi votre lumière. Mais votre Oraison, et votre demeure en Dieu étant fortifiée [s] et soutenue [s], vous verrez que cela vous aidera beaucoup ; étant certain que comme Dieu est l’objet essentiel de sa béatitude à soi-même, aussi son opération vers les créatures est son plaisir, et que l’un découle de l’autre [374] comme de sa source : ainsi en est-il en cette occasion. L’âme doit jouir de Dieu, et de cette jouissance doit découler son opération pour le bien des autres, et pour l’éternel contentement de cette Majesté infinie qui se donne si amoureusement. Ainsi l’un est le principal ; l’autre la suite qui doit en découler comme de son principe.
4. J’ai beaucoup de joie de tout ce que vous me mandez de votre cher Séminaire. En vérité cela me donne une grande consolation. Je remercie Dieu de ce que Monseigneur312 est avec vous pour vous aider à soutenir les croix et à travailler. Je prie Dieu que la providence divine se mêle de votre bâtiment. Tout ce que l’on voit en ce pays s’y oppose bien par sa pauvreté. Je suis tout à vous.