Tome IV Correspondances de directions mystiques au sein de L’École du Cœur



Tenir compte d’une dernière version de la correspondance Bernières ?











CORRESPONDANCES

DE DIRECTION AU SEIN

DE L’ÉCOLE DU CŒUR







Tome IV.









Lettres adressées à diverses personnes par M. de Bernières,

des Amis du Canada et Marie de l’Incarnation









Correspondances assemblées par Dominique Tronc











TOME I ET II. LETTRES ENTRE CORRESPONDANTS CONNUS



Tomes I. Dix-septième siècle

Conseils de Marie des Vallées. Lettres échangées entre le Père Chrysostome, Monsieur de Bernières, Mère Mectilde, Monsieur Bertot, Madame Guyon, Fénelon, la « petite duchesse » de Mortemart, des conseillers amis, leurs disciples.

§



Tome II. Dix-huitième siècle :


Directions par Madame Guyon du neveu de Fénelon, de disciples français et étrangers

Directions par Fénelon.

Échanges entre disciples écossais.

Correspondances quiétistes de Milley et de Caussade.



TOMES III ET IV. LETTRES À DIVERSES PERSONNES



Tome III. Lettres adressées à diverses personnes par Monsieur Bertot et par Madame Guyon



Présentation

Lettres de Monsieur Bertot à diverses personnes

(Correspondances des tomes II et III du Directeur mistique).

Madame Guyon, Quatre-vingt quinze lettres choisies parmi les

Lettres adressées à diverses personnes

(I. L’état des commençants, II. « Un état plus avancé » III. « Un progrès qui va encore plus loin »)

Index et Tables

Notes de fin

Fin



§



Tome IV Lettres adressées à diverses personnes par Monsieur de Bernières, par des Amis des Ermitages de Caen et de Québec, par Marie de l’Incarnation.



Monsieur de Bernières Correspondance à diverses personnes non nommées de 1631 à 1646

Monsieur de Bernières Correspondance à diverses personnes non nommées de 1647 à 1659

Les amis des Ermitages de Caen & de Quebec

Marie de l’Incarnation

Notes de fin

Fin

TABLE REDUITE

Table des matières

3

TABLE REDUITE 5

MR DE BERNIÈRES À DIVERSES PERSONNES 7

MONSIEUR DE BERNIÈRES CORRESPONDANCE À DIVERSES PERSONNES NON NOMMÉES DE 1631À 1646 38

Jean de Bernières de Louvigny, 1602-1659, sa correspondance, une école d’oraison contemplative 38

Lettres et Maximes suivant l’ordre chronologique 39

[1631] 39

[1632] 42

[1634] 44

[1635] 44

[1637] 45

[1638] 47

[1639] 49

[1640] 49

[1641] 52

[1642] 64

[1643] 66

[1644] 95

[1645] 111

[1646] 146

Jean de Bernières de Louvigny, 1602-1659, sa correspondance, une école d’oraison contemplative 178

Lettres & Maximes 178

MONSIEUR DE BERNIÈRES CORRESPONDANCE À DIVERSES PERSONNES NON NOMMÉES DE 1647 À 1659 179

[1647] 179

[1648] 211

[1649] 220

[1650] 230

[1651] 240

[1652] 253

[1653] 258

[1654] 283

[1655] 304

[1656] 313

[1657] 323

[1658] 341

[1659] 362

Maximes non datées 385

LES AMIS DES ERMITAGES DE CAEN et DE QUÉBEC 394

III.  MEMBRES DU CERCLE NORMAND (Florilège) 394

Marie des Vallées 1590-1656 394

Jourdaine de Bernières 1596-1670 (Annales des ursulines de Caen) 402

Jean de Bernières 1602-1659 407

Jean Aumont (1608-1689), pauvre villageois. 433

Gaston de Renty 1611-1649 440

MARIE DE L’INCARNATION 446

Correspondance « spirituelle » 446

Correspondance « Indienne » 500

Appendice 541

V. LIENS (MI-Bernières) 549

MI cite BernièresDans la Vie par dom Claude Martin : 549

Bernières cite le Canada 557

Prière indienne 560

Table Tome IV 562





M. DE BERNIÈRES À DIVERSES PERSONNES

Adressées à divers correspondants. Lettres souvent reproduites partiellement1. Je commence par rappeler...

Les événements importants dans la vie de Jean de Bernières

1602 naissance de Jean de Bernières

1631 début de la construction du couvent des ursulines. Jourdaine de Bernières (1596-1670) en sera la supérieure 

Épidémie à Caen, Jean Eudes (1601-1680) vit dans son tonneau.

Jean de B. reprend la charge de son Père de Trésorier de Caen qu’il assurera jusqu’en 1653

1634 Jean de B. et Jean Eudes fondent une maison pour les filles repenties

1638 début de correspondance (perdue) avec l’ursuline Marie de l’Incarnation (1599-1672) à Tours

1639 B. accompagnent Mme de la Peltrie et de Marie de l’Incarnation. Après un passage à Paris, elles s’embarquent le 4 mai de Dieppe vers la Nouvelle-France

1644 à 1646 Jean Eudes persécuté est aidé par le « chrétien parfait » Gaston de Renty (1611-1649)

1646 † de « notre bon Père Chrysostome » (Jean-Chrysostome de Saint-Lô, du Tiers Ordre régulier franciscain)

Début de la construction de l’Ermitage, maison d’accueil achevée trois ans plus tard. B. y habitera.

1647 B. en voyage à Rouen où se trouve Mectilde (1614-1698). Il voyage parfois ailleurs durant les années suivantes

1649 † de Renty le 24 avril

B. prend la direction de la Compagnie du Saint-Sacrement de Caen

1652 guerre civile à Paris

1655 établissement de la « maison de charité » de la Compagnie de Caen

Jean Eudes note les « dits » de « sœur Marie » [M. des Vallées] lors de séjours à Coutances. Il est en compagnie de B. et d’autres.

Le futur évêque de Québec Laval à l’Ermitage (François de Montmorency — Laval, 1623-1708)

1656 † de Marie des Vallées

Conflit avec des jansénistes ; conflit entre les ermites et l’Oratoire jansénisant

1658 Du Four à la porte du couvent des ursulines

1659 † de Bernières le 3 mai

1660 pamphlet de Du Four ; interdiction jetée sur le couvent des ursulines

1689 Le Chrétien intérieur traduit en italien est condamné.

1692 Les Œuvres spirituelles traduites en italien sont condamnées.

Titres, sigles, corps de caractères

Le début de chaque pièce, lettre complète ou extrait préservé comme maxime est précédé par un repérage par sigle, date, un titre choisi pour être explicite ou d’un incipit de la lettre.

Sigles :

M : Maximes

M 1 : vie purgative, M 2 : vie illuminative, M 3 : vie unitive

Par exemple : « Janvier 1641 M 1, 27 (1.3.9) » = Maxime 27e de vie purgative (27 obtenu par sommation des références données pour les Maximes sous deux niveaux, ici § I, 5 +§2, 13 +§3, 9). Nous indiquons donc à la suite la séquence « (1.3.9) » qui permet de retrouver le texte dans une édition ancienne.

L : Lettre

L* : Lettre ajoutée aux œuvres spirituelles

L1 : Lettre vie purgative

L2 : Lettre vie illuminative

L3 : Lettre vie unitive

Chr. Int. III, 5 : Chrétien Intérieur, livre III, chapitre 5.

Int. Chr. III, 5 : Intérieur Chrétien, livre III, chapitre 5.

Dans les notes de bas de page, les citations bibliques sont empruntées à la Bible de Jérusalem.

      1. 6 Mars 1646 L 1,27 Je suis bien éloigné de vous conseiller de descendre de la croix. — Dieu tout seul suffit à l’âme, puisqu’il est suffisant à soi-même…

6 mars 46 Je suis bien éloigné de vous conseiller de descendre de la croix. Je vous y attacherais davantage si je pouvais. […] ce cher Père me sert encore si puissamment, que la lecture des avis qu’il lui a plu me donner me met toujours en ferveur. Jamais je ne fus plus résolu de travailler de la bonne manière à la pure vertu et bonne mortification que je suis. Il me souvient que dans les dernières lignes qu’il m’écrivait, il mettait : «Courage, notre cher Frère; encouragez-vous les uns les autres à la sainte perfection. Ô que Dieu a peu de vrais et de fidèles serviteurs! Tendez à la pureté vers Dieu.»

M. Dieu tout seul suffit à l’âme, puisqu’il est suffisant à soi-même. Si nous étions établis comme il faut, dans le pur amour, nous ne voudrions rien posséder avec Dieu, crainte de le posséder moins purementi. Mais parce que nous avons des attaches secrètes aux lumières, aux goûts et à la félicité sensible, quand Dieu demeure seul dans nos cœurs, nous ne pouvons être satisfaits, si nous ne sentons la satisfaction de sa présence. Que toutes vos peines cessent, et au lieu de crier miséricorde comme si Dieu vous abandonnait, que votre âme magnifie le Seigneur, et qu’elle se réjouisse en lui seul. Car Il fait de grandes choses en vous en cet état de souffrances intérieures. Il y opère par une Providence spéciale la pureté de son amour, dont le moindre degré vaut mieux que la possession de toutes les créatures.

À la lecture de vos lettres j’ai remercié la divine Bonté des faveurs qu’elle vous départit au travers de toutes ces angoisses et obscurités d’esprit. Et je vous avoue qu’au lieu de vous soulager, si je pouvais augmenter vos peines, je le ferais pour donner lieu de croître en la pureté d’amour. Je suis bien éloigné de vous conseiller de descendre de la croix. Je vous y attacherais davantage si je pouvais. N’attendez de moi que de véritables effets d’amitié et non de vaines tendresses.

[…] Je vous avoue, ma chère sœur que depuis peu, je conçois beaucoup de choses de la vie dont je parle. Vous en avez l’expérience. C’est pourquoi je ne vous en dis pas davantage, si non qu’il faut une rare fidélité pour mener sans discontinuation une si belle vie. C’est ce que nous apprenait notre très cher père2, par toutes les maximes3 de perfection qu’il nous a laissées : de tendre à l’abjection, à la solitude, à la mort de toutes choses, d’anéantir en nous tout esprit humain et mondain, de ne vouloir que Dieu et la croix. Ma très chère sœur, ce cher Père me sert encore si puissamment, que la lecture des avis qu’il lui a plu me donner me met toujours en ferveur. Jamais je ne fus plus résolu de travailler de la bonne manière à la pure vertu et bonne mortification que je suis. Il me souvient que dans les dernières lignes qu’il m’écrivait, il mettait : «Courage, notre cher Frère; encouragez-vous les uns les autres à la sainte perfection. Ô que Dieu a peu de vrais et de fidèles serviteurs! Tendez à la pureté vers Dieu.» Je finirai de même cette lettre. Encourageons-nous les uns les autres pour cet effet. N’ayons rien de réservé et soyons dans une pleine et entière communication de nos dispositions et des grâces que Dieu nous fera, avec simplicité et sans réflexion. Et puis quel moyen de prendre conseil les uns des autres sans cela? […]

      1. Janvier1647 L 1, 37 J’ai été dans des oublis de Dieu si grands qu’ils vous étonneraient très fort. — Ma très chère sœur, il y a si longtemps que je désire vous écrire deux mots…4

Ma très chère sœur5, il y a si longtemps que je désire vous écrire deux mots que je m’y veux contraindre, mon mal m’en ayant empêché et ma fièvre ne me permettant aucun travail. Vos chères lettres m’ont été rendues ce matin et m’ont beaucoup consolé. J’adorais peu auparavant l’Essence divine et les infinies perfections de Dieu. Je commence à sortir de mon état où j’ai été plus de cinq semaines. Mon corps qui se corrompait appesantissait mon âme ou plutôt l’anéantissait, car elle semblait être réduite au néant et à une entière impuissance de connaître et d’aimer Dieu, dont elle n’avait, ce semble, aucun souvenir, sinon que je me souvenais de ne m’en souvenir pas. Et me voyant dans un état d’incapacité, je demeurais sans autre vue que de mon néant et de la profondeur de la misère et de l’impuissance d’une âme que Dieu délaisse et qu’Il laisse à elle-même. Ce seul sentiment occupait mon âme, et mon néant m’était, ce me semble, connu plus par une certaine expérience que par une abondance de lumière.ii Jusques à ce que Dieu mette l’âme en cet état elle ne connaît pas bien son infirmité, elle découvre mille fausses opinions et estimes qu’elle avait d’elle-même, de ses lumières, de ses sentiments, de ses faveurs. Elle voit qu’elle y avait un appui secret et n’aperçoit cela que quand tout lui est ôté, et que rien ne retourne comme auparavant. Ce qui s’est passé en moi sont des effets d’une maladie naturelle qui néanmoins m’ont réduit au néant et beaucoup humilié. J’ai été dans des oublis de Dieu si grands qu’ils vous étonneraient très fort. Et vous ne croiriez pas qu’une âme qui connaît Dieu et qui a reçu tant de témoignages sensibles de son Amour entrât dans une si grande et si longue privation d’Amour actuel, par pure infidélité et faute de réveiller par quelque petit effort son assoupissement. Quelle différence de ma dernière maladie à la présente. Mon âme était dans celle-là toute enflammée, lumineuse, vigoureuse, supérieure à son corps. L’on entrevoit son néant et son infirmité dans l’oraison, mais les lumières d’icelles et les douceurs empêchent qu’on ne la voie comme il faut. Dieu la fait sentir quelquefois et toucher comme palpablement par l’accablement qui arrive à l’âme. Il ne régnait en moi que des sentiments d’impatience. Par la grâce de Dieu, je n’y consentais pas toujours, mais je n’étais plein que de cela6.

15 février 1647 L 2, 35 Soyez donc comme une petite boule de cire entre ses mains, et soyez contente de ses divines dispositions.

[…] Sans doute, ma très chère sœur, que ce me serait grande consolation que vous fussiez ici, afin que nous puissions parler de ce que nous avions ouï dire à notre bon Père [Chrysostome] et nous entretenir de ses saintes Maximes, en la pratique desquelles l’âme se nourrit et se perfectionne! Mais il faut vouloir ce que Dieu veut, et quoi que vous soyez très éloignée de moi, vous ne laisserez pas d’être toujours ma très chère sœur, puisque Dieu nous a si étroitement unis, que de nous faire enfants d’un même Père7, et d’un si accompli en toutes sortes de vertus. Savez-vous bien que son seul souvenir remet mon âme dans la présence de Dieu, quand elle est dissipée, et anime mon courage à puissamment travailler à la bonne vertu?iii J’avoue que tant plus j’examine les actions que je lui ai vu faire, ses pensées, et ses desseins, je n’y vois rien que de très dégagé du monde, et de l’esprit humain rien que de très pur, et conforme à l’Esprit de Jésus-Christ, qui sans doute le possédait. Mais, ma très chère sœur, n’aurons-nous jamais son portrait? Que j’ai grand désir de le voir!

Or pour vous dire deux mots de mes misères, elles sont très grandes, et je vous supplie de bien prier Notre Seigneur pour moi. Que je ne me relâche point dans l’infirmité, qui est un état dangereux à une âme faible, et qui n’est pas tout à fait habituée dans la vertu. J’ai connu clairement mon néant dans ma dernière maladie. J’ai vu mon peu de vertu et la profondeur de ma faiblesse. Je ne vous saurais dire comme j’étais disposé. Mais mon esprit était aussi accablé que mon corps, et presque dans une insensibilité et oubli de Dieu. Je ne sentais plus cette vigueur que mon âme avait dans mes autres maladies8.iv Les lumières, vues, et sentiments m’ayant quitté, et tout m’étant ôté, sans le pouvoir recouvrer, j’étais délaissé à moi-même, et je n’avais d’autre sentiment que celui de mon néant et de mon infirmité. Dans cet état je touchai du doigt ma misère extrême, et ne pouvant dire autre parole, sinon, «redactus sum ad nihilum 9», j’ai été réduit au néant. Je savais bien que je ne l’ai pas été par une voie extraordinaire, mais par un effet de la maladie, dont la Providence s’est servie pour me donner une connaissance de moi-même, toute autre que je n’avais jamais eue. Il me semble que je ne m’étais point connu jusqu’ici, et que j’avais des opinions de moi plus grandes qu’il ne fallait; que je m’appuyais secrètement sur les vues et sentiments que Dieu me donnait. Mais tout m’ayant été ôté, et étant demeuré plus de cinq semaines dans une totale impuissance, j’ai été bien désabusé, et ne puis à présent faire autre chose que de rester abîmée dans mon néant, et dans une profonde défiance de moi-même. […]v

      1. 12 Septembre 1647 M 3,25 En présence de Dieu tout s’évanouit comme un songe.

Ce rayon de lumière divine cause encore une grande surprise dans l’âme touchant l’aveuglement des hommes qui ne pensent à rien moins qu’à Dieu. Je ne m’étonne point qu’une âme qui pense avec application à l’éternité de Dieu, ne s’aperçoive pas du temps qu’elle est en l’oraison ; non plus que quand la grandeur de Dieu ou ses autres perfections l’occupent, les choses qui se passent ici-bas, ne lui semblent que des songes, et toutes les créatures que des néants10. Bref, une âme fortement mue de Dieu ne pense rien voir que Lui, en la présence duquel tout s’évanouit comme un songe, et disparaît.

      1. 12 Septembre 1647 M 3,49 Dialogue de l’âme avec le Bien Aimé.

[…] Que ce commerce est réel et admirable! L’âme n’emprunte point de paroles tirées des images, et des fantômes des créatures pour parler à l’Époux; mais elle parle par les infusions qu’elle reçoit de Lui immédiatement11.vi.vii

      1. 28 Septembre 1647 M 2,26 L’abandon à la Providence.

L’abandon à la Providence n’empêche pas que l’on se donne ordre aux affaires, et qu’on n’épargne ses peines pour éviter les dangers et les pertes quand il le faut. Mais ce doit être comme cette digne Mère de Chantal. Car si quelque malheur arrivait contre sa volonté humaine, elle s’arrêtait si absolument sur l’ordonnance et la conduite de Dieu, qu’elle y abîmait sa pensée. Pratiquant cette leçon de ne regarder jamais les causes secondes en ce qui arrive, mais uniquement cette première et universelle, qui dans les accidents qui traversent notre vie, dispose de tout souverainement12.viii

      1. 20 Janvier 1648 M 2 147 Dieu veut avoir quelquefois des bouches inutiles dans sa maison.

Dieu veut voir quelquefois des bouches inutiles dans sa maison, et des personnes qui ne servent de rien, si ce n’est à faire voir ses bontés et ses magnificences, comme il arrive chez des grands seigneurs qui souffrent assez souvent des personnes manger leur bien, seulement pour faire voir qu’ils sont riches et puissants. Je me réjouis de donner sujet à Dieu de faire voir ses bontés en moi qui suis inutile en sa maison, et je ne doute point qu’il n’y ait dans le ciel beaucoup d’âmes qui n’auront rendu à Dieu que fort peu de service sur la terre, et qu’il fera vivre éternellement dans la maison de sa gloire par pure bonté, et charité. […]

      1. 1648 L 2,1 Quand l’on ne veut que Dieu et son bon plaisir, l’on se sent paisible et content en tous les états. — Je n’ai pu vous écrire plus tôt les deux mots qui suivent…

[…] Dieu ne vous manquera pas, pauvre créature. Qu’est-ce que vous gagnerez de vous tenir tant dans vous-même? Quittez-vous vous-même13 le plus tôt que vous pourrez, et après avoir essuyé quelques craintes et peines qui vous viendront sur cet abandon parfait, vous marcherez dans les voies de Dieu d’un autre air que vous ne faisiez, et vous trouverez bientôt la région de paix. […]ix

      1. Mars 1649 M 3,26 La pure oraison cause la perte de l’âme en Dieu.

La pure oraison cause la perte de l’âme en Dieu où elle s’abîme comme dans un océan de grandeur, avec une foi nue et dégagée des sens et des créatures14. Jusques à ce que l’âme en soit arrivée là, elle n’est point en Dieu parfaitement, mais en quelque chose créée qui la peut conduire à ce bienheureux centre. C’est pourquoi il faut qu’elle se laisse conduire peu à peu aux attraits de la grâce, pour ainsi s’élever à une nudité totale par sa fidélité. Durant qu’elle demeurera dans ses propres opérations, quoique bonnes et utiles en certain temps, voire même nécessaires, lorsque l’on n’est pas capable de plus hautes pratiques, elle ne parviendra jamais à cet état de la pure union avec Dieu, qui se fait d’une manière qui ne tombe point sous les sens15.x

      1. Mars 1649 M 3,28 L’âme devient un même esprit avec Lui.

L’âme ainsi perdue est tout abandonnée entre les mains de Dieu qui fait en elle est par elle tout ce qui Lui plaît. Elle est dans une soumission continuelle au regard de son bon plaisir et n’opère qu’autant qu’elle est appliquée par l’opération divine. Cette perte la rend plus capable d’opérer hautement, que si elle était encore engagée dans la manière commune d’agir16. C’est donc par cette perte que l’âme se trouve bien établie en Dieu, et qu’elle y fait sa demeure; ou plutôt qu’elle devient un même esprit avec Lui.

      1. 20 Janvier 1650 M 3,31 La grande passivité de l’âme doit être de posséder Dieu en son fond par anéantissement.

La grande passivité de l’âme doit être de posséder Dieu en son fond par anéantissement, et non par aucune créature, puisque ce serait encore un milieu entre Dieu et l’âme qui empêcherait que son union ne fût pure et immédiate, à laquelle union l’âme de cet état est appelée.xi Et c’est ce qu’il veut d’elle, afin qu’elle soit contente de Lui seul, le possédant par anéantissement. Cet anéantissement ne s’opère que par une entière nudité de toutes choses, à laquelle l’âme n’étant point accoutumée, quand elle s’y trouve, elle croit n’avoir rien, et cependant elle a Dieu en vérité. Qu’elle sache donc que Dieu l’ayant une fois mise dans ce pur état d’anéantissement, elle n’a rien. Et si elle a tout, elle n’a rien, puisqu’elle est dans la privation de toutes les créatures. Et elle a tout, puisqu’elle a Dieu en esprit et vérité.

      1. Avril 1650 M 3,42 On ne connaît le goût de Dieu qu’en Dieu même.

Ici semble commencer la vraie transformation en Dieu, qui seule peut contenter une âme qui en a eu l’expérience. Parce que son goût devient si délicat et si spirituel, qu’elle ne peut plus goûter les créatures dans la lumière qu’elle reçoit de leur bassesse, qui lui semble infinie en comparaison du Souverain Bien. Il n’est pas possible d’entendre ceci que par l’expérience, et l’on ne connaît jamais le goût de Dieu qu’en Dieu même, et par sa divine prévenance17.xii xiiiDieu est goûté à la vérité dans les créatures, et par les créatures; mais ce n’est rien en comparaison de la manière essentielle dont je parle, et dont l’âme n’est capable que par la pure transformation.

      1. Mai 1650 M 3,75 L’union essentielle où l’âme jouit de Dieu.

À moins que d’en avoir eu l’expérience, il est impossible d’entendre en quelle manière l’âme au-dessus d’elle-même connaît Dieu sans le connaître, le goûte sans le goûter et le possède sans le posséder. Cela est si pur que l’esprit humain n’y peut atteindre; tout y est plein de ténèbres pour lui. Il faut bien concevoir que quand l’intelligence ou la pointe de l’âme est unie immédiatement à l’essence divine par la foi nue, c’est l’union essentielle où l’âme jouit de Dieu, le possède et y est abîmée d’une manière qui ne se peut expliquer, sinon par quelques effets qui en résultent18. Les autres portions de l’âme sont capables des effets de Dieu, mais non pas de Dieu qui ne peut faire son séjour qu’en cette pure intelligence.xiv


Mai 1650 M 3,76 Distinguer union essentielle et union accidentelle.

En l’union accidentelle l’âme reçoit beaucoup de communications en son esprit et en ses sens, qui découlent de l’essence divine participée en l’âme d’une manière ineffable. Mais souvent cela se fait dans la circonférence de l’esprit humain avec les activités ordinaires. Mais dans l’union et l’oraison essentielle, l’âme est tout à fait au-dessus de l’esprit humain, et Dieu ne lui communique qu’une connaissance inconcevable qui l’abîme et qui la perd en Dieu; la submergeant dans cet océan infini de grandeurs, où elle ne regarde et ne voit que Dieu seul principalement et uniquement; laissant néanmoins en toute passivité remplir son esprit et ses sens de tout ce que Dieu lui veut communiquer, autant et en la manière qu’ils en sont capables. Et c’est ce qu’on appelle béatitude essentielle de l’homme spirituel en cette vie19. xv

      1. 1651 L 2,54 — Dieu seul doit suffire à une âme morte et anéantie…

[…] Il me fait cette miséricorde qu’il me semble que je n’ai attache à aucune créature, et que je n’ai besoin d’elles pour ma conduite intérieure; aussi je n’en cherche pas une. Je reçois néanmoins avec humilité, quand la divine Providence le veut ainsi, les bons avis que l’on me donne quelquefois sans que je les cherche. Celui-là seul connaît la solitude admirable que l’âme a en son Dieu qui la rend indépendante de tout ce qui n’est point Lui.xvi Qui en a l’expérience, et cette expérience lui apporte tant de richesses et tant de biens qu’il ne le peut exprimer ni le veut aussi, puisque sa capacité étant toute pleine de Dieu, elle n’a de vue ni d’affection que pour Lui seul. Au commencement que nous parlions de la voie mystique, je ne pensais pas, ni ne concevais pas ce que Dieu y opère. […]

      1. 1652 M 2 171 — Si votre âme durant l’oraison est sans pensées et sans sentiments, ne vous en mettez point en peine…

Si votre âme durant l’oraison est sans pensées et sans sentiments, ne vous en mettez point en peine, demeurez en cet état de stupidité intérieure. Il est ce semble, sans pensées et sans sentiments; il n’est pas pourtant sans connaissance et sans amour, puisque la foi est la pure lumière qui vous illumine, et qui vous unit à Dieu. L’esprit humain qui est captivé et obscurci en cet état croit n’avoir rien, et cependant il a tout ce qu’il doit avoir, puisqu’il est en repos, en paix, et en union, quoique d’une manière insensible, et imperceptible20. […]xvii

      1. 1653 L 3,39 De la vie cachée avec Jésus Christ en Dieu. — J’ai reçu grande joie d’apprendre des nouvelles de votre santé…

[…] C’est un état de pauvreté qui contient toutes les richesses, parce que l’on y vit de Dieu en Dieu, et l’on s’y trouve tellement perdu, que l’on ne se retrouve jamais. Si vous saviez combien il est rare d’entrer dans la vérité et dans la réalité de cet état, vous ne vous étonneriez pas des souffrances qu’il faut porter afin d’y arriver. […]

      1. 1653 L 3,18 S’accoutumer à faire l’oraison avec la pure lumière de la foi. — Je vous dirai qu’il ne faut pas s’étonner des oppositions et contradictions…

[…] La foi est un rayon divin qui subsiste en sa pureté, au milieu des brouilleries et inquiétudes de nos sens, et qui nous tient unis à Dieu d’une manière spirituelle et non sensible, qui est plus véritable et réelle qu’elle n’est aperçue ou ressentie. Aussi qui veut habiter la région du pur esprit et quitter le procédé des sens, il faut s’accoutumer à faire l’oraison avec la pure lumière de la foi. Le rayon du soleil naturel demeure en sa pureté au milieu de la bouillie. […]

      1. 1653 L 3,40 Dans la voie passive de l’anéantissement. — Depuis que Dieu par sa miséricorde a introduit l’âme dans la voie passive de l’anéantissement…

M. Depuis que Dieu par sa miséricorde a introduit l’âme dans la voie passive de l’anéantissement, et qu’elle y demeure fidèle, tout ce qui se passe en elle, c’est son divin Esprit qui l’opère ou qui le permet21. xviiixixSoit qu’elle chemine dans les ténèbres ou dans la lumière, qu’elle ait des tentations ou des consolations […]

      1. 1653 L 3,51 Dieu est mon âme et mon âme est Dieu. — Pour le présent il me semble que Dieu est mon seul intérieur…

[…] Enfin je ne me puis mieux expliquer, sinon que Dieu est mon âme, ou mon âme est Dieu, pour ainsi parler, et ensuite ma vie et mon opération. […]xx

      1. 10 Février 1653 M 2 172 Cette sacrée obscurité est plus claire que la lumière même.

Quand l’âme est parvenue à un degré d’oraison où l’esprit humain se trouve perdu dans l’abîme obscur de la foi, elle y doit demeurer en assurance. Car cette sacrée obscurité est plus claire que la lumière même, et cette ignorance est plus savante que la science. Mais la mort de l’esprit humain est rare, et c’est une grâce que Dieu ne fait pas à tout le monde. Il faut passer par plusieurs angoisses, et souffrir plusieurs agonies […]

      1. 24 Avril 1653 L 3,29 Qui vit en Dieu seul, voit en Dieu ses amis. — Ces lignes sont pour vous réitérer les assurances de mes affections…

M22. Jésus Ressuscité soit notre unique vie. Ces lignes sont pour vous réitérer les assurances de mes affections, et que si je vous écris rarement, c’est que je ne crois pas que notre union ait besoin pour se conserver de tous ces témoignages de bienveillance. Il suffit que notre demeure soit continuellement en Dieu, et qu’anéantis à nous-mêmes nous ne vivions plus qu’en Dieu seul ; lequel ensuite est notre amour et notre union. Quiconque est arrivé à cet état voit en Dieu ses amis, les aime et les possède en Lui, et comme Dieu, il est partout, il les possède partout. Toutes les vicissitudes, et tous les témoignages d’affection que nous nous rendons par l’entremise des sens, sont bons pour ceux qui vivent dans les sens, ils ne peuvent s’en passer. Mais l’expérience fait connaître, que quiconque a trouvé Dieu en quittant les sens, il trouve tout en Lui. Et il est sans comparaison plus agréable d’en user de cette sorte, qu’autrement. C’est mal juger d’une personne de croire qu’elle oublie ses amis pour ne leur écrire point. Les âmes qui vivent en Dieu ont des intelligences si secrètes et une manière de se communiquer si admirable, que cela ne se comprend que par l’expérience. […]xxi

      1. 4 Mai 1653 L 2,13 — Monsieur de Renti était mon intime ami.

Mon Révérend Père, Monsieur de Renti23 était mon intime ami. J’avais avec lui des liaisons très étroites, ce qui me met dans la confusion d’avoir si peu profité en sa compagnie. Quand il mourut, je ne pus jamais en avoir aucun sentiment de tristesse; au contraire mon âme en fût toute parfumée d’une bonne odeur que je ne puis dire, et remplie d’une joie même sensible, avec une assurance certaine de sa béatitude. Quoi qu’il soit mort, je me sens encore plus uni à lui que jamais, et me semble avoir autant de familiarité avec lui. Si j’étais assez fidèle à demeurer perdu en Dieu, je l’y trouverais encore mieux. […]xxii

      1. Juillet 1653 L 3,22 Il y a différents états dans la voie mystique. — Je viens de recevoir vos dernières. Pour réponse…

[…] C’est un des principaux avantages de cette voie, que l’on y acquiert les vertus sans réflexion et sans peine. Hors de cette oraison, l’on travaille beaucoup et l’on gagne peu. […]

      1. 26 Août 1653 L 2,52 Dieu seul, Lui-même, doit être l’âme de votre âme. — Vos dernières me font connaître plus clairement que jamais votre grande vocation au parfait anéantissement…

[…] Dieu seul, Lui-même, doit être l’âme de votre âme, et la vie de votre vie, et ensuite la source de tous vos mouvements intérieurs et extérieurs. Vous expérimenterez avec le temps que votre intérieur fera plus, étant abîmé en Dieu. La lumière divine l’anéantissant ou transformant en Dieu. […] Le P. N. a l’esprit rempli de plusieurs beaux meubles pour y loger Dieu. Il faut qu’il en jette une bonne partie par la fenêtre.xxiii C’est-à-dire que s’il lui restait quelques affections, il les doit anéantir. Le cabinet de Dieu doit être tout nu. Aucune créature ne le doit parer. Il fait que N. aille peu à peu au dénuement. Je laisse à votre prudence de lui dire ce que je vous mande, ou non.

      1. 7 Septembre 1653 L 2,27 Quand Dieu devient l’âme de notre âme. — Touchant la déclaration que vous me faites de votre oraison, ma lumière est petite…

[…]L’on reçoit une liberté si parfaite que l’on vaque à l’extérieur sans contrainte, et sans extraversion. L’on ne craint pas même l’épanchement au-dehors à parler pour secourir le prochain, quand l’établissement du fond est solide […] xxiv

L’on m’a dit depuis peu qu’un bon Père Jésuite assista à la mort de Madame de Chantal. Et comme cette âme était toute perdue en Dieu, et ensuite dans un profond silence intérieur et extérieur, ce bon Père crût qu’il fallait savoir son état pour l’aider en ce passage si important. Et lui demandant : «ma Mère, où estes vous à présent?» — «Je suis, répondit-elle, où j’étais il y a quinze ans.» — «Et où étiez-vous?» — «J’étais dans la perte en Dieu.» […]

      1. 1654 L 3,34 Le secret de la parfaite union avec Dieu. — Pour répondre à votre dernière, je vous dirai dans ma simplicité et liberté ordinaire…

M. Jésus soit notre unique et seul appui. Pour répondre à votre dernière, je vous dirai dans ma simplicité et liberté ordinaire, qu’il est vrai qu’il semble que j’ai été d’intelligence avec Dieu pour ne vous donner aucune consolation, puisqu’en effet je ne vous ai pas écrit depuis plusieurs mois; ne sachant pas comme cela est arrivé, car j’en avais et l’intention et l’affection. Je ne vous crois pas encore assez établi dans la voie de Dieu, pour vous priver de tout secours et de tout appui. C’est pourquoi je ne l’ai pas fait exprès; mais je pense que Dieu l’a ainsi permis pour vous faire avancer à grands pas dans la pure oraison qui consiste à posséder Dieu dans un parfait anéantissement. […] Je suis bien aise que vous goûtiez l’oraison sans la goûter, puisque vous êtes résolu de la continuer, non seulement jusqu’à Pâque, mais d’ici à six ans. Donnez-moi de vos nouvelles à Pâque, et je vous dirai mon avis pour la continuation de votre oraison. Car il faut suivre l’ordre de Dieu qui doit être notre unique prétention. Je ne doute point que votre tristesse et vos soupirs ne procèdent de l’aversion que vous avez contre les tentations qui vous importunent. C’est une excellente ignorance que de ne se regarder point soi-même. […]

      1. 29 Mars 1654 L’esprit de notre petit Ermitage. — J’ai reçu vos dernières qui m’ont donné grande consolation…

[…] Il est si facile de sortir du néant pour être quelque chose, que la plus grande miséricorde que Dieu fasse à une âme en la terre, c’est de la mettre dans le néant, de l’y faire vivre et mourir. Dans ce néant Dieu se cache, et quiconque demeure dans ce bienheureux néant, trouve Dieu et se transforme en Lui ! Mais ce néant ne consiste pas seulement à avoir aucune attache aux choses du monde, mais à être hors de soi-même; c’est à dire, hors de son propre esprit et sa propre vie.xxv C’est Dieu seul qui fait ce grand coup de grâce, et c’est de sa pure miséricorde que nous devons attendre cet heureux état dont les grandeurs et les biens immuables ne se connaîtront que dans l’éternité. Si les âmes avaient un peu de lumière, toutes leurs prétentions ne seraient qu’à être réduites à ce néant divin. […]

      1. 30 Mars 1654 L 3,4 N’avoir rien, c’est avoir tout. — Ce mot est pour vous assurer, que je me sens aussi uni à vous à Caen comme à Rouen…

[…] Ce mot est pour vous assurer, que je me sens aussi uni à vous à Caen comme à Rouen, et que notre union s’établit et s’affermit dans le fond de l’âme, aussi bien de loin que de près. […]

N’avoir rien, c’est avoir tout; et ne savoir rien, même que l’on soit devant Dieu, est une manière de présence de Dieu très sainte et très utile.xxvi À mesure que N. se détachera du monde et de soi-même, Dieu s’approchera de son âme. Il faut qu’elle demeure en sa sainte présence le plus doucement et simplement qu’elle pourra, afin de recevoir des grâces qui l’obligeront de plus en plus à être à Dieu. Quand on a une bonne volonté et qu’on ôte les empêchements que l’on reconnaît et qui étaient volontaires, il ne faut pas amuser son âme à faire des réflexions sur ses misères et ses pauvretés, mais plutôt l’occuper de la vue de Dieu, de Jésus-Christ, ou de quelqu’un de ses mystères, et se contenter souvent d’être en sa sainte présence. Quoique dans une obscurité et grande distraction l’âme est souvent aveugle et ne voit pas Dieu. Mais il lui doit suffire que Dieu la voit et qu’Il la regarde dans le dessein qu’elle a d’être toute à Lui.

      1. 19 Avril 1654 L 2,51 Il faut mourir auparavant que de vivre d’une nouvelle vie.­­ — Puisque Notre Seigneur vous a fait la grâce d’attirer votre âme à Lui par le moyen de la foi pure et nue…

[…] Je vous puis assurer que votre état est bon. Ne craignez rien; continuez avec fidélité à perdre votre âme en Dieu. C’est cette heureuse perte que vous ne concevez pas facilement. Je m’aperçois pourtant que vous l’expérimentez. Vivez donc toute perdue en Dieu, et faites ainsi toutes vos actions, sans vouloir exprimer dans votre intérieur des dispositions plus particulières ni des actes plus spécifiés. Si votre esprit humain a de la peine à goûter ce procédé, il ne faut pas être surprise, puisque cela ne lui est pas naturel, mais au-dessus de lui. Quant aux imperfections, que vous me mandez être en grand nombre, je vous prie de ne point faire beaucoup de réflexions volontaires dessus, pour les regarder, ni pour en délivrer votre âme; tenez-vous perdue, et unie à Dieu; il les anéantira toutes quand il lui plaira; le trop grand soin de notre pureté intérieure est souvent une impureté devant Dieu. Le divin Soleil éclairera vos ténèbres, et échauffera vos froideurs par ses divins rayons. N’apportez point seulement d’empêchement à sa divine lumière, et vous verrez que tout ira bien.

      1. 13 Mai 1654 L 3,6 Il n’y a qu’à Le laisser faire. — Je viens de recevoir vos dernières, et je sens mouvement d’y répondre tout présentement…

[…] Mais cet ouvrage est souvent si caché et inconnu, même aux personnes spirituelles, qu’en vérité elles font beaucoup souffrir, ne pouvant concevoir que ce soit une œuvre de Dieu, de ne pouvoir ni penser, ni rien dire de distinct et d’aperçu24 xxvii. Les âmes qui sont en silence parlent suffisamment à ceux qui ont l’expérience des voies de Dieu25. Elles remarquent dans la mort la vie et dans le néant Dieu caché qui prend plaisir de les posséder d’une manière admirable, quoi que secrète et intime. Ma lumière est petite; néanmoins je ne craindrai pas à vous dire que vous ayez à demeurer en repos, et à être totalement passive aux opérations de Dieu. Si vous ne connaissez pas, soyez paisible dans votre ignorance, et vivez sans réflexions volontaires. Soyez attentive sans attention sensible et trop aperçue à vous laisser imprimer aux impressions divines. Il semble qu’il est fort aisé de conseiller une âme que Dieu conduit lui-même. Or il n’y a qu’à Le laisser faire. […]

      1. 19 Octobre 1654 L 3,60 Que l’Esprit de Dieu fasse son ouvrage à sa mode. — Vous m’obligez d’écrire quelque chose sur les dispositions de la bonne Mère B.…

[…] l’âme n’est pas au point de la perfection, qu’elle n’ait outrepassé tout ce qui n’est point Dieu pour arriver à Dieu même, et y vivre dans une nudité parfaite d’être, de vie et d’opération26.xxviii xxix[…]

      1. 20 Octobre 1654 L 2,25 Un abrégé de la voie mystique.

Dans toute cette élévation, l’âme expérimente qu’il faut qu’elle soit dénuée toujours d’affection des grâces sensibles, des lumières, et des sentiments […] Tout le secours que l’on peut rendre aux âmes qui sont déjà gratifiées de la grâce d’oraison est de leur donner de temps en temps quelques petits avis, pour les aider à ne point s’arrêter à ce qui n’est point Dieu. […]xxx

L’oraison passive est divisée en deux. La première qui est active et passive toute ensemble, c’est à dire où tantôt l’âme agit, et tantôt laisse opérer Dieu en elle. La deuxième est celle qui est passive, et qui ne peut souffrir aucune activité, ayant pour tout appui l’attrait passif de Dieu qui commence à la conduire, ou plutôt à la porter vers Dieu, son Principe et sa dernière Fin. En cet état il faut laisser opérer Dieu, et recevoir tous les effets de sa sainte opération, par un tacite consentement dans le fond de l’âme. L’âme donc qui a expérience de cette conduite passive, se laisse tirer à l’opération divine. Le procédé que tient cette divine opération, c’est d’élever l’âme peu à peu des sens à l’esprit, et de l’esprit à Dieu, qui réside dans le fond.

Dans toute cette élévation, l’âme expérimente qu’il faut qu’elle soit dénuée toujours d’affection des grâces sensibles, des lumières, et des sentiments; et souvent Dieu, par un trait de sa Sagesse, la dépouille effectivement par des impuissances, des ténèbres, des stupidités, insensibilités que l’on doit souffrir et porter passivement, sans jamais rien faire pour en sortir. Dans ces souffrances, l’âme étant purifiée, est rendue capable d’un plus haut degré d’oraison. Son esprit étant rempli de dons de grâce et de lumières toutes spirituelles et intellectuelles, elle possède une paix admirable. Mais il faut qu’elle soit encore dépouillée de toutes ces faveurs27. xxxi xxxii

Pour cet effet Dieu augmente ses peines intérieures, et permet qu’il lui arrive des doutes et des incertitudes de son état, avec des obscurités en son esprit, si épaisses qu’elle ne voit et ne connaît plus rien. Elle ne goûte plus Dieu, étant suspendue entre le ciel et la terre. Cet état est une suspension intérieure, dans laquelle l’âme ne peut goûter rien de créé ni d’incréé. Elle est comme étouffée, et il ne faut pas qu’elle fasse rien pour se délivrer de ce bienheureux tourment, qui lui donne enfin la mort mystique et spirituelle, pour commencer une vie toute nouvelle en Dieu seul. Vie que l’on appelle d’anéantissement. La force du divin rayon l’ayant tirée hors d’elle-même et de tout le créé, pour la faire demeurer en Dieu seul. Cette demeure et cet établissement en Dieu est son oraison qui n’est pas dans la lumière ni dans les sentiments, mais dans les ténèbres insensibles, ou dans les sacrées obscurités de la foi, où Dieu habite. La fidélité consiste à vivre de cette vie si cachée en Dieu, et si inconnue aux sens, et porter en cet état toutes les peines et souffrances intérieures et extérieures qui peuvent arriver, sans chercher autre appui ni consolation que d’être en Dieu seul. La mort mystique est non seulement continuée, mais augmentée en cet état, et la vie divine prend accroissement28.

Les susdites ténèbres de la foi commencent à s’éclaircir, à découvrir à l’âme ce que Dieu est en soi, et tout ce qui est en Dieu29. C’est comme la première clarté que le soleil jette sur l’horizon, auparavant même le lever de l’aurore. xxxiii xxxiv Cette lumière est générale, tranquille, sereine, mais qui ne manifeste encore rien de distinct en Dieu, sinon après quelque temps passé. En suite de quoi on découvre Notre Seigneur Jésus-Christ dans l’abîme de la divinité, d’une manière admirable30; Le voyant comme dans la glace d’un miroir31, l’on voit quelque belle image qui est dans la chambre. Cette vision de Notre Seigneur Jésus-Christ ne se peut exprimer, et les sens ne la peuvent comprendre qu’avec des images sensibles. L’expérience fait goûter que ce n’est point l’image de Jésus-Christ, mais Jésus-Christ même. Autrefois elle a reçu des notions de Jésus-Christ dans ses puissances pleines de faveurs et de clartés. Mais elle connaît bien que ce n’est pas cela dont elle jouit. Pour lors, Jésus-Christ commence à être la vie de son âme et le principe de tous les mouvements et opérations. […]

Ce qui embarrasse les âmes, c’est qu’elles s’imaginent n’avoir rien s’il n’est sensible et aperçu. […]

      1. 5 novembre 1654 L 1,46 Mon fond, c’est la seule lumière de la Foi. — Je connais un certain état d’anéantissement de la créature…

M. Je connais un certain état d’anéantissement de la créature, si parfait que si l’âme y pouvait arriver, elle vivrait, ce me semble, dans une grande pureté puisqu’elle vivrait hors d’elle-même et en quelque façon, ne serait plus elle-même ni n’opérerait plus elle-même, mais elle agirait en Dieu par Dieu même. Cette lumière me pénètre si fort que je ne puis prétendre à un autre état et je sens mon cœur si fortement touché d’y aspirer que je ne puis l’empêcher d’y tendre. Mais comme cet ouvrage est un pur effet de la miséricorde de Dieu, je demande le secours de vos saintes prières et de toutes les bonnes âmes que vous connaissez. Je sais bien que l’état dont je parle est un grand don de Dieu et qu’il ne se communique qu’après une longue fidélité. Tout cela ne me décourage point, sentant que mon âme y aspire et qu’on lui en donne le mouvement. Tous les ouvrages extérieurs et les emplois mêmes pour le salut des âmes, ne me semblent pas suffisants pour sanctifier parfaitement une personne si cet état d’anéantissement ne survient. Il est vrai que le travail dans de pareils emplois souvent presse Notre Seigneur de le donner. C’est un état passif qui met l’âme tout à fait entre les mains de Dieu pour en disposer selon sa sainte volonté, et en l’intérieur et en l’extérieur. Le Père N. est pour demeurer estropié en France si son mal de pied continue, au lieu d’aller en Canada souffrir le martyre. Et cependant, comme il est dans l’état d’anéantissement, tout cela lui est indifférent pourvu qu’il soit tout à Dieu, à la mode de Dieu et non à la sienne. On est longtemps à connaître que la perfection est au-dedans, non au dehors de l’âme, qu’elle consiste à n’être plus du tout propriétaire de sa volonté, de son jugement et de tout ce qui n’est point Dieu. Je me suis toujours conduit pour N. avec assez de réserve sans m’y appuyer totalement ce me semble. Ce n’est pas que je ne crois qu’il n’est pas trompé, mais je sais bien aussi qu’il ne faut pas publier indiscrètement ses sentiments sur ce sujet. Il y a de l’obscurité dans cette vie et l’on ne connaît rien avec évidence. Mon fond, c’est la seule lumière de la Foi. C’est elle que je veux suivre, et tout le reste me paraît douteux32. xxxv

      1. 11 Novembre 1654 L 3,41 Dieu est et vit, et cela me suffit. — Quand vraiment et réellement Jésus Christ est notre vie…

[…] Toutes ces expériences particulières qu’elle a eues autrefois, sont perdues et abîmées dans une unité si pure et si nue, qu’elle ne goûte rien en particulier33. xxxvi xxxvii Mais tout ce qui est Dieu est son fond, non pas éclairé, mais dans une obscurité divine; laquelle lui cachant tout, lui donne néanmoins tout d’une manière qu’elle ne peut dire. La faim que Jésus Christ fût sa vie et son tout, est cessée. Il ne lui reste qu’un abîme qui attire de plus en plus une plus grande plénitude de l’abîme de la divinité. Je m’exprime comme je puis, car il faut chercher des termes pour dire quelque chose de la réalité de cet état, qui est au-dessus de toutes pensées et conceptions. Et pour dire en un mot, je vis sans vie, je suis sans être. Dieu est, et vit, et cela me suffit. Je n’ai plus tant d’effets de grâces dans mes puissances qu’à l’ordinaire, ni mes puissances ne goûtent plus rien qui sorte du fond. Il est, ce me semble, infiniment éloigné d’elles à présent.xxxviii

C’est par le fond seul que je goûte le fond, et toute la divinité me paraît anéantir tout moi-même, sans rien distinguer, si c’est Jésus-Christ ou la sainte Trinité, ou la divine essence. Cette unité divine est à présent mon fond, mais si caché et si perdu, que je ne trouve plus rien, sinon que je me perde moi-même; et ensuite, je reçois mouvement pour agir et souffrir selon l’ordre de la Providence. Voilà bien des paroles pour ne rien exprimer de ce que je veux dire. Priez Notre Seigneur Jésus Christ de mettre en moi ce qu’Il lui plaira.

      1. 17 Mars 1655 L 3,24 On s’imagine qu’être en quiétude, c’est ne rien faire. — C’est une grande misère de ne point connaître qu’il ne faut pas toujours chercher Notre Seigneur…

[…] force d’oraison34. […]

3 Janvier 1656 L 3,13 Perte de l’âme en Dieu, la comparaison d’une rivière — Ma très chère Sœur, Jésus Christ soit notre unique vie. Je viens de recevoir vos dernières qui me consolent beaucoup…

3 janv 56 quand elle en approche, la mer par un flux vient comme au-devant d’elle pour la solliciter de se hâter de se perdre.

Ma très chère Sœur35, Jésus Christ soit notre unique vie. Je viens de recevoir vos dernières qui me consolent beaucoup, apprenant de vos chères nouvelles. O que Notre Seigneur vous fait de miséricordes de vous donner un désir continuel de vous perdre et vous abîmer en Lui! c’est le seul ouvrage de sa main, car Lui seul nous retire de tout le créé et de tous les moyens humains, pour nous unir à Lui d’une manière inexplicable, mais néanmoins véritable et réelle36. […]

Pour cet effet nous prendrons la comparaison d’une rivière, par exemple la Seine. Laquelle va continuellement pour se perdre en la mer, mais quand elle en approche, la mer par un flux vient comme au-devant d’elle pour la solliciter de se hâter de se perdre. Et puis quand elle est arrivée à la mer, alors on peut dire qu’elle est véritablement perdue, et qu’elle n’est plus puisque la mer seulement paraît37. xxxix xl[…]

      1. 13 Août 1656 M 2 173 Il blesse d’une manière que Lui seul peut guérir. — Mon oraison a bien changé. Ce n’est plus qu’un exil ou un bannissement de Dieu…

Mon oraison a bien changé. Ce n’est plus qu’un exil ou un bannissement de Dieu; et non pas comme à l’ordinaire une union avec Lui. L’état de lumière et d’amour s’est évanoui, ce n’est pas pourtant ce qui m’afflige38. Car quand Il revient quelquefois Il ne me satisfait pas, puisque le fond de mon âme ressent une inclination vers Dieu qui ne peut être contentée que de Dieu même. Mais comme mes imperfections et mes infidélités ne me permettent pas de m’en approcher, je demeure dans des tristesses et dans une désolation que je ne puis exprimer. […]

      1. 10 Octobre 1656 L 3,47 En même temps, sa présence et son absence. — Votre dernière lettre m’a donné beaucoup de consolation et d’instruction…

M. […] Je me sens bien éloigné d’expérimenter les choses que Notre Seigneur vous communique. Mais un degré inférieur ne laisse pas de goûter un supérieur par je ne sais quelle union qui ne le peut exprimer. Je reconnais que votre chère âme est sans doute pénétrée de la lumière éternelle. J’espère qu’elle le sera encore davantage et d’une manière plus essentielle. Plus une âme se va perdant et abîmant, plus elle est transformée en Dieu. Et comme cette perte ne se fait que peu à peu, il faut aussi avec patience et longanimité attendre de la pure miséricorde de Dieu votre abîmement parfait et consommé.

Pour moi je suis toujours dans la même connaissance, que j’ai un fond de corruption infiniment opposé à Dieu. Ce qui fait, comme je vous ai témoigné par mes dernières, ma grande croix et un sujet de souffrances qui ne se peut déclarer. Cette divine présence réelle me cause une absence et un éloignement de Dieu découvrant mes impuretés, me semblant que je n’ai jamais été plus éloigné de Dieu que lorsque je l’ai expérimenté plus proche. En un même moment je goûte sa présence et son absence, et je connais qu’il n’y a point de remède à mon mal, sinon que cette divine présence aille consumant peu à peu mes imperfections comme le soleil quand il se lève dissipe les ténèbres de la nuit39.xli xliiQuand on est arrivé au-dessus de tout moyen, notre avancement dépend de la pure communication de Dieu qui la fait comme il lui plaît.

      1. 20 Novembre 1656 L 3, 36 Que nous soyons un jour tous fondu en Jésus. — Ma très chère Sœur, Jésus soit notre mort, notre vie, notre néant et notre tout…

Ma très chère Sœur, Jésus soit notre mort, notre vie, notre néant et notre tout. Nous avons vu avec consolation le changement intérieur qu’il a plu à Notre Seigneur vous donner. C’est sans doute une faveur spéciale, sur laquelle il lui faut rendre actions de grâces extraordinaires. C’est un don précieux et qui vaut mieux que tout ce que votre âme a reçu jusques à présent. Enfin c’est Dieu lui-même qui se donne dans le fond de votre âme en vérité et réalité, d’une manière qui ne se peut exprimer, bien que vous en ayez l’expérience. C’est cette expérience qui doit être maintenant votre oraison et votre union avec Dieu40. […]

Vous concevez bien que cette divine union ne se fait plus comme auparavant que votre état fut changé. Car elle se faisait par le moyen des lumières, des ferveurs de grâces et de dons que vos puissances recevaient de la bonté de Dieu, et dans cette jouissance vous Lui étiez unie. Et s’il arrivait que Notre Seigneur vous mît dans la privation, dans les obscurités, stérilités et les peines intérieures, votre union pour lors se faisait par la pure souffrance et dans un état pénible. À présent Notre Seigneur vous a élevée au-dessus de toutes ces dispositions créées, lesquelles quoi que très bonnes et saintes, sont néanmoins finies et limitées. Et ainsi ne peuvent donner qu’une participation bornée et petite, en comparaison de celle que l’on expérimente dans la perte de soi-même en Dieu41.xliii xliv

C’est cette heureuse perte qui nous tire de nous-mêmes et jetant notre propre être et notre vie dans l’abîme infini, le transforme en Dieu et le rend tout divin, lui donnant une vie et une opération toute déifiée42. Nous avons des joies très grandes de vous savoir arrivée à cet état. Vous voyez le chemin qui a précédé, combien il est long et difficile, et combien une âme est obligée de rendre grâces à Notre Seigneur, de lui découvrir le sentier du néant dans lequel en se perdant soi-même l’on trouve Dieu. Jouissez à la bonne heure du bonheur que vous possédez.

Mais sachez que vous n’êtes encore qu’au commencement de la vie anéantie, et que la porte vous vient seulement d’être ouverte. Y étant une fois entrée, ne tournez plus en arrière43. Mais persévérez pour vous laisser confirmer à ce feu divin qui ne cessera jamais de vous anéantir, si vous ne vous retirez point de sa divine opération. La comparaison d’un feu consumant exprime très bien le degré où vous êtes. C’est le propre de Dieu de réduire non seulement sa créature à la petitesse, de la brûler jusques à la rendre cendre et poussière. Mais même il la réduit au néant44.

Il est réservé uniquement à sa toute puissance aussi bien de perdre les âmes dans le néant mystique, que de les tirer du néant naturel par la création. C’est ici où commence la théologie mystique cachée aux sages et aux prudents, et révélée aux petits. Pour tout conseil nous vous disons que vous vous mêliez le moins que vous pourrez de votre anéantissement, puisque les efforts de la créature ne peuvent aller jusque-là. Il faut qu’ils succombent et que Dieu seul opère d’une manière ineffable. Il y a seulement dans le fond intérieur un consentement secret et tacite. Que Dieu fasse de la créature ce qu’il lui plaira45. Vous goûterez bientôt ce que c’est que le repos du centre, et comme on jouit de Dieu en Dieu même. […]xlv

      1. 16 Janvier 1657 L 2,31 Les trois degrés pour monter au sommet de la montagne. — Je vous suis infiniment obligé de l’honneur de votre souvenir dans votre chère solitude…

[…] Le grand secret donc de la vie spirituelle est de mourir à soi-même. Cette mort se doit rencontrer dans toutes nos actions, prétentions et désirs. Autrement notre fond propre, qui est tout plein de corruption, ne permettra pas que nous puissions rien produire avec pureté d’amour46.

      1. 23 Janvier 1657 L 3,15 De l’anéantissement mystique. — Pour ce qui vous regarde, nous n’avons rien à dire, sinon que nous remarquons que l’esprit de Jésus-Christ veut anéantir le vôtre pour se mettre en sa place…

23 janvier 57 rentrez dans votre fond, ou plutôt dans Dieu même. Cela est très vrai et tout réel et non imaginaire… Les fleurs d’un arbre s’épanouissent fort facilement et promptement, mais le fruit n’est produit qu’avec le temps.

M. Pour ce qui vous regarde, nous n’avons rien à dire, sinon que nous remarquons que l’esprit de Jésus-Christ veut anéantir le vôtre pour se mettre en sa place, et devenir la vie de votre vie et le principe de tous vos mouvements tant intérieurs qu’extérieurs. C’est la plus grande grâce que l’on puisse recevoir en la terre, et c’est où vous devez tendre, consentant volontiers de tout perdre pour posséder cet heureux trésor. Cela ne se fait que par une expérience, par laquelle on goûte que le fond de notre âme est plein de Dieu. Dans lequel on trouve sa vie, son centre et son repos, et hors duquel il n’y a pour l’âme qu’inquiétude, douleur, et misère.

Vous avez raison de dire que tout votre bonheur est de rentrer dans votre fond, ou plutôt dans Dieu même. Cela est très vrai et tout réel et non imaginaire. […]

D’où vient aussi que vous ne vous mettez plus en peine d’être assurée de votre état? Votre seul appui est Dieu, et il n’est pas difficile de comprendre comme les créatures ne servent pas beaucoup, lorsqu’il plaît à Dieu de se donner Lui-même et de nous aider d’une manière essentielle. […]

Les fleurs d’un arbre s’épanouissent fort facilement et promptement, mais le fruit n’est produit qu’avec le temps. Ceci vous doit servir de précaution, pour ne pas croire que vous soyez dans toute l’étendue de l’anéantissement que vous voyez et goûtez, puisque la formation réelle de Jésus-Christ ne se fait que dans la réelle souffrance, la réelle abjection, et la vraie mort de soi-même. Vous concevrez mieux cette vérité que nous-mêmes. Elle est d’importance dans la voie mystique, dans laquelle on s’abuserait aisément si nous ne savions que la seule mort donne la vie, le néant, le tout, et la nuit obscure de toutes sortes de privations de créature, la Lumière éternelle qui est Jésus-Christ. Vous êtes heureuse d’avoir vocation à cette grande grâce, prenez courage.

      1. 9 Avril 1657 L 3,35 Tournez votre âme du côté de la confiance en Dieu. — J’ai fait réflexion sur ce que vous me mandez dans votre dernière…

[…] Vous penchez toujours un peu du côté du scrupule et de la timidité. Tournez votre âme du côté de la confiance en Dieu et d’une sainte assurance et espérance, qu’il ne vous rebutera pas pour vos misères et pauvretés47. Et ne manquez pas de le prier souvent qu’il accomplisse en vous sa sainte volonté48.

      1. 9 Avril 1657 L 2, 24 C’est Dieu seul qui fait cet ouvrage. — Je vous demande pardon, si nous avons été si longtemps à vous répondre…

[…] Prenez néanmoins courage, car je ne doute point que Notre Seigneur ne vous appelle à la mort mystique dans laquelle l’on possède Dieu hors de soi-même. Pour lors l’âme est ravie en Dieu par une extase admirable, qui ne se ressent point dans les sens, ni dans les puissances, mais qui s’opère seulement dans le pur fond de l’âme. Et c’est en quoi consiste la vie mystique ou divine : quand Jésus-Christ vit en nous et que nous ne vivons plus, qu’il opère en nous et que nous n’opérons plus qu’en lui. Pour arriver à cette mort dont je parle, il faut traverser des voies et des passages pénibles et difficiles, où l’esprit meurt peu à peu, sans qu’il contribue lui-même à se faire mourir49. C’est Dieu seul qui fait cet ouvrage. Nous ne devons point y ajouter ni diminuer. […]

      1. 26 Août 1657 L 2,23 Souffrir en patience passive. — Ma très chère Sœur,

[…] C’est la seule chose que je vous recommande : de souffrir en patience passive toutes les pointes des douleurs des épines intérieures dont votre âme est remplie. Je suis bien aise que vous ayez horreur de vous-même. Vous verriez encore bien plus le fond de votre corruption si la lumière était plus grande. Ne croyez néanmoins pas être sans amour secret ni caché, quoique vous n’en ayez aucun effet savoureux ni sensible. Prenez donc courage, et ne craignez pas votre intérieur; il est comme il doit être. Dieu le changera quand Il lui plaira.

      1. 30 Août 1657 L 3,16 C’est la dernière lecture qu’il faut quitter, que celle de l’Écriture sainte. — Je ne manquerai pas durant votre retraite…

Jésus soit notre tout pour jamais. Je ne manquerai pas durant votre retraite d’avoir un soin très particulier de vous devant Notre Seigneur, afin qu’il achève en vous ce qu’il a si bien commencé. Dans votre solitude tenez votre âme dans le repos que Dieu lui communique, sans l’interrompre pour faire quelque lecture que ce soit, ou des prières vocales que lorsque vous en aurez facilité. Dans ce divin repos votre âme reçoit une union spéciale et secrète avec Dieu, et en cette union consiste principalement votre oraison. Dans l’état d’activité, on cherche Dieu par des considérations, des affections, et des résolutions.

Dans celui de passivité on a trouvé et goûté Dieu, et on demeure en repos avec Lui, recevant en cette disposition tout ce qui est donné à notre âme, soit lumières ou ténèbres, goût ou dégoût, recueillement ou distractions. Ces choses sont dans les dehors de l’âme, et la quiétude, le calme et la paix sont dans le fond. C’est pourquoi cette diversité et variété qui se rencontrent dans les sens n’incommodent pas la paix qui est dans l’intime de notre âme. […]xlvi

      1. 20 Septembre 1657 L 3,17 Une vue simple et amoureuse doit nourrir votre âme. — J’ai reçu et lu avec joie et consolation votre belle et excellente lettre…

[…] Une vue simple et amoureuse doit nourrir votre âme50. Et quand même elle serait toute spirituelle et que vos sens ne l’apercevront pas, il ne faut laisser de vous en servir. Car désormais, il ne faut plus changer de procédé intérieur, quelques sécheresses, ténèbres, ou étouffement intérieur qui vous arrivent. Nous supposons, comme je le crois, véritable, que Dieu vous cherche pour se communiquer à vous d’une manière pure et spirituelle […]

La passivité dont je vous parle n’empêchera pas que vous n’agissiez intérieurement, et extérieurement quand ce sera l’ordre de Dieu. Car l’âme passive n’est pas comme un tronc d’arbre qui n’a nulle action, ni opération. Mais les vues, les mouvements, et les sentiments qu’elle a, c’est Dieu qui les opère en elle et par elle d’une façon qu’on ne peut comprendre, à moins que de l’expérimenter. Laissez donc pour l’ordinaire votre âme sans beaucoup agir, et croyez que Dieu agira en elle. Je dis croyez, car souvent il vous paraîtra le contraire dans les grandes agitations d’esprit, les troubles et les impuissances que vous aurez quelquefois par intervalle. Demeurez ferme et constant, et Dieu ne laissera pas de faire ce qu’Il prétend en vous. Je vous supplie de ne me pas oublier en vos saintes prières. Votre humilité à m’écrire de votre oraison vous disposera à ce que Notre Seigneur lui-même vous éclaire. Car pour moi je ne suis que ténèbres et que corruption. Je refuserais nettement mes amis de correspondre à leurs désirs si je faisais tant soit peu de réflexion sur ce que je suis. Souvenez-vous bien que les sécheresses, tristesses, ennuis, impuissances, et oppressions intérieures, étouffent les opérations sensibles de notre âme, mais non pas celles de Dieu. Et c’est assez à une âme passive51.

      1. 20 Septembre 1657 M 1,87 (1.10.4) La fidélité d’une âme consiste à recevoir la mort que toutes ces choses lui donnent, et à ne point agir autrement. — Les ténèbres, les sécheresses et les étouffements intérieurs…



20 sept 57 Les ténèbres, les sécheresses et les étouffements intérieurs que l’on expérimente quelquefois, de sorte qu’il semble que l’on soit tombé dans un abîme, ne nous doivent pas étonner, puisque ce sont des effets de Dieu résidant au fond de l’âme

Les ténèbres, les sécheresses et les étouffements intérieurs que l’on expérimente quelquefois, de sorte qu’il semble que l’on soit tombé dans un abîme, ne nous doivent pas étonner, puisque ce sont des effets de Dieu résidant au fond de l’âme, qui la veut purifier et la rendre capable de ses divines communications […]

      1. 29 Septembre 1657 M 1,90 (1.10.7) Mourir au désir de ne pas mourir assez tôt.

[…] Que mon esprit meurt, à la bonne heure! Mais s’il ne meurt pas si tôt que je le désire, il faut avoir patience et mourir encore au désir de ne mourir pas assez tôt. |...]

      1. 6 Octobre 1657 L 2,30 Dans l’oraison, il ne faut jamais quitter Jésus Christ. — Touchant la difficulté qui est venue à la personne dont il est question lisant Sainte Thérèse…

M. Touchant la difficulté qui est venue à la personne dont il est question lisant sainte Thérèse52, pour l’image de Jésus-Christ. Je vous dirai en peu de mots qu’elle doit garder en son oraison la conduite passive qu’on lui a conseillée. Il faut donc qu’elle se tienne passive dans son état de repos. Que si l’image de Jésus-Christ lui est donnée, qu’elle ne la quitte point. Si elle lui est ôtée, qu’elle ne la cherche point. Mais qu’elle conserve toujours une intention de ne se séparer jamais de la sainte présence de Jésus-Christ, laquelle lui est communiquée d’une manière cachée et imperceptible dans l’oraison de repos, quoiqu’elle n’en ait pas la pensée dans l’esprit. C’est une présence de grâce qui suffit pour dire qu’en effet il ne faut jamais quitter Jésus Christ. Et une âme ferait très mal sous prétexte de dénuement, de faire dessein d’une abstraction qui la séparât de l’humanité sainte de Jésus-Christ. Si cette personne ne peut pas encore comprendre ce que j’ai dit, qu’elle ne s’en mette pas en peine et qu’elle ne craigne pas d’avoir un repos dans lequel l’image de Jésus-Christ ne paraisse point.

      1. 13 Octobre 1657 L 3,54 Sur l’anéantissement et la déification. — Il y a bien de la différence entre la lumière de l’anéantissement, et la réalité…

[…] Plus Dieu qui est la Lumière éternelle croît, plus nous connaissons que nous sommes éloignés d’être anéantis et déifiés. Cet état n’arrive à l’âme que peu à peu, et après une infinité de morts et d’angoisses réellement expérimentées, et non en lumière seulement. Comme votre degré est supérieur au mien, vous entendez mieux que moi ce que je veux dire. Et je ne puis rien dire sur votre état présent, sinon que je reconnais pour certains que la Lumière éternelle commence Elle-même à pénétrer votre intérieur. Et cette pénétration continuant, Elle la perdra en Dieu et la déifiera peu à peu53. C’est pourquoi il ne faut s’étonner s’il reste en nous un grand fond de créatures et d’orgueil à détruire. Quand nous vous verrons, nous vous dirons nos pensées plus facilement.

      1. 28 Octobre 1657 M 2 167 — Si Dieu vous appelle par grâce à la pure passivité dans l’oraison…

Si Dieu vous appelle par grâce à la pure passivité dans l’oraison, ne la quittez pas, parce qu’elle donne lieu à l’opération secrète de Dieu, qui va anéantissant d’une manière inconcevable les affections et les attaches de toutes créatures en nous, et nous fait aussi mourir à nous-mêmes54. Dites souvent : «Que mon âme meure de la mort des justes55». Dieu tout seul opère cette sainte mort qui est si précieuse devant ses yeux56, et ne l’opère que dans l’état passif, sans quasi que nous puissions apercevoir aucune opération de notre part. Vous direz peut-être que votre intérieur est plein de distractions et de ténèbres : à la bonne heure ! Cet abîme de misères et de pauvreté n’empêche pas que Dieu n’agisse secrètement et imperceptiblement, pour jeter votre âme et toutes ses opérations propres dans le néant. Ne vous imaginez donc pas qu’il ne se passe rien en elle. Mais demeurez seulement paisible et tranquille, et l’ouvrage de Dieu se fera. Et ce bienheureux néant d’opération vous approchera de Dieu et vous Le fera goûter. Si votre esprit humain naturellement raisonnant et pénétrant trouve à redire à ce procédé intérieur, dites-lui qu’il n’y entend rien et que cet état est élevé au-dessus de sa capacité. Que s’il demeure aveugle, il verra les merveilles de Dieu par les lumières de la foi pure qui seule découvre la manière d’opérer de Dieu en l’âme dans l’état passif57. xlvii xlviii

      1. 29 Septembre 1658 L 3,10 Il doit suffire de laisser brûler ce Feu intérieur. — La personne dont il est question doit s’abandonner à Dieu, qui a un soin particulier d’elle dans l’oraison…

[…] Il sera bon qu’elle continue ses emplois ordinaires de charité et d’obligation, les faisant en esprit d’abandon à l’ordre de Dieu. Mais aussi avec une inclination continuelle à chercher uniquement Dieu pour se perdre, et se reposer uniquement en Lui notre centre, et notre béatitude58. […]

J’oubliais à dire que le Feu dont j’ai parlé, brûle l’âme sourdement et sans y produire aucune lumière distincte dans les puissances, mais seulement un repos et un calme. C’est assez pour être en union avec Dieu, en quoi consiste la vraie oraison.

      1. 12 Décembre 1658 L 3,20 Un pauvre chétif homme qui tend à l’anéantissement est capable de tout. — Je ne vous puis exprimer la joie que nous avons tous récemment d’apprendre par vos chères lettres votre Sacre…

Monseigneur59, […] Ne quittez jamais (permettez-moi de vous parler de la sorte) cette manière d’agir en esprit de mort et d’anéantissement, quelque effort que vous fassent les prudents et les sages, lesquels ne s’y peuvent ajuster. Ils veulent toujours agir appuyés sur leur lumière et les âmes anéanties perdent la leur pour demeurer abîmées en Dieu, qui seul doit être leur lumière et leur tout. Dans le grand emploi que Notre Seigneur met sur vos épaules, et dans toute la conduite de votre vie, ne vous comportez jamais autrement60. […]xlix

Vous expérimenterez des secours extraordinaires de Dieu, lequel s’Il ne fait pas réussir ce que vous prétendez pour les affaires extérieures de sa gloire61, Il avancera celles de votre intérieur, vous jetant dans une plus grande perte de vous-même et un plus profond abîmement en Lui. […]

      1. 16 Décembre 1658 L 3,38 C’est un grand don d’entrer dans le néant, plus grand d’y habiter, et très grand d’y être consommé. — Je reçois votre dernière et y réponds en peu de mots…

M. Jésus soit notre unique tout pour le temps et l’éternité. Je reçois votre dernière et y réponds en peu de mots. La grande et longue expression de votre intérieur présent, et la petite qui est à la fin de votre lettre, ne disent qu’une même chose. Il est vrai que c’est un grand don d’entrer dans le néant, plus grand d’y habiter, et très grand d’y être consommélli; c’est ce que notre bonne sœur N62. voulait dire par le don et l’augmentation du don. Votre état intérieur présent n’est qu’une continuation, et augmentation du don qui vous a été fait d’expérimenter que votre âme tombe dans le néant; et que tout ce qu’elle fait opère ou souffre, petit ou grand, extérieur ou intérieur, lui est essentiel, à proportion du degré du néant, où elle habite63. Je ne m’étonne point que la moindre action que vous faites vous vient de Dieu, et donne à votre âme une constitution qui ne se peut exprimer, sinon quand on l’expérimente. Dire quelque chose d’indifférent au prochain, qu’on est obligé de lui dire par l’ordre de la Providence est aussi bien de Dieu, que de traiter avec Dieu de la conversion de son âme. C’est un secret du néant qui est ineffable et qui augmente de la déification, sans quasi en avoir la vue ni le goût. En tout ce que l’on fait, dit, et opère par l’ordre de Dieu, augmente l’anéantissement sans penser même au néant64. Je ne doute point que Notre Seigneur ne vous continue ses miséricordes, et ne vous fasse entendre beaucoup mieux que je ne le pourrais faire, quelle doit être votre conduite touchant votre intérieur. Lui seul parle au cœur et l’instruit d’une manière adorable65. Il faut aussi L’écouter et demeurer abandonné à ses divins mouvements et saintes persuasions.

      1. 21 Décembre 1658 L 2,33 Votre oraison s’augmentera peu à peu avec la fidélité de la faire tous les jours. — Je suis fort obligé à Monsieur votre frère de m’avoir procuré l’honneur de votre connaissance…

Monsieur66, Je suis fort obligé à Monsieur votre frère de m’avoir procuré l’honneur de votre connaissance, vous assurant que j’ai reçu beaucoup de joie de vos lettres, qui m’apprennent les grâces et les miséricordes que Notre Seigneur vous a faites, et vous fait encore à présent. Il ne faut pas que rien du monde vous empêche d’y être très fidèle, et vous ne devez pas faire difficulté de tout quitter pour vous mettre en état d’obéir aux inspirations divines qui vous appellent avec tant d’amour et de bonté à la Religion. Quand il ne serait pas question de penser à votre salut, lequel vous ne pouvez pas faire dans le monde à cause de la corruption et des péchés qui s’y commettent, l’amour que Notre Seigneur vous témoigne mérite bien que vous correspondiez à ses divins attraits, et que vous le suiviez en quittant père, mère, frère, et sœur, amis et toute la fortune mondaine. Quel honneur Notre Seigneur vous fait, mon cher Monsieur, de vous choisir parmi un million de jeunes hommes qui mènent une vie déréglée, pour vous appliquer à son service particulier et vous mettre au nombre de ses bons amis et serviteurs! Quand vous auriez à quitter une couronne, il ne faudrait pas délibérer. Puisque servir Dieu c’est régner67, et que d’être objet en la Maison de Dieu vaut mieux que d’habiter aux palais des gens du monde. Vous avez trop tardé; il faut exécuter promptement le dessein généreux que Notre Seigneur met dans votre âme, et suivre pour ce sujet le conseil de votre sage directeur qui comprend fort bien la volonté de Dieu sur vous. C’est de lui que vous devez apprendre le temps et la manière de votre retraite. Votre oraison s’augmentera peu à peu avec la fidélité de la faire tous les jours. Votre directeur qui est sur les lieux, vous fera changer d’oraison quand il le jugera à propos. Mais au nom de Dieu, mon cher Monsieur, ne tardez plus à quitter le monde. Prenez extrêmement garde à la Religion ou la retraite que vous choisirez et prenez du temps pour y penser. Vous seriez bien avec Monsieur votre frère à Paris. C’est une maison pleine de bons serviteurs de Dieu et de grande bénédiction68.

      1. 22 décembre 1658 L 1,49 Moins vous ferez, plus vous ferez de bien à vos novices. — Sa divine Providence vous ayant placé au lieu où vous êtes…

[…] L’anéantissement étant une source inépuisable de lumières et de discernements pour conseiller ceux qui veulent aller à la perfection69. […] Il faut distribuer la lumière de mort et d’anéantissement aux âmes selon leur portée et leur état […]lii liii

      1. 4 janvier 1659 L 2,17 Toute votre oraison, dans le délaissement intérieur où vous êtes, est de n’en avoir point. — Je n’ai pas manqué de bien considérer…

[…] Je ne vous parle point de l’oraison dans laquelle vous devez vous entretenir, puisque toute votre oraison, dans le délaissement intérieur où vous êtes, est de n’en avoir point. C’est néanmoins la plus parfaite de toutes les oraisons que de porter et de sentir la pesanteur de la croix que Dieu met sur nos épaules. C’est la réelle et véritable oraison. L’abandon et la perte s’y trouvent sans que l’on se l’imagine. Cette extrême pauvreté intérieure nous remplit de Dieu, à la vérité d’une manière insensible et imperceptible à notre esprit humain. Trois ou quatre moments d’une telle oraison valent mieux qu’un jour entier de l’oraison qui ne se fait qu’en pensée et en sentiments amoureux70.

      1. 24 Janvier 1659 L 3,19 Prenez garde à ne pas vouloir être si fort abandonné que vous vouliez tomber dans l’oisiveté. — Je vous confesse que je suis mortifié d’être obligé de vous aider, ayant moi-même beaucoup besoin de secours…

[…] L’abandon ne consiste pas à ne rien faire dans l’intérieur, à n’avoir ni pensées, ni affections, ni sentiments71; mais à les recevoir plutôt de Dieu que de les exciter avec nos industries par effort d’esprit.liv lvC’est une chose dont il faut se défaire peu à peu pour se laisser entre les mains de Dieu, qui gouvernera notre intérieur comme il Lui plaira72; soit qu’il y arrive des lumières ou de l’obscurité, de la facilité ou de la peine. […] Le temps où votre âme sera plus embarrassée, ce sera quand la lumière de la foi l’éclairera en obscurité. Ne vous dégoûtez pas de telles ténèbres; elles purgeront votre esprit et le rendront capable des
communications divines73. Ceux qui commencent croient ne rien faire quand ils tombent dans cet état d’obscurité, et l’expriment aux autres comme ils le croient. Et c’est ici la source de toutes les contradictions et persécutions que l’on fait aux mystiques. Prenez-y garde et nous écrivez de temps en temps s’il fait jour ou s’il fait nuit dans votre âme, s’il y fait chaud ou froid, si vous vous reposez ou si vous agissez.

      1. 26 Janvier 1659 L 3,8 L’âme agit plus dans la simplicité que dans la multiplicité. — Monsieur, Jésus soit votre lumière. C’est à Lui à vous éclairer dans vos petits doutes touchant votre oraison…

[…] Que si le regard et cette vue s’éclipse, ce qui arrive très souvent au commencement, rappelez ce simple souvenir, non par voie de méditation, mais par un simple souvenir de la même vérité74. Vous n’aurez pas continué longtemps cette façon d’agir avec fidélité et pureté de cœur, que vous en sentirez du profit et de la facilité. Je dis pureté de cœur, car quand nous faisons oraison la moitié de la journée, nous n’avançons qu’à proportion que nous n’irons aux moindres affections des créatures, même celles qui paraissent les plus légitimes, comme des parents et des amis, et aux desseins même de glorifier Dieu, auxquels Il ne nous appelle pas et où nous nous engageons souvent plus par notre volonté que par la sienne.

Si vous vous comportez de la sorte, ne craignez point l’oisiveté intérieure, car l’âme agit plus dans la simplicité que dans la multiplicité. Plus l’intérieur est pur et simple, plus il est agissant. C’est une erreur qui dans le commun des hommes de ne pas croire que cette vérité, et de remplir leur esprit d’une infinité de pensées qui les met en distraction plutôt qu’en recueillement; lequel doit être plus du côté de la volonté que du côté de l’entendement. Je veux dire que la volonté ayant fait mourir les affections répandues dans les créatures, elle produit un amour tout simple vers Dieu qui lui donne un recueillement amoureux et une union avec Lui, laquelle seule vaut mieux que la multiplicité des sentiments et affections qu’elle avait auparavant75. […]

      1. 10 Février 1659 L 1,53 Très souvent on imite Jésus-Christ qu’en apparence et en idée. — Il faut que vous disiez la même chose dans la persécution…

[…] Abandonnez-vous au soin et à la conduite de votre Père qui est aux Cieux. Il a plus de véritable amour pour vous que toutes les créatures ensemble n’en pourraient avoir. Tous les solitaires76 ont beaucoup de joie de vous voir réduit à la pauvreté. Ils vous feront part de tout ce que Dieu leur donnera puisque Monseigneur de Perrée77 et vous, êtes du nombre des solitaires. Mais votre bonheur est bien meilleur que le nôtre, puisque vous êtes destiné à une vie mourante et souffrante, et nous, à une vie contemplative qui est toute pleine de douceur78.

      1. 19 Février 1659 L 2,45 La différence entre l’abandon et l’oisiveté. — J’ai lu vos dernières du septième de ce mois avec attention, et j’ai remarqué la conduite particulière que Dieu tient…

[…] Ensuite Notre Seigneur vous conduit par les aridités, sécheresses et peines intérieures. Ne refusez pas la miséricorde qu’Il vous fait de vous traiter de la sorte, et de laisser votre âme abîmée dans des états si pénibles. C’est par là qu’il veut devenir le maître, et établir son Royaume. Tout autre moyen ne vous serait pas si avantageux, quoiqu’il fût plus agréable à vos sens et à votre esprit. Quand il serait en votre pouvoir de changer tant soit peu votre intérieur, vous ne le devriez pas faire. Les voies de Dieu sont au-dessus des pensées des hommes; lesquels se trompent souvent au choix des moyens qu’ils prennent pour Le servir. Je Le remercie de tout mon cœur de vous conduire de cette façon79. lvi lvii

Vous connaissez vous-même qu’elle vous humilie et abaisse votre orgueil. Demeurez-y donc abandonné ; et quand même vous n’auriez dans toutes vos oraisons, ni lumières, ni douceurs, et que vous en tiriez souvent de grands chagrins intérieurs et de pressantes peines d’esprit, il n’y a rien qui nous fasse tant mourir à nous-mêmes, que de souffrir en patience. L’on s’imagine que la seule contemplation ou oraison qui se fait avec facilité par les puissances de l’âme, avance beaucoup la mort de nous-mêmes. Je ne puis pas nier qu’elle n’y arrive. Mais l’impuissance des mêmes puissances, opprimée sous le fardeau des peines intérieures, y sert sans comparaison davantage. Et l’âme sans oraison qui lui paraisse ne laisse pas d’en avoir une très bonne qu’elle ne sent et ne goûte point.80

Vous voulez savoir la différence qu’il y a entre l’abandon et l’oisiveté. Elle est très grande. Et quand vous serez plus éclairé et plus expérimenté, vous la connaîtrez aisément. Mais la nuit obscure où vous êtes, vous ôte tout discernement81. L’oisiveté consiste à ne rien faire du tout, laissant son âme volontairement distraite et inutile, dans la croyance qu’elle ne peut rien faire. L’abandon empêche qu’on ne fasse rien par soi-même, mais soumet à l’âme faire tout ce que Dieu veut. […]

Le directoire ou la méthode que vous demandez pour l’abandon serait contraire à l’abandon même, qui n’a point d’autre manière que de se laisser entre les mains de Dieu pour faire de nous sa sainte volonté. Un directoire est pour nous marquer ce que nous devons faire et pratiquer; et la fidélité à l’abandon consiste à faire la conduite de Dieu uniquement et non pas la nôtre.lviii […]

      1. 16 Mars 1659 L 3,3 L’essentiel de la vie mystique. — Je vous suis infiniment obligé…

[…] Vous n’avez rien à craindre, mon très cher Frère. La grâce de mort et d’abandon que Notre Seigneur vous donne est précieuse. Ne vous en retirez jamais sous prétexte de ne rien faire et d’agir à l’extérieur sans aucun mouvement intérieur. Cette inaction dont vous me parlez dans vos lettres est une véritable action, mais que Dieu fait, plutôt que vous-même. Et laquelle étant toute spirituelle est cachée à vos sens qui n’agissent que d’une manière grossière et avec réflexion, croyant que l’âme n’opère pas lorsqu’elle opère plus parfaitement et plus purement. Vivez donc désormais, mon très cher Frère, sans scrupule de n’apercevoir point votre intérieur; n’y pensez seulement pas. Il vous suffit de savoir que Dieu le fasse en sa manière, et que par son union secrète et intime, Il devienne le principe de toutes vos actions extérieures et intérieures. Moins vous aurez soin de vous, plus Dieu vous gouvernera d’une manière spéciale.

Et vous devez estimer, sans comparaison, davantage un petit degré de mort et d’anéantissement intérieur, que toutes les actions extérieures les plus saintes et les plus éminentes qui ne découlent pas d’un fond mort et anéanti. Je suis assuré que vous êtes plus uni à Dieu avec cette constitution intérieure, que si vous convertissiez toute la Chine sans icelle. Il faut mesurer la grandeur de la sainteté par la grandeur de l’union que l’on a avec Dieu; laquelle se reconnaît par la profonde mort que l’on a de soi-même et des créatures. C’est ici l’essentiel de la vie mystique.lix […]

Et c’est un grand aveuglement de ce que les serviteurs de Dieu n’en font presque nul état, croyant que la vie mystique n’est que pour les solitaires. Vous savez bien mieux que moi, très cher Frère, cette importante vérité; Dieu vous l’enseignant par expérience, puisque vous êtes dans les affaires sans affaires, et que le grand tracas qui est dans l’ordre Dieu ne vous occupe point. Si l’on veut que vous soyez Docteur, soyez-le; il importe peu, pourvu que la mort et le néant soient de la partie. Laissez à la bonne heure disposer de vous, comme N. et vos amis voudront82. Exposez seulement vos désirs, et ne vous mettez pas en peine, si on les considère, ou non. Votre bonheur doit être de vous perdre en Dieu, et non pas de faire de grandes choses à l’extérieur.

      1. 29 Mars 1659 L 1, 60 Il faut reculer les affaires de Dieu pour vaquer à Dieu seul. — Pour répondre à votre dernière, je vous dirai que je trouve que Notre Seigneur vous continue ses miséricordes…

[…] Tout votre bonheur sera de faire sa sainte volonté; laquelle vous étant manifestée, doit ôter de votre esprit toute crainte et inquiétude83.

[…]Il faut reculer les affaires de Dieu pour vaquer à Dieu même, puisque c’est Lui seul qui nous donnera la grâce d’y pouvoir réussir, et de ne pas nous y chercher. lx[…]

      1. 2 Avril 1659 L 3,23. La non-oraison est la voie pour l’oraison mystique. «Monsieur, Jésus-Christ crucifié soit notre unique amour. Votre dernière m’a beaucoup consolé…»

[…] Monsieur N.84 aidera mieux que nul autre. Je le supplie de laisser votre âme dans une parfaite liberté, sans vouloir qu’elle s’applique à quelque chose en l’oraison, sinon quand Dieu le voudra. La non-oraison est la voie pour l’oraison mystique85 lxi. C’est une vérité qui trouble tous ceux qui marchent par un autre chemin, mais il faut que chacun suive sa grâce. Durant cette sainte semaine, et pendant les fêtes les plus grandes de l’année, vous devez demeurer dans la froideur et l’obscurité où Dieu vous laisse, sans vouloir vous exciter à des vues ou aux amours des mystères86. Vous les honorerez parfaitement, quand vous laisserez mourir votre âme dans l’état pénible où Dieu la met. En souffrant la continuation de votre mal de tête et les peines de votre intérieur, vous imiterez la Passion de Notre Seigneur, sans la méditer; et la plupart des chrétiens la méditent sans l’imiter. Ne vous étonnez pas de votre mal de tête, quand il y aurait du remède, vous ne le sentiriez pas sitôt87. Je connais de mes amis qui l’ont porté quatre et cinq années et qui en sont délivrés. Quand il vous resterai toute votre vie, il n’empêchera que vous ne fassiez oraison en la manière que Dieu veut de vous ; au contraire il y servira beaucoup. Car si vous aviez la tête saine et libre, vous ne pourriez pas vous empêcher d’agir et de faire des efforts en l’oraison. Dieu fait bien ce qu’il fait et avec une sagesse admirable. Pourvu que votre volonté puisse mourir à l’affection de toutes les créatures, et n’avoir de l’amour que pour l’unique plaisir de Dieu, votre oraison non seulement sera bonne, mais excellente88. […]

      1. 16 Avril 1659 L 2,32 L’humilité et l’abandon doucement exercé en sa Présence. — J’ai grande joie du bonheur que posséderez un jour en vous sacrifiant tout entier au salut des pauvres Chinois…

[…] Dans cet état de simple attention, votre âme sera sujette, aussi bien que dans la méditation, à des distractions, des obscurités, des dégoûts, et des incertitudes intérieures. Quand cela arrive, ayez patience d’une manière simple, sans crainte de consentir à ces choses89. L’humilité et l’abandon à Dieu doucement exercé en sa Présence, vaux mieux infiniment que toutes les productions d’actes contraires aux sentiments et tentations qu’on a dans la nature. On s’imagine qu’il les faut détruire et s’en défaire avec force, et je conseille le contraire. Quand vous l’aurez expérimenté, vous vous en trouverez bien.

Mais ce qui vous embarrassera souvent sera de ne savoir ce que vous faites : si vous avez de l’oraison, ou si vous n’en avez pas90; si vous consentez ou non aux distractions91; et si ce n’est point paresse que cette simple attention. L’on craint de n’y pas assez exercer les puissances de son âme. Laissez passer toutes ces pensées et ne changez pas votre manière intérieure, demeurant en patience le mieux que vous pourrez, en attendant que l’orage se passe, ne vous mettant pas en peine des divagations de votre imagination, qui ne fera que courir de tous côtés.

Ne faites point de violence pour la retirer, vous contentant de demeurer en humilité et douceur d’esprit, qui la ramènera peu à peu92. […]

      1. Maximes non datées

      2. M 3, 2 L’état passif n’est pas pour toutes les âmes qui tendent à la perfection.

L’oraison qui se fait avec foi simple93, sans raisonnements et méditations, est bonne. Elle est fondée dans les Pères, et peut être appuyée de quantité de passages. Mais c’est un don de Dieu particulier et une oraison extraordinaire dont l’on ne peut être capable qu’après s’être exercé longtemps dans la méditation et dans la mortification. Que si l’on y veut conduire les âmes d’une autre façon, il faut changer la manière que l’on tient pour la conduite des novices, et renverser l’ancienne et louable coutume de donner des sujets de méditation dans toutes les communautés religieuses. Cette oraison pratiquée par ceux qui n’en ont point le don particulier et extraordinaire, ne fait nul effet en eux et les laisse croupir dans beaucoup d’imperfections, comme la colère, le mépris de l’opinion des autres, l’arrêt à son propre jugement, et la promptitude trop grande à dire ses pensées94. Enfin chaque maître dans la vie spirituelle croit que sans y être appelé et appliqué de Dieu, c’est une source d’illusion, et d’orgueil, ou pour le moins un amusement, après quoi l’âme se dégoûte tout à fait de l’oraison, et retourne dans sont train ordinaire.

      1. M 3, 3 L’état passif consiste à supprimer notre activité propre, pour entrer dans l’activité de Dieu.

L’état passif ne consiste pas à n’avoir point de pensées, ni à ne point faire d’actes; mais seulement à supprimer notre activité propre, pour entrer dans l’activité de Dieu qui doit disposer de toute notre âme, et de toutes ses puissances; de sorte que si Dieu donne à l’âme en cet état le mouvement de produire quelque acte, il ne faut pas le rejeter activement, ni le supprimer.

      1. M 3, 4 L’état passif consiste à se laisser posséder par L’Esprit de Jésus-Christ.

Cet état consiste à se laisser posséder à l’Esprit de Jésus-Christ qui veut vivre Lui Seul et opérer en l’âme. Et lorsque l’âme sent les premiers attraits de cet heureux état, et qu’elle l’expérimente avec suavité, elle n’a rien à faire qu’à demeurer abandonnée à l’opération de Dieu en elle. Cet abandon passif se ressent mieux qu’il ne s’exprime. Jamais on ne le comprendra par la seule lecture et par l’expression, à moins que l’on ne soit prévenu par une lumière particulière qui se fait connaître95.

      1. M 3, 6 L’état de l’âme dans ce premier degré de vie parfaite demeure dénué et étouffé.

Les distractions, les tentations, les ténèbres, et les sécheresses de l’intérieur ne lui feront plus de peur, puisqu’elles serviront même à l’établir dans l’état passif. C’est ce qui oblige à les porter en paix et résignation. En ce commencement l’âme ne produit pas beaucoup d’actes. Les pensées de Dieu, de la Sainte Vierge, et des mystères même s’anéantissent, et l’intérieur demeure comme dénué et étouffé. Et cela est comme j’ai dit l’oraison de ce degré, laquelle il ne faut pas changer sous prétexte de mieux en faisant des actes propres, ou en cherchant de bonnes lumières et de saintes pensées, lorsqu’il n’en vient point de la part de Dieu96.

      1. M 3, 8 Le second degré de l’état passif est illuminatif.

Le second degré est illuminatif. C’est à dire que l’âme étant déjà accoutumée de vivre dans le dénuement de son propre esprit, et ayant fait une oraison fort obscure et même pénible, elle commence à avoir des goûts et des lumières qui la confirment dans son procédé intérieur, et qui lui font expérimenter le degré qu’elle ne voyait qu’en lumière et en spéculation. Elle reçoit pour lors des connaissances de Dieu et de ses perfections, des joies de Jésus-Christ et de ses mystères avec de grands sentiments. Elle a facilité de produire des actes intérieurs et extérieurs, et elle sent fort bien que cette production ne la fait point sortir de la passivité97. Pour lors la crainte et l’incertitude où elle était dans les premiers degrés, se changent en confiance et en assurance. L’âme en cet état entre dans une grande liberté pour se laisser mouvoir et appliquer à l’Esprit de Dieu.

      1. M 3, 9 En ce second degré de vie unitive, l’âme éprouve encore de grands délaissements.

L’âme en ce second degré de vie unitive éprouve encore de grands délaissements, ténèbres, sécheresses, et abandonnements de la partie sensible Et ne faisant plus fond sur ce qui se passe dans les sentiments, mais uniquement sur l’Esprit de Dieu qui la gouverne, elle demeure fidèle au milieu de toutes les diversités et changements sensibles; son abandon étant arrivé au point d’une parfaite indifférence et soumission à la volonté divine98.

      1. M 3, 10 Le dernier degré c’est l’unitif, où l’âme devient un même esprit avec Dieu.

Le dernier degré c’est l’unitif, où l’âme devient un même esprit avec Dieu. Cette heureuse union fait qu’elle ne retourne presque jamais à ses propres activités. Mais si elle agit, si elle souffre, si elle converse, si elle dit ses prières vocales, c’est Dieu qui fait principalement toutes ces choses en elle. Comme le fer qui est devenu comme du feu dans la fournaise perd sa noirceur et sa froideur naturelle pour se revêtir des qualités du même feu, ainsi ce degré d’union élève l’âme à un si haut état, qu’en vérité elle y est dépouillée du vieil homme, et revêtu du nouveau qui est Jésus-Christ ; lequel lui communique d’une manière admirable toutes ses inclinations, ses sentiments, et ses mouvements, étant comme la source de ses opérations.

      1. M 3, 11 Dans ce dernier degré de la vie unitive le temps d’oraison n’est pas réglé comme aux autres précédents.

Dans ce dernier degré de la vie unitive, le temps d’oraison n’est pas réglé comme aux autres précédents; savoir : de méditation ou de simplicité. Parce que l’âme agissant en ces deux degrés avec effort sensible99, elle pourrait, à moins que le temps de son oraison ne fût réglé, y intéresser la santé du corps; et ensuite rendre une personne indisposée et peut-être incapable des autres emplois que Dieu demanderait d’elle. Mais en ce troisième degré, Dieu agissant beaucoup plus que l’âme qui demeure passive, elle peut très facilement continuer son oraison et la faire plus longue que dans les premiers degrés, ou même continuelle, autant que les affaires de Dieu lui permettront100.







MONSIEUR DE BERNIÈRES CORRESPONDANCE À DIVERSES PERSONNES NON NOMMÉES DE 1631À 1646











Jean de Bernières de Louvigny, 1602-1659, sa correspondance, une école d’oraison contemplative



Tome I



1631 – 1646



Suivant l’ordre chronologique de la Correspondance

Citant des extraits du Chrétien Intérieur

et d’auteurs mystiques









Dom Éric de Reviers, o.s.b.





        Celui-là est humble, qui se cache en son propre néant et sait s'abandonner à Dieu.101





Avertissements

Titres, sigles, corps de caractères

Le début de chaque pièce, lettre complète ou extrait préservé comme maxime est précédé par un repérage par sigle, date102, un titre choisi pour être explicite ou d’un incipit de la lettre.

Sigles :

M : Maximes

M 1 : vie purgative, M 2 : vie illuminative, M 3 : vie unitive

Par exemple : « Janvier 1641 M 1, 27 (1.3.9) » = Maxime 27e de vie purgative (27 obtenu par sommation des références données pour les Maximes sous deux niveaux, ici § I, 5 +§2, 13 +§3, 9). Nous indiquons donc à la suite la séquence «(1.3.9)» qui permet de retrouver le texte dans une édition ancienne.

L : Lettre L1 : Lettre vie purgative L2 : Lettre vie illuminativ L3 : Lettre vie unitive

(…)

LMR : lettre de mère Mectilde à Roquelet (secrétaire de Bernières)

LMB : lettre de mère Mectilde à Bernières

LBM : lettre de Bernières à mère Mectilde

LMJ : lettre de mère Mectilde à Jourdaine de Bernières

Chr. Int. III, 5 : Chrétien Intérieur, livre III, chapitre 5.

Int. Chr. III, 5 : Intérieur Chrétien, livre III, chapitre 5.

Nous renvoyons pour ces deux derniers ouvrages à la récente édition : Jean de Bernières, Oeuvres mystiques I, L'intérieur chrétien suivi du Chrétien intérieur et des pensées, Sources mystiques, Éditions du Carmel, 2011

Nous avons utilisé deux corps de caractères, gras pour Bernières, maigre pour la correspondance passive qui provient de Mectilde. Cette dernière eut une vie longue de fondatrice dont on ne perçoit ici que son début mystique. Son plein épanouissement suivra une crise intérieure et la mort de Bernières. On appréciera mieux son accomplissement mystique dans un Florilège 103 livrant de préférence des textes nés après la mort de son directeur. Dans les notes de bas de page, les citations bibliques sont empruntées à la Bible de Jérusalem au format numérique.



Lettres et Maximes suivant l’ordre chronologique

[1631]

        Trois degrés d’oraison dans la voie mystique 104. 1631  M 2159

L’âme dans l’oraison de la voie mystique passe par différents états. Le premier est purement de discours. Le second est mêlé de discours et de recueillement; de sorte qu’en ce degré il ne faut pas quitter tout à fait le raisonnement et le discours. Mais au troisième qui est un recueillement continuel de sainte oisiveté et de repos, il faut quitter tout discours105. Les livres qui traitent de la théologie mystique parlent tantôt d’un degré, et tantôt de l’autre. Lorsque dans le premier vous avez quelque difficulté aux vérités que vous avez prises pour le sujet de votre oraison, agissez par la foi, et dites : «Mon Dieu, je n’ai pas assez d’esprit, ni assez de lumière pour pénétrer ces vérités; je les crois de tout mon cœur parce que vous les avez révélées. »106

        Lecture et méditation pour les commençants. 1631 M 2160

Quand vous rencontrerez des âmes désireuses de l’oraison, et qui n’en ont pas encore beaucoup d’usage, il ne faut point d’abord leur conseiller la simplicité ni le recueillement continuel. Mais il est à propos de les commencer par des bonnes lectures et par de petites méditations, lesquelles les disposeront à recevoir une plus grande grâce. Et si avec le temps elles continuent d’être attirées à la simplicité, on leur pourra conseiller. Mais sur toutes choses, il faut savoir qu’il n’y a que ceux qui ont l’expérience de l’oraison qui puissent donner de bons avis107.

        1631 M 2161 Dieu montre à l’âme le degré d’oraison où Il l’appelle.

Il arrive aux âmes que Dieu prend soin de conduire à la perfection du divin Amour, comme il arrive à ceux qui doivent faire un grand voyage. On les mène sur la pointe d’une haute montagne, pour leur faire voir le lieu où ils ont dessein d’aller108. Ainsi ces âmes voient premièrement leur néant, et après elles découvrent la divinité qui les transforme en Elle. C’est la terre qu’elles doivent quelque jour posséder, la terre de promission109 où elles arriveront après avoir marché dans le désert110.lxii C’est à dire, après avoir expérimenté plusieurs changements intérieurs, après avoir souffert la rigueur des anéantissements de l’esprit et du corps, et après avoir pratiqué les vertus dans les occasions que la divine Providence leur enverra, pendant qu’elles se consolent du bonheur que Dieu leur promet d’être quelque jour enivré dans les divins celliers de l’Époux111.

1631 M 2162 Se mettre en chemin.

Après que l’âme a découvert les miséricordes que Dieu lui veut faire, il faut qu’elle se mette en chemin d’y arriver.lxiii Et pour cet effet, qu’elle continue ses oraisons ordinaires et extraordinaires autant qu’elle pourra en avoir le loisir112, pour lesquelles l’on peut préparer quelque petit sujet, sans néanmoins s’y lier tellement, que si Notre Seigneur donne quelque autre chose, on le prenne comme le meilleur113.

        1631 M 2163 Quel est ce chemin pour y parvenir.

La règle qu’il faut garder en l’oraison de cet état est de recevoir avec une grande liberté et simplicité ce que Notre Seigneur donnelxiv. Que si sur le sujet préparé l’âme devient aride, au lieu d’en recevoir du secours, qu’elle reste en patience dans ce délaissement, le portant avec beaucoup de respect et paix intérieure, puisque par ce moyen Notre Seigneur l’anéantira. Si le sujet préparé lui aide, qu’elle reçoive le secours que Dieu lui envoie114. Il est nécessaire d’expérimenter plusieurs choses dans la voie de l’esprit, sans s’y trop avancer néanmoins, ni s’y trop retarder, mais aller de bonne foi où Dieu nous mène115. Et quand vous aurez fait le possible sans rien faire, demeurez dans votre rien, que Dieu bénira de quelque miséricorde considérable quand il lui plaira116.lxv

        1631 M 2164 Les actions extérieures ne sont pas un obstacle.

Quoi que les actions extérieures ne vous semblent pas de si bon goût que la solitude et l’oraison, j’espère que vous verrez bientôt que les occupations extérieures vous accommoderont autant que la solitude, quand elles seront dans l’ordre de Dieu, et que dans leur multitude vous aurez l’unité. Et que vous ne sentirez plus de division, ni de distinction. En attendant, il ne faut pas laisser de les faire, puisque c’est la volonté souveraine de Dieu qui les ordonne117.

[1632]

        10 0ctobre 1632 M 2,23 (2.5.8) Il faut se plaire et se réjouir dans l’état où nous nous trouvons.

En quelque posture que vous vous trouviez, Dieu vous y veut, et si vous savez bien prendre la chose, vous en tirerez du profit pour vous, et de la gloire pour Dieu. De là vient qu’il faut toujours être content selon la partie supérieure, quoique l’amour propre et la chair soient en tristesse et en trouble, et se résigner aux volontés toujours justes et équitables de Dieu bon, sage, et juste. Il faut se plaire et se réjouir dans l’état où nous nous trouvons pour les raisons susdites! Bien que selon notre jugement particulier, il nous semble que nous ferions mieux dans un autre, où assurément nous serions très mal118.

        10 0ctobre 1632 M 2,24 (2.5.9) L’âme est totalement indifférente pour ses états…

L’âme est totalement indifférente pour ses états, ne cherchant qu’à servir Dieu et à se sauver, agréant tout ce qui nous arrive, comme venant de la main de Dieu, et y reconnaissant clairement sa bonté, sa justice et sa sagesse119. De sorte qu’en cet état un homme qui se voit affligé en est bien aise, parce que Dieu comme Juste en est glorifié120. S’il est dans l’honneur et dans les saveurs du ciel et de la terre, il est bien aise par ce que Dieu glorifie sa bonté en donnant des grâces à celui qui ne mériterait que des supplices, et en l’un et l’autre état il admire la sagesse de Dieu qui fait tout pour le mieux121.

        18 Octobre 1632 M 2,1 (2.1.1) aimer et servir Dieu, et tout le reste n’est rien

Nous devons faire grand état et avoir une grande estime de la vie dévote122, c’est à dire, de la vie de ceux qui s’adonnent et qui se dédient totalement à Dieu. Par ce qu’il n’y a rien au monde de si excellent et de si relevé que de connaître, d’aimer et de servir Dieu, et que tout le reste n’est rien123. Le premier exercice de la vie dévote, c’est de bien servir Dieu124.

        10 Décembre 1632 M 1,26 (1.3.8) Dieu se comporte avec nous comme le soleil

L’indifférence à tout ce qui plaît à Dieu oblige le spirituel à livrer de grands combats à la sensualité125. Et souvent la nature n’y trouve pas son compte, car il y faut souvent boire le calice de la mortification qu’elle trouve amer126. Souvent il faut crucifier ses appétits et ses inclinations, bien qu’innocentes et légitimes. Car si l’on mange et si l’on boit, c’est parce que la nourriture sert à la conservation de la vie, et non parce qu’il y a du plaisir127. Et cela fait mourir peu à peu l’amour propre, purifie nos sens, et par ce moyen éclaire nos esprits128. Car pour l’ordinaire Dieu se comporte avec nous comme le soleil qui entre et qui nous éclaire par sa lumière, si nous ouvrons nos fenêtres et que nous ayons soin de nettoyer nos vitres129.

[1634]

        27 Décembre 1634 M 2122 Pour vivre chrétiennement il faut vivre comme Jésus

Pour vivre chrétiennement il faut vivre comme Jésus, c’est à dire, avec ses vues et ses sentiments130. Jésus voyait les desseins de Dieu son Père, et s’y conformait sans s’arrêter aux desseins des hommes, ni aux causes naturelles. Il voyait pour exemple que le dessein de son Père était qu’il naquit pauvre, et ce au travers des desseins de César Auguste qui le fit aller en Bethléem par son édit131. Et quoi que dans le dessein d’Hérode, des Juifs et des pharisiens, il ne parût rien à l’extérieur, que de la jalousie, de l’ambition et de la rage, Jésus voyait pourtant au travers de tout cela les desseins de Dieu son Père sur Lui132. Et Il les adorait et s’y abandonnait avec attention, avec respect, et avec amour. Ceux qui nous plaignent et qui nous estiment fort misérables, n’ont pas cette vue et ne voient les choses que naturellement, et non avec la foi qui nous apprend qu’il n’y a point de mal en la cité que le Seigneur ne le fasse133. Et qu’une âme qui est fidèle reçoit tous les accidents et tous les maux que les hommes lui procurent, sans les considérer, ni les causes secondes, mais Dieu seul qui le veut ou qui le permet

[1635]

        10 Octobre 1635 M 2,22 (2.5.7) Conformité à son saint vouloir

Nul exercice ne nous mène à Dieu si saintement que celui de la conformité à son saint vouloir134. Cette conformité nous rend heureux et contents, car il vaut mieux faire la volonté de Dieu et être pauvre que de posséder tous les biens et faire la nôtre. Je dis même qu’en quelque manière cette conformité contient quelque chose de plus merveilleux que le paradis, à savoir : aimer Dieu dans les peines135; ce qui est plus que de l’aimer dans les joies. Aussi était-ce la viande ordinaire de Jésus Christ sur la terre136.

[1637]

        1637 M 2,16 (2.5.1) «Dieu le veut»

Le grand mot qui me rend si totalement affectionné aux pauvres et absolument dédié à leur service, et au secours de tous ceux qui peuvent avoir besoin de moi, c’est dire : «Dieu le veut»137.

        1637 M 2,17 (2.5.2) Faire tout ce que nous voulons parce que Dieu le veut.

L’un des plus grands secrets de la dévotion, c’est de n’avoir point d’autre vouloir ou non vouloir que celui de Dieu. C’est de faire les volontés de Dieu sans y rechercher nos intérêts138. C’est de faire tout ce que nous voulons parce que Dieu le veut, et qu’il nous fait connaître qu’Il le désire, sans avoir égard si ce que l’on désire de nous est plus ou moins parfait139. Car il faut rechercher la volonté de Dieu purement et simplement, et non pas l’excellence des choses que Dieu veut de nous.

        1637 M 2,18 (2.5.3) Dieu fait pour le mieux

Une âme a sujet d’être contente, quand elle contente Dieu, et qu’elle ne désire rien plus que ce qu’Il veut lui donner140. Il ne faut donc point s’attrister de n’être pas si habile homme, ou de ne pas faire de grandes choses comme font les autres pour le service de Dieu et du prochain141. Dieu assurément ne le désire pas de vous, puisqu’Il ne vous a pas donné les talents nécessaires. Pour cela le département qu’Il en fait aux hommes est fort inégal. Les uns en ont peu, les autres beaucoup. Il est pourtant très juste, car Dieu y fait pour le mieux. C’est-à-dire pour sa plus grande gloire, pour le salut et la plus grande perfection d’un chacun. L’on se trompe quand on dit en soi-même : «si j’étais plus docte et plus capable, il me semble que je ferais merveille». Vous ne feriez assurément rien qui vaille, et peut-être vous vous perdriez.

        1637 M 2,19 (2.5.4) Une âme résignée aux volontés de Dieu est contente

Une âme résignée aux volontés de Dieu est contente parmi ses bassesses, ses faiblesses et ses petitesses. Elles me sont aussi chères que me seraient les grandeurs ou de l’esprit ou de la fortune. Car ce qui me contenterait dans les grandeurs ou de l’esprit ou de la fortune ne serait pas les grandeurs précisément; mais ce serait, Ô mon Dieu, votre sainte volonté que je trouverais dans les grandeurs. Ainsi j’ai autant de sujet d’être content dans les misères comme dans les grandeurs, puisque dans les misères j’ai ce qui me donnerait sujet de contentement dans les grandeurs. Il n’y a que la nature corrompue et l’amour propre qui ne s’y plaisent pas et qui n’y trouvent point leur compte, mais qu’importe142?

        Après Pâques 1637 M 1,46 (1.6.2) Embrasser amoureusement le mépris.

Un grand point de la vie spirituelle et qui acquiert à l’âme un grand mérite, c’est non seulement de souffrir le mépris, mais encore de l’aller chercher143. Et l’ayant trouvé, l’embrasser amoureusement, comme si c’était un présent considérable qui nous fût venu du Ciel, ou quelque grande fortune qui nous fût arrivée. En effet, si nous connaissions bien et comme il faut la malice de nos péchés d’une part, et que de l’autre, nous connussions bien, et comme il faut, l’excellence et la grandeur de Dieu que nous avons offensé, nous nous jugerions assurément dignes de tout mépris. Et partant, il le faudrait chercher avec soin, poussé à cela par toutes sortes de raisons divines et humaines144. Car la souveraine raison qui est Dieu, juge que celui qui a méprisé une excellence et une grandeur infinie, mérite d’être infiniment méprisé, s’il était possible, et la raison humaine qui doit être réglée par la divine fait le même jugement145.

        Après Pâques 1637 M 1,47 (1.6.3) La cause des plus grands péchés du monde, c’est la crainte d’être méprisé.

L’horreur du mépris est fort étrange, parce qu’une des plus fortes inclinations de la nature corrompue, c’est le désir d’être honoré. Et partant elle chérit l’honneur et abhorre le mépris étrangement. De là vient qu’il n’y a rien de si fâcheux pour les gens du siècle que le mépris. La pauvreté et les injures ne leur sont rien en comparaison, et ne les toucheraient pas en effet, s’il n’y a avait du mépris mêlé. Le désir d’être honoré qui nous est si naturel, nous jette dans de grands désordres, et je crois que la cause des plus grands péchés du monde, c’est la crainte d’être méprisé146.

        Après Pâques 1637 M 1,48 (1.6.4) Jésus venant au monde : remède à la peur du mépris.

Jésus venant au monde a voulu donner remède à ce grand mal, et afin que suivant les règles des médecins, Il guérit un contraire par son contraire147. Pour guérir les hommes de l’horreur du mépris dont ils étaient malades, Il leur ordonne le désir d’être méprisés et presque anéantis. C’est un remède que notre Seigneur nous a enseigné, et par ses paroles, et par son exemple148. Car ayant toujours voulu vivre dans le mépris, il y a enfin voulu mourir. Si donc le désir d’être honoré est la source de tous les vices; si le désir d’être méprisé est la source de toutes les vertus; si Jésus-Christ nous en a donné l’exemple, et que sa plus grande étude ait été de chercher le mépris; si ses élus Lui doivent ressembler, il faut qu’ils s’affectionnent aux mépris149. Il faut qu’ils aiment et qu’ils recherchent l’abjection, la croix et ses accompagnements150.

        Après Pâques M 1,49 (1.6.5) Le mépris préserve des maux qui accompagnent ordinairement l’honneur et la complaisance.

Une personne qui reçoit un mépris qui lui vient de la part des hommes, ne doit pas regarder pourquoi les hommes lui font ce mépris. Mais elle doit seulement considérer que Dieu s’en sert pour lui faire souffrir l’abjection, comme Dieu s’est servi autrefois de la haine des juifs pour sacrifier Jésus à sa grandeur. Il est vrai que les causes particulières ont leurs desseins particuliers, qui assez souvent ne sont pas bons. Car c’est, ou pour se venger, ou pour abaisser le prochain. Mais le dessein de Dieu, c’est de mettre l’âme dans son devoir, et de la préserver des maux qui accompagnent ordinairement l’honneur et la complaisance151.

[1638]

        Avril 1638 M 2137 Combien de lumières naissent de ce principe! Il est un Dieu.

Il est un Dieu. Ô que cela bien conçu et bien appréhendé profite à une âme! Combien de lumières naissent de ce principe! Si c’est un Dieu, il est tout sage, tout bon, tout puissant, etc... Notre premier principe, notre dernière fin, notre souverain, et notre tout, à qui nous devons tout. Et partant, nous devons l’honorer, l’aimer, lui complaire, et le contenter. Et si quelqu’un ne le fait ainsi, c’est un insensé. Il vit dans la tromperie, et dans l’erreur, quelque sagesse humaine qu’il puisse avoir152.

        Avril 1638 M 2138 Nous revêtir de Dieu…

Que de peine à nous dépouiller de nous-mêmes, et à nous revêtir de Dieu, et de Jésus Christ, c’est à dire, des perfections, et des vertus divines qui paraissent en Dieu, et en Jésus notre exemplaire! «Mon Dieu, aidez-moi en ceci, car sans vous je ne puis rien»153.

        Mai 1638 M 2,2 (2.1.2) Service de Dieu

Un jour employé au service de Dieu vaut mieux qu’un million d’années employées à conquester [conquérir] toute la terre. Donc, que les gens du monde sont aveugles! Que les prudents du siècle sont mal avisés! Soyons sages, mais d’une sagesse toute contraire, et qui vienne de l’Esprit de Dieu154.

        Mai 1638 M 2,3 (2.1.3) Il vaut beaucoup mieux servir Dieu, que de servir les rois de la terre.

Dieu est le Roi des Rois, et le Seigneur des Seigneurs. Et comme les rois de la terre en comparaison de Dieu ne sont que très peu de choses, leurs courtisans se trompent d’estimer grand ce qui ne l’est pas. Car outre que la grandeur des princes ne dure qu’un clin d’œil et n’est qu’apparente, ils récompensent pour l’ordinaire fort mal leurs serviteurs. Et pour moi je suis résolu de servir à Dieu seul quoi qu’il arrive, et me dire souvent comme le Prophète : «Nonne Deo subjecta erit anima mea155».

        Mai 1638 M 2,4 (2.1.4) Servir Dieu c’est une souveraine grandeur.

La maison de Dieu est comme la maison des Princes, où les uns sont au cabinet et conversent avec le Roi156. Les autres font et servent à la cuisine. Ceux-ci font beaucoup plus de travail, mais les premiers plaisent davantage au Roi, car Il se divertit avec eux. Les hommes du monde ne connaissent point cette différence dans la maison de Dieu, ni que le partage de ceux qui travaillent le moins est le meilleur157. «Mais, Ô Seigneur, vous êtes le maître de vos faveurs. Vous les donnez à qui bon Vous semble.158» Chacun néanmoins doit être content, puisque de vous servir c’est toujours une grandeur souveraine. Une créature qui ne chercherait que ses intérêts, ne les trouverait jamais mieux qu’en servant Dieu159. Mais la plus excellente grandeur est de servir Dieu pour l’amour de Lui-même160.

[1639]

        26 Décembre 1639 M 2,46 (2.8.1) Voir les choses avec les lumières de la foi

Un moyen efficace pour être tout à Dieu par fidélité, c’est de ne voir les choses qu’avec les lumières de la foi qui sont les yeux du chrétien161. Car tous nos maux viennent de ce que nous n’exerçons point notre foi, et que cette lumière que Saint Pierre nomme admirable162, n’est point la règle de nos desseins, de nos actions, et de nos intentions. La pratique en devrait être si continuelle chez nous, qu’elle y fut réduite comme en habitude, car pour lors elle y ferait de très grands effets pour la vie spirituelle163.

        26 Décembre 1639 M 2,47 (2.8.2) Les mondains qui n’ont ni la vue, ni le goût de la foi, sont aveugles et fort mal conduits.

Notre entendement ne peut avoir de plus hautes occupations que de connaître Dieu, ses mystères et les vérités éternelles en lumière de foi pure, qui nous les fera pénétrer et goûter tout autrement que nous ne les goûtions auparavant164. La connaissance de cette vérité est une grâce particulière de Dieu en nous, car les mondains qui n’ont ni la vue, ni le goût de la foi, sont aveugles et fort mal conduits165.

        26 Décembre 1639 M 2,48 (2.8.3) Reconnaître l’excellence de la foi

L’on ne peut reconnaître l’excellence de la foi que par la lumière de la foi même166, ainsi qu’il est écrit : ‘in lumine tuo videbimus lumen167’. Les idiots et les femmes sans science sont capables de toutes ces connaissances élevées et sublimes, pourvu que leur esprit soit humble et simple168. Courage donc, ô mon âme! Il vaut mieux tout ignorer et avoir la foi, que de tout savoir sans elle169.

[1640]

        1er Avril 1640 M 3,29 Notre disposition

Notre disposition doit être une soif insatiable du mépris, de la pauvreté et de la douleur. Il faut y avoir une pente continuelle. La grâce seule donne cette inclination, laquelle nous mettrions en pratique au-dehors, si la charité du prochain et notre misère ne nous obligeaient pas à d’autres choses170. Car il faut traiter le corps si l’on en veut tirer du service, et on a besoin de pouvoir et de biens pour aider le prochain. Que si Dieu ne veut pas de moi que je serve au prochain, je serai bien aise d’être inconnu, d’être méprisé et d’être pauvre171. Ce point bien pratiqué met une âme dans le dénuement parfait; et ainsi dénuée, elle est infailliblement dans une parfaite union avec Dieu172.

        8 Septembre 1640 M 1,33 (1.5.1) Le monde craint si fort les misères temporelles qu’il ne se met pas en peine des éternelles.

Il faut croire que le monde s’amuse dans l’estime qu’il a pour les choses, quand il préfère les extérieurs aux intérieures173. Et lorsqu’il le fait ainsi, c’est par aveuglement, et parce qu’il n’estime que ce qu’il connaît, et qu’il ne connaît point les choses spirituelles. Car pensez-vous qu’il sache le prix, le mérite et la beauté des vertus, dont une vaut mieux que toutes les richesses du siècle? Croyez-vous que le monde sache estimer la gloire de servir un Dieu, de l’aimer, d’être aimé de Lui, d’être familier avec Lui, et enfin d’être uni très intimement avec sa divine Majesté174? Rien de tout cela : quel aveuglement175! De là vient que le monde craint si fort les misères temporelles, et qu’il ne se met pas en peine des éternelles; qu’il cherche avec tant de soin les biens du corps, et qu’il néglige les biens de l’âme.176

        8 Septembre 1640 M 1,34 (1.5.2) les emplois éclatants et les plus grandes charges du monde

Il faut encore croire que les emplois éclatants et les plus grandes charges du monde ne tendent qu’à des bagatelles, si elles ne servent de moyen efficace pour nous faire arriver à la parfaite union avec Dieu177. Que la grâce ne s’élève que sur les ruines de la nature178. Qu’un degré de grâce vaut mieux que tout le monde. Quoi! l’on croira qu’une personne qui apprend les voies de servir à Dieu, ne fait rien en comparaison d’une autre qui bâtit ou qui est employé dans les affaires179? Celui qui n’a point d’autre but que de glorifier Dieu, qui ne s’emploie qu’aux choses que Dieu veut de Lui, fait assurément beaucoup, parce qu’il fait tout ce qu’il doit faire180.

        18 Septembre 1640 M 3,59 La foi parfaite

La richesse d’une âme, sa perfection, sa béatitude et sa gloire consistent à être unie à Dieu habituellement par la grâce, et actuellement par les actes de l’entendement, et de la volonté181. Le paradis de la vie future gît à être uni à l’essence de Dieu, et à ses puissances dans l’état de la gloire. Le paradis de la vie présente consiste à l’union de l’essence et des puissances de l’âme avec Dieu dans l’état de la grâce182. D’où vient que l’homme trouve dans cette union des trésors inestimables, et un honneur souverain : «Qui adheret Deo unus spiritus est»183, il n’est plus humain; il passe l’angélique; il devient divin184. C’est pourquoi nous devons tendre à cette union par tous les soins qui nous sont possibles, comme à notre fin, et à ce qui fait notre bonheur. La foi parfaite ne donne pas seulement des connaissances de Dieu, mais elle fait posséder Dieu par une contemplation nue, et union essentielle185. Ce qui est aussi différent des vues que pour l’ordinaire elle donne de Dieu, quoiqu’excellentes, comme la simple connaissance d’une chose est différente de sa véritable possession. Les sentiments de Dieu, ses lumières, et ses illustrations ne sont point Dieu, mais elles conduisent à Dieu, et instruisent l’âme de sa connaissance. La foi parfaite conduit l’âme jusques au goût et aux embrassements de Dieu qui demeure, à la vérité, caché dans les ombres et sous les voiles de la même foi, mais qui est néanmoins possédé véritablement autant qu’il le peut être en ce monde186.

        Novembre 1640 M 2,34 (2.6.8) Toute notre ambition

Que ne mettons-nous toute notre ambition à nous faire aimer de tout le Paradis, à nous faire admirer des Anges, et à contenter Dieu? Quel crève-cœur aux damnés d’avoir pu si aisément gagner le Paradis, en faisant, pour exemple, des aumônes au reste de leurs laquais et de leurs chiens? L’enfer de l’enfer, c’est d’avoir pu si facilement éviter l’enfer, et ne l’avoir point voulu faire.

[1641]

        Janvier 1641 M 2,20 (2.5.5) Le secret d’être en repos, c’est de contenter Dieu.

Ce qui trouble notre paix, et qui nous jette dans l’inquiétude, est que nous voulons faire ce que Dieu ne veut pas, et que nous sommes bien aises d’être autrement qu’Il ne veut187. Il veut, pour exemple, que nous commencions quelque dessein, et que nous ne l’achevions pas, et nous le voulons achever. Nous voulons faire des aumônes, et Dieu veut que nous soyons pauvres; et de là viennent nos inquiétudes que nous ne sommes point d’accord avec Dieu188. L’unique secret d’être en repos, c’est de contenter Dieu189, et pour cela de ne vouloir rien que ce qu’Il veut, et de pratiquer les vertus qu’Il demande de nous, en sorte que nous ne les pratiquions pas à cause qu’elles sont plus excellentes que d’autres, mais parce que Dieu veut que nous les pratiquions190. D’où suit qu’ayant une fois bien connu ce que Dieu veut de nous, il faut faire tous nos efforts, et ne rien épargner pour l’accomplir, afin de le contenter.

        Janvier 1641 M 1,13 (1.2.8) Une chose épouvantable

C’est une chose épouvantable à une âme à qui Dieu se communique, et à qui Il a fait et fait encore continuellement des miséricordes considérables, que de commettre un péché véniel volontairement, ou que d’avoir d’autre intention que de plaire à Dieu191. Et c’est cette complaisance fidèle qui attire les grâces divines192.

        Janvier 1641 M 1,27 (1.3.9) Souveraine misère de l’homme, de n’avoir aucune entrée ni ouverture dans les lumières du christianisme.

Il faut tout doucement faire entrer les âmes dans les lumières du christianisme, et puis les laisser un peu faire sans les presser. Car bien qu’elles n’opèrent pas d’abord si parfaitement, et qu’elles retournent encore aux imperfections et au procédé de la nature et du monde, néanmoins lorsqu’elles viennent à découvrir les beautés et les grandeurs des conduites de la grâce, elles y aspirent et y retournent de temps en temps. Leurs cœurs après en avoir goûté ne peuvent agréer autre chose. Mais c’est l’ignorance des ignorances et la souveraine misère de l’homme, de n’avoir aucune entrée ni ouverture dans les lumières du christianisme193. La méditation et l’oraison sont les deux remèdes souverains contre cette souveraine misère194.

        Janvier 1641 M 2,5 (2.1.5) Pratiquer beaucoup et savoir peu

Le défaut de la plupart de ceux qui veulent servir Dieu, est de se mettre en peine et être curieux de savoir beaucoup de moyens de perfection, et d’en pratiquer fort peu. Pour bien servir Dieu, il faut au contraire pratiquer beaucoup et savoir peu.195

        Janvier 1641 M 2,6 (2.1.6) Servir Dieu à ses dépens, sans prétention et purement pour Lui.

Les âmes d’une vertu éminente, et qui n’ont jamais goûté, ou rarement, de consolations sensibles, ne laissent pas d’agir pour Dieu, et de pratiquer en le servant des vertus héroïques196. Cette voie est très parfaite et de peu de personne. Et c’est servir Dieu à ses dépens, sans prétention et purement pour Lui197.

        10 Janvier 1641 L 1,2 Imitez le pauvre et humble Jésus.

M198. L’esprit de l’humble et pauvre petit enfant Jésus pour très affectionné salut. Je dérobe ce moment aux affaires de Canada, pour vous demander si le pauvre et petit enfant Jésus est le maître de votre cœur, et s’il y règne absolument199. Si cela est, vous êtes heureuse, quelque petite et malheureuse que vous soyez aux yeux du monde. Je supplie mon Dieu de vous donner part à la grâce qu’il m’a gâté depuis quelques jours, me donnant un rayon de sa grâce céleste qui m’a fait connaître la grandeur, la beauté et l’excellence de l’esprit du pauvre et humble Jésus200. Il n’y a rien de grand en la terre que la bassesse, rien de riche que la pauvreté, rien d’honorable que le mépris, puisque le pauvre et humble Jésus en a fait tant d’état et les a tant aimés durant sa vie mortelle. Si l’esprit d’humilité, de pauvreté, d’abjection, et de croix ne règne en vous, je vous renonce201. O que j’ai d’amour pour ces vertus si chéries du Fils de Dieu! C’est la félicité de ce monde que de les posséder. Que d’avantages Notre Seigneur vous donne pour entrer en ce bonheur, puisqu’il vous a fait pauvre et abjecte selon la naissance, comme vous savez, infirme et dénuée de toute chose! Servez-vous bien de ces grands avantages de la grâce, qui dans le bon usage que vous en ferez, et dans la complaisance que vous y aurez, vous conduiront à la perfection, c’est-à-dire, à une parfaite imitation du pauvre et humble Jésus. Je ne désire de vous que cela seul, et puis je suis très content. Laissez-vous posséder par l’Esprit de Jésus, et demeurez satisfaite avec Lui202. Vous cherchez la perfection bien loin, et elle est dans vos mains, si vous aimez l’Esprit de Jésus qui aime les pauvretés, les misères, et les croix203. Que le principal but de vos oraisons, exercices et dévotions, soit de vous bien établir dans l’Esprit de Jésus204. Méditez-le, goûtez-le, et tout ira bien chez vous. Mais sans cela, quand même vous seriez une reine, vous ne seriez rien. J’ai un amour pour vous tout particulier, dans la considération de ce que vous êtes pauvre, abjecte, et basse, comme j’ai dit, selon les parents205. Ce qui dégoûterait tout le monde me donne de l’attrait, car j’aime Jésus et tout ce qui est chétif et abject comme Lui, selon le monde. Et puis le peu de chemin que vous avez à faire pour être parfaite avec toutes ces bonnes fortunes m’attache à vous. Pour vous encourager, chère N. imitez le pauvre et humble Jésus. Considérez bien ce que je dis, et vous serez pleinement satisfaite, et ne demandez plus ce que vous avez à faire pour aller à Dieu206.

        12 Janvier 1641 L 1,3 Il n’y a qu’à se laisser manier à Dieu comme une boule de cire molle.

M207. Courage, correspondez au sentiment que Dieu vous donne d’être toute à lui. Le véritable et unique moyen pour cela, c’est d’être dans un parfait dénuement, n’y ayant rien ni au ciel, ni en la terre, dont votre cœur ne soit dépouillé208. Pour vos étrennes, au lieu de vous donner quelque chose, je vous veux tout ôter, et c’est ce que vous devez faire, de vous dépouiller continuellement. Et puis j’espère que Dieu m’inspirera ce dont Il veut que vous soyez revêtue, et je vous le ferai connaître. Dites souvent : «Bon Jésus, je veux tout quitter, je veux tout perdre pour vous trouver, mettez-moi en ce bienheureux état de n’affectionner rien, afin que vous puissiez seul me posséder. Inspirez à celui qui me tient votre place en terre, ce qu’il faut que je désire, que j’aime, quelle vertu je dois pratiquer, etc. désormais je ne veux rien vouloir que par ses mouvements». Vous connaîtrez de plus en plus, qu’il n’y a qu’à se laisser manier à Dieu comme une boule de cire molle209, et recevoir les impressions et la forme qu’il vous voudra donner. Une âme doit être tout à fait anéantie et indifférente à tout ce que Dieu voudra opérer en elle, recevant avec une profonde humilité tous les sentiments qu’Il Lui plaira donner, sans les prendre par elle-même. S’Il ne lui donne rien, demeurer ainsi dénuée tant qu’Il Lui plaira, pourvu qu’avec fidélité elle agisse selon le trait de sa grâce210. Oh! qu’une âme parfaitement anéantie est agréable à Dieu, et que son indifférence est une grande disposition à la vertu et à la sainteté! Il faut requérir la grâce d’en venir à ce bienheureux état, où rien que Dieu ne vous soit plus rien, et pour ce dire avec un dévot de ce temps : «Que celui-là est heureux qui sait tout perdre, s’abandonnant à Dieu pour acquérir Dieu même, et s’abîmer en Dieu!»211. Une âme dépouillée de toutes choses est le lieu où Dieu fait sa demeure, et prend ses délices avec elle212. Aspirez à ce bienheureux état, et ne vous souciez de rien que d’aller à Dieu par le moyen de votre conduite, à laquelle vous ne devez pas vous attacher, sinon autant que Dieu veut; mais être résolue de la perdre, si la divine volonté le permet.

        17 Janvier 1641 L 1,4 Combien fait une âme qui ne veut rien faire par elle-même.

M. En vérité, j’admire les miséricordes de Dieu en votre endroit, et sa divine providence qui a disposé les choses si suavement pour mettre votre âme dans une sainte liberté, qui produit et qui produira de plus en plus des effets merveilleux de paix, de suavité, d’union, et d’amour. O quel bonheur de savoir la voie d’aller à Dieu, ou plutôt de nous laisser aller à Lui quand Il nous tire213! Alors on dit par expérience : ‘Trahe me post te, curremus in odorem unguentorum tuorum 214». C’est le progrès de la grâce de disposer une âme pour suivre le Divin Amour, et pour cet effet de l’exposer toute dénuée à ses attraits, lesquels elle doit recevoir avec un parfait dégagement de son côté, ne désirant rien, s’Il ne veut rien lui donner, et recevant simplement ce qu’il Lui plaira communiquer215. Prenez courage, marchez dans la voie en laquelle Dieu vous a mise. L’amour propre vous en voudra détourner par la vue des choses très excellentes et très saintes. Mais ne considérez pas les choses en elles-mêmes; suivez votre attrait, et tel qu’il sera : c’est un attrait; et par conséquent il ne le faut pas quitter pour suivre de plus spécieux et de plus relevés attraits de l’amour propre et de la nature. O ma chère N. que j’ai vu depuis peu des âmes géhennées [enfermées] et emprisonnées dans les pratiques! Elles croient aller bien haut, et cependant elles ne s’aperçoivent pas qu’elles n’ont point d’autres ailes pour voler que celles de la nature. Mais ne nous trompons pas, et sachons que l’Esprit de Dieu ne souffle que là où Il veut : «Spiritus ubi vult spirat 216 ». Cela étant, il faut donc attendre ses divins mouvements217. Parce que toutes nos dévotions sont naturelles, puisque la nature y agit plus que la grâce. Il faut que ce soit le contraire; non que je nie que la nature agisse, mais c’est dépendamment des mouvements de la grâce. Je veux dire qu’elles dépendent de Dieu. Soyez après vos obligations dans une attente générale aux mouvements divins. Recevez avec humilité, indifférence et amour ce que l’on vous donnera, et si l’on ne vous donne qu’un talent, n’en désirez pas deux218. Contentez-vous de la portion que l’on vous servira, et ensuite agissez tout simplement; et vous verrez dans peu, combien fait une âme, qui ne veut rien faire par elle-même, mais par la seule dépendance de la grâce. Enfin Dieu se communique aux simples; faisons ce que Dieu voudra de nous.219

        29 Janvier 1641 M 1,31 (1.4.4) Pauvreté évangélique

O que je l’ai vue belle ce matin durant mon oraison, cette admirable pauvreté évangélique! J’ai pris plaisir à voir la sainte générosité de la grande Sainte Paule220, dame romaine, qui éprise d’amour pour la pauvreté de Jésus, quitte Rome et tous ses parents pour se faire pauvre actuellement, et pour mourir pauvre. Elle qui pouvait avec ses richesses faire des merveilles dans cette grande ville, aima mieux l’étable de Bethléem que le pays magnifique de sa naissance221. Cet exemple très conforme à ma grâce me fait prendre la résolution ferme de vivre et de mourir effectivement pauvre. Mais en attendant que je le puisse faire, je me veux réduire de toutes mes forces à l’humiliation et à l’amour des pauvres. Tant moins je dépenserai, tant plus je donnerai.

        Mars 1641 M 3,66 Etre uni un quart d’heure à Dieu glorifie Dieu plus que toutes les affaires que l’on fait dans le monde.

Les âmes que Dieu illumine savent que d’être uni un quart d’heure à Dieu, cela vaut mieux222; et c’est une affaire plus excellente, plus élevée, et qui glorifie Dieu davantage, que toutes les affaires que l’on fait dans le monde223. Comment peut-on dire que l’on n’a point d’affaires, puisque nous pouvons toujours opérer cette grande affaire224 de nous unir à Dieu, et d’opérer dans son intérieur. Il faut dire : «J’ai bien des affaires; Dieu est tout seul en moi; il faut que j’aille L’entretenir, il me faut aller m’unir à Lui comme à mon original, et me rendre semblable à Lui; il faut aller l’embrasser, puisqu’il me permet cette haute et ineffable familiarité225.»

        Mars 1641 M 3,67 La solitude intérieure…

Il faut tâcher d’avoir la solitude intérieure, parce que c’est un moyen excellent pour l’exercice de l’union, et que c’est là-dedans que se fait l’union226.

        3 Mars 1641 M 2,29 (2.6.3) Les bonnes actions

Tout ainsi que l’huile entretient la lampe, et non pas l’eau, de même les bonnes actions faites dans l’ordre de la grâce entretiennent la contemplation, la dévotion et l’intérieur227; et non pas les actions purement humaines228.

        5 Mars 1641 M 2,73 (2.10.14) La grâce de travailler et de souffrir pour Dieu vaut mieux que toutes les extases des contemplatifs.

Il y a des grâces dont l’on ne fait point quasi d’estime, qui sont pourtant plus à estimer que les visions et les révélations. C’est la grâce de travailler et de souffrir pour Dieu. Cela vaut mieux que toutes les extases des contemplatifs229.

        13 Mars 1641 M 2157 Le plus beau livre

Le plus beau livre est celui de Dieu en moi. Il m’apprend ce que je ne trouve point dans les autres livres230. Je ne sais si en lisant ce livre, ce matin, j’ai été en paradis, au moins j’ai été in atrio231. Car j’ai goûté des douceurs ineffables; toutes les délices de la terre ne les valent pas232. Ô qu’il y a de grandes délices dans le Paradis de la gloire, puisqu’il y en a tant en celui de la grâce233. Car tous les discours et toutes les méditations ne me dégoûteraient pas tant de la créature, comme ce petit mot de douceur.

        13 Mars 1641 M 2,12 (2.3.3) Aucune pratique, Dieu seul

Il ne faut dans la vie intérieure avoir liaison à aucune pratique, mais il faut se laisser aller à Dieu, quand Il nous porte à quelque acte, soit de foi, de remerciement ou autre semblables234. Il ne manque pas, Lui qui est infiniment parfait, de nous porter aux actes les plus parfaits.

        13 Mars 1641 M 2,95 (2.13.4) Dans la maladie

Dans la maladie il faut faire oraison en la manière qu’on la peut faire, et cela consiste à ne jamais sortir d’une continuelle disposition de patience et de soumission à Dieu. Car l’esprit durant les langueurs de la maladie est abattu, et ne peut s’occuper à rien235.

        13 Mars 1641 M 2,96 (2.13.5) Qu’il se rencontre peu de gens d’oraison, même dans les cloîtres et parmi les dévots!

Que le don d’oraison est rare! Et qu’il se rencontre peu de gens d’oraison, même dans les cloîtres et parmi les dévots!236 Il faut pourtant faire ce que Dieu demande de nous. Et si quelquefois l’attrait à l’oraison est si fort, et tel qu’il oblige à quitter même toutes les bonnes œuvres extérieures, il les faut quitter237. Mais il ne le faut point faire sans conseil238.

        13 Mars 1641 M 2,97 (2.13.6) Pour arriver à l’union

Un moyen efficace pour arriver à l’union, et pour conserver un grand intérieur, c’est d’être inébranlable à l’exercice de l’oraison, et très ferme à faire ses examens et ses lectures, si bien que l’on n’y manque jamais ou très rarement. A moins que d’avoir cette fermeté dans la vie spirituelle, l’on ne fait qu’aller haut et bas sans jamais avancer239.

        13 Mars 1641 M 2114 (2.14.12) Exil

Dieu bannit et exile quelquefois un cœur de sa présence plus ou moins de temps, comme Il lui plaît240. On pratique en cet état une haute mortification lorsque l’on consent d’être privé d’une si douce présence que la sienne, parce que c’est son bon plaisir que nous l’aimions mieux que toutes choses241.

        5 mai 1641 L 1,1 Sacrée communion, c’est de vous que j’attends des forces pour maintenir mon âme

Ma Révérende Mère242, Ces paroles entendues dans votre chapelle après la Sainte Communion, ont fait des effets considérables en mon âme qui était par la Miséricorde de notre Seigneur en grande ferveur, et dans une position que Dieu seul peut donner, et que je ne puis exprimer, sinon qu’un moment en vaut mieux que toutes les créatures. J’ai eu beaucoup de confusion de communier, attendu mon indignité dont j’avais une vue toute particulière243; et je ne pouvais me résoudre de loger si mal notre bon Jésus. Confusion qui produisait en mon intérieur des douceurs humiliantes, et qui mettaient mon âme dans l’abîme de ses misères avec une grande paix. Après la Sainte communion, je me trouvai encore dans cette confusion, voyant un tel Seigneur uni si intimement à moi244. Il m’a semblé qu’il s’y unissait plus parfaitement, tant plus que la confusion dont je parle s’augmentait. Enfin, je serai trop long à dire tout. Il m’a paru que cette union s’est si bien faite en toute mon âme, que je ne la sentais occupée d’aucune créature quelle qu’elle soit245. Et ainsi désoccupé, j’ai des suavités si grandes que je ne puis les dire246. En effet, elles ne se peuvent expliquer, sinon que je ne pouvais sortir de la chapelle, je craignais que l’on ne me vînt parler. Par cette union il m’a semblé que Dieu rompait mes liens qui m’empêchait d’être tout à Lui, et au même temps on a chanté «Dirumpisti vincula mea247», etc.248. J’ai eu des lumières sur ces liens, connaissant que beaucoup nous sont inconnus, qui ne laissent pas de nous retenir en la terre. C’est une grande miséricorde que de les connaître. Car ils ne sont pas si tôt connus qu’on s’en défait, lorsque l’on en voit l’importance et le retardement qu’ils apportent à l’union avec Dieu249. Il y a des liens qui sont grossiers et d’autres déliés. Les premiers nous attachent aux plaisirs des sens, à l’honneur du monde, et aux affections trop humaines. Les seconds nous attachent à la pratique d’une vertu, aux lumières, au repos de la contemplation. Mais peut-on être attaché à ces choses? Très bien, je le vois clairement. Liberté sainte d’une âme, que vous êtes rare250! Dégagement de toute chose sinon de Dieu, que vous êtes admirable! Je ne dois pas être dans aucun désir, tant soit peu empressé. Rien que vous Seigneur, rien que vos volontés toutes seules251. Si je pouvais me tenir en cet état, que je serais heureux! Mais ma corruption m’en fait bientôt sortir. Sacrée communion, c’est de vous que j’attends des forces pour la maintenir, et par une application admirable du Corps de mon Jésus à toutes les parties de mon âme, comme le Prophète qui s’applique au corps de l’enfant mort252. L’ordinaire manière de nourrir, c’est de mettre la viande dans l’estomac où elle se digère, et puis se sépare par tout le corps insensiblement; mais il y a des liqueurs qui ne sont pas plutôt avalées, qu’elles se répandent jusqu’au bout des doigts, avec un renfort pour tout le corps affaibli253. Telle a été aujourd’hui la Sainte Communion au regard de mon âme, n’étant pas de cette manière tous les autres jours que je communie, Dieu en soit loué; il me semble que j’aurai des confusions extrêmes de ne pas vivre désormais de la vie de Jésus, puisqu’Il me l’a si abondamment communiquée254.

        27 Mai 1641 M 2,62 (2.10.2) désirs de souffrir

J’avais un jour des désirs extrêmes de souffrir, et je disais : souffrir est pour cette vie. Les douceurs et les unions sont pour l’autre255. J’aurai une éternité à jouir de Vous. Que je souffre donc en cette vie256. En ce temps si le bon plaisir de Dieu est voulu, j’aurais changé toutes les douceurs en abandonnements, pour être plus semblable à Jésus souffrant. Et je crois que ce petit désir a augmenté les grâces de Dieu, auquel néanmoins je m’abandonne pour faire de moi son bon plaisir, et pour opérer en moi les effets admirables de ses très grandes miséricordes.

        13 Juin 1641 M 2115 (2.14.13) Aimer Dieu

Une de mes grandes consolations est de savoir que je puis avec la grâce aimer Dieu autant que les plus grands esprits. Ma faiblesse, ni ma pauvreté, ni mes maladies ne m’empêcheront point du grand honneur d’aimer Dieu qui est en soi-même infiniment parfait, et infiniment aimable. Qu’est-ce donc qui me peut affliger? Et de quoi me plaindre? L’emploi d’aimer Dieu n’est-il pas honorable? Notre esprit peut-il rien concevoir de plus beau qu’un Dieu qui permet, voire, qui commande à une pauvre créature de l’aimer257? Cela est incompréhensible. Mais si la créature ne se soucie pas de cette permission, si elle néglige ce commandement pour s’avilir dans l’amour des créatures de la terre, c’est une extravagance et une folie intolérable258.

        Juillet 1641 M 1,14 (1.2.9) Le péché mortel est un grand mépris de Dieu.

J’ai eu une grande vue de l’horreur du péché véniel. C’est comme donner un soufflet à Jésus Christ, ou lui cracher au visage259. Le péché mortel est un grand mépris de Dieu260. Le péché véniel est en comparaison un petit mépris, mais toutefois très grand261.

        2 Juillet 1641 M 1,9 (1.2.4) Offenser une bonté infinie est un mal incompréhensible.

La crainte du péché ne doit pas être fondée sur la considération des peines qu’il mérite, mais sur la considération de la bonté infinie de Dieu qu’il offense; de manière que quand il n’y aurait point d’enfer, il faudrait vivre avec observation et réserve, de peur d’offenser Dieu262. Ce qui aggrave encore l’horreur, aussi bien que la malice du péché est qu’il se commet aux yeux de Dieu et chez Dieu même, à cause de son immensité. Que si commettre une faute en la maison d’un Prince, quoi que hors de sa présence, est néanmoins grandement faillir, et que ce soit encore plus lourdement faillir, si on la commet en sa présence. «Ô Dieu qui êtes partout, et qui voyez tout, quelle insolence à une chétive créature de pécher devant vos yeux, et au milieu de votre divine essence!» Produire un acte de mépris de Dieu devant les yeux de la Majesté de Dieu est un acte de haine de Dieu dans le cœur de Dieu. Étrange aveuglement! Malice de démon!263

        6 Août 1641 L 2,6 Je suis aussi content de demeurer ici comme d’aller en Canada.

M.264 Allez à la perfection, non parce que c’est un état relevé et sublime, mais parce que Dieu vous y veut. Jamais vous ne devez entreprendre la pratique des vertus par motif de grandeur, et pour devenir plus grand saint, mais seulement pour faire ce que Dieu veut de vous, et ainsi Le contenter265. Notre bonheur consiste à être dans une continuelle dépendance de Ses divines volontés, et y être parfaitement soumis. Je dois être aussi satisfait d’être petit, comme d’être grand, si Dieu le veut. C’est un grand abus de prendre pour nous-mêmes les sentiments que les saints ont eus. Il faut laisser agir Dieu sur nous, et recevoir les impressions qu’Il nous donnera, sans faire réflexion, si elles sont grandes ou petites. C’est assez qu’elles soient de Dieu. C’est la voie en laquelle Dieu veut que vous marchiez : voie sûre, tranquille, et pleine de paix; et en laquelle on ne veut rien que contenter Dieu. Prenez donc tout simplement ce que Dieu vous donnera. Quelque peu que ce soit, c’est toujours plus que vous ne méritez. Il faut qu’une âme soit dans la disposition de ne vouloir que ce que Dieu veut, et en la manière qu’Il le veut266. Autrement elle se cherche soi-même, et son plaisir, et non purement Dieu267. C’est ce que l’on veut dire, quand l’on parle d’une âme perdue en Dieu, et abîmée en lui, anéantie au regard de soi-même. C’est une âme qui n’a aucun mouvement que pour vouloir ce que Dieu veut, et en la manière qu’Il le veut. Une telle âme n’a point de désir que pour les choses voulues de Dieu comme voulu de Dieu, et non comme saintes, éminentes, et relevées268. Il n’y a rien de plus précieux que les saints sacrements. Elle ne les désire qu’en la volonté de Dieu, n’en désirant la participation, quand la divine Providence ne le dispose pas. Une telle âme croit que c’est faiblesse de regretter ses pertes, quoique grandes, parce qu’elle n’estime rien que la volonté de Dieu. Elle est aussi contente de faire peu que beaucoup, pourvu qu’en ce peu elle y voie la volonté de Dieu, et par la même volonté tout lui est agréable. Elle est aussi dégagée de tout ce qui n’est pas Dieu269. Elle est morte à soi, et dans cette disposition elle est propre à recevoir les communications de Dieu et ses saintes unions. Elle connaît bien l’inégalité des emplois, dans lesquels Dieu met ses serviteurs. Les uns sont petits, les autres grands. Celui-là seul la contente, que Dieu désire d’elle présentement270. La pratique de ceci est douce infiniment, et remplit l’âme d’une paix inconcevable271. Quand je mange, je suis aussi content comme quand je fais oraison, puisqu’alors Dieu veut que je mange. Et ainsi de tout, chaque chose en son temps, selon la disposition divine272. Je suis aussi content de demeurer ici comme d’aller en Canada, d’être infirme comme d’être sain, d’être inutile comme de travailler. Ma seule joie, mon bien, ma béatitude consistent à contenter Dieu273; ce que je fais en faisant sa volonté. Ce n’est que pure humanité, faiblesse, et amour propre que la plupart de nos désirs; nos craintes nous travaillent, nos amours, nos tristesses. Il ne faut pas qu’une âme s’engage à ne rien désirer, si auparavant elle ne voit la volonté de Dieu; et toutefois nous nous engageons aux choses par impétuosité, par passion, par pure inclination, et à l’étourdi. Mais une âme de grâce ne fait pas ainsi. Il faut aimer l’effet de la volonté divine, quel qu’il soit, amer ou doux. Les effets de la divine volonté sont bien différents, mais ils sont semblables en ce qu’ils viennent également de lui. Rachel et Léa étaient également filles de Laban; mais parce que Jacob recherchait son propre contentement, Léa ne lui plaisait pas tant que Rachel274. Ainsi en va-t-il des âmes vives en elles-mêmes. Au contraire, il faut aimer les volontés qui renversent nos désirs, comme nous agréerions celles qu’il ferait succéder; et aimer toutes les croix et les peines, car elles sont des occasions favorables pour trouver Dieu seul275.

[1642]

        1642 M 1,86 (1.10.3) Nous ne devons pas nous inquiéter de nos chutes et de nos fautes.

Touchant les imperfections qui se rencontrent dans l’intérieur, je crois que c’est beaucoup de grâce que de les connaître. Car ensuite il est aisé de les corriger; au moins les volontaires, puisque c’est un assez puissant motif de s’en abstenir, que de savoir qu’elles déplaisent à Dieu pour peu que ce soit. Quant aux pensées et aux mouvements involontaires, il n’y a pas lieu de s’en mettre en peine. Durant que nous serons sur la terre, nous serons sujets à ces sortes de misères qui ne laissent pas de nous profiter, si nous les combattons avec patience et que nous en souffrions l’importunité avec humilité. Surtout nous ne devons pas nous inquiéter de nos chutes et de nos fautes, car ce serait tendre à la perfection avec imperfection276.



        Septembre 1642 M 2,27 (2.6.1) La charité bien ordonnée

La charité bien ordonnée commence par soi-même277. C’est pourquoi je dois préférer ma perfection à celle des autres, et prendre mes temps d’exercices réglés, sans lesquels mon âme languirait278.



        Septembre 1642 M 2,30 (2.6.4) Dieu doit donner mouvement.

Je ne dois rien entreprendre pour aider les âmes, ou pour faire une autre bonne œuvre, que Dieu ne m’y donne mouvement. C’est pourquoi il faut prier beaucoup, et voir les sentiments que Dieu m’y donnera. Souvent nous faisons des choses que Dieu ne veut pas de nous.279

        Septembre 1642 M 2,31 (2.6.5) Notre impuissance

Nous devons reconnaître sincèrement et de bonne foi notre impuissance à faire réussir les choses que nous entreprenons280. Car tout ainsi que c’est le soleil qui fait lever les plantes, qui les fait fleurir et fructifier, et non pas le jardinier qui les plante, qui les arrose, de même c’est Dieu qui par sa grâce fait fructifier les âmes281.

        16 décembre 1642 M 1,64 (1.8.6) Dans le doute il faut donner plus que moins à la mortification.

Voici, ce me semble, le règlement de la grâcreste282. Privez l’esprit de certaines libertés inutiles, et le tenez assujetti à la divine présence. Soyez tellement dans la défiance de vous-même, que tous les désirs, toutes les affections et toutes les pensées de votre intérieur vous soient suspects. En un mot, si vous commettez de l’excès, que ce soit du côté de la mortification; le trop grand soin de soi-même est nuisible283.

[1643]

        2 Janvier 1643 L 1,6 Vous ne devez pas tant lire, mais beaucoup ruminer.

Ma très chère Sœur284, Une âme qui veut être toute à Dieu doit être toujours dans cette disposition de ne vouloir rien faire de propos délibéré contre la vertu; ce qui veut dire qu’elle ne voudrait rien faire avec vue et volonté contre la perfection. Ce point pratiqué avec fidélité avance fort une âme. Pour les sentiments de louange et recherche de propre intérêt que vous marquez dans votre écrit, ce sont misères et faiblesses qui nous restent du péché originel. Il faut travailler doucement à s’en défaire285, et se revêtir des vertus du Verbe incarné, et s’humilier beaucoup, voyant combien nous sommes méprisables. Néanmoins, prenez garde d’être trop exacte et trop empressée à remarquer vos fautes, car c’est un grand défaut lorsqu’une âme s’y embarrasse, s’y occupe et y perd du temps. Il faut aller tout simplement et rondement à la connaissance de l’état de notre âme. Lorsque vous avez de la difficulté aux vérités que vous prenez pour méditer, agissez par la foi, et dites : «Mon Dieu, je n’ai pas assez d’esprit ou de lumières pour pénétrer ces vérités; mais je les crois de tout mon cœur, car vous les avez révélées.» Vos affections sont bonnes, mais il faut quelquefois particulariser les générales pour notre instruction. Imitez Jésus, qui était doux et humble de cœur286. La pratique de ces deux vertus sert à nous conduire avec le prochain. Ne vous étonnez pas d’avoir de la difficulté à pratiquer les mortifications, c’est le bon de la mortification de la pratiquer contre nos répugnances. Vous n’êtes pas dégoûtée de désirer d’avoir toujours la présence de Dieu. C’est tout ce que les Saints peuvent avoir en la terre après de longues années employées à son service et à la victoire d’eux-mêmes. Il faut s’avancer peu à peu; et la vraie méthode d’y arriver, c’est de demander souvent à Dieu cette grande grâce et de purifier son cœur de toute affection aux créatures. Le petit livre de la désoccupation vous y servira287. Vous ne devez pas tant lire, mais beaucoup ruminer et prendre une lecture aisée à entendre. Voilà une partie de mes petites pensées, mais surtout, notre très chère Sœur, ne vous embrouillez pas l’esprit à tant écrire de la disposition de votre âme. Marquez tout simplement tous vos principaux défauts, sans vous occuper à les rechercher avec tant de soin. Et quand ils seront connus, défaites-vous-en doucement, en pratiquant des actes contraires. Votre esprit est tel qu’il ne le faut pas charger de beaucoup de choses; il ne les digérerait pas, mais plutôt elles vous causeraient une indigestion spirituelle. Peu et bon, et ainsi vous entrerez dans une sainte liberté qui vous rendra propre à vous unir à Dieu, que je prie de vous combler de ses plus particulières faveurs288.

        10 février 1643 M 1,58 C’est pourquoi il faut mourir

Qu’il faut peu de choses à mettre obstacle à la grâce de Dieu en nous289! Une petite inclination naturelle mal mortifiée suffit pour nous retarder dans le chemin de la perfection. C’est pourquoi il faut mourir à toute créature, anéantir en nous tous les mouvements qui ne portent point à Dieu, et en particulier ne donner aucun soulagement à notre corps, que pour la nécessité précise290; de sorte qu’il ne boive ni ne mange, et qu’il ne dorme qu’autant qu’il est nécessaire pour conserver sa santé et entretenir sa vie291.

        10 Février 1643 M 2,84 (2.12.6) S’attacher à Dieu seul

C’est un grand bonheur de rencontrer des âmes saintes. «Mon Dieu, je vous rends grâces d’en avoir trouvé, mais je vous bénis aussi de les avoir éloignées de moi292. Votre Saint Nom soit béni, vous seul me suffisez293.» Mais quoi, il semblerait donc qu’il faudrait fuir les âmes saintes et leur connaissance? Non, car il y a beaucoup de grâces à les voir et à converser avec elles. Mais cependant il faut s’attacher à Dieu seul qui est en elles et qui parle par leur bouche, et non à elles-mêmes précisément294. Quand je rencontre quelque âme sainte, je l’affectionne parce que la vertu qui est en elle est aimable. Néanmoins il faut être bien sur ses gardes, car autrement l’on intéresserait sans y penser l’amour de Dieu et sa pureté, qui ne peut souffrir d’attache à la créature pour peu que ce soit295. État très difficile qu’une créature ne s’attache point à une autre créature à cause de la ressemblance et de la proportion qui est entre elles, comme entre deux gouttes d’eau. C’est pourquoi Dieu nous en prive souvent. Et dans cet éloignement nous devons adorer son amoureuse conduite sur nous, et n’avoir s’il est possible, aucune tendresse pour nos amis absents, qui souvent en présence nous font un grand mal sans en être coupables296.

        10 Février 1643 M 2,90 (2.12.7) Jamais l’homme par propre inclination ne doit désirer d’emploi où il a trop de périls pour lui.

Je sais bien qu’il faut travailler pour le prochain, et qu’en le faisant il faut paraître. Mais qu’il est rare que la pure vertu n’y fasse point de naufrage! Jamais l’homme par propre inclination ne doit désirer d’emploi où il a trop de périls pour lui297. Mais seulement quand Dieu lui fait connaître sa volonté, il y doit acquiescer humblement. Lorsqu’il se présente un bon emploi pour le salut des âmes nous l’embrassons aussitôt, et souvent avec lui nous embrassons une occasion de perdre le peu que nous avons de vertu298. Il n’y faut entrer que par pure obéissance, par pur respect à la volonté de Dieu et par une grande défiance de nous-mêmes299.

        10 Février 1643 M 2,91 (2.12.8) Les directeurs doivent coopérer à la grâce et aider les âmes à faire ce que Dieu veut.

C’est un défaut quasi général aux directeurs de ne point considérer et étudier les desseins que Dieu a sur les âmes, et de les faire marcher dans la même voie qu’ils tiennent pour eux300. Leur devoir est de coopérer à la grâce, et d’aider les âmes à faire ce que Dieu veut301.

        21 Février 1643 M 3,30 L’abîme de l’anéantissement

La vue de l’abjection me fait entrer dans de grands sentiments d’un parfait dénuement où l’âme est perdue en elle-même; et ainsi perdue et anéantie elle devient toute divine, et en quelque façon Dieu même, qui seul est en elle302. Puisqu’elle n’agrée que les toutes pures dispositions divines qui la rendent si désintéressée qu’elle ne voit plus ce qui la touche303. Sa paix est aussi admirable; elle la trouve dans l’abîme de l’anéantissement; et en cet état elle est plus capable de glorifier Dieu que si elle faisait de grandes actions, où pour l’ordinaire il se rencontre beaucoup de la créature, là où dans cet état passif il n’y a rien que de la soumission pure et de l’abjection304.

        24 février 1643 M 1,58 (1.7.8) La voie de l’abjection

L’âme est privée d’un grand bonheur lorsqu’elle s’excuse de ses fautes; puisqu’elle se retire de la voie de l’abjection, où elle pouvait excellemment glorifier Dieu qu’elle a offensé si lâchement. Cher aveu de mes imperfections, que vous consolez mon âme désolée par sa chute! Que ceux qui vous connaissent vous aiment. Vous valez mieux que toute la réputation du monde. Et si vous me rendez inutile à faire des actions pour le service du prochain, je serai propre à glorifier mon Dieu d’une autre manière, connue à la vérité de peu de monde, mais très agréable et très solide305.

        24 février 1643 M 1,67 (1.8.9) Détachement

Une âme ne sera jamais bien pure qu’elle ne soit bien détachée; et ce détachement doit être universel pour toutes choses. À mesure qu’une âme s’avance dans les voies de l’Esprit, elle connaît les excellences de l’abjection306.

        2 Mai 1643 M 2165 Dieu doit être le Maître

Il faut se conduire en l’oraison307 comme Dieu voudra. Je veux dire que s’Il vous donne la liberté de produire doucement quelques pensées et quelques actes, vous le fassiez, mais avec douceur et sans empressement. Si d’un autre côté, Il jette dans votre âme un rayon de sa divine Présence, recevez-Le et vous en contentez, l’envisageant présent d’une façon pleine de respect et d’amour. S’il vous met dans l’obscurité et dans l’insensibilité, demeurez-y paisible avec la seule foi qui vous conduira sûrement au milieu de ces obscurités. Enfin, Dieu doit être le Maître chez vous. Faites ce qu’Il vous ordonnera, et croyez que tout ce qu’Il disposera chez vous sera le meilleur308.

        29 Mai 1643 L 2,7 Correspondre à toutes ses faveurs

Ma très chère Sœur309, Voici tout simplement ce qu’il me semble que Dieu me donne pour vous dire touchant la voie où Il vous veut attirer à Lui afin que vous soyez toute sienne; car sans doute c’est le dessein qu’Il a sur vous. C’est pourquoi Il vous a fait quitter le monde, et vous a placée au lieu où vous êtes consacrée à son service310.

Il faut donc correspondre à toutes ses faveurs; et pour ce sujet, concevoir souvent que Dieu ne gouverne pas toutes les âmes d’une même manière; c’est-à-dire dans une même voie311. Qu’Il désire des unes une chose, et des autres une autre; et qu’Il veut de vous sans doute une fidélité d’épouse à faire toutes ses saintes volontés avec amour312. Voilà l’attrait qu’Il vous donne, et le dessein qu’Il a sur vous313. Voilà l’ouvrage qu’Il veut accomplir en vous, et pourquoi Il vous communique ses lumières, et ses inspirations; Il vous fait part de ses divins sacrements; et c’est ce que vous devez prétendre en vos oraisons, etc314.

Votre attrait reconnu, débarrassez votre esprit de toutes autres pensées, de tous autres desseins et projets de perfection, de toutes autres idées. Simplifiez votre intérieur en vous défaisant de toutes craintes de ne savoir pas ce que Dieu veut de vous, de tous autres désirs de perfection, de mille réflexions inutiles315. Allez droit et simplement à votre but, qui est d’être fidèle épouse de Dieu, pour faire avec amour toutes ses divines volontés reconnues316. Votre esprit débarrassé marchera à grands pas à la perfection de la fidélité d’une véritable épouse, en évitant ce qui déplaît à l’Époux : les moindres péchés et les imperfections; et ce, en faisant vos examens avec exactitude317.

Vous ferez ensuite ce qui Lui plaît, et ce qu’Il demande de vous. Vos règles, votre supérieure, et les inspirations vous le feront connaître. Et cela reconnu, il faut le pratiquer avec la pureté d’intention d’une épouse. Faire ce que Dieu veut, parce qu’Il le veut et que tel est son bon plaisir, est une manière d’agir sûre et fort haute318. Qui peut véritablement la goûter doit bien remercier la divine Bonté. Cela est bien facile à dire, mais la fidélité en ce point n’est pas commune. De même souffrir ce que Dieu veut, parce qu’Il le veut, et que tel est son bon plaisir, est la pure vertu319. Qu’heureuse est l’âme qui se peut maintenir dans cette disposition! En quelque état intérieur ou extérieur que Dieu la mette, elle est contente et paisible selon l’Esprit320. Elle n’a point d’autres désirs que les désirs de l’Époux, point d’autres contentements que les siens. La vie ou la mort lui sont indifférentes, comme la consolation ou la désolation. Cela seul lui agrée, où est le bon plaisir de Dieu son divin Époux321. Une telle âme ne se plaint point, ne s’inquiète point, puisqu’elle ne désire rien au ciel ni en la terre, que son divin Époux, dont elle souffre encore la privation sensible, quand il Lui plaît se retirer, ou pour la châtier de ses manquements, ou pour éprouver sa fidélité322.

Toutes les sœurs du couvent étant les épouses, et les sœurs de son Époux : «Soror mea sponsa mea 323», dit-il au Cantique, elle les aime, chérit et favorise uniquement; et encore qu’elles soient un peu difformes, elle ne laisse pas de les honorer et respecter, ayant la qualité d’épouses, et appartenant à son Époux. Un prince défectueux en sa taille ne laisse pas d’être toujours un prince, et toute la cour ne manque pas de l’honorer. Nos sœurs, quoiqu’imparfaites, sont toujours à l’Époux; et partant, il faut les aimer tendrement et les traiter avec grande douceur, autant que L’Époux en elles.

Voilà, ma très chère sœur, quelques-unes de mes pensées. «Je fais tout simplement ce que vous voulez, mon cher Jésus, enseignez par Vous-même à votre épouse ce que vous désirez d’elle, communiquez-lui vos faveurs plus particulières, et la mettez dans le bienheureux état de ne vouloir que ce que Vous voulez d’elle, et parce que vous le voulez, afin qu’elle Vous glorifie dans le temps et dans l’éternité parfaitement. Mon cher Jésus, je vous aime, ce me semble, et tout ce qui vous appartient m’est très cher. C’est pourquoi j’aime très sincèrement ma très chère sœur, puisqu’elle Vous aime. Mon Seigneur, il faut qu’elle soit toute à Vous. Oui, mon Dieu, il le faut, je le veux.»

Je parle trop hardiment, je parle en maître, disant :  je veux; moi qui ne suis qu’un misérable ver de terre324. O Jésus, ce n’est pas moi qui parle, c’est vous qui parlez en moi, et qui dites : «je veux que mon épouse m’aime, et qu’elle me le témoigne dans la fidélité à faire par amour toutes mes volontés». C’est pourquoi ne vous étonnez pas, ma très chère sœur, de cette façon de parler. «O mon Seigneur, je vous en supplie très humblement de ma part et vous en conjure par votre précieux Sang. Amen.» Pour vous faire affectionner la fidélité d’une véritable épouse, c’est assez de penser, et de considérer que c’est votre attrait, et que Dieu vous fera par-là beaucoup de grâce. Il faut ruminer souvent les qualités d’une épouse : son respect, son amour, sa fidélité, et le reste, et que de la correspondance à cet attrait dépend votre perfection. Si vous faites bon usage de ceci, vous ferez grand progrès dans la perfection, et serez presque toujours unie d’amour à votre Dieu. Car si vous agissez, ce sera pour l’amour de votre Époux, et pour faire sa volonté. Si vous souffrez, ce sera pour participer à sa croix325. Quel moyen que L’Époux soit dans les épines, et que l’épouse soit dans les délices? Il n’y aurait pas d’apparence326. Enfin, accompagnez votre Époux par tout : dans la pauvreté, dans le mépris dans le rebut, dans la pratique de toutes les vertus conformes à votre institut, et surtout dans le zèle du salut des âmes, petites ou grandes, dont vous êtes chargée, et n’oubliez pas une admirable condescendance, affabilité, et douceur, avec laquelle Il a conversé avec le prochain. Vive Jésus, Époux des âmes.

        24 Juin 1643 L 1,8 La vie surhumaine, vie cachée et inconnue des hommes vaut mieux que toute la terre.

M. Je n’ai pas de consolations sensibles, mais je suis pourtant bien, car la partie supérieure est dans des affections grandes pour la vie surhumaine327 que je désire embrasser plus que jamais. Mon âme, reprenons donc vigueur, et résolvons-nous plus que jamais de nous avancer dans les voies de la perfection chrétienne. Brisons tout ce qui nous en pourrait empêcher. Être parfait chrétien, c’est être un homme renversé, détruit et anéanti selon les inclinations naturelles. Tendre donc à être parfait, c’est tendre à la destruction, à l’anéantissement et au renoncement de tout soi-même328. Ce langage n’est pas entendu des hommes, car il surpasse la raison humaine. Le seul exemple de Jésus-Christ329 et sa doctrine le font concevoir. Il faut donc détruire l’inclination aux richesses, à l’honneur, à la santé, aux plaisirs innocents, et aimer les pauvretés, les mépris, et les douleurs. Autant de fidélité que nous aurons en ceci, autant plaisons-nous à Dieu330. Je sais bien qu’il faut nourrir et recréer raisonnablement le corps, conserver ses biens temporels pour s’en entretenir selon sa condition, et en faire l’aumône. Mais il faut pourtant toujours avoir une pente surnaturelle à la pauvreté et aux mépris, et être fidèle aux occasions qui s’en présentent. «J’ai beaucoup besoin de votre grâce, mon Dieu, pour avoir la fidélité de marcher contre le torrent des maximes du monde, et de la nature comme il faut. Donnez-la-moi, je vous en conjure.» Dans le progrès de cette fidélité, la nature, les sens, les amis, le monde, les chrétiens communs, font bien du bruit, et vous diront des raisons en quantité. À tout cela, dites seulement ce peu de paroles : «J’ai entrepris la vie chrétienne qui est surhumaine, il ne faut donc pas se laisser aller à la nature, à moins d’être extrêmement infidèle, et abuser des grâces, et de la vocation de Dieu.» Saint Alexis, Saint Roch, et autres pouvaient faire des merveilles avec leur bien, et ils ont suivi toutefois leur voie avec fidélité et pureté331. Qu’une âme est heureusement avantagée d’avoir les vues de la vie surhumaine, vie cachée et inconnue des hommes332! Elle vaut mieux que toute la terre. D’heure en heure, si Dieu en donne la liberté, il faut en faire l’examen, afin de purifier son âme de toutes les affections qui ne sont pas de la vie surhumaine. Elle réside en la partie supérieure de l’âme, et il ne faudra pas s’étonner quand l’inférieure en aura des dégoûts, des ennuis et des aversions333.

        3 Juillet 1643 L 2,12 Qu’après avoir goûté Dieu, le goût de la créature est plat!

M334. Je vous veux rendre compte de ma disposition présente. Hier le sujet de mortification que vous savez, quoiqu’imprévu, me détachant et m’éloignant de la personne du monde que je chéris davantage selon Dieu335, dans la connaissance que c’est sa sainte Volonté, et qu’Il me veut aider par elle, ne fit que fort peu d’impression sur mon cœur, qui ne s’en sentit presque point touché; et à présent il est dans une paix grande et une extrême joie. Je ne sais, N. quand je souffrirai quelque chose. Toutes les mortifications pour moi se tournent en douceur. Je trouve mon âme si contente de ce que Dieu est uni inséparablement à elle qu’elle ne peut ressentir la séparation de la personne que vous savez. La vue de la présence de Dieu intime en moi, et inséparable, me remplit de joie. Dieu est en moi, et je suis en Lui, et rien ne m’en peut séparer, puisque nécessairement Il est présent en moi. Cela me donne un plaisir si sensible, que la privation de toutes les créatures ne me pourrait toucher. Au contraire, je tire cet avantage de leur éloignement, que la présence de mon Dieu m’est plus présente; et que plus par la suprême indifférence336, je m’élève au-dessus de toutes les créatures, quelques saintes qu’elles soient, je sens mon cœur plus uni à Dieu comme à son centre, dans lequel Il prend un paisible repos. Je suis fort occupé de la présence de Dieu, et je tiens à une grande grâce le sentiment intime que j’en ai. Qu’ai-je affaire de toutes les créatures, puisque mon Dieu est en moi, et que je suis en Lui, qu’Il est à moi, et que je suis à Lui? Quelles richesses de trouver Dieu! Ce qui ne se fait que dans la perte de toutes les créatures.

La bienheureuse Madeleine, éloignée et privée de tout le monde, même du Lazare son très cher frère, et de sa sœur Sainte Marthe, trouva Dieu présent en elle qui seul Lui suffisait. J’entre un peu dans les joies de cette Sainte, de posséder Dieu après l’avoir si heureusement trouvé. Quand une âme se plaint de l’absence de quelque créature, c’est qu’elle n’a pas encore bien trouvé Dieu337. Oui, mais elles servent pour aller à Dieu. Quand on a trouvé Dieu, l’on ne Le cherche plus. Hélas! Qu’après avoir goûté Dieu, le goût de la créature est plat! Et que c’est un grand tourment de demeurer avec elle!338 «Puisque je vous ai trouvé, mon Dieu, je ne vous abandonnerai jamais. Mon âme est si présente à Vous, qu’il me semble qu’elle jouit de Vous : augmentez la séparation de toutes les créatures, afin que cette douce union s’augmente; après cela quel moyen de retourner à la conversation et aux conférences339?»

        4 Juillet 1643 L 1,9 Ce n’est pas à moi à conduire les âmes.

M340. Je bénis Notre Seigneur de ce qu’il vous a ouvert les yeux pour vous faire voir que ce n’est pas à moi à conduire les âmes, et qu’il n’est pas à propos que vous demeuriez plus longtemps sous la direction d’une personne qui n’a ni qualité ni grâce pour cela341. Vous remarquerez fort bien que je ne suis pas dans l’ordre de l’Église342, et que Notre Seigneur ne peut pas donner bénédiction à mes conseils. Je m’étonne de notre commun aveuglement dans la simplicité que vous avez eu de vouloir vous soumettre à un misérable pécheur, et moi d’y avoir consenti343. Sortez donc de cet engagement pour entrer dans un autre plein de grâce et de rosée du ciel, qui vous fera fructifier à merveille. Vous n’eûtes jamais une meilleure pensée que celle-ci, et votre âme plus éclairée que par le passé n’a gardé de trouver de l’onction en mes paroles; car en vérité il n’y en a point.

Pour toute récompense des petits services que j’ai eus volonté de vous rendre, je ne vous demande rien sinon que vous ayez pitié de mes misères quand vous serez aux sacrés pieds de Jésus et de Marie. Je vous puis assurer qu’elles sont extrêmes, et que si vous me connaissiez, vous verriez bien clairement que c’est un grand bonheur pour vous, d’être dégagée de ma dépendance344. Vous ne le serez jamais de mon affection, qui ne s’altérera pas pour ce sujet; au contraire, elle s’augmentera, puisque plus vous serez à Dieu, plus je vous chérirai.

Vivez donc toujours dans une amoureuse dépendance de sa Providence, et dans la fidélité à toutes ses conduites sur vous, et devenez grande sainte. Donnez-moi de vos nouvelles quelquefois, pour apprendre l’état de votre santé. Faites-le pourtant quand vous aurez grand loisir, et sans contrainte. J’ai une affaire sur les bras qui m’occupe beaucoup : c’est de m’anéantir continuellement dans l’esprit et dans l’affection de toutes créatures, quelle qu’elles soient. Si je pouvais réussir, je me tiendrais bienheureux, etc345.

        18 Juillet 1643

Mectilde À Roquelay/Bernières P.101, réf. FC.790. (lettre omise)

        18 Juillet 1643 M 2,61 (2.10.1) Une illusion

Plusieurs croient être fort spirituels, mais c’est une illusion, à moins que d’être bien fidèles à Dieu en l’amour des abjections et des souffrances346. Car tant que l’on fuit l’agrément des choses qui causent de l’abjection, l’on n’a pas encore commencé d’être spirituel347.

        18 Juillet 1643 M 2,63 (2.10.3) Ceux qui sont dans l’honneur, et qui ont beaucoup d’avantages naturels de corps et d’esprit me font peur.

Quand je vois une personne accablée de misères, et de pauvreté, je ne la puis plaindre, dans la vue que j’ai qu’elle peut par ce moyen posséder le véritable bonheur de l’abjection. Au contraire ceux qui sont dans l’honneur, et qui ont beaucoup d’avantages naturels de corps et d’esprit me font peur, à cause de la grande difficulté qu’il y a de séparer de cette sorte de choses l’esprit de nature, et l’esprit du monde, qui est dans tous ces grands avantages comme dans son fort, et qui empêche que l’esprit de Jésus-Christ et de sa grâce ne possède l’âme de ceux qui en jouissent348.

        23 Juillet 1643 M 2,88 (2.12.5) Quand et comment nous devons servir au prochain?

Prenons plaisir de voir que les autres servent très utilement au prochain, et remercions Dieu des grâces qu’il leur fait de les employer349. Mais néanmoins, que la beauté de cet emploi ne nous oblige point et ne nous précipite pas à nous y engager, que nous ne nous soyons bien acquittés auparavant de notre obligation principale, qui est de nous sacrifier pour Dieu ainsi que son Fils, aux abjections et aux souffrances350. Après quoi il se servira de nous, s’il lui plaît, et alors le travail que nous ferons pour les autres ne sera point nuisible à notre perfection, et quand toute notre vie nous ne ferions autre chose que d’accomplir notre sacrifice, nous ferions toujours beaucoup351.

        28 Juillet 1643 M 2123 C’est l’Esprit de Jésus qui donne la vie à nos âmes.

C’est chose pitoyable que l’aveuglement des hommes, qui ne se laissent posséder que par l’esprit de nature et du monde. L’Esprit de Jésus n’agit point en eux, et c’est néanmoins le vrai Esprit qui donne la vie à nos âmes. Établissons-nous bien dans l’exercice des desseins de Dieu qui veut de nous la conformité avec son Fils, et par conséquent l’amour des abjections et des souffrances. Tout ce qui nous dispose à cette conformité doit être précieux comme le peu de talents naturels, les maladies, le mauvais succès dans les emplois et dans les affaires, et le reste où l’esprit de la nature et du monde trouve son supplice, et où, au contraire, l’Esprit de Jésus trouve son plaisir, y faisant avancer l’âme en la perfection si elle est fidèle352.

        Août 1643 M 2151 Dans son Sacré Cœur, j’expérimente que rien ne me manque.

Je dois dépendre totalement de la Divine Providence sans aucune attache et sans aucun appui aux créatures quoique saintes, me jetant entre ses bras comme un enfant qui n’a autre souci que de se laisser porter à sa chère mère353, que de sucer le lait de ses mamelles, et puis enivré de cette agréable liqueur Lui faire mille petites caresses. J’avoue que Notre Seigneur m’a traité souvent de la sorte. Car sans avoir aucun souci de nourrir mon âme de viandes spirituelles, ne les cherchant quasi point dans les livres, mais seulement dans son Sacré Cœur, j’expérimente que rien ne me manque! J’en suis quelquefois tout étonné, et crains qu’il n’y ait de la négligence à travailler si peu de ma part. Toutes ces craintes pourtant ne durent pas beaucoup, voyant que Dieu pourvoit à mes besoins sans que j’y pense. Je reconnais par cette expérience que Dieu veut que je dépende de Lui Seul, et que je n’aie aucun appui à la créature. Et si mon âme semble quelquefois s’y vouloir appuyer, aussitôt qu’elle s’en aperçoit, elle la quitte promptement, et s’attache la mamelle de la Sainte Providence354.

        Août 1643 M 2152 Abandon total à la Providence de Dieu.

Il arrive souvent que la mère a du lait dans une mamelle, et n’en a point dans l’autre. Que si le petit enfant veut changer, il est trompé, mais s’il trouve peu de secours dans la mamelle gauche, il retourne à la droite sans plus la quitter. Mon âme prend quelquefois la mamelle de la créature, et s’en trouve mal. Je n’ai pont appris l’abandon à la Providence par raison, car je suis un enfant, mais je l’ai appris par expérience. Je craindrais quelquefois d’aimer trop l’oraison, et d’y trouver trop de consolations sensibles, si je n’étais persuadé que Dieu veut que je vive en enfant355.

        Août 1643 M 2153 Il faut donc qu’il laisse agir les autres, et qu’il se contente de caresser sa mère.

Il y a des âmes choisies de Dieu pour les grands travaux qui regardent sa gloire. Et si un enfant voulait quitter le sein de sa mère pour les entreprendre, il tomberait par terre à cause de sa faiblesse et ne ferait rien356. Il faut donc qu’il laisse agir les autres, et qu’il se contente de caresser sa mère. Mon devoir est donc de m’attacher à Dieu, et de traiter familièrement avec Lui dans l’oraison. Je dois paisiblement laisser travailler les autres aux grandes affaires de la maison, comme étant les aînés, auprès desquels un petit cadet comme moi n’est que faiblesse357.

        15 Août 1643 L 1, 5 Il me paraît que je suis dans une plus profonde pauvreté d’esprit que jamais.

M358. C’est pour vous faire connaître mon état présent, qui est bien différent de celui où vous m’avez vu, plein de lumières, de douceur, de générosité et d’ardeur. Je suis au contraire dans l’obscurité, dans l’égarement d’esprit, dans la tristesse, dans la lâcheté et dans la froideur359. Il y a quelque apparence que l’infidélité a donné lieu à la justice de Dieu, de me laisser ainsi dénué et pauvre, ayant fait mauvais usage de ses grâces. Mais je déteste mon imperfection, et j’agrée le châtiment. Que si c’est sa Bonté qui me veuille éprouver, j’adore ses desseins, et me soumets d’en porter la rigueur tant qu’Il Lui plaira. Quand Je vous mandais360 que je ne pensais jamais souffrir, j’étais bien éloigné de l’état où je suis. En ce temps-là les plus fâcheux accidents ne m’auraient quasi pas touché, tant mon âme était détrempée de consolations. À présent la pauvreté et les douleurs envisagées seulement, me font peur et me donnent de la tristesse361. Les vues de la vie surhumaine362, autrefois charmantes, ne font nulle impression sur mon âme. Dans mon oraison je n’avais que faire de sujet. À présent les livres, et les plus beaux sujets ne peuvent arrêter mon esprit rempli de distractions ou hébété. Mes délices étaient à communier363. Je ne puis à cette heure quasi penser à Jésus en moi que je laisse seul, sinon que je prends un livre pour lire des oraisons, encore avec grandes distractions. Mes passions sont déjà à demi réveillées, et ma colère se fera bientôt sentir si Dieu ne m’assiste364. Enfin ce n’est plus moi, c’est la misère, l’infirmité d’Adam et la faiblesse qui paraît en moi. Je ne suis plus dans l’exercice des amours par une suave tendance à la jouissance du souverain Bien. Mon âme est si misérable qu’elle ne fait quasi que regarder sa misère, n’ayant point de vigueur pour en sortir. Dieu s’est caché, et mon âme perdue sensiblement dans Lui s’est retrouvée365.

Mais ce qui me crucifie le plus, c’est que j’entrerais quasi en pensées que les vues de la vie surhumaine, autrefois si goûtées, ne fussent pas de véritables vues, mais des idées vaines et forgées dans mon imagination, puisque j’ai encore horreur de la pauvreté et des mépris, qui étaient, ce me semble, l’objet de ma joie et de mon amour. Car ou ces vues étaient fausses, ou elles étaient vraies. Si elles étaient fausses, j’étais trompé et je trompais les autres; ce qui m’est un bon sujet de tristesse. Si elles étaient vraies, je n’y ai pas été assez fidèle. Après tout je voudrais bien ne m’occuper pas tant de mes misères, mais plutôt de la Bonté divine, et c’est ce que je ne puis366.

Ce qui me reste est que j’ai encore la suprême indifférence en mon esprit, qui me fait consentir avec paix intellectuelle à être le plus misérable de tous les hommes, et à demeurer toujours dans l’état où je suis367. J’aperçois encore comme de bien loin l’excellence de la pauvreté et des mépris, et je me tiens bien indigne d’être dans l’union actuelle du divin Amour. J’espérais hier au soir me trouver aujourd’hui dans le Ciel avec la Sainte Vierge triomphante. J’ai lu son triomphe exprès, mais je n’ai pu élever mon esprit qui est demeuré pesant et terrestre368.

Si vous me demandez à présent qui je suis : hélas! Je vois bien clairement mon double néant, ma bassesse et mon peu de vertu, ma mauvaise nature et mon éloignement extrême de la vie surhumaine369. Si vous voulez savoir ce que je désire, il me semble que je ne veux point changer mon état, et que je veux être dans une continuelle dépendance de Dieu370. Ainsi il me paraît que je suis dans une plus profonde pauvreté d’esprit que jamais, me voyant dépouillé des saveurs et des grâces les plus intimes371. Vous savez le sacrifice que j’ai fait de l’affection et hantise de quelques-uns de mes plus intimes amis372. Cela m’a appauvri du côté des créatures les plus saintes, et les plus chéries373. J’ai aussi sacrifié ma vie en désir en quelque rencontre, et les pertes de biens me dépouillent du reste des choses temporelles. Mais que je serais riche, si je pouvais être vraiment ainsi dénué de tout et de moi-même! C’est ce que Notre Seigneur opère en moi, fait par justice ou par miséricorde. C’est à quoi je dois tendre. C’est mon exercice présent374.

Une personne peut bien se dépouiller de ses habits et de sa chemise, mais d’avoir le courage de se dépouiller de sa peau, elle sentirait trop de mal. Il faut que d’autres le fassent, et c’est, ce me semble, tout ce qu’elle peut faire que de le souffrir. Une âme se peut dépouiller par le dénuement actuel qu’elle opère elle-même des biens extérieurs, mais au regard des biens de l’âme, c’est tout ce qu’elle peut que d’être dans la passivité, et de souffrir la privation de Dieu et de ses grâces en elle375. Après, ceci écrit, j’ai lu le dernier chapitre du neuvième livre de Monsieur de Genève376, lisez-le et remarquez que Judith demeura vêtue de deuil, etc.377 : «Ainsi nous devons demeurer paisiblement revêtus de notre misère et abjection parmi nos bassesses et faiblesses, jusques à ce que Dieu nous élève à la pratique des excellentes actions.» Si je ne suis pas dans l’union, il faut aimer l’abjection. Enfin il se faut dénuer de toutes affections petites ou grandes. Ô que le dénuement parfait est rare! Et que de douleurs on sent avant que d’être écorché tout vif comme Saint Barthélemy 378! Vous ne vous étonnerez pas si je me plains un peu, et si je sens ma peau. Je bénis Dieu de tout mon cœur, et pour vous et pour moi, de tous les sujets de dépouillement qui nous arrivent.

        28 août

Mectilde à M. de Torp, réf. FC.2230. (lettre omise)

        Septembre 1643 M 3,20 Que de choses à retrancher dans un cœur qui aime purement!

Lorsque le pur amour379 vient dans un cœur, il paraît doux; mais il faut que ce pauvre cœur se résolve à souffrir de ce nouvel hôte une extrême rigueur, qui par beaucoup de retranchements lui donnera une mort continuelle. Car un cœur qui aime purement doit renoncer aux sentiments trop humains, au plaisir, et aux consolations même spirituelles quand Dieu les retire. Il renonce au secours des créatures les plus saintes. Dieu seul est son appui. Toute sa science est celle du crucifix, et sa sagesse, la folie de la croix380. «O bon Jésus que je dois dépendre de votre grâce pour y arriver! Que je dois continuellement recourir à vous! Car que peuvent mes industries, autre chose que de souiller la pureté du divin Amour.»

        Septembre 1643 M 3,21 Destruction de la nature

Le pur amour est la destruction de la nature. C’est pourquoi elle le craint terriblement; car qu’est-ce que Dieu prétend autre chose que la pureté d’amour dans le cœur de ses serviteurs; par un si grand nombre de maux où il les abîme, comme les maladies, la pauvreté; l’abandonnement381, le mépris et les affronts? C’est être aveugle dans les desseins de Dieu, que de se plaindre de sa rigueur382.

        Septembre 1643 M 3,22 La perte de toutes les créatures conduit bien avant dans le royaume de la pureté, de la tranquillité et de l’union.

Par un grand sentiment pour la pauvreté de toute créature je ne m’étonnais plus que Jésus nous eût obligés à l’aimer, et je disais : «O extrême pauvreté que vous apportez de richesses en l’âme383! Vous lui donnez la béatitude, c’est à dire, l’union à Jésus crucifié384, et la possession même de la divinité en tant qu’il se peut en la terre, puisque l’âme transformée en Dieu, jouit de Dieu autant qu’elle peut». Dans cet heureux état, il lui semble que la privation des plus saintes créatures lui vaut mieux que leur présence385. Elle ne peut posséder les biens, les honneurs, les avantages qui lui sont propres, que par dépendance à la divine volonté qui l’ordonne ainsi pour l’accomplissement de ses desseins386. Car si cela dépendait d’elle, elle quitterait promptement tout; et si elle s’en sert, c’est parce que la volonté de Dieu, qu’elle veut, le veut ainsi387. Mais elle ne peut aimer aucune créature en elle-même. La perte de toutes est sa richesse388, qui la conduit bien avant dans le royaume de la pureté, de la tranquillité et de l’union.

        Septembre 1643 M 3,23 le pur amour qui opère l’anéantissement total.

Belles paroles de la bienheureuses Catherine de Gênes389, qui demandait à Dieu son total anéantissement, afin d’être plutôt unie à Lui autant qu’elle le désirait. «Tôt, tôt, disait-elle, tirez-moi, tirez-moi de mon être, et me mettez dans l’opération de la fin pour laquelle je suis créée.» L’attrait de cette Sainte était l’amour tout pur390, et voyant qu’elle ne pouvait être en possession de cet amour, à cause de la corruption de son être par la chute d’Adam, elle désirait avec passion l’anéantissement, ou plutôt elle consentait agréablement à sa perte, et témoignait vouloir que Dieu l’anéantît d’une manière si admirable.

        Septembre 1643 M 1,45 (1.6.1) La leçon du mépris

La leçon du mépris est la plus belle leçon de la vie chrétienne. Mais si l’on n’y prend garde, elle est bientôt oubliée391.

        Septembre 1643 M 2,54 (2.9.1) La leçon de la véritable humilité.

Les vertus qui consistent en l’action ne sont pas fort mal aisées à pratiquer, parce qu’elles se font hors de nous-mêmes avec facilité, avec satisfaction propre, et assez souvent avec l’admiration des autres392. Mais celles qui consistent purement en la souffrance sont très difficiles, comme sont la confusion, la patience et le silence en tout ce qui peut arriver de fâcheux. «Ô Jésus abject et humble, donnez-moi la science des saints et le goût du mépris du monde, tant actif que passif, c’est à dire, que je méprise le monde avec plaisir, et que le monde aussi se plaise à me mépriser. Donnez-moi l’intelligence pour bien apprendre et pour bien retenir et pratiquer la leçon incompréhensible à l’esprit humain. Je veux dire : la véritable humilité, l’humilité de cœur393.»

        Septembre 1643 M 2,55 (2.9.2) La principale fidélité qu’Il nous demande.

J’ai remarqué plusieurs fois que Notre Seigneur nous fait entreprendre de certaines choses et des desseins dont Il ne veut pas que nous nous mettions en soin pour l’exécution. Mais seulement que nous ayons soin de pratiquer les vertus qui se rencontrent à faire dans la poursuite et dans la rupture de ces desseins, et dont la nature n’est point choquée dans le bon ou dans le mauvais succès394. La principale fidélité qu’Il nous demande, c’est de ne nous point troubler, ni impatienter s’il arrive que les affaires qui regardent la gloire de Dieu tournent mal395. Parce qu’assez souvent par la conduite de sa sagesse infinie, Il tire plus de gloire des renversements, que des événements favorables. La chose entreprise ne le glorifie pas pour lors, parce qu’elle ne réussit point et ne s’effectue point. Mais la disposition d’humiliation, de résignation, de douceur, et de patience, que l’âme y peut trouver et conserver, Le glorifie beaucoup.

        Septembre 1643 M 2,56 (2.9.3) Aimer son abjection…

Le principal soin de l’âme est de s’humilier, de s’avilir, et d’aimer son abjection. Heureuse celle qui demeure en repos sous l’ombre de sa bassesse, vivant dans l’esprit d’anéantissement de soi-même. Notre Bon Dieu la regardera amoureusement, et se glorifiera en sa petitesse. Nous ne devons point chercher de gloire qu’en l’amour de notre abjection propre par rapport et en vue de celle de Notre Seigneur, de ses ignominies, et des opprobres qu’il a embrassés pour nous. Disant de lui-même qu’il était un ver et non un homme, et le rebut du peuple396. Considérant ces paroles, quels sentiments ne devons-nous pas avoir de nous-mêmes? Et quels titres d’honneur pouvons-nous désirer après cela? N’en cherchons jamais d’autre que celui d’imiter notre bon Sauveur le plus près, et en autant de manières qu’il nous sera possible397.

        Septembre 1643 M 2,57 (2.9.4 à 7) Un cœur humble

La vie d’une personne humble doit être vraiment intérieure, et que plutôt par ses exemples que par ses paroles elle prêche l’humilité398.

(2.9.5) La vraie marque d’un cœur humble c’est qu’il recherche purement l’honneur et la gloire de Dieu, et ne fait rien que par cette intention399. Car s’il se recherche soi-même, son honneur ou son contentement, il est superbe400.

(2.9.6) Un cœur humble doit volontiers se laisser vaincre par ceux qui débattent contre lui, sauf l’offense de Dieu.

(2.9.7) Un cœur humble doit tendre à s’anéantir si son anéantissement sert pour avancer la gloire de Dieu qui est le dessein d’une âme401. Laquelle n’ayant aucune intention que de faire du bien au prochain, soit temporel, soit spirituel, veut demeurer au monde seule et consumer sa vie et ses biens à cet exercice. Que s’Il veut qu’elle demeure inutile, elle sera très aise de vivre une vie inconnue, basse et méprisée, et d’être tout à fait anéantie durant sa vie, et après sa mort comme digne de tout oubli, et indigne d’être jamais dans la pensée des hommes402.

        Septembre 1643 M 2,58 (2.9.8) Aimer la correction

Aimer la correction et l’accusation franche de ses défauts, ne recevoir pas seulement les humiliations, les contradictions, et les autres choses pénibles ou de confusion par forme d’épreuves et de tribulation que Dieu nous envoie. Mais encore et beaucoup plus, les recevoir comme des choses que nous méritons en vérité, tant pour le châtiment de nos péchés, que pour abattre notre orgueil. Ajoutez ce sentiment d’humilité qui nous doit porter à nous réjouir d’être avertis et accusés des choses dont nous ne sommes pas coupables, à l’imitation de notre bon Sauveur403.

        Septembre 1643 M 2,59 (2.9.9) Ne désirer point d’être aimé particulièrement

Ne désirer point d’être aimé particulièrement, car ce désir procède de l’estime de nous-mêmes, et l’effet donne de vaines complaisances404. Mais nous réjouir humblement quand on désapprouve, et que l’on désagrée ce que nous faisons, et le désapprouver avec les autres. Aimer d’être tenu pour inutile dans la maison405, et de n’y être employé sinon en des choses basses et viles, pourvu que ce désir ne vienne pas de découragement, mais d’amour à l’humiliation et à la bassesse, ainsi qu’en la personne de Notre Seigneur406.

        (2.9.10) Ne s’étonner jamais de ses défauts…

(2.9.10) Ne s’étonner jamais de ses défauts407, car cet étonnement procède d’ignorance, ne connaissant pas notre vileté et notre bassesse, et le trouble que nous en recevons procède infailliblement d’orgueil.

        (2.9.11) Enfin le comble de la parfaite humilité…

(2.9.11) Enfin le comble de la parfaite humilité gît en l’absolue et entière dépendance et soumission de tout ce que nous sommes à la sainte Volonté de Dieu et de nos supérieurs, et d’aimer cordialement notre abjection et le mépris que l’on fait de nous-mêmes. Non pas comme un mépris recherché, mais comme un abandon à Dieu dans une entière indifférence d’être aimé, honoré, ou méprisé, ou que l’on nous ait en bonne ou mauvaise estime408.

        Septembre 1643 M 2,60 (2.9.12) Si cinquante fois le jour nous tombons.

Quand nous manquons à la fidélité que nous devons à Dieu, et aux exercices de la vertu, il faut tâcher de regagner par humilité ce que nous avons perdu par notre lâcheté, nous anéantissant devant Dieu paisiblement, puis nous remettant doucement au train de bien faire avec nouvelle confiance en Dieu. Si cinquante fois le jour nous tombons, relevons-nous autant de fois en cette simplicité, sans nous amuser à réfléchir sur nous-mêmes. Car pour l’ordinaire en s’amusant à réfléchir sur ce que l’on fait, la faute est plus grande que celle que nous avions faite la première fois409.

        30 Septembre 1643 M 2,61 (2.6.6) quelquefois nous produisons de bons fruits en gâtant les affaires.

Quoi que l’on puisse dire, il y a peu de gens qui fassent vivre Jésus-Christ en eux dans la pratique410. Plusieurs le font en pensées et de paroles, mais quand l’occasion se présente d’en venir à l’effet, ils se servent des plus beaux prétextes du monde pour s’en exempter. Ceux mêmes qui font profession de dévotion, veulent que rien, ou presque rien ne leur manque, et que personne ne leur fasse tort. Ils veulent être les maîtres des affaires, et ne point agir par dépendance et en servitude. Ils fuient avec étude ce qui sent le rabais parce que, disent-ils, qu’ils ne seraient plus propres à procurer la gloire de Dieu parmi le prochain! Mais au contraire il faut embrasser la croix et les misères de quelque part qu’elles puissent venir. Nos impuissances et nos imperfections sont de mauvais arbres qui gâtent assez souvent les affaires, mais qui produisent pourtant de bons fruits, à savoir : le rabais, la confusion, et la pauvreté411. Quand l’on nous fait tort, nous disons : cet homme n’a pas raison de faire cela; soit! Mais il y a cependant grande raison pour nous de le souffrir; à savoir la souveraine raison de la grâce et de l’esprit de l’Évangile412.

        30 Septembre 1643 M 2,65 (2.10.5) Le repos de la croix est un repos de grâce.

Le repos que nous prétendons dans l’éloignement de tout ce qui nous fâche, qui nous tourmente, ou qui nous importune, n’est pas toujours le véritable repos de l’âme. Mais seulement un repos naturel que nous cherchons. Le repos de la croix est un repos de grâce, et quand l’âme l’a une fois trouvé, elle peut vaquer à Dieu librement. C’est un repos que l’on prend au milieu des peines et des souffrances. Jusques à tant que l’on soit dans ce repos, l’âme ne peut vaquer à Dieu comme il faut413.

        1er Octobre 1643 L 1,10 Quand on s’attriste de l’absence de quelque ami.

M414. Votre lettre m’a consolé, car il y a pour moi de l’onction dans vos paroles et dans vos écrits. C’est bien discerner que de dire que dans nos conférences nous nous appauvrissons l’un l’autre. Il est vrai que nous sommes encore trop jeunes et trop faibles pour nous passer du secours les uns des autres. Et le Père Baltazar415 dit qu’il se faut défaire des personnes qui traversent notre liberté d’esprit. Or je sens au contraire qu’elle augmente; c’est pourquoi je ne crois point que Dieu veuille que nous nous privions de conférer. Je dis ceci non par nature, comme je crois; parce que jamais je ne fus dans un si grand détachement d’amis, que je suis aujourd’hui, et tel que j’en suis étonné. Et je crois que les saints ermites du paradis m’ont obtenu quelques grâces. Tout le long du jour j’ai eu des sentiments très grands de la profonde pauvreté d’amis. Et il me semblait que je partirais demain matin sans regret de ne vous voir jamais, et quitterais tous mes amis pour m’en aller au désert de Libye sans plus revenir416. Tout de bon ma nature prend grand plaisir à cette sorte d’imagination. J’en ai fait beaucoup de pareilles avec grand goût durant ce jour; non seulement par esprit d’anéantissement et d’hostie, étant un grand sacrifice d’immoler tous ses amis, mais par esprit de révérence au regard de la grandeur et de l’excellence de Dieu417. Quand on s’attriste de l’absence de quelque ami, c’est faute de lumière, puisque le grand Ami est continuellement avec nous418.

        12 Octobre 1643 M 2,85 (2.12.2) La présence de Dieu en nous

C’est faire tort à la présence de Dieu en nous, que de s’ennuyer de l’absence de nos amis les plus chers. Celui qui marche en esprit de foi s’étonne que l’on puisse regretter l’éloignement de quelque créature que ce soit. N’est-ce pas assez d’être dans le sein du Créateur, c’est-à-dire en sa présence419.

        13 Octobre 1643 M 2,66 (2.10.6) privés de consolation

Lorsque Dieu permet que nous soyons privés de toute sorte de consolation humaine, et même de la conférence spirituelle de nos amis, allons au pur anéantissement et à la souffrance. Ô qu’une heure de temps passée en cet état est agréable aux yeux de Dieu420!

        13 0ctobre 1643 M 2141 Le grand Ami qui est Dieu

Une âme peut-être autant séparée des créatures au milieu des villes et des communautés, comme dans les déserts. Car quand Dieu fait un peu connaître à l’âme sa grandeur, et que Lui Seul est, et vaut mieux que toutes choses, et qu’Il Lui donne des sentiments bien exprès de sa sainte présence, l’âme se détache des créatures, les quitte, et y meurt. De sorte qu’elle est à leur égard dans une profonde pauvreté, parce que la lumière qui Lui fait connaître, et goûter Dieu, la dégoûte à même temps des créatures. Et ce n’est pas leur pauvreté, leur petitesse, et leur insuffisance qui opère en l’âme leur éloignement, et leur séparation. Mais c’est la grandeur et la richesse de Dieu, et surtout sa présence qui se trouve autant au milieu des villes et des congrégations que dans les solitudes421. Une marque assurée que le spirituel est dans cet heureux état, est s’il se trouve disposé d’aller partout où la Providence peut l’appeler, si tous les lieux lui sont indifférents, s’il n’est point tenu par quelque secrète attache à la créature, s’il n’a faim que du Créateur qu’il croit lui être tout, qu’il voit partout, et qu’il aime partout422. Quand on s’attriste de l’absence de quelque ami, c’est faute de lumière, puisque le grand Ami qui est Dieu, est continuellement avec nous423.

        14 Octobre 1643 M 1,29 (1.4.2) Il ne faut pas croire que l’on soit oisif

Il ne faut pas croire que l’on soit oisif quand on demeure dans une condition ou dans un emploi où l’on fait peu de choses, lorsque Dieu nous y appelle. Car c’est beaucoup faire que de ruiner l’esprit d’élévation, qui nous est si naturel. Jésus enseignait aux hommes cette doctrine dans sa vie cachée. Il faut donc pour lors aimer à ne rien faire, ou à faire peu, par esprit d’anéantissement, et non par esprit d’oisiveté424.

        16 octobre 1643 Rêve mystique . La terre d’anéantissement

Ma nuit fut partagée en deux différentes dispositions425. M’étant couché dans une crainte naturelle de la pauvreté, qui m’avait extraordinairement peiné plusieurs fois, en ayant toujours eu horreur426. Je fus donc ainsi beaucoup inquiété en dormant, et je passai une partie de la nuit dans des pensées mélancoliques. M’étant éveillé, je fis des efforts pour dissiper cette disposition, et je me rappelai quelque chose que j’avais lu le soir dans la vie du Père Condren427. Je priais Dieu et me rendormis. Je sentis dans mon sommeil une tout autre disposition : tout endormi que j’étais, j’embrassais la pauvreté comme l’une des vertus les plus chéries du fils de Dieu. Je m’aperçus qu’il s’était coulé en moi une grande douceur qui me fortifiait et m’apaisait avec tranquillité, de sorte que les occasions de la pauvreté me semblaient agréables et non plus horribles. Je m’éveillais ensuite, toujours dans la même disposition et dans laquelle je fis mon oraison que je passai dans l’estime et dans l’amour de la pauvreté. J’étais surpris de mon changement. J’en remerciais Dieu sans cesse. Je continuais plusieurs jours à être dans le même état. L’on avait vendu chez nous une terre pour laquelle j’avais eu inclination. La nature, comme je l’ai dit, sentait de la peine à s’en voir dépouillée.

Il me vint en pensée que Notre Seigneur me ferait une grande grâce de me donner une autre terre qui se présenta de cette sorte à mon esprit : je me figurais qu’une âme peut avoir une terre qui s’appelle la terre d’anéantissement. Elle contient plusieurs fermes, dont la première et principale, et qui est comme le manoir seigneurial, où le chef se nomme la destruction de soi-même. Ah mon Dieu, que de beautés dans ce fief! Que d’excellences mon âme y aperçut, puisqu’il relève de Jésus mourant en croix. La seconde ferme se nomme la pauvreté. La troisième ferme, du mépris. La quatrième, des douleurs. La cinquième, celle des sécheresses et des délaissements. Je me sentis parfaitement satisfait à la vue d’une si belle terre de promission428, et dans laquelle le lait et le miel coulent en abondance, comme l’expérience le fera connaître. Cette vue me fit perdre la crainte et l’horreur que j’avais de la pauvreté, mais au contraire je la désirais et l’acceptais de tout mon cœur. Je voyais clairement que la possession de quelque autre terre était incompatible avec celle de l’anéantissement429.

Mon Jésus, soyez béni à jamais de vos miséricordes! Mon cœur, ce me semble, est entre vos mains comme une cire molle430. Il n’y a qu’un moment qu’il avait la pauvreté en horreur, et maintenant elle fait ses délices. Qui peut donner de si différentes impressions et qui peut faire ce changement dans un cœur de chair s’il n’y en eut jamais? C’est votre grâce. Conservez-la-moi, mon adorable Maître, et me la continuez, car autrement le cœur retournera à se inclinations naturelles. Élevez-le au-dessus de sa condition et faites-le aimer d’un véritable amour la pauvreté, les mépris et les douleurs. L’on me demandera peut-être qui m’a donné cette terre, car elle n’est pas de mon patrimoine. Le vieil Adam qui est mon père n’en a point de pareille431. Je crois que c’est du bien de sa femme, la Folie de la croix que j’épousais sans m’informer exactement de ses richesses. Je m’estimais heureux d’entrer dans son alliance. Je ne demandais aucune terre ni possession. De dire combien j’estime cette terre, en vérité, je ne le puis. Mais il me semble que j’oserais jurer que je l’aime mieux que toutes les richesses du monde. Je ne sais si c’est la nouveauté qui fait que je vais souvent m’y promener, et je prends plaisir à aller tantôt dans une ferme et tantôt dans l’autre.

Mais ce qui me comble de joie, c’est que partout j’y rencontre Jésus. Dans la ferme de pauvreté, je le trouve dans une extrême indigence, n’ayant pas même où reposer sa tête. Dans celle des douleurs, je l’aperçois qui me dit : Viens, approche et vois s’il y a douleur semblable à la mienne. Dans la ferme du délaissement, il est mourant en croix, disant ces belles paroles : Mon Père, pourquoi m’avez-vous abandonné? En allant par les allées de cette bienheureuse terre, j’ai plusieurs pensées qui servent à m’entretenir. Je dis en moi-même : que bienheureux sont ceux qui peuvent entrer dans cette terre et y demeurer, puisqu’ils ne vivent plus à eux-mêmes, mais à Dieu seul. Je dis quelquefois en moi-même : Oh, belle terre! Si tu étais connue des hommes, ils quitteraient volontiers tout ce qu’ils ont pour te posséder. Que notre aveuglement est grand, mon âme! Le soleil qui éclaire cette divine terre n’est pas comme celui qui illumine le monde. Non, me répond-elle. C’est la foi et non pas la raison, mais une foi tout éclairée de plusieurs petits rayons célestes. Comment ai-je découvert cette terre? En vérité, je n’en sais rien. Mais je sais cependant bien que ce n’est pas une imagination, et que je sens que c’est une véritable terre, que j’y suis entré, et je ne sais pour combien de temps.

Je ne rencontre, ce me semble, personne dans ce lieu, cependant il n’est pas inhabitable ni inhabité. Mais les habitants étant anéantis aux yeux des autres et aux leurs, ne sont pas vus, ne se voient point eux-mêmes. Quelle joie de ne pas être vu! C’est un des grands avantages de cette belle terre. Je ne sais ce que je deviens quand je suis en ce lieu, je ne vois point, je n’écoute point. Quand je n’y suis point, j’ai d’autres sens intérieurs et extérieurs. En vérité, me dis-je en moi-même, je suis étonné de la douceur que j’y trouve, mais c’est une douceur qui est au-dessus des sens. J’aurais beau en parler, l’on ne me croirait pas. Mais aussi n’aurai-je pas quelque bile répandue, ou quelque idée de quelque fausse douceur? Je ne crie pas, car cette douceur est toute puissante pour mettre la paix dans l’extérieur et dans l’intérieur de l’homme. Bonnes gens qui cherchez la paix, vous ne la trouverez pas au milieu de vos petites et épineuses possessions. Il n’y a que du tracas et de l’inquiétude. C’est ici le lieu de la vraie paix que le monde tout entier ne peut donner. Ah, il faut avouer, mon âme, que les avenues de cette terre sont de difficile abord! Il est vrai, dit-elle, mais dans les peines qu’il faut souffrir. C’est une extrême consolation de marcher sur les pas de Jésus-Christ. Cela est étrange de ne pouvoir connaître cette terre.

Une âme ne sera bonne à rien, n’aura aucun talent pour les autres, par conséquent elle ne pourra augmenter la gloire de Dieu en eux. Au lieu de s’attrister et de faire des réflexions sur les désavantages de sa nature, qu’elle vienne dans cette terre d’anéantissement, elle y fera un excellent ouvrage qui rendra gloire à Dieu. Mais quel ouvrage? C’est de renoncer à l’inclination de s’élever, qui est en bon français, une participation de l’orgueil d’Adam, orgueil (qui est) le plus grand ennemi de Dieu. N’est-ce pas un grand ouvrage d’anéantir cet ennemi? Cette inclination à l’élévation est tellement en moi, qu’elle a pénétré jusqu’à la moelle de mes os. Je consens à ma propre destruction pour détruire ce monstre. Autant d’anéantissements actifs ou passifs sont autant de coups qui lui donnent la mort. Quelle raison nous oblige à la poursuite de l’anéantissement432? C’est Jésus vivant et mourant dans l’anéantissement, qui m’impose la loi d’anéantissement, si tu veux lui être semblable, être parfait chrétien, glorifier son Père comme il l’a glorifié.

Voici encore quelques-unes des pensées dans lesquelles je m’entretiens dans les promenades que je fais dans cette terre. Mes réflexions les plus ordinaires sont sur Jésus mourant. De toutes parts je reviens à cette terre. Quand on ne me juge pas propre à rendre service aux autres, je m’y en retourne gaiement. Quand je suis surpris dans mes imperfections au lieu de m’en excuser, je fais un tour dans la ferme du mépris433. Quand je suis malade, je vais me divertir pour me soulager. Et quand je ne réussis pas dans mes entreprises, j’en fais de même. Il y a sur le frontispice de la porte : exinanivit semetipsum factus obediens usque ad mortem, mortem autem crucis434. Cette idée de la terre d’anéantissement m’a donné une autre idée de la pureté de la vertu. Voyant, ce me semble, que jusqu’à présent, dans toutes mes petites actions et entreprises que j’ai faites pour Dieu, je n’y ai rien qui ressente la pureté de la vertu et qui puisse contenter les yeux de Dieu. J’espère mieux faire à l’avenir, si je suis assez fidèle pour garder ma terre. Si nous prenons garde de près à nos désirs, nous les trouverons remplis d’inclinations à l’élévation et de fuites de l’anéantissement. Nos craintes, nos inquiétudes et nos tristesses ne sont que pur éloignement de l’anéantissement, et nos joies, des petites satisfactions de notre élévation435.

On dit, quand un homme ou une communauté a acquis quelque terre. Voilà qui va bien maintenant, il ne faut plus que guerres qui viennent, les ennemis n’emporteront point la terre. L’on peut bien prendre les meubles, l’argent, mais la terre est fixée et ne s’éloigne pas. J’en dis de même de notre terre d’anéantissement : quand l’âme en a pris possession, et pendant qu’elle la garde, elle ne doit rien craindre436. La substance de la vie spirituelle est assurée : le monde ni le diable ne peuvent y demeurer, c’est pourquoi ils ne l’emportent point, elle ne leur est pas propre du tout. Oui bien quelques meubles, comme les consolations sensibles, les désirs trop opiniâtres des austérités, le trop grand désir de servir les autres sous prétexte de la gloire de Dieu, d’un autre côté un trop grand désir de la solitude, le désir d’aller en Canada, en Angleterre, les belles idées de spiritualité et plusieurs autres437. Le diable, la nature et le monde aiment ces sortes de meubles, et une âme qui n’a que cela n’a rien. Mais qu’elle n’ait que la seule terre d’anéantissement, elle est riche pour toujours, de sorte que la prudence surnaturelle nous fait tout mépriser pour tendre là. Mais quoi ! Qu’y a t-il de plus grand que d’être tout consommé du désir des austérités, d’avoir de puissants mouvements d’aller convertir les pauvres sauvages en Canada, d’aller en Angleterre y sauver les âmes par milliers? Oui, oui, cela est bon, je ne voudrais pas le condamner. C’est un peu de meubles qui sont beaux, mais si avec cela une âme n’a de la terre, elle restera pauvre438.

La terre d’anéantissement seule contient des trésors inépuisables et jamais personne n’a manqué avec elle. Je crois qu’un couvent de Filles pourrait bien s’établir en cette terre. Je voudrais bien avoir trouvé quelques religieuses pour faire cette fondation. Voilà, Notre Mère, comme je vous fais part de mes folies pour vous récréer, puisque vous l’avez souhaité. Mais ne scandalisez pas les autres en montrant ce papier, et surtout à des personnes qui ne sont pas si simples que nous. Toutefois, je ne m’en soucie guère. Tout ce qui en peut arriver, c’est que les âmes déliées et avisées nous feront rentrer dans notre terre. Usez-en comme il vous plaira. Il y a aussi une belle Église dans cette terre d’anéantissement, et c’est la divinité même et toutes ses infinies perfections. Entrer dans cette Église, c’est entrer dans Dieu et y contempler ses grandeurs. Après quoi une âme est toute pleine d’estime des anéantissements de Jésus fait homme et crucifié pour nous. Ce qui ne se connaît jamais si bien que quand les divines perfections de Jésus sont vivement approfondies. Ensuite, on fait à proportion état de la terre d’anéantissement et de toutes ses fermes, parce que de bien concevoir qu’un Dieu se soit anéanti, se fait pauvre, ait été méprisé et ait souffert, c’est diviniser toutes ces choses qui ne manquent jamais de diviniser les âmes qui les cherchent et qui les embrassent à l’exemple de Jésus crucifié, l’objet de nos adorations et l’exemplaire de notre vie.

Il y a aussi dans ma terre une fontaine bouillante qui forme un grand étang, où les âmes anéanties en désirs se baignent. Cet étang s’appelle la profonde pauvreté des créatures : plus on s’y plonge, et plus on s’y purifie. Et quiconque possède l’extrême pauvreté, possède l’extrême pureté. Car il n’y a que les affections aux créatures qui nous souillent, et ternissent la pureté que l’on doit avoir pour être plein de Dieu. C’est cette plénitude de Dieu que l’on cherche dans la terre d’anéantissement, comme il faut. Oh! Qu’il y a de profit à considérer comme plusieurs saints et saintes se sont abîmés dans cet étang. Voyez Saint Alexis, comme il s’y jette à corps perdu, embrassant l’extrême pauvreté le jour de ses noces439. Considérez Sainte Marie égyptienne qui s’enfuit dans le désert, se perdant dans ces vastes solitudes pour trouver la pauvreté de toutes choses. Mon Dieu, que cette grande sainte l’avait heureusement trouvée, vivant sans secours d’aucune créature, sans vêtements et presque sans pain. Elle recevait des consolations de personne, et personne ne la plaignait dans ses maux, personne ne prenait part à ses consolations. Elle était seule avec Dieu seul, dans la profonde pauvreté des créatures440. Que cet esprit de pauvreté est excellent, qu’il est nécessaire à une âme qui veut être tout à Dieu et qui veut que Dieu lui soit tout! O, Jésus, le plus pauvre de tous les hommes, donnez-nous cet esprit qui est une petite participation du vôtre, car quand je vous considère sur le calvaire, il me semble que vous dites à tout le monde. Voyez s’il y a pauvreté semblable à la mienne. Vous y êtes sans amis, sans aucun secours, pas même de la part de votre Père, dépouillé de vos habits de votre peau et même de votre vie. Mon Dieu, je désire de prendre part à votre esprit de pauvreté, et si je ne la possède pas réellement, qu’au moins je l’ai intérieurement avec un si grand dégagement de toutes les créatures, que je les estime de la boue, comme saint Paul441.

        24 Octobre 1643 M 1,28 (1.4.1) L’âme bien éclairée aimera mieux perdre toutes les créatures que d’être désoccupée de son Dieu.

Il n’y a rien que les personnes qui aspirent à la perfection de la vie contemplative doivent craindre davantage que l’occupation des créatures et la désoccupation de Dieu. Une âme en cet état aimerait mieux perdre tout le monde, que d’être désoccupée de Dieu. Et afin qu’un si grand mal ne lui arrive point, elle fait tous ses efforts pour vivre dans une entière fidélité à Dieu, parce qu’elle sait qu’il veut être seul à seul, et un à un. O que le diable traverse la vie parfaite par le moyen des affaires temporelles! Prenons-y garde et qu’elles ne nous causent pas un si grand mal que de nous désoccuper de Dieu, qui doit être notre principale vie et notre unique amour. La perte des biens temporels et leur dépouillement m’apportent deux grands avantages. Le premier est la désoccupation des créatures442. Car n’en ayant plus, on n’a plus de soin pour les conserver. Le second est la communication avec la vie pauvre et abjecte de Jésus443. Au contraire les biens de la terre apportent ordinairement à ceux qui les possèdent, trois maux considérables; à savoir : le péché, la corruption et l’éloignement de la vie de Jésus.

        24 octobre 1643 M 1,50 (1.6.6) Une personne religieuse qui se voit incapable de rendre service doit être bien aise de vivre en cellule séparée des autres.

Soit qu’une personne religieuse se voie naturellement incapable de rendre service, ou bien qu’après en avoir rendu beaucoup, elle soit devenue inutile, ou par les maladies, ou par la caducité de l’âge, si elle tend de bonne foi au mépris, il faut qu’elle soit bien aise de vivre en cellule, séparée des autres qui travaillent dans le monastère, et qu’elle soit contente, si quelquefois on se sert d’elle aux moindres choses ou pour aider une autre, sans avoir aucun sentiment d’envie444.

        24 Octobre 1643 M 1,74 (1.9.3) Esprit d’anéantissement

J’ai désiré autrefois mourir, et la mort me semblait belle, parce qu’elle me donnait liberté d’aller jouir de Dieu. À présent je l’aime par esprit d’anéantissement, puisqu’elle en est le suprême état, et qu’en elle s’accomplit le grand et le parfait sacrifice. Une âme qui cherche à glorifier Dieu, désire de mourir pour entrer dans le parfait anéantissement. Ce qui est ici-bas de plus horrible, comme la puanteur, la laideur, la pâleur, et la pourriture, lui plaît. Car ce sont les compagnes de l’anéantissement consommé. O Mort que vous êtes belle!445

[1644]

        Février 1644 M 2114 Pour brûler du divin Amour, il faut que mon cœur soit comme un bois bien sec

Vous me faites une grande miséricorde, Ô mon Dieu, en me donnant le saint et très noble mouvement d’amour. Que les autres fassent ce que vous désirez d’eux, pourvu que je brûle de votre divin Amour, je suis content446. Ce sera mon travail que de brûler, ce sera mon emploi que de brûler. Mais pour brûler du divin Amour, il faut que mon cœur soit comme un bois bien sec, et purifié de la méchante sève et de la corruption des créatures447. Le désir de brûler me donne celui de me purifier. L’Amour de Dieu me porte puissamment à la mortification448.

        Février 1644 M 2,13 (2.4.1) Infidélité

Ne suivre pas une inspiration connue, c’est commettre une grande infidélité puisque la ponctualité est le principal de la dévotion; c’est-à-dire une fidélité exacte à ne point passer d’occasions sans pratiquer la vertu. Le meilleur effet que les révélations et les visions font en nous, c’est la ponctualité. Et suivant cette règle, on peut juger d’où elles viennent, et ce qu’elles sont449.

        28 Février 1644 M 2103 (2.14.1). S’il y a quelque bien en nous, il n’est pas de nous

Dieu use de préventions admirables envers l’âme, pour l’éveiller du sommeil où elle dort avec les créatures. Il va la trouver pour s’unir à elle, et la prévient par ses bénédictions de douceur. Que de merveilles inconnues aux hommes se passent en ces admirables préventions! Je ne sache rien qui donne tant d’amour et tant d’humilité à une âme. Car il faut une bonté tout infinie en Dieu, pour lui faire regarder l’âme au milieu de ses infidélités, de ses péchés, et de ses indignités. Cette misérable est aimée sans avoir rien en elle qui puisse attirer la bienveillance de Dieu. Au contraire il y a de quoi rebuter et éloigner toute autre bonté que celle d’un Dieu. Je m’étonne qu’une âme puisse croire ou expérimenter ces admirables préventions sans brûler d’amour. Cette vérité une fois bien comprise nous fait voir clairement que s’il y a quelque bien en nous, il n’est pas de nous450.

        18 Mars 1644 M 2117 -- Ô parfaite nudité, que tu es belle! Mais que tu es rare

Une âme appelée à la vie et à la voie de Providence ne doit se mettre en peine de rien que de s’y tenir avec humilité et fidélité sans craindre de mourir de faim et de misères. Car Dieu en aura un soin particulier. Mais quand il en arriverait autrement et qu’il en faudrait mourir à la peine, ce serait toujours une faveur de Dieu très particulière de mourir ainsi d’amour et pour le pur amour, car cette mort est la mort d’un Séraphin en terre451. Pour vivre et pour mourir ainsi abandonné à la pure Providence et n’être attaché à rien, il faut ne rien avoir. Car la possession de quoi que soit nous donne pour l’ordinaire de l’attache. Ô parfaite nudité, que tu es belle! Mais que tu es rare452!

        Avril 1644 M 3, 13 L’union au bon plaisir de Dieu

L’union au bon plaisir de Dieu est la disposition des dispositions. C’est la plus sublime, la plus pure, et la plus grande disposition qui puisse être en une âme. Elle seule vaut mieux que toutes les autres, qui sans elle ne sont rien que des imperfections; parce que sans elle, elles dégénèrent en infidélité, bien que de soi elles soient très saintes. La contemplation, le désir de donner l’aumône, la volonté de vaquer au prochain sont des dispositions toutes bonnes et toutes saintes. Néanmoins Dieu ne les demande que quelquefois de nous; de sorte que nous commettrions une infidélité de nous y porter, quand Il lui plaît de nous mettre en sécheresse, de nous faire pauvres, infirmes, et solitaires. Mais pour l’union au bon plaisir de Dieu, elle ne nous peut jamais porter à aucun défaut, mais toujours à une plus grande perfection. C’est pourquoi ce doit être en nous une disposition continuelle et permanente453.

        Avril 1644 M 3, 14 Quand l’âme perdrait tout, elle ne perd rien

Quand l’âme perdrait tout, elle ne perd rien, pourvu que l’union au bon plaisir de Dieu lui demeure. Pour ne la point perdre dans les pertes qui nous arrivent journellement de ce que nous chérissons le plus, il faut que l’âme soit élevée d’affection, au-dessus de tout ce qui se peut perdre; c’est à dire, au-dessus de toutes les créatures. Autrement cette admirable disposition ne pourra être de durée dans une âme. Il faut pouvoir dire avec vérité : «Mon Dieu, Vous m’êtes toutes choses en toutes choses», et ce sera à mon avis, quand nous ne voudrons rien et que nous n’aimerons rien que le bon plaisir de Dieu454.

        Avril 1644 M 3,15 Que nous sommes ignorants

Que nous sommes ignorants quand nous nous plaignons de la perte de nos dispositions, ou de quoi que ce soit au monde. Puisque leur perte, si nous voulons, nous fait trouver une plus pure union au bon plaisir de Dieu. Car jamais nous n’y avançons mieux, que lorsque toutes choses nous manquent. Quel bonheur de connaître que la disposition la plus simple, et la plus aisée à avoir, si nous y avons attention, est la plus pure, la plus sainte, et la plus grande de toutes les dispositions. Et comme je ne vois personne, quelque petit talent qu’elle ait de nature ou de grâce, et quoiqu’elle soit sainte ou malade, pauvre ou riche, qui ne puisse, et qui ne doive prétendre à cette disposition. Ainsi je n’en vois point qui ne puisse prétendre à une perfection éminente455.

        13 mai 1644 LMJ À Jourdaine .Sur Mere Benoîte

À Jourdaine de Bernières Benedictus sit Sanctissimum Sacramentum 456 / M./J’ai reçu les vôtres datées du 5 du courant par lesquelles je conjecture de l’excès de votre charité à l’endroit de notre chère Sœur Scholastique et Monsieur de B[ernières] me confirme dans ma croyance m’assurant de la sainte affection avec laquelle vous [illis.] Notre Mère Prieure est confuse de l’incommodité [25] qu’elle vous aura donnée ou à votre communauté. Elle vous remercie très humblement de tous les biens que votre bonté lui a communiqués pour mon particulier. Je vous en suis beaucoup obligée. Le ciel vous récompensera de tout et singulièrement du saint petit livre que vous m’avez envoyé. On dit qu’il ne s’en trouve plus d’imprimé. Je vais le faire remettre sous la presse, car j’en désire quantité457. Vous avez fort bien compris dans la lettre de N458 ce que je demande de sa charité, et lesquelles choses il m’a promis. J’excuse le retardement qu’il apporte à me donner ce bien d’autant que je sais qu’il est si fort occupé de Dieu et employé es œuvres de son service qu’il n’a pas le loisir d’effectuer ce qu’il m’a promis, mais puisque la Divine Providence vous a fait la dépositaire de ces trésors, je vous supplie en l’amour des sacrées plaies de notre très adorable Maître de me faire part des grands biens que vous possédez.

Entre autres choses, il m’a parlé de certains degrés de la parfaite abjection que notre bon Père Chrysostome a fait depuis peu, mais ils ne sont imprimés. Lui ayant dit que j’avais un imprimeur à ma liberté il m’assura qu’il me les enverrait avec la beauté divine et quantité d’autres choses, je ne sais s’il en a perdu le souvenir. Au temps qu’il pourra appliquer son esprit à ces choses, je supplie votre bonté de lui en parler. Cependant, de votre459 [26], soyez-moi favorable et prenez quelque pitié d’une âme dans toutes sortes de privations. Je vous renverrai fidèlement ce que vous m’envoyez après que je l’aurai copié.

Priez, très chère Mère, Celui qui nous est tout. Qu’il me rende digne de faire un saint usage des croix, mais notamment des intérieurs, lesquelles me mettent quelquefois dans quelque sorte d’agonie. Dites pour moi, je vous supplie, pensant à mes misères : Justus est Dominus460, etc. O que mes péchés, mes libertinages passés et mes infidélités présentes méritent bien ce traitement lequel je trouve nonobstant ces violences tout plein de miséricordes. Bénie soit la main adorable qui me fait ressentir quelque petite étincelle des effets de sa divine justice. Aimez sur moi cette justice de Dieu, c’est ma félicité lorsque j’ai la liberté d’y faire hommage. Je vous donne à Sa Majesté dans le sacré repos que in pace in idipsum461, etc. Je m’explique et je me réjouis de toutes les grâces qu’il vous fait. J’ai une satisfaction sans pareille de le remercier de toutes les faveurs desquelles il embellit vote âme. Sans cesse je l’adore et loue pour vous, pour notre N462 et pour notre Monsieur de Rocquelay. Je vous ai tous très bien présentés devant Dieu, mais quelquefois d’une manière plus particulière. Au reste je vous procure à tous trois tous les biens intérieurs que je puis par des saintes prières que l’on dit pour vous.

Notre chère [27] sainte Mère Benoîte de la Passion463 prie pour tous d’une manière toute angélique, car elle est si fort transpercée et transportée que le jour du vendredi saint elle crût mourir. Mr notre chapelain, nous écrivit promptement les suites de sa maladie. Elle se porte mieux, mais sa blessure ne peut guérir. Je la souhaite auprès de vous dans cette disposition sans toutefois contrevenir à la sainte clôture qu’elle garde chèrement. Si j’ai l’honneur d’être un jour avec elle, je vous en manderai les particularités. Notre voyage n’est point encore conclu. Il faut attendre le retour de nos Sœurs ou plutôt leur venue à Saint-Maur. Sitôt qu’il y aura quelque chose d’arrêté, je vous le ferai savoir. Notre Mère P. a grande répugnance à me laisser aller et je doute que ses raisons ou oppositions auront quelque effet. Je suis à Dieu, je ne m’occupe point de ces choses. Mais néanmoins, je vous supplie de recommander à Dieu cette réforme. Adieu, ma toute chère Mère. J’ai encore beaucoup à vous écrire, mais je suis interrompue pour cette fois. [28] Par charité, donnez-moi de tout votre cœur à Dieu et adorez sa très aimable justice sur son esclave et sur vôtre, etc./Vôtre… etc.

        20 Mai 1644 M 3, 23 La grâce des grâces c’est de nous tirer de notre vie humaine à la surhumaine.

Dieu nous a fait une grande grâce de nous tirer du néant464, de nous retirer de nos péchés, et des occasions de Lui déplaire. Mais la grâce des grâces c’est de nous tirer de notre vie humaine à la surhumaine. C’est à dire, quand le Père éternel nous tire dans les états de la vie mortelle de Jésus, dans ses souffrances, ses mépris et ses anéantissements. C’est la plus grande miséricorde que la créature puisse recevoir. Car dans cette vie surnaturelle nous rendons à Dieu le plus grand amour que nous Lui puissions rendre en cette vie465.

        28 Mai 1644 M 1,79 (1.9.8) L’extrême anéantissement

Passant dans une église, proche du lieu où l’on faisait une fosse pour enterrer un corps, je vis plusieurs têtes de morts qu’on tiraient, et à même temps je reconnus l’extrême anéantissement où nous réduit la mort, qui consiste à pourrir, à être mangé des vers, et à retourner enfin en poussière466. C’est l’effet du péché qui anéantit si profondément la créature misérable, parce que son orgueil l’élève et l’emporte jusqu’au mépris de Dieu467. Ô que cet ordre est beau! Que l’homme parce qu’il s’est élevé contre son Créateur, soit si abaissé que de servir de pâture aux vers qui sont les plus viles et les plus chétives bestioles de la terre! Que cet état d’une extrême humiliation est épouvantable à la chair et au sang468! Mais qu’il est agréable à une âme qui est amoureuse des intérêts de son Dieu! Que la superbe lui est odieuse! Que n’a-t-Il point fait pour réparer les torts qu’il en a reçus? Il n’a prétendu autre chose dans son Incarnation, en sa vie et en sa mort469.

        Juin 1644 M 2116 (2.15.1) Dieu veut être aimé

Dieu veut être aimé dans une très grande pureté470, en sorte que l’âme ne doit avoir aucune attache qu’à Lui seul, et être dégagée et morte à toute autre chose intérieure ou extérieure, sans excepter celles qui aident le plus à être tout à Dieu, comme ses lumières, et ses attraits. Il faut vivre à ces choses par une simple adhérence que nous y donnons, pour correspondre aux desseins de Dieu sur nous. Et il y faut mourir continuellement par une disposition sincère d’en être privé, quand le bon plaisir de Dieu sera tel.

        Juin 1644 M 2117 (2.15.2) L’amour de Dieu, quand il est pur et parfait

Si l’amour fait oublier toutes choses et soi-même pour vivre dans l’objet aimé, je ne m’étonne plus si les âmes qui aiment Dieu purement sont négligentes pour le temporel, et si elles ne peuvent s’appliquer à rien qu’à l’objet de leur amour. Un homme ivre est comme un homme mort471. Il n’est plus à lui, il ne sait ce qu’il dit, il n’est capable d’aucune affaire, il ne se conduit pas lui-même, il est tout dans son ivresse. L’amour de Dieu quand il est pur et parfait, opère en l’âme une sorte d’ivresse472. Et autant qu’elle dure, l’homme n’est capable de rien que de jouissance, ou plutôt il participe autant qu’on le peut de la jouissance que Dieu prend en soi-même, et qui fait son éternelle félicité.

        30 Juin 1644 M 2,7 (2.2.1) Tout ce qui est l’ordre de Dieu est mon souverain bien.

Tout ce qui est ordre de Dieu m’est en singulière vénération. Et toutes ses dispositions, petites ou grandes, me sont infiniment chères. Agir ou souffrir, ou prier m’est tout un, quand l’ordre de Dieu y est. Et je trouve autant de facilité de paix et de joie à faire peu qu’à faire beaucoup par l’ordre de Dieu. Tout ce qui est l’ordre de Dieu est mon souverain bien. Tout ce qui n’est point cet ordre ne m’est rien. Le grand bonheur d’une âme est quand elle est bien pénétrée de cette excellente vue473.

        30 Juin 1644 M 2,8 (2.2.2) Le seul ordre de Dieu

Je dois être aussi content d’une petite vocation comme d’une grande. Le seul ordre de Dieu me doit contenter. Et si je désire autre chose, je ne suis point dans la pureté de l’amour, qui n’a pour objet que le seul ordre de Dieu. Grandes âmes, vos voies sont hautes et sublimes. Les miennes sont basses et petites. Je ne désire pourtant point les vôtres, parce que je trouve et que je goûte l’ordre de Dieu dans les miennes. La joie de mon cœur n’est pas dans la voie où Il me met. Elle est uniquement dans l’ordre de Dieu. C’est pourquoi mon cœur est aussi satisfait des petites choses comme des grandes, recevant tout, et faisant tout par le seul respect à l’ordre de Dieu474.

        30 Juin 1644 M 2,9 (2.2.3) L’ordre de Dieu suffit pour rendre l’âme bienheureuse.

Je n’avais jamais bien entendu cette vérité si souvent dite et redite, qu’il ne tombe pas un cheveu de notre tête sans l’ordonnance de notre Père céleste475. Son intelligence claire et parfaite béatifie l’âme en la terre. Et les croix qui lui étaient un enfer, lui deviennent un paradis. Car pour lors, elle goûte la saveur admirable qui est contenue pour les âmes pures dans l’ordre de Dieu. C’est assez que ce soit l’ordre de Dieu pour la rendre bienheureuse. L’ordre de Dieu lui est tout en toutes choses, et toutes choses ne lui sont rien sans l’ordre de Dieu476.

        30 Juin 1644 M 3, 52 Toutes les voies de Dieu sont bonnes.

L’on doit être fort passif aux opérations de Dieu en nous. Soit qu’Il nous donne des impressions crucifiantes et douloureuses, soit qu’Il nous en donne de savoureuses et béatifiantes. Notre fidélité consiste à correspondre purement à ses desseins sur nous, sans leur donner le change. S’il Lui plaît faire de notre âme un lieu de recréation et de délices où Il veuille prendre ses ébats, il ne faut point tendre à l’excellence de l’état crucifié. Toutes les voies de Dieu sont bonnes en elles-mêmes. Mais celle où Il nous veut mettre est la meilleure pour nous. O jouissance amoureuse, qu’à mon avis vous purifiez les âmes! Vous les détachez de toutes les créatures; vous les mettez dans un doux martyre. Mais c’est une croix et un martyre qui fait vivre et mourir tout ensemble477.

        30 Juin 1644 M 3,53 Vie divine de Jésus souffrant

Jésus doit être notre modèle en ses jouissances et en ses souffrances. D’abord je ne voyais rien dans l’âme de mon Sauveur, que des abandonnements et des souffrances intérieures. Néanmoins, ô belle jouissance, vous étiez retirée au plus haut de cette âme divine, laquelle étant unie substantiellement à Dieu, était abîmée dans des délices inconcevables. Vie divine de Jésus souffrant, que vous êtes cachée, que vous êtes belle, que vous êtes charmante! Il ne faut qu’une goutte de cet océan de volupté pour enivrer tous les hommes et tous les anges. O que cet état de mon Jésus souffrant est adorable! Que celui de sa jouissance est admirable! Il faut s’appliquer à les aimer selon les desseins de sa divine Sagesse478.

        2 Juillet 1644 M 2113 Bienheureuse l’âme qui se laisse dévorer à l’Amour.

Si nous nous remettons entièrement entre les mains de Jésus Homme Dieu, il nous traitera comme son Père l’a traité479. Car l’Amour divin n’a pas moins de rigueur que la justice divine. Bienheureuse l’âme qui se laisse dévorer à l’Amour qui est un sacrificateur insatiable, lequel ne sera jamais content jusques à ce qu’il ait réduit la créature à un anéantissement total. C’est un soleil plein de feu et de lumières, qui nous élève peu à peu de la terre pour nous consumer en lui-même, et par lui-même480.

        2 Juillet 1644 M 2149 Mourir plutôt, mon Dieu, que de me détourner jamais de vous.

Qu’est-ce que Dieu? Qu’est-ce que la créature481? Faut-il que la créature se refuse à Dieu482? Un Dieu désire la posséder pour être en elle, et afin qu’elle soit en Lui pour Le contempler plus à son aise. Et la créature refuse Dieu, elle se refuse à Dieu; elle ne veut point de Lui, elle le renvoie : que cela est surprenant! Elle refuse à Dieu ses yeux pour le voir, elle Lui refuse son cœur pour l’aimer, elle regrette la créature, et l’éloignement qu’elle s’en est fait, et veut y retourner : que cela est injurieux à Dieu. Particulièrement quand nous voyons ce refus dans une lumière surnaturelle! Mourir plutôt, mon Dieu, que de me détourner jamais de vous. Mourir plutôt que de vous refuser les regards de mon esprit et les affections de mon cœur, à vous qui avez des beautés et des bontés infinies483

        20 Juillet 1644 L 1,12 Quand vos mystères sont une fois goûtés, ô Jésus.

M484. Je vous envoie le premier sentiment que j’ai écrit depuis notre tracas, vous le lirez, et excuserez ma ferveur passante485. C’est ainsi qu’il faut nommer ma dévotion, pour la nommer comme il convient. Car elle ne fait point le véritable changement en moi qu’il faudrait486. Voici donc mes sentiments présents. Me voyant hors du tracas des visites et des festins, Notre Seigneur me redonnant ses attraits, mon âme commença à rentrer dans son Dieu, dans son Jésus, dans ses mystères, prenant une joie extrême de se voir en liberté487. Après la sainte communion je disais488 : «O. Jésus, l’unique objet de mes amours, je vous ai retrouvé; où étiez-vous, ou plutôt où étais-je durant ces jours passés? J’étais vagabond parmi les créatures489; et quoique par votre miséricorde, ce fut par force néanmoins, je n’étais plus avec vous, j’étais emprisonné dans les affaires, et dans les bienséances humaines490. Vos attraits, et vos douceurs que je ressens à présent491, me redonnent la liberté et la vue de votre présence, et de vos adorables mystères; mon âme se repaît au milieu d’eux comme entre de beaux lis, dont la beauté et l’odeur la recréent. Elle était sur les épines de se voir parmi le monde. Jésus mon amour, vous êtes retourné, vous êtes retrouvé. Jésus, mon âme ne se peut rassasier de Vous en Vous; tout le reste ne lui est que misères et amertumes492. J’ai ouï parler de la grandeur de la cour, de la magnificence des Rois, et de leur gloire; l’on m’a raconté les délices les plus grandes du siècle : tout cela me paraît folie et croix. Les mystères divins et humains de votre divine Vie seule me sont grandeurs, délice et joie. Mon âme goûte plus de voir Jésus dans une boutique travailler comme un garçon de métier, qu’elle ne fait de voir tous les monarques dans leurs trônes gouverner le monde. Jésus enfant dans une étable493, Jésus pauvre, et abject et mourant est un objet après lequel mon âme ne peut en avoir d’autre. Hors de là, elle est famélique et n’a point de joie. Quand vos mystères sont une fois goûtés, ô Jésus, il est impossible de se plaire ailleurs, et toute autre vie que celle qui leur est conforme, n’est pas vie, mais une vraie mort494. Que je ne sorte donc jamais de vos divins mystères, que j’oublie tout le reste, et que je vive de leur contemplation. Pour lors, je mangerai le beurre et le miel, et j’aurai la connaissance du bien et du mal, de la fausseté et de la vérité495.» Je me renfermai dans ma chambre496 durant ce moment, où Dieu me gratifiait de ses lumières, et de ses douceurs. Je me renfermai dans Jésus et dans ses mystères, et particulièrement dans sa naissance pauvre et abjecte. J’oubliai tous les discours que j’avais entendus des choses du monde, et me trouvai dans ma première liberté. «Vous êtes retrouvé, ô Jésus, mon amour, et quoi que mes infidélités vous devaient chasser bien loin, vous revenez à moi. À moi, Jésus, à moi, Jésus, que vous connaissez si bien, et dont les misères sont si grandes. À moi qui vous ai tant offensé. À moi qui fais et souffre si peu pour vous. O. Jésus, que votre procédé envers vos créatures est admirable! Si je ne suis tout à Vous, si je ne vis tout pour Vous, si je vis hors de Vous, je suis le plus ingrat de tous les hommes497.» Qui me donnera la liberté de ne penser qu’à mon Jésus, et à ses adorables mystères? Car aussi bien il m’a dérobé mes pensées et mes affections, je ne suis plus à moi, ni en moi498. «Quiconque ne goûte point votre vie, Jésus, il ne peut vivre longtemps, il a perdu le goût du vrai Pain qui fait vivre les chrétiens de la vie de la grâce499.» «Mon âme, nourrissez-vous des mystères de Jésus; c’est à dire, de souffrances, de mépris et de pauvretés; car c’est tout ce qu’ils contiennent500.» Je prévois bien des croix, des pertes de biens. Il me faudra faire des voyages où mon corps souffrira des incommodités, et mon esprit la privation de ses chères pensées, ou je vaquerai à des procès que je perdrai501. Je solliciterai sans amis, et tout le tracas me crucifiera tous les jours. Mais il n’importe; Jésus me gouverne, et si je Lui suis fidèle, il ne me manquera rien, parce qu’Il me mettra dans un pâturage gras à merveille502. C’est-à-dire, dans la pratique de ses divins mystères où l’âme s’engraissera, non de douceurs, mais de souffrances et de privations. Soyons donc fidèles non seulement à la contemplation des mystères, mais à leurs pratiques, et ainsi nous vivrons de la Vie de Jésus503.

        4 Août 1644 L 1,13 Pourvu que je sois avec ce cher Ami, tous lieux me sont indifférents.

M504. Je remercie Notre Seigneur des grâces qu’Il vous fait de demeurer tranquille dans l’état où Il vous met à présent : état d’abjection, et pour le corps et pour l’âme, puisque vous ne faites rien, ce semble, pour Dieu, et que vous demeurez comme une statue inutile dans la niche de votre lit. Lisez, je vous prie, le chapitre onzième du sixième Livre de l’Amour de Dieu de Monsieur de Genève505. L’imagination qu’il fait d’une statue contient de belles vérités, et des enseignements excellents sur les dénuements où doit être l’âme fidèle, et seulement amoureuse du contentement et du bon plaisir de Dieu, sans rechercher nullement ses intérêts propres.506

Croyez-moi, qu’il est rare de trouver une personne dénuée de toute créature. Son prix est de grande valeur devant les yeux de Celui qui voit le fond du cœur. Laissez-vous dévorer à la Providence divine. Qu’Elle vous jette où Il lui plaira, qu’Elle vous mette même sur le fumier comme le Saint Job507 tout couvert de plaies; il n’importe, pourvu que vous y soyez par son ordre, vous y serez bien508. L’amour propre rend notre nature si gluante, qu’elle ne peut quasi s’approcher des créatures sans s’y attacher509. À moins que d’être dans un petit trou séparé de tout le monde510, il n’y a pas moyen, ce semble, de conserver la suprême pureté qui nous unit à Dieu. L’état où vous êtes y peut beaucoup servir. C’est pourquoi jouissez-en à la bonne heure, et offrez-vous à Dieu pour y être toujours, s’Il le veut.

L’on m’a dit d’agréables nouvelles, quand on m’a assuré que vous ne vous mettez en peine de rien que de contenter Dieu511 à sa mode présente, et que vous ne pensez pas au gouvernement de la maison512, jetant tout votre soin en Celui qui vous nourrit de ses divines faveurs et lumières. Comme il faut penser à ses affaires quand Il le veut, il n’y faut pas penser quand Il ne le veut pas. Il n’a pas affaire de vos soins pour la conduite de ses prédestinés. Savez-vous que nous gâtons tout pour vouloir trop faire513. Demeurez donc dans votre niche, contente de son contentement et de son ordre514.

Pour moi je suis toujours dans le train ordinaire, le désir de la solitude me revient515 voir souvent. Mais après qu’il a fait sa visite, je le prie de s’en retourner, et qu’à présent je suis empêché, ne pouvant aller où il me veut mener, je le congédie ainsi tout doucement, sans m’embarrasser avec lui. Je ne refuse pas pourtant les offres qu’il me fait de son service, quand l’occasion s’en présentera. Je roule donc tout simplement, et tranquillement appuyé sur l’ordre de Dieu, comme sur mon Bien-aimé; pourvu que je sois avec ce cher Ami, tous lieux me sont indifférents516. Pour mes imperfections, j’en commets quelques-unes dans le tracas où je suis, et aussitôt elles me conduisent dans l’abjection qui est notre refuge ordinaire517. Priez pour moi, etc.

        30 septembre

Mectilde au P. Chrysostome & réponse de ce dernier le même mois, réf. FC.2135 & 312. (lettre omise)

        Automne 1644 L 1,11 La véritable amitié n’est fondée qu’en Dieu.

Ma très chère Sœur518, Notre Seigneur fait notre unique consolation. Il ne faut pas différer plus longtemps à vous dire que mon frère nous a quittés pour aller dans l’éternité jouir de Dieu son bonheur. La divine Volonté nous doit faire agréer sa séparation corporelle, et unir nos âmes à la sienne plus intimement et plus solidement; en quoi consiste la véritable amitié qui n’est fondée qu’en Dieu519. En Lui nous le trouverons. C’est pourquoi, entrons dans cet abîme de la divinité, le centre de tous les bienheureux, et rendons-nous participants de la félicité de nos amis, au lieu de jeter des larmes de tristesse naturelle. Consolez-vous donc ma chère Sœur, et ne perdez pas une si belle occasion de faire le plus grand sacrifice que nous puissions faire en la terre. Priez pour la pauvre veuve très affligée520 et pour moi qui fais plus le résolu que je ne suis, ma faiblesse étant extrême.

        Automne 1644 L 1,15 Il faut trouver moyen d’être vraiment et parfaitement pauvre avec Jésus.

M521. Je sens un mouvement intérieur de vous écrire ce qui suit, dans la simplicité de la grâce que je désire suivre, ce me semble, à présent tout de bon. Hélas! Toute ma vie s’est passée dans les péchés et les infidélités. N’est-il pas temps de faire quelque petite chose avant que de mourir522? N’est-il pas temps d’aimer Jésus de la bonne sorte et d’entrer dans l’imitation des divins états de sa vie voyagère523, autant que la condition où je suis me le peut permettre, laquelle la veuve et les orphelins524 m’obligent de garder encore quelque temps525?

Cependant il faut trouver moyen d’être vraiment et parfaitement pauvre avec Jésus. Je ne le puis envisager dans la souveraine pauvreté et demeurer dans la possession de mes biens. Je veux lui ressembler et être pauvre comme Lui, ne possédant plus le domaine de mes richesses, mais le transportant à un autre qui m’en donnera l’usage nécessaire selon l’état à présent où je suis. C’est pourquoi, très chère Sœur, vraie compagne de ma perfection, je fais vœu de pauvreté en ce saint jour pour un an, et vous transfère la seigneurie de tous mes biens, pour en disposer comme Dieu vous le fera connaître et m’en donnerez tel usage que vous trouverez bon. Mon directeur m’a dit que cela se pouvait faire entre personnes confidentes et qui ont la lumière de la grâce et la discrétion. Vous avez l’un et l’autre, N. faites de mon bien ce qu’il vous plaira; je n’y ai plus de pouvoir. Acceptez ce vœu, s’il vous plaît. Pour moi, je me tiens dépouillé effectivement, quoiqu’à l’extérieur je paraisse en retenir la possession. Ceci entre Dieu et nous, le monde n’en est pas capable. C’est l’amour de la pauvreté qui me tourmente526, et qui me fait trouver ces petits expédients de le contenter, qui peut-être dans la rigueur de quelques circonstances, que vous savez, ne sont pas faisable. Mandez-moi si vous trouvez bon que j’use de mes biens comme je fais, et si vous y trouvez quelque changement à faire. Je les emploie à vivre en l’état où je suis, à quelques petites aumônes, et à payer mes dettes. Prendrai-je un serviteur? Je vous verrai sur le reste, et prendrai vos ordres. Au moins si la mort me surprend, elle me trouvera un peu dénué. Je dis un peu, car hélas! Tout ce que je fais dans les voies de la grâce n’est rien que de très faibles commencements de la vie parfaite, à laquelle sans doute j’aspire plus que jamais527.

        10 Octobre 1644 M 2,28 (2.6.2) O que l’on perd de temps!

C’est un grand secret aux personnes spirituelles pour leur avancement, que le bon emploi du temps. Je veux dire d’en prendre pour ménager son éternité, et accomplir le grand œuvre de la prédestination. Pour cet effet il faut bien employer celui que Dieu nous donne, ne s’occupant aux affaires du monde que dans la nécessité précise, bien loin de s’occuper en bagatelles, mais seulement aux ouvrages que nous sommes obligés de faire suivant l’ordre et la conduite de Dieu sur nous. O. que l’on perd de temps! Souffrir et contempler, aimer et faire pénitence, sont les choses auxquelles je dois vaquer, et faire banqueroute à tout le reste528.

        20 Octobre 1644 M 2119 Porter sa croix

L’essence du christianisme est de renoncer à soi-même, porter sa croix, et suivre Jésus. Au même temps que nous cessons de mourir à nous-mêmes et de nous crucifier, nous cessons d’être chrétiens autant que nous le pouvons et que nous le devons être529.

        26 Octobre 1644 M 1,72 (1.9.1) Tout ce qui n’est point Dieu n’est que fumée, vanité et folie.

Après l’expérience que j’ai eu de plusieurs complaisances et joies, j’ai reconnu la pauvreté, la vanité et la mutabilité des choses de ce monde. Lesquelles me parurent infiniment fragiles et de peu de durée, car tout ce qui n’est point Dieu et qui n’a point de rapport à Dieu n’est que fumée, vanité et folie. Le fondement des honneurs, des biens et des plaisirs de cette vie, c’est la vie; laquelle étant caduque fait périr tout le reste avec elle, et ainsi tout passe en un clin d’œil. Et je ne pouvais assez m’étonner de l’aveuglement de hommes qui ne vivent que pour la terre et pour les choses de ce monde, et non pour Dieu et pour l’éternité. C’est un grand châtiment que Dieu exerce sur eux de les laisser dans cet aveuglement530.

        26 Octobre 1644 M 1,73 (1.9.2) Quand me séparerez-vous, Seigneur, du corps de cette mort?

Comme je venais de dormir, et qu’en cet état mon âme n’étant pas vivante, puisque dans le sommeil elle est sans connaissance et sans amour, j’ai conçu un grand dégoût de la vie présente dans laquelle on ne vit quasi point. Car c’est comme un mort continuelle531. Ô que ce séjour mortel est un rude supplice! Que ce cachot est plein de croix! L’on y pêche, l’on y oublie Dieu, l’on est en hasard de le perdre éternellement, et l’amour ne trouve point de nourriture, n’ayant que de légères connaissances de Dieu et fort interrompues. «Quand me séparerez-vous, Seigneur, du corps de cette mort?532» C’est le désir de Saint Paul que je prends la hardiesse de faire, tant je suis ennuyé de cette vie misérable. Mais, ô grand Dieu, je suis tout consolé, vous voyant toujours vivant comme vous êtes. Ô admirable vie de Dieu en soi-même!533

        25 Décembre 1644 L 3,11 Il ne dit point : qu’il soit élevé en l’oraison, mais qu’il prenne sa croix

M. Il faut prendre garde de mettre la perfection où elle n’est pas, cela nous causerait beaucoup de retardement534; c’est pourquoi il sera bon que nous prenions garde d’avoir une trop grande estime de la voie unitive mystique; non qu’elle ne soit bonne, et très bonne à une âme que Dieu conduit par là535. Mais il ne faut pas croire que la voie unitive pratique ne soit plus excellente et plus nécessaire, puisque ce n’est rien autre chose que la vie chrétienne pratiquée, et que l’autre est une vie mystique qui consiste en des unions et élévations d’esprit en l’oraison. Je remarque que Notre Seigneur, dit : «Quiconque veut venir après moi, qu’il prenne sa croix, et qu’il me suive. 536» Il ne dit point : qu’il soit élevé en l’oraison, mais qu’il prenne sa croix; c’est-à-dire : qu’il pratique les maximes évangéliques. Heureux sont ceux qui sont crucifiés, bien qu’ils ne soient pas élevés en esprit! Et ces derniers ne sont heureux, que parce qu’ils sont dans la conformité de Jésus crucifié, et que par leur union ils sont plus disposés à la croix et aux souffrances. La vie crucifiée étant comme la fin de la vie mystique, qui ne sert avec ses lumières, et ses douceurs, que pour fortifier l’âme à porter la croix. Sainte Thérèse dit que la marque d’un bon ravissement, c’est quand il opère en l’âme des désirs extraordinaires de souffrir; qu’on ne peut revenir de ces saintes communications avec Dieu, que bien instruit; qu’il faut que la perfection de son amour soit à souffrir pour l’amour de l’Aimé, et non à jouir de Lui. La jouissance en ce monde ne vaut point la souffrance, de quelque manière qu’on la prenne537. Ne nous plaignons donc jamais de n’avoir point de part à la vie mystique, pourvu que notre vie soit crucifiée, et réjouissons-nous de voir en l’oraison notre pauvre esprit dans les épines, sécheresses, froideurs, et lâchetés, supposé que nous voulions Dieu en vérité. Réjouissons-nous, dis-je alors, plutôt que d’être dans les roses d’une ferveur sensibles, il faut aimer la croix aussi bien pour notre esprit que pour notre corps. C’est le propre d’un vrai chrétien de se glorifier en la croix de Jésus Christ538. Or elle s’étendait aussi bien en l’âme qu’au corps. Cette divine âme de Jésus a été toute dans les délaissements de secours sensibles de la partie supérieure et de son divin Père. Nous devons aimer cette conformité, et y demeurer très agréablement. Que notre volonté donc soit toute dans l’amour des souffrances et non des jouissances, et ne nous plaignons de rien, sinon que nous ne souffrons point.

        26 Décembre 1644 M 2106 (2.14.4) Aimer Dieu par état et par opération.

Le peu de connaissance et d’amour actuel que nous avons pour Dieu rendrait notre vie très misérable, si l’on ne pouvait aimer Dieu en deux façons; à savoir, par état et par opération. L’on aime Dieu par opération en faisant ce qu’il commande. Car c’est aimer Dieu que de servir le prochain, que d’aider les pauvres, que de travailler au salut des âmes, et de nous employer aux affaires qui nous sont commises. C’est encore aimer Dieu que de souffrir les peines, les croix, et les persécutions qui nous arrivent. De sorte qu’une âme a de quoi se consoler parmi les travaux et les obscurités de cette vie, quand elle pense que c’est aimer Dieu que de servir le prochain, que c’est aimer Dieu que de souffrir et d’agir, qu’un Dieu est le principe et la fin de nos actions et de nos souffrances539.

[1645]

        3 Janvier 1645 M 2,99 (2.13.8) Désirs de la solitude

Il540 me vient toujours des désirs de la solitude pour vaquer à Dieu plus facilement541. Et je dis en moi-même : «je ne veux point d’autres richesses en ce monde, que la liberté de vaquer à Dieu»542. La solitude, disait une bonne âme, est ma force, mon soutien, mon appui, mon école, mes joies, mes délices, la pureté de ma vie. Cette âme voulait expliquer par ces paroles, que dans la solitude elle était instruite, fortifiée, éclairée et consolée543. D’où vient qu’étant dans l’action et dans le tracas des affaires, elle disait : «Il faut que je vive à présent du vieux gagné, c’est à dire, il faut que je me serve dans l’action de ce que j’ai acquis dans la solitude, à laquelle il faut souvent retourner, et je ne sais comme peuvent faire ceux qui n’y entrent jamais»544.

        3 Janvier 1645 M 2100 (2.13.9) Les petits oiseaux me semblent bienheureux, qui se retirent au plus haut des arbres. -- Un jour après la sainte communion…

Un jour après la sainte communion je fus touché fortement du désir de la solitude pour m’occuper uniquement à Dieu545, et donner lieu aux pensées que je me plais d’avoir de mon Bien-Aimé, et donner liberté aux langueurs et soupirs que les affaires et les créatures me font interrompre546. Les petits oiseaux me semblent bienheureux, qui se retirent au plus haut des arbres, et qui chantent leur petite musique, sans que les animaux qui rampent sur la terre, les troublent. Que si on les importune, ils s’envolent autre part pour se contenter de l’agréable douceur de leur chant. «Qui me donnera, disais-je en moi-même, les ailes de la colombe pour m’enfuir au désert et voler au-dessus de toutes les créatures, et me reposer dans le sein de mon Bien-Aimé547? Ô l’amour de mon cœur, vous me montrez le lieu de mon repos, et cependant vous m’en retirez. Vous me donnez des ailes et vous me mettez les fers aux pieds; je soupire après la liberté, et je me trouve dans l’esclavage, laissez-moi jouir, ou me faites mourir»548.

        6 Janvier 1645 M 2140 L’état de désoccupation des créatures en l’occupation de Dieu seul

Le désir d’une grande liberté d’esprit m’a fort occupé, et je disais : «comme les rois de la terre sont dessus de leurs sujets, ainsi les chrétiens héritiers du Royaume de Dieu doivent être élevés au-dessus de toutes les choses du siècle, et demeurer dans une suprême liberté». Et cela se fait par un privilège que Dieu communique gratuitement, et que l’oraison nous donne plutôt que la lecture, lorsque nous n’avons plus aucune affection pour les créatures qui soit désordonnée549. Car l’âme étant ainsi détachée, elle n’est plus contrainte550. Et rien ne l’empêche d’entrer dans la liberté de l’Esprit des enfants de Dieu551, et de vaquer à Lui quand elle veut. Ô que c’est un grand don! L’âme est perdue en Dieu, son amour vers Lui est presque continuel, sa conversation est dans le ciel552, et elle ne touche plus à la terre que du bout du pied. Cet état est proprement l’état de désoccupation des créatures en l’occupation de Dieu seul553. Mais pour y parvenir, il faut passer par plusieurs mortifications, qui nous font enfin mourir à nous-même, et à toute autre chose qui n’est point Dieu, pour vivre à Lui, et en Lui seul.

        6 Janvier 1645 M 2128 Dans l’esprit de croix est contenu la suprême liberté de L’Esprit.

L’esprit de la Croix554 fut donné par infusion à Jésus au moment de sa conception, et il ne l’a jamais quitté durant sa vie mortelle. C’est la propriété inséparable des chrétiens que cet état, et qui les fait distinguer d’avec ceux qui sont d’une autre religion. Au chrétien seul appartient d’aimer les croix pour correspondre au désir du Père éternel qui répara en cette manière la gloire que le péché lui avait ôtée. Car comme le chrétien est tout pour Dieu, qu’il est créé pour sa gloire, qu’il ne doit passionner que ses intérêts, il est aussi tout dans les croix, l’unique moyen de faire toutes ces choses. Or dans cet esprit de croix est contenue la suprême liberté de l’Esprit, qui se nourrit du détachement de toutes les créatures555; et ce détachement s’opère par les souffrances. Et c’est une erreur que de prétendre à la liberté de l’Esprit autrement que par la croix qui délivre les enfants de Dieu556 de la vaine crainte des créatures et de l’affection désordonnée de les posséder557. «Esprit de croix que vous possédez de biens, et que les âmes qui vous possèdent sont heureuses!»558

        7 Janvier 1645 L 1,16 Il ne faut que Dieu seul à une âme qui aime.

M559. L’Enfant Jésus soit l’unique objet de nos affections560. Notre Seigneur vous a donc mis à l’épreuve. Courage! notre cher frère, voilà qui va bien. J’espère que par votre fidélité, vous vous rendrez digne de recevoir beaucoup de grâces, qui seront les fondements de votre perfection. Je vois bien que vous êtes dans la pratique de l’anéantissement561, et que les délaissements562 que vous souffrez, vous donnent une connaissance expérimentale de votre abjection563. Agréez seulement votre état présent, et contentez-vous-en. Car il vous conduira bien avant dans les voies de Dieu, spécialement, si vous suivez les desseins du bon Père564. Ô que j’ai de désirs de vous voir bientôt; si Notre Seigneur n’empêche mon voyage, comme il a fait par une maladie dont je me relève! Voici le premier jour que j’ai quitté le lit. J’espérais de quitter la terre et d’aller en solitude dans le Ciel puisque je ne la puis trouver en ce monde565. En vérité je partais sans aucun regret : toutes les créatures, même les plus saintes, souvent ne sont que des embarras. Il ne faut que Dieu seul à une âme qui aime, puisqu’Il est l’unique centre de notre amour566. Je suis encore demeuré pour faire pénitence et pour vous revoir, afin d’apprendre de vous les moyens de me donner totalement à Dieu. Je ne sais ce que c’est de la conduite de Dieu sur moi. Plus je suis dans les affaires, plus je suis fortement attiré à l’union567. Et ne la pouvant si continuelle, comme je désirerais, je demeure suspendu entre le ciel et la terre, chargée d’une bonne croix. Je me console de ce que la terre est pour souffrir, et que la souffrance est préférable. Souffrons donc, notre cher frère, chacun en sa manière. Je crois que je serais malade de vous écrire si longtemps, mais je ne vous puis quitter. À Dieu en Dieu.

        1 Février 1645 M 3, 16 Grande paix

«Mon Dieu, tout ce que vous voudrez». C’était lors mon aspiration. Mon âme était dans un état de grande paix, et comme insensible, ne se sentant touchée en la présence du bon plaisir de Dieu, ni de la mort, ni de la vie, ni de la présence de mes amis, ni de leur perte568. Le seul ordre de Dieu réglait ma volonté et me pacifiait, de sorte que la partie supérieure de mon âme, mais tout moi-même, ce me semblait, était perdu en Dieu569.

        11 Février 1645 M 1,80 (1.9.9) La pourriture est la suite et la récompense du péché.

Mon aspiration présente c’est : «Ô Amour, laissez-moi souffrir, laissez-moi mourir! Ô Amour, laissez-moi pourrir!» «Putredini dixi, Pater meus es, mater mea, et soror mea vermibus.570» J’ai dit avec le saint Job à la pourriture : «Vous êtes mon père, vous êtes ma mère, et au vers, vous êtes ma sœur571». Parce qu’en effet la pourriture est le commencement et la fin de l’homme pécheur, et il n’a point dans le tombeau d’autre société ni d’autre compagnie que les vers572. C’est pourquoi mon âme se plaît à méditer la corruption et la pourriture de mon corps, puisque c’est le parfait anéantissement réel573.

        11 Février 1645 M 1,81 (1.9.10) La justice divine

J’admirais la beauté de la justice de Dieu en elle-même et en ses effets qui anéantissent le corps peu à peu et comme par degré574. Le premier qui conduit au néant physique sont les souffrances. Le second c’est la mort, et le troisième la pourriture575. Mon âme se console dans cette vue. Car si d’une part le pécheur est anéanti, de l’autre l’injure faite à Dieu est vengée. Ô! quiconque est touché de l’amour de Dieu, n’a point d’autres intérêts que ceux de Dieu, et n’est point brûlé par un autre feu que par celui qui embrase la divinité même qui lui fait aimer sa profonde perte et trouver dans son anéantissement par respect à Dieu, le plus haut point de son exaltation. Quand mon esprit a regardé la justice divine qui fait tous ces ravages, elle a semblé terrible à la nature, mais mon cœur la trouve tout à fait douce. Il se repose avec amour dans son sein. Il prend plaisir de lui faire voir tous les maux que je souffre en ma personne, et ceux que je souffrirai un jour. Mon âme, dans ces vues, ne se peut plaindre. Et si elle se plaint, c’est de ce que ses maux ne sont point assez grands576.

        11 Février 1645 M 1,82 (1.9.11) La divine justice

L’amour de la divine justice rend l’âme triomphante. Car elle n’est plus captive de son corps, ni des créatures, ni de ses intérêts. Elle prend plaisir dans l’anéantissement de toutes choses. Elle n’est attachée qu’au seul amour que Dieu se porte à soi-même. C’est chose admirable que la beauté de cette divine perfection577 bien pénétrée rend une âme plus satisfaite dans les maux qu’elle souffre, que dans les douceurs que la divine justice lui communique. Un parterre émaillé de belles fleurs n’est pas plus agréable à nos yeux, que la vue de tant de maux que nous souffrons au corps et en l’esprit, est délicieuse à notre âme578. Ce n’est pas souffrir que de souffrir en vue de la divine justice.

        11 Février 1645 M 1,83 (1.9.12) La justice a été opprimée

La divine Justice paraît merveilleusement en la passion et en la mort de Jésus. Lequel en était si amoureux, que pour la satisfaire Il s’abîmait dans des douleurs et dans des mépris étranges. Quand nous souffrons, nous honorons à la vérité la justice divine. Mais c’est d’une manière bien différente de celle de Jésus. Car quand nous souffrons ce sont des coupables qui souffrent. Mais quand Jésus a souffert, l’Innocent et l’innocence a souffert. De sorte qu’en Jésus la justice a été opprimée, l’innocence a été condamnée de folie, et la vertu a été méprisée au dernier point. Mais quand nous mourons, nous qui sommes coupables, Dieu se fait justice de nos crimes, puisque nous ne méritons que la mort579.

        12 Février 1645 L 1,17 Suprême indifférence à tout état et toute disposition.

M580. Je vous remercie de tous vos soins pour mon corps et pour mon âme. Je me porte encore tout doucement. Mais je me fortifierai peu à peu et n’épargnerai pas la nourriture, puisque tel est l’ordre de Dieu, et telle est sa disposition par la déclaration que m’en font mes amis, ses serviteurs qui ont droit de me commander. Je ferais scrupule de contrevenir à leurs sentiments de propos délibéré. Je fais donc réflexion touchant mon application. J’avoue que ma maladie a été plutôt une retraite, qu’une vraie maladie. Aussi je ne sentais guères d’incommodité, et mon esprit s’est trouvé dans une grande disposition de s’élever à son Dieu581. Je confesse que j’ai suivi ses mouvements qui étaient si tranquilles et si doux, que je ne crois pas que cela me peut faire de mal. Mon esprit était en grande liberté, mon cœur sentait Dieu présent et s’y attachait assez continuellement sans violence582. S’il y a de l’indiscrétion, et que l’on me commande de me divertir de mon centre, je le ferai. Mais ce ne sera pas sans peine, et sans souffrance, qui me sera peut-être autant de mal que l’application, et je crains même qu’elle ne l’augmente. De sorte que je ne vois guère de remède ni de soulagement pour mon corps, si l’exercice intérieur cause mes maladies. Mais je ne le crois pas, puisque j’ai été malade, lorsque je n’étais pas appliqué. Jugez-en pourtant; et si vous croyez que je doive dire «A Dieu» à mon Dieu, je le ferai par obéissance, sans savoir si ce sera pour le repos de mon corps583. Car seulement ces deux mots : dire «A Dieu» à mon Dieu, me touchent si fort, qu’ils me mettent dans une grande application. Pour bien faire, il faudrait dire à Dieu, qu’il ne me fît point sentir ses attraits. Ce sont ses divines impressions qui sont cause de tout le mal, s’il y en a. Et comme je ne les puis pas empêcher, aussi ne puis-je pas me désoccuper des sentiments qu’ils me donnent. Les affaires sont les grandes occasions de divertissements584. Cependant mon cœur est encore attaqué dans les affaires. Que sera-t-il donc? Je ne sais. «Vous voyez, mon Dieu, ce que l’on demande de moi. Laissez-moi obéir, laissez-moi vivre, laissez-moi guérir.» J’ai bien peur que ceux qui me veulent guérir, ne me fassent mourir, si Dieu continue de m’attirer à Lui au milieu de ces souffrances amoureuses. Je suis pourtant si dégagé de toutes les douceurs et des attraits de l’amour, que si je m’en pouvais défaire, souffrir me plaît autant que de jouir. Une seule chose me possède, et dont je ne veux jamais désister, c’est de m’abandonner à Dieu. Qu’Il fasse de moi tout ce qui sera agréable à ses yeux. Je ne Lui demande rien et aussi je ne Lui refuse rien de sa part585. S’Il m’attire, je me laisse aller. S’il me rebute, je ne vais point à Lui, je m’abandonne à Lui. Par là j’exprime la suprême indifférence à tout état et toute disposition, où je veux vivre et mourir586. Si telle indifférence me fait mal, à la vérité, je ne veux guérir, car je ne veux jamais m’en éloigner. À Dieu en Dieu587.

        3 Mars 1645 L 2,48 Nous ne voyons plus que Lui au milieu des tintamarres de Paris.

M588. Je ne crois pas qu’il y ait trois personnes en France plus consolées que nous589. Il est vrai que nous en avons bien du sujet. Je ne sais pas quand nous pourrons retourner. Que de richesses spirituelles nous vous porterons qui répareront tout le déplaisir que notre éloignement vous pourrait causer! Croyez-moi, que je vois Jésus-Christ dans un plus grand jour que je ne faisais. Et toutes les vérités qui m’ont pénétré jusques à présent, dont vous avez les remarques, sont de plus fortes impressions que jamais. Je crois que nous retournerons tous trois dans un grand désir de tendre à la perfection. Nous vous prendrons par la main, et vous traînerons dans les voies de Dieu, ne voulant pas faire un pas que vous ne fassiez. Nous ne sentons plus que les odeurs de Jésus-Christ590. Nous ne voyons plus que Lui au milieu des tintamarres de Paris591. Nous ne pouvons goûter d’autres pratiques que les siennes, quelque prétexte que le monde ou la nature puisse donner. Sa pauvreté, ses mépris, et ses anéantissements font les sujets de nos entretiens et de nos joies. Pour mon particulier, si je ne suis retenu, je quitterai tout à mon retour, et me mettrai dans notre ermitage pour participer un peu avant que de mourir à la pauvreté et à l’abjection extérieure de Jésus. Nous voyons ici des exemples de personnes, qui ne marchandent pas comme moi. Entre autres il y en a une, qui n’est pas satisfaite de n’avoir que des haillons sur son corps, mais elle voudrait être toute couverte d’une seule galle, qu’elle appelle des ciseaux avec lesquels on coupe les attaches des créatures, et l’on met une âme dans une parfaite nudité et pureté, la rendant propre à l’union avec Jésus-Christ592. Courage, N. Allons à Dieu en la manière de Jésus-Christ; c’est à dire, vers la croix, et les souffrances, etc.

        3 Mai 1645 M 2142 Les êtres créés ne me semblent que des songes et des rêveries.

Dieu vient quelquefois dans une âme, et s’y fait voir, ou plutôt il s’y découvre, et manifeste par soi-même, comme le Soleil venant le matin sur notre horizon s’y fait voir aux hommes par ses propres lumières593. Et c’est une des rudes pénitences de ce monde, que d’être souvent interrompu de la vue de Dieu. L’être de Dieu me paraît si clairement, que les êtres créés ne me semblent que des songes et des rêveries594. Et parce que par la vue de mes sens je ne connais point Dieu, mais seulement ce qui est sensible, cette vue ne me semble que ténèbres au regard de la vue intellectuelle qui me fait découvrir, et comme toucher, l’être souverain de Dieu. Ce qui fait que je ne croirais pas perdre beaucoup en perdant la vue du corps, si Dieu me conservait la vue intellectuelle; parce qu’avec elle je découvrirais tout ce qui se peut voir de Lui en ce monde.

        5 Mai 1645 M 2102 (2.13.11) L’âme glorifie Dieu en aimant

Comme dans le regard de la Majesté souveraine de Dieu l’âme reçoit plusieurs différentes lumières de ses perfections admirables et infinies, elle a aussi plusieurs vues sur elle-même qui l’engagent à divers exercices intérieurs, selon l’attrait que lui donne l’amour pour glorifier Dieu595. Tantôt par le sacrifice, tantôt par humiliation, d’autres fois par les pénitences et les anéantissements volontaires596. Mais toujours, et incessamment par amour.

        5 Mai 1645 M 1,4 (1.1.4) La créature de Dieu n’est faite que pour brûler d’amour pour Dieu.

Mon aspiration présente, c’est : «je suis créé pour Dieu, je suis tout à Dieu». Que ceci dit de choses, et de grandes choses! Une âme bien pénétrée de sa création se désabuse beaucoup des créatures597. Elle ne s’y lie jamais, et ne s’en sert que comme d’un moyen pour aller à Dieu, et pour le glorifier598. Elle n’a point de repos, qu’elle n’ait trouvé Dieu dans ses actions et dans ses souffrances. Il arrive même que dans l’oraison elle ne peut souffrir sans quelque peine les réflexions qu’elle fait quelquefois sur son occupation, parce que c’est se détourner de sa fin actuelle qui est Dieu. Et si après son entretien avec Dieu l’âme vient à rabattre sur elle-même par réflexion, elle ne le fait que par l’ordre de Dieu, et pour remarquer les imperfections qui peuvent être en elle. Notre entendement n’est pas fait principalement pour réfléchir sur les créatures, mais pour se porter à Dieu, comme à sa fin, d’une vue directe. Tout ainsi que notre volonté n’est créée que pour brûler de l’amour de Dieu. Être à Dieu, c’est le bonheur de la créature, qui en cette disposition sainte est très indifférente à toutes les manières de Le glorifier et de Le servir, suivant qu’elle y est obligée par sa création599.

        5 Mai 1645 M 1,5 (1.1.5) Faire en soi ce que Dieu fait en Lui-même

Que c’est une grande chose que d’être créé à l’image de Dieu600! Je trouve que c’est avoir capacité de faire en soi ce que Dieu fait en Lui-même, et être occupé des mêmes occupations et pour la même fin que Dieu est occupé601. La vue de cette vérité met une âme hors de la façon de faire des hommes qui ne s’occupent ordinairement que de leurs petits intérêts, et qui n’ont lumière que de leur raison humaine602. Cette vue de la foi élève l’âme et la fait vivre en Dieu, dégagée de tout ce qui n’est point Dieu, pour lequel seul elle est créée, et non pour aucune créature.

        5 Mai 1645 M 2,86 (2.12.3) Retirons nos affections éparses

Un ami spirituel vaut mieux tout seul, que ne valent ensemble tous les amis de la chair et du sang603. Parce que dans ces derniers il se rencontre peu de fidélité, de fermeté, de secours et de consolation. Je connais ceci certainement et par expérience. Faisons-nous sages et nous dégageons de l’amour des créatures plus faibles mille fois que les roseaux604. N’ayons appui qu’en Dieu et en ses serviteurs qui nous portent à Lui. Retirons nos affections éparses sur nos amis de nature, pour les donner uniquement à Dieu605.

        5 Mai 1645 M 2,87 (2.12.4) L’amour des parents ne se perd point, mais il se purifie à la mort.

Divine Providence, que vous êtes admirable dans la conduite de vos amis! Que vos ressorts sont cachés! Mais qu’ils sont efficaces pour leur perfection606! Je vous rends grâces, très sainte Providence, de toutes vos faveurs, et je vous en demande la continuation jusques à ce que je sois entièrement dépouillé d’Adam, et revêtu de Jésus-Christ607. Après l’expérience de la vaine affection des créatures, notre amour pour les parents et pour les véritables amis ne se perd pas quand ils meurent608, mais il se purifie et se fortifie609. Nous les aimons après leur mort purement pour Dieu et dans le cœur amoureux de Jésus, et non pas comme nous avons fait trop souvent durant leur vie dans le cœur du vieil Adam610.

        7 Mai 1645 M 2,68 (2.10.8) Nous devons voir ceux qui nous persécutent avec des yeux de douceur et d’amour.

La seule affection de souffrir ne nous rend pas semblables à Jésus crucifié. Il faut pour lui ressembler, entrer dans la pratique effective des souffrances611. Heureuses pour nous les créatures qui nous y mettent. Et nous devons voir ceux qui nous persécutent avec des yeux de douceur et d’amour.

        7 Mai 1645 M 2125 L’abandon à la divine Providence comme la plus grande richesse qui soit en la terre.

L’homme intérieur fortifié de la grâce et éclairé des lumières de la foi se comporte envers son homme extérieur comme le Père Eternel s’est comporté à l’endroit de Jésus-Christ612. Il l’anéantit, il le fait souffrir, il fait mourir malgré les répugnances de la nature, pendant que l’homme intérieur est satisfait dans les pauvretés, dans les souffrances, et dans la mort. Je me suis senti dans cet état613. Ma nature d’abord en se voyant proche de la pauvreté la craignit. Ensuite elle envisagea les anéantissements qui l’accompagnent, et cette vue la fit frémir, pâtir et comme suer du sang. Mais mon âme unie à Jésus pauvre et abject, par des résolutions fortes et fréquentes, demeura ferme dans l’amour de la pauvreté614; aimant l’abandon à la divine Providence comme la plus grande richesse qui soit en la terre.615

        7 Mai 1645 M 2129 Former notre intérieur sur le sien

Pour acquérir un grand intérieur il faut s’appliquer souvent à contempler l’intérieur de Jésus, et entrer par la foi dans les vues et dans les sentiments qu’avait sa sainte âme dans ses dispositions et dans ses souffrances616. Ainsi nous pouvons former notre intérieur sur le sien, et n’agir et ne souffrir que dans ses saintes dispositions617. D’où suit que nous devons étudier les différentes dispositions de Notre Seigneur, comme ses dispositions intérieures de sacrifice, d’obéissance, de reconnaissance, de révérence et d’amour pour Dieu son Père, et nous y former comme dessus notre original618.

        31 Mai 1645 L 1,18 Le Cœur seul de Jésus-Christ me pourrait suffire de lecture et de conférences.

M619. L’âme bien pénétrée de l’amour de Dieu, ne peut cesser en cette vie d’estimer la croix et la pénitence, d’aimer les souffrances et les mépris; puisque cet amour de croix enferme en soi un grand amour de Dieu, qui ne fait personne que s’aimant soi-même620. Il ne faut donc jamais se détacher de la croix où la divine Providence nous attache. Que si elle nous en détache, il faut par conformité à ses desseins nous abandonner à sa conduite et souffrir l’état exempt de souffrance, et y demeurer paisiblement et n’être toutefois jamais sans tendance à la croix. Dieu qui connaît nos faiblesses et qui nous donne ses grâces avec mesure, ne nous laisse pas toujours sur la croix, et n’augmente pas toujours nos souffrances. Mais Il laisse pourtant toujours imprimer au fond du cœur une pente secrète vers la croix. C’est là le caractère du vrai chrétien; c’est ce qui l’élève au-dessus de la pure raison humaine; c’est ce qui le rend membre et disciple de Jésus-Christ. Ma principale inclination de la grâce du christianisme, c’est de porter à souffrir. Être chrétien et ne point souffrir est chose impossible621.

En effet l’expérience me fait connaître, que quand je suis sur la croix, je sens dans le fond de mon intérieur une joie solide et parfaite, quoique l’homme extérieur soit dans la tristesse et dans la répugnance. Au contraire, quand je ne souffre plus, mes sens se sentant soulagés se réjouissent. Mais au fond de l’âme j’aperçois une certaine humiliation de n’être plus souffrant et abject. Il faut donc prendre garde que notre intérieur ne soit rempli de saillies, de mouvements de nature, de certaines petites satisfactions secrètes, d’une horreur de la croix et d’opinions contraires à la lumière de la foi. Il n’est pas croyable combien l’âme vit bassement dans cet état purement naturel622. Que d’imperfections l’environnent pour lors! Car tout ce que la pure grâce ne produit point est imparfait et indigne des yeux et des regards de Dieu qui ne peut rien aimer que pour soi623. Que c’est une chose rare qu’une parfaite pureté de cœur624! Elle ne se rencontre que dans les états souffrants et abjects. Elle court grande fortune par tout ailleurs; non seulement dans les plaisirs de la vie les plus innocents, mais dans les consolations et les lumières de la grâce. Au même mois, j’eus un autre jour une vue que le Cœur seul de Jésus-Christ me pourrait suffire de lecture et de conférences, et que dans Lui je rencontrerais les lumières et les sentiments purs de la vie surhumaine625. Il en est la source. Les amis spirituels ne sont que petits ruisseaux, pour l’ordinaire plein de boue et de fange, quand nous les entretenons. Remontons souvent à cette divine Source626, et y buvons de cette eau de vie627. Ne croyons pas avoir tout perdu, quand nous perdons nos directeurs et nos amis. Le Cœur de Jésus Christ nous demeure628. Allons-y prendre les lumières et les sentiments nécessaires à nos conduites, et nous serons des hommes spirituels par esprit d’abjection; parce que nous sommes trop faibles pour remonter jusques à la source.

        Juillet 1645 M 2111 (2.14.9) C’est la grande peine des âmes de purgatoire d’aimer beaucoup.

Il m’a semblé que c’était un purgatoire d’amour que de me voir accablé d’affaires temporelles qui ôtaient à mon âme la liberté de vaquer à Dieu et de m’unir à Lui comme je le voudrais629. Je ne puis dire que je n’aime point, car vous voyez, mon Dieu, les sentiments de mon cœur qui me paraissent ne vouloir que Vous. Mais ce désir d’être tout à Vous par une union actuelle est comme emprisonné dans les affaires qui mettent mon âme dans un purgatoire d’amour, puisqu’elles l’éloignent de la présence de son divin objet qui seul peut contenter son amour. C’est la grande peine des âmes de purgatoire d’aimer beaucoup, et de se voir éloignées du centre de leur amour630. Donner de l’amour à un cœur et ne lui donner pas la liberté ni le loisir de Vous contempler ni de considérer Vos divines perfections, c’est le mettre dans un tourment savoureux et crucifiant tout ensemble.

        4 juillet 1645 L 1,19 Cinq ou six personnes de rare vertu.

M631. Ce mot vous apprendra que je suis chargé de toutes sortes de croix, mes affaires reculent plutôt que d’avancer, et m’ôtent le moyen d’aller trouver notre bon Dieu à la solitude632. Ce qui m’est une mortification extrême que mon âme porte, par la grâce de Notre Seigneur avec paix et abandon à Lui. Je goûte de toutes les privations les unes après les autres, et c’est là mon plaisir, puisque tel est l’ordre de Dieu sur moi. J’aurais grande consolation de vous écrire davantage à tous633, mais le loisir ne me le permet pas. Parmi tous mes soins, ma nature quelquefois souffre. Quelquefois aussi elle ne souffre point et entre dans la voie de l’esprit que Dieu recrée et fortifie par plusieurs consolations. Il ne faut pas que le lait manque aux petits enfants, autrement ils ne vivraient pas634.

Au reste j’ai trouvé cinq ou six personnes de rare vertu et attirées extraordinairement à l’oraison et à la solitude, qui désirent se retirer dans quelque ermitage pour y finir leur vie et être dans l’éloignement du monde, dans la pauvreté et l’abjection, et inconnues aux séculiers qu’elles ne voudraient point voir, mais être connues à Dieu seul635. Il y a longtemps que Notre Seigneur leur inspire cette manière de vie. J’aurais grand désir de les y servir au dehors, et favoriser leur solitude, puisque nous avons attrait à ce genre de vie qu’elles entreprennent, sans vouloir se multiplier, ni augmenter de nombre, même en cas de mort636. C’est un petit troupeau de victimes, qui s’immoleraient les unes après les autres à Dieu. Ce sont d’excellentes dispositions que les leurs, et leur plaisir serait de mourir dans les misères, la pauvreté et les abjections, sans être vues, ni visitées de personnes que de nous. Cherchez donc un lieu pour ce sujet, où elles puissent demeurer closes et couvertes, en lieu sain et auprès de pauvres gens637. Car le dessein est d’embrasser et de marcher dans les grandes voies et les états pauvres et abjects de Jésus638. Tous les esprits ne seraient pas capables de telles choses, mais ces personnes sont fortes en nature et en grâces. Faites donc ce dont je vous prie sur ce sujet, et surtout gardez le silence sans en parler à personne du monde.

        21 juillet 1645 M 1,35 (1.5.3) L’aversion que les véritables chrétiens ont pour le monde.

Que le sens de ces divines paroles est beau! «Mihi mundus crucifixus est, et ego mundo» 639. Il me semble qu’elles veulent dire qu’un chrétien doit avoir selon la partie intellectuelle autant d’horreur des choses du monde, telles que sont les grandeurs, les richesses, et les plaisirs, que sa partie inférieure a d’aversion de l’infamie des supplices. Ô que profonde et inexplicable est l’aversion que les véritables chrétiens ont pour le monde! Et que le monde a une grande aversion pour les véritables chrétiens!640

        22 Juillet 1645 L 2,10 Le meilleur est de laisser tout à Dieu et de rien choisir de nous-mêmes.

M641. Jésus-Christ soit votre récompense des chères lettres que vous m’avez envoyées les dernières; elles sont venues tout à propos pour me consoler des croix que je souffre, qui ne sont pas petites, au moins à mon imagination; étant ici engagés dans une suite d’affaires qui ne finissent point et qui captivent mon esprit; lequel ne pouvant pas avoir une entière liberté pour voler à son Dieu ressent vivement cet éloignement et celui de son fidèle serviteur notre bon Père642, qui, étant proche de Paris dans sa Solitude, je ne puis l’aller trouver643. Jamais je ne fus plus dépouillé de toutes les créatures. Je vois la pauvreté comme toute certaine pour moi, suivie de beaucoup d’abjections. Je me trouve avec cela engagé à soutenir le ménage d’une veuve et de ses enfants644, et ainsi une bonne partie de ma liberté est perdue. Je sens mon cœur assailli d’amour pour son Dieu, et n’ai point moyen de lui satisfaire, puisqu’il ne peut ni assez contempler, ni assez recevoir ses douces impressions645. Que la compagnie des serviteurs de Dieu m’est à présent interdite, étant sans le bon Père, sans vous, et sans nos bons Frères. Enfin je n’ai plus rien que le dénuement de toutes choses, et la croix. C’est assez ou ce doit être assez pour satisfaire à mon amour, non sur le Thabor, mais sur le Calvaire646, en la manière de la bienheureuse Madeleine qui aimait Jésus, souffrant et mourant dans les cruelles souffrances qu’elle en ressentait elle-même, parmi les abjections et les opprobres de la croix647. C’est ainsi que je veux aimer, et non pas seulement dans le recueillement amoureux648. Cette grande Sainte est un exemplaire de mon amour. Aussi en la sainte communion, après que Jésus est entré chez moi, j’ai dit à mon âme embarrassée avec les répugnances que la nature ressent pour la pauvreté et pour les croix que je porte à présent : «voici Jésus, voici Jésus.» Elle s’est approchée de ses divins pieds et y est entrée dans l’oraison de quiétude, en la contemplation de ses grandeurs : «C’est Jésus, c’est Jésus», répétais-je à mon âme pour l’entretenir dans son repos. Il faut finir ce discours de piété, pour répondre à vos dernières que voici qu’on m’apporte.

Je verrai notre bon Père649 sur ce que vous me recommandez, et saurai son sentiment qui me fera peut-être changer le mien, si le sien n’est pas conforme. Car le mien est tout bien considéré que vous vous rendiez purement passive à la Providence touchant la supériorité, sans rien faire, ni pour ni contre. Je ne le dis point à la légère; j’y ai pensé devant Dieu et j’aime bien plus votre perfection que la supériorité. Mais je crois que Dieu vous conduira dans un plus grand dénuement et abjection d’esprit en cette charge, qu’en étant dehors; et cela se fera sans votre satisfaction et sans vous en apercevoir650. Les beaux projets de mépris et de vie cachée que vous faites s’exerceront en une autre manière que vous ne pensez. Croyez-moi, ma chère Sœur, que le meilleur est de laisser tout à Dieu et de ne rien choisir de nous-mêmes651. Je me tiens plus abject et humilié en l’état où je suis, que si j’étais tout à fait pauvre. Notre âme ne reconnaissant point là de grande perfection est bien abjecte. Vous tout de même. J’ai ri quand j’ai vu dans votre lettre que vous souhaitez sortir de charge. Je le crois bien et cette ardeur n’est pas exempte d’empressement et d’amour propre. Laissez-vous gouverner toute à Dieu. Il fera de vous ce qu’il Lui plaira; vous ne méritez pas les grandes abjections, non plus que moi652.

Adieu, ma très chère Sœur. Ne faites rien du tout, comme je vous ai dit, pour vous défaire de la supériorité qui vous est désagréable, parce que quelquefois la nature y voudrait prendre plaisir653. Je retournerai le plutôt que je pourrai654, je ne sais quand. Je suis tout à vous en Dieu, et pour Dieu, etc. Je vous dirai encore que c’est dans des croix inexplicables. Le diable ne peut souffrir qu’on porte les âmes à la pureté de la vertu et de l’oraison655. Le nombre est très rare de ceux qui y prétendent et le nombre de ceux qui aident à y prétendre est encore moindre. C’est donc pourquoi il semble que ce bon Père est contrarié et bafoué dans ses écrits et sa conduite656. Enfin Dieu le tient en d’étranges peines et abjections; mais je crois que cet orage passera. Mes recommandations à N. je suis tout à elle, avec dénuement néanmoins. Car rien du monde ne le doit intéresser. Si ma Sœur meurt657, elle sera bien affligée. Mais courage! Nous serons bientôt dans l’éternité avec nos amis, etc.

        29 juillet 1645 L 1,20 Je ne veux point d’autre solitude que la solitude du bon plaisir divin.

M658. Je commence à vous écrire dans une disposition la plus dénuée où j’ai jamais été, ce me semble. Car puisque je suis obligé de vous dire tout, je ne sens à présent affection à quoi que ce soit au monde. Ce qui a donné lieu de réveiller en moi ce détachement c’est la nouvelle que j’ai reçue de l’extrémité où était ma sœur que je crois plutôt morte que vivante659. J’avais encore quelque affection pour elle, étant la seule qui restait encore de notre pauvre famille. Je me suis donc préparé à cette séparation, et ai aujourd’hui une vue de la grande Miséricorde de Dieu en mon endroit de m’avoir jeté en tant de tracas depuis un an. C’est-à-dire depuis la mort de mon frère660. Je vivais auparavant trop délicieusement dans le repos de l’oraison et parmi la pratique des œuvres de piété avec mes amis spirituels. Dieu qui veut épurer mon pauvre cœur m’a fait quitter ce genre de vie si doux et excellent en apparence pour me mettre dans l’embarras et la bassesse des affaires temporelles661. J’avoue que d’abord je me suis un peu plaint comme vous le savez, de sa rigueur de me donner des attraits pour l’aimer et de m’en ôter le moyen : de me faire voir que c’est l’unique béatitude d’être près de Lui seul dans la retraite et de disposer tellement les choses que je fusse toujours en voyage662. O stratagème de l’Amour divin, qui, voulant la pureté de mon âme, la met dans un dénuement réel et effectif de toutes créatures663! À présent, N., je ne veux plus la solitude ou le tracas, la paix ou la guerre, les affaires temporelles ou spirituelles, la compagnie de mes amis spirituels ou leur éloignement664. Je ne veux plus que l’unique bon plaisir divin et sa pure disposition sur moi, soit pour le temps soit pour l’éternité665. Je ne puis dire que je veuille quelque chose. Tout ce que je puis dire ou reconnaître en moi à présent, c’est que je veux ne vouloir rien666. Durant que le dépouillement se fait, la pauvre nature est sans doute dans des angoisses et des peines sensibles, Dieu lui cachant qu’Il la dépouille pour la purifier, mais elle sent seulement la souffrance. Sitôt pourtant qu’il plaît à la divine Providence lui découvrir son admirable procédé, elle sent une joie et une paix qui lui est inconcevable667. Je bénis à présent les desseins de Dieu de m’avoir mis dans les tracas et les brouilleries d’où je sortirai par sa grâce plus dépouillé que je n’y étais entré. Et j’ai quasi honte d’avoir fait tant de plaintes, ainsi que vous avez vu, de ma chère solitude668. Je n’en veux point d’autres que la solitude du bon plaisir divin en laquelle l’âme réside très purement. Vous savez que Dieu me soutient de temps en temps de peur que je ne défaille dans les voies de la grâce par ma grande faiblesse. Priez pour moi et en remerciez sa divine Bonté. Notre bon Père669 est de retour à Paris dans d’extrêmes croix et dans quelque indisposition corporelle. Il croit que si la fièvre l’attaque, il ne pourra résister et qu’il mourra. Voilà l’extrémité du dépouillement pour nous. Il faut y entrer généreusement s’il arrive. Car il faut vouloir ce que Dieu veut sans réserve670. Je lui ai communiqué nettement vos désirs d’abjection. Il m’a dit que vous ne vous en mettiez point en peine. Vous en aurez assez, mais ce sera de l’abjection que vous ne cherchez pas. Que pour l’occasion de la supériorité vous laissiez faire la Providence, et que vous vous teniez purement passive671. J’ai plaidé votre cause fortement et puis j’ai dit mon sentiment... etc.

        30 juillet 1645 LMB de l’ermitage du Saint-Sacrement 

Monsieur672, Notre bon Monsieur Bertot673 nous a quitté avec joie pour satisfaire à vos ordres et nous l’avons laissé aller avec douleur, son absence [52] nous a touché et je crois que notre Seigneur convient que nous en ayons du sentiment puisqu’il nous a donné à toutes tant de grâce par son moyen, et que nous pouvons dire dans la vérité qu’il a renouvelé tout ce pauvre petit monastère et fait renaître la grâce de ferveur dans les esprits et le désir de la ste perfection. Je ne vous puis dire le bien qu’il y a fait et la nécessité où nous étions toutes de son secours, et lors que la ste providence vous fît venir à Paris, si vous eussiez rejetté le mouvement de ce voyage, vous eussiez fait un grand mal à mon avis. Car personne ne pouvait faire ce que vous et lui avez fait céans. Dieu seul connaît ce que je veux dire et sans doute Il vous le fait voir en Lui, mais quand nous vous remercierons à jamais, ce ne serait rien faire comparé à ce que nous devons à votre charité, et il fallait que vous-même y fussiez en personne pour donner la liberté. Vous voyez mon très cher frère que votre voyage à Paris est de Dieu, et peut-être exprès pour cette pauvre maison qui avait un merveilleux besoin du secours que vous lui avez donné. Notre Seigneur en sera lui-même votre digne récompense. Je laisse au bon monsieur Bertot de vous dire, mais je dois vous donner avis qu’il est fort fatigué et qu’il a besoin de repos et de rafraichissement. Il a été fort travaillé céans parlant sans cesse, fait plusieurs courses à Paris sans carosse dans les ardeurs d’un chaud très grand, il ne songe point à se conserver, mais maintenant il ne [53] vit plus pour lui Dieu le fait vivre pour nous et pour beaucoup d’autres, il nous est donc permis de nous intéresser de sa santé et de vous supplier de le bien faire reposer.

Il vous dira674 de nos nouvelles et de mes continuelles infidélités, et combien j’ai de peine à mourir. Je ne sais ce que je suis, mais je me vois souvent toute naturelle, sans dispositions de grâce. Je deviens si vide et si pauvre, même de Dieu, que cela ne se peut exprimer. Cependant, il faut, selon la leçon que vous donnez l’un et l’autre, que je demeure ainsi abandonnée, laissant tout périr. Il en arrivera ce qu’il plaira à Notre Seigneur, mais toutes choses sont quelquefois si brouillées, que l’on n’y voit goutte. J’ai une grande confiance en vos saintes prières et en celles de la bonne Sœur Marie675. Je vous supplie très instamment mon très cher frère de nous y recommander de la bonne manière. Vous savez maintenant mieux que jamais ce qu’il me faut. Faites qu’elle l’obtienne de Notre Seigneur, et je vous en serai obligée éternellement. Il me semble que cette grace est entre vos mains pour moi, et si tous trois, vous, Mr Bertot et la bonne sœur [Marie] la demandez ensemble et de même cœur à Dieu pour moi, je suis certaine qu’il ne vous refusera point, car j’ai commencé une neuvaine pour cela qui m’a été fortement inspirée où tous trois vous êtes compris. Je me confie toute en vous, ne nous oubliez point ni toute cette maison. Vous savez ses besoins et pour l’amour de notre Seigneur écrivez-nous souvent, nous sommes de jeunes plantes. Il faut avoir grand soin de les bien cultiver. Je crois que Dieu vous en demandera compte. [54] À Dieu, notre très bon Frère, redoublez vos saintes prières pour nous. Je vous prie que tout l’hermitage prie surtout Mr Lambert et Monsieur des Messiers que nous saluons très affectueusement, /Vôtre etc.

        7 Août 1645 M 2132 Heureux qui se peut perdre et qui ne se retrouve jamais!

Une âme se perd en Jésus lorsqu’elle s’anéantit et toutes ses dispositions et inclinations naturelles, et qu’elle ne vit plus que de celles de Jésus. Heureux qui se peut ainsi perdre et qui ne se retrouve jamais676!

        8 Août 1645 M 1,85 (1.10.2) Au-dessus de nos mérites

Quelque petite grâce que nous recevions, elle est toujours infiniment au-dessus de nos mérites, et nous sommes trop heureux de servir au Seigneur qui nous la donne. Mais aussi comme il ne faut pas prétendre aux grâces que nous n’avons point, il faut être extrêmement fidèles à celles que nous recevons677.

        15 Août 1645 L 2,38 Marie a été la plus misérable, la plus chétive et la plus crucifiée de toutes les créatures après son fils.

M678. Jésus soit notre tout pour jamais. Je vous dirai tout à mon retour, mais la divine Providence est admirable en sa conduite sur nous. Mon voyage de Paris me doit beaucoup servir. J’ai vu de grandes choses dans l’intérieur de notre bon Père679, qui m’a donné de fortes impressions pour aller dans les voies de la perfection. Il s’est communiqué à moi très intimement. Dieu soit béni de la grâce que j’ai reçue. Pour vous consoler, voici un petit sentiment que j’ai eu aujourd’hui : je me suis entretenu en l’oraison de la souveraine gloire, béatitude, et joie que Dieu prend en soi-même, de soi-même, comme Il est infiniment heureux de la vue de ses infinies perfections, et que le bonheur qu’Il en reçoit est infini, immuable, éternel, et incompréhensible680. Que la Sainte Vierge n’a été élevée en cette triomphante journée que par la communication que Dieu lui a faite d’un petit rayon de sa divine béatitude, qui la rend si heureuse et si glorieuse681. Or, recevant cette gloire immense, Elle la reçoit si purement, qu’Elle ne s’y repose point; mais seulement en la Source d’où elle dérive. Elle glorifie son Dieu par sa gloire qu’Elle lui renvoie toute entière. Sa joie n’est pas de se voir pleine de gloire, mais de savoir Dieu le Dieu de sa gloire, d’être le souverain Bien de ses créatures682. Quelquefois en l’oraison nous recevons de petits avant-goûts du Paradis683. Il faut pour lors entrer dans la Béatitude du Seigneur qu’Il a en Soi; Le reconnaissant notre centre et souverain bien. C’est pour Le glorifier dans cette qualité, qu’Il nous faut un peu goûter de ces délices du Ciel. La fête de la gloire des saints est pour adorer, honorer et glorifier la gloire que Dieu porte en Soi-même, et par la représentation que l’Église nous fait alors des joies, du bonheur des Saints, monter à la joie et à la béatitude du Seigneur, qui comme un Soleil de justice jette un petit rayon de gloire qui glorifie tous les saints, comme des atomes de cristal seraient resplendissants et lumineux dans un rayon de soleil de ce monde684. Tous les bienheureux ne sont rien avec toute leur grandeur, leur gloire, en la Présence de Dieu qui les rend tous heureux par un petit rayon qui sort de sa divine Face685. Mais, mon âme, «qui est celle-ci qui est belle comme la lune, choisie comme le Soleil, et terrible aux démons?»686 C’est une pauvre fille d’une maison ruinée de biens temporels; c’est la femme d’un charpentier687; c’est la mère d’un pendu. Que les jugements de Dieu sont éloignés de ceux des hommes! Que le procédé de la grâce est opposé à celui du monde!688 Sachez que la hauteur de sa gloire se trouve dans la profondeur de la Croix et des humiliations. Marie a été la plus misérable689, la plus chétive, et la plus crucifiée de toutes les créatures après son fils. Aussi elle est la plus heureuse après Lui690. «Mon âme, la mesure de votre félicité sera prise sur celle de vos misères. Recevez-les donc de quelque côté qu’elles viennent, sans regarder aux dispositions de ceux par qui elles arrivent. Pensez seulement à les embrasser comme celles de Jésus-Christ, toutes pures et toutes saintes.»

        17 Août 1645 M 1,36 (1.5.4) C’est une grande affaire que de vivre en solitude.

Un saint homme disait qu’il ne voulait pas employer un moment de temps de sa vie consacrée à la pénitence, ni à rire, ni à faire les affaires du monde. C’est une grande affaire que de vivre en solitude et de travailler à la mortification de ses passions sans relâche, puisque cet emploi donne à une âme la connaissance et l’amour de Dieu691.

        3 octobre 1645 L 1,21 Ce qui vient de la Providence est bien meilleur pour notre perfection, que ce que nous choisissons.

M692. Jésus fait notre tout. Vous me dites que mon voyage est long; j’en demeure d’accord. Mais cette longueur n’arrive pas, à mon avis, sans une spéciale Providence de Dieu, qui me veut faire mourir tout à fait aux créatures par le peu de succès que j’aurai en mes affaires, s’il n’y arrive changement. Un retour sans succès est un retour plein de confusion, dont je serai bien aise de goûter un peu. Ma nature y a de grandes répugnances693. Mais mon esprit s’en réjouit dans la vue que ce sera une bonne entrée à la vie pauvre et abjecte de Jésus, si longtemps désirée. Notre cher Père me disait encore hier que ce qui vient de la Providence est bien meilleur pour notre perfection, que ce que nous choisissons694. Et la pauvreté de Providence est la plus excellente, et qui produit en l’âme fidèle une très profonde pureté695. Que notre frère N. se console, et qu’il se prépare à mon retour, de venir en solitude huit ou dix jours à quelque lieu loin de C [aen], car je me veux tirer hors des compagnies, pour être dans une étroite solitude, et commencer la vie que j’ai résolue. Courage, mais courage! Je suis tout fortifié après la sainte Communion. Depuis hier j’ai été tout affligé pour avoir voulu celer quelque chose contre la simplicité requise; ce qui est une faute grossière696. Et telles fautes me sont à présent si insupportables que j’aimerais mieux mille fois la mort. Et j’ai plus de déplaisir et je conçois plus de regret d’un péché léger, que je ne faisais de ma confession générale il y a quelques années. Je vous dis bien davantage, à vous, dis-je, à qui je ne cèle rien, que la moindre imperfection697. C’est à dire, le moindre manquement de fidélité que je dois à Dieu dans les occasions où Il me fait connaître sa sainte Volonté, me donne d’extrêmes déplaisirs et cela me fait jeter des larmes698. La raison est que m’ayant donné une plus grande connaissance de ses divines perfections, je sens mon âme pleine d’une si grande estime de cette infinie excellence, que je ne puis lui déplaire, ou ne lui pas plaire, pour suivre ou mes inclinations, ou les vues des créatures699. Je tâche de vouloir ce qui est plus Dieu.

        13 octobre 1645 L 1,22 Notre Seigneur retarde mon retour par la maladie de mon valet.

M700. Jésus soit notre tout. Je pensais partir demain pour m’en retourner, mais Notre Seigneur retarde mon retour par la maladie de mon valet qui après plusieurs jours de santé est retombé plus mal et en très évident péril de mort. Je lui veux rendre toute l’assistance que je pourrai pour lui aider à sortir de ce monde chrétiennement. Il le désire et n’agrée personne plus que moi auprès de lui pour lui parler de l’éternité. J’arrive tout présentement de le visiter, d’où je reviens si plein de consolation que j’ai peine à retenir mes larmes. Il m’a fait des discours si beaux et si touchants de la vanité du monde que j’en suis tout étonné. Étant seul proche de son lit je l’entendais dire d’une parole ferme et de bon sens :

-- «Ce n’est que fumier et voiries»701.

Ce sont ses propres termes qu’il répétait. Je lui demandai :

-- «Qu’est-ce que vous voulez dire?» 

-- «Je parle des choses du monde, Monsieur, me répondit-il, ce sont des choses du monde dont je veux parler : biens, honneurs et plaisirs702.»

Là-dessus je lui dis :

-- «Vous en connaissez donc bien à présent la vanité et la folie?»

-- «Ah, Monsieur, il y a déjà longtemps que Notre Seigneur me l’a fait voir. Oui, j’ai vu la folie et la petitesse des créatures avec tant de lumière et de clarté que je n’en puis douter. Vous êtes mon maître, je vous dois tout dire comme à mon père spirituel703.» 

-- «Vous le pouvez,» lui dis-je, «car je vous aime en Jésus-Christ, et je vous ai tenu auprès de moi afin que vous fussiez tout à Lui, et je ne veux pas vous quitter en l’état où vous êtes, que vous n’ayez rendu votre esprit entre ses mains, s’Il veut que vous mouriez à présent. Mais qu’est-ce que vous voulez dire?» 

-- «Monsieur, j’ai vu la vanité des choses du monde si clairement et Notre Seigneur me l’a imprimé si puissamment, (ce sont ici ses mots) que depuis ce temps je n’en ai point douté, quoique par la communication des créatures je m’en sois démenti et j’aie gâté mon âme. O malheureuse communication, que tu préjudicies à une âme et qu’il fait bon vivre retiré704!» 

-- «Courage, N., si vous revenez en santé je vous mènerai en solitude et vous ferai aller à la perfection comme il faut705.» 

-- «Je vous remercie, Monsieur.», me dit-il.

Et après tout ce discours mot pour mot, il continua :

-- «J’étais un jour dans un grand sentiment d’humilité et Notre Seigneur me fit voir en un moment, mais si clairement la vanité des choses du monde que j’en fus tout surpris706.» 

-- «Où était-ce, lui dis-je?» 

-- «Ce fut une fois que j’allais mener votre cavale à la rivière pour l’abreuver. Je pensais pour lors à Dieu en toute humilité et je fus saisi en cet état d’une clarté qui me pénétra fort.707» 

-- «Cela dura-t-il longtemps?»

-- «Non, Monsieur.» 

-- «Vous ne l’avez jamais oublié?» 

-- «Non708. Mais la communication des créatures m’a empêché que je n’en ai fait mon profit. Hélas! disait-il en baisant son crucifix, que je suis misérable ! Malheur à ceux qui s’attachent aux choses du monde.»

Comme il est très faible, il me semble quelquefois abattu du mal. Je lui dis :

-- «Il ne faut pas être poltron, N.; voici une occasion où il faut avoir du courage! s’il faut mourir, mourez généreusement dans la force de Jésus-Christ; si nous nous séparons à Paris, nous nous retrouverons en Paradis; allez-y devant, retenez ma place et ne manquez pas de prier pour moi.»

Et puis quelquefois il me dit :

-- «Je suis honteux, Monsieur, de vous voir ici et de la hardiesse que je prends.» 

-- «Courage, N., ne pensez à rien qu’à Dieu; ôtez les respects humains de votre esprit.» Voilà un petit et simple narré de ce qui se passe entre lui et moi que les gens du siècle prendraient pour rêveries et non pas moi.

        13 Octobre 1645 M 2143 Nos amis

C’est un grand sacrifice que d’immoler à Dieu nos amis 709, et de nous appauvrir des créatures par esprit d’anéantissement et d’hostie. Mais c’est encore quelque chose de meilleur et de plus pur, de le faire par esprit de révérence à la grandeur de Dieu et de croire qu’en nous plaignant, ou de leur éloignement ou de leur perte, nous faisons injure à la Sacrée Présence de Sa Majesté. J’ai connu que la pauvreté des créatures dispose l’âme à trouver Dieu et à connaître son excellence. Mais que l’ayant ainsi trouvé et connu, l’on trouve encore une plus grande pauvreté des créatures qui périssent comparées à Dieu. Donc : «Ô Seigneur, si mes amis, pour saints qu’ils puissent être, m’abandonnent, je ne m’en plaindrai point, et de ma part je les abandonnerai gaiement. Éloignez-moi, je vous en conjure, de tout ce qui est créé. Donnez-moi par grâce la profonde pauvreté710 de toutes choses, afin que j’entre dans la joie du Seigneur711, puisque nous ne jouirons jamais pleinement de Dieu, que dans la perte générale de toutes les créatures712.»

        13 Octobre 1645 M 2144 La possession de Dieu seul est le paradis des âmes vertueuses.

Que nous sommes injustes de nous plaindre de la Providence divine, lorsqu’elle travaille continuellement à nous appauvrir par les pertes de biens, par les maladies, par le renversement des affaires, par le peu de succès des emplois, par les froideurs, et les rebuts que nous recevons de nos amis, et par les soustractions qu’il nous fait lui-même des grâces sensibles713. Nous faisons nos efforts pour éviter l’extrême pauvreté des créatures comme une extrême misère, parce que nous n’entendons point les aimables desseins de Dieu sur nous. Les âmes véritablement vertueuses et mieux éclairées en font leur paradis, parce qu’elles ne désirent rien que la possession de Dieu seul714. Pour l’amour duquel et pour la révérence qu’elles Lui portent, elles ne peuvent affectionner ni goûter aucune créature pour sainte qu’elle soit. Quiconque vit en Dieu, ne vit plus en la créature et ne s’aperçoit ni de leurs approches ni de leur éloignement715. Ce n’est pas qu’il ne faille se servir du conseil des gens de bien, pour réparer quelquefois les forces de notre âme, dont la faiblesse demande ce secours. Mais il ne le faut prendre que par esprit de disette, d’humiliation, et de révérence à Dieu qui nous y renvoie et non jamais par attache naturelle.

        13 Octobre 1645 M 2145 La pauvreté des créatures nous donne la possession de Dieu.

Je ne m’étonne plus que Jésus nous ait obligés à estimer et aimer la pauvreté de toutes les créatures. Et je disais : «O extrême pauvreté que vous apportez de richesses en l’âme! Vous lui donnez la béatitude, c’est à dire, l’union à Jésus crucifié, et la possession de la divinité même, autant qu’on la peut avoir en ce monde»716. L’âme ainsi transformée en Dieu, jouit de Dieu et il lui semble que la privation des créatures lui est plus chère que leur présence. Si peut-être elle n’en rencontre quelqu’une dans les mêmes sentiments de pauvreté que Dieu lui donne. Car pour lors elle estime et chérit la grâce de Dieu en elle, comme elle possède les biens, les honneurs, et les talents qu’elle reçoit de Dieu par une dépendance respectueuse à ses desseins qui l’ordonnent ainsi. Elle veut purement la volonté de Dieu qui veut qu’elle en use. Et s’il arrive que Dieu les retire, elle fait sa richesse de leur perte, et par leur éloignement elle s’approche, et entre bien avant dans le Royaume de la pureté, de la tranquillité, et de l’union intime avec Dieu qu’elle désire depuis si longtemps.

        13 Octobre 1645 M 2146 Rien de si peu connu par les hommes que Dieu.

Vous diriez que les hommes se font tort de penser à Dieu et de parler de Lui, et qu’ils gâtent leurs affaires s’ils s’adonnent à la contemplation, et que ce métier n’est que pour des personnes incapables de tout emploi dans le monde. Cette erreur vient de l’ignorance que les hommes ont de Dieu, et de ce qu’il n’y a rien de si peu connu par eux.

        21 Octobre 1645 L 1,23 Sur la mort précieuse de ce même serviteur.

M717. Enfin le pauvre N718 est mort, et comme je crois, sa mort est précieuse devant les yeux de Dieu719, ayant été accompagnée de tout ce qui la pouvait rendre telle. Il reçut tous les sacrements avec une dévotion particulière, et son âme a quasi toujours été occupée de Dieu, et en des occupations qui n’étaient pas ordinaires. Il est vrai aussi que Notre Seigneur lui a donné des lumières extraordinaires, au rapport de ceux qui l’ont entendu parler720. Je suis encore tout enivré de la dévotion que j’ai eue en sa mort, étant si satisfait que je le tiens heureusement perdu pour moi, et ne me puis plaindre des incommodités que j’en recevrai. Sa mort m’a appris à bien vivre et à être fidèle à Dieu. Nous ferons quelque jour une conférence721 sur ce qui s’y est passé, et nous y trouverons de quoi nous satisfaire. Au reste je demeure d’accord que je suis dépouillé comme il faut en cette mort, et qu’il y a apparence que Notre Seigneur fera encore en moi de plus grand dépouillements. J’abandonne tout ce qui me regarde entre ses mains722. Qu’il fasse tout ce qu’il lui plaira. Mon cœur s’apprivoise avec le dénuement des créatures723. Mais hélas, que je suis encore éloigné de la suprême pauvreté d’icelles724. C’est à quoi il faut tendre, car sans elle nous ne serons jamais possédés de Dieu725. Il semble que tout contribue à m’éloigner de mes amis par le retardement de mon retour726; c’est pour augmenter la pauvreté des créatures.

        Novembre 1645 M 2,76 (2.10.11) Peu arrivent à la perfection parce que peu veulent beaucoup souffrir.

Pourquoi pensez-vous que si peu arrivent à la perfection? C’est que peu se résolvent d’embrasser les privations qui contrarient leur nature, qui la font souffrir, et que personne ne veut être crucifié727. Notre vie se passe en théorie spirituelle peu pratiquée. La Providence a plus de soin de ceux à qui elle fournit de plus belles occasions de souffrir. Mais Dieu ne fait ses faveurs qu’à ses meilleurs amis728, de leur donner tout ensemble et l’occasion, et la grâce de bien souffrir.

        Novembre 1645 M 2,71 (2.10.12) Quelque chose d’excellent avec rien

Il n’appartient qu’à Dieu de faire quelque chose d’excellent avec rien. Il n’appartient qu’à Dieu de faire extraordinairement souffrir une âme par de très légères occasions de peine. Avec une piqûre d’épingle il fait un enfer. L’âme ainsi souffrante ne reçoit aucun soulagement de personne. Car l’on se moque de sa souffrance, parce qu’en effet le sujet en est très petit, et en découvrant sa peine, elle ne gagne rien qu’un surcroît d’abjection qui consiste à faire voir sa faiblesse et son peu de vertu. «Ô mon âme quand Dieu veut, qu’il faut peu de choses pour te faire souffrir, et pour t’abattre!»

        8 Novembre 1645 M 2,11 (2.3.2) Notre vie intérieure doit être notre vie ordinaire et continuelle

L’homme mène ici-bas plusieurs vies différentes : la vie animale, la vie naturelle, la vie civile, la vie spirituelle et la vie intérieure. Celle-ci est une continuelle élévation de l’âme à Dieu, une perpétuelle union avec Lui. Cette vie est entretenue par une rigoureuse mort des autres vies : de l’affection aux sens et à la chair, aux parents et au monde. Ne vivant de ces vies qu’autant que Dieu le veut, et autant qu’il est réglé par son ordre. Mais la vie intérieure doit être notre vie ordinaire et continuelle.

        8 Novembre 1645 M 3,61 En Dieu seul se trouve la plénitude.

Je me suis étonné comme quoi Dieu veut se communiquer à de chétives créatures, comme à moi pécheur. Dieu qui est en Lui-même et à Lui-même toute perfection. Il me vient en pensée que la plénitude de Dieu n’était autre chose que la possession essentielle, immuable, et infinie de ses perfections, et que cette possession le remplit si fort qu’il est dans une réjouissance et un rassasiement infini de soi-même. Et l’âme, par la lumière infuse, communique à ce divin rassasiement par la vue qu’elle a de la plénitude de Dieu. Car étant pénétrée de cette vue, elle a les mêmes sentiments que Dieu a de soi, se complaisant, se réjouissant de Dieu en Dieu même.

        9 Novembre 1645 M 2111 Pur amour

Lorsque le pur amour vient dans un cœur, sa venue paraît douce. Mais il y fait bientôt sentir ses rigueurs, et il faut que le pauvre cœur se résolve à les porter s’il en veut jouir. Car le pur amour retranche les plaisirs et les consolations, même spirituelles, et ne veut pas que l’on ait d’appuis aux créatures telles qu’elles soient. Un cœur qui aime du pur amour n’estime que la science du crucifix, et renonce à toute autre sagesse qu’à la sage folie de la croix729. «O. bon Jésus, que je suis dépendant de votre grâce! O. que je dis avoir un continuel recours à Vous! Car que peuvent autre chose mes industries, que de souiller la pureté du divin Amour? En vérité je ne dois attendre aucune aide que de Vous seul, puisque les créatures servent d’empêchement à la pureté de Votre Amour.» La nature le craint terriblement, car quand il est pur il en détruit touts les mouvements pour substituer les siens en leur place. Pourquoi, et qu’est-ce que Dieu prétend par un si grand nombre de misères, de maladies, de mépris, d’affronts, et de calomnies où Il abîme ses serviteurs? Il ne prétend rien que de les élever par tant de maux à la pureté de son divin Amour, et ceux qui en les souffrant se plaignent de la rigueur de Dieu sont assurément aveugles, et ne pénètrent pas ses desseins.

        11 Novembre 1645 M 3,62 De la complaisance de Dieu en Dieu seul.

Je sens toujours beaucoup d’amour pour la félicité de Dieu, et il me semble que Dieu m’attire à l’honorer. Il y en a qui sont dévots à la sapience divine730. Ma dévotion est particulièrement attachée à la félicité de Dieu. Je crois qu’elle consiste à une possession infinie et immuable qu’Il a de toutes ses perfections. La vue de cette félicité me donne de la joie, et en même temps un grand désir de souffrir, afin de glorifier par mes souffrances Celui qui étant heureux dans Lui-même, et qui n’ayant que faire de nos honneurs, veut néanmoins être ainsi glorifié des créatures. Elles ne peuvent accroître son bonheur essentiel, mais elles augmentent autant qu’elles peuvent sa gloire extérieure, en souffrant volontairement pour l’amour qu’elles portent à ce Dieu infiniment heureux et glorieux en Lui-même. De sorte qu’il y a en moi deux dispositions tout à la fois : l’une de complaisance très douce, qui fait participer en quelque manière à la félicité de Dieu; l’autre, qui est la principale, est une complaisance divine par forme de repos en Dieu seul, de la perfection duquel je me réjouis plus que de la mienne propre.

        11 Novembre 1645 M 3,63 La félicité de Dieu

La vue de Dieu heureux en soi est ma principale disposition731. Ce qui me fait souvent dire, que si mes petites affaires ne vont bien, ma grande affaire ne peut jamais manquer, et c’est le sujet de ma joie. Par les petites affaires, j’entends les affaires temporelles732; et par les grandes, j’entends la félicité de Dieu733. D’abord que je me réveille, mon âme quitte toutes les créatures qui se présentent, et sans s’y amuser elle va droit à la félicité de Dieu. Là, élevée au-dessus de soi-même et de tout ce qui n’est point Dieu, elle se repose agréablement et en paix. C’est son lieu ordinaire, et elle ne peut demeurer plus bas que dans Dieu heureux734.

        12 Novembre 1645 M 3,64 Mon Dieu

Tout ce que j’entends dire et tout ce que je vois, me fait réjouir de la félicité de Dieu. Si l’on parle de la mort, je dis : «Mon Dieu est immuable et heureux»735. Si on parle de la pauvreté, je dis : «Mon Dieu est riche et heureux». Si l’on parle des grandeurs humaines, je dis : «Mon Dieu est infiniment plus grand, et heureux». Ainsi tout me sert à m’élever et à me reposer en Dieu, tranquillement heureux736. Quand même je suis dans les combats, dans les répugnances, dans les peines et dans les souffrances de la partie inférieure, l’intellectuelle est toujours attachée à Dieu et à sa félicité par application d’esprit et de volonté; c’est à dire, par vue et par amour, ou plutôt par occupation. Car cette partie supérieure de l’âme est plutôt occupée qu’appliquée, quoi qu’elle ne sente pas toujours de la douceur et du goût737.

        12 Novembre 1645 M 3,65 La félicité de Dieu est uniquement mon tout en toutes choses.

Je ne puis dire avec délibération que je me réjouis en ceci ou en cela738. Quand ce serait même quelque chose qui regarderait ma perfection ou mon éternité. Car il me semble que ma joie serait mal employée, puisque je n’en dois faire usage qu’au sujet de la félicité de Dieu; laquelle m’est tout en toutes choses. Je ne puis aussi avoir de tristesse, ni de craintes volontaires, puisque Dieu est Dieu, et qu’il le sera éternellement, et toujours heureux en soi-même. Il me semble aussi que mon amour n’est pas dans toute la pureté qu’il doit être, quand il n’est point uniquement pour la félicité de Dieu. Depuis cet attrait, je ne regarde point les autres perfections de Dieu en elles-mêmes; je ne les regarde que comme pièces qui composent la félicité de Dieu qui m’occupe739.

        17 Novembre 1645 M 2124 Cette transformation veut

Il faut qu’un chrétien soit dans la transformation de Jésus740. Cette transformation veut qu’il ait aversion aux choses de ce monde, et qu’il les abandonne quand Dieu lui fait voir qu’Il le demande, et qu’il ne les garde que par obéissance à l’ordre de Dieu. Hélas qu’il est peu de parfaits! puisqu’il est peu d’âmes qui aiment avec passion ce que Jésus a aimé sur la terre, et qui correspondent fidèlement à la Providence divine. Quand Elle les veut dans des états pauvres et abjects, la nature l’emporte souvent. Ô faiblesse humaine. «Ô Seigneur, venez à mon aide!» Quand serai-je tout à Jésus? Que de combats il faut donner continuellement à la nature! Que de répugnances, que de souffrances! Combien faut-il supporter des hommes? Lesquels, comme dit Saint Paul, étant animaux n’entendent pas les choses de Dieu qui, même, leur passent pour folie741. «Que je sois tout à vous, Ô mon Dieu»742.

        17 Novembre 1645 M 1,6 (1.2.1) Le péché est pire pour les hommes que le néant.

Il est vrai que je ne suis qu’un pur néant et que péché. Qu’à raison du néant je ne mérite rien, et que quand je serais réduit dans mon rien743, je n’aurais à dire, si je pouvais parler, sinon : «j’ai ce que je mérite, puisqu’aucuns biens de nature et de grâce ne me sont dus». Mais à raison du péché toutes les créatures ont droit de me persécuter et me perdre, pour venger l’injure faite à leur Créateur. Pourquoi donc me fâcherais-je, si quelqu’un me fait peine, et s’il m’outrage en mes biens, ou en ma réputation744?

        17 Novembre 1645 M 2127 L’éloignement de la vie de Jésus est plus à craindre que l’enfer.

Dieu, par sa divine conduite, prétendant faire de moi, misérable fils d’Adam, un autre Jésus-Christ, il faut que je craigne plus que l’enfer l’éloignement de la vie de Jésus745. Car cette différence de sentiments et de dispositions avec Jésus est pour moi une opposition à Dieu, et une privation de son saint amour746.

        18 Novembre 1645 M 2101 (2.13.10) l’amour presse une âme et la tourmente pour l’obliger à demeurer seule avec le Bien-Aimé

Il est impossible d’aimer Dieu sans le connaître, et c’est dans la solitude extérieure où l’on connaît Dieu et ses perfections747. Le monde applique son esprit aux affaires qui l’empêchent de voir la beauté du Bien-aimé748, et par ce moyen son amour se refroidit749. Il faut aller dans la solitude pour y allumer nos flammes dans l’amour actuel de ses perfections750. L’absence du Bien-aimé rend l’amour languissant751. Approchez-vous de Dieu et de la retraite, et conversez intimement avec Lui, si vous voulez opérer par amour et pour Lui752. Car pour aimer, il faut avoir la vue des perfections du Bien-aimé753. Et c’est ce qui s’acquiert dans la solitude. D’où suit que pour acquérir de l’amour de Dieu, il faut de la solitude754. Pour y faire progrès, il faut de la solitude755. Et pour le consommer et le perfectionner, il faut encore de la solitude. Et à bien prendre les choses, qui dit amour, dit solitude. Car l’amour presse une âme et la tourmente pour l’obliger à demeurer seule avec le Bien-Aimé. La présence de toute autre chose l’incommode756.

        31 Novembre 1645 M 2139 Nous sommes appelés à la conquête du royaume de Dieu.

Le Royaume des cieux souffre violence, et ceux qui se la font grande le posséderont757. Que diriez-vous d’un grand Prince, qui ayant dessein et pouvant conquérir un empire, serait détourné de son entreprise par les pleurs d’une servante ou d’un gueux? Nous sommes appelés à la conquête du Royaume de Dieu, et la misérable nature nous en divertira? Faiblesse et folie extrêmes758!

        Décembre 1645 Tout ce qui nous anéantit est bon et il n’y a rien de meilleur en la terre.

Ne pouvant vous aller voir durant le saint temps de l’Avent759, ainsi que mon âme l’aurait bien désiré, pour s’entretenir avec vous des anéantissements ineffables de Jésus, j’ai cru que je devais par ce peu de lignes, vous témoigner le désir que j’ai d’être tout à Dieu par la voie de l’anéantissement. Je connais plus que jamais que c’est par où il faut marcher : tout autre chemin est sujet à tromperie; mais s’anéantir est hors de toute illusion760. O que peu de personnes pèsent le procédé de Jésus en ce saint temps761! Que très peu pénètrent ces saintes dispositions! Mais que très peu entrent dans une vraie imitation762! O, ne soyons pas de ce nombre, marchons à grands pas dans la voie de la perte de nous-mêmes. Certainement je crains bien la fidélité. Opérons : nous en savons assez, puisque nous savons que Jésus s’est anéanti dans les entrailles de la Sainte Vierge, qu’il y est demeuré anéanti neuf mois, qu’il en est sorti le jour de sa naissance, pour accroître ses divins abaissements, dans l’étable de Bethléem, les continuer durant sa vie, et les consumer en sa mort sur la Croix, théâtre de tout anéantissement763. Si nous avons jusqu’ici vécu autrement que le Fils de Dieu, regrettons notre malheur, et désormais l’accompagnons dans ses saints anéantissements. C’est pourquoi Dieu permet que les créatures nous quittent d’affection, que de petites disgrâces nous arrivent, que nous sommes un peu méprisés, que nous souffrons quelque chose, que nos imperfections sont reconnues des autres, qu’on nous censure à cause que nous entreprenons la perfection. Tout ce qui nous anéantit est bon, et il n’y a rien de meilleur en la terre : chérissons-le précieusement, car c’est ce qui nous rendra conformes à Jésus. Si vous vous plaignez des contrariétés qui vous surviennent, si vous ne vous cachez aux yeux des autres, si vous n’honorez et cédez à tout le monde, si vous n’aimez la pauvreté et le mépris, et que vous fassiez encore un peu d’états des choses du monde, vous n’êtes point anéantie, et Dieu n’opérera point en vous les merveilles de son Amour764. Que la créature est injuste de se refuser à son Créateur qui la veut remplir et posséder! Que l’on est peu sage de ne devenir pas insensé aux yeux des prudents et raisonnables! Il faut être folle, N., afin que vous soyez sage de la Sagesse du Verbe incarné. Vivez donc heureusement anéantie en lui. Que tous les exercices de la sainte religion soient vos chers délices; et que tout ce qui ressent la nature et le monde soit votre tourment. Marchez fidèlement avec Jésus anéanti jusqu’à être crucifiée avec lui, si tel est son bon plaisir765. Mais nous ne méritons pas tant d’honneur, consentons seulement aux anéantissements qu’il fera de nous, ou par lui-même ou par les créatures, afin que mort à tout ce qui n’est point lui, il vive à nous de sa vie divine. C’est ce que je vous désire, N. Priez aussi que ce bonheur m’arrive. Je suis en lui tout à vous.»

        20 Décembre 1645 M 1,15 (1.2.10) Une âme qui est une fois dans l’état du péché n’en peut jamais sortir d’elle-même.

La vue de l’état du péché me faisait connaître combien j’étais indigne d’aucune miséricorde de Dieu. Et je m’étonnais comme Il voulait s’abaisser et s’occuper à faire du bien à une chétive créature comme moi; Lui qui n’a besoin d’aucune chose766. Une âme qui est une fois dans l’état du péché n’en peut jamais sortir d’elle-même. Et sans la grâce elle y croupirait continuellement. O Quelle impuissance et quelle humiliation!

        Décembre 1645 L 1,24 Quand une âme bien disposée trouve un bon directeur, elle fait merveille.

M767. Pour vous rendre compte de mon voyage de Paris, en venant je m’occupai sur les chemins aux choses spirituelles de méditations, lectures, etc. Je communiais tous les jours; je tâchais, étant dans le coche, de détourner accortement768 les mauvais discours, quand j’en avais l’occasion. Mes affaires me voulaient quelquefois occuper l’esprit769. Mais n’étant pas temps d’y penser, je disais : «A Dieu ne plaise, que j’occupe mon âme à penser à ces choses hors la nécessité, il faudra sur le lieu y faire ce que nous pourrons, puis nous retenir en paix, et abandonner le tout à la conduite de la Providence divine, sans s’en occuper que de bonne sorte, et autant que la charité m’y engage.» Ma nature frissonnait quelquefois, quand toutes mes affaires fâcheuses me venaient en l’esprit. Mais l’amour de la pauvreté et du mépris l’apaisait tout à fait770. Je protestai souvent que la seule charité du prochain et l’ordre de Dieu me faisaient faire le voyage. Je m’occupais très souvent aux occupations intérieures de la très Sainte Trinité771. Je faisais des aspirations à la divine Providence : «O. divine Providence! Ô amoureuse Providence, je reconnais vos soins dans l’état présent de mes affaires. Vous cachez vos aimables conduites sous les pertes de biens que vous m’envoyez. Et vous m’acheminez peu à peu comme un enfant dans les voies de la sainte pauvreté. Les yeux de mon âme voient les avantages spirituels que vous me procurez dans les rencontres fâcheuses772.»

Ce ne sont pas les hommes ni les rencontres qui me ruinent, c’est la grâce qui me dépouille pour me rendre semblable à Jésus-Christ pauvre773. Dans les occasions où je perds mon bien, je dois dire : «D’où vient ce bonheur à votre serviteur, ô Jésus, que votre pauvreté le vienne visiter, vos souffrances, vos mépris, votre abjection? etc.» Comme Jésus n’a jamais été en la terre sans pauvreté et sans abjection, aussi la pauvreté et l’abjection bien agréée ne sera jamais sans Lui. Qui possède l’un, possède l’autre. Quelle consolation pour les pauvres! «Prenez donc garde, mon âme, de ne pas seulement faire un pas en arrière. En fait de pauvreté, tendez-y selon l’étendue de votre grâce dans les occasions. Vous ne ferez jamais mieux vos affaires qu’en perdant toutes choses et devenant très pauvre et très abjecte comme Jésus774. Prenez garde que les pensées trop continuelles des affaires temporelles ne dissipent les bonnes pensées, puis les bons sentiments, et ensuite les bonnes œuvres775. Enfin que la suite des affaires à Paris soit avec précaution de vous trop dissiper. Que ce soit un exercice continuel de mortification, de conformité, d’abandon, de charité du prochain.»

Je pus voir un jour notre bon Père776, lequel, quoique nous soyons éloignés de lui, croit que je n’ai besoin d’autre directeur, sachant assez lui-même mes dispositions. Mais il approuve des conférences avec quelques bons serviteurs de Dieu. Il dit bien que c’est un merveilleux avantage de trouver un homme de bien spirituel et expérimenté. Plusieurs âmes ont la grâce, mais ce n’est pas assez. Il faut de la science, de la piété et spiritualité777. Quand une âme bien disposée trouve un bon directeur, elle fait merveille. Ce bon père demande à Dieu la pauvreté des créatures, leur mépris actif et passif, afflictions sans consolation, et l’augmentation des répugnances à souffrir778.

        30 décembre 1645 M 1,1 (1.1.1) Sentiment du néant.

La vue de mon néant et de ma pauvreté me pénètre tellement, qu’elle m’a réduit dans le rien du non-être. En me faisant voir que je ne mérite rien et que si Dieu ne me donnait rien, ni dans la nature ni dans la grâce, je ne pourrais me plaindre avec raison779.

        30 Décembre 1645 M 1,37 (1.5.5) Par la lumière surnaturelle je vois tout le temporel comme un chien mort.

Il me semble que Dieu me veut occuper tout en lui-même plutôt qu’aux affaires du monde, et que par la lumière surnaturelle je vois tout le temporel comme un chien mort. Que dirait-on d’un homme qui s’amuserait à traîner une telle charogne780? Quand l’âme appelée à l’oraison s’amuse au temporel qui n’est point d’obligation, elle fait la même chose. Il arrive souvent que nous pensons tant aux autres que nous ne pensons pas à nous. Nous craignons la pauvreté et l’état abject de peur d’être inutiles au prochain781. Mais nous serons bien utiles à nous en nous convertissant parfaitement à Dieu782. Surtout, prenons garde à la tentation des affaires qui nous divertissent par mille surprises et mille artifices de la fidélité à notre grâce. Et lorsque nous nous en apercevons, il s’en faut moquer et demeurer invinciblement fidèles à Dieu.

        31 Décembre 1645 M 1,59 (1.8.1) La chute des âmes élevées arrive ordinairement par faute de mortification.

J’ai connu plus que jamais, qu’une âme ne peut demeurer longtemps dans un haut état d’oraison, où Dieu l’élève quelquefois, si elle ne s’y entretient par une continuelle et parfaite mortification, tant du corps que de l’esprit783. Et toutes les chutes des âmes élevées n’arrivent pour l’ordinaire que par faute de mortification. C’est un grand déplaisir à une âme de déchoir d’une disposition où elle aimait Dieu ardemment, dans une autre où elle aime moins, quoiqu’elle y pratique les vertus intérieures de l’humilité, d’anéantissement, et les autres. C’est pourquoi prenez garde qu’il ne vous arrive du déchet par faute de fidélité et de mortification. Pensez à la correspondance que vous devez aux divines inspirations et aux attraits de l’Époux.

        31 Décembre 1645 M 1,60 (1.8.2) Les plus petites inclinations naturelles doivent être mortifiées.

Qu’il faut peu de choses à mettre obstacle à la grâce de Dieu en nous! Une petite inclination naturelle mal mortifiée suffit pour nous retarder dans le chemin de la perfection. C’est pourquoi il faut mourir à toute créature, anéantir en nous tous les mouvements qui ne portent point à Dieu, et en particulier ne donner aucun soulagement à notre corps, que pour la nécessité précise; de sorte qu’il ne boive, ni ne mange, et qu’il ne dorme que autant qu’il est nécessaire pour conserver sa santé et entretenir sa vie.

        31 décembre 1645 M 1,61 (1.8.3) La grâce

La grâce ne s’établit en nos âmes que par la ruine de ce que nous avons de plus cher784, et de ce qui nous paraît même le plus raisonnable, et qui nous touche de plus près, comme la satisfaction des sens et de l’esprit. Nous ne devons quasi donner à nos sens que ce qu’ils peuvent nous dérober785. Cet admirable Duc d’Aquitaine, Saint Guillaume Pénitent786, ne mangeait que les os qu’on avait jetés sous la table et qu’il dérobait aux chiens. De même, nos sens doivent être tellement mortifiés qu’ils n’aient du plaisir que ce qu’ils pourront nous dérober par surprises, et ce que l’on jette à terre par la mortification, c’est la même chose pour l’esprit; car il ne doit avoir aucun contentement même intellectuel, que par larcin, et quasi sans que nous y pensions.

        31 décembre 1645 M 1,62 (1.8.4) Dans une vie douce, l’on va doucement à la perfection.

Nous voulons être chrétiens et parfaits chrétiens, et ne souffrir pas davantage que ceux qui vivent une vie relâchée dans le monde787. Cependant il est vrai que la grâce ne demeure pas longtemps dans une âme, qu’elle ne lui fasse faire des excès. Nous voulons être pauvres avec Jésus-Christ et garder nos richesses; être abjects et vivre dans l’honneur; souffrir et avoir nos aises modérément. Nous n’avancerons jamais beaucoup, car dans une vie douce, l’on va doucement à la perfection788. Il n’y a point de tyrannie plus grande que celle de la grâce dans une âme où elle a dessein de former Jésus-Christ789. Elle est comme un avare puissant; lequel pour agrandir son domaine, prend tout ce qu’Il peut sur ses voisins sans aucune considération, ni sans autre respect que de son intérêt. Les voisins se plaignent, les paysans crient. Cet invaseur790 ne s’en étonne point; il fait son affaire, il les contente quelquefois d’espérance; quelquefois aussi il les menace et en vient aux outrages. Ainsi la grâce pour achever son dessein dans une âme et pour y accroître son empire, agit en dominante. Si la nature crie, si le corps gronde, si les sens se plaignent, cette souveraine n’écoute rien, elle ne répond rien. Elle avance toujours ses affaires aux dépens de la nature, à qui elle promet de donner quelque jour récompense dans le Ciel, et cependant lui fait quelquefois souffrir des mortifications nouvelles et plus rudes que celles dont l’on se plaignait791.

[1646]

        1646 L 1,58 La seule vie en Dieu par un abandon et un écoulement en Lui m’est douce.

M792. Notre Seigneur me donne des attraits tout extraordinaires pour être tout à Lui. Mon oraison semble se purifier, et je me sens entrer en la possession d’un état de grande paix, et où la vertu ne me coûte guères. J’aspire après la chère solitude et la sainte pauvreté793. Ma santé est toujours fort faible. C’est pourquoi je me hâte de beaucoup aimer en la terre afin d’aimer aussi dans le Ciel d’un plus pur amour. Ma vie apparemment ne doit pas être longue, et je tâche déjà de vivre avec autant de dégagement comme si j’étais mort. En effet Notre Seigneur me donne un esprit de nudité pour toutes les créatures que je chéris, mais ce me semble, sans attache. Je ne vis plus en moi-même. Cette demeure en moi et dans les créatures me paraît très basse, et je n’y ai plus de goût. La seule vie en Dieu par un abandon et un écoulement en Lui m’est douce. Je souffre à présent beaucoup de me voir si éloigné de Dieu parmi tant de contradictions et distractions, que les nécessités du corps et les affaires me donnent. Quand Dieu s’est un peu manifesté à l’âme et qu’Il s’est fait connaître par une véritable expérience de ses bontés, qu’il y a à souffrir de vivre ici-bas!794 Mais néanmoins l’on va avec une grande paix, car le fond de l’intérieur est un pur abandon au bon plaisir divin. Je deviens tellement habitué à ne regarder plus que Dieu seul, à ne me plaire qu’en Lui et n’avoir de la joie que pour Lui seul, que je ne puis me réjouir de quoi que ce soit.

Dieu est tout, et cela me suffit; et toute réflexion vers moi semble intéresser la pureté. Donc je dois aimer Celui qui est toute perfection par essence. Je conçois que Dieu est si délicat et si jaloux qu’Il ne veut souffrir qu’une âme aime quoi que ce soit avec Lui. Et Il est très bien fondé en sa jalousie, car Il est l’uniquement aimable795. L’objet de mes oraisons le plus ordinaire, c’est l’essence divine en laquelle je me perds, sans vous pouvoir dire comment. Tout ce que je puis dire, c’est que cette oraison est un anéantissement et perte en Dieu796, qui met l’âme dans un état de grande pureté, d’une profonde paix et d’un amour fort pur. C’est peut-être l’idée d’un état qui est en moi plutôt que l’état même, mais il m’importe. J’ai désir de me perdre tout en Dieu, et auparavant je vois bien qu’il faut être tout perdu en Jésus par une heureuse transformation de toutes nos dispositions aux siennes, toutes pures et saintes. L’âme ne vit plus en cet état qu’en souffrant quand elle n’est pas dans l’abjection, la pauvreté, et les souffrances. Car tout éloignement de Jésus lui est amer, et l’association avec les divins états de sa vie voyagère797 lui est très douce. Je crains que je m’emporte à parler d’un état où je ne suis pas. Mais entre nous il n’y aura pas grand scandale. Au reste je deviens si amoureux de la perfection, que je ne puis quasi hanter798 ni parler qu’avec ceux qui y tendent. Que pensez-vous de tout ce narré? Etc.



        2 Janvier 1646 L 1, 25 Prêchez, mais à l’apostolique.

Mon R.P799, j’ai lu vos lettres dernières en présence de N800. avec une grande joie de voir combien votre âme s’avance dans les voies de la sainte perfection. Nous avons remercié Dieu des grâces qu’il vous fait, et vous exhortons à une parfaite correspondance, qui vous mènera droit au pur amour801.

Vous ne sauriez assez souffrir pour sa considération; tenez-vous donc heureux d’être persécuté, et ne perdez jamais courage; assurez-vous, mon très cher frère, que vous êtes dans une union parfaite avec nous, et si étroite qu’il ne s’en voit guères de semblable; aussi les vrais amis sont rares, amis de la perfection que nous voulons embrasser802. La vôtre nous est très à cœur, et nous y contribuerons de nos prières et de nos avis, en toute simplicité, et pour obéir à votre humilité803.

Notre sentiment est pour vos austérités, et sur le doute où vous êtes à présent, que vous suiviez ponctuellement votre règle; si elle vous défend d’en faire aucune sans la permission de votre supérieur, parlez-en ou n’en faites point. La pureté de la vertu demande cela de vous à présent, la divine providence en disposera peut-être autrement ci-après804.

Pour le froid que vous souffrirez cet hiver, c’est une mortification de la providence; et puis il fait bon éviter les discours du chauffoir. Pour surmonter votre inclination hautaine, comme vous dites, nous vous envoyons le traité de l’abjection de notre bon Père805. Il y a des pratiques admirables et très solides. Continuez la pratique de parler à genoux aux supérieurs. Ce que les novices font, peut être continué par un profès; et cela n’est pas si grande chose en effet comme il vous paraît, à cause de votre répugnance.

Nous n’approuvons pas votre grande répugnance à prêcher. Les excès de sentiments sont toujours des effets de la nature encore bien vivante en nous. Il faut être dans un état d’indifférence prêt à tout faire, et à ne rien faire806. Notre bon Père m’a dit qu’il y avait en vous de la tentation; sur ce sujet, nous sommes néanmoins d’avis que vous fassiez votre pouvoir d’éviter de prêcher un an durant, pourvu que cela ne fâche point trop le supérieur qui vous en prierait dans quelque occasion extraordinaire : en ce cas prêchez, mais à l’apostolique. Le bon Père N. est bien fondé de vous conseiller ce genre de prédication; elle sert aux autres sans nuire au prédicateur, et cela sans vœu, comme vous pensiez à le faire, mais avec une simple résolution. Retranchez toutes les réflexions des fruits que vous feriez par vos prédications. Toute votre attention doit être à vous convertir à Dieu, et à vous revêtir de Jésus-Christ, et de ses divines dispositions; c’est le plus bel ouvrage où vous puissiez jamais travailler, abandonnez le reste à la providence. Ne faisant rien conter la règle, laissez dire ceux qui vous blâment, et agréez les abjections qui vous en reviennent807.

Faites ce qu’il vous plaira pour ce qui me regarde. Je reçois grande consolation de savoir l’état de vos dispositions. Usez avec liberté, quoi que je ne mérite pas que vous ayez cette confiance en moi. Je suis tout à vous, encouragez cette bonne âme que vous savez. S’il veut aller à la perfection de l’amour de Dieu, et à une parfaite transformation en Jésus-Christ, il faut qu’elle continue les pratiques que vous m’écrivez être toutes dans la pure grâce808.

        2 Janvier 1646 M 1,2 (1.2.2) Dieu seul connaît le néant de la créature.

Je ne puis bien connaître mon néant ni ma pauvreté par toutes mes lumières. Elles sont trop faibles pour me la représenter. Il faut confesser que Dieu seul la connaît, et par conséquent qu’elle est au-dessus de mes connaissances. Tout ce que j’en connais est qu’elle est si grande que je ne la puis dire, et partant ma volonté doit aimer sans bornes l’abjection et l’humiliation; et elle y doit tendre continuellement sur la connaissance de son néant809.

        2 Janvier 1646 M 2126 La pauvre étable de Bethléem avec Jésus

La pauvre étable de Bethléem avec Jésus vaut mieux que tous les palais les plus riches de l’univers810. Un homme dénué des biens de nature, et de fortune même, pourvu qu’il ait union avec Jésus pauvre et abject, vaut mieux que tous les puissants de la terre qui n’ont point cette union811. Ce doit être notre gloire d’être estimés insensés à cause de l’union que nous voulons avoir avec Jésus-Christ : «nos stulti propter Christum»812. Parce que nous tendons à être pauvres et abjects avec Jésus pauvre et abject, quelle faveur!813 Si vous êtes jamais pauvre, dites que votre mauvaise conduite y a bien servi. Et cachez l’amour que vous avez pour cette belle vertu de pauvreté, afin que l’on ne connaisse point qu’il y a de la Providence, et qu’ainsi vous soyez plus abject devant les hommes qui croiront que vous êtes pauvre par votre faute.

        3 Janvier 1646 M 2134 La couronne est la gloire du roi et le mépris du pauvre de Jésus-Christ.

J’ai eu une forte vue que Jésus a sanctifié tous les états de misère où il a passé, et qu’il les a rendus des sources de grâces pour les âmes qui y sont appelées et y demeurent avec esprit. Que si tous les lieux saints sont en singulière vénération parmi les chrétiens, beaucoup plus le doivent être les états de Jésus-Christ814. Comme un roi est ordinairement revêtu des ornements convenables à sa dignité, ainsi un pauvre est dans la perfection de son état quand il est souffrant et méprisé815. La couronne est la gloire du roi, et le mépris est la couronne du pauvre de Jésus-Christ.

        3 janvier 1646 L 1,26 Dieu ébauche les saints sur le Thabor et les achève sur le Calvaire.

Mon très cher frère816, ayant reçu présentement vos dernières, j’y réponds et dis qu’à la fort bonne heure soit que notre Seigneur vous a acheminé vers le Calvaire. Il ébauche les saints sur le Thabor817 et les achève sur le Calvaire. C’est là où Il donne les derniers coups de pinceau. Ne craignez donc pas l’état de souffrance; au contraire, envisagez-le avec paix et amour. Sur toutes choses, soyez dans un absolu abandon à la divine Providence, ne désirant rien que le pur vouloir de Dieu, sans grande attention sur ce qui vous arrivera818. O très cher frère, vous ne méritez pas encore de souffrir. La tempête présente ne durera pas et les douceurs retourneront pour achever en vous le détachement de toutes les créatures. L’enfance spirituelle a besoin de lait aussi bien que la corporelle. Le Père céleste ne vous sèvrera pas si tôt. Tenez-vous humble et petit dans cet état, attendant de sa pure grâce le progrès de votre perfection.

Pour moi, très cher frère, il me semble que je suis maintenant mieux que jamais. Ce n’est pas à dire que je sois dans de grandes lumières ni joies sensibles, non. Mais je me vois plus purement en Dieu qu’à l’ordinaire; y étant par une simple vue de foi pure au-dessus de tout discours et conception. Je ne connais rien de Dieu sinon que je n’en puis rien connaître819. L’imbécillité de mon âme et les excès de ce divin Soleil font que la lumière m’en est inaccessible820. Cette foi obscure me mène pourtant plus loin en Dieu que toutes les conceptions que j’ai jamais pu former, et ma volonté est échauffée d’une manière admirable au milieu de ces ténèbres lumineuses. En cet état toute mon âme est unie à Dieu très simplement et intimement, et je suis dans un plein repos en Dieu821. L’on ne s’explique pas beaucoup en cette disposition. On y a même de la peine; et comme l’union est forte, l’on ne s’en sépare pour écrire ou parler aux créatures qu’avec violence.

J’ai encore eu une autre disposition ou plutôt l’idée d’une disposition. C’est quand après l’état des souffrances intérieures ou extérieures, l’âme a été épurée comme l’or dans la fournaise des empêchements de tendre à Dieu le centre de sa création, elle se meut alors vers ce divin centre avec plus de violence que ne ferait une meule de moulin vers la terre qui aurait été suspendue en l’air822. Car, très cher frère, un centre infini a de bien plus puissants attraits qu’un centre qui est fini823. Vous le concevrez mieux que moi et verrez aussi que plus une chose approche de son centre plus son mouvement redouble. Ainsi l’âme entre dans les plus grandes unions, lorsqu’elle va s’approchant de son Dieu en se perfectionnant par le détachement de ses créatures. J’aurais beaucoup de choses à vous dire, mais je les réserve à notre entrevue. Cependant je m’en retourne m’abîmer dans Dieu où je ne fais rien que de me perdre, sans avoir d’autre discernement que du bonheur de ma perte. Ici toutes les créatures sont mises en oubli, et l’on ne peut avoir attention qu’à Dieu que l’on croit avoir ignoré jusques à présent. Cet état de perte en Dieu semblerait inutile puisque les puissances semblent ne rien faire que de se noyer dans cet océan infini. Mais, hélas! que l’âme en ne faisant rien fait de choses824. Ou plutôt, que Dieu fait de choses en elle! L’expérience fait entendre ce que je veux dire. À Dieu.

        13 Janvier 1646 M 2,98 (2.13.7) Tant plus qu’une âme est élevée en l’oraison

Tant plus qu’une âme est élevée en l’oraison, tant plus son équipage de grâce doit croître et son train grossir. C’est-à-dire : la pureté, l’abjection et le mépris825. Au contraire les richesses et les honneurs sont à quitter quand on le peut et que l’on veut être parfait, car ce sont des appuis du vieil Adam. Que si l’on ne peut pas les quitter, il faut s’en défier extrêmement et se souvenir que la nature est toujours nature, et qu’elle tend toujours à ses fins826.

        16 Janvier 1646 M 2104 (2.14.2) Dieu est en notre âme. Il s’y fait voir, Il s’y repose et s’y plaît.

Sur l’attente que mon âme avait d’être toute à Dieu et de Lui être fidèle, je me suis imaginé la maîtresse d’une maison qui aurait l’honneur de voir le Roi et la Reine dans son cabinet, et qui voudraient traiter avec elle familièrement et à cœur ouvert. Elle ne serait pas si mal avisée de vouloir s’appliquer à autre chose ou de les quitter pour aller à la cuisine donner des ordres ou travailler. Quelle incivilité, et quel mépris serait-ce! Je disais ensuite : «Dieu est en notre âme. Il s’y fait voir, Il s’y repose, et s’y plaît. Il choisit même quelquefois certaines âmes qu’Il veut être près de Lui pour l’aimer, pour l’entretenir, et pour Lui faire des complaisances, sans vouloir d’elles d’autres services extérieurs. Si ces âmes si favorisées quittaient Dieu, et s’en allaient avec les sens extérieurs parmi les affaires temporelles qui ne regardent que ce misérable corps, quelle infidélité, et quelle ingratitude serait-ce!827»

        16 Janvier 1646 LMB En peine de notre très cher Père

Monsieur828, Jésus l’unique objet de notre amour soit notre consommation!

Je crois que vous êtes en peine de notre très cher Père [Chrysostome] ensuite des nouvelles que je vous ai mandées. Voici deux petits mots qu’il m’a écrits et fait écrire. Vous saurez par icelle qu’en l’une de ses lettres, il se dispose à la mort, et en l’autre il semble espérer de nous revoir. J’irai à Paris dans deux ou trois jours et je ferai tout mon possible pour le voir et lui parler. Ne soyez en soin pour ses nécessités, il ne chôme de rien. Notre bon Seigneur pourvoit à tous ses petits besoins. J’ai prié Monsieur de Saint-Firmin d’y avoir l’œil. Il m’a promis d’en soigner de bonne sorte. Tout ce que j’apprendrai de sa maladie je vous le manderai. Au reste, mon très cher Frère, je vous supplie très volontiers de faire en sorte que la sainte âme qui nous dit que le fidèle époux qui nous a blessés nous obtienne une plus profonde blessure, et qu’il est à souhaiter que la plaie soit mortelle puisque vous savez qu’en matière d’aimer un Dieu, l’âme ne peut être entièrement satisfaite si elle n’est toute consommée. Désirez donc pour elle cette consommation, je vous en conjure et supplie de toute l’instance et affection de mon cœur. Puisque vous avez commencé à me procurer et à me faire du bien, achevez pour la gloire de notre Bon Dieu. Mon très cher frère, procurez-moi la mort, mais la mort du pur et saint amour de mon Dieu, car vivre sans l’amour d’un vrai amour, c’est une vie malheureuse. Priez pour moi, je vous supplie, et me recommandez à notre chère Sœur829 et à notre bon Père, Monsieur Rocquelay. À Dieu, je suis en son saint amour, Monsieur, votre… etc.»

        16 Janvier 1646 M 2105 (2.14.3) Ces âmes choisies semblent inutiles

Le divin Époux se réserve des âmes choisies qu’il n’emploie que très peu aux affaires temporelles830. Et il leur fait connaître dans la solitude ses divines perfections, et prend plaisir à les consumer de son divin Amour. Qui saurait le commerce qui est entre le divin Epoux et ces âmes bienheureuses, on en serait ravi. Le monde est trop grossier pour les connaître, car il ne voit que de ce que les sens lui font voir. Ces âmes choisies831 semblent inutiles et qui ne font rien parce qu’elles sont cachées dans la retraite, et que leur feu quoi que très grand n’est pas aperçu au dehors832. Elles ressemblent à ces montagnes pleines de soufre qui contiennent des incendies entiers, et qui de temps en temps vomissent des brasiers qui brûlent les bourgades et les villages d’alentour. Car quoique ces âmes appliquées à Dieu intérieurement paraissent inutiles, si par son ordre, et pour son service elles sont obligées de se produire, c’est avec des activités merveilleuses et un zèle capable d’embraser tout le monde833.

        19 Janvier 1646 M 2,10 (2.3.1) L’intérieur dissipé est comme un feu follet.

Le feu d’un intérieur qui n’est pas retiré en soi-même, et qui se dissipe trop au dehors et à la multiplicité des affaires, ressemble à un feu follet qui voltige de toutes parts, mais qui ne brûle rien, et qui n’a pas même la force, ni le temps de chauffer834.

        19 Janvier 1646 M 2115 Rien ne peut contenter une âme qui aime beaucoup et purement que le Bien-Aimé.

Une âme qui brûle du pur amour va honorant les beautés et les bontés de l’Epoux, et publie par un langage secret que les divines perfections sont capables de consumer d’amour tous les cœurs qui les connaissent. Sainte Madeleine, la divine amante de Jésus, en était si éprise que les Anges mêmes ne l’arrêtaient pas lorsqu’elle cherchait son Bien-Aimé auprès du Sépulcre835; parce que rien ne peut contenter une âme qui aime beaucoup et purement que le Bien-Aimé. Comme le bois que l’on met au feu l’entretient et l’augmente, ainsi la vue continuelle de l’Epoux et de ses perfections soutient et fait croître l’amour de l’âme qui s’éteint pour l’ordinaire, quand elle se détourne aux affaires extérieures, quoique bonnes, si de temps en temps l’on ne remet du bois dans ce feu sacré en contemplant les divines perfections. Le plus court chemin pour aimer, c’est aimer836.

        19 Janvier 1646 M 2116 Cette âme ressemble au cœur qui n’est jamais inquiet.

Cette façon d’aimer est excellente, et fait que l’âme ressemble au cœur qui n’est jamais inquiet, et palpitant que lorsqu’il n’a pas la liberté de ses mouvements, ni plus en repos et tranquille que quand il se peut mouvoir. De même, quand les affaires ou les nécessités corporelles empêchent les mouvements de l’amour de l’âme, elle est dans la souffrance et dans l’inquiétude. Et lorsqu’elle en est débarrassée, elle jouit d’un parfait repos. Je remarque pourtant que son inquiétude est pleine d’amour, car la peine qu’elle a de ne pouvoir aimer comme elle voudrait est un amour très pur et très fort. De sorte qu’elle demeure très soumise et très indifférente à tout état, puisqu’elle y peut aimer purement837.

        20 janvier 1646 M 1,66 (1.8.8) Tout plaisir qui n’est point de Dieu dans l’usage des créatures doit être mortifié.

L’état présent de cette vie corrompue demande que l’on soit dans une mort continuelle à toutes choses, car l’usage de la créature a tant de pouvoir sur nous, à cause de notre faiblesse, qu’il nous détache de Dieu. C’est pourquoi la fidélité veut que l’on soit en Dieu le plus continuellement qu’il est possible, et que l’on rebute tout plaisir qui n’est point de Dieu. Notre corruption et la longue habitude que nous avons de prendre plaisir aux choses créées, fait que nous ayons peine à y mourir, et que de vivre dans cette mort, est une grande croix. C’est pourquoi ceux qui sont résolus de posséder Dieu comme il faut avec le secours de sa sainte grâce, doivent se résoudre à une infinité de souffrances. Mais en récompense lorsque l’on goûte Dieu un moment, cela vaut infiniment davantage que tout ce qu’on a souffert. Que s’il plaît à Dieu de se cacher quelquefois, et de se rendre insensible à l’âme. Ô quelle croix! Et c’est un état de grande perfection de n’avoir aucune consolation ni divine, ni humaine. L’âme y reste peu.838

        21 Janvier 1646 M 2156 Il est des directeurs trop humains et sensuels.

Allons donc à ce qui est plus de Dieu, mais sans vues humaines. Et pour ce sujet, ne consultons touchant notre conduite intérieure839 que les vrais serviteurs de Dieu840. Car il est des directeurs trop humains et sensuels841. Tout le monde se mêle d’être directeur et d’être médecin842.

        21 Janvier 1646 M 1,38 (1.5.6) Jésus n’est pas né dans une hôtellerie, mais dans une pauvre étable.

Un des plus grands empêchements à la perfection, c’est que l’âme est trop remplie des créatures, et que les lumières de la grâce n’y peuvent avoir d’entrée843. Et ainsi elles ne peuvent faire leur effet, ni donner mouvement à nos volontés, pour opérer les vertus chrétiennes, et pour vivre selon l’Évangile. C’est pourquoi nous demeurons toujours dans la vie naturelle844, animale845 et mondaine846. Il faut avoir beaucoup d’attention aux grâces que Dieu nous communique, et y être fidèle. Ce qui ne se peut faire facilement dans le grand embarras des affaires considérables, et lorsque nous avons l’esprit rempli d’une infinité de choses. C’est pourquoi il faut tâcher de le mettre souvent dans la solitude intérieure, à quoi l’extérieure aidera beaucoup847. Jésus n’est pas né dans une hôtellerie, mais dans une pauvre étable écartée et éloignée de la ville, pour dire qu’Il aime et qu’Il choisit pour sa demeure un cœur éloigné et séparé des choses mondaines, un cœur qui est pauvre et dénué de tout.

        21 Janvier 1646 M 1,39 (1.5.7) Une âme ne peut être en repos et satisfaite que dans les croix.

La conduite des chrétiens de la primitive Église est admirable, parce qu’ils marchaient sur les vestiges de Jésus-Christ. Nous n’avons pas comme eux l’occasion d’un martyre qui se passe en peu de temps848. Mais nous avons tout le temps de notre vie l’occasion d’un grand et pénible martyre; à savoir la fidélité continuelle et journalière aux maximes du saint Évangile849. Je m’aperçois bien qu’une âme ne peut être en repos et satisfaite que dans les croix, dans les pauvretés et dans les mépris, voyant par les lumières de la grâce qu’elle ne peut contenter Dieu pleinement que dans ces états850. Les mondains et les sensuels ont des satisfactions, mais elles ne vont pas jusqu’au fond de l’âme851. Au contraire toute la joie des âmes crucifiées est dans l’intérieur; et assez souvent dans la seule pointe de l’esprit, sans aucun goût sensible. Quand l’âme est ainsi désoccupée, elle est bien tôt parfaite. Mais le démon ne laisse pas d’user de cent artifices pour la remplir; non point de mauvaises choses, car il voit bien qu’il n’y réussirait pas! Mais pour la remplir à contre temps de bonnes choses qui regardent le prochain, ou de certains soins des choses temporelles qu’il fait paraître nécessaires et qui ne le sont point en effet. Un avis général sur cet article : quittons la plénitude tant du corps que de l’esprit, parce que Dieu ne se rend jamais le maître d’un cœur occupé, et où il ne peut entrer par ses inspirations852.

        21 Janvier 1646 M 1,67 Il faut quitter le soin des choses temporelles pour ne penser qu’à Dieu seul.

Il ne faut être dans les créatures, que autant que la gloire de Dieu et leur besoin le requièrent, et ne répandre jamais, si je puis, mon âme à leur complaire, quoi que d’une complaisance innocente. Gardons nos complaisances pour Dieu seul, qui seul le mérite. Ô que les créatures me semblent être une dure captivité à l’âme, et que Marie Madeleine853 me plaît dans son oisiveté! Elle laisse tout le soin des choses temporelles à sa sœur Marthe, elle oublie tout pour ne se soucier que de son unique amour. Et son oubli va si avant, qu’elle oublie même les œuvres de miséricorde, et qu’elle ne fait rien pour donner à manger au corps de Jésus. Elle se repaît elle-même de la vue des perfections divines, et l’amour qu’elle a pour Jésus lui fait oublier Jésus. Car ses divines perfections l’occupent tellement qu’elle ne pense point à lui préparer à manger comme sa sœur854. Mon âme, quand l’attrait à l’oraison vous tiendra liée, ne craignez point de négliger les choses temporelles. Votre principale affaire c’est d’être dans l’actualité du pur amour.

        22 Janvier 1646 M 1,69 (1.8.11) Ô que Marie Madeleine me plaît dans son oisiveté!

Il ne faut être dans les créatures qu’autant que la gloire de Dieu et leur besoin le requièrent, et ne répandre pas mon âme à leur complaire855. Quoi que cela se fit innocemment, gardons nos complaisances pour Dieu. Ô que les créatures me semblent être une dure captivité à l’âme! Ô que Marie Madeleine me plaît dans son oisiveté! Elle laisse à Marthe tout le soin des choses temporelles. Elle oublie tout pour ne se souvenir que de son Unique. Et son oubli passe jusques au point que d’oublier les œuvres de miséricorde, et ne se pas souvenir de donner à manger à Jésus. Parce que ses divines perfections, et la douceur de son entretien l’occupent trop. Mon âme, quand l’attrait à l’oraison vous tiendra liée, ne craignez point de négliger les choses temporelles, et croyez que votre principale affaire est d’être dans l’amour actuel.

        22 Janvier 1646 M 1,68 (1.8.10) Rien n’est si mortifiant que le pur amour.

Le pur amour est terrible et cruel. Car par une mortification continuelle, il nous fait sortir de la vie animale. Il nous sépare de nos parents et de nos amis. Il nous prive de nos biens. Il nous oblige de quitter nos intérêts, et il nous jette dans les croix et dans les souffrances, pour nous mettre en état qu’il puisse régner en nous pleinement. Qu’importe de tout perdre, pourvu que le pur amour nous demeure, et que nous demeurions en lui? S’il faut tout perdre pour qu’il demeure en nous, bénissons Dieu de nos pertes et de nos accablements, puisque ce sont les voies par lesquelles nous pouvons arriver aisément au pur amour856.

        30 Janvier 1646 M 1,40 (1.5.8) Il faut quitter les honneurs et les richesses lorsqu’on le peut faire.

Si l’on veut être parfait, et se revêtir entièrement de l’Esprit de Jésus-Christ, il faut quitter les richesses et les honneurs, lorsqu’on le peut faire. Parce qu’ils sont des appuis de la vie criminelle d’Adam. Que si on ne peut les quitter, il faut s’en défier extrêmement, puisque la nature est toujours nature, et qu’elle tend sans cesse à ses fins. Je sens toujours mon cœur porté à la pauvreté, et mon âme la voudrait posséder et puis mourir. Si Dieu le veut aussi, à la bonne heure. S’Il ne le veut pas, je m’abandonne à sa divine conduite pour le servir dans tel degré de pauvreté intérieure qu’Il lui plaira. Tant plus qu’une âme est élevée en l’oraison, tant plus l’équipage de sa grâce doit croître et son train doit grossir; c’est-à-dire : les mépris et la pauvreté857.

        30 Janvier 1646 M 2120 Etats de grâce

Jésus nous a mérité les grâces et les faveurs du christianisme sur le Calvaire, lieu très abject858. C’est aussi dans les états abjects et pauvres qu’Il se plaît de les communiquer à ses élus. C’est là qu’ils les reçoivent bien plutôt que dans l’état des honneurs et des richesses859.

        Février 1646 M 1,25 (1.3.7) Ne point trop écouter notre nature.

Nous devons croire que notre nature tend toujours à la corruption et aux relâchements, et que pour peu que nous l’écoutions, la ferveur de la vie spirituelle passe et se change en tiédeur et froideur860. C’est pourquoi il ne nous faut point écouter facilement les propositions de cette nature importune861 lorsqu’elle nous sollicite, ou qu’elle nous presse de quitter nos exercices; de les diminuer ou de les changer, lorsque la grâce nous les a une fois inspirées, quelque belles raisons qui nous viennent en l’esprit862. Car ces petites mitigations863 et ces petits adoucissements sont des relâchements secrets qui viennent du trop grand amour de nous-mêmes, contre lequel il se faut raidir, et ne se rien pardonner. Au contraire il en faut prendre occasion de mieux servir Jésus Christ, et d’être soumis à notre directeur; et tâcher qu’il soit homme de grâce, s’il y a moyen864.

        Février 1646 M 1,65 (1.8.7) L’usage de la mortification dans les maladies.

L’excellente mortification quand elle est continuelle, est de se purifier, de se dénuer de toute affection, et de ne rien donner à la nature. Quand on est malade, il faut veiller beaucoup à la fidélité de cette pratique, car dans ce temps-là on se laisse aller facilement à la recherche de sa propre nature865.

        9 Février 1646 L 2,11 Se voir et s’aimer en Dieu, c’est se voir et s’aimer comme il faut.

Dieu seul, et il suffit. Si je ne vous écris pas si souvent comme je désirerais ce n’est pas faute d’affection…

M866. Dieu seul, et il suffit. Si je ne vous écris pas si souvent comme je désirerais ce n’est pas faute d’affection, que Notre Seigneur m’a toujours donnée très grande pour vous. Comme notre union est fondée en lui, elle n’est pas aussi sujette au changement. J’avais prié notre bonne Mère Supérieure867 de vous écrire quelques-unes de mes dispositions tout simplement, comme je les reçois de la miséricorde de Dieu. Mais elle est tombée malade, et est au lit attaquée d’une fièvre double tierce, qui se pourrait bientôt tourner en quarte ou en continue. Je la recommande à vos prières, elle est très faible. Notre Seigneur qui me va continuellement séparant des créatures les plus chères que j’ai au monde, comme vous savez qu’il nous arrive, veut encore que je sacrifie cette chère Mère, la seule compagne que j’aie ici de la perfection. Je le fais de très bon cœur, ma très chère sœur, et suis content dès à présent de tout ce que son bon plaisir en ordonnera. Je vous quitte aussi souvent, vous abandonnant à Dieu, qui vous mènera peut-être en Lorraine.

Je conçois une vie très pure dans la privation de mes plus chers amis, et commence à ne goûter que Dieu seul. Qu’est-ce qu’il nous faut, ma très chère sœur? Un Dieu ne doit-il pas suffire868? Et même notre disposition intérieure doit être comme ce que je dirai ci-après. Je vois qu’il est assez facile de ne regarder que Dieu en toutes créatures, et que le meilleur service qu’elles nous puissent rendre, c’est de nous faire voler au Créateur869. Ce qui se fait quand notre âme ne fait que passer avec promptitude en Dieu et en ses perfections, au lieu de s’arrêter en ce qui est de créé870. L’expérience apprend ce secret, et quand on a bien envisagé et aimé Dieu en l’oraison, Il se trouve partout, et la croix de l’âme est d’être obligée à raison des nécessités du corps et des affaires, de traiter avec les créatures d’une manière plus particulière. Une âme bien imprimée de Jésus crucifié et de ses souffrances Le trouve aussi presque partout, et s’occupe plus de Lui en ses infirmités que de soi-même. L’amour a des secrets merveilleux pour nous rendre présent l’objet aimé, en l’union duquel gît toute notre félicité871. Quiconque aime comme il faut ne peut être séparé ni de vue, ni d’affection du bien-aimé, tout ce qui l’en détourne le crucifie. En cette vie l’amour n’est jamais sans douleur. Patience donc, ma très chère sœur! Aimons en souffrant, et souffrons en aimant. Je tâche de n’avoir rien au cœur lié.

Lorsque mes amis plus intimes sont malades, je n’en ressens guère d’affliction872. Mon âme, ce me semble, les oubliant en Dieu, en qui seul elle se repose, et qui Lui est tout en toute choses. Je croirais perdre le temps et occuper mon âme en vain, de l’occuper tant soit peu en mes amis malades, ne les pouvant pas secourir par des remèdes. Je laisse agir en paix la Providence et m’occupe tout à aimer leur Dieu et le mien, dans lequel je les abîme pour ne les retrouver jamais plus. Deux petites gouttes d’eau jetées dans la mer y sont perdues et unies sans connaître leur union et sans s’y rencontrer plus. L’océan infini de la Divinité abîmant les parfaits et purs amis est le lien de leurs affections, qui sont d’autant plus grandes, qu’elles sont plus perdues en Lui873. Ayez donc soin sans sollicitude, ma très chère sœur, de vous jeter en Dieu, votre santé, vos affaires, vos amis, votre perfection et votre éternité, et demeurez en repos, et nous aussi. Les prières que nous ferons pour vous, ce seront de continuelles conversions vers Dieu, abandons à sa Providence, unions à sa Bonté, en vous oubliant s’il est possible et toutes les créatures parfaitement. Faites cependant ce que l’on vous dira, sans réserve pour votre santé et guérison. Et vous perdant en Dieu n’ayez de l’amour que pour Lui seul874.

J’ai écrit aujourd’hui tout ceci à notre chère sœur malade et ne crains pas de lui déplaire875. Au contraire, comme elle n’aime que le pur amour, elle se plaît de le trouver à ses propres dépends même. Son âme est certes bien pure. Elle veut Dieu seul et rien de plus. Son exemple me sert à purifier la mienne. Je vous dis la même chose qu’à elle, et vous devez entrer en mon endroit dans les mêmes dispositions que dessus. Se voir et s’aimer en Dieu, c’est se voir et s’aimer comme il faut. Hors de là l’imperfection et l’attache est bien à craindre876. Cet état n’empêche pas qu’on n’ait tous les soins qu’on doit avoir de ses amis, mais c’est en paix et en pur amour. Durant que notre âme demeure tant soit peu dans les créatures877, elle ne conserve pas pour l’ordinaire toute la pureté que Dieu demande d’elle, contractant avec elles de petites attaches qui blessent les yeux divins878. Ma très chère sœur, allons à la grande pureté et le Roi des cœurs connaîtra notre beauté879. Il nous fera entrer dans un commerce si doux et si intime que nous serons tout étonnés de voir les grandeurs de ses miséricordes envers nous. Et il ne nous sera pas possible de faire alliance avec aucune créature. Toute notre vie sera en Dieu880.

        10 Février 1646 LMB Fièvre de notre cher Père

Jésus pauvre881 soit l’objet de votre amour! J’ai reçu une de vos lettres c’est l’unique que j’ai reçue depuis la maladie de notre très cher Père [Chrysostome] et par laquelle vous exprimez quelque chose du grand sacrifice que vous avez fait à notre bon Seigneur touchant la mort de son très digne serviteur. Votre silence m’étonnait un peu et je commençais à douter que mes lettres ou vos réponses étaient perdues. Je vous supplie de les adresser toujours aux Bernardins au R. P. Procureur pour nous les faire tenir. Il n’y manquera point. Notre très cher Père m’a fait part de votre disposition et de vos généreux desseins, mon cœur en a reçu tant de joie que je fus un espace de [103] temps à louer et admirer notre Bon Dieu et les opérations de sa sainte grâce en vous. Je le supplie qu’il couronne votre entreprise d’une sainte persévérance. Il m’a dit que je vous demande copie des réponses qu’il vous a faites, car il fut pressé de vous les envoyer sans m’en pouvoir faire part. Ne vous mettez point en peine de son traitement, nous qui sommes près de lui. Nous en avons bien soin. Il m’a mandé qu’il y avait apparence que sa fièvre le voulait quitter et qu’il s’abandonnait à ce qu’il plairait à notre Bon Dieu d’en ordonner. Il nous fait aussi espérer de le voir dès les premiers beaux jours. Il faudrait que vous fussiez de la partie pour rendre la consolation entière.

Depuis votre retour Notre-Seigneur m’a fait beaucoup de miséricordes, je voudrais vous les pouvoir exprimer pour vous témoigner, mais fidélité. Mais mon très aimé Frère, je suis muette lorsque j’en veux dire quelque chose, d’autant que mes chétives paroles ne sont point capables d’expliquer seulement l’intime jubilation de mon esprit. On dit que de l’abondance du cœur la bouche parle, je suis tout au contraire de cette maxime et plutôt je dirai que l’étonnement et l’admiration ravit la parole et fait observer un profond silence. Seulement je vous supplie de continuer à prier et faire prier Dieu pour moi. Je sens et je vois, ce me semble que la puissante et très adorable main de mon Dieu me touche et m’attire efficacement, mais d’une [104] manière d’amour toute ineffable. Allons, allons à Dieu, mais sans réserve, chacun selon sa voie, avec une entière fidélité. Il me semble que je commence à vivre depuis que mon Dieu règne plus absolument en moi. Donnez-moi des nouvelles de Jésus opérant amour en vous. Parlez-nous avec liberté et franchise puisque vous savez ce que nous sommes en Lui et par Lui. À Dieu, très cher Frère, Jésus pauvre nous veuille appauvrir entièrement! Je suis en Lui/M/Votre, etc

        6 Mars 1646 L 1,27 Je suis bien éloigné de vous conseiller de descendre de la croix.

M882 Dieu tout seul suffit à l’âme, puisqu’il est suffisant à soi-même. Si nous étions établis comme il faut, dans le pur amour, nous ne voudrions rien posséder avec Dieu, crainte de le posséder moins purement. Mais parce que nous avons des attaches secrètes aux lumières, aux goûts et à la félicité sensible, quand Dieu demeure seul dans nos cœurs, nous ne pouvons être satisfaits, si nous ne sentons la satisfaction de sa présence. Que toutes vos peines cessent, et au lieu de crier miséricorde comme si Dieu vous abandonnait, que votre âme magnifie le Seigneur, et qu’elle se réjouisse en lui seul. Car Il fait de grandes choses en vous en cet état de souffrances intérieures. Il y opère par une Providence spéciale la pureté de son amour, dont le moindre degré vaut mieux que la possession de toutes les créatures.

À la lecture de vos lettres j’ai remercié la divine Bonté des faveurs qu’elle vous départit au travers de toutes ces angoisses et obscurités d’esprit. Et je vous avoue qu’au lieu de vous soulager, si je pouvais augmenter vos peines, je le ferais pour donner lieu de croître en la pureté d’amour. Je suis bien éloigné de vous conseiller de descendre de la croix. Je vous y attacherais davantage si je pouvais. N’attendez de moi que de véritables effets d’amitié et non de vaines tendresses. Si j’osais, je crierais quasi à notre Seigneur : «Crucifiez-la! Mon Dieu. Crucifiez-la! Et tant s’en faut d’écouter les tristes soupirs de son cœur abîmé dans l’amertume et dans les craintes de vous avoir déplu, percez-le encore du glaive de douleur». Qu’est-ce qu’il faut faire, sinon de vous perdre dans le bon plaisir divin? Et au lieu de vos misères, vous abîmer dans les félicités de Dieu? Qui a le parfait amour s’oublie soi-même pour ne penser qu’au Bien-Aimé, et n’a point d’autre félicité que la sienne. Le pur amour ne fait point de réflexion vers soi-même, mais se porte directement tout purement. Courage, N. demeurez ferme en la pure fidélité, vous contentant de Dieu seul. Dépouillez-vous de tout ce qui n’est point Lui, et vous entrerez dans la pureté de son amour que je vous désire de tout mon cœur. Je vous irai voir quand vous voudrez, car je suis tout vôtre en Jésus-Christ. Priez-le pour moi, etc.

        10 Mars 1646 L 1,28 L’on ne manque jamais de trouver pleinement Dieu quand on a perdu toutes les créatures.

M883 . J’ai reçu de vos chères lettres, qui m’apprennent le départ de votre bonne supérieure et les miséricordes que Notre Seigneur vous a faites dans cette rencontre, dont je lui rends grâces très-humbles, et bénis ses bontés en votre endroit. L’on ne manque jamais de trouver pleinement Dieu quand on a perdu toutes les créatures ou que nous consentons agréablement à leur éloignement. Celles qui nous sont les plus chères et même utiles pour notre perfection, nous doivent être quelquefois suspectes, puis qu’étant créatures, nous pouvons nous allier à elles. C’est ce qui fait que les âmes de grâce avouent que la conduite de la Providence est admirable et très amoureuse dans telles privations; ce que vous avez reconnu par expérience. Les effets qui ont été imprimés en votre cœur ne sont pas ordinaires, et ils vous doivent aussi porter à une fidélité extraordinaire pour n’avoir plus aucun commerce avec les créatures, qu’en Dieu et par l’ordre de Dieu même. Vous êtes à présent appelée plus que jamais à une parfaite pureté intérieure qui demande que vous n’ayez que Dieu seul en vue et en amour, et toutes les créatures en oubli884. Ce n’est pas à dire que vous ne conversiez avec le monde, puisque vous y êtes obligée, et que vous n’ayez soin des autres à présent que vous occupez la place de la supérieure. Mais il faut que ce soit si purement que vous voyiez Dieu en toutes choses, sans vous séparer de Lui pour arrêter le moindre de vos regards vers les créatures. La puissance de Jésus qui vous possède comme j’espère, vous fera agir de la sorte et vous donnera quelque part aux procédés de nos bons Anges, qui ont besoin des affaires et des personnes qui leur sont commises, sans perdre la vue de Celui qui leur est tout en toutes choses. Il faut, très chère sœur, tendre à ce grand dégagement. Si nous ne pouvons le posséder, patience! Pour entrer dans la pureté de l’Amour qui ne souffre dans le cœur de l’amant que le seul Bien-aimé, dans la multiplicité des affaires qu’il entreprend pour son service885. Il est temps que vous soyez morte à tout pour n’être vivante qu’au bon plaisir divin qui est le centre des âmes pures et fidèles. Hors de là, ce n’est que misère et affliction d’esprit, imperfection et impureté. Là seulement se trouvent la joie, la pureté, et l’amour.

Je vous avoue, ma chère sœur que depuis peu, je conçois beaucoup de choses de la vie dont je parle. Vous en avez l’expérience. C’est pourquoi je ne vous en dis pas davantage, si non qu’il faut une rare fidélité pour mener sans discontinuation une si belle vie. C’est ce que nous apprenait notre très cher père886, par toutes les maximes887 de perfection qu’il nous a laissées : de tendre à l’abjection, à la solitude, à la mort de toutes choses, d’anéantir en nous tout esprit humain et mondain, de ne vouloir que Dieu et la croix. Ma très chère sœur, ce cher Père me sert encore si puissamment, que la lecture des avis qu’il lui a plu me donner me met toujours en ferveur. Jamais je ne fus plus résolu de travailler de la bonne manière à la pure vertu et bonne mortification que je suis. Il me souvient que dans les dernières lignes qu’il m’écrivait, il mettait : «Courage, notre cher Frère; encouragez-vous les uns les autres à la sainte perfection. Ô que Dieu a peu de vrais et de fidèles serviteurs! Tendez à la pureté vers Dieu.» Je finirai de même cette lettre. Encourageons-nous les uns les autres pour cet effet. N’ayons rien de réservé et soyons dans une pleine et entière communication de nos dispositions et des grâces que Dieu nous fera, avec simplicité et sans réflexion. Et puis quel moyen de prendre conseil les uns des autres sans cela? L’on vous accorde la communion journalière888 durant un mois; après le mois passé, l’on verra si vous devez continuer : c’est à vous à voir, chère Sœur, si vos autres Sœurs en sont capables et si cela ne leur donnera point de pareil désir. Mon inclination va à vous conseiller de continuer, pourvu que Notre Seigneur continue à me le faire connaître, je Lui en demanderai lumière. Contentez-vous à présent d’un mois du jour de la réception de la présente. Mes recommandations aux prières de vos bonnes Mères et Sœurs.

        23 mars 1646 L 1,29 L’Esprit de Dieu aime l’ordre et la sainte discrétion.

M889 . Je vous dirai simplement pour répondre à la vôtre, que les vertus que vous devez pratiquer en l’état où vous êtes ne sont pas les mortifications du corps. Chaque chose a son temps et l’Esprit de Dieu aime l’ordre et la sainte discrétion. Mais notre amour-propre qui ne se contente pas de ce qui est commun et peu parfait nous porte à fuir ce qui servirait pour une parfaite santé. Je vous dirai donc devant Dieu que c’est mon sentiment que vous suiviez encore pour un mois ce que le médecin et N. vous diront. S’ils excèdent, et moi aussi, votre âme se soumettant par une aveugle obéissance n’en recevra point de mal. Au contraire elle se dépouillera de son propre jugement890 et entrera avec agrément dans l’abjection de ce que l’on pourra penser que vous recherchez trop de précautions et faites de grandes choses pour un petit mal. À la bonne heure ma très chère sœur, que l’on pense ce qu’on voudra! Faites ce que Dieu veut et en la manière qu’Il le veut et ne pensez plus aux pensées des autres891. L’on a des attaches si secrètes à son discernement et à l’inclination d’aller à la perfection qu’il faut y mourir et les rompre sans les avoir que par les yeux d’autrui. Il est vrai que les saints ont quelquefois fui beaucoup les soulagements dans leurs infirmités, mais ils étaient saints; et ce n’est pas aux personnes faibles d’esprit, de corps et de grâce à faire comme eux, mais bien à se complaire en toutes sortes de petitesses. C’est à quoi je vous exhorte, ma très chère sœur, par un abandon de tout vous-même à Dieu et à sa grâce. Mais sachez que la véritable inclination à la vraie petitesse est très pure. Nous prétendons toujours par nous-mêmes quelque chose d’excellent; à la vérité si secrètement que l’on ne s’en aperçoit pas. Avec cela, vous ne laisserez pas de conserver l’esprit de pénitence dont l’effet extérieur n’est suspendu que jusques à ce que vos forces corporelles soient un peu remises et que l’attache que vous avez à manger et à dormir selon vos pensées soit anéantie. Voilà bien du discours sur un rien. Mais un rien négligé et non reconnu comme il faut empêche d’aller à la perfection. Je ne vous veux point mener par une autre voie que par celle où je désire marcher. C’est là mon dessein plus que jamais, dans un dépouillement général effectif de toutes choses, même des meilleures selon la grâce, quand des personnes de grâce que je croirai telles me le diront. Le métier que je veux faire désormais c’est de me dépouiller sans réserve. Voyez si je ne dois pas prier N892. de me dispenser de lui donner des conseils comme vous savez que je fais. Cela peut servir à sa perfection et à son humilité, mais il faut craindre qu’il ne nuise à la mienne. Pensez-y devant Dieu et aussi si je dois continuer à écrire des choses spirituelles, etc.

        1er Avril 1646 L 1,30 La fidélité est le plus pur de la charité.

Mon très cher frère893, Jésus soit notre tout pour jamais. Ce n’est pas la perfection de recevoir des grâces, mais bien d’y correspondre avec grande fidélité. C’est ce que Dieu demande de nous, quand Il nous départ894 de ses miséricordes. Cette attention amoureuse et tranquille ou ce repos qu’Il vous donne en Lui en est une très grande, qui vous portera à une union fréquente et comme continuelle avec son infinie bonté.

C’est à quoi vous devez doucement travailler. Je dis doucement, car l’âme ne fait aucun effort, mais se laisse tirer et attirer aux attraits de son Bien-Aimé. Les imperfections, les immortifications des sens, les entretiens inutiles interrompent cette union dont la possession vaut mieux que toutes les choses du monde895. C’est très bien fait, notre très cher Frère, d’éviter les moindres imperfections; celles dont vous m’écrivez ne sont pas grandes; le pur amour pourtant ne peut rien souffrir896.

Ne me pressez point trop de vous dire vos attaches aux créatures. J’en sais que je ne vous dirai pas encore. Il faudrait pour vous en défaire, que vous eussiez plus de lumière et de vigueur que vous n’avez pas. Dans la ferveur nous croyons ne tenir à rien, mais hélas! Il y a des liaisons secrètes aux créatures que l’on ne rompt que peu à peu. Il faut beaucoup s’humilier de notre aveuglement et faiblesse et se préparer à les quitter avec générosité quand la Providence voudra que nous les connaissions. N. vous dira vos vérités franchement aussi bien que moi, car elle vous aime sincèrement. Prenons courage, cher frère, et marchons dans les voies de la perfection avec fidélité. Le Père N. disait hier en son sermon que la fidélité était le plus pur de la charité. Qui aime bien est bien fidèle. Pour moi j’ai été deux jours dans une parfaite solitude897, et aussi j’y ai reçu de bonnes grâces de Notre Seigneur qui me donne de grands désirs d’exécuter avec promptitude ce que nous désirons tant et que vous ne serez bien tard, si Dieu ne vous assiste extraordinairement. Il ne m’importe, je n’attendrai personne, car je veux être tout à Dieu; en bref, vienne qui voudra. Je suis tout à vous.

Avril 1646 M 2,78 (2.10.18) Ne point s’ennuyer des croix.

Afin de ne se point ennuyer des croix, comme l’on s’ennuie d’une viande qui a mauvais goût, il faut les recevoir en plusieurs manières et par différents motifs. Tantôt les prenant en esprit de pénitence, tantôt en esprit de sacrifice; quelquefois par une grande pureté d’amour; d’autres fois par désir d’être tout à fait semblable à Jésus souffrant; enfin par soumission à la volonté de Dieu et pour lui témoigner en cela notre amour et notre fidélité. Parce que l’âme se servant de ces différents esprits, quand l’occasion des souffrances se présente, elle ne se dégoûtera point. Mais au contraire elle demeurera toujours dans un grand appétit des croix898.

        Avril 1646 M 2,79 (2.10.19) Recevons amoureusement les croix qui nous arrivent.

Si nous avions à regretter quelque chose à la mort, il faudrait regretter que pour lors le temps de souffrir se passe. Ô la grande faveur que d’aimer et de souffrir! Ne perdons jamais une de nos croix et disons-nous très souvent à nous-mêmes : «courage, le temps de souffrir est court, employons-le bien». Et recevons amoureusement les croix qui nous arrivent. Je ne comprends pas comme l’on veut aimer la croix, et que l’on ne veut pas être sensible aux afflictions qui nous arrivent. Nous les voudrions détrempées de consolations divines899. Quand Dieu nous veut faire beaucoup souffrir, il rend la sensibilité de notre nature très délicate, afin que sentant beaucoup nos croix, les souffrances en soient plus pures et plus douloureuses.

        Avril 1646 M 2,80 (2.10.20) Le temps de souffrir, c’est le temps d’aimer.

La mesure de l’amour que Dieu nous porte et de l’amour que nous Lui portons se prend de la grandeur des croix qu’Il nous envoie. Si elles sont grandes et que nous y soyons très fidèles, Il nous aime beaucoup et nous L’aimons aussi réciproquement beaucoup. L’état des souffrances et l’état du pur amour et le temps de souffrir, c’est le temps d’aimer900. Chacun là-dessus peut prendre ses mesures.

        4 Avril 1646 M 2,81 (2.11.1) Jésus a très peu de compagnons de sa pauvreté.

La pauvreté est un état tout à fait ennuyeux à la nature. Je ne sais lequel est le plus difficile : ou qu’un pauvre de naissance s’empêche d’être riche quand il le peut et que l’occasion s’en présente; ou qu’un riche quitte volontairement son bien et se fasse pauvre. Mais je sais bien que la seule grâce peut faire l’un et l’autre.

        4 Avril 1646 M 2,82 (2.11.2) L’esprit de pauvreté est très rare parmi les chrétiens.

Jésus a très peu de compagnons de sa pauvreté, et cependant c’est sa chère vertu. Plusieurs honorent la pauvreté; peu la pratiquent. Puisque le Bon Jésus m’en a fait voir la beauté, c’est afin que je l’aime et que je la suive. Ce serait à moi une infidélité grande d’y manquer et d’écouter la raison humaine et ses fausses lumières là-dessus.

        4 Avril 1646 M 2,83 (2.11.3) Aimer la pauvreté des amis

Une bonne raison pour porter une âme à aimer la pauvreté des amis et les injures des ennemis, c’est qu’elle doit vouloir réparer par ce moyen la gloire de Dieu qui a été minée par l’offense de celui qui la calomnie ou qui l’offense901.

        7 avril 1646 M 2,49 (2.8.4) L’obstacle que nos sens apportent à notre perfection.

C’est une pratique admirable pour un chrétien, que de ne juger, de n’estimer, de n’aimer, ni de ne rechercher aucune chose que par la seule foi et crever par ce moyen les yeux de sa raison. L’obstacle que nos sens apportent à notre perfection est grossier et aisé à connaître. Mais ceux que la raison humaine y apporte sont déliés et peu reconnaissables. C’est pourquoi ils sont difficiles à vaincre. Car cette raison est ingénieuse à nous effrayer par mille faux prétextes. Tantôt elle veut nous persuader que nous mourrons sans secours; tantôt que nous ne sommes pas dignes d’entrer dans de si hautes pratiques. Et cela pour nous décourager ou pour nous faire prendre le change902.

        7 Avril 1646 M 2107 (2.14.5) L’homme ne peut être sans aimer

L’homme ne peut être sans aimer. Tant moins il aime les créatures, tant plus il aime Dieu. D’où vient que si l’âme est fidèle, la perte de ce qui n’est point Dieu l’enrichit par l’accroissement qu’il lui donne en l’amour. L’or est purifié dans la fournaise et l’âme est purifiée dans la pauvreté, dans le mépris et les délaissements des créatures, qui font périr tout amour étranger903.

        8 Avril 1646 M 2108 (2.14.6) Quelle générosité faut-il à un cœur qui veut aimer purement.

La fidélité d’amour consiste à faire mourir continuellement les sentiments de la nature, et à faire vivre en nous les inclinations toutes pures et toutes saintes de Jésus-Christ. Je dis toute pures car elles vont à contenter le Père éternel, à procurer sa Gloire et à témoigner son Amour aux hommes, aux dépens de sa réputation et de sa vie; ce qui a été consommé en la croix. Qu’y a t-il de plus pur que ce qui est purement de Dieu et pour Dieu, et où il ne se trouve rien du nôtre? Quelle générosité faut-il à un cœur qui veut aimer purement, et qui veut retrancher toutes les satisfactions naturelles pour contenter uniquement Dieu. «J’avoue, ô bon Jésus, que pour entrer dans ces saintes et aimables dispositions, il faut que votre grâce nous prévienne, et qu’elle nous accompagne continuellement. C’est de Vous que nous espérons tout, et c’est Vous seul aussi qui aurez toute la gloire de notre perfection.»904

        8 Avril 1646 M 2109 (2.14.7) L’état le plus parfait de cette vie

Il me semble que l’état le plus parfait de cette vie, c’est quand l’amour et la souffrance se rencontrent905. Comme il arrive lorsqu’une même âme est jouissante en sa partie intellectuelle, et souffrante en la partie inférieure. Car en cet état son amour est pleinement satisfait; puisqu’elle aime en toutes les manières qu’elle peut aimer, et qu’elle souffre autant qu’elle peut souffrir, sans que l’un empêche l’autre.

        8 Avril 1646 M 2110 (2.14.8) Allons donc à la mort de tout ce qui n’est point Dieu.

Ô Seigneur Jésus, les fondements de la perfection à laquelle vous appelez vos amis, sont étranges! Ce ne sont que morts, que renoncements, que pauvretés, que croix, qu’abandonnements. Et tout ce qui est conforme à la nature semble être contraire à la grâce. Que ne réunissez-vous plutôt tout d’un coup l’homme dans le néant par un effet de votre Toute puissance, et formant par après dans ce néant un cœur tout nouveau? Pourquoi voulez-vous que l’homme contribue à sa destruction? Ô Dieu, que les inventions de votre Sagesse sont admirables! Votre dessein et de vous faire aimer à la créature qui ne le fait jamais plus noblement que quand elle se détruit, et qu’elle s’anéantit davantage. C’est donc un effet de vos miséricordes infinies que de nous faire contribuer à la mort de nous-mêmes, et à la perte de tout ce que nous avons de plus cher.» Abraham n’a jamais témoigné plus fortement son amour et sa fidélité pour Dieu, que lorsqu’il voulut faire mourir son fils Isaac qu’il aimait plus que lui-même, parce qu’il en avait reçu ordre du ciel. Allons donc à la mort de tout ce qui n’est point Dieu, et que toute autre chose périsse en nous-mêmes jusques à nous-mêmes, si nous voulons parvenir à la pureté de l’amour906.

        18 Avril 1646 M 1,17 (1.2.12) Qui meurt …

Qui meurt plus conformément à Jésus, meurt plus heureusement907. Qui meurt plus abandonné des créatures et de Dieu même est plus semblable à Jésus mourant. Et partant il meurt d’une plus heureuse mort pour ses péchés.

        18 Avril 1646 M 1,18 (1.2.13) Jésus crucifié est notre trésor. -- L’on tient que Jésus crucifié a reconnu tous nos péchés…

L’on tient que Jésus crucifié a reconnu tous nos péchés devant le Père éternel, qu’il en a eu contrition et qu’il en a fait satisfaction. D’où suit que c’est une bonne pratique d’offrir à Dieu en se confessant les dispositions de Jésus crucifié, pour suppléer à celles que nous n’avons pas et pour fortifier le peu que nous en avons. Car nous trouvons en Jésus tout ce qui nous manque : amour, contrition, anéantissement et satisfaction à Dieu pour nos péchés. Jésus crucifié est notre trésor, et nous devons par une simple adhérence à Jésus souffrant et opérant, consentir à ses saintes dispositions, les adorer, les aimer, et nous y joindre pour sanctifier les nôtres908.

        1646 L 2,44 C’est un feu que l’oraison; qui s’en éloigne tombe dans la froideur.

M909. Dieu, et Il suffit. J’ai lu vos dernières écrites à notre chère Sœur. Courage! votre état présent va très bien. Laissez parler les langues humaines et mondaines, et ne désistez point de vouloir être tout à Dieu par l’amour de l’abjection et de la solitude910. Mais sur toutes choses, par une fidélité généreuse à l’exercice de la sainte oraison. Par son moyen l’on approche de la divine force, d’où dérive en l’âme toute vertu. C’est un feu que l’oraison; qui s’en éloigne tombe dans la froideur. En quelque état que vous vous trouviez : sain ou malade, abject ou honoré, pauvre ou abondant, ne manquez jamais à votre oraison qui doit être préférée à toutes choses911.

Elle tient et ressent caché en soi tout le vrai bonheur et félicité qui se peut participer de Dieu en ce monde. Le plus grand bien que je voudrais souhaiter à une personne que j’aimerais, ce serait le don et l’esprit d’oraison; sachant que c’est la chose qui nous donne entrée dans le cabinet des merveilles de Dieu et dans le conclave sacré de son divin Amour. En ceci est compris toute grâces912. J’ai appris ceci d’une lecture que j’ai faite. Au reste, cher Frère, que vous êtes heureux d’avoir des lumières de la sainte abjection, et d’être dans les occasions de la pratiquer excellemment! Voici le secret de votre grâce. Soyez-y fidèle et vous vous étonnerez des miséricordes que Dieu fera à votre âme. Hélas! Votre humilité est trop grande de croire que je vous puisse en rien servir. Il n’est point de petits amis. C’est pourquoi je condescends à votre ferveur et traite avec vous en simplicité. Je supplie Notre Seigneur de vous donner sa grâce pour aller au haut degré de perfection où Il vous veut. Assurez-vous de notre amitié qui est trop bien fondée pour être sujette au changement. Savez-vous bien que vous êtes un spectacle à Dieu, aux Anges, et aux hommes? Combattez généreusement, et ne les trahissez point dans sa propre maison. Tenez son parti contre l’esprit humain et mondain. Aujourd’hui dans l’Évangile il est dit que Saint Pierre a tout quitté pour suivre Jésus-Christ913. Vous ne sauriez faire autrement si vous voulez être de sa suite. Passez pour insensé ou extravagant : à la bonne heure! Hélas! Vous êtes trop heureux de souffrir quelque chose pour son amour914. Ayez pitié de moi, qui suis accablé d’affaires, dont un jour j’espère être délivré. Mais patience; il faut servir Dieu à sa mode et non à la nôtre915. J’ai néanmoins grand désir d’être tout à Dieu, en suivant les avis que le bon Père916 nous a donné917, que je reconnais, plus je les considère pleins de grâce et de pureté. Savez-vous bien que la mémoire de ce vertueux homme me met en ferveur, et que son seul souvenir me fait tous les biens du monde?918 Nous aurons beau chercher; jamais nous ne trouverons grâce pareille à la sienne que Dieu a voulu cacher à plusieurs. Mais comme vous l’avez expérimenté, Il l’a révélé aux petits frères919. Vos dernières m’ont mis en feu. Que j’ai eu joie de les voir, et que je serai ravi quand je vous verrai dans la pratique de ce qu’elles contiennent! À la bonne heure, prêchez, mais apostoliquement920. Le diable vous attaquera bien de ce côté-là. Adieu, mon cher Frère.

        23 Avril 1646 L 1,31 La vie passe comme un songe.

Mon très cher Père, J’ai reçu vos dernières, qui me font voir que c’est tentation et pure nature que le combat qui se passe en moi touchant la pauvreté de Providence que vous trouvez bon que j’entreprenne. J’y suis plus résolu que jamais. Mes répugnances diminuent quelquefois et puis recommencent, sans néanmoins, par la grâce de Notre Seigneur, que la suprême partie de mon âme ait égard aux vues et aux sentiments de la raison humaine qui ne va point jusques là, que de connaître l’excellence de l’état d’une vie abandonnée seulement à la Providence. J’ai pensé ce matin faire vœu de l’entreprendre, pour faire cesser toutes les pensées que mon esprit conçoit au contraire. Je n’en ai pourtant rien fait, me contentant d’une ferme résolution. Voici quelques points qu’un de mes amis m’objecte (donnez-moi de quoi répondre; il est serviteur de Dieu) : «Je m’accorderais volontiers, dit-il, à votre genre de vie, si je pensais que vous y dussiez vivre. Mais comme il vous manquera beaucoup de choses, il faut craindre que vous n’y subsistiez pas, que vous soyez contraint de le quitter; ce qui serait une grande abjection et inconstance. Vous ne pourrez plus assister les pauvres. Il est très difficile de connaître la volonté de Dieu en cela. J’avoue qu’étant connue, il la faut suivre. Vous sera-t-il permis de demander par aumône vos besoins?» J’ai répondu à ces objections. Néanmoins pour ma confirmation, prenez la peine d’y répondre. Je désire suivre la grâce, pourvu que je ne vous trompe point, et que je ne vous exprime pas mes sentiments trop avantageusement, sur lesquels vous fonderiez vos conseils. Je ne veux plus parler de ceci; je crains de faire trop de réflexions et de m’occuper trop de mes répugnances. Je ne sais plus penser, ce me semble, qu’à l’exécution. Je suis à présent assez bien pour le corps921. Les médecins et mes amis me tourmentent beaucoup pour le manger. M. de N922. vous doit aller voir et se communiquer à vous amplement. Ne lui conseillez pas de quitter si promptement sa mère; je craindrais qu’il n’y eût trop de peine et que cela ne l’embarrassât. La mort de N923 me donne des désirs d’une grande fidélité. Hélas, mon cher Père, à quoi nous amusons-nous? La vie passe comme un songe924. Je suis tout à vous925.

        25 Avril 1646 M 2118 Quelle générosité faut-il à un cœur qui veut aimer purement?

La fidélité d’une âme926 consiste à faire mourir continuellement les sentiments de la nature, et à faire vivre en nous les inclinations toutes pures et toutes saintes de Jésus-Christ. Je dis toute pures, car tous les désirs de sa sainte âme vont à contenter le Père éternel, à procurer sa Gloire, à témoigner son Amour aux hommes au dépens de sa réputation et de sa vie; ce qui a été consommé en la croix. Qu’y a-t-il de plus pur que ce qui est purement pour Dieu et de Dieu et où il n’y a rien du nôtre? Quelle générosité il faut à un cœur qui veut aimer purement, et qui veut retrancher toutes ses satisfactions naturelles pour contenter uniquement Dieu. «Ô bon Jésus, aidez-nous du secours de votre grâce sans laquelle nous ne pouvons jamais entrer dans ces grandes voies, beaucoup moins encore y demeurer.»927.

        30 Avril 1646 L 1,32 Ô que je gagnerais au milieu de mes pertes, si j’étais fidèle!

Ma très chère Sœur928, Ou souffrir, ou mourir. Nos affaires vont de mal en pis en parlant selon le monde et je suis dans un si grand détroit929, que je n’y trouve plus de remède. Mon âme est pourtant entre nous très contente, et se réjouit de voir ce temps venu tant désiré de pauvreté et de souffrance pour entrer dans la conformité des états de Jésus, qui me fait sans doute de grandes grâces, et plus grandes que je ne vous puis dire. Il faut se voir pour en parler, mais je n’ai pas un moment de temps pour cela, quoi que j’ai envie de vous dire les joies de mon cœur. Ce me fut hier une journée de bénédiction. Et il me semble, parlant simplement, que l’état où je suis me purifie beaucoup. Aussi je me laisse à la conduite de la grâce, et me réjouis de ce qui se passe. Faites-en de même, et n’amusez pas votre âme à des compassions naturelles sur mes misères. Quand suivrons-nous Jésus-Christ, si ce n’est à présent? Quand entrerons-nous dans l’exercice de la vie surhumaine?930 Et quand aurons-nous le ravissement d’action et d’opération931? Ô que je gagnerais au milieu de mes pertes, si j’étais fidèle! Tout de bon je les désire encore plus grandes, et l’appétit en vient en mon âme plus elle en mange. J’ai grande faim de me revêtir de Jésus-Christ, et partant d’être dans la pauvreté des choses temporelles, et surtout des créatures. À Dieu, priez pour moi. De Jésus et des chrétiens, ses enfants.

        Mai 1646 M 2,94 (2.13.3) Il serait bon de nous adresser à Dieu premièrement qu’à la créature.

Souvent notre faiblesse et notre ignorance fait que nous avons besoin des autres. Mais aussi il est à craindre que l’on n’y ait plus de confiance qu’en Dieu qui est la source de tout secours. C’est pourquoi dans nos besoins, il serait bon de nous adresser à Dieu premièrement qu’à la créature. Et par expérience je m’en suis fort bien trouvé. Il est utile de parler aux hommes par ordre de Dieu. Mais il Lui faut parler premièrement, et attendre de Lui nos secours en quelque manière qu’il Lui plaise nous les départir immédiatement par Lui-même, ou par le ministère des hommes.

        3 mai 1646 L 1,33 J’aspire très fortement à mon ermitage qui me servira de fumier. -- Dieu seul, et il suffit. Il est vrai que la

Ma très chère Sœur932, Dieu seul, et il suffit. Il est vrai que la persécution933 que l’on nous fait en nos biens est très grande, et que selon le monde on l’appellerait injustice934. À quoi il se rencontre aussi des circonstances fort rudes935. Mais je vous confesserai que Notre Seigneur me retient dans une si grande paix, que ma nature n’a pas le moindre sentiment contre ceux qui me tourmentent936. Toute mon infidélité est faisant souvent trop de réflexions sur ces choses pour y donner ordre, puisque la charité m’y engage. Néanmoins je crains qu’il n’y ait de l’excès, et que je ne perde trop légèrement de vue le Dieu de mon amour. Tout de bon mon embarras est extraordinaire, mais propre à mettre en exercice toutes les lumières de la pauvreté et des mépris qui, sans doute, me viennent trouver. Je le recevrai le mieux que je pourrai, comme les ayant de longtemps attendus937. Ne vous mettez pas en peine de moi, très chère Sœur. Priez seulement que ma fidélité ne manque et me laissez en croix. Là mon âme prend à présent son plaisir, quoique la nature y ait par intervalle quelques répugnances. Durant que les hommes me ruinent, Notre Seigneur fait ma fortune et m’établit dans les états de vie voyagère938. Je prévois qu’Il va commencer à me faire être tout à Lui, je n’y contredis pas, quoi qu’il m’en coûte. Je reconnais au travers de tout ce procédé ses miséricordes. J’aspire très fortement à mon ermitage qui me servira de fumier, pour y être comme Job pauvre et abjecte, malade et rebutée des hommes939. Au nom de Dieu, très chère Sœur, prenez soin que l’on commence à bâtir cet ermitage, car autrement nous pourrions bien mourir sans y être940. Je remets encore cela à la conduite de la divine Providence; mais la fidélité veut que j’y aspire, puisqu’il m’a été ainsi ordonné. Et la sainte liberté demande que je sois indifférent, et que je n’aie de liaison qu’à Dieu seul, en l’amour duquel je vous suis tout. Je vous verrai le plutôt que je pourrai. Il me faut aller faire des requêtes, et écouter grand nombre de pauvres gens, qui se viennent plaindre à moi oui, etc.

        13 Mai 1646 M 2,72 (2.10.13) Regarder le dessein du Père éternel

Le vrai spirituel ne regarde pas le dessein particulier de la créature qui la persécute, soit par haine, soit par avarice ou par ambition941. Mais suivant l’exemple de Jésus, il regarde le dessein du Père éternel, qui veut accomplir l’œuvre de sa perfection intérieure. Jésus durant sa passion adorait les desseins de son divin Père et s’y soumettait amoureusement, quoique les desseins des hommes fussent tout contraires à ceux de Dieu. Ainsi le spirituel ne se ressent point des torts, ni des croix qu’on lui donne. Mais il pénètre jusqu’à la main de Dieu qui les lui charge sur les épaules, et il les porte avec grande paix et beaucoup de patience, pendant que les mondains et les hommes seulement raisonnables, prennent sa soumission pour lâcheté. D’où il prend un grand sujet de joie, parce qu’il entre dans le mépris et dans l’abjection pour la pratique de la vertu942.

        14 Juin 1646 M 2160 Je L’aime parce qu’Il est bon, et non pas seulement parce qu’Il me fait des miséricordes.

Quoiqu’il arrive du changement en nous, c’est à dire, en nos dispositions, Dieu est toujours ce qu’Il est943. Et partant, aussi bon et aussi aimable quand nous sommes dans les peines intérieures, comme quand nous sommes dans les jouissances. Parce que Dieu est bon, Il me fait des miséricordes. Mais je L’aime parce qu’Il est bon, et non pas seulement parce qu’Il me fait des miséricordes. Et partant, Il m’est aussi aimable quand Il m’est rigoureux, comme quand Il me remplit de douceur. Et j’ai autant de confiance en Lui, au milieu de mes misères, comme j’en ai, quand je suis dans l’abondance. Les rigueurs et les privations qui me viennent de Dieu sont pour moi des miséricordes944.

        9 Juillet 1646 M 2,21 (2.5.6) La croix d’incertitude est une grande croix.

Une âme qui connaît ce que Dieu veut d’elle et qui est une fois déterminée par l’avis d’un sage directeur, ne doit plus s’occuper à reconnaître tout de nouveau les volontés de Dieu. Il y a bien de l’amour propre dans ces nouvelles recherches, parce que l’on y peut être plus assuré des volontés de Dieu et que Dieu ne le veut pas. En ce monde il nous laisse dans l’incertitude de notre salut, et personne ne sait s’il est digne d’amour ou de haine. Pourquoi voulons-nous savoir le reste plus clairement? La croix d’incertitude est une grande croix. Dieu permettant souvent pour nous faire souffrir, que nous tombions dans de grands doutes de nos états et de nos dispositions; et que les autres en doutent aussi, croyant souvent que nous en sommes que par la faiblesse et par tromperie dans le genre de vie que nous menons945.

        1646 L 2,43 Aimons si fortement l’Amour que nous vivions et mourions d’Amour.

Mon Très cher Frère, Vos dernières toutes pleines d’onction m’ont infiniment consolé et m’ont fortifié de la créance que j’ai que Dieu vous veut tout à Lui sans réserve. Les faveurs qu’il commence à vous faire dans l’oraison sont sans doute surnaturelles et marquent que vous êtes appelé à une haute oraison946. Le recueillement des puissances947 qui vous est réservé par une affluence de tranquillité948 douceur, au-delà de ce que l’on peut s’imaginer, est plus qu’oraison de quiétude. Notre Seigneur n’a point de règles certaines en ses communications, donnant quelquefois les parfaites aux âmes les plus imparfaites, afin de leur faire voir en passant le bien dont il les mettra en possession, si elles demeurent fidèles au renoncement général de tout ce qui n’est point Lui949. Continuez donc, mon cher Frère à tout quitter et vous trouverez tout. Mourrez au monde et à vous-même, et infailliblement vous vivrez tout en don de Dieu. Que de bénédictions célestes suivent vos fidélités à ne point prêcher950, à ne point adhérer aux sentiments de vos proches, à contredire951 votre sensualité, à contredire le commerce des personnes qui ont l’esprit du monde! J’admire les desseins de Dieu sur vous, qui ne vous fait tant de grâces que par sa pure bonté et non par vos dispositions précédentes. C’est pourquoi demeurez humble et reconnaissant, mais bien encouragé à suivre les voies de la grâce.

Quand vous serez ici, j’espère que votre feu m’échauffera et chauffera les froidures que les affaires ont fait en mon cœur952, qui vous assure pourtant des désirs qu’il a d’être tout à Dieu. Allons franc, très cher Frère, de compagnie à la perfection du divin Amour. Que rien ne nous empêche de faire cet heureux voyage, ni nos parents, ni nos amis, ni nos corps, ni nos biens. Nos bons Anges seulement nous sont nécessaires. Votre équipage se fera sans argent, sans crédit, sans amis, sans appui; l’abjection, la pauvreté, les souffrances ne nous manquant point. Nous n’avons que faire d’être ensemble pour partir en même temps. Partez demain le jour de la Sainte Trinité. Je tâcherai de partir aussi. Nous nous rencontrerons bientôt au premier mauvais passage où nous aurons besoin l’un de l’autre. Ne vous fiez pas pourtant en moi. Car si je puis aller devant, je le ferai, et je n’appréhende point le contraire. Je chanterai souvent durant le chemin les cantiques du divin amour. «Mon Bien Aimé est à moi, et moi je suis à Lui953»; et plusieurs autres que la dilection sainte inspirera. Enfin, très cher Frère, aimons si fortement l’Amour que nous vivions et mourions d’Amour954.

        5 septembre 1646 L 1,34 La perte des créatures

Ma très chère Sœur955, pauvres de toutes créatures, ne vivons que de Dieu purement en Dieu. Ce doit être à présent là notre principale occupation, puisque ce que nous possédions de plus cher en la terre est tellement en Dieu, qu’il sera éternellement une même chose avec Lui. Nous ne pouvons donc désormais être unis à ce cher père [Chrysostome] que nous ne soyons unis à Dieu. Et c’est ce qui nous doit faire estimer notre privation, puisqu’elle nous conduit à une si parfaite union956. Les créatures durant qu’elles sont en la terre, quelques saintes qu’elles soient, peuvent causer quelque séparation de Dieu957. Et c’est pourquoi il ne faut s’y lier que dans le bon plaisir de Dieu958. Mais quand elles sont toutes abîmées en Dieu, c’est à dire dans l’état béatifique, elles ne peuvent produire en nous que ce qu’elles possèdent. Ce serait donc, ce me semble, très chères Sœur, un peu de faiblesse de lumière de nous plaindre de leur éloignement et quasi ne regarder les choses que dans les sens959. La perte des créatures nous doit être aimable, qui nous met dans l’heureuse nécessité de ne les trouver que dans le Créateur, et de nous faire perdre cette fâcheuse habitude de ne les rencontrer qu’en elles-mêmes. Ne croyons donc pas les sentiments de la nature et de notre amour propre qui pour nous divertir de la pureté de ce procédé, représente à notre esprit des raisons spécieuses d’avoir perdu l’appui de notre perfection et que nous ne trouverons plus de canal par où les grâces de Notre Seigneur découlent. Que c’est une chose très rare de rencontrer une conduite parfaite960! Il est vrai que ceux qui prennent les ruisseaux au lieu de la source peuvent souffrir beaucoup de déchet en de pareilles rencontres. Mais notre très cher père nous a appris que la pauvreté de toutes les créatures est l’unique disposition pour entrer dans la pureté du divin amour961. Et partant, il nous a enseigné de n’avoir d’appui qu’en Dieu seul962, et il nous disposait ainsi imperceptiblement à sa perte963. J’avoue simplement, très chère Sœur que depuis sa mort je l’ai ressentie fort vivement. À présent que mon âme est plus tranquille, elle fait aussi un meilleur usage des pures lumières qu’il m’a communiquées. «Dieu suffit, me disait-il souvent, aimons Dieu et la croix, et quittons tout le reste. Amour, pureté, croix, il n’y a que cela nécessaire à l’âme. Et si notre fidélité est généreuse, je crois que choses grandes s’opéreront en nous, etc964.»

        7 Septembre 1646 M 2,93 (2.13.2) Il faut toujours vivre conformément à l’état présent où Dieu nous met.

C’est se moquer que de vouloir faire oraison et devenir homme d’oraison, et vouloir cependant goûter les créatures, quoi qu’il soit permis à la rigueur et que ce goût soit fait justement. Il y a néanmoins de l’infidélité pour un intérieur, dans lequel l’oraison et la conformité avec Jésus crucifié doit régner. Parce que ce que l’on a fait dans le commencement de la vie dévote, ne doit point être permis dans le progrès, et qu’il faut toujours vivre conformément à l’état présent où Dieu nous met965.

        8 Septembre 1646 M 1,51 (1.7.3) Paroles inutiles

Les paroles, les pensées et les entretiens des créatures qui paraissent bonnes et saintes, ne le sont pas toujours. Il y en a beaucoup d’inutiles et de vaines qui affaiblissent et qui ruinent enfin l’union de l’âme avec Dieu. Mais l’âme en reçoit un châtiment miséricordieux, lorsqu’elle tombe dans l’égarement et dans le trouble, se trouvant comme bannie de Dieu. Et cet exil dure plus ou moins, selon qu’il plaît à la divine Justice, à laquelle pour lors on doit être soumis et uni plus fortement966.

        8 Septembre 1646 M 1,53 (1.7.4) La vraie souffrance est pure, humble, résignée et paisible.

Quand nous souffrons avec trouble et inquiétude, c’est signe qu’il y a de l’amour propre en nous, qui nous rend propriétaires de quelques créatures, dont nous ne pouvons souffrir la privation. La vraie souffrance est pure, humble, résignée et paisible, et avance l’âme dans la pureté967.

        8 Septembre 1646 M 1,55 (1.7.5) La croix cause de la peine, mais notre amour propre cause de l’imperfection et de l’inquiétude.

Il y a beaucoup de différence entre les peines de la nature dans les croix et les inquiétudes de la nature par rapport à elle-même. La croix cause de la peine, mais notre amour propre cause de l’imperfection et de l’inquiétude. Tant que l’âme ne sera pas résolue à tout quitter, elle demeurera troublée dans les peines et ne trouvera la paix que dans le dégagement de tout ce qui n’est point Dieu pour elle968.

        8 septembre 1646 M 2,14 (2.4.2) Il faut demeurer comme la Magdeleine aux pieds de notre maître en silence.

La parfaite correspondance intérieure est une chose si cachée et si rare qu’on ne la connaît point. Et il faut être dans une grande détermination à souffrir et à mourir à toute créature pour y entrer comme il faut. Dieu nous inspire ordinairement de donner ce qui est nécessaire à notre pauvre corps et d’expédier les affaires qu’Il veut de nous. Mais quand Dieu tient l’âme et qu’Il l’occupe, ô! Il n’y a plus rien à faire qu’à tout quitter, même ce qui nous est plus cher comme les amis spirituels969. De sorte que la chose bien reconnue, il faut, quoi que l’on puisse dire, demeurer comme la Magdeleine970 aux pieds de notre maître en silence et avec toute l’attention, tout le respect et toute la soumission dont nous sommes capables, sans nous divertir ailleurs que par son ordre.

        8 septembre 1646 M 2,15 (2.4.3) La plus grande affaire

La plus grande affaire qu’une âme puisse avoir en ce monde, c’est d’obéir à Dieu et de le contenter. Ce qui se fait en diverses manières par les chrétiens selon les différentes inspirations qu’ils reçoivent de Dieu, qui veut être honoré en plusieurs façons. Chacun doit s’attacher fidèlement à la sienne et honorer les autres.

        16 Septembre 1646 M 2112 La solitude me plaît et j’y aspire parce que j’y trouve Dieu seul qui est l’objet et le centre du pur Amour.

La plus grande misère de cette vie n’est pas la souffrance, mais la privation du pur Amour de Dieu qui ne s’y trouve quasi point et que l’on ne voit presque nulle part971. Est-il dans ces grandes victoires des généraux d’armée? Est-il dans ces emplois considérables et les grandes charges qui donnent les richesses et l’honneur à ceux qui les possèdent972? Est-il dans la magnificence des Princes et dans la cour des Rois? Hélas tout ce qui se passe dans le monde se passe presque sans amour de Dieu! Je suis rempli de tristesse quand j’y pense. Et quand je vois que le pur amour est si rare et qu’on le possède si peu en ce monde, je soupire amoureusement après le ciel qui est son séjour! Mais en attendant je me réjouis uniquement au bon plaisir de Dieu qui me retient ici-bas, et je me résous d’aimer de tout mon cœur la croix et l’abjection par ce qu’en cette vie c’est là où l’on trouve le pur Amour. Quand je rencontre un homme qui le possède, je me réjouis; et au contraire, j’ai grand-peine dans la conversation des gens du monde qui sont tout remplis ordinairement de leurs passions. C’est pourquoi la solitude me plaît et j’y aspire parce que j’y trouve Dieu seul qui est l’objet et le centre du pur Amour973.

        Octobre 1646 M 2,53 (2.8.8) Imperfections

Quiconque se défie de soi, ne s’étonne point de se voir tombé en plusieurs imperfections, ni même en péché. Et ceux qui se confient en la bonté de Dieu s’attristent modérément de leur chute, et se relèvent et continuent leurs exercices intérieurs. Bien persuadée de cette vérité, à savoir que l’âme seule est capable de tout mal, et qu’avec l’aide de Dieu elle est capable de tout bien et par conséquent elle doit toujours être en défiance et en confiance continuelle974.

        Octobre 1646 M 1,3 (1.1.3) Aveu de son néant, souverain remède de l’orgueil.

Je dois honorer les grandeurs de la divinité par mes petitesses, et bien prendre garde à ne point succomber aux tentations qui peuvent m’arriver de la part de mes amis, même spirituels. Lorsqu’ils me diront que je ne suis bon à rien, il faut l’avouer; et me tenir toujours dans mon néant, afin d’éviter l’orgueil et les pensées de propre suffisance qui arrivent souvent aux plus imparfaits. Que si je ne sers de rien pour le prochain, et que Dieu ne me destine qu’à prier pour lui, et à lui rendre de petits services, je suis content de se desseins dessus moi, et de me consacrer à honorer la vie cachée de Jésus, dans laquelle il paraissait aux hommes ne rien faire de considérable pour Dieu, ni pour le monde975.









Jean de Bernières de Louvigny, 1602-1659, sa correspondance, une école d’oraison contemplative





Lettres & Maximes



Tome II





1647 – 1659





Suivant l’ordre chronologique de la Correspondance

Citant des extraits du Chrétien Intérieur

et d’Auteurs mystiques









Dom Éric de Reviers, o.s.b.





Avec une étude par Jean-Marie Gourvil







MONSIEUR DE BERNIÈRES CORRESPONDANCE À DIVERSES PERSONNES NON NOMMÉES DE 1647 À 1659



[1647]

        1647 M 1,30 (1.4.3) Les ouvrages de la grâce sont quasi tout faits de la main de Dieu.

Ma nature faible entre quelquefois dans des craintes de trop faire et de n’avoir pas assez de courage pour continuer la suite de mon entreprise. Mais Dieu par ses lumières, me fortifie beaucoup en l’oraison où je vois plus que jamais la beauté de la vie pauvre et mortifiée, dans le désir de rendre quelque petit hommage à celle de son Fils, et de L’imiter en quelque petite manière. Je dis petite, car hélas, qu’est-ce qu’un homme si peu fidèle pourrait faire dans les voies du Verbe incarné. D’autant que pour y marcher, il faut avoir beaucoup de grâces et une grande générosité; ce qui ne se rencontre pas ordinairement. Je suis pourtant consolé dans la pensée que les ouvrages de la grâce sont quasi tout faits de la main de Dieu; la créature y contribue très peu. Et Lui qui a bâti le monde de rien976, peut avec sa grâce faire de moi un petit imitateur des vertus de son Fils.

        Janvier 1647 M 3,18 Les voies dont Dieu se sert pour purifier les âmes, sont différentes.

Dieu se communique quelquefois à des âmes imparfaites, et la contemplation leur sert de moyen pour acquérir la perfection; bien que ce ne soit pas la conduite ordinaire de Dieu. Mais «oportet distinguere tempora»977, il y a des temps où l’on ne doit vaquer qu’à Dieu seul, et à son saint Amour; et pour lors Il prévient ces âmes extraordinairement978. Quelquefois aussi, l’âme est rabaissée pour penser à l’amendement de la vie passée979; et pour lors, elle doit s’y appliquer par des recherches et par des venues sur sa conduite.

        Janvier 1647 M 3,19 D’une grâce qui va et vient, tantôt ordinaire, tantôt extraordinaire.

Il faut de la grâce pour méditer, mais il faut une abondance de grâce pour contempler. Quelquefois nous sommes unis et appliqués à Dieu au milieu même des occupations extérieures, et rien ne nous touche. La vertu nous est aisée; pour lors il y a abondance de grâce qui ne vient pas de nos mérites980. Et Dieu la donne à qui il Lui plaît. Quelquefois Dieu nous laisse avec la grâce ordinaire, laquelle nous suffit, comme à Saint Paul : «sufficit tibi gratia mea981»

        12 Janvier 1647 L 2,14 Ne vous attachez point à la rigueur de vie, mais uniquement au bon plaisir de Dieu, qui doit être votre seule vie.

M.982Dieu seul. Vos dernières m’apprennent bien des nouvelles: votre maladie, et votre éloignement! Je prévoyais cette indisposition. Vos veilles et vos abstinences si exactement continuées sans relâche, abattent et ruinent enfin le corps. L’amour de fidélité ne vous permet pas de vous relâcher tant soit peu en cela; et puis notre conduite, c’est à dire, notre bon Père, n’étant plus avec nous, il ne vous vient pas en pensée de consulter personne. Or, N. il faut pourtant que vous vous soumettiez aux sentiments des enfants du Père, dont vous chérissez tant la mémoire, et que vous donniez quelque chose à votre corps, pour le subsister, et le tirer de l’incommodité où il est, que les médecins jugent être un présage de grandes maladies. Ne vous attachez point à la rigueur de vie, mais uniquement au bon plaisir de Dieu, qui doit être votre seule vie. Notre bon Père, quoiqu’aimant l’austérité et la pénitence, en usait de la sorte par une pure soumission à Dieu. Il m’écrivait durant ma maladie que je prisse les soulagements que l’on me donnerait, quoiqu’il ne crût pas que l’abstinence m’eut fait malade983. Prenez tous vos soins au jugement de vos amis spirituels; même, rompez l’abstinence, si on le juge à propos.

Il ne faut point avoir de liaison aux moyens d’aller à Dieu, mais bien à Dieu seul que l’on trouve avec plus de pureté quand l’on est dégagé de toutes les créatures, et même de la perfection des vertus les plus excellentes984. Pour votre éloignement, que le bon plaisir de Dieu s’accomplisse en la manière qu’Il Lui plaira. J’en suis déjà très content, ce me semble, car l’unique disposition d’un cœur, c’est le parfait abandon985. Toutes les petites réflexions qu’on perdra, les aides pour nous avancer à la perfection, ce sont des vues humaines à un intérieur comme le vôtre, qui en quelque partie du monde que vous soyez, trouvera toujours le centre de toute perfection qui est Dieu986. Il faut aller à Lui nuement et sans appui, pour aller purement quand la divine Providence dispose ainsi les affaires. Je vous chéris autant que l’on peut chérir une personne en Jésus-Christ987. Et j’aurais bien désiré votre séjour auprès de nous, mais je vous laisse aller avec grande joie, et tâcherai de trouver en Dieu seul toute l’assistance que vous m’auriez pu donner. Je crains pourtant que votre communauté ne vous rappelle; ce qui pourra vous empêcher de venir ici. L’on m’a dit que le R.P. N988. leur a écrit qu’à toute extrémité, les affaires étant en l’état qu’elles sont, vous pourriez aller où vous voudrez. Je ne sais pas s’il l’a récrit; mais quoi que j’honore extrêmement ses avis, j’aurais grande peine de vous conseiller de l’exécuter. Jésus a été obéissant jusqu’à la mort, et à la mort de la croix989. Tenez-vous lié à l’obéissance jusqu’à la fin, quelque permission que vous puissiez avoir. C’est de cette vertu que les excès sont aimables, et qui ne jettent jamais dans la moindre impureté990. Je crains que vous ayez la même vue. J’approuve que vos amis empêchent votre éloignement. Vous êtes utile aux personnes avec qui vous êtes, par la charité que vous leur devez. Il faut tout sacrifier, et votre repos, et les plus assurés moyens qui vous paraissent de votre perfection991. Pour moi j’en écrirai mon sentiment à votre communauté. Adieu, soyons à Lui seul, et rien aux créatures.

        Janvier1647 L 1, 37 J’ai été dans des oublis de Dieu si grands qu’ils vous étonneraient très fort.

Ma très chère sœur992, il y a si longtemps que je désire vous écrire deux mots que je m’y veux contraindre, mon mal m’en ayant empêché et ma fièvre ne me permettant aucun travail. Vos chères lettres m’ont été rendues ce matin et m’ont beaucoup consolé. J’adorais peu auparavant l’Essence divine et les infinies perfections de Dieu. Je commence à sortir de mon état où j’ai été plus de cinq semaines. Mon corps qui se corrompait appesantissait mon âme ou plutôt l’anéantissait, car elle semblait être réduite au néant et à une entière impuissance de connaître et d’aimer Dieu, dont elle n’avait, ce semble, aucun souvenir, sinon que je me souvenais de ne m’en souvenir pas993. Et me voyant dans un état d’incapacité, je demeurais sans autre vue que de mon néant et de la profondeur de la misère et de l’impuissance d’une âme que Dieu délaisse et qu’Il laisse à elle-même994. Ce seul sentiment occupait mon âme, et mon néant m’était, ce me semble, connu plus par une certaine expérience que par une abondance de lumière. Jusques à ce que Dieu mette l’âme en cet état elle ne connaît pas bien son infirmité, elle découvre mille fausses opinions et estimes qu’elle avait d’elle-même, de ses lumières, de ses sentiments, de ses faveurs. Elle voit qu’elle y avait un appui secret et n’aperçoit cela que quand tout lui est ôté, et que rien ne retourne comme auparavant995. Ce qui s’est passé en moi sont des effets d’une maladie naturelle qui néanmoins m’ont réduit au néant et beaucoup humilié. J’ai été dans des oublis de Dieu si grands qu’ils vous étonneraient très fort. Et vous ne croiriez pas qu’une âme qui connaît Dieu et qui a reçu tant de témoignages sensibles de son Amour entrât dans une si grande et si longue privation d’Amour actuel, par pure infidélité et faute de réveiller par quelque petit effort son assoupissement. Quelle différence de ma dernière maladie à la présente996. Mon âme était dans celle-là toute enflammée, lumineuse, vigoureuse, supérieure à son corps. L’on entrevoit son néant et son infirmité dans l’oraison, mais les lumières d’icelles et les douceurs empêchent qu’on ne la voie comme il faut. Dieu la fait sentir quelquefois et toucher comme palpablement par l’accablement qui arrive à l’âme997. Il ne régnait en moi que des sentiments d’impatience. Par la grâce de Dieu, je n’y consentais pas toujours, mais je n’étais plein que de cela998.



        22 Janvier 1647 M 1,63 (1.8.5) -- Il faut toujours aimer et toujours pratiquer la mortification du corps…

Il faut toujours aimer et toujours pratiquer la mortification du corps, quoi qu’en puissent dire les spirituels de ce temps, qui ne marchent pas dans cette voie999. Mais je suis persuadé qu’ils se trompent, car tous les Saints ont eu une autre conduite que la leur en cela. Je sais bien qu’il faut modérer la mortification suivant les emplois et les forces du corps et de l’esprit. C’est à la grâce, et non point à la nature de régler cette modération1000.

        4 Février 1647 L1, 57 Je reçois des nouvelles lumières, et de nouvelles forces pour aller promptement au dernier état que Dieu me prépare.

M1001. Pour commencer par ma santé, je trouve qu’elle est un peu meilleure, quoique je ne dorme pas bien, et que je sois toujours au lit. Et si je n’étais point si souvent diverti des visites, il me semble que j’y passerais assez doucement ma vie. Notre Seigneur commence à renouveler en moi les désirs d’être tout à Lui, et d’entrer dans les états pauvres et abjects de sa vie voyagère1002. Mon âme n’est plus si engourdie, et l’infirmité de mon corps se diminuant, il semble qu’elle devienne plus vigoureuse, ou fait que Notre Seigneur me redonne ses lumières et ses grâces qui m’avaient été ôtées durant mon séjour à Rouen. Je fais à présent réflexion plus particulière sur l’état où j’étais; soit que Dieu l’opérait ou la maladie. Je commence à connaître qu’Il produira en moi de bons effets, et que cette grande impuissance où je me suis trouvé, me communique d’une manière que je ne peux expliquer, une voie de Notre Seigneur1003. La réduction dans mon néant, étant, je crois, une préparation pour recevoir de nouvelles grâces, auxquelles je désire d’être très fidèle1004.

Au milieu de mes ténèbres et de mes insensibilités, j’eus une pensée pour rendre à mon dépouillement suavement, mais pourtant efficacement, qui ne m’était jamais tombée en l’esprit. J’en remercie Notre Seigneur qui nous fait du bien au milieu de nos ingratitudes. Je la tiens si bonne et si propre à me dépouiller, que j’espère posséder ce bonheur dans sept ou huit mois, au point que notre bon Père l’a désiré1005. J’en ai déjà fait quelque ouverture à ma belle-sœur1006 qui l’agrée; non le dépouillement, car je ne lui découvre pas encore mon intention, mais de me défaire de ma charge, en la manière que notre frère N1007 vous le dira. Je commence à soupirer de nouveau après la possession d’une vie méprisée et abjecte.

J’ai trouvé dans le petit livre que vous m’avez envoyé, et que j’avais quasi peine à ouvrir, deux ou trois avis de notre bon Père qui me consolent extrêmement en les lisant1008. Je reçois des nouvelles lumières, et de nouvelles forces pour aller promptement au dernier état que Dieu me prépare. Il faudrait se voir pour parler de ceci. Mais je vous avoue, N. que mon lit m’est bien agréable. Comme les visites des gens du monde se diminuent, celles de Notre Seigneur s’augmentent; et peut-être je ne me trouverai de longtemps, dans un si grand repos. Dès le matin je me repais de la viande des voyageurs1009, et du pain des Anges1010, qui me fortifie à merveille. Et afin que je fusse à Rouen dans quelque petit délaissement, il fallait que je fusse privé de ce bonheur par un trait de la pure Providence, qui m’avait éloigné de deux ou trois journées seulement du lieu où je le pouvais posséder.

Si vous me demandez de mon oraison présente, je ne vous dirai autre chose, sinon que c’est un envisagement de Dieu dans ses divines perfections ou de Jésus en ses états1011, qui repaît les puissances de mon âme et qui m’entretient avec beaucoup de joie et d’amour. Je suis tout plein de désirs d’être fidèle, et connaît clairement dans la même lumière la misère de ceux qui ne marchent pas dans les voies du Verbe Incarné1012. O qu’il est vrai ce que vous me demandiez hier! Que peu les connaissent! Que peu les aiment et les cherchent! Sortons de notre engourdissement, N. et allons à Dieu en la manière qu’Il le veut de nous. Que les créatures ne nous empêchent point. Hélas! Quel rapport y a-t-il d’elles au Créateur, l’Amour duquel doit prévaloir à tout respect humain? L’espérance de ma liberté me réjouit et me serait dire beaucoup de choses, si j’étais avec vous; quoique la nature par de petits intervalles ressente encore un peu le dépouillement qu’elle prévoit. Mais notre bon Père dit dans nos réponses1013, qu’il ne faut pas s’en mettre en peine, et que nous n’avons besoin que de la fidélité de la partie supérieure1014.

Je vous supplie de consulter un peu devant Dieu : savoir si dans le même dessein de mener une vie méprisée, abjecte, et cachée, je ne dois point cesser de donner des avis spirituels à quelques personnes, qui quelquefois m’en demandaient1015. J’ai eu un très grand dégoût de le faire, depuis que Notre Seigneur m’a un peu fait connaître moi-même. Et pour parler véritablement, je n’en suis point capable; et je crains que cela ne serve à entretenir une bonne opinion que l’on pourrait avoir de moi, plus avantageuse que je ne mérite1016. J’en remarquai hier quelque chose à notre petit frère. D’un côté je crains de le contrarier; de l’autre je crains d’entrer dans un procédé qui ne soit pas conforme au dessein de ma vie. Vous et N., en serez toujours exceptés, puisqu’il n’y a rien de caché entre nous, sinon que je ne découvre pas assez mes misères. J’en ai un fonds si grand et si étendu, que je ne puis assez m’étonner, comme Notre Seigneur me souffre avec ses serviteurs. Et l’inutilité de ma vie passée avec l’infidélité aux grâces qu’il m’a faites m’est si présente, que je ne puis assez m’étonner de l’aveuglement de quelques bonnes personnes, qui quelquefois me donnent quelques louanges. O.! N. que l’abîme du néant de la créature est infini! Et que les miséricordes de Dieu en son endroit sont aussi infinies! Je connais ces deux choses contraires dans une même lumière, si clairement que mon esprit n’en peut être désoccupé. Ne sortons jamais du néant, et de tout; ces deux extrémités si éloignées se ramassent et se réunissent dans un cœur qui serait bien humble. Priez Notre Seigneur que le nôtre le puisse devenir, et qu’il ne se glorifie dans ses infirmités, que pour habiter la vertu de Jésus-Christ en lui1017.

        Février 1647 M 1,70 (1.8.12) Le dépouillement, gage d’une grande pureté.

La grâce, pour l’ordinaire, nous porte aux dépouillements effectifs, comme à des moyens plus assurés et plus efficaces pour mourir à nous-mêmes et pour nous unir à Dieu, qui seul est notre dernière et unique fin. La nature conserve mieux sa vie par des dépouillements d’affection, et la possession des créatures est fort dangereuse. C’est pourquoi qui veut une grande pureté intérieure doit prétendre à un grand dépouillement, si la sainte volonté de Dieu ne lui dit manifestement le contraire1018. Car c’est à Lui de sanctifier les âmes, là et comme Il Lui plaît, quoi qu’il ne le fasse presque jamais sans le vrai dépouillement. C’est pourquoi si nous sentons que quelque créature nous occupe et nous lie, ne nous contentons pas (quand il se peut) de nous en éloigner d’affection. Mais quittons-la effectivement. Dans les dépouillements affectifs, l’on ne meurt pour l’ordinaire qu’à demi. Mais dans les effectifs l’on y meurt tout à fait. C’est l’avantage des séquestrés1019 et des personnes véritablement religieuses1020.

        Février 1647 M 1,11 (1.2.6) Nous ne tenons à Dieu que par un filet de miséricorde.

Nous avons un aussi grand fond d’orgueil que Lucifer, et si la grâce ne nous soutenait, nous tomberions plus bas que lui dans les enfers. Nous ne tenons à Dieu que par un filet de miséricorde. Si la justice venait à le rompre, à l’heure même nous tomberions dans un abîme de péchés et de misères. Ô, que nous sommes profondément misérables1021!

        9 février 1647 M 1,41 (1.5.9) Vanité

Par nos vanités nous croyons de nous ce qui n’est pas, et nous voulons être estimés des autres ce qu’en effet nous ne sommes point. Toutes ces choses ne sont que mensonges qui déplaisent à Dieu Souverain et infinie Vérité. La seule humilité honore cette perfection divine1022.

        15 février 1647 L 2, 35 Soyez donc comme une petite boule de cire entre ses mains, et soyez contente de ses divines dispositions.

Ma très chère sœur1023, me voici de retour à Caen encore malade et dans le lit, après l’avoir été six semaines à Rouen. Durant ce temps-là je n’ai point eu de vos nouvelles, ni ne vous ai pu donner des miennes, parce que j’étais trop accablé de mal. Recommençons maintenant, ma très chère sœur, le commerce de nos lettres, afin de nous entre consoler, et nous encourager pour aller à la pureté de la perfection. Je ne suis jamais plus satisfait, que quand je reçois un petit mot de vous, et cela me fait grand bien. J’ai reçu votre grande lettre du quatorzième décembre seulement après mon retour ici. Dieu soit loué des miséricordes qu’Il vous fait. Vous ne me consolez pas peu de me dire les dispositions de votre âme. Mais enfin cela est-il résolu que vous ne viendrez point au couvent de Caen? Quel est le dernier sentiment de vos Mères1024? J’approuve les sentiments de soumission, et d’obéissance, que Notre Seigneur vous donne à leur égard. Le parfait dénuement ne se trouve jamais mieux que dans la parfaite et aveugle obéissance1025. Si Dieu vous veut attacher inséparablement où vous êtes, pour le bien de vos sœurs, à la bonne heure. Il faut rejeter toutes les autres propositions quelque grandes et spécieuses qu’elles soient. Il faut faire ce que Dieu veut que nous fassions, et rien plus. Soyez donc comme une petite boule de cire entre ses mains, et soyez contente de ses divines dispositions1026. Que la pureté d’amour1027 est rare, ma très chère sœur! Les âmes ne la possèdent que dans la perte de tout ce qui n’est point Dieu, et dans une parfaite mort de toutes choses1028. Quand j’ai lu votre lettre, j’ai trouvé que votre genre de vie est bien austère. Et je ne pense pas contrevenir aux ordres de ceux qui vous gouvernent, en vous disant ceci1029; l’un d’eux ayant trouvé difficulté à choses semblables1030. Si Dieu néanmoins veut cela de vous, il le faut faire. Mais si vos supérieurs désapprouvent ce procédé, le sachant, je ne crois pas que vous le deviez continuer1031. Vous n’êtes pas tant à vous qu’à la Religion1032. Le Père N1033. qui vivant de la sorte, a obéi à ses supérieurs, qui lui ont commandé de manger comme les autres; et Notre Seigneur a donné bénédiction à son obéissance. Car je crois qu’en suite il reçut beaucoup de grâces. Il se mortifie encore beaucoup au manger; mais il mange comme la Communauté.

Sans doute, ma très chère sœur, que ce me serait grande consolation que vous fussiez ici, afin que nous puissions parler de ce que nous avions ouï dire à notre bon Père [Chrysostome] et nous entretenir de ses saintes Maximes, en la pratique desquelles l’âme se nourrit et se perfectionne! Mais il faut vouloir ce que Dieu veut1034, et quoi que vous soyez très éloignée de moi, vous ne laisserez pas d’être toujours ma très chère sœur, puisque Dieu nous a si étroitement unis, que de nous faire enfants d’un même Père1035, et d’un si accompli en toutes sortes de vertus. Savez-vous bien que son seul souvenir remet mon âme dans la présence de Dieu, quand elle est dissipée, et anime mon courage à puissamment travailler à la bonne vertu? J’avoue que tant plus j’examine les actions que je lui ai vu faire, ses pensées, et ses desseins, je n’y vois rien que de très dégagé du monde, et de l’esprit humain rien que de très pur, et conforme à l’Esprit de Jésus-Christ, qui sans doute le possédait. Mais, ma très chère sœur, n’aurons-nous jamais son portrait? Que j’ai grand désir de le voir1036!

Or pour vous dire deux mots de mes misères, elles sont très grandes, et je vous supplie de bien prier Notre Seigneur pour moi. Que je ne me relâche point dans l’infirmité, qui est un état dangereux à une âme faible, et qui n’est pas tout à fait habituée dans la vertu. J’ai connu clairement mon néant dans ma dernière maladie. J’ai vu mon peu de vertu et la profondeur de ma faiblesse1037. Je ne vous saurais dire comme j’étais disposé. Mais mon esprit était aussi accablé que mon corps, et presque dans une insensibilité et oubli de Dieu1038. Je ne sentais plus cette vigueur que mon âme avait dans mes autres maladies1039. Les lumières, vues, et sentiments m’ayant quitté, et tout m’étant ôté, sans le pouvoir recouvrer, j’étais délaissé à moi-même, et je n’avais d’autre sentiment que celui de mon néant et de mon infirmité. Dans cet état je touchai du doigt ma misère extrême, et ne pouvant dire autre parole, sinon, «redactus sum ad nihilum 1040», j’ai été réduit au néant1041. Je savais bien que je ne l’ai pas été par une voie extraordinaire, mais par un effet de la maladie, dont la Providence s’est servie pour me donner une connaissance de moi-même, toute autre que je n’avais jamais eue. Il me semble que je ne m’étais point connu jusqu’ici, et que j’avais des opinions de moi plus grandes qu’il ne fallait; que je m’appuyais secrètement sur les vues et sentiments que Dieu me donnait. Mais tout m’ayant été ôté, et étant demeuré plus de cinq semaines dans une totale impuissance, j’ai été bien désabusé, et ne puis à présent faire autre chose que de rester abîmée dans mon néant, et dans une profonde défiance de moi-même1042.

Toute ma consolation est, après la sainte communion considérant l’abîme de ma misère, d’envisager Jésus comme un abîme infini de perfections. En lui je trouve tout ce qui me manque. Je m’appuie en sa divine force au milieu de mes faiblesses, «abysus abysum invocat... 1043» Je sens visiblement qu’à mon abîme d’imperfection se veut joindre cet abîme infini de vertu, et de grandeur. Vous entendez mieux ces sentiments que moi, et puis il faut finir1044.

J’oubliais à vous dire sur un article de votre lettre, qu’il ne faut demander des révélations sur nos affaires. Je crois bien que vous ne le faites pas, et que vous vous contentez de les recommander aux prières des bonnes âmes. Les deux dont vous me parlez, ne me sont pas connues. C’est pourquoi je n’en dis rien. Mais notre bon Père m’a souvent dit qu’il se rencontre beaucoup d’illusions dans telles visions qu’il ne faut pas mépriser, mais aussi il ne faut pas s’y assurer1045. La seule foi est certaine, qui nous révèle les voies du Verbe Incarné, et les divins états qu’il a portés en la terre. Marchons avec Lui, ne nous appuyant qu’en Lui. Adieu.

        23 Février 1647 M 2131 Le Corps mystique

Il faut que l’âme se mette sous la conduite de Jésus. C’est Lui qui doit nous régler et nous appliquer à ce qu’Il veut de nous, et en la manière qu’Il le veut; comme le chef gouverne les membres, et qu’il les porte à ce qu’il faut faire. Les directeurs sont principalement pour prendre garde si les âmes suivent la conduite de Jésus, et non pas pour les conduire eux-mêmes par leur propre esprit1046. Dans le corps humain, chaque os a sa place, et dans le Corps mystique de l’Église chaque âme doit tenir son rang qui lui est donné par la sagesse divine où elle doit demeurer1047; et faire son office avec indifférence, humilité, amour et fidélité pour les dispositions éternelles.

        1er mars 1647 M 2,44 (2.7.10) Il faut aspirer aux pures vertus.

Nous devons toujours prendre le parti de Dieu contre nous-mêmes. Cette pratique est très douce, très claire et très efficace pour vaincre nos passions, et pour nous élever dans les pures vertus; particulièrement lorsque la vue nous en est donnée après la vue de la grandeur infinie de Dieu dans l’oraison1048.

        1er mars 1647 M 2,45 (2.7.11) Vertu

Tant plus un homme est vertueux, tant plus il est parfait et ressemble davantage à Dieu qui s’aime uniquement soi-même et tout ce qui ressemble et participe à sa perfection1049.

        Mars 1647 L1 La solitude est bonne, mais le Calvaire est préférable.

Ma très chère sœur1050, vos lettres du mois dernier me donnent grande consolation de vous voir si dégagée des créatures, et unie au bon plaisir de Dieu. Vivez et mourez, ma très chère sœur, dans ce bienheureux état, et recevez de la divine Providence ce qu’elle vous enverra. À mesure que l’âme est pure, elle entre dans une plus grande passivité aux dispositions que fait en elle et d’elle cette divine Providence. Je n’ai jamais douté que vous n’ayez gardé la pureté requise touchant le dessein de Madame N1051. et que vous n’ayez une soumission tout entière aux ordres de la sainte Religion. Mais la fidélité que je vous ai promise m’oblige à vous écrire mes pensées sur ce sujet. Achevez de vous y conduire, comme vous y avez commencé, et que la recherche des créatures ne vous engage pas dans leur affection, mais dans le pur service de Dieu; s’Il le désire de vous en ce lieu. Je suis bien aise de voir l’aversion que vous avez pour les soulagements de la vie corporelle, qui sont très contraire à la pure oraison, quand nous les prenons par notre mouvement. J’ai reçu des lettres de N1052. qui me mande le projet dont vous m’avez écrit. Hélas, que la nature est adroite et artificieuse! Elle tend toujours à fuir le Calvaire et s’en éloigner. Je suis de votre sentiment, la solitude est bonne, mais le Calvaire est préférable1053. Puisque ce bon père1054 est disciple de notre père, il faut qu’il se sacrifie comme lui dans les occasions que la Providence lui donne; et je vous avoue que je ne pourrais pas consentir à un tel voyage et retraite1055. Les pures vertus de Jésus demandent, ce me semble, toute autre chose1056. Néanmoins je soumets ma pensée aux vôtres. Vous me demandez que vous portiez un état de captivité et de liberté, et que j’accorde cela ensemble. Il n’est pas bien difficile. Car comme nous ne pouvons vivre à Dieu, que nous ne mourions à nous-mêmes1057; aussi nous ne pouvons être dans la liberté de Jésus-Christ, que nous ne mettions dans les fers et la captivité le vieil Adam avec toutes ses inclinations et volontés naturelles. Et partant, le même effet de grâce qui nous met dans la liberté, nous met dans la captivité1058. Pour ma santé, elle est bonne à présent. Je me sens dans un désir très grand de commencer tout de bon à servir Dieu. Aidez-moi de vos prières, et me tenez tout à vous selon Lui.

        25 Mars 1647 M 1,52 (1.7.2) Ne pas désirer les grâces extraordinaires, mais les recevoir avec humilité.

Tout désir des grâces extraordinaires, auxquelles nous ne sommes point appelés, nous qui sommes pauvres et imparfaits, doit être suspect de présomption. Car si nous ne méritons pas que la terre nous porte, nous devons nous reconnaître tout à fait indignes des dispositions qu’une grâce élevée apporte dans l’âme. Il ne faut pas même les désirer, mais les recevoir avec humilité, si Dieu nous les communique1059. Et s’il ne le fait pas, il faut s’estimer encore très indignes de la grâce commune, et indignes de vivre dans notre condition.

        27 Février LMJ

À Jourdaine de Bernières le 27 février 16471060 (lettre omise)

Un Dieu et rien plus. J’ai reçu les vôtres du 18 courant...

        1647 L 1,35 Le parfait abandon qui rend l’âme toute simple.

M1061. Jésus holocauste vous soit tout pour jamais. J’avais hier, étant à la ville, un grand désir de vous dire deux mots du grand bonheur que je possède dans la solitude par la miséricorde de mon Dieu, mais il ne me fut pas possible. Ce sera au premier jour. En attendant attachons-nous à la conduite de Dieu sur nous et renonçons à nos propres conduites qui gâtent tout l’ouvrage de Dieu en nous1062. Qu’importe ce que devient la créature pourvu que le souverain Créateur fasse en elle son bon plaisir? L’attention à ce que nous sommes, ce que nous serons, ce que nous deviendrons si telle et telle chose arrivait ne peut compatir avec le parfait abandon qui rend l’âme toute simple, pour être toute occupé à ne s’occuper qu’en Dieu seul1063. Les réflexions sont quelquefois de la grâce, puisqu’elle nous les fait voir souvent au commencement de la vie spirituelle pour notre avancement, mais souvent aussi, dans le progrès, elles ne sont pas de saison. Oui, bien l’unique simplicité1064 par un très pur abandon qui bannit toutes craintes, tristesses, découragements et autres vues qui nous séparent de Dieu. Je travaille à anéantir tout cela pour n’avoir en vue et en amour que Dieu seul et son bon plaisir, et recevoir de lui ce qu’il lui plaira me donner intérieurement et extérieurement1065. Je ne sais à quoi je m’occuperai ce matin et ne sais pas aussi si je communierai, mais il me semble que je ne désire que Dieu au-dessus de toutes choses.

        Avril 1647 M 1,10 (1.2.5) Si Dieu était mortel, le péché le ferait mourir.

Il est vrai que tout pécheur est ignorant, et que pas un ne sait ce que c’est que d’offenser un Dieu. Apprenons-le de la bonté infinie de Dieu qui l’a voulu faire comprendre aux hommes, lorsqu’il s’est fait homme passible, mortel, et mourant pour nos péchés. Car cela veut dire que nos seuls péchés l’ont fait mourir, et que si Dieu comme Dieu, était mortel, les hommes le feraient encore mourir par leurs péchés.

        Avril 1647 M 1,7 (1.2.2) Tout péché enferme le mépris de Dieu.

Le grand mal du péché, c’est le mépris de Dieu. Cette vérité doit être établie sur la connaissance que nous avons de la grandeur infinie de Dieu, et qu’il est un Dieu vivant, infiniment bon, infiniment digne d’être honoré à cause de ses perfections infinies1066. Et partant, c’est un grand crime de mépriser Dieu et de le haïr, comme trop souvent nous faisons par nos péchés. Car tout péché enferme en soi le mépris de Dieu, et quelque haine de sa bonté infinie.

        Avril 1647 M 1,8 (1.2.3) C’est une grande stupidité que d’être insensible aux offenses de Dieu.

Le seul déplaisir que doit avoir une créature raisonnable, c’est d’avoir offensé Dieu, qui mérite tant d’être aimé, honoré et servi. C’est une folie extrême de pleurer la perte des choses du monde, et de ne se point affliger des injures que nous avons faites à Dieu en l’offensant. Cette insensibilité pour le regard de nos péchés provient de notre infidélité. Car il est très vrai que si nous concevions bien ce que c’est que Dieu, et que d’offenser Dieu, jamais nous ne le voudrions faire pour quoi que ce fût1067.

        13 Mai 1647 M 1,12 (1.2.7) Le péché originel nous a entièrement renversés.

Le péché originel nous a entièrement renversés, et voici la grande désolation où il nous met tous. Nous avons une pente continuelle à nous éloigner de Dieu, et comme une secrète aversion de Lui. Nous y pensons trop peu. Nous ne sommes en Lui que par violence. Notre âme par des légèretés continuelles se détourne de Lui pour être parmi les créatures. Et c’est la grande misère de l’homme sur la terre causée et consommée par le péché. O que je ressens cette misère! Mes yeux sont comme deux fontaines de larmes. Quand je considère que je suis si éloigné de Dieu, et que je pense, et que je vis si peu en Lui.1068

        13 Mai 1647 M 1,42 (1.5.10) Notre première affaire et notre obligation principale, c’est d’être à Dieu.

Je m’aperçois encore d’une grande faiblesse qui est de ressentir si fort la perte des créatures, et si peu celle de Dieu. O Aveuglement et ténèbres! Ô misère des misères! Mon plus ordinaire état présent, c’est d’être dans une amoureuse affliction de ma corruption qui m’éloigne étrangement de Dieu. Et je soupire après la liberté que la mort donne à l’âme. Je ne sais qu’un remède à cette misère, qui est de demeurer en Dieu1069 le plus souvent que je pourrai; et pour cet effet, demander à Dieu la grâce de mourir à tout ce qui n’est point Lui-même; et croire que notre première affaire et notre obligation principale, c’est d’être à Dieu1070. Que tout le reste n’est qu’un néant. Qu’il faut éviter les compagnies des affaires inutiles comme un grand désordre, et habituer son âme à ne sortir jamais de Dieu, s’il est possible.

        13 Mai 1647 M 1,43 (1.5.11) Les nouvelles et les affaires: la poussière dans les yeux de l’âme.

Quand j’entends quelques nouvelles, ou bien que l’on me parle d’affaires, il me semble qu’on jette de la poussière aux yeux de mon âme qui lui dérobe la vue du «Beau des beaux», et du «Bon des bons»1071. Tout ce que je puis faire est d’ôter cette poussière de mes yeux pour retourner à la première liberté d’envisager mon Dieu. L’âme qui sait l’inconvénient qui lui arrive de cela, fuit le monde et les créatures, et conserve sa pureté comme la prunelle de ses yeux1072.

        13 Mai 1647 M 1,75 (1.9.4) Le désir de mourir est très bon.

Puisque l’on ne peut vivre sans pécher, entre tous les désirs le désir de mourir est très bon. La mort étant l’anéantissement de tout péché est souverainement désirable et préférable même à la vie. C’était le sentiment et le désir de Saint Paul, que tous les parfaits doivent imiter1073.

        13 Mai 1647 M 1,76 (1.9.5) Ô qu’une âme plaît à Dieu dans le désir de la mort pour mourir au péché.

Saint Thérèse qui allait toujours à la pureté d’amour1074, et partant à l’éloignement du péché, disait que si Dieu Lui laissait la liberté de mourir, elle mourrait sur l’heure sans différer d’un moment, pour être hors du péché et en possession du pur amour sans aucun mélange1075. Ô qu’une âme plaît à Dieu dans le désir de la mort pour mourir au péché1076!

        25 Mai 1647 M 3,17 Le Saint-Esprit résidant en nous, nous dirige.

L’Esprit de Dieu qui est le Saint-Esprit résidant en nous, nous conduit par ses lumières et par ses instincts. Il nous dirige, Il nous instruit; Il nous reprend; Il nous corrige; Il nous fortifie; Il nous soutient, et fait de nous ce qu’Il veut quand nous sommes fidèles à ses mouvements1077. Mais une âme pleine de soi-même et des créatures ne L’entend pas, ni ne s’aperçoit pas de sa direction. Les seules âmes pures et tranquilles sentent ses attraits. L’âme ainsi libre et possédée est appliquée fort diversement, tantôt à Dieu et à ses perfections, tantôt à Jésus, à ses mystères, ou à quelqu’une de ses vérités. Quelquefois elle est reprise de ses défauts; d’autres fois, elle est encouragée et consolée. Mais cependant elle est toujours la même en soumission et dépendance de Dieu. Car dans le changement des états elle demeure toujours dans cette unique disposition d’adhérence à Dieu et à ses volontés. Il faut donc toujours regarder Dieu en nous par l’œil de la foi, et se laisser totalement posséder à Lui, être à Lui sans réserve, s’oubliant soi-même, et s’oubliant en Lui1078.

        26 Mai 1647 M 2135 Unir le peu que nous faisons avec l’infini que Jésus fait.

Quand notre âme sera distraite, il faut la ramener doucement au Cœur de Jésus, et offrir au Père éternel les dispositions de Jésus, afin d’unir le peu que nous faisons avec l’infini que Jésus fait. Ainsi, en ne faisant presque rien, nous ferons beaucoup par Jésus1079.

        27 Mai 1647 M 3,73 Le fond de notre cœur: le lieu de la pure oraison.

Dieu est dans toutes les créatures. L’âme peut s’y trouver, et s’unir à Lui. Mais Il est présent dans le fond de nos cœurs, ou en la suprême pointe de nos esprits et de nos volontés, d’une manière toute spéciale. C’est son temple sacré, où il réside avec complaisance. C’est là où Il se fait voir, et goûter à sa créature, d’une manière toute au-dessus des sens, et de toutes choses créées1080. L’âme conduite par la seule foi, et attirée par ses divins parfums, va trouver Dieu en ce sanctuaire, et converser avec Lui dans une familiarité qui étonne les Anges. C’est ici où l’on fait la pure oraison, puisqu’il n’y a rien que Dieu et l’âme, sans aucune créature qui se puisse mêler dans ce saint pourparler1081. Cette suprême pureté de l’âme n’est pas capable de rien de sensible. Le seul pur Esprit qui est Dieu la peut posséder, et lui communiquer les illustrations et les vues nécessaires pour la pure union1082.

        31 Mai 1647 M 1,77 (1.9.6) Une bonne maladie gagnée au service de Dieu.

C’est une grande conquête qu’une bonne maladie gagnée au service de Dieu. Mourir pour Dieu, c’est le plus grand acte de charité. Ensuite c’est : ou de souffrir, ou d’être malade pour son service; pourvu que l’on évite les indiscrétions, que l’on bannisse les soins empressés de se conserver, les craintes de perdre sa réputation, et que l’on marche fidèlement dans les voies du christianisme1083.

        2 Juin 1647 L 2,15 La vie présente fournit les occasions d’un continuel sacrifice.

M1084. Jésus l’Hostie d’Amour, soit notre unique amour1085. Je dis nôtre, car c’est en Lui que je fais ma principale demeure en cette misérable vie, qui n’est bonne, que parce qu’elle nous fournit de continuelles occasions de faire des sacrifices1086. L’on veut suivre les voies de la vertu, que l’on ne souffre des mortifications perpétuelles qui sont des hosties bien agréables au souverain Seigneur. L’on ne peut subsister dans la vie active servant le prochain, que l’esprit du sacrifice ne nous anime. Autrement en voulant profiter aux autres, nous nous nuirons extrêmement. Dans les jouissances mêmes de la contemplation, c’est ce qui s’y rencontre de plus pur, que les sacrifices qu’on y doit pratiquer1087. Enfin, N. l’union à Jésus sacrifié est la plus parfaite union qui se puisse posséder en ce monde1088. Une âme qui y est adroite, ne perd presque point de moments d’honorer son Dieu, qui ne se plaît jamais davantage, que dans les reconnaissances que les créatures ont de ses grandeurs. Je viens de lire vos dernières avec consolation, mais je n’ai point eu le loisir de les lire qu’après dîner, les ayant reçues hier au soir. Je n’ai presque pas un moment dans la matinée, qui ne soit tout occupé auprès de Dieu, l’Époux que je ne puis quitter. Si tôt que je suis en oraison au matin, et que je L’ai un peu cherché, je Le trouve1089. Après L’avoir trouvé, je ne Le puis quitter, durant qu’Il me tient lié à Lui par un très doux sentiment de sa présence1090. Je ne vous puis pas dire grand-chose de ma disposition, sinon que c’est un goût de Dieu presque continuel. Le divin Époux se plaît ainsi de se communiquer à la chétive créature1091.

        6 Juin 1647 M 2,75 (2.10.15) La sainteté divine prend plaisir de purifier les élus dans les tribulations, comme l’or dans la fournaise.

Les croix, les souffrances intérieures et extérieures font en l’âme impression1092 de sainteté, qui la va séparant de toutes les créatures pour l’appliquer à Dieu seul. Cette sainteté divine ayant une horreur infinie de tout ce qui n’est point saint et pur, prend plaisir de purifier les élus dans les tribulations, comme l’or dans la fournaise1093.

        6 Juin 1647 M 2,76 (2.10.16) La Providence a ses martyrs.

Dieu s’intéresse dans la conduite de ses mains par des effets qui sont de sa pure et seule Providence. Il faut s’y abandonner sans réserve, sacrifier tous les raisonnements qui nous engagent dans des craintes vaines et sans sujet. Une âme qui est dans l’abandon à la Providence, doit agréer avec joie tous les accidents qui lui arrivent, quand il en faudrait mourir. Car la Providence a ses martyrs1094. Abel ne s’est-il pas fait martyr de providence, par ce qu’il s’abandonnait à elle en continuant les sacrifices qui déplaisaient à son frère, et dont il prit occasion de le tuer1095?

        15 juin 1647 L 2,36 Former Jésus-Christ dans les cœurs.

Madame1096, la volonté de Dieu sans réserve. L’élection que toute la Communauté des B1097a faite de vous pour la venir gouverner, vous doit faire croire que Dieu le veut, et c’est le sentiment de tous vos amis, et le mien. La divine Providence veut faire quelque chose que nous ne savons pas. Abandonnez-vous à Elle, et venez quand on vous le dira. Il y aura moyen de contenter votre abstinence, quand vous serez content du bon plaisir de Dieu. Nous nous verrons donc bientôt. Mon cœur se réjouit de la disposition divine en cette affaire. Préparez-vous à un renouvellement de grâce selon l’esprit de notre bon Père1098. Je prierai le Saint-Esprit qu’il vous le donne. Au reste N. vous voudra donner un habit tout neuf, mais il faut qu’en sortant de chez vous, vous preniez le plus pauvre, non pas pour échanger ici, mais pour le garder par esprit de pauvreté1099. Ne quittez pas la pratique de cette chère vertu pour la supériorité d’un monastère riche. L’ouvrage que vous y devez faire, c’est de tâcher d’y former Jésus-Christ dans les cœurs1100; ce que vous ferez bien mieux avec vos haillons, qu’il ne faut pas quitter, quelque violence qu’on vous fasse. Venez aussi dans le coche1101, si votre santé le permet.

Abjection et pauvreté doivent être votre équipage pour venir prendre possession de votre supériorité.1102 J’aurais quelque dessein d’aller au-devant de vous, mais je n’en ferai rien si Dieu ne me fait voir autre chose. Je désire pourtant que vous veniez chez nous. Enfin toute ma joie est que vous pourrez ici être crucifiée. C’est le bien que je vous désire. Il faut donc vous disposer et vous préparer à mener une vie toute pleine de grâce, durant que vous serez auprès de nous1103. Je commencerai aussi de bon cœur. Ainsi venez à la bonne heure, afin que nous allions tous ensemble à grands pas dans les voies du Verbe Incarné et l’unique objet de notre amour. Vous jouirez ici de la solitude quand vous voudrez, et y trouverez notre cher Père1104. Courage, puisque vous trouverez des personnes qui ont son esprit. Et pour moi, je ressens tant de secours de lui, que je m’imagine qu’il converse invisiblement parmi nous. Ne manquez pas d’aller visiter son tombeau avant que de partir1105, Adieu.

        16 Juin 1647 M 2112 (2.14.10) Il faut toujours tendre à ce qui est plus parfait.

Parce que nous rendons à Dieu un témoignage de notre amour par la perfection de notre vie, il faut toujours tendre à ce qui est plus parfait autant que la grâce nous en donnera la vue et l’ouverture. C’était l’excellente pratique de Sainte Thérèse1106.

        16 Juin 1647 M 2113 (2.14.11) L’amour mutuel demande fidélité.

Les âmes qui aiment beaucoup Dieu, et que Dieu réciproquement aime beaucoup, n’ont attention qu’à la fidélité de leur grâce, et la suivent avec tant de courage que la crainte ou la perte même de leur vie, à plus forte raison de leurs biens et de leur bonheur, ne les en peuvent empêcher1107.

        16 Juin 1647 M 2,52 (2.8.7) Il faut que notre fidélité paraisse en répandant notre foi sur toutes nos actions.

Cette maxime est prise d’une belle pensée de Clément alexandrin1108 qui dit que notre fidélité et notre amour vers Dieu ne se doit pas faire reconnaître à présent à répandre notre sang pour la foi, car il n’y en a point d’occasion. Mais il faut qu’elle paraisse en répandant notre foi sur toutes nos actions.

        2 Juillet 1647 M 3, 68 Le plus grand ouvrage de Dieu, dans la créature, c’est sa pure union.

Il faut croire que le plus haut état où Dieu me veut, et le plus grand ouvrage qu’il veuille opérer en moi pour la gloire de sa puissance et de sa miséricorde, c’est sa pure union, pour laquelle il faut tout faire, tout souffrir, et tout quitter, puisqu’en elle, et par elle, le parfait amour se trouve1109.

        14 Juillet 1647 M 2133 Qui se tiendra dans les bornes de la raison ne fera jamais grandes choses en fait de christianisme.

Il faut fuir les indiscrétions dans la conduite de la vie spirituelle1110. Mais il ne faut pas se trop ménager si l’on veut arriver à la perfection. Parce que la religion chrétienne n’est que dans les extrémités, elle donne à croire, à faire, à craindre, et à espérer des choses extrêmes. Bref! elle porte une âme aux extrémités. Et qui se tiendra dans les bornes de la raison, ne fera jamais grandes choses en fait de christianisme1111.

        1647 L 2,4 Il faut servir Dieu à sa mode, et non à la vôtre.

M1112. Dieu seul, et point du tout de créatures. C’est à présent le désir de mon cœur que j’exprime par récréation, en disant qu’il faut jouer à ce jeu de ne point se soucier les uns des autres, c’est à dire, qu’il ne faut pas d’attache imparfaite et naturelle pour ce qui vous regarde1113. J’aurai toujours grand amour pour votre perfection, sans contrevenir à ma résolution du dénuement général de toutes créatures. Votre état présent va fort bien, ce me semble. J’ai toujours remarqué que la conduite de Dieu sur vous a été telle, qu’elle vous a laissé dans les voies peu agréables aux sens, mais néanmoins solides1114. Je demeure d’accord que votre amour n’est pas un amour de douceur et sensible, mais un amour crucifié; c’est à dire, une opération d’amour crucifié, comme dit notre bon Père1115. Cela n’est-il pas bon? Voudriez-vous sentir les opérations intellectuelles de votre âme, qui sont insensibles? Et parce que nous ne les goûtons pas sensiblement, nous croyons que nous n’aimons point, ou que nous ne faisons rien en l’oraison1116. Hélas, N. que c’est une manière d’oraison pure1117, quoi que peu aperçue de l’âme, que la tendance de notre partie intellectuelle1118 vers Dieu ou vers Jésus! En cet état l’on ne voit aucun acte, ni distinct ni sensible, mais une tendance imperceptible et sans goût, parce qu’elle est toute spirituelle1119. Remerciez Dieu des grâces qu’il vous fait, et aimez chèrement vos froideurs et insensibilités spirituelles, qui tiennent l’âme dans un état pur. Je prie tous les jours Notre Seigneur de rendre mon oraison plus intellectuelle1120. Les sentiments d’amour et de douceur en amoindrissent la pureté, nourrissant l’amour propre. Les aridités1121 que Dieu donne dans la fidélité de nos exercices, que nous faisons comme nous pouvons, sont des perfections, et purifient l’âme qui la doit embrasser1122. Le Prophète royal1123 dit «Aruit os meum, quia oblitus sum comedere panem meum 1124» : «Mon cœur a été sec, et aride, car il a oublié de manger son pain ordinaire.» L’aridité qui vient de ne point faire nos exercices ordinaires du jour, sont des aridités d’imperfection, et à éviter. Mais Dieu merci, vous ne manquez pas à vos exercices. Courage, portez votre croix, et soyez dans l’union de Jésus Bienheureux. Il faut servir Dieu à sa mode, et non à la vôtre1125. La foi vous donnant estime des voies du Verbe incarné. Les vues que vous en avez ne sont pas chétives, comme vous dites. Elles ne sont pas sensibles ni lumineuses, qu’importe1126? Et même c’est le mieux. Ne vous plaignez point tant de votre oraison; employez-y le temps ordonné par la Providence. Vous êtes toujours devant Celui qui demande cela de vous. Vos conversions vers Lui seraient bien plus pures, si vous retranchiez toutes les réflexions et pensées scrupuleuses qui ne servent de rien1127. Mais votre naturel timide vous y porte toujours.

        Août 1647 M 1,22 (1.3.4) Un homme pauvre

Un homme qui travaille à se détacher de soi-même, fait le plus grand ouvrage qu’il puisse faire1128. Et s’il en vient à bout avec la grâce, c’est un homme d’un prix inestimable1129.

Août 1647 M 1,23 (1.3.5) Un homme pauvre de biens peut être riche de vertus, pourvu qu’il suive sa grâce avec fidélité.

Un homme pauvre de biens peut être riche de vertus, pourvu qu’il suive sa grâce avec fidélité, et qu’il n’écoute point les raisons de son esprit; lequel pour éviter les souffrances et les mépris, en fournit continuellement. Il est vrai que les sens nous font un grand obstacle à la perfection. Mais la raison humaine en fait sans comparaison encore plus, et il est fort rare de ne s’y pas laisser surprendre1130.

        14 août 1647 M 1,78 (1.9.7) Il faut tout mépriser, quand on veut aller à Dieu : les biens, l’honneur, et même la vie.

Un bon religieux1131 m’a dit autrefois qu’il sentait bien la perte de sa santé par le travail de la prédication et les autres services qu’il rendait au prochain. Mais qu’il s’estimait heureux de la consumer ainsi pour Dieu. À quoi nous repartîmes qu’en effet il se pourrait bien faire qu’une personne se détruirait en suivant sa grâce. Mais qu’il n’importe, puisque l’on ne peut mourir d’une plus belle mort. C’est pourquoi il faut tout mépriser, quand on veut aller à Dieu : les biens, l’honneur, et même la vie1132.

        21 Août 1647 M 2,36 (2.7.2) Exemple d’une sainte fille qui ne faisait que filer.

Une âme bien faite ne doit avoir attention qu’à faire ce que Dieu veut, et rien plus. De sorte qu’elle opère avec autant d’amour les petites choses comme les grandes, rien ne l’occupant que le bon plaisir de son Dieu qui est l’objet de ses complaisances. Exemple d’une sainte fille qui ne faisait que filer. Sur quoi il lui vient cette pensée : «pourquoi tant filer sans faire autre chose?» Car que peut-on moins faire? Mais d’autres sentiments de grâce très pure lui firent dire aussitôt : «puisque Dieu ne veut autre chose de moi, je le veux faire, et avec autant d’amour, de pureté et de fidélité, comme si toute la gloire de Dieu dépendait de cela»; ce qui me fit comprendre et goûter qu’il est tout à fait indifférent à l’âme de faire quoi que ce soit, pourvu que la volonté de Dieu soit la règle de ses actions1133.

        21 Août 1647 M 2,37 (2.7.3) Que Dieu et sa sainte volonté

Une âme qui se plaint de faire peu quand elle fait ce que Dieu veut, se plaint par amour propre1134. Il ne faut à une âme pure que Dieu et sa sainte volonté. En quelque état où elle se puisse trouver, les petites actions ou souffrances lui sont égales aux grandes, quand Dieu ne les demande pas d’elle1135. Rien ne lui paraît petit lorsqu’il est voulu de Dieu, car elle se repose plus en Dieu, qu’en la chose même que Dieu veut1136.

        21 Août 1647 M 2,38 (2.7.4) Toutes les grâces, grandes ou petites, sont l’œuvre de Dieu.

Un même Esprit qui est Dieu, fait une grande division et une grande diversité de grâces1137. Car comme il y a plusieurs demeures dans le ciel1138, il y a aussi différentes grâces en la terre. Que chacun soit fidèle à la sienne en toute pureté, sans penser à celles des autres qui sont plus grandes, ni pareillement se relâcher de la perfection où sa grâce propre l’appelle1139. Et pour lors, il fera l’œuvre de Dieu en lui, suivant le dessein de Dieu sur lui.

        21 Août 1647 M 2,39 (2.7.5) Peu faire, peu souffrir, peut prier, c’est le propre des petites âmes.

Ma petitesse et ma pauvreté en matière de vertu empêchent que mon âme n’entre dans la pratique de ces actes héroïques qui font les Saints et les grandes âmes. Peu faire, peu souffrir, peu prier, c’est le propre des petites âmes, que Dieu néanmoins ne laisse pas de souffrir par bonté1140, mais qui ne sont que de petites pierres pour bâtir la Jérusalem céleste. Ce petit partage de grâces, ô âme, est un effet de la pure Miséricorde de Dieu, et pour lequel vous lui devez des actions de grâces infinies. Car hélas! Vous avez été tirée par Jésus Christ de l’abîme des misères1141.

        21 Août 1647 M 2,40 (2.7.6) Une véritable pratique, bien solide et utile.

J’ai appris en ce temps une véritable pratique, bien solide et utile, qui est de se contenter de pratiquer les petites vertus qui se rencontrent à faire dans les occasions journalières avec grande fidélité et amour, paix et humilité. Jusques à ce qu’il plaise à Dieu nous élever à la pratique des actions excellentes, soit en nous les inspirant, soit que la Divine Providence nous en fournisse les occasions. Souvent il ne nous est donné de Dieu de faire pour son service quelque chose considérable et éminente, que pour avoir travaillé aux petites choses par son ordre. Car Jésus a dit que l’on donnera beaucoup à celui qui aura été fidèle en peu1142.

        21 Août 1647 M 2,41 (2.7.7) Les grandes âmes sont employées aux grandes œuvres.

Dieu éprouve assurément ses bons serviteurs par de grands travaux et par de grandes peines intérieures et extérieures qui sont propres à exercer leur grande vertu, et qui ne conviendraient pas à de petites âmes comme nous, qui n’avons point l’estomac assez bon pour digérer de tels morceaux1143.

        21 Août 1647 M 2,42 (2.7.8) Se contenter de son emploi.

Que chacun se contente de son emploi quoique petit. Faire une petite chose et la bien faire, dit Gerson1144, c’est beaucoup faire1145.

        21 Août 1647 M 2,43 (2.7.9) S’humilier de n’avoir pas à souffrir beaucoup.

Il nous faut humilier, si Dieu ne nous met pas en état de souffrir beaucoup dans de grandes occasions. Il réserve ces faveurs pour ses plus chers et particuliers amis1146. Mais ce nous doit être une grande confusion d’avoir peine à souffrir dans les petites occasions journalières, et de manquer de fidélité à la grâce commune, puisque c’est le devoir de tous les chrétiens. J’ai toujours quelques souffrances par la grâce de Dieu, mais étant petites, et Notre Seigneur me donnant assez souvent des jouissances je n’appelle pas cela souffrir, ni croix1147.

        8 Septembre 1647 M 2,84 (2.12.1) Le prochain

Nous devons condescendre au prochain en tout ce qui ne sera point contraire à Dieu, et à ce qu’il demande de nous. Et si nous sommes contraints de lui résister, il le faut faire avec une grande douceur et charité, nous persuadant que nous ne souffrirons jamais assez; et partant il faut recevoir toutes les occasions de souffrances qui nous arriveront. Souffrir, souffrir, souffrir selon ma grâce et les desseins de Dieu doit être l’unique de mes désirs1148.

        12 Septembre 1647 M 2,50 (2.8.5) La patience avance une âme dans les voies de Dieu aussi bien que la jouissance.

Il ne faut point que nous prétendions ni de grandes faveurs, ni de grands privilèges dans l’oraison. Nous sommes très indignes de la moindre grâce1149. L’exercice de la foi nous doit suffire pour aller à Dieu de bonne manière, et pour pratiquer les vertus qu’Il désire de nous en pureté et fidélité1150. La patience avance une âme dans les voies de Dieu aussi bien que la jouissance1151.

        12 Septembre 1647 M 3,24 Rayon de Dieu en l’âme

Un des grands effets du rayon de Dieu en l’âme, c’est qu’il laisse un certain désir de souffrir et de faire toutes choses pour arriver à la connaissance et à l’amour d’un Dieu; et qu’il donne une humilité qui fait voir que quand nous souffririons toutes les mortifications du monde, ce serait encore une très grande miséricorde de connaître un peu Dieu. C’est pourquoi l’on travaille à mourir à toutes les créatures avec courage; et quand après cela l’on ne serait point favorisé de ce qu’on prétend, l’on ne s’en étonnerait pas1152.

        12 Septembre 1647 M 3,25 En présence de Dieu tout s’évanouit comme un songe.

Ce rayon de lumière divine cause encore une grande surprise dans l’âme touchant l’aveuglement des hommes qui ne pensent à rien moins qu’à Dieu. Je ne m’étonne point qu’une âme qui pense avec application à l’éternité de Dieu, ne s’aperçoive pas du temps qu’elle est en l’oraison1153; non plus que quand la grandeur de Dieu ou ses autres perfections l’occupent, les choses qui se passent ici-bas, ne lui semblent que des songes, et toutes les créatures que des néants1154. Bref, une âme fortement mue de Dieu ne pense rien voir que Lui, en la présence duquel tout s’évanouit comme un songe, et disparaît1155.

        12 Septembre 1647 M 3,48 Le goût de Dieu est suivi des embrassements amoureux.

Une âme ne peut ressentir les visites et les communications de l’Époux, qu’après plusieurs expériences qui la rendent savante aux allées et aux venues de Dieu en son intérieur. Ce qui fait qu’elle sort aisément des choses extérieures pour entrer en soi-même au fond de son cœur, où l’Époux se manifeste, où Il lui parle, et se communique par des lumières intellectuelles, par des suavités, et par des parfums, témoins de sa présence; par des affections douces, et savoureuses; par des embrassements et des caresses, et par plusieurs manières inconnues aux âmes qui ne les ont pas expérimentées.

        12 Septembre 1647 M 3,49 Dialogue de l’âme avec le Bien Aimé.

Une âme bien pure, bien morte à tout, et qui ne s’épanche jamais au dehors, s’aperçoit incontinent quand l’Époux, caché au fond de son intérieur, lui parle par de certaines infusions de lumière et d’amour. Elle le Lui répond en même langage par de pures intelligences, et affections. Que ce commerce est réel et admirable! L’âme n’emprunte point de paroles tirées des images, et des fantômes des créatures pour parler à l’Époux; mais elle parle par les infusions qu’elle reçoit de Lui immédiatement1156.

        12 Septembre 1647 M 3,50 Dialogue de l’âme avec le Bien Aimé.

L’Époux parlant, l’âme l’écoute avec grand respect, et amour, s’occupant quelquefois à ses paroles, quelquefois à Lui-même, et à ses divines perfections, sans penser à ce qu’elle dit, et quelquefois elle ne s’attache qu’à quelque perfection ou mystère, dont Il lui donne la connaissance1157.

        12 Septembre 1647 M 3,51 En l’absence du Bien Aimé.

Quand l’Époux ne donne point de marques extraordinaires de sa présence, l’âme ne laisse pas de le découvrir par la foi, et se tenant humblement auprès de Lui attend ses miséricordes1158. Qu’une âme intérieure a d’affaires! Puisqu’elle a toutes les perfections divines à contempler, et tous les mystères de Jésus Christ. O qu’elle a de souffrances par les retraites, et par les absences du Bien Aimé qui la laissent en ténèbres, et en guerre, et qui lui causent beaucoup de maux; et enfin, par la condition de cette vie et la corruption du corps où elle est enfermée! C’est pourquoi il ne faut quasi s’attendre à rien qu’à souffrir, car le jouir est rare, et le souffrir est fréquent. Mais heureuses souffrances qui nous attachent à la croix avec Jésus crucifié qui doit être tout notre amour!

        12 Septembre 1647 M 3, 69 Demeurer uni à Dieu, c’est tout faire.

Ne pensons pas ne rien faire en demeurant unis avec Dieu. Car c’est tout faire, pour ceux qui sont appelés à cet état. Puisque c’est faire tout ce que Dieu veut, et opérer avec Lui un très grand ouvrage. Que l’âme donc attentive à sa grâce la suive au préjudice de tous les autres emplois, si ce n’est que la volonté de Notre Seigneur lui soit signifiée par la nécessité ou par la direction.

        12 Septembre 1647 M 3, 70 C’est dans le fond du cœur que se passent les plus nobles opérations de l’amour.

Quand Dieu nous prive de cette union en telle manière que ce puisse être, soit en nous châtiant de nos imperfections, soit en désirant de nous des services à l’extérieur pour le prochain, il faut demeurer en paix, et sacrifier à Dieu la plus excellente disposition que nous puissions avoir en ce monde, qui est la jouissance de Dieu en la manière qu’Il nous la donne. Car Il prend plaisir de se voir ainsi honoré de sa créature, ce qui arrive souvent aux âmes pures. O qu’il est vrai que c’est dans le fond du cœur que se passent les plus nobles opérations de l’amour, cachées à tout le monde, et connues à Dieu seul1159.

        23 Septembre 1647 M 1,71 (1.8.13) Nous craignons trop notre réputation.

La révérende mère de Chantal disait que la raison pourquoi peu d’âmes recevaient de Notre Seigneur des grâces extraordinaires, était que peu s’adonnent à la mortification avec une fidélité extraordinaire1160. O que cela est vrai! Nous craignons trop notre peau, notre réputation1161. Et nos consolations nous sont si chères que nous n’en voulons quasi rien quitter, ni des autres choses qui nous sont commodes1162. Au contraire, nous voulons toujours être en bonne posture dans l’esprit de tout le monde et ne manquer de rien1163.

        23 Septembre 1647 M 2,25 (2.5.10) L’état d’une âme qui ne veut que Dieu seul.

Il ne faut mettre de bornes à nos dépouillements. Et elle1164 dit à une supérieure qui témoignait de la tendresse à son départ avec ses religieuses : «Notre Bienheureux Père1165 allant d’un côté et moi d’un autre, ne me voulut pas permettre la moindre parole qui témoignait le ressentiment de sa longue absence, disant : Ma mère, il faut adorer les dispositions de Dieu sur nous, et aller où il nous appelle sans autre vouloir que l’accomplissement de sa sainte volonté»1166. Ceci me plut fort, et il expérimente très bien le dénuement où doit être une âme en tous lieux et en toutes choses, et l’état de celle qui ne veut que Dieu seul1167.

        28 Septembre 1647 M 2,26 L’abandon à la Providence.

L’abandon à la Providence n’empêche pas que l’on se donne ordre aux affaires, et qu’on n’épargne ses peines pour éviter les dangers et les pertes quand il le faut. Mais ce doit être comme cette digne Mère de Chantal1168. Car si quelque malheur arrivait contre sa volonté humaine, elle s’arrêtait si absolument sur l’ordonnance et la conduite de Dieu, qu’elle y abîmait sa pensée. Pratiquant cette leçon de ne regarder jamais les causes secondes en ce qui arrive, mais uniquement cette première et universelle, qui dans les accidents qui traversent notre vie, dispose de tout souverainement1169.

        1647 L 1,36 Ne rougissez point de suivre l’Évangile.

M1170. Jésus soit notre tout. J’approuve fort votre changement de demeure en une plus commode. Qu’on dise ce qu’on voudra : l’esprit humain possède toujours un plus grand nombre de personnes que celui de Jésus, et ses voies sont toujours contredites. Courage, vous ne pouvez rompre la charité du prochain en vous unissant plus parfaitement, et par de bonnes pratiques d’abjection et de mortification. Si l’on se scandalise, c’est mal à propos. Il se faut bien garder de quitter ses maximes pour les crieries1171 et raisonnements humains. Ne rougissez point de suivre l’Évangile. Et durant que vous êtes en état de le pouvoir faire, servez-vous de l’occasion, et que ceux qui vous succéderont en la charge fassent ce qu’ils voudront; la trop grande sagesse naturelle est la perte de la ferveur religieuse1172. Quand votre supérieur vous défendra telles pratiques, obéissez; mais ne pensez point au reste. Ayez seulement compassion de ce que le pauvre et abject Jésus est si peu connu1173. Si vous le trouvez bon, ne faites pourtant rien sans que je le sache, afin que vous ayez quelque petit avis. Mais si vous le pouviez avoir du R. P. N., ce serait le meilleur. Allez toujours avec courage et fidélité. Notre frère N1174. est prié de prêcher, et ne peut refuser ceux qui l’en prient. Je crois, comme je pense, que sa grâce demande cela de lui, et moi je ne puis lui résister, puisqu’il semble qu’il n’a pas assez de vocation ou de force pour entrer dans la pure abjection. Il faut avoir patience, et prier Dieu pour lui. Il y a à craindre de trop contraindre sa nature, etc.

        Novembre 1647 M 1,24 (1.3.6)

Sainte Thérèse dit qu’il ne faut pas faire beaucoup d’état de quelques petites maladies qui nous arrivent; que pour cela il ne faut ni interrompre nos exercices, ni nous relâcher à de petits soulagements qui satisfont la sensualité. Mais que dans ces rencontres il faut prendre plaisir à se jouer de notre corps, qui s’est si souvent joué de nous1175.

        Novembre 1647 M 1,44 (1.5.12) Peu s’y perfectionnent parce que l’on y est divisé

Beaucoup se sauvent dans les mariages, dans les affaires et dans les emplois1176. Mais peu s’y perfectionnent parce que l’on y est divisé, et qu’il n’y a quasi que la moitié de la créature qui soit à Dieu, auquel pourtant il faut appartenir tout à fait, pour se sanctifier parfaitement. De plus l’esprit y demeure toujours beaucoup engagé dans le monde. Et puis enfin c’est que l’on s’engage pour l’ordinaire dans ces sortes de choses plutôt par nature que par grâce. Il faut ajouter que c’est dans la pratique des conseils que gît la perfection d’un chrétien. Or dans les mariages, dans les affaires et dans les emplois, il est mal aisé de pratiquer les conseils de l’Évangile, à cause des oppositions qui s’y rencontrent ordinairement. Davantage notre nature est faible, qui se laisse aller aux occasions fréquentes à ces genres de vie1177.

        Novembre 1647 M 2158 Vivre en ce monde comme s’il n’y avait que Dieu seul.

Un grand secret pour la perfection est de vivre en ce monde, comme s’il n’y avait que Dieu seul. Et recevoir de Dieu tout le mal et tout le bien que les créatures nous font1178. Le prendre de sa main, s’en humilier, se soumettre à sa justice, et Lui rendre grâces des biens reçus. Car en nous arrêtant aux créatures, il s’élève en nous mille passions qui s’anéantiraient par la vue de Dieu, lequel fait tout pour sa Gloire et pour notre utilité1179. Pour exemple : j’ai froid; je le souffre, parce que Dieu le veut. Je me chauffe pour soulager mon incommodité; je remercie Dieu de ce qu’il me donne moyen de le faire. Enfin l’on doit toujours voir Dieu en toutes choses, ne penser qu’à Lui, ne traiter qu’avec Lui, comme s’il n’y avait que Lui au monde1180.

        Décembre 1647 M 2,92 (2.13.1) Quelquefois s’aider en l’oraison

Il faut quelquefois s’aider en l’oraison, et n’attendre pas tout de Dieu, qui ne veut pas tout faire1181. Mais il désire que par quelque travail et diligence de notre part nous nous disposions à recevoir sa grâce1182. Notre Seigneur pouvait créer l’eau dans les cruches, quand il fit le miracle aux noces de Cana. Il voulut cependant que l’eau y fût mise par les serviteurs, afin de nous apprendre qu’il demande notre coopération pour les œuvres de grâce1183.

        2 Décembre 1647 M 3,71 Ce que c’est que le fond de l’âme, et comme Dieu s’y plaît.

Le fond de l’âme est une demeure sacrée et secrète, où Dieu réside, et où Il se plaît de faire ses opérations indépendamment de toutes les industries propres des hommes. Là Il manifeste tantôt son être et ses perfections, tantôt Il y manifeste ses mystères, ou quelques autres vérités. Et toujours Il s’y communique en mille manières agréables et avantageuses, comme Il Lui plaît. Il se semble qu’avec un petit rayon de sa face, Il nous fait connaître ce qu’Il veut : «Illuminat vultum suum super nos»1184. C’est une grâce bien grande, quand Il se comporte ainsi avec l’âme, et qu’Il converse seul avec elle seule en l’intime de son cœur. Je ne m’étonne plus de ce que les saints disent qu’ils ont un cabinet intérieur et secret, où ils trouvent Dieu et jouissent de Lui d’une façon merveilleuse. Je ne m’étonne point aussi comme les âmes de grande oraison la font sans peine, et quasi continuellement. Car on reçoit tant, et on travaille si peu, qu’il n’y a pas lieu de s’étonner de cette facilité1185.

        2 Décembre 1647 M 3,72 Le temps des visites de Dieu dépend de son bon plaisir.

L’âme ainsi conduite au secret de son cœur reçoit un grand discernement des mouvements de la nature et de la grâce; non seulement de l’ordinaire, mais encore de l’extraordinaire, sachant bien quand Dieu s’écoule en l’âme par infusion. Alors elle correspond à son attrait, et laisse ses propres activités pour être toute passive. Les vérités que l’on voit dans cette lumière infuse, sont bien d’autres impressions que celles qu’on découvre par la méditation; et l’âme reçoit bien autrement les vertus, et la réformation de ses mœurs, et la forme d’agir, et de souffrir. Il semble pour lors qu’elle commence à se développer de sa nature, et des inclinations où elle demeurait avec beaucoup de faiblesse, avançant peu en la perfection. En cet état elle demeure plus forte, plus généreuse, et plus déterminée d’aller à Dieu. C’est là le cabinet de Dieu; tout le monde n’y entre pas, ni l’entrée n’en est pas toujours ouverte. Allons-y quelquefois frapper, mais humblement, et confidemment. S’Il ne nous ouvre point, demeurons fort contents et paisibles à la porte, et ayons y patience. Quoi que nous y restions très longtemps, demeurons-y. Le temps des visites de Dieu dépend de son bon plaisir1186.

[1648]

        Janvier 1648 M 1,19 (1.3.1) L’oraison



L’oraison est le canal par où les grâces viennent dans notre âme. Sans elle il est à craindre que l’âme ne s’en aille peu à peu mourant. Les saints ont toujours été soigneux de faire oraison, quelques grandes affaires qu’ils aient eues. Jésus Christ même l’a fait ainsi dans sa vie conversante1187, durant laquelle Il priait souvent. Et pour ce, Il se retirait dans la solitude, particulièrement lorsqu’il voulait faire ou endurer quelque chose de considérable et d’importance pour notre salut1188. Non pas qu’il eut besoin d’en user ainsi, mais pour nous instruire par son exemple de ne rien entreprendre qu’après l’oraison. En effet la grande source de nos désordres, c’est que nous nous engageons sans avoir fait oraison et par légèreté à des choses que Dieu ne veut pas de nous, et qui sont purement humaines. D’où vient que Dieu nous y laisse quelquefois sans grâces, et que ensuite nous tombons dans mille fautes qui nous mettent en danger de périr éternellement1189.

        Janvier 1648 M 1,20 (1.3.2) Un artifice du démon de susciter de beaux prétextes pour nous retirer de l’oraison.

Beaucoup d’âmes sont déçues et passent leur vie ou la plus grande partie d’icelle dans l’imperfection, faute de lumière qui ne s’acquiert et qui ne se donne souvent que dans l’oraison. De manière que laissant l’exercice de l’oraison, même sous de bons prétextes1190, comme pour vaquer au salut des autres ou pour travailler à l’avancement de la gloire de Dieu, elles se trouvent privées de cette adhérence et fidélité à la grâce, sans laquelle la vie de l’esprit ne peut subsister. Et c’est même un artifice du démon de susciter ainsi de beaux prétextes pour nous retirer de l’oraison afin de nous ôter la vigueur de l’âme et de nous affaiblir peu à peu, et puis ensuite nous faire tomber dans des fautes ou des imperfections qui nous portent un fort grand préjudice1191.

        Janvier 1648 M 1,21 (1.3.3) Il faut contenter Dieu à l’aveugle.

J’ai vu une bonne âme qui vivait dans des états de peines et de ténèbres, qui ne lui permettaient pas de savoir ce qu’elle était, et qui néanmoins vivait contente. Parce, disait-elle, que je veux contenter Dieu et le servir en la manière qu’Il le veut, et que je ne me soucie point de voir, de connaître et de sentir les manières qui Lui plaisent. Je suis bien aise qu’elles me soient inconnues et cachées. Car il faut contenter Dieu à l’aveugle. O que cette manière d’application à Dieu est pure! Car en vérité nos discernements et nos réflexions gâtent tout pour l’ordinaire.

        Janvier 1648 M 1,56 (1.7.6) L’expérience de ses péchés et de ses imperfections ruine beaucoup notre propre estime.

L’expérience que l’on a de ses péchés et de ses imperfections ruine beaucoup notre propre estime. Car elle nous fait toucher au doigt notre corruption et notre néant. Mais il faut que ce soit avec humiliation, paix, et confiance aux mérites de Jésus-Christ1192. Dans une pareille disposition mon âme fut troublée, et j’en vis encore d’autres qui l’étaient aussi. Et pour lors je remarquai la différence qu’il y avait entre peine intérieure et souffrance intérieure toute pure. La peine est toujours accompagnée de quelque inquiétude, mais non pas la souffrance pure. Si bien qu’une âme, avec la grâce, peut demeurer paisible avec la pure croix intérieure, et rejeter le trouble qui vient de l’amour propre1193.

        Janvier 1648 M 1,57 (1.7.7) Nous plairons à Dieu si nous nous tenons petits.

Je remarque aussi plusieurs peines d’esprit qui nous arrivent tant du naturel, que de l’indisposition du corps; et d’autres qui nous arrivent immédiatement de la part de Dieu pour nous éprouver1194. Les premières vont et viennent, quittent l’âme et la reprennent plusieurs fois en un même jour, suivant les diverses impressions de l’imagination. Les autres sont attachées à l’âme, et Dieu a son temps préfixé pour la purifier par leur moyen, sans que l’on y puisse quasi apporter de remède. Comme Dieu les envoie, il faut que Dieu les retire. Il faut souffrir les premières comme effets du péché qui peuvent contribuer par le bon usage qu’il en faut faire au mérite de notre salut et à l’avancement de notre perfection. Car c’est une grande matière de vertu et de patience, que d’être assujetti à tant de faiblesses d’esprit qui vont et viennent suivant les diverses dispositions du corps. Le meilleur usage que l’on peut faire, quand on reconnaît en soi et que l’on expérimente ces défauts d’esprit et ces imperfections foncières qui nous bornent, ce semble, à une fort petite perfection, est de beaucoup s’humilier. Car notre humiliation plaira à Dieu, lequel assurément nous fera miséricorde, si nous nous tenons petits devant ses yeux, et si nous sommes contents de son bon plaisir, qui demande peu de choses de nous.

        Janvier 1648 M 2,69 (2.10.9) Différence entre les souffrances qui sont présentes et les futures.

J’ai trouvé qu’il y a cette différence entre les souffrances qui sont présentes et les futures : que les futures sont agréables, douces et belles à voir. Mais les présentes, parce qu’elles font impression sur nos sens, nous semblent bien amères1195. C’est pourquoi il faut bien qu’une âme prenne garde à ne se pas précipiter elle même dans les occasions de souffrances, à moins que d’en recevoir les ordres de Dieu, qui donne de la force et du courage, à une âme qu’Il appelle à la croix, et qu’Il met dans l’occasion des souffrances.

        20 Janvier 1648 M 2147 Bouches inutiles

Dieu veut avoir quelquefois des bouches inutiles dans sa maison, et des personnes qui ne servent de rien, si ce n’est à faire voir ses bontés et ses magnificences, comme il arrive chez des grands seigneurs qui souffrent assez souvent des personnes manger leur bien, seulement pour faire voir qu’ils sont riches et puissants. Je me réjouis de donner sujet à Dieu de faire voir ses bontés en moi qui suis inutile en sa maison1196, et je ne doute point qu’il n’y ait dans le ciel beaucoup d’âmes qui n’auront rendu à Dieu que fort peu de service sur la terre, et qu’il fera vivre éternellement dans la maison de sa gloire par pure bonté, et charité. Adorons, aimons, et admirons la magnificence de Dieu, mais ne laissons pas de nous efforcer à Lui rendre quelque petit service. Et si nous en sommes dans l’impuissance, espérons néanmoins qu’il nous fera miséricorde1197.

        1er février 1648 L 2,46 Le martyre d’amour est plus long que celui des tyrans.

M. Jésus hostie1198 vous soit tout pour jamais. Je fus hier bien marri de ne vous pouvoir visiter. Mais je me trouvai engagé par providence à visiter Jésus-Christ souffrant en ses membres avec Madame N. Il faut être à Jésus en la manière qu’Il le veut, et renoncer à nous-mêmes dans les choses les plus saintes. Je ne sais si vous ne manquâtes pas hier à cela, par le refus trop naturel des soulagements que vos sœurs vous voulaient donner. Laissez-les faire en l’état où vous êtes. La soumission est bonne et très conforme à l’Esprit de Jésus-Christ. Notre raison nous fait voir de l’excès, où ce n’est peut-être que pure charité. Humiliez-vous donc, et obéissez. Ce n’est pas aujourd’hui que je crois que Dieu veut que nous nous aidions à la perfection. Je vous remercie des soins que vous avez de la mienne, et assurez-vous que je suis tout à vous pour la vôtre. Tout ce qui m’étonne, c’est que vous vous trouviez aidée par moi qui suis ce que Dieu sait. C’est aujourd’hui la fête de Saint Ignace Martyr, grand amateur de Jésus-Christ. Jésus lui était tout, et son plus grand désire était de mourir pour lui. Je l’ai invoqué avec humilité, afin qu’il m’obtienne cette grande grâce de brûler pour l’amour de Jésus-Christ1199. Il faut que son Amour nous fasse mourir à tout ce qui n’est point Lui. Le martyre d’amour est plus long que celui des tyrans1200, et fait quelquefois plus souffrir, combattant contre les inclinations, et pour se porter à la pratique parfaite des vertus du Verbe Incarné1201. Il y a sans doute de la peine à obéir à la grâce qui porte à mourir en croix, pauvre, méprisé et abandonné. Désirez le martyre de l’amour pour arriver à la perfection de l’amour1202. Adieu; priez pour moi qui suis tout à vous selon Dieu.

        L 2,47 Ma volonté me paraît perdue dans celle de Dieu1203.

M. Vous ne voulez donc point que nous vous parlions des sentiments de la personne que vous savez. Mais vous désirez avoir communication des nôtres, qui en comparaison ne sont que des rêveries, et très petits. Les âmes de petite perfection se rencontrant par providence, elles s’aident les unes les autres avec de petites vues et de petits sentiments. Je le ferai donc avec ce sentiment dans le cœur. Je ne puis plus rien vouloir au ciel, ni en la terre quelque saint qu’il puisse être. Ma volonté me paraît perdue dans celle de Dieu1204. Ce qui fait qu’au milieu des saints de Paris, et dans la connaissance que notre bon Père me donne de leurs grâces et faveurs sublimes, je ne puis en désirer une seule. Je n’ai pouvoir de vouloir que ce que Dieu veut de moi, ou plutôt de Le laisser vouloir pour moi, me tenant dans une grande passivité1205. Je n’ai jamais tant senti ma volonté perdue. Toutes les beautés des plus grandes grâces ne me la pouvant faire retrouver, je ne puis comme expliquer cette perte de ma volonté1206. Je me contente de la sentir et de vous la dire; rien de mon âme ne vous étant caché. Au reste, l’Amour me paraît à Paris comme à Caen, et ses attraits me dérobent le temps destiné aux affaires1207. Hélas, mon cœur étant tourné vers son divin Objet, et ressentant ses amoureuses impressions, ne peut rien goûter que ce qui le blesse. Et tout lui est croix, hormis ce qui le fait souffrir; et les plaies lui sont plus aimables que toutes les douceurs de la terre. J’ai quitté tantôt l’exercice de l’amour actuel, pour faire réflexion sur ce que mon cœur fait, et quelles vues il a. Je n’ai rien remarqué, sinon qu’échauffé d’une douce flamme il brûle en disant : «Mon Dieu, mon Amour», sans vues bien expresses, mais avec un mouvement très tranquille et pacifique.

        25 Mars 1648 M 2,81 (2.10.21) Il n’y a que l’âme de croix qui goûte les joies de l’Esprit et les suavités divines.

Il ne faut jamais être sans souffrir pour être heureux, car l’esprit du christianisme est un esprit de croix, et toutes les horreurs que nous avons de la croix, est pur esprit de nature1208. Pour vivre et mourir par le pur amour, il faut vivre et mourir sur la croix. Jésus nous a mérité les grâces en souffrant, et nous ne les posséderons aussi jamais que par le moyen des souffrances.1209 Il faut avoir grande attention à l’Esprit de Jésus en nous, qui nous donne des croix de Providence, ou qui nous en inspire, et pour lors il les faut embrasser chèrement, et les rechercher avec amour1210. Il n’y a que l’âme de croix qui goûte les joies de l’Esprit et les suavités divines. Car Dieu en enchante souvent nos souffrances d’une manière admirable.

        11 Avril 1648 M 3,54 L’union à Jésus est l’unique paradis de la terre.

J’ai plus de plaisir à voir Jésus, et ses mystères, et mon esprit s’y peine moins que ne ferait mon œil à regarder un beau parterre de fleurs. Je voudrais ne perdre jamais de vue cet admirable objet qui me fait bien expérimenter par la paix, et par la joie qu’il répand au fond de mon cœur, qu’Il est le centre, et le Dieu de mon âme, et que sa seule union est l’unique paradis de la terre1211. O science de Jésus, que vous êtes douce, et admirable! Toutes les autres connaissances sont des ignorances pures, et des vanités1212. Je sens bien ce que c’est par la miséricorde de Dieu, que de voir, et que de goûter un peu Jésus, mais je ne le puis dire. Tant plus cette divine connaissance croît, tant moins puis-je m’expliquer1213. La seule attention douce, et parfaite à Jésus m’occupe l’esprit, et m’ôte la parole, me ravit à soi, et me tire hors de moi-même.

        11 Avril 1648 M 3,55 Avoir toujours Jésus présent.

N’y aurait-il pas moyen d’avoir toujours Jésus ainsi présent? Qui me fera cette grâce? Faut-il me voir privé de cette vue? O que cette vie est pleine de croix! Quand serons-nous dans l’éternité? Ô quel bonheur que l’on y trouve toujours Jésus dans se beautés et dans ses perfections! Tout ce qui est en Jésus me semble divin, et admirable. Le moindre de ses regards et la plus petite de ses paroles, une de ses larmes, un seul de ses soupirs, est pour moi à présent l’objet d’une béatitude infinie. Il me semble que cela peut suffire pour occuper une âme éternellement, car tout cela est divin1214.

        29 Juin 1648 M 1,51 (1.7.1) Les trois quarts et demi de notre vie se passent en croix.

Tant que nous serons sur terre, nous aurons toujours à souffrir. Les trois quarts et demi de notre vie se passent en croix. Cela n’empêche pas néanmoins que dans tous ces états de souffrance, l’on ne soit uni à Dieu fort intimement, quoique l’âme ne sente point cette union1215.

        29 Juin 1648 M 3, 34 Docte ignorance

Dieu seul en pure foi est une excellente manière d’oraison. C’est une simple souvenir de Dieu qui est cru par la foi nue, comme il est vu par la lumière de gloire au ciel. C’est le même objet, mais différemment connu de l’âme. Cette voie est une docte ignorance. La terre est le pays des croyants, et de croyance; le Ciel est le pays de connaissance. Il ne faut pas ici savoir Dieu, ni les choses divines. Il les faut croire avec soumission et simplicité1216.



        1648 L 2,1 Quand l’on ne veut que Dieu et son bon plaisir, l’on se sent paisible et content en tous les états.

Notre très cher Frère1217,

Je n’ai pu vous écrire plus tôt les deux mots qui suivent. C’est une grande pitié que d’être imparfait et être dans les embarras1218. L’âme ne manque pas d’affaires et n’a point beaucoup de temps pour les autres. Vous me faites pourtant plaisir de me mander quelque chose de votre intérieur. Vous savez comme Dieu me donne à vous, et quoi que je vous dise, vous ne m’importunerez jamais. Je n’ai rien à vous dire présentement que ce que nous avons dit si souvent, et qu’il faut toujours dire, jusques à ce que la grâce nous mette dans l’état de la parfaite passivité. Ce n’est pas l’ouvrage d’un jour : il faut avoir patience longues années avec ses défauts et ses imperfections. Il n’y en a point de plus grande à mon avis, que de vouloir être plus que Dieu ne veut1219. L’amour propre fait bien souvent aller l’âme trop vite à la perfection. Quand l’on ne veut que Dieu et son bon plaisir, l’on se sent paisible et content en tous les états, où il n’y a point de péché, ni d’imperfection affectée1220.

Notre très cher Frère, la source de nos inquiétudes et de nos troubles est purement notre orgueil qui tend à une trop haute perfection, ou trop tôt à celle que Dieu lui découvre et manifeste. Quand l’âme a trouvé Jésus-Christ en manière dont nous avons parlé, elle trouve en Lui son repos, sa tranquillité, sa liberté, et sa béatitude, et quelque misérable qu’elle se voit, elle n’a peine de rien, puisque le Père Éternel est parfaitement satisfait en son Fils, et que Lui seul lui suffit. Une âme pure ne doit rien désirer que la pure satisfaction de son Dieu et s’oublier soi-même1221. Quand elle serait la plus imparfaite du monde, Jésus-Christ est le tout parfait. C’est assez pour elle, lorsqu’elle détourne ses yeux de dessus soi, pour regarder uniquement Jésus. Je ne sais comme je fus fait, mais je suis content et imparfait tout ensemble. Et néanmoins, mes imperfections ne me plaisent point; aussi par la grâce de Dieu elles ne m’inquiètent point. Je ne cherche pas en moi le sujet de mon contentement, mais en cet Objet infini, le Centre de mon âme et mon unique Amour1222. La patience et longanimité vous sont nécessaires pour vous tranquilliser dans les voies de Dieu. Désaccoutumez-vous de faire tant de regards sur vous-même, et mettez-vous tout tel que vous êtes entre les mains de Jésus-Christ, sans regarder que Lui, et vous appuyant sur Lui1223. Marchez ainsi avec liberté d’esprit et latitude de cœur. En cet état vos imperfections vous seront découvertes d’une manière très bonne et très utile, quoi que vous ayez fait résolution de n’y penser plus jamais. Mais c’est n’y penser plus à vote manière ordinaire1224. Dieu vous en donnera un autre sans comparaison meilleur si vous vous abandonnez à sa conduite en fidélité. De tant penser à vos misères, cela y remédie-t-il? Point du tout! Pensez à Jésus-Christ et à Dieu et cela vous doit suffire, et c’est le moyen de vous tranquilliser1225. Divertissez-vous avec vos amis en prenant l’air et faisant des promenades.

La vue continuelle de Dieu ne s’acquiert pas par effort d’esprit, mais par humilité, pureté, et gaieté intérieure1226. L’humeur du corps trop contrainte y est contraire, et nous y rend mal disposés. Il faut donner à ce corps un peu de récréation, comme on lui donne à manger et à dormir. Autrement, il nous tient dans des dispositions fâcheuses, que nous pensons souvent être maladies de l’âme et peines d’esprit provenant de la soustraction que Dieu nous fait de ses grâces1227. Mon cher Frère, selon que vous m’avez fait connaître votre état intérieur, je vous dirai que je ne ferais jamais de réflexions volontaires sur ce qui proviendrait de vous, bien ou mal. Mais je m’occuperais, ou de Jésus-Christ ou de Dieu, ou de quelque autre bonne pensée, ou de mes études ou bonnes œuvres. Et quand les pensées me viendraient que je ne fais rien qui vaille, que tout est gâté, que ce n’est que misère de toute mon affaire, je les renverrais comme impertinentes1228. Dieu ne vous manquera pas, pauvre créature. Qu’est-ce que vous gagnerez de vous tenir tant dans vous-même? Quittez-vous vous-même1229 le plus tôt que vous pourrez, et après avoir essuyé quelques craintes et peines qui vous viendront sur cet abandon parfait, vous marcherez dans les voies de Dieu d’un autre air que vous ne faisiez, et vous trouverez bientôt la région de paix1230. Priez pour moi qui ne serai jamais assez discret à dire et à parler, mais je ne veux point de réflexions. Il me semble que mon intérieur est changé depuis notre entrevue. J’étais trop dans l’activité. Quand nous nous verrons, le reste, etc. Adieu.

        1648 L 2,37 Demeurez en la compagnie de Jésus, pauvre, abject, petit, humilié, et hostie.

Madame,1231

Que Jésus seul vive à présent en votre cœur plus que jamais, puisque rien ne vous empêche d’être toute à Lui par la parfaite imitation de ses divins états1232. Voici le temps d’aimer du pur et vrai amour. Ne vous lassez ni la nuit, ni le jour de soupirer après cette divine Flamme. Sans doute, Madame, que la divine Providence vous favorise beaucoup. Car quoi qu’il faille être indifférent à tout état1233, celui pourtant d’abjection et de bassesse nous aide avantageusement, pour peu que nous y soyons fidèles1234. Vous avez assez vu les beautés de l’état où vous êtes1235. Ajoutez donc maintenant la pratique.1236 Quoi que la nature ressente parfois, il ne s’en faut pas mettre en peine. Allez au but où la grâce vous appelle, au milieu de toutes les contradictions qui se pourraient élever en vous et hors de vous. Demeurez en la compagnie de Jésus, pauvre, abject, petit, humilié, et hostie1237. Dites, s’il vous plaît, à N1238. que le fond de l’âme doit être un abandon absolu aux dispositions de la Providence1239. Je l’exhorte de demeurer tranquille dans son office, et qu’elle y fasse avec zèle et discrétion1240 ce à quoi Dieu l’oblige par ses règles et avec vos avis1241. Cela se peut faire secrètement, et sans que l’on s’en aperçoive; ce que je ne crois pas contraire à l’obéissance. Du reste, qu’elle n’oublie pas Jésus-Christ au milieu de ses occupations, ni ses bassesses dans les premiers rangs de la Religion1242. Qu’elle y demeure vive le plus qu’elle pourra, et qu’elle gagne ses bonnes grâces par la fidélité de son emploi, afin de mériter un jour le bonheur d’être des dernières et sans charge1243. La vie active précède la contemplative et y prépare. Car dans les occupations l’on pratique la vertu solide, et l’on y apprend bien souvent qui nous sommes1244. Adieu en Dieu, etc.

[1649]

        Mars 1649 M 3,26 La pure oraison

La pure oraison cause la perte de l’âme en Dieu où elle s’abîme comme dans un océan de grandeur, avec une foi nue et dégagée des sens et des créatures1245. Jusques à ce que l’âme en soit arrivée là, elle n’est point en Dieu parfaitement, mais en quelque chose créée qui la peut conduire à ce bienheureux centre1246. C’est pourquoi il faut qu’elle se laisse conduire peu à peu aux attraits de la grâce, pour ainsi s’élever à une nudité totale par sa fidélité. Durant qu’elle demeurera dans ses propres opérations, quoique bonnes et utiles en certain temps, voire même nécessaires, lorsque l’on n’est pas capable de plus hautes pratiques, elle ne parviendra jamais à cet état de la pure union avec Dieu, qui se fait d’une manière qui ne tombe point sous les sens1247.

        Mars 1649 M 3,27 La comparaison d’une goutte d’eau qui tombe dans la mer.

Cette perte en Dieu ne se peut exprimer que grossièrement, comme par la comparaison d’une goutte d’eau qui tombe dans la mer1248. Par cette chute, elle s’y abîme et s’y perd, et devient en quelque manière la mer même par la pleine participation de toutes se qualités. Ainsi une âme élevée en Dieu par la foi nue s’y unit, s’y abîme, et s’y perd, participant aux perfections de Dieu qui la déifient en quelque manière. Pour lors l’entendement ne comprend rien, mais il est comme compris de Dieu qui lui est tout, ne connaissant aucune chose créée, puisque Dieu seul est l’abîme où il se perd, et que quelque chose distincte de ce qu’il connaît n’est pas Dieu1249. Il ne faut pas donc demander ce que fait l’entendement en cet état, non plus que la volonté, quand de sa part elle est ainsi perdue en Dieu par amour1250. Ces deux puissances ne font rien que de se perdre, et se perdre de la sorte, c’est une chose meilleure que de produire les plus excellentes actions.

        Mars 1649 M 3,28 L’âme perdue

L’âme ainsi perdue est tout abandonnée entre les mains de Dieu qui fait en elle est par elle tout ce qui Lui plaît1251. Elle est dans une soumission continuelle au regard de son bon plaisir et n’opère qu’autant qu’elle est appliquée par l’opération divine1252. Cette perte la rend plus capable d’opérer hautement, que si elle était encore engagée dans la manière commune d’agir1253. C’est donc par cette perte que l’âme se trouve bien établie en Dieu, et qu’elle y fait sa demeure; ou plutôt qu’elle devient un même esprit avec Lui1254.

        Mars 1649 M 3,35

Quand Dieu allume le flambeau de la foi dans une âme, elle doit y être fidèle, et en faire les usages qu’il désire, qui sont d’avoir une grande et continuelle connaissance de Lui et de ses perfections avec amour, et de retrancher toutes les affaires autant qu’il est possible, pour y vaquer avec plus de facilité et moins d’empêchement. Car il ne veut pas que nous recevions cette grâce en vain, puisqu’il faut mener une vie conforme à l’être où il nous élève par cette lumière, et vivre par sa conduite et par ses maximes1255.

        Mars 1649 M 3,36 Quand Dieu laisse l’âme dans la foi nue.

Quelquefois Dieu prive l’âme des clartés et des goûts que la foi donne, pour la faire souffrir, d’une façon merveilleuse. Après qu’Il l’a conduite et nourrie dans les plaisirs, et dans les lumières de cette foi éclairée, Il la dépouille et la laisse dans la foi nue, et dans les sacrées obscurités, plus épaisses néanmoins que les ténèbres de l’Égypte1256. Or, là-dedans il faut qu’elle vive de Dieu seul, qu’elle ne goûte plus les créatures, qu’elle supporte les croix qui lui arrivent. Le tout se fait et se souffre sans lumière, sans onction et sans goût; au contraire dans de grands dégoûts et obscures ténèbres. Que la fidélité de l’âme en ce temps-là est rare1257! Car étant dans la pure souffrance, il n’est pas bien aisé de s’y maintenir. Mais Dieu la laisse dans les combats pour remporter des victoires et signaler son amour, qui est content de Dieu seul. Tout n’est pas perdu quand on se trouve ainsi. Il faut se confier en Dieu et souffrir, et aimer tout ensemble. Cette vie est pour souffrir, et l’autre est pour jouir1258. Chaque chose a son temps. Si Dieu donne en cette vie quelque jouissance, c’est pour faire souffrir davantage. Lorsque les privations nous arrivent, l’esprit acquiesce quelquefois assez aisément aux propositions de la foi, mais c’est sans plaisir et sans goûts. Et ainsi, l’on ne croit pas avoir la foi. Et une pauvre âme qui est ainsi dans les ténèbres et dans les insensibilités, se persuade facilement qu’elle n’est pas bien auprès de Dieu1259.

        Octobre 1649 M 2,67 (2.10.7) En Dieu seul est la vraie joie et le repos.

Que la vie du chrétien est douce et agréable, quand elle est crucifiée, puisqu’elle nous met en Dieu qui est notre centre et notre dernière fin1260! Les pierres parvenues à leur centre n’ont plus de pesanteur. De même, quand nous sommes demeurant en Dieu, rien ne nous incommode. La main de Dieu appesantie sur Job et qui l’accablait, ce semble, ne lui était point si pesante que la moindre infidélité commise contre Dieu. Il y a des âmes, que la grâce rend quelquefois si délicates qu’elles souffriraient plutôt la pesanteur de toute la masse de la terre sur elles, que la moindre conversion vers la créature. En Dieu seul est la vraie joie et le repos. Hors de lui, douleur et travail1261.

        2 Octobre 1649 M 2,33 (2.6.7)

Chacun a sa grâce1262. La mienne n’est paa celle d’un autre. Il faut que chacun soit uniquement fidèle à la sienne. Autrement, l’on ne suit pas le dessein de Dieu. Lui seul le connaît parfaitement, et toutes ses conduites nous portent à la fidélité. Suivons-les donc, et méprisons nos vues et nos raisonnements, qui très souvent nous détournent de la pureté de nos voies1263.

        8 0ctobre 1649 M 2,35 (2.7.1) Le grand soin d’une âme est de s’appliquer uniquement à contenter Dieu.

Le moindre soin d’une âme bien pure est de réfléchir sur elle-même, et sur la grandeur ou la petitesse de son état. Son grand soin est de s’appliquer uniquement à contenter Dieu et à lui plaire, suivant la mesure et la proportion grande ou petite de la grâce qu’elle a reçue1264.

        9 Octobre 1649 M 2136 Il ne faut pas tellement s’appliquer à la divinité qu’on oublie la vie crucifiée de Jésus.

Quand on est élevé à la connaissance de Jésus-Christ en Dieu, il ne faut pas tellement s’appliquer à la divinité qu’on oublie la vie crucifiée de Jésus, qu’il faut toujours tâcher d’exprimer en nous, en quelque état que nous puissions être. L’oraison de ceux qui ne voient et qui ne goûtent que la divinité, si elle continue telle, m’est fort suspecte. Car dans la vraie et pure oraison nous découvrons qu’en Jésus-Christ, la créature et le Créateur, le néant et le tout, l’infini et le fini ne font qu’une même chose, qui doit être envisagée par un même regard. Et c’est une vérité toute pure, que plus on descend par imitation dans les bassesses de Jésus-Christ, plus on monte dans la sublimité de cette vue1265.

        9 Octobre 1649 M 2154 Il faut suivre à l’aveugle la Providence de Dieu.

Le secret le plus assuré pour aller à la sainteté où Dieu nous appelle est de s’abandonner purement et entièrement à la conduite de Dieu, suivant les ordres de sa Providence. Le plus souvent nous choisissons nos voies, et laissons celles de Dieu, parce qu’elles ne sont pas conformes à nos idées et à nos inclinations. Dieu fait des saints par des voies imprévues et cachées à la prudence humaine. Il faut suivre à l’aveugle sa Providence, et Elle nous conduira par des chemins merveilleux, mais qui sont ordinairement parsemés de ronces et d’épines1266.

        M 2155 Mourir à tout ce qui n’est point Dieu.

Il ne faut pas se contenter de mourir à tout ce qui n’est point Dieu, mais encore il faut vouloir ce qui est plus de Dieu. Pour cet effet nous avons besoin d’une grande fidélité, et d’une grande générosité dans les occasions que la divine Providence nous fournit, ou dans l’exécution des inspirations que Dieu nous donne. Mourir à tout ce qui n’est point Dieu, c’est renoncer à tout autre procédé qu’à celui de la grâce1267. C’est traiter les maximes du monde de folie. C’est ne détourner jamais tant soit peu sa vue de Dieu pour se regarder ni ses intérêts. C’est s’oublier soi-même, pour ne se souvenir que de Dieu seul. C’est vouloir ce qui est plus de Dieu1268. C’est tendre au plus grand mépris et au plus grand dénuement, à la mort la plus profonde des créatures, au plus pur amour de Dieu, et à la plus parfaite union et liaison avec Jésus Christ. C’est, ne pas se contenter d’être à Dieu d’une façon commune et ordinaire.

        9 Octobre 1649 M 3,57 L’entrée de l’âme dans l’état d’union.

Dieu achemine l’âme à l’union par les bonnes pensées, et par les méditations, puis par une oraison toute affective de désirs. Ensuite par des illustrations infuses, et par des sentiments que Dieu lui donne. Enfin par la communication qu’il fait de Lui-même en foi pure. Alors quand Dieu est présent, tout le reste s’évanouit, et l’âme demeure seule avec Dieu seul, en parfaite nudité et simplicité; et ici commence l’état d’union1269.

      1. 9 Octobre 1649 M 3,58 Cette entrée coûte de grands labeurs.

L’on ne parvient ordinairement à cet état d’union qu’après plusieurs années de travail et de peines. Il faut suer beaucoup avant que de se reposer dans le sein du Bien Aimé. Et quoique Dieu donne des grâces, il faut pourtant acheter bien cher la perfection de son amour. Qui veut jouir, il faut se résoudre à souffrir, mais souffrir en patience, en longanimité, en douceur d’esprit, et en profonde oraison1270.

        11 Octobre 1649 M 3,56 Dans un seul regard voir Jésus Dieu et homme.

L’âme passe par divers états devant que d’arriver à ce dernier, et parfait regard. Car au commencement l’on est fort attaché à l’humanité, et l’on découvre très peu la divinité. Par après la foi l’élève, et lui fait connaître la divinité plus parfaitement. Jusque là que dans le progrès, la foi fait anéantir et mourir toute image. Et pour lors l’âme faible, encore ignorante, et peu avancée s’occupe toute à la seule divinité, et quelquefois séparément à l’humanité. Mais enfin sa vue devient si pure et si haute, qu’elle voit tout ensemble Dieu et l’homme. Et même qu’elle ne peut faire autrement sans être reprise, puisqu’elle ne doit pas séparer en l’oraison ce qui ne l’est pas, et ce qui ne peut jamais être. La Bienheureuse Thérèse fait des regrets extrêmes de s’être ainsi abusée, et de n’avoir toujours devant les yeux de son esprit cette humanité sainte, sous prétexte de vaquer à la contemplation1271. J’avoue que l’on en peut pas arriver à cet état, sans qu’une grâce particulière de Dieu nous y conduise, et qu’à moins l’on ne considère tantôt la divinité, et tantôt l’humanité1272. Ce qu’il y a d’admirable est que la bassesse de l’humanité donne comme un relief merveilleux pour connaître la grandeur de la divinité, sa petitesse pour voir son immensité incompréhensible, et le néant de la créature pour admirer l’être infini de Dieu1273. Et comme ces deux objets si différents, et si éloignés sont regardés dans un même rayon de la lumière divine, il se fait une impression beaucoup plus grande que quand ils sont considérés par deux lumières séparées, et diverses1274.

        18 Octobre 1649 M&n